Alexandre Dumas

1843

Georges

Ont participé à cette édition électronique : Stella Louis (Édition TEI).

Chapitre I – L’île de France §

Ne vous est-il pas arrivé quelquefois, pendant une de ces longues, tristes et froides soirées d’hiver, où, seul avec votre pensée, vous entendiez le vent siffler dans vos corridors, et la pluie fouetter contre vos fenêtres ; ne vous est-il pas arrivé, le front appuyé contre votre cheminée, et regardant, sans les voir, les tisons pétillants dans l’âtre ; ne vous est-il pas arrivé, dis-je, de prendre en dégoût notre climat sombre, notre Paris humide et boueux, et de rêver quelque oasis enchantée, tapissée de verdure et pleine de fraîcheur, où vous puissiez, en quelque saison de l’année que ce fût, au bord d’une source d’eau vive, au pied d’un palmier, à l’ombre des jambosiers, vous endormir peu à peu dans une sensation de bien-être et de langueur ?

Eh bien, ce paradis que vous rêviez existe ; cet Eden que vous convoitiez vous attend ; ce ruisseau qui doit bercer votre somnolente sieste tombe en cascade et rejaillit en poussière ; le palmier qui doit abriter votre sommeil abandonne à la brise de la mer ses longues feuilles, pareilles au panache d’un géant. Les jambosiers, couverts de leurs fruits irisés, vous offrent leur ombre odorante. Suivez-moi ; venez.

Venez à Brest, cette sœur guerrière de la commerçante Marseille, sentinelle armée qui veille sur l’Océan ; et là, parmi les cent vaisseaux qui s’abritent dans son port, choisissez un de ces bricks à la carène étroite, à la voilure légère ; aux mâts allongés comme en donne à ces hardis pirates le rival de Walter Scott, le poétique romancier de la mer. Justement nous sommes en septembre, dans le mois propice aux longs voyages. Montez à bord du navire auquel nous avons confié notre commune destinée, laissons l’été derrière nous, et voguons à la rencontre du printemps. Adieu, Brest ! Salut, Nantes ! Salut, Bayonne ! Adieu, France !

Voyez-vous, à notre droite, ce géant qui s’élève à dix mille pieds de hauteur, dont la tête de granit se perd dans les nuages, au-dessus desquels elle semble suspendue, et dont, à travers l’eau transparente, on distingue les racines de pierre qui vont s’enfonçant dans l’abîme ? C’est le pic de Ténériffe, l’ancienne Nivaria, c’est le rendez-vous des aigles de l’Océan que vous voyez tourner autour de leurs aires et qui vous paraissent à peine gros comme des colombes. Passons, ce n’est point là le but de notre course ; ceci n’est que le parterre de l’Espagne, et je vous ai promis le jardin du monde.

Voyez-vous, à notre gauche, ce rocher nu et sans verdure que brûle incessamment le soleil des tropiques ? C’est le roc où fut enchaîné six ans le Prométhée moderne ; c’est le piédestal où l’Angleterre a élevé elle-même la statue de sa propre honte ; c’est le pendant du bûcher de Jeanne d’Arc et de l’échafaud de Marie Stuart ; c’est le Golgotha politique, qui fut dix-huit ans le pieux rendez-vous de tous les navires ; mais ce n’est point encore là que je vous mène. Passons, nous n’avons plus rien à y faire : la régicide Sainte Hélène est veuve des reliques de son martyr.

Nous voilà au cap des Tempêtes. Voyez-vous cette montagne qui s’élance au milieu des brumes ? C’est ce même géant Adamastor qui apparut à l’auteur de La Lusiade. Nous passons devant l’extrémité de la terre ; cette pointe qui s’avance vers nous, c’est la proue du monde. Aussi, regardez comme l’Océan s’y brise furieux mais impuissant, car ce vaisseau-là ne craint pas ses tempêtes, car il fait voile pour le port de l’éternité, car il a Dieu même pour pilote. Passons ; car, au delà de ces montagnes verdoyantes, nous trouverons des terres arides et des déserts brûlés par le soleil. Passons : je vous ai promis de fraîches eaux, de doux ombrages, des fruits sans cesse mûrissants et des fleurs éternelles.

Salut à l’océan Indien, où nous pousse le vent d’ouest : salut au théâtre des Mille et une Nuits ; nous approchons du but de notre voyage. Voici Bourbon la mélancolique, rongée par un volcan éternel. Donnons un coup d’œil à ses flammes et un sourire à ses parfums ; puis filons quelques nœuds encore, et passons entre l’île Plate et le Coin-de-Mire ; doublons la pointe aux Canonniers ; arrêtons-nous au pavillon. Jetons l’ancre, la rade est bonne ; notre brick, fatigué de sa longue traversée, demande du repos. D’ailleurs, nous sommes arrivés car cette terre, c’est la terre fortunée que la nature semble avoir cachée aux confins du monde, comme une mère jalouse cache aux regards profanes la beauté virginale de sa fille ; car cette terre, c’est la terre promise, c’est la perle de l’océan Indien, c’est l’île de France.

Maintenant, chaste fille des mers, sœur jumelle de Bourbon, rivale fortunée de Ceylan, laisse-moi soulever un coin de ton voile pour te montrer à l’étranger ami, au voyageur fraternel qui m’accompagne ; laisse-moi dénouer ta ceinture ; oh ! la belle captive ! car nous sommes deux pèlerins de France et peut-être un jour la France pourra-t-elle te racheter, riche fille de l’Inde, au prix de quelque pauvre royaume d’Europe.

Et vous qui nous avez suivis des yeux et de la pensée, laissez-moi maintenant vous dire la merveilleuse contrée, avec ses champs toujours fertiles, avec sa double moisson, avec son année faite de printemps et d’étés qui se suivent et se remplacent sans cesse l’un l’autre, enchaînant les fleurs aux fruits, et les fruits aux fleurs. Laissez-moi dire l’île poétique qui baigne ses pieds dans la mer, et qui cache sa tête dans les nuages ; autre Vénus née, comme sa sœur, de l’écume des flots, et qui monte de son humide berceau à son céleste empire, toute couronnée de jours étincelants et de nuits étoilées, éternelles parures qu’elle tenait de la main du Seigneur lui-même, et que l’Anglais n’a pas encore pu lui dérober.

Venez donc, et, si les voyages aériens ne vous effrayent pas plus que les courses maritimes, prenez, nouveau Cléophas, un pan de mon manteau, et je vais vous transporter avec moi sur le cône renversé du Pieterboot, la plus haute montagne de l’île après le piton de la rivière Noire. Puis, arrivés là, nous regarderons de tous côtés, et successivement à droite, à gauche, devant et derrière, au-dessous de nous et au-dessus de nous.

Au-dessus de nous vous le voyez c’est un ciel toujours pur, tout constellé d’étoiles : c’est une nappe d’azur où Dieu soulève sous chacun de ses pas une poussière d’or, dont chaque atome est un monde.

Au-dessous de nous, c’est l’île tout entière étendue à nos pieds, comme une carte géographique de cent quarante-cinq lieues de tour, avec ses soixante rivières qui semblent d’ici des fils d’argent destinés à fixer la mer autour du rivage, et ses trente montagnes tout empanachées de bois de nattes, de takamakas et de palmiers. Parmi toutes ces rivières, voyez les cascades du Réduit et de la Fontaine, qui, du sein des bois où elles prennent leur source, lancent au galop leurs cataractes pour aller, avec une rumeur retentissante comme le bruit d’un orage, à l’encontre de la mer qui les attend, et qui, calme ou mugissante, répond à leurs défis éternels, tantôt par le mépris, tantôt par la colère ; lutte de conquérants à qui fera dans le monde plus de ravages et plus de bruit : puis, près de cette ambition trompée, voyez la grande rivière Noire, qui roule tranquillement son eau fécondante, et qui impose son nom respecté à tout ce qui l’environne, montrant ainsi le triomphe de la sagesse sur la force, et du calme sur l’emportement. Parmi toutes ces montagnes, voyez encore le morne Brabant, sentinelle géante placée sur la pointe septentrionale de l’île pour la défendre contre les surprises de l’ennemi et briser les fureurs de l’Océan. Voyez le piton des Trois-Mamelles à la base duquel coulent la rivière du Tamarin et la rivière du Rempart, comme si l’Isis indienne avait voulu justifier en tout son nom. Voyez enfin le Pouce, après le Pieterboot, où nous sommes, le pic le plus majestueux de l’île, et qui semble lever un doigt au ciel pour montrer au maître et à ses esclaves qu’il y a au-dessus de nous un tribunal qui fera justice à tous deux.

Devant nous, c’est le port Louis, autrefois le port Napoléon, la capitale de l’île, avec ses nombreuses maisons en bois, ses deux ruisseaux qui, à chaque orage, deviennent des torrents, son île des Tonneliers qui en défend les approches, et sa population bariolée qui semble un échantillon de tous les peuples de la terre, depuis le créole indolent qui se fait porter en palanquin s’il a besoin de traverser la rue, et pour qui parler est une si grande fatigue qu’il a habitué ses esclaves à obéir à son geste, jusqu’au nègre que le fouet conduit le matin au travail et que le fouet ramène du travail le soir. Entre ces deux extrémités de l’échelle sociale, voyez les lascars verts et rouges, que vous distinguez à leurs turbans, qui ne sortent pas de ces deux couleurs, et à leurs traits bronzés, mélange du type malais et du type malabar. Voyez le nègre Yoloff, de la grande et belle race de la Sénégambie, au teint noir comme du jais, aux yeux ardents comme des escarboucles, aux dents blanches comme des perles ; le Chinois court, à la poitrine plate et aux épaules larges ; avec son crâne nu, ses moustaches pendantes, son patois que personne n’entend et avec lequel cependant tout le monde traite : car le Chinois vend toutes les marchandises, fait tous les métiers, exerce toutes les professions ; car le Chinois, c’est le juif de la colonie ; les Malais, cuivrés, petits, vindicatifs, rusés, oubliant toujours un bienfait, jamais une injure ; vendant, comme les bohémiens, de ces choses que l’on demande tout bas ; les Mozambiques, doux, bons et stupides, et estimés seulement à cause de leur force ; les Malgaches, fins, rusés, au teint olivâtre, au nez épaté et aux grosses lèvres, et qu’on distingue des nègres du Sénégal au reflet rougeâtre de leur peau ; les Namaquais, élancés, adroits et fiers, dressés dès leur enfance à la chasse du tigre et de l’éléphant, et qui s’étonnent d’être transportés sur une terre où il n’y a plus de monstres à combattre ; enfin, au milieu de tout cela, l’officier anglais en garnison dans l’île ou en station dans le port ; l’officier anglais, avec son gilet rond écarlate, son schako en forme de casquette, son pantalon blanc ; l’officier anglais qui regarde du haut de sa grandeur créoles et mulâtres, maîtres et esclaves, colons et indigènes, ne parle que de Londres, ne vante que l’Angleterre, et n’estime que lui-même. Derrière nous, Grand-Port, autrefois Port Impérial, premier établissement des Hollandais, mais abandonné depuis par eux, parce qu’il est au vent de l’île et que la même brise qui y a conduit les vaisseaux les empêche d’en sortir. Aussi, après être tombé en ruine, n’est-ce aujourd’hui qu’un bourg dont les maisons se relèvent à peine, une anse où la goélette vient chercher un abri contre le grappin du corsaire, des montagnes couvertes de forêts auxquelles l’esclave demande un refuge contre la tyrannie du maître ; puis, en ramenant les yeux vers nous, et presque sous nos pieds, nous distinguerons, sur le revers des montagnes du port, Moka, tout parfumé d’aloès, de grenades et de cassis ; Moka, toujours si frais, qu’il semble replier le soir les trésors de sa parure pour les étaler le matin ; Moka, qui se fait beau chaque jour comme les autres cantons se font beaux pour les jours de fête ; Moka, qui est le jardin de cette île, que nous avons appelée le jardin du monde.

Reprenons notre première position ; faisons face à Madagascar, et jetons les yeux sur notre gauche : à nos pieds, au delà du Réduit, ce sont les plaines Williams, après Moka le plus délicieux quartier de l’île, et que termine, vers les plaines Saint-Pierre, la montagne du Corps-de-Garde, taillée en croupe de cheval ; puis par delà les Trois-Mamelles et les grands bois, le quartier de la Savane, avec ses rivières au doux nom, qu’on appelle les rivières des Citronniers, du Bain-des-Négresses et de l’Arcade, avec son port si bien défendu par l’escarpement même de ses côtes, qu’il est impossible d’y aborder autrement qu’en ami ; avec ses pâturages rivaux de ceux des plaines de Saint-Pierre, avec son sol vierge encore comme une solitude de l’Amérique ; enfin, au fond des bois, le grand bassin où se trouvent de si gigantesques murènes, que ce ne sont plus des anguilles, mais des serpents, et qu’on les a vues entraîner et dévorer vivants des cerfs poursuivis par des chasseurs et des nègres marrons qui avaient eu l’imprudence de s’y baigner.

Enfin, tournons-nous vers notre droite : voici le quartier du Rempart, dominé par le morne de la Découverte, au sommet duquel se dressent des mâts de vaisseaux qui, d’ici, nous semblent fins et déliés comme des branches de saule ; voici le cap Malheureux, voici la baie des Tombeaux, voici l’église des Pamplemousses. C’est dans ce quartier que s’élevaient les deux cabanes voisines de madame de La Tour et de Marguerite ; c’est au cap Malheureux que se brisa le Saint-Géran ; c’est à la baie des Tombeaux qu’on retrouva le corps d’une jeune fille tenant un portrait serré dans sa main ; c’est à l’église des Pamplemousses, et deux mois après, que, côte à côte avec cette jeune fille, un jeune homme du même âge à peu près fut enterré. Or, vous avez deviné déjà le nom des deux amants que recouvre le même tombeau : c’est Paul et Virginie, ces deux alcyons des tropiques, dont la mer semble, en gémissant sur les récifs qui environnent la côte, pleurer sans cesse la mort, comme une tigresse pleure éternellement ses enfants déchirés par elle même dans un transport de rage ou dans un moment de jalousie.

Et maintenant, soit que vous parcouriez l’île de la passe de Descorne, au sud-ouest, ou de Mahebourg au petit Malabar, soit que vous suiviez les côtes ou que vous enfonciez dans l’intérieur, soit que vous descendiez les rivières ou que vous gravissiez les montagnes, soit que le disque éclatant du soleil embrase la plaine de rayons de flamme, soit que le croissant de la lune argente les mornes de sa mélancolique lumière, vous pouvez, si vos pieds se lassent, si votre tête s’appesantit, si vos yeux se ferment, si, enivré par les émanations embaumées du rosier de la Chine, du jasmin de l’Espagne ou du frangipanier, vous sentez vos sens se dissoudre mollement comme dans une ivresse d’opium, vous pouvez, O mon compagnon, céder sans crainte et sans résistance à l’intime et profonde volupté du sommeil indien. Couchez-vous donc sur l’herbe épaisse, dormez tranquille et réveillez-vous sans peur, car ce léger bruit qui fait en s’approchant frissonner le feuillage, ces deux yeux noirs et scintillants qui se fixent sur vous, ce ne sont ni le frôlement empoisonné du bouqueira de la Jamaïque, ni les yeux du tigre de Bengale. Dormez tranquille et réveillez-vous sans peur ; jamais l’écho de l’île n’a répété le sifflement aigu d’un reptile, ni le hurlement nocturne d’une bête de carnage. Non, c’est une jeune négresse qui écarte deux branches de bambou pour y passer sa jolie tête et regarder avec curiosité l’Européen nouvellement arrivé. Faites un signe, sans même bouger de votre place, et elle cueillera pour vous la banane savoureuse, la mangue parfumée ou la gousse du tamarin ; dites un mot, et elle vous répondra de sa voix gutturale et mélancolique : « Mo sellave mo faire ça que vous vié. » Trop heureuse si un regard bienveillant ou une parole de satisfaction vient la payer de ses services, alors elle offrira de vous servir de guide vers l’habitation de son maître. Suivez-la, n’importe où elle vous mène ; et, quand vous apercevrez une jolie maison avec une avenue d’arbres, avec une ceinture de fleurs, vous serez arrivé ; ce sera la demeure du planteur, tyran ou patriarche, selon qu’il est bon ou méchant ; mais, qu’il soit l’un ou l’autre, cela ne vous regarde pas et vous importe peu. Entrez hardiment, allez vous asseoir à la table de la famille ; dites : « Je suis votre hôte. » et alors la plus riche assiette de Chine, chargée de la plus belle main de bananes, le gobelet argenté au fond de cristal, et dans lequel moussera la meilleure bière de l’île, seront posés devant vous ; et, tant que vous voudrez, vous chasserez avec son fusil dans ses savanes, vous pécherez dans sa rivière avec ses filets ; et, chaque fois que vous viendrez vous-même ou que vous lui adresserez un ami, on tuera le veau gras ; car ici l’arrivée d’un hôte est une fête, comme le retour de l’enfant prodigue était un bonheur.

Aussi les Anglais, ces éternels jalouseurs de la France, avaient-ils depuis longtemps les yeux fixés sur sa fille chérie, tournant sans cesse autour d’elle, essayant tantôt de la séduire par de l’or, tantôt de l’intimider par les menaces : mais à toutes ces propositions la belle créole répondait par un suprême dédain, si bien qu’il fut bientôt visible que ses amants, ne pouvant l’obtenir par séduction, voulaient l’enlever par violence, et qu’il fallut la garder à vue comme une monja espagnole. Pendant quelque temps elle en fut quitte pour des tentatives sans importance, et par conséquent sans résultat ; mais enfin l’Angleterre, n’y pouvant plus tenir, se jeta sur elle à corps perdu, et, comme l’île de France apprit un matin que sa sœur Bourbon venait déjà d’être enlevée, elle invita ses défenseurs à faire sur elle meilleure garde encore que par le passé, et l’on commença tout de bon à aiguiser les couteaux et à faire rougir les boulets, car de moment en moment on attendait l’ennemi.

Le 23 août 1810, une effroyable canonnade qui retentit par toute l’île annonça que l’ennemi était arrivé.

Chapitre II – Lions et léopards §

C’était à cinq heures du soir, et vers la fin d’une de ces magnifiques journées d’été inconnues dans notre Europe. La moitié des habitants de l’île de France, disposés en amphithéâtre sur les montagnes qui dominent Grand-Port, regardaient haletants la lutte qui se livrait à leurs pieds, comme autrefois les Romains, du haut du cirque, se penchaient sur une chasse de gladiateurs ou sur un combat de martyrs.

Seulement, cette fois, l’arène était un vaste port tout environné d’écueils, où les combattants s’étaient fait échouer pour ne pas reculer quand même, et pouvoir, dégagés du soin embarrassant de la manœuvre, se déchirer à leur aise ; seulement, pour mettre fin à cette naumachie terrible, il n’y avait pas de vestales au pouce levé ; c’était, on le comprenait bien, une lutte d’extermination, un combat mortel ; aussi les dix mille spectateurs qui y assistaient gardaient-ils un anxieux silence ; aussi la mer, si souvent grondeuse dans ces parages, se taisait-elle elle-même pour qu’on ne perdît pas un mugissement de ces trois cents bouches à feu.

Voici ce qui était arrivé :

Le 20 au matin, le capitaine de frégate Duperré, venant de Madagascar monté sur la Bellone, et suivi de la Minerve, du Victor, du Ceylan et du Windham, avait reconnu les montagnes du Vent, de l’île de France. Comme trois combats précédents, dans lesquels il avait été constamment vainqueur, avaient amené de graves avaries dans sa flotte, il avait résolu d’entrer dans le grand port et de s’y radouber ; c’était d’autant plus facile que, comme on le sait, l’île, à cette époque, était encore toute à nous, et que le pavillon tricolore, flottant sur le fort de l’île de la Passe et sur son trois-mâts mouillé à ses pieds, donnait au brave marin l’assurance d’être reçu par des amis. En conséquence, le capitaine Duperré ordonna de doubler l’île de la Passe, située à deux lieues à peu près en avant de Mahebourg, et, pour exécuter cette manœuvre, ordonna que la corvette Victor passerait la première ; que la Minerve, le Ceylan et la Bellone la suivraient, et que le Windham fermerait la marche. La flottille s’avança donc, chaque bâtiment venant à la suite de l’autre, le peu de largeur du goulet ne permettant pas à deux vaisseaux de passer de front.

Lorsque le Victor ne fut plus qu’à une portée de canon du trois-mâts embossé sous le fort, ce dernier indiqua par ses signaux que les Anglais croisaient en vue de l’île. Le capitaine Duperré répondit qu’il le savait parfaitement, et que la flotte qu’on avait aperçue se composait de La Magicienne, de la Néreide, du Syrius et de l’Iphigénie, commandés par le commodore Lambert ; mais que, comme, de son côté, le capitaine Hamelin stationnait sous le vent de l’île avec L’Entreprenant, La Manche, l’Astrée, on était en force pour accepter le combat si l’ennemi le présentait.

Quelques secondes après, le capitaine Bouvet, qui marchait le second, crut remarquer des dispositions hostiles dans le bâtiment qui venait de faire des signaux. D’ailleurs, il avait beau l’examiner dans tous ses détails avec le coup d’œil perçant qui trompe si rarement le marin, il ne le reconnaissait pas pour appartenir à la marine française. Il fit part de ses observations au capitaine Duperré, qui lui répondit de prendre ses précautions, et que lui allait prendre les siennes. Quant au Victor, il fut impossible de le renseigner ; il était trop en avant, et tout signe qu’on lui eût fait eût été vu du fort et du vaisseau suspect.

Le Victor continuait donc de s’avancer sans défiance, poussé par une jolie brise du sud-est, ayant tout son équipage sur le pont, tandis que les deux bâtiments qui le suivent regardent avec anxiété les mouvements du trois-mâts et du fort ; tous deux cependant conservent encore des apparences amies ; les deux navires qui se trouvent au travers l’un de l’autre échangent même quelques paroles. Le Victor continue son chemin ; il a déjà dépassé le fort, quand tout à coup une ligne de fumée apparaît aux flancs du bâtiment embossé et au couronnement du fort. Quarante-quatre pièces de canon tonnent à la fois, enfilant de biais la corvette française, trouant sa voilure, fouillant son équipage, brisant son petit hunier, tandis qu’en même temps les couleurs françaises disparaissent du fort et du trois-mâts et font place au drapeau anglais. Nous avons été dupes de la supercherie ; nous sommes tombés dans le piège.

Mais, au lieu de rebrousser chemin, ce qui lui serait possible encore en abandonnant la corvette qui lui sert de mouche, et qui, revenue de sa surprise, répond au feu du trois-mâts par celui de ses deux pièces de chasse, le capitaine Duperré fait un signal au Windham, qui reprend la mer, et ordonne à la Minerve et au Ceylan de forcer la passe. Lui-même les soutiendra, tandis que le Windham ira prévenir le reste de la flotte française de la position où se trouvent les quatre bâtiments.

Alors les navires continuent de s’avancer, non plus avec la sécurité du Victor, mais mèche allumée, chaque homme à son poste, et dans ce profond silence qui précède toujours les grandes crises. Bientôt la Minerve se trouve bord à bord avec le trois-mâts ennemi ; mais, cette fois, c’est elle qui le prévient : vingt-deux bouches à feu s’enflamment à la fois ; la bordée porte en plein bois ; une partie du bastingage du bâtiment anglais vole en morceaux ; quelques cris étouffés se font entendre ; puis, à son tour, il tonne de toute sa batterie et renvoie à la Minerve les messagers de mort qu’il vient d’en recevoir, tandis que l’artillerie du fort plonge de son côté sur elle, mais sans lui faire d’autre mal que de lui tuer quelques hommes et de lui couper quelques cordages.

Puis vient le Ceylan, joli brick de 22 canons, pris, comme le Victor, la Minerve et le Windham, quelques jours auparavant sur les Anglais, et qui, comme le Victor et la Minerve, allait combattre pour la France, sa nouvelle maîtresse. Il s’avança léger et gracieux comme un oiseau de mer qui rase les flots. Puis, arrivé en face du fort et du trois-mâts, le fort, le trois-mâts et le Ceylan s’enflammèrent ensemble, confondant leur bruit, tant ils avaient tiré en même temps, et mêlant leur fumée, tant ils étaient proches l’un de l’autre.

Restait le capitaine Duperré, qui montait la Bellonne.

C’était déjà à cette époque un des plus braves et des plus habiles officiers de notre marine. Il s’avança à son tour, serrant l’île de la Passe plus près que n’avait fait aucun des autres bâtiments ; puis, à bout portant, flanc contre flanc, les deux bords s’enflammèrent, échangeant la mort à portée de pistolet. La passe était forcée ; les quatre bâtiments étaient dans le port ; ils se rallient alors à la hauteur des Aigrettes, et vont jeter l’ancre entre l’île aux Singes et la Pointe de la Colonie.

Aussitôt le capitaine Duperré se met en communication avec la ville, et il apprend que l’île Bourbon est prise, mais que, malgré ses tentatives sur l’île de France, l’ennemi n’a pu s’emparer que de l’île de la Passe. Un courrier est à l’instant même expédié au brave général Decaen, gouverneur de l’île, pour le prévenir que les quatre bâtiments français, le Victor, la Minerve, le Ceylan et la Bellone, sont à Grand-Port. Le 21, à midi, le général Decaen reçoit cet avis, le transmet au capitaine Hamelin, qui donne aux navires qu’il a sous sa direction l’ordre d’appareiller, expédie à travers terres des renforts d’hommes au capitaine Duperré, et le prévient qu’il va faire ce qu’il pourra pour arriver à son secours attendu que tout lui fait croire qu’il est menacé par des forces supérieures.

En effet, en cherchant à mouiller dans la rivière Noire, le 21, à quatre heures du matin, le Windham avait été pris par la frégate anglaise Syrius. Le capitaine Pym, qui la commandait, avait appris alors que quatre bâtiments français, sous les ordres du capitaine Duperré, étaient entrés à Grand-Port, où le vent les retenait ; il en avait aussitôt donné avis aux capitaines de La Magicienne et de l’Iphigénie, et les trois frégates étaient parties aussitôt : le Syrius remontait vers Grand-Port en passant sous le vent, et les deux autres frégates relevant par le vent pour atteindre le même point.

Ce sont ces mouvements qu’a vus le capitaine Hamelin, et qui, par leur rapport avec la nouvelle qu’il apprend, lui font croire que le capitaine Duperré va être attaqué. Il presse donc lui-même son appareillage ; mais, quelque diligence qu’il fasse, il n’est prêt que le 22 au matin. Les trois frégates anglaises ont trois heures d’avance sur lui, et le vent, qui se fixe au sud-est et qui fraîchit de moment en moment, va augmenter encore les difficultés qu’il doit éprouver pour arriver à Grand-Port.

Le 21 au soir, le général Decaen monte à cheval, et, à cinq heures du matin, il arrive à Mahebourg, suivi des principaux colons et de ceux de leurs nègres sur lesquels ils croient pouvoir compter. Maîtres et esclaves sont armés de fusils, et, dans le cas où les Anglais tenteraient de débarquer, ils ont chacun cinquante coups à tirer. Une entrevue a lieu aussitôt entre lui et le capitaine Duperré.

À midi, la frégate anglaise Syrius, qui est passée sous le vent de l’île, et qui, par conséquent, a éprouvé moins de difficultés sur sa route que les deux frégates, paraît à l’entrée de la passe, rallie le trois-mâts embossé près du fort et que l’on a reconnu pour être la frégate la Néréide, capitaine Willoughby, et toutes deux, comme si elles comptaient à elles seules attaquer la division française, s’avancent sur nous, faisant la même marche que nous avions faite ; mais, en serrant de trop près le bas-fond, le Syrius touche, et la journée s’écoule pour son équipage à se remettre à flot.

Pendant la nuit, le renfort de matelots envoyé par le capitaine Hamelin arrive, et est distribué sur les quatre bâtiments français, qui comptent ainsi quatorze cents hommes à peu près, et cent quarante-deux bouches à feu. Mais comme, aussitôt leur répartition, le capitaine Duperré a fait échouer la division, et que chaque vaisseau présente son travers, la moitié seulement des canons prendront part à la fête sanglante qui se prépare.

À deux heures de l’après-midi, les frégates La Magicienne et l’Iphigénie parurent à leur tour à l’entrée de la passe ; elles rallièrent le Syrius et la Néréide, et toutes quatre s’avancèrent contre nous. Deux se firent échouer, les deux autres s’amarrèrent sur leurs ancres, présentant un total de dix-sept cents hommes et de deux cents canons.

Ce fut un moment solennel et terrible que celui pendant lequel les dix mille spectateurs qui garnissaient les montagnes virent les quatre frégates ennemies s’avancer sans voiles et par la seule et lente impulsion du vent dans leurs agrès, et venir, avec la confiance que leur donnait la supériorité du nombre, se ranger à demi-portée du canon de la division française, présentant à leur tour leur travers, s’échouant comme nous nous étions fait échouer, et renonçant d’avance à la fuite, comme d’avance nous y avions renoncé.

C’était donc un combat tout d’extermination qui allait commencer ; lions et léopards étaient en présence, et ils allaient se déchirer avec des dents de bronze et des rugissements de feu.

Ce furent nos marins qui, moins patients que ne l’avaient été les gardes-françaises à Fontenoy, donnèrent le signal du carnage. Une longue traînée de fumée courut aux flancs des quatre vaisseaux, à la corne desquels flottait un pavillon tricolore ; puis en même temps le rugissement de soixante-dix bouches à feu retentit, et l’ouragan de fer s’abattit sur la flotte anglaise.

Celle-ci répondit presque aussitôt, et alors commença, sans autre manœuvre que celle de déblayer les ponts des éclats de bois et des corps expirants, sans autre intervalle que celui de charger les canons, une de ces luttes d’extermination comme, depuis Aboukir et Trafalgar, les fastes de la marine n’en avaient pas encore vu. D’abord, on put croire que l’avantage était aux ennemis ; car les premières volées anglaises avaient coupé les embossures de la Minerve et du Ceylan ; de sorte que, par cet accident, le feu de ces deux navires se trouva masqué en grande partie. Mais, sous les ordres de son capitaine, la Bellone fit face à tout, répondant aux quatre bâtiments à la fois, ayant des bras, de la poudre et des boulets pour tous ; vomissant incessamment le feu, comme un volcan en éruption, et cela pendant deux heures c’est-à-dire pendant le temps que le Ceylan et la Minerve mirent à réparer leurs avaries : après quoi, comme impatients de leur inaction, ils se reprirent à rugir et à mordre à leur tour, forçant l’ennemi, qui s’était détourné un instant d’eux pour écraser la Bellone, de revenir à eux, et rétablissant l’unité du combat sur toute la ligne.

Alors il sembla au capitaine Duperré que la Néréide, déjà meurtrie par trois bordées que la division lui avait lâchées en forçant la passe, ralentissait son feu. L’ordre fut donné aussitôt de diriger toutes les volées sur elle et de ne lui donner aucun relâche. Pendant une heure, on l’écrasa de boulets et de mitraille, croyant à chaque instant qu’elle allait amener son pavillon ; puis comme elle ne l’amenait pas, la grêle de bronze continua, fauchant ses mâts, balayant son pont, trouant sa carène, jusqu’à ce que son dernier canon s’éteignît, pareil à un dernier soupir, et qu’elle demeurât rasée comme un ponton dans l’immobilité et dans le silence de la mort.

En ce moment, et comme le capitaine Duperré donnait un ordre à son lieutenant Roussin, un éclat de mitraille l’atteint à la tête et le renverse dans la batterie ; comprenant qu’il est blessé dangereusement, à mort peut-être, il fait appeler le capitaine Bouvet lui remet le commandement de la Bellone, lui ordonne de faire sauter les quatre bâtiments plutôt que de les rendre, et, cette dernière recommandation faite, lui tend la main et s’évanouit. Personne ne s’aperçoit de cet événement ; Duperré n’a pas quitté la Bellone, puisque Bouvet le remplace.

À dix heures, l’obscurité est si grande, qu’on ne peut plus pointer, et qu’il faut tirer au hasard. À onze heures, le feu cesse ; mais comme les spectateurs comprennent que ce n’est qu’une trêve ils restent à leur poste. En effet, à une heure, la lune paraît, et, avec elle et à sa pâle lumière, le combat recommence.

Pendant ce moment de relâche, la Néréide a reçu quelques renforts ; cinq ou six de ses pièces ont été remises en batterie ; la frégate qu’on a crue morte n’était qu’à l’agonie, elle reprend ses sens, et elle donne signe de vie en nous attaquant de nouveau.

Alors Bouvet fait passer le lieutenant Roussin à bord du Victor, dont le capitaine est blessé ; Roussin a l’ordre de remettre le bâtiment à flot et de s’en aller, à bout portant, écraser la Néréide de toute son artillerie ; son feu ne cessera cette fois que lorsque la frégate sera bien morte.

Roussin suit à la lettre l’ordre donné : le Victor déploie son foc et ses grands huniers, s’ébranle et vient, sans tirer un seul coup de canon, jeter l’ancre à vingt pas de la poupe de la Néréide ; puis, de là, il commence son feu, auquel elle ne peut répondre que par ses pièces de chasse, l’enfilant de bout en bout à chaque bordée. Au point du jour, la frégate se tait de nouveau. Cette fois elle est bien morte et cependant le pavillon anglais flotte toujours à sa corne. Elle est morte, mais elle n’a pas amené.

En ce moment, les cris de « Vive l’empereur ! » retentissent sur la Néréide ; – les dix-sept prisonniers français qu’elle a faits dans l’île de la Passe, et qu’elle a enfermés à fond de cale, brisent la porte de leur prison et s’élancent par les écoutilles, un drapeau tricolore à la main. L’étendard de la Grande-Bretagne est battu, la bannière tricolore flotte à sa place. Le lieutenant Roussin donne l’ordre d’aborder ; mais, au moment où il va engager les grappins, l’ennemi dirige son feu sur la Néréide, qui lui échappe. C’est une lutte inutile à soutenir ; la Néréide n’est plus qu’un ponton, sur lequel on mettra la main aussitôt que les autres bâtiments seront réduits ; le Victor laisse flotter la frégate comme le cadavre d’une baleine morte ; il embarque les dix-sept prisonniers, va reprendre son rang de bataille, et annonce aux Anglais, en faisant feu de toute sa batterie, qu’il est revenu à son poste.

L’ordre avait été donné à tous les bâtiments français de diriger leur feu sur La Magicienne, le capitaine Bouvet voulait écraser les frégates ennemies l’une après l’autre ; vers trois heures de l’après-midi, La Magicienne était devenue le but de tous les coups ; à cinq heures, elle ne répondait plus à notre feu que par secousses et ne respirait que comme respire un ennemi blessé à mort ; à six heures on s’aperçoit de terre que son équipage fait tous ses préparatifs pour l’évacuer : des cris d’abord, et des signaux ensuite, en avertissent la division française ; le feu redouble ; les deux autres frégates ennemies lui envoient leurs chaloupes, elle-même met ses canots à la mer ; ce qui reste d’hommes sans blessure ou blessés légèrement y descend ; mais, dans l’intervalle qu’elles ont à franchir pour gagner le Syrius, deux chaloupes sont coulées bas par les boulets, et la mer se couvre d’hommes qui gagnent en nageant les deux frégates voisines.

Un instant après, une légère fumée sort par les sabords de La Magicienne ; puis, de moment en moment, elle devient plus épaisse ; alors, par les écoutilles, on voit poindre des hommes blessés qui se traînent, qui lèvent leurs bras mutilés, qui appellent au secours, car déjà la flamme succède à la fumée, et darde par toutes les ouvertures du bâtiment ses langues ardentes, puis elle s’élance au dehors, rampe le long des bastingages, monte aux mâts, enveloppe les vergues, et, au milieu de cette flamme, on entend des cris de rage et d’agonie ; puis enfin tout à coup le vaisseau s’ouvre comme le cratère d’un volcan qui se déchire. Une détonation effroyable se fait entendre : La Magicienne vole en morceaux. On suit quelque temps ses débris enflammés, qui montent dans les airs, redescendent et viennent s’éteindre en frissonnant dans les flots. De cette belle frégate qui, la veille encore, se croyait la reine de l’Océan, il ne reste plus rien, pas même des débris, pas même des blessés, pas même des morts. Un grand intervalle, demeuré vide entre la Néréide et l’Iphigénie, indique seul la place où elle était.

Puis, comme fatigués de la lutte, comme épouvantés du spectacle, Anglais et Français firent silence, et le reste de la nuit fut consacré au repos.

Mais, au point du jour, le combat recommence. C’est le Syrius, à son tour, que la division française a choisi pour victime. C’est le Syrius que le quadruple feu du Victor, de la Minerve, de la Bellone et du Ceylan va écraser. C’est sur lui que se réunissent boulets et mitraille. Au bout de deux heures, il n’a plus un seul mât ; sa muraille est rasée, l’eau entre dans sa carène par vingt blessures : s’il n’était échoué, il coulerait à fond. Alors son équipage l’abandonne à son tour ; le capitaine le quitte le dernier. Mais comme à bord de La Magicienne, le feu est demeuré là, une mèche le conduit à la sainte-barbe, et, à onze heures du matin, une détonation effroyable se fait entendre, et le Syrius disparaît anéanti !

Alors l’Iphigénie, qui a combattu sur ses ancres, comprend qu’il n’y a plus de lutte possible. Elle reste seule contre quatre bâtiments ; car, ainsi que nous l’avons dit, la Néréide, n’est plus qu’une masse inanimée ; elle déploie ses voiles, et profitant de ce qu’elle a échappé presque saine et sauve à toute cette destruction qui s’arrête à elle, elle essaye de prendre chasse, afin d’aller se remettre sous la protection du fort.

Aussitôt le capitaine Bouvet ordonne à la Minerve et à la Bellone de se réparer et de se remettre à flot. Duperré, sur le lit ensanglanté où il est couché, a appris tout ce qui s’est passé : il ne veut pas qu’une seule frégate échappe au carnage ; il ne veut pas qu’un seul Anglais aille annoncer sa défaite à l’Angleterre. Nous avons Trafalgar et Aboukir à venger. En chasse ! En chasse sur l’Iphigénie !

Et les deux nobles frégates, toutes meurtries, se relèvent, se redressent, se couvrent de voiles et s’ébranlent, en donnant l’ordre au Victor d’amariner la Néréide. Quant au Ceylan, il est si mutilé lui-même, qu’il ne peut quitter sa place avant que le calfat ait pansé ses mille blessures.

Alors de grands cris de triomphe s’élèvent de la terre : toute cette population qui a gardé le silence retrouve la respiration et la voix pour encourager la Minerve et la Bellone dans leur poursuite. Mais l’Iphigénie, moins avariée que ses deux ennemies, gagne visiblement sur elles ; l’Iphigénie dépasse l’île des Aigrettes ; l’Iphigénie va atteindre le fort de la Passe ; l’Iphigénie va gagner la pleine mer et sera sauvée. Déjà les boulets dont la poursuivent la Minerve et la Bellone n’arrivent plus jusqu’à elle et viennent mourir dans son sillage, quand tout à coup trois bâtiments paraissent à l’entrée de la Passe, le pavillon tricolore à leur corne ; c’est le capitaine Hamelin, parti de Port-Louis avec L’Entreprenant, La Manche et l’Astrée. l’Iphigénie et le fort de la Passe sont pris entre deux feux ; ils se rendront à discrétion, pas un Anglais n’échappera.

Pendant ce temps, le Victor s’est, pour la seconde fois, rapproché de la Néréide ; et, craignant quelque surprise, il ne l’aborde qu’avec précaution. Mais le silence qu’elle garde est bien celui de la mort. Son pont est couvert de cadavres ; le lieutenant, qui y met le pied le premier, a du sang jusqu’à la cheville.

Un blessé se soulève et raconte que six fois l’ordre a été donné d’amener le pavillon, mais que six fois les décharges françaises ont emporté les hommes chargés d’exécuter ce commandement. Alors le capitaine s’est retiré dans sa cabine, et on ne l’a plus revu.

Le lieutenant Roussin s’avance vers la cabine et trouve la capitaine Willoughby à une table, sur laquelle sont encore un pot de grog et trois verres. Il a un bras et une cuisse emportés. Devant lui son premier lieutenant Thomson est tué d’un biscaïen qui lui a traversé la poitrine ; et, à ses pieds, est couché son neveu Williams Murrey, blessé au flanc d’un éclat de mitraille.

Alors, le capitaine Willoughby, de la main qui lui reste, fait un mouvement pour rendre son épée ; mais le lieutenant Roussin, à son tour, étend le bras, et, saluant l’Anglais moribond :

– Capitaine, dit-il, quand on se sert d’une épée comme vous le faites, on ne rend son épée qu’à Dieu !

Et il ordonne aussitôt que tous les secours soient prodigués au capitaine Willoughby. Mais tous les secours furent inutiles : le noble défenseur de la Néréide mourut le lendemain.

Le lieutenant Roussin fut plus heureux à l’égard du neveu qu’il ne l’avait été à l’égard de l’oncle. Sir Williams Murrey, atteint profondément et dangereusement, n’était cependant pas frappé à mort. Aussi le verrons-nous reparaître dans le cours de cette histoire.

Chapitre III – Trois enfants §

Comme on le pense bien, les Anglais, pour avoir perdu quatre vaisseaux, n’avaient pas renoncé à leurs projets sur l’île de France ; tout au contraire, ils avaient maintenant à la fois une conquête nouvelle à faire et une vieille défaite à venger. Aussi, trois mois à peine après les événements que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur, une seconde lutte non moins acharnée, mais qui devait avoir des résultats bien différents, avait lieu à Port-Louis même, c’est-à-dire sur un point parfaitement opposé à celui où avait eu lieu la première.

Cette fois, ce n’était pas de quatre navires ou de dix-huit cents hommes qu’il s’agissait. Douze frégates, huit corvettes et cinquante bâtiments de transport avaient jeté vingt ou vingt-cinq mille hommes sur la côte, et l’armée d’invasion s’avançait vers Port-Louis, qu’on appelait alors Port-Napoléon. Aussi, le chef-lieu de l’île, au moment d’être attaqué par de pareilles forces, présentait-il un spectacle difficile à décrire. De tous côtés, la foule accourue de différents quartiers de l’île, et pressée dans les rues, manifestait la plus vive agitation ; comme nul ne connaissait le danger réel, chacun créait quelque danger imaginaire, et les plus exagérés et les plus inouïs étaient ceux qui rencontraient la plus grande croyance. De temps en temps, quelque aide de camp du général commandant apparaissait tout à coup portant un ordre et jetant à la multitude une proclamation destinée à éveiller la haine que les nationaux portaient aux Anglais, et à exalter leur patriotisme. À sa lecture, les chapeaux s’élevaient au bout des baïonnettes ; les cris de « Vive l’empereur ! » retentissaient ; des serments de vaincre ou de mourir étaient échangés ; un frisson d’enthousiasme courait parmi cette foule, qui passait d’un repos bruyant à un travail furieux, et se précipitait de tous côtés demandant à marcher à l’ennemi.

Mais le véritable rendez-vous était à la place d’Armes, c’est-à-dire au centre de la ville. C’est là que se rendait, tantôt un caisson emporté au galop de deux petits chevaux de Timor ou de Pégu, tantôt un canon traîné au pas de course par des artilleurs nationaux, jeunes gens de quinze à dix-huit ans à peine, à qui la poudre, qui leur noircissait la figure, tenait lieu de barbe. C’était là que se rendaient des gardes civiques en tenue de combat, des volontaires en habit de fantaisie qui avaient ajouté une baïonnette à leur fusil de chasse, des nègres vêtus de débris d’uniforme et armés de carabines, de sabres et de lances, tout cela se mêlant, se heurtant, se croisant, se culbutant et fournissant chacun sa part de bourdonnement à cette puissante rumeur qui s’élevait au-dessus de la ville, comme s’élève le bruit d’un innombrable essaim d’abeilles au-dessus d’une ruche gigantesque.

Cependant une fois arrivés sur la place d’Armes, ces hommes courant soit isolés, soit par troupes, prenaient un aspect plus régulier et une allure plus calme. C’est que sur la place d’Armes se tenait, en attendant que l’ordre de marcher à l’ennemi lui fût donné, la moitié de la garnison de l’île, composée de troupes de ligne, et formant un total de quinze ou dix-huit cents hommes ; et que leur attitude, à la fois fière et insouciante, était un blâme tacite du bruit et de l’embarras que faisaient ceux qui, moins familiarisés avec les scènes de ce genre, avaient cependant le courage, la bonne volonté d’y prendre part ; aussi, tandis que les nègres se pressaient pêle-mêle à l’extrémité de la place, un régiment de volontaires nationaux, se disciplinant de lui-même à la vue de la discipline militaire, s’arrêtait en face de la troupe, se formait dans, le même ordre qu’elle, tâchant d’imiter, mais sans pouvoir y parvenir, la régularité de ses lignes.

Celui qui paraissait le chef de cette dernière troupe, et qui, il faut le dire, se donnait une peine infinie pour atteindre au résultat que nous avons indiqué, était un homme de quarante à quarante-cinq ans portant les épaulettes de chef de bataillon, et doué par la nature d’une de ces physionomies insignifiantes auxquelles aucune émotion ne peut parvenir à donner ce qu’en terme d’art on appelle du caractère. Au reste il était frisé, rasé, épinglé comme pour une parade ; seulement, de temps en temps, il détachait une agrafe de son habit, boutonné primitivement depuis le haut jusqu’en bas, et qui, en s’ouvrant peu à peu, laissait voir un gilet de piqué, une chemise à jabot et une cravate blanche à coins brodés. Auprès de lui, un joli enfant de douze ans, qu’attendait à quelques pas de là un domestique nègre, vêtu d’une veste et d’un pantalon de basin, étalait, avec cette aisance que donne l’habitude d’être bien mis son grand col de chemise festonné, son habit de camelot vert à boutons d’argent et son castor gris orné d’une plume. À son côté pendait, avec sa sabretache, le fourreau d’un petit sabre, dont il tenait la lame de la main droite, essayant d’imiter, autant qu’il était en lui, l’air martial de l’officier qu’il avait soin d’appeler de temps en temps et bien haut : « Mon père, » appellation dont le chef de bataillon ne semblait pas moins flatté que du poste éminent auquel la confiance de ses concitoyens l’avait élevé dans la milice nationale.

À peu de distance de ce groupe, qui se pavanait dans son bonheur, on pouvait en distinguer un autre, moins brillant sans doute, mais à coup sûr plus remarquable.

Celui-là se composait d’un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans et de deux enfants, l’un âgé de quatorze ans, et l’autre de douze.

L’homme était grand, maigre, d’une charpente tout osseuse, un peu courbé, non point par l’âge, puisque nous avons dit qu’il avait quarante-huit ans au plus, mais par l’humilité d’une position secondaire. En effet, à son teint cuivré, à ses cheveux légèrement crépus, on devait, au premier coup d’œil, reconnaître un de ces mulâtres auxquels dans les colonies, la fortune, souvent énorme, à laquelle ils sont arrivés par leur industrie, ne fait point pardonner leur couleur. Il était vêtu avec une riche simplicité, tenait à la main une carabine damasquinée d’or, armée d’une baïonnette longue et effilée, et avait au côté un sabre de cuirassier, qui, grâce à sa haute taille, restait suspendu le long de sa cuisse comme une épée. De plus, outre celles qui étaient contenues dans sa giberne, ses poches, regorgeaient de cartouches.

L’aîné des deux enfants qui accompagnaient cet homme était comme nous l’avons dit, un grand garçon de quatorze ans, à qui l’habitude de la chasse, plus encore que son origine africaine, avait bruni le teint ; grâce à la vie active qu’il avait menée, il était robuste comme un jeune homme de dix-huit ans ; aussi avait-il obtenu de son père de prendre part à l’action qui allait avoir lieu. Il était donc armé de son côté d’un fusil à deux coups, le même dont il avait l’habitude de se servir dans ses excursions à travers l’île et avec lequel, tout jeune qu’il était, il s’était déjà fait une réputation d’adresse que lui enviaient les chasseurs les plus renommés. Mais, pour le moment, son âge réel l’emportait sur l’apparence de son âge. Il avait posé son fusil à terre et se roulait avec un énorme chien malgache, qui semblait de son côté, être venu là pour le cas où les Anglais auraient amené avec eux quelques-uns de leurs bouledogues.

Le frère du jeune chasseur, le second fils de cet homme à la haute taille et à l’air humble, celui enfin qui complétait le groupe que nous avons entrepris de décrire, était un enfant de douze ans à peu près, mais dont la nature grêle et chétive ne tenait en rien de la haute stature de son père, ni de la puissante organisation de son frère, qui semblait avoir pris à lui seul la vigueur destinée à tous les deux ; aussi, tout au contraire de Jacques, c’était ainsi qu’on appelait son aîné, le petit Georges paraissait-il deux ans de moins qu’il n’avait réellement, tant, comme nous l’avons dit, sa taille exigu, sa figure pâle, maigre et mélancolique, ombragée par de longs cheveux noirs, avaient peu de cette force physique si commune aux colonies : mais, en revanche on lisait dans son regard inquiet et pénétrant une intelligence si ardente, et, dans le précoce froncement de sourcil qui lui était déjà habituel, une réflexion si virile et une volonté si tenace, que l’on s’étonnait de rencontrer à la fois dans le même individu tant de chétivité et tant de puissance.

N’ayant pas d’armes, il se tenait contre son père, et serrait de toute la force de sa petite main le canon de la belle carabine damasquinée, portant alternativement ses yeux vifs et investigateurs de son père au chef de bataillon, et se demandant sans doute intérieurement pourquoi son père, qui était deux fois riche, deux fois fort et deux fois adroit comme cet homme, n’avait pas aussi comme lui quelque signe honorifique, quelque distinction particulière.

Un nègre, vêtu d’une veste et d’un caleçon de toile bleue, attendait, comme pour l’enfant au col festonné, que le moment fût venu aux hommes de marcher ; car alors, tandis que son père et son frère iraient se battre, l’enfant devait rester avec lui.

Depuis le matin, on entendait le bruit du canon : car depuis le matin, le général Vandermaesen, avec l’autre moitié de la garnison, avait marché au-devant de l’ennemi, afin de l’arrêter dans les défilés de la montagne Longue et au passage de la rivière du Pont-Rouge et de la rivière des Lataniers. En effet, depuis le matin, il avait tenu avec acharnement ; mais, ne voulant pas compromettre d’un seul coup toutes ses forces, et craignant d’ailleurs que l’attaque à laquelle il faisait face ne fût qu’une fausse attaque pendant laquelle les Anglais s’avanceraient par quelque autre point sur Port-Louis, il n’avait pris avec lui que huit cents hommes, laissant, comme nous l’avons dit, pour la défense de la ville, le reste de la garnison et les volontaires nationaux. Il en résultait qu’après des prodiges de courage, sa petite troupe, qui avait affaire à un corps de quatre mille Anglais et de deux mille cipayes, avait été obligée de se replier successivement de position en position, tenant ferme à chaque accident de terrain qui lui rendait un instant l’avantage, mais bientôt forcée de reculer encore ; de sorte que, de la place d’Armes, où se trouvaient les réserves, on pouvait, quoiqu’on n’aperçût point les combattants, calculer les progrès que faisaient les Anglais, au bruit croissant de l’artillerie, qui, de minute en minute, se rapprochait ; bientôt même on entendit, entre le retentissement des puissantes volées, le pétillement de la mousqueterie. Mais, il faut le dire, ce bruit, au lieu d’intimider ceux des défenseurs de Port-Louis, qui, condamnés à l’inaction par l’ordre du général stationnaient sur la place d’Armes, ne faisait que stimuler leur courage ; si bien que, tandis que les soldats de ligne, esclaves de la discipline, se contentaient de se mordre les lèvres ou de sacrer entre leurs moustaches, les volontaires nationaux agitaient leurs armes, murmurant hautement, et criant que, si l’ordre de partir tardait longtemps encore, ils rompraient les rangs et s’en iraient combattre en tirailleurs.

En ce moment, on entendit retentir la générale. En même temps un aide de camp accourut au grand galop de son cheval, et, sans même entrer dans la place, levant son chapeau pour faire un signe d’appel, il cria du haut de la rue :

– Aux retranchements, voilà l’ennemi !

Puis il repartit aussi rapidement qu’il était venu.

Aussitôt le tambour de la troupe de ligne battit, et les soldats, prenant leurs rangs avec la prestesse et la précision de l’habitude, partirent au pas de charge.

Quelque rivalité qu’il y eût entre les volontaires et les troupes de ligne, les premiers ne purent partir d’un élan aussi rapide. Quelques instants se passèrent avant que les rangs fussent formés ; puis comme, les rangs formés, les uns partirent du pied droit tandis que les autres partaient du pied gauche, il y eut un moment de confusion qui nécessita une halte.

Pendant ce temps, voyant une place vide au milieu de la troisième file des volontaires, l’homme à la grande taille et à la carabine damasquinée embrassa le plus jeune de ses enfants, et, le jetant dans les bras du nègre à la veste bleue il courut, avec son fils aîné, prendre modestement la place que la fausse manœuvre exécutée par les volontaires avait laissée vacante.

Mais, à l’approche de ces deux parias, leurs voisins de gauche et de droite s’écartèrent, imprimant le même mouvement à leurs propres voisins, de sorte que l’homme à la haute taille et son fils se trouvèrent le centre de cercles qui allaient s’éloignant d’eux, comme s’éloignent de l’endroit où est tombée une pierre les cercles de l’eau dans laquelle on l’a jetée.

Le gros homme aux épaulettes de chef de bataillon, qui venait à grand-peine de rétablir la régularité de sa première file s’aperçut alors du désordre qui bouleversait la troisième ; il se haussa donc sur la pointe des pieds, et, s’adressant à ceux qui exécutaient la singulière manœuvre que nous avons décrite :

– À vos rangs, Messieurs, cria-t-il, à vos rangs !

Mais à cette double recommandation, faite d’un ton qui n’admettait cependant pas de réplique, un seul cri répondit :

– Pas de mulâtres avec nous ! Pas de mulâtres !

Cri unanime, universel, retentissant, que tout le bataillon répéta comme un écho.

L’officier comprit alors la cause de ce désordre, et vit, au milieu d’un large cercle, le mulâtre qui était demeuré au port d’armes, tandis que son fils aîné, rouge de colère, avait déjà fait deux pas en arrière pour se séparer de ceux qui le repoussaient.

À cette vue, le chef de bataillon passa au travers des deux premières files, qui s’ouvrirent devant lui, et marcha droit à l’insolent qui s’était permis, homme de couleur qu’il était, de se mêler à des blancs. Arrivé devant lui, il le toisa des pieds à la tête avec un regard flamboyant d’indignation, et, comme le mulâtre restait toujours devant lui, droit et immobile comme un poteau :

– Eh bien, monsieur Pierre Munier, lui dit-il, n’avez-vous point entendu, et faudra-t-il vous répéter une seconde fois que ce n’est point ici votre place, et qu’on ne veut pas de vous ici ?

En abaissant sa main forte et robuste sur le gros homme qui lui parlait ainsi, Pierre Munier l’eût écrasé du coup ; mais, au lieu de cela, il ne répondit rien, leva la tête d’un air effaré, et, rencontrant les regards de son interlocuteur, il détourna les siens avec embarras, ce qui augmenta la colère du gros homme en augmentant sa fierté.

– Voyons ! Que faites-vous là ? dit-il en le repoussant du plat de la main.

– Monsieur de Malmédie, répondit Pierre Munier, j’avais espéré que, dans un jour comme celui-ci, la différence des couleurs s’effacerait devant le danger général.

– Vous avez espéré, dit le gros homme en haussant les épaules et en ricanant avec bruit, vous avez espéré ! et qui vous a donné cet espoir, s’il vous plaît ?

– Le désir que j’ai de me faire tuer, s’il le faut, pour sauver notre île.

– Notre île ! murmura le chef de bataillon, notre île ! Parce que ces gens-là ont des plantations comme nous, ils se figurent que l’île est à eux.

– L’île n’est pas plus à nous qu’à vous, messieurs les blancs, je le sais bien, répondit Munier d’une voix timide ; mais si nous nous arrêtons à de pareilles choses au moment de combattre, elle ne sera bientôt ni à vous ni à nous.

– Assez ! dit le chef de bataillon en frappant du pied pour imposer à la fois silence au raisonneur du geste et de la voix, assez ! Êtes-vous porté sur les contrôles de la garde nationale ?

– Non, Monsieur, et vous le savez bien, répondit Munier, puisque, lorsque je me suis présenté, vous m’avez refusé.

– Eh bien, alors, que demandez-vous ?

– Je demandais à vous suivre comme volontaire.

– Impossible, dit le gros homme.

– Et pourquoi cela, impossible ? Ah ! si vous le vouliez bien, monsieur de Malmédie…

– Impossible ! répéta le chef de bataillon en se redressant. Ces messieurs qui sont sous mes ordres ne veulent pas de mulâtres parmi eux.

– Non, pas de mulâtres ! Pas de mulâtres ! s’écrièrent d’une seule voix tous les gardes nationaux.

– Mais je ne pourrai donc pas me battre, Monsieur ? dit Pierre Munier en laissant tomber ses bras avec découragement et en retenant à peine de grosses larmes qui tremblaient aux cils de ses yeux.

– Formez un corps de gens de couleur et mettez-vous à leur tête, ou joignez-vous à ce détachement de noirs qui va nous suivre.

– Mais ?…murmura Pierre Munier.

– Je vous ordonne de quitter le bataillon : je vous l’ordonne, répéta en se rengorgeant M. de Malmédie.

– Venez donc, mon père, venez donc et laissez là ces gens qui vous insultent, dit une petite voix tremblante de colère, venez…

Et Pierre Munier se sentit tirer en arrière avec tant de force, qu’il recula d’un pas.

– Oui, Jacques, oui, je te suis, dit-il.

– Ce n’est pas Jacques, mon père, c’est moi, c’est Georges.

Munier se retourna étonné.

C’était en effet l’enfant qui était descendu des bras du nègre, et qui était venu donner à son père cette leçon de dignité.

Pierre Munier laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et poussa un profond soupir.

Pendant ce temps, les rangs de la garde nationale se rétablirent, et M. de Malmédie reprit son poste à la tête de la première file, et la légion partit au pas accéléré.

Pierre Munier resta seul entre ses deux enfants dont l’un était rouge comme le feu, et l’autre pâle comme la mort.

Il jeta un coup d’œil sur la rougeur de Jacques et sur la pâleur de Georges, et, comme si cette rougeur et cette pâleur étaient pour lui un double reproche :

– Que voulez-vous, dit-il, mes pauvres enfants ! c’est ainsi.

Jacques était insouciant et philosophe. Le premier mouvement lui avait été pénible, sans doute ; mais la réflexion était vite venue à son secours et l’avait consolé.

– Bah ! répondit-il à son père en faisant claquer ses doigts qu’est-ce que cela nous fait, après tout, que ce gros homme nous méprise ? Nous sommes plus riches que lui, n’est-ce pas, mon père ? Et, quant à moi, ajouta-t-il en jetant un regard de côté sur l’enfant au col festonné, que je trouve son gamin de Henri à ma belle, et je lui donnerai une volée dont il se souviendra.

– Mon bon Jacques ! dit Pierre Munier, remerciant son fils aîné d’être en quelque sorte venu soulager sa honte par son insouciance.

Puis il se retourna vers le second de ses fils pour voir si celui-là prendrait la chose aussi philosophiquement que venait de le faire son frère.

Mais Georges resta impassible ; tout ce que son père put surprendre sur sa physionomie de glace fut un imperceptible sourire qui contracta ses lèvres ; cependant, si imperceptible qu’il fût, ce sourire avait une telle nuance de dédain et de pitié, que, de même qu’on répond parfois à des paroles qui n’ont pas été dites, Pierre Munier répondit à ce sourire :

– Mais que voulais-tu donc que je fisse, mon Dieu ?

Et il attendit la réponse de l’enfant, tourmenté de cette inquiétude vague qu’on ne s’avoue point à soi-même, et qui, cependant, vous agite, lorsqu’on attend, d’un inférieur qu’on redoute malgré soi, l’appréciation d’un fait accompli.

Georges ne répondit rien ; mais, tournant la tête vers le fond de la place :

– Mon père, répondit-il, voilà les nègres qui sont là-bas et qui attendent un chef.

– Eh bien, tu as raison, Georges, s’écria joyeusement Jacques, déjà consolé de son humiliation par la conscience de sa force, et faisant, sans s’en douter, le même raisonnement que César. Mieux vaut commander à ceux-ci que d’obéir à ceux-là.

Et Pierre Munier, cédant au conseil donné par le plus jeune de ses fils et à l’impulsion imprimée par l’autre, s’avança vers les nègres, qui, en discussion sur le chef qu’ils se choisiraient, n’eurent pas plus tôt aperçu celui que tout homme de couleur respectait dans l’île à l’égal d’un père, qu’ils se groupèrent autour de lui comme autour de leur chef naturel, et le prièrent de les conduire au combat.

Alors il s’opéra un changement étrange dans cet homme. Le sentiment de son infériorité, qu’il ne pouvait vaincre en face des blancs, disparut, et fit place à l’appréciation de son propre mérite : sa grande taille courbée se redressa de toute sa hauteur, ses yeux, qu’il avait tenus humblement baissés ou vaguement errants devant M. de Malmédie, lancèrent des flammes. Sa voix, tremblante un instant auparavant, prit un accent de fermeté terrible, et ce fut avec un geste plein de noble énergie que, rejetant sa carabine en bandoulière sur son épaule, il tira son sabre, et que, étendant son bras nerveux vers l’ennemi, il cria à son tour :

– En avant !

Puis, jetant un dernier regard au plus jeune de ses enfants, rentré sous la protection du nègre à la veste bleue, et qui, plein d’orgueilleuse joie, frappait ses deux mains l’une contre l’autre, il disparut avec sa noire escorte à l’angle de la même rue par laquelle venaient de disparaître la troupe de ligne et les gardes nationaux, en criant une dernière fois au nègre à la veste bleue :

– Télémaque, veille sur mon fils !

La ligne de défense se divisait en trois parties. À gauche le bastion Fanfaron, assis sur le bord de la mer et armé de dix-huit canons ; au milieu, le retranchement proprement dit, bordé de vingt-quatre pièces d’artillerie, et, à droite, la batterie Dumas, protégée seulement par six bouches à feu.

L’ennemi vainqueur, après s’être avancé d’abord en trois colonnes sur les trois points différents, abandonna les deux premiers, dont il reconnut la force, pour se rabattre sur le troisième, qui, non seulement, comme nous l’avons dit, était le plus faible, mais qui encore n’était défendu que par les artilleurs nationaux ; cependant, contre toute attente, à la vue de cette masse compacte qui marchait sur elle avec la terrible régularité de la discipline anglaise, cette belliqueuse jeunesse, au lieu de s’intimider, courut à son poste, manœuvrant avec la prestesse et l’habileté de vieux soldats et faisant un feu si bien nourri et si bien dirigé, que là troupe ennemie crut s’être trompée sur la force de la batterie et sur les hommes qui la servaient ; néanmoins, elle avançait toujours, car plus cette batterie était meurtrière, plus il était urgent d’éteindre son feu. Mais alors la maudite se fâcha tout à fait, et, pareille à un bateleur qui fait oublier un tour incroyable par un tour plus incroyable encore, elle redoubla ses volées, faisant suivre les boulets de la mitraille, et la mitraille des boulets avec une telle rapidité, que le désordre commença à se mettre dans les rangs ennemis. En même temps, et comme les Anglais étaient arrivés à portée de mousquet, la fusillade commença à pétiller à son tour, si bien que, voyant ses rangs éclaircis par les balles et des files entières emportées par les boulets, l’ennemi, étonné de cette résistance aussi énergique qu’inattendue, plia et fit un pas en arrière.

Sur l’ordre du capitaine général, la troupe de ligne et le bataillon national, qui s’étaient réunis sur le point menacé, sortirent alors, l’une à gauche, l’autre à droite, et, la baïonnette en avant, s’avancèrent au pas de charge sur les flancs de l’ennemi, tandis que la formidable batterie continuait de le foudroyer en tête : la troupe exécuta sa manœuvre avec la précision qui lui était habituelle, tomba sur les Anglais, fit sa trouée dans leurs rangs, et redoubla le désordre. Mais, soit qu’il fût emporté par sa valeur, soit qu’il exécutât maladroitement le mouvement ordonné, le bataillon national, commandé par M. de Malmédie, au lieu de tomber sur le flanc gauche et d’opérer une attaque parallèle à celle qu’exécutait la troupe de ligne, fit une fausse manœuvre, et vint heurter les Anglais de front. Dès lors force fut à la batterie de cesser son feu, et, comme c’était ce feu surtout qui intimidait l’ennemi, l’ennemi n’ayant plus affaire qu’à un nombre d’hommes inférieur à lui, reprit courage, et revint sur les nationaux, qui, il faut le dire à leur gloire, soutinrent le choc sans reculer d’un seul pas. Cependant cette résistance ne pouvait durer de la part de ces braves gens, placés entre un ennemi mieux discipliné qu’eux et qui leur était dix fois supérieur en nombre, et la batterie qu’ils forçaient à se taire pour qu’elle ne les écrasât pas eux-mêmes ; ils perdaient à chaque instant un si grand nombre d’hommes, qu’ils commençaient à reculer. Bientôt, par une manœuvre habile, la gauche des Anglais déborda la droite du bataillon des nationaux, alors sur le point d’être enveloppés, et qui, trop inexpérimentés pour opposer le carré au nombre, furent regardés comme perdus. En effet, les Anglais continuaient leur mouvement progressif, et, pareils à une marée qui monte, ils allaient envelopper de leurs flots cette île d’hommes, lorsque tout à coup les cris de France ! France ! retentirent sur les derrières de l’ennemi. Une effroyable fusillade leur succéda, puis un silence plus sombre et plus terrible qu’aucun bruit suivit la fusillade.

Une étrange ondulation se promena sur les dernières lignes de l’ennemi et se fit sentir jusqu’aux premiers rangs ; les habits rouges se courbaient sous une vigoureuse charge à la baïonnette, comme des épis mûrs sous la faucille du moissonneur ; c’était à leur tour d’être enveloppés, c’était à leur tour de faire face à la fois à droite, à gauche et en tête. Mais le renfort qui venait d’arriver ne leur donnait pas de relâche, il poussait toujours, de sorte qu’au bout de dix minutes, il s’était, à travers une sanglante trouée, fait jour jusqu’au malencontreux bataillon et l’avait dégagé ; alors, et voyant le but qu’ils s’étaient proposé rempli, les nouveaux arrivants s’étaient repliés sur eux-mêmes, avaient pivoté sur la gauche en décrivant un cercle, et étaient retombés au pas de charge sur le flanc de l’ennemi. De son côté, M. de Malmédie, calquant instinctivement la même manœuvre, avait donné une impulsion pareille à son bataillon, si bien que la batterie, se voyant démasquée, ne perdit pas de temps, et, s’enflammant de nouveau vint seconder les efforts de cette triple attaque, eu vomissant sur l’ennemi des flots de mitraille. De ce moment la victoire fut décidée en faveur des Français.

Alors M. de Malmédie, se sentant hors de danger, jeta un coup d’œil sur ses libérateurs, qu’il avait déjà entrevus, mais qu’il avait hésité à reconnaître, tant il lui en coûtait de devoir son salut à de tels hommes. C’était, en effet, ce corps de noirs tant méprisé par lui qui l’avait suivi dans sa marche, et qui l’avait rejoint si à temps au combat, et, à la tête de ce corps, c’était Pierre Munier ; Pierre Munier, qui, voyant que les Anglais, en enveloppant M. de Malmédie, lui présentaient le dos, était venu avec ses trois cents hommes les prendre en queue et les culbuter ; c’était Pierre Munier qui après avoir combiné cette manœuvre avec le génie d’un général, l’avait exécutée avec le courage d’un soldat, et qui, à cette heure, se retrouvant sur un terrain où il n’avait plus que la mort à craindre, se battait en avant de tous, redressant sa grande taille, l’œil allumé, les narines ouvertes, le front découvert, les cheveux au vent, enthousiaste, téméraire, sublime ! C’était Pierre Munier, enfin, dont la voix s’élevait de temps en temps au milieu de la mêlée, dominant toute cette grande rumeur pour pousser le cri :

– En avant !

Puis, comme, en effet, en le suivant, on avançait toujours, comme le désordre se mettait de plus en plus dans les rangs anglais, en entendit le cri :

– Au drapeau ! au drapeau, camarades !

On le vit s’élancer au milieu d’un groupe d’Anglais, tomber, se relever, s’enfoncer dans les rangs, puis, au bout d’un instant, reparaître, les habits déchirés, le front sanglant, mais le drapeau à la main.

En ce moment, le général, craignant que les vainqueurs, en s’engageant trop avant à la poursuite des Anglais, ne tombassent dans quelque piège, donna l’ordre de la retraite. La ligne obéit la première, emmenant ses prisonniers, la garde nationale emportant ses morts ; enfin les noirs volontaires fermèrent la marche, environnant leur drapeau.

La ville tout entière était accourue sur le port, on se foulait, on se pressait pour voir les vainqueurs, car, dans leur ignorance, les habitants de Port-Louis croyaient que l’on avait eu affaire à l’armée ennemie tout entière, et espéraient que les Anglais, si vigoureusement repoussés, ne viendraient plus à la charge ; aussi, à chaque corps qui passait, on jetait de nouveaux vivats, tout le monde était fier, tout le monde était vainqueur, on ne se possédait plus. Un bonheur inattendu remplit le cœur, un avantage inespéré tourne la tête ; or, les habitants s’attendaient bien à la résistance, mais non au succès ; aussi, lorsqu’on vit la victoire déclarée aussi complètement, hommes, femmes, vieillards, enfants, jurèrent, d’une seule voix et d’un seul cri, de travailler aux retranchements, et de mourir, s’il le fallait, pour leur défense. Excellentes promesses, sans doute, et que chacun faisait avec l’intention de les tenir, mais qui ne valaient pas, à beaucoup près, l’arrivée d’un autre régiment si un autre régiment eût pu arriver !

Mais, au milieu de cette ovation générale, nul objet n’attirait tant les regards que le drapeau anglais et celui qui l’avait pris ; c’étaient, autour de Pierre Munier et de son trophée, des exclamations et des étonnements sans fin, auxquels les nègres répondaient par des rodomontades, tandis que leur chef, redevenu l’humble mulâtre que nous connaissons, satisfaisait, avec une politesse craintive, aux questions adressées par chacun. Debout près du vainqueur et appuyé sur son fusil à deux coups, qui n’était pas resté muet dans l’action et dont la baïonnette était teinte de sang, Jacques redressait fièrement sa tête épanouie, tandis que Georges, qui s’était échappé des mains de Télémaque, et qui avait rejoint son père sur le port, serrait convulsivement sa main puissante, et essayait inutilement de retenir dans ses yeux les larmes de joie qui en tombaient malgré lui.

À quelques pas de Pierre Munier était, de son côté, M. de Malmédie, non plus frisé et épinglé comme il l’était au moment du départ, mais la cravate déchirée, le jabot en pièces et couvert de sueur et de poussière : lui aussi était entouré et félicité par sa famille ; mais les félicitations qu’il recevait étaient celles qu’on adresse à l’homme qui vient d’échapper à un danger, et non pas ces louanges qu’on prodigue à un vainqueur. Aussi, au milieu de ce concert d’attendrissantes inquiétudes, paraissait-il assez embarrassé, et, pour garder bonne contenance, demandait-il à grands cris ce qu’était devenu son fils Henri et son nègre Bijou, lorsqu’on les vit paraître tous les deux fendant la foule, Henri pour se jeter dans les bras de son père, et Bijou pour féliciter son maître.

En ce moment, on vint dire à Pierre Munier qu’un nègre qui avait combattu sous lui et qui avait reçu une blessure mortelle, ayant été transporté dans une maison du port, et se sentant sur le point d’expirer, demandait à le voir. Pierre Munier regarda autour de lui, cherchant Jacques, afin de lui confier son drapeau ; mais Jacques avait retrouvé son ami le chien malgache, qui, à son tour, était venu lui faire ses compliments comme les autres ; il avait posé son fusil à terre, et l’enfant, reprenant le dessus sur le jeune homme, il se roulait à cinquante pas de là avec lui. Georges vit l’embarras de son père, et, tendant la main :

– Donnez-le-moi, mon père, dit-il ; moi, je vous le garderai.

Pierre Munier sourit, et, comme il ne croyait pas que personne osât toucher au glorieux trophée sur lequel lui seul avait des droits, il embrassa Georges au front, lui remit le drapeau, que l’enfant maintint debout à grand-peine, en le fixant de ses deux mains sur sa poitrine, et s’élança vers la maison, où l’agonie d’un de ses braves volontaires réclamait sa présence.

Georges demeura seul ; mais l’enfant sentait instinctivement que, pour être seul, il n’était point isolé : la gloire paternelle veillait sur lui, et, l’œil rayonnant d’orgueil, il promena son regard sur la foule qui l’entourait ; ce regard heureux et brillant rencontra alors celui de l’enfant au col brodé, et devint dédaigneux. Celui-ci, de son côté, contemplait envieusement Georges, et se demandait sans doute à son tour pourquoi son père, lui aussi, n’avait pas enlevé un drapeau. Cette interrogation l’amena sans doute tout naturellement à se dire que, faute d’un drapeau à soi, il fallait accaparer celui d’autrui. Car, s’étant approché cavalièrement de Georges, qui, bien qu’il vît son intention hostile, ne fit pas un pas en arrière :

– Donne-moi ça, lui dit-il.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Georges.

– Ce drapeau, reprit Henri.

– Ce drapeau n’est pas à toi. Ce drapeau est à mon père.

– Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? Je le veux !

– Tu ne l’auras pas.

L’enfant au col brodé avança alors la main pour saisir la lance de l’étendard, démonstration à laquelle Georges ne répondit qu’en se pinçant les lèvres, en devenant plus pâle que d’habitude et en faisant un pas en arrière. Mais ce pas de retraite ne fit qu’encourager Henri, qui, comme tous les enfants gâtés, croyait qu’il n’y avait qu’à désirer pour avoir. Il fit deux pas en avant, et, cette fois, prit si bien ses mesures, qu’il empoigna le bâton, en criant de toute la force de sa petite voix colère :

– Je te dis que je veux ça.

– Et moi, je te dis que tu ne l’auras pas, répéta Georges en le repoussant d’une main, tandis que, de l’autre, il continuait de serrer le drapeau conquis sur sa poitrine.

– Ah ! mauvais mulâtre, tu oses me toucher ? s’écria Henri. Eh bien, tu vas voir.

Et, tirant alors son petit sabre du fourreau avant que Georges eût eu le temps de se mettre en défense, il lui en donna de toute sa force un coup sur le haut du front. Le sang jaillit aussitôt de la blessure et coula le long du visage de l’enfant.

– Lâche ! dit froidement Georges.

Exaspéré par cette insulte, Henri allait redoubler, lorsque Jacques, d’un seul bond se retrouvant près de son frère, envoya, d’un vigoureux coup de poing appliqué au milieu du visage, l’agresseur rouler à dix pas de là, et, sautant sur le sabre que celui-ci avait laissé tomber dans la culbute qu’il venait de faire, il le brisa en trois ou quatre morceaux, cracha dessus, et lui en jeta les débris.

Ce fut au tour de l’enfant au col brodé à sentir le sang inonder son visage ; mais son sang à lui avait jailli sous un coup de poing, et non sous un coup de sabre.

Toute cette scène s’était passée si rapidement, que ni M. de Malmédie, qui, comme nous l’avons dit, était à vingt pas de là occupé à recevoir les félicitations de sa famille, ni Pierre Munier, qui sortait de la maison où le nègre venait d’expirer, n’eurent le temps de la prévenir ; ils assistèrent seulement à la catastrophe, et accoururent tous les deux en même temps : Pierre Munier, haletant, oppressé, tremblant ; M. de Malmédie, rouge de colère, étouffant d’orgueil.

Tous deux se rencontrèrent en avant de Georges.

– Monsieur, s’écria M. de Malmédie d’une voix étouffée, Monsieur, avez vous vu ce qui vient de se passer ?

– Hélas ! oui, monsieur de Malmédie, répondit Pierre Munier, et croyez bien que, si j’avais été là, cet événement n’aurait pas eu lieu.

– En attendant, Monsieur, en attendant, s’écria M. de Malmédie, votre fils a porté la main sur le mien. Le fils d’un mulâtre a eu l’audace de porter la main sur le fils d’un blanc.

– Je suis désespéré de ce qui vient d’arriver, monsieur de Malmédie, balbutia le pauvre père, et je vous en fais bien humblement mes excuses.

– Vos excuses, Monsieur, vos excuses, reprit l’orgueilleux colon se redressant au fur et à mesure que son interlocuteur s’abaissait. Croyez-vous que cela suffise, vos excuses ?

– Que puis-je de plus, Monsieur ?

– Ce que vous pouvez ? ce que vous pouvez ? répéta M. de Malmédie, embarrassé lui-même pour fixer la satisfaction qu’il désirait obtenir ; vous pouvez faire fouetter le misérable qui a frappé mon Henri.

– Me faire fouetter, moi ? dit Jacques en ramassant son fusil à deux coups et en redevenant d’enfant homme. Eh bien, venez donc vous y frotter un peu, vous, monsieur de Malmédie ?

– Taisez-vous, Jacques ; tais-toi mon enfant, s’écria Pierre Munier.

– Pardon, mon père, dit Jacques, mais j’ai raison, et je ne me tairai pas. M. Henri est venu donner un coup de sabre à mon frère, qui ne lui faisait rien ; et moi, j’ai donné un coup de poing à M. Henri ; M. Henri a donc tort et c’est donc moi qui ai raison.

– Un coup de sabre à mon fils ? un coup de sabre à mon Georges ? Georges, mon enfant chéri ? s’écria Pierre Munier en s’élançant vers son fils. Est-ce vrai que tu es blessé ?

– Ce n’est rien, mon père, dit Georges.

– Comment ! ce n’est rien, s’écria Pierre Munier ; mais tu as le front ouvert. Monsieur, reprit-il en se tournant vers M. de Malmédie, mais, voyez, Jacques disait vrai ; votre fils a failli tuer le mien.

M de Malmédie se retourna vers Henri, et, comme il n’y avait pas moyen de résister à l’évidence :

– Voyons, Henri, dit le chef de bataillon, comment la chose est-elle arrivée ?

– Papa, dit Henri, ce n’est pas ma faute j’ai voulu avoir le drapeau pour te l’apporter, et ce vilain n’a pas voulu me le donner.

– Et pourquoi n’as-tu pas voulu donner ce drapeau à mon fils, petit drôle ? demanda M. de Malmédie.

– Parce que ce drapeau n’est ni à votre fils, ni à vous ni à personne ; parce que ce drapeau est à mon père.

– Après ? demanda M. de Malmédie continuant d’interroger Henri.

– Après, voyant qu’il ne voulait pas me le donner, j’ai essayé de le prendre. C’est alors que ce grand brutal est venu, qui m’a donné un coup de poing dans la figure.

– Ainsi, voilà comme la chose s’est passée ?

– Oui, mon père.

– C’est un menteur, dit Jacques, et je ne lui ai donné un coup de poing que quand j’ai vu couler le sang de mon frère ; sans cela, je n’eusse point frappé.

– Silence, vaurien ! s’écria M. de Malmédie.

Puis, s’avançant vers Georges :

– Donne-moi ce drapeau, dit-il.

Mais Georges, au lieu d’obéir à cet ordre, fit de nouveau un pas en arrière, en serrant de toute sa force le drapeau contre sa poitrine.

– Donne-moi ce drapeau, répéta M. de Malmédie avec un ton de menace qui indiquait que, s’il n’était pas fait droit à sa demande, il allait se livrer aux dernières extrémités.

– Mais, Monsieur, murmura Pierre Munier, c’est moi qui ai pris le drapeau aux Anglais.

– Je le sais bien, Monsieur ; mais il ne sera pas dit qu’un mulâtre aura impunément tenu tête à un homme comme moi. Donnez-moi ce drapeau.

– Cependant, Monsieur…

– Je le veux, je l’ordonne ; obéissez à votre officier.

Pierre Munier eut bien l’idée de répondre : « Vous n’êtes pas mon officier, Monsieur, puisque vous n’avez pas voulu de moi pour votre soldat » mais les paroles expirèrent sur ses lèvres ; son humilité habituelle reprit le dessus sur son courage. Il soupira ; et, quoique cette obéissance à un ordre si injuste lui fît gros cœur, il ôta lui-même le drapeau des mains de Georges, qui cessa dès lors d’opposer aucune résistance, et le remit au chef de bataillon, qui s’éloigna chargé du trophée volé.

Cela était incroyable, étrange, misérable, n’est-ce pas, de voir une nature d’homme si riche, si vigoureuse, si caractérisée, céder sans résistance à cette autre nature si vulgaire, si plate, si mesquine, si commune et si pauvre ? Mais cela était ainsi ; et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que cela n’étonna personne ; car, dans des circonstances, non pas semblables, mais équivalentes, cela arrivait tous les jours aux colonies : aussi, habitué dès son enfance à respecter les blancs comme des hommes d’une race supérieure, Pierre Munier s’était toute sa vie laissé écraser par cette aristocratie de couleur à laquelle il venait de céder encore, sans même tenter de faire résistance. Il se rencontre de ces héros qui lèvent la tête devant la mitraille, et qui plient les genoux devant un préjugé. Le lion attaque l’homme, cette image terrestre de Dieu, et s’enfuit épouvanté, dit-on, lorsqu’il entend le chant du coq.

Quant à Georges, qui, en voyant couler son sang, n’avait pas laissé échapper une seule larme, il éclata en sanglots dès qu’il se retrouva les mains vides en face de son père, qui le regardait tristement sans essayer même de le consoler. De son côté, Jacques se mordait les poings de colère, et jurait qu’un jour il se vengerait de Henri, de M. de Malmédie et de tous les blancs.

Dix minutes à peine après la scène que nous venons de raconter, un messager couvert de poussière accourut, annonçant que les Anglais descendaient par les plaines Williams et la Petite-Rivière, au nombre de dix mille ; puis, presque aussitôt, la vigie, placée sur le morne de la Découverte, signala l’arrivée d’une nouvelle escadre anglaise qui, jetant l’ancre dans la baie, de la Grande-Rivière, déposa cinq mille hommes sur la côte. Enfin, en même temps, on apprit que le corps d’armée repoussé le matin s’était rallié sur les bords de la rivière des Lataniers, et était prêt à marcher de nouveau sur Port-Louis, en combinant ses mouvements avec les deux autres corps d’invasion qui s’avançaient, l’un par l’anse Courtois, et l’autre par le Réduit. Il n’y avait plus moyen de résister à de pareilles forces ; aussi, aux quelques voix désespérées qui, en appelant au serment fait le matin de vaincre ou mourir, demandaient le combat, le capitaine général répondit-il en licenciant la garde nationale et les volontaires, et en déclarant que, chargé des pleins pouvoirs de Sa Majesté l’empereur Napoléon, il allait traiter avec les Anglais de la reddition de la ville.

Il n’y avait que des insensés qui eussent pu essayer de combattre une pareille mesure ; vingt-cinq mille hommes en enveloppaient quatre mille à peine ; aussi, sur l’injonction du capitaine général, chacun se retira-t-il chez soi ; de sorte que la ville resta occupée seulement par la troupe réglée.

Dans la nuit du 2 au 3 décembre, la capitulation fut arrêtée et signée ; à cinq heures du matin, elle fut approuvée et échangée ; le même jour, l’ennemi occupa les lignes ; le lendemain, il prit possession de la ville et de la rade.

Huit jours après, l’escadre française prisonnière sortit du port à pleines voiles, emmenant la garnison tout entière, pareille à une pauvre famille chassée du toit paternel ; aussi, tant qu’on put apercevoir la dernière ondulation du dernier drapeau, la foule demeura-t-elle sur le quai ; mais, lorsque la dernière frégate eut disparu, chacun tira de son côté morne et silencieux. Deux hommes restèrent seuls et les derniers sur le port : c’étaient le mulâtre Pierre Munier et le nègre Télémaque.

– Mosié Munier, nous va monter là-haut, la montagne ; nous capables voir encore petits maîtres Jacques et Georges.

– Oui, tu as raison, mon bon Télémaque, s’écria Pierre Munier, et, si nous ne les voyons pas, eux, nous verrons au moins le bâtiment qui les emporte.

Et Pierre Munier, s’élançant avec la rapidité d’un jeune homme, gravit en un instant le morne de la Découverte, du haut duquel il put, jusqu’à la nuit, du moins, suivre des yeux, non pas ses fils, la distance, comme il l’avait prévu, était trop grande pour qu’il pût les distinguer encore, mais la frégate la Bellone, à bord de laquelle ils étaient embarqués.

En effet, Pierre Munier, quelque chose qu’il lui en coûtât, s’était décidé à se séparer de ses enfants, et les envoyait en France, sous la protection du brave général Decaen. Jacques et Georges partaient donc pour Paris, recommandés à deux ou trois des plus riches négociants de la capitale, avec lesquels Pierre Munier était depuis longtemps en relation d’affaires. Le prétexte de leur départ était leur éducation à faire. La cause réelle de leur absence était la haine bien visible que M. de Malmédie leur avait vouée à tous deux depuis le jour de la scène du drapeau, haine de laquelle leur pauvre père tremblait, surtout avec leur caractère bien connu, qu’ils ne fussent victimes un jour ou l’autre.

Quant à Henri, sa mère l’aimait trop pour se séparer de lui. D’ailleurs, qu’avait-il donc besoin de savoir ? si ce n’est que tout homme de couleur était né pour le respecter et lui obéir.

Or, comme nous l’avons vu, c’était une chose que Henri savait déjà.

Chapitre IV – Quatorze ans après §

C’est jour de fête à l’île de France le jour où l’on signale la vue d’un vaisseau européen ayant l’intention d’entrer dans le port ; c’est que, sevrés depuis longtemps de la présence maternelle, la plupart des habitants de la colonie attendent avec impatience quelque nouvelle des peuples, des familles, ou des hommes d’outre-mer ; chacun espère quelque chose, et tient, du plus loin qu’il l’aperçoit, ses regards attachés sur le messager maritime qui lui apporte soit la lettre d’un ami, soit le portrait d’une amie, soit enfin cette amie en personne ou cet ami lui-même.

Car ce vaisseau, objet de tant de désirs et source de tant d’espérances, c’est la chaîne éphémère qui unit l’Europe à l’Afrique, c’est le pont volant jeté d’un monde à l’autre ; aussi aucune nouvelle ne se répand-elle aussi rapidement dans toute l’île que celle-ci, qui jaillit du piton de la Découverte : « Il y a un vaisseau en vue. »

Nous disons du piton de la Découverte, parce que, presque toujours, le navire, forcé d’aller chercher le vent d’est, passe devant Grand-Port, côtoie la terre à une distance de deux ou trois lieues, double la pointe des Quatre-Cocos, s’engage entre l’île Pilate et le Coin-de-Mire, et quelques heures après avoir franchi ce passage, apparaît à l’entrée du Port-Louis, dont les habitants, prévenus dès la veille par les signaux qui ont traversé l’île pour annoncer son approche, l’attendent en foule pressée sur le quai.

D’après ce que nous avons dit de l’avidité avec laquelle tout le monde attend à l’île de France les nouvelles d’Europe, on ne s’étonnera sans doute point de l’affluence qui, par une belle matinée de la fin du mois de février 1824, vers les onze heures du matin, s’était portée sur tous les points d’où l’on pouvait voir entrer dans la rade de Port-Louis le Leycester, belle frégate de trente six canons, signalée depuis la veille à deux heures de l’après-midi.

Nous demandons au lecteur la permission de lui faire faire, ou plutôt de lui faire renouveler connaissance avec deux des personnages qu’il transportait à son bord.

L’un était un homme aux cheveux blonds, au teint blanc, aux yeux bleus, aux traits réguliers, à la figure calme, à la taille un peu au-dessus de la moyenne, auquel on n’eût guère donné plus de trente ou trente-deux ans, quoiqu’il en eût plus de quarante. En lui, au premier abord, on ne remarquait rien de saillant ; mais aussi l’on était forcé d’avouer que tout était convenable. Si, après un premier coup d’œil jeté sur lui, on avait un motif quelconque de continuer l’examen de sa personne, on remarquait qu’il avait le pied et la main petits et admirablement bien faits, ce qui, dans tous les pays, mais chez les Anglais particulièrement, est un signe de race. Sa voix était claire et arrêtée, mais sans intonation et, pour ainsi dire, sans musique. Ses yeux bleu clair, auxquels on pouvait, dans les circonstances habituelles de sa vie, reprocher de manquer un peu d’expression, laissaient errer un regard limpide, mais qui ne s’attachait à rien et semblait ne rien chercher à approfondir. De temps en temps, cependant, il clignait les yeux comme un homme fatigué du soleil, accompagnant ce mouvement d’un léger écartement des lèvres qui laissaient apercevoir alors une double rangée de dents petites, bien rangées, et blanches comme des perles. Cette espèce de tic semblait alors ôter à son regard le peu d’expression qu’il avait ; mais, si on l’examinait avec soin, on s’apercevait, au contraire, que c’était dans ce moment que sa vue, profonde et rapide, dardant un rayon de flamme entre ses deux paupières rapprochées, allait chercher la pensée de son interlocuteur jusqu’au plus profond de son âme. Ceux qui le voyaient pour la première fois ne manquaient presque jamais de le prendre pour un esprit nul ; il savait que c’était, en général, l’opinion que les hommes superficiels avaient de lui, et, presque toujours, soit calcul, soit indifférence, il se plaisait à la leur laisser, bien sûr de les détromper quand le caprice lui en prendrait ou quand le moment en serait venu ; car cette enveloppe menteuse cachait un esprit singulièrement profond, comme il arrive souvent que deux pouces de neige cachent un précipice de mille pieds ; aussi, avec la conscience de sa supériorité presque universelle, attendait-il patiemment qu’on vînt lui offrir l’occasion de triompher. Alors, et dès qu’il rencontrait dans une pensée opposée à la sienne, et dans la personne qui émettait cette pensée, une lutte digne de lui, il s’accrochait à la conversation, que, jusque-là, il avait laissé errer dans tous ses capricieux détours, s’animait peu à peu, se répandait au dehors, grandissait à toute hauteur ; car sa voix stridente, ses yeux enflammés, secondaient parfaitement sa parole vive, incisive, colorée, à la fois séduisante et grave, éblouissante et positive ; si cette occasion ne venait pas, il s’en passait, et continuait d’être regardé par ceux qui l’entouraient comme un homme ordinaire. Ce n’est pas qu’il manquât d’amour-propre, au contraire, il poussait l’orgueil de certaines choses jusqu’à l’excès. Mais c’était un système de conduite qu’il s’était imposé et duquel il ne s’écartait jamais. Toutes les fois qu’une position erronée, une pensée fausse, une vanité mal soutenue, un ridicule quelconque, enfin, venait poser devant lui, l’extrême finesse de son esprit lui faisait aussitôt venir sur la langue un sarcasme incisif ou sur les lèvres un sourire moqueur ; mais il étouffait à l’instant même ce genre d’ironie extérieure, et, quand il ne pouvait renfermer entièrement cette irruption de dédain, il déguisait sous un des clignements d’yeux qui lui étaient habituels le mouvement railleur qui lui échappait malgré lui, sachant bien que le moyen de tout voir, de tout entendre, était de paraître aveugle et sourd. Peut-être eût-il bien voulu, comme Sixte-Quint, paraître aussi paralytique : mais, comme cela l’eût entraîné à une trop longue et trop fatigante dissimulation, il y avait renoncé.

L’autre était un jeune homme brun, au teint pâle et aux longs cheveux noirs ; ses yeux, qui étaient grands, admirablement fendus et du plus beau velouté, avaient, derrière la douceur apparente qu’ils ne devaient qu’à la préoccupation éternelle de sa pensée, un caractère de fermeté qui frappait au premier abord. S’emportait-il, ce qui était rare, car toute son organisation paraissait obéir non pas à des instincts physiques, mais à une puissance morale, alors ses yeux s’illuminaient d’une flamme intérieure et lançaient des éclairs dont le foyer semblait être au fond de son âme. Quoique les lignes de son visage fussent pures, elles manquaient jusqu’à un certain point de régularité ; son front harmonieux, quoique, d’une modulation vigoureuse et carrée, était sillonné par une légère cicatrice, presque imperceptible dans l’état de calme qui lui était habituel, mais qui se trahissait par une ligne blanche, lorsque la rougeur lui montait au visage. Une moustache noire comme ses cheveux, régulière comme ses sourcils, ombrageait, en déguisant sa grandeur, une bouche à lèvres fortes et garnie d’admirables dents. L’aspect général de sa physionomie était grave : aux rides de son front, au froncement presque perpétuel de ses sourcils, aux habitudes sévères de tous ses traits, on pouvait reconnaître une réflexion profonde et une résolution inébranlable. Aussi, tout au contraire de son compagnon, aux traits effacés, et qui, ayant quarante ans, en paraissait à peine trente ou trente-deux, lui, qui n’en avait guère que vingt-cinq, en paraissait presque trente. Quant au reste de sa personne, il était d’une taille moyenne, mais bien prise ; tous ses membres étaient peut-être un peu grêles, mais on sentait que, animés par une émotion quelconque, une violente tension nerveuse devait chez eux remplacer la force. En échange, on comprenait que la nature lui avait donné en agilité et en adresse bien au delà de ce qu’elle lui avait refusé de grossière vigueur. Du reste, mis presque toujours avec une simplicité élégante, il était vêtu, pour le moment, d’un pantalon, d’un gilet et d’une redingote dont la forme indiquait qu’ils sortaient des mains d’un des plus habiles tailleurs de Paris, et, à la boutonnière de cette redingote, il portait, noués avec une élégante négligence, les rubans réunis de la Légion d’honneur et de Charles III.

Ces deux hommes s’étaient rencontrés à bord du Leycester, qui avait pris l’un à Portsmouth et l’autre à Cadix. Au premier coup d’œil, ils s’étaient reconnus pour s’être vus déjà dans ces salons de Londres et de Paris où l’on voit tout le monde ; ils s’étaient donc salués comme d’anciennes connaissances, mais sans se parler d’abord ; car, n’ayant jamais été présentés l’un à l’autre, tous deux avaient été retenus par cette réserve aristocratique des gens comme il faut, qui hésitent, même dans les circonstances particulières de la vie, à sortir des règles imposées par les convenances générales. Cependant, l’isolement du bord, l’exiguïté du terrain sur lequel ils se croisaient chaque jour, l’attrait naturel que deux hommes du monde éprouvent instinctivement l’un pour l’autre, les avaient bientôt rapprochés ; ils avaient échangé d’abord quelques paroles insignifiantes, puis leurs conversations avaient pris un peu plus de consistance. Au bout de quelques jours, chacun des deux avait reconnu son compagnon pour un homme supérieur, et s’était félicité d’une rencontre pareille dans une traversée de plus de trois mois ; enfin, en attendant mieux, ils s’étaient liés de cette amitié de circonstance qui, sans racines dans le passé, devient une distraction dans le présent, sans être un engagement pour l’avenir. Alors, pendant ces longues soirées de l’équateur, pendant ces belles nuits des tropiques, ils avaient eu le temps de s’étudier l’un l’autre, et tous deux avaient reconnu qu’en art, en science, en politique, ils avaient, soit par investigation, soit par expérience, appris tout ce qu’il est donné à l’homme de savoir. Tous deux étaient donc restés constamment en face, comme deux lutteurs de même force, et, dans cette longue traversée, un seul avantage avait été donné au premier de ces deux hommes sur le second : c’est que, dans un grain qui assaillit la frégate, après avoir doublé le cap de Bonne-Espérance, et dans lequel le capitaine du Leycester, blessé par la chute d’un mât de perroquet, avait été emporté évanoui dans sa cabine, le passager aux cheveux blonds s’était emparé du porte-voix, et, s’élançant sur le gaillard d’arrière, avait, en l’absence du second, retenu dans son hamac par une maladie grave, avec la fermeté d’un homme habitué au commandement et la science d’un marin consommé, ordonné à l’instant même une suite de manœuvres à l’aide desquelles la frégate avait conjuré la force de l’ouragan. Puis, le grain passé, son visage, un instant resplendissant de cet orgueil sublime qui monte au front de toute créature humaine luttant contre son Créateur, avait repris son expression ordinaire. Sa voix, dont le timbre éclatant s’était fait entendre au-dessus du roulement du tonnerre et du sifflement de la tempête, était redescendue à son diapason ordinaire ; enfin, d’un geste aussi simple que ses gestes précédents avaient été poétiques et exaltés, il avait remis au lieutenant le porte-voix, ce sceptre du capitaine de vaisseau qui est, aux mains de celui qui le porte, le signe de l’absolu commandement.

Pendant tout ce temps, son compagnon, sur la figure calme duquel, hâtons-nous de le dire, il eût été impossible de reconnaître la moindre trace d’émotion, l’avait suivi des yeux avec cette expression envieuse de l’homme obligé de se reconnaître à lui-même une infériorité sur celui dont jusque-là il s’était cru l’égal. Puis, lorsque, le danger passé, ils s’étaient retrouvés côte à côte, il s’était contenté de lui dire :

– Vous avez donc été capitaine de vaisseau, milord ?

– Oui, avait répondu simplement celui auquel on donnait ce titre honorifique ; j’ai même atteint le grade de commodore ; mais, depuis six ans, je suis passé dans la diplomatie, et, au moment du péril, je me suis souvenu de mon ancien métier : voilà tout.

Puis il n’avait plus une seule fois été question de cette circonstance entre ces deux hommes ; seulement, il était visible que le plus jeune des deux était intérieurement humilié de cette supériorité, que son compagnon avait, d’une façon si inattendue, acquise sur lui, et qu’il eût certainement ignorée sans l’événement qui l’avait en quelque sorte forcé de la mettre au jour.

La demande que nous avons rapportée, et la réponse qu’elle provoqua, indiquent au reste, que ces deux hommes ne s’étaient fait, pendant les trois mois qu’ils venaient de passer ensemble, aucune question sur leur position sociale respective. Ils s’étaient reconnus pour frères d’intelligence, cela leur avait suffi. Ils savaient que le but de leur voyage à tous deux était l’île de France, et ils n’en avaient pas demandé davantage.

Au reste, tous deux paraissaient avoir même impatience d’arriver, car tous deux avaient recommandé que, du moment où l’on apercevrait l’île, on les avertît. La recommandation fut inutile pour l’un d’eux, car le jeune homme aux cheveux noirs était sur le pont, appuyé au couronnement de poupe, lorsque le matelot en vigie fit entendre ce cri, toujours si puissant, même parmi les marins : « Terre à l’avant ! »

À ce cri, son compagnon apparut au haut de l’escalier et, s’avançant vers le jeune homme, d’un pas plus rapide que son pas habituel, il vint s’appuyer près de lui.

– Eh bien, milord, dit ce dernier, nous voici arrivés, à ce qu’on assure du moins ; car j’avoue à ma honte que j’ai beau regarder à l’horizon, je n’y aperçois pour ma part qu’une espèce de vapeur, qui peut tout aussi bien être un brouillard flottant sur la mer qu’une île ayant ses racines au fond de l’Océan.

– Oui, je conçois cela, répondit le plus âgé des deux hommes, car il n’y a guère que l’œil d’un marin qui puisse distinguer avec certitude, à une pareille distance surtout, l’eau du ciel, et la terre des nuages ; mais moi, ajouta-t-il en clignant les yeux, moi, vieil enfant de la mer, je vois notre île dans tous ses contours, et je dirai même dans tous ses détails.

– Eh bien, milord, reprit le jeune homme, c’est une nouvelle supériorité que je reconnais sur moi à Votre Grâce ; mais je vous avoue qu’il faut que ce soit elle qui m’assure une pareille chose pour que je ne la rejette pas comme une impossibilité.

– Prenez donc cette lunette, dit le marin, tandis que moi à l’œil nu, je vais vous décrire la côte ; me croirez-vous après cela ?

– Milord, répondit l’incrédule, je vous sais en toute chose un homme si fort au-dessus des autres hommes, que je crois à ce que vous me dites sans que vous ayez, soyez-en persuadé, besoin de joindre aucune preuve à vos paroles ; si je prends la lunette que vous m’offrez, c’est donc plutôt pour satisfaire un besoin de mon cœur qu’un désir de ma curiosité.

– Allons, allons, dit en riant l’homme aux cheveux blonds, je vois que l’air de la terre fait son effet, voilà que vous devenez flatteur.

– Moi, flatteur, milord ? dit le jeune homme en secouant la tête. Oh ! Votre Grâce se trompe. Le Leycester, je vous le jure, ferait plus d’une course d’un pôle à l’autre, et accomplirait plus d’une fois le périple du monde avant que vous voyiez s’accomplir en moi un pareil changement. Non, je ne vous flatte pas, milord ; je vous remercie seulement des gracieuses attentions que vous m’avez montrées tout le long de cette interminable traversée, et j’oserai presque dire de l’amitié que Votre Grâce a témoignée à un pauvre inconnu comme moi.

– Mon cher compagnon, répondit l’Anglais en tendant la main au jeune homme, j’espère que, pour vous comme pour moi, il n’y a d’inconnus dans ce monde que les gens vulgaires, les sots et les fripons ; mais j’espère aussi que pour l’un comme pour l’autre, tout homme supérieur est un parent que nous reconnaissons pour être de notre famille, partout où nous le rencontrons. Cela posé, trêve de compliments, mon jeune ami ; prenez cette lunette et regardez ; car nous avançons si rapidement, qu’il n’y aura bientôt plus aucun mérite à accomplir la petite démonstration géographique dont je me suis chargé.

Le jeune homme prit la lunette et la porta à son œil.

– Voyez-vous ? dit l’Anglais.

– Parfaitement, dit le jeune homme.

– Voyez-vous à notre extrême droite, pareille à un cône et isolée au milieu de la mer, voyez-vous l’île Ronde ?

– À merveille.

– Voyez-vous, en vous rapprochant de nous, l’île Plate, au pied de laquelle passe, dans ce moment, un brick qui m’a tout à fait l’air, à sa tournure, d’un brick de guerre ? Ce soir, nous serons où il est, et nous passerons où il passe.

Le jeune homme abaissa la lunette, et essaya de voir à l’œil nu les objets que son compagnon distinguait si facilement, et qu’il voyait à peine, lui, à l’aide du tube qu’il tenait à la main ; puis, avec un sourire d’étonnement :

– C’est miraculeux ! dit-il.

Et il reporta la lunette à ses yeux.

– Voyez-vous le Coin-de-Mire, continua son compagnon, le Coin-de-Mire qui se confond presque d’ici avec le cap Malheureux, de si triste et si poétique mémoire ? Voyez-vous le piton de Bambou, derrière lequel s’élève la montagne de la Faïence ? Voyez-vous la montagne de Grand-Port ? et là, voyez-vous à sa gauche le morne des Créoles ?

– Oui, oui, je vois tout cela, et je le reconnais, car tous ces pics, tous ces sommets sont familiers à mon enfance et je les ai gardés dans ma mémoire avec la religion du souvenir. Mais vous, continua le jeune homme en repoussant les uns dans les autres, avec la paume de la main, les trois tubes de sa lunette, ce n’est pas la première fois que vous voyez ce rivage, et il y a plus de mémoire que d’aspect réel dans la description que vous venez de me faire ?

– C’est vrai, dit en souriant l’Anglais, et je vois qu’il n’y a pas moyen de faire de charlatanisme avec vous. Oui, j’ai déjà vu ce rivage ! oui, j’en parle un peu de mémoire quoique les souvenirs qu’il m’a laissés soient probablement mains doux que ceux qu’il vous rappelle ! Oui, j’y suis venu dans une époque où, selon toute probabilité, nous étions ennemis, mon cher compagnon, car il y a quatorze ans de cela.

– C’est juste l’époque à laquelle j’ai quitté l’île de France, répondit le jeune homme aux cheveux noirs.

– Y étiez-vous encore lors de la bataille navale qui eut lieu à Grand-Port, et dont je ne devrais point parler, ne fût-ce que par orgueil national, tant nous y avons été majestueusement frottés ?

– Oh ! parlez-en, milord, parlez-en, interrompit le jeune homme ; vous avez si souvent pris votre revanche, messieurs les Anglais, qu’il y a presque de l’orgueil à vous à avouer une défaite.

– Eh bien, j’y suis venu à cette époque ; car, à cette époque, je servais dans la marine.

– Comme aspirant, sans doute ?

– Comme lieutenant de frégate, Monsieur.

– Mais à cette époque, permettez-moi de vous le dire, milord, vous étiez un enfant ?

– Quel âge me donnez-vous, Monsieur ?

– Mais, à peu de chose près, nous sommes du même âge je pense, et vous avez trente ans à peine.

– Je vais en avoir quarante, Monsieur, répondit l’Anglais en souriant ; je vous avais bien dit tout à l’heure que vous étiez dans votre jour de flatterie.

Le jeune homme, étonné, regarda alors son compagnon avec plus d’attention qu’il n’avait fait jusqu’alors, et reconnut, à de légères rides indiquées à l’angle des yeux et aux coins de la bouche, qu’il pouvait avoir effectivement l’âge qu’il se donnait, et qu’il était si loin de paraître. Puis, abandonnant son examen pour revenir à la question qui lui avait été faite :

– Oui, oui, dit-il ; oui, je me rappelle cette bataille et une autre encore, mais qui eut lieu à l’extrémité opposée de l’île. Connaissez-vous Port-Louis, milord ?

– Non, Monsieur, je ne connais que ce côté du rivage. Je fus blessé dangereusement au combat de Grand-Port, et transporté prisonnier en Europe. Depuis ce temps, je n’ai pas revu les mers de l’Inde, où je vais probablement faire un séjour indéfini.

Puis, comme si les dernières paroles qu’ils avaient échangées venaient d’éveiller dans ces deux hommes une source d’intimes souvenirs, chacun d’eux s’éloigna machinalement de l’autre, et s’en alla rêver en silence, l’un à la proue, l’autre au gouvernail.

Ce fut le lendemain de cette conversation qu’après avoir doublé l’île d’Ambre et être passée à l’heure prédite au pied de l’île Plate, la frégate Leycester fit, comme nous l’avons indiqué au commencement de ce chapitre, son entrée dans la rade Port-Louis, au milieu de l’affluence habituelle qui accueillait l’arrivée de chaque bâtiment européen.

Mais, cette fois, l’affluence était plus grande encore que de coutume, car les autorités de la colonie attendaient le futur gouverneur de l’île, qui, au moment où l’on doubla l’île des Tonneliers, monta sur le pont en grand uniforme d’officier général. Le jeune homme aux cheveux noirs connut donc seulement alors le grade politique de son compagnon de voyage, dont il ne savait, jusque-là, que le titre aristocratique.

En effet, l’Anglais aux cheveux blonds n’était autre que lord Williams Murrey, membre de la chambre haute, qui, après avoir été tour à tour marin et ambassadeur, venait d’être nommé gouverneur de l’île de France pour Sa Majesté Britannique.

Nous invitons donc le lecteur à reconnaître en lui ce jeune lieutenant qu’il a entrevu à bord de la Néréide, couché aux pieds de son oncle le capitaine Willoughby, blessé au côté d’un éclat de mitraille, et dont nous avions annoncé non seulement la guérison, mais encore la réapparition prochaine comme un des personnages principaux de notre histoire.

Au moment de se séparer de son compagnon, lord Murrey se retourna vers lui :

– À propos, Monsieur, lui dit-il, je donne dans trois jours un grand dîner aux autorités de l’île ; j’espère que vous me ferez l’honneur d’être un de mes convives ?

– Avec le plus grand plaisir, milord, répondit le jeune homme ; mais encore, avant que j’accepte est-il convenable que, de mon côté, je dise à Votre Grâce qui je suis…

– Vous vous ferez annoncer en entrant chez moi, Monsieur, répondit lord Murrey, et alors je saurai qui vous êtes ; en attendant, je sais ce que vous valez, et c’est ce qu’il me faut.

Puis saluant son compagnon de route de la main et du sourire, le nouveau gouverneur descendit dans la yole d’honneur avec le capitaine et s’éloignant du brick sous l’impulsion rapide de dix vigoureux rameurs, il toucha bientôt la terre à la fontaine du Chien-de-Plomb.

En ce moment, les soldats, rangés en bataille, présentèrent les armes, les tambours battirent aux champs, les canons des forts et de la frégate retentirent à la fois, et, pareils à un écho, ceux des autres bâtiments leur répondirent ; aussitôt des acclamations universelles de « Vive lord Murrey ! » accueillirent joyeusement le nouveau gouverneur, qui, après avoir gracieusement salué ceux qui lui faisaient cette honorable réception, s’achemina, entouré des principales autorités de l’île, vers le palais.

Et, cependant, ces hommes qui faisaient fête au représentant de Sa Majesté Britannique et qui applaudissaient à son arrivée, étaient bien les mêmes hommes qui, autrefois, avaient pleuré le départ des Français ; mais aussi, c’est que quatorze ans s’étaient écoulés depuis cette époque ; la génération ancienne avait en partie disparu, et la génération nouvelle ne gardait le souvenir des choses passées que par ostentation et comme on garde une vieille charte de famille. Quatorze ans s’étaient écoulés, avons-nous déjà dit, et c’est plus qu’il n’en faut pour oublier la mort de son meilleur ami, pour violer un serment juré ; plus qu’il n’en faut enfin pour tuer, enterrer et débaptiser un grand homme ou une grande nation.

Chapitre V – L’enfant prodigue §

Tous les yeux avaient suivi lord Murrey jusqu’à l’hôtel du gouvernement ; mais, lorsque la porte du palais se fut refermée sur lui et sur ceux qui l’accompagnaient, tous les yeux se reportèrent sur le navire.

En ce moment, le jeune homme aux cheveux noirs en descendait à son tour, et la curiosité, qui venait d’abandonner le gouverneur, s’était reportée sur lui. En effet, on avait vu lord Murrey lui adresser gracieusement la parole et lui serrer la main ; de sorte que la foule assemblée décidait, avec sa sagacité ordinaire, que cet étranger était quelque jeune seigneur appartenant à la haute aristocratie de France ou d’Angleterre. Cette probabilité s’était changée en une véritable certitude à la vue du double ruban qui ornait sa boutonnière, et dont l’un, il faut bien l’avouer, était un peu moins répandu à cette époque qu’il ne l’est aujourd’hui. Au reste, les habitants de Port-Louis eurent le temps d’examiner le nouvel arrivant ; car, après avoir cherché des yeux autour de lui comme s’il se fût attendu à trouver quelqu’un de ses amis ou de ses parents sur la jetée, il s’était arrêté au bord de la mer, attendant que les chevaux du gouverneur fussent débarqués ; puis, quand cette opération fut terminée, un domestique au teint basané, vêtu du costume des Maures d’Afrique, avec lequel l’étranger avait échangé quelques mots dans une langue inconnue, en équipa deux à la manière arabe, et, les prenant tous deux en bride, car on ne pouvait se fier encore à leurs jambes engourdies, il suivit son maître, qui s’était déjà acheminé à pied vers la chaussée, regardant toujours autour de lui, comme s’il se fût attendu à voir apparaître tout à coup, au milieu de toutes ces figures insignifiantes, une figure amie.

Parmi les groupes qui attendaient les étrangers à l’endroit qu’on appelle caractéristiquement la Pointe-aux-Blagueurs, il y en avait un dont le centre se composait d’un gros homme de cinquante à cinquante-quatre ans, aux cheveux grisonnants, aux traits vulgaires, à la voix éclatante, aux favoris taillés en pointe et venant joindre de chaque côté le coin de la bouche, et d’un beau garçon de vingt-cinq à vingt-six ans ; le gros homme était vêtu d’une redingote de mérinos marron, d’un pantalon de nankin et d’un gilet de piqué blanc. Il portait une cravate à coins brodés, et un long jabot, garni de dentelle, flottait sur sa poitrine. Le jeune homme, dont les traits, un peu plus accentués que ceux de son voisin, avaient cependant avec ceux-ci une telle ressemblance, qu’il était évident que ces deux individus se touchaient par les liens les plus proches de la parenté, était coiffé d’un chapeau gris, portait un mouchoir de soie noué négligemment autour du cou, était vêtu d’un gilet et d’un pantalon blancs.

– Voilà, par ma foi, un joli garçon, dit le gros homme en regardant l’étranger, qui passait en ce moment à quelques pas de lui, et je conseille, s’il doit faire séjour dans notre île, à nos mères et à nos maris de veiller sur leurs femmes et leurs filles.

– Voilà un joli cheval, dit le jeune homme en portant un lorgnon à son œil ; pur sang, si je ne me trompe, tout ce qu’il y a de plus arabe, arabissime.

– Connais-tu ce monsieur, Henri ? demanda le gros homme.

– Non, mon père ; mais, s’il veut vendre son cheval, je sais bien qui lui en donnera mille piastres.

– Ce sera Henri de Malmédie, n’est-ce pas, mon enfant ? dit le gros homme, et tu feras bien, si le cheval te plaît, de t’en passer la fantaisie ; tu le peux, tu es riche.

Sans doute l’étranger entendit l’offre de M. Henri et l’approbation qu’y donnait son père, car sa lèvre se releva dédaigneusement, et il fixa tour à tour sur le père et sur le fils un regard hautain, et qui n’était pas exempt de menace, puis, plus instruit sans doute à leur égard qu’ils ne l’étaient au sien, il continua sa route en murmurant :

– Encore eux ! Toujours eux !

– Que nous veut donc ce muscadin ? demanda M. de Malmédie à ceux qui l’entouraient.

– Je n’en sais rien, mon père, répondit Henri ; mais à la première fois que nous le rencontrerons, s’il nous regarde encore de la même manière, je vous promets de le lui demander.

– Que veux-tu, Henri, dit M. de Malmédie d’un air de pitié pour l’ignorance de l’étranger, le pauvre garçon ne sait pas qui nous sommes.

– Eh bien, alors, je le lui apprendrai, moi, murmura Henri.

Pendant ce temps, l’étranger, dont le dédaigneux regard avait éveillé ce menaçant colloque, avait, sans paraître s’inquiéter de l’impression produite par son passage, et, sans daigner se retourner pour en voir l’effet, continué son chemin vers le rempart. Parvenu au tiers du jardin de la Compagnie, à peu près, son attention fut attirée par un groupe qui s’était formé sur un petit pont, lequel communiquait du jardin avec la cour d’une maison de belle apparence, et dont le centre était occupé par une ravissante jeune fille de quinze ou seize ans, que l’étranger, homme d’art sans doute, et, par conséquent, amoureux de toute beauté, s’arrêta pour regarder plus à son aise. Quoique sur le seuil de sa maison, la jeune fille, qui sans doute appartenait à l’une des plus riches familles de l’île, avait auprès d’elle une gouvernante européenne, qu’à ses longs cheveux blonds et à la transparence de sa peau, on reconnaissait pour une Anglaise, tandis qu’un vieux nègre, aux cheveux grisonnants, vêtu d’une veste et d’un pantalon de basin blanc, se tenait prêt, les yeux fixés sur elle, et, pour ainsi dire, le pied levé, à exécuter ses moindres ordres. Peut-être aussi, comme toute chose grandit par le contraste, cette beauté, que nous avons signalée comme merveilleuse, s’augmentait-elle encore de la laideur du personnage qui se tenait debout, muet et immobile devant elle, et avec lequel elle essayait d’entamer des négociations à l’endroit d’un de ces charmants éventails d’ivoire découpé, transparent et fragile comme une dentelle.

En effet, celui qui causait avec elle était un individu au corps osseux, au teint jaune, aux yeux relevés par les coins, coiffé d’un large chapeau de paille, duquel s’échappait, comme un échantillon des cheveux dont aurait pu être couvert le crâne qu’il abritait, une longue natte qui lui tombait jusqu’au milieu du dos ; il était vêtu d’un pantalon de coton bleu descendant jusqu’à mi-jambe et d’une blouse de même étoffe et de même couleur, descendant jusqu’au milieu des cuisses. À ses pieds était un bambou, long d’une toise, supportant à chacune de ses extrémités un panier, dont la double pesanteur faisait, lorsque le bambou était posé par le milieu sur l’épaule du marchand, plier cette longue canne comme un arc. Ces paniers étaient remplis de ces mille petits brimborions qui, aux colonies comme en France, dans la boutique en plein air du commerçant des tropiques comme dans les élégants magasins d’Alphonse Giroux et de Susse, font tourner la tête aux jeunes filles et quelquefois même à leurs mères. Or, comme nous l’avons dit, la belle créole, au milieu de toutes ces merveilles éparpillées sur une natte étendue à ses pieds, s’était arrêtée pour le moment à un éventail représentant des maisons, des pagodes et des palais impossibles, des chiens, des lions et des oiseaux fantastiques ; enfin, mille portraits d’hommes, de bâtiments et d’animaux qui n’ont jamais existé que dans la drolatique imagination des habitants de Canton et de Pékin.

Elle demandait donc purement et simplement le prix de cet éventail.

Mais là était la difficulté. Le Chinois, débarqué depuis quelques jours seulement, ne savait pas un seul mot ni de français, ni d’anglais, ni d’italien, ignorance qui ressortait clairement de son silence, à la triple demande qui lui avait été successivement faite dans ces trois langues. Cette ignorance était même déjà si bien connue dans la colonie, que l’habitant des bords du fleuve Jaune n’était désigné à Port-Louis que sous le nom de Miko-Miko, les deux seuls mots qu’il prononçât tout en parcourant les rues de la ville, portant son long bambou chargé de paniers tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre, et qui, selon toute probabilité, voulaient dire : Achetez, achetez. Les relations qui s’étaient établies jusqu’alors entre Miko-Miko et ses pratiques étaient donc purement et simplement des relations de gestes et de signes. Or, comme la belle jeune fille n’avait jamais eu l’occasion de faire une étude approfondie de la langue de l’abbé de l’Épée, elle se trouvait dans une parfaite impossibilité de comprendre Miko-Miko et de se faire comprendre par lui.

Ce fut en ce moment que l’étranger s’approcha d’elle.

– Pardon, Mademoiselle, lui dit-il ; mais, en voyant l’embarras dans lequel vous vous trouvez, je m’enhardis à vous offrir mes services : puis-je vous être bon à quelque chose et daignerez-vous m’accepter pour interprète ?

– Oh ! Monsieur, répondit la gouvernante, tandis que les joues de la jeune fille se couvraient d’une couche du plus beau carmin, je vous suis mille fois obligée de votre offre ; mais voilà mademoiselle Sara et moi qui épuisons, depuis dix minutes, toute notre science philologique sans parvenir à nous faire entendre de cet homme. Nous lui avons parlé tour à tour français, anglais et italien, et il n’a répondu à aucune de ces langues.

– Monsieur connaît peut-être quelque langue que parlera cet homme, ma mie Henriette, répondit la jeune fille ; et j’ai si grande envie de cet éventail, que, si Monsieur parvenait à m’en dire le prix, il m’aurait rendu un véritable service.

– Mais vous voyez bien que c’est impossible, reprit ma mie Henriette : cet homme ne parle aucune langue.

– Il parle au moins celle du pays où il est né, dit l’étranger.

– Oui, mais il est né en Chine ; et qui est-ce qui parle chinois ?

L’inconnu sourit, et, se tournant vers le marchand, il lui adressa quelques mots dans une langue étrangère.

Nous essayerons vainement de dire l’expression d’étonnement qui se peignit sur les traits du pauvre Miko-Miko, lorsque les accents de sa langue maternelle résonnèrent à son oreille comme l’écho d’une musique lointaine. Il laissa tomber l’éventail qu’il tenait, et, s’élançant les yeux fixes et la bouche béante vers celui qui venait de lui adresser la parole, il lui saisit la main et la baisa à plusieurs reprises ; puis, comme l’étranger répétait la question qu’il lui avait déjà faite, il se décida enfin à répondre ; mais ce fut avec une expression dans le regard et un accent dans la voix qui formaient un des plus étranges contrastes qu’on puisse imaginer ; car, de l’air le plus attendri et le plus sentimental du monde, il venait tout bonnement de lui dire le prix de l’éventail.

– C’est vingt livres sterling, Mademoiselle dit l’étranger se retournant vers la jeune fille ; quatre-vingt-dix piastres à peu près.

– Mille fois merci, Monsieur ! répondit Sara en rougissant de nouveau. Puis, se retournant vers sa gouvernante : n’est-ce pas vraiment bien heureux, ma mie Henriette, lui dit-elle en anglais, que Monsieur parle la langue de cet homme ?

– Et surtout bien étonnant, répondit ma mie Henriette.

– C’est pourtant une chose toute simple, Mesdames, répondit l’étranger dans la même langue. Ma mère mourut que je n’avais que trois mois encore, et l’on me donna pour nourrice une pauvre femme de l’île Formose qui était au service de notre maison, sa langue est donc la première que je balbutiai ; et, quoique je n’aie pas trouvé souvent l’occasion de la parler, j’en ai, comme vous l’avez vu, retenu quelques mots, ce dont je me féliciterai toute ma vie puisque j’ai pu, grâce à ces quelques mots, vous rendre un léger service.

Puis, glissant dans la main du Chinois un quadruple d’Espagne, et, faisant signe à son domestique de le suivre, le jeune homme partit en saluant avec une parfaite aisance mademoiselle Sara et ma mie Henriette.

L’étranger suivit la rue de Moka ; mais à peine eut-il fait un mille sur la route qui conduit aux Pailles, et fut-il arrivé au pied de la montagne de la Découverte, qu’il s’arrêta tout à coup, et que ses yeux se fixèrent sur un banc construit à mi-côte de la montagne, et au milieu duquel, dans une immobilité parfaite, les deux mains posées sur ses genoux et les yeux fixés sur la mer, était assis un vieillard. Un instant l’étranger regarda cet homme d’un air de doute ; puis, comme si ce doute avait disparu devant une conviction entière :

– C’est bien lui, murmura-t-il ; mon Dieu ! comme il est changé !

Alors, après avoir regardé un instant encore le vieillard avec un air de singulier intérêt, le jeune homme prit un chemin par lequel il pouvait arriver près de lui sans être vu, manœuvre qu’il exécuta heureusement, après s’être arrêté deux ou trois fois en route en appuyant sa main sur sa poitrine, comme pour donner à une émotion trop forte le temps de se calmer.

Quant au vieillard, il ne bougea point à l’approche de l’étranger, si bien qu’on eût pu croire qu’il n’avait pas même entendu le bruit de ses pas ; ce qui eût été une erreur, car à peine le jeune homme se fut-il assis sur le même banc que lui, qu’il tourna la tête de son côté, et que, le saluant avec timidité, il se leva et fit quelques pas pour s’éloigner :

– Oh ! ne vous dérangez pas pour moi, Monsieur, dit le jeune homme.

Le vieillard se rassit aussitôt, non plus au milieu du banc, mais à son extrémité.

Alors il y eut un moment de silence entre le vieillard, qui continua de regarder la mer, et l’étranger, qui regardait le vieillard. Enfin, au bout de cinq minutes de muette et profonde contemplation, l’étranger prit la parole :

– Monsieur, dit-il à son voisin, vous n’étiez sans doute point là, lorsqu’il y a une heure et demie à peu près, le Leycester a jeté l’ancre dans le port ?

– Pardonnez-moi, Monsieur, j’y étais, répondit le vieillard avec un accent où se confondaient l’humilité et l’étonnement.

– Alors, reprit le jeune homme, alors vous ne preniez aucun intérêt à l’arrivée de ce bâtiment venant d’Europe ?

– Pourquoi cela, Monsieur ? demanda le vieillard de plus en plus étonné.

– C’est qu’en ce cas, au lieu de rester ici, vous seriez comme tout le monde descendu sur le port.

– Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez, répondit mélancoliquement le vieillard en secouant sa tête blanchie ; je prends au contraire, et j’en suis certain, un plus grand intérêt que personne à ce spectacle. Chaque fois qu’il arrive un bâtiment, n’importe de quel pays ce bâtiment arrive, je viens depuis quatorze années voir s’il ne m’apporte pas quelque lettre de mes enfants, ou mes enfants eux-mêmes ; et, comme cela me fatiguerait trop d’être debout, je viens dès le matin m’asseoir ici, à la même place d’où je les ai vus partir ; et je reste là tout le jour, jusqu’à ce que, chacun s’étant retiré, tout espoir soit perdu pour moi.

– Mais comment ne descendez-vous pas vous-même jusqu’au port ? demanda l’étranger.

– C’est aussi ce que j’ai fait pendant les premières années, répondit le vieillard : mais alors je connaissais trop vite mon sort ; et, comme chaque déception nouvelle devenait plus pénible, j’ai fini par m’arrêter ici, et j’envoie à ma place mon nègre Télémaque. Ainsi l’espoir dure plus longtemps. S’il revient vite, je crois qu’il m’annonce leur arrivée, s’il tarde à revenir, je crois qu’il attend une lettre. Puis il revient la plupart du temps les mains vides. Alors je me lève et je m’en retourne seul comme je suis venu ; je rentre dans ma maison déserte, et je passe la nuit à pleurer en me disant : « Ce sera sans doute pour la prochaine fois. »

– Pauvre père ! murmura l’étranger.

– Vous me plaignez, Monsieur ? demanda le vieillard avec étonnement.

– Sans doute, je vous plains, répondit le jeune homme.

– Vous ne savez donc pas qui je suis ?

– Vous êtes homme et vous souffrez.

– Mais je suis mulâtre, répondit le vieillard d’une voix basse et profondément humiliée.

Une vive rougeur passa sur le front du jeune homme.

– Et moi aussi, Monsieur, je suis mulâtre, répondit-il.

– Vous ? s’écria le vieillard.

– Oui, moi, répondit l’étranger.

– Vous êtes mulâtre, vous, Monsieur ? et le vieillard regardait avec étonnement le ruban rouge et bleu noué à la redingote de l’étranger. Vous êtes mulâtre ? Oh ! alors votre pitié ne m’étonne plus. Je vous avais pris pour un blanc mais, du moment que vous êtes homme de couleur comme moi, c’est autre chose ; vous êtes un ami, un frère.

– Oui, un ami, un frère, dit le jeune homme en tendant les deux mains au vieillard.

Puis il murmura à voix basse et en le regardant avec une indéfinissable expression de tendresse :

– Et plus que cela encore, peut-être.

– Alors je puis donc tout vous dire, continua le vieillard. Ah ! je sens que cela me fera du bien, de parler de ma douleur. Imaginez-vous, Monsieur, que j’ai, ou plutôt que j’avais, car Dieu seul sait si tous deux vivent encore ; imaginez-vous que j’avais deux enfants, deux fils que j’aimais tous deux de l’amour d’un père, un surtout.

L’étranger tressaillit et se rapprocha encore du vieillard.

– Cela vous étonne, n’est-ce pas, reprit le vieillard, que je fasse une différence entre ces deux enfants, et que je préfère l’un à l’autre ? Oui, cela ne doit pas être, je le sais ; oui, cela est injuste, je l’avoue ; mais c’était le plus jeune, c’était le plus faible, voilà mon excuse.

L’étranger porta la main à son front, et, profitant du moment où le vieillard, honteux de la confession qu’il venait de faire, détournait la tête, il essuya une larme.

– Oh ! si vous les aviez connus tous deux, continua le vieillard, vous auriez compris cela. Ce n’est pas que Georges, – il s’appelait Georges, – ce n’est pas que Georges fût le plus beau ; oh ! non, au contraire, son frère Jacques était bien mieux que lui ; mais il avait dans son pauvre petit corps un esprit si intelligent, si ardent, si ferme, que, si je l’eusse mis au collège de Port-Louis avec les autres enfants, je suis bien certain que, quoiqu’il n’eût que douze ans, il eût bientôt dépassé tous les autres élèves.

Les yeux du vieillard brillèrent un instant d’orgueil et d’enthousiasme ; mais ce changement passa avec la rapidité de l’éclair, et son regard avait déjà repris son expression vague, plaintive et mate, lorsqu’il ajouta :

– Mais je ne pouvais pas le mettre au collège ici. Le collège a été fondé pour les blancs, et nous ne sommes que des mulâtres.

À son tour, la physionomie du jeune homme s’alluma, et il passa sur sa figure comme une flamme de dédain et de colère sauvage.

Le vieillard continua sans même remarquer le mouvement de l’étranger.

– C’est pour cela que je les ai envoyés tous deux en France, espérant que l’éducation fixerait l’humeur vagabonde de l’aîné et dompterait le caractère trop entier du second ; mais il paraît que Dieu n’approuvait pas ma résolution car, dans un voyage qu’il a fait à Brest, Jacques s’est embarqué à bord d’un corsaire, et, depuis, je n’ai reçu de ses nouvelles que trois fois, et, à chaque fois, d’un point du monde opposé ; et Georges a laissé développer en grandissant ce germe d’inflexibilité qui m’effrayait en lui. Celui-là m’a écrit plus souvent, tantôt d’Angleterre, tantôt d’Égypte, tantôt d’Espagne, car il a beaucoup voyagé aussi, et, quoique ses lettres soient fort belles, je vous le jure, je n’ai pas osé les montrer à personne.

– Ainsi, ni l’un ni l’autre ne vous ont jamais parlé de l’époque de leur retour ?

– Jamais ; et qui sait si même je les reverrai un jour car, de mon côté, quoique le moment où je les reverrai doive être le moment le plus heureux de ma vie, je ne leur ai jamais dit de revenir. S’ils demeurent là-bas, c’est qu’ils y sont plus heureux qu’ils ne le seraient ici ; s’ils n’éprouvent pas le besoin de revoir leur vieux père, c’est qu’ils ont trouvé en Europe des gens qu’ils aiment mieux que lui. Qu’il soit donc fait selon leur désir, surtout si ce désir peut les conduire au bonheur. Cependant, quoique je les regrette tous deux également, c’est cependant Georges qui me manque le plus, et c’est celui-là qui me fait le plus de peine en ne me parlant jamais de retour.

– S’il ne vous parle pas de retour Monsieur, reprit l’étranger d’une voix dont il cherchait inutilement à comprimer l’émotion, c’est peut-être qu’il se réserve le plaisir de vous surprendre, et qu’il veut vous faire achever dans le bonheur une journée commencée dans l’attente.

– Plût à Dieu ! dit le vieillard en levant les yeux et les mains au ciel.

– C’est peut-être, continua le jeune homme avec une voix de plus en plus émue, qu’il veut se glisser près de vous sans être reconnu de vous, et jouir ainsi de votre présence, de votre amour et de vos bénédictions.

– Ah ! il serait impossible que je ne le reconnusse pas.

– Et cependant, s’écria le jeune homme incapable de résister plus longtemps au sentiment qui l’agitait, vous ne m’avez pas reconnu, mon père !

– Vous !… toi !… toi !… s’écria à son tour le vieillard en parcourant l’étranger d’un regard avide, tandis qu’il tremblait de tous ses membres, la bouche entrouverte et souriant avec doute.

Puis, secouant la tête :

– Non, non, ce n’est pas Georges, dit-il ; il y a bien quelque ressemblance entre vous et lui ; mais il n’est pas grand, il n’est pas beau comme vous ; ce n’est qu’un enfant, et vous, vous êtes un homme.

– C’est moi, c’est bien moi, mon père ; mais reconnaissez-moi donc, s’écria Georges ; mais songez que quatorze ans se sont écoulés depuis que je ne vous ai vu ; songez que j’en ai aujourd’hui vingt-six, et, si vous doutez, tenez, tenez, voyez cette cicatrice à mon front, c’est la trace du coup que m’a donné M. de Malmédie le jour où vous avez si glorieusement pris un drapeau anglais. Oh ! ouvrez-moi vos bras, mon père, et, quand vous m’aurez embrassé, quand vous m’aurez pressé sur votre cœur, vous ne douterez plus que je ne sois votre fils.

Et à ces mots l’étranger se jeta au cou du vieillard, qui, regardant tantôt le ciel et tantôt son enfant, ne pouvait croire à tant de bonheur, et qui ne se décida à embrasser le beau jeune homme que lorsque celui-ci eût répété vingt fois qu’il était bien Georges.

En ce moment Télémaque parut au pied de la montagne de la Découverte, les bras pendants, l’œil morne et la tête penchée, désespéré qu’il était de revenir encore cette fois vers son maître sans lui rapporter quelque nouvelle de l’un ou de l’autre de ses enfants.

Chapitre VI – Transfiguration
§

Et maintenant il faut que nos lecteurs nous permettent d’abandonner ce père et ce fils à la joie du retour, et, revenant avec nous sur le passé, consentent à suivre avec nous la transfiguration physique et morale qui s’était opérée pendant l’espace de ces quatorze ans dans le héros de cette histoire, que nous lui avons fait entrevoir enfant et que nous venons de lui montrer jeune homme.

Nous avions d’abord eu l’idée de mettre purement et simplement sous les yeux du lecteur le récit que fit Georges à son père des événements de ces quatorze années : mais nous avons réfléchi que, ce récit étant une histoire toute de pensées intimes et de sensations secrètes, on pourrait se défier avec raison de la véracité d’un homme du caractère de Georges, surtout lorsque cet homme parle de lui-même. Nous avons donc résolu de conter, personnellement et à notre guise, cette histoire, dont nous connaissons chaque détail, promettant d’avance, vu que notre amour-propre n’est point engagé dans l’affaire, de ne cacher aucune sensation bonne ou mauvaise, aucune pensée honorable ou honteuse.

Partons donc du même point d’où Georges était parti lui-même.

Pierre Munier, dont nous avons essayé de tracer le caractère, avait, dès qu’il était entré dans la vie active, c’est-à-dire dès que d’enfant, il était devenu homme, adopté vis-à-vis des blancs un système de conduite dont il ne s’écarta jamais ; ne se sentant ni la force ni la volonté de combattre en duelliste un accablant préjugé, il avait pris la résolution de désarmer ses adversaires par une soumission inaltérable et par une inépuisable humilité ; sa vie fut tout entière occupée à excuser sa naissance. Loin de briguer, malgré ses richesses et son intelligence, aucune fonction administrative, aucun emploi politique, il avait constamment cherché à se faire oublier en se perdant dans la foule ; la même qui l’avait écarté de la vie publique le guidait dans la vie privée. Généreux et magnifique par nature, il tenait sa maison avec une simplicité toute monastique. Chez lui l’abondance était partout, le luxe nulle part, quoiqu’il eût près de deux cents esclaves, ce qui constitue aux colonies une fortune de plus de deux cent mille livres de rente. Il voyagea toujours à cheval, jusqu’à ce que, forcé par son âge, ou plutôt par les chagrins qui l’avaient brisé avant l’époque où l’homme est vieux, de changer sa modeste habitude en une habitude plus aristocratique, il acheta un palanquin aussi simplement modeste que celui du plus pauvre habitant de l’île. Toujours soigneux d’éviter la moindre querelle, toujours poli, complaisant, serviable pour tout le monde, même pour ceux qui, au fond du cœur, lui étaient antipathiques, il eut mieux aimé perdre dix arpents de terre que d’élever ou même de soutenir un procès qui lui en eût fait gagner vingt. Quelque habitant avait-il besoin d’un plant de café, de manioc ou de canne à sucre il était sûr de les trouver chez Pierre Munier, qui le remerciait encore de lui avoir donné la préférence. Or, tous ces bons procédés, qui étaient au fond l’instinct de son excellent cœur, mais qui pouvaient paraître le résultat de son caractère timide, lui avaient valu l’amitié de ses voisins sans doute, mais une amitié toute passive, qui, n’ayant jamais eu même l’idée de lui faire du bien, se bornait purement et simplement à ne pas lui faire de mal. Encore, parmi ceux-ci, y en avait-il quelques-uns qui, ne pouvant pardonner à Pierre Munier sa fortune immense, ses nombreux esclaves et sa réputation sans tache, s’acharnaient à l’écraser constamment sous le préjugé de la couleur. M. de Malmédie et son fils Henri étaient de ce nombre.

Georges, né dans les mêmes conditions que son père, mais que la faiblesse de sa constitution avait éloigné des exercices physiques, avait tourné vers les réflexions toutes ses facultés internes, et, mûr avant l’âge, comme le sont en général tous les enfants maladifs, il avait observé d’instinct la conduite de son père, dont il avait, tout jeune encore, pénétré les motifs ; or, l’orgueil viril qui bouillonnait dans la poitrine de cet enfant lui avait fait prendre en haine les blancs qui le méprisaient, et, en dédain, les mulâtres qui se laissaient mépriser. Aussi se résolut-il bien à suivre une conduite tout opposée à celle qu’avait tenue son père, et à marcher, quand la force lui serait venue, d’un pas ferme et hardi au-devant de ces absurdes oppressions de l’opinion, et si elles ne lui faisaient point place, à les prendre corps à corps comme Hercule Antée, et à les étouffer entre ses bras. Le jeune Annibal, excité par son père, avait juré haine éternelle à une nation ; le jeune Georges, malgré son père, jura guerre à mort à un préjugé.

Georges quitta la colonie après la scène que nous avons racontée, arriva en France avec son frère, et entra au collège Napoléon. À peine assis sur les bancs de la dernière classe, il comprit la différence des rangs, et voulut arriver au premier : pour lui, la supériorité était une nécessité d’organisation ; il apprit vite et bien. Un premier succès affermit sa volonté en lui donnant la mesure de sa puissance. Sa volonté en devint plus forte et ses succès en devinrent plus grands. Il est vrai de dire que ce travail de l’esprit, que ce développement de la pensée, laissaient le corps dans son état de chétivité primitive : le moral absorbait le physique, la lame brûlait le fourreau ; mais Dieu avait donné un appui au pauvre arbrisseau. Georges reposait en paix sous la protection de Jacques, qui était le plus robuste et le plus paresseux de sa classe, comme Georges en était le plus travailleur et le plus faible.

Malheureusement, cet état de choses dura peu. Deux ans après leur arrivée, comme Jacques et Georges étaient allés passer leurs vacances à Brest, chez un correspondant de leur père auquel ils étaient recommandés, Jacques, qui avait toujours eu un goût décidé pour la marine, profita de l’occasion qui s’offrait, et, ennuyé de sa prison, comme il appelait le collège, s’embarqua sur un corsaire, qu’il donna à son père, dans une lettre qu’il lui écrivit, pour un bâtiment de l’État. De retour au collège, Georges sentit alors cruellement l’absence de son frère. Sans défense contre les jalousies qu’avaient suscitées ses triomphes d’écolier, et qui, du moment qu’elles pouvaient être assouvies, devenaient de véritables haines, il fut honni par les uns, battu par les autres, maltraité par tous ; chacun avait pour lui son injure favorite. Ce fut une rude épreuve ; Georges la supporta courageusement.

Seulement, il réfléchit plus profondément que jamais sur sa position et comprit que la supériorité morale n’était rien sans la supériorité physique ; qu’il fallait l’une pour faire respecter l’autre, et que la réunion de ces deux qualités faisait seule un homme complet. À partir de cette heure, il changea complètement de manière de vivre ; de timide, retiré, inactif qu’il était, il devint joueur, turbulent, tapageur. Il travaillait bien encore, mais seulement assez pour conserver cette prééminence intellectuelle qu’il avait acquise dans les années précédentes. Dans les commencements, il fut maladroit, et l’on se moqua de lui. Georges reçut mal la plaisanterie, et cela à dessein. Georges n’avait pas naturellement le courage sanguin, mais le courage bilieux, c’est-à-dire que son premier mouvement, au lieu de le jeter dans le danger, était de lui faire faire un pas en arrière pour l’éviter. Il lui fallait la réflexion pour être brave, et, quoique cette bravoure soit la plus réelle, puisqu’elle est la bravoure morale, il s’en effraya comme d’une lâcheté.

Il se battit donc à chaque querelle, ou plutôt il fut battu ; mais, vaincu une fois, il recommença tous les jours jusqu’à ce qu’il fut vainqueur, non pas parce qu’il était le plus fort, mais parce qu’il était plus aguerri, parce qu’au milieu du combat le plus acharné, il conservait un admirable sang-froid, et que, grâce à ce sang-froid, il profitait de la moindre faute de son adversaire. Cela le fit respecter, et dès lors on commença à regarder à deux fois pour l’insulter ; car, si faible que soit un ennemi, on hésite à engager la lutte avec lui quand on le sait déterminé ; d’ailleurs, cette prodigieuse ardeur avec laquelle il embrassait cette nouvelle vie portait ses fruits : la force lui venait peu à peu ; aussi, encouragé par ses premiers essais, tant que durèrent les vacances suivantes, Georges n’ouvrit pas un livre ; il commença à apprendre à nager, à faire des armes, à monter à cheval, s’imposant une fatigue continuelle, fatigue qui, plus d’une fois, lui donna la fièvre, mais à laquelle il finit cependant par s’habituer. Alors aux exercices d’adresse il ajouta des travaux de force : pendant des heures entières, il bêchait la terre comme un laboureur ; pendant des jours entiers, il portait des fardeaux comme un manœuvre ; puis, le soir venu, au lieu de se coucher dans un lit chaud et doux, il s’enveloppait dans son manteau, se jetait sur une peau d’ours et dormait là toute la nuit. Un instant, la nature surprise hésita, ne sachant si elle devait rompre ou triompher. Georges sentait qu’il jouait sa vie, mais que lui importait sa vie ; si sa vie n’était pas pour lui la domination de la force et la supériorité de l’adresse ? La nature fut la plus puissante ; la faiblesse physique, vaincue devant l’énergie de la volonté, disparut comme un serviteur infidèle chassé par un maître inflexible. Enfin, trois mois d’un pareil régime fortifièrent tellement le pauvre chétif, qu’à son retour ses camarades hésitaient à le reconnaître. Alors ce fut lui qui chercha querelle aux autres et qui battit, à son tour, ceux qui l’avaient tant de fois battu. Alors ce fut lui qui fut craint et qui, étant craint, fut respecté.

Au reste, par une harmonie toute naturelle, à mesure que la force se répandait dans le corps, la beauté s’épanouissait sur le visage ; Georges avait toujours eu des yeux superbes et des dents magnifiques ; il laissa pousser ses longs cheveux noirs dont à force de soins il corrigea la rudesse native et qui s’assouplirent sous le fer. Sa pâleur maladive disparut pour faire place à un teint mat plein de mélancolie et de distinction : enfin, le jeune homme s’étudia à être beau, comme l’enfant s’étudiait à être fort et adroit.

Aussi, lorsque Georges, après avoir fait sa philosophie, sortit du collège, c’était un gracieux cavalier de cinq pieds quatre pouces, et, comme nous l’avons dit, quoiqu’un peu mince, admirablement pris dans sa taille. Il savait à peu près tout ce qu’un jeune homme du monde doit savoir. Mais il comprit que ce n’était pas assez que d’être, en toutes choses, de la force du commun des hommes ; il décida qu’en toutes choses il leur serait supérieur.

Au reste, les études qu’il avait résolu de s’imposer lui devenaient faciles, débarrassé qu’il était de ses travaux scolastiques, et maître désormais de tout son temps. Il fixa à l’emploi de sa journée des règles dont il résolut de ne pas se départir : le matin, à six heures, il montait à cheval ; à huit heures, il allait au tir au pistolet ; de dix heures à midi, il faisait des armes ; de midi à deux heures, il suivait les cours de la Sorbonne ; de trois à cinq heures, il dessinait tantôt dans un atelier, tantôt dans un autre ; enfin, le soir, il allait ou au spectacle ou dans le monde, dont son élégante courtoisie, bien plus encore que sa fortune, lui ouvrait toutes les portes.

Aussi Georges se lia-t-il avec tout ce que Paris avait de mieux en artistes, en savants et en grands seigneurs ; aussi Georges, également familier avec les arts, la science et la fashion, fut-il bientôt cité comme un des esprits les plus intelligents, comme un des penseurs les plus logiques, et comme un des cavaliers les plus distingués de la capitale. Georges avait donc à peu près atteint son but.

Cependant, il lui restait une dernière épreuve à faire : certain d’être maître des autres, il ignorait encore s’il était maître de lui-même ; or, Georges n’était pas homme à conserver un doute sur quelque chose que ce fût ; il résolut de s’éclairer sur son propre compte.

Georges avait souvent craint de devenir joueur.

Un jour, il sortit les poches pleines d’or, et s’achemina vers Frascati. Georges s’était dit : « Je jouerai trois fois ; à chaque fois, je jouerai trois heures, et, pendant ces trois heures, je risquerai dix mille francs : puis, passé ces trois heures, que j’aie perdu ou gagné, je ne jouerai plus. »

Le premier jour, Georges perdit ses dix mille francs en moins d’une heure et demie. Il n’en resta pas moins ses trois heures à regarder jouer les autres, et, quoiqu’il eût dans un portefeuille et en billets de banque les vingt mille francs qu’il était décidé à hasarder dans les deux essais qui lui restaient à faire, il ne jeta pas sur le tapis un louis de plus qu’il ne s’était proposé.

Le second jour, Georges gagna d’abord vingt-cinq mille francs ; puis, comme il s’était imposé à lui-même de jouer trois heures, il continua de jouer, et reperdit tout son gain, plus deux mille francs de son argent ; en ce moment il s’aperçut qu’il jouait depuis trois heures et cessa avec la même ponctualité que la veille.

Le troisième jour, Georges commença par perdre ; mais, sur son dernier billet de banque, la fortune changea, et la chance lui redevint favorable ; il lui restait trois quarts d’heure à jouer ; pendant ces trois quarts d’heure, Georges joua avec un de ces bonheurs étranges, dont les habitués des tripots perpétuent le souvenir par des traditions orales : pendant ces trois quarts d’heure, Georges eut l’air d’avoir fait un pacte avec le diable, à l’aide duquel un démon invisible lui soufflait d’avance à l’oreille la couleur qui allait sortir et la carte qui allait gagner. L’or et les billets de banque s’entassaient devant lui, à la grande stupéfaction des assistants. Georges ne pensait plus lui-même ; il jetait son argent sur la table et disait au banquier : « Où vous voudrez. » Le banquier plaçait l’argent au hasard, et Georges gagnait. Deux joueurs de profession, qui avaient suivi sa veine et qui avaient gagné des sommes énormes, crurent que le moment était arrivé d’adopter une marche contraire, ils parièrent alors contre lui ; mais la fortune resta fidèle à Georges. Ils reperdirent tout ce qu’ils avaient gagné, puis tout ce qu’ils avaient sur eux ; puis, comme ils étaient connus pour des gens sûrs, ils empruntèrent au banquier cinquante mille francs qu’ils reperdirent encore. Quant à Georges, impassible, sans qu’une seule émotion transpirât sur son visage, il voyait s’augmenter cette masse d’or et de billets, regardant de temps en temps la pendule qui devait sonner l’heure de sa retraite. Enfin cette heure sonna. Georges s’arrêta à l’instant, chargea son domestique de l’or et des billets gagnés, et, avec le même calme, la même impassibilité qu’il avait joué, qu’il avait perdu et qu’il avait gagné, il sortit, envié par tous ceux qui avaient assisté à la scène qui venait de se passer, et qui s’attendaient à le revoir le lendemain.

Mais, contre l’attente de tout le monde, Georges ne reparut pas. Il fit plus : il mit l’or et les billets, pêle-mêle, dans un tiroir de son secrétaire, se promettant de ne rouvrir le tiroir que huit jours après. Ce jour arrivé, Georges rouvrit le tiroir, et fit la vérification de son trésor. Il avait gagné deux cent mille francs.

Georges était content de lui ; il avait vaincu une passion.

Georges avait les sens ardents d’un homme des tropiques.

À la suite d’une orgie, plusieurs de ses amis le conduisirent chez une courtisane, célèbre par sa beauté et par sa capricieuse fantaisie. Ce soir-là, il avait pris à la moderne Laïs une recrudescence de vertu. La soirée se passa donc à parler morale ; on eût cru que la maîtresse de la maison aspirait au prix Montyon. Cependant, on avait pu voir que les yeux de la belle prêcheuse se fixaient de temps en temps sur Georges avec une expression d’ardent désir qui démentait la froideur de ses paroles. Georges de son côté, trouva cette femme plus désirable encore qu’on ne lui avait dit. Et, pendant trois jours, le souvenir de cette séduisante Astarté poursuivit la virginale imagination du jeune homme. Le quatrième jour, Georges reprit le chemin de la maison qu’elle habitait, monta l’escalier avec un effroyable battement de cœur, tira la sonnette avec un mouvement si convulsif, que le cordon faillit lui rester dans la main ; puis, sentant les pas de la femme de chambre qui s’approchaient, il commanda à son cœur de cesser de battre, à son visage d’être calme, et, d’une voix dans laquelle il était impossible de reconnaître la moindre trace d’émotion, il demanda à la femme de chambre de le conduire à sa maîtresse. Celle-ci avait entendu sa voix. Elle accourut, joyeuse et bondissante ; car l’image de Georges, dont la vue lui avait fait, au moment où elle l’avait aperçu, une profonde impression, ne l’avait pas quittée depuis ; elle espérait donc que l’amour, ou du moins le désir, ramenait près d’elle le beau jeune homme qui avait produit sur elle une si profonde impression.

Elle se trompait : c’était encore une épreuve sur lui-même que Georges avait résolu de faire : il était venu là pour mettre aux prises une volonté de fer et des sens de feu. Il resta deux heures près de cette femme, donnant un pari pour prétexte à son impassibilité, et luttant à la fois contre le torrent de ses désirs et les caresses de la débauche ; puis, au bout de deux heures, vainqueur dans cette seconde épreuve, comme il l’avait été dans la première, il sortit.

Georges était content de lui, il avait dompté ses sens.

Nous avons dit que Georges n’avait pas le courage physique qui se jette au milieu du danger, mais seulement le courage bilieux qui l’attend lorsqu’il ne peut l’éviter. Georges craignait réellement de n’être pas brave, et souvent il avait tressailli à cette idée que, dans un péril imminent, peut-être ne serait-il pas sûr de lui ; peut-être enfin se conduirait-il en lâche. Cette idée tourmentait étrangement Georges ; aussi résolut-il de saisir la première occasion qui s’offrirait de mettre son âme aux prises avec le danger. Cette occasion se présenta d’une façon assez étrange.

Un jour, Georges était chez Lepage avec un de ses amis et, en attendant que la place fût libre, il regardait faire un des habitués de l’établissement, connu comme il l’était lui-même pour un des meilleurs tireurs de Paris. Celui qui s’exerçait à cette heure exécutait à peu près tous ces tours d’incroyable adresse que la tradition attribue à Saint-Georges et qui font le désespoir des néophytes, c’est-à-dire qu’il faisait mouche à chaque fois, doublait ses coups de manière que la seconde empreinte couvrît exactement la première, coupait une balle sur un couteau, et tentait, enfin, avec une constante réussite, mille autres expériences pareilles. L’amour-propre du tireur, il faut le dire, était encore excité par la présence de Georges, que le garçon, en lui présentant son pistolet, lui avait dit tout bas être au moins d’une force égale à la sienne, de sorte qu’à chaque coup il se surpassait ; mais, à chaque coup au lieu de recevoir de son voisin le tribut d’éloges qu’il méritait, il entendait, au contraire, Georges répondre aux exclamations de la galerie :

– Oui, sans doute, c’est bien tiré, mais ce serait autre chose, si monsieur tirait sur un homme.

Cette éternelle négation de son adresse, comme duelliste, commença par étonner le tireur, et finit par le blesser. Il se retourna donc vers Georges au moment où celui-ci venait, pour la troisième fois, d’émettre l’opinion dubitative que nous avons rapportée, et, le regardant d’un air moitié railleur, moitié menaçant :

– Pardon, Monsieur, lui dit-il, mais il me semble que voilà deux ou trois fois que vous émettez un doute insultant pour mon courage ; voudriez-vous avoir la bonté de me donner une explication claire et précise des paroles que vous avez dites ?

– Mes paroles n’ont pas besoin de commentaire, Monsieur, répondit Georges, et s’expliquent, ce me semble, suffisamment par elles-mêmes.

– Alors, Monsieur, reprit le tireur, ayez la bonté de les répéter encore une fois, afin que j’apprécie à la fois et la portée qu’elles ont et l’intention qui les a dictées.

– J’ai dit, répondit Georges avec la plus parfaite tranquillité, j’ai dit, en vous voyant faire mouche à tous coups, que vous ne seriez pas si sûr de votre main ni de votre œil, si l’un et l’autre, au lieu d’avoir à diriger une balle contre la plaque, devaient la diriger contre la poitrine d’un homme.

– Et pourquoi cela, je vous prie ? demanda le tireur.

– Parce qu’il me semble qu’il doit toujours y avoir, au moment où l’on fait feu sur son semblable, une certaine émotion qui peut déranger le coup.

– Vous êtes-vous souvent battu en duel, Monsieur ? demanda le tireur.

– Jamais, répondit Georges.

– Alors, il ne m’étonne pas que vous supposiez qu’en pareille circonstance on puisse avoir peur, reprit l’étranger avec un sourire où perçait une légère teinte d’ironie.

– Excusez-moi, Monsieur répondit Georges, mais vous m’avez mal compris, je crois : il me semble qu’au moment de tuer un homme, on peut trembler d’autre chose que de peur.

– Je ne tremble jamais, Monsieur, dit le tireur.

– C’est possible, répondit Georges avec le même flegme, mais je n’en suis pas moins convaincu qu’à vingt-cinq pas, c’est-à-dire, qu’à la même distance où vous faites mouche à tous coups…

– Eh bien, qu’à vingt-cinq pas ?… dit l’étranger.

– À vingt-cinq pas, vous manqueriez un homme, reprit Georges.

– Et moi, je suis sûr du contraire, Monsieur.

– Permettez-moi de ne pas vous croire sur parole.

– Alors, c’est un démenti que vous me donnez ?

– Non, c’est un fait que j’établis.

– Mais dont, je suppose, vous hésiteriez à faire l’expérience, reprit en ricanant le tireur.

– Pourquoi cela ? répondit Georges en le regardant fixement.

– Mais sur un autre que sur vous, je présume.

– Sur un autre ou sur moi-même, peu importe.

– Ce serait téméraire à vous, Monsieur, de risquer une pareille épreuve, je vous en préviens.

– Non, car j’ai dit ce que je pensais, et, par conséquent, ma conviction est que je ne risquerais pas grand-chose.

– Ainsi, Monsieur, vous me répétez pour la seconde fois qu’à vingt-cinq pas, je manquerais mon homme ?

– Vous vous trompez, Monsieur, ce n’est pas pour la seconde fois que je vous le répète ; c’est, si je me le rappelle bien, pour la cinquième.

– Ah ! c’est trop fort, Monsieur, et vous voulez m’insulter.

– Libre à vous de croire que c’est mon intention.

– C’est bien, Monsieur. Votre heure ?

– À l’instant même, si vous voulez.

– Le lieu ?

– Nous sommes à cinq cents pas du bois de Boulogne.

– Vos armes ?

– Mes armes ? Mais le pistolet. Ce n’est pas d’un duel qu’il s’agit, c’est une expérience que nous faisons.

– À vos ordres, Monsieur.

– C’est moi qui suis aux vôtres.

Les deux jeunes gens montèrent chacun dans son cabriolet, accompagnés chacun d’un ami.

Arrivés sur le terrain, les deux témoins voulurent arranger l’affaire, mais c’était chose difficile. L’adversaire de Georges exigeait des excuses, et Georges prétendait qu’il ne devait ces excuses que dans le cas où il serait blessé ou tué, puisque, dans ce cas seulement, il aurait tort.

Les deux témoins perdirent un quart d’heure en négociations qui n’amenèrent aucun résultat.

On voulut alors placer les adversaires à trente pas l’un de l’autre ; mais Georges fit observer qu’il n’y avait plus d’expérience réelle si on n’adoptait point la distance à laquelle on tire d’habitude sur la plaque c’est-à-dire vingt cinq pas. En conséquence, on mesura vingt-cinq pas.

Alors on voulut jeter un louis en l’air pour décider à qui tirerait le premier ; mais Georges déclara qu’il regardait ce préliminaire comme inutile attendu que le droit de primauté appartenait tout naturellement à son adversaire. L’adversaire de Georges de son côté, se piqua d’honneur, et insista pour que le sort décidât d’un avantage qui, entre deux hommes d’une force si grande, donnait toute chance à celui qui tirerait le premier. Mais Georges tint bon, et son adversaire fut obligé de céder.

Le garçon du tir avait suivi les combattants. Il chargea les pistolets avec la même mesure, la même poudre et les mêmes balles que celles avec lesquelles les expériences précédentes avaient été faites. C’étaient aussi les mêmes pistolets. Georges avait imposé ce point comme une condition sine qua non.

Les adversaires se placèrent à vingt-cinq pas, et chacun d’eux reçut des mains de son témoin un pistolet tout chargé. Puis les témoins s’éloignèrent, laissant aux combattants la faculté de tirer l’un sur l’autre dans l’ordre convenu.

Georges ne prit aucune des précautions usitées en pareille circonstance, il n’essaya de garantir avec son pistolet aucune partie de son corps. Il laissa pendre son bras le long de sa cuisse et présenta, dans toute sa largeur, sa poitrine entièrement désarmée.

Son adversaire ne savait ce que voulait dire une telle conduite ; il s’était trouvé plusieurs fois en circonstance pareille : jamais il n’avait vu un semblable sang-froid. Aussi cette conviction profonde de Georges commença-t-elle à produire son effet. Ce tireur si habile, qui n’avait jamais manqué son coup, douta de lui-même.

Deux fois il leva le pistolet sur Georges, et deux fois il le baissa. C’était contre toutes les règles du duel ; mais à chaque fois, Georges se contenta de lui dire :

– Prenez votre temps, Monsieur ; prenez votre temps.

À la troisième, il eut honte de lui-même et fit feu.

Il y eut un moment d’angoisse terrible parmi les témoins. Mais, aussitôt le coup parti, Georges se tourna successivement à gauche et à droite, et, saluant ces deux messieurs, pour leur indiquer qu’il n’était pas blessé :

– Eh bien, Monsieur, dit-il à son adversaire, vous voyez bien que j’avais raison, et que, quand on tire sur un homme, on est moins sûr de son coup que lorsqu’on tire sur une plaque.

– C’est bien, Monsieur, j’avais tort, répondit l’adversaire de Georges. Tirez à votre tour.

– Moi, dit Georges en ramassant son chapeau qu’il avait posé à terre, et en tendant son pistolet au garçon du tir, moi, tirer sur vous ? Pourquoi faire ?

– Mais c’est votre droit, Monsieur, s’écria son adversaire et je ne souffrirai pas qu’il en soit autrement. D’ailleurs, je suis curieux de voir comment vous tirez vous-même.

– Pardon, Monsieur, dit Georges avec son imperturbable sang-froid, entendons-nous, s’il vous plaît. Je n’ai pas dit que je vous toucherais, moi. J’ai dit que vous ne me toucheriez pas ; vous ne m’avez pas touché. J’avais raison ; voilà tout.

Et, quelque prétexte que pût lui donner son adversaire, quelques instances qu’il fît pour qu’il tirât à son tour, Georges remonta dans son cabriolet et reprit le chemin de la barrière de l’Étoile en répétant à son ami :

– Eh bien, ne te l’avais-je pas dit, que cela faisait une différence de tirer sur une poupée ou de tirer sur un homme ?

Georges était content de lui, car il était sûr de son courage.

Ces trois aventures firent du bruit et posèrent admirablement Georges dans le monde. Deux ou trois coquettes se firent un point d’honneur de subjuguer le moderne Caton ; et, comme il n’avait aucun motif pour leur résister, il fut bientôt un jeune homme à la mode. Mais, au moment où on le croyait le plus enchaîné par ses bonnes fortunes, comme le moment qu’il s’était fixé lui-même pour ses voyages était arrivé, un beau matin Georges prit congé de ses maîtresses en leur envoyant à chacune un cadeau royal, et partit pour Londres.

À Londres, Georges se fit présenter partout et fut partout bien reçu. Il eut des chevaux, des chiens et des coqs ; il fit battre les uns et courir les autres, tint tous les paris offerts, gagna et perdit des sommes folles avec un sang-froid tout aristocratique ; bref, au bout d’un an, il quitta Londres avec le renom d’un parfait gentleman, comme il avait quitté Paris avec la réputation d’un charmant cavalier ; ce fut pendant ce séjour dans la capitale de la Grande-Bretagne qu’il rencontra lord Murrey, mais, comme nous l’avons dit, sans lier autrement connaissance avec lui.

C’était l’époque où les voyages en Orient commençaient à devenir à la mode. Georges visita successivement la Grèce, la Turquie, l’Asie Mineure, la Syrie et l’Égypte. Il fut présenté à Méhemet-Ali, au moment où Ibrahim-Pacha allait faire son expédition du Saïd. Il accompagna le fils du vice-roi, combattit sous ses yeux et reçut de lui un sabre d’honneur et deux chevaux arabes, choisis parmi les plus beaux de son haras.

Georges revint en France par l’Italie. L’expédition d’Espagne se préparait. Georges accourut à Paris et demanda à servir comme volontaire : sa demande lui fut accordée. Georges prit place dans les rangs du premier bataillon de marche et se trouva constamment à l’avant-garde.

Malheureusement, contre toute attente, les Espagnols ne tenaient pas, et cette campagne, qu’on avait cru d’abord devoir être si acharnée, n’était guère autre chose, en somme, qu’une promenade militaire. Au Trocadéro, cependant, les choses changèrent de face, et l’on vit qu’il faudrait enlever de force ce dernier boulevard de la révolution péninsulaire.

Le régiment auquel Georges s’était joint n’était pas désigné pour l’assaut ; Georges changea de régiment et passa aux grenadiers. La brèche pratiquée et le signal de l’escalade donné, Georges s’élança à la tête de la colonne d’attaque et entra le troisième dans le fort.

Son nom fut cité à l’ordre de l’armée, et il reçut, des mains du duc d’Angoulême, la croix de la Légion d’honneur, et, de la main de Ferdinand VII, la croix de Charles III. Georges n’avait pour but que d’obtenir une distinction. Georges en avait obtenu deux. L’orgueilleux jeune homme fut au comble de la joie.

Il pensa alors que le moment était venu de retourner à l’île de France : tout ce qu’il avait espéré en rêve s’était accompli, tout ce qu’il avait désiré atteindre était dépassé : il n’avait plus rien à faire en Europe. Sa lutte avec la civilisation était finie, sa lutte avec la barbarie allait commencer. C’était une âme pleine d’orgueil qui ne se serait pas consolée de dépenser dans un bonheur européen les forces précieusement amassées pour un combat interne : tout ce qu’il avait fait depuis dix ans, c’était pour dépasser ses compatriotes mulâtres et blancs, et pouvoir tuer à lui seul le préjugé qu’aucun homme de couleur n’avait encore osé combattre. Peu lui importait, à lui, l’Europe et ses cent cinquante millions d’habitants ; peu lui importait la France et ses trente-trois millions d’hommes ; peu lui importait députation ou ministère, république ou royauté. Ce qu’il préférait au reste du monde, ce qui le préoccupait avant toute chose, c’était son petit coin de terre, perdu sur la carte comme un grain de sable au fond de la mer. C’est qu’il y avait pour lui, sur ce petit coin de terre, un grand tour de force à exécuter, un grand problème à résoudre. Il n’avait qu’un souvenir : celui d’avoir subi ; il n’avait qu’une espérance : celle de s’imposer.

Sur ces entrefaites, le Leycester relâcha à Cadix. Le Leycester allait à l’île de France, où il devait rester en station. Georges demanda son admission à bord de ce noble bâtiment, et, recommandé qu’il était au capitaine par les autorités françaises et espagnoles, il l’obtint. Puis la véritable cause de cette faveur fut, disons-le, que lord Murrey apprit que celui qui sollicitait ce passage était un indigène de l’île de France : or, lord Murrey n’était pas fâché d’avoir quelqu’un qui, pendant une traversée de quatre mille lieues, pût lui donner d’avance ces mille petits renseignements politiques et moraux qu’il est si important qu’un gouverneur ait précautionneusement amassés avant de mettre le pied dans son gouvernement.

On a vu comment Georges et lord Murrey s’étaient peu à peu rapprochés l’un de l’autre et comment ils en étaient arrivés à un certain point de liaison en abordant à Port-Louis.

On a vu encore comment Georges, tout fils pieux et dévoué qu’il était pour son père, n’était arrivé qu’après une de ces longues épreuves qui lui étaient familières à se faire reconnaître de lui. La joie du vieillard fut d’autant plus grande qu’il comptait moins sur ce retour : puis l’homme qui était revenu différait tellement de l’homme attendu, que, tout en cheminant vers Moka, le père ne pouvait se lasser de regarder le fils, s’arrêtant de temps en temps devant lui comme en contemplation, et, à chaque fois, le vieillard serrait le jeune homme sur son cœur avec tant d’effusion, qu’à chaque fois Georges, malgré cette puissance sur lui-même qu’il affectait, sentait les larmes lui venir aux yeux.

Après trois heures de marche, on arriva à la plantation ; à un quart d’heure de la maison, Télémaque avait pris les devants, de sorte qu’en arrivant, Georges et son père trouvèrent tous les nègres qui les attendaient avec une joie mêlée de crainte : car ce jeune homme qu’ils n’avaient vu qu’enfant, c’était un nouveau maître qui leur arrivait, et ce maître, que serait-il ?

Ce retour était donc une question capitale de bonheur ou de malheur à venir pour toute cette pauvre population. Les augures furent favorables. Georges commença par leur donner congé pour ce jour et pour le lendemain. Or, comme le surlendemain était un dimanche, cette vacance leur faisait de bon compte trois jours de repos.

Puis Georges, impatient de juger par lui-même de l’importance que sa fortune territoriale pouvait lui donner dans l’île, prit à peine le temps de dîner, et, suivi de son père, visita toute l’habitation. D’heureuses spéculations et un travail assidu et bien dirigé en avaient fait une des plus belles propriétés de la colonie. Au centre de la propriété était la maison, bâtiment simple et spacieux, entouré d’un triple ombrage de bananiers, de manguiers et de tamariniers s’ouvrant par devant, sur une longue allée d’arbres conduisant jusqu’à la route, et, par derrière, sur des vergers parfumés où la grenade à fleurs doubles mollement balancée par le vent, allait tour à tour caresser un bouquet d’oranges purpurines ou un régime de bananes jaunes, montant et descendant toujours, indécise et pareille à une abeille qui voltige entre deux fleurs, à une âme qui flotte entre deux désirs ; puis tout alentour, et à perte de vue, s’étendaient des champs immenses de cannes et de maïs qui semblaient, fatigués de leur charge nourricière, implorer la main des moissonneurs.

Puis enfin on arriva à ce qu’on appelle, dans chaque plantation, le camp des noirs.

Au milieu du camp s’élevait un grand bâtiment qui servait de grange l’hiver, et de salle de danse l’été ; de grands cris de joie en sortaient, mêlés au son du tambourin, du tam-tam et de la harpe malgache. Les nègres, profitant des vacances données, s’étaient aussitôt joyeusement mis en fête ; car, dans ces natures primitives, il n’y a pas de nuances ; du travail, elles passent au plaisir, et se reposent de la fatigue par la danse. Georges et son père ouvrirent la porte et parurent tout à coup au milieu d’eux.

Aussitôt le bal fut interrompu ; chacun se rangea contre son voisin, cherchant à prendre son rang, comme font des soldats surpris par leur colonel. Puis, après un moment de silence agité, une triple acclamation salua les maîtres. Cette fois, c’était bien l’expression franche et entière de leurs sentiments. Bien nourris, bien vêtus, rarement punis, parce que rarement ils manquaient à leur devoir, ils adoraient Pierre Munier, le seul peut-être des mulâtres de la colonie qui, humble avec les blancs, ne fût pas cruel avec les noirs. Quant à Georges, dont le retour, comme nous l’avons dit, avait inspiré de graves craintes dans la pauvre population, comme s’il eût deviné l’effet que sa présence avait produit, il éleva la main en signe qu’il voulait parler. Aussitôt, le plus profond silence se fit, et les nègres recueillirent avidement les paroles suivantes, qui tombèrent de sa bouche, lentes comme une promesse, solennelles comme un engagement :

– Mes amis, je suis touché de la bienvenue que vous me faites, et plus encore du bonheur qui brille ici sur tous les visages : mon père vous rend heureux, je le sais, et je l’en remercie ; car c’est mon devoir comme le sien de faire le bonheur de ceux qui m’obéiront, je l’espère, aussi religieusement qu’ils lui obéissent. Vous êtes trois cents ici, et vous n’avez que quatre-vingt-dix cases ; mon père désire que vous en bâtissiez soixante autres, une pour deux ; chaque case aura un petit jardin, il sera permis à chacun d’y planter du tabac, des giromons, des patates, et d’y élever un cochon avec des poules ; ceux qui voudront faire argent de tout cela l’iront vendre le dimanche à Port-Louis, et disposeront à leur volonté du produit de la vente. Si un vol est commis, il y aura une sévère punition pour celui qui aura volé son frère ; si quelqu’un est injustement battu par le commandeur, qu’il prouve que le châtiment n’était pas mérité, et il lui sera fait justice : je ne prévois pas le cas où vous vous ferez marrons, car vous êtes et vous serez, je l’espère, trop heureux pour songer à nous quitter.

De nouveaux cris de joie accueillirent ce petit discours, qui paraîtra sans doute bien minutieux et bien futile aux soixante millions d’Européens qui ont le bonheur de vivre sous le régime constitutionnel, mais qui, là-bas, fut reçu avec d’autant plus d’enthousiasme, que c’était la première charte de ce genre qui eût été octroyée dans la colonie.

Chapitre VII – La berloque §

Pendant la soirée du lendemain, qui était, comme nous l’avons dit, un samedi, une assemblée de nègres, moins joyeuse que celle que nous venons de quitter, était réunie sous un vaste hangar, et, assise autour d’un grand foyer de branches sèches, faisait tranquillement la berloque, comme on dit dans les colonies ; c’est-à-dire que, selon ses besoins, son tempérament ou son caractère, l’un travaillait à quelque ouvrage manuel destiné à être vendu le lendemain, l’autre faisait cuire du riz, du manioc ou des bananes. Celui-ci fumait dans une pipe de bois du tabac non seulement indigène, mais encore récolté dans son jardin ; ceux-là enfin causaient entre eux à voix basse. Au milieu de tous ces groupes, les femmes et les enfants, chargés d’entretenir le feu, allaient et venaient sans cesse ; mais malgré cette activité et ce mouvement, quoique cette soirée précédât un jour de repos, on sentait peser sur ces malheureux quelque chose de triste et d’inquiet. C’était l’oppression du géreur, mulâtre lui-même. Ce hangar était situé dans la partie inférieure des plaines Williams, au pied de la montagne des Trois-Mamelles, autour de laquelle s’étendait la propriété de notre ancienne connaissance M. de Malmédie.

Ce n’est pas que M. de Malmédie fût un mauvais maître, dans l’acception que nous donnons en France à ce mot. Non, M. de Malmédie était un gros homme tout rond, incapable de haine, incapable de vengeance, mais entiché au plus haut degré de son importance civile et politique ; plein de fierté lorsqu’il songeait à la pureté du sang qui coulait dans ses veines, et partageant avec une bonne foi native, et qui lui avait été léguée, de père en fils, le préjugé qui, à l’île de France, poursuivait encore à cette époque les hommes de couleur. Quant aux esclaves, ils n’étaient pas plus malheureux chez lui que partout ailleurs, mais ils étaient malheureux comme partout c’est que, pour M. de Malmédie, les nègres, ce n’étaient pas des hommes, c’étaient des machines devant rapporter un certain produit. Or, quand une machine ne rapporte pas ce qu’elle doit rapporter, on la remonte par des moyens mécaniques, M. de Malmédie appliquait donc purement et simplement à ses nègres la théorie qu’il eût appliquée à des machines. Quand les nègres cessaient de fonctionner, soit par paresse, soit par fatigue, le commandeur les remontait à coups de fouet ; la machine reprenait son mouvement, et, à la fin de la semaine, le produit général était ce qu’il devait être.

Quant à M. Henri de Malmédie, c’était exactement le portrait de son père avec vingt ans de moins, et une dose d’orgueil de plus.

Il y avait donc loin, comme nous l’avons dit, de la situation morale et matérielle des nègres du quartier des plaines Williams, avec celle des nègres du quartier Moka.

Aussi, dans ces réunions, désignées, ainsi que nous l’avons dit, sous le nom de berloque, la gaieté venait-elle tout naturellement aux esclaves de Pierre Munier, tandis qu’au contraire elle avait, chez ceux de M. de Malmédie, besoin d’être excitée par quelque chanson, quelque conte ou quelque parade. Au reste, sous les tropiques comme dans nos contrées, sous le hangar du nègre comme dans le bivouac des soldats, il y a toujours un ou deux de ces loustics qui se chargent de l’emploi plus fatigant qu’on ne pense de faire rire la société et que la société, reconnaissante, paye de mille façons différentes ; bien entendu que, si la société oublie de s’acquitter, ce qui lui arrive quelquefois, le bouffon, dans ce cas, lui rappelle tout naturellement qu’il est son créancier.

Or, celui qui occupait, dans l’habitation de M. de Malmédie, la charge que remplissaient autrefois Triboulet et l’Angeli à la cour du roi François Ier et du roi Louis XIII, était un petit homme, dont le torse replet était supporté par des jambes si grêles, qu’au premier abord on ne croyait pas à la possibilité d’une pareille réunion. Au reste, aux deux extrémités, l’équilibre, rompu par le milieu, se rétablissait : le gros torse supportait une petite tête d’un jaune bilieux, tandis que les jambes grêles aboutissaient à des pieds énormes. Quant aux bras, ils étaient d’une longueur démesurée, et pareils à ceux de ces singes, qui, en marchant sur leurs pieds de derrière, ramassent, sans se baisser, les objets qu’ils trouvent sur leur chemin.

Il résultait de cet assemblage de formes incohérentes et de membres disproportionnés, que le nouveau personnage que nous venons de mettre en scène offrait un singulier mélange de grotesque et de terrible, mélange dans lequel, aux yeux d’un Européen, le hideux l’emportait au point d’inspirer, dès la première vue, un vif sentiment de répulsion ; mais, moins partisans du beau, moins adorateurs de la forme que nous, les nègres ne l’envisageaient, en général, que du côté comique, quoique, de temps en temps, sous sa peau de singe, le tigre allongeât ses griffes et montrât ses dents.

Il s’appelait Antonio, et était né à Tingoram ; de sorte que, pour le distinguer des autres Antonio, que la confusion eût sans doute blessés, on l’appelait généralement Antonio le Malais.

La berloque était donc assez triste comme nous l’avons dit, lorsque Antonio, qui s’était glissé, sans être vu, jusque derrière un des poteaux qui soutiennent le hangar, allongea sa tête jaune et bilieuse, et poussa un petit sifflement pareil à celui que fait entendre le serpent à capuchon, un des reptiles les plus terribles de la presqu’île Malate. Ce cri, poussé dans les plaines de Ténassérim, dans les marais de Java, ou les sables de Quiloa, eût glacé de terreur quiconque l’eût entendu ; mais, à l’île de France où, à part les requins qui nagent par bandes sur les côtes, on ne peut citer aucun animal nuisible, ce cri ne produisit d’autre effet que de faire ouvrir à la noire assemblée de grands yeux et de grandes bouches ; puis, comme dirigées par le son, toutes les têtes s’étaient retournées vers le nouvel arrivant ; un seul cri partit de toutes les bouches :

– Antonio le Malais ! Vive Antonio !

Deux ou trois nègres tressaillirent et se levèrent à demi ; c’étaient des Malgaches, des Yoloffs, des Anghebars, qui, dans leur jeunesse, avaient entendu ce sifflement, et qui ne l’avaient pas oublié.

Un d’eux se dressa même tout à fait : c’était un beau jeune noir, qu’on eût pris, sans sa couleur, pour un enfant de la plus belle race caucasique. Mais à peine eût-il reconnu la cause du bruit qui l’avait tiré de sa rêverie, qu’il se recoucha en murmurant avec un mépris égal à la joie des autres esclaves :

– Antonio le Malais !

Antonio, en trois bonds de ses longues jambes, se trouva assis au milieu du cercle ; puis, sautant par-dessus le foyer, il retomba de l’autre côté, assis à la manière des tailleurs.

– Une chanson, Antonio ! une chanson ! crièrent toutes les voix.

Au contraire des virtuoses sûrs de leurs effets, Antonio ne se fit pas prier ; il fit sortir de son langouti une guimbarde, porta l’instrument à sa bouche, en tira quelques sons préparatoires en manière de prélude ; puis, accompagnant les paroles de gestes grotesques et analogues au sujet, il chanta la chanson suivante :

I

Moi resté dans un p’tit la caze,

Qu’il faut baissé moi pour entré ;

Mon la tête touché son faitaze,

Quand mon li pié touché plancé.

Moi té n’a pas besoin lumière,

Le soir, quand moi voulé dormi ;

Car, pour moi trouvé lune claire,

N’a pas manqué trous, Dié merci !

II

Mon lit est un p’tit natt’ malgace,

Mon l’oreillé morceau bois blanc,

Mon gargoulette un’ vié calbasse,

Où moi met l’arak, zour de l’an.

Quand mon femm’ pour faire p’tit ménaze,

Sam’di comme ça vini soupé,

Moi fair’ cuir, dans mon p’tit la caze,

Banane sous la cend’ grillé.

III

A mon coffre n’a pas serrure,

Et jamais moi n’a fermé li.

Dans bambou comm’ ça sans ferrure,

Qui va cherché mon langouti ?

Mais dimanch’ si gagné zournée,

Moi l’achète un morceau d’tabac,

Et tout la s’maine, moi fais fumée,

Dans grand pipe, à moi carouba.

Il faudrait que le lecteur eût vécu au milieu de cette race d’hommes simples et primitifs, pour qui tout est matière à sensation, pour avoir une idée, malgré la pauvreté des rimes et la simplicité des idées, de l’effet produit par la chanson d’Antonio. À la fin du premier et du second couplet, il y avait eu des rires et des applaudissements. À la fin du troisième, il y eut des cris, des vivats, des hourras. Seul, le jeune nègre, qui avait manifesté son mépris pour Antonio, haussa les épaules avec une grimace de dégoût.

Quant à Antonio, au lieu de jouir de son triomphe comme on aurait pu le croire, et de se rengorger au bruit des applaudissements, il appuya ses coudes sur ses genoux, laissa tomber sa tête dans ses mains, et parut se livrer à une profonde méditation. Or, comme Antonio était le boute-en-train obligé, avec le silence d’Antonio la tristesse revint de nouveau s’emparer de l’assemblée. On le pria alors de conter quelque histoire ou de chanter une autre chanson. Mais Antonio fit la sourde oreille, et les demandes les plus instantes n’obtinrent d’autre réponse que ce silence incompréhensible et obstiné.

Enfin, un de ceux qui se trouvaient les plus voisins de lui, frappant sur son épaule :

– Qu’as-tu donc, Malais ? demanda-t-il ; es-tu mort ?

– Non, répondit Antonio. Je suis bien vivant.

– Que fais-tu donc, alors ?

– Je pense.

– Et à quoi penses-tu ?

– Je pense, dit Antonio, que le temps de la berloque est un bon temps. Quand le bon Dieu a éteint le soleil, et que l’heure de la berloque arrive, chacun travaille avec plaisir ; car chacun travaille pour soi, quoiqu’il y ait des paresseux qui perdent leur temps à fumer, comme toi, Toukal ; ou des gourmands qui s’amusent à faire cuire des bananes, comme toi, Cambeba. Mais, comme je l’ai dit, il y en a d’autres qui travaillent. Toi, Castor, par exemple, tu fais tes chaises ; toi, Bonhomme, tu fais tes cuillers de bois ; toi, Nazim, tu fais ta paresse.

– Nazim fait ce qu’il veut, répondit le jeune nègre ; Nazim est le cerf d’Anjouan, comme Laïza en est le lion, et ce que font les lions et les cerfs ne regardent point les serpents.

Antonio se mordit les lèvres ; puis, après un moment de silence, pendant lequel il sembla que la voix stridente du jeune esclave continuât de vibrer, il reprit :

– Je pensais donc, et je vous disais que le temps de la berloque était un bon temps ; mais, pour que le travail ne soit pas une fatigue pour toi, Castor, et pour toi, Bonhomme ; pour que la fumée du tabac te semble meilleure Toukal, pour que tu ne t’endormes pas pendant que ta banane cuit, Cambeba, il faut quelqu’un qui vous raconte des histoires ou qui vous chante des chansons.

– C’est vrai, dit Castor, et Antonio sait de bien belles histoires et chante de bien jolies chansons.

– Mais, quand Antonio ne chante pas ses chansons et ne conte pas ses histoires, dit le Malais, qu’arrive-t-il ? Que tout le monde s’endort, parce que tout le monde est fatigué du travail de la semaine. Alors, il n’y a plus de berloque : toi, Castor, tu ne fais plus tes chaises de bambou ; toi, Bonhomme, tu ne fais plus tes cuillers de bois ; toi, Toukal, tu laisses éteindre ta pipe, et toi, Cambeba, tu laisses brûler ta banane ; est-ce vrai ?

– C’est vrai, répondirent en chœur non seulement les interpellés, mais la troupe entière, moins Nazim, qui continua de garder un dédaigneux silence.

– Alors vous devez être reconnaissants à celui-là qui vous raconte de belles histoires pour vous tenir éveillés, et qui vous chante de belles chansons pour vous faire rire.

– Merci, Antonio, merci ! crièrent toutes les voix.

– Après Antonio, qui est capable de vous conter des histoires ?

– Laïza : Laïza sait aussi de très belles histoires.

– Oui, mais des histoires qui vous font frémir.

– C’est vrai, répondirent les nègres.

– Et après Antonio, qui peut vous chanter des chansons ?

– Nazim ; Nazim sait aussi de très belles chansons.

– Oui, mais des chansons qui vous font pleurer.

– C’est vrai, dirent les nègres.

– Il n’y a donc qu’Antonio qui sache des chansons et des histoires qui vous fassent rire.

– C’est encore vrai, reprirent les nègres.

– Et qui vous a chanté une chanson, il y a quatre jours ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a raconté une histoire, il y trois jours ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a chanté une chanson, avant-hier ?

– Toi, Malais.

– Qui vous a raconté une histoire, hier ?

– Toi, Malais.

– Et qui, aujourd’hui, vous a chanté une chanson déjà et va vous conter une histoire bientôt ?

– Toi, Malais, toujours toi.

– Alors, si c’est moi qui suis cause que vous vous amusez en travaillant, que vous avez du plaisir en fumant, et que vous ne vous endormez plus en faisant cuire vos bananes, il est juste, moi qui ne puis rien faire, puisque je me sacrifie pour vous, il est juste, pour ma peine, qu’on me donne quelque chose.

La justesse de cette observation frappa tout le monde ; cependant notre véracité d’historien nous force à avouer que quelques voix seulement s’échappant des erreurs les plus candides de la société répondirent affirmativement.

– Ainsi, continua Antonio, il est donc juste que Toukal me donne un peu de tabac pour fumer dans mon gourgouri ; n’est-ce pas, Cambeba ?

– C’est juste, s’écria Cambeba, enchanté de ce que la contribution frappait sur un autre que lui.

Et Toukal fut forcé de partager son tabac avec Antonio.

– Maintenant, continua Antonio, l’autre jour, j’ai perdu ma cuiller de bois. Je n’ai pas d’argent pour en acheter, parce que, au lieu de travailler, je vous ai chanté des chansons et vous ai conté des histoires ; il est donc juste que Bonhomme me donne une cuiller de bois pour manger ma soupe ; n’est-ce pas, Toukal ?

– C’est juste, s’écria Toukal, enchanté de n’être pas le seul imposé par Antonio.

Et Antonio tendit la main à Bonhomme, qui lui donna la cuiller qu’il venait d’achever.

– Maintenant, reprit Antonio, j’ai du tabac pour mettre dans mon gourgouri, et j’ai une cuiller pour manger ma soupe ; mais je n’ai pas d’argent pour acheter de quoi faire du bouillon. Il est donc juste que Castor me donne le joli petit tabouret auquel il travaille, afin que j’aille, le vendre au marché et que j’achète un petit morceau de bœuf ; n’est-ce pas, Toukal ? n’est-ce pas Bonhomme ? n’est-ce pas Cambeba ?

– C’est juste ! s’écrièrent Toukal, Bonhomme et Cambeba ; c’est juste !

Et Antonio, moitié de bonne volonté, moitié de force, tira des mains de Castor le tabouret dont il venait de clouer le dernier bambou.

– Maintenant, continua Antonio, j’ai chanté une chanson qui m’a déjà fatigué, et je vais vous conter une histoire qui me fatiguera encore. Il est donc juste que je prenne des forces en mangeant quelque chose ; n’est-ce pas, Toukal ? n’est-ce pas, Bonhomme, n’est-ce pas, Castor ?

– C’est juste ! répondirent d’une voix les trois contribuants.

Cambeba eut une idée terrible.

– Mais, dit Antonio en montrant une double mâchoire, large, et étincelante comme celle d’un loup, mais je n’ai rien pour mettre sous ma petite dent.

Cambeba sentit se dresser ses cheveux sur sa tête et étendit machinalement la main vers le foyer.

– Il est donc juste, reprit Antonio, que Cambeba me donne une petite banane ; n’est-ce pas vous tous ?

– Oui, oui, c’est juste, crièrent à la fois Toukal, Bonhomme et Castor ; oui, c’est juste : banane, Cambeba ! banane, Cambeba !

Et toutes les voix reprirent en chœur :

– Banane, Cambeba !

Le malheureux regarda l’assemblée d’un air effaré et se précipita vers le foyer pour sauver sa banane ; mais Antonio l’arrêta en chemin, et, le maintenant d’une main, avec une force dont on ne l’aurait pas cru capable, il saisit de l’autre la corde à l’aide de laquelle on montait au grenier les sacs de maïs, il en passa le crochet dans la ceinture de Cambeba, faisant signe en même temps à Toukal de tirer l’autre bout de la corde. Toukal comprit avec une rapidité qui faisait le plus grand honneur à son intelligence, et, au moment où il s’y attendait le moins, Cambeba se trouva enlevé de terre, et, à la grande hilarité de toute la compagnie, commença à monter en tournoyant vers le ciel. À dix pieds à peu près du sol, l’ascension s’arrêta, et Cambeba demeura suspendu, étendant ses mains crispées vers la malheureuse banane, qu’il n’avait plus aucun moyen de disputer à son ennemi.

– Bravo, Antonio ! bravo, Antonio ! crièrent tous les assistants en se tenant les côtes de rire, tandis qu’Antonio, désormais parfaitement maître de l’objet de la discussion, écartait délicatement les cendres, et en tirant la banane cuite à point, et rissolée à faire venir l’eau à la bouche.

– Ma banane, ma banane ! s’écria Cambeba avec l’accent du plus profond désespoir.

– La voilà, dit Antonio étendant le bras dans la direction de Cambeba.

– Moi trop loin pour prendre li.

– Tu n’en veux pas ?

– Moi pas pouvoir atteindre jusqu’à li.

– Alors, reprit Antonio parodiant la langue du malheureux pendu, alors moi manger li pour empêcher li pourrir.

Et Antonio se mit à éplucher sa banane avec une gravité si comique, que les rires devinrent convulsifs.

– Antonio, cria Cambeba, Antonio, moi prie toi de rendre banane à moi ; banane il a été pour pauvre femme à moi, qui l’été malade et qui pas pouvoir mangé autre chose. Moi l’avoir volé, moi avoir besoin de li.

– Le bien volé ne profite jamais, répondit philosophiquement Antonio en continuant d’éplucher sa banane.

– Ah ! pauvre Narina, pauvre Narina ! n’aura rien à manger, et aura bien faim, bien faim !

– Mais, ayez donc pitié de ce malheureux, dit le jeune nègre d’Anjouan, qui, au milieu de la joie de tous, était resté seul grave et mélancolique.

– Pas si bête, dit Antonio.

– Ce n’est pas à toi que je parle, reprit Nazim.

– Et à qui parles-tu donc ?

– Je parle à des hommes.

– Eh bien, je te parle, moi, reprit Antonio, et je te dis : Tais-toi, Nazim.

– Détachez Cambeba, reprit le jeune nègre d’un ton de suprême dignité qui eût fait honneur à un roi.

Toukal, qui tenait la corde, se retourna vers Antonio, incertain s’il devait obéir. Mais, sans répondre à sa muette interrogation :

– Je t’ai dit : « Tais-toi, Nazim », et tu ne t’es pas tu, répéta le Malais.

– Quand un chien jappe après moi, je ne lui réponds pas et je continue mon chemin. Tu es un chien, Antonio.

– Prends garde à toi, Nazim, dit Antonio en secouant la tête ; quand ton frère Laïza n’est point là, tu n’es pas capable de grand-chose. Aussi, j’en suis bien sûr, tu ne répéterais pas ce que tu as dit.

– Tu es un chien, Antonio, répéta Nazim en se levant.

Tous les nègres qui étaient entre Nazim et Antonio s’écartèrent, de sorte que le beau nègre d’Anjouan et le hideux Malais se trouvèrent en face l’un de l’autre, mais à dix pas de distance.

– Tu dis cela de bien loin, Nazim, reprit Antonio les dents serrées par la colère.

– Et je le répète de près, s’écria Nazim.

Et, d’un seul bond, il se trouva à deux pas d’Antonio ; puis, la voix méprisante, le regard hautain, les narines gonflées :

– Tu es un chien ! dit-il pour la troisième fois.

Un blanc se fût jeté sur son ennemi et l’eût étouffé si la chose eût été en son pouvoir. Antonio, au contraire, fit un pas en arrière, plia sur ses longues jambes, se ramassa comme un reptile, tira son couteau de la poche de sa jaquette et l’ouvrit.

Nazim vit son mouvement et devina son intention ; mais, sans daigner faire un seul geste de défense, et, debout, muet et immobile, il attendit, pareil à un dieu nubien.

Le Malais couva un instant son ennemi du regard ; puis, se relevant avec la souplesse et l’agilité d’un serpent :

– Malheur à toi ! s’écria-t-il, Laïza n’est point là.

– Laïza est là ! dit une voix grave.

Celui qui avait prononcé ces paroles les avait prononcées de son ton de voix habituel ; il n’y avait pas ajouté un geste, il ne les avait pas accompagnées d’un signe, et cependant, au son de cette voix, Antonio s’arrêta court, et son couteau, qui n’était plus qu’à deux pouces de la poitrine de Nazim, échappa de sa main.

– Laïza ! s’écrièrent tous les nègres en se retournant vers le nouvel arrivant, et en prenant à l’instant même l’attitude de l’obéissance.

Celui qui n’avait eu qu’un mot à dire pour produire une impression si puissante sur tout ce monde et même sur Antonio était un homme dans la force de l’âge, d’une taille ordinaire, mais dont les membres vigoureusement musclés annonçaient une force colossale. Il se tenait debout, immobile, les bras croisés, et de ses yeux à demi clos, comme ceux d’un lion qui médite, s’échappait un regard brillant, calme et impérieux. À voir tous ces hommes attendre ainsi, dans un respectueux silence, une parole ou un signe de cet autre homme, on eût dit une horde africaine attendant la paix ou la guerre d’un signe de tête de son roi ; ce n’était pourtant qu’un esclave parmi des esclaves.

Après quelques minutes d’une immobilité sculpturale, Laïza leva lentement la main et l’étendit vers Cambeba qui, pendant tout ce temps, était resté suspendu au bout de sa corde, et planant, muet comme les autres, sur la scène qui venait de se passer. Aussitôt Toukal laissa filer la corde et Cambeba, à sa grande satisfaction, se retrouva sur la terre. Son premier soin fut de se mettre à la recherche de sa banane ; mais, dans la confusion qui avait été naturellement la suite de la scène que nous venons de raconter, la banane avait disparu.

Pendant cette recherche, Laïza était sorti ; mais presque aussitôt il rentra, portant sur ses épaules un porc marron, qu’il jeta près du foyer.

– Tenez, enfants, dit-il, j’ai pensé à vous, prenez et partagez.

Cette action, et les paroles libérales qui l’accompagnaient, touchaient deux cordes trop sensibles aux cœurs des noirs, la gourmandise et l’enthousiasme, pour ne pas produire leur effet. Chacun entoura l’animal et s’extasia à sa manière.

– Oh ! qué bon souper nous va faire à soir, dit un Malabar.

– Li noir comme un Mozambique, dit un Malgache.

– Li gras comme un Malgache, dit un Mozambique.

Mais, ainsi qu’il est facile de le présumer, l’admiration était un sentiment trop idéal, pour que ce sentiment ne fît pas bientôt place à quelque chose de plus positif. En un clin d’œil, l’animal fut dépecé, une partie mise en réserve pour le jour suivant, et l’autre coupée en tranches assez minces et que l’on étendit sur des charbons et en morceaux un peu plus solides que l’on fit rôtir devant le feu.

Alors chacun reprit sa première place, mais d’un visage plus joyeux car chacun était dans l’attente d’un bon souper. Cambeba seul resta debout, triste et isolé dans un coin.

– Que fais-tu là, Cambeba ? demanda Laïza.

– Moi faire rien, papa Laïza, répondit tristement Cambeba.

Papa est, comme chacun sait, un titre d’honneur chez les nègres, et tous les nègres de l’habitation depuis le plus jeune jusqu’au plus vieux donnaient ce titre à Laïza.

– Est-ce que tu souffres encore d’avoir été attaché par la ceinture ? demanda le nègre.

– Oh ! non, papa, moi pas douillet comme cela.

– Alors, tu as donc du chagrin ?

Cette fois, Cambeba ne répondit qu’en agitant en signe d’affirmation la tête de haut en bas.

– Et pourquoi as-tu du chagrin ? demanda Laïza.

– Antonio preni mo banane, que moi été obligé voler, pour ma femme qui été malade, et moi n’a plus rien pour donner à li à présent.

– Eh bien, alors, donne-lui un morceau de ce porc sauvage.

– Li pas capable mangi viande. Non, li pas capable, papa Laïza.

– Holà ! dit Laïza à voix haute, qui a ici une banane à me donner ?

Une douzaine de bananes sortirent comme par miracle de dessous la cendre. Laïza prit la plus belle et la donna à Cambeba, qui se sauva avec, sans prendre même le temps de remercier ; puis, se retournant vers Bonhomme, à qui appartenait le fruit :

– Tu n’y perdras rien, Bonhomme, lui dit-il ; car en place de la banane tu auras la part de viande d’Antonio.

– Et moi, dit effrontément Antonio, qu’aurais-je donc ?

– Toi, dit Laïza, tu auras la banane que tu as volée à Cambeba.

– Mais elle est perdue, répondit le Malais.

– Cela ne me regarde pas.

– Bravo ! dirent les nègres, le bien volé n’a pas profité jamais.

Le Malais se leva, jeta un regard de côté sur les hommes qui avaient applaudi il n’y avait qu’un instant à ses persécutions, et qui applaudissaient maintenant à son châtiment, et sortit du hangar.

– Frère, dit Nazim à Laïza, prends garde à toi, je le connais, il te jouera quelque mauvais tour.

– Veille plutôt sur toi-même Nazim car, de s’attaquer à moi, il n’oserait pas.

– Eh bien donc, je veillerai sur toi et tu veilleras sur moi, dit Nazim. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit maintenant, et nous avons, tu le sais, à parler d’autre chose.

– Oui, mais pas ici.

– Sortons donc.

– Tout à l’heure : quand chacun sera occupé à son repas, personne ne fera attention à nous.

– Tu as raison, frère.

Et les deux nègres se mirent à causer ensemble à voix basse et de choses indifférentes ; mais, dès que les tranches furent grillées, dès que les morceaux de filet furent rôtis, profitant de la préoccupation qui préside toujours à la première partie d’un repas assaisonné d’un bon appétit, ils sortirent tous deux à leur tour, sans que, effectivement, comme l’avait prévu Laïza, le reste de la société parût même remarquer leur disparition.

Chapitre VIII – La toilette du nègre marron §

Il était à peu près dix heures du soir ; la nuit, sans lune, était belle et étoilée comme le sont d’ordinaire les nuits des tropiques vers la fin de l’été : on apercevait au ciel quelques unes de ces constellations qui nous sont familières depuis notre enfance, sous le nom de la Petite Ourse, du Baudrier, d’Orion et des Pléiades mais dans une position si différente de celle dans laquelle nous sommes habitués à les voir, qu’un Européen aurait eu peine à les reconnaître ; en échange, au milieu d’elles brillait la Croix du Sud, invisible dans notre hémisphère boréal. Le silence de la nuit n’était troublé que par le bruit que faisaient, en rongeant l’écorce des arbres, les nombreux tanrecs dont les quartiers de la rivière Noire sont peuplés, par le chant des figuiers bleus et des fondi-jala, ces fauvettes et ces rossignols de Madagascar, et par le cri presque insensible de l’herbe déjà séchée qui pliait sous les pieds des deux frères.

Les deux nègres marchaient en silence, regardant de temps en temps autour d’eux d’un air inquiet, s’arrêtant pour écouter, puis reprenant leur chemin ; enfin, parvenus dans un endroit plus touffu, ils entrèrent dans une espèce de petit bois de bambous, et, parvenus à son centre, s’arrêtèrent écoutant encore et regardant de nouveau autour d’eux. Sans doute le résultat de cette dernière investigation fut encore plus rassurant que les autres car ils échangèrent un regard de sécurité, et s’assirent tous deux au pied d’un bananier sauvage, qui étendait ses larges feuilles, comme un éventail magnifique, au milieu des feuilles grêles des roseaux qui l’environnaient.

– Eh bien, frère ? demanda le premier, Nazim, avec ce sentiment d’impatience que Laïza avait déjà modéré, quand il avait voulu le questionner au milieu des autres nègres.

– Tu conserves donc toujours la même résolution, Nazim ? dit Laïza.

– Plus que jamais, frère. Je mourrais ici, vois-tu. J’ai pris sur moi de travailler jusqu’à présent, moi, Nazim, moi, fils de chef, moi, ton frère ; mais je me lasse de cette vie misérable : il faut que je retourne à Anjouan ou que je meure.

Laïza poussa un soupir.

– Il y a loin d’ici à Anjouan, dit-il.

– Qu’importe ? répondit Nazim.

– Nous sommes dans le temps des grains.

– Le vent nous poussera vite.

– Mais si la barque chavire ?

– Nous nagerons tant que nous aurons de forces ; puis, lorsque nous ne pourrons plus nager, nous regarderons une dernière fois le ciel où nous attend le Grand-Esprit, et nous nous engloutirons dans les bras l’un de l’autre.

– Hélas ! dit Laïza.

– Cela vaut mieux que d’être esclave, dit Nazim.

– Ainsi tu veux quitter l’île de France ?

– Je le veux.

– Au risque de la vie ?

– Au risque de la vie.

– Il y a dix chances contre une que tu n’arrives point à Anjouan.

– Il y en a une sur dix pour que j’y arrive.

– C’est bien, dit Laïza ; qu’il soit fait comme tu le veux, frère. Cependant, réfléchis encore.

– Il y a deux ans que je réfléchis. Quand le chef des Mongallos m’a pris à mon tour dans un combat, comme toi-même avais été pris quatre ans auparavant, et qu’il m’a vendu à un capitaine négrier, comme toi-même avais été vendu, j’ai pris mon parti à l’instant même. J’étais enchaîné, j’ai essayé de m’étrangler avec mes chaînes, on m’a rivé à la cale. Alors j’ai voulu me briser la tête le long de la muraille du vaisseau, on a étendu de la paille sous ma tête ; alors j’ai voulu me laisser mourir de faim, on m’a ouvert la bouche, et, ne pouvant me faire manger, on m’a forcé de boire. Il fallait me vendre bien vite, on m’a débarqué ici, on m’a donné à moitié prix, et c’était bien cher encore ; car j’étais résolu de me précipiter du premier morne que je gravirais. Tout à coup, j’ai entendu ta voix, frère ; tout à coup, j’ai senti mon cœur contre ton cœur ; tout à coup, j’ai senti tes lèvres contre mes lèvres, et je me suis trouvé si heureux, que j’ai cru que je pourrais vivre. Cela a duré un an. Puis, pardonne-moi, frère, ton amitié ne m’a plus suffi. Je me suis rappelé notre île, je me suis rappelé mon père, je me suis rappelé Irna. Nos travaux m’ont paru lourds, puis humiliants, puis impossibles. Alors je t’ai dit que je voulais fuir, retourner à Anjouan, revoir Irna, revoir mon père, revoir notre île ; et toi, tu as été bon comme toujours, tu m’as dit : « Repose-toi, Nazim, toi qui es faible, et je travaillerai, moi qui suis fort. Alors tu es sorti tous les soirs, depuis quatre jours, et tu as travaillé pendant que je me reposais. N’est-ce pas, Laïza ?

– Oui, Nazim ; écoute, cependant : mieux vaudrait attendre encore, reprit Laïza en relevant le front. Aujourd’hui esclaves, dans un mois, dans trois mois, dans une année, maîtres peut-être !

– Oui, dit Nazim ; oui, je connais tes projets ; oui, je sais ton espoir.

– Alors, comprends-tu ce que ce serait, reprit Laïza, que de voir ces blancs si fiers et si cruels, humiliés et suppliants à leur tour ? comprends-tu ce que ce serait que de les faire travailler douze heures par journée à leur tour ? comprends-tu ce que ce serait que de les battre, que de les fouetter de verges, que de les briser sous le bâton à leur tour ? Ils sont douze mille et nous quatre-vingt mille. Et, le jour où nous nous compterons, ils seront perdus.

– Je te dirai ce que tu m’as dit, Laïza ; il y a dix chances contre une pour que tu ne réussisses pas.

– Mais je te répondrai ce que tu m’as répondu, Nazim : il y en a une sur dix pour que je réussisse. Restons donc…

– Je ne le puis, Laïza, je ne le puis… J’ai vu l’âme de ma mère ; elle m’a dit de revenir dans le pays.

– Tu l’as vue ? dit Laïza.

– Oui ; depuis quinze jours, tous les soirs, un fondi-jala vient se percher au-dessus de ma tête : c’est le même qui chantait à Anjouan sur sa tombe. Il a traversé la mer avec ses petites ailes et il est venu : j’ai reconnu son chant ; écoute, le voici.

Effectivement, au moment même, un rossignol de Madagascar perché sur la plus haute branche du massif d’arbres au pied duquel étaient couchés Laïza et Nazim, commença sa mélodieuse chanson au dessus de la tête des deux frères. Tous deux écoutèrent, le front mélancoliquement penché, jusqu’au moment où le musicien nocturne s’interrompit, et, s’envolant dans la direction de la patrie des deux esclaves, fit entendre les mêmes modulations à cinquante pas de distance ; puis, s’envolant encore, toujours dans la même direction, il répéta une dernière fois son chant, lointain écho de la patrie, mais dont à peine, à cette distance, on pouvait saisir les notes les plus élevées ; puis enfin il s’envola encore, mais cette fois, si loin, si loin, que les deux exilés écoutaient vainement ; on n’entendait plus rien.

– Il est retourné à Anjouan, dit Nazim, et il reviendra ainsi m’appeler et me montrer le chemin jusqu’à ce que j’y retourne moi-même.

– Pars donc, dit Laïza.

– Ainsi ? demanda Nazim.

– Tout est prêt. J’ai, dans un des endroits les plus déserts de la rivière Noire, en face du morne, choisi un des plus grands arbres que j’aie pu trouver ; j’ai creusé un canot dans sa tige, j’ai taillé deux avirons dans ses branches ; je l’ai scié au-dessus et au-dessous du canot, mais je l’ai laissé debout de peur qu’on ne s’aperçût que sa cime manquait au milieu des autres cimes ; maintenant, il n’y a plus qu’à le pousser pour qu’il tombe, il n’y a plus qu’à traîner le canot jusqu’à la rivière, il n’y a plus qu’à le laisser aller au courant, et, puisque tu veux partir, Nazim, eh bien, cette nuit tu partiras.

– Mais toi, frère, ne viens-tu donc pas avec moi ? demanda Nazim.

– Non, dit Laïza : moi, je reste.

Nazim poussa à son tour un profond soupir.

– Et qui t’empêche donc, demanda Nazim après un moment de silence, de retourner avec moi au pays de nos pères ?

– Ce qui m’empêche, Nazim, je te l’ai dit : depuis plus d’un an, nous avons résolu de nous révolter, et nos amis m’ont choisi pour chef de la révolte. Je ne puis pas trahir nos amis en les quittant.

– Ce n’est pas cela qui te retient, frère, dit Nazim en secouant la tête, c’est autre chose encore.

– Et quelle autre chose penses-tu donc qui puisse me retenir, Nazim ?

– La rose de la rivière Noire, répondit le jeune homme en regardant fixement Laïza.

Laïza tressaillit ; puis, après un moment de silence :

– C’est vrai, dit-il, je l’aime.

– Pauvre frère ! reprit Nazim. Et quel est ton projet ?

– Je n’en ai pas.

– Quel est ton espoir ?

– De la voir demain, comme je l’ai vue hier, comme je l’ai vue aujourd’hui.

– Mais ; elle, sait-elle que tu existes ?

– J’en doute.

– T’a-t-elle jamais adressé la parole ?

– Jamais.

– Alors, la patrie ?

– Je l’ai oubliée.

– Nessali ?

– Je ne m’en souviens plus.

– Notre père ?

Laïza laissa tomber sa tête dans ses mains. Puis, au bout d’un instant :

– Écoute, lui dit-il, tout ce que tu pourrais me dire pour me faire partir serait aussi inutile que tout ce que je t’ai dit pour te faire rester. Elle est tout pour moi, famille et patrie ! J’ai besoin de sa vue pour vivre, comme j’ai besoin de l’air qu’elle respire pour respirer. Suivons donc chacun notre destin, Nazim, retourne à Anjouan ; moi, je reste ici.

– Mais que dirai-je à mon père quand il me demandera pourquoi Laïza n’est pas revenu ?

– Tu lui diras que Laïza est mort, répondit le nègre d’une voix étouffée.

– Il ne me croira pas, dit Nazim en secouant la tête.

– Et pourquoi ?

– Il me dira : « Si mon fils était mort, j’aurais vu l’âme de mon fils ; l’âme de Laïza n’a pas visité son père : Laïza n’est pas mort. »

– Eh bien, tu lui diras que j’aime une fille blanche, dit Laïza, et il me maudira. Mais, quant à quitter l’île tant qu’elle y sera, jamais !

– Le Grand-Esprit m’inspirera, frère, répondit Nazim en se levant ; conduis-moi où est le canot.

– Attends, dit Laïza.

Et le nègre s’avança vers la tige creuse d’un mapou, en tira un tesson de verre et une gargoulette pleine d’huile de coco.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Nazim.

– Écoute, frère, dit Laïza : il est possible qu’à l’aide d’un bon vent et de tes avirons, tu atteignes, en huit ou dix jours, ou Madagascar, ou même la Grande-Terre. Mais il est possible que, demain ou après-demain, un grain te rejette à la côte. Alors on saura ton départ, alors ton signalement aura été donné pour toute l’île, alors tu seras obligé de te faire marron, et de fuir de bois en bois, de rochers en rochers.

– Frère, on m’appelait le cerf d’Anjouan, comme on t’en appelait le lion, dit Nazim.

– Oui ; mais, comme le cerf, tu peux tomber dans un piège. Alors il faut qu’ils n’aient aucune prise contre toi ; il faut que tu glisses entre leurs mains. Voici du verre pour couper tes cheveux, voici de l’huile de coco pour graisser tes membres. Viens, frère, que je te fasse la toilette du nègre marron.

Nazim et Laïza gagnèrent une clairière, et, à la lueur des étoiles, Laïza commença, à l’aide de son tesson de bouteille, à couper les cheveux à son frère aussi promptement et aussi complètement qu’aurait pu le faire avec le meilleur rasoir le plus habile barbier. Puis, cette opération terminée, Nazim jeta son langouti, et son frère lui versa sur les épaules une portion de l’huile de coco que contenait la gourde, et le jeune homme l’étendit avec la main sur toutes les parties de son corps. Ainsi oint des pieds à la tête, le beau nègre d’Anjouan semblait un athlète antique se préparant au combat.

Mais il fallait une épreuve pour tranquilliser tout à fait Laïza. Laïza, comme Alcidamas, arrêtait un cheval par les pieds de derrière, et le cheval essayait vainement de s’échapper de ses mains. Laïza, comme Milon de Crotone, prenait un taureau par les cornes et le chargeait sur ses épaules ou l’abattait à ses pieds. Si Nazim lui échappait, à lui, Nazim échapperait à tout le monde. Laïza saisit Nazim par le bras, et raidit ses doigts de toute la force de ses muscles de fer. Nazim tira son bras à lui, et son bras glissa entre les doigts de Laïza comme une anguille dans la main du pêcheur ; Laïza saisit Nazim à bras-le-corps, le serrant contre sa poitrine comme Hercule avait serré Antée ; Nazim appuya ses mains sur les épaules de Laïza, et glissa entre ses bras et sa poitrine comme un serpent glisse entre les griffes d’un lion. Alors seulement, le nègre fut tranquille ; Nazim ne pouvait plus être pris par surprise, et, à la course, Nazim lui-même eût lassé l’animal dont il avait pris le nom.

Alors Laïza donna à Nazim la gourde aux trois quarts pleine d’huile de coco, lui recommandant de la conserver plus précieusement que les racines de manioc qui devaient apaiser sa faim, et que l’eau qui devait étancher sa soif. Nazim passa la gourde dans une courroie et attacha la courroie à sa ceinture.

Puis les deux frères interrogèrent le ciel, et, voyant à la position des étoiles qu’il devait être au moins minuit, ils prirent le chemin du morne de la rivière Noire, et disparurent bientôt dans les bois qui couvrent la base des Trois-Mamelles ; mais derrière eux, et à vingt pas du massif de bambous où avait eu lieu entre les deux frères toute la conversation que nous venons de rapporter, un homme que jusque-là, à son immobilité, on eût pu prendre pour un des troncs d’arbre parmi lesquels il était couché, se leva lentement, glissa comme une ombre dans le fourré, apparut un instant à la lisière de la forêt, et, poursuivant les deux frères d’un geste de menace s’élança, aussitôt qu’ils eurent disparu, dans la direction de Port-Louis.

Cet homme c’était le Malais Antonio, qui avait promis de se venger de Laïza et de Nazim, et qui allait tenir sa parole.

Et maintenant, si vite qu’il aille sur ses longues jambes, il faut, si nos lecteurs le permettent, que nous le précédions dans la capitale de l’île de France.

Chapitre IX – La rose de la rivière noire §

Après avoir payé à Miko-Miko l’éventail chinois dont, à son grand étonnement, Georges lui avait dit le prix, la jeune fille que nous avons entrevue un instant sur le seuil de la porte, était, tandis que son nègre aidait le marchand à recharger sa marchandise, rentrée chez elle toujours suivie de sa gouvernante ; et, toute joyeuse de son acquisition du jour, dont la destinée était d’être oubliée le lendemain, elle avait été, avec cette démarche flexible et nonchalante qui donne tant de charme aux femmes créoles, se coucher nonchalamment sur un large canapé, dont la destination bien visible, était de servir de lit aussi bien que de siège. Ce meuble était placé au fond d’un charmant petit boudoir, tout bariolé de porcelaines de la Chine et de vases du Japon ; la tapisserie qui en recouvrait les murailles était faite de cette belle indienne que les habitants de l’île de France tirent de la côte de Coromandel, et qu’ils appellent patna. Enfin, comme c’est l’habitude dans les pays chauds, les chaises et les fauteuils étaient en cannes, et deux fenêtres qui s’ouvraient en face l’une de l’autre, l’une sur une cour toute plantée d’arbres, l’autre sur un vaste chantier, laissaient, à travers les nattes de bambou qui servaient de persiennes, passer la brise de la mer et le parfum des fleurs. À peine la jeune fille était-elle étendue sur le canapé qu’une petite perruche verte à tête grise, grosse comme un moineau, s’envola de son bâton, et, se posant sur son épaule s’amusa à becqueter le bout de l’éventail, que sa maîtresse, par un mouvement machinal, s’amusait de son côté à ouvrir et à fermer.

Nous disons par un mouvement machinal, parce qu’il était visible que ce n’était déjà plus à son éventail, tout charmant qu’il était, et quelque désir qu’elle eût manifesté de l’avoir, que pensait en ce moment la jeune fille. En effet, ses yeux, en apparence fixés sur un point de l’appartement où aucun objet remarquable ne motivait cette fixité, avaient évidemment cessé de voir les objets présents pour suivre quelque rêve de sa pensée. Il y a plus : sans doute ce rêve avait pour elle toutes les apparences de la réalité ; car, de temps en temps, un léger sourire passait sur son visage, et ses lèvres s’agitaient, répondant par un muet langage à quelque muet souvenir. Cette préoccupation était trop en dehors des habitudes de la jeune fille, pour qu’elle ne fût pas bientôt remarquée de sa gouvernante ; aussi, après avoir suivi pendant quelques instants en silence le jeu de physionomie de son élève :

– Qu’avez-vous donc, ma chère Sara ? demanda ma mie Henriette.

– Moi ? Rien, répondit la jeune fille en tressaillant comme une personne qu’on éveille en sursaut. Je joue, comme vous voyez, avec ma perruche et mon éventail, voilà tout.

– Oui, je le vois bien vous jouez avec votre perruche et votre éventail ; mais, à coup sûr, au moment où je vous ai tirée de votre rêverie, vous ne pensiez ni à l’une ni à l’autre.

– Oh ! ma mie Henriette, je vous jure…

– Vous n’avez pas l’habitude de mentir, Sara, et surtout avec moi, interrompit la gouvernante ; pourquoi commencer aujourd’hui ?

Les joues de la jeune fille se couvrirent d’une vive rougeur ; puis, après un moment d’hésitation :

– Vous avez raison, chère bonne, lui dit-elle ; je pensais à tout autre chose.

– Et à quoi pensiez-vous ?

– Je me demandais quel pouvait être ce jeune homme qui est passé là si à propos pour nous tirer d’embarras. Je ne l’ai jamais aperçu avant aujourd’hui, et, sans doute, il est arrivé avec le vaisseau qui a amené le gouverneur. Est ce donc un mal que de penser à ce jeune homme ?

– Non, mon enfant, ce n’est point un mal d’y penser ; mais c’était un mensonge de me dire que vous pensiez à autre chose.

– J’ai eu tort, dit la jeune fille, pardonne-moi.

Et elle avança sa charmante tête vers sa gouvernante, qui, de son côté, se pencha vers elle et l’embrassa au front.

Toutes deux demeurèrent en silence pendant un instant ; mais, comme ma mie Henriette, en Anglaise sévère qu’elle était, ne voulait pas laisser l’imagination de son élève s’arrêter trop longtemps sur le souvenir d’un jeune homme, et que Sara, de son côté, éprouvait un certain embarras à se taire, toutes deux ouvrirent la bouche en même temps pour entamer un autre sujet de conversation. Mais leurs premières paroles se choquèrent en quelque sorte, et chacune s’étant arrêtée pour laisser parler l’autre, il résulta du conflit des mots trop pressés un autre moment de silence. Cette fois, ce fut Sara qui le rompit.

– Que vouliez-vous dire, ma mie Henriette ? demanda la jeune fille.

– Mais, vous-même, Sara, vous disiez quelque chose. Que disiez-vous ?

– Je disais que je voudrais bien savoir si notre nouveau gouverneur est un jeune homme.

– Et, dans ce cas, vous en seriez fort aise, n’est-ce pas, Sara ?

– Sans doute. Si c’est un jeune homme, il donnera des dîners, des fêtes, des bals, et cela animera un peu notre malheureux Port-Louis, qui est si triste. Oh ! les bals surtout ! s’il pouvait donner des bals !

– Vous aimez donc bien la danse, mon enfant ?

– Oh ! si je l’aime ! s’écria la jeune fille.

Ma mie Henriette sourit.

– Y a-t-il donc aussi du mal à aimer la danse ? demanda Sara.

– Il y a du mal, Sara, à faire toutes choses comme vous les faites, avec passion.

– Que veux-tu, chère bonne, dit Sara d’un petit air câlin plein de charme qu’elle savait prendre dans l’occasion, je suis ainsi faite : j’aime ou je hais, et je ne sais cacher ni ma haine ni mon amour. Ne m’as-tu pas dit souvent que la dissimulation était un vilain défaut ?

– Sans doute ; mais, entre dissimuler ses sensations et s’abandonner sans cesse à ses désirs, je dirais presque à son instinct, répondit la grave Anglaise, que les raisonnements primesautiers de son élève embarrassaient quelquefois autant que les élans de sa nature primitive l’inquiétaient en d’autres moments, il y a une grande différence.

– Oui, je sais que vous m’avez souvent dit cela, ma mie Henriette. Je sais que les femmes d’Europe, celles qu’on appelle les femmes comme il faut, du moins, ont trouvé un admirable milieu entre la franchise et la dissimulation : c’est le silence de la voix et l’immobilité de la physionomie. Mais, pour moi, chère bonne, il ne faut pas être trop exigeante ; je ne suis pas une femme civilisée, je suis une petite sauvage, élevée au milieu des grands bois et au bord des grandes rivières. Si ce que je vois me plaît, je le désire, et, si je le désire, je le veux. Puis on m’a un peu gâtée, vois-tu, ma mie Henriette, et toi comme les autres ; cela m’a rendue volontaire. Quand j’ai demandé, on m’a donné presque toujours ; et, quand on m’a refusé par hasard, j’ai pris, et on m’a laissé prendre.

– Et comment cela s’arrangera-t-il, lorsque, avec ce beau caractère, vous serez la femme de M. Henri ?

– Oh ! Henri est un bon garçon ; il est déjà convenu entre nous, dit Sara avec la plus parfaite innocence, que je lui laisserai faire ce qu’il voudra, et que, moi, je ferai ce que je voudrai. N’est-ce pas, Henri ? continua Sara en se tournant vers la porte, qui s’ouvrait en ce moment pour donner passage à M. de Malmédie et à son fils.

– Qu’y a-t-il, ma chère Sara ? demanda le jeune homme en s’approchant d’elle et en lui baisant la main.

– N’est-ce pas que, lorsque nous serons mariés, vous ne me contrarierez jamais, et que vous me donnerez tout ce qui me fera plaisir ?

– Peste ! dit M. de Malmédie, j’espère que voilà une petite femme qui fait ses conditions d’avance !

– N’est-ce pas, continua Sara, que, si j’aime toujours les bals, vous m’y conduirez toujours et que vous y resterez tant que je voudrai, tout au contraire de ces vilains maris qui s’en vont après la septième ou huitième contredanse ? n’est-ce pas que je pourrai pécher tant que je voudrai ? n’est-ce pas que, si j’ai envie d’un beau chapeau de France, vous me l’achèterez ? d’un beau châle de l’Inde, vous me l’achèterez ? d’un beau cheval anglais ou arabe, vous me l’achèterez ?

– Sans doute, dit Henri en souriant. Mais, à propos de chevaux arabes, nous en avons vu deux bien beaux aujourd’hui, et je suis aise que vous ne les ayez pas vus, vous Sara ; car, comme ils ne sont probablement pas à vendre si par hasard vous en aviez eu envie, je n’aurais pas pu vous les donner.

– Je les ai vus aussi, dit Sara ; n’appartiennent-ils pas à un jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, à un étranger brun, avec de beaux cheveux et des yeux superbes ?

– Diable ! Sara, dit Henri, il paraît que vous avez encore plus fait attention au cavalier qu’aux chevaux ?

– C’est tout simple, Henri : le cavalier s’est approché de moi et m’a parlé, tandis que je n’ai vu les chevaux qu’à une certaine distance, et ils n’ont pas même henni !

– Comment, ce jeune fat vous a parlé, Sara ? Et à quelle occasion ? reprit Henri.

– Oui, à quelle occasion ? demanda M. de Malmédie.

– D’abord, dit Sara, je ne me suis pas aperçue le moins du monde de sa fatuité, et voilà ma mie Henriette qui était avec moi et qui ne s’en est pas aperçue non plus ; ensuite, à quelle occasion il m’a parlé ? Oh ! mon Dieu, rien de plus simple : je rentrais de l’église, lorsque j’ai trouvé, m’attendant sur le pas de la porte, un Chinois avec ses deux paniers tout pleins d’étuis, d’éventails, de portefeuilles et d’une multitude d’autres choses encore. Je lui ai demandé le prix de cet éventail… Voyez comme il est joli, Henri ?

– Eh bien, après ? demanda M. de Malmédie. Tout cela ne nous dit point comment ce jeune homme vous a parlé.

– J’y viens, mon oncle, j’y viens, répondit Sara. Je lui demandais donc le prix ; mais il y avait un inconvénient à ce qu’il me le dit : le brave homme ne parlait que chinois. Nous étions donc très embarrassées, ma mie Henriette et moi, demandant à ceux qui nous entouraient pour voir les jolis objets que le marchand avait étalés, s’il n’y avait pas parmi les assistants quelqu’un qui pût nous servir d’interprète, lorsque le jeune homme s’est avancé, et, se mettant à notre disposition, a parlé au marchand dans sa langue, et, se retournant de notre côté, nous a dit : « Quatre-vingts piastres. » Ce n’est pas cher, n’est-ce pas, mon oncle ?

– Hum ! fit M. de Malmédie ; c’est le prix qu’on payait un nègre avant que les Anglais défendissent la traite.

– Mais ce monsieur parle donc chinois ? demanda Henri avec étonnement.

– Oui, répondit Sara.

– Oh ! mon père, s’écria Henri en éclatant de rire ; oh ! vous ne savez pas : il parle chinois !

– Eh bien, qu’y a-t-il de si risible à cela ? demanda Sara.

– Oh ! rien du tout, reprit Henri en continuant de s’abandonner à son hilarité. Comment donc ! mais c’est un charmant talent que possède là le bel étranger, et c’est un homme bien heureux. Il peut causer avec les boîtes à thé et les paravents.

– Le fait est que le chinois est une langue peu répandue, répondit M. de Malmédie.

– C’est quelque mandarin, dit Henri continuant de s’égayer aux dépens du jeune étranger, dont le hautain regard lui était demeuré sur le cœur.

– En tout cas, répondit Sara, c’est un mandarin lettré car, après avoir parlé chinois au marchand, il m’a parlé français à moi, et anglais à ma mie Henriette.

– Diable ! il parle donc toutes les langues, ce gaillard-là ? dit M. de Malmédie. Il me faudrait un homme comme cela dans mes comptoirs.

– Malheureusement, mon oncle, dit Sara, celui dont vous parlez me paraît avoir été à un service qui l’aura dégoûté de tous les autres.

– Et auquel ?

– À celui du roi de France. N’avez-vous pas vu qu’il porte à la boutonnière le ruban de la Légion d’honneur, et un autre ruban encore.

– Oh ! à l’heure qu’il est, tous ces rubans-là se donnent sans que celui qui les reçoit ait besoin d’avoir été militaire.

– Mais encore, en général, faut-il que celui à qui on les donne soit un homme distingué, reprit Sara, piquée sans savoir pourquoi, et défendant l’étranger par cet instinct si naturel aux cœurs simples, de défendre ceux qu’on attaque injustement.

– Eh bien, dit Henri, il aura été décoré parce qu’il connaît le chinois ! Voilà tout.

– D’ailleurs, nous saurons tout cela, reprit M. de Malmédie avec un accent qui prouvait qu’il ne s’apercevait aucunement de la pique qui avait eu lieu entre les deux jeunes gens ; car il est arrivé sur le bâtiment du gouverneur, et, comme on ne vient pas à l’île de France pour en partir le lendemain, nous aurons, sans aucun doute, l’avantage de le posséder quelque temps.

En ce moment, un domestique entra, apportant une lettre au cachet du gouverneur, et qu’on venait d’apporter de la part de lord Murrey. C’était une invitation pour M. de Malmédie, pour Henri et pour Sara, au dîner qui avait lieu le lundi suivant, et au bal qui devait suivre ce dîner.

Les irrésolutions de Sara étaient fixées à l’endroit du gouverneur. C’était un fort galant homme, que celui qui débutait par une invitation de dîner et de bal ; aussi Sara poussa-t-elle un cri de joie à l’idée de passer toute une nuit à danser ; cela tombait d’autant mieux que le dernier vaisseau venu de France lui avait apporté de délicieuses garnitures de robe en fleurs artificielles qui ne lui avaient pas fait la moitié du plaisir qu’elles auraient dû lui faire, attendu qu’elle ne savait pas, en les recevant, quand l’occasion se présenterait de les montrer.

Quant à Henri, cette nouvelle, malgré la dignité avec laquelle il la reçut, ne lui fut pas indifférente au fond ; Henri se regardait, à raison d’ailleurs, comme un des plus beaux garçons de la colonie, et, tout convenu qu’était son mariage avec sa cousine, tout son promis qu’il était, enfin, il ne se faisait pas faute, en attendant, de coqueter avec les autres femmes. La chose lui était facile, au reste, Sara n’ayant jamais, soit insouciance, soit habitude, manifesté à cet égard la moindre jalousie.

Pour M. de Malmédie, il se rengorgea fort à la vue de cette invitation, qu’il relut trois fois, et qui lui donna une plus haute idée encore de son importance, puisque, deux ou trois heures à peine après l’arrivée du gouverneur, il se trouvait déjà invité à dîner avec lui, honneur qu’il ne faisait, selon toute probabilité, qu’aux plus considérables de l’île.

Au reste, cela changea quelque chose aux dispositions prises par la famille Malmédie. Henri avait arrêté une grande chasse aux cerfs pour le dimanche et le lundi suivants, dans le quartier de la Savane, qui, à cette époque, étant encore désert, abondait en grand gibier ; et, comme c’était en partie sur les propriétés de son père que la chasse devait avoir lieu, il avait invité une douzaine de ses amis à se trouver, le dimanche matin, à une charmante maison de campagne qu’il possédait sur les bords de la rivière Noire, l’un des quartiers les plus pittoresques de l’île. Or, il était impossible de maintenir les jours indiqués, attendu que l’un de ces jours était celui désigné par le gouverneur pour son bal ; il devenait donc urgent d’avancer la partie de vingt-quatre heures, et non pas pour MM. de Malmédie seulement, mais encore pour une partie de leurs invités, qui devaient naturellement être appelés à l’honneur de dîner chez lord Murrey. Henri rentra donc chez lui pour écrire une douzaine de lettres, que le nègre Bijou fut chargé de porter à leurs adresses respectives, et qui annonçaient aux chasseurs la modification apportée au premier projet.

M. de Malmédie, de son côté, prit congé de Sara, sous le prétexte d’un rendez-vous d’affaires ; mais, en réalité, pour annoncer à ses voisins que, dans trois jours, il pourrait leur dire franchement son opinion sur le nouveau gouverneur attendu que, le lundi suivant, il dînait avec lui.

Quant à Sara, elle déclara que, dans une circonstance si inattendue et si solennelle, elle avait trop de préparatifs à faire pour partir avec ces messieurs, le samedi matin, et qu’elle se contenterait de les rejoindre le samedi soir ou le dimanche dans la matinée.

Le reste de la journée et toute celle du lendemain se passa donc comme l’avait prévu Sara dans les préparatifs de cette importante soirée, et, grâce au calme qu’apporta ma mie Henriette dans tous ses arrangements, le dimanche matin, Sara put partir comme elle l’avait promis à son oncle. L’important était fait, la robe était essayée, et la couturière, femme éprouvée répondait que, le lendemain matin, Sara la trouverait faite ; s’il y manquait quelque chose, une partie de la journée restait pour les corrections.

Sara partait donc dans des dispositions aussi joyeuses que possible : après le bal, ce qu’elle aimait le mieux au monde, c’était la campagne ; en effet, la campagne lui offrait cette liberté de paresse ou de caprice de mouvement que ce cœur aux désirs extrêmes ne trouvait jamais entièrement dans la ville ; aussi, à la campagne, Sara cessait-elle de reconnaître aucune autorité, même celle de ma mie Henriette, la personne qui, au bout du compte, en avait le plus sur elle. Si son esprit était à la paresse, elle choisissait un beau site, se couchait sous une touffe de jamboses ou de pamplemousses, et, là, elle vivait de la vie des fleurs, buvant la rosée, l’air et le soleil par tous les pores, écoutant chanter les figuiers bleus et les fondi-jala, s’amusant à regarder les singes sauter d’une branche à l’autre ou se suspendre par la queue, suivant des yeux dans leurs mouvements gracieux et rapides ces jolis lézards verts tachetés et rayés de rouge, si communs à l’île de France, qu’à chaque pas on en fait fuir trois ou quatre ; et, là, elle restait des heures entières, se mettant, pour ainsi dire, en communication avec toute la nature, dont elle écoutait les mille bruits, dont elle étudiait les mille aspects, dont elle comparait les mille harmonies. Son esprit, au contraire, était-il au mouvement, alors ce n’était plus une jeune fille ; c’était une gazelle, c’était un oiseau, c’était un papillon ; elle franchissait les torrents, à la poursuite des libellules aux têtes étincelantes comme des rubis ; elle se penchait sur les précipices pour y cueillir des sauges aux larges feuilles, où les gouttes de rosée tremblent comme des globules de vif-argent ; elle passait, pareille à une ondine sous une cascade dont la poussière humide la voilait comme une gaze, et alors, tout au contraire des autres femmes créoles, dont le teint mat se colore si difficilement, ses joues à elle, se couvraient d’un incarnat si vif, que les nègres, habitués dans leur langage poétique et coloré à donner à chaque chose un nom désignateur, n’appelaient Sara que la Rose de la Rivière Noire.

Sara, comme nous l’avons dit, était donc bien heureuse, puisqu’elle avait en perspective, l’une pour le jour même, l’autre pour le lendemain, les deux choses qu’elle aimât le plus au monde, c’est-à-dire la campagne et le bal.

Chapitre X – Le bain §

À cette époque, l’île n’était point encore, comme elle l’est aujourd’hui, coupée par des chemins qui permettent de se rendre en voiture aux différents quartiers de la colonie, et les seuls moyens de transport étaient les chevaux ou le palanquin. Toutes les fois que Sara se rendait à la campagne avec Henri et M. de Malmédie, le cheval obtenait sans discussion aucune la préférence, car l’équitation était un des exercices les plus familiers à la jeune fille ; mais, lorsqu’elle voyageait en tête-à-tête avec ma mie Henriette, il lui fallait renoncer à ce genre de locomotion, auquel la grave Anglaise préférait de beaucoup le palanquin. C’était donc dans un palanquin porté par quatre nègres suivis d’un relais de quatre autres, que Sara et sa gouvernante voyageaient côte à côte, assez rapprochées, au reste, l’une de l’autre pour pouvoir causer à travers leurs rideaux écartés, tandis que leurs porteurs, sûrs d’avance d’un pourboire, chantaient à tue-tête, dénonçant ainsi aux passants la générosité de leur jeune maîtresse.

Au reste, ma mie Henriette et Sara formaient bien le contraste physique et moral le plus accentué qu’il soit possible d’imaginer. Le lecteur connaît déjà Sara, la capricieuse jeune fille aux cheveux et aux yeux noirs, au teint changeant comme son esprit, aux dents de perles, aux mains et aux pieds d’enfant, au corps souple et ondoyant comme celui d’une sylphide ; qu’il nous permette de lui dire maintenant quelques mots de ma mie Henriette.

Henriette Smith était née dans la métropole : c’était la fille d’un professeur qui, l’ayant elle-même destinée à l’éducation, lui avait fait apprendre, dès son enfance, l’italien et le français, lesquels lui étaient, au reste, grâce à cette étude juvénile, aussi familiers que son idiome maternel. Le professorat est, comme chacun sait, un métier où l’on amasse généralement peu de fortune. Jack Smith était donc mort pauvre, laissant sa fille Henriette pleine de talent, mais sans un sou de dot, ce qui fait que la jeune miss atteignit l’âge de vingt-cinq ans sans trouver un mari.

À cette époque, une de ses amies, excellente musicienne, comme elle-même était parfaite philologue, proposa à mademoiselle Smith de mettre leurs deux talents en communauté et d’élever une pension de compte à demi. L’offre était acceptable et fut acceptée. Mais, quoique chacune des deux associées mît à l’éducation des jeunes filles qui leur étaient confiées toute l’attention, tout le soin et tout le dévouement dont elle était capable, l’établissement ne prospéra point, et force fut aux deux maîtresses de rompre leur association.

Sur ces entrefaites, le père d’une des élèves de miss Henriette Smith, riche négociant de Londres, reçut de M. de Malmédie, son correspondant, une lettre dans laquelle il lui demandait une gouvernante pour sa nièce, offrant à cette institutrice des avantages suffisants pour compenser les sacrifices qu’elle faisait en s’expatriant. Cette lettre fut communiquée à miss Henriette. La pauvre fille était sans ressource aucune ; elle ne tenait pas beaucoup à un pays où elle n’avait d’autre perspective que de mourir de faim. Elle regarda l’offre qu’on lui faisait comme une bénédiction du ciel, et elle s’embarqua sur le premier vaisseau qui mit à la voile pour l’île de France, recommandée à M. de Malmédie comme une personne distinguée et digne des plus grands égards. M. de Malmédie la reçut en conséquence, et la chargea de l’éducation de sa nièce Sara, alors âgée de neuf ans.

La première question de miss Henriette fut de demander à M. de Malmédie quelle était l’éducation qu’il désirait que sa nièce reçût. M. de Malmédie répondit que cela ne le regardait pas le moins du monde ; qu’il avait fait venir une institutrice pour le débarrasser de ce soin, et que c’était à elle, qu’on lui avait recommandée comme une personne savante, d’apprendre à Sara ce qu’elle savait ; il ajouta seulement, en manière de post-scriptum, que la jeune fille, étant destinée, de toute éternité et sans restriction, à devenir l’épouse de son cousin Henri, il était important qu’elle ne prît d’affection pour aucun autre. Cette décision de M. de Malmédie, à l’égard de l’union de son fils et de sa nièce, tenait non seulement à l’affection qu’il avait pour tous deux, mais encore à ce que Sara, orpheline à l’âge de trois ans, avait hérité de près d’un million, somme qui devait se doubler pendant la tutelle de M. de Malmédie.

Sara eut d’abord grand-peur de cette institutrice, qu’on lui faisait venir d’outre-mer, et, à la première vue, l’aspect de miss Henriette, il faut le dire, ne la rassura point beaucoup. En effet, c’était alors une grande fille de trente à trente-deux ans, à laquelle l’exercice du pensionnat avait donné cet abord sec et pincé, apanage habituel des institutrices ; son œil froid, son teint pâle, ses lèvres minces, avaient quelque chose d’automatique qui étonnait, et dont ses cheveux, d’un blond un peu ardent, avaient grand-peine à réchauffer le glacial ensemble. Habillée, serrée, coiffée dès le matin, Sara ne l’avait jamais vue une seule fois en négligé, et elle fut longtemps à croire que, le soir, miss Henriette, au lieu de se coucher dans son lit comme le commun des mortels, s’accrochait dans une garde-robe, comme ses poupées, et en sortait le lendemain comme elle y était entrée la veille. Il en résulta que, dans les premiers temps, Sara obéit assez ponctuellement à sa gouvernante, et apprit un peu d’anglais et d’italien. Quant à la musique, Sara était organisée comme un rossignol, et elle jouait presque naturellement du piano et de la guitare, quoique son instrument favori, quoique l’instrument qu’elle préférait à tous les autres instruments, fût la harpe malgache, dont elle tirait des sons qui ravissaient les virtuoses madécasses les plus célèbres dans l’île.

Cependant, tous ces progrès se faisaient sans que Sara perdît rien de son individualité, et sans que cette nature primitive se modifiât en aucune façon. De son côté, miss Henriette restait telle que Dieu et l’éducation l’avaient faite ; de sorte que ces deux organisations si différentes vécurent côte à côte sans jamais se rien céder l’une à l’autre. Néanmoins, comme toutes deux, dans des expressions diverses, étaient douées d’excellentes qualités, ma mie Henriette finit par concevoir un profond attachement pour son élève, et Sara se prit, de son côté, d’une vive amitié pour sa gouvernante. Le signe de cette affection mutuelle fut que l’institutrice appela Sara mon enfant, et que Sara, trouvant la dénomination de miss ou de mademoiselle bien froide pour le sentiment qu’elle portait à son institutrice, inventa pour elle l’appellation plus affectueuse de ma mie Henriette.

Mais c’était surtout à l’endroit des exercices du corps que ma mie Henriette avait conservé son antipathique réserve. En effet, son éducation, toute scolastique, n’avait développé que ses facultés morales, laissant à ses facultés physiques toute leur gaucherie native : aussi, quelques instances qu’eût pu lui faire Sara, ma mie Henriette n’avait jamais voulu monter à cheval, même sur Berloque, paisible porte-choux javanais qui appartenait au jardinier. Les chemins étroits lui donnaient de tels vertiges, qu’elle avait souvent préféré faire un détour d’une ou deux lieues plutôt que de passer près d’un précipice. Enfin, ce n’était jamais sans un profond serrement de cœur qu’elle s’aventurait sur une barque, et à peine y était-elle assise, et la susdite barque se mettait-elle en mouvement, que la pauvre gouvernante prétendait être reprise du mal de mer, qui ne l’avait pas quittée un instant pendant toute la traversée de Portsmouth à Port-Louis, c’est-à-dire pendant plus de quatre mois. Il en résultait que la vie de ma mie Henriette se passait, à l’égard de Sara, en appréhensions éternelles, et que, quand elle la voyait, hardie comme une amazone, monter les chevaux de son cousin ; quand elle la voyait, légère comme une biche, bondir de roches en roches ; quand elle la voyait, gracieuse comme une ondine, glisser à la surface de l’eau ou disparaître momentanément dans ses profondeurs, son pauvre cœur, presque maternel, se serrait de terreur, et elle ressemblait à ces malheureuses poules à qui on fait couver des cygnes, et qui, en voyant leur progéniture adoptive s’élancer à l’eau, restent au bord du rivage, ne comprenant rien à tant de hardiesse, et gloussant tristement pour rappeler les téméraires qui s’exposent à un pareil danger.

Aussi ma mie Henriette, quoique portée pour le moment dans un palanquin bien doux et bien sûr, n’en était-elle pas moins préoccupée par avance des mille angoisses que, selon son habitude, Sara n’allait pas manquer de lui faire éprouver, tandis que la jeune fille s’exaltait à l’idée de ces deux jours de bonheur.

Il faut dire aussi que la matinée était magnifique. C’était une de ces belles journées du commencement de l’automne, car le mois de mai, notre printemps à nous, est l’automne de l’île de France, où la nature, prête à se couvrir d’un voile de pluie, fait les plus doux adieux au soleil. À mesure qu’on avançait, le paysage devenait plus agreste, on traversait, sur des ponts dont la fragilité faisait trembler ma mie Henriette, la double source de la rivière du Rempart, et les cascades de la rivière du Tamarin. Arrivée au pied de la montagne des Trois-Mamelles, Sara s’informa de son oncle et de son cousin, et elle apprit qu’ils chassaient en ce moment avec leurs amis entre le grand bassin et la plaine de Saint-Pierre. Enfin, on franchit la petite rivière du Boucaut, on tourna le morne de la grande rivière Noire, et l’on se trouva en face de l’habitation de M. de Malmédie.

Sara commença par faire une visite aux commensaux de la maison, qu’elle n’avait pas vus depuis quinze jours ; puis elle alla dire bonjour à sa volière, immense treillis de fils de fer qui enveloppait un buisson tout entier, et dans laquelle étaient enfermés ensemble des tourterelles de Guida, des figuiers bleus et gris, des fondi-jala et des gobe-mouches. Puis, de là, elle passa à ses fleurs, presque toutes originaires de la métropole : c’étaient des tubéreuses, des œillets de Chine, des anémones, des renoncules et des roses de l’Inde, au milieu desquels s’élevait, comme la reine des tropiques, la belle immortelle du Cap. Tout cela était enfermé dans des haies de frangipaniers et de roses de Chine, qui, comme nos roses des quatre saisons, fleurissent toute l’année. Cela, c’était le royaume de Sara ; le reste de l’île, c’était sa conquête.

Tant que Sara demeurait dans les jardins de l’habitation, tout allait bien pour ma mie Henriette, qui trouvait des chemins sablés, de frais ombrages et un air plein de parfums. Mais on comprend que ce moment de tranquillité était bien court. Le temps de dire un mot d’amitié à la vieille mulâtresse qui avait été au service de Sara, et qui passait ses invalides à la rivière Noire ; le temps de donner un baiser à sa tourterelle favorite ; le temps de cueillir deux ou trois fleurs et de les mettre dans ses cheveux, c’était fini. Le tour de la promenade arrivait, et là commençaient les angoisses de la pauvre gouvernante. Dans les commencements, ma mie Henriette avait bien voulu résister à la petite indépendante et la plier à des plaisirs moins vagabonds, mais elle avait reconnu que c’était impossible. Sara s’était échappée de ses mains, et avait fait ses courses sans elle ; de sorte que, son inquiétude pour son élève étant encore plus grande que ses craintes personnelles, elle avait fini par prendre sur elle d’accompagner Sara. Il est vrai qu’elle se contentait presque toujours de s’asseoir sur un point élevé, d’où elle pût suivre des yeux la jeune fille dans les ascensions ou les descentes. Mais, du moins, il lui semblait qu’elle la retenait du geste et la soutenait de la vue. Cette fois, comme toujours, ma mie Henriette, voyant Sara disposée à partir, se résigna donc comme d’habitude, prit un livre pour lire pendant qu’elle courrait, et se prépara à l’accompagner.

Mais, cette fois, Sara avait projeté autre chose qu’une promenade : c’était un bain qu’elle s’était promis ; un bain dans cette belle baie de la rivière Noire, si calme, si paisible ; dans cette eau si transparente, qu’on voit à vingt pieds de profondeur les madrépores qui poussent sur le sable, et toute la famille des crustacés qui se promène entre leurs rameaux. Seulement, comme d’habitude, elle s’était bien gardée d’en rien dire à ma mie Henriette ; la vieille mulâtresse seule était prévenue, et elle devait attendre, avec son costume de bain, Sara, au rendez-vous indiqué.

La gouvernante et la jeune fille descendirent ainsi, suivant les bords de la rivière Noire, qui allait toujours s’élargissant, et au bout de laquelle on voyait resplendir la baie comme un vaste miroir ; de chaque côté de la rive s’élevait une haute bordure de forêts, dont les arbres, comme de longues colonnes, s’élançaient d’un seul jet, cherchant leur place à l’air et au soleil, au milieu de ce vaste dôme de feuilles si épais, qu’à peine à de rares intervalles laissait-il voir le ciel ; tandis que les racines, pareilles à des serpents nombreux, ne pouvant creuser les roches qui roulent incessamment du haut du morne, les enveloppaient de leurs replis. À mesure que le lit de la rivière devenait plus large, les arbres des deux rives s’inclinaient, profitant de l’intervalle laissé par l’eau, et formaient une voûte pareille à une tente gigantesque ; tout cela était sombre, solitaire, calme, muet, plein de mélancolique poésie et de réserve mystérieuse ; le seul bruit qu’on entendît était le chant rauque de la perruche à tête grise ; les seuls êtres vivants qu’on aperçût, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, étaient quelques-uns de ces singes roussâtres nommés aigrettes, qui sont le fléau des plantations, mais qui sont si communs dans l’île, que toute les tentatives faites pour les détruire ont échoué. De temps en temps seulement, effrayé par le bruit de Sara et de sa gouvernante, un martin-pêcheur vert, à la gorge et au ventre blancs, s’élançait, en poussant un cri aigu et plaintif, des mangliers qui trempaient leurs rameaux dans la rivière, traversait le courant, rapide comme une flèche, brillant comme une émeraude, et allait s’enfoncer et disparaître dans les mangliers de l’autre rive. Or, ces végétations tropicales, ces solitudes profondes, ces harmonies sauvages qui s’harmonisaient si bien ensemble, rochers, arbres et rivière, c’était la nature comme l’aimait Sara ; c’était le paysage comme le comprenait son imagination primitive ; c’était l’horizon comme ne pouvaient les reproduire ni la plume, ni le crayon, ni le pinceau, mais comme les réfléchissait son âme.

Ma mie Henriette n’était point insensible, hâtons-nous de le dire, à ce magnifique spectacle ; mais, comme on le sait, ses craintes éternelles l’empêchaient d’en jouir complètement. Arrivée au sommet d’un petit monticule, d’où l’on apercevait une assez grande étendue de terrain, elle s’assit donc, et, après avoir, quoique sans espoir de succès, invité Sara à s’asseoir auprès d’elle, elle regarda la légère jeune fille s’éloigner en bondissant ; et tirant de sa poche le dixième ou douzième volume de Clarisse Harlowe, son roman favori, elle se mit à le relire pour la vingtième fois.

Quant à Sara, elle continua de longer le bord de la baie, et disparut bientôt derrière une énorme touffe de bambous : c’était là que l’attendait la mulâtresse avec son costume de bain.

La jeune fille s’avança jusqu’au bord de la rivière, sauta de rocher en rocher, semblable à une bergeronnette qui se mire dans l’eau ; puis, après s’être assurée, avec la craintive pudeur d’une nymphe antique, que tout était désert autour d’elle, elle commença à laisser tomber, les uns après les autres, tous ses vêtements, pour revêtir une tunique de laine blanche qui, serrée autour du cou et au-dessous du sein, et descendant au delà du genou, lui laissait les bras et les jambes nues, et, par conséquent, libres de leur mouvement. Ainsi, debout et revêtue de son costume, la jeune fille semblait la Diane chasseresse prête à descendre dans son bain.

Sara s’avança vers l’extrémité d’un rocher qui dominait la baie, à un endroit où elle a une grande profondeur. Puis, hardie et confiante dans son adresse et dans sa force, certaine de sa supériorité sur un élément dans lequel, en quelque sorte, comme Vénus, elle était née, elle s’élança, disparut dans l’eau, et reparut, nageant à quelques pas de l’endroit où elle s’était précipitée.

Tout à coup, ma mie Henriette s’entendit appeler ; elle leva la tête, chercha quelque temps autour d’elle ; puis enfin, dirigés par un second appel, ses yeux se portèrent vers la belle baigneuse, et, au milieu de la baie, elle vit une ondine qui glissait à la surface de l’eau. Le premier mouvement de la pauvre gouvernante fut de rappeler Sara ; mais, comme elle savait que ce serait peine perdue, elle se contenta de faire à son élève un geste de reproche, et, se levant, elle se rapprocha du bord de la rivière autant que le permettait l’escarpement du rocher sur lequel elle était assise.

En ce moment, d’ailleurs, son attention fut momentanément distraite par les signes que lui faisait Sara. Sara, tout en nageant d’une main, étendit l’autre vers les profondeurs du bois, indiquant qu’il se passait quelque chose de nouveau sous ces sombres voûtes de verdure. Ma mie Henriette écouta, et elle entendit les aboiements lointains d’une meute. Au bout d’un instant, il lui sembla que ces aboiements se rapprochaient, et elle fut confirmée dans cette opinion par de nouveaux signes de Sara ; en effet, de moment en moment, le bruit devenait plus distinct, et bientôt on entendit le piétinement d’une course rapide au milieu de cette haute futaie ; enfin, tout a coup, à deux cents pas au-dessus de l’endroit où était assise ma mie Henriette, on vit un beau cerf, les bois reployés en arrière, sortir de la forêt, s’élancer d’un seul bond par-dessus la rivière et disparaître de l’autre côté.

Au bout d’un instant, les chiens parurent à leur tour, franchirent la rivière à l’endroit où le cerf l’avait franchie, et disparurent s’enfonçant sur sa trace, dans la forêt.

Sara avait pris part à ce spectacle avec la joie d’une véritable chasseresse. Aussi, lorsque cerf et chiens furent disparus, poussa-t-elle un véritable cri de plaisir ; mais à ce cri de plaisir répondit un cri de terreur si profond et si déchirant, que ma mie Henriette se retourna épouvantée. La vieille mulâtresse, pareille à la statue de l’Épouvante, debout sur le rivage, étendait le bras vers un énorme requin qui, à l’aide du reflux, avait franchi la barre, et qui à soixante pas à peine de Sara, nageait à fleur d’eau vers elle. La gouvernante n’eut pas même la force de crier : elle tomba à genoux.

Au cri de la mulâtresse, Sara s’était retournée, et elle avait vu le danger qui la menaçait. Alors, avec une admirable présence d’esprit, elle se dirigea vers la partie la plus proche du rivage. Mais cette partie la plus proche était éloignée de quarante pas au moins, et quelle que fût la force et l’habileté avec laquelle elle nageait, il était probable qu’elle serait jointe par le monstre avant qu’elle eût eu le temps de joindre la terre.

En ce moment, un second cri se fit entendre, et un nègre, serrant un long poignard entre ses dents, bondit au milieu des mangliers qui bordaient le rivage, et, d’un seul élan, se trouva au tiers de la largeur de la baie ; puis, aussitôt, se mettant à nager avec une force surhumaine, il s’avança pour couper le chemin au requin, lequel, pendant ce temps, et comme s’il eût été sûr de sa proie, sans presser les mouvements de sa queue, s’avançait avec une effrayante rapidité vers la jeune fille, qui, à chaque brassée, tournant la tête, pouvait voir s’approcher ensemble, et presque avec une vitesse égale, son ennemi et son défenseur.

Il y eut un moment d’attente horrible pour la vieille mulâtresse et pour ma mie Henriette, qui, placées toutes deux sur un point plus élevé, pouvaient voir les progrès de cette effroyable course ; toutes deux, haletantes, les bras étendus, la bouche ouverte, sans aucun moyen de secourir Sara jetaient des cris entrecoupés à chaque alternative de crainte ou d’espérance ; mais bientôt la crainte l’emporta ; malgré les efforts du nageur, le requin gagnait sur lui. Le nègre était encore à vingt pas du monstre, que le monstre n’était plus qu’à quelques brasses de Sara. Un coup de queue terrible le rapprocha encore d’elle. La jeune fille, pâle comme la mort, pouvait entendre à dix pieds en arrière le vacillement de l’eau. Elle jeta un dernier coup d’œil vers le rivage qu’elle n’avait plus le temps de gagner. Alors elle comprit qu’il était inutile de disputer plus longtemps une vie condamnée ; elle leva les yeux au ciel, joignit les mains hors de l’eau, implorant Dieu, qui seul pouvait la secourir. En ce moment, le requin se retourna pour saisir sa proie, et, au lieu de son dos verdâtre, on vit apparaître à la surface de l’eau son ventre argenté. Ma mie Henriette porta la main à ses yeux pour ne pas voir ce qui allait se passer ; mais, à cet instant suprême, la double détonation d’un fusil à deux coups retentit à la droite de la gouvernante ; deux balles, en se succédant avec la rapidité de l’éclair, firent deux fois jaillir l’eau, et une voix calme et sonore fit, avec l’accent de satisfaction du chasseur content de lui même, entendre ces paroles :

– Bien touché.

Ma mie Henriette se retourna, et, dominant toute cette effroyable scène, elle vit un jeune homme qui, tenant son fusil fumant d’une main et s’accrochant de l’autre à une branche de cannellier, regardait, penché sur l’extrémité d’un rocher, les convulsions du requin.

En effet, atteint d’une double blessure, l’animal avait aussitôt tourné sur lui-même comme pour chercher l’ennemi invisible qui venait de le frapper ; alors, apercevant le nègre qui n’était plus qu’à trois ou quatre brassées de distance, il abandonna Sara pour s’élancer sur lui ; mais, à son approche, le nègre plongea et disparut sous l’eau. Le requin s’y enfonça à son tour ; bientôt l’onde s’agita sous les battements de queue du monstre ; la surface de l’eau se teignit de sang, et il devint évident qu’une lutte s’accomplissait dans les profondeurs des flots.

Pendant ce temps, ma mie Henriette était descendue ou plutôt s’était laissée glisser de son rocher, et était arrivée sur le rivage pour tendre la main à Sara, qui, sans force et ne pouvant croire encore qu’elle eût bien réellement échappé à un pareil danger, n’eût pas plus tôt touché la terre, qu’elle tomba sur ses deux genoux. Quant à ma mie Henriette, à peine vit-elle son élève en sûreté, que, les forces lui manquant à son tour, elle tomba presque évanouie.

Lorsque les deux femmes revinrent à elles, la première chose qui les frappa fut Laïza debout, couvert de sang, le bras et la cuisse déchirés, tandis que le cadavre du requin flottait à la surface de la mer.

Puis toutes deux en même temps et par un mouvement spontané portèrent les yeux vers le rocher sur lequel était apparu l’ange libérateur. Le rocher était solitaire : l’ange libérateur avait disparu, mais pas si vite cependant que toutes deux n’eussent eu le temps de le reconnaître pour le jeune étranger de Port-Louis.

Sara alors se retourna vers le nègre qui venait de lui donner une si grande preuve de dévouement. Mais, après un instant de muette contemplation, le nègre s’était rejeté dans le bois, et Sara chercha vainement autour d’elle : comme l’étranger, le nègre avait disparu.

Chapitre XI – Le prix des nègres §

Au même instant, deux hommes accoururent qui avaient vu, du point supérieur de la rivière, une partie de la scène qui venait de se passer : c’étaient M. de Malmédie et Henri.

La jeune fille s’aperçut alors qu’elle était à moitié nue, et, rougissant à l’idée qu’elle avait été vue ainsi, elle appela la vieille mulâtresse, passa un peignoir, et, s’appuyant sur le bras de ma mie Henriette, encore toute palpitante de terreur, elle s’avança vers son oncle et son cousin.

Ils étaient arrivés, en suivant la piste de l’animal, jusqu’au bord de la rivière, juste au moment où retentissait la double détonation du fusil de Georges ; leur premier mouvement avait été de croire que c’était un de leurs compagnons qui faisait feu sur le cerf ; ils avaient donc porté les yeux vers l’endroit d’où le bruit était venu, et, comme nous l’avons dit, ils avaient vu de loin et vaguement une partie de ce que nous venons de raconter.

Derrière MM. de Malmédie venait le reste des chasseurs.

Sara et ma mie Henriette se trouvèrent bientôt le centre du rassemblement. On les interrogea alors sur ce qui s’était passé, mais ma mie Henriette était encore trop troublée et trop émue répondre ; ce fut Sara qui raconta toute la chose.

Il y a loin d’avoir été témoin d’une scène aussi terrible que celle que nous avons essayé de retracer tout à l’heure, d’en avoir suivi tous les détails d’un œil épouvanté, ou d’en entendre le récit, fût-ce de la bouche de celle qui a failli en être la victime, fût-ce sur le théâtre même où elle s’était passée ; cependant, comme la fumée des coups de fusil était à peine dissipée, comme le cadavre du monstre était encore là, flottant et frémissant des convulsions de l’agonie, la narration de Sara produisit un grand effet. Chacun regretta galamment de ne pas s’être trouvé à la place de l’inconnu ou du nègre. Chacun assura qu’il eût, certes, visé aussi juste que l’un, ou nagé aussi vigoureusement que l’autre. Mais à toutes ces protestations d’adresse et de dévouement, une voix secrète répondait intérieurement dans le cœur de Sara : « Il n’y avait qu’eux qui pussent faire ce qu’ils ont fait. »

En ce moment, on entendit, à la voix des chiens, que le cerf était aux abois. On sait quelle fête c’est pour de vrais chasseurs que d’assister à l’hallali d’un animal qu’ils ont courre toute une matinée. Sara était sauvée, Sara n’avait plus rien à craindre. Il était donc inutile de perdre en doléances, sur un accident qui, au bout du compte, n’avait eu aucune suite fâcheuse, un temps qu’on pouvait si bien occuper ailleurs ; deux ou trois chasseurs des plus éloignés de la jeune fille s’éclipsèrent, filant du côté d’où venait le bruit ; quatre ou cinq autres les suivirent. Henri fit observer qu’il serait impoli qu’il n’accompagnât point ceux qu’il avait invités et auxquels il devait faire jusqu’à la fin les honneurs de son domaine ; au bout de dix minutes, il ne restait plus près de Sara et de ma mie Henriette que M. de Malmédie.

Tous trois rentrèrent à l’habitation, où un succulent dîner attendait les chasseurs, qui ne tardèrent pas à arriver, Henri en tête ; il apportait galamment à sa cousine le pied du cerf qu’il avait coupé lui-même, afin de le lui offrir comme un trophée. Sara le remercia de cette gracieuse attention, et, de son côté, Henri la félicita de ce que ses belles couleurs étaient si complètement revenues, qu’on eût dit, à la voir, qu’il ne s’était absolument rien passé d’extraordinaire ; les autres chasseurs se réunirent à Henri et firent chorus.

Le repas fut des plus gais. Ma mie Henriette demanda la permission de ne pas y assister ; la pauvre femme avait eu si grand-peur, qu’elle se sentait prise de la fièvre. Quant à Sara, elle était véritablement, à l’extérieur du moins, comme l’avait dit Henri, d’une tranquillité parfaite, et elle fit les honneurs du dîner avec la grâce qui lui était habituelle.

Au dessert, on porta plusieurs toasts parmi lesquels, il est juste de le dire, quelques-uns firent allusion à l’événement de la matinée ; mais, dans ces toasts, il ne fut question ni du nègre inconnu ni du chasseur étranger ; tout l’honneur du miracle fut rapporté à la Providence, qui voulait conserver à M. de Malmédie et à Henri une nièce et une fiancée si tendrement chérie.

Mais si, dans l’intervalle des toasts, personne ne souffla le mot sur Laïza et sur Georges, dont nul, au reste, ne connaissait les noms ; chacun en revanche parla longuement de ses prouesses personnelles, et Sara, avec une ironie charmante, distribua à chacun la part d’éloges qui lui était due pour son adresse et pour son courage.

Comme on se levait de table, le commandeur entra ; il venait annoncer à M. de Malmédie qu’un nègre qui avait essayé de fuir avait été rattrapé et venait d’être ramené au camp. Comme c’était une de ces choses qui arrivent tous les jours, M. de Malmédie se contenta de répondre.

– C’est bon, qu’on lui donne la correction ordinaire.

– Qu’est-ce donc, mon oncle ? demanda Sara.

– Rien, mon enfant, dit M. de Malmédie.

Et l’on reprit la conversation interrompue.

Dix minutes après, on annonça que les chevaux étaient prêts. Comme le dîner et le bal de lord Murrey étaient pour le lendemain, chacun était désireux d’avoir toute la journée pour se préparer à cette solennité ; il avait donc été convenu que l’on reviendrait à Port-Louis aussitôt après le dîner.

Sara passa dans la chambre à coucher de ma mie Henriette : la pauvre gouvernante, sans être sérieusement malade, était encore tellement agitée, que Sara exigea qu’elle restât à la rivière Noire ; Sara, d’ailleurs, gagnait quelque chose à ce séjour prolongé. Au lieu de revenir en palanquin, elle revenait à cheval.

Comme la cavalcade sortait, Sara vit trois ou quatre nègres occupés à dépecer le requin ; la mulâtresse leur avait indiqué où ils trouveraient le corps de l’animal, et ils étaient allés le pécher pour en faire de l’huile.

En approchant des Trois-Mamelles, les chasseurs virent de loin tous les nègres rassemblés. Arrivés au lieu du rassemblement, ils reconnurent qu’il était causé par l’attente d’une exécution, l’habitude étant, dans les occasions pareilles, de réunir tous les noirs de l’habitation, et de les forcer d’assister au châtiment de celui de leurs compagnons qui a commis une faute.

Le coupable était un jeune homme de dix-sept ans, qui attendait, lié et garrotté, près de l’échelle sur laquelle il devait être étendu, l’heure fixée pour sa punition : cette heure, sur la prière instante d’un autre nègre, avait été retardée jusqu’au moment du passage de la cavalcade, le noir qui avait sollicité cette grâce ayant dit qu’il avait à faire une révélation importante à M. de Malmédie.

En effet, au moment où M. de Malmédie arrivait en face du patient, un nègre qui était assis près de ce dernier, occupé à panser une blessure qu’il avait reçue à la tête, se leva et s’approcha du chemin ; mais le commandeur lui barra le passage.

– Qu’y a-t-il ? demanda M. de Malmédie.

– Monsieur, dit le commandeur, c’est le nègre Nazim qui va recevoir les cent cinquante coups de fouet auxquels il a été condamné.

– Et pourquoi a-t-il été condamné à recevoir cent cinquante coups de fouet ? demanda Sara.

– Parce qu’il s’est sauvé, répondit le commandeur.

– Ah ! ah ! dit Henri, c’est celui dont on est venu nous dénoncer l’évasion ?

– Lui-même.

– Et comment l’avez-vous rattrapé ?

– Oh ! mon Dieu ! c’est bien simple : j’ai attendu le moment où il était déjà trop loin du rivage pour le regagner, soit à la rame, soit à la nage ; alors je me suis mis dans une bonne chaloupe avec huit rameurs pour aller à sa poursuite. En doublant le cap du sud-ouest, nous l’avons aperçu à deux lieues en mer, à peu près. Comme il n’avait que deux bras et que nous en avions seize ; comme il n’avait qu’un méchant canot, et que nous avions une excellente pirogue, nous l’avons eu bientôt rejoint. Alors il s’est jeté à la nage, essayant de regagner l’île, et plongeant comme un marsouin ; mais, enfin, il s’est lassé le premier, et, comme cela devenait fatigant, j’ai pris l’aviron des mains d’un rameur et, au moment où il revenait à la surface de l’eau, je lui en ai allongé sur la tête un coup si bien appliqué, que j’ai cru que, cette fois-là, il avait plongé pour toujours. Cependant, au bout d’un instant, nous l’avons vu remonter, il était évanoui. Ce n’est qu’au morne Brabant qu’il a repris ses sens, et voilà.

– Mais, dit vivement Sara, ce malheureux était peut-être grièvement blessé.

– Oh ! mon Dieu, non, Mademoiselle, reprit le commandeur, une égratignure seulement. Ces diables de nègres, c’est douillet comme tout.

– Et alors, pourquoi avoir tant tardé à lui administrer la correction qu’il a si bien méritée ? dit M. de Malmédie. D’après l’ordre que j’ai donné, cela devrait être déjà fait.

– Et cela serait fait aussi, Monsieur, répondit le commandeur, si son frère, qui est un de nos bons travailleurs n’avait assuré qu’il avait quelque chose d’important à vous dire avant que cet ordre fût exécuté. Comme vous deviez passer près du camp, et que c’était un retard d’un quart d’heure seulement, j’ai pris sur moi de surseoir.

– Et vous avez bien fait, commandeur, dit Sara. Et où est-il ?

– Qui ?

– Le frère de ce malheureux ?

– Oui, où est-il ? demanda M. de Malmédie.

– Me voici, dit Laïza en s’avançant.

Sara jeta un cri de surprise : elle venait de reconnaître, dans le frère du condamné, celui qui s’était si généreusement dévoué le matin pour lui sauver la vie. Cependant, chose étonnante, le nègre n’avait pas jeté un coup d’œil de son côté, le nègre semblait ne pas la connaître ; le nègre, au lieu d’implorer son entremise comme il avait certes bien le droit de le faire, continuait de s’avancer vers M. de Malmédie. Il n’y avait pourtant pas à s’y tromper ; les plaies qu’avaient laissées à son bras et à sa cuisse les dents du requin étaient encore vives et saignantes.

– Que veux-tu ? dit M. de Malmédie.

– Vous demander une grâce, répondit Laïza à voix basse, afin que son frère, qui était à vingt pas de là, gardé par les autres nègres, ne l’entendît pas.

– Laquelle ?

– Nazim est faible, Nazim est un enfant, Nazim est blessé à la tête et a perdu beaucoup de sang ; Nazim n’est peut-être pas assez fort pour supporter la punition qu’il a méritée ; il peut mourir sous le fouet, et vous aurez perdu un nègre qui, à tout prendre, vaut bien deux cents piastres…

– Eh bien, où veux-tu en venir ?

– Je veux vous proposer un échange.

– Lequel ?

– Faites-moi donner, à moi, les cent cinquante coups de fouet qu’il a mérités. Je suis fort, je les supporterai ; et cela ne m’empêchera pas d’être demain à mon travail comme d’habitude, tandis que lui, je vous le répète, c’est un enfant, en mourrait.

– Cela ne se peut pas, répondit M. de Malmédie, tandis que Sara, les yeux toujours fixés sur cet homme, le regardait avec le plus profond étonnement.

– Et pourquoi cela ne se peut-il pas ?

– Parce que ce serait une injustice.

– Vous vous trompez, car c’est moi qui suis le véritable coupable !

– Toi !

– Oui, moi, dit Laïza ; c’est moi qui ai excité Nazim à fuir, c’est moi qui ai creusé le canot dont il s’est servi, c’est moi qui lui ai rasé la tête avec un verre de bouteille, c’est moi qui lui ai donné de l’huile de coco pour se frotter le corps. Vous voyez donc bien que c’est moi qui dois être puni et non pas Nazim.

– Tu te trompes, répondit Henri se mêlant à son tour à la discussion. Vous devez être punis tous les deux, lui pour avoir fui, toi pour l’avoir aidé à fuir.

– Alors, faites-moi donner, à moi, les trois cents coups de fouet, et que tout soit dit.

– Commandeur, dit M. de Malmédie, faites donner à chacun de ces drôles cent cinquante coups de fouet, et que cela finisse.

– Un instant, mon oncle, dit Sara ; je réclame la grâce de ces deux hommes.

– Et pourquoi cela ? demanda M. de Malmédie étonné.

– Parce que cet homme est celui qui, ce matin, s’est si bravement jeté à l’eau pour me sauver.

– Elle m’a reconnu ! s’écria Laïza.

– Parce que, au lieu d’une punition qu’il mérite, c’est une récompense qu’il faut lui accorder, s’écria Sara.

– Alors, dit Laïza, si vous croyez que j’ai mérité une récompense, accordez-moi la grâce de Nazim ?

– Diable ! diable ! dit M. de Malmédie, comme tu y vas ! Est-ce toi qui as sauvé ma nièce ?

– Ce n’est pas moi, répondit le nègre ; sans le jeune chasseur, elle était perdue.

– Mais il a fait ce qu’il a pu pour me sauver, mon oncle, mais il a lutté contre le requin, s’écria la jeune fille. Eh ! tenez, voyez, voyez ses blessures qui saignent encore.

– J’ai lutté contre le requin, mais à mon corps défendant, reprit Laïza. Le requin est venu sur moi, et j’ai dû le tuer pour me sauver moi-même.

– Eh bien, mon oncle, me refuserez-vous leur grâce ? demanda Sara.

– Oui, sans doute, répondit M. de Malmédie ; car, s’il y avait une fois exemple de grâce faite en pareille occasion, ils s’enfuiraient tous ces moricauds-là, espérant toujours qu’il y aura quelque jolie bouche comme la vôtre qui intercédera pour eux.

– Mais, mon oncle…

– Demande à tous ces messieurs si la chose est possible, dit M. de Malmédie en se retournant avec l’accent de la confiance vers les jeunes gens qui accompagnaient son fils.

– Le fait est, répondirent ceux-ci, qu’une pareille grâce serait d’un désastreux exemple.

– Tu le vois, Sara.

– Mais un homme qui a risqué sa vie pour moi, dit Sara, ne peut cependant pas être puni le jour même où il l’a risquée ; car, si vous lui devez une punition, je lui dois, moi, une récompense.

– Eh bien, à chacun notre dette, quand je l’aurai fait punir, toi, tu le récompenseras.

– Mais, mon oncle que vous importe, au bout du compte, la faute que ces malheureux ont commise ? quel tort vous fait-elle ? puisqu’ils n’ont pas pu exécuter leur projet ?

– Quel tort elle me fait ? Mais elle leur ôte une partie de leur valeur. Un nègre qui a essayé de se sauver perd cent pour cent de son prix. Voilà deux gaillards qui valaient hier, celui-ci cinq cents, et celui-là trois cents piastres, c’est-à-dire huit cents piastres. Eh bien, que j’aille en demander six cents aujourd’hui, on ne me les donnera pas.

– Le fait est que, moi, je n’en donnerais pas six cents piastres maintenant, dit un des chasseurs qui accompagnaient Henri.

– Eh bien, Monsieur, je serai plus généreux que vous, dit une voix dont l’accent fit tressaillir Sara, moi, j’en donne mille.

La jeune fille se retourna et reconnut l’étranger de Port-Louis, l’ange libérateur du rocher.

Il était debout, vêtu d’un élégant costume de chasse et appuyé sur son fusil à deux coups. Il avait tout entendu.

– Ah ! c’est vous, Monsieur, dit M. de Malmédie, tandis qu’un sentiment, dont Henri ne pouvait se rendre compte, lui faisait monter la rougeur au visage ; recevez, d’abord, tous mes remerciements, car ma nièce m’a dit qu’elle vous devait la vie, et, si j’avais su où vous trouver, je me serais empressé de vous voir, non pour m’acquitter envers vous, Monsieur, c’est impossible, mais pour vous exprimer toute ma reconnaissance.

L’étranger s’inclina sans répondre, avec un air de dédaigneuse modestie qui n’échappa point à Sara. Aussi s’empressa-t-elle d’ajouter :

– Mon oncle a raison, Monsieur ; de pareils services ne se payent point ; mais soyez certain que, tant que je vivrai, je me rappellerai que c’est à vous que je dois la vie.

– Deux charges de poudre et deux balles de plomb ne valent pas de pareils remerciements, Mademoiselle ; je me regarderai donc comme bien heureux si la reconnaissance de M. de Malmédie va jusqu’à me céder, pour le prix que je lui en ai offert, ces deux nègres dont j’ai besoin.

– Henri, dit à demi-voix M. de Malmédie, ne nous a-t-on pas dit, avant hier, qu’il y avait en vue de l’île un bâtiment négrier ?

– Oui, mon père, répondit Henri.

– Bien, continua M. de Malmédie se parlant cette fois à lui-même, bien ! nous trouverons moyen de les remplacer.

– J’attends votre réponse, Monsieur, dit l’étranger.

– Comment donc, Monsieur, mais avec le plus grand plaisir. Ces nègres sont à vous, vous pouvez les prendre ; mais, à votre place, voyez-vous, quitte à ce qu’ils ne travaillent pas de trois ou quatre jours, je leur ferais administrer, aujourd’hui même, la correction qu’ils ont méritée.

– Ceci, c’est mon affaire, dit l’inconnu en souriant ; les mille piastres seront chez vous ce soir.

– Pardon, Monsieur, dit Henri, vous vous êtes trompé : l’intention de mon père est, non pas de vous vendre ces deux hommes, mais de vous les donner. L’existence de deux misérables nègres ne peut pas être mise en comparaison avec une vie aussi précieuse que l’est celle de ma belle cousine. Mais laissez-moi vous offrir, au moins, ce que nous avons et ce que vous paraissez désirer.

– Mais, Monsieur, dit l’étranger en relevant la tête avec hauteur, tandis que M. de Malmédie faisait à son fils une grimace des plus significatives, ce n’étaient point là nos conventions.

– Eh bien, alors, dit Sara, permettez-moi d’y changer quelque chose, et, pour l’amour de celle à qui vous avez sauvé la vie, prenez ces deux nègres que nous vous offrons.

– Je vous remercie, Mademoiselle, dit l’étranger ; il serait ridicule à moi d’insister davantage. J’accepte donc, et c’est moi, maintenant, qui me regarde comme votre obligé.

Et l’étranger, en signe qu’il ne voulait pas retenir plus longtemps l’honorable compagnie sur une grande route, fit, en s’inclinant, un pas en arrière.

Les hommes échangèrent un salut ; mais Sara et Georges échangèrent un regard.

La cavalcade se remit en route et Georges la suivit un instant des yeux avec ce froncement de sourcils qui lui était habituel quand une pensée amère le préoccupait ; puis, s’approchant de Nazim :

– Faites délier cet homme, dit-il au commandeur ; car lui et son frère m’appartiennent.

Le commandeur, qui avait entendu la conversation de l’étranger et de M. de Malmédie, ne fit aucune difficulté d’obéir. Nazim fut donc délié et remis avec Laïza à son nouveau maître.

– Maintenant, mes amis, dit l’étranger en se tournant vers les nègres et en tirant de sa poche une bourse pleine d’or, comme j’ai reçu un cadeau de votre maître, il est juste que, de mon côté, je vous fasse un petit présent. Prenez cette bourse et partagez entre vous ce qu’elle contient.

Et il remit la bourse au nègre qui se trouvait le plus proche de lui ; puis, se tournant vers ses deux esclaves, qui, debout derrière lui, attendaient ses ordres :

– Quant à vous deux, leur dit-il, faites maintenant ce que vous voudrez, allez où vous voudrez, vous êtes libres.

Laïza et Nazim poussèrent chacun un cri de joie mêlé de doute, car ils ne pouvaient croire à cette générosité de la part d’un homme auquel ils n’avaient rendu aucun service ; mais Georges répéta les mêmes paroles, et alors Laïza et Nazim tombèrent à genoux, baisant, avec un élan de reconnaissance impossible à décrire, la main qui venait de les délivrer.

Quant à Georges, comme il commençait à se faire tard, il remit sur sa tête son grand chapeau de paille qu’il avait jusque-là tenu à la main, et, jetant son fusil sur son épaule, il reprit le chemin de Moka.

Chapitre XII – Le bal §

C’était le lendemain, comme nous l’avons dit, que devaient avoir lieu, au palais du Gouvernement, ce dîner et ce bal dont l’annonce révolutionnait Port-Louis.

Quiconque n’a pas habité les colonies, et surtout l’île de France, n’a aucune idée du luxe qui règne sous le 20e degré de latitude méridionale. En effet, outre les merveilles parisiennes qui traversent les mers pour aller embellir les gracieuses créoles de Maurice, elles ont encore à choisir, de première main, les diamants de Visapour, les perles d’Ophir, les cachemires de Siam et les belles mousselines de Calcutta. Or, pas un vaisseau venant du monde des Mille et une Nuits ne s’arrête à l’île de France sans y laisser une partie des trésors qu’il transporte en Europe ; et même pour un homme habitué à l’élégance parisienne ou à la profusion anglaise, c’est encore quelque chose d’extraordinaire que l’étincelant ensemble que présente une réunion à l’île de France.

Aussi le salon du Gouvernement, qu’en trois jours, de son côté, lord Murrey, membre de la plus grande fashion et partisan du plus large confortable, avait entièrement renouvelé, présentait-il, vers les quatre heures de l’après-midi, l’aspect d’un appartement de la rue du Mont-Blanc ou de Regent’s street : toute l’aristocratie coloniale était là, hommes et femmes : les hommes avec cette mise simple imposée par nos modes modernes ; les femmes couvertes de diamants, ruisselantes de perles, parées d’avance pour le bal, n’ayant pour les distinguer de nos femmes européennes que cette molle et délicieuse morbidezza, apanage des seules femmes créoles. À chaque nom nouveau que l’on annonçait, un sourire général accueillait la personne annoncée ; car, à Port-Louis, comme on le comprend bien, tout le monde se connaît, et la seule curiosité qui accompagne une femme entrant dans un salon, est celle de savoir quelle robe nouvelle elle a achetée, d’où cette robe vient, de quelle étoffe elle est faite et quelles garnitures la parent. Or, c’était surtout à l’endroit des femmes anglaises que la curiosité des femmes créoles était excitée ; car, dans cette éternelle lutte de coquetterie dont Port-Louis est le théâtre, la grande question pour les indigènes est de vaincre, en luxe, les étrangères. Le murmure qui se faisait entendre à chaque nouvelle entrée, le chuchotement qui le suivait étaient donc, en général plus bruyants et plus prolongés quand l’annonce officielle du valet avait pour objet quelque nom britannique, dont la rude consonance jurait autant avec les noms du pays que tranchaient avec les brunes vierges des tropiques les blondes et pâles filles du Nord. À chaque personne nouvelle qui entrait, lord Murrey avec cette aristocratique politesse qui caractérise les Anglais de la haute société, allait au-devant d’elle : si c’était une femme, il lui offrait le bras pour la conduire à sa place et trouvait en route un compliment à lui faire ; si c’était un homme, il lui tendait la main et trouvait un mot gracieux à lui dire ; si bien que tout le monde reconnaissait le nouveau gouverneur pour un homme charmant.

On annonça MM. et mademoiselle de Malmédie, c’était une annonce attendue avec autant d’impatience que de curiosité, non point précisément parce que M. de Malmédie était effectivement un des plus riches et des plus considérables habitants de l’île de France, mais encore parce que Sara était une des plus riches et des plus élégantes personnes de l’île. Aussi chacun accompagna-t-il des yeux le mouvement que lord Murrey fit pour aller au-devant d’elle ; car c’était elle surtout dont la toilette présumée préoccupait les plus belles invitées.

Contre l’habitude des femmes créoles et contre l’attente générale, la toilette de Sara était des plus simples : c’était une ravissante robe de mousseline des Indes, transparente et légère comme cette gaze que Juvénal appelle de l’air tissé, sans une seule broderie, sans une seule perle, sans un seul diamant, garnie d’une branche d’aubépine rose ; une couronne du même arbuste ceignait la tête de la jeune fille, et un bouquet des mêmes fleurs tremblait à sa ceinture ; aucun bracelet ne faisait ressortir la teinte dorée de sa peau. Seulement, ses cheveux, fins, soyeux et noirs, tombaient en longues boucles sur ses épaules, et elle tenait à la main cet éventail, merveille de l’industrie chinoise qu’elle avait acheté à Miko-Miko.

Comme nous l’avons dit, chacun se connaît à l’île de France ; de sorte que, MM. et mademoiselle de Malmédie arrivés, on s’aperçut qu’il n’y avait plus personne à venir, puisque tous ceux qui, par leur rang et leur fortune, avaient l’habitude de se trouver ensemble, étaient réunis : aussi, les regards se détournèrent-ils tout naturellement de la porte, par laquelle personne ne devait plus entrer, et au bout de dix minutes d’attente, commençait-on à se demander ce que lord Murrey pouvait attendre, lorsque la porte se rouvrit de nouveau, et que le domestique annonça à haute voix :

– Monsieur Georges Munier.

La foudre, tombée au milieu de l’assemblée que nous venons de réunir sous les yeux du lecteur, n’eût certes pas produit plus d’effet que n’en produisit cette simple annonce. Chacun se retourna vers la porte à ce nom, se demandant quel était celui qui allait entrer ; car, quoique le nom fût bien connu à l’île de France, celui qui le portait était depuis si longtemps éloigné, qu’on avait à peu près oublié qu’il existât.

Georges entra.

Le jeune mulâtre était vêtu avec une simplicité, mais en même temps avec un goût extrême. Son habit noir, admirablement pris sur lui, et à la boutonnière duquel pendaient au bout d’une chaîne d’or les deux petites croix dont il était décoré, faisait ressortir toute l’élégance de sa taille. Son pantalon, à demi-collant, indiquait les formes élégantes et sveltes particulières aux hommes de couleur, et, contre l’habitude de ceux-ci il ne portait d’autres bijoux qu’une fine chaîne d’or pareille à celle de sa boutonnière, et dont l’extrémité, qui paraissait seule, allait se perdre dans la poche de son gilet de piqué blanc. En outre, une cravate noire, nouée avec cette négligence étudiée que donne seule la parfaite habitude de la fashion, et sur laquelle se rabattait un col de chemise arrondi, encadrait sa belle figure, dont sa moustache et ses cheveux noirs faisaient ressortir la mate pâleur.

Lord Murrey alla plus loin au-devant de Georges qu’il n’avait été au-devant de personne, et, l’ayant pris par la main, il le présenta aux trois ou quatre dames et aux cinq ou six officiers anglais qui se trouvaient dans le salon, comme un compagnon de voyage de la société duquel il n’avait eu qu’à se louer pendant toute la traversée ; puis, se retournant vers le reste de la compagnie :

– Messieurs, dit-il, je ne vous présente pas M. Georges Munier ; M. Georges Munier est votre compatriote, et le retour d’un homme aussi distingué que lui doit être presque une fête nationale.

Georges s’inclina en signe de remerciement ; mais, quelque déférence que l’on dût avoir pour le gouverneur, fût-ce chez lui, une ou deux voix à peine trouvèrent la force de balbutier quelques mots en réponse à la présentation que lord Murrey venait de faire.

Lord Murrey n’y fit point ou ne parut point y faire attention, et, comme le domestique annonça qu’on était servi, lord Murrey prit le bras de Sara, et l’on passa dans la salle à manger.

Avec le caractère bien connu de Georges, on devinera facilement que ce n’était pas sans intention qu’il s’était fait attendre : sur le point d’entrer en lutte avec le préjugé qu’il était résolu à combattre, il avait voulu, du premier coup, voir face à face son ennemi ; il avait donc été servi à souhait ; l’annonce de son nom et son entrée avaient produit tout l’effet qu’il pouvait attendre.

Mais la personne la plus émue de toute cette honorable assemblée était sans contredit Sara. Sachant que le jeune chasseur de la rivière Noire était arrivé à Port-Louis avec lord Murrey elle s’était attendue d’avance à le voir, et peut-être était-ce à l’intention de ce nouvel arrivé d’Europe qu’elle avait mis dans sa toilette cette simplicité élégante, si appréciée chez nous, et que remplace trop souvent, il faut l’avouer, dans les colonies, un luxe exagéré. Aussi, en entrant, elle avait partout cherché des yeux le jeune inconnu. Un regard lui avait suffi pour lui apprendre qu’il n’était pas là ; elle avait alors songé qu’il allait venir, et que, comme on l’annoncerait, sans doute, elle apprendrait ainsi, et sans faire de question, et son nom et qui il était :

Les prévisions de Sara s’étaient accomplies. À peine, comme nous l’avons vu, avait-elle pris place dans le cercle des femmes, et MM. de Malmédie s’étaient-ils groupés au groupe des hommes, qu’on avait annoncé M. Georges Munier.

À ce nom si connu dans l’île, mais qu’on n’était pas habitué à entendre prononcer en pareille circonstance, Sara avait pressentimentalement tressailli et s’était retournée pleine d’anxiété. En effet, elle avait vu apparaître le jeune étranger de Port-Louis, avec sa démarche ferme, son front calme, son regard hautain, ses lèvres dédaigneusement relevées, et, hâtons-nous de le dire, à cette troisième apparition, il lui avait semblé encore plus beau et plus poétique qu’aux deux premières.

Alors elle avait suivi non seulement des yeux, mais encore du cœur, la présentation que lord Murrey avait faite de Georges à la société, et son cœur s’était serré, quand la répulsion, inspirée par la naissance du jeune mulâtre, s’était traduite par le silence ; et c’était presque voilés de larmes que ses yeux avaient répondu au regard rapide et pénétrant que Georges avait jeté sur elle.

Puis lord Murrey lui avait offert le bras, et elle n’avait plus rien vu ; car, sous le regard de Georges, elle s’était sentie rougir et pâlir presque en même temps ; et, convaincue que tous les yeux étaient fixés sur elle, elle s’était empressée de se dérober momentanément à la curiosité générale. Sur ce point, Sara se trompait : personne n’avait songé à elle, car tout le monde, excepté M. de Malmédie et son fils, ignorait les deux événements qui avaient précédemment mis en contact le jeune homme et la jeune fille, et nul ne pouvait penser qu’il dût y avoir quelque chose de commun entre mademoiselle Sara de Malmédie et M. Georges Munier.

Une fois à table, Sara se hasarda à jeter les yeux autour d’elle. Elle était assise à la droite du gouverneur, qui avait à sa gauche la femme du commandant militaire de l’île ; en face d’elle était ce commandant placé lui-même entre deux femmes appartenant aux familles les plus considérables de l’île. Puis, à droite et à gauche de ces deux dames, MM. de Malmédie père et fils, et ainsi de suite ; quant à Georges, soit hasard, soit gracieuse prévoyance de lord Murrey, il était placé entre deux Anglaises.

Sara respira : elle savait que le préjugé qui poursuivait Georges n’avait pas d’influence sur l’esprit des étrangers, et qu’il fallait qu’un habitant de la métropole fût resté bien longtemps aux colonies pour arriver à le partager ; aussi vit-elle Georges remplissant de la façon la plus dégagée son rôle de galant convive, entre le sourire croisé des deux compatriotes de lord Murrey, enchantées d’avoir trouvé un voisin qui parlait leur langue comme si lui-même fût né en Angleterre.

En ramenant ses regards vers le centre de la table, Sara s’aperçut que les yeux d’Henri étaient fixés sur elle. Elle comprit parfaitement ce qui pouvait se passer dans l’esprit de son fiancé, et, par un mouvement indépendant de sa volonté, elle baissa les siens en rougissant.

Lord Murrey était un grand seigneur dans toute la force de terme, sachant admirablement jouer ce rôle de maître de maison, si difficile à apprendre lorsqu’on ne le remplit pas instinctivement, et, pour ainsi dire, de naissance ; aussi, lorsque la contrainte et la gêne qui pèsent ordinairement sur le premier service d’un dîner d’apparat furent dissipées, commença-t-il à adresser la parole à ses convives, parlant à chacun de la spécialité qui pouvait lui fournir les plus faciles réponses, rappelant aux officiers anglais quelque belle bataille, aux négociants quelque haute spéculation ; puis, au milieu de tout cela, jetant de temps en temps à Georges un mot qui prouvait qu’à lui il pouvait parler de toute chose, et que c’était à une généralité intellectuelle et non à une spécialité commerciale ou guerrière qu’il s’adressait.

Le dîner se passa ainsi. Quoique d’une modestie parfaite, Georges, avec sa rapide intelligence, avait répondu à chaque mot, à chaque question du gouverneur, de manière à prouver aux officiers qu’il avait fait la guerre comme eux, et aux négociants qu’il n’était point resté étranger aux grands intérêts commerciaux, qui font du monde entier une seule famille, unie par le lien des intérêts ; puis, au milieu de cette conversation tronquée, avaient jailli avec éclat les noms de tous ceux qui, en France, en Angleterre ou en Espagne, occupaient une haute position, soit dans la politique, soit dans l’aristocratie, soit dans les arts, accompagnés chacun d’une de ces remarques qui indiquent, d’un seul trait, que celui qui parle, parle avec une entière connaissance du caractère, du génie ou de la position des hommes qu’il vient de nommer.

Quoique ces bribes de conversation eussent, si l’on peut s’exprimer ainsi, passé par-dessus la tête du commun des convives, il y avait parmi les invités plusieurs hommes assez distingués pour comprendre la supériorité avec laquelle Georges avait effleuré toutes choses : aussi, quoique le sentiment de répulsion qu’on avait manifesté pour le jeune mulâtre restât à peu près le même, l’étonnement avait grandi, et, avec lui, dans le cœur de quelques-uns, la jalousie était entrée. Henri surtout, préoccupé de l’idée que Sara avait remarqué Georges plus que, dans sa position de fiancée et dans sa dignité de femme blanche, elle n’eût dû le faire, Henri sentait remuer au fond du cœur un sentiment d’amertume dont il n’était pas le maître ; puis, au nom de Munier, ses souvenirs d’enfance s’étaient réveillés : il s’était rappelé le jour où, en voulant arracher le drapeau des mains de Georges, son frère Jacques lui avait donné un si violent coup de poing au milieu du visage. Tous ces anciens méfaits des deux frères grondaient sourdement dans sa poitrine et l’idée que Sara avait, la veille, été sauvée par ce même homme, au lieu d’effacer le murmure accusateur du passé, augmentait encore sa haine pour lui. Quant à M. de Malmédie père, il était resté pendant tout le dîner plongé, avec son voisin, dans une dissertation profonde sur une nouvelle manière de raffiner le sucre, qui devait donner, au produit de ses terres, un tiers de valeur de plus qu’elles n’avaient. Il en résulta que, sauf le premier étonnement de trouver dans Georges le sauveur de sa nièce, et de rencontrer Georges chez lord Murrey, il n’avait plus fait attention à lui.

Mais, comme nous l’avons dit, il n’en était pas de même d’Henri ; Henri n’avait pas perdu une parole des interpellations de lord Murrey et des réponses de Georges. Dans chacune de ces réponses, il avait reconnu un sens droit et une pensée supérieure ; il avait étudié le regard ferme, interprète de la volonté absolue de Georges, et il avait compris que ce n’était plus, comme au jour du départ, un enfant opprimé qui se présentait à ses regards, mais un antagoniste puissant qui venait braver ses coups.

Si Georges, de retour à l’île de France, fût rentré humblement dans la condition, qu’aux yeux des blancs, la nature lui avait faite, et se fût ainsi perdu dans l’obscurité de sa naissance, Henri ne l’eût point remarqué, ou, dans ce cas, ne lui eût point gardé rancune des torts que, quatorze ans auparavant, Henri avait eus envers lui. Mais il n’en était point ainsi ; l’orgueilleux jeune homme avait fait sa rentrée au grand jour, s’était mêlé, par un service rendu, à la vie de sa famille ; il venait, comme son égal de rang et comme son supérieur en intelligence, s’asseoir à la même table que lui : c’était plus qu’Henri n’en pouvait supporter, Henri lui déclara intérieurement la guerre.

Aussi, en sortant de table, et comme on venait de passer au jardin, Henri s’approcha de Sara, qui, avec plusieurs autres femmes, s’était assise sous un berceau parallèle à celui sous lequel les hommes prenaient le café. Sara tressaillit, car elle sentit instinctivement que, dans ce que son cousin avait à lui dire, il serait indubitablement question de Georges.

– Eh bien, ma belle cousine, dit le jeune homme en s’appuyant sur le dossier de la chaise de bambou qui servait de siège à la jeune fille, comment avez-vous trouvé le dîner ?

– Ce n’est pas, je le présume, sous le rapport matériel, que vous me faites cette question ? répondit en souriant Sara.

– Non, ma chère cousine, quoique peut-être, pour quelques-uns de nos convives, qui ne vivent pas, comme vous, de rosée, d’air et de parfums, ce ne soit pas une question déplacée. Non, je vous demande cela sous le rapport social, si je puis dire.

– Eh bien, mais plein de bon goût, ce me semble. Lord Murrey m’a paru faire admirablement les honneurs de sa table, et il a été, à ce qu’il m’a paru, aussi aimable que possible avec tout le monde.

– Oui, certes ! Aussi, je m’étonne profondément qu’un homme aussi distingué que lui ait risqué envers nous l’inconvenance qu’il a commise.

– Laquelle ? demanda Sara, qui comprenait où son cousin en voulait venir, et qui, puisant une force inconnue à elle-même dans le fond de son cœur, regarda fixement son cousin en lui adressant cette question.

– Mais, répondit Henri, quelque peu embarrassé non seulement de la fixité de ce regard, mais encore de la voix qui murmurait au fond de sa conscience ; mais en invitant à la même table que nous M. Georges Munier.

– Et moi, il y a une chose qui ne m’étonne pas moins Henri, c’est que vous n’ayez pas laissé à tout autre que vous le soin de me faire, surtout à moi, cette observation.

– Et pourquoi cette observation m’est-elle interdite, à moi seul, ma chère cousine ?

– Parce que, sans M. Georges Munier, dont la présence vous paraît si inconvenante ici, vous seriez, en supposant qu’on pleure une cousine et qu’on porte le deuil d’une nièce, vous seriez, votre père et vous, dans le deuil et dans les larmes.

– Oui, certes, répondit Henri en rougissant ; oui, je comprends toute la reconnaissance que nous devons à M. Georges pour avoir sauvé une vie aussi précieuse que la vôtre ; et vous avez bien vu que, hier quand il a désiré acheter ces deux nègres que mon père voulait punir, je me suis empressé de les lui donner.

– Et moyennant le don de ces deux nègres, vous vous croyez quitte envers lui ? Je vous remercie, mon cousin, d’estimer la vie de Sara de Malmédie à la somme de mille piastres.

– Mon Dieu ! ma chère Sara, dit Henri, quelle étrange façon d’interpréter les choses vous avez aujourd’hui ! Ai-je eu un instant l’idée de mettre à prix une existence pour laquelle je donnerais la mienne ? Non, j’ai eu seulement l’intention de vous faire observer dans quelle fausse position, par exemple, lord Murrey mettrait une femme que M. Georges Munier inviterait à danser.

– À votre avis donc, mon cher Henri, cette femme devrait refuser ?

– Sans aucun doute.

– Sans réfléchir qu’en refusant elle commet envers un homme qui ne lui a rien fait, et qui même peut-être lui a rendu quelque petit service, une de ces offenses dont il doit nécessairement demander raison à son père, à son frère ou à son mari ?

– Je présume que, le cas échéant, M. Georges ferait un retour sur lui-même, et se rendrait la justice de croire qu’un blanc ne descend pas jusqu’à se mesurer avec un mulâtre.

– Pardon, mon cousin, d’oser émettre une opinion en pareille matière, reprit Sara ; mais, ou, d’après le peu que j’ai vu, j’ai mal compris M. Georges, ou je ne pense pas que, s’il s’agissait de venger son honneur, un homme qui, comme lui, porte deux croix sur sa poitrine, fût arrêté par le sentiment d’humilité intérieure que vous lui prêtez, j’en ai peur, bien gratuitement.

– En tout cas, j’espère, ma chère Sara, reprit à son tour Henri, le rouge de la colère sur le visage, que la crainte de nous exposer, mon père ou moi, à la colère de M. Georges, ne vous fera pas commettre l’imprudence de danser avec lui, s’il avait la hardiesse de vous inviter ?

– Je ne danserai avec personne, Monsieur, répondit froidement Sara en se levant et en allant s’appuyer au bras de la dame anglaise qui s’était trouvée à table à côté de Georges, et qui était une de ses amies.

Henri resta un instant tout étourdi de cette fermeté à laquelle il ne s’attendait pas ; puis il alla se mêler à un groupe de jeunes créoles, dans lequel il trouva, pour ses idées aristocratiques, sans doute plus de sympathie qu’il n’en avait trouvé chez sa cousine.

Pendant ce temps, Georges, centre d’un autre groupe, causait avec quelques officiers et quelques négociants anglais, qui ne partageaient pas ou qui partageaient à un moindre degré le préjugé de ses compatriotes.

Une heure s’écoula ainsi, pendant laquelle s’accomplirent tous les préparatifs du bal ; puis, cette heure écoulée, les portes se rouvrirent et donnèrent entrée aux appartements débarrassés de leurs meubles et étincelants de lumières. Au même instant, l’orchestre préluda, donnant le signal de la contredanse.

Sara avait fait un violent effort sur elle-même en se condamnant à voir danser ses compagnes ; car, ainsi que nous l’avons dit, elle aimait le bal avec passion. Mais toute l’amertume du sacrifice qu’elle faisait retomba sur celui qui le lui avait imposé ; tandis que, au contraire, un sentiment plus tendre et plus profond qu’aucun de ceux qu’elle eût jamais éprouvés commençait à naître dans son âme en faveur de celui pour lequel elle se l’imposait ; car c’est une sublime qualité des femmes, que la nature et la société ont faites faibles d’une douce faiblesse, de porter un puissant intérêt à tout ce qu’on opprime, comme une haute admiration à tout ce qui ne se laisse pas opprimer.

Aussi, lorsque Henri, espérant que sa cousine ne résisterait pas à l’entraînement de la première ritournelle, vint, malgré sa réponse, l’inviter à danser comme d’habitude la première contredanse avec lui, Sara se contenta, cette fois, de lui répondre :

– Vous savez que je ne danse pas ce soir, mon cousin.

Henri se mordit les lèvres jusqu’au sang, et, par un mouvement instinctif, chercha des yeux Georges. Georges avait pris place et dansait avec l’Anglaise à laquelle il avait donné le bras pour la conduire à table. Par un sentiment qui n’avait cependant rien de sympathique, les yeux de Sara avaient pris la même direction que son cousin. Son cœur se serra.

Georges dansait avec une autre, Georges ne pensait peut-être pas même à Sara, qui venait cependant de lui faire un de ces sacrifices duquel, la veille encore, elle se serait crue incapable pour qui que ce fût au monde. Le temps que dura cette contredanse fut un des moments les plus douloureux que Sara eût encore passés.

La contredanse finie, Sara, malgré elle, ne put s’empêcher de suivre des yeux Georges. Il alla reconduire l’Anglaise à sa place, puis parut chercher quelqu’un des yeux. Celui qu’il cherchait était lord Murrey. À peine l’eut-il aperçu, qu’il alla à lui, qu’il lui dit quelques mots, et que tous deux s’avancèrent vers Sara.

Sara sentit tout son sang se porter vers son cœur.

– Mademoiselle, dit lord Murrey, voici un compagnon de voyage à moi, qui, peut-être un peu trop révérencieux envers nos usages d’Europe, n’ose point vous inviter à danser avant d’avoir eu l’honneur de faire votre connaissance. Veuillez donc me permettre de vous présenter M. Georges Munier, un des hommes les plus distingués que je connaisse.

– Comme vous le dites, milord, reprit Sara d’une voix que, à force de puissance sur elle-même, elle était parvenue à rendre presque assurée, c’est de la part de M. Georges une crainte bien exagérée ; car nous sommes déjà d’anciennes connaissances. Le jour de son arrivée, M. Georges m’a rendu un service ; hier, il a fait mieux que cela, il m’a sauvé la vie.

– Comment ! ce jeune chasseur qui a eu le bonheur de se trouver là à point pour tirer sur cet affreux requin, pendant que vous vous baigniez, c’est M. Georges ?

– C’est lui-même, milord, reprit Sara toute rouge de honte en pensant seulement alors que Georges l’avait vue dans son costume de natation ; et, hier, j’étais si émue et si troublée encore, qu’à peine si j’ai eu la force de présenter mes actions de grâces à M. Georges. Mais, aujourd’hui, je les lui renouvelle d’autant plus vives, que c’est à son adresse et à son sang-froid que je dois le bonheur d’assister à votre belle fête, milord.

– Et nous y joignons les nôtres, ajouta Henri, qui s’était approché du petit groupe dont sa cousine formait le centre ; car, nous aussi, hier, nous étions si émus et si préoccupés de cet accident, qu’à peine avons-nous eu l’honneur de dire quelques mots à M. Georges.

Georges, qui n’avait pas encore dit une parole, mais dont les yeux pénétrants avaient lu jusqu’au fond du cœur de Sara, s’inclina en signe de remerciement, mais sans répondre autrement à Henri.

– Alors, j’espère que la requête que voulait vous présenter M. Georges ira maintenant toute seule, dit lord Murrey, et je laisse mon protégé s’expliquer lui-même.

– Mademoiselle de Malmédie m’accordera-t-elle l’honneur d’une contredanse ? dit Georges en s’inclinant une seconde fois.

– Oh ! Monsieur, dit Sara, je suis vraiment aux regrets, et vous m’excuserez, je l’espère. J’ai refusé tout à l’heure la même demande à mon cousin, ne comptant pas danser ce soir.

Georges sourit de l’air d’un homme qui devine tout, et se releva en couvrant Henri d’un regard si parfaitement dédaigneux, que lord Murrey comprit, à ce regard et à celui par lequel répondit M. de Malmédie, qu’il y avait une haine profonde et invétérée entre ces deux hommes. Mais il garda cette observation dans le fond de son cœur, et, comme s’il n’eût rien remarqué :

– Serait-ce un reste de votre terreur d’hier, dit-il à Sara qui réagit sur vos plaisirs d’aujourd’hui ?

– Oui, milord, répondit Sara ; je me sens même assez souffrante pour prier mon cousin de prévenir M. de Malmédie que je désirerais me retirer, et que je compte sur lui pour me ramener à la maison.

Henri et lord Murrey firent ensemble un mouvement pour obéir au désir de la jeune fille. Georges se pencha vivement :

– Vous avez un noble cœur, Mademoiselle, dit-il à demi-voix, et je vous remercie.

Sara tressaillit et voulut répondre ; mais déjà lord Murrey s’était rapproché. Elle ne fit qu’échanger, presque malgré elle, un regard avec Georges.

– Êtes-vous donc toujours décidée à nous quitter, Mademoiselle ? dit le gouverneur.

– Hélas ! oui, répondit Sara. Je voudrais pouvoir rester, milord ; mais… je souffre réellement.

– En ce cas, je comprends qu’il y aurait de l’égoïsme à moi d’essayer de vous retenir ; et, comme la voiture de M. de Malmédie ne sera probablement point à la porte, je vais donner des ordres pour qu’on mette les chevaux à la mienne.

Et lord Murrey s’éloigna aussitôt.

– Sara, dit Georges, quand j’ai quitté l’Europe pour revenir ici, mon seul désir était celui d’y trouver un cœur comme le vôtre ; mais je ne l’espérais pas.

– Monsieur, murmura Sara, dominée malgré elle par l’accent profond de la voix de Georges, je ne sais ce que vous voulez dire.

– Je veux dire que, depuis le jour de mon arrivée, j’ai fait un rêve, et que, si ce rêve se réalise jamais, je serai le plus heureux des hommes.

Puis, sans attendre la réponse de Sara, Georges s’inclina respectueusement devant elle, et, voyant s’approcher M. de Malmédie et son fils, laissa Sara avec son oncle et son cousin.

Cinq minutes après, lord Murrey revint annoncer à Sara que la voiture était prête, et lui offrit le bras pour traverser le salon. Arrivée à la porte, la jeune fille jeta un dernier regard de regret sur le bal où elle s’était promis tant de plaisir, et disparut.

Mais ce regard avait rencontré celui de Georges, qui semblait devoir désormais la poursuivre.

En revenant de conduire mademoiselle de Malmédie à sa voiture, le gouverneur rencontra dans l’antichambre Georges, qui s’apprêtait à quitter le bal à son tour.

– Et vous aussi ? dit lord Murrey.

– Oui, milord ; vous n’ignorez pas que je demeure pour le moment à Moka, et que j’ai, par conséquent, près de huit lieues à faire ; heureusement qu’avec Antrim, c’est l’affaire d’une heure.

– Vous n’avez rien eu de particulier avec M. Henri de Malmédie ? demanda le gouverneur avec l’expression de l’intérêt.

– Non, milord, pas encore, répondit Georges en souriant ; mais, selon toute probabilité, cela ne tardera point.

– Ou je me trompe fort, mon jeune ami, dit le gouverneur, ou les causes de votre inimitié avec cette famille datent de longtemps ?

– Oui, milord, ce sont de petites taquineries d’enfant qui se sont faites de belles et bonnes haines d’hommes ; des coups d’épingle qui deviendront des coups d’épée.

– Et il n’y a pas un moyen d’arranger tout cela ? demanda le gouverneur.

– Je l’ai espéré un instant milord ; j’ai cru que quatorze ans de domination anglaise avaient tué le préjugé que je revenais combattre ; je me trompais : il ne reste plus à l’athlète qu’à se frotter d’huile et à descendre dans le cirque.

– N’y rencontrerez-vous pas plus de moulins que de géants, mon cher don Quichotte ?

– Je vous en fais juge, dit Georges en souriant. Hier, j’ai sauvé la vie à mademoiselle Sara de Malmédie !… Savez-vous comment son cousin m’en remercie aujourd’hui ?

– Non.

– En lui défendant de danser avec moi.

– Impossible !

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, milord.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que je suis mulâtre.

– Et que comptez-vous faire ?

– Moi ?

– Pardon de mon indiscrétion ; mais vous savez l’intérêt que je vous porte, et, d’ailleurs, nous sommes de vieux amis.

– Ce que je compte faire ? dit Georges en souriant.

– Oui ; vous avez bien conçu de votre côté quelque projet ?

– Ce soir même, j’en ai arrêté un.

– Et lequel ? Voyons, je vous dirai si je l’approuve.

– C’est que, dans trois mois, je serai l’époux de mademoiselle Sara de Malmédie.

Et, avant que lord Murrey eût eu le temps de lui donner son approbation ou sa désapprobation, Georges l’avait salué et était sorti. À la porte, son domestique maure l’attendait avec ses deux chevaux arabes.

Georges sauta sur Antrim et prit au galop le chemin de Moka.

En rentrant à l’habitation, le jeune homme s’informa de son père ; mais il apprit qu’il était sorti à sept heures du soir, et n’était pas encore de retour.

Chapitre XIII – Le négrier §

Le lendemain matin, ce fut Pierre Munier qui entra le premier chez son fils.

Depuis son arrivée, Georges avait parcouru plusieurs fois la magnifique habitation que son père possédait, et, avec ses idées d’industrie européenne, il avait émis plusieurs idées d’amélioration que, dans sa capacité pratique, le père avait comprises à l’instant même ; mais ces idées nécessitaient l’application d’une augmentation de bras, et l’abolition de la traite publique avait tellement fait renchérir les esclaves, qu’il n’y avait pas moyen, sans d’énormes sacrifices, de se procurer dans l’île les cinquante ou soixante nègres dont le père et le fils voulaient augmenter leur maison. Pierre Munier avait donc, la veille en l’absence de Georges, accueilli avec joie la nouvelle qu’il y avait un navire négrier en vue, et, selon l’habitude adoptée alors parmi les colons et les commerçants de chair noire, il était allé, pendant la nuit, sur la côte, afin de répondre aux signaux du négrier par d’autres signaux qui indiquassent qu’on était dans l’intention de traiter avec lui. Les signaux avaient été échangés et Pierre Munier venait annoncer à Georges cette bonne nouvelle. Il fut donc convenu que, le soir, le père et le fils se trouveraient vers neuf heures à la Pointe-des-Caves, au-dessous du Petit-Malabar. Cette convention arrêtée, Pierre Munier sortit pour aller inspecter, selon son habitude, les travaux de la plantation, et, selon son habitude aussi, Georges prit son fusil et gagna les bois pour s’abandonner à ses rêveries.

Ce que Georges avait dit la veille à lord Murrey en le quittant n’était pas une forfanterie ; c’était, au contraire, une résolution bien arrêtée ; l’étude de la vie tout entière du jeune mulâtre s’était, comme nous l’avons vu, portée vers ce point, de donner à sa volonté la force et la persistance du génie. Arrivé à une supériorité en toute chose, qui, appuyée de sa fortune, lui eût assuré, en France ou en Angleterre, à Londres ou à Paris, une existence distinguée, Georges, avide de lutte, avait voulu revenir à l’île de France. C’était là qu’existait le préjugé que son courage se croyait destiné à combattre, et que son orgueil croyait pouvoir vaincre. Il revenait donc ayant pour lui l’avantage de l’incognito, pouvait étudier son ennemi sans que son ennemi sût quelle guerre il lui avait déclarée au fond de son âme, et prêt qu’il était à le saisir au moment où il s’y attendrait le moins, et à commencer cette lutte dans laquelle devait succomber un homme ou une idée.

En posant le pied sur le port, en retrouvant au retour les mêmes hommes qu’il avait laissés à son départ, Georges avait compris une vérité dont plusieurs fois il avait douté en Europe ; c’est que toutes choses étaient les mêmes à l’île de France, quoique quatorze ans se fussent écoulés, quoique l’île de France, au lieu d’être française, fût anglaise, et, au lieu de s’appeler l’île de France, s’appelât Maurice. Alors, et de ce jour, il s’était mis sur ses gardes, alors il s’était préparé à ce duel moral qu’il était venu chercher, comme un autre se prépare à un duel physique, si on peut parler ainsi ; et, l’épée à la main, il avait attendu l’occasion qui se présenterait de porter le premier coup à son adversaire.

Mais, comme César Borgia, qui, dans son génie, avait, lors de la mort de son père, tout prévu pour la conquête de l’Italie, excepté qu’à cette époque il serait mourant lui-même, Georges se trouva engagé d’une façon qu’il n’avait pas pu prévoir, et frappé en même temps qu’il voulait frapper. Le jour de son arrivée à Port-Louis, le hasard avait mis sur son chemin une belle jeune fille, dont, malgré lui, il avait gardé le souvenir. Puis la Providence l’avait amené juste à point pour sauver la vie à celle-là même à laquelle il rêvait vaguement depuis qu’il l’avait vue ; de sorte que ce rêve était entré plus profondément dans son existence. Enfin, la fatalité les avait réunis la veille, et, là, un coup d’œil, au moment même où il s’apercevait qu’il l’aimait, lui avait dit qu’il était aimé. Dès lors, la lutte prenait pour lui un nouvel intérêt, intérêt auquel son bonheur se trouvait doublement lié, puisque désormais cette lutte avait lieu non seulement au profit de son orgueil, mais encore à celui de son amour.

Seulement, comme nous l’avons dit, blessé lui-même au moment du combat, Georges perdait l’avantage du sang-froid ; il est vrai qu’en échange il gagnait la véhémence de la passion.

Mais, si, dans une existence blasée, si, sur un cœur flétri comme celui de Georges, la vue de la jeune fille avait produit l’impression que nous avons dite, l’aspect du jeune homme et les circonstances dans lesquelles il lui était successivement apparu avaient dû produire une bien autre impression sur l’existence juvénile et sur l’âme vierge de Sara. Élevée, depuis le jour où elle avait perdu ses parents, dans la maison de M. de Malmédie, destinée dès cette époque à doubler par sa dot la fortune de l’héritier de la maison, elle s’était dès lors habituée à regarder Henri comme son futur mari, et elle s’était d’autant plus facilement soumise à cette perspective, que Henri était un beau et brave garçon, cité parmi les plus riches et les plus élégants colons, non seulement de Port-Louis, mais encore de toute l’île. Quant aux autres jeunes gens amis de Henri, ses cavaliers à la chasse, ses danseurs au bal, elle les connaissait depuis trop longtemps pour que l’idée lui vînt jamais de distinguer aucun d’eux ; c’étaient pour Sara des amis de sa jeunesse, qui devaient l’accompagner tranquillement de leur amitié pendant le reste de sa vie, et voilà tout.

Sara était donc dans cette parfaite quiétude d’âme, lorsque, pour la première fois, elle avait aperçu Georges. Dans la vie d’une jeune fille, un beau jeune homme inconnu, à l’air distingué, aux formes élégantes, est partout un événement, et à bien plus forte raison, comme on le comprend bien, à l’île de France.

La figure du jeune étranger, le timbre de sa voix, les paroles qu’il avait dites, étaient donc demeurés, sans qu’elle sût pourquoi, dans la mémoire de Sara comme demeure un air qu’on n’a entendu qu’une fois, et que cependant on répète dans sa pensée. Sans doute Sara, au bout de quelques jours, eût oublié ce petit événement, si elle eût revu ce jeune homme dans des circonstances ordinaires ; peut-être même un examen plus approfondi, comme celui qu’amène une seconde rencontre, au lieu de mêler ce jeune homme plus profondément à sa vie, l’en eût-il éloigné tout à fait. Mais il n’en avait point été ainsi. Dieu avait décidé que Georges et Sara se reverraient dans un moment suprême : la scène de la rivière Noire avait eu lieu. À la curiosité qui avait accompagné la première apparition, s’étaient jointes la poésie et la reconnaissance qui entouraient la seconde. En un instant, Georges s’était transformé aux yeux de la jeune fille. L’étranger inconnu était devenu un ange libérateur. Tout ce que cette mort dont Sara avait été menacée promettait de douleurs, Georges le lui avait épargné ; tout ce que la vie à seize ans promet de plaisir, de bonheur et d’avenir, Georges, au moment où elle allait le perdre, le lui avait rendu. Enfin, quand l’ayant vu à peine, quand lui ayant à peine adressé la parole, elle allait se retrouver en face de lui, quand elle allait épancher tout ce que son âme contenait de reconnaissance, on lui défendait d’accorder à cet homme ce qu’elle eût accordé au premier étranger venu, et, plus encore, on lui ordonnait de faire à cet homme une insulte qu’elle n’eût pas faite au dernier des hommes. Alors la reconnaissance refoulée en son cœur s’était changée en amour ; un regard avait tout dit à Georges, et un mot de Georges avait tout dit à Sara. Sara n’avait rien pu nier, Georges avait donc le droit de tout croire ; puis, après impression, était venue la réflexion. Sara n’avait pu s’empêcher de comparer la conduite de Henri, son futur époux, à celle de cet étranger qui n’était pas même pour elle une simple connaissance. Le premier jour, les railleries de Henri sur l’inconnu avaient blessé son esprit. L’indifférence de Henri courant à l’hallali du cerf, quand sa fiancée échappait à peine à un danger mortel avait froissé son cœur ; enfin, ce ton de maître dont Henri lui avait parlé le jour du bal avait offensé son orgueil : si bien que, pendant cette longue nuit, qui devait être une nuit joyeuse, et dont Henri avait fait une nuit triste et solitaire, Sara s’était interrogée pour la première fois peut-être, et, pour la première fois, elle avait reconnu qu’elle n’aimait pas son cousin. De là à savoir qu’elle en aimait un autre, il n’y avait qu’un pas.

Alors il arriva ce qui arrive en pareil cas. Sara, après avoir porté les yeux sur elle, les reporta autour d’elle, elle pesa à la balance de l’intérêt la conduite de son oncle envers elle ; elle se souvint qu’elle avait un million et demi de fortune à peu près, c’est-à-dire qu’elle était près de deux fois riche comme son cousin ; elle se demanda si son oncle eût eu pour elle, pauvre et orpheline, les mêmes soins, les mêmes attentions, les mêmes tendresses qu’il avait eus pour elle, opulente héritière, et elle ne vit plus dans l’adoption de M. de Malmédie que ce qui y était réellement, c’est-à-dire le calcul d’un père qui prépare un beau mariage à son fils. Tout cela était bien sans doute un peu sévère ; mais les cœurs blessés sont ainsi faits, la reconnaissance s’en va par la blessure, et la douleur qui reste devient un juge rigoureux.

Georges avait prévu tout cela, et il avait compté là-dessus pour plaider sa cause et empirer celle de son rival. Aussi après avoir bien réfléchi, résolut-il de ne rien entreprendre encore ce jour-là, quoique, au fond de son cœur, il sentit une grande impatience de revoir Sara. Voilà donc comment il était son fusil sur l’épaule espérant trouver dans la chasse, sa passion favorite, une distraction qui lui aiderait à tuer sa journée. Mais Georges s’était trompé ; son amour pour Sara parlait déjà dans son cœur plus haut que tous les autres sentiments. Aussi, vers les quatre heures, ne pouvant résister plus longtemps à son désir, je ne dirai pas de revoir la jeune fille, car, ne pouvant se présenter chez elle, ce n’était que par hasard qu’il pouvait la rencontrer, mais au besoin de se rapprocher d’elle, il fit seller Antrim, puis, lâchant les rênes au léger enfant de l’Arabie, en moins d’une heure il se trouva dans la capitale de l’île.

Georges ne venait à Port-Louis que dans un seul espoir ; mais, comme nous l’avons dit, cet espoir était entièrement soumis au hasard. Or, le hasard fut cette fois inflexible. Georges eut beau passer par toutes les rues qui avoisinaient la maison de M. de Malmédie ; il eut beau traverser deux fois le jardin de la Compagnie, promenade habituelle des habitants de Port-Louis ; il eut beau faire trois fois le tour du champ de Mars, où tout se préparait pour les courses prochaines, nulle part, même de loin, il ne vit une femme dont la tournure pût lui faire illusion.

À sept heures, Georges perdit tout espoir, et, le cœur serré comme s’il eût subi un malheur, le cœur brisé comme s’il eût éprouvé une fatigue, il reprit le chemin de la Grande-Rivière, mais cette fois au pas et retenant son cheval ; car, cette fois, il s’éloignait de Sara, qui n’avait pas deviné sans doute que dix fois Georges était passé dans la rue de la Comédie et dans la rue du Gouvernement, c’est-à-dire à peine à cent pas d’elle. Il traversait donc le camp des noirs libres, situé en dehors de la ville, et retenant toujours Antrim, qui ne comprenait rien à cette allure inaccoutumée, lorsqu’un homme sortit tout à coup de l’une des baraques et vint se jeter à l’étrier de son cheval, serrant ses genoux et lui baisant la main. C’était le marchand chinois, c’était l’homme à l’éventail, c’était Miko-Miko.

À l’instant, Georges comprit vaguement le parti qu’il pouvait tirer de cet homme, à qui son négoce permettait de s’introduire dans toutes les maisons, et qui, par son ignorance de la langue, n’inspirait aucune inquiétude.

Georges descendit et entra dans la boutique de Miko-Miko, lequel lui fit à l’instant même voir tous ses trésors. Il n’y avait pas à se tromper au sentiment que le pauvre diable avait voué à Georges, et qui s’échappait du fond de son cœur à chaque parole. C’était tout simple : Miko-Miko, à part deux ou trois de ses compatriotes marchands comme lui, et, par conséquent, sinon ses ennemis, du moins ses rivaux, n’avait pas encore trouvé à Port-Louis une seule personne à qui parler sa langue. Aussi demanda-t-il à Georges de quelle façon il pouvait s’acquitter envers lui du bonheur qu’il lui devait.

Ce que Georges avait à lui demander était bien simple : c’était un plan intérieur de la maison de M. de Malmédie, afin, le cas échéant, de savoir comment parvenir jusqu’à Sara.

Aux premiers mots que dit Georges, Miko-Miko comprit tout : nous avons dit que les Chinois étaient les juifs de l’île de France.

Seulement, pour faciliter les négociations de Miko-Miko avec Sara, et peut-être aussi dans une autre intention, Georges écrivit sur une de ses cartes de visite les prix des différents objets qui pouvaient tenter la jeune fille, recommandant à Miko-Miko de ne laisser voir cette carte qu’à Sara.

Puis il donna au marchand un second quadruple, lui recommandant d’être, le lendemain, vers les trois heures de l’après-midi, à Moka.

Miko-Miko promit de se trouver au rendez-vous, et s’engagea à apporter dans sa tête un plan aussi exact de la maison que celui qu’aurait pu tracer un ingénieur.

Après quoi, attendu qu’il était huit heures, et qu’à neuf heures Georges devait, comme nous l’avons dit, se trouver avec son père à la Pointe-aux-Caves, il remonta à cheval et reprit le chemin de la Petite-Rivière, le cœur plus léger, tant il faut peu de chose en amour pour changer la couleur de l’horizon.

Il était nuit close quand Georges arriva au rendez-vous. Son père, selon l’habitude qu’il avait prise avec les blancs d’être toujours en avance, s’y trouvait depuis dix minutes. À neuf heures et demie, la lune se leva.

C’était le moment qu’attendaient Georges et son père. Leurs yeux se portèrent aussitôt entre l’île Bourbon et l’île de Sable, et, là, par trois fois, ils virent étinceler un éclair. C’était, comme de coutume, un miroir qui réfléchissait les rayons de la lune. À ce signal bien connu des colons, Télémaque, qui avait accompagné ses maîtres, alluma sur le rivage un feu qu’il éteignit cinq minutes après, puis l’on attendit.

Une demi-heure ne s’était pas écoulée, qu’on vit poindre sur la mer une ligne noire, pareille à quelque poisson qui nagerait à la surface de l’eau ; puis cette ligne grandit et prit l’apparence d’une pirogue. Bientôt après, on reconnut une grande chaloupe et l’on commença à voir, au tremblement des rayons de la lune dans la mer, l’action des rames qui battaient l’eau, quoiqu’on n’entendît pas encore leur bruit. Enfin, cette chaloupe entra dans l’anse de la Petite-Rivière, et vint aborder dans la crique qui se trouve en avant du petit fortin.

Georges et son père s’avancèrent sur le rivage. De son côté, l’homme que, de loin, on avait pu voir assis à la poupe, avait déjà mis pied à terre.

Derrière lui descendirent une douzaine de matelots armés de mousquets et de haches. C’étaient les mêmes qui avaient ramé le fusil sur l’épaule. Celui qui était descendu le premier leur fit un signe, et ils commencèrent à débarquer les nègres. Il y en avait trente de couchés au fond de la barque ; une seconde chaloupe devait en amener encore autant.

Alors les deux mulâtres et l’homme qui était descendu le premier s’abordèrent et échangèrent quelques paroles. Il en résulta que Georges et son père furent convaincus de ce dont ils s’étaient déjà doutés, c’est qu’ils avaient devant les yeux le capitaine négrier lui-même.

C’était un homme de trente à trente-deux ans, à peu près, de haute taille, et ayant tous les signes de la force physique arrivée à ce degré qui commande naturellement le respect : il avait les cheveux noirs et crépus, des favoris passant sous le cou et des moustaches joignant ses favoris ; son visage et ses mains, hâlés par le soleil des tropiques, étaient arrivés jusqu’à la teinte des Indiens de Timor ou de Pégu. Il était vêtu de la veste et du pantalon de toile bleue, particuliers aux chasseurs de l’île de France, et avait, comme eux encore, un large chapeau de paille et un fusil jeté sur l’épaule : seulement, il portait, de plus qu’eux, suspendu à sa ceinture, un sabre recourbé, de la forme des sabres arabes, mais plus large, et ayant une poignée à la manière des claymores écossaises.

Si le capitaine négrier avait été l’objet d’un examen approfondi de la part des deux habitants de Moka, ceux-ci, de leur côté, avaient eu à subir de sa part une investigation non moins complète. Les yeux du commerçant en chair noire se portaient de l’un à l’autre avec une égale curiosité, et semblaient, à mesure qu’il les examinait davantage, s’en pouvoir moins détacher. Sans doute, Georges et son père, ou ne s’aperçurent point de cette persistance, ou ne pensèrent pas qu’elle dût autrement les inquiéter ; car ils entamèrent le marché pour lequel ils étaient venus, examinant les uns après les autres les nègres que la première chaloupe avait amenés, et qui étaient presque tous originaires de la côte occidentale d’Afrique, c’est-à-dire de la Sénégambie et de la Guinée ; circonstance qui leur donne toujours une valeur plus grande, attendu que, n’ayant pas, comme les Madécasses, les Mozambiques et les Cafres, l’espoir de regagner leur pays, ils n’essayent presque jamais de s’enfuir. Or, comme, malgré cette cause de hausse, le capitaine fut très raisonnable sur les prix, lorsque arriva la seconde chaloupe, le marché était déjà fait pour la première.

Il en fut de celle-ci comme de l’autre ; le capitaine était admirablement assorti et indiquait un profond connaisseur dans la partie. C’était une véritable bonne fortune pour l’île de France, dans laquelle il venait exercer son commerce pour la première fois, ayant, jusque-là, plus particulièrement chargé pour les Antilles.

Quand tous les nègres furent débarqués, et quand le marché fut conclu, Télémaque, qui était lui-même du Congo, s’approcha d’eux, et leur fit un discours dans sa langue maternelle, qui était la leur : ce discours avait pour but de leur vanter les douceurs de leur vie à venir, comparée à la vie que leurs compatriotes menaient chez les autres planteurs de l’île, et de leur dire qu’ils avaient eu de la chance de tomber à MM. Pierre et Georges Munier, c’est-à-dire aux deux meilleurs maîtres de l’île. Les nègres s’approchèrent alors des deux mulâtres, et, tombant à genoux, promirent par l’organe de Télémaque, de se rendre dignes eux-mêmes du bonheur que leur avait gardé la Providence.

Au nom de Pierre et de Georges Munier, le capitaine négrier qui avait suivi le discours de Télémaque avec une attention qui prouvait qu’il avait fait une étude particulière des différents dialectes de l’Afrique, avait tressailli et avait regardé plus attentivement encore qu’auparavant les deux hommes avec lesquels il venait de traiter si rondement une affaire de près de cent cinquante mille francs. Mais, pas plus qu’auparavant, Georges et son père n’avaient paru remarquer son affectation à ne pas les perdre un instant de vue. Enfin, le moment vint de régulariser le marché. Georges demanda au négrier de quelle façon il désirait être payé, et, si c’était en or ou en traites, son père avait apporté de l’or dans les sacoches de son cheval et des traites dans son portefeuille, afin de faire face à toutes les exigences. Le négrier préféra l’or. La somme, en conséquence, lui fut comptée à l’instant même et transportée dans la seconde chaloupe ; puis les matelots se rembarquèrent. – Mais, au grand étonnement de Georges et de son père, le capitaine ne descendit point avec eux dans les chaloupes, qui s’éloignèrent sur un ordre de lui et l’abandonnèrent sur le rivage.

Le capitaine les suivit quelque temps des yeux ; puis, lorsqu’elles furent hors de la portée du regard et de la voix, il se retourna vers les mulâtres étonnés, s’avança vers eux, et, leur tendant la main à tous deux :

– Bonjour, père !… Bonjour, frère ! dit-il.

Puis, comme ils hésitaient :

– Eh bien ! ajouta-t-il, ne reconnaissez-vous pas votre Jacques ?

Tous deux jetèrent un cri de surprise et lui tendirent les bras. Jacques se précipita dans ceux de son père ; puis des bras de son père, il passa dans ceux de Georges ; après, quoi, Télémaque eut aussi son tour, quoique, il faut le dire ce ne fut qu’en tremblant qu’il osât toucher les mains d’un négrier.

En effet, par une coïncidence étrange, le hasard réunissait dans la même famille l’homme qui avait toute sa vie plié sous le préjugé de la couleur, l’homme qui faisait sa fortune en l’exploitant, et l’homme qui était prêt à risquer sa vie pour le combattre.

Chapitre XIV – Philosophie négrière §

Cet homme, c’était effectivement Jacques ; Jacques, que son père n’avait pas revu depuis quatorze ans, et son frère, depuis douze.

Jacques, comme nous l’avons dit, était parti à bord d’un de ces corsaires qui, munis de lettres de marque de la France, sortaient à cette époque, tout à coup de nos ports, comme des aigles de leurs aires, et couraient sus aux Anglais.

C’était une rude école que celle-là et qui valait bien celle de la marine impériale, qui, à cette époque, bloquée dans nos ports, était aussi souvent à l’ancre que cette autre marine, vive, légère et indépendante, était souvent en course. Chaque jour, en effet, c’était quelque nouveau combat, non pas que nos corsaires, si hardis qu’ils fussent, allassent chercher noise aux vaisseaux de guerre ; mais, friands qu’ils étaient de marchandises de l’Inde et de la Chine, ils s’attaquaient à tous ces bons gros bâtiments à ventres rebondis qui revenaient soit de Calcutta, soit de Buenos-Ayres, soit de la VeraCruz. Or, ou ces bâtiments à la démarche respectable étaient convoyés par quelque frégate anglaise ayant bec et ongles, ou ils avaient pris eux-mêmes le parti de s’armer et de se défendre pour leur propre compte. Dans ce dernier cas, ce n’était qu’un jeu, une escarmouche de deux heures, et tout était fini ; mais, dans l’autre, les choses changeaient de face : cela devenait plus grave ; on échangeait bon nombre de boulets ; on se tuait bon nombre d’hommes ; on se brisait bon nombre d’agrès ; puis on venait à l’abordage, et, après s’être foudroyé de loin, on s’exterminait de près.

Pendant ce temps-là, le navire marchand filait, et, s’il ne rencontrait pas, comme l’âne de la fable, quelque autre corsaire qui lui mît la main dessus, il rentrait dans quelque port de l’Angleterre, à la grande satisfaction de la compagnie des Indes, qui votait des rentes à ses défenseurs. Voilà comme les choses se passaient à cette époque. Sur trente ou trente et un jours dont se composent les mois, on se battait pendant vingt ou vingt-cinq jours ; puis, pour se reposer des jours de combat, on avait les jours de tempête.

Or, nous le répétons, on apprenait vite à pareille école. D’abord, comme on n’avait pas la conscription pour se recruter, et que cette petite guerre d’amateurs ne laissait pas que de consommer à la longue une assez grande quantité d’hommes, les équipages ne se trouvaient jamais au grand complet. Il est vrai que, comme les matelots étaient tous des volontaires, la qualité, dans ce cas, remplaçait avantageusement la quantité ; aussi, au jour de la bataille ou de la tempête, personne n’avait d’attributions fixes ; chacun était bon à tout. Du reste, obéissance passive au capitaine, quand le capitaine était là, et au second, en l’absence du capitaine. Il y avait bien eu, comme il y en a partout, à bord de la Calypso, c’était ainsi que se nommait le bâtiment qu’avait choisi Jacques pour faire son apprentissage nautique ; il y avait bien eu, depuis six années, deux récalcitrants, l’un Normand et l’autre Gascon, l’un contre l’autorité du capitaine et l’autre contre l’autorité du lieutenant.

Mais le capitaine avait fendu la tête de l’un d’un coup de hache, et le lieutenant avait crevé la poitrine de l’autre d’un coup de pistolet ; tous deux étaient morts sur le coup. Puis comme rien n’embarrasse la manœuvre comme un cadavre on avait jeté le cadavre par-dessus le bord, et il n’en avait plus été question. Seulement, ces deux événements, pour n’avoir laissé de trace que dans le souvenir des assistants, n’en avaient pas moins exercé sur les esprits une salutaire influence. Personne, depuis ce temps, n’avait eu l’idée de chercher querelle au capitaine Bertrand ni au lieutenant Rébard. C’étaient les noms de ces deux braves, et ils avaient dès lors joui d’une autorité parfaitement autocratique à bord de la Calypso.

Jacques avait toujours eu une vocation décidée pour la mer : tout enfant, il était sans cesse à bord des bâtiments en rade à Port-Louis, montant dans les haubans, grimpant dans les hunes, se balançant sur les vergues, se laissant glisser le long des cordages : comme c’était surtout à bord des navires en relation de commerce avec son père que Jacques se livrait à ces exercices gymnastiques, les capitaines avaient une grande complaisance à son égard, satisfaisant sa curiosité enfantine, lui donnant l’explication de toute chose et le laissant monter de la cale aux mâts de perroquet et descendre des mâts de perroquet à la cale. Il en résultait qu’à dix ans, Jacques était un mousse de première force attendu qu’à défaut de bâtiment, comme tout pour lui représentait un navire, il grimpait sur les arbres, dont il faisait des mâts, et le long des lianes, dont il faisait des cordages, et qu’à douze ans, comme il savait les noms de toutes les parties d’un bâtiment, comme il savait toutes les manœuvres qui s’exécutent à bord d’un vaisseau, il eût pu entrer comme aspirant de première classe sur le premier bâtiment venu.

Mais, comme nous l’avons vu, son père en avait décidé autrement, et, au lieu de l’envoyer à l’école d’Angoulême, où l’appelait sa vocation, il l’avait envoyé au collège Napoléon. Ce fut alors que se présenta une nouvelle confirmation du proverbe : « L’homme propose et Dieu dispose. » Jacques, après avoir passé deux ans à dessiner des bricks sur ses cahiers de composition et à lancer des frégates sur le grand bassin du Luxembourg, Jacques profita de la première occasion qui s’offrit de passer de la théorie à la pratique, et ayant, dans un voyage à Brest, été visiter le brick la Calypso, il déclara à son frère, qui l’avait accompagné, qu’il pouvait retourner seul à terre, mais que, quant à lui, il était décidé à se faire marin.

Il en fut de tous deux comme l’avait décidé Jacques, et Georges revint seul, ainsi que nous l’avons dit en son lieu, au collège Napoléon.

Quant à Jacques, dont la figure franche et l’allure hardie avaient tout d’abord séduit le capitaine Bertrand, il fut élevé du premier coup au grade de matelot, ce qui fit beaucoup crier les camarades.

Jacques laissa crier : il avait dans l’esprit des notions très exactes du juste et de l’injuste ; ceux dont on venait de le faire l’égal ignoraient ce qu’il valait ; il était donc tout simple qu’ils trouvassent mauvais que l’on fit un tel passe-droit à un novice ; mais, à la première tempête, il alla couper une voile de perroquet qu’un nœud mal fait empêchait de glisser et qui menaçait de briser le mât auquel elle était attachée, et, au premier abordage, il sauta sur le vaisseau ennemi avant le capitaine : ce qui lui valut de la part de celui-ci, un si merveilleux coup de poing, qu’il en demeura étourdi pendant trois jours, la règle étant, à bord de la Calypso, que le capitaine devait toujours toucher le pont ennemi avant qui que ce fût de son équipage. Cependant, comme c’était une de ces fautes de discipline qu’un brave pardonne facilement à un brave, le capitaine admit les excuses que Jacques fit valoir, et lui répondit qu’à l’avenir, après lui et le lieutenant, il était libre, en pareille circonstance, de prendre le rang qui lui conviendrait. Au second abordage, Jacques passa le troisième.

À partir de ce moment, les matelots cessèrent de murmurer contre Jacques, et les vieux mêmes se rapprochèrent de lui et furent les premiers à lui tendre la main.

Cela marcha ainsi jusqu’en 1815 : nous disons jusqu’en 1815, parce que le capitaine Bertrand, qui avait l’esprit très sceptique, n’avait jamais voulu prendre au sérieux la chute de Napoléon : peut-être aussi cela tenait-il à ce que, n’ayant rien à faire, il avait fait deux voyages à l’île d’Elbe, et que, dans l’un de ces voyages, il avait eu l’honneur d’être reçu par l’ex-maître du monde. Ce que l’empereur et le pirate s’étaient dit dans cette entrevue, personne ne le sut jamais ; ce que l’on remarqua seulement, c’est que le capitaine Bertrand revint à bord en sifflant :

Ran tan plan tirelire,

Comme nous allons rire !

Ce qui était, chez le capitaine Bertrand, le signe de la satisfaction intérieure portée au plus haut degré ; puis le capitaine Bertrand s’en revint à Brest, où, sans rien dire à personne, il commença à remettre la Calypso en état, à faire sa provision de poudre et de boulets et à recruter les quelques hommes qui lui manquaient pour que son équipage se trouvât au grand complet.

De sorte qu’il aurait fallu ne pas connaître son capitaine Bertrand le moins du monde, pour ne pas comprendre qu’il se mitonnait derrière la toile quelque spectacle qui allait bien étonner le parterre.

En effet, six semaines après le dernier voyage du capitaine Bertrand à Porto-Ferrajo, Napoléon débarquait au golfe Juan. Vingt-quatre jours après son débarquement au golfe Juan, Napoléon entrait à Paris ; et soixante-douze heures après l’entrée de Napoléon à Paris, le capitaine Bertrand sortait de Brest toutes voiles dehors et le pavillon tricolore à sa corne.

Huit jours ne s’étaient pas écoulés, que le capitaine Bertrand rentrait, traînant à la remorque un magnifique trois-mâts anglais chargé des plus fines épices de l’Inde, lequel avait éprouvé un si merveilleux étonnement en voyant le drapeau tricolore, qu’on croyait disparu à tout jamais de la surface du globe, qu’il n’avait pas même eu l’idée de faire la plus petite résistance.

Cette prise avait fait venir l’eau à la bouche du capitaine Bertrand. Aussi il ne se fut pas plus tôt défait de sa prise à un prix convenable, il n’eut pas plus tôt partagé les parts entre les gens de l’équipage, qui se reposaient depuis près d’un an et qui s’ennuyaient fort de ce repos, qu’il se remit en quête d’un second trois-mâts. Mais, comme on sait, on ne rencontre pas toujours ce qu’on cherche : un beau matin après une nuit fort noire, la Calypso se trouva nez à nez avec une frégate. Cette frégate, c’était le Leycester, c’est-à-dire le même bâtiment que nous avons vu amener, à Port-Louis, le gouverneur et Georges.

Le Leycester avait dix canons et soixante hommes d’équipage de plus que la Calypso. En outre, pas la moindre cargaison de cannelle, de sucre ou de café ; mais, en échange, une sainte-barbe parfaitement garnie et un arsenal de mitraille et de boulets ramés au grand complet. À peine eut-il vu au reste à quelle paroisse appartenait la Calypso, que, sans le moins du monde crier gare, il lui envoya un échantillon de sa marchandise : c’était un joli boulet de trente-six, qui vint s’enfoncer dans la carène.

La Calypso, tout au contraire de sa sœur Galatée, qui fuyait pour être vue, aurait bien voulu, elle, fuir, sans être vue. Il n’y avait rien à gagner avec le Leycester, fût-on même vainqueur, ce qui n’était pas le moins du monde probable. Malheureusement, il n’était guère plus probable de supposer qu’on lui échapperait, son capitaine étant ce même Williams Murrey, qui n’avait pas encore quitté le service de la marine à cette époque, et qui, avec ses apparences charmantes, auxquelles depuis ses travaux diplomatiques avaient encore donné une nouvelle couche, était un des plus intrépides loups de mer qui existassent du détroit de Magellan à la baie de Baffin.

Le capitaine Bertrand fit donc traîner ses deux plus grosses pièces à l’arrière et prit chasse.

La Calypso était un véritable navire de proie, taillé pour la course, avec une carène étroite et allongée ; mais la pauvre hirondelle de mer avait affaire à l’aigle de l’Océan ; de sorte que, malgré sa légèreté, il fut bientôt visible que la frégate gagnait sur la goélette.

Cette supériorité de marche devint bientôt d’autant plus sensible, que, de cinq minutes en cinq minutes, le Leycester envoyait des huissiers de bronze pour sommer la Calypso de s’arrêter. Ce à quoi, au reste, la Calypso, tout en fuyant répondait avec ses pièces de chasse par des messagers de même nature.

Pendant ce temps, Jacques examinait avec la plus grande attention la mâture du brick, et faisait au lieutenant Rébard des observations pleines de sens sur les améliorations à faire dans le gréage des bâtiments destinés, comme l’était la Calypso, à poursuivre ou à être poursuivis. Il y avait surtout un changement radical à opérer dans les mâts de perroquet, et Jacques, les yeux fixés sur la partie faible du navire, venait d’achever sa démonstration, lorsque ne recevant aucune réponse approbative du lieutenant, il ramena les yeux du ciel à la terre, et reconnut la cause du silence de son interlocuteur : le lieutenant Rébard venait d’être coupé en deux par un boulet de canon.

La situation devenait grave ; il était évident que, avant une demi-heure, on serait bord à bord, et qu’il faudrait, comme on dit en terme d’art, en découdre avec un équipage d’un tiers plus fort que soi. Jacques communiquait à part lui cette réflexion peu rassurante au pointeur d’une des deux pièces de chasse lorsque le pointeur, en se baissant pour pointer, parut faire un faux pas et tomba le nez sur la culasse de son canon. Voyant qu’il tardait à se remettre sur ses jambes, plus qu’il ne convenait de le faire en pareille circonstance à un homme chargé d’un soin si important, Jacques le prit par le collet de son habit et le ramena dans une ligne verticale. Mais alors il s’aperçut que le pauvre diable venait d’avaler un biscaïen ; seulement, au lieu de suivre la perpendiculaire, le biscaïen avait pris l’horizontale. De là était venu l’accident. Le pauvre pointeur était mort, comme on dit, d’une indigestion de fer fondu.

Jacques, qui, pour le moment, n’avait rien de mieux à faire, se baissa à son tour vers la pièce, rectifia d’une ligne ou deux le point de mire et cria :

– Feu !

Au même instant, le canon tonna, et, comme Jacques était curieux de voir le résultat de son adresse, il sauta sur le bastingage pour suivre, autant qu’il était en lui, l’effet du projectile qu’il venait d’adresser à son ennemi.

L’effet fut prompt. Le mât de misaine, coupé un peu au-dessus de la grande hune, plia comme un arbre que le vent courbe, puis, avec un craquement effroyable, tomba, encombrant le pont de voiles et d’agrès, et brisant une partie de la muraille de tribord.

Un grand cri de joie retentit à bord de la Calypso. La frégate s’était arrêtée au milieu de sa course, trempant dans la mer son aile brisée, tandis que la goélette, saine et sauve à quelques cordages près, continuait son chemin, débarrassée de la poursuite de son ennemi.

Le premier soin du capitaine, en se voyant hors de danger, fut de nommer Jacques lieutenant à la place de Rébard : il y avait longtemps, au reste, qu’en cas de vacance, ce grade lui était dévolu dans l’esprit de tous ses camarades. L’annonce de sa promotion fut donc accueillie par des acclamations unanimes.

Le soir, il y eut messe générale pour les morts. On avait jeté les cadavres à la mer à mesure qu’ils passaient de vie à trépas, et l’on n’avait gardé que celui du second pour lui rendre les honneurs dus à son rang. Ces honneurs consistaient à être cousu dans un hamac avec un boulet de trente-six à chaque pied. Le cérémonial fut exactement suivi, et le pauvre Rébard alla rejoindre ses compagnons, n’ayant conservé sur eux que le très médiocre avantage de s’enfoncer au plus profond de la mer, au lieu de flotter à sa surface.

Le soir, le capitaine Bertrand profita de l’obscurité pour faire fausse route, c’est-à-dire que, grâce à une saute de vent, il revint sur ses pas, de sorte qu’il rentrait à Brest, tandis que le Leycester, qui s’était empressé de substituer à son mât cassé un mât de rechange, courait après lui du côté du cap Vert.

Ce qui fit faire beaucoup de mauvais sang au capitaine Murrey, lequel jura que, si jamais la Calypso retombait sous la main du Leycester, elle ne s’en tirerait pas à aussi bon marché la seconde fois qu’elle s’en était tirée la première.

Aussitôt ses avaries réparées, le capitaine Bertrand s’était remis en chasse, et, secondé par Jacques, il avait fait merveille : malheureusement, Waterloo arriva ; après Waterloo, la seconde abdication, et, après la seconde abdication, la paix. Cette fois, il n’y avait plus à douter de rien. Le capitaine vit passer, à bord du Bellérophon, le prisonnier de l’Europe ; et, comme il connaissait Sainte-Hélène pour y avoir relâché deux fois, il comprit du premier coup qu’on ne se sauve pas de là comme on se sauve de l’île d’Elbe.

L’avenir du capitaine Bertrand se trouvait bien compromis dans ce grand cataclysme qui brisa tant de choses. Il lui fallut donc se créer une nouvelle industrie : il avait une jolie goélette marchant bien, cent cinquante hommes d’équipage disposés à suivre sa bonne ou sa mauvaise fortune ; il pensa tout naturellement à faire la traite.

En effet, c’était un joli état avant qu’on eût gâté le métier avec un tas de déclamations philosophiques auxquelles personne ne songeait alors, et il y avait une belle fortune à faire pour les premiers qui s’y remettraient. La guerre, parfois éteinte en Europe, est éternelle en Afrique ; il y a toujours quelque peuplade qui a soif, et, comme les habitants de ce beau pays ont remarqué, une fois pour toutes, que le plus sûr moyen de se procurer des prisonniers était d’avoir beaucoup d’eau-de-vie, il n’y avait à cette époque qu’à suivre les côtes de la Sénégambie, du Congo, de Mozambique ou de Anguebar une bouteille de cognac à chaque main, et l’on était sûr de revenir à son bâtiment un nègre sous chaque bras. Quand les prisonniers manquaient, les mères vendaient leurs enfants pour un petit verre ; il est vrai que toute cette marmaille n’avait pas grand prix ; mais on se retirait sur la quantité.

Le capitaine Bertrand exerça ce commerce avec honneur et profit pendant cinq ans, c’est-à-dire depuis 1815 jusqu’en 1820, et il comptait bien l’exercer encore bon nombre d’années, lorsqu’un événement inattendu mit fin à son existence. Un jour qu’il remontait la rivière des Poissons, située sur la côte occidentale d’Afrique, avec un chef hottentot qui devait lui livrer, moyennant deux pipes de rhum, une partie de Grands-Namaquois pour laquelle il venait de traiter, et dont il avait d’avance le placement à la Martinique et à la Guadeloupe, il posa par hasard le pied sur la queue d’un boqueira qui se chauffait au soleil. Ces sortes de reptiles sont, comme on le sait, si sensibles de la queue, que la nature leur a posé à cet endroit une quantité indéfinie de sonnettes, afin que, averti par le bruit, le voyageur ne leur marche pas dessus. Le boqueira se redressa donc rapide comme un éclair, et mordit le capitaine Bertrand à la main. Le capitaine Bertrand, quoique fort dur à la douleur, poussa un cri. Le chef hottentot se retourna, vit de quoi il s’agissait, et dit gravement :

– Homme mordu, homme mort.

– Je le sais pardieu bien ! répondit le capitaine, et c’est pour cela que je crie.

Puis, soit pour sa satisfaction personnelle, soit par philanthropie, et pour que le serpent qui l’avait mordu n’en mordit plus d’autre, il empoigna le boqueira à belles mains et lui tordit le cou. Mais cette exécution était à peine faite, que les forces manquèrent au brave capitaine, et qu’il tomba mort près du reptile.

Tout cela s’était passé si rapidement, que, lorsque Jacques, qui était à vingt-cinq pas à peu près en arrière du capitaine, arriva près de lui, ce dernier était déjà vert comme un lézard. Il voulut parler ; mais à peine put-il balbutier quelques mots sans suite, et il expira. Dix minutes après, son corps était bariolé de taches noires et jaunes, ni plus ni moins qu’un champignon vénéneux.

Il n’y avait pas à songer à rapporter le corps du capitaine à bord de la Calypso, tant, grâce à l’admirable subtilité du poison, la décomposition était rapide. Jacques et les douze matelots qui l’accompagnaient creusèrent une fosse, couchèrent le capitaine dedans, et le recouvrirent de toutes les pierres qu’on put trouver dans les environs, afin de le garantir, si la chose était possible, de la dent des hyènes et des chacals. Quant au serpent à sonnettes, un des matelots s’en chargea, s’étant rappelé que son oncle, qui était pharmacien à Brest, lui avait recommandé, s’il rencontrait jamais un de ces reptiles, de tâcher de le lui apporter, mort ou vivant, pour le mettre dans un bocal à la porte de sa boutique, entre une bouteille pleine d’eau rouge et une bouteille pleine d’eau bleue.

Il y a un adage commercial qui dit : « Les affaires avant tout ». En vertu de cet adage, il fut décidé, entre le chef hottentot et Jacques, que cette catastrophe n’empêcherait pas le marché conclu de s’exécuter. Jacques alla donc chercher au kraal voisin les cinquante Grands-Namaquois vendus ; après quoi, le chef hottentot vint prendre au brick les deux pipes de rhum promises. Cet échange fait, les deux négociants se séparèrent enchantés l’un de l’autre, se promettant de ne pas en rester là, à l’avenir, de leurs relations commerciales.

Le soir même, Jacques rassembla tous les matelots sur le pont, depuis le contremaître jusqu’au dernier mousse.

Et, après un discours concis mais éloquent, sur les vertus sans nombre qui ornaient le capitaine Bertrand, il proposa à l’équipage deux choses : la première, de vendre la cargaison, qui était complète, puis le bâtiment, d’une défaite facile, et, après avoir partagé le prix du tout selon les droits établis, de se séparer bons amis et d’aller chercher fortune chacun de son côté ; la seconde, de nommer un remplaçant au capitaine Bertrand, et de continuer le négoce sous la raison Calypso et Compagnie, déclarant d’avance que, tout lieutenant qu’il était, il se soumettait à une réélection, et serait le premier à reconnaître le nouveau capitaine qui sortirait du scrutin. À ces paroles, il arriva ce qui devait arriver, Jacques fut élu capitaine par acclamation.

Jacques choisit aussitôt pour second son contremaître, brave Breton, natif de Lorient, et que, par allusion à la dureté remarquable de son crâne, on appelait généralement Tête-de-Fer.

Le même soir, la Calypso, plus oublieuse que la nymphe dont elle portait le nom, fit voile pour les Antilles, déjà consolée, en apparence du moins, non pas du départ du roi Ulysse, mais de la mort du capitaine Bertrand.

En effet, si elle avait perdu un maître, elle en avait trouvé un autre, et qui, certes, le valait bien. Le défunt était un de ces vieux loups de mer qui font toutes choses selon la routine, et non pas selon l’inspiration. Or, il n’en était pas ainsi de Jacques. Jacques était éternellement l’homme de la circonstance, universel en ce qui concernait l’art nautique ; sachant, dans une bataille ou dans une tempête, commander la manœuvre comme le premier amiral venu, et faisant dans l’occasion un nœud à la marinière aussi bien que le dernier mousse. Avec Jacques, jamais de repos, et, par conséquent, jamais d’ennui. Chaque jour amenait une amélioration dans l’arrimage et dans le gréement de la goélette. Jacques aimait la Calypso comme on aime une maîtresse ; aussi était-il éternellement préoccupé d’ajouter quelque chose à sa toilette. Tantôt c’était une bonnette dont il changeait la forme, tantôt c’était une vergue dont il simplifiait le mouvement. Aussi, la coquette qu’elle était, obéissait-elle à son nouveau seigneur comme elle n’avait encore obéi à personne, s’animant à sa voix, se courbant et se redressant sous sa main, bondissant sous son pied comme un cheval qui sent l’éperon, si bien que Jacques et la Calypso semblaient tellement faits l’un pour l’autre, que l’on n’aurait jamais eu l’idée que désormais ils pussent vivre l’un sans l’autre.

Aussi, à part le souvenir de son père et de son frère, qui passait de temps en temps comme un nuage sur son front, Jacques était-il l’homme le plus heureux de la terre et de la mer. Ce n’était pas un de ces négriers avides qui perdent la moitié de leurs profits en voulant trop gagner, et pour qui le mal qu’ils font, après avoir passé en habitude, est devenu un plaisir. Non, c’était un bon négociant, faisant son commerce en conscience, ayant pour ses Cafres, ses Hottentots, ses Sénégambiens ou ses Mozambiques presque autant de soins que si c’étaient des sacs de sucre, des caisses de riz ou des balles de coton. Ils étaient bien nourris ; ils avaient de la paille pour se coucher ; ils prenaient deux fois par jour l’air sur le pont. On n’enchaînait que les récalcitrants ; et, en général, on tâchait, autant que possible, de vendre les maris avec les femmes, et les enfants avec les mères ; ce qui était une délicatesse inouïe et avait fort peu d’imitateurs parmi les confrères de Jacques. Aussi les nègres de Jacques arrivaient-ils à leur destination généralement bien portants et gais, ce qui faisait que, presque toujours, Jacques les revendait à un prix supérieur.

Il va sans dire que Jacques ne s’arrêtait jamais assez longtemps à terre pour s’y créer un attachement sérieux. Comme il nageait dans l’or et roulait sur l’argent, les belles créoles de la Jamaïque, de la Guadeloupe et de Cuba lui avaient fait plus d’une fois les doux yeux ; il y avait même des pères qui, ignorant que Jacques fût un mulâtre et le prenant pour un honnête négrier européen, lui faisaient de temps en temps des ouvertures sur le mariage. Mais Jacques avait ses idées à l’endroit de l’amour. Jacques connaissait à fond sa mythologie et son histoire sainte ; il savait l’apologue d’Hercule et d’Omphale, et l’anecdote de Samson et de Dalila. Aussi avait-il décidé qu’il n’aurait pas d’autre femme que la Calypso. Quant à des maîtresses, Dieu merci, il n’en manquait pas ; il en avait des noires, des rouges, des jaunes et des chocolats, selon qu’il changeait au Congo, aux Florides, au Bengale ou à Madagascar. À chaque voyage, il en prenait une nouvelle, qu’il donnait en arrivant à quelque ami, chez lequel il était sûr qu’elle serait bien traitée, s’étant fait un système de ne jamais garder la même, de crainte, quelle que fût sa couleur, qu’elle ne prît une influence quelconque sur son esprit. Car, il faut le dire, ce que Jacques aimait avant toutes choses, c’était sa liberté.

Puis, ajoutons que Jacques avait encore une foule d’autres plaisirs. Jacques était sensuel comme un créole. Toutes les grandes choses de la nature l’affectaient agréablement ; seulement, au lieu d’impressionner son esprit, elles agissaient sur ses sens. Il aimait l’immensité, non pas parce que l’immensité fait rêver à Dieu, mais parce que plus il y a d’espace, mieux on respire ; il aimait les étoiles, non pas parce qu’il pensait que c’étaient autant de mondes roulant dans l’espace, mais parce qu’il trouvait doux d’avoir au-dessus de sa tête un dais d’azur brodé de diamants, il aimait les hautes forêts, non pas parce que leurs profondeurs sont pleines de voix mystérieuses et poétiques, mais parce que leur voûte épaisse projette une ombre que ne peuvent pas percer les rayons du soleil.

Quant à son opinion sur l’état qu’il exerçait, son opinion était que c’était une industrie parfaitement légale. Il avait toute sa vie vu vendre et acheter des nègres ; il pensait donc, dans sa conscience, que les nègres étaient faits pour être vendus et achetés. Quant à la validité du droit que l’homme s’est arrogé de trafiquer de son semblable, cela ne le regardait aucunement ; il achetait et payait ; donc, la chose était à lui, et, du moment qu’il avait acheté et payé il avait le droit de revendre : aussi, jamais Jacques n’avait imité une seule fois l’exemple de ses confrères, qu’il avait vus faire la chasse aux nègres pour leur propre compte ; Jacques aurait regardé comme une affreuse injustice, soit par force, soit par ruse, de s’emparer personnellement d’une créature libre pour en faire un esclave ; mais, du moment que cette créature libre était devenue esclave par une circonstance indépendante de sa volonté à lui, Jacques, il ne voyait aucune difficulté à traiter d’elle avec son propriétaire.

Or, on comprend que la vie que menait Jacques était une agréable vie, d’autant plus agréable qu’elle avait, de temps à autre, ses journées de combat, comme du temps du capitaine Bertrand ; la traite des noirs avait été abolie par un congrès de gouvernants, qui avait probablement trouvé qu’elle nuisait à la traite des blancs ; de sorte qu’il arrivait parfois que quelques bâtiments qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas, voulaient absolument savoir ce que la Calypso venait faire sur les côtes du Sénégal ou dans les mers de l’Inde. Alors, si le capitaine Jacques était dans ses jours de bonne humeur, il commençait par amuser le bâtiment trop curieux en lui montrant des pavillons de toutes couleurs ; puis, quand il était las de jouer avec lui des charades en action, il hissait son pavillon à lui, qui était trois têtes de noirs, posées deux et une sur champ de gueules ; alors la Calypso prenait chasse, et la fête commençait.

Outre les vingt canons qui ornaient ses sabords, la Calypso, pour ces occasions-là seulement, possédait à son arrière deux pièces de trente-six, dont la portée dépassait celle des bâtiments ordinaires ; or, comme elle était excellente voilière, et qu’elle obéissait à son maître au doigt et à l’œil, elle engageait juste autant de voiles qu’il en fallait pour maintenir le bâtiment qui lui donnait la chasse à la portée de ses deux pièces. Il en résultait que, tandis que les boulets ennemis venaient mourir dans son sillage, chacun de ses boulets à elle, et Jacques, croyez-le bien, n’avait pas oublié son métier de pointeur, enfilait le navire négrophile de bout en bout. Cela durait le temps qu’il plaisait à Jacques de faire ce qu’il appelait sa partie de quilles ; puis, lorsqu’il trouvait le bâtiment indiscret suffisamment puni de son indiscrétion, il ajoutait quelques voiles de cacatois, quelques bonnettes de perroquet, quelques brigantines de son invention, aux voiles déjà déployées, envoyait une couple de boulets ramés en signe d’adieu à son partenaire, et, filant sur l’eau comme quelque oiseau de mer attardé qui regagne son nid, il le laissait boucher ses trous, rajuster ses agrès, renouer ses cordages et disparaissait à l’horizon.

Ces escapades, comme on le comprend bien, lui rendaient l’entrée des ports un peu plus difficile ; mais la Calypso était une coquette qui savait changer de tournure et même de visage, selon l’occasion. Tantôt elle prenait quelque nom virginal et quelque allure naïve, s’appelait La Belle-Jenny ou La Jeune-Olympe, et se présentait avec un air d’innocence qui faisait plaisir à voir ; alors elle venait, disait-elle de charger du thé à Canton, du café à Moka, ou des épices à Ceylan. Elle donnait des échantillons de son chargement, elle recevait des commandes, elle demandait des passagers. Le capitaine Jacques était un bon paysan bas-breton, avec sa grande veste, ses longs cheveux, son large chapeau, enfin toute la défroque de défunt Bertrand. Tantôt la Calypso changeait de sexe ; elle s’appelait le Sphinx ou le Léonidas ; son équipage revêtait l’uniforme français, et elle entrait dans la rade, drapeau blanc déployé, saluant courtoisement le fort, qui lui rendait courtoisement son salut. Alors son capitaine était, selon son caprice, ou un vieux loup de mer, maugréant, jurant, sacrant, ne parlant que par tribord et bâbord, et ne comprenant pas à quoi pouvait servir la terre, si ce n’était pour y aller de temps en temps renouveler son eau et faire sécher du poisson ; ou bien quelque bel officier fashionable, tout frais émoulu de l’école, à qui le gouvernement, pour récompenser les services de ses ancêtres, avait donné un commandement que sollicitaient dix anciens officiers. En ce cas, le capitaine Jacques se faisait appeler M. de Kergouran ou M. de Champ-Fleury ; il avait la vue basse, ne regardait qu’en clignant de l’œil, et parlait en grasseyant. Tout cela eût été bien vite reconnu pour une comédie dans un port de France ou d’Angleterre ; mais cela avait un énorme succès à Cuba, à la Martinique, à la Guadeloupe ou à Java.

Quant au placement des fonds qui provenaient de son commerce, c’était pour Jacques, qui ne comprenait pas tous les mouvements de l’agio et tous les calculs de l’escompte la chose la plus simple : en échange de son or et de ses traites, il prenait à Visapour et à Guzarate les plus beaux diamants qu’il pouvait y trouver ; si bien que Jacques avait fini par se connaître presque aussi bien en diamants qu’en nègres. Puis il mettait les nouveaux achetés près des anciens dans une ceinture qu’il portait habituellement sur lui. N’avait-il plus d’argent, il fouillait à sa ceinture, en tirait, selon l’occasion, un brillant gros comme un petit pois ou un diamant de la taille d’une noisette, entrait chez un juif, le faisait peser et le lui cédait au prix du tarif. Puis, comme Cléopâtre, qui buvait les perles que lui donnait Antoine, lui buvait et mangeait son diamant ; seulement, au contraire de la reine d’Égypte, Jacques en faisait habituellement plusieurs repas.

Grâce à ce système d’économie, Jacques portait incessamment sur lui une valeur de deux ou trois millions, qui, à la rigueur, tenant dans le creux de la main, était facile à cacher dans l’occasion : car Jacques ne se dissimulait pas qu’une profession comme la sienne avait des chances opposées ; que tout n’était pas roses dans le métier qu’il faisait, et qu’après des années de bonheur, il pourrait arriver un jour de revers.

Mais, en attendant ce jour inconnu, Jacques, comme nous l’avons dit, menait une vie fort douce, et qu’il n’eût pas échangée contre celle d’un roi quelconque, vu que, déjà, à cette époque, l’emploi de roi commençait à être d’un assez médiocre agrément ; notre aventurier eût donc été parfaitement heureux, si, parfois, le souvenir de son père et de Georges n’était venu assombrir sa pensée ; aussi, un beau jour, n’y put-il résister plus longtemps, et, comme, après avoir fait un chargement en Sénégambie et au Congo, il était venu compléter sa cargaison sur les côtes de Mozambique et dans l’Anguebar, il résolut de pousser jusqu’à l’île de France et de s’informer si son père ne l’avait pas quittée, ou si son frère n’y était pas revenu : il avait, en conséquence, en approchant de la côte, fait les signaux habituels aux négriers, on y avait répondu par les signaux correspondants. Le hasard avait fait que ces signaux avaient été échangés entre le père et le fils ; de sorte que, le soir, Jacques s’était trouvé non seulement sur le rivage natal mais encore dans les bras de ceux qu’il était venu y chercher.

Chapitre XV – La boîte de Pandore §

Ce fut, comme on le comprend bien, un grand bonheur pour ce père et pour ces frères, qui ne s’étaient pas vus depuis si longtemps, que de se trouver ainsi réunis au moment où ils s’y attendaient le moins : il y eut bien, au premier moment, dans le cœur de Georges, grâce à un reste d’éducation européenne, un mouvement de regret en retrouvant son frère marchand de chair humaine ; mais ce premier mouvement fut bien vite dissipé. Quant à Pierre Munier, qui n’avait jamais quitté l’île, et qui, par conséquent devait tout envisager du point de vue des colonies, il n’y fit pas même attention ; il était, d’ailleurs, entièrement absorbé, le pauvre père, dans le bonheur inespéré de revoir ses enfants.

Jacques, comme c’était tout simple, revint coucher à Moka. Georges, lui et leur père ne se séparèrent que fort avant dans la nuit. Pendant cette première et douce causerie, chacun fit part à ces intimes de son âme de tout ce qu’il avait dans le cœur. Pierre Munier épancha sa joie. Il n’avait rien autre chose en lui que son amour paternel. Jacques raconta sa vie aventureuse, ses plaisirs étranges, son bonheur excentrique. Puis vint le tour de Georges, et Georges raconta son amour.

À ce récit, Pierre Munier frémit de tous ses membres : Georges, mulâtre, fils de mulâtre, aimait une blanche, et déclarait, en avouant son amour, que cette femme lui appartiendrait. C’était une audace inouïe et sans exemple aux colonies, qu’un pareil orgueil ; et, à son avis, cet orgueil devait attirer sur celui dans le cœur duquel il s’était allumé, toutes les douleurs de la terre et toute la colère du ciel.

Quant à Jacques, il comprenait parfaitement que Georges aimât une femme blanche, quoique, pour mille raisons qu’il déduisait à merveille, il préférât de beaucoup les femmes noires. Mais Jacques était trop philosophe pour ne pas comprendre et respecter les goûts de chacun. D’ailleurs il trouvait que Georges, beau comme il l’était, riche comme il l’était, supérieur aux autres hommes comme il l’était, pouvait aspirer à la main de quelque femme blanche que ce fût, cette femme fût-elle Aline, reine de Golconde !

En tout cas, il offrait à Georges un expédient qui simplifiait bien les choses ; c’était, en cas de refus de la part de M. de Malmédie, d’enlever Sara et de la déposer dans un coin du monde quelconque, à son choix, où Georges irait la rejoindre. Georges remercia son frère de son offre obligeante ; mais, comme il avait pour le moment un autre plan arrêté, il refusa.

Le lendemain, les habitants de Moka se réunirent presque avec le jour, tant ils avaient de choses, oubliées la veille, à se redire de nouveau. Vers les onze heures, Jacques eut envie de revoir tous ces lieux où s’était écoulée son enfance, et proposa à son père et à son frère une promenade de souvenirs. Le vieux Munier accepta ; mais Georges attendait, comme on se le rappelle, des nouvelles de la ville ; il fut donc obligé de les laisser partir ensemble et de rester à l’habitation où il avait donné rendez-vous à Miko-Miko.

Au bout d’une demi-heure, Georges vit paraître son messager ; il portait sa longue perche de bambou et ses deux paniers, comme s’il eût fait son commerce en ville ; car le prévoyant industriel avait pensé qu’il pouvait, sur sa route, rencontrer quelque amateur de chinoiseries. Georges, malgré ce pouvoir qu’à si grand-peine il avait conquis sur lui-même, alla ouvrir la porte, le cœur bondissant, car cet homme avait vu Sara et allait lui parler d’elle.

Tout s’était passé de la façon la plus simple comme on doit bien le penser. Miko-Miko, usant de son privilège d’entrer partout, était entré dans la maison de M. de Malmédie, et Bijou, qui avait déjà vu sa jeune maîtresse faire au Chinois l’acquisition d’un éventail, l’avait conduit droit à Sara.

À la vue du marchand, Sara avait tressailli ; car, par une chaîne toute naturelle d’idées et de circonstances, Miko-Miko lui rappelait Georges : elle s’était donc empressée de l’accueillir, n’ayant qu’un regret, c’était d’être forcée de dialoguer avec lui par signes. Alors Miko-Miko avait tiré de sa poche la carte de Georges, sur laquelle, de sa main, Georges avait écrit les prix des différents objets que Miko-Miko avait pensé devoir tenter le cœur de Sara, et la donna à la jeune fille du côté où était gravé le nom.

Sara rougit malgré elle, et retourna vivement la carte. Il était évident que Georges, ne pouvant la voir, employait ce moyen de se rappeler à son souvenir. Elle acheta sans marchander tous les objets dont le prix était écrit de la main du jeune homme : puis, comme le marchand ne pensait pas à lui redemander cette carte, elle ne pensa point à la lui rendre.

En sortant de chez Sara, Miko-Miko avait été arrêté par Henri, qui de son côté l’avait emmené chez lui pour visiter toute sa pacotille. Henri n’avait rien acheté pour le moment mais il avait fait comprendre à Miko-Miko que, étant sur le point d’épouser très prochainement sa cousine, il avait besoin des plus charmants brimborions que le marchand pourrait lui procurer.

Cette double visite chez la jeune fille et chez son cousin avait permis à Miko-Miko d’observer la maison en détail. Or, comme Miko-Miko parmi les bosses qui ornaient son crâne nu avait, au plus haut degré, celle de la mémoire des localités, il avait parfaitement retenu la distribution architecturale de la demeure de M. de Malmédie.

La maison avait trois entrées : l’une qui donnait, comme nous l’avons dit, par un pont traversant le ruisseau, sur le jardin de la Compagnie ; l’autre, du côté opposé, qui donnait, à l’aide d’une ruelle plantée d’arbres et formant retour, sur la rue du Gouvernement enfin, la troisième, qui donnait sur la rue de la Comédie, et qui était une entrée latérale.

En pénétrant dans la maison par sa porte principale, c’est-à-dire par le pont qui traversait le ruisseau et donnait sur le jardin de la Compagnie, on se trouvait dans une grande cour carrée, plantée de manguiers et de lilas de Chine, à travers l’ombrage et les fleurs desquels on apercevait en face de soi la demeure principale, dans laquelle on entrait par une porte parallèle à peu près à celle de la rue ; ainsi placé, on avait, au premier plan à sa droite, les cases des noirs, et, à sa gauche, les écuries. Au second plan, à droite, un pavillon ombragé par un magnifique sang-dragon, et, en face de ce pavillon, une seconde habitation destinée aussi aux esclaves. Enfin, au troisième plan, on avait, à gauche, l’entrée latérale qui donnait dans la rue de la Comédie, et, à droite, un passage conduisant à un petit escalier et se dirigeant à la ruelle plantée d’arbres formant terrasse, qui donnait, par son retour, en face du théâtre. De cette façon, si l’on a bien suivi la description que nous venons de faire, on verra que le pavillon se trouvait séparé du corps de logis par le passage. Or, comme ce pavillon était la retraite favorite de Sara, et que c’était dans ce pavillon qu’elle passait la plus grande partie de son temps, le lecteur nous permettra d’ajouter quelques mots à ce que nous en avons déjà dit dans un de nos précédents chapitres.

Ce pavillon avait quatre faces, quoiqu’il ne fût visible que de trois côtés. En effet, un de ses cotés attenait aux cases des noirs. Les trois autres donnaient, l’un sur la cour d’entrée où étaient plantés les manguiers, les lilas de Chine et le sang-dragon ; l’autre sur le passage conduisant au petit escalier ; l’autre, enfin, sur un grand chantier de bois, à peu près désert, qui donnait, d’un côté, sur le même ruisseau qui prolongeait une des façades extérieures de la maison de M. de Malmédie : de l’autre, contre la ruelle plantée d’arbres, et élevée, au-dessus du chantier d’une douzaine de pieds, à peu près. Contre cette ruelle étaient adossées deux ou trois maisons, dont les toits, doucement inclinés, offraient une pente facile à ceux qui eussent désiré, par un motif quelconque, se dispensant de la route de tout le monde, pénétrer incognito de la ruelle dans le chantier.

Ce pavillon avait trois fenêtres et une porte donnant comme nous l’avons dit, sur la cour. Une des fenêtres s’ouvrait près de cette porte ; une autre sur le passage, et une troisième sur le chantier.

Pendant le récit de Miko-Miko, Georges avait souri trois fois, mais avec des expressions bien différentes. La première, lorsque son ambassadeur lui avait dit que Sara avait gardé la carte ; la seconde, lorsqu’il avait parlé du mariage de Henri avec sa cousine ; la troisième, lorsqu’il lui avait appris qu’on pouvait pénétrer dans le pavillon par la fenêtre du chantier.

Georges plaça en face de Miko-Miko un crayon et du papier, et, tandis que, pour plus grande sécurité, le marchand traçait le plan de la maison, il prit lui-même une plume et se mit à écrire une lettre.

La lettre et le plan de la maison furent finis en même temps.

Alors Georges se leva et alla chercher dans sa chambre un merveilleux petit coffret de Boule, digne d’avoir appartenu à madame de Pompadour, mit dedans la lettre qu’il venait d’écrire, ferma le coffret à clef, et remit le coffret et la clef à Miko-Miko en lui donnant ses instructions ; après quoi, Miko-Miko reçut un nouveau quadruple en récompense de la nouvelle commission qu’il allait faire, et, replaçant son bambou en équilibre sur son épaule, reprit le chemin de la ville du même pas dont il était venu ; ce qui annonçait que, dans quatre heures à peu près, il serait près de Sara.

Comme Miko-Miko venait de disparaître au bout de l’allée d’arbres qui conduisait à la plantation, Jacques et son père rentrèrent par une porte de derrière. Georges, qui était sur le point d’aller les rejoindre, s’étonna de ce prompt retour ; mais Jacques avait vu au ciel des signes qui annonçaient un prochain coup de vent, et, quoiqu’il eût pleine et entière confiance dans maître Tête-de-Fer, son lieutenant, il aimait trop sincèrement la Calypso pour confier à un autre le soin de son salut dans une si grave circonstance. Il venait donc dire adieu à son frère ; car, du haut de la montagne du Pouce où il était monté pour voir si la goélette était toujours à son poste, il avait aperçu la Calypso courant des bordées à deux lieues à peu près de la côte, et il avait alors fait le signal convenu entre son second et lui dans le cas où une circonstance quelconque le forcerait de retourner à bord. Ce signal avait été vu, et Jacques ne doutait pas que, dans deux heures, la chaloupe qui l’avait amené ne fût prête à le reprendre.

Le pauvre père Munier avait fait tout ce qu’il avait pu pour garder son fils près de lui ; mais Jacques lui avait répondu de sa douce voix :

– Cela ne se peut pas, mon père.

Et, à l’intonation tendre mais ferme de cette voix le vieillard avait compris que c’était de la part de son fils une résolution prise ; il n’avait donc pas insisté.

Quant à Georges, il comprenait si parfaitement le motif qui ramenait Jacques à son bord, qu’il n’essaya pas même de le détourner de ce projet. Seulement, il déclara à son frère que lui et son père l’accompagneraient jusqu’au delà de la chaîne du Pieterboot, du versant opposé de laquelle ils pouvaient voir Jacques s’embarquer, et, une fois en mer le suivre des yeux jusqu’à son bâtiment.

Jacques partit donc accompagné de Georges et de son père, et tous trois, par des sentiers connus des seuls chasseurs, arrivèrent à la source de la rivière des Calebasses. Là, Jacques prit congé de ces amis de son cœur, qu’il avait si peu vus, mais qu’il promit solennellement de revoir bientôt.

Une heure après, la chaloupe avait quitté le rivage, emmenant Jacques, qui, fidèle à cet amour que le marin éprouve pour son navire, retournait sauver la Calypso ou périr avec elle.

À peine Jacques fut-il remonté à bord, que la goélette, qui jusque-là avait couru des bordées, mit le cap sur l’île de Sable et s’éloigna le plus rapidement qu’elle put vers le nord.

Pendant ce temps, le ciel et la mer étaient devenus de plus en plus menaçants. La mer mugissait et montait à vue d’œil, quoique ce ne fût pas l’heure de la marée. Le ciel, de son côté, comme s’il eût voulu rivaliser avec l’Océan roulait des vagues de nuages qui couraient rapidement, et qui se déchiraient tout à coup pour laisser passer des rafales de vent variant de l’est-sud-est au sud-est et sud-sud-est. Cependant ces symptômes, pour tout autre qu’un marin, ne présageaient qu’une tempête ordinaire. Plusieurs fois déjà dans l’année, il y avait eu des menaces pareilles sans qu’elles fussent suivies d’aucune catastrophe. Mais, en rentrant à l’habitation, Georges et son père furent forcés de reconnaître la sagacité du coup d’œil de Jacques. Le mercure du baromètre était descendu au-dessous de vingt-huit pouces.

Aussitôt Pierre Munier donna l’ordre au commandeur de faire couper partout les tiges des maniocs, afin de sauver au moins les racines qui, dans le cas où l’on ne prend pas cette précaution, sont presque toujours arrachées de terre et emportées par le vent.

De son côté, Georges donna à Ali l’ordre de lui seller Antrim pour huit heures. À cet ordre, Pierre Munier tressaillit.

– Et pourquoi faire seller ton cheval ? demanda-t-il avec effroi.

– Je dois être à la ville à dix heures, mon père, répondit Georges.

– Mais, malheureux, c’est impossible ! s’écria le vieillard.

– Il le faut, mon père, dit Georges.

Et dans l’accent de cette voix, comme dans celle de Jacques, le pauvre père reconnut une telle résolution, qu’il baissa la tête en soupirant, mais sans insister davantage.

Pendant ce temps-là, Miko-Miko accomplissait sa mission.

À peine arrivé à Port-Louis, il s’était acheminé vers la maison de M. de Malmédie, dont la commande de Henri lui avait ouvert doublement l’entrée. Il s’y présentait cette fois avec d’autant plus de confiance qu’en passant sur le port il avait vu MM. de Malmédie, père et fils, occupés à regarder les bâtiments à l’ancre, dont les capitaines, dans l’attente du coup de vent qui menaçait, doublaient les amarres. Il entra donc chez M. de Malmédie, sans craindre d’être dérangé par personne dans ce qu’il venait y faire, et Bijou, qui avait vu Miko-Miko en conférence le matin même avec son jeune maître et celle qu’il regardait d’avance comme sa jeune maîtresse, le conduisit droit à Sara, qui, selon son habitude, était dans son pavillon.

Comme l’avait prévu Georges, au milieu des nouveaux objets que le brocanteur venait offrir à la curiosité de la jeune créole, ce fut le charmant coffret de Boule qui attira aussitôt ses regards. Sara le prit, le tourna et le retourna de tous côtés, et, après en avoir admiré l’extérieur, elle voulut l’examiner en dedans et demanda la clef pour l’ouvrir ; alors Miko-Miko fit semblant de chercher cette clef de tous côtés, mais ses recherches furent inutiles. Il finit par faire signe qu’il ne l’avait pas, et que sans doute, il l’avait oubliée à la maison, où il allait la chercher, il sortit donc aussitôt, laissant le coffret et promettant de venir rapporter la clef.

Dix minutes après, et pendant que la jeune fille, dans toute l’ardeur de sa curiosité enfantine, tournait et retournait le miraculeux coffret, Bijou rentra et lui donna la clef, que Miko-Miko s’était contenté de renvoyer par un nègre.

Peu importait à Sara comment la clef lui venait, pourvu que la clef lui vînt ; elle la prit donc des mains de Bijou, qui se retira pour aller fermer promptement tous les volets de la maison menacés par l’ouragan. Sara, restée seule, s’empressa d’ouvrir le coffre.

Le coffre, comme on le sait, ne contenait qu’un papier qui n’était pas même cacheté, mais seulement plié en quatre.

Georges avait tout prévu, tout calculé.

Il fallait que Sara fût seule au moment où elle trouverait sa lettre ; il fallait que la lettre fût ouverte pour que Sara ne pût pas la renvoyer en disant qu’elle ne l’avait pas lue.

Aussi Sara, se voyant seule, hésita-t-elle un instant ; mais, devinant d’où lui venait ce billet, emportée par la curiosité, par l’amour, par ces mille sentiments enfin qui bouillonnent dans le cœur des jeunes filles, elle ne put résister au désir de voir ce que lui écrivait Georges, et, tout émue et toute rougissante, elle prit le billet, le déplia, et lut ce qui suit :

« Sara,

Je n’ai pas besoin de vous dire que je vous aime, vous le savez ; le rêve de toute mon existence a été une compagne comme vous. Or, il y a dans le monde de ces positions exceptionnelles et dans la vie de ces moments suprêmes où toutes les convenances de la société tombent devant la terrible nécessité.

Sara, m’aimez-vous ?

Pesez ce que sera votre vie avec M. de Malmédie, pesez ce que sera votre vie avec moi.

Avec lui, la considération de tous.

Avec moi, la honte d’un préjugé.

Seulement, je vous aime, je vous le répète, plus qu’aucun homme au monde ne vous a aimée et ne vous aimera jamais.

Je sais que M. de Malmédie hâte le moment où il doit devenir votre mari ; il n’y a donc pas de temps à perdre ; vous êtes libre, Sara : mettez la main sur votre cœur, et prononcez entre M. Henri et moi.

Votre réponse me sera aussi sacrée que le serait un ordre de ma mère. Ce soir, à dix heures, je serai au pavillon pour la recevoir.

Georges. »

Sara regarda autour d’elle, effrayée. Il lui sembla qu’en se retournant elle allait voir Georges.

En ce moment, la porte s’ouvrit, et, au lieu de Georges Sara vit paraître Henri ; elle cacha la lettre de Georges dans sa poitrine.

Henri avait, en général, et comme nous l’avons vu, d’assez mauvaises inspirations à l’égard de sa cousine ; cette fois, il ne fut pas plus heureux que de coutume. Le moment était mal choisi pour se présenter devant Sara, toute préoccupée qu’elle était d’un autre.

– Pardon, ma chère Sara, dit Henri, si j’entre chez vous ainsi sans me faire annoncer ; mais, au point où nous en sommes, et entre gens qui, dans quinze jours, seront mari et femme, il me semble, quoi que vous en disiez, que de pareilles libertés sont permises. D’ailleurs, je viens pour vous dire que, si vous avez dehors quelques belles fleurs auxquelles vous teniez, vous ne ferez pas mal de les faire rentrer.

– Et pourquoi cela ? demanda Sara.

– Ne voyez-vous pas qu’il se prépare un coup de vent, et que, pour les fleurs comme pour les gens, mieux vaudra, cette nuit, être dedans que dehors.

– Oh ! mon Dieu, s’écria Sara en songeant à Georges, y aura-t-il donc du danger ?

– Pour nous qui avons une maison solide, non, dit Henri ; mais pour les pauvres diables qui demeurent dans des cases ou qui auront affaire par les chemins, oui, et j’avoue que je ne voudrais pas être à leur place.

– Vous croyez, Henri ?

– Pardieu ! si je le crois. Tenez, entendez-vous ?

– Quoi ?

– Les filaos du jardin de la Compagnie.

– Oui, oui. Ils gémissent, et c’est signe de tempête, n’est-ce pas ?

– Et voyez le ciel, comme il se couvre. Ainsi, je vous le répète, Sara, si vous avez quelque fleur à rentrer, vous n’avez pas de temps à perdre ; moi, je vais enfermer mes chiens.

Et Henri sortit pour mettre sa meute à l’abri de l’orage.

En effet, la nuit venait avec une rapidité inaccoutumée, car le ciel se couvrait de gros nuages noirs ; de temps en temps, des bouffées de vent passaient, ébranlant la maison ; puis tout redevenait calme, mais de ce calme pesant qui semble l’agonie de la nature haletante. Sara regarda dans la cour, et vit les manguiers qui frissonnaient comme s’ils eussent été doués du sentiment et qu’ils eussent pressenti la lutte qui allait avoir lieu entre le vent, la terre et le ciel, tandis que les lilas de Chine inclinaient tristement leurs fleurs vers le sol. La jeune fille, à cette vue, se sentit prise d’une terreur profonde, et elle joignit les mains en murmurant :

– O mon Dieu, Seigneur, protégez-le !

En ce moment, Sara entendit la voix de son oncle qui l’appelait. Elle ouvrit la porte.

– Sara, dit M. de Malmédie, Sara venez ici, mon enfant ; vous ne seriez pas en sûreté dans le pavillon.

– Me voilà, mon oncle, dit la jeune fille en fermant la porte et tirant la clef après elle, de peur que quelqu’un n’y entrât en son absence.

Mais, au lieu de se réunir à Henri et à son père, Sara rentra dans sa chambre. Un instant après, M. de Malmédie vint voir ce qu’elle y faisait. Elle était à genoux devant le Christ qui était au pied de son lit.

– Que faites-vous donc là, dit-il, au lieu de venir prendre le thé avec nous ?

– Mon oncle, répondit Sara, je prie pour les voyageurs.

– Ah ! pardieu ! dit M. de Malmédie, je suis sûr qu’il n’y aura pas, dans toute l’île, un homme assez fou pour se mettre en route par le temps qu’il fait.

– Dieu vous entende, mon oncle ! dit Sara.

Et elle continua de prier.

En effet, il n’y avait plus de doute, et l’événement, qu’avec son coup d’œil de marin Jacques avait prédit, allait se réaliser : un de ces terribles ouragans, qui sont la terreur des colonies, menaçait l’île de France. La nuit, comme nous l’avons dit, était venue avec une vitesse effrayante ; mais les éclairs se succédaient avec une telle rapidité et un tel éclat, que cette obscurité était remplacée par un jour bleuâtre et livide, qui donnait à tous les objets la teinte cadavéreuse de ces mondes expirés que Byron fait visiter à Caïn, sous la conduite de Satan. Chacun des courts intervalles, pendant lesquels ces éclairs presque incessants laissaient les ténèbres maîtresses de la terre, était rempli par de lourds grondements de tonnerre qui prenaient naissance derrière les montagnes, semblaient rouler sur leurs pentes, s’élevaient au-dessus de la ville, et allaient se perdre dans les profondeurs de l’horizon. Puis, comme nous l’avons dit, de larges et puissantes bouffées de vent suivaient la foudre voyageuse et passaient à leur tour, courbant, comme s’ils eussent été des baguettes de sanie, les arbres les plus vigoureux, qui se relevaient lentement et pleins de crainte, pour se courber, se plaindre et gémir encore sous quelque nouvelle rafale, toujours plus forte que celle qui la précédait.

C’était au cœur de l’île surtout, dans le quartier de Moka et dans les plaines Williams, que l’ouragan, libre et comme joyeux de sa liberté, était plus magnifique à contempler. Aussi, Pierre Munier était-il doublement effrayé de voir Jacques partir et Georges prêt à partir, mais, toujours faible devant une force morale quelconque, le pauvre père avait plié, et, tout en frémissant aux mugissements du vent, tout en pâlissant aux grondements de la foudre, tout en tressaillant à chaque éclair, il n’essayait même plus de retenir Georges près de lui. Quant au jeune homme, on eût dit qu’il grandissait à chaque minute qui le rapprochait du danger ; tout au contraire de son père, à chaque bruit menaçant, il relevait la tête ; à chaque éclair, il souriait ; lui qui avait jusqu’alors essayé de toutes les luttes humaines, on eût dit qu’il lui tardait, comme à don Juan, de lutter avec Dieu.

Aussi, lorsque l’heure du départ fut venue, avec cette inflexibilité de résolution qui était le caractère distinctif, nous ne dirons pas de l’éducation qu’il avait reçue, mais de celle qu’il s’était donnée, Georges s’approcha de son père, lui tendit la main, et, sans paraître comprendre le tremblement du vieillard, il sortit d’un pas aussi assuré et d’un visage aussi calme qu’il fût sorti dans les circonstances ordinaires de la vie. À la porte, il rencontra Ali, qui avec la passivité de l’obéissance orientale, tenait par la bride Antrim tout sellé. Comme s’il eût reconnu le sifflement du simoun ou les rugissements du khamsin, l’enfant du désert se cabrait en hennissant ; mais, à la voix bien connue de son cavalier, il parut se calmer, et tourna de son côté son œil hagard et ses naseaux fumants. Georges le flatta un instant de la main en lui disant quelques mots arabes ; puis, avec la légèreté d’un écuyer consommé, il sauta en selle sans le secours de l’étrier ; au même instant, Ali lâcha la bride, et Antrim partit avec la rapidité de l’éclair, sans que Georges eût même vu son père, qui, pour se séparer le plus tard possible de son fils bien-aimé, avait entrouvert la porte, et qui le suivit des yeux jusqu’au moment où il disparut au bout de l’avenue qui conduisait à l’habitation.

C’était, au reste, une chose admirable à voir que cet homme emporté d’une course aussi rapide que l’ouragan au milieu duquel il passait, franchissant l’espace, pareil à Faust se rendant au Brocken sur son coursier infernal. Tout autour de lui était désordre et confusion. On n’entendait que le craquement des arbres broyés par l’aile du vent. Les cannes à sucre, les plants de manioc, arrachés de leurs tiges, traversaient l’air, pareils à des plumes emportées par le vent. Des oiseaux, saisis au milieu de leur sommeil et enlevés par un vol qu’ils ne pouvaient plus diriger, passaient tout autour de Georges en poussant des cris aigus, tandis que, de temps en temps, quelque cerf effrayé traversait la route avec la rapidité d’une flèche. Alors, Georges était heureux, car Georges sentait son cœur se gonfler d’orgueil ; lui seul était calme au milieu du désordre universel, et, quand tout pliait ou se brisait autour de lui, lui seul poursuivait son chemin vers le but que lui fixait sa volonté, sans que rien pût le faire dévier de sa route, sans que rien pût le distraire de son projet.

Il alla ainsi une heure à peu près, franchissant les troncs d’arbres brisés, les ruisseaux devenus torrents, les pierres déracinées et roulant du haut des montagnes ; puis il aperçut la mer tout émue, verdâtre, écumeuse, grondante, qui venait avec un bruit terrible battre les côtes, comme si la main de Dieu n’eût plus été là pour la contenir. Georges était arrivé au pied de la montagne des signaux ; il en contourna la base, toujours emporté par la course fantastique de son cheval, traversa le pont Bourgeois, prit à sa droite la rue de la Côte-d’Or, longea par derrière les murailles du quartier, et, traversant le rempart, descendit par la rue de la Rampe dans le jardin de la Compagnie ; de là, remontant par la ville déserte au milieu des débris de cheminées abattues, des murs croulants, des tuiles volantes, il suivit la rue de la Comédie, tourna brusquement à droite, prit celle du Gouvernement, s’enfonça dans l’impasse située en face du théâtre, sauta à bas de son cheval, ouvrit la barrière qui séparait l’impasse de la ruelle plantée d’arbres dominant la maison de M. de Malmédie, referma la barrière derrière lui, jeta la bride sur le cou d’Antrim, qui, n’ayant plus d’issue, ne pouvait fuir ; puis, se laissant glisser sur les toits adossés à la ruelle, et s’élançant des toits à terre, il se trouva dans le chantier sur lequel donnaient les fenêtres du pavillon que nous avons décrit.

Pendant ce temps, Sara était dans sa chambre, écoutant mugir le vent, se signant à chaque éclair, priant sans cesse, appelant la tempête, car elle espérait que la tempête arrêterait Georges ; puis, tout à coup, tressaillant en se disant tout bas que quand un homme comme lui a dit qu’il ferait une chose, dût le monde tout entier crouler sur lui, il la fera. Alors elle suppliait Dieu de calmer ce vent et d’éteindre ces éclairs : elle voyait Georges brisé sous quelque arbre, écrasé par quelque rocher roulant au fond de quelque torrent, et elle comprenait alors, avec effroi, combien son sauveur avait pris un rapide pouvoir sur elle ; elle sentait que toute résistance à cette attraction était inutile, que toute lutte, enfin, était vaine contre cet amour, né de la veille et déjà si puissant, que son pauvre cœur ne pouvait que se débattre et gémir, se reconnaissant vaincu sans avoir même essayé de lutter.

À mesure que l’heure s’avançait, l’agitation de Sara devenait plus vive. Les yeux fixés sur la pendule, elle suivait le mouvement de l’aiguille, et une voix du cœur lui disait qu’à chacune des minutes que l’aiguille marquait, Georges se rapprochait d’elle. L’aiguille marqua successivement neuf heures, neuf heures et demie, dix heures moins un quart, et la tempête, loin de se calmer, devenait de moment en moment plus terrible. La maison tremblait jusqu’en ses fondements, et l’on eût dit, à chaque instant, que le vent qui la secouait allait l’arracher de sa base. De temps en temps, au milieu des plaintes des filaos, au milieu des cris des nègres dont les cases, moins solides que les maisons des blancs, se brisaient au souffle de l’ouragan, comme au souffle de l’enfant se brise le château de cartes qu’il vient d’élever, on entendait retentir, répondant au tonnerre, le lugubre appel de quelque bâtiment en détresse qui réclamait du secours, avec la certitude que nul être humain ne pouvait lui en porter.

Parmi tous ces bruits divers, échos de la dévastation il sembla à Sara qu’elle entendait le hennissement d’un cheval.

Alors elle se releva tout à coup ; sa résolution était prise. L’homme qui, au milieu de pareils dangers, quand les plus braves tremblaient dans leurs maisons, venait à elle, traversant les forêts déracinées, les torrents grossis, les précipices béants, et tout cela pour lui dire : « Je vous aime Sara ! m’aimez-vous ? » cet homme était vraiment digne d’elle. Et, si Georges avait fait cela, Georges qui lui avait sauvé la vie, alors elle était à Georges comme Georges était à elle. Ce n’était plus une résolution qu’elle prenait avec son libre arbitre, c’était une main divine qui la courbait, sans qu’elle pût s’y opposer, sous une destinée arrêtée d’avance : elle ne décidait plus elle-même de son sort, elle obéissait passivement à une fatalité.

Alors, avec cette décision que donnent les circonstances suprêmes, Sara sortit de sa chambre, gagna l’extrémité du corridor, descendit par le petit escalier extérieur que nous avons indiqué et qui semblait se mouvoir sous ses pieds, se trouva à l’angle de la cour carrée, s’avança, heurtant des débris à chaque pas, s’appuyant, pour ne pas être renversée par le vent, au mur du pavillon, et gagna la porte ; au moment où elle mettait la main à la clef, un éclair passa, lui montrant ses manguiers tordus, ses lilas échevelés, ses fleurs brisées ; alors seulement elle put prendre une idée de cette convulsion profonde dans laquelle la nature se débattait ; alors elle songea qu’elle allait peut-être attendre vainement, et que Georges ne viendrait pas, non point parce que Georges aurait eu peur, mais parce que Georges serait mort. Devant cette idée, tout disparut, et Sara entra vivement dans le pavillon.

– Merci, Sara ! dit une voix qui la fit tressaillir jusqu’au fond du cœur, merci ! Oh ! je ne m’étais pas trompé : vous m’aimez, Sara ; oh ! soyez cent fois bénie !

Et, en même temps, Sara sentit une main qui prenait la sienne, un cœur qui battait contre son cœur, une haleine qui se confondait à son haleine. Une sensation inconnue, rapide, dévorante, courut par tout son corps : haletante, éperdue, pliant sur elle-même comme une fleur plie sur sa tige, elle se renversa sur l’épaule de Georges, ayant usé, dans la lutte que, depuis deux heures, elle soutenait, toute la force de son âme et n’ayant plus que celle de murmurer :

– Georges ! Georges ! ayez pitié de moi !

Georges comprit cet appel de la faiblesse à la force, de la pudeur de la jeune fille à la loyauté de l’amant ; peut-être était-il venu dans un autre but ; mais il sentit qu’à partir de cette heure Sara était à lui ; que tout ce qu’il obtiendrait de la vierge serait autant de ravi à l’épouse, et quoique frémissant lui-même d’amour, de désir, de bonheur, il se contenta de la conduire plus près de la fenêtre afin de la voir à la lueur des éclairs, et, inclinant sa tête sur celle de la jeune créole :

– Vous êtes à moi, Sara, n’est-ce pas, dit-il, à moi pour la vie !

– Oh ! oui, oui ! pour la vie ! murmura la jeune fille.

– Rien ne nous séparera jamais, rien que la mort ?

– Rien que la mort !

– Vous le jurez, Sara ?

– Sur ma mère ! Georges !

– Bien ! dit le jeune homme, tressaillant à la fois de bonheur et d’orgueil. À partir de ce moment, vous êtes ma femme, Sara, et malheur à celui qui essayera de vous disputer à moi !

À ces mots, Georges appuya ses lèvres sur celles de la jeune fille ; et, craignant sans doute de ne plus être maître de lui-même en face de tant d’amour, de jeunesse et de beauté, il s’élança dans le cabinet voisin, dont la fenêtre, comme celle du pavillon, donnait sur le chantier, et disparut.

En ce moment, un coup de tonnerre si violent retentit que Sara tomba à genoux. Presque aussitôt, la porte du pavillon s’ouvrit, et M. de Malmédie et Henri entrèrent.

Chapitre XVI – La demande en mariage §

Pendant la nuit, l’ouragan cessa ; mais ce ne fut que le lendemain matin qu’on put apprécier les dégâts qu’il avait causés.

Une partie des bâtiments stationnés dans le port avaient éprouvé des avaries considérables ; plusieurs avaient été jetés les uns contre les autres et s’étaient mutuellement brisés. La plupart avaient été démâtés et rasés comme des pontons ; deux ou trois s’étaient, traînant leurs ancres, échouées sur l’île aux Tonneliers. Enfin, il y en avait un qui avait sombré dans le port et qui avait péri corps et biens, sans qu’on pût lui porter secours.

À terre, la dévastation n’était pas moins grande. Peu de maisons de Port-Louis étaient restées à l’abri de ce terrible cataclysme ; presque toutes celles qui étaient couvertes en bardeaux, en ardoises, en tuiles, en cuivre ou en fer-blanc, avaient eu leurs couvertures enlevées. Celles qui se terminaient par des argamasses, c’est-à-dire par des terrasses à l’indienne, avaient seules complètement résisté. Aussi, le matin, les rues étaient-elles jonchées de débris, et quelques édifices ne tenaient-ils plus sur leurs fondements qu’à l’aide de nombreux étais. Toutes les tribunes préparées au champ de Mars, pour la course, avaient été renversées. Deux pièces de canon de gros calibre, en batterie dans le voisinage de la Grande-Rivière, avaient été retournées par le vent, et on les retrouva le matin dans le sens opposé à celui où on les avait laissées la veille.

L’intérieur de l’île présentait un aspect non moins déplorable. Tout ce qui restait de la récolte, et heureusement la récolte était à peu près faite, avait été arraché de terre : dans plusieurs endroits, des arpents entiers de forêts présentaient l’aspect de blés couchés par la grêle. Presque aucun arbre isolé n’avait pu résister à l’ouragan, et les tamariniers eux-mêmes, ces arbres flexibles par excellence, avaient été brisés, chose qui, jusque-là, avait été regardée comme impossible.

La maison de M. de Malmédie, une des plus élevées de Port-Louis, avait eu beaucoup à souffrir. Il y avait même eu un moment où les secousses avaient été si violentes, que M. de Malmédie et son fils avaient résolu d’aller chercher un refuge dans le pavillon qui, bâti tout en pierre, n’ayant qu’un étage et abrité par la terrasse, donnait évidemment moins de prise au vent. Henri avait donc couru chez sa cousine ; mais, ayant trouvé la chambre vide, il avait pensé que, comme lui et son père, Sara, effrayée par l’orage, avait eu l’idée de chercher un refuge dans le pavillon. Ils y descendirent donc et l’y trouvèrent effectivement. Sa présence y était tout naturellement motivée et sa terreur n’avait pas besoin d’excuse. Il en résulta donc que ni le père ni le fils ne soupçonnèrent un seul instant la cause qui avait fait sortir Sara de sa chambre, et l’attribuèrent à un sentiment de crainte dont eux-mêmes n’avaient pas été exempts.

Vers le jour, comme nous l’avons dit, la tempête se calma. Mais, quoique personne n’eût dormi de la nuit, on n’osa se livrer encore au repos et chacun s’occupa de vérifier la portion de pertes personnelles qu’il avait à supporter. De son côté, le nouveau gouverneur parcourut, dès le matin, toutes les rues de la ville, mettant la garnison à la disposition des habitants. Il en résulta que, dès le soir même, une partie des traces de la catastrophe avait disparu.

Puis, il faut le dire, chacun de son côté, mettait un grand empressement à rendre à Port-Louis l’aspect qu’il avait la veille. On approchait de la fête du Yamsé, une des plus grandes solennités de l’île de France ; or, comme cette fête, dont le nom est probablement inconnu en Europe, se rattache d’une manière intime aux événements de cette histoire, nous demandons à nos lecteurs la permission de dire sur elle quelques mots préparatoires qui nous sont indispensables.

On sait que la grande famille mahométane est divisée en deux sectes, non seulement différentes, mais encore ennemies : la sunnite et la schyite. L’une, à laquelle se rattachent les populations arabes et turques, reconnaît Abou-Bekr, Omar et Osman pour les successeurs légitimes de Mahomet ; l’autre, que suivent les Persans et les musulmans indiens, regarde les trois califes comme des usurpateurs, et prétend qu’Ali, gendre et ministre du prophète, avait seul droit à son héritage politique et religieux. Dans le courant des longues guerres que se firent les prétendants, Hoseïn, fils d’Ali, fut atteint, près de la ville de Kerbela, par une troupe de soldats qu’Omar avait envoyés à sa poursuite, et le jeune prince et soixante de ses parents qui l’accompagnaient furent massacrés après une défense héroïque.

C’est l’anniversaire de cet événement néfaste que célèbrent tous les ans, par une fête solennelle, les Indiens mahométans ; cette fête est appelée Yamsé, par corruption des cris de « Ya Hoseïn ! ô Hoseïn ! » que les Persans répètent en chœur. Ils ont, au reste, transformé la fête comme le nom, en y mêlant les usages de leur pays natal et des cérémonies de leur ancienne religion.

Or, c’était le lundi suivant, jour de pleine lune, que les Lascars, qui représentent à l’île de France les schyites indiens, devaient, selon leur coutume, célébrer le Yamsé, et donner à la colonie le spectacle de cette étrange cérémonie, attendue avec plus de curiosité encore cette année-là que les précédentes.

En effet, une circonstance inaccoutumée devait rendre cette fois la fête plus magnifique qu’elle n’avait jamais été. Les Lascars sont divisés en deux bandes : les Lascars de mer et les Lascars de terre, qu’on reconnaît, les Lascars de mer à leurs robes vertes, et les Lascars de terre à leurs robes blanches ; ordinairement, chaque bande célèbre la fête de son côté avec le plus de luxe et d’éclat possible, cherchant à éclipser sa rivale : il en résulte une émulation qui se résume en disputes, et des disputes qui dégénèrent en rixes ; les Lascars de mer, plus pauvres mais plus braves que ceux de terre, se vengent souvent à coups de bâton et parfois même à coups de sabre, de la supériorité financière de leurs adversaires, et la police est alors obligée d’intervenir pour empêcher une lutte mortelle.

Mais cette année, grâce à l’active intervention d’un négociateur inconnu, animé sans doute d’un zèle religieux, les deux bandes avaient abdiqué leurs jalousies et s’étaient réunies pour n’en plus former qu’une seule ; aussi le bruit, comme nous l’avons dit, s’était-il généralement répandu que la solennité serait à la fois plus paisible et plus éclatante que les années précédentes.

On comprend combien, dans une localité où il y a aussi peu de distraction que dans l’île de France cette fête, toujours curieuse, même pour ceux qui l’ont vue depuis leur enfance, est attendue avec impatience.

C’est, trois mois à l’avance, l’objet de toutes les conversations ; on ne parle que du gouhn qui doit être le principal ornement de la fête. Or, après avoir dit ce que c’est que la fête, disons maintenant ce que c’est que le gouhn.

Le gouhn est une espèce de pagode en bambou, haute ordinairement de trois étages superposés les uns aux autres allant toujours en diminuant, et recouverte de papiers de toutes couleurs : chacun de ces étages se construit dans une case à part, carrée comme lui, et qu’on éventre par l’une de ses quatre faces pour l’en faire sortir ; puis on transporte les trois étages dans une quatrième case, qui permet, par sa hauteur, qu’on les établisse au-dessus les uns des autres. Là, on les réunit par des ligatures, et on met la dernière main à son ensemble et à ses détails ; pour arriver à un résultat digne de l’objet qu’ils se proposent, les Lascars vont quelquefois quatre mois à l’avance, chercher par toute la colonie les ouvriers les plus habiles ; Indiens, Chinois, noirs libres et noirs esclaves sont mis à contribution. Seulement, au lieu de payer la journée de ces derniers à eux-mêmes, on la paye à leur maître.

Au milieu des pertes individuelles que chacun avait à déplorer, ce fut donc avec une joie générale que l’on apprit que la case où était le gouhn, arrivé à un état complet de perfection, abritée qu’elle était dans l’embranchement de la montagne du Pouce, avait échappé à tout accident. Rien ne manquerait donc cette année à la fête, à laquelle le gouverneur, en signe de bonne arrivée, avait ajouté des courses dont, dans sa générosité aristocratique, il se réservait de donner les prix, à la condition que les propriétaires des chevaux courraient eux-mêmes, comme c’est l’habitude des gentilshommes riders en Angleterre.

Or, comme on le voit, tout concourait à ce que le plaisir qu’on se promettait effaçât bien vite le désagrément qu’on venait d’éprouver. Aussi, le surlendemain de l’ouragan, les préparatifs de la fête commençaient à succéder aux préoccupations de la catastrophe.

Sara, seule, contre son habitude, absorbée qu’elle était dans des pensées inconnues à ceux qui l’entouraient, paraissait ne prendre aucun intérêt à une solennité qui, les années précédentes, avait cependant bien vivement préoccupé sa jeune coquetterie. En effet, l’aristocratie de l’île de France tout entière avait coutume d’assister aux courses, ainsi qu’au Yamsé, soit dans des tribunes élevées exprès, soit dans des calèches découvertes : dans l’un comme dans l’autre cas, c’était une occasion pour les belles créoles de Port-Louis d’étaler leur fastueuse élégance. On avait donc droit de s’étonner que Sara, sur laquelle l’annonce d’un bal ou d’un spectacle quelconque produisait d’ordinaire une si profonde impression, demeurât cette fois étrangère à ce qui allait se passer. Ma mie Henriette elle-même, qui avait élevé la jeune fille, et qui lisait au fond de son âme comme à travers le plus pur cristal, n’y comprenait rien, et en était devenue toute pensive.

Hâtons-nous de dire que ma mie Henriette, dont nous n’avons pas eu l’occasion, au milieu des graves événements que nous venons de raconter, de signaler la rentrée à Port-Louis avait eu si grand-peur pendant la nuit de l’ouragan, que, quoique souffrante encore de son émotion précédente, elle était partie de la rivière Noire, immédiatement après que le vent eut cessé, et était arrivée dans la journée à Port-Louis : elle était donc, depuis la surveille, réunie à son élève, dont, comme nous l’avons dit plus haut, la préoccupation inaccoutumée commençait à l’inquiéter sérieusement.

C’est qu’il s’était fait depuis trois jours un grand changement dans la vie de la jeune fille : du moment que, pour la première fois, elle avait aperçu Georges, l’image, la tournure, et jusqu’au son de la voix du beau jeune homme étaient restés dans son esprit ; alors, et avec un soupir involontaire, elle avait plus d’une fois pensé à son futur mariage avec Henri, mariage auquel elle avait, depuis dix ans donné son consentement tacite, par le fait que jamais elle n’avait laissé soupçonner que des circonstances pouvaient naître qui feraient pour elle de ce mariage une obligation impossible à remplir. Mais déjà, à partir du jour du dîner chez le gouverneur, elle avait senti que, prendre son cousin pour mari, c’était se condamner à un malheur éternel. Enfin, comme nous l’avons vu, il était arrivé un moment où non seulement cette crainte était devenue une conviction, mais encore où elle s’était solennellement engagée avec Georges à n’être jamais à un autre que lui. Or, on en conviendra, c’était une situation qui devait donner fort à réfléchir à une jeune fille de seize ans et lui faire envisager, sous un point de vue moins important qu’elle ne l’avait fait encore, toutes ces fêtes et tous ces plaisirs qui, jusqu’à ce moment, lui avaient paru les événements les plus importants de la vie.

Depuis cinq ou six jours aussi, MM. de Malmédie n’étaient point exempts de quelque préoccupation : le refus de Sara de danser avec aucun autre, dès lors qu’elle ne dansait pas avec Georges, sa retraite du bal au moment où il commençait à s’ouvrir, elle qui ne l’abandonnait ordinairement que la dernière ; son silence obstiné chaque fois que son cousin ou son oncle ramenait la question du futur mariage sur le tapis, tout cela ne leur paraissait pas naturel : aussi tous deux avaient-ils décidé que les préparatifs du mariage se feraient sans qu’on en parlât autrement à Sara, et que, lorsque tout serait prêt, elle en serait seulement avertie. La chose était d’autant plus simple, qu’on n’avait jamais fixé d’époque à cette union, et que Sara, venant d’atteindre seize ans, était parfaitement en âge de remplir les vues que M. de Malmédie avait toujours eues sur elle.

Toutes ces préoccupations particulières formaient une préoccupation générale qui jetait, depuis trois ou quatre jours, beaucoup de froid et de gêne dans les réunions qui avaient lieu entre les différents personnages qui habitaient la maison de M. de Malmédie. Ces réunions avaient lieu habituellement quatre fois par jour : le matin, à l’heure du déjeuner ; à deux heures, c’est-à-dire à l’heure du dîner ; à cinq heures, c’est-à-dire à l’heure du thé ; et à neuf heures, c’est-à-dire à l’heure du souper.

Depuis trois jours, Sara avait demandé et obtenu de déjeuner chez elle. C’était toujours un moment d’embarras et de gêne épargné ; mais il restait encore trois réunions qu’elle ne pouvait éviter que sous prétexte d’indisposition. Or, un pareil prétexte ne pouvait avoir de résultat durable. Sara en avait donc pris son parti, et elle descendait aux heures accoutumées.

Le surlendemain de l’événement, Sara était donc, vers les cinq heures, dans le grand salon de famille, travaillant près de la fenêtre à un ouvrage de broderie, ce qui lui donnait l’occasion de ne pas lever les yeux, tandis que ma mie Henriette faisait le thé avec toute l’attention que les dames anglaises ont l’habitude de mettre à cette importante occupation, et que MM. de Malmédie, debout devant la cheminée causaient à voix basse, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit et que Bijou annonça lord Williams Murrey et M. Georges Munier.

À cette double annonce, chacun des assistants, comme on le comprend facilement, fut atteint d’une impression différente. MM. de Malmédie, croyant avoir mal entendu, firent répéter les deux noms qu’on venait de prononcer. Sara baissa, en rougissant, les yeux sur son ouvrage, et ma mie Henriette, qui venait d’ouvrir le robinet sur la théière, demeura tellement interdite, que, occupée à regarder successivement MM. de Malmédie, Sara et Bijou, elle laissa déborder l’eau bouillante, qui commença à couler de la théière sur la table et de la table à terre.

Bijou répéta les deux noms déjà prononcés, en les accompagnant du sourire le plus agréable qu’il pût prendre.

M. de Malmédie et son fils se regardèrent avec un étonnement croissant ; puis, sentant qu’il fallait en finir :

– Faites entrer, dit M. de Malmédie.

Lord Murrey et Georges entrèrent.

Tous deux étaient vêtus de noir et en habit, ce qui indiquait une visite de cérémonie.

M. de Malmédie fit quelques pas au-devant d’eux, tandis que Sara se levait en rougissant, et, après une révérence timide, se rasseyait, ou plutôt retombait sur sa chaise, et que ma mie Henriette, s’apercevant de l’étourderie que l’étonnement lui avait fait commettre, refermait rapidement le robinet de la bouilloire.

Bijou, sur un geste de son maître, approcha deux fauteuils ; mais Georges s’inclina en faisant signe que c’était inutile et qu’il se tiendrait debout.

– Monsieur, dit le gouverneur en s’adressant à M. de Malmédie, voici M. Georges Munier, qui est venu me prier de l’accompagner chez vous et d’appuyer de ma présence une demande qu’il a à vous faire. Comme mon désir bien sincère serait que cette demande lui fût accordée, je n’ai pas cru devoir me refuser à cette démarche, qui me procure, d’ailleurs, l’honneur de vous voir.

Le gouverneur s’inclina et les deux hommes répondirent par un mouvement pareil.

– Nous sommes les obligés de M. Georges Munier, dit alors M. de Malmédie père ; nous serions donc enchantés de lui être agréables en quelque chose.

– Si vous voulez par là, Monsieur, répondit Georges, faire allusion au bonheur que j’ai eu de sauver Mademoiselle du danger qu’elle courait, permettez-moi de vous affirmer que toute la reconnaissance est de moi à Dieu, qui m’a conduit là pour faire ce que tout autre eût fait à ma place. D’ailleurs, ajouta Georges en souriant, vous allez voir Monsieur, que ma conduite dans cette occasion n’était pas exempte d’égoïsme.

– Pardon, Monsieur, mais je ne vous comprends pas, dit Henri.

– Soyez tranquille, Monsieur, reprit Georges, votre doute ne sera pas long, et je vais m’expliquer clairement.

– Nous vous écoutons, Monsieur.

– Dois-je me retirer, mon oncle ? demanda Sara.

– Si j’osais espérer, dit Georges en se retournant à demi et en s’inclinant, qu’un désir émis par moi eût quelque influence sur vous, Mademoiselle, je vous supplierais, au contraire, de rester.

Sara se rassit. Il y eut un moment de silence ; puis M. de Malmédie fit signe qu’il attendait.

– Monsieur, dit Georges d’une voix parfaitement calme, vous me connaissez ; vous connaissez ma famille ; vous connaissez ma fortune. J’ai à cette heure deux millions à moi. Pardon d’entrer dans ces détails ; mais je les crois indispensables.

– Cependant, Monsieur, reprit Henri j’avoue que je cherche inutilement en quoi ils peuvent nous intéresser.

– Aussi n’est-ce pas précisément à vous que je parle, dit Georges en conservant le même calme dans le maintien et dans la voix, tandis que Henri montrait une impatience visible, mais à monsieur votre père.

– Permettez-moi de vous dire, Monsieur, que je ne comprends pas plus le besoin qu’a mon père de pareils renseignements.

– Vous allez le comprendre, Monsieur, reprit froidement Georges.

Puis, regardant fixement M. de Malmédie :

– Je viens, continua-t-il, vous demander la main de mademoiselle Sara.

– Et pour qui ? demanda M. de Malmédie :

– Pour moi, Monsieur, répondit Georges.

– Pour vous ! s’écria Henri en faisant un mouvement que réprima aussitôt un regard terrible du jeune mulâtre.

Sara pâlit.

– Pour vous ? demanda M. de Malmédie.

– Pour moi, Monsieur, reprit Georges en s’inclinant.

– Mais, s’écria M. de Malmédie, vous savez bien, Monsieur, que ma nièce est destinée à mon fils ?

– Par qui, Monsieur ? demanda à son tour le jeune mulâtre.

– Par qui, par qui !… Eh ! parbleu ! par moi, dit M. de Malmédie.

– Je vous ferai observer, Monsieur, reprit Georges, que mademoiselle Sara n’est point votre fille, mais seulement votre nièce ; ce qui fait qu’elle ne vous doit qu’une obéissance relative.

– Mais, Monsieur, toute cette discussion me paraît plus que singulière.

– Pardonnez-moi, dit Georges, elle est, au contraire, parfaitement naturelle ; j’aime mademoiselle Sara ; je crois que je suis appelé à la rendre heureuse ; j’obéis à la fois à un désir de mon cœur et à un devoir de ma conscience.

– Mais ma cousine ne vous aime pas, vous, Monsieur ! s’écria Henri se laissant emporter à son impétuosité naturelle.

– Vous vous trompez, Monsieur, répondit Georges, et je suis autorisé par mademoiselle à vous dire qu’elle m’aime.

– Elle, elle ? s’écria M. de Malmédie. C’est impossible !

– Vous vous trompez, mon oncle dit Sara en se levant à son tour, et Monsieur a dit l’entière vérité.

– Comment, ma cousine, vous osez ?… s’écria Henri en s’élançant vers Sara avec un geste qui ressemblait à la menace.

Georges fit un mouvement ; le gouverneur le retint.

– J’ose répéter, dit Sara, en répondant par un regard de suprême mépris au geste de son cousin, ce que j’ai dit à M. Georges. La vie qu’il m’a sauvée lui appartient, et je ne serai jamais à un autre que lui.

Et, à ces mots, avec un geste à la fois plein de grâce et de dignité, avec un geste de reine, elle étendit la main vers Georges, qui s’inclina sur cette main et y déposa un baiser.

– Ah ! c’en est trop !… s’écria Henri en levant une badine qu’il tenait à la main.

Mais, de même que lord Williams Murrey avait arrêté Georges, il arrêta Henri.

Quant à Georges, il se contenta de jeter un sourire dédaigneux à M. de Malmédie fils, et, conduisant Sara jusqu’à la porte, il s’inclina une seconde fois. Sara salua à son tour, fit signe à ma mie Henriette de la suivre, et sortit avec elle. Georges revint.

– Vous avez vu ce qui s’est passé, Monsieur, dit-il à l’oncle de Sara. Vous ne doutez plus des sentiments de mademoiselle de Malmédie à mon égard. J’ose donc vous prier une seconde fois de me faire une réponse positive à la demande que j’ai l’honneur de vous adresser.

– Une réponse, Monsieur ! s’écria à son tour M. de Malmédie ; une réponse ! vous avez l’audace d’espérer que je vous en ferai une autre que celle que vous méritez ?

– Je ne vous dicte pas la réponse que vous devez me faire, Monsieur ; seulement, quelle qu’elle soit, je vous prie de m’en faire une.

– J’espère que vous ne vous attendez pas à autre chose qu’un refus ? s’écria Henri.

– C’est monsieur votre père que j’interroge, et non pas vous Monsieur, répondit Georges ; laissez votre père me répondre, et nous causerons ensuite de nos affaires.

– Eh bien, Monsieur, dit M. de Malmédie, vous comprenez que je refuse positivement.

– Très bien, Monsieur, répondit Georges ; je m’attendais à cette réponse ; mais la démarche que je viens de faire près de vous était dans les convenances, et je l’ai faite.

Et Georges salua M. de Malmédie avec la même politesse et la même aisance que si rien ne s’était passé entre eux ; puis, se retournant vers Henri :

– Maintenant, Monsieur, lui dit-il, à nous deux, s’il vous plaît. Voilà la seconde fois, rappelez-vous-le bien, que vous levez, à quatorze ans de distance, la main sur moi : la première fois avec un sabre.

Il releva ses cheveux avec la main et montra du doigt la cicatrice qui sillonnait son front.

– La seconde fois avec cette baguette.

Et il montra du doigt la baguette que tenait Henri.

– Eh bien ? dit Henri.

– Eh bien, dit Georges, je vous demande raison pour ces deux insultes. Vous êtes brave, je le sais, et j’espère que vous répondrez en homme à l’appel que je fais à votre courage.

– Je suis aise, Monsieur, que vous connaissiez ma bravoure, quoique votre opinion là-dessus me soit indifférente, répondit Henri en ricanant ; elle me met à mon aise dans la réponse que j’ai à vous faire.

– Et quelle est cette réponse, Monsieur ? demanda Georges.

– Cette réponse est que votre seconde demande est pour le moins aussi exagérée que la première. Je ne me bats pas avec un mulâtre.

Georges devint affreusement pâle, et, cependant, un sourire d’une indéfinissable expression erra sur ses lèvres.

– C’est votre dernier mot ? dit-il.

– Oui, Monsieur, répondit Henri.

– À merveille, Monsieur, reprit Georges. Maintenant, je sais ce qui me reste à faire.

Et, saluant MM. de Malmédie, il se retira suivi du gouverneur.

– Je vous l’avais bien prédit, Monsieur, dit lord Williams lorsqu’ils furent à la porte.

– Et vous ne m’aviez rien prédit que je ne susse d’avance, milord, répondit Georges mais je suis revenu ici pour accomplir une destinée. Il faut que j’aille jusqu’au bout. J’ai un préjugé à combattre. Il faut qu’il m’écrase ou que je le tue. En attendant, milord, recevez tous mes remerciements.

Georges s’inclina et, serrant la main que lui tendait le gouverneur, traversa le jardin de la Compagnie. Lord Murrey le suivit des yeux tant qu’il put le voir ; puis, lorsqu’il eut disparu au coin de la rue de la Rampe :

– Voilà un homme qui va droit à sa perte, dit-il en secouant la tête ; c’est fâcheux, il y avait quelque chose de grand dans ce cœur-là.

Chapitre XVII – Les courses §

C’était le samedi suivant que commençaient les fêtes du Yamsé ; et la ville, pour ce jour, avait mis une telle coquetterie à effacer jusqu’aux dernières traces de l’ouragan, qu’on n’eût pas pu croire que, six jours auparavant, elle avait manqué d’être détruite.

Des le matin, les Lascars de mer et les Lascars de terre, réunis en une seule troupe, sortirent du camp malabar, situé hors de la ville, entre le ruisseau des Pucelles et le ruisseau Fanfaron, et précédés d’une musique barbare consistant en tambourins, flûtes et guimbardes, s’acheminèrent vers Port-Louis, afin d’y faire ce qu’on appelle la quête ; les deux chefs marchaient à côté l’un de l’autre, vêtus selon le parti qu’ils représentaient, l’un d’une robe verte, l’autre d’une robe blanche, et portant à la main chacun un sabre nu, à l’extrémité duquel était piquée une orange. Derrière eux s’avançaient deux mollahs, tenant à deux mains chacun une assiette pleine de sucre et recouverte de feuilles de roses de la Chine ; puis, à la suite des mollahs, venait en assez bon ordre la phalange indienne.

Dès les premières maisons de la ville, la quête commença ; car, sans doute par esprit d’égalité, les quêteurs ne méprisent pas les plus petites cases, dont l’offrande, comme celle des plus riches maisons, est destinée à couvrir une partie des frais énormes que toute cette pauvre population a faits pour rendre la cérémonie aussi solennelle que possible. Au reste, il faut le dire, la façon de demander des quêteurs se ressent de l’orgueil oriental, et loin d’être basse et servile, présente quelque chose de noble et de touchant. Après que les chefs, devant lesquels toutes portes s’ouvrent, ont salué les maîtres de la maison en abaissant devant eux la pointe de leurs sabres, le mollah s’avance et offre aux assistants du sucre et des feuilles de rose. Pendant ce temps, d’autres Indiens, désignés par les chefs, reçoivent dans des assiettes les dons qu’on veut bien leur faire : puis tout le monde se retire en disant : Salam. Ils semblent ainsi non pas recevoir une aumône, mais inviter les personnes étrangères à leur culte à une communion symbolique, en partageant avec eux en frères les frais de leur culte et les dons de leur religion.

Dans les temps ordinaires, la quête s’étend non seulement, comme nous l’avons dit, à toutes les maisons de la ville, mais encore aux bâtiments qui sont dans le port, et qui rentrent dans les attributions des Lascars de mer. Seulement cette fois sur le dernier point surtout, la quête fut fort restreinte, la plupart des bâtiments ayant tant souffert de l’ouragan, que leurs capitaines avaient plus besoin de secours qu’ils n’étaient disposés à en donner.

Cependant, au moment même où les quêteurs étaient sur le port, un bâtiment signalé dès le matin apparut entre la redoute La Bourdonnaie et le fort Blanc, entrant sous le pavillon hollandais, et toutes les voiles dehors, en saluant le fort, qui lui rendit son salut coup pour coup. Sans doute, celui-là était encore à une grande distance de l’île, lorsque le coup de vent avait eu lieu, car il ne lui manquait pas un agrès, pas un cordage, et il s’avançait gracieusement incliné, comme si la main de quelque déesse de la mer le poussait à la surface de l’eau. De loin, et à l’aide des lunettes, on pouvait voir sur le pont, en grand uniforme du roi Guillaume, tout son équipage qui semblait, avec ses habits de bataille, c’est-à-dire son costume de fête, venir pour assister tout exprès à la cérémonie. Aussi l’on devine que, grâce à cet aspect joyeux et confortable, il devint tout de suite le point de mire des deux chefs. Il en résulta qu’à peine eut-il jeté l’ancre, le chef des Lascars de mer se mit dans une barque, et, accompagné de ses porteurs d’assiettes et d’une douzaine des siens, s’achemina vers le bâtiment, qui, vu de près, ne démentait en rien la bonne opinion qu’il inspirait à une certaine distance.

En effet, si jamais la propreté hollandaise, si renommée dans les quatre parties du monde, avait mérité un complet éloge c’était à la vue de ce joli navire, qui semblait son temple flottant ; son pont lavé, épongé, frotté, pouvait le disputer en élégance au parquet du plus somptueux salon. Chacun de ses ornements de cuivre brillait comme de l’or ; les escaliers, taillés avec le bois le plus précieux de l’Inde, semblaient un ornement plutôt qu’un objet d’usuelle utilité. Quant aux armes, on eût dit des armes de luxe, destinées bien plutôt à un musée d’artillerie qu’à l’arsenal d’un vaisseau.

Le capitaine Van den Broek, c’était ainsi que se nommait le patron de ce charmant navire, parut, en voyant s’avancer les Lascars, savoir de quoi il était question, car il vint recevoir leur chef au haut de l’escalier, et, après avoir échangé avec lui quelques mots dans leur langue, ce qui prouvait que ce n’était pas pour la première fois qu’il naviguait dans les mers de l’Inde, il déposa sur l’assiette qu’on lui présentait, non pas une pièce d’or, non pas un rouleau et argent, mais un joli petit diamant qui pouvait valoir une centaine de louis, s’excusant pour le moment de n’avoir pas d’autre monnaie, et priant le chef des Lascars de mer de se contenter de cette offrande ; elle dépassait de si loin les prévisions du brave sectateur d’Ali, et s’accordait si peu avec la parcimonie ordinaire des compatriotes de Jean de Witt, que le chef des Lascars demeura un instant sans oser prendre au sérieux une pareille prodigalité, et que ce ne fut que lorsque le capitaine Van den Broek lui eût assuré, par trois ou quatre fois, que le diamant était bien destiné à la bande schyite, pour laquelle il affirmait éprouver la plus vive sympathie, qu’il le remercia en lui présentant lui-même l’assiette aux feuilles de rose saupoudrées de sucre. Le capitaine en prit élégamment une pincée qu’il porta à sa bouche, et qu’il fit semblant de manger, à la grande satisfaction des Indiens, qui ne quittèrent le bâtiment hospitalier qu’après force salams, et qui continuèrent leur quête sans que le récit fait par eux à chacun de la belle aubaine qui leur était tombée du ciel leur en valût une seconde.

La journée se passa ainsi, chacun se préparant plutôt à la fête du lendemain que prenant part à celle du jour, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un prologue.

Le lendemain devaient avoir lieu les courses. Or, les courses ordinaires sont déjà une grande solennité à l’île de France ; mais celles-ci, données au milieu d’autres fêtes et surtout données par le gouverneur, devaient, comme on le comprend bien, surpasser tout ce qu’on avait vu de pareil.

Cette fois, comme toujours, le champ de Mars était le lieu désigné pour la fête : aussi tout le terrain non réservé était-il dès le matin encombré de spectateurs ; car, quoique la grande course, la course des gentlemen riders, dût être le principal attrait de la journée, il n’était cependant pas le seul : ce sport devait être précédé d’autres courses grotesques, qui, pour le peuple surtout, avaient un mérite d’autant plus grand que, dans celles-ci, il était acteur. Ces amusements préparatoires étaient une course au cochon, une course aux sacs et une de poneys. Chacune d’elles comme la grande course, avait un prix donné par le gouverneur, le vainqueur aux poneys devait recevoir un magnifique fusil à deux coups de Menton ; le vainqueur aux sacs, un parapluie splendide ; et le vainqueur au cochon gardait pour prix le cochon lui-même.

Quant au prix de la grande course, c’était une coupe en vermeil du plus beau caractère, et infiniment moins précieuse encore par la matière que par le travail.

Nous avons dit que, dès le point du jour, les terrains abandonnés au public étaient couverts de spectateurs ; mais ce ne fut que vers les dix heures du matin que la société commença à arriver. Comme à Londres, comme à Paris, comme partout où il y a des courses enfin, des tribunes avaient été réservées pour la société ; mais, soit caprice soit pour ne pas être confondues les unes avec les autres, les plus jolies femmes de Port-Louis avaient décidé qu’elles assisteraient aux courses dans leurs calèches, et, à part celles qui étaient invitées à prendre placé à côté du gouverneur, toutes vinrent se ranger en face du but ou sur les points les plus rapprochés de lui, laissant les autres tribunes à la bourgeoisie, ou au négoce secondaire ; quant aux jeunes gens ils étaient, pour la plupart, à cheval, et s’apprêtaient à suivre les coureurs dans le cercle intérieur ; tandis que les amateurs, les membres du jockey-club de l’île de France se tenaient sur le turf, engageant les paris avec le laisser-aller à la prodigalité créole.

À dix heures et demie, tout Port-Louis était au champ de Mars. Parmi les plus jolies femmes, et dans les calèches les plus élégantes, on remarquait mademoiselle Couder, mademoiselle Cypris de Gersigny, alors une des plus belles jeunes filles, aujourd’hui encore une des plus belles femmes de l’île de France, et dont la magnifique chevelure noire est devenue proverbiale, même dans les salons parisiens ; enfin, les six demoiselles Druhn, si blondes, si blanches, si fraîches, si gracieuses, qu’on n’appelait leur voiture, où d’ordinaire elles sortaient toutes ensemble, que la corbeille de roses.

Au reste, de son côté, la tribune du gouverneur aurait pu mériter ce jour-là aussi le nom qu’on donnait tous les jours à la voiture des demoiselles Druhn. Quiconque n’a pas voyagé dans les colonies, et surtout quiconque n’a pas visité l’île de France, ne peut pas se faire une idée du charme et de la grâce de toutes ces physionomies créoles, aux yeux de velours et aux cheveux de jais, au milieu desquelles s’épanouissaient, comme des fleurs du Nord, quelques pâles filles de l’Angleterre, à la peau transparente, aux cheveux aériens, au cou doucement incliné. Aussi, aux yeux de tous les jeunes gens, les bouquets que toutes ces belles spectatrices tenaient à la main eussent, selon toute probabilité, été des prix bien autrement précieux que toutes les coupes d’Odiot, tous les fusils de Menton et tous les parapluies de Verdier que, dans sa fastueuse générosité, pouvait leur offrir le gouverneur.

Au premier rang de la tribune de lord Williams était Sara, placée entre M. de Malmédie et ma mie Henriette : quant à Henri, il était sur le turf, tenant tous les paris qu’on voulait engager contre lui, et, il faut le dire, on en engageait peu ; car, outre qu’il était excellent écuyer, et tout à fait renommé dans les courses, il possédait en ce moment un cheval qui passait pour le plus vite qu’on eût vu dans l’île.

À onze heures la musique de la garnison, placée entre les deux tribunes, donna le signal de la première course : c’était, comme nous l’avons dit, la course au cochon.

Le lecteur connaît cette grotesque plaisanterie en usage dans plusieurs villages de France : on graisse la queue d’un cochon avec du saindoux, et les prétendants essayent les uns après les autres de retenir l’animal, qu’il ne leur est permis de saisir que par ladite queue. Celui qui l’arrête est le vainqueur. Cette course étant du domaine public, et chacun ayant droit d’y prendre part, personne ne s’était fait inscrire.

Deux nègres amenèrent l’animal : c’était un magnifique porc de la plus haute taille, graissé d’avance et tout prêt à entrer en lice. À sa vue, un cri universel retentit ; et, nègres, Indiens, Malais, Madécasses et indigènes, rompant la barrière respectée jusque-là, se précipitèrent vers l’animal qui, épouvanté de cette débâcle, commença à fuir.

Mais les précautions avaient été prises pour qu’il ne pût point échapper à ses poursuivants ; la pauvre bête avait les deux pattes de devant attachées aux deux pattes de derrière, à peu près à la manière dont on attache les pieds des chevaux à qui on veut faire marcher l’amble. Il en résulta que le cochon, ne pouvant se livrer qu’à un trot très modéré, fut bientôt rejoint, et que les désappointements commencèrent.

Comme on le pense bien, les chances d’un pareil jeu ne sont pas pour ceux qui commencent. La queue, graissée à neuf, est insaisissable, et le cochon échappe sans peine à ses antagonistes ; mais, à mesure que les pressions successives emportent les premières couches de saindoux, l’animal arrive tout doucement à s’apercevoir que les prétentions de ceux qui espèrent l’arrêter ne sont pas si ridicules qu’il l’avait cru d’abord. Alors ses grognements commencent, entremêlés de cris aigus. De temps en temps même, quand l’attaque est trop vive, il se retourne contre ses ennemis les plus acharnés, qui, selon le degré de courage qu’ils ont reçu de la nature, poursuivent leur projet ou y renoncent. Enfin, vient le moment où la queue, privée de tout charlatanisme, et réduite à sa propre substance, ne glisse plus qu’avec peine, et finit enfin par trahir son propriétaire, qui se débat, grogne, crie inutilement, et se voit par acclamation générale adjugé à son vainqueur.

Cette fois, la course suivit sa progression ordinaire. L’infortuné cochon se débarrassa avec la plus grande facilité de ses premiers poursuivants, et, quoique gêné par ses liens, commença à gagner du champ sur le commun des martyrs. Mais une douzaine des meilleurs et des plus vigoureux coureurs s’acharnèrent à ses trousses, se succédant après la queue du pauvre animal avec une rapidité qui ne lui donnait pas un instant de relâche, et qui devait lui indiquer que, quoique bravement retardé, l’instant de sa défaite approchait. Enfin, cinq ou six de ses antagonistes, essoufflés, haletants, l’abandonnèrent encore. Mais, à mesure que le nombre des prétendants diminuait, les chances de ceux qui tenaient bon augmentant, ceux-ci redoublèrent de vigueur et d’adresse, encouragés qu’ils étaient, d’ailleurs, par les cris des spectateurs.

Au nombre des prétendants, et parmi ceux qui paraissaient résolus à pousser l’aventure jusqu’au bout, se trouvaient deux de nos anciennes connaissances. C’étaient Antonio le Malais, et Miko-Miko le Chinois. Tous deux suivaient le cochon depuis le point de départ, et ne l’avaient pas quitté une minute : plus de cent fois déjà la queue leur avait glissé dans la main ; mais, à chaque fois, ils avaient senti le progrès qu’ils faisaient ; et ces tentatives infructueuses, loin de les décourager, les avaient enflammés d’un nouveau courage. Enfin, après avoir lassé tous leurs concurrents, ils arrivèrent à n’être plus qu’eux deux. Ce fut alors que la lutte devint véritablement intéressante et que les paris s’établirent sérieusement.

La course dura encore dix minutes, à peu près ; de sorte que, après avoir fait le tour presque entier du champ de Mars, le cochon en était revenu à ce qu’on appelle, en terme de chasse, son lancer, hurlant, grognant, se retournant, sans que cette héroïque défense parût intimider le moins du monde ses deux ennemis, qui alternaient à sa queue avec une régularité digne des bergers de Virgile. Enfin, un instant, Antonio arrêta le fuyard, et l’on crut Antonio vainqueur. Mais l’animal, rassemblant toute sa force, donna une si vigoureuse secousse, que, pour la centième fois, la queue glissa encore entre les mains du Malais ; Miko-Miko, qui était aux aguets, s’en saisit aussitôt, et toutes les chances qu’avait paru avoir Antonio tournèrent en sa faveur. On le vit alors, digne des espérances qu’avait mises en lui une partie des spectateurs, se cramponner des deux mains, se raidir, se laisser traîner, en réagissant de toutes ses forces, suivi par le Malais, qui secouait la tête en signe qu’il regardait la partie comme perdue, mais qui en tout cas, se tenait prêt à lui succéder, côtoyant le cochon, laissant pendre ses longs bras et frottant, presque sans avoir besoin de se baisser, ses mains contre le sable, afin de leur donner plus de ténacité. Malheureusement, une si honorable opiniâtreté parut bientôt inutile. Miko-Miko semblait sur le point de remporter le prix. Après avoir traîné pendant l’espace de dix pas le Chinois à sa suite, le cochon paraissait s’avouer vaincu et venait de s’arrêter, tirant en avant, mais retenu par une force égale qui tirait en arrière. Or, comme deux forces égales se neutralisent, le cochon et le Chinois restèrent un instant immobiles, faisant, chacun de son côté, de visibles et violents efforts, l’un pour continuer d’avancer, l’autre pour demeurer en place, le tout aux grands applaudissements de la multitude. Cela durait ainsi depuis quelques secondes, et tout faisait penser que cela durerait le temps voulu, quand, tout à coup, on vit les deux antagonistes se séparer violemment. L’animal alla rouler en avant, Miko-Miko alla rouler en arrière, accomplissant tous les deux le même mouvement, avec cette seule différence que l’un roulait sur le ventre, et que l’autre roulait sur le dos. Aussitôt, Antonio s’élança joyeux, et aux cris d’encouragement de tous ceux qui avaient intérêt à ce qu’il gagnât, certain, cette fois, de la victoire. Mais sa joie ne fut pas longue, et son désappointement fut cruel. Au moment de saisir l’animal par le membre désigné sur le programme il le chercha vainement. Le malheureux cochon n’avait plus de queue : la queue était restée aux mains de Miko-Miko, qui se relevait triomphant, montrant son trophée et en appelant à l’impartialité du public.

Le cas était nouveau. On s’en rapporta à la conscience des juges, qui délibérèrent un instant et déclarèrent, à la majorité de trois voix contre deux, que, « attendu que Miko-Miko eût incontestablement arrêté l’animal, si l’animal n’eût préféré se séparer de sa queue, Miko-Miko devait être considéré comme vainqueur ».

En conséquence, le nom de Miko-Miko fut proclamé, et l’autorisation lui fut donnée de s’emparer du prix qui lui appartenait. Ce à quoi le Chinois, qui avait compris par signe, répondit en saisissant sa propriété par les pattes de derrière et en faisant marcher le cochon devant lui comme on pousse une brouette.

Quant à Antonio, il se retira, en grommelant, dans la foule, qui lui fit, avec cet instinct de justice qui la caractérise, l’accueil honorable que la foule fait d’habitude aux grandes infortunes.

Il y eut alors parmi les spectateurs, comme cela arrive toujours à la fin d’un spectacle quelconque qui a tenu les assistants attentifs, une grande rumeur et un grand mouvement ; mais l’un et l’autre se calmèrent bientôt, à cette annonce que la course aux sacs allait commencer, et chacun reprit sa place, trop content du premier spectacle qui venait d’avoir lieu pour risquer de rien perdre du second.

La distance à parcourir par les concurrents était depuis le mille Dreaper jusqu’à la tribune du gouverneur, c’est-à-dire à peu près cent cinquante pas. Au signal donné, les coureurs, au nombre de cinquante, sortirent, en sautillant d’une case élevée pour leur servir de retraite, et vinrent se ranger sur une seule ligne.

Que l’on ne s’étonne pas du nombre considérable de concurrents qui se présentaient pour cette course : le prix était, comme nous l’avons dit, un magnifique parapluie, et un parapluie, aux colonies, et surtout à l’île de France, a toujours été l’objet de l’ambition des nègres. D’où leur vient cette idée, parvenue chez eux à l’état de monomanie ? Je n’en sais rien, et de plus savants que moi ont fait là-dessus de profondes et infructueuses recherches. C’est un fait que nous consignons purement et simplement, sans en établir la cause. Le gouverneur avait donc été parfaitement conseillé, lorsqu’il avait choisi ce meuble comme prix de la course aux sacs.

Il n’y a aucun de nos lecteurs qui n’ait vu, au moins une fois dans sa vie, une course pareille : chacun des prétendants au prix est emboîté dans un sac, dont l’orifice se ferme à son cou et qui lui enveloppe bras et jambes. Là, il ne s’agit plus de courir, mais de sauter ; or, ce genre de course, ordinairement fort grotesque, le devenait encore davantage en cette circonstance, car sa bouffonnerie s’augmentait des étranges têtes qui surmontaient ces sacs et qui présentaient un curieux assortiment de couleurs différentes, cette course, comme celle du cochon, étant abandonnée aux nègres et aux Indiens.

Au premier rang de ceux à qui de nombreuses victoires dans ce genre avaient fait une réputation, on citait Télémaque et Bijou, qui, ayant hérité des haines des maisons auxquelles ils appartenaient, se rencontraient rarement sans échanger quelques injures, injures qui, souvent même, disons-le à la gloire de leur courage, dégénéraient en vigoureuses gourmades ; mais, cette fois, comme les mains n’étaient pas libres et que les pieds étaient prisonniers ils se contentaient de se faire de gros yeux blancs, séparés qu’ils étaient, d’ailleurs, par trois ou quatre de leurs camarades. Au moment de partir, un cinquante et unième concurrent sortit à son tour, en sautillant, de la cabane, et vint se joindre à la bande : c’était le vaincu de la course précédente, Antonio le Malais.

Au signal donné, tous partirent comme une bande de kangourous, sautant de la façon la plus grotesque, se heurtant, se culbutant, roulant, se relevant, se heurtant de nouveau et retombant encore. Pendant les soixante premiers pas, il fut impossible de rien préjuger sur le futur vainqueur : une douzaine de coureurs se suivaient encore de si près, et les chutes étaient si inattendues et changeaient tellement la face des choses, que, comme s’ils eussent été sur le chemin du paradis, en un instant, les premiers se trouvaient être les derniers ; et les derniers les premiers. Cependant, il faut le dire, parmi les plus expérimentés, et presque constamment à la tête des autres, on remarquait Télémaque, Bijou et Antonio. À cent pas du point de départ, ils restaient seuls, et toute la question allait évidemment se débattre entre eux trois.

Antonio, avec sa finesse habituelle, avait promptement reconnu, aux regards furieux qu’ils se lançaient, la haine que Bijou et Télémaque nourrissaient l’un pour l’autre, et il avait compté sur cette haine rivale autant pour le moins, que sur sa légèreté personnelle. Aussi, comme le hasard avait fait qu’il se trouvait placé entre eux deux, et que, par conséquent, il les séparait, le rusé Malais avait profité d’une de ces nombreuses chutes qu’il avait faites pour prendre un des côtés et laisser les deux antagonistes en voisinage l’un de l’autre. Ce qu’il avait prévu arriva : à peine Bijou et Télémaque eurent-ils vu disparaître l’obstacle qui les séparait, qu’ils se rapprochèrent incontinent, se faisant des yeux de plus en plus terribles, grinçant des dents comme des singes qui se disputent une noix, et commençant à mêler des paroles amères à cette pantomime menaçante : heureusement, contenus qu’ils étaient chacun dans son sac, ils ne pouvaient passer des paroles aux actions. Mais il était facile de voir, à l’agitation de la toile, que leurs mains éprouvaient de vives démangeaisons de venger les injures que se disaient leurs bouches. Aussi, emportés par leur haine mutuelle, s’étaient-ils rapprochés au point de se côtoyer, de sorte qu’à chaque bond ils se coudoyaient, s’injuriant plus fort et se promettant bien que, dès qu’ils seraient sortis de leurs fourreaux, une rencontre aurait lieu entre eux, bien autrement acharnée que toutes les rencontres précédentes ; pendant ce temps, Antonio gagnait du terrain.

À la vue du Malais, qui avait pris cinq ou six pas d’avance sur eux, il y eut cependant entre les deux nègres une trêve d’un instant : tous deux essayèrent, par des bonds plus gigantesques qu’ils n’en avaient encore fait, de regagner l’avantage perdu, et tous deux effectivement, le regagnaient visiblement, et surtout Télémaque, lorsqu’une nouvelle chute amena encore pour Télémaque une nouvelle chance. Antonio tomba, et, si vite que se fût relevé le Malais, Télémaque se trouva le premier.

La chose était d’autant plus grave, que l’on n’était plus qu’à une dizaine de pas du but : aussi Bijou poussa-t-il un véritable rugissement, et, par un effort désespéré, se rapprocha-t-il de son rival ; mais Télémaque n’était pas homme à se laisser dépasser. Aussi continua-t-il de bondir avec une élasticité croissante ; si bien que chacun jurait déjà que c’était à lui qu’appartenait le parapluie. Mais l’homme propose et Dieu dispose. Télémaque fit un faux pas, chancela un instant au milieu des cris de la multitude, et tomba ; mais, en tombant, fidèle à sa haine, il dirigea sa chute de manière à barrer le chemin à Bijou. Bijou, emporté par sa course, ne put se déranger, heurta Télémaque et roula à son tour sur la poussière.

Alors une même idée leur vint à tous deux en même temps : c’est que, plutôt que de laisser triompher un rival, mieux valait que ce fût un tiers qui obtînt le prix. Aussi, au grand étonnement des spectateurs, les deux sacs, au lieu de se relever et de continuer leur course vers le but indiqué, furent-ils à peine sur leurs pieds, qu’ils se ruèrent l’un contre l’autre, se gourmant autant que le leur permettait la prison de toile dans laquelle ils étaient renfermés ; employant la tête, à la manière des Bretons, et laissant Antonio continuer tranquillement sa course, libre de tout empêchement et débarrassé de tout rival ; tandis que, se roulant l’un sur l’autre, à défaut des pieds et des mains, dont la disposition leur était interdite, ils se mordaient à belles dents.

Pendant ce temps, Antonio, triomphant, arrivait au but et gagnait le parapluie, qui lui fut remis incontinent et qu’il déploya aussitôt aux applaudissements de tous les assistants, plus ou moins nègres, qui enviaient le bonheur de celui qui était assez heureux pour posséder un pareil trésor.

On sépara Bijou et Télémaque qui, pendant ce temps, avaient continué de se dévorer à belles dents. Bijou en fut quitte pour une portion du nez, et Télémaque pour une partie de l’oreille.

C’était le tour des poneys : une trentaine de petits chevaux, tous originaires de Timor et de Pégu, sortirent de l’enceinte réservée, montés par des jockeys indiens, madécasses ou malais. Leur apparition fut saluée par une rumeur universelle, car cette course est encore une de celles qui récréent le plus la population noire de l’île. En effet, ces petits chevaux, à demi sauvages et presque indomptés offrent dans leur indépendance beaucoup plus d’inattendu que les chevaux ordinaires. Aussi mille cris partaient-ils à la fois, encourageant les jockeys basanés, sous lesquels bondissait ce troupeau de démons qu’il fallait toute la force et toute l’habileté de leurs cavaliers pour contenir, et qui menaçaient de ne pas attendre le signal, pour peu que le signal se fît attendre. Le gouverneur fit donc un geste, et le signal fut donné.

Tous partirent, ou pour mieux dire, s’envolèrent, car ils semblaient bien plutôt une bande d’oiseaux rasant le sol qu’un troupeau de quadrupèdes touchant la terre. Mais à peine furent-ils arrivés en face du tombeau Malartic, que, selon leur habitude, ils commencèrent à bolter, comme on dit en terme de course, c’est-à-dire que la moitié d’entre eux se déroba dans les bois noirs, emportant les cavaliers, malgré les efforts de ceux-ci pour les maintenir dans le champ de Mars. Au pont, le tiers de ceux qui restaient disparut ; si bien qu’en approchant du mille Dreaper, on n’en comptait plus que sept ou huit ; encore deux ou trois, débarrassés de leurs jockeys, couraient-ils sans cavalier.

La course se composait de deux tours ; ils passèrent donc devant le but sans s’arrêter, pareils à un tourbillon emporté par le vent ; puis, au tournant, ils disparurent. Alors on entendit de grands cris, puis des rires, puis plus rien, et l’on attendit vainement. Le reste des chevaux s’était dérobé, il n’en restait plus un seul en ligne ; tous avaient disparu : les uns dans les bois du Château-d’Eau, les autres aux ruisseaux de l’enfoncement, les autres au pont. Dix minutes se passèrent ainsi.

Puis, tout à coup, à la pente montante, on vit reparaître un cheval sans cavalier ; celui-là était entré dans la ville, avait tourné devant l’église et était revenu par une des rues aboutissant au champ de Mars ; et il continuait sa course, sans être guidé, à son caprice, par instinct, tandis que, peu à peu et derrière lui, on voyait poindre les autres revenant de tous côtés, mais revenant trop tard ; en un clin d’œil le premier qui avait reparu franchit la distance qui le séparait du but, le dépassa d’une cinquantaine de pas, puis s’arrêta de lui-même, comme s’il eût compris qu’il avait gagné.

Le prix, comme nous l’avons dit, était un beau fusil de Menton, lequel fut remis au propriétaire de l’intelligent animal. C’était un colon nommé M. Saunders.

Pendant ce temps, les autres arrivaient de tous côtés, pareils à des pigeons effarouchés par un épervier, et qui partis en bande, reviennent un à un au colombier.

Il y en eut sept ou huit qui se perdirent et qu’on ne retrouva que le lendemain ou le surlendemain.

C’était le tour de la véritable course : aussi y eut-il une trêve d’une demi-heure ; on distribua les programmes, et pendant ce temps, les paris s’établirent.

Au nombre des parieurs les plus acharnés était le capitaine Van den Broek ; en descendant de son bâtiment, il avait été droit chez Vigier, le premier orfèvre de la ville renommé pour son auvergnate probité, et il avait échangé contre des bank-notes et de l’or, pour une centaine de mille francs de diamants ; aussi faisait-il face aux plus hardis sportsmen, tenant tout, et, ce qui était le plus étonnant, tenant tout sur un cheval dont le nom était inconnu dans l’île, et qui s’appelait Antrim.

Il y avait quatre chevaux inscrits :

Restauration, au colonel Dreaper ;

Virginie, à M. Rondeau de Courcy ;

Gester, à M. Henri de Malmédie ;

et Antrim, à M.**, le nom était remplacé par deux étoiles.

Le plus fort des paris s’était porté sur Gester et sur Restauration, qui, aux courses de l’année précédente, avaient eu les honneurs de la journée. Cette fois, on comptait encore plus sur eux, montés qu’ils étaient par leurs maîtres, excellents cavaliers tous deux ; quant à Virginie, c’était la première fois qu’elle courait.

Cependant, et malgré l’avis charitable qu’on lui avait donné qu’il agissait en véritable fou, le capitaine Van den Broek continuait à parier pour Antrim, ce qui ne laissait pas que d’exciter la curiosité à l’endroit de ce cheval et de ce maître inconnus. Comme les chevaux étaient montés par leurs propriétaires, les cavaliers ne devaient point être pesés ; on ne s’étonna donc point de ne voir sous la tente ni Antrim ni le gentilhomme qui se cachait sous le signe hiéroglyphique qui remplaçait son nom, et chacun pensait que, au moment du départ, il apparaîtrait tout à coup et viendrait prendre place dans les rangs de ses rivaux. En effet, au moment où les chevaux et les cavaliers sortirent de l’enceinte, on vit accourir du côté du camp malabar celui qui, depuis que les programmes avaient été distribués, était l’objet de la curiosité générale ; mais son aspect au lieu de fixer les incertitudes, ne fit que les augmenter : il était vêtu d’un costume égyptien, dont on apercevait les broderies sous un burnous qui lui cachait la moitié du visage ; il montait à la manière arabe, c’est-à-dire avec les étriers courts, son cheval caparaçonné à la turque. Au reste, il était, dès la première vue, évident pour tout le monde que c’était un cavalier consommé. De son côté, Antrim, car personne, à la première vue, ne douta que ce ne fût le cheval engagé sous ce nom qui venait de paraître ; de son côté, disons-nous, Antrim parut justifier la confiance qu’avait d’avance eue en lui le capitaine Van den Broek, tant il paraissait fin, assoupli et identifié avec son maître.

Nul ne reconnut ni le cheval ni le cavalier ; mais, comme on s’était inscrit chez le gouverneur, et qu’il n’y avait pas d’inconnu pour lui, on respecta l’incognito du nouvel arrivant : une seule personne soupçonna peut-être quel était ce cavalier, et se pencha en rougissant en avant pour s’assurer de la vérité. Cette personne, c’était Sara.

Les coureurs se placèrent en ligne ; ils étaient quatre seulement, comme nous l’avons dit, car la réputation de Gester et de Restauration avait écarté tous les autres concurrents ; chacun pensait donc que la question allait se débattre entre eux deux.

Comme il n’y avait qu’une course de gentlemen, les juges avaient décidé, pour que le plaisir des spectateurs durât plus longtemps, que l’on ferait deux tours au lieu d’un ; chaque cheval avait donc à parcourir l’espace de trois milles à peu près, c’est-à-dire une lieue, ce qui donnait d’autant plus de chances aux chevaux de fond.

Au signal donné, tous partirent : mais, comme on le sait, en pareille circonstance, les débuts ne laissent rien préjuger. À la moitié du premier tour, Virginie, qui, nous le répétons, courait pour la première fois, avait gagné une avance de près de trente pas, et était à peu près côtoyée par Antrim, tandis que Restauration et Gester restaient en arrière, visiblement retenus par leurs cavaliers. À la pente montante, c’est-à-dire aux deux tiers du cercle à peu près, Antrim avait gagné une demi-longueur, tandis que Restauration et Gester s’étaient rapprochés de dix pas ; ils allaient donc repasser, et chacun se penchait en avant, battant des mains et encourageant les coureurs, lorsque, soit hasard, soit intention, Sara laissa tomber son bouquet. L’inconnu le vit et, sans ralentir sa course, avec une adresse merveilleuse, en se faisant couler sous le ventre de son cheval à la manière des cavaliers arabes qui ramassent le djérid, il ramassa le bouquet tombé, salua sa belle propriétaire et continua son chemin, ayant perdu à peine dix pas, qu’il ne parut pas le moins du monde se préoccuper de reprendre.

Au milieu du second tour, Virginie était rejointe par Restauration, que Gester suivait à une longueur, tandis qu’Antrim demeurait toujours à sept ou huit pas en arrière ; mais, comme son cavalier ne le pressait ni de la cravache ni de l’éperon, on comprenait que ce petit retard ne signifiait rien, et qu’il rattraperait la distance perdue quand il le jugerait convenable.

Au pont, Restauration rencontra un caillou et roula avec son cavalier, qui, n’ayant point perdu les étriers, voulut d’un mouvement de la main le remettre sur pied. Le noble animal fit un effort, se releva et retomba presque aussitôt ; Restauration avait la jambe cassée.

Les trois autres concurrents poursuivirent leur course. Gester alors tenait la tête, Virginie le suivait à deux longueurs, et Antrim côtoyait Virginie. Mais, à la pente montante, Virginie commença à perdre, tandis que Gester maintenait son avantage, et qu’Antrim, sans effort aucun, commençait à gagner. Arrivé au mille Dreaper, Antrim n’était plus qu’à une longueur en arrière de son rival, et Henri, se sentant gagné, commençait à fouetter Gester. Les vingt-cinq mille spectateurs de cette belle course applaudissaient, faisant flotter leurs mouchoirs, encourageant les concurrents. Alors l’inconnu se pencha sur le cou d’Antrim, prononça quelques mots en arabe, et, comme si l’intelligent animal eût pu comprendre ce que lui disait son maître, il redoubla de vitesse. On n’était plus qu’à vingt-cinq pas du but, on était en face de la première tribune ; Gester dépassait toujours Antrim d’une tête, lorsque l’inconnu, voyant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, enfonça ses deux éperons dans le ventre de son cheval, et, se dressant sur ses étriers, en rejetant le capuchon de son bournous en arrière.

– Monsieur Henri de Malmédie, dit-il à son concurrent, pour deux insultes que vous m’avez faites, je ne vous en rendrai qu’une ; mais j’espère qu’elle vaudra bien les vôtres.

Et levant le bras à ces mots, Georges, car c’était lui, sangla la figure de Henri de Malmédie d’un coup de cravache.

Puis, enfonçant les éperons dans le ventre d’Antrim, il arriva le premier au but de deux longueurs de cheval ; mais, au lieu de s’y arrêter pour réclamer le prix, il continua sa course et disparut, au milieu de la stupéfaction générale, dans les bois qui entourent le tombeau Malartic.

Georges avait raison ; en échange des deux insultes qui lui avaient été faites par M. de Malmédie, à quatorze ans de distance, il venait d’en rendre une seule, mais publique, terrible, sanglante, et qui décidait de tout son avenir, car c’était non seulement une provocation à un rival, mais une déclaration de guerre à tous les blancs.

Georges se trouvait donc, par la marche irrésistible des choses, en face de ce préjugé qu’il était venu chercher de si loin, et ils allaient lutter corps à corps, comme deux ennemis mortels.

Chapitre XVIII – Laïza §

Georges, retiré dans l’appartement qu’il avait fait meubler pour lui dans l’habitation de son père à Moka, réfléchissait à la position dans laquelle il venait de se placer, lorsqu’on lui annonça qu’un nègre le demandait. Il crut tout naturellement que c’était quelque message de M. Henri de Malmédie, et ordonna que l’on fît entrer le messager.

À la première vue de celui qui le demandait, Georges reconnut qu’il s’était trompé ; il avait un vague souvenir d’avoir rencontré cet homme quelque part ; cependant, il ne pouvait dire où.

– Vous ne me reconnaissez pas ? dit le nègre.

– Non, répondit Georges, et, cependant, nous nous sommes déjà vus, n’est ce pas ?

– Deux fois, reprit le nègre.

– Où cela ?

– La première à la rivière Noire, quand vous sauvâtes la jeune fille ; la seconde…

– C’est juste, interrompit Georges, je me rappelle ; et la seconde ?…

– La seconde, interrompit à son tour le nègre ; la seconde, quand vous nous avez rendu la liberté. Je me nomme Laïza, et mon frère se nommait Nazim.

– Et qu’est devenu ton frère ?

– Nazim, esclave, avait voulu fuir pour retourner à Anjouan. Nazim libre, grâce à vous, est parti et doit être, à cette heure, près de notre père. Merci pour lui.

– Et, quoique libre, tu es resté, toi ? demanda Georges. C’est étrange.

– Vous allez comprendre cela, dit le nègre en souriant.

– Voyons, répondit Georges, qui, malgré lui, commençait à prendre intérêt à cette conversation.

– Je suis fils de chef, reprit le nègre. Je suis de sang mêlé arabe et zanguebar ; je n’étais donc pas né pour être esclave.

Georges sourit de l’orgueil du nègre, sans songer que cet orgueil était le frère cadet du sien.

Le nègre continua sans voir ou sans remarquer ce sourire :

– Le chef de Quérimbo m’a pris dans une guerre et m’a vendu à un négrier, qui m’a vendu à M. de Malmédie. J’ai offert, si l’on voulait envoyer un esclave à Anjouan, de me racheter pour vingt livres de poudre d’or. On n’a pas cru à la parole d’un nègre, on m’a refusé. J’ai insisté quelque temps ; puis… il s’est fait un changement dans ma vie et je n’ai plus pensé à partir.

– M. de Malmédie t’a traité comme tu méritais de l’être ? demanda Georges.

– Non, ce n’est pas cela, répondit le nègre. Trois ans après, mon frère Nazim fut pris à son tour et vendu comme moi, et, par bonheur, au même maître que moi ; mais, n’ayant pas les mêmes raisons que moi pour rester ici, il a voulu fuir. Tu sais le reste, puisque tu l’as sauvé. J’aimais mon frère comme mon enfant, et toi, continua le nègre en croisant ses mains sur sa poitrine et en s’inclinant, je t’aime maintenant comme mon père. Or, voilà ce qui se passe ; écoute, cela t’intéresse comme nous. Nous sommes ici quatre vingt mille hommes de couleur et vingt mille blancs.

– Je les ai comptés déjà, dit Georges en souriant.

– Je m’en doutais, répondit Laïza. Sur ces quatre-vingt mille, vingt mille au moins sont en état de porter les armes ; tandis que les blancs, y compris les huit cents soldats anglais en garnison, peuvent à peine réunir quatre mille hommes.

– Je le sais encore, dit Georges.

– Eh bien, devinez-vous ? demanda Laïza.

– J’attends que tu t’expliques.

– Nous sommes décidés à nous débarrasser des blancs. Nous avons, Dieu merci ! assez souffert pour avoir le droit de nous venger.

– Eh bien ? demanda Georges.

– Eh bien, nous sommes prêts, répondit Laïza.

– Qui vous arrête, alors, et pourquoi ne vous vengez-vous pas ?

– Il nous manque un chef, ou plutôt on nous en proposa deux : mais ni l’un ni l’autre de ces hommes ne conviennent à une pareille entreprise.

– Et quels sont-ils ?

– L’un est Antonio le Malais.

Georges laissa errer sur ses lèvres un sourire de mépris.

– Et l’autre ? demanda-t-il.

– L’autre, c’est moi, répondit Laïza.

Georges regarda en face cet homme, qui donnait aux blancs cet exemple étrange de modestie, de reconnaître qu’il n’était pas digne du rang auquel il était appelé.

– L’autre, c’est toi ?… reprit le jeune homme.

– Oui, répondit le nègre, mais il ne faut pas deux chefs pour une pareille entreprise ; il en faut un seul.

– Ah ! ah ! fit Georges qui crut comprendre que Laïza ambitionnait le suprême commandement.

– Il en faut un seul, suprême, absolu, et dont la supériorité ne puisse être discutée.

– Mais où trouver cet homme ? demanda Georges.

– Il est trouvé, répondit Laïza en regardant fixement le jeune mulâtre ; seulement, acceptera-t-il ?

– Il risque sa tête, dit Georges.

– Et nous, ne risquons-nous rien ? demanda Laïza.

– Mais quelle garantie lui donnerez-vous ?

– La même qu’il nous offrira, un passé de persécution et d’esclavage, un avenir de vengeance et de liberté.

– Et quel plan avez-vous conçu ?

– Demain, après la fête du Yamsé, quand les blancs, fatigués des plaisirs de la journée, se seront retirés après avoir vu brûler le gouhn, les Lascars resteront seuls sur les bords de la rivière des Lataniers ; alors, de tous côtés arriveront Africains, Malais, Madécasses, Malabars, Indiens tous ceux qui sont entrés dans la conspiration ; enfin là, ils éliront un chef, et ce chef les dirigera. Eh bien, dites un mot, et ce chef ce sera vous.

– Et qui t’a chargé de me faire cette proposition ? demanda Georges.

Laïza sourit dédaigneusement.

– Personne, dit-il.

– Alors, l’idée vient de toi ?

– Oui.

– Et qui te l’a inspirée ?

– Vous-même.

– Comment, moi-même ?

– Vous ne pouvez arriver à ce que vous désirez que par nous.

– Et qui t’a dit que je désirais quelque chose ?

– Vous désirez épouser la rose de la rivière Noire et vous haïssez M. Henri de Malmédie ! Vous désirez posséder l’une, vous voulez vous venger de l’autre ! Nous seuls pouvons vous en offrir les moyens ; car on ne consentira pas à vous donner l’une pour femme, et l’on ne permettra pas à l’autre de devenir votre adversaire.

– Et qui t’a dit que j’aimais Sara ?

– Je l’ai vu.

– Tu te trompes.

Laïza secoua tristement la tête.

– Les yeux de la tête se trompent quelquefois, dit-il ; ceux du cœur, jamais.

– Serais-tu mon rival ? demanda Georges avec un sourire dédaigneux.

– Il n’y a de rival que celui qui a l’espoir d’être aimé, répondit le nègre en soupirant, et la rose de la rivière Noire n’aimera jamais le lion d’Anjouan.

– Alors tu n’es pas jaloux ?

– Vous lui avez sauvé la vie, et sa vie vous appartient, c’est trop juste ; moi, je n’ai pas même eu le bonheur de mourir pour elle, et cependant, ajouta le nègre en regardant Georges fixement, croyez-vous que j’aie fait ce qu’il fallait pour cela ?

– Oui, oui, murmura Georges oui, tu es brave ; mais les autres, puis-je compter sur eux ?

– Je ne puis répondre que de moi, dit Laïza, et j’en réponds ; donc, tout ce que l’on peut faire avec un homme courageux, fidèle et dévoué, tu le feras avec moi.

– Tu m’obéiras le premier ?

– En toutes choses.

– Même en ce qui regardera ?…

Georges s’interrompit en regardant Laïza.

– Même en ce qui regardera la rose de la rivière Noire, dit le nègre continuant la pensée du jeune homme.

– Mais d’où te vient ce dévouement pour moi ?

– Le cerf d’Anjouan allait mourir sous les coups de ses bourreaux, et tu as racheté sa vie. Le lion d’Anjouan était dans les chaînes, et tu lui as rendu la liberté. Le lion est non seulement le plus fort, mais encore le plus généreux de tous les animaux ; et c’est parce qu’il est fort et généreux, continua le nègre en croisant les bras et en relevant orgueilleusement la tête, qu’on a appelé Laïza le lion d’Anjouan.

– C’est bien, dit Georges en tendant la main au nègre. Je demande un jour pour me décider.

– Et quelle chose amènera votre acceptation ou votre refus ?

– J’ai insulté aujourd’hui grièvement, publiquement, mortellement, M. de Malmédie.

– Je le sais, j’étais là, dit le nègre.

– Si M. de Malmédie se bat avec moi, je n’ai rien à dire.

– Et s’il refuse de se battre ?… demanda en souriant Laïza.

– Alors je suis à vous ; car, comme on le sait brave, comme il a déjà eu avec les blancs deux duels, dans l’un desquels il a tué son adversaire, il aura ajouté une troisième insulte aux deux insultes qu’il m’a déjà faites, et alors la mesure sera comblée.

– Alors, tu es notre chef, dit Laïza ; le blanc ne se battra pas avec le mulâtre.

Georges fronça le sourcil, car il avait déjà eu cette idée. Mais aussi, comment le blanc garderait-il le stigmate de honte que le mulâtre lui avait imprimé sur le visage ?

En ce moment, Télémaque entra, les mains sur son oreille dont Bijou, comme nous l’avons dit, avait enlevé une partie.

– Maître, dit-il, le capitaine hollandais voudrait parler à li.

– Le capitaine Van den Broek ? demanda Georges.

– Oui.

– C’est bien, dit Georges.

Puis, se tournant vers Laïza :

– Attends-moi ici, dit-il, je reviens ; ma réponse sera probablement plus prompte que je ne l’espérais.

Georges sortit de la chambre où était Laïza et entra, les bras ouverts, dans celle où était le capitaine.

– Eh bien, frère, dit le capitaine, tu m’avais donc reconnu ?

– Oui, Jacques, et je suis heureux de t’embrasser, surtout en ce moment.

– Il ne s’en est pas fallu de beaucoup que tu n’eusses pas eu ce plaisir à ce voyage-ci.

– Comment ?…

– Je devrais être parti.

– Pourquoi ?

– Le gouverneur m’a l’air d’un vieux renard de mer.

– Dis un loup, dis un tigre de mer, Jacques ; le gouverneur est le fameux commodore Williams Murrey, l’ancien capitaine du Leycester.

– Du Leycester ! j’aurais dû m’en douter ; alors nous avions un vieux compte à régler ensemble, et je comprends tout.

– Qu’est-il donc arrivé ?

– Il est arrivé que le gouverneur, après les courses, est venu gracieusement à moi et m’a dit : « Capitaine Van den Broek, vous avez une bien belle goélette ! » Jusque-là, il n’y avait rien à dire ; mais il ajouta : « Est-ce que demain je pourrais avoir l’honneur de la visiter ? »

– Il se doute de quelque chose.

– Oui, et moi, qui, comme un niais, ne me doutais de rien, j’ai fait la roue et je l’ai invité à venir déjeuner à bord, ce qu’il a accepté.

– Eh bien ?

– Eh bien, en revenant tout ordonner pour le susdit déjeuner, je me suis aperçu que, de la montagne de la Découverte, on faisait des signaux en mer. Alors j’ai commencé à comprendre que les signaux pourraient bien être faits en mon honneur. Je suis donc monté sur la montagne, et, ma lunette à la main, j’ai inspecté l’horizon ; en cinq minutes, j’ai été fixé ; il y avait à une vingtaine de milles un bâtiment qui répondait à ces signaux.

– C’était le Leycester ?

– Justement ; on veut me bloquer ; mais, tu comprends Jacques n’est pas venu au monde hier : le vent est au sud-est, de sorte que le bâtiment ne peut rentrer à Port-Louis qu’en courant des bordées. Or, à ce métier-là, il lui faut une douzaine d’heures au moins pour être à l’île des Tonneliers ; moi, pendant ce temps, je file et je viens te chercher pour filer avec moi.

– Moi ? et quelle raison ai-je de partir ?

– Ah ! c’est juste, je ne t’ai rien dit encore. Ah çà ! quelle diable d’idée as-tu donc eue de couper la figure de ce joli garçon d’un coup de cravache ? Ce n’est pas poli, cela.

– Cet homme, ne sais-tu donc pas qui il est ?

– Si fait, puisque je pariais mille louis contre lui. À propos, Antrim est un fier cheval, et tu lui feras bien des compliments de ma part.

– Eh bien, tu ne te rappelles pas que ce même Henri de Malmédie, il y a quatorze ans, le jour du combat ?…

– Après ?

Georges releva ses cheveux et montra à son frère la cicatrice de son front.

– Ah ! oui, c’est vrai, s’écria Jacques ; mille tonnerres ! tu as de la rancune ; j’avais oublié toute cette histoire. Mais d’ailleurs, autant que je puis me rappeler, cette petite gentillesse de sa part lui a valu de la mienne un coup de poing qui compensait bien son coup de sabre.

– Oui, et j’avais oublié cette première insulte, ou plutôt j’étais prêt à la lui pardonner, lorsqu’il m’en a fait une seconde.

– Laquelle ?

– Il m’a refusé la main de sa cousine.

– Oh ! tu es adorable, toi, ma parole d’honneur ! Voilà un père et un fils qui élèvent une héritière comme une caille en mue, pour la plumer à leur aise par un bon mariage, et, quand la caille est grasse à point, arrive un braconnier qui veut la prendre pour lui. Allons donc ! est-ce qu’ils pourraient faire autrement que de te la refuser ? Sans compter mon cher, que nous sommes des mulâtres, pas autre chose.

– Aussi, n’est-ce point ce refus que j’ai regardé comme une injure ; mais, dans la discussion, il a levé une baguette sur moi.

– Ah ! dans ce cas, il a eu tort. Alors tu l’as assommé ?

– Non, dit Georges en riant des moyens de conciliation qui se présentaient toujours, en pareille circonstance, à l’esprit de son frère ; non, je lui ai demandé satisfaction.

– Et il a refusé ? C’est juste, nous sommes des mulâtres. Nous battons quelquefois les blancs, c’est vrai ; mais les blancs ne se battent pas avec nous, fi donc !

– Et lors je lui ai promis, moi, que je le forcerais bien à se battre.

– Et c’est pour cela que tu lui as envoyé en pleine course, coram populo, comme nous disions au collège Napoléon, un coup de cravache à travers la figure. Ce n’était pas mal imaginé ; et le moyen a, ma foi, manqué de réussir.

– A manqué ?… Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que, effectivement, la première idée de M. de Malmédie avait été de se battre ; mais personne n’a voulu lui servir de témoin, et ses amis lui ont déclaré qu’un pareil duel était impossible.

– Alors il gardera le coup de cravache que je lui ai donné ; il est libre.

– Oui ; mais on te garde autre chose, à toi.

– Et que me garde-t-on ? demanda Georges en fronçant le sourcil.

– Comme, malgré tout ce qu’on pouvait lui dire, l’entêté voulait absolument se battre, il a fallu, pour le faire renoncer à ce duel, qu’on lui promît une chose.

– Et quelle chose lui a-t-on promise ?

– Qu’un de ces soirs, pendant que tu serais à la ville, on s’embusquerait à huit ou dix sur la route de Moka ; qu’on te surprendrait au moment où tu t’y attendrais le moins, qu’on te coucherait sur une échelle, et qu’on te donnerait vingt-cinq coups de fouet.

– Les misérables ! Mais c’est le supplice des nègres !

– Eh bien, que sommes-nous donc, nous autres mulâtres ? Des nègres blancs, pas autre chose.

– Ils lui ont promis cela ? répéta Georges.

– Formellement.

– Tu en es sûr ?

– J’y étais. On me prenait pour un brave Hollandais, pour un pur sang ; on ne se défiait pas de moi.

– C’est bien ! dit Georges ; mon parti est pris.

– Tu pars avec moi ?

– Je reste.

– Écoute, dit Jacques en posant la main sur l’épaule de Georges ; crois-moi, frère, suis le conseil d’un vieux philosophe : ne reste pas, suis-moi.

– Impossible ! j’aurais l’air de fuir ; d’ailleurs, j’aime Sara.

– Tu aimes Sara ?… Qu’est-ce que cela veut dire : « J’aime Sara ? »

– Cela veut dire qu’il faut que je possède cette femme, ou que je meure.

– Écoute, Georges, moi, je ne comprends pas toutes ces subtilités. Il est vrai que je n’ai jamais été amoureux que de mes passagères, qui en valent bien d’autres, crois-moi ; et, quand tu en auras tâté, tu troqueras, vois-tu, quatre femmes blanches pour une femme des îles Comores, par exemple. J’en ai six dans ce moment-ci entre lesquelles je te donne le choix.

– Merci, Jacques. Je te le dis encore, je ne puis pas quitter l’île de France.

– Et moi, je te répète que tu as tort. L’occasion est belle, tu ne la retrouveras pas. Je pars cette nuit, à une heure, sans tambour ni trompette ; viens avec moi, et, demain, nous serons à vingt-cinq lieues d’ici, et nous nous moquerons de tous les blancs de Maurice ; sans compter que, si nous en attrapons quelques-uns, nous pourrons leur faire administrer, par quatre de mes matelots, la gratification qu’ils te réservaient.

– Merci, frère, répéta Georges ; c’est impossible !

– Alors, c’est bien ; tu es un homme, et, quand un homme dit : « C’est impossible », c’est qu’effectivement c’est impossible. Je partirai donc sans toi.

– Oui, pars ; mais ne t’éloigne pas trop, et tu verras quelque chose à quoi tu ne t’attends pas.

– Et que verrai-je ? Une éclipse de lune ?…

– Tu verras s’allumer, de la passe Descorne au morne Brabant, et de Port Louis à Mahebourg, un volcan qui vaudra bien celui de l’île Bourbon.

– Ah ! ah ! ceci est autre chose ; tu as des idées pyrotechniques, à ce qu’il paraît ? Voyons, explique-moi un peu cela.

– J’ai que, dans huit jours, ces blancs qui me menacent et me méprisent, ces blancs qui veulent me fouetter comme un nègre marron, ces blancs seront à mes pieds. Voilà tout.

– Une petite révolte… Je comprends, dit Jacques. Ce serait possible, s’il y avait dans l’île seulement deux mille hommes comme mes cent cinquante Lascars. Je dis Lascars par habitude ; car, Dieu merci ! il n’y en a pas un qui appartienne à cette misérable race : ce sont tous de bons Bretons, de braves Américains, de vrais Hollandais, de purs Espagnols, ce qu’il y a de mieux dans les quatre nations. Mais, toi, qu’auras-tu pour soutenir ta révolte ?

– Dix mille esclaves qui sont las d’obéir et qui veulent commander à leur tour.

– Des nègres ? Peuh !… fit Jacques avançant dédaigneusement la lèvre inférieure. Écoute, Georges ; moi, je les connais bien, j’en vends : ça supporte bien la chaleur, ça vit avec une banane, c’est dur au travail, ça a des qualités, enfin, je ne veux pas déprécier ma marchandise ; mais cela fait de pauvres soldats, vois-tu. Tiens, pas plus tard qu’aujourd’hui, aux courses, le gouverneur me demandait mon avis sur les nègres.

– Comment cela ?

– Oui, il me disait : « Capitaine Van den Broek, vous qui avez beaucoup voyagé et qui me paraissez un excellent observateur, si vous étiez gouverneur de quelque île, et qu’il y eût une révolte de nègres, que feriez vous ? »

– Et qu’as-tu répondu ?

– Moi, j’ai répondu : « Milord, je défoncerais dans les rues par lesquelles ils doivent passer une centaine de barriques d’arack, et j’irais me coucher, ma clef à ma porte. »

Georges se mordit les lèvres jusqu’au sang.

– Ainsi donc, pour la troisième fois, je te le répète, frère : viens avec moi ; c’est ce que tu as de mieux à faire.

– Et moi, pour la troisième fois, frère, je te réponds : impossible.

– Alors tout est dit ; embrasse-moi, Georges.

– Adieu Jacques !

– Adieu frère ! Mais, crois-moi, ne te fie pas aux nègres.

– Ainsi, tu pars ?

– Pardieu ! oui. Oh ! je ne suis pas fier, moi, et je sais fuir, dans l’occasion, en pleine mer, tant que le Leycester voudra ; qu’il vienne m’offrir une partie de quilles, et il verra si je boude ; mais, dans le port, sous le feu du fort Blanc et de la redoute La Bourdonnaie, merci ! Ainsi, une dernière fois, tu refuses ?

– Je refuse.

– Adieu !

– Adieu !

Les jeunes gens s’embrassèrent une dernière fois ; Jacques entra chez son père, qui, ignorant tout ce qui était arrivé, dormait tranquillement.

Quant à Georges, il passa dans la chambre où l’attendait Laïza.

– Eh bien ? demanda le nègre.

– Eh bien, dit Georges, dis aux révoltés qu’ils ont un chef.

Le nègre croisa ses mains sur sa poitrine, et, sans demander autre chose, s’inclina profondément et sortit.

Chapitre XIX – Le Yamsé §

Les courses, comme nous l’avons dit, n’étaient qu’un épisode des fêtes du second jour ; aussi, les courses finies, et vers les trois heures de l’après-midi, toute la population bariolée qui couvrait la petite montagne s’achemina vers la plaine Verte, tandis que les élégants et les élégantes qui avaient assisté au sport, tant en voiture qu’à cheval, rentraient dîner chez eux, pour en ressortir aussitôt après le repas, et aller assister aux exercices des Lascars.

Ces exercices consistent en une gymnastique symbolique se composant de courses, de danses et de luttes, accompagnées de chants discordants et de musique barbare auxquels se mêlent, dans la foule, les clameurs des nègres industriels qui trafiquent pour leur compte ou pour celui de leur maître, et qui vont criant, les uns : « Bananes ! bananes ! » Les autres : « Cannes ! cannes ! » Ceux-ci : « Caillé ! caillé ! bon lait caillé ! » Ceux-là : « Kalou ! kalou ! bon kalou ! »

Ces exercices durent jusqu’à six heures du soir, à peu près ; puis, à six heures du soir, la petite procession, ainsi appelée pour la distinguer de la grande procession du lendemain, commence.

Alors, entre deux haies de spectateurs, les Lascars s’avancent, les uns à moitié cachés sous des espèces de petites pagodes pointues, faites comme le grand gouhn, et qu’ils appellent aïdorés ; les autres, armés de bâtons et de sabres émoussés ; d’autres, enfin, à moitié nus, sous des vêtements déchirés. Puis, à un certain signe, tous s’élancent ; ceux qui portent les aïdorés se mettent à tourner sur eux-mêmes en dansant ; ceux qui portent les sabres et les bâtons commencent à combattre en voltigeant les uns autour des autres, portant et parant les coups avec une adresse, merveilleuse ; enfin, les derniers se frappent la poitrine et se roulent à terre avec l’apparence du désespoir, tous criant à la fois ou tour à tour : « Yamsé ! Yamli ! O Hoseïn ! O Ali ! »

Pendant qu’ils se livrent à cette gymnastique religieuse, quelques-uns d’entre eux s’en vont offrant à tout venant du riz bouilli et des plantes aromatiques.

Cette promenade dure jusqu’à minuit ; puis, à minuit, ils rentrent au camp malabar dans le même ordre qu’ils en sont sortis, pour n’en plus sortir que le lendemain à la même heure.

Mais, le lendemain, la scène changea et s’agrandit. Après avoir fait dans la ville la même promenade que la veille, les Lascars, à la nuit venue, rentrèrent au camp, mais pour aller chercher le gouhn, résultat de la réunion des deux bandes. Il était cette année plus grand et plus splendide que tous les précédents. Couvert des papiers les plus riches, les plus éclatants et les plus disparates, éclairé au dedans par de grandes masses de feu, au dehors par des lanternes de papier de toutes couleurs, suspendues à tous les angles et à toutes les anfractuosités, qui faisaient ruisseler sur ses vastes flancs des torrents de lumière changeante, il s’avança porté par un grand nombre d’hommes, les uns placés dans l’intérieur, les autres à l’extérieur, et qui, tous, chantaient une sorte de psalmodie monotone et lugubre ; devant le gouhn marchaient des éclaireurs, balançant au bout d’une perche d’une dizaine de pieds des lanternes, des torches, des soleils et d’autres pièces d’artifice. Alors, la danse des aïdorés et les combats corps à corps reprirent de plus belle. Les dévots aux robes déchirées recommencèrent à se frapper la poitrine en poussant des cris de douleur, auxquels toute la masse répondait par les cris alternés de : « Yamsé ! Yamli ! O Hoseïn ! O Ali ! » cris encore plus prolongés et plus déchirants que ces mêmes cris poussés la veille.

C’est que le gouhn qu’ils accompagnent cette fois est destiné à représenter à la fois la ville de Keberla, près de laquelle périt Hoseïn, et le tombeau où furent enfermés ses restes ; en outre, un homme nu, peint en tigre, figurait le lion miraculeux qui, pendant plusieurs jours, veilla sur les dépouilles du saint iman. De temps en temps, il s’élançait sur les spectateurs en poussant des rugissements comme s’il eût voulu les dévorer ; mais un homme, représentant son gardien, et qui marchait derrière lui l’arrêtait au moyen d’une corde ; tandis qu’un mollah, placé à ses côtés le calmait par des paroles mystérieuses et par des gestes magnétiques.

Pendant plusieurs heures, on promena le gouhn processionnellement dans la ville et autour de la ville ; puis ceux qui le portaient prirent le chemin de la rivière des Lataniers, suivis de toute la population de Port-Louis. La fête tirait à sa fin ; on allait enterrer le gouhn, et chacun voulait, après l’avoir accompagné dans son triomphe, l’accompagner aussi dans sa ruine.

Arrivés à la rivière des Lataniers, ceux qui portaient l’immense machine s’arrêtèrent sur le bord ; puis, à minuit sonnant, quatre hommes s’approchèrent avec quatre torches, et mirent le feu aux quatre coins. À l’instant même, les porteurs laissèrent tomber le gouhn dans la rivière.

Mais, comme la rivière des Lataniers n’est qu’un torrent et que le bas du gouhn trempait à peine dans l’eau, la flamme gagna rapidement toutes les parties supérieures, s’élança comme une immense spirale et monta en tournoyant vers le ciel. Alors il y eut un moment étrangement fantastique : ce fut celui pendant lequel, à la clarté de cette lumière éphémère, mais vive, on vit ces trente mille spectateurs de toutes les races poussant des cris dans toutes les langues, et agitant leurs mouchoirs et leurs chapeaux : groupés les uns sur la rive même, les autres sur les rochers environnants ; ceux-ci s’enfonçant par masses plus sombres à mesure qu’elles s’éloignaient sous le couvert de la forêt ; ceux-là fermant l’immense cercle, et montés dans leurs palanquins, dans leurs voitures, sur leurs chevaux. Pendant un moment, les eaux reflétèrent les feux qu’elles allaient éteindre ; pendant un moment, toute cette multitude houla comme une mer ; pendant un moment, les arbres s’allongèrent dans l’ombre comme des géants qui se lèvent ; pendant un moment enfin, on n’aperçut plus le ciel qu’à travers une vapeur rouge qui faisait ressembler chaque nuage qui passait à une vague de sang.

Puis, bientôt, la lumière décrut, toutes ces têtes se confondirent les unes avec les autres : les arbres parurent s’éloigner d’eux-mêmes et rentrer dans l’ombre ; le ciel pâlit reprenant peu à peu sa teinte plombée ; les nuages se succédèrent de plus en plus sombres. De temps en temps, quelque partie épargnée jusque-là par l’incendie s’enflammait à son tour et jetait sur le paysage et sur les spectateurs qui le peuplaient un éclair tremblant, puis s’éteignait, rendant l’obscurité plus grande qu’avant qu’il s’enflammât. Peu à peu toute l’ossature tomba en charbons ardents faisant frissonner l’eau de la rivière ; enfin, les dernières clartés s’éteignirent, et, comme le ciel, ainsi que nous l’avons dit, était chargé de nuages, chacun se retrouva dans une obscurité d’autant plus profonde, que la lumière qui l’avait précédée avait été plus grande.

Alors il arriva ce qui arrive toujours à la fin des fêtes publiques, et surtout après les illuminations ou les feux d’artifice : une grande rumeur se fit entendre, et chacun, parlant, riant, raillant, tira au plus vite vers la ville ; les voitures partant au galop de leurs chevaux, et les palanquins au trot de leurs nègres ; tandis que les piétons réunis par groupes babillards, marchaient à leur suite de leur pas le plus rapide.

Soit curiosité plus vive, soit flânerie naturelle à l’espèce, les nègres et les hommes de couleur restèrent les derniers ; mais, enfin, ils s’éloignèrent aussi à leur tour, les uns reprenant la route du camp malabar les autres remontant la rivière ; ceux-ci s’enfonçant dans la forêt, ceux-là suivant le bord de la mer.

Au bout de quelques instants, la place fut entièrement déserte, et un quart d’heure s’écoula, pendant lequel on n’entendit d’autre bruit que celui du murmure de l’eau roulant entre les rochers, et où l’on ne vit autre chose, pendant les éclaircies de nuages, que des chauves-souris gigantesques et au vol pesant qui s’abattaient vers la rivière, comme pour éteindre du bout de leurs ailes les quelques charbons fumant encore à sa surface, et qui remontaient ensuite pour aller se perdre dans la forêt.

Bientôt, cependant, on entendit un léger bruit, et l’on vit s’avancer, en rampant vers la rivière, deux hommes marchant l’un au-devant de l’autre, et venant, l’un du coté de la batterie Dumas, et l’autre de la montagne Longue ; quand ils ne furent plus séparés que par le torrent, ils se levèrent tous deux, échangèrent des signes, et, tandis que l’un frappait trois coups dans ses mains, l’autre siffla trois fois.

Alors des profondeurs des bois, des angles des fortifications, des roches qui bordent le torrent, des mangliers qui s’inclinent sur le rivage de la mer, on vit sortir toute une population de nègres et d’Indiens, dont, cinq minutes auparavant, il eût été impossible de soupçonner la présence ; seulement, toute cette population était divisée en deux bandes bien distinctes : l’une, composée rien que d’Indiens ; l’autre, composée tout entière de nègres. Les Indiens se rangèrent autour de l’un des deux chefs arrivés les premiers : ce chef était un homme au teint olivâtre, parlant l’idiome malais.

Les nègres se rangèrent autour de l’autre chef, qui était un nègre comme eux, qui parlait tour à tour l’idiome madécasse et mozambique.

L’un des deux chefs se promenait dans la foule, babillant, grondant, déclamant, gesticulant, type de l’ambitieux de bas étage, de l’intrigant vulgaire : c’était Antonio le Malais.

L’autre, calme, immobile, presque muet, avare de paroles, sobre de gestes, semblait attirer les regards sans les chercher, véritable image de la force qui contient et du génie qui commande : c’était Laïza, le lion d’Anjouan.

Ces deux hommes, c’étaient les chefs de la révolte ; les dix mille métis qui les entouraient, c’étaient les conspirateurs.

Antonio parla le premier.

– Il y avait une fois, dit-il, une île gouvernée par des singes, et habitée par des éléphants, par des lions, par des tigres, par des panthères et par des serpents. Le nombre des gouvernés était dix fois plus considérable que celui des gouvernants ; mais les gouvernants avaient eu le talent, les rusés babouins qu’ils étaient, de désunir les gouvernés, de façon que les éléphants vivaient en haine avec les lions, les tigres avec les panthères, et les serpents avec tous. Il en résultait que, lorsque les éléphants levaient la trompe, les singes faisaient marcher contre eux les serpents, les panthères, les tigres et les lions ; et, si forts que fussent les éléphants, ils finissaient toujours par être vaincus. Si c’étaient les lions qui rugissaient, les singes faisaient marcher contre eux les éléphants, les serpents, les panthères et les tigres ; de sorte que, si courageux que fussent les lions, ils finissaient toujours par être enchaînés. Si c’étaient les tigres qui montraient les dents, les singes faisaient marcher contre eux les éléphants, les lions, les serpents et les panthères ; de sorte que, si forts que fussent les tigres, ils finissaient toujours par être mis en cage. Si c’étaient les panthères qui bondissaient, les singes faisaient marcher contre elles les éléphants, les lions, les tigres et, les serpents ; de sorte que, si agiles que fussent les panthères, elles finissaient toujours par être domptées. Enfin, si c’étaient les serpents qui sifflaient, les singes faisaient marcher contre eux les éléphants, les lions, les tigres et les panthères, et les serpents, si rusés qu’ils fussent, finissaient toujours par être soumis. Il en résultait que les gouvernants, à qui cette ruse avait réussi cent fois, riaient sous cape toutes les fois qu’ils entendaient parler de quelque révolte, et employant aussitôt leur tactique habituelle, étouffaient les révoltés. Cela dura ainsi longtemps, très longtemps. Mais, un jour, il arriva qu’un serpent, plus fin que les autres, réfléchit : c’était un serpent qui savait ses quatre règles d’arithmétique ni plus ni moins que le caissier de M. de M*** ; il calcula que les singes étaient, relativement aux autres animaux, comme 1 est à 8. Il réunit donc les éléphants, les lions, les tigres, les panthères et les serpents sous prétexte d’une fête, et leur dit :

« – Combien êtes-vous ?

Les animaux se comptèrent et répondirent :

– Nous sommes quatre-vingt mille.

– C’est bien, dit le serpent ; maintenant comptez vos maîtres, et dites-moi combien ils sont.

Les animaux comptèrent les singes et répondirent :

– Ils sont huit mille.

– Alors, vous êtes bien bêtes, dit le serpent, de ne pas exterminer les singes, puisque vous êtes huit contre un.

Les animaux se réunirent et exterminèrent les singes, et ils furent maîtres de l’île, et les plus beaux fruits furent pour eux, les plus beaux champs furent pour eux, les plus belles maisons furent pour eux ; sans compter les singes dont ils firent leurs esclaves, et les guenons, dont ils firent leurs maîtresses… »

– Avez-vous compris ? dit Antonio.

De grands cris retentirent, des hourras et des bravos se firent entendre ; Antonio avait produit avec sa fable non moins d’effet que le consul Ménénius, deux mille deux cents ans auparavant, n’en avait produit avec la sienne.

Laïza attendit tranquillement que ce moment d’enthousiasme fût passé ; puis, étendant le bras pour commander le silence, il dit ces simples paroles :

– Il y avait une fois une île où les esclaves voulurent être libres ; ils se levèrent tous ensemble et ils le furent. Cette île s’appelait autrefois Saint-Dominique ; elle s’appelle à cette heure Haïti… Faisons comme eux, et nous serons libres comme eux.

De grands cris retentirent de nouveau, et des bravos et des hourras se firent entendre pour la seconde fois. Mais il faut l’avouer, ce discours était trop simple pour émouvoir la multitude, ainsi que l’avait fait celui d’Antonio ; Antonio s’en aperçut et conçut un espoir.

Il fit signe qu’il voulait parler et l’on se tut.

– Oui, dit-il, oui, Laïza a dit vrai ; j’ai entendu raconter qu’il y a, au delà de l’Afrique, bien loin, bien loin, du côté où le soleil se couche, une grande île où tous les nègres sont rois. Mais, dans mon île à moi, comme dans l’île de Laïza, dans l’île des animaux comme dans l’île des hommes, il y eut un chef élu, mais un seul.

– C’est juste, dit Laïza, et Antonio a raison : tout pouvoir partagé s’affaiblit ; je suis donc de son avis ; il faut un chef, mais un seul.

– Et quel sera ce chef ? demanda Antonio.

– C’est à ceux qui sont rassemblés ici de décider, répondit Laïza.

– L’homme qui est digne d’être notre chef, dit Antonio, est celui qui pourra opposer la ruse à la ruse, la force à la force, le courage au courage.

– C’est juste, dit Laïza.

– Celui qui est digne d’être notre chef, continua Antonio, c’est l’homme qui a vécu avec les blancs et avec les noirs ; l’homme qui tient par le sang aux uns et aux autres ; l’homme qui, libre, fera le sacrifice de sa liberté ; l’homme qui a une case et un champ, qui risque de perdre sa case et son champ. Voilà l’homme qui est digne d’être notre chef.

– C’est juste, dit Laïza.

– Je ne connais qu’un homme qui réunisse toutes ces conditions, dit Antonio.

– Et moi aussi, dit Laïza.

– Veux-tu dire que c’est toi ? demanda Antonio.

– Non, répondit Laïza.

– Tu conviens donc que c’est moi ?

– Ce n’est pas toi non plus.

– Et qui est-ce donc ? s’écria Antonio.

– Oui ; qui est-ce ? où est-il ? Qu’il vienne, qu’il paraisse ! crièrent à la fois les nègres et les Indiens.

Laïza frappa trois fois dans ses mains ; au même instant, on entendit retentir le galop d’un cheval, et, aux premières lueurs du jour naissant, on vit sortir de la forêt un cavalier qui, arrivant à toute bride, entra jusqu’au cœur du groupe, et là, par un simple mouvement de la main, arrêta son cheval si court, que, de la secousse, il plia sur ses jarrets.

Laïza étendit la main avec un geste de suprême dignité vers le cavalier.

– Votre chef, dit il, le voilà !

– Georges Munier ! s’écrièrent dix mille voix.

– Oui, Georges Munier, dit Laïza. Vous avez demandé un chef qui puisse opposer la ruse à la ruse, la force à la force, le courage au courage ; le voilà !… Vous avez demandé un chef qui ait vécu avec les blancs et avec les noirs, qui tint par le sang aux uns et aux autres, le voilà !… Vous avez demandé un chef qui fût libre et qui fît le sacrifice de sa liberté ; qui eût une case et un champ, et qui risquât de perdre sa case et son champ ; eh bien, ce chef le voilà ! Où en chercherez-vous un autre ? où en trouverez-vous un pareil ?

Antonio demeura confondu ; tous les regards se tournèrent vers Georges, et il se fit une grande rumeur dans la multitude.

Georges connaissait les hommes auxquels il avait affaire, et il avait compris qu’il devait avant tout parler aux yeux : il était donc revêtu d’un magnifique bournous tout brodé d’or, et, sous son bournous, il portait le cafetan d’honneur qu’il tenait d’Ibrahim-Pacha, et sur lequel brillaient les croix de la Légion d’honneur et de Charles III ; de son côté, Antrim, couvert d’une magnifique housse rouge, frémissait sous son maître, impatient et orgueilleux à la fois.

– Mais, s’écria Antonio, qui nous répondra de lui ?

– Moi, dit Laïza.

– A-t-il vécu avec nous ? connaît-il nos besoins ?

– Non, il n’a pas vécu avec nous ; mais il a vécu avec les blancs, dont il a étudié les sciences ; oui, il connaît nos désirs et nos besoins, car nous n’avons qu’un besoin et qu’un désir : la liberté.

– Qu’il commence donc par la rendre à ses trois cents esclaves, la liberté.

– C’est déjà fait depuis ce matin, dit Georges.

– Oui, oui, crièrent des voix dans la foule ; oui, nous libres, maître Georges a donné liberté à nous.

– Mais il est lié avec les blancs, dit Antonio.

– En face de vous tous, répondit Georges, j’ai rompu avec eux hier.

– Mais il aime une fille blanche, dit Antonio.

– Et c’est un triomphe de plus pour nous autres hommes de couleur, répondit Georges ; car la fille blanche m’aime.

– Mais, si on vient la lui offrir pour femme, reprit Antonio, il nous trahira, nous, et pactisera avec les blancs.

– Si on vient me l’offrir pour femme, je la refuserai, répondit Georges ; car je veux la tenir d’elle seule, et n’ai besoin de personne pour me la donner.

Antonio voulut faire une nouvelle objection, mais les cris de « Vive Georges ! vive notre chef ! » retentirent de tous côtés et couvrirent sa voix de telle façon, qu’il ne put prononcer une parole.

Georges fit signe qu’il voulait parler, chacun se tut.

– Mes amis, dit-il, voici le jour, et, par conséquent, l’heure de nous séparer. Jeudi est jour de fête ; jeudi, vous êtes tous libres ; jeudi, à huit heures du soir, ici, au même endroit, j’y serai ; je me mettrai à votre tête, et nous marcherons sur la ville.

– Oui, oui ! crièrent toutes les voix.

– Un mot encore : s’il y avait un traître parmi nous, décidons que, lorsque sa trahison sera prouvée, chacun de nous pourra le mettre à mort à l’instant même, de la mort qu’il lui conviendra, prompte ou lente, douce ou cruelle. Vous soumettez-vous d’avance à son jugement ? Quant à moi, je m’y soumets le premier.

– Oui, oui ! crièrent toutes les voix ; s’il y a un traître, que le traître soit mis à mort, à mort le traître !

– C’est bien. Et maintenant, combien êtes-vous ?

– Nous sommes dix mille, dit Laïza.

– Mes trois cents serviteurs sont chargés de vous remettre à chacun quatre piastres ; car il faut que, pour jeudi soir, chacun ait une arme quelconque. À jeudi !

Et Georges, saluant de la main, repartit comme il était venu, tandis que les trois cents nègres ouvraient chacun un sac rempli d’or, et donnaient, à chaque homme, les quatre piastres promises.

Cette magnificence royale coûtait, il est vrai, à Georges Munier, deux cent mille francs. Mais qu’était-ce que cette somme pour un homme riche à millions, et qui eût sacrifié toute sa fortune à l’accomplissement du projet arrêté depuis si longtemps dans sa volonté ?

Enfin, ce projet allait s’accomplir ; le gant était jeté.

Chapitre XX – Le rendez-vous §

Georges rentra chez lui beaucoup plus calme et beaucoup plus tranquille qu’on n’aurait pu le croire. C’était un de ces hommes que l’inaction tue et que la lutte grandit : il se contenta de préparer ses armes, en cas d’attaque imprévue, tout en se réservant une retraite vers les grands bois, qu’il avait parcourus dans sa jeunesse, et dont le murmure et l’immensité, mêlés au murmure et à l’immensité de la mer, avaient fait de lui l’enfant rêveur que nous avons vu.

Mais celui sur qui retombait réellement le poids de tous ces événements imprévus, c’était le pauvre père. Le désir de sa vie, depuis quatorze ans, avait été de revoir ses enfants ; ce désir venait d’être accompli. Il les avait revus tous deux ; mais leur présence n’avait fait que changer l’atonie habituelle de sa vie en une inquiétude sans cesse renaissante : l’un, capitaine négrier, en lutte éternelle avec les éléments et les lois ; l’autre, conspirateur idéologue, en lutte avec les préjugés et les hommes ; tous deux luttant contre ce qu’il y a de plus puissant au monde ; tous deux pouvant être, d’un moment à l’autre, brisés par la tempête ; tandis que lui, enchaîné par cette habitude d’obéissance passive, les voyait tous deux marcher au gouffre sans avoir la force de les retenir, et n’ayant pour toute consolation que ces mots, qu’il répétait sans cesse :

– Au moins, je suis sûr d’une chose, c’est de mourir avec eux.

Au reste, le temps qui devait décider de la destinée de Georges était court ; deux jours seulement le séparaient de la catastrophe qui devait faire de lui un autre Toussaint-Louverture ou un nouveau Pétion. Son seul regret, pendant ces deux jours, était de ne pas pouvoir communiquer avec Sara. Il eût été imprudent à lui d’aller chercher à la ville son messager ordinaire, Miko-Miko. Mais d’un autre côté, il était rassuré, par cette conviction, que la jeune fille était sûre de lui, comme il était sûr d’elle. Il y a des âmes qui n’ont besoin que de croiser un regard et d’échanger une parole pour comprendre ce qu’elles valent, et qui, de ce moment, se reposent l’une sur l’autre avec la sécurité de la conviction. Puis il souriait à l’idée de cette grande vengeance qu’il allait tirer de la société, et de cette grande réparation que le sort allait lui faire. Il dirait en revoyant Sara : « Voilà huit jours que je ne vous ai vue ; mais ces huit jours m’ont suffi comme à un volcan pour changer la face d’une île. Dieu a voulu tout anéantir par un ouragan, et il n’a pu ; moi, j’ai voulu faire disparaître dans une tempête hommes, lois, préjugés ; et, plus puissant que Dieu, moi j’ai réussi. »

Il y a, dans les dangers politiques et sociaux du genre de celui auquel s’exposait Georges, un enivrement qui éternisera les conspirations et les conspirateurs. Le mobile le plus puissant des actions humaines est, sans contredit, la satisfaction de l’orgueil ; or, qu’y a-t-il de plus caressant pour nous autres, fils du péché, que l’idée de renouveler cette lutte de Satan avec Dieu, des Titans avec Jupiter ? Dans cette lutte, on le sait bien, Satan a été foudroyé et Encelade enseveli. Mais Encelade, enseveli, remue une montagne toutes les fois qu’il se retourne. Satan, foudroyé, est devenu roi des enfers.

Il est vrai que c’étaient là de ces choses que ne comprenait pas le pauvre Pierre Munier.

Aussi, lorsque Georges, après avoir laissé sa fenêtre entrouverte, suspendu ses pistolets à son chevet et mis son sabre sous son oreiller, se fut endormi aussi tranquille que s’il ne dormait pas sur une poudrière, Pierre Munier armant cinq ou six nègres dont il était sûr, les avait placés en vedettes tout autour de l’habitation, et s’était mis lui-même en sentinelle sur la route de Moka. De cette façon, une retraite momentanée était du moins assurée à son Georges, et il ne courait plus le risque d’être surpris.

La nuit se passa sans alerte aucune. Au reste c’est le propre des conspirations qui s’ourdissent entre les nègres que le secret soit toujours scrupuleusement gardé. Les pauvres gens ne sont pas encore assez civilisés pour calculer ce que peut rapporter une trahison.

La journée du lendemain s’écoula comme la nuit précédente, et la nuit suivante comme la journée ; rien n’arriva qui pût faire croire à Georges qu’il avait été trahi. Quelques heures seulement le séparaient donc encore de l’accomplissement de son dessein.

Vers les neuf heures du matin, Laïza arriva. Georges le fit entrer dans sa chambre : rien n’était changé aux dispositions générales ; seulement, l’enthousiasme produit par la générosité de Georges allait croissant. À neuf heures, les dix mille conspirateurs devaient être réunis en armes sur les bords de la rivière des Lataniers ; à dix heures, la conspiration devait éclater.

Tandis que Georges questionnait Laïza sur les dispositions de chacun, et établissait avec lui les chances de cette périlleuse entreprise, il aperçut de loin son messager Miko-Miko qui, portant toujours sur son épaule son bambou et ses paniers, marchait de son pas habituel et s’avançait vers l’habitation. Or, il était impossible que l’apparition arrivât plus à point. Depuis le jour des courses, Georges n’avait pas même aperçu Sara.

Si maître de lui-même que fût le jeune homme, il ne put s’empêcher d’ouvrir la fenêtre et de faire signe à Miko-Miko de doubler le pas, ce que l’honnête Chinois fit aussitôt. Laïza voulait se retirer ; mais Georges le retint, en lui disant qu’il avait encore quelque chose à lui dire.

En effet, comme l’avait prévu Georges, Miko-Miko n’était pas venu à Moka de son propre mouvement : à peine entré, il tira un charmant billet plié de la façon la plus aristocratique, c’est-à-dire étroit et long, où une fine écriture de femme avait écrit pour toute adresse son prénom. À la seule vue de ce billet, le cœur battit violemment à Georges. Il le prit des mains du messager, et, pour cacher son émotion, pauvre philosophe qui n’osait pas être homme, il alla le lire dans un angle de la fenêtre.

La lettre était effectivement de Sara, et voici ce qu’elle disait :

« Mon ami,

Trouvez vous aujourd’hui, vers les deux heures de l’après-midi, chez lord Williams Murrey, et vous y apprendrez des choses que je n’ose vous dire, tant elles me rendent heureuse ; puis, en sortant de chez lui, venez me voir, je vous attendrai dans notre pavillon.

Votre Sara. »

Georges relut deux fois cette lettre ; il ne comprenait rien à ce double rendez-vous. Comment lord Murrey pouvait-il lui dire des choses qui rendaient Sara heureuse, et comment lui, en sortant de chez lord Murrey, c’est-à-dire vers trois heures de l’après-midi, en plein jour, à la vue de tous, pouvait-il se présenter chez M. de Malmédie ?

Miko-Miko seul pouvait lui donner l’explication de tout cela ; il appela donc le Chinois et commença de l’interroger ; mais le digne négociant ne savait rien autre chose, sinon que mademoiselle Sara l’avait envoyé chercher par Bijou, qu’il n’avait pas reconnu d’abord, attendu que, dans sa lutte avec Télémaque, le pauvre diable avait perdu une partie de son nez déjà fort camard ; il l’avait suivi, il avait été introduit près de la jeune fille, dans le pavillon où il était déjà entré deux fois, et, là elle avait écrit la lettre qu’il venait de remettre à Georges et que l’intelligent messager avait bien vite deviné être adressée à lui.

Puis elle lui avait donné une pièce d’or ; il ne savait rien de plus.

Georges cependant continua d’interroger Miko-Miko, lui demandant si la jeune fille avait bien écrit devant lui ; si elle était bien seule en écrivant, et si sa figure paraissait triste ou joyeuse. La jeune fille avait écrit en sa présence, personne n’était là ; sa figure annonçait la sérénité la plus entière et le bonheur le plus parfait.

Pendant que Georges procédait à l’interrogatoire, on entendit le galop d’un cheval : c’était un courrier à la livrée du gouverneur ; un instant après, il entra dans la chambre de Georges et lui remit une lettre de lord Williams. Cette lettre était conçue en ces termes :

« Mon cher compagnon de voyage,

Je me suis fort occupé de vous depuis que je ne vous ai vu, et crois ne pas avoir trop mal arrangé toutes vos petites affaires. Soyez assez aimable pour vous rendre chez moi aujourd’hui, à deux heures. J’aurai, je l’espère, de bonnes nouvelles à vous apprendre.

Tout à vous,

Lord W. Murrey. »

Ces deux lettres coïncidaient parfaitement l’une avec l’autre. Aussi, quelque danger qu’il y eût pour Georges à se présenter à la ville dans la situation où il se trouvait ; quoique la prudence lui soufflât que s’aventurer à Port-Louis, et surtout chez le gouverneur, était chose téméraire, Georges n’écouta que son orgueil, qui lui disait que, refuser ce double rendez-vous, c’était presque une lâcheté, surtout ce double rendez-vous lui étant donné par les deux seules personnes qui eussent répondu, l’une à son amour, l’autre à son amitié. Aussi, se retournant vers le courrier, lui ordonna-t-il de présenter ses respects à milord, et de lui dire qu’il serait chez lui à l’heure convenue.

Le courrier partit avec cette réponse.

Alors, il se mit à une table, et écrivit à Sara.

Regardons par-dessus son épaule et suivons des yeux les quelques lignes qu’il traçait :

« Chère Sara,

D’abord, que votre lettre soit bénie ! C’est la première que je reçois de vous, et quoique bien courte elle me dit tout ce que je voulais savoir, c’est que vous ne m’avez pas oublié, c’est que vous m’aimez toujours, c’est que vous êtes mienne comme je suis vôtre.

J’irai chez lord Murrey à l’heure que vous m’indiquez. Y serez-vous ? Vous ne me le dites pas. Hélas ! les seules nouvelles heureuses que je puisse attendre, ne peuvent venir que de votre bouche, puisque le seul bonheur que j’aspire au monde, c’est celui d’être votre mari. Jusqu’ici, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour cela ; tout ce que je ferai encore sera dans le même but. Restez donc forte et fidèle, Sara, comme je serai fidèle et fort ; car, si près de nous que vous apparaisse le bonheur, j’ai bien peur que nous n’ayons encore l’un et l’autre, avant, de l’atteindre, de terribles épreuves à traverser.

N’importe, Sara, ma conviction est que rien ne résiste au monde à une volonté puissante et immuable, et à un amour profond et dévoué ; ayez cet amour, Sara, et, moi, j’aurai cette volonté.

Votre Georges. »

Cette lettre écrite, Georges la remit à Miko-Miko, qui reprit son bambou et ses paniers et, de son pas habituel, repartit pour Port-Louis ; il va sans dire que ce ne fut pas sans avoir reçu la nouvelle rétribution que ses fidèles services méritaient si bien.

Georges resta seul avec Laïza. Laïza avait à peu près tout entendu, et avait tout compris.

– Vous allez à la ville ? demanda-t-il à Georges.

– Oui, répondit celui-ci.

– C’est imprudent, reprit le nègre.

– Je le sais ; mais je dois y aller ; et, à mes propres yeux, je serais un lâche si je n’y allais pas.

– C’est bien, allez-y donc ; mais si, à dix heures, vous n’êtes pas arrivé à la rivière des Lataniers ?…

– C’est que je serai prisonnier ou mort : alors, marchez sur la ville et délivrez-moi, ou vengez-moi.

– C’est bien, dit Laïza, comptez sur nous.

Et ces deux hommes qui s’étaient si bien compris, qu’un seul mot, qu’un seul geste, qu’un seul serrement de main leur suffisait pour être sûrs l’un de l’autre, se quittèrent sans échanger une promesse ou une recommandation de plus.

Il était dix heures du matin ; on vint prévenir Georges que son père lui faisait demander s’il déjeunerait avec lui ; Georges répondit en passant dans la salle à manger : il était calme comme si rien ne fût arrivé.

Pierre Munier jeta sur lui un regard où toute la sollicitude paternelle était peinte ; mais, voyant le visage de son fils le même qu’il était d’habitude, reconnaissant sur ses lèvres le même sourire avec lequel il le saluait tous les jours, il se rassura.

– Dieu soit loué, mon cher enfant ! dit le brave homme. En voyant ces messagers se succéder si rapidement, j’avais craint qu’ils ne t’apportassent de mauvaises nouvelles ; mais ton air tranquille m’annonce que je m’étais trompé.

– Vous avez raison, mon père, répondit Georges, tout va bien ; c’est toujours pour ce soir, à la même heure, la révolte, et ces messieurs m’apportaient deux lettres, l’une du gouverneur, qui me donne rendez-vous chez lui aujourd’hui, à deux heures, l’autre à Sara, qui me dit qu’elle m’aime.

Pierre Munier resta étourdi. C’était la première fois que Georges lui parlait de la révolte des noirs et de l’amitié du gouverneur ; il avait su toutes ces choses indirectement, et il avait, le pauvre père, frissonné jusqu’au fond du cœur en voyant son enfant bien-aimé se jeter dans une pareille voie.

Il balbutia quelques observations ; mais Georges l’arrêta.

– Mon père, lui dit-il en souriant, souvenez-vous du jour où après avoir fait des prodiges de valeur, après avoir délivré les volontaires après avoir conquis un drapeau, ce drapeau vous fut arraché par M. de Malmédie ; ce jour-là, vous aviez été devant l’ennemi, grand, noble, sublime, ce que vous serez toujours, enfin, devant le danger ; ce jour-là, je jurai qu’un jour hommes et choses seraient remis à leur place ; ce jour est arrivé, je ne reculerai pas devant mon serment. Dieu jugera entre les esclaves et les maîtres, entre les faibles et les forts, entre les martyrs et les bourreaux ; voilà tout.

Puis, comme Pierre Munier, sans force, sans puissance, sans objection contre une pareille volonté, s’affaissait sur lui-même, comme si le poids du monde eût pesé sur lui, Georges ordonna à Ali de seller les chevaux, et, après avoir achevé tranquillement son déjeuner, en fixant de temps en temps un regard triste sur son père, il se leva pour sortir.

Pierre Munier tressaillit et se dressa tout debout les bras tendus vers son fils.

Georges s’avança vers lui, prit sa tête entre ses deux mains, et avec une expression d’amour filial qu’il n’avait jamais laissé paraître, il rapprocha cette tête vénérable de lui, et baisa rapidement cinq ou six fois ses cheveux blancs.

– Mon fils, mon fils ! s’écria Pierre Munier.

– Mon père, dit Georges, vous aurez une vieillesse respectée, ou j’aurai une tombe sanglante. Adieu !

Georges s’élança hors de la chambre, et le vieillard retomba sur sa chaise en poussant un profond gémissement.

Chapitre XXI – Le refus §

À deux lieues à peu près de l’habitation de son père, Georges rejoignit Miko-Miko, qui revenait à Port-Louis ; il arrêta son cheval, fit signe au Chinois de s’approcher de lui, lui dit à l’oreille quelques mots, auxquels Miko-Miko répondit par un signe d’intelligence, et il continua son chemin.

En arrivant au pied de la montagne de la Découverte, Georges commença à rencontrer des personnes de la ville ; il interrogea des yeux avec soin le visage de ces promeneurs, mais il n’aperçut sur les différentes physionomies que le hasard amenait sur son chemin aucun symptôme qui pût lui faire croire que le projet de révolte qui devait être mis par lui à exécution le soir eût le moins du monde transpiré. Il continua sa route, traversa le camp des Noirs et entra dans la ville.

La ville était calme ; chacun paraissait occupé de ses affaires personnelles ; aucune préoccupation générale ne planait sur la population. Les bâtiments se balançaient calmés et abrités dans le port. La pointe aux Blagueurs était garnie de ses flâneurs habituels ; un navire américain, arrivant de Calcutta, jetait l’ancre devant le Chien-de-Plomb.

La présence de Georges parut cependant faire une certaine sensation ; mais il était évident que cette sensation se rattachait à l’affaire des courses, et à l’insulte inouïe faite par un mulâtre à un blanc. Plusieurs groupes cessèrent même évidemment, à l’aspect du jeune homme, de causer des affaires en ce moment sur le tapis pour suivre Georges du regard, et échanger tout bas quelques paroles d’étonnement sur cette audace qu’il avait de reparaître dans la ville ; mais Georges répondit à leurs regards par un regard si hautain, à leurs chuchotements par un sourire si dédaigneux, que les regards se baissèrent, ne pouvant supporter le rayon d’amère supériorité qui tombait de ses yeux.

D’ailleurs, la crosse ciselée d’une paire de pistolets à deux coups sortait de chacune de ses fontes.

Ce furent les soldats et les officiers que Georges rencontra sur sa route qui furent surtout l’objet de son attention. Mais soldats et officiers avaient cette physionomie tranquillement ennuyée de gens transportés d’un monde dans un autre, et condamnés à un exil de quatre mille lieues. Certes, si les uns et les autres eussent su que Georges leur ménageait de l’occupation pour la nuit, ils eussent eu l’air, sinon plus joyeux, du moins plus affairés.

Toutes les apparences rassuraient donc Georges.

Il arriva ainsi à la porte du gouvernement, jeta la bride de son cheval aux mains d’Ali, et lui recommanda de ne point quitter la place. Puis il traversa la cour, monta le perron et entra dans l’antichambre.

L’ordre avait été donné d’avance aux domestiques d’introduire M. Georges Munier aussitôt qu’il se présenterait. Un domestique marcha donc devant le jeune homme, ouvrit la porte du salon et l’annonça.

Georges entra.

Dans ce salon étaient lord Murrey, M. de Malmédie et Sara.

Au grand étonnement de Sara, dont les yeux se portèrent immédiatement sur le jeune homme, la figure de Georges exprima plutôt à sa vue une sensation pénible que joyeuse ; son front se plissa légèrement, ses sourcils se rapprochèrent, et un sourire presque amer glissa sur sa bouche.

Sara qui s’était levée vivement, sentit ses genoux plier sous elle, et retomba lentement sur son fauteuil.

M. de Malmédie se tint debout et immobile comme il était, se contentant d’incliner légèrement la tête ; lord Williams Murrey fit deux pas vers Georges et lui présenta la main.

– Mon jeune ami, lui dit-il, je suis heureux de vous annoncer une nouvelle qui, je l’espère, comblera tous vos désirs ; M. de Malmédie, jaloux d’éteindre toutes ces distinctions de couleur et toutes ces rivalités de castes qui, depuis deux cents ans, font le malheur, non seulement de l’île de France, mais des colonies en général, M. de Malmédie consent à vous accorder la main de sa nièce, mademoiselle Sara de Malmédie.

Sara rougit et leva imperceptiblement les yeux sur le jeune homme ; mais Georges se contenta de s’incliner sans répondre. M. de Malmédie et lord Murrey le regardèrent avec étonnement.

– Mon cher monsieur de Malmédie, dit lord Murrey en souriant, je vois bien que notre incrédule ami ne s’en rapporte pas à ma seule parole ; dites-lui donc que vous lui accordez la demande qu’il vous a faite, et que vous désirez que tout souvenir d’animosité, ancien et récent, soit oublié entre vos deux familles.

– C’est vrai, Monsieur, dit M. de Malmédie en s’imposant visiblement un grand effort sur lui-même, et M. le gouverneur vient de vous faire part de mes sentiments. Si vous avez quelque rancune de certain événement arrivé lors de la prise de Port-Louis, oubliez-la, comme mon fils oubliera, je vous le promets en son nom, l’injure bien autrement grave que vous lui avez faite récemment. Quant à votre union avec ma nièce, M. le gouverneur vous l’a dit, j’y donne mon consentement, et à moins que, aujourd’hui, ce ne soit vous qui refusiez…

– Oh ! Georges ! s’écria Sara emportée par un premier mouvement.

– Ne vous hâtez pas de me juger sur ma réponse, Sara, répondit le jeune homme, car ma réponse m’est, croyez-le bien, imposée par d’impérieuses nécessités. Sara, devant Dieu et devant les hommes, Sara, depuis la soirée du pavillon, depuis la nuit du bal, depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois, Sara, vous êtes ma femme : aucune autre que vous ne portera un nom que vous n’avez pas dédaigné, malgré son abaissement ; tout ce que je vais dire est donc une question de forme et de temps.

Georges se retourna vers le gouverneur.

– Merci, milord, continua-t-il, merci ; je reconnais dans ce qui se passe aujourd’hui l’appui de votre généreuse philanthropie et de votre bienveillante amitié. Mais, du jour où M. de Malmédie m’a refusé sa nièce, où M. Henri m’a insulté pour la seconde fois, où j’ai cru devoir me venger de ce refus et de cette insulte par une injure publique, ineffaçable, infamante, j’ai rompu avec les blancs ; il n’y a plus de rapprochement possible entre nous. M. de Malmédie peut faire, dans une combinaison, dans un calcul, dans une intention que je ne comprends pas, moitié du chemin mais je ne ferai pas l’autre. Si mademoiselle Sara m’aime, mademoiselle Sara est libre, maîtresse de sa main, maîtresse de sa fortune, c’est à elle de se grandir encore à mes propres yeux en descendant jusqu’à moi, et non à moi de m’abaisser aux siens en essayant de monter jusqu’à elle.

– Oh ! monsieur Georges, s’écria Sara, vous savez bien…

– Oui, je sais, dit Georges, que vous êtes une noble jeune fille, un cœur dévoué, une âme pure. Je sais que vous viendrez à moi, Sara, malgré tous les obstacles, tous les empêchements, tous les préjugés. Je sais que je n’ai qu’à vous attendre et que je vous verrai un jour apparaître, et je sais cela justement parce que, le sacrifice étant de votre côté, vous avez déjà décidé, dans votre généreuse pensée, que vous me feriez ce sacrifice. Mais quant à vous, monsieur de Malmédie, quant à votre fils, quant à M. Henri, qui consent à ne pas se battre avec moi à la condition qu’il me fera fouetter par ses amis ; oh ! entre nous c’est une guerre éternelle, entendez-vous ? c’est une haine mortelle qui ne s’éteindra de ma part que dans le sang ou dans le mépris : que votre fils choisisse donc.

– Monsieur le gouverneur, répondit alors M. de Malmédie avec plus de dignité qu’on n’aurait pu en attendre de sa part, vous le voyez, de mon côté, j’ai fait ce que j’ai pu : j’ai sacrifié mon orgueil, j’ai oublié l’ancienne injure et l’injure nouvelle, mais je ne puis convenablement faire d’avantage, et il faut que je m’en tienne à la déclaration de guerre que me fait Monsieur. Seulement, nous attendrons l’attaque en nous tenant sur la défensive. Maintenant Mademoiselle, continua M. de Malmédie en se tournant vers Sara, comme le dit Monsieur, vous êtes libre de votre cœur, libre de votre main, libre de votre fortune ; faites donc à votre volonté : restez avec Monsieur, ou suivez-moi.

– Mon oncle, dit Sara, il est de mon devoir de vous suivre. Adieu, Georges ! Je ne comprends rien à ce que vous avez fait aujourd’hui ; mais sans doute que vous avez fait ce que vous deviez faire.

Et, faisant une révérence pleine de calme et de dignité au gouverneur, Sara sortit avec M. de Malmédie.

Lord Williams Murrey les accompagna jusqu’à la porte, sortit avec eux et rentra un instant après.

Son regard interrogateur rencontra le regard ferme de Georges, et il y eut un instant de silence entre ces deux hommes qui, grâce à leur nature élevée, se comprenaient si bien l’un l’autre.

– Ainsi, dit le gouverneur, vous avez refusé ?

– J’ai cru devoir agir ainsi, milord.

– Pardon si j’ai l’air de vous interroger ; mais puis-je savoir quel sentiment vous a dicté votre refus ?

– Le sentiment de ma propre dignité.

– Ce sentiment est-il le seul ? demanda le gouverneur.

– S’il y en a un autre, milord, permettez-moi de le tenir secret.

– Écoutez, Georges, dit le gouverneur avec cette espèce d’abandon qui avait d’autant plus de charme chez lui, qu’on sentait qu’il était complètement en dehors de sa nature froide et composée, écoutez : du moment où je vous ai rencontré à bord du Leycester, du moment où j’ai pu apprécier les hautes qualités qui vous distinguent, mon désir a été de faire de vous le lien qui réunirait dans cette île deux castes opposées l’une à l’autre. J’ai commencé par pénétrer vos sentiments, puis vous m’avez fait le confident de votre amour, et je me suis prêté à la demande que vous m’avez adressée d’être votre intermédiaire, votre parrain, votre second. Pour ceci, Georges, reprit lord Murrey répondant à l’inclination de tête que lui faisait Georges, pour ceci, mon jeune ami, vous ne me devez aucun remerciement ; vous alliez vous-même au-devant de mes vœux ; vous secondiez mon plan de conciliation ; vous aplanissiez mes projets politiques. Je vous accompagnai donc chez M. de Malmédie, et j’appuyai votre demande de toute l’autorité de ma présence, de tout le poids de mon nom.

– Je le sais, milord, et je vous remercie. Mais, vous l’avez vu vous-même, ni le poids de votre nom, tout honorable qu’il est, ni l’autorité de votre présence, quelque flatteuse qu’elle dût être, ne purent m’épargner un refus.

– J’en ai souffert autant que vous, Georges. J’ai admiré votre calme, et j’ai compris à votre sang-froid que vous vous ménagiez une terrible revanche. Cette revanche, le jour des courses, vous l’avez prise en face de tous, et, de ce jour, j’ai encore compris que, selon toute probabilité, il me faudrait renoncer à mes projets de conciliation.

– Je vous avais prévenu en vous quittant, milord.

– Oui, je le sais ; mais écoutez-moi : je ne me suis pas regardé comme battu ; je me suis présenté hier chez M. de Malmédie, et, à force de prières et d’instances, et en abusant presque de l’influence que me donne ma position, j’ai obtenu du père qu’il oublierait sa vieille haine contre votre père, du fils, qu’il oublierait sa jeune haine contre vous, de tous deux, qu’ils consentiraient au mariage de mademoiselle de Malmédie.

– Sara est libre, milord, interrompit vivement Georges et, pour devenir ma femme, Dieu merci, elle n’a besoin du consentement de personne.

– Oui, j’en conviens, reprit le gouverneur ; mais, quelle différence aux yeux de tous, je vous le demande, d’enlever furtivement une jeune fille de la maison de son tuteur ou de la recevoir publiquement de la main de sa famille ! Consultez votre orgueil, monsieur Munier, et voyez si je ne lui avais pas ménagé une suprême satisfaction, un triomphe auquel lui-même ne s’attendait pas.

– C’est vrai répondit Georges. Malheureusement, ce consentement arrive trop tard.

– Trop tard ! Et pourquoi cela, trop tard ? reprit le gouverneur.

– Dispensez-moi de vous répondre sur ce point, milord. C’est mon secret.

– Votre secret, pauvre jeune homme ! Eh bien, voulez-vous que je vous le dise, moi, ce secret que vous ne voulez pas me dire ?

Georges regarda le gouverneur avec un sourire d’incrédulité.

– Votre secret ! continua le gouverneur ; voilà un secret bien gardé, qu’un secret confié à dix mille personnes.

Georges continua de regarder le gouverneur, mais cette fois sans sourire.

– Écoutez-moi, reprit le gouverneur : vous vouliez vous perdre, j’ai voulu vous sauver. J’ai été trouver l’oncle de Sara, je l’ai pris à part et je lui ai dit : « Vous avez mal apprécié M. Georges Munier, vous l’avez repoussé insolemment, vous l’avez forcé de rompre ouvertement avec nous, et vous avez eu tort, car M. Georges Munier était un homme distingué, au cœur élevé, à l’âme grande ; il y avait quelque chose à faire de cette organisation-là, et la preuve, c’est que M. Georges Munier tient à cette heure notre vie à tous entre ses mains ; c’est qu’il est le chef d’une vaste conspiration ; c’est que, demain, à dix heures du soir c’était hier que je lui parlais ainsi, M. Georges Munier marchera sur Port-Louis à la tête de dix mille nègres. C’est que, comme nous n’avons que dix-huit cents hommes de troupes, à moins que le hasard ne m’envoie une de ces idées préservatrices comme il en arrive parfois aux hommes de génie, nous sommes tous perdus ; c’est qu’après-demain, enfin, M. Georges Munier, que vous méprisez à cette heure comme descendant d’une foule d’esclaves, sera notre maître peut-être, et peut-être ne voudra pas de vous pour esclave à son tour. Eh bien, vous pouvez empêcher tout cela, Monsieur, lui ai-je dit, vous pouvez sauver la colonie ; revenez sur le passé, accordez à M. Georges la main de votre nièce, que vous lui avez refusée, et, s’il accepte, s’il veut bien accepter, car, les rôles étant changés, les prétentions peuvent être changées aussi, eh bien, vous aurez sauvé non seulement votre vie, votre liberté, votre fortune, mais encore la liberté, la vie et la fortune de tous. »

Voilà ce que je lui ai dit ; et alors, sur mes prières, sur mes instances, sur mes ordres, il a consenti. Mais ce que j’avais prévu est arrivé ; vous étiez engagé trop avant, vous n’avez pas pu reculer.

Georges avait suivi le discours du gouverneur avec un étonnement progressif, et cependant avec un calme parfait.

– Ainsi, lui dit-il quand il eut fini, vous savez tout, milord ?

– Mais vous le voyez, ce me semble, et je ne crois pas avoir rien oublié.

– Non, reprit Georges en souriant, non, vos espions sont bien instruits ; et je vous fais mon compliment sur la façon dont votre police est faite.

– Eh bien, maintenant, dit le gouverneur, maintenant que vous connaissez le motif qui m’a fait agir, il en est temps encore : acceptez la main de Sara, réconciliez-vous avec sa famille, renoncez à vos projets insensés, et je ne sais rien, j’ignore tout, j’ai tout oublié.

– Impossible ! dit Georges.

– Songez avec quelle espèce de gens vous êtes engagé.

– Vous oubliez, milord, que ces hommes, dont vous parlez avec tant de mépris, sont mes frères, à moi ; que, méprisé par les blancs comme leur inférieur, ils m’ont reconnu, eux, pour leur chef ; vous oubliez que, au moment où ces hommes m’ont fait l’abandon de leur vie, je leur ai, moi, voué la mienne.

– Ainsi, vous refusez ?

– Je refuse.

– Malgré mes prières ?

– Excusez-moi, milord, mais je ne puis les écouter.

– Malgré votre amour pour Sara, et malgré l’amour de Sara pour vous ?

– Malgré toutes choses.

– Réfléchissez encore.

– C’est inutile, mes réflexions sont faites.

– C’est bien… Maintenant, Monsieur, dit lord Murrey, une dernière question.

– Dites.

– Si j’étais à votre place et que vous fussiez à la mienne, que feriez-vous ?

– Comment cela ?

– Oui ; si j’étais Georges Munier, chef d’une révolte, et vous lord Williams Murrey, gouverneur de l’île de France ; si vous me teniez dans vos mains comme je vous tiens dans les miennes, dites, je vous le demande une seconde fois, que feriez-vous ?

– Ce que je ferais, milord ? Je laisserais sortir d’ici celui qui y est venu sur votre parole, croyant être appelé à un rendez-vous et non être attiré dans un guet-apens ; puis, le soir, si j’avais foi dans la justice de ma cause, j’en appellerais à Dieu, afin que Dieu décidât entre nous.

– Eh bien, vous auriez tort, Georges ; car, du moment que j’aurais tiré l’épée, vous ne pourriez plus me sauver ; du moment que j’aurais allumé la révolte, il faudrait éteindre la révolte dans mon sang… Non, Georges, non ! je ne veux pas qu’un homme comme vous meure sur un échafaud, entendez-vous bien ? meure comme un rebelle vulgaire, dont les intentions seront calomniées, dont le nom sera flétri, et, pour vous sauver d’un pareil malheur, pour vous arracher à votre destinée, vous êtes mon prisonnier, Monsieur ; je vous arrête.

– Milord ! s’écria Georges en regardant autour de lui s’il n’y avait pas quelque arme dont il pût s’emparer, et avec laquelle il pût se défendre.

– Messieurs, dit le gouverneur en élevant la voix, Messieurs, entrez, et emparez-vous de cet homme.

Quatre soldats entrèrent, conduits par un caporal, et entourèrent Georges.

– Conduisez Monsieur à la Police, dit le gouverneur : mettez-le dans la chambre que j’ai fait préparer ce matin ; et, tout en veillant sévèrement sur lui, ayez soin que ni vous ni personne ne manque aux égards qui lui sont dus.

À ces mots le gouverneur salua Georges, et Georges sortit de l’appartement.

Chapitre XXII – La révolte §

Tout ce qui venait de se passer s’était passé si rapidement et d’une manière si inattendue, que Georges n’avait pas même eu le temps de se préparer à ce qui lui arrivait. Mais, grâce à son admirable puissance sur lui-même, il cacha sous un impassible et éternel sourire d’insoucieux dédain les différentes émotions dont il était assailli.

Le prisonnier et ses gardes sortirent par une porte de derrière, au seuil de laquelle attendait la voiture du gouverneur ; mais, soit hasard, soit prévoyance, Miko-Miko passait juste devant cette porte, au moment même où Georges montait dans la voiture. Le jeune homme et son messager habituel échangèrent un regard.

Comme l’avait ordonné le gouverneur, Georges fut conduit à la Police. C’est un grand bâtiment dont le nom indique la destination, et qui est situé dans la rue du Gouvernement, un peu plus bas que la Comédie. Georges y fut déposé dans la chambre indiquée par le gouverneur.

C’était une chambre visiblement préparée d’avance, ainsi que l’avait dit lord Williams, et il était même évident qu’on avait eu l’intention de la rendre aussi confortable que possible. L’ameublement en était propre, et le lit presque élégant ; rien dans cette chambre ne sentait la prison. Seulement, les fenêtres en étaient grillées.

Dès que la porte fut refermée sur Georges, et que le prisonnier se trouva seul, il alla droit à cette fenêtre : elle était élevée de vingt pieds à peu près, et donnait sur l’hôtel Coignet. Comme, de son côté, une des fenêtres de l’hôtel Coignet se trouvait juste en face de la chambre de Georges, le prisonnier pouvait voir jusqu’au fond de l’appartement situé en face de lui, et cela avec d’autant plus de facilité que cette fenêtre était ouverte.

Georges revint de la fenêtre à la porte, écouta et entendit que l’on posait une sentinelle dans le corridor.

Alors il retourna à la fenêtre et l’ouvrit.

Aucune sentinelle n’était placée dans la rue : on s’en rapportait aux barreaux de la garde du prisonnier. En effet, les barreaux étaient de taille à rassurer la plus inquiète surveillance.

Il n’y avait donc pas d’espérance de fuir sans un secours étranger.

Mais ce secours étranger, Georges l’attendait sans doute ; car, laissant sa fenêtre ouverte, il demeura les yeux constamment fixés sur l’hôtel Coignet, qui, comme nous l’avons dit, s’élève en face de la Police. En effet, son espérance ne fut pas trompée : au bout d’une heure, il vit Miko-Miko, son bambou sur l’épaule, traverser la chambre en face de la sienne, conduit par un domestique de l’hôtel. Le jeune homme et lui n’échangèrent qu’un regard ; mais ce regard, si rapide qu’il fût, ramena la sérénité sur le front de Georges.

À partir de ce moment, Georges parut à peu près aussi tranquille que s’il eût été dans son appartement à Moka : cependant, de temps en temps, un observateur attentif eût remarqué qu’il fronçait le sourcil et passait sa main sur son front. C’est que, sous cette apparence sereine, un monde d’idées grossissait dans son esprit, et, comme une mer qui monte, venait battre son cerveau de son flux et de son reflux.

Cependant, les heures passèrent sans que rien indiquât au prisonnier qu’aucun préparatif se fît dans la ville. On n’entendait ni le roulement du tambour, ni le froissement des armes. Deux ou trois fois, Georges courut à sa fenêtre, trompé par un bruit analogue à un roulement ; mais, à chaque fois, il vit qu’il se trompait, et que le bruit qu’il avait pris pour le roulement du tambour était le bruit que faisaient, en passant dans la rue, des voitures chargées de tonneaux.

La nuit venait et, à mesure que venait la nuit, Georges, plus agité et plus inquiet, allait, avec un mouvement fébrile qu’il cherchait d’autant moins à réprimer qu’il était seul, de la porte à la fenêtre ; la porte était toujours gardée par la sentinelle, la fenêtre n’avait toujours pour gardien que ses barreaux.

De temps en temps, Georges portait la main à sa poitrine, et une légère contraction de son visage indiquait qu’il éprouvait un de ces serrements de cœur instantanés dont l’homme le plus brave ne peut se rendre maître dans les circonstances suprêmes de la vie ; alors, sans doute il pensait à son père, qui ignorait le danger qu’il courait, et à Sara, qui, sans le savoir, l’avait attiré dans ce danger. Quant au gouverneur, quoique Georges gardât contre lui une de ces rages froides et concentrées qu’un joueur qui a perdu garde contre son adversaire, il ne pouvait se dissimuler qu’il avait, dans cette occasion, déployé envers lui, non seulement tous les ménagements aristocratiques qui étaient dans ses habitudes, mais encore qu’il n’était arrivé à le faire arrêter qu’après lui avoir offert toutes les voies de salut qui étaient en son pouvoir.

Ce qui n’empêchait pas que Georges ne fût arrêté sous la prévention de haute trahison.

Sur ces entrefaites, les ténèbres commencèrent à s’épaissir ; Georges tira sa montre, il était huit heures et demie du soir : dans une heure et demie, la révolte devait éclater.

Tout à coup, Georges releva la tête et fixa de nouveau ses yeux sur l’hôtel Coignet : dans la chambre située en face de la sienne, il avait vu se mouvoir une ombre ; cette ombre lui fit un signe ; Georges se dérangea de devant la fenêtre, et un paquet, franchissant la rue et passant à travers les barreaux, vint tomber au milieu de l’appartement.

Georges ne fit qu’un bond et ramassa le paquet : il se composait d’une corde et d’une lime ; c’était là ce secours extérieur que Georges attendait. Georges tenait sa liberté entre ses mains ; seulement, Georges voulait être libre pour l’heure du danger.

Il cacha la corde entre ses matelas et, comme l’obscurité était tout à fait venue, il commença à limer un de ses barreaux.

Les barreaux étaient assez écartés l’un de l’autre pour que, un barreau manquant, Georges pût passer par la brèche faite.

C’était une lime sourde ; on n’entendit aucun bruit, et, comme, vers les sept heures, on lui avait apporté à souper, Georges avait la presque certitude de ne pas être dérangé.

Cependant l’œuvre avançait lentement : neuf heures, neuf heures et demie, dix heures sonnèrent. Pendant que le prisonnier sciait la barre de fer, depuis quelque temps, vers l’extrémité de la rue du Gouvernement, du côté de la rue de la Comédie et du port, il lui semblait avoir vu s’allumer de grandes lueurs. Au reste, pas une patrouille ne sillonnait la ville, aucun soldat attardé ne regagnait sa caserne. Georges ne comprenait rien à cette apathie du gouverneur : il le connaissait trop pour penser qu’il n’avait pas pris toutes ses précautions, et cependant, comme nous l’avons dit, la ville paraissait sans défense aucune et comme abandonnée à elle-même.

À dix heures, cependant, il lui sembla entendre grandir une rumeur qui venait du côté du camp malabar : c’était de ce côté que les révoltés, rassemblés, on se le rappelle, sur le bord de la rivière des Lataniers, devaient arriver. Georges redoubla d’efforts ; le barreau était déjà complètement scié par en bas, et il venait de l’entamer en haut.

La rumeur continua de grandir. Il n’y avait plus à se tromper : c’était le bruit que font en se mêlant les voix de plusieurs milliers d’hommes. Laïza avait tenu parole ; un sourire de joie passa sur les lèvres de Georges, un éclair d’orgueil illumina son front ; on allait donc combattre. Peut-être n’y aurait-il pas victoire ; mais, au moins, il allait y avoir lutte. Et Georges allait se mêler à cette lutte, car le barreau ne tenait plus qu’à un fil.

Il écoutait donc, l’oreille tendue et le cœur palpitant ; le bruit s’approchait de plus en plus, et cette lueur, qu’il avait déjà remarquée, allait grandissant. Le feu était-il à Port-Louis ? C’était impossible, car nul cri de détresse ne se faisait entendre.

De plus, quoiqu’on entendît toujours cette rumeur, qui, chose étrange, semblait plutôt une rumeur joyeuse qu’un bruit menaçant, aucun bruit d’armes ne retentissait, et la rue où était située la Police était restée solitaire.

Georges attendit un quart d’heure encore, espérant toujours que quelques coups de fusil retentiraient et termineraient son inquiétude, en lui annonçant qu’on en était aux mains ; mais cette même rumeur étrange bruissait toujours sans que le bruit tant attendu s’y mêlât.

Le prisonnier pensa alors que l’important pour lui était d’abord de fuir. Avec un dernier ébranlement, le barreau céda. Georges attacha fortement la corde à sa base, jeta le barreau devant lui pour s’en faire une arme, passa par l’ouverture, se laissa glisser le long de la corde, toucha la terre sans accident, ramassa le barreau, et s’élança dans une des rues transversales.

À mesure que Georges s’avançait vers la rue de Paris, qui traverse tout le quartier septentrional de la ville, il voyait s’augmenter cette lueur, il entendait redoubler ce bruit ; enfin, il arriva à l’angle d’une rue ardemment éclairée, et tout lui fut expliqué.

Toutes les rues qui donnaient sur le camp malabar, c’est-à-dire sur le point par lequel les révoltés devaient pénétrer dans la ville étaient illuminées comme pour un jour de fête, et, de place en place, en face des maisons principales avaient été placés des tonneaux d’arrack, d’eau-de-vie et de rhum défoncés, comme pour une distribution gratis.

Les nègres s’étaient rués comme un torrent sur Port-Louis poussant des clameurs de rage et de vengeance. Mais, en arrivant, ils avaient trouvé les rues illuminées ; mais ils avaient vu ces tonneaux tentateurs. Un instant, les ordres de Laïza et l’idée que toutes ces boissons étaient empoisonnées, les avaient retenus ; mais bientôt le naturel l’avait emporté sur la discipline, et même sur la crainte. Quelques hommes s’étaient débandés et s’étaient mis à boire. À leurs cris de joie, les autres nègres n’avaient pu tenir leurs rangs : toute cette multitude, qui suffisait pour anéantir Port-Louis, s’était répandue en un instant, éparpillée en une seconde, se groupant autour des tonneaux avec des cris de joyeuse rage, buvant à pleines mains cette eau-de-vie, ce rhum, cet arrack, éternel poison des races noires à la vue duquel un nègre ne sait pas résister, en échange duquel il vend ses enfants, son père, sa mère, et finit souvent par se vendre lui-même.

De là venaient ces cris à l’étrange expression que Georges n’avait pu comprendre. Le gouverneur avait mis en pratique le conseil donné par Jacques lui-même et, comme on le voit, il s’en était bien trouvé. La révolte, entrée dans la ville, s’était amortie avant de traverser le quartier qui s’étend de la Petite-Montagne au Trou-Fanfaron, et était venue mourir à cent pas de l’hôtel du Gouvernement.

À la vue de l’étrange spectacle qui se déroulait sous ses yeux, Georges ne conserva plus aucun doute sur l’issue de son entreprise ; il se souvint de la prédiction de Jacques, et se sentit frissonner à la fois de colère et de honte. Ces hommes avec lesquels il comptait changer la face des choses, bouleverser l’île et venger deux siècles d’esclavage par une heure de victoire et par un avenir de liberté, ces hommes étaient là, riant, chantant, dansant, désarmés, ivres, chancelants ; ces hommes, trois cents soldats armés de fouets pouvaient maintenant les reconduire au travail, et ces hommes étaient dix mille !

Ainsi, tout ce long labeur de Georges sur lui-même était perdu ; toute cette haute étude de son propre cœur, de sa propre force et de sa propre valeur était inutile ; toute cette supériorité de caractère donnée par Dieu, d’éducation acquise sur les hommes tout cela venait se briser devant les instincts d’une race qui aimait mieux l’eau-de-vie que la liberté.

Georges sentit aussitôt le néant de ses ambitions ; son orgueil, un instant, l’avait transporté sur une montagne, et lui avait fait voir à ses pieds tous les royaumes de la terre ; puis tout était disparu, ce n’était qu’une vision. Et Georges se retrouvait juste à la même place où son orgueil trompeur l’avait pris.

Il serrait son barreau de fer entre ses mains ; il se sentait pris d’une envie féroce de se jeter au milieu de tous ces misérables et de briser ces crânes abrutis, qui n’avaient pas eu la force de résister à la grossière tentation dont il était la victime.

Des groupes de curieux qui, sans doute, ne comprenaient rien à cette fête improvisée que le gouverneur donnait aux esclaves, regardaient tout cela bouche et yeux béants. Chacun demandait à son voisin ce que cela voulait dire, sans que son voisin, aussi ignorant que lui, pût ni lui répondre ni lui donner la moindre explication.

Georges courut de groupe en groupe, plongeant ses regards jusqu’au fond de ces longues rues, illuminées et pleines de nègres ivres, poussant des rumeurs insensées. Il cherchait au milieu de toute cette foule d’êtres immondes un homme, un seul homme, sur lequel il comptait encore au milieu de la dégradation générale. Cet homme, c’était Laïza.

Tout à coup, Georges entendit une grande rumeur qui venait du côté de la Police ; puis une fusillade assez vive s’engagea d’un côté, avec la régularité que la troupe de ligne a l’habitude de mettre dans cet exercice, de l’autre avec le capricieux pétillement qui accompagne le feu des troupes irrégulières.

Enfin, il y avait donc un endroit où l’on se battait.

Georges s’élança de ce côté ; en cinq minutes, il se trouva dans la rue du Gouvernement. Il ne s’était pas trompé. Cette petite troupe qui se battait était conduite par Laïza, par Laïza, qui, ayant su que Georges était prisonnier, avait à la tête de quatre cents hommes d’élite, fait le tour de la ville, et avait marché sur la Police pour le délivrer.

Sans doute ce mouvement avait été prévu, car, aussitôt qu’on vit paraître la petite troupe de révoltés à une extrémité de la rue, un bataillon anglais s’était mis en mouvement et avait marché contre elle.

Laïza s’était bien douté qu’on ne lui laisserait pas enlever Georges sans combat ; mais il avait compté sur la diversion que devait faire le reste de sa troupe arrivant par les rues adjacentes au camp malabar ; malheureusement, cette diversion, comme nous l’avons vu, lui avait manqué par les causes que nous avons dites.

Georges s’élança d’un seul bond au milieu des combattants, appelant à grands cris : « Laïza ! Laïza ! » Il avait donc trouvé un nègre digne d’être un homme ; il avait donc rencontré une nature égale à la sienne.

Les deux chefs se joignirent au milieu du feu ; et là, sans chercher un abri contre la fusillade, insouciants aux balles qui sifflaient autour d’eux, ils échangèrent quelques-unes de ces paroles courtes et pressées comme en demandent les situations suprêmes. En un instant, Laïza fut au courant de tout ; il secoua la tête et se contenta de dire :

– Tout est perdu.

Georges voulut lui rendre quelque espérance, lui conseilla d’essayer quelques efforts sur les buveurs ; mais Laïza, laissant échapper un sourire de profond dédain :

– Ils boivent, dit-il ; à moins que l’eau-de-vie ne leur manque, il n’y a rien à espérer.

Or, les tonneaux avaient été défoncés en assez grande quantité pour que l’eau-de-vie ne leur manquât pas.

Toute lutte devenait inutile sur le point où elle s’était engagée, puisque Georges, que Laïza venait délivrer, était libre ; il n’avait donc qu’à regretter la perte d’une douzaine d’hommes déjà mis hors de combat, et qu’à donner le signal de la retraite.

Mais la retraite était devenue impossible par la rue du Gouvernement ; tandis que la troupe de Laïza faisait face au bataillon anglais qui s’était opposé à son entreprise, un autre détachement, embusqué dans la poudrière, eu sortait, tambour battant, et venait fermer le chemin par lequel Laïza et ses hommes étaient arrivés. Il fallut donc se jeter dans les rues qui environnent le palais de justice et regagner par là les environs de la Petite-Montagne et le camp malabar.

À peine Georges, Laïza et leurs hommes eurent-ils fait deux cents pas, qu’ils se trouvèrent dans les rues illuminées et garnies de tonneaux. La scène était encore plus immonde que la première fois ; l’ivresse avait fait des progrès.

Puis, au bout de chaque rue on voyait étinceler dans les ténèbres les baïonnettes d’une compagnie anglaise.

Georges et Laïza se regardèrent avec ce sourire qui signifie : « Il ne s’agit plus ici de vaincre, mais de mourir et de bien mourir. »

Cependant tous deux voulurent, tenter un dernier effort ; ils s’élancèrent dans la rue principale, essayant de rallier les révoltés à leur petite troupe. Mais quelques-uns à peine étaient en état d’entendre les cris et les exhortations de leurs chefs ; les autres les méconnaissaient entièrement, chantaient d’une voix avinée, et dansaient sur leurs jambes tremblantes ; tandis que le plus grand nombre, arrivé au dernier degré de l’ivresse, roulait par la rue, perdant de minute en minute le peu de sentiment qui lui restait.

Laïza avait pris un fouet et frappait à tour de bras sur les misérables. Georges, appuyé sur le barreau de fer, la seule arme qu’il eût touchée, les regardait immobile et dédaigneux, pareil à la statue du Mépris.

Au bout de quelques minutes, tous deux demeurèrent convaincus qu’il n’y avait plus rien à espérer, et que chaque minute qu’ils perdaient était une année retranchée à leur existence ; d’ailleurs, quelques hommes de leur troupe, entraînés par l’exemple, fascinés par la vue de la boisson enivrante, étourdis par l’odeur alcoolique qui leur montait au cerveau, commençaient à les abandonner à leur tour. Il n’y avait donc pas de temps à perdre pour quitter la ville, et encore était-il évident que déjà peut-être on en avait trop perdu.

Georges et Laïza rassemblèrent la petite troupe qui leur était restée fidèle, trois cents hommes à peu près ; puis, se mettant à leur tête, ils marchèrent résolument vers l’extrémité de la rue, qui, comme nous l’avons dit, était fermée par un mur de soldats. Arrivés à quarante pas des Anglais, ils virent les fusils s’abaisser vers eux, un rayon de flamme éclata sur toute la ligne, puis aussitôt une grêle de balles fouilla leurs rangs ; dix ou douze hommes tombèrent ; mais les deux chefs restèrent debout, et, poussé à la fois par leurs deux voix puissantes, le cri « En avant ! » retentit.

Lorsqu’ils furent à vingt pas, le feu du second rang suivit le feu du premier, et fit parmi les révoltés un ravage plus grand encore. Mais, presque aussitôt, les deux troupes se joignirent, et alors la lutte corps à corps commença.

Ce fut une affreuse mêlée : on sait quelles troupes sont les Anglais, et comment ils meurent où ils ont été placés. Mais, d’un autre côté, ils avaient affaire à des hommes désespérés, qui savaient que, prisonniers, une mort ignominieuse les attendait, et qui, par conséquent, voulaient mourir libres.

Georges et Laïza faisaient des miracles d’audace, et de courage : Laïza : avec son fusil, qu’il avait pris par le canon, et dont il se servait comme d’un fléau ; Georges, avec le barreau qu’il avait arraché à sa fenêtre, et dont, de son côté, il se servait comme d’une masse d’armes ; leurs hommes, au reste, les secondaient à merveille, se ruant sur les Anglais à coups de baïonnette, tandis que les blessés se traînaient entre les combattants et venaient, en rampant, couper à coups de couteau les jarrets de leurs ennemis.

La lutte dura ainsi pendant dix minutes, furieuse, acharnée, mortelle, sans que nul pût dire de quel côté serait l’avantage ; cependant le désespoir l’emporta sur la discipline : les rangs anglais s’ouvrirent comme une digue qui se rompt, et laissèrent passer le torrent, qui se répandit aussitôt hors de la ville.

Georges et Laïza, qui étaient à la tête de l’attaque, restèrent en arrière pour soutenir la retraite. Enfin, on arriva au pied de la Petite-Montagne ; c’était un endroit trop escarpé et trop couvert pour que les Anglais osassent s’y aventurer. Aussi firent-ils une halte ; de leur côté, les révoltés reprirent haleine. Une vingtaine de noirs se rallièrent autour des deux chefs, tandis que les autres s’éparpillaient de tous côtés ; il ne s’agissait plus de combattre, mais de se mettre en sûreté dans les grands bois. Georges indiqua le quartier de Moka, où était l’habitation de son père comme le rendez-vous général de ceux qui voudraient se rallier à lui, annonçant qu’il en partirait le lendemain au point du jour pour gagner le quartier du Grand-Port, où se trouvent, comme nous l’avons dit, les plus épaisses forêts.

Georges donnait aux misérables débris de cette troupe, avec laquelle il avait un instant espéré conquérir l’île, ses dernières instructions, et, la lune, glissant dans l’intervalle de deux nuages, répandait un instant sa lumière sur le groupe qu’il commandait, sinon de la taille, du moins de la voix et du geste, quant tout à coup un buisson situé à une quarantaine de pas des fugitifs, s’enflamma ; la détonation d’une arme à feu se fit entendre, et Georges tomba aux pieds de Laïza, frappé d’une balle dans le côté.

En même temps, un homme, dont on put un instant suivre dans l’ombre la course rapide, s’élança du buisson tout fumant encore dans un ravin qui s’étendait derrière lui, le suivit dans sa longueur, caché à tous les yeux ; puis, reparaissant à son extrémité, regagna par un circuit les rangs des soldats anglais, arrêtés au bord du ruisseau des Pucelles.

Mais, si rapide qu’eût été la course de l’assassin, Laïza l’avait reconnu, et, avant qu’il perdît tout à fait connaissance, le blessé put lui entendre murmurer ces trois mots accompagnés d’un geste de menace, calme mais implacable :

– Antonio le Malais !

Chapitre XXIII – Un cœur de père §

Pendant que les différents événements que nous venons de raconter s’accomplissaient à Port-Louis, Pierre Munier attendait anxieusement à Moka le résultat terrible que lui avait laissé entrevoir son fils : habitué, comme nous l’avons dit, à cette éternelle suprématie des blancs, il avait fini par considérer cette suprématie non seulement comme un droit acquis, mais comme une supériorité naturelle. Quelle que fût la confiance que lui inspirât son fils, il ne pouvait donc croire que ces obstacles, qu’il regardait comme insurmontables, s’aplaniraient devant lui.

Depuis le moment où, comme nous l’avons vu, Georges avait pris congé de lui, il était tombé dans une apathie profonde ; l’excès même des émotions qui se pressaient dans son cœur, et la diversité des pensées qui se heurtaient dans son esprit l’avaient jeté dans une insensibilité apparente qui ressemblait à de l’idiotisme. Deux ou trois fois il lui vint bien à l’idée d’aller lui-même à Port-Louis, et de voir, de ses propres yeux, ce qui allait s’y passer ; mais il faut pour marcher à l’encontre d’une certitude, une force de volonté que n’avait point le pauvre père ; s’il ne se fût agi que d’aller au-devant d’un danger, Pierre Munier y aurait couru.

La journée se passa donc dans des angoisses d’autant plus profondes, qu’elles furent tout intérieures, et que celui qui les éprouvait n’osait dire à personne, pas même à Télémaque, les causes de cet accablement sur lequel on l’interrogeait ; de temps en temps, seulement, il se levait de son fauteuil, s’en allait le front courbé vers la fenêtre ouverte, jetait du côté de la ville un long regard comme s’il pouvait voir, écoutait, comme s’il pouvait entendre ; puis, ne voyant rien, n’entendant rien, il poussait un soupir et revenait, les lèvres muettes et les yeux atones, s’asseoir dans son fauteuil.

L’heure du dîner arriva. Télémaque, chargé des soins ordinaires de la maison, fit mettre le couvert, fit servir la table, fit apporter le dîner ; mais toutes ces différentes opérations s’accomplirent sans que celui pour lequel elles s’accomplissaient soulevât seulement les yeux : puis, lorsque tout cela fut prêt, Télémaque laissa passer un quart d’heure, et, voyant que son maître demeurait dans la même apathie, il lui toucha légèrement l’épaule ; Pierre Munier tressaillit, et, se levant vivement :

– Eh bien, sait-on quelque chose ? dit-il.

Télémaque montra à son maître le dîner qui était servi ; mais Pierre Munier sourit tristement, secoua la tête et retomba dans sa rêverie. Le nègre comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, et, sans oser en demander l’explication, roula ses deux gros yeux blancs autour de lui comme pour chercher quelque signe qui pût le mettre sur les traces de cet événement inconnu ; mais chaque chose était à sa place accoutumée, et tout était comme à l’ordinaire ; seulement, il était visible que l’attente de quelque grand malheur était venue s’asseoir le matin au foyer domestique.

La journée s’écoula ainsi.

Télémaque, espérant toujours que la faim reprendrait ses droits, laissa le dîner servi ; mais Pierre Munier était trop profondément absorbé pour s’occuper d’autre chose que de sa propre pensée ; seulement, il y eut un moment où Télémaque, voyant de grosses gouttes de sueur perler sur le front de son maître, crut qu’il avait chaud, et lui présenta un verre d’eau et de vin ; mais Pierre Munier écarta doucement le verre de la main en disant :

– Tu n’as rien appris encore ?

Télémaque secoua la tête, regarda tour à tour le plafond et le plancher, comme pour demander alternativement à chacun d’eux s’ils en savaient plus que lui ; puis voyant que chacun d’eux restait muet, il sortit pour demander aux nègres s’ils n’étaient pas mieux renseignés que lui sur l’objet inconnu de la secrète inquiétude de son maître.

Mais, à son grand étonnement, il s’aperçut qu’il n’y avait plus un seul nègre à l’habitation. Il courut aussitôt vers la grange, où ils avaient l’habitude de se rassembler pour faire la berloque. La grange était déserte ; il revint alors par les cases, mais il ne retrouva dans les cases que les femmes et les enfants.

Il les interrogea et il apprit qu’aussitôt la journée finie, les nègres, au lieu de se reposer comme ils avaient l’habitude de le faire, s’étaient armés et étaient partis par groupes séparés, mais s’avançant tous dans la direction de la rivière des Lataniers. Alors il revint à l’habitation.

Au bruit que fit Télémaque en ouvrant la porte, le vieillard se retourna.

– Eh bien ? demanda-t-il.

Alors Télémaque lui raconta l’absence des nègres, et comment tous s’étaient acheminés en armes vers le même point.

– Oui, oui ! dit Pierre Munier ; hélas ! oui !

Ainsi il n’y avait plus de doute, et ce renseignement concourait encore à faire croire au pauvre père qu’il en était arrivé à ce moment où tout se décidait pour lui à la ville ; car, depuis le retour de Georges, le vieillard, en revoyant son fils si beau et si brave, si confiant en lui-même, si riche du passé, si sûr de l’avenir, avait tellement identifié sa vie à la vie de son enfant, qu’il en était arrivé à se convaincre qu’ils vivaient de la même existence, et qu’il ne comprenait pas qu’il pût supporter la perte de son fils, ou même son absence.

Oh ! comme il se reprochait d’avoir laissé partir le matin Georges sans l’interroger, sans avoir pénétré au fond de sa pensée, sans connaître à quels dangers il allait s’exposer ! comme il se reprochait de ne pas lui avoir demandé à le suivre ! Mais cette idée que son fils allait entreprendre une lutte ouverte contre les blancs l’avait si fort anéanti, que, dans le premier moment, il avait senti toutes ses forces morales l’abandonner. C’était, nous l’avons dit, dans la nature de cette âme naïve de n’avoir de puissance que devant les dangers physiques.

Cependant la nuit était venue et les heures s’écoulaient sans apporter aucune nouvelle, ni consolante ni terrible. Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent. Quoique l’obscurité qui s’étendait au dehors, et que rendaient plus profonde encore les lumières allumées dans l’appartement, empêchât de rien distinguer à dix pas de distance, Pierre Munier continuait d’aller, à des intervalles presque réguliers, mais se rapprochant cependant sans cesse l’un de l’autre, de son fauteuil à la fenêtre et de la fenêtre à son fauteuil. Télémaque, véritablement inquiet, s’était installé dans la même chambre ; mais, si dévoué que fût le fidèle domestique, il n’avait pu résister au sommeil, et il dormait sur une chaise, appuyé contre la muraille, où sa silhouette se dessinait comme un dessin au charbon.

À deux heures du matin, un chien de garde, qu’on laissait ordinairement errer la nuit autour de l’habitation, mais que, ce soir-là, la préoccupation générale avait maintenu à la chaîne, fit entendre un hurlement bas et plaintif. Pierre Munier tressaillit et se leva ; mais, au lugubre bruit que la superstition des noirs regarde comme l’annonce certaine d’un malheur prochain, les forces lui manquèrent, et, pour ne pas tomber, il fut forcé de s’appuyer sur la table. Au bout de cinq minutes, le chien fit entendre un second hurlement plus bruyant, plus triste et plus prolongé que le premier ; puis, à égale distance du second, un troisième, plus funèbre et plus lamentable encore que les deux premiers.

Pierre Munier, pâle, sans voix, la sueur au front, resta les yeux fixés sur la porte sans faire un pas vers elle, mais comme un homme qui attend le malheur et qui sait que c’est par là qu’il va entrer.

Au bout d’un instant, on entendit le bruit des pas d’un assez grand nombre de personnes ; ces pas se rapprochèrent de l’habitation, mais lents et mesurés. Il sembla au pauvre père que ces pas étaient ceux d’hommes qui suivaient un convoi.

Bientôt la première chambre sembla se remplir de monde ; seulement, cette foule, quelle qu’elle fût, était muette. Cependant, au milieu du silence, le vieillard crut entendre une plainte et il lui sembla que, dans cette plainte, il reconnaissait la voix de son fils.

– Georges ! s’écria-t-il ; Georges, au nom du ciel, est-ce toi ? Réponds, parle, viens !

– Me voilà, mon père ! dit une voix faible, et cependant calme ; me voilà !

Au même instant la porte s’ouvrit et Georges parut, mais s’appuyant contre la porte, et si pâle, que Pierre Munier crut un instant que c’était l’ombre de son fils qu’il avait évoquée et qui lui apparaissait ; de sorte qu’au lieu d’aller à Georges, le vieillard fit un pas en arrière.

– Au nom du ciel, murmura-t-il, qu’as-tu et que t’est-il arrivé ?

– Une blessure grave, mais tranquillisez-vous, mon père qui n’est pas mortelle, puisque, vous le voyez, je marche et me tiens debout ; mais je ne puis pas me tenir debout longtemps.

Puis il ajouta tout bas :

– À moi, Laïza, les forces me manquent !

Et il se laissa tomber dans les bras du nègre. Pierre Munier s’élança vers son fils ; mais Georges était déjà évanoui.

En effet, avec cette force de volonté qui était devenue le signe distinctif du caractère de Georges, il avait voulu, tout faible et presque mourant qu’il était, se montrer debout à son père, et, cette fois, ce n’était pas par un de ces sentiments d’orgueil qu’on retrouvait si souvent en lui, mais parce que, connaissant l’amour profond que lui portait le vieillard, il tremblait que en le voyant couché, le coup qu’il recevrait de cette vue ne lui fût fatal. Malgré les représentations de Laïza, il avait donc abandonné le brancard sur lequel les nègres l’avaient transporté, en se relayant, à travers les défilés de la montagne du Pouce ; puis, avec un courage surhumain, avec cette volonté puissante qui commandait chez lui-même à la faiblesse physique, il s’était dressé, s’était cramponné au mur, et, comme il avait décidé que cela devait être, il s’était montré debout à son père.

Et, en effet, comme il l’avait pensé, le coup avait été ainsi moins violent pour le vieillard.

Mais cette volonté de fer avait cependant plié sous la douleur, et, épuisé par l’effort qu’il avait fait, Georges était, comme nous l’avons dit, retombé dans les bras de Laïza.

Ce fut quelque chose de terrible à voir, même pour des hommes, que la douleur de ce père ; douleur sans plainte, sans sanglots, muette, profonde et morne. On posa Georges sur un canapé. Le vieillard s’agenouilla devant lui, passa son bras sous la tête de son enfant, et attendit, les yeux fixés sur ses yeux fermés, la respiration suspendue devant son haleine absente, tenant la main pendante du blesse dans son autre main, ne demandant rien, ne s’inquiétant d’aucun détail, ne s’informant d’aucun résultat ; tout était dit pour lui : son fils était là, blessé, sanglant, évanoui ; qu’avait-il besoin d’apprendre et que lui faisaient les causes devant ce formidable résultat ?

Laïza se tenait debout, à l’angle d’un buffet, appuyé sur son fusil et regardant de temps en temps du côté de la fenêtre si le jour ne revenait pas.

Les autres nègres, qui s’étaient respectueusement retirés après avoir déposé Georges sur son canapé, se tenaient dans la chambre voisine et passaient leurs têtes noires par la porte ; d’autres étaient groupés, en dehors, devant la fenêtre, beaucoup étaient blessés plus ou moins dangereusement : mais aucun ne semblait se souvenir de sa blessure.

À chaque instant leur nombre augmentait, car tous les fugitifs, après s’être d’abord éparpillés pour éviter la poursuite des Anglais, avaient, par différents chemins, regagné l’habitation, comme, les uns après les autres, des moutons dispersés regagnent le parc. À quatre heures du matin, il y avait près de deux cents nègres autour de l’habitation.

Cependant Georges était revenu à lui et avait, par quelques mots, essayé de rassurer son père ; mais cela d’une voix si faible, que, quelque bonheur qu’éprouvât le vieillard de l’entendre parler, il lui avait fait signe de se taire, puis il s’était informé alors de quel genre était la blessure, et quel était le médecin qui l’avait pansée ; alors, en souriant et par un faible mouvement de tête, Georges lui avait indiqué Laïza.

On sait que, dans les colonies, certains nègres passent pour d’habiles chirurgiens, et que, quelquefois même, les colons blancs les envoient chercher de préférence aux gens de l’art ; c’est tout simple : ces hommes primitifs, semblables à nos bergers, qui disputent souvent leurs pratiques aux plus habiles docteurs, se trouvant sans cesse en face de la nature, surprennent, comme les animaux, quelques-uns de ces secrets qui restent voilés aux regards des autres hommes. Or, Laïza passait dans toute l’île pour un habile chirurgien ; les nègres attribuaient sa science à la force de certaines paroles secrètes ou de certains enchantements magiques ; les blancs, à sa connaissance de certaines herbes et de certaines plantes dont il savait seul les noms et la propriété. Pierre Munier fut donc plus tranquille lorsqu’il sut que c’était Laïza qui avait pansé la blessure de son fils.

Cependant le moment où le jour allait paraître approchait, et, à mesure que le temps s’écoulait, Laïza paraissait de plus en plus inquiet. Enfin, il n’y put pas tenir plus longtemps, et, sous prétexte de tâter le pouls du malade, il s’approcha de lui et lui parla tout bas.

– Que demandez-vous et que voulez-vous, mon ami ? demanda Pierre Munier.

– Ce qu’il veut, mon père, aussi bien il faut vous le dire : il veut que je ne tombe pas aux mains des blancs, et il me demande si je me sens assez fort pour être porté dans les grands bois.

– Te transporter dans les grands bois ! s’écria le vieillard, faible comme tu es ! C’est impossible !

– Il n’y a cependant pas d’autre parti à prendre, mon père, à moins que vous ne préfériez me voir arrêter sous vos yeux, et…

– Et quoi ? demanda Pierre Munier avec anxiété ; que te veulent-ils et que peuvent-ils te faire ?

– Ce qu’ils me veulent, mon père ? Se venger de ce qu’un misérable mulâtre a eu la prétention de lutter contre eux, et est arrivé, peut-être, à les faire trembler un instant. Ce qu’ils peuvent me faire ? Oh ! presque rien, ajouta Georges en souriant, ils peuvent me trancher la tête à la plaine Verte.

Le vieillard pâlit ; puis on le vit frémir de tout son corps ; il était évident qu’il se livrait en lui un combat terrible. Enfin, il releva le front, secoua ta tête, et, regardant le blessé.

– Te prendre ! murmura-t-il ; te trancher la tête ! me prendre mon enfant, me le tuer ! tuer mon Georges ! Et tout cela, parce qu’il est plus beau qu’eux, plus brave qu’eux, plus instruit qu’eux… Ah ! qu’ils y viennent donc !…

Et le vieillard, avec une énergie dont, cinq minutes auparavant, on l’aurait cru incapable, s’élança vers sa carabine suspendue à la muraille, et, saisissant l’arme oisive depuis seize ans :

– Oui, oui ! qu’ils y viennent ! s’écria-t-il, et nous verrons. Ah ! vous lui avez tout pris, messieurs les blancs, à ce pauvre mulâtre ; vous lui avez pris sa considération, et il n’a rien dit ; vous lui eussiez pris sa vie, qu’il n’eût rien dit encore ; mais vous voulez lui prendre son fils ; vous voulez lui prendre son enfant pour l’emprisonner, pour le torturer, pour lui trancher la tête ! Oh ! venez, messieurs les blancs, et nous allons voir ! Nous avons cinquante ans de haine entre nous ; venez, venez, il est temps que nous fassions nos comptes.

– Bien, mon père, bien ! s’écria Georges en se relevant sur son coude et en regardant le vieillard d’un œil fiévreux ; bien je vous reconnais.

– Eh bien, oui, aux grands bois, dit-il, et nous verrons s’ils osent nous y suivre. Oui, mon fils ; oui, viens ; mieux valent les grands bois que les villes. On y est sous l’œil de Dieu ; que Dieu nous voie donc et nous juge. Et vous, enfants, continua le mulâtre en s’adressant aux nègres, m’avez-vous toujours trouvé bon maître ?

– Oh ! oui, oui ! s’écrièrent d’une seule voix tous les nègres.

– M’avez-vous dit cent fois que vous m’étiez dévoués, non pas comme des esclaves, mais comme des enfants ?

– Oui, oui !

– Eh bien, c’est à cette heure qu’il s’agit de me prouver votre dévouement.

– Ordonne, maître, ordonne, dirent tous les nègres.

– Entrez, entrez tous.

La chambre se remplit de noirs.

– Tenez, continua le vieillard, voilà mon fils qui a voulu vous sauver, vous faire libres, vous faire hommes, voilà sa récompense. Et maintenant, ce n’est pas le tout ; ils veulent venir me le prendre, blessé, sanglant, à l’agonie ; voulez-vous le défendre, voulez-vous le sauver ? voulez-vous mourir pour lui et avec lui ?

– Oh ! oui ! oui ! crièrent toutes les voix.

– Aux grands bois, alors, aux grands bois ! dit le vieillard.

– Aux grands bois ! crièrent tous les nègres.

Alors on rapprocha le brancard de feuillage du canapé où était couché Georges ; on y déposa le blessé ; quatre nègres en saisirent les quatre portants : Georges sortit de la maison accompagné de Laïza, et prit la tête du cortège ; puis tous les nègres le suivirent ; puis, enfin, Pierre Munier sortit le dernier, laissant l’habitation ouverte, abandonnée et veuve de toute créature humaine.

Le cortège, qui se composait de deux cents nègres à peu près suivit quelque temps le chemin qui mène de Port-Louis au Grand-Port, puis après une demi-heure de marche à peu près, il prit à droite, s’avançant vers la base du piton du Milieu, afin de joindre la source de la rivière des Créoles.

Avant de s’engager derrière la montagne, Pierre Munier, qui avait continué de faire l’arrière-garde, s’arrêta un instant, gravit un monticule et jeta un dernier regard sur cette belle habitation qu’il abandonnait. Il embrassa dans un coup d’œil ces riches plaines de cannes, de manioc, de maïs, ces magnifiques bosquets de pamplemousses, de jambosiers et de takamakas, ce splendide horizon de montagnes qui fermait son immense propriété comme une muraille gigantesque. Il pensa qu’il avait fallu trois générations d’hommes honnêtes comme lui, laborieux comme lui, estimés comme lui, pour faire de ce quartier le paradis de l’île, poussa un soupir, essuya une larme ; puis, détournant les yeux et secouant la tête, il regagna, le sourire sur les lèvres, le brancard où l’attendait l’enfant blessé, pour lequel il abandonnait tout cela.

Chapitre XXIV – Les grands bois §

Au moment où la troupe fugitive atteignait la source de la rivière des Créoles, le jour se levait, et les rayons du soleil oriental éclairaient le sommet granitique du piton du Milieu ; avec lui s’éveillait toute la population des forêts. À chaque pas, les tanrecs se levaient sous les pieds des nègres et regagnaient leurs terriers, les singes s’élançaient de branche en branche et atteignaient les extrémités les plus flexibles des vacoas, des filaos et des tamariniers, puis, se suspendant et se balançant par la queue, allaient, franchissant une grande distance, s’accrocher, avec une adresse merveilleuse, à quelque autre arbre qui leur donnait un asile plus touffu. Le coq des bois se levait à grand bruit, battant l’air de son vol pesant, tandis que les perroquets gris semblaient le railler de leur cri moqueur, et que le cardinal, pareil à une flamme volante, passait, rapide comme un éclair et étincelant comme un rubis ; enfin, selon son habitude, la nature, toujours jeune, toujours insoucieuse, toujours féconde, semblait, par sa sereine tranquillité et son calme bonheur, une éternelle ironie de l’agitation et des douleurs de l’homme.

Après trois ou quatre heures de marche, la troupe fit une halte sur un plateau, au pied d’une montagne sans nom, dont la base vient mourir sur les bords de la rivière. La faim commençait à se faire sentir ; heureusement, chacun dans la route avait fait chasse ; les uns, à coups de bâton, avaient assommé des tanrecs, dont, en général, les nègres sont fort friands ; d’autres avaient tué des singes ou des coqs des bois ; enfin, Laïza avait blessé un cerf, à la poursuite duquel quatre hommes s’étaient mis, et qu’ils avaient rapporté au bout d’une heure. Il y avait donc des provisions pour toute la troupe.

Laïza profita de cette halte pour panser le blessé ; de temps en temps, il s’était écarté du brancard pour aller cueillir quelque herbe ou quelque plante dont lui seul connaissait la propriété. Arrivé au lieu du repos, il réunit sa récolte, plaça la précieuse collection qu’il venait de rassembler dans un creux de rocher ; puis, avec une pierre arrondie, il broya les simples qu’il venait de cueillir à peu près comme il eût fait dans un mortier. Cette opération terminée, il en exprima le suc, y trempa un linge, et, levant l’appareil mis la veille, il plaça les compresses nouvellement imbibées sur la double plaie car, par bonheur encore, la balle n’était point restée dans la blessure, et, entrée un peu au-dessous de la dernière côte gauche, elle était sortie un peu au-dessus de la hanche.

Pierre Munier suivit cette opération avec une anxiété profonde. La blessure était grave, mais n’était point mortelle ; il y avait plus : il était visible, à l’inspection des chairs qu’en supposant qu’aucun organe important n’eût été lésé à l’intérieur, la guérison serait plus rapide peut-être qu’elle ne l’eût été entre les mains d’un médecin des villes. Le pauvre père n’en passa pas moins par toutes les angoisses qu’une pareille vue devait éveiller en lui, tandis que Georges, au contraire, malgré les douleurs qu’un semblable pansement devait lui faire éprouver, ne fronça pas même le sourcil, et réprima jusqu’au moindre frissonnement de la main que son père tenait entre les siennes.

Le pansement fini et le repas achevé, on se mit en route. On approchait des grands bois, mais encore fallait-il les atteindre ; la petite troupe, retardée par le transport du blessé, transport que les accidents du terrain rendaient fort difficile, ne s’avançait que lentement, et, depuis le départ de l’habitation, avait laissé une trace facile à suivre.

On marcha une heure encore, à peu près, en suivant les bords de la rivière des Créoles, puis on prit à gauche, et l’on commença de se trouver dans la lisière des forêts ; car, jusque-là, on n’avait traversé que des espèces de taillis : à mesure que l’on avançait, des mimosas se reproduisant en touffes nombreuses, des fougères gigantesques poussant dans les intervalles des arbres, s’élevaient aussi haut qu’eux, et des lianes d’une grosseur prodigieuse, tombant du haut des takamakas comme des serpents qui s’y seraient accrochés par la queue, commençaient à annoncer qu’on entrait dans la région des grands bois.

Bientôt la forêt devint de plus en plus épaisse ; les troncs des arbres se rapprochèrent, les fougères s’enlacèrent les unes aux autres, les lianes formèrent comme des barreaux, à travers lesquels le passage devint de plus en plus difficile, surtout pour les hommes qui portaient le brancard ; à tout moment, Georges, témoin des difficultés que présentait la marche, faisait un mouvement pour descendre ; mais, à chaque fois, Laïza le lui défendait avec un tel accent de fermeté, et son père joignait les mains avec un tel geste de prière, que, pour ne point blesser le dévouement de l’un et pour ne pas heurter la tendresse de l’autre, le malade reprenait sa place et laissait essayer de nouvelles tentatives qui devenaient de moment en moment plus pénibles, et qui quelquefois, demeuraient longtemps infructueuses.

Cependant les difficultés qu’éprouvaient les fugitifs à pénétrer dans l’intérieur de ces forêts vierges étaient presque pour eux une garantie de sécurité, puisque ces difficultés devaient, pour ceux qui les poursuivaient exister plus grandes encore, car ceux qui fuyaient étaient des nègres habitués à de pareilles courses, tandis que ceux qui les poursuivaient étaient des soldats anglais accoutumés à manœuvrer dans le champ de Mars et dans le champ de Lort.

Cependant on arriva à un endroit tellement épais tellement fourré, tellement compact, que toute tentative de transition devint inutile ; longtemps la petite troupe longea cette espèce de muraille à travers laquelle la hache seule aurait pu ouvrir un passage ; mais ce passage, ouvert pour les uns, l’était également pour les autres, et, en offrant une issue à la fuite, il offrait un moyen à la poursuite.

Tout en cherchant, on trouva un ajoupa, et, sous cet ajoupa, les restes d’un feu fumant encore : il était évident que des nègres marrons rôdaient dans les environs, et, à en juger par la fraîcheur des traces qu’ils avaient laissées, ne devaient même pas être fort loin.

Laïza se mit sur leur piste. On connaît l’habilité des sauvages pour suivre, à travers les grandes solitudes, la trace d’un ami ou d’un ennemi : Laïza, courbé sur la terre, retrouva chaque brin d’herbe plié sous le talon, chaque caillou sorti de son alvéole par le choc du pied, chaque branche détournée de son inclinaison par la pression du passant ; mais, enfin, il arriva de son côté à un emplacement où toute trace manquait. D’un côté était un ruisseau qui descendait de la montagne et allait se jeter dans la rivière des Créoles ; de l’autre, un amas de rochers, de pierres et de broussailles pareil à un mur, au sommet duquel la forêt paraissait plus pressée encore que partout ailleurs, et, derrière Laïza, le chemin qu’il venait de suivre. Laïza traversa le ruisseau et chercha vainement de l’autre côté la trace qui l’avait conduit jusqu’à sa rive. Les nègres, car ils étaient plusieurs, n’avaient donc pas été plus loin.

Laïza essaya de gravir la muraille, et il y parvint ; mais, arrivé au sommet, il reconnut l’impossibilité de faire suivre à une troupe, parmi laquelle se trouvaient plusieurs blessés, un pareil chemin il redescendit donc, et, convaincu que ceux à la recherche desquels il s’était mis ne pouvaient être loin, il poussa les différents cris auxquels les nègres marrons ont l’habitude de se reconnaître entre eux, et attendit.

Au bout d’un instant, il lui sembla, au plus épais des broussailles, qui recouvraient les pierres formant la muraille que nous avons décrite, reconnaître un léger frémissement ; tout autre qu’un homme habitué aux mystères de la solitude eût certes pris cette vacillation de quelques branches pour un caprice du vent ; mais alors le mouvement eut eu lieu de leur extrémité à leur base, tandis qu’au contraire le mouvement semblait naître à leur base et venait mourir à leur extrémité. Laïza ne s’y trompa point, et ses regards s’arrêtèrent sur le buisson. Bientôt son doute se changea en certitude : à travers les branches, il avait distingué deux yeux inquiets qui, après avoir parcouru tout l’horizon qu’ils pouvaient atteindre, se fixèrent sur lui ; alors Laïza renouvela le signal qu’il avait déjà fait entendre une fois : aussitôt un homme glissa, comme un serpent, entre les pierres disjointes, et Laïza se trouva en face d’un nègre marron.

Les deux noirs n’échangèrent que quelques paroles, puis Laïza retourna sur ses pas et rejoignit la petite troupe, qui fit à son tour, guidée par lui, le même chemin qu’il venait de faire, et qui arriva bientôt à l’endroit où il avait trouvé le nègre.

Une ouverture, produite par le dérangement de quelques pierres, avait amené un passage dans la muraille : ce passage donnait entrée dans une grotte immense.

Les fugitifs passèrent deux à deux à travers ce défilé facile à défendre. Derrière le dernier, le nègre remit les pierres dans le même ordre où elles étaient auparavant, de manière qu’on ne vit aucune trace du passage ; puis, se cramponnant à son tour aux broussailles et aux aspérités des pierres, il escalada la muraille et disparut dans la forêt. Deux cents hommes venaient de s’engloutir dans les entrailles de la terre sans que l’œil le plus exercé pût dire par quel endroit ils avaient passé.

Soit par un de ces hasards naturels qui se rencontrent parfois sans que la main de l’homme ait aidé en rien aux effets qu’ils produisent, soit, au contraire, par un long et prévoyant travail des nègres marrons, le sommet de la montagne, dans les flancs de laquelle la petite troupe venait de disparaître, était défendu d’un côté par une roche perpendiculaire pareille à un rempart, et d’un autre côté par cette haie gigantesque composée de troncs d’arbres, de lianes et de fougère, qui avait d’abord arrêté la marche de nos fugitifs ; la seule entrée véritablement praticable était donc celle que nous avons décrite, et, comme nous l’avons dit, cette entrée disparaissait entièrement derrière les pierres qui l’obstruaient et les broussailles qui voilaient les pierres : il résultait donc, du soin avec lequel elle était cachée à tous les yeux, que les colons armés pour leur propre compte, ou les troupes anglaises qui, pour le compte du gouvernement, donnaient la chasse aux nègres marrons, étaient passés cent fois, sans la remarquer, devant cette ouverture connue des seuls esclaves fugitifs.

Mais, une fois, de l’autre côté du rempart de la haie ou de la caverne, l’aspect du sol changeait entièrement. C’étaient toujours de grands bois, de hautes forêts, de puissants abris, mais au milieu desquels on pouvait du moins se frayer une route. Au reste, aucune des premières nécessités de la vie ne manquait dans ces vastes solitudes une cascade, qui avait sa source au sommet du piton, tombait majestueusement de soixante pieds de haut, et, après s’être brisée en poussière sur les rocs, qu’elle rongeait dans sa chute éternelle, elle coulait quelque temps en paisibles ruisseaux ; puis, s’enfonçant tout à coup dans les entrailles de la terre, elle allait reparaître au delà de l’enceinte ; les cerfs, les sangliers, les daims, les singes et les tanrecs abondaient ; enfin, aux endroits où, à travers le dôme immense de feuillage, glissaient quelques rayons de soleil, ces rayons de soleil allaient éclairer des pamplemousses chargés d’oranges, ou des vacoas chargés de ces choux-palmistes, dont la queue est si frêle, que, du jour où le fruit est mûr, il tombe à la plus légère secousse ou au moindre vent.

Si les fugitifs parvenaient à cacher leur retraite, ils pouvaient donc espérer y vivre sans manquer de rien jusqu’au moment où Georges serait guéri, et où cette guérison amènerait une résolution quelconque. Au reste, quelle que fût la résolution du jeune homme, les malheureux esclaves dont Georges avait fait ses compagnons étaient décidés à s’attacher à sa fortune jusqu’au bout.

Mais, tout blessé qu’était Georges, il avait gardé son sang-froid ordinaire et il n’avait pas examiné la retraite à laquelle il venait demander un abri, sans calculer tout le parti qu’on pourrait tirer d’une pareille position pour la défendre. Une fois de l’autre côté de la caverne, il avait donc fait arrêter le brancard, et, appelant Laïza d’un signe de la main, il lui avait indiqué comment, après avoir défendu l’ouverture extérieure de ce défilé, on pouvait, par un retranchement, défendre l’ouverture intérieure, puis en outre miner encore la caverne avec de la poudre, qu’on avait eu le soin d’emporter de Moka. Le plan de cet ouvrage fut aussitôt tracé et entrepris ; car Georges ne se dissimulait pas que selon toute probabilité on ne le traiterait point en fugitif ordinaire, et il avait assez d’orgueil pour croire que les blancs ne se regarderaient pas comme vainqueurs tant qu’ils ne le tiendraient pas pieds et poings liés en leur pouvoir.

On se mit donc aussitôt à l’œuvre de défense, que présida passivement Georges et activement Pierre Munier.

Pendant ce temps, Laïza faisait le tour de la montagne : partout, comme nous l’avons dit, elle était défendue, soit par des palissades naturelles, soit par des roches escarpées ; en un seul endroit, ces rochers étaient abordables avec des échelles d’une quinzaine de pieds ; encore le chemin qui conduisait au pied de cette muraille naturelle bordait-il un précipice ; ce chemin eût été facile à défendre, mais la troupe était trop peu nombreuse et avait besoin d’être répandue sur trop de points à la fois pour que l’on fît des dispositions militaires en dehors de ce que l’on pouvait appeler la forteresse.

Laïza reconnut donc que c’était ce point et l’entrée par la caverne qui devaient surtout être gardés avec le plus de soin.

La nuit approchait ; Laïza laissa dix hommes à ce poste important, et revint rendre compte à Georges de sa course autour de la montagne.

Il trouva Georges dans une espèce de cabane qu’on lui avait bâtie à la hâte avec les branches d’arbres ; le retranchement était déjà presque creusé, et, malgré l’obscurité qui s’avançait rapidement, on continuait d’y travailler avec activité.

Vingt-cinq hommes furent répartis en sentinelles autour de l’enceinte, on devait les relever de deux heures en deux heures ; Pierre Munier resta à son poste de la caverne, et Laïza, après avoir posé un nouvel appareil sur la blessure de Georges, retourna au sien.

Puis, chacun attendit les événements nouveaux qu’allait sans doute amener la nuit.

Chapitre XXV – Juge et bourreau §

En effet, dans une guerre de surprises comme celle qui allait avoir lieu entre les révoltés et les adversaires qui ne manqueraient pas de les poursuivre, la nuit devait surtout être l’auxiliaire de l’attaque et la terreur de la défense.

Celle dans laquelle on venait d’entrer était belle et sereine ; cependant la lune arrivée à son dernier quartier ne devait se lever que vers les onze heures.

Pour des hommes moins préoccupés du danger qu’ils couraient, et surtout moins habitués à de pareils aspects, c’eût été un majestueux spectacle que cette dégradation successive de la lumière au milieu des vastes solitudes et du paysage agreste que nous avons essayé de peindre. D’abord l’obscurité commença de monter des endroits inférieurs, s’élevant comme une marée le long des troncs d’arbres, aux flancs des rochers, sur les pentes de la montagne, conduisant le silence avec elle, et chassant peu à peu les dernières clartés du jour, qui se réfugièrent au sommet du piton, s’y balancèrent un instant comme les flammes d’un volcan, puis s’éteignirent à leur tour, submergées par cette mer de ténèbres.

Cependant, pour des yeux habitués à la nuit, cette obscurité n’était pas complète ; pour des oreilles habituées à la solitude, ce silence n’était point absolu. La vie ne s’éteint jamais tout entière dans la nature ; aux bruits du jour qui s’endorment succèdent les bruits de la nuit qui s’éveillent : au milieu de ce grand murmure que font, en se mêlant ensemble, le frémissement des feuilles et la plainte des ruisseaux, passent d’autres rumeurs, causées par la voix ou par les pas des animaux de ténèbres : voix sombres, pas furtifs et inattendus, qui inspirent aux cœurs les plus termes cette émotion mystérieuse que le raisonnement ne peut combattre, parce que la vue ne peut rassurer.

Or, aucune de ces rumeurs confuses n’échappait à l’oreille exercée de Laïza : chasseur sauvage, et, par conséquent, homme de la solitude et voyageur de la nuit, la nuit et la solitude avaient peu de mystères pour ses yeux et de secrets pour ses oreilles : il reconnaissait le grignotement du tanrec rongeant ses racines d’arbres, les pas du cerf se rendant à la source accoutumée, ou le battement des ailes de la chauve-souris dans la clairière, et deux heures s’écoulèrent sans qu’aucun de ces bruits pût le tirer de son immobilité.

Au reste, chose étrange, c’était dans cette partie de la montagne, qu’habitaient alors deux cents hommes à peu près, que le silence était le plus absolu, et que la solitude semblait la plus parfaite. Les douze nègres de Laïza étaient couchés la face contre terre, de façon que lui-même les distinguait à peine dans l’obscurité, rendue plus épaisse encore par l’ombre des arbres, et, quoique quelques-uns dormissent, on eût dit que, pendant leur sommeil même, la prudence retenait leur souffle, qu’on pouvait entendre à peine. Quant à lui, appuyé tout debout contre un énorme tamarinier, dont les branches flexibles se projetaient, non seulement sur le chemin qui longeait les rochers, mais encore sur le précipice qui s’étendait au delà du chemin, il pouvait défier l’œil le plus exercé de distinguer son corps du tronc de l’arbre géant avec lequel, grâce à la nuit et à la couleur de sa peau, il était entièrement confondu.

Laïza se tenait, depuis une heure à peu près, dans ce silence et dans cette immobilité, lorsqu’il entendit derrière lui le bruit que faisaient les pas de plusieurs hommes sur une terre toute parsemée de cailloux et de branches sèches ; d’ailleurs, ces pas, quoique retenus, ne semblaient pas avoir la prétention de se dissimuler tout à fait : il se retourna donc avec assez d’insouciance, comprenant que ce devait être une patrouille qui venait à lui. En effet, ses yeux, habitués aux ténèbres, distinguèrent bientôt six ou huit hommes qui s’approchaient, et à la tête desquels, à sa grande taille et aux vêtements qui le couvraient, il reconnut Pierre Munier.

Laïza sembla se détacher de l’arbre contre lequel il était appuyé, et marcha à lui.

– Eh bien, lui dit-il, les hommes que vous avez envoyés à la découverte sont-ils revenus ?

– Oui, et les Anglais nous poursuivent.

– Où sont-ils ?

– Ils étaient campés, il y a une heure, entre le piton du Milieu et la source de la rivière des Créoles.

– Ils sont sur nos traces ?

– Oui ; et, demain, nous aurons probablement de leurs nouvelles.

– Plus tôt, répondit Laïza.

– Comment, plus tôt ?

– Oui, si nous avons mis nos coureurs en campagne, ils en ont, de leur côté, fait autant que nous.

– Eh bien ?

– Eh bien, il y a des hommes qui rôdent dans les environs.

– Comment le savez-vous ? Avez-vous entendu leur voix ? avez-vous reconnu leurs pas ?

– Non, mais j’ai entendu passer un cerf, et j’ai reconnu, à la rapidité de sa course, qu’il s’était levé d’effroi.

– Ainsi, vous croyez que quelque rôdeur nous traque ?

– J’en suis sûr… Silence !

– Quoi ?

– Écoutez…

– En effet, j’entends du bruit.

– C’est le vol d’un coq des bois, qui est à deux pas de nous.

– De quel côté ?

– Là, dit Laïza en étendant la main dans la direction d’un bouquet de bois, dont on voyait les cimes s’élever du fond du ravin. Tenez, continua le nègre, le voilà qui s’abat à trente pas de nous, de l’autre côté du chemin qui passe au bas du rocher.

– Et vous croyez que c’est un homme qui l’a fait lever ?

– Un homme ou plusieurs hommes, répondit Laïza ; je ne puis préciser le nombre.

– Ce n’est pas cela que je voulais dire. Vous croyez qu’il a été effrayé par une créature humaine ?

– Les animaux reconnaissent d’instinct le bruit que font les autres animaux, et ne s’en effrayent point, répondit Laïza.

– Ainsi ?

– Ainsi on se rapproche… Eh ! tenez, entendez-vous ? ajouta le nègre en baissant la voix.

– Qu’est-ce ? demanda le vieillard en usant de la même précaution.

– Le bruit d’une branche sèche qui vient de se briser sous le pied de l’un d’eux. Silence, car ils sont maintenant assez près de nous pour entendre le bruit de notre voix. Cachez-vous derrière le tronc de ce tamarinier ; moi, je me remets à mon poste.

Et Laïza reprit la place qu’il venait de quitter, tandis que Pierre Munier se glissait derrière l’arbre, et que les nègres qui l’accompagnaient, perdus dans l’ombre des arbres, demeuraient debout, muets et immobiles comme des statues.

Il se fit un silence d’un instant, pendant lequel aucun mouvement ne troubla le calme de la nuit ; mais quelques secondes s’étaient à peine écoulées, que l’on entendit le bruit d’un caillou qui se détachait de la terre et roulait sur la pente rapide du précipice. Laïza sentit contre sa joue l’haleine de Pierre Munier. Celui-ci allait parler sans doute, mais le nègre lui saisit le bras avec force : le vieillard comprit alors qu’il fallait se taire, et il se tut.

Au même instant, le coq des bois s’envola bruyamment une seconde fois en caquetant, et, passant par-dessus la cime du tamarinier, gagna les régions élevées de la montagne.

Le rôdeur se trouvait à vingt pas à peine de ceux dont, sans doute, il cherchait les traces. Laïza et Pierre Munier étaient sans haleine ; les autres nègres semblaient de marbre.

En ce moment, une lueur argentée commença d’éclairer les cimes de la chaîne de montagnes que, à travers les éclaircies de la forêt, on voyait se dresser à l’horizon. Bientôt la lune apparut derrière le morne des Créoles et commença, échancrée par sa décroissance, à s’avancer dans le ciel.

Tout au contraire des ténèbres, qui avaient monté de bas en haut, la lumière descendait cette fois de haut en bas mais cette lumière n’atteignait que les endroits découverts, laissant, à part quelques portions du sol qu’elle éclairait à travers les gerçures du feuillage, le reste de la forêt dans une obscurité profonde.

En ce moment, il se fit un léger mouvement dans les branches d’un buisson qui bordait le chemin et s’élevait au haut du talus, dont la pente rapide conduisait, comme nous l’avons dit, à un précipice ; puis, peu à peu, ces branches s’écartèrent et donnèrent passage à la tête d’un homme.

Malgré l’obscurité, moins grande d’ailleurs à cet endroit que ne couvrait le feuillage d’aucun arbre, Pierre Munier et Laïza remarquèrent en même temps le mouvement imprimé au buisson, car leurs deux mains, qui se cherchaient, se rencontrèrent et se serrèrent en même temps.

L’espion resta un moment immobile ; puis il allongea de nouveau la tête, interrogea des yeux et de l’oreille tout l’espace découvert, fit encore un mouvement en avant, et, rassuré par le silence qui lui faisait croire à la solitude, il se dressa sur ses genoux, écouta de nouveau et, ne voyant et n’entendant rien, finit par se relever tout à fait.

Laïza serra plus fortement alors la main de Pierre Munier pour lui recommander une plus grande prudence, car, pour lui, il n’y avait plus de doute, cet homme cherchait leur trace.

En effet, arrivé sur le bord du chemin, le rôdeur de nuit se courba de nouveau, interrogeant la terre, pour savoir si elle n’avait gardé aucun vestige de la marche de plusieurs hommes ; il toucha du plat de la main le gazon, pour voir s’il n’était pas froissé ; il toucha du bout du doigt les cailloux, pour s’assurer s’ils n’avaient pas été ébranlés dans leurs alvéoles ; enfin, comme si l’air à son tour eût pu conserver des traces de ceux qu’il cherchait, il leva la tête, fixant son regard sur le tamarinier, contre le tronc et sous l’ombre duquel Laïza était caché.

En ce moment, un rayon de lune passa entre deux cimes d’arbres et vint éclairer le visage de l’espion.

Alors, avec un mouvement prompt comme l’éclair Laïza dégagea sa main droite de la main de Pierre Munier, et, s’élançant d’un seul bond, de manière à saisir par son extrémité une des branches les plus flexibles de l’arbre qui l’abritait, il plongea, avec la rapidité de l’aigle qui s’abat, jusqu’au pied du rocher, saisit l’espion par la ceinture, et, redonnant d’un coup de pied l’impulsion à la branche, qui se redressa, il remonta avec lui comme l’aigle remonte avec sa proie : puis, laissant glisser sa main le long du rameau à l’écorce lisse et polie, il revint tomber au pied de l’arbre, au milieu de ses compagnons, tenant toujours son prisonnier, qui, un couteau à la main, cherchait vainement à blesser son vainqueur, comme le serpent cherche vainement à mordre le roi des airs, qui, des profondeurs d’un marais, l’emporte dans son aire voisine du ciel.

Alors, et malgré l’obscurité, chacun, du premier coup d’œil, reconnut le prisonnier : c’était Antonio le Malais.

Tout cela s’était passé d’une façon si rapide et si inattendue, qu’Antonio n’avait pas jeté un cri.

Enfin, Laïza tenait donc en sa puissance son ennemi mortel ; Laïza allait donc punir d’un seul coup le traître et l’assassin.

Il le pressait sous son genou, il le regardait avec cette terrible ironie du vainqueur, dans laquelle le vaincu peut comprendre qu’il n’a plus rien à espérer, quand tout à coup on entendit le lointain aboiement d’un chien.

Sans relâcher la main par laquelle il lui serrait la gorge, sans relâcher la main par laquelle il lui maintenait le poignet, Laïza releva la tête et tendit l’oreille au côté par où venait le bruit.

À ce bruit, Laïza sentit frissonner Antonio.

– Chaque chose a son temps, murmura Laïza comme se parlant à lui même.

Puis, s’adressant aux nègres qui l’entouraient :

– Attachez d’abord cet homme à un arbre, dit-il, il faut que je parle à M. Munier.

Les nègres saisirent Antonio par les pieds et par les mains, et le garrottèrent avec des lianes contre le tronc d’un takamaka. Laïza s’assura qu’il était bien lié, et, conduisant le vieillard à quelques pas, il étendit la main du côté où, pour la première fois, s’était fait entendre l’aboiement d’un chien.

– Avez-vous entendu ? lui dit-il.

– Quoi ? demanda le vieillard.

– L’aboiement d’un chien.

– Non.

– Écoutez, il se rapproche.

– Oui, cette fois, je l’ai entendu.

– On nous chasse comme des cerfs.

– Comment, tu crois que c’est nous que l’on poursuit ?

– Et qui voulez-vous que ce soit ?

– Quelque chien échappé qui chasse pour son propre compte.

– Après tout, c’est encore possible, murmura Laïza ; écoutons.

Il y eut un instant de silence, à la fin duquel un nouvel aboiement retentit dans la forêt, plus rapproché que les deux premiers.

– C’est nous qu’on poursuit, dit Laïza.

– Et à quoi le reconnais-tu ?

– Ce n’est point l’aboiement d’un chien qui chasse, dit Laïza, c’est le hurlement d’un chien qui cherche son maître. Les démons auront trouvé dans quelque case de nègre un chien à la chaîne, et ils l’auront pris pour guide ; si le nègre est avec nous, nous sommes perdus.

– C’est la voix de Fidèle, murmura Pierre Munier en tressaillant.

– Oui, oui, je la reconnais maintenant, dit Laïza. Je l’ai déjà entendue : c’est celle du chien qui a hurlé lorsque, hier au soir, nous avons rapporté votre fils blessé à Moka.

– En effet, j’ai oublié de l’emmener quand nous sommes partis ; cependant, si c’était Fidèle, il me semble qu’il accourrait plus vite. Écoute comme la voix se rapproche lentement !

– Ils le tiennent en laisse, ils le suivent : il mène un régiment tout entier peut-être derrière lui. Il ne faut pas lui en vouloir, à ce pauvre animal, ajouta, en riant, d’un rire sombre, le nègre d’Anjouan, il ne peut aller plus vite ; mais, soyez tranquille, il arrivera.

– Eh bien, que faut-il faire ? demanda Pierre Munier.

– Si vous aviez quelque vaisseau qui vous attendît à Grand-Port, comme nous n’en sommes qu’à huit ou dix lieues, je vous dirais que nous avons encore le temps d’y arriver ; mais vous n’avez de ce côté aucune chance de fuite, n’est-ce pas ?

– Aucune.

– Alors, il faut se défendre, et, s’il est possible, ajouta le nègre d’une voix sombre, mourir en se défendant.

– Viens donc, dit Pierre Munier, qui retrouvait tout son courage du moment où il ne s’agissait que de combattre ; Viens donc, car le chien les conduira à l’ouverture de la caverne, et, quand ils seront là, ils ne seront pas encore entrés.

– C’est bien, dit Laïza, allez donc aux retranchements.

– Mais pourquoi ne viens-tu pas avec moi ?

– Moi ? Il faut que je reste ici quelques minutes encore.

– Cependant, tu nous rejoindras ?

– Au premier coup de fusil qui sera tiré, retournez-vous et vous me verrez à vos côtés.

Le vieillard tendit la main à Laïza, car le danger commun avait effacé entre eux toute distance ; puis il jeta son fusil sur son épaule, et, suivi de son escorte, il s’achemina à grands pas vers l’entrée de la caverne.

Laïza le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il fût perdu tout à fait dans les ténèbres ; puis, revenant à Antonio, que, d’après son ordre, les nègres avaient garrotté à un arbre :

– Et maintenant, Malais, dit-il, à nous deux !

– À nous deux ? dit Antonio d’une voix tremblante. Et que veut donc Laïza à son ami et à son frère ?

– Je veux qu’il se rappelle ce qui a été dit, le soir du Yamsé, sur le bord de la rivière des Lataniers.

– Il a été dit beaucoup de choses, et mon frère Laïza a été bien éloquent, car chacun s’est rendu à son avis.

– Et, parmi toutes ces choses, Antonio se rappelle-t-il le jugement qui a été rendu d’avance contre les traîtres ?

Antonio frissonna de tout son corps, et, malgré la couleur cuivrée de sa peau, on eût pu le voir pâlir s’il eût fait jour.

– Il paraît que mon frère a perdu la mémoire, reprit Laïza avec un accent d’ironie terrible ; eh bien, moi, je vais la lui rendre. Il a été dit que, s’il y avait un traître parmi nous, chacun de nous pouvait le mettre à mort, d’une mort prompte ou lente, douce ou terrible. Sont-ce bien les propres paroles du serment, et mon frère se les rappelle-t-il ?

– Je me les rappelle, dit Antonio d’une voix à peine intelligible.

– Alors, réponds aux questions que je vais te faire, dit Laïza.

– Je ne te reconnais pas le droit de m’interroger ; tu n’es pas mon juge, s’écria Antonio.

– Alors, ce n’est pas toi que j’interrogerai, reprit Laïza.

Puis, se tournant vers les nègres qui étaient couchés autour de lui sur la terre :

– Levez-vous, vous autres, et répondez.

Les nègres obéirent, et l’on vit surgir dix ou douze figures noires qui se rangèrent silencieusement en demi-cercle devant l’arbre où était garrotté Antonio.

– Ce sont des esclaves, s’écria Antonio, et je ne dois pas être jugé par des esclaves : je ne suis pas un nègre, moi. Je suis libre, moi ; c’est à un tribunal à me juger si j’ai commis un crime, et non à vous.

– Assez, dit Laïza. Nous allons te juger d’abord, et ensuite tu en appelleras à qui tu voudras.

Antonio se tut, et, pendant le moment de silence qui suivit l’injonction que Laïza venait de lui faire, on entendait les aboiements du chien qui se rapprochaient.

– Puisque le coupable ne veut pas répondre, dit Laïza aux nègres qui entouraient Antonio, c’est à vous de répondre pour lui… Qui est-ce qui a dénoncé la conspiration au gouverneur, parce qu’un autre que lui avait été nommé chef ?

– Antonio le Malais, répondirent tous les nègres d’une voix sourde, mais d’une seule voix.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Antonio. Ce n’est pas vrai ; je le jure, je le proteste !

– Silence ! dit Laïza du même ton impératif.

Puis il reprit :

– Qui est-ce qui, après avoir dénoncé la conspiration au gouverneur, a tiré sur notre chef, au bas de la petite montagne, le coup de fusil qui l’a blessé ?

– Antonio le Malais, répondirent tous les nègres.

– Qui m’a vu ? s’écria le Malais. Qui ose dire que c’est moi ? Qui peut, dans la nuit, reconnaître un homme d’un autre homme ?

– Silence ! dit Laïza.

Puis, reprenant avec le même accent calme et interrogateur :

– Enfin, dit-il, après avoir dénoncé la conspiration au gouverneur, après avoir tenté d’assassiner notre chef, qui est-ce qui venait encore la nuit ramper comme un serpent autour de notre retraite, pour découvrir quelque ouverture par laquelle les soldats anglais pussent entrer ?

– Antonio le Malais, reprirent encore une fois les nègres avec ce même accent de conviction qui ne les avait pas encore quittés un instant.

– Je venais pour rejoindre mes frères, s’écria le prisonnier ; je venais pour partager leur sort quel qu’il fût, je le jure, je le proteste !

– Croyez-vous ce qu’il dit ? demanda Laïza.

– Non ! non ! non ! répétèrent toutes les voix.

– Mes bons amis, mes chers amis, dit Antonio, écoutez-moi, je vous en supplie !

– Silence ! dit Laïza.

Puis il continua, de ce même accent solennel qu’il avait toujours conservé, et qui indiquait la grandeur de la mission qu’il s’était imposée :

– Antonio n’est donc pas une fois, mais trois fois traître ; Antonio aurait donc mérité trois fois la mort si l’on pouvait mourir trois fois. Antonio, prépare-toi donc à paraître devant le Grand-Esprit, car tu vas mourir !

– C’est un assassinat ! s’écria Antonio, et vous n’avez pas le droit d’assassiner un homme libre ; d’ailleurs, les Anglais ne peuvent pas être loin ; j’appellerai, je crierai. À moi !… à moi !… Ils veulent m’égorger ! ils veulent…

Laïza saisit la gorge du Malais et étouffa ses cris entre ses doigts de fer ; puis, tournant la tête vers les nègres :

– Préparez une corde, dit-il.

En entendant cet ordre, qui lui présageait le sort qui l’attendait, Antonio fit un si violent effort, qu’il brisa une partie des liens qui le retenaient. Mais il ne put se dégager du plus terrible de tous, de la main de Laïza. Cependant au bout de quelques secondes, le nègre comprit, aux convulsions qu’il sentait courir dans tout le corps d’Antonio, que s’il continuait de le serrer ainsi, la corde deviendrait bientôt inutile. Il lâcha donc la gorge du prisonnier, qui laissa tomber sa tête sur sa poitrine comme un homme qui râle.

– J’ai dit que je te laisserais du temps pour paraître devant le Grand-Esprit, dit Laïza : tu as dix minutes, prépare-toi.

Antonio voulut prononcer quelques paroles ; mais sa voix le trahit.

On entendait les aboiements du chien, qui, à chaque instant, se rapprochaient.

– Où est la corde ? dit Laïza.

– La voici, répondit un nègre en présentant à Laïza l’objet qu’il demandait.

– Bien ! dit-il.

Et, comme l’office du juge était fini, l’office du bourreau commença.

Laïza prit une des plus fortes branches du tamarinier, la ramena à lui, y fixa fortement l’une des extrémités de la corde, fit à l’autre un nœud coulant qu’il passa autour du cou d’Antonio, ordonna à deux hommes de tenir la branche, et, s’étant assuré que le condamné, malgré la rupture de deux ou trois des lianes qui l’attachaient, était maintenu encore, il l’invita une seconde fois à se préparer à la mort.

Cette fois, la parole était revenue au condamné ; mais au lieu de s’en servir pour implorer la miséricorde de Dieu, ce fut pour faire un dernier appel à la pitié des hommes qu’il éleva la voix.

– Eh bien, oui, mes frères, oui, mes amis, dit-il changeant de tactique, et essayant d’obtenir par des aveux la vie qu’on avait refusée à ses dénégations ; oui, je suis bien coupable, je le sais, et vous avez le droit de me traiter comme vous le faites : mais vous pardonnerez à votre ancien camarade, n’est-ce pas ? à celui qui vous faisait tant rire pendant les veillées ; au pauvre Antonio, qui vous racontait de si belles histoires et qui vous chantait de si joyeuses chansons ! Que deviendrez-vous désormais sans lui ? qui vous amusera ? qui vous distraira ? qui vous fera oublier la fatigue de la journée ? Grâce, mes amis ! grâce pour le pauvre Antonio ; La vie ! la vie ! mes amis, je vous la demande à genoux !

– Pense au Grand-Esprit ! dit Laïza ; car tu n’as plus que cinq minutes à vivre, Antonio.

– Au lieu de cinq minutes, Laïza, mon bon Laïza, reprit Antonio d’une voix suppliante, donne-moi cinq ans, et, pendant ces cinq ans, je serai ton esclave : je te suivrai, je serai sans cesse à tes ordres, je serai toujours prêt à tes commandements, et, quand j’y manquerai, je commettrai la moindre faute, eh bien, alors, tu me puniras, et je supporterai le fouet, les verges, la corde, sans me plaindre, et je dirai que tu es bon maître, car tu m’as donné la vie.

Oh ! la vie ! Laïza, la vie !

– Écoute, Antonio, dit Laïza, entends-tu les aboiements de ce chien ?

– Oui. Et tu crois que c’est moi qui ai donné le conseil de le détacher ? Eh bien, non ! tu te trompes, je te le jure.

– Antonio, dit Laïza, cette idée ne serait pas venue même à un blanc de se servir d’un chien pour poursuivre son propre maître ; Antonio, cette idée est encore de toi.

Le Malais poussa un profond gémissement ; puis, au bout d’un instant, comme s’il eût espéré fléchir son ennemi à force d’humilité :

– Eh bien, oui, dit-il, c’est moi. Le Grand-Esprit m’avait abandonné, l’orgueil de la vengeance m’avait rendu fou. Il faut avoir pitié d’un fou, Laïza : au nom de ton frère Nazim, pardonne-moi.

– Et qui encore avait dénoncé Nazim, lorsque Nazim a voulu fuir ? Ah ! voilà un nom que tu as bien tort de prononcer, Antonio. Antonio, les cinq minutes sont écoulées. Malais, tu vas mourir.

– Oh ! non, non, non ! moi pas mourir ! dit Antonio. Grâce, Laïza ! grâce, mes amis, grâce !

Mais, sans écouter les plaintes, les supplications et les prières du condamné, Laïza tira son couteau, et, d’un seul coup, trancha tous les liens qui retenaient Antonio ; au même instant, et sur un ordre de lui, les deux hommes lâchèrent la branche, qui se tendit, enlevant avec elle le malheureux Malais.

Un cri terrible, un cri suprême, un cri dans lequel semblaient s’être réunies toutes les forces du désespoir, retentit et alla se perdre, lugubre, solitaire, désolé, dans les profondeurs des forêts : tout était fini, et le corps d’Antonio n’était plus qu’un cadavre se balançant au bout d’une corde au-dessus du précipice.

Laïza resta un instant encore immobile, et regardant le mouvement de vibration de la corde, qui se calmait peu à peu ; puis, lorsqu’elle fut arrivée à peu près à tracer sur l’azur du ciel une ligne perpendiculaire et immobile, il prêta de nouveau l’oreille aux aboiements du chien, qui n’était plus qu’à cinq cents pas à peine de la caverne : il ramassa son fusil, qu’il avait posé à terre, et, se retournant vers les autres nègres :

– Allons, mes amis, dit-il, nous voilà vengés ; maintenant, nous pouvons mourir.

Et, les précédant d’un pas rapide, il marcha avec eux vers les retranchements.

Chapitre XXVI – La chasse aux nègres §

Laïza ne s’était pas trompé, et le chien, en suivant les traces de son maître, avait conduit les Anglais droit à l’ouverture de la caverne ; arrivé là, il s’était élancé au milieu des buissons, et s’était mis à gratter et à mordre les pierres. Les Anglais avaient compris alors qu’ils étaient au terme de leur course.

Aussitôt, ils avaient fait avancer des soldats armés de pioches, et les soldats s’étaient mis à l’œuvre. Au bout d’un instant, une ouverture assez large pour qu’un homme pût y passer était pratiquée.

Un soldat allongea le haut du corps, afin de regarder par l’ouverture. Aussitôt un coup de fusil se fit entendre, et le soldat tomba la poitrine traversée d’une balle ; un second soldat succéda au premier, et tomba comme lui ; un troisième s’avança à son tour et eut le même sort.

Il était visible que les révoltés, en donnant eux-mêmes le signal de l’attaque, étaient décidés à une défense désespérée.

Les assaillants commencèrent à prendre leurs précautions : en s’abritant le plus qu’ils purent, ils élargirent la brèche de manière à pouvoir passer à plusieurs de front ; les tambours battirent, et les grenadiers se présentèrent la baïonnette en avant.

Mais l’avantage était si grand pour les assiégés, qu’en un instant la brèche fut encombrée de morts, et qu’on fut obligé d’enlever les cadavres pour faire place à un nouvel assaut.

Cette fois, les Anglais pénétrèrent jusqu’au milieu de la caverne, mais ce ne fut que pour laisser un plus grand nombre de morts encore qu’à la première fois ; à l’abri derrière le retranchement qu’avait fait élever Georges, les nègres, dirigés par Laïza et Pierre Munier, tiraient à coup sûr.

Pendant ce temps, Georges retenu par sa blessure, couché dans sa cabane, maudissait l’inactivité à laquelle il était réduit ; cette odeur de poudre qui l’enveloppait, ce bruit de la mousqueterie qui pétillait à son oreille, tout, jusqu’à cette charge incessante que battaient les Anglais, lui donnait cette ardente fièvre du combat, qui fait que l’homme joue sa vie sur un caprice du hasard. Mais ici, c’était bien pis, car ce n’était pas une cause étrangère qui se débattait, ce n’était pas le bon plaisir d’un roi qu’il s’agissait de soutenir ou l’honneur d’une nation qu’il fallait venger : non, c’était sa propre cause que ces hommes défendaient, et lui, lui, Georges, l’homme au cœur hardi, l’homme à l’esprit entreprenant, ne pouvait rien, ni en action, ni même en conseil ; Georges mordait le matelas sur lequel il était couché, Georges pleurait de rage.

À la seconde attaque, et quand les Anglais pénétrèrent jusqu’au milieu de la caverne, ils firent, du point où ils étaient arrivés, quelques décharges sur les retranchements ; or, comme la cabane où Georges était couché se trouvait directement placée derrière eux, deux ou trois balles traversèrent en sifflant les parois de feuillage. Ce bruit, qui eût effrayé tout autre, consola et enorgueillit Georges ; lui aussi courait donc un danger, et, s’il ne pouvait pas rendre la mort, il pouvait du moins mourir.

Les Anglais avaient momentanément cessé l’attaque ; mais il était évident qu’ils préparaient un nouvel assaut, et l’on entendait, aux coups sourds et retentissants de la pioche, qu’ils n’avaient point abandonné leur projet. En effet, au bout d’un instant, une partie des parois extérieures de la caverne s’écroula et l’ouverture se trouva agrandie du double ; aussitôt le tambour retentit de nouveau, et, à la lueur de la lune, on vit briller une troisième fois les baïonnettes à l’entrée de la caverne.

Pierre Munier et Laïza se regardèrent ; cette fois, il était évident que la lutte allait devenir terrible.

– Quelle est votre dernière ressource ? demanda Laïza.

– La caverne est minée, dit le vieillard.

– En ce cas, nous avons encore quelque chance de salut ; mais, au moment décisif, faites ce que je vous dirai, ou nous sommes tous perdus, car il n’y a pas de retraite possible avec un blessé.

– Eh bien, je me ferai tuer près de lui, dit le vieillard.

– Mieux vaut vous sauver tous les deux.

– Ensemble ?

– Ensemble ou séparément, peu importe !

– Je ne quitterai pas mon fils, Laïza, je t’en préviens.

– Vous le quitterez, si c’est son seul moyen de salut.

– Que veux-tu dire ?

– Plus tard, je m’expliquerai.

Puis, se retournant vers les nègres :

– Allons, enfants ! dit-il, voici le moment suprême arrivé. Feu sur les habits rouges, et ne perdez pas un coup ; dans une heure, la poudre et les balles seront rares.

Au même instant, la fusillade éclata. Les nègres, en général, sont d’excellents tireurs ; aussi exécutèrent-ils à la lettre la recommandation de Laïza, et les rangs des Anglais commencèrent-ils à s’éclaircir ; mais, à chaque décharge, les rangs se resserraient avec une discipline admirable, et la colonne, retardée par la difficulté du passage, continuait de s’avancer dans le souterrain. Au reste, pas un coup de fusil n’était tiré de la part des Anglais ; ils paraissaient décidés cette fois à enlever les retranchements à la baïonnette.

La situation, grave pour tous, l’était doublement pour Georges grâce à l’impuissance à laquelle il était condamné. Il s’était d’abord soulevé sur son coude ; puis il s’était mis sur ses genoux ; enfin, il était parvenu à se dresser sur ses pieds ; mais, parvenu à ce point, sa faiblesse était si grande, qu’il lui semblait que la terre manquait sous lui, et qu’il était forcé de se cramponner de ses mains aux branches qui l’entouraient. Tout en reconnaissant le courage des quelques hommes dévoués qui accompagnaient sa fortune jusqu’au bout, il ne pouvait s’empêcher d’admirer ce courage froid et impassible des Anglais, qui continuaient de marcher comme à une parade, quoique, à chaque pas qu’ils faisaient, ils fussent obligés de resserrer les rangs. Enfin, il comprit que, pour cette fois, ils ne reculeraient plus, et que, dans cinq minutes, malgré le feu qui en sortait, ils allaient aborder les retranchements. Alors l’idée que c’était pour lui, pour lui, forcé de rester spectateur impassible du combat, que tous ces hommes allaient se faire tuer, se présenta à son esprit comme un remords ; il essaya de faire un pas en avant pour se jeter entre les combattants, et, en se livrant, puisque, selon toute probabilité, c’était à lui seul qu’on en voulait, faire cesser le carnage ; mais il sentit qu’il ne pourrait pas parcourir un tiers de la distance qui le séparait des Anglais. Il voulut crier aux assiégés de cesser le feu, aux assiégeants de ne pas aller plus loin, et qu’il se rendait ; mais sa voix affaiblie se perdit dans le bruit de la fusillade. D’ailleurs, dans ce moment, il vit son père se lever tout debout, et de la moitié de sa taille, dépasser la hauteur des retranchements ; puis, une branche de sapin enflammée à la main, faire quelques pas à la rencontre des Anglais ; puis, au milieu du feu et de la fumée, approcher de la terre l’étrange flambeau. Aussitôt une traînée de flamme courut sur la terre, et disparut en s’enfonçant dans le sol ; enfin, au même instant, la terre s’agita, une explosion terrible se fit entendre, un cratère flamboyant s’ouvrit sous les pieds des Anglais, la voûte de la caverne s’ouvrit et s’affaissa, les rochers qui pesaient sur elle s’enfoncèrent avec elle, et, aux cris du reste du régiment encore de l’autre côté de l’ouverture, le passage souterrain disparut dans un immense chaos.

– Et maintenant, dit Laïza, pas un instant à perdre.

– Ordonne ! que faut-il faire ?

– Fuyez vers Grand Port, tâchez de trouver asile dans un vaisseau français : moi, je me charge de Georges.

– Je te l’ai dit, je ne quitterai pas mon fils.

– Et moi, je vous l’ai dit, vous le quitterez ; car, en restant, vous le perdez.

– Comment cela ?

– Avec votre chien, qu’ils ont toujours, ils vous suivent partout, vous relancent au plus sombre des forêts, vous atteignent au plus profond des cavernes, et Georges, blessé, sera bientôt rejoint ; mais, au contraire, fuyez de votre côté : ils croient que votre fils vous accompagne ; alors, c’est à vous qu’ils s’attachent, c’est après vous qu’ils s’acharnent, c’est vous qu’ils rejoignent peut-être ; moi, pendant ce temps, je profite de la nuit ; avec quatre hommes dévoués, j’emporte Georges d’un autre côté ; nous gagnons les bois qui environnent le morne du Bambou. Si vous avez quelque moyen de nous sauver, vous allumerez un feu sur l’île des Oiseaux ; alors, nous descendrons sur un radeau la Grande-Rivière, et vous venez avec une chaloupe nous recevoir à son embouchure.

Pierre Munier avait écouté tout ce plaidoyer les yeux fixes, la respiration suspendue, serrant les mains de Laïza entre ses mains ; puis, à ces dernières paroles, lui jetant les bras au cou :

– Laïza ! Laïza ! s’écria-t-il ; oui, oui, je te comprends, il n’y a que ce moyen : toute la meute anglaise sur moi, c’est cela, et tu sauves mon Georges.

– Je le sauve ou je meurs avec lui, dit Laïza, voilà tout ce que je puis vous promettre.

– Et je sais que tu tiendras ce que tu promets. Attends seulement que j’aille encore une fois embrasser mon enfant, et je pars.

– Non, non, dit Laïza ; si vous le voyez, vous ne voudrez plus le quitter ; s’il sait que vous vous exposez pour sauver sa vie, il ne voudra pas le permettre ; partez, partez ! Et vous tous, suivez-le ; quatre hommes seulement avec moi, les plus forts, les plus vigoureux, les plus dévoués.

Une douzaine d’hommes se présentèrent.

Laïza en désigna quatre ; puis, comme Pierre Munier hésitait à partir :

– Les Anglais ! les Anglais ! dit-il au vieillard ; dans un instant, les Anglais seront ici.

– Ainsi, à l’embouchure de la Grande-Rivière ? s’écria Pierre.

– Oui, si nous ne sommes ni tués ni pris.

– Adieu, Georges, adieu ! cria Pierre Munier.

Et, suivi des nègres qui restaient, il s’élança du côté de la montagne des Créoles.

– Mon père, s’écria Georges, où allez-vous ? que faites-vous ? pourquoi ne venez-vous pas mourir avec votre fils ? Mon père, attendez-moi, me voilà.

Mais Pierre Munier était déjà loin, et ces derniers mots surtout, furent dits d’une voix si faible, que le vieillard ne put les entendre.

Laïza courut au blessé ; il le trouva sur ses genoux.

– Mon père ! murmura Georges.

Et il retomba évanoui.

Laïza ne perdit pas de temps ; cet évanouissement était presque un bonheur. Sans doute, Georges, jouissant de sa raison, n’eût pas voulu disputer plus longtemps sa vie à ceux qui le poursuivaient ; il eût regardé cette fuite isolée comme honteuse. Mais sa faiblesse le mettait à la merci de Laïza. Laïza le coucha, toujours évanoui, sur son brancard : chacun des nègres qu’il avait gardés près de lui saisit un des portants, et lui-même, marchant devant pour leur montrer le chemin, il se dirigea vers le quartier des Trois-Ilots, d’où il comptait, en suivant le cours de la Grande-Rivière, gagner le piton du Bambou.

Ils n’avaient pas fait un quart de lieue, qu’ils entendirent les aboiements du chien.

Laïza fit un geste, les porteurs s’arrêtèrent. Georges était toujours évanoui, ou du moins si faible, qu’il ne paraissait faire aucune attention à ce qui se passait.

Ce que, Laïza avait prévu arrivait : les Anglais avaient escaladé l’enceinte, et ils comptaient se servir du chien pour rejoindre les fuyards une seconde fois, comme ils l’avaient déjà fait une première.

Il y eut un moment d’angoisse, pendant lequel Laïza écouta les aboiements du chien ; pendant quelques minutes, ces aboiements restèrent stationnaires. Le chien était parvenu à l’endroit où l’on avait combattu puis, deux ou trois fois, les aboiements se rapprochèrent. Le chien allait des retranchements à la cabane, où Georges, blessé, était demeuré quelque temps, et où son père était venu le visiter ; enfin, les aboiements s’éloignèrent vers le sud : c’était la direction qu’avait prise Pierre Munier ; la ruse de Laïza avait réussi, les chasseurs s’étaient trompés de piste, ils suivaient le père et abandonnaient le fils.

La situation dont on venait de sortir était d’autant plus grave, que, pendant cette halte d’un instant, les premiers rayons du jour avaient commencé à paraître, et que la mystérieuse obscurité de la forêt commençait à s’éclaircir. Certes, si Georges se fût trouvé sain et sauf, agile et fort, comme il l’était, l’embarras eut été moindre, car ruse courage, adresse, tout se fût présenté en égale proportion entre ceux qui étaient poursuivis et ceux qui poursuivaient ; mais la blessure de Georges rendait la partie inégale, et, Laïza ne se dissimulait pas que la situation était des plus critiques.

Une crainte surtout le préoccupait : c’est que les Anglais, comme la chose était probable, n’eussent pris pour auxiliaires des esclaves dressés à la chasse des nègres marrons et ne leur eussent fait quelque promesse, comme celle de la liberté ; par exemple, si Georges tombait entre leurs mains. Alors, il perdait une partie de ses avantages d’homme de la nature, en face de ces autres hommes, fils de la nature comme lui, et pour qui, comme pour lui, la solitude n’avait pas de secrets et la nuit pas de mystères.

Aussi pensa-t-il qu’il n’y avait pas un instant à perdre, et, aussitôt ses incertitudes fixées sur la direction qu’avaient prise ceux qui les poursuivaient, il se remit en marche, s’avançant toujours vers l’est.

La forêt avait un aspect étrange, et tous les animaux paraissaient partager la préoccupation de l’homme : la fusillade, qui avait retenti toute la nuit, avait réveillé les oiseaux dans les branches, les sangliers dans leurs bauges, les daims dans les halliers ; tout était sur pied, tout parlait d’effroi, et l’on eût dit tous les êtres animés atteints d’une espèce de vertige. On marcha ainsi deux heures.

Au bout de deux heures, il fallut faire halte : les nègres s’étaient battus toute la nuit, et n’avaient pas mangé depuis la veille à quatre heures. Laïza s’arrêta sous les ruines d’un ajoupa qui, sans aucun doute, avait servi cette nuit même de retraite à des nègres marrons ; car, en remuant un monceau de cendres, qui paraissait le résultat d’un assez long séjour, on y retrouva du feu.

Trois des nègres se mirent en chasse des tanrecs. Le quatrième s’occupa de rallumer le foyer. Laïza chercha des herbes pour renouveler l’appareil du blessé.

Si fort de corps, si puissant d’esprit que fût Georges, l’âme avait cependant été vaincue par la matière : il avait la fièvre, il avait le délire, il ignorait ce qui se passait autour de lui et il ne pouvait aider ceux qui essayaient de le sauver, ni par le conseil ni par l’exécution.

Cependant, le pansement de sa blessure parut lui apporter quelque repos. Quant à Laïza il ne semblait soumis à aucun des besoins physiques de la nature. Il y avait soixante heures qu’il n’avait dormi, et il ne paraissait pas avoir besoin de sommeil ; il y avait vingt heures qu’il n’avait mangé, et il ne semblait pas avoir faim.

Les nègres revinrent les uns après les autres, rapportant six ou huit tanrecs, qu’ils s’apprêtèrent à faire rôtir devant l’immense foyer que leur compagnon avait allumé ; la fumée qu’il occasionnait inquiétait bien un peu Laïza ; mais il pensait que, n’ayant laissé aucune trace derrière lui, il devait être à deux ou trois lieues au moins de l’endroit où avait eu lieu le combat, et que, en supposant même que cette fumée fût découverte, elle le serait par quelque poste assez éloigné pour qu’il eût le temps de fuir avant que ce poste les eût rejoints.

Quand le repas fut prêt, les nègres appelèrent Laïza, qui, jusque-là, était resté assis près de Georges. Laïza se leva, et, en portant les yeux sur le groupe qu’il s’apprêtait à joindre, il s’aperçut que l’un des nègres avait reçu à la cuisse une blessure qui saignait encore. Aussitôt toute sa sécurité disparut : on avait pu les suivre à la trace comme on suit un daim blessé, non pas que l’un se doutât de l’importance de la capture qu’on pouvait faire en les suivant, mais parce qu’un prisonnier, quel qu’il fût, était de trop grande importance, à cause des renseignements qu’il pouvait donner, pour que les Anglais ne fissent pas tout au monde pour se procurer ce prisonnier.

Au moment où cette réflexion venait de le frapper, et où il ouvrait la bouche pour ordonner à ses quatre nègres accroupis autour du feu de se remettre en route, un petit bouquet de bois, plus touffu que le reste de la forêt, et sur lequel ses yeux inquiets s’étaient déjà plus d’une fois arrêtés s’enflamma, une vive fusillade se fit entendre, cinq ou six balles sifflèrent autour de lui. Un des nègres tomba la face dans le feu, les trois autres se levèrent ; mais, au bout de cinq ou six pas, l’un d’eux tomba à son tour, puis un autre encore à dix pas de là. Le quatrième seul s’enfuit sain et sauf et disparut dans le bois.

À l’aspect de la fumée, au bruit des coups, au sifflement des balles, Laïza n’avait fait qu’un bond de l’endroit où il se trouvait jusqu’au brancard de Georges ; et, prenant le blessé dans ses bras, comme il eût fait d’un enfant, il s’élança à son tour dans la forêt, sans que sa course parût un instant ralentie par le fardeau qu’il portait.

Mais, aussitôt, huit ou dix soldats anglais, escortés de cinq ou six nègres, bondirent hors du bouquet de bois et se mirent à la poursuite des fugitifs, dans l’un desquels ils avaient reconnu Georges, qu’ils savaient blessé. Comme l’avait prévu Laïza, le sang les avait guidés. Ils étaient venus suivant sa trace, étaient arrivés à demi-portée de fusil de l’ajoupa, et, là, ils avaient ajusté à coup posé ; et, comme on l’a vu, bien ajusté, puisque trois nègres sur quatre avaient été, sinon tués, du moins mis hors de combat.

Alors commença une course désespérée ; car, quelles que fussent la force et l’agilité de Laïza, il était évident que, s’il ne parvenait pas à se faire perdre de vue par ceux qui le poursuivaient, ceux-ci finiraient par le rejoindre ; malheureusement, il courait deux chances presque également fatales : en s’enfonçant dans les grandes épaisseurs, les bois pouvaient devenir tellement touffus, qu’il lui fût impossible d’aller plus loin ; en se jetant dans les clairières, il se livrait à la fusillade de ses ennemis. Cependant il préféra ce dernier parti.

Dans les premières minutes, et par la puissance de son élan, Laïza s’était trouvé presque hors de portée, et, s’il n’eût eu affaire qu’à des Anglais, sans doute il leur eût échappé ; mais, quoique ce fût à regret peut-être que les nègres le poursuivissent, comme ils étaient poussés par les baïonnettes des soldats, il leur fallait marcher ; ils couraient donc le gibier humain, qu’ils chassaient, sinon par enthousiasme, du moins par crainte.

De temps en temps, lorsque à travers les arbres on découvrait Laïza, quelques coups de fusil éclataient, et l’on voyait les balles effleurer les écorces des arbres autour de lui, ou sillonner la terre sous ses pas ; mais, comme par enchantement, aucune de ces balles ne l’atteignait, et sa course s’accélérait, si l’on peut le dire, en raison du danger auquel il venait d’échapper.

Enfin, on arriva sur le bord d’une clairière : une pente rapide et presque découverte, garnie à son sommet d’un nouveau fourré d’arbres, se présentait à gravir ; arrivé au sommet de cette pente, Laïza, du moins, pouvait disparaître derrière quelque roche, se laisser glisser dans quelque ravin, et se soustraire ainsi à la me de ceux qui le poursuivaient ; mais aussi, pendant tout l’intervalle qui séparait les arbres, Laïza restait découvert et exposé au feu.

Il n’y avait cependant pas à balancer : se jeter à droite ou se jeter à gauche, c’était perdre du terrain ; le hasard avait jusque-là servi les fugitifs, le même bonheur pouvait les accompagner encore.

Laïza s’élança dans la clairière ; de leur côté, ceux qui le poursuivaient, comprenant la chance qui leur était donnée de tirer à découvert, redoublaient de vitesse. Ils arrivèrent à la lisière. Laïza était à cent cinquante pas d’eux, à peu près.

Alors, comme si l’ordre eût été donné, chacun s’arrêta, mit en joue et fit feu. Laïza parut n’être point touché, et continua sa course. Les soldats avaient encore le temps de recharger leurs armes avant qu’il disparût ; ils glissèrent en hâte une cartouche dans le canon de leur fusil.

Pendant ce temps, Laïza gagnait énormément de terrain ; il était évident que, s’il échappait à la seconde décharge comme il avait échappé à la première, et qu’il atteignît le bois sain et sauf, toutes les chances étaient pour lui. Vingt-cinq pas à peine le séparaient de la lisière du bois, et, pendant cette halte d’un instant, il avait gagné cent cinquante pas sur ses adversaires. Tout à coup, il disparut dans un pli du terrain ; mais, malheureusement, la sinuosité ne se prolongeait ni à droite ni à gauche ; il la suivit cependant tant qu’il put, pour dérouter ses ennemis ; mais, arrivé à l’extrémité du petit ravin, dont l’épaulement l’avait protégé, force lui fut de gravir de nouveau le talus, et, par conséquent, de reparaître. En ce moment, dix ou douze coups de fusil partirent ensemble, et il sembla aux chasseurs d’hommes qu’ils le voyaient chanceler. En effet, après avoir fait quelques pas encore, Laïza s’arrêta, chancela de nouveau, tomba sur un genou, puis sur deux, posa à terre Georges, toujours évanoui ; puis, se relevant tout debout, il se retourna vers les Anglais, étendit les deux mains vers eux avec un geste de dernière menace et de suprême malédiction, et, tirant son couteau de sa ceinture, il se l’enfonça jusqu’au manche dans la poitrine.

Les soldats s’élancèrent en poussant de grands cris de joie, comme font les chasseurs à l’hallali. Quelques secondes encore Laïza resta debout ; puis, tout à coup, il tomba comme un arbre qui se déracine ; la lame du couteau lui avait traversé le cœur.

En arrivant aux deux fugitifs, les soldats trouvèrent Laïza mort et Georges expirant : par un dernier effort, Georges, pour ne pas tomber vivant aux mains de ses ennemis, avait arraché l’appareil de sa blessure, et le sang en coulait à flots.

Quant à Laïza, outre le coup de couteau qu’il s’était donné dans le cœur, il avait reçu une balle qui lui traversait la cuisse, et une autre qui lui traversait de part en part la poitrine.

Chapitre XXVII – La répétition §

Tout ce qui se passa pendant les deux ou trois jours qui, suivirent la catastrophe que nous venons de raconter ne laissa qu’un souvenir bien vague dans l’esprit de Georges ; son esprit, égaré par le délire, n’avait plus que de vagues perceptions, qui ne lui permettaient ni de calculer le temps, ni d’enchaîner les événements les uns aux autres. Un matin seulement, il se réveilla comme d’un sommeil agité par de terribles rêves, et, en ouvrant les yeux, il reconnut qu’il était dans une prison.

Le chirurgien-major du régiment en garnison à Port-Louis était près de lui.

Cependant, en rappelant tous ses souvenirs, Georges parvint à retrouver par grandes masses les événements qui s’étaient passés, comme on entrevoit dans le brouillard des lacs, des montagnes, des forêts ; tout lui était bien présent, jusqu’au moment où il avait été blessé. Son entrée à Moka, son départ avec son père, n’étaient pas non plus tout à fait sortis de sa mémoire ; mais, à partir de l’arrivée dans les grands bois, tout était vague, indistinct, pareil à un rêve.

Seulement, la réalité incontestable, positive et fatale, était qu’il se trouvait aux mains de ses ennemis.

Georges était trop dédaigneux pour faire aucune question, trop hautain pour demander aucun service. Il ne put donc rien savoir de ce qui s’était passé ; cependant, il avait au fond de son cœur deux terribles préoccupations :

Son père était-il sauvé ?

Sara l’aimait-elle toujours ?

Ces deux pensées remplissaient tout son être : quand l’une s’éloignait, c’était pour faire place à l’autre ; c’étaient deux marées incessantes qui montaient tour à tour battre son cœur ; c’était un flux et un reflux éternels.

Mais rien n’apparaissait à l’extérieur de cette tempête de l’âme. Le visage de Georges restait pâle, froid et calme comme celui d’une statue de marbre, et cela, non seulement en face de ceux qui visitaient sa prison, mais encore en face de lui-même.

Lorsque le médecin eut reconnu que le blessé était assez fort pour soutenir un interrogatoire, il en prévint l’autorité, et, le lendemain, le juge d’instruction, accompagné d’un greffier, se présenta devant Georges. Georges ne pouvait quitter le lit encore ; mais il n’en fit pas moins les honneurs de sa chambre aux deux magistrats avec une patience pleine de dignité ; et, se soulevant sur son coude, il déclara qu’il était prêt à répondre à toutes les questions qui lui seraient adressées.

Nos lecteurs connaissent trop le caractère de Georges pour penser qu’un seul instant l’idée se fût présentée à lui de nier aucun des faits qui lui étaient imputés. Non seulement il répondit avec la plus grande véracité à toutes les questions faites, mais encore il s’engagea, non pas pour le jour, il se sentait trop faible encore, mais pour le lendemain, à dicter lui-même au greffier l’historique détaillé de toute la conspiration. L’offre était trop gracieuse pour que la justice la refusât.

Georges avait un double but en faisant cette proposition : d’abord, d’activer la marche du procès ; ensuite, de prendre toute la responsabilité pour lui.

Le lendemain, les deux magistrats se représentèrent, Georges fit le récit auquel il s’était engagé ; seulement comme il passait sous silence les propositions qu’était venu lui faire Laïza, le juge d’instruction l’interrompit, en lui faisant observer qu’il omettait une circonstance à sa décharge, laquelle, attendu la mort de Laïza, ne se trouvait plus être à la charge de personne.

Ce fut ainsi que Georges apprit la mort de Laïza et les circonstances qui avaient accompagné cette mort ; car, pour lui, comme nous l’avons dit, toute cette partie de sa vie était demeurée dans l’obscurité.

Il ne prononça pas une seule fois le nom de son père, et le nom de son père ne fut pas une seule fois prononcé, et, à plus forte raison, comme on le pense bien, le nom de Sara.

Cette déclaration de Georges rendait parfaitement inutile tout autre interrogatoire. Georges cessa donc de recevoir toute visite, excepté celle du docteur.

Un matin, en entrant, le docteur trouva Georges debout.

– Monsieur, lui dit-il, je vous avais défendu de vous lever avant quelques jours ; vous êtes trop faible.

– C’est-à-dire, mon cher docteur, répondit Georges, que vous me faites l’injure de me confondre avec les accusés ordinaires lesquels retardent autant qu’ils peuvent le jour du jugement ; mais, moi, je vous l’avouerai franchement, j’ai hâte d’en finir, et, en conscience, croyez-vous que ce soit la peine d’être si bien guéri pour mourir ? Quant à moi, il me semble que, pourvu que j’aie assez de force pour monter à l’échafaud, c’est tout ce que les hommes peuvent me demander et tout ce que je puis demander à Dieu.

– Mais qui vous dit que vous serez condamné à mort ? dit le docteur.

– Ma conscience, docteur : j’ai joué une partie dont ma tête était l’enjeu ; j’ai perdu, je suis prêt à payer, voilà tout.

– N’importe, dit le docteur ; mon opinion est que vous avez encore besoin de quelques jours de soins avant de vous exposer aux fatigues des débats et aux émotions d’un jugement.

Mais, le même jour, Georges écrivit au juge d’instruction qu’il était parfaitement guéri, et, par conséquent, à la disposition de la justice.

Le surlendemain, les débats commencèrent.

Georges, en arrivant devant ses juges, regarda avec inquiétude autour de lui, et reconnut avec joie qu’il était le seul accusé.

Puis, son regard parcourut avec assurance toute la salle : la ville entière assistait à l’audience, à l’exception de M. de Malmédie, de Henri et de Sara.

Quelques assistants paraissaient plaindre l’accusé ; mais la plupart des visages n’avaient d’autre expression que celle de la haine satisfaite.

Quant à Georges, il était calme et hautain comme toujours. Sa mise était, comme d’ordinaire, une redingote et une cravate noires, un gilet et un pantalon blancs.

Son double ruban était noué à sa boutonnière.

On lui avait nommé un avocat d’office, car Georges avait refusé de faire aucun choix ; son intention n’était point qu’on essayât même de plaider sa cause.

Ce que Georges dit ne fut point une défense, ce fut l’histoire de toute sa vie : il ne cacha point qu’il était revenu à l’île de France dans l’intention de combattre, par tous les moyens possibles, le préjugé qui pesait sur les hommes de couleur ; seulement, il n’a dit pas un seul mot des causes qui avaient hâté l’exécution de son projet.

Un juge lui fit quelques questions au sujet de M. de Malmédie ; mais Georges demanda la permission de n’y pas répondre.

Quelque facilité que Georges donnât au tribunal, les débats n’en durèrent pas moins trois jours : même quand ils n’ont rien à dire, il faut toujours que les avocats parlent.

L’avocat général parla quatre heures. Il foudroya Georges.

Georges écouta toute cette longue sortie avec le plus grand calme, inclinant de temps en temps la tête en forme d’aveu.

Puis, lorsque le discours du ministère public fut terminé le président demanda à Georges s’il n’avait rien à dire.

– Rien, répondit Georges, sinon que M. l’avocat général a été fort éloquent.

L’avocat général s’inclina à son tour.

Le président annonça que les débats étaient clos, et l’on reconduisit Georges à sa prison, le jugement devant être prononcé en l’absence de l’accusé, et devant lui être signifié ensuite.

Georges rentra dans sa prison et demanda du papier et de l’encre pour écrire son testament. Comme les jugements anglais n’entraînent pas la confiscation, il pouvait disposer de sa part de fortune.

Il laissa :

au docteur qui l’avait soigné trois mille livres sterling ;

au directeur de la prison, mille livres sterling ;

à chacun des guichetiers, mille piastres.

C’était une fortune pour chacun des donataires.

Il laissa à Sara un petit anneau d’or qui lui venait de sa mère.

Comme il allait signer son nom au bas de l’écrit-mortuaire, le greffier entra. Georges se leva, tenant la plume à la main ; le greffier lut le jugement. Comme Georges s’en était toujours douté, il était condamné à la peine de mort. La lecture finie, Georges salua, se rassit et signa son nom sans qu’il fût possible de voir la plus légère altération entre l’écriture du corps de l’acte et celle de la signature.

Puis, il alla devant une glace et se regarda pour voir s’il était plus pâle qu’auparavant. C’était le même visage, pâle mais calme. Il fut content de lui et se sourit à lui-même en murmurant :

– Eh bien, je croyais qu’il y avait plus d’émotion que cela à s’entendre condamner à mort.

Le docteur vint le voir et lui demanda, par habitude, comment il allait.

– Mais fort bien, docteur, lui répondit Georges ; vous avez fait là une merveilleuse cure, et il est fâcheux qu’on ne vous donne pas le temps de l’achever.

Alors il s’informa si le mode d’exécution était changé depuis l’occupation anglaise : c’était toujours le même, et cette assurance fit grand plaisir à Georges ; ce n’était pas cette ignoble potence de Londres, ni cette immonde guillotine de Paris. Non, l’exécution avait, à Port-Louis, une allure pittoresque et poétique qui n’humiliait pas Georges. Un nègre, servant de bourreau, décapitait avec une hache. C’était ainsi qu’étaient morts Charles Ier et Marie Stuart, Cinq-Mars et de Thou. Le mode de mort est beaucoup dans la manière dont on supporte la mort.

Puis il passa avec le docteur à une discussion physiologique sur la probabilité d’une souffrance physique postérieure à la décapitation ; le docteur soutint que la mort devait être instantanée ; mais Georges était d’un avis contraire, et il cita deux exemples à l’appui de son opinion. Une fois, en Égypte, il avait vu décapiter un esclave : le patient était à genoux, le bourreau lui trancha la tête d’un seul coup, et la tête alla rouler à sept ou huit pas de là ; aussitôt le corps s’était redressé sur ses pieds, avait fait deux ou trois pas insensés en battant l’air de ses bras, et était retombé, non pas mort tout à fait, mais agonisant encore. Un autre jour que, dans le même pays, il assistait à une exécution pareille, il avait, avec son éternelle volonté d’investigation, ramassé la tête au moment où elle venait d’être séparée du corps, et, la soulevant par les cheveux jusqu’à la hauteur de sa bouche, il lui avait demandé en arabe : « Souffres-tu ? » À cette demande, l’œil du patient s’était rouvert, et ses lèvres avaient remué, essayant d’articuler une réponse. Georges était donc convaincu que la vie survivait de quelques instants au moins à l’exécution.

Le docteur finit par se ranger à son avis, car c’était aussi le sien, seulement, il avait cru devoir donner au condamné la seule consolation que pût lui donner encore la promesse d’une mort douce et facile.

La journée s’écoula pour Georges comme s’étaient écoulées les journées précédentes ; seulement il écrivit à son père et à son frère. Un instant il prit la plume pour écrire à Sara ; mais quel que fût le motif qui le retînt, il s’arrêta, repoussa le papier et laissa tomber sa tête dans ses mains ; il resta longtemps ainsi, et quelqu’un qui lui eût vu relever le front, ce qu’il fit avec le mouvement hautain et dédaigneux qui lui était habituel, se fût aperçu avec peine que ses yeux étaient légèrement rougis, et qu’une larme mal essuyée tremblait au bout de ses longs cils noirs.

C’est que depuis le jour où il avait, chez le gouverneur, refusé d’épouser la belle créole, non seulement il ne l’avait pas revue, mais encore il n’avait pas entendu parler d’elle.

Cependant il ne pouvait croire qu’elle l’eût oublié.

La nuit vint ; Georges se coucha à son heure habituelle, et s’endormit du même sommeil que les autres nuits : le matin, en se levant, il fit appeler le directeur de la prison.

– Monsieur, lui dit-il, j’aurais une grâce à vous demander.

– Laquelle ? fit le directeur.

– Je voudrais causer un instant avec le bourreau.

– Il me faut l’autorisation du gouverneur.

– Oh ! dit Georges en souriant, faites la lui demander de ma part ; lord Murrey est un gentleman, et il ne refusera pas cette grâce à un ancien ami.

Le directeur sortit en promettant de faire la démarche demandée.

Derrière le directeur entra un prêtre.

Georges avait ces idées religieuses qu’ont de nos jours les hommes de notre âge, c’est-à-dire que, tout en négligeant les pratiques extérieures de la religion, il était au fond du cœur profondément impressionnable aux choses saintes : ainsi une église sombre, un cimetière isolé, un cercueil qui passait, étaient pour son âme des impressions certes plus graves que ne l’eût été un de ces événements qui bouleversent souvent l’esprit du vulgaire des hommes.

Le prêtre était un de ces vieillards vénérables qui ne s’occupent pas de vous convaincre, mais qui parlent avec conviction : c’était un de ces hommes qui, élevés au milieu des grandes scènes de la nature, ont cherché et trouvé le Seigneur dans ses œuvres ; c’était enfin un de ces cœurs sereins qui attirent à eux les cœurs souffrants pour las consoler, en prenant pour eux-mêmes une part de leurs douleurs.

Aux premiers mots que Georges et le vieillard échangèrent, ils se tendirent la main.

C’était une causerie intime et non une confession que le vieillard venait réclamer du jeune homme, mais, hautain en face de la force, Georges était humble devant la faiblesse ; Georges s’accusa de son orgueil ; c’était, comme Satan, son seul péché, et, comme Satan, ce péché l’avait perdu.

Mais aussi, à cette heure même, c’était son orgueil qui le soutenait, c’était cet orgueil qui le faisait fort, c’était cet orgueil qui le faisait grand.

Il est vrai que la grandeur selon les hommes n’est pas la grandeur selon Dieu.

Vingt fois le nom de Sara se présenta sur les lèvres du jeune homme ; mais toujours il repoussa ce nom jusqu’au fond de son cœur, sombre abîme où s’engloutissaient tant d’émotions, et dont son visage, comme une couche de glace, recouvrait la profondeur.

Pendant que le prêtre et le condamné parlaient, la porte s’ouvrit et le directeur parut.

– L’homme que vous avez demandé, dit-il, est là, et attend que vous puissiez le recevoir.

Georges pâlit quelque peu, et un léger frisson parcourut tout son corps.

Cependant, il fut presque impossible de s’apercevoir de ce qu’il venait d’éprouver.

– Faites entrer, dit-il.

Le prêtre voulut se retirer ; mais Georges le retint.

– Non, restez, dit-il ; ce que j’ai à dire à cet homme peut se dire devant vous.

Puis cette âme orgueilleuse avait peut-être besoin pour conserver toute sa force, d’avoir un témoin de ce qui allait se passer.

Un nègre d’une haute taille et de proportions herculéennes fut introduit : il était nu, à l’exception de son langouti, qui était d’étoffe rouge ; ses gros yeux sans expression dénotaient l’absence de toute intelligence. Il se retourna vers le directeur, qui l’avait introduit, et, regardant alternativement le prêtre et Georges :

– Auquel des deux ai-je affaire ? demanda-t-il.

– Au jeune homme, répondit le directeur.

Et il sortit.

– Vous êtes l’exécuteur ? fit froidement Georges.

– Oui, répondit le nègre.

– C’est bien. Venez ici, mon ami, et répondez-moi.

Le nègre fit deux pas en avant.

– Vous savez que vous m’exécuterez demain ? dit Georges.

– Oui, répondit le nègre, à sept heures du matin.

– Ah ! ah ! c’est à sept heures du matin. Merci du renseignement. J’avais demandé des informations là-dessus, et l’on avait refusé de m’en donner. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit.

Le prêtre se sentait défaillir.

– Je n’ai jamais vu d’exécution à Port-Louis, dit Georges ; or, comme je désire que les choses se passent convenablement, je vous ai envoyé chercher pour que nous fassions ensemble ce qu’on appelle, en termes de théâtre, une répétition.

Le nègre ne comprenait pas : Georges fut forcé de lui expliquer plus clairement ce qu’il désirait.

Alors, le nègre figura le billot par un tabouret, conduisit Georges à la distance du billot où il devait se mettre à genoux, lui indiqua la façon dont il fallait qu’il y plaçât la tête et lui promit de la lui trancher d’un seul coup.

Le vieillard voulut se lever pour sortir ; il n’avait pas la force de supporter cette étrange épreuve, dans laquelle les deux acteurs principaux conservaient une égale impassibilité, l’un par abrutissement d’esprit, l’autre par force de cœur. Mais les jambes lui manquèrent et il retomba sur son fauteuil.

Les renseignements mortuaires donnés et reçus, Georges tira de son doigt un diamant.

– Mon ami, dit-il au nègre, comme je n’ai pas d’argent ici et que je ne veux pas que vous ayez tout à fait perdu votre temps, prenez cette bague.

– Il m’est détendu de rien recevoir des condamnés, dit le nègre, mais j’hérite d’eux ; laissez la bague à votre doigt, et, demain, quand vous serez mort, je la tirerai.

– Très bien ! dit Georges.

Et il remit impassiblement la bague à son doigt.

Le nègre sortit.

Georges se retourna du côté du prêtre. Le prêtre était pâle comme la mort.

– Mon fils, dit-il, je suis bien heureux d’avoir rencontré une âme comme la vôtre : c’est la première fois que j’accompagne un condamné à l’échafaud. Je craignais de faiblir. Vous me soutiendrez, n’est-ce pas ?

– Soyez tranquille, mon père, répondit Georges.

D’ailleurs, c’était le prêtre d’une petite église située sur la route, et dans laquelle les condamnés s’arrêtent ordinairement pour entendre une dernière messe. On appelait cette église, l’église du Saint-Sauveur.

Et le prêtre sortit à son tour, en promettant de revenir le soir. Georges resta seul.

Ce qui se passa alors, dans l’âme et sur le visage de cet homme, nul ne le sait ; peut-être la nature, cette impitoyable créancière, reprit-elle ses droits ; peut-être fut-elle aussi faible qu’il venait d’être fort ; peut-être la toile une fois tombée entre le public et l’acteur toute cette impassibilité apparente disparut-elle pour faire place à une angoisse réelle. Mais il est probable qu’il n’en fut point ainsi ; car, lorsque le guichetier rouvrit la porte pour apporter à Georges son dîner, il le trouva roulant dans sa main un cigarito avec autant de calme et de tranquillité qu’aurait pu le faire un hidalgo à la Puerta del Sol ou un fashionable sur le boulevard de Gand.

Georges dîna comme d’habitude ; seulement, il rappela le geôlier pour lui recommander de lui faire préparer un bain pour le lendemain six heures, et de le réveiller à cinq heures et demie.

Souvent, en lisant, soit dans l’histoire, soit dans le journal, qu’on avait réveillé tel ou tel condamné le jour de son exécution, souvent, disons-nous, Georges s’était demandé si ce condamné, qu’on était obligé de réveiller, était bien réellement endormi. Le moment était venu de s’en assurer par lui même. Et, sur ce point, Georges allait savoir à quoi s’en tenir.

À neuf heures, le prêtre rentra. Georges était couché et lisait. Le prêtre lui demanda quel était le livre dans lequel il cherchait ainsi une préparation à la mort, si c’était le Phédon ou la Bible, Georges le lui tendit. C’était Paul et Virginie.

Chose étrange que, dans ce moment terrible, ce fût justement cette calme et poétique histoire que le condamné avait été choisir !

Le prêtre resta jusqu’à onze heures avec Georges. Pendant ces deux heures, ce fut presque toujours Georges qui parla, expliquant au prêtre comment il comprenait Dieu et développant ses théories sur l’immortalité de l’âme : dans l’état ordinaire de la vie, Georges était éloquent ; pendant cette soirée suprême, il fut sublime.

C’était le condamné qui enseignait ; c’était le prêtre qui écoutait.

À onze heures, Georges rappela au prêtre que l’heure était venue, et lui fit observer que, pour avoir toutes ses forces le lendemain matin, il avait besoin de prendre quelque repos.

Au moment où le vieillard sortit, un violent combat parut se livrer dans le cœur de Georges ; il rappela le prêtre, le prêtre rentra ; mais Georges fit un effort sur lui-même.

– Rien, dit-il, mon père, rien.

Georges mentait ; c’était toujours le nom de Sara qui demandait à s’échapper de sa bouche.

Mais, cette fois encore, le vieillard sortit sans l’avoir entendu.

Le lendemain, lorsque, à cinq heures et demie, le guichetier entra dans la chambre de Georges, il trouva Georges profondément endormi.

– C’était vrai, dit Georges en se réveillant, un condamné peut dormir sa dernière nuit.

Mais, jusqu’à quelle heure avait-il veillé pour arriver à ce résultat ? Nul ne le sait.

On apporta le bain.

En ce moment, le docteur entra.

– Vous le voyez, docteur, dit-il, je me règle sur l’antiquité : les Athéniens prenaient un bain au moment de marcher au combat.

– Comment vous trouvez-vous ? lui demanda celui-ci, lui adressant une de ces questions banales qu’on adresse aux gens lorsqu’on ne sait que leur dire.

– Mais, très bien, docteur, répondit Georges en souriant ; et je commence à croire que je ne mourrai pas de ma blessure.

Alors, il prit son testament tout cacheté et le lui remit.

– Docteur, ajouta-t-il, je vous ai nommé mon exécuteur testamentaire ; vous trouverez sur ce chiffon de papier trois lignes qui vous concernent : j’ai voulu vous laisser un souvenir de moi.

Le docteur essuya une larme et balbutia quelques mots de remerciement.

Georges se mit au bain.

– Docteur, dit-il au bout d’un instant, combien, dans l’état normal, le pouls d’un homme calme et bien portant bat-il de fois à la minute ?

– Mais, répondit le docteur, de soixante-quatre à soixante-six fois.

– Tâtez le mien, dit Georges ; je suis curieux de savoir l’effet que l’approche de la mort produit sur mon sang.

Le docteur tira sa montre, prit le poignet de Georges, et compta les pulsations.

– Soixante-huit, dit-il au bout d’une minute.

– Allons, allons, dit Georges, je suis assez satisfait. Et vous, docteur ?

– C’est miraculeux ! répondit celui-ci ; vous êtes donc de fer ?

Georges sourit orgueilleusement.

– Ah ! messieurs les blancs, dit-il, vous avez hâte de me voir mourir ? Je le conçois, ajouta-t-il ; peut-être aviez-vous besoin d’une leçon de courage. Je vous la donnerai.

Le geôlier entra, annonçant au condamné qu’il était six heures.

– Mon cher docteur, dit Georges, voulez-vous me permettre que je sorte du bain ? Cependant ne vous éloignez pas, je serai bien aise de vous serrer la main avant de quitter la prison.

Le docteur se retira.

Georges, resté seul, sortit du bain, passa un pantalon blanc, des bottes vernies, et une chemise de batiste dont il rabattit lui-même le col ; puis s’approcha d’une petite glace, arrangea ses cheveux, sa moustache, sa barbe avec autant et même plus de soin qu’il n’eût fait pour aller dans un bal.

Puis il alla frapper lui-même à la porte pour indiquer qu’il était prêt.

Le prêtre entra et regarda Georges. Jamais le jeune homme n’avait été si beau : ses yeux jetaient des flammes, son front semblait rayonnant.

– Oh ! mon fils, mon fils ! dit le prêtre, gardez-vous de l’orgueil : l’orgueil a perdu votre corps, prenez garde qu’il ne perde encore votre âme.

– Vous prierez pour moi, mon père, dit Georges, et Dieu, j’en suis sûr, n’a rien à refuser aux prières d’un saint homme comme vous.

Georges alors aperçut le bourreau, qui se tenait dans l’ombre de la porte.

– Ah ! c’est vous, mon ami ? dit-il. Approchez.

Le nègre était enveloppé dans un grand manteau et cachait sa hache sous son manteau.

– Votre hache coupe bien ? demanda Georges.

– Oui, répondit le bourreau, soyez tranquille.

– C’est bon ! dit le condamné.

Il s’aperçut alors que le nègre cherchait à sa main le diamant qu’il lui avait promis la veille, et dont, par hasard, le chaton était tourné en dedans.

– Soyez tranquille, à votre tour, dit-il en tournant le chaton en dehors, vous aurez votre bague ; d’ailleurs, pour que vous n’ayez pas la peine de la prendre, tenez…

Et il donna la bague au prêtre en lui indiquant d’un signe qu’elle était destinée au bourreau.

Puis il alla vers un petit secrétaire, l’ouvrit et en tira deux lettres ; c’étaient les deux lettres qu’il avait écrites l’une à son père, l’autre à son frère.

Il les remit au prêtre.

Une fois encore il parut avoir quelque chose à lui dire, posa la main sur son épaule, le regarda fixement, remua les lèvres comme s’il allait parler ; mais, cette fois encore, sa volonté fut plus forte que son émotion, et le nom qui voulait s’échapper de sa poitrine vint sur sa bouche si faible, que personne ne l’entendit.

En ce moment, six heures sonnèrent.

– Allons ! dit Georges.

Et il sortit de sa prison, suivi par le prêtre et par le bourreau.

Au bas de l’escalier, il rencontra le docteur, qui l’attendait pour lui dire un dernier adieu.

Georges lui tendit la main, et se penchant à son oreille :

– Je vous recommande mon corps, lui dit-il.

Et il s’élança dans la cour.

Chapitre XXVIII – L’église du Saint-Sauveur §

La porte de la rue, comme on le comprend bien, était encombrée de curieux. Les spectacles sont rares à Port-Louis, et tout le monde avait voulu voir, sinon mourir, du moins passer le condamné.

Le directeur de la prison s’était informé auprès de Georges de quelle façon il désirait être conduit à l’échafaud ; Georges lui avait répondu qu’il désirait marcher à pied, et il avait obtenu cette grâce : c’était une dernière amabilité du gouverneur.

Huit artilleurs à cheval l’attendaient à la porte. Dans toutes les rues par lesquelles il devait passer, des soldats anglais faisaient la haie de chaque côté de la rue, gardant le prisonnier et contenant les curieux.

Lorsqu’il parut, il se fit une grande rumeur : cependant, contre l’attente de Georges, ce n’était pas l’accent de la haine qui dominait dans le bruit qui accueillit sa présence : il y avait de tout, mais surtout de l’intérêt et de la pitié.

C’est qu’il y a toujours une puissante fascination dans l’homme beau et fier en face de la mort.

Georges marchait d’un pas ferme, la tête haute et le visage calme : disons-le, il se passait pourtant à cette heure quelque chose de terrible dans son cœur.

Il pensait à Sara.

À Sara qui n’avait pas cherché à le voir, qui ne lui avait pas écrit un mot, qui ne lui avait pas donné un souvenir.

À Sara, dans laquelle il avait cru, et à laquelle il devait sa dernière déception.

Il est vrai qu’avec l’amour de Sara il eût regretté la vie ; l’oubli de Sara, c’était la lie de son calice.

Et puis, à côté de son amour trahi, murmurait son orgueil déçu.

Il avait échoué en toutes choses : sa supériorité ne l’avait mené à aucun but.

Le résultat de cette longue lutte, c’était l’échafaud, où il marchait abandonné de tous.

Quand on parlerait de lui, on dirait : « C’était un insensé. »

De temps en temps, tout en marchant, tout en regardant, un sourire passait sur ses lèvres, répondant à ses pensées. Ce sourire, pareil, en dehors, à tous les sourires, était bien amer en dedans.

Et cependant il l’espérait à tous les angles de rues, il la cherchait à toutes les fenêtres.

Elle qui avait laissé tomber son bouquet devant lui, lorsque, emporté par Antrim, lorsque, vainqueur, il courait au triomphe, ne laisserait-elle donc pas tomber une larme sur son chemin, lorsque, vaincu, il marchait à l’échafaud ?

Mais nulle part il n’apercevait rien.

Il suivit ainsi la rue de Paris dans toute sa longueur ; puis il prit à droite et s’avança vers l’église du Saint-Sauveur.

Elle était tendue de noir comme pour un convoi funéraire : c’était bien, en effet, quelque chose comme cela. Un condamné qui marche à l’échafaud, qu’est-ce autre chose qu’un cadavre vivant ?

En arrivant devant la porte, Georges tressaillit. Près du bon vieux prêtre, qui l’attendait sous le porche, était une femme vêtue de noir.

Cette femme, en costume de veuve, que faisait-elle là ? qu’attendait-elle là ?

Malgré lui, Georges doubla le pas ; ses yeux étaient fixés sur cette femme et ne pouvaient s’en détacher.

Puis, à mesure qu’il approchait, son cœur battait plus fort ; son pouls, si calme devant la mort, devenait fiévreux devant cette femme.

Au moment où il mettait le pied sur la première marche de la petite église, cette femme elle-même fit un pas au-devant de lui ; Georges franchit les quatre marches d’un bond, leva le voile, jeta un cri et tomba à genoux.

C’était Sara.

Sara étendit la main d’un mouvement lent et solennel : il se fit un grand silence dans toute cette foule.

– Écoutez, dit-elle, sur le seuil de l’église où il entre, sur le seuil du tombeau où il est prêt d’entrer, à la face de Dieu et des hommes, je vous prends à témoin que moi, Sara de Malmédie, je viens demander à M. Georges Munier s’il veut bien me prendre pour épouse.

– Sara ! s’écria Georges en éclatant en sanglots, Sara, tu es la plus digne, la plus noble, la plus généreuse de toutes les femmes !

Puis, se relevant de toute sa hauteur, et l’enveloppant de son bras comme s’il eût craint de la perdre :

– Viens, ma veuve, dit-il.

Et il l’entraîna dans l’église.

Si jamais triomphateur fut fier de son triomphe, ce fut Georges. En un instant, en une seconde, tout était changé pour lui ; d’un mot, Sara venait de le mettre au-dessus de tous ces hommes qui le regardaient passer en souriant. Ce n’était plus un pauvre insensé, impuissant à atteindre un but impossible, et mourant avant de l’avoir atteint ; c’était un vainqueur frappé au moment de sa victoire ; c’était Épaminondas arrachant le javelot mortel de sa poitrine, mais de son dernier regard, voyant fuir l’ennemi. Ainsi, par la seule puissance de sa volonté, par la seule influence de sa valeur personnelle, lui, mulâtre, s’était fait aimer d’une femme blanche, et, sans qu’il eût fait un pas vers elle, sans qu’il eût essayé d’influencer sa détermination par un mot, par une lettre, par un signe, cette femme était venue l’attendre sur le chemin de l’échafaud, et, à la face de tous, ce qui ne s’était jamais vu peut-être dans la colonie, elle l’avait choisi pour époux.

Maintenant, Georges pouvait mourir ; Georges était récompensé de son long combat ; il avait lutté corps à corps avec le préjugé, et, tout en frappant Georges mortellement, le préjugé avait été tué dans la lutte.

Aussi, toutes ces pensées rayonnaient-elles au front de Georges tandis qu’il entraînait Sara. Ce n’était plus le condamné prêt à monter sur l’échafaud, c’était le martyr s’élançant au ciel.

Une vingtaine de soldats formaient la haie dans l’église ; quatre soldats gardaient le chœur ; Georges passa au milieu d’eux sans les voir, et vint s’agenouiller avec Sara devant l’autel.

Le prêtre commença la messe nuptiale ; mais Georges n’écoutait point les paroles du prêtre ; Georges tenait la main de Sara, et, de temps en temps, il se retournait vers la foule et jetait sur elle un regard de souverain mépris.

Puis il revenait à Sara, pâle et mourante, à Sara dont il sentait frissonner la main dans la sienne, et il l’enveloppait tout entière d’un regard plein de reconnaissance et d’amour, tout en étouffant un soupir ; car il songeait, lui qui allait mourir, à ce que serait une vie tout entière passée avec une pareille femme.

C’eût été le ciel ! mais le ciel n’est pas fait pour les vivants.

Cependant la messe s’avançait, lorsque Georges, en se retournant, aperçut Miko-Miko, qui faisait tout ce qu’il pouvait, non point par ses paroles, mais par ses gestes pour fléchir les soldats qui gardaient l’entrée du chœur et pour arriver jusqu’à Georges. C’était un dernier dévouement qui venait demander un coup d’œil, un serrement de main pour récompense. Georges s’adressa en anglais à l’officier, et lui demanda pour le bon Chinois la permission d’arriver jusqu’à lui.

Il n’y avait aucun inconvénient à accorder cette demande au condamné ; aussi, sur un signe de l’officier, les soldats s’écartèrent, et Miko-Miko s’élança dans le chœur.

On a vu quelle reconnaissance le pauvre marchand avait vouée à Georges dès le premier jour où il l’avait vu. Cette reconnaissance l’avait été chercher prisonnier à la Police ; elle venait une dernière fois se manifester à lui au pied de l’échafaud.

Miko-Miko se jeta aux genoux de Georges, et Georges lui tendit la main.

Miko-Miko prit cette main entre les siennes et y appuya ses lèvres ; mais, en même temps, Georges sentit que le Chinois lui glissait entre les mains un petit billet. Georges tressaillit.

Aussitôt, comme si le Chinois n’eût demandé que cette dernière faveur, et que, satisfait de l’avoir obtenue, il se désirât point autre chose, il s’éloigna sans avoir prononcé une seule parole.

Georges tenait le billet dans sa main, et son sourcil se fronçait. Ce billet, que voulait-il dire ? Ce billet avait une grande importance sans doute ; mais Georges n’osait le regarder.

De temps en temps en voyant Sara si belle, si dévouée, si détachée de tout amour terrestre, une douleur inouïe et inéprouvée jusqu’alors prenait Georges au cœur et l’étreignait comme avec une griffe de fer ; c’est que, malgré lui, en songeant au bonheur qu’il perdait, il se rattachait à la vie, et, tout en sentant son âme prête à monter au ciel, il sentait son cœur enchaîné sur la terre.

Alors, il lui prenait des terreurs de mourir dans le désespoir.

Puis ce billet qui lui brûlait la main, ce billet qu’il n’osait lire de peur d’être vu par les soldats qui le gardaient ; ce billet lui semblait devoir contenir une espérance, quoique, dans sa situation, toute espérance fût insensée.

Cependant, il était impatient de lire ce billet ; mais grâce à cette force qu’il conservait toujours sur lui-même, cette impatience ne se traduisait par aucun signe extérieur ; seulement, sa main crispée froissait le billet avec tant de force, que ses ongles lui entraient dans la chair.

Sara priait.

On en était à la consécration. Le prêtre leva l’hostie consacrée, l’enfant de chœur fit entendre sa sonnette, tout le monde s’agenouilla.

Georges profita de ce moment, et, en s’agenouillant aussi, il ouvrit la main.

Le billet contenait cette seule ligne :

« Nous sommes là. – Tiens-toi prêt. »

La première phrase était écrite de la main de Jacques ; la seconde, de la main de Pierre Munier.

Au même instant, et comme Georges, étonné, seul au milieu de toute la foule, relevait la tête et regardait autour de lui, la porte de la sacristie s’ouvrit toute grande ; huit marins s’élancèrent, saisissant les quatre soldats du chœur et leur appuyant à chacun deux poignards sur la poitrine. Jacques et Pierre Munier bondirent : Jacques enlevant Sara dans ses bras, Pierre entraînant Georges par la main. Les deux époux se trouvèrent dans la sacristie ; les huit marins y rentrèrent à leur tour, en se faisant un rempart des quatre soldats anglais qu’ils tenaient devant eux et qu’ils présentaient aux coups de leurs camarades. Jacques et Pierre refermèrent la porte ; une autre porte donnait sur la campagne : à cette porte, deux chevaux tout sellés attendaient : c’étaient Antrim et Yambo.

– À cheval ! cria Jacques, à cheval tous deux, et ventre à terre jusqu’à la baie du Tombeau !

– Mais toi ? mais mon père ? s’écria Georges.

– Qu’ils viennent nous prendre au milieu de mes braves marins, dit Jacques en posant Sara sur sa selle, tandis que Pierre Munier forçait son fils de monter à cheval.

Puis, élevant la voix :

– À moi, mes lascars, cria-t-il, à moi !

À l’instant même, on vit accourir, des bois de la montagne Longue, cent vingt hommes armés jusqu’aux dents.

– Partez, dit Jacques à Sara, emmenez-le, sauvez-le…

– Mais vous ? dit Sara.

– Nous, nous vous suivons, soyez tranquille.

– Georges, dit Sara, au nom du ciel, viens !

Et la jeune fille lança son cheval au galop.

– Mon père ! s’écria Georges, mon père !

– Sur ma vie, je réponds de tout, dit Jacques en fouettant Antrim du plat de son sabre.

Et Antrim partit comme le vent, emportant son cavalier qui, en moins de dix minutes, disparut avec Sara derrière le camp malabar, tandis que Pierre Munier, Jacques et ses marins le suivaient avec une telle rapidité, qu’avant que les Anglais fussent revenus de leur étonnement, la petite troupe était déjà de l’autre côté du ruisseau des Pucelles, c’est-à-dire hors de portée de fusil.

Chapitre XXIX – Le « Leycester » §

Vers les cinq heures du soir du même jour où s’étaient passés les événements que nous venons de raconter, la corvette la Calypso, marchant sous toutes ses voiles de plus près, faisait route vers l’est-nord-est, serrant le vent qui selon la coutume de ces parages, soufflait de l’est.

Outre ses dignes matelots et maître Tête-de-Fer, leur premier lieutenant, que nos lecteurs connaissent, sinon de vue, du moins de réputation, son équipage s’était recruté de trois autres personnages. Ces personnages étaient Pierre Munier, Georges et Sara.

Pierre Munier se promenait avec Jacques, du mât d’artimon au grand mât, et du grand mât au mât d’artimon.

Georges et Sara étaient à l’arrière, assis l’un à côté de l’autre. Sara avait sa main dans les mains de Georges ; Georges regardait Sara, et Sara regardait le ciel.

Il faudrait s’être trouvé dans l’horrible situation à laquelle venaient d’échapper les deux amants, pour pouvoir analyser les sensations de suprême bonheur et de joie infinie qu’ils éprouvaient en se retrouvant libres sur cet immense Océan, qui les emportait loin de leur patrie, il est vrai, mais loin d’une patrie qui, comme une marâtre, ne s’était occupée d’eux que pour les persécuter de temps en temps. Cependant, un soupir douloureux sortait de la bouche de l’un et faisait tressaillir l’autre. Le cœur longtemps torturé n’ose point tout à coup reprendre confiance dans son bonheur.

Cependant ils étaient libres, cependant ils n’avaient au-dessus d’eux que le ciel, au-dessous d’eux que la mer, et ils fuyaient de toute la vitesse de leur léger navire cette île de France qui avait failli leur être si fatale. Pierre et Jacques causaient ; mais Georges et Sara ne disaient rien ; quelquefois l’un d’eux laissait échapper le nom de l’autre et voilà tout.

De temps en temps, Pierre Munier s’arrêtait et les regardait avec une expression d’indicible ravissement ; le pauvre vieillard avait tant souffert, qu’il ne savait comment il avait la force de supporter son bonheur.

Jacques, moins sentimental, regardait du même côté ; mais il était évident que ce n’était pas le tableau que nous venons de décrire qui attirait ses regards, lesquels passaient par-dessus la tête de Georges et de Sara, et allaient fouiller l’espace dans la direction de Port-Louis.

Jacques, non seulement n’était pas au niveau de la joie générale, mais il y avait même des moments où il devenait soucieux, et où il passait sa main sur son front comme pour en écarter un nuage.

Quant à Tête-de-Fer, il causait tranquillement, assis près du timonier ; le bon Breton aurait fendu la tête du premier qui eût hésité une seconde à accomplir un ordre donné par lui ; mais, à part cette exigence bien naturelle, il n’était pas fier, donnait la main à tout le monde et parlait au premier venu.

Tout le reste de l’équipage avait repris cette expression insoucieuse qui après le combat ou la tempête, redevient l’aspect habituel de la physionomie des marins ; les hommes de service étaient sur le pont, les autres dans la batterie.

Pierre Munier, tout absorbé qu’il était dans le bonheur de Georges et de Sara, n’était point sans avoir remarqué l’inquiétude de Jacques ; plus d’une fois il avait suivi ses regards, et, comme il ne voyait absolument rien, dans la direction où ils se fixaient, que quelques gros nuages amassés au couchant, il crut que c’étaient les nuages qui inquiétaient Jacques.

– Serions-nous menacés d’une tempête ? demanda-t-il à son fils, au moment où celui-ci jetait vers l’horizon un de ces regards interrogateurs dont nous avons parlé.

– D’une tempête ? dit Jacques. Ah ! par ma foi ! s’il ne s’agissait que d’une tempête, la Calypso s’en soucierait autant que ce goéland qui passe ; mais nous sommes menacés de quelque chose de mieux que cela.

– Et de quoi donc sommes-nous menacés ? demanda Pierre Munier avec inquiétude. J’avais cru, moi, que, du moment où nous avions mis le pied sur ton bâtiment, nous étions sauvés.

– Dame ! répondit Jacques, le fait est que nous avons plus de chances maintenant que nous n’en avions, il y a douze heures, quand nous étions cachés dans les bois de la Petite-Montagne, et quand Georges disait son Confiteor dans l’église du Saint-Sauveur ; cependant, sans vouloir vous inquiéter, mon père, je ne puis pas dire que notre tête tienne encore bien solidement à nos épaules.

Puis, sans adresser spécialement la parole à personne :

– Un homme à la barre de perroquet, ajouta-t-il.

Trois matelots s’élancèrent aussitôt ; l’un d’eux atteignit en quelques secondes l’endroit désigné, les deux autres redescendirent.

– Et que crains-tu donc, Jacques ? reprit le vieillard ; penses-tu qu’ils tenteraient de nous poursuivre ?

– Justement, mon père, reprit Jacques, et, cette fois, vous avez touché l’endroit sensible. Ils ont là, dans Port-Louis, une certaine frégate qu’on appelle Leycester, une vieille connaissance à moi, et j’ai peur, je vous l’avouerai, qu’elle ne nous laisse point partir comme cela, sans nous proposer une petite partie de quilles, que nous serons bien forcés d’accepter.

– Mais il me semble, reprit Pierre Munier, que nous avons au moins, dans tous les cas, vingt-cinq à trente milles d’avance sur elle, et, qu’au train dont nous allons, nous serons bientôt hors de vue.

– Jetez le loch, dit Jacques.

Trois matelots s’occupèrent à l’instant même de cette opération, que Jacques suivit avec un intérêt visible ; puis, lorsqu’elle fut terminée :

– Combien de nœuds ? demanda-t-il.

– Dix nœuds, capitaine, répondit un des matelots.

– Oui, certainement, c’est fort joli pour une corvette qui serre le vent, et il n’y a peut-être, dans toute la marine anglaise, qu’une frégate qui puisse filer un demi-nœud de plus à l’heure ; malheureusement, cette frégate est justement celle à laquelle nous aurions affaire, dans le cas où il prendrait au gouverneur l’idée de nous poursuivre.

– Oh ! si cela dépend du gouverneur, on ne nous poursuivra certes pas, reprit Pierre Munier ; tu sais bien que le gouverneur était l’ami de ton frère.

– Parfaitement. Ce qui ne l’a pas empêché de le laisser condamner à mort.

– Pouvait-il faire autrement sans manquer à son devoir ?

– Cette fois, mon père, il s’agit de bien autre chose que de son devoir ; cette fois, c’est son amour-propre qui est en jeu. Oui, sans doute ; si le gouverneur avait eu droit de grâce, il eût fait grâce à Georges ; car, faire grâce, c’était faire preuve de supériorité ; mais Georges s’est échappé de ses mains au moment où, certes, il croyait le bien tenir. La supériorité dans cette circonstance a donc été du côté de Georges ; le gouverneur voudra prendre sa revanche.

– Une voile ! cria le matelot en vigie.

– Ah ! dit Jacques en faisant un signe de tête à son père. Et où cela ? continua-t-il en levant la tête.

– Sous le vent, à nous, répondit le matelot.

– À quelle hauteur ? demanda Jacques.

– À la hauteur de l’île des Tonneliers, à peu près.

– Et d’où vient-elle ?

– Elle sort de Port-Louis, qu’on dirait.

– Voilà notre affaire, murmura Jacques en regardant son père. Je vous l’avais bien dit, que nous n’étions pas hors de leurs griffes.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Sara.

– Rien répondit Georges ; il paraît que nous sommes poursuivis, voilà tout.

– O mon Dieu ! s’écria Sara, me l’aurez-vous rendu si miraculeusement pour me le reprendre ? C’est impossible !

Pendant ce temps, Jacques avait pris sa lunette et était monté dans la grande hune.

Il regarda quelque temps, avec une extrême attention, vers le point indiqué par la vigie ; puis, repoussant les uns dans les autres tous les tubes de l’instrument avec la paume de la main, il descendit en sifflotant et revint prendre sa place près de son père.

– Eh bien ? demanda le vieillard.

– Eh bien, dit Jacques, je ne m’étais pas trompé, nos bons amis les Anglais sont en chasse ; heureusement, ajouta-t-il en regardant l’horloge, heureusement que dans deux heures, il fera nuit serrée, et que la lune ne se lève qu’à minuit et demi.

– Alors, tu crois que nous parviendrons à leur échapper ?

– Nous ferons ce que nous pourrons pour cela, mon père soyez tranquille. Oh ! je ne suis pas fier, moi ; je n’aime pas les affaires où il n’y a que des coups à gagner ; et, dans celle-là, le diable m’emporte si je reviens sur mes préventions.

– Comment, Jacques, s’écria Georges, tu fuirais devant l’ennemi, toi, l’intrépide, toi, l’invaincu ?

– Mon cher, je fuirai toujours devant le diable, quand il aura les poches vides et deux pouces de cornes de plus que moi. Oh ! quand il aura les poches pleines, c’est différent, je risquerai quelque chose.

– Mais, sais-tu qu’on dira que tu as eu peur ?

– Et je répondrai que c’est, pardieu ! vrai. D’ailleurs, à quoi bon nous frotter à ces gaillards-là ? S’ils nous prennent, notre procès est fait, et ils nous pendront aux vergues depuis le premier jusqu’au dernier ; si, au contraire, nous les prenons, nous sommes forcés de les couler bas ; eux, et leur bâtiment.

– Comment, les couler bas ?

– Sans doute ; qu’est-ce que tu veux que nous en fassions ? Si c’étaient des nègres, on les vendrait ; mais, des blancs, à quoi est-ce bon ?

– Oh ! Jacques, mon bon frère, vous ne feriez pas une pareille chose, n’est ce pas ?

– Sara, ma petite sœur, dit Jacques, nous ferons ce que nous pourrons ; d’ailleurs, le moment venu, si le moment vient, nous vous placerons dans un petit endroit charmant, d’où vous ne verrez rien du tout de ce qui se passera ; en conséquence, ce sera pour vous comme si rien ne s’était passé. Puis, se retournant du côté du bâtiment :

– Oui, oui, le voilà qui pointe ; on voit la tête de ses huniers ; voyez-vous, tenez, là, mon père ?

– Je ne vois rien, qu’un point blanc qui se balance sur une vague, et qui m’a tout l’air d’une mouette.

– Eh bien, c’est justement cela ; votre mouette est une belle et bonne frégate de 36. Mais, vous le savez, la frégate est aussi un oiseau ; seulement, c’est un aigle au lieu d’être une hirondelle.

– Mais, n’est-ce point quelque autre bâtiment, un navire marchand, par exemple ?

– Un navire marchand ne serrerait pas le vent.

– Mais nous le serrons bien, nous.

– Oh ! nous, c’est autre chose : nous ne pouvions pas passer devant Port-Louis, c’était nous jeter dans la gueule du loup ; il nous a donc fallu faire route au plus près. Ne peux-tu augmenter la vitesse de ta corvette ?

– Elle porte tout ce qu’elle peut porter en ce moment, mon père. Quand nous aurons vent arrière, nous ajouterons encore quelques chiffons de toile, et nous gagnerons deux nœuds ; mais la frégate alors en fera autant, et cela reviendra au même ; le Leycester doit gagner un mille sur nous ; je le connais de vieille date.

– Alors, il nous rejoindra demain dans la journée ?

– Oui, si nous ne lui échappons pas cette nuit.

– Et crois-tu que nous lui échapperons ?

– C’est selon le capitaine qui le commandera.

– Mais, enfin, s’il nous rejoint ?

– Eh bien, alors, mon père, ce sera une question d’abordage ; car, vous comprenez, un combat d’artillerie ne peut pas nous aller, à nous. D’abord, le Leycester, si c’est lui, et c’est lui, je parierais cent nègres contre dix, a quelque chose comme une douzaine de canons de plus que nous ; en outre, il a Bourbon, l’île de France, Rodrigue, pour se réparer. Nous, nous avons la mer, l’espace, l’immensité. Toute terre nous est ennemie. Nous avons donc besoin de nos ailes avant tout.

– Et en cas d’abordage ?

– Alors la chance se rétablit. D’abord, nous avons des canons obusiers, ce qui n’est peut-être pas bien scrupuleusement permis sur un bâtiment de guerre, mais ce qui est un des privilèges que nous autres, pirates, nous concédons à nous-mêmes de notre autorité privée. Ensuite, comme la frégate est sur le pied de paix, elle n’a probablement que deux cent soixante-dix hommes d’équipage, et nous en avons, nous, deux cent soixante, ce qui, comme vous le voyez, surtout avec des drôles pareils aux miens, remet au moins les choses sur le pied de l’égalité. Tranquillisez-vous donc, mon père, et, comme voilà la cloche qui sonne, que cela ne nous empêche pas de souper.

En effet, il était sept heures du soir, et le signal du repas venait de se faire entendre avec sa ponctualité accoutumée.

Georges prit donc le bras de Sara, Pierre Munier les suivit, et tous trois descendirent dans la cabine de Jacques, transformée, à cause de la présence de Sara, en salle à manger.

Jacques demeura un instant en arrière pour donner quelques ordres à maître Tête-de-Fer, son second.

C’était quelque chose de curieux à voir, même pour tout autre œil que l’œil d’un marin, que l’intérieur de la Calypso comme un amant embellit sa maîtresse par tous les moyens possibles, Jacques avait embelli sa corvette de tous les atours dont on peut enrichir une nymphe de la mer. Les escaliers d’acajou étaient luisants comme des glaces ; les garnitures de cuivre, frottées trois fois par jour, brillaient comme de l’or ; enfin, tous les instruments de carnage, hache, sabres, mousquetons, disposés en dessins fantastiques autour des sabords par lesquels les canons accroupis allongeaient leur cou de bronze, semblaient des ornements disposés par un habile décorateur dans l’atelier de quelque peintre en réputation.

Mais c’était surtout la cabine du capitaine qui était remarquable par son luxe. Maître Jacques était, comme nous l’avons dit, un garçon fort sensuel, et, comme les gens qui, dans les circonstances extrêmes, savent très bien se passer de tout, il aimait assez, dans les occasions ordinaires, à jouir voluptueusement de tout. Or, la cabine de Jacques, destinée à servir à la fois de salon, de chambre à coucher et de boudoir, était un modèle du genre.

D’abord, de chaque côté, c’est-à-dire à bâbord et à tribord, régnaient deux larges divans, sous lesquels se cachaient avec leurs affûts deux pièces de canon qu’on ne pouvait deviner que du dehors. Un de ces deux divans servait de lit, l’autre de canapé ; l’entre-deux des fenêtres était une belle glace de Venise avec son cadre rococo figurant des Amours enroulés avec des fleurs et des fruits. Enfin, au plafond pendait une lampe d’argent, enlevée sans doute à l’autel de quelque madone, mais dont le travail précieux dénotait la plus belle époque de la renaissance.

Les divans et les parois des murailles étaient recouverts d’une magnifique étoffe de l’Inde, à fond rouge, et sur laquelle serpentaient ces belles fleurs d’or sans envers, qui semblent brodées par l’aiguille des fées.

Cette chambre avait été également cédée par Jacques à Georges et à Sara ; seulement, comme la messe interrompue de l’église du Saint-Sauveur ne rassurait pas entièrement la jeune fille sur la légalité de son mariage, Georges lui avait promptement fait entendre que, admis le jour dans le sanctuaire, il trouverait un autre appartement pour la nuit.

C’était, en outre, dans cette chambre, comme nous l’avons dit, que les repas devaient avoir lieu.

Ce fut une sensation de bonheur étrange pour ces quatre personnes, que de se trouver ainsi réunies autour de la même table, après avoir craint d’être séparées pour toujours. Aussi oubliaient-elles un instant le reste du monde pour ne s’occuper que d’elles ; le passé et l’avenir, pour ne songer qu’au présent.

Une heure s’écoula comme une seconde : après quoi, on remonta sur le pont.

Les premiers regards des convives se portèrent tout d’abord à l’arrière, et cherchèrent la frégate.

Il y eut un moment de silence.

– Mais, dit Pierre Munier, il me semble que la frégate a disparu.

– C’est-à-dire que, comme le soleil est à l’horizon, ses voiles sont dans l’ombre, répondit Jacques ; mais voyez dans cette direction, mon père.

Et le jeune homme étendit la main pour diriger le regard du vieillard.

– Oui, oui, dit Pierre, je l’aperçois.

– Elle s’est même rapprochée, dit Georges.

– Oui, de quelque chose comme d’un mille ou deux ; tiens, regarde en ce moment, Georges, et tu apercevras jusqu’à ses basses voiles ; elle n’est plus guère qu’à quinze milles de nous.

On était en ce moment à la hauteur de la passe du Cap, c’est-à-dire qu’on commençait à dépasser l’île ; le soleil se couchait dans un lit de nuages, et la nuit venait avec cette rapidité particulière aux latitudes tropicales.

Jacques fit un signe à maître Tête-de-Fer, lequel s’approcha son chapeau à la main.

– Eh bien, maître Tête-de-Fer, dit Jacques, que devons-nous penser de ce bâtiment ?

– Mais, sauf respect, vous en savez plus que moi là-dessus, mon capitaine.

– N’importe ! je désire avoir votre opinion. Est-ce un bâtiment marchand, ou un bâtiment de guerre ?

– Vous voulez plaisanter, mon capitaine, répondit Tête-de-Fer en riant de son large rire ; vous savez bien qu’il n’y a pas, dans toute la marine marchande, même dans la Compagnie des Indes, un bâtiment qui puisse nous suivre, et celui-ci a gagné sur nous.

– Ah !… Et combien a-t-il gagné sur nous depuis le moment que nous l’avons eu en vue, c’est-à-dire depuis trois heures ?

– Mon capitaine le sait bien.

– Je demande votre avis, maître Tête-de-Fer ; deux avis valent mieux qu’un.

– Mais, mon capitaine, il a gagné deux milles, à peu près.

– Très bien ; et, selon votre supposition, qu’est-ce que ce bâtiment ?

– Vous l’avez reconnu, capitaine.

– Peut-être, mais je crains de me tromper.

– Impossible ! dit Tête-de-Fer en riant de nouveau.

– N’importe ! dites toujours.

– C’est le Leycester, pardieu !

– Et à qui croyez-vous qu’il en veuille ?

– Mais à la Calypso, qu’il me semble ; vous savez bien, capitaine, qu’il a une vieille dent contre elle, pour quelque chose comme son mât de misaine, qu’elle a eu l’insolence de lui couper en deux.

– À merveille, maître Tête-de-Fer ! Je savais tout ce que vous venez de me dire ; mais je ne suis pas fâché de voir que vous êtes de mon avis. Dans cinq minutes, le quart va être renouvelé ; faites reposer les hommes qui ne seront pas de service ; dans une vingtaine d’heures, ils auront besoin de toutes leurs forces.

– Est-ce que le capitaine n’a pas l’intention de profiter de la nuit pour faire fausse route ? demanda maître Tête-de-Fer.

– Silence, Monsieur ; nous causerons de cela plus tard, dit Jacques ; allez à votre besogne, et faites exécuter les ordres que j’ai donnés.

Cinq minutes après, on releva le quart, et tous les hommes qui n’étaient pas de service disparurent dans la batterie ; au bout de dix minutes, tous dormaient ou faisaient semblant de dormir.

Et cependant, parmi tous ces hommes, il n’y en avait pas un qui ne sût que la Calypso était poursuivie ; mais ils connaissaient leur chef, et ils se reposaient sur lui.

Cependant la corvette continuait de marcher dans la même direction ; mais elle commençait à rencontrer la houle du large, ce qui ne pouvait que rendre son allure plus fatigante. Sara, Georges et Pierre Munier descendirent dans la cabine, et Jacques seul resta sur le pont.

La nuit était tout à fait venue, et l’on avait perdu entièrement de vue la frégate ; une demi-heure s’écoula.

Au bout de cette demi-heure, Jacques appela de nouveau son second, lequel se rendit immédiatement à son invitation.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, où supposez-vous que nous soyons maintenant ?

– Au nord du Coin-de-Mire, répondit le second.

– Parfaitement ; vous sentez-vous de force à laisser passer la corvette entre le Coin-de-Mire et l’île Plate, sans accrocher ni à droite ni à gauche ?

– J’y passerais les yeux bandés, capitaine.

– À merveille ! En ce cas, prévenez vos hommes de se tenir prêts à la manœuvre, attendu que nous n’avons pas de temps à perdre.

Chaque homme courut à son poste, et il se fit un moment de silence d’attente.

Puis au milieu de ce silence, une voix se fit entendre :

– Virez de bord ! dit Jacques.

– Parez, virez ! répéta Tête-de-Fer.

Puis le sifflet du maître de manœuvres se fit entendre.

Il y eut, de la part de la corvette, un instant d’hésitation, pareil à celui d’un cheval lancé au galop et qu’on arrête court ; puis elle tourna lentement, s’inclinant sous l’influence d’une brise fraîche et battue par de larges lames.

– La barre dessous ! cria Jacques.

Le timonier obéit, et la corvette, se rapprochant du lit du vent, commença à se redresser.

– Levez les lofs ! continua Jacques ; chargez derrière !

Ces deux manœuvres s’exécutèrent avec la même rapidité et le même bonheur que les précédentes ; la corvette compléta son abatée ; ses voiles de derrière commencèrent à s’enfler ; celles de devant furent rapidement chargées à leur tour et le gracieux navire s’élança vers le nouveau point de l’horizon qui lui était indiqué.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques après avoir suivi tous les mouvements de la corvette avec la même satisfaction qu’un cavalier suit les mouvements de son cheval, vous allez doubler l’île, profiter de chaque variation de la brise pour vous rapprocher de l’origine du vent et longer, en faisant bon bras, toute la ceinture de rochers qui s’étend depuis la passe des Cornes jusqu’à la crique de Flac.

– C’est bien, capitaine, répondit le second.

– Et maintenant, bonsoir, maître, reprit Jacques ; vous m’éveillerez quand la lune se lèvera.

Et Jacques, à son tour, alla se coucher avec cette bienheureuse insouciance qui est un des privilèges des existences constamment placées entre la vie et la mort.

Dix minutes après, il dormait aussi profondément que le dernier de ses matelots.

Chapitre XXX – Le combat §

Maître Tête-de-Fer tint parole ; il franchit heureusement le canal que forme la mer en se resserrant entre le Coin-de-Mire et l’île Plate, et, après avoir doublé la passe des Cornes et l’île d’Ambre, se rangea le plus près possible de la côte.

Puis à minuit et demi, comme il vit pointer la corne de la lune au sud de l’île Rodrigue, il alla, selon les instructions reçues, réveiller son capitaine.

Jacques, en montant sur le pont, jeta, sur tous les points de l’horizon, ce coup d’œil rapide et investigateur qui appartient essentiellement à l’homme de mer ; le vent avait fraîchi et variait de l’est au nord-est ; la terre se tenait à neuf milles, à peu près, à tribord, et on l’apercevait comme un brouillard ; aucun navire n’était en vue ni à l’arrière, ni à bâbord, ni à l’avant.

On était à la hauteur du port Bourbon.

Jacques avait joué le meilleur jeu qu’il pût jouer. Si la frégate, qui l’avait perdu de vue dans la nuit, avait continué sa route à l’est, il serait trop tard pour elle, au point du jour, de revenir sur son chemin, et il était sauvé ; si, au contraire, par une inspiration fatale, le capitaine du bâtiment chasseur avait deviné sa manœuvre et l’avait suivi, il avait encore la chance de se dérober à sa vue en longeant les côtes et en profitant des sinuosités de l’île pour se cacher à son ennemi.

Pendant que Jacques, à l’aide d’une longue-vue de nuit, essayait de percer l’obstacle de l’horizon, il sentit qu’on lui frappait sur l’épaule. Il se retourna : c’était Georges.

– Ah ! c’est toi frère ? lui dit-il en lui tendant la main.

– Eh bien, demanda Georges, qu’y a-t-il de nouveau ?

– Rien, jusqu’à présent ; mais, du reste, le Leycester serait derrière nous, que nous ne pourrions le voir à la distance qui nous sépare encore. Au point du jour, nous connaîtrons notre affaire… Ah ! ah !

– Qu’est-ce ?

– Rien. Une petite saute du vent, voilà tout.

– En notre faveur ?

– Oui, si la frégate a continué sa route ; dans le cas contraire, cette variation est aussi bonne pour elle que pour nous ; dans tous les cas, il faut en profiter.

Puis, se retournant vers le contremaître, qui avait remplacé le second :

– Range à hisser les bonnettes ! cria-t-il.

– Hors les bonnettes ! répéta le contremaître.

Au même instant, on vit monter du pont aux hunes, et des hunes au mât de perroquet, comme cinq nuages flottants qui allèrent se fixer à bâbord des voiles ; presque en même temps, on sentit que la corvette obéissait à une impulsion plus rapide ; Georges en fit l’observation à son frère.

– Oui, oui, dit Jacques, elle est comme Antrim, elle a la bouche fine, et il ne faut pas la fouetter pour qu’elle marche ; il ne s’agit que de lui lâcher de la toile en quantité convenable, et elle fera un assez joli chemin.

– Et combien, en marchant de cette allure, faisons-nous de milles à l’heure ? demanda Georges.

– Jetez le loch ! cria Jacques.

La manœuvre fut exécutée au même instant.

– Combien de nœuds ?

– Onze, capitaine.

– C’est deux milles de plus que nous ne faisions tout à l’heure. On n’en peut demander davantage, au reste, à du bois, de la toile et du fer ; et, si nous avions à nos trousses tout autre bâtiment que ce démon de Leycester, je voudrais le conduire comme en laisse jusqu’au cap de Bonne-Espérance ; puis, arrivés là, nous lui dirions bonsoir.

Georges ne répondit rien, et les deux frères continuèrent de se promener silencieux d’un bout à l’autre du pont ; seulement, chaque fois que Jacques revenait de l’avant à l’arrière, ses yeux semblaient vouloir forcer l’obscurité à s’ouvrir devant eux ; enfin, une seule fois il s’arrêta, et au lieu de continuer sa promenade, il s’appuya sur le couronnement de la poupe.

En effet, les ténèbres commençaient à se dissiper, quoique les premières lueurs du jour tardassent encore à paraître et, dans ce crépuscule naissant, lequel s’éclaircissait pareil à un brouillard qui se dissipe pour faire place à une aube bleuâtre, Jacques croyait distinguer, à quinze milles à peu près, la frégate faisant même route que la corvette.

À ce même moment, et comme il étendait la main pour faire remarquer à Georges ce point presque imperceptible, le matelot en vigie cria :

– Une voile à l’arrière.

– Oui, dit Jacques comme se parlant à lui-même ; oui, je l’ai vue ; oui, ils ont suivi notre sillage comme s’il était resté creusé derrière nous. Seulement, au lieu de passer entre l’île Plate et le Coin-de-Mire, ils ont passé entre l’île Plate et l’île Ronde, c’est ce qui leur a fait perdre deux heures ; il faut qu’il y ait sur le bâtiment un homme de mer qui sache un peu bien son métier.

– Mais je ne vois rien ! dit Georges.

– Tiens là, là ! regarde, reprit Jacques ; on voit jusqu’aux basses voiles, et, lorsque le bâtiment monte sur la vague, on voit, pardieu ! l’avant qui se soulève comme un poisson qui sort la tête de l’eau pour respirer.

– En effet, dit Georges ; oui, tu as raison ; je le vois.

– Et que voyez-vous, Georges ? demanda une douce voix derrière le jeune homme.

Georges se retourna et aperçut Sara.

– Ce que je vois, Sara ? Un fort beau spectacle : celui du soleil qui se lève ; mais, comme il n’y a pas de plaisir parfaitement pur sur la terre, ce spectacle est un peu gâté par l’aspect de ce bâtiment, qui, comme vous le voyez, malgré les calculs et les espérances de mon frère, n’a point perdu notre piste.

– Georges, dit Sara, Dieu, qui nous a si miraculeusement réunis jusqu’à présent, ne détournera pas son regard de nous au moment où nous avons le plus besoin de sa protection. Que cette vue ne vous empêche donc pas de l’adorer dans ses œuvres. Voyez, voyez, Georges, comme ce spectacle est beau !

En effet, au moment où le jour allait commencer à naître, on eût cru que la nuit jalouse avait essayé d’épaissir les ténèbres. Puis, comme nous l’avons dit, une lueur bleuâtre et transparente s’était étendue, augmentant à chaque instant de largeur et d’éclat ; puis cette lueur se dégrada successivement, passant du blanc argenté au rose tendre, puis, du rose tendre au rose foncé ; enfin, un nuage de pourpre pareil à la vapeur enflammée d’un volcan monta à l’horizon. C’était le roi du monde qui venait prendre possession de son empire ; c’était le soleil qui s’élançait en maître dans le firmament.

C’était la première fois que Sara voyait un pareil spectacle ; aussi était-elle demeurée en extase, serrant avec un amour plein de foi et de religion la main du jeune homme ; mais Georges, qui avait eu le temps de s’y habituer pendant les longs voyages qu’il avait faits sur mer, ramena le premier son regard vers l’objet de la préoccupation générale. Le bâtiment chasseur allait toujours se rapprochant ; seulement, il devenait moins visible, noyé qu’il était dans les flots de la lumière orientale ; et c’était la corvette, au contraire, qui, à cette heure, devait lui être devenue parfaitement distincte.

– Allons, allons, murmura Jacques, il nous a vus à son tour ; car le voilà qui hisse ses bonnettes. Georges, mon ami, continua Jacques en se penchant à l’oreille de son frère, tu connais les femmes, et tu sais qu’elles ont quelque peine à prendre leur parti ; tu ne ferais pas mal, à mon avis, de souffler à Sara quelques mots de ce qui va se passer.

– Que dit votre frère ? demanda Sara.

– Il doute de votre courage, reprit Georges, et je lui réponds de vous.

– Vous avez raison, mon ami. D’ailleurs, lorsque le moment sera venu, vous me direz ce qu’il faut que je fasse, et j’obéirai.

– Le démon marche comme s’il avait des ailes ! continua Jacques. Chère petite sœur, auriez-vous, par hasard, entendu nommer le commandant de ce bâtiment ?

– Je l’ai vu plusieurs fois chez M. de Malmédie, mon oncle, et je me rappelle parfaitement son nom : il s’appelait George Paterson ; mais ce ne peut être lui qui dirige le Leycester en ce moment ; car, avant-hier encore, je me rappelle avoir entendu dire qu’il était malade, et, à ce que l’on assurait, mortellement.

– Eh bien, je dis qu’on fera une grande injustice à son second, si, le jour même de la mort de son supérieur, on ne le nomme pas capitaine à sa place. À la bonne heure, il y a plaisir à avoir affaire à un gaillard comme celui-là, voyez comme son bâtiment avance ; sur ma parole, on dirait un cheval de course ; si cela continue, avant cinq ou six heures d’ici, il faudra en découdre.

– Eh bien, nous en découdrons, dit Pierre Munier, qui arrivait en ce moment sur le pont, et dont les yeux, à l’approche du danger, brillaient de cette ardeur dont s’enflammait son âme dans les grandes occasions.

– Ah ! c’est vous, mon père ? dit Jacques. Enchanté de vous voir dans ces bonnes dispositions ; car, dans quelques heures, comme je vous le disais, nous aurons besoin de tous les bras qui seront à bord.

Sara pâlit légèrement, et Georges sentit que la jeune fille lui serrait la main ; il se retourna vers elle en souriant.

– Eh bien, Sara, lui dit-il, après avoir eu tant de confiance en Dieu, douteriez-vous de lui maintenant ?

– Non, Georges, non, reprit Sara ; et, quand du fond de la cale j’entendrai le mugissement des canons, le sifflement les boulets, les cris des blessés, je resterai, je vous le jure, pleine de foi et d’espérance, certaine de revoir mon Georges sain et sauf ; car quelque chose me dit là que nous avons épuisé le plus amer de notre malheur, et que, comme les ténèbres ont fait place à ce soleil brillant, notre nuit, à nous, va faire place à un beau jour.

– À la bonne heure ! s’écria Jacques, et voilà ce que j’appelle parler : sur mon honneur, je ne sais à quoi tient que je ne vire de bord et que je ne mette le cap sur cet orgueilleux bâtiment ; cela lui épargnerait la moitié de la peine, et, à nous, la moitié de l’ennui ; qu’en dis-tu, Georges, veux-tu en faire l’expérience ?

– Volontiers, dit Georges ; mais ne crains-tu pas qu’à cette distance, s’il est quelque vaisseau anglais au port Bourbon, il n’en sorte au bruit de la canonnade, et ne vienne prêter main-forte à son compagnon ?

– Sur ma foi ! tu parles comme saint Jean Bouche-d’Or, frère, dit Jacques, et nous continuerons notre chemin. Ah ! c’est vous, maître Tête-de-Fer ? continua Jacques en s’adressant à son lieutenant, qui paraissait en ce moment sur le pont. Vous arrivez à propos : nous voici, comme vous le voyez, à la hauteur du morne Brabant ; maintenez le cap à l’ouest-sud-ouest du morne ; puis nous allons déjeuner, c’est une bonne précaution à prendre en tout temps, mais surtout quand on ignore si l’on dînera.

Et Jacques offrit le bras à Sara, et, donnant l’exemple, descendit le premier, suivi de Pierre et de Georges.

Sans doute dans le dessein de distraire, momentanément du moins, ses convives du danger qui les menaçait, Jacques fit durer le déjeuner le plus longtemps possible.

Deux heures s’étaient donc écoulées, à peu près, lorsqu’ils remontèrent sur le pont.

Le premier coup d’œil de Jacques fut pour le Leycester ; il s’était visiblement rapproché : on découvrait jusqu’à sa batterie, et cependant Jacques paraissait s’attendre à le trouver moins éloigné encore ; car, jetant un coup d’œil sur les agrès de sa corvette pour s’assurer qu’on n’avait rien changé à la voilure :

– Eh bien, qu’y a-t-il donc, maître Tête-de-Fer ? dit-il. Il me semble que nous marchons un peu plus vite maintenant qu’il y a deux heures.

– Oui, capitaine, répondit le second, oui, je dois dire qu’il y a quelque chose comme cela.

– Qu’avez-vous donc fait au bâtiment ?

– Oh ! des misères : j’ai changé notre lest de place et j’ai ordonné à nos hommes de se porter sur l’avant.

– Oui, oui, vous êtes un habile praticien ; et qu’avez-vous gagné à cela ?

– Un mille, capitaine, un pauvre mille, voilà tout. Nous filons douze nœuds à l’heure. Je viens de jeter le loch ; mais cela ne nous servira pas à grand-chose, et sans doute que, de son côté, il en aura fait autant ; car, depuis un quart d’heure, à peu près, lui aussi a augmenté sa vitesse. Tenez, capitaine, vous le voyez, il est presque à découvert. Oh ! nous avons affaire à quelque vieux loup de mer qui nous donnera du fil à retordre. Cela me rappelle la façon dont ce même Leycester nous a donné la chasse lorsque c’était le capitaine Williams Murrey qui en était le capitaine.

– Ah ! pardieu ! tout m’est expliqué maintenant, s’écria Jacques. Mille louis contre cent, Georges, que c’est ton enragé gouverneur qui est à bord de ce vaisseau. Il aura voulu prendre sa revanche.

– Crois-tu cela, frère ? s’écria Georges à son tour, en se levant du banc sur lequel il était assis, et en saisissant vivement le bras de Jacques, crois-tu cela ? J’avoue que j’en serais heureux, car, pour mon compte, moi aussi, j’ai avec lui une revanche à prendre.

– C’est lui-même, c’est lui en personne j’en réponds, maintenant. Il n’y a qu’un pareil limier qui ait pu éventer notre trace comme il l’a fait. Diable ! quel honneur pour un pauvre négrier comme moi, d’avoir affaire à un commodore de la marine royale ! Merci, Georges ! c’est toi qui me vaux cette bonne fortune.

Et Jacques tendit en riant la main à son frère.

Mais la probabilité d’avoir affaire à lord Williams Murrey lui-même n’était pour Jacques, dans la situation critique où l’on allait se trouver bientôt, qu’un motif de plus de prendre toutes les précautions nécessaires. Jacques jeta les yeux sur la muraille du bâtiment : les hamacs étaient dans les mets de bastingage ; il examina l’équipage : l’équipage, instinctivement, était déjà séparé par groupes, et chacun se tenait près de la batterie qu’il devait servir ; tous ces signes indiquaient qu’il n’avait rien à apprendre à ces hommes, et que chacun en savait autant que lui sur ce qui allait se passer.

En ce moment, un souffle de brise apporta, en passant, le bruit du tambour que l’on battait sur la frégate ennemie.

– Ah ! ah ! dit Jacques, on ne les accusera pas d’être en retard. Allons, enfants, suivons l’exemple qu’on nous donne. MM. les marins de la marine royale sont de bons maîtres, et nous ne pouvons que gagner à les imiter.

Puis haussant la voix :

– Branle-bas de combat ! cria-t-il de toute la force de ses poumons.

Aussitôt, on entendit résonner dans la batterie le roulement de deux tambours et les notes aiguës d’un fifre. Bientôt les trois musiciens parurent sur le pont, sortant par une écoutille, firent le tour du bâtiment et rentrèrent par l’écoutille opposée.

L’effet de cette apparition et du mélodieux concert qui en était la suite fut magique.

En un instant, chacun est au poste désigné d’avance et armé des armes légères qui lui sont dévolues ; les gabiers de combat s’élancent dans les hunes avec leurs carabines. La mousqueterie se range sur les gaillards et les passavants, les espingoles sont montées sur leurs chandeliers, les canons sont démarrés et mis en batterie, des provisions de grenades sont faites dans tous les endroits d’où l’on pourra les faire pleuvoir sur le pont ennemi. Enfin, le maître de manœuvres fait bosser toutes les écoutes, établir des serpenteaux dans la mâture, et hisser à leur place les grappins d’abordage.

L’activité n’était pas moins grande dans l’intérieur du bâtiment que sur le pont. Les soutes à poudre sont ouvertes, les fanaux des puits sont allumés, la barre de rechange est disposée ; enfin, les cloisons sont abattues, la chambre du capitaine déménagée, et l’on y roule deux pièces de canon qu’on établit en retraite.

Puis il se fit un grand silence. Jacques vit que tout était prêt, et commença son inspection.

Chaque homme était à son poste et chaque chose à sa place.

Néanmoins, comme Jacques comprenait que la partie qu’il allait jouer était une des plus sérieuses qu’il eût faites de sa vie, l’inspection dura une demi-heure. Pendant cette inspection, il examina chaque chose et parla à chaque homme.

Lorsqu’il remonta sur le pont, la frégate avait encore visiblement gagné sur lui, et les deux bâtiments n’étaient plus séparés que par un mille et demi de distance.

Une demi-heure s’écoula encore, pendant laquelle il n’y eut certes pas dix paroles échangées à bord de la corvette ; toutes les facultés de l’équipage, des chefs et des passagers, semblaient s’être concentrées dans leurs yeux.

Chaque physionomie exprimait un sentiment en harmonie avec son caractère : Jacques l’insouciance, Georges l’orgueil, Pierre Munier l’inquiétude paternelle, Sara le dévouement.

Tout à coup une légère nappe de fumée apparut au flanc de la frégate, et l’étendard de la Grande-Bretagne monta majestueusement dans les airs.

Le combat était inévitable : la corvette ne pouvait plus revenir au vent ; la supériorité de la marche était évidente. Jacques ordonna d’abaisser les bonnettes, pour ne pas conserver de voiles inutiles à la manœuvre ; puis, se retournant vers Sara :

– Allons, petite sœur, dit-il, vous voyez que tout le monde est à son poste ; je crois qu’il est temps que vous descendiez au vôtre.

– Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeune fille, ce combat est donc inévitable ?

– Dans un quart d’heure, dit Jacques, la conversation va commencer, et comme, selon toute probabilité, elle ne manquera pas de chaleur, il est nécessaire que ceux qui ne doivent pas s’en mêler se retirent.

– Sara, dit Georges, n’oubliez pas ce que vous m’avez promis.

– Oui, oui, dit la jeune fille, oui, me voilà prête à obéir. Vous voyez, Georges, je suis raisonnable. Mais vous de votre côté…

– Sara vous ne me demanderez pas, je l’espère, de rester spectateur de ce qui va se passer, quand c’est pour moi seul que tant de braves gens exposent leur existence ?

– Oh ! non, dit Sara ; non, je vous demande seulement de penser à moi, et de vous rappeler que, vous mort, je serai morte.

Puis elle offrit la main à Jacques, tendit son front à Pierre Munier, et, conduite par Georges, descendit par l’escalier de l’arrière.

Un quart d’heure après, Georges remonta ; il tenait à la main un sabre d’abordage et avait une paire de pistolets à sa ceinture.

Pierre Munier était armé de sa carabine damasquinée, vieille amie qui lui avait toujours rendu de fidèles services.

Jacques était à son banc de quart, tenant à la main son porte-voix, signe du commandement, et ayant à ses pieds un sabre d’abordage et un petit casque de fer.

Les deux navires faisaient la même route, la frégate serrant toujours la corvette, et déjà si rapprochée, que les matelots, disposés dans les hunes, pouvaient voir ce qui se passait sur le pont l’un de l’autre.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, vous avez bons yeux et bon jugement ; faites-moi le plaisir de monter dans la hune d’artimon et de me dire ce qui se passe là-bas.

Le second s’élança aussitôt comme un simple gabier, et en un instant fut au poste désigné.

– Eh bien ? dit le capitaine.

– Eh bien, capitaine, chacun est à son poste de combat, les canonniers aux batteries, les soldats de marine sur les passavants et le gaillard d’arrière, et le capitaine sur son banc de quart.

– Y a-t-il à bord d’autres troupes que des matelots et des soldats de marine ?

– Je ne crois pas, capitaine, à moins, cependant, qu’ils ne soient cachés dans la batterie, car je vois partout le même uniforme.

– Bien ! En ce cas, la partie est presque égale, à quinze ou vingt hommes près. Voilà tout ce que je voulais savoir. Descendez, maître Tête-de-Fer.

– Un instant ! un instant ! Voilà l’Anglais qui embouche son porte-voix. Si nous nous taisions bien, nous entendrions ce qu’il va dire.

Cette dernière opinion était un peu hasardée ; car, malgré le silence qui se faisait à bord, aucun bruit venant du bâtiment chasseur n’arriva jusqu’au bord de la corvette ; mais l’ordre que venait de donner le capitaine n’en fut pas moins promptement expliqué à tout l’équipage, car aussitôt deux éclairs sortirent de l’avant du navire ennemi, une détonation se fit entendre, et deux boulets vinrent ricocher dans le sillage de la Calypso.

– Bon ! dit Jacques, il n’y a que des pièces de 18 comme les nôtres ; les chances deviennent de plus en plus égales.

Puis, levant la tête :

– Descendez, dit-il au second ; vous êtes inutile maintenant là-bas, et j’ai besoin de vous ici.

Maître Tête-de-Fer obéit, et, au bout d’un instant, se trouva près de Jacques. Pendant ce temps, la frégate continuait d’avancer, mais sans tirer davantage, l’expérience lui ayant démontré qu’elle était encore hors de portée.

– Maître Tête-de-Fer, dit Jacques, descendez dans la batterie : tant que nous serons en retraite, servez-vous de boulets ; mais, du moment que nous en viendrons à l’abordage, des obus, rien que des obus ; vous entendez ?

– Oui, capitaine, répondit le second.

Et il descendit par l’escalier de l’arrière.

Les deux bâtiments continuèrent de faire route encore une demi-heure, à peu près, sans qu’aucune marque nouvelle d’hostilité se manifestât à bord de la frégate. De son côté, comme on l’a vu, la corvette, jugeant sans doute qu’il était inutile de perdre sa poudre et ses boulets, était restée insensible aux deux provocations de son ennemie ; mais il était évident, à l’animation qui commençait à couvrir le visage des matelots, et à l’attention avec laquelle le capitaine mesurait la distance qui séparait encore les deux navires que la conversation, comme disait Jacques, ne s’en tiendrait pas longtemps au monologue, et que le dialoguer allait commencer.

En effet, au bout de dix autres minutes d’attente, qui parurent un siècle à chacun, l’avant de la frégate s’enflamma de nouveau, une double détonation se fit entendre, et, cette fois fut suivie du sifflement des boulets qui passèrent dans sa voilure, trouant la voile de hune du mât d’artimon, et coupant deux ou trois cordages.

Jacques suivit d’un coup d’œil rapide l’effet des deux messages de destruction ; puis, voyant qu’ils n’avaient fait que de légères avaries :

– Allons, enfants ! dit-il, il paraît décidément que c’est à nous qu’ils en veulent. Politesse pour politesse. Feu !

Au même instant, une double détonation fit trembler toute la corvette, et Jacques se pencha en dehors pour voir le résultat de sa riposte : un des deux boulets fit sauter une portion de la muraille de l’avant, et l’autre s’enfonça dans la proue.

– Eh bien, cria Jacques, que faites-vous donc, vous autres ? À pleine volée, morbleu ! visez dans la mâture ; brisez-lui les jambes et trouez-lui les ailes ; le bois lui est plus précieux dans ce moment que la chair. Eh ! voyez !

Deux boulets passaient en ce moment à travers les voiles et les agrès de la corvette, et, tandis que l’un écornait la vergue de misaine, l’autre coupait le petit mât de perroquet.

– Feu ! sacredieu ! feu ! cria Jacques et prenez-moi exemple sur ces gaillards-là. Vingt-cinq louis pour le premier mât qui tombe à bord de la frégate.

La détonation suivit presque aussitôt le commandement, et l’on put suivre, dans la voilure du bâtiment ennemi, le passage des boulets.

Pendant un quart d’heure, à peu près le feu continua ainsi de part et d’autre ; la brise, abattue par les détonations était à peu près tombée, et les deux bâtiments ne filaient plus guère que quatre ou cinq nœuds : tout l’intervalle était rempli par la fumée, de sorte que c’était presque au hasard que l’artillerie tirait ; cependant la frégate avançait toujours, et l’on voyait l’extrémité de ses mâts dominer la vapeur qui l’enveloppait, tandis que la corvette, qui fuyait vent arrière et qui faisait feu par sa poupe, était entièrement hors de la fumée.

C’était le moment qu’attendait Jacques. Il avait fait tout ce qu’il avait pu pour éviter l’abordage ; mais, forcé dans sa course, il allait, comme le sanglier blessé, revenir enfin sur le chasseur. En ce moment, la frégate se trouvait dans la hanche de tribord de la corvette et commençait à la canonner par les pièces d’avant de sa batterie ; tandis que celle-ci, de son côté, commençait à lui répondre par ses pièces d’arrière. Jacques vit l’avantage de sa position et résolut d’en profiter.

En haut les renforts de manœuvre ! cria-t-il.

Les renforts s’élancèrent aussitôt sur le pont.

Puis, tandis que le feu continuait, une voix se fit entendre par-dessus le bruit de la canonnade, criant :

– Range à amurer la grande voile ! Aux bras de bâbord derrière ! À l’écoute de brigantine ! La barre à bâbord ! Brasse bâbord ! Amure grand-voile ! Borde la brigantine !

À peine ces ordres successifs furent-ils exécutés, que la corvette, obéissant à l’action simultanée de son gouvernail et de ses voiles d’arrière, se porta rapidement sur tribord, conservant assez d’aire pour couper la route à la frégate, et s’arrêta sur place, grâce à la précaution qu’avait eue son capitaine d’appuyer ses bras de tribord devant. Au moment même, la frégate, privée de la faculté de manœuvrer par les avaries de ses voiles d’arrière, et ne pouvant doubler la corvette au vent, s’avança, fendant à la fois la fumée et la mer, et vint, contrairement à sa volonté et avec un choc terrible, engager son beaupré dans les grands haubans de son ennemi.

En ce moment, on entendit retentir une dernière fois la voix de Jacques.

Feu ! cria-t-il. Enfilez-les de bout en bout ! Rasez-les comme un ponton !

Quatorze pièces de canon, dont six chargées à mitraille et huit à obus, obéissent à ce commandement, balayent le pont, sur lequel elles couchent trente ou quarante hommes, brisant par le pied son mât d’artimon. Au même instant, du haut des trois hunes, une pluie de grenades, tombant sur les passavants, nettoie l’avant de la frégate, tandis que celle-ci ne peut répondre à cette nuée de feu et à cette grêle de balles que par sa hune de misaine, embarrassée de son petit hunier.

Eh ce moment, par les vergues de la corvette, par le beaupré de la frégate, par les haubans, par les agrès, par les cordages, les pirates s’élancent, se précipitent, se pressent. Vainement les soldats de marine dirigent sur eux un feu terrible de mousqueterie ; à ceux qui tombent d’autres succèdent ; les blessés se traînent en poussant devant eux les grenades et en agitant leurs armes ; Georges et Jacques se croient déjà vainqueurs, quand au cri : « Tout le monde sur le pont ! » les matelots anglais occupés dans la batterie sortent à leur tour par les écoutilles et montent par les sabords. Ce renfort rassure les soldats de marine, qui commençaient à plier. Le commandant du bâtiment se jette à leur tête. Jacques ne s’est pas trompé : c’est bien l’ancien capitaine du Leycester, qui a voulu prendre sa revanche. Georges Munier et lord Williams Murrey se retrouvent en face l’un de l’autre, mais au milieu du sang et du carnage, mais le sabre à la main, mais ennemis mortels.

Tous deux se reconnaissent et s’efforcent de se joindre, mais la mêlée est telle, qu’ils sont entraînés comme par un tourbillon. Les deux frères sont au plus pressé des rangs anglais, frappant et frappés, luttant de sang-froid, de force et de courage ; deux matelots anglais lèvent la hache sur la tête de Jacques : tous deux tombent frappés par des balles invisibles. Deux soldats de marine pressent Georges de leurs baïonnettes : tous deux tombent à ses pieds. C’est Pierre Munier qui veille sur ses fils ; c’est la fidèle carabine qui fait son œuvre.

Tout à coup un cri terrible, qui domine le bruit des grenades, le pétillement de la mousqueterie, les clameurs des blessés, les plaintes des mourants, s’élance de la batterie, glaçant tout le monde de terreur :

– Au feu !

Au même instant, une fumée épaisse sort par l’écoutille de l’arrière et par les sabords. Un des obus a éclaté dans la chambre du capitaine et a mis le feu à la frégate.

À ce cri terrible, inattendu, magique, tout s’arrête ; puis, à son tour, la voix de Jacques, puissante, impérieuse, suprême, se fait entendre :

– Chacun à bord de la Calypso !

Aussitôt, avec le même empressement qu’ils ont mis à descendre sur le pont de la frégate, les pirates l’abandonnent et, se hissent les uns sur les autres, s’accrochant à toutes les manœuvres, sautant d’un bord à l’autre, tandis que Jacques et Georges, avec quelques-uns des plus déterminés, soutiennent la retraite.

Alors, c’est le gouverneur qui s’élance à son tour, pressant les pirates, les fusillant à bout portant, espérant monter en même temps qu’eux sur la Calypso, mais, alors, les premiers arrivés s’élancent dans les hunes de la corvette ; les grenades et les balles pleuvent de nouveau. Des cordages sont lancés à ceux qui restent encore sur la frégate, chacun saisit une amarre. Jacques remonte à bord, Georges reste le dernier. Le gouverneur vient à lui, il l’attend.

Tout à coup une main de fer le saisit et l’enlève : c’est Pierre Munier qui veille sur son fils, et qui, pour la troisième fois de la journée, le sauve d’une mort presque certaine.

Alors une voix retentit, dominant toute cette horrible mêlée :

– Brassez bâbord devant ! Hissez les focs ! Carguez la grande voile et la brigantine ! Ralingue derrière ! La barre tout à tribord !

Toutes ces manœuvres, ordonnées avec cette voix puissante qui commande l’obéissance passive, furent exécutées avec une si merveilleuse rapidité, que, quelle que fût l’impétuosité avec laquelle les Anglais se ruaient à la poursuite des pirates, ils ne purent arriver à temps pour lier les deux bâtiments l’un à l’autre. La corvette, comme si elle eût été douée du sentiment, sembla comprendre le danger qu’elle courait et se dégagea par un vigoureux effort, tandis que la frégate, privée de son mât d’artimon, continuait d’avancer lentement sous l’influence des voiles du grand mât et du mât de misaine.

Alors, du pont de la Calypso, on vit se passer quelque chose d’affreux.

La chaleur du combat avait empêché qu’on ne s’aperçût à temps que le feu était à bord de la frégate ; de sorte qu’au moment où le cri : « Au feu ! » s’était fait entendre, l’incendie avait déjà fait de trop grands progrès pour qu’on espérât de l’éteindre.

Ce fut en ce moment que l’on put admirer la puissance de la discipline anglaise ; au milieu de la fumée, devenue de moment en moment plus épaisse le gouverneur remonta sur le banc de bâbord, et, reprenant son porte-voix qu’il avait gardé pendu au poignet gauche :

– Du calme, enfants ! cria-t-il, et je réponds de tout !

Chacun s’arrêta.

– Les canots à la mer ! continua le gouverneur.

En cinq minutes, le canot de la poupe, les deux canots de côté et un des canots de la drome furent descendus et flottèrent autour de la frégate.

– Le canot de la poupe et le canot de la drome pour les soldats de marine ! cria le gouverneur : les deux canots de côté pour les matelots !

Puis, comme la Calypso s’éloignait toujours, elle n’entendit plus les autres commandements ; mais elle vit les quatre canots s’emplir de tout ce qui restait d’hommes sains et saufs, tandis que les malheureux blessés, se traînant sur le pont, priaient vainement leurs camarades de les recevoir.

– Deux chaloupes à la mer ! cria de son côté Jacques, en voyant que les quatre canots ne suffisaient pas à contenir tout l’équipage.

Et deux chaloupes vides se détachèrent des flancs de la Calypso et se balancèrent sur la mer.

Aussitôt, tout ce qui n’avait pu trouver place dans les chaloupes de la frégate s’élança à la mer et se mit à nager vers les chaloupes de la corvette.

Le gouverneur était resté à bord.

On avait voulu le faire descendre dans une des chaloupes ; mais, comme il n’avait pu sauver ses blessés, il avait voulu mourir avec eux.

La mer offrait alors un aspect effrayant.

Les quatre canots s’éloignaient à force de rames du bâtiment incendié, tandis que les matelots en retard nageaient vers les deux chaloupes de la corvette.

Puis, immobile au milieu d’un tourbillon de fumée, avec son commandant debout sur son banc de quart, ses blessés se traînant sur le pont, la frégate brûlait.

C’était un spectacle si terrible que Georges sentit la main tremblante de Sara se poser sur son épaule, et ne se retourna point pour la regarder.

Arrivées à une certaine distance, les chaloupes avaient cessé de ramer.

Voici ce qui se passa :

La fumée devint de plus en plus épaisse ; puis on vit sortir, par les écoutilles, un serpent de feu qui rampa le long du mât de misaine, dévorant les voiles et les agrès ; puis les sabords s’enflammèrent ; puis les canons chargés partirent tout seuls ; puis une détonation terrible se fit entendre : le bâtiment s’ouvrit comme un cratère ; un nuage de flammes et de fumée monta vers le ciel ; puis, enfin, à travers ce nuage, on vit retomber sur la mer bouillonnante, quelques débris de mâts, de vergues, d’agrès.

C’était tout ce qui restait du Leycester.

– Et lord Williams Murrey ? demanda la jeune fille.

– Si je ne devais pas vivre avec toi, Sara, dit Georges en se retournant, sur mon honneur, je voudrais mourir comme lui !