Première partie §
Introduction I. Le Mont-Tonnerre §
Sur la rive gauche du Rhin, à quelques lieues de la ville impériale de Worms, vers l’endroit où prend sa source la petite rivière de Selz, commencent les premiers chaînons de plusieurs montagnes dont les croupes hérissées paraissent s’enfuir vers le nord, comme un troupeau de buffles effrayés qui disparaîtrait dans la brume.
Ces montagnes qui, dès leur talus, dominent déjà un pays à peu près désert, et qui semblent former un cortège à la plus haute d’entre elles, portent chacune un nom expressif qui désigne une forme ou rappelle une tradition : l’une est la Chaise du Roi, l’autre la Pierre des Eglantiers, celle-ci le Roc des Faucons, celle-là la Crête du Serpent.
La plus élevée de toutes, celle qui s’élance le plus haut vers le ciel, ceignant son front granitique d’une couronne de ruines, est le Mont-Tonnerre.
Quand le soir épaissit l’ombre des chênes, quand les derniers rayons du soleil viennent dorer en mourant les hauts pitons de cette famille de géants, on dirait alors que le silence descend peu à peu de ces sublimes degrés du ciel jusqu’à la plaine, et qu’un bras invisible et puissant développe de leurs flancs, pour l’étendre sur le monde fatigué par les bruits et les travaux de la journée, ce long voile bleuâtre au fond duquel scintillent les étoiles. Alors tout passe insensiblement de la veille au sommeil. Tout s’endort sur la terre et dans l’air.
Seule au milieu de ce silence, la petite rivière dont nous avons déjà parlé, le Selzbach, comme on l’appelle dans le pays, poursuit son cours mystérieux sous les sapins de la rive ; et quoique ni jour ni nuit ne l’arrêtent, car il faut qu’elle se jette dans le Rhin qui est son éternité à elle, quoique rien ne l’arrête, disons-nous, le sable de son lit est si frais, ses roseaux sont si flexibles, ses roches si bien ouatées de mousses et de saxifrages, que pas un de ses flots ne bruit de Morsheim, où elle commence, jusqu’à Freiwenheim, où elle finit.
Un peu au-dessus de sa source, entre Albishein et Kircheim-Poland, une route sinueuse creusée entre deux parois abruptes et sillonnée de profondes ornières conduit à Danenfels. Au delà de Danenfels la route devient un sentier, puis le sentier lui-même diminue, s’efface, se perd, et l’œil cherche en vain autre chose sur le sol que la pente immense du Mont-Tonnerre, dont le mystérieux sommet, visité si souvent par le feu du Seigneur, qui lui a donné son nom, se dérobe derrière une ceinture d’arbres verts, comme derrière un mur impénétrable. En effet, une fois arrivé sous ces arbres touffus comme les chênes de l’antique Dodone, le voyageur peut continuer son chemin sans être aperçu de la plaine, même en plein jour, et son cheval fût-il plus ruisselant de grelots qu’une mule espagnole, on n’entendra point le bruit de ses grelots ; fût-il caparaçonné de velours et d’or comme un cheval d’empereur, pas un rayon d’or ou de pourpre ne percera le feuillage, tant l’épaisseur de la forêt étouffe le bruit, tant l’obscurité de son ombre éteint les couleurs.
Aujourd’hui encore que les montagnes les plus élevées sont devenues de simples observatoires, aujourd’hui encore que les légendes les plus poétiquement terribles n’éveillent qu’un sourire de doute sur les lèvres du voyageur, aujourd’hui encore cette solitude effraie et rend si vénérable cette partie de la contrée, que quelques maisons de chétive apparence, sentinelles perdues des villages voisins, ont seules apparu, à distance de cette ceinture magique, pour témoigner de la présence de l’homme dans ce pays.
Ceux qui habitent ces maisons égarées dans la solitude sont des meuniers qui laissent gaiement la rivière broyer leur blé dont ils vont porter la farine à Rockenhausen et à Alzey, ou des bergers qui, en menant paître leurs troupeaux dans la montagne, tressaillent parfois, eux et leurs chiens, au bruit de quelque sapin séculaire qui tombe de vieillesse dans les profondeurs inconnues de la forêt.
Car les souvenirs du pays sont lugubres, nous l’avons déjà dit, et le sentier qui se perd au delà de Danenfels, au milieu des bruyères de la montagne, n’a pas toujours, disent les plus braves, conduit d’honnêtes chrétiens au port de leur salut.
Peut-être même quelqu’un d’entre ses habitants d’aujourd’hui a-t-il entendu raconter autrefois à son père ou à son aïeul ce que nous allons essayer de raconter nous-mêmes aujourd’hui.
Le 6 mai 1770, à l’heure où les eaux du grand fleuve se teignent d’un reflet blanc irisé de rose, c’est-à-dire au moment où, pour tout le Rhingau, le soleil descend derrière l’aiguille de la cathédrale de Strasbourg, qui la coupe en deux hémisphères de feu, un homme qui venait de Mayence, après avoir traversé Alzey et Kircheim-Poland, apparut au delà du village de Danenfels, suivit le sentier, tant que le sentier fut visible, puis, lorsque toute trace de chemin fut effacée, descendant de son cheval et le prenant par la bride, il alla sans hésitation l’attacher au premier sapin de la redoutable forêt.
L’animal hennit avec inquiétude, et la forêt sembla tressaillir à ce bruit inaccoutumé.
– Bien ! bien ! murmura le voyageur ; calme-toi, mon bon Djérid. Voici douze lieues faites, et toi, du moins, tu es arrivé au terme de ta course.
Et le voyageur essaya de percer avec le regard la profondeur du feuillage ; mais déjà les ombres étaient si opaques, qu’on ne distinguait que des masses noires se découpant sur d’autres masses d’un noir plus épais.
Cet examen infructueux achevé, le voyageur se retourna vers l’animal, dont le nom arabe indiquait à la fois l’origine et la vélocité, et, prenant à deux mains le bas de sa tête, il approcha de sa bouche ses naseaux fumants.
– Adieu, mon brave cheval, dit-il, si je ne te retrouve pas, adieu.
Et ces mots furent accompagnés d’un regard rapide que le voyageur promena autour de lui, comme s’il eût redouté ou désiré d’être entendu.
Le cheval secoua sa crinière soyeuse, frappa du pied la terre et hennit de ce hennissement qu’il devait, dans le désert, faire entendre à l’approche du lion.
Le voyageur, cette fois, se contenta de secouer la tête de haut en bas avec un sourire, comme s’il eût voulu dire :
– Tu ne te trompes pas, Djérid, le danger est bien ici.
Mais alors, décidé sans doute d’avance à ne pas combattre ce danger, l’aventureux inconnu tira de ses arçons deux beaux pistolets aux canons ciselés et à la crosse de vermeil, puis avec le tire-bourre de leur baguette, il les déchargea l’un après l’autre, en extirpant la bourre et la balle, puis enfin il sema la poudre sur le gazon.
Cette opération terminée, il remit les pistolets dans les fontes.
Ce n’est pas tout.
Le voyageur portait à sa ceinture une épée à poignée d’acier ; il déboucla le ceinturon, le roula autour de l’épée, passa le tout sous la selle, l’assujettit avec l’étrier, de façon à ce que la pointe de l’épée correspondît à l’aine du cheval et la poignée à l’épaule.
Enfin, ces formalités étranges accomplies, le voyageur secoua ses bottes poudreuses, ôta ses gants, fouilla dans ses poches, et y ayant trouvé une paire de petits ciseaux et un canif à manche d’écaille, il les jeta l’un après l’autre par-dessus son épaule, sans même regarder où ils allaient tomber.
Cela fait, après avoir passé une dernière fois la main sur la croupe de Djérid, après avoir respiré, comme pour donner à sa poitrine tout le degré de dilatation qu’elle pouvait acquérir, le voyageur chercha inutilement un sentier quelconque, et n’en voyant point, il entra au hasard dans la forêt.
C’est le moment, nous le croyons, de donner à nos lecteurs une idée exacte du voyageur que nous venons de faire apparaître à leurs yeux, et qui est destiné à jouer un rôle important dans le cours de notre histoire.
Celui qui après être descendu de cheval venait de s’aventurer si hardiment dans la forêt, paraissait être un homme de trente à trente-deux ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, mais si admirablement pris, qu’on sentait circuler tout à la fois la force et l’adresse dans ses membres souples et nerveux. Il était vêtu d’une espèce de redingote de voyage de velours noir à boutonnières d’or ; les deux bouts d’une veste brodée apparaissaient au-dessous des derniers boutons de cette redingote, et une culotte de peau collante dessinait des jambes qui eussent pu servir de modèle à un statuaire, et dont l’on devinait la forme élégante à travers des bottes de cuir verni.
Quant à son visage, qui avait toute la mobilité des types méridionaux, c’était un singulier mélange de force et de finesse : son regard, qui pouvait exprimer tous les sentiments, semblait, lorsqu’il s’arrêtait sur quelqu’un, plonger dans celui sur lequel il s’arrêtait deux rayons de lumière destinés à éclairer jusqu’à son âme. Ses joues brunes avaient été, cela se voyait tout d’abord, hâlées par les rayons d’un soleil plus brûlant que le notre. Enfin, une bouche grande, mais belle de forme, s’ouvrait pour laisser voir un double rang de dents magnifiques que la haleur du teint faisait paraître plus blanches encore. Le pied était long, mais fin ; la main était petite, mais nerveuse.
À peine celui dont nous venons de tracer le portrait eut-il fait dix pas au milieu des noirs sapins, qu’il entendit de rapides piétinements vers l’endroit où il avait laissé son cheval. Son premier mouvement, mouvement sur l’intention duquel il n’y avait point à se tromper, fut de retourner sur ses pas ; mais il se retint. Cependant, ne pouvant résister au désir de savoir ce qu’était devenu Djérid, il se haussa sur la pointe des pieds, dardant son regard par une éclaircie ; entraîné par une main invisible qui avait dénoué sa bride, Djérid avait déjà disparu.
Le front de l’inconnu se plissa légèrement, et quelque chose comme un sourire crispa ses joues pleines et ses lèvres ciselées à fines arêtes.
Puis il continua son chemin vers le centre de la forêt.
Pendant quelques pas encore, le crépuscule extérieur pénétrant à travers les arbres guida sa marche ; mais bientôt ce faible reflet venant à lui manquer, il se trouva dans une nuit tellement épaisse que, cessant de voir où il mettait le pied et craignant sans doute de s’égarer, il s’arrêta.
– Je suis bien venu jusqu’à Danenfels, dit-il tout haut, car de Mayence à Danenfels il y a une route ; j’ai bien été de Danenfels à la Bruyère-Noire, parce que de Danenfels à la Bruyère-Noire il y a un sentier ; je suis bien venu de la Bruyère-Noire ici, quoiqu’il n’y eût ni route ni sentier, car j’apercevais la forêt ; mais ici, je suis forcé de m’arrêter : je n’y vois plus.
À peine ces mots étaient-ils prononcés dans un dialecte moitié français, moitié sicilien, qu’une lumière jaillit subitement à cinquante pas à peu près du voyageur.
– Merci, dit-il ; maintenant que cette lumière marche, je la suivrai.
Aussitôt la lumière marcha sans oscillation, sans secousse, avançant d’un mouvement égal, comme glissent sur nos théâtres ces flammes fantastiques dont la marche est réglée par le machiniste et le metteur en scène.
Le voyageur fit encore cent pas à peu près, puis il crut entendre comme un souffle à son oreille.
Il tressaillit.
– Ne te retourne pas, dit une voix à droite, ou tu es mort !
– Bien, répondit sans sourciller l’impassible voyageur.
– Ne parle pas, dit une voix à gauche, ou tu es mort !
Le voyageur s’inclina sans parler.
– Mais si tu as peur, articula une troisième voix qui, pareille à celle du père d’Hamlet, semblait sortir des entrailles de la terre, si tu as peur, reprends le chemin de la plaine, cela signifiera que tu renonces, et on te laissera retourner d’où tu viens.
Le voyageur se contenta de faire un geste de la main, et continua sa route.
La nuit était si sombre et la forêt si épaisse, que, malgré la lueur qui le guidait, le voyageur n’avançait qu’en trébuchant. Durant une heure à peu près, la flamme marcha, et le voyageur la suivit sans faire entendre un murmure, sans donner un signe de crainte.
Tout à coup elle disparut.
Le voyageur était hors de la forêt. Il leva les yeux ; à travers le sombre azur du ciel scintillaient quelques étoiles.
Il continua de marcher en avant dans la direction où avait disparu la lumière, mais bientôt il vit surgir devant lui une ruine, spectre d’un vieux château.
En même temps son pied heurta des décombres.
Aussitôt un objet glacé se colla sur ses tempes et mura ses yeux. Dès lors il ne vit plus même les ténèbres.
Un bandeau de linge mouillé emprisonnait sa tête. C’était chose convenue sans doute, c’était au moins chose à laquelle il s’attendait, car il ne fit aucun effort pour enlever ce bandeau. Seulement il étendit silencieusement la main comme fait un aveugle qui réclame un guide.
Ce geste fut compris, car à l’instant même une main froide, aride, osseuse, se cramponna aux doigts du voyageur.
Il reconnut que c’était la main décharnée d’un squelette ; mais si cette main eût été douée du sentiment, elle eût, de son côté, reconnu que la sienne ne tremblait pas.
Alors le voyageur se sentit rapidement entraîné pendant l’espace de cent toises.
Soudain la main quitta la sienne, le bandeau s’envola de son front, et l’inconnu s’arrêta : il était arrivé au sommet du Mont-Tonnerre.
Introduction II. Celui qui est §
Au milieu d’une clairière formée par des bouleaux chauves de vieillesse, s’élevait le rez-de-chaussée d’un de ces châteaux en ruines que les seigneurs féodaux semèrent jadis dans l’Europe au retour des croisades.
Les porches sculptés de fins ornements, et dont chaque cavité, au lieu de la statue, mutilée et précipitée au pied de la muraille, recelait une touffe de bruyères ou de fleurs sauvages, découpaient sur un ciel blafard leurs ogives dentelées par les éboulements.
Le voyageur, en ouvrant les yeux, se trouva devant les marches humides et moussues du portique principal : sur la première de ces marches se tenait debout le fantôme à la main osseuse qui l’avait amené jusque-là.
Un long suaire l’enveloppait de la tête au pied ; sous les plis du linceul, ses orbites sans regard étincelaient, sa main décharnée était étendue vers l’intérieur des ruines, et semblait indiquer au voyageur, comme terme de sa route, une salle dont l’élévation au-dessus du sol cachait les parties inférieures, mais aux voûtes effondrées de laquelle on voyait trembler une lumière sourde et mystérieuse.
Le voyageur inclina sa tête en signe de consentement. Le fantôme monta lentement un à un et sans bruit les degrés, et s’enfonça dans les ruines ; l’inconnu le suivit du même pas tranquille et solennel sur lequel il avait toujours réglé sa marche, franchit un à un à son tour les degrés qu’avait franchis le fantôme, et entra.
Derrière lui se referma, aussi bruyamment qu’un mur vibrant d’airain, la porte du porche principal.
À l’entrée d’une salle circulaire vide, tendue de noir et éclairée par trois lampes aux reflets verdâtres, le fantôme s’était arrêté.
À dix pas de lui le voyageur s’arrêta à son tour.
– Ouvre les yeux, dit le fantôme.
– J’y vois, répondit l’inconnu.
Tirant alors avec un geste rapide et fier une épée à deux tranchants de son linceul, le fantôme frappa sur une colonne de bronze qui répondit au coup par un mugissement métallique.
Aussitôt et tout autour de la salle des dalles se soulevèrent et des fantômes sans nombre, pareils au premier, apparurent armés chacun d’une épée à double tranchant et prirent place sur des gradins de même forme que la salle où se reflétait particulièrement la lueur verdâtre des trois lampes et où ils semblaient, confondus avec la pierre par leur froideur et leur immobilité, des statues sur leurs piédestaux.
Chacune de ces statues humaines se détachait étrangement sur la draperie noire qui, comme nous l’avons dit, couvrait les murs.
Sept sièges étaient placés en avant du premier degré ; sur ces sièges étaient assis six fantômes qui paraissaient des chefs ; un de ces sièges était vide.
Celui qui était assis sur le siège du milieu se leva.
– Combien sommes-nous ici, mes frères ? demanda-t-il en se tournant du côté de l’assemblée.
– Trois cents, répondirent les fantômes d’une seule et même voix qui tonna dans la salle, puis presque aussitôt alla se briser sur la tenture funéraire des murailles.
– Trois cents, reprit le président, dont chacun représente dix mille associés ; trois cents épées qui valent trois millions de poignards.
Puis se retournant vers le voyageur.
– Que désires-tu ? lui demanda-t-il.
– Voir la lumière, répondit celui-ci.
– Les sentiers qui mènent à la montagne de feu sont âpres et durs ; ne crains-tu pas de t’y engager ?
– Je ne crains rien.
– Une fois que tu auras fait encore un pas en avant, il ne te sera plus permis de retourner en arrière. Songes-y.
– Je ne m’arrêterai qu’en touchant le but.
– Es-tu prêt à jurer ?
– Dictez-moi le serment et je le répéterai.
Le président leva la main, et d’une voix lente et solennelle prononça les paroles suivantes :
– « Au nom du Fils crucifié, jurez de briser les liens charnels qui vous attachent encore à père, mère, frères, sœurs, femme, parents, amis, maîtresses, rois, bienfaiteurs, et à tout être quelconque à qui vous auriez promis foi, obéissance ou service. »
Le voyageur, d’une voix ferme, répéta les paroles qui venaient de lui être dictées par le président qui, passant au deuxième paragraphe du serment, reprit avec la même lenteur et la même solennité :
– « De ce moment vous êtes affranchi du prétendu serment fait à la patrie et aux lois : jurez donc de révéler au nouveau chef que vous reconnaissez ce que vous avez vu ou fait, lu ou entendu, appris ou deviné, et même de rechercher et d’épier ce qui ne s’offrirait pas à vos yeux. »
Le président se tut, et l’inconnu répéta les paroles qu’il venait d’entendre.
– « Honorez et respectez l’aqua tofana, reprit le président sans changer de ton, comme un moyen prompt, sur et nécessaire de purger le globe par la mort ou l’hébétation de ceux qui cherchent à avilir la vérité ou à l’arracher de nos mains. »
Un écho n’eût pas plus fidèlement reproduit ces paroles que ne le fit l’inconnu ; le président reprit :
– « Fuyez l’Espagne, fuyez Naples, fuyez toute terre maudite, fuyez la tentation de rien révéler de ce que vous allez voir et entendre, car le tonnerre n’est pas plus prompt à frapper que ne le sera à vous atteindre, en quelque lieu que vous soyez, le couteau invisible et inévitable.
« Vivez au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. »
Il fut impossible, malgré la menace que contenaient ces dernières lignes, de surprendre aucune émotion sur le visage de l’inconnu, qui prononça la fin du serment et l’invocation qui le suivit avec un accent aussi calme qu’il en avait prononcé le commencement.
– Et maintenant, continua le président, ceignez le front du récipiendaire avec la bandelette sacrée.
Deux fantômes s’approchèrent de l’inconnu, qui inclina la tête : l’un d’eux lui appliqua sur le front un ruban aurore chargé de caractères argentés, entremêlés de la figure de Notre Dame de Lorette, l’autre en noua derrière lui les deux bouts à la naissance du col.
Puis ils s’écartèrent, en laissant de nouveau l’inconnu seul.
– Que demandes-tu ? lui dit le président.
– Trois choses, répondit le récipiendaire.
– Lesquelles ?
– La main de fer, le glaive de feu, les balances de diamant.
– Pourquoi désires-tu la main de fer ?
– Pour étouffer la tyrannie.
– Pourquoi désires-tu le glaive de feu ?
– Pour chasser l’impur de la terre.
– Pourquoi désires-tu les balances de diamant ?
– Pour peser les destins de l’humanité.
– Es-tu préparé pour les épreuves ?
– Le fort est préparé à tout.
– Les épreuves ! les épreuves ! s’écrièrent plusieurs voix.
– Retourne-toi, dit le président.
L’inconnu obéit et se trouva en face d’un homme pâle comme la mort, garrotté et bâillonné.
– Que vois-tu ? demanda le président.
– Un criminel ou une victime.
– C’est un traître qui, après avoir fait le serment que tu as fait, a révélé le secret de l’ordre.
– C’est un criminel alors.
– Oui. Quel châtiment a-t-il encouru ?
– La mort.
Les trois cents fantômes répétèrent :
– La mort !
Au même instant le condamné, malgré des efforts surhumains, fut entraîné dans les profondeurs de la salle : le voyageur le vit se débattre et se tordre aux mains de ses bourreaux ; il entendit sa voix sifflant à travers l’obstacle du bâillon. Un poignard étincela, reflétant comme un éclair la lueur des lampes, puis on entendit frapper un coup mat, et le bruit d’un corps tombant lourdement sur le sol retentit sourd et funèbre.
– Justice est faite, dit l’inconnu en se retournant vers le cercle effrayant, dont les regards avides avaient, à travers leurs suaires, dévoré ce spectacle.
– Ainsi, dit le président, tu approuves l’exécution qui vient d’avoir lieu ?
– Oui, si celui qui vient d’être frappé fut véritablement coupable.
– Et tu boirais à la mort de tout homme qui, comme lui, trahirait les secrets de l’association sainte ?
– J’y boirais.
– Quelle que fût la boisson ?
– Quelle qu’elle fût.
– Apportez la coupe, dit le président.
L’un des deux bourreaux s’approcha alors du récipiendaire et lui présenta une liqueur rouge et tiède dans un crâne humain monté sur un pied de bronze.
L’inconnu prit la coupe des mains du bourreau, et la levant au-dessus de sa tête :
– Je bois, dit-il, à la mort de tout homme qui trahira les secrets de l’association sainte.
Puis abaissant la coupe à la hauteur de ses lèvres, il la vida jusqu’à la dernière goutte et la rendit froidement à celui qui la lui avait présentée.
Un murmure d’étonnement courut par l’assemblée, et les fantômes semblèrent se regarder entre eux à travers leurs linceuls.
– C’est bien, dit le président. Le pistolet !
Un fantôme s’approcha du président, tenant d’une main un pistolet et de l’autre une balle de plomb et une charge de poudre.
À peine le récipiendaire daigna-t-il tourner les yeux de son côté.
– Tu promets donc obéissance passive à l’association sainte ? demanda le président.
– Oui.
– Même si cette obéissance devait s’exercer sur toi-même ?
– Celui qui entre ici n’est pas à lui, il est à tous.
– Ainsi, quelque ordre qu’il te soit donné par moi, tu obéiras ?
– J’obéirai.
– À l’instant même ?
– À l’instant même.
– Sans hésitation ?
– Sans hésitation.
– Prends ce pistolet et charge-le.
L’inconnu prit le pistolet, fit glisser la poudre dans le canon, l’assujettit avec une bourre, puis laissa tomber la balle, qu’il assura avec une seconde bourre, après quoi il amorça l’arme.
Tous les sombres habitants de l’étrange demeure le regardaient avec un morne silence, qui n’était interrompu que par le bruit du vent se brisant aux angles des arceaux rompus.
– Le pistolet est chargé, dit froidement l’inconnu.
– En es-tu sûr ? demanda le président.
Un sourire passa sur les lèvres du récipiendaire qui tira la baguette et la laissa couler dans le canon de l’arme qu’elle dépassa de deux pouces.
Le président s’inclina en signe qu’il était convaincu.
– Oui, dit-il, il est en effet chargé et bien chargé.
– Que dois-je en faire ? demanda l’inconnu.
– Arme-le.
L’inconnu arma le pistolet, et l’on entendit au milieu du profond silence qui accompagnait les intervalles du dialogue le craquement du chien.
– Maintenant, reprit le président, appuie la bouche du pistolet contre ton front.
Le récipiendaire obéit sans hésiter.
Le silence s’étendit sur l’assemblée, plus profond que jamais ; les lampes semblèrent pâlir, ces fantômes étaient bien véritablement des fantômes, car pas un n’avait d’haleine.
– Feu, dit le président.
La détente partit, la pierre étincela sur la batterie ; mais la poudre du bassinet seule prit feu, et aucun bruit n’accompagna sa flamme éphémère.
Un cri d’admiration s’échappa de presque toutes les poitrines, et le président, par un mouvement instinctif, étendit la main vers l’inconnu.
Mais deux épreuves ne suffisaient point aux plus difficiles, et quelques voix crièrent :
– Le poignard ! le poignard !
– Vous l’exigez ? demanda le président.
– Oui, le poignard ! le poignard ! reprirent les mêmes voix.
– Apportez donc le poignard, dit le président.
– C’est inutile, fit l’inconnu, en secouant la tête d’un air de dédain.
– Comment, inutile ? s’écria l’assemblée.
– Oui, inutile, reprit le récipiendaire d’une voix qui couvrait toutes les voix ; inutile, je vous le répète, car vous perdez un temps précieux.
– Que dites-vous là ? s’écria le président.
– Je dis que je sais tous vos secrets, que ces épreuves que vous me faites subir sont des jeux d’enfant, indignes d’occuper un instant des être sérieux. Je dis que cet homme assassiné n’est point mort ; je dis que ce sang que j’ai bu était du vin renfermé dans une outre aplatie sur sa poitrine et caché sous ses vêtements ; je dis que la poudre et les balles de ce pistolet sont tombées dans la crosse au moment où, en armant le chien, j’ai fait jouer la bascule qui les engloutit. Reprenez donc votre arme impuissante, bonne à effrayer les lâches. Relève-toi donc, cadavre menteur : tu n’épouvanteras pas les forts.
Un cri terrible fit retentir les voûtes.
– Tu connais nos mystères ! s’écria le président ; tu es donc un voyant ou un traître ?
– Qui es-tu ? demandèrent ensemble trois cents voix, en même temps que vingt épées étincelaient aux mains des fantômes les plus proches, et par un mouvement régulier, comme eût été celui d’une phalange exercée, venaient s’abaisser et se réunir sur la poitrine de l’inconnu.
Mais lui, souriant, calme, relevant la tête en secouant sa chevelure sans poudre, et retenue par le seul ruban qu’on avait noué autour de son front :
– Ego sum qui sum, dit-il, je suis celui qui est.
Puis il promena ses regards sur la muraille humaine qui l’entourait étroitement. À son regard dominateur les épées s’abaissèrent par mouvements inégaux, selon que ceux que l’inconnu écrasait de ce regard cédaient instantanément à son influence ou essayaient de la combattre.
– Tu viens de prononcer une imprudente parole, dit le président, et sans doute tu ne l’as prononcée que parce que tu n’en connais point la portée.
L’étranger secoua la tête en souriant.
– J’ai répondu ce que je dois répondre, dit-il.
– D’où viens-tu donc alors ? demanda le président.
– Je viens du pays d’où vient la lumière.
– Nos instructions annoncent cependant que tu viens de Suède.
– Qui vient de Suède peut venir d’orient, reprit l’étranger.
– Une seconde fois, nous ne te connaissons pas. Qui es-tu ?
– Qui je suis !… Soit, reprit l’inconnu ; je vous le dirai tout à l’heure, puisque vous feignez de ne me point comprendre ; mais auparavant je veux vous dire qui vous êtes vous-mêmes.
Les fantômes tressaillirent, et leurs glaives s’entrechoquèrent en passant de leur main gauche dans leur main droite et en se relevant à la hauteur de la poitrine de l’inconnu.
– D’abord, reprit l’étranger en étendant la main vers le président, toi qui te crois un dieu et qui n’es qu’un précurseur, toi le représentant des cercles suédois, je te dirai ton nom, pour n’avoir point besoin de te dire celui des autres. Swedenborg, les anges qui causent familièrement avec toi ne t’ont-ils pas révélé que celui que tu attendais s’était mis en chemin ?
– C’est vrai, répondit le président en relevant son linceul pour mieux voir celui qui lui parlait ; ils me l’ont dit.
Et celui qui relevait son linceul, contre toutes les habitudes des rites de la société, montrait en le relevant le visage vénérable et la barbe blanchie d’un vieillard de quatre-vingts ans.
– Bien, reprit l’étranger, maintenant à ta gauche est le représentant du cercle anglais, qui préside la loge de la Calédonie. Salut, milord. Si le sang de votre aïeule revit en vous, l’Angleterre peut espérer que la lumière éteinte se rallumera.
Les épées s’abaissèrent, la colère commençait à faire place à l’étonnement.
– Ah ! c’est vous, capitaine ? continua l’inconnu en s’adressant au dernier chef placé à la gauche du président ; dans quel port avez-vous laissé votre beau bâtiment, que vous aimez comme une maîtresse ? C’est une brave frégate, n’est-ce pas, que la Providence, et un nom qui portera bonheur à l’Amérique ?
Puis se retournant vers celui qui se tenait à la droite du président :
– À ton tour, dit-il, prophète de Zurich, voyons regarde-moi en face, toi qui as poussé jusqu’à là divination la science physionomique, et dis tout haut si dans les lignes de mon visage tu ne reconnais pas le témoignage de ma mission.
Celui auquel il s’adressait recula d’un pas.
– Allons, continua l’étranger en s’adressant à son voisin, allons, descendant de Pélage, il s’agit de chasser une seconde fois les Maures de l’Espagne. Ce sera chose facile si les Castillans n’ont point à tout jamais perdu l’épée du Cid.
Le cinquième chef resta muet et immobile ; on eût dit que la voix de l’inconnu l’avait changé en pierre.
– Et à moi, reprit le sixième chef, allant au-devant des paroles de l’inconnu, qui semblait l’oublier, à moi, n’as-tu rien à me dire ?
– Si fait, répondit le voyageur en fixant sur divination un de ces regards perçants qui fouillaient les cœurs ; si fait, j’ai à te dire ce que Jésus dit à Judas : je te le dirai tout à l’heure.
Celui auquel il s’adressait devint plus pâle que son linceul, tandis qu’un murmure courant par toute l’assemblée semblait demander compte au récipiendaire de cette étrange accusation.
– Tu oublies le représentant de la France, dit le président.
– Celui-là n’est point parmi nous, répondit l’étranger avec hauteur, et tu le sais bien, toi qui parles, puisque voilà son siège vide. Maintenant rappelle-toi que les pièges font sourire celui qui voit dans les ténèbres, qui agit malgré les éléments et qui vit malgré la mort.
– Tu es jeune, reprit le président, et tu parles avec l’autorité d’un dieu… Réfléchis bien, à ton tour : l’audace n’étourdit que les hommes irrésolus ou ignorants.
Un sourire de suprême dédain se dessina sur les lèvres de l’étranger.
– Vous êtes tous irrésolus, dit-il, puisque vous ne pouvez agir sur moi ; vous êtes tous ignorants, puisque vous ne savez pas qui je suis, tandis qu’au contraire je sais, moi, qui vous êtes : donc je réussirais près de vous rien qu’avec de l’audace ; mais à quoi sert l’audace à celui qui est tout-puissant ?
– La preuve de cette puissance, dit le président, la preuve, donnez-nous-la.
– Qui vous a convoqués ? demanda l’inconnu, passant du rôle d’interrogé à celui d’interrogateur.
– Le cercle suprême.
– Ce n’est pas sans but, dit l’étranger en se retournant vers le président et vers les cinq chefs, que vous êtes venus, vous de Suède, vous de Londres, vous de New-York, vous de Zurich, vous de Madrid, vous de Varsovie, vous tous enfin, continua-t-il en s’adressant à la foule, des quatre parties du monde, pour vous réunir dans le sanctuaire de la foi terrible.
– Non, sans doute, répondit le président, nous venons au-devant de celui qui a fondé un empire mystérieux en orient, qui a réuni les deux hémisphères dans une communauté de croyances, qui a enlacé les mains fraternelles du genre humain.
– Y a-t-il un signe certain auquel vous puissiez le reconnaître ?
– Oui, dit le président, et Dieu a daigné me le dévoiler par l’intermédiaire de ses anges.
– Vous seul connaissez ce signe, alors ?
– Moi seul le connais.
– Vous n’avez révélé ce signe à personne ?
– À personne au monde.
– Dites-le tout haut.
Le président hésita.
– Dites, répéta l’étranger avec le ton du commandement, dites, car le moment de la révélation est venu !
– Il portera sur la poitrine, dit le chef suprême, une plaque de diamant, et sur cette plaque étincelleront les trois premières lettres d’une devise connue de lui seul.
– Quelles sont ces trois lettres ?
– L. P. D.
L’étranger écarta d’un mouvement rapide sa redingote et son gilet, et sur sa chemise de fine batiste apparut, resplendissante comme une étoile de flamme, la plaque de diamant sur laquelle flamboyaient les trois lettres de rubis.
– LUI ! s’écria le président épouvanté ; serait-ce lui ?
– Celui que le monde attend ! dirent avec anxiété les chefs.
– Le Grand Cophte ! murmurèrent trois cents voix.
– Eh bien ! s’écria l’étranger avec l’accent du triomphe, me croirez-vous maintenant quand je vous répéterai pour la seconde fois : Je suis celui qui est ?
– Oui, dirent les fantômes en se prosternant.
– Parlez, maître, dirent le président et les cinq chefs, le front incliné vers la terre ; parlez, et nous obéirons.
Introduction III. L P D §
Il se fit un silence de quelques secondes, pendant lequel l’inconnu parut recueillir toutes ses pensées. Puis au bout d’un instant :
– Seigneurs, dit-il, vous pouvez déposer les épées qui fatiguent inutilement vos bras et me prêter une oreille attentive ; car vous aurez beaucoup à apprendre dans le peu de paroles que je vais vous adresser.
L’attention redoubla.
– La source des grands fleuves est presque toujours divine, c’est pour cela qu’elle est inconnue ; comme le Nil, comme le Gange, comme l’Amazone, je sais où je vais, mais j’ignore d’où je viens ! Tout ce que je me rappelle, c’est que le jour où les yeux de mon âme s’ouvrirent à la perception des objets extérieurs, je me trouvais dans Médine la ville sainte, courant à travers les jardins du muphti Salaaym.
« C’était un respectable vieillard que j’aimais comme mon père, et qui cependant n’était point mon père ; car, s’il me regardait avec tendresse, il ne me parlait qu’avec respect ; trois fois par jour il s’écartait pour laisser arriver jusqu’à moi un autre vieillard dont je ne prononce le nom qu’avec une reconnaissance mêlée d’effroi ; ce vieillard respectable, auguste réceptacle de toutes les sciences humaines, instruit par les sept esprits supérieurs dans tout ce qu’apprennent les anges pour comprendre Dieu, s’appelle Althotas ; il fut mon gouverneur, il fut mon maître ; il est encore mon ami, ami vénérable, car il a deux fois l’âge du plus âgé d’entre vous. »
Ce langage solennel, ces gestes majestueux, cet accent onctueux et sévère à la fois, produisirent sur l’assemblée une de ces impressions qui se résolvent en longs frémissements d’anxiété.
Le voyageur continua :
– Lorsque j’atteignis ma quinzième année, j’étais déjà initié aux principaux mystères de la nature. Je savais la botanique, non pas cette science étroite que chaque savant circonscrit à l’étude du coin du monde qu’il habite, mais je connaissais les soixante mille familles de plantes qui végètent par tout l’univers. Je savais, quand mon maître m’y forçait, en m’imposant les mains sur le front et en faisant descendre dans mes yeux fermés un rayon de la lumière céleste, je savais, par ma contemplation presque surnaturelle, plonger mon regard sous le flot des mers, et classer ces monstrueuses et indescriptibles végétations qui flottent et se balancent sourdement entre deux couches d’eau vaseuse, et couvrent de leurs rameaux gigantesques le berceau de tous ces monstres hideux et presque sans forme que la vue de l’homme n’a jamais atteints, et que Dieu doit avoir oubliés depuis le jour où les anges rebelles forcèrent à les créer son pouvoir un instant vaincu.
« Je m’étais en outre adonné aux langues mortes et vivantes. Je connaissais tous les idiomes qui se parlent depuis le détroit des Dardanelles jusqu’au détroit de Magellan. Je lisais ces mystérieux hiéroglyphes écrits sur ces livres de granit qu’on appelle les pyramides. J’embrassais toutes les connaissances humaines, depuis Sanchoniathon jusqu’à Socrate, depuis Moïse jusqu’à saint Jérôme, depuis Zoroastre jusqu’à Agrippa.
« J’avais étudié la médecine non seulement dans Hippocrate, dans Galien, dans Averrhoës, mais encore avec ce grand maître qu’on appelle la nature. J’avais surpris les secrets des Cophtes et des Druses. J’avais recueilli les semences fatales et les semences heureuses. Je pouvais, quand le simoun et l’ouragan passaient sur ma tête, livrer à leur souffle des graines qui allaient porter loin de moi la mort ou la vie, selon que j’avais condamné ou béni la contrée vers laquelle je tournais mon visage courroucé ou souriant.
« Ce fut au milieu de ces études, de ces travaux, de ces voyages, que j’atteignis ma vingtième année.
« Un jour mon maître vint me trouver dans la grotte de marbre où je me retirais pendant la grande chaleur du jour. Son visage était à la fois austère et souriant… Il tenait à la main un flacon.
« – Acharat, me dit-il, je t’ai toujours dit que rien ne naissait, que rien ne mourait dans le monde ; que le berceau et le cercueil étaient frères ; qu’il manquait seulement à l’homme, pour voir clair dans ses existences passées, cette lucidité qui le fera l’égal de Dieu, puisque, du jour où il aura acquis cette lucidité, il se sentira immortel comme Dieu. Eh bien ! j’ai trouvé le breuvage qui dissipe les ténèbres, en attendant que je trouve celui qui chasse la mort. Acharat, j’ai bu hier ce qui manque à ce flacon ; bois le reste aujourd’hui.
« J’avais une grande confiance, j’avais une vénération suprême dans mon digne maître, et cependant ma main trembla en touchant le flacon que me présentait Althotas, comme la main d’Adam dut trembler en touchant la pomme que lui offrait Ève.
« – Bois, me dit-il en souriant.
« Alors il m’imposa les mains sur la tête, comme il avait coutume de le faire lorsqu’il voulait momentanément me douer de la double vue.
« – Dors, me dit-il, et souviens-toi.
« Je m’endormis aussitôt. Alors je rêvai que j’étais couché sur un bûcher de bois de santal et d’aloès ; un ange qui passait, portant de l’orient à l’occident la volonté du Seigneur, toucha mon bûcher du bout de l’aile, et mon bûcher prit feu. Mais, chose étrange, au lieu d’être ému par la crainte, au lieu de redouter cette flamme, je m’étendis voluptueusement au milieu des langues ardentes, comme fait le phénix, qui vient puiser une nouvelle vie au principe de toute vie.
« Alors tout ce qu’il y avait de matériel en moi disparut, l’âme seule resta, conservant la forme du corps, mais transparente, impalpable, plus légère que l’atmosphère où nous vivons, et au-dessus de laquelle elle s’éleva. Alors, comme Pythagore, qui se souvenait avoir été au siège de Troie, je me souvins des trente-deux existences que j’avais déjà vécues.
« Je vis passer sous mes yeux les siècles, comme une série de grands vieillards. Je me reconnus sous les différents noms que j’avais portés depuis le jour de ma première naissance jusqu’à celui de ma dernière mort, car, vous le savez, mes frères, et c’est un des points les plus positifs de notre croyance, les âmes, ces innombrables émanations de la divinité, qui à chacun de ses souffles s’échappent de la poitrine de Dieu, les âmes remplissent l’air, elles se distribuent en une nombreuse hiérarchie, depuis les âmes sublimes jusqu’aux âmes inférieures, et l’homme qui, à l’heure de sa naissance, aspire, au hasard peut-être, une de ces âmes préexistantes, la rend à l’heure de son trépas à une carrière nouvelle et à de successives transformations. »
Celui qui parlait ainsi parlait avec un accent si convaincu, ses yeux se levaient au ciel avec un regard si sublime, qu’à cette période de sa pensée résumant toute sa croyance, il fut interrompu par un murmure d’admiration ; l’étonnement faisait place à l’admiration, comme la colère avait fait place à l’étonnement.
– Quand je me réveillai, continua l’illuminé, je sentis que j’étais plus qu’un homme ; je compris que j’étais presque un dieu.
« Alors je résolus de vouer non seulement mon existence actuelle, mais encore toutes les existences qui me restent à vivre, au bonheur de l’humanité.
« Le lendemain, comme s’il eût deviné mon projet, Althotas vint à moi et me dit :
« – Mon fils, il y a vingt ans que votre mère expira en vous donnant le jour ; depuis vingt ans un obstacle invincible empêche votre illustre père de se révéler à vous ; nous allons reprendre nos voyages ; votre père sera parmi ceux que nous rencontrerons, il vous embrassera, mais vous ignorerez qu’il vous a embrassé.
« Ainsi tout en moi, comme dans les élus du Seigneur, devait être mystérieux : passé, présent, avenir.
« Je dis adieu au muphti Salaaym qui me bénit et me combla de présents ; puis nous nous joignîmes à une caravane qui partait pour Suez.
« Pardon, seigneurs, si je m’émeus à ce souvenir ; un jour, un homme vénérable m’embrassa, et je ne sais quel tressaillement étrange remua tout mon être quand je sentis battre son cœur.
« C’était le chérif de La Mecque, prince très magnifique et très illustre. Il avait vu des batailles, et, d’un geste de son bras, il courbait les têtes de trois millions d’hommes. Althotas se détourna pour ne pas s’émouvoir, pour ne point se trahir peut-être, et nous continuâmes notre chemin.
« Nous nous enfonçâmes en Asie ; nous remontâmes le Tigre, nous visitâmes Palmyre, Damas, Smyrne, Constantinople, Vienne, Berlin, Dresde, Moscou, Stockholm, Pétersbourg, New-York, Buenos-Ayres, Le Cap, Aden ; puis, nous retrouvant presque au point d’où nous étions partis, nous gagnâmes l’Abyssinie, nous descendîmes le Nil, nous abordâmes à Rhodes, puis à Malte ; un navire était venu au-devant du nôtre à vingt lieues en mer, et deux chevaliers de l’ordre, m’ayant salué et ayant embrassé Althotas, nous avaient conduits triomphalement au palais du grand maître Pinto.
« Sans doute, vous allez me demander, seigneurs, comment le musulman Acharat était reçu avec tant d’honneur par ceux-là même qui jurent dans leurs vœux l’extermination des infidèles. C’est qu’Althotas, catholique et chevalier de Malte lui-même, ne m’avait jamais parlé que d’un Dieu puissant, universel, ayant, avec l’aide des anges ses ministres, établi l’harmonie générale, et ayant donné à ce tout harmonieux le beau, le grand nom de Cosmos. J’étais théosophe enfin.
« Mes voyages étaient achevés ; mais la vue de toutes ces villes aux noms divers, aux mœurs opposées, ne m’avait causé aucun étonnement : c’est que rien n’était nouveau pour moi sous le soleil ; c’est que pendant le cours des trente-deux existences que j’avais déjà vécu, j’avais déjà visité les mêmes villes ; c’est que la seule chose qui me frappa, c’étaient les changements qui s’étaient opérés parmi les hommes qui les peuplaient. Alors, je pus planer en esprit au-dessus des événements et suivre la marche de l’humanité. Je vis que tous les esprits tendaient au progrès, que le progrès menait à la liberté. Je vis que tous les prophètes apparus successivement avaient été suscités par le Seigneur pour soutenir la marche chancelante de l’humanité, qui, partie aveugle de son berceau, fait chaque siècle un pas vers la lumière : les siècles sont les jours des peuples.
« Alors je me suis dit que tant de choses sublimes ne m’avaient pas été révélées pour que je les ensevelisse en moi, que c’est vainement que la montagne renferme ses filons d’or et que l’océan cache ses perles ; car le mineur obstiné pénètre au fond de la montagne ; car le plongeur descend dans les profondeurs de l’océan, et que mieux valait, au lieu de faire comme l’océan et la montagne, faire comme le soleil, c’est-à-dire secouer mes splendeurs sur le monde.
« Vous comprenez donc maintenant, n’est-ce pas, que ce n’est point pour accomplir de simples rites maçonniques que je suis venu d’orient. Je suis venu pour vous dire : Frères, empruntez les ailes et les yeux de l’aigle, élevez-vous au-dessus du monde, gagnez avec moi la cime de la montagne où Satan emporta Jésus, et jetez les yeux sur les royaumes de la terre.
« Les peuples forment une immense phalange ; nés à différentes époques et dans des conditions diverses, ils ont pris leurs rangs et doivent arriver, chacun à son tour, au but pour lequel ils ont été créés. Ils marchent incessamment, quoiqu’ils semblent se reposer, et s’ils reculent par hasard, ce n’est pas qu’ils vont en arrière, c’est qu’ils prennent un élan pour franchir quelque obstacle ou bien pour briser quelque difficulté.
« La France est à l’avant-garde des nations ; mettons-lui un flambeau à la main. Ce flambeau dût-il être une torche, la flamme qui la dévorera sera un salutaire incendie, puisqu’il éclairera le monde.
« C’est pour cela que le représentant de la France manque ici ; peut-être eût-il reculé devant sa mission… Il faut un homme qui ne recule devant rien… j’irai en France.
– Vous irez en France ? reprit le président.
– Oui, c’est le poste le plus important… je le prends pour moi ; c’est l’œuvre la plus périlleuse… je m’en charge.
– Alors vous savez ce qui se passe en France ? reprit le président.
L’illuminé sourit.
– Je le sais, car je l’ai préparé moi-même : un roi vieux, timoré, corrompu, moins vieux, moins désespéré encore que la monarchie qu’il représente, siège sur le trône de France. Quelques années à peine lui restent à vivre. Il faut que l’avenir soit convenablement disposé par nous pour le jour de sa mort. La France est la clef de voûte de l’édifice ; que les six millions de mains qui se lèvent à un signe du cercle suprême déracinent cette pierre, et l’édifice monarchique s’écroulera, et le jour où l’on saura qu’il n’y a plus de roi en France, les souverains de l’Europe, les plus insolemment assis sur leur trône, sentiront le vertige leur monter au front, et d’eux-mêmes ils s’élanceront dans l’abîme qu’aura creusé ce grand écroulement du trône de saint Louis.
– Pardon, très vénérable maître, interrompit le chef qui se tenait à la droite du président, et qu’à son accent d’un germanisme montagnard on pouvait reconnaître pour Suisse, votre intelligence a sans doute tout calculé ?
– Tout, répondit laconiquement le grand Cophte.
– Et cependant, le très vénérable maître m’excusera de lui parler ainsi ; mais sur la cime de nos montagnes, dans le fond de nos vallées, sur les rives de nos lacs, nous sommes habitués à parler aussi librement que parlent le souffle du vent et le murmure des eaux ; cependant, je le répète, je crois le moment inopportun, car voici qu’un grand événement se prépare, et auquel la monarchie française devra sa régénération. J’ai vu, moi qui ai l’honneur de vous parler, très vénérable grand maître, j’ai vu une fille de Marie-Thérèse se diriger en grande pompe vers la France, pour unir le sang de dix-sept Césars avec celui du successeur de soixante et un rois ; et les peuples se réjouissaient aveuglément, comme ils font toujours lorsqu’on relâche ou qu’on dore leur joug. Je le répète donc en mon nom et au nom de mes frères, je crois le moment inopportun.
Chacun se tourna plein de recueillement vers celui qui affrontait avec tant de calme et tant de hardiesse à la fois le mécontentement du grand maître.
– Parle, frère, dit le grand Cophte, sans paraître ému, ton avis sera suivi s’il est bon. Nous autres, élus de Dieu, nous ne repoussons personne et nous ne sacrifions point l’intérêt d’un monde au froissement de notre amour-propre.
Le député de la Suisse poursuivit au milieu d’un profond silence :
– Dans mes études j’ai réussi, très vénérable grand maître, à me convaincre d’une vérité : c’est que toujours la physionomie des hommes révèle à l’œil qui sait y lire leurs vices et leurs vertus. L’homme compose son visage, il adoucit son regard, il fait sourire ses lèvres ; tous ces mouvements musculaires sont en sa puissance ; mais le type principal de son caractère reste en saillie, lisible et irréfragable témoignage de ce qui se passe dans son cœur. Ainsi le tigre, lui aussi, a de charmants sourires et de caressantes œillades ; mais à son front bas, à ses pommettes saillantes, à son occiput énorme, à son rictus sanglant, vous le reconnaissez tigre. Le chien, de son côté, fronce le sourcil, montre ses dents et joue la rage ; mais à son œil doux et franc, à sa face intelligente, à sa démarche obséquieuse, vous le reconnaissez serviable et amical. Dieu a écrit sur les faces de chaque créature son nom et sa qualité. Eh bien ! moi, j’ai lu sur le front de la jeune fille qui doit régner en France la fierté, le courage et la charité si tendre des filles d’Allemagne ; j’ai lu sur le visage du jeune homme qui sera son époux le sang-froid calme, la mansuétude chrétienne et l’esprit minutieux de l’observateur. Or comment un peuple, et surtout ce peuple français qui n’a pas de mémoire pour le mal et qui n’oublie jamais le bien, puisqu’il lui a suffi de Charlemagne, de saint Louis et de Henri IV pour sauvegarder vingt rois lâches et cruels ; comment un peuple qui espère toujours et qui ne désespère jamais, n’aimerait-il pas une reine jeune, belle et bonne, un roi doux, clément et bon administrateur, après l’ère désastreuse et dilapidatrice de Louis XV, après ses publiques orgies et ses sournoises vengeances, après le règne des Pompadour et des du Barry ! La France ne bénira-t-elle pas des princes qui seront le modèle des vertus que j’ai citées, et qui apporteront en dot la paix européenne ? Voilà que la dauphine, Marie-Antoinette, va traverser la frontière ; l’autel et le lit nuptial s’apprêtent à Versailles ; est-ce bien le moment de commencer par la France et pour la France, votre œuvre de réformation ? Pardonnez-moi encore, mais j’ai dû dire, très vénérable seigneur, ce que je pensais au fond de l’âme, et ce que je crois de mon devoir de soumettre à votre infaillible sagesse.
À ces mots, celui qui venait de parler, et que l’inconnu avait désigné sous le nom de l’apôtre de Zurich, s’inclina, recueillant le murmure flatteur des approbations unanimes, et attendit la réponse du grand Cophte.
Elle ne se fit point attendre, et celui-ci reprit aussitôt :
– Si vous lisez dans les physionomies, très illustre frère, dit-il, moi je lis dans l’avenir. Marie-Antoinette est fière ; elle s’entêtera dans la lutte et périra sous nos attaques. Le dauphin Louis-Auguste est bon et clément ; il faiblira dans la lutte et périra comme sa femme et avec sa femme ; seulement ils périront chacun par la vertu ou le défaut contraire. Ils s’estiment en ce moment, nous ne leur donnerons pas le temps de s’aimer, et dans un an ils se mépriseront. D’ailleurs, pourquoi délibérer, frères, pour savoir de quel côté vient la lumière quand cette lumière m’est révélée, à moi ; quand je viens d’orient, conduit comme les bergers par cette étoile qui annonce une seconde régénération ? Demain je me mets à l’œuvre, et avec votre concours je vous demande vingt ans pour accomplir notre œuvre ; vingt ans suffiront si nous marchons unis et forts vers un même but.
– Vingt ans ! murmurèrent plusieurs fantômes, c’est bien long !
Le grand Cophte se retourna vers ces impatients.
– Oui, sans doute, dit-il, c’est bien long pour quiconque se figure qu’on tue un principe comme on tue un homme, avec le couteau de Jacques Clément ou avec le canif de Damiens. Insensés !… le couteau tue l’homme, c’est vrai ; mais, pareil à l’acier régénérateur, il tranche un rameau pour en faire jaillir dix autres de la souche, et à la place du cadavre royal couché dans son tombeau, il suscite un Louis XIII, tyran stupide ; un Louis XIV, despote intelligent ; un Louis XV, idole arrosée des pleurs et du sang de ses adorateurs, comme ces monstrueuses divinités que j’ai vues dans l’Inde écraser avec un monotone sourire les femmes et les enfants qui jettent des guirlandes sur les roues de leur char. Ah ! vous trouvez que c’est trop de vingt ans pour effacer le nom de roi du cœur de trente millions d’hommes, qui naguère encore offraient à Dieu la vie de leurs enfants pour racheter celle du petit roi Louis XV ! Ah ! vous croyez que c’est une tâche facile que de rendre odieuse à la France ces fleurs de lis qui, radieuses comme les étoiles du ciel, caressantes comme les parfums de la fleur qu’elles rappellent, ont porté durant mille ans la lumière, la charité, la victoire, dans tous les coins du monde ! Essayez donc, mes frères, essayez : ce n’est pas vingt ans que je vous donne, moi, c’est un siècle !
« Vous êtes épars, tremblants, ignorés les uns des autres ; moi seul sais tous vos noms ; moi seul estime, pour en faire un tout, vos valeurs divisées ; moi seul suis la chaîne qui vous relie dans un grand nœud fraternel. Eh bien ! je vous le dis, philosophes, économistes, idéologues, je veux que dans vingt ans ces principes, que vous murmurez à voix basse au foyer de la famille, que vous écrivez, l’œil inquiet, à l’ombre de vos vieilles tours, que vous vous confiez les uns aux autres, le poignard à la main, pour frapper du poignard le traître ou l’imprudent qui répéterait vos paroles plus haut que vous ne le dites ; je veux – ces principes– que vous les proclamiez tout haut dans la rue, que vous les imprimiez au grand jour, que vous les fassiez répandre dans toute l’Europe par des émissaires pacifiques, ou au bout des baïonnettes de cinq cent mille soldats qui se lèveront, combattants le la liberté, avec ces principes écrits sur leurs étendards ; enfin je veux que vous, qui tremblez au nom de la tour de Londres ; vous, au nom des cachots de l’Inquisition ; moi, au nom de cette Bastille que je vais affronter, je veux que nous riions de pitié en foulant du pied les ruines de ces effrayantes prisons, sur lesquelles danseront vos femmes et vos enfants. Eh bien ! tout cela ne peut se faire qu’après la mort, non pas du monarque, mais de la monarchie, qu’après le mépris des pouvoirs religieux, qu’après l’oubli complet de toute infériorité sociale, qu’après l’extinction enfin des castes aristocratiques et la division des biens seigneuriaux. Je demande vingt ans pour détruire un vieux monde et reconstruire un monde nouveau, vingt ans, c’est-à-dire vingt secondes de l’éternité, et vous dites que c’est trop ! »
Un long murmure d’admiration et d’assentiment succéda au discours du sombre prophète. Il était évident qu’il avait conquis toutes les sympathies de ces mystérieux mandataires de la pensée européenne.
Le grand Cophte jouit un instant de son triomphe ; puis, lorsqu’il le sentit complet, il reprit :
– Maintenant, frères, voyons, maintenant que je vais attaquer le lion dans son antre ; maintenant que je vais vouer ma vie contre la liberté du monde, que ferez-vous pour le succès de la cause à laquelle nous avons voué notre vie, notre fortune et notre liberté ? Que ferez-vous ? dites. Voilà ce que je suis venu vous demander.
Un silence, effrayant à force de solennité ; succéda à ces paroles. On ne voyait dans la sombre salle que d’immobiles fantômes absorbés dans la pensée austère qui devait ébranler vingt trônes.
Les six chefs se détachèrent des groupes et revinrent, après quelques minutes de délibération, vers le chef suprême.
Le président parla le premier.
– Moi, dit-il, je représente la Suède. Au nom de la Suède, j’offre, pour défaire le trône de Wasa, les mineurs qui ont élevé le trône de Wasa, plus cent mille écus d’argent.
Le grand Cophte tira ses tablettes et y inscrivit l’offre qui venait de lui être faite.
Celui qui était à la gauche du président parla à son tour.
– Moi, dit-il, envoyé des cercles irlandais et écossais, je ne puis rien promettre au nom de l’Angleterre, que nous trouverons ardente à nous combattre ; mais au nom de la pauvre Irlande, mais au nom de la pauvre Écosse, je promets une contribution de trois mille hommes et de trois mille couronnes par an.
Le chef suprême écrivit cette offre à côté de l’offre précédente.
– Et vous ? dit-il au troisième chef.
– Moi, répondit celui-ci, dont la vigueur et la rude activité se trahissaient sous la robe gênante de l’initié, moi, je représente l’Amérique, dont chaque pierre, chaque arbre, chaque goutte d’eau, chaque goutte de sang appartient à la révolte. Tant que nous aurons de l’or, nous le donnerons ; tant que nous aurons du sang, nous le verserons ; seulement nous ne pouvons agir que lorsque nous serons libres. Divisés, parqués, numérotés comme nous sommes, nous représentons une chaîne gigantesque aux anneaux séparés. Il faudrait qu’une main puissante soudât les deux premiers chaînons, les autres se souderaient bien d’eux-mêmes. C’est donc par nous qu’il faudrait commencer, très vénérable maître. Si vous voulez faire les Français libres de la royauté, faites-nous d’abord libres de la domination étrangère.
– Ainsi sera-t-il fait, répondit le grand Cophte ; vous serez libres les premiers, et la France vous y aidera. Dieu a dit dans toutes les langues : « Aidez-vous les uns les autres. » Attendez donc. Pour vous, frère, au moins, l’attente ne sera pas longue, je vous en réponds.
Puis il se tourna vers le député de la Suisse.
– Moi, dit celui-ci, je ne puis rien promettre que ma contribution personnelle. Les fils de notre république sont depuis longtemps les alliés de la monarchie française ; ils lui vendent leur sang depuis Marignan et Pavie ; ce sont de fidèles débiteurs : ils livreront ce qu’ils ont vendu. Pour la première fois, très vénérable grand maître, j’ai honte de notre loyauté.
– Soit, répondit le grand Cophte, nous vaincrons sans eux et malgré eux. À votre tour, député de l’Espagne.
– Moi, dit celui-ci, je suis pauvre, je n’ai que trois mille frères à donner ; mais ils contribueront chacun pour mille réaux par an. L’Espagne est un pays paresseux, où l’homme sait dormir sur un lit de douleurs, pourvu qu’il dorme.
– Bien, dit le Cophte. Et vous ?
– Moi, répondit celui auquel il s’adressait, moi, je représente la Russie et les cercles polonais. Nos frères sont des riches mécontents ou de pauvres serfs voués à un travail sans repos et à une mort prématurée. Je ne puis rien promettre au nom des serfs, puisqu’ils ne possèdent rien, pas même la vie ; mais je promets pour trois mille riches vingt louis par chaque tête pour chaque année.
Les autres députés vinrent à leur tour : chacun représentait soit un petit royaume, soit une grande principauté, soit un pauvre État, chacun fit inscrire son offre sur les tablettes du chef suprême et s’engagea par serment à tenir ce qu’il avait promis.
– Maintenant, dit le grand Cophte, le mot d’ordre, symbolisé par les trois lettres auxquelles vous m’avez reconnu, déjà donné dans une partie de l’univers, va se répandre dans l’autre. Que chaque initié porte ces trois lettres non seulement dans son cœur, mais sur son cœur, car nous souverain maître des loges d’orient et d’occident, nous ordonnons la ruine des lis. Je te l’ordonne, à toi frère de Suède, à toi frère d’Écosse, à toi frère d’Amérique, à toi frère de Suisse, à toi frère d’Espagne, et à toi frère de Russie, LILIA PEDIBUS DESTRUE.
Une acclamation puissante comme la voix de la mer mugit au fond de l’antre, et s’échappa en rafales lugubres dans les gorges de la montagne.
– Et maintenant, au nom du père et du maître, retirez-vous, dit le chef suprême quand le murmure eut été apaisé, regagnez avec ordre les souterrains qui aboutissent aux carrières du Mont-Tonnerre, et les uns par la rivière, les autres par le bois, le reste par la vallée, dispersez-vous avant le lever du soleil. Vous me reverrez encore une fois et ce sera le jour de notre triomphe. Allez !
Puis il termina cette allocution par un geste maçonnique que comprirent seuls les six chefs principaux, de sorte qu’ils demeurèrent autour du grand Cophte, après que les initiés d’ordre inférieur eurent disparu.
Alors le chef suprême prit le Suédois à part.
– Swedenborg, lui dit-il, tu es véritablement un homme inspiré, et Dieu te remercie par ma voix. Envoie l’argent en France à l’adresse que je t’indiquerai.
Le président salua humblement et s’éloigna stupéfait de cette seconde vue qui avait révélé son nom au grand Cophte.
– Salut, brave Fairfax, continua-t-il, vous êtes le digne fils de votre aïeul. Recommandez-moi au souvenir de Washington la première fois que vous lui écrirez.
Fairfax s’inclina à son tour, et se retira sur le pas de Swedenborg.
– Viens, Paul Jones, dit le Cophte à l’Américain, viens, car tu as bien parlé ; j’attendais cela de toi Tu seras un des héros de l’Amérique. Qu’elle et toi se tiennent prêts au premier signal.
Et l’Américain, frissonnant comme sous le souffle d’un dieu, se retira à son tour.
– À toi, Lavater, continua l’élu ; abjure les théories, car il est temps de passer à la pratique ; n’étudie plus ce qu’est l’homme, mais ce que l’homme peut être. Va, et malheur à ceux de tes frères qui se lèveront contre nous, car la colère du peuple sera rapide et dévorante comme celle de Dieu !
Le député suisse s’inclina tremblant et disparut.
– Écoute-moi, Ximénès, fit ensuite le Cophte s’adressant à celui qui avait parlé au nom de l’Espagne ; tu es zélé, mais tu te défies ; ton pays dort, dis-tu ; mais c’est parce qu’on ne le réveille pas. Va, la Castille est toujours la patrie du Cid.
Le dernier s’avança à son tour ; mais il n’avait pas fait trois pas que le Cophte l’avait arrêté du geste.
– Toi, Scieffort de Russie, tu trahiras ta cause avant un mois ; mais dans un mois tu seras mort.
L’envoyé moscovite tomba à genoux ; mais le grand Cophte le releva d’un geste de menace, et le condamné de l’avenir sortit en chancelant.
Alors, resté seul, l’homme étrange que nous avons introduit dans ce drame pour en être le principal personnage regarda autour de lui, et voyant la salle de réception vide et silencieuse, il ferma sa redingote de velours noir aux boutonnières brodées, assura son chapeau sur sa tête, poussa le ressort de la porte de bronze qui s’était refermée derrière lui, s’engagea dans les défilés de la montagne comme si depuis longtemps ces défilés lui étaient connus ; puis, arrivé à la forêt, quoiqu’il n’eût ni guide, ni lumière, il la franchit comme si une main invisible le guidait.
Arrivé de l’autre côté de la lisière du bois, il chercha des yeux son cheval, et ne le voyant point, il écouta : il lui sembla alors entendre un hennissement lointain. Un coup de sifflet modulé d’une certaine façon sortit alors de la bouche du voyageur. Un instant après on eût pu voir Djérid accourir dans l’ombre, fidèle et obéissant comme un chien joyeux. Le voyageur s’élança légèrement sur lui, et tous deux, emportés d’une course rapide, disparurent bientôt, confondus avec la bruyère sombre qui s’étend entre Danenfels et la cime du Mont-Tonnerre.
Chapitre I. L’orage §
Huit jours après la scène que nous venons de raconter, vers cinq heures du soir à peu près, une voiture attelée de quatre chevaux et conduite par deux postillons sortait de Pont-à-Mousson, petite ville située entre Nancy et Metz. Elle venait de relayer à l’hôtel de la Poste, et malgré les instances sans résultat d’une hôtesse accorte qui, sur le seuil de sa maison, guettait les voyageurs attardés, elle continuait sa route vers Paris.
Les quatre chevaux qui l’entraînaient eurent à peine disparu à l’angle de la rue avec la lourde machine, que vingt enfants et dix commères, qui avaient stationné autour de ce coche pendant les quelques minutes qu’il avait mis à relayer, rentrèrent dans leurs demeures respectives, avec des gestes et des exclamations qui décelaient chez les uns une hilarité excessive et chez les autres un profond étonnement.
C’est que rien de pareil à cette voiture n’avait encore traversé le pont, que cinquante ans auparavant le bon roi Stanislas avait fait jeter sur la Moselle, pour établir de plus faciles communications entre son petit royaume et la France. Nous n’en exceptons pas même ces curieux fourgons d’Alsace, qui, aux jours de foire, amenaient de Phalsbourg les phénomènes à deux têtes, les ours dansants et les tribus nomades de ses saltimbanques, bohémiens des pays civilisés.
En effet, sans être un enfant frivole et railleur, une vieille médisante et curieuse, on pouvait s’arrêter avec surprise en voyant passer ce monumental véhicule, qui, suspendu sur ses quatre roues de pareil diamètre et soutenu par de solides ressorts, avançait néanmoins avec assez de rapidité pour justifier cette exclamation échappée aux spectateurs :
– Voilà une singulière voiture pour courir la poste !
Que nos lecteurs, qui fort heureusement pour eux ne l’ont pas vue passer, nous permettent de la leur décrire.
D’abord la caisse principale (nous disons la caisse principale, parce que cette caisse était précédée d’une manière de cabriolet), d’abord la caisse principale, disons-nous, était peinte en bleu clair et portait en pleins panneaux un élégant tortil, surmontant un J et un B artistement entrelacés.
Deux fenêtres, nous disons des fenêtres et non des portières, deux fenêtres, avec des rideaux de mousseline blanche, donnaient du jour dans l’intérieur ; seulement ces fenêtres, à peu près invisibles au profane vulgaire, étaient pratiquées dans la partie antérieure de cette caisse et donnaient dans le cabriolet. Un grillage permettait à la fois de causer avec l’être, quel qu’il fût, qui habitait cette caisse, et de s’appuyer, ce qu’on n’eût pu faire avec sécurité sans cette précaution, et de s’appuyer, disons-nous, contre les vitres sur lesquelles étaient tendus ces rideaux.
Cette caisse postérieure, qui paraissait être la partie importante de ce singulier coche, et qui pouvait avoir huit pieds de long sur six de large, ne recevait donc de jour que par ces fenêtres, et d’air que par un vasistas vitré ouvrant sur l’impériale ; enfin, pour compléter la série des singularités que ce véhicule offrait aux regards des passants, un tuyau de tôle, excédant cette impériale d’un bon pied pour le moins, vomissait une fumée aux panaches bleuâtres qui s’en allaient blanchissant en colonnes, et s’élargissant en vagues dans le sillage aérien de la voiture emportée.
De nos jours une pareille particularité n’aurait d’autre résultat que de faire croire à quelque invention nouvelle et progressive, dans laquelle le mécanicien aurait savamment combiné la puissance de la vapeur avec la force des chevaux.
La chose eût été d’autant plus probable que la voiture, précédée, comme nous l’avons dit, de quatre chevaux et de deux postillons, était suivie d’un seul cheval retenu à l’arrière par une longe. Ce cheval qui offrait, grâce à sa tête petite et busquée, à ses jambes grêles, à sa poitrine étroite, sa crinière épaisse et à sa queue flamboyante, les signes caractéristiques de la race arabe, était tout sellé ; ce qui indiquait que parfois quelqu’un des voyageurs mystérieux enfermés dans cette arche de Noé se donnait le plaisir de la cavalcade, et galopait à côté de la voiture à laquelle une pareille allure semblait irrévocablement interdite.
À Pont-à-Mousson, le postillon du relais précédent avait reçu, avec le prix de sa poste, doubles guides d’une main blanche et musculeuse, qui s’était glissée entre les deux rideaux de cuir qui fermaient la partie antérieure du cabriolet presque aussi hermétiquement que les rideaux de mousseline fermaient la partie antérieure de la caisse.
Le postillon émerveillé avait, en ôtant vivement son chapeau, dit :
– Merci, monseigneur.
Et une voix sonore avait répondu en allemand, langue qu’on entend encore si on ne la parle plus dans les environs de Nancy :
– Schnell, schneller !
Ce qui, traduit en français, voulait dire :
– Vite, plus vite !
Les postillons entendent à peu près toutes les langues, quand on accompagne les paroles qu’on leur adresse d’une certaine musique métallique, dont cette race – la chose est parfaitement connue des voyageurs, – dont cette race, disons-nous, est particulièrement friande ; aussi les deux nouveaux postillons firent-ils tout ce qu’ils purent pour partir au galop, et ce ne fut qu’après des efforts qui faisaient plus d’honneur à la vigueur de leurs bras qu’à celle des jarrets de leurs chevaux qu’ils purent enfin consentir, de guerre lasse, à se restreindre à un trot fort convenable, puisqu’il permettait évidemment de faire deux lieues et demie ou trois lieues à l’heure.
Vers sept heures on relayait à Saint-Mihiel ; la même main passait à travers les rideaux le payement de la poste franchie, et la même voix faisait entendre pareille recommandation.
Il va sans dire que la singulière voiture excitait la même curiosité qu’à Pont-à-Mousson, la nuit qui s’approchait contribuant à lui donner un aspect plus fantastique encore.
Après Saint-Mihiel commence la montagne. Arrivés là, il fallut bien que les voyageurs se contentassent d’aller au pas : on mit une demi-heure à faire un quart de lieue à peu près.
Sur la cime de la montée, les postillons s’arrêtèrent pour laisser souffler un instant leurs chevaux, et les voyageurs du cabriolet purent, en écartant les rideaux de cuir, embrasser un horizon assez étendu, mais que les premières vapeurs du soir commençaient à voiler.
Le temps, qui avait été clair et chaud jusqu’à trois heures de l’après-midi, était devenu étouffant vers le soir. Un gros nuage blanc venant du sud, et qui semblait suivre la voiture avec préméditation, menaçait de l’atteindre avant qu’elle eût gagné Bar-le-Duc, où les postillons proposaient à tout hasard de s’arrêter pour passer la nuit.
Le chemin, resserré d’un côté par la montagne et de l’autre par un talus escarpé, descendant vers une vallée au fond de laquelle on voyait serpenter la Meuse, offrait pendant une demi-lieue une pente si rapide, qu’il eût été dangereux de descendre cette pente autrement qu’au pas ; aussi fut-ce l’allure prudente qu’adoptèrent les postillons lorsqu’ils se remirent en route.
Le nuage avançait toujours, et, comme il était puissant et rasait de près la terre, il s’étendait en agglomérant les vapeurs qui montaient du sol ; aussi le voyait-on, dans sa blancheur sinistre, repousser toutes les autres nuées bleuâtres qui cherchaient à se placer sous le vent, comme font les navires un jour de bataille.
Bientôt, grâce à ce nuage qui s’étendait au ciel avec la rapidité d’une marée qui monte, les derniers rayons du soleil furent interceptés : un jour gris et terne filtra péniblement sur la terre, et les feuillages tremblants, sans que la moindre brise passât dans l’air, prirent cette teinte noire qu’ils revêtent sous les premières couches d’obscurité qui suivent l’absence du soleil.
Tout à coup un éclair sillonna la nuée, le ciel se fendit en losanges de feu, et l’œil effrayé put plonger dans les profondeurs incommensurables du firmament, ardentes comme celles de l’enfer.
Au même instant un coup de tonnerre bondissant d’arbre en arbre jusqu’au bout du bois que traversait la route, secoua la terre elle-même et fit courir la grande nuée comme un cheval furieux.
De son côté la voiture roulait toujours, continuant de lancer de la fumée par sa cheminée ; seulement, de noire qu’elle était d’abord, cette fumée était devenue subtile et couleur d’opale.
Sur ces entrefaites le ciel s’assombrit comme par secousses ; alors le vasistas de l’impériale s’empourpra d’une vive lueur et demeura éclairé ; il était évident que l’habitant de la cellule roulante, étranger aux accidents extérieurs, prenait ses précautions contre la nuit afin de ne pas être interrompu dans l’œuvre qu’il accomplissait.
La voiture était encore sur le plateau de la montagne ; elle n’avait pas encore commencé d’opérer sa descente, lorsqu’un second coup de tonnerre, plus violent et plus chargé de vibrations métalliques que le premier, dégagea la pluie des nuages ; elle tomba d’abord en larges gouttes, puis bientôt elle jaillit drue et raide, comme des brassées de flèches qu’on eût lancées du ciel.
Les postillons semblèrent se consulter : la voiture s’arrêta.
– Eh bien ! demanda la même voix, mais cette fois en excellent français, que diable faisons-nous ?
– Nous nous demandons si nous devons aller plus loin, dirent les postillons.
– Il me semble, d’abord, que c’est à moi, non pas à vous, qu’il faudrait demander cela, reprit la voix. Allez !
Il y avait un accent de commandement si puissant et si réel dans cette voix, que les postillons obéirent et que la voiture commença de rouler sur la pente de la montagne.
– À la bonne heure ! reprit la voix.
Et les rideaux de cuir, un instant entrouverts, retombèrent de nouveau entre les voyageurs et l’avant-train du cocher.
Mais la route, naturellement glaiseuse, humide et détrempée encore par les torrents de pluie qui tombaient du ciel, devint tout à coup si glissante, que les chevaux refusèrent d’avancer.
– Monsieur, dit le postillon qui montait le timonier, il est impossible d’aller plus loin.
– Pourquoi cela ? demanda la voix que nous connaissons.
– Parce que les chevaux ne marchent plus : ils patinent.
– À combien sommes-nous du relais ?
– Ah ! celui-ci est long, monsieur ; nous en sommes à quatre lieues.
– Eh bien ! postillon, mets à tes chevaux des fers d’argent et ils marcheront, dit l’étranger en ouvrant le rideau et en lui tendant quatre écus de six livres.
– Vous êtes bien bon, dit le postillon en recevant les écus dans sa large main et en les glissant dans sa vaste botte.
– Monsieur te parle, il me semble ? dit le second postillon, lequel ayant entendu le bruit argentin qu’avaient rendu en s’engloutissant les écus de six livres, désirait n’être point exclu d’une conversation qui prenait un si grand intérêt.
– Oui, il dit comme ça que nous marchions.
– Avez-vous quelque chose contre ce désir, mon ami ? dit le voyageur d’une voix affectueuse mais ferme, et qui indiquait que, sur ce point, il ne souffrirait point de contradiction.
– Non, monsieur, ce n’est pas moi, ce sont les chevaux ; voyez, ils refusent d’avancer.
– Et à quoi servent donc les éperons ? dit le voyageur.
– Ah ! je leur enfoncerais la molette dans le ventre, qu’ils ne feraient pas un pas de plus ; je veux que le ciel m’extermine si…
Le postillon ne put achever ce blasphème : un coup de foudre effrayant par le bruit et la flamme lui coupa la parole.
– Ce n’est pas un temps chrétien, dit le brave homme. Eh ! monsieur, voyez donc… voici la voiture qui marche toute seule maintenant ; dans cinq minutes elle ira plus vite que nous ne voudrons. Jésus Dieu ! voilà que nous roulons malgré nous !
En effet le lourd carrosse, pesant sur la croupe des chevaux, qui ne pouvaient plus le soutenir, faute de tenir pied, prit un mouvement de course progressive que la multiplication des pesanteurs changea bientôt en une impétueuse rotation.
Les chevaux s’emportèrent de douleur, et l’équipage vola comme une flèche sur la pente obscure, se rapprochant visiblement du précipice.
Ce ne fut plus seulement la voix, ce fut aussi la tête du voyageur qui sortit alors de la voiture.
– Maladroit ! cria-t-il, tu vas nous tuer tous ! À gauche les guides ! à gauche, donc !
– Eh ! monsieur, je voudrais bien vous y voir ! répondit le postillon effaré en essayant inutilement de réunir ses rênes et de reprendre sur ses chevaux la supériorité qu’il avait perdue.
– Joseph ! cria à son tour une voix de femme qui se faisait entendre pour la première fois ; Joseph ! au secours ! au secours ! Ah ! sainte madone !
Effectivement le danger était urgent, terrible, suprême, et pouvait motiver cette invocation à la Mère de Dieu. La voiture, toujours entraînée par son poids et cessant d’être dirigée par une main sûre, continuait de s’avancer vers le précipice, sur lequel un des deux chevaux semblait déjà suspendu ; trois tours de roues encore, et chevaux, voiture, postillons, tout était précipité, broyé, anéanti, lorsque le voyageur, s’élançant du cabriolet sur le timon, saisit le postillon par le collet de son habit et la ceinture de sa culotte, l’enleva comme il eût fait d’un enfant, le lança à dix pas, sauta en selle à sa place, réunit les guides, et, d’une voix terrible :
– À gauche ! cria-t-il au second postillon ; à gauche, drôle ! ou je te brûle la cervelle !
L’ordre eut un effet magique ; le postillon qui conduisait les deux chevaux de devant, poursuivi par le cri de son malheureux compagnon, fit un effort surhumain, et donnant l’impulsion à la voiture, la ramena, puissamment aidé par le voyageur, sur le milieu du pavé, où elle commença de rouler avec la rapidité et le bruit du tonnerre contre lequel elle semblait lutter.
– Au galop ! cria le voyageur, au galop ! Si tu faiblis, je te passe sur le corps, à toi et à tes chevaux.
Le postillon comprenait que ce n’était pas là une menace frivole, aussi redoubla-t-il d’énergie, et la voiture continua de descendre avec une vélocité effrayante ; on eût dit, en la voyant passer dans la nuit avec son grondement terrible, sa cheminée flamboyante, ses cris étouffés, voir quelque char infernal traîné par des chevaux fantastiques et poursuivi par un ouragan.
Mais les voyageurs n’avaient évité un danger que pour tomber dans un autre. Le nuage électrique qui planait sur la vallée avait des ailes et se précipitait aussi rapide que les chevaux. De temps en temps le voyageur levait la tête ; c’était surtout lorsqu’un éclair déchirait la nuée, et à la lueur de cet éclair, on pouvait distinguer sur son visage un sentiment d’inquiétude qu’il ne cherchait pas à dissimuler ; car personne, excepté Dieu, n’était là pour le surprendre. Tout à coup, au moment où la voiture atteignait le bas de la pente, et continuait, emportée par son élan, de rouler sur un terrain égal, le brusque déplacement de l’air combina les deux électricités, la nuée se déchira avec un fracas terrible pour laisser passer ensemble éclair et tonnerre. Un feu, violet d’abord, puis verdâtre, puis blanc, enveloppa les chevaux ; ceux de derrière se cabrèrent en battant l’air chargé de soufre ; ceux de devant s’abattirent comme si la terre eût manqué sous leurs pieds ; mais presque aussitôt celui que montait le postillon se releva, et, sentant ses traits brisés par la secousse, il emporta son maître, qui disparut dans les ténèbres, tandis que la voiture, après avoir roulé dix pas encore, s’arrêtait en heurtant le cadavre du cheval foudroyé.
Tout cet épisode avait été accompagné de cris déchirants poussés par la femme de la voiture.
Il y eut un moment de confusion singulière pendant laquelle aucun ne sut s’il était mort ou vivant. Le voyageur lui-même se tâta pour constater son identité.
Il était sain et sauf, mais sa femme était évanouie.
Quoique le voyageur se doutât de ce qui venait d’arriver, car le silence le plus profond avait succédé tout à coup aux cris qui s’échappaient du cabriolet, ce ne fut point à la femme éplorée qu’il porta ses premiers soins.
À peine eut-il touché le sol, au contraire, qu’il courut à l’arrière-train de la voiture.
C’est là que le beau cheval arabe dont nous avons parlé se tenait épouvanté, raidi, hérissé, dressant chacun de ses crins, comme s’il eût été vivant, et secouant la porte, à la poignée de laquelle il était attaché, en tendant violemment sa longe. Enfin, l’œil fixe, la bouche écumante, le fier animal, après d’inutiles efforts pour briser ses liens, était resté fasciné par l’horreur de la tempête, et lorsque son maître, tout en le sifflant selon son habitude, lui passa pour le caresser sa main sur la croupe, il fit un bond et poussa un hennissement comme s’il ne l’avait pas reconnu.
– Allons, encore ce cheval endiablé, murmura une voix cassée dans l’intérieur de la voiture ; maudit soit l’animal qui ébranle mon mur !
Puis cette voix, doublant de volume, cria en arabe avec l’accent de l’impatience et de la menace :
– Nhe goullac hogoud shaked, haffrit ! 1
– Ne vous fâchez point contre Djérid, maître, dit le voyageur en détachant le cheval, qu’il alla attacher à la roue de derrière de la voiture ; il a eu peur, voilà tout, et, en vérité, on aurait peur à moins.
Et, en disant ces mots, le voyageur ouvrit la portière, abaissa le marchepied et entra dans la voiture dont il referma la porte derrière lui.
Chapitre II. Althotas §
Le voyageur se trouva alors en face d’un vieillard aux yeux gris, au nez crochu, aux mains tremblantes mais actives, qui, enseveli dans un grand fauteuil, compulsait de la main droite un gros manuscrit de parchemin, intitulé la Chivre del Gabinetto, et tenait de la main gauche une écumoire d’argent.
Cette attitude, cette occupation, ce visage aux rides immobiles, et dont les yeux et la bouche seuls semblaient vivre, ce tout, enfin, qui paraîtra sans doute étrange au lecteur, était certainement bien familier à l’étranger, car il ne jeta pas même un regard autour de lui, quoique l’ameublement de cette partie du coche en valût bien la peine.
Trois murailles, – le vieillard, on se le rappelle, nommait ainsi les parois de la voiture, – trois murailles, chargées de casiers qui eux-mêmes étaient pleins de livres, enfermaient le fauteuil, siège ordinaire et sans rival de ce personnage bizarre, en faveur duquel on avait ménagé, au-dessus des livres, des tablettes où l’on pouvait placer bon nombre de fioles, de bocaux et de boîtes enchâssées dans des étuis de bois, comme on fait de la vaisselle et des verreries dans un navire ; à chacun de ces casiers ou de ces étuis, le vieillard, qui paraissait avoir l’habitude de se servir tout seul, pouvait atteindre en roulant son fauteuil, que arrivé à destination, il haussait ou abaissait à l’aide d’un cric attaché aux flancs du siège, et qu’il faisait jouer lui-même.
La chambre, appelons ainsi ce compartiment, avait huit pieds de long, six de large, six de haut ; en face de la portière, outre les fioles et les alambics, s’élevait, plus rapproché du quatrième panneau resté libre pour l’entrée et la sortie, s’élevait, disons-nous, un petit fourneau avec son auvent, son soufflet de forge et ses grilles ; c’était ce fourneau, employé en ce moment à chauffer à blanc un creuset et à faire bouillir une mixture qui laissait échapper dans ce tuyau, que nous avons vu sortir par l’impériale, cette mystérieuse fumée sujet incessant d’étonnement et de curiosité pour les passants de tout pays, de tout âge et de tout sexe.
En outre, parmi les fioles, les boîtes, les livres et les cartons semés à terre avec un pittoresque désordre, on voyait des pinces de cuivre, des charbons trempant dans différentes préparations, un grand vase à moitié plein d’eau, et, pendant au plafond à des fils, des paquets d’herbes qui semblaient, les unes récoltées de la veille, les autres cueillies depuis cent ans.
Cet intérieur exhalait une odeur pénétrante que dans un laboratoire moins grotesque on eût appelée un parfum.
Au moment où entrait le voyageur, le vieillard, roulant son fauteuil avec une adresse et une agilité merveilleuses, se rapprocha du fourneau et se mit à écumer sa mixture avec une attention qui tenait du respect ; puis, distrait par l’apparition qui s’offrait à lui, il renfonça de la main droite le bonnet de velours, jadis noir, qui empaquetait sa tête jusqu’au-dessous des oreilles, et duquel s’échappaient quelques mèches rares de cheveux brillants comme des fils d’argent, retirant de dessous la roulette de son fauteuil, avec une dextérité remarquable, le pan de sa longue robe de soie ouatée, que dix ans d’usage avaient transformée en une guenille sans couleur, sans forme, et surtout sans continuité.
Le vieillard paraissait être de fort mauvaise humeur, et grommelait tout en écumant sa mixture et en relevant sa robe :
– Il a peur, le maudit animal ; et de quoi, je vous le demande ? Il a secoué ma porte, ébranlé mon fourneau, et renversé un quart de mon élixir dans le feu. Acharat ! au nom de Dieu, abandonnez moi cette bête-là dans le premier désert que nous traverserons.
Le voyageur sourit.
– D’abord, maître, dit-il, nous ne traversons plus de déserts, puisque nous sommes en France, et ensuite je ne puis me décider à abandonner ainsi un cheval de mille louis, ou plutôt qui n’a pas de prix, étant de la race d’Al Borach.
– Mille louis, mille louis ! je vous les donnerai quand vous voudrez, les mille louis, ou leur équivalent. Voilà plus d’un million qu’il me coûte, à moi, votre cheval, sans compter les jours d’existence qu’il m’enlève.
– Qu’a-t-il donc fait encore, ce pauvre Djérid ? Voyons !
– Ce qu’il a fait ? Il a fait que quelques minutes encore et l’élixir bouillait sans qu’une seule goutte s’en fût échappée, ce que n’indiquent, il est vrai, ni Zoroastre, ni Paracelse, mais ce que recommande positivement Borri.
– Eh bien ! cher maître, encore quelques secondes, et l’élixir bouillira.
– Ah ! oui, bouillir ! voyez, Acharat, c’est comme une malédiction, mon feu s’éteint, je ne sais ce qui tombe par la cheminée.
– Je le sais, moi, ce qui tombe par la cheminée, reprit le disciple en riant, c’est de l’eau.
– Comment ! de l’eau ? De l’eau ! eh bien ! alors voilà mon élixir perdu ! c’est encore une opération à recommencer. Comme si j’avais du temps à perdre ! Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria le vieux savant en levant les mains au ciel avec désespoir, de l’eau ! et quelle eau, je vous le demande, Acharat ?
– De l’eau pure du ciel, maître ; il pleut à verse, ne vous en êtes-vous pas aperçu ?
– Est-ce que je m’aperçois de quelque chose quand je suis à l’œuvre ! De l’eau !… c’est donc cela !… Voyez-vous, Acharat, c’est impatientant, sur ma pauvre âme ! Comment ! depuis six mois je vous demande une mitre pour ma cheminée… Depuis six mois !… que dis-je ? depuis un an. Eh bien ! vous n’y pensez jamais… vous qui n’avez que cela à faire, cependant, puisque vous êtes jeune. Qu’arrive-t-il, grâce à votre négligence ? c’est que la pluie aujourd’hui, c’est que le vent demain, confondent tous mes calculs et ruinent toutes mes opérations ; et pourtant il faut que je me presse, par Jupiter ! vous le savez bien, mon jour arrive, et si je ne suis pas en mesure pour ce jour-là, si je n’ai pas retrouvé l’élixir vital, adieu le sage, adieu le savant Althotas ! Ma centième année commence le 13 juillet, à onze heures précises du soir, et d’ici là il faut que mon élixir ait atteint toute sa perfection.
– Mais cela se prépare à merveille, il me semble, cher maître, dit Acharat.
– Sans doute, j’ai déjà fait des essais par absorption ; mon bras gauche, à peu près paralysé, a repris toute son élasticité ; puis je gagne le temps que je mettais à mes repas, puisque je n’ai plus besoin de manger que tous les deux ou trois jours, et que, dans l’intervalle, une cuillerée de mon élixir, tout imparfait qu’il est encore, me soutient. Oh ! quand je pense qu’il ne me faut probablement qu’une plante, qu’une feuille de cette plante pour que mon élixir soit complet ! que nous avons peut-être déjà passé cent fois, cinq cents fois, mille fois près de cette plante, que nous l’avons peut-être foulée aux pieds de nos chevaux, sous les roue de notre voiture, Acharat, cette plante dont parle Pline, et que les savants n’ont pas retrouvée ou n’ont pas reconnue, car rien ne se perd ! Tenez, il faudra que vous demandiez son nom à Lorenza pendant une de ses extases, n’est-ce pas ?
– Oui, maître, soyez tranquille, je le lui demanderai.
– En attendant, dit le savant avec un profond soupir, voilà encore pour cette fois mon élixir manqué, et il me faut trois fois quinze jours pour arriver où j’en étais aujourd’hui, vous le savez bien. Prenez-y garde, Acharat, vous perdrez au moins autant que moi le jour où je perdrai la vie. Mais quel est donc ce bruit ? La voiture roule-t-elle ?
– Non, maître, c’est le tonnerre.
– Le tonnerre ?
– Oui, qui a même failli nous tuer tout à l’heure, tous tant que nous sommes, et moi particulièrement ; il est vrai que j’étais habillé de soie, ce qui m’a garanti.
– Eh bien, voilà, dit le vieillard en frappant sur son genou qui résonna comme un os vide, voilà à quoi m’exposent vos enfantillages, Acharat : à mourir par le tonnerre, à être tué bêtement par une flamme électrique que je forcerais, si j’avais le temps, à descendre dans mon fourneau pour faire bouillir ma marmite ; ce n’est donc pas assez d’être exposé à tous les accidents provenant de la maladresse ou de la méchanceté des hommes, il faut que vous m’exposiez encore à ceux qui viennent du ciel, à ceux qui sont les plus faciles à prévenir ?
– Pardon, maître, mais vous ne m’avez pas encore expliqué…
– Comment ! je ne vous ai pas développé mon système des pointes, mon cerf-volant conducteur ? Quand j’aurai trouvé mon élixir, je vous le redirai encore ; mais dans ce moment-ci, vous comprenez, je n’ai pas le temps.
– Ainsi, vous croyez qu’on peut maîtriser la foudre ?
– Non seulement on peut la maîtriser, mais la conduire où l’on veut. Un jour, un jour, quand ma seconde cinquantaine sera passée, quand je n’aurai plus qu’à attendre tranquillement la troisième, je mettrai au tonnerre une bride d’acier, et je le conduirai aussi facilement que vous conduisez Djérid. En attendant, faites mettre une mitre à ma cheminée, Acharat, je vous en supplie.
– Je le ferai, soyez tranquille.
– Je le ferai ! je le ferai ! toujours l’avenir, comme si l’avenir était à nous deux. Oh ! je ne serai jamais compris ! s’écria le savant s’agitant sur son fauteuil et se tordant les bras de désespoir. Soyez tranquille !… Il me dit d’être tranquille, et dans trois mois, si je n’ai point parachevé mon élixir, tout sera fini pour moi. Mais aussi que je passe ma seconde cinquantaine, que je retrouve ma jeunesse, l’élasticité de mes membres, la faculté de me mouvoir, et alors je n’aurai plus besoin de personne, on ne me dira plus : « Je ferai » ; c’est moi qui dirai : « J’ai fait ! »
– Pouvez-vous enfin dire cela à propos de notre grande œuvre ? y avez vous pensé ?
– Oh ! mon Dieu, oui, et si j’étais aussi sûr de trouver mon élixir que je suis sûr de faire le diamant…
– Vous en êtes donc bien réellement sûr, maître ?
– Sans doute, puisque j’en ai fait déjà.
– Vous en avez fait ?
– Tenez, voyez plutôt.
– Où ?
– Là, à votre droite, dans ce petit récipient de verre, justement, vous y êtes.
Le voyageur saisit avec avidité le récipient indiqué ; c’était une petite coupe en cristal extrêmement fin, dont tout le fond était couvert d’une poudre presque impalpable et adhérente aux parois du verre.
– De la poussière de diamant ! s’écria le jeune homme.
– Sans doute, de la poussière de diamant ; et au milieu, cherchez bien.
– Oui, oui, un brillant de la grosseur d’un grain de mil.
– La grosseur ne signifie rien ; nous arriverons à réunir toute cette poussière, à faire du grain de mil un grain de chènevis, du grain de chènevis un pois ; mais, pour Dieu ! mon cher Acharat, en échange de cet engagement que je prends avec vous, faites mettre une mitre à ma cheminée et un conducteur à votre voiture, afin que l’eau ne tombe pas dans ma cheminée, et que le tonnerre aille se promener ailleurs.
– Oui, oui, soyez tranquille.
– Encore ! encore ! avec son éternel Soyez tranquille, il me fait damner. Jeunesse ! folle jeunesse ! présomptueuse jeunesse ! s’écria-t-il avec un rire funèbre qui laissait voir sa bouche vide de dents, et qui sembla creuser encore les orbites profondes de ses yeux.
– Maître, dit Acharat, votre feu s’éteint, votre creuset se refroidit ; qu’y avait-il donc dans votre creuset ?
– Regardez-y.
Le jeune homme obéit, ouvrit le creuset, et y trouva une parcelle de charbon vitrifié de la grosseur d’une petite noisette.
– Un diamant ! s’écria-t-il.
Puis presque aussitôt :
– Oui, mais taché, incomplet, sans valeur.
– Parce que le feu s’est éteint, Acharat ; parce qu’il n’y avait pas de mitre à ma cheminée, entendez-vous !
– Voyons, pardonnez-moi, maître, dit le jeune homme en tournant et retournant son diamant, qui tantôt jetait de vifs reflets de lumière, tantôt restait sombre ; voyons, pardonnez-moi, et prenez quelque nourriture pour vous soutenir.
– C’est inutile, j’ai bu ma cuillerée d’élixir il y a deux heures.
– Vous vous trompez, maître, c’est ce matin à six heures que vous l’avez bue.
– Eh bien ! quelle heure est-il donc ?
– Il est tantôt deux heures et demie du soir.
– Jésus ! s’écria le savant en joignant les mains, encore une journée passée, enfuie, perdue ! Mais les jours diminuent donc ? mais ils n’ont donc plus vingt-quatre heures ?
– Si vous ne voulez pas manger, dormez au moins quelques instants, maître.
– Eh bien ! oui, je dormirai deux heures ; mais dans deux heures regardez à votre montre ; dans deux heures vous viendrez me réveiller.
– Je vous le promets.
– Voyez-vous, quand je m’endors, Acharat, dit le vieillard d’un ton caressant, j’ai toujours peur que ce ne soit dans l’éternité. Vous viendrez me réveiller, n’est-ce pas ? Ne me le promettez pas, jurez-le-moi.
– Je vous le jure, maître.
– Dans deux heures ?
– Dans deux heures.
On en était là quand on entendit sur la route quelque chose comme le galop d’un cheval. Ce bruit fut suivi d’un cri qui exprimait à la fois l’inquiétude et l’étonnement.
– Que veut dire encore ceci ? s’écria le voyageur en ouvrant vivement la porte, et en sautant sur la grand-route sans employer l’aide du marchepied.
Chapitre III. Lorenza Feliciani §
Voici ce qui s’était passé à l’extérieur de la voiture, tandis que dans l’intérieur causaient le voyageur et le savant.
Au coup de tonnerre qui avait abattu les chevaux de devant et fait cabrer ceux de derrière, nous avons dit que la femme du cabriolet s’était évanouie.
Elle resta quelques instants privée de ses sens, puis peu à peu, comme la peur seule avait causé son évanouissement, elle revint à elle.
– Oh ! mon Dieu, dit-elle, suis-je abandonnée ici sans secours, et n’y a-t-il aucune créature humaine qui prenne pitié de moi ?
– Madame, dit une voix timide, il y a moi, si toutefois je pouvais vous être bon à quelque chose.
À cette voix, qui résonnait presque à son oreille, la jeune femme se redressa, et, passant sa tête et ses deux bras à travers les rideaux de cuir de son cabriolet, elle se trouva en face d’un jeune homme qui se tenait debout sur le marchepied.
– C’est vous qui m’avez parlé, monsieur ? dit-elle.
– Oui, madame, répondit le jeune homme.
– Et vous m’avez offert votre secours ?
– Oui.
– Qu’est-il arrivé d’abord ?
– Il est arrivé, madame, que le tonnerre vient de tomber presque sur vous, et qu’en tombant il a brisé les traits des chevaux de devant, qui se sont sauvés emportant le postillon.
La femme regarda autour d’elle avec l’expression d’une vive inquiétude.
– Et… celui qui conduisait les chevaux de derrière, où est-il ? demanda-t elle.
– Il vient d’entrer dans la voiture, madame.
– Il ne lui est rien arrivé ?
– Rien.
– Vous êtes sûr ?
– Il a du moins sauté à bas de son cheval en homme sain et sauf.
– Ah ! Dieu soit loué !
Et la jeune femme respira plus librement.
– Mais où donc étiez-vous, vous, monsieur, que vous vous trouvez là si à propos pour m’offrir votre aide ?
– Madame, surpris par l’orage, j’étais là dans cet enfoncement sombre, qui n’est autre chose que l’entrée d’une carrière, quand tout à coup j’ai vu venir du tournant une voiture lancée au galop. J’ai cru d’abord que les chevaux s’emportaient, mais j’ai bientôt vu qu’au contraire ils étaient guidés par une main puissante, quand tout à coup le tonnerre est tombé avec un fracas si terrible que je me suis cru foudroyé moi-même, et qu’un instant je suis demeuré anéanti. Tout ce que je viens de vous raconter, je l’ai vu comme dans un rêve.
– Alors vous n’êtes pas sûr que celui qui conduisait les chevaux de derrière soit dans la voiture ?
– Oh ! si, madame. J’étais revenu à moi, et je l’ai parfaitement vu entrer.
– Assurez-vous qu’il y est encore, je vous prie.
– Comment cela ?
– En écoutant. S’il est dans l’intérieur de la voiture, vous entendrez deux voix.
Le jeune homme sauta à bas du marchepied, s’approcha de la paroi extérieure de la caisse et écouta.
– Oui, madame, dit-il en revenant, il y est.
La jeune femme fit un signe de tête qui voulait dire : « C’est bien ! » mais elle demeura la tête appuyée sur sa main, comme plongée dans une profonde rêverie.
Pendant ce temps, le jeune homme eut le temps de l’examiner.
C’était une jeune femme de vingt-trois à vingt-quatre ans, au teint brun, mais de ce brun mat plus riche et plus beau que le ton le plus rose et le plus incarnat. Ses beaux yeux bleus levés au ciel, qu’elle semblait interroger, brillaient comme deux étoiles, et ses cheveux noirs, qu’elle gardait sans poudre malgré la mode du temps, retombaient en boucles de jais sur son cou nuancé comme l’opale.
Tout à coup elle parut avoir pris sa résolution.
– Monsieur, dit-elle, où sommes-nous ici ?
– Sur la route de Strasbourg à Paris, madame.
– Et sur quel point de la route ?
– À deux lieues de Pierrefitte.
– Qu’est-ce que cela, Pierrefitte ?
– C’est un bourg.
– Et après Pierrefitte, que rencontre-t-on ?
– Bar-le-Duc.
– C’est une ville ?
– Oui, madame.
– Populeuse ?
– Quatre ou cinq mille âmes, je crois.
– Y a-t-il d’ici quelque route de traverse qui aille plus directement que la grand-route à Bar-le-Duc ?
– Non, madame, ou du moins je n’en connais pas.
– Peccato 2, murmura-t-elle tout bas et en se rejetant dans le cabriolet.
Le jeune homme attendit un instant pour voir si la jeune femme l’interrogerait encore ; mais, voyant qu’elle gardait le silence, il fit quelques pas pour s’éloigner. Ce mouvement la tira de sa rêverie, à ce qu’il paraît, car elle se rejeta avec vivacité sur le devant du cabriolet.
– Monsieur ! dit-elle.
Le jeune homme se retourna.
– Me voici, madame, fit-il en s’approchant.
– Encore une question, s’il vous plaît.
– Faites.
– Il y avait un cheval attaché à l’arrière de la voiture ?
– Oui, madame.
– Y est-il toujours ?
– Non, madame : la personne qui est entrée dans l’intérieur de la caisse l’a détaché pour le rattacher à la roue de la voiture.
– Il ne lui est rien arrivé non plus, au cheval ?
– Je ne le crois pas.
– C’est une bête de prix et que j’aime beaucoup ; je voudrais m’assurer par moi-même qu’il est sain et sauf ; mais le moyen d’aller jusqu’à lui par cette boue ?
– Je puis amener le cheval ici, dit le jeune homme.
– Ah ! oui, s’écria la femme, faites cela, je vous prie, et je vous en serai tout à fait reconnaissante.
Le jeune homme s’approcha du cheval, qui releva la tête et hennit.
– Ne craignez rien, reprit la femme du cabriolet ; il est doux comme un agneau.
Puis, baissant la voix :
– Djérid ! Djérid ! murmura-t-elle.
L’animal connaissait sans doute cette voix pour être celle de sa maîtresse, car il allongea sa tête intelligente et ses naseaux fumants du côté du cabriolet.
Pendant ce temps le jeune homme le détachait.
Mais à peine eut-il senti sa longe aux mains inhabiles qui la tenaient, que d’une violente secousse il se fit libre et d’un seul bond se trouva à vingt pas de la voiture.
– Djérid ! répéta la femme de sa voix la plus caressante, ici, Djérid ! ici !
L’arabe secoua sa belle tête, aspira l’air bruyamment, et, tout en piaffant, comme s’il eût suivi une mesure musicale, il se rapprocha du cabriolet.
La femme sortit à moitié son corps des rideaux de cuir.
– Viens ici, Djérid, viens ! dit-elle.
Et l’animal, obéissant, vint présenter sa tête à la main qui s’avançait pour le flatter.
Alors, de cette main effilée, saisissant la crinière du cheval, et s’appuyant de l’autre sur le tablier du cabriolet, la jeune femme sauta en selle avec la légèreté de ces fantômes des ballades allemandes qui bondissent sur la croupe des chevaux et se cramponnent aux ceintures des voyageurs.
Le jeune homme s’élança vers elle ; mais, d’un geste impérieux de la main, elle l’arrêta.
– Écoutez, lui dit-elle, quoique jeune, ou plutôt parce que vous êtes jeune, vous devez avoir des sentiments d’humanité. Ne vous opposez pas à mon départ. Je fuis un homme que j’aime, mais avant toute chose je suis Romaine et bonne catholique. Or, cet homme perdrait mon âme si je restais plus longtemps avec lui ; c’est un athée et un nécromancien, que Dieu vient d’avertir par la voix de son tonnerre. Puisse-t-il profiter de l’avertissement ! Dites-lui ce que je viens de vous dire et soyez béni pour l’aide que vous m’avez donnée. Adieu !
Et, à ce mot, légère comme ces vapeurs qui flottent au-dessus des marais, elle s’éloigna et disparut, emportée par le galop de Djérid.
Le jeune homme, en la voyant fuir, ne put retenir un cri de surprise et d’étonnement.
C’était ce cri qui avait retenti jusque dans l’intérieur de la voiture, et qui avait donné l’éveil au voyageur.
Chapitre IV. Gilbert §
C’était ce cri, avons-nous dit, qui avait donné l’éveil au voyageur.
Il sortit précipitamment de la caisse, qu’il referma avec soin, et jeta avec inquiétude les yeux autour de lui.
La première chose qu’il aperçut fut le jeune homme debout et effaré. Un éclair qui apparut en même temps lui permit de l’examiner des pieds à la tête, examen qui paraissait être habituel au voyageur lorsqu’un personnage nouveau ou une chose nouvelle frappait son regard.
C’était un enfant de seize à dix-sept ans à peine, petit, maigre et nerveux ; ses yeux noirs, qu’il fixait hardiment sur l’objet qui appelait son attention, manquaient de douceur, mais non de charme ; son nez mince et recourbé, sa lèvre fine et ses pommettes saillantes annonçaient l’astuce et la circonspection, tandis que la résolution se révélait en lui par la proéminence vigoureuse d’un menton arrondi.
– Est-ce vous qui avez crié tout à l’heure ? lui demanda-t-il.
– Oui, monsieur, c’est moi, répondit le jeune homme.
– Et pourquoi avez-vous crié ?
– Parce que…
Le jeune homme s’arrêta irrésolu.
– Parce que ? répéta le voyageur.
– Monsieur, dit le jeune homme, il y avait une dame dans le cabriolet ?
– Oui.
Et les yeux de Balsamo se portèrent sur la caisse, comme s’ils eussent voulu percer l’épaisseur des parois.
– Il y avait un cheval attaché aux ressorts de la voiture ?
– Oui ; mais où diable est-il ?
– Monsieur, la dame du cabriolet est partie sur le cheval qui était attaché aux ressorts.
Le voyageur ne poussa pas une exclamation, ne prononça point un mot ; il bondit vers le cabriolet, tira les rideaux de cuir : un éclair qui incendiait le ciel en ce moment lui montra que le cabriolet était vide.
– Sang du Christ ! s’écria-t-il avec un rugissement pareil au coup de tonnerre qui lui servait d’accompagnement.
Puis il regarda autour de lui comme pour chercher quelque moyen de se mettre à sa poursuite ; mais il reconnut bientôt l’insuffisance de ces moyens.
– Essayer de rejoindre Djérid, reprit-il en secouant la tête, avec un de ces chevaux-là, autant vaudrait envoyer la tortue à la poursuite de la gazelle… Mais je saurai toujours où elle est, à moins que…
Il porta vivement et avec anxiété la main à la poche de sa veste, en tira un petit portefeuille et l’ouvrit. Dans une des poches de ce portefeuille était un papier plié, et dans le papier une boucle de cheveux noirs.
À la vue de ces cheveux, la figure du voyageur se rasséréna, et tout son être se calma, du moins en apparence.
– Allons, dit-il en passant sur son front une main qui ruissela aussitôt de sueur, allons, c’est bien ; et elle ne vous a rien dit en partant ?
– Si fait, monsieur.
– Que vous a-t-elle dit ?
– De vous annoncer qu’elle ne vous quittait point par haine, mais par crainte ; qu’elle était une digne chrétienne tandis que vous, au contraire…
Le jeune homme hésita.
– Tandis que moi, au contraire ?… répéta le voyageur.
– Je ne sais si je dois vous redire ?… fit le jeune homme.
– Eh ! redites, parbleu !
– Tandis que vous, au contraire, étiez un athée et un mécréant, à qui Dieu avait bien voulu donner ce soir un dernier avertissement ; qu’elle l’avait compris, elle, cet avertissement de Dieu, et qu’elle vous invitait à le comprendre.
– Et c’est tout ce qu’elle vous a dit ? demanda-t-il.
– C’est tout.
– Bien ; alors parlons d’autre chose.
Et les dernières traces d’inquiétude et de mécontentement parurent s’envoler du front du voyageur.
Le jeune homme regardait tous ces mouvements du cœur reflétés sur le visage, avec une curiosité indiquant que lui aussi était doué d’une certaine dose d’observation.
– Maintenant, dit le voyageur, comment vous nommez-vous, mon jeune ami ?
– Gilbert, monsieur.
– Gilbert, tout court ? Mais c’est un nom de baptême, ce me semble.
– C’est mon nom de famille, à moi.
– Eh bien ! mon cher Gilbert, c’est la Providence qui vous place sur mon chemin pour me tirer d’embarras.
– À vos ordres, monsieur, et tout ce que je pourrai faire…
– Vous le ferez, merci. Oui, à votre âge, on oblige pour le plaisir d’obliger, je sais cela ; d’ailleurs, ce que je vais vous demander n’est pas bien difficile, c’est purement et simplement de m’indiquer un abri pour cette nuit.
– Il y a d’abord cette roche, dit Gilbert, sous laquelle je m’étais mis à couvert de l’orage.
– Oui, dit le voyageur ; mais j’aimerais mieux quelque chose comme une maison où je trouverais un bon souper et un bon lit.
– Cela, c’est plus difficile.
– Sommes-nous donc bien éloignés du premier village ?
– De Pierrefitte ?
– C’est Pierrefitte qu’il s’appelle ?
– Oui, monsieur ; nous en sommes éloignés d’une lieue et demie à peu près.
– Une lieue et demie par cette nuit, par ce temps, avec ces deux chevaux seulement, nous en aurions pour deux heures. Voyons, mon ami, cherchez bien, n’y a-t-il donc aux environs d’ici aucune habitation ?
– Il y a le château de Taverney, qui est à trois cents cas au plus.
– Eh bien ! alors…, fit le voyageur.
– Quoi, monsieur ? demanda le jeune homme en ouvrant de grands yeux.
– Que ne disiez-vous cela tout de suite !
– Mais le château de Taverney n’est pas une auberge.
– Est-il habité ?
– Sans doute.
– Par qui ?
– Mais… par le baron de Taverney.
– Qu’est-ce que c’est que le baron de Taverney ?
– C’est le père de mademoiselle Andrée, monsieur.
– Cela me fait grand plaisir à savoir, dit en souriant le voyageur ; mais je vous demandais quelle espèce d’homme est le baron.
– Monsieur, c’est un vieux seigneur de soixante à soixante-cinq ans, qui a été riche autrefois, à ce qu’on dit.
– Oui, et qui est pauvre maintenant. c’est leur histoire à tous. Mon ami, conduisez-moi chez le baron de Taverney, je vous prie.
– Chez le baron de Taverney ? s’écria le jeune homme presque effrayé.
– Eh bien ! refuserez-vous de me rendre ce service ?
– Non, monsieur ; mais c’est que…
– Après ?
– C’est qu’il ne vous recevra pas.
– Il ne recevra pas un gentilhomme égaré qui vient lui demander l’hospitalité ? C’est donc un ours que votre baron ?
– Dame ! fit le jeune homme avec une intonation qui voulait dire : « Cela y ressemble beaucoup, monsieur. »
– N’importe, dit le voyageur, je me risquerai.
– Je ne vous le conseille pas, répondit Gilbert.
– Bah ! répondit le voyageur. Si ours que soit votre baron, il ne me mangera pas vivant.
– Non ; mais peut-être vous fermera-t-il sa porte.
– Alors je l’enfoncerai, et à moins que vous ne refusiez de me servir de guide…
– Je ne refuse pas, monsieur.
– Montrez-moi donc le chemin.
– Volontiers.
Le voyageur remonta alors dans le cabriolet et y prit une petite lanterne.
Le jeune homme espéra un instant, la lanterne étant éteinte, que l’étranger rentrerait dans l’intérieur de la voiture, et qu’il pourrait voir, par l’entrebâillement de la porte, ce que cet intérieur renfermait.
Mais le voyageur ne s’approcha pas même de la porte de la caisse.
Il mit la lanterne aux mains de Gilbert.
Celui-ci la tourna et la retourna en tous sens.
– Que voulez-vous que je fasse de cette lanterne, monsieur ? dit-il.
– Que vous éclairiez la route tandis que je conduirai les chevaux.
– Mais elle est éteinte, votre lanterne.
– Nous allons la rallumer.
– Ah ! oui, dit Gilbert, vous avez du feu dans l’intérieur de la voiture.
– Et dans ma poche, répondit le voyageur.
– Ce sera difficile d’allumer de l’amadou par cette pluie-là.
Le voyageur sourit.
– Ouvrez la lanterne, dit-il.
Gilbert obéit.
– Mettez votre chapeau au-dessus de mes deux mains.
Gilbert obéit encore ; on le voyait suivre ces préparatifs avec la plus grande curiosité. Gilbert ne connaissait d’autre moyen de se procurer du feu que de battre le briquet.
Le voyageur tira de sa poche un étui d’argent et de cet étui une allumette ; puis, ouvrant le bas de l’étui, il plongea cette allumette dans une pâte inflammable sans doute, car aussitôt l’allumette prit feu avec un léger pétillement.
L’action fut si instantanée et si inattendue, que Gilbert tressaillit.
Le voyageur sourit à cette surprise, bien naturelle à une époque où quelques chimistes seulement connaissaient le phosphore, et gardaient ce secret pour leurs expériences personnelles.
Le voyageur communiqua la flamme magique à la mèche de sa bougie, puis il referma l’étui, qu’il remit dans sa poche.
Le jeune homme suivait le précieux récipient avec des yeux ardents de convoitise. Il était évident qu’il eût donné bien des choses pour être possesseur d’un pareil trésor.
– Maintenant que nous avons de la lumière, voulez-vous me conduire ? demanda le voyageur.
– Venez, monsieur, dit Gilbert.
Et le jeune homme marcha devant tandis que son compagnon, prenant le cheval au mors, le forçait d’avancer.
Au reste, le temps était devenu plus tolérable, la pluie avait à peu près cessé et l’orage s’éloignait en grondant.
Le voyageur éprouva le premier le besoin de reprendre la conversation.
– Vous paraissez bien connaître ce baron de Taverney, mon ami ? dit-il.
– Oui, monsieur, et c’est tout simple, car je suis chez lui depuis mon enfance.
– C’est votre parent, peut-être ?
– Non, monsieur.
– Votre tuteur ?
– Non.
– Votre maître ?
Le jeune homme tressaillit à ce mot ce maître, et une vive rougeur colora ses joues ordinairement pâles.
– Je ne suis pas domestique, monsieur, dit-il.
– Mais enfin, reprit le voyageur, vous êtes quelque chose.
– Je suis le fils d’un ancien métayer du baron ; ma mère a nourri mademoiselle Andrée.
– Je comprends : vous êtes dans la maison à titre de frère de lait de cette jeune personne, car je suppose que la fille du baron est jeune.
– Elle a seize ans, monsieur.
Sur les deux questions, comme on le voit, Gilbert en escamotait une. C’était celle qui lui était personnelle.
Le voyageur parut faire la même réflexion que nous ; cependant il dirigea son interrogatoire vers un autre point.
– Par quel hasard étiez-vous sur la route par un temps comme celui qu’il fait ? demanda-t-il.
– Je n’étais pas sur la route, monsieur, j’étais sous une roche qui longe le chemin.
– Et que faisiez-vous sous cette roche ?
– Je lisais.
– Vous lisiez ?
– Oui.
– Et que lisiez-vous ?
– Le Contrat social, de monsieur J.J. Rousseau.
Le voyageur regarda le jeune homme avec un certain étonnement.
– Vous aviez pris ce livre dans la bibliothèque du baron ? demanda-t-il.
–Non, monsieur, je l’ai acheté.
– Où cela ?… À Bar-le-Duc ?
– Non, monsieur, ici, à un colporteur qui passait : il passe comme cela depuis quelque temps dans la campagne beaucoup de colporteurs avec de bons livres.
– Qui vous a dit que le Contrat social était un bon livre ?
– Je l’ai vu en le lisant, monsieur.
– En avez-vous donc lu de mauvais, que vous puissiez établir cette différence ?
– Oui.
– Et qu’appelez-vous de mauvais livres ?
– Mais le Sofa, Tanzaï et Néadarné, et autres livres de cette espèce.
– Où diable avez-vous trouvé ces livres ?
– Dans la bibliothèque du baron.
– Par quel moyen le baron se procure-t-il ces nouveautés, dans un trou comme celui qu’il habite ?
– On les lui envoie de Paris.
– Comment, s’il est pauvre comme vous le dites, mon ami, le baron met-il son argent à de pareilles fadaises ?
– Il ne les achète pas, on les lui donne.
– Ah ! on les lui donne ?
– Oui, monsieur.
– Qui cela ?
– Un de ses amis, un grand seigneur.
– Un grand seigneur ? Savez-vous son nom, à ce grand seigneur ?
– Il s’appelle le duc de Richelieu.
– Comment ! le vieux maréchal ?
– Oui, le maréchal, c’est cela.
– Et je présume qu’il ne laisse pas traîner de pareils livres devant mademoiselle Andrée.
– Au contraire, monsieur, il les laisse traîner partout.
– Mademoiselle Andrée est-elle de votre avis, que ces livres sont de mauvais livres ? demanda en souriant narquoisement le voyageur.
– Mademoiselle Andrée ne les lit pas, monsieur, répondit sèchement Gilbert.
Le voyageur se tut un instant. Il était évident que cette singulière nature, mélange de bon et de mauvais, de vergogne et de hardiesse, l’intéressait malgré lui.
– Et pourquoi avez-vous lu ces livres, puisque vous saviez qu’ils étaient mauvais ? continua celui que le vieux savant avait désigné sous le nom d’Acharat.
– Parce qu’en les ouvrant j’ignorais leur valeur.
– Vous l’avez cependant facilement jugée.
– Oui, monsieur.
– Et vous avez continué de les lire, néanmoins ?
– J’ai continué.
– Dans quel but ?
– Ils m’apprenaient des choses que je ne savais pas.
– Et le Contrat social ?
– Il m’apprend des choses que j’avais devinées.
– Lesquelles ?
– C’est que tous les hommes sont frères, c’est que les sociétés sont mal organisées, qui ont des serfs ou des esclaves ! C’est qu’un jour tous les individus seront égaux.
– Ah ! ah ! fit le voyageur.
Il y eut un instant de silence pendant lequel Gilbert et son compagnon continuèrent de marcher, le voyageur tirant le cheval par la bride, Gilbert tenant la lanterne à sa main.
– Vous avez donc bien envie d’apprendre, mon ami ? dit tout bas le voyageur.
– Oui, monsieur, c’est mon plus grand désir.
– Et que voudriez-vous apprendre ? Voyons !
– Tout, dit le jeune homme.
– Et pourquoi voulez-vous apprendre ?
– Pour m’élever.
– Jusqu’où ?
Gilbert hésita. Il était évident qu’il avait un but dans sa pensée ; mais ce but, c’était sans doute son secret, et il ne voulait pas le dire.
– Jusqu’où l’homme peut atteindre, répondit-il.
– Mais, au moins, avez-vous étudié quelque chose ?
– Rien. Comment voulez-vous que j’étudie, n’étant pas riche et habitant Taverney ?
– Comment ! vous ne savez pas un peu de mathématiques ?
– Non.
– De physique ?
– Non.
– De chimie ?
– Non. Je sais lire et écrire, voilà tout ; mais je saurai tout cela.
– Quand ?
– Un jour.
– Par quel moyen ?
– Je l’ignore ; mais je le saurai.
– Singulier enfant ! murmura le voyageur.
– Et alors…, murmura Gilbert se parlant à lui-même.
– Alors ?
– Oui.
– Quoi ?
– Rien.
Cependant Gilbert et celui auquel il servait de guide marchaient depuis un quart d’heure à peu près ; la pluie avait tout à fait cessé, et la terre commençait même à exhaler cet âcre parfum qui remplace au printemps les brûlantes émanations de l’orage.
Gilbert semblait réfléchir profondément.
– Monsieur, dit-il tout à coup, savez-vous ce que c’est que l’orage ?
– Sans doute, je le sais.
– Vous ?
– Oui, moi.
– Vous savez ce que c’est que l’orage ? Vous savez ce qui cause la foudre ?
Le voyageur sourit.
– C’est la combinaison des deux électricités, l’électricité du nuage et l’électricité du sol.
Gilbert poussa un soupir.
– Je ne comprends pas, dit-il.
Peut-être le voyageur allait-il donner au pauvre jeune homme une explication plus compréhensible, mais malheureusement, en ce moment même, une lumière brilla à travers le feuillage.
– Ah ! ah ! fit l’inconnu, qu’est-ce que cela ?
– C’est Taverney.
– Nous sommes donc arrivés ?
– Voici la porte charretière.
– Ouvrez-la.
– Oh ! monsieur, la porte de Taverney ne s’ouvre pas comme cela.
– Mais c’est donc une place de guerre que votre Taverney ? Voyons, frappez.
Gilbert s’approcha de la porte, et, avec l’hésitation de la timidité, il frappa un coup.
– Oh ! oh ! dit le voyageur, on ne vous entendra jamais, mon ami ; frappez plus fort.
En effet, rien n’indiquait que l’appel de Gilbert eût été entendu. Tout restait dans le silence.
– Vous prenez la chose sur vous ? dit Gilbert.
– N’ayez pas peur.
Gilbert n’hésita plus ; il quitta le marteau et se pendit à la sonnette, qui rendit un son tellement éclatant, qu’on eût pu l’entendre d’une lieue.
– Ma foi ! si votre baron n’a pas entendu cette fois, il faut qu’il soit sourd, dit le voyageur.
– Ah ! voilà Mahon qui aboie, dit le jeune homme.
– Mahon ! reprit le voyageur ; c’est sans doute une galanterie de votre baron en faveur de son ami le duc de Richelieu.
– Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez dire.
– Mahon est la dernière conquête du maréchal.
Gilbert poussa un second soupir.
– Hélas ! monsieur, je vous l’ai déjà avoué, je ne sais rien, dit-il.
Ces deux soupirs résumaient pour l’étranger une série de souffrances cachées et d’ambitions comprimées sinon déçues.
En ce moment un bruit de pas se fit entendre.
– Enfin ! dit l’étranger.
– C’est le bonhomme La Brie, dit Gilbert.
La porte s’ouvrit ; mais, à l’aspect de l’étranger et de sa voiture étrange, La Brie, pris à l’improviste et qui croyait ouvrir à Gilbert seulement, voulut refermer la porte.
– Pardon, pardon, l’ami, dit le voyageur ; mais c’est bien ici que nous venons ; il ne faut point nous jeter la porte au nez.
– Cependant, monsieur, je dois prévenir M. le baron qu’une visite inattendue…
– Ce n’est pas la peine de le prévenir, croyez-moi. Je risquerai sa mauvaise mine, et si l’on me chasse, ce ne sera, je vous en réponds, qu’après que je me serai réchauffé, séché, repu. J’ai entendu dire que le vin était bon par ici ; vous devez en savoir quelque chose, hein ?
La Brie, au lieu de répondre à l’interrogation, essaya de résister ; mais c’était un parti pris de la part du voyageur, et il fit avancer les deux chevaux et la voiture dans l’avenue, tandis que Gilbert refermait la porte, ce qui fut fait en un clin d’œil. La Brie, alors, se voyant vaincu, prit le parti d’aller annoncer lui-même sa défaite, et prenant ses vieilles jambes à son cou, il s’élança vers la maison en criant de toute la force de ses poumons :
– Nicole Legay ! Nicole Legay !
– Qu’est-ce que Nicole Legay ? demanda l’étranger continuant de s’avancer vers le château avec la même tranquillité.
– Nicole, monsieur ? reprit Gilbert avec un léger tremblement.
– Oui, Nicole, celle qu’appelle maître La Brie.
– C’est la femme de chambre de mademoiselle Andrée, monsieur.
Cependant, aux cris de La Brie, une lumière apparut sous les arbres, éclairant une charmante figure de jeune fille.
– Que me veux-tu, La Brie, demanda-t-elle, et pourquoi tout ce tapage ?
– Vite, Nicole, vite, cria la voix chevrotante du vieillard ; va annoncer à monsieur qu’un étranger, surpris par l’orage, lui demande l’hospitalité pour cette nuit.
Nicole ne se le fit point répéter, et elle s’élança si légèrement vers le château, qu’en un instant on l’eut perdue de vue.
Quant à La Brie, certain maintenant que le baron ne serait pas pris à l’improviste, il se permit un instant de reprendre haleine.
Bientôt le message produisit son effet, car on entendit une voix aigre et impérieuse qui, du seuil de la porte, et du haut du perron, entrevu sous les acacias, répétait d’un ton peu hospitalier :
– Un étranger !… Qui cela ? Quand on se présente chez les gens, on se nomme au moins.
– C’est le baron ? demanda à La Brie celui qui causait tout ce dérangement.
– Hélas ! oui, monsieur, répondit le pauvre homme tout contrit ; vous entendez ce qu’il demande ?
– Il demande mon nom… n’est-ce pas ?
– Justement. Et moi qui ai oublié de vous le demander, à vous.
– Annonce le baron Joseph de Balsamo, dit le voyageur ; la similitude du titre désarmera peut-être ton maître.
La Brie fit son annonce, un peu enhardi par le titre que venait de s’attribuer l’inconnu.
– C’est bien, alors, grommela la voix ; qu’il entre, puisque le voilà… Entrez, monsieur, s’il vous plaît : là… bon ; par ici…
L’étranger s’avança d’un pas rapide ; mais, en arrivant à la première marche du perron, il lui prit l’envie de se retourner pour voir s’il était suivi de Gilbert.
Gilbert avait disparu.
Chapitre V. Le baron de Taverney §
Tout prévenu qu’il était par Gilbert de la pénurie du baron de Taverney, celui qui venait de se faire annoncer sous le nom du baron Joseph de Balsamo n’en fut pas moins étonné en voyant la médiocrité de la demeure baptisée emphatiquement par Gilbert du nom de château.
La maison n’avait guère qu’un étage formant un carré long, aux extrémités duquel s’élevaient deux pavillons carrés en forme de tourelles. Cet ensemble irrégulier ne manquait pas cependant, vu à la pâle lueur d’une lune glissant entre des nuages déchirés par l’ouragan, d’un certain agrément pittoresque.
Six fenêtres par bas, deux fenêtres à chaque tourelle, c’est-à-dire une par étage, un perron assez large, mais dont les marches disloquées formaient de petits précipices à chaque jointure, tel fut l’ensemble qui frappa le nouvel arrivant avant de monter jusqu’au seuil, où, ainsi que nous l’avons dit, attendait le baron en robe de chambre, un bougeoir à la main.
Le baron de Taverney était un petit vieillard de soixante à soixante-cinq ans, à l’œil vif, au front élevé mais fuyant ; il était coiffé d’une mauvaise perruque dont les bougies de la cheminée avaient peu à peu et accidentellement dévoré tout ce que les rats de l’armoire avaient épargné de boucles. Il tenait en main une serviette d’une blancheur problématique, ce qui indiquait qu’il avait été dérangé au moment où il allait se mettre à table.
Sa figure malicieuse, à laquelle on eût pu trouver quelque ressemblance avec celle de Voltaire, s’animait en ce moment d’une double expression facile à saisir : la politesse voulait qu’il sourît à son hôte inconnu ; l’impatience changeait cette disposition en une grimace dont la signification tournait décidément à l’atrabilaire et au rechigné ; de sorte qu’éclairée par les lueurs tremblantes du bougeoir, dont les ombres hachaient les principaux traits, la physionomie du baron de Taverney pouvait passer pour celle d’un très laid seigneur.
– Monsieur, dit-il, puis-je savoir à quel heureux hasard je dois le plaisir de vous voir ?
– Mais, monsieur, à l’orage qui a effrayé les chevaux, lesquels, en s’emportant, ont failli briser ma voiture. J’étais donc là sur la grand-route, sans postillons : l’un s’était laissé tomber de cheval, l’autre s’était sauvé avec le sien, lorsqu’un jeune homme que j’ai rencontré m’a indiqué le chemin qui conduisait à votre château, en me rassurant sur votre hospitalité bien connue.
Le baron leva son bougeoir pour éclairer un plus large espace de terrain et pour voir si, dans cet espace, il découvrirait le maladroit qui lui valait cet heureux hasard dont il parlait tout à l’heure.
De son côté, le voyageur chercha autour de lui pour voir si bien décidément son jeune guide s’était retiré.
– Et savez-vous comment se nomme celui qui vous a indiqué mon château, monsieur ? demanda le baron de Taverney en homme qui veut savoir a qui exprimer sa reconnaissance.
– Mais c’est un jeune homme qui s’appelle, je crois, Gilbert.
– Ah ! ah ! Gilbert ; je n’aurais pas cru qu’il fût bon, même à cela. Ah ! c’est le fainéant Gilbert, le philosophe Gilbert !
À ce flux d’épithètes, accentuées d’une menaçante façon, le visiteur comprit qu’il existait peu de sympathie entre le seigneur suzerain et son vassal.
– Enfin, dit le baron après un moment de silence non moins expressif que ses paroles, veuillez entrer, monsieur.
– Permettez d’abord, monsieur, dit le voyageur, que je fasse remiser ma voiture, qui contient des objets assez précieux.
– La Brie ! cria le baron, La Brie ! conduisez la voiture de monsieur le baron sous le hangar ; elle y sera un peu plus à couvert qu’au milieu de la cour, attendu qu’il y a encore beaucoup d’endroits où il reste des lattes ; quant aux chevaux, c’est autre chose, je ne vous réponds pas qu’ils trouvent à souper ; mais, comme ils ne sont point à vous et qu’ils sont au maître de poste, cela vous doit être à peu près égal.
– Cependant, monsieur, dit le voyageur impatient, si je vous gêne par trop, comme je commence à le croire…
– Oh ! ce n’est pas cela, monsieur, interrompit poliment le baron, vous ne me gênez point ; seulement, vous serez gêné, vous, je vous en préviens.
– Monsieur, croyez que je vous serai toujours reconnaissant…
– Oh ! je ne me fais pas d’illusion, monsieur, dit le baron en levant de nouveau son bougeoir pour étendre le cercle de lumière du côté où Joseph Balsamo, aidé de La Brie, conduisait sa voiture, et en haussant la voix à mesure que son hôte s’éloignait ; – oh ! je ne me fais pas d’illusion, Taverney est un triste séjour, et un pauvre séjour surtout.
Le voyageur était trop occupé pour répondre ; il choisissait, comme l’y avait invité le baron de Taverney, l’endroit le moins délabré du hangar pour y abriter sa voiture, et, quand elle fut à peu près à couvert, il glissa un louis dans la main de La Brie, et revint près du baron.
La Brie mit le louis dans sa poche, convaincu que c’était une pièce de vingt quatre sous, et remerciant le ciel de l’aubaine.
– À Dieu ne plaise que je pense de votre château le mal que vous en dites, monsieur, répondit Balsamo en s’inclinant devant le baron, qui, comme seule preuve qu’il lui avait dit la vérité, le conduisit, en secouant la tête, à travers une large et humide antichambre en grommelant :
– Bon, bon, je sais ce que je dis ; je connais malheureusement mes ressources ; elles sont fort bornées. Si vous êtes Français, monsieur le baron, mais votre accent allemand m’indique que vous ne l’êtes pas, quoique votre nom italien… Mais cela ne fait rien à la chose ; si vous êtes Français, disais-je, ce nom de Taverney vous eût rappelé des souvenirs de luxe ; on disait autrefois Taverney le Riche.
Balsamo pensait d’abord que cette phrase allait se terminer par un soupir, mais il n’en fut rien.
– De la philosophie ! pensa-t-il.
– Par ici, monsieur le baron, par ici, continua le baron en ouvrant la porte de la salle à manger. Holà ! maître La Brie, servez-nous comme si vous étiez cent valets de pied à vous tout seul.
La Brie se précipita pour obéir à son maître.
– Je n’ai que ce laquais, monsieur, dit Taverney, et il me sert bien mal. Mais je n’ai pas le moyen d’en avoir un autre. Cet imbécile est resté avec moi depuis près de vingt ans sans avoir touché un sou de gage, et je le nourris… à peu près comme il me sert… Il est stupide, vous verrez !
Balsamo poursuivait le cours de ses études.
– Sans cœur ! dit-il ; mais, au reste, peut-être n’est-ce que de l’affectation.
Le baron referma la porte de la salle à manger, et seulement alors, grâce à son bougeoir qu’il élevait au-dessus de sa tête, le voyageur put embrasser la salle dans toute son étendue.
C’était une grande salle basse qui avait été autrefois la pièce principale d’une petite ferme élevée par son propriétaire au rang de château, laquelle était si chichement meublée, qu’au premier coup d’œil elle semblait vide. Des chaises de paille à dos sculpté, des gravures, d’après les batailles de Lebrun, encadrées de bois noir verni, une armoire de chêne noircie par la fumée et la vieillesse, voilà pour l’ornement. Au milieu s’élevait une petite table ronde sur laquelle fumait un unique plat qui se composait de perdreaux et de choux. Le vin était renfermé dans une bouteille de grés à large ventre ; l’argenterie, usée, noircie, bosselée, se composait de trois couverts, d’un gobelet et d’une salière. Cette dernière pièce, d’un travail exquis et d’une grande pesanteur, semblait un diamant de prix au milieu de cailloux sans valeur et sans éclat.
– Voilà, monsieur, voilà, dit le baron en offrant un siège à son hôte, dont il avait suivi le coup d’œil investigateur. Ah ! votre regard s’arrête sur ma salière ; vous l’admirez, c’est de bon goût ; c’est poli ; car vous tombez sur la seule chose qui soit présentable ici. Monsieur, je vous remercie, et de tout mon cœur ; mais non, je me trompe. J’ai encore quelque chose de précieux, par ma foi ! et c’est ma fille.
– Mademoiselle Andrée ? dit Balsamo.
– Ma foi, oui, mademoiselle Andrée, dit le baron étonné que son hôte fût si bien instruit, et je veux vous présenter à elle. Andrée ! Andrée ! viens, mon enfant, n’aie pas peur.
– Je n’ai pas peur, mon père, répondit d’une voix douce et sonore à la fois une grande et belle personne qui se présenta à la porte sans embarras et pourtant sans hardiesse.
Joseph Balsamo, quoique profondément maître de lui, comme on a déjà pu le voir, ne put cependant s’empêcher de s’incliner devant cette souveraine beauté.
En effet, Andrée de Taverney, qui venait d’apparaître comme pour dorer et enrichir tout ce qui l’entourait, avait des cheveux d’un blond châtain qui s’éclairaient aux tempes et au cou ; ses yeux noirs, limpides, largement dilatés, regardaient fixement, comme les yeux des aigles. Cependant, la suavité de son regard était inexprimable ; sa bouche vermeille se découpait capricieusement en arc, d’un corail humide et brillant ; d’admirables mains blanches, effilées, d’un dessin antique, s’attachaient à des bras éblouissants de forme et d’éclat ; sa taille, à la fois souple et ferme, semblait celle d’une belle statue païenne, à laquelle un prodige eût donné la vie ; son pied, dont la cambrure eut été remarquable près de celui de Diane chasseresse, semblait ne pouvoir porter le poids de son corps que par un miracle d’équilibre ; enfin sa mise, quoique de la plus grande simplicité, était d’un goût si parfait et si bien approprié à tout l’ensemble de sa personne, qu’un habillement complet tiré de la garde-robe de la reine eût peut-être, au premier abord, semblé moins élégant et moins riche que son simple vêtement.
Tous ces détails merveilleux frappèrent au premier coup d’œil Balsamo ; il avait tout vu, tout remarqué, du moment où mademoiselle de Taverney était entrée dans la salle à manger jusqu’au moment où il l’avait saluée, et, de son côté, le baron n’avait pas perdu une seule des impressions produites sur son hôte par cet assemblage unique de perfections.
– Vous avez raison, dit à voix basse Balsamo en se retournant vers son hôte, mademoiselle est d’une précieuse beauté.
– Ne lui faites pas trop de compliments à cette pauvre Andrée, monsieur, dit négligemment le baron ; elle sort du couvent, et elle croirait à ce que vous lui dites. Ce n’est pas, ajouta-t-il, que je redoute sa coquetterie ; au contraire, la chère enfant n’est pas assez coquette, monsieur, et en bon père je m’applique à développer en elle cette qualité, qui fait la première force de la femme.
Andrée baissa les yeux et rougit. Quelque bonne volonté qu’elle y mit, elle n’avait pu faire autrement que d’entendre cette singulière théorie émise par son père.
– Disait-on cela à mademoiselle lorsqu’elle était au couvent ? demanda en riant Joseph Balsamo au baron, et cette prescription faisait-elle partie de l’enseignement donné par les religieuses ?
– Monsieur, reprit le baron, j’ai mes idées à moi, comme vous avez peut être déjà pu le voir.
Balsamo s’inclina en signe qu’il adhérait complètement à cette prétention du baron.
– Non, continua-t-il, je ne veux pas imiter, moi, ces pères de famille qui disent à leur fille : « Sois prude, inflexible, aveugle ; enivre-toi d’honneur, de délicatesse et de désintéressement ! » Les imbéciles ! Il me semble voir des parrains conduisant leur champion dans la lice, après l’avoir désarmé de toutes pièces, pour lui faire combattre un adversaire armé de pied en cap. Non, pardieu ! il n’en sera pas ainsi de ma fille Andrée, bien qu’élevée à Taverney, dans un trou provincial.
Quoique de l’avis du baron sur la désignation donnée à son château, Balsamo crut devoir mimer une contradiction polie.
– Bon, bon, reprit le vieillard, répondant au jeu de physionomie de Balsamo, bon ! je connais Taverney, vous dis-je ; mais, quoi qu’il en soit, et si éloigné que nous nous trouvions de ce soleil resplendissant qu’on appelle Versailles, ma fille connaîtra le monde, que j’ai si bien connu autrefois ; elle y entrera… si elle y entre jamais, avec un arsenal complet, que je lui forge à l’aide de mon expérience et de mes souvenirs… Mais, monsieur, je dois vous l’avouer, oui, le couvent a gâté tout cela… Ma fille, – ces choses-là ne sont faites que pour moi, – ma fille est la première pensionnaire qui ait pris le bon de l’enseignement et suivi la lettre de l’Évangile. Corbleu ! convenez que c’est jouer de malheur, baron !
– Mademoiselle est un ange, répondit Balsamo, et en vérité, monsieur, ce que vous me dites ne me surprend pas.
Andrée salua le baron en signe de remerciement et de sympathie, puis elle s’assit, comme le lui ordonnait son père par un signe des yeux.
– Asseyez-vous, baron, dit Taverney, et, si vous avez faim, mangez. C’est un horrible ragoût que cet animal de La Brie a fricassé.
– Des perdreaux ! vous appelez cela un abominable ragoût ? dit en souriant l’hôte du baron ; mais vous calomniez votre table. Des perdreaux en mai ! Ils sont donc de vos terres ?
– Des terres, à moi ! Il y a longtemps que tout ce que j’en avais, – et je dois dire que mon bonhomme de père m’en avait laissé une certaine quantité, – il y a longtemps, dis-je, que tout ce que j’en avais est vendu, mangé, digéré. Oh ! mon Dieu ! non, grâce au ciel, je n’en ai plus un pouce de terre, non. C’est ce fainéant de Gilbert, qui n’est bon à rien qu’à lire et rêvasser, et qui, dans ses moments perdus, aura volé je ne sais où un fusil, de la poudre et du plomb, et qui va tuer ces volatiles en braconnant sur les terres de mes voisins. Il ira aux galères, et bien certainement je l’y laisserai aller, car cela me débarrassera de lui. Mais Andrée aime le gibier, ce qui fait que je pardonne à mon Gilbert.
Balsamo examina le beau visage d’Andrée, et n’y découvrit pas un pli, pas un tressaillement, pas une ombre de rougeur.
Il s’assit à table entre elle et le comte, et elle lui servit, sans paraître le moins du monde embarrassée de la pénurie de la table, sa portion de ce plat fourni par Gilbert, assaisonné par La Brie, et que dépréciait si fort le baron.
Pendant ce temps, le pauvre La Brie, qui ne perdait pas un mot des éloges que Balsamo donnait à lui et à Gilbert, offrait des assiettes avec une mine contrite qui devenait triomphante à chaque louange que le baron croyait devoir accorder aux assaisonnements.
– Il n’a pas seulement salé son affreux ragoût ! s’écria le baron après avoir dévoré deux ailes de perdreau que sa fille avait placées sur son assiette au milieu d’une onctueuse couche de choux. Andrée, passez donc la salière à M. le baron.
Andrée obéit en étendant le bras avec une grâce parfaite.
– Ah ! je vous prends à admirer encore ma salière, baron ! dit Taverney.
– Pour cette fois, vous vous trompez, monsieur, reprit Balsamo ; c’est la main de mademoiselle que j’admirais.
– Ah ! parfait ! c’est du Richelieu tout pur ! Mais puisque vous la tenez, baron, cette fameuse salière, que vous avez reconnue tout de suite pour ce qu’elle est, regardez-la ! elle fut commandée par le Régent à Lucas l’orfèvre. Ce sont des amours de satyres et de bacchantes ; c’est libre, mais c’est joli.
Balsamo remarqua seulement alors que le groupe de figures, charmant de travail et précieux d’exécution, était non pas libre, mais obscène. Cette vue le porta à admirer le calme et l’indifférence d’Andrée, qui, à l’ordre de son père, lui avait présenté la salière sans sourciller, et qui continuait de manger sans rougir.
Mais comme si le baron eût pris à tâche d’écailler ce vernis d’innocence qui, pareil à la robe virginale dont parle l’Écriture, recouvrait toute la personne de sa fille, il continua de détailler les beautés de son orfèvrerie, malgré les efforts de Balsamo pour détourner la conversation.
– Ah, çà ! mangez, baron, dit Taverney, car il n’y a que ce plat, je vous en avertis. Peut-être vous figurez-vous que le rôt va venir, et que les entremets attendent : détrompez-vous, car vous seriez horriblement désappointé.
– Pardon, monsieur, dit Andrée avec sa froideur ordinaire ; mais, si Nicole m’a bien comprise, elle doit avoir commencé un tôt-fait dont je lui ai appris la recette.
– La recette ! Vous avez appris la recette d’un plat à Nicole Legay, à votre femme de chambre ? Votre femme de chambre fait la cuisine ? Il ne manquerait plus qu’une chose, c’est que vous la fissiez vous-même. Est-ce que la duchesse de Châteauroux ou la marquise de Pompadour faisaient la cuisine au roi ? C’était, au contraire, le roi qui leur faisait les omelettes… Jour de Dieu ! que je voie les femmes faire la cuisine chez moi ! Baron, excusez ma fille, je vous en supplie.
– Mais, mon père, il faut bien qu’on mange, dit tranquillement Andrée. Voyons, Legay, ajouta-t-elle d’une voix plus haute, est-ce fait ?
– Oui, mademoiselle, répondit la jeune fille, qui apportait un plat de la plus appétissante odeur.
– Je sais bien qui ne mangera pas de ce plat-là, dit Taverney furieux en brisant son assiette.
– Monsieur en mangera peut-être, dit froidement Andrée.
Puis, se tournant vers son père :
– Vous savez, monsieur, que vous n’avez plus que dix-sept assiettes de ce service, qui me vient de ma mère.
Cela dit, elle trancha le gâteau fumant que Nicole Legay, la jolie chambrière, venait de poser sur la table.
Chapitre VI. Andrée de Taverney §
L’esprit d’observation de Joseph Balsamo trouvait une ample pâture dans chaque détail de cette existence étrange et isolée, perdue dans un coin de la Lorraine.
La salière seule lui révélait toute une face du caractère du baron de Taverney, ou plutôt son caractère sous toutes ses faces.
Aussi, ce fut en appelant à son aide sa plus délicate pénétration qu’il interrogea les traits d’Andrée au moment où elle effleura du bout de son couteau ces figures d’argent qui semblaient échappées d’un de ces repas nocturnes du régent, à la suite desquels Canillac avait la charge d’éteindre les bougies.
Soit curiosité, soit qu’il fût mû par un autre sentiment, Balsamo considérait Andrée avec une telle persévérance, que deux ou trois fois, en moins de dix minutes, les regards de la jeune fille durent rencontrer les siens. D’abord, la pure et chaste créature soutint ce regard singulier sans confusion mais enfin sa fixité devint telle, tandis que le baron déchiquetait du bout de son couteau le chef-d’œuvre de Nicole, qu’une impatience fébrile, qui lui fit monter le sang aux joues, commença à s’emparer d’elle. Bientôt, se sentant troublée sous ce regard presque surhumain, elle essaya de le braver, et ce fut elle, à son tour, qui regarda le baron de son grand œil clair et dilaté. Mais, cette fois encore, elle dut céder, et sa paupière, inondée du fluide magnétique que projetait l’œil ardent de son hôte, s’abaissa lourde et craintive, pour ne plus se lever qu’avec hésitation.
Cependant, tandis que cette lutte muette s’établissait entre la jeune fille et le mystérieux voyageur, le baron grondait, riait et maugréait, jurait en vrai seigneur campagnard, et pinçait le bras de La Brie, qui, malheureusement pour lui, se trouvait à sa portée dans un moment où son irritation nerveuse lui faisait éprouver le besoin de pincer quelque chose.
Il allait sans doute en faire autant à Nicole, quand les yeux du baron, pour la première fois sans doute, se portèrent sur les mains de la jeune femme de chambre.
Le baron adorait les belles mains : c’était pour de belles mains qu’il avait fait toutes ses folies de jeunesse.
– Voyez donc, dit-il, quels jolis doigts a cette drôlesse. Comme l’ongle s’effile, comme il se recourberait sur la peau, ce qui est une beauté suprême, si le bois qu’on fend, si les bouteilles qu’on rince, si les casseroles qu’on récure n’usaient affreusement la corne ; car c’est de la corne que vous avez au bout des doigts, mademoiselle Nicole.
Nicole, peu habituée aux compliments du baron, le regardait avec un demi sourire, où l’étonnement avait plus de part encore que l’orgueil.
– Oui, oui, dit le baron, qui s’aperçut de ce qui se passait dans le cœur de la coquette jeune fille, fais la roue, je te le conseille. – Oh ! c’est que je vous dirai, mon cher hôte, que mademoiselle Nicole Legay, ici présente, n’est point une prude comme sa maîtresse et qu’un compliment ne lui fait pas peur.
Les yeux de Balsamo se portèrent vivement sur la fille du baron, et il vit luire le dédain le plus suprême sur le beau visage d’Andrée. Alors il trouva convenable d’harmoniser sa figure avec celle de la fière enfant ; celle-ci le remarqua, et lui en sut gré sans doute, car elle le regarda avec moins de dureté ou plutôt avec moins d’inquiétude qu’elle n’avait fait jusque-là.
– Croyez-vous, monsieur, continua le baron en passant le dos de sa main sous le menton de Nicole qu’il paraissait décidé à trouver charmante ce soir là, croiriez-vous que cette donzelle arrive du couvent comme ma fille et a presque reçu de l’éducation ? Aussi mademoiselle Nicole ne quitte pas sa maîtresse un seul instant. C’est un dévouement qui ferait sourire de joie messieurs les philosophes qui prétendent que ces espèces-là ont des âmes.
– Monsieur, dit Andrée mécontente, ce n’est point par dévouement que Nicole ne me quitte point, c’est parce que je lui ordonne de ne pas me quitter.
Balsamo leva les yeux sur Nicole pour voir l’effet que feraient sur elle les paroles de sa maîtresse, fières jusqu’à l’insolence, et il vit, à la crispation de ses lèvres, que la jeune fille n’était point insensible aux humiliations qui ressortaient de son état de domesticité.
Cependant, cette expression passa comme un éclair sur le visage de la chambrière ; car, en se détournant pour cacher une larme sans doute, ses yeux se fixèrent sur une fenêtre de la salle à manger qui donnait sur la cour. Tout intéressait Balsamo, qui semblait chercher quelque chose de son côté au milieu des personnages parmi lesquels il venait d’être introduit ; tout intéressait Balsamo, disons-nous : son regard suivit donc le regard de Nicole, et il lui sembla, à cette fenêtre, objet de l’attention de Nicole, voir apparaître un visage d’homme.
– En vérité, pensa-t-il, tout est curieux dans cette maison ; chacun a son mystère, et j’espère ne pas être une heure sans connaître celui de mademoiselle Andrée. Je connais déjà celui du baron, et je devine celui de Nicole.
Il avait eu un moment d’absence, mais si court qu’eût été ce moment, le baron s’en aperçut.
– Vous rêvez aussi, vous, dit-il ; bon ! vous devriez au moins attendre à cette nuit, mon cher hôte. La rêverie est contagieuse, et c’est une maladie qui se gagne ici, à ce qu’il me semble. Comptons les rêveurs. Nous avons d’abord mademoiselle Andrée qui rêve ; puis nous avons encore mademoiselle Nicole qui rêve ; puis enfin je vois rêver à tout moment ce fainéant qui a tué ces perdreaux, qui rêvait peut-être aussi quand il les a tués…
– Gilbert ? demanda Balsamo.
– Oui ! un philosophe comme M. La Brie. À propos de philosophes, est-ce que vous êtes de leurs amis, par hasard ? Oh ! je vous en préviens alors, vous ne serez pas des miens…
– Non, monsieur, je ne suis ni bien ni mal avec eux ; je n’en connais pas, répondit Balsamo.
– Tant mieux, ventrebleu ! Ce sont de vilains animaux, plus venimeux encore qu’ils ne sont laids. Ils perdent la monarchie avec leurs maximes ! on ne rit plus en France, on lit, et que lit-on encore ? Des phrases comme celle-ci : Sous un gouvernement monarchique, il est très difficile que le peuple soit vertueux ; ou bien : La vraie monarchie n’est qu’une constitution imaginée pour corrompre les mœurs des peuples et les asservir ; ou bien encore : Si l’autorité des rois vient de Dieu, c’est comme les maladies et les fléaux du genre humain. Comme tout cela est récréatif ! Un peuple vertueux ! à quoi servirait-il ? je vous le demande. Ah ! tout va mal, voyez-vous, et cela depuis que Sa Majesté a parlé à M. de Voltaire et a lu les livres de M. Diderot.
En ce moment, Balsamo crut encore voir la même figure pâlissante apparaître derrière les vitres. Mais cette figure disparut aussitôt qu’il fixa les yeux sur elle.
– Mademoiselle serait-elle philosophe ? demanda en souriant Balsamo.
– Je ne sais pas ce que c’est que la philosophie, répondit Andrée. Je sais seulement que j’aime ce qui est sérieux.
– Eh ! mademoiselle ! s’écria le baron, rien n’est plus sérieux, à mon avis, que de bien vivre ; aimez donc cela.
– Mais mademoiselle ne hait point la vie, à ce qu’il me semble ? demanda Balsamo.
– Cela dépend, monsieur, répliqua Andrée.
– Voilà encore un mot stupide, dit Taverney. Eh bien ! croiriez-vous, monsieur, qu’il m’a déjà été répondu lettre pour lettre par mon fils ?
– Vous avez un fils, mon cher hôte ? demanda Balsamo.
– Oh ! mon Dieu, oui, j’ai ce malheur : un vicomte de Taverney, lieutenant aux gendarmes Dauphin, un excellent sujet !…
Le baron prononça ces trois derniers mots en serrant les dents comme s’il eût voulu en mâcher chaque lettre.
– Je vous en félicite, monsieur, dit Balsamo en s’inclinant.
– Oui, répondit le vieillard, encore un philosophe. Cela fait hausser les épaules, parole d’honneur. Ne me parlait-il pas, l’autre jour, d’affranchir les nègres. « Et le sucre ! ai-je fait. J’aime mon café fort sucré, moi, et le roi Louis XV aussi. – Monsieur, a-t-il répondu, plutôt se passer de sucre que de voir souffrir une race… – Une race de singes ! » ai-je dit, et encore je leur faisais bien de l’honneur. Savez-vous ce qu’il a prétendu ? Foi de gentilhomme, il faut qu’il y ait quelque chose dans l’air qui leur tourne la tête, il a prétendu que tous les hommes étaient frères ! – Moi, le frère d’un Mozambique !
– Oh ! fit Balsamo, c’est aller bien loin.
– Hein ! qu’en dites-vous ? j’ai de la chance, n’est-ce pas ? avec mes deux enfants, et l’on ne dira pas de moi que je revis dans ma progéniture. La sœur est un ange et le frère un apôtre ! Buvez donc, monsieur… Mon vin est détestable.
– Je le trouve exquis, dit Balsamo en regardant Andrée.
– Alors, vous êtes philosophe aussi, vous !… Ah ! prenez garde, je vous ferai faire un sermon par ma fille. Mais non, les philosophes n’ont pas de religion. C’était cependant bien commode, mon Dieu, d’avoir de la religion : on croyait en Dieu et au roi, tout était dit. Aujourd’hui, pour ne croire ni à l’un ni à l’autre, il faut apprendre trop de choses et lire trop de livres ; j’aime mieux ne jamais douter. De mon temps, on n’apprenait que des choses agréables, au moins ; on s’étudiait à bien jouer au pharaon, au biribi ou au passe-dix ; on tirait agréablement l’épée, malgré les édits ; on ruinait des duchesses et l’on se ruinait pour des danseuses : c’est mon histoire à moi. Taverney tout entier a passé à l’Opéra ; et c’est la seule chose que je regrette, attendu qu’un homme ruiné n’est pas un homme. Tel que vous le voyez, je parais vieux, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est parce que je suis ruiné et que je vis dans une tanière, parce que ma perruque est râpée et mon habit gothique ; mais, voyez mon ami le maréchal, qui a des habits neufs et des perruques retapées, qui habite Paris et qui a deux cent mille livres de rentes. Eh bien ! il est jeune encore ; il est encore vert, dispos, aventureux ! Dix ans de plus que moi, mon cher monsieur, dix ans !
– Est-ce de M. de Richelieu que vous voulez parler ?
– Sans doute.
– Du duc ?
– Pardieu ! ce n’est pas du cardinal, je pense ; je ne remonte pas encore jusque-là. D’ailleurs, il n’a pas fait ce qu’a fait son neveu ; il n’a pas duré si longtemps.
– Je m’étonne, monsieur, qu’avec de si puissants amis que ceux que vous paraissez avoir, vous quittiez la cour.
– Oh ! c’est une retraite momentanée, voilà tout, et j’y rentrerai quelque jour, dit le vieux baron en lançant sur sa fille un regard étrange.
Ce coup d’œil fut ramassé en route par Balsamo.
– Mais, au moins, dit-il, M. le maréchal fait avancer votre fils ?
– Mon fils, lui ! il l’a en horreur.
– Le fils de son ami ?
– Et il a raison.
– Comment, c’est vous qui le dites ?
– Pardieu ! un philosophe !… Il l’exècre.
– Et Philippe le lui rend bien du reste, dit Andrée avec un calme parfait. Desservez, Legay !
La jeune fille, arrachée à la vigilante observation qui rivait son regard à la fenêtre, accourut.
– Ah ! dit le baron en soupirant, autrefois on restait à table jusqu’à deux heures du matin. C’est qu’on avait de quoi souper ! c’est que, quand on ne mangeait plus, on buvait encore ! Mais le moyen de boire de la piquette quand on ne mange plus… Legay, donnez un flacon de marasquin… si toutefois il en reste.
– Faites, dit Andrée à Legay, qui semblait attendre les ordres de sa maîtresse pour obéir à ceux du baron.
Le baron s’était renversé dans son fauteuil, et, les yeux fermés, il poussait des soupirs d’une mélancolie grotesque.
– Vous me parliez du maréchal de Richelieu… reprit Balsamo, qui paraissait décidé à ne point laisser tomber la conversation.
– Oui, dit Taverney, je vous en parlais, c’est vrai.
Et il chantonna un air non moins mélancolique que ses soupirs.
– S’il exècre votre fils, et s’il a raison de l’exécrer parce qu’il est philosophe, continua Balsamo, il a du vous garder son amitié, à vous, car vous ne l’êtes pas.
– Philosophe ? Non, Dieu merci !
– Ce ne sont pas les titres qui vous manquent, je présume. Vous avez servi le roi ?
– Quinze ans. J’ai été aide de camp du maréchal ; nous avons fait ensemble la campagne de Mahon, et notre amitié date… ma foi, attendez donc… du fameux siège de Philippsburg, c’est-à-dire de 1742 à 1743.
– Ah ! fort bien, dit Balsamo ; vous étiez au siège de Philippsburg… Et moi aussi.
Le vieillard se redressa sur son fauteuil et regarda Balsamo en face, en ouvrant de grands yeux.
– Pardon, dit-il ; mais quel âge avez-vous donc, mon cher hôte ?
– Oh ! je n’ai pas d’âge, moi, dit Balsamo en tendant son verre, afin que le marasquin lui fût servi par la belle main d’Andrée.
Le baron interpréta la réponse de son hôte à sa façon, et crut que Balsamo avait quelque raison de ne pas avouer son âge.
– Monsieur, dit-il, permettez-moi de vous dire que vous ne paraissez pas avoir l’âge d’un soldat de Philippsburg. Il y a vingt-huit ans de ce siège, et vous en avez tout au plus trente, si je ne me trompe.
– Eh ! mon Dieu, qui n’a pas trente ans ? dit le voyageur avec négligence.
– Moi, pardieu ! s’écria le baron, puisqu’il y a juste trente ans que je ne les ai plus.
Andrée regardait l’étranger avec une fixité qui indiquait l’irrésistible attrait de la curiosité. En effet, à chaque instant cet homme étrange se révélait à elle sous un nouveau jour.
– Enfin, monsieur, vous me confondez, dit le baron, à moins toutefois que vous ne vous trompiez, ce qui est probable, et que vous ne preniez Philippsburg pour une autre ville. Je vous vois trente ans au plus, n’est-ce pas, Andrée ?
– En effet, répondit celle-ci, qui essaya encore de soutenir le regard puissant de son hôte, et qui cette fois encore ne put y réussir.
– Non pas, non pas, dit ce dernier ; je sais ce que je dis, et je dis ce qui est. Je parle du fameux siège de Philippsburg, où M. le duc de Richelieu a tué en duel son cousin le prince de Lixen. C’était en revenant de la tranchée que la chose eut lieu, sur la grand-route, ma foi ; au revers de cette route, du côté gauche, il lui logea son épée au beau travers du corps. Je passais là comme le prince de Deux-Ponts le tenait agonisant entre ses bras. Il était assis sur le revers du fossé, tandis que M. de Richelieu essuyait tranquillement son épée.
– Monsieur, s’écria le baron, sur mon honneur ! vous me bouleversez. Cela s’est passé comme vous le dites.
– Vous avez entendu raconter la chose ? demanda tranquillement Balsamo.
– J’étais là, j’avais l’honneur d’assister comme témoin M. le maréchal, qui n’était pas maréchal alors ; mais cela n’y fait rien.
– Attendez donc, fit Balsamo en regardant fixement le baron.
– Quoi ?
– Ne portiez-vous pas à cette époque l’uniforme de capitaine ?
– Justement.
– Vous étiez au régiment des chevau-légers de la reine, qui furent écharpés à Fontenoy ?
– Y étiez-vous aussi, à Fontenoy ? demanda le baron en essayant de goguenarder.
– Non, répondit tranquillement Balsamo, à Fontenoy j’étais mort.
Le baron ouvrit de grands yeux, Andrée tressaillit, Nicole fit le signe de la croix.
– Donc, pour en revenir à ce que je vous disais, continua Balsamo, vous portiez l’uniforme des chevau-légers, je me le rappelle parfaitement à cette heure. Je vous ai vu en passant, vous teniez votre cheval et celui du maréchal, tandis que celui-ci se battait. Je m’approchai de vous et je vous demandai des détails ; vous me les donnâtes.
– Moi ?
– Eh ! oui, pardieu ! vous. Je vous reconnais maintenant, vous portiez le titre de chevalier alors. Et l’on ne vous appelait que le petit chevalier.
– Mordieu ! s’écria Taverney tout émerveillé.
– Excusez-moi de ne pas vous avoir remis d’abord. Mais trente ans changent un homme. Au maréchal de Richelieu, mon cher baron !
Et Balsamo, après avoir levé son verre, le vida jusqu’à la dernière goutte.
– Vous, vous m’avez vu à cette époque ? répéta le baron. Impossible !
– Je vous ai vu, dit Balsamo.
– Sur la grand-route ?
– Sur la grand-route.
– Tenant les chevaux ?
– Tenant les chevaux.
– Au moment du duel ?
– Comme le prince rendait le dernier soupir, je vous l’ai dit.
– Mais vous avez donc cinquante ans ?
– J’ai l’âge qu’il faut avoir pour vous avoir vu.
Cette fois le baron se renversa sur son fauteuil avec un mouvement si dépité, que Nicole ne put s’empêcher de rire.
Mais Andrée, au lieu de rire comme Nicole, se prit à rêver, les yeux fixés sur Balsamo.
On eût dit que celui-ci attendait ce moment et l’avait prévu.
Se levant tout à coup, il lança deux ou trois éclairs de sa prunelle enflammée à la jeune fille, qui tressaillit comme si elle eût été frappée d’une commotion électrique.
Ses bras se raidirent, son cou s’inclina, elle sourit comme malgré elle à l’étranger, puis ferma les yeux.
Celui-ci, toujours debout, lui toucha les bras : elle tressaillit encore.
– Et vous aussi, mademoiselle, dit-il, vous croyez que je suis un menteur, lorsque je prétends avoir assisté au siège de Philippsburg ?
– Non, monsieur, je vous crois, articula Andrée en faisant un effort surhumain.
– Alors c’est moi qui radote, dit le vieux baron. Ah ! pardon ! à moins toutefois que monsieur ne soit un revenant, une ombre !
Nicole ouvrit de grands yeux effarés.
– Qui sait ! dit Balsamo, avec un accent si grave qu’il acheva de captiver la jeune fille.
– Voyons, sérieusement, monsieur le baron, reprit le vieillard, qui paraissait décidé à tirer la chose au clair, est-ce que vous avez plus de trente ans ? En vérité, vous ne les paraissez pas.
– Monsieur, dit Balsamo, me croirez-vous, si je vous dis quelque chose de peu croyable ?
– Je ne vous en réponds pas, dit le baron en secouant la tête d’un air narquois, tandis qu’Andrée, au contraire, écoutait de toutes ses forces. Je suis fort incrédule, je vous en préviens, moi.
– Que vous sert-il, alors, de me faire une question dont vous n’écouterez pas la réponse ?
– Eh bien ! si, je vous croirai. Là, êtes-vous content ?
– Alors, monsieur, je vous répéterai ce que je vous ai déjà dit ; non seulement je vous ai vu, mais encore je vous ai connu au siège de Philippsburg.
– Alors vous étiez enfant ?
– Sans doute.
– Vous aviez quatre ou cinq ans au plus !
– Non pas ; j’en avais quarante et un.
– Ah ! ah ! ah ! s’écria le baron en riant aux éclats, tandis que Nicole lui faisait écho.
– Je vous l’avais bien dit, monsieur, dit gravement Balsamo ; vous ne me croyez point.
– Mais comment croire sérieusement, voyons !… donnez-moi une preuve.
– C’est bien clair, pourtant, reprit Balsamo sans montrer aucun embarras. J’avais quarante et un ans à cette époque, c’est vrai ; mais je ne dis pas que je fusse l’homme que je suis.
– Ah ! ah ! mais ceci devient du paganisme, s’écria le baron. N’y a-t-il pas eu un philosophe grec, – ces misérables philosophes, il y en a eu de tout temps ! – n’y a-t-il pas eu un philosophe grec qui ne mangeait pas de fèves, parce qu’il prétendait qu’elles avaient des âmes, – comme mon fils prétend que les nègres en ont ; qui avait inventé cela ? C’est… comment diable l’appelez-vous donc ?
– Pythagore, dit Andrée.
– Oui, Pythagore, les jésuites m’ont appris cela autrefois. Le père Porée m’a fait composer là-dessus des vers latins en concurrence avec le petit Arouet. Je me rappelle même qu’il trouva mes vers infiniment meilleurs que les siens. Pythagore, c’est cela.
– Eh bien ! qui vous dit que je n’aie pas été Pythagore ? répliqua très simplement Balsamo.
– Je ne nie pas que vous n’ayez été Pythagore, dit le baron ; mais enfin Pythagore n’était point au siège de Philippsburg. Je ne l’y ai pas vu, du moins.
– Assurément, dit Balsamo ; mais vous y avez vu le vicomte Jean des Barreaux, lequel était aux mousquetaires noirs ?
– Oui, oui, je l’ai vu, celui-là… et ce n’était pas un philosophe, bien qu’il eût horreur des fèves et qu’il n’en mangeât que lorsqu’il ne pouvait faire autrement.
– Eh bien ! c’est cela. Vous rappelez-vous que, le lendemain du duel de M. de Richelieu, des Barreaux était de tranchée avec vous ?
– Parfaitement.
– Car, vous vous souvenez de cela, les mousquetaires noirs et les chevau-légers montaient ensemble tous les sept jours.
– C’est exact… après ?
– Eh bien ! après… la mitraille tombait comme grêle ce soir-là. Des Barreaux était triste ; il s’approcha de vous et vous demanda une prise, que vous lui offrîtes, dans une boîte d’or.
– Sur laquelle était le portrait d’une femme ?
– Justement. Je la vois encore ; blonde, n’est-ce pas ?
– Mordieu ! c’est cela, dit le baron tout effaré. Ensuite ?
– Ensuite, continua Balsamo, comme il savourait cette prise, un boulet le prit à la gorge, comme autrefois M. de Berwick, et lui emporta la tête.
– Hélas ! oui, dit le baron, ce pauvre des Barreaux !
– Eh bien ! monsieur, vous voyez bien que je vous ai vu et connu à Philippsburg, dit Balsamo, puisque j’étais des Barreaux en personne.
Le baron se renversa en arrière dans un accès de frayeur ou plutôt de stupéfaction, qui donna aussitôt l’avantage à l’étranger.
– Mais c’est de la sorcellerie cela ! s’écria-t-il. il y a cent ans, vous eussiez été brûlé, mon cher hôte. Eh ! mon Dieu ! il me semble qu’on sent ici une odeur de revenant, de pendu, de roussi !
– Monsieur le baron, dit en souriant Balsamo, un vrai sorcier n’est jamais ni pendu, ni brûlé, mettez-vous bien cela dans l’esprit ; ce sont les sots qui ont affaire au bûcher ou à la corde. Mais vous plaît-il que nous en restions là pour ce soir, car voilà mademoiselle de Taverney qui s’endort ? Il paraît que les discussions métaphysiques et les sciences occultes ne l’intéressent que médiocrement.
En effet, Andrée, subjuguée par une force inconnue, irrésistible, balançait mollement son front, comme une fleur dont le calice vient de recevoir une trop forte goutte de rosée.
Mais, aux derniers mots du baron, elle fit un effort pour repousser cette invasion dominatrice d’un fluide qui l’accablait ; elle secoua énergiquement la tête, se leva, et, tout en trébuchant d’abord, puis soutenue par Nicole, elle quitta la salle à manger.
En même temps qu’elle disparut aussi la face collée aux carreaux, et que, depuis longtemps déjà, Balsamo avait reconnue pour celle de Gilbert.
Un instant après, on entendit Andrée attaquer vigoureusement les touches de son clavecin.
Balsamo l’avait suivie de l’œil tandis qu’elle traversait, chancelante, la salle à manger.
– Allons, dit-il triomphant, lorsqu’elle eut disparu, je puis dire comme Archimède : Eurêka.
– Qu’est-ce qu’Archimède ? demanda le baron.
– Un brave homme de savant que j’ai connu il y a deux mille cent cinquante ans, dit Balsamo.
Chapitre VII. Eurêka §
Cette fois, soit que la gasconnade parût trop forte au baron, soit qu’il ne l’eût pas entendue, soit enfin que, l’ayant entendue, il ne fût point fâché de débarrasser la maison de son hôte étrange, il suivit des yeux Andrée jusqu’à ce qu’elle eût disparu ; puis, lorsque le bruit de son clavecin lui eut prouvé qu’elle était occupée dans la chambre voisine, il offrit à Balsamo de le faire conduire à la ville prochaine.
– J’ai, dit-il, un mauvais cheval qui en crèvera peut-être, mais enfin qui arrivera, et vous serez sûr, au moins, d’être couché convenablement. Ce n’est pas qu’il manque d’une chambre et d’un lit à Taverney, mais j’entends l’hospitalité à ma façon. Bien ou rien, c’est ma devise.
– Alors vous me renvoyez ? dit Balsamo en cachant sous un sourire la contrariété qu’il éprouvait. C’est me traiter en importun.
– Non, pardieu ! c’est vous traiter en ami, mon cher hôte. Vous loger ici, au contraire, serait vous vouloir du mal. C’est à mon grand regret que je vous dis cela, et pour l’acquit de ma conscience ; car, en vérité, vous me plaisez fort.
– Alors, si je vous plais, ne me forcez pas à me lever quand je suis las, à courir à cheval quand je pourrais étendre mes bras et dégourdir mes jambes dans un lit. N’exagérez pas votre médiocrité, enfin, si vous ne voulez pas que je croie à un mauvais vouloir qui me serait personnel.
– Oh ! s’il en est ainsi, dit le baron, vous coucherez au château.
Puis, cherchant La Brie des yeux et l’apercevant dans un coin :
– Avance ici, vieux scélérat ! lui cria-t-il.
La Brie fit timidement quelques pas.
– Avance donc, ventrebleu ! Voyons, penses-tu que la chambre rouge soit présentable ?
– Certes, oui, monsieur, répondit le vieux serviteur, puisque c’est celle de M. Philippe quand il vient à Taverney.
– Elle peut être fort bien pour un pauvre diable de lieutenant qui vient passer trois mois chez un père ruiné, et fort mal pour un riche seigneur qui court la poste à quatre chevaux.
– Je vous assure, monsieur le baron, dit Balsamo, qu’elle sera parfaite.
Le baron fit une grimace qui voulait dire : « C’est bon, je sais ce qu’il en est. »
Puis tout haut :
– Donne donc la chambre rouge à monsieur, continua-t-il, puisque monsieur veut absolument être guéri de l’envie de revenir à Taverney. Ainsi, vous tenez à coucher ici ?
– Mais oui.
– Cependant, attendez donc, il y aurait un moyen.
– À quoi ?
– À ce que vous ne fissiez pas la route à cheval.
– Quelle route ?
– La route qui mène d’ici à Bar-le-Duc.
Balsamo attendit le développement de la proposition.
– Ce sont des chevaux de poste qui ont amené votre voiture ici ?
– Sans doute, à moins que ce ne soit Satan.
– J’ai pensé d’abord que cela pouvait être, car je ne vous crois pas trop mal avec lui.
– Vous me faites infiniment plus d’honneur que je n’en mérite.
– Eh bien ! les chevaux qui ont amené votre voiture peuvent la remmener.
– Non pas, car il n’en reste que deux sur quatre. La voiture est lourde et les chevaux de poste doivent dormir.
– Encore une raison. Décidément vous tenez à coucher ici.
– J’y tiens aujourd’hui pour vous revoir demain. Je veux vous témoigner ma reconnaissance.
– Vous avez un moyen tout simple pour cela.
– Lequel ?
– Puisque vous êtes si bien avec le diable, priez-le donc de me faire trouver la pierre philosophale.
– Monsieur le baron, si vous y teniez beaucoup…
– À la pierre philosophale ! parbleu ! si j’y tiendrais !
– Il faudrait alors vous adresser à une personne qui n’est pas le diable.
– Quelle est cette personne ?
– Moi, comme dit Corneille dans je ne sais plus quelle comédie qu’il me récitait, tenez, il y a juste cent ans, en passant sur le Pont-Neuf, à Paris.
– La Brie ! vieux coquin ! s’écria le baron, qui commençait à trouver la conversation dangereuse à une pareille heure et avec un pareil homme, tâchez de trouver une bougie et d’éclairer monsieur.
La Brie se hâta d’obéir, et tout en faisant cette recherche, presque aussi chanceuse que la pierre philosophale, il appela Nicole pour qu’elle montât la première et donnât de l’air à la chambre rouge.
Nicole laissa Andrée seule, ou plutôt Andrée fut enchantée de trouver cette occasion de congédier sa chambrière : elle avait besoin de demeurer avec sa pensée.
Le baron souhaita le bonsoir à Balsamo et alla se coucher.
Balsamo tira sa montre, car il se rappelait la promesse qu’il avait faite à Althotas. Il y avait deux heures et demie déjà, au lieu de deux heures, que le savant dormait. C’étaient trente minutes perdues. Il demanda donc à La Brie si le carrosse était toujours au même endroit.
La Brie répondit qu’à moins qu’il n’eût marché tout seul, il devait y être.
Balsamo s’informa alors de ce qu’était devenu Gilbert.
La Brie assura que Gilbert était un fainéant qui devait être couché depuis une heure au moins.
Balsamo sortit pour aller réveiller Althotas, après avoir étudié la topographie du chemin qui conduisait à la chambre rouge.
M. de Taverney n’avait point menti relativement à la médiocrité de cette chambre : l’ameublement répondait à celui des autres pièces du château.
Un lit de chêne, dont la couverture était de vieux damas vert jauni, comme les tentures à festons ; une table de chêne à pieds tordus ; une grande cheminée de pierre qui datait du temps de Louis XIII, et à qui le feu pouvait donner une certaine somptuosité l’hiver, mais à qui l’absence du feu donnait un aspect des plus tristes l’été, vide de chenets, vide d’ustensiles à feu, vide de bois, mais pleine en échange de vieilles gazettes, tel était le mobilier dont Balsamo allait, pour une nuit, se trouver l’heureux propriétaire.
Nous y joindrons deux chaises et une armoire de bois, mais peinte en gris avec des panneaux creusés.
Pendant que La Brie essayait de mettre un peu d’ordre dans cette chambre aérée par Nicole, qui s’était retirée chez elle cette opération faite, Balsamo, après avoir réveillé Althotas, rentrait dans la maison.
Arrivé en face de la porte d’Andrée, il s’arrêta pour écouter. Au moment où Andrée avait quitté la salle du souper, elle s’était aperçue qu’elle échappait à cette mystérieuse influence que le voyageur exerçait sur elle. Et pour combattre jusqu’à ces pensées, elle s’était mise à son clavecin.
Les sons arrivaient jusqu’à Balsamo à travers la porte fermée.
Balsamo, comme nous l’avons dit, s’était arrêté devant cette porte.
Au bout d’un instant, il fit plusieurs gestes arrondis qu’on eût pu prendre pour une espèce de conjuration, et qui en étaient une sans doute, puisque, frappée d’une nouvelle sensation pareille à celle qu’elle avait déjà éprouvée, Andrée cessa lentement de jouer son air, laissa ses mains retomber immobiles à ses côtés, et se retourna vers la porte d’un mouvement lent et raide, pareil à celui d’une personne qui obéit à une influence étrangère et accomplit des choses qui ne lui sont pas commandées par son libre arbitre.
Balsamo sourit dans l’ombre, comme s’il eût pu voir à travers cette porte fermée.
C’était sans doute tout ce que désirait Balsamo, et il avait deviné que ce désir était accompli ; car, ayant étendu la main gauche et trouvé sous cette main la rampe, il monta l’escalier raide et massif qui conduisait à la chambre rouge.
À mesure qu’il s’éloignait, Andrée, du même mouvement lent et raide, se détournait de la porte et revenait à son clavecin. En atteignant la dernière marche de l’escalier, Balsamo put entendre les premières notes de la reprise de l’air interrompu.
Balsamo entra dans la chambre rouge et congédia La Brie.
La Brie était visiblement un bon serviteur, habitué à obéir sur un signe. Cependant, après avoir fait un mouvement vers la porte, il s’arrêta.
– Eh bien ? demanda Balsamo.
La Brie glissa sa main dans la poche de sa veste, parut palper quelque chose au plus profond de cette poche muette, mais ne répondit pas.
– Avez-vous quelque chose à me dire, mon ami ? demanda Balsamo en s’approchant de lui.
La Brie parut faire un violent effort sur lui-même, et tirant sa main de sa poche :
– Je veux dire, monsieur, que vous vous êtes sans doute trompé ce soir, répondit-il.
– Moi ? fit Balsamo ; et en quoi donc, mon ami.
– En ce que vous avez cru me donner une pièce de vingt-quatre sous et que vous m’avez donné une pièce de vingt-quatre livres.
Et il ouvrit sa main qui laissa voir un louis neuf et étincelant.
Balsamo regarda le vieux serviteur avec un sentiment d’admiration qui semblait indiquer qu’il n’avait pas d’ordinaire pour les hommes une grande considération à l’endroit de la probité.
– And honest ! dit-il comme Hamlet.
Et fouillant à son tour dans sa poche, il mit un second louis à côté du premier.
La joie de La Brie à la vue de cette splendide générosité ne saurait se concevoir. Il y avait vingt ans au moins qu’il n’avait vu d’or.
Il fallut, pour qu’il se crût l’heureux propriétaire d’un pareil trésor, que Balsamo le lui prît dans la main et le lui glissât lui-même dans la poche.
Il salua jusqu’à terre, et se retirait à reculons, lorsque Balsamo l’arrêta.
– Quelles sont le matin les habitudes du château ? demanda-t-il.
– M. de Taverney reste tard au lit, monsieur ; mais mademoiselle Andrée se lève toujours de bonne heure.
– À quelle heure ?
– Mais vers six heures.
– Qui couche au-dessus de cette chambre ?
– Moi, monsieur.
– Et au-dessous ?
– Personne. C’est le vestibule qui donne sous cette chambre.
– Bien, merci, mon ami ; laissez-moi maintenant.
– Bonsoir, monsieur.
– Bonsoir. À propos, veillez à ce que ma voiture soit en sûreté.
– Oh ! monsieur peut être tranquille.
– Si vous y entendiez quelque bruit, ou si vous y aperceviez de la lumière, ne vous effrayez pas. Elle est habitée par un vieux serviteur impotent que je mène avec moi, et qui habite le fond du carrosse. Recommandez à M. Gilbert de ne pas le troubler ; dites-lui aussi, je vous prie, qu’il ne s’éloigne pas demain matin avant que je lui aie parlé. Retiendrez-vous bien tout cela, mon ami ?
– Oh ! oui certes : mais monsieur nous quitterait-il si tôt ?
– C’est selon, dit Balsamo avec un sourire. Cependant, pour bien faire, il faudrait que je fusse à Bar-le-Duc demain au soir.
La Brie poussa un soupir de résignation, jeta un dernier coup d’œil au lit, et approcha la bougie du foyer pour donner un peu de chaleur à cette grande chambre humide, en brûlant tous les papiers a défaut de bois.
Mais Balsamo l’arrêta.
– Non, dit-il, laissez tous ces vieux journaux où ils sont ; si je ne dors pas, je m’amuserai à les lire.
La Brie s’inclina et sortit.
Balsamo s’approcha de la porte, écouta les pas du vieux serviteur, qui faisaient à leur tour craquer l’escalier. Bientôt les pas retentirent au-dessus de sa tête. La Brie était rentré chez lui.
Alors le baron alla à la fenêtre.
En face de sa fenêtre, à l’autre aile du pavillon, une petite mansarde, aux rideaux mal fermés, était éclairée. C’était celle de Legay. La jeune fille détachait lentement sa robe et son fichu. Souvent elle ouvrait sa fenêtre et se penchait en dehors pour voir dans la cour.
Balsamo la regardait avec une attention qu’il n’avait sans doute pas voulu lui accorder au souper.
– Étrange ressemblance ! murmura-t-il.
En ce moment la lumière de la mansarde s’éteignit, quoique celle qui l’habitait ne fût point couchée.
Balsamo demeura appuyé à la muraille.
Le clavecin retentissait toujours.
Le baron parut écouter si aucun autre bruit ne se mêlait à celui de l’instrument… Puis, lorsqu’il se fut bien assuré que l’harmonie veillait seule au milieu du silence général, il rouvrit sa porte, fermée par La Brie, descendit l’escalier avec précaution, et poussa doucement la porte du salon, qui tourna sans bruit sur ses gonds usés.
Andrée n’entendit rien.
Elle promenait ses belles mains, d’un blanc mat, sur l’ivoire jauni de l’instrument ; en face d’elle était une glace incrustée dans un parquet sculpté dont la dorure écaillée avait disparu sous une couche de couleur grise.
L’air que jouait la jeune fille était mélancolique. Au reste, c’étaient plutôt de simples accords qu’un air. Elle improvisait sans doute, et repassait sur le clavecin les souvenirs de sa pensée ou les rêves de son imagination. Peut-être son esprit, si attristé par le séjour de Taverney, quittait-il momentanément le château pour aller se perdre dans les immenses et nombreux jardins de l’Annonciade de Nancy, tout peuplés de joyeuses pensionnaires. Quoi qu’il en fût, pour le moment, son regard vague et à demi voilé se perdait dans le sombre miroir place devant elle, et qui reflétait les ténèbres que ne pouvait aller combattre au fond de cette grande pièce la lumière de la seule bougie qui, placée sur le clavecin, éclairait la musicienne.
Parfois elle s’arrêtait tout à coup. C’est qu’alors elle se rappelait l’étrange vision de la soirée et les impressions inconnues qui en avaient été la suite. Or, avant que sa pensée eût rien précisé à cet égard, le cœur avait déjà battu, et le frisson avait parcouru ses membres. Elle tressaillait comme si, tout isolée qu’elle était alors, le contact d’un être animé fût venu l’effleurer et la troubler en l’effleurant.
Tout à coup, comme elle cherchait à se rendre compte de ces impressions bizarres, elle les éprouva de nouveau. Toute sa personne frissonna comme secouée d’une commotion électrique. Ses regards prirent de la netteté, sa pensée se solidifia pour ainsi dire, et elle aperçut comme un mouvement dans la glace.
C’était la porte du salon qui s’ouvrait sans bruit.
Derrière cette porte apparut une ombre.
Andrée frémit, ses doigts s’égarèrent sur les touches.
Rien n’était plus naturel cependant que cette apparition.
Cette ombre, qu’il était impossible de reconnaître, encore plongée dans les ténèbres qu’elle était, ne pouvait-elle être celle de M. de Taverney ou celle de Nicole ? La Brie, avant de se coucher, n’avait-il pas à rôder par les appartements et à entrer au salon pour quelque besogne ? La chose lui arrivait fréquemment, et, dans ces sortes de tournées, le discret et fidèle serviteur ne faisait jamais de bruit.
Mais la jeune fille voyait avec les yeux de l’âme que ce n’était ni l’une ni l’autre de ces trois personnes.
L’ombre s’approcha d’un pas muet, se faisant de plus en plus distincte au milieu des ténèbres. Lorsque l’apparition fut entrée dans le cercle qu’embrassait la lumière, Andrée reconnut l’étranger, si effrayant, avec son visage pâle et sa redingote de velours noir.
Il avait, sans doute pour quelque mystérieux motif, quitté l’habit de soie qu’il portait.
Elle voulut se retourner, crier.
Mais Balsamo étendit ses bras en avant, et elle ne bougea plus.
Elle fit un effort.
– Monsieur, dit-elle, monsieur !… au nom du ciel, que voulez-vous ?
Balsamo sourit, la glace répéta cette expression de sa physionomie, et Andrée l’absorba avidement.
Mais il ne répondit pas.
Andrée tenta encore une fois de se lever, mais elle ne put y parvenir : une force invincible, un engourdissement qui n’était point sans charme la clouèrent sur son fauteuil, tandis que son regard restait rivé sur le miroir magique.
Cette sensation nouvelle l’épouvanta, car elle se sentait entièrement à la discrétion de cet homme, et cet homme était un inconnu.
Elle fit pour appeler au secours un effort surhumain : sa bouche s’ouvrit, mais Balsamo étendit ses deux mains au-dessus de la tête de la jeune fille, et aucun son ne sortit de sa bouche.
Andrée resta muette ; sa poitrine s’emplit d’une sorte de chaleur stupéfiante qui monta lentement jusqu’à son cerveau, se déroulant comme une vapeur aux tourbillons envahissants.
La jeune fille n’avait plus ni force ni volonté ; elle laissa retomber sa tête sur son épaule.
En ce moment, il sembla à Balsamo entendre un léger bruit du côté de la fenêtre : il se retourna vivement et crut voir extérieurement s’éloigner de la vitre le visage d’un homme.
Il fronça le sourcil ; et, chose étrange, la même impression sembla se refléter sur le visage de la jeune fille.
Alors, se retournant du côté d’Andrée, il abaissa les deux mains qu’il avait constamment tenues levées au-dessus de sa tête, les releva d’un geste onctueux, les abaissa encore, et persévérant pendant quelques secondes à entasser sur la jeune fille des colonnes écrasantes d’électricité :
– Dormez ! dit-il.
Puis, comme elle se débattait encore sous le charme :
– Dormez ! répéta-t-il avec l’accent de la domination. Dormez ! je le veux !
Dès lors tout céda à cette puissante volonté. Andrée appuya le coude sur le clavecin, posa la tête sur sa main et s’endormit.
Puis Balsamo sortit à reculons, tira la porte après lui, et l’on put l’entendre remonter l’escalier de bois et regagner sa chambre.
Aussitôt que la porte du salon se fut refermée derrière lui, la figure qu’avait cru entrevoir Balsamo reparut aux vitres.
C’était celle de Gilbert.
Chapitre VIII. Attraction §
Gilbert, exclu du salon par l’infériorité de sa position au château de Taverney, avait surveillé toute la soirée les personnages à qui leur rang permettait d’y figurer.
Durant tout le souper, il avait vu Balsamo sourire et gesticuler. Il avait remarqué l’attention dont l’honorait Andrée ; l’affabilité inouïe du baron à son égard ; l’empressement respectueux de La Brie.
Plus tard, lorsqu’on s’était levé de table, il s’était caché dans un massif de lilas et de boules-de-neige, dans la crainte que Nicole, en fermant les volets ou en regagnant sa chambre, ne l’aperçût et ne le dérangeât dans son investigation, ou plutôt dans son espionnage.
Nicole avait en effet opéré sa ronde, mais elle avait dû laisser ouvert un des volets du salon, dont les charnières à moitié descellées ne permettaient pas aux contrevents de rouler sur leurs gonds.
Gilbert connaissait bien cette circonstance. Aussi n’avait-il pas, comme nous l’avons vu, quitté son poste, sûr qu’il était de continuer ses observations quand Legay serait partie.
Ses observations, avons-nous dit ? – ce mot, peut-être, semblera bien vague au lecteur. – Quelles observations Gilbert pouvait-il faire ? ne connaissait-il pas le château de Taverney dans tous ses détails, puisqu’il y avait été élevé, les personnages qui l’habitaient sous toutes leurs faces, puisque depuis dix sept ou dix-huit ans il les voyait tous les jours ?
C’est que ce soir-là Gilbert avait d’autres desseins que d’observer ; il ne guettait pas seulement, il attendait.
Quand Nicole eut quitté le salon en y laissant Andrée, quand, après avoir lentement et négligemment fermé les portes et les volets, elle se fut promenée dans le parterre, comme si elle y eût attendu quelqu’un ; quand elle eut plongé de tous côtés de furtifs regards, quand elle eut fait enfin ce que venait de faire et allait faire encore Gilbert, elle se décida à la retraite et regagna sa chambre.
Gilbert, comme on le comprend bien, immobile contre le tronc d’un arbre, à moitié courbé, respirant à peine, n’avait pas perdu un des mouvements, pas perdu un des gestes de Nicole ; puis, lorsqu’elle eut disparu, lorsqu’il eut vu s’illuminer la fenêtre des mansardes, il traversa l’espace vide sur la pointe du pied, parvint jusqu’à la fenêtre, s’y accroupit dans l’ombre et attendit, sans savoir peut-être ce qu’il attendait, dévorant des yeux Andrée, nonchalamment assise à son clavecin.
Ce fut dans ce moment que Joseph Balsamo entra dans le salon.
Gilbert tressaillit à cette vue, et son regard ardent se concentra sur les deux personnages de la scène que nous venons de raconter.
Il crut voir que Balsamo complimentait Andrée sur son talent, que celle-ci lui répondait avec sa froideur accoutumée ; qu’il insistait avec un sourire, qu’elle suspendait son étude pour répondre et congédier son hôte.
Il admira la grâce avec laquelle celui-ci se retirait. De toute la scène qu’il avait cru comprendre, il n’avait absolument rien compris, car la réalité de cette scène était le silence.
Gilbert n’avait rien pu entendre, il avait seulement vu remuer des lèvres et s’agiter des bras. Comment, si bon observateur qu’il fût, eût-il reconnu un mystère là où tout se passait naturellement en apparence ?
Balsamo parti, Gilbert demeura non plus en observation, mais en contemplation devant Andrée, si belle dans sa pose nonchalante, puis bientôt il s’aperçut avec étonnement qu’elle dormait. Il demeura encore quelques minutes dans la même attitude, pour s’assurer bien positivement que cette immobilité était bien du sommeil. Puis, lorsqu’il en fut bien convaincu, il se leva tenant sa tête à deux mains, comme un homme qui craint que son cerveau n’éclate sous le flot des pensées qui y affluent ; puis, dans un moment de volonté qui ressemblait à un élan de fureur :
– Oh ! sa main, dit-il ; approcher seulement mes lèvres de sa main. Allons ! Gilbert, allons ! je le veux…
Et cela dit, s’obéissant à lui-même, il s’élança dans l’antichambre et atteignit la porte du salon, qui s’ouvrit sans bruit pour lui comme elle avait fait pour Balsamo.
Mais à peine cette porte fut-elle ouverte, à peine se trouva-t-il en face de la jeune fille sans que rien l’en séparât plus, qu’il comprit l’importance de l’action qu’il allait commettre ; lui, Gilbert, lui, le fils d’un métayer et d’une paysanne, lui, le jeune homme timide, sinon respectueux, qui à peine, du fond de son obscurité, avait osé lever les yeux sur la fière et dédaigneuse jeune fille, il allait toucher de ses lèvres le bas de la robe ou le bout des doigts de cette majesté endormie, qui pouvait en se réveillant le foudroyer de son regard. À cette pensée, tous ces nuages d’enivrement qui avaient égaré son esprit et bouleversé son cerveau se dissipèrent. Il s’arrêta, se retenant au chambranle de la porte, car les jambes lui tremblaient si fort, qu’il lui semblait qu’il allait tomber.
Mais la méditation ou le sommeil d’Andrée était si profond, car Gilbert ne savait encore bien précisément si la jeune fille dormait ou méditait, qu’elle ne fit pas un seul mouvement, quoiqu’elle eût pu entendre les palpitations du cœur de Gilbert, que celui-ci essayait vainement de comprimer dans sa poitrine ; il resta un moment debout, haletant ; la jeune fille ne bougea point.
Elle était si belle ainsi, doucement appuyée sur sa main, avec ses longs cheveux sans poudre, épars sur son cou et sur ses épaules, que cette flamme assoupie, mais non pas éteinte par la terreur, se réveilla. Un nouveau vertige le prit ; c’était comme une enivrante folie ; c’était comme un dévorant besoin de toucher quelque chose qui la touchât elle-même ; il fit de nouveau un pas vers elle.
Le plancher craqua sous son pied mal affermi ; à ce bruit, une sueur froide perla au front du jeune homme, mais Andrée ne parut pas l’avoir entendu.
– Elle dort, murmura Gilbert. Oh ! bonheur, elle dort !
Mais Gilbert, au bout de trois pas, s’arrêta de nouveau ; une chose semblait l’épouvanter ; c’était l’éclat inaccoutumé de la lampe qui, près de s’éteindre, lançait ses dernières lueurs, ces fulgurantes lueurs qui précèdent les ténèbres.
Du reste, pas un bruit, pas un souffle dans toute la maison ; le vieux La Brie était couché et sans doute endormi ; la lumière de Nicole était éteinte.
– Allons, dit-il.
Et il s’avança de nouveau.
Chose étrange, le parquet cria de nouveau, et Andrée ne remua point encore.
Gilbert s’étonna de cet étrange sommeil, il s’en effraya presque.
– Elle dort, répéta-t-il avec cette mobilité de la pensée qui fait chanceler vingt fois en une minute la résolution d’un amant ou d’un lâche. – Est lâche quiconque n’est plus maître de son cœur. – Elle dort, ô mon Dieu ! mon Dieu !
Mais, au milieu de toutes ces fiévreuses alternatives de crainte et d’espérance, Gilbert, avançant toujours, se trouva à deux pas d’Andrée. Dès lors, ce fut comme une magie ; il eût voulu fuir que la fuite lui eût été impossible ; une fois entré dans le cercle d’attraction dont la jeune fille était le centre, il se sentait lié, garrotté, vaincu ; il se laissa tomber sur ses deux genoux.
Andrée demeura immobile, muette : on eût dit une statue. Gilbert prit le bas de sa robe et la baisa.
Puis il releva la tête lentement, sans souffle, d’un mouvement égal : ses yeux cherchèrent les yeux d’Andrée.
Ils étaient tout grands ouverts, et cependant Andrée ne voyait pas.
Gilbert ne savait plus que penser, il était anéanti sous le poids de la surprise. Un moment il eut l’effroyable idée qu’elle était morte. Pour s’en assurer, il osa prendre sa main ; elle était tiède et l’artère y battait doucement. Mais la main d’Andrée resta immobile dans la main de Gilbert. Alors Gilbert se figura, enivré sans doute par cette voluptueuse pression, qu’Andrée voyait, qu’elle sentait, qu’elle avait deviné son amour insensé ; il crut, pauvre cœur aveuglé, qu’elle attendait sa visite, que son silence était un consentement, son immobilité une faveur.
Alors il souleva la main d’Andrée jusqu’à ses lèvres, et y imprima un long et fiévreux baiser.
Tout à coup Andrée frissonna, et Gilbert sentit qu’elle le repoussait.
– Oh ! je suis perdu ! murmura-t-il en abandonnant la main de la jeune fille et en frappant le parquet de son front.
Andrée se leva comme si un ressort l’eût dressée sur ses pieds ; ses yeux ne s’abaissèrent pas même sur le plancher où gisait Gilbert à demi écrasé par la honte et la terreur, Gilbert qui n’avait pas seulement la force d’implorer un pardon sur lequel il ne comptait pas.
Mais Andrée, la tête haute, le cou tendu, comme si elle eût été entraînée par une force secrète vers un but invisible, effleura en passant l’épaule de Gilbert, passa outre, et commença de s’avancer vers la porte avec une démarche contrainte et pénible.
Gilbert, la sentant s’éloigner, se souleva sur une main, se retourna lentement et la suivit d’un regard étonné.
Andrée continua son chemin vers la porte, l’ouvrit, franchit l’antichambre et arriva au pied de l’escalier.
Gilbert, pâle et tremblant, la suivait en se traînant sur ses genoux.
– Oh ! pensa-t-il, elle est si indignée qu’elle n’a pas daigné s’en prendre à moi ; elle va trouver le baron, elle va lui raconter ma honteuse folie, et l’on va me chasser comme un laquais !
La tête du jeune homme s’égara à cette pensée qu’il quitterait Taverney, qu’il cesserait de voir celle qui était sa lumière, sa vie, son âme ; le désespoir lui donna du courage ; il se redressa sur ses pieds et s’élança vers Andrée.
– Oh ! pardon, mademoiselle, au nom du ciel ! pardon ! murmura-t-il.
Andrée parut n’avoir point entendu ; mais elle passa outre et n’entra point chez son père.
Gilbert respira.
Andrée posa le pied sur la première marche de l’escalier, puis sur la seconde.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Gilbert ; où peut-elle donc aller ainsi ? Cet escalier ne conduit qu’à la chambre rouge qu’habite cet étranger, et à la mansarde de La Brie. Si c’était pour La Brie, elle appellerait, elle sonnerait… Elle irait donc ?… Oh ! c’est impossible ! impossible !
Et Gilbert crispait ses poings de rage à la seule idée qu’Andrée pouvait aller chez Balsamo.
Devant la porte de l’étranger, elle s’arrêta.
Une sueur froide coulait au front de Gilbert ; il se cramponna aux barreaux de l’escalier pour ne pas tomber lui-même ; car il avait continué de suivre Andrée. Tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il croyait deviner lui semblait monstrueux.
La porte de Balsamo était entrebâillée ; Andrée la poussa sans y frapper. La lumière qui s’en échappa éclaira ses traits si nobles et si purs, et tourbillonna en reflets d’or dans ses yeux tout grands ouverts.
Au milieu de la chambre, Gilbert put entrevoir l’étranger, debout, l’œil fixe, le front plissé, et la main étendue avec le geste du commandement.
Puis la porte se referma.
Gilbert sentit ses forces défaillir. Une de ses mains lâcha la rampe, l’autre se porta à son front brûlant ; il tourna sur lui-même comme une roue sortie de l’essieu, et tomba étourdi sur la pierre froide de la première marche, l’œil encore attaché sur cette porte maudite par laquelle venait de s’engloutir tout le rêve passé, tout le bonheur présent, toute l’espérance de l’avenir.
Chapitre IX. La voyante §
Balsamo vint au-devant de la jeune fille, qui était entrée ainsi chez lui sans se déranger de la ligne directe, ferme dans sa marche comme la statue du Commandeur.
Si étrange que fût cette apparition pour tout autre que Balsamo, elle ne parut point surprendre celui-ci.
– Je vous ai commandé de dormir, dit-il ; dormez-vous ?
Andrée poussa un soupir, mais ne répondit point.
Balsamo s’approcha de la jeune fille et la chargea d’une plus grande quantité de fluide.
– Je veux que vous parliez, dit-il.
La jeune fille tressaillit.
– Avez-vous entendu ce que j’ai dit ? demanda l’étranger.
Andrée fit signe que oui.
– Pourquoi ne parlez-vous point alors ?
Andrée porta la main à sa gorge, comme pour exprimer que les paroles ne pouvaient point se faire jour.
– Bien ! asseyez-vous là, dit Balsamo.
Il la prit par la même main que Gilbert venait de baiser sans qu’elle s’en aperçût, et ce seul contact lui donna le même tressaillement que nous lui avons déjà vu éprouver quand le fluide souverain lui était venu d’en haut tout à l’heure.
La jeune fille, conduite par Balsamo, fit trois pas à reculons et s’assit dans un fauteuil.
– Maintenant, dit-il, voyez-vous ?
Les yeux d’Andrée se dilatèrent comme si elle eut voulu embrasser tous les rayons lumineux répandus dans la chambre par les lueurs divergentes de deux bougies.
– Je ne vous dis pas de voir avec les yeux, continua Balsamo ; voyez avec la poitrine.
Et tirant de dessous sa veste brodée une baguette d’acier, il en posa l’extrémité sur la poitrine palpitante de la jeune fille.
Celle-ci bondit comme si un dard de flamme eût traversé sa chair et pénétré jusqu’à son cœur ; ses yeux se fermèrent aussitôt.
– Ah ! bien, dit Balsamo, vous commencez à voir, n’est-ce pas ?
Elle fit un signe de tête affirmatif.
– Et vous allez parler, n’est-ce pas ?
– Oui, répondit Andrée.
Mais en même temps elle porta la main à son front avec un geste d’indicible douleur.
– Qu’avez-vous ? demanda Balsamo.
– Oh ! je souffre !
– Pourquoi souffrez-vous ?
– Parce que vous me forcez de voir et de parler.
Balsamo leva deux ou trois fois les mains au-dessus du front d’Andrée et sembla écarter une portion du fluide prêt à le faire éclater.
– Souffrez-vous encore ? demanda-t-il.
– Moins, répondit la jeune fille.
– Bien ; alors regardez où vous êtes.
Les yeux d’Andrée restèrent fermés ; mais sa figure s’assombrit et parut exprimer le plus vif étonnement.
– Dans la chambre rouge, murmura-t-elle.
– Avec qui ?
– Avec vous, continua-t-elle en tressaillant.
– Qu’avez-vous ?
– J’ai peur ! j’ai honte !
– De quoi ? Ne sommes-nous pas sympathiquement unis ?
– Si fait.
– Ne savez-vous pas que je ne vous fais venir qu’avec des intentions pures ?
– Ah ! oui, c’est vrai, dit-elle.
– Et que je vous respecte à l’égal d’une sœur ?
– Oui, je le sais.
Et sa figure se rasséréna, puis se troubla de nouveau.
– Vous ne me dites pas tout, continua Balsamo. Vous ne me pardonnez pas entièrement.
– C’est que je vois que, si vous ne me voulez point de mal à moi, vous en voulez peut-être à d’autres.
– C’est possible, murmura Balsamo ; mais ne vous occupez point de cela, ajouta-t-il avec le ton du commandement.
Andrée reprit son visage habituel.
– Tout le monde dort-il dans la maison ?
– Je ne sais pas, dit-elle.
– Alors regardez.
– De quel côté voulez-vous que je regarde ?
– Voyons. Du côté de votre père, d’abord. Où est-il ?
– Dans sa chambre.
– Que fait-il ?
– Il est couché.
– Dort-il ?
– Non, il lit.
– Que lit-il ?
– Un de ces mauvais livres qu’il veut toujours me faire lire.
– Et que vous ne lisez pas ?
– Non, dit-elle.
– Bien. Nous sommes donc tranquilles de ce côté. Regardez du côté de Nicole, dans sa chambre.
– Il n’y a point de lumière dans sa chambre.
– Avez-vous besoin de lumière pour y voir ?
– Non, si vous l’ordonnez.
– Voyez ! je le veux.
– Ah ! je la vois !
– Eh bien ?
– Elle est à moitié vêtue ; elle pousse doucement la porte de sa chambre ; elle descend l’escalier.
– Bien. Où va-t-elle ?
– Elle s’arrête à la porte de la cour ; elle se cache derrière cette porte ; elle guette, elle attend.
Balsamo sourit.
– Est-ce vous, dit-il, qu’elle guette et qu’elle attend ?
– Non.
– Eh bien ! voilà le principal. Quand une jeune fille est libre de son père et de sa femme de chambre elle n’a plus rien à craindre, à moins que…
– Non, dit-elle.
– Ah ! ah ! vous répondez à ma pensée ?
– Je la vois.
– Ainsi, vous n’aimez personne ?
– Moi ? dit dédaigneusement la jeune fille.
– Eh ! sans doute ; vous pourriez aimer quelqu’un, ce me semble. On ne sort pas du couvent pour vivre dans la réclusion, et l’on donne la liberté au cœur en même temps qu’au corps ?
Andrée secoua la tête.
– Mon cœur est libre, dit-elle tristement.
Et une telle expression de candeur et de modestie virginale embellit ses traits, que Balsamo radieux murmura :
– Un lis ! une pupille ! une voyante !
Et il joignit les mains en signe de joie et de remerciement, puis, revenant à Andrée :
– Mais si vous n’aimez pas, continua-t-il, vous êtes aimée, sans doute ?
– Je ne sais pas, dit la jeune fille avec douceur.
– Comment ! vous ne savez pas ? répondit Balsamo assez rudement. Cherchez ! Quand j’interroge, c’est pour avoir une réponse.
Et il toucha une seconde fois la poitrine de la jeune fille du bout de sa baguette d’acier.
La jeune fille tressaillit encore, mais sous l’impression d’une douleur visiblement moins vive que la première.
– Oui, oui, je vois, dit-elle ; ménagez-moi, car vous me tueriez.
– Que voyez-vous ? demanda Balsamo.
– Oh ! mais c’est impossible ! répondit Andrée.
– Que voyez-vous donc ?
– Un jeune homme qui, depuis mon retour du couvent, me suit, m’épie, me couve des yeux, mais toujours caché.
– Quel est ce jeune homme ?
– Je ne vois pas son visage, mais seulement son habit c’est presque l’habit d’un ouvrier.
– Où est-il ?
– Au bas de l’escalier ; il souffre, il pleure.
– Pourquoi ne voyez-vous pas son visage ?
– C’est qu’il le tient caché dans ses mains.
– Voyez à travers ses mains.
Andrée parut faire un effort.
– Gilbert ! s’écria-t-elle. Oh ! je disais bien que c’était impossible !
– Et pourquoi impossible ?
– Parce qu’il n’oserait pas m’aimer, répondit la jeune fille avec l’expression d’un suprême dédain.
Balsamo sourit en homme qui connaît l’homme, et qui sait qu’il n’y a pas de distance que le cœur ne franchisse, cette distance fût-elle un abîme.
– Et que fait-il au bas de l’escalier ?
– Attendez, il écarte les mains de son front, il se cramponne à la rampe, il se soulève, il monte.
– Où monte-t-il ?
– Ici… C’est inutile, il n’osera entrer.
– Pourquoi n’osera-t-il entrer ?
– Parce qu’il a peur, dit Andrée avec un sourire de mépris.
– Mais il écoutera.
– Sans doute, il approche son oreille de la porte, il écoute.
– Il vous gêne alors ?
– Oui, parce qu’il peut entendre ce que je dis.
– Et il est homme à en abuser, même envers vous, qu’il aime ?
– Oui, dans un moment de colère ou de jalousie ; oh ! oui, dans un de ces moments-là, il est capable de tout.
– Alors débarrassons-nous de lui, dit Balsamo. Et il marcha bruyamment vers la porte.
Sans doute l’heure de la bravoure n’était pas encore venue pour Gilbert, car, au bruit des pas de Balsamo, craignant d’être surpris, il s’élança à cheval sur la rampe et se laissa glisser jusqu’à terre.
Andrée poussa un petit cri d’épouvante.
– Cessez de regarder de ce côté, dit Balsamo en revenant vers Andrée. Ce sont choses de peu d’importance que les amours vulgaires. Parlez-moi du baron de Taverney, voulez-vous ?
– Je veux tout ce que vous voulez, dit Andrée avec un soupir.
– Il est donc bien pauvre, le baron ?
– Très pauvre.
– Trop pauvre pour vous donner aucune distraction ?
– Aucune.
– Alors, vous vous ennuyez dans ce château ?
– Mortellement.
– Vous avez de l’ambition, peut-être ?
– Non.
– Vous aimez votre père ?
– Oui, dit la jeune fille presque avec hésitation.
– Cependant il me semble, hier au soir, qu’il y avait un nuage sur cet amour filial ? reprit Balsamo en souriant.
– Je lui en veux d’avoir follement dépensé toute la fortune de ma mère, de sorte que le pauvre Maison-Rouge languit en garnison et ne peut plus porter dignement le nom de notre famille.
– Qu’est-ce que Maison-Rouge ?
– Mon frère Philippe.
– Pourquoi l’appelez-vous Maison-Rouge ?
– Parce que c’est le nom, ou plutôt parce que c’était le nom d’un château à nous, et que les aînés de la famille portaient ce nom jusqu’à la mort de leur père ; alors ils s’appellent Taverney.
– Et vous aimez votre frère ?
– Oh ! oui, beaucoup ! beaucoup !
– Plus que toute chose ?
– Plus que toute chose.
– Et pourquoi l’aimez-vous avec cette passion, quand vous aimez votre père si modérément ?
– Parce qu’il est un noble cœur, lui, qui donnerait sa vie pour moi.
– Tandis que votre père ?…
Andrée se tut.
– Vous ne répondez pas ?
– Je ne veux pas répondre.
Sans doute Balsamo ne jugea pas à propos de forcer la volonté de la jeune fille. Peut-être, d’ailleurs, savait-il déjà sur le baron tout ce qu’il voulait savoir.
– Et où est en ce moment le chevalier de Maison-Rouge ?
– Vous me demandez où est Philippe ?
– Oui.
– Il est en garnison à Strasbourg.
– Le voyez-vous en ce moment ?
– Où cela ?
– À Strasbourg.
– Je ne le vois pas.
– Connaissez-vous la ville ?
– Non.
– Je la connais, moi ; cherchons ensemble, voulez-vous ?
– Je veux bien.
– Est-il au spectacle ?
– Non.
– Est-il au café de la Place avec les autres officiers ?
– Non.
– Est-il rentré chez lui dans sa chambre ? Je veux que vous voyiez la chambre de votre frère.
– Je ne vois rien. Je crois qu’il n’est plus à Strasbourg.
– Connaissez-vous la route ?
– Non.
– N’importe ! je la connais, moi ; suivons-la. Est-il à Saverne ?
– Non.
– Est-il à Sarrebruck ?
– Non.
– Est-il à Nancy ?
– Attendez, attendez !
La jeune fille se recueillit ; son cœur battait à briser sa poitrine.
– Je vois ! je vois ! dit-elle avec une joie éclatante ; oh ! cher Philippe, quel bonheur !
– Qu’y a-t-il ?
– Cher Philippe ! continua Andrée, dont les yeux étincelaient de joie.
– Où est-il ?
– Il traverse à cheval une ville que je connais parfaitement.
– Laquelle ?
– Nancy ! Nancy ! Celle où j’ai été au couvent.
– Êtes-vous sûre que ce soit lui ?
– Oh ! oui, les flambeaux dont il est entouré éclairent son visage.
– Des flambeaux ? dit Balsamo avec surprise. Pourquoi faire ces flambeaux ?
– Il est à cheval ! à cheval ! À la portière d’un beau carrosse doré.
– Ah ! ah ! fit Balsamo, qui paraissait comprendre, et qu’y a-t-il dans ce carrosse ?
– Une jeune femme… Oh ! qu’elle est majestueuse ! qu’elle est gracieuse ! qu’elle est belle ! Oh ! c’est étrange, il me semble l’avoir déjà vue ; non, non, je me trompais, c’est Nicole qui lui ressemble.
– Nicole ressemble à cette jeune femme, si fière, si majestueuse, si belle ?
– Oui ! oui ! mais comme le jasmin ressemble au lis.
– Voyons, que se passe-t-il à Nancy en ce moment ?
– La jeune femme se penche vers la portière et fait signe à Philippe d’approcher : il obéit, il approche, il se découvre respectueusement.
– Pouvez-vous entendre ce qu’ils vont dire ?
– J’écouterai, dit Andrée en arrêtant Balsamo d’un geste comme si elle eût voulu qu’aucun bruit ne détournât son attention. J’entends ! j’entends ! murmura-t-elle.
– Que dit la jeune femme ?
– Elle lui ordonne, avec un doux sourire, de faire presser la marche des chevaux. Elle dit qu’il faut que l’escorte soit prête le lendemain, à six heures du matin, parce qu’elle veut s’arrêter dans la journée.
– Où cela ?
– C’est ce que demande mon frère… Oh ! mon Dieu ! c’est à Taverney qu’elle veut s’arrêter. Elle veut voir mon père. Oh ! une si grande princesse s’arrêter dans une si pauvre maison !… Comment ferons-nous, sans argenterie, presque sans linge ?
– Rassurez-vous. Nous pourvoirons à cela.
– Ah ! merci ! merci !
Et la jeune fille qui s’était soulevée à demi, retomba épuisée sur son fauteuil en poussant un profond soupir.
Aussitôt Balsamo s’approcha d’elle, et, changeant par des passes magnétiques la direction des courants d’électricité, il rendit la tranquillité du sommeil à ce beau corps qui penchait brisé, à cette tête alourdie qui retombait sur sa poitrine haletante.
Andrée sembla rentrer alors dans un repos complet et réparateur.
– Reprends des forces, lui dit Balsamo en la regardant avec une sombre extase ; tout à l’heure, j’aurai encore besoin de toute ta lucidité. O science ! continua-t-il avec le caractère de la plus croyante exaltation, toi seule ne trompes pas ! C’est donc à toi seule que l’homme doit tout sacrifier. Cette femme est bien belle, ô mon Dieu ! Cet ange est bien pur ! Et tu le sais, toi qui crées les anges et les femmes ! Mais, pour moi, que vaut en ce moment la beauté ? que vaut l’innocence ? Un simple renseignement que la beauté et l’innocence seules me peuvent donner. Meure la créature, si belle, si pure, si parfaite qu’elle soit, pourvu que sa bouche parle ! Meurent, les délices du monde entier, amour, passion, extase, pourvu que je puisse toujours marcher d’un pas sûr et éclairé ! Et maintenant, jeune fille, maintenant que, par le pouvoir de ma volonté, quelques secondes de sommeil t’ont rendu autant de forces que si tu venais de dormir vingt ans, maintenant réveille-toi, ou plutôt replonge-toi dans ton clairvoyant sommeil. J’ai encore besoin que tu parles ; cette fois, seulement, tu vas parler pour moi.
Et Balsamo, étendant de nouveau les mains vers Andrée, força la jeune fille de se redresser sous un souffle tout-puissant.
Puis, lorsqu’il la vit préparée et soumise, il tira de son portefeuille un papier plié en quatre, dans lequel était renfermée une boucle de cheveux d’un noir chaud comme la résine. Les parfums dont elle était imprégnée avaient rendu le papier diaphane.
Balsamo mit la boucle de cheveux dans la main d’Andrée.
– Voyez, demanda-t-il.
– Oh ! encore ! dit la jeune fille avec angoisse. Oh ! non, non ; laissez-moi tranquille ; je souffre trop… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! tout à l’heure je me sentais si bien !
– Voyez ! répondit Balsamo en posant impitoyablement le bout de la verge d’acier sur la poitrine de la jeune fille.
Andrée se tordit les mains ; elle essaya de se soustraire à la tyrannie de l’expérimentateur. L’écume vint à ses lèvres, comme autrefois à celles de la pythie assise sur le trépied sacré.
– Oh ! je vois, je vois ! cria-t-elle avec le désespoir de la volonté vaincue.
– Que voyez-vous ?
– Une femme.
– Ah ! murmura Balsamo avec une joie sauvage, la science n’est donc pas un vain mot comme la vertu ! Mesmer a vaincu Brutus. Voyons, dépeignez moi cette femme, afin que je sache si vous avez bien vu.
– Brune, grande, des yeux bleus, des cheveux noirs, des bras nerveux.
– Que fait-elle ?
– Elle court, elle vole, elle semble emportée par un cheval magnifique, couvert de sueur.
– De quel côté va-t-elle ?
– Par là, par là, dit la jeune fille en montrant l’ouest.
– Sur la route ?
– Oui.
– De Châlons ?
– Oui.
– C’est bien, fit Balsamo ; elle suit la route que je dois suivre. Elle va à Paris comme j’y vais ; c’est bien : je la retrouverai à Paris. Reposez-vous maintenant, dit-il à Andrée en lui reprenant la boucle qu’elle n’avait point lâchée.
Les bras d’Andrée retombèrent immobiles le long de son corps.
– Maintenant, dit Balsamo, retournez au clavecin.
Andrée fit un pas vers la porte ; mais ses jambes, brisées par une inexprimable fatigue, refusèrent de la porter : elle chancela.
– Reprenez de la force et continuez, reprit Balsamo en l’enveloppant d’une nouvelle émission de fluide.
Andrée imita le généreux coursier qui se raidit pour accomplir la volonté de son maître, cette volonté fût-elle injuste.
Elle marcha.
Balsamo rouvrit sa porte, et Andrée, toujours endormie, descendit lentement l’escalier.
Chapitre X. Nicole Legay §
Gilbert avait passé tout le temps que dura l’interrogatoire de Balsamo dans des angoisses inexprimables.
Tapi sous la cage de l’escalier, parce qu’il n’osait plus monter jusqu’à la porte pour écouter ce qui se disait dans la chambre rouge, il avait fini par entrer dans un désespoir dont un éclat, grâce aux élans d’un caractère comme celui de Gilbert, devait sans aucun doute faire le dénouement.
Ce désespoir s’augmentait du sentiment de sa faiblesse et de son infériorité. Balsamo n’était qu’un homme ; car Gilbert, esprit fort, philosophe en herbe, croyait peu aux sorciers. Mais cet homme était fort, Gilbert était faible ; cet homme était brave, Gilbert ne l’était pas encore. Vingt fois Gilbert se souleva pour remonter l’escalier avec l’intention, le cas échéant, de tenir tête au baron. Vingt fois ses jambes tremblantes fléchirent sous lui, et il retomba sur ses genoux.
Une idée lui vint alors, c’était d’aller chercher une échelle dont La Brie, qui était tout à la fois cuisinier, valet de chambre et jardinier, se servait pour palisser les jasmins et les chèvrefeuilles de la muraille. En l’appliquant contre la galerie de l’escalier, et parvenu là, il ne perdrait pas un des bruits révélateurs qu’il désirait si ardemment surprendre.
Il gagna donc l’antichambre, puis la cour, et courut à l’endroit où il savait trouver l’échelle, couchée au pied de la muraille. Mais comme il se baissait pour la ramasser, il lui sembla entendre quelque froissement du côté de la maison ; il se retourna.
Alors son œil dilaté dans l’obscurité crut voir passer à travers le cadre noir de la porte ouverte une forme humaine, mais si rapide, si muette qu’elle semblait plutôt appartenir à un spectre qu’à un être vivant.
Il laissa retomber l’échelle, et s’avança, le cœur palpitant, vers le château.
Certaines imaginations sont nécessairement superstitieuses ; ce sont d’ordinaire les plus riches et les plus exaltées ; elles admettent moins volontiers la raison que la fable ; elles trouvent le naturel trop vulgaire, entraînées qu’elles sont par leurs instincts vers l’impossible, ou tout au moins vers l’idéalité. C’est pour cela qu’elles raffolent d’un beau bois sombre, parce que les voûtes ténébreuses doivent être peuplées de fantômes ou de génies. Les anciens, qui furent de si grands poètes, rêvaient de ces choses-là en plein jour. Seulement, comme leur soleil à eux, foyer de lumière ardente dont nous n’avons pour ainsi dire que le relief, comme leur soleil, disons-nous, bannit l’idée des larves et des fantômes, ils avaient imaginé les riantes dryades et les oréades légères.
Gilbert, enfant d’un pays nuageux où les idées sont plus lugubres, crut voir passer une vision. Cette fois, malgré son incrédulité, ce que lui avait dit en fuyant la femme de Balsamo lui revint à l’esprit ; le sorcier ne pouvait-il pas avoir évoqué quelque fantôme, lui qui avait le pouvoir d’entraîner au mal l’ange même de la pureté ?
Cependant Gilbert avait toujours un second mouvement pire que le premier : celui de la réflexion. Il appela à son secours tous les arguments des esprits forts contre les spectres, et l’article Revenant du Dictionnaire philosophique lui rendit un certain courage en lui donnant une peur plus grande, mais plus fondée.
S’il avait effectivement vu quelqu’un, ce devait être une personne bien vivante, et surtout bien intéressée à venir ainsi guetter.
Sa frayeur lui indiqua M. de Taverney ; sa conscience lui souffla un autre nom.
Il regarda au deuxième étage du pavillon. Nous l’avons dit, la lumière de Nicole était éteinte, et ses vitres ne trahissaient aucune lumière.
Pas un souffle, pas un bruit, pas une lueur par toute la maison, excepté dans la chambre de l’étranger. Il regarda, il écouta ; puis, ne voyant plus rien, n’entendant plus rien, il reprit son échelle, bien convaincu cette fois qu’il avait eu les yeux troublés comme un homme dont le cœur bat trop vite, et que cette vision était une intermittence de la faculté voyante, comme on peut dire techniquement, plutôt qu’un résultat de l’exercice de ses facultés.
Comme il venait de placer son échelle et qu’il posait le pied sur le premier échelon, la porte de Balsamo s’ouvrit et se referma, laissant passer Andrée, qui descendit sans lumière et sans bruit, comme si une puissance surnaturelle la guidait et la soutenait.
Andrée arriva de la sorte sur le palier de l’escalier, passa près de Gilbert, qu’elle effleura de sa robe dans l’ombre où il était plongé et continua son chemin.
M. de Taverney endormi, La Brie couché, Nicole dans l’autre pavillon, la porte de Balsamo fermée, garantissaient le jeune homme contre toute surprise.
Il fit sur lui-même un effort violent et suivit Andrée, emboîtant son pas sur le sien.
Andrée traversa l’antichambre et entra dans le salon.
Gilbert la suivait le cœur déchiré. Cependant quoique la porte fût restée ouverte, il s’arrêta. Andrée alla s’asseoir sur le tabouret placé près du clavecin, sur lequel la bougie brûlait toujours.
Gilbert se déchirait la poitrine avec ses ongles crispés ; c’était à cette même place qu’une demi-heure auparavant il avait baisé la robe et la main de cette femme sans qu’elle se fâchât ; c’était là qu’il avait espéré, qu’il avait été heureux ! Sans doute l’indulgence de la jeune fille venait d’une de ces corruptions profondes, telles que Gilbert en avait trouvé dans les romans qui faisaient le fond de la bibliothèque du baron, ou d’une de ces trahisons des sens comme il en avait vu analyser dans certains traités physiologiques.
– Eh bien ! murmurait-il flottant de l’une à l’autre de ces idées, s’il en est ainsi, moi, comme les autres, je bénéficierai de cette corruption, ou je mettrai à profit cette surprise des sens. Et puis que l’ange jette au vent sa robe de candeur, à moi quelques lambeaux de sa chasteté !
La résolution de Gilbert était prise cette fois, il s’élança vers le salon.
Mais comme il allait en franchir le seuil, une main sortit de l’ombre et le saisit énergiquement par le bras.
Gilbert se retourna épouvanté, et il lui sembla que son cœur se dérangeait dans sa poitrine.
– Ah ! je t’y prends cette fois, impudent ! lui glissa dans l’oreille une voix irritée ; essaye encore de nier que tu aies des rendez-vous avec elle, essaye de nier que tu l’aimes…
Gilbert n’eut même pas la force de secouer son bras pour l’arracher à l’étreinte qui le retenait.
Cependant l’étreinte n’était pas telle qu’il ne pût la rompre. L’étau était tout simplement le poignet d’une jeune fille. C’était enfin Nicole Legay qui retenait Gilbert prisonnier.
– Voyons, que voulez-vous encore ? demanda-t-il tout bas avec impatience.
– Ah ! tu veux que je parle tout haut, à ce qu’il paraît ? articula Nicole avec toute la plénitude de sa voix.
– Non, non, je veux que tu te taises, au contraire, répondit Gilbert, les dents serrées et entraînant Nicole dans l’antichambre.
– Eh bien ! suis-moi alors.
C’était ce que demandait Gilbert, car, en suivant Nicole, il s’éloignait d’Andrée.
– Soit, je vous suis, dit-il.
Il marcha effectivement derrière Nicole, laquelle l’emmena dans le parterre, en tirant la porte derrière elle.
– Mais, dit Gilbert, mademoiselle va rentrer dans sa chambre, elle va vous appeler pour l’aider à se mettre au lit, et vous ne serez point là.
– Si vous croyez que c’est cela qui m’occupe en ce moment-ci, en vérité vous vous trompez fort. Que m’importe qu’elle m’appelle ou ne m’appelle point ! Il faut que je vous parle.
– Vous pourriez, Nicole, remettre à demain ce que vous avez à me dire, mademoiselle est sévère, vous le savez.
– Ah ! oui, je lui conseille d’être sévère, et avec moi, surtout !
– Nicole, demain, je vous promets…
– Tu promets ! Elles sont belles, tes promesses, et l’on peut compter dessus ! Ne m’avais-tu pas promis de m’attendre aujourd’hui, à six heures, du côté de Maison-Rouge ? Où étais-tu à cette heure-là ? Du côté opposé, puisque c’est toi qui as ramené le voyageur. Tes promesses, j’en fais autant de cas maintenant que de celles du directeur du couvent des Annonciades, lequel avait fait serment de garder le secret de la confession, et s’en allait rapporter tous nos péchés à la supérieure.
– Nicole, songez que l’on vous renverra si l’on s’aperçoit…
– Et vous, l’on ne vous renverra pas, vous, l’amoureux de mademoiselle ; non, M. le baron se gênera pour cela !
– Moi, dit Gilbert essayant de se défendre, il n’y a aucun motif pour qu’on me renvoie.
– Vraiment ! vous aurait-il autorisé à faire la cour à sa fille ? Je ne le savais pas si philosophe que cela.
Gilbert pouvait d’un mot prouver à Nicole que, s’il était coupable, il n’y avait pas au moins de complicité de la part d’Andrée. Il n’avait qu’à lui raconter ce qu’il avait vu, et, tout incroyable qu’était la chose, Nicole, grâce à cette bonne opinion que les femmes ont les unes des autres, l’eût sans doute cru. Mais une idée plus profonde arrêta le jeune homme au moment de la révélation. Le secret d’Andrée était de ceux qui enrichissent un homme, soit que cet homme désire les trésors de l’amour, soit qu’il désire d’autres trésors plus matériels et plus positifs.
Les trésors que désirait Gilbert étaient des trésors d’amour. Il calcula que la colère de Nicole était moins dangereuse que n’était désirable la possession d’Andrée. Il fit à l’instant même son choix, et garda le silence sur la singulière aventure de la nuit.
– Voyons, puisque vous le voulez absolument, expliquons-nous, dit-il.
– Oh ! ce sera vite fait ! s’écria Nicole, dont le caractère, absolument contraire à celui de Gilbert, ne la laissait maîtresse d’aucune de ses sensations ; mais tu as raison, nous sommes mal dans ce parterre ; allons dans ma chambre.
– Dans votre chambre ! s’écria Gilbert effrayé ; impossible.
– Pourquoi cela ?
– C’est nous exposer à être surpris.
– Allons donc ! répliqua Nicole avec un sourire de dédain, qui nous surprendrait ? Mademoiselle ? En effet, elle doit être jalouse de ce beau monsieur ! Malheureusement pour elle, les gens dont on sait le secret ne sont point à craindre. Ah ! mademoiselle Andrée jalouse de Nicole ! Je n’aurais jamais cru à cet honneur-là !
Et un rire forcé, terrible comme le grondement de la tempête, vint effrayer Gilbert beaucoup plus que ne l’eût fait une invective ou une menace.
– Ce n’est point de mademoiselle que j’ai peur, Nicole, j’ai peur pour vous.
– Ah ! oui, c’est vrai, vous m’avez toujours dit que, là où il n’y avait pas de scandale, il n’y avait pas de mal. Les philosophes sont jésuites quelquefois ; du reste, le directeur des Annonciades disait cela comme vous, et me l’avait dit avant vous ; c’est pour cela que vous donnez vos rendez-vous à mademoiselle pendant la nuit. Allons ! allons ! assez de mauvaises raisons comme cela… Venez dans ma chambre, je le veux.
– Nicole ! dit Gilbert en grinçant des dents.
– Eh bien ! fit la jeune fille, après ?…
– Prends garde !
Et il fit un geste menaçant.
– Oh ! je n’ai pas peur ; vous m’avez déjà battue une fois, mais parce que vous étiez jaloux. Vous m’aimiez dans ce temps-là. C’était huit jours après notre beau jour de miel, et je me suis laissé battre. Mais je ne me laisserai pas faire aujourd’hui. Non ! non ! non ! car vous ne m’aimez plus, et c’est moi qui suis jalouse.
– Et que feras-tu ? dit Gilbert en saisissant le poignet de la jeune fille.
– Oh ! je crierai tant, que mademoiselle vous demandera de quel droit vous donnez à Nicole ce que vous ne devez qu’à elle en ce moment. Lâchez-moi donc, je vous le conseille.
Gilbert lâcha la main de Nicole.
Puis, prenant son échelle et la traînant avec précaution, il alla l’appliquer en dehors du pavillon, de façon à ce qu’elle atteignît la fenêtre de Nicole.
– Voyez ce que c’est que la destinée, dit celle-ci ; l’échelle qui devait probablement servir à escalader la chambre de mademoiselle servira tout bonnement à descendre de la mansarde de Nicole Legay. C’est flatteur pour moi.
Nicole se sentait la plus forte ; en conséquence elle se hâtait de triompher avec cette précipitation des femmes qui, à moins que d’être réellement supérieures dans le bien ou dans le mal, payent toujours cher cette première victoire trop vite proclamée.
Gilbert avait senti la fausseté de sa position : en conséquence, il suivait la jeune fille en rassemblant toutes ses facultés pour la lutte qu’il pressentait.
Et d’abord, en homme de précaution, il s’assura de deux choses.
La première, en passant devant la fenêtre, c’est que mademoiselle de Taverney était toujours au salon.
La seconde, en arrivant chez Nicole, c’est qu’on pouvait, sans trop risquer de se casser le cou, atteindre le premier échelon et de là se laisser glisser jusqu’à terre.
Comme simplicité, la chambre de Nicole ne différait pas du reste de l’habitation.
C’était un grenier dont la muraille avait disparu sous un papier gris à dessins verts. Un lit de sangle et un grand géranium placé près de la lucarne meublait la chambre. En outre, Andrée avait prêté à Nicole un énorme carton qui lui servait à la fois de commode et de table.
Nicole s’assit sur le bord du lit, Gilbert sur l’angle du carton.
Nicole s’était calmée en montant l’escalier. Maîtresse d’elle-même, elle se sentait forte. Gilbert, au contraire, tout tremblant encore des secousses antérieures, ne pouvait parvenir à reprendre son sang-froid, et sentait la colère monter en lui à mesure que, par la force de sa volonté, elle semblait s’éteindre chez la jeune fille.
Il se fit un moment de silence pendant lequel Nicole couvrit Gilbert d’un œil ardent et irrité.
– Ainsi, dit-elle, vous aimez mademoiselle, et vous me trompez ?
– Qui vous dit que j’aime mademoiselle ? fit Gilbert.
– Dame ! vous avez des rendez-vous avec elle.
– Qui vous dit que c’est avec elle que j’ai eu un rendez-vous ?
– À qui donc aviez-vous affaire dans le pavillon ? Au sorcier ?
– Peut-être ! vous savez que j’ai de l’ambition.
– Dites de l’envie.
– C’est le même mot interprété en bonne et en mauvaise part.
– Ne faisons pas d’une discussion de choses une discussion de mots. Vous ne m’aimez plus, n’est-ce pas ?
– Si fait, je vous aime toujours.
– Alors pourquoi vous éloignez-vous de moi ?
– Parce que, lorsque vous me rencontrez, vous me cherchez querelle.
– Justement, je vous cherche querelle parce que nous ne faisons plus que nous rencontrer.
– J’ai toujours été sauvage et cherchant la solitude, vous le savez.
– Oui, et l’on monte chez la solitude avec une échelle… Pardon, je ne savais pas cela.
Gilbert était battu sur ce premier point.
– Allons, allons, soyez franc, si cela vous est possible, Gilbert, et avouez que vous ne m’aimez plus, ou que vous nous aimez à deux ?
– Eh bien ! si cela était, fit Gilbert, que diriez-vous ?
– Je dirais que c’est une monstruosité.
– Non pas, mais une erreur.
– De votre cœur ?
– De notre société. Il y a des pays où chaque homme, vous le savez, a jusqu’à sept ou huit femmes.
– Ce ne sont pas des chrétiens, répondit Nicole avec impatience.
– Ce sont des philosophes, répondit superbement Gilbert.
– Oh ! monsieur le philosophe ! ainsi vous trouveriez bon que je fisse comme vous, que je prisse un second amant ?
– Je ne voudrais pas être injuste et tyrannique envers vous, je ne voudrais pas comprimer les mouvements de votre cœur… La sainte liberté consiste surtout à respecter le libre arbitre… Changez d’amour, Nicole, je ne saurais vous contraindre à une fidélité qui, selon moi, n’est pas dans la nature.
– Ah ! s’écria Nicole, vous voyez bien que vous ne m’aimez pas !
La discussion était le fort de Gilbert, non pas que son esprit fût précisément logique, mais il était paradoxal. Puis, si peu qu’il sût, il en savait toujours plus que Nicole… Nicole n’avait lu que ce qui lui paraissait amusant ; Gilbert avait lu non seulement ce qui lui paraissait amusant, mais encore ce qui lui avait paru utile.
Gilbert commençait donc, en discutant, à regagner le sang-froid que perdait Nicole.
– Avez-vous de la mémoire, monsieur le philosophe ? demanda Nicole avec un sourire ironique.
– Quelquefois, répondit Gilbert.
– Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit lorsque j’arrivai des Annonciades avec mademoiselle, il y a cinq mois ?
– Non ; mais rappelez-le-moi.
– Vous m’avez dit : « Je suis pauvre. » C’était le jour où nous lisions ensemble Tanzaï sous une des voûtes du vieux château écroulé.
– Bien, continuez.
– Vous trembliez très fort, ce jour-là.
– C’est possible ; je suis d’un naturel timide, mais je fais ce que je puis pour me corriger de ce défaut-là comme des autres.
– De sorte que, lorsque vous serez corrigé de tous vos défauts, dit en riant Nicole, vous serez parfait.
– Je serai fort, du moins, car c’est la sagesse qui fait la force.
– Où avez-vous lu cela, s’il vous plaît ?
– Que vous importe ? Revenez à ce que je vous disais sous la voûte.
Nicole sentait qu’elle perdait de plus en plus son terrain.
– Eh bien ! vous me disiez : « Je suis pauvre, Nicole, personne ne m’aime, on ne sait pas que j’ai quelque chose là », et vous frappiez votre cœur.
– Vous vous trompez, Nicole ; si je frappais quelque chose en vous disant cela, ce ne devait pas être mon cœur, mais ma tête. Le cœur n’est qu’une pompe foulante destinée à pousser le sang aux extrémités. Lisez le Dictionnaire philosophique, article Cœur.
Et Gilbert se redressa avec suffisance. Humilié devant Balsamo, il se faisait superbe devant Nicole.
– Vous avez raison, Gilbert, et ce devait être effectivement votre tête que vous frappiez. Vous disiez donc, en frappant votre tête : « On me traite ici comme un chien de basse-cour, et encore Mahon est plus heureux que moi. » Je vous répondis alors qu’on avait tort de ne pas vous aimer, et que, si vous aviez été mon frère, je vous eusse aimé, moi. Il me semble que c’est avec mon cœur et non avec ma tête que je vous ai répondu cela. Mais peut être me trompé-je : je n’ai pas lu le Dictionnaire philosophique.
– Vous avez eu tort, Nicole.
– Vous me prîtes alors dans vos bras. « Vous êtes orpheline Nicole, me dîtes-vous ; moi aussi, je suis orphelin ; notre misère et notre abjection nous font plus que frères : aimons-nous donc, Nicole, comme si nous l’étions réellement. D’ailleurs, si nous l’étions réellement, la société nous défendrait de nous aimer comme je veux que tu m’aimes. » Alors vous m’avez embrassée.
– C’est possible.
– Vous pensiez donc ce que vous disiez ?
– Sans doute. On pense presque toujours ce que l’on dit dans le moment où on le dit.
– De sorte qu’aujourd’hui… ?
– Aujourd’hui, j’ai cinq mois de plus ; j’ai appris des choses que j’ignorais ; j’en devine que je ne connais pas encore. Aujourd’hui, je pense autrement.
– Vous êtes donc faux, menteur, hypocrite ? s’écria Nicole en s’emportant.
– Pas plus que ne l’est un voyageur à qui on demande au fond d’une vallée ce qu’il pense du paysage, et à qui l’on fait la même question lorsqu’il est parvenu au haut de la montagne qui lui fermait son horizon. J’embrasse un plus grand paysage, voilà tout.
– De sorte que vous ne m’épouserez pas ?
– Je ne vous ai jamais dit que je vous épouserais, répondit Gilbert avec mépris.
– Eh bien ! eh bien ! s’écria la jeune fille exaspérée, il me semble que Nicole Legay vaut bien Sébastien Gilbert.
– Tous les hommes se valent, dit Gilbert ; seulement, la nature ou l’éducation ont mis en eux des valeurs diverses et des facultés différentes. Selon que ces valeurs ou ces facultés se développent plus ou moins, ils s’éloignent les uns des autres.
– De sorte qu’ayant des facultés et des valeurs plus développées que les miennes, vous vous éloignez de moi.
– Naturellement. Vous ne raisonnez pas encore, Nicole, mais vous comprenez déjà.
– Oui, oui ! s’écria Nicole exaspérée, oui, je comprends.
– Que comprenez-vous ?
– Je comprends que vous êtes un malhonnête homme.
– C’est possible. Beaucoup naissent avec des instincts mauvais, mais la volonté est là pour les corriger. M. Rousseau, lui aussi, était né avec des instincts mauvais ; il s’est corrigé cependant. Je ferai comme M. Rousseau.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! dit Nicole, comment ai-je pu aimer un pareil homme ?
– Aussi vous ne m’avez pas aimé, Nicole, reprit froidement Gilbert ; je vous ai plu, voilà tout. Vous sortiez de Nancy, où vous n’aviez vu que des séminaristes qui vous faisaient rire, ou des militaires qui vous faisaient peur. Nous étions jeunes tous les deux, innocents tous les deux, désireux tous les deux de cesser de l’être. La nature parlait en nous avec sa voix irrésistible. Il y a quelque chose qui s’allume dans nos veines alors que nous désirons, une inquiétude dont on cherche la guérison dans des livres qui vous rendent plus inquiets encore. C’est en lisant ensemble un de ces livres, vous vous le rappelez, Nicole, non pas que vous avez cédé, car je ne vous demandais rien, car vous ne me refusiez rien, mais que nous avons trouvé le mot d’un secret inconnu. Pendant un mois ou deux, ce mot a été : Bonheur ! Pendant un mois ou deux, nous avons vécu au lieu de végéter. Cela veut-il dire, parce que nous avons été deux mois heureux l’un par l’autre, que nous devions être l’un par l’autre éternellement malheureux ? Allons donc, Nicole, si l’on prenait un pareil engagement en donnant et recevant le bonheur, on renoncerait à son libre arbitre, et ce serait absurde.
– Est-ce de la philosophie que vous me faites là ? dit Nicole.
– Je le crois, répondit Gilbert.
– Alors il n’y a donc rien de sacré pour les philosophes ?
– Si fait, il y a la raison.
– De sorte que, moi qui voulais rester honnête fille…
– Pardon, mais il est déjà trop tard pour cela.
Nicole pâlit et rougit comme si une roue faisait faire à chaque goutte de son sang le tour de son corps.
– Honnête quant à vous, dit-elle. On est toujours honnête femme, avez-vous dit pour me consoler, quand on est fidèle à celui que le cœur a choisi. Vous vous rappelez cette théorie sur les mariages ?
– J’ai dit les unions, Nicole, attendu que je ne me marierai jamais.
– Vous ne vous marierez jamais ?
– Non. Je veux être un savant et un philosophe. Or, la science ordonne l’isolement de l’esprit, et la philosophie celle du corps.
– Monsieur Gilbert, dit Nicole, vous êtes un misérable, et je crois que je vaux encore mieux que vous.
– Résumons, dit Gilbert en se levant, car nous perdons notre temps, vous à me dire des injures, moi à les écouter. Vous m’avez aimé parce que cela vous a plu, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Eh bien ! ce n’est pas une raison pour me rendre malheureux, moi, parce que vous avez fait, vous, une chose qui vous a plu.
– Le sot, dit Nicole, qui me croit pervertie, et qui fait semblant de ne pas me craindre !
– Vous craindre, vous, Nicole ? Allons donc ! Que pouvez-vous contre moi ? La jalousie vous égare.
– La jalousie ! moi jalouse ? dit avec un rire fiévreux la jeune fille. Ah ! vous vous trompez fort si vous me croyez jalouse. Et de quoi serais-je jalouse, je vous prie ? Est-il dans tout le canton une plus jolie fille que moi ? Si j’avais les mains blanches de mademoiselle, et je les aurai le jour où je ne travaillerai plus, ne vaudrais-je pas mademoiselle ? Mes cheveux, regardez mes cheveux (et la jeune fille dénoua le ruban qui les retenait), mes cheveux peuvent m’envelopper des pieds à la tête comme un manteau. Je suis grande, je suis bien faite. (Et Nicole emprisonna sa taille entre ses deux mains.) J’ai des dents qui ressemblent à des perles. (Et elle regarda ses dents dans un petit miroir accroché à son chevet.) Quand je veux sourire à quelqu’un et le regarder d’une certaine façon, je vois ce quelqu’un rougir, frissonner, se tordre sous mon regard. Vous êtes mon premier amant, c’est vrai ; mais vous n’êtes pas le premier homme avec lequel j’aie été coquette. Tiens, Gilbert, continua la jeune fille plus menaçante avec son sourire saccadé qu’elle ne l’était avec ses menaces véhémentes, tu ris. Crois-moi, ne me force pas à te faire la guerre ; ne me fais pas sortir tout à fait de l’étroit sentier où me retient encore je ne sais quel vague souvenir des conseils de ma mère, je ne sais quelle monotone prescription de mes prières d’enfant. Si une fois je me jette hors de la pudeur, prends garde à toi, Gilbert, car tu auras non seulement à te reprocher les malheurs qui en résulteront pour toi, mais encore ceux qui en résulteront pour les autres !
– À la bonne heure, dit Gilbert, vous voilà parvenue à une certaine hauteur, Nicole, et je suis convaincu d’une chose.
– De laquelle ?
– C’est que si je consentais à vous épouser maintenant…
– Eh bien ?
– Eh bien ! c’est vous qui refuseriez.
Nicole réfléchit ; puis, les mains crispées, les dents grinçantes :
– Je crois que tu as raison, Gilbert, dit-elle ; je crois que, moi aussi, je commence à gravir cette montagne dont tu me parlais ; je crois que, moi aussi, je vois s’élargir mon horizon ; je crois que, moi aussi, je suis destinée à devenir quelque chose ; et c’est vraiment trop peu que de devenir la femme d’un savant ou d’un philosophe. Maintenant, regagnez votre échelle, Gilbert, et tâchez de ne pas vous casser le cou, quoique je commence à croire que ce serait un grand bonheur pour les autres, et peut-être même pour vous.
Et la jeune fille, tournant le dos à Gilbert, commença de se déshabiller comme s’il n’était point là.
Gilbert demeura un instant immobile, indécis, hésitant, car, excitée ainsi par la poésie de la colère et la flamme de la jalousie, Nicole était une ravissante créature. Mais il y avait un dessein bien arrêté dans le cœur de Gilbert, c’était de rompre avec Nicole. Nicole pouvait nuire à la fois à ses amours et à ses ambitions. Il résista.
Au bout de quelques secondes, Nicole, n’entendant plus aucun bruit derrière elle, se retourna ; la chambre était vide.
– Parti ! murmura-t-elle, parti !
Elle alla vers la fenêtre ; tout était obscur, la lumière était éteinte.
– Et mademoiselle ! dit Nicole.
La jeune fille alors descendit l’escalier sur la pointe du pied, s’approcha de la porte de la chambre de sa maîtresse et écouta.
– Bon ! dit-elle, elle s’est couchée seule et elle dort. À demain. Oh ! je saurai bien si elle l’aime, elle !
Chapitre XI. Maîtresse et chambrière §
L’état dans lequel Nicole était rentrée chez elle n’était point le calme qu’elle affectait. La jeune fille, de toute cette rouerie dont elle avait voulu faire preuve, de toute cette fermeté dont elle croyait avoir fait parade, la jeune fille ne possédait réellement qu’une dose de fanfaronnade suffisante pour la rendre dangereuse et la faire paraître corrompue. Nicole était une imagination naturellement déréglée, un esprit perverti par de mauvaises lectures. La combinaison de cet esprit et de cette imagination donnait l’essor à des sens brûlants. mais ce n’était point une âme sèche ; et si son amour-propre, tout-puissant sur elle, parvenait parfois à arrêter les larmes dans ses yeux, ces larmes, repoussées violemment, retombaient sur son cœur, corrosives comme des gouttes de plomb fondu.
Une seule démonstration avait été chez elle significative et réelle. C’était le sourire plein de mépris avec lequel elle avait accueilli les premières insultes de Gilbert : ce sourire trahissait toutes les blessures de son cœur ! Certes, Nicole était une fille sans vertus, sans principes ; mais elle avait attaché quelque prix à sa défaite, et lorsqu’elle s’était donnée, comme elle s’était donnée tout entière, elle avait cru faire un présent. L’indifférence et la fatuité de Gilbert l’avilissaient à ses propres yeux. Elle venait d’être rudement châtiée de sa faute et elle avait cruellement senti la douleur de cette punition ; mais elle se releva sous le fouet, et se jura à elle-même qu’elle rendrait à Gilbert, sinon tout le mal, du moins partie du mal qu’il lui avait fait.
Jeune, vigoureuse, pleine de sève rustique, douée de cette faculté d’oublier, si précieuse pour quiconque n’aspire qu’à commander à ceux qui l’aiment, Nicole put dormir après avoir concerté son petit plan de vengeance avec tous les démons qui lui faisaient l’honneur d’habiter son petit cœur de dix sept ans.
Au reste, mademoiselle de Taverney lui paraissait aussi et même plus coupable que Gilbert. Une fille de noblesse, toute raide de préjugés, toute bouffie d’orgueil, qui, au couvent de Nancy, donnait de la troisième personne aux princesses, le vous aux duchesses, le toi aux marquises et rien au-dessous ; une statue froide en apparence, mais sensible sous son écorce de marbre ; cette statue lui paraissait ridicule et mesquine lorsqu’elle se faisait femme pour un Pygmalion de village comme Gilbert.
Car, il faut le dire, Nicole, avec ce sens exquis dont la nature a doué les femmes, Nicole se sentait inférieure en esprit seulement à Gilbert, mais supérieure pour le reste. Sans cette suprématie de l’esprit, que son amant avait acquise sur elle par cinq ou six ans de lecture, elle dérogeait, elle, la chambrière d’un baron ruiné, en se donnant à un paysan.
Que faisait donc sa maîtresse, si sa maîtresse s’était réellement donnée à Gilbert ?
Nicole réfléchit que raconter ce qu’elle avait cru voir, mais ce qu’elle se figurait avoir vu en réalité, à M. de Taverney, ce serait une faute énorme : d’abord à cause du caractère de M. de Taverney, qui en rirait après avoir souffleté et chassé Gilbert ; puis à cause du caractère de Gilbert, qui trouverait la vengeance mesquine et méprisable.
Mais faire souffrir Gilbert dans Andrée, prendre un droit sur tous deux, les voir pâlir ou rougir sous son regard de chambrière, devenir maîtresse absolue et faire regretter peut-être à Gilbert le temps où la main qu’il baisait n’était dure qu’à la surface ; voilà ce qui flatta son imagination et caressa son orgueil, voilà ce qui lui parut réellement avantageux ; voilà ce à quoi elle s’arrêta. Puis elle s’endormit.
Il faisait jour lorsqu’elle se réveilla, fraîche, légère, l’esprit dispos. Elle donna le temps ordinaire à sa toilette, c’est-à-dire une heure ; car, pour démêler ses longs cheveux seulement, une main moins habile ou plus scrupuleuse que la sienne eût absorbé le double de temps ; Nicole regarda ses yeux dans ce triangle de verre étamé dont nous avons parlé tout à l’heure et qui lui servait de miroir ; ses yeux lui parurent plus beaux que jamais. Elle continua l’examen et passa de ses yeux à sa bouche ; ses lèvres n’avaient point pâli et s’arrondissaient comme une cerise, sous l’ombre d’un nez fin et légèrement retroussé ; son cou, qu’elle avait le plus grand soin de dérober aux baisers du soleil, était d’une blancheur de lis, et rien ne pouvait se présenter de plus riche que sa poitrine et de plus insolemment cambré que sa taille.
Se voyant si belle, Nicole pensa qu’elle pourrait facilement inspirer de la jalousie à Andrée. Elle n’était point entièrement corrompue, comme on le voit, puisqu’elle ne songea point à un caprice ou à une fantaisie, et que cette idée lui vint que mademoiselle de Taverney pouvait aimer Gilbert.
Ainsi armée au physique et au moral, Nicole ouvrit la porte de la chambre d’Andrée, comme elle était autorisée à le faire par sa maîtresse, quand à sept heures celle-ci n’était point levée.
À peine entrée dans la chambre, Nicole s’arrêta.
Andrée, pâle et le front couvert d’une sueur dans laquelle nageaient ses beaux cheveux, était étendue sur son lit, respirant avec peine, et se tordant parfois dans son lourd sommeil avec une sombre expression de douleur.
Ses draps, roulés et froissés sous elle, n’avaient point recouvert son corps à demi vêtu, et, dans un désordre qui révélait ses agitations, elle appuyait une de ses joues sur son bras, et serrait son autre main sur sa poitrine marbrée.
De temps en temps sa respiration, suspendue par intervalles, s’échappait comme un râle de douleur, et elle poussait un gémissement inarticulé.
Nicole la considéra un moment en silence et secoua la tête, car elle se rendait justice, et elle comprenait qu’il n’y avait pas de beauté qui pût lutter avec la beauté d’Andrée.
Puis elle alla vers la fenêtre et ouvrit le contrevent.
Un flot de lumière envahit aussitôt la chambre, et fit trembler les paupières violacées de mademoiselle de Taverney.
Elle s’éveilla, et, voulant se soulever, elle sentit une lassitude si grande et en même temps une douleur si aiguë, qu’elle retomba sur son oreiller en poussant un cri.
– Eh ! mon Dieu ! dit Nicole, qu’avez-vous donc, mademoiselle ?
– Est-ce qu’il est tard ? demanda Andrée en se frottant les yeux.
– Très tard ; mademoiselle est restée au lit une heure de plus que d’habitude.
– Je ne sais ce que j’ai, Nicole, dit Andrée en regardant autour d’elle pour s’assurer où elle était. Je me sens comme courbaturée. J’ai la poitrine brisée.
Nicole fixa ses yeux sur elle avant que de répondre.
– C’est un commencement de rhume que mademoiselle aura gagné cette nuit, dit-elle.
– Cette nuit ? répondit Andrée avec surprise. Oh ! fit-elle en remarquant tout le désordre de sa toilette, je ne me suis donc pas déshabillée ? Comment cela se fait-il ?
– Dame ! fit Nicole, que mademoiselle se rappelle.
– Je ne me rappelle rien, dit Andrée prenant son front de ses deux mains. Que m’est-il arrivé ? Suis-je folle ?
Et elle se dressa sur son séant, regardant une seconde fois autour d’elle avec un visage presque égaré.
Puis, faisant un effort :
– Ah ! oui, dit-elle, je me souviens : hier, j’étais si lasse, si épuisée… c’était cet orage sans doute ; puis…
Nicole lui montra du doigt son lit froissé, mais couvert, malgré son désordre.
Elle s’arrêta ; elle songeait à cet étranger qui l’avait regardée d’une si singulière façon.
– Puis ?… dit Nicole, avec l’apparence de l’intérêt, mademoiselle avait l’air de se souvenir.
– Puis, reprit Andrée, je me suis endormie sur le tabouret de mon clavecin. À partir de ce moment, je ne me souviens plus de rien. Je serai remontée chez moi à moitié endormie, et je me serai jetée sur mon lit sans avoir la force de me déshabiller.
– Il fallait m’appeler, mademoiselle, dit Nicole d’un ton doucereux ; ne suis-je pas la femme de chambre de mademoiselle ?
– Je n’y aurai pas songé, ou je n’en aurai pas eu la force, dit Andrée avec une sincère candeur.
– Hypocrite ! murmura Nicole.
Puis elle ajouta :
– Mais mademoiselle est restée bien tard au clavecin alors, car, avant que mademoiselle fût rentrée dans sa chambre, ayant entendu du bruit en bas, je suis descendue.
Ici, Nicole s’arrêta, espérant surprendre quelque mouvement d’Andrée, un signe, une rougeur ; mais celle-ci resta calme, et l’on pouvait voir en quelque sorte jusqu’à son âme par le limpide miroir de son visage.
– Je suis descendue…, répéta Nicole.
– Eh bien ? demanda Andrée.
– Eh bien ! mademoiselle n’était pas à son clavecin.
Andrée releva la tête ; mais il était impossible de lire autre chose que l’étonnement dans ses beaux yeux.
– Voilà qui est étrange ! dit-elle.
– C’est comme cela.
– Tu dis que je n’étais point au salon ; je n’en ai pas bougé.
– Mademoiselle m’excusera, dit Nicole.
– Où étais-je donc, alors ?
– Mademoiselle doit le savoir mieux que moi, dit Nicole en haussant les épaules.
– Je crois que tu te trompes, Nicole, dit Andrée avec la plus grande douceur. Je n’ai point quitté mon tabouret. Il me semble seulement me rappeler avoir eu froid, avoir éprouvé des lourdeurs, une grande difficulté de marcher.
– Oh ! dit Nicole en ricanant, quand j’ai vu mademoiselle elle marchait cependant bien.
– Tu m’as vue ?
– Oui, sans doute.
– Cependant, tout à l’heure, tu disais que je n’étais point au salon.
– C’est que ce n’est point au salon que j’ai vu mademoiselle.
– Où était-ce donc ?
– Dans le vestibule, près de l’escalier.
– Moi ? fit Andrée.
– Mademoiselle elle-même ; je connais bien mademoiselle, peut-être, fit Nicole avec un rire qui affectait la bonhomie.
– Je suis sûre, cependant, de n’avoir pas bougé du salon, reprit Andrée en cherchant avec naïveté dans ses souvenirs.
– Et moi, dit Nicole, je suis sûre d’avoir vu mademoiselle dans le vestibule. J’ai même pensé, ajouta-t-elle en redoublant d’attention, que mademoiselle revenait de se promener au jardin. Il faisait beau hier dans la nuit, après l’orage. C’est agréable de se promener la nuit : l’air est plus frais, les fleurs sentent meilleur, n’est-ce pas, mademoiselle ?
– Mais tu sais bien que je n’oserais me promener la nuit, dit Andrée en souriant, je suis trop peureuse !
– On peut se promener avec quelqu’un, répliqua Nicole, et alors on n’a pas peur.
– Et avec qui veux-tu que je me promène ? dit Andrée, qui était loin de voir un interrogatoire dans toutes les questions de sa chambrière.
Nicole ne jugea point à propos de pousser plus loin l’investigation. Ce sang froid, qui lui paraissait le comble de la dissimulation, lui faisait peur.
Aussi jugea-t-elle prudent de donner un autre tour à la conversation.
– Mademoiselle a dit qu’elle souffrait, tout à l’heure ? reprit-elle.
– Oui, en effet, je souffre beaucoup, répondit Andrée ; je suis abattue, fatiguée, et cela sans aucune raison. Je n’ai fait hier au soir que ce que je fais tous les jours. Si j’allais être malade !
– Oh ! mademoiselle, dit Nicole, on a quelquefois des chagrins !
– Eh bien ? répliqua Andrée.
– Eh bien ! les chagrins produisent le même effet que la fatigue. Je sais cela, moi.
– Bon ! est-ce que tu as des chagrins, toi, Nicole ?
Ces mots furent dits avec une espèce de négligence dédaigneuse qui donna à Nicole le courage d’entamer sa réserve.
– Mais oui, mademoiselle, répliqua-t-elle en baissant les yeux, oui, j’ai des chagrins.
Andrée descendit nonchalamment de son lit, et, tout en se déshabillant pour se rhabiller.
– Conte-moi cela, dit-elle.
– En effet, je venais justement auprès de mademoiselle pour lui dire…
Elle s’arrêta.
– Pour lui dire quoi ? Bon Dieu ! Comme tu as l’air effaré, Nicole !
– J’ai l’air effaré comme mademoiselle a l’air fatigué ; sans doute nous souffrons toutes deux.
Le nous déplut à Andrée, qui fronça le sourcil et fit entendre cette exclamation :
– Ah !
Mais Nicole s’étonna peu de l’exclamation, quoique l’intonation avec laquelle elle avait été faite eût dû lui donner à réfléchir.
– Puisque mademoiselle le veut bien, je commence, dit-elle.
– Voyons, répondit Andrée.
– J’ai envie de me marier, mademoiselle, continua Nicole.
– Bah !… fit Andrée, tu penses à cela, et tu n’as pas encore dix-sept ans ?
– Mademoiselle n’en a que seize.
– Eh bien ?
– Eh bien ! quoique mademoiselle n’en ait que seize, ne songe-t-elle pas à se marier quelquefois ?
– En quoi voyez-vous cela ? demanda sévèrement Andrée.
Nicole ouvrit la bouche pour dire une impertinence, mais elle connaissait Andrée, elle savait que ce serait couper court à l’explication, laquelle n’était point encore assez avancée ; elle se ravisa donc.
– Au fait, je ne puis savoir ce que pense mademoiselle, je suis une paysanne et je vais selon la nature, moi.
– Voila un singulier mot.
– Comment ! n’est-il pas naturel d’aimer quelqu’un et de s’en faire aimer ?
– C’est possible ; après ?
– Eh bien ! j’aime quelqu’un.
– Et ce quelqu’un vous aime ?
– Je le crois, mademoiselle.
Nicole comprit que le doute était trop pâle et que, dans une occasion pareille, il était besoin de l’affirmative.
– C’est-à-dire que j’en suis sûre, ajouta-t-elle.
– Très bien ; mademoiselle occupe son temps à Taverney, à ce que je vois.
– Il faut bien songer à l’avenir. Vous qui êtes une demoiselle, vous aurez sans doute une fortune de quelque parent riche ; moi qui n’ai même pas de parents, je n’aurai que ce que je trouverai.
Comme tout cela paraissait assez simple à Andrée, elle oublia peu à peu le ton avec lequel avaient été prononcées les paroles qu’elle avait trouvées inconvenantes, et sa bonté naturelle ayant pris le dessus :
– Au fait, dit-elle, qui veux-tu épouser ?
– Oh ! quelqu’un que mademoiselle connaît, dit Nicole en attachant ses deux beaux yeux sur ceux d’Andrée.
– Que je connais ?
– Parfaitement.
– Qui est-ce ? Tu me fais languir ; voyons.
– J’ai peur que mon choix ne déplaise à mademoiselle.
– À moi ?
– Oui !
– Tu le juges donc toi-même peu convenable ?
– Je ne dis pas cela.
– Eh bien ! alors, dis sans crainte, il est du devoir des maîtres de s’intéresser à ceux de leurs gens qui les servent bien, et je suis contente de toi.
– Mademoiselle est bien bonne.
– Dis donc vite, et achève de me lacer.
Nicole rassembla toutes ses forces et toute sa pénétration.
– Eh bien ! c’est… c’est Gilbert, dit-elle.
Au grand étonnement de Nicole, Andrée ne sourcilla point.
– Gilbert, le petit Gilbert, le fils de ma nourrice ?
– Lui-même, mademoiselle.
– Comment ! c’est ce garçon-là que tu veux épouser ?
– Oui, mademoiselle, c’est lui.
– Et il t’aime ?
Nicole se crut arrivée au moment décisif.
– Il me l’a dit vingt fois, répondit-elle.
– Eh bien ! épouse-le, dit tranquillement Andrée ; je n’y vois aucun obstacle. Tu n’as plus de parents, il est orphelin ; vous êtes chacun maîtres de votre sort.
– Sans doute, balbutia Nicole, stupéfaite de voir l’événement succéder d’une façon si peu en rapport avec ses prévisions. Quoi ! mademoiselle permet… ?
– Tout à fait ; seulement, vous êtes bien jeunes tous deux.
– Nous aurons ensemble à vivre un peu plus longtemps.
– Vous n’êtes riches ni l’un ni l’autre.
– Nous travaillerons.
– À quoi travaillera-t-il, lui qui n’est bon à rien ?
Pour le coup, Nicole n’y tint plus ; tant de dissimulation l’avait épuisée.
– Mademoiselle me permettra de lui dire qu’elle traite bien mal ce pauvre Gilbert, répondit-elle.
– Dame ! fit Andrée, je le traite comme il le mérite ; c’est un paresseux.
– Oh ! mademoiselle, il lit toujours, et ne demande qu’à s’instruire.
– Rempli de mauvaise volonté, continua Andrée.
– Pas pour mademoiselle, toujours, répliqua Nicole.
– Comment cela ?
– Mademoiselle le sait mieux que personne, elle qui lui commande de chasser pour la table.
– Moi ?
– Et qui lui fait faire quelquefois dix lieues avant qu’il trouve un gibier.
– Ma foi, j’avoue que je n’y ai jamais fait la moindre attention.
– Au gibier ?… dit Nicole en ricanant.
Andrée eût ri peut-être de cette saillie, et n’eût pas deviné tout le fiel contenu dans les sarcasmes de sa chambrière, si elle eût été dans sa disposition ordinaire d’esprit. Mais ses nerfs tressaillaient comme les cordes d’un instrument qu’on a fatigué outre mesure. Des frissonnements nerveux précédaient chaque acte de sa volonté, chaque mouvement de son corps. Le moindre mouvement d’esprit lui était une difficulté qu’il fallait vaincre : en style de nos jours, nous dirions qu’elle était agacée. Mot heureux, conquête de philologie qui rappelle cet état de frisson révoltant où nous jette la succion d’un fruit âpre ou le contact de certains corps raboteux.
– Que veut dire cet esprit ? demanda Andrée se ranimant tout à coup, et prenant, avec l’impatience, toute la perspicacité que sa mollesse l’empêchait d’avoir depuis le commencement de la scène.
– Je n’ai pas d’esprit, mademoiselle, dit Nicole. L’esprit est bon pour les grandes dames. Je suis une pauvre fille, et dis tout bonnement ce qui est.
– Qu’est-ce qui est ? Voyons !
– Mademoiselle calomnie Gilbert, qui est plein d’attentions pour elle. Voilà ce qui est.
– Il ne fait que son devoir en qualité de domestique ; après ?
– Mais Gilbert n’est pas domestique, mademoiselle ; on ne le paye pas.
– Il est fils de nos anciens métayers ; on le nourrit, on le loge ; il ne fait rien en échange de la nourriture et du logement qu’on lui donne ; tant pis pour lui, car il les vole. Mais où voulez-vous en venir et pourquoi défendre si chaudement ce garçon que l’on n’attaque pas ?
– Oh ! je sais bien que mademoiselle ne l’attaque pas, dit Nicole avec un sourire tout hérissé d’épines.
– Voilà encore des paroles que je ne comprends pas.
– Parce que mademoiselle ne veut pas les comprendre, sans doute.
– Assez, mademoiselle, dit Andrée sévèrement ; expliquez-moi à l’instant même ce que vous voulez dire.
– Mademoiselle le sait certainement mieux que moi, ce que je veux dire.
– Non, je ne sais rien, et surtout je ne devine rien, car je n’ai pas le temps de deviner les énigmes que vous me posez. Vous me demandez mon consentement à votre mariage, n’est-ce pas ?
– Oui, mademoiselle, et je prie mademoiselle de ne pas m’en vouloir si Gilbert m’aime.
– Qu’est-ce que cela me fait, à moi, que Gilbert vous aime ou ne vous aime pas ? Tenez, en vérité, vous me fatiguez, mademoiselle.
Nicole se haussa sur ses petits pieds comme un jeune coq sur ses ergots. La colère, si longtemps contenue en elle, se fit jour enfin.
– Après cela, dit-elle, mademoiselle a peut-être déjà dit la même chose à Gilbert.
– Est-ce que je parle à votre Gilbert ? Laissez-moi en paix, mademoiselle, vous êtes folle.
– Si mademoiselle ne lui parle pas, ou ne lui parle plus, je ne pense pas qu’il y ait fort longtemps.
Andrée s’avança vers Nicole, qu’elle couvrit tout entière d’un admirable regard de dédain.
– Vous tournez depuis une heure autour de quelque impertinence. Finissez en. Je le veux.
– Mais…, fit Nicole un peu émue.
– Vous dites que j’ai parlé à Gilbert ?
– Oui, mademoiselle, je le dis.
Une pensée qu’elle avait longtemps regardée comme impossible vint à l’esprit d’Andrée.
– Mais cette malheureuse fait de la jalousie, Dieu me pardonne ! s’écria-t-elle en éclatant de rire. Rassure-toi, ma pauvre Legay, je ne le regarde pas, ton Gilbert, et je ne saurais même te dire de quelle couleur sont ses yeux.
Et Andrée se sentait toute prête à pardonner ce qui, selon elle, n’était plus une impertinence, mais une folie.
Ce n’était point le compte de Nicole ; c’était elle qui se regardait comme l’offensée, et elle ne voulait point de pardon.
– Je le crois, répliqua-t-elle, et ce n’est pas le moyen de le savoir que de le regarder la nuit.
– Plaît-il ? fit Andrée, qui commençait à comprendre, mais qui ne pouvait croire encore.
– Je dis que si mademoiselle ne parle à Gilbert que la nuit, comme elle l’a fait hier, ce n’est pas le moyen de connaître bien exactement les détails de son visage.
– Si vous ne vous expliquez pas sur-le-champ, prenez garde ! fit Andrée fort pâle.
– Oh ! ce sera bien aisé, mademoiselle, dit Nicole abandonnant tout son plan de prudence. J’ai vu cette nuit…
– Taisez-vous, on me parle d’en bas, dit Andrée.
Effectivement une voix criait du parterre.
– Andrée ! Andrée !
– C’est monsieur votre père, mademoiselle, dit Nicole, avec l’étranger qui a passé la nuit ici.
– Descendez ; dites que je ne puis répondre ; dites que je souffre, que j’ai une courbature, et revenez, que je finisse comme il convient cet étrange débat.
– Andrée ! cria de nouveau le baron, c’est M. de Balsamo qui veut tout simplement vous faire son compliment du matin.
– Allez, vous dis-je, répéta Andrée en montrant la porte à Nicole avec un geste de reine.
Nicole obéit, comme on obéissait à Andrée quand elle ordonnait, sans répliquer, sans sourciller.
Mais, lorsque Nicole fut partie, Andrée éprouva quelque chose d’étrange ; si bien résolue qu’elle fût à ne pas se montrer, elle se sentit comme entraînée par une puissance supérieure et irrésistible vers la fenêtre laissée entrouverte par Legay.
Elle vit alors Balsamo, qui la saluait profondément en fixant ses yeux sur elle.
Elle chancela et se retint aux volets pour ne pas perdre l’équilibre.
– Bonjour monsieur, répondit-elle à son tour.
Elle prononça ces deux mots juste au moment où Nicole, qui venait prévenir le baron que sa fille ne répondrait point, restait stupéfaite et la bouche béante, sans rien comprendre à cette capricieuse contradiction.
Presque aussitôt Andrée, abandonnée de toutes ses forces, tomba sur un fauteuil.
Balsamo la regardait toujours.
Chapitre XII. Au jour §
Le voyageur s’était levé de grand matin pour donner un coup d’œil à la voiture et s’informer de la santé d’Althotas.
Tout le monde dormait encore au château, excepté Gilbert qui, caché derrière les barreaux d’une chambre qu’il habitait à la porte d’entrée, avait curieusement suivi les manœuvres de Balsamo et interrogé toutes ses démarches.
Mais Balsamo s’était retiré, fermant la porte du compartiment d’Althotas, et il était loin avant que Gilbert eût mis le pied dans l’avenue.
En effet, Balsamo, en remontant vers le massif avait été frappé du changement que le jour apportait dans le tableau qui lui avait paru si sombre.
Le petit château blanc et rouge, car il était fait de pierres et de briques, était surmonté d’une forêt de sycomores et de faux ébéniers immenses, dont les grappes parfumées tombaient sur son toit et ceignaient les pavillons comme des couronnes d’or.
En avant sur le parterre, une pièce d’eau de trente pas en carré avec une large bordure de gazon et une haie de sureaux en fleurs faisaient un délicieux repos pour la vue sacrifiée de ce côté, grâce à la hauteur des marronniers et des trembles de l’avenue.
De chaque côté des pavillons montait, jusqu’à un petit bois touffu, asile d’une multitude d’oiseaux dont on entendait au château le concert matinal, montait, disons-nous, une large allée d’érables, de platanes et de tilleuls. Balsamo prit celle de gauche, et, au bout d’une vingtaine de pas, il se trouva dans un massif de verdure dont les roses et les seringats, trempés la veille par la pluie d’orage, exhalaient des parfums délicieux. Sous des bordures de troènes perçaient les chèvrefeuilles et les jasmins, et une longue allée d’iris, entremêlés de fraisiers, se perdait sous un bois tout enchevêtré de ronces en fleurs et d’aubépines roses.
Balsamo arriva ainsi jusqu’à la partie culminante du terrain. Il y vit les ruines, majestueuses encore, d’un château bâti en silex. Une moitié de tour subsistait seule au milieu d’un énorme amoncellement de pierres, sur lesquelles serpentaient de longues guirlandes de lierre et de vigne vierge, ces sauvages enfants de la destruction que la nature a placés sur les ruines pour indiquer à l’homme que les ruines elles-mêmes sont fécondes.
Ainsi considéré, le domaine de Taverney, borné à sept ou huit arpents, ne manquait ni de dignité ni de grâce. La maison ressemblait à ces cavernes dont la nature embellit les abords, avec ses fleurs, ses lianes et la capricieuse fantaisie de ses groupes de rochers, mais dont la nudité extérieure effraye et repousse le voyageur égaré qui demande à ces roches creuses asile pour la nuit.
Tandis que Balsamo revenait après une heure de promenade des ruines vers la maison d’habitation, il vit le baron, ensevelissant sa frêle personne dans sa grande robe de chambre d’indienne à fleurs, sortir de la maison par une porte latérale donnant sur l’escalier, et parcourir le jardin en épluchant ses roses et en écrasant des colimaçons.
Balsamo se hâta d’accourir à sa rencontre.
– Monsieur, dit-il avec une politesse d’autant plus recherchée qu’il avait sondé plus avant la pauvreté de son hôte, permettez-moi de vous présenter mes excuses en même temps que mes respects. J’aurais dû attendre votre réveil pour descendre, mais de ma fenêtre le coup d’œil de Taverney m’a séduit, j’ai voulu voir de près ce beau jardin et ses ruines imposantes.
– Le fait est, monsieur, que les ruines sont fort belles, répondit le baron, après avoir rendu ses politesses à Balsamo. C’est même tout ce qu’il y a de beau ici.
– C’était un château ? demanda le voyageur.
– Oui, c’était le mien, ou plutôt celui de mes ancêtres ; on l’appelait Maison-Rouge, et nous avons longtemps porté ce nom avec celui de Taverney. La baronnie est même celle de Maison-Rouge. Mais, mon cher hôte, ne parlons plus de ce qui n’est plus.
Balsamo s’inclina en signe d’adhésion.
– Je voulais de mon côté, monsieur, continua le baron, vous faire mes excuses. Ma maison est pauvre, et je vous avais prévenu.
– Je m’y trouve admirablement bien, monsieur.
– Un chenil, mon cher hôte, un chenil, dit le baron ; un nid que les rats commencent à prendre en affection, depuis que les renards, les lézards et les couleuvres les ont chassés de l’autre château. Ah ! pardieu, monsieur, continua le baron, vous qui êtes sorcier ou peu s’en faut, vous devriez bien relever d’un coup de baguette le vieux château de Maison-Rouge, et ne pas oublier surtout les deux mille arpents de prés et de bois qui formaient sa ceinture. Mais je gage qu’au lieu de songer à cela, vous avez eu la politesse de dormir dans un exécrable lit.
– Oh ! monsieur.
– Ne vous défendez pas, mon cher hôte. Le lit est exécrable, je le connais, c’est celui de mon fils.
– Je vous jure, monsieur le baron, que, tel qu’il est, le lit m’a paru excellent. En tout cas, je suis confus des bontés que vous avez pour moi, et je voudrais, de tout mon cœur, vous le prouver en vous rendant un service quelconque.
Le vieillard, qui raillait toujours, ne manqua pas de répliquer.
– Eh bien ! dit-il en montrant La Brie, qui lui apportait un verre d’eau pure sur une magnifique assiette de Saxe, l’occasion s’en présente, monsieur le baron : faites pour moi ce que Notre Seigneur a fait pour les noces de Cana, changez cette eau en vin, mais en vin de Bourgogne au moins, en Chambertin, par exemple, vous me rendrez en ce moment le plus grand service que vous puissiez me rendre.
Balsamo sourit ; le vieillard prit le sourire pour une dénégation ; il prit le verre et avala son contenu d’un trait.
– Excellent spécifique, dit Balsamo. L’eau est le plus noble des éléments, baron, attendu que c’est sur l’eau que fut porté l’esprit de Dieu avant la création du monde. Rien ne résiste à son action ; il perce la pierre, et peut être un jour reconnaîtra-t-on qu’il dissout le diamant.
– Eh bien ! l’eau me dissoudra, dit le baron. Voulez-vous trinquer avec moi, mon hôte ? Elle a sur mon vin l’avantage d’être d’un excellent cru. Oh ! il en reste encore. Ce n’est pas comme de mon marasquin.
– Si vous aviez à votre verre ajouté un verre pour moi, mon cher hôte, peut-être eussé-je pu tirer de cette politesse un moyen de vous être utile.
– Bon ! expliquez-moi cela. Est-il encore temps ?
– Oh ! mon Dieu, oui ! ordonnez à ce brave homme de m’apporter un verre d’eau bien pure.
– La Brie, vous entendez ? dit le baron.
La Brie partit avec son activité ordinaire.
– Comment, dit le baron en se retournant vers son hôte, comment, le verre d’eau que je bois chaque matin renfermerait des propriétés ou des secrets dont je ne me doutais pas ? Comment, j’aurais depuis dix ans fait de l’alchimie, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans m’en douter ?
– J’ignore ce que vous avez fait, répondit gravement Balsamo, mais je sais ce que je fais, moi.
Puis, se retournant vers La Brie, qui avait fait la commission avec une rapidité miraculeuse :
– Merci, mon brave serviteur, dit-il.
Et, prenant le verre de ses mains, il l’éleva à la hauteur de ses yeux, et interrogea le contenu du cristal, sur lequel le grand jour faisait nager des perles et courir des zébrures violettes ou diamantées.
– C’est donc bien beau, ce que l’on voit dans un verre d’eau ? dit le baron. Diable ! diable !
– Mais oui, monsieur le baron, répondit l’étranger ; aujourd’hui du moins, c’est fort beau.
Et Balsamo parut redoubler d’attention, tandis que le baron, malgré lui, le suivait des yeux, et que La Brie, tout ébahi, continuait de lui tendre son assiette.
– Qu’y voyez-vous, mon cher hôte ? dit le baron continuant son persiflage. En vérité, je bous d’impatience ; un héritage pour moi, un nouveau Maison-Rouge pour rétablir un peu mes petites affaires ?
– J’y vois l’invitation, que je vais vous transmettre, de vous tenir sur le qui vive.
– Vraiment ! dois-je être attaqué ?
– Non ; mais vous devez ce matin même recevoir une visite.
– Alors c’est que vous avez donné rendez-vous à quelqu’un chez moi. C’est mal, monsieur, c’est très mal. Il n’y aura peut-être pas de perdreaux ce matin, prenez-y garde.
– Ce que j’ai l’honneur de vous dire est sérieux, mon cher hôte, reprit Balsamo, et de la plus haute importance. Quelqu’un s’achemine en ce moment vers Taverney.
– Par quel hasard, mon Dieu ! et quelle espèce de visite ? Instruisez-moi, mon cher hôte, je vous en supplie, car je vous avouerai que pour moi, – vous avez dû vous en apercevoir à l’accueil un peu vinaigre que je vous ai fait, – tout visiteur est importun. Précisez, cher sorcier, précisez, si cela vous est possible.
– Non seulement cela m’est possible, mais je dirai plus, pour que vous ne m’ayez pas une trop grande obligation, cela m’est même facile.
Et Balsamo ramena son œil scrutateur sur la couche d’opale qui ondulait dans le verre.
– Eh bien ! voyez-vous ? demanda le baron.
– Parfaitement.
– Alors parlez, ma sœur Anne.
– Je vois venir une personne de haute condition.
– Bah ! vraiment ! et cette personne vient comme cela, sans être invitée par personne ?
– Elle s’est invitée elle-même. Elle est conduite par monsieur votre fils.
– Par Philippe ?
– Par lui-même.
Ici le baron fut saisi d’un accès d’hilarité fort désobligeant pour le sorcier.
– Ah ! ah ! dit-il, conduite par mon fils… Vous dites que cette personne est conduite par mon fils ?
– Oui, baron.
– Vous le connaissez donc, mon fils ?
– Pas le moins du monde.
– Et mon fils est en ce moment ?…
– À une demi-lieue, un quart de lieue peut-être !
– D’ici ?
– Oui.
– Mon cher monsieur, mon fils est à Strasbourg, où il tient garnison, et à moins de s’exposer à être déclaré déserteur, ce qu’il ne fera pas, je vous jure, il ne peut m’amener personne.
– Il vous amène cependant quelqu’un, dit Balsamo en continuant d’interroger son verre d’eau.
– Et ce quelqu’un, demanda le baron, est-ce un homme, est-ce une femme ?
– C’est une dame, baron, et même une très grande dame. Ah ! tenez, quelque chose de particulier, d’étrange.
– Et d’important ? reprit le baron.
– Ma foi, oui.
– Achevez, en ce cas.
– C’est que vous ferez bien d’éloigner votre petite servante, cette petite drôlesse, comme vous dites, qui a de la corne au bout des doigts.
– Et pourquoi cela l’éloignerais-je ?
– Parce que Nicole Legay a dans le visage quelques traits de la personne qui vient ici.
– Et vous dites que c’est une grande dame, une grande dame qui ressemble à Nicole ? Vous voyez bien que vous tombez dans la contradiction.
– Pourquoi pas ? J’ai acheté autrefois une esclave qui ressemblait tellement à la reine Cléopâtre, qu’il était question de la conduire à Rome pour la faire figurer dans le triomphe d’Octave.
– Bon ! voilà que cela vous reprend, dit le baron.
– Ensuite, faites-en ce que vous voudrez, de ce que je vous dis, mon cher hôte ; vous comprenez, la chose ne me regarde aucunement et est toute dans vos intérêts.
– Mais en quoi cette ressemblance de Nicole peut-elle blesser la personne ?
– Supposez que vous soyez roi de France, ce que je ne vous souhaite pas, ou dauphin, ce que je vous souhaite moins encore, seriez-vous charmé, en entrant dans une maison, de trouver au nombre des domestiques de cette maison une contrefaçon de votre auguste visage ?
– Ah ! diable ! dit le baron, voici un dilemme des plus forts ; il résulterait donc de ce que vous dites… ?
– Que la très haute et très puissante dame qui va venir serait peut-être mal contente de voir son image vivante en jupe courte et en fichu de toile.
– Eh bien ! dit le baron, toujours riant, nous y aviserons quand il le faudra. Mais voyez-vous, cher baron, dans tout cela c’est mon fils qui me réjouit le plus. Ce cher Philippe, qu’un heureux hasard va nous amener comme cela, sans crier gare !
Et le baron se mit à rire plus fort.
– Ainsi, dit gravement Balsamo, ma prédiction vous fait plaisir ? Tant mieux, ma foi ; mais à votre place, baron…
– À ma place ?
– Je donnerais quelques ordres, je ferais quelques dispositions…
– Vraiment ?
– Oui.
– J’y songerai, cher hôte, j’y songerai.
– Il serait temps.
– C’est donc sérieusement que vous me dites cela ?
– On ne peut plus sérieusement, baron ; car, si vous voulez recevoir dignement la personne qui vous fait la faveur de vous visiter, vous n’avez pas une minute à perdre.
Le baron secoua la tête.
– Vous doutez, je crois ? dit Balsamo.
– Ma foi, cher hôte, j’avoue que vous avez affaire à l’incrédule le plus endurci…
Ce fut en ce moment que le baron se dirigea du côté du pavillon de sa fille, pour lui faire part de la prédiction de son hôte, et qu’il appela :
– Andrée ! Andrée !
Nous savons comment la jeune fille répondit à l’invitation de son père, et comment le regard fascinateur de Balsamo l’attira près de la fenêtre.
Nicole était là, regardant avec étonnement La Brie, qui lui faisait des signes et cherchait à comprendre.
– C’est diablement difficile à croire, répétait le baron, et à moins que de voir…
– Alors, puisqu’il faut absolument que vous voyiez, retournez-vous, dit Balsamo en étendant la main vers l’avenue, au bout de laquelle galopait à toute bride un cavalier dont le cheval faisait résonner la terre sous ses pas.
– Oh ! oh ! s’écria le baron, voilà en effet…
– M. Philippe ! s’écria Nicole en se haussant sur la pointe des pieds.
– Notre jeune maître, fit La Brie avec un grognement de joie.
– Mon frère ! mon frère ! exclama Andrée en lui tendant les deux bras par sa fenêtre.
– Serait-ce par hasard monsieur votre fils, cher baron ? demanda négligemment Balsamo.
– Oui, pardieu ! oui, c’est lui-même, répondit le baron stupéfait.
– C’est un commencement, dit Balsamo.
– Décidément vous êtes donc sorcier ? demanda le baron.
Un sourire de triomphe se dessina sur les lèvres de l’étranger.
Le cheval grandissait à vue d’œil ; on le vit bientôt, ruisselant de sueur, entouré d’une vapeur humide, franchir les dernières rangées d’arbres, et il courait encore, qu’un jeune officier de taille moyenne, couvert de boue et la figure animée par la rapidité de sa course, sautait à bas du coursier et venait embrasser son père.
– Ah ! diable ! disait le baron ébranlé dans ses principes d’incrédulité. Ah ! diable !
– Oui, mon père, disait Philippe, qui voyait un reste de doute flotter sur le visage du vieillard, c’est moi ! c’est bien moi !
– Sans doute, c’est toi, répondit le baron ; je le vois mordieu bien ! Mais par quel hasard est-ce toi ?
– Mon père, dit Philippe, un grand honneur est réservé à notre maison.
Le vieillard releva la tête.
– Une visite illustre se dirige vers Taverney ; dans une heure, Marie-Antoinette-Josèphe, archiduchesse d’Autriche et dauphine de France, sera ici.
Le baron laissa tomber ses bras avec autant d’humilité qu’il avait montré de sarcasme et d’ironie, et, se tournant vers Balsamo :
– Pardonnez, dit-il.
– Monsieur, dit Balsamo en saluant Taverney, je vous laisse avec monsieur votre fils ; il y a longtemps que vous ne vous êtes vus et vous devez avoir mille choses à vous dire.
Et Balsamo, après avoir salué Andrée, qui, toute joyeuse de l’arrivée de son frère, se précipitait à sa rencontre, se retira, faisant un signe à Nicole et à La Brie, qui, sans doute, comprirent ce signe, car ils suivirent Balsamo et disparurent avec lui sous les arbres de l’avenue.
Chapitre XIII. Philippe de Taverney §
Philippe de Taverney, chevalier de Maison-Rouge, ne ressemblait point à sa sœur, quoiqu’il fût aussi beau comme homme qu’elle était belle comme femme. En effet, des yeux d’une expression douce et fière, une coupe irréprochable de visage, d’admirables mains, un pied de femme et la taille la mieux prise du monde en faisaient un charmant cavalier.
Comme tous les esprits distingués qui se trouvent gênés dans la vie telle que la leur fait le monde, Philippe était triste sans être sombre. C’est à cette tristesse peut-être qu’il devait sa douceur, car, sans cette tristesse accidentelle, il eût été naturellement impérieux, superbe et peu communicatif. Le besoin de vivre avec tous les pauvres, ses égaux de fait, comme avec tous les riches, ses égaux de droit, assouplissait une nature que le ciel avait créée rude, dominatrice et susceptible ; il y a toujours un peu de dédain dans la mansuétude du lion.
Philippe avait à peine embrassé son père, qu’Andrée, arrachée à sa torpeur magnétique par la secousse de cet heureux événement, vint, comme nous l’avons dit, se jeter au cou du jeune homme.
Cette action était accompagnée de sanglots qui révélaient toute l’importance que donnait à cette réunion le cœur de la chaste enfant.
Philippe prit la main d’Andrée et celle de son père et les entraîna tous deux dans le salon, où ils se trouvèrent seuls.
– Vous êtes incrédule, mon père ; tu es surprise, ma sœur, dit-il, après les avoir fait asseoir tous deux à ses côtés. Cependant rien n’est plus vrai ; encore quelques instants et madame la dauphine sera dans notre pauvre demeure.
– Il faut l’en empêcher à tout prix, ventrebleu ! s’écria le baron ; mais, s’il arrivait une pareille chose, nous serions déshonorés à jamais ! Si c’est ici que madame la dauphine vient chercher un échantillon de la noblesse de France, je la plains. Mais par quel hasard, dis-moi, a-t-elle été justement choisir ma maison ?
– Oh ! c’est toute une histoire, mon père.
– Une histoire ! répéta Andrée ; raconte-nous-la.
– Oui, une histoire, qui ferait bénir Dieu à ceux qui oublieraient qu’il est notre sauveur et notre père.
Le baron allongea les lèvres en homme qui doute que l’arbitre souverain des hommes et des choses ait daigné abaisser ses yeux vers lui et se mêler de ses affaires.
Andrée, voyant que Philippe était joyeux, ne doutait de rien, elle, et lui serrait la main pour le remercier de la nouvelle qu’il apportait et du bonheur qu’il paraissait éprouver, en murmurant :
– Mon frère ! mon bon frère !
– Mon frère ! mon bon frère ! répétait le baron ; elle a, ma foi, l’air satisfait de ce qui nous arrive.
– Mais vous voyez bien, mon père, que Philippe semble heureux !
– Parce que M. Philippe est un enthousiaste ; mais moi qui, heureusement ou malheureusement, pèse les choses, dit Taverney en jetant un coup d’œil attristé sur l’ameublement de son salon, je ne vois rien dans tout cela de bien riant.
– Vous en jugerez autrement tout à l’heure, mon père, dit le jeune homme, quand je vous aurai raconté ce qui m’est arrivé.
– Raconte donc alors, grommela le vieillard.
– Oui, oui, raconte, Philippe, dit Andrée.
– Eh bien ! j’étais, comme vous le savez, en garnison à Strasbourg. Or, vous savez que c’est par Strasbourg que la dauphine a fait son entrée.
– Est-ce qu’on sait quelque chose dans cette tanière ? dit Taverney.
– Tu dis donc, cher frère, que c’est par Strasbourg que la dauphine… ?
– Oui ; nous attendions depuis le matin sur le glacis, il pleuvait à verse, nos habits ruisselaient d’eau. On n’avait aucune nouvelle bien certaine de l’heure positive à laquelle arrivait madame la dauphine. Mon major m’envoya en reconnaissance au-devant du cortège. Je fis une lieue à peu près. Tout à coup, au détour d’un chemin, je me trouvai face à face avec les premiers cavaliers de l’escorte. J’échangeai quelques paroles avec eux ; ils précédaient Son Altesse royale, qui passa la tête par la portière et demanda qui j’étais.
« Il paraît qu’on me rappela ; mais, pressé d’aller porter une réponse affirmative à celui qui m’avait envoyé, j’étais déjà reparti au galop. La fatigue d’une faction de six heures avait disparu comme par enchantement.
– Et madame la dauphine ? demanda Andrée.
– Elle est jeune comme toi, elle est belle comme tous les anges, dit le chevalier.
– Dis donc, Philippe ?… dit le baron en hésitant.
– Eh bien, mon père ?
– Madame la dauphine ne ressemble-t-elle point à quelqu’un que tu connais ?
– Que je connais, moi ?
– Oui.
– Personne ne peut ressembler à madame la dauphine, s’écria le jeune homme avec enthousiasme.
– Cherche.
Philippe chercha.
– Non, dit-il.
– Voyons… à Nicole, par exemple ?
– Oh ! c’est étrange ! s’écria Philippe surpris. Oui, Nicole en effet a quelque chose de l’illustre voyageuse. Oh ! mais, c’est si loin d’elle, si au-dessous d’elle ! Mais d’où avez-vous pu savoir cela, mon père ?
– Je le tiens d’un sorcier, ma foi.
– D’un sorcier ? dit Philippe étonné.
– Oui, lequel m’avait en même temps prédit ta venue.
– L’étranger ? demanda timidement Andrée.
– L’étranger, est-ce cet homme qui était près de vous quand je suis arrivé, monsieur, et qui s’est discrètement retiré à mon approche ?
– Justement ; mais achève ton récit, Philippe, achève.
– Peut-être vaudrait-il mieux faire quelques préparatifs ? dit Andrée.
Mais le baron la retint par la main.
– Plus vous préparerez, plus nous serons ridicules, dit-il. Continuez, Philippe, continuez.
– J’y suis, mon père. Je revins donc à Strasbourg, je m’acquittai de mon message ; on prévint le gouverneur, M. de Stainville, qui accourut aussitôt. Comme le gouverneur, prévenu par un messager, arrivait sur le glacis, on battait aux champs, le cortège commença de paraître et nous courûmes à la porte de Kehl. J’étais près du gouverneur.
– M. de Stainville, dit le baron ; mais attends donc, j’ai connu un Stainville, moi…
– Beau-frère du ministre, de M. de Choiseul.
– C’est cela ; continue, dit le baron.
– Madame la dauphine, qui est jeune, aime sans doute les jeunes visages, car elle écouta distraitement les compliments de M. le gouverneur, et, fixant les yeux sur moi, qui m’étais reculé par respect :
« – N’est-ce pas monsieur, demanda-t-elle en me montrant, qui a été envoyé au-devant de moi ?
« – Oui, madame, répondit M. de Stainville.
« – Approchez, monsieur, dit-elle.
– Je m’approchai.
« – Comment vous nomme-t-on ? demanda madame la dauphine d’une voix charmante.
« – Le chevalier Taverney-Maison-Rouge, répondis-je en balbutiant.
« – Prenez ce nom sur vos tablettes, ma chère, dit madame la dauphine en s’adressant à une vieille dame que j’ai su depuis être la comtesse de Langershausen, sa gouvernante, et qui écrivit effectivement mon nom sur son agenda.
« Puis, se tournant vers moi :
« – Ah ! monsieur, dit-elle, dans quel état vous a mis cet affreux temps ! En vérité, je me fais de grands reproches quand je songe que c’est pour moi que vous avez tant souffert. »
– Que c’est bien à madame la dauphine, et quelles charmantes paroles ! s’écria Andrée en joignant les mains.
– Aussi je les ai retenues mot pour mot, dit Philippe, avec l’intonation, l’air du visage qui les accompagnaient, tout, tout, tout !
– Très bien ! très bien ! murmura le baron avec un singulier sourire dans lequel on pouvait lire à la fois et la fatuité paternelle et la mauvaise opinion qu’il avait des femmes et même des reines. Bien, continuez, Philippe.
– Que répondîtes-vous ? demanda Andrée.
– Je ne répondis rien ; je m’inclinai jusqu’à terre, et madame la dauphine passa.
– Comment ! vous n’avez rien répondu ? s’écria le baron.
– Je n’avais plus de voix, mon père. Toute ma vie s’était retirée en mon cœur, que je sentais battre avec violence.
– Du diable si à votre âge, quand je fus présenté à la princesse Leczinska, je ne trouvai rien à dire !
– Vous avez beaucoup d’esprit, vous, monsieur, répondit Philippe en s’inclinant.
Andrée lui serra la main.
– Je profitai du départ de Son Altesse, continua Philippe, pour retourner à mon logis et y faire une nouvelle toilette, car j’étais effectivement trempé d’eau et souillé de boue à faire pitié.
– Pauvre frère ! murmura Andrée.
– Cependant, continua Philippe, madame la dauphine était arrivée à l’hôtel de ville et recevait les félicitations des habitants. Les félicitations épuisées, on vint la prévenir qu’elle était servie, et elle se mit à table.
« Un de mes amis, le major du régiment, le même qui m’avait envoyé au-devant de Son Altesse, m’a assuré que la princesse regarda plusieurs fois autour d’elle, cherchant dans les rangs des officiers qui assistaient à son dîner.
« – Je ne vois pas, dit Son Altesse après une investigation pareille renouvelée inutilement deux ou trois fois, je ne vois pas le jeune officier qui a été envoyé au-devant de moi ce matin. Ne lui a-t-on pas dit que je désirais le remercier ?
« Le major s’avança.
« – Madame, dit-il, M. le lieutenant de Taverney a dû rentrer chez lui pour changer de vêtements et se présenter ensuite d’une façon plus convenable devant Votre Altesse royale.
« Un instant après je rentrai.
« Je n’étais pas depuis cinq minutes dans la salle que madame la dauphine m’aperçut.
« Elle me fit signe de venir à elle, je m’approchai.
« – Monsieur, me dit-elle, auriez-vous quelque répugnance à me suivre à Paris ?
« – Oh ! madame ! m’écriai-je, tout au contraire, et ce serait pour moi un suprême bonheur ; mais je suis au service, en garnison à Strasbourg, et…
« – Et… ?
« – C’est vous dire, madame, que mon désir seul est à moi.
« – De qui dépendez-vous ?
« – Du gouverneur militaire.
« – Bien… J’arrangerai cela avec lui.
« Elle me fit un signe de la main, et je me retirai.
« Le soir, elle s’approcha du gouverneur.
« – Monsieur, lui dit-elle, j’ai un caprice à satisfaire.
« – Dites ce caprice, et ce sera un ordre pour moi, madame.
« – J’ai eu tort de dire un caprice à satisfaire ; c’est un vœu à accomplir.
« – La chose ne m’en sera que plus sacrée… Dites, madame.
« – Eh bien ! j’ai fait vœu d’attacher à mon service le premier Français, quel qu’il fût, que je rencontrerais en mettant le pied sur la terre de France, et de faire son bonheur et celui de sa famille, si toutefois il est au pouvoir des princes de faire le bonheur de quelqu’un.
« – Les princes sont les représentants de Dieu sur la terre. Et quelle est la personne qui a eu le bonheur d’être rencontrée la première par Votre Altesse ?
« – M. de Taverney-Maison-Rouge, le jeune lieutenant qui a été vous prévenir de mon arrivée.
« – Nous allons tous être jaloux de M. de Taverney, madame, dit le gouverneur ; mais nous ne troublerons pas le bonheur qui lui est réservé ; il est retenu par sa consigne ; mais nous lèverons sa consigne ; il est lié par son engagement, mais nous briserons son engagement ; il partira en même temps que Votre Altesse royale.
« En effet, le jour même où la voiture de Son Altesse quittait Strasbourg, je reçus l’ordre de monter à cheval et de l’accompagner. Depuis ce moment, je n’ai pas quitté la portière de son carrosse. »
– Eh ! eh ! fit le baron avec son même sourire, eh ! eh ! ce serait singulier ; mais ce n’est pas impossible !
– Quoi, mon père ? dit naïvement le jeune homme.
– Oh ! je m’entends, dit le baron, je m’entends, eh ! eh !
– Mais, cher frère, dit Andrée, je ne vois pas encore comment, au milieu de tout cela, madame la dauphine a pu venir à Taverney.
– Attends ; c’était hier au soir, vers onze heures, nous arrivâmes à Nancy, et nous traversâmes la ville aux flambeaux. La dauphine m’appela.
« – Monsieur de Taverney, dit-elle, pressez l’escorte.
« Je fis signe que la dauphine désirait aller plus vite.
« – Je veux partir demain de bon matin, ajouta la dauphine.
« – Votre Altesse désire faire demain une longue étape ? demandai-je.
« – Non, mais je désire m’arrêter en route.
« Quelque chose comme un pressentiment me troubla le cœur à ces mots.
« – En route ? répétai-je.
« – Oui, dit Son Altesse royale.
« Je me tus.
« – Vous ne devinez pas où je veux m’arrêter ? demanda-t-elle en souriant.
« – Non, madame.
« – Je veux m’arrêter à Taverney.
« – Pourquoi faire, mon Dieu ? m’écriai-je.
« – Pour voir votre père et votre sœur.
« – Mon père ! ma sœur !… Comment, Votre Altesse royale sait… ?
« – Je me suis informée, dit-elle, et j’ai appris qu’ils habitaient à deux cents pas de la route que nous suivons. Vous donnerez l’ordre qu’on arrête à Taverney.
« La sueur me monta au front, et je me hâtai de dire à Son Altesse royale, avec un tremblement que vous comprenez :
« – Madame, la maison de mon père n’est pas digne de recevoir une si grande princesse que vous êtes.
« – Pourquoi cela ? demanda Son Altesse royale.
« – Nous sommes pauvres, madame.
« – Tant mieux, dit-elle, l’accueil n’en sera, j’en suis certaine, que plus cordial et plus simple. Il y a bien, si pauvre que soit Taverney, une tasse de lait pour une amie qui désire oublier un instant qu’elle est archiduchesse d’Autriche et dauphine de France.
« – Oh ! madame ! répondis-je en m’inclinant.
« Ce fut tout. Le respect m’empêchait d’en dire davantage.
« J’espérais que Son Altesse royale oublierait ce projet, ou que sa fantaisie se dissiperait ce matin avec l’air vif de la route, mais il n’en fut rien. Au relais de Pont-à-Mousson, Son Altesse me demanda si nous approchions de Taverney, et je fus forcé de répondre que nous n’en étions plus qu’à trois lieues.
– Maladroit ! s’écria le baron.
– Hélas ! on eût dit que la dauphine devinait mon embarras : « Ne craignez rien, me dit-elle, mon séjour ne sera pas long ; mais, puisque vous me menacez d’un accueil qui me fera souffrir, nous serons quittes, car, moi aussi, je vous ai fait souffrir à mon entrée à Strasbourg. » Comment résister à de si charmantes paroles ? Dites, mon père !
– Oh ! c’était impossible, dit Andrée, et Son Altesse royale, si bonne à ce qu’il paraît, se contentera de mes fleurs et d’une tasse de mon lait, comme elle a dit.
– Oui, dit le baron ; mais elle ne se contentera pas de mes fauteuils qui lui briseront les os, de mes lambris qui lui attristeront la vue. Au diable les caprices ! Bon ! la France sera encore bien gouvernée par une femme qui a de ces fantaisies-là. Peste ! voilà l’aurore d’un singulier règne !
– Oh ! mon père, pouvez-vous dire de semblables choses d’une princesse qui nous comble d’honneurs !
– Qui me déshonore bien plutôt ! s’écria le vieillard. Qui songe en ce moment aux Taverney ? Personne. Le nom de la famille dort sous les ruines de Maison-Rouge, et j’espérais qu’il n’en sortirait que d’une certaine façon et quand le moment serait venu ; mais non, j’espérais à tort, et voilà que le caprice d’une enfant va le ressusciter terni, poudreux, mesquin, misérable. Voilà que les gazettes, à l’affût de tout ce qui est ridicule, pour en tirer le scandale dont elles vivent, vont consigner dans leurs sales recueils la visite d’une grande princesse au taudis de Taverney. Cordieu ! j’ai une idée !
Le baron prononça ces paroles d’une façon qui fit tressaillir les deux jeunes gens.
– Que voulez-vous dire, mon père ? demanda Philippe.
– Je dis, mâchonna le baron, que l’on sait son histoire, et que, si le comte de Médina a bien incendié son palais pour embrasser une reine, je puis bien, moi, brûler une bicoque pour être dispensé de recevoir une dauphine. Laissez arriver la princesse.
Les deux jeunes gens n’avaient entendu que les derniers mots, et ils se regardaient avec inquiétude.
– Laissez-la arriver, répéta Taverney.
– Elle ne peut tarder, monsieur, répéta Philippe. J’ai pris la traverse par le bois de Pierrefitte pour gagner quelques minutes sur le cortège, mais il ne doit pas être loin.
– En ce cas, il n’y a pas de temps à perdre, dit le baron.
Et, agile encore comme s’il eût eu vingt ans, le baron sortit du salon, courut à la cuisine, arracha du foyer un tison brûlant, et courut aux granges pleines de paille sèche, de luzerne et de féveroles ; il l’approchait déjà des bottes de fourrage lorsque Balsamo surgit derrière lui et lui saisit le bras.
– Que faites-vous donc là, monsieur ? dit-il en arrachant le brandon des mains du vieillard ; l’archiduchesse d’Autriche n’est point un connétable de Bourbon dont la présence souille une maison à ce point qu’on la brûle plutôt que de la laisser y mettre le pied.
Le vieillard s’arrêta, pâle, tremblant, et ne souriant plus comme d’habitude. Il lui avait fallu réunir toutes ses forces pour adopter au profit de son honneur, du moins à la façon dont il l’entendait, une résolution qui faisait d’une médiocrité encore supportable une misère complète.
– Allez, monsieur, allez, continua Balsamo, vous n’avez que le temps de quitter cette robe de chambre et de vous habiller d’une façon convenable. Quand j’ai connu au siège de Philippsburg le baron de Taverney, il était grand-croix de Saint-Louis. Je ne sache pas d’habit qui ne redevienne riche et élégant sous une pareille décoration.
– Mais, monsieur, reprit Taverney, avec tout cela la dauphine va voir ce que je ne voulais pas même vous montrer à vous : c’est que je suis malheureux.
– Soyez tranquille, baron ; on l’occupera tellement, qu’elle ne remarquera pas si votre maison est neuve ou vieille, pauvre ou riche. Soyez hospitalier, monsieur, c’est votre devoir comme gentilhomme. Que feront les ennemis de Son Altesse royale, et elle en a bon nombre, si ses amis brûlent leurs châteaux pour ne pas la recevoir sous leur toit ? N’anticipons pas sur les colères à venir, monsieur ; chaque chose aura son tour.
M. de Taverney obéit avec cette résignation dont une fois déjà il avait donné la preuve, et alla rejoindre ses enfants, qui, inquiets de son absence, le cherchaient de tous côtés.
Quant à Balsamo, il se retira silencieusement comme pour achever une œuvre commencée.
Chapitre XIV. Marie-Antoinette-Josèphe, archiduchesse d’Autriche §
Il n’y avait pas de temps à perdre en effet, comme l’avait dit Balsamo ; un grand bruit de voitures, de chevaux et de voix retentissait dans le chemin, si paisible d’ordinaire, qui conduisait de la route à la maison du baron de Taverney.
On vit alors trois carrosses, dont l’un, chargé de dorures et de bas-reliefs mythologiques, n’était pas, malgré sa magnificence, moins poudreux ou moins éclaboussé que les autres, s’arrêter près de la porte que tenait ouverte Gilbert, dont les yeux dilatés et le tremblement fébrile indiquaient la vive émotion à l’aspect de tant de grandeurs.
Vingt cavaliers, tous jeunes et brillants, vinrent se ranger près de la principale voiture, lorsqu’en descendit, soutenue par un homme vêtu de noir, portant en sautoir sous l’habit le grand cordon de l’ordre, une jeune fille de quinze à seize ans, coiffée sans poudre, mais avec une simplicité qui n’empêchait pas sa chevelure de s’élever un pied au-dessus de son front.
Marie-Antoinette, car c’était elle, arrivait en France avec une réputation de beauté que n’y apportaient pas toujours les princesses destinées à partager le trône de nos rois. Il était difficile d’avoir une opinion sur ses yeux, qui, sans être précisément beaux, prenaient à sa volonté toutes les expressions, et surtout celles si opposées de la douceur et du dédain ; son nez était bien fait, sa lèvre supérieure était belle ; mais sa lèvre inférieure, aristocratique héritage de dix-sept césars, trop épaisse, trop avancée, et quelquefois même tombante, ne semblait aller convenablement à ce joli visage que lorsque ce joli visage voulait exprimer la colère ou l’indignation. Son teint était admirable ; on voyait le sang courir sous le tissu délicat de sa peau ; sa poitrine, son cou, ses épaules, étaient d’une suprême beauté ; ses mains étaient royales. Elle avait deux démarches bien distinctes : l’une qu’elle prenait, et celle-là était ferme, noble et un peu pressée ; l’autre, à laquelle elle se laissait aller, et celle-là était molle, balancée, et pour ainsi dire caressante. Jamais femme n’a fait la révérence avec plus de grâce ; jamais reine n’a salué avec plus de science. Pliant la tête une seule fois pour dix personnes, et dans cette seule et unique inclinaison, donnant à chacun ce qui lui revenait.
Ce jour-là, Marie-Antoinette avait son regard de femme, son sourire de femme, et même de femme heureuse ; elle était décidée, si la chose était possible, à ne pas redevenir dauphine de la journée. Le calme le plus doux régnait sur son visage, la bienveillance la plus charmante animait ses yeux. Elle était vêtue d’une robe de soie blanche, et ses beaux bras nus supportaient un mantelet d’épaisses dentelles.
À peine eut-elle mis pied à terre qu’elle se retourna pour aider à descendre de voiture une de ses dames d’honneur que l’âge appesantissait un peu ; puis, refusant le bras que lui offrait l’homme à l’habit noir et au cordon bleu, elle s’avança, libre, aspirant l’air et jetant les yeux autour d’elle, comme si elle voulait profiter jusqu’en ses moindres détails de la rare liberté qu’elle se donnait.
– Oh ! le beau site, les beaux arbres, la gentille maisonnette ! dit-elle. Qu’on doit être heureux dans ce bon air et sous ces arbres qui vous cachent si bien !
En ce moment Philippe de Taverney arriva suivi d’Andrée, qui, avec ses longs cheveux tordus en nattes, et vêtue d’une robe de soie gris de lin, donnait le bras au baron, vêtu d’un bel habit de velours bleu de roi, débris de son ancienne splendeur. Il va sans dire que, suivant la recommandation de Balsamo, le baron n’avait pas oublié son grand cordon de Saint-Louis.
La dauphine s’arrêta sitôt qu’elle vit les deux personnes qui venaient à elle.
Autour de la jeune princesse se groupa sa cour : officiers tenant leurs chevaux par la bride, courtisans le chapeau à la main, s’appuyant aux bras les uns des autres et chuchotant tout bas.
Philippe de Taverney s’approcha de la dauphine, pâle d’émotion et avec une noblesse mélancolique.
– Madame, dit-il, si Votre Altesse royale le permet, j’aurai l’honneur de lui présenter M. le baron de Taverney-Maison-Rouge, mon père, et mademoiselle Claire-Andrée de Taverney, ma sœur.
Le baron s’inclina profondément et en homme qui sait saluer les reines ; Andrée déploya toute la grâce de la timidité élégante, toute la politesse si flatteuse d’un respect sincère.
Marie-Antoinette regardait les deux jeunes gens et, comme ce que lui avait dit Philippe de la pauvreté de leur père lui revenait à l’esprit, elle devinait leur souffrance.
– Madame, dit le baron d’une voix pleine de dignité, Votre Altesse royale fait trop d’honneur au château de Taverney ; une si humble demeure n’est pas digne de recevoir tant de noblesse et de beauté.
– Je sais que je suis chez un vieux soldat de France, répondit la dauphine, et ma mère, l’impératrice Marie-Thérèse, qui a beaucoup fait la guerre, m’a dit que dans votre pays les plus riches de gloire sont presque toujours les plus pauvres d’argent.
Et, avec une grâce ineffable, elle tendit sa belle main à Andrée, qui la baisa en s’agenouillant.
Cependant le baron, tout à son idée dominante, s’épouvantait de ce grand nombre de gens qui allaient emplir sa petite maison et manquer de sièges.
La dauphine le tira tout à coup d’embarras.
– Messieurs, dit-elle en se tournant vers les personnes qui composaient son escorte, vous ne devez ni porter la fatigue de mes fantaisies, ni jouir du privilège d’une dauphine. Vous m’attendrez donc ici, je vous prie : dans une demi-heure je reviens. Accompagnez-moi, ma bonne Langershausen, dit-elle en allemand à celle de ses femmes qu’elle avait aidée à descendre de voiture. – Suivez-nous, monsieur, dit-elle au seigneur vêtu de noir.
Celui-ci qui sous son simple habit offrait une élégance remarquable, était un homme de trente ans à peine, beau de visage, et de gracieuses manières. Il se rangea pour laisser passer la princesse.
Marie-Antoinette prit à son côté Andrée et fit signe à Philippe de venir auprès de sa sœur.
Quant au baron, il se trouva près du personnage, éminent sans doute, à qui la dauphine accordait l’honneur de l’accompagner.
– Vous êtes donc un Taverney-Maison-Rouge ? dit celui-ci au baron en chiquenaudant avec une impertinence tout aristocratique son magnifique jabot de dentelle d’Angleterre.
– Faut-il que je réponde monsieur ou monseigneur ? demanda le baron avec une impertinence qui ne le cédait en rien à celle du gentilhomme vêtu de noir.
– Dites tout simplement mon prince, répondit celui-ci, ou Votre Éminence, si vous l’aimez mieux.
– Eh bien ! oui, Votre Éminence, je suis un Taverney-Maison-Rouge, un vrai, dit le baron sans quitter tout à fait le ton railleur qu’il perdait si rarement.
L’Éminence, qui avait le tact des grands seigneurs, s’aperçut facilement qu’elle avait affaire à quelque chose de mieux qu’un hobereau.
– Cette maison est votre séjour d’été ? continua-t-elle.
– D’été et d’hiver, répliqua le baron, qui désirait en finir avec des interrogations déplaisantes, mais en accompagnant chacune de ses réponses d’un grand salut.
Philippe, de son côté, se retournait de temps en temps du côté de son père avec inquiétude. La maison semblait, en effet, s’approcher menaçante et ironique pour montrer impitoyablement sa pauvreté.
Déjà le baron étendait avec résignation la main vers le seuil désert de visiteurs, quand la dauphine se tournant vers lui :
– Excusez-moi, monsieur, de ne point entrer dans la maison : ces ombrages me plaisent tant, que j’y passerais ma vie. Je suis un peu lasse des chambres. C’est dans les chambres que l’on me reçoit depuis quinze jours, moi qui n’aime que l’air, l’ombrage et le parfum des fleurs.
Puis s’adressant à Andrée :
– Mademoiselle, vous me ferez bien apporter sous ces beaux arbres une tasse de lait, n’est-ce pas ?
– Votre Altesse, dit le baron pâlissant, comment oser vous offrir une si triste collation ?
– C’est ce que je préfère, avec des œufs frais, monsieur. Des œufs frais et du laitage, c’étaient mes festins de Schoenbrunn.
Tout à coup La Brie, radieux et bouffi d’orgueil sous une livrée magnifique, tenant une serviette au poing, apparut en avant d’une tonnelle de jasmin dont depuis quelques instants la dauphine semblait envier l’ombrage.
– Son Altesse royale est servie, dit-il avec un mélange impossible à rendre de sérénité et de respect.
– Oh ! mais je suis chez un enchanteur ! s’écria la princesse en riant.
Et elle courut plutôt qu’elle ne marcha vers le berceau odorant.
Le baron, très inquiet, oublia l’étiquette, et quitta les côtés du gentilhomme vêtu de noir pour courir sur les pas de la dauphine.
Philippe et Andrée se regardaient avec un mélange d’étonnement et d’anxiété, dans lequel l’anxiété dominait visiblement.
La dauphine, en arrivant sous les arceaux de verdure, poussa un cri de surprise.
Le baron, qui arrivait derrière elle, poussa un soupir de satisfaction.
Andrée laissa tomber ses mains d’un air qui signifiait : « Qu’est-ce que cela veut dire, mon Dieu ? »
La jeune dauphine vit du coin de l’œil toute cette pantomime ; elle avait un esprit capable de comprendre ces mystères, si son cœur ne les lui eût déjà fait deviner.
Sous les lianes de clématites, de jasmins et de chèvrefeuilles fleuris, dont les noueuses tiges lançaient mille épais rameaux, une table ovale était dressée, éblouissante, et par l’éclat du linge de damas qui la couvrait, et par le service de vermeil ciselé qui couvrait le linge.
Dix couverts attendaient dix convives.
Une collation recherchée, mais d’une composition étrange, avait tout d’abord attiré les regards de la dauphine.
C’étaient des fruits exotiques confits dans du sucre, des confitures de tous les pays, des biscuits d’Alep, des oranges de Malte, des limons et des cédrats d’une grosseur inouïe, le tout reposant dans de vastes coupes. Enfin les vins les plus riches de tous et les plus nobles d’origine étincelaient de toutes les nuances du rubis et de la topaze dans quatre admirables carafes taillées et gravées en Perse.
Le lait qu’avait demandé la dauphine emplissait une aiguière de vermeil.
La dauphine regarda autour d’elle et ne vit parmi ses hôtes que des visages pâles et effarés.
Les gens de l’escorte admiraient et se réjouissaient sans rien comprendre, mais aussi sans chercher à comprendre.
– Vous m’attendiez donc, monsieur ? demanda la dauphine au baron de Taverney.
– Moi, madame ? balbutia celui-ci.
– Sans doute. Ce n’est pas en dix minutes que l’on fait de pareils préparatifs, et je suis chez vous depuis dix minutes à peine.
Et elle acheva sa phrase en regardant La Brie d’un air qui voulait dire : « Surtout quand on n’a qu’un seul valet. »
– Madame, répondit le baron, j’attendais effectivement Votre Altesse royale, ou plutôt j’étais prévenu de son arrivée.
La dauphine se tourna vers Philippe.
– Monsieur vous avait donc écrit ? demanda-t-elle.
– Non, madame.
– Personne ne savait que je dusse m’arrêter chez vous, monsieur, pas même moi, dirais-je presque, car je cachais mon désir à moi-même, pour ne pas causer ici l’embarras que je cause, et je n’en ai parlé que cette nuit à monsieur votre fils, lequel était encore près de moi il y a une heure, et n’a dû me précéder que de quelques minutes.
– En effet, madame, d’un quart d’heure à peine.
– Alors c’est quelque fée qui vous aura révélé cela ; la marraine de mademoiselle peut-être, ajouta la dauphine en souriant et en regardant Andrée.
– Madame, dit le baron en offrant un siège à la princesse, ce n’est point une fée qui m’a averti de cette bonne fortune, c’est…
– C’est ? répéta la princesse voyant que le baron hésitait.
– Ma foi, c’est un enchanteur !
– Un enchanteur ! Comment cela ?
– Je n’en sais rien, car je ne me mêle point de magie ; mais enfin c’est à lui, madame, que je dois de recevoir à peu près décemment Votre Altesse royale, dit le baron.
– Alors nous ne pouvons toucher à rien, dit la dauphine, puisque cette collation que nous avons devant nous est l’œuvre de la sorcellerie, et Son Éminence s’est trop pressée, ajouta-t-elle en se tournant vers le seigneur vêtu de noir, d’ouvrir ce pâté de Strasbourg, dont nous ne mangerons certainement pas. Et vous, ma chère amie, dit-elle à sa gouvernante, défiez vous de ce vin de Chypre et faites comme moi.
Ce disant, la dauphine se versa, d’une carafe ronde comme un globe et à petit col, un grand verre d’eau dans un gobelet d’or.
– Mais, en effet, dit Andrée avec une sorte d’effroi, Son Altesse a peut-être raison.
Philippe tremblait de surprise, et, ignorant tout ce qui s’était passé la veille, regardait alternativement son père et sa sœur, essayant de deviner dans leurs regards ce qu’ils devinaient par eux-mêmes.
– C’est contraire aux dogmes, dit la dauphine, et M. le cardinal va pécher.
– Madame, dit le prélat, nous sommes trop mondains, nous autres princes… de l’Église, pour croire aux colères célestes à propos de victuailles, et trop humains surtout pour brûler de braves sorciers qui nous nourrissent de si bonnes choses.
– Ne plaisantez pas, monseigneur, dit le baron. Je jure à Votre Éminence que l’auteur de tout ceci est un sorcier, très sorcier, qui m’a prédit, voilà une heure à peu près, l’arrivée de Son Altesse et celle de mon fils.
– Voilà une heure ? demanda la dauphine.
– Oui, tout au plus.
– Et depuis une heure, vous avez eu le temps de faire dresser cette table, de mettre à contribution les quatre parties du monde pour réunir ces fruits, de faire venir les vins de Tokay, de Constance, de Chypre et de Malaga ? Dans ce cas, monsieur, vous êtes plus sorcier que votre sorcier.
– Non, madame ; c’est lui, et toujours lui.
– Comment ! toujours lui ?
– Oui, qui a fait sortir de terre cette table toute servie, telle qu’elle est enfin.
– Votre parole, monsieur ? demanda la princesse.
– Foi de gentilhomme ! répondit le baron.
– Ah ! bah ! s’écria le cardinal du ton le plus sérieux et en abandonnant son assiette, j’ai cru que vous plaisantiez.
– Non, Votre Éminence.
– Vous avez chez vous un sorcier, un vrai sorcier ?
– Un vrai sorcier ! Et je ne serais pas même étonné que l’or dont est composé ce service ne fût de sa façon.
– Il connaîtrait la pierre philosophale ! s’écria le cardinal les yeux brillants de convoitise.
– Oh ! comme cela va à M. le cardinal, dit la princesse, lui qui l’a cherchée toute sa vie sans la pouvoir trouver.
– J’avoue à Votre Altesse, répondit la mondaine Éminence, que je ne trouve rien de plus intéressant que les choses surnaturelles, rien de plus curieux que les choses impossibles.
– Ah ! j’ai touché l’endroit vulnérable, à ce qu’il paraît, dit la dauphine ; tout grand homme a ses mystères, surtout quand il est diplomate. Moi aussi, je vous en préviens, monsieur le cardinal, je suis très forte en sorcellerie, et je devine parfois des choses, sinon impossibles, sinon surnaturelles, du moins… incroyables.
C’était là, sans doute, une énigme compréhensible pour le cardinal seul, car il se montra visiblement embarrassé. Il est vrai de dire que l’œil si doux de la dauphine s’était allumé, en lui parlant, d’un de ces éclairs qui annonçaient chez elle un orage intérieur.
Cependant l’éclair seul parut, rien ne gronda, la dauphine se contint et reprit :
– Voyons, monsieur de Taverney, pour rendre la fête complète, montrez nous votre sorcier. Où est-il ? dans quelle boîte l’avez-vous mis ?
– Madame, répondit le baron, c’est bien plutôt lui qui me mettrait, moi et ma maison, dans une boîte.
– Vous piquez ma curiosité, en vérité, dit Marie-Antoinette ; décidément, monsieur, je veux le voir.
Le ton dont avaient été prononcées ces paroles, tout en gardant ce charme que Marie-Antoinette savait donner à ses paroles, n’admettait cependant point de réplique. Le baron, qui était resté debout avec son fils et sa fille pour servir la dauphine, le comprit parfaitement. Il fit un signe à La Brie, qui, au lieu de servir, contemplait les illustres convives et semblait se payer, par cette vue, de vingt ans de gages arriérés.
Celui-ci releva la tête.
– Allez prévenir M. le baron Joseph Balsamo, dit Taverney, que Son Altesse royale madame la dauphine désire le voir.
La Brie partit.
– Joseph Balsamo ! dit la dauphine ; quel singulier nom est-ce là ?
– Joseph Balsamo ! répéta en rêvant le cardinal ; je connais ce nom, il me semble.
Cinq minutes s’écoulèrent sans que personne eût l’idée de rompre le silence.
Tout à coup Andrée tressaillit : elle entendait, bien avant qu’il fût perceptible aux autres oreilles, un pas qui s’avançait sous la feuillée.
Les branches s’écartèrent et Joseph Balsamo apparut, juste en face de Marie Antoinette.
Chapitre XV. Magie §
Balsamo s’inclina humblement ; mais presque aussitôt, relevant sa tête pleine d’intelligence et d’expression, il attacha fixement, quoique avec respect, son regard clair sur la dauphine, et attendit silencieusement que celle-ci l’interrogeât.
– Si c’est vous dont vient de nous parler M. de Taverney, dit Marie-Antoinette, approchez-vous, monsieur, que nous voyions comment est fait un sorcier.
Balsamo fit encore un pas et s’inclina une seconde fois.
– Vous faites métier de prédire, monsieur, dit la dauphine regardant Balsamo avec une curiosité plus grande peut-être qu’elle n’eût voulu la lui accorder, et en buvant son lait à petites gorgées.
– Je n’en fais pas métier, madame, dit Balsamo, mais je prédis.
– Nous avons été élevée dans une foi éclairée, dit la dauphine, et les seuls mystères auxquels nous ajoutions foi sont les mystères de la religion catholique.
– Ils sont vénérables sans doute, dit Balsamo avec un recueillement profond. Mais voilà M. le cardinal de Rohan qui dira à Votre Altesse, tout prince de l’Église qu’il est, que ce ne sont point les seuls mystères qui méritent le respect.
Le cardinal tressaillit ; il n’avait dit son nom à personne, personne ne l’avait prononcé, et cependant l’étranger le connaissait.
Marie-Antoinette ne parut point remarquer cette circonstance, et continua :
– Vous avouerez du moins, monsieur, que ce sont les seuls que l’on ne controverse point.
– Madame, répondit Balsamo avec le même respect, mais avec la même fermeté, à côté de la foi il y a la certitude.
– Vous parlez un peu obscurément, monsieur le sorcier, je suis bonne Française de cœur, mais pas encore d’esprit, et je ne comprends pas très bien les finesses de la langue : il est vrai que l’on m’a dit que M. de Bièvre m’apprendrait tout cela ; mais, en attendant, je suis forcée de vous prier d’être moins énigmatique, si vous voulez que je vous comprenne.
– Et moi, dit Balsamo en secouant la tête avec un mélancolique sourire, je demanderai à Votre Altesse la permission de rester obscur. J’aurais trop de regret de dévoiler à une si grande princesse un avenir qui, peut-être, ne serait point selon ses espérances.
– Oh ! oh ! ceci est plus grave, dit Marie-Antoinette, et monsieur veut piquer ma curiosité, espérant que j’exigerai de lui qu’il me dise ma bonne aventure.
– Dieu me préserve, au contraire, d’y être forcé, madame, dit froidement Balsamo.
– Oui, n’est-ce pas ? reprit la dauphine en riant ; car cela vous embarrasserait fort.
Mais le rire de la dauphine s’éteignit sans que le rire d’aucun courtisan lui fît écho. Tout le monde subissait l’influence de l’homme singulier qui était pour le moment le centre de l’attention générale.
– Voyons, avouez franchement, dit la dauphine.
Balsamo s’inclina sans répondre.
– C’est vous cependant qui avez prédit mon arrivée à M. de Taverney ? reprit Marie-Antoinette avec un léger mouvement d’impatience.
– Oui, madame, c’est moi.
– Comment cela, baron ? demanda la dauphine qui commençait à éprouver le besoin d’entendre une autre voix se mêler à l’étrange dialogue qu’elle regrettait peut-être d’avoir entrepris, mais qu’elle ne voulait pas cependant abandonner.
– Oh ! mon Dieu, madame, dit le baron, de la façon la plus simple, en regardant dans un verre d’eau.
– Est-ce vrai ? interrogea la dauphine revenant à Balsamo.
– Oui, madame, répondit celui-ci.
– C’est là votre grimoire ? Il est innocent du moins ; puissent vos paroles être aussi claires !
Le cardinal sourit.
Le baron s’approcha.
– Madame la dauphine n’aura rien à apprendre de M. de Bièvre, dit-il.
– Oh ! mon cher hôte, dit la dauphine avec gaieté, ne me flattez pas, ou flattez-moi mieux. J’ai dit quelque chose d’assez médiocre, ce me semble. Revenons à monsieur.
Et Marie-Antoinette se retourna du côté de Balsamo, vers lequel une puissance irrésistible semblait l’attirer malgré elle, comme on est parfois attiré vers un endroit où nous attend quelque malheur.
– Si vous avez lu l’avenir pour monsieur dans un verre d’eau, ne pourriez vous pas le lire pour moi dans une carafe ?
– Parfaitement, madame, dit Balsamo.
– Pourquoi refusiez-vous donc alors tout à l’heure ?
– Parce que l’avenir est incertain, madame, et que, si j’y voyais quelque nuage…
Balsamo s’arrêta.
– Eh bien ? demanda la dauphine.
– Eh bien ! j’aurais, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, le regret d’attrister Votre Altesse royale.
– Vous me connaissiez déjà ? Où m’avez-vous vue pour la première fois ?
– J’ai eu l’honneur de voir Votre Altesse tout enfant dans son pays natal, près de son auguste mère.
– Vous avez vu ma mère ?
– J’ai eu cet honneur ; c’est une auguste et puissante reine.
– Impératrice, monsieur.
– J’ai voulu dire reine par le cœur et par l’esprit, et cependant…
– Des réticences, monsieur, et à l’endroit de ma mère ! dit la dauphine avec dédain.
– Les plus grands cœurs ont leurs faiblesses, madame, surtout quand ils croient qu’il s’agit du bonheur de leurs enfants.
– L’histoire, je l’espère, dit Marie-Antoinette, ne constatera pas une seule faiblesse dans Marie-Thérèse.
– Parce que l’histoire ne saura pas ce qui n’est su que de l’impératrice Marie-Thérèse, de Votre Altesse royale et de moi.
– Nous avons un secret à nous trois, monsieur ? dit en souriant dédaigneusement la dauphine.
– À nous trois, madame, répondit tranquillement Balsamo, oui, à nous trois.
– Voyons ce secret, monsieur ?
– Si je le dis, ce n’en sera plus un.
– N’importe, dites toujours.
– Votre Altesse le désire ?
– Je le veux.
Balsamo s’inclina.
– Il y a au palais de Schoenbrunn, dit-il, un cabinet qu’on appelle le cabinet de Saxe, à cause des magnifiques vases de porcelaine qu’il renferme.
– Oui, dit la dauphine ; après ?
– Ce cabinet fait partie de l’appartement particulier de Sa Majesté l’impératrice Marie-Thérèse.
– Oui.
– C’est dans ce cabinet qu’elle fait d’habitude sa correspondance intime.
– Oui.
– Sur un magnifique bureau de Boule, qui fut donné à l’empereur François Ier par le roi Louis XV.
– Jusqu’ici, ce que vous dites est vrai, monsieur ; mais tout le monde peut savoir ce que vous dites.
– Que Votre Altesse daigne prendre patience. Un jour, c’était un matin vers sept heures, l’impératrice n’était pas encore levée, Votre Altesse entra dans ce cabinet par une porte qui lui était particulière, car, parmi les augustes filles de Sa Majesté l’impératrice, Votre Altesse était la bien-aimée.
– Après, monsieur ?
– Votre Altesse s’approcha du bureau. Votre Altesse doit s’en souvenir, il y a juste cinq ans de cela.
– Continuez.
– Votre Altesse s’approcha du bureau ; sur le bureau était une lettre tout ouverte que l’impératrice avait écrite la veille.
– Eh bien ?
– Eh bien ! Votre Altesse lut cette lettre.
La dauphine rougit légèrement.
– Et après l’avoir lue, sans doute Votre Altesse fut mécontente de quelques expressions, car elle prit la plume, et de sa propre main…
La dauphine semblait attendre avec anxiété. Balsamo continua :
– Elle raya trois mots.
– Et ces trois mots, quels étaient-ils ? s’écria vivement la dauphine.
– C’étaient les premiers de la lettre.
– Je vous demande non pas la place où ils se trouvaient, mais quelle était leur signification.
– Un trop grand témoignage d’affection, sans doute, pour la personne à qui la lettre était adressée ; de là cette faiblesse dont je disais qu’en une circonstance, au moins, votre auguste mère avait pu être accusée.
– Ainsi vous vous souvenez de ces trois mots ?
– Je m’en souviens.
– Vous pourriez me les redire ?
– Parfaitement.
– Redites-les.
– Tout haut ?
– Oui.
– Ma chère amie.
Marie-Antoinette se mordit les lèvres en pâlissant.
– Maintenant, dit Balsamo, Votre Altesse royale veut-elle que je lui dise à qui cette lettre était adressée ?
– Non, mais je veux que vous me l’écriviez.
Balsamo tira de sa poche une espèce d’agenda à fermoir d’or, écrivit sur une de ses feuilles quelques mots avec un crayon de même métal, déchira la feuille de papier et la présenta en s’inclinant à la princesse.
Marie-Antoinette prit la feuille de papier et lut.
« La lettre était adressée à la maîtresse du roi Louis XV, à madame la marquise de Pompadour »
La dauphine releva son regard étonné sur cet homme aux paroles si nettes, à la voix si pure et si peu émue, qui, tout en saluant très bas, paraissait la dominer.
– Tout cela est vrai, monsieur, dit-elle, et, quoique j’ignore par quel moyen vous avez surpris ces détails, comme je ne sais pas mentir, je le répète tout haut, cela est vrai.
– Alors, dit Balsamo, que Votre Altesse me permette de me retirer et se contente de cette preuve innocente de ma science.
– Non pas, monsieur, reprit la dauphine piquée, plus vous êtes savant, plus je tiens à ma prédiction. Vous ne m’avez parlé que du passé, et ce que je réclame de vous, c’est l’avenir.
La princesse prononça ces quelques mots avec une agitation fébrile qu’elle essayait vainement de cacher à ses auditeurs.
– Je suis prêt, dit Balsamo, et cependant, je supplierai encore une fois Votre Altesse royale de ne point me presser.
– Je n’ai jamais répété deux fois Je veux et vous vous rappelez, monsieur, que je l’ai déjà dit une fois.
– Laissez-moi tout au moins consulter l’oracle, madame, dit Balsamo d’un ton suppliant. Je saurai ensuite si je puis révéler la prédiction à Votre Altesse royale.
– Bonne ou mauvaise, je la veux, entendez-vous bien, monsieur ? reprit Marie-Antoinette avec une irritation croissante. Bonne, je n’y croirai pas, la prenant pour une flatterie ; mauvaise, je la considérerai comme un avertissement, et, quelle qu’elle soit, je vous promets de vous en savoir gré. Commencez donc.
La princesse prononça ces derniers mots d’un ton qui n’admettait ni observation ni retard.
Balsamo prit la carafe ronde au col court et étroit dont nous avons déjà parlé, et la posa sur une coupe d’or.
Ainsi éclairée, l’eau rayonna de reflets fauves qui, mêlés à la nacre des parois et au diamant du centre, parurent offrir quelque signification aux regards attentifs du devin.
Chacun fit silence.
Balsamo éleva dans ses mains la carafe de cristal, et, après l’avoir considérée un instant avec attention, il la reposa sur la table en secouant la tête.
– Eh bien ? demanda la dauphine.
– Je ne puis parler, dit Balsamo.
Le visage de la princesse prit une expression qui signifiait visiblement : « Sois tranquille ; je sais comment on fait parler ceux qui veulent se taire. »
– Parce que vous n’avez rien à me dire ? reprit-elle tout haut.
– Il y a des choses qu’on ne doit jamais dire aux princes, madame, répliqua Balsamo d’un ton indiquant qu’il était décidé à résister, même aux ordres de la dauphine.
– Surtout, reprit celle-ci, quand ces choses-là, je le répète, se traduisent par le mot rien.
– Ce n’est point là ce qui m’arrête, madame ; au contraire.
La dauphine sourit dédaigneusement.
Balsamo paraissait embarrassé ; le cardinal commença de lui rire au nez, et le baron s’approcha en grommelant.
– Allons, allons, dit-il, voilà mon sorcier usé : il n’a pas duré longtemps. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à voir toutes ces tasses d’or se changer en feuilles de vigne, comme dans le conte oriental.
– J’eusse aimé mieux, reprit Marie-Antoinette, de simples feuilles de vigne que tout cet étalage fait par monsieur pour en arriver à m’être présenté.
– Madame, répondit Balsamo fort pâle, daignez vous rappeler que je n’ai pas sollicité cet honneur.
– Eh ! monsieur, il n’était pas difficile de deviner que je demanderais à vous voir.
– Pardonnez-lui, madame, dit Andrée à voix basse, il a cru bien faire.
– Et moi, je vous dis qu’il a eu tort, répliqua la princesse de façon à n’être entendue que de Balsamo et d’Andrée. On ne se hausse pas en humiliant un vieillard ; et quand elle peut boire dans le verre d’étain d’un gentilhomme, on ne force pas une dauphine de France à boire dans le verre d’or d’un charlatan.
Balsamo se redressa, frissonnant comme si quelque vipère l’eut mordu.
– Madame, dit-il d’une voix frémissante, je suis prêt à vous faire connaître votre destinée, puisque votre aveuglement vous pousse à la savoir.
Balsamo prononça ces quelques paroles d’un ton si ferme et si menaçant à la fois, que les assistants sentirent un froid glacial courir dans leurs veines.
La jeune archiduchesse pâlit visiblement.
– Gieb ihm kein gehoer, meine tochter 3, dit en allemand la vieille dame à Marie-Antoinette.
– Lass sie hœren, sie hat weissen gewollen, und so soll sie wissen 4, répondit Balsamo dans la même langue.
Ces mots, prononcés dans un idiome étranger, et que quelques personnes seulement comprirent, donnèrent encore plus de mystère à la situation.
– Allons, dit la dauphine en résistant aux efforts de sa vieille tutrice, allons, qu’il parle. Si je lui disais de se taire maintenant, il croirait que j’ai peur.
Balsamo entendit ces paroles et un sombre mais furtif sourire se dessina sur ses lèvres.
– C’est bien ce que j’avais dit, murmura-t-il, un courage fanfaron.
– Parlez, dit la dauphine, parlez, monsieur.
– Votre Altesse royale exige donc toujours que je parle ?
– Je ne reviens jamais sur une décision.
– Alors, à vous seule, madame, dit Balsamo.
– Soit, dit la dauphine. Je le forcerai dans ses derniers retranchements. Éloignez-vous.
Et, sur un signe qui faisait comprendre que l’ordre était général, chacun se retira.
– C’est un moyen comme un autre, dit la dauphine en se retournant vers Balsamo, d’obtenir une audience particulière, n’est-ce pas, monsieur ?
– Ne cherchez point à m’irriter, madame, reprit l’étranger ; je ne suis qu’un instrument dont Dieu se sert pour vous éclairer. Insultez la fortune, elle vous le rendra, elle, car elle sait bien se venger. Moi, je traduis seulement ses caprices. Ne faites donc pas plus peser sur moi la colère qui vous vient de mon retard, que vous ne me ferez payer les malheurs dont je ne suis que le héraut sinistre.
– Alors, il paraît que ce sont des malheurs ? dit la dauphine, adoucie par l’expression respectueuse de Balsamo et désarmée par son apparente résignation.
– Oui, madame, et de très grands malheurs.
– Dites-les tous.
– J’essayerai.
– Eh bien ?
– Interrogez-moi.
– D’abord, ma famille vivra-t-elle heureuse ?
– Laquelle ? celle que vous quittez ou celle qui vous attend ?
– Oh ! ma vraie famille, ma mère Marie-Thérèse, mon frère Joseph, ma sœur Caroline.
– Vos malheurs ne les atteindront pas.
– Ces malheurs me seront donc personnels ?
– À vous et à votre nouvelle famille.
– Pouvez-vous m’éclairer sur ces malheurs ?
– Je le puis.
– La famille royale se compose de trois princes ?
– Oui.
– Le duc de Berry, le comte de Provence, le comte d’Artois.
– À merveille.
– Quel sera le sort de ces trois princes ?
– Ils régneront tous trois.
– Je n’aurai donc pas d’enfants ?
– Vous en aurez.
– Alors, ce ne seront pas des fils ?
– Il y aura des fils parmi les enfants que vous aurez.
– J’aurai donc la douleur de les voir mourir ?
– Vous regretterez que l’un soit mort, vous regretterez que l’autre soit vivant.
– Mon époux m’aimera-t-il ?
– Il vous aimera.
– Beaucoup ?
– Trop.
– Mais quels malheurs peuvent m’atteindre, je vous le demande, avec l’amour de mon mari et l’appui de ma famille ?
– L’un et l’autre vous manqueront.
– Il me restera l’amour et l’appui du peuple.
– L’amour et l’appui du peuple !… C’est l’océan pendant le calme… Avez vous vu l’océan pendant une tempête, madame ?…
– En faisant le bien, j’empêcherai la tempête de se lever, ou, si elle se lève, je m’élèverai avec elle.
– Plus la vague est haute, plus l’abîme qu’elle creuse est grand.
– Dieu me restera.
– Dieu ne défend pas les têtes qu’il a condamnées lui-même.
– Que dites-vous là, monsieur ? ne serai-je point reine ?
– Au contraire, madame, et plût au ciel que vous ne le fussiez pas !
La jeune femme sourit dédaigneusement.
– Écoutez, madame, reprit Balsamo, et souvenez-vous.
– J’écoute, reprit la dauphine.
– Avez-vous remarqué, continua le prophète, la tapisserie de la première chambre où vous avez couché en entrant en France ?
– Oui, monsieur, répondit la dauphine en frissonnant.
– Que représentait cette tapisserie ?
– Un massacre… celui des Innocents.
– Avouez que les sinistres figures des massacreurs sont restées dans le souvenir de Votre Altesse royale ?
– Je l’avoue, monsieur.
– Eh bien ! pendant l’orage, n’avez-vous rien remarqué ?
– Le tonnerre a brisé, à ma gauche, un arbre qui, en tombant, a failli écraser ma voiture.
– Ce sont des présages, cela, dit d’une voix sombre Balsamo.
– Et des présages funestes ?
– Il serait difficile, ce me semble, de les interpréter autrement.
La dauphine laissa tomber sa tête sur sa poitrine, puis la relevant après un moment de recueillement et de silence :
– Comment mourra mon mari ?
– Sans tête.
– Comment mourra le comte de Provence ?
– Sans jambes.
– Comment mourra le comte d’Artois ?
– Sans cour.
– Et moi ?
Balsamo secoua la tête.
– Parlez, dit la dauphine ; parlez donc !
– Je n’ai plus rien à dire.
– Mais je veux que vous parliez ! s’écria Marie-Antoinette toute frémissante.
– Par pitié, madame.
– Oh ! parlez !… dit la dauphine.
– Jamais, madame, jamais !
– Parlez, monsieur, reprit Marie-Antoinette avec le ton de la menace, parlez, ou je dirai que tout ceci n’est qu’une comédie ridicule. Et, prenez-y garde, on ne se joue pas ainsi d’une fille de Marie-Thérèse, d’une femme… qui tient dans ses mains la vie de trente millions d’hommes.
Balsamo resta muet.
– Allons, vous n’en savez pas davantage, dit la princesse en haussant les épaules avec mépris ; ou plutôt votre imagination est à bout.
– Je sais tout, vous dis-je, madame, reprit Balsamo, et puisque vous le voulez absolument…
– Oui, je le veux.
Balsamo prit la carafe, toujours dans sa coupe d’or ; puis il la déposa dans un sombre enfoncement de la tonnelle où quelques rochers factices figuraient une grotte ; puis, saisissant l’archiduchesse par la main, il l’entraîna sous l’ombre noire de la voûte.
– Êtes-vous prête ? dit-il à la princesse, que cette action véhémente avait presque effrayée.
– Oui.
– Alors, à genoux, madame, à genoux, et vous serez en posture de prier Dieu qu’il vous épargne le terrible dénouement que vous allez voir.
La dauphine obéit machinalement et se laissa aller sur ses deux genoux.
Balsamo toucha de sa baguette le globe de cristal, au milieu duquel se dessina sans doute quelque sombre et terrible figure.
La dauphine essaya de se relever, chancela un instant, retomba, poussa un cri terrible et s’évanouit.
Le baron accourut, la princesse était sans connaissance.
Au bout de quelques minutes, elle revint à elle.
Elle passa ses mains sur son front, comme une personne qui cherche à rappeler ses souvenirs.
Puis tout à coup :
– La carafe ! s’écria-t-elle avec un accent d’inexprimable terreur. La carafe !
Le baron la lui présenta. L’eau était limpide et sans une seule tache.
Balsamo avait disparu.
Chapitre XVI. Le baron de Taverney croit enfin entrevoir un petit coin de l’avenir §
Le premier qui s’aperçut de l’évanouissement de madame la dauphine fut, comme nous l’avons dit, le baron de Taverney, il se tenait à l’affût, plus inquiet que personne de ce qui allait se passer entre elle et le sorcier. Il avait entendu le cri que Son Altesse royale avait poussé, il avait vu Balsamo s’élancer hors du massif ; il était accouru.
Le premier mot de la dauphine avait été pour qu’on lui montrât la carafe, le second pour qu’on ne fît aucun mal au sorcier. Il était temps que cette recommandation fût faite : Philippe de Taverney bondissait déjà sur sa trace comme un lion irrité, quand la voix de la dauphine l’arrêta.
Alors sa dame d’honneur s’approcha d’elle à son tour, et l’interrogea en allemand ; cependant à toutes ses questions elle ne répondit rien, sinon que Balsamo ne lui avait aucunement manqué de respect ; mais que, fatiguée probablement par la longueur de la route et l’orage de la veille, elle avait été surprise par un accès de fièvre nerveuse.
Ces réponses furent traduites à M. de Rohan, qui attendait des explications, mais sans oser en demander.
À la cour, on se contente d’une demi-réponse ; celle de la dauphine ne satisfit point, mais parut satisfaire tout le monde. En conséquence, Philippe s’approcha d’elle.
– Madame, dit-il, c’est pour obéir aux ordres de Son Altesse royale que je viens, à mon grand regret, lui rappeler que la demi-heure pendant laquelle elle comptait s’arrêter ici est écoulée et que les chevaux sont prêts.
– Bien, monsieur, dit-elle avec un geste charmant de nonchalance maladive, mais je reviens à mon intention première. Je suis incapable de partir en ce moment… Si je dormais quelques heures, il me semble que ces quelques heures de repos me remettraient.
Le baron pâlit. Andrée regarda son père avec inquiétude.
– Votre Altesse sait combien le gîte est indigne d’elle, balbutia le baron de Taverney.
– Oh ! je vous en prie, monsieur, répondit la dauphine du ton d’une femme qui va défaillir ; tout sera bien, pourvu que je me repose.
Andrée disparut aussitôt pour faire préparer sa chambre. Ce n’était pas la plus grande, ce n’était même pas la plus ornée peut-être ; mais il y a toujours dans la chambre d’une jeune fille aristocratique comme l’était Andrée, fût-elle pauvre comme l’était Andrée, quelque chose de coquet qui réjouit la vue d’une autre femme.
Chacun voulut alors s’empresser près de la dauphine ; mais, avec un mélancolique sourire, elle fit signe de la main, comme si elle n’avait plus la force de parler, qu’elle désirait être seule.
Alors chacun s’éloigna pour la seconde fois.
Marie-Antoinette suivit tout le monde des yeux jusqu’à ce que le dernier pan d’habit et la dernière queue de robe eussent disparu ; puis, rêveuse, elle laissa tomber sa tête pâlie sur sa belle main.
N’étaient-ce pas, en effet, d’horribles présages que ceux qui l’accompagnaient en France ! Cette chambre où elle s’était arrêtée à Strasbourg, la première où elle eût mis le pied sur ce sol où elle devait être reine, et dont la tenture était faite d’une tapisserie représentant le massacre des Innocents ; cet orage qui la veille avait brisé un arbre près de sa voiture, et enfin ces prédictions faites par un homme si extraordinaire, prédictions suivies de la mystérieuse apparition dont la dauphine paraissait décidée à ne révéler le secret à personne !
Au bout de dix minutes à peu près, Andrée revint. Son retour avait pour but d’annoncer que la chambre était prête. On ne jugea point que la défense de la dauphine fût pour elle, et Andrée put pénétrer sous le berceau.
Elle demeura pendant quelques instants debout devant la princesse, n’osant parler, tant Son Altesse royale paraissait plongée dans une profonde rêverie.
Enfin Marie-Antoinette leva la tête et fit en souriant à Andrée un signe de la main.
– La chambre de Son Altesse est prête, dit celle-ci ; nous la supplions seulement…
La dauphine ne laissa point la jeune fille achever.
– Grand merci, mademoiselle, dit-elle. Appelez, je vous prie, la comtesse de Langershausen, et nous servez de guide.
Andrée obéit ; la vieille dame d’honneur s’avança empressée.
– Donnez-moi le bras, ma bonne Brigitte, dit la dauphine en allemand, car, en vérité, je ne me sens pas la force de marcher seule.
La comtesse obéit. Andrée fit un mouvement pour la seconder.
– Entendez-vous donc l’allemand, mademoiselle ? demanda Marie Antoinette.
– Oui, madame, répondit en allemand Andrée, et même je le parle un peu.
– Admirablement ! s’écria la dauphine avec joie. Oh ! cela s’accorde bien avec mes projets !
Andrée n’osa demander à son auguste hôtesse quels étaient ces projets, malgré le désir qu’elle eût eu de les connaître.
La dauphine s’appuya sur le bras de madame de Langershausen et s’avança à petits pas. Ses genoux semblaient se dérober sous elle.
Comme elle sortait du massif, elle entendit la voix de M. de Rohan qui disait :
– Comment ! monsieur de Stainville, vous prétendez parler à Son Altesse royale malgré la consigne ?
– Il le faut, répondit d’une voix ferme le gouverneur, et elle me pardonnera, j’en suis bien certain.
– En vérité, monsieur, je ne sais si je dois…
– Laissez avancer notre gouverneur, monsieur de Rohan, dit la dauphine en apparaissant au milieu de l’ouverture du massif comme sous un arc de verdure ; venez, monsieur de Stainville.
Chacun s’inclina devant le commandement de Marie-Antoinette, et l’on s’écarta pour laisser passer le beau-frère du ministre tout-puissant qui gouvernait alors la France.
M. de Stainville regarda autour de lui comme pour réclamer le secret. Marie-Antoinette comprit que le gouverneur avait quelque chose à lui dire en particulier ; mais, avant qu’elle eût même témoigné le désir d’être seule, chacun s’était éloigné.
– Dépêche de Versailles, madame, dit à demi-voix M. de Stainville en présentant à la dauphine une lettre qu’il avait tenue cachée jusque-là sous son chapeau brodé.
La dauphine prit la lettre et lut sur l’enveloppe :
« À Monsieur le baron de Stainville, gouverneur de Strasbourg. »
– La lettre n’est point pour moi, mais pour vous, monsieur, dit-elle ; décachetez-la et lisez-la moi, si toutefois elle contient quelque chose qui m’intéresse.
– La lettre est à mon adresse, en effet, madame ; mais dans ce coin, voyez, est le signe convenu avec mon frère M. de Choiseul, indiquant que la lettre est pour Votre Altesse seule.
– Ah ! c’est vrai, une croix, je ne l’avais pas vue : donnez.
La princesse ouvrit la lettre et lut les lignes suivantes :
« La présentation de madame du Barry est décidée, si elle trouve une marraine. Nous espérons encore qu’elle n’en trouvera point. Mais le moyen le plus sûr de couper court à cette présentation serait que Son Altesse royale madame la dauphine se hâtât. Une fois Son Altesse royale madame la dauphine à Versailles, personne n’osera plus proposer une pareille énormité. »
– Fort bien ! dit la dauphine, non seulement sans laisser paraître la moindre émotion, mais encore sans que cette lecture eût paru lui inspirer le plus petit intérêt.
– Votre Altesse royale va se reposer ? demanda timidement Andrée.
– Non, merci, mademoiselle, dit l’archiduchesse. l’air vif m’a ranimée ; voyez comme je suis forte et bien disposée maintenant.
Elle repoussa le bras de la comtesse et fit quelques pas avec la même rapidité et la même force que s’il ne fût rien arrivé.
– Mes chevaux ! dit-elle ; je pars.
M. de Rohan regarda tout étonné M. de Stainville, comme pour lui demander l’explication de ce changement subit.
– M. le dauphin s’impatiente, répondit le gouverneur à l’oreille du cardinal.
Le mensonge avait été glissé avec tant d’adresse, que M. de Rohan le prit pour une indiscrétion et s’en contenta.
Quant à Andrée, son père l’avait habituée à respecter tout caprice de tête couronnée ; elle ne fut donc pas surprise de cette contradiction de Marie-Antoinette ; aussi celle-ci se retournant vers elle et ne voyant sur son visage que l’expression d’une ineffable douceur :
– Merci, mademoiselle, dit-elle, votre hospitalité m’a vivement touchée.
Puis, s’adressant au baron :
– Monsieur, dit-elle, vous saurez qu’en partant de Vienne j’ai fait le vœu de faire la fortune du premier Français que je rencontrerais en touchant aux frontières de France. Ce Français, c’est votre fils… Mais il ne sera point dit que je m’arrêterai là, et que mademoiselle… Comment nomme-t-on votre fille, monsieur ?
– Andrée, Votre Altesse.
– Et que mademoiselle Andrée sera oubliée…
– Oh ! Votre Altesse ! murmura la jeune fille.
– Oui, j’en veux faire une demoiselle d’honneur ; nous sommes en état de faire nos preuves, n’est-ce pas, monsieur ? continua la dauphine en se tournant vers Taverney.
– Oh ! Votre Altesse, s’écria le baron, dont cette parole réalisait tous les rêves, nous ne sommes point inquiets de ce côté-là, car nous avons plus de noblesse que de richesse… cependant… une si haute fortune…
– Elle vous est bien due… Le frère défendra le roi aux armées, la sœur servira la dauphine chez elle ; le père donnera au fils des conseils de loyauté, à la fille des conseils de vertu… Dignes serviteurs que j’aurai là, n’est-ce pas, monsieur ? continua Marie-Antoinette en s’adressant au jeune homme, qui ne put que s’agenouiller, et sur les lèvres duquel l’émotion fit expirer la voix.
– Mais…, murmura le baron, auquel revint le premier la faculté de réfléchir.
– Oui, je comprends, dit la dauphine, vous avez des préparatifs à faire, n’est-ce pas ?
– Sans doute, madame, répondit Taverney.
– J’admets cela ; cependant ces préparatifs ne peuvent être bien longs.
Un sourire triste qui passa sur les lèvres d’Andrée et de Philippe, tout en se dessinant amer sur celles du baron, l’arrêta dans cette voie, qui devenait cruelle pour l’amour-propre des Taverney.
– Non, sans doute, si j’en juge par votre désir de me plaire, ajouta la dauphine. D’ailleurs, attendez, je vous laisserai ici un de mes carrosses, il vous conduira à ma suite. Voyons, monsieur le gouverneur, venez à mon aide.
Le gouverneur s’approcha.
– Je laisse un carrosse à M. de Taverney, que j’emmène à Paris avec mademoiselle Andrée, dit la dauphine. Nommez quelqu’un pour accompagner ce carrosse et le faire reconnaître comme étant des miens.
– À l’instant même, madame, répondit le baron de Stainville. Avancez, monsieur de Beausire.
Un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, à la démarche assurée, à l’œil vif et intelligent sortit des rangs de l’escorte et s’avança le chapeau à la main.
– Vous garderez un carrosse pour M. de Taverney, dit le gouverneur, et vous accompagnerez le carrosse.
– Veillez à ce qu’ils nous rejoignent bientôt, dit la dauphine ; je vous autorise à doubler, s’il le faut, les relais.
Le baron et ses enfants se confondirent en actions de grâces.
– Ce brusque départ ne vous fait point trop de peine, n’est-ce pas, monsieur ? demanda la dauphine.
– Nous sommes aux ordres de Votre Altesse, répondit le baron.
– Adieu ! adieu ! dit la dauphine avec un sourire. En voiture, messieurs !… Monsieur Philippe, à cheval !
Philippe baisa la main de son père, embrassa sa sœur et sauta en selle.
Un quart d’heure après, de toute cette cavalcade, tourbillonnant comme la nuée de la veille, il ne resta plus rien dans l’avenue de Taverney, sinon un jeune homme assis sur la borne de la porte, et qui, pâle et triste, suivait d’un œil avide les dernières traînées poudreuses que soulevaient au loin, sur la route, les pieds rapides des chevaux.
Ce jeune homme, c’était Gilbert.
Pendant ce temps, le baron, resté seul avec Andrée, n’avait pas encore pu retrouver la parole.
C’était un singulier spectacle que celui qu’offrait le salon de Taverney.
Andrée, les mains jointes, réfléchissait à cette foule d’événements étranges, inattendus, inouïs, qui venaient de passer tout à coup à travers de sa vie si calme, et croyait rêver.
Le baron épilait ses sourcils gris, du milieu desquels jaillissaient de longs poils recourbés, et déchiquetait son jabot.
Nicole, adossée à la porte, regardait ses maîtres.
La Brie les bras pendants, la bouche ouverte, regardait Nicole.
Le baron se réveilla le premier.
– Scélérat ! cria-t-il à La Brie, tu restes là comme une statue, et ce gentilhomme, cet exempt de la maison du roi, attend dehors.
La Brie fit un bond de côté, s’accrocha la jambe gauche avec la jambe droite, et disparut en trébuchant.
Un instant après il revint.
– Monsieur, dit-il, ce gentilhomme est là-bas.
– Que fait-il ?
– Il fait manger les pimprenelles à son cheval.
– Laisse-le faire. Et le carrosse ?
– Le carrosse est dans l’avenue.
– Tout attelé ?
– De quatre chevaux. Oh ! les belles bêtes, monsieur ! elles mangent les grenadiers du parterre.
– Les chevaux du roi ont le droit de manger ce qu’ils veulent. À propos, et le sorcier ?
– Le sorcier, monsieur, il a disparu.
– En laissant la table toute servie, dit le baron, ce n’est pas croyable. Il reviendra, ou quelqu’un pour lui.
– Je ne crois pas, dit La Brie. Gilbert l’a vu partir avec son fourgon.
– Gilbert l’a vu partir avec son fourgon ? répéta le baron pensif.
– Oui, monsieur.
– Ce fainéant de Gilbert, il voit tout. Va faire la malle.
– Elle est faite, monsieur.
– Comment, elle est faite ?
– Oui ; dès que j’ai entendu l’ordre de madame la dauphine, je suis entré dans la chambre de M. le baron, et j’ai emballé ses habits et son linge.
– De quoi te mêles-tu, drôle ?
– Dame ! monsieur, j’ai cru bien faire en prévenant vos désirs.
– Imbécile ! Allons, aide ma fille.
– Merci, mon père, j’ai Nicole.
Le baron se mit à réfléchir de nouveau.
– Mais, triple coquin, dit-il à La Brie, il y a une chose impossible !
– Laquelle, monsieur ?
– Et à quoi tu n’as pas pensé, car tu ne penses a rien.
– Dites, monsieur.
– C’est que Son Altesse royale soit partie sans laisser quelque chose à M. de Beausire ou que le sorcier ait disparu sans remettre un mot à Gilbert.
En ce moment on entendit comme un petit sifflement dans la cour.
– Monsieur, dit La Brie.
– Eh bien !
– On appelle.
– Qui cela ?
– Ce monsieur.
– L’exempt du roi ?
– Oui, et voilà Gilbert aussi qui se promène comme s’il avait quelque chose à dire.
– Alors, va donc, animal.
La Brie obéit avec sa promptitude accoutumée.
– Mon père, dit Andrée en s’approchant du baron, je comprends ce qui vous tourmente à cette heure. Vous le savez, j’ai une trentaine de louis et cette belle montre garnie de diamants que la reine Marie Leczinska a donnée à ma mère.
– Oui, mon enfant, oui, c’est bien, dit le baron ; mais, garde, garde, il te faudra une belle robe pour ta présentation… En attendant, c’est à moi de trouver des ressources. Chut ! voici La Brie.
– Monsieur, s’écria La Brie en entrant, et en tenant d’une de ses mains une lettre et de l’autre quelques pièces d’or ; monsieur, voilà ce que la dauphine a laissé pour moi, dix louis ! monsieur, dix louis !
– Et cette lettre, faquin ?
– Ah ! cette lettre est pour vous, monsieur ; elle vient du sorcier.
– Du sorcier ; et qui te l’a remise ?
– Gilbert.
– Je te le disais bien, double brute ; donne, mais donne donc vite !
Le baron arracha la lettre à La Brie, l’ouvrit précipitamment et lut tout bas :
« Monsieur le baron, depuis qu’une si auguste main a touché cette vaisselle chez vous, elle appartient à vous, gardez-la donc comme une relique, et pensez quelquefois à votre hôte reconnaissant.
Joseph Balsamo »
– La Brie ! cria le baron après avoir réfléchi un moment.
– Monsieur ?
– N’y a-t-il pas un bon orfèvre à Bar-le-Duc ?
– Oh ! oui, monsieur, celui qui a ressoudé la timbale d’argent de mademoiselle Andrée.
– C’est bien. Andrée, mettez à part le verre dans lequel a bu Son Altesse royale, et faites porter dans le carrosse le reste du service. Et toi, bélître, cours à la cave, et fais servir à ce gentilhomme ce qui reste ici de bon vin.
– Une bouteille, monsieur, dit La Brie avec une profonde mélancolie.
– C’est tout ce qu’il faut.
La Brie sortit.
– Allons, Andrée, continua le baron en prenant les deux mains de sa fille, allons, du courage, mon enfant. Nous allons à la cour ; il y a beaucoup de titres vacants là-bas, beaucoup d’abbayes à donner, pas mal de régiments sans colonel, bon nombre de pensions en jachère. C’est un beau pays que la cour, bien éclairé par le soleil. Mets-toi toujours du côté où il luira, ma fille, tu es belle à voir. Va, mon enfant, va.
Andrée sortit à son tour après avoir présenté son front au baron.
Nicole la suivit.
– Holà ! monstre de La Brie, cria Taverney en sortant le dernier, aie bien soin de monsieur l’exempt, entends-tu ?
– Oui, monsieur, répondit La Brie du fond de la cave.
– Moi, continua le baron en trottinant vers sa chambre, moi, je vais ranger mes papiers… Que dans une heure nous soyons hors de ce bouge, Andrée, entends-tu bien !… J’en sortirai donc enfin, de Taverney, et par la bonne porte encore. Quel brave homme que ce sorcier !… En vérité, je deviens superstitieux comme un diable… Mais dépêche-toi donc, misérable La Brie.
– Monsieur, j’ai été obligé d’aller à tâtons. Il n’y avait plus de chandelle au château.
– Il était temps, à ce qu’il paraît, dit le baron.
Chapitre XVII. Les vingt-cinq louis de Nicole §
Cependant, de retour dans sa chambre, Andrée activait les préparatifs de son départ. Nicole aida à ces préparatifs avec une ardeur qui dissipa promptement le nuage qui s’était élevé entre elle et sa maîtresse à l’occasion de la scène du matin.
Andrée la regardait faire du coin de l’œil et souriait en voyant qu’elle n’aurait pas même besoin de pardonner.
– C’est une bonne fille, se disait-elle tout bas, dévouée, reconnaissante ; elle a ses faiblesses comme ici-bas toute créature. Oublions !
Nicole, de son côté, n’était pas fille à avoir perdu de vue la physionomie de sa maîtresse, et elle remarquait la bienveillance croissante qui se peignait sur son beau et calme visage.
– Sotte que je suis, pensa-t-elle, j’ai failli me brouiller, pour ce petit coquin de Gilbert, avec mademoiselle qui m’emmène à Paris, où l’on fait presque toujours fortune.
Il était difficile que sur cette pente rapide deux sympathies roulant l’une vers l’autre ne se rencontrassent point, et, en se rencontrant, ne se missent point en contact.
Andrée donna la première réplique.
– Mettez mes dentelles dans un carton, dit-elle.
– Dans quel carton, mademoiselle ? demanda la chambrière.
– Mais que sais-je ! N’en avons-nous point ?
– Si fait, j’ai celui que mademoiselle m’a donné, et qui est dans ma chambre.
Et Nicole courut chercher le carton avec une prévenance qui acheva de déterminer Andrée à oublier tout à fait.
– Mais c’est à toi ce carton, dit-elle en voyant reparaître Nicole, et tu peux en avoir besoin, pauvre enfant.
– Dame ! si mademoiselle en a plus besoin que moi, comme c’est à elle en définitive que le carton appartient…
– Quand on veut entrer en ménage, reprit Andrée, on n’a jamais assez de meubles. Ainsi c’est donc toi, en ce moment, qui en as plus besoin que moi.
Nicole rougit.
– Il te faut des cartons, continua Andrée, pour mettre ta parure de noces.
– Oh ! mademoiselle, dit gaiement Nicole en secouant la tête, mes parures de noces, à moi, seront faciles à loger et ne tiendront pas grand-place.
– Pourquoi ? Si tu te maries, Nicole, je veux que tu sois heureuse, riche même.
– Riche ?
– Oui, riche, proportionnellement, sans doute.
– Mademoiselle m’a donc trouvé un fermier général ?
– Non ; mais je t’ai trouvé une dot.
– En vérité, mademoiselle ?
– Tu sais ce qu’il y a dans ma bourse ?
– Oui, mademoiselle, vingt-cinq beaux louis.
– Eh bien ! ces vingt-cinq louis sont à toi, Nicole.
– Vingt-cinq louis ! Mais c’est une fortune cela ! s’écria Nicole ravie.
– Tant mieux, si tu dis cela sérieusement, ma pauvre fille.
– Et mademoiselle me donne ces vingt-cinq louis ?
– Je te les donne.
Nicole eut un mouvement de surprise, puis d’émotion, puis des larmes lui vinrent aux yeux, et elle se jeta sur la main d’Andrée qu’elle baisa.
– Alors ton mari sera content, n’est-ce pas ? dit mademoiselle de Taverney.
– Sans doute, bien content, dit Nicole ; du moins, mademoiselle, je l’espère.
Et elle se mit à songer que ce qui avait causé le refus de Gilbert, c’était sans doute la crainte de la misère et que, maintenant qu’elle était riche, elle allait peut-être paraître plus désirable à l’ambitieux jeune homme. Alors elle se promit d’offrir à l’instant même à Gilbert sa part de la petite fortune d’Andrée, voulant se l’attacher par la reconnaissance et l’empêcher de courir au mal. Voilà ce qu’il y avait de vraiment généreux dans le projet de Nicole. Maintenant, peut-être un malveillant commentateur de sa rêverie eût-il découvert dans toute cette générosité un petit germe d’orgueil, un involontaire besoin d’humilier celui qui l’avait humiliée.
Mais ajoutons vite, pour répondre à ce pessimiste, qu’en ce moment – nous en sommes à peu près sûr – la somme des bonnes intentions l’emportait de beaucoup, chez Nicole, sur celle des mauvaises.
Andrée la regardait penser.
– Pauvre enfant ! soupira-t-elle, elle qui, insouciante, pourrait être si heureuse ?
Nicole entendit ces mots et tressaillit. Ces mots laissaient en effet entrevoir à la frivole jeune fille tout un Eldorado de soie, de diamants, de dentelles, d’amour, auquel Andrée, pour qui la vie tranquille était le bonheur, n’avait pas même songé.
Et cependant Nicole détourna les yeux de ce nuage d’or et de pourpre qui passait à l’horizon.
Elle résista.
– Enfin mademoiselle, je serai peut-être heureuse ici, dit-elle ; au petit bonheur !
– Réfléchis bien, mon enfant.
– Oui, mademoiselle, je réfléchirai.
– Tu feras sagement ; rends-toi heureuse à ta façon, mais ne sois plus folle.
– C’est vrai, mademoiselle, et puisque l’occasion s’en présente, je suis aise de dire à mademoiselle que j’étais bien folle, et surtout bien coupable ; mais que mademoiselle me pardonne, quand on aime…
– Tu aimes donc sérieusement Gilbert ?
– Oui, mademoiselle ; je… je l’aimais, dit Nicole.
– C’est incroyable ! dit Andrée en souriant ; quelque chose a donc pu te plaire dans ce garçon ? La première fois que je le verrai, il faut que le regarde, ce M. Gilbert qui ravage les cœurs.
Nicole regarda Andrée avec un dernier doute : Andrée, en parlant ainsi, usait-elle d’une profonde hypocrisie, ou se laissait-elle aller à sa parfaite innocence ?
Andrée n’avait peut-être pas regardé Gilbert, c’était ce que se disait Nicole ; mais à coup sûr, se disait-elle encore, Gilbert avait regardé Andrée.
Elle voulut être mieux renseignée en tout point avant de tenter la demande qu’elle projetait.
– Est-ce que Gilbert ne vient pas avec nous à Paris, mademoiselle ? demanda Nicole.
– Pour quoi faire ? répliqua Andrée.
– Mais…
– Gilbert n’est pas un domestique ; Gilbert ne peut être l’intendant d’une maison parisienne. Les oisifs de Taverney, ma chère Nicole, sont comme les oiseaux qui gazouillent dans les branches de mon petit jardin et dans les haies de l’avenue. Le sol si pauvre, qu’il soit, les nourrit. Mais un oisif, à Paris, coûte trop cher, et nous ne saurions là-bas le tolérer à rien faire.
– Si je l’épouse, cependant…, balbutia Nicole.
– Eh bien ! Nicole, si tu l’épouses, tu demeureras avec lui à Taverney, dit Andrée d’un ton ferme, et cette maison que ma mère aimait tant, vous nous la garderez.
Nicole fut abasourdie du coup ; impossible de trouver le moindre mystère dans les paroles d’Andrée. Andrée renonçait à Gilbert sans arrière-pensée, sans l’ombre d’un regret ; elle livrait à une autre celui que, la veille, elle avait honoré de sa préférence ; c’était incompréhensible.
– Sans doute, les demoiselles de qualité sont ainsi faites, se dit Nicole ; c’est pour cela que j’ai vu si peu de chagrins profonds au couvent des Annonciades, et cependant que d’intrigues !
Andrée devina probablement l’hésitation de Nicole ; probablement aussi vit-elle son esprit flotter entre l’ambition des plaisirs parisiens et la douce et tranquille médiocrité de Taverney, car, d’une voix douce, mais ferme :
– Nicole, dit-elle, la résolution que tu vas prendre décidera peut-être de toute ta vie ; réfléchis, mon enfant, il te reste une heure pour te décider. Une heure, c’est bien peu sans doute, je le sais, mais je te crois prompte dans tes décisions : mon service ou ton mari, moi ou Gilbert. Je ne veux pas être servie par une femme mariée, je déteste les secrets de ménage.
– Une heure, mademoiselle ! répéta Nicole ; une heure !
– Une heure.
– Eh bien ! mademoiselle a raison, c’est tout autant qu’il m’en faut.
– Alors, rassemble tous mes habits, joins-y ceux de ma mère, que je vénère, tu le sais, comme des reliques, et reviens m’annoncer ta résolution. Quelle qu’elle soit, voici tes vingt-cinq louis. Si tu te maries, c’est ta dot ; si tu me suis, ce sont tes deux premières années de gages.
Nicole prit la bourse des mains d’Andrée et la baisa.
La jeune fille ne voulait sans doute pas perdre une seconde de l’heure que lui avait accordée sa maîtresse, car elle s’élança hors de la chambre, descendit rapidement l’escalier, traversa la cour et se perdit dans l’avenue.
Andrée la regarda s’éloigner en murmurant :
– Pauvre folle, qui pouvait être heureuse !
Est-ce donc si doux, l’amour ? Cinq minutes après, toujours pour ne pas perdre de temps sans doute, Nicole frappait aux vitres du rez-de-chaussée qu’habitait Gilbert, décoré si généreusement par Andrée du nom d’oisif, et par le baron de celui de fainéant.
Gilbert tournait le dos à cette fenêtre donnant sur l’avenue, et remuait on ne sait quoi au fond de sa chambre.
Au bruit des doigts de Nicole tambourinant sur la vitre, il abandonna, comme un voleur surpris en flagrant délit, l’œuvre qui l’occupait, et se retourna plus prompt que si un ressort d’acier l’eût fait mouvoir.
– Ah ! fit-il, c’est vous, Nicole ?
– Oui, c’est encore moi, répondit la jeune fille à travers les carreaux, avec un air décidé mais souriant.
– Alors soyez la bienvenue, Nicole, dit Gilbert en allant ouvrir la fenêtre.
Nicole, sensible à cette première démonstration de Gilbert, lui tendit la main ; Gilbert la serra.
– Voilà qui va bien, pensa-t-elle ; adieu le voyage de Paris !
Et c’est ici qu’il faut louer sincèrement Nicole, qui n’accompagna cette réflexion que d’un seul soupir.
– Vous savez, dit la jeune fille en s’accoudant sur la fenêtre, vous savez, Gilbert, que l’on quitte Taverney.
– Je le sais, répondit Gilbert.
– Vous savez où l’on va ?
– On va à Paris.
– Et vous savez encore que je suis du voyage ?
– Non, je ne le savais pas.
– Eh bien ?
– Eh bien ! je vous en félicite, si la chose vous plaît.
– Comment avez-vous dit cela ? demanda Nicole.
– J’ai dit : si la chose vous plaît ; c’est clair, ce me semble.
– Elle me plaît… c’est selon, reprit Nicole.
– Que voulez-vous dire, à votre tour ?
– Je veux dire qu’il dépendrait de vous que la chose ne me plût pas.
– Je ne comprends pas, dit Gilbert en s’asseyant sur la fenêtre de telle façon que ses genoux effleuraient les bras de Nicole, et que tous deux pouvaient continuer leur conversation, à moitié cachés par les lianes de liserons et de capucines enroulées au-dessus de leurs têtes.
Nicole regarda tendrement Gilbert.
Mais Gilbert fit un signe du cou et des épaules qui voulait dire qu’il ne comprenait pas plus le regard que les paroles.
– C’est bien… Puisqu’il faut tout vous dire, écoutez donc, reprit Nicole.
– J’écoute, dit froidement Gilbert.
– Mademoiselle m’offre de la suivre à Paris.
– Bon, dit Gilbert.
– À moins que…
– À moins que ?… répéta le jeune homme.
– À moins que je ne trouve à me marier ici.
– Vous tenez donc toujours à vous marier ? dit Gilbert impassible.
– Oui, surtout depuis que je suis riche, répéta Nicole.
– Ah ! vous êtes riche ? demanda Gilbert avec un flegme qui dérouta les soupçons de Nicole.
– Très riche, Gilbert.
– Vraiment ?
– Oui.
– Et comment ce miracle s’est-il fait ?
– Mademoiselle m’a dotée.
– C’est un grand bonheur, et je vous en félicite, Nicole.
– Tenez, dit la jeune fille en faisant ruisseler dans sa main les vingt-cinq louis.
Et ce disant, elle regardait Gilbert pour saisir dans ses yeux un rayon de joie ou tout au moins de convoitise.
Gilbert ne sourcilla point.
– Par ma foi ! dit-il, c’est une belle somme.
– Ce n’est pas le tout, continua Nicole, M. le baron va redevenir riche. On songe à rebâtir Maison-Rouge et à embellir Taverney.
– Je le crois bien.
– Et alors le château aura besoin d’être gardé.
– Sans doute.
– Eh bien ! mademoiselle donne la place de…
– De concierge à l’heureux époux de Nicole, continua Gilbert avec une ironie qui ne fut point assez dissimulée cette fois pour que ne s’en effarouchât pas la fine oreille de Nicole.
Elle se contint cependant.
– L’heureux époux de Nicole, reprit-elle, n’est-ce point quelqu’un que vous connaissez, Gilbert ?
– De qui voulez-vous parler, Nicole ?
– Voyons… est-ce que vous devenez imbécile, ou est-ce que je ne parle pas français ? s’écria la jeune fille, qui commençait à s’impatienter à ce jeu.
– Je vous entends à merveille, dit Gilbert ; vous m’offrez d’être votre mari, n’est-ce pas, mademoiselle Legay ?
– Oui, monsieur Gilbert.
– Et c’est après être devenue riche, se hâta de dire celui-ci, que vous conservez pour moi de pareilles intentions ; en vérité, je vous en suis bien reconnaissant.
– Vraiment ?
– Sans doute.
– Eh bien ! dit franchement Nicole, touchez là.
– Moi ?
– Vous acceptez, n’est-ce pas ?
– Je refuse.
Nicole fit un bond.
– Tenez, dit-elle, vous êtes un mauvais cœur ou tout au moins un mauvais esprit, Gilbert, et, croyez-moi, ce que vous faites en ce moment ne vous portera point bonheur. Si je vous aimais encore, et si j’avais mis en ce que je fais en ce moment autre chose qu’un point d’honneur et de probité, vous me déchireriez l’âme. Mais, Dieu merci ! j’ai voulu qu’il ne fût pas dit que Nicole, devenue riche, méprisait Gilbert et lui rendait une souffrance pour une insulte. À présent, Gilbert, tout est fini entre nous.
Gilbert fit un geste d’indifférence.
– Ce que je pense de vous, vous ne pouvez en douter, dit Nicole ; me décider, moi, moi dont vous connaissez le caractère aussi libre, aussi indépendant que le vôtre, me décider, moi, à m’enterrer ici, quand Paris m’attend ! Paris qui sera mon théâtre, comprenez-vous ? Me décider à avoir tout le jour, toute l’année et toute la vie, cette froide et impénétrable figure derrière laquelle se cachent tant de vilaines pensées ! C’était un sacrifice ; vous ne l’avez pas compris, tant pis pour vous. Je ne dis pas que vous me regretterez, Gilbert ; je dis que vous me redouterez et que vous rougirez de me voir là où m’aura conduite votre mépris de ce jour. Je pouvais redevenir honnête, une main amie me manquait pour m’arrêter au bord de l’abîme, où je penche, où je glisse, où je vais tomber. J’ai crié : « Aidez-moi ! soutenez-moi ! » vous m’avez repoussée, Gilbert. J’y roule, j’y tombe, je m’y perds. Dieu vous tiendra compte de ce crime. Adieu, Gilbert, adieu.
Et la fière jeune fille s’en retourna sans colère, sans impatience, ayant fini, comme toutes les natures d’élite, par laisser venir à la surface le fond généreux de son âme.
Gilbert ferma tranquillement sa fenêtre et rentra dans sa cabane, où il reprit cette mystérieuse occupation interrompue par l’arrivée de Nicole.
Chapitre XVIII. Adieux à Taverney §
Nicole, avant de rentrer près de sa maîtresse, s’arrêta sur l’escalier pour comprimer les derniers cris de la colère qui grondait en elle.
Le baron la rencontra immobile, pensive, le menton dans sa main et les sourcils contractés ; et, tout occupé qu’il était, la voyant si jolie, il l’embrassa, comme l’eût fait M. de Richelieu à trente ans.
Nicole, tirée de sa rêverie par cette gaillardise du baron, remonta précipitamment chez Andrée, qui achevait de fermer un coffret.
– Eh bien ! dit mademoiselle de Taverney, ces réflexions ?…
– Elles sont faites, mademoiselle, répondit Nicole avec un air des plus délibérés.
– Tu te maries ?
– Non pas, au contraire.
– Ah bah ! et ce grand amour ?
– Ne me vaudra jamais ce que me vaudront les bontés dont mademoiselle me comble à toute heure. J’appartiens à mademoiselle et lui veux appartenir toujours. Je connais la maîtresse que je me suis donnée ; connaîtrais-je aussi bien le maître que je me donnerais ?
Andrée fut touchée de cette manifestation de sentiments, qu’elle était loin de croire trouver chez l’étourdie Nicole. Il va sans dire qu’elle ignorait que cette même Nicole fit d’elle un pis-aller.
Elle sourit, heureuse de trouver une créature humaine meilleure qu’elle ne l’espérait.
– Tu fais bien de m’être attachée, Nicole, répliqua-t-elle. Je ne l’oublierai pas. Confie-moi ton sort, mon enfant, et si quelque bonheur m’arrive, tu en auras ta part, je te le promets.
– Oh ! mademoiselle, c’est décidé, je vous suis.
– Sans regrets ?
– Aveuglément.
– Ce n’est pas répondre, dit Andrée. Je ne voudrais pas qu’un jour tu pusses me reprocher de m’avoir suivie aveuglément.
– Je n’aurai de reproches à faire qu’à moi-même, mademoiselle.
– Alors tu t’es donc entendue de cela avec ton prétendu ?
Nicole rougit.
– Moi ? dit-elle.
– Oui, toi, je t’ai vue causer avec lui.
Nicole se mordit les lèvres. Elle avait une fenêtre parallèle à celle d’Andrée, et elle savait bien que ce cette fenêtre on voyait celle de Gilbert.
– C’est vrai, mademoiselle, répondit Nicole.
– Et tu lui as dit ?
– Je lui ai dit, reprit Nicole, qui crut remarquer qu’Andrée la questionnait, et qui, rendue à ses premiers soupçons par cette fausse manœuvre de l’ennemi, essaya de répondre hostilement, je lui ai dit que je ne voulais plus de lui.
Il était décidé que ces deux femmes, l’une avec sa pureté de diamant, l’autre avec sa tendance naturelle au vice, ne s’entendraient jamais.
Andrée continua de prendre les aigreurs de Nicole pour des cajoleries.
Pendant ce temps, le baron complétait l’attirail de son bagage : une vieille épée qu’il portait à Fontenoy, des parchemins qui établissaient son droit à monter dans les carrosses de Sa Majesté, une collection de la Gazette, et certaines correspondances formaient la portion la plus volumineuse de son avoir. Comme Bias, il portait tout cela sous un bras.
La Brie avait l’air de suer en marchant, courbé sous une malle à peu près vide.
On retrouva dans l’avenue M. l’exempt qui, pendant tous ces préparatifs, avait vidé sa bouteille jusqu’à la dernière goutte.
Le galant avait remarqué la taille si fine, la jambe si ronde de Nicole, et ne cessait de rôder de la pièce d’eau aux marronniers pour revoir cette charmante coureuse, aussi vite disparue qu’entrevue sous les massifs.
M. de Beausire, ainsi avons-nous déjà dit qu’on l’appelait, fut tiré de sa contemplation par l’invitation que lui fit le baron d’appeler la voiture. Il fit un soubresaut, salua M. de Taverney, et commanda d’une voix sonore au cocher d’entrer dans l’avenue.
Le carrosse entra. La Brie déposa la malle sur ses ressorts avec un indicible mélange de joie et d’orgueil.
– Je vais donc monter dans les carrosses du roi, murmura-t-il, emporté par son enthousiasme, et croyant être seul.
– Derrière, mon bel ami, répliqua Beausire avec un sourire protecteur.
– Quoi ! vous emmenez La Brie, monsieur, dit Andrée au baron ; et qui gardera Taverney ?
– Pardieu ! ce fainéant de philosophe !
– Gilbert ?
– Sans doute ; n’a-t-il pas un fusil ?
– Mais avec quoi se nourrira-t-il ?
– Avec son fusil, pardieu ! et il fera bonne chère, soyez tranquille : les grives et les merles ne manquent point à Taverney.
Andrée regarda Nicole ; celle-ci se mit à rire.
– Voilà comme tu le plains, méchant cœur ! dit Andrée.
– Oh ! il est fort adroit, mademoiselle, riposta Nicole, et soyez tranquille, il ne se laissera pas mourir de faim.
– Il faut lui laisser un ou deux louis, monsieur, dit Andrée au baron.
– Pour le gâter. Bon ! il est déjà assez vicieux comme cela.
– Non, pour le faire vivre.
– On lui enverra quelque chose, s’il crie.
– Bah ! dit Nicole, soyez tranquille, mademoiselle, il ne criera pas.
– N’importe, dit Andrée, laisse lui trois ou quatre pistoles.
– Il ne les acceptera point.
– Il ne les acceptera point ? Il est bien fier, ton M. Gilbert.
– Oh ! mademoiselle, ce n’est plus le mien, Dieu merci !
– Allons, allons, dit Taverney, pour rompre tous ces détails dont son égoïsme se fatiguait, allons, au diable M. Gilbert ! le carrosse nous attend, montons en voiture, ma fille.
Andrée ne répliqua point, elle salua du regard le petit château, et rentra dans le lourd et massif carrosse.
M. de Taverney s’y plaça près d’elle. La Brie, toujours vêtu de sa magnifique livrée, et Nicole, qui semblait n’avoir jamais connu Gilbert, s’installèrent sur le siège. Le cocher enjamba un des chevaux en postillon.
– Mais M. l’exempt, où se place-t-il ? cria Taverney.
– À cheval, monsieur le baron, à cheval, répondit Beausire en lorgnant Nicole, qui rougissait d’aise d’avoir si vite remplacé un grossier paysan par un élégant cavalier.
Bientôt la voiture s’ébranla sous les efforts de quatre vigoureux chevaux ; et les arbres de l’avenue, de cette avenue si connue d’Andrée, commencèrent à glisser des deux côtés du carrosse et disparaître un à un, tristement inclinés sous le vent d’est, comme pour dire un dernier adieu aux maîtres qui les abandonnaient. On arriva près de la porte cochère.
Gilbert s’était placé droit, immobile à cette porte. Le chapeau à la main, il ne regardait pas, et pourtant il voyait Andrée.
Elle, penchée de l’autre côté de la portière, cherchait à voir le plus longtemps possible sa chère maison.
– Arrêtez un peu, s’écria M. de Taverney au postillon.
Celui-ci retint ses chevaux.
– Çà, monsieur le fainéant, dit le baron à Gilbert, vous allez être bien heureux ; vous voilà seul comme doit être un vrai philosophe, rien à faire, pas de gronderie à essuyer. Tâchez au moins que le feu ne brûle pas tandis que vous dormirez, et prenez soin de Mahon.
Gilbert s’inclina sans répondre. Il croyait sentir le regard de Nicole peser sur lui d’un poids insupportable ; il craignait de voir la jeune fille triomphante et ironique, et il craignait cela comme on peut craindre la morsure d’un fer rouge.
– Allez, postillon ! cria M. de Taverney.
Nicole n’avait pas ri, comme le craignait Gilbert ; il lui avait même fallu plus que sa force habituelle, plus que son courage personnel pour ne pas plaindre tout haut le pauvre garçon qu’on abandonnait sans pain, sans avenir, sans consolation ; il lui avait fallu regarder M. de Beausire, qui avait si excellente mine sur son cheval qui caracolait.
Or, comme Nicole regardait M. de Beausire, elle ne put voir que Gilbert dévorait Andrée des yeux.
Andrée ne voyait rien, elle, à travers ses yeux mouillés de larmes, que la maison où elle était née et où sa mère était morte.
La voiture disparut. Gilbert, si peu de chose déjà pour les voyageurs un instant auparavant, commençait à n’être plus rien du tout pour eux.
Taverney, Andrée, Nicole et La Brie, en franchissant la porte du château, venaient d’entrer dans un nouveau monde.
Chacun avait sa pensée.
Le baron calculait qu’à Bar-le-Duc on lui prêterait facilement cinq ou six mille livres sur le service doré de Balsamo.
Andrée récitait tout bas une petite prière que lui avait apprise sa mère pour éloigner d’elle le démon de l’orgueil et de l’ambition.
Nicole fermait son fichu, que le vent dérangeait trop peu au gré de M. de Beausire.
La Brie comptait au fond de sa poche les dix louis de la reine et les deux louis de Balsamo.
M. de Beausire galopait.
Gilbert ferma la grande porte de Taverney, dont les battants gémirent comme d’habitude, faute d’huile.
Alors il courut à sa petite chambre et tira sa commode de chêne, derrière laquelle se trouvait un paquet tout prêt. Il passa les nœuds de ce paquet, enfermé dans une serviette, au bout de sa canne de cornouiller. Puis, découvrant son lit de sangle formé d’un matelas bourré de foin, il éventra le matelas. Ses mains y rencontrèrent bien vite un papier plié dont il s’empara. Ce papier contenait un écu de six livres poli et luisant. C’étaient les économies de Gilbert depuis trois ou quatre ans peut-être.
Il ouvrit le papier, regarda l’écu pour bien s’assurer qu’il n’était point changé et le mit dans la poche de sa culotte, toujours protégé par son papier.
Mahon hurlait, en bondissant de toute la longueur de sa chaîne ; le pauvre animal gémissait de se voir ainsi abandonné successivement par tous ses amis, car, avec son admirable instinct, il devinait que Gilbert allait l’abandonner à son tour.
Il se mit donc à hurler de plus en plus.
– Tais-toi, lui cria Gilbert, tais-toi, Mahon !
Puis, comme souriant au parallèle antithétique qui se présentait à son esprit :
– Ne m’abandonnait-on pas comme un chien ? ajouta-t-il ; pourquoi ne t’abandonnerait-on pas comme un homme ?
Puis, réfléchissant :
– Mais on m’abandonnait libre, au moins, libre de chercher ma vie comme je l’entendais. Eh bien ! soit, Mahon, je ferai pour toi ce que l’on faisait pour moi, ni plus ni moins.
Et, courant à la niche et détachant la chaîne de Mahon :
– Te voilà libre, dit-il ; cherche ta vie comme tu l’entendras.
Mahon bondit vers la maison, dont il trouva les portes fermées, puis alors il s’élança vers les ruines, et Gilbert le vit disparaître dans les massifs.
– Bien, dit-il ; maintenant nous verrons lequel a le plus d’instinct, du chien ou de l’homme.
Cela dit, Gilbert sortit par la petite porte, qu’il ferma à double tour et dont il jeta la clef par-dessus la muraille jusque dans la pièce d’eau avec cette adresse qu’ont les paysans à lancer les pierres.
Toutefois, comme la nature, monotone dans la génération des sentiments, est variée dans leur manifestation, Gilbert éprouva, en quittant Taverney, quelque chose de pareil à ce qu’avait éprouvé Andrée. Seulement, de la part d’Andrée, c’était le regret du temps passé ; de la part de Gilbert, c’était l’espérance d’un temps meilleur.
– Adieu ! dit-il en se retournant pour voir une dernière fois le petit château dont on apercevait le toit perdu dans le feuillage des sycomores et dans les fleurs des ébéniers ; adieu, maison où j’ai tant souffert, où chacun m’a détesté, où l’on m’a jeté le pain en disant que je volais ; adieu, sois maudite ! Mon cœur bondit de joie et se sent libre depuis que tes murs ne m’enferment plus ; adieu, prison ! adieu, enfer ! antre de tyrans ! adieu, pour jamais adieu !
Et après cette imprécation, moins poétique peut-être, mais non moins significative que tant d’autres, Gilbert prit son élan pour courir après la voiture, dont le bruissement lointain retentissait encore dans l’espace.
Chapitre XIX. L’écu de Gilbert §
Après une demi-heure de course effrénée, Gilbert poussa un cri de joie : il venait d’apercevoir à un quart de lieue devant lui la voiture du baron qui montait une côte au pas.
Alors Gilbert sentit en lui-même un véritable mouvement d’orgueil ; car il se dit qu’avec les seules ressources de sa jeunesse, de sa vigueur et de son intelligence, il allait égaler les ressources de la richesse, de la puissance et de l’aristocratie.
C’est alors que M. de Taverney eût pu appeler Gilbert un philosophe, le voyant sur la route, son bâton à la main, son mince bagage accroché à sa boutonnière, faisant des enjambées rapides, sautant des talus pour économiser le terrain et s’arrêtant à chaque montée comme s’il eût dit dédaigneusement aux chevaux :
– Vous n’allez pas assez vite pour moi, et je suis forcé de vous attendre !
Philosophe ! oh ! oui, certes, il l’était bien alors, si l’on appelle philosophie le mépris de toute jouissance, de toute facilité. Certes, il n’avait pas été accoutumé à une vie molle ; mais combien de gens l’amour n’amollit-il pas !
C’était donc, il faut le dire, un beau spectacle, un spectacle digne de Dieu, père des créatures énergiques et intelligentes, que celui de ce jeune homme courant, tout poudreux et tout rougissant, pendant une heure ou deux, jusqu’à ce qu’il eût presque rattrapé le carrosse, et se reposant avec délices lorsque les chevaux n’en pouvaient plus. Gilbert, ce jour-là, n’eût dû inspirer que de l’admiration à quiconque eût pu le suivre des yeux et de l’esprit, comme nous le suivons ; et qui sait même si la superbe Andrée, le voyant, n’eut pas été touchée, et si cette indifférence qu’elle avait manifestée à l’endroit de sa paresse ne se fût point changée en estime pour son énergie ?
La première journée se passa ainsi. Le baron s’arrêta même une heure à Bar-le-Duc, ce qui donna à Gilbert tout le temps, non seulement de le rejoindre, mais encore de le dépasser. Gilbert fit le tour de la ville, car il avait entendu l’ordre donné de s’arrêter chez un orfèvre, puis, quand il vit venir le carrosse, il se jeta dans un massif, et, le carrosse passé, il se mit comme auparavant à sa suite.
Vers le soir, le baron rejoignit les voitures de la dauphine au petit village de Brillon, dont les habitants, amoncelés sur la colline, faisaient entendre des cris de joie et des souhaits de prospérité.
Gilbert n’avait mangé pendant toute la journée qu’un peu de pain emporté de Taverney, mais en récompense il avait à discrétion bu de l’eau d’un magnifique ruisseau qui traversait la route, et dont le cours était si pur, si frais, si brodé de cressons et de nymphéas jaunes, que, sur la demande d’Andrée, le carrosse s’était arrêté, et qu’Andrée était descendue elle-même et avait puisé un verre de cette eau dans la tasse d’or de la dauphine, seule pièce de service que, sur la prière de sa fille, le baron eût conservée.
Caché derrière un des ormes de la route, Gilbert avait vu tout cela.
Aussi, lorsque les voyageurs s’étaient éloignés, Gilbert était-il venu juste au même endroit, avait-il mis le pied sur le petit tertre où il avait vu monter Andrée, et bu l’eau dans sa main, comme Diogène, aux mêmes flots où venait de se désaltérer mademoiselle de Taverney.
Puis, bien rafraîchi, il avait repris sa course.
Une seule chose inquiétait Gilbert, c’était de savoir si la dauphine coucherait en route. Si la dauphine couchait en route, ce qui était probable, – car après la fatigue dont elle s’était plainte à Taverney, elle aurait certes besoin de repos, – si la dauphine couchait en route, disons-nous, Gilbert était sauvé. On s’arrêterait sans doute, dans ce cas, à Saint-Dizier. Deux heures de sommeil dans une grange lui suffiraient, à lui, pour rendre l’élasticité à ses jambes, qui commençaient à se raidir ; puis, ces deux heures écoulées, il se remettrait en chemin, et pendant la nuit, tout en marchant à petits pas, il gagnerait facilement cinq ou six lieues sur eux. On marche si bien à dix-huit ans, par une belle nuit du mois de mai !
Le soir vint, enveloppant l’horizon de son ombre sans cesse rapprochée, jusqu’à ce que cette ombre eût gagné même le chemin où courait Gilbert. Bientôt il ne vit plus de la voiture que la grosse lanterne placée au côté gauche du carrosse, et dont le reflet faisait sur la route l’effet d’un fantôme blanc toujours courant effaré sur le revers du chemin.
Après le soir, vint la nuit. On avait fait douze lieues, on arriva à Combles, les équipages parurent s’arrêter un instant. Gilbert crut décidément que le ciel était pour lui. Il s’approcha pour entendre la voix d’Andrée. Le carrosse était stationnaire ; il se glissa dans le renfoncement d’une grande porte. Il vit Andrée au rayonnement des flambeaux, il l’entendit demander quelle heure il était. Une voix répondit : « Onze heures. » En ce moment Gilbert n’était point las, et il eût repoussé avec mépris l’offre de monter dans une voiture.
C’est que déjà aux yeux ardents de son imagination apparaissait Versailles, doré, resplendissant ; Versailles, la ville des nobles et des rois. Puis, au delà de Versailles, Paris, sombre, noir, immense ; Paris, la ville du peuple.
Et en échange de ces visions qui récréaient son esprit, Gilbert n’eût point accepté tout l’or du Pérou.
Deux choses le tirèrent de son extase, le bruit que firent les voitures en repartant et un coup violent qu’il se donna contre une charrue oubliée sur la route.
Son estomac aussi commençait à crier famine.
– Heureusement, se disait Gilbert, j’ai de l’argent, je suis riche.
On sait que Gilbert avait un écu.
Jusqu’à minuit, les voitures roulèrent.
À minuit, on arriva à Saint-Dizier. C’était là que Gilbert avait l’espoir qu’on coucherait.
Gilbert avait fait seize lieues en douze heures.
Il s’assit sur le revers du fossé.
Mais à Saint-Dizier on relaya seulement ; Gilbert entendit le bruit des grelots qui s’éloignaient de nouveau. Les illustres voyageurs avaient rafraîchi seulement au milieu des flambeaux et des fleurs.
Gilbert eut besoin de tout son courage. Il se remit sur ses jambes avec une énergie de volonté qui lui fit oublier que, dix minutes auparavant, ses jambes faiblissaient sous lui.
– Bien, dit-il, partez, partez ! Moi aussi, tout à l’heure, je m’arrêterai à Saint-Dizier, j’y achèterai du pain et un morceau de lard, j’y boirai un verre de vin ; j’aurai dépensé cinq sous, et pour mes cinq sous je serai mieux réconforté que les maîtres.
C’était avec son emphase ordinaire que Gilbert prononçait ce mot maîtres, que nous soulignons à cet effet.
Gilbert entra comme il se l’était promis à Saint-Dizier, où l’on commençait, l’escorte étant passée, à fermer les volets et les portes des maisons.
Notre philosophe vit une auberge de bonne mine, servantes parées, valets emmanchés et fleuris aux boutonnières, bien qu’il fût une heure du matin ; il aperçut, sur les grands plats de faïence à fleurs des volailles, sur lesquelles une forte dîme avait été prélevée par les affamés du cortège.
Il entra résolument dans l’auberge principale : on mettait la dernière barre aux contrevents ; il se baissa pour entrer dans la cuisine.
La maîtresse de l’hôtel était là, surveillant tout et comptant sa recette.
– Pardon, madame, dit Gilbert, donnez-moi, s’il vous plaît, un morceau de pain et du jambon.
– Il n’y a pas de jambon, mon ami, répondit l’hôtesse, Voulez-vous du poulet ?
– Non pas ; j’ai demandé du jambon, parce que c’est du jambon que je désire ; je n’aime pas le poulet.
– Alors c’est fâcheux, mon petit homme, dit l’hôtesse, car il n’y a que cela. Mais croyez-moi, ajouta-t-elle en souriant, le poulet ne sera pas plus cher pour vous que du jambon ; aussi prenez-en une moitié, un tout entier pour dix sous, cela vous fera votre provision pour demain. Nous pensions que Son Altesse royale s’arrêterait chez M. le bailli et que nous débiterions nos provisions à ses équipages ; mais elle n’a fait que passer, et voilà nos provisions perdues.
On pourrait croire que Gilbert ne voulut point, puisque l’occasion était si belle, et l’hôtesse si bonne, manquer l’occasion unique qui se présentait de faire un bon repas, mais ce serait complètement méconnaître son caractère.
– Merci, dit-il, je me contente de moins ; je ne suis ni un prince ni un laquais.
– Alors je vous le donne, mon petit Artaban, dit la bonne femme, et que Dieu vous accompagne.
– Je ne suis pas un mendiant non plus, bonne femme, dit Gilbert humilié. J’achète et je paye.
Et Gilbert, pour joindre l’effet aux paroles, enfonça majestueusement sa main dans le gousset de sa culotte, où elle disparut jusqu’au coude.
Mais il eut beau fouiller et refouiller en pâlissant, dans cette vaste poche, il n’en tira que le papier dans lequel était renfermé l’écu de six livres. L’écu, ballotté, avait usé son enveloppe, qui était vieille et macérée, puis la toile de la poche, qui était mûre, enfin il s’était glissé dans la culotte, d’où il était sorti par la jarretière débouclée.
Gilbert avait débouclé ses jarretières pour donner plus d’élasticité à ses jambes.
L’écu était sur la route, probablement aux bords du ruisseau dont les flots avaient tant charmé Gilbert.
Le pauvre enfant avait payé six francs un verre puisé dans le creux de sa main. Au moins, quand Diogène philosophait sur l’inutilité des écuelles de bois, n’avait-il ni poche à trouer, ni écu de six livres à perdre.
La pâleur, le tremblement de honte de Gilbert émurent la bonne femme. Assez d’autres eussent triomphé de voir un orgueilleux puni ; elle, elle souffrit de cette souffrance si bien peinte sur les traits bouleversés du jeune homme.
– Voyons, mon pauvre enfant, lui dit-elle, soupez et couchez ici ; puis demain, s’il faut absolument que vous partiez, vous continuerez votre route.
– Oh ! oui, oui ! il le faut, dit Gilbert, il le faut, pas demain, mais tout de suite.
Et, reprenant son paquet sans vouloir rien entendre, il s’élança hors de la maison pour cacher dans l’obscurité sa honte et sa douleur.
Le contrevent se referma. La dernière lumière s’éteignit dans le bourg, les chiens eux-mêmes, fatigués de la journée, cessèrent d’aboyer.
Gilbert demeura seul, bien seul au monde, car nul n’est plus isolé sur la terre que l’homme qui vient de se séparer de son dernier écu, surtout quand ce dernier écu est le seul qu’il ait possédé jamais !
La nuit était obscure autour de lui : que faire ? Il hésita. Retourner sur ses pas pour chercher son écu, c’était se livrer d’abord à une recherche bien précaire ; puis cette recherche le séparait à tout jamais, ou du moins pour bien longtemps, de ces voitures qu’il ne pourrait plus rejoindre. Il résolut de continuer sa course et se remit en chemin ; mais à peine eut-il fait une lieue, que la faim le prit. Calmée ou plutôt endormie un instant par la souffrance morale, elle se réveilla plus mordante que jamais, lorsqu’une course rapide eut recommencé de fouetter le sang du malheureux.
Puis, en même temps que la faim, la fatigue, sa compagne, commença d’envahir les membres de Gilbert. Avec un effort inouï, il rejoignit encore une fois les carrosses. Mais on eût dit qu’il y avait conspiration contre lui. Les voitures ne s’arrêtaient que pour relayer, et encore relayaient-elles si rapidement, qu’au premier relais le pauvre voyageur ne gagna pas cinq minutes de repos.
Cependant il repartit. Le jour commençait à poindre à l’horizon. Le soleil apparaissait au-dessus d’une grande bande de vapeurs sombres dans tout l’éclat et toute la majesté d’un dominateur ; il promettait une de ces ardentes journées de mai qui devancent l’été de deux mois. Comment Gilbert pourrait-il supporter la chaleur du midi ?
Gilbert eut un instant cette idée consolante pour son amour-propre, que les chevaux, les hommes et Dieu même étaient ligués contre lui. Mais, pareil à Ajax, il montra le poing au ciel, et s’il ne dit point comme lui : « J’échapperai malgré les dieux », c’est qu’il connaissait mieux son Contrat social que son Odyssée.
Comme l’avait prévu Gilbert, un moment arriva où il comprit l’insuffisance de ses forces et la détresse de sa position. Ce fut un moment terrible que celui de cette lutte de l’orgueil contre l’impuissance ; un moment l’énergie de Gilbert se trouva doublée de toute la force de son désespoir. Par un dernier élan, il se rapprocha des voitures qu’il avait perdues de vue, et les revit à travers un nuage de poussière auquel le sang dont ses yeux étaient injectés donnait une couleur fantastique ; leur roulement retentissait dans ses oreilles, mêlé au tintement de ses artères. La bouche ouverte, le regard fixe, les cheveux collés au front par la sueur, il semblait un automate habile faisant à peu près les mouvements de l’homme, mais avec plus de raideur et de persévérance. Depuis la veille, il avait fait vingt ou vingt-deux lieues ; enfin le moment arriva où ses jambes brisées refusèrent de le porter plus longtemps ; ses yeux ne voyaient plus ; il lui semblait que la terre était mobile et tournait sur elle même ; il voulut crier et ne retrouva point sa voix ; il voulut se retenir, sentant qu’il allait tomber, et battit l’air de ses bras comme un insensé. Enfin la voix se fit jour dans son gosier par des cris de rage, et, se tournant vers Paris, ou plutôt dans la direction où il croyait que Paris devait être, il hurla contre les vainqueurs de son courage et de ses forces une série d’imprécations terribles. Puis, saisissant ses cheveux à pleines mains, il fit un ou deux tours sur lui-même et tomba sur la grande route, avec la conscience et par conséquent la consolation d’avoir, pareil à un héros de l’Antiquité, lutté jusqu’au dernier moment.
Il tomba en s’affaissant sur lui-même, les yeux encore menaçants, les poings encore crispés.
Puis ses yeux se fermèrent, ses muscles se détendirent : il était évanoui.
– Gare donc ! gare, enragé ! lui cria, au moment où il venait de tomber, une voix enrouée, accompagnée des claquements d’un fouet.
Gilbert n’entendit pas.
– Mais gare donc ! ou je t’écrase, morbleu !
Et un vigoureux coup de fouet allongé en manière de stimulant accompagna ce cri.
Gilbert fut saisi et mordu à la ceinture par la pliante lanière du fouet.
Mais il ne sentait plus rien, et il demeura sous les pieds des chevaux, qui arrivaient par une route secondaire rejoignant la route principale entre Thiéblemont et Vauclère, et que dans sa folie il n’avait ni vus ni entendus.
Un cri terrible sortit de la voiture que les chevaux emportaient comme l’ouragan fait d’une plume.
Le postillon fit un effort surhumain ; mais, malgré cet effort, il ne put retenir le premier cheval, placé en arbalète, lequel bondit par-dessus Gilbert. Mais il parvint à arrêter les deux autres, plus sous sa main que le premier. Une femme sortit à moitié de la chaise.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec angoisse, il est donc écrasé, le malheureux enfant ?
– Ma foi ! madame, dit le postillon en essayant de démêler quelque chose à travers la poussière que soulevaient les jambes de ses chevaux, ma foi, ça m’en a bien l’air.
– Pauvre fou ! pauvre enfant ! Pas un pas de plus. Arrêtez ! arrêtez !
Et la voyageuse, ouvrant la portière, se précipita hors de la voiture.
Le postillon était déjà à bas de son cheval, occupé à tirer d’entre les roues le corps de Gilbert qu’il croyait sanglant et mort.
La voyageuse aidait le postillon de toutes ses forces.
– Voilà une chance ! s’écria celui-ci, pas une écorchure, pas un coup de pied.
– Mais il est évanoui cependant.
– De peur, sans doute. Rangeons-le sur le fossé et, puisque madame est pressée, continuons notre route.
– Impossible ! je ne puis abandonner cet enfant dans un pareil état.
– Bah ! il n’a rien. Il reviendra tout seul.
– Non, non. Si jeune, pauvre petit ! C’est quelque échappé de collège qui aura voulu entreprendre un voyage au-dessus de ses forces. Voyez comme il est pâle : il mourrait. Non, non, je ne l’abandonnerai pas. Mettez-le dans la berline, sur la banquette de devant.
Le postillon obéit. La dame était déjà remontée en voiture. Gilbert fut déposé transversalement sur un bon coussin, la tête appuyée aux parois rembourrées du carrosse.
– En route, maintenant, continua la jeune dame ; c’est dix minutes perdues : une pistole pour ces dix minutes.
Le postillon fit claquer son fouet au-dessus de sa tête, et les chevaux, qui connaissaient ce signal menaçant, repartirent au grand galop.
Chapitre XX. Où Gilbert commence à ne plus tant regretter d’avoir perdu son écu §
Lorsque Gilbert revint à lui, et ce fut au bout de quelques minutes, il ne se trouva point médiocrement surpris d’être placé pour ainsi dire en travers sur les pieds d’une jeune femme qui le regardait attentivement.
C’était une jeune femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux grands yeux gris, au nez retroussé, aux joues brunies par le soleil méridional ; une petite bouche d’un dessin capricieux et délicat donnait à sa physionomie ouverte et joviale un caractère précis de finesse et de circonspection. Elle avait les plus beaux bras du monde, qui se modelaient pour le moment dans des manches de velours violet à boutons d’or. Les plis onduleux d’une jupe de soie grise à grands ramages emplissaient presque toute la voiture. Car Gilbert, avec non moins de surprise que pour tout le reste, s’aperçut qu’il était dans une voiture emportée par le galop de trois chevaux de poste.
Comme la physionomie de la dame était souriante et exprimait l’intérêt, Gilbert se mit à la regarder jusqu’à ce qu’il fût bien sûr de ne pas rêver.
– Eh bien ! mon enfant, dit la dame après un instant de silence, vous voilà donc mieux ?
– Où suis-je ? demanda Gilbert se rappelant à propos cette phrase des romans qu’il avait lus, et qui ne se dit jamais que dans les romans.
– En sûreté maintenant, mon cher petit monsieur, répondit la dame avec un accent méridional des plus prononcés. Mais tout à l’heure, en vérité, vous couriez grand risque d’être broyé sous les roues de ma chaise. Ah çà ! que vous est-il donc arrivé, pour tomber comme cela juste au milieu du grand chemin ?
– J’ai ressenti une faiblesse, madame.
– Comment ! une faiblesse ? Et d’où venait cette faiblesse ?
– J’avais beaucoup trop marché.
– Il y a longtemps que vous êtes en route ?
– Depuis hier quatre heures de l’après-midi.
– Et depuis quatre heures de l’après-midi, vous avez fait ?…
– Je crois bien avoir fait seize ou dix-huit lieues.
– En douze ou quatorze heures ?
– Dame ! j’ai toujours couru.
– Où allez-vous donc ?
– À Versailles, madame.
– Et vous venez ?
– De Taverney.
– Où est-ce, cela, Taverney ?
– C’est un château situé entre Pierrefitte et Bar-le-Duc.
– Mais vous avez eu à peine le temps de manger ?
– Non seulement je n’en ai pas eu le temps, madame, mais encore je n’en ai pas eu les moyens.
– Comment cela ?
– J’ai perdu mon argent en chemin.
– De sorte que, depuis hier, vous n’avez pas mangé… ?
– Que quelques bouchées de pain que j’avais emportées avec moi.
– Pauvre enfant ! mais pourquoi n’avez-vous pas demandé à manger quelque part ?
Gilbert sourit dédaigneusement.
– Parce que je suis fier, madame.
– Fier ! c’est très beau, d’être fier ; cependant, lorsqu’on meurt de faim…
– Mieux vaut mourir que de se déshonorer.
La dame regarda son sentencieux interlocuteur avec une sorte d’admiration.
– Mais qui êtes-vous donc pour parler ainsi, mon ami ? demanda-t-elle.
– Je suis orphelin.
– Et vous vous nommez ?
– Gilbert.
– Gilbert de quoi ?
– De rien.
– Ah ! ah ! fit la jeune femme de plus en plus étonnée.
Gilbert vit qu’il produisait de l’effet et s’applaudit de s’être posé en Jean Jacques Rousseau.
– Vous êtes bien jeune, mon ami, pour courir les grands chemins, continua la dame.
– J’étais resté seul et abandonné dans un vieux château que ses maîtres venaient de quitter. J’ai fait comme eux, je l’ai quitté à mon tour.
– Sans but ?
– La terre est grande, et il y a place, dit-on, pour tout le monde au soleil.
– Bien, murmura tout bas la dame, c’est quelque bâtard de campagne qui se sera enfui de sa gentilhommière.
– Et vous dites que vous avez perdu votre bourse ? demanda-t-elle tout haut.
– Oui.
– Était-elle bien garnie ?
– Je n’avais qu’un seul écu de six livres, dit Gilbert, partagé entre la honte d’avouer sa détresse et le danger d’afficher une trop grande fortune, que l’on pouvait supposer mal acquise ; mais j’en eusse fait assez.
– Un écu de six livres pour un si long voyage ! mais à peine aviez-vous assez pour acheter du pain pendant deux jours ! Et le chemin, bon Dieu ! quel chemin ! de Bar-le-Duc à Paris, dites-vous ?
– Oui.
– Quelque chose comme soixante à soixante-cinq lieues, je pense ?
– Je n’ai pas compté les lieues, madame. J’ai dit : « Il faut que j’arrive », voilà tout.
– Et là-dessus, vous êtes parti, pauvre fou ?
– Oh ! j’ai de bonnes jambes.
– Si bonnes qu’elles soient, elles se fatiguent cependant ; vous en avez la preuve.
– Oh ! ce ne sont pas les jambes qui ont failli, c’est l’espoir qui m’a manqué.
– En effet, il me semble vous avoir vu très désespéré.
Gilbert sourit amèrement.
– Que vous passait-il donc dans l’esprit ? Vous vous frappiez la tête, vous vous arrachiez les cheveux.
– Croyez-vous, madame ? demanda Gilbert assez embarrassé.
– Oh ! je suis sûre ; c’est même votre désespoir qui a dû vous empêcher d’entendre la voiture.
Gilbert pensa qu’il ne serait pas mal de se grandir encore par le récit de la vérité même. Son instinct lui disait que sa position était intéressante, pour une femme surtout.
– J’étais en effet désespéré, dit-il.
– Et de quoi ? demanda la dame.
– De ne pouvoir plus suivre une voiture que je suivais.
– En vérité ! dit la jeune femme en souriant ; mais c’est donc une aventure. Y aurait-il de l’amour là-dessous ?
Gilbert n’était pas encore assez maître de lui-même pour ne point rougir.
– Et quelle voiture était-ce, mon petit Caton ?
– Une voiture de la suite de la dauphine.
– Comment ! que dites-vous ? s’écria la jeune femme ; la dauphine est donc devant nous ?
– Sans doute.
– Je la croyais derrière, à Nancy à peine. Ne lui rend-on donc point d’honneurs sur la route ?
– Si fait, madame ; mais il paraît que Son Altesse est pressée.
– Pressée, la dauphine ? qui vous a dit cela ?
– Je le présume.
– Vous le présumez ?
– Oui.
– Et d’où vous vient cette présomption ?
– De ce qu’elle avait dit d’abord qu’elle se reposerait deux ou trois heures au château de Taverney.
– Eh bien ! après ?
– Elle y est restée trois quarts d’heure à peine.
– Savez-vous s’il lui serait arrivé quelque lettre de Paris ?
– J’ai vu entrer, tenant une lettre à la main, un monsieur dont l’habit était couvert de broderies.
– A-t-on nommé ce monsieur devant vous ?
– Non ; je sais seulement que c’est le gouverneur de Strasbourg.
– M. de Stainville, le beau-frère de M. de Choiseul ! Pécaïre ! plus vite, postillon, plus vite !
Un vigoureux coup de fouet répondit à cette recommandation, et Gilbert sentit que la voiture, quoique déjà lancée au galop, gagnait encore en vélocité.
– Ainsi, reprit la jeune dame, la dauphine est devant nous ?
– Oui, madame.
– Mais elle s’arrêtera pour déjeuner, fit la dame comme se parlant à elle-même, et alors nous la dépasserons, à moins que cette nuit… S’est-elle arrêtée cette nuit ?
– Oui, à Saint-Dizier.
– Quelle heure était-il ?
– Onze heures, à peu près.
– C’était pour souper. Bon, il faudra qu’elle déjeune ! Postillon, quelle est la première ville un peu importante que nous trouvons sur notre chemin ?
– Vitry, madame.
– Et à combien sommes-nous de Vitry ?
– À trois lieues.
– Où relayons-nous ?
– À Vauclère.
– Bien. Allez, et si vous voyez une file de voitures sur la route, prévenez moi.
Pendant ces quelques paroles échangées entre la dame de la voiture et le postillon, Gilbert était presque retombé en faiblesse. En se rasseyant, la voyageuse le vit pâle et les yeux fermés.
– Ah ! pauvre enfant, le voilà qui va se trouver mal encore ! s’écria-t-elle. C’est ma faute aussi, moi qui le fais parler quand il meurt de faim et de soif, au lieu de lui donner de quoi boire et de quoi manger.
Et d’abord, pour réparer le temps perdu, la dame tira de la poche de la voiture un flacon ciselé, au goulot duquel pendait à une chaîne d’or un petit gobelet de vermeil.
– Buvez d’abord une larme de cette eau de la Côte, dit-elle en emplissant le verre et en le présentant à Gilbert.
Gilbert ne se fit pas prier cette fois. Était-ce l’influence de la jolie main qui lui présentait le gobelet ? était-ce que le besoin fût plus pressant qu’à Saint Dizier ?
– Là ! dit la dame, maintenant mangez un biscuit ; dans une heure ou deux, je vous ferai déjeuner plus solidement.
– Merci, madame, dit Gilbert.
Et il mangea le biscuit comme il avait bu le vin.
– Bon ! maintenant que vous voilà un peu restauré, reprit la dame, dites-moi, si toutefois vous voulez de moi pour confidente, dites-moi quel intérêt vous aviez à suivre cette voiture, qui fait, m’avez-vous dit, partie de la suite de madame la dauphine ?
– Voici la vérité en deux mots, madame, dit Gilbert. Je demeurais chez M. le baron de Taverney quand Son Altesse y est venue, car elle a commandé à M. de Taverney de la suivre à Paris. Il a obéi. Comme je suis orphelin, personne n’a songé à moi, et l’on m’a abandonné sans argent, sans provisions. Alors j’ai juré que, puisque tout le monde allait à Versailles avec le secours de bons chevaux et de beaux carrosses, moi aussi, j’irais à Versailles, mais à pied, avec mes jambes de dix-huit ans, et qu’avec mes jambes de dix-huit ans, j’arriverais aussi vite qu’eux avec leurs chevaux et leurs voitures. Malheureusement mes forces m’ont trahi, ou plutôt la fatalité a pris parti contre moi. Si je n’avais pas perdu mon argent, j’eusse pu manger ; et si j’eusse mangé cette nuit, j’eusse pu ce matin rattraper les chevaux.
– À la bonne heure, voilà du courage ! s’écria la dame, et je vous en félicite, mon ami. Mais il me semble qu’il y a une chose que vous ne savez pas…
– Laquelle ?
– C’est qu’à Versailles on ne vit pas de courage.
– J’irai à Paris.
– Paris, à ce point de vue, ressemble fort à Versailles.
– Si l’on ne vit point de courage, on vit de travail, madame.
– Bien répondu, mon enfant. Mais de quel travail ? Vos mains ne sont pas celles d’un manouvrier ou d’un portefaix ?
– J’étudierai, madame.
– Vous me paraissez déjà très savant.
– Oui, car je sais que je ne sais rien, répondit sentencieusement Gilbert se rappelant le mot de Socrate.
– Et sans être indiscrète, puis-je vous demander quelle science vous étudierez de préférence, mon petit ami ?
– Madame, dit Gilbert, je crois que la meilleure des sciences est celle qui permet à l’homme d’être le plus utile à ses semblables. Puis, d’un autre côté, l’homme est si peu de chose, qu’il doit étudier le secret de sa faiblesse pour connaître celui de sa force. Je veux savoir un jour pourquoi mon estomac a empêché mes jambes de me porter ce matin ; enfin, je veux savoir encore si ce n’est point cette même faiblesse d’estomac qui a amené en mon cerveau cette colère, cette fièvre, cette vapeur noire, qui m’ont terrassé.
– Ah ! mais vous ferez un excellent médecin, et il me semble que vous parlez déjà admirablement médecine. Dans dix ans, je vous promets ma pratique.
– Je tâcherai de mériter cet honneur, madame, dit Gilbert.
Le postillon s’arrêta. On était arrivé au relais sans avoir vu aucune voiture.
La jeune dame s’informa. La dauphine venait de passer il y avait un quart d’heure ; elle devait s’arrêter à Vitry pour relayer et déjeuner.
Un nouveau postillon se mit en selle.
La jeune dame le laissa sortir du village au pas ordinaire ; puis, arrivé à quelque distance au delà de la dernière maison :
– Postillon, dit-elle, vous engagez-vous à rattraper les voitures de madame la dauphine ?
– Sans doute.
– Avant qu’elles soient à Vitry ?
– Diable ! elles allaient au grand trot.
– Mais il me semble qu’en allant au galop…
Le postillon la regarda.
– Triples guides ! dit-elle.
– Il fallait donc nous conter cela tout de suite, répondit le postillon, nous serions déjà à un quart de lieue d’ici.
– Voilà un écu de six livres à compte ; réparons le temps perdu.
Le postillon se pencha en arrière, la jeune dame en avant, leurs mains finirent par se joindre, et l’écu passa de celle de la voyageuse dans celle du postillon.
Les chevaux reçurent le contrecoup. La chaise partit, rapide comme le vent.
Pendant le relais, Gilbert était descendu, il avait lavé son visage et ses mains à une fontaine. Son visage et ses mains y avaient fort gagné, puis il avait lissé ses cheveux, qui étaient magnifiques.
– En vérité, avait dit en elle-même la jeune femme, il n’est pas trop laid pour un futur médecin.
Et elle avait souri en regardant Gilbert.
Gilbert alors avait rougi comme s’il eut su ce qui faisait sourire sa compagne de route.
Le dialogue terminé avec le postillon, la voyageuse revint à Gilbert, dont les paradoxes, les brusqueries et les sentences l’amusaient fort.
De temps en temps seulement, elle s’interrompait au milieu d’un éclat de rire provoqué par quelque réponse sentant le philosophisme à une lieue à la ronde, pour regarder au fond de la route. Alors si son bras avait effleuré le front de Gilbert, si son genou arrondi avait serré le flanc de son compagnon, la belle voyageuse s’amusait à voir la rougeur des joues du futur médecin contraster avec ses yeux baissés.
On fit ainsi une lieue, à peu près. Tout à coup la jeune femme poussa un cri de joie, se jetant sur la banquette de devant avec si peu de ménagement, que cette fois elle couvrit Gilbert tout entier de son corps.
Elle venait d’apercevoir les derniers fourgons de l’escorte gravissant péniblement une longue côte sur laquelle s’étageaient vingt carrosses dont presque tous les voyageurs étaient descendus.
Gilbert se dégagea des plis de la robe à grandes fleurs, glissa sa tête sous une épaule et s’agenouilla à son tour sur la banquette de devant, cherchant avec des yeux ardents mademoiselle de Taverney au milieu de tous ces pygmées ascendants.
Il crut reconnaître Nicole à son bonnet.
– Voilà, madame, dit le postillon ; que faut-il faire maintenant ?
– Il faut dépasser tout cela.
– Dépasser tout cela ! impossible, madame. On ne dépasse pas la dauphine.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est défendu. Peste ! dépasser les chevaux du roi ! j’irais aux galères.
– Écoute, mon ami, arrange-toi comme tu pourras, mais il faut que je les dépasse.
– Mais vous n’êtes donc pas de l’escorte ? demanda Gilbert, qui avait pris jusque-là le carrosse de la jeune dame pour une voiture en retard, et qui n’avait vu dans toute cette diligence qu’un désir de reprendre la file.
– Désir de s’instruire est bon, répondit la jeune dame, indiscrétion ne vaut rien.
– Excusez-moi, madame, répondit Gilbert en rougissant.
– Eh bien ! que faisons-nous ? demanda la voyageuse au postillon.
– Dame ! nous marcherons derrière jusqu’à Vitry. Là, si Son Altesse s’arrête, nous demanderons la permission de passer.
– Oui, mais on s’informera qui je suis, et l’on saura… Non, non, cela ne vaut rien ; cherchons autre chose.
– Madame, dit Gilbert, si j’osais vous donner un avis…
– Donnez, mon ami, donnez, et, s’il est bon, on le suivra.
– Ce serait de prendre quelque chemin de traverse tournant autour de Vitry, et ainsi l’on se trouverait en avant de madame la dauphine sans lui avoir manqué de respect.
– L’enfant dit vrai, s’écria la jeune femme. Postillon, n’y a-t-il pas un chemin de traverse ?
– Pour aller où ?
– Pour aller où vous voudrez, pourvu que nous laissions madame la dauphine en arrière.
– Ah ! au fait, dit le postillon, il y a ici à droite la route de Marolle, qui tourne autour de Vitry et va rejoindre le grand chemin à La Chaussée.
– Bravo ! s’écria la jeune femme ; c’est cela !
– Mais, dit le postillon, madame sait qu’en faisant ce détour je double la poste.
– Deux louis pour vous, si vous êtes à La Chaussée avant la dauphine.
– Madame ne craint pas de casser sa chaise ?
– Je ne crains rien. Si la chaise casse, je continuerai ma route à cheval.
Et la voiture, tournant sur la droite, quitta la grand route, entra dans un chemin de traverse aux ornières profondes, et suivit une petite rivière aux eaux pâles qui va se jeter dans la Marne, entre La Chaussée et Mutigny. Le postillon tint parole ; il fit tout ce qu’il était humainement possible pour briser la chaise, mais aussi pour arriver.
Vingt fois Gilbert fut jeté sur sa compagne, qui vingt fois aussi tomba dans les bras de Gilbert.
Celui-ci sut être poli sans être gênant. Il sut commander à sa bouche de ne pas sourire quand ses yeux cependant disaient à la jeune femme qu’elle était bien belle.
L’intimité naît promptement des cahots et de la solitude ; au bout de deux heures de route de traverse, il semblait à Gilbert qu’il connaissait sa compagne depuis dix ans, et, de son côté, la jeune femme eût juré qu’elle connaissait Gilbert depuis sa naissance.
Vers onze heures, on rejoignit la grand-route de Vitry à Châlons. Un courrier que l’on interrogea annonça que non seulement la dauphine déjeunait à Vitry, mais encore qu’elle s’était trouvée si fatiguée, qu’elle y prendrait un repos de deux heures.
Il ajouta qu’il était dépêché au prochain relais pour inviter les officiers d’attelage à se tenir prêts vers trois ou quatre heures de l’après-midi.
Cette nouvelle combla de joie la voyageuse.
Elle donna au postillon les deux louis promis, et se tournant vers Gilbert :
– Ah ! par ma foi, dit-elle, nous aussi, nous allons dîner au prochain relais.
Mais il était décidé que Gilbert ne dînerait pas encore à ce relais-là.
Chapitre XXI. Où l’on fait connaissance avec un nouveau personnage §
Au haut de la montée que la chaise de poste était en train de gravir, on apercevait le village de La Chaussée, où l’on devait relayer.
C’était un charmant fouillis de maisons couvertes en chaume, et placées, selon le caprice des habitants, au milieu du chemin, au coin d’un massif de bois, à la portée d’une source, et suivant le plus souvent la pente du grand ruisseau dont nous avons parlé, ruisseau sur lequel des ponts ou des planches étaient jetés devant chaque maison.
Mais, pour le moment, la chose la plus remarquable de ce joli petit village était un homme qui, en aval du ruisseau, planté au milieu du chemin comme s’il eût reçu quelque consigne d’une puissance supérieure, passait son temps, tantôt à convoiter des yeux la grand-route, tantôt à explorer du regard un charmant cheval gris à longs crins qui, attaché au contrevent d’une chaumière, ébranlait les ais de coups de tête, en exprimant une impatience, que semblait devoir faire excuse la selle qu’il portait sur le dos, laquelle annonçait qu’il attendait son maître.
De temps en temps l’étranger, fatigué, comme nous l’avons dit, d’explorer inutilement la route, s’approchait du cheval et l’examinait en connaisseur, se hasardant à passer une main exercée sur sa croupe charnue, ou à pincer du bout des doigts ses jambes grêles. Puis, lorsqu’il avait évité le coup de pied qu’à chaque tentative de ce genre détachait l’animal impatient, il revenait à son observatoire et interrogeait la route toujours déserte.
Enfin, ne voyant rien venir, il finit par heurter au contrevent.
– Holà ! quelqu’un ! s’écria-t-il.
– Qui frappe ? demanda une voix d’homme.
Et le contrevent s’ouvrit.
– Monsieur, dit l’étranger, si votre cheval est à vendre, l’acheteur est tout trouvé.
– Vous voyez bien qu’il n’a pas de bouchon de paille à la queue, dit, en refermant le contrevent qu’il avait ouvert, une manière de paysan.
Cette réponse ne parut point satisfaire l’étranger, car il heurta une seconde fois.
C’était un homme d’une quarantaine d’années, grand et robuste, au teint rouge, à la barbe bleue, à la main noueuse sous une large manchette de dentelles. Il portait un chapeau galonné posé de travers, à la mode des officiers de province qui veulent effaroucher les Parisiens.
Il frappa une troisième fois. Puis, s’impatientant :
– Savez-vous que vous n’êtes point poli, mon cher, dit-il, et que, si vous n’ouvrez pas votre volet, je vais l’enfoncer tout à l’heure !
Le volet se rouvrit à cette menace, et le même visage reparut.
– Mais quand on vous dit que le cheval n’est point à vendre, répondit pour la seconde fois le paysan. Que diable ! cela doit vous suffire !
– Et moi, quand je vous dis que j’ai besoin d’un coureur.
– Si vous avez besoin d’un coureur, allez en prendre un à la poste. Il y en a là soixante qui sortent des écuries de Sa Majesté, et vous aurez de quoi choisir. Mais laissez son cheval à la personne qui n’en a qu’un.
– Et moi, je vous répète que c’est celui-là que je veux.
– Pas dégoûté, un cheval arabe !
– Raison de plus pour que j’aie envie de l’acheter.
– C’est possible que vous ayez l’envie de l’acheter… malheureusement il n’est pas à vendre.
– Mais à qui appartient-il donc ?
– Vous êtes bien curieux.
– Et toi, tu es bien discret.
– Eh bien ! il appartient à une personne qui loge chez moi, et qui aime cette bête comme elle aimerait un enfant.
– Je veux parler à cette personne.
– Elle dort.
– Est-ce un homme ou une femme ?
– C’est une femme.
– Eh bien ! dis à cette femme que si elle a besoin de cinq cents pistoles, on les lui donnera en échange de ce cheval.
– Oh ! oh ! fit le paysan en ouvrant de grands yeux ; cinq cents pistoles ! c’est un joli denier.
– Ajoute, si tu veux, que c’est le roi qui a envie de cette bête.
– Le roi ?
– En personne.
– Allons donc, vous n’êtes pas le roi, peut-être ?
– Non, mais je le représente.
– Vous représentez le roi ? dit le paysan en ôtant son chapeau.
– Fais vite, l’ami, le roi est très pressé.
Et l’hercule jeta sur la route un regard de surveillance.
– Eh bien ! quand la dame sera réveillée, dit le paysan, vous pouvez être tranquille, je lui en toucherai deux mots.
– Oui ; mais je n’ai pas le temps d’attendre qu’elle soit réveillée, moi.
– Que faire alors ?
– Parbleu ! réveille-la.
– Ah ! par exemple, jamais je n’oserais !
– Eh bien ! je vais la réveiller moi-même, attends, attends.
Et le personnage qui prétendait représenter Sa Majesté s’avança pour frapper le volet supérieur d’une longue cravache à pommeau d’argent qu’il tenait à la main.
Mais sa main déjà levée s’abaissa sans même effleurer le volet, car au même moment il aperçut une chaise qui arrivait au grand, mais au dernier trot de trois chevaux épuisés.
L’œil exercé de l’étranger reconnut les panneaux de la voiture, et il s’élança aussitôt au-devant d’elle d’un train qui eût fait honneur au cheval arabe dont il ambitionnait la possession.
Cette voiture était la chaise de poste qui amenait la voyageuse, ange gardien de Gilbert.
En voyant cet homme qui lui faisait des signes, le postillon, qui ne savait pas si ses chevaux iraient jusqu’à la poste, fut enchanté de s’arrêter.
– Chon ! ma bonne Chon ! cria l’étranger, est-ce toi enfin ? Bonjour ! bonjour !
– Moi-même, Jean, répondit la voyageuse interpellée par ce singulier nom ; et que fais-tu là ?
– Pardieu ! belle demande, je t’attends.
Et l’hercule sauta sur le marchepied, et par l’ouverture de la portière, enveloppant la jeune femme de ses longs bras, il la couvrit de baisers.
Tout à coup il aperçut Gilbert, qui, ne connaissant aucun des rapports qui pouvaient exister entre les deux nouveaux personnages que nous venons de mettre en scène, faisait une mine rechignée assez semblable à celle d’un chien dont on prend l’os.
– Tiens, dit-il, qu’as-tu donc ramassé là ?
– Un petit philosophe des plus amusants, répondit mademoiselle Chon, peu soucieuse de blesser ou de flatter son protégé.
– Et où l’as-tu trouvé ?
– Sur la route. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit.
– C’est vrai, répondit celui qu’on nommait Jean. Eh bien ! notre vieille comtesse de Béarn ?
– C’est fait.
– Comment, c’est fait ?
– Oui, elle viendra.
– Elle viendra ?
– Oui, oui, oui, fit mademoiselle Chon de la tête.
Cette scène se passait toujours du marchepied au coussin de la chaise.
– Que lui as-tu donc conté ? demanda Jean.
– Que j’étais la fille de son avocat, maître Flageot, que je passais par Verdun et que j’avais pour commission de lui annoncer, de la part de mon père, la mise au rôle de son procès.
– Voilà tout ?
– Sans doute. J’ai seulement ajouté que la mise au rôle rendait sa présence à Paris indispensable.
– Qu’a-t-elle fait alors ?
– Elle a ouvert ses petits yeux gris, humé son tabac, prétendu que maître Flageot était le premier homme du monde et donné des ordres pour son départ.
– C’est superbe, Chon ! Je te fais mon ambassadeur extraordinaire. Maintenant, déjeunons-nous ?
– Sans doute, car ce malheureux enfant meurt de faim ; mais lestement, n’est-ce pas ?
– Pourquoi donc ?
– Parce qu’on arrive là-bas !
– La vieille plaideuse ? Bah ! pourvu que nous la précédions de deux heures, le temps de parler à M. de Maupeou.
– Non, la dauphine.
– Bah ! la dauphine, elle doit être encore à Nancy.
– Elle est à Vitry.
– À trois lieues d’ici ?
– Ni plus ni moins.
– Peste ! ceci change la thèse ! Allons, postillon, allons.
– Où cela, monsieur ?
– À la poste.
– Monsieur monte-t-il, ou descend-il ?
– Je reste où je suis, allez !
La voiture partit emportant le voyageur sur son marchepied ; cinq minutes après, elle arrêtait devant l’hôtel de la poste.
– Vite, vite, vite ! dit Chon, des côtelettes, un poulet, des œufs, une bouteille de vin de Bourgogne, la moindre chose ; nous sommes forcés de repartir à l’instant même.
– Pardon, madame, dit le maître de poste s’avançant sur le seuil de sa porte ; si vous repartez à l’instant même, ce sera avec vos chevaux.
– Comment ! avec nos chevaux ? dit Jean sautant lourdement à bas du marchepied.
– Oui, sans doute, avec ceux qui vous ont amenés.
– Non pas, dit le postillon ; ils ont déjà doublé la poste ; voyez en quel état ils sont, ces pauvres animaux.
– Oh ! c’est vrai, dit Chon, et il est impossible qu’ils aillent plus loin.
– Mais qui vous empêche de me donner des chevaux frais ?
– C’est que je n’en ai plus.
– Eh ! vous devez en avoir… Il y a un règlement, que diable !
– Monsieur, le règlement m’oblige d’avoir quinze chevaux dans mes écuries.
– Eh bien ?
– Eh bien ! j’en ai dix-huit.
– C’est plus que je n’en demande, puisqu’il ne m’en faut que trois.
– Sans doute, mais ils sont dehors.
– Tous les dix-huit ?
– Tous les dix-huit.
– Vingt-cinq tonnerres ! sacra le voyageur.
– Vicomte ! vicomte ! dit la jeune femme.
– Oui, oui, Chon, dit le matamore, soyez tranquille, on se modérera… Et quand reviendront-elles, tes rosses ? continua le vicomte s’adressant au maître de poste.
– Dame ! mon gentilhomme, je n’en sais rien ; cela dépend des postillons ; peut-être dans une heure, peut-être dans deux.
– Vous savez, maître, dit le vicomte Jean en enfonçant son chapeau sur l’oreille gauche et en pliant la jambe droite, vous savez ou vous ne savez pas que je ne plaisante jamais ?
– J’en suis désespéré, j’aimerais mieux que l’humeur de monsieur fût à la plaisanterie.
– Çà, voyons, qu’on attelle et au plus vite, dit Jean, ou je me fâche.
– Venez à l’écurie avec moi, monsieur, et si vous trouvez un seul cheval au râtelier, je vous le donne pour rien.
– Sournois ! et si j’en trouve soixante ?
– Ce sera absolument comme si vous n’en trouviez pas un seul, monsieur, attendu que ces soixante chevaux sont à Sa Majesté.
– Eh bien ?
– Eh bien ! on ne loue pas ceux-là.
– Pourquoi sont-ils ici, alors ?
– Mais pour le service de madame la dauphine.
– Quoi ! soixante chevaux à la crèche et pas un pour moi ?
– Dame ! vous comprenez…
– Je ne comprends qu’une chose, c’est que je suis pressé.
– C’est fâcheux.
– Et, continua le vicomte sans s’inquiéter de l’interruption du maître de poste, comme madame la dauphine ne sera ici que ce soir…
– Vous dites ?… dit le maître de poste abasourdi.
– Je dis que les chevaux seront rentrés avant l’arrivée de madame la dauphine.
– Monsieur, s’écria le pauvre homme, auriez-vous, par hasard, la prétention ?…
– Parbleu ! dit le vicomte entrant sous le hangar, je me gênerai : attends !
– Mais, monsieur…
– Trois seulement. Je ne demande pas huit chevaux, comme les altesses royales, quoique j’y aie droit, par alliance, du moins ; non, trois me suffiront.
– Mais vous n’en aurez pas seulement un ! s’écria le maître de poste s’élançant entre les chevaux et l’étranger.
– Maroufle, dit le vicomte pâlissant de colère, sais-tu qui je suis ?
– Vicomte, criait la voix de Chon, vicomte, au nom du ciel ! pas de scandale !
– Tu as raison, ma bonne Chonchon, tu as raison.
Puis, après avoir réfléchi un instant :
– Allons, dit-il, pas de mots, des faits…
Alors, se retournant vers l’hôte de l’air le plus charmant du monde :
– Mon cher ami, dit-il, je vais mettre votre responsabilité à couvert.
– Comment cela ? demanda l’hôte mal rassuré encore, malgré le visage gracieux de son interlocuteur.
– Je me servirai moi-même. Voici trois chevaux de taille parfaitement égale. Je les prends.
– Comment, vous les prenez ?
– Oui.
– Et vous appelez cela mettre ma responsabilité à couvert ?
– Sans doute, vous ne les avez pas donnés, on vous les a pris.
– Mais je vous dis que c’est impossible.
– Çà, voyons, où met-on les harnais ici ?
– Que personne ne bouge ! cria le maître de poste aux deux ou trois valets d’écurie qui vaquaient dans la cour et sous les hangars.
– Ah ! drôles !
– Jean ! mon cher Jean ! cria Chon, qui, par l’ouverture de la grand-porte, voyait et entendait tout ce qui se passait. Pas de mauvaise affaire, mon ami ! en mission, il faut savoir souffrir.
– Tout, excepté le retard, dit Jean avec son plus beau flegme ! Aussi, comme il me retarderait d’attendre que ces coquins-là m’aidassent à faire la besogne, je vais la faire moi-même.
Et, joignant l’effet à la menace, Jean détacha successivement de la muraille trois harnais, qu’il déposa sur le dos de trois chevaux.
– Par pitié, Jean ! cria Chon joignant les mains, par pitié !
– Veux-tu arriver, ou non ? dit le vicomte en grinçant des dents.
– Je veux arriver, sans doute ! Tout est perdu si nous n’arrivons pas !
– Eh bien, alors, laisse-moi donc faire !
Et le vicomte, séparant des autres chevaux les trois bêtes qu’il avait choisies, et qui n’étaient pas les plus mauvaises, marcha vers la chaise, les tirant après lui.
– Songez-y, monsieur, songez-y, criait le maître de poste en suivant Jean, c’est crime de lèse-majesté que le vol de ces chevaux !
– Je ne les vole pas, imbécile, je les emprunte, voilà tout. Avancez, mes petits noirs, avancez !
Le maître de poste s’élança sur les guides ; mais, avant qu’il les eût touchées, l’étranger l’avait déjà repoussé rudement.
– Mon frère ! mon frère ! cria mademoiselle Chon.
– Ah ! c’était son frère, murmura Gilbert en respirant plus librement dans le fond de sa voiture.
En ce moment une fenêtre s’ouvrit juste en face de la porte de la ferme, de l’autre côté de la rue, et une admirable tête de femme s’y montra, tout effarée au bruit qu’elle entendait.
– Ah ! c’est vous, madame, dit Jean changeant de conversation.
– Comment, moi ? dit la jeune femme en mauvais français.
– Vous voilà réveillée ; tant mieux. Voulez-vous me vendre votre cheval ?
– Mon cheval ?
– Oui, le cheval gris, l’arabe qui est attaché là au contrevent. Vous savez que j’en offre cinq cents pistoles.
– Mon cheval n’est pas à vendre, monsieur, dit la jeune femme en refermant la fenêtre.
– Allons, je n’ai pas de chance aujourd’hui, dit Jean, on ne veut ni me vendre ni me louer. Corbleu ! je prendrai l’arabe si l’on ne me le vend pas, et je crèverai les mecklembourgeois si l’on ne me les loue pas. Viens çà, Patrice.
Le laquais du voyageur sauta du haut siège de la voiture à terre.
– Attelle, dit Jean au laquais.
– À moi les garçons d’écurie ! à moi ! cria l’hôtelier.
Deux palefreniers accoururent.
– Jean ! vicomte ! criait mademoiselle Chon en s’agitant dans la voiture qu’elle essayait vainement d’ouvrir, vous êtes fou ! vous allez nous faire massacrer tous !
– Massacrer ! C’est nous qui massacrerons, je l’espère bien ! Nous sommes trois contre trois. Allons, jeune philosophe, cria Jean de tous ses poumons à Gilbert, qui ne bougeait pas tant sa stupéfaction était grande. Allons, à terre ! à terre ! et jouons de quelque chose, soit de la canne, soit des pierres, soit du poignet. Descendez donc, morbleu ! vous avez l’air d’un saint de plâtre.
D’un œil inquiet et suppliant à la fois, Gilbert interrogea sa protectrice, qui le retint par le bras.
Le maître de poste s’égosillait à crier, tirant de son côté les chevaux que Jean traînait de l’autre.
Ce trio faisait le plus lugubre et le plus bruyant des concerts.
Enfin, la lutte devait avoir un terme. Le vicomte Jean, fatigué, harcelé, à bout, allongea au défenseur des chevaux un si rude coup de poing, que celui-ci alla rouler dans sa mare, au milieu des canards et des oies effarouchés.
– Au secours ! cria-t-il, au meurtre ! à l’assassin !
Pendant ce temps, le vicomte, qui paraissait connaître le prix du temps, se hâtait d’atteler.
– Au secours ! au meurtre ! à l’assassin ! au secours ! au nom du roi ! continua l’hôtelier essayant de rallier à lui les deux palefreniers ébahis.
– Qui réclame secours au nom du roi ? s’écria tout à coup un cavalier qui se jeta au galop dans la cour de la poste, et arrêta sur les acteurs mêmes de la scène son cheval écumant de sueur.
– M. Philippe de Taverney ! murmura Gilbert en se blottissant plus que jamais au fond de la voiture.
Chon, qui ne perdait rien, entendit le nom du jeune homme.
Chapitre XXII. Le vicomte Jean §
Le jeune lieutenant des gendarmes-dauphin, car c’était bien lui, sauta à bas de son cheval à l’aspect de la scène bizarre qui commençait à rassembler autour de l’hôtel de la poste toutes les femmes et tous les enfants du village de La Chaussée.
En apercevant Philippe, le maître de poste alla pour ainsi dire se jeter aux genoux de ce protecteur inattendu que la Providence lui envoyait.
– Monsieur l’officier, cria-t-il, savez-vous ce qui se passe ?
– Non, répondit froidement Philippe, mais vous allez me le dire, mon ami.
– Eh bien ! on veut prendre de force les chevaux de Son Altesse royale madame la dauphine.
Philippe dressa l’oreille en homme à qui l’on annonce une chose incroyable.
– Et qui donc veut prendre les chevaux ? demanda-t-il.
– Monsieur, dit le maître de poste.
Et il désigna du doigt le vicomte Jean.
– Monsieur ? répéta Philippe.
– Eh ! mordieu ! oui, moi-même, dit le vicomte.
– Vous vous trompez, dit Taverney en secouant la tête, c’est impossible, ou monsieur est fou, ou monsieur n’est pas gentilhomme.
– C’est vous qui vous trompez sur ces deux points, mon cher lieutenant, dit le vicomte ; on a sa tête parfaitement à soi, et l’on descend des carrosses de Sa Majesté, en attendant que l’on y remonte.
– Comment, ayant la tête à vous et descendant des carrosses de Sa Majesté, osez-vous alors porter la main sur les chevaux de la dauphine ?
– D’abord il y a ici soixante chevaux. Son Altesse royale n’en peut employer que huit ; j’aurais donc bien du malheur si en en prenant trois au hasard, je prenais justement ceux de madame la dauphine.
– Il y a soixante chevaux, c’est vrai, dit le jeune homme. Son Altesse royale n’en emploie que huit, c’est encore vrai ; mais cela n’empêche point que tous ces chevaux, depuis le premier jusqu’au soixantième, ne soient à Son Altesse royale, et vous ne pouvez admettre de distinction dans ce qui compose le service de la princesse.
– Vous voyez cependant que l’on en admet, répondit-il avec ironie, puisque je prends cet attelage. Faut-il que j’aille à pied, moi, quand des faquins de laquais courront à quatre chevaux ? Mordieu ! qu’ils fassent comme moi, qu’ils se contentent de trois, et ils en auront encore de rechange.
– Si ces laquais vont à quatre chevaux, monsieur, dit Philippe étendant le bras vers le vicomte, pour lui faire signe de ne pas s’entêter dans la voie qu’il avait prise, c’est que l’ordre du roi est qu’ils aillent ainsi. Veuillez donc, monsieur, ordonner à votre valet de chambre de reconduire ces chevaux où vous les avez pris.
Ces paroles furent prononcées avec autant de fermeté que de politesse ; et à moins que d’être un misérable, on devait y répondre poliment.
– Vous auriez peut-être raison, mon cher lieutenant, de parler ainsi, répondit le vicomte, s’il entrait dans votre consigne de veiller sur ces animaux ; mais je ne sache point encore que les gendarmes-dauphin aient été élevés au grade de palefrenier ; fermez donc les yeux, dites à vos hommes d’en faire autant, et bon voyage !
– Vous faites erreur, monsieur ; sans être élevé ou descendu au grade de palefrenier, ce que je fais en ce moment rentre dans mes attributions, car madame la dauphine elle-même m’envoie en avant pour veiller sur ses relais.
– C’est différent, alors, répondit Jean ; mais permettez-moi de vous le dire, vous faites là un triste service, mon officier, et si c’est comme cela que la jeune dame commence à traiter l’armée…
– De qui parlez-vous en ces termes ? interrompit Philippe.
– Eh ! parbleu ! de l’Autrichienne.
Le jeune homme devint pâle comme sa cravate.
– Vous osez dire, monsieur ?… s’écria-t-il.
– Non seulement j’ose dire, mais encore j’ose faire, continua Jean. Allons, Patrice, attelons, mon ami, et dépêchons-nous, car je suis pressé.
Philippe saisit le premier cheval par la bride.
– Monsieur, dit Philippe de Taverney de sa voix calme, vous allez me faire le plaisir de me dire qui vous êtes, n’est-ce pas ?
– Vous y tenez ?
– J’y tiens.
– Eh bien ! je suis le vicomte Jean du Barry.
– Comment ! vous êtes le frère de celle… ?
– Qui vous fera pourrir à la Bastille, mon officier, si vous ajoutez un seul mot.
Et le vicomte s’élança dans la voiture.
Philippe s’approcha de la portière.
– Monsieur le vicomte Jean du Barry, dit-il, vous allez me faire l’honneur de descendre, n’est-ce pas ?
– Ah ! par exemple ! j’ai bien le temps, dit le vicomte en essayant de tirer à lui le panneau ouvert.
– Si vous hésitez une seconde, monsieur, reprit Philippe en empêchant avec sa main gauche le panneau de se refermer, je vous donne ma parole d’honneur que je vous passe mon épée au travers du corps.
Et de sa main droite restée libre, il tira son épée.
– Ah ! par exemple ! s’écria Chon ; mais c’est un assassinat ! Renoncez à ces chevaux, Jean, renoncez.
– Ah ! vous me menacez ! grinça le vicomte exaspéré, en saisissant à son tour son épée qu’il avait posée sur la banquette de devant.
– Et la menace sera suivie d’effet si vous tardez une seconde, une seule, entendez-vous ? dit le jeune homme en faisant siffler son épée.
– Nous ne partirons jamais, dit Chon à l’oreille de Jean, si vous ne prenez cet officier par la douceur.
– Il n’y a ni douceur ni violence qui m’arrête dans mon devoir, dit Philippe en s’inclinant avec politesse, car il avait entendu la recommandation de la jeune femme ; conseillez donc vous-même l’obéissance à monsieur, ou, au nom du roi, que je représente, je me verrai forcé de le tuer s’il consent à se battre, à le faire arrêter s’il refuse.
– Et moi, je vous dis que je partirai malgré vous ! hurla le vicomte en sautant hors du carrosse et en tirant son épée du même mouvement.
– C’est ce que nous verrons, monsieur, dit Philippe en tombant en garde et en engageant le fer ; y êtes-vous ?
– Mon lieutenant, dit le brigadier qui commandait sous Philippe six hommes de l’escorte, mon lieutenant, faut-il… ?
– Ne bougez pas, monsieur, dit le lieutenant, ceci est une affaire personnelle. Allons, monsieur le vicomte, je suis à vos ordres.
Mademoiselle Chon poussait des cris aigus ; Gilbert eût voulu que le carrosse fût profond comme un puits, afin d’être mieux caché.
Jean commença l’attaque. Il était d’une rare habileté dans cet exercice des armes, qui demande plus de calcul encore que d’adresse physique.
Mais la colère ôtait visiblement au vicomte une partie de sa force. Philippe, au contraire, semblait manier son épée comme un fleuret, et s’exercer dans une salle d’armes.
Le vicomte rompait, avançait, sautait à droite, sautait à gauche, criait en se fendant à la manière des maîtres de régiment.
Philippe, au contraire, avec ses dents serrées, son œil dilaté, ferme et immobile comme une statue, voyait tout, devinait tout.
Chacun avait fait silence et regardait, Chon comme les autres.
Pendant deux ou trois minutes, le combat dura sans que toutes les feintes, tous les cris, toutes les retraites de Jean aboutissent à rien, mais aussi sans que Philippe, qui, sans doute, étudiait le jeu de son adversaire, se fendît une seule fois.
Tout à coup le vicomte Jean fit un bond en arrière en jetant un cri.
En même temps sa manchette se teignit de son sang et des gouttes rapides coulèrent le long de ses doigts.
Philippe, d’un coup de riposte, venait de traverser l’avant-bras de son adversaire.
– Vous êtes blessé, monsieur, dit-il.
– Je le sens sacrebleu bien ! cria Jean en pâlissant et en laissant tomber son épée.
Philippe la ramassa et la lui rendit.
– Allez, monsieur, lui dit-il, et ne faites plus de pareilles folies.
– Peste ! si j’en fais, je les paye, gronda le vicomte. Viens vite, ma pauvre Chonchon ; viens, ajouta-t-il s’adressant à sa sœur, qui venait de sauter à bas du carrosse et qui accourait pour lui porter secours.
– Vous me rendrez la justice d’avouer, madame, dit Philippe, qu’il n’y a pas de ma faute, et j’en suis aux plus profonds regrets d’avoir été poussé à cette extrémité de tirer l’épée devant une femme.
Et, saluant, il se retira.
– Dételez ces chevaux, mon ami, et reconduisez-les à leur place, dit Philippe au maître de poste.
Jean montra le poing à Philippe, qui haussa les épaules.
– Ah ! justement, cria le maître de poste, voilà trois chevaux qui reviennent. Courtin ! Courtin ! attelez-les tout de suite à la chaise de ce gentilhomme.
– Mais, notre maître…, dit le postillon.
– Allons, pas de réplique, dit l’hôtelier, monsieur est pressé.
Cependant, Jean continuait à pester.
– Mon cher monsieur, criait le maître de poste, ne vous désolez pas ; voilà des chevaux qui arrivent.
– Bon ! gronda du Barry, ils auraient bien dû arriver il y a une demi-heure, tes chevaux.
Et il regardait en frappant du pied son bras percé d’outre en outre, que Chon bandait avec son mouchoir.
Pendant ce temps Philippe, remonté sur son cheval, donnait ses ordres comme si rien n’était arrivé.
– Partons, frère, partons, dit Chon en entraînant du Barry vers la chaise.
– Et mon arabe ? dit-il. Ah ! ma foi, qu’il aille au diable ! je suis dans un jour de malheur.
Et il rentra dans la chaise.
– Allons, bon ! dit-il en apercevant Gilbert, voilà que je ne pourrai pas allonger mes jambes, à présent.
– Monsieur, dit le jeune homme, je serais désespéré de vous être importun.
– Allons, allons, Jean, dit mademoiselle Chon, laissez-moi mon petit philosophe.
– Qu’il monte sur le siège, parbleu !
Gilbert rougit.
– Je ne suis point un laquais pour monter sur votre siège, répondit-il.
– Voyez-vous ! fit Jean.
– Laissez-moi descendre et je descendrai.
– Eh ! mille diables, descendez ! cria du Barry.
– Mais non, mais non ! mettez-vous en face de moi, dit Chon retenant le jeune homme par le bras ; de cette façon vous ne dérangerez pas mon frère.
Et se penchant à l’oreille du vicomte :
– Il connaît l’homme qui vient de vous blesser, dit-elle.
Un éclair de joie passa dans les yeux du vicomte.
– Très bien ; alors qu’il reste. Comment s’appelle ce monsieur ?
– Philippe de Taverney.
En ce moment le jeune officier passait près de la voiture.
– Ah ! vous voilà, mon petit gendarme, cria Jean ; vous êtes bien fier à cette heure ; mais chacun aura son tour.
– C’est ce que nous verrons, quand la chose vous fera plaisir, monsieur, répartit Philippe impassible.
– Oui, oui, c’est ce que nous verrons, monsieur Philippe de Taverney ! cria Jean en essayant de saisir l’effet que son nom lancé ainsi inopinément, ferait sur le jeune homme.
En effet, Philippe leva la tête avec une vive surprise dans laquelle entra un léger sentiment d’inquiétude ; mais, se remettant à l’instant même et ôtant son chapeau avec la meilleure grâce du monde :
– Bon voyage, monsieur Jean du Barry, dit-il.
La voiture partit avec rapidité.
– Mille tonnerres ! dit le vicomte en grimaçant, sais-tu que je souffre horriblement, petite Chon ?
– Au premier relais, nous demanderons un médecin pendant que cet enfant déjeunera, répondit Chon.
– Ah ! c’est vrai, dit Jean, nous n’avons pas déjeuné. Quant à moi, le mal m’ôte la faim ; j’ai soif, voilà tout.
– Voulez-vous boire un verre d’eau de la Côte ?
– Ma foi, oui, donne.
– Monsieur, dit Gilbert, si j’osais vous faire une observation…
– Faites.
– C’est que les liqueurs sont une bien mauvaise boisson dans la situation où vous êtes.
– Ah ! vraiment ?
Puis, se retournant vers Chon :
– Mais c’est donc un médecin que ton philosophe ? demanda le vicomte.
– Non, monsieur, je ne suis pas médecin ; je le serai un jour, s’il plaît à Dieu, répondit Gilbert ; mais j’ai lu dans un traité à l’usage des gens de guerre que la première défense qu’on doit faire à un blessé, c’est l’usage de liqueurs, vins et café.
– Ah ! vous avez lu cela. Eh bien ! n’en parlons plus.
– Seulement, si M. le vicomte voulait me donner son mouchoir, j’irais le tremper dans cette fontaine, il envelopperait son bras de ce linge mouillé, et il en éprouverait un grand soulagement.
– Faites, mon ami, faites, dit Chon. Postillon, arrêtez ! cria-t-elle.
Le postillon arrêta ; Gilbert alla tremper le mouchoir du vicomte dans la petite rivière.
– Ce garçon-là va nous gêner horriblement pour causer ! dit du Barry.
– Nous causerons en patois, dit Chon…
– J’ai bien envie de crier au postillon de partir et de le laisser là avec mon mouchoir.
– Vous avez tort, il peut nous être utile.
– En quoi ?
– Il m’a déjà donné des renseignements d’une grande importance.
– Sur quoi ?
– Sur la dauphine ; et tout à l’heure encore, vous l’avez vu, il nous a dit le nom de votre adversaire.
– Eh bien ! soit, qu’il reste.
En ce moment, Gilbert revenait avec son mouchoir imbibé d’eau glacée.
L’application du linge autour du bras du vicomte lui fit grand bien, comme l’avait prévu Gilbert.
– Il avait ma foi raison ; je me sens mieux, dit-il, causons.
Gilbert ferma les yeux et ouvrit les oreilles ; mais il fut trompé dans son attente. Chon répondit à l’invitation de son frère dans ce dialecte brillant et vif, désespoir des oreilles parisiennes, qui ne distinguent dans le patois provençal qu’un ronflement de consonnes grasses, roulant sur des voyelles musicales.
Gilbert, si maître qu’il fût de lui-même, fit un mouvement de dépit qui n’échappa point à mademoiselle Chon, laquelle, pour le consoler, lui adressa un gentil sourire.
Ce sourire fit comprendre à Gilbert une chose, c’est qu’on le ménageait : lui le ver de terre, il avait forcé la main à un vicomte honoré des bontés du roi.
Si Andrée le voyait dans cette bonne voiture !
Il en gonfla d’orgueil.
Quant à Nicole, il n’y pensa même point.
Le frère et la sœur reprirent leur conversation en patois.
– Bon ! s’écria tout à coup le vicomte en se penchant à la portière et en regardant en arrière.
– Quoi ? demanda Chon.
– Le cheval arabe qui nous suit !
– Quel cheval arabe ?
– Celui que j’ai voulu acheter.
– Tiens, dit Chon, il est monté par une femme. Oh ! la magnifique créature !
– De qui parlez-vous ?… De la femme ou du cheval ?
– De la femme.
– Appelez-la donc, Chon ; elle aura peut-être moins peur de vous que de moi. Je donnerais mille pistoles du cheval.
– Et de la femme ? demanda Chon en riant.
– Je me ruinerais pour elle… Appelez-la donc !
– Madame ! cria Chon, madame !
Mais la jeune femme aux grands yeux noirs, enveloppée dans un manteau blanc, le front ombragé d’un feutre gris à longues plumes, passa comme une flèche sur le revers du chemin, en criant ;
– Avanti ! Djérid ! avanti !
– C’est une Italienne, dit le vicomte ; mordieu ! la belle femme ! Si je ne souffrais pas tant, je sauterais à bas de la voiture et je courrais après elle.
– Je la connais, dit Gilbert.
– Ah çà ! mais ce petit paysan est donc l’almanach de la province ? Il connaît tout le monde !
– Comment s’appelle-t-elle ? demanda Chon.
– Elle s’appelle Lorenza.
– Et qu’est-elle ?
– C’est la femme du sorcier.
– De quel sorcier ?
– Du baron Joseph Balsamo.
Le frère et la sœur se regardèrent. La sœur semblait dire :
– Ai-je bien fait de le garder ?
– Ma foi, oui, semblait répondre le frère.
Chapitre XXIII. Le petit lever de madame la comtesse du Barry §
Maintenant, que nos lecteurs nous permettent d’abandonner mademoiselle Chon et le vicomte Jean courant la poste sur la route de Châlons, et de les introduire chez une autre personne de la même famille.
Dans l’appartement de Versailles qu’avait habité madame Adélaïde, fille de Louis XV, ce prince avait installé madame la comtesse du Barry, sa maîtresse depuis un an à peu près, non sans observer longtemps à l’avance l’effet que ce coup d’État produirait à la cour.
La favorite, avec son laisser-aller, ses façons libres, son caractère joyeux, son intarissable entrain, ses bruyantes fantaisies, avait transformé le silencieux château en un monde turbulent, dont chaque habitant n’était toléré qu’à la condition de se mouvoir beaucoup et le plus joyeusement du monde.
De cet appartement restreint, sans doute, si l’on considère la puissance de celle qui l’occupait, partait à chaque instant l’ordre d’une fête ou le signal d’une partie de plaisir.
Mais ce qui certainement paraissait le plus étrange aux magnifiques escaliers de cette partie du palais, c’était l’affluence incroyable de visiteurs qui, dès le matin, c’est-à-dire vers neuf heures, montaient parés et reluisants pour s’installer humblement dans une antichambre remplie de curiosités moins curieuses que l’idole que les élus étaient appelés à adorer dans le sanctuaire.
Le lendemain du jour où se passait à la porte du petit village de La Chaussée la scène que nous venons de raconter, vers neuf heures du matin, c’est-à-dire à l’heure consacrée, Jeanne de Vaubernier, enveloppée d’un peignoir de mousseline brodée qui laissait deviner sous la dentelle floconneuse ses jambes arrondies et ses bras d’albâtre, Jeanne de Vaubernier, puis demoiselle Lange, enfin comtesse du Barry par la grâce de M. Jean du Barry, son ancien protecteur, sortait du lit, nous ne dirons point pareille à Vénus, mais certes plus belle que Vénus pour tout homme qui préfère la vérité à la fiction.
Des cheveux d’un blond châtain admirablement frisés, une peau de satin blanc veinée d’azur, des yeux tour à tour languissants et spirituels, une bouche petite, vermeille, dessinée au pinceau avec le plus pur carmin, et qui ne s’ouvrait que pour laisser voir une double rangée de perles ; des fossettes partout, aux joues, au menton, aux doigts ; une gorge moulée sur celle de la Vénus de Milo, une souplesse de couleuvre, avec un embonpoint d’exacte mesure, voilà ce que madame du Barry s’apprêtait à laisser voir aux élus de son petit lever ; voilà ce que Sa Majesté Louis XV, l’élu de la nuit, ne manquait cependant pas de venir contempler le matin comme les autres, mettant à profit ce proverbe qui conseille aux vieillards de ne point laisser perdre les miettes qui tombent de la table de la vie.
Depuis quelque temps déjà la favorite ne dormait plus. À huit heures, elle avait sonné pour que l’on permît au jour, son premier courtisan, d’entrer dans sa chambre peu à peu, à travers d’épais rideaux d’abord, puis à travers de plus légers ensuite. Le soleil, radieux ce jour-là, avait été introduit, et, se rappelant ses bonnes fortunes mythologiques, était venu caresser cette belle nymphe qui, au lieu de fuir, comme Daphné, l’amour des dieux, s’humanisait au point d’aller parfois au-devant de l’amour des mortels. Il n’y avait donc déjà plus ni bouffissure ni hésitation dans les yeux brillants comme des escarboucles qui interrogeaient en souriant un petit miroir à main, tout cerclé d’or, tout brodé de perles ; et ce corps souple, dont nous avons essayé de donner une idée, s’était laissé glisser du lit où il avait reposé, bercé par les plus doux rêves, jusque sur le tapis d’hermine, où des pieds qui eussent fait honneur à Cendrillon avaient trouvé deux mains tenant deux pantoufles, dont une seule eût pu enrichir un bûcheron de la forêt natale de Jeanne, si ce bûcheron l’eût trouvée.
Tandis que la séduisante statue se redressait, se faisait de plus en plus vivante, on lui jetait sur les épaules un magnifique surtout de dentelles de Malines ; puis on passait à ses pieds potelés, sortis un instant de ses mules, des bas de soie rose d’un tissu si fin, qu’on n’eût pas su les distinguer de la peau qu’ils venaient de recouvrir.
– Pas de nouvelles de Chon ? demanda-t-elle tout d’abord à sa camériste.
– Non, madame, répondit celle-ci.
– Ni du vicomte Jean ?
– Non plus.
– Sait-on si Bischi en a reçu ?
– On est passé ce matin chez la sœur de madame la comtesse.
– Et pas de lettres ?
– Pas de lettres, non, madame.
– Ah ! que c’est fatigant d’attendre ainsi, dit la comtesse avec une moue charmante ; n’inventera-t-on jamais un moyen de correspondre à cent lieues en un instant ? Ah ! ma foi ! je plains ceux qui me tomberont sous la main ce matin ! Ai-je une antichambre passablement garnie ?
– Madame la comtesse le demande ?
– Dame ! écoutez donc, Dorée, la dauphine approche et il n’y aurait rien d’étonnant qu’on me quittât pour ce soleil. Moi, je ne suis qu’une pauvre petite étoile. Qui avons-nous ? voyons !
– Mais M. d’Aiguillon, M. le prince de Soubise, M. de Sartine, M. le président Maupeou.
– Et M. le duc de Richelieu ?
– Il n’a pas encore paru.
– Ni aujourd’hui ni hier ! Quand je vous le disais, Dorée. Il craint de se compromettre. Vous enverrez mon coureur à l’hôtel de Hanovre, savoir si le duc est malade.
– Oui, madame la comtesse. Madame la comtesse recevra-t-elle tout le monde à la fois, ou donnera-t-elle audience particulière ?
– Audience particulière. Il faut que je parle à M. de Sartine : faites-le entrer seul.
L’ordre était à peine transmis par la camériste de la comtesse à un grand valet de pied qui se tenait dans le corridor conduisant des antichambres à la chambre de la comtesse, que le lieutenant de police apparut en costume noir, modérant la sévérité de ses yeux gris et la raideur de ses lèvres minces par un sourire du plus charmant augure.
– Bonjour, mon ennemi, dit, sans le regarder, la comtesse, qui le voyait dans son miroir.
– Votre ennemi, moi, madame ?
– Sans doute, vous. Le monde, pour moi, se divise en deux classes de personnes : les amis et les ennemis. Je n’admets pas les indifférents, ou je les range dans la classe de mes ennemis.
– Et vous avez raison, madame. Mais dites-moi comment j’ai, malgré mon dévouement bien connu pour vous, mérité d’être rangé dans l’une ou l’autre de ces deux classes ?
– En laissant imprimer, distribuer, vendre, remettre au roi tout un monde de petits vers, de pamphlets, de libelles dirigés contre moi. C’est méchant ! c’est odieux ! c’est stupide !
– Mais enfin, madame, je ne suis pas responsable…
– Si fait, monsieur, vous l’êtes, car vous savez quel est le misérable qui fait tout cela.
– Madame, si ce n’était qu’un seul auteur, nous n’aurions pas besoin de le faire crever à la Bastille, il crèverait bientôt tout seul de fatigue sous le poids de ses ouvrages.
– Savez-vous que c’est tout au plus obligeant ce que vous dites là ?
– Si j’étais votre ennemi, madame, je ne vous le dirais pas.
– Allons, c’est vrai, n’en parlons plus. Nous sommes au mieux maintenant, c’est convenu, cela me fait plaisir ; mais une chose m’inquiète encore cependant.
– Laquelle, madame ?
– C’est que vous êtes au mieux avec les Choiseul.
– Madame, M. de Choiseul est premier ministre ; il donne des ordres, et je dois les exécuter.
– Donc, si M. de Choiseul vous donne l’ordre de me laisser persécuter, harceler, tuer de chagrin, vous laisserez faire ceux qui me persécuteront, me harcèleront, me tueront ? Merci.
– Raisonnons, dit M. de Sartine, qui prit la liberté de s’asseoir sans que la favorite se fâchât, car on passait tout à l’homme le mieux renseigné de France ; qu’ai-je fait pour vous il y a trois jours ?
– Vous m’avez fait prévenir qu’un courrier partait de Chanteloup pour presser l’arrivée de la dauphine.
– Est-ce donc d’un ennemi, cela ?
– Mais dans toute cette affaire de la présentation, dans laquelle, vous le savez, je mets tout mon amour-propre, comment avez-vous été pour moi ?
– Du mieux qu’il m’a été possible.
– Monsieur de Sartine, vous n’êtes pas bien franc.
– Ah ! madame, vous me faites injure !… Qui vous a retrouvé au fond d’une taverne, et cela en moins de deux heures, le vicomte Jean, dont vous aviez besoin pour l’envoyer je ne sais où, ou plutôt je sais où ?
– Bon ! il eût mieux valu que vous me laissassiez perdre mon beau-frère, dit madame du Barry en riant, un homme allié à la famille royale de France.
– Enfin, madame, ce sont cependant des services que tout cela.
– Oui, voilà pour il y a trois jours. Voilà pour avant-hier ; mais hier, avez vous fait quelque chose pour moi, hier ?
– Hier, madame ?
– Oh ! vous avez beau chercher… Hier, c’était le jour d’être obligeant pour les autres.
– Je ne vous comprends point, madame.
– Oh ! je me comprends, moi. Voyons, répondez, monsieur, qu’avez-vous fait hier ?
– Le matin, ou le soir ?
– Le matin, d’abord.
– Le matin, madame, j’ai travaillé comme de coutume.
– Jusqu’à quelle heure avez-vous travaillé ?
– Jusqu’à dix heures.
– Ensuite ?…
– Ensuite j’ai envoyé prier à dîner un de mes amis de Lyon, qui avait parié de venir à Paris sans que je le susse, et qu’un de mes laquais attendait à la barrière.
– Et après le dîner ?
– J’ai envoyé au lieutenant de police de Sa Majesté l’empereur d’Autriche l’adresse d’un fameux voleur qu’il ne pouvait trouver.
– Et qui était ?
– À Vienne.
– Ainsi, vous faites non seulement la police de Paris, mais encore celle des cours étrangères ?
– Dans mes moments perdus, oui, madame.
– Bien, je prends note de cela. Et après avoir expédié ce courrier, qu’avez vous fait ?
– J’ai été à l’Opéra.
– Voir la petite Guimard ? Pauvre Soubise !
– Non pas : faire arrêter un fameux coupeur de bourses que j’avais laissé tranquille tant qu’il ne s’était adressé qu’aux fermiers généraux, et qui avait eu l’audace de s’adresser à deux ou trois grands seigneurs.
– Il me semble que vous auriez dû dire la maladresse, monsieur le lieutenant… Et après l’Opéra ?
– Après l’Opéra ?
– Oui. C’est bien indiscret ce que je demande, n’est-ce pas ?
– Non. Après l’Opéra… Attendez que je me rappelle.
– Ah ! il paraît que c’est ici que la mémoire vous manque.
– Non pas. Après l’Opéra… Ah ! j’y suis.
– Bon.
– Je suis descendu, ou plutôt monté chez certaine dame qui donne à jouer, et je l’ai moi-même conduite au For-l’Évêque.
– Dans sa voiture ?
– Non, dans un fiacre.
– Après ?
– Comment, après ? C’est tout.
– Non, ce n’est pas tout.
– Je suis remonté dans mon fiacre.
– Et qui avez-vous trouvé dans votre fiacre ?
M. de Sartine rougit.
– Ah ! s’écria la comtesse en frappant ses deux petites mains l’une contre l’autre, j’ai donc eu l’honneur de faire rougir un lieutenant de police.
– Madame…, balbutia M. de Sartine.
– Eh bien ! je vais vous le dire, moi ; qui était dans ce fiacre, reprit la favorite ; c’était la duchesse de Grammont.
– La duchesse de Grammont ! s’écria le lieutenant de police.
– Oui, la duchesse de Grammont, laquelle venait vous prier de la faire entrer dans l’appartement du roi.
– Ma foi, madame, s’écria M. de Sartine en s’agitant sur son fauteuil, je remets mon portefeuille entre vos mains. Ce n’est plus moi qui fais la police, c’est vous.
– En effet, monsieur de Sartine, j’ai la mienne, comme vous voyez : ainsi gare à vous !… Oui ! oui ! la duchesse de Grammont dans un fiacre, à minuit, avec monsieur le lieutenant, et dans un fiacre marchant au pas ! Savez-vous ce que j’ai fait faire tout de suite, moi ?
– Non, mais j’ai une horrible peur. Heureusement qu’il était bien tard.
– Bon ! cela n’y fait rien : la nuit est l’heure de la vengeance.
– Et qu’avez-vous fait ? voyons !
– De même que ma police secrète, j’ai ma littérature ordinaire, des grimauds affreux, sales comme des guenilles et affamés comme des belettes.
– Vous les nourrissez donc bien mal ?
– Je ne les nourris pas du tout. S’ils engraissaient, ils deviendraient bêtes comme M. de Soubise ; la graisse absorbe le fiel ; c’est connu, cela.
– Continuez, vous me faites frémir.
– J’ai donc pensé à toutes les méchancetés que vous laissez faire aux Choiseul contre moi. Cela m’a piquée, et j’ai donné à mes Apollon les programmes suivants : 1° M. de Sartine déguisé en procureur, et visitant, rue de l’Arbre-Sec, au quatrième étage, une jeune innocente, à laquelle il n’a pas honte de compter une misérable somme de trois cents livres tous les 30 du mois.
– Madame, c’est une belle action que vous voulez ternir.
– On ne ternit que celles-là. 2° M. de Sartine déguisé en révérend père de la mission, et s’introduisant dans le couvent des Carmélites de la rue Saint Antoine.
– Madame, j’apportais à ces bonnes sœurs des nouvelles d’orient.
– Du petit ou du grand ? 3° M. de Sartine déguisé en lieutenant de police, et courant les rues à minuit, dans un fiacre, en tête à tête avec la duchesse de Grammont.
– Ah ! madame, dit M. de Sartine effrayé, voudriez-vous déconsidérer à ce point mon administration ?
– Eh ! vous laissez bien déconsidérer la mienne, dit la comtesse en riant. Mais attendez donc.
– J’attends.
– Mes drôles se sont mis à la besogne, et ils ont composé, comme on compose au collège, en narration, en version, en amplification, et j’ai reçu ce matin une épigramme, une chanson et un vaudeville.
– Ah ! mon Dieu !
– Effroyables tous trois. J’en régalerai ce matin le roi, ainsi que du nouveau Pater Noster que vous laissez courir contre lui, vous savez ?
« Notre Père qui êtes à Versailles, que votre nom soit honni comme il mérite de l’être ; votre règne est ébranlé, votre volonté n’est pas plus faite sur la terre que dans le ciel ; rendez-nous notre pain quotidien, que vos favorites nous ont ôté ; pardonnez à vos parlements, qui soutiennent vos intérêts, comme nous pardonnons à vos ministres, qui les ont vendus. Ne succombez point aux tentations de la du Barry, mais délivrez-nous de votre diable de chancelier.
« Ainsi soit-il ! »
– Où avez-vous encore découvert celui-là ? dit M. de Sartine en joignant les mains avec un soupir.
– Eh ! mon Dieu ! je n’ai pas besoin de les découvrir, on m’a fait la galanterie de m’envoyer tous les jours ce qui paraît le mieux dans ce genre. Je vous faisais même les honneurs de ces envois quotidiens.
– Oh ! madame…
– Aussi, par réciprocité, demain vous recevrez l’épigramme, la chanson et le vaudeville en question.
– Pourquoi pas tout de suite ?
– Parce qu’il me faut le temps de les distribuer. N’est-ce pas l’habitude, d’ailleurs, que la police soit prévenue la dernière de ce qui se fait ? Oh ! ils vous amuseront fort, en vérité. Moi, j’en ai ri ce matin pendant trois quarts d’heure. Quant au roi, il en est malade d’une désopilation de la rate. C’est pour cela qu’il est en retard.
– Je suis perdu ! s’écria M. de Sartine en frappant de ses deux mains sur sa perruque.
– Non, vous n’êtes pas perdu ; vous êtes chansonné, voilà tout. Suis-je perdue pour la Belle Bourbonnaise, moi ? Non. J’enrage, voilà tout ; ce qui fait qu’à mon tour je veux faire enrager les autres. Ah ! les charmants vers ! J’en ai été si contente, que j’ai fait donner du vin blanc à mes scorpions littéraires, et qu’ils doivent être ivres morts en ce moment.
– Ah ! comtesse ! comtesse !
– Je vais d’abord vous dire l’épigramme.
– De grâce !
France, quel est donc ton destin
D’être soumise à la femelle !…
– Eh ! non, je me trompe, c’est celle que vous avez laissée courir contre moi, celle-là. Il y en a tant, que je m’embrouille. Attendez, attendez, m’y voici :
Amis, connaissez-vous l’enseigne ridicule
Qu’un peintre de Saint-Luc fait pour les parfumeurs ?
Il y met en flacon, en forme de pilule
Boynes, Maupeou, Terray sous leurs propres couleurs ;
Il y joint de Sartine, et puis il l’intitule :
Vinaigre des quatre voleurs !
– Ah ! cruelle, vous me changerez en tigre.
– Maintenant, passons à la chanson ; c’est madame de Grammont qui parle :
Monsieur de la Police
N’ai-je pas la peau lisse ?
Rendez-moi le service
D’en instruire le roi…
– Madame ! madame ! s’écria M. de Sartine furieux.
– Oh ! rassurez-vous, dit la comtesse, on n’a encore tiré que dix mille exemplaires. Mais c’est le vaudeville qu’il faut entendre.
– Vous avez donc une presse ?
– Belle demande ! Est-ce que M. de Choiseul n’en a pas ?
– Gare à votre imprimeur !
– Ah ! oui ! essayez ; le brevet est en mon nom.
– C’est odieux ! Et le roi rit de toutes ces infamies ?
– Comment donc ! c’est lui qui fournit les rimes quand mes araignées en manquent.
– Oh ! vous savez que je vous sers, et vous me traitez ainsi ?
– Je sais que vous me trahissez. La duchesse est Choiseul, elle veut ma ruine.
– Madame, elle m’a pris au dépourvu, je vous jure.
– Vous avouez donc ?
– Il le faut bien.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas avertie ?
– Je venais pour cela.
– Bast ! je n’en crois rien.
– Parole d’honneur !
– Je parie le double.
– Voyons, je demande grâce, dit le lieutenant de police tombant à genoux.
– Vous faites bien.
– La paix, au nom du ciel, comtesse.
– Comment, vous avez peur de quelques mauvais vers, vous, un homme, un ministre ?
– Ah ! si je n’avais peur que de cela.
– Et vous ne réfléchissez pas combien une chanson peut me faire passer de mauvaises heures, moi qui suis une femme !
– Vous êtes une reine.
– Oui, une reine non présentée.
– Je vous jure, madame, que je ne vous ai jamais fait de mal.
– Non, mais vous m’en avez laissé faire.
– Le moins possible.
– Allons, je veux bien le croire.
– Croyez-le.
– Il s’agit donc maintenant de faire le contraire du mal : il s’agit de faire le bien.
– Aidez-moi, je ne puis manquer d’y réussir.
– Êtes-vous pour moi, oui ou non ?
– Oui.
– Votre dévouement ira-t-il jusqu’à soutenir ma présentation ?
– Vous-même y mettrez des bornes.
– Songez-y, mon imprimerie est prête ; elle fonctionne nuit et jour, et dans vingt-quatre heures mes grimauds auront faim, et, quand ils ont faim, ils mordent.
– Je serai sage. Que désirez-vous ?
– Que rien de ce que je tenterai ne soit traversé.
– Oh ! quant à moi, je m’y engage !
– Voilà un mauvais mot, dit la comtesse en frappant du pied, et qui sent le grec ou le carthaginois, la foi punique, enfin.
– Comtesse !…
– Aussi, je ne l’accepte pas ; c’est une échappatoire. Vous serez censé ne rien faire, et M. de Choiseul agira. Je ne veux pas de cela, entendez-vous ? Tout ou rien. Livrez-moi les Choiseul garrottés, impuissants, ruinés, ou je vous annihile, je vous garrotte, je vous ruine. Et, prenez garde, la chanson ne sera pas ma seule arme, je vous en préviens.
– Ne menacez pas, madame, dit M. de Sartine devenu rêveur, car cette présentation est devenue d’une difficulté que vous ne sauriez concevoir.
– Devenue est le mot, parce qu’on y a mis des obstacles.
– Hélas !
– Pouvez-vous les lever ?
– Je ne suis pas seul ; il nous faut cent personnes.
– On les aura.
– Un million…
– Cela regarde Terray.
– Le consentement du roi…
– Je l’aurai.
– Il ne le donnera point.
– Je le prendrai.
– Puis, quand vous aurez tout cela, il vous faudra encore une marraine.
– On la cherche.
– Inutile : il y a ligue contre vous.
– À Versailles ?
– Oui, toutes les dames ont refusé, pour faire leur cour à M. de Choiseul, à madame de Grammont, à la dauphine, au parti prude, enfin.
– D’abord le parti prude sera obligé de changer de nom si madame de Grammont en est. C’est déjà un échec.
– Vous vous entêtez inutilement, croyez-moi.
– Je touche au but.
– Ah ! c’est pour cela que vous avez dépêché votre sœur à Verdun ?
– Justement. Ah ! vous savez cela ? dit la comtesse mécontente.
– Dame ! j’ai ma police aussi, moi, fit M. de Sartine en riant.
– Et vos espions ?
– Et mes espions.
– Chez moi ?
– Chez vous.
– Dans mes écuries ou dans mes cuisines ?
– Dans vos antichambres, dans votre salon, dans votre boudoir, dans votre chambre à coucher, sous votre chevet.
– Eh bien ! comme premier gage d’alliance, dit la comtesse, nommez-moi ces espions.
– Ah ! je ne veux pas vous brouiller avec vos amis, comtesse.
– Alors, la guerre.
– La guerre ! Comme vous dites cela !
– Je le dis comme je le pense. Allez-vous-en, je ne veux plus vous voir.
– Ah ! cette fois, je vous prends à témoin. Puis-je livrer un secret… d’État ?
– Un secret d’alcôve.
– C’est ce que je voulais dire : l’État est là aujourd’hui.
– Je veux mon espion.
– Qu’en ferez-vous ?
– Je le chasserai.
– Faites maison nette alors.
– Savez-vous que c’est effrayant, ce que vous dites là.
– C’est vrai surtout. Eh ! mon Dieu ! il n’y aurait pas moyen de gouverner sans cela, vous le savez bien, vous qui êtes si excellente politique.
Madame du Barry appuya son coude sur une table de laque.
– Vous avez raison, dit-elle, laissons cela. Les conditions du traité ?
– Faites-les, vous êtes le vainqueur.
– Je suis magnanime comme Sémiramis. Que voulez-vous ?
– Vous ne parlerez jamais au roi des réclamations sur les farines, réclamations auxquelles, traîtresse, vous avez promis votre appui.
– C’est dit ; emportez tous les placets que j’ai reçus à ce sujet : ils sont dans ce coffre.
– Recevez en échange ce travail des pairs du royaume sur la présentation et les tabourets.
– Travail que vous étiez chargé de remettre à Sa Majesté…
– Sans doute.
– Comme si vous l’aviez fait faire ?
– Oui.
– Bien ; mais que direz-vous ?
– Je dirai que je l’ai remis. Cela fera gagner du temps, et vous êtes trop habile tacticienne pour ne pas en profiter.
En ce moment les deux battants de la porte s’ouvrirent, et un huissier entra, criant :
– Le roi !
Les deux alliés s’empressèrent de cacher chacun son gage d’alliance et se retournèrent pour saluer Sa Majesté Louis quinzième du nom.
Chapitre XXIV. Le roi Louis XV §
Louis XV entra la tête haute, le jarret tendu, l’œil gai, le sourire aux lèvres.
On voyait sur son passage, par la porte ouverte à deux battants, une double haie de têtes inclinées et appartenant à des courtisans, une fois plus désireux encore d’être introduits, depuis qu’ils voyaient dans l’arrivée de Sa Majesté une occasion de faire à la fois leur cour à deux puissances.
Les portes se refermèrent. Le roi, n’ayant fait signe à personne de le suivre, se trouva seul avec la comtesse et M. de Sartine.
Nous ne parlerons pas de la chambrière intime ni d’un petit négrillon ; ni l’un ni l’autre ne comptait.
– Bonjour, comtesse, dit le roi en baisant la main de madame du Barry. Dieu merci, sommes-nous fraîche ce matin !… Bonjour, Sartine. Est ce qu’on travaille ici ? Bon Dieu ! que de papiers ! Cachez-moi cela, hein ! Oh ! la belle fontaine, comtesse !
Et avec sa curiosité versatile et ennuyée, les yeux de Louis XV se fixèrent sur une gigantesque chinoiserie qui ornait depuis la veille seulement un des angles de la chambre à coucher de la comtesse.
– Sire, répondit madame du Barry, c’est, comme Votre Majesté peut le voir, une fontaine de Chine. Les eaux, en lâchant le robinet qui est derrière, font siffler des oiseaux de porcelaine et nager des poissons de verre ; puis les portes de la pagode s’ouvrent pour donner passage à un défilé de mandarins.
– C’est très joli, comtesse.
En ce moment, le petit négrillon passa, vêtu de cette façon fantastique et capricieuse dont on habillait à cette époque les Orosmane et les Othello. Il avait un petit turban à plumes droites planté sur l’oreille, une veste de brocart d’or qui laissait voir ses bras d’ébène, une culotte bouffante de satin blanc broché qui descendait jusqu’au genou, et une ceinture aux vives couleurs qui reliait cette culotte à un gilet brodé ; un poignard étincelant de pierreries était passé à sa ceinture.
– Peste ! s’écria le roi, comme Zamore est magnifique aujourd’hui !
Le nègre s’arrêta complaisamment devant une glace.
– Sire, il a une faveur à demander à Votre Majesté.
– Madame, dit Louis XV souriant avec le plus de grâce possible, Zamore me paraît bien ambitieux.
– Pourquoi cela, sire ?
– Parce que vous lui avez déjà accordé la plus grande faveur qu’il puisse désirer.
– Laquelle ?
– La même qu’à moi.
– Je ne comprends pas, sire.
– Vous l’avez fait votre esclave.
M. de Sartine s’inclina souriant et se mordit les lèvres à la fois.
– Oh ! vous êtes charmant, sire, s’écria la comtesse.
Puis, se penchant à l’oreille du roi :
– La France, je t’adore, lui dit-elle tout bas.
Louis sourit à son tour.
– Eh bien ! demanda-t-il, que désirez-vous pour Zamore ?
– La récompense de ses longs et nombreux services.
– Il a douze ans.
– De ses longs et nombreux services futurs.
– Ah ! ah !
– Ma foi, oui, sire ; il me semble qu’il y a assez longtemps que l’on récompense les services passés et qu’il serait temps de récompenser les services à venir, on serait plus sûr de ne pas être payé d’ingratitude.
– Tiens ! c’est une idée, cela, dit le roi. Qu’en pensez-vous, monsieur de Sartine ?
– Que tous les dévouements y trouveraient leur compte ; par conséquent, je l’appuie, sire.
– Enfin, voyons, comtesse, que demandez-vous pour Zamore ?
– Sire, vous connaissez mon pavillon de Luciennes ?
– C’est-à-dire que j’en ai entendu parler seulement.
– C’est votre faute : je vous ai invité cent fois à y venir.
– Vous connaissez l’étiquette, chère comtesse ; à moins d’être en voyage, le roi ne peut coucher que dans les châteaux royaux.
– Justement, voilà la grâce que j’ai à vous demander. Nous érigeons Luciennes en château royal, et nous en nommons Zamore gouverneur.
– Ce sera une parodie, comtesse.
– Vous savez que je les adore, sire.
– Cela fera crier les autres gouverneurs.
– Ils crieront !
– Mais à raison, cette fois.
– Tant mieux : ils ont si souvent crié à tort ! Zamore, mettez-vous à genoux et remerciez Sa Majesté.
– Et de quoi ? demanda Louis XV.
Le nègre s’agenouilla.
– De la récompense qu’il vous donne, pour avoir porté la queue de ma robe et fait enrager, en la portant, les routiniers et les prudes de la cour.
– En vérité, dit Louis XV, il est hideux.
Et il éclata de rire.
– Relevez-vous, Zamore, dit la comtesse ; vous êtes nommé.
– Mais en vérité, madame…
– Je me charge de faire expédier les lettres, les brevets, les provisions, c’est mon affaire. La vôtre, sire, est de pouvoir, sans déroger, venir à Luciennes. À compter d’aujourd’hui, mon roi, vous avez un château royal de plus.
– Savez-vous un moyen de lui refuser quelque chose, Sartine ?
– Il existe peut-être, mais on ne l’a pas encore trouvé.
– Et si on le trouve, sire, je puis vous répondre d’une chose, c’est que ce sera M. de Sartine qui aura fait cette belle découverte.
– Comment cela, madame ? demanda le lieutenant de police tout frémissant.
– Imaginez-vous, sire, qu’il y a trois mois que je demande à M. de Sartine une chose, et que je la demande inutilement.
– Et quelle chose demandez-vous ? fit le roi.
– Oh ! il le sait bien.
– Moi, madame ? Je vous jure…
– Est-ce dans ses attributions ? demanda le roi.
– Dans les siennes ou dans celles de son successeur.
– Madame, s’écria M. de Sartine, vous m’inquiétez véritablement.
– Que lui demandez-vous ?
– De me trouver un sorcier.
M. de Sartine respira.
– Pour le faire brûler ? dit le roi. Oh ! il fait bien chaud ; attendez l’hiver.
– Non, sire, pour lui donner une baguette d’or.
– Ce sorcier vous a donc prédit un malheur qui ne vous est point advenu, comtesse ?
– Au contraire, sire, il m’a prédit un bonheur qui m’est arrivé.
– Arrivé de point en point ?
– Ou à peu près.
– Contez-moi cela, comtesse, dit Louis XV en s’étendant au fond d’un fauteuil et du ton d’un homme qui n’est pas bien sur s’il va s’amuser ou s’ennuyer, mais qui se risque.
– Je veux bien, sire, mais vous serez de moitié dans la récompense.
– De tout, s’il le faut.
– À la bonne heure, voilà une parole royale.
– J’écoute.
– M’y voici. Il était une fois…
– Cela commence comme un conte de fée.
– C’en est un, sire.
– Ah ! tant mieux, j’adore les enchanteurs.
– Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Il était donc une fois une pauvre jeune fille qui, à cette époque, n’avait ni pages, ni voiture, ni nègre, ni perruche, ni sapajou.
– Ni roi, dit Louis XV.
– Oh ! sire.
– Et que faisait cette jeune fille ?
– Elle trottait.
– Comment, elle trottait ?
– Oui, sire, par les rues de Paris, à pied comme une simple mortelle. Seulement, elle trottait plus vite parce qu’on prétendait qu’elle était gentille et qu’elle avait peur que cette gentillesse ne lui valût quelque sotte rencontre.
– Cette jeune fille était donc une Lucrèce ? demanda le roi.
– Votre Majesté sait bien que, depuis l’an… je ne sais combien de la fondation de Rome, il n’y en a plus.
– Oh ! mon Dieu ! comtesse, deviendriez-vous savante, par hasard ?
– Non, si je devenais savante, j’aurais dit une fausse date, mais j’en aurais dit une.
– C’est juste, dit le roi, continuez.
– Elle trottait donc, trottait donc, trottait donc, tout en traversant les Tuileries ; lorsque tout à coup elle s’aperçut qu’elle était suivie.
– Ah ! diable ! fit le roi ; alors elle s’arrêta ?
– Ah ! bon Dieu ! que vous avez mauvaise opinion des femmes, sire. On voit bien que vous n’avez connu que des marquises, des duchesses et…
– Et des princesses, n’est-ce pas ?
– Je suis trop polie pour contredire Votre Majesté. Mais ce qui l’effrayait surtout, c’est qu’il tombait du ciel un brouillard qui, de seconde en seconde, devenait plus épais.
– Sartine, savez-vous ce qui fait le brouillard ?
Le lieutenant de police, pris à l’improviste, tressaillit.
– Ma foi non, sire.
– Eh bien ! ni moi non plus, dit Louis XV. Continuez, chère comtesse.
– Elle avait donc pris ses jambes à son cou ; elle avait franchi la grille, elle se trouvait sur la place qui a l’honneur de porter le nom de Votre Majesté lorsque tout à coup l’inconnu qui la suivait, et dont elle se croyait débarrassée, se trouva en face d’elle. Elle jeta un cri.
– Il était donc bien laid ?
– Au contraire, sire, c’était un beau jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, au visage brun, aux yeux dilatés, à la parole sonore.
– Et votre héroïne avait peur, comtesse ; peste ! elle était bien effrayée !
– Elle le fut un peu moins quand elle le vit, sire. Cependant, la situation n’était pas rassurante : grâce au brouillard, si cet inconnu avait eu de mauvaises intentions, il n’y avait pas moyen d’espérer de secours ; aussi, joignant les mains :
« – Oh ! monsieur, dit la jeune fille, je vous supplie de ne point me faire de mal.
« L’inconnu secoua la tête avec un charmant sourire.
« – Dieu m’est témoin que ce n’est pas mon intention, dit-il.
« – Que voulez-vous donc ?
« – Obtenir de vous une promesse.
« – Que puis-je vous promettre ?
« – De m’accorder la première faveur que je vous demanderai quand…
« – Quand ? répéta la jeune fille avec curiosité.
« – Quand vous serez reine. »
– Et que fit la jeune fille ?
– Sire, elle croyait ne s’engager à rien. Elle promit.
– Et le sorcier ?
– Il disparut.
– Et M. de Sartine refuse de retrouver le sorcier ? Il a tort.
– Sire, je ne refuse pas, je ne peux pas.
– Ah ! monsieur le lieutenant, voilà un mot qui ne devrait pas être dans le dictionnaire de la police, dit la comtesse.
– Madame, on est sur sa trace.
– Ah ! oui, la phrase sacramentelle.
– Non pas, c’est la vérité. Mais, vous comprenez, c’est un bien faible renseignement que vous donnez là.
– Comment ! jeune, beau, le teint brun, les cheveux noirs, des yeux magnifiques, une voix sonore.
– Peste ! comme vous en parlez, comtesse ! Sartine, je vous défends de retrouver ce gaillard-là.
– Vous avez tort, sire, car je n’ai à lui demander qu’un simple renseignement.
– C’est donc de vous qu’il est question ?
– Sans doute.
– Eh bien ! qu’avez-vous à lui demander encore ? Sa prédiction s’est accomplie.
– Vous trouvez ?
– Sans doute. Vous êtes reine.
– À peu près.
– Il n’a donc plus rien à vous dire.
– Si fait. Il a à me dire quand cette reine sera présentée. Ce n’est pas le tout que de régner la nuit, sire, il faut bien régner aussi un peu le jour.
– Cela ne regarde pas le sorcier, dit Louis XV allongeant les lèvres en homme qui voit passer la conversation sur un terrain malencontreux.
– Et de qui cela dépend-il donc ?
– De vous.
– De moi ?
– Oui, sans doute. Trouvez une marraine.
– Parmi vos bégueules de la cour ? Votre Majesté sait bien que c’est impossible ; elles sont toutes vendues aux Choiseul, aux Praslin.
– Allons, je croyais qu’il était convenu que nous ne parlerions plus ni des uns ni des autres.
– Je n’ai pas promis cela, sire.
– Eh bien ! je vous demande une chose.
– Laquelle ?
– C’est de les laisser où ils sont, et de rester où vous êtes. Croyez-moi, la meilleure place est à vous.
– Pauvres affaires étrangères ! pauvre marine !
– Comtesse, au nom du ciel, ne faisons pas de politique ensemble.
– Soit ; mais vous ne pourrez pas m’empêcher d’en faire toute seule.
– Oh ! toute seule, tant que vous voudrez.
La comtesse étendit la main vers une corbeille pleine de fruits, y prit deux oranges, et les fit sauter alternativement dans sa main.
– Saute, Praslin ! saute, Choiseul ! dit-elle ; saute, Praslin ! saute, Choiseul !
– Eh bien ! dit le roi, que faites-vous ?
– J’use de la permission que m’a donnée Votre Majesté, sire, je fais sauter le ministère.
En ce moment, Dorée entra, et dit un mot à l’oreille de sa maîtresse.
– Oh ! certainement ! s’écria celle-ci.
– Qu’y a-t-il ? demanda le roi.
– Chon, qui arrive de voyage, sire, et qui demande à présenter ses hommages à Votre Majesté.
– Qu’elle vienne, qu’elle vienne ! En effet, depuis quatre ou cinq jours, je sentais qu’il me manquait quelque chose, sans savoir quoi.
– Merci, sire, dit Chon en entrant.
Puis, s’approchant de l’oreille de la comtesse.
– C’est fait, dit-elle.
La comtesse ne put retenir un petit cri de joie.
– Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda Louis XV.
– Rien, sire ; je suis heureuse de la revoir, voilà tout.
– Et moi aussi. Bonjour, petite Chon, bonjour.
– Votre Majesté permet que je dise quelques mots à ma sœur ? demanda Chon.
– Dis, dis, mon enfant. Pendant ce temps-là, je vais demander à Sartine d’où tu viens.
– Sire, dit M. de Sartine, qui voulait esquiver la demande, Votre Majesté voudra-t-elle m’accorder un instant ?
– Pourquoi faire ?
– Pour parler de choses de la dernière importance, sire.
– Oh ! j’ai bien peu de temps, monsieur de Sartine, dit Louis XV en bâillant d’avance.
– Sire, deux mots seulement.
– Sur quoi ?…
– Sur ces voyants, ces illuminés, ces déterreurs de miracles.
– Ah ! des charlatans. Donnez-leur des patentes de jongleurs, et ils ne seront plus à craindre.
– Sire, j’oserai insister pour dire à Votre Majesté que la situation est plus grave qu’elle ne le croit. À chaque instant, il s’ouvre de nouvelles loges maçonniques. Eh bien ! sire, ce n’est déjà plus une société, c’est une secte, une secte à laquelle s’affilient tous les ennemis de la monarchie : les idéologues, les encyclopédistes, les philosophes. On va recevoir en grande cérémonie M. de Voltaire.
– Il se meurt.
– Lui ? Oh ! que non, sire – pas si niais.
– Il s’est confessé.
– C’est une ruse.
– En habit de capucin.
– C’est une impiété, sire ! tout cela s’agite, écrit, parle, se cotise, correspond, intrigue, menace. Quelques mots même, échappés à des frères indiscrets, indiquent qu’ils attendent un chef.
– Eh bien ! Sartine, quand ce chef sera venu vous le prendrez, vous le mettrez à la Bastille, et tout sera dit.
– Sire, ces gens-là ont bien des ressources.
– En aurez-vous moins qu’eux, monsieur, vous, lieutenant de police d’un royaume ?
– Sire, on a obtenu de Votre Majesté l’expulsion des jésuites ; c’est celle des philosophes qu’on aurait du demander.
– Allons, vous voilà encore avec vos tailleurs de plumes.
– Sire, ce sont de dangereuses plumes que celles qu’on taille avec le canif de Damiens.
Louis XV pâlit.
– Ces philosophes que vous méprisez, sire… continua M. de Sartine.
– Eh bien ?
– Eh bien ! je vous le dis, ils perdront la monarchie.
– Combien leur faut-il de temps pour cela, monsieur ?
Le lieutenant de police regarda Louis XV avec des yeux étonnés.
– Mais, sire, puis-je savoir cela ? Quinze ans, vingt ans, trente ans peut-être.
– Eh bien ! mon cher ami, dit Louis XV, dans quinze ans je n’y serai plus ; allez parler de cela à mon successeur.
Et le roi se retourna vers madame du Barry.
Celle-ci semblait attendre ce moment.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle avec un grand soupir, que me dis-tu là, Chon ?
– Oui, que dit-elle ? demanda le roi ; vous avez toutes deux des airs funèbres.
– Ah ! sire, dit la comtesse, il y a bien de quoi.
– Voyons, parlez, qu’est-il arrivé ?
– Pauvre frère !
– Pauvre Jean !
– Crois-tu qu’il faudra le lui couper ?
– On espère que non.
– Lui couper quoi ? demanda Louis XV.
– Le bras, sire.
– Couper le bras du vicomte ! et pourquoi faire ?
– Parce qu’il est blessé grièvement.
– Grièvement blessé au bras ?
– Oh ! mon Dieu, oui, sire.
– Au milieu de quelque bagarre, chez quelque baigneur, dans quelque tripot !…
– Non, sire, c’est sur la grand-route.
– Mais comment cela est-il venu ?
– Cela est venu qu’on a voulu l’assassiner, voilà tout.
– Ah ! pauvre vicomte ! s’écria Louis XV, qui plaignait fort peu les gens, mais qui savait merveilleusement avoir l’air de les plaindre. Assassiné ! ah ! mais voilà qui est sérieux, dites donc, Sartine.
M. de Sartine, beaucoup moins inquiet que le roi en apparence, mais beaucoup plus ému en réalité, s’approcha des deux sœurs.
– Est-il possible qu’un pareil malheur soit arrivé, mesdames ? demanda-t-il avec anxiété.
– Malheureusement, oui, monsieur, cela est possible, dit Chon toute larmoyante.
– Assassiné !… Et comment cela ?
– Dans un guet-apens.
– Dans un guet-apens !… Ah çà ! mais, Sartine, dit le roi, il me semble que ceci est une affaire de votre ressort.
– Racontez-nous cela, madame, dit M. de Sartine. Mais, je vous en supplie, que votre juste ressentiment n’exagère pas les choses. Nous serons plus sévères étant plus justes, et les faits vus de près et froidement perdent souvent de leur gravité.
– Oh ! l’on ne m’a pas dit, s’écria Chon, j’ai vu la chose, de mes yeux vu.
– Eh bien ! qu’as-tu vu, grande Chon ? demanda le roi.
– J’ai vu qu’un homme s’est jeté sur mon frère, l’a forcé de mettre l’épée à la main et l’a blessé grièvement.
– Cet homme était-il seul ? demanda M. de Sartine.
– Pas du tout, il en avait six autres avec lui.
– Ce pauvre vicomte ! dit le roi regardant toujours la comtesse pour juger du degré précis de son affliction et régler là-dessus la sienne. Pauvre vicomte ! forcé de se battre !
Il vit dans les yeux de la comtesse qu’elle ne plaisantait nullement.
– Et blessé ! ajouta-t-il d’un ton apitoyé.
– Mais à quel propos est venue cette rixe ? demanda le lieutenant de police essayant toujours de voir la vérité dans les détours qu’elle faisait pour lui échapper.
– Le plus frivole, monsieur ; à propos de chevaux de poste qu’on disputait au vicomte, qui était pressé de me ramener près de ma sœur, à laquelle j’avais promis de revenir ce matin.
– Ah ! mais cela crie vengeance, dit le roi, n’est-ce pas, Sartine ?
– Mais, je le crois, sire, répondit le lieutenant de police, et je vais prendre des informations. Le nom de l’agresseur, madame, s’il vous plaît ? sa qualité ? son état ?
– Son état ? C’était un militaire, un officier aux gendarmes-dauphin, je crois. Quant à son nom, il s’appelle Baverney, Faverney, Taverney ; oui, c’est cela, Taverney.
– Madame, dit M. de Sartine, il couchera demain à la Bastille.
– Oh ! que non ! dit la comtesse, qui jusque-là avait gardé le plus diplomatique silence, oh ! que non !
– Comment cela, oh ! que non ? dit le roi. Et pourquoi, je vous prie, n’emprisonnerait-on pas le drôle ? Vous savez bien que les militaires me sont insupportables.
– Et moi, sire, répéta la comtesse avec la même assurance, je vous dis que l’on ne fera rien à l’homme qui a assassiné M. du Barry.
– Ah ! par exemple, comtesse, répliqua Louis XV voilà qui est particulier ; expliquez-moi cela, je vous prie.
– C’est facile. Quelqu’un le défendra.
– Quel est ce quelqu’un ?
– Celui à l’instigation duquel il a agi.
– Ce quelqu’un-là le défendra contre nous ? Oh ! oh ! c’est fort, ce que vous dites là, comtesse.
– Madame, balbutia M. de Sartine, qui voyait s’approcher le coup et qui lui cherchait en vain une parade.
– Contre vous, oui, contre vous ; et il n’y a pas de oh ! oh ! Est-ce que vous êtes le maître, vous ?
Le roi sentit le coup qu’avait vu venir M. de Sartine et se cuirassa.
– Ah ! bien, dit-il, nous allons nous jeter dans les raisons d’État, et chercher à un pauvre duel des motifs de l’autre monde.
– Ah ! vous voyez bien, dit la comtesse, voilà déjà que vous m’abandonnez et que cet assassinat de tout à l’heure n’est plus qu’un duel, maintenant que vous vous doutez d’où il nous vient.
– Bon ! nous y voici, dit Louis XV en lâchant le robinet de la fontaine, qui se mit à jouer, faisant chanter les oiseaux, faisant nager les poissons, faisant sortir les mandarins.
– Vous ne savez pas d’où vient le coup ? demanda la comtesse en chiffonnant les oreilles de Zamore, couché à ses pieds.
– Non, ma foi, dit Louis XV.
– Vous ne vous en doutez pas ?
– Je vous jure. Et vous, comtesse ?
– Eh bien ! moi, je le sais, et je vais vous le dire, et je ne vous apprendrai rien de nouveau, j’en suis bien certaine.
– Comtesse, comtesse, dit Louis XV essayant de reprendre sa dignité, savez-vous que vous donnez un démenti au roi ?
– Sire, peut-être suis-je un peu vive, c’est vrai ; mais si vous croyez que je laisserai tranquillement M. de Choiseul me tuer mon frère…
– Bon ! voilà que c’est M. de Choiseul ! dit le roi avec un éclat de voix, comme s’il ne s’attendait pas à ce nom, que depuis dix minutes il redoutait de voir figurer dans la conversation.
– Ah ! dame ! si vous vous obstinez à ne pas voir qu’il est mon plus cruel ennemi, moi, je le vois et clairement, car il ne se donne point la peine de cacher la haine qu’il me porte.
– Il y a loin de haïr les gens à les assassiner, chère comtesse.
– Pour les Choiseul, toutes choses se touchent.
– Ah ! chère amie, voilà encore les raisons d’État qui reviennent.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! voyez donc si ce n’est pas damnant, monsieur de Sartine.
– Mais non, si ce que vous croyez…
– Je crois que vous ne me défendez pas, voilà tout, et même, je dirai plus, je suis sûre que vous m’abandonnez ! s’écria la comtesse avec violence.
– Oh ! ne vous fâchez pas, comtesse, dit Louis XV. Mon seulement vous ne serez pas abandonnée, mais encore vous serez défendue, et si bien…
– Si bien ?
– Si bien, qu’il en coûtera cher à l’agresseur de ce pauvre Jean.
– Oui, c’est cela, on brisera l’instrument et on serrera la main.
– N’est-ce pas juste de s’en prendre à celui qui a fait le coup, à ce M. Taverney ?
– Sans doute, c’est juste, mais ce n’est que juste ; ce que vous faites pour moi, vous le feriez pour le premier marchand de la rue Saint-Honoré qu’un soldat battrait au spectacle. Je vous en préviens, je ne veux pas être traitée comme tout le monde. Si vous ne faites pas plus pour ceux que vous aimez que pour les indifférents, j’aime mieux l’isolement et l’obscurité de ces derniers ; ils n’ont pas d’ennemis qui les assassinent, au moins.
– Ah ! comtesse, comtesse, dit tristement Louis XV, moi qui me suis par hasard levé si gai, si heureux, si content, comme vous me gâtez ma charmante matinée !
– Voilà qui est adorable, par exemple ! Elle est donc jolie, ma matinée à moi, à moi dont on massacre la famille ?
Le roi, malgré la crainte intérieure que lui inspirait l’orage grondant autour de lui, ne put s’empêcher de sourire au mot massacre.
La comtesse se leva furieuse.
– Ah ! voilà comme vous me plaignez ? dit-elle.
– Eh ! là, là, ne vous fâchez pas.
– Mais je veux me fâcher moi.
– Vous avez tort ; vous êtes ravissante quand vous souriez, tandis que la colère vous enlaidit.
– Que m’importe à moi ? ai-je besoin d’être belle, puisque la beauté ne m’empêche pas d’être sacrifiée à des intrigues ?
– Voyons, comtesse.
– Non, choisissez, de moi ou de votre Choiseul.
– Chère belle, impossible de choisir : vous m’êtes nécessaires tous deux.
– Alors je me retire.
– Vous ?
– Oui, je laisse le champ libre à mes ennemis. Oh ! j’en mourrai de chagrin ; mais M. de Choiseul sera satisfait et cela vous consolera.
– Eh bien ! moi, je vous jure, comtesse, qu’il ne vous en veut pas le moins du monde, et qu’il vous porte dans son cœur. C’est un galant homme après tout, ajouta le roi en ayant soin que M. de Sartine entendit bien ces dernières paroles.
– Un galant homme ! Vous m’exaspérez, sire. Un galant homme qui fait assassiner les gens !
– Oh ! dit le roi, nous ne savons pas encore.
– Et puis, se hasarda de dire le lieutenant de police, une querelle entre gens d’épée est si piquante, si naturelle !
– Ah ! ah ! répliqua la comtesse ; et vous aussi, monsieur de Sartine !
Le lieutenant comprit la valeur de ce tu quoque, et il recula devant la colère de la comtesse.
Il y eut un moment de silence sourd et menaçant.
– Vous voyez, Chon, dit le roi au milieu de cette consternation générale, vous voyez, voilà votre ouvrage.
Chon baissa les yeux avec une tristesse hypocrite.
– Le roi pardonnera, dit-elle, si la douleur de la sœur l’a emporté sur la force d’âme de la sujette.
– Bonne pièce ! murmura le roi. Voyons, comtesse, pas de rancune.
– Oh ! non, sire, je n’en ai pas… Seulement, je vais à Luciennes, et de Luciennes à Boulogne.
– Sur mer ? demanda le roi.
– Oui, sire, je quitte un pays où le ministre fait peur au roi.
– Madame ! dit Louis XV offensé.
– Eh bien ! sire, permettez que, pour ne pas manquer plus longtemps de respect à Votre Majesté, je me retire.
La comtesse se leva, observant du coin de l’œil l’effet que produisait son mouvement.
Louis XV poussa son soupir de lassitude, soupir qui signifiait :
– Je m’ennuie considérablement ici.
Chon devina le sens du soupir et comprit qu’il serait dangereux pour sa sœur de pousser plus loin la querelle.
Elle arrêta sa sœur par sa robe, et, allant au roi :
– Sire, dit-elle, l’amour que ma sœur porte au pauvre vicomte l’a entraînée trop loin… C’est moi qui ai commis la faute, c’est à moi de la réparer… Je me mets au rang de la plus humble sujette de Sa Majesté ; je lui demande justice pour mon frère ; je n’accuse personne : la sagesse du roi saura bien distinguer.
– Eh ! mon Dieu ! c’est tout ce que je demande, moi, la justice ; oui, mais que ce soit la justice juste. Si un homme n’a pas commis un crime, qu’on ne lui reproche pas ce crime ; s’il l’a commis, qu’on le châtie.
Et Louis XV regardait la comtesse en disant ces paroles, essayant de rattraper, s’il était possible, les bribes de la joyeuse matinée qu’il s’était promise, et qui finissait d’une si lugubre façon.
La comtesse était si bonne, qu’elle eut pitié de ce désœuvrement du roi qui le faisait triste et ennuyé partout, excepté près d’elle.
Elle se retourna à moitié, car déjà elle avait commencé de marcher vers la porte.
– Est-ce que je demande autre chose, moi ? dit-elle avec une adorable résignation. Mais qu’on ne repousse pas mes soupçons, quand je les manifeste.
– Vos soupçons, ils me sont sacrés, comtesse, s’écria le roi ; et qu’ils se changent un peu en certitude, vous verrez. Mais j’y songe, un moyen bien simple.
– Lequel, sire ?
– Que l’on mande ici M. de Choiseul.
– Oh ! Votre Majesté sait bien qu’il n’y vient jamais. Il dédaigne d’entrer dans l’appartement de l’amie du roi. Sa sœur n’est pas comme lui ; elle ne demanderait pas mieux, elle.
Le roi se mit à rire.
– M. de Choiseul singe M. le dauphin, continua la comtesse encouragée. On ne veut pas se compromettre.
– M. le dauphin est un religieux, comtesse.
– Et M. de Choiseul est un tartufe, sire.
– Je vous dis, chère amie, que vous aurez le plaisir de le voir ici ; car je vais l’y appeler. C’est pour service d’État, il faudra bien qu’il vienne, et nous le ferons s’expliquer en présence de Chon, qui a tout vu. Nous confronterons, comme on dit au Palais, n’est-ce pas, Sartine ? Qu’on aille me chercher M. de Choiseul.
– Et moi, que l’on m’apporte mon sapajou. Dorée ; mon sapajou ! mon sapajou ! cria la comtesse.
À ces mots, qui s’adressaient à la femme de chambre rangeant dans un cabinet de toilette, et qui purent être entendus de l’antichambre puisqu’ils furent prononcés juste au moment où la porte s’ouvrait devant l’huissier envoyé chez M. de Choiseul, une voix cassée répondit en grasseyant :
– Le sapajou de madame la comtesse, ce doit être moi ; je me présente, j’accours, me voilà.
Et l’on vit moelleusement entrer un petit bossu vêtu avec la plus grande magnificence.
– Le duc de Tresmes ! s’écria la comtesse impatientée ; mais je ne vous ai pas fait appeler, duc.
– Vous avez demandé votre sapajou, madame, dit le duc tout en saluant le roi, la comtesse et M. de Sartine, et comme je n’ai pas vu parmi tous les courtisans de plus laid singe que moi, je suis accouru.
Et le duc rit en montrant de si longues dents, que la comtesse ne put s’empêcher de rire aussi.
– Resterai-je ? demanda le duc, comme si c’eût été la faveur ambitionnée de toute sa vie.
– Demandez au roi, il est maître ici, monsieur le duc.
Le duc se tourna vers le roi d’un air suppliant.
– Restez, duc, restez, dit le roi, enchanté d’accumuler les distractions autour de lui.
En ce moment l’huissier de service ouvrit la porte.
– Ah ! dit le roi avec un léger nuage d’ennui, est-ce déjà M. de Choiseul ?
– Non, sire, répondit l’huissier, c’est monseigneur le dauphin, qui voudrait parler à Votre Majesté.
La comtesse fit un bond de joie, car elle croyait que le dauphin se rapprochait d’elle ; mais Chon, qui pensait à tout, fronça le sourcil.
– Eh bien ! où est-il, M. le dauphin ? demanda le roi impatienté.
– Chez Sa Majesté. M. le dauphin attendra que Sa Majesté rentre chez elle.
– Il est dit que je ne serai jamais tranquille un instant, gronda le roi.
Puis, tout à coup, comprenant que cette audience demandée par le dauphin lui épargnait, momentanément du moins, sa scène avec M. de Choiseul, il se ravisa.
– J’y vais, dit-il, j’y vais. Adieu, comtesse. Voyez comme je suis malheureux, voyez comme on me tiraille.
– Votre Majesté s’en va, s’écria la comtesse, au moment où M. de Choiseul va venir ?
– Que voulez-vous ! le premier esclave, c’est le roi. Ah ! si MM. les philosophes savaient ce que c’est que d’être roi, et roi de France surtout !
– Mais, sire, restez.
– Oh ! je ne puis pas faire attendre le dauphin. On dit déjà que je n’aime que mes filles.
– Mais enfin, que dirai-je à M. de Choiseul ?
– Eh bien ! vous lui direz de venir me trouver chez moi, comtesse.
Et pour briser court à toute observation, le roi baisa la main de la comtesse, frémissante de colère, et disparut en courant, comme c’était son habitude, chaque fois qu’il craignait de perdre le fruit d’une bataille gagnée par ses temporisations et son astuce de bourgeois.
– Oh ! il nous échappe encore ! s’écria la comtesse en frappant ses deux mains avec dépit.
Mais le roi n’entendit pas même cette exclamation. La porte s’était déjà refermée derrière lui et il traversait l’antichambre en disant :
– Entrez, messieurs, entrez. La comtesse consent à vous recevoir. Seulement, vous la trouverez bien triste de l’accident arrivé à ce pauvre Jean.
Les courtisans se regardèrent étonnés. Ils ignoraient quel accident pouvait être arrivé au vicomte.
Beaucoup espéraient qu’il était mort.
Ils se composèrent des figures de circonstance. Les plus joyeux se firent les plus tristes, et ils entrèrent.
Chapitre XXV. La salle des Pendules §
Dans une vaste salle du palais de Versailles, qu’on appelle la salle des Pendules, un jeune homme au teint rose, aux yeux doux, à la démarche un peu vulgaire, se promenait, les bras pendants, la tête inclinée. Il paraissait avoir de seize à dix-sept ans.
Sur sa poitrine étincelait, rehaussée par le velours violet de son habit, une plaque de diamants, tandis que le cordon bleu tombait sur sa hanche, froissant de la croix qu’il supportait une veste de satin blanc brodée d’argent.
Nul n’eût pu méconnaître ce profil à la fois sévère et bon, majestueux et riant, qui formait le type caractéristique des Bourbons de la première branche, et dont le jeune homme que nous introduisons sous les yeux de nos lecteurs était à la fois l’image la plus vive et la plus exagérée ; seulement, à voir la filiation peut-être dégénérescente de ces nobles visages depuis Louis XIV et Anne d’Autriche, on eut pu dire que celui dont nous parlons ne pouvait transmettre ses traits à un héritier sans une sorte d’altération du type primitif, sans que la beauté native de ce type dont il était la dernière bonne épreuve se changeât en une figure aux traits surchargés, sans que le dessin enfin devînt une caricature.
En effet, Louis-Auguste, duc de Berry, dauphin de France, qui fut depuis le roi Louis XVI, avait le nez bourbonien plus long et plus aquilin que ceux de sa race ; son front, légèrement déprimé, était plus fuyant encore que celui de Louis XV, et le double menton de son aïeul tellement accentué chez lui, que, maigre encore, comme il était à cette époque, le menton occupait un tiers à peu près de sa figure.
En outre, sa démarche était lente et embarrassée ; bien pris dans sa taille, il semblait pourtant gêné dans le mouvement des jambes et des épaules. Ses bras seuls, et ses doigts surtout, avaient l’activité, la souplesse, la force et, pour ainsi dire, cette physionomie qui, chez les autres, est écrite sur le front, la bouche et les yeux.
Le dauphin arpentait donc en silence cette salle des Pendules, la même où, huit ans auparavant, Louis XV avait remis à madame de Pompadour l’arrêt du parlement qui exilait les jésuites du royaume, et, tout en parcourant cette salle, il rêvait.
Cependant, il finit par se lasser d’attendre ou plutôt de songer à ce qui l’occupait, et regardant tour à tour les pendules qui décoraient la salle, il s’amusa, comme Charles-Quint, à remarquer les différences toujours invincibles que conservent entre elles les plus régulières horloges ; manifestation bizarre, mais nettement formulée, de l’inégalité des choses matérielles réglées ou non réglées par la main des hommes.
Il s’arrêta bientôt en face de la grande horloge, située alors au fond de la salle, à la même place où elle est encore aujourd’hui, laquelle marque, par une habile combinaison des mécanismes, les jours, les mois, les années, les phases de la lune, le cours des planètes ; enfin tout ce qui intéresse cette autre machine plus surprenante encore que l’on appelle homme, dans le mouvement progressif de la vie vers la mort.
Le dauphin regardait en amateur cette pendule qui avait toujours fait son admiration, et se penchait tantôt à droite, tantôt à gauche pour examiner tel ou tel rouage dont les dents, aigües comme de fines aiguilles, mordaient un autre ressort encore plus fin. Puis, ce côté de la pendule examiné, il se reprenait à la regarder en face, et à suivre de l’œil l’échappement de l’aiguille rapide glissant sur les secondes, pareille à ces mouches des eaux qui courent sur les étangs et les fontaines avec leurs longues pattes, sans même rider le cristal liquide sur lequel elles s’agitent incessamment.
De cette contemplation au souvenir du temps écoulé, il n’y avait pas loin. Le dauphin se rappela qu’il attendait depuis beaucoup de secondes. Il est vrai qu’il en avait déjà laissé écouler un grand nombre avant d’oser faire dire au roi qu’il l’attendait.
Tout à coup l’aiguille sur laquelle le jeune prince avait les yeux fixés s’arrêta.
À l’instant même, comme par enchantement, les rouages de cuivre cessèrent leur rotation pondérée, les axes d’acier se reposèrent dans leurs trous de rubis, et un profond silence se fit dans cette machine où fourmillaient naguère le bruit et le mouvement. Plus de secousses, plus de balancement, plus de frémissements de timbres, plus de courses d’aiguilles et de roues.
La machine était arrêtée, la pendule était morte.
Quelque grain de sable fin comme un atome était-il entré dans la dent d’une roue, ou bien était-ce tout simplement le génie de cette merveilleuse machine qui se reposait, fatigué de son éternelle agitation ?
À la vue de ce trépas subit, de cette apoplexie foudroyante, le dauphin oublia pourquoi il était venu et depuis quel temps il attendait ; il oublia surtout que l’heure n’est point lancée dans l’éternité par les secousses d’un balancier sonore, ou retardée sur la pente des temps par l’arrêt momentané d’un mouvement de métal, mais bien marquée sur l’horloge éternelle qui a précédé les mondes et qui doit leur survivre, par le doigt éternel et invariable du Tout-Puissant.
Il commença en conséquence par ouvrir la porte de cristal de la pagode où sommeillait le génie, et passa sa tête dans l’intérieur de la pendule pour y voir de plus près.
Mais il fut tout d’abord gêné dans son observation par le grand balancier.
Alors il glissa délicatement ses doigts si intelligents par l’ouverture de cuivre et détacha le balancier.
Ce n’était point assez ; car le dauphin eut beau regarder de tous côtés, la cause de cette léthargie resta invisible à ses yeux.
Le prince supposa alors que l’horloger du château avait oublié de remonter la pendule, et qu’elle s’était arrêtée naturellement. Il prit alors la clef suspendue à son socle, et commença d’en monter les ressorts avec un aplomb d’homme exercé. Mais, au bout de trois tours, il fallut s’arrêter, preuve que la mécanique était soumise à un accident inconnu ; et le ressort, quoique tendu, n’en fonctionna point davantage.
Le dauphin tira de sa poche un petit grattoir d’écaille à lame d’acier, et, du bout de la lame, donna l’impulsion à une roue. Les rouages crièrent une demi-seconde, puis s’arrêtèrent.
L’indisposition de la pendule devenait sérieuse.
Alors, avec la pointe de son grattoir, Louis commença de démonter plusieurs pièces dont il étala soigneusement les vis sur une console.
Puis, son ardeur l’entraînant, il continua de démonter la machine compliquée et en visita jusqu’aux recoins les plus secrets et les plus mystérieux.
Tout à coup il poussa un cri de joie : il venait de découvrir qu’une vis de pression, jouant dans sa spirale, avait relâché un ressort et arrêté la roue motrice.
Alors il se mit à serrer la vis.
Puis, une roue de la main gauche, son grattoir de la main droite, il replongea sa tête dans la cage.
Il en était là de sa besogne, absorbé dans la contemplation du mécanisme, quand la porte s’ouvrit et qu’une voix cria :
– Le roi !
Mais Louis n’entendit rien que le tic-tac mélodieux né sous sa main, comme le battement d’un cœur qu’un habile médecin rend à la vie.
Le roi regarda de tous côtés et fut quelque temps sans voir le dauphin, dont on n’apercevait que les jambes écartées, le torse étant caché par la pendule et la tête perdue dans l’ouverture.
Il s’approcha souriant et frappa sur l’épaule de son petit-fils.
– Que diable fais-tu là ? lui demanda-t-il.
Louis se retira précipitamment, mais cependant avec toutes les précautions nécessaires pour n’endommager en rien le beau meuble dont il avait entrepris la restauration.
– Mais sire, Votre Majesté le voit, dit le jeune homme tout rougissant de honte d’avoir été surpris dans cette occupation, je m’amusais en attendant que vous vinssiez.
– Oui, à massacrer ma pendule. Joli amusement !
– Au contraire, sire, je la réparais. La roue principale ne fonctionnait plus, elle était gênée par cette vis que Votre Majesté voit là. J’ai resserré la vis, et elle va maintenant.
– Mais tu t’aveugleras à regarder là dedans. Je ne tournerais pas ma tête dans un pareil guêpier pour tout l’or du monde.
– Oh ! que non, sire. Je m’y connais : c’est moi qui démonte, remonte et nettoie ordinairement l’admirable montre que Votre Majesté m’a donnée le jour où j’ai eu quatorze ans.
– Soit ; mais laisse là, momentanément, ta mécanique. Tu veux me parler ?
– Moi, sire ? dit le jeune homme en rougissant.
– Sans doute, puisque tu m’as fait dire que tu m’attendais.
– C’est vrai, sire, répondit le dauphin en baissant les yeux.
– Eh bien ! que me voulais-tu ? Réponds. Si tu n’as rien à me dire, je pars pour Marly.
Et déjà Louis XV cherchait à s’évader, selon sa coutume.
Le dauphin posa son grattoir et son rouage sur un fauteuil, ce qui indiquait qu’il avait effectivement quelque chose d’important à dire au roi, puisqu’il interrompait l’intéressante besogne qu’il faisait.
– As-tu besoin d’argent ? demanda vivement le roi. Si c’est cela, attends, je vais t’en envoyer.
Et Louis XV fit un pas de plus vers la porte.
– Oh ! non, sire, répondit le jeune Louis ; j’ai encore mille écus sur ma pension du mois.
– Quel économe ! s’écria le roi, et comme M. de Lavauguyon me l’a bien élevé ! En vérité, je crois qu’il lui a juste donné toutes les vertus que je n’ai pas.
Le jeune homme fit un effort violent sur lui-même.
– Sire, dit-il, est-ce que madame la dauphine est encore bien loin ?
– Mais ne le sais-tu pas aussi bien que moi ?
– Moi ? demanda le dauphin embarrassé.
– Sans doute ; on nous a lu hier le bulletin du voyage ; elle devait passer lundi dernier à Nancy ; elle doit être maintenant à quarante-cinq lieues de Paris, à peu près.
– Sire, Votre Majesté ne trouve-t-elle pas, continua le dauphin, que madame la dauphine va bien lentement ?
– Mais non, mais non, dit Louis XV, je trouve qu’elle va très vite, au contraire, pour une femme, et en raison de toutes ces fêtes, de toutes ces réceptions ; elle fait au moins dix lieues tous les deux jours, l’un dans l’autre.
– Sire, c’est bien peu, dit timidement le dauphin.
Le roi Louis XV marchait d’étonnement en étonnement à la révélation de cette impatience, qu’il n’avait point soupçonnée.
– Ah bah ! fit-il avec un sourire goguenard, tu es donc pressé, toi ?
Le dauphin rougit plus fort qu’il n’avait encore fait.
– Je vous assure, sire, balbutia-t-il, que ce n’est point le motif que Votre Majesté suppose.
– Tant pis ; je voudrais que ce fût ce motif-là. Que diable ! tu as seize ans, on dit la princesse jolie ; il t’est bien permis d’être impatient. Eh bien ! sois tranquille, elle arrivera, ta dauphine.
– Sire, ne pourrait-on abréger un peu ces cérémonies sur la route ? continua le dauphin.
– Impossible. Elle a déjà traversé sans s’arrêter deux ou trois villes où elle devait faire séjour.
– Alors, ce sera éternel. Et puis, je crois une chose, sire, hasarda timidement le dauphin.
– Que crois-tu ? Voyons, parle !
– Je crois que le service se fait mal, sire.
– Comment ! quel service ?
– Le service du voyage.
– Allons donc ! J’ai envoyé trente mille chevaux sur la route, trente carrosses, soixante fourgons, je ne sais combien de caissons ; si l’on mettait caissons, fourgons, carrosses et chevaux sur une seule ligne, il y en aurait depuis Paris jusqu’à Strasbourg. Comment donc peux-tu croire qu’avec toutes ces ressources le service se fait mal ?
– Eh bien ! sire, malgré toutes les bontés de Votre Majesté, j’ai la presque certitude de ce que je dis ; seulement, peut-être ai-je employé un terme impropre, et, au lieu de dire que le service se faisait mal, peut-être aurais-je dû dire que le service était mal organisé.
Le roi releva la tête à ces mots, et fixa ses yeux sur ceux du dauphin. Il commençait à comprendre qu’il se cachait beaucoup de choses sous le peu de mots que l’Altesse royale venait de dire.
– Trente mille chevaux, répéta le roi, trente carrosses, soixante fourgons, deux régiments employés à ce service… Je te demande, monsieur le savant, si tu as jamais vu une dauphine entrer en France avec un cortège pareil à celui-là ?
– J’avoue, sire, que les choses sont royalement faites, et comme sait les faire Votre Majesté ; mais Votre Majesté a-t-elle bien recommandé que ces chevaux, ces carrosses et tout ce matériel, en un mot, fussent spécialement affectés au service de madame la dauphine et de sa suite ?
Le roi regarda Louis pour la troisième fois ; un vague soupçon venait de le mordre au cœur, un souvenir à peine saisissable commençait d’illuminer son esprit, en même temps qu’une analogie confuse entre ce que disait le dauphin et quelque chose de désagréable qu’il venait d’essuyer lui passait par la tête.
– Quelle question ! dit le roi ; certainement que tout cela est pour madame la dauphine, et voilà pourquoi je te dis qu’elle ne manquera pas d’arriver bien vite ; mais pourquoi me regardes-tu ainsi ? Voyons, ajouta-t-il d’un ton ferme, et qui parut menaçant au dauphin, t’amuserais-tu, par hasard, à étudier mes traits comme le ressort de tes mécaniques ?
Le dauphin, qui ouvrait la bouche pour parler, se tut soudainement à cette apostrophe.
– Eh bien ! fit le roi avec vivacité, il me semble que tu n’as plus rien à dire, hein ?… Tu es content, n’est-ce pas ?… Ta dauphine arrive, son service se fait à merveille, tu es riche comme Crésus, de ta cassette particulière ; c’est au mieux. Maintenant donc que rien ne t’inquiète plus, fais-moi le plaisir de me remonter ma pendule.
Le dauphin ne remua point.
– Sais-tu, dit Louis XV en riant, que j’ai envie de te donner l’emploi de premier horloger du château, avec un traitement, bien entendu.
Le dauphin baissa la tête, et, intimidé par le regard du roi, il reprit sur le fauteuil le grattoir et la roue.
Louis XV, pendant ce temps, gagnait tout doucement la porte.
– Que diable voulait-il dire avec son service mal fait ? pensait le roi tout en le regardant. Allons, allons, voilà encore une scène esquivée ; il est mécontent.
En effet, le dauphin, si patient d’ordinaire, frappait du pied le parquet.
– Cela se gâte, murmura Louis XV en riant ; décidément je n’ai que le temps de fuir.
Mais tout à coup, comme il ouvrait la porte, il trouva sur le seuil M. de Choiseul profondément incliné.
Chapitre XXVI. La cour du roi Pétaud §
Louis XV recula d’un pas, à l’aspect inattendu du nouvel acteur qui venait se mêler à la scène pour empêcher sa sortie.
– Ah ! par ma foi ! pensa-t-il, j’avais oublié celui-là. Qu’il soit le bienvenu ; il va payer pour les autres… Ah ! vous voilà ! s’écria-t-il. Je vous avais mandé, vous savez cela ?
– Oui, sire, répondit froidement le ministre, et je m’habillais pour me rendre près de Votre Majesté lorsque l’ordre m’est parvenu.
– Bien. J’ai à vous entretenir d’affaires sérieuses, commença Louis XV en fronçant le sourcil, afin, s’il était possible, d’intimider son ministre.
Malheureusement pour le roi, M. de Choiseul était un des hommes les moins intimidables du royaume.
– Et moi aussi, s’il plaît à Votre Majesté, répondit-il en s’inclinant, d’affaires très sérieuses.
En même temps il échangeait un regard avec le dauphin, à moitié caché derrière sa pendule.
Le roi s’arrêta court.
– Ah ! bon ! pensa-t-il, de ce côté aussi ! Me voilà pris dans le triangle, impossible d’échapper maintenant.
– Vous devez savoir, se hâta de dire le roi, afin de porter la première botte à son antagoniste, que le pauvre vicomte Jean a failli être assassiné.
– C’est-à-dire qu’il a reçu un coup d’épée dans l’avant-bras. Je venais parler de cet événement à Votre Majesté.
– Oui, je comprends, vous préveniez le bruit.
– J’allais au-devant des commentaires, sire.
– Vous connaissez donc cette affaire, monsieur ? demanda le roi d’un air significatif.
– Parfaitement.
– Ah ! fit le roi, c’est ce que l’on m’a déjà dit en bon lieu.
M. de Choiseul resta impassible.
Le dauphin continuait de visser son écrou de cuivre ; mais, la tête baissée, il écoutait, ne perdant pas un mot de la conversation.
– Maintenant je vais vous dire comment la chose s’est passée, dit le roi.
– Votre Majesté se croit-elle bien renseignée ? demanda M. de Choiseul.
– Oh ! quant à cela…
– Nous écoutons, sire.
– Nous écoutons ? répéta le roi.
– Sans doute, monseigneur le dauphin et moi.
– Monseigneur le dauphin ? répéta le roi, dont les yeux allèrent de Choiseul respectueux à Louis Auguste attentif ; et qu’a de commun M. le dauphin avec cette échauffourée ?
– Elle touche monseigneur, continua M. de Choiseul avec un salut à l’adresse du jeune prince, en ce que madame la dauphine est en cause.
– Madame la dauphine en cause ? s’écria le roi frissonnant.
– Sans doute ; ignoriez-vous cela, sire ? En ce cas, Votre Majesté était mal renseignée.
– Madame la dauphine et Jean du Barry, dit le roi, cela va être curieux. Allons, allons, expliquez-vous, monsieur de Choiseul, et surtout ne me cachez rien, fût-ce la dauphine qui ait donné le coup d’épée à du Barry.
– Sire, ce n’est point madame la dauphine, fit Choiseul toujours calme, mais c’est un de ses officiers d’escorte.
– Ah ! fit le roi redevenu sérieux, un officier que vous connaissez, n’est-ce pas, monsieur de Choiseul ?
– Non, sire, mais un officier que Votre Majesté doit connaître, si Votre Majesté se souvient de tous ses bons serviteurs ; un officier dont le nom, dans la personne de son père, a retenti à Philippsburg, à Fontenoy, à Mahon, un Taverney-Maison-Rouge.
Le dauphin sembla respirer ce nom avec l’air de la salle pour le mieux conserver dans sa mémoire.
– Un Maison-Rouge ? dit Louis XV. Mais certainement que je connais cela. Et pourquoi s’est-il battu contre Jean que j’aime ? Parce que je l’aime, peut-être… Des jalousies absurdes, des commencements de mécontentement, des séditions partielles !
– Sire, Votre Majesté daignera-t-elle écouter ? dit M. de Choiseul.
Louis XV comprit qu’il n’avait plus d’autre moyen de se tirer d’affaire que de s’emporter.
– Je vous dis, monsieur, que je vois là un germe de conspiration contre ma tranquillité, une persécution organisée contre ma famille.
– Ah ! sire, dit M. Choiseul, est-ce en défendant madame la dauphine, bru de Votre Majesté, qu’un brave jeune homme mérite ce reproche ?
Le dauphin se redressa et croisa les bras.
– Moi, dit-il, j’avoue que je suis reconnaissant à ce jeune homme d’avoir exposé sa vie pour une princesse qui dans quinze jours sera ma femme.
– Exposé sa vie, exposé sa vie ! balbutia le roi, à quel propos ? Faut-il encore le savoir, à quel propos.
– À propos, reprit M. de Choiseul, de ce que M. le vicomte Jean du Barry, qui voyageait fort vite, a imaginé de prendre les chevaux de madame la dauphine au relais qu’elle allait atteindre, et cela pour aller sans doute plus vite encore.
Le roi se mordit les lèvres et changea de couleur ; il entrevoyait comme un fantôme menaçant l’analogie qui l’inquiétait naguère.
– Il n’est pas possible ; je sais l’affaire : vous êtes mal renseigné, duc, murmura Louis XV pour gagner du temps.
– Non, sire, je ne suis pas mal renseigné, et ce que j’ai l’honneur de dire à Votre Majesté est la vérité pure. Oui, M. le vicomte Jean du Barry a fait cette insulte à madame la dauphine de prendre pour lui les chevaux destinés à son service, et déjà il les emmenait de force, après avoir maltraité le maître de poste, quand M. le chevalier Philippe de Taverney est arrivé, expédié par Son Altesse royale, et après plusieurs sommations civiles et conciliantes…
– Oh ! oh ! grommela le roi.
– Et après plusieurs sommations civiles et conciliantes, je le répète, sire…
– Oui, et moi, j’en suis garant, dit le dauphin.
– Vous savez cela aussi, vous ? dit le roi saisi d’étonnement.
– Parfaitement, sire.
M. de Choiseul, radieux, s’inclina.
– Son Altesse veut-elle continuer ? dit-il. Sa Majesté aura sans doute plus de foi dans la parole de son auguste fils que dans la mienne.
– Oui, sire, continua le dauphin sans manifester cependant pour la chaleur que M. de Choiseul avait mise à défendre l’archiduchesse toute la reconnaissance que le ministre avait le droit d’en attendre ; oui, sire, je savais cela, et j’étais venu pour instruire Votre Majesté que non seulement M. du Barry a insulté madame la dauphine en gênant son service, mais encore en s’opposant violemment à un officier de mon régiment qui faisait son devoir en le reprenant de ce manque de convenance.
Le roi secoua la tête.
– Il faut savoir, il faut savoir, dit-il.
– Je sais, sire, ajouta doucement le dauphin, et pour moi il n’y a plus aucun doute : M. du Barry a mis l’épée à la main.
– Le premier ? demanda Louis XV, heureux qu’on lui eut ouvert cette chance d’égaliser la lutte.
Le dauphin rougit et regarda M. de Choiseul, qui, le voyant embarrassé, se hâta de venir à son secours.
– Enfin, sire, dit-il, l’épée a été croisée par deux hommes dont l’un insultait et dont l’autre défendait la dauphine.
– Oui, mais lequel a été l’agresseur ? demanda le roi. Je connais Jean ; il est doux comme un agneau.
– L’agresseur, à ce que je crois du moins, est celui qui a eu tort, sire, dit le dauphin avec sa modération accoutumée.
– C’est chose délicate, dit Louis XV ; l’agresseur celui qui a eu tort… celui qui a eu tort…Et si cependant l’officier a été insolent ?
– Insolent ! s’écria M. de Choiseul, insolent contre un homme qui voulait emmener de force les chevaux destinés à la dauphine ! Est-ce possible, sire ?
Le dauphin ne dit rien, mais pâlit. Louis XV vit ces deux attitudes hostiles.
– Vif, je veux dire, ajouta-t-il en se reprenant.
– Et d’ailleurs, reprit M. de Choiseul profitant de ce pas de retraite pour faire un pas en avant, Votre Majesté sait bien qu’un serviteur zélé ne peut avoir tort.
– Ah çà ! mais comment avez-vous appris cet événement, monsieur ? demanda le roi au dauphin, sans perdre de vue M. de Choiseul, que cette brusque interpellation gêna si fort que, malgré l’effort qu’il tenta sur lui même pour le cacher, on put s’apercevoir de son embarras.
– Par une lettre, sire, dit le dauphin.
– Une lettre de qui ?
– De quelqu’un qui s’intéresse à madame la dauphine et qui trouve probablement étrange qu’on l’offense.
– Allons, s’écria le roi, encore des correspondances secrètes, des complots. Voilà que l’on recommence à s’entendre pour me tourmenter, comme du temps de madame de Pompadour.
– Mais non pas, sire, reprit M. de Choiseul ; il y a une chose bien simple, un délit de lèse-majesté au second chef. Une bonne punition sera appliquée au coupable, et tout sera fini.
À ce mot de punition, Louis XV vit se dresser la comtesse furibonde et Chon hérissée ; il vit s’envoler la paix du ménage, ce qu’il avait cherché toute sa vie sans le trouver jamais, et entrer la guerre intestine aux doigts crochus et aux yeux rouges et bouffis de pleurs.
– Une punition ! s’écria-t-il, sans que j’aie entendu les parties, sans que je puisse apprécier de quel côté est le bon droit ! Un coup d’État, une lettre de cachet ! oh ! la belle proposition que vous me faites là, monsieur le duc, la belle affaire dans laquelle vous m’entraînez !
– Mais, sire, qui respectera désormais madame la dauphine, si un exemple sévère n’est point fait sur la personne du premier qui l’a insultée ?…
– Sans doute, ajouta le dauphin, et ce serait un scandale, sire.
– Un exemple ! un scandale ! dit le roi. Oh ! pardieu ! faites donc un exemple pour chaque scandale qui se produit autour de nous, et je passerai ma vie à signer des lettres de cachet ! j’en signe déjà bien assez comme cela, Dieu merci !
– Il le faut, sire, dit M. de Choiseul.
– Sire, je supplie Votre Majesté…, dit le dauphin.
– Comment ! vous ne le trouvez point assez puni déjà par le coup d’épée qu’il a reçu ?
– Non, sire, car il pouvait blesser M. de Taverney.
– Et dans ce cas-là, qu’eussiez-vous donc demandé, monsieur ?
– Je vous eusse demandé sa tête.
– Mais on n’a pas fait pis à M. de Montgomery pour avoir tué le roi Henri II, dit Louis XV.
– Il avait tué le roi par accident, sire, et M. Jean du Barry a insulté la dauphine avec intention de l’insulter.
– Et vous, monsieur, dit Louis XV se retournant vers le dauphin, demandez-vous aussi la tête de Jean ?
– Non, sire, je ne suis point pour la peine de mort ; Votre Majesté le sait, ajouta doucement le dauphin. Ainsi, je me bornerai à vous demander l’exil.
Le roi tressaillit.
– L’exil pour une querelle d’auberge ! Louis, vous êtes sévère, malgré vos idées philanthropiques. Il est vrai qu’avant d’être philanthrope, vous êtes mathématicien, et qu’un mathématicien…
– Votre Majesté daignera-t-elle achever ?
– Et qu’un mathématicien sacrifierait l’univers à son chiffre.
– Sire, dit le dauphin, je n’en veux pas à M. du Barry personnellement.
– Et à qui en voulez-vous donc ?
– À l’agresseur de madame la dauphine.
– Quel modèle des maris ! s’écria ironiquement le roi. Heureusement qu’on ne m’en fait pas facilement accroire. Je vois qui l’on attaque ici, et je vois surtout jusqu’où l’on veut me mener avec toutes ces exagérations.
– Sire, dit M. de Choiseul, ne croyez pas que l’on exagère ; véritablement le public est indigné de tant d’insolence.
– Le public ! Ah ! encore un monstre que vous vous faites, ou plutôt que vous me faites. Le public, est-ce que je l’écoute, moi, quand il me dit par les mille bouches des libellistes et de ses pamphlétaires, de ses chansonniers, de ses cabaleurs, que l’on me vole, que l’on me berne, que l’on me trahit ? Eh ! mon Dieu, non. Je le laisse dire et je ris. Faites comme moi, pardieu ! fermez l’oreille, et, quand il sera las de crier, votre public, il ne criera plus… Allons, bon ! voilà que vous me faites votre salut de mécontent. Voilà Louis qui me fait sa grimace de boudeur. En vérité, c’est étrange qu’on ne puisse faire pour moi ce que l’on fait pour le dernier particulier, qu’on ne veuille pas me laisser vivre à ma guise, qu’on haïsse sans cesse ce que j’aime, qu’on aime éternellement ce que je hais ! Suis-je sage ou suis-je fou ? Suis-je le maître ou ne le suis-je pas ?
Le dauphin prit son grattoir et revint à sa pendule.
M. de Choiseul s’inclina de la même façon que la première fois.
– Bon ! l’on ne me répond rien. Mais répondez-moi donc quelque chose, mordieu ! Vous voulez donc me faire mourir de chagrin, avec vos propos et avec vos silences, avec vos petites haines et vos petites craintes ?
– Je ne hais pas M. du Barry, sire, dit le dauphin en souriant.
– Et moi, sire, je ne le crains pas, dit avec hauteur M. de Choiseul.
– Tenez, vous êtes tous de mauvais esprits ! cria le roi jouant la fureur, quoiqu’il n’éprouvât que du dépit. Vous voulez que je me rende la fable de l’Europe, que je me fasse railler par mon cousin le roi de Prusse, que je réalise la cour du roi Pétaud de ce faquin de Voltaire. Eh bien ! non, je ne le ferai pas. Non, vous n’aurez pas cette joie. Je comprends mon honneur à ma façon, et je le garderai à ma manière.
– Sire, dit le dauphin avec son inépuisable douceur, mais avec son éternelle persistance, j’en demande bien pardon à Votre Majesté, il ne s’agit point de son honneur, mais de la dignité de madame la dauphine qui a été insultée.
– Monseigneur a raison, sire ; un mot de la bouche de Votre Majesté et personne ne recommencera.
– Et qui donc recommencerait ? On n’a point commencé : Jean est un balourd, mais il n’est point méchant.
– Soit, dit M. de Choiseul, mettons cela sur le compte de la balourdise, sire, et qu’il fasse de sa balourdise des excuses à M. de Taverney.
– Je vous ai déjà dit, s’écria Louis XV, que tout cela ne me regarde pas ; que Jean fasse des excuses, il est libre d’en faire ; qu’il n’en fasse pas, il est libre encore.
– L’affaire ainsi abandonnée à elle-même fera du bruit, sire, dit M. de Choiseul, j’ai l’honneur d’en prévenir Votre Majesté.
– Tant mieux ! cria le roi. Et qu’elle en fasse tant et tant, que j’en devienne sourd, pour ne plus entendre toutes vos sottises.
– Donc, répondit M. de Choiseul avec son implacable sang-froid, Votre Majesté m’autorise à publier qu’elle donne raison à M. du Barry ?
– Moi ! s’écria Louis XV, moi ! donner raison à quelqu’un dans une affaire noire comme de l’encre ! Décidément, on veut me pousser à bout. Oh ! prenez-y garde, duc… Louis, pour vous-même, ménagez-moi davantage… Je vous laisse songer à ce que je vous dis, car je suis las, je suis à bout, je n’y tiens plus. Adieu, messieurs, je passe chez mes filles, et je me sauve à Marly, où j’aurai peut-être un peu de tranquillité, si vous ne m’y suivez pas, surtout.
En ce moment, et comme le roi se dirigeait vers elle, la porte s’ouvrit, un huissier parut sur le seuil.
– Sire, dit-il, Son Altesse royale Madame Louise attend dans la galerie le moment de faire ses adieux au roi.
– Ses adieux ! fit Louis XV effaré, et où va-t-elle donc ?
– Son Altesse dit qu’elle a eu de Votre Majesté la permission de quitter le château.
– Allons, encore un événement ! Voilà ma bigote qui fait des siennes, maintenant. En vérité, je suis le plus malheureux des hommes !
Et il sortit tout courant.
– Sa Majesté nous laisse sans réponse, dit le duc au dauphin ; que décide Votre Altesse royale ?
– Ah ! la voilà qui sonne ! s’écria le jeune prince en écoutant avec une joie feinte ou réelle les tintements de sa pendule remise en mouvement.
Le ministre fronça le sourcil et sortit à reculons de la salle des Pendules, où le dauphin demeura seul.
Chapitre XXVII. Madame Louise de France §
La fille aînée du roi attendait son père dans la grande galerie de Lebrun, la même où Louis XIV en 1683, avait reçu le doge impérial et les quatre sénateurs génois qui venaient implorer le pardon de la République.
À l’extrémité de cette galerie, opposée à celle par laquelle le roi devait entrer, se trouvaient deux ou trois dames d’honneur qui semblaient consternées.
Louis XV arriva au moment où les groupes commençaient à se former dans le vestibule ; car la résolution qui semblait avoir été prise le matin même par la princesse commençait à se répandre dans le palais.
Madame Louise de France, princesse d’une taille majestueuse et d’une beauté toute royale, mais dont une tristesse inconnue ridait parfois le front pur ; Madame Louise de France, disons-nous imposait à toute la cour, par la pratique des plus austères vertus, ce respect pour les grands pouvoirs de l’État que, depuis cinquante ans, on ne savait plus vénérer en France que par intérêt ou par crainte.
Il y a plus : dans ce moment de désaffection générale du peuple pour ses maîtres, – on ne disait pas encore tout haut pour ses tyrans, – on l’aimait. C’est que sa vertu n’était point farouche ; bien que l’on n’eût jamais parlé hautement d’elle, on se rappelait qu’elle avait un cœur. Et chaque jour elle le témoignait par des bienfaits, tandis que les autres ne le montraient que par le scandale.
Louis XV craignait sa fille, par la seule raison qu’il l’estimait. Quelquefois même il en était fier ; aussi était-ce la seule de ses enfants qu’il ménageât dans ses railleries piquantes ou dans ses familiarités triviales ; et tandis qu’il appelait ses trois autres filles, – Adélaïde, Victoire et Sophie, – Loque, Chiffe et Graille, il appelait Louise de France Madame.
Depuis que le maréchal de Saxe avait emporté au tombeau l’âme des Turenne et des Condé, Marie Leckzinska l’esprit de conduite de la reine Marie-Thérèse, tout se faisait petit autour du trône rapetissé, alors Madame Louise, d’un caractère vraiment royal, et qui, par comparaison, semblait héroïque, faisait l’orgueil de la couronne de France, qui n’avait plus que cette seule perle fine au milieu de son clinquant et de ses pierres fausses.
Nous ne disons pas pour cela que Louis XV aimât sa fille. Louis XV, on le sait, n’aimait que lui. Nous affirmons seulement qu’il tenait à elle plus qu’aux autres.
En entrant, il vit la princesse seule au milieu de la galerie, appuyée contre une table en incrustation de jaspe sanguin et de lapis-lazuli.
Elle était vêtue de noir ; ses beaux cheveux sans poudre se cachaient sous la dentelle à double étage ; son front, moins sévère que de coutume, était peut-être plus triste. Elle ne regardait rien autour d’elle ; quelquefois seulement elle promenait ses yeux mélancoliques sur les portraits des rois de l’Europe, à la tête desquels brillaient ses ancêtres les rois de France.
Le costume noir était l’habit ordinaire des princesses ; il cachait les longues poches que l’on portait encore à cette époque comme au temps des reines ménagères, et Madame Louise, à leur exemple, gardait à sa ceinture, attachées à un anneau d’or, les nombreuses clefs de ses coffres et de ses armoires.
Le roi devint fort pensif lorsqu’il vit avec quel silence et surtout avec quelle attention on regardait le résultat de cette scène. Mais la galerie est si longue, que, placés aux deux extrémités, les spectateurs ne pouvaient manquer de discrétion pour les acteurs. Ils voyaient, c’était leur droit ; ils n’entendaient pas, c’était leur devoir.
La princesse fit quelques pas au-devant du roi et lui prit la main, qu’elle baisa respectueusement.
– On dit que vous partez, Madame ? lui demanda Louis XV. Allez-vous donc en Picardie ?
– Non, sire, dit la princesse.
– Alors, je devine, dit le roi en haussant la voix, vous allez en pèlerinage à Noirmoutiers.
– Non, sire, répondit Madame Louise, je me retire au couvent des Carmélites de Saint-Denis, dont je puis être abbesse, vous le savez.
Le roi tressaillit ; mais son visage resta calme, quoique son cœur fût réellement troublé.
– Oh ! non, dit-il, non, ma fille, vous ne me quitterez point, n’est-ce pas ? C’est impossible que vous me quittiez.
– Mon père, j’ai depuis longtemps décidé cette retraite, que Votre Majesté a bien voulu autoriser ; ne me résistez donc pas, mon père, je vous en supplie.
– Oui, certes, j’ai donné cette autorisation, mais après avoir combattu longtemps, vous le savez. Je l’ai donnée parce que j’espérais toujours qu’au moment de partir le cœur vous manquerait. Vous ne pouvez pas vous ensevelir dans un cloître, vous ; ce sont des mœurs oubliées ; on n’entre au couvent que pour des chagrins ou des mécomptes de fortune. La fille du roi de France n’est point pauvre, que je sache, et si elle est malheureuse, personne ne doit le voir.
La parole et la pensée du roi s’élevaient à mesure qu’il rentrait plus avant dans ce rôle de roi et de père que jamais l’acteur ne joue mal quand l’orgueil conseille l’un et que le regret inspire l’autre.
– Sire, répondit Louise, qui s’apercevait de l’émotion de son père, et que cette émotion, si rare chez l’égoïste Louis XV, touchait à son tour plus profondément qu’elle ne voulait le faire paraître ; sire, n’affaiblissez pas mon âme en me montrant votre tendresse. Mon chagrin n’est point un chagrin vulgaire ; voilà pourquoi ma résolution est en deçà des habitudes de notre siècle.
– Vous avez donc des chagrins ? s’écria le roi avec un éclair de sensibilité. Des chagrins ! toi, pauvre enfant !
– De cruels, d’immenses, sire ! répondit Madame Louise.
– Eh ! ma fille, que ne me le disiez-vous ?
– Parce que ce sont de ces chagrins qu’une main humaine ne peut guérir.
– Même celle d’un roi ?
– Même celle d’un roi.
– Même celle d’un père ?
– Non plus, sire, non plus.
– Vous êtes religieuse, cependant, vous, Louise, et vous puisez de la force dans la religion…
– Pas encore assez, sire, et je me retire dans un cloître pour en trouver davantage. Dans le silence, Dieu parle au cœur de l’homme ; et dans la solitude, l’homme parle au cœur de Dieu.
– Mais vous faites au Seigneur un sacrifice énorme que rien ne compensera. Le trône de France jette une ombre auguste sur les enfants élevés autour de lui ; cette ombre ne vous suffit-elle pas ?
– Celle de la cellule est plus profonde encore, mon père ; elle rafraîchit le cœur, elle est douce aux forts comme aux faibles, aux humbles comme aux superbes, aux grands comme aux petits.
– Est-ce donc quelque danger que vous croyez courir ? En ce cas, Louise, le roi est là pour vous défendre.
– Sire, que Dieu défende d’abord le roi !
– Je vous le répète, Louise, vous vous laissez égarer par un zèle mal entendu. Prier est bien, mais non pas prier toujours. Vous si bonne, vous si pieuse, qu’avez-vous besoin de tant prier ?
– Jamais je ne prierai assez, ô mon père ! jamais je ne prierai assez, ô mon roi ! pour écarter tous les malheurs qui vont fondre sur nous. Cette bonté que Dieu m’a donnée, cette pureté que, depuis vingt ans, je m’efforce de purifier sans cesse, ne font pas encore, j’en ai peur, la mesure de candeur et d’innocence qu’il faudrait à la victime expiatoire.
Le roi se recula d’un pas, et, regardant Madame Louise avec étonnement.
– Jamais vous ne m’avez parlé ainsi, dit-il. Vous vous égarez, chère enfant ; l’ascétisme vous perd.
– Oh ! sire, n’appelez pas de ce nom mondain le dévouement le plus vrai et surtout le plus nécessaire que jamais sujette ait offert à son roi, et fille à son père, dans un pressant besoin. Sire, votre trône, dont tout à l’heure vous m’offriez orgueilleusement l’ombre protectrice, sire, votre trône chancelle sous des coups que vous ne sentez pas encore, mais que je devine déjà, moi. Quelque chose de profond se creuse sourdement, comme un abîme où peut tout à coup s’engloutir la monarchie. Vous a-t-on jamais dit la vérité, sire ?
Madame Louise regarda autour d’elle pour voir si nul n’était à portée de l’entendre, et, sentant tout le monde à distance, elle continua :
– Eh bien ! je la sais moi, moi qui, sous l’habit d’une sœur de la Miséricorde, ai vingt fois visité les rues sombres, les mansardes affamées, les carrefours pleins de gémissements. Eh bien ! dans ces rues, dans ces carrefours, dans ces mansardes, sire, on meurt de faim et de froid l’hiver, de soif et de chaud l’été. Les campagnes que vous ne voyez pas, vous, sire, car vous allez de Versailles à Marly et de Marly à Versailles seulement, les campagnes n’ont plus de grain, je ne dirai pas pour nourrir les peuples, mais pour ensemencer les sillons, qui, maudits par je ne sais quelle puissance ennemie, dévorent et ne rendent pas. Tous ces gens, qui manquent de pain, grondent sourdement, car des rumeurs vagues et inconnues passent dans l’air, dans le crépuscule, dans la nuit, qui leur parlent de fers, de chaînes, de tyrannie, et à ces paroles ils se réveillent, cessent de se plaindre et commencent à gronder.
« De leur côté, les parlements demandent le droit de remontrance, c’est-à-dire le droit de vous dire tout haut ce qu’ils disent tout bas : « Roi, tu nous perds ! sauve-nous, ou nous nous sauvons seuls… »
« Les gens de guerre creusent de leur épée inutile une terre où germe la liberté, que les encyclopédistes y ont jetée à pleines mains. Les écrivains – comment cela se fait-il, si ce n’est que les yeux des hommes commencent à voir des choses qu’ils ne voyaient pas ? – les écrivains savent ce que nous faisons de mal en même temps que nous le faisons et l’apprennent au peuple, qui fronce le sourcil maintenant chaque fois qu’il voit passer ses maîtres. Votre Majesté marie son fils ! Autrefois, lorsque la reine Anne d’Autriche maria le sien, la ville de Paris fit des présents à la princesse Marie-Thérèse. Aujourd’hui, au contraire, non seulement la ville n’offre rien, mais encore Votre Majesté a dû forcer les impôts pour payer les carrosses avec lesquels on conduit une fille de César chez un fils de saint Louis. Le clergé est habitué depuis longtemps à ne plus prier Dieu, mais il sent que les terres sont données, les privilèges épuisés, les coffres vides, et il se remet à prier Dieu pour ce qu’il appelle le bonheur du peuple Enfin, sire, faut-il que l’on vous dise ce que vous savez bien, ce que vous avez vu avec tant d’amertume, que vous n’en avez parlé à personne ? Les rois nos frères, qui jadis nous jalousaient, les rois nos frères se détournent de nous. Vos quatre filles, sire, les filles du roi de France ! vos quatre filles n’ont pas été mariées, et il y a vingt princes en Allemagne, trois en Angleterre, seize dans les États du Nord, sans compter nos parents les Bourbons d’Espagne et de Naples, qui nous oublient ou se détournent de nous comme les autres. Peut-être le Turc eût-il voulu de nous si nous n’eussions pas été les filles du roi Très Chrétien ! Oh ! je ne parle pas pour moi, mon père, je ne me plains pas ; c’est un état heureux que le mien, puisque me voici libre, puisque je ne suis nécessaire à aucun de ma famille, puisque je vais pouvoir, dans la retraite, dans la méditation, dans la pauvreté, prier Dieu pour qu’il détourne de votre tête et de celle de mon neveu cet effrayant orage que je vois tout là-bas, grondant dans le ciel de l’avenir.
– Ma fille ! mon enfant, dit le roi, tes craintes te font cet avenir pire qu’il n’est !
– Sire, sire, dit Madame Louise, rappelez-vous cette princesse antique, cette prophétesse royale ; elle prédisait comme moi à son père et à ses frères la guerre, la destruction, l’incendie, et son père et ses frères riaient de ses prédictions, qu’ils disaient insensées. Ne me traitez pas comme elle. Prenez garde, ô mon père ! réfléchissez, ô mon roi !
Louis XV croisa ses bras et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.
– Ma fille, dit-il, vous me parlez sévèrement ; ces malheurs que vous me reprochez sont-ils donc mon ouvrage ?
– À Dieu ne plaise que je le pense ! mais ils sont ceux du temps où nous vivons. Vous êtes entraîné, comme nous tous. Écoutez, sire, comme on applaudit dans les parterres à la moindre allusion contre la royauté ; voyez, le soir, les groupes joyeux descendre à grands fracas les petits escaliers des entresols, quand le grand escalier de marbre est sombre et désert. Sire, le peuple et les courtisans se sont fait des plaisirs à part de nos plaisirs ; ils s’amusent sans nous, ou plutôt, quand nous paraissons où ils s’amusent, nous les attristons. Hélas ! continua la princesse avec une adorable mélancolie ; hélas ! pauvres beaux jeunes gens ! pauvres charmantes femmes ! aimez ! chantez ! oubliez ! soyez heureux ! Je vous gênais ici, tandis que là-bas je vous servirai. Ici, vous étouffez vos rires joyeux de peur de me déplaire ; là-bas, là-bas, je prierai, oh ! je prierai de tout mon cœur, pour le roi, pour mes sœurs, pour mes neveux, pour le peuple de France, pour vous tous, enfin, que j’aime avec l’énergie d’un cœur que nulle passion n’a encore fatigué.
– Ma fille, dit le roi après un sombre silence, je vous en supplie, ne me quittez pas, en ce moment du moins : vous venez de briser mon cœur.
Louise de France saisit la main de son père, et attachant avec amour ses yeux sur la noble physionomie de Louis XV :
– Non, dit-elle, non, mon père ; pas une heure de plus dans ce palais. Non, il est temps que je prie ! Je me sens la force de racheter par mes larmes tous les plaisirs auxquels vous aspirez, vous encore jeune, vous qui êtes un bon père, vous qui savez pardonner.
– Reste avec nous, Louise, reste avec nous, dit le roi en serrant sa fille dans ses bras.
La princesse secoua la tête.
– Mon royaume n’est pas de ce monde, dit-elle tristement en se dégageant de l’embrassement royal. Adieu, mon père. J’ai dit aujourd’hui des choses qui, depuis dix ans, me surchargeaient le cœur. Le fardeau m’étouffait. Adieu : je suis contente. Voyez : je souris, je suis heureuse d’aujourd’hui seulement. Je ne regrette rien.
– Pas même moi, ma fille ?
– Oh ! je vous regretterais si je ne devais plus vous voir ; mais vous viendrez quelquefois à Saint-Denis ; vous ne m’oublierez pas tout à fait.
– Oh ! jamais, jamais !
– Ne vous attendrissez pas, sire. Ne laissons pas croire que cette séparation soit durable. Mes sœurs n’en savent rien encore, à ce que je crois, du moins ; mes femmes seules sont dans la confidence. Depuis huit jours je fais tous mes apprêts, et je désire ardemment que le bruit de mon départ ne retentisse qu’après celui des lourdes portes de Saint-Denis. Ce dernier bruit m’empêchera d’entendre l’autre.
Le roi lut dans les yeux de sa fille que son dessein était irrévocable. Il aimait mieux d’ailleurs qu’elle partît sans bruit. Si Madame Louise craignait l’éclat des sanglots pour sa résolution, le roi le craignait bien plus encore pour ses nerfs.
Puis il voulait aller à Marly, et trop de douleur à Versailles eût nécessairement fait ajourner le voyage.
Enfin il songeait qu’il ne rencontrerait plus, au sortir de quelque orgie, indigne à la fois du roi et du père, cette figure grave et triste qui lui semblait un reproche de cette insouciante et paresseuse existence qu’il menait.
– Qu’il soit donc fait comme tu voudras, mon enfant, dit-il ; seulement, reçois la bénédiction de ton père, que tu as toujours rendu parfaitement heureux.
– Votre main seulement, que je la baise, sire, et donnez-moi mentalement cette précieuse bénédiction.
C’était, pour ceux qui étaient instruits de sa résolution, un spectacle grand et solennel que celui de cette noble princesse, qui, à chaque pas qu’elle faisait, s’avançait vers ses aïeux, qui, du fond de leurs cadres d’or, semblaient la remercier de ce qu’elle venait, vivante, les retrouver dans leurs sépulcres.
À la porte, le roi salua sa fille, et revint sur ses pas sans dire un seul mot.
La cour le suivit, comme c’était l’étiquette.
Chapitre XXVIII. Loque, Chiffe et Graille §
Le roi se dirigea vers le cabinet des équipages, où il avait l’habitude, avant la chasse ou la promenade, de passer quelques moments pour donner des ordres particuliers au genre de service dont il avait besoin pour le reste de la journée.
Au bout de la galerie, il salua les courtisans et leur fit un signe de la main indiquant qu’il voulait être seul.
Louis XV, demeuré seul, continua son chemin à travers un corridor sur lequel donnait l’appartement de Mesdames. Arrivé devant la porte, fermée par une tapisserie, il s’arrêta un instant et secoua la tête.
– Il n’y en avait qu’une bonne, grommela-t-il entre ses dents, et elle vient de partir !
Un éclat de voix répondit à cet axiome passablement désobligeant pour celles qui restaient. La tapisserie se releva, et Louis XV fut salué par ces paroles que lui adressa en chœur un trio furieux :
– Merci, mon père !
Le roi se trouvait au milieu de ses trois autres filles.
– Ah ! c’est toi, Loque, dit-il s’adressant à l’aînée des trois, c’est-à-dire Madame Adélaïde. Ah ! ma foi tant pis, fâche-toi ou ne te fâche pas, j’ai dit la vérité.
– Ah ! dit Madame Victoire, vous ne nous avez rien appris de nouveau, sire, et nous savons que vous avez toujours préféré Louise.
– Ma foi ! tu as dit là une grande vérité, Chiffe.
– Et pourquoi nous préférer Louise ? demanda d’un ton aigre Madame Sophie.
– Parce que Louise ne me tourmente pas, répondit-il avec cette bonhomie dont, dans ses moments d’égoïsme, Louis XV offrait un type si parfait.
– Oh ! elle vous tourmentera, soyez tranquille, mon père, dit Madame Sophie avec un ton d’aigreur qui attira particulièrement vers elle l’attention du roi.
– Qu’en sais-tu, Graille ? dit-il. Est-ce que Louise, en partant, t’a fait ses confidences, à toi ? Cela m’étonnerait, car elle ne t’aime guère.
– Ah ! ma foi ! en tout cas, je le lui rends bien, répondit Madame Sophie.
– Très bien ! dit Louis XV, haïssez-vous, détestez-vous, déchirez-vous, c’est votre affaire ; pourvu que vous ne me dérangiez pas pour rétablir l’ordre dans le royaume des amazones, cela m’est égal. Mais je désire savoir en quoi la pauvre Louise doit me tourmenter ?
– La pauvre Louise ! dirent ensemble Madame Victoire et Madame Adélaïde, en allongeant les lèvres de deux façons différentes.
– En quoi elle doit vous tourmenter ? Eh bien ! je vais vous le dire, mon père.
Louis s’étendit dans un grand fauteuil placé près de la porte, de sorte que la retraite lui restait toujours chose facile.
– Parce que Madame Louise, répondit Sophie, est un peu tourmentée du démon qui agitait l’abbesse de Chelles, et qu’elle se retire au couvent pour faire des expériences.
– Allons, allons, dit Louis XV, pas d’équivoques, je vous prie, sur la vertu de votre sœur ; on n’a jamais rien dit au dehors, où cependant l’on dit tant de choses. Ne commencez pas, vous.
– Moi ?
– Oui, vous.
– Oh ! je ne parle pas de sa vertu, dit Madame Sophie, fort blessée de l’accentuation particulière donnée par son père au mot vous, et de sa répétition affectée ; je dis qu’elle fera des expériences, et voilà tout.
– Eh ! quand elle ferait de la chimie, des armes et des roulettes de fauteuil, quand elle flûterait, quand elle tambourinerait, quand elle écraserait des clavecins ou raclerait le boyau, quel mal voyez-vous à cela ?
– Je dis qu’elle va faire de la politique.
Louis XV tressaillit.
– Étudier la philosophie, la théologie et continuer les commentaires sur la bulle Unigenitus ; de sorte que, pris entre ses théories gouvernementales, ses systèmes métaphysiques et sa théologie, nous paraîtrons les inutiles de la famille, nous…
– Si cela conduit votre sœur en paradis, quel mal y voyez-vous ? reprit Louis XV, assez frappé cependant du rapport qu’il y avait entre l’accusation de Graille et la diatribe politique dont Madame Louise avait chauffé sa sortie. Enviez-vous sa béatitude ? Ce serait le fait de bien mauvaises chrétiennes.
– Ah ! ma foi, non, dit Madame Victoire ; où elle va, je la laisse aller ; seulement, je ne la suis pas.
– Ni moi non plus, répondit Madame Adélaïde.
– Ni moi non plus, dit Madame Sophie.
– D’ailleurs, elle nous détestait, dit Madame Victoire.
– Vous ? dit Louis XV.
– Oui, nous, nous, répondirent les deux autres sœurs.
– Vous verrez, dit Louis XV, qu’elle n’aura choisi le paradis que pour ne pas se rencontrer avec sa famille, cette pauvre Louise !
Cette saillie fit rire médiocrement les trois sœurs.
Madame Adélaïde, l’aînée des trois, rassemblait toute sa logique pour porter au roi un coup plus acéré que ceux qui venaient de glisser sur sa cuirasse.
– Mesdames, dit-elle du ton pincé qui lui était particulier quand elle sortait de cette indolence qui lui avait fait donner par son père le nom de Loque, Mesdames, vous n’avez pas trouvé ou vous n’avez pas osé dire au roi la véritable raison du départ de Madame Louise.
– Allons, bon, encore quelque noirceur, reprit le roi. Allez, Loque, allez !
– Oh ! sire, reprit celle-ci, je sais bien que je vous contrarierai peut-être un peu.
– Dites que vous l’espérez, ce sera plus juste.
Madame Adélaïde se mordit les lèvres.
– Mais, ajouta-t-elle, je dirai la vérité.
– Bon ! cela promet. La vérité ! Guérissez-vous donc de dire de ces choses-là. Est-ce que je la dis jamais, la vérité ? Eh ! voyez, je ne m’en porte pas plus mal, Dieu merci !
Et Louis XV haussa les épaules.
– Voyons, parlez, ma sœur, parlez, dirent à l’envi les deux autres princesses, impatientes de savoir cette raison qui devait tant blesser le roi.
– Bons petits cœurs, grommela Louis XV, comme elles aiment leur père, voyez !
Et il se consola en songeant qu’il le leur rendait bien.
– Or, continua Madame Adélaïde, ce que notre sœur Louise redoutait le plus au monde, elle qui tenait tant à l’étiquette, c’était…
– C’était ?… répéta Louis XV. Voyons, achevez au moins, puisque vous voilà lancée.
– Eh bien ! sire, c’était l’intrusion de nouveaux visages.
– L’intrusion, avez-vous dit ? fit le roi mécontent de ce début parce qu’il voyait d’avance où il tendait, l’intrusion ! Est-ce qu’il y a des intrus chez moi ? est-ce qu’on me force à recevoir qui je ne veux pas ?
C’était une façon assez adroite de changer absolument le sens de la conversation.
Mais Madame Adélaïde était trop fin limier de malice pour se laisser dépister ainsi, quand elle était sur la trace de quelque bonne méchanceté.
– J’ai mal dit, et ce n’est pas le mot propre. Au lieu d’intrusion, j’aurais dû dire introduction.
– Ah ! ah ! dit le roi, voici déjà une amélioration ; l’autre mot me gênait, je l’avoue : j’aime mieux introduction.
– Et cependant, sire, continua Madame Victoire, je crois que ce n’est pas encore là le véritable mot.
– Et quel est-il, voyons ?
– C’est présentation.
– Ah ! oui, dirent les autres sœurs se réunissant à leur aînée, je crois que le voilà trouvé, cette fois.
Le roi se pinça les lèvres.
– Ah ! vous croyez ? dit-il.
– Oui, reprit Madame Adélaïde. Je dis donc que ma sœur craignait fort les nouvelles présentations.
– Eh bien ! fit le roi, qui désirait en finir tout de suite, après ?
– Eh bien ! mon père, elle aura eu peur, par conséquent, de voir arriver à la cour madame la comtesse du Barry.
– Allons donc ! s’écria le roi avec un élan irrésistible de dépit ; allons donc ! dites le mot, et ne tournez pas si longtemps autour ; cordieu ! comme vous nous lanternez, madame la Vérité !
– Sire, répondit Madame Adélaïde, si j’ai tant tardé à dire à Votre Majesté ce que je viens de lui dire, c’est que le respect m’a retenue ; et que son ordre seul pouvait m’ouvrir la bouche sur un pareil sujet.
– Ah ! oui ! avec cela que vous la tenez fermée, votre bouche ; avec cela que vous ne bâillez pas, que vous ne parlez pas, que vous ne mordez pas !…
– Il n’en est pas moins vrai, sire, continua Madame Adélaïde, que je crois avoir trouvé le véritable motif de la retraite de ma sœur.
– Eh bien ! vous vous trompez.
– Oh ! sire, répétèrent ensemble et en hochant la tête de haut en bas Madame Victoire et Madame Sophie ; oh ! sire, nous sommes bien certaines.
– Ouais ! interrompit Louis XV, ni plus ni moins qu’un père de Molière. Ah ! on se rallie à la même opinion, que je crois. J’ai la conspiration dans ma famille, il me semble. C’est donc pour cela que cette présentation ne peut avoir lieu ; c’est donc pour cela que Mesdames ne sont pas chez elles lorsqu’on veut leur faire visite ; c’est donc pour cela qu’elles ne font point réponse aux placets ni aux demandes d’audience.
– À quels placets, et à quelles demandes d’audience ? demanda Madame Adélaïde.
– Eh ! vous le savez bien ; aux placets de mademoiselle Jeanne Vaubernier, dit Madame Sophie.
– Non pas, aux demandes d’audience de mademoiselle Lange, dit Madame Victoire.
Le roi se leva furieux ; son œil, si calme et si doux d’ordinaire, lança un éclair assez peu rassurant pour les trois sœurs.
Comme, au reste, il n’y avait point dans le trio royal d’héroïne capable de soutenir la colère paternelle, toutes trois baissèrent le front sous la tempête.
– Voilà, dit-il, pour me prouver que je me trompais quand je disais que la meilleure des quatre était partie.
– Sire, dit Madame Adélaide, Votre Majesté nous traite mal, plus mal que ses chiens.
– Je le crois bien ; mes chiens, quand j’arrive, ils me caressent ; mes chiens, voilà de véritables amis ! Aussi, adieu, Mesdames. Je vais voir Charlotte, Belle-Fille et Gredinet. Pauvres bêtes ! oui, je les aime, et je les aime surtout parce qu’elles ont cela de bon qu’elles n’aboient pas la vérité, elles.
Le roi sortit furieux ; mais il n’eût pas fait quatre pas dans l’antichambre qu’il entendît ses trois filles qui chantaient en chœur :
Dans Paris, la grand-ville,
Garçons, femmes et filles
Ont tous le cœur débile
Et poussent des hélas ! Ah ! ah ! ah ! ah !
La maîtresse de Blaise
Est très mal à son aise,
Aise,
Aise,
Aise,
Elle est sur le grabat. Ah ! ah ! ah !
C’était le premier couplet d’un vaudeville contre madame du Barry, lequel courait les rues sous le nom de la Belle Bourbonnaise.
Le roi fut tout près de revenir sur ses pas, et peut-être Mesdames se fussent-elles assez mal trouvées de ce retour ; mais il se retint, et continua son chemin en criant pour ne pas entendre :
– Monsieur le capitaine des levrettes ! holà ! monsieur le capitaine des levrettes !
L’officier que l’on décorait de ce singulier titre accourut.
– Qu’on ouvre le cabinet des chiens, dit le roi.
– Oh ! sire, s’écria l’officier en se jetant au-devant de Louis XV, que Votre Majesté ne fasse pas un pas de plus !
– Eh bien ! qu’y a-t-il ? Voyons ! dit le roi s’arrêtant au seuil de la porte, sous laquelle passaient en sifflant les haleines des chiens qui sentaient leur maître.
– Sire, dit l’officier, pardonnez à mon zèle, mais je ne puis permettre que le roi entre près des chiens.
– Ah ! oui ! dit le roi, je comprends, le cabinet n’est point en ordre… Eh bien ! faites sortir Gredinet.
– Sire, murmura l’officier, dont le visage exprima la consternation, Gredinet n’a ni bu ni mangé depuis deux jours, et l’on craint qu’il ne soit enragé.
– Oh ! bien décidément, s’écria Louis XV, je suis le plus malheureux des hommes ! Gredinet enragé ! voilà qui mettrait le comble à mes chagrins.
L’officier des levrettes crut devoir verser une larme pour animer la scène.
Le roi tourna les talons et regagna son cabinet, où l’attendait son valet de chambre.
Celui-ci, en apercevant le visage bouleversé du roi, se dissimula dans l’embrasure d’une fenêtre.
– Ah ! je le vois bien, murmura Louis XV sans faire attention à ce fidèle serviteur, qui n’était pas un homme pour le roi, et en marchant à grands pas dans son cabinet ; ah ! je le vois bien, M. de Choiseul se moque de moi ; le dauphin se regarde déjà comme à moitié maître et croit qu’il le sera tout à fait quand il aura fait asseoir sa petite Autrichienne sur le trône. Louise m’aime, mais bien durement, puisqu’elle me fait de la morale et qu’elle s’en va. Mes trois autres filles chantent des chansons où l’on m’appelle Blaise. M. le comte de Provence traduit Lucrèce. M. le comte d’Artois court les ruelles. Mes chiens deviennent enragés et veulent me mordre. Décidément il n’y a que cette pauvre comtesse qui m’aime. Au diable donc ceux qui veulent lui faire déplaisir !
Alors, avec une résolution désespérée, s’asseyant près de la table sur laquelle Louis XIV donnait sa signature, et qui avait reçu le poids des derniers traités et des lettres superbes du grand roi :
– Je comprends maintenant pourquoi tout le monde hâte autour de moi l’arrivée de madame la dauphine. On croit qu’elle n’a qu’à se montrer ici pour que je devienne son esclave, ou que je sois dominé par sa famille. Ma foi, j’ai bien le temps de la voir, ma chère bru, surtout si son arrivée ici doit encore m’occasionner de nouveaux tracas. Vivons donc tranquille, tranquille le plus longtemps possible, et pour y parvenir, retenons-la en route. Elle devait, continua le roi, passer Reims et passer Noyon sans s’arrêter, et venir tout de suite à Compiègne : maintenons le premier cérémonial. Trois jours de réception à Reims, et un… non, ma foi ! deux… bah ! trois jours de fête à Noyon, cela fera toujours six jours de gagnés, six bons jours.
Le roi prit la plume et adressa lui-même à M. de Stainville l’ordre de s’arrêter trois jours à Reims et trois jours à Noyon.
Puis, mandant le courrier de service.
– Ventre à terre, dit-il, jusqu’à ce que vous ayez remis cet ordre à son adresse.
Puis de la même plume :
« Chère comtesse, écrivit-il, nous installons aujourd’hui Zamore dans son gouvernement. Je pars pour Marly. Ce soir j’irai vous dire à Luciennes tout ce que je pense en ce moment.
« La France. »
– Tenez, Lebel, dit-il, allez porter cette lettre à la comtesse, et tenez-vous bien avec elle : c’est un conseil que je vous donne.
Le valet de chambre s’inclina et sortit.
Chapitre XXIX. Madame de Béarn §
Le premier objet de toutes ces fureurs, la pierre d’achoppement de tous ces scandales désirés ou redoutés à la cour, madame la comtesse de Béarn, comme l’avait dit Chon à son frère, voyageait rapidement vers Paris.
Ce voyage était le résultat d’une de ces merveilleuses imaginations qui, dans ses moments d’embarras, venaient au secours du vicomte Jean.
Ne pouvant trouver parmi les femmes de la cour cette marraine tant désirée et si nécessaire, puisque sans elle la présentation de madame du Barry ne pouvait avoir lieu, il avait jeté les yeux sur la province, examiné les positions, fouillé les villes, et trouvé ce qu’il lui fallait sur les bords de la Meuse, dans une maison toute gothique, mais assez bien tenue.
Ce qu’il cherchait, c’était une vieille plaideuse et un vieux procès.
La vieille plaideuse était la comtesse de Béarn.
Le vieux procès était une affaire d’où dépendait toute sa fortune et qui relevait de M. de Maupeou, tout récemment rallié à madame du Barry, avec laquelle il avait découvert un degré de parenté inconnu jusque-là, et qu’il appelait en conséquence sa cousine. M. de Maupeou, dans la prévision de la chancellerie, avait pour la favorite toute la ferveur d’une amitié de la veille et d’un intérêt du lendemain, amitié et intérêt qui l’avaient fait nommer vice chancelier par le roi, et par abréviation, le Vice par tout le monde.
Madame de Béarn était bien réellement une vieille plaideuse fort semblable à la comtesse d’Escarbagnas ou à madame Pimbêche, les deux bons types de cette époque-là, portant du reste comme on le voit, un nom magnifique.
Agile, maigre, anguleuse, toujours sur le qui-vive, toujours roulant des yeux de chat effaré sous ses sourcils gris, madame de Béarn avait conservé le costume des femmes de sa jeunesse, et comme la mode, toute capricieuse qu’elle est, consent à redevenir raisonnable parfois, le costume des jeunes filles de 1740 se trouvait être un habit de vieille en 1770.
Amples guipures, mantelet dentelé, coiffes énormes, poches immenses, sac colossal et cravate de soie à fleurs, tel était le costume sous lequel Chon, la sœur bien-aimée et la confidente fidèle de madame du Barry, avait trouvé madame de Béarn lorsqu’elle se présenta chez elle sous le nom de mademoiselle Flageot, c’est-à-dire comme la fille de son avocat.
La vieille comtesse le portait – on sait qu’il est question de costume – autant par goût que par économie. Elle n’était pas de ces gens qui rougissent de leur pauvreté, car sa pauvreté ne venait point de sa faute. Seulement, elle regrettait de ne pas être riche pour laisser une fortune digne de son nom à son fils, jeune homme tout provincial timide comme une jeune fille, et bien plus attaché aux douceurs de la vie matérielle qu’aux faveurs de la renommée.
Il lui restait, d’ailleurs, la ressource d’appeler mes terres les terres que son avocat disputait aux Saluces ; mais, comme c’était une femme d’un grand sens, elle sentait bien que, s’il lui fallait emprunter sur ces terres-là, pas un usurier, et il y en avait d’audacieux en France à cette époque, pas un procureur, et il y en a eu de bien roués en tout temps, ne lui prêterait sur cette garantie, ou ne lui avancerait la moindre somme sur cette restitution.
C’est pourquoi, réduite au revenu des terres non engagées dans le procès et à leurs redevances, madame la comtesse de Béarn, riche de mille écus de rente à peu près, fuyait la cour, où l’on dépensait douze livres par jour rien qu’à la location du carrosse qui traînait la solliciteuse chez MM. les juges et MM. les avocats.
Elle avait fui surtout parce qu’elle désespérait de tirer avant quatre ou cinq ans son dossier du carton où il attendait son tour. Aujourd’hui les procès sont longs, mais enfin, sans vivre l’âge d’un patriarche, celui qui en entame un peut espérer de le voir finir, tandis qu’autrefois un procès traversait deux ou trois générations, et, comme ces plantes fabuleuses des Mille et une Nuits, ne fleurissait qu’au bout de deux ou trois cents ans.
Or madame de Béarn ne voulait pas dévorer le reste de son patrimoine à essayer de récupérer les dix douzièmes engagés ; c’était, comme nous l’avons dit, ce que dans tous les temps on appelle une femme du vieux temps, c’est-à-dire sagace, prudente, forte et avare.
Elle eût certainement dirigé elle-même son affaire, assigné, plaidé, exécuté, mieux que procureur, avocat ou huissier quelconque ; mais elle avait nom Béarn, et ce nom mettait obstacle à beaucoup de choses. Il en résultait que, dévorée de regrets et d’angoisses, très semblable au divin Achille retiré sous sa tente, qui souffrait mille morts quand sonnait cette trompette à laquelle il feignait d’être sourd, madame de Béarn passait la journée à déchiffrer de vieux parchemins, ses lunettes sur le nez, et ses nuits à se draper dans sa robe de chambre de Perse, et, ses cheveux gris au vent, à plaider devant son traversin la cause de cette succession revendiquée par les Saluces, cause qu’elle se gagnait toujours avec une éloquence dont elle était si satisfaite, qu’en circonstance pareille elle la souhaitait à son avocat.
On comprend que, dans ces dispositions, l’arrivée de Chon, se présentant sous le nom de mademoiselle Flageot, causa un doux saisissement à madame de Béarn.
Le jeune comte était à l’armée.
On croit ce qu’on désire. Aussi madame de Béarn se laissa-t-elle prendre tout naturellement au récit de la jeune femme.
Il y avait bien cependant quelque ombre de soupçon à concevoir : la comtesse connaissait depuis vingt ans maître Flageot ; elle l’avait été visiter deux cents fois dans sa rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, et jamais elle n’avait remarqué sur le tapis quadrilatère qui lui avait paru si exigu pour l’immensité du cabinet, jamais, disons-nous, elle n’avait remarqué sur ce tapis les yeux d’un enfant habile à venir chercher les pastilles dans les boites des clients et des clientes.
Mais il s’agissait bien de penser au tapis du procureur ; il s’agissait bien de retrouver l’enfant qui pouvait jouer dessus ; il s’agissait bien enfin de creuser ses souvenirs : mademoiselle Flageot était mademoiselle Flageot, voilà tout.
De plus, elle était mariée, et enfin, dernier rempart contre toute mauvaise pensée, elle ne venait pas exprès à Verdun, elle allait rejoindre son mari a Strasbourg.
Peut-être madame de Béarn eût-elle dû demander à mademoiselle Flageot la lettre qui l’accréditait auprès d’elle ; mais si un père ne peut pas envoyer sa fille, sa propre fille, sans lettre, à qui donnera-t-on une mission de confiance ? et puis, encore un coup, à quoi bon de pareilles craintes ? Où aboutissent de pareils soupçons ? dans quel but faire soixante lieues pour débiter un pareil conte ?
Si elle eût été riche, si, comme la femme d’un banquier, d’un fermier général ou d’un partisan, elle eût dû emmener avec elle équipages, vaisselle et diamants, elle eût pu penser que c’était un complot monté par des voleurs. Mais elle riait bien, madame de Béarn, lorsqu’elle songeait parfois au désappointement qu’éprouveraient des voleurs assez mal avisés pour songer à elle.
Aussi, Chon disparue avec sa toilette de bourgeoise, avec son mauvais petit cabriolet attelé d’un cheval, qu’elle avait pris à l’avant-dernière poste en y laissant sa chaise, madame de Béarn, convaincue que le moment était venu de faire un sacrifice, monta-t-elle à son tour dans un vieux carrosse, et pressa-t-elle les postillons de telle façon qu’elle passa à La Chaussée une heure avant la dauphine, et qu’elle arriva à la barrière Saint-Denis cinq ou six heures à peine après mademoiselle du Barry.
Comme la voyageuse avait fort peu de bagage, et que le plus pressant pour elle était d’aller aux informations, madame de Béarn fit arrêter sa chaise rue du Petit-Lion, à la porte de maître Flageot.
Ce ne fut pas, on le pense bien, sans qu’un bon nombre de curieux, et les Parisiens le sont tous, ne s’arrêtât devant ce vénérable coche qui semblait sortir des écuries de Henri IV, dont il rappelait le véhicule favori par sa solidité, sa monumentale architecture et ses rideaux de cuir recroquevillés, courant avec des grincements affreux sur une tringle de cuivre verdâtre.
La rue du Petit-Lion n’est pas large. Madame de Béarn l’obstrua majestueusement, et, ayant payé les postillons, leur ordonna de conduire la voiture à l’auberge où elle avait l’habitude de descendre, c’est-à-dire au Coq chantant, rue Saint-Germain-des-Prés.
Elle monta, se tenant à la corde graisseuse, l’escalier noir de M. Flageot ; il y régnait une fraîcheur qui ne déplut point à la vieille, fatiguée par la rapidité et l’ardeur de la route.
Maître Flageot, lorsque sa servante Marguerite annonça madame la comtesse de Béarn, releva son haut-de-chausses, qu’il avait laissé tomber fort bas à cause de la chaleur, enfonça sur sa tête une perruque qu’on avait toujours soin de tenir à sa portée, et endossa une robe de chambre de basin à côtes.
Ainsi paré, il s’avança souriant vers la porte. Mais, dans ce sourire perçait une nuance d’étonnement si prononcée, que la comtesse se crut obligée de lui dire :
– Eh bien, quoi ! mon cher monsieur Flageot, c’est moi !
– Oui-da, répondit M. Flageot, je le vois bien, madame la comtesse.
Alors, fermant pudiquement sa robe de chambre, l’avocat conduisit la comtesse à un fauteuil de cuir, dans le coin le plus clair du cabinet, tout en l’éloignant prudemment du papier de son bureau, car il la savait curieuse.
– Maintenant, madame, dit galamment maître Flageot, voulez-vous bien me permettre de me réjouir d’une si agréable surprise ?
Madame de Béarn, adossée au fond de son fauteuil, levait en ce moment les pieds pour laisser entre la terre et ses souliers de satin broché l’intervalle nécessaire au passage d’un coussin de cuir que Marguerite posait devant elle. Elle se redressa rapidement.
– Comment ! surprise ? dit-elle en pinçant son nez avec ses lunettes, qu’elle venait de tirer de leur étui afin de mieux voir M. Flageot.
– Sans doute, je vous croyais dans vos terres, madame, répondit l’avocat, usant d’une aimable flatterie pour qualifier les trois arpents de potager de madame de Béarn.
– Comme vous voyez, j’y étais ; mais à votre premier signal je les ai quittées.
– À mon premier signal ? fit l’avocat étonné.
– À votre premier mot, à votre premier avis, à votre premier conseil, enfin, comme il vous plaira.
Les yeux de M. Flageot devinrent grands comme les lunettes de la comtesse.
– J’espère que j’ai fait diligence, continua celle-ci, et que vous devez être content de moi.
– Enchanté, madame, comme toujours ; mais permettez-moi de vous dire que je ne vois en aucune façon ce que j’ai à faire là dedans.
– Comment ! dit la comtesse, ce que vous avez à faire ?… Tout, ou plutôt c’est vous qui avez tout fait.
– Moi ?
– Certainement, vous… Eh bien ! nous avons donc du nouveau ici ?
– Oh ! oui, madame, on dit que le roi médite un coup d’État à l’endroit du parlement. Mais pourrais-je vous offrir de prendre quelque chose ?
– Il s’agit bien du roi, il s’agit bien de coup d’État.
– Et de quoi s’agit-il donc, madame ?
– Il s’agit de mon procès. C’est à propos de mon procès que je vous demandais s’il n’y avait rien de nouveau.
– Oh ! quant à cela, dit M. Flageot en secouant tristement la tête, rien, madame, absolument rien.
– C’est-à-dire, rien…
– Non, rien.
– Rien, depuis que mademoiselle votre fille m’a parlé. Or, comme elle m’a parlé avant-hier, je comprends qu’il n’y ait pas grand-chose de nouveau depuis ce moment-là.
– Ma fille, madame ?
– Oui.
– Vous avez dit ma fille ?
– Sans doute, votre fille, celle que vous m’avez envoyée.
– Pardon, madame, dit M. Flageot, mais il est impossible que je vous aie envoyé ma fille.
– Impossible !
– Par une raison infiniment simple, c’est que je n’en ai pas.
–Vous êtes sûr ? dit la comtesse.
– Madame, répondit M. Flageot, j’ai l’honneur d’être célibataire.
– Allons donc ! fit la comtesse.
M. Flageot devint inquiet ; il appela Marguerite pour qu’elle apportât les rafraîchissements offerts à la comtesse, et surtout pour qu’elle la surveillât.
– Pauvre femme, pensa-t-il, la tête lui aura tourné.
– Comment ! dit la comtesse, vous n’avez pas une fille ?
– Non, madame.
– Une fille mariée à Strasbourg ?
– Non, madame, non, mille fois non.
– Et vous n’avez pas chargé cette fille, continua la comtesse poursuivant son idée, vous n’avez pas chargé cette fille de m’annoncer en passant que mon procès était mis au rôle ?
– Non.
La comtesse bondit sur son fauteuil en frappant ses deux genoux de ses deux mains.
– Buvez un peu, madame la comtesse, dit M. Flageot, cela vous fera du bien.
En même temps il fit un signe à Marguerite, qui approcha deux verres de bière sur un plateau ; mais la vieille dame n’avait plus soif ; elle repoussa le plateau et les verres si rudement, que mademoiselle Marguerite, qui paraissait avoir quelques privilèges dans la maison, en fut blessée.
– Voyons, voyons, dit la comtesse en regardant M. Flageot par-dessous ses lunettes, expliquons-nous un peu, s’il vous plaît.
– Je le veux bien, dit M. Flageot. Demeurez, Marguerite ; madame consentira peut-être à boire tout à l’heure. Expliquons-nous.
– Oui, expliquons-nous, si vous le voulez bien, car vous êtes inconcevable aujourd’hui, mon cher monsieur Flageot ; on dirait, ma parole, que la tête vous a tourné depuis les chaleurs.
– Ne vous irritez pas, madame, dit l’avocat en faisant manœuvrer son fauteuil sur les deux pieds de derrière pour s’éloigner de la comtesse, ne vous irritez pas et causons.
– Oui, causons. Vous dites que vous n’avez pas de fille, monsieur Flageot ?
– Non, madame, et je le regrette bien sincèrement, puisque cela paraissait vous être agréable, quoique…
– Quoique ? répéta la comtesse.
– Quoique, pour moi, j’aimerais mieux un garçon ; les garçons réussissent mieux ou plutôt tournent moins mal dans ces temps-ci.
Madame de Béarn joignit les deux mains avec une profonde inquiétude.
– Quoi ! dit-elle, vous ne m’avez pas fait mander à Paris par une sœur, une nièce, une cousine quelconque ?
– Je n’y ai jamais songé, madame, sachant combien le séjour de Paris est dispendieux.
– Mais mon affaire ?
– Je me réserve de vous tenir au courant quand elle sera appelée, madame.
– Comment, quand elle sera appelée ?
– Oui.
– Elle ne l’est donc pas ?
– Pas que je sache, madame.
– Mon procès n’est pas évoqué ?
– Non.
– Et il n’est pas question d’un prochain appel ?
– Non, madame ! mon Dieu, non !
– Alors, s’écria la vieille dame en se levant, alors on m’a jouée, on s’est indignement moqué de moi.
M. Flageot hissa sa perruque sur le haut de son front en marmottant.
– J’en ai bien peur, madame.
– Maître Flageot !… s’écria la comtesse.
L’avocat bondit sur sa chaise et fit un signe à Marguerite, laquelle se tint prête à soutenir son maître.
– Maître Flageot, continua la comtesse, je ne tolérerai pas cette humiliation, et je m’adresserai à M. le lieutenant de police pour qu’on retrouve la péronnelle qui a commis cette insulte vis-à-vis de moi.
– Peuh ! fit M. Flageot ; c’est bien chanceux.
– Une fois trouvée, continua la comtesse emportée par la colère, j’intenterai une action.
– Encore un procès ! dit tristement l’avocat.
Ces mots firent tomber la plaideuse du haut de sa fureur ; la chute fut lourde.
– Hélas ! dit-elle, j’arrivais si heureuse !
– Mais que vous a donc dit cette femme, madame ?
– D’abord, qu’elle venait de votre part.
– Affreuse intrigante !
– Et de votre part elle m’annonçait l’évocation de mon affaire ; c’était imminent ; je ne pouvais faire assez grande diligence, ou je risquais d’arriver trop tard.
– Hélas ! répéta M. Flageot à son tour, nous sommes loin d’être évoqués, madame.
– Nous sommes oubliés, n’est-ce pas ?
– Oubliés, ensevelis, enterrés, madame, à moins d’un miracle, et, vous le savez, les miracles sont rares…
– Oh ! oui, murmura la comtesse avec un soupir.
M. Flageot répondit par un autre soupir modulé sur celui de la comtesse.
– Tenez, monsieur Flageot, continua madame de Béarn, voulez-vous que je vous dise une chose ?
– Dites, madame.
– Je n’y survivrai pas.
– Oh ! quant à cela, vous auriez tort.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit la pauvre comtesse, je suis au bout de ma force.
– Courage, madame, courage ! dit Flageot.
– Mais n’avez-vous pas un conseil à me donner ?
– Oh ! si fait : celui de retourner dans vos terres et de ne plus croire désormais ceux qui se présenteront de ma part sans un mot de moi.
– Il faudra bien que j’y retourne, dans mes terres !
– Ce sera sage.
– Mais croyez-moi, monsieur Flageot, gémit la comtesse, nous ne nous reverrons plus, en ce monde du moins.
– Quelle scélératesse !
– Mais j’ai donc de bien cruels ennemis ?
– C’est un tour des Saluces, j’en jurerais.
– Le tour est bien mesquin, en tout cas.
– Oui, c’est faible, dit M. Flageot.
– Oh ! la justice, la justice ! s’écria la comtesse, mon cher monsieur Flageot, c’est l’antre de Cacus.
– Pourquoi ? dit celui-ci. Parce que la justice n’est plus elle-même, parce qu’on travaille le parlement, parce que M. de Maupeou a voulu devenir chancelier au lieu de rester président.
– Monsieur Flageot, je boirais bien à présent.
– Marguerite ! cria l’avocat.
Marguerite rentra. Elle était sortie, voyant le tour pacifique que prenait la conversation.
Elle rentra, disons-nous, tenant le plateau et les deux verres qu’elle avait emportés. Madame de Béarn but lentement son verre de bière, après avoir honoré son avocat du choc de son gobelet, puis elle gagna l’antichambre après une triste révérence et des adieux plus tristes encore.
M. Flageot la suivait, sa perruque à la main.
Madame de Béarn était sur le palier et cherchait déjà la corde qui servait de rampe, lorsqu’une main se posa sur la sienne et qu’une tête donna dans sa poitrine.
Cette main et cette tête étaient celles d’un clerc qui escaladait quatre à quatre les raides marches de l’escalier.
La vieille comtesse, grondant et maugréant, rangea ses jupes et continua à descendre, tandis que le clerc, arrivé au palier à son tour, repoussait la porte en criant avec la voix franche et enjouée des basochiens de tous les temps :
– Voilà, maître Flageot, voilà ; c’est pour l’affaire Béarn !
Et il lui tendit un papier.
Remonter à ce nom, repousser le clerc, se jeter sur maître Flageot, lui arracher le papier, bloquer l’avocat dans son cabinet, voilà ce que la vieille comtesse avait fait, avant que le clerc eût reçu deux soufflets que Marguerite lui appliquait ou faisait semblant de lui appliquer en riposte à deux baisers.
– Eh bien ! s’écria la vieille dame, qu’est-ce qu’on dit donc là dedans, maître Flageot ?
– Ma foi, je n’en sais rien encore, madame la comtesse ; mais, si vous voulez me rendre le papier, je vous le dirai.
– C’est vrai, mon bon monsieur Flageot ; lisez, lisez vite.
Celui-ci regarda la signature du billet.
– C’est de maître Guildou, notre procureur, dit-il.
– Ah ! mon Dieu !
– Il m’invite, continua maître Flageot avec une stupéfaction croissante, à me tenir prêt à plaider pour mardi, parce que notre affaire est évoquée.
– Évoquée ! cria la comtesse en bondissant, évoquée ! Ah ! prenez garde, monsieur Flageot, ne plaisantons pas cette fois, je ne m’en relèverais plus.
– Madame, dit maître Flageot, tout abasourdi de la nouvelle, si quelqu’un plaisante, ce ne peut être que M. Guildou, et ce serait la première fois de sa vie.
– Mais est-ce bien de lui cette lettre ?
– Il a signé Guildou, voyez.
– C’est vrai !… Évoquée de ce matin, plaidée mardi. Ah çà ! maître Flageot, cette dame qui m’est venue voir n’était donc pas une intrigante ?
– Il paraît que non.
– Mais puisqu’elle ne m’était pas envoyée par vous… Vous êtes sûr qu’elle ne m’était pas envoyée par vous ?
– Pardieu ! si j’en suis sûr !
– Par qui donc m’était-elle envoyée ?
– Oui, par qui ?
– Car enfin elle m’était envoyée par quelqu’un.
– Je m’y perds.
– Et moi, je m’y noie. Ah ! laissez-moi relire encore, mon cher monsieur Flageot ; évoquée, plaidée, c’est écrit ; plaidée devant M. le président Maupeou.
– Diable ! cela y est-il ?
– Sans doute.
– C’est fâcheux !
– Pourquoi cela ?
– Parce que c’est un grand ami des Saluces que M. le président Maupeou.
– Vous le savez ?
– Il n’en sort pas.
– Bon ! nous voilà plus embarrassés que jamais. J’ai du malheur.
– Et cependant, dit maître Flageot, il n’y a pas à dire, il faut l’aller voir.
– Mais il me recevra horriblement.
– C’est probable.
– Ah ! maître Flageot, que me dites-vous là ?
– La vérité, madame.
– Quoi ! non seulement vous perdez courage, mais encore vous m’ôtez celui que j’avais.
– Devant M. de Maupeou, il ne peut rien vous arriver de bon.
– Faible à ce point, vous, un Cicéron ?
– Cicéron eut perdu la cause de Ligarius s’il eût plaidé devant Verrès au lieu de parler devant César, répondit maître Flageot, qui ne trouvait que cela de modeste à répondre pour repousser l’honneur insigne que sa cliente venait de lui faire.
– Alors vous me conseillez de ne pas l’aller voir ?
– À Dieu ne plaise, madame, de vous conseiller une pareille irrégularité ; seulement, je vous plains d’être forcée à une pareille entrevue.
– Vous me parlez là, monsieur Flageot, comme un soldat qui songe à déserter son poste. On dirait que vous craignez de vous charger de l’affaire.
– Madame, répondit l’avocat, j’en ai perdu quelques-unes dans ma vie qui avaient plus de chance de gain que celle-là.
La comtesse soupira ; mais, rappelant toute son énergie :
– J’irai jusqu’au bout, dit-elle avec une sorte de dignité qui contrasta avec la physionomie comique de cet entretien, il ne sera pas dit qu’ayant le droit j’aurai reculé devant la brigue. Je perdrai mon procès, mais j’aurai montré aux prévaricateurs le front d’une femme de qualité comme il n’en reste pas beaucoup à la cour d’aujourd’hui. Me donnez-vous le bras, monsieur Flageot, pour m’accompagner chez votre vice-chancelier ?
– Madame, dit maître Flageot appelant, lui aussi, à son aide toute sa dignité, madame, nous nous sommes juré, nous, membres opposants du parlement de Paris, de ne plus avoir de rapports en deçà des audiences, avec ceux qui ont abandonné les parlements dans l’affaire de M. d’Aiguillon. L’union fait la force ; et comme M. de Maupeou a louvoyé dans toute cette affaire, comme nous avons à nous plaindre de lui, nous resterons dans nos camps jusqu’à ce qu’il ait arboré une couleur.
– Mon procès arrive mal, à ce que je vois, soupira la comtesse ; des avocats brouillés avec leurs juges, des juges brouillés avec leurs clients… C’est égal, je persévérerai.
– Dieu vous assiste, madame, dit l’avocat en rejetant sa robe de chambre sur son bras gauche, comme un sénateur romain eût fait de sa toge.
– Voici un triste avocat, murmura en elle-même madame de Béarn. J’ai peur d’avoir moins de chance avec lui devant le parlement que je n’en avais là-bas devant mon traversin.
Puis tout haut, avec un sourire sous lequel elle essayait de dissimuler son inquiétude :
– Adieu, maître Flageot, continua-t-elle ; étudiez bien la cause, je vous prie, on ne sait pas ce qui peut arriver.
– Oh ! madame, dit maître Flageot, ce n’est point le plaidoyer qui m’embarrasse. Il sera beau, je le crois, d’autant plus beau que je me promets d’y mêler des allusions terribles.
– À quoi, monsieur, à quoi ?
– À la corruption de Jérusalem, madame, que je comparerai aux villes maudites, et sur qui j’appellerai le feu du ciel. Vous comprenez, madame, que personne ne s’y trompera, et que Jérusalem sera Versailles.
– Monsieur Flageot, s’écria la vieille dame, ne vous compromettez pas, ou plutôt ne compromettez pas ma cause !
– Eh ! madame, elle est perdue avec M. de Maupeou, votre cause ; il ne s’agit donc plus que de la gagner devant nos contemporains ; et puisque l’on ne nous fait pas justice, faisons scandale !
– Monsieur Flageot…
– Madame, soyons philosophes… tonnons !
– Le diable te tonne, va ! grommela la comtesse, méchant avocassier qui ne vois dans tout cela qu’un moyen de te draper dans tes loques philosophiques. Allons chez M. de Maupeou ; il n’est pas philosophe, lui, et j’en aurai peut être meilleur marché que de toi !
Et la vieille comtesse quitta maître Flageot et s’éloigna de la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur, après avoir parcouru en deux jours tous les degrés de l’échelle des espérances et des désappointements.
Chapitre XXX. Le Vice §
La vieille comtesse tremblait de tous ses membres en se rendant chez M. de Maupeou.
Cependant une réflexion propre à la tranquilliser lui était venue en chemin. Selon toute probabilité, l’heure avancée ne permettrait pas à M. de Maupeou de la recevoir, et elle se contenterait d’annoncer sa visite prochaine au suisse.
En effet, il pouvait être sept heures du soir, et quoiqu’il fît jour encore, l’habitude de dîner à quatre heures déjà répandue dans la noblesse interrompait, en général, toute affaire depuis le dîner jusqu’au lendemain.
Madame de Béarn, qui désirait rencontrer ardemment le vice-chancelier, fut cependant consolée à cette idée qu’elle ne le trouverait pas. C’est là une de ces fréquentes contradictions de l’esprit humain, que l’on comprendra toujours sans les expliquer jamais.
La comtesse se présenta donc, comptant que le suisse allait l’évincer. Elle avait préparé un écu de trois livres pour adoucir le cerbère et l’engager à présenter son nom sur la liste des audiences demandées.
En arrivant en face de l’hôtel, elle trouva le suisse causant avec un huissier, lequel semblait lui donner un ordre. Elle attendit discrètement, de peur que sa présence ne dérangeât les deux interlocuteurs ; mais en l’apercevant dans son carrosse de louage, l’huissier se retira.
Le suisse alors s’approcha du carrosse et demanda le nom de la solliciteuse.
– Oh ! je sais, dit-elle, que je n’aurai probablement pas l’honneur de voir Son Excellence.
– N’importe, madame, répondit le suisse, faites-moi toujours l’honneur de me dire comment vous vous nommez.
– Comtesse de Béarn, répondit-elle.
– Monseigneur est à l’hôtel, répliqua le suisse.
– Plaît-il ? fit madame de Béarn au comble de l’étonnement.
– Je dis que monseigneur est à l’hôtel, répéta celui-ci.
– Mais, sans doute, monseigneur ne reçoit pas ?
– Il recevra madame la comtesse, dit le suisse.
Madame de Béarn descendit, ne sachant pas si elle dormait ou veillait. Le suisse tira un cordon qui fit deux fois résonner une cloche. L’huissier parut sur le perron, et le suisse fit signe à la comtesse qu’elle pouvait entrer.
– Vous voulez parler à monseigneur, madame ? demanda l’huissier.
– C’est-à-dire, monsieur, que je désirais cette faveur sans oser l’espérer.
– Veuillez me suivre, madame la comtesse.
– On disait tant de mal de ce magistrat ! pensa la comtesse en suivant l’huissier ; il a cependant une grande qualité, c’est d’être abordable à toute heure. Un chancelier !… c’est étrange.
Et tout en marchant, elle frémissait à l’idée de trouver un homme d’autant plus revêche, d’autant plus disgracieux qu’il se donnait ce privilège par l’assiduité à ses devoirs. M. de Maupeou, enseveli sous une vaste perruque et vêtu de l’habit de velours noir, travaillait dans un cabinet, portes ouvertes.
La comtesse, en entrant, jeta un regard rapide autour d’elle ; mais elle vit avec surprise qu’elle était seule, et que nulle autre figure que la sienne et celle du maigre, jaune et affairé chancelier ne se réfléchissait dans les glaces.
L’huissier annonça madame la comtesse de Béarn.
M. de Maupeou se leva tout d’une pièce et se trouva du même mouvement adossé à sa cheminée.
Madame de Béarn fit les trois révérences de rigueur.
Le petit compliment qui suivit les révérences fut quelque peu embarrassé. Elle ne s’attendait pas à l’honneur… elle ne croyait pas qu’un ministre si occupé eût le courage de prendre sur les heures de son repos…
M. de Maupeou répliqua que le temps n’était pas moins précieux pour les sujets de Sa Majesté, que pour ses ministres ; que cependant il y avait encore des distinctions à faire entre les gens pressés ; qu’en conséquence il donnait toujours son meilleur reste à ceux qui méritaient ces distinctions.
Nouvelles révérences de madame de Béarn, puis silence embarrassé, car là devaient cesser les compliments et commencer les requêtes.
M. de Maupeou attendait en se caressant le menton.
– Monseigneur, dit la plaideuse, j’ai voulu me présenter devant Votre Excellence pour lui exposer très humblement une grave affaire de laquelle dépend toute ma fortune.
M. de Maupeou fit de la tête un léger signe qui voulait dire : « Parlez. »
– En effet, monseigneur, reprit-elle, vous saurez que toute ma fortune, ou plutôt celle de mon fils, est intéressée dans le procès que je soutiens en ce moment contre la famille Saluces.
Le vice-chancelier continua de se caresser le menton.
– Mais votre équité m’est si bien connue, monseigneur, que, tout en connaissant l’intérêt, je dirai même l’amitié que Votre Excellence porte à ma partie adverse, je n’ai pas hésité un seul instant à venir supplier Son Excellence de m’entendre.
M. de Maupeou ne put s’empêcher de sourire en entendant louer son équité : cela ressemblait trop aux vertus apostoliques de Dubois, que l’on complimentait aussi sur ses vertus cinquante ans auparavant.
– Madame la comtesse, dit-il, vous avez raison de dire que je suis ami des Saluces ; mais vous avez aussi raison de croire qu’en prenant les sceaux j’ai déposé toute amitié. Je vous répondrai donc, en dehors de toute préoccupation particulière, comme il convient au chef souverain de la justice.
– Oh ! monseigneur, soyez béni ! s’écria la vieille comtesse.
– J’examine donc votre affaire en simple jurisconsulte, continua le chancelier.
– Et j’en remercie Votre Excellence, si habile en ces matières.
– Votre affaire vient bientôt, je crois ?
– Elle est appelée la semaine prochaine, monseigneur.
– Maintenant, que désirez-vous ?
– Que Votre Excellence prenne connaissance des pièces.
– C’est fait.
– Eh bien ! demanda en tremblant la vieille comtesse, qu’en pensez-vous, monseigneur ?
– De votre affaire ?
– Oui.
– Je dis qu’il n’y a pas un seul doute à avoir.
– Comment ? sur le gain ?
– Non, sur la perte.
– Monseigneur dit que je perdrai ma cause ?
– Indubitablement. Je vous donnerai donc un conseil.
– Lequel ? demanda la comtesse avec un dernier espoir.
– C’est, si vous avez quelque payement à faire, le procès jugé, l’arrêt rendu…
– Eh bien ?
– Eh bien ! c’est de tenir vos fonds prêts.
– Mais, monseigneur, nous sommes ruinés, alors !
– Dame ! vous comprenez, madame la comtesse, que la justice ne peut entrer dans ces sortes de considérations.
– Cependant, monseigneur, à côté de la justice, il y a la pitié.
– C’est justement pour cette raison, madame la comtesse, qu’on a fait la justice aveugle.
– Mais, cependant, Votre Excellence ne me refusera point un conseil.
– Dame ! demandez. De quel genre le voulez-vous ?
– N’y a-t-il aucun moyen d’entrer en arrangement, d’obtenir un arrêt plus doux ?
– Vous ne connaissez aucun de vos juges ? demanda le vice-chancelier.
– Aucun, monseigneur.
– C’est fâcheux ! MM. de Saluces sont liés avec les trois quarts du parlement, eux !
La comtesse frémit.
– Notez bien, continua le vice-chancelier, que cela ne fait rien quant au fond des choses, car un juge ne se laisse pas entraîner par des influences particulières.
C’était aussi vrai que l’équité du chancelier et les fameuses vertus apostoliques de Dubois. La comtesse faillit s’évanouir.
– Mais enfin, continua le chancelier, la part faite de l’intégrité, le juge pense plus à son ami qu’à l’indifférent ; c’est trop juste lorsque c’est juste, et, comme il sera juste que vous perdiez votre procès, madame, on pourra bien vous en rendre les conséquences aussi désagréables que possible.
– Mais c’est effrayant, ce que Votre Excellence me fait l’honneur de me dire.
– Quant à moi, madame, continua M. de Maupeou, vous pensez bien que je m’abstiendrai ; je n’ai pas de recommandation à faire aux juges, et, comme je ne juge pas moi-même ; je puis donc parler.
– Hélas ! monseigneur, je me doutais bien d’une chose !
Le vice-chancelier fixa sur la plaideuse ses petits yeux gris.
– C’est que, MM. de Saluces habitant Paris, MM. de Saluces sont liés avec tous mes juges, c’est que MM. de Saluces, enfin, seraient tout-puissants.
– Parce qu’ils ont le droit d’abord.
– Qu’il est cruel, monseigneur, d’entendre sortir ces paroles de la bouche d’un homme infaillible comme est Votre Excellence.
– Je vous dis tout cela, c’est vrai, et cependant, reprit avec une feinte bonhomie M. de Maupeou, je voudrais vous être utile, sur ma parole.
La comtesse tressaillit ; il lui semblait voir quelque chose d’obscur, sinon dans les paroles, du moins dans la pensée du vice-chancelier, et que si cette obscurité se dissipait, elle découvrirait derrière quelque chose de favorable.
– D’ailleurs, continua M. de Maupeou, le nom que vous portez, et qui est un des beaux noms de France, est auprès de moi une recommandation très efficace.
– Qui ne m’empêchera pas de perdre mon procès, monseigneur.
– Dame ! je ne peux rien, moi.
– Oh ! monseigneur, monseigneur, dit la comtesse en hochant la tête, comme vont les choses !
– Vous semblez dire, madame, reprit en souriant M. de Maupeou, que de notre vieux temps elles allaient mieux.
– Hélas ! oui, monseigneur, il me semble cela du moins, et je me rappelle avec délices ce temps où, simple avocat du roi au parlement, vous prononciez ces belles harangues que, moi, jeune femme à cette époque, j’allais applaudir avec enthousiasme. Quel feu ! quelle éloquence ! quelle vertu ! Ah ! monsieur le chancelier, dans ce temps-là, il n’y avait ni brigues ni faveurs ; dans ce temps là, j’eusse gagné mon procès.
– Nous avions bien madame de Phalaris qui essayait de régner dans les moments où le régent fermait les yeux, et la Souris, qui se fourrait partout pour essayer de grignoter quelque chose.
– Oh ! monseigneur, madame de Phalaris était si grande dame, et la Souris était si bonne fille !
– Qu’on ne pouvait rien leur refuser.
– Ou qu’elles ne savaient rien refuser.
– Ah ! madame la comtesse, dit le chancelier en riant d’un rire qui étonna de plus en plus la vieille plaideuse, tant il avait l’air franc et naturel, ne me faites pas mal parler de mon administration par amour pour ma jeunesse.
– Mais Votre Excellence ne peut cependant m’empêcher de pleurer ma fortune perdue, ma maison à jamais ruinée.
– Voilà ce que c’est de ne pas être de son temps, comtesse ; sacrifiez aux idoles du jour, sacrifiez.
– Hélas ! monseigneur, les idoles ne veulent pas de ceux qui viennent les adorer les mains vides.
– Qu’en savez-vous ?
– Moi ?
– Oui ; vous n’avez pas essayé, ce me semble ?
– Oh ! monseigneur, vous êtes si bon, que vous me parlez comme un ami.
– Eh ! nous sommes du même âge, comtesse.
– Que n’ai-je vingt ans, monseigneur, et que n’êtes-vous encore simple avocat ! Vous plaideriez pour moi, et il n’y aurait pas de Saluces qui tinssent contre vous.
– Malheureusement, nous n’avons plus vingt ans, madame la comtesse, dit le vice-chancelier avec un galant soupir ; il nous faut donc implorer ceux qui les ont, puisque vous avouez vous-même que c’est l’âge de l’influence… Quoi ! vous ne connaissez personne à la cour ?
– De vieux seigneurs retirés, qui rougiraient de leur ancienne amie… parce qu’elle est devenue pauvre. Tenez, monseigneur, j’ai mes entrées à Versailles, et j’irais si je voulais ; mais à quoi bon ? Ah ! que je rentre dans mes deux cent mille livres, et l’on me recherchera. Faites ce miracle, monseigneur.
Le chancelier fit semblant de ne point entendre cette dernière phrase.
– À votre place, dit-il, j’oublierais les vieux, comme les vieux vous oublient, et je m’adresserais aux jeunes qui tâchent de recruter des partisans. Connaissez-vous un peu Mesdames ?
– Elles m’ont oubliée.
– Et puis elles ne peuvent rien. Connaissez-vous le dauphin ?
– Non.
– Et d’ailleurs, continua M. de Maupeou, il est trop occupé de son archiduchesse qui arrive pour penser à autre chose ; mais voyons parmi les favoris.
– Je ne sais plus même comment ils s’appellent.
– M. d’Aiguillon ?
– Un freluquet contre lequel on dit des choses indignes ; qui s’est caché dans un moulin tandis que les autres se battaient… Fi donc !
– Bah ! fit le chancelier, il ne faut jamais croire que la moitié de ce que l’on dit. Cherchons encore.
– Cherchez, monseigneur, cherchez.
– Mais pourquoi pas ? Oui… Non… Si fait…
– Dites, monseigneur, dites.
– Pourquoi ne pas vous adresser à la comtesse elle-même ?
– À madame du Barry ? dit la plaideuse en ouvrant son éventail.
– Oui ; elle est bonne au fond.
– En vérité !
– Et officieuse surtout.
– Je suis de trop vieille maison pour lui plaire, monseigneur.
– Eh bien ! je crois que vous vous trompez, comtesse ; elle cherche à se rallier les bonnes familles.
– Vous croyez ? dit la vieille comtesse déjà chancelante dans son opposition.
– La connaissez-vous ?
– Mon Dieu, non.
– Ah ! voilà le mal… J’espère qu’elle a du crédit, celle-là ?
– Ah ! oui, elle a du crédit ; mais jamais je ne l’ai vue.
– Ni sa sœur Chon ?
– Non.
– Ni sa sœur Bischi ?
– Non.
– Ni son frère Jean ?
– Non.
– Ni son nègre Zamore ?
– Comment, son nègre ?
– Oui, son nègre est une puissance.
– Cette petite horreur dont on vend les portraits sur le Pont-Neuf et qui ressemble à un carlin habillé ?
– Celui-là même.
– Moi, connaître ce moricaud, monseigneur ! s’écria la comtesse offensée dans sa dignité ; et comment voulez-vous que je l’aie connu ?
– Allons, je vois que vous ne voulez pas garder vos terres, comtesse.
– Comment cela ?
– Puisque vous méprisez Zamore.
– Mais que peut-il faire, Zamore, dans tout cela ?
– Il peut vous faire gagner votre procès, voilà tout.
– Lui, ce Mozambique ! me faire gagner mon procès ! Et comment cela, je vous prie ?
– En disant à sa maîtresse que cela lui fait plaisir que vous le gagniez. Vous savez, les influences… Il fait tout ce qu’il veut de sa maîtresse, et sa maîtresse fait tout ce qu’elle veut du roi.
– Mais c’est donc Zamore qui gouverne la France ?
– Hum ! fit M. de Maupeou en hochant la tête, Zamore est bien influent, et j’aimerais mieux être brouillé avec… avec la dauphine, par exemple, qu’avec lui.
– Jésus ! s’écria madame de Béarn, si ce n’était pas une personne aussi sérieuse que Votre Excellence qui me dise de pareilles choses…
– Eh ! mon Dieu, ce n’est pas seulement moi qui vous dirai cela, c’est tout le monde. Demandez aux ducs et pairs s’ils oublient, en allant à Marly ou à Luciennes, les dragées pour la bouche ou les perles pour les oreilles de Zamore. Moi qui vous parle, n’est-ce pas moi qui suis le chancelier de France, ou à peu près ? eh bien ! à quelle besogne croyez-vous que je m’occupais quand vous êtes arrivée ? Je dressais pour lui des provisions de gouverneur.
– De gouverneur ?
– Oui ; M. de Zamore est nommé gouverneur de Luciennes.
– Le même titre dont on a récompensé M. le comte de Béarn après vingt années de services ?
– En le faisant gouverneur du château de Blois ; oui, c’est cela.
– Quelle dégradation, mon Dieu ! s’écria la vieille comtesse ; mais la monarchie est donc perdue ?
– Elle est bien malade, au moins, comtesse ; mais, d’un malade qui va mourir, vous le savez, on tire ce que l’on peut.
– Sans doute, sans doute ; mais encore il faut pouvoir s’approcher du malade.
– Savez-vous ce qu’il vous faudrait pour être bien reçue de madame du Barry ?
– Quoi donc ?
– Il faudrait que vous fussiez admise à porter ce brevet à son nègre… La belle entrée en matière !
– Vous croyez, monseigneur ? dit la comtesse consternée.
– J’en suis sûr. mais…
– Mais ?… répéta madame de Béarn.
– Mais vous ne connaissez personne auprès d’elle ?
– Mais vous, monseigneur ?
– Eh ! moi…
– Oui.
– Moi, je serais bien embarrassé.
– Allons, décidément, dit la pauvre vieille plaideuse, brisée par toutes ces alternatives, décidément la fortune ne veut plus rien faire pour moi. Voilà que Votre Excellence me reçoit comme je n’ai jamais été reçue, quand je n’espérais pas même avoir l’honneur de la voir. Eh bien ! il me manque encore quelque chose : non seulement je suis disposée à faire la cour à madame du Barry, moi une Béarn ! pour arriver jusqu’à elle, je suis disposée à me faire la commissionnaire de cet affreux négrillon que je n’eusse pas honoré d’un coup de pied au derrière si je l’eusse rencontré dans la rue, et voilà que je ne puis pas même arriver jusqu’à ce petit monstre…
M. de Maupeou recommençait à se caresser le menton et paraissait chercher, quand tout à coup l’huissier annonça :
– M. le vicomte Jean du Barry !
À ces mots, le chancelier frappa dans ses mains en signe de stupéfaction, et la comtesse tomba sur son fauteuil sans pouls et sans haleine.
– Dites maintenant que vous êtes abandonnée de la fortune, madame ! s’écria le chancelier. Ah ! comtesse, comtesse, le ciel, au contraire, combat pour vous.
Puis, se retournant vers l’huissier sans donner à la pauvre vieille le temps de se remettre de sa stupéfaction :
– Faites entrer, dit-il.
L’huissier se retira ; puis, un instant après, il revint précédant notre connaissance, Jean du Barry, qui fit son entrée le jarret tendu et le bras en écharpe.
Après les saluts d’usage, et comme la comtesse, indécise et tremblante, essayait de se lever pour prendre congé, comme déjà le chancelier la saluait d’un léger mouvement de tête, indiquant par ce signe que l’audience était finie :
– Pardon, monseigneur, dit le vicomte, pardon, madame, je vous dérange, excusez-moi ; demeurez, madame, je vous prie… avec le bon plaisir de Son Excellence : je n’ai que deux mots à lui dire.
La comtesse se rassit sans se faire prier ; son cœur nageait dans la joie et battait d’impatience.
– Mais peut-être vous gênerai-je, monsieur ? balbutia la comtesse.
– Oh ! mon Dieu, non. Deux mots seulement à dire à Son Excellence, dix minutes de son précieux travail à lui enlever ; le temps de porter plainte.
– Plainte, dites-vous ? fit le chancelier à M. du Barry.
– Assassiné, monseigneur ; oui, assassiné ! Vous comprenez ; je ne puis laisser passer ces sortes de choses-là. Qu’on nous vilipende, qu’on nous chansonne, qu’on nous noircisse, on survit à tout cela ; mais qu’on ne nous égorge pas, mordieu ! on en meurt.
– Expliquez-vous, monsieur, dit le chancelier en jouant l’effroi.
– Ce sera bientôt fait ; mais, mon Dieu, j’interromps l’audience de madame.
– Madame la comtesse de Béarn, fit le chancelier en présentant la vieille dame à M. le vicomte Jean du Barry.
Du Barry recula gracieusement pour sa révérence, la comtesse pour la sienne, et tous deux se saluèrent avec autant de cérémonie qu’ils l’eussent fait à la cour.
– Après vous, monsieur le vicomte, dit-elle.
– Madame la comtesse, je n’ose commettre un crime de lèse-galanterie.
– Faites, monsieur, faites, il ne s’agit que d’argent pour moi, il s’agit d’honneur pour vous : vous êtes naturellement le plus pressé.
– Madame, dit le vicomte, je profiterai de votre gracieuse obligeance.
Et il raconta son affaire au chancelier, qui l’écouta gravement.
– Il vous faudrait des témoins, dit M. de Maupeou après un moment de silence.
– Ah ! s’écria du Barry, je reconnais bien là le juge intègre qui ne veut se laisser influencer que par l’irrécusable vérité. Eh bien ! on vous en trouvera, des témoins…
– Monseigneur, dit la comtesse, il y en a déjà un qui est tout trouvé.
– Quel est ce témoin ? demandèrent ensemble le vicomte et M. de Maupeou.
– Moi, dit la comtesse.
– Vous, madame ? fit le chancelier.
– Écoutez, monsieur, l’affaire ne s’est-elle pas passée au village de La Chaussée ?
– Oui, madame.
– Au relais de la poste ?
– Oui.
– Eh bien ! je serai votre témoin. Je suis passée sur les lieux où l’attentat avait été commis, deux heures après cet attentat.
– Vraiment, madame ? dit le chancelier. Ah ! vous me comblez, dit le vicomte.
– À telles enseignes, poursuivit la comtesse, que tout le bourg racontait encore l’événement.
– Prenez garde ! dit le vicomte, prenez garde ! Si vous consentez à me servir en cette affaire, très probablement les Choiseul trouveront un moyen de vous en faire repentir.
– Ah ! fit le chancelier, cela leur serait d’autant plus facile que madame la comtesse a dans ce moment un procès dont le gain me paraît fort aventuré.
– Monseigneur, monseigneur, dit la vieille dame en portant les mains à son front, je roule d’abîmes en abîmes.
– Appuyez-vous un peu sur monsieur, fit le chancelier à demi-voix, il vous prêtera un bras solide.
– Rien qu’un, fit du Barry en minaudant ; mais je connais quelqu’un qui en a deux bons et longs, et qui vous les offre.
– Ah ! monsieur le vicomte, s’écria la vieille dame, cette offre est-elle sérieuse ?
– Dame ! service pour service, madame ; j’accepte les vôtres, acceptez les miens. Est-ce dit ?
– Si je les accepte, monsieur… Oh ! c’est trop de bonheur !
– Eh bien ! madame, je vais de ce pas rendre visite à ma sœur : daignez prendre une place dans ma voiture…
– Sans motifs, sans préparations ? Oh ! monsieur, je n’oserais.
– Vous avez un motif, madame, dit le chancelier en glissant dans la main de la comtesse le brevet de Zamore.
– Monsieur le chancelier, s’écria la comtesse, vous êtes mon dieu tutélaire. Monsieur le vicomte, vous êtes la fleur de la noblesse française.
– À votre service, répéta encore le vicomte en montrant le chemin à la comtesse, qui partit comme un oiseau.
– Merci pour ma sœur, dit tout bas Jean à M. de Maupeou ; merci, mon cousin. Mais ai-je bien joué mon rôle, hein ?
– Parfaitement, dit Maupeou. Mais racontez un peu aussi là-bas comment j’ai joué le mien. Au reste, prenez garde, la vieille est fine.
En ce moment la comtesse se retournait.
Les deux hommes se courbèrent pour un salut cérémonieux.
Un carrosse magnifique aux livrées royales attendait près du perron. La comtesse s’y installa toute gonflée d’orgueil. Jean fit un signe et l’on partit.
Après la sortie du roi de chez madame du Barry, après une réception courte et maussade, comme le roi l’avait annoncée aux courtisans, la comtesse était restée enfin seule avec Chon et son frère, lequel ne s’était pas montré tout d’abord, afin que l’on ne pût pas constater l’état de sa blessure, assez légère en réalité.
Le résultat du conseil de famille avait alors été que la comtesse, au lieu de partir pour Luciennes, comme elle avait dit au roi qu’elle allait le faire, était partie pour Paris. La comtesse avait là, dans la rue de Valois, un petit hôtel qui servait de pied-à-terre à toute cette famille, sans cesse courant par monts et par vaux, lorsque les affaires commandaient ou que les plaisirs retenaient.
La comtesse s’installa chez elle, prit un livre et attendit.
Pendant ce temps, le vicomte dressait ses batteries.
Cependant la favorite n’avait pas eu le courage de traverser Paris sans mettre de temps en temps la tête à la portière. C’est un des instincts des jolies femmes de se montrer, parce qu’elles sentent qu’elles sont bonnes à voir. La comtesse se montra donc, de sorte que le bruit de son arrivée à Paris se répandit, et que, de deux heures à six heures, elle reçut une vingtaine de visites. Ce fut un bienfait de la Providence pour cette pauvre comtesse, qui fût morte d’ennui si elle était restée seule ; mais grâce à cette distraction, le temps passa en médisant, en trônant et en caquetant.
On pouvait lire sept heures et demie au large cadran lorsque le vicomte passa devant l’église Saint-Eustache, emmenant la comtesse de Béarn chez sa sœur.
La conversation dans le carrosse exprima toutes les hésitations de la comtesse à profiter d’une si bonne fortune.
De la part du vicomte, c’était l’affectation d’une certaine dignité de protectorat et des admirations sans nombre sur le hasard singulier qui procurait à madame de Béarn la connaissance de madame du Barry.
De son côté, madame de Béarn ne tarissait point sur la politesse et l’affabilité du vice-chancelier.
Malgré ces mensonges réciproques, les chevaux n’en avançaient pas moins vite, et l’on arriva chez la comtesse à huit heures moins quelques minutes.
– Permettez, madame, dit le vicomte laissant la vieille dame dans un salon d’attente, permettez que je prévienne madame du Barry de l’honneur qui l’attend.
– Oh ! monsieur, dit la comtesse, je ne souffrirai vraiment pas qu’on la dérange.
Jean s’approcha de Zamore, qui avait guetté aux fenêtres du vestibule l’arrivée du vicomte. et lui donna un ordre tout bas.
– Oh ! le charmant petit négrillon ! s’écria la comtesse. Est-ce à madame votre sœur ?
– Oui, madame ; c’est un de ses favoris, dit le vicomte.
– Je lui en fais mon compliment.
Presque au même moment, les deux battants du salon d’attente s’ouvrirent, et le valet de pied introduisit la comtesse de Béarn dans le grand salon où madame du Barry donnait ses audiences.
Pendant que la plaideuse examinait en soupirant le luxe de cette délicieuse retraite, Jean du Barry était allé trouver sa sœur.
– Est-ce elle ? demanda la comtesse.
– En chair et en os.
– Elle ne se doute de rien ?
– De rien au monde.
– Et le Vice ?…
– Parfait. Tout conspire pour nous, chère amie.
– Ne restons pas plus longtemps ensemble alors : qu’elle ne se doute de rien.
– Vous avez raison, car elle m’a l’air d’une fine mouche. Où est Chon ?
– Mais vous le savez bien, à Versailles.
– Qu’elle ne se montre pas, surtout.
– Je le lui ai bien recommandé.
– Allons, faites votre entrée, princesse.
Madame du Barry poussa la porte de son boudoir et entra.
Toutes les cérémonies d’étiquette déployées en pareil cas, à l’époque où se passent les événements que nous racontons, furent scrupuleusement accomplies par ces deux actrices, préoccupées du désir de se plaire l’une à l’autre.
Ce fut madame du Barry qui, la première, prit la parole.
– J’ai déjà remercié mon frère, madame, dit-elle, lorsqu’il m’a procuré l’honneur de votre visite ; c’est vous que je remercie à présent d’avoir bien voulu penser à me la faire.
– Et moi, madame, répondit la plaideuse charmée, je ne sais quels termes employer pour vous exprimer toute ma reconnaissance du gracieux accueil que vous me faites.
– Madame, fit à son tour la comtesse avec une révérence respectueuse, c’est mon devoir envers une dame de votre qualité que de me mettre à sa disposition, si je pouvais lui être bonne à quelque chose.
Et les trois révérences accomplies de part et d’autre, la comtesse du Barry indiqua un fauteuil à madame de Béarn, et en prit un pour elle-même.
Chapitre XXXI. Le brevet de Zamore §
– Madame, dit la favorite à la comtesse, parlez, je vous écoute.
– Permettez, ma sœur, dit Jean demeuré debout, permettez que j’empêche madame d’avoir l’air de vous solliciter ; madame n’y pensait pas le moins du monde ; M. le chancelier l’a chargée d’une commission pour vous, voilà tout.
Madame de Béarn jeta un regard plein de reconnaissance sur Jean et tendit à la comtesse le brevet signé par le vice-chancelier, lequel brevet érigeait Luciennes en château royal, et confiait à Zamore le titre de son gouverneur.
– C’est donc moi qui suis votre obligée, madame, dit la comtesse après avoir jeté un coup d’œil sur le brevet, et si j’étais assez heureuse pour trouver une occasion de vous être agréable à mon tour…
– Oh ! ce serait facile, madame ! s’écria la plaideuse avec une vivacité qui enchanta les deux associés.
– Comment cela, madame ? Dites, je vous prie.
– Puisque vous voulez bien me dire, madame, que mon nom ne vous est pas tout à fait inconnu…
– Comment donc, une Béarn !
– Eh bien ! vous avez peut-être entendu parler d’un procès qui laisse vagues les biens de ma maison.
– Disputés par MM. de Saluces, je crois ?
– Hélas ! oui, madame.
– Oui, oui, je connais cette affaire, dit la comtesse. Sa Majesté en parlait l’autre soir chez moi à mon cousin, M. de Maupeou.
– Sa Majesté ! s’écria la plaideuse, Sa Majesté a parlé de mon procès ?
– Oui, madame.
– Et en quels termes ?
– Hélas ! pauvre comtesse ! s’écria à son tour madame du Barry en secouant la tête.
– Ah ! procès perdu, n’est-ce pas ? fit la vieille plaideuse avec angoisse.
– S’il faut vous dire la vérité, je le crains bien, madame.
– Sa Majesté l’a dit !
– Sa Majesté, sans se prononcer, car elle est pleine de prudence et de délicatesse, Sa Majesté semblait regarder ces biens comme déjà acquis à la famille de Saluces.
– Oh ! mon Dieu, mon Dieu, madame, si Sa Majesté était au courant de l’affaire, si elle savait que c’est par cession à la suite d’une obligation remboursée !… Oui, madame, remboursée ; les deux cent mille francs ont été rendus. Je n’en ai pas les reçus certainement, mais j’en ai les preuves morales, et si je pouvais devant le parlement plaider moi-même, je démontrerais par déduction…
– Par déduction ? interrompit la comtesse, qui ne comprenait absolument rien à ce que lui disait madame de Béarn, mais qui paraissait néanmoins donner la plus sérieuse attention à son plaidoyer.
– Oui, madame, par déduction.
– La preuve par déduction est admise, dit Jean.
– Ah ! le croyez-vous, monsieur le vicomte ? s’écria la vieille.
– Je le crois, répondit le vicomte avec une suprême gravité.
– Eh bien ! par déduction, je prouverais que cette obligation de deux cent mille livres, qui, avec les intérêts accumulés, forme aujourd’hui un capital de plus d’un million, je prouverais que cette obligation, en date de 1400, a dû être remboursée par Guy Gaston IV, comte de Béarn, à son lit de mort, en 1417, puisqu’on trouve de sa main, dans son testament : « Sur mon lit de mort, ne devant plus rien aux hommes, et prêt à paraître devant Dieu… »
– Eh bien ? dit la comtesse.
– Eh bien ! vous comprenez : s’il ne devait plus rien aux hommes, c’est qu’il s’était acquitté avec les Saluces. Sans cela, il aurait dit : « Devant deux cent mille livres », au lieu de dire : « Ne devant rien. »
– Incontestablement il l’eût dit, interrompit Jean.
Mais vous n’avez pas d’autre preuve ?
– Que la parole de Gaston IV, non, madame, mais c’est celui que l’on appelait l’irréprochable.
Tandis que vos adversaires ont l’obligation.
– Oui, je le sais bien, dit la vieille, et voilà justement ce qui embrouille le procès.
Elle aurait dû dire ce qui l’éclaircit ; mais madame de Béarn voyait les choses à son point de vue.
– Ainsi, votre conviction, à vous, madame, c’est que les Saluces sont remboursés ? dit Jean.
– Oui, monsieur le vicomte, dit madame Béarn avec élan, c’est ma conviction.
Eh mais ! reprit la comtesse en se tournant vers son frère d’un air pénétré, savez-vous, Jean, que cette déduction, comme dit madame de Béarn, change terriblement l’aspect des choses ?
– Terriblement, oui, madame, dit Jean.
– Terriblement pour mes adversaires, continua la comtesse ; les termes du testament de Gaston IV sont positifs : « Ne devant plus rien aux hommes. »
– Non seulement c’est clair, mais c’est logique, dit Jean. Il ne devait plus rien aux hommes ; donc, il avait payé ce qu’il leur devait.
– Donc, il avait payé, répéta à son tour madame du Barry.
– Ah ! madame, que n’êtes-vous mon juge s’écria la vieille comtesse.
– Autrefois, dit le vicomte Jean, dans un cas pareil, on n’eût pas eu recours aux tribunaux, et le jugement de Dieu eût vidé l’affaire. Quant à moi, j’ai une telle confiance dans la beauté de la cause, que je jure, si un pareil moyen était encore en usage, que je m’offrirais pour le champion de madame.
– Oh ! monsieur !
– C’est comme cela ; d’ailleurs, je ne ferais que ce que fit mon aïeul du Barry-Moore, qui eut l’honneur de s’allier à la famille royale de Stuart, lorsqu’il combattit en champ clos pour la jeune et belle Edith de Scarborough, et qu’il fit avouer à son adversaire qu’il en avait menti par la gorge. Mais, malheureusement, continua le vicomte avec un soupir de dédain, nous ne vivons plus dans ces glorieux temps, et les gentilshommes, lorsqu’ils discutent leurs droits, doivent aujourd’hui soumettre la cause au jugement d’un tas de robins, qui ne comprennent rien à une phrase aussi claire que celle-ci : « Ne devant plus rien aux hommes. »
– Écoutez donc, cher frère, il y a trois cents ans passés que cette phrase a été écrite, hasarda madame du Barry, et il faut faire la part de ce qu’au Palais on appelle, je crois, la prescription.
– N’importe, n’importe, dit Jean, je suis convaincu que si Sa Majesté entendait madame exposer son affaire, comme elle vient de le faire devant nous…
– Oh ! je la convaincrais, n’est-ce pas, monsieur ? j’en suis sûre.
– Et moi aussi.
– Oui, mais comment me faire entendre ?
– Il faudrait pour cela que vous me fissiez l’honneur de me venir voir un jour à Luciennes ; et comme Sa Majesté me fait la grâce de m’y visiter assez souvent…
– Oui, sans doute, ma chère ; mais tout cela dépend du hasard.
– Vicomte, dit la comtesse avec un charmant sourire, vous savez que je me fie assez au hasard. Je n’ai point à m’en plaindre.
– Et cependant le hasard peut faire que de huit jours, de quinze jours, de trois semaines, madame ne se rencontre pas avec Sa Majesté.
– C’est vrai.
– En attendant, son procès se juge lundi ou mardi.
– Mardi, monsieur.
– Et nous sommes à vendredi soir.
– Oh ! alors, dit madame du Barry d’un air désespéré, il ne faut plus compter là-dessus.
– Comment faire ? dit le vicomte paraissant rêver profondément. Diable ! diable !
– Une audience à Versailles ? dit timidement madame de Béarn.
– Oh ! vous ne l’obtiendrez pas.
– Avec votre protection, madame ?
– Oh ! ma protection n’y ferait rien. Sa Majesté a horreur des choses officielles, et dans ce moment-ci elle n’est préoccupée que d’une seule affaire.
– Celle des parlements ? demanda madame de Béarn.
– Non, celle de ma présentation.
– Ah ! fit la vieille plaideuse.
– Car vous savez, madame, que, malgré l’opposition de M. de Choiseul, malgré les intrigues de M. de Praslin, et malgré les avances de madame de Grammont, le roi a décidé que je serais présentée.
– Non, non, madame, je ne le savais pas, dit la plaideuse.
– Oh ! mon Dieu, oui, décidé, dit Jean.
– Et quand aura lieu cette présentation, madame ?
– Très prochainement.
– Voilà… le roi veut que la chose ait lieu avant l’arrivée de madame la dauphine, afin de pouvoir emmener ma sœur aux fêtes de Compiègne.
– Ah ! je comprends. Alors madame est en mesure d’être présentée ? fit timidement la comtesse.
– Mon Dieu, oui. Madame la baronne d’Aloigny… Connaissez-vous madame la baronne d’Aloigny ?
– Non, monsieur. Hélas ! je ne connais plus personne : il y a vingt ans que j’ai quitté la cour.
– Eh bien ! c’est madame la baronne d’Aloigny qui lui sert de marraine. Le roi la comble, cette chère baronne ; son mari est chambellan ; son fils passe aux gardes avec promesse de la première lieutenance ; sa baronnie est érigée en comté ; les bons sur la cassette du roi sont permutés contre des actions de la ville, et le soir de la présentation elle recevra vingt mille écus comptant. Aussi elle presse, elle presse !
– Je comprends cela, dit la comtesse de Béarn avec un gracieux sourire.
– Ah ! mais j’y pense !… s’écria Jean.
– À quoi ? demanda madame du Barry.
– Quel malheur ! ajouta-t-il en bondissant sur son fauteuil, quel malheur que je n’aie pas rencontré huit jours plus tôt madame chez notre cousin le vice-chancelier.
– Eh bien ?
– Eh bien ! nous n’avions aucun engagement avec la baronne d’Aloigny à cette époque-là.
– Mon cher, dit madame du Barry, vous parlez comme un sphinx, et je ne vous comprends pas.
– Vous ne comprenez pas ?
– Non.
– Je parie que madame comprend.
– Pardon, monsieur, mais je cherche en vain…
– Il y a huit jours, vous n’aviez pas de marraine ?
– Sans doute.
– Eh bien ! madame… Je m’avance peut-être trop ?
– Non, monsieur, dites.
– Madame vous en eût servi ; et ce qu’il fait pour madame d’Aloigny, le roi l’eut fait pour madame.
La plaideuse ouvrait de grands yeux.
– Hélas ! dit-elle.
– Ah ! si vous saviez, continua Jean, quelle grâce le roi a mise à lui accorder toutes ces faveurs. Il n’a pas été besoin de les lui demander, il a été au-devant. Dès qu’on lui eut dit que la baronne d’Aloigny s’offrait pour être marraine de Jeanne : « À la bonne heure, a-t-il dit, je suis las de toutes ces drôlesses qui sont plus fières que moi, à ce qu’il paraît… Comtesse, vous me présenterez cette femme, n’est-ce pas ? A-t-elle un bon procès, un arriéré, une banqueroute ?… »
Les yeux de la comtesse se dilataient de plus en plus.
– « Seulement, a ajouté le roi, une chose me fâche. »
– Ah ! une chose fâchait Sa Majesté ?
– Oui, une seule. « Une seule chose me fâche, c’est que pour présenter madame du Barry, j’eusse voulu un nom historique. » Et en disant ces paroles, Sa Majesté regardait le portrait de Charles Ier par Van Dyck.
– Oui, je comprends, dit la vieille plaideuse. Sa Majesté disait cela à cause de cette alliance des du Barry-Moore avec les Stuarts dont vous parliez tout à l’heure.
– Justement.
– Le fait est, dit madame de Béarn avec une intention impossible à rendre, le fait est que les d’Aloigny, je n’ai jamais entendu parler de cela.
– Bonne famille cependant, dit la comtesse, qui a fourni ses preuves, ou à peu près.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria tout à coup Jean en se soulevant sur son fauteuil à la force du poignet.
– Eh bien ! qu’avez-vous ? fit madame du Barry ayant toutes les peines du monde à s’empêcher de rire en face des contorsions de son beau-frère.
– Monsieur s’est piqué peut-être ? demanda la vieille plaideuse avec sollicitude.
– Non, dit Jean en se laissant doucement retomber, non, c’est une idée qui me vient.
– Quelle idée ! dit la comtesse en riant, elle vous a presque renversé.
– Elle doit être bien bonne ! fit madame de Béarn.
– Excellente !
– Dites-nous-la, alors.
– Seulement, elle n’a qu’un malheur.
– Lequel ?
– Elle est impossible à exécuter.
– Dites toujours.
– En vérité, j’ai peur de laisser des regrets à quelqu’un.
– N’importe, allez, vicomte, allez.
– Je pensais que, si vous faisiez part à madame d’Aloigny de cette observation que faisait le roi en regardant le portrait de Charles Ier…
– Oh ! ce serait peu obligeant, vicomte.
– C’est vrai.
– Alors n’y pensons plus.
La plaideuse poussa un soupir.
– C’est fâcheux, continua le vicomte comme se parlant à lui-même, les choses allaient toutes seules ; madame, qui a un grand nom et qui est une femme d’esprit, s’offrait à la place de la baronne d’Aloigny. Elle gagnait son procès, M. de Béarn fils avait une lieutenance dans la maison, et, comme madame a fait de grands frais pendant les différents voyages que ce procès l’a contrainte de faire à Paris, on lui donnait un dédommagement. Ah ! une pareille fortune ne se rencontre pas deux fois dans la vie !
– Hélas ! non, hélas ! non, ne put s’empêcher de dire madame de Béarn, étourdie par ce coup imprévu.
Le fait est que, dans la position de la pauvre plaideuse, tout le monde eût dit comme elle, et, comme elle, fût resté écrasé dans le fond de son fauteuil.
– Là, vous voyez, mon frère, dit la comtesse avec un accent de profonde commisération, vous voyez que vous avez affligé madame. N’était-ce pas assez à moi que de lui prouver que je ne pouvais rien demander au roi avant ma présentation ?
– Oh ! si je pouvais faire reculer mon procès !
– De huit jours seulement, dit du Barry.
– Oui, de huit jours, dit madame de Béarn ; dans huit jours madame sera présentée.
– Oui, mais le roi sera à Compiègne dans huit jours ; le roi sera au milieu des fêtes ; la dauphine sera arrivée.
– C’est juste, c’est juste, dit Jean ; mais…
– Quoi ?
– Attendez donc ; encore une idée.
– Laquelle, monsieur, laquelle ? dit la plaideuse.
– Il me semble… Oui… non… Oui, oui, oui !
Madame de Béarn répétait avec anxiété les monosyllabes de Jean.
– Vous avez dit oui, monsieur le vicomte, dit-elle.
– Je crois que j’ai trouvé le joint.
– Dites.
– Écoutez ceci.
– Nous écoutons.
– Votre présentation est encore un secret, n’est-ce pas ?
– Sans doute ; madame seule…
– Oh ! soyez tranquille ! s’écria la plaideuse.
– Votre présentation est donc un secret. On ignore que vous avez trouvé une marraine.
– Sans doute : le roi veut que la nouvelle éclate comme une bombe.
– Nous y sommes, cette fois.
– Bien sûr, monsieur le vicomte ? demanda madame de Béarn.
– Nous y sommes ! répéta Jean.
Les oreilles s’ouvrirent, les yeux se dilatèrent, Jean rapprocha son fauteuil des deux autres fauteuils.
– Madame, par conséquent, ignore comme les autres que vous allez être présentée, et que vous avez trouvé une marraine.
– Sans doute. Je l’ignorais si vous ne me l’eussiez pas dit.
– Vous êtes censée ne pas nous avoir vus ; donc, vous ignorez tout. Vous demandez audience au roi.
– Mais madame la comtesse prétend que le roi me refusera.
– Vous demandez audience au roi, en lui offrant d’être la marraine de la comtesse. Vous comprenez, vous ignorez qu’elle en a une. Vous demandez donc audience au roi, en vous offrant d’être la marraine de ma sœur. De la part d’une femme de votre rang, la chose touche Sa Majesté. Sa Majesté vous reçoit, vous remercie, vous demande ce qu’elle peut faire pour vous être agréable. Vous entamez l’affaire du procès, vous faites valoir vos déductions. Sa Majesté comprend, recommande l’affaire, et votre procès, que vous croyiez perdu, se trouve gagné.
Madame du Barry fixait sur la comtesse des regards ardents. Celle-ci sentit probablement le piège.
– Oh ! moi, chétive créature, dit-elle vivement, comment voulez-vous que Sa Majesté… ?
– Il suffit, je crois, dans cette circonstance, d’avoir montré de la bonne volonté, dit Jean.
– S’il ne s’agit que de bonne volonté…, dit la comtesse hésitant.
– L’idée n’est point mauvaise, reprit madame du Barry en souriant. Mais peut-être que, même pour gagner son procès, madame la comtesse répugne à de pareilles supercheries ?
– À de pareilles supercheries ? reprit Jean. Ah ! par exemple ! et qui les saura, je vous le demande, ces supercheries ?
– Madame a raison, reprit la comtesse espérant se tirer d’affaire par ce biais, et je préférerais lui rendre un service réel, pour me concilier réellement son amitié.
– C’est, en vérité, on ne peut plus gracieux, dit madame du Barry avec une légère teinte d’ironie, qui n’échappa point à madame de Béarn.
– Eh bien ! j’ai encore un moyen, dit Jean.
– Un moyen ?
– Oui.
– De rendre ce service réel ?
– Ah çà ! vicomte, dit madame du Barry, vous devenez poète, prenez garde ! M. de Beaumarchais n’a pas dans l’imagination plus de ressources que vous.
La vieille comtesse attendait avec anxiété l’exposition de ce moyen.
– Raillerie à part, dit Jean. Voyons, petite sœur, vous êtes bien intime avec madame d’Aloigny n’est-ce pas ?
– Si je le suis !… Vous le savez bien.
– Se formaliserait-elle de ne point vous présenter ?
– Dame ! c’est possible.
– Il est bien entendu que vous n’irez pas lui dire à brûle-pourpoint ce que le roi a dit, c’est-à-dire qu’elle était de bien petite noblesse pour une pareille charge. Mais vous êtes femme d’esprit, vous lui direz autre chose.
– Eh bien ? demanda Jeanne.
– Eh bien ! elle céderait à madame cette occasion de vous rendre service et de faire fortune.
La vieille frissonna. Cette fois l’attaque était directe. Il n’y avait pas de réponse évasive possible.
Cependant elle en trouva une.
– Je ne voudrais pas désobliger cette dame, dit-elle, et, entre gens de qualité, on se doit des égards.
Madame du Barry fit un mouvement de dépit que son frère calma d’un signe.
– Notez bien, madame, dit-il, que je ne vous propose rien. Vous avez un procès, cela arrive à tout le monde ; vous désirez le gagner, c’est tout naturel. Il paraît perdu, cela vous désespère ; je tombe au milieu de ce désespoir ; je me sens ému de sympathie pour vous ; je prends intérêt à cette affaire qui ne me regarde pas ; je cherche un moyen de la faire tourner à bien quand elle est déjà aux trois quarts tournée à mal. J’ai tort, n’en parlons plus.
Et Jean se leva.
– Oh ! monsieur, s’écria la vieille avec un serrement de cœur qui lui fit apercevoir les du Barry, jusqu’alors indifférents, ligués désormais eux-mêmes contre son procès ; oh ! monsieur, tout au contraire, je reconnais, j’admire votre bienveillance !
– Moi, vous comprenez, reprit Jean avec une indifférence parfaitement jouée, que ma sœur soit présentée par madame d’Aloigny, par madame de Polastron ou par madame de Béarn, peu m’importe.
– Mais sans doute, monsieur.
– Seulement, eh bien ! je l’avoue, j’étais furieux que les bienfaits du roi tombassent sur quelque mauvais cœur, qui, gagné par un intérêt sordide, aurait capitulé devant notre pouvoir, comprenant l’impossibilité de l’ébranler.
– Oh ! c’est ce qui arriverait probablement, dit madame du Barry.
– Tandis, continua Jean, tandis que madame, qu’on n’a pas sollicitée, que nous connaissons à peine, et qui s’offre de bonne grâce enfin, me paraît digne en tout point de profiter des avantages de la position.
La plaideuse allait peut-être réclamer contre cette bonne volonté dont lui faisait honneur le vicomte ; mais madame du Barry ne lui en donna pas le temps.
– Le fait est, dit-elle, qu’un pareil procédé enchanterait le roi, et que le roi n’aurait rien à refuser à la personne qui l’aurait eu.
– Comment ! le roi n’aurait rien à refuser, dites-vous ?
– C’est-à-dire qu’il irait au-devant des désirs de cette personne ; c’est-à-dire que, de vos propres oreilles, vous l’entendriez dire au vice-chancelier : « Je veux que l’on soit agréable à madame de Béarn, entendez-vous, monsieur de Maupeou ? » Mais il paraît que madame la comtesse voit des difficultés à ce que cela soit ainsi. C’est bien. Seulement, ajouta le vicomte en s’inclinant, j’espère que madame me saura gré de mon bon vouloir.
– J’en suis pénétrée de reconnaissance, monsieur ! s’écria la vieille.
– Oh ! bien gratuitement, dit le galant vicomte.
– Mais…, reprit la comtesse.
– Madame ?
– Mais madame d’Aloigny ne cédera point son droit, dit la plaideuse.
– Alors nous revenons à ce que nous avons dit d’abord : madame ne s’en sera pas moins offerte, et Sa Majesté n’en sera pas moins reconnaissante.
– Mais en supposant que madame d’Aloigny acceptât, dit la comtesse, qui cavait au pis pour voir clairement au fond des choses, on ne peut faire perdre à cette dame les avantages…
– La bonté du roi pour moi est inépuisable, madame, dit la favorite.
– Oh ! s’écria du Barry, quelle tuile sur la tête de ces Saluces, que je ne puis pas souffrir !
– Si j’offrais mes services à madame, reprit la vieille plaideuse se décidant de plus en plus, entraînée qu’elle était à la fois par son intérêt et par la comédie que l’on jouait avec elle, je ne considérerais pas le gain de mon procès ; car enfin ce procès, que tout le monde regarde comme perdu aujourd’hui, sera difficilement gagné demain.
– Ah ! si le roi le voulait pourtant ! répondit le vicomte se hâtant de combattre cette hésitation nouvelle.
– Eh bien ! madame a raison, vicomte, dit la favorite, et je suis de son avis, moi.
– Vous dites ? fit le vicomte ouvrant des yeux énormes.
– Je dis qu’il serait honorable pour une femme du nom de madame que le procès marchât comme il doit marcher. Seulement, nul ne peut entraver la volonté du roi, ni l’arrêter dans sa munificence. Et si le roi, ne voulant pas, surtout dans la situation où il est avec ses parlements, si le roi, ne voulant pas changer le cours de la justice, offrait à madame un dédommagement ?
– Honorable, se hâta de dire le vicomte. Oh ! oui, petite sœur, je suis de votre avis.
– Hélas ! fit péniblement la plaideuse, comment dédommager de la perte d’un procès qui enlève deux cent mille livres ?
– Mais d’abord, dit madame du Barry, par un don royal de cent mille livres, par exemple ?
Les deux associés regardèrent avidement leur victime.
– J’ai un fils, dit-elle.
– Tant mieux ! c’est un serviteur de plus pour l’État, un nouveau dévouement acquis au roi.
– On ferait donc quelque chose pour mon fils, madame, vous le croyez ?
– J’en réponds, moi, dit Jean ; et le moins qu’il puisse espérer, c’est une lieutenance dans les gendarmes.
– Avez-vous encore d’autres parents ? demanda la favorite.
– Un neveu.
– Eh bien ! on inventerait quelque chose pour le neveu.
– Et nous vous chargerions de cela, vicomte, vous qui venez de nous prouver que vous étiez plein d’invention, dit en riant la favorite.
– Voyons, si Sa Majesté faisait pour vous toutes ces choses, madame, dit le vicomte, qui, suivant le précepte d’Horace, poussait au dénouement, trouveriez-vous le roi raisonnable ?
– Je le trouverais généreux au delà de toute expression, et j’offrirais toutes mes actions de grâces à madame, convaincue que c’est à elle que je dois tant de générosité.
– Ainsi donc, madame, demanda la favorite, vous voulez bien prendre au sérieux notre conversation ?
– Oui, madame, au plus grand sérieux, dit la vieille comtesse, toute pâle de l’engagement qu’elle prenait.
– Et vous permettez que je parle de vous à Sa Majesté ?
– Faites-moi cet honneur, répondit la plaideuse avec un soupir.
– Madame, la chose aura lieu, et pas plus tard que ce soir même, dit la favorite en levant le siège. Et maintenant, madame, j’ai conquis, je l’espère, votre amitié.
– La vôtre m’est si précieuse, répondit la vieille dame en commençant ses révérences, qu’en vérité je crois être sous l’empire d’un songe.
– Voyons, récapitulons, dit Jean, qui voulait donner à l’esprit de la comtesse toute la fixité dont l’esprit a besoin pour mener à fin les choses matérielles. Voyons, cent mille livres d’abord comme dédommagement des frais de procès, de voyages, d’honoraires d’avocat, etc., etc., etc.
– Oui, monsieur.
– Une lieutenance pour le jeune comte.
– Oh ! ce lui serait une ouverture de carrière magnifique.
– Et quelque chose pour un neveu, n’est-ce pas ?
– Quelque chose.
– On trouvera ce quelque chose, je l’ai déjà dit ; cela me regarde.
– Et quand aurai-je l’honneur de vous revoir, madame la comtesse ? demanda la vieille plaideuse.
– Demain matin mon carrosse sera à votre porte, madame, pour vous mener à Luciennes, où sera le roi. Demain à dix heures j’aurai rempli ma promesse ; Sa Majesté sera prévenue, et vous n’attendrez point.
– Permettez que je vous accompagne, dit Jean offrant son bras à la comtesse.
– Je ne le souffrirai point, monsieur, dit la vieille dame ; demeurez, je vous prie.
Jean insista.
– Jusqu’au haut de l’escalier, du moins.
– Puisque vous le voulez absolument…
Et elle prit le bras du vicomte.
– Zamore ! appela la comtesse.
Zamore accourut.
– Qu’on éclaire madame jusqu’au perron, et qu’on fasse avancer la voiture de mon frère.
Zamore partit comme un trait.
– En vérité, vous me comblez, dit madame de Béarn.
Et les deux femmes échangèrent une dernière révérence.
Arrivé au haut de l’escalier, le vicomte Jean quitta le bras de madame de Béarn et revint vers sa sœur, tandis que la plaideuse descendait majestueusement le grand escalier.
Zamore marchait devant ; derrière Zamore suivaient deux valets de pied portant des flambeaux, puis venait madame de Béarn, dont un troisième laquais portait la queue, un peu courte.
Le frère et la sœur regardaient par une fenêtre, afin de suivre jusqu’à sa voiture cette précieuse marraine, cherchée avec tant de soin, et trouvée avec tant de difficulté.
Au moment où madame de Béarn arrivait au bas du perron, une chaise entrait dans la cour, et une jeune femme s’élançait par la portière.
– Ah ! maîtresse Chon ! s’écria Zamore en ouvrant démesurément ses grosses lèvres ; bonsoir, maîtresse Chon !
Madame de Béarn demeura un pied en l’air ; elle venait, dans la nouvelle arrivante, de reconnaître sa visiteuse, la fausse fille de maître Flageot.
Du Barry avait précipitamment ouvert la fenêtre, et de cette fenêtre faisait des signes effrayants à sa sœur, qui ne le voyait pas.
– Ce petit sot de Gilbert est-il ici ? demanda Chon aux laquais sans voir la comtesse.
– Non, madame, répondit l’un d’eux, on ne l’a point vu.
Ce fut alors qu’en levant les yeux elle aperçut les signaux de Jean.
Elle suivit la direction de sa main, qui était invinciblement étendue vers madame de Béarn.
Chon la reconnut, jeta un cri, baissa sa coiffe et s’engouffra dans le vestibule.
La vieille, sans paraître avoir rien remarqué, monta dans le carrosse et donna son adresse au cocher.
Chapitre XXXII. Le roi s’ennuie §
Le roi, qui était parti pour Marly, selon qu’il l’avait annoncé, donna l’ordre, vers trois heures de l’après-midi, qu’on le conduisit à Luciennes.
Il devait supposer que madame du Barry, au reçu de son petit billet, s’empresserait de quitter à son tour Versailles pour aller l’attendre dans la charmante habitation qu’elle venait de se faire bâtir, et que le roi avait déjà visitée deux ou trois fois sans y avoir cependant jamais passé la nuit, sous prétexte, comme il l’avait dit, que Luciennes n’était point château royal.
Aussi fut-il fort surpris, en arrivant, de trouver Zamore, très peu fier et très peu gouverneur, s’amusant à arracher les plumes de la perruche qui essayait de le mordre.
Les deux favoris étaient en rivalité, comme M. de Choiseul et madame du Barry.
Le roi s’installa dans le petit salon et renvoya sa suite.
Il n’avait pas l’habitude de questionner les gens ni les valets, bien qu’il fût le plus curieux gentilhomme de son royaume ; mais Zamore n’était pas même un valet, c’était quelque chose qui prenait son rang entre le sapajou et la perruche.
Le roi questionna donc Zamore.
– Madame la comtesse est-elle au jardin ?
– Non, maître, dit Zamore.
Ce mot remplaçait le titre de Majesté, dont madame du Barry, par un de ses caprices, avait dépouillé le roi à Luciennes.
– Elle est aux carpes, alors ?
On avait creusé à grands frais un lac sur la montagne, on l’avait alimenté par les eaux de l’aqueduc, et l’on y avait transporté les plus belles carpes de Versailles.
– Non, maître, répondit encore Zamore.
– Où est-elle donc ?
– À Paris, maître.
– Comment, à Paris !… La comtesse n’est pas venue à Luciennes ?
– Non, maître, mais elle y a envoyé Zamore.
– Pourquoi faire ?
– Pour y attendre le roi.
– Ah ! ah ! fit Louis XV, on te commet le soin de me recevoir ? C’est charmant, la société de Zamore ! Merci, comtesse, merci.
Et le roi se leva un peu dépité.
– Oh ! non, dit le négrillon, le roi n’aura pas la société de Zamore.
– Et pourquoi ?
– Parce que Zamore s’en va.
– Et où vas-tu ?
– À Paris.
– Alors, je vais rester seul. De mieux en mieux. Mais que vas-tu faire à Paris ?
– Rejoindre maîtresse Barry et lui dire que le roi est à Luciennes.
– Ah ! ah ! la comtesse t’a chargé de me dire cela, alors ?
– Oui, maître.
– Et elle n’a pas dit ce que je ferais en attendant ?
– Elle a dit que tu dormirais.
– Au fait, pensa le roi, c’est qu’elle ne va pas tarder, et qu’elle a quelque nouvelle surprise à me faire.
Puis tout haut :
– Pars donc vite, et ramène la comtesse… Mais, à propos, comment t’en vas-tu ?
– Sur le grand cheval blanc, avec la housse rouge.
– Et combien de temps faut-il au grand cheval blanc pour aller à Paris ?
– Je ne sais pas, dit le nègre, mais il va vite, vite, vite. Zamore aime à aller vite.
– Allons, c’est encore bien heureux que Zamore aime à aller vite.
Et il se mit à la fenêtre pour voir partir Zamore.
Un grand valet de pied le hissa sur le cheval, et, avec cette heureuse ignorance du danger qui appartient particulièrement à l’enfance, le négrillon partit au galop, accroupi sur sa gigantesque monture.
Le roi, demeuré seul, demanda au valet de pied s’il y avait quelque chose de nouveau à voir à Luciennes.
– Il y a, répondit le serviteur, M. Boucher, qui peint le grand cabinet de madame la comtesse.
– Ah ! Boucher… Ce pauvre bon Boucher, il est ici, dit le roi avec une espèce de satisfaction ; et où cela, dites-vous ?
– Au pavillon, dans le cabinet. Sa Majesté désire-t-elle que je la conduise près de M. Boucher ?
– Non, fit le roi, non ; décidément, j’aime mieux aller voir les carpes. Donne-moi un couteau.
– Un couteau, sire ?
– Oui, et un gros pain.
Le valet revint, portant sur un plat de faïence du Japon un gros pain rond dans lequel était fiché un couteau long et tranchant.
Le roi fit signe au valet de l’accompagner et se dirigea, satisfait, vers l’étang.
C’était une tradition de famille que de donner à manger aux carpes. Le grand roi n’y manquait pas un seul jour.
Louis XV s’assit sur un banc de mousse d’où la vue était charmante.
Elle embrassait le petit lac d’abord, avec ses rives gazonnées ; au delà, le village planté entre les deux collines, dont l’une, celle de l’ouest, s’élève à pic comme la roche moussue de Virgile, de sorte que les maisons couvertes de chaume qu’elle supporte semblent des jouets d’enfant emballés dans une boîte pleine de fougère.
Plus loin, les pignons de Saint-Germain, ses escaliers gigantesques, et les touffes infinies de sa terrasse ; plus loin encore, les coteaux bleus de Sannois et de Cormeilles, enfin un ciel teinté de rose et de gris, enfermant tout cela comme eût fait une magnifique coupole de cuivre.
Le temps était orageux, le feuillage tranchait en noir sur les prés d’un vert tendre ; l’eau, immobile et unie comme une vaste surface d’huile, se trouait parfois tout à coup quand de ses profondeurs glauques quelque poisson, pareil à un éclat d’argent, s’élançait pour saisir la mouche des étangs traînant ses longues pattes sur l’eau.
Alors de grands cercles tremblotants s’élargissaient à la surface du lac, et moiraient toute la nappe de cercles blancs mêlés de cercles noirs.
On voyait aussi sur les bords s’élever les museaux énormes des poissons silencieux qui, sûrs de n’avoir jamais à rencontrer ni l’hameçon ni la maille, venaient sucer les trèfles pendants et regarder de leurs gros yeux fixes, qui ne semblent pas voir, les petits lézards gris et les grenouilles vertes s’ébattant parmi les joncs.
Quand le roi, en homme qui sait comment on perd son temps, eut regardé le paysage par tous les coins, compté les maisons du village et les villages de la perspective, il prit le pain dans l’assiette déposée à côté de lui, et se mit à le couper par grosses bouchées.
Les carpes entendirent crier le fer sur la croûte, et, familiarisées avec ce bruit qui leur annonçait le dîner, elles vinrent d’aussi près qu’il était possible se montrer à Sa Majesté, pour qu’il lui plut de leur octroyer le repas quotidien. Elles en faisaient autant pour le premier valet de pied, mais le roi crut naturellement qu’elles se mettaient en frais pour lui.
Il jeta les uns après les autres les morceaux de pain qui, plongeant d’abord, puis revenant ensuite à la surface du lac, étaient disputés quelque temps, puis tout à coup s’émiettant, dissous par l’eau, disparaissaient en un instant.
C’était en effet un assez curieux et assez amusant spectacle, que celui de toutes ces croûtes poussées par des museaux invisibles, et s’agitant sur l’eau jusqu’au moment où elles s’engloutissaient pour toujours.
Au bout d’une demi-heure, Sa Majesté, qui avait eu la patience de couper cent morceaux de pain à peu près, avait la satisfaction de n’en plus voir surnager un seul.
Mais aussi alors le roi s’ennuya, et se rappela que M. Boucher pouvait lui offrir une distraction secondaire : cette distraction était moins piquante que celle des carpes, c’est vrai, mais à la campagne on prend ce que l’on trouve.
Louis XV se dirigea donc vers le pavillon. Boucher était déjà prévenu. Tout en peignant, ou plutôt tout en faisant semblant de peindre, il suivait le roi des yeux ; il le vit s’acheminer vers le pavillon, et tout joyeux, rajusta son jabot, tira ses manchettes et monta sur son échelle, car on lui avait bien recommandé d’avoir l’air d’ignorer que le roi fût à Luciennes. Il entendit le parquet crier sous les pas du maître, et se mit à blaireauter un Amour joufflu dérobant une rose à une jeune bergère vêtue d’un corset de satin bleu, et coiffée d’un chapeau de paille. La main lui tremblait, le cœur lui battait.
Louis XV s’arrêta sur le seuil.
– Ah ! monsieur Boucher, lui dit-il, comme vous sentez la térébenthine !
Et il passa outre.
Le pauvre Boucher, si peu artiste que fût le roi, s’attendait à un autre compliment et faillit tomber de son échelle.
Il descendit et s’en alla les larmes aux yeux sans gratter sa palette et sans laver ses pinceaux, ce qu’il ne manquait pas cependant de faire chaque soir.
Sa Majesté tira sa montre. Il était sept heures.
Louis XV rentra au château, lutina le singe, fit parler la perruche, et tira des étagères, les unes après les autres, toutes les chinoiseries qu’elles contenaient.
La nuit vint.
Sa Majesté n’aimait pas les appartements obscurs ; on alluma.
Mais elle n’aimait pas davantage la solitude.
– Mes chevaux dans un quart d’heure, dit le roi. Ma foi, ajouta-t-il, je lui donne encore un quart d’heure, pas une minute de plus.
Et Louis XV se coucha sur le sofa en face de la cheminée, se donnant pour tâche d’attendre que les quinze minutes, c’est-à-dire neuf cents secondes, fussent écoulées.
Au quatre centième battement du balancier de la pendule, laquelle représentait un éléphant bleu monté par une sultane rose, Sa Majesté dormait.
Comme on le pense, le laquais qui venait pour annoncer que la voiture était prête, le voyant dormir, se garda bien de l’éveiller. Il résulta de cette attention pour l’auguste sommeil, qu’en s’éveillant tout seul, le roi vit devant lui madame du Barry fort peu endormie, à ce qu’il paraissait du moins, et qui le regardait avec de grands yeux. Zamore, à l’angle de la porte, attendait le premier ordre.
– Ah ! vous voilà, comtesse, dit le roi en restant assis, mais en reprenant la position verticale.
– Mais oui, sire, me voilà, et depuis fort longtemps même, dit la comtesse.
– Oh ! c’est-à-dire depuis longtemps…
– Dame ! depuis une heure au moins. Oh ! comme Votre Majesté dort !
– Ma foi, écoutez donc, comtesse, vous n’étiez point là et je m’ennuyais fort ; puis je dors si mal la nuit. Savez-vous que j’allais partir ?
– Oui, j’ai vu les chevaux de Votre Majesté attelés.
Le roi regarda la pendule.
– Oh ! mais, dix heures et demie ! dit-il ; j’ai dormi près de trois heures.
– Tout autant, sire ; dites qu’on ne dort pas bien à Luciennes.
– Ma foi si ! Mais que diable vois-je là ? s’écria le roi en apercevant Zamore.
– Vous voyez le gouverneur de Luciennes, sire.
– Pas encore, pas encore, dit le roi en riant. Comment ! ce drôle-là porte l’uniforme avant d’être nommé ? Il compte donc bien sur ma parole !
– Sire, votre parole est sacrée, et nous avons tout le droit de compter dessus. Mais Zamore a plus que votre parole, ou plutôt moins que votre parole, sire, il a son brevet.
– Comment ?
– Le vice-chancelier me l’a envoyé : le voici. Maintenant le serment est la seule formalité qui manque à son installation ; faites-le jurer vite et qu’il nous garde.
– Approchez, monsieur le gouverneur, dit le roi.
Zamore s’approcha ; il était vêtu d’un habit d’uniforme à collet brodé, portait les épaulettes de capitaine, la culotte courte, les bas de soie et l’épée en broche. Il marchait raide et compassé, un énorme chapeau à trois cornes sous le bras.
– Saura-t-il jurer seulement ? dit le roi.
– Oh ! que oui ; essayez, sire.
– Avancez à l’ordre, dit le roi regardant curieusement cette noire poupée.
– À genoux, dit la comtesse.
– Prêtez serment, ajouta Louis XV.
L’enfant posa une main sur son cœur, l’autre dans les mains du roi, et dit :
– Je jure foi et hommage à mon maître et à ma maîtresse, je jure de défendre jusqu’à la mort le château dont on me confie la garde, et d’en manger jusqu’au dernier pot de confiture avant de me rendre si l’on m’attaquait.
Le roi se mit à rire, tant de la formule du serment que du sérieux avec lequel Zamore le prononçait.
– En retour de ce serment, répliqua-t-il en reprenant la gravité convenable, je vous confère, monsieur le gouverneur, le droit souverain, droit de haute et basse justice, sur tous ceux qui habitent l’air, la terre, le feu et l’eau de ce palais.
– Merci, maître, dit Zamore en se relevant.
– Et maintenant, dit le roi, va promener ton bel habit aux cuisines et laisse nous tranquilles. Va !
Zamore sortit.
Comme Zamore sortait par une porte, Chon entrait par l’autre.
– Ah ! vous voilà, petite Chon. Bonjour, Chon !
Le roi l’attira sur ses genoux et l’embrassa.
– Voyons, ma petite Chon, continua-t-il, tu vas me dire la vérité, toi.
– Ah ! prenez garde, sire, dit Chon, vous tombez mal. La vérité ! je crois que ce serait la première fois de ma vie. Si vous voulez savoir la vérité, adressez-vous à Jeanne ; elle ne sait pas mentir, elle.
– Est-ce vrai, comtesse ?
– Sire, Chon a trop bonne opinion de moi. L’exemple m’a perdue, et, depuis ce soir surtout, je suis décidée à mentir comme une vraie comtesse, si la vérité n’est pas bonne à dire.
– Ah ! dit le roi, il paraît que Chon a quelque chose à me cacher.
– Ma foi, non.
– Quelque petit duc, quelque petit marquis, quelque petit vicomte que l’on sera allé voir ?
– Je ne crois pas, répliqua la comtesse.
– Qu’en dit Chon ?
– Nous ne croyons pas, sire.
– Il faudra que je me fasse faire là-dessus un rapport de la police.
– De celle de M. de Sartine ou de la mienne ?
– De celle de M. de Sartine.
– Combien le payerez-vous ?
– S’il me dit des choses curieuses, je ne marchanderai pas.
– Alors donnez la préférence à ma police, et prenez mon rapport. Je vous servirai… royalement.
– Vous vous vendrez vous-même ?
– Pourquoi pas, si la somme vaut le secret ?
– Eh bien, soit ! Voyons le rapport. Mais surtout pas de mensonges.
– La France, vous m’insultez.
– Je veux dire, pas de détours.
– Eh bien ! sire, apprêtez les fonds, voici le rapport.
– J’y suis, dit le roi en faisant sonner quelques pièces d’or au fond de sa poche.
– D’abord, fit la comtesse, madame du Barry a été vue à Paris vers deux heures de l’après-midi.
– Après, après ? Je sais cela.
– Rue de Valois.
– Je ne dis pas non.
– Vers six heures, Zamore est venu l’y rejoindre.
– C’est encore possible ; mais qu’allait faire madame du Barry rue de Valois ?
– Elle allait chez elle.
– Je comprends bien ; mais pourquoi allait-elle chez elle ?
– Pour attendre sa marraine.
– Sa marraine ! dit le roi avec une grimace qu’il ne put dissimuler tout à fait ; elle va donc se faire baptiser ?
– Oui, sire, sur les grands fonts de Versailles.
– Ma foi, elle a tort ; le paganisme lui allait si bien !
– Que voulez-vous, sire ! vous savez le proverbe : « On veut avoir ce qu’on n’a pas. »
– De sorte que nous voulons avoir une marraine ?
– Et nous l’avons, sire.
Le roi tressaillit et haussa les épaules.
– J’aime beaucoup ce mouvement, sire ; il me prouve que Votre Majesté serait désespérée de voir la défaite des Grammont, des Guéménée et de toutes les bégueules de la cour.
– Plaît-il ?
– Sans doute, vous vous liguez avec tous ces gens-là !
– Je me ligue ?… Comtesse, apprenez une chose, c’est que le roi ne se ligue qu’avec des rois.
– C’est vrai ; mais tous vos rois sont les amis de M. de Choiseul.
– Revenons à votre marraine, comtesse.
– J’aime mieux cela, sire.
– Vous êtes donc parvenue à en fabriquer une ?
– Je l’ai bien trouvée toute faite, et de bonne façon encore : une comtesse de Béarn, famille de princes qui ont régné ; rien que cela. Celle-là ne déshonorera pas l’alliée des alliés des Stuarts, j’espère.
– La comtesse de Béarn ? fit le roi avec surprise. Je n’en connais qu’une, qui doit habiter du côté de Verdun.
– C’est celle-là même ; elle a fait le voyage tout exprès.
– Elle vous donnera la main ?
– Les deux mains !
– Et quand cela ?
– Demain, à onze heures du matin, elle aura l’honneur d’être reçue en audience secrète par moi ; et en même temps, si la question n’est pas bien indiscrète, elle demandera au roi de fixer son jour, et vous le lui fixerez le plus rapproché possible, n’est-ce pas, monsieur la France ?
Le roi se prit à rire, mais sans franchise.
– Sans doute, sans doute, dit-il en baisant la main de la comtesse.
Mais tout à coup :
– Demain, à onze heures ? s’écria-t-il.
– Sans doute, à l’heure du déjeuner.
– Impossible, chère amie.
– Comment ! impossible ?
– Je ne déjeune pas ici, je m’en retourne ce soir.
– Qu’est-ce encore ? dit madame du Barry, qui sentait le froid lui monter jusqu’au cœur. Vous partez, sire ?
– Il le faut bien, chère comtesse, j’ai donné rendez-vous à Sartine pour un travail très pressé.
– Comme vous voudrez, sire ; mais vous souperez au moins, je l’espère.
– Oh ! oui, je souperai peut-être… Oui, j’ai assez faim ; je souperai.
– Fais servir, Chon, dit la comtesse à sa sœur en lui adressant un signe particulier, et qui avait sans doute rapport à une convention arrêtée d’avance.
Chon sortit.
Le roi avait vu le signe dans une glace, et, quoiqu’il n’eût pas pu le comprendre, il devina un piège.
– Eh bien ! non, non, dit-il ; impossible même de souper… Il faut que je parte à l’instant même. J’ai les signatures ; c’est aujourd’hui samedi.
– Allons, soit ! je vais faire avancer les chevaux alors.
– Oui, chère belle.
– Chon !
Chon reparut.
– Les chevaux du roi ! dit la comtesse.
– Bien, dit Chon avec un sourire.
Et elle sortit de nouveau.
Un instant après on entendit sa voix qui criait dans l’antichambre :
– Les chevaux du roi !
Chapitre XXXIII. Le roi s’amuse §
Le roi, charmé de son coup d’autorité, qui punissait la comtesse de l’avoir fait attendre en même temps qu’il le délivrait des ennuis de la présentation, marcha vers la porte du salon.
Chon rentrait.
– Eh bien ! voyez-vous mon service ?
– Non, sire, il n’y a personne à Votre Majesté dans les antichambres.
Le roi s’avança jusqu’à la porte à son tour.
– Mon service ! cria-t-il.
Personne ne répondit : on eût dit que le château muet n’avait pas même d’écho.
– Qui diable croirait, dit le roi en rentrant dans la chambre, que je suis le petit-fils de celui qui a dit : « J’ai failli attendre ! »
Et il alla vers la fenêtre qu’il ouvrit.
Mais l’esplanade était vide comme les antichambres : ni chevaux, ni piqueurs, ni gardes. La nuit seulement s’offrait aux yeux et à l’âme dans tout son calme et dans toute sa majesté, éclairé par une admirable lune qui montrait, tremblante comme des vagues agitées, la cime des arbres du bois de Chatou, et arrachait des millions de paillettes lumineuses à la Seine, serpent gigantesque et paresseux dont on pouvait suivre les replis depuis Bougival jusqu’à Maisons, c’est-à-dire pendant quatre ou cinq lieues de tours et de détours.
Puis, au milieu de tout cela, un rossignol improvisait un de ces chants merveilleux comme on n’en entend que pendant le mois de mai, comme si ces notes joyeuses ne pouvaient trouver une nature digne d’elles que pendant ces premières journées de printemps que l’on sent fuir à peine venues.
Toute cette harmonie fut perdue pour Louis XV, roi peu rêveur, peu poète, peu artiste, mais très matériel.
– Voyons, comtesse, dit-il avec dépit, commandez, je vous en supplie. Que diable ! il faut que cette plaisanterie ait une fin !
– Sire, répondit la comtesse avec cette charmante bouderie qui lui réussissait presque toujours, ce n’est pas moi qui commande ici.
– En tout cas, ce n’est pas moi non plus, dit Louis XV, car voyez un peu comme on m’obéit.
– Ce n’est pas plus vous que moi, sire.
– Qui donc alors ? Est-ce vous, Chon ?
– Moi, lui dit la jeune femme assise de l’autre côté de la chambre sur un fauteuil où elle faisait pendant avec la comtesse, j’ai bien de la peine à obéir, ce n’est pas pour prendre celle de commander.
– Mais qui donc est le maître, alors ?
– Dame ! sire, M. le gouverneur.
– M. de Zamore ?
– Oui.
– C’est juste ; qu’on sonne quelqu’un.
La comtesse, avec un geste d’adorable nonchalance, étendit le bras vers un cordon de soie terminé par un gland de perles, et sonna.
Un valet de pied à qui la leçon était, selon toute probabilité, faite d’avance, se trouvait dans l’antichambre et parut.
– Le gouverneur ? dit le roi.
– Le gouverneur, répondit respectueusement le valet, veille sur les jours précieux de Votre Majesté.
– Où est-il ?
– En ronde.
– En ronde ? répéta le roi.
– Avec quatre officiers, répondit le valet.
– Juste comme M. de Marlborough, s’écria la comtesse.
Le roi ne put réprimer un sourire.
– Oui, c’est drôle, dit-il ; mais cela n’empêche point qu’on attelle.
– Sire, M. le gouverneur a fait fermer les écuries, de peur qu’elles ne donnassent refuge à quelque malfaiteur.
– Mes piqueurs, où sont-ils ?
– Aux communs, sire.
– Que font-ils ?
– Ils dorment.
– Comment ! ils dorment ?
– Par ordre.
– Par ordre de qui ?
– Par ordre du gouverneur.
– Mais les portes ? dit le roi.
– Quelles portes, sire ?
– Les portes du château.
– Elles sont fermées.
– Très bien. Mais on peut s’en procurer les clefs.
– Sire, les clefs sont à la ceinture du gouverneur.
– Voilà un château bien tenu, dit le roi. Peste ! quel ordre !
Le valet de pied sortit, voyant que le roi ne lui adressait pas de nouvelles questions.
La comtesse, étendue sur un fauteuil, mordillait une belle rose, près de laquelle ses lèvres semblaient de corail.
– Voyons, sire, lui dit-elle avec ce sourire languissant qui n’appartenait qu’à elle, j’ai pitié de Votre Majesté, prenez mon bras et mettons-nous en quête. Chon, éclaire le chemin.
Chon sortit la première, faisant l’avant-garde, et prête à signaler les périls s’il s’en présentait.
Au détour du premier corridor, un parfum qui eût éveillé l’appétit du gourmet le plus délicat commença de chatouiller les narines du roi.
– Ah ! ah ! dit-il en s’arrêtant, qu’est-ce donc que cette odeur, comtesse.
– Dame ! sire, c’est celle du souper. Je croyais que le roi me faisait l’honneur de souper à Luciennes, et je m’étais arrangée en conséquence.
Louis XV respira deux ou trois fois le parfum gastronomique, tout en réfléchissant, à part lui, que son estomac lui donnait déjà, depuis quelque temps, signe d’existence ; qu’il lui faudrait, en faisant grand bruit, une demi-heure pour réveiller les piqueurs, un quart d’heure pour atteler les chevaux, dix minutes pour aller à Marly ; qu’à Marly, où il n’était pas attendu, il ne trouverait qu’un en-cas ; il respira encore le fumet séducteur, et, conduisant la comtesse, il s’arrêta devant la porte de la salle à manger.
Deux couverts étaient mis sur une table splendidement éclairée et somptueusement servie.
– Peste ! dit Louis XV, vous avez un bon cuisinier, comtesse.
– Sire, c’était justement son coup d’essai aujourd’hui, et le pauvre diable avait fait merveille pour mériter l’approbation de Votre Majesté. Il est capable de se couper la gorge, comme ce pauvre Vatel.
– Vraiment, vous croyez ? dit Louis XV.
– Il y avait surtout une omelette aux œufs de faisan, sire, sur laquelle il comptait…
– Une omelette aux œufs de faisan ? Justement je les adore, les omelettes aux œufs de faisan !
– Voyez quel malheur !
– Eh bien ! comtesse, ne faisons pas de chagrin à votre cuisinier, dit le roi en riant, et peut-être, tandis que nous souperons, maître Zamore rentrera-t-il de sa ronde.
– Ah ! sire, c’est une triomphante idée, dit la comtesse, ne pouvant cacher sa satisfaction d’avoir gagné cette première manche. Venez, sire, venez.
– Mais qui nous servira ? dit le roi, cherchant inutilement un seul laquais.
– Ah ! sire, dit madame du Barry, votre café vous semble-t-il plus mauvais quand c’est moi qui vous le présente ?
– Non, comtesse, et je dirai même quand c’est vous qui le faites.
– Eh bien ! venez donc, sire.
– Deux couverts seulement ? dit le roi. Et Chon, elle a donc soupé ?
– Sire, on n’aurait pas osé, sans un ordre exprès de Votre Majesté…
– Allons donc ! dit le roi, en prenant lui-même une assiette et un couvert sur une étagère. Viens, petite Chon, là, en face de nous.
– Oh ! sire…, dit Chon.
– Ah ! oui, fais la très humble et très obéissante sujette, hypocrite ! Mettez vous là, comtesse, près de moi, de côté. Quel charmant profil vous avez !
– C’est d’aujourd’hui que vous remarquez cela, monsieur la France ?
– Que voulez-vous ! j’ai pris l’habitude de vous regarder en face, comtesse. Décidément, votre cuisinier est un grand cordon ; quelle bisque !
– J’ai donc eu raison de renvoyer l’autre ?
– Parfaitement raison.
– Alors, sire, suivez mon exemple, vous voyez qu’il n’y a qu’à y gagner.
– Je ne vous comprends pas.
– J’ai renvoyé mon Choiseul, renvoyez le vôtre.
– Pas de politique, comtesse ; donnez-moi de ce madère.
Le roi tendit son verre ; la comtesse prit une carafe à goulot étroit, et servit le roi.
La pression fit blanchir les doigts et rougir les ongles du gracieux échanson.
– Versez longtemps et doucement, comtesse, dit le roi.
– Pour ne pas troubler la liqueur, sire ?
– Non, pour me donner le temps de voir votre main.
– Ah ! décidément, sire, dit la comtesse en riant, Votre Majesté est en train de faire des découvertes.
– Ma foi ! oui, dit le roi, qui reprenait peu à peu sa belle humeur ; et je crois que je suis tout près de découvrir…
– Un monde ? demanda la comtesse.
– Non, non, dit le roi ; un monde, c’est trop ambitieux, et j’ai déjà bien assez d’un royaume. Mais une île, un petit coin de terre, une montagne enchantée, un palais dont une dame de mes amies sera l’Armide, et dont toutes sortes de monstres défendront l’entrée quand il me plaira d’oublier.
– Sire, dit la comtesse en présentant au roi une carafe de vin de Champagne glacé (invention tout à fait nouvelle à cette époque) au roi, voici justement une eau puisée au fleuve Léthé.
– Au fleuve Léthé, comtesse ! en êtes-vous sûre ?
– Oui, sire ; c’est le pauvre Jean qui l’a rapportée des enfers, où il vient de descendre aux trois quarts.
– Comtesse, dit le roi en levant son verre, à son heureuse résurrection ; mais pas de politique, je vous prie.
– Alors, je ne sais plus de quoi parler, sire. et si Votre Majesté voulait raconter une histoire, elle qui raconte si bien…
– Non ; mais je vais vous dire des vers.
– Des vers ! s’écria madame du Barry.
– Oui, des vers… Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ?
– Votre Majesté les déteste !
– Parbleu ! sur cent mille qui se fabriquent, il y en a quatre-vingt-dix mille contre moi.
– Et ceux que Votre Majesté va me dire appartiennent aux dix mille qui ne peuvent lui faire trouver grâce pour les quatre-vingt-dix mille autres ?
– Non, comtesse, ceux que je vais vous dire vous sont adressés.
– À moi ?
– À vous.
– Et par qui ?
– Par M. de Voltaire.
– Et il charge Votre Majesté… ?
– Pas du tout, il les adressait directement à Votre Altesse.
– Comment cela ?… sans lettre ?
– Au contraire, dans une lettre toute charmante.
– Ah ! je comprends : Votre Majesté a travaillé ce matin avec son directeur des postes.
– Justement.
– Lisez, sire, lisez les vers de M. de Voltaire.
Louis XV déplia un petit papier et lut :
Déesse des plaisirs, tendre mère des Grâces,
Pourquoi veux-tu mêler aux fêtes de Paphos
Les noirs soupçons, les honteuses disgrâces ?
Pourquoi médites-tu la perte d’un héros ?
Ulysse est cher à la patrie ;
Il est l’appui d’Agamemnon.
Sa politique active et son vaste génie
Enchaînent la valeur de la fière Ilion.
Soumets les dieux à ton empire,
Vénus, sur tous les cœurs règne par la beauté ;
Cueille, dans un riant délire,
Les roses de la volupté ;
Mais à nos yeux daigne sourire,
Et rends le calme à Neptune agité.
Ulysse, ce mortel aux Troyens formidable,
Que tu poursuis de ton courroux
Pour la beauté n’est redoutable
Qu’en soupirant à ses genoux.
– Décidément, sire, dit la comtesse, plutôt piquée que reconnaissante du poétique envoi, décidément M. de Voltaire veut se raccommoder avec vous.
– Oh ! quant à cela, c’est peine perdue, dit Louis XV ; c’est un brouillon qui mettrait tout à sac s’il rentrait à Paris. Qu’il aille chez son ami, mon cousin Frédéric II. C’est déjà bien assez que nous ayons M. Rousseau. Mais prenez donc ces vers, comtesse, et méditez-les.
La comtesse prit le papier, le roula en forme d’allumette, et le déposa près de son assiette.
Le roi la regardait faire.
– Sire, dit Chon, un peu de ce tokay.
– Il vient des caves mêmes de Sa Majesté l’empereur d’Autriche, dit la comtesse ; prenez de confiance, sire.
– Oh ! des caves de l’empereur…, dit le roi ; il n’y a que moi qui en aie.
– Aussi me vient-il de votre sommelier, sire.
– Comment ! vous avez séduit… ?
– Non, j’ai ordonné.
– Bien répondu, comtesse. Le roi est un sot.
– Oh ! oui, mais M. la France…
– M. la France a au moins le bon esprit de vous aimer de tout son cœur, lui.
– Ah ! sire, pourquoi n’êtes-vous pas véritablement M. la France tout court ?
– Comtesse, pas de politique.
– Le roi prendra-t-il du café ? dit Chon.
– Certainement.
– Et Sa Majesté le brûlera comme d’habitude ? demanda la comtesse.
– Si la dame châtelaine ne s’y oppose pas.
La comtesse se leva.
– Que faites-vous ?
– Je vais vous servir, monseigneur.
– Allons, dit le roi en s’allongeant sur sa chaise comme un homme qui a parfaitement soupé et dont un bon repas a mis les humeurs en équilibre, allons, je vois que ce que j’ai de mieux à faire est de vous laisser faire, comtesse.
La comtesse apporta sur un réchaud d’argent une petite cafetière contenant le moka brûlant ; puis elle posa devant le roi une assiette supportant une tasse de vermeil et un petit carafon de Bohême ; puis près de l’assiette elle posa une petite allumette de papier.
Le roi, avec l’attention profonde qu’il donnait d’habitude à cette opération, calcula son sucre, mesura son café, et, versant doucement son eau-de-vie pour que l’alcool surnageât, il prit le petit rouleau de papier qu’il alluma à la bougie, et avec lequel il communiqua la flamme à la liqueur brûlante.
Puis il le jeta dans le réchaud, où il acheva de se consumer.
Cinq minutes après, il savourait son café avec toute la volupté d’un gastronome achevé.
La comtesse le laissa faire ; mais, à la dernière goutte :
– Ah ! sire, s’écria-t-elle, vous avez allumé votre café avec les vers de M. de Voltaire, cela portera malheur aux Choiseul.
– Je me trompais, dit le roi en riant, vous n’êtes pas une fée, vous êtes un démon.
La comtesse se leva.
– Sire, dit-elle, Votre Majesté veut-elle voir si le gouverneur est rentré ?
– Ah ! Zamore ? Bah ! pourquoi faire ?
– Mais pour vous en aller à Marly, sire.
– C’est vrai, dit le roi en faisant un effort pour s’arracher au bien-être qu’il éprouvait. Allons voir, comtesse, allons voir.
Madame du Barry fit un signe à Chon, qui s’éclipsa.
Le roi reprit son investigation, mais, il faut le dire, avec un esprit bien différent de celui qui avait présidé au commencement de la recherche. Les philosophes ont dit que la façon sombre ou couleur de rose dont l’homme envisage les choses dépend presque toujours de l’état de leur estomac.
Or, comme les rois ont des estomacs d’homme, moins bons généralement que ceux de leurs sujets, c’est vrai, mais communiquant leur bien-être ou leur mal-être au reste du corps exactement comme les autres, le roi paraissait d’aussi charmante humeur qu’il est possible à un roi de l’être.
Au bout de dix pas faits dans le corridor un nouveau parfum vint par bouffées au-devant du roi.
Une porte donnant sur une charmante chambre tendue de satin bleu, broché de fleurs naturelles, venait de s’ouvrir et découvrait, éclairée par une mystérieuse lumière, l’alcôve vers laquelle, depuis deux heures, avaient tendu les pas de l’enchanteresse.
– Eh bien ! sire, dit-elle, il paraît que Zamore n’a point reparu, que nous sommes toujours enfermés, et qu’à moins que nous ne nous sauvions du château par les fenêtres…
– Avec les draps du lit ? demanda le roi.
– Sire, dit la comtesse avec un admirable sourire, usons, n’abusons pas.
Le roi ouvrit les bras en riant, et la comtesse laissa tomber la belle rose, qui s’effeuilla en roulant sur le tapis.
Chapitre XXXIV. Voltaire et Rousseau §
Comme nous l’avons dit, la chambre à coucher de Luciennes était une merveille de construction et d’aménagement.
Située à l’orient, elle était fermée si hermétiquement par les volets dorés et les rideaux de satin, que le jour n’y pénétrait jamais avant d’avoir, comme un courtisan, obtenu ses petites et grandes entrées.
L’été, des ventilateurs invisibles y secouaient un air tamisé, pareil à celui qu’aurait pu produire un millier d’éventails.
Il était dix heures lorsque le roi sortit de la chambre bleue.
Cette fois, les équipages du roi attendaient depuis neuf heures dans la grande cour.
Zamore, les bras croisés, donnait ou faisait semblant de donner des ordres.
Le roi mit le nez à la fenêtre et vit tous ces apprêts de départ.
– Qu’est-ce à dire, comtesse ? demanda-t-il ; ne déjeunons-nous pas ? on dirait que vous m’allez renvoyer à jeun.
– À Dieu ne plaise, sire ! répondit la comtesse ; mais j’ai cru que Votre Majesté avait rendez-vous à Marly avec M. de Sartine.
– Pardieu ! fit le roi, il me semble qu’on pourrait bien faire dire à Sartine de me venir trouver ici, c’est si près.
– Votre Majesté me fera l’honneur de croire, dit la comtesse en souriant, que ce n’est pas à elle que la première idée en est venue.
– Et puis, d’ailleurs, la matinée est trop belle pour qu’on travaille : déjeunons.
– Sire, il faudra pourtant bien me donner quelques signatures, à moi.
– Pour madame de Béarn ?
– Justement, et puis m’indiquer le jour.
– Quel jour ?
– Et l’heure.
– Quelle heure ?
– Le jour et l’heure de ma présentation.
– Ma foi, dit le roi, vous l’avez bien gagnée, votre présentation, comtesse. Fixez le jour vous-même.
– Sire, le plus proche possible.
– Tout est donc prêt ?
– Oui.
– Vous avez appris à faire vos trois révérences ?
– Je le crois bien ; il y a un an que je m’y exerce.
– Vous avez votre robe ?
– Vingt-quatre heures suffisent pour la faire.
– Vous avez votre marraine ?
– Dans une heure elle sera ici.
– Eh bien ! comtesse, voyons, un traité.
– Lequel ?
– Vous ne me parlerez plus de cette affaire du vicomte Jean avec le baron de Taverney ?
– Nous sacrifions donc le pauvre vicomte ?
– Ma foi, oui !
– Eh bien ! sire, nous n’en parlerons plus… Le jour ?
– Après-demain.
– L’heure ?
– Dix heures du soir, comme de coutume.
– C’est dit, sire ?
– C’est dit.
– Parole royale ?
– Foi de gentilhomme.
– Touche là, la France.
Et madame du Barry tendit au roi sa jolie petite main, dans laquelle Louis XV laissa tomber la sienne.
Ce matin-là, tout Luciennes se ressentit de la gaieté du maître ; il avait cédé sur un point sur lequel depuis longtemps il était décidé à céder, mais il avait gagné sur un autre : c’était donc tout bénéfice. Il donnerait cent mille livres à Jean, à condition que celui-ci irait les perdre aux eaux des Pyrénées ou d’Auvergne, et cela passerait pour un exil aux yeux des Choiseul. Il y eut des louis d’or pour les pauvres, des gâteaux pour les carpes et des compliments pour les peintures de Boucher.
Quoiqu’elle eût parfaitement soupé la veille, Sa Majesté déjeuna de grand appétit.
Cependant onze heures venaient de sonner. La comtesse, tout en servant le roi, lorgnait la pendule, trop lente à son gré.
Le roi lui-même avait pris la peine de dire que si madame de Béarn arrivait, on pouvait l’introduire dans la salle à manger.
Le café fut servi, goûté, bu, sans que madame de Béarn arrivât.
À onze heures un quart, on entendit retentir dans la cour le galop d’un cheval.
Madame du Barry se leva rapidement et regarda par la fenêtre.
Un courrier de Jean du Barry sautait à bas d’un cheval ruisselant de sueur.
La comtesse frissonna ; mais, comme elle ne devait laisser rien voir de ses inquiétudes, afin de maintenir le roi dans ses bonnes dispositions, elle revint s’asseoir près de lui.
Un instant après, Chon entra, un billet dans sa main.
Il n’y avait pas à reculer, il fallait lire.
– Qu’est-ce là, grande Chon ? un billet doux ? dit le roi.
– Oh ! mon Dieu, oui, sire.
– Et de qui ?
– Du pauvre vicomte.
– Bien sûr ?
– Voyez plutôt.
Le roi reconnut l’écriture, et comme il pensa qu’il pouvait être question dans le billet de l’aventure de La Chaussée :
– Bon, bon, dit-il en l’écartant de la main, cela suffit.
La comtesse était sur des épines.
– Le billet est pour moi ? demanda-t-elle.
– Oui, comtesse.
– Le roi permet ?…
– Faites, pardieu ! Chon me dira Maître Corbeau pendant ce temps-là.
Et il attira Chon entre ses jambes en chantant de la voix la plus fausse de son royaume, comme disait Jean-Jacques :
J’ai perdu mon serviteur,
J’ai perdu tout mon bonheur.
La comtesse se retira dans l’embrasure d’une fenêtre et lut :
« N’attendez pas la vieille scélérate ; elle prétend s’être brûlé le pied hier soir, et elle garde la chambre. Remercions Chon de sa bonne arrivée d’hier, car c’est elle qui nous vaut cela ; la sorcière l’a reconnue, et voilà notre comédie tournée.
« C’est bien heureux que ce petit gueux de Gilbert, qui est la cause de tout cela, soit perdu. Je lui tordrais le cou. Mais si je le retrouve, qu’il soit tranquille, cela ne peut pas lui manquer.
« Je me résume. Venez vite à Paris, ou nous redevenons tout comme devant,
« Jean »
– Qu’est-ce ? fit le roi, qui surprit la pâleur subite de la comtesse.
– Rien, sire ; un bulletin de la santé de mon beau-frère.
– Et il va de mieux en mieux, ce cher vicomte ?
– De mieux en mieux, dit la comtesse. Merci, sire. Mais voici une voiture qui entre dans la cour.
– Notre comtesse, sans doute ?
– Non, sire c’est M. de Sartine.
– Eh bien ! fit le roi voyant que madame du Barry gagnait la porte.
– Eh bien ! sire, répondit la comtesse, je vous laisse avec lui, et je passe à ma toilette.
– Et madame de Béarn ?
– Quand elle arrivera, sire, j’aurai l’honneur de faire prévenir Votre Majesté, dit la comtesse en froissant le billet dans le fond de la poche de son peignoir.
– Vous m’abandonnez donc, comtesse ? dit le roi avec un soupir mélancolique.
– Sire, c’est aujourd’hui dimanche ; les signatures, les signatures !…
Et elle vint tendre au roi ses joues fraîches, sur chacune desquelles il appliqua un gros baiser, après quoi elle sortit de l’appartement.
– Au diable les signatures, dit le roi, et ceux qui viennent les chercher ! Qui donc a inventé les ministres, les portefeuilles et le papier tellière ?
Le roi avait à peine achevé cette malédiction que le ministre et le portefeuille entraient par la porte opposée à celle qui avait donné sortie à la comtesse.
Le roi poussa un second soupir, plus mélancolique encore que le premier.
– Ah ! vous voilà, Sartine, dit-il ; comme vous êtes exact !
La chose était dite avec un tel accent, qu’il était impossible de savoir si c’était un éloge ou un reproche.
M. de Sartine ouvrit le portefeuille et s’apprêta à en tirer le travail.
On entendit alors crier les roues d’une voiture sur le sable de l’avenue.
– Attendez, Sartine, dit le roi.
Et il courut à la croisée.
– Quoi ! dit-il, c’est la comtesse qui sort ?
– Elle-même, sire, dit le ministre.
– Mais elle n’attend donc pas madame la comtesse de Béarn ?
– Sire, je suis tenté de croire qu’elle s’est lassée de l’attendre et qu’elle va la chercher.
– Cependant, puisque la dame devait venir ce matin…
– Sire, je suis à peu près certain qu’elle ne viendra pas.
– Comment ! vous savez cela, Sartine ?
– Sire, il faut bien que je sache un peu tout, afin que Votre Majesté soit contente de moi.
– Qu’est-il donc arrivé ? Dites-moi cela, Sartine.
– À la vieille comtesse, sire ?
– Oui.
– Ce qui arrive en toutes choses, sire : des difficultés.
– Mais enfin viendra-t-elle, cette comtesse de Béarn ?
– Hum ! hum ! sire, c’était plus sûr hier au soir que ce matin.
– Pauvre comtesse ! dit le roi, ne pouvant s’empêcher de laisser briller dans ses yeux un rayon de joie.
– Ah ! sire, la quadruple alliance et le pacte de famille étaient bien peu de chose auprès de l’affaire de la présentation.
– Pauvre comtesse ! répéta le roi en secouant la tête, elle n’arrivera jamais à ses fins.
– Je le crains, sire, à moins que Votre Majesté ne se fâche.
– Elle croyait être si sûre de son fait !
– Ce qu’il y a de pis pour elle, dit M. de Sartine, c’est que si elle n’est pas présentée avant l’arrivée de madame la dauphine, il est probable qu’elle ne le sera jamais.
– Plus que probable, Sartine, vous avez raison. On la dit fort sévère, fort dévote, fort prude, ma bru. Pauvre comtesse !
– Certainement, reprit M. de Sartine, ce sera un chagrin très grand pour madame du Barry de n’être point présentée, mais aussi cela épargnera bien des soucis à Votre Majesté.
– Vous croyez, Sartine ?
– Mais sans doute ; il y aura de moins les envieux, les médisants, les chansonniers, les flatteurs, les gazettes. Si madame du Barry était présentée sire, cela nous coûterait cent mille francs de police extraordinaire.
– En vérité ! Pauvre comtesse ! Elle le désire cependant bien !
– Alors, que Votre Majesté ordonne, et les désirs de la comtesse s’accompliront.
– Que dites-vous là, Sartine ? s’écria le roi. En bonne foi, est-ce que je puis me mêler de tout cela ? est-ce que je puis signer l’ordre d’être gracieux envers madame du Barry ? est-ce vous, Sartine vous, un homme d’esprit, qui me conseilleriez de faire un coup d’État pour satisfaire le caprice de la comtesse ?
– Oh ! non pas, sire. Je me contenterai de dire comme Votre Majesté : « Pauvre comtesse ! »
– D’ailleurs, dit le roi, sa position n’est pas si désespérée. Vous voyez tout de la couleur de votre habit, vous, Sartine. Qui nous dit que madame de Béarn ne se ravisera point ? Qui nous assure que madame la dauphine arrivera si tôt ? Nous avons quatre jours encore avant qu’elle touche Compiègne ; en quatre jours on fait bien des choses. Voyons travaillerons nous ce matin, Sartine ?
– Oh ! Votre Majesté, trois signatures seulement.
Et le lieutenant de police tira un premier papier du portefeuille.
– Oh ! oh ! fit le roi, une lettre de cachet ?
– Oui, sire.
– Et contre qui ?
– Votre Majesté peut voir.
– Contre le sieur Rousseau. Qu’est-ce que ce Rousseau-là, Sartine, et qu’a t-il fait ?
– Dame ! le Contrat social, sire.
– Ah ! ah ! c’est contre Jean-Jacques ? Vous voulez donc l’embastiller ?
– Sire, il fait scandale.
– Que diable voulez-vous qu’il fasse ?
– D’ailleurs, je ne propose pas de l’embastiller.
– À quoi bon la lettre, alors ?
– Sire, pour avoir l’arme toute prête.
– Ce n’est pas que j’y tienne, au moins, à tous vos philosophes ! dit le roi.
– Et Votre Majesté a bien raison de n’y pas tenir, fit Sartine.
– Mais on crierait, voyez-vous ; d’ailleurs, je croyais qu’on avait autorisé sa présence à Paris.
– Toléré, sire, mais à la condition qu’il ne se montrerait pas.
– Et il se montre ?
– Il ne fait que cela.
– Dans son costume arménien ?
– Oh ! non, sire ; nous lui avons fait signifier de le quitter.
– Et il a obéi ?
– Oui, mais en criant à la persécution.
– Et comment s’habille-t-il maintenant ?
– Mais comme tout le monde, sire.
– Alors le scandale n’est pas grand.
– Comment ! sire, un homme à qui l’on défend de se montrer, devinez où il va tous les jours ?
– Chez le maréchal de Luxembourg, chez M. d’Alembert, chez madame d’Épinay ?
– Au café de la Régence, sire ! Il y joue aux échecs chaque soir, par entêtement, car il perd toujours ; et chaque soir j’ai besoin d’une brigade pour surveiller le rassemblement qui se fait autour de la maison.
– Allons, dit le roi, les Parisiens sont encore plus bêtes que je ne le croyais. Laissez-les s’amuser à cela, Sartine ; pendant ce temps-là, ils ne crieront pas misère.
– Oui, sire ; mais s’il allait un beau jour s’aviser de faire des discours comme il en faisait à Londres !
– Oh ! alors, comme il y aurait délit, et délit public, vous n’auriez pas besoin d’une lettre de cachet, Sartine.
Le lieutenant de police vit que l’arrestation de Rousseau était une mesure dont le roi désirait délivrer la responsabilité royale ; il n’insista donc point davantage.
– Maintenant, sire, dit M. de Sartine, il s’agit d’un autre philosophe.
– Encore ? répondit le roi avec lassitude. mais nous n’en finirons donc pas avec eux ?
– Hélas ! sire, ce sont eux qui n’en finissent pas avec nous.
– Et duquel s’agit-il ?
– De M. de Voltaire.
– Est-il rentré en France aussi, celui-là ?
– Non, sire, et mieux vaudrait-il peut-être qu’il y fût ; nous le surveillerions, au moins.
– Qu’a-t-il fait ?
– Ce n’est pas lui qui fait, ce sont ses partisans : il ne s’agit pas moins que de lui élever une statue.
– Équestre ?
– Non, sire, et cependant c’est un fameux preneur de villes, je vous en réponds.
Louis XV haussa les épaules.
– Sire, je n’en ai pas vu de pareil depuis Poliorcète, continua M. de Sartine. Il a des intelligences partout ; les premiers de votre royaume se font contrebandiers pour introduire ses livres. J’en ai saisi l’autre jour huit caisses pleines ; deux étaient à l’adresse de M. de Choiseul.
– Il est très amusant.
– Sire, en attendant, remarquez que l’on fait pour lui ce qu’on fait pour les rois : on lui vote une statue.
– On ne vote pas de statues aux rois, Sartine, ils se les votent. Et qui est chargé de cette belle œuvre ?
– Le sculpteur Pigalle. Il est parti pour Ferney afin d’exécuter le modèle. En attendant, les souscriptions pleuvent. Il y a déjà six mille écus, et remarquez, sire, que les gens de lettres seuls ont le droit de souscrire. Tous arrivent avec leur offrande. C’est une procession. M. Rousseau lui-même a apporté ses deux louis.
– Eh bien ! que voulez-vous que j’y fasse ? dit Louis XV. Je ne suis pas un homme de lettres, cela ne me regarde point.
– Sire, je comptais avoir l’honneur de proposer à Votre Majesté de couper court à cette démonstration.
– Gardez-vous-en bien, Sartine. Au lieu de lui voter une statue de bronze, ils la lui voteraient d’or. Laissez-les faire. Eh ! mon Dieu, il sera encore plus laid en bronze qu’en chair et en os !
– Alors Votre Majesté désire que la chose ait son cours ?
– Désire, entendons-nous, Sartine, désire n’est point le mot. Je voudrais pouvoir arrêter tout cela certainement ; mais, que voulez-vous ! c’est chose impossible. Le temps est passé où la royauté pouvait dire à l’esprit philosophique, comme Dieu à l’océan : « Tu n’iras pas plus loin. » Crier sans résultat, frapper sans atteindre, serait montrer notre impuissance. Détournons les yeux, Sartine, et faisons semblant de ne pas voir.
M. de Sartine poussa un soupir.
– Sire, dit-il, si nous ne punissons pas les hommes, détruisons les œuvres, au moins. Voici une liste d’ouvrages auxquels il est urgent de faire leur procès ; car les uns attaquent le trône, les autres l’autel ; les uns sont une rébellion, les autres un sacrilège.
Louis XV prit la liste, et d’une voix languissante :
– La Contagion sacrée, ou Histoire naturelle de la superstition ; Système de la nature, ou Lois du monde physique et moral ; Dieu et les hommes, discours sur les miracles de Jésus-Christ ; Instructions du capucin de Raguse à frère Perduicloso partant pour la terre sainte…
Le roi n’était pas au quart de la liste, et cependant il laissa tomber le papier ; ses traits, ordinairement calmes, prirent une singulière expression de tristesse et de découragement.
Il demeura rêveur, absorbé, comme anéanti, pendant quelques instants.
– Ce serait un monde à soulever, Sartine, murmura-t-il ; que d’autres y essayent.
Sartine le regardait avec cette intelligence que Louis XV aimait tant à voir chez ses ministres, parce qu’elle lui épargnait un travail de pensée ou d’action.
– La tranquillité, n’est-ce pas, sire, la tranquillité, dit-il à son tour, voilà ce que le roi veut ?
Le roi secoua la tête de haut en bas.
– Eh ! mon Dieu ! oui, je ne leur demande pas autre chose, à vos philosophes, à vos encyclopédistes, à vos thaumaturges, à vos illuminés, à vos poètes, à vos économistes, à vos folliculaires qui sortent on ne sait d’où, et qui grouillent, écrivent, croassent, calomnient, calculent, prêchent, crient. Qu’on les couronne, qu’on leur fonde des statues, qu’on leur bâtisse des temples, mais qu’on me laisse tranquille.
Sartine se leva, salua le roi, et sortit en murmurant :
– Heureusement qu’il y a sur nos monnaies : Domine, salvum fac regem5.
Alors Louis XV, resté seul, prit une plume et écrivit au dauphin :
« Vous m’avez demandé d’activer l’arrivée de madame la dauphine : je veux vous faire ce plaisir.
« Je donne l’ordre de ne pas s’arrêter à Noyon ; en conséquence, mardi matin elle sera à Compiègne.
« Moi-même, j’y serai à dix heures précises, c’est-à-dire un quart d’heure avant elle. »
– De cette façon, dit-il, je serai débarrassé de cette sotte affaire de la présentation, qui me tourmente plus que M. de Voltaire, que M. Rousseau, et que tous les philosophes venus et à venir. Ce sera une affaire alors entre la pauvre comtesse, le dauphin et la dauphine. Ma foi ! faisons dériver un peu les chagrins, les haines et les vengeances sur les esprits jeunes qui ont la force de lutter. Que les enfants apprennent à souffrir, cela forme la jeunesse.
Et enchanté d’avoir tourné ainsi la difficulté, certain que nul ne pourrait lui reprocher d’avoir favorisé ou empêché la présentation qui occupait tout Paris, le roi remonta en voiture et partit pour Marly, où la cour l’attendait.
Chapitre XXXV. Marraine et filleule §
La pauvre comtesse… conservons-lui l’épithète que le roi lui avait donnée, car elle la méritait certes bien en ce moment ; la pauvre comtesse, disons-nous, courait comme une âme en peine sur la route de Paris.
Chon, terrifiée comme elle de l’avant-dernier paragraphe de la lettre de Jean, cachait dans le boudoir de Luciennes sa douleur et son inquiétude, maudissant la fatale idée qu’elle avait eue de recueillir Gilbert sur le grand chemin.
Arrivée au pont d’Antin, jeté sur l’égout qui aboutissait à la rivière et entourait Paris de la Seine à la Roquette, la comtesse trouva un carrosse qui l’attendait.
Dans ce carrosse était le vicomte Jean en compagnie d’un procureur, avec lequel il paraissait argumenter d’énergique façon.
Sitôt qu’il aperçut la comtesse, Jean laissa son procureur, sauta à terre en faisant signe au cocher de sa sœur d’arrêter court.
– Vite, comtesse, dit-il, vite, montez dans mon carrosse, et courez rue Saint-Germain-des-Prés.
– La vieille nous berne donc ? dit madame du Barry en changeant de voiture, tandis que le procureur, averti par un signe du vicomte, en faisait autant.
– Je le crois, comtesse, dit Jean, je le crois : c’est un prêté pour un rendu, ou plutôt un rendu pour un prêté.
– Mais que s’est-il donc passé ?
– En deux mots, voici. J’étais resté à Paris, moi, parce que je me défie toujours et que je n’ai pas tort, comme vous voyez. Neuf heures du soir venues, je me suis mis à rôder autour de l’hôtellerie du Coq chantant. Rien, pas de démarches, pas de visite, tout allait à merveille. Je crois, en conséquence, que je puis rentrer et dormir. Je rentre et je dors.
« Ce matin, au point du jour, je m’éveille, j’éveille Patrice, et je lui ordonne de se mettre en faction au coin de la borne.
« À neuf heures, notez bien, une heure plus tôt que l’heure dite, j’arrive avec le carrosse ; Patrice n’a rien vu d’inquiétant, je monte l’escalier assez rassuré.
« À la porte, une servante m’arrête et m’apprend que madame la comtesse ne pourra sortir de la journée et peut-être de huit jours.
« J’avoue que, préparé à une disgrâce quelconque, je ne m’attendais point à celle-là.
« – Comment ! elle ne sortira pas ? m’écriai-je ; et qu’a-t-elle donc ?
« – Elle est malade.
« – Malade ? Impossible ! Hier, elle se portait à ravir.
« – Oui, monsieur. Mais madame a l’habitude de faire son chocolat, et ce matin, en le faisant bouillir, elle l’a répandu du fourneau sur son pied, et elle s’est brûlée. Aux cris qu’a poussés madame la comtesse, je suis accourue. Madame la comtesse a failli s’évanouir. Je l’ai portée sur son lit, et en ce moment je crois qu’elle dort.
« J’étais pâle comme votre dentelle, comtesse. Je m’écriai :
« – C’est un mensonge !
« – Non, cher monsieur du Barry, répondit une voix si aigre, qu’elle semblait percer les solives ; non, ce n’est pas un mensonge, et je souffre horriblement.
« Je m’élançai du côté d’où venait cette voix, je passai à travers une porte qui ne voulait pas s’ouvrir ; la vieille comtesse était réellement couchée.
« – Ah ! madame !… lui dis-je.
« Ce fut tout ce que je pus proférer de paroles. J’étais enragé : je l’eusse étranglée avec joie.
« – Tenez, me dit-elle en me montrant un méchant marabout gisant sur le carreau, voilà la cafetière qui a fait tout le mal.
« Je sautai sur la cafetière à pieds joints.
« Celle-là ne fera plus de chocolat, je vous en réponds.
« – Quel guignon ! continua la vieille de sa voix dolente, ce sera madame d’Aloigny qui présentera madame votre sœur. Que voulez-vous ! c’était écrit ! comme disent les orientaux.
– Ah ! mon Dieu ! s’écria la comtesse, vous me désespérez, Jean.
– Je ne désespère pas, moi, si vous vous présentez à elle : voilà pourquoi je vous ai fait appeler.
– Et pourquoi ne désespérez-vous pas ?
– Dame ! parce que vous pouvez ce que je ne puis pas, parce que vous êtes une femme, et que vous ferez lever l’appareil devant vous, et que, l’imposture prouvée, vous pourrez dire à madame de Béarn que jamais son fils ne sera qu’un hobereau, que jamais elle ne touchera un sou de l’héritage des Saluces ; parce qu’enfin vous jouerez les imprécations de Camille avec beaucoup plus de vraisemblance que je ne jouerais les fureurs d’Oreste.
– Il plaisante, je crois ! s’écria la comtesse.
– Du bout des dents, croyez-moi.
– Où demeure-t-elle, notre sibylle ?
– Vous le savez bien : au Coq chantant, rue Saint-Germain-des-Prés, une grande maison noire, avec un coq énorme peint sur une plaque de tôle. Quand la tôle grince, le coq chante.
– J’aurai une scène affreuse !
– C’est mon avis. Mais mon avis aussi est qu’il faut la risquer. Voulez-vous que je vous escorte ?
– Gardez-vous-en bien, vous gâteriez tout.
– Voilà ce que m’a dit notre procureur, que j’ai consulté à cet endroit ; c’est pour votre gouverne. Battre une personne chez elle, c’est l’amende et la prison. La battre dehors…
– Ce n’est rien, dit la comtesse à Jean, vous savez cela mieux que personne.
Jean grimaça un mauvais sourire.
– Oh ! dit-il, les dettes qui se payent tard amassent des intérêts, et si jamais je retrouve mon homme…
– Ne parlons que de ma femme, vicomte.
– Je n’ai plus rien à vous en dire ; allez !
Et Jean se rangea pour laisser passer la voiture.
– Où m’attendez-vous ?
– Dans l’hôtellerie même ; je demanderai une bouteille de vin d’Espagne, et s’il vous faut main-forte, j’arriverai.
– Touche, cocher ! s’écria la comtesse.
– Rue Saint-Germain-des-Prés, au Coq chantant, ajouta le vicomte.
La voiture partit impétueusement dans les Champs-Élysées.
Un quart d’heure après, elle s’arrêtait près de la rue Abbatiale et du marché Sainte-Marguerite.
Là, madame du Barry mit pied à terre, car elle craignit que le roulement d’une voiture n’avertît la vieille rusée, aux aguets sans doute, et que, se jetant derrière quelque rideau, elle n’aperçût la visiteuse assez à temps pour l’éviter.
En conséquence, seule avec son laquais, qui marchait derrière elle, la comtesse gagna rapidement la rue Abbatiale, qui ne renfermait que trois maisons, dont l’hôtellerie sise au milieu.
Elle s’engouffra plutôt qu’elle n’entra dans le porche béant de l’auberge.
Nul ne la vit entrer ; mais au pied de l’escalier de bois, elle rencontra l’hôtesse.
– Madame de Béarn ? dit-elle.
– Madame de Béarn est bien malade, et ne peut recevoir.
– Malade ; justement, dit la comtesse, je viens demander de ses nouvelles.
Et, légère comme un oiseau, elle fut au haut de l’escalier en une seconde.
– Madame, madame, cria l’hôtesse, on force votre porte !
– Qui donc ? demanda la vieille plaideuse du fond de sa chambre.
– Moi, fit la comtesse en se présentant soudain sur le seuil avec une physionomie parfaitement assortie à la circonstance, car elle souriait la politesse et grimaçait la condoléance.
– Madame la comtesse ici ! s’écria la plaideuse pâle d’effroi.
– Oui, chère madame, et qui vient vous témoigner toute la part qu’elle prend à votre malheur, dont j’ai été instruite à l’instant même. Racontez-moi donc l’accident, je vous prie.
– Mais je n’ose, madame, vous offrir de vous asseoir en ce taudis.
– Je sais que vous avez un château en Touraine et j’excuse l’hôtellerie.
La comtesse s’assit. Madame de Béarn comprit qu’elle s’installait.
– Vous paraissez beaucoup souffrir, madame ? demanda madame du Barry.
– Horriblement.
– À la jambe droite ? Oh ! Dieu ! mais comment avez-vous donc fait pour vous brûler à la jambe ?
– Rien de plus simple : je tenais la cafetière, le manche a glissé dans ma main, l’eau s’en est échappée bouillante, et mon pied en a reçu la valeur d’un verre.
– C’est épouvantable !
La vieille poussa un soupir.
– Oh ! oui, fit-elle, épouvantable. Mais que voulez-vous ! les malheurs vont par troupes.
– Vous savez que le roi vous attendait ce matin ?
– Vous redoublez mon désespoir, madame.
– Sa Majesté n’est point contente, madame, d’avoir manqué à vous voir.
– J’ai mon excuse dans ma souffrance, et je compte bien présenter mes très humbles excuses à Sa Majesté.
– Je ne dis pas cela pour vous causer le moindre chagrin, dit madame du Barry, qui voyait combien la vieille était gourmée, je voulais seulement vous faire comprendre combien Sa Majesté tenait à cette démarche et en était reconnaissante.
– Vous voyez ma position, madame.
– Sans doute ; mais voulez-vous que je vous dise une chose ?
– Dites ; je serai fort honorée de l’entendre.
– C’est que, selon toute probabilité, votre accident vient d’une grande émotion que vous avez ressentie.
– Oh ! je ne dis pas non, dit la plaideuse en faisant une révérence du buste seulement ; j’ai été fort émue de l’honneur que vous me fîtes en me recevant si gracieusement chez vous.
– Je crois qu’il y a eu encore autre chose.
– Autre chose ? Ma foi, non, rien que je sache, madame.
– Oh ! si fait, une rencontre ?…
– Que j’aurais faite !
– Oui, en sortant de chez moi.
– Je n’ai rencontré personne, madame. J’étais dans le carrosse de monsieur votre frère.
– Avant de monter dans le carrosse.
La plaideuse eut l’air de chercher.
– Pendant que vous descendiez les degrés du perron.
La plaideuse feignit une plus grande attention encore.
– Oui, dit madame du Barry avec un sourire mêlé d’impatience, quelqu’un entrait dans la cour comme vous sortiez de la maison.
– J’ai du malheur, madame, je ne me souviens pas.
– Une femme… Ah ! vous y êtes maintenant.
– J’ai la vue si basse, qu’à deux pas de moi que vous êtes, madame, je ne distingue point. Ainsi, jugez.
– Allons, elle est forte, se dit tout bas la comtesse. Ne rusons pas, elle me battrait.
– Eh bien ! puisque vous n’avez pas vu cette dame, continua-t-elle tout haut, je veux vous dire qui elle est.
– Cette dame qui est entrée comme je sortais ?
– Précisément. C’était ma belle-sœur, mademoiselle du Barry.
– Ah ! très bien, madame, très bien. Mais comme je ne l’ai jamais vue…
– Si fait.
– Je l’ai vue ?
– Oui, et traitée même.
– Mademoiselle du Barry ?
– Oui, mademoiselle du Barry. Seulement, ce jour-là, elle s’appelait mademoiselle Flageot.
– Ah ! s’écria la vieille plaideuse avec une aigreur qu’elle ne put dissimuler ; ah ! cette fausse mademoiselle Flageot, qui m’est venue trouver et qui m’a fait voyager ainsi, c’était madame votre belle-sœur ?
– En personne, madame.
– Qui m’était envoyée ?
– Par moi.
– Pour me mystifier ?
– Non, pour vous servir en même temps que vous me serviriez.
La vieille femme fronça son épais sourcil gris.
– Je crois, dit-elle, que cette visite ne me sera pas très profitable.
– Auriez-vous été mal reçue par M. de Maupeou, madame ?
– Eau bénite de cour.
– Il me semble que j’ai eu l’honneur de vous offrir quelque chose de moins insaisissable que de l’eau bénite.
– Madame, Dieu dispose quand l’homme propose.
– Voyons, madame, parlons sérieusement, dit la comtesse.
– Je vous écoute.
– Vous vous êtes brûlé le pied ?
– Vous le voyez.
– Gravement ?
– Affreusement.
– Ne pouvez-vous, malgré cette blessure, douloureuse sans doute, mais qui ne peut être dangereuse, ne pouvez-vous faire un effort, supporter la voiture jusqu’à Luciennes et vous tenir debout une seconde dans mon cabinet, devant Sa Majesté ?
– Impossible, madame ; à la seule idée de me lever, je me sens défaillir.
– Mais c’est donc une affreuse blessure que vous vous êtes faite ?
– Comme vous dites, affreuse.
– Et qui vous panse, qui vous conseille, qui vous soigne ?
– J’ai, comme toute femme qui a tenu maison, des recettes excellentes pour les brûlures ; je m’applique un baume composé par moi.
– Peut-on, sans indiscrétion, voir ce spécifique ?
– Dans cette fiole, sur la table.
– Hypocrite ! pensa la comtesse, elle a poussé jusque-là la dissimulation ; elle est décidément très forte ; mais voyons la fin.
– Madame, dit tout bas la comtesse, moi aussi, j’ai une huile admirable pour ces sortes d’accidents ; mais l’application dépend beaucoup du genre de brûlure.
– Comment cela ?
– Il y a la rougeur simple, l’ampoule et l’écorchure. Je ne suis pas médecin ; mais tout le monde s’est brûlé plus ou moins dans sa vie.
– Madame, c’est une écorchure, dit la comtesse.
– Oh ! mon Dieu ! que vous devez souffrir ! Voulez-vous que je vous applique mon huile ?
– De grand cœur, madame. Vous l’avez donc apportée ?
– Non ; mais je l’enverrai…
– Merci mille fois.
– Il convient seulement que je m’assure du degré de gravité.
La vieille se récria.
– Oh ! non, madame, dit-elle, je ne veux pas vous offrir un pareil spectacle.
– Bon ! pensa madame du Barry, la voilà prise.
– Ne craignez point cela, madame, dit-elle, je suis familiarisée avec la vue des blessures.
– Oh ! madame, je connais trop les bienséances…
– Là où il s’agit de secourir notre prochain, oublions les bienséances, madame.
Et brusquement elle étendit la main vers la jambe que la comtesse tenait allongée sur un fauteuil.
La vieille poussa un effroyable cri d’angoisse, quoique madame du Barry l’eût à peine touchée.
– Oh ! bien joué ! murmura la comtesse, qui étudiait chaque crispation sur le visage décomposé de madame de Béarn.
– Je me meurs, dit la vieille. Ah ! quelle peur vous m’avez faite, madame !
Et, les joues pâles, les yeux mourants, elle se renversa comme si elle allait s’évanouir.
– Vous permettez, madame ? continua la favorite.
– Faites, madame, dit la vieille d’une voix éteinte.
Madame du Barry ne perdit point de temps ; elle détacha la première épingle des linges qui entouraient sa jambe, puis rapidement déroula la bandelette.
À sa grande surprise, la vieille la laissa faire.
– Elle attend que je sois à la compresse pour jeter les hauts cris ; mais, quand je devrais l’étouffer, je verrai sa jambe, murmura la favorite.
Et elle poursuivit.
Madame de Béarn gémissait, mais ne s’opposait à rien.
La compresse fut détachée, et une véritable plaie s’offrit aux yeux de madame du Barry. Ce n’était pas de l’imitation, et là s’arrêtait la diplomatie de madame de Béarn. Livide et sanguinolente, la brûlure parlait éloquemment. Madame de Béarn pouvait avoir vu et reconnu Chon ; mais alors elle s’élevait à la hauteur de Porcie et de Mucius Scévola.
Madame du Barry se tut et admira.
La vieille, revenue à elle, jouissait pleinement de sa victoire ; son œil fauve couvait la comtesse agenouillée à ses pieds.
Madame du Barry replaça la compresse avec cette délicate sollicitude des femmes, dont la main est si légère aux blessés, rétablit sur le coussin la jambe de la malade, et s’asseyant auprès d’elle :
– Allons, madame, lui dit-elle, vous êtes encore plus forte que je ne le croyais, et je vous demande pardon de ne pas avoir, du premier coup, attaqué la question comme il convenait à une femme de votre valeur. Faites vos conditions.
Les yeux de la vieille étincelaient, mais ce ne fut qu’un éclair qui s’éteignit aussitôt.
– Formulez nettement votre désir, madame, dit-elle, et je verrai en quoi je puis vous être agréable.
– Je veux, dit la comtesse, être présentée à Versailles par vous, madame, dût-il m’en coûter une heure des horribles souffrances que vous avez subies ce matin.
Madame de Béarn écouta sans sourciller.
– Et puis ? dit-elle.
– C’est tout, madame ; maintenant, à votre tour.
– Je voudrais, dit madame de Béarn, avec une fermeté qui prouva nettement à la comtesse qu’on traitait avec elle de puissance à puissance, je voudrais les deux cent mille livres de mon procès garanties.
– Mais, si vous gagnez votre procès, cela fera quatre cent mille livres, ce me semble.
– Non, car je regarde comme à moi les deux cent mille livres que me disputent les Saluces. Les deux cent mille autres seront une bonne fortune à ajouter à l’honneur que j’ai eu de faire votre connaissance.
– Vous aurez ces deux cent mille livres, madame. Après ?
– J’ai un fils que j’aime tendrement, madame. L’épée a toujours été bien portée dans notre maison ; mais, nés pour commander, vous devez comprendre que nous faisons de médiocres soldats. Il me faut une compagnie sur-le-champ pour mon fils, avec un brevet de colonel pour l’année prochaine.
– Qui fera les frais du régiment, madame ?
– Le roi. Vous comprenez que si je dépense à ce régiment les deux cent mille livres de mon bénéfice, je serai aussi pauvre demain que je le suis aujourd’hui.
– De bon compte, cela fait six cent mille livres.
– Quatre cent mille, en supposant que le régiment en vaille deux cents, ce qui est l’estimer bien haut.
– Soit ; vous serez satisfaite en ceci.
– J’ai encore à demander au roi la restitution de ma vigne de Touraine ; ce sont quatre bons arpents que les ingénieurs du roi m’ont pris, il y a onze ans, pour le canal.
– On vous l’a payée.
– Oui, mais à dire d’expert ; et je l’estimerai, moi, juste le double du prix qu’ils l’ont estimée.
– Bien ! on vous la payera une seconde fois. Est-ce tout ?
– Pardon. Je ne suis pas en argent, comme vous devez le penser. Je dois à maître Flageot quelque chose comme neuf mille livres.
– Neuf mille livres.
– Oh ! ceci est l’indispensable. Maître Flageot est d’excellent conseil.
– Oui, je le crois, dit la comtesse. Je payerai ces neuf mille livres sur mes propres deniers. J’espère que vous m’avez trouvée accommodante ?
– Oh ! vous êtes parfaite, madame ; mais je crois, de mon côté, vous avoir prouvé toute ma bonne volonté.
– Si vous saviez combien je regrette que vous vous soyez brûlée, dit madame du Barry en souriant.
– Je ne le regrette pas, madame, répondit la plaideuse, puisque, malgré cet accident, mon dévouement, je l’espère, me donnera la force de vous être utile, comme s’il n’était pas arrivé.
– Résumons, dit madame du Barry.
– Attendez.
– Vous avez oublié quelque chose ?
– Un détail.
– Dites.
– Je ne pouvais m’attendre à paraître devant notre grand roi. Hélas ! Versailles et ses splendeurs ont cessé depuis longtemps de m’être familières, de sorte que je n’ai pas de robe.
– J’avais prévu le cas, madame ; hier, après votre départ, votre habit de présentation a été commencé, et j’ai eu le soin de le commander chez une autre tailleuse que la mienne pour ne pas l’encombrer. Demain, à midi, il sera achevé.
– Je n’ai pas de diamants.
– MM. Boëhmer et Bassange vous donneront demain, sur un mot de moi, une parure de deux cent dix mille livres, qu’ils vous reprendront après demain pour deux cent mille livres. Ainsi votre indemnité se trouvera payée.
– Très bien, madame : je n’ai plus rien à désirer.
– Vous m’en voyez ravie.
– Mais le brevet de mon fils ?
– Sa Majesté vous le remettra elle-même.
– Mais la promesse des frais de levée du régiment ?
– Le brevet l’impliquera.
– Parfait. Il ne reste plus que la question des vignes.
– Vous estimiez ces quatre arpents, madame ?…
– Six mille livres l’arpent. C’étaient d’excellentes terres.
– Je vais vous souscrire une obligation de douze mille livres qui, avec les douze mille que vous avez déjà reçues, feront juste les vingt-quatre mille.
– Voici l’écritoire, madame, dit la comtesse en montrant du doigt l’objet qu’elle nommait.
– Je vais avoir l’honneur de vous la passer, dit madame du Barry.
– À moi ?
– Oui.
– Pour quoi faire ?
– Pour que vous daigniez écrire à Sa Majesté la petite lettre que je vais avoir l’honneur de vous dicter. Donnant donnant.
– C’est juste, dit madame de Béarn.
– Veuillez donc écrire, madame.
La vieille attira la table près de son fauteuil, apprêta son papier, prit la plume et attendit.
Madame du Barry dicta :
« Sire, le bonheur que je ressens de voir acceptée par Votre Majesté l’offre que j’ai faite d’être la marraine de ma chère amie, la comtesse du Barry… »
La vieille allongea les lèvres et fit cracher sa plume.
– Vous avez une mauvaise plume, comtesse, dit la favorite, il faut la changer.
– Inutile, madame, elle s’habituera.
– Vous croyez ?
– Oui.
Madame du Barry continua :
«…m’enhardit à solliciter Votre Majesté de me regarder d’un œil favorable quand demain je me présenterai à Versailles, comme vous daignez le permettre. J’ose croire, sire, que Votre Majesté peut m’honorer d’un bon accueil, étant alliée d’une maison dont chaque chef a versé son sang pour le service des princes de votre auguste race. »
– Maintenant, signez, s’il vous plaît.
Et la comtesse signa :
« Anastasie-Euphémie-Rodolphe,
Comtesse de Béarn »
La vieille écrivait d’une main ferme ; les caractères, grands d’un demi-pouce, se couchaient sur le papier, qu’ils saupoudrèrent d’une quantité aristocratique de fautes d’orthographe.
Lorsqu’elle eut signé, la vieille, tout en retenant d’une main la lettre qu’elle venait d’écrire, passa de l’autre main l’encre, le papier et la plume à madame du Barry, laquelle, d’une petite écriture droite et épineuse, souscrivit une obligation de vingt et une mille livres, douze mille pour indemniser de la perte des vignes, neuf mille pour payer les honoraires de maître Flageot.
Puis elle écrivit une petite lettre à MM. Boëhmer et Bassange, joailliers de la couronne, les priant de remettre au porteur la parure de diamants et d’émeraudes appelée Louise, parce qu’elle venait de la princesse tante du dauphin, laquelle l’avait vendue pour ses aumônes.
Cela fini, marraine et filleule échangèrent leur papier.
– Maintenant, dit madame du Barry, donnez-moi une preuve de bonne amitié, chère comtesse.
– De tout mon cœur, madame.
– Je suis sûre que si vous consentez à vous installer chez moi, Tronchin vous guérira en moins de trois jours. Venez-y donc ; en même temps vous essayerez de mon huile, qui est souveraine.
– Montez toujours en carrosse, madame, dit la prudente vieille ; j’ai quelques affaires à terminer ici avant de vous rejoindre.
– Vous me refusez ?
– Je vous déclare, au contraire, que j’accepte, madame ; mais pas pour le moment présent. Voici une heure qui sonne à l’Abbaye ; donnez-moi jusqu’à trois heures ; à cinq heures précises, je serai à Luciennes.
– Permettez-vous qu’à trois heures mon frère vienne vous prendre avec son carrosse ?
– Parfaitement.
– Maintenant, soignez-vous d’ici là.
– Ne craignez rien. Je suis gentilfemme, vous avez ma parole, et, dussé-je en mourir, je vous ferai honneur demain à Versailles.
– Au revoir, ma chère marraine !
– Au revoir, mon adorable filleule !
Et elles se séparèrent ainsi, la vieille toujours couchée, une jambe sur ses coussins, une main sur ses papiers ; madame du Barry, plus légère encore qu’à son arrivée, mais le cœur légèrement serré de n’avoir pas été la plus forte avec une vieille plaideuse, elle qui, à son plaisir, battait le roi de France.
En passant devant la grande salle, elle aperçut Jean qui, sans doute pour ne pas donner de soupçons sur sa présence prolongée, venait d’attaquer une seconde bouteille.
En apercevant sa belle-sœur, il bondit de sa chaise et courut à elle.
– Eh bien ? lui dit-il.
– Voici ce qu’a dit le maréchal de Saxe à Sa Majesté en lui montrant le champ de bataille de Fontenoy : « Sire, apprenez par ce spectacle combien une victoire est chère et douloureuse. »
– Nous sommes donc vainqueurs ? demanda Jean.
– Un autre mot. Mais celui-là nous vient de l’antiquité : « Encore une victoire comme celle-là, et nous sommes ruinés. »
– Nous avons la marraine ?
– Oui ; seulement, elle nous coûte près d’un million !
– Oh ! oh ! fit du Barry avec une effroyable grimace.
– Dame ! c’était à prendre ou à laisser !
– Mais c’est criant !
– C’est comme cela. Et ne vous rebroussez pas trop encore, car il se pourrait, si vous n’étiez pas bien sage, que nous n’eussions rien du tout ou que cela nous coûtât le double.
– Tudieu ! quelle femme !
– C’est une Romaine.
– C’est une Grecque.
– N’importe ! Grecque ou Romaine, tenez-vous prêt à la prendre à trois heures, et à me l’amener à Luciennes. Je ne serai tranquille que lorsque je la tiendrai sous clef.
– Je ne bouge pas d’ici, dit Jean.
– Et moi, je cours tout préparer, dit la comtesse.
Et, s’élançant dans son carrosse :
– À Luciennes ! cria-t-elle. Après-demain, je dirai : à Marly.
– C’est égal, dit Jean en suivant de l’œil le carrosse, nous coûtons joliment cher à la France !… C’est flatteur pour les du Barry.
Chapitre XXXVI. La cinquième conspiration du maréchal de Richelieu §
Le roi était revenu tenir son Marly comme de coutume.
Moins esclave de l’étiquette que Louis XIV, qui cherchait dans les réunions de la cour des occasions d’essayer sa puissance, Louis XV cherchait dans chaque cercle des nouvelles dont il était avide, et surtout cette variété de visages, distraction qu’il mettait au-dessus de toutes les autres, surtout quand ces visages étaient souriants.
Le soir même de l’entrevue que nous venons de rapporter, et deux heures après que madame de Béarn, selon sa promesse, tenue fidèlement cette fois, était installée dans le cabinet de madame du Barry, le roi jouait dans le salon bleu.
Il avait à sa gauche la duchesse d’Ayen, à sa droite la princesse de Guéménée.
Sa Majesté paraissait fort préoccupée ; elle perdit huit cents louis par suite de cette préoccupation ; puis, disposé aux choses sérieuses par cette perte, – Louis XV, en digne descendant de Henri IV, aimait fort à gagner, – le roi se leva à neuf heures pour aller causer dans l’embrasure d’une fenêtre avec M. de Malesherbes, fils de l’ex-chancelier, tandis que M. de Maupeou, causant avec M. de Choiseul dans l’embrasure d’une fenêtre en face, suivait d’un œil inquiet la conversation.
Cependant, depuis le départ du roi, un cercle s’était formé près de la cheminée. Mesdames Adélaïde, Sophie et Victoire, à leur retour d’une promenade aux jardins, s’étaient assises à cet endroit avec leurs dames d’honneur et leurs gentilshommes.
Et comme autour du roi, – certainement occupé d’affaires, car on connaissait l’austérité de M. de Malesherbes, – comme autour du roi, disons-nous, il y avait un cercle d’officiers de terre et de mer, de grands dignitaires, de seigneurs et de présidents, retenus par une respectueuse attente, la petite cour de la cheminée se suffisait à elle-même, et préludait à une conversation plus animée par quelques escarmouches que l’on pouvait ne regarder que comme affaires d’avant-garde.
Les principales femmes composant ce groupe étaient, outre les trois filles du roi, madame de Grammont, madame de Guéménée, madame de Choiseul, madame de Mirepoix et madame de Polastron.
Au moment où nous prenons ce groupe, Madame Adélaïde racontait une histoire d’évêque mis en retraite au pénitencier du diocèse. L’histoire, que nous nous abstiendrons de répéter, était passablement scandaleuse, surtout pour une princesse royale ; mais l’époque que nous essayons de décrire n’était pas, comme on le sait, précisément sous l’invocation de la déesse Vesta.
– Eh bien ! dit Madame Victoire, cet évêque a pourtant siégé ici, parmi nous, il y a un mois à peine.
– On serait exposé à pire rencontre encore chez Sa Majesté, dit madame de Grammont, si ceux-là y venaient qui, n’y étant jamais venus, veulent y venir.
Tout le monde sentit, aux premières paroles de la duchesse, et surtout au ton avec lequel ces paroles étaient prononcées, de qui elle voulait parler et sur quel terrain allait manœuvrer la conversation.
– Heureusement que vouloir et pouvoir sont deux, n’est-ce pas, duchesse ? dit en se mêlant à la conversation un petit homme de soixante-quatorze ans, qui en paraissait cinquante à peine, tant sa taille était élégante, sa voix fraîche, sa jambe fine, ses yeux vifs, sa peau blanche, et sa main belle.
– Ah ! voilà M. de Richelieu qui se jette aux échelles, comme à Mahon, et qui va prendre notre pauvre conversation par escalade, dit la duchesse. Nous sommes toujours un peu grenadier, mon cher duc ?
– Un peu ? Ah ! duchesse, vous me faites tort, dites beaucoup.
– Eh bien ! ne disais-je pas vrai, duc ?
– Quand cela ?
– Tout à l’heure.
– Et que disiez-vous ?
– Que les portes du roi ne se forcent pas…
– Comme des rideaux d’alcôve. Je suis de votre avis, duchesse, toujours de votre avis.
Le mot amena les éventails sur quelques visages, mais il eut du succès, quoique les détracteurs du temps passé prétendissent que l’esprit du duc avait vieilli.
La duchesse de Grammont rougit sous son rouge, car c’était à elle surtout que l’épigramme s’adressait.
– Mesdames, continua-t-elle, si M. le duc nous dit de pareilles choses, je ne continuerai pas mon histoire et vous y perdrez beaucoup je vous jure, à moins que vous ne demandiez au maréchal de vous en raconter une autre.
– Moi, dit le duc, vous interrompre quand vous allez probablement dire du mal de quelqu’un de mes amis ? Dieu m’en préserve ! j’écoute de toutes les oreilles qui me restent.
On resserra le cercle autour de la duchesse.
Madame de Grammont lança un regard du côté de la fenêtre pour s’assurer que le roi était toujours là. Le roi y était toujours ; mais, bien que causant avec M. de Malesherbes, il ne perdait pas de vue le groupe, et son regard se croisa avec celui de madame de Grammont.
La duchesse se sentit un peu intimidée de l’expression qu’elle avait cru lire dans les yeux du roi ; mais elle était lancée, elle ne voulut pas s’arrêter en chemin.
– Vous saurez donc, continua madame de Grammont s’adressant principalement aux trois princesses, qu’une dame – le nom n’y fait rien, n’est-ce pas ? – désira dernièrement nous voir, nous, les élues du Seigneur, trônant dans notre gloire, dont les rayons la font mourir de jalousie.
– Nous voir, où ? demanda le duc.
– Mais à Versailles, à Marly, à Fontainebleau.
– Bien, bien, bien.
– La pauvre créature n’avait jamais vu de nos grands cercles que le dîner du roi, où les badauds sont admis derrière les barrières à regarder manger Sa Majesté et ses convives, en défilant, bien entendu, sous la baguette de l’huissier de service.
M. de Richelieu prit bruyamment du tabac dans une boîte de porcelaine de Sèvres.
– Mais pour nous voir à Versailles, à Marly, à Fontainebleau, il faut être présentée, dit le duc.
– Justement, la dame en question sollicita la présentation.
– Je parie qu’elle lui fut accordée, dit le duc ; le roi est si bon !
– Malheureusement, pour être présentée, il ne suffit pas de la permission du roi, il faut encore quelqu’un qui vous présente.
– Oui, dit madame de Guéménée, quelque chose comme une marraine, par exemple.
– Mais tout le monde n’a pas une marraine, dit madame de Mirepoix, témoin la belle Bourbonnaise, qui en cherche une et qui n’en trouve pas.
Et elle se mit à fredonner :
La belle Bourbonnaise
Est fort mal à son aise.
– Ah ! maréchale, maréchale, dit le duc de Richelieu, laissez donc tout l’honneur de son récit à madame la duchesse.
– Voyons, voyons, duchesse, dit Madame Victoire, voilà que vous nous avez fait venir l’eau à la bouche, et que vous nous laissez là en chemin.
– Pas du tout ; je tiens au contraire à raconter mon histoire jusqu’au bout. N’ayant pas de marraine, on en chercha une. « Cherchez, et vous trouverez », dit l’Évangile. On chercha si bien qu’on trouva ; mais quelle marraine, bon Dieu ! Une bonne femme de campagne, toute naïve, toute candide. On la tira de son colombier, on la mijota, on la dorlota, on la para.
– C’est à faire frémir, dit madame de Guéménée.
– Mais, tout à coup, voilà que, quand la provinciale est bien mijotée, bien dorlotée, bien parée, elle tombe du haut en bas de son escalier…
– Eh ?… dit M. de Richelieu.
– La jambe se cassa.
Ah ! ah ! ah ! ah !
dit la duchesse, ajoutant un vers de circonstance aux deux vers de la maréchale de Mirepoix.
– De sorte, dit madame de Guéménée, que de présentation ?…
– Pas l’ombre, ma chère.
– Ce que c’est que la Providence ! dit le maréchal en levant les deux mains au ciel.
– Pardon, dit Madame Victoire ; mais je plains fort la pauvre provinciale, moi.
– Au contraire, madame, dit la duchesse, félicitez-la ; de deux maux, elle a choisi le moindre.
La duchesse s’arrêta court : elle venait de rencontrer un second regard du roi.
– Mais de qui donc venez-vous de parler, duchesse ? reprit le maréchal faisant semblant de chercher quelle était la personne dont il pouvait être question.
– Ma foi, l’on ne m’a pas dit le nom.
– Quel malheur ! dit le maréchal.
– Mais j’ai deviné ; faites comme moi.
– Si les dames présentées étaient courageuses et fidèles aux principes d’honneur de la vieille noblesse de France, dit madame de Guéménée avec amertume, elles iraient toutes s’inscrire chez la provinciale qui a eu l’idée sublime de se casser la jambe.
– Ah ! ma foi, oui, dit Richelieu, voilà une idée. Mais il faudrait savoir comment s’appelle cette excellente dame qui nous sauve d’un si grand danger ; car nous n’avons plus rien à craindre, n’est-ce pas, chère duchesse ?
– Oh ! plus rien, je vous en réponds ; elle est sur son lit, la jambe empaquetée et incapable de faire un seul pas.
– Mais, dit madame de Guéménée, si cette femme allait trouver une autre marraine ?… Elle est fort remuante.
– Oh ! il n’y a rien à craindre ; cela ne se trouve pas comme cela, les marraines.
– Peste ! je le crois bien, dit le maréchal en grignotant une de ces pastilles merveilleuses auxquelles il devait, prétendait-on, son éternelle jeunesse.
En ce moment, le roi fit un mouvement pour se rapprocher. Chacun se tut.
Alors la voix du roi, si claire et si connue, retentit dans le salon :
– Adieu, mesdames. Bonsoir, messieurs.
Chacun se leva aussitôt, et il se fit un grand mouvement dans la galerie.
Le roi fit quelques pas vers la porte ; puis se retournant au moment de sortir :
– À propos, dit-il, il y aura demain présentation à Versailles.
Ces paroles tombèrent comme la foudre sur l’assemblée.
Le roi promena son regard sur le groupe des femmes qui pâlissaient en s’entre-regardant.
Puis il sortit sans rien ajouter.
Mais à peine eut-il franchi le seuil du salon avec le nombreux cortège de gentilshommes de son service et de sa suite, que l’explosion se fit parmi les princesses et les personnes demeurées après son départ.
– Une présentation ! balbutia la duchesse de Grammont devenue livide. Qu’a donc voulu dire Sa Majesté ?
– Eh ! duchesse, fit le maréchal avec un de ces sourires que ne lui pardonnaient pas ses meilleurs amis, est-ce que cette présentation serait la vôtre, par hasard ?
Mesdames se mordaient les lèvres avec dépit.
– Oh ! impossible ! répondait sourdement madame de Grammont.
– Écoutez donc, duchesse, dit le maréchal, on remet si bien les jambes aujourd’hui.
M. de Choiseul s’approcha de sa sœur et lui pressa le bras en signe d’avertissement ; mais la comtesse était trop profondément blessée pour rien écouter.
– Ce serait une indignité ! s’écria-t-elle.
– Oui, une indignité ! répéta madame de Guéménée.
M. de Choiseul vit qu’il n’y avait rien à faire, il s’éloigna.
– Oh ! Mesdames, s’écria la duchesse s’adressant aux trois filles du roi, nous n’avons plus de ressources qu’en vous. Vous, les premières dames du royaume, souffrirez-vous que nous soyons exposées à trouver dans le seul asile inviolable des dames de qualité, une société dont ne voudraient pas nos filles de chambre ?
Mais les princesses, au lieu de répondre, baissèrent tristement la tête.
– Mesdames, au nom du ciel ! répéta la duchesse.
– Le roi est le maître, dit Madame Adélaïde en soupirant.
– C’est assez juste, dit le duc de Richelieu.
– Mais alors toute la cour de France est compromise ! s’écria la duchesse. Ah ! messieurs, que vous avez peu de souci pour l’honneur de vos familles !
– Mesdames, dit M. de Choiseul en essayant de rire, comme ceci tourne à la conspiration, vous trouverez bon que je me retire, et qu’en me retirant j’emmène M. de Sartine. Venez-vous, duc ? continua M. de Choiseul en s’adressant au maréchal.
– Oh ! ma foi, non ! dit le maréchal, j’adore les conspirations, moi ; je reste.
M. de Choiseul se déroba, emmenant M. de Sartine.
Les quelques hommes qui se trouvaient encore là suivirent leur exemple.
Il ne resta autour des princesses que madame de Grammont, madame de Guéménée, madame d’Ayen, madame de Mirepoix, madame de Polastron et huit ou dix des femmes qui avaient embrassé avec le plus d’ardeur la querelle de la présentation.
M. de Richelieu était le seul homme.
Les dames le regardaient avec inquiétude, comme on eût fait d’un Troyen dans le camp des Grecs.
– Je représente ma fille, la comtesse d’Egmont ; allez, dit-il, allez.
– Mesdames, dit la duchesse de Grammont, il y a un moyen de protester contre l’infamie que l’on veut nous imposer, et, pour ma part, j’emploierai ce moyen.
– Quel est-il ? demandèrent en même temps toutes les femmes.
– On nous a dit, reprit madame de Grammont : « Le roi est le maître. »
– Et j’ai répondu : « C’est juste », dit le duc.
– Le roi est maître chez lui, c’est vrai ; mais chez nous, nous sommes maîtresses. Or, qui peut m’empêcher, ce soir, de dire à mon cocher : « À Chanteloup », au lieu de lui dire : « À Versailles » ?
– C’est vrai, dit M. de Richelieu ; mais quand vous aurez protesté, duchesse, qu’en résultera-t-il ?
– Il en résultera qu’on réfléchirait bien davantage encore, s’écria madame de Guéménée, si beaucoup vous imitaient, madame.
– Et pourquoi n’imiterions-nous pas toutes la duchesse ? dit la maréchale de Mirepoix.
– Oh ! Mesdames, dit alors la duchesse en s’adressant de nouveau aux filles du roi ; oh ! le bel exemple à donner à la cour, vous, filles de France !
– Le roi nous en voudrait-il ? dit Madame Sophie.
– Non, non ! que Vos Altesses en soient certaines ! s’écria la haineuse duchesse. Non ; lui qui a un sens exquis, un tact parfait, il vous en serait reconnaissant, au contraire. Le roi, croyez-moi, ne violente personne.
– Au contraire, dit le duc de Richelieu faisant, pour la deuxième ou troisième fois, allusion à une invasion que madame de Grammont avait faite, dit-on, un soir, dans la chambre du roi ; c’est lui qu’on violente, c’est lui qu’on prend de force.
Il y eut en ce moment, à ces paroles, dans les rangs des dames, un mouvement pareil à celui qui s’opère dans une compagnie de grenadiers quand une bombe éclate.
Enfin, on se remit.
– Le roi n’a rien dit, c’est vrai, lorsque nous avons fermé notre porte à la comtesse, dit Madame Victoire enhardie et échauffée par le bouillonnement de l’assemblée ; mais il se pourrait que, dans une occasion si solennelle…
– Oui, oui, sans doute, insista madame de Grammont, bien certainement cela pourrait être ainsi, si vous seules, Mesdames, lui faisiez défaut ; mais quand on verra que nous manquons toutes.
– Toutes ! s’écrièrent les femmes.
– Oui, toutes, répéta le vieux maréchal.
– Ainsi vous êtes du complot ? demanda Madame Adélaïde.
– Certainement que j’en suis, et c’est pour cela que je demanderai la parole.
– Parlez, duc, parlez, dit madame de Grammont.
– Procédons méthodiquement, dit le duc ; ce n’est pas le tout que de crier : « Toutes, toutes ! » Telle crie à tue-tête : « Je ferai ceci ! » qui, le moment venu, fera justement le contraire ; or comme je suis du complot, ainsi que je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, je ne me soucie pas d’être abandonné, comme je le fus chaque fois que je complotais sous le feu roi, ou sous la Régence.
– En vérité, duc, dit ironiquement la duchesse de Grammont, ne dirait-on pas que vous oubliez où vous êtes ? Dans le pays des Amazones, vous vous donnez des airs de chef !
– Madame, dit le duc, je vous prie de croire que j’aurais quelque droit à ce rang que vous me disputez ; vous haïssez plus madame du Barry – bon ! voilà que j’ai dit le nom à présent, mais personne ne l’a entendu, n’est-ce pas ? – vous haïssez plus madame du Barry que moi, mais je suis plus compromis que vous.
– Vous, compromis, duc ? demanda la maréchale de Mirepoix.
– Oui, compromis, et horriblement encore ; il y a huit jours que je n’ai été à Versailles ; c’est au point que, hier, la comtesse a fait passer au pavillon de Hanovre pour demander si j’étais malade, et vous savez ce que Rafté a répondu : que je me portais si bien, que je n’étais pas rentré depuis la veille. Mais j’abandonne mes droits, je n’ai pas d’ambition, je vous laisse le premier rang, et même je vous y porte. Vous avez tout mis en branle, vous êtes le boute-feu, vous révolutionnez les consciences, à vous le bâton de commandement.
– Après Mesdames, dit respectueusement la duchesse.
– Oh ! laissez-nous le rôle passif, dit Madame Adélaïde. Nous allons voir notre sœur Louise à Saint-Denis ; elle nous retient, nous ne revenons pas, il n’y a rien à dire.
– Rien absolument, dit le duc, ou il faudrait avoir l’esprit bien mal fait.
– Moi, dit la duchesse, je fais mes foins à Chanteloup.
– Bravo ! s’écria le duc ; à la bonne heure, voilà une raison !
– Moi, dit la princesse de Guéménée, j’ai un enfant malade, et je prends la robe de chambre pour soigner mon enfant.
– Moi, dit madame de Polastron, je me sens tout étourdie ce soir, et serais capable de faire une maladie dangereuse si Tronchin ne me saignait pas demain.
– Et moi, dit majestueusement la maréchale de Mirepoix, je ne vais pas à Versailles, parce que je n’y vais pas ; voilà ma raison, le libre arbitre !
– Bien, bien, dit Richelieu, tout cela est plein de logique ; mais il faut jurer.
– Comment ! il faut jurer ?
– Oui, l’on jure toujours dans les conjurations ; depuis la conspiration de Catilina jusqu’à celle de Cellamare, dont j’avais l’honneur de faire partie, on a toujours juré ; elles n’en ont pas mieux tourné, c’est vrai, mais respect à l’habitude. Jurons donc ! c’est très solennel, vous allez voir.
Il étendit la main au milieu du groupe de femmes et dit majestueusement :
– Je le jure.
Toutes les femmes répétèrent le serment, à l’exception de Mesdames, qui s’étaient éclipsées.
– Maintenant c’est fini, dit le duc ; quand une fois on a fait serment dans les conjurations, on ne fait plus rien.
– Oh ! quelle fureur quand elle se trouvera seule au salon ! s’écria madame de Grammont.
– Hum ! le roi nous exilera bien un peu, dit Richelieu.
– Eh ! duc, s’écria madame de Guéménée, que deviendra la cour si l’on nous exile ?… N’attend-on pas Sa Majesté Danoise ? que lui montrera-t-on ? N’attend-on pas Son Altesse la dauphine ? à qui la montrera-t-on ?
– Et puis on n’exile pas toute une cour ; on choisit.
– Je sais bien que l’on choisit, dit Richelieu, et même je suis chanceux, moi, l’on me choisit toujours ; on m’a déjà choisi quatre fois ; car, de bon compte, j’en suis à ma cinquième conspiration, mesdames.
– Bon ! ne croyez pas cela, duc, dit madame de Grammont ; c’est moi que l’on sacrifiera.
– Ou M. de Choiseul, ajouta le maréchal ; prenez garde, duchesse !
– M. de Choiseul est comme moi : il subira une disgrâce, mais ne souffrira pas un affront.
– Ce ne sera ni vous, duc, ni vous, duchesse, ni M. de Choiseul, qu’on exilera, dit la maréchale de Mirepoix ; ce sera moi. Le roi ne pourra me pardonner d’être moins obligeante pour la comtesse que je ne l’étais pour la marquise.
– C’est vrai, dit le duc, vous qu’on a toujours appelée la favorite de la favorite. Pauvre maréchale ! on nous exilera ensemble !
– On nous exilera toutes, dit madame de Guéménée en se levant ; car j’espère bien que nulle de nous ne reviendra sur la détermination prise.
– Et sur la promesse jurée, dit le duc.
– Oh ! et puis, dit madame de Grammont, à tout hasard, je me mettrai en mesure, moi !
– Vous ? dit le duc.
– Oui. Pour être demain à Versailles à dix heures, il lui faut trois choses.
– Lesquelles ?
– Un coiffeur, une robe, un carrosse.
– Sans doute.
– Eh bien ?
– Eh bien ! elle ne sera pas à Versailles à dix heures ; le roi s’impatientera ; le roi congédiera, et la présentation sera remise aux calendes grecques, vu l’arrivée de madame la dauphine.
Un hourra d’applaudissements et de bravos accueillit ce nouvel épisode de la conjuration ; mais tout en applaudissant plus haut que les autres, M. de Richelieu et madame de Mirepoix échangèrent un coup d’œil.
Les deux vieux courtisans s’étaient rencontrés dans l’intelligence d’une même pensée.
À onze heures, tous les conjurés s’envolaient sur la route de Versailles et de Saint-Germain, éclairés par une admirable lune.
Seulement, M. de Richelieu avait pris le cheval de son piqueur, et tandis que son carrosse, stores fermés, courait ostensiblement sur la route de Versailles, il gagnait Paris à fond de train par une route de traverse.
Chapitre XXXVII. Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse §
Il eût été de mauvais goût que madame du Barry partît de son appartement de Versailles pour se rendre à la grande salle des présentations.
D’ailleurs, Versailles était bien pauvre de ressources dans un jour aussi solennel.
Enfin, mieux que tout cela, ce n’était point l’habitude. Les élus arrivaient avec un fracas d’ambassadeur, soit de leur hôtel de Versailles, soit de leur maison de Paris.
Madame du Barry choisit ce dernier point de départ.
Dès onze heures du matin, elle était arrivée rue de Valois avec madame de Béarn, qu’elle tenait sous ses verrous quand elle ne la tenait point sous son sourire, et dont on rafraîchissait à chaque instant la blessure avec tout ce que fournissaient de secrets la médecine et la chimie.
Depuis la veille, Jean du Barry, Chon et Dorée étaient à l’œuvre, et qui ne les avait pas vus à cette œuvre se fût fait difficilement une idée de l’influence de l’or et de la puissance du génie humain.
L’une s’assurait du coiffeur, l’autre harcelait les couturières. Jean, qui avait le département des carrosses, se chargeait en outre de surveiller couturières et coiffeurs. La comtesse, occupée de fleurs, de diamants, de dentelles, nageait dans les écrins, et recevait d’heure en heure des courriers de Versailles qui lui disaient que l’ordre avait été donné d’éclairer le salon de la reine, et que rien n’était changé.
Vers quatre heures, Jean du Barry rentra pâle, agité, mais joyeux.
– Eh bien ? demanda la comtesse.
– Eh bien ! tout sera prêt.
– Le coiffeur ?
– J’ai trouvé Dorée chez lui. Nous sommes convenus de nos faits. Je lui ai glissé dans la main un bon de cinquante louis. Il dînera ici à six heures précises, nous pouvons donc être tranquilles de ce côté-là.
– La robe ?
– La robe sera merveilleuse. J’ai trouvé Chon qui la surveillait ; vingt-six ouvrières y cousent les perles, les rubans et les garnitures. On aura ainsi fait lé par lé ce travail prodigieux, qui eût coûté huit jours à d’autres que nous.
– Comment, lé par lé ? fit la comtesse.
– Oui, petite sœur. Il y a treize lés d’étoffe. Deux ouvrières pour chaque lé : l’une prend à gauche, l’autre prend à droite chaque lé qu’elles ornent d’applications et de pierreries, de sorte qu’on n’assemblera qu’au dernier moment. C’est l’affaire de deux heures encore. À six heures du soir, nous aurons la robe.
– Vous en êtes sur, Jean ?
– J’ai fait hier le calcul des points avec mon ingénieur. Il y a dix mille points par lé ; cinq mille par chaque ouvrière. Dans cette épaisse étoffe, une femme ne peut pas coudre plus d’un point en cinq secondes ; c’est douze par minute, sept cent vingt par heure, sept mille deux cents en dix heures. Je laisse les deux mille deux cents pour les repos indispensables et les fausses piqûres, et nous avons encore quatre heures de bon.
– Et le carrosse ?
– Oh ! quant au carrosse, vous savez que j’en ai répondu ; le vernis sèche dans un grand magasin chauffé exprès à cinquante degrés. C’est un charmant vis-à-vis, près duquel, je vous en réponds, les carrosses envoyés au-devant de la dauphine sont bien peu de chose. Outre les armoiries qui forment le fond des quatre panneaux, avec le cri de guerre des du Barry : Boutés en avant ! sur les deux panneaux de côté j’ai fait peindre, d’une part, deux colombes qui se caressent, et de l’autre, un cœur percé d’une flèche. Le tout enrichi d’arcs, de carquois et de flambeaux. Il y a queue chez Francian pour le voir ; à huit heures précises, il sera ici.
En ce moment Chon et Dorée rentrèrent. Elles venaient confirmer tout ce qu’avait dit Jean.
– Merci, mes braves lieutenants, dit la comtesse.
– Petite sœur, fit Jean, vous avez les yeux battus ; dormez une heure, cela vous remettra.
– Dormir ? Ah bien, oui ! Je dormirai cette nuit, et beaucoup n’en pourront pas dire autant.
Pendant que ces préparatifs se faisaient chez la comtesse, le bruit de la présentation courait par la ville. Tout désœuvré qu’il est et tout indifférent qu’il paraît, le peuple parisien est le plus nouvelliste de tous les peuples. Nul n’a mieux connu les personnages de la cour et leurs intrigues que le badaud du dix-huitième siècle, celui-là même qui n’était admis à aucune fête d’intérieur, qui ne voyait que les panneaux hiéroglyphiques des carrosses et les mystérieuses livrées des laquais coureurs de nuit. Il n’était point rare alors que tel ou tel seigneur de la cour fût connu de tout Paris ; c’était simple : au spectacle, aux promenades, la cour jouait le principal rôle. Et M. de Richelieu, sur son tabouret de la scène italienne, madame du Barry, dans son carrosse éclatant comme celui d’une reine, posaient autant devant le public qu’un comédien aimé ou qu’une actrice favorite de nos jours.
On s’intéresse bien plus aux visages que l’on connaît. Tout Paris connaissait madame du Barry, ardente à se montrer au théâtre, à la promenade, dans les magasins, comme les femmes riches, jeunes et belles. Puis il la connaissait encore par ses portraits, par ses caricatures, par Zamore. L’histoire de la présentation occupait donc Paris presque autant qu’elle occupait la cour. Ce jour-là, il y eut encore rassemblement à la place du Palais-Royal, mais nous en demandons bien pardon à la philosophie, ce n’était point pour voir M. Rousseau jouant aux échecs au café de la Régence, c’était pour voir la favorite dans son beau carrosse et dans sa belle robe, dont il avait été tant parlé. Le mot de Jean du Barry : « Nous coûtons cher à la France », était profond, et il était tout simple que la France, représentée par Paris, voulût jouir du spectacle qu’elle payait si cher.
Madame du Barry connaissait parfaitement son peuple ; car le peuple français fut bien plus son peuple qu’il n’avait été celui de Marie Leckzinska. Elle savait qu’il aimait à être ébloui ; et comme elle était d’un bon caractère, elle travaillait à ce que le spectacle fût en proportion de la dépense, Au lieu de se coucher, comme le lui avait conseillé son beau-frère, elle prit de cinq à six heures un bain de lait ; puis enfin, à six heures, elle se livra à ses femmes de chambre, en attendant l’arrivée du coiffeur.
Il n’y a pas d’érudition à faire à propos d’une époque si bien connue de nos jours, qu’on pourrait presque la dire contemporaine, et que la plupart de nos lecteurs savent aussi bien que nous, Mais il ne sera pas déplacé d’expliquer, en ce moment surtout, ce qu’une coiffure de madame du Barry devait coûter de soins, de temps et d’art.
Qu’on se figure un édifice complet. Le prélude de ces châteaux que la cour du jeune roi Louis XVI se bâtissait tout crénelés sur la tête, comme si tout, à cette époque, eût dû être un présage, comme si la mode frivole, écho des passions sociales qui creusaient la terre sous les pas de tout ce qui était ou de tout ce qui paraissait grand, avait décrété que les femmes de l’aristocratie avaient trop peu de temps à jouir de leurs titres pour ne pas les afficher sur leur front ; comme si, prédiction plus sinistre encore, mais non moins juste, elle leur eût annoncé qu’ayant peu de temps à garder leurs têtes, elles devaient les orner jusqu’à l’exagération et les élever le plus possible au dessus des têtes vulgaires.
Pour natter ces beaux cheveux, les relever autour d’un coussin de soie, les enrouler sur des moules de baleine, les diaprer de pierreries, de perles, de fleurs, les saupoudrer de cette neige qui donnait aux yeux le brillant, au teint la fraîcheur ; pour rendre harmonieux, enfin, ces tons de chair, de nacre, de rubis, d’opale, de diamants, de fleurs omnicolores et multiformes, il fallait être non seulement un grand artiste, mais encore un homme patient.
Aussi, seuls de tous les corps de métiers, les perruquiers portaient l’épée comme les statuaires.
Voilà ce qui explique les cinquante louis donnés par Jean du Barry au coiffeur de la cour, et la crainte que le grand Lubin, – le coiffeur de la cour à cette époque se nommait Lubin, – et la crainte, disons-nous, que le grand Lubin ne fût moins exact ou moins adroit qu’on ne l’espérait.
Ces craintes ne furent bientôt que trop justifiées : six heures sonnèrent, le coiffeur ne parut point ; puis six heures et demie, puis sept heures moins un quart. Une seule chose rendait un peu d’espérance à tous ces cœurs haletants, c’est qu’un homme de la valeur de M. Lubin devait naturellement se faire attendre.
Mais sept heures sonnèrent ; le vicomte craignit que le dîner préparé pour le coiffeur ne refroidît, et que cet artiste ne fût pas satisfait. Il envoya donc chez lui un grison pour le prévenir que le potage était servi.
Le laquais revint un quart d’heure après.
Ceux qui ont attendu en pareille circonstance savent seuls ce qu’il y a de secondes dans un quart d’heure.
Le laquais avait parlé à madame Lubin elle-même, laquelle avait assuré que M. Lubin venait de sortir, et que s’il n’était déjà rendu à l’hôtel, on pouvait être assuré du moins qu’il était en route.
– Bon, dit du Barry, il aura trouvé quelque embarras de voitures. Attendons.
– D’ailleurs, il n’y a rien de compromis encore, dit la comtesse, je puis être coiffée à demi habillée ; la présentation n’a lieu qu’à dix heures précises Nous avons encore trois heures devant nous et il ne nous en faut qu’une pour aller à Versailles. En attendant, Chon, montre-moi ma robe, cela me distraira. Eh bien ! où est donc Chon ? Chon ! ma robe, ma robe !
– La robe de madame n’est pas encore arrivée, dit Dorée, et la sœur de madame la comtesse est partie, il y a dix minutes, pour l’aller quérir elle même.
– Ah ! dit du Barry, j’entends un bruit de roues, c’est sans doute notre carrosse qu’on amène.
Le vicomte se trompait : c’était Chon qui rentrait dans son carrosse, attelé de deux chevaux ruisselants de sueur.
– Ma robe ! cria la comtesse, alors que Chon était encore dans le vestibule ; ma robe !
– Est-ce qu’elle n’est pas arrivée ? demanda Chon tout effarée.
– Non.
– Ah bien, elle ne peut tarder, continua-t-elle en se rassurant, car la faiseuse, quand je suis montée chez elle, venait de partir en fiacre avec deux de ses ouvrières pour apporter et essayer la robe.
– En effet, dit Jean, elle demeure rue du Bac, et le fiacre a dû marcher moins vite que nos chevaux.
– Oui, oui, assurément, dit Chon, qui ne pouvait cependant se défendre d’une certaine inquiétude.
– Vicomte, dit madame du Barry, si vous envoyiez toujours chercher le carrosse ? que nous n’attendions pas de ce côté-là, au moins.
– Vous avez raison, Jeanne.
Et du Barry ouvrit la porte.
– Qu’on aille chercher le carrosse chez Francian, dit-il, et cela avec les chevaux neufs, afin qu’ils se trouvent tout attelés.
Le cocher et les chevaux partirent.
Comme le bruit de leurs pas commençait à se perdre dans la direction de la rue Saint-Honoré, Zamore entra avec une lettre.
– Lettre pour maîtresse Barry, dit-il.
– Qui l’a apportée ?
– Un homme.
– Comment, un homme ! Quel homme ?
– Un homme à cheval.
– Et pourquoi te l’a-t-il remise, à toi ?
– Parce que Zamore était à la porte.
– Mais lisez, comtesse, lisez, plutôt que de questionner, s’écria Jean.
– Vous avez raison, vicomte.
– Pourvu que cette lettre ne contienne rien de fâcheux, murmura le vicomte.
– Eh ! non, dit la comtesse, quelque placet pour Sa Majesté.
– Le billet n’est pas plié en forme de placet.
– En vérité, vicomte, vous ne mourrez que de peur, dit la comtesse en souriant.
Et elle brisa le cachet.
Aux premières lignes, elle poussa un horrible cri, et tomba sur son fauteuil à demi expirante.
– Ni coiffeur, ni robe, ni carrosse ! dit-elle.
Chon s’élança vers la comtesse, Jean se précipita sur la lettre.
Elle était d’une écriture droite et menue : c’était évidemment une écriture de femme.
« Madame, disait la lettre, méfiez-vous : ce soir, vous n’aurez ni coiffeur, ni robe, ni carrosse.
« J’espère que cet avis vous parviendra en temps utile.
« Pour ne point forcer votre reconnaissance, je ne me nomme point. Devinez-moi si vous voulez connaître une sincère amie. »
– Ah ! voilà le dernier coup ! s’écria du Barry au désespoir. Sang bleu ! il faut que je tue quelqu’un. Pas de coiffeur ! Par la mort ! j’éventrerai ce bélître de Lubin. Mais c’est qu’en effet voilà sept heures et demie qui sonnent, et il n’arrive pas. Ah ! damnation ! malédiction !
Et du Barry, qui n’était pas présenté ce soir-là, s’en prit à ses cheveux, qu’il fourragea indignement.
– C’est la robe ! mon Dieu ! c’est la robe ! s’écria Chon. Un coiffeur, on en trouverait encore.
– Oh ! je vous en défie ! Quels coiffeurs trouverez-vous ? Des massacres ! Ah ! tonnerre ! ah ! carnage ! ah ! mille légions du diable !
La comtesse ne disait rien, mais elle poussait des soupirs qui eussent attendri les Choiseul eux-mêmes, s’ils eussent pu les entendre.
– Voyons, voyons, un peu de calme, dit Chon. Cherchons un coiffeur, retournons chez la faiseuse, pour savoir ce qu’est devenue la robe.
– Pas de coiffeur ! murmurait la comtesse mourante, pas de robe ! pas de carrosse !
– C’est vrai, pas de carrosse ! s’écria Jean ; il ne vient pas non plus, le carrosse, et cependant, il devrait être ici. Oh ! c’est un complot, comtesse. Est-ce que Sartine n’en fera pas arrêter les auteurs ? est-ce que Maupeou ne les fera pas pendre ? est-ce qu’on ne brûlera pas les complices en Grève ? Je veux faire rouer le coiffeur, tenailler la couturière, écorcher le carrossier.
Pendant ce temps, la comtesse était revenue à elle, mais c’était pour mieux sentir l’horreur de sa position.
– Oh ! pour cette fois, je suis perdue, murmurait-elle ; les gens qui ont gagné Lubin sont assez riches pour avoir éloigné tous les bons coiffeurs de Paris. Il ne se trouvera plus que des ânes qui me hacheront les cheveux… Et ma robe ! pauvre robe !… Et mon carrosse tout neuf qui devait les faire toutes crever de jalousie !…
Du Barry ne répondait rien, il roulait des yeux terribles et s’allait heurter à tous les angles de la chambre, et à chaque fois qu’il rencontrait un meuble, il le brisait en morceaux, puis, si les morceaux lui paraissaient encore trop gros, il les brisait en plus petits.
Au milieu de cette scène de désolation, qui du boudoir s’était répandue dans les antichambres et des antichambres dans la cour, tandis que les laquais, ahuris par vingt ordres différents et contradictoires, allaient, venaient, couraient, se heurtaient, un jeune homme en habit vert-pomme et veste de satin, en culotte lilas et en bas de soie blancs, descendait d’un cabriolet, franchissait le seuil abandonné de la porte de la rue, traversait la cour, bondissant de pavé en pavé sur les orteils, montait l’escalier et venait frapper à la porte du cabinet de toilette.
Jean était en train de trépigner sur un cabaret de porcelaine de Sèvres que la basque de son habit avait accroché, tandis qu’il évitait la chute d’une grosse potiche japonaise qu’il avait apostrophée d’un coup de poing.
On entendit doucement, discrètement, modestement frapper trois coups à la porte.
Il se fit un grand silence. Chacun était dans une telle attente, que personne n’osait demander qui était là.
– Pardon, dit une voix inconnue, mais je désirerais parler à madame la comtesse du Barry.
– Mais, monsieur, on n’entre point comme cela, cria le suisse, qui avait couru après l’étranger pour l’empêcher de pénétrer plus avant.
– Un instant, un instant, dit du Barry, il ne peut pas nous arriver pis que ce qui nous arrive. Que lui voulez-vous, à la comtesse ?
Et Jean ouvrit la porte d’une main qui eût enfoncé les portes de Gaza.
L’étranger esquiva le choc par un bond en arrière, et, retombant à la troisième position :
– Monsieur, dit-il, je voulais offrir mes services à madame la comtesse du Barry, qui est, je crois, de cérémonie.
– Et quels services, monsieur ?
– Ceux de ma profession.
– Quelle est votre profession ?
– Je suis coiffeur.
Et l’étranger fit une seconde révérence.
– Ah ! s’écria Jean en sautant au cou du jeune homme. Ah ! vous êtes coiffeur. Entrez, mon ami, entrez !
– Venez, mon cher monsieur, venez, dit Chon saisissant à bras-le-corps le jeune homme éperdu.
– Un coiffeur ! s’écria madame du Barry en levant les mains au ciel. Un coiffeur ! Mais c’est un ange. Êtes-vous envoyé par Lubin, monsieur ?
– Je ne suis envoyé par personne. J’ai lu dans une gazette que madame la comtesse était présentée ce soir, et je me suis dit : « Tiens, si par hasard madame la comtesse n’avait pas de coiffeur, ce n’est pas probable, mais c’est possible », et je suis venu.
– Comment vous nommez-vous ? dit la comtesse un peu refroidie.
– Léonard, madame.
– Léonard ! vous n’êtes pas connu.
– Pas encore. Mais si madame accepte mes services, je le serai demain.
– Hum ! hum ! fit Jean, c’est qu’il y a coiffer et coiffer.
– Si madame se défie trop de moi, dit-il, je me retirerai.
– C’est que nous n’avons pas le temps d’essayer, dit Chon.
– Et pourquoi essayer ? s’écria le jeune homme dans un moment d’enthousiasme et après avoir fait le tour de madame du Barry. Je sais bien qu’il faut que madame attire tous les yeux par sa coiffure. Aussi, depuis que je contemple madame, ai-je inventé un tour qui fera, j’en suis certain, le plus merveilleux effet.
Et le jeune homme fit de la main un geste plein de confiance en lui-même, qui commença à ébranler la comtesse et à faire rentrer l’espoir dans le cœur de Chon et de Jean.
– Ah ! vraiment ! dit la comtesse émerveillée de l’aisance du jeune homme, qui prenait des poses de hanches comme aurait pu le faire le grand Lubin lui-même.
– Mais, avant tout, il faudrait que je visse la robe de madame pour harmonier les ornements.
– Oh ! ma robe ! s’écria madame du Barry, rappelée à la terrible réalité, ma pauvre robe !
Jean se frappa le front.
– Ah ! c’est vrai ! dit-il. Monsieur, imaginez-vous un guet-apens odieux !… On l’a volée ! robe, couturière, tout !… Chon ! ma bonne Chon !
Et du Barry, las de s’arracher les cheveux, se mit à sangloter.
– Si tu retournais chez elle, Chon ? dit la comtesse.
– À quoi bon, dit Chon, puisqu’elle était partie pour venir ici ?
– Hélas ! murmura la comtesse en se renversant sur son fauteuil, hélas ! À quoi me sert un coiffeur, si je n’ai pas de robe ?
En ce moment, la cloche de la porte retentit. Le suisse, de peur qu’on ne s’introduisît encore, comme on venait de le faire, avait fermé tous les battants, et derrière tous les battants, poussé tous les verrous.
– On sonne, dit madame du Barry.
Chon s’élança aux fenêtres.
– Un carton ! s’écria-t-elle.
– Un carton ! répéta la comtesse. Entre-t-il ?
– Oui… Non… Si… On le remet au suisse.
– Courez, Jean, courez, au nom du ciel.
Jean se précipita par les montées, devança tous les laquais, arracha le carton des mains du suisse.
Chon le regardait à travers les vitres.
Il ouvrit le couvercle du carton, plongea la main dans ses profondeurs et poussa un hurlement de joie.
Il renfermait une admirable robe de satin de Chine avec des fleurs découpées et toute une garniture de dentelles d’un prix immense.
– Une robe ! une robe ! cria Chon en battant des mains.
– Une robe ! répéta madame du Barry, près de succomber à la joie, comme elle avait failli succomber à la douleur.
– Qui t’a remis cela, maroufle ? demanda Jean au suisse.
– Une femme, monsieur.
– Mais quelle femme ?
– Je ne la connais pas.
– Où est-elle ?
– Monsieur, elle a passé ce carton en travers de ma porte, m’a crié : « Pour madame la comtesse ! » est remontée dans le cabriolet qui l’avait amenée, et est repartie de toute la vitesse du cheval.
– Allons ! dit Jean, voilà une robe, c’est le principal !
– Mais montez donc, Jean ! cria Chon ; ma sœur pâme d’impatience.
– Tenez, dit Jean, regardez, voyez, admirez, voilà ce que le ciel nous envoie.
– Mais elle ne m’ira point, elle ne pourra m’aller, elle n’a pas été faite pour moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur ! car enfin elle est jolie.
Chon prit rapidement une mesure.
– Même longueur, dit-elle, même largeur de taille.
– L’admirable étoffe ! dit du Barry.
– C’est fabuleux ! dit Chon.
– C’est effrayant ! dit la comtesse.
– Mais au contraire, dit Jean, cela prouve que, si vous avez de grands ennemis, vous avez en même temps des amis bien dévoués.
– Ce ne peut être un ami, dit Chon, car comment eût-il été prévenu de ce qui se tramait contre nous ? Il faut que ce soit quelque sylphe, quelque lutin.
– Que ce soit le diable, s’écria madame du Barry peu m’importe, pourvu qu’il m’aide à combattre les Grammont ! il ne sera jamais aussi diable que ces gens-là !
– Et maintenant, dit Jean, j’y pense…
– Que pensez-vous ?
– Que vous pouvez livrer en toute confiance votre tête à monsieur.
– Qui vous donne cette assurance ?
– Pardieu ! il a été prévenu par le même ami qui nous a envoyé la robe.
– Moi ? fit Léonard avec une surprise naïve.
– Allons ! allons ! dit Jean, comédie que cette histoire de gazette, n’est-ce pas, mon cher monsieur ?
– C’est la vérité pure, monsieur le vicomte.
– Allons, avouez, dit la comtesse.
– Madame, voici la feuille dans ma poche ; je l’ai conservée pour faire des papillotes.
Le jeune homme tira en effet de la poche de sa veste une gazette dans laquelle était annoncée la présentation.
– Allons, allons, à l’œuvre, dit Chon ; voilà huit heures qui sonnent.
– Oh ! nous avons tout le temps, dit le coiffeur ; il faut une heure à madame pour aller.
– Oui, si nous avions une voiture, dit la comtesse.
– Oh ! mordieu ! c’est vrai, dit Jean, et cette canaille de Francian qui n’arrive pas !
– N’avons-nous pas été prévenus, dit la comtesse ; ni coiffeur, ni robe, ni carrosse !
– Oh ! dit Chon épouvantée, nous manquerait-il aussi de parole ?
– Non, dit Jean, non, le voilà.
– Et le carrosse ? le carrosse ? dit la comtesse.
– Il sera resté à la porte, dit Jean. Le suisse va ouvrir, il va ouvrir. Mais qu’a donc le carrossier ?
En effet, presque au même instant, maître Francian s’élança tout effaré dans le salon.
– Ah ! monsieur le vicomte, s’écria-t-il, le carrosse de madame était en route pour l’hôtel, quand, au détour de la rue Traversière, il a été arrêté par quatre hommes qui ont terrassé mon premier garçon qui vous l’amenait, et qui, mettant les chevaux au galop, ont disparu par la rue Saint-Nicaise.
– Quand je vous le disais, fit du Barry radieux, sans se lever du fauteuil où il était assis en voyant entrer le carrossier, quand je vous le disais !…
– Mais c’est un attentat, cela ! cria Chon. Mais remuez-vous donc, mon frère !
– Me remuer, moi ! et pourquoi faire ?
– Mais pour nous trouver une voiture ; il n’y a ici que des chevaux éreintés et des carrosses sales. Jeanne ne peut pas aller à Versailles dans de pareilles brouettes.
– Bah ! dit du Barry, celui qui met un frein à la fureur des flots, qui donne la pâture aux oisillons, qui envoie un coiffeur comme monsieur, une robe comme celle-là, ne nous laissera pas en chemin faute d’un carrosse.
– Eh ! tenez, dit Chon, en voilà un qui roule.
– Et qui s’arrête même, reprit du Barry.
– Oui, mais il n’entre pas, dit la comtesse.
– Il n’entre pas, c’est cela ! dit Jean.
Puis, sautant à la fenêtre, qu’il ouvrit :
– Courez, mordieu ! cria-t-il, courez, ou vous arriverez trop tard. Alerte ! alerte ! que nous connaissions au moins notre bienfaiteur.
Les valets, les piqueurs, les grisons, se précipitèrent, mais il était déjà trop tard. Un carrosse doublé de satin blanc, et attelé de deux magnifiques chevaux bais, était devant la porte.
Mais de cocher, mais de laquais, pas de traces ; un simple commissionnaire maintenait les chevaux par le mors.
Le commissionnaire avait reçu six livres de celui qui les avait amenés et qui s’était enfui du côté de la cour des Fontaines.
On interrogea les panneaux ; mais une main rapide avait remplacé les armoiries par une rose.
Toute cette contrepartie de la mésaventure n’avait pas duré une heure.
Jean fit entrer le carrosse dans la cour, ferma la porte sur lui et prit la clef de la porte. Puis il remonta dans le cabinet de toilette où le coiffeur s’apprêtait à donner à la comtesse les premières preuves de sa science.
– Monsieur ! s’écria-t-il en saisissant le bras de Léonard, si vous ne nous nommez pas notre génie protecteur, si vous ne le signalez pas à notre reconnaissance éternelle, je jure…
– Prenez garde, monsieur le vicomte, interrompit flegmatiquement le jeune homme, vous me faites l’honneur de me serrer le bras si fort, que j’aurai la main tout engourdie quand il s’agira de coiffer madame la comtesse ; or, nous sommes pressés, voici huit heures et demie qui sonnent.
– Lâchez ! Jean, lâchez ! cria la comtesse.
Jean retomba dans un fauteuil.
– Miracle ! dit Chon, miracle ! la robe est d’une mesure parfaite… un pouce de trop long par devant, voilà tout ; mais dans dix minutes le défaut sera corrigé.
– Et le carrosse, comment est-il ?… présentable ? demanda la comtesse.
– Du plus grand goût… Je suis monté dedans, répondit Jean ; il est garni de satin blanc, et parfumé d’essence de rose.
– Alors tout va bien ! cria madame du Barry en frappant ses petites mains l’une contre l’autre. Allez, monsieur Léonard, si vous réussissez, votre fortune est faite.
Léonard ne se le fit pas dire à deux fois ; il s’empara de la tête de madame du Barry, et, au premier coup de peigne, il révéla un talent supérieur.
Rapidité, goût, précision, merveilleuse entente des rapports du moral avec le physique, il déploya tout dans l’accomplissement de cette importante fonction.
Au bout de trois quarts d’heure madame du Barry sortit de ses mains, plus séduisante que la déesse Aphrodite ; car elle était beaucoup moins nue, et n’était pas moins belle.
Lorsqu’il eut donné le dernier tour à cet édifice splendide, lorsqu’il en eut éprouvé la solidité, lorsqu’il eut demandé de l’eau pour ses mains et humblement remercié Chon, qui, dans sa joie, le servait comme un monarque, il voulut se retirer.
– Ah ! monsieur, dit du Barry, vous saurez que je suis aussi entêté dans mes amours que dans mes haines. J’espère donc maintenant que vous voudrez bien me dire qui vous êtes.
– Vous le savez déjà, monsieur ; je suis un jeune homme qui débute et je m’appelle Léonard.
– Qui débute ? Sang bleu ! vous êtes passé maître, monsieur.
– Vous serez mon coiffeur, monsieur Léonard, dit la comtesse en se mirant dans une petite glace à main, et je vous payerai chaque coiffure de cérémonie cinquante louis. Chon, compte cent louis à monsieur pour la première, il y en aura cinquante de denier à Dieu.
– Je vous le disais bien, madame, que vous feriez ma réputation.
– Mais vous ne coifferez que moi…
– Alors gardez vos cent louis, madame, dit Léonard ; je veux ma liberté, c’est à elle que je dois d’avoir eu l’honneur de vous coiffer aujourd’hui. La liberté est le premier des biens de l’homme.
– Un coiffeur philosophe ! s’écria du Barry en levant les deux mains au ciel ; où allons-nous, Seigneur mon Dieu ! où allons-nous ? Eh bien ! mon cher monsieur Léonard, je ne veux pas me brouiller avec vous, prenez vos cent louis, et gardez votre secret et votre liberté… En voiture, comtesse, en voiture !
Ces mots s’adressaient à madame de Béarn, qui entrait raide et parée comme une châsse, et qu’on venait de tirer de son cabinet juste au moment de s’en servir.
– Allons, allons, dit Jean, qu’on prenne madame à quatre et qu’on la porte doucement au bas des degrés. Si elle pousse un seul soupir, je vous fais étriller.
Pendant que Jean surveillait cette délicate et importante manœuvre, dans laquelle Chon le secondait en qualité de lieutenant, madame du Barry cherchait des yeux Léonard.
Léonard avait disparu.
– Mais par où donc est-il passé ? murmura madame du Barry, encore mal revenue de tous les étonnements successifs qu’elle venait d’éprouver.
– Par où il est passé ? Mais par le parquet ou par le plafond ; c’est par là que passent les génies. Maintenant, comtesse, prenez bien garde que votre coiffure ne devienne un pâté de grives, que votre robe ne se change en toile d’araignée, et que nous n’arrivions à Versailles dans un potiron traîné par deux rats !
Ce fut sur l’énonciation de cette dernière crainte que le vicomte Jean monta à son tour dans le carrosse, où avaient déjà pris place madame la comtesse de Béarn et sa bienheureuse filleule.
Chapitre XXXVIII. La présentation §
Versailles, comme tout ce qui est grand, est et sera toujours beau.
Que la mousse ronge ses pierres abattues, que ses dieux de plomb, de bronze ou de marbre, gisent disloqués dans ses bassins sans eau, que ses grandes allées d’arbres taillés s’en aillent échevelées vers le ciel, il y aura toujours, fût-ce dans les ruines, un spectacle pompeux et saisissant pour le rêveur ou pour le poète qui, du grand balcon, regardera les horizons éternels après avoir regardé les splendeurs éphémères.
Mais c’était surtout dans sa vie et dans sa gloire que Versailles était splendide à voir. Quand un peuple sans armes, contenu par un peuple de soldats brillants, battait de ses flots les grilles dorées ; quand les carrosses de velours, de soie et de satin, aux fières armoiries, roulaient sur le pavé sonore, au galop de leurs chevaux fringants ; quand toutes les fenêtres, illuminées comme celles d’un palais enchanté, laissaient voir un monde resplendissant de diamants, de rubis, de saphirs, que le geste d’un seul homme courbait comme fait le vent d’épis d’or entremêlés de blanches marguerites, de coquelicots de pourpre et de bluets d’azur ; oui, Versailles était beau, surtout quand il lançait par toutes ses portes des courriers à toutes les puissances, et quand les rois, les princes, les seigneurs, les officiers, les savants du monde civilisé foulaient ses riches tapis et ses mosaïques précieuses.
Mais c’était surtout lorsqu’il se parait pour une grande cérémonie, quand les somptuosités du garde-meuble et les grandes illuminations doublaient la magie de ses richesses, que Versailles avait de quoi fournir aux esprits les plus froids une idée de tous les prodiges que peuvent enfanter l’imagination et la puissance humaines.
Telle était la cérémonie de réception d’un ambassadeur, telle aussi, pour les simples gentilshommes, la cérémonie de la présentation. Louis XIV, créateur de l’étiquette, qui renfermait chacun dans un espace infranchissable, avait voulu que l’initiation aux splendeurs de sa vie royale frappât les élus d’une telle vénération, que jamais ils ne considérassent le palais du roi que comme un temple dans lequel ils avaient le droit de venir adorer le dieu couronné à une place plus ou moins près de l’autel.
Ainsi, Versailles, déjà dégénéré sans doute, mais resplendissant encore, avait ouvert toutes ses portes, allumé tous ses flambeaux, mis à jour toutes ses magnificences pour la présentation de madame du Barry. Le peuple des curieux, peuple affamé, peuple misérable, mais qui oubliait, chose étrange ! sa misère et sa faim à l’aspect de tant d’éblouissements, le peuple garnissait toute la place d’Armes et toute l’avenue de Paris. Le château lançait le feu par toutes ses fenêtres, et ses girandoles ressemblaient de loin à des astres nageant dans une poussière d’or.
Le roi sortit de ses appartements à dix heures précises. Il était paré plus que de coutume, c’est-à-dire que ses dentelles étaient plus riches, et que les boucles seules de ses jarretières et de ses souliers valaient un million.
Il avait été instruit par M. de Sartine de la conspiration tramée la veille entre les dames jalouses ; aussi son front était-il soucieux ; il tremblait de ne voir que des hommes dans la galerie.
Mais il fut bientôt rassuré quand, dans le salon de la reine, destiné spécialement aux présentations, il vit, dans un nuage de dentelles et de poudre où fourmillaient les diamants, d’abord ses trois filles, puis la maréchale de Mirepoix, qui avait fait tant de bruit la veille ; enfin, toutes les turbulentes qui avaient juré de rester chez elles, et qui se trouvaient là au premier rang.
M. le duc de Richelieu courait comme un général de l’une à l’autre, et leur disait :
– Ah ! je vous y prends, perfide !
Ou bien :
– Que j’étais certain de votre défection !
Ou bien encore :
– Que vous disais-je à propos des conjurations ?
– Mais vous-même, duc ? répondaient les dames.
– Moi, je représentais ma fille, je représentais la comtesse d’Egmont. Cherchez, Septimanie n’y est point ; elle seule a tenu bon avec madame de Grammont et madame de Guéménée, aussi je suis sûr de mon affaire. Demain, j’entre dans mon cinquième exil ou ma quatrième Bastille. Décidément, je ne conspire plus.
Le roi parut. Il se fit un grand silence au milieu duquel on entendit sonner dix heures, l’heure solennelle. Sa Majesté était entourée d’une cour nombreuse. Il y avait près d’elle plus de cinquante gentilshommes, qui ne s’étaient point juré de venir à la présentation, et pour cette raison, probablement, étaient tous présents.
Le roi remarqua, tout d’abord, que madame de Grammont, madame de Guéménée et madame d’Egmont manquaient à cette splendide assemblée.
Il s’approcha de M. de Choiseul, qui affectait un grand calme, et qui, malgré ses efforts, n’arrivait qu’à une fausse indifférence.
– Je ne vois pas madame la duchesse de Grammont ici ? dit-il.
– Sire, répondit M. de Choiseul, ma sœur est malade, et m’a chargé d’offrir à Sa Majesté ses très humbles respects.
– Tant pis ! fit le roi.
Et il tourna le dos à M. de Choiseul.
En se retournant, il se trouva en face du prince de Guéménée.
– Et madame la princesse de Guéménée, dit-il, où est-elle donc ? Ne l’avez vous pas amenée, prince ?
– Impossible, sire, la princesse est malade ; en allant la prendre chez elle, je l’ai trouvée au lit.
– Ah ! tant pis ! tant pis ! dit le roi. Ah ! voici le maréchal. Bonsoir, duc.
– Sire…, fit le vieux courtisan en s’inclinant avec la souplesse d’un jeune homme.
– Vous n’êtes pas malade, vous, dit le roi assez haut pour que MM. de Choiseul et de Guéménée l’entendissent.
– Chaque fois, sire, répondit le duc de Richelieu, qu’il s’agit pour moi du bonheur de voir Votre Majesté, je me porte à merveille.
– Mais, dit le roi en regardant autour de lui, votre fille, madame d’Egmont, d’où vient donc qu’elle n’est pas ici ?
Le duc, voyant qu’on l’écoutait, prit un air de profonde tristesse :
– Hélas ! sire, ma pauvre fille est bien privée de ne pouvoir avoir l’honneur de mettre ses humbles hommages aux pieds de Votre Majesté, ce soir, surtout ; mais malade, sire, malade…
– Tant pis ! dit le roi. Malade, madame d’Egmont, la plus belle santé de France ! Tant pis ! tant pis !
Et le roi quitta M. de Richelieu comme il avait quitté M. de Choiseul et M. de Guéménée.
Puis il accomplit le tour de son salon, complimentant surtout madame de Mirepoix, qui ne se sentait pas d’aise.
– Voilà le prix de la trahison, dit le maréchal à son oreille ; demain, vous serez comblée d’honneurs, tandis que nous !… je frémis d’y penser.
Et le duc poussa un soupir.
– Mais il me semble que vous-même n’avez pas mal trahi les Choiseul, puisque vous voici… Vous aviez juré…
– Pour ma fille, maréchale, pour ma pauvre Septimanie ! La voilà disgraciée pour avoir été trop fidèle.
– À son père ! répliqua la maréchale.
Le duc fit semblant de ne pas entendre cette réponse, qui pouvait passer pour une épigramme.
– Mais, dit-il, ne vous semble-t-il pas, maréchale, que le roi est inquiet ?
– Dame ! il y a de quoi.
– Comment ?
– Dix heures un quart.
– Ah ! c’est vrai, et la comtesse ne vient pas. Tenez, maréchale, voulez vous que je vous dise ?
– Dites.
– J’ai une crainte.
– Laquelle ?
– C’est qu’il ne soit arrivé quelque chose de fâcheux à cette pauvre comtesse. Vous devez savoir cela, vous ?
– Pourquoi, moi ?
– Sans doute, vous nagiez dans la conspiration jusqu’au cou.
– Eh bien ! répondit la maréchale en confidence, duc, j’en ai peur comme vous.
– Notre amie la duchesse est une rude antagoniste qui blesse en fuyant, à la manière des Parthes ; or, elle a fui. Voyez comme M. de Choiseul est inquiet, malgré sa volonté de paraître tranquille ; tenez, il ne peut demeurer en place, il ne perd pas de vue le roi. Voyons, ils ont tramé quelque chose ? Avouez-moi cela.
– Je ne sais rien, duc, mais je suis de votre avis.
– Où cela les mènera-t-il ?
– À un retard, cher duc, et vous savez le proverbe : « A tout gagné qui gagne du temps. » Demain, un événement imprévu peut arriver qui retarde indéfiniment cette présentation. La dauphine arrive peut-être demain à Compiègne, au lieu d’arriver dans quatre jours. On aura voulu gagner demain, peut-être.
– Maréchale, savez-vous que votre petit conte m’a tout l’air d’une réalité. Elle n’arrive pas, sang bleu !
– Et voilà le roi qui s’impatiente, regardez.
– C’est la troisième fois qu’il s’approche de la fenêtre. Le roi souffre réellement.
– Alors ce sera bien pis tout à l’heure.
– Comment cela ?
– Écoutez. Il est dix heures vingt minutes.
– Oui.
– Je puis vous dire cela maintenant.
– Eh bien ?
La maréchale regarda autour d’elle ; puis à voix basse :
– Eh bien ! elle ne viendra pas.
– Ah ! mon Dieu, maréchale ! mais ce sera un scandale abominable.
– Matière à procès, duc, à procès criminel… capital… car il y aura dans tout cela, je le sais de bon lieu, enlèvement, violence, lèse-majesté même si l’on veut. Les Choiseul ont joué le tout pour le tout.
– C’est bien imprudent à eux.
– Que voulez-vous ! la passion les aveugle.
– Voilà l’avantage de ne pas être passionné, d’être comme nous, maréchale ; on y voit clair, au moins.
– Tenez, voilà le roi qui s’approche encore une fois de la fenêtre.
En effet, Louis XV, assombri, anxieux, irrité, s’approcha de la croisée et appuya sa main à l’espagnolette ciselée et son front aux vitres fraîches.
Pendant ce temps, on entendait bruire, comme un cliquetis de feuillage avant la tempête, les conversations des courtisans.
Tous les yeux allaient de la pendule au roi.
La pendule sonna la demie. Son timbre pur sembla pincer l’acier, et la vibration s’éteignit frémissante dans la vaste salle.
M. de Maupeou s’approcha du roi.
– Beau temps, sire, dit-il timidement.
– Superbe, superbe… Comprenez-vous quelque chose à cela, monsieur de Maupeou ?
– À quoi, sire ?
– À ce retard… Pauvre comtesse !
– Il faut qu’elle soit malade, sire, dit le chancelier.
– Cela se conçoit que madame de Grammont soit malade, que madame de Guéménée soit malade, que madame d’Egmont soit malade aussi ; mais la comtesse malade, cela ne se conçoit pas !
– Sire, une forte émotion peut rendre malade : la joie de la comtesse était si grande !
– Ah ! c’est fini, dit Louis XV en secouant la tête, c’est fini ; maintenant, elle ne viendra plus !
Quoique le roi eût prononcé ces derniers mots à voix basse, il se faisait un silence tel, qu’ils furent entendus par presque tous les assistants.
Mais ils n’avaient pas encore eu le temps d’y répondre, même par la pensée, qu’un grand bruit de carrosses retentit sous la voûte.
Tous les fronts oscillèrent, tous les yeux s’interrogèrent mutuellement.
Le roi quitta la fenêtre et s’alla poster au milieu du salon pour voir l’enfilade de la galerie.
– J’ai bien peur que ce ne soit quelque fâcheuse nouvelle qui nous arrive, dit la maréchale à l’oreille du duc, qui dissimula un fin sourire.
Mais soudain la figure du roi s’épanouit, l’éclair jaillit de ses yeux.
– Madame la comtesse du Barry ! cria l’huissier au grand maître des cérémonies.
– Madame la comtesse de Béarn !
Ces deux noms firent bondir tous les cœurs sous des sensations bien opposées. Un flot de courtisans, invinciblement entraîné par la curiosité, s’avança vers le roi.
Madame de Mirepoix se trouva être la plus proche de Louis XV.
– Oh ! qu’elle est belle ! qu’elle est belle ! s’écria la maréchale en joignant les mains comme si elle était prête à entrer en adoration.
Le roi se retourna et sourit à la maréchale.
– Ce n’est pas une femme, dit le duc de Richelieu, c’est une fée.
Le roi envoya la fin de son sourire à l’adresse du vieux courtisan.
En effet, jamais la comtesse n’avait été si belle, jamais pareille suavité d’expression, jamais émotion mieux jouée, regard plus modeste, taille plus noble, démarche plus élégante, n’avaient excité l’admiration dans le salon de la reine, qui cependant, comme nous l’avons dit, était le salon des présentations.
Belle à charmer, riche sans faste, coiffée à ravir surtout, la comtesse s’avançait, tenue par la main de madame de Béarn, qui, malgré d’atroces souffrances, ne boitait pas, ne sourcillait pas, mais dont le rouge se détachait par atomes desséchés, tant la vie se retirait de son visage, tant chaque fibre tressaillait douloureusement en elle au moindre mouvement de sa jambe blessée.
Tout le monde arrêta les yeux sur le groupe étrange.
La vieille dame, décolletée comme au temps de sa jeunesse, avec sa coiffure d’un pied de haut, ses grands yeux caves et brillants comme ceux d’une orfraie, sa toilette magnifique et sa démarche de squelette, semblait l’image du temps passé donnant la main au temps présent.
Cette dignité sèche et froide guidant cette grâce voluptueuse et décente, frappa d’admiration et d’étonnement surtout la plupart des assistants.
Il sembla au roi, tant le contraste était vivant, que madame de Béarn lui amenait sa maîtresse plus jeune, plus fraîche, plus riante que jamais il ne l’avait vue.
Aussi, au moment où, suivant l’étiquette, la comtesse pliait le genou pour baiser la main du roi, Louis XV la saisit par le bras, et la releva d’un seul mot, qui fut la récompense de ce qu’elle avait souffert depuis quinze jours.
– À mes pieds, comtesse ? dit le roi. Vous riez !… C’est moi qui devrais et qui surtout voudrais être aux vôtres.
Puis le roi ouvrit les bras, comme c’était le cérémonial ; mais, au lieu de faire semblant d’embrasser, cette fois il embrassa réellement.
– Vous avez là une bien belle filleule, madame, dit-il à madame de Béarn ; mais aussi elle a une noble marraine, que je suis on ne peut plus aise de revoir à ma cour.
La vieille dame s’inclina.
– Allez saluer mes filles, comtesse, dit tout bas le roi à madame du Barry, et montrez-leur que vous savez faire la révérence. J’espère que vous ne serez point mécontente de celle qu’elles vous rendront.
Les deux dames continuèrent leur marche au milieu d’un grand espace vide qui se formait autour d’elles à mesure qu’elles avançaient, mais que les regards scintillants semblaient emplir de flammes brûlantes.
Les trois filles du roi voyant madame du Barry s’approcher d’elles, se levèrent comme des ressorts et attendirent.
Louis XV veillait. Ses yeux fixés sur Mesdames leur enjoignaient la plus favorable politesse.
Mesdames, un peu émues, rendirent la révérence à madame du Barry, laquelle s’inclina beaucoup plus bas que l’étiquette ne l’ordonnait, ce qui fut trouvé du meilleur goût, et toucha tellement les princesses qu’elles l’embrassèrent comme avait fait le roi, et avec une cordialité dont le roi parut enchanté.
Dès lors, le succès de la comtesse devint un triomphe, et il fallut que les plus lents ou les moins adroits des courtisans attendissent une heure avant de faire parvenir leurs saluts à la reine de la fête.
Celle-ci, sans morgue, sans colère, sans récrimination, accueillit toutes les avances et sembla oublier toutes les trahisons. Et il n’y avait rien de joué dans cette bienveillance magnanime : son cœur débordait de joie et n’avait plus de place pour un seul sentiment haineux.
M. de Richelieu n’était pas pour rien le vainqueur de Mahon ; il savait manœuvrer. Tandis que les courtisans vulgaires se tenaient, pendant les révérences, à leur place et attendaient l’issue de la présentation pour encenser ou dénigrer l’idole, le maréchal avait été prendre position derrière le siège de la comtesse, et, pareil au guide de cavalerie qui va se planter à cent toises dans la plaine pour attendre le déploiement d’une file à son point juste de conversion, le duc attendait madame du Barry, et devait naturellement se trouver près d’elle sans être foulé. Madame de Mirepoix, de son côté, connaissant le bonheur que son ami avait toujours eu à la guerre, avait imité cette manœuvre, et avait insensiblement rapproché son tabouret de celui de la comtesse.
Les conversations s’établirent dans chaque groupe, et toute la personne de madame du Barry fut passée à l’étamine.
La comtesse, soutenue par l’amour du roi, par l’accueil gracieux de Mesdames et par l’appui de sa marraine, promenait un regard moins timide sur les hommes placés autour du roi, et, certaine de sa position, cherchait ses ennemies parmi les femmes.
Un corps opaque interrompit la perspective.
– Ah ! monsieur le duc, dit-elle, il fallait que je vinsse ici pour vous rencontrer.
– Comment cela, madame ? demanda le duc.
– Oui, il y a quelque chose comme huit jours qu’on ne vous a vu, ni à Versailles, ni à Paris, ni à Luciennes.
– Je me préparais au plaisir de vous voir ici ce soir, répliqua le vieux courtisan.
– Vous le prévoyiez peut-être ?
– J’en étais certain.
– Voyez-vous ! En vérité, duc, quel homme vous faites ! avoir su cela et ne pas m’en avoir prévenue, moi, votre amie, moi qui n’en savais rien.
– Comment cela, madame ? dit le duc, vous ne saviez point que vous dussiez venir ici ?
– Non. J’étais à peu près comme Ésope quand un magistrat l’arrêta dans la rue. « Où allez-vous ? lui demanda-t-il. – Je n’en sais rien, répondit le fabuliste. – Ah ! vraiment ? En ce cas, vous irez en prison. – Vous voyez bien que je ne savais pas où j’allais. » De même, duc, je pouvais croire aller à Versailles, mais je n’en étais pas assez sûre pour le dire. Voilà pourquoi vous m’eussiez rendu service en me venant voir… mais… vous viendrez à présent, n’est-ce pas ?
– Madame, dit Richelieu sans paraître ému le moins du monde de la raillerie, je ne comprends pas bien pourquoi vous n’étiez pas sûre de venir ici.
– Je vais vous le dire : parce que j’étais entourée de pièges.
Et elle regarda fixement le duc, qui soutint ce regard imperturbablement.
– De pièges ? Ah ! bon Dieu ! que me dites-vous là, comtesse ?
– D’abord, on m’a volé mon coiffeur.
– Oh ! oh ! votre coiffeur.
– Oui.
– Que ne m’avez-vous fait dire cela ; je vous eusse envoyé, – mais parlons bas, je vous prie, – je vous eusse envoyé une perle, un trésor, que madame d’Egmont a déterré, un artiste bien supérieur à tous les perruquiers, à tous les coiffeurs royaux, mon petit Léonard.
– Léonard ! s’écria madame du Barry.
– Oui ; un petit jeune homme qui coiffe Septimanie et qu’elle cache à tous les yeux, comme Harpagon fait de sa cassette. Du reste, il ne faut pas vous plaindre, comtesse ; vous êtes coiffée à merveille et belle à ravir ; et, chose singulière, le dessin de ce tour ressemble au croquis que madame d’Egmont demanda hier à Boucher, et dont elle comptait se servir pour elle-même, si elle n’avait point été malade. Pauvre Septimanie !
La comtesse tressaillit et regarda le duc plus fixement encore ; mais le duc restait souriant et impénétrable.
– Mais pardon, comtesse, je vous ai interrompue. vous parliez de pièges ?…
– Oui ; après m’avoir volé mon coiffeur, on m’a soustrait ma robe, une robe charmante.
– Oh ! voilà qui est odieux : mais, de fait, vous pouviez vous passer de celle qu’on vous a soustraite ; car je vous vois habillée d’une étoffe miraculeuse… C’est de la soie de Chine, n’est-ce pas, avec des fleurs appliquées ? Eh bien ! si vous vous fussiez adressée à moi dans votre embarras, comme il faut le faire à l’avenir, je vous eusse envoyé la robe que ma fille avait fait faire pour sa présentation, et qui était tellement pareille à celle-ci, que je jurerais que c’est la même.
Madame du Barry saisit les deux mains du duc, car elle commençait à comprendre quel était l’enchanteur qui l’avait tirée d’embarras.
– Savez-vous dans quelle voiture je suis venue, duc ? lui dit-elle.
– Non ; dans la vôtre, probablement.
– Duc, on m’avait enlevé ma voiture, comme ma robe, comme mon coiffeur.
– Mais c’était donc un guet-apens général ? Dans quelle voiture êtes-vous donc venue ?
– Dites-moi d’abord comment est la voiture de madame d’Egmont ?
– Ma foi, je crois que, dans la prévision de cette soirée, elle s’était commandé une voiture doublée de satin blanc. Mais on n’a pas eu le temps d’y peindre ses armes.
– Oui ? n’est-ce pas, une rose est bien plus vite faite qu’un écusson. Les Richelieu et les d’Egmont ont des armes fort compliquées. Tenez, duc, vous êtes un homme adorable.
Et elle lui tendit ses deux mains, dont le vieux courtisan fit un masque tiède et parfumé.
Tout à coup, au milieu des baisers dont il les couvrait, le duc sentit tressaillir les mains de madame du Barry.
– Qu’est-ce ? demanda-t-il en regardant autour de lui.
– Duc…, dit la comtesse avec un regard égaré.
– Eh bien ?
– Quel est donc cet homme, là-bas, près de M. de Guéménée ?
– Cet habit d’officier prussien ?
– Oui.
– Cet homme brun, aux yeux noirs, à la figure expressive ? Comtesse, c’est quelque officier supérieur que Sa Majesté le roi de Prusse envoie ici sans doute pour faire honneur à votre présentation.
– Ne riez pas, duc ; cet homme est déjà venu en France il y a trois ou quatre ans ; cet homme, que je n’avais pas pu retrouver, que j’ai cherché partout, je le connais.
– Vous faites erreur, comtesse. c’est le comte de Fœnix, un étranger, arrivé d’hier ou d’avant-hier seulement.
– Voyez comme il me regarde, duc !
– Tout le monde vous regarde, madame ; vous êtes si belle !
– Il me salue, il me salue, voyez-vous !
– Tout le monde vous saluera, si tous ne vous ont déjà saluée, comtesse.
Mais la comtesse, en proie à une émotion extraordinaire, n’écoutait point les galanteries du duc, et, les yeux rivés sur l’homme qui avait captivé son attention, elle quitta, comme malgré elle, son interlocuteur pour faire quelques pas vers l’inconnu.
Le roi, qui ne la perdait pas de vue, remarqua ce mouvement ; il crut qu’elle réclamait sa présence, et, comme il avait assez longtemps gardé les bienséances en se tenant éloigné d’elle, il s’approcha pour la féliciter.
Mais la préoccupation qui s’était emparée de la comtesse était trop forte pour que son esprit se détournât vers un autre objet.
– Sire, dit-elle, quel est donc cet officier prussien qui tourne le dos à M. de Guéménée ?
– Et qui nous regarde en ce moment ? demanda Louis XV.
– Oui, répondit la comtesse.
– Cette forte figure, cette tête carrée encadrée dans un collet d’or ?
– Oui, oui, justement.
– Un accrédité de mon cousin de Prusse… quelque philosophe comme lui. Je l’ai fait venir ce soir, Je voulais que la philosophie prussienne consacrât le triomphe de Cotillon III par ambassadeur.
– Mais son nom, sire ?
– Attendez… Le roi chercha. Ah ! c’est cela : le comte de Fœnix.
– C’est lui ! murmura madame du Barry, c’est lui, j’en suis sûre !
Le roi attendit encore quelques secondes pour donner le temps à madame du Barry de lui faire de nouvelles questions ; mais, voyant qu’elle gardait le silence :
– Mesdames, dit-il en élevant la voix, c’est demain que madame la dauphine arrive à Compiègne. S. A. R. sera reçue à midi précis : toutes les dames présentées seront du voyage, excepté pourtant celles qui sont malades ; car le voyage est fatigant, et madame la dauphine ne voudrait pas aggraver les indispositions.
Le roi prononça ces mots en regardant avec sévérité M. de Choiseul, M. de Guéménée et M. de Richelieu.
Il se fit autour du roi un silence de terreur. Le sens des paroles royales avait été bien compris : c’était la disgrâce.
– Sire, dit madame du Barry, qui était restée aux côtés du roi, je vous demande grâce en faveur de madame la comtesse d’Egmont.
– Et pourquoi, s’il vous plaît ?
– Parce qu’elle est la fille de M. le duc de Richelieu, et que M. de Richelieu est mon plus fidèle ami.
– Richelieu ?
– J’en suis certaine, sire.
– Je ferai ce que vous voudrez, comtesse, dit le roi.
Et s’approchant du maréchal, qui n’avait pas perdu de vue un seul mouvement des lèvres de la comtesse, et qui avait, sinon entendu, du moins deviné ce qu’elle venait de dire :
– J’espère, mon cher duc, dit-il, que madame d’Egmont sera rétablie pour demain ?
– Certainement, sire. Elle le sera pour ce soir, si Votre Majesté le désire.
Et Richelieu salua le roi de façon à ce que son hommage s’adressât à la fois au respect et à la reconnaissance.
Le roi se pencha à l’oreille de la comtesse et lui dit un mot tout bas.
– Sire, répondit celle-ci avec une révérence accompagnée d’un adorable sourire, je suis votre obéissante sujette.
Le roi salua tout le monde de la main et se retira chez lui.
À peine avait-il franchi le seuil du salon, que les yeux de la comtesse se reportèrent plus effrayés que jamais sur cet homme singulier qui la préoccupait si vivement.
Cet homme s’inclina comme les autres sur le passage du roi ; mais, quoique en saluant, son front conservait une singulière expression de hauteur et presque de menace. Puis, aussitôt que Louis XV eut disparu, se frayant un chemin à travers les groupes, il vint s’arrêter à deux pas de madame du Barry.
La comtesse, de son côté, attirée par une invincible curiosité, fit un pas. De sorte que l’inconnu, en s’inclinant, put lui dire tout bas et sans que personne autre l’entendît :
– Me reconnaissez-vous, madame ?
– Oui, monsieur, vous êtes mon prophète de la place Louis XV.
L’étranger leva alors sur elle son regard limpide et assuré.
– Eh bien ! vous ai-je menti, madame, lorsque je vous prédis que vous seriez reine de France ?
– Non, monsieur ; votre prédiction est accomplie, ou presque accomplie du moins. Aussi, me voici prête à tenir de mon côté mon engagement. Parlez, monsieur. que désirez-vous ?
– Le lieu serait mal choisi, madame ; et, d’ailleurs, le temps de vous faire ma demande n’est pas venu.
– À quelque moment que vienne cette demande, elle me trouvera prête à l’accomplir.
– Pourrai-je en tout temps, en tout lieu, à toute heure, pénétrer jusqu’à vous, madame ?
– Je vous le promets.
– Merci.
– Mais sous quel nom vous présenterez-vous ? Est-ce sous celui du comte de Fœnix ?
– Non, ce sera sous celui de Joseph Balsamo.
– Joseph Balsamo…, répéta la comtesse, tandis que le mystérieux étranger se perdait au milieu des groupes. Joseph Balsamo ! C’est bien ! je ne l’oublierai pas.
Chapitre XXXIX. Compiègne §
Le lendemain, Compiègne se réveilla ivre et transporté, ou, pour mieux dire, Compiègne ne se coucha point.
Dès la veille, l’avant-garde de la maison du roi avait disposé ses logements dans la ville, et tandis que les officiers prenaient connaissance des lieux, les notables, de concert avec l’intendant des menus, préparaient la ville au grand honneur qu’elle allait recevoir.
Des arcs de triomphe en verdure, des massifs de roses et de lilas, des inscriptions latines, françaises et allemandes, vers et prose, occupèrent jusqu’au jour l’édilité picarde.
Des jeunes filles vêtues de blanc, selon l’usage immémorial, les échevins vêtus de noir, les cordeliers vêtus de gris, le clergé paré de ses habits les plus riches, les soldats et les officiers de la garnison sous leurs uniformes neufs, furent placés à leurs postes, tous se tenant prêts à marcher aussitôt qu’on signalerait l’arrivée de la princesse.
Le dauphin, parti de la veille, était arrivé incognito vers les onze heures du soir avec ses deux frères. Il monta de grand matin à cheval, sans autre distinction que s’il eût été un simple particulier, et, suivi de M. le comte de Provence et de M. le comte d’Artois, âgés, l’un de quinze ans, l’autre de treize, il se mit à galoper dans la direction de Ribecourt, suivant la route par laquelle madame la dauphine devait venir.
Ce n’était point au jeune prince, il faut le dire, que cette idée galante était venue ; c’était à son gouverneur, M. de Lavanguyon, qui, mandé la veille par le roi, avait reçu de Louis XV l’injonction d’instruire son auguste élève de tous les devoirs que lui imposaient les vingt-quatre heures qui allaient s’écouler.
M. de Lavanguyon avait donc jugé à propos, pour soutenir en tout point l’honneur de la monarchie, de faire suivre au duc de Berry l’exemple traditionnel des rois de sa race, Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, lesquels avaient voulu analyser par eux-mêmes, sans l’illusion de la parure, leur future épouse, moins préparée sur le grand chemin à soutenir l’examen d’un époux.
Emportés sur de rapides coureurs, ils firent trois ou quatre lieues en une demi-heure. Le dauphin était parti sérieux et ses deux frères riants. À huit heures et demie, ils étaient de retour en ville : le dauphin sérieux comme lorsqu’il était parti, M. de Provence presque maussade, M. le comte d’Artois seul plus gai qu’il n’était le matin.
C’est que M. le duc de Berry était inquiet, que le comte de Provence était envieux, que le comte d’Artois était enchanté d’une seule et même chose : c’était de trouver la dauphine si belle.
Le caractère grave, jaloux et insoucieux des trois princes était épandu sur la figure de chacun d’eux.
Dix heures sonnaient à l’hôtel de ville de Compiègne quand le guetteur vit arborer sur le clocher du village de Claives le drapeau blanc qu’on devait déployer lorsque la dauphine serait en vue.
Il sonna aussitôt la cloche d’avis, signal auquel répondit un coup de canon tiré de la place du Château.
Au même instant, comme s’il n’eût attendu que cet avis, le roi entra en carrosse à huit chevaux à Compiègne, avec la double haie de sa maison militaire, suivi par la foule immense des voitures de sa cour.
Les gendarmes et les dragons ouvraient au galop cette foule partagée entre le désir de voir le roi et celui d’aller au-devant de la dauphine ; car il y avait l’éclat d’un côté et l’intérêt de l’autre.
Cent carrosses à quatre chevaux, tenant presque l’espace d’une lieue, roulaient quatre cents femmes et autant de seigneurs de la plus haute noblesse de France. Ces cent carrosses étaient escortés de piqueurs, d’heiduques, de coureurs et de pages. Les gentilshommes de la maison du roi étaient à cheval et formaient une armée étincelante qui brillait au milieu de la poussière soulevée par les pieds des chevaux, comme un flot de velours, d’or, de plumes et de soie.
On fit une halte d’un instant à Compiègne, puis on sortit de la ville au pas pour s’avancer jusqu’à la limite convenue, qui était une croix placée sur la route, à la hauteur du village de Magny.
Toute la jeunesse de France entourait le dauphin ; toute la vieille noblesse était près du roi.
De son côté, la dauphine, qui n’avait pas changé de carrosse, s’avança d’un pas calculé vers la limite convenue.
Les deux troupes se joignirent enfin.
Tous les carrosses furent aussitôt vides. Des deux côtés, la foule des courtisans descendit ; deux seuls carrosses étaient encore pleins : l’un, celui du roi, et l’autre, celui de la dauphine.
La portière du carrosse de la dauphine s’ouvrit, et la jeune archiduchesse sauta légèrement à terre.
La princesse alors s’avança vers la portière du carrosse royal.
Louis XV, en apercevant sa bru, fit ouvrir la portière de son carrosse et descendit à son tour avec empressement.
Madame la dauphine avait si heureusement calculé sa marche, qu’au moment où le roi posait le pied à terre elle se jetait à ses genoux.
Le roi se baissa, releva la jeune princesse et l’embrassa tendrement, tout en la couvrant d’un regard sous lequel, malgré elle, elle se sentit rougir.
– M. le dauphin ! dit le roi en montrant à Marie-Antoinette le duc de Berry, qui se tenait derrière elle sans qu’elle l’eût encore aperçu, du moins officiellement.
La dauphine fit une révérence gracieuse que lui rendit le dauphin en rougissant à son tour.
Puis, après le dauphin, vinrent ses deux frères ; après les deux frères, les trois filles du roi.
Madame la dauphine trouva un mot gracieux pour chacun des deux princes, pour chacune des trois princesses.
À mesure que s’avançaient ces présentations, en attendant avec anxiété, madame du Barry était debout derrière les princesses. Serait-il question d’elle ? serait-elle oubliée ?
Après la présentation de Madame Sophie, la dernière des filles du roi, il y eut une pause d’un instant pendant laquelle toutes les respirations étaient haletantes.
Le roi semblait hésiter, la dauphine semblait attendre quelque incident nouveau dont d’avance elle eût été prévenue.
Le roi jeta les yeux autour de lui, et voyant la comtesse à sa portée, il lui prit la main.
Tout le monde s’écarta aussitôt. Le roi se trouva au milieu d’un cercle avec la dauphine.
– Madame la comtesse du Barry, dit-il, ma meilleure amie !
La dauphine pâlit, mais le plus gracieux sourire se dessina sur ses lèvres blêmissantes.
– Votre Majesté est bien heureuse, dit-elle, d’avoir une amie si charmante, et je ne suis pas surprise de l’attachement qu’elle peut inspirer.
Tout le monde se regardait avec un étonnement qui tenait de la stupéfaction. Il était évident que la dauphine suivait les instructions de la cour d’Autriche, et répétait probablement les propres paroles dictées par Marie-Thérèse.
Aussi M. de Choiseul crut-il que sa présence était nécessaire. Il s’avança pour être présenté à son tour ; mais le roi fit un signe de tête, les tambours battirent, les trompettes sonnèrent, le canon tonna.
Le roi prit la main de la jeune princesse pour la conduire à son carrosse. Elle passa, conduite ainsi devant M. de Choiseul. Le vit-elle ou ne le vit-elle point, c’est ce qu’il est impossible de dire ; mais, ce qu’il y eut de certain, c’est qu’elle ne fit ni de la main, ni de la tête, aucun signe qui ressemblât à un salut.
Au moment où la princesse entra dans le carrosse du roi, les cloches de la ville se firent entendre au-dessus de tout ce bruit solennel.
Madame du Barry remonta radieuse dans son carrosse.
Il y eut alors une halte d’une dizaine de minutes pendant laquelle le roi remonta dans son carrosse, et lui fit reprendre le chemin de Compiègne.
Pendant ce temps, toutes les voix, comprimées par le respect ou l’émotion, éclatèrent en un bourdonnement général.
Du Barry s’approcha de la portière du carrosse de sa sœur ; celle-ci le reçut le visage souriant : elle attendait toutes ses félicitations.
– Savez-vous, Jeanne, lui dit-il en lui montrant du doigt un cavalier qui causait à l’un des carrosses de la suite de madame la dauphine, savez-vous quel est ce jeune homme ?
– Non, dit la comtesse ; mais, vous-même, savez-vous ce que la dauphine a répondu quand le roi m’a présentée à elle ?
– Il ne s’agit pas de cela. Ce jeune homme est M. Philippe de Taverney.
– Celui qui vous a donné le coup d’épée ?
– Justement. Et savez-vous quelle est cette admirable créature avec laquelle il cause ?
– Cette jeune fille si pâle et si majestueuse ?
– Oui, que le roi regarde en ce moment, et dont, selon toute probabilité, il demande le nom à madame la dauphine.
– Eh bien ?
– Eh bien ! c’est sa sœur.
– Ah ! fit madame du Barry.
– Écoutez, Jeanne, je ne sais pourquoi, mais il me semble que vous devez autant vous défier de la sœur que moi du frère.
– Vous êtes fou.
– Je suis sage. En tout cas, j’aurai soin du petit garçon.
– Et moi, j’aurai l’œil sur la petite fille.
– Chut ! dit Jean, voici notre ami le duc de Richelieu.
En effet, le duc s’approchait en secouant la tête.
– Qu’avez-vous donc, mon cher duc ? demanda la comtesse avec son plus charmant sourire. On dirait que vous êtes mécontent.
– Comtesse, dit le duc, ne vous semble-t-il pas que nous sommes tous bien graves, et je dirais presque bien tristes, pour la circonstance si joyeuse dans laquelle nous nous trouvons ? Autrefois, je me le rappelle, nous allâmes au-devant d’une princesse aimable comme celle-ci, belle comme celle-ci : c’était la mère de Monseigneur le dauphin ; nous étions tous plus gais. Est ce parce que nous étions plus jeunes ?
– Non, dit une voix derrière le duc, mon cher maréchal, c’est que la royauté était moins vieille.
Tous ceux qui entendirent ce mot éprouvèrent comme un frissonnement. Le duc se retourna et vit un vieux gentilhomme au maintien élégant, qui lui posait, avec un sourire misanthropique, une main sur l’épaule.
– Dieu me damne ! s’écria le duc, c’est le baron de Taverney. Comtesse, ajouta-t-il, un de mes plus vieux amis, pour lequel je vous demande toute votre bienveillance : le baron de Taverney-Maison-Rouge.
– C’est le père ! dirent à la fois Jean et la comtesse en se baissant tous deux pour saluer.
– En voiture, messieurs, en voiture ! cria en ce moment le major de la maison du roi commandant l’escorte.
Les deux vieux gentilshommes firent un salut à la comtesse et au vicomte et s’acheminèrent tous deux vers la même voiture, heureux qu’ils étaient de se retrouver après une si longue absence.
– Eh bien ! dit le vicomte, voulez-vous que je vous dise, ma chère ? le père ne me revient pas plus que les enfants.
– Quel malheur, dit la comtesse, que ce petit ours de Gilbert se soit sauvé ! il nous aurait donné des renseignements sur tout cela, lui qui a été élevé dans la maison.
– Bah ! dit Jean, nous le retrouverons, maintenant que nous n’avons plus que cela à faire.
La conversation fut interrompue par le mouvement des voitures.
Le lendemain, après avoir passé la nuit à Compiègne, les deux cours, couchant d’un siècle, aurore de l’autre, s’acheminaient confondues vers Paris, gouffre béant qui devait les dévorer tous.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
Deuxième partie §
Chapitre XL. La protectrice et le protégé §
Il est temps de revenir à Gilbert, dont une exclamation imprudente de sa protectrice, mademoiselle Chon, nous a appris la fuite, et voilà tout.
Depuis qu’au village de la Chaussée il avait, dans les préliminaires du duel de Philippe de Taverney avec le vicomte du Barry, appris le nom de sa protectrice, notre philosophe avait été fort refroidi dans son admiration.
Souvent, à Taverney, alors que, caché au milieu d’un massif ou derrière une charmille, il suivait ardemment des yeux Andrée se promenant avec son père, souvent, disons-nous, il avait entendu le baron s’expliquer catégoriquement sur le compte de madame du Barry. La haine tout intéressée du vieux Taverney, dont nous connaissons les vices et les principes, avait trouvé une certaine sympathie dans le cœur de Gilbert. Cela venait de ce que mademoiselle Andrée ne contredisait en aucune façon le mal que le baron disait de madame du Barry ; car, il faut bien que nous le disions, le nom de madame du Barry était un nom fort méprisé en France. Enfin, ce qui avait rangé complètement Gilbert au parti du baron, c’est que plus d’une fois il avait entendu Nicole s’écrier : « Ah ! si j’étais madame du Barry ! »
Tout le temps que dura le voyage, Chon était trop occupée, et de choses trop sérieuses, pour faire attention au changement d’humeur que la connaissance de ses compagnons de voyage avait amené chez M. Gilbert. Elle arriva donc à Versailles ne songeant qu’à faire tourner au plus grand bien du vicomte le coup d’épée de Philippe, qui ne pouvait tourner à son plus grand honneur.
Quant à Gilbert, à peine entré dans la capitale, sinon de la France, du moins de la monarchie française, il oublia toute mauvaise pensée pour se laisser aller à une franche admiration. Versailles, majestueux et froid, avec ses grands arbres, dont la plupart commençaient à sécher et à périr de vieillesse, pénétra Gilbert de ce sentiment de religieuse tristesse dont nul esprit bien organisé ne peut se défendre en présence des grands ouvrages élevés par la persévérance humaine, ou créés par la puissance de la nature.
Il résulta de cette impression inusitée chez Gilbert, et contre laquelle son orgueil inné se raidissait en vain, que pendant les premiers instants la surprise et l’admiration le rendirent silencieux et souple. Le sentiment de sa misère et de son infériorité l’écrasait. Il se trouvait bien pauvrement vêtu près de ces seigneurs chamarrés d’or et de cordons, bien petit près des Suisses, bien chancelant quand, avec ses gros souliers ferrés, il lui fallut marcher sur les parquets de mosaïque et sur les marbres poncés et cirés des galeries.
Alors il sentit que le secours de sa protectrice lui était indispensable pour faire de lui quelque chose. Il se rapprocha d’elle pour que les gardes vissent bien qu’il venait avec elle. Mais ce fut ce besoin même qu’il avait eu de Chon qu’avec la réflexion, qui lui revint bientôt, il ne put lui pardonner.
Nous savons déjà, car nous l’avons vu dans la première partie de cet ouvrage, que madame du Barry habitait à Versailles un bel appartement autrefois habité par Madame Adélaïde. L’or, le marbre, les parfums, les tapis, les dentelles enivrèrent d’abord Gilbert, nature sensuelle par instinct, esprit philosophique par volonté ; et ce ne fut que lorsqu’il y était déjà depuis longtemps, qu’enivré d’abord par la réflexion de tant de merveilles qui avaient ébloui son intelligence, il s’aperçut enfin qu’il était dans une petite mansarde tendue de serge, qu’on lui avait servi un bouillon, un reste de gigot et un pot de crème, et que le valet, en les lui servant, lui avait dit d’un ton de maître :
– Restez ici !
Puis il s’était retiré.
Cependant un dernier coin du tableau – il est vrai que c’était le plus magnifique – tenait encore Gilbert sous le charme. On l’avait logé dans les combles, nous l’avons dit ; mais de la fenêtre de sa mansarde il voyait tout le parc émaillé de marbre ; il apercevait les eaux couvertes de cette croûte verdâtre qu’étendait sur elles l’abandon où on les avait laissées, et par delà les cimes des arbres, frémissantes comme les vagues de l’océan, les plaines diaprées et les horizons bleus des montagnes voisines. La seule chose à laquelle songea Gilbert en ce moment fut donc que, comme les premiers seigneurs de France, sans être ni un courtisan ni un laquais, sans aucune recommandation de naissance et sans aucune bassesse de caractère, il logeait à Versailles, c’est-à-dire dans le palais du roi.
Pendant que Gilbert faisait son petit repas, fort bon d’ailleurs s’il le comparait à ceux qu’il avait l’habitude de faire, et pour son dessert regardait par la fenêtre de sa mansarde, Chon pénétrait, on se le rappelle, près de sa sœur, lui glissait tout bas à l’oreille que sa commission près de madame de Béarn était remplie, et lui annonçait tout haut l’accident arrivé à son frère à l’auberge de la Chaussée, accident que, malgré le bruit qu’il avait fait à sa naissance, nous avons vu aller se perdre et mourir dans le gouffre où devaient se perdre tant d’autres choses plus importantes, l’indifférence du roi.
Gilbert était plongé dans une de ces rêveries qui lui étaient familières en face des choses qui passaient la mesure de son intelligence ou de sa volonté, lorsqu’on vint le prévenir que mademoiselle Chon l’invitait à descendre. Il prit son chapeau, le brossa, compara du coin de l’œil son habit râpé à l’habit neuf du laquais ; et, tout en se disant que l’habit de ce dernier était un habit de livrée, il n’en descendit pas moins, tout rougissant de honte de se trouver si peu en harmonie avec les hommes qu’il coudoyait et avec les choses qui passaient sous ses yeux.
Chon descendait en même temps que Gilbert dans la cour ; seulement, elle descendait, elle, par le grand escalier, lui, par une espèce d’échelle de dégagement.
Une voiture attendait. C’était une espèce de phaéton bas, à quatre places, pareil à peu près à cette petite voiture historique dans laquelle le grand roi promenait à la fois madame de Montespan, madame de Fontanges, et même souvent la reine.
Chon y monta et s’installa sur la première banquette, avec un gros coffret et un petit chien. Les deux autres places étaient destinées à Gilbert et à une espèce d’intendant nommé M. Grange.
Gilbert s’empressa de prendre place derrière Chon pour maintenir son rang. L’intendant, sans faire difficulté, sans y songer même, prit place à son tour derrière le coffret et le chien.
Comme mademoiselle Chon, semblable pour l’esprit et le cour à tout ce qui habitait Versailles, se sentait joyeuse de quitter le grand palais pour respirer l’air des bois et des prés, elle devint communicative, et, à peine sortie de la ville, se tournant à demi :
– Eh bien ! dit-elle, comment trouvez-vous Versailles, monsieur le philosophe ?
– Fort beau, madame ; mais le quittons-nous déjà ?
– Oui, nous allons chez nous, cette fois.
– C’est-à-dire chez vous, madame, dit Gilbert du ton d’un ours qui s’humanise.
– C’est ce que je voulais dire. Je vous montrerai à ma sœur : tâchez de lui plaire ; c’est à quoi s’attachent en ce moment les plus grands seigneurs de France. À propos, monsieur Grange, vous ferez faire un habit complet à ce garçon.
Gilbert rougit jusqu’aux oreilles.
– Quel habit, madame ? demanda l’intendant ; la livrée ordinaire ?
Gilbert bondit sur sa banquette.
– La livrée ! s’écria-t-il en lançant à l’intendant un regard féroce.
– Non pas. Vous ferez faire… Je vous dirai cela ; j’ai une idée que je veux communiquer à ma sœur. Veillez seulement à ce que cet habit soit prêt en même temps que celui de Zamore.
– Bien, madame.
– Connaissez-vous Zamore ? demanda Chon à Gilbert, que tout ce dialogue rendait fort effaré.
– Non, madame, dit-il, je n’ai pas cet honneur.
– C’est un petit compagnon que vous aurez, et qui va être gouverneur du château de Luciennes. Faites-vous son ami ; c’est une bonne créature au fond que Zamore, malgré sa couleur.
Gilbert fut prêt à demander de quelle couleur était Zamore ; mais il se rappela la morale que Chon lui avait faite à propos de la curiosité, et, de peur d’une seconde mercuriale, il se contint.
– Je tâcherai, se contenta-t-il de répondre avec un sourire plein de dignité.
On arriva à Luciennes. Le philosophe avait tout vu : la route fraîchement plantée, ces coteaux ombreux, le grand aqueduc qui semble un ouvrage romain, les bois de châtaigniers à l’épais feuillage, puis, enfin, ce magnifique coup d’œil de plaines et de bois qui accompagnent dans leur fuite vers Maisons les deux rives de la Seine.
– C’est donc là, se dit Gilbert à lui-même, ce pavillon qui a coûté tant d’argent à la France, au dire de M. le baron de Taverney !
Des chiens joyeux, des domestiques empressés, accourant pour saluer Chon, interrompirent Gilbert au milieu de ses réflexions aristocratico-philosophiques.
– Ma sœur est-elle donc arrivée ? demanda Chon.
– Non, madame, mais on l’attend.
– Qui cela ?
– Mais M. le chancelier, M. le lieutenant de police, M. le duc d’Aiguillon.
– Bien ! courez vite m’ouvrir le cabinet de Chine, je veux être la première à voir ma sœur ; vous la préviendrez que je suis là, entendez-vous ? – Ah ! Sylvie, continua Chon s’adressant à une espèce de femme de chambre qui venait de s’emparer du coffret et du petit chien, donnez le coffret et Misapouf à M. Grange, et conduisez mon petit philosophe près de Zamore.
Mademoiselle Sylvie regarda autour d’elle, cherchant sans doute de quelle sorte d’animal Chon voulait parler ; mais ses regards et ceux de sa maîtresse s’étant arrêtés en même temps sur Gilbert, Chon fit signe que c’était du jeune homme qu’il était question.
– Venez, dit Sylvie.
Gilbert, de plus en plus étonné, suivit la femme de chambre, tandis que Chon, légère comme un oiseau, disparaissait par une des portes latérales du pavillon.
Sans le ton impératif avec lequel Chon lui avait parlé, Gilbert eût pris bien plutôt mademoiselle Sylvie pour une grande dame que pour une femme de chambre. En effet, elle ressemblait bien plus, pour le costume, à Andrée qu’à Nicole ; elle prit Gilbert par la main en lui adressant un gracieux sourire, car les paroles de mademoiselle Chon indiquaient à l’endroit du nouveau venu, sinon l’affection, du moins le caprice.
C’était – mademoiselle Sylvie, bien entendu – une grande et belle fille aux yeux bleus foncés, au teint blanc, légèrement taché de rousseur, aux magnifiques cheveux d’un blond ardent. Sa bouche fraîche et fine, ses dents blanches, son bras potelé, firent sur Gilbert une de ces impressions sensuelles auxquelles il était si accessible et qui lui rappela, par un doux frémissement, cette lune de miel dont avait parlé Nicole.
Les femmes s’aperçoivent toujours de ces choses-là ; mademoiselle Sylvie s’en aperçut donc, et souriant :
– Comment vous appelle-t-on, monsieur ? dit-elle.
– Gilbert, mademoiselle, répondit notre jeune homme avec une voix assez douce.
– Eh bien ! monsieur Gilbert, venez faire connaissance avec le seigneur Zamore.
– Avec le gouverneur du château de Luciennes ?
– Avec le gouverneur.
Gilbert étira ses bras, brossa son habit avec une manche, et passa son mouchoir sur ses mains. Il était assez intimidé au fond de paraître devant un personnage si important ; mais il se rappelait ces mots : « Zamore est une bonne créature », et ces mots le rassuraient.
Il était déjà ami d’une comtesse, ami d’un vicomte, il allait être l’ami d’un gouverneur.
– Eh ! pensa-t-il, calomnierait-on la cour, qu’il est si facile d’y avoir des amis ? Ces gens-là sont hospitaliers et bons, j’imagine.
Sylvie ouvrit la porte d’une antichambre qui semblait bien plutôt un boudoir ; les panneaux en étaient d’écaille incrustée de cuivre doré. On eût dit l’atrium de Lucullus, si ce n’est que chez l’ancien Romain les incrustations étaient d’or pur. Là, sur un immense fauteuil, enfoui sous des coussins, se reposait, les jambes croisées, en grignotant des pastilles de chocolat, le seigneur Zamore, que nous connaissons, mais que Gilbert ne connaissait pas.
Aussi l’effet que lui produisit l’apparition du futur gouverneur de Luciennes se traduisit-elle d’une façon assez curieuse sur le visage du philosophe.
– Oh ! s’écria-t-il en contemplant avec saisissement l’étrange figure, car c’était la première fois qu’il voyait un nègre, oh ! oh ! qu’est-ce que ceci ?
Quant à Zamore, il ne leva pas même la tête et continua de grignoter ses pralines en roulant des yeux blancs de plaisir.
– Ceci, répondit Sylvie, c’est M. Zamore.
– Lui ? fit Gilbert stupéfait.
– Sans doute, répliqua Sylvie riant malgré elle de la tournure que prenait cette scène.
– Le gouverneur ! continua Gilbert ; ce magot, gouverneur du château de Luciennes ? Allons donc mademoiselle, vous vous moquez de moi.
À cette apostrophe, Zamore se redressa, montrant ses dents blanches.
– Moi gouverneur, dit-il, moi pas magot.
Gilbert promena de Zamore à Sylvie un regard inquiet qui devint courroucé lorsqu’il vit la jeune femme éclater de rire malgré les efforts qu’elle faisait pour se contenir.
Quant à Zamore, grave et impassible comme un fétiche indien, il replongea sa griffe noire dans le sac de satin, et reprit ses grignotements.
En ce moment la porte s’ouvrit, et M. Grange entra suivi d’un tailleur.
– Voici, dit-il en désignant Gilbert, la personne pour qui sera l’habit ; prenez la mesure ainsi que je vous ai expliqué qu’elle devait être prise.
Gilbert tendit machinalement ses bras et ses épaules, tandis que Sylvie et M. Grange causaient au fond de la chambre, et que mademoiselle Sylvie riait de plus en plus à chaque mot que lui disait l’intendant.
– Ah ! ce sera charmant, dit mademoiselle Sylvie ; et aura-t-il le bonnet pointu, comme Sganarelle ?
Gilbert n’écouta même pas la réponse, il repoussa brusquement le tailleur et ne voulut à aucun prix se prêter au reste de la cérémonie. Il ne connaissait pas Sganarelle, mais le nom, et surtout les rires de mademoiselle Sylvie lui indiquaient que ce devait être un personnage éminemment ridicule.
– C’est bon, dit l’intendant au tailleur, ne lui faites pas violence ; vous en savez assez, n’est-ce pas ?
– Certainement, répondit le tailleur ; d’ailleurs, l’ampleur ne nuit jamais à ces sortes d’habits. Je le tiendrai large.
Sur quoi, mademoiselle Sylvie, l’intendant et le tailleur partirent, en laissant Gilbert en tête à tête avec le négrillon, qui continuait de grignoter ses pralines et de rouler ses yeux blancs.
Que d’énigmes pour le pauvre provincial ! Que de craintes, que d’angoisses surtout pour le philosophe qui voyait ou croyait voir sa dignité d’homme plus clairement compromise encore à Luciennes qu’à Taverney !
Cependant il essaya de parler à Zamore ; il lui était venu à l’idée que c’était peut-être quelque prince indien, comme il en avait vu dans les romans de M. Crébillon fils.
Mais le prince indien, au lieu de lui répondre, s’en alla devant chaque glace mirer son magnifique costume, comme fait une fiancée de son habit de noces ; puis, se mettant à califourchon sur une chaise à roulettes, à laquelle il donna l’impulsion avec ses pieds, il fit une dizaine de fois le tour de l’antichambre avec une vélocité qui prouvait l’étude approfondie qu’il avait faite de cet ingénieux exercice.
Tout à coup, une sonnette retentit. Zamore quitta sa chaise, qu’il laissa à l’endroit où il la quittait, et s’élança par une des portes de l’antichambre dans la direction du bruit de cette sonnette.
Cette promptitude à obéir au timbre argentin acheva de convaincre Gilbert que Zamore n’était point un prince.
Gilbert eut un instant l’envie de sortir par la même porte que Zamore ; mais, en arrivant au bout du couloir, qui donnait dans un salon, il aperçut tant de cordons bleus et tant de cordons rouges, le tout gardé par des laquais si effrontés, si insolents et si tapageurs, qu’il sentit un frisson courir par ses veines, et que, la sueur au front, il rentra dans son antichambre.
Une heure s’écoula ainsi ; Zamore ne revenait pas, mademoiselle Sylvie était toujours absente ; Gilbert appelait de tous ses désirs un visage humain quelconque, fût-ce celui de l’affreux tailleur qui allait instrumenter la mystification inconnue dont il était menacé.
Au bout de cette heure, la porte par laquelle il était entré se rouvrit, et un laquais parut qui lui dit :
– Venez !
Chapitre XLI. Le médecin malgré lui §
Gilbert se sentait désagréablement affecté d’avoir à obéir à un laquais ; néanmoins, comme il s’agissait sans doute d’un changement dans son état, et qu’il lui semblait que tout changement lui devait être avantageux, il se hâta.
Mademoiselle Chon, libre enfin de toute négociation après avoir mis sa belle-sœur au courant de sa mission près de madame de Béarn, déjeunait fort à l’aise, dans un beau déshabillé du matin, près d’une fenêtre, à la hauteur de laquelle montaient les acacias et les marronniers du plus prochain quinconce.
Elle mangeait de fort bon appétit, et Gilbert remarqua que cet appétit était justifié par un salmis de faisans et par une galantine aux truffes.
Le philosophe Gilbert, introduit auprès de mademoiselle Chon, chercha des yeux sur le guéridon la place de son couvert : il s’attendait à une invitation.
Mais Chon ne lui offrit pas même un siège.
Elle se contenta de jeter un coup d’œil sur Gilbert ; puis ayant avalé un petit verre de vin couleur de topaze :
– Voyons, mon cher médecin, où en êtes-vous avec Zamore ? dit-elle.
– Où j’en suis ? demanda Gilbert.
– Sans doute ; j’espère que vous avez fait connaissance.
– Comment voulez-vous que je fasse connaissance avec une espèce d’animal qui ne parle pas, et qui, lorsqu’on lui parle, se contente de rouler les yeux et de montrer les dents ?
– Vous m’effrayez, répondit Chon sans discontinuer son repas et sans que l’air de son visage correspondît aucunement à ses paroles ; vous êtes donc bien revêche en amitié ?
– L’amitié suppose l’égalité, mademoiselle.
– Belle maxime ! dit Chon. Alors vous ne vous êtes pas cru l’égal de Zamore ?
– C’est-à-dire, reprit Gilbert, que je n’ai pas cru qu’il fût le mien.
– En vérité, dit Chon comme se parlant à elle-même, il est ravissant !
Puis, se retournant vers Gilbert, dont elle remarqua l’air rogue :
– Vous disiez donc, cher docteur, ajouta-t-elle, que vous donnez difficilement votre cour ?
– Très difficilement, madame.
– Alors, je me trompais quand je me flattais d’être de vos amies, et des bonnes ?
– J’ai beaucoup de penchant pour vous personnellement, madame, dit Gilbert avec raideur. Mais…
– Ah ! grand merci pour cet effort ; vous me comblez ! Et combien de temps faut-il, mon beau dédaigneux, pour qu’on obtienne vos bonnes grâces ?
– Beaucoup de temps, madame ; il y a même des gens qui, quelque chose qu’ils fassent, ne les obtiendront jamais.
– Ah ! cela m’explique comment, après être resté dix-huit ans dans la maison du baron de Taverney, vous l’avez quittée tout d’un coup. Les Taverney n’avaient pas eu la chance de se mettre dans vos bonnes grâces. C’est cela, n’est-ce pas ?
Gilbert rougit.
– Eh bien ! vous ne répondez pas ? continua Chon.
– Que voulez-vous que je vous réponde, madame, si ce n’est que toute amitié et toute confiance doivent se mériter.
– Peste ! il paraîtrait, en ce cas, que les hôtes de Taverney n’auraient mérité ni cette amitié, ni cette confiance ?
– Tous ? Non, madame.
– Et que vous avaient fait ceux qui ont eu le malheur de vous déplaire ?
– Je ne me plains point, madame, dit fièrement Gilbert.
– Allons, allons, dit Chon, je vois que, moi aussi, je suis exclue de la confiance de M. Gilbert. Ce n’est cependant pas l’envie de la conquérir qui me manque ; c’est l’ignorance où je suis des moyens que l’on doit employer.
Gilbert se pinça les lèvres.
– Bref, ces Taverney n’ont pas su vous contenter, ajouta Chon avec une curiosité dont Gilbert sentit la tendance. Dites-moi donc un peu ce que vous faisiez chez eux ?
Gilbert fut assez embarrassé, car il ne savait pas lui-même ce qu’il faisait à Taverney.
– Madame, dit-il, j’étais…, j’étais homme de confiance.
À ces mots, prononcés avec le flegme philosophique qui caractérisait Gilbert, Chon fut prise d’un tel accès de rire, qu’elle se renversa sur sa chaise en éclatant.
– Vous en doutez ? dit Gilbert en fronçant le sourcil.
– Dieu m’en garde ! Savez-vous, mon cher ami, que vous êtes féroce et que l’on ne peut vous rien dire. Je vous demandais quels gens étaient ces Taverney. Ce n’est point pour vous désobliger, mais bien plutôt pour vous servir en vous vengeant.
– Je ne me venge pas, ou je me venge moi-même, madame.
– Très bien ; mais nous avons nous-mêmes un grief contre les Taverney ; puisque de votre côté vous en avez un, et même peut-être plusieurs, nous sommes donc naturellement alliés.
– Vous vous trompez, madame ; ma façon de me venger ne peut avoir aucun rapport avec la vôtre, car vous parlez des Taverney en général, et moi j’admets différentes nuances dans les divers sentiments que je leur porte.
– Et M. Philippe de Taverney, par exemple, est-il dans les nuances sombres ou dans les nuances tendres ?
– Je n’ai rien contre M. Philippe. M. Philippe ne m’a jamais fait ni bien ni mal. Je ne l’aime ni le déteste ; il m’est tout à fait indifférent.
– Alors vous ne déposeriez pas devant le roi ou devant M. de Choiseul contre M. Philippe de Taverney ?
– À quel propos ?
– À propos de son duel avec mon frère.
– Je dirais ce que je sais, madame, si j’étais appelé à déposer.
– Et que savez-vous ?
– La vérité.
– Voyons, qu’appelez-vous la vérité ? C’est un mot bien plastique.
– Jamais pour celui qui sait distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste.
– Je comprends : le bien… c’est M. Philippe de Taverney ; le mal… c’est M. le vicomte du Barry.
– Oui, madame, à mon avis, et selon ma conscience, du moins.
– Voilà ce que j’ai recueilli en chemin ! dit Chon avec aigreur ; voilà comment me récompense celui qui me doit la vie !
– C’est-à-dire, madame, celui qui ne vous doit pas la mort.
– C’est la même chose.
– C’est bien différent, au contraire.
– Comment cela ?
– Je ne vous dois pas la vie ; vous avez empêché vos chevaux de me l’ôter, voilà tout, et encore ce n’est pas vous, c’est le postillon.
Chon regarda fixement le petit logicien qui marchandait si peu avec les termes.
– J’aurais attendu, dit-elle en adoucissant son sourire et sa voix, un peu plus de galanterie de la part d’un compagnon de voyage qui savait si bien, pendant la route, trouver mon bras sous un coussin et mon pied sur son genou.
Chon était si provocante avec cette douceur et cette familiarité, que Gilbert oublia Zamore, le tailleur et le déjeuner auquel on avait oublié de l’inviter.
– Allons ! allons, nous voilà redevenu gentil, dit Chon en prenant le menton de Gilbert dans sa main. Vous témoignerez contre Philippe de Taverney, n’est-ce pas ?
– Oh ! pour cela, non, fit Gilbert. Jamais !
– Pourquoi donc, entêté ?
– Parce que M. le vicomte Jean a eu tort.
– Et en quoi a-t-il eu tort, s’il vous plaît ?
– En insultant la dauphine. Tandis qu’au contraire, M. Philippe de Taverney…
– Eh bien ?
– Avait raison en la défendant.
– Ah ! nous tenons pour la dauphine, à ce qu’il semble ?
– Non, je tiens pour la justice.
– Vous êtes un fou, Gilbert ! taisez-vous, qu’on ne vous entende point parler ainsi dans ce château.
– Alors dispensez-moi de répondre quand vous m’interrogerez.
– Changeons de conversation, en ce cas.
Gilbert s’inclina en signe d’assentiment.
– Ça, petit garçon, demanda la jeune femme d’un ton de voix assez dur, que comptez-vous faire ici, si vous ne vous y rendez agréable ?
– Faut-il me rendre agréable en me parjurant ?
– Mais où donc allez-vous prendre tous ces grands mots-là ?
– Dans le droit que chaque homme a de rester fidèle à sa conscience.
– Bah ! dit Chon, quand on sert un maître, ce maître assume sur lui toute responsabilité.
– Je n’ai pas de maître, grommela Gilbert.
– Et au train dont vous y allez, petit niais, dit Chon en se levant comme une belle paresseuse, vous n’aurez jamais de maîtresse. Maintenant, je répète ma question, répondez-y catégoriquement : que comptez-vous faire chez nous ?
– Je croyais qu’il n’était pas besoin de se rendre agréable quand on pouvait se rendre utile.
– Et vous vous trompez : on ne rencontre que des gens utiles, et nous en sommes las.
– Alors je me retirerai.
– Vous vous retirerez ?
– Oui sans doute ; je n’ai point demandé à venir, n’est-ce pas ? Je suis donc libre.
– Libre ! s’écria Chon, qui commençait à se mettre en colère de cette résistance à laquelle elle n’était pas habituée. Oh ! que non !
La figure de Gilbert se contracta.
– Allons, allons, dit la jeune femme, qui vit au froncement de sourcils de son interlocuteur qu’il ne renonçait pas facilement à sa liberté. Allons, la paix ! … Vous êtes un joli garçon, très vertueux, et en cela vous serez très divertissant, ne fût-ce que par le contraste que vous ferez avec tout ce qui nous entoure. Seulement, gardez votre amour pour la vérité.
– Sans doute, je le garderai, dit Gilbert.
– Oui ; mais nous entendons la chose de deux façons différentes. Je dis : gardez-le pour vous, et n’allez pas célébrer votre culte dans les corridors de Trianon ou dans les antichambres de Versailles.
– Hum ! fit Gilbert.
– Il n’y a pas de hum ! Vous n’êtes pas si savant, mon petit philosophe, que vous ne puissiez apprendre beaucoup de choses d’une femme ; et d’abord, premier axiome : on ne ment pas en se taisant ; retenez bien ceci.
– Mais si l’on m’interroge ?
– Qui cela ? Êtes-vous fou, mon ami ? Bon Dieu ! qui songe donc à vous au monde, si ce n’est moi ? Vous n’avez pas encore d’école, ce me semble, monsieur le philosophe. L’espèce dont vous faites partie est encore rare. Il faut courir les grands chemins et battre les buissons pour trouver vos pareils. Vous demeurerez avec moi, et je ne vous donne pas quatre fois vingt-quatre heures pour que nous vous voyions transformé en courtisan parfait.
– J’en doute, répondit impérieusement Gilbert.
Chon haussa les épaules.
Gilbert sourit.
– Mais brisons là, reprit Chon ; d’ailleurs, vous n’avez besoin de plaire qu’à trois personnes.
– Et ces trois personnes sont ?
– Le roi, ma sœur et moi.
– Que faut-il faire pour cela ?
– Vous avez vu Zamore ? demanda la jeune femme évitant de répondre directement à la question.
– Ce nègre ? fit Gilbert avec un profond mépris.
– Oui, ce nègre.
– Que puis-je avoir de commun avec lui ?
– Tâchez que ce soit la fortune, mon petit ami. Ce nègre a déjà deux mille livres de rente sur la cassette du roi. Il va être nommé gouverneur du château de Luciennes, et tel qui a ri de ses grosses lèvres et de sa couleur lui fera la cour, l’appellera monsieur et même monseigneur.
– Ce ne sera pas moi, madame, fit Gilbert.
– Allons donc ! dit Chon, je croyais qu’un des premiers préceptes des philosophes était que tous les hommes sont égaux ?
– C’est pour cela que je n’appellerai pas Zamore monseigneur.
Chon était battue par ses propres armes. Elle se mordit les lèvres à son tour.
– Ainsi, vous n’êtes pas ambitieux ? dit-elle.
– Si fait ! dit Gilbert les yeux étincelants, au contraire.
– Et votre ambition, si je me souviens bien, était d’être médecin ?
– Je regarde la mission de porter secours à ses semblables comme la plus belle qu’il y ait au monde.
– Eh bien ! votre rêve sera réalisé.
– Comment cela ?
– Vous serez médecin, et médecin du roi, même.
– Moi ! s’écria Gilbert ; moi, qui n’ai pas les premières notions de l’art médical ?… Vous riez, madame.
– Eh ! Zamore sait-il ce que c’est qu’une herse, qu’un mâchicoulis, qu’une contrescarpe ? Non, vraiment, il l’ignore et ne s’en inquiète pas. Ce qui n’empêche pas qu’il ne soit gouverneur du château de Luciennes, avec tous les privilèges attachés à ce titre.
– Ah ! oui, oui, je comprends, dit amèrement Gilbert, vous n’avez qu’un bouffon, ce n’est point assez. Le roi s’ennuie ; il lui en faut deux.
– Bien, s’écria Chon, le voilà qui reprend sa mine allongée. En vérité, vous vous rendez laid à faire plaisir, mon petit homme. Gardez toutes ces mines fantasques pour le moment où la perruque sera sur votre tête et le chapeau pointu sur la perruque ; alors, au lieu d’être laid, ce sera comique.
Gilbert fronça une seconde fois le sourcil.
– Voyons, dit Chon, vous pouvez bien accepter le poste de médecin du roi, quand M. le duc de Tresme sollicite le titre de sapajou de ma sœur ?
Gilbert ne répondit rien. Chon lui fit l’application du proverbe : « Qui ne dit mot, consent. »
– Pour preuve que vous commencez d’être en faveur, dit Chon, vous ne mangerez point aux offices.
– Ah ! merci, madame, répondit Gilbert.
– Non, j’ai déjà donné des ordres à cet effet.
– Et où mangerai-je ?
– Vous partagerez le couvert de Zamore.
– Moi ?
– Sans doute ; le gouverneur et le médecin du roi peuvent bien manger à la même table. Allez donc dîner avec lui si vous voulez.
– Je n’ai pas faim, répondit rudement Gilbert.
– Très bien, dit Chon avec tranquillité ; vous n’avez pas faim maintenant, mais vous aurez faim ce soir.
Gilbert secoua la tête.
– Si ce n’est ce soir, ce sera demain, après-demain. Ah ! vous vous adoucirez, monsieur le rebelle, et si vous nous donnez trop de mal, nous avons M. le correcteur des pages qui est à notre dévotion.
Gilbert frissonna et pâlit.
– Rendez-vous donc près du seigneur Zamore, dit Chon avec sévérité ; vous ne vous en trouverez pas mal ; la cuisine est bonne ; mais prenez garde d’être ingrat, car on vous apprendrait la reconnaissance.
Gilbert baissa la tête.
Il en était ainsi chaque fois qu’au lieu de répondre il venait de se résoudre à agir.
Le laquais qui avait amené Gilbert attendait sa sortie. Il le conduisit dans une petite salle à manger attenante à l’antichambre où il avait été introduit. Zamore était à table.
Gilbert alla s’asseoir près de lui, mais on ne put le forcer à manger.
Trois heures sonnèrent ; madame du Barry partit pour Paris. Chon, qui devait la rejoindre plus tard, donna ses instructions pour qu’on apprivoisât son ours. Force entremets sucrés s’il faisait bon visage ; force menaces, suivies d’une heure de cachot, s’il continuait de se rebeller.
À quatre heures, on apporta dans la chambre de Gilbert le costume complet du médecin malgré lui : bonnet pointu, perruque, justaucorps noir, robe de même couleur. On y avait joint la collerette, la baguette et le gros livre.
Le laquais, porteur de toute cette défroque, lui montra l’un après l’autre chacun de ces objets ; Gilbert ne témoigna aucune intention de résister.
M, Grange entra derrière le laquais, et lui apprit comment on devait mettre les différentes pièces du costume ; Gilbert écouta patiemment toute la démonstration de M. Grange.
– Je croyais, dit seulement Gilbert, que les médecins portaient autrefois une écritoire et un petit rouleau de papier.
– Ma foi ! il a raison, dit M. Grange ; cherchez-lui une longue écritoire, qu’il se pendra à la ceinture.
– Avec plume et papier, cria Gilbert. Je tiens à ce que le costume soit complet.
Le laquais s’élança pour exécuter l’ordre donné. Il était chargé en même temps de prévenir mademoiselle Chon de l’étonnante bonne volonté de Gilbert.
Mademoiselle Chon fut si ravie, qu’elle donna au messager une petite bourse contenant huit écus, et destinée à être attachée avec l’encrier à la ceinture de ce médecin modèle.
– Merci, dit Gilbert, à qui l’on apporta le tout. Maintenant, veut-on me laisser seul, afin que je m’habille ?
– Alors, dépêchez-vous, dit M. Grange, afin que mademoiselle puisse vous voir avant son départ pour Paris.
– Une demi-heure, dit Gilbert, je ne demande qu’une demi-heure.
– Trois quarts d’heure, s’il le faut, monsieur le docteur, dit l’intendant en fermant la porte de Gilbert aussi soigneusement que si c’eût été celle de sa caisse.
Gilbert s’approcha de cette porte sur la pointe du pied, écouta pour s’assurer que les pas s’éloignaient, puis il se glissa jusqu’à la fenêtre, qui donnait sur des terrasses situées à dix-huit pieds au-dessous. Ces terrasses, couvertes d’un sable fin, étaient bordées de grands arbres dont les feuillages venaient ombrager les balcons.
Gilbert déchira sa longue robe en trois morceaux qu’il attacha bout à bout, déposa sur la table le chapeau, près du chapeau la bourse, et écrivit :
« Madame,
« Le premier des biens est la liberté. Le plus saint des devoirs de l’homme est de la conserver. Vous me violentez, je m’affranchis.
« Gilbert. »
Gilbert plia la lettre, la mit à l’adresse de mademoiselle Chon, attacha ses douze pieds de serge aux barreaux de la fenêtre, entre lesquels il glissa comme une couleuvre, sauta sur la terrasse, au risque de sa vie, quand il fut au bout de la corde, et alors, quoiqu’un peu étourdi du saut qu’il venait de faire, il courut aux arbres, se cramponna aux branches, glissa sous le feuillage comme un écureuil, arriva au sol, et à toutes jambes disparut dans la direction des bois de Ville-d’Avray.
Lorsqu’au bout d’une demi-heure on revint pour le chercher, il était déjà loin de toute atteinte.
Chapitre XLII. Le vieillard §
Gilbert n’avait pas voulu prendre les routes de peur d’être poursuivi ; il avait gagné, de bois en bois, une espèce de forêt dans laquelle il s’arrêta enfin. Il avait dû faire une lieue et demie à peu près en trois quarts d’heure.
Le fugitif regarda tout autour de lui : il était bien seul. Cette solitude le rassura. Il essaya de se rapprocher de la route qui devait, d’après son calcul, conduire à Paris.
Mais des chevaux qu’il aperçut sortant du village de Roquencourt, menés par des livrées orange, l’effrayèrent tellement, qu’il fut guéri de la tentation d’affronter les grandes routes et se rejeta dans les bois.
– Demeurons à l’ombre de ces châtaigniers, se dit Gilbert ; si l’on me cherche quelque part, ce sera sur le grand chemin. Ce soir, d’arbre en arbre, de carrefour en carrefour, je me faufilerai vers Paris. On dit que Paris est grand ; je suis petit, on m’y perdra.
L’idée lui parut d’autant meilleure que le temps était beau, le bois ombreux, le sol moussu. Les rayons d’un soleil âpre et intermittent qui commençait à disparaître derrière les coteaux de Marly avaient séché les herbes et tiré de la terre ces doux parfums printaniers qui participent à la fois de la fleur et de la plante.
On en était arrivé à cette heure de la journée où le silence tombe plus doux et plus profond du ciel qui commence à s’assombrir, à cette heure où les fleurs en se refermant cachent l’insecte endormi dans leur calice. Les mouches dorées et bourdonnantes regagnent le creux des chênes qui leur sert d’asile, les oiseaux passent muets dans le feuillage où l’on n’entend que le frôlement rapide de leurs ailes, et le seul chant qui retentisse encore est le sifflement accentué du merle, et le timide ramage du rouge-gorge.
Les bois étaient familiers à Gilbert ; il en connaissait les bruits et les silences. Aussi, sans réfléchir plus longtemps, sans se laisser aller à des craintes puériles, se jeta-t-il sur les bruyères parsemées çà et là des feuilles de l’hiver.
Bien plus, au lieu d’être inquiet, Gilbert ressentait une joie immense. Il aspirait à longs flots l’air libre et pur ; il sentait que, cette fois encore, il avait triomphé, en homme stoïque, de tous les pièges tendus aux faiblesses humaines. Que lui importait-il de n’avoir ni pain, ni argent, ni asile ? N’avait-il pas sa chère liberté ? Ne disposait-il pas de lui pleinement et entièrement ?
Il s’étendit donc au pied d’un châtaignier gigantesque qui lui faisait un lit moelleux entre les bras de deux grosses racines moussues, et, tout en regardant le ciel qui lui souriait, il s’endormit.
Le chant des oiseaux le réveilla ; il était jour à peine. En se soulevant sur son coude brisé par le contact du bois dur, Gilbert vit le crépuscule bleuâtre estomper la triple issue d’un carrefour, tandis que çà et là, par les sentiers humides de rosée, passaient, l’oreille penchée, des lapins rapides, tandis que le daim curieux, qui piétinait sur ses fuseaux d’acier, s’arrêtait au milieu d’une allée pour regarder cet objet inconnu, couché sous un arbre, et qui lui conseillait de fuir au plus vite.
Une fois debout, Gilbert sentit qu’il avait faim ; il n’avait pas voulu, on se le rappelle, dîner la veille avec Zamore, de sorte que, depuis son déjeuner dans les mansardes de Versailles, il n’avait rien pris. En se retrouvant sous les arceaux d’une forêt, lui, l’intrépide arpenteur des grands bois de la Lorraine et de la Champagne, il se crut encore sous les massifs de Taverney ou dans les taillis de Pierrefitte, réveillé par l’aurore après un affût nocturne entrepris pour Andrée.
Mais alors, il trouvait toujours près de lui quelque perdreau surpris au rappel, quelque faisan tué au branché, tandis que, cette fois, il ne voyait à sa portée que son chapeau, déjà fort maltraité par la route et achevé par l’humidité du matin.
Ce n’était donc pas un rêve qu’il avait fait, comme il l’avait cru d’abord en se réveillant. Versailles et Luciennes étaient une réalité, depuis son entrée triomphale dans l’une jusqu’à sa sortie effarouchée de l’autre.
Puis, ce qui le ramena tout à fait à la réalité, ce fut une faim de plus en plus croissante, et, par conséquent, de plus en plus aiguë.
Machinalement alors il chercha autour de lui ces mûres savoureuses, ces prunelles sauvages, ces croquantes racines de ses forêts, dont le goût, pour être plus âpre que celui de la rave, n’en est pas moins agréable aux bûcherons, qui vont le matin chercher, leurs outils sur l’épaule, le canton du défrichement.
Mais outre que ce n’était point la saison encore, Gilbert ne reconnut autour de lui que des frênes, des ormes, des châtaigniers, et ces éternelles glandées qui se plaisent dans les sables.
– Allons, allons, se dit Gilbert à lui-même, j’irai droit à Paris. Je puis en être encore à trois ou quatre lieues, à cinq tout au plus, c’est une route de deux heures. Qu’importe que l’on souffre deux heures de plus quand on est sûr de ne plus souffrir après ! À Paris tout le monde a du pain, et en voyant un jeune homme honnête et laborieux, le premier artisan que je rencontrerai ne me refusera point du pain pour du travail.
En un jour, à Paris, on trouvera le repas du lendemain ; que me faut-il de plus ? Rien, pourvu que chaque lendemain me grandisse, m’élève et me rapproche… du but que je veux atteindre.
Gilbert doubla le pas ; il voulait regagner la grand-route, mais il avait perdu tout moyen de s’orienter. À Taverney et dans tous les bois environnants, il connaissait l’orient et l’occident ; chaque rayon de soleil lui était un indice d’heure et de chemin. La nuit, chaque étoile, tout inconnue qu’elle lui était sous son nom de Vénus, de Saturne ou de Lucifer, lui était un guide. Mais dans ce monde nouveau, il ne connaissait pas plus les choses que les hommes, et il fallait trouver, au milieu des uns et des autres, son chemin en tâtonnant au hasard.
– Heureusement, se dit Gilbert, j’ai vu des poteaux où les routes sont indiquées.
Et il s’avança jusqu’au carrefour, où il avait vu ces poteaux indicateurs.
Il y en avait trois en effet : l’un conduisait au Marais-Jaune, l’autre au Champ de l’Alouette, le troisième au Trou-Salé.
Gilbert était un peu moins avancé qu’auparavant ; il courut trois heures sans pouvoir sortir du bois, renvoyé du Rond du Roi au carrefour des Princes.
La sueur ruisselait de son front, vingt fois il avait mis bas son habit et sa veste pour escalader quelque châtaignier colossal ; mais, arrivé à sa cime, il n’avait vu que Versailles, tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche ; Versailles vers lequel il semblait qu’une fatalité le ramenât constamment.
À demi fou de rage, n’osant s’engager sur la grand-route dans la conviction que Luciennes tout entier courait après lui, Gilbert, gardant toujours le centre des bois, finit par dépasser Viroflay, puis Chaville, puis Sèvres.
Cinq heures et demie sonnaient au château de Meudon quand il arriva au couvent des Capucins, situé entre la manufacture et Bellevue ; de là, montant sur une croix et au risque de la briser et de se faire rouer, comme Sirven, par arrêt du Parlement, il aperçut la Seine, le bourg et la fumée des premières maisons.
Mais à côté de la Seine, au milieu du bourg, devant le seuil de ces maisons, passait la grande route de Versailles, dont il avait tant d’intérêt à s’écarter.
Gilbert, un instant, n’eut plus ni fatigue ni faim. Il voyait au reste à l’horizon un grand amas de maisons perdues dans la vapeur matinale ; il jugea que c’était Paris, prit sa course de ce côté-là, et ne s’arrêta que lorsqu’il sentit l’haleine près de lui manquer.
Il se trouvait au milieu du bois de Meudon, entre Fleury et le Plessis-Piquet.
– Allons, allons, dit-il en regardant autour de lui, pas de mauvaise honte. Je ne puis manquer de rencontrer quelque ouvrier matinal, de ceux qui s’en vont à leur travail un gros morceau de pain sous le bras. Je lui dirai : « Tous les hommes sont frères et, par conséquent, doivent s’entraider. Vous avez là plus de pain qu’il ne vous en faut, non seulement pour votre déjeuner, mais même pour tout le jour, tandis que, moi, je meurs de faim. » Et alors, il me tendra la moitié de son pain.
La faim rendait Gilbert encore plus philosophe, et il continuait ses réflexions mentales.
– En effet, disait-il, tout n’est-il pas commun aux hommes sur la terre ? Dieu, cette source éternelle de toutes choses, a-t-il donné à celui-ci ou à celui-là l’air qui féconde le sol, ou le sol qui féconde les fruits ? Non ; seulement, plusieurs ont usurpé ; mais aux yeux du Seigneur comme aux yeux du philosophe, personne ne possède ; celui qui a, n’est que celui à qui Dieu a prêté.
Et Gilbert ne faisait que résumer avec une intelligence naturelle ces idées vagues et indécises à cette époque, et que les hommes sentaient flotter dans l’air et passer au-dessus de leur tête, comme ces nuages poussés vers un seul point et qui, en s’amoncelant, finissent par former une tempête.
– Quelques-uns, reprenait Gilbert tout en suivant sa route, quelques-uns retiennent de force ce qui appartient à tous. Eh bien ! à ceux-là on peut arracher de force ce qu’ils n’ont que le droit de partager. Si mon frère qui a trop de pain pour lui me refuse une portion de son pain, eh bien ! je… la prendrai de force, imitant en cela la loi animale, source de tout bon sens et de toute équité, puisqu’elle dérive de tout besoin naturel. À moins cependant que mon frère ne me dise : « Cette part que tu réclames est celle de ma femme et de mes enfants » ; ou bien : « Je suis le plus fort et je mangerai ce pain malgré toi. »
Gilbert était dans ces dispositions de loup à jeun, quand il arriva au milieu d’une clairière dont le centre était occupé par une mare aux eaux rousses, bordées de roseaux et de nymphéas.
Sur la pente herbeuse qui descendait jusqu’à l’eau rayée en tous sens par des insectes aux longues pattes, brillaient, comme un semis de turquoises, de nombreuses touffes de myosotis.
Le fond de ce tableau, c’est-à-dire l’anneau de la circonférence, était formé d’une haie de gros trembles ; des aunes remplissaient de leur branchage touffu les intervalles que la nature avait mis entre les troncs argentés de leurs dominateurs.
Six allées donnaient entrée dans cette espèce de carrefour ; deux semblaient monter jusqu’au soleil, qui dorait la cime des arbres lointains, tandis que les quatre autres, divergentes comme les rayons d’une étoile, s’enfonçaient dans les profondeurs bleuâtres de la forêt.
Cette espèce de salle de verdure semblait plus fraîche et plus fleurie qu’aucune autre place du bois.
Gilbert y était entré par une des allées sombres.
Le premier objet qu’il aperçut lorsque, après avoir embrassé d’un coup d’œil l’horizon lointain que nous venons de décrire, il ramena son regard autour de lui, fut, dans la pénombre d’un fossé profond, le tronc d’un arbre renversé sur lequel était assis un homme à perruque grise, d’une physionomie douce et fine, vêtu d’un habit de gros drap brun, de culottes pareilles, d’un gilet de piqué gris à côtes ; ses bas de coton gris enfermaient une jambe assez bien faite et nerveuse ; ses souliers à boucles, poudreux encore par places, avaient cependant été lavés au bout de la pointe par la rosée du matin.
Près de cet homme, sur l’arbre renversé, était une boîte peinte en vert, toute grande ouverte et bourrée de plantes récemment cueillies. Il tenait entre ses jambes une canne de houx, dont la pomme arrondie reluisait dans l’ombre et qui se terminait par une petite bêche de deux pouces de large sur trois de long.
Gilbert embrassa d’un coup d’œil les différents détails que nous venons d’exposer ; mais ce qu’il aperçut tout d’abord, ce fut un morceau de pain dont le vieillard cassait les bribes pour les manger, en partageant fraternellement avec les pinsons et les verdiers qui lorgnaient de loin la proie convoitée, s’abattant sur elle aussitôt qu’elle leur était livrée et s’envolant à tire-d’aile au fond de leur massif avec des pépiements joyeux.
Puis, de temps en temps, le vieillard, qui les suivait de son œil doux et vif à la fois, plongeait sa main dans un mouchoir à carreaux de couleur, en tirait une cerise, et la savourait entre deux bouchées de pain.
– Bon ! voici mon affaire, dit Gilbert en écartant les branches et en faisant quatre pas vers le solitaire, qui sortit enfin de sa rêverie.
Mais il ne fut pas au tiers du chemin, que, voyant l’air doux et calme de cet homme, il s’arrêta et ôta son chapeau.
Le vieillard, de son côté, s’apercevant qu’il n’était plus seul, jeta un regard rapide sur son costume et sur sa lévite.
Il boutonna l’un et ferma l’autre.
Chapitre XLIII. Le botaniste §
Gilbert prit sa résolution et s’approcha tout à fait. Mais il ouvrit d’abord la bouche et la referma sans avoir proféré une parole. Sa résolution chancelait ; il lui sembla qu’il demandait une aumône, et non qu’il réclamait un droit.
Le vieillard remarqua cette timidité ; elle parut le mettre à son aise lui même.
– Vous voulez me parler, mon ami ? dit-il en souriant et en posant son pain sur l’arbre.
– Oui, monsieur, répondit Gilbert.
– Que désirez-vous ?
– Monsieur, je vois que vous jetez votre pain aux oiseaux, comme s’il n’était pas dit que Dieu les nourrit.
– Il les nourrit sans doute, jeune homme, répondit l’étranger ; mais la main des hommes est un des moyens qu’il emploie pour parvenir à ce but. Si c’est un reproche que vous m’adressez, vous avez tort, car jamais, dans un bois désert ou dans une rue peuplée, le pain que l’on jette n’est perdu. Là, les oiseaux l’emportent ; ici, les pauvres le ramassent.
– Eh bien ! monsieur, dit Gilbert singulièrement ému de la voix pénétrante et douce du vieillard, bien que nous soyons ici dans un bois, je connais un homme qui disputerait votre pain aux petits oiseaux.
– Serait-ce vous, mon ami ? s’écria le vieillard, et par hasard auriez-vous faim ?
– Grand-faim, monsieur, je vous le jure, et si vous le permettez…
Le vieillard saisit aussitôt le pain avec une compassion empressée. Puis, réfléchissant tout à coup, il regarda Gilbert de son œil à la fois si vif et si profond.
Gilbert, en effet, ne ressemblait pas tellement à un affamé que la réflexion ne fût permise ; son habit était propre et cependant en quelques endroits maculé par le contact de la terre. Son linge était blanc, car à Versailles, la veille, il avait tiré une chemise de son paquet, et cependant cette chemise était fripée par l’humidité ; il était donc visible que Gilbert avait passé la nuit dans le bois.
Il avait surtout, et avec tout cela, ces mains blanches et effilées qui dénotent l’homme des vagues rêveries plutôt que l’homme des travaux matériels.
Gilbert ne manquait point de tact, il comprit la défiance et l’hésitation de l’étranger à son égard, et se hâta d’aller au-devant des conjectures qu’il comprenait ne devoir point lui être favorables.
– On a faim, monsieur, toutes les fois que l’on n’a point mangé depuis douze heures, dit-il, et il y en a maintenant vingt-quatre que je n’ai rien pris.
La vérité des paroles du jeune homme se trahissait par l’émotion de sa physionomie, par le tremblement de sa voix, par la pâleur de son visage.
Le vieillard cessa donc d’hésiter ou plutôt de craindre. Il tendit à la fois son pain et le mouchoir d’où il tirait ses cerises.
– Merci, monsieur, dit Gilbert en repoussant doucement le mouchoir, merci, rien que du pain, c’est assez.
Et il rompit en deux le morceau, dont il prit la moitié et rendit l’autre ; puis il s’assit sur l’herbe à trois pas du vieillard, qui le regardait avec un étonnement croissant.
Le repas dura peu de temps. Il y avait peu de pain, et Gilbert avait grand appétit. Le vieillard ne le troubla par aucune parole ; il continua son muet examen, mais furtivement, et en donnant, en apparence du moins, la plus grande attention aux plantes et aux fleurs de sa boite, qui, se redressant comme pour respirer, relevaient leur tête odorante au niveau du couvercle de fer-blanc.
Cependant, voyant Gilbert s’approcher de la mare, il s’écria vivement :
– Ne buvez pas de cette eau, jeune homme ; elle est infectée par le détritus des plantes mortes l’an dernier, et par les œufs de grenouille qui nagent à sa superficie. Prenez plutôt quelques cerises, elles vous rafraîchiront aussi bien que de l’eau. Prenez, je vous y invite, car vous n’êtes point, je le vois, un convive importun.
– C’est vrai, monsieur, l’importunité est tout l’opposé de ma nature, et je ne crains rien tant que d’être importun. Je viens de le prouver tout à l’heure encore à Versailles.
– Ah ! vous venez de Versailles ? dit l’étranger en regardant Gilbert.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme.
– C’est une ville riche ; il faut être bien pauvre ou bien fier pour y mourir de faim.
– Je suis l’un et l’autre, monsieur.
– Vous avez eu querelle avec votre maître ? demanda timidement l’étranger, qui poursuivait Gilbert de son regard interrogateur, tout en rangeant ses plantes dans sa boîte.
– Je n’ai pas de maître, monsieur.
– Mon ami, dit l’étranger en se couvrant la tête, voici une réponse trop ambitieuse.
– Elle est exacte cependant.
– Non, jeune homme, car chacun a son maître ici-bas, et ce n’est pas entendre justement la fierté que de dire : « Je n’ai pas de maître. »
– Comment ?
– Eh ! mon Dieu, oui ! vieux ou jeunes, tous tant que nous sommes, nous subissons la loi d’un pouvoir dominateur. Les uns sont régis par les hommes, les autres par les principes, et les maîtres les plus sévères ne sont pas toujours ceux qui ordonnent ou frappent avec la voix ou la main humaine.
– Soit, dit Gilbert ; alors je suis régi par des principes, j’avoue cela. Les principes sont les seuls maîtres qu’un esprit pensant puisse avouer sans honte.
– Et quels sont vos principes ? Voyons ! Vous me paraissez bien jeune, mon ami, pour avoir des principes arrêtés ?
– Monsieur, je sais que les hommes sont frères, que chaque homme contracte, en naissant, une somme d’obligations relatives envers ses frères. Je sais que Dieu a mis en moi une valeur quelconque, si minime qu’elle soit, et que, comme je reconnais la valeur des autres, j’ai le droit d’exiger des autres qu’ils reconnaissent la mienne, si toutefois je ne l’exagère point. Tant que je ne fais rien d’injuste et de déshonorant, j’ai donc droit à une portion d’estime, ne fût-ce que par ma qualité d’homme.
– Ah ! ah ! fit l’étranger, vous avez étudié ?
– Non, monsieur, malheureusement ; seulement, j’ai lu le Discours sur l’inégalité des conditions et le Contrat social. De ces deux livres viennent toutes les choses que je sais, et peut-être tous les rêves que je fais.
À ces mots du jeune homme, un feu éclatant brilla dans les yeux de l’étranger. Il fit un mouvement qui faillit briser un xéranthème aux brillantes folioles, rebelle à se ranger sous les parois concaves de sa boite.
– Et tels sont les principes que vous professez ?
– Ce ne sont peut-être pas les vôtres, répondit le jeune homme ; mais ce sont ceux de Jean-Jacques Rousseau.
– Seulement, fit l’étranger avec une défiance trop prononcée pour qu’elle ne fût pas humiliante à l’amour-propre de Gilbert, seulement, les avez-vous bien compris ?
– Mais, dit Gilbert, je comprends le français, je crois ; surtout quand il est pur et poétique…
– Vous voyez bien que non, dit en souriant le vieillard. car, si ce que je vous demande en ce moment n’est pas précisément poétique, c’est clair, au moins. Je voulais vous demander si vos études philosophiques vous avaient mis à portée de saisir le fond de cette économie du système de…
L’étranger s’arrêta presque rougissant.
– De Rousseau, continua le jeune homme. Oh ! monsieur, je n’ai pas fait ma philosophie dans un collège, mais j’ai un instinct qui m’a révélé, parmi tous les livres que j’ai lus, l’excellence et l’utilité du Contrat social.
– Aride matière pour un jeune homme, monsieur ; sèche contemplation pour des rêveries de vingt ans ; fleur amère et peu odorante pour une imagination de printemps, dit le vieil étranger avec une douceur triste.
– Le malheur mûrit l’homme avant la saison, monsieur, dit Gilbert, et quant à la rêverie, si on la laisse aller à sa pente naturelle, bien souvent elle conduit au mal.
L’étranger ouvrit ses yeux à demi fermés par un recueillement qui lui était habituel dans ses moments de calme, et qui donnait un certain charme à sa physionomie.
– À qui faites-vous allusion ? demanda-t-il en rougissant.
– À personne, monsieur, dit Gilbert.
– Si fait…
– Non, je vous assure.
– Vous me paraissez avoir étudié le philosophe de Genève. Faites-vous allusion à sa vie ?
– Je ne le connais pas, répondit candidement Gilbert.
– Vous ne le connaissez pas ? L’étranger poussa un soupir. Allez, jeune homme, c’est une malheureuse créature.
– Impossible ! Jean-Jacques Rousseau malheureux ! Mais il n’y aurait donc plus de justice, ni ici-bas, ni là-haut. Malheureux ! l’homme qui a consacré sa vie au bonheur de l’homme !
– Allons, allons ! je vois qu’en effet vous ne le connaissez pas ; mais parlons de vous, mon ami, s’il vous plaît.
– J’aimerais mieux continuer de m’éclairer sur le sujet qui nous occupe ; car, de moi qui ne suis rien, monsieur, que voulez-vous que je vous dise ?
– Et puis vous ne me connaissez point, et vous craignez d’être confiant avec un étranger.
– Oh ! monsieur, que puis-je craindre de qui que ce soit au monde, et qui peut me faire plus malheureux que je ne suis ? Rappelez-vous de quelle façon je me suis présenté à vos yeux, seul, pauvre et affamé.
– Où alliez-vous ?
– J’allais à Paris… Vous êtes parisien, monsieur ?
– Oui… c’est-à-dire non.
– Ah ! lequel des deux ? demanda Gilbert en souriant.
– J’aime peu à mentir, et je m’aperçois à chaque instant qu’il faut réfléchir avant que de parler. Je suis parisien, si l’on entend par parisien l’homme qui habite Paris depuis longtemps et qui vit de la vie parisienne ; mais je ne suis pas né dans cette ville. Pourquoi cette question ?
– Elle se rattachait dans mon esprit à la conversation que nous venions d’avoir. Je voulais dire que, si vous habitez Paris, vous avez dû voir M. Rousseau, dont nous parlions tout à l’heure.
– Je l’ai vu quelquefois, en effet.
– On le regarde quand il passe, n’est-ce pas ? on l’admire, on se le montre du doigt comme le bienfaiteur de l’humanité ?
– Non ; les enfants le suivent et, excités par leurs parents, lui jettent des pierres.
– Ah ! mon Dieu ! fit Gilbert avec une douloureuse stupéfaction ; tout au moins est-il riche ?
– Il se demande parfois, comme vous vous le demandiez ce matin : « Où déjeunerai-je ? »
– Mais, tout pauvre qu’il est, il est considéré, puissant, respecté ?
– Il ne sait pas, chaque soir, lorsqu’il s’endort, s’il ne se réveillera point le lendemain à la Bastille.
– Oh ! comme il doit haïr les hommes !
– Il ne les aime ni ne les hait ; il en est dégoûté, voilà tout.
– Ne point haïr les gens qui nous maltraitent ! s’écria Gilbert, je ne comprends point cela.
– Rousseau a toujours été libre, monsieur ; Rousseau a toujours été assez fort pour ne s’appuyer que sur lui seul, et c’est la force et la liberté qui font les hommes doux et bons ; seuls l’esclavage et la faiblesse font les méchants.
– Voilà pourquoi j’ai voulu demeurer libre, dit fièrement Gilbert ; je devinais ce que vous venez de m’expliquer.
– On est libre même en prison, mon ami, dit l’étranger ; demain Rousseau serait à la Bastille, ce qui lui arrivera un jour ou l’autre, qu’il écrirait ou penserait tout aussi librement que dans les montagnes de la Suisse. Je n’ai jamais cru, quant à moi, que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ce qu’aucune puissance humaine ne lui fît faire ce qu’il ne veut pas.
– Rousseau a-t-il donc écrit ce que vous dites là, monsieur ?
– Je le crois, dit l’étranger.
– Ce n’est point dans le Contrat social ?
– Non, c’est dans une publication nouvelle, qu’on appelle les Rêveries du promeneur solitaire.
– Monsieur, dit Gilbert, je crois que nous nous rencontrerons sur un point.
– Sur lequel ?
– C’est que tous deux nous aimons et admirons Rousseau.
– Parlez pour vous, jeune homme, vous êtes dans l’âge des illusions.
– On peut se tromper sur les choses, mais non sur les hommes.
– Hélas ! vous le verrez plus tard, c’est sur les hommes surtout qu’on se trompe. Rousseau est peut-être un peu plus juste que les autres hommes ; mais, croyez-moi, il a ses défauts, et de fort grands.
Gilbert secoua la tête d’un air qui marquait peu de conviction ; mais, malgré cette incivile démonstration, l’étranger continua de le traiter avec la même faveur.
– Revenons à notre point de départ, fit l’étranger. Je disais que vous aviez quitté votre maître à Versailles.
– Et moi, dit Gilbert un peu radouci, moi qui vous ai répondu que je n’avais point de maître, j’aurais pu ajouter qu’il ne tenait qu’à moi d’en avoir un fort illustre, et que je venais de refuser une condition que beaucoup d’autres eussent enviée.
– Une condition ?
– Oui, il s’agissait de servir à l’amusement de grands seigneurs désœuvrés ; mais j’ai pensé qu’étant jeune, pouvant étudier et faire mon chemin, je ne devais pas perdre ce temps précieux de la jeunesse et compromettre en ma personne la dignité de l’homme.
– C’est bien, dit gravement l’étranger ; mais, pour faire votre chemin, avez vous un plan arrêté ?
– Monsieur, j’ai l’ambition d’être médecin.
– Belle et noble carrière, dans laquelle on peut choisir entre la vraie science, modeste et martyre, et le charlatanisme effronté, doré, obèse. Si vous aimez la vérité, jeune homme, devenez médecin ; si vous aimez l’éclat, faites-vous médecin.
– Mais il faut beaucoup d’argent pour étudier, n’est-ce pas, monsieur ?
– Il en faut certainement ; mais beaucoup, c’est trop dire.
– Le fait est, reprit Gilbert, que Jean-Jacques Rousseau, qui sait tout, a étudié pour rien.
– Pour rien !… Oh ! jeune homme, dit le vieillard avec un triste sourire, vous appelez rien ce que Dieu a donné de plus précieux aux hommes : la candeur, la santé, le sommeil ; voilà ce qu’a coûté au philosophe genevois le peu qu’il est parvenu à apprendre.
– Le peu ! fit Gilbert presque indigné.
– Sans doute ; interrogez sur lui, et écoutez ce que l’on vous en dira.
– D’abord, c’est un grand musicien.
– Oh ! parce que le roi Louis XV a chanté avec passion : « J’ai perdu mon serviteur », cela ne veut pas dire que le Devin de village soit un bon opéra.
– C’est un grand botaniste. Voyez ses lettres, dont je n’ai jamais pu me procurer que quelques pages dépareillées ; vous devez connaître cela, vous qui cueillez les plantes dans les bois.
– Oh ! l’on se croit botaniste et souvent l’on n’est…
– Achevez.
– On n’est qu’herboriste… et encore…
– Et qu’êtes-vous ?… Herboriste ou botaniste ?
– Oh ! herboriste bien humble et bien ignorant, en face de ces merveilles de Dieu qu’on appelle les plantes et les fleurs.
– Il sait le latin ?
– Fort mal.
– Cependant, j’ai lu dans une gazette qu’il avait traduit un auteur ancien nommé Tacite.
– Parce que dans son orgueil – hélas ! tout homme est orgueilleux par moments – parce que dans son orgueil il a voulu tout entreprendre ; mais il le dit lui-même dans l’avertissement de son premier livre, du seul qu’il ait traduit, il entend assez mal le latin, et Tacite, qui est un rude jouteur, l’a bientôt eu lassé. Non, non, bon jeune homme, en dépit de votre admiration, il n’y a point d’homme universel, et presque toujours, croyez-moi, on perd en profondeur ce que l’on gagne en superficie. Il n’y a si petite rivière qui ne déborde sous un orage et qui n’ait l’air d’un lac. Mais essayez de lui faire porter bateau, et vous aurez bientôt touché le fond.
– Et, à votre avis, Rousseau est un de ces hommes superficiels ?
– Oui ; peut-être présente-t-il une superficie un peu plus étendue que celle des autres hommes, dit l’étranger, voilà tout.
– Bien des hommes seraient heureux, à mon avis, d’arriver à une superficie semblable.
– Parlez-vous pour moi ? demanda l’étranger avec une bonhomie qui désarma à l’instant même Gilbert.
– Ah ! Dieu m’en garde ! s’écria ce dernier ; il m’est trop doux de causer avec vous pour que je cherche à vous désobliger.
– Et en quoi ma conversation vous est-elle agréable ? car je ne crois pas que vous veuillez me flatter pour un morceau de pain et quelques cerises ?
– Vous avez raison. Je ne flatterais pas pour l’empire du monde ; mais écoutez, vous êtes le premier qui m’ait parlé sans morgue, avec bonté, comme on parle à un jeune homme et non comme on parle à un enfant. Quoique nous ayons été en désaccord sur Rousseau, il y a derrière la mansuétude de votre esprit quelque chose d’élevé qui attire le mien. Il me semble, quand je cause avec vous, que je suis dans un riche salon dont les volets sont fermés, et dont, malgré l’obscurité, je devine la richesse. Il ne tiendrait qu’à vous de laisser glisser dans votre conversation un rayon de lumière, et alors je serais ébloui.
– Mais vous-même, vous parlez avec une certaine recherche qui pourrait faire croire à une meilleure éducation que celle que vous avouez ?
– C’est la première fois, monsieur, et je m’étonne moi-même des termes dans lesquels je parle ; il y en a dont je connaissais à peine la signification, et dont je me sers pour les avoir entendu dire une fois. Je les avais rencontrés dans les livres que j’avais lus, mais je ne les avais pas compris.
– Vous avez beaucoup lu ?
– Trop ; mais je relirai.
Le vieillard regarda Gilbert avec étonnement.
– Oui, j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, ou plutôt, bons et mauvais livres, j’ai tout dévoré. Oh ! si j’avais eu quelqu’un pour me guider dans mes lectures, pour me dire ce que je devais oublier et ce dont je devais me souvenir !… Mais pardon, monsieur, j’oublie que, si votre conversation m’est précieuse, il ne doit pas en être ainsi de la mienne : vous herborisiez, et je vous gêne, peut-être ?
Gilbert fit un mouvement pour se retirer, mais avec le vif désir d’être retenu. Le vieillard, dont les petits yeux gris étaient fixés sur lui, semblait lire jusqu’au fond de son cœur.
– Non pas, lui dit-il, ma boîte est presque pleine, et je n’ai plus besoin que de quelques mousses ; on m’a dit qu’il poussait de beaux capillaires dans ce canton.
– Attendez, attendez, dit Gilbert, je crois avoir vu ce que vous cherchez, tout à l’heure, sur une roche.
– Loin d’ici ?
– Non, là, à cinquante pas à peine.
– Mais comment savez-vous que les plantes que vous avez vues sont des capillaires ?
– Je suis né dans les bois, monsieur ; puis, la fille de celui chez qui j’ai été élevé s’occupait aussi de botanique ; elle avait un herbier, et au-dessous de chaque plante le nom de cette plante était écrit de sa main. J’ai souvent regardé ces plantes et cette écriture, et il me semble avoir vu des mousses que je ne connaissais, moi, que sous le nom de mousses de roche, désignées sous celui de capillaires.
– Et vous vous sentez du goût pour la botanique ?
– Ah ! monsieur, quand j’entendais dire par Nicole – Nicole était la femme de chambre de mademoiselle Andrée – quand j’entendais dire que sa maîtresse cherchait inutilement quelques plantes dans les environs de Taverney, je demandais à Nicole de tâcher de savoir la forme de cette plante. Alors souvent, sans savoir que c’était moi qui avais fait cette demande, mademoiselle Andrée la dessinait en quatre coups de crayon. Nicole aussitôt prenait le dessin et me le donnait. Alors je courais par les champs, par les prés et par les bois jusqu’à ce que j’eusse trouvé la plante en question. Puis, quand je l’avais trouvée, je l’enlevais avec une bêche, et la nuit je la transplantais au milieu de la pelouse ; de sorte qu’un beau matin, en se promenant, mademoiselle Andrée jetait un cri de joie, en disant : « Ah ! mon Dieu ! comme c’est étrange, cette plante que j’ai cherchée partout, la voilà. »
Le vieillard regarda Gilbert avec plus d’attention qu’il ne l’avait fait encore, et si Gilbert, songeant à ce qu’il venait de dire, n’eût baissé les yeux en rougissant, il eût pu voir que cette attention était mêlée d’un intérêt plein de tendresse.
– Eh bien ! lui dit-il, continuez d’étudier la botanique, jeune homme ; la botanique vous conduira par le plus court chemin à la médecine. Dieu n’a rien fait d’inutile, croyez-moi, et chaque plante aura un jour sa signification au livre de la science. Apprenez d’abord à connaître les simples, ensuite vous apprendrez quelles sont leurs propriétés.
– Il y a des écoles à Paris, n’est-ce pas ?
– Et même des écoles gratuites ; l’école de chirurgie, par exemple, est un des bienfaits du règne présent.
– Je suivrai ses cours.
– Rien de plus facile ; car vos parents, je le présume, voyant vos dispositions, vous fourniront bien une pension alimentaire.
– Je n’ai pas de parents ; mais, soyez tranquille, avec mon travail je me nourrirai.
– Certainement, et puisque vous avez lu les ouvrages de Rousseau, vous avez dû voir que tout homme, fût-il le fils d’un prince, doit apprendre un métier manuel.
– Je n’ai pas lu l’Émile ; car je crois que c’est dans l’Émile que se trouve cette recommandation, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Mais j’ai entendu M. de Taverney qui se raillait de cette maxime et qui regrettait de n’avoir pas fait son fils menuisier.
– Et qu’en a-t-il fait ? demanda l’étranger.
– Un officier, dit Gilbert.
Le vieillard sourit.
– Oui, ils sont tous ainsi, ces nobles : au lieu d’apprendre à leurs enfants le métier qui fait vivre, ils leur apprennent le métier qui fait mourir. Aussi, vienne une révolution, et à la suite de la révolution l’exil, ils seront obligés de mendier à l’étranger ou de vendre leur épée, ce qui est bien pis encore ; mais vous qui n’êtes pas fils de noble, vous savez un état, je présume ?
– Monsieur, je vous l’ai dit, je ne sais rien ; d’ailleurs, je vous l’avouerai, j’ai une horreur invincible pour toute besogne imprimant au corps des mouvements rudes et brutaux.
– Ah ! dit le vieillard, vous êtes paresseux, alors ?
– Oh ! non, je ne suis pas paresseux ; car, au lieu de me faire travailler à quelque œuvre de force, donnez-moi des livres, donnez-moi un cabinet à demi noir, et vous verrez si mes jours et mes nuits ne se consument pas dans le genre de travail que j’aurai choisi.
L’étranger regarda les mains douces et blanches du jeune homme.
– C’est une prédisposition, dit-il, un instinct. Ces sortes de répugnances aboutissent parfois à de bons résultats ; mais il faut qu’elles soient bien dirigées. Enfin, continua-t-il, si vous n’avez pas été au collège, vous avez été du moins à l’école ?
Gilbert secoua la tête.
– Vous savez lire, écrire ?
– Ma mère, avant de mourir, avait eu le temps de m’apprendre à lire, pauvre mère ! car, me voyant frêle de corps, elle disait toujours : « Ça ne fera jamais un bon ouvrier ; il faut en faire un prêtre ou un savant. » Quand j’avais quelque répugnance à écouter ses leçons, elle me disait : « Apprends à lire, Gilbert, et tu ne fendras pas de bois, tu ne conduiras pas la charrue, tu ne tailleras pas de pierres » ; et j’apprenais. Malheureusement, je savais à peine lire lorsque ma mère mourut.
– Et qui vous apprit à écrire ?
– Moi-même.
– Vous-même ?
– Oui, avec un bâton que j’aiguisais et du sable que je faisais passer au tamis pour qu’il fût plus fin. Pendant deux ans, j’écrivis comme on imprime, copiant dans un livre, et ignorant qu’il y eût d’autres caractères que ceux que j’étais parvenu à imiter avec assez de bonheur. Enfin, un jour, il y a trois ans à peu près, mademoiselle Andrée était partie pour le couvent ; on n’en avait plus de nouvelles depuis quelques jours, quand le facteur me remit une lettre d’elle pour son père. Je vis alors qu’il existait d’autres caractères que les caractères imprimés. M. de Taverney brisa le cachet et jeta l’enveloppe ; cette enveloppe, je la ramassai précieusement, et je l’emportai ; puis la première fois que revint le facteur, je me fis lire l’adresse ; elle était conçue en ces termes : « À monsieur le baron de Taverney-Maison-Rouge, en son château, par Pierrefitte. »
« Sur chacune de ces lettres, je mis la lettre correspondante en caractère imprimé, et je vis que, sauf trois, toutes les lettres de l’alphabet étaient contenues dans ces deux lignes. Puis j’imitai les lettres tracées par mademoiselle Andrée. Au bout de huit jours, j’avais reproduit cette adresse dix mille fois peut-être et je savais écrire. J’écris donc passablement, et même plutôt bien que mal. Vous voyez, monsieur, que mes espérances ne sont pas exagérées, puisque je sais écrire, puisque j’ai lu tout ce qui m’est tombé sous la main, puisque j’ai essayé de réfléchir sur tout ce que j’ai lu. Pourquoi ne trouverais-je point un homme qui ait besoin de ma plume, un aveugle qui ait besoin de mes yeux, ou un muet qui ait besoin de ma langue ?
– Vous oubliez qu’alors vous auriez un maître, vous qui n’en voulez pas avoir. Un secrétaire ou un lecteur sont des domestiques de second ordre et pas autre chose.
– C’est vrai, murmura Gilbert en pâlissant ; mais n’importe, il faut que j’arrive. Je remuerai les pavés de Paris ; je porterai de l’eau, s’il le faut, mais j’arriverai ou je mourrai en route, et alors mon but sera atteint de même.
– Allons ! allons ! dit l’étranger, vous me paraissez être, en effet, plein de bonne volonté et de courage.
– Mais vous-même, voyons, dit Gilbert, vous-même, si bon pour moi, n’exercez-vous pas une profession quelconque ? Vous êtes vêtu comme un homme de finance.
Le vieillard sourit de son sourire doux et mélancolique.
– J’ai une profession, dit-il ; oui, c’est vrai, car tout homme doit en avoir une, mais elle est entièrement étrangère aux choses de finances. Un financier n’herboriserait point.
– Herborisez-vous par état ?
– Presque.
– Alors, vous êtes pauvre ?
– Oui.
– Ce sont les pauvres qui donnent ! Car la pauvreté les a rendus sages, et un bon conseil vaut mieux qu’un louis d’or. Donnez-moi donc un conseil.
– Je ferai mieux peut-être.
Gilbert sourit.
– Je m’en doutais, dit-il.
– Combien croyez-vous qu’il vous faille pour vivre ?
– Oh ! bien peu.
– Peut-être ne connaissez-vous point Paris ?
– C’est la première fois que je l’ai aperçu hier des hauteurs de Luciennes.
– Alors vous ignorez qu’il en coûte cher pour vivre dans la grande ville ?
– Combien à peu près ?… Établissez-moi une proportion.
– Volontiers. Tenez, par exemple, ce qui coûte un sou en province, coûte trois sous à Paris.
– Eh bien ! dit Gilbert, en supposant un abri quelconque où je puisse me reposer après avoir travaillé, il me faut pour la vie matérielle six sous par jour, à peu près.
– Bien ! bien ! mon ami, s’écria l’étranger. Voilà comme j’aime l’homme. Venez avec moi à Paris et je vous trouverai une profession indépendante, à l’aide de laquelle vous vivrez.
– Ah ! monsieur ! s’écria Gilbert ivre de joie.
Puis se reprenant :
– Il est bien entendu que je travaillerai réellement et que ce n’est point une aumône que vous me faites ?
– Non pas. Oh ! soyez tranquille, mon enfant, je ne suis pas assez riche pour faire l’aumône, et pas assez fou surtout pour la faire au hasard.
– À la bonne heure, dit Gilbert, que cette boutade misanthropique mettait à l’aise au lieu de le blesser. Voilà un langage que j’aime. J’accepte votre offre et je vous en remercie.
– C’est donc convenu que vous venez à Paris avec moi ?
– Oui, monsieur, si vous le voulez bien.
– Je le veux, puisque je vous l’offre.
– À quoi serai-je tenu envers vous ?
– À rien… qu’à travailler ; et encore, c’est vous qui réglerez votre travail ; vous aurez le droit d’être jeune, le droit d’être heureux, le droit d’être libre, et même le droit d’être oisif… quand vous aurez gagné vos loisirs, dit l’étranger en souriant comme malgré lui.
Puis levant les yeux au ciel :
– Ô jeunesse ! ô vigueur ! ô liberté ! ajouta-t-il avec un soupir.
Et à ces mots, une mélancolie d’une poésie inexprimable se répandit sur ses traits fins et purs.
Puis il se leva, s’appuyant sur son bâton.
– Et maintenant, dit-il plus gaiement, maintenant que vous avez une condition, vous plaît-il que nous remplissions une seconde boîte de plantes ? J’ai ici des feuilles de papier gris sur lesquelles nous classerons la première récolte. Mais à propos, avez-vous encore faim ? Il me reste du pain.
– Gardons-le pour l’après-midi, s’il vous plaît, monsieur.
– Tout au moins, mangez les cerises, elles nous embarrasseraient.
– Comme cela je le veux bien ; mais permettez que je porte votre boîte ; vous marcherez plus à l’aise, et je crois, grâce à l’habitude, que mes jambes lasseraient les vôtres.
– Mais tenez, vous me portez bonheur ; je crois voir là-bas le picris hieracioïdes, que je cherche inutilement depuis le matin ; et, sous votre pied, prenez garde ! le cerastium aquaticum. Attendez ! Attendez ! N’arrachez pas ! Oh ! vous n’êtes pas encore herboriste, mon jeune ami ; l’une est trop humide en ce moment pour être cueillie ; l’autre n’est point assez avancée. En repassant ce soir, à trois heures, nous arracherons le picris hieracioïdes et quant au cerastium, nous le prendrons dans huit jours. D’ailleurs, je veux le montrer sur pied à un savant de mes amis dont je compte solliciter pour vous la protection. Et maintenant, venez et conduisez-moi à cet endroit dont vous me parliez tout à l’heure, et où vous avez vu de beaux capillaires.
Gilbert marcha devant sa nouvelle connaissance ; le vieillard le suivit, et tous deux disparurent dans la forêt.
Chapitre XLIV. M. Jacques §
Gilbert, enchanté de cette bonne fortune qui, dans ses moments désespérés, lui faisait toujours trouver un soutien, Gilbert, disons-nous, marchait devant, se retournant de temps en temps vers l’homme étrange qui venait de le rendre si souple et si docile avec si peu de mots.
Il le conduisit ainsi vers ses mousses, qui étaient en effet de magnifiques capillaires. Puis, lorsque le vieillard en eut fait une collection, ils se mirent en quête de plantes nouvelles.
Gilbert était beaucoup plus avancé en botanique qu’il ne le croyait lui-même. Né au milieu des bois, il connaissait comme des amies d’enfance toutes les plantes des bois : seulement, il les connaissait sous leurs noms vulgaires. À mesure qu’il les désignait ainsi, son compagnon les lui indiquait, lui, sous leur nom scientifique, que Gilbert, en retrouvant une plante de la même famille, essayait de répéter. Deux ou trois fois il estropiait ce nom grec ou latin. Alors l’étranger le lui décomposait, lui montrait les rapports du sujet avec ces mots décomposés, et Gilbert apprenait ainsi non seulement le nom de la plante, mais encore la signification du mot grec ou latin dont Pline, Linné ou de Jussieu avaient baptisé cette plante.
De temps en temps il disait :
– Quel malheur, monsieur, que je ne puisse pas gagner mes six sous à faire ainsi de la botanique toute la journée avec vous ! Je vous jure que je ne me reposerais pas un seul instant ; et même il ne me faudrait pas six sous : un morceau de pain comme celui que vous aviez ce matin suffirait à mon appétit de toute la journée. Je viens de boire à une source de l’eau aussi bonne qu’à Taverney, et la nuit dernière, au pied de l’arbre où j’ai couché, j’ai bien mieux dormi que je ne l’eusse fait sous le toit d’un bon château.
L’étranger souriait.
– Mon ami, disait-il, l’hiver viendra ; les plantes sécheront, la source sera glacée, le vent sifflera dans les arbres dépouillés, au lieu de cette douce brise qui agite si mollement les feuilles. Alors, il vous faudra un abri, des vêtements, du feu, et sur vos six sous par jour, vous n’auriez pu économiser une chambre, du bois et des habits.
Gilbert soupirait, cueillait de nouvelles plantes et faisait de nouvelles questions.
Ils coururent ainsi une bonne partie du jour dans les bois d’Aulnay, du Plessis-Piquet et de Clamart sous Meudon.
Gilbert, selon son habitude, s’était déjà mis avec son compagnon sur le pied de la familiarité. De son côté, le vieillard questionnait avec une admirable adresse ; cependant Gilbert, défiant, circonspect, craintif, se révélait le moins possible.
À Châtillon, l’étranger acheta du pain et du lait dont il fit sans peine accepter la moitié à son compagnon ; puis tous deux prirent le chemin de Paris, afin que Gilbert, de jour encore, pût entrer dans la ville.
Le cœur du jeune homme battait à cette seule idée d’être à Paris, et il ne chercha point à cacher son émotion, lorsque, des hauteurs de Vanves, il aperçut Sainte-Geneviève, les Invalides, Notre-Dame et cette mer immense de maisons dont les flots épars vont, comme une marée, battre les flancs de Montmartre, de Belleville et de Ménilmontant.
– Oh ! Paris, Paris ! murmura-t-il.
– Oui, Paris, un amas de maisons, un gouffre de maux, dit le vieillard. Sur chacune des pierres qu’il y a là-bas, vous verriez sourdre une larme ou rougir une goutte de sang, si les douleurs que ces murs renferment pouvaient apparaître au dehors.
Gilbert réprima son enthousiasme. D’ailleurs, son enthousiasme tomba bientôt de lui-même.
Ils entrèrent par la barrière d’Enfer. Le faubourg était sale et infect ; des malades qu’on portait à l’hôpital passaient sur des civières ; des enfants à demi nus jouaient dans la fange avec des chiens, des vaches et des porcs.
Le front de Gilbert se rembrunissait.
– Vous trouvez tout cela hideux, n’est-ce pas ? dit le vieillard. Eh bien, ce spectacle, vous ne le verrez même plus tout à l’heure. C’est encore une richesse qu’un porc et qu’une vache ; c’est encore une joie qu’un enfant. Quant à la fange, vous la trouverez, elle, toujours et partout.
Gilbert n’était pas mal disposé à voir Paris sous un jour sombre ; il accepta donc le tableau tel que son compagnon le lui faisait.
Quant à ce dernier, prolixe d’abord dans sa déclamation, il était devenu peu à peu, et à mesure qu’il avançait vers le centre de la ville, silencieux et muet. Il paraissait si soucieux, que Gilbert n’osa point lui demander quel était ce jardin qu’on apercevait à travers la grille, quel était ce pont sur lequel on passait la Seine. Ce jardin, c’était le Luxembourg ; ce pont, c’était le Pont-Neuf.
Cependant, comme on marchait toujours, et que l’étranger paraissait pousser la rêverie jusqu’à l’inquiétude, Gilbert se hasarda de dire :
– Logez-vous encore bien loin, monsieur ?
– Nous approchons, dit l’étranger, que cette question sembla rendre encore plus morose.
Ils côtoyèrent, rue du Four, le magnifique hôtel de Soissons, dont les bâtiments avaient vue et entrée principale sur cette rue, mais dont les jardins splendides s’étendaient sur celles de Grenelle et des Deux-Écus.
Gilbert passa devant une église qui lui parut fort belle. Il s’arrêta un instant à la regarder.
– Voilà un beau monument, dit-il.
– C’est Saint-Eustache, dit le vieillard.
Puis, levant la tête :
– Il est huit heures ! s’écria-t-il. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! venez vite, jeune homme, venez.
L’étranger allongea le pas, Gilbert le suivit.
– À propos, dit l’étranger après quelques instants d’un silence si froid qu’il commençait à inquiéter Gilbert, j’oubliais de vous dire que je suis marié.
– Ah ! fit Gilbert.
– Oui, et que ma femme, en véritable Parisienne, va sans doute gronder de ce que nous rentrons tard ; en outre, je dois vous le dire, elle se défie des étrangers.
– Vous plaît-il que je me retire, monsieur ? dit Gilbert, dont cette parole glaça tout à coup l’expansion.
– Non pas, non pas, mon ami ; je vous ai invité à venir chez moi, venez.
– Je vous suis, dit Gilbert.
– Là, à droite, par ici, nous y sommes.
Gilbert leva les yeux, et, aux derniers rayons du jour mourant, il lut, à l’angle de la place, au-dessus de la boutique d’un épicier, ces mots : « Rue Plastrière ».
L’étranger continua d’accélérer sa marche, car plus il se rapprochait de sa maison, plus redoublait cette agitation fébrile que nous avons signalée. Gilbert, qui ne voulait pas le perdre de vue, se heurtait à chaque seconde, soit aux passants, soit aux fardeaux des colporteurs, soit aux timons des voitures et aux brancards des charrettes.
Son conducteur semblait l’avoir oublié complètement : il trottait menu, visiblement absorbé dans une idée fâcheuse.
Enfin, il s’arrêta devant une porte d’allée dont la partie supérieure était grillée.
Un petit cordonnet sortait par un trou, le vieillard tira le cordonnet, la porte s’ouvrit.
Il se retourna alors, et, voyant Gilbert indécis sur le seuil :
– Venez vite, dit-il.
Et il referma la porte sur eux.
Au bout de quelques pas faits dans l’obscurité, Gilbert heurta la première marche d’un escalier raide et noir. Le vieillard, habitué aux localités, avait déjà franchi une douzaine de degrés.
Gilbert le rejoignit, monta tant qu’il monta, s’arrêta tant qu’il s’arrêta.
C’était sur un paillasson usé par le frottement, sur un palier percé de deux portes.
L’étranger tira un pied de biche suspendu à un cordon de rideau, et une aigre sonnette retentit dans l’intérieur d’une chambre. Alors le pas traînard d’un personnage en savates traîna sur le carreau et la porte s’ouvrit.
Une femme de cinquante à cinquante-cinq ans parut sur le seuil.
Deux voix se mêlèrent soudain : l’une était celle de l’étranger, l’autre était celle de cette femme qui venait d’ouvrir la porte.
L’une de ces deux voix disait timidement.
– Est-ce qu’il est trop tard, bonne Thérèse ?
L’autre grommelait :
– Vous nous faites souper à une belle heure, Jacques !
– Allons, allons, nous allons réparer tout cela, répondit affectueusement l’étranger en fermant là porte et en prenant des mains de Gilbert la boîte de fer-blanc.
– Bon ! un commissionnaire ! s’écria la vieille ; il ne manquait plus que cela ! Ainsi donc, voilà que vous ne pouvez plus porter vous-même tous vos embarras d’herbages. Un commissionnaire à M. Jacques ! Excusez ! M. Jacques devient grand seigneur !
– Allons, allons, répondit celui qu’on interpellait si rudement sous le nom de Jacques, en rangeant patiemment ses plantes sur la cheminée ; allons, un peu de calme, Thérèse.
– Payez-le au moins et renvoyez-le, que nous n’ayons pas d’espions ici.
Gilbert devint pâle comme la mort et bondit vers la porte. Jacques l’arrêta.
– Monsieur, dit-il avec une certaine fermeté, n’est pas un commissionnaire et encore moins un espion. C’est un hôte que j’amène.
Les bras de la vieille retombèrent le long de ses hanches.
– Un hôte ! dit-elle, il ne nous manquait plus que cela !
– Voyons, Thérèse, reprit l’étranger d’une voix encore affectueuse, mais dans laquelle la nuance de la volonté se faisait sentir de plus en plus, allumez une chandelle. J’ai chaud et nous avons soif.
La vieille fit entendre un murmure qui, assez élevé d’abord, alla en décroissant.
Puis elle atteignit un briquet qu’elle battit au-dessus d’une boite remplie d’amadou ; les étincelles jaillirent aussitôt et embrasèrent toute la boite.
Pendant le temps qu’avait duré le dialogue, pendant les murmures et le silence qui les avait suivis, Gilbert était resté immobile, muet, et comme cloué à deux pas de cette porte qu’il commençait à regretter bien sincèrement d’avoir franchie.
Jacques s’aperçut de ce que souffrait le jeune homme.
– Avancez, monsieur Gilbert, je vous en prie, dit-il.
La vieille, pour voir celui à qui son mari parlait avec cette politesse affectée, détourna sa jaune et morose figure. Gilbert la vit aux premiers rayons de la maigre chandelle réveillée dans sa gaine de cuivre.
Cette figure ridée, couperosée et comme infiltrée en quelques endroits de fiel, ce visage aux yeux plus vifs que vivants, plus lubriques que vifs ; cette plate douceur, répandue sur des traits vulgaires, douceur que démentaient si bien la voix et l’accueil de la vieille, inspirèrent du premier coup à Gilbert une violente antipathie.
De son côté, la vieille fut loin de trouver de son goût le visage pâle et fin, le silence circonspect, et la raideur du jeune homme.
– Je crois bien que vous avez chaud et que vous devez avoir soif, messieurs, dit-elle. En effet, passer sa journée à l’ombre des bois, c’est si fatigant ; puis se baisser de temps en temps pour cueillir une herbe, voilà un travail ! Car monsieur herborise aussi, sans doute : c’est le métier de ceux qui n’en ont pas.
– Monsieur, répondit Jacques d’une voix de plus en plus ferme, est un bon et loyal jeune homme, qui m’a fait l’honneur de sa compagnie toute la journée et que ma bonne Thérèse, j’en suis sûr, va recevoir comme un ami.
– Il y a de quoi pour deux, grommela Thérèse, et non pour trois.
– Je suis sobre et il l’est aussi, dit Jacques.
– Oui, oui, c’est bon. Je connais cette sobriété là. Je vous déclare qu’il n’y a pas assez de pain à la maison pour la nourrir, votre double sobriété, et que je ne descendrai pas trois étages pour en chercher. D’ailleurs, à l’heure qu’il est, le boulanger est fermé.
– Alors c’est moi qui descendrai, dit Jacques en fronçant le sourcil. Ouvrez-moi la porte, Thérèse.
– Mais…
– Je le veux !
– C’est bien ! c’est bien ! dit alors la vieille en grommelant, mais en cédant toutefois au ton absolu auquel son opposition avait graduellement conduit Jacques. Ne suis-je pas là pour faire tous vos caprices ?… Voyons, on fera assez de ce qu’il y aura. Venez souper.
– Asseyez-vous près de moi, dit Jacques à Gilbert en le conduisant près d’une petite table dressée dans la chambre voisine, et sur laquelle, à côté de deux couverts, deux serviettes roulées et attachées, l’une avec un cordon rouge, et l’autre avec un cordon blanc, indiquaient la place de chacun des maîtres du logis.
Cette chambre, exiguë et carrée, était tapissée d’un petit papier bleu pâle, à dessins blancs. Deux grandes cartes de géographie ornaient les murailles. Le reste de l’ameublement se composait de six chaises en bois de merisier, à siège de paille, de la table en question et d’un chiffonnier rempli de bas raccommodés.
Gilbert s’assit ; la vieille plaça devant lui une assiette et lui apporta un couvert usé par le service ; puis elle ajouta à ces divers ustensiles un gobelet d’étain soigneusement poli.
– Vous ne descendez pas ? demanda Jacques à sa femme.
– C’est inutile, fit-elle d’un ton bourru qui indiquait la rancune qu’elle conservait à Jacques de la victoire remportée sur elle ; c’est inutile, j’ai retrouvé un demi-pain dans l’armoire. Cela nous fait une livre et demie à peu près, il faudra qu’on en fasse assez.
En disant ces mots, elle posa le potage sur la table.
Jacques fut servi le premier, puis Gilbert ; la vieille mangea dans la soupière.
Tous trois avaient grand appétit. Gilbert, tout intimidé de la discussion d’économie domestique à laquelle il avait donné lieu, mettait au sien tous les freins imaginables. Cependant, il eut le premier mangé la soupe.
La vieille jeta sur son assiette prématurément vide un regard tout courroucé.
– Qui est venu aujourd’hui ? demanda Jacques pour changer les idées de Thérèse.
– Oh ! fit celle-ci, toute la terre, comme d’habitude. Vous aviez promis à madame de Boufflers ses quatre cahiers, à madame d’Escars ses deux airs, un quatuor avec accompagnement à madame de Penthièvre. Les unes sont venues elles-mêmes, les autres ont envoyé. Mais, quoi ! monsieur herborisait, et, comme on ne peut pas s’amuser et travailler en même temps, ces dames se sont passées de leur musique.
Jacques ne dit pas un mot, au grand étonnement de Gilbert, qui s’attendait à le voir se fâcher. Mais, comme il était seul en jeu cette fois, il ne sourcilla point.
À la soupe succéda un petit morceau de bœuf bouilli servi sur un petit plat de faïence tout rayé par la pointe tranchante des couteaux.
Jacques servit Gilbert assez modestement, car il était sous l’œil de Thérèse, puis il prit pour lui un morceau à peu près pareil et passa le plat à la ménagère.
Celle-ci prit le pain et en donna un morceau à Gilbert.
Ce morceau était si exigu, que Jacques en rougit ; il attendit que Thérèse eût achevé de le servir, lui, et de se servir elle-même, puis, lui prenant le pain des mains :
– C’est vous qui taillerez votre pain vous-même, mon jeune ami, et taillez-le à votre faim, je vous prie ; le pain ne doit être mesuré qu’à ceux qui le perdent.
Un moment après, parurent des haricots verts assaisonnés au beurre.
– Voyez comme ils sont verts, dit Jacques ; ce sont de nos conserves, on les mange excellents ici.
Et il passa le plat à Gilbert.
– Merci, monsieur, dit celui-ci, j’ai bien dîné, je n’ai plus faim.
– Monsieur n’est pas de votre avis sur mes conserves, dit aigrement Thérèse ; il aimerait mieux des haricots frais, sans doute, mais ce sont des primeurs au-dessus de notre bourse.
– Non, madame, dit Gilbert, je les trouve appétissants, au contraire, et je les aimerais fort, mais je ne mange jamais que d’un plat.
– Et vous buvez de l’eau ? dit Jacques en lui tendant la bouteille.
– Toujours, monsieur.
Jacques se versa un doigt de vin pur.
– Maintenant, ma femme, dit-il en reposant la bouteille sur la table, vous vous occuperez, je vous prie, de coucher ce jeune homme ; il doit être bien las.
Thérèse laissa échapper sa fourchette et fixa ses deux yeux effarés sur son mari.
– Coucher ! Êtes-vous fou ? Vous amenez quelqu’un à coucher ! C’est donc dans votre lit que vous le coucherez ? Mais, en vérité, il perd la tête. Alors vous allez tenir pension désormais ? En ce cas ne comptez plus sur moi ; cherchez une cuisinière et une servante ; c’est assez d’être la vôtre, sans devenir aussi celle des autres.
– Thérèse, répondit Jacques de son ton grave et ferme, Thérèse, je vous prie de m’écouter, chère amie : c’est pour une nuit seulement. Ce jeune homme n’a jamais mis le pied à Paris ; il y vient sous ma conduite. Je ne veux pas qu’il couche à l’auberge, je ne le veux pas, dût-il prendre mon lit, comme vous le dites.
Après cette seconde manifestation de sa volonté le vieillard attendit.
Alors Thérèse, qui l’avait regardé avec attention, et qui, tandis qu’il parlait, paraissait étudier chaque muscle de son visage, sembla comprendre qu’il n’y avait pas de lutte possible en ce moment, et changea de tactique subitement.
Elle eût échoué en s’obstinant à combattre contre Gilbert ; elle se mit à combattre pour lui : il est vrai que c’était en alliée bien près de trahir.
– Au fait, dit-elle, puisque ce jeune monsieur vous a accompagné ici, c’est que vous le connaissez bien, et mieux vaut qu’il reste chez nous. Je ferai tant bien que mal un lit dans votre cabinet, près des liasses de papier.
– Non, non, dit Jacques vivement ; un cabinet n’est point un endroit où l’on couche. On peut mettre le feu à ces papiers.
– Beau malheur ! murmura Thérèse.
Puis tout haut :
– Dans l’antichambre, alors, devant le buffet ?
– Non plus.
– Alors, je vois que, malgré notre bonne volonté à tous deux, ce sera impossible ; car, à moins que de prendre votre chambre ou la mienne…
– Il me semble, Thérèse, que vous ne cherchez pas bien.
– Moi ?
– Sans doute. N’avons-nous point la mansarde ?
– Le grenier, voulez-vous dire ?
– Non, ce n’est pas un grenier, c’est un cabinet un peu mansardé, mais sain, avec une vue sur des jardins magnifiques, ce qui est rare à Paris.
– Oh ! qu’importe, monsieur, dit Gilbert, fût-ce un grenier, je m’estimerai encore heureux, je vous jure.
– Pas du tout, pas du tout, dit Thérèse. Tiens, c’est là que j’étends mon linge.
– Ce jeune homme n’y dérangera rien, Thérèse. N’est-ce pas, mon ami, vous veillerez à ce qu’il n’arrive aucun accident au linge de cette bonne ménagère ? Nous sommes pauvres, et toute perte nous est lourde.
– Oh ! soyez tranquille, monsieur.
Jacques se leva et s’approcha de Thérèse.
– Je ne veux pas, voyez-vous, chère amie, que ce jeune homme se perde. Paris est un séjour pernicieux ; ici, nous le surveillerons.
– C’est une éducation que vous faites. Il paiera donc pension, votre élève ?
– Non, mais je vous réponds qu’il ne vous coûtera rien. À partir de demain, il se nourrira lui-même. Quant au logement, comme la mansarde nous est à peu près inutile, faisons-lui cette charité.
– Comme tous les paresseux s’entendent ! murmura Thérèse en haussant les épaules.
– Monsieur, dit Gilbert, plus fatigué que son hôte lui-même de cette lutte qu’il livrait pied à pied, pour une hospitalité qui l’humiliait, je n’ai jamais gêné personne, et je ne commencerai certes point par vous, qui avez été si bon pour moi. Ainsi, permettez que je me retire. J’ai aperçu, du côté du pont que nous avons traversé, des arbres sous lesquels il y a des bancs. Je dormirai fort bien, je vous assure, couché sur un de ces bancs.
– Oui, dit Jacques, pour que le guet vous arrête comme un vagabond.
– Qu’il est, dit tout bas Thérèse en desservant.
– Venez, venez, jeune homme, dit Jacques, il y a là-haut, autant que je puis m’en souvenir, une bonne paillasse. Cela vaudra toujours mieux qu’un banc ; et puisque vous vous contenteriez d’un banc…
– Oh ! monsieur, je n’ai jamais couché que sur des paillasses, dit Gilbert.
Puis, revenant sur cette vérité par un petit mensonge :
– La laine m’échauffe trop, continua-t-il.
Jacques sourit.
– La paille est en effet rafraîchissante, dit-il. Prenez sur la table un bout de chandelle et suivez-moi.
Thérèse ne regarda même plus du côté de Jacques. Elle poussa un soupir, elle était vaincue.
Gilbert se leva gravement et suivit son protecteur.
En traversant l’antichambre, Gilbert vit une fontaine.
– Monsieur, dit-il, l’eau est-elle chère à Paris ?
– Non, mon ami ; mais, fût-elle chère, l’eau et le pain sont deux choses que l’homme n’a pas le droit de refuser à l’homme qui les demande.
– Oh ! c’est qu’à Taverney l’eau ne coûtait rien, et le luxe du pauvre, c’est la propreté.
– Prenez, mon ami, prenez, dit Jacques en indiquant du doigt à Gilbert un grand pot de faïence, prenez.
Et il précéda le jeune homme en s’étonnant de trouver, dans un enfant de cet âge, toute la fermeté du peuple unie à tous les instincts de l’aristocratie.
Chapitre XLV. La mansarde de M. Jacques §
L’escalier, déjà étroit et difficile au bout de l’allée, à la place où Gilbert en avait heurté la première marche, devenait de plus en plus difficile et de plus en plus étroit à partir du troisième étage, qu’habitait Jacques. Celui-ci et son protégé arrivèrent donc péniblement à un vrai grenier. Cette fois, c’était Thérèse qui avait eu raison ; c’était bien un vrai grenier coupé en quatre compartiments, dont trois étaient inhabités.
Il est vrai de dire que tous, même celui destiné à Gilbert, étaient inhabitables.
Le toit s’abaissait si rapidement à partir du comble, qu’il formait avec le plancher un angle aigu. Au milieu de cette pente, une lucarne fermée d’un mauvais châssis sans vitres donnait le jour et l’air : le jour chichement, l’air à profusion, surtout par les vents d’hiver.
Heureusement que l’on touchait à l’été, et cependant, malgré le doux voisinage de la chaude saison, la chandelle que tenait Jacques faillit s’éteindre lorsqu’ils pénétrèrent dans le grenier.
La paillasse dont avait fastueusement parlé Jacques gisait en effet à terre et s’offrait tout d’abord aux regards comme le meuble principal de la chambre. Çà et là des piles de vieux papiers imprimés, jaunis sur leurs tranches, s’élevaient au milieu d’un amas de livres rongés par les rats.
À deux cordes placées transversalement, et à la première desquelles faillit s’étrangler Gilbert, crépitaient en dansant au vent de la nuit des sacs de papier renfermant des haricots séchés dans leurs gousses, des herbes aromatiques et des linges de ménage mêlés à de vieilles hardes de femme.
– Ce n’est pas beau, dit Jacques ; mais le sommeil et l’obscurité rendent égaux aux plus somptueux palais les plus pauvres chaumières. Dormez comme on dort à votre âge, mon jeune ami, et rien ne vous empêchera de croire demain matin que vous avez dormi dans le Louvre. Mais surtout prenez bien garde au feu !
– Oui, monsieur, dit Gilbert un peu étourdi de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.
Jacques sortit en lui souriant, puis il revint.
– Demain nous causerons, dit-il. Je pense que vous ne répugnerez point à travailler, n’est-ce pas ?
– Vous savez, monsieur, répondit Gilbert, que travailler, au contraire, est tout mon désir.
– Voilà qui est bien.
Et Jacques fit de nouveau un pas vers la porte.
– Travail digne, bien entendu, répondit le pointilleux Gilbert.
– Je n’en connais pas d’autre, mon jeune ami. Ainsi donc, à demain.
– Bonsoir et merci, monsieur, dit Gilbert.
Jacques sortit, ferma la porte en dehors, et Gilbert resta seul dans son galetas.
D’abord émerveillé, puis pétrifié d’être à Paris, il se demanda si c’était bien Paris, cette ville où l’on voyait des chambres pareilles à la sienne.
Puis il réfléchit qu’au bout du compte M. Jacques lui faisait l’aumône, et comme il avait vu faire l’aumône à Taverney, non seulement il ne s’étonna plus, mais l’étonnement commença de faire place à la reconnaissance.
Sa chandelle à la main, il parcourut, en prenant les précautions recommandées par Jacques, tous les coins du galetas, s’occupant peu des habits de Thérèse, dont il ne voulut pas même distraire une vieille robe pour se faire une couverture.
Il s’arrêta aux piles de papiers imprimés qui éveillaient au dernier point sa curiosité.
Elles étaient ficelées ; il n’y toucha point.
Le cou tendu, l’œil avide, il passa des liasses ficelées aux sacs de haricots.
Les sacs de haricots étaient faits d’un papier fort blanc, toujours imprimé, joint avec des épingles.
Dans un mouvement un peu brusque qu’il fit, Gilbert toucha la corde avec sa tête : un des sacs tomba.
Plus pâle, plus effaré que s’il eût forcé la serrure d’un coffre-fort, le jeune homme se hâta de ramasser les haricots épars sur le plancher et de les remettre dans le sac.
En se livrant à cette opération, il regarda machinalement le papier, machinalement encore ses yeux lurent quelques mots ; ces mots attirèrent son attention. Il repoussa les haricots, et, s’asseyant sur sa paillasse, il lut, car ces mots étaient si parfaitement en harmonie avec sa pensée et surtout avec son caractère, qu’ils semblaient écrits, non seulement pour lui, mais encore par lui.
Les voici :
« D’ailleurs, des couturières, des filles de chambre, de petites marchandes ne me tentaient guère ; il me fallait des demoiselles. Chacun a ses fantaisies ; ç’a toujours été la mienne, et je ne pense pas comme Horace sur ce point-là. Ce n’est pourtant pas du tout la vanité de l’état et du rang qui m’attire, c’est un teint mieux conservé, de plus belles mains, une parure plus gracieuse, un air de délicatesse et de propreté sur toute la personne, plus de goût dans la manière de se mettre et de s’exprimer, une robe plus fine et mieux faite, une chaussure plus mignonne, des rubans, de la dentelle, des cheveux mieux ajustés. Je préférerais toujours la moins jolie, ayant tout cela. Je trouve moi même cette préférence fort ridicule, mais mon cœur la donne malgré moi. »6
Gilbert tressaillit et la sueur lui monta au front ; il était impossible de mieux exprimer sa pensée, de mieux définir ses instincts, de mieux analyser son goût. Seulement, Andrée n’était pas la moins jolie ayant tout cela. Andrée avait tout cela et était la plus belle.
Gilbert continua donc avidement.
À la suite des lignes que nous avons citées venait une charmante aventure d’un jeune homme avec deux jeunes filles ; l’histoire d’une cavalcade accompagnée de ces petits cris charmants qui rendent les femmes plus charmantes encore, parce qu’ils trahissent leur faiblesse ; d’un voyage en croupe derrière l’une d’elles, et d’un retour nocturne plus charmant et plus délicieux encore.
L’intérêt allait gagnant ; Gilbert avait déplié le sac et avait lu tout ce qu’il y avait d’imprimé sur le sac avec un certain battement de cour ; il interrogea la pagination et se mit à chercher si les autres pages n’y faisaient pas suite. La pagination était interrompue, mais il retrouva sept ou huit sacs qui paraissaient se suivre. Il en ôta les épingles, vida les haricots sur le plancher, les assembla et lut.
Cette fois, c’était bien autre chose encore. Ces nouvelles pages contenaient les amours d’un jeune homme pauvre, inconnu, avec une grande dame. La grande dame était descendue jusqu’à lui, ou plutôt il était monté jusqu’à elle, et la grande dame l’avait accueilli comme s’il eût été son égal, et elle en avait fait son amant, l’initiant à tous les mystères du cœur, rêves de l’adolescence qui ont une si courte réalité, qu’arrivés de l’autre côté de la vie ils ne nous apparaissent plus que comme un de ces météores brillants, mais fugitifs, qui glissent au milieu d’un ciel étoilé de printemps.
Le jeune homme n’était nommé nulle part. La grande dame s’appelait madame de Warens, nom doux et charmant à prononcer.
Gilbert rêvait au bonheur de passer ainsi toute une nuit à lire, et le plaisir s’augmentait de cette sécurité qu’il avait une longue file de sacs à dépouiller les uns après les autres, quand tout à coup un léger pétillement se fit entendre ; la chandelle, échauffée par le récipient de cuivre, s’enfonça dans la graisse liquide, une vapeur infecte monta dans le grenier, la mèche s’éteignit et Gilbert se trouva dans l’obscurité.
Cet événement était arrivé si rapide, qu’il n’y avait pas eu moyen d’y porter remède. Gilbert, interrompu au milieu de sa lecture, était près d’en pleurer de rage. Il laissa glisser la liasse de papiers sur les haricots amassés près de son lit et se coucha sur sa paillasse, où, malgré son dépit, il s’endormit bientôt profondément.
Le jeune homme dormit comme on dort à dix-huit ans ; aussi ne se réveilla-t-il qu’au bruit du cadenas criard que Jacques avait placé la veille à la porte du grenier.
Le jour était grand ; Gilbert, en ouvrant les yeux, vit son hôte entrer doucement dans sa chambre.
Ses yeux se portèrent aussitôt sur les haricots épars et sur les sacs redevenus feuillets.
Les yeux de Jacques avaient déjà pris la même direction.
Gilbert sentit le rouge de la honte lui monter aux joues, et sans trop savoir ce qu’il disait :
– Bonjour, monsieur, murmura-t-il.
– Bonjour, mon ami, dit Jacques ; avez-vous bien dormi ?
– Oui, monsieur.
– Seriez-vous somnambule, par hasard ?
Gilbert ignorait ce qu’était un somnambule, mais il comprit que la question avait pour but de lui demander une explication sur ces haricots hors de leurs sacs, et sur ces sacs veufs de leurs haricots.
– Hélas ! monsieur, dit-il, je vois bien pourquoi vous me dites cela ; oui, c’est moi qui suis coupable du méfait, et je m’accuse humblement, mais je le crois réparable.
– Sans doute. Mais pourquoi donc votre chandelle est-elle usée jusqu’au bout ?
– J’ai veillé trop tard.
– Et pourquoi avez-vous veillé ? fit Jacques, soupçonneux.
– Pour lire.
Le regard de Jacques parcourut, plus défiant encore, le grenier encombré.
– Cette première feuille, dit Gilbert en montrant le premier sac qu’il avait décroché et lu, cette première feuille, sur laquelle j’ai jeté les yeux par hasard, m’a tellement intéressé… Mais vous, monsieur, qui savez tant de choses, vous devez savoir de quel livre elle vient ?
Jacques y jeta négligemment les yeux et dit :
– Je ne sais.
– C’est un roman, sans doute, fit Gilbert, un bien beau roman.
– Un roman, croyez-vous ?
– Je le crois, car on y parle d’amour comme dans les romans, excepté qu’on en parle mieux.
– Cependant, reprit Jacques, comme je lis au bas de cette page le mot Confessions, je croyais…
– Vous croyiez ?
– Que ce pouvait être une histoire.
– Oh ! non, non ; l’homme qui parle ainsi ne parle pas de lui-même. Il y a trop de franchise dans ses aveux, trop d’impartialité dans son jugement.
– Et moi, je crois que vous vous trompez, dit vivement le vieillard. L’auteur, au contraire, a voulu donner cet exemple au monde, d’un homme se montrant à ses semblables tel que Dieu a fait l’homme.
– Connaissez-vous donc l’auteur ?
– L’auteur est Jean-Jacques Rousseau.
– Rousseau ! s’écria vivement le jeune homme.
– Oui. Il y a ici quelques feuillets de son dernier livre, détachés, égarés.
– Ainsi ce jeune homme, pauvre, inconnu, obscur, mendiant presque par les grands chemins qu’il parcourait à pied, c’était Rousseau, c’est-à-dire l’homme qui devait un jour faire l’Émile et écrire le Contrat social ?
– C’était lui, ou plutôt non, dit le vieillard avec une expression de mélancolie difficile à rendre. Non, ce n’était pas lui ; l’auteur du Contrat social et de l’Émile est l’homme désenchanté du monde, de la vie, de la gloire, et presque de Dieu ; l’autre… l’autre Rousseau… celui de madame de Warens, c’est l’enfant entrant dans la vie par la même porte que l’aurore entre dans le monde ; c’est l’enfant avec ses joies, ses espérances. Il y a entre les deux Rousseau un abîme qui les empêchera de jamais se joindre… trente ans de malheurs !
Le vieillard secoua la tête, laissa tomber tristement ses bras, et parut se perdre dans une rêverie profonde.
Gilbert était demeuré comme ébloui.
– Ainsi donc, dit-il, cette aventure avec mademoiselle Galley et mademoiselle de Graffenried est donc vraie ? Cet amour ardent pour madame de Warens, il l’a donc éprouvé ? Cette possession de la femme qu’il aimait, possession qui l’attristait au lieu de le transporter au ciel comme il s’y attendait, ce n’est donc pas un ravissant mensonge ?
– Jeune homme, dit le vieillard, Rousseau n’a jamais menti. Rappelez-vous sa devise : Vitam impendere vero.
– Je la connaissais, dit Gilbert ; mais, comme je ne sais pas le latin, je n’ai jamais pu la comprendre.
– Cela veut dire : « Donner sa vie pour la vérité. »
– Ainsi, continua Gilbert, cette chose est possible, qu’un homme parti d’où est parti Rousseau, soit aimé d’une belle dame, d’une grande dame ! Oh ! mon Dieu ! savez-vous que c’est à rendre fous d’espoir ceux qui, partis d’en bas comme lui, ont jeté les yeux au-dessus d’eux ?
– Vous aimez, dit Jacques, et vous voyez une analogie entre votre situation et celle de Rousseau ?
Gilbert rougit ; seulement, il ne répondit point à la question.
– Mais toutes les femmes ne sont point comme madame de Warens, dit-il ; il y en a de fières, de dédaigneuses, d’inaccessibles, et celles-là, c’est une folie de les aimer.
– Cependant, jeune homme, dit le vieillard, de pareilles occasions ont été plus d’une fois offertes à Rousseau.
– Oh ! oui, s’écria Gilbert, mais il était Rousseau. Bien certainement, si je sentais en moi une étincelle du feu qui a brûlé son cœur en échauffant son génie…
– Eh bien ?
– Eh bien, je me dirais qu’il n’y a pas de femme, si grande dame qu’elle soit par la naissance, qui puisse compter avec moi ; tandis que, n’étant rien, n’ayant point la conviction de mon avenir, quand je regarde au-dessus de moi, je suis ébloui. Oh ! je voudrais pouvoir parler à Rousseau !
– Pour quoi faire ?
– Pour lui demander si madame de Warens n’étant pas descendue à lui, il n’eût pas monté à elle ; pour lui dire : « Cette possession qui vous a attristé, si elle vous eût été refusée, ne l’eussiez-vous pas conquise, même… ? »
Le jeune homme s’arrêta.
– Même… ? répéta le vieillard.
– Même par un crime !
Jacques tressaillit.
– Ma femme doit être réveillée, dit-il coupant court à l’entretien ; nous allons descendre. D’ailleurs, la journée d’un travailleur ne commence jamais assez tôt : venez, jeune homme, venez.
– C’est vrai, dit Gilbert ; pardon, monsieur ; mais il y a certaines conversations qui m’enivrent, certains livres qui m’exaltent, certaines pensées qui me rendent presque fou.
– Allons, allons, vous êtes amoureux, dit le vieillard.
Gilbert ne répondit rien, et se mit à ramasser les haricots et à reformer les sacs à l’aide des épingles ; Jacques le laissa faire.
– Vous n’avez pas été somptueusement logé, lui dit-il ; mais au bout du compte vous avez ici le nécessaire, et si vous eussiez été plus matinal, il vous fût arrivé par cette fenêtre des émanations de verdure qui ont bien leur mérite au milieu des odeurs nauséabondes qui infectent la grande ville. Il y a là les jardins de la rue de la Jussienne : les tilleuls et les faux ébéniers y sont en fleurs, et les respirer le matin, n’est-ce pas, pour un pauvre captif, amasser du bonheur pour toute une journée ?
– J’aime tout cela vaguement, dit Gilbert, mais j’y suis trop accoutumé pour y faire grande attention.
– Dites qu’il n’y a pas assez longtemps que vous avez perdu la campagne pour la regretter encore. Mais vous avez fini ; allons travailler.
Et montrant le chemin à Gilbert, Jacques le fit sortir et ferma le cadenas derrière lui.
Cette fois, Jacques conduisit son compagnon droit à la pièce que Thérèse, la veille, avait désignée sous le nom de son cabinet.
Des papillons sous verre, des herbes et des minéraux encadrés dans des bordures de bois noir, des livres dans une bibliothèque de noyer, une table étroite et longue, couverte d’un petit tapis de laine verte et noire, usée par le frottement, et sur laquelle des manuscrits étaient rangés en bon ordre, quatre chaises-fauteuils de merisier, foncés et couverts de crin noir, tel était l’ameublement du cabinet ; le tout luisant, ciré, irréprochable d’ordre et de propreté, mais froid à l’œil et au cœur, tant le jour tamisé par des rideaux de siamoise était gris et faible, tant le luxe et même le bien-être semblait éloigné de cette cendre froide et de ce foyer noir.
Un petit clavecin en bois de rose porté par quatre pieds droits, et sur la cheminée un maigre cartel, signé : « Dolt, à l’Arsenal », rappelaient seuls, l’un par la vibration de ses fils d’acier éveillés par le passage des voitures dans la rue, l’autre par son balancier argentin, que quelque chose vivait dans cette espèce de tombeau.
Gilbert entra respectueusement dans le cabinet que nous venons de décrire ; il trouvait le mobilier presque somptueux, car c’était à peu près celui du château de Taverney ; le carreau ciré surtout lui imposait fort.
– Asseyez-vous, lui dit Jacques en lui montrant une seconde petite table placée dans l’embrasure d’une fenêtre, je vais vous dire quelle est l’occupation que je vous ai destinée.
Gilbert s’empressa d’obéir.
– Connaissez-vous ceci ? demanda le vieillard.
Et il montrait à Gilbert un papier rayé à intervalles égaux.
– Sans doute, répondit celui-ci ; c’est du papier de musique.
– Eh bien, lorsqu’une de ces feuilles a été noircie convenablement par moi, c’est-à-dire quand j’ai copié dessus autant de musique qu’elle peut en contenir, j’ai gagné dix sous ; c’est le prix que j’ai fixé moi-même. Croyez vous que vous apprendrez à copier de la musique ?
– Oui, monsieur, je le crois.
– Mais est-ce que ce petit barbouillage de points noirs embrochés de raies uniques, doubles ou triples, ne vous tourbillonne pas devant les yeux ?
– C’est vrai, monsieur. Au premier coup d’œil, je n’y comprends pas grand-chose ; cependant, en m’appliquant, je distinguerai les notes les unes des autres ; par exemple, voici un fa.
– Où cela ?
– Ici, embroché dans la ligne la plus élevée.
– Et cette autre entre les deux lignes basses ?
– C’est encore un fa.
– La note au-dessus de celle qui est à cheval sur la deuxième ligne ?
– C’est un sol.
– Mais vous savez lire la musique, alors ?
– C’est-à-dire que je connais le nom des notes, mais je n’en connais point la valeur.
– Et savez-vous quand elles sont blanches, noires, croches, doubles croches et triples croches ?
– Oh ! oui, je sais cela.
– Et ces signes ?
– Ceci, c’est un soupir.
– Et ceci ?
– Un dièse.
– Et ceci ?
– Un bémol.
– Très bien ! Ah çà ! mais, avec votre ignorance, fit Jacques, dont l’œil commençait à se voiler de cette défiance qui lui paraissait habituelle, avec votre ignorance, voilà que vous parlez musique comme vous parliez botanique, et que vous avez failli me parler amour.
– Oh ! monsieur, dit Gilbert rougissant, ne vous raillez pas de moi.
– Au contraire, mon enfant, vous m’étonnez. La musique est un art qui ne vient qu’après les autres études, et vous m’avez dit n’avoir reçu aucune éducation, vous m’avez dit n’avoir rien appris.
– C’est la vérité, monsieur.
– Ce n’est cependant pas vous qui avez imaginé tout seul que ce point noir sur la dernière ligne était un fa ?
– Monsieur, dit Gilbert baissant la tête et la voix, dans la maison que j’habitais, il y avait une… une jeune personne qui jouait du clavecin.
– Ah ! oui, celle qui faisait de la botanique ? fit Jacques.
– Justement, monsieur ; elle en jouait même fort bien.
– Vraiment ?
– Oui, et moi, j’adore la musique.
– Tout ceci n’est point une raison de connaître les notes.
– Monsieur, il y a dans Rousseau qu’incomplet est l’homme qui jouit de l’effet sans remonter à la cause.
– Oui ; mais il y a aussi, dit Jacques, que l’homme, en se complétant par cette recherche, perd sa joie, sa naïveté et son instinct.
– Qu’importe, dit Gilbert, s’il trouve dans l’étude des jouissances égales à celles qu’il peut perdre !
Jacques surpris se retourna.
– Allons, dit-il, vous êtes non seulement botaniste et musicien, mais vous êtes encore logicien.
– Hélas ! monsieur, je ne suis malheureusement ni botaniste, ni musicien, ni logicien ; je sais distinguer une note d’une autre note, un signe d’un autre signe, voilà tout.
– Vous solfiez alors ?
– Moi ? pas le moins du monde.
– Eh bien, n’importe, voulez-vous essayer de copier ? Voici du papier tout réglé : mais prenez garde de le gaspiller, il coûte fort cher. Et même, faites mieux, prenez du papier blanc, rayez-le et essayez sur celui-là.
– Oui, monsieur, je ferai comme vous me recommandez de faire ; mais permettez-moi de vous le dire, ce n’est point là un état pour toute ma vie ; car, pour écrire de la musique que je ne comprends pas, mieux vaut me faire écrivain public.
– Jeune homme, jeune homme, vous parlez sans réfléchir, prenez garde.
– Moi ?
– Oui, vous. Est-ce la nuit que l’écrivain public exerce son métier et gagne sa vie ?
– Non, certes.
– Eh bien ! écoutez ce que je vais vous dire : un homme habile peut, en deux ou trois heures de nuit, copier cinq de ces pages et même six, lorsqu’à force d’exercice il a acquis une note grasse et facile, un trait pur et une habitude de lecture qui lui économise les rapports de l’œil au modèle. Six pages valent trois francs ; un homme vit avec cela ; vous ne direz pas le contraire, vous qui ne demandez que six sous. Donc, avec deux heures de travail de nuit, un homme peut suivre les cours de l’école de chirurgie, de l’école de médecine et de l’école de botanique.
– Ah ! s’écria Gilbert, ah ! je vous comprends, monsieur, et je vous remercie du profond de mon cœur.
Et il se jeta sur la feuille de papier blanc que lui présentait le vieillard.
Chapitre XLVI. Ce qu’était M. Jacques §
Gilbert travaillait avec ardeur, et son papier se couvrait d’essais consciencieusement étudiés lorsque le vieillard, après l’avoir regardé faire pendant quelque temps, se mit à son tour à l’autre table, et commença à corriger des feuilles imprimées, pareilles à l’enveloppe des haricots du grenier.
Trois heures s’écoulèrent ainsi, et le cartel venait de sonner neuf heures, lorsque Thérèse entra précipitamment.
Jacques leva la tête.
– Vite, vite ! dit la ménagère, passez dans la salle. Voici un prince qui nous arrive. Mon Dieu ! quand donc cette procession d’altesses finira-t-elle ? Pourvu qu’il ne lui prenne pas fantaisie de déjeuner avec nous, comme a fait l’autre jour le duc de Chartres !
– Et quel est ce prince ? demanda Jacques à voix basse.
– Monseigneur le prince de Conti.
Gilbert, à ce nom, laissa tomber sur ses portées un sol que Bridoison, s’il fût né à cette époque, eût appelé un pâ…aaté bien plutôt qu’une note7.
– Un prince, une altesse ! fit-il tout bas.
Jacques sortit en souriant derrière Thérèse, qui referma la porte.
Alors Gilbert regarda autour de lui, et, se voyant seul, leva sa tête toute bouleversée.
– Mais où suis-je donc ici ? s’écria-t-il. Des princes, des altesses chez M. Jacques ! M. le duc de Chartres, Monseigneur le prince de Conti chez un copiste !
Il s’approcha de la porte pour écouter ; le cœur lui battait singulièrement.
Les premières salutations avaient déjà été échangées entre M. Jacques et le prince ; le prince parlait.
– J’eusse voulu vous emmener avec moi, disait-il.
– Pour quoi faire, mon prince ? demandait Jacques.
– Mais pour vous présenter à la dauphine. C’est une ère nouvelle pour la philosophie, mon cher philosophe.
– Mille grâces de votre bon vouloir, Monseigneur ; mais impossible de vous accompagner.
– Cependant, vous avez bien, il y a six ans, accompagné madame de Pompadour à Fontainebleau ?
– J’étais de six ans plus jeune ; aujourd’hui je suis cloué à mon fauteuil par mes infirmités.
– Et par votre misanthropie.
– Et quand cela serait, Monseigneur ? Ma foi, le monde n’est-il pas une chose bien curieuse, qu’il faille se déranger pour lui ?
– Eh bien ! voyons, je vous tiens quitte de Saint-Denis et du grand cérémonial, et je vous emmène à la Muette, où couchera après-demain soir Son Altesse royale.
– Son Altesse royale arrive donc après-demain à Saint-Denis ?
– Avec toute sa suite. Voyons, deux lieues sont bientôt faites et ne causent pas un grand dérangement. On dit la princesse excellente musicienne ; c’est une élève de Gluck.
Gilbert n’en entendit point davantage. À ces mots : « Après-demain, madame la dauphine arrive avec toute sa suite à Saint-Denis », il avait pensé à une chose, c’est que, le surlendemain, il allait se retrouver à deux lieues d’Andrée.
Cette idée l’éblouit comme si ses yeux eussent rencontré un miroir ardent.
Le plus fort de deux sentiments étouffa l’autre. L’amour suspendit la curiosité ; un instant il sembla à Gilbert qu’il n’y avait plus assez d’air pour sa poitrine dans ce petit cabinet ; il courut à la fenêtre dans l’intention de l’ouvrir, la fenêtre était cadenassée en dedans, sans doute pour qu’on ne pût jamais voir de l’appartement situé en face ce qui se passait dans le cabinet de M. Jacques.
Il retomba sur sa chaise.
– Oh ! je ne veux plus écouter aux portes, dit-il ; je ne veux plus pénétrer les secrets de ce petit bourgeois, mon protecteur, de ce copiste, qu’un prince appelle son ami et veut présenter à la future reine de France, à la fille des empereurs, à laquelle mademoiselle Andrée parlait presque à genoux.
« Et cependant, peut-être apprendrais-je quelque chose de mademoiselle Andrée en écoutant.
« Non, non, je ressemblerais à un laquais. La Brie aussi écoutait aux portes. »
Et il s’écarta courageusement de la cloison dont il s’était rapproché ; ses mains tremblaient, un nuage obscurcissait ses yeux.
Il éprouvait le besoin d’une distraction puissante, la copie l’eut trop peu occupé. Il saisit un livre sur le bureau de M. Jacques.
– Les Confessions, lut-il avec une surprise joyeuse ; les Confessions, dont j’ai, avec tant d’intérêt lu une centaine de pages.
« Édition ornée du portrait de l’auteur, continua-t-il.
« Oh ! et moi qui n’ai jamais vu de portrait de M. Rousseau ! s’écria-t-il. Oh ! voyons, voyons. »
Et il retourna vivement la feuille de papier joseph qui cachait la gravure, aperçut le portrait et poussa un cri.
En ce moment la porte s’ouvrit ; Jacques rentrait.
Gilbert compara la figure de Jacques au portrait qu’il tenait à la main, et, les bras étendus, tremblant de tout son corps, laissa tomber le volume en murmurant :
– Je suis chez Jean-Jacques Rousseau !
– Voyons comment vous avez copié votre musique, mon enfant, répondit en souriant Jean-Jacques, bien plus heureux au fond de cette ovation imprévue qu’il ne l’avait été des mille triomphes de sa glorieuse vie.
Et, passant devant Gilbert frémissant, il s’approcha de la table et jeta les yeux sur le papier.
– La note n’est pas mauvaise, dit-il ; vous négligez les marges, ensuite vous ne joignez pas assez du même trait les notes qui vont ensemble. Attendez, il vous manque un soupir à cette mesure ; puis, tenez, voyez, vos barres de mesure ne sont pas droites. Faites aussi les blanches de deux demi-cercles. Peu importe qu’elles joignent exactement. La note toute ronde est disgracieuse, et la queue s’y soude mal… Oui, en effet, mon ami, vous êtes chez Jean-Jacques Rousseau.
– Oh ! pardon alors, monsieur, de toutes les sottises que j’ai dites, s’écria Gilbert joignant les mains et prêt à se prosterner.
– A-t-il donc fallu, dit Rousseau en haussant les épaules, a-t-il fallu qu’il vînt ici un prince pour que vous reconnaissiez le persécuté, le malheureux philosophe de Genève ? Pauvre enfant, heureux enfant qui ignore la persécution !
– Oh ! oui, je suis heureux, bien heureux, mais c’est de vous voir, c’est de vous connaître, c’est d’être près de vous.
– Merci, mon enfant, merci ; mais ce n’est pas le tout que d’être heureux, il faut travailler. Maintenant que vos essais sont faits, prenez ce rondeau et tâchez de le copier sur du vrai papier à musique ; c’est court et peu difficile ; de la propreté surtout. Mais comment avez-vous reconnu ?…
Gilbert, le cœur gonflé, ramassa le volume des Confessions et montra le portrait à Jean-Jacques.
– Ah ! oui, je comprends, mon portrait brûlé en effigie sur la première page de l’Émile ; mais qu’importe, la flamme éclaire, qu’elle vienne du soleil ou d’un autodafé.
– Monsieur, monsieur, savez-vous que jamais je n’avais rêvé que cela, vivre auprès de vous ? Savez-vous que mon ambition ne va pas plus loin que ce désir ?
– Vous ne vivrez pas auprès de moi, mon ami, dit Jean-Jacques, car je ne fais pas d’élèves. Quant à des hôtes, vous l’avez vu, je ne suis pas assez riche pour en recevoir et surtout pour en garder.
Gilbert frissonna, Jean-Jacques lui prit la main.
– Au reste, lui dit-il, ne vous désespérez pas. Depuis que je vous ai rencontré, je vous étudie, mon enfant ; il y a en vous beaucoup de mauvais, mais aussi beaucoup de bon ; luttez avec votre volonté contre vos instincts, défiez-vous de l’orgueil, ce ver rongeur de la philosophie, et copiez de la musique en attendant mieux.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Gilbert, je suis tout étourdi de ce qui m’arrive.
– Il ne vous arrive cependant rien que de bien simple et de bien naturel, mon enfant ; il est vrai que ce sont les choses simples qui émeuvent le plus les cœurs profonds et les esprits intelligents. Vous fuyez je ne sais d’où, je ne vous ai point demandé votre secret ; vous fuyez à travers les bois ; dans ces bois, vous rencontrez un homme qui herborise, cet homme a du pain, vous n’en avez pas, il partage avec vous son pain ; vous ne savez où vous retirer, cet homme vous offre un asile ; cet homme s’appelle Rousseau, voilà tout, et cet homme vous dit :
« Le premier précepte de la philosophie est celui-ci :
« Homme, suffis-toi à toi-même.
« Or, mon ami, quand vous aurez copié votre rondeau, vous aurez gagné votre nourriture d’aujourd’hui. Copiez donc votre rondeau.
– Oh ! monsieur, que vous êtes bon !
– Quant au gîte, il est à vous par-dessus le marché ; seulement, pas de lecture nocturne, ou, si vous usez de la chandelle, que ce soit la votre, sinon Thérèse gronderait. Avez-vous faim, maintenant ?
– Oh ! non, monsieur, dit Gilbert suffoqué.
– Il reste du souper d’hier de quoi déjeuner ce matin ; ne faites pas de façons ; ce repas est le dernier, sauf invitation, si nous restons bons amis, que vous ferez à ma table.
Gilbert commença un geste que Rousseau interrompit d’un signe de tête.
– Il y a, continua-t-il, rue Plâtrière, une petite cuisine pour les ouvriers ; vous y mangerez à bon compte, car je vous y recommanderai. En attendant, allons déjeuner.
Gilbert suivit Rousseau sans répondre. Pour la première fois de sa vie il était dompté ; il est vrai que c’était par un homme supérieur aux autres hommes.
Après les premières bouchées, il sortit de table et retourna travailler. Il disait vrai : son estomac, trop contracté de la secousse qu’il avait reçue, ne pouvait recevoir aucune nourriture. De tout le jour il ne leva point les yeux de dessus son ouvrage, et vers huit heures du soir, après avoir déchiré trois feuilles, il était parvenu à copier lisiblement et proprement un rondeau de quatre pages.
– Je ne veux pas vous flatter, dit Rousseau, c’est encore mauvais, mais c’est lisible ; cela vaut dix sous, les voici.
Gilbert les prit en s’inclinant.
– Il y a du pain dans l’armoire, monsieur Gilbert, dit Thérèse, sur qui la discrétion, la douceur et l’application de Gilbert avaient produit un bon effet.
– Merci, madame, répondit Gilbert ; croyez que je n’oublierai point vos bontés.
– Tenez, dit Thérèse en lui tendant le pain.
Gilbert allait refuser ; mais il regarda Jean-Jacques et comprit, par ce sourcil qui se fronçait déjà au-dessus de cet œil subtil et par cette bouche si fine qui commençait à se crisper, que son refus pourrait bien blesser son hôte.
– J’accepte, dit-il.
Puis il se retira dans sa petite chambre, tenant en main la pièce de six sous d’argent et les quatre sous de cuivre qu’il venait de recevoir de Jean-Jacques.
– Enfin, dit-il en entrant dans sa mansarde, je suis donc mon maître, c’est-à-dire, non, pas encore, puisque j’ai là le pain de la charité.
Et, quoiqu’il eût faim, il déposa sur l’appui de sa lucarne son pain, auquel il ne toucha point.
Puis, pensant qu’il oublierait sa faim en dormant, il souffla sa chandelle et s’étendit sur sa paillasse.
Le lendemain – Gilbert avait fort peu dormi pendant toute cette nuit – le lendemain, le jour le trouva éveillé. Il se rappela ce que lui avait dit Rousseau des jardins sur lesquels donnait la fenêtre. Il se pencha hors de la lucarne, et vit en effet les arbres d’un beau jardin ; au delà de ces arbres s’élevait l’hôtel auquel appartenait ce jardin, et dont l’entrée donnait rue de la Jussienne.
Dans un coin du jardin, tout entouré de jeunes arbres et de fleurs, s’élevait un petit pavillon aux contrevents fermés.
Gilbert pensa d’abord que ces contrevents étaient fermés à cause de l’heure, et que ceux qui habitaient ce pavillon n’étaient pas encore éveillés. Mais, comme les arbres naissants avaient collé leur feuillage contre ces contrevents, Gilbert comprit bientôt que ce pavillon devait être inhabité depuis l’hiver tout au moins.
Il en revint alors à admirer les beaux tilleuls qui lui cachaient le logement principal.
Deux ou trois fois la faim avait entraîné Gilbert à jeter les yeux sur le morceau de pain que, la veille, lui avait coupé Thérèse ; mais, toujours maître de lui, et tout en le convoitant, il n’y avait pas touché.
Cinq heures sonnèrent, alors il pensa que la porte de l’allée devait être ouverte ; et lavé, brossé et peigné – Gilbert, grâce aux soins de Jean-Jacques, avait, en remontant dans son grenier, trouvé les objets nécessaires à sa modeste toilette – et lavé, brossé, peigné, disons-nous, il prit son morceau de pain et descendit.
Rousseau, qui cette fois n’avait pas été le réveiller, Rousseau, qui par un excès de défiance peut-être, et pour mieux se rendre compte des habitudes de son hôte, n’avait point fermé sa porte la veille, Rousseau l’entendit descendre et le guetta.
Il vit Gilbert sortir son pain sous le bras.
Un pauvre s’approcha de lui, il vit Gilbert lui donner son pain, puis entrer chez un boulanger, qui venait d’ouvrir sa boutique, et acheter un autre morceau de pain.
– Il va aller chez le traiteur, pensa Rousseau, et ses pauvres dix sous y passeront.
Rousseau se trompait ; tout en marchant, Gilbert mangea une partie de son pain ; puis, s’arrêtant à la fontaine qui coulait au coin de la rue, il but, mangea le reste de son pain, but encore, se rinça la bouche, se lava les mains et revint.
– Ma foi, dit Rousseau, je crois que je suis plus heureux que Diogène, et que j’ai trouvé un homme.
Et, l’entendant remonter l’escalier, il s’empressa d’aller lui ouvrir la porte.
Le jour se passa tout entier dans un travail ininterrompu. Gilbert avait appliqué à ce monotone labeur de la copie son activité, sa pénétrante intelligence et son assiduité obstinée. Ce qu’il ne comprenait pas, il le devinait ; et sa main, esclave d’une volonté de fer, traçait les caractères sans hésitation, sans erreur. De sorte que, vers le soir, il en était arrivé à sept pages d’une copie, sinon élégante, du moins irréprochable.
Rousseau regardait ce travail en juge et en philosophe à la fois. Comme juge, il critiqua la forme des notes, la finesse des déliés, les écartements des soupirs ou des points ; mais il convint qu’il y avait déjà un progrès notable sur la copie de la veille, et il donna vingt-cinq sous à Gilbert.
Comme philosophe, il admirait la force de la volonté humaine, qui peut courber douze heures de suite, sous le travail, un jeune homme de dix-huit ans, au corps souple et élastique, au tempérament passionné, car Rousseau avait facilement reconnu l’ardente passion qui brûlait le cœur du jeune homme ; seulement, il ignorait si cette passion était l’ambition ou l’amour.
Gilbert pesa dans sa main l’argent qu’il venait de recevoir : c’était une pièce de vingt-quatre sous et un sou. Il mit le sou dans une poche de sa veste, probablement avec les autres sous qui lui restaient de la veille, et, serrant avec une satisfaction ardente la pièce de vingt-quatre sous dans sa main droite, il dit :
– Monsieur, vous êtes mon maître, puisque c’est chez vous que j’ai trouvé de l’ouvrage ; vous me donnez même le logement gratis. Je pense donc que vous pourriez mal juger de moi si j’agissais sans vous communiquer mes actions.
Rousseau le regarda de son œil effarouché.
– Quoi ! dit-il, que voulez-vous donc faire ? Avez vous pour demain une intention autre que de travailler ?
– Monsieur, oui, pour demain, avec votre permission, je voudrais être libre.
– Pour quoi faire ? dit Rousseau ; pour fainéantiser ?
– Monsieur, dit Gilbert, je voudrais aller à Saint-Denis.
– À Saint-Denis ?
– Oui ; madame la dauphine arrive demain à Saint-Denis.
– Ah ! c’est vrai ; demain il y a des fêtes à Saint-Denis pour la réception de madame la dauphine.
– C’est cela, dit Gilbert.
– Je vous aurais cru moins badaud, mon jeune ami, dit Rousseau, et vous m’avez fait d’abord l’effet de bien autrement mépriser les pompes du pouvoir absolu.
– Monsieur…
– Regardez-moi, moi que vous prétendez quelquefois prendre pour modèle. Hier, un prince royal est venu me solliciter d’aller à la cour, non pas comme vous irez, pauvre enfant, en vous hissant sur la pointe des pieds pour regarder, par-dessus l’épaule d’un garde-française, passer la voiture du roi, à laquelle on portera les armes comme on fait pour le Saint-Sacrement, mais pour paraître devant les princes, pour voir le sourire des princesses. Eh bien ! moi, obscur citoyen, j’ai refusé l’invitation de ces grands.
Gilbert approuva de la tête.
– Et pourquoi ai-je refusé cela ? continua Rousseau avec véhémence, parce que l’homme ne peut être double, parce que la main qui a écrit que la royauté était un abus, ne peut pas aller demander à un roi l’aumône d’une faveur ; parce que moi qui sais que toute fête enlève au peuple un peu de ce bien-être dont il lui reste à peine pour ne pas se révolter, je proteste par mon absence contre toutes ces fêtes.
– Monsieur, dit Gilbert, je vous prie de croire que j’ai compris tout ce qu’il y a de sublime dans votre philosophie.
– Sans doute ; cependant, puisque vous ne la pratiquez pas, permettez-moi de vous dire…
– Monsieur, dit Gilbert, je ne suis pas philosophe.
– Dites au moins ce que vous allez faire à Saint-Denis.
– Monsieur, je suis discret.
Le mot frappa Rousseau : il comprit qu’il y avait quelque mystère caché sous cet entêtement, et il regarda le jeune homme avec une espèce d’admiration que lui inspirait ce caractère.
– À la bonne heure, dit-il, vous avez un motif. J’aime mieux cela.
– Oui, monsieur, j’ai un motif, et qui ne ressemble en rien, je vous jure, à la curiosité que l’on a d’un spectacle.
– Tant mieux, ou peut-être tant pis, car votre regard est profond, jeune homme, et j’y cherche en vain la candeur et le calme de la jeunesse.
– Je vous ai dit, monsieur, répliqua tristement Gilbert, que j’avais été malheureux, et que, pour les malheureux, il n’y avait pas de jeunesse. Ainsi c’est convenu, vous me donnez le jour de demain ?
– Je vous le donne, mon ami.
– Merci, monsieur.
– Seulement, dit Rousseau, à l’heure où vous regarderez passer toutes les pompes du monde, je développerai un de mes herbiers et je passerai en revue toutes les magnificences de la nature.
– Monsieur, dit Gilbert, n’eussiez-vous point abandonné tous les herbiers de la terre, le jour où vous allâtes pour revoir mademoiselle Galley après lui avoir jeté un bouquet de cerises dans son sein ?
– Voilà qui est bien, dit Rousseau ; c’est vrai, vous êtes jeune. Allez à Saint-Denis, mon enfant.
Puis, lorsque Gilbert tout joyeux fut sorti refermant la porte derrière lui :
– Ce n’est pas de l’ambition, dit-il, c’est de l’amour !
Chapitre XLVII. La femme du sorcier §
Au moment où Gilbert, après sa journée si bien remplie, grignotait dans son grenier son pain trempé d’eau fraîche et humait de tous ses poumons l’air des jardins d’alentour, en ce moment, disons-nous, une femme vêtue avec une élégance un peu étrange, ensevelie sous un long voile, après avoir suivi au galop d’un superbe cheval arabe cette route de Saint-Denis, déserte encore, mais qui devait le lendemain s’encombrer de tant de monde, mettait pied à terre devant le couvent des carmélites de Saint-Denis et heurtait de son doigt délicat au barreau du tour, tandis que son cheval, dont elle tenait la bride passée à son bras, piaffait et creusait le sable avec impatience.
Quelques bourgeois de la ville s’arrêtèrent par curiosité autour de l’inconnue. Ils étaient attirés à la fois, nous l’avons dit, d’abord par l’étrangeté de sa mine, ensuite par son insistance à heurter.
– Que désirez-vous, madame ? lui demanda l’un d’eux.
– Vous le voyez, monsieur, répondit l’étrangère avec un accent italien des plus prononcés, je désire entrer.
– Alors, vous vous adressez mal. Ce tour ne s’ouvre qu’une fois le jour aux pauvres, et l’heure à laquelle il s’ouvre est passée.
– Comment fait-on alors pour parler à la supérieure ? demanda celle qui heurtait.
– On frappe à la petite porte au bout du mur, ou bien on sonne à la grande porte.
Un autre s’approcha.
– Vous savez, madame, dit-il, que maintenant la supérieure est Son Altesse royale Madame Louise de France ?
– Je le sais, merci.
– Vertudieu ! le beau cheval ! s’écria un dragon de la reine regardant la monture de l’étrangère. Savez-vous que, si ce cheval n’est pas hors d’âge, il vaut cinq cents louis, aussi vrai que le mien vaut cent pistoles ?
Ces mots produisirent beaucoup d’effet sur la foule.
En ce moment, un chanoine, qui, tout au contraire du dragon, regardait la cavalière sans s’inquiéter du cheval, se fraya un sentier jusqu’à elle, et, grâce à un secret connu de lui, ouvrit la porte du tour.
– Entrez, madame, dit-il, et tirez après vous votre cheval.
La femme, pressée d’échapper aux regards avides de cette foule, regards qui semblaient effroyablement lui peser, se hâta de suivre le conseil et disparut derrière la porte avec sa monture.
Une fois seule dans la vaste cour, l’étrangère secoua la bride de son cheval, lequel agita si brusquement tout son caparaçon et battit si vigoureusement le pavé de son fer, que la sœur tourière, qui avait quitté un instant son petit logement placé près de la porte, s’élança de l’intérieur du couvent.
– Que voulez-vous, madame ? s’écria-t-elle, et comment vous êtes-vous introduite ici ?
– C’est un bon chanoine qui m’a ouvert la porte, dit-elle ; quant à ce que je veux, je veux, si c’est possible, parler à la supérieure.
– Madame ne recevra pas ce soir.
– On m’avait dit cependant qu’il était du devoir des supérieures de couvent de recevoir celles de leurs sœurs du monde qui viennent leur demander secours, à toute heure du jour et de la nuit.
– C’est possible dans les circonstances ordinaires ; mais Son Altesse, arrivée d’avant-hier seulement, est à peine installée et ce soir tient chapitre.
– Madame ! Madame ! reprit l’étrangère, j’arrive de bien loin, j’arrive de Rome. Je viens de faire soixante lieues à cheval, je suis à bout de mon courage.
– Que voulez-vous ! l’ordre de Madame est formel.
– Ma sœur, j’ai à révéler à votre abbesse des choses de la plus haute importance.
– Revenez demain.
– Impossible… Je suis restée un jour à Paris, et déjà, pendant cette journée… d’ailleurs, je ne puis pas coucher à l’hôtellerie.
– Pourquoi cela ?
– Parce que je n’ai point d’argent.
La sœur tourière parcourut d’un œil stupéfait cette femme couverte de pierreries et maîtresse d’un beau cheval, qui prétendait n’avoir point d’argent pour payer son gîte d’une nuit.
– Oh ! ne faites point attention à mes paroles, non plus qu’à mes habits, dit la jeune femme ; non, ce n’est point la vérité exacte que j’ai dite en disant que je n’avais point d’argent, car dans toute hôtellerie, on me ferait crédit sans doute. Non ! non ! ce que je viens chercher ici, ce n’est point un gîte, c’est un refuge.
– Madame, ce couvent n’est point le seul qu’il y ait à Saint-Denis, et chacun de ces couvents a son abbesse.
– Oui, oui, je le sais bien ; mais ce n’est point à une abbesse vulgaire que je puis m’adresser, ma sœur.
– Je crois que vous vous tromperiez en insistant. Madame Louise de France ne s’occupe plus des choses de ce monde.
– Qu’importe ! Annoncez-lui toujours que je veux lui parler.
– Il y a un chapitre, vous dis-je.
– Après le chapitre.
– Le chapitre commence à peine.
– J’entrerai dans l’église et j’attendrai en priant.
– Je suis désespérée, madame.
– Quoi ?
– Vous ne pouvez pas attendre.
– Je ne puis pas attendre ?
– Non.
– Oh ! je me trompais donc ! je ne suis donc pas dans la maison du bon Dieu ? s’écria l’étrangère avec une telle énergie dans le regard et dans la voix, que la sœur, n’osant prendre sur elle de résister plus longtemps, répliqua :
– S’il en est ainsi, je vais essayer.
– Oh ! dites bien à Son Altesse, ajouta l’étrangère, que j’arrive de Rome ; que je n’ai pris, l’exception de deux haltes que j’ai faites, l’une à Mayence, l’autre à Strasbourg, que je n’ai pris en chemin que le temps nécessaire pour dormir, et que, depuis quatre jours surtout, je ne me suis reposée que pour retrouver la force de me tenir sur mon cheval, et pour donner à mon cheval la force de me porter.
– Je le dirai, ma sœur.
Et la religieuse s’éloigna.
Un instant après, une sœur converse parut.
La tourière marchait derrière elle.
– Eh bien ? demanda l’étrangère provoquant la réponse, tant elle était impatiente de l’entendre.
– Son Altesse royale a dit, madame, répondit la sœur converse, que ce soir il était de toute impossibilité qu’elle vous donnât audience, mais que l’hospitalité ne vous en serait pas moins offerte au couvent, puisque vous pensiez avoir un si urgent besoin de trouver un asile. Vous pouvez donc entrer, ma sœur, et, si vous venez d’accomplir cette longue course, si vous êtes aussi fatiguée que vous le dites, vous n’avez qu’à vous mettre au lit.
– Mais mon cheval ?
– On en aura soin ; soyez tranquille, ma sœur.
– Il est doux comme un mouton. Il s’appelle Djérid et vient à ce nom quand on l’appelle. Je vous le recommande instamment, car c’est un merveilleux animal.
– Il sera traité comme le sont les propres chevaux du roi.
– Merci.
– Maintenant, conduisez madame à sa chambre, dit la sœur converse à la sœur tourière.
– Non, pas à ma chambre, à l’église. Je n’ai pas besoin de dormir, j’ai besoin de prier.
– La chapelle vous est ouverte, ma sœur, dit la religieuse en montrant du doigt une petite porte latérale donnant dans l’église.
– Et je verrai madame la supérieure ? demanda l’étrangère.
– Demain.
– Demain matin ?
– Oh ! demain matin, ce sera encore chose impossible.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que demain matin il y aura grande réception.
– Oh ! qui peut être reçu qui soit plus pressé ou plus malheureux que moi ?
– Madame la dauphine nous fait l’honneur de s’arrêter deux heures en passant demain. C’est une grande faveur pour notre couvent, une grande solennité pour nos pauvres sœurs ; de sorte que vous comprenez…
– Hélas !
– Madame l’abbesse désire que tout soit ici digne des hôtes royaux que nous recevons.
– Et en attendant, dit l’étrangère regardant avec un frisson visible autour d’elle, en attendant que je puisse voir l’auguste supérieure, je serai en sûreté ici ?
– Oui, ma sœur, sans doute. Notre maison est un asile même pour les coupables, à plus forte raison pour les…
–Fugitifs, dit l’étrangère ; bien. De sorte que personne n’entre ici, n’est-ce pas ?
– Sans ordre, non, personne.
– Oh ! et s’il obtenait cet ordre, mon Dieu, mon Dieu, dit l’étrangère, lui qui est si puissant, que sa puissance m’épouvante parfois.
– Qui, lui ? demanda la sœur.
– Personne, personne.
– Voilà une pauvre folle, murmura la religieuse.
– L’église, l’église ! répéta l’étrangère comme pour justifier l’opinion que l’on commençait à prendre d’elle.
– Venez, ma sœur, je vais vous y conduire.
– C’est qu’on me poursuit, voyez-vous ; vite, vite, l’église !
– Oh ! les murailles de Saint-Denis sont bonnes, fit la sœur converse avec un sourire compatissant, de sorte que, si vous m’en croyez, fatiguée comme vous l’êtes, vous vous en rapporterez à ce que je vous dis, et vous irez vous reposer dans un bon lit, au lieu de meurtrir vos genoux sur la dalle de la chapelle.
– Non, non, je veux prier ; je veux prier afin que Dieu écarte de moi ceux qui me poursuivent, s’écria la jeune femme en disparaissant par la porte que lui avait indiquée la religieuse et en fermant la porte derrière elle.
La religieuse, curieuse comme une religieuse, fit le tour par la grande porte, et, s’avançant doucement, elle vit au pied de l’autel la femme inconnue priant et sanglotant la face contre terre.
Chapitre XLVIII. Les bourgeois de Paris §
Le chapitre était assemblé en effet, comme l’avaient dit les religieuses à l’étrangère, afin d’aviser au moyen de faire à la fille des Césars une brillante réception.
Son Altesse royale Madame Louise inaugurait ainsi à Saint-Denis son commandement suprême.
Le trésor de la fabrique était un peu en baisse ; l’ancienne supérieure, en résignant ses pouvoirs, avait emporté la majeure partie des dentelles qui lui appartenaient en propre, ainsi que les reliquaires et les ostensoirs, que prêtaient à leurs communautés ces abbesses tirées toutes des meilleures familles, en se vouant au service du Seigneur aux conditions les plus mondaines.
Madame Louise, en apprenant que la dauphine s’arrêterait à Saint-Denis, avait envoyé un exprès à Versailles, et, la nuit même, un chariot était arrivé chargé de tapisseries, de dentelles et d’ornements.
Il y en avait pour six cent mille livres.
Aussi, quand la nouvelle se fut répandue des splendeurs royales de cette solennité, vit-on redoubler cette ardente, cette effrayante curiosité des Parisiens, qui, en petit tas, comme disait Mercier, peuvent bien faire rire, mais qui font toujours réfléchir et pleurer lorsqu’ils vont tous ensemble.
Aussi, dès l’aube, comme l’itinéraire de madame la dauphine avait été rendu public, on vit arriver, dix par dix, cent par cent, mille par mille, les Parisiens sortis de leurs tanières.
Les gardes-françaises, les suisses, les régiments cantonnés à Saint-Denis avaient pris les armes et se plaçaient en haie pour contenir les flots mouvants de cette marée, formant déjà ses terribles remous autour des porches de la basilique et se hissant aux sculptures des portails de la communauté. Il y avait des têtes partout, des enfants sur les auvents des portes, des hommes et des femmes aux fenêtres, enfin des milliers de curieux arrivés trop tard ou préférant, comme Gilbert, leur liberté aux exigences qu’impose toujours une place gardée ou conquise dans la foule – des milliers de curieux, disons-nous, pareils à des fourmis actives, grimpaient contre les troncs et s’éparpillaient sur les branches des arbres qui, de Saint-Denis à la Muette, formaient la haie sur le passage de la dauphine.
La cour, encore riche et nombreuse d’équipages et de livrées, avait cependant diminué depuis Compiègne. À moins d’être un fort grand seigneur, on ne pouvait guère suivre le roi doublant et triplant les étapes ordinaires, grâce aux relais de chevaux qu’il avait placés sur la route.
Les petits étaient demeurés à Compiègne, ou avaient pris la poste pour revenir à Paris et laisser souffler leur attelage.
Mais, après un jour de repos chez eux, maîtres et gens rentraient en campagne et couraient Saint-Denis, autant pour voir la foule que pour revoir la dauphine, qu’ils avaient déjà vue.
Et puis, outre la cour, n’y avait-il pas à cette époque mille équipages : le Parlement, les finances, le gros commerce, les femmes à la mode et l’Opéra ; n’y avait-il pas les chevaux et les carrosses de louage, ainsi que les carabas, qui, vers Saint-Denis, roulaient entassés vingt-cinq Parisiens et Parisiennes s’étouffant au petit trot et arrivant à destination plus tard, bien certainement, qu’ils n’eussent fait à pied ?
On se fait donc facilement une idée de l’armée formidable qui se dirigea vers Saint-Denis le matin du jour où les gazettes et les placards avaient annoncé que madame la dauphine y devait arriver, et qui alla s’entasser juste en face du couvent des carmélites, et, quand il n’y eut plus moyen de trouver de place dans le rayon privilégié, s’étendant tout le long du chemin par lequel devaient arriver et partir madame la dauphine et sa suite.
Maintenant qu’on se figure dans cette foule, épouvantail du Parisien lui-même, qu’on se figure Gilbert, petit, seul, indécis, ignorant les localités, et si fier que jamais il n’eût voulu demander un renseignement ; car, depuis qu’il était à Paris, il tenait à passer pour un Parisien pur, lui qui n’avait jamais vu plus de cent personnes assemblées !
D’abord, sur son chemin, les promeneurs apparurent clairsemés, puis ils commencèrent à multiplier à la Chapelle ; puis, enfin, en arrivant à Saint-Denis, ils semblaient sortir de dessous les pavés, et paraissaient aussi drus que des épis de blé dans un champ immense.
Gilbert depuis longtemps n’y voyait plus, perdu qu’il était dans la foule ; il allait sans savoir où, où la foule allait ; il eût fallu s’orienter cependant. Des enfants montaient sur un arbre ; il n’osa pas ôter son habit pour faire comme eux, quoiqu’il en eût grande envie, mais il s’approcha du tronc. Des malheureux, privés comme lui de tout horizon, qui marchaient sur les pieds des autres, et sur les pieds desquels on marchait, eurent l’heureuse idée d’interroger les ascensionnaires, et apprirent de l’un d’eux qu’il y avait un grand espace vide entre le couvent et les gardes.
Gilbert, encouragé par cette première question, demanda à son tour si l’on voyait les carrosses.
On ne les voyait pas encore ; seulement, on apercevait sur la route, à un quart de lieue au delà de Saint-Denis, une grande poussière. C’était ce que voulait savoir Gilbert ; les carrosses n’étaient pas encore arrivés, il ne s’agissait plus que de savoir de quel côté précisément les carrosses arriveraient.
À Paris, quand on traverse toute une foule sans lier conversation avec quelqu’un, c’est qu’on est anglais ou sourd et muet.
À peine Gilbert se fut-il jeté en arrière pour se dégager de toute cette multitude, qu’il trouva, au revers d’un fossé, une famille de petits bourgeois qui déjeunaient.
Il y avait la fille, grande personne blonde, aux yeux bleus, modeste et timide.
Il y avait la mère, grosse, petite et rieuse femme, aux dents blanches et au teint frais.
Il y avait le père, enfoui dans un grand habit de bouracan qui ne sortait de l’armoire que tous les dimanches, qu’il avait tiré de l’armoire pour cette occasion solennelle, et dont il se préoccupait plus que de sa femme et de sa fille, certain qu’elles se tireraient toujours d’affaire.
Il y avait une tante, grande, maigre, sèche et quinteuse.
Il y avait une servante qui riait toujours.
Cette dernière avait apporté, dans un énorme panier, un déjeuner complet. Sous ce poids, la vigoureuse fille n’avait pas cessé de rire et de chanter, encouragée par son maître, qui la relayait au besoin.
Alors, un serviteur était de la famille ; il y avait une grande analogie entre lui et le chien de la maison : battu, quelquefois ; exclu, jamais.
Gilbert contempla du coin de l’œil cette scène, complètement nouvelle pour lui. Enfermé au château de Taverney depuis sa naissance, il savait ce que c’était que le seigneur et que la valetaille, mais il ignorait entièrement le bourgeois.
Il vit chez ces braves gens, dans l’usage matériel des besoins de la vie, l’emploi d’une philosophie qui, sans procéder de Platon ni de Socrate, participait un peu de Bias, in extenso.
On avait apporté avec soi le plus possible, et on en tirait le meilleur parti possible.
Le père découpait un de ces appétissants morceaux de veau rôti, si cher aux petits bourgeois de Paris. Le comestible, déjà dévoré par les yeux de tous, reposait doré, friand et onctueux dans le plat de terre vernissé où l’avait enseveli la veille, parmi des carottes, des oignons et des tranches de lard, la ménagère soucieuse du lendemain. Puis la servante avait porté le plat chez le boulanger, qui, tout en cuisant son pain, avait donné asile dans son four à vingt plats pareils, tous destinés à rôtir et à se dorer de compagnie à la chaleur posthume des fagots.
Gilbert choisit au pied d’un orme voisin une petite place dont il épousseta l’herbe souillée avec son mouchoir à carreaux.
Il ôta son chapeau, posa son mouchoir sur cette herbe et s’assit.
Il ne donnait aucune attention à ses voisins ; ce que voyant ceux-ci, ils le remarquèrent tout naturellement.
– Voilà un jeune homme soigneux, dit la mère.
La jeune fille rougit.
La jeune fille rougissait toutes les fois qu’il était question d’un jeune homme devant elle ; ce qui faisait pâmer de satisfaction les auteurs de ses jours.
– Voilà un jeune homme soigneux, avait dit la mère.
En effet, chez la bourgeoise parisienne, la première observation portera toujours sur un défaut ou sur une qualité morale.
Le père se retourna.
– Et un joli garçon, dit-il.
La rougeur de la jeune fille augmenta.
– Il paraît bien fatigué, dit la servante ; il n’a pourtant rien porté.
– Paresseux ! dit la tante.
– Monsieur, dit la mère s’adressant à Gilbert avec cette familiarité d’interrogation qu’on ne trouve que chez les Parisiens, est-ce que les carrosses du roi sont encore loin ?
Gilbert se retourna, et, voyant que c’était à lui que l’on adressait la parole, il se leva et salua.
– Voilà un jeune homme poli, dit la mère.
La jeune fille devint pourpre.
– Mais je ne sais, madame, répondit Gilbert ; seulement, j’ai entendu dire que l’on voyait de la poussière à un quart de lieue à peu près.
– Approchez-vous, monsieur, dit le bourgeois, et si le cœur vous en dit…
Il lui montrait le déjeuner appétissant étendu sur l’herbe.
Gilbert s’approcha. Il était à jeun : l’odeur des mets lui paraissait séduisante ; mais il sentit ses vingt-cinq ou ses vingt-six sous dans sa poche, et, songeant que pour le tiers de sa fortune il aurait un déjeuner presque aussi succulent que celui qui lui était offert, il ne voulut rien accepter de gens qu’il voyait pour la première fois.
– Merci, monsieur, dit-il, grand merci, j’ai déjeuné.
– Allons, allons, dit la bourgeoise, je vois que vous êtes homme de précaution, monsieur, mais vous ne verrez rien de ce côté-ci.
– Mais vous, dit Gilbert en souriant, vous ne verrez donc rien non plus, puisque vous y êtes comme moi ?
– Oh ! nous, dit la bourgeoise, c’est autre chose, nous avons notre neveu qui est sergent dans les gardes-françaises.
La jeune fille devint violette.
– Il se tiendra ce matin devant le Paon bleu, c’est son poste.
– Et sans indiscrétion, demanda Gilbert, où est le Paon bleu ?
– Juste en face du couvent des carmélites, reprit la mère ; il nous a promis de nous placer derrière son escouade ; nous aurons là son banc, et nous verrons à merveille descendre de carrosse.
Ce fut au tour de Gilbert à sentir le rouge lui monter au visage ; il n’osait se mettre à table avec ces braves gens, mais il mourait d’envie de les suivre.
Cependant sa philosophie, ou plutôt cet orgueil dont Rousseau l’avait tant engagé à se défier, lui souffla tout bas :
– C’est bon pour des femmes d’avoir besoin de quelqu’un ; mais moi, un homme ! n’ai-je pas des bras et des épaules ?
– Tous ceux qui ne seront pas là, continua la mère, comme si elle eût deviné la pensée de Gilbert et qu’elle y répondît, tous ceux qui ne seront pas là ne verront rien que les carrosses vides, et, ma foi ! les carrosses vides, on peut les voir quand on veut ; ce n’est point la peine de venir à Saint-Denis pour cela.
– Mais, madame, dit Gilbert, beaucoup de gens, ce me semble, auront la même idée que vous.
– Oui ; mais tous n’auront pas un neveu aux gardes pour les faire passer.
– Ah ! c’est vrai, dit Gilbert.
Et, en prononçant ce c’est vrai, sa figure exprima un désappointement que remarqua bien vite la perspicacité parisienne.
– Mais, dit le bourgeois, habile à deviner tout ce que désirait sa femme, monsieur peut bien venir avec nous, s’il lui plaît.
– Oh ! monsieur, dit Gilbert, je craindrais de vous gêner.
– Bah ! au contraire, dit la femme, vous nous aiderez à parvenir jusque-là. Nous n’avions qu’un homme pour nous soutenir, nous en aurons deux.
Aucun argument ne valait celui-là pour déterminer Gilbert. L’idée qu’il serait utile et payerait ainsi, par cette utilité, l’appui qu’on lui offrait, mettait sa conscience à couvert et lui ôtait d’avance tout scrupule.
Il accepta.
– Nous verrons un peu à qui il offrira son bras, dit la tante.
Ce secours tombait, pour Gilbert, bien véritablement du ciel. En effet, comment franchir cet insurmontable obstacle d’un rempart de trente mille personnes toutes plus recommandables que lui par le rang, les richesses, la force, et surtout l’habitude de se placer dans ces fêtes, où chacun prend la place la plus large qu’il peut se faire !
C’eût été, au reste, pour notre philosophe, s’il eût été moins théoricien et plus pratique, une admirable étude dynamique de la société.
Le carrosse à quatre chevaux passait comme un boulet de canon dans la masse, et chacun se rangeait devant le coureur au chapeau à plumes, au justaucorps bariolé de couleurs vives et à la grosse canne, qui lui-même se faisait précéder parfois par deux chiens irrésistibles.
Le carrosse à deux chevaux donnait une espèce de mot de passe à l’oreille d’un garde, et venait prendre son rang dans le rond-point attenant au couvent.
Les cavaliers au pas, mais dominant la foule, arrivaient au but lentement, après mille chocs, mille heurts, mille murmures essuyés.
Enfin le piéton, foulé, refoulé, harcelé, flottant comme une vague poussée par des milliers de vagues, se haussant sur la pointe des pieds, soulevé par ses voisins, s’agitant comme Antée, pour retrouver cette mère commune qu’on appelle la terre, cherchant son chemin pour sortir de la multitude, le trouvant et tirant après lui sa famille, composée presque toujours d’une troupe de femmes que le Parisien, seul entre tous les peuples, sait et ose conduire à tout, partout, toujours, et faire respecter sans rodomontades.
Par-dessus tout, ou plutôt par-dessus tous, l’homme de la lie du peuple, l’homme à la face barbue, à la tête coiffée d’un reste de bonnet, aux bras nus, à la culotte maintenue avec une corde ; infatigable, ardent, jouant des coudes, des épaules, des pieds, riant de son rire qui grince en riant, se frayait un chemin parmi les gens de pied aussi facilement que Gulliver dans les blés de Lilliput.
Gilbert, qui n’était ni grand seigneur à quatre chevaux, ni parlementaire en carrosse, ni militaire à cheval, ni parisien, ni homme du peuple, eût immanquablement été écrasé, meurtri, broyé dans cette foule. Mais, une fois qu’il fut sous la protection du bourgeois, il se sentit fort.
Il offrit résolument le bras à la mère de famille.
– L’impertinent ! dit la tante.
On se mit en marche ; le père était entre sa sœur et sa fille ; derrière venait la servante, le panier au bras.
– Messieurs, je vous prie, disait la bourgeoise avec son rire franc ; messieurs, de grâce ! messieurs, soyez assez bons…
Et l’on s’écartait, et on la laissait passer, elle et Gilbert, et dans leur sillage glissait tout le reste de la société.
Pas à pas, pied à pied, on conquit les cinq cents toises de terrain qui séparaient la place du déjeuner de la place du couvent, et l’on parvint jusqu’à la haie de ces redoutables gardes-françaises dans lesquels le bourgeois et sa famille avaient mis tout leur espoir.
La jeune fille avait repris peu à peu ses couleurs naturelles.
Arrivé là, le bourgeois se haussa sur les épaules de Gilbert, et aperçut à vingt pas de lui le neveu de sa femme qui se tortillait la moustache.
Le bourgeois fit avec son chapeau des gestes si extravagants, que son neveu finit par l’apercevoir, vint à lui, et demanda un peu d’espace à ses camarades, qui dessoudèrent les rangs sur un point.
Aussitôt, par cette gerçure se glissèrent Gilbert et la bourgeoise, le bourgeois, sa sœur et sa fille, puis la servante, qui jeta bien dans la traversée quelques gros cris en se retournant avec des yeux féroces, mais à qui ses patrons ne songèrent pas même à demander la raison de ses cris.
Une fois la chaussée franchie, Gilbert comprit qu’il était arrivé. Il remercia le bourgeois ; le bourgeois le remercia. La mère essaya de le retenir : la tante l’invita à s’en aller, et l’on se sépara pour ne plus se revoir.
Dans l’endroit où se trouvait Gilbert, il n’y avait que des privilégiés ; il gagna donc facilement le tronc d’un gros tilleul, monta sur une pierre, se fit un appui de la première branche et attendit.
Une demi-heure environ après cette installation, le tambour roula, le canon retentit, et la cloche majestueuse de la cathédrale lança un premier bourdonnement dans les airs.
Chapitre XLIX. Les carrosses du roi §
Un murmure criard dans le lointain, mais qui devint plus grave et plus ample en se rapprochant, fit dresser l’oreille à Gilbert, qui sentit tout son corps se hérisser sous un frisson aigu.
On criait : Vive le roi !
C’était encore l’usage alors.
Une nuée de chevaux hennissants, dorés, couverts de pourpre, s’élança sur la chaussée : c’étaient les mousquetaires, les gendarmes et les Suisses à cheval.
Puis un carrosse massif et magnifique apparut.
Gilbert aperçut un cordon bleu, une tête couverte et majestueuse. Il vit l’éclair froid et pénétrant du regard royal, devant lequel tous les fronts s’inclinaient et se découvraient.
Fasciné, immobile, enivré, pantelant, il oublia d’ôter son chapeau.
Un coup violent le tira de son extase ; son chapeau venait de rouler à terre.
Il fit un bond, ramassa son chapeau, releva la tête, et reconnut le neveu du bourgeois qui le regardait avec ce sourire narquois particulier aux militaires.
– Eh bien ! dit-il, on n’ôte donc pas son chapeau au roi ?
Gilbert pâlit, regarda son chapeau couvert de poussière et répondit :
– C’est la première fois que je vois le roi, monsieur, et j’ai oublié de le saluer, c’est vrai. Mais je ne savais pas…
– Vous ne saviez pas ? dit le soudard en fronçant le sourcil.
Gilbert craignit qu’on ne le chassât de cette place où il était si bien pour voir Andrée ; l’amour qui bouillonnait dans son cœur brisa son orgueil.
– Excusez-moi, dit-il, je suis de province.
– Et vous êtes venu faire votre éducation à Paris, mon petit bonhomme ?
– Oui, monsieur, répondit Gilbert dévorant sa rage.
– Eh bien, puisque vous êtes en train de vous instruire, dit le sergent en arrêtant la main de Gilbert, qui s’apprêtait à remettre son chapeau sur sa tête, apprenez encore ceci : c’est qu’on salue madame la dauphine comme le roi, messeigneurs les princes comme madame la dauphine ; c’est qu’on salue enfin toutes les voitures où il y a des fleurs de lis… Connaissez-vous les fleurs de lis, mon petit, ou faut-il vous les faire connaître ?
– Inutile, monsieur, dit Gilbert ; je les connais.
– C’est bien heureux, grommela le sergent.
Les voitures royales passèrent.
La file se prolongeait ; Gilbert regardait avec des yeux tellement avides, qu’ils en semblaient hébétés. Successivement, en arrivant en face de la porte de l’abbaye, les voitures s’arrêtaient, les seigneurs de la suite en descendaient, opération qui, de cinq minutes en cinq minutes, occasionnait un mouvement de halte sur toute la ligne.
À l’une de ces haltes, Gilbert sentit comme un feu brûlant qui lui eût traversé le cœur. Il eut un éblouissement, pendant lequel toutes choses s’effacèrent à ses yeux, et un tremblement si violent s’empara de lui, qu’il fut forcé de se cramponner à sa branche pour ne pas tomber.
C’est qu’en face de lui, à dix pas au plus, dans l’une de ces voitures à fleurs de lis que le sergent lui avait recommandé de saluer, il venait d’apercevoir la resplendissante, la lumineuse figure d’Andrée vêtue toute de blanc, comme un ange ou comme un fantôme.
Il poussa un faible cri, puis, triomphant de toutes ces émotions qui s’étaient emparées de lui à la fois, il commanda à son cœur de cesser de battre, à son regard de se fixer sur le soleil.
Et la puissance du jeune homme sur lui-même était si grande qu’il y réussit.
De son côté, Andrée, qui voulait voir pourquoi les voitures avaient cessé de marcher, Andrée se pencha hors de la portière et, en étendant autour d’elle son beau regard d’azur, elle aperçut Gilbert et le reconnut.
Gilbert se doutait qu’en l’apercevant, Andrée allait s’étonner, se retourner et parler à son père, assis dans la voiture à ses côtés.
Il ne se trompait point, Andrée s’étonna, se retourna et appela sur Gilbert l’attention du baron de Taverney, qui, orné de son grand cordon rouge, posait fort majestueusement dans le carrosse du roi.
– Gilbert ! s’écria le baron réveillé comme en sursaut ; Gilbert ici ! Et qui donc aura soin de Mahon là-bas ?
Gilbert entendit parfaitement ces paroles. Il se mit aussitôt à saluer avec un respect étudié Andrée et son père.
Il lui fallut toutes ses forces pour accomplir ce salut.
– C’est pourtant vrai ! s’écria le baron en apercevant notre philosophe. C’est ce drôle-là en personne.
L’idée que Gilbert fût à Paris se trouvait si loin de son esprit, qu’il n’avait pas voulu en croire d’abord les yeux de sa fille, et qu’il avait en ce moment encore toutes les peines du monde à en croire ses propres yeux.
Quant au visage d’Andrée, que Gilbert observait alors avec une attention soutenue, il n’exprimait qu’un calme parfait après un léger nuage d’étonnement.
Le baron penché hors la portière appela Gilbert du geste.
Gilbert voulut aller à lui, le sergent l’arrêta.
– Vous voyez bien que l’on m’appelle, dit-il.
– Où cela ?
– De cette voiture.
Les regards du sergent suivirent la direction indiquée par le doigt de Gilbert, et se fixèrent sur le carrosse de M. de Taverney.
– Permettez, sergent, dit le baron, je voudrais parler à ce garçon, deux mots seulement.
– Quatre, monsieur, quatre, dit le sergent ; vous avez du temps de reste ; on lit une harangue sous le porche ; vous en avez pour une bonne demi-heure. Passez, jeune homme.
– Venez ça, drôle ! dit le baron à Gilbert, qui affectait de marcher de son pas ordinaire ; dites-moi par quel hasard, quand vous devriez être à Taverney, on vous trouve à Saint-Denis ?
Gilbert salua une seconde fois Andrée et le baron et répondit :
– Ce n’est point le hasard, monsieur, qui m’amène ici ; c’est l’acte de ma volonté.
– Comment ! de votre volonté, maroufle ! Auriez-vous une volonté, par hasard ?
– Pourquoi pas ? Tout homme libre a le droit d’en avoir une.
– Tout homme libre ! Ah çà ! vous vous croyez donc libre, petit malheureux ?
– Oui, sans doute, puisque je n’ai enchaîné ma liberté à personne.
– Voilà, sur ma foi, un plaisant maraud ! s’écria M. de Taverney, interdit de l’aplomb avec lequel parlait Gilbert. Quoi ! vous à Paris, et comment venu, je vous prie ?… et avec quelles ressources, s’il vous plaît ?
– À pied, dit laconiquement Gilbert.
– À pied ! répéta Andrée avec une certaine expression de pitié.
– Et que viens-tu faire à Paris ? Je te le demande, s’écria le baron.
– Mon éducation d’abord, ma fortune ensuite.
– Ton éducation ?
– J’en suis sûr.
– Ta fortune ?
– Je l’espère.
– Et que fais-tu en attendant ? Tu mendies ?
– Mendier ! fit Gilbert avec un superbe dédain.
– Tu voles, alors ?
– Monsieur, dit Gilbert avec un accent de fermeté fière et sauvage qui fixa un instant sur l’étrange jeune homme l’attention de mademoiselle de Taverney, est-ce que je vous ai jamais volé ?
– Que fais-tu alors avec tes mains de fainéant ?
– Ce que fait un homme de génie auquel je veux ressembler, ne fût-ce que par ma persévérance, répondit Gilbert. Je copie de la musique.
Andrée tourna la tête de son côté.
– Vous copiez de la musique ? dit-elle.
– Oui, mademoiselle.
– Vous la savez donc ? ajouta-t-elle dédaigneusement et du même ton qu’elle eût dit : « Vous mentez. »
– Je connais mes notes, et c’est assez pour être copiste, répondit Gilbert.
– Et où diable les as-tu apprises, tes notes, drôle ?
– Oui, fit en souriant Andrée.
– Monsieur le baron, j’aime profondément la musique, et, comme tous les jours mademoiselle passait une heure ou deux à son clavecin, je me cachais pour écouter.
– Fainéant !
– J’ai d’abord retenu les airs ; puis, comme ces airs étaient écrits dans une méthode, j’ai peu à peu, et à force de travail, appris à lire dans cette méthode.
– Dans ma méthode ! fit Andrée au comble de l’indignation, vous osiez toucher à ma méthode ?
– Non, mademoiselle, jamais je ne me fusse permis cela, dit Gilbert ; mais elle restait ouverte sur votre clavecin, tantôt à une place, tantôt à une autre. Je n’y touchais pas ; j’essayais de lire, voilà tout : mes yeux ne pouvaient en salir les pages.
– Vous allez voir, dit le baron, que ce coquin-là va nous annoncer tout à l’heure qu’il joue du piano comme Haydn.
– J’en saurais jouer probablement, dit Gilbert, si j’avais osé poser mes doigts sur les touches.
Et Andrée, malgré elle, jeta un second regard sur ce visage animé par un sentiment dont rien ne peut donner l’idée, si ce n’est le fanatisme avide du martyre.
Mais le baron, qui n’avait point dans l’esprit la calme et intelligente lucidité de sa fille, avait senti s’allumer sa colère en songeant que ce jeune homme avait raison, et que l’on avait eu avec lui, en le laissant à Taverney en compagnie de Mahon, des torts d’inhumanité.
Or, on pardonne difficilement à un inférieur le tort dont il peut nous convaincre ; de sorte que, s’échauffant à mesure que sa fille s’adoucissait :
– Ah ! brigandeau ! s’écria-t-il ; tu désertes, tu vagabondes ; et lorsqu’on te demande compte de ta conduite, tu as recours à des balivernes comme celles que nous venons d’entendre ! Eh bien, comme je ne veux pas que, par ma faute, le pavé du roi soit embarrassé de filous et de bohèmes…
Andrée fit un mouvement pour calmer son père ; elle sentait que l’exagération excluait la supériorité.
Mais le baron écarta la main protectrice de sa fille et continua :
– Je te recommanderai à M. de Sartine, et tu iras faire un tour à Bicêtre, mauvais garnement de philosophe !
Gilbert fit un pas de retraite, enfonça son chapeau, et, pâle de colère :
– Monsieur le baron, dit-il, apprenez que, depuis que je suis à Paris, j’ai trouvé des protecteurs qui lui font faire antichambre, à votre M. de Sartine !
– Ah ! oui-da ! s’écria le baron ; eh bien, si tu échappes à Bicêtre, tu n’échapperas point aux étrivières. Andrée, Andrée, appelez votre frère, qui est là tout près.
Andrée se baissa vers Gilbert et lui dit impérieusement :
– Voyons, monsieur Gilbert, retirez-vous !
– Philippe, Philippe ! cria le vieillard.
– Retirez-vous, dit Andrée au jeune homme, qui demeurait muet et immobile à sa place, comme dans une contemplation extatique.
Un cavalier, attiré par l’appel du baron, accourut à la portière du carrosse : c’était Philippe de Taverney, avec un uniforme de capitaine. Le jeune homme était tout à la fois joyeux et splendide :
– Tiens ! Gilbert ! dit-il avec bonhomie en reconnaissant le jeune homme. Gilbert ici ! Bonjour, Gilbert… Que désirez-vous de moi, mon père ?
– Bonjour, monsieur Philippe, répondit le jeune homme.
– Ce que je désire, s’écria le baron pâle de fureur, c’est que tu prennes la gaine de ton épée et que tu en châties ce drôle-là !
– Mais qu’a-t-il fait ? demanda Philippe en regardant tour à tour et avec un étonnement croissant la fureur du baron et l’effrayante impassibilité de Gilbert.
– Il a fait, il a fait !… s’écria le baron. Frappe, Philippe, comme sur un chien.
Taverney se retourna vers sa sœur.
– Qu’a-t-il donc fait, Andrée ? Dites, vous aurait-il insultée ?
– Moi ! s’écria Gilbert.
– Non, rien, Philippe, répondit Andrée, non ; il n’a rien fait, mon père s’égare. M. Gilbert n’est plus à notre service, il a donc parfaitement le droit d’être où il lui plaît d’aller. Mon père ne veut pas comprendre cela, et, en le retrouvant ici, il s’est mis en colère.
– C’est là tout ? demanda Philippe.
– Absolument, mon frère, et je ne comprends rien au courroux de M. de Taverney, surtout à un pareil propos et quand choses et gens ne méritent pas même un regard. Voyez, Philippe, si nous avançons.
Le baron se tut, dompté par la sérénité toute royale de sa fille.
Gilbert baissa la tête, écrasé par ce mépris. Il y eut un éclair qui passa à travers son cœur et qui ressemblait à celui de la haine. Il eût préféré un coup mortel de l’épée de Philippe, et même un coup sanglant de son fouet.
Il faillit s’évanouir.
Par bonheur, en ce moment, la harangue était achevée ; il en résulta que les carrosses reprirent leur mouvement.
Celui du baron s’éloigna peu à peu, d’autres le suivirent ; Andrée s’effaçait comme dans un rêve.
Gilbert demeura seul, prêt à pleurer, prêt à rugir, incapable, il le croyait du moins, de soutenir le poids de son malheur.
Alors une main se posa sur son épaule.
Il se retourna et vit Philippe, qui, ayant mis pied à terre et donné son cheval à tenir à un soldat de son régiment, revenait tout souriant à lui.
– Voyons, qu’est-il donc arrivé, mon pauvre Gilbert, et pourquoi es-tu à Paris ?
Ce ton franc et cordial toucha le jeune homme.
– Eh ! monsieur, dit-il avec un soupir arraché à son stoïcisme farouche, qu’eussé-je fait à Taverney ? Je vous le demande. J’y fusse mort de désespoir, d’ignorance et de faim !
Philippe tressaillit, car son esprit impartial était frappé, comme l’avait été Andrée, du douloureux abandon où l’on avait laissé le jeune homme.
– Et tu crois donc réussir à Paris, pauvre enfant, sans argent, sans protection, sans ressources ?
– Je le crois, monsieur ; l’homme qui veut travailler meurt rarement de faim, là où il y a d’autres hommes qui désirent ne rien faire.
Philippe tressaillit à cette réponse. Jamais il n’avait vu dans Gilbert qu’un familier sans importance.
– Manges-tu, au moins ? dit-il.
– Je gagne mon pain, monsieur Philippe, et il n’en faut pas davantage à celui qui ne s’est jamais fait qu’un reproche, c’est de manger celui qu’il ne gagnait pas.
– Tu ne dis pas cela, je l’espère, pour celui qu’on t’a donné à Taverney, mon enfant ? Ton père et ta mère étaient de bons serviteurs du château, et toi même te rendais facilement utile.
– Je ne faisais que mon devoir, monsieur.
– Écoute, Gilbert, continua le jeune homme ; tu sais que je t’ai toujours aimé ; je t’ai toujours vu autrement que les autres ; est-ce à tort ? est-ce à raison ? l’avenir me l’apprendra. Ta sauvagerie m’a paru délicatesse ; ta rudesse, je l’appelle fierté.
– Ah ! monsieur le chevalier ! fit Gilbert respirant.
– Je te veux donc du bien, Gilbert.
– Merci, monsieur.
– J’étais jeune comme toi, malheureux comme toi dans ma position ; de là vient peut-être que je t’ai compris. La fortune un jour m’a souri ; eh bien, laisse-moi t’aider, Gilbert, en attendant que la fortune te sourie à ton tour.
– Merci, merci, monsieur.
– Que veux-tu faire ? Voyons, tu es trop sauvage pour te mettre en condition.
Gilbert secoua la tête avec un méprisant sourire.
– Je veux étudier, dit-il.
– Mais, pour étudier, il faut des maîtres, et, pour payer des maîtres, il faut de l’argent.
– J’en gagne, monsieur.
– Tu en gagnes ! dit Philippe en souriant ; et combien gagnes-tu ? Voyons !
– Je gagne vingt-cinq sous par jour, et j’en puis gagner trente et même quarante.
– Mais c’est tout juste ce qu’il faut pour manger.
Gilbert sourit.
– Voyons, je m’y prends mal peut-être pour t’offrir mes services.
– Vos services à moi, monsieur Philippe ?
– Sans doute, mes services. Rougis-tu de les accepter ?
Gilbert ne répondit point.
– Les hommes sont ici-bas pour s’entraider, continua Maison-Rouge ; ne sont-ils pas frères ?
Gilbert releva la tête et attacha ses yeux si intelligents sur la noble figure du jeune homme.
– Ce langage t’étonne ? dit Philippe.
– Non, monsieur, dit Gilbert, c’est le langage de la philosophie ; seulement, je n’ai pas l’habitude de l’entendre chez des gens de votre condition.
– Tu as raison, et cependant ce langage est celui de notre génération. Le dauphin lui-même partage ces principes. Voyons, ne fais pas le fier avec moi, continua Philippe, et ce que je t’aurai prêté, tu me le rendras plus tard. Qui sait si tu ne seras pas un jour un Colbert ou un Vauban ?
– Ou un Tronchin, dit Gilbert.
– Soit. Voici ma bourse, partageons.
– Merci, monsieur, dit l’indomptable jeune homme, touché, sans vouloir en convenir, de cette admirable expansion de Philippe ; merci, je n’ai besoin de rien ; seulement… seulement, je vous suis reconnaissant bien plus que si j’eusse accepté votre offre, soyez-en sûr.
Et là-dessus, saluant Philippe stupéfait, il regagna vivement la foule, dans laquelle il se perdit.
Le jeune capitaine attendit plusieurs secondes, comme s’il ne pouvait en croire ni ses yeux ni ses oreilles ; mais, voyant que Gilbert ne reparaissait point, il remonta sur son cheval et regagna son poste.
Chapitre L. La possédée §
Tout le fracas de ces chars retentissants, tout le bruit de ces cloches chantant à pleines volées, tous ces roulements de tambours joyeux, toute cette majesté, reflet des majestés du monde perdu pour elle, glissèrent sur l’âme de Madame Louise et vinrent expirer, comme le flot inutile, au pied des murs de sa cellule.
Quand le roi fut parti, après avoir inutilement essayé de rappeler en père et en souverain, c’est-à-dire par un sourire auquel succédèrent des prières qui ressemblaient à des ordres, sa fille au monde ; quand la dauphine, que frappa du premier coup d’œil cette grandeur d’âme véritable de son auguste tante, eut disparu avec son tourbillon de courtisans, la supérieure des carmélites fit descendre les tentures, enlever les fleurs, détacher les dentelles.
De toute la communauté encore émue, elle seule ne sourcilla point quand les lourdes portes du couvent, un instant ouvertes sur le monde, roulèrent pesamment et se refermèrent avec bruit entre le monde et la solitude.
Puis elle fit venir la trésorière.
– Pendant ces deux jours de désordre, demanda-t-elle, les pauvres ont-ils reçu les aumônes accoutumées ?
– Oui, Madame.
– Les malades ont-ils été visités comme de coutume ?
– Oui, Madame.
– A-t-on congédié les soldats un peu rafraîchis ?
– Tous ont reçu le pain et le vin que Madame avait fait préparer.
– Ainsi rien n’est en souffrance dans la maison ?
– Rien, Madame.
Madame Louise s’approcha de la fenêtre et aspira doucement la fraîcheur embaumée qui montait du jardin sur l’aile humide des heures voisines de la nuit.
La trésorière attendait respectueusement que l’auguste abbesse donnât un ordre ou un congé.
Madame Louise, Dieu seul sait à quoi songeait la pauvre recluse royale en ce moment, Madame Louise effeuillait des roses à haute tige qui montaient jusqu’à sa fenêtre, et des jasmins qui tapissaient les murailles de la cour.
Tout à coup un violent coup de pied de cheval ébranla la porte des communs et fit tressaillir la supérieure.
– Qui donc est resté à Saint-Denis de tous les seigneurs de la cour ? demanda Madame Louise.
– Son Éminence le cardinal de Rohan, Madame.
– Les chevaux sont-ils donc ici ?
– Non, Madame, ils sont au chapitre de l’abbaye, où il passera la nuit.
– Qu’est-ce donc que ce bruit, alors ?
– Madame, c’est le bruit que fait le cheval de l’étrangère.
– Quelle étrangère ? demanda Madame Louise cherchant à rappeler ses souvenirs.
– Cette Italienne qui est venue hier au soir demander l’hospitalité à Son Altesse.
– Ah ! c’est vrai. Où est-elle ?
– Dans sa chambre ou à l’église.
– Qu’a-t-elle fait depuis hier ?
– Depuis hier, elle a refusé toute nourriture, excepté le pain, et toute la nuit elle a prié dans la chapelle.
– Quelque grande coupable, sans doute ! dit la supérieure fronçant le sourcil.
– Je l’ignore, Madame, elle n’a parlé à personne.
– Quelle femme est-ce ?
– Belle et d’une physionomie douce et fière à la fois.
– Ce matin, pendant la cérémonie, où se tenait-elle ?
– Dans sa chambre, près de sa fenêtre, où je l’ai vue, abritée derrière ses rideaux, fixer sur chaque personne un regard plein d’anxiété, comme si dans chaque personne qui entrait elle eût craint un ennemi.
– Quelque femme de ce pauvre monde où j’ai vécu, où j’ai régné. Faites entrer.
La trésorière fit un pas pour se retirer.
– Ah ! sait-on son nom ? demanda la princesse.
– Lorenza Feliciani.
– Je ne connais personne de ce nom, dit Madame Louise rêvant ; n’importe, introduisez cette femme.
La supérieure s’assit dans un fauteuil séculaire ; il était de bois de chêne, avait été sculpté sous Henri II et avait servi aux neuf dernières abbesses des carmélites.
C’était un tribunal redoutable, devant lequel avaient tremblé bien des pauvres novices, prises entre le spirituel et le temporel.
La trésorière entra un moment après, amenant l’étrangère au long voile que nous connaissons déjà.
Madame Louise avait l’œil perçant de la famille ; cet œil fut fixé sur Lorenza Feliciani du moment où elle entra dans le cabinet : mais elle reconnut dans la jeune femme tant d’humilité, tant de grâce, tant de beauté sublime, elle vit enfin tant d’innocence dans ses grands yeux noirs noyés de larmes encore récentes, que ses dispositions envers elle, d’hostiles qu’elles étaient d’abord, devinrent bienveillantes et fraternelles.
– Approchez, madame, dit la princesse, et parlez.
La jeune femme fit un pas en tremblant et voulut mettre un genou en terre.
La princesse la releva.
– N’est-ce pas vous, madame, dit-elle, qu’on appelle Lorenza Feliciani ?
– Oui, Madame.
– Et vous désirez me confier un secret ?
– Oh ! j’en meurs de désir !
– Mais pourquoi n’avez-vous pas recours au tribunal de la pénitence ? Je n’ai pouvoir que de consoler, moi ; un prêtre console et pardonne.
Madame Louise prononça ces derniers mots en hésitant.
– Je n’ai besoin que de consolation, Madame, répondit Lorenza, et d’ailleurs c’est à une femme seulement que j’oserais dire ce que j’ai à vous raconter.
– C’est donc un récit bien étrange que celui que vous allez me faire ?
– Oui, bien étrange. Mais écoutez-moi patiemment, Madame ; c’est à vous seule que je puis parler, je vous le répète, parce que vous êtes toute puissante, et qu’il me faut presque le bras de Dieu pour me détendre.
– Vous défendre ! Mais on vous poursuit donc ? Mais on vous attaque donc ?
– Oh ! oui, Madame, oui, l’on me poursuit, s’écria l’étrangère avec un indicible effroi.
– Alors, madame, réfléchissez à une chose, dit la princesse, c’est que cette maison est un couvent et non une forteresse ; c’est que rien de ce qui agite les hommes n’y pénètre que pour s’éteindre ; c’est que rien de ce qui peut les servir contre les autres hommes ne s’y trouve ; ce n’est point ici la maison de la justice, de la force et de la répression, c’est tout simplement la maison de Dieu.
– Oh ! voilà, voilà ce que je cherche justement, dit Lorenza. Oui, c’est la maison de Dieu, car dans la maison de Dieu seulement je puis vivre en repos.
– Mais Dieu n’admet pas les vengeances ; comment voulez-vous que nous vous vengions de votre ennemi ? Adressez-vous aux magistrats.
– Les magistrats ne peuvent rien, Madame, contre celui que je redoute.
– Qu’est-il donc ? fit la supérieure avec un secret et involontaire effroi.
Lorenza se rapprocha de la princesse sous l’empire d’une mystérieuse exaltation.
– Ce qu’il est, Madame ? dit-elle. C’est, j’en suis certaine, un de ces démons qui font la guerre aux hommes, et que Satan, leur prince, a doués d’une puissance surhumaine.
– Que me dites-vous là ? fit la princesse en regardant cette femme pour bien s’assurer qu’elle n’était pas folle.
– Et moi, moi ! oh ! malheureuse que je suis ! s’écria Lorenza en tordant ses beaux bras, qui semblaient moulés sur ceux d’une statue antique ; moi, je me suis trouvée sur le chemin de cet homme ! et moi, moi, je suis…
– Achevez.
Lorenza se rapprocha encore de la princesse ; puis, tout bas, et comme épouvantée elle-même de ce qu’elle allait dire :
– Moi, je suis possédée ! murmura-t-elle.
– Possédée ! s’écria la princesse ; voyons, madame, dites, êtes-vous dans votre bon sens, et ne seriez-vous point… ?
– Folle, n’est-ce pas ? c’est ce que vous voulez dire. Non, je ne suis pas folle, mais je pourrais bien le devenir si vous m’abandonnez.
– Possédée ! répéta la princesse.
– Hélas ! hélas !
– Mais, permettez-moi de vous le dire, je vous vois en toutes choses semblable aux autres créatures les plus favorisées de Dieu ; vous paraissez riche, vous êtes belle, vous vous exprimez raisonnablement, votre visage ne porte aucune trace de cette terrible et mystérieuse maladie qu’on appelle la possession.
– Madame, c’est dans ma vie, c’est dans les aventures de cette vie que réside le secret sinistre que je voudrais me cacher à moi-même.
– Expliquez-vous, voyons. Suis-je donc la première à qui vous parlez de votre malheur ? Vos parents, vos amis ?
– Mes parents ! s’écria la jeune femme en croisant les mains avec douleur ; pauvres parents ! les reverrai-je jamais ? Des amis, ajouta-t-elle avec amertume, hélas ! Madame, est-ce que j’ai des amis !
– Voyons, procédons par ordre, mon enfant, dit Madame Louise essayant de tracer un chemin aux paroles de l’étrangère. Quels sont vos parents, et comment les avez-vous quittés ?
– Madame, je suis romaine, et j’habitais Rome avec eux. Mon père est de vieille noblesse ; mais, comme tous les patriciens de Rome, il est pauvre. J’ai de plus ma mère et un frère aîné. En France, m’a-t-on dit, lorsqu’une famille aristocratique comme l’est la mienne a un fils et une fille, on sacrifie la dot de la fille pour acheter l’épée du fils. Chez nous, on sacrifie la fille pour pousser le fils dans les ordres. Or, je n’ai, moi, reçu aucune éducation, parce qu’il fallait faire l’éducation de mon frère, qui étudie, comme disait naïvement ma mère, afin de devenir cardinal.
– Après ?
– Il en résulte, Madame, que mes parents s’imposèrent tous les sacrifices qu’il était en leur pouvoir de s’imposer pour aider mon frère, et que l’on résolut de me faire prendre le voile chez les carmélites de Subiaco.
– Et vous, que disiez-vous ?
– Rien, Madame. Dès ma jeunesse, on m’avait présenté cet avenir comme une nécessité. Je n’avais ni force ni volonté. On ne me consultait pas, d’ailleurs, on ordonnait, et je n’avais pas autre chose à faire que d’obéir.
– Cependant…
– Madame, nous n’avons, nous autres filles romaines, que désirs et impuissance. Nous aimons le monde comme les damnés aiment le paradis, sans le connaître. D’ailleurs, j’étais entourée d’exemples qui m’eussent condamnée si l’idée m’était venue de résister, mais elle ne me vint pas. Toutes les amies que j’avais connues et qui, comme moi, avaient des frères, avaient payé leur dette à l’illustration de la famille. J’aurais été mal fondée à me plaindre ; on ne me demandait rien qui sortît des habitudes générales. Ma mère me caressa un peu plus seulement, quand le jour s’approcha pour moi de la quitter.
« Enfin le jour où je devais commencer mon noviciat arriva, mon père réunit cinq cents écus romains destinés à payer ma dot au couvent, et nous partîmes pour Subiaco.
« Il y a huit à neuf lieues de Rome à Subiaco ; mais les chemins de la montagne sont si mauvais, que, cinq heures après notre départ, nous n’avions fait encore que trois lieues. Cependant le voyage, tout fatigant qu’il était en réalité, me plaisait. Je lui souriais comme à mon dernier bonheur, et tout le long du chemin je disais tout bas adieu aux arbres, aux buissons, aux pierres, aux herbes desséchées même. Qui savait si là-bas, au couvent, il y avait de l’herbe, des pierres, des buissons et des arbres !
« Tout à coup, au milieu de mes rêves, et comme nous passions entre un petit bois et une masse de rochers crevassés, la voiture s’arrêta, j’entendis ma mère pousser un cri, mon père fit un mouvement pour saisir des pistolets. Mes yeux et mon esprit retombèrent du ciel sur la terre ; nous étions arrêtés par des bandits.
– Pauvre enfant ! dit Madame Louise, qui prenait de plus en plus intérêt à ce récit.
– Eh bien, vous le dirai-je, Madame ? je ne fus pas fort effrayée, car ces hommes nous arrêtaient pour notre argent, et l’argent qu’ils allaient nous prendre était destiné à payer ma dot au couvent. S’il n’y avait plus de dot, mon entrée au couvent était retardée pour tout le temps qu’il faudrait à mon père pour en trouver une autre, et je savais la peine et le temps que ces cinq cents écus avaient coûté à réunir.
« Mais quand, après ce premier butin partagé, au lieu de nous laisser continuer notre route, les bandits s’élancèrent sur moi, quand je vis les efforts de mon père pour me défendre, quand je vis les larmes de ma mère pour les supplier, je compris qu’un grand malheur, qu’un malheur inconnu me menaçait, et je me mis à crier miséricorde, par ce sentiment naturel qui vous porte à appeler au secours ; car je savais bien que j’appelais inutilement, et que dans ce lieu sauvage personne ne m’entendrait.
« Aussi, sans s’inquiéter de mes cris, des larmes de ma mère, des efforts de mon père, les bandits me lièrent les mains derrière le dos, et, me brûlant de leurs regards hideux que je compris alors tant la terreur me faisait clairvoyante, ils se mirent, avec des dés qu’ils tirèrent de leur poche, à jouer sur le mouchoir de l’un d’eux.
« Ce qui m’effraya le plus, c’est qu’il n’y avait point d’enjeu sur l’ignoble tapis.
« Pendant le temps que les dés passèrent de main en main, je frissonnai ; car je compris que j’étais la chose qu’ils jouaient.
« Tout à coup, l’un d’eux, poussant un rugissement de triomphe, se leva, tandis que les autres blasphémaient en grinçant des dents, courut à moi, me saisit dans ses bras et posa ses lèvres sur les miennes.
« Le contact d’un fer rouge ne m’eût point fait pousser un cri plus déchirant.
« – Oh ! la mort, la mort, mon Dieu ! m’écriai-je.
« Ma mère se roulait sur la terre, mon père s’évanouit.
« Je n’avais plus qu’un espoir : c’est que l’un ou l’autre des bandits qui avaient perdu me tuerait, dans un moment de rage, d’un coup du couteau qu’ils serraient dans leurs mains crispées.
« J’attendais le coup, je l’espérais, je l’invoquais.
« Tout à coup un homme à cheval parut dans le sentier.
« Il avait parlé bas à une des sentinelles, qui l’avait laissé passer en échangeant un signe avec lui.
« Cet homme, de taille moyenne, d’une physionomie imposante, d’un coup d’œil résolu, continua de s’avancer calme et tranquille au pas ordinaire de son cheval.
« Arrivé en face de moi, il s’arrêta.
« Le bandit, qui déjà m’avait prise dans ses bras, et qui commençait à m’emmener, se retourna au premier coup de sifflet que cet homme donna dans le manche de son fouet.
« Le bandit me laissa glisser jusqu’à terre.
« – Viens ici, dit l’inconnu.
« Et, comme le bandit hésitait, l’inconnu forma un angle avec son bras, posa deux doigts écartés sur sa poitrine. Et, comme si ce signe eût été l’ordre d’un maître tout-puissant, le bandit s’approcha de l’inconnu.
« Celui-ci se pencha à l’oreille du bandit, et tout bas prononça ce mot :
« – Mac.
« Il ne prononça que ce seul mot, j’en suis sûre, moi qui regardais comme on regarde le couteau qui va vous tuer, moi qui écoutais comme on écoute quand la parole qu’on attend doit être la mort ou la vie.
« – Benac, répondit le brigand.
« Puis, dompté comme un lion et rugissant comme lui, il revint à moi, détacha la corde qui me liait les poignets, et alla en faire autant à mon père et à ma mère.
« Alors, comme l’argent était déjà partagé, chacun vint à son tour déposer sa part sur une pierre. Pas un écu ne manqua aux cinq cents écus.
« Pendant ce temps, je me sentais revivre aux bras de mon père et de ma mère.
« – Maintenant, allez…, dit l’inconnu aux bandits.
« Les bandits obéirent et rentrèrent dans le bois jusqu’au dernier.
« – Lorenza Feliciani, dit alors l’étranger en me couvrant de son regard surhumain, continue ta route maintenant, tu es libre.
« Mon père et ma mère remercièrent l’étranger qui me connaissait, et que nous ne connaissions pas, nous. Puis ils remontèrent dans la voiture. Je les suivis comme à regret, car je ne sais quelle puissance étrange, irrésistible m’attirait vers mon sauveur.
« Lui était resté immobile à la même place, comme pour continuer de nous protéger.
« Je l’avais regardé tant que j’avais pu le voir, et ce n’est que lorsque je l’eus perdu de vue tout à fait que l’oppression qui serrait ma poitrine disparut.
« Deux heures après, nous étions à Subiaco.
– Mais quel était donc cet homme extraordinaire ? demanda la princesse, émue de la simplicité de ce récit.
– Daignez encore m’écouter, Madame, dit Lorenza. Hélas ! tout n’est pas fini !
– J’écoute, dit Madame Louise.
La jeune femme continua :
– Nous arrivâmes à Subiaco deux heures après cet événement.
« Pendant toute la route, nous n’avions fait que nous entretenir, mon père, ma mère et moi, de ce singulier sauveur qui nous était venu tout à coup, mystérieux et puissant, comme un envoyé du ciel.
« Mon père, moins crédule que moi, le soupçonnait chef d’une de ces bandes qui, bien que divisées en fragments autour de Rome, relèvent de la même autorité, et sont inspectées de temps en temps par le chef suprême, lequel, investi d’une autorité absolue, récompense, punit et partage.
« Mais moi, moi qui cependant ne pouvais lutter d’expérience avec mon père ; moi qui obéissais à mon instinct, qui subissais le pouvoir de ma reconnaissance, je ne croyais pas, je ne pouvais pas croire que cet homme fût un bandit.
« Aussi, dans mes prières de chaque soir à la Vierge, je consacrais une phrase destinée à appeler les grâces de la madone sur mon sauveur inconnu.
« Dès le même jour, j’entrai au couvent. La dot était retrouvée, rien n’empêchait qu’on ne m’y reçût. J’étais plus triste, mais aussi plus résignée que jamais. Italienne et superstitieuse, cette idée m’était venue que Dieu tenait à me posséder pure, entière et sans tache, puisqu’il m’avait délivrée de ces bandits, suscités sans doute par le démon pour souiller la couronne d’innocence que Dieu seul devait détacher de mon front. Aussi m’élançai-je avec toute l’ardeur de mon caractère dans les empressements de mes supérieurs et de mes parents. On me fit adresser une demande au souverain pontife à l’effet de me voir dispensée du noviciat. Je l’écrivis, je la signai. Elle avait été rédigée par mon père dans les termes d’un si violent désir, que Sa Sainteté crut voir dans cette demande l’ardente aspiration d’une âme dégoûtée du monde vers la solitude. Elle accorda tout ce qu’on lui demandait, et le noviciat d’un an, de deux ans quelquefois pour les autres, fut, par faveur spéciale, fixé pour moi à un mois.
« On m’annonça cette nouvelle, qui ne me causa ni douleur ni joie. On eût dit que j’étais déjà morte au monde, et que l’on opérait sur un cadavre auquel son ombre impassible survivait seule.
« Quinze jours on me tint renfermée, de crainte que l’esprit mondain me vînt saisir. Vers le matin de ce quinzième jour, je reçus l’ordre de descendre à la chapelle avec les autres sœurs.
« En Italie, les chapelles des couvents sont des églises publiques. Le pape ne croit pas sans doute qu’il soit permis à un prêtre de confisquer Dieu en quelque endroit qu’il se manifeste à ses adorateurs.
« J’entrai dans le chœur, et je pris ma stalle. Il y avait entre les toiles vertes qui fermaient les grilles de ce chœur, ou plutôt qui affectaient de les fermer, il y avait, dis-je, un espace assez grand pour que l’on distinguât la nef.
« Je vis, par cet espace donnant pour ainsi dire sur la terre, un homme demeuré seul debout au milieu de la foule prosternée. Cet homme me regardait, ou plutôt il me dévorait des yeux. Je sentis alors cet étrange mouvement de malaise que j’avais déjà éprouvé ; cet effet surhumain qui m’attirait pour ainsi dire hors de moi-même, comme à travers une feuille de papier, une planche, un plat même, j’avais vu mon frère attirer une aiguille avec un fer aimanté.
« Hélas ! vaincue, subjuguée, sans force contre cette attraction, je me penchai vers lui, je joignis les mains comme on les joint devant Dieu, et des lèvres et du cœur à la fois je lui dis :
« – Merci, merci !
« Mes sœurs me regardèrent avec surprise ; elles n’avaient rien compris à mon mouvement, rien compris à mes paroles ; elles suivirent la direction de mes mains, de mes yeux, de ma voix. Elles se haussèrent sur leurs stalles pour regarder à leur tour dans la nef. Je regardai aussi en tremblant.
« L’étranger avait disparu.
« Elles m’interrogèrent, mais je ne sus que rougir, pâlir et balbutier.
« Depuis ce moment, Madame, s’écria Lorenza avec désespoir, depuis ce moment, je suis au pouvoir du démon !
– Je ne vois rien de surnaturel en tout cela cependant, ma sœur, répondit la princesse avec un sourire ; calmez-vous donc et continuez.
– Oh ! parce que vous ne pouvez pas sentir ce que j’éprouvais, moi.
– Qu’éprouvâtes-vous ?
– La possession tout entière : mon cœur, mon âme, ma raison, le démon possédait tout.
– Ma sœur, j’ai bien peur que ce démon ne fût l’amour ! dit Madame Louise.
– Oh ! l’amour ne m’eût point fait souffrir ainsi, l’amour n’eût point oppressé mon cœur, l’amour n’eût point secoué tout mon corps comme le vent d’orage fait d’un arbre, l’amour ne m’eût pas donné la mauvaise pensée qui me vint.
– Dites cette mauvaise pensée, mon enfant.
– J’aurais dû tout avouer à mon confesseur, n’est-ce pas, Madame ?
– Sans doute.
– Eh bien, le démon qui me possédait me souffla tout bas, au contraire, de garder le secret. Pas une religieuse, peut-être, n’était entrée dans le cloître sans laisser dans le monde qu’elle abandonnait un souvenir d’amour, beaucoup avaient un nom dans le cœur en invoquant le nom de Dieu. Le directeur était habitué à de pareilles confidences. Eh bien, moi, si pieuse, si timide, si candidement innocente, moi qui, avant ce fatal voyage de Subiaco, n’avais jamais échangé une seule parole avec un autre homme que mon frère, moi qui depuis lors n’avais croisé que deux fois mon regard avec l’inconnu, je me figurai, Madame, qu’on m’attribuerait avec cet homme une de ces intrigues qu’avant de prendre le voile chacune de nos sœurs avait eues avec leurs regrettés amants.
– Mauvaise pensée, en effet, dit Madame Louise ; mais c’est encore un démon bien innocent que celui qui n’inspire à la femme qu’il possède que de semblables pensées. Continuez.
– Le lendemain, on me demanda au parloir. Je descendis ; je trouvai une de mes voisines de la via Frattina, à Rome, jeune femme qui me regrettait beaucoup, parce que chaque soir nous causions et chantions ensemble.
« Derrière elle, auprès de la porte, un homme enveloppé d’un manteau l’attendait comme eût fait un valet. Cet homme ne se tourna point vers moi ; cependant, moi, je me tournai vers lui. Il ne me parla point, et cependant je le devinai ; c’était encore mon protecteur inconnu.
« Le même trouble que j’avais déjà éprouvé se répandit dans mon cœur. Je me sentis tout entière envahie par la puissance de cet homme. Sans les barreaux qui me retenaient captive, j’eusse bien certainement été à lui. Il y avait dans l’ombre de son manteau des rayonnements étranges qui m’éblouissaient. Il y avait dans son silence obstiné des bruits entendus de moi seule, et qui me parlaient une langue harmonieuse.
« Je pris sur moi-même toute la puissance que je pouvais avoir, et demandai à ma voisine de la via Frattina quel était cet homme qui l’accompagnait.
« Elle ne le connaissait point. Son mari devait venir avec elle ; mais, au moment de partir, il était rentré accompagné de cet homme, et lui avait dit :
« – Je ne puis te conduire à Subiaco, mais voici mon ami qui t’accompagnera.
« Elle n’en avait pas demandé davantage, tant elle avait envie de me revoir, et elle était venue dans la compagnie de l’inconnu.
« Ma voisine était une sainte femme ; elle vit dans un coin du parloir une madone qui avait la réputation d’être fort miraculeuse, elle ne voulut point sortir sans y avoir fait sa prière, elle alla s’agenouiller devant elle.
« Pendant ce temps, l’homme entra sans bruit, s’approcha lentement de moi, ouvrit son manteau et plongea ses regards dans les miens comme il eût fait de deux rayons ardents.
« J’attendais qu’il parlât ; ma poitrine se soulevait pour ainsi dire, montant comme une vague au-devant de sa parole ; mais il se contenta d’étendre ses deux mains au-dessus de ma tête en les approchant de la grille qui nous séparait. Aussitôt, une extase inouïe s’empara de moi ; il me souriait. Je lui rendis son sourire tout en fermant les yeux comme écrasée sous une langueur infinie. Pendant ce temps, comme s’il n’avait pas désiré autre chose que de s’assurer de sa puissance sur moi, il disparut ; à mesure qu’il s’éloignait, je reprenais mes sens ; cependant j’étais encore sous l’empire de cette étrange hallucination, quand ma voisine de la via Frattina, ayant achevé sa prière, se releva, prit congé de moi, m’embrassa et sortit à son tour.
« En me déshabillant le soir, je trouvai sous ma guimpe un billet qui contenait seulement ces trois lignes :
« À Rome, celui qui aime une religieuse est puni de mort. Donnerez vous la mort à qui vous devez la vie ? »
« De ce jour, Madame, la possession fut complète, car je mentis à Dieu, en ne lui avouant pas que je songeais à cet homme autant et plus qu’à lui. »
Lorenza, effrayée elle-même de ce qu’elle venait de dire, s’arrêta pour interroger la physionomie si douce et si intelligente de la princesse.
– Tout cela n’est point de la possession, dit Madame Louise de France avec fermeté. C’est une malheureuse passion, je vous le répète, et, je vous l’ai dit, les choses du monde ne doivent point entrer jusqu’ici, sinon à l’état de regrets.
– Des regrets, Madame ? s’écria Lorenza. Quoi ! vous me voyez en larmes, en prières, vous me voyez à genoux vous suppliant de me soustraire au pouvoir infernal de cet homme, et vous me demandez si j’ai des regrets ? Oh ! j’ai plus que des regrets ; j’ai des remords !
– Cependant, jusqu’à cette heure…, dit Madame Louise.
– Attendez, attendez jusqu’au bout, fit Lorenza, et alors ne me jugez pas trop sévèrement, je vous en supplie, Madame.
– L’indulgence et la douceur me sont recommandées, et je suis aux ordres de la souffrance.
– Merci ! oh ! merci ! vous êtes véritablement l’ange consolateur que j’étais venue chercher.
« Nous descendions à la chapelle trois jours par semaine ; à chacun de ces offices, l’inconnu assista. J’avais voulu résister ; j’avais dit que j’étais malade ; j’avais résolu que je ne descendrais point. Faiblesse humaine ! quand venait l’heure, je descendais malgré moi, et, comme si une force supérieure à ma volonté m’eût poussée, alors, s’il n’était point arrivé, j’avais quelques instants de calme et de bien-être ; mais, à mesure qu’il approchait, je le sentais venir. J’aurais pu dire : il est à cent pas, il est au seuil de la porte, il est dans l’église, et cela sans regarder de son côté ; puis, dès qu’il était arrivé à sa place accoutumée, mes yeux fussent-ils fixés sur mon livre de prières pour l’invocation la plus sainte, mes yeux se détournaient pour s’arrêter sur lui.
« Alors, si longtemps que se prolongeât l’office, je ne pouvais plus lire ni prier. Toute ma pensée, toute ma volonté, toute mon âme étaient dans mes regards, et tous mes regards étaient pour cet homme, qui, je le sentais bien, me disputait à Dieu.
« D’abord, je n’avais pu le regarder sans crainte ; ensuite, je le désirai ; enfin, je courus avec la pensée au-devant de lui. Et souvent, comme on voit dans un songe, il me semblait le voir la nuit dans la rue ou le sentir passer sous ma fenêtre.
« Cet état n’avait point échappé à mes compagnes. La supérieure en fut avertie ; elle prévint ma mère. Trois jours avant celui où je devais prononcer mes vœux, je vis entrer dans ma cellule les trois seuls parents que j’eusse au monde : mon père, ma mère, mon frère.
« Ils venaient pour m’embrasser encore une fois, disaient-ils, mais je vis bien qu’ils avaient un autre but, car, restée seule avec moi, ma mère m’interrogea. Dans cette circonstance, il est facile de reconnaître l’influence du démon, car, au lieu de lui tout dire, comme j’eusse dû le faire, je niai tout obstinément.
« Le jour où je devais prendre le voile était venu au milieu d’une étrange lutte que je soutenais en moi-même, désirant et redoutant l’heure qui me donnerait tout entière à Dieu, et sentant bien que, si le démon avait quelque tentative suprême à faire sur moi, ce serait à cette heure solennelle qu’il l’essayerait.
– Et cet homme étrange ne vous avait pas écrit depuis la première lettre que vous trouvâtes dans votre guimpe ? demanda la princesse.
– Jamais, Madame.
– À cette époque, vous ne lui aviez jamais parlé ?
– Jamais, sinon mentalement.
– Ni écrit ?
– Oh ! jamais.
– Continuez. Vous en étiez au jour où vous prîtes le voile.
– Ce jour-là, comme je le disais à Votre Altesse, je devais enfin voir finir mes tortures ; car, tout mêlé qu’il était d’une douceur étrange, c’était un supplice inimaginable pour une âme restée chrétienne que l’obsession d’une pensée, d’une forme toujours présente et imprévue, toujours railleuse par l’à-propos qu’elle mettait à m’apparaître juste dans mes moments de lutte contre elle et par son obstination à me dominer alors invinciblement. Aussi il y avait des moments où j’appelais cette heure sainte de tous mes vœux. Quand je serai à Dieu, me disais-je, Dieu saura bien me défendre, comme il m’a défendue lors de l’attaque des bandits. J’oubliais que, lors de l’attaque des bandits, Dieu ne m’avait défendue que par l’entremise de cet homme.
« Cependant, l’heure de la cérémonie était venue. J’étais descendue à l’église, pâle, inquiète, et cependant moins agitée que d’habitude ; mon père, ma mère, mon frère, cette voisine de la via Frattina qui m’était venue voir, tous nos autres amis étaient dans l’église, tous les habitants des villages voisins étaient accourus, car le bruit s’était répandu que j’étais belle, et une belle victime, dit-on, est plus agréable au Seigneur. L’office commença.
« Je le hâtais de tous mes vœux, de toutes mes prières, car il n’était pas dans l’église, et je me sentais, lui absent, assez maîtresse de mon libre arbitre. Déjà le prêtre se tournait vers moi, me montrant le Christ auquel j’allais me consacrer, déjà j’étendais les bras vers ce seul et unique Sauveur donné à l’homme, quand le tremblement habituel qui m’annonçait son approche commença d’agiter mes membres, quand le coup qui comprimait ma poitrine m’indiqua qu’il venait de mettre le pied sur le seuil de l’église, quand enfin l’attraction irrésistible amena mes yeux du côté opposé à l’autel, quelques efforts qu’ils fissent pour rester fidèles au Christ.
« Mon persécuteur était debout près de la chaire et plus appliqué que jamais à me regarder.
« De ce moment, je lui appartenais ; plus d’office, plus de cérémonie, plus de prières.
« Je crois que l’on me questionna selon le rite, mais je ne répondis pas. Je me souviens que l’on me tira par le bras et que je vacillai comme une chose inanimée que l’on déplace de sa base. On me montra des ciseaux sur lesquels un rayon du soleil venait refléter son éclair terrible : l’éclair ne me fit pas sourciller. Un instant après, je sentis le froid du fer sur mon cou, le grincement de l’acier dans ma chevelure.
« En ce moment, il me sembla que toutes les forces me manquaient, que mon âme s’élançait de mon corps pour aller à lui, et je tombai étendue sur la dalle, non pas, chose étrange, comme une personne évanouie, mais comme une personne prise de sommeil. J’entendis un grand murmure puis je devins sourde, muette, insensible. La cérémonie fut interrompue avec un épouvantable tumulte. »
La princesse joignit les mains avec compassion.
– N’est-ce pas, dit Lorenza, que c’est là un terrible événement, et dans lequel il est facile de reconnaître l’intervention de l’ennemi de Dieu et des hommes ?
– Prenez garde, dit la princesse avec un accent de tendre compassion, prenez garde, pauvre femme, je crois que vous avez trop de pente à attribuer au merveilleux ce qui n’est que l’effet d’une faiblesse naturelle. En voyant cet homme, vous vous êtes évanouie, et voilà tout ; il n’y a rien autre chose ; continuez.
– Oh ! Madame, Madame, ne me dites pas cela, s’écria Lorenza, ou, du moins, attendez, pour porter un jugement, que vous ayez tout entendu. Rien de merveilleux ! continua-t-elle ; mais alors n’est-ce pas, je fusse revenue à moi, dix minutes, un quart d’heure, une heure après mon évanouissement ? Je me serais entretenue avec mes sœurs, j’aurais repris courage et foi parmi elles ?
– Sans doute, dit Madame Louise. Eh bien ! n’est-ce pas ainsi que la chose est arrivée ?
– Madame, dit Lorenza d’une voix sourde et accélérée, lorsque je revins à moi, il faisait nuit. Un mouvement rapide et saccadé me fatiguait depuis quelques minutes. Je soulevai ma tête, croyant être sous la voûte de la chapelle ou sous les rideaux de ma cellule. Je vis des rochers, des arbres, des nuages ; puis, au milieu de tout cela, je sentais une haleine tiède qui me caressait le visage, je crus que la sœur infirmière me prodiguait ses soins, et je voulus la remercier… Madame, ma tête reposait sur la poitrine d’un homme, et cet homme était mon persécuteur. Je portai les yeux et les mains sur moi-même pour m’assurer si je vivais ou du moins si je veillais. Je poussai un cri. J’étais vêtue de blanc. J’avais sur le front une couronne de roses blanches, comme une fiancée ou comme une morte.
La princesse poussa un cri ; Lorenza laissa tomber sa tête dans ses deux mains.
– Le lendemain, continua en sanglotant Lorenza, le lendemain je vérifiai le temps qui s’était écoulé : nous étions au mercredi. J’étais donc restée pendant trois jours sans connaissance ; pendant ces trois jours, j’ignore entièrement ce qui s’est passé.
Chapitre LI. Le comte de Fœnix §
Pendant longtemps un silence profond laissa les deux femmes, l’une à ses méditations douloureuses, l’autre à son étonnement, facile à comprendre.
Enfin Madame Louise rompit la première le silence.
– Et vous n’avez rien fait pour faciliter cet enlèvement ? dit-elle.
– Rien, Madame.
– Et vous ignorez comment vous êtes sortie du couvent ?
– Je l’ignore.
– Cependant un couvent est bien fermé, bien gardé ; il y a des barreaux aux fenêtres, des murs presque infranchissables, une tourière qui ne quitte pas ses clefs. Cela est ainsi, en Italie surtout, où les règles sont plus sévères encore qu’en France.
– Que vous dirai-je, Madame, quand moi-même depuis ce moment je m’abîme à creuser mes souvenirs sans y rien trouver ?
– Mais vous lui reprochâtes votre enlèvement ?
– Sans doute.
– Que vous répondit-il pour s’excuser ?
– Qu’il m’aimait.
– Que lui dites-vous ?
– Qu’il me faisait peur.
– Vous ne l’aimiez donc pas ?
– Oh ! non, non !
– En étiez-vous bien sûre ?
– Hélas ! Madame, c’était un sentiment étrange que j’éprouvais pour cet homme. Lui là, je ne suis plus moi, je suis lui ; ce qu’il veut, je le veux ; ce qu’il ordonne, je le fais ; mon âme n’a plus de puissance, mon esprit plus de volonté : un regard me dompte et me fascine. Tantôt il semble pousser jusqu’au fond de mon cœur des pensées qui ne sont pas miennes, tantôt il semble attirer au dehors de moi des idées si bien cachées jusqu’alors à moi-même, que je ne les avais pas devinées. Oh ! vous voyez bien, Madame, qu’il y a magie.
– C’est étrange, au moins, si ce n’est pas surnaturel, dit la princesse. Mais, après cet événement, comment viviez-vous avec cet homme ?
– Il me témoignait une vive tendresse, un sincère attachement.
– C’était un homme corrompu peut-être ?
– Je ne le crois pas ; au contraire, il y a quelque chose de l’apôtre dans sa manière de parler.
– Allons, vous l’aimez, avouez-le.
– Non, non, Madame, dit la jeune femme avec une douloureuse volonté, non, je ne l’aime pas.
– Alors vous auriez dû fuir, vous auriez dû en appeler aux autorités, vous réclamer de vos parents.
– Madame, il me surveillait tellement, que je ne pouvais fuir.
– Que n’écriviez-vous ?
– Nous nous arrêtions partout sur la route dans des maisons qui semblaient lui appartenir, où chacun lui obéissait. Plusieurs fois je demandai du papier, de l’encre et des plumes ; mais ceux à qui je m’adressais étaient renseignés par lui ; jamais aucun ne me répondit.
– Mais en route, comment voyagiez-vous ?
– D’abord en chaise de poste ; mais à Milan nous trouvâmes non plus une chaise de poste, mais une espèce de maison roulante dans laquelle nous continuâmes notre chemin.
– Mais enfin il était obligé parfois de vous laisser seule ?
– Oui. Alors il s’approchait de moi ; il me disait : « Dormez. » Et je m’endormais, et ne me réveillais qu’à son retour.
Madame Louise secoua la tête d’un air d’incrédulité.
– Vous ne désiriez pas fuir bien énergiquement, dit-elle ; sans quoi, vous y fussiez parvenue.
– Hélas ! il me semble cependant que si, Madame… Mais aussi peut-être étais-je fascinée !
– Par ses paroles d’amour, par ses caresses ?
– Il me parlait rarement d’amour, Madame, et, à part un baiser sur le front le soir et un autre baiser au front le matin, je ne me rappelle point qu’il m’ait jamais fait d’autres caresses.
– Étrange, étrange, en vérité ! murmura la princesse.
Cependant, sous l’empire d’un soupçon, elle reprit :
– Voyons, répétez-moi que vous ne l’aimez pas.
– Je vous le répète, Madame.
– Redites-moi que nul lien terrestre ne vous attache à lui.
– Je vous le redis.
– Que, s’il vous réclame, il n’aura aucun droit à faire valoir.
– Aucun !
– Mais enfin, continua la princesse, comment êtes-vous venue ici ? Voyons, car je m’y perds.
– Madame, j’ai profité d’un violent orage qui nous surprit un peu au delà d’une ville qu’on appelle, je crois, Nancy. Il avait quitté sa place près de moi ; il était entré dans le second compartiment de sa voiture, pour causer avec un vieillard qui habitait ce second compartiment, je sautai sur son cheval et je m’enfuis.
– Et qui vous fit donner la préférence à la France, au lieu de retourner en Italie ?
– Je réfléchis que je ne pouvais retourner à Rome, puisque bien certainement on devait croire que j’avais agi de complicité avec cet homme ; j’y étais déshonorée, mes parents ne m’eussent point reçue.
« Je résolus donc de fuir à Paris et d’y vivre cachée, ou bien de gagner quelque autre capitale où je pusse me perdre à tous les regards et aux siens surtout.
« Quand j’arrivai à Paris, toute la ville était émue de votre retraite aux Carmélites, Madame ; chacun vantait votre piété, votre sollicitude pour les malheureux, votre compassion pour les affligés. Ce me fut un trait de lumière, Madame ; je fus frappée de cette conviction que vous seule étiez assez généreuse pour m’accueillir, assez puissante pour me défendre.
– Vous en appelez toujours à ma puissance, mon enfant ; il est donc bien puissant, lui ?
– Oh ! oui.
– Mais qui est-il ? Voyons ! Par délicatesse, j’ai jusqu’à présent tardé à vous le demander ; cependant, si je dois vous défendre, faut-il encore que je sache contre qui.
– Oh ! Madame, voilà encore en quoi il m’est impossible de vous éclairer. J’ignore complètement qui il est et ce qu’il est : tout ce que je sais, c’est qu’un roi n’inspire pas plus de respect, un dieu plus d’adorations que n’en ont pour lui les gens auxquels il daigne se révéler.
– Mais son nom ? comment s’appelle-t-il ?
– Madame, je l’ai entendu appeler de bien des noms différents. Cependant, deux seulement me sont restés dans la mémoire. L’un est celui que lui donne ce vieillard dont je vous ai déjà parlé et qui fut notre compagnon de voyage depuis Milan jusqu’à l’heure où je l’ai quitté : l’autre est celui qu’il se donnait lui-même.
– Quel était le nom dont l’appelait le vieillard ?
– Acharat… N’est-ce pas un nom antichrétien, dites, Madame ?…
– Et celui qu’il se donnait à lui-même ?
– Joseph Balsamo.
– Et lui ?
– Lui !… connaît tout le monde, devine tout le monde ; il est contemporain de tous les temps ; il vécut dans tous les âges ; il parle… oh ! mon Dieu ! pardonnez-lui de pareils blasphèmes ! non seulement d’Alexandre, de César, de Charlemagne, comme s’il les avait connus, et cependant, je crois que tous ces hommes-là sont morts depuis bien longtemps, mais encore de Caïphe, de Pilate, de Notre Seigneur Jésus-Christ, enfin, comme s’il eût assisté à son martyre.
– C’est quelque charlatan alors, dit la princesse.
– Madame, je ne sais peut-être point parfaitement ce que veut dire en France le nom que vous venez de prononcer ; mais ce que je sais, c’est que c’est un homme dangereux, terrible, devant lequel tout plie, tout tombe, tout s’écroule ; que l’on croit sans défense, et qui est armé ; que l’on croit seul, et qui fait sortir des hommes de terre. Et cela sans force, sans violence, avec un mot, un geste… en souriant.
– C’est bien, dit la princesse, quel que soit cet homme, rassurez-vous, mon enfant, vous serez protégée contre lui.
– Par vous, n’est-ce pas, Madame ?
– Oui, par moi, et cela tant que vous ne renoncerez pas vous-même à cette protection. Mais ne croyez plus, mais surtout ne cherchez plus à me faire croire aux surnaturelles visions que votre esprit malade a enfantées. Les murs de Saint-Denis, en tout cas, vous seront un rempart assuré contre le pouvoir infernal, et même, croyez-moi, contre un pouvoir bien plus à craindre, contre le pouvoir humain. Maintenant, madame, que comptez-vous faire ?
– Avec ces bijoux qui m’appartiennent, Madame, je compte payer ma dot dans un couvent, dans celui-ci, si c’est possible.
Et Lorenza déposa sur une table de précieux bracelets, des bagues de prix, un diamant magnifique et de superbes boucles d’oreilles. Le tout pouvait valoir vingt mille écus.
– Ces bijoux sont à vous ? demanda la princesse.
– Ils sont à moi, Madame ; il me les a donnés, et je les rends à Dieu. Je ne désire qu’une chose.
– Laquelle ? Dites !
– C’est que son cheval arabe Djérid, qui fut l’instrument de ma délivrance, lui soit rendu s’il le réclame.
– Mais vous, à aucun prix, n’est-ce pas, vous ne voulez retourner avec lui ?
– Moi, je ne lui appartiens pas.
– C’est vrai, vous l’avez dit. Ainsi, madame, vous continuez à vouloir entrer à Saint-Denis et à continuer les pratiques de religion interrompues à Subiaco par l’étrange événement que vous m’avez raconté ?
– C’est mon vœu le plus cher, Madame, et je sollicite cette faveur à vos genoux.
– Eh bien ! soyez tranquille, mon enfant, dit la princesse, dès aujourd’hui vous vivrez parmi nous, et, lorsque vous nous aurez montré combien vous tenez à obtenir cette faveur ; lorsque, par votre exemplaire conduite, à laquelle je m’attends, vous l’aurez méritée, ce jour-là vous appartiendrez au Seigneur et je vous réponds que nul ne vous enlèvera de Saint-Denis lorsque la supérieure veillera sur vous.
Lorenza se précipita aux pieds de sa protectrice, lui prodiguant les plus tendres, les plus sincères remerciements.
Mais tout à coup elle se releva sur un genou, écouta, pâlit, trembla.
– Oh ! mon Dieu ! dit-elle, mon Dieu ! mon Dieu !
– Quoi ? demanda Madame Louise.
– Tout mon corps tremble ! Ne le voyez-vous pas ? Il vient ! Il vient !
– Qui cela ?
– Lui ! Lui qui a juré de me perdre.
– Cet homme ?
– Oui, cet homme. Ne voyez-vous pas comme mes mains tremblent ?
– En effet.
– Oh ! s’écria-t-elle, le coup au cœur ; il approche, il approche !
– Vous vous trompez.
– Non, non, Madame. Tenez, malgré moi, il m’attire, voyez ; retenez-moi, retenez-moi.
Madame Louise saisit la jeune femme par le bras.
– Mais remettez-vous, pauvre enfant, dit-elle ; fût-ce lui, mon Dieu, vous êtes ici en sûreté.
– Il approche, il approche, vous dis-je ! s’écria Lorenza, terrifiée, anéantie, les yeux fixes, le bras étendu vers la porte de la chambre.
– Folie ! Folie ! dit la princesse. Est-ce que l’on entre ainsi chez Madame Louise de France ?… Il faudrait que cet homme fût porteur d’un ordre du roi.
– Oh ! Madame, je ne sais comment il est entré, s’écria Lorenza en se renversant en arrière ; mais ce que je sais, ce dont je suis certaine, c’est qu’il monte l’escalier… c’est qu’il est à dix pas d’ici à peine… c’est que le voilà !
Tout à coup la porte s’ouvrit ; la princesse recula, épouvantée malgré elle de cette coïncidence bizarre.
Une sœur parut.
– Qui est là ? demanda Madame, et que voulez-vous ?
– Madame, répondit la sœur, un gentilhomme vient de se présenter au couvent, qui veut parler à Votre Altesse royale.
– Son nom ?
– Monsieur le comte de Fœnix.
– Est-ce lui ? demanda la princesse à Lorenza, et connaissez-vous ce nom ?
– Je ne connais pas ce nom ; mais c’est lui, Madame, c’est lui.
– Que veut-il ? demanda la princesse à la religieuse.
– Chargé d’une mission près du roi de France par Sa Majesté le roi de Prusse, il voudrait, dit-il, avoir l’honneur d’entretenir un instant Votre Altesse royale.
Madame Louise réfléchit un instant ; puis, se retournant vers Lorenza :
– Entrez dans ce cabinet, dit-elle.
Lorenza obéit.
– Et vous, ma sœur, continua la princesse, faites entrer ce gentilhomme.
La sœur s’inclina et sortit.
La princesse s’assura que la porte du cabinet était bien close, et revint à son fauteuil, où elle s’assit, attendant, non sans une certaine émotion, l’événement qui allait s’accomplir.
Presque aussitôt, la sœur reparut. Derrière elle marchait cet homme que nous avons vu, le jour de la présentation, se faire annoncer chez le roi sous le nom du comte de Fœnix.
Il était revêtu du même costume, qui était un uniforme prussien, sévère dans sa coupe ; il portait la perruque militaire et le col noir ; ses grands yeux, si expressifs, s’abaissèrent en présence de Madame Louise, mais seulement pour donner au respect tout ce qu’un homme, si haut placé qu’il soit comme simple gentilhomme, doit de respect à une fille de France.
Mais les relevant aussitôt comme s’il eut craint d’être aussi d’une trop grande humilité :
– Madame, je rends grâce à Votre Altesse royale de la faveur qu’elle veut bien me faire. J’y comptais cependant, connaissant que Votre Altesse soutient généreusement tout ce qui est malheureux.
– En effet, monsieur, j’y essaie, dit la princesse avec dignité, car elle comptait terrasser, après dix minutes d’entretien, celui qui venait impudemment réclamer la protection d’autrui après avoir abusé de ses propres forces.
Le comte s’inclina sans paraître avoir compris le double sens des paroles de la princesse.
– Que puis-je donc pour vous, monsieur ? continua Madame Louise sur le même ton d’ironie.
– Tout, Madame.
– Parlez.
– Votre Altesse, que je ne fusse point, sans de graves motifs, venu importuner dans la retraite qu’elle s’est choisie, a donné, je le crois du moins, asile à une personne qui m’intéresse en tout point.
– Comment nommez-vous cette personne, monsieur ?
– Lorenza Feliciani.
– Et que vous est cette personne ? Est-ce votre alliée, votre parente, votre sœur ?
– C’est ma femme.
– Votre femme ? dit la princesse en élevant la voix, afin d’être entendue du cabinet ; Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix ?
– Lorenza Feliciani est la comtesse de Fœnix, oui, Madame, répondit le comte avec le plus grand calme.
– Je n’ai point de comtesse de Fœnix aux Carmélites, monsieur, répliqua sèchement la princesse.
Mais le comte ne se regarda point comme battu et continua :
– Peut-être bien, Madame, Votre Altesse n’est-elle pas bien persuadée encore que Lorenza Feliciani et la comtesse de Fœnix sont une seule et même personne ?
– Non, je l’avoue, dit la princesse, et vous avez deviné juste, monsieur ; ma conviction n’est point entière sur ce point.
– Votre Altesse veut-elle donner l’ordre que Lorenza Feliciani soit amenée devant elle, et alors elle ne conservera plus aucun doute. Je demande à Son Altesse pardon d’insister ainsi ; mais je suis tendrement attaché à cette jeune femme, et elle-même regrette, je crois, d’être séparée de moi.
– Le croyez-vous ?
– Oui, Madame, je le crois, si pauvre que soit mon mérite.
« Oh ! pensa la princesse, Lorenza avait dit vrai, et cet homme est effectivement un homme dangereux. »
Le comte gardait une contenance calme et se renfermait dans la plus stricte politesse de cour.
« Essayons de mentir », continua de penser Madame Louise.
– Monsieur, dit-elle, je n’ai point à vous remettre une femme qui n’est point ici. Je comprends que vous la cherchiez avec tant d’insistance, si vous l’aimez véritablement comme vous le dites ; mais, si vous voulez avoir quelque chance de la trouver, cherchez-la ailleurs, croyez-moi.
Le comte, en entrant, avait jeté un regard rapide sur tous les objets que renfermait la chambre de Madame Louise, et ses yeux s’étaient arrêtés un instant, rien qu’un instant, c’est vrai, mais ce seul regard avait suffi, sur la table placée dans un angle obscur de l’appartement, et c’était sur cette table que Lorenza avait placé ses bijoux, qu’elle avait offerts pour entrer aux Carmélites. Aux étincelles qu’ils jetaient dans l’ombre, le comte de Fœnix les avait reconnus.
– Si Votre Altesse royale voulait bien rappeler ses souvenirs, insista le comte, et c’est une violence que je la prie de vouloir bien se faire, elle se rappellerait que Lorenza Feliciani était tout à l’heure dans cette chambre, et qu’elle a déposé sur cette table les bijoux qui y sont, et qu’après avoir eu l’honneur de conférer avec Votre Altesse, elle s’est retirée.
Le comte de Fœnix saisit au passage le regard que jetait la princesse du côté du cabinet.
– Elle s’est retirée dans ce cabinet, acheva-t-il.
La princesse rougit, le comte continua :
– De sorte que je n’attends que l’agrément de Son Altesse pour lui ordonner d’entrer ; ce qu’elle fera à l’instant même, je n’en doute pas.
La princesse se rappela que Lorenza s’était enfermée en dedans, et que, par conséquent, rien ne pouvait la forcer de sortir que l’impulsion de sa propre volonté.
– Mais, dit-elle, ne cherchant plus à dissimuler le dépit qu’elle éprouvait d’avoir menti inutilement devant cet homme à qui l’on ne pouvait rien cacher, si elle entre, que fera-t-elle ?
– Rien, Madame ; elle dira seulement à Votre Altesse qu’elle désire me suivre, étant ma femme.
Ce dernier mot rassura la princesse, car elle se rappelait les protestations de Lorenza.
– Votre femme ! dit-elle, en êtes-vous bien sûr ?
Et l’indignation perçait sous ses paroles.
– On croirait, en vérité, que Votre Altesse ne me croit pas, dit poliment le comte. Ce n’est pas cependant une chose bien incroyable que le comte de Fœnix ait épousé Lorenza Feliciani, et que, l’ayant épousée, il redemande sa femme.
– Sa femme, encore ! s’écria Madame Louise avec impatience ; vous osez dire que Lorenza Feliciani est votre femme ?
– Oui, Madame, répondit le comte avec un naturel parfait, j’ose le dire, car cela est.
– Marié, vous êtes marié ?
– Je suis marié.
– Avec Lorenza ?
– Avec Lorenza.
– Légitimement ?
– Sans doute, et, si vous insistez, Madame, dans une dénégation qui me blesse…
– Eh bien, que ferez-vous ?
– Je mettrai sous vos yeux mon acte de mariage parfaitement en règle et signé du prêtre qui nous a unis.
La princesse tressaillit ; tant de calme brisait ses convictions.
Le comte ouvrit un portefeuille et développa un papier plié en quatre.
– Voilà la preuve de la vérité de ce que j’avance, Madame, et du droit que j’ai de réclamer cette femme ; la signature fait foi… Votre Altesse veut elle lire l’acte et interroger la signature ?
– Une signature ! murmura la princesse avec un doute plus humiliant que ne l’avait été sa colère ; mais si cette signature… ?
– Cette signature est celle du curé de Saint-Jean de Strasbourg, bien connu de M. le prince Louis, cardinal de Rohan, et si Son Éminence était ici…
– Justement M. le cardinal est ici, s’écria la princesse attachant sur le comte des regards enflammés. Son Éminence n’a pas quitté Saint-Denis ; elle est dans ce moment-ci chez les chanoines de la cathédrale ; ainsi rien n’est plus aisé que cette vérification que vous nous proposez.
– C’est un grand bonheur pour moi, Madame, répondit le comte en remettant flegmatiquement son acte dans son portefeuille ; car, par cette vérification, je l’espère, je verrai se dissiper tous les soupçons injustes que Votre Altesse a contre moi.
– Tant d’impudence me révolte en vérité, dit la princesse en agitant vivement sa sonnette. Ma sœur ! ma sœur !
La religieuse qui avait un instant auparavant introduit le comte de Fœnix accourut.
– Que l’on fasse monter à cheval mon piqueur, dit la princesse, et qu’on l’envoie porter ce billet à M. le cardinal de Rohan ; on le trouvera au chapitre de la cathédrale ; qu’il vienne ici sans retard, je l’attends.
Et, tout en parlant, la princesse écrivit à la hâte deux mots qu’elle remit à la religieuse.
Puis elle ajouta tout bas :
– Que l’on place dans le corridor deux archers de la maréchaussée, et que personne ne sorte sans mon congé ; allez !
Le comte avait suivi les différentes phases de cette résolution, bien arrêtée maintenant chez Madame Louise, de lutter avec lui jusqu’au bout ; et tandis que la princesse écrivait, décidée sans doute à lui disputer la victoire, il s’était approché du cabinet, et là, l’œil fixé sur la porte, les mains étendues et agitées d’un mouvement plus méthodique que nerveux, il avait prononcé quelques mots tout bas.
La princesse, en se retournant, le vit dans cette attitude.
– Que faites-vous là, monsieur ? dit-elle.
– Madame, dit le comte, j’adjure Lorenza Feliciani de venir ici en personne vous confirmer, par ses paroles et de sa pleine volonté, que je ne suis ni un imposteur ni un faussaire, et cela sans préjudice de toutes les autres preuves qu’exigera Votre Altesse.
– Monsieur !
– Lorenza Feliciani, cria le comte dominant tout, même la volonté de la princesse ; Lorenza Feliciani, sortez de ce cabinet, et venez ici, venez !
Mais la porte resta close.
– Venez, je le veux ! répéta le comte.
Alors la clef grinça dans la serrure, et la princesse, avec un indicible effroi, vit entrer la jeune femme, dont les yeux étaient fixés sur le comte, sans aucune expression de colère ni de haine.
– Que faites-vous donc, mon enfant, que faites-vous ? s’écria Madame Louise, et pourquoi revenir à cet homme que vous aviez fui ? Vous étiez en sûreté ici ; je vous l’avais dit.
– Elle est en sûreté aussi dans ma maison, Madame, répondit le comte.
Puis se retournant vers la jeune femme :
– N’est-ce pas, Lorenza, dit-il, que vous êtes en sûreté chez moi ?
– Oui, répondit la jeune fille.
La princesse, au comble de l’étonnement, joignit les mains et se laissa retomber dans son fauteuil.
– Maintenant, Lorenza, dit le comte d’une voix douce mais dans laquelle néanmoins l’accent du commandement se faisait sentir, maintenant on m’accuse de vous avoir fait violence. Dites, vous ai-je violentée en quelque chose que ce soit ?
– Jamais, répondit la jeune femme d’une voix claire et précise, mais sans accompagner cette dénégation d’aucun mouvement.
– Alors, s’écria la princesse, que signifie toute cette histoire d’enlèvement que vous m’avez faite ?
Lorenza demeura muette ; elle regardait le comte comme si la vie et la parole, qui en est l’expression, devaient lui venir de lui.
– Son Altesse désire sans doute savoir comment vous êtes sortie du couvent, Lorenza. Racontez tout ce qui s’est passé depuis le moment où vous vous êtes évanouie dans le chœur jusqu’à celui où vous vous êtes réveillée dans la chaise de poste.
Lorenza demeura silencieuse.
– Racontez la chose dans tous ses détails, continua le comte, sans rien omettre. Je le veux.
Lorenza ne put comprimer un frémissement.
– Je ne me rappelle point, dit-elle.
– Cherchez dans vos souvenirs, et vous vous rappellerez.
– Ah ! oui, oui, en effet, dit Lorenza avec le même accent monotone, je me souviens.
– Parlez !
– Lorsque je me fus évanouie, au moment même où les ciseaux touchaient mes cheveux, on m’emporta dans ma cellule et l’on me coucha sur mon lit. Jusqu’au soir, ma mère resta près de moi, et, comme je demeurais toujours sans connaissance, on envoya chercher le chirurgien du village, lequel me tâta le pouls, passa un miroir devant mes lèvres et, reconnaissant que mes artères étaient sans battements et ma bouche sans haleine, déclara que j’étais morte.
– Mais comment savez-vous tout cela ? demanda la princesse.
– Son Altesse désire connaître comment vous savez tout cela, répéta le comte.
– Chose étrange ! dit Lorenza, je voyais et j’entendais ; seulement, je ne pouvais ouvrir les yeux, parler ni remuer ; j’étais en léthargie.
– En effet, dit la princesse, Tronchin m’a parlé parfois de personnes tombées en léthargie et qui avaient été enterrées vivantes.
– Continuez, Lorenza.
– Ma mère se désespérait et ne voulait point croire à ma mort ; elle déclara qu’elle passerait encore près de moi la nuit et la journée du lendemain.
« Elle le fit ainsi qu’elle l’avait dit ; mais les trente-six heures pendant lesquelles elle me veilla s’écoulèrent sans que je fisse un mouvement, sans que je poussasse un soupir.
« Trois fois le prêtre était venu, et chaque fois il avait dit à ma mère que c’était se révolter contre Dieu que de vouloir retenir mon corps sur la terre, quand déjà il avait mon âme ; car il ne doutait pas qu’étant morte dans toutes les conditions du salut et au moment où j’allais prononcer les paroles qui scellaient mon éternelle alliance avec le Seigneur, il ne doutait pas, disait-il, que mon âme ne fût montée droit au ciel.
« Ma mère insista tant qu’elle obtint de me veiller encore pendant toute la nuit du lundi au mardi.
« Le mardi matin, j’étais toujours dans le même état d’insensibilité.
« Ma mère se retira vaincue. Les religieuses criaient au sacrilège. Les cierges étaient allumés dans la chapelle, où je devais, selon l’habitude, être exposée un jour et une nuit.
« Ma mère une fois sortie, les ensevelisseuses entrèrent dans ma chambre ; comme je n’avais pas prononcé mes vœux, on me mit une robe blanche, on ceignit mon front d’une couronne de roses blanches, on plaça mes bras en croix sur ma poitrine, puis on demanda :
« – La bière !
« La bière fut apportée dans ma chambre ; un profond frissonnement courut par tout mon corps ; car, je vous le répète, à travers mes paupières fermées, je voyais tout comme si mes yeux eussent été tout grands ouverts.
« On me prit et l’on me déposa dans le cercueil.
« Puis, le visage découvert, comme c’est l’habitude chez nous autres Italiennes, on me descendit dans la chapelle et l’on me plaça au milieu du chœur, avec des cierges allumés tout autour de moi et un bénitier à mes pieds.
« Toute la journée, les paysans de Subiaco entrèrent dans la chapelle, prièrent pour moi et jetèrent de l’eau bénite sur mon corps.
« Le soir vint. Les visites cessèrent ; on ferma en dedans les portes de la chapelle, moins la petite porte, et la sœur infirmière resta seule près de moi.
« Cependant une pensée terrible m’agitait pendant mon sommeil ; c’était le lendemain que devait avoir lieu l’enterrement, et je sentais que j’allais être enterrée toute vive, si quelque puissance inconnue ne venait à mon secours.
« J’entendais les unes après les autres les heures : neuf heures sonnèrent, puis dix heures, puis onze heures.
« Chaque coup retentissait dans mon cour ; car j’entendais, chose effrayante ! le glas de ma propre mort.
« Ce que je fis d’efforts pour vaincre ce sommeil glacé, pour rompre ces liens de fer qui m’attachaient au fond de mon cercueil, Dieu seul le sait ; mais il le vit, puisqu’il eut pitié de moi.
« Minuit sonna.
« Au premier coup, il me sembla que tout mon corps était secoué par un mouvement convulsif pareil à celui que j’avais l’habitude d’éprouver quand Acharat s’approchait de moi ; puis j’éprouvai une commotion au cœur ; puis je le vis apparaître à la porte de la chapelle.
– Est-ce de l’effroi que vous éprouvâtes alors ? demanda le comte de Fœnix.
– Non, non, ce fût du bonheur, ce fut de la joie, ce fut de l’extase, car je comprenais qu’il venait m’arracher à cette mort désespérée que je redoutais tant. Il marcha lentement vers mon cercueil, me regarda un instant avec un sourire plein de tristesse, puis il me dit :
« – Lève-toi et marche.
« Les liens qui retenaient mon corps étendu se rompirent aussitôt ; à cette voix puissante, je me levai, et je mis un pied hors de mon cercueil.
« – Es-tu heureuse de vivre ? me demanda-t-il.
« – Oh ! oui, répondis-je.
« – Eh bien, alors suis-moi.
« L’infirmière, habituée au funèbre office qu’elle remplissait près de moi, après l’avoir rempli près de tant d’autres sœurs, dormait sur sa chaise. Je passai près d’elle sans l’éveiller, et je suivis celui qui, pour la seconde fois, m’arrachait à la mort.
« Nous arrivâmes dans la cour. Je revis ce ciel tout parsemé d’étoiles brillantes que je n’espérais plus revoir. Je sentis cet air frais de la nuit que les morts ne sentent plus, mais qui est si doux aux vivants.
« – Maintenant, me demanda-t-il, avant de quitter ce couvent, choisissez entre Dieu et moi. Voulez-vous être religieuse ? Voulez-vous me suivre ?
« – Je veux vous suivre, répondis-je.
« – Alors, venez, dit-il une seconde fois.
« Nous arrivâmes à la porte du tour ; elle était fermée.
« – Où sont les clefs ? me demanda-t-il.
« – Dans les poches de la sœur tourière.
« – Et où sont ces poches ?
« – Sur une chaise, près de son lit.
« – Entrez chez elle sans bruit, prenez les clefs, choisissez celle de la porte, et apportez-la-moi.
« J’obéis. La porte de la loge n’était point fermée en dedans. J’entrai. J’allai droit à la chaise. Je fouillai dans les poches ; je trouvai les clefs ; parmi le trousseau, je trouvai celle du tour et je l’apportai.
« Cinq minutes après, le tour s’ouvrait et nous étions dans la rue.
« Alors je pris son bras et nous courûmes vers l’extrémité du village de Subiaco. À cent pas de la dernière maison, une chaise de poste attendait toute attelée. Nous montâmes dedans, et elle partit au galop.
– Et aucune violence ne vous fut faite ? aucune menace ne fut proférée ? vous suivîtes cet homme volontairement ?
Lorenza resta muette.
– Son Altesse royale vous demande, Lorenza, si par quelque menace ou quelque violence je vous forçai de me suivre ?
– Non.
– Et pourquoi le suivîtes-vous ?
– Dites, pourquoi m’avez-vous suivi ?
– Parce que je vous aimais, dit Lorenza.
Le comte de Fœnix se retourna vers la princesse avec un sourire triomphant.
Chapitre LII. Son Éminence le cardinal de Rohan §
Ce qui se passait sous les yeux de la princesse était tellement extraordinaire, qu’elle se demandait, elle, l’esprit fort et tendre à la fois, si l’homme qu’elle avait devant les yeux n’était pas véritablement un magicien disposant des cœurs et des esprits à sa volonté.
Mais le comte de Fœnix ne voulut point s’en tenir là.
– Ce n’est pas tout, Madame, dit-il, et Votre Altesse n’a entendu de la bouche même de Lorenza qu’une partie de notre histoire ; elle pourrait donc conserver des doutes si, de sa bouche encore, elle n’entendait le reste.
Alors, se retournant vers la jeune femme :
– Vous souvient-il, chère Lorenza, dit-il, de la suite de notre voyage, et que nous avons visité ensemble Milan, le lac Majeur, l’Oberland, le Righi et le Rhin magnifique, qui est le Tibre du Nord ?
– Oui, dit la jeune femme avec son même accent monotone, oui, Lorenza a vu tout cela.
– Entraînée par cet homme, n’est-ce pas, mon enfant ? cédant à une force irrésistible dont vous ne vous rendiez pas compte vous-même ? demanda la princesse.
– Pourquoi croire cela, Madame, quand loin de là, tout ce que Votre Altesse vient d’entendre lui prouve le contraire ? Eh ! d’ailleurs, tenez, s’il vous faut une preuve plus palpable encore, un témoin matériel, voici une lettre de Lorenza elle-même. J’avais été obligé de la laisser malgré moi, seule à Mayence ; eh bien, elle me regrettait, elle me désirait, car, en mon absence, elle m’écrivait ce billet que Votre Altesse peut lire.
Le comte tira une lettre de son portefeuille et la remit à la princesse.
La princesse lut :
« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?
« Lorenza »
La princesse se leva, la flamme de la colère au front, et s’approcha de Lorenza le billet à la main.
Celle-ci la laissa s’approcher sans la voir, sans l’entendre : elle semblait ne voir et n’entendre que le comte.
– Je comprends, dit vivement celui-ci, qui paraissait décidé à se faire jusqu’au bout l’interprète de la jeune femme. Votre Altesse doute et veut savoir si le billet est bien d’elle. Soit : Votre Altesse sera éclaircie par elle même. Lorenza, répondez : qui a écrit ce billet ?
Il prit le billet, le mit dans la main de sa femme, qui appliqua aussitôt cette main sur son cœur.
– C’est Lorenza, dit-elle.
– Et Lorenza sait-elle ce qu’il y a dans cette lettre ?
– Sans doute.
– Eh bien, dites à la princesse ce qu’il y a dans cette lettre, afin qu’elle ne croie pas que je la trompe quand je lui dis que vous m’aimez. Dites-lui. Je le veux.
Lorenza parut faire un effort ; mais, sans déplier le billet, sans le porter à ses yeux, elle lut :
« Reviens, Acharat ; tout me manque quand tu me quittes. Mon Dieu ! quand donc serai-je à toi pour l’éternité ?
« Lorenza »
– C’est à ne pas croire, dit la princesse, et je ne vous crois pas, car il y a dans tout ceci quelque chose d’inexplicable, de surnaturel.
– Ce fut cette lettre, continua le comte de Fœnix, comme s’il n’eût point entendu Madame Louise, ce fut cette lettre qui me détermina à presser notre union. J’aimais Lorenza autant qu’elle m’aimait. Notre position était fausse. D’ailleurs, dans cette vie aventureuse que je mène, un malheur pouvait arriver : je pouvais mourir, et si je mourais, je voulais que tous mes biens appartinssent à Lorenza : aussi, en arrivant à Strasbourg, nous nous mariâmes.
– Vous vous mariâtes ?
– Oui.
– Impossible !
– Pourquoi cela, Madame ? dit en souriant le comte, et qu’y avait-il d’impossible, je vous le demande, à ce que le comte de Fœnix épousât Lorenza Feliciani ?
– Mais elle m’a dit elle-même qu’elle n’était point votre femme.
Le comte, sans répondre à la princesse, se retourna vers Lorenza :
– Vous rappelez-vous quel jour nous nous mariâmes ? lui demanda-t-il.
– Oui, répondit-elle, ce fut le 3 de mai !
– Où cela ?
– À Strasbourg.
– Dans quelle église ?
– Dans la cathédrale même, à la chapelle Saint-Jean.
– Opposâtes-vous quelque résistance à cette union ?
– Non ; j’étais trop heureuse.
– C’est que, vois-tu, Lorenza, continua le comte, la princesse croit qu’on t’a fait violence. On lui a dit que tu me haïssais.
Et, en disant ces paroles, le comte prit la main de Lorenza.
Le corps de la jeune femme frissonna tout entier de bonheur.
– Moi, dit-elle, te haïr ? Oh ! non ; je t’aime. Tu es bon, tu es généreux, tu es puissant !
– Et depuis que tu es ma femme, dis, Lorenza, ai-je jamais abusé de mes droits d’époux ?
– Non, tu m’as respectée comme ta fille, et je suis ton amie pure et sans tache.
Le comte se retourna vers la princesse, comme pour lui dire : « Vous entendez ? »
Saisie d’épouvante, Madame Louise avait reculé jusqu’aux pieds du Christ d’ivoire appliqué sur un fond de velours noir au mur du cabinet.
– Est-ce là tout ce que Votre Altesse désire savoir ? dit le comte en laissant retomber la main de Lorenza.
– Monsieur, monsieur, s’écria la princesse, ne m’approchez pas, ni elle non plus.
En ce moment, on entendit le bruit d’un carrosse qui s’arrêtait à la porte de l’abbaye.
– Ah ! s’écria la princesse, voilà le cardinal ; nous allons savoir enfin à quoi nous en tenir.
Le comte de Fœnix s’inclina, dit quelques mots à Lorenza et attendit avec le calme d’un homme qui aurait le don de diriger les événements.
Un instant après, la porte s’ouvrit et l’on annonça Son Éminence M. le cardinal de Rohan.
La princesse, rassurée par la présence d’un tiers, vint reprendre sa place sur son fauteuil en disant :
– Faites entrer.
Le cardinal entra. Mais il n’eut pas plutôt salué la princesse, qu’apercevant Balsamo :
– Ah ! c’est vous, monsieur ! dit-il avec surprise.
– Vous connaissez monsieur ? demanda la princesse de plus en plus étonnée.
– Oui, dit le cardinal.
– Alors, s’écria Madame Louise, vous allez nous dire qui il est ?
– Rien de plus facile, dit le cardinal : monsieur est sorcier.
– Sorcier ! murmura la princesse.
– Pardon, Madame, dit le comte, Son Éminence s’expliquera tout à l’heure, et à la satisfaction de tout le monde, je l’espère.
– Est-ce que monsieur aurait fait aussi quelque prédiction à Son Altesse royale, que je la vois bouleversée à ce point ? demanda M. de Rohan.
– L’acte de mariage ! L’acte, sur-le-champ ! s’écria la princesse.
Le cardinal regardait étonné, car il ignorait ce que pouvait signifier cette exclamation.
– Le voici, dit le comte en le présentant au cardinal.
– Qu’est-ce là ? demanda celui-ci.
– Monsieur, dit la princesse, il s’agit de savoir si cette signature est bonne et si cet acte est valide.
Le cardinal lut le papier que lui présentait la princesse.
– Cet acte est un acte de mariage parfaitement en forme, et cette signature est celle de M. Remy, curé de la chapelle Saint-Jean ; mais qu’importe à Votre Altesse ?
– Oh ! il m’importe beaucoup, monsieur. Ainsi la signature… ?
– Est bonne ; mais rien ne me dit qu’elle n’ait pas été extorquée.
– Extorquée, n’est-ce pas ? c’est possible, s’écria la princesse.
– Et le consentement de Lorenza aussi, n’est-ce pas ? dit le comte avec une ironie qui s’adressait directement à la princesse.
– Mais par quels moyens, voyons, monsieur le cardinal, par quels moyens aurait-on pu extorquer cette signature ? Dites, le savez-vous ?
– Par ceux qui sont au pouvoir de monsieur par des moyens magiques.
– Magiques ! Cardinal, mais est-ce bien vous ?…
– Monsieur est sorcier ; je l’ai dit et je ne m’en dédis pas.
– Votre Éminence veut plaisanter.
– Non pas, et la preuve, c’est que, devant vous, je veux avoir avec monsieur une sérieuse explication.
– J’allais la demander à Votre Éminence, dit le comte.
– À merveille, mais n’oubliez pas que c’est moi qui interroge, dit le cardinal avec hauteur.
– Et moi, dit le comte, n’oubliez pas qu’à toutes vos interrogations je répondrai, même devant Son Altesse, si vous y tenez. Mais vous n’y tiendrez pas, j’en suis certain.
Le cardinal sourit.
– Monsieur, dit-il, c’est un rôle difficile à jouer de notre temps que celui de sorcier. Je vous ai vu à l’œuvre ; vous y avez eu un grand succès ; mais tout le monde, je vous en préviens, n’aura pas la patience et surtout la générosité de madame la dauphine.
– De madame la dauphine ? s’écria la princesse.
– Oui, Madame, dit le comte, j’ai eu l’honneur d’être présenté à Son Altesse royale.
– Et comment avez-vous reconnu cet honneur, monsieur ? Dites, dites.
– Hélas ! reprit le comte, plus mal que je n’eusse voulu ; car je n’ai point de haine personnelle contre les hommes, et surtout contre les femmes.
– Mais qu’a donc fait monsieur à mon auguste nièce ? dit Madame Louise.
– Madame, dit le comte, j’ai eu le malheur de lui dire la vérité qu’elle me demandait.
– Oui, la vérité, une vérité qui l’a fait évanouir.
– Est-ce ma faute, reprit le comte de cette voix puissante qui devait si bien tonner en certains moments ; est-ce ma faute, si cette vérité était si terrible qu’elle devait produire de semblables effets ? Est-ce moi qui ai cherché la princesse ? Est-ce moi qui ai demandé à lui être présenté ? Non, je l’évitais, au contraire ; on m’a amené près d’elle presque de force ; elle m’a interrogé en ordonnant.
– Mais qu’était-ce donc que cette vérité si terrible que vous lui avez dite, monsieur ? demanda la princesse.
– Cette vérité, Madame, répondit le comte, c’est le voile de l’avenir que j’ai déchiré.
– De l’avenir ?
– Oui, Madame, de cet avenir qui a paru si menaçant à Votre Altesse royale, qu’elle a essayé de le fuir dans un cloître, de le combattre au pied des autels par ses prières et par ses larmes.
– Monsieur !
– Est-ce ma faute, Madame, si cet avenir, que vous avez pressenti comme sainte, m’a été révélé, à moi, comme prophète, et si madame la dauphine, épouvantée de cet avenir qui la menace personnellement, s’est évanouie lorsqu’il lui a été révélé ?
– Vous l’entendez ? dit le cardinal.
– Hélas ! dit la princesse.
– Car son règne est condamné, s’écria le comte, comme le règne le plus fatal et le plus malheureux de toute la monarchie.
– Monsieur ! s’écria la princesse.
– Quant à vous, Madame, continua le comte, peut-être vos prières ont-elles obtenu grâce ; mais vous ne verrez rien de tout cela, car vous serez dans les bras du Seigneur quand ces choses arriveront. Priez ! Madame, priez !
La princesse, dominée par cette voix prophétique qui répondait si bien aux terreurs de son âme, tomba à genoux aux pieds du crucifix et se mit effectivement à prier avec ferveur.
Alors le comte, se tournant vers le cardinal, et le précédant dans l’embrasure d’une fenêtre :
– À nous deux, monsieur le cardinal ; que me vouliez-vous ?
Le cardinal alla rejoindre le comte.
Les personnages étaient disposés ainsi :
La princesse, au pied du crucifix, priait avec ferveur ; Lorenza, immobile, muette, les yeux ouverts et fixes comme s’ils ne voyaient pas, était debout au milieu de l’appartement. Les deux hommes se tenaient dans l’embrasure de la fenêtre, le comte appuyé sur l’espagnolette, le cardinal à moitié caché par le rideau.
– Que me voulez-vous ? répéta le comte. Parlez.
– Je veux savoir qui vous êtes.
– Vous le savez.
– Moi ?
– Sans doute. N’avez-vous pas dit que j’étais sorcier ?
– Très bien. Mais, là-bas, on vous nommait Joseph Balsamo ; ici, l’on vous nomme le comte de Fœnix.
– Eh bien, que prouve cela ? Que j’ai changé de nom, voilà tout.
– Oui ; mais savez-vous que de pareils changements, de la part d’un homme comme vous, donneraient fort à penser à M. de Sartine ?
Le comte sourit.
– Oh ! monsieur, dit-il, que voilà une petite guerre pour un Rohan ! Comment, Votre Éminence argumente sur des mots ! Verba et voces, dit le latin. N’a-t on rien de pis à me reprocher ?
– Vous devenez railleur, je crois, dit le cardinal.
– Je ne le deviens pas, c’est mon caractère.
– Alors, je vais me donner une satisfaction.
– Laquelle ?
– Celle de vous faire baisser le ton.
– Faites, monsieur.
– Ce sera, j’en suis certain, faire ma cour à madame la dauphine.
– Ce qui ne sera pas du tout inutile dans les termes où vous êtes avec elle, dit flegmatiquement Balsamo.
– Et si je vous faisais arrêter, monsieur de l’horoscope, que diriez-vous ?
– Je dirais que vous avez grand tort, monsieur le cardinal.
– En vérité ! dit l’Éminence avec un mépris écrasant ; et qui donc trouverait cela ?
– Vous-même, monsieur le cardinal.
– Je vais donc en donner l’ordre de ce pas ; alors, on saura quel est au juste ce baron Joseph Balsamo, comte de Fœnix, rejeton illustre d’un arbre généalogique dont je n’ai vu la graine en aucun champ héraldique de l’Europe.
– Monsieur, dit Balsamo, que ne vous êtes-vous informé de moi à votre ami M. de Breteuil ?
– M. de Breteuil n’est pas mon ami.
– C’est-à-dire qu’il ne l’est plus, mais il l’a été et de vos meilleurs même ; car vous lui avez écrit certaine lettre…
– Quelle lettre ? demanda le cardinal en se rapprochant.
– Plus près, monsieur le cardinal, plus près ; je ne voudrais point parler haut de peur de vous compromettre.
Le cardinal se rapprocha encore.
– De quelle lettre voulez-vous parler ? dit-il.
– Oh ! vous le savez bien.
– Dites toujours.
– Eh bien, d’une lettre que vous écrivîtes de Vienne à Paris, à l’effet de faire manquer le mariage du dauphin.
Le prélat laissa échapper un mouvement d’effroi.
– Cette lettre… ? balbutia-t-il.
– Je la sais par cœur.
– C’est une trahison de M. de Breteuil, alors ?
– Pourquoi cela ?
– Parce que, lorsque le mariage fut décidé, je la lui redemandai.
– Et il vous dit ?…
– Qu’elle était brûlée.
– C’est qu’il n’osa vous dire qu’elle était perdue.
– Perdue ?
– Oui… Or, une lettre perdue, vous comprenez, il se peut qu’on la retrouve.
– Si bien que cette lettre que j’ai écrite à M. de Breteuil ?…
– Oui.
– Qu’il m’a dit avoir brûlée ?…
– Oui.
– Et qu’il avait perdue ?…
– Je l’ai retrouvée. Oh ! mon Dieu ! par hasard, en passant dans la cour de marbre à Versailles.
– Et vous ne l’avez pas fait remettre à M. de Breteuil ?
– Je m’en serais bien gardé.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, en ma qualité de sorcier, je savais que Votre Éminence, à qui je veux tant de bien, moi, me voulait mal de mort. Alors vous comprenez : un homme désarmé qui sait qu’en traversant un bois il va être attaqué, et qui trouve un pistolet tout chargé sur la lisière de ce bois…
– Eh bien ?
– Eh bien, cet homme est un sot s’il se dessaisit de ce pistolet.
Le cardinal eut un éblouissement et s’appuya sur le rebord de la fenêtre.
Mais, après un instant d’hésitation, dont le comte dévorait les variations sur son visage :
– Soit, dit-il. Mais il ne sera pas dit qu’un prince de ma maison aura plié devant la menace d’un charlatan. Cette lettre eût-elle été perdue, l’eussiez-vous trouvée, dût-elle être montrée à madame la dauphine elle-même ; cette lettre dût-elle me perdre comme homme politique, je soutiendrai mon rôle de sujet loyal, de fidèle ambassadeur. Je dirai ce qui est vrai, c’est-à-dire que je trouvais cette alliance nuisible aux intérêts de mon pays, et mon pays me défendra ou me plaindra.
– Et si quelqu’un, dit le comte, se trouve là, qui dise que l’ambassadeur, jeune, beau, galant, ne doutant de rien, vu son nom de Rohan et son titre de prince, ne disait point cela parce qu’il croyait l’alliance autrichienne nuisible aux intérêts de la France, mais parce que, gracieusement reçu d’abord par l’archiduchesse Marie-Antoinette, cet orgueilleux ambassadeur avait eu la vanité de voir dans cette affabilité quelque chose de plus que… de l’affabilité, que répondra le fidèle sujet, le loyal ambassadeur ?
– Il niera, monsieur, car de ce sentiment que vous prétendez avoir existé, il ne reste aucune preuve.
– Ah ! si fait, monsieur, vous vous trompez : il reste la froideur de madame la dauphine pour vous.
Le cardinal hésita.
– Tenez, mon prince, dit le comte, croyez-moi, au lieu de nous brouiller, comme ce serait déjà fait si je n’avais plus de prudence que vous, restons bons amis.
– Bons amis ?
– Pourquoi pas ? Les bons amis sont ceux qui nous rendent des services.
– En ai-je jamais réclamé de vous ?
– C’est le tort que vous avez eu ; car depuis deux jours que vous êtes à Paris…
– Moi ?
– Oui, vous. Eh ! mon Dieu, pourquoi vouloir me cacher cela, à moi qui suis sorcier ? Vous avez quitté la princesse à Soissons, vous êtes venu en poste à Paris par Villers-Cotterêts et Dammartin, c’est-à-dire par la route la plus courte, et vous êtes venu demander à vos bons amis de Paris des services qu’ils vous ont refusés. Après lesquels refus, vous êtes reparti en poste pour Compiègne, et cela désespéré.
Le cardinal semblait anéanti.
– Et quel genre de services pouvais-je donc attendre de vous, demanda-t-il, si je m’étais adressé à vous ?
– Les services qu’on demande à un homme qui fait de l’or.
– Et que m’importe que vous fassiez de l’or ?
– Peste ! quand on a cinq cent mille francs à payer dans les quarante-huit heures… Est-ce bien cinq cent mille francs ? Dites.
– Oui, c’est bien cela.
– Vous demandez à quoi importe d’avoir un ami qui fait de l’or ? Cela importe que les cinq cent mille francs qu’on n’a pu trouver chez personne, on les trouvera chez lui.
– Et où cela ? demanda le cardinal.
– Rue Saint-Claude, au Marais.
– À quoi reconnaîtrai-je la maison ?
– À une tête de griffon en bronze qui sert de marteau à la porte.
– Quand pourrai-je m’y présenter ?
– Après-demain, monseigneur, vers six heures du soir, s’il vous plaît, et ensuite…
– Ensuite ?
– Toutes et quantes fois il vous fera plaisir d’y venir. Mais, tenez, notre conversation finit à temps, voici la princesse qui a terminé sa prière.
Le cardinal était vaincu ; il n’essaya point de résister plus longtemps, et, s’approchant de la princesse :
– Madame, dit-il, je suis forcé d’avouer que M. le comte de Fœnix a parfaitement raison, que l’acte dont il est porteur est on ne peut plus valable, et qu’enfin les explications qu’il m’a données m’ont complètement satisfait.
Le comte s’inclina.
– Qu’ordonne Votre Altesse royale ? demanda-t-il.
– Un dernier mot à cette jeune femme.
Le comte s’inclina une seconde fois en signe d’assentiment.
– C’est de votre propre et entière volonté que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis, où vous étiez venue me demander un refuge ?
– Son Altesse, reprit vivement Balsamo, demande si c’est de votre propre et entière volonté que vous voulez quitter le couvent de Saint-Denis où vous étiez venue demander un asile ? Répondez, Lorenza.
– Oui, dit la jeune femme, c’est de ma propre volonté.
– Et cela pour suivre votre mari, le comte de Fœnix ?
– Et cela pour me suivre ? répéta le comte.
– Oh ! oui, dit la jeune femme.
– En ce cas, dit la princesse, je ne vous retiens ni l’un ni l’autre, car ce serait faire violence aux sentiments. Mais, s’il y a quelque chose dans tout ceci qui sorte de l’ordre naturel des choses, que la punition du Seigneur retombe sur celui qui, à son profit ou dans ses intérêts, aura troublé l’harmonie de la nature… Allez, monsieur le comte de Fœnix ; allez, Lorenza Feliciani, je ne vous retiens plus… Seulement, reprenez vos bijoux.
– Ils sont aux pauvres, Madame, dit le comte de Fœnix ; et, distribuée par vos mains, l’aumône sera deux fois agréable à Dieu. Je ne redemande que mon cheval Djérid.
– Vous pouvez le réclamer en passant, monsieur. Allez !
Le comte s’inclina devant la princesse et présenta son bras à Lorenza, qui vint s’y appuyer et qui sortit avec lui sans prononcer une parole.
– Ah ! monsieur le cardinal, dit la princesse en secouant tristement la tête, il y a des choses incompréhensibles et fatales dans l’air que nous respirons.
Chapitre LIII. Le retour de Saint-Denis §
En s’éloignant de Philippe, Gilbert, comme nous l’avons dit, était rentré dans la foule.
Mais cette fois ce n’était plus le cœur bondissant d’attente et de joie qu’il se jetait dans le flot bruissant, c’était l’âme ulcérée par une douleur que le bon accueil de Philippe et ses obligeantes offres de service n’avaient pu adoucir.
Andrée ne se doutait pas qu’elle eût été cruelle pour Gilbert. La belle et sereine jeune fille ignorait complètement qu’il pût y avoir entre elle et le fils de sa nourrice aucun point de contact, ni pour la douleur ni pour la joie. Elle passait au-dessus des sphères inférieures, jetant sur elles son ombre ou sa lumière, selon qu’elle était elle-même souriante ou sombre. Cette fois, l’ombre de son dédain avait glacé Gilbert ; et comme elle n’avait fait que suivre l’impulsion de sa propre nature, elle ignorait elle-même qu’elle avait été dédaigneuse.
Mais Gilbert, comme un athlète désarmé, avait tout reçu en plein cœur, regards de mépris et paroles superbes ; et Gilbert n’avait pas encore assez de philosophie pour ne pas se donner, tout saignant comme il l’était, la consolation du désespoir.
Aussi, à partir du moment où il fut rentré dans la foule, ne s’inquiéta-t-il plus ni des chevaux, ni des hommes. Rassemblant ses forces, au risque de s’égarer ou de se faire broyer, il s’élança comme un sanglier blessé à travers la multitude et se fit ouvrir un passage.
Lorsque les couches les plus épaisses du peuple eurent été franchies, le jeune homme commença de respirer plus librement, et, jetant les yeux autour de lui, il vit la verdure, la solitude et l’eau.
Sans savoir où il allait, il avait couru jusqu’à la Seine, et se trouvait presque en face de l’île Saint-Denis. Alors, épuisé, non de la fatigue du corps, mais des angoisses de l’esprit, il se laissa rouler sur le gazon, et, enfermant sa tête dans ses deux mains, il se mit à rugir frénétiquement comme si cette langue du lion rendait mieux ses douleurs que le cri et la parole de l’homme.
En effet, tout cet espoir vague et indécis, qui jusque-là avait laissé tomber quelques lueurs furtives sur ces désirs insensés dont il n’osait pas même se rendre compte, tout cet espoir n’était-il pas éteint d’un coup ? À quelque degré de l’échelle sociale qu’à force de génie, de science ou d’étude, montât Gilbert, il restait toujours Gilbert pour Andrée, c’est-à-dire une chose ou un homme (c’étaient ses propres expressions) dont son père avait eu tort de prendre le moindre souci, et qui ne valait pas la peine qu’on abaissât les yeux jusqu’à lui.
Un instant il avait cru qu’en le voyant à Paris, qu’en apprenant qu’il y était venu à pied, qu’en connaissant cette résolution où il était de lutter avec son obscurité, jusqu’à ce qu’il l’eût terrassée, Andrée applaudirait à cet effort. Et voilà que non seulement le macte animo avait manqué au généreux enfant, mais encore il n’avait recueilli de tant de fatigue et d’une si haute résolution que la dédaigneuse indifférence qu’Andrée avait toujours eue pour le Gilbert de Taverney.
Bien plus, n’avait-elle pas failli se fâcher quand elle avait su que ses yeux avaient eu l’audace de plonger dans son solfège ? Si Gilbert eut touché seulement le solfège du bout du doigt, sans doute il n’eût plus été bon qu’à être brûlé.
Dans les cœurs faibles, une déception, un mécompte, ne sont rien autre chose qu’un coup sous lequel l’amour ploie pour se relever plus fort et plus persévérant. Ils témoignent leurs souffrances par des plaintes, par des larmes : ils ont la passivité du mouton sous le couteau. Il y a plus, l’amour de ces martyrs s’accroît souvent des douleurs qui le devraient tuer ; ils se disent que leur douceur aura sa récompense ; cette récompense, c’est le but vers lequel ils marchent, que le chemin soit bon ou mauvais ; seulement, si le chemin est mauvais, ils arriveront plus tard, voilà tout, mais ils arriveront.
Il n’en est point ainsi des cœurs forts, des tempéraments volontaires, des organisations puissantes. Ces cœurs-là s’irritent à la vue de leur sang qui coule, et leur énergie s’en accroît si sauvagement, qu’on les croirait dès lors plus haineux qu’aimants. Il ne faut pas les accuser ; chez eux, l’amour et la haine se touchent de si près, qu’ils ne sentent point le passage de l’un à l’autre.
Aussi, quand Gilbert se roulait ainsi, terrassé par sa douleur, savait-il s’il aimait ou s’il haïssait Andrée ? Non, il souffrait, voilà tout. Seulement, comme il n’était pas capable d’une longue patience, il se jeta hors de son abattement, décidé à se mettre à la poursuite de quelque énergique résolution.
– Elle ne m’aime pas, pensa-t-il, c’est vrai ; mais aussi je ne pouvais point, je ne devais point espérer qu’elle m’aimât. Ce que j’avais le droit d’exiger d’elle, c’était ce doux intérêt qui s’attache aux malheureux qui ont l’énergie de lutter contre leur malheur. Ce qu’a compris son frère, elle ne l’a pas compris, elle. Il m’a dit : « Qui sait ? peut-être deviendras-tu un Colbert, un Vauban ! » Si je devenais l’un ou l’autre, lui me rendrait justice et me donnerait sa sœur en récompense de ma gloire acquise, comme il me l’eût donnée en échange de mon aristocratie native, si j’étais venu au monde son égal. Mais pour elle ! oh ! oui, je le sens bien… Oh ! Colbert, oh ! Vauban, seraient toujours Gilbert, car ce qu’elle méprise en moi, c’est ce que rien ne peut effacer, ce que rien ne peut dorer, ce que rien ne peut couvrir… c’est l’infirmité de ma naissance. Comme si, en supposant que j’arrivasse à mon but, je n’avais pas eu plus à grandir pour arriver jusqu’à elle que si j’étais né à côté d’elle ! Oh ! créature folle ! être insensé ! Oh ! femme, femme ! c’est-à-dire imperfection.
« Fiez-vous à ce beau regard, à ce front développé, à ce sourire intelligent, à ce port de reine ! voilà mademoiselle de Taverney, c’est-à-dire une femme que sa beauté fait digne de gouverner le monde… Vous vous trompez : c’est une provinciale guindée, gourmée, emmaillotée dans les préjugés aristocratiques. Tous ces beaux jeunes gens au cerveau vide, à l’esprit éventé, qui ont eu toutes les ressources pour tout apprendre et qui ne savent rien, sont pour elle des égaux ; ceux-là, ce sont des choses et des hommes auxquels elle doit faire attention… Gilbert c’est un chien, moins qu’un chien ; elle a demandé, je crois, des nouvelles de Mahon, elle n’eût point demandé des nouvelles de Gilbert !
« Oh ! elle ignore donc que je suis aussi fort qu’eux ; que, lorsque je porterai des habits pareils aux leurs, je serai aussi beau qu’eux ; que j’ai, de plus qu’eux, une volonté inflexible, et que si je veux… »
Un sourire terrible se dessina sur les lèvres de Gilbert, qui laissa mourir la phrase inachevée.
Puis lentement, et en fronçant le sourcil, il abaissa sa tête sur sa poitrine.
Que se passa-t-il en ce moment dans cette âme obscure ? sous quelle terrible idée s’inclina ce front pâle, déjà jauni par les veilles, déjà creusé par la pensée ? qui le dira ?
Est-ce le marinier qui descendait le fleuve sur sa toue, en fredonnant la chanson de Henri IV ? Est-ce la joyeuse lavandière qui revenait de Saint-Denis après avoir vu le cortège, et qui, se détournant de son chemin pour passer à distance de lui, prit peut-être pour un voleur ce jeune oisif étendu sur le gazon au milieu des perches chargées de linge ?
Au bout d’une demi-heure de méditation profonde, Gilbert se releva froid et résolu ; il descendit à la Seine, but un large coup d’eau, regarda autour de lui, et vit à sa gauche les flots lointains du peuple au sortir de Saint-Denis.
Au milieu de cette foule, on distinguait les premiers carrosses, marchant au pas, pressés qu’ils étaient par la cohue ; ils suivaient la route de Saint-Ouen.
La dauphine avait voulu que son entrée fût une fête de famille. Aussi, la famille usa-t-elle du privilège ; on la vit se placer tellement près du spectacle royal, que bon nombre de Parisiens montèrent sur les sièges de la livrée et se pendirent, sans être inquiétés, aux lourdes soupentes des voitures.
Gilbert eut bien vite reconnu le carrosse d’Andrée, Philippe galopait ou plutôt piaffait à la portière de la voiture.
– C’est bien, dit-il. Il faut que je sache où elle va ; et, pour que je sache où elle va, il faut que je la suive.
Gilbert suivit.
La dauphine devait aller souper à la Muette, en petit comité, avec le roi, le dauphin, M. le comte de Provence, M. le comte d’Artois ; et, il faut le dire, Louis XV avait poussé l’oubli des convenances jusque-là : à Saint-Denis, le roi avait invité madame la dauphine, et lui avait donné la liste des convives en lui présentant un crayon et en l’invitant à rayer ceux de ces convives qui ne lui conviendraient pas.
Arrivée au nom de madame du Barry, placé le dernier, la dauphine avait senti ses lèvres blêmir et trembler ; mais, soutenue par les instructions de l’impératrice sa mère, elle avait appelé toutes ses forces à son secours, et, avec un charmant sourire, elle avait rendu la liste et le crayon au roi, en lui disant qu’elle était bien heureuse d’être admise du premier coup dans l’intimité de sa famille.
Gilbert ignorait cela, et ce ne fut qu’à la Muette qu’il reconnut les équipages de madame du Barry et Zamore, hissé sur son grand cheval blanc.
Heureusement, il faisait déjà sombre ; Gilbert se jeta dans un massif, se coucha ventre à terre, et attendit.
Le roi fit souper sa bru avec sa maîtresse, et se montra d’une gaieté charmante, surtout lorsqu’il eut vu madame la dauphine accueillir madame du Barry mieux encore qu’elle ne l’avait fait à Compiègne.
Mais M. le dauphin, sombre et soucieux, prétexta un grand mal de tête et se retira avant qu’on se mît à table.
Le souper se prolongea jusqu’à onze heures.
Cependant, les gens de la suite, et force était à la fière Andrée d’avouer qu’elle était de ces gens là, cependant les gens de la suite soupèrent aux pavillons, au son de la musique que leur envoya le roi. En outre, comme les pavillons étaient trop petits, cinquante maîtres soupèrent à des tables dressées sur le gazon, servis par cinquante valets à la livrée royale.
Gilbert, toujours dans son taillis, ne perdit rien de ce coup d’œil. Il tira de sa poche un morceau de pain qu’il avait acheté à Clichy-la-Garenne et soupa comme les autres, tout en surveillant ceux qui partaient.
Madame la dauphine, après le souper, parut sur le balcon : elle venait prendre congé de ses hôtes. Le roi se tenait près d’elle ; madame du Barry, avec le tact que ses ennemis même admiraient en elle, se tint au fond de la chambre et demeura hors de vue.
Chacun passa au pied du balcon pour saluer le roi, et Son Altesse royale madame la dauphine connaissant déjà beaucoup de ceux qui l’avaient accompagnée, le roi lui nommait ceux qu’elle ne connaissait pas. De temps en temps un mot gracieux, un heureux à-propos tombait de ses lèvres et faisait la joie de ceux auxquels il était adressé.
Gilbert voyait de loin toute cette bassesse, et se disait :
– Je suis plus grand que tous ces gens-là, car, pour tout l’or du monde, je ne ferais pas ce qu’ils font.
Le tour vint de M. de Taverney et de sa famille. Gilbert se souleva sur un genou.
– Monsieur Philippe, dit la dauphine, je vous donne congé pour conduire monsieur votre père et mademoiselle votre sœur à Paris.
Gilbert entendit ces paroles, qui, dans le silence de la nuit et au milieu du recueillement de ceux qui écoutaient et regardaient, vinrent vibrer à ses oreilles.
Madame la dauphine ajouta :
– Monsieur de Taverney, je ne puis vous loger encore ; partez donc avec mademoiselle pour Paris, jusqu’à ce que j’aie installé ma maison à Versailles ; mademoiselle, pensez un peu à moi.
Gilbert vit la blanche figure d’Andrée s’incliner sous ces paroles avec un respect mêlé d’attendrissement.
– Bon, murmura Gilbert, elle retourne à Paris où je demeure aussi, moi.
Le baron passa avec son fils et sa fille. Beaucoup d’autres venaient après eux, à qui la dauphine avait encore de pareilles choses à dire, mais peu importait à Gilbert.
Il se glissa hors du taillis et suivit le baron au milieu des cris confus de deux cents laquais courant après leurs maîtres, de cinquante cochers répondant aux laquais, et de soixante voitures roulant sur le pavé comme autant de tonnerres.
Comme M. de Taverney avait un carrosse de la cour, ce carrosse attendait à part. Il y monta avec Andrée et Philippe, puis la portière se referma sur eux.
– Mon ami, dit Philippe au laquais qui refermait la portière, montez sur le siège avec le cocher.
– Pourquoi donc ? pourquoi donc ? demanda le baron.
– Parce que le pauvre diable se tient debout depuis le matin et doit être fatigué, dit Philippe.
Le baron grommela quelques paroles que Gilbert ne put entendre. Le laquais monta près du cocher.
Gilbert s’approcha.
Au moment où la voiture allait se mettre en route, on s’aperçut qu’un des traits était détaché.
Le cocher descendit, et la voiture demeura un instant encore stationnaire.
– Il est bien tard, dit le baron.
– Je suis horriblement fatiguée, murmura Andrée ; trouverons-nous à coucher, au moins ?
– Je l’espère, dit Philippe. J’ai envoyé directement La Brie et Nicole de Soissons à Paris. Je leur ai donné une lettre pour un de mes amis, le chargeant de retenir un petit pavillon que sa mère et sa sœur ont habité l’année passée. Ce n’est pas un logement de luxe, mais c’est une demeure commode. Vous ne cherchez point à paraître, vous ne demandez qu’à attendre.
– Ma foi, dit le baron, cela vaudra toujours bien Taverney.
– Malheureusement, oui, mon père, dit Philippe en souriant avec mélancolie.
– Aurai-je des arbres ? demanda Andrée.
– Oui, et de fort beaux. Seulement, selon toute probabilité, vous n’en jouirez pas longtemps ; car, aussitôt le mariage fait, vous serez présentée.
– Allons, nous faisons un beau rêve : tâchons de ne pas nous réveiller trop tôt. Philippe, as-tu donné l’adresse au cocher ?
Gilbert écouta avec anxiété.
– Oui, mon père, dit Philippe.
Gilbert, qui avait tout entendu, avait eu un instant l’espoir d’entendre l’adresse.
– N’importe, dit-il, je les suivrai. Il n’y a qu’une lieue d’ici à Paris.
Le trait était rattaché, le cocher remonté sur son siège, le carrosse se mit à rouler.
Mais les chevaux du roi vont vite, quand la file ne les force point à aller doucement ; si vite, qu’ils rappelèrent au pauvre Gilbert la route de la Chaussée, son évanouissement, son impuissance.
Il fit un effort, atteignit le marchepied de derrière, laissé vacant par le laquais. Fatigué, Gilbert s’y cramponna, s’y assit et roula.
Mais presque aussitôt la pensée lui vint qu’il était monté derrière la voiture d’Andrée, c’est-à-dire à la place d’un laquais.
– Eh bien, non ! murmura l’inflexible jeune homme, il ne sera pas dit que je n’ai point lutté jusqu’au dernier moment ; mes jambes sont fatiguées, mais mes bras ne le sont point.
Et, saisissant de ses deux mains le marchepied, sur lequel il avait posé la pointe de ses souliers, il se fit traîner au-dessous du siège, et, malgré les cahots, les secousses, il se maintint par la vigueur de ses bras dans cette position difficile, plutôt que de capituler avec sa conscience.
– Je saurai son adresse, murmura-t-il, je la saurai. Encore une mauvaise nuit à passer ; mais demain je me reposerai sur mon siège, en copiant de la musique. Il me reste de l’argent, d’ailleurs, et je puis m’accorder deux heures de sommeil si je veux.
Puis il pensait que Paris était bien grand, et qu’il allait être perdu, lui qui ne le connaissait pas, quand le baron, son fils et sa fille seraient rentrés dans la maison que leur avait choisie Philippe.
Heureusement qu’il était près de minuit et que le jour venait à trois heures et demie du matin.
Comme il réfléchissait à tout cela, Gilbert remarqua qu’il traversait une grande place au milieu de laquelle s’élevait une statue équestre.
– Tiens, l’on dirait la place des Victoires, fit-il joyeux et surpris à la fois.
La voiture tourna, Andrée mit sa tête à la portière.
Philippe dit :
– C’est la statue du feu roi. Nous arrivons.
On descendit par une pente assez rapide ; Gilbert faillit rouler sous les roues.
– Nous voici arrivés, dit Philippe.
Gilbert laissa ses pieds toucher la terre et s’élança de l’autre côté de la rue, où il se tapit derrière une borne.
Philippe sauta le premier hors de la voiture, sonna, et, se retournant, reçut Andrée dans ses bras.
Le baron descendit le dernier.
– Eh bien ! dit-il, ces marauds-là vont-ils nous faire passer la nuit ici ?
En ce moment les voix de La Brie et de Nicole résonnèrent, et une porte s’ouvrit.
Les trois voyageurs s’engloutirent dans une sombre cour dont la porte se referma sur eux.
La voiture et les laquais partirent ; ils retournaient aux écuries du roi.
La maison dans laquelle venaient de disparaître les trois voyageurs n’avait rien de remarquable ; mais la voiture, en passant, éclaira la maison voisine, et Gilbert put lire :
Hôtel d’Armenonville.
Il lui restait à connaître la rue.
Il gagna l’extrémité la plus voisine, celle d’ailleurs par laquelle s’était éloigné le carrosse, et, à son grand étonnement, à cette extrémité il rencontra la fontaine à laquelle il avait l’habitude de boire.
Il fit dix pas dans une rue en retour parallèle à celle qu’il quittait, et reconnut le boulanger qui lui vendait son pain.
Il doutait encore et revint jusqu’à l’angle de la rue. À la lueur lointaine d’un réverbère, il put lire alors sur un fond de pierre blanche les deux mots qu’il avait lus trois jours auparavant en revenant d’herboriser avec Rousseau dans les bois de Meudon :
« Rue Plâtrière. »
Ainsi Andrée était à cent pas de lui, moins loin qu’il n’y avait, à Taverney, de sa petite chambre près de la grille au château.
Alors, il regagna sa porte, espérant que le bienheureux bout de ficelle qui soulevait le loquet intérieur ne serait point tiré en dedans.
Gilbert était dans son jour de chance. Il en passait quelques fils ; à l’aide de ces fils, il attira le tout à lui : la porte céda.
Le jeune homme trouva l’escalier à tâtons, monta marche à marche, sans faire de bruit, et finit par toucher des doigts le cadenas de sa chambre, auquel Rousseau, par complaisance, avait laissé la clef.
Au bout de dix minutes, la fatigue l’avait emporté sur la préoccupation, et Gilbert s’endormait dans l’impatience du lendemain.
Chapitre LIV. Le pavillon §
Rentré tard, couché vite, endormi lourdement, Gilbert avait oublié de placer sur sa lucarne le lambeau de toile à l’aide duquel il interceptait la lumière du soleil levant.
Ce soleil, frappant sur ses yeux à cinq heures du matin, le réveilla bientôt ; il se leva, inquiet d’avoir trop dormi.
Gilbert, homme des champs, savait à merveille reconnaître l’heure au gisement du soleil et à la couleur plus ou moins chaude de ses rayons. Il courut consulter son horloge.
La pâleur de la lumière, éclairant à peine le faîte des hauts arbres, le rassura ; au lieu de s’être levé trop tard, il s’était levé trop tôt.
Gilbert fit sa toilette à sa lucarne, songeant aux événements de la veille, et exposa avec délices son front brûlant et alourdi à la brise fraîche du matin ; puis il se souvint qu’Andrée logeait dans une rue voisine, près de l’hôtel d’Armenonville, et il chercha à deviner dans laquelle de toutes ces maisons logeait Andrée.
La vue des ombrages qu’il dominait lui rappela une des paroles de la jeune fille qu’il avait entendues la veille.
« Y a-t-il des arbres ? » avait demandé Andrée à Philippe.
– Que n’avait-elle choisi le pavillon inhabité du jardin, se disait Gilbert.
Cette réflexion ramena naturellement le jeune homme à s’occuper de ce pavillon.
Par une coïncidence étrange avec sa pensée, un bruit et un mouvement inaccoutumés appelaient d’ailleurs son regard de ce côté ; une des fenêtres de ce pavillon, fenêtre qui semblait depuis si longtemps condamnée, s’ébranlait sous une main maladroite ou faible ; le bois cédait par en haut ; mais, attaché sans doute par l’humidité au rebord de la croisée, il résistait en refusant de se développer au dehors.
Enfin une secousse plus violente fit crier le chêne, et les deux battants, brusquement chassés, laissèrent entrevoir une jeune fille, toute rouge encore des efforts qu’elle venait de faire, et secouant ses mains poudreuses.
Gilbert jeta un cri d’étonnement et se retira en arrière. Cette jeune fille, toute bouffie encore de sommeil, et qui se détirait au grand air, c’était mademoiselle Nicole.
Il n’y avait pas un doute à conserver. La veille, Philippe avait annoncé à son père et à sa sœur que La Brie et Nicole préparaient leur logement. Ce pavillon était donc le logement préparé. Cette maison de la rue Coq-Héron, où s’étaient engouffrés les voyageurs, avait donc ses jardins contigus au derrière de la rue Plâtrière.
Le mouvement de Gilbert avait été si accentué, que, si Nicole, assez éloignée du reste, n’eût pas été si occupée de cette contemplation oisive qui devient un bonheur au moment du réveil, elle eût vu notre philosophe au moment où il se retirait de sa lucarne.
Mais Gilbert s’était retiré d’autant plus rapidement, qu’il ne se fût pas arrangé d’être découvert par Nicole à la lucarne d’un toit ; peut-être s’il eût habité un premier étage, et si, par sa fenêtre ouverte, on eût pu apercevoir derrière lui de riches tapisseries et des meubles somptueux, Gilbert eût-il moins craint de se faire voir. mais la mansarde du cinquième le classait encore trop bas dans les infériorités sociales pour qu’il ne mît pas une grande attention à se dérober. D’ailleurs, il y a toujours un grand avantage dans ce monde à voir sans être vu.
Puis, si Andrée savait qu’il était là, ne serait-ce pas suffisant ou pour faire déménager Andrée, ou pour qu’Andrée ne se promenât point dans le jardin ?
Hélas ! l’orgueil de Gilbert le grandissait encore à ses propres yeux. Qu’importait Gilbert à Andrée et en quoi Andrée pouvait-elle remuer un pied pour s’approcher ou pour s’éloigner de Gilbert ? N’était-elle pas de cette race de femmes qui sortent du bain devant un laquais ou un paysan, parce qu’un laquais ou un paysan ne sont point des hommes ?
Mais Nicole, elle, n’était point de cette race-là, et il fallait éviter Nicole.
Voilà surtout pourquoi Gilbert s’était retiré si brusquement.
Mais Gilbert ne pouvait s’être retiré pour demeurer éloigné de la fenêtre ; il se rapprocha donc doucement et hasarda son œil à l’angle de la lucarne.
Une seconde fenêtre venait de s’ouvrir, située au rez-de-chaussée, exactement au-dessous de la première, et une forme blanche apparaissait à cette fenêtre : c’était Andrée qui venait de s’éveiller, en peignoir du matin et occupée à chercher sa mule, qui venait de s’échapper de son petit pied encore tout endormi et qui s’était égarée sous une chaise.
Gilbert avait beau se jurer, chaque fois qu’il voyait Andrée, de se faire un rempart de sa haine, au lieu de se laisser aller à son amour, le même effet était reproduit par la même cause ; il fut obligé de s’appuyer à la muraille, son cœur battait comme s’il allait se rompre, et ses battements faisaient bouillonner le sang par tout son corps.
Cependant peu à peu les artères du jeune homme se calmèrent, et il put réfléchir. Il s’agissait, comme nous l’avons dit de voir sans être vu. Il prit une des robes de Thérèse, l’attacha avec une épingle à une corde qui traversait sa fenêtre dans toute sa largeur, et, sous ce rideau improvisé, il put voir Andrée sans crainte d’en être vu.
Andrée imita Nicole ; elle étendit ses beaux bras blancs, qui, un instant, par leur extension, disjoignirent le peignoir ; puis elle se pencha sur la rampe de sa fenêtre pour interroger plus à son aise les jardins environnants.
Alors son visage exprima une satisfaction marquée ; elle qui souriait si rarement aux hommes, elle sourit sans arrière-pensée aux choses. De tous côtés elle était ombragée par de grands arbres, de tous côtés elle était entourée de verdure.
La maison de Gilbert attira les regards d’Andrée comme toutes les autres maisons qui faisaient ceinture au jardin. De la place où était Andrée, on ne pouvait en voir que les mansardes, de même que les mansardes seules aussi pouvaient voir chez Andrée. Elle n’attira donc point son attention. Que pouvait importer à la fière jeune fille la race qui demeurait là-haut ?
Andrée demeura donc convaincue, après son examen, qu’elle était seule, invisible, et que sur les limites de cette tranquille retraite n’apparaissait aucun visage curieux ou jovial de ces Parisiens moqueurs, si redoutés des femmes de province.
Ce résultat fut immédiat. Andrée, laissant sa fenêtre toute grande ouverte, pour que l’air matinal pût baigner jusqu’aux derniers recoins de sa chambre, alla vers sa cheminée, tira le cordon d’une sonnette et commença de s’habiller, ou plutôt de se déshabiller, dans la pénombre de la chambre.
Nicole arriva, détacha les courroies d’un nécessaire de chagrin qui datait de la reine Anne, prit le peigne d’écaille et déroula les cheveux d’Andrée.
En un moment les longues tresses et les boucles touffues glissèrent comme un manteau sur les épaules de la jeune fille.
Gilbert poussa un soupir étouffé. À peine s’il reconnaissait ces beaux cheveux d’Andrée, que la mode et l’étiquette venaient de couvrir de poudre. mais il reconnaissait Andrée, Andrée à moitié dévêtue, cent fois plus belle de sa négligence qu’elle ne l’eût été des plus pompeux apprêts. Sa bouche crispée n’avait plus de salive, ses doigts brûlaient de fièvre, son œil s’éteignait à force de fixité.
Le hasard fit que, tout en se faisant coiffer, Andrée leva la tête et que ses yeux se fixèrent sur la mansarde de Gilbert.
– Oui, oui, regarde, regarde, murmura Gilbert ; tu auras beau regarder, tu ne verras rien, et moi je vois tout.
Gilbert se trompait, Andrée voyait quelque chose ; c’était cette robe flottante, enroulée autour de la tête du jeune homme et qui lui servait de turban.
Elle montra du doigt cet étrange objet à Nicole.
Nicole interrompit la besogne compliquée qu’elle avait entreprise, et, désignant la lucarne avec le peigne, elle parut demander à sa maîtresse si c’était bien là l’objet qu’elle désignait.
Cette télégraphie, que dévorait Gilbert et dont il jouissait éperdument, avait, sans qu’il s’en doutât, un troisième spectateur.
Gilbert, tout à coup, sentit une main brusque arracher de son front la robe de Thérèse et tomba foudroyé en apercevant Rousseau.
– Que diable faites-vous là, monsieur ? s’écria le philosophe avec un sourcil froncé et une grimace fâcheuse, et un examen scrutateur de la robe empruntée à sa femme.
Gilbert s’efforça de détourner l’attention de Rousseau de la lucarne.
– Rien ! monsieur, dit-il, absolument rien.
– Rien… Alors, pourquoi vous cachiez-vous sous cette robe ?
– Le soleil me blessait.
– Nous sommes au couchant, et le soleil vous blesse au moment où il se lève ? Vous avez les yeux bien délicats, jeune homme.
Gilbert balbutia quelques mots, et, sentant qu’il s’enferrait, finit par cacher sa tête dans ses deux mains.
– Vous mentez et vous avez peur, dit Rousseau ; donc, vous faisiez mal.
Et à la suite de cette terrible logique, qui acheva de bouleverser Gilbert, Rousseau vint se camper carrément devant la fenêtre.
Par un sentiment trop naturel pour qu’il ait besoin d’être expliqué, Gilbert, qui tout à l’heure tremblait d’être vu à cette fenêtre, s’y élança dès que Rousseau y fut.
– Ah ! ah ! dit celui-ci d’un ton qui figea le sang dans les veines de Gilbert, le pavillon est habité maintenant.
Gilbert ne souffla point le mot.
– Et par des gens, continua le philosophe ombrageux, par des gens qui connaissent ma maison, car ils se la montrent.
Gilbert, qui comprit qu’il s’était trop avancé, fit un mouvement en arrière.
Ni le mouvement ni la cause qui l’avait produit n’échappèrent à Rousseau ; il comprit que Gilbert tremblait d’être vu.
– Non pas, dit-il en saisissant le jeune homme par le poignet ; non pas, mon jeune ami ; il y a là-dessous quelque trame ; on désigne votre mansarde ; placez-vous là, s’il vous plaît.
Et il l’emmena en face de la fenêtre, découvert, éclatant.
– Oh ! non, monsieur, non, par grâce ! s’écria Gilbert en se tordant pour échapper.
Mais, pour échapper, ce qui était facile à un jeune homme fort et agile comme Gilbert, il fallait engager une lutte avec son dieu ; le respect le retenait.
– Vous connaissez ces femmes, dit Rousseau, et elles vous connaissent ?
– Non, non, non, monsieur.
– Alors, si vous ne les connaissez pas et que vous leur soyez inconnu, pourquoi ne pas vous montrer ?
– Monsieur Rousseau, vous avez eu parfois des secrets dans votre vie, n’est ce pas ? Eh bien, pitié pour un secret.
– Ah ! traître ! s’écria Rousseau, oui, je connais les secrets de cette espèce ; tu es une créature des Grimm, des d’Holbach ; ils t’ont fait apprendre un rôle pour capter ma bienveillance, tu t’es introduit chez moi et tu me livres ; oh ! triple sot que je suis, oh ! stupide amant de la nature, je crois secourir un de mes semblables, et j’amène chez moi un espion.
– Un espion ! s’écria Gilbert révolté.
– Voyons ! quel jour me vendras-tu, Judas ? dit Rousseau se drapant avec la robe de Thérèse, qu’il avait machinalement gardée à sa main, et se croyant sublime de douleur, quand malheureusement il n’était que risible.
– Monsieur, vous me calomniez, dit Gilbert.
– Te calomnier, petit serpent, s’écria Rousseau, quand je te trouve occupé à correspondre par gestes avec mes ennemis, à leur raconter par signes, peut être, que sais-je, le sujet de mon dernier ouvrage !
– Monsieur, si j’étais venu chez vous pour trahir le secret de votre travail, j’aurais plus tôt fait de copier vos manuscrits qui sont sur votre bureau, que de raconter par signes le sujet qu’ils traitent.
C’était vrai, et Rousseau sentit si bien qu’il avait dit une de ces énormités qui lui échappaient dans ses monomanies de terreur, qu’il se fâcha.
– Monsieur, dit-il, j’en suis désespéré pour vous, mais l’expérience m’a rendu sévère ; ma vie s’est écoulée dans les déceptions ; j’ai été trahi par tous, renié par tous, livré, vendu, martyrisé par tous. Je suis, vous le savez, un des illustres malheureux que les gouvernements mettent au ban de la société. Dans une pareille situation, il est permis d’être soupçonneux, or, vous m’êtes suspect, et vous allez sortir de chez moi.
Gilbert ne s’attendait pas à cette péroraison.
Lui, être chassé !
Il ferma ses poings crispés, et un éclair qui fit frissonner Rousseau passa dans ses yeux.
Mais cet éclair passa sans durer et s’éteignit sans bruit.
Gilbert avait réfléchi qu’en partant il allait perdre le bonheur si doux de voir Andrée à chaque instant du jour, et cela en perdant l’amitié de Rousseau : c’était à la fois le malheur et la honte.
Il tomba du haut de son orgueil sauvage, et joignant les deux mains :
– Monsieur, dit-il, écoutez-moi ; un mot, un seul.
– Je suis impitoyable, s’écria Rousseau ; les hommes m’ont rendu, par leurs injustices, plus féroce qu’un tigre. Vous correspondez avec mes ennemis, allez les rejoindre, je ne vous en empêche pas : liguez-vous avec eux, je ne m’y oppose pas, mais sortez de chez moi.
– Monsieur, ces deux jeunes filles ne sont pas vos ennemies : c’est mademoiselle Andrée et Nicole.
– Qu’est-ce que mademoiselle Andrée ? demanda Rousseau, à qui ce nom, prononcé déjà deux ou trois fois par Gilbert, n’était pas tout à fait étranger ; qu’est-ce que mademoiselle Andrée ? Dites !
– Mademoiselle Andrée, monsieur, est la fille du baron de Taverney ; c’est, oh ! excusez-moi de vous dire de telles choses, mais c’est vous qui m’y forcez, c’est celle que j’aime plus que vous n’avez aimé mademoiselle Galley, madame de Warrens, ni personne ; c’est celle que j’ai suivie à pied, sans argent, sans pain, jusqu’à ce que je tombasse sur la route écrasé de fatigue et brisé de douleur. c’est celle que j’ai été revoir hier à Saint-Denis, derrière laquelle j’ai couru jusqu’à la Muette, que j’ai de nouveau accompagnée sans qu’elle me vit de la Muette à la rue voisine de la vôtre ; c’est celle que par hasard j’ai retrouvée ce matin habitant ce pavillon ; c’est celle enfin pour laquelle je voudrais devenir ou Turenne, ou Richelieu, ou Rousseau !
Rousseau connaissait le cœur humain et savait le diapason de ses cris ; il savait que le meilleur comédien ne pouvait avoir cet accent trempé de larmes avec lequel Gilbert parlait, et ce geste fiévreux avec lequel il accompagnait ses paroles.
– Ainsi, dit-il, cette jeune dame, c’est mademoiselle Andrée ?
– Oui, monsieur Rousseau.
– Donc, vous la connaissez ?
– Je suis le fils de sa nourrice.
– Alors, vous mentiez donc tout à l’heure quand vous disiez que vous ne la connaissiez pas, et, si vous n’êtes pas un traître, vous êtes un menteur.
– Monsieur, dit Gilbert, vous me déchirez le cœur, et, en vérité, vous me feriez moins de mal en me tuant à cette place.
– Bah ! phraséologie, style de Diderot et de Marmontel ; vous êtes un menteur, monsieur.
– Eh bien ! oui, dit Gilbert, je suis un menteur, monsieur, et tant pis pour vous si vous ne comprenez pas un pareil mensonge. Un menteur ! un menteur !… Ah ! je pars… adieu ! Je pars désespéré, et vous aurez mon désespoir sur la conscience.
Rousseau se caressait le menton en regardant ce jeune homme, qui avait avec lui-même de si frappantes analogies.
– Voilà un grand cœur ou un grand fourbe, se dit-il ; mais, après tout, si l’on conspire contre moi, pourquoi ne tiendrais-je pas dans ma main les fils de la conspiration ?
Gilbert avait fait quatre pas vers la porte, et, la main posée sur la serrure, il attendait un dernier mot qui le chassât tout à fait ou qui le rappelât.
– Assez sur ce sujet, mon fils, dit Rousseau. Si vous êtes amoureux au point que vous le dites, hélas ! tant pis pour vous. Mais voilà qu’il se fait tard, vous avez perdu la journée d’hier, nous avons trente pages de copie à faire aujourd’hui entre nous deux. Alerte, Gilbert, alerte !
Gilbert saisit la main du philosophe et l’appuya contre ses lèvres ; il n’en eût certes pas tant fait de la main d’un roi.
Mais, avant de sortir, et tandis que Gilbert tout ému se tenait contre la porte, Rousseau s’approcha une dernière fois de la fenêtre et regarda les deux jeunes filles.
En ce moment, Andrée justement venait de laisser tomber son peignoir, et prenait une robe des mains de Nicole.
Elle vit cette tête pâle, ce corps immobile, fit un brusque mouvement en arrière et ordonna à Nicole de fermer la fenêtre.
Nicole obéit.
– Allons, dit Rousseau, ma vieille tête lui a fait peur ; cette jeune figure ne l’effrayait pas tantôt. Oh ! belle jeunesse ! ajouta-t-il en soupirant :
O gioventù primavera del età !
O primavera gioventù del anno !8
Et rattachant au clou la robe de Thérèse, il descendit mélancoliquement l’escalier sur les pas de Gilbert, contre la jeunesse duquel il eût peut-être échangé en ce moment cette réputation qui balançait celle de Voltaire, et partageait avec elle l’admiration du monde entier.
Chapitre LV. La maison de la rue Saint-Claude §
La rue Saint-Claude, dans laquelle le comte de Fœnix avait donné rendez-vous au cardinal de Rohan, n’était pas tellement différente à cette époque de ce qu’elle est maintenant, qu’on n’y puisse retrouver encore les vestiges des localités que nous allons essayer de peindre.
Elle aboutissait, comme elle le fait aujourd’hui, à la rue Saint-Louis et au boulevard, passant par cette même rue Saint-Louis entre le couvent des Filles du Saint-Sacrement et l’hôtel de Voysins, tandis qu’aujourd’hui elle sépare à son bout une église et un magasin d’épiceries.
Comme aujourd’hui, elle rejoignait le boulevard par une pente assez rapide.
Elle était riche de quinze maisons et de sept lanternes.
Deux impasses s’y remarquaient.
L’une, à gauche, et celle-là formait enclave sur l’hôtel de Voysins ; l’autre, à droite, nord, sur le grand jardin des Filles du Saint-Sacrement.
Cette dernière impasse, ombragée à droite par les arbres du couvent, était bordée à gauche par le grand mur gris d’une maison qui s’élevait dans la rue Saint-Claude.
Ce mur, semblable au visage d’un cyclope, n’avait qu’un œil, ou, si l’on aime mieux, qu’une fenêtre, encore cette fenêtre, treillissée, grillagée, barrée, était-elle abominablement noire.
Juste au-dessous de cette fenêtre qui jamais ne s’ouvrait, on le voyait aux toiles d’araignée qui la tapissaient au dehors ; juste au dessous de cette fenêtre, disons-nous, était une porte garnie de larges clous et d’un marteau en tête de griffon, laquelle indiquait, non point qu’on entrait, mais qu’on pouvait entrer de ce côté dans la maison.
Pas d’habitations dans ce cul-de-sac ; deux habitants seulement : un savetier dans une boîte de bois et une ravaudeuse dans un tonneau, tous deux s’abritant sous les acacias du couvent, qui, dès neuf heures du matin, versaient une large fraîcheur au sol poudreux.
Le soir, la ravaudeuse regagnait son domicile ; le savetier cadenassait son palais, et rien ne surveillait plus la ruelle, sinon l’œil sombre et morne de cette fenêtre dont nous avons déjà parlé.
Outre la porte que nous avons dite, la maison que nous avons entrepris de décrire le plus exactement possible avait une entrée principale dans la rue Saint-Claude. Cette entrée, qui était une porte cochère avec des sculptures d’un relief qui rappelait l’architecture du temps de Louis XIII, était ornée de ce marteau à tête de griffon que le comte de Fœnix avait indiqué comme renseignement positif au cardinal de Rohan.
Quant aux fenêtres, elles avaient vue sur le boulevard, et, dès le matin, étaient visitées pour le soleil levant.
Paris, à cette époque, et dans ce quartier surtout, n’était pas bien sûr. On ne s’étonnait donc pas d’y voir les fenêtres grillées et les murailles hérissées d’artichauts de fer.
Nous disons cela parce que le premier étage de notre maison ne ressemblait pas mal à une forteresse. Contre les ennemis, contre les larrons et contre les amants, il offrait des balcons de fer aux mille pointes acérées ; un fossé profond ceignait le bâtiment du côté du boulevard, et quant à parvenir dans ce fort par la rue, il eût fallu des échelles de trente pieds pour y parvenir. Le mur en avait trente-deux, et il masquait ou plutôt enterrait la cour d’honneur.
Cette maison, devant laquelle tout passant, étonné, inquiet et curieux, s’arrêterait aujourd’hui, n’avait cependant point, en 1770, un aspect bien étrange. Tout au contraire, elle était en harmonie avec le quartier, et si les bons habitants de la rue Saint-Louis et les habitants non moins bons de la rue Saint-Claude fuyaient les alentours de cet hôtel, ce n’était point à cause de l’hôtel lui-même, car sa réputation était encore intacte, mais à cause du boulevard désert de la porte Saint-Louis, assez mal famé, et du pont aux Choux, dont les deux arches, jetées sur un égout, paraissaient à tout Parisien un peu au courant des traditions les infranchissables colonnes de Gadés.
En effet, le boulevard, de ce côté, ne conduisait à rien qu’à la Bastille. On n’y voyait pas dix maisons en l’espace d’un quart de lieue : aussi l’édilité n’ayant pas jugé à propos d’éclairer ce rien, ce vide, ce néant, passé huit heures l’été et quatre heures l’hiver, c’était le chaos, plus les voleurs.
Ce fut cependant par ce boulevard, le soir, vers neuf heures, que rentra un carrosse rapide, trois quarts d’heure environ après la visite de Saint-Denis.
Les armes du comte de Fœnix décoraient les panneaux de ce carrosse.
Quant au comte, il précédait le carrosse à vingt pas, monté sur Djérid, qui faisait siffler sa longue queue en aspirant la chaleur opaque du pavé poudreux.
Dans le carrosse aux rideaux fermés reposait Lorenza, endormie sur des coussins.
La porte s’ouvrit comme par enchantement devant le bruit des roues, et le carrosse, après s’être engouffré dans les noires profondeurs de la rue Saint Claude, disparut dans la cour de la maison que nous venons de décrire.
La porte se referma derrière lui.
Il n’était certes pas besoin cependant d’un si grand mystère : personne n’était là pour voir rentrer le comte de Fœnix ou pour le gêner en quelque chose que ce fût, eût-il rapporté de Saint-Denis le trésor abbatial dans les coffres de sa voiture.
Maintenant, quelques mots sur l’intérieur de cette maison, qu’il est important pour nous de faire connaître à nos lecteurs, notre intention étant de les y ramener plus d’une fois.
Dans cette cour dont nous parlions et dont l’herbe vivace, jouant comme une mine continue, essayait, par un travail incessant, de disjoindre les pavés, on voyait à droite les écuries, à gauche les remises, et au fond un perron conduisant vers une porte à laquelle on montait indifféremment, d’un côté ou de l’autre, par un double escalier de douze marches.
Par le bas, l’hôtel, du moins ce qui en était accessible, se composait d’une immense antichambre, d’une salle à manger remarquable par un grand luxe d’argenterie entassée dans des dressoirs, et enfin d’un salon qui paraissait meublé tout récemment, exprès peut-être pour recevoir ses nouveaux locataires.
En sortant de ce salon et en rentrant dans l’antichambre, on se trouvait en face d’un grand escalier conduisant au premier étage. Ce premier étage se composait de trois chambres de maître.
Mais un géomètre habile, en mesurant de l’œil la circonférence de l’hôtel et en calculant le diamètre, aurait pu s’étonner de trouver si peu de logement dans une pareille étendue.
C’est que, dans cette première maison apparente, il existait une seconde maison cachée, et connue seulement de celui qui l’habitait.
En effet, dans l’antichambre, à côté d’une statue du dieu Harpocrate qui, les doigts sur les lèvres, semblait recommander le silence dont il est l’emblème, jouait, mise en mouvement par un ressort, une petite porte perdue dans les ornements d’architecture. Cette porte donnait accès à un escalier pris dans un corridor et de la largeur de ce corridor qui, à la hauteur de l’autre premier étage à peu près, conduisait à une petite chambre prenant son jour par deux fenêtres grillées, donnant sur une cour intérieure.
Cette cour intérieure était la boîte qui renfermait et cachait à tous les yeux la seconde maison.
La chambre à laquelle conduisait cet escalier était évidemment une chambre d’homme. Les descentes de lit et les tapis placés devant les fauteuils et les canapés étaient des plus magnifiques fourrures que fournissent l’Afrique et l’Inde. C’étaient des peaux de lion, de tigre et de panthère, aux yeux étincelants et aux dents encore menaçantes ; les murailles, tendues en cuir de Cordoue, du dessin le plus large et le plus harmonieux, étaient décorées d’armes de toute espèce, depuis le tomahawk du Huron jusqu’au criss du Malais, depuis l’épée en croix des anciens chevaliers jusqu’au cangiar de l’Arabe, depuis l’arquebuse incrustée d’ivoire du XVIe jusqu’au fusil damasquiné d’or du XVIIIe.
On eût inutilement cherché à cette chambre une issue autre que celle de l’escalier ; peut-être y en avait-il une ou plusieurs, mais inconnues, mais invisibles.
Un domestique allemand, de vingt-cinq à trente ans, le seul qu’on eût vu depuis plusieurs jours errer dans la vaste maison, referma au verrou la porte cochère, et, ouvrant la porte de la voiture pendant que le cocher impassible dételait déjà les chevaux, il tira du carrosse Lorenza endormie et la porta entre ses bras jusqu’à l’antichambre ; là, il la déposa sur une table couverte d’un tapis rouge et abaissa sur ses pieds, avec discrétion, le long voile blanc qui enveloppait la jeune femme.
Puis il sortit pour aller allumer aux lanternes de la voiture un chandelier à sept branches qu’il rapporta tout enflammé.
Mais, pendant cet intervalle, si court qu’il eût été, Lorenza avait disparu.
En effet, derrière le valet de chambre, le comte de Fœnix était entré ; il avait pris Lorenza entre ses bras à son tour ; il l’avait portée par la porte dérobée et par l’escalier secret dans la chambre des armes, après avoir avec soin refermé les deux portes derrière lui.
Une fois là, du bout du pied, il pressa un ressort placé dans l’angle de la cheminée à haut manteau. Aussitôt une porte, qui n’était autre que la plaque de cette cheminée, roula sur deux gonds silencieux, et le comte, passant sous le chambranle, disparut, refermant avec le pied, comme il l’avait ouverte, cette porte mystérieuse.
De l’autre côté de la cheminée, il avait trouvé un second escalier, et, après avoir monté quinze marches tapissées de velours d’Utrecht, il avait atteint le seuil d’une chambre élégamment tendue de satin broché de fleurs aux couleurs si vives et aux formes si bien dessinées, qu’on eût pu les prendre pour des fleurs naturelles.
Le meuble pareil était de bois doré ; deux grandes armoires d’écaille incrustées de cuivre, un clavecin et une toilette en bois de rose, un beau lit tout diapré, des porcelaines de Sèvres, composaient la partie indispensable du mobilier ; des chaises, des fauteuils et des sofas, disposés avec symétrie, dans un espace de trente pieds carrés, ornaient le reste de l’appartement, qui, au reste, ne se composait que d’un cabinet de toilette et d’un boudoir attenant à la chambre.
Deux fenêtres masquées par d’épais rideaux donnaient le jour à cette chambre ; mais, comme il faisait nuit à cette heure, les rideaux n’avaient rien à cacher.
Le boudoir et le cabinet de toilette n’avaient aucune ouverture. Des lampes consumant une huile parfumée les éclairaient le jour comme la nuit, et, s’enlevant à travers le plafond, étaient entretenues par des mains invisibles.
Dans cette chambre, pas un bruit, pas un souffle ; on eût dit être à cent lieues du monde. Seulement, l’or y brillait de tous côtés, de belles peintures souriaient sur les murailles, et de longs cristaux de Bohême, aux facettes chatoyantes, s’illuminaient comme des yeux ardents, lorsque, après avoir déposé Lorenza sur un sofa, le comte, mal satisfait de la lumière tremblante du boudoir, fit jaillir le feu de cet étui d’argent qui avait tant préoccupé Gilbert, et alluma sur la cheminée deux candélabres chargés de bougies roses.
Alors il revint vers Lorenza, et, mettant sur une pile de coussins un genou en terre devant elle :
– Lorenza ! dit-il.
La jeune femme, à cet appel, se souleva sur un coude, quoique ses yeux restassent fermés. Mais elle ne répondit point.
– Lorenza, répéta-t-il, dormez-vous de votre sommeil ordinaire ou du sommeil magnétique ?
– Je dors du sommeil magnétique, répondit Lorenza.
– Alors, si je vous interroge, vous pourrez répondre ?
– Je crois que oui.
– Bien.
Il se fit un instant de silence ; puis le comte de Fœnix continua :
– Regardez dans la chambre de Madame Louise que nous venons de quitter, il y a trois quarts d’heure à peu près.
– J’y regarde, répondit Lorenza.
– Et y voyez-vous ?
– Oui.
– Le cardinal de Rohan s’y trouve-t-il encore ?
– Je ne l’y vois pas.
– Que fait la princesse ?
– Elle prie avant de se mettre au lit.
– Regardez dans les corridors et dans les cours du couvent si vous voyez Son Éminence ?
– Je ne la vois pas.
– Regardez à la porte si sa voiture y est encore.
– Elle n’y est plus.
– Suivez la route que nous avons suivie.
– Je la suis.
– Voyez-vous des carrosses sur la route ?
– Oh ! oui, plusieurs.
– Et dans ces carrosses reconnaissez-vous le cardinal ?
– Non.
– Rapprochez-vous de Paris.
– Je m’en rapproche.
– Encore.
– Oui.
– Encore.
– Ah ! je le vois.
– Où cela ?
– À la Barrière.
– Est-il arrêté ?
– Il s’arrête en ce moment. Un valet de pied descend de derrière la voiture.
– Il lui parle ?
– Il va lui parler.
– Écoutez, Lorenza. Il est important que je sache ce que le cardinal a dit à cet homme.
– Vous ne m’avez pas ordonné d’écouter à temps. Mais attendez, attendez, le valet de chambre parle au cocher.
– Que lui dit-il ?
– Rue Saint-Claude, au Marais, par le boulevard.
– Bien, Lorenza, merci.
Le comte écrivit quelques mots sur un papier, plia le papier autour d’une petite plaque de cuivre, destinée sans doute à lui donner du poids, tira le cordon d’une sonnette, poussa un bouton au-dessous duquel s’ouvrit une gueule, laissa glisser le billet dans l’ouverture, qui se referma après l’avoir englouti.
C’était la manière dont le comte, lorsqu’il était enfermé dans les chambres intérieures, correspondait avec Fritz.
Puis, revenant à Lorenza :
– Merci, répéta-t-il.
– Tu es donc content de moi ? demanda la jeune femme.
– Oui, chère Lorenza !
– Eh bien, ma récompense alors !
Balsamo sourit et approcha ses lèvres de celles de Lorenza, dont tout le corps frissonna au voluptueux contact.
– Oh ! Joseph ! Joseph ! murmura-t-elle avec un soupir presque douloureux. Joseph ! que je t’aime !
Et la jeune femme étendit ses deux bras pour serrer Balsamo contre son cœur.
Chapitre LVI. La double existence – Le sommeil §
Balsamo se recula vivement, les deux bras de Lorenza ne saisirent que l’air et retombèrent en croix sur sa poitrine.
– Lorenza, dit Balsamo, veux-tu causer avec ton ami ?
– Oh ! oui, dit-elle ; mais parle-moi toi-même souvent… j’aime tant ta voix !
– Lorenza, tu m’as dit souvent que tu serais bien heureuse si tu pouvais vivre avec moi, séparée du monde entier.
– Oui, ce serait le bonheur.
– Eh bien, j’ai réalisé ton vœu, Lorenza. Dans cette chambre, nul ne peut nous poursuivre, nul ne peut nous atteindre ; nous sommes seuls, bien seuls.
– Ah ! tant mieux.
– Dis-moi si cette chambre est de ton goût.
– Ordonne-moi de voir alors.
– Vois !
– Oh ! la charmante chambre ! dit-elle.
– Elle te plaît donc ? demanda le comte avec douceur.
– Oh ! oui : voilà mes fleurs favorites, mes héliotropes vanille, mes roses pourpres, mes jasmins de la Chine. Merci, mon tendre Joseph ; que tu es bon !
– Je fais ce que je peux pour te plaire, Lorenza.
– Oh ! tu fais cent fois plus que je ne mérite.
– Tu en conviens donc ?
– Oui.
– Tu avoues donc que tu as été bien méchante ?
– Bien méchante ! Oh ! oui. Mais tu me pardonnes, n’est-ce pas ?
– Je te pardonnerai quand tu m’auras expliqué cet étrange mystère contre lequel je lutte depuis que je te connais.
– Écoute, Balsamo. C’est qu’il y a en moi deux Lorenza bien distinctes : une qui t’aime et une qui te déteste, comme il y a en moi deux existences opposées : l’une pendant laquelle j’absorbe toutes les joies du paradis, l’autre pendant laquelle j’éprouve tous les tourments de l’enfer.
– Et ces deux existences sont, l’une, le sommeil, n’est-ce pas, et l’autre, la veille ?
– Oui.
– Et tu m’aimes quand tu dors, et tu me détestes quand tu veilles ?
– Oui.
– Pourquoi cela ?
– Je ne sais.
– Tu dois le savoir.
– Non.
– Cherche bien, regarde en toi-même, sonde ton propre cœur.
– Ah ! oui… Je comprends maintenant.
– Parle.
– Quand Lorenza veille, c’est la Romaine, c’est la fille superstitieuse de l’Italie ; elle croit que la science est un crime et l’amour un péché. Alors elle a peur du savant Balsamo, elle a peur du beau Joseph. Son confesseur lui a dit qu’en t’aimant elle perdrait son âme, et elle te fuira, toujours, sans cesse, jusqu’au bout du monde.
– Et quand Lorenza dort ?
– Oh ! c’est autre chose alors ; elle n’est plus romaine, elle n’est plus superstitieuse, elle est femme, Alors elle voit dans le cœur et dans l’esprit de Balsamo. elle voit que ce génie rêve des choses sublimes. Alors elle comprend combien elle est peu de chose, comparée à lui. Et elle voudrait vivre et mourir près de lui, afin que l’avenir prononçât tout bas le nom de Lorenza, en même temps qu’il prononcera tout haut le nom de… Cagliostro !
– C’est donc sous ce nom que je deviendrai célèbre ?
– Oui, oui, c’est sous ce nom.
– Chère Lorenza ! tu aimeras donc ce nouveau logement ?
– Il est bien plus riche que tous ceux que tu m’as déjà donnés ; mais ce n’est pas pour cela que je l’aime.
– Et pourquoi l’aimes-tu ?
– Parce que tu promets de l’habiter avec moi.
– Ah ! quand tu dors, tu sais donc bien que je t’aime ardemment, avec passion ?
La jeune femme ramena contre elle ses deux genoux qu’elle prit dans ses bras, et, tandis qu’un pâle sourire effleurait ses lèvres :
– Oui, je le vois, dit-elle. Oui, je le vois, et cependant, cependant, ajouta-t elle avec un soupir, il y a quelque chose que tu aimes plus que Lorenza.
– Et quoi donc ? demanda Balsamo en tressaillant.
– Ton rêve.
– Dis mon œuvre.
– Ton ambition.
– Dis ma gloire.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
Le cœur de la jeune femme s’oppressa, des larmes silencieuses coulèrent à travers ses paupières fermées.
– Que vois-tu donc ? demanda Balsamo, étonné de cette effrayante lucidité qui parfois l’épouvantait lui-même.
– Oh ! je vois des ténèbres parmi lesquelles glissent des fantômes ; il y en a qui tiennent à la main leurs têtes couronnées, et toi, toi, tu es au milieu de tout cela, comme un général au milieu de la mêlée. Il me semble que tu as les pouvoirs de Dieu, tu commandes, et l’on obéit.
– Eh bien, dit Balsamo avec joie, cela ne te rend pas fière de moi ?
– Oh ! tu es assez bon pour ne pas être grand. D’ailleurs, je me cherche dans tout ce monde qui t’entoure, et je ne me vois pas. Oh ! je n’y serai plus… Je n’y serai plus, murmura-t-elle tristement.
– Et où seras-tu ?
– Je serai morte.
Balsamo frissonna.
– Toi morte, ma Lorenza ? s’écria-t-il. Non, non, nous vivrons ensemble et pour nous aimer.
– Tu ne m’aimes pas.
– Oh ! si fait.
– Pas assez, du moins, pas assez ! s’écria-t-elle en saisissant de ses deux bras la tête de Joseph. Pas assez, ajouta-t-elle en appuyant sur son front des lèvres ardentes qui multipliaient leurs caresses.
– Que me reproches-tu ?
– Ta froideur. Vois, tu te recules. Est-ce que je te brûle avec mes lèvres, que tu fuis devant mes baisers ? Oh ! rends-moi ma tranquillité de jeune fille, mon couvent de Subiaco, les nuits de ma cellule solitaire. Rends-moi les baisers que tu m’envoyais sur l’aile des brises mystérieuses, et que, dans mon sommeil, je voyais venir à moi comme des sylphes aux ailes d’or, et qui fondaient mon âme dans les délices.
– Lorenza ! Lorenza !
– Oh ! ne me fuis pas, Balsamo, ne me fuis pas, je t’en supplie ; donne-moi ta main, que je la presse, tes yeux, que je les embrasse ; je suis ta femme, enfin !
– Oui, oui, ma Lorenza chérie, oui, tu es ma femme bien-aimée.
– Et tu souffres que je passe ainsi près de toi, inutile, délaissée ! Tu as une fleur chaste et solitaire dont le parfum t’appelle, et tu repousses son parfum ! Ah ! je le sens bien, je ne suis rien pour toi.
– Tu es tout, au contraire, ma Lorenza, puisque c’est toi qui fais ma force, ma puissance, mon génie, puisque sans toi je ne pourrais plus rien. Cesse donc de m’aimer de cette fièvre insensée qui trouble les nuits des femmes de ton pays. Aime-moi comme je t’aime, moi.
– Oh ! ce n’est pas de l’amour, ce n’est pas de l’amour que tu as pour moi.
– C’est au moins tout ce que je demande de toi ; car tu me donnes tout ce que je désire, car cette possession de l’âme me suffit pour être heureux.
– Heureux ! dit Lorenza d’un air de mépris ; tu appelles cela être heureux ?
– Oui, car, pour moi, être heureux, c’est être grand.
Lorenza poussa un long soupir.
– Oh ! si tu savais ce que c’est, ma douce Lorenza, que de lire à découvert dans le cœur des hommes pour les dominer avec leurs propres passions !
– Oui, je vous sers à cela, je le sais bien.
– Ce n’est pas tout. Tes yeux lisent pour moi dans le livre fermé de l’avenir. Ce que je n’ai pu apprendre avec vingt années de labeurs et de misères, toi, ma douce colombe, innocente et pure, quand tu veux, tu me l’apprends. Mes pas, sur lesquels tant d’ennemis jettent des embûches, tu les éclaires ; mon esprit, dont dépendent ma vie, ma fortune, ma liberté, tu le dilates comme l’œil du lynx qui voit pendant la nuit. Tes beaux yeux, en se fermant au jour de ce monde, s’ouvrent à une clarté surhumaine ! Ils veillent pour moi. C’est toi qui me fais libre, qui me fais riche, qui me fais puissant.
– Et toi, en échange, tu me fais malheureuse ! s’écria Lorenza tout éperdue d’amour.
Et, plus avide que jamais, elle entoura de ses deux bras Balsamo, qui, lui-même, tout imprégné de la flamme électrique, ne résistait plus que faiblement.
Il fit cependant un effort, et dénoua le lien vivant qui l’enveloppait.
– Lorenza ! Lorenza ! dit-il, par pitié !…
– Je suis ta femme, s’écria-t-elle, et non ta fille ! Aime-moi comme un époux aime sa femme, et non comme mon père m’aimait.
– Lorenza, dit Balsamo tout frémissant lui-même de désirs, ne me demande pas, je t’en supplie, un autre amour que celui que je te puis donner.
– Mais, s’écria la jeune femme en levant ses deux bras désespérés au ciel, ce n’est point de l’amour, cela, ce n’est point de l’amour !
– Oh ! si, c’est de l’amour… mais de l’amour saint et pur, comme on le doit à une vierge.
La jeune femme fit un brusque mouvement qui déroula les longues nattes de ses cheveux noirs. Son bras, si blanc et si nerveux à la fois, s’élança presque menaçant vers le comte.
– Oh ! que signifie donc cela ? dit-elle d’une voix brève et désolée. Et pourquoi m’as-tu fait abandonner mon pays, mon nom, ma famille, tout, jusqu’à mon Dieu ? Car ton Dieu ne ressemble pas au mien. Pourquoi as-tu pris sur moi cet empire absolu, qui fait de moi ton esclave, qui fait de ma vie ta vie, de mon sang ton sang ? Entends-tu bien ? Pourquoi as-tu fait toutes ces choses, si c’est pour m’appeler la vierge Lorenza ?
Balsamo soupira à son tour, écrasé sous l’immense douleur de cette femme au cœur brisé.
– Hélas ! dit-il, c’est ta faute, ou plutôt la faute de Dieu. Pourquoi Dieu a-t-il fait de toi cet ange au regard infaillible à l’aide duquel je soumettrai l’univers ? Pourquoi lis-tu dans tous les cœurs au travers de leur enveloppe matérielle comme on lit une page derrière une vitre ? C’est parce que tu es l’ange de pureté, Lorenza ! c’est parce que tu es le diamant sans tache, c’est parce que rien ne fait ombre en ton esprit ; c’est que Dieu, voyant cette forme immaculée, pure et radieuse, comme celle de sa sainte Mère, veut bien y laisser descendre, quand je l’invoque, au nom des éléments qu’il a faits, son Saint-Esprit, qui d’ordinaire plane au-dessus des êtres vulgaires et sordides, faute de trouver en eux une place sans souillure sur laquelle il puisse se reposer. Vierge, tu es voyante, ma Lorenza ; femme, tu ne serais plus que matière.
– Et tu n’aimes pas mieux mon amour, s’écria Lorenza en frappant avec rage dans ses belles mains, qui s’empourprèrent, et tu n’aimes pas mieux mon amour que tous les rêves que tu poursuis, que toutes les chimères que tu crées ? Et tu me condamnes à la chasteté de la religieuse, avec les tentations de l’ardeur inévitable de ta présence ? Ah ! Joseph, Joseph, tu commets un crime ! c’est moi qui te le dis.
– Ne blasphème pas, ma Lorenza, s’écria Balsamo ; car, comme toi, je souffre. Tiens, tiens, lis dans mon cœur, je le veux, et dis encore que je ne t’aime pas.
– Mais alors, pourquoi résistes-tu à toi-même ?
– Parce que je veux t’élever avec moi sur le trône du monde.
– Oh ! ton ambition, Balsamo, murmura la jeune femme, ton ambition te donnera-t-elle jamais ce que te donne mon amour ?
Éperdu à son tour, Balsamo laissa aller sa tête sur la poitrine de Lorenza.
– Oh ! oui, oui, s’écria-t-elle, oui, je vois enfin que tu m’aimes plus que ton ambition, plus que ta puissance, plus que ton espoir. Oh ! tu m’aimes comme je t’aime, enfin !
Balsamo essaya de secouer le nuage enivrant qui commençait à noyer sa raison. Mais son effort fut inutile.
– Oh ! puisque tu m’aimes tant, dit-il, épargne-moi.
Lorenza n’écoutait plus ; elle venait de faire de ses deux bras une de ces invincibles chaînes plus tenaces que les crampons d’acier, plus solides que le diamant.
– Je t’aime comme tu voudras, dit-elle, sœur ou femme, vierge ou épouse, mais un baiser, un seul.
Balsamo était subjugué ; vaincu, brisé par tant d’amour, sans force pour résister davantage, les yeux ardents, la poitrine haletante, la tête renversée, il s’approchait de Lorenza, aussi invinciblement attiré que l’est le fer par l’aimant.
Ses lèvres allaient toucher les lèvres de la jeune femme !
Soudain la raison lui revint.
Ses mains fouettèrent l’air chargé d’enivrantes vapeurs.
– Lorenza ! s’écria-t-il, réveillez-vous, je le veux !
Aussitôt cette chaîne, qu’il n’avait pu briser, se relâcha, les bras qui l’enlaçaient se détendirent, le sourire ardent qui écartait les lèvres desséchées de Lorenza s’effaça languissant comme un reste de vie au dernier soupir ; ses yeux fermés s’ouvrirent, ses pupilles dilatées se resserrèrent ; elle secoua les bras avec effort, fit un grand mouvement de lassitude et retomba étendue, mais éveillée, sur le sofa.
Balsamo, assis à trois pas d’elle, poussa un profond soupir.
– Adieu le rêve, murmura-t-il ; adieu le bonheur.
Chapitre LVII. La double existence – La veille §
Aussitôt que le regard de Lorenza eut recouvré sa puissance, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle.
Après avoir examiné chaque chose sans qu’aucun de ces mille riens qui font la joie des femmes parût dérider la gravité de sa physionomie, la jeune femme arrêta ses yeux sur Balsamo avec un tressaillement douloureux.
Balsamo était assis et attentif à quelques pas d’elle.
– Encore vous ! fit-elle en se reculant.
Et tous les signes de l’effroi apparurent sur sa physionomie ; ses lèvres pâlirent, la sueur perla à la racine de ses cheveux.
Balsamo ne répondit point.
– Où suis-je ? demanda-t-elle.
– Vous savez d’où vous venez, madame, dit Balsamo ; cela doit vous conduire naturellement à deviner où vous êtes.
– Oui, vous avez raison de rappeler mes souvenirs ; je me souviens en effet. Je sais que j’ai été persécutée par vous, poursuivie par vous, arrachée par vous aux bras de la royale intermédiaire que j’avais choisie entre Dieu et moi.
– Alors vous savez aussi que cette princesse, toute puissante qu’elle est, n’a pu vous défendre.
– Oui, vous l’avez vaincue par quelque violence magique ! s’écria Lorenza en joignant les mains. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! délivrez-moi de ce démon !
– Où voyez-vous en moi un démon, madame ? dit Balsamo en haussant les épaules. Une fois pour toutes, laissez donc, je vous prie, ce bagage de croyances puériles apportées de Rome, et tout ce fatras de superstitions absurdes que vous avez traînées à votre suite depuis votre sortie du couvent.
– Oh ! mon couvent ! qui me rendra mon couvent ? s’écria Lorenza en fondant en larmes.
– En effet, dit Balsamo, c’est une chose bien regrettable qu’un couvent !
Lorenza s’élança vers une des fenêtres, elle en ouvrit les rideaux, puis, après les rideaux, elle leva l’espagnolette, et sa main étendue s’arrêta sur un des barreaux épais et recouverts d’un grillage de fer caché sous des fleurs, qui lui faisaient perdre beaucoup de sa signification sans lui rien ôter de son efficacité.
– Prison pour prison, dit-elle, j’aime mieux celle qui conduit au ciel que celle qui mène à l’enfer.
Et elle appuya furieusement ses poings délicats sur les tringles.
– Si vous étiez plus raisonnable, Lorenza, vous ne trouveriez à votre fenêtre que des fleurs sans barreaux.
– N’étais-je pas raisonnable quand vous m’enfermiez dans cette autre prison roulante avec ce vampire que vous appelez Althotas ? Non, et cependant vous ne me perdiez pas de vue ; cependant j’étais votre prisonnière ; cependant, quand vous me quittiez, vous souffliez en moi cet esprit qui me possède et que je ne puis combattre ! Où est-il cet effrayant vieillard qui me fait mourir de terreur ? Là, dans quelque coin, n’est-ce pas ? Taisons-nous tous deux, et nous entendrons sortir de terre sa voix de fantôme !
– Vous vous frappez l’imagination comme un enfant, madame, dit Balsamo. Althotas, mon précepteur, mon ami, mon second père, est un vieillard inoffensif, qui ne vous a jamais vue, jamais approchée, ou qui, s’il vous a approchée ou vue, n’a pas même fait attention à vous, lancé qu’il est à la poursuite de son œuvre.
– Son œuvre ! murmura Lorenza ; et quelle est son œuvre ? Dites.
– Il cherche l’élixir de vie, ce que tous les esprits supérieurs ont cherché depuis six mille ans.
– Et vous, que cherchez-vous ?
– Moi ? la perfection humaine.
– Oh ! les démons ! les démons ! dit Lorenza en levant les mains au ciel.
– Bon ! dit Balsamo en se levant, voilà votre accès qui va vous reprendre.
– Mon accès ?
– Oui, votre accès ; il y a une chose que vous ignorez, Lorenza : c’est que votre vie est séparée en deux périodes égales ; pendant l’une, vous êtes douce, bonne et raisonnable ; pendant l’autre, vous êtes folle.
– Et c’est sous le vain prétexte de cette folie que vous m’enfermez ?
– Hélas ! il le faut bien.
– Oh ! soyez cruel, barbare, sans pitié ; emprisonnez-moi, tuez-moi, mais ne soyez pas hypocrite, et n’ayez pas l’air de me plaindre en me déchirant.
– Voyons, dit Balsamo sans se fâcher et même avec un sourire bienveillant, est-ce une torture que d’habiter une chambre élégante, commode ?
– Des grilles, des grilles de tous les côtés ; des barreaux, des barreaux, pas d’air !
– Ces grilles sont là dans l’intérêt de votre vie, entendez-vous, Lorenza ?
– Oh ! s’écria-t-elle, il me fait mourir à petit feu, et il me dit qu’il songe à ma vie, qu’il prend intérêt à ma vie !
Balsamo s’approcha de la jeune femme, et avec un geste amical il lui voulut prendre la main ; mais elle, se reculant comme si un serpent l’eût effleurée :
– Oh ! ne me touchez point ! dit-elle.
– Vous me haïssez donc, Lorenza ?
– Demandez au patient s’il hait son bourreau.
– Lorenza, Lorenza, c’est parce que je ne veux pas le devenir que je vous ôte un peu de votre liberté. Si vous pouviez aller et venir à votre volonté, qui peut savoir ce que vous feriez dans un de vos instants de folie ?
– Ce que je ferais ? Oh ! que je sois libre un jour, et vous verrez !
– Lorenza, vous traitez mal l’époux que vous avez choisi devant Dieu.
– Moi, vous avoir choisi ? Jamais !
– Vous êtes ma femme, cependant.
– Oh ! voilà où est l’œuvre du démon.
– Pauvre insensée ! dit Balsamo avec un tendre regard.
– Mais je suis romaine, murmura Lorenza, et un jour, un jour je me vengerai.
Balsamo secoua doucement la tête.
– N’est-ce pas que vous dites cela pour m’effrayer, Lorenza ? demanda-t-il en souriant.
– Non, non, je le ferai comme je le dis.
– Femme chrétienne, que dites-vous ? s’écria Balsamo avec une autorité surprenante. Votre religion, qui dit de rendre le bien pour le mal, n’est donc qu’hypocrisie, puisque vous prétendez suivre cette religion et que vous rendez, vous, le mal pour le bien ?
Lorenza parut un instant frappée de ces paroles.
– Oh ! dit-elle, ce n’est pas une vengeance que de dénoncer à la société ses ennemis, c’est un devoir.
– Si vous me dénoncez comme un nécroman, comme un sorcier, ce n’est pas la société que j’offense, c’est Dieu que je brave. Pourquoi alors, si je brave Dieu, Dieu, qui n’a qu’un signe à faire pour me foudroyer, ne se donne-t-il pas la peine de me punir, et laisse-t-il ce soin aux hommes, faibles comme moi, soumis à l’erreur comme moi ?
– Il oublie, il tolère, murmura la jeune femme ; il attend que vous vous réformiez.
Balsamo sourit.
– Et, en attendant, dit-il, il vous conseille de trahir votre ami, votre bienfaiteur, votre époux.
– Mon époux ? Ah ! Dieu merci, jamais votre main n’a touché la mienne sans me faire rougir ou frissonner.
– Et, vous le savez, j’ai toujours généreusement cherché à vous épargner ce contact.
– C’est vrai, vous êtes chaste, et c’est la seule compensation qui soit accordée à mes malheurs. Oh ! s’il m’eût fallu subir votre amour !
– Oh ! mystère, mystère impénétrable ! murmura Balsamo, qui semblait suivre sa pensée plutôt que répondre à celle de Lorenza.
– Terminons, dit Lorenza ; pourquoi me prenez-vous ma liberté ?
– Pourquoi, après me l’avoir donnée volontairement, voulez-vous la reprendre ? Pourquoi fuyez-vous celui qui vous protège ? Pourquoi allez-vous demander appui à une étrangère contre celui qui vous aime ? Pourquoi menacez-vous sans cesse celui qui ne vous menace jamais de révéler des secrets qui ne sont point à vous, et dont vous ignorez la portée ?
– Oh ! dit Lorenza sans répondre à l’interrogation, le prisonnier qui veut fermement redevenir libre le redevient toujours, et vos barreaux ne m’arrêteront pas plus que ne l’a fait votre cage ambulante.
– Ils sont solides… heureusement pour vous, Lorenza ! dit Balsamo avec une menaçante tranquillité.
– Dieu m’enverra quelque orage comme celui de la Lorraine, quelque tonnerre qui les brisera !
– Croyez-moi, priez Dieu de n’en rien faire ; croyez-moi, défiez-vous de ces exaltations romanesques, Lorenza ; je vous parle en ami, écoutez-moi.
Il y avait tant de colère concentrée dans la voix de Balsamo, tant de feu sombre couvait dans ses yeux, sa main blanche et musculeuse se crispait d’une façon si étrange à chacune des paroles qu’il prononçait lentement et presque solennellement, que Lorenza, étourdie au plus fort de sa rébellion, écouta malgré elle.
– Voyez-vous, mon enfant, continua Balsamo sans que sa voix eût rien perdu de sa menaçante douceur, j’ai tâché de rendre cette prison habitable pour une reine ; fussiez-vous reine, rien ne vous y manquera. Calmez donc cette exaltation folle. Vivez ici comme vous eussiez vécu dans votre couvent. Habituez-vous à ma présence ; aimez-moi comme un ami, comme un frère. J’ai de grands chagrins, je vous les confierai ; d’effroyables déceptions, parfois un sourire de vous me consolera. Plus je vous verrai bonne, attentive, patiente, plus j’amincirai les barreaux de votre cellule. Qui sait ? dans un an, dans six mois, peut-être serez vous aussi libre que moi, en ce sens que vous ne voudrez plus me voler votre liberté.
– Non, non, s’écria Lorenza, qui ne pouvait comprendre qu’une résolution si terrible s’alliât avec une si douce voix, non, plus de promesses, plus de mensonges : vous m’avez enlevée, enlevée violemment ; je suis à moi et à moi seule ; rendez-moi donc au moins à Dieu, si vous ne voulez pas me rendre à moi-même. Jusqu’ici, j’ai toléré votre despotisme, parce que je me souviens que vous m’avez arrachée à des brigands qui allaient me déshonorer, mais déjà cette reconnaissance s’affaiblit. Encore quelques jours de cette prison qui me révolte, et je ne serai plus votre obligée, et plus tard, plus tard, prenez garde, j’en arriverai peut-être à croire que vous aviez avec ces brigands des rapports mystérieux.
– Me feriez-vous l’honneur de voir en moi un chef de bandits ? demanda ironiquement Balsamo.
– Je ne sais, mais tout au moins, ai-je surpris des signes, des paroles.
– Vous avez surpris des signes, des paroles ? s’écria Balsamo en pâlissant.
– Oui, oui, dit Lorenza, je les ai surpris, je les sais, je les connais.
– Mais vous ne les direz jamais ? Vous ne les redirez à âme qui vive, vous les enfermerez au plus profond de votre souvenir, afin qu’ils y meurent étouffés ?
– Oh ! tout au contraire ! s’écria Lorenza, heureuse comme on l’est dans la colère, de trouver enfin l’endroit vulnérable de son antagoniste. Je les garderai précieusement dans ma mémoire, ces mots ! Je les redirai tout bas tant que je serai seule, et tout haut à la première occasion ; je les ai déjà dits.
– Et à qui ? demanda Balsamo.
– À la princesse.
– Eh bien ! Lorenza, écoutez bien ceci, dit Balsamo en enfonçant ses doigts dans sa chair pour en éteindre l’effervescence et pour refouler son sang révolté, si vous les avez dits, vous ne les redirez plus ; vous ne les redirez plus, parce que je tiendrai les portes closes, parce que j’aiguiserai les pointes de ces barreaux, parce que j’élèverai, s’il le faut, les murs de cette cour aussi haut que ceux de Babel.
– Je vous l’ai dit, Balsamo, s’écria Lorenza, on sort de toute prison, surtout quand l’amour de la liberté se renforce de la haine du tyran.
– À merveille, sortez-en donc, Lorenza ; mais écoutez ceci : vous n’avez plus que deux fois à en sortir : à la première je vous châtierai si cruellement que vous répandrez toutes les larmes de votre corps ; à la seconde, je vous frapperai si impitoyablement que vous répandrez tout le sang de vos veines.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! il m’assassinera ! hurla la jeune femme arrivée au dernier paroxysme de la colère, en s’arrachant les cheveux et en se roulant sur le tapis.
Balsamo la considéra un instant avec un mélange de colère et de pitié. Enfin, la pitié parut l’emporter sur la colère.
– Voyons, Lorenza, dit-il, revenez à vous, soyez calme ; un jour viendra où vous serez grandement récompensée de ce que vous aurez souffert ou cru souffrir.
– Enfermée ! enfermée ! criait Lorenza sans écouter Balsamo.
– Patience.
– Frappée !
– C’est un temps d’épreuve.
– Folle ! Folle !
– Vous guérirez.
– Oh ! jetez-moi tout de suite dans un hôpital de fous ! Enfermez-moi tout à fait dans une vraie prison !
– Non pas ! vous m’avez trop bien prévenu de ce que vous feriez contre moi.
– Eh bien ! hurla Lorenza, la mort alors ! la mort tout de suite !
Et, se relevant avec la souplesse et la rapidité d’une bête fauve, elle s’élança pour se briser la tête contre la muraille.
Mais Balsamo n’eut qu’à étendre la main vers elle et à prononcer du fond de sa volonté, bien plus encore que des lèvres, un seul mot pour l’arrêter en route : Lorenza, lancée, s’arrêta tout à coup, chancela et tomba endormie dans les bras de Balsamo.
L’étrange enchanteur, qui semblait s’être soumis tout le côté matériel de cette femme, mais qui luttait en vain contre le côté moral, souleva Lorenza entre ses bras et la porta sur son lit ; alors il déposa sur ses lèvres un long baiser, tira les rideaux de son lit, puis ceux des fenêtres, et sortit.
Quant à Lorenza, un sommeil doux et bienfaisant l’enveloppa comme le manteau d’une bonne mère enveloppe l’enfant volontaire qui a beaucoup souffert, beaucoup pleuré.
Chapitre LVIII. La visite §
Lorenza ne s’était pas trompée : une voiture, après être entrée par la barrière Saint-Denis, après avoir suivi dans toute sa longueur le faubourg du même nom, avait tourné entre la porte et l’angle formé par la dernière maison, et longeait le boulevard.
Cette voiture renfermait, comme l’avait dit la voyante, Mgr Louis de Rohan, évêque de Strasbourg, que son impatience portait à venir trouver, avant le temps fixé, le sorcier dans son antre.
Le cocher, que bon nombre d’aventures galantes du beau prélat aguerrissaient contre l’obscurité, les fondrières et les dangers de certaines rues mystérieuses, ne se rebuta pas le moins du monde, lorsque, après avoir suivi les boulevards Saint-Denis et Saint-Martin, encore peuplés et éclairés, il lui fallut aborder le boulevard désert et sombre de la Bastille.
La voiture s’arrêta au coin de la rue Saint-Claude, sur le boulevard même, et, d’après l’ordre du maître, alla se cacher sous les arbres, à vingt pas.
Alors M. de Rohan, en habit de ville, se glissa dans la rue et vint frapper trois fois à la porte de l’hôtel, qu’il avait facilement reconnu à la description que lui en avait faite le comte de Fœnix.
Le pas de Fritz retentit dans la cour, la porte s’ouvrit.
– N’est-ce point ici que demeure M. le comte de Fœnix ? demanda le prince.
– Oui, monseigneur, répondit Fritz.
– Est-il au logis ?
– Oui, monseigneur.
– Bien, annoncez.
– Son Éminence le cardinal de Rohan, n’est-ce pas, monseigneur ?
Le prince demeura tout étourdi. Il regarda sur lui, autour de lui, si quelque chose pouvait, dans son costume ou dans son entourage, avoir trahi sa qualité. Il était seul et vêtu en laïque.
– Comment savez-vous mon nom ? demanda-t-il.
– Monsieur vient de me dire, à l’instant même, qu’il attendait Son Éminence.
– Oui, mais demain, après-demain ?
– Non, monseigneur, ce soir.
– Votre maître vient de vous dire qu’il m’attendait ce soir ?
– Oui, monseigneur.
– Bien, annoncez-moi alors, dit le cardinal en mettant un double louis dans la main de Fritz.
– Alors, dit Fritz, que Votre Éminence prenne la peine de me suivre.
Le cardinal fit de la tête un signe annonçant qu’il y consentait.
Fritz marcha d’un pas empressé vers la porte de l’antichambre, qu’un grand candélabre de bronze doré éclairait de ses douze bougies.
Le cardinal suivait tout surpris et tout rêveur.
– Mon ami, dit-il en s’arrêtant à la porte du salon, il y a sans doute méprise, et, dans ce cas, je ne voudrais pas déranger le comte ; il est impossible que je sois attendu par lui, puisqu’il ignore que je devais venir.
– Monseigneur est bien Son Éminence le cardinal prince de Rohan, évêque de Strasbourg ? demanda Fritz.
– Oui, mon ami.
– Alors, c’est bien monseigneur que M. le comte attend.
Et, allumant successivement les bougies de deux autres candélabres, Fritz s’inclina et sortit.
Cinq minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le cardinal, en proie à une singulière émotion, regarda l’ameublement plein d’élégance de ce salon et les huit tableaux de maîtres suspendus à ses lambris.
La porte s’ouvrit et le comte de Fœnix parut sur le seuil.
– Bonsoir, monseigneur, dit-il simplement.
– On m’a dit que vous m’attendiez ! s’écria le cardinal sans répondre à cette salutation, que vous m’attendiez ce soir ? C’est impossible.
– J’en demande pardon à monseigneur, mais je l’attendais, répondit le comte. Peut-être doute-t-il de la vérité de mes paroles en voyant l’accueil indigne que je lui fais ; mais, arrivé à Paris depuis quelques jours, je suis installé à peine. Que Son Éminence veuille donc m’excuser.
– Vous m’attendiez ! Et qui vous a prévenu de ma visite ?
– Vous-même, monseigneur.
– Comment cela ?
– N’avez-vous pas arrêté votre voiture à la barrière Saint-Denis ?
– Oui.
– N’avez-vous pas appelé votre valet de pied, qui est venu parler à Son Éminence à la portière de son carrosse ?
– Oui.
– Ne lui avez-vous pas dit : « Rue Saint-Claude, au Marais, par le faubourg Saint-Denis et le boulevard », paroles qu’il a répétées au cocher ?
– Oui. Mais vous m’avez donc vu ? Vous m’avez donc entendu ?
– Je vous ai vu, monseigneur, je vous ai entendu.
– Vous étiez donc là ?
– Non, monseigneur, je n’étais pas là.
– Et où étiez-vous ?
– J’étais ici.
– Vous m’avez vu, vous m’avez entendu d’ici ?
– Oui, monseigneur.
– Allons donc !
– Monseigneur oublie que je suis sorcier.
– Ah ! c’est vrai, j’oubliais, monsieur… Comment faut-il que je vous appelle ? M. le baron Balsamo, ou M. le comte de Fœnix ?
– Chez moi, monseigneur, je n’ai pas de nom : je m’appelle le Maître.
– Oui, c’est le titre hermétique. Ainsi donc, maître, vous m’attendiez ?
– Je vous attendais.
– Et vous aviez chauffé votre laboratoire ?
– Mon laboratoire est toujours chauffé, monseigneur.
– Et vous me permettrez d’y entrer ?
– J’aurai l’honneur d’y conduire Votre Éminence.
– Et je vous y suivrai, mais à une condition.
– Laquelle ?
– C’est que vous me promettrez de ne pas me mettre personnellement en rapport avec le diable. J’ai grand-peur de Sa Majesté Lucifer.
– Oh ! monseigneur !
– Oui, d’ordinaire, on prend pour faire le diable de grands coquins de gardes-françaises réformés, ou des maîtres d’armes à plumet, qui, pour jouer au naturel le rôle de Satan, rouent les gens de chiquenaudes et de nasardes après avoir éteint les chandelles.
– Monseigneur, dit Balsamo en souriant, jamais mes diables à moi n’oublient qu’ils ont l’honneur d’avoir affaire à des princes, et ils se souviennent toujours du mot de M. de Condé, qui promit à l’un d’eux, s’il ne se tenait pas tranquille, de rosser si bien son fourreau, qu’il serait forcé d’en sortir, ou de s’y conduire plus décemment.
– Bien, dit le cardinal, voilà qui me ravit ; passons au laboratoire.
– Votre Éminence veut-elle prendre la peine de me suivre ?
– Marchons.
Chapitre LIX. L’or §
Le cardinal de Rohan et Balsamo enfilèrent un petit escalier qui conduisait, parallèlement au grand, dans les salons du premier étage. Là, sous une voûte, Balsamo trouva une porte qu’il ouvrit, et un corridor sombre apparut aux yeux du cardinal, qui s’y engagea résolument.
Balsamo referma la porte.
Au bruit que cette porte fit en se refermant, le cardinal regarda derrière lui avec une certaine émotion.
– Monseigneur, nous voici arrivés, dit Balsamo ; nous n’avons plus qu’à ouvrir devant nous et à refermer derrière nous cette dernière porte ; seulement, ne vous étonnez point du son étrange qu’elle rendra, elle est de fer.
Le cardinal, que le bruit de la première porte avait fait tressaillir, fut heureux d’avoir été prévenu à temps, car les grincements métalliques des gonds et de la serrure eussent fait vibrer désagréablement des nerfs moins susceptibles que les siens.
Il descendit trois marches et entra.
Un grand cabinet avec des solives nues au plafond, une vaste lampe et son abat-jour, force livres, beaucoup d’instruments de chimie et de physique, tel était l’aspect premier de ce nouveau logis.
Au bout de quelques secondes, le cardinal sentit qu’il ne respirait plus que péniblement.
– Que veut dire cela ? demanda-t-il. On étouffe ici, maître, la sueur me coule. Quel est ce bruit ?
– Voici la cause, monseigneur, comme dit Shakespeare, fit Balsamo en tirant un grand rideau d’amiante et en découvrant un vaste fourneau de briques, au centre duquel deux trous étincelaient comme les yeux du lion dans les ténèbres.
Ce fourneau tenait le centre d’une seconde pièce, d’une grandeur double de la première, et que le prince n’avait pas aperçue, masquée qu’elle était par le rideau d’amiante.
– Oh ! oh ! dit le prince en reculant, ceci est assez effrayant, ce me semble.
– C’est un fourneau, monseigneur.
– Oui, sans doute ; mais vous avez cité Shakespeare ; moi, je citerai Molière : il y a fourneau et fourneau ; celui-ci a un air tout à fait diabolique, et son odeur ne me plaît pas ; que diable cuit-on là dedans ?
– Mais ce que Votre Éminence m’a demandé.
– Plaît-il ?
– Sans doute, Votre Éminence m’a, je crois, fait la grâce d’accepter un échantillon de mon savoir-faire. Je devais ne me mettre à l’œuvre que demain soir, puisque Votre Éminence ne devait venir qu’après-demain ; mais, Votre Éminence ayant changé d’avis, j’ai, aussitôt que je l’ai vue en route pour la rue Saint-Claude, allumé le fourneau et fait la mixtion ; il en résulte que le fourneau bout et que dans dix minutes vous aurez votre or. Permettez que j’ouvre le vasistas pour établir un courant d’air.
– Quoi ! ces creusets placés sur le fourneau ?…
– Dans dix minutes nous donneront de l’or aussi pur que les sequins de Venise et les florins de Toscane.
– Voyons ! si l’on peut voir toutefois ?
– Sans doute ; seulement, prenons quelques précautions indispensables.
– Lesquelles ?
– Appliquez sur votre visage ce masque d’amiante aux yeux de verre ; sans quoi, le feu pourrait bien, tant il est ardent, vous brûler la vue.
– Peste ! prenons-y garde ! je tiens à mes yeux, et je ne les donnerais pas pour les cent mille écus que vous m’avez promis.
– C’est ce que je pensais, monseigneur ; les yeux de Votre Éminence sont beaux et bons.
Le compliment ne déplut aucunement au prince, très jaloux de ses avantages personnels.
– Ah ! ah ! fit-il en ajustant le masque, nous disons donc que nous allons voir de l’or ?
– Je l’espère, monseigneur.
– Pour cent mille écus ?
– Deux cents livres, cent marcs, oui, monseigneur ; peut-être y en aura-t-il un peu plus, car j’ai fait la mixtion abondante.
– Vous êtes en vérité un généreux sorcier, dit le prince avec un joyeux battement de cœur.
– Moins que Votre Éminence, qui veut bien me le dire. Maintenant, monseigneur, veuillez vous écarter un peu, je vous prie, que j’ouvre la plaque du creuset.
Balsamo revêtit une courte chemise d’amiante, saisit d’un bras vigoureux une pince de fer, et leva un couvercle rougi par l’ardeur du feu, lequel laissa à découvert quatre creusets de forme pareille contenant les uns une mixture rouge comme du vermillon, et les autres une matière blanchissant déjà, mais avec un reste de transparence purpurine.
– Et voilà l’or ! dit le prélat à mi-voix, comme s’il eut craint de troubler par une parole trop haute le mystère qui s’accomplissait devant lui.
– Oui, monseigneur, ces quatre creusets sont étagés : les uns ont douze heures de cuisson, les autres onze. La mixtion, et ceci est un secret que je révèle à un ami de la science, ne se jette dans la matière qu’au moment de l’ébullition. Mais, comme Votre Éminence peut le voir, voici le premier creuset qui blanchit ; il est temps de transvaser la matière arrivée à point. Veuillez vous reculer, monseigneur.
Le prince obéit avec la même ponctualité qu’un soldat à l’ordre de son chef. Et Balsamo, quittant la pince de fer déjà chaude par le contact des creusets rouges, approcha du fourneau une sorte d’enclume à roulettes, sur laquelle étaient enchâssés dans des formes de fer huit moules cylindriques de même capacité.
– Qu’est ceci, cher sorcier ? demanda le prince.
– Ceci, monseigneur, c’est le moule commun et uniforme dans lequel je vais couler vos lingots.
– Ah ! ah ! fit le prince.
Et il redoubla d’attention.
Balsamo étendit sur la dalle un lit d’étoupes blanches en guise de rempart. Il se plaça entre l’enclume et le fourneau, ouvrit un grand livre, récita, baguette en main, une incantation, puis, saisissant une tenaille gigantesque destinée à enfermer le creuset dans ses bras tordus :
– L’or sera superbe, dit-il, monseigneur, et de première qualité.
– Comment ! demanda le prince, vous allez enlever ce pot de feu ?
– Qui pèse cinquante livres, oui, monseigneur ; oh ! peu de fondeurs, je vous le déclare, ont mes muscles et ma dextérité ; ne craignez donc rien.
– Cependant, si le creuset éclatait…
– Cela m’est arrivé une fois, monseigneur ; c’était en 1399, je faisais une expérience avec Nicolas Flamel, en sa maison de la rue des Écrivains, près la chapelle Saint-Jacques-la-Boucherie. Le pauvre Flamel faillit y perdre la vie, et moi, j’y perdis vingt-sept marcs d’une substance plus précieuse que l’or.
– Que diable me dites-vous là, maître ?
– La vérité.
– En 1399, vous poursuiviez le grand œuvre ?
– Oui, monseigneur.
– Avec Nicolas Flamel ?
– Avec Nicolas Flamel. Nous trouvâmes le secret ensemble, cinquante ou soixante ans auparavant, en travaillant avec Pierre le Bon, dans la ville de Pola. Il ne boucha point le creuset assez vite, et j’eus l’œil droit perdu pendant dix ou douze ans par l’évaporation.
– Pierre le Bon ?
– Celui qui composa le fameux ouvrage de la Margarita pretiosa, ouvrage que vous connaissez, sans doute.
– Oui, et qui porte la date de 1330.
– C’est justement cela, monseigneur.
– Et vous avez connu Pierre le Bon et Flamel ?
– J’ai été l’élève de l’un et le maître de l’autre.
Et tandis que le cardinal, épouvanté, se demandait si ce n’était pas le diable en personne et non un de ses suppôts qui se trouvait à ses côtés, Balsamo plongea dans la fournaise sa tenaille aux longs bras.
L’étreinte fut sûre et rapide. L’alchimiste engloba le creuset à quatre pouces au-dessous du bord, s’assura, en le soulevant de quelques pouces seulement, qu’il le tenait bien ; puis, par un effort vigoureux, il raidit les muscles, et enleva l’effrayante marmite de son fourneau ardent ; les mains de la tenaille rougirent aussitôt ; puis on vit courir sur l’argile incandescente des sillons blancs comme des éclairs dans une nuée sulfureuse ; puis les bords du creuset se foncèrent en rouge brun, tandis que le fond conique apparaissait encore rose et argent sur la pénombre du fourneau ; puis, enfin. le métal ruisselant sur lequel s’était formée une crème violette, frisée de plis d’or, siffla par la gouttière du creuset, et tomba en jets flamboyants dans le moule noir, à l’orifice duquel apparut, furieuse et écumante, la nappe d’or, insultant par ses frissonnements au vil métal qui la contenait.
– Au second, dit Balsamo en passant à un second moule.
Et le second moule fut rempli avec la même force et la même dextérité.
La sueur dégouttait du front de l’opérateur : le spectateur se signait dans l’ombre.
En effet, c’était un tableau d’une sauvage et majestueuse horreur. Balsamo, éclairé par les fauves reflets de la flamme métallique, ressemblait aux damnés que Michel-Ange et Dante tordent dans le fond de leurs chaudières.
Puis il y avait l’émotion de l’inconnu.
Balsamo ne respira point entre les deux opérations, le temps pressait.
– Il y aura un peu de déchet, dit-il après avoir rempli le second moule ; j’ai laissé bouillir la mixture un centième de minute de trop.
– Un centième de minute ! s’écria le cardinal, ne cherchant plus à cacher sa stupéfaction.
– C’est énorme en hermétique, monseigneur, répliqua naïvement Balsamo ; mais, en attendant, Éminence, voici deux creusets vides, deux moules remplis, et cent livres d’or fin.
Et, saisissant à l’aide de ses puissantes tenailles le premier moule, il le jeta dans l’eau, qui tourbillonna et fuma longtemps ; puis il l’ouvrit et en tira un morceau d’or irréprochable, ayant la forme d’un petit pain de sucre aplati aux deux pôles.
– Nous avons près d’une heure à attendre pour les deux autres creusets, dit Balsamo ; en attendant, Votre Éminence veut-elle s’asseoir ou respirer le frais ?
– Et c’est de l’or ? demanda le cardinal sans répondre à l’interrogation de l’opérateur.
Balsamo sourit. Le cardinal était bien à lui.
– En douteriez-vous, monseigneur ?
– Écoutez donc, la science s’est trompée tant de fois…
– Vous ne dites pas votre pensée tout entière, mon prince, dit Balsamo. Vous croyez que je vous trompe, et que je vous trompe sciemment. Monseigneur, je serais bien peu de chose à mes propres yeux si j’agissais ainsi ; car mes ambitions n’iraient pas au delà des murs de mon cabinet, qui vous verrait sortir tout émerveillé pour aller perdre votre admiration chez le premier batteur d’or venu. Allons, allons, faites-moi plus d’honneur, mon prince, et croyez que, si je voulais tromper, ce serait plus adroitement et dans un but plus élevé. Au surplus, Votre Éminence sait comment on éprouve l’or ?
– Sans doute, par la pierre à toucher.
– Monseigneur n’a pas manqué de faire l’expérience lui-même, ne fût-ce que sur les onces d’Espagne, qui sont fort courues au jeu, étant de l’or le plus fin que l’on puisse trouver, mais parmi lesquelles il s’en trouve beaucoup de fausses ?
– Cela m’est arrivé effectivement.
– Eh bien ! monseigneur, voici une pierre et de l’acide.
– Non, je suis convaincu.
– Monseigneur, faites-moi le plaisir de vous assurer que ces lingots sont non seulement de l’or, mais encore de l’or sans alliage.
Le cardinal paraissait répugner à donner cette preuve d’incrédulité ; et cependant il était visible qu’il n’était point convaincu.
Balsamo toucha lui-même les lingots et soumit le résultat à l’expérience de son hôte.
– Vingt-huit carats, dit-il ; je vais verser les deux autres.
Dix minutes après, les deux cents livres d’or étaient étalées en quatre lingots sur l’étoupe échauffée par le contact.
– Votre Éminence est venue en carrosse, n’est-ce pas ? Du moins, c’est en carrosse que je l’ai vue venir.
– Oui.
– Monseigneur fera approcher son carrosse de la porte, et mon laquais portera les lingots dans son carrosse.
– Cent mille écus ! murmura le cardinal en ôtant son masque, comme pour voir par ses propres yeux l’or gisant à ses pieds.
– Et celui-là, monseigneur, vous pourrez dire d’où il vient, n’est-ce pas ? car vous l’avez vu faire.
– Oh ! oui, et j’en témoignerai.
– Non pas, non pas, dit vivement Balsamo, on n’aime pas les savants en France ; ne témoignez de rien, monseigneur. Oh ! si je faisais des théories au lieu de faire de l’or, je ne dis pas.
– Alors que puis-je faire pour vous ? dit le prince en soulevant avec peine un lingot de cinquante livres dans ses mains délicates.
Balsamo le regarda fixement, et, sans aucun respect, se mit à rire.
– Qu’y a-t-il donc de risible dans ce que je vous dis ? demanda le cardinal.
– Votre Éminence m’offre ses services, je crois !
– Sans doute.
– En vérité, ne serait-il pas plus à propos que je lui offrisse les miens ?
La figure du cardinal s’assombrit.
– Vous m’obligez, monsieur, dit-il, et cela je m’empresse de le reconnaître, mais si cependant la reconnaissance que je vous garde devait être plus lourde que je ne le crois, je n’accepterais point le service. Il y a encore, Dieu merci, dans Paris assez d’usuriers pour que je trouve, moitié sur gage, moitié sur ma signature, cent mille écus d’ici à après-demain, et rien que mon anneau épiscopal vaut quarante mille livres.
Et le prélat étendit sa main blanche comme celle d’une femme, à l’annulaire duquel brillait un diamant gros comme une noisette.
– Mon prince, dit Balsamo en s’inclinant, il est impossible que vous ayez pu croire un instant à mon intention de vous offenser ?
Puis, comme s’il se parlait à lui-même :
– Il est étrange, continua-t-il, que la vérité fasse cet effet à quiconque s’appelle prince.
– Comment cela ?
– Eh ! sans doute ! Votre Éminence me propose ses services à moi ! Je vous le demande à vous-même, monseigneur, de quelle nature peuvent être les services que Votre Éminence est à même de me rendre ?
– Mais mon crédit à la cour d’abord.
– Monseigneur, monseigneur, vous savez vous-même que ce crédit est bien ébranlé, et j’aimerais presque autant celui de M. de Choiseul, qui n’a plus que quinze jours peut-être à rester ministre… Tenez, mon prince, en fait de crédit, tenons-nous en au mien. Voici de bel et bon or. Chaque fois que Votre Éminence en voudra, elle me le fera dire la veille ou le matin même, et je lui en fournirai à son désir ; et avec de l’or, on a tout, n’est-ce pas, monseigneur ?
– Non, pas tout, murmura le cardinal, tombé au rang de protégé et ne cherchant même plus à reprendre sa position de protecteur.
– Ah ! c’est vrai. J’oubliais, dit Balsamo, que monseigneur désire autre chose que de l’or, un bien plus précieux que toutes les richesses du monde ; mais ceci ne regarde plus la science, c’est du ressort de la magie. Monseigneur, dites un mot, et l’alchimiste est prêt à faire place au magicien.
– Merci, monsieur, je n’ai plus besoin de rien, je ne désire plus rien, dit tristement le cardinal.
Balsamo s’approcha de lui.
– Monseigneur, dit-il, un prince jeune, ardent, beau, riche, et qui s’appelle Rohan, ne peut pas faire une pareille réponse à un magicien.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que le magicien lit au fond du cœur et sait le contraire.
– Je ne désire rien, je ne veux rien, monsieur, reprit le cardinal presque épouvanté.
– J’aurais cru, au contraire, que les désirs de Son Éminence étaient tels, qu’elle n’osait se les avouer à elle-même, reconnaissant que c’étaient des désirs de roi.
– Monsieur, dit le cardinal en tressaillant, vous faites allusion, je crois, à quelques paroles que vous m’avez déjà dites chez la princesse.
– Oui, je l’avoue, monseigneur.
– Monsieur, alors vous vous êtes trompé et vous vous trompez encore maintenant.
– Oubliez-vous, monseigneur, que je vois aussi clairement dans votre cœur ce qui s’y passe en ce moment, que j’ai vu clairement votre carrosse sortir des Carmélites de Saint-Denis, dépasser la barrière, prendre le boulevard et s’arrêter sous les arbres, à cinquante pas de ma maison ?
– Alors expliquez-vous et dites-moi quelque chose qui me frappe.
– Monseigneur, il a toujours fallu aux princes de votre maison un amour grand et hasardeux ; vous ne dégénérez pas. C’est la loi.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, comte, balbutia le prince.
– Au contraire, vous me comprenez à merveille. J’aurais pu toucher plusieurs des cordes qui vibrent en vous ; mais pourquoi l’inutile ? J’ai été droit à celle qu’il faut attaquer ; oh ! celle-là vibre profondément, j’en suis sûr.
Le cardinal releva la tête, et, par un dernier effort de défiance, interrogea le regard si clair et si assuré de Balsamo.
Balsamo souriait avec une telle expression de supériorité, que le cardinal baissa les yeux.
– Oh ! vous avez raison, monseigneur, vous avez raison, ne me regardez point ; car alors je vois trop clairement ce qui se passe dans votre cœur ; car votre cœur est comme un miroir qui garderait la forme des objets qu’il a réfléchis.
– Silence, comte de Fœnix ; silence, dit le cardinal subjugué.
– Oui, vous avez raison, silence, car le moment n’est pas encore venu de laisser voir un pareil amour.
– Pas encore, avez-vous dit ?
– Pas encore.
– Cet amour a donc un avenir ?
– Pourquoi pas ?
– Et vous pourriez me dire, vous, si cet amour n’est pas insensé, comme je l’ai cru moi-même, comme je le crois encore, comme je le croirai jusqu’au moment où une preuve du contraire me sera donnée ?
– Vous demandez beaucoup, monseigneur ; je ne puis rien vous dire sans être mis en contact avec la personne qui vous inspire cet amour, ou avec quelque objet venant d’elle.
– Et quel objet faudrait-il pour cela ?
– Une tresse de ses beaux cheveux dorés, si petite qu’elle soit, par exemple.
– Oh ! oui vous êtes un homme profond ! Oui, vous l’avez dit, vous lisez dans les cœurs comme je lirais, moi, dans un livre.
– Hélas ! c’est ce que me disait votre pauvre arrière-grand-oncle, le chevalier Louis de Rohan, lorsque je lui fis mes adieux sur la plate-forme de la Bastille, au pied de l’échafaud sur lequel il monta si courageusement.
– Il vous dit cela… que vous étiez un homme profond ?
– Et que je lisais dans les cœurs. Oui, car je l’avais prévenu que le chevalier de Préault le trahirait, il ne voulut pas me croire, et le chevalier de Préault le trahit.
– Quel singulier rapprochement faites-vous entre mon ancêtre et moi ? dit le cardinal en pâlissant malgré lui.
– C’est uniquement pour vous rappeler qu’il s’agit d’être prudent, monseigneur, en vous procurant des cheveux qu’il vous faudra couper sous une couronne.
– N’importe où il faudra les aller prendre, vous les aurez, monsieur.
– Bien, maintenant voici votre or, monseigneur ; j’espère que vous ne doutez plus que ce soit bien de l’or.
– Donnez-moi une plume et du papier.
– Pour quoi faire, monseigneur ?
– Pour vous faire un reçu des cent mille écus que vous me prêtez si gracieusement.
– Y pensez-vous, monseigneur ? un reçu à moi, et pour quoi faire ?
– J’emprunte souvent, mon cher comte, dit le cardinal ; mais je vous préviens que je ne reçois jamais.
– Comme il vous plaira, mon prince.
Le cardinal prit une plume sur la table, et écrivit d’une énorme et illisible écriture un reçu dont l’orthographe ferait peur à la gouvernante d’un sacristain d’aujourd’hui.
– Est-ce bien cela ? demanda-t-il en le présentant à Balsamo.
– Parfaitement, répliqua le comte, le mettant dans sa poche sans même jeter les yeux dessus.
– Vous ne le lisez pas, monsieur ?
– J’avais la parole de Votre Éminence, et la parole des Rohan vaut mieux qu’un gage.
– Monsieur le comte de Fœnix, dit le cardinal avec un demi-salut bien significatif de la part d’un homme de cette qualité, vous êtes un galant homme, et, si je ne puis vous faire mon obligé, vous me permettrez d’être heureux de demeurer le vôtre.
Balsamo s’inclina à son tour et tira une sonnette, au bruit de laquelle Fritz apparut.
Le comte lui dit quelques mots en allemand.
Fritz se baissa, et, comme un enfant qui emporterait huit oranges, un peu embarrassé, mais nullement courbé ou retardé, il enleva les huit lingots d’or dans leur enveloppe d’étoupe.
– Mais c’est un Hercule que ce gaillard-là ! dit le cardinal.
– Il est assez fort, oui, monseigneur, répondit Balsamo ; mais il est vrai de dire que, depuis qu’il est à mon service, je lui laisse boire chaque matin trois gouttes d’un élixir composé par mon savant ami le docteur Althotas ; aussi le voilà qui commence à profiter ; dans un an, il portera les cent marcs d’une seule main.
– Merveilleux ! incompréhensible ! murmura le cardinal. Oh ! je ne pourrai résister au désir de parler de tout cela !
– Faites, monseigneur, faites, répondit Balsamo en riant ; mais n’oubliez pas que parler de tout cela, c’est prendre l’engagement de venir éteindre vous-même la flamme de mon bûcher, si par hasard il prenait envie au Parlement de me faire rôtir en place de Grève.
Et ayant escorté son illustre visiteur jusque sous la porte cochère, il prit congé de lui avec un salut respectueux.
– Mais votre valet, le seigneur Fritz, je ne le vois pas, dit le cardinal.
– Il est allé porter l’or dans votre voiture, monseigneur.
– Il sait donc où elle est ?
– Sous le quatrième arbre à droite en tournant le boulevard. C’est cela que je lui disais en allemand, monseigneur.
Le cardinal leva les mains au ciel et disparut dans l’ombre.
Balsamo attendit que Fritz fût rentré, et remonta chez lui en fermant toutes les portes.
Chapitre LX. L’élixir de vie §
Balsamo, demeuré seul, vint écouter à la porte de Lorenza.
Elle dormait d’un sommeil égal et doux.
Il entrouvrit alors un guichet fixé en dehors et la contempla quelque temps dans une douce et tendre rêverie. Puis, repoussant le guichet et traversant la chambre que nous avons décrite et qui séparait l’appartement de Lorenza du cabinet de physique, il s’empressa d’aller éteindre ses fourneaux, en ouvrant un immense conduit qui dégagea toute la chaleur par la cheminée, et donna passage à l’eau d’un réservoir placé sur la terrasse.
Puis, serrant précieusement dans un portefeuille de maroquin noir le reçu du cardinal :
– La parole des Rohan est bonne, murmura-t-il, mais pour moi seulement, et là-bas il est bon que l’on sache à quoi j’emploie l’or des frères.
Ces paroles s’éteignaient sur ses lèvres, quand trois coups secs, frappés au plafond, lui firent lever la tête.
– Oh ! oh ! dit-il, voici Althotas qui m’appelle.
Puis, comme il donnait de l’air au laboratoire, rangeait toute chose avec méthode, replaçait la plaque sur les briques, les coups redoublèrent.
– Ah ! il s’impatiente ; c’est bon signe.
Balsamo prit une longue tringle de fer, et frappa à son tour.
Puis il alla détacher de la muraille un anneau de fer, et, au moyen d’un ressort qui se détendit, une trappe se détacha du plafond et s’abaissa jusqu’au sol du laboratoire. Balsamo se plaça au centre de la machine, qui, au moyen d’un autre ressort, remonta doucement, enlevant son fardeau avec la même facilité que les gloires de l’opéra enlèvent les dieux et les déesses, et l’élève se trouva chez le maître.
Cette nouvelle habitation du vieux savant pouvait avoir de huit à neuf pieds de hauteur sur seize de diamètre ; elle était éclairée par le haut à la manière des puits et hermétiquement fermée sur les quatre façades.
Cette chambre était, comme on le voit, un palais relativement à son habitation dans la voiture.
Le vieillard était assis dans son fauteuil roulant, au centre d’une table de marbre taillée en fer à cheval, et encombrée de tout un monde, ou plutôt de tout un chaos de plantes, de fioles, d’outils, de livres, d’appareils et de papiers chargés de caractères cabalistiques.
Il était si préoccupé qu’il ne se dérangea point quand Balsamo apparut.
La lumière d’une lampe astrale, attachée au point culminant du vitrage, tombait sur son crâne nu et luisant.
Il ressassait entre ses doigts une bouteille de verre blanc dont il interrogeait la transparence, à peu près comme une ménagère qui fait son marché elle-même mire à la lumière les œufs qu’elle achète.
Balsamo le regarda d’abord en silence ; puis, au bout d’un instant :
– Eh bien, dit-il, il y a donc du nouveau ?
– Oui ! oui ! Arrive, Acharat ! tu me vois enchanté, ravi ; j’ai trouvé, j’ai trouvé !…
– Quoi ?
– Ce que je cherchais, pardieu !
– L’or ?
– Ah bien… oui, l’or ! allons donc !
– Le diamant ?
– Bon ! le voilà qui extravague. L’or, le diamant, belles trouvailles, ma foi, et il y aurait de quoi se réjouir, sur mon âme, si j’avais trouvé cela !
– Alors, demanda Balsamo, ce que vous avez trouvé, c’est donc votre élixir ?
– Oui, mon ami, c’est mon élixir ; c’est-à-dire la vie, que dis-je, la vie ! l’éternité de la vie.
– Oh ! oh ! fit Balsamo attristé, car il regardait cette recherche comme une œuvre folle, c’est encore de ce rêve que vous vous occupez ?
Mais Althotas, sans l’écouter, mirait amoureusement sa fiole.
– Enfin, dit-il, la combinaison est trouvée : élixir d’Aristée, vingt grammes ; baume de mercure, quinze grammes ; précipité d’or, quinze grammes ; essence de cèdre du Liban, vingt-cinq grammes.
– Mais il me semble, qu’à l’élixir d’Aristée près, c’est votre dernière combinaison, maître ?
– Oui, mais il y manquait l’ingrédient principal, celui qui relie tous les autres, celui sans lequel les autres ne sont rien.
– Et vous l’avez trouvé, celui-là ?
– Je l’ai trouvé.
– Vous pouvez vous le procurer ?
– Pardieu !
– Quel est-il ?
– Il faut ajouter aux matières déjà combinées dans cette fiole les trois dernières gouttes du sang artériel d’un enfant.
– Eh bien, mais cet enfant, dit Balsamo épouvanté, où l’aurez-vous ?
– Tu me le procureras.
– Moi ?
– Oui, toi.
– Vous êtes fou, maître.
– Eh bien, quoi ? demanda l’impassible vieillard en promenant avec délice sa langue sur l’extérieur du flacon où, par le bouchon mal clos, suintait une goutte d’eau ; eh bien, quoi ?…
– Et vous voulez avoir un enfant pour prendre les trois dernières gouttes de son sang artériel ?
– Oui.
– Mais il faut tuer l’enfant pour cela ?
– Sans doute, il faut le tuer ; plus il sera beau, mieux cela vaudra.
– Impossible, dit Balsamo en haussant les épaules, on ne prend pas ici les enfants pour les tuer.
– Bah ! s’écria le vieillard avec une atroce naïveté, qu’est-ce donc qu’on en fait ?
– On les élève, pardieu !
– Ah çà ! le monde est donc changé ? Il y a trois ans, on venait nous en offrir tant que nous en voulions, des enfants, pour quatre charges de poudre ou une demi-bouteille d’eau-de-vie.
–C’était au Congo, maître.
– Eh bien, oui, c’était au Congo. Il m’est égal que l’enfant soit noir, à moi. Ceux qu’on nous offrait, je me le rappelle, étaient très gentils, très frisés, très folâtres.
– À merveille ! dit Balsamo ; mais malheureusement, cher maître, nous ne sommes pas au Congo.
– Ah ! nous ne sommes pas au Congo ? dit Althotas. Eh bien, où sommes nous donc ?
– À Paris.
– À Paris. Eh bien ! en nous embarquant à Marseille, nous pouvons y être en six semaines, au Congo.
– Oui, cela se pourrait, sans doute, mais il faut que je reste en France.
– Il faut que tu restes en France ! et pourquoi cela ?
– Parce que j’y ai affaire.
– Tu as affaire en France ?
– Oui, et sérieusement.
Le vieillard partit d’un long et lugubre éclat de rire.
– Affaire, dit-il, affaire en France. Ah ! oui, c’est vrai, j’avais oublié, moi. Tu as des clubs à organiser, n’est-ce pas ?
– Oui, maître.
– Des conspirations à ourdir ?
– Oui, maître.
– Tes affaires, enfin, comme tu appelles cela.
Et le vieillard se reprit à rire de son air faux et moqueur.
Balsamo garda le silence, tout en amassant des forces contre l’orage qui se préparait et qu’il sentait venir.
– Et où en sont ces affaires ? Voyons ! dit le vieillard en se retournant péniblement sur son fauteuil et en attachant ses grands yeux gris sur son élève.
Balsamo sentit pénétrer en lui ce regard comme un rayon lumineux.
– Où j’en suis ? demanda-t-il.
– Oui.
– J’ai lancé la première pierre, l’eau est troublée.
– Et quel limon as-tu remué ? Parle, voyons.
– Le bon, le limon philosophique.
– Ah ! oui, tu vas mettre en jeu tes utopies, tes rêves creux, tes brouillards : des drôles qui discutent sur l’existence ou la non-existence de Dieu, au lieu d’essayer comme moi de se faire dieux eux-mêmes. Et quels sont ces fameux philosophes auxquels tu te relies ? Voyons.
– J’ai déjà le plus grand poète et le plus grand athée de l’époque ; un de ces jours, il doit rentrer en France, d’où il est à peu près exilé, pour se faire recevoir maçon, à la loge que j’organise rue du Pot-de-Fer, dans l’ancienne maison des jésuites.
– Et tu l’appelles ?
– Voltaire.
– Je ne le connais pas ; après, qui as-tu encore ?
– On doit m’aboucher prochainement avec le plus grand remueur d’idées du siècle, avec un homme qui a fait le Contrat social.
– Et tu l’appelles ?
– Rousseau.
– Je ne le connais pas.
– Je le crois bien, vous ne connaissez, vous qu’Alphonse X, Raymond Lulle, Pierre de Tolède, et le grand Albert.
– C’est que ce sont les seuls hommes qui aient réellement vécu, puisque ce sont les seuls qui ont agité, toute leur vie, cette grande question d’être ou de ne pas être.
– Il y a deux façons de vivre, maître.
– Je n’en connais qu’une, moi : c’est d’exister ; mais revenons à tes deux philosophes. Tu les appelles, dis-tu ?
– Voltaire, Rousseau.
– Bon ! je me rappellerai ces noms-là ; et tu prétends, grâce à ces deux hommes… ?
– M’emparer du présent et saper l’avenir.
– Oh ! oh ! ils sont donc bien bêtes, dans ce pays-ci, qu’ils se laissent mener avec des idées ?
– Au contraire, c’est parce qu’ils ont trop d’esprit que les idées ont plus d’influence sur eux que les faits. Et puis j’ai un auxiliaire plus puissant que tous les philosophes de la terre.
– Lequel ?
– L’ennui… Il y a quelque seize cents ans que la monarchie dure en France, et les Français sont las de la monarchie.
– De sorte qu’ils vont renverser la monarchie ?
– Oui.
– Tu crois cela ?
– Sans doute.
– Et tu pousses, tu pousses ?
– De toutes mes forces.
– Imbécile !
– Comment ?
– Que t’en reviendra-t-il, à toi, du renversement de cette monarchie ?
– À moi, rien ; mais à tous, le bonheur.
– Voyons, aujourd’hui, je suis content, et je veux bien perdre mon temps à te suivre. Explique-moi d’abord comment tu arriveras au bonheur, et ensuite ce que c’est que le bonheur.
– Comment j’arriverai ?
– Oui, au bonheur de tous, ou au renversement de la monarchie, ce qui est pour toi l’équivalent du bonheur général. J’écoute.
– Eh bien ! un ministère existe en ce moment, qui est le dernier rempart qui défende la monarchie ; c’est un ministère intelligent, industrieux et brave qui pourrait soutenir vingt ans encore, peut-être, cette monarchie usée et chancelante ; ils m’aideront à le renverser.
– Qui cela ? Tes philosophes ?
– Non pas : les philosophes le soutiennent au contraire.
– Comment ! tes philosophes soutiennent un ministère qui soutient la monarchie, eux qui sont les ennemis de la monarchie ? Oh ! les grands imbéciles que les philosophes !
– C’est que le ministre est un philosophe lui-même.
– Ah ! je comprends, et qu’ils gouvernent dans la personne de ce ministre. Je me trompe alors, ce ne sont pas des imbéciles, ce sont des égoïstes.
– Je ne veux pas discuter sur ce qu’ils sont, dit Balsamo, que l’impatience commençait à gagner, je n’en sais rien ; mais ce que je sais, c’est que, ce ministère renversé, tous crieront haro sur le ministère suivant.
– Bien !
– Ce ministère aura contre lui d’abord les philosophes, puis le Parlement. Les philosophes crieront, le Parlement criera, le ministère persécutera les philosophes et cassera le Parlement. Alors, dans l’intelligence et dans la matière s’organisera une ligue sourde, une opposition entêtée, tenace, incessante, qui attaquera tout, à toute heure creusera, minera, ébranlera. À la place des Parlements, on nommera des juges ; ces juges nommés par la royauté feront tout pour la royauté. On les accusera, et à raison, de vénalité, de concussion, d’injustice. Le peuple se soulèvera, et enfin la royauté aura contre elle la philosophie qui est l’intelligence, les Parlements qui sont la bourgeoisie, et le peuple qui est le peuple, c’est-à-dire ce levier que cherchait Archimède et avec lequel on soulève le monde.
– Eh bien, quand tu auras soulevé le monde, il faudra bien que tu le laisses retomber.
– Oui, mais, en retombant, la royauté se brisera.
– Et, quand elle sera brisée, voyons, je veux bien suivre tes images fausses, parler ta langue emphatique, quand elle sera brisée, la royauté vermoulue, que sortira-t-il de ses ruines ?
– La liberté.
– Ah ! les Français seront donc libres ?
– Cela ne peut manquer d’arriver un jour.
– Libres, tous ?
– Tous.
– Il y aura alors en France trente millions d’hommes libres ?
– Oui.
– Et parmi ces trente millions d’hommes libres, tu crois qu’il ne se rencontrera pas un homme un peu mieux fourni de cervelle que les autres, lequel confisquera un beau matin la liberté de ses vingt-neuf millions neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf concitoyens, pour avoir un peu plus de liberté à lui seul ? Te rappelles-tu ce chien que nous avions à Médine, et qui mangeait à lui seul la part de tous les autres ?
– Oui. mais, un beau jour, les autres se sont unis contre lui et l’ont étranglé.
– Parce que c’étaient des chiens ; des hommes n’eussent rien dit.
– Vous mettez donc l’intelligence de l’homme au-dessous de celle du chien, maître ?
– Dame ! les exemples sont là.
– Et quels exemples ?
– Il me semble qu’il y a eu chez les anciens un certain César Auguste, et chez les modernes un certain Olivier Cromwell, qui mordirent ardemment le gâteau romain et le gâteau anglais, sans que ceux auxquels ils l’arrachaient aient dit ou fait grand-chose contre eux.
– Eh bien ! en supposant que cet homme surgisse, cet homme sera mortel, cet homme mourra, et avant de mourir, il aura fait du bien à ceux mêmes qu’il aura opprimés, car il aura changé la nature de l’aristocratie ; obligé de s’appuyer sur quelque chose, il aura choisi la chose la plus forte c’est-à-dire le peuple. À l’égalité qui abaisse, il aura substitué l’égalité qui élève. L’égalité n’a point de barrière fixe, c’est un niveau qui subit la hauteur de celui qui la fait. Or, en élevant le peuple, il aura consacré un principe inconnu jusqu’à lui. La Révolution aura fait les Français libres. le protectorat d’un autre César Auguste ou d’un autre Olivier Cromwell les aura faits égaux.
Althotas fit un brusque mouvement sur son fauteuil.
– Oh ! que cet homme est stupide ! s’écria-t-il. Occupez donc vingt ans de votre vie à élever un enfant, à essayer de lui apprendre ce que vous savez, pour que cet enfant, à trente ans, vienne vous dire : « Les hommes seront égaux !… »
– Sans doute, les hommes seront égaux, égaux devant la loi.
– Et devant la mort, imbécile, devant la mort, cette loi des lois, seront-ils égaux, quand l’un mourra à trois jours et quand l’autre mourra à cent ans ? Égaux ! les hommes égaux, tant que les hommes n’auront pas vaincu la mort ! Oh ! la brute ! la double brute !
Et Althotas se renversa pour rire plus librement, tandis que Balsamo, sérieux et sombre, s’asseyait la tête basse.
Althotas le regarda en pitié.
– Je suis donc l’égal, dit-il, du manœuvre qui mord dans son pain grossier, du bambin qui tête sa nourrice, du vieillard hébété qui boit son petit-lait et pleure ses yeux éteints ?… Oh ! malheureux sophiste que tu es, réfléchis donc à une chose, c’est que les hommes ne seront égaux que lorsqu’ils seront immortels ; car, lorsqu’ils seront immortels, ils seront dieux, et il n’y a que les dieux qui soient égaux.
– Immortels ! murmura Balsamo ; immortels. Chimère !
– Chimère ! s’écria Althotas. chimère ! oui, chimère, comme la vapeur, chimère comme le fluide, chimère comme tout ce qu’on cherche, qu’on n’a pas encore découvert et qu’on découvrira. Mais remue donc avec moi la poussière des mondes, mets à nu les unes après les autres ces couches superposées qui chacune représentent une civilisation ; et dans ces couches humaines, dans ce détritus de royaumes, dans ces filons de siècles, que coupe comme des tranches le fer de l’investigation moderne, que lis-tu ? C’est qu’en tout temps les hommes ont cherché ce que je cherche sous les différents titres du mieux, du bien, de la perfection. Et quand cherchaient-ils cela ? Au temps d’Homère où les hommes vivaient deux cents ans, au temps des patriarches, quand ils vivaient huit siècles ! Ils ne l’ont pas trouvé, ce mieux, ce bien, cette perfection : car, s’ils l’eussent trouvé, ce monde décrépit, ce monde serait frais, vierge et rose comme l’aube matinale. Au lieu de cela, la souffrance, le cadavre, le fumier. Est-ce doux, la souffrance ? Est-ce beau, le cadavre ? Est-ce désirable, le fumier ?
– Eh bien, dit Balsamo répondant au vieillard, qu’une petite toux sèche venait d’interrompre ; eh bien, vous dites que personne n’a trouvé encore cet élixir de vie. Je vous dis, moi, que personne ne le trouvera. Confessez Dieu.
– Niais ! personne n’a trouvé tel secret ; donc, personne ne le trouvera. À ce compte, il n’y aurait jamais eu de découvertes. Or, crois-tu que les découvertes soient des choses nouvelles qu’on invente ? Non, ce sont des choses oubliées qu’on retrouve. Et pourquoi les choses une fois trouvées s’oublient-elles ? Parce que la vie est trop courte pour que l’inventeur puisse tirer de son invention toutes les déductions qu’elle enferme. Vingt fois, cet élixir de vie, on a failli le trouver. Crois-tu que le Styx soit une imagination d’Homère ? Crois-tu que cet Achille presque immortel, puisqu’il n’est vulnérable qu’au talon, soit une fable ? Non. Achille était l’élève de Chiron comme tu es le mien. Chiron veut dire supérieur ou pire. Chiron était un savant qu’on représente sous la forme d’un centaure, parce que sa science avait doué l’homme de la force et de la légèreté du cheval. Eh bien ! il avait à peu près trouvé l’élixir d’immortalité, lui aussi. Il ne lui manquait peut-être à lui aussi, comme à moi, que ces trois gouttes de sang que tu me refuses. Ces trois gouttes de sang absentes ont rendu Achille vulnérable au talon ; la mort a trouvé un passage, elle est entrée. Oui, je le répète, Chiron, l’homme universel, l’homme supérieur, l’homme pire, n’est qu’un autre Althotas empêché par un autre Acharat de compléter l’œuvre qui eût sauvé l’humanité tout entière, en l’arrachant à l’effet de la malédiction divine. Eh bien ! qu’as-tu à dire à cela ?
– Je dis, répondit Balsamo, visiblement ébranlé, je dis que j’ai mon œuvre et que vous avez la vôtre. Accomplissons-la, chacun de notre côté, et à nos risques et périls. Je ne vous seconderai pas par un crime.
– Par un crime ?
– Oui, et quel crime encore ! un de ceux qui lancent après vous toute une population aboyante ; un crime qui vous fait accrocher à ces potences infâmes dont votre science n’a pas encore plus garanti les hommes supérieurs que les hommes pires.
Althotas frappa de ses deux mains sèches sur la table de marbre.
– Voyons, voyons, dit-il, ne sois pas un idiot humanitaire, la pire race d’idiots qui existe au monde. Voyons, viens, et causons un peu de la loi, de ta brutale et absurde loi écrite par des animaux de ton espèce, que révolte une goutte de sang versée intelligemment, mais qu’affriandent des torrents de liqueur vitale répandus sur les places publiques, au pied des remparts des villes, dans ces plaines qu’on appelle des champs de bataille ; de ta loi toujours inepte et égoïste qui sacrifie l’homme de l’avenir à l’homme présent, et qui a pris pour devise : « Vive aujourd’hui ! meure demain ! » Causons de cette loi, veux-tu ?
– Dites ce que vous avez à dire, je vous écoute, répondit Balsamo de plus en plus sombre.
– As-tu un crayon, une plume ? Nous allons faire un petit calcul.
– Je calcule sans plume et sans crayon. Dites ce que vous avez à dire.
– Voyons ton projet. Oh ! je me le rappelle… tu renverses un ministère, tu casses les Parlements, tu établis des juges iniques, tu amènes une banqueroute, tu fomentes des révoltes, tu allumes une révolution, tu renverses une monarchie, tu laisses s’élever un protectorat, et tu précipites le protecteur.
« La Révolution t’aura donné la liberté.
« Le protectorat, l’égalité.
« Or, les Français étant libres et égaux, ton œuvre est accomplie.
« N’est-ce pas cela ?
– Oui ; regardez-vous la chose comme impossible ?
– Je ne crois pas à l’impossibilité. Tu vois que je te fais beau jeu, moi !
– Eh bien ?
– Attends ; d’abord, la France n’est pas comme l’Angleterre, où l’on fit tout ce que tu veux faire, plagiaire que tu es ; la France n’est pas une terre isolée où l’on puisse renverser les ministères, casser les Parlements, établir des juges iniques, amener une banqueroute, fomenter des révoltes, allumer des révolutions, renverser des monarchies, élever des protectorats et culbuter les protecteurs, sans que les autres nations se mêlent un peu de ces mouvements. La France est soudée à l’Europe, comme le foie aux entrailles de l’homme ; elle a des racines chez toutes les autres nations, des fibres chez tous les peuples ; essaye d’arracher le foie à cette grande machine qu’on appelle le continent européen, et pendant vingt ans, trente ans, quarante ans peut-être, tout le corps frémira ; mais je cote au plus bas, et je prends vingt ans ; est-ce trop, sage philosophe ?
– Non, ce n’est pas trop, dit Balsamo, ce n’est pas même assez.
– Eh bien ! moi, je m’en contente. Vingt ans de guerre, de lutte acharnée, mortelle, incessante ; voyons, je mets cela à deux cent mille morts par année, ce n’est pas trop quand on se bat à la fois en Allemagne, en Italie, en Espagne, que sais-je, moi ! Deux cent mille hommes par année, pendant vingt ans, cela fait quatre millions d’hommes ; en accordant à chaque homme dix-sept livres de sang, c’est à peu près le compte de la nature, cela fait, multipliez… 17 par 4, voyons… cela fait soixante-huit millions de livres de sang versé pour arriver à ton but. Moi, je t’en demandais trois gouttes. Dis maintenant quel est le fou, le sauvage, le cannibale de nous deux ? Eh bien ! tu ne réponds pas ?
– Si fait, maître, je vous réponds que ce ne serait rien, trois gouttes de sang, si vous étiez sûr de réussir.
– Et toi, toi qui en répands soixante-huit millions de livres, es-tu sûr ? Dis ! Alors lève-toi, et, la main sur ton cœur, réponds : « Maître, moyennant ces quatre millions de cadavres, je garantis le bonheur de l’humanité. »
– Maître, dit Balsamo en éludant la réponse, maître, au nom du ciel, cherchez autre chose.
– Ah ! tu ne réponds pas, tu ne réponds pas ? s’écria Althotas triomphant.
– Vous vous abusez, maître, sur l’efficacité du moyen : il est impossible.
– Je crois que tu me conseilles, je crois que tu me nies, je crois que tu me démens, dit Althotas roulant avec une froide colère ses yeux gris sous ses sourcils blancs.
– Non, maître, mais je réfléchis, moi qui vis chacun de mes jours en contact avec les choses de ce monde, en contradiction avec les hommes, en lutte avec les princes, et non pas, comme vous, séquestré dans un coin, indifférent à tout ce qui se passe, à tout ce qui se défend, ou à tout ce qui s’autorise, pure abstraction du savant et du citateur ; moi, enfin, qui sais les difficultés, je les signale, voilà tout.
– Ces difficultés, tu les vaincrais bien vite si tu voulais.
– Dites si je croyais.
– Tu ne crois donc pas ?
– Non, dit Balsamo.
– Tu me tentes ! tu me tentes ! s’écria Althotas.
– Non, je doute.
– Eh bien, voyons ; crois-tu à la mort ?
– Je crois à ce qui est, or, la mort est.
Althotas haussa les épaules.
– Donc la mort est, dit-il ; c’est un point que tu ne contestes pas ?
– C’est une chose incontestable.
– C’est une chose infinie, invincible, n’est-ce pas ? ajouta le vieux savant avec un sourire qui fit frissonner son adepte.
– Oh ! oui, maître, invincible, infinie surtout.
– Et quand tu vois un cadavre, la sueur te monte au front, le regret te vient au cœur ?
– La sueur ne me monte pas au front, parce que je suis familiarisé avec toutes les misères humaines ; le regret ne me vient pas au cœur, parce que j’estime la vie peu de chose ; mais je me dis en présence du cadavre : « Mort ! mort ! tu es puissante comme Dieu ! Tu règnes souverainement, ô mort ! et nul ne prévaut contre toi ! »
Althotas écouta Balsamo en silence et sans donner d’autre signe d’impatience que de tourmenter un scalpel entre ses doigts ; et, lorsque son élève eut achevé la phrase douloureuse et solennelle, le vieillard jeta en souriant un regard autour de lui, et ses yeux, si ardents, qu’il semblait que pour eux la nature ne dût point avoir de secrets, ses yeux s’arrêtèrent sur un coin de la salle où, couché sur quelques brins de paille, tremblait un pauvre chien noir, le seul qui restât de trois animaux de même espèce qu’Althotas avait demandé pour ses expériences, et que Balsamo lui avait fait apporter.
– Prends ce chien, dit Althotas à Balsamo, et apporte-le sur cette table.
Balsamo obéit ; il alla prendre le chien noir et l’apporta sur le marbre.
L’animal, qui semblait pressentir sa destinée, et qui déjà sans doute s’était rencontré sous la main de l’expérimentateur, se mit à frissonner, à se débattre et à hurler lorsqu’il sentit le contact du marbre.
– Eh ! eh ! dit Althotas, tu crois à la vie, n’est-ce pas, puisque tu crois à la mort ?
– Sans doute.
– Voilà un chien qui me paraît très vivant, qu’en dis-tu ?
– Assurément, puisqu’il crie, puisqu’il se débat, puisqu’il a peur.
– Que c’est laid, les chiens noirs ! Tâche, la première fois, de m’en procurer des blancs.
– J’y tâcherai.
– Ah ! nous disons donc que celui-ci est vivant ! Aboie, petit, ajouta le vieillard avec son rire lugubre, aboie, pour convaincre le seigneur Acharat que tu es vivant.
Et il toucha le chien du doigt sur un certain muscle, et le chien aboya, ou plutôt gémit aussitôt.
– Bon ! avance la cloche ; c’est cela : introduis le chien dessous… Là !… À propos, j’oubliais de te demander à quelle mort tu crois le mieux.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, maître ; la mort est la mort.
– C’est juste, très juste, ce que tu viens de me dire là, et c’est mon avis, à moi aussi. Eh bien ! puisque la mort est la mort, fais le vide, Acharat.
Balsamo tourna une roue qui dégagea par un tuyau l’air enfermé sous la cloche avec le chien, et peu à peu l’air s’enfuit avec un sifflement aigu. Le petit chien s’inquiéta d’abord, puis il chercha, fouilla, leva la tête, respira bruyamment et précipitamment, et enfin il tomba suffoqué, gonflé, inanimé.
– Voilà le chien mort d’apoplexie, n’est-ce pas ? dit Althotas. Une belle mort qui ne fait pas souffrir longtemps !
– Oui.
– Il est bien mort ?
– Sans doute.
– Tu ne me parais pas bien convaincu, Acharat ?
– Si fait, au contraire.
– Oh ! c’est que tu connais mes ressources, n’est-ce pas ? Tu supposes que j’ai trouvé l’insufflation, hein ? cet autre problème qui consiste à faire circuler la vie avec l’air dans un corps intact, comme on le peut faire dans une outre qui n’est pas percée ?
– Non, je ne suppose rien ; je crois que le chien est mort, voilà tout.
– N’importe, pour plus grande sécurité, nous allons le tuer deux fois. Lève la cloche, Acharat.
Acharat enleva l’appareil de cristal, le chien ne bougea point ; ses paupières étaient closes, son cœur ne battait plus.
– Prends ce scalpel, et, tout en laissant le larynx intact, tranche-lui la colonne vertébrale.
– C’est uniquement pour vous obéir.
– Et aussi pour achever le pauvre animal, au cas où il ne serait pas tout à fait mort, répondit Althotas avec ce sourire d’opiniâtreté particulier aux vieillards.
Balsamo donna un seul coup de la lame tranchante. L’incision sépara la colonne vertébrale à deux pouces du cervelet à peu près, et ouvrit une large plaie sanglante.
L’animal ou plutôt le cadavre de l’animal demeura immobile.
– Oui, ma foi, il était bien mort, dit Althotas ; pas une fibre ne tressaille, pas un muscle ne frémit, pas un atome de chair ne s’insurge contre ce nouvel attentat. N’est-ce pas, il est mort, et bien mort ?
– Je le reconnais autant de fois que vous désirerez que je le reconnaisse, dit Balsamo impatient.
– Et voilà un animal inerte, glacé, à jamais immobile. Rien ne prévaut contre la mort, as-tu dit. Nul n’a la puissance de rendre la vie ni même l’apparence de la vie à la pauvre bête.
– Nul, si ce n’est Dieu !
– Oui, mais Dieu ne sera pas assez inconséquent pour le faire. Quand Dieu tue, comme il est la suprême sagesse, c’est qu’il a une raison ou un bénéfice à tuer. Un assassin, je ne sais plus comment on l’appelle, un assassin disait cela, et c’était fort bien dit. La nature a un intérêt dans la mort.
« Ainsi voilà un chien aussi mort que possible, et la nature a pris son intérêt sur lui.
Althotas attacha son œil perçant sur Balsamo. Celui-ci, fatigué d’avoir soutenu si longtemps le radotage du vieillard, inclina la tête pour toute réponse.
– Eh bien, que dirais-tu, continua Althotas, si ce chien ouvrait l’œil et te regardait ?
– Cela m’étonnerait beaucoup, maître, répondit Balsamo en souriant.
– Cela t’étonnerait ? Ah ! c’est bien heureux !
En achevant ces paroles avec son rire faux et lugubre, le vieillard attira près du chien un appareil composé de pièces de métal séparées par des tampons de drap. Le drap de cet appareil trempait dans un mélange d’eau acidulée ; les deux extrémités ou les deux pôles, comme on les appelle, sortaient du baquet.
– Quel œil veux-tu qu’il ouvre, Acharat ? demanda le vieillard.
– Le droit.
Les deux extrémités rapprochées, mais séparées l’une de l’autre par un morceau de soie, s’arrêtèrent sur un muscle du cou.
Aussitôt l’œil droit du chien s’ouvrit, et regarda fixement Balsamo, qui recula effrayé.
– Maintenant, passons à la gueule, veux-tu ?
Balsamo ne répondit rien, il était sous l’empire d’un profond étonnement.
Althotas toucha un autre muscle, et à la place de l’œil, qui s’était refermé, ce fut la gueule qui s’ouvrit, laissant voir les dents blanches et aiguës, à la racine desquelles la gencive rouge frémissait comme dans la vie.
Balsamo eut peur et ne put cacher son émotion.
– Oh ! voilà qui est étrange ! dit-il.
– Vois comme la mort est peu de chose, dit Althotas triomphant de la stupéfaction de son élève, puisqu’un pauvre vieillard comme moi, qui va lui appartenir bientôt, la fait dévier de son inexorable chemin.
Et tout à coup, avec un rire strident et nerveux :
– Prends garde, Acharat, dit-il, voilà un chien mort qui tout à l’heure voulait te mordre, et qui maintenant va courir après toi. Prends garde !
Et en effet, le chien, avec son cou tranché, sa gueule béante et son œil tressaillant, se leva soudain sur ses quatre pattes, et, la tête hideusement pendante, vacilla sur ses jambes.
Balsamo sentit ses cheveux se hérisser ; la sueur lui tomba du front, et il alla à reculons se coller contre la porte d’entrée, incertain s’il devait fuir ou demeurer.
– Allons, allons, je ne veux pas te faire mourir de peur en essayant de t’instruire, dit Althotas repoussant le cadavre et la machine, assez d’expériences comme cela.
Aussitôt le cadavre, cessant d’être en rapport avec la pile, retomba morne et immobile comme auparavant.
– Aurais-tu cru cela de la mort, Acharat ? dit le vieillard, et la croyais-tu d’aussi bonne composition, dis ?
– Étrange, en effet, étrange ! dit Balsamo en se rapprochant.
– Tu vois qu’on peut arriver à ce que je disais, mon enfant, et que le premier pas est fait. Qu’est-ce que prolonger la vie, quand on est déjà parvenu à annuler la mort ?
– Mais on ne le sait pas encore, objecta Balsamo, car cette vie que vous lui avez rendue est une vie factice.
– Ayons du temps et nous retrouverons la vie réelle. N’as-tu pas lu dans les poètes romains que Cassidée rendait la vie aux cadavres ?
– Dans les poètes, oui.
– Les Romains appelaient les poètes vates, mon ami, n’oublie pas cela.
– Voyons, dites-moi cependant…
– Une objection encore ?
– Oui. Si votre élixir de vie était composé et que vous en fissiez prendre à ce chien, il vivrait donc éternellement ?
– Sans doute.
– Et s’il tombait dans les mains d’un expérimentateur comme vous qui l’égorgeât ?
– Bon, bon ! s’écria le vieillard avec joie et en frappant ses deux mains l’une contre l’autre, voilà où je t’attendais.
– Alors, si vous m’attendiez là, répondez-moi.
– Je ne demande pas mieux.
– L’élixir empêchera-t-il une cheminée de tomber sur une tête, une balle de percer un homme d’outre en outre, un cheval d’ouvrir d’un coup de pied le ventre de son cavalier ?
Althotas regardait Balsamo du même œil qu’un spadassin doit regarder son adversaire dans un coup qui va lui permettre de le toucher.
– Non, non, non, dit-il, et tu es vraiment logicien, mon cher Acharat. Non, la cheminée, non, la balle, non, le coup de pied de cheval, ne pourront pas être évités tant qu’il y aura des maisons, des fusils et des chevaux.
– Il est vrai que vous ressusciterez les morts.
– Momentanément, oui ; indéfiniment, non. Il faudrait d’abord pour cela que je trouvasse l’endroit du corps où l’âme est logée, et cela pourrait être un peu long ; mais j’empêcherai cette âme de sortir du corps par la blessure qui aura été faite.
– Comment cela ?
– En la refermant.
– Même si cette blessure tranche une artère ?
– Sans doute.
– Ah ! je voudrais voir cela.
– Eh bien, regarde, dit le vieillard.
Et, avant que Balsamo eût pu l’arrêter, il se piqua la veine du bras gauche avec une lancette.
Il restait si peu de sang dans le corps du vieillard, et ce sang roulait si lentement, qu’il fut quelque temps à venir aux lèvres de la plaie ; mais enfin il y vint, et, ce passage ouvert, il sortit bientôt abondamment.
– Grand Dieu ! s’écria Balsamo.
– Eh bien, quoi ? dit Althotas.
– Vous êtes blessé, et grièvement.
– Puisque tu es comme saint Thomas, et que tu ne crois qu’en voyant et qu’en touchant, il faut bien te faire voir, il faut bien te faire toucher.
Il prit alors une petite fiole qu’il avait placée à la portée de sa main, et, en versant quelques gouttes sur la plaie :
– Regarde ! dit-il.
Alors, devant cette eau presque magique, le sang s’écarta, la chair se resserra, fermant la veine, et la blessure devint une piqûre trop étroite pour que cette chair coulante qu’on appelle le sang pût s’en échapper.
Cette fois, Balsamo regardait le vieillard avec stupéfaction.
– Voilà encore ce que j’ai trouvé ; qu’en dis-tu, Acharat ?
– Oh ! je dis, maître, que vous êtes le plus savant des hommes.
– Et que, si je n’ai pas vaincu tout à fait la mort, n’est-ce pas ? je lui ai du moins porté un coup dont il lui sera difficile de se relever. Vois-tu, mon fils, le corps humain a des os fragiles et qui peuvent se briser : je rendrai ces os aussi durs que l’acier. Le corps humain a du sang qui, lorsqu’il s’échappe, emmène avec lui la vie : j’empêcherai que le sang ne sorte du corps. La chair est molle et facile à entamer, je la rendrai invulnérable comme celle des paladins du Moyen Âge, sur laquelle s’émoussait le fil des épées et le tranchant des haches. Il ne faut pour cela qu’un Althotas qui vive trois cents ans. Eh bien, donne-moi ce que je te demande, et j’en vivrai mille. Oh ! mon cher Acharat, cela dépend de toi. Rends-moi ma jeunesse, rends-moi la vigueur de mon corps, rends-moi la fraîcheur de mes idées, et tu verras si je crains l’épée, la balle, le mur qui croule, ou la bête brute qui mord ou qui rue. À ma quatrième jeunesse, Acharat, c’est-à-dire avant que j’aie vécu l’âge de quatre hommes, j’aurai renouvelé la face de la terre, et, je te le dis, j’aurai fait pour moi et pour l’humanité régénérée un monde à mon usage, un monde sans cheminées, sans épées, sans balles de mousquet, sans chevaux qui ruent ; car alors, les hommes comprendront qu’il vaut mieux vivre, s’entraider, s’aimer, que de se déchirer et de se détruire.
– C’est vrai, ou du moins, c’est possible, maître.
– Eh bien ! apporte-moi l’enfant, alors.
– Laissez-moi réfléchir encore, et réfléchissez vous-même.
Althotas lança à son adepte un regard de souverain mépris.
– Va ! dit-il, va, je te convaincrai plus tard, et d’ailleurs, le sang de l’homme n’est pas un ingrédient si précieux qu’il ne puisse se remplacer peut-être par une autre matière. Va ! je chercherai, je trouverai. Je n’ai pas besoin de toi. Va !
Balsamo frappa du pied la trappe, et descendit dans l’appartement inférieur, muet, immobile, et tout courbé sous le génie de cet homme, qui forçait de croire aux choses impossibles, en faisant lui-même des choses impossibles.
Chapitre LXI. Les renseignements §
Cette nuit si longue, si fertile en événements et que nous avons promenée, comme le nuage des dieux mythologiques, de Saint-Denis à la Muette, de la Muette à la rue Coq-Héron, de la rue Coq-Héron à la rue Plâtrière, et de la rue Plâtrière à la rue Saint-Claude, cette nuit, madame du Barry l’avait employée à essayer de pétrir l’esprit du roi, selon ses vues, d’une politique nouvelle.
Elle avait surtout beaucoup insisté sur le danger qu’il y aurait à laisser les Choiseul gagner du terrain auprès de la dauphine.
Le roi avait répondu, en haussant les épaules, que madame la dauphine était une enfant et M. de Choiseul un vieux ministre ; qu’en conséquence il n’y avait pas de danger, attendu que l’une ne saurait pas travailler et que l’autre ne saurait pas amuser.
Puis, enchanté de ce bon mot, le roi avait coupé court aux explications.
Il n’en avait pas été de même de madame du Barry, qui avait cru remarquer des distractions chez le roi.
Louis XV était coquet. Son grand bonheur consistait à donner de la jalousie à ses maîtresses, pourvu cependant que cette jalousie ne se traduisît point par des querelles et des bouderies trop prolongées.
Madame du Barry était jalouse, d’abord par amour-propre, ensuite par crainte. Sa position lui avait donné trop de peine à conquérir, et la position élevée où elle se trouvait était trop éloignée de son point de départ pour qu’elle osât, comme madame de Pompadour, tolérer d’autres maîtresses au roi, et lui en chercher même quand Sa Majesté paraissait s’ennuyer, ce qui, on le sait, lui arrivait souvent.
Donc, madame du Barry étant jalouse, comme nous l’avons dit, elle voulut connaître à fond les causes de la distraction du roi.
Le roi répondit ces paroles mémorables, dont il ne pensait pas un seul mot :
– Je m’occupe beaucoup du bonheur de ma bru, et je ne sais vraiment si M. le dauphin lui donnera tout le bonheur.
– Et pourquoi pas, sire ?
– Parce que M. Louis, à Compiègne, à Saint-Denis et à la Muette, m’a paru regarder beaucoup les autres femmes et très peu la sienne.
– En vérité, sire, si Votre Majesté elle-même ne me disait une pareille chose, je ne le croirais pas : madame la dauphine est jolie, cependant.
– Elle est un peu maigre.
– Elle est si jeune !
– Bon ! voyez mademoiselle de Taverney, elle a l’âge de l’archiduchesse.
– Eh bien ?
– Eh bien, elle est parfaitement belle.
Un éclair brilla dans les yeux de la comtesse et avertit le roi de son étourderie.
– Mais vous-même, chère comtesse, reprit vivement le roi, vous qui parlez, à seize ans vous étiez ronde, j’en suis sûr, comme les bergères de notre ami Boucher.
Cette petite adulation raccommoda un peu les choses ; cependant, le coup avait porté.
Aussi madame du Barry prit-elle l’offensive en minaudant.
– Ah çà ! dit-elle, elle est donc bien belle, cette demoiselle de Taverney ?
– Eh ! le sais-je ? dit Louis XV.
– Comment ! vous la vantez et vous ne savez pas, dites-vous, si elle est belle ?
– Je sais qu’elle n’est pas maigre, voilà tout.
– Donc, vous l’avez vue et examinée.
– Ah ! chère comtesse, vous me poussez dans des traquenards. Vous savez que j’ai la vue basse. Une masse me frappe, au diable les détails. Chez madame la dauphine, j’ai vu des os, voilà tout.
– Et, chez mademoiselle de Taverney, vous avez vu des masses, comme vous dites ; car madame la dauphine est une beauté distinguée, et mademoiselle de Taverney est une beauté vulgaire.
– Allons donc ! dit le roi ; à ce compte, Jeanne, vous ne seriez donc pas une beauté distinguée ? Vous vous moquez, je crois.
– Bon ! un compliment, dit tout bas la comtesse ; malheureusement, ce compliment sert d’enveloppe à un autre compliment qui n’est point pour moi.
Puis, tout haut :
– Ma foi, dit-elle, je serais bien contente que madame la dauphine se choisît des dames d’honneur un peu ragoûtantes ; c’est affreux, une cour de vieilles femmes.
– À qui le dites-vous, chère amie ? Je le répétais encore hier au dauphin ; mais la chose lui est indifférente, à ce mari-là.
– Et pour commencer, tenez, si elle prenait cette demoiselle de Taverney ?
– Mais on la prend, je crois, répondit Louis XV.
– Ah ! vous savez cela, sire ?
– Je crois l’avoir entendu dire, du moins.
– C’est une fille sans fortune.
– Oui, mais elle est née. Ces Taverney-Maison-Rouge sont de bonne maison et d’anciens serviteurs.
– Qui les pousse ?
– Je n’en sais rien. Mais je les crois gueux, comme vous dites.
– Alors ce n’est pas M. de Choiseul, car ils crèveraient de pensions.
– Comtesse, comtesse, ne parlons pas politique, je vous en supplie.
– C’est donc parler politique de dire que les Choiseul vous ruinent ?
– Certainement, dit le roi.
Et il se leva.
Une heure après, Sa Majesté avait regagné le grand Trianon, toute joyeuse d’avoir inspiré de la jalousie, mais en redisant à demi-voix, comme eût pu le faire M. de Richelieu à trente ans :
– En vérité, c’est bien ennuyeux, les femmes jalouses !
Aussitôt le roi parti, madame du Barry se leva à son tour et passa dans son boudoir, où l’attendait Chon, impatiente de savoir des nouvelles.
– Eh bien, dit-elle, tu as eu un fier succès ces jours-ci : présentée avant hier à la dauphine, admise à sa table hier.
– C’est vrai. Eh bien, la belle affaire !
– Comment ! la belle affaire ? Sais-tu qu’il y a à cette heure cent voitures courant après ton sourire du matin sur la route de Luciennes ?
– J’en suis fâchée.
– Pourquoi cela ?
– Parce que c’est du temps perdu ; ni voiture ni gens n’auront mon sourire ce matin.
– Oh ! oh ! comtesse, le temps est à l’orage ?
– Oui, ma foi ! Mon chocolat, vite, mon chocolat !
Chon sonna.
Zamore parut.
– Mon chocolat, fit la comtesse.
Zamore partit lentement, comptant ses pas et faisant le gros dos.
– Ce drôle-là veut donc me faire mourir de faim ! cria la comtesse ; cent coups de fouet, s’il ne court pas.
– Moi pas courir, moi gouverneur ! dit majestueusement Zamore.
– Ah ! toi gouverneur ! dit la comtesse saisissant une petite cravache à pomme de vermeil, destinée à maintenir la paix entre les épagneuls et les griffons de la comtesse ; ah ! toi gouverneur ! attends, attends, tu vas voir, gouverneur !
Zamore, à cette vue, prit sa course en ébranlant toutes les cloisons et en poussant de grands cris.
– Mais vous êtes féroce aujourd’hui, Jeanne, dit Chon.
– J’en ai le droit, n’est-ce pas ?
– Oh ! à merveille. Mais je vous laisse, ma chère.
– Pourquoi cela ?
– J’ai peur que vous ne me dévoriez.
Trois coups retentirent à la porte du boudoir.
– Bon ! qui frappe maintenant ? dit la comtesse avec impatience.
– Celui-là va être bien reçu ! murmura Chon.
– Il vaudrait mieux que je fusse mal reçu, moi, dit Jean en poussant la porte avec une ampleur toute royale.
– Eh bien, qu’arriverait-il si vous étiez mal reçu ? car enfin ce serait possible.
– Il arriverait, dit Jean, que je ne reviendrais plus.
– Après ?
– Et que vous auriez perdu plus que moi à me mal recevoir.
– Impertinent !
– Bon ! voilà que l’on est impertinent parce qu’on n’est pas flatteur… Qu’a t-elle donc ce matin, grande Chon ?
– Ne m’en parle pas, Jean, elle est inabordable. Ah ! voilà le chocolat.
– Eh bien, ne l’abordons pas. Bonjour, mon chocolat, dit Jean en prenant le plateau ; comment te portes-tu, mon chocolat ?
Et il alla poser le plateau dans un coin sur une petite table devant laquelle il s’assit.
– Viens, Chon, dit-il, viens ; ceux qui sont trop fiers n’en auront pas.
– Ah ! vous êtes charmants, vous autres, dit la comtesse voyant Chon faire signe de la tête à Jean qu’il pouvait déjeuner tout seul, vous faites les susceptibles et vous ne voyez pas que je souffre.
– Qu’as-tu donc ? demanda Chon en se rapprochant.
– Non, s’écria la comtesse, mais c’est qu’il n’y en a pas un d’eux qui songe à ce qui m’occupe.
– Et quelle chose vous occupe donc ? Dites.
Jean ne bougea point ; il faisait ses tartines.
– Manquerais-tu d’argent ? demanda Chon.
– Oh ! quant à cela, dit la comtesse, le roi en manquera avant moi.
– Alors, prête-moi mille louis, dit Jean : j’en ai grand besoin.
– Mille croquignoles sur votre gros nez rouge.
– Le roi garde donc décidément cet abominable Choiseul ? demanda Chon.
– Belle nouvelle ! vous savez bien qu’ils sont inamovibles.
– Alors il est donc amoureux de la dauphine ?
– Ah ! vous vous rapprochez, c’est heureux ; mais voyez donc ce butor, qui se crève de chocolat, et qui ne remue pas seulement le petit doigt pour venir à mon secours. Oh ! ces deux êtres-là me feront mourir de chagrin.
Jean, sans s’occuper le moins du monde de l’orage grondant derrière lui, fendit un second pain, le bourra de beurre et se versa une seconde tasse.
– Comment ! le roi est amoureux ? s’écria Chon.
Madame du Barry fit un signe de tête qui voulait dire : « Vous y êtes. »
– Et de la dauphine ? continua Chon en joignant les mains. Eh bien, tant mieux, il ne sera pas incestueux, je suppose, et vous voilà tranquille ; mieux vaut qu’il soit amoureux de celle-là que d’une autre.
– Et s’il n’est pas amoureux de celle-là, mais d’une autre ?
– Bon ! fit Chon en pâlissant. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que me dis-tu là ?
– Oui, trouve-toi mal maintenant, il ne nous manque plus que cela.
– Ah ! mais s’il en est ainsi, murmura Chon, nous sommes perdus ! Et tu souffres cela, Jeanne ? Mais de qui donc est-il amoureux ?
– Demande-le à monsieur ton frère, qui est violet de chocolat et qui va étouffer ici ; il te le dira, lui, car il le sait, ou du moins il s’en doute.
Jean leva la tête.
– On me parle ? dit-il.
– Oui, monsieur l’empressé, oui, monsieur l’utile, dit Jeanne, on vous demande le nom de la personne qui occupe le roi.
Jean se remplit hermétiquement la bouche, et, avec un effort qui leur donna péniblement passage, il prononça ces trois mots :
– Mademoiselle de Taverney.
– Mademoiselle de Taverney ! cria Chon. Ah ! miséricorde !
– Il le sait, le bourreau, hurla la comtesse en se renversant sur le dossier de son fauteuil et en levant les bras au ciel, il le sait et il mange !
– Oh ! fit Chon quittant visiblement le parti de son frère pour passer dans le camp de sa sœur.
– En vérité, s’écria la comtesse, je ne sais à quoi tient que je ne lui arrache pas ses deux gros vilains yeux tout bouffis encore de sommeil, le paresseux ! Il se lève, ma chère, il se lève !
– Vous vous trompez, dit Jean, je ne me suis pas couché.
– Et qu’avez-vous fait alors, gourgandinier ?
– Ma foi ! dit Jean, j’ai couru toute la nuit et toute la matinée.
– Quand je le disais… Oh ! qui me servira mieux que l’on ne me sert ? Qui me dira ce que cette fille est devenue, où elle est ?
– Où elle est ? demanda Jean.
– Oui.
– À Paris, pardieu !
– À Paris ?… Mais où cela, à Paris ?
– Rue Coq-Héron.
– Qui vous l’a dit ?
– Le cocher de sa voiture, que j’attendais aux écuries et que j’ai interrogé.
– Et il vous a dit ?
– Qu’il venait de conduire tous les Taverney dans un petit hôtel de la rue Coq-Héron, situé dans un jardin et attenant à l’hôtel d’Armenonville.
– Ah ! Jean, Jean, s’écria la comtesse, voilà qui me raccommode avec vous, mon ami ; mais ce sont des détails qu’il nous faudrait. Comment vit-elle, qui voit-elle ? Que fait-elle ? Reçoit-elle des lettres ? Voilà ce qu’il est important de savoir.
– Eh bien, on le saura.
– Et comment ?
– Ah ! voilà : comment ? J’ai cherché, moi ; cherchez un peu à votre tour.
– Rue Coq-Héron ? dit vivement Chon.
– Rue Coq-Héron, répéta flegmatiquement Jean.
– Eh bien, rue Coq-Héron, il doit y avoir des appartements à louer.
– Oh ! excellente idée ! s’écria la comtesse. Il faut vite courir rue Coq-Héron, Jean, louer une maison. On y cachera quelqu’un ; ce quelqu’un verra entrer, verra sortir, verra manœuvrer. Vite, vite, la voiture ! et allons rue Coq-Héron.
– Inutile, il n’y a pas d’appartements à louer rue Coq-Héron.
– Et comment savez-vous cela ?
– Je m’en suis informé, parbleu ! mais il y en a…
– Où cela ? Voyons.
– Rue Plâtrière.
– Qu’est-ce que cela, rue Plâtrière ?
– Qu’est-ce que c’est que la rue Plâtrière ?
– Oui.
– C’est une rue dont les derrières donnent sur les jardins de la rue Coq Héron.
– Eh bien, vite, vite ! dit la comtesse, louons un appartement rue Plâtrière.
– Il est loué, dit Jean.
– Homme admirable ! s’écria la comtesse. Tiens, embrasse-moi, Jean.
Jean s’essuya la bouche, embrassa madame du Barry sur les deux joues, et lui fit une cérémonieuse révérence en signe de remerciement de l’honneur qu’il venait de recevoir.
– C’est bien heureux ! dit Jean.
– On ne vous a pas reconnu, surtout ?
– Qui diable voulez-vous qui me reconnaisse, rue Plâtrière ?
– Et vous avez loué ?…
– Un petit appartement dans une maison borgne.
– On a dû vous demander pour qui ?
– Sans doute.
– Et qu’avez-vous répondu ?
– Pour une jeune veuve. Es-tu veuve, Chon ?
– Parbleu ! dit Chon.
– À merveille, dit la comtesse ; c’est Chon qui s’installera dans l’appartement ; c’est Chon qui guettera, qui surveillera ; mais il ne faut pas perdre de temps.
– Aussi vais-je partir tout de suite, dit Chon. Les chevaux ! les chevaux !
– Les chevaux ! cria madame du Barry en sonnant de façon à réveiller le palais tout entier de la Belle au Bois dormant.
Jean et la comtesse savaient à quoi s’en tenir sur le compte d’Andrée.
Elle avait, rien qu’en paraissant, éveillé l’attention du roi : donc, Andrée était dangereuse.
– Cette fille, dit la comtesse tandis qu’on attelait, ne serait pas une vraie provinciale, si, de son pigeonnier, elle n’avait amené à Paris quelque amoureux transi ; découvrons cet amoureux, et vite un mariage ! Rien ne refroidira le roi comme un mariage entre amoureux de province.
– Diable ! au contraire, fit Jean ; défions-nous. C’est pour Sa Majesté très chrétienne, et vous le savez mieux que personne, comtesse, un morceau très friand qu’une jeune mariée ; mais une fille ayant un amant contrarierait bien davantage Sa Majesté.
« Le carrosse est prêt », dit-il.
Chon s’élança, après avoir serré la main de Jean, après avoir embrassé sa sœur.
– Et Jean, pourquoi ne l’emmenez-vous pas ? dit la comtesse.
– Non pas, j’irai de mon côté, répondit Jean. Attends-moi rue Plâtrière, Chon. Je serai la première visite que tu recevras dans ton nouveau logement.
Chon partit, Jean se remit à table et avala une troisième tasse de chocolat.
Chon toucha d’abord à l’hôtel de famille, changea d’habit et s’étudia à prendre des airs bourgeois. Puis, lorsqu’elle fut contente d’elle, elle enveloppa d’un maigre mantelet de soie noire ses épaules aristocratiques, fit avancer une chaise à porteurs, et, une demi-heure après, elle montait avec mademoiselle Sylvie un raide escalier conduisant à un quatrième étage.
C’était à ce quatrième étage qu’était situé ce bienheureux logement retenu par le vicomte.
Comme elle arrivait au palier du second étage, Chon se retourna ; quelqu’un la suivait.
C’était la vieille propriétaire, habitant le premier, qui avait entendu du bruit, qui était sortie et qui se trouvait fort intriguée de voir deux femmes si jeunes et si jolies entrer dans sa maison.
Elle leva sa tête renfrognée et aperçut deux têtes rieuses.
– Holà, mesdames, dit-elle, holà ! que venez-vous chercher ici ?
– Le logement que mon frère a dû louer pour nous, madame, dit Chon en prenant son air de veuve ; ne l’avez-vous pas vu, ou nous serions-nous trompées de maison ?
– Non, non, c’est bien au quatrième, dit la vieille propriétaire. Ah ! pauvre jeune femme, veuve à votre âge !
– Hélas ! dit Chon en levant les yeux au ciel.
– Mais vous serez très bien rue Plâtrière ; c’est une rue charmante ; vous n’entendrez pas de bruit, votre appartement donne sur les jardins.
– C’est ce que j’ai désiré, madame.
– Cependant, par le corridor, vous pourrez voir dans la rue quand passeront les processions et quand joueront les chiens savants.
– Ah ! ça me sera une grande distraction, madame, soupira Chon.
Et elle continua de monter.
La vieille propriétaire la suivit des yeux jusqu’au quatrième étage, et, quand Chon eut refermé sa porte :
– Elle a l’air d’une honnête personne, dit-elle.
La porte refermée, Chon courut aussitôt aux fenêtres donnant sur le jardin.
Jean n’avait pas commis d’erreur ; presque au dessous des fenêtres de l’appartement loué était le pavillon désigné par le cocher.
Bientôt il n’y eut plus aucun doute à avoir : une jeune fille vint s’asseoir près de la fenêtre du pavillon, une broderie à la main ; c’était Andrée.
Chapitre LXII. L’appartement de la rue Plâtrière §
Chon examinait la jeune fille depuis quelques instants à peine, quand le vicomte Jean, montant les escaliers quatre à quatre comme un clerc de procureur, apparut sur le seuil de l’appartement de la prétendue veuve.
– Eh bien ? demanda-t-il.
– C’est toi, Jean ? En vérité, tu m’as fait peur.
– Qu’en dis-tu ?
– Je dis que je serai admirablement ici pour tout voir ; malheureusement, je ne pourrai pas tout entendre.
– Ah ! ma foi, tu demandes trop. À propos, une autre nouvelle.
– Laquelle ?
– Merveilleuse !
– Bah !
– Incomparable !
– Que cet homme est assassinant avec ses exclamations !
– Le philosophe…
– Eh bien, quoi ! le philosophe ?
– On a beau dire :
À tout événement le sage est préparé
Je suis un sage, eh bien, je n’étais pas préparé à celui-là.
– Je vous demande un peu s’il achèvera. Est-ce cette fille qui vous gêne ? Passez dans la chambre voisine, en ce cas, mademoiselle Sylvie.
– Oh ! ce n’est pas la peine, et cette belle enfant n’est pas de trop, au contraire. Reste, Sylvie, reste.
Et le vicomte caressa du doigt le menton de la belle fille, dont le sourcil se fronçait déjà à l’idée qu’on allait dire une chose qu’elle n’entendrait pas.
– Qu’elle reste donc ; mais parlez.
– Eh ! je ne fais pas autre chose depuis que je suis ici.
– Pour ne rien dire… Taisez-vous alors et laissez-moi regarder ; cela vaut mieux.
– Calmons-nous. Je passais donc, comme je disais, devant la fontaine.
– Justement vous ne disiez pas un mot de cela.
– Bon ! voilà que vous m’interrompez.
– Non.
– Je passais donc devant la fontaine, et je marchandais quelques vieux meubles pour cet affreux logement, quand tout à coup je sens un jet d’eau qui éclabousse mes bas.
– Comme c’est intéressant, tout cela !
– Mais attendez donc, vous êtes trop pressée aussi, ma chère ; je regarde… et vois… devinez quoi… je vous le donne en cent.
– Allez donc.
– Je vois un jeune monsieur obstruant avec un morceau de pain le robinet de la fontaine, et produisant, grâce à l’obstacle qu’il opposait à l’eau, cette extravasion et ce rejaillissement.
– C’est étonnant comme ce que vous me racontez là m’intéresse ! dit Chon en haussant les épaules.
– Attendez donc : j’avais juré très fort en me sentant éclaboussé ; l’homme au pain trempé se retourne, et je vois…
– Vous voyez ?
– Mon philosophe, ou plutôt notre philosophe.
– Qui cela, Gilbert ?
– En personne : tête nue, veste ouverte, bas mal tirés, souliers sans boucles, en négligé galant enfin.
– Gilbert !… et qu’a-t-il dit ?
– Je le reconnais, il me reconnaît ; je m’avance, il recule ; j’étends le bras, il ouvre les jambes, et le voilà courant comme un lévrier parmi les voitures, les porteurs d’eau.
– Vous l’avez perdu de vue ?
– Je le crois parbleu bien ! vous ne supposez point que je me sois mis à courir aussi, n’est-ce pas ?
– C’est vrai, mon Dieu ! c’était impossible, je comprends ; mais le voilà perdu.
– Ah ! quel malheur ! laissa échapper mademoiselle Sylvie.
– Oui, certes, dit Jean ; je suis son débiteur d’une bonne ration d’étrivières, et, si j’eusse mis la main sur son collet râpé, il n’eût rien perdu pour attendre, je vous jure ; mais il devinait mes bonnes intentions à cet égard, et il a joué des jambes. N’importe, le voilà dans Paris, c’est l’essentiel ; et à Paris, pour peu qu’on ne soit pas trop mal avec le lieutenant de police, on trouve tout ce qu’on cherche.
– Il nous le faut.
– Et quand nous l’aurons, nous le ferons jeûner.
– On l’enfermera, dit mademoiselle Sylvie ; seulement, cette fois il faudra choisir un endroit sûr.
– Et Sylvie lui portera dans cet endroit sûr son pain et son eau ; n’est-ce pas, Sylvie ? dit le vicomte.
– Mon frère, ne rions pas, dit Chon ; ce garçon là a vu l’affaire des chevaux de poste. S’il avait des motifs de vous en vouloir, il pourrait être à craindre.
– Aussi, reprit Jean, suis-je convenu avec moi-même, tout en montant ton escalier, d’aller trouver M. de Sartine et de lui raconter ma trouvaille. M. de Sartine me répondra qu’un homme nu-tête, bas défaits, souliers dénoués, et trempant son pain à une fontaine, habite bien près de l’endroit où on le rencontre ainsi fagoté, et alors il s’engagera à nous le retrouver.
– Que peut-il faire ici sans argent ?
– Des commissions.
– Lui ! un philosophe de cette sauvage espèce ? Allons donc !
– Il aura trouvé, dit Sylvie, quelque vieille dévote, sa parente, qui lui abandonne les croûtes trop vieilles pour son carlin.
– Assez, assez ; mettez le linge dans cette vieille armoire, Sylvie, et vous, mon frère, à notre observatoire !
Ils s’approchèrent, en effet, de la fenêtre avec de grandes précautions.
Andrée quitta sa broderie, elle étendit nonchalamment ses jambes sur un fauteuil, puis allongea la main vers un livre placé sur une chaise à sa portée, l’ouvrit et commença une lecture que les spectateurs jugèrent être des plus attachantes, car la jeune fille demeura immobile du moment qu’elle eut commencé.
– Oh ! la studieuse personne ! dit mademoiselle Chon ; que lit-elle là ?
– Premier meuble indispensable, répondit le vicomte en tirant de sa poche une lunette qu’il allongea et braqua sur Andrée, en l’appuyant, pour la fixer, à l’angle de la fenêtre.
Chon le regardait faire avec impatience.
– Eh bien, voyons, est-elle vraiment belle, cette créature ? demanda-t-elle au vicomte.
– Admirable, c’est une fille parfaite ; quels bras ! quelles mains ! quels yeux ! des lèvres à damner saint Antoine ; des pieds, oh ! les pieds divins ! et la cheville… quelle cheville sous ce bas de soie !
– Allons, bon ! devenez-en amoureux, maintenant, il ne vous manquerait plus que cela ! dit Chon avec humeur.
– Eh bien, après ?… Cela ne serait pas déjà si mal joué, surtout si elle voulait m’aimer un peu à son tour ; cela rassurerait un peu notre pauvre comtesse.
– Voyons, passez-moi cette lorgnette, et trêve de balivernes, si c’est possible… Oui, vraiment, elle est belle, cette fille, et il est impossible qu’elle n’ait pas un amant… Elle ne lit pas, voyez… le livre va lui tomber des mains… il glisse… le voilà qui dégringole, tenez… Quand je vous le disais, Jean, elle ne lit pas, elle rêve.
– Ou elle dort.
– Les yeux ouverts ! De beaux yeux, sur ma foi !
– En tout cas, dit Jean, si elle a un amant, nous le verrons bien d’ici.
– Oui, s’il vient le jour ; mais s’il vient la nuit ?…
– Diable ! je n’y songeais pas, et c’est cependant la première chose à laquelle j’eusse dû songer… Cela prouve à quel point je suis naïf.
– Oui, naïf comme un procureur.
– C’est bon ! me voilà prévenu, j’inventerai quelque chose.
– Mais que cette lunette est bonne ! dit Chon, je lirais presque dans le livre.
– Lisez, et dites-moi le titre. Je devinerai peut-être quelque chose d’après le livre.
Chon s’avança avec curiosité, mais elle se recula plus vite encore qu’elle ne s’était avancée.
– Eh bien, qu’y a-t-il donc ? demanda le vicomte.
Chon lui saisit le bras.
– Regardez avec précaution, mon frère, dit-elle, regardez donc quelle est la personne qui se penche hors de cette lucarne, à gauche. Prenez garde d’être vu !
– Oh ! oh ! s’écria sourdement du Barry, c’est mon trempeur de croûtes, Dieu me pardonne !
– Il va se jeter en bas.
– Non pas, il est cramponné à la gouttière.
– Mais que regarde-t-il donc avec ces yeux ardents, avec cette ivresse sauvage ?
– Il guette.
Le vicomte se frappa le front.
– J’y suis, s’écria-t-il.
– Quoi ?
– Il guette la petite, pardieu !
– Mademoiselle de Taverney ?
– Eh ! oui, voilà l’amoureux du pigeonnier ! Elle vient à Paris, il accourt ; elle se loge rue Coq-Héron, il se sauve de chez nous pour aller demeurer rue Plâtrière ; il la regarde, et elle rêve.
– Sur ma foi, c’est la vérité, dit Chon ; voyez donc ce regard, cette fixité, ce feu livide de ses yeux : il est amoureux à en perdre la tête.
– Ma sœur, dit Jean, ne nous donnons plus la peine de guetter l’amoureuse, l’amoureux fera notre besogne.
– Pour son compte, oui.
– Non pas, pour le nôtre. Maintenant, laissez-moi passer, que j’aille un peu voir ce cher Sartine. Pardieu ! nous avons de la chance. Mais prenez garde, Chon, que le philosophe ne vous voie ; vous savez s’il décampe vite.
Chapitre LXIII. Plan de campagne §
M. de Sartine était rentré à trois heures du matin et était très fatigué, mais en même temps très satisfait, de la soirée qu’il avait improvisée au roi et à madame du Barry.
Réchauffé par l’arrivée de madame la dauphine, l’enthousiasme populaire avait salué Sa Majesté de plusieurs cris de « Vive le roi ! » fort diminués de volume depuis cette fameuse maladie de Metz durant laquelle on avait vu toute la France dans les églises ou en pèlerinage, pour obtenir la santé du jeune Louis XV, appelé à cette époque Louis XV le Bien-Aimé.
D’un autre côté, madame du Barry, qui ne manquait guère d’être insultée en public par quelques acclamations d’un genre particulier, avait au contraire, contre son attente, été gracieusement accueillie par plusieurs rangées de spectateurs adroitement placés au premier plan, de sorte que le roi, satisfait, avait envoyé son petit sourire à M. de Sartine et que le lieutenant de police était assuré d’un bon remerciement.
Aussi avait-il cru pouvoir se lever à midi, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps, et avait-il profité, en se levant, de cette espèce de jour de congé qu’il se donnait pour essayer une ou deux douzaines de perruques neuves, tout en écoutant les rapports de la nuit, lorsqu’à la sixième perruque et au tiers de la lecture, on annonça le vicomte Jean du Barry.
– Bon ! pensa M. de Sartine, voici mon remerciement qui m’arrive ! Qui sait, cependant ? les femmes sont si capricieuses ! Faites entrer M. le vicomte dans le salon.
Jean, déjà fatigué de sa matinée, s’assit dans un fauteuil, et le lieutenant de police, qui ne tarda point à le venir trouver, put se convaincre qu’il n’y aurait rien de fâcheux dans l’entretien.
En effet, Jean paraissait radieux.
Les deux hommes se serrèrent la main.
– Eh bien ! vicomte, demanda M. de Sartine, qui vous a amené si matin ?
– D’abord, répliqua Jean habitué avant toute chose à flatter l’amour-propre des gens qu’il avait besoin de ménager, d’abord j’éprouve le besoin de vous complimenter sur la belle ordonnance de votre fête d’hier.
– Ah ! merci. Est-ce officiellement ?
– Officiellement, quant à Luciennes.
– C’est tout ce qu’il me faut. N’est-ce pas là que le soleil se lève ?
– Et qu’il se couche quelquefois même.
Et du Barry se mit à éclater de ce gros rire assez vulgaire, mais qui donnait à son personnage la bonhomie dont souvent il avait besoin.
– Mais, outre les compliments que j’ai à vous faire, je viens encore vous demander un service.
– Deux, s’ils sont possibles.
– Oh ! vous allez me dire cela tout de suite. Quand une chose est perdue à Paris, y a-t-il quelque espérance de la retrouver ?
– Si elle ne vaut rien ou si elle vaut beaucoup, oui.
– Ce que je cherche ne vaut pas grand-chose, dit Jean en secouant la tête.
– Que cherchez-vous ?
– Je cherche un petit garçon de dix-huit ans à peu près.
M. de Sartine allongea la main vers un papier, prit un crayon et écrivit.
– Dix-huit ans. Comment s’appelle-t-il, votre petit garçon ?
– Gilbert.
– Que fait-il ?
– Le moins qu’il peut, je suppose.
– D’où vient-il ?
– De la Lorraine.
– Où était-il ?
– Au service des Taverney.
– Ils l’ont amené avec eux ?
– Non, ma sœur Chon l’a ramassé sur la grande route, crevant de faim ; elle l’a recueilli dans sa voiture et amené à Luciennes, et là…
– Eh bien, là ?
– Je crains que le drôle n’ait abusé de l’hospitalité.
– Il a volé ?
– Je ne dis pas cela.
– Mais enfin…
– Je dis qu’il a pris la fuite d’une étrange façon.
– Maintenant, vous voulez le ravoir ?
– Oui.
– Avez-vous quelque idée de l’endroit où il peut être ?
– Je l’ai rencontré aujourd’hui à la fontaine qui fait le coin de la rue Plâtrière, et j’ai tout lieu de penser qu’il demeure dans la rue. À la rigueur même, je crois que je pourrais désigner la maison…
– Eh bien, mais, si vous connaissez la maison, rien n’est plus facile que de l’y faire prendre, dans cette maison. Qu’en voulez-vous faire, une fois que vous le tiendrez ? Le faire mettre à Charenton, à Bicêtre ?
– Non, pas précisément.
– Oh ! tout ce que vous voudrez, mon Dieu ; ne vous gênez pas.
– Non, ce garçon, au contraire, plaisait à ma sœur, et elle eût aimé à le garder près d’elle ; il est intelligent. Eh bien, si avec de la douceur on pouvait le lui ramener, ce serait charmant.
– On essayera. Vous n’avez fait aucune question rue Plâtrière pour savoir chez qui il était ?
– Oh ! non, vous comprenez que je n’ai pas voulu me faire remarquer, compromettre la position ; il m’avait aperçu et s’était sauvé comme si le diable l’emportait ; s’il eût su que je connaissais sa retraite, peut-être eût-il déménagé.
– C’est juste. Rue Plâtrière, dites-vous ? au bout, au milieu, au commencement de la rue ?
– Au tiers à peu près.
– Soyez tranquille, je vais vous envoyer là un homme adroit.
– Ah ! cher lieutenant, un homme adroit, si adroit qu’il soit, parlera toujours un peu.
– Non ; chez nous, on ne parle pas.
– Le petit est fin comme l’ambre.
– Ah ! je comprends : pardon de n’y être point arrivé plus tôt ; vous voudriez que moi-même ?… Au fait, vous avez raison… ce sera mieux… car il y a peut-être là-dedans des difficultés dont vous ne vous doutez pas.
Jean, quoique persuadé que le magistrat voulait se faire un peu valoir, ne lui ôta rien de l’importance de son rôle.
Il ajouta même :
– C’est justement à cause de ces difficultés que vous pressentez que je désire de vous avoir en personne.
M. de Sartine sonna son valet de chambre.
– Qu’on mette les chevaux, dit-il.
– J’ai une voiture, dit Jean.
– Merci, j’aime mieux la mienne ; la mienne n’a pas d’armoiries, elle tient le milieu entre un fiacre et un carrosse. C’est une voiture qu’on repeint tous les mois, et qui est difficilement reconnue par cette raison. Maintenant, pendant qu’on attelle, permettez que je m’assure si mes perruques neuves vont à ma tête.
– Faites, dit Jean.
M. de Sartine appela son perruquier : c’était un artiste, et il apportait à son client une véritable collection de perruques ; il y en avait de toutes les formes, de toutes les couleurs et de toutes les dimensions : perruques de robin, perruques d’avocat, perruques de traitant, perruques à la cavalière. M. de Sartine, pour les explorations, changeait parfois de costume trois ou quatre fois par jour, et il tenait essentiellement à la régularité du costume.
Comme le magistrat essayait sa vingt-quatrième perruque, on vint lui dire que la voiture était attelée.
– Vous reconnaîtrez bien la maison ? demanda M. de Sartine à Jean.
– Pardieu ! je la vois d’ici.
– Vous avez examiné l’entrée ?
– C’est la première chose à laquelle j’ai songé.
– Et comment cette entrée est-elle faite ?
– Une allée.
– Ah ! une allée au tiers de la rue, avez-vous dit ?
– Oui, avec porte à secret.
– Avec porte à secret ! diable ! Savez-vous l’étage où demeure votre fugitif ?
– Dans les mansardes. Mais, d’ailleurs, vous allez voir, car j’aperçois la fontaine.
– Au pas, cocher, dit M. de Sartine.
Le cocher modéra sa course ; M. de Sartine leva les glaces.
– Tenez, dit Jean, c’est cette maison sale.
– Ah ! justement ! s’écria M. de Sartine en frappant dans ses mains, voilà ce que je craignais.
– Comment ! vous craignez quelque chose ?
– Hélas ! oui.
– Et que craignez-vous ?
– Vous avez du malheur.
– Expliquez-vous.
– Eh bien, cette maison sale où demeure votre fugitif, est justement la maison de M. Rousseau, de Genève.
– Rousseau l’auteur ?
– Oui.
– Eh bien, que vous importe ?
– Comment ! que m’importe ? Ah ! l’on voit bien que vous n’êtes pas lieutenant de police et que vous n’avez point affaire aux philosophes.
– Ah ! bah ! Gilbert chez M. Rousseau, quelle probabilité ?…
– N’avez-vous pas dit que votre jeune homme était un philosophe ?
– Oui.
– Eh bien, qui se ressemble s’assemble.
– Enfin supposons qu’il soit chez M. Rousseau.
– Oui, supposons cela.
– Qu’en résultera-t-il ?
– Que vous ne l’aurez point, pardieu !
– Parce que ?
– Parce que M. Rousseau est un homme fort à craindre.
– Pourquoi ne le mettez-vous point à la Bastille ?
– Je l’ai proposé l’autre jour au roi, il n’a point osé.
– Comment ! il n’a point osé ?
– Non, il a voulu me laisser la responsabilité de cette arrestation, et, ma foi, je n’ai pas été plus brave que le roi.
– En vérité !
– C’est comme je vous le dis ; on y regarde à deux fois, je vous jure, avant de se faire mordre les chausses par toutes ces mâchoires philosophiques. Peste ! un enlèvement chez M. Rousseau, non pas, mon cher ami, non pas.
– En vérité, mon cher magistrat, je vous trouve d’une timidité étrange ; le roi n’est-il pas le roi, et vous son lieutenant de police ?
– En vérité, vous êtes charmants, vous autres bourgeois. Quand vous avez dit : « Le roi n’est-il pas le roi ? » vous croyez avoir tout dit. Eh bien, écoutez ceci, mon cher vicomte. J’aimerais mieux vous enlever de chez madame du Barry que de retirer votre M. Gilbert de chez M. Rousseau.
– Vraiment ! merci de la préférence.
– Ah ! ma foi, oui, l’on crierait moins. Vous n’avez pas l’idée comme ces gens de lettres ont l’épiderme sensible ; ils crient pour la moindre écorchure comme si on les rouait.
– Mais ne nous créons-nous pas des fantômes ? Voyons, est-il bien sûr que M. Rousseau ait recueilli notre fugitif ? Cette maison à quatre étages lui appartient-elle et l’habite-t-il seul ?
– M. Rousseau ne possède pas un denier, et par conséquent n’a pas de maison à Paris ; peut-être y a-t-il, outre lui, quinze ou vingt locataires dans cette baraque. Mais prenez ceci pour règle de conduite : toutes les fois qu’un malheur se présente avec quelque probabilité, comptez-y ; si c’est un bonheur, n’y comptez pas. Il y a toujours quatre-vingt-dix-neuf chances pour le mal et une seule pour le bien. Mais, au fait, attendez ; comme je me doutais de ce qui nous arrive, j’ai pris des notes.
– Quelles notes ?
– Mes notes sur M. Rousseau. Est-ce que vous croyez qu’il fait un pas sans qu’on sache où il va ?
– Ah ! vraiment ! Il est donc véritablement dangereux ?
– Non, mais il est inquiétant ; un fou pareil peut se rompre à tout moment un bras ou une cuisse, et l’on dirait que c’est nous qui le lui avons cassé.
– Eh ! qu’il se torde le cou une bonne fois.
– Dieu nous en garde !
– Permettez-moi de vous dire que voilà ce que je ne comprends point.
– Le peuple lapide de temps en temps ce brave Genevois ; mais il se le réserve pour lui, et, s’il recevait le moindre caillou de notre part, ce serait nous qu’on lapiderait à notre tour.
– Oh ! je ne connais pas toutes ces façons-là, excusez-moi.
– Aussi userons-nous des plus minutieuses précautions. Maintenant, vérifions la seule chance qui nous reste, celle qu’il ne soit pas chez M. Rousseau. Cachez-vous au fond de la voiture.
Jean obéit, et M. de Sartine ordonna au cocher de faire quelques pas dans la rue.
Puis il ouvrit son portefeuille et en tira quelques papiers.
– Voyons, dit-il, si votre jeune homme est avec M. Rousseau, depuis quel jour doit-il y être ?
– Depuis le 16.
– « 17. – M. Rousseau a été vu herborisant à six heures du matin dans le bois de Meudon ; il était seul. »
– Il était seul ?
– Continuons. « À deux heures de l’après-midi, le même jour, il herborisait encore, mais avec un jeune homme. »
– Ah ! ah ! fit Jean.
– Avec un jeune homme, répéta M. de Sartine, entendez-vous ?
– C’est cela, mordieu ! c’est cela.
– Hein ! qu’en dites-vous ? « Le jeune homme est chétif. »
– C’est cela.
– « Il dévore. »
– C’est cela.
– « Les deux particuliers arrachent des plantes et les font confire dans une boîte de fer-blanc. »
– Diable ! diable ! fit du Barry.
– Ce n’est pas le tout. Écoutez bien : « Le soir, il a ramené le jeune homme ; à minuit, le jeune homme n’était pas sorti de chez lui. »
– Bon.
– « 18. – Le jeune homme n’a pas quitté la maison et paraît être installé chez M. Rousseau. »
– J’ai encore un reste d’espoir.
– Décidément, vous êtes optimiste ! N’importe, faites-moi part de cet espoir.
– C’est qu’il a quelque parent dans la maison.
– Allons ! il faut vous satisfaire, ou plutôt vous désespérer tout à fait. Halte ! cocher.
M. de Sartine descendit. Il n’avait pas fait dix pas qu’il rencontra un homme vêtu de gris et de mine assez équivoque.
L’homme, en apercevant l’illustre magistrat, ôta son chapeau et le remit sans paraître attacher au salut plus d’importance, quoique le respect et le dévouement eussent éclaté dans son regard.
M. de Sartine fit un signe, l’homme s’approcha, reçut, l’oreille basse, quelques injonctions, et disparut sous l’allée de Rousseau.
Le lieutenant de police remonta en voiture.
Cinq minutes après, l’homme gris reparut et s’approcha de la portière.
– Je tourne la tête à droite, dit du Barry, pour qu’on ne me voie pas.
M. de Sartine sourit, reçut la confidence de son agent et le congédia.
– Eh bien ? demanda du Barry.
– Eh bien, la chance était mauvaise comme je m’en doutais ; c’est bien chez Rousseau que loge votre Gilbert. Renoncez-y, croyez-moi.
– Que j’y renonce ?
– Oui. Vous ne voudriez pas ameuter contre nous, pour une fantaisie, tous les philosophes de Paris, n’est-ce pas ?
– Oh ! mon Dieu ! que dira ma sœur Jeanne ?
– Elle tient donc bien à ce Gilbert ? demanda M. de Sartine.
– Mais oui.
– Eh bien alors, il vous reste les moyens de douceur : usez de gentillesse, amadouez M. Rousseau, et, au lieu de se laisser enlever Gilbert malgré lui, il vous le donnera de bonne volonté.
– Ma foi, autant vaut nous donner à apprivoiser un ours.
– C’est peut-être moins difficile que vous ne pensez. Voyons, ne désespérons pas ; il aime les jolis visages : celui de la comtesse est des plus beaux et celui de mademoiselle Chon n’est pas désagréable ; voyons, la comtesse fera-t-elle un sacrifice à sa fantaisie ?
– Elle en fera cent.
– Consentirait-elle à devenir amoureuse de Rousseau ?
– S’il le fallait absolument…
– Ce sera peut-être utile ; mais, pour rapprocher nos personnages l’un de l’autre, il serait besoin d’un agent intermédiaire. Connaissez-vous quelqu’un qui connaisse Rousseau ?
– M. de Conti.
– Mauvais ! Il se défie des princes. Il faudrait un homme de rien, un savant, un poète.
– Nous ne voyons pas ces gens-là.
– N’ai-je pas rencontré, chez la comtesse, M. de Jussieu ?
– Le botaniste ?
– Oui.
– Ma foi, je crois que oui ; il vient à Trianon, et la comtesse lui laisse ravager ses plates-bandes.
– Voilà votre affaire ; justement Jussieu est de mes amis.
– Alors cela ira tout seul ?
– À peu près.
– J’aurai donc mon Gilbert ?
M. de Sartine réfléchit un moment.
– Je commence à croire que oui, dit-il, et sans violence, sans cris ; Rousseau vous le donnera pieds et poings liés.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr.
– Que faut-il faire pour cela ?
– La moindre des choses. Vous avez bien, du côté de Meudon ou de Marly, un terrain vide ?
– Oh ! cela ne manque pas ; j’en connais dix entre Luciennes et Bougival.
– Eh bien ! faites-y construire… comment appellerai-je cela ? une souricière à philosophes.
– Plaît-il ? Comment avez-vous dit cela ?
– J’ai dit une souricière à philosophes.
– Eh ! mon Dieu ! comment cela se bâtit-il ?
– Je vous en donnerai le plan, soyez tranquille. Et maintenant, partons vite, voilà qu’on nous regarde. Cocher, touche à l’hôtel.
Chapitre LXIV. Ce qui arriva à M. de la Vauguyon, précepteur des enfants de France, le soir du mariage de Monseigneur le dauphin §
Les grands événements de l’histoire sont pour le romancier ce que sont les montagnes gigantesques pour le voyageur. Il les regarde, il tourne autour d’elles, il les salue en passant, mais il ne les franchit pas.
Ainsi allons-nous regarder, tourner et saluer cette cérémonie imposante du mariage de la dauphine à Versailles. Le cérémonial de France est la seule chronique que l’on doive consulter en pareil cas.
Ce n’est pas en effet dans les splendeurs du Versailles de Louis XV, dans la description des habits de cour, des livrées, des ornements pontificaux, que notre histoire à nous, cette suivante modeste qui, par un petit chemin détourné, côtoie la grand-route de l’histoire de France, trouverait à gagner quelque chose.
Laissons s’achever la cérémonie aux rayons du soleil ardent d’un beau jour de mai ; laissons les illustres conviés se retirer en silence et se raconter ou commenter les merveilles du spectacle auquel ils viennent d’assister, et revenons à nos événements et à nos personnages à nous, lesquels, historiquement, ont bien une certaine valeur.
Le roi, fatigué de la représentation et surtout du dîner, qui avait été long et calqué sur le cérémonial du dîner des noces de M. le grand dauphin, fils de Louis XIV, le roi se retira chez lui à neuf heures et congédia tout le monde, ne retenant que M. de la Vauguyon, précepteur des enfants de France.
Ce duc, grand ami des jésuites, qu’il espérait ramener, grâce au crédit de madame du Barry, voyait une partie de sa tâche terminée par le mariage de M. le duc de Berry.
Ce n’était pas la plus rude partie, car il restait encore à M. le précepteur des enfants de France à parfaire l’éducation de M. le comte de Provence et de M. le comte d’Artois, âgés, à cette époque, l’un de quinze ans, l’autre de treize. M. le comte de Provence était sournois et indompté ; M. le comte d’Artois, étourdi et indomptable. et puis le dauphin, outre ses bonnes qualités, qui le rendaient un précieux élève, était dauphin, c’est-à-dire le premier personnage de France après le roi. M. de la Vauguyon pouvait donc perdre gros en perdant sur un tel esprit l’influence que peut-être une femme allait conquérir.
Le roi l’appelant à rester, M. de la Vauguyon put croire que Sa Majesté comprenait cette perte et voulait l’en dédommager par quelque récompense. Une éducation achevée, d’ordinaire on gratifie le précepteur.
Ce qui engagea M. le duc de la Vauguyon, homme très sensible, à redoubler de sensibilité ; pendant tout le dîner, il avait porté son mouchoir à ses yeux, pour témoigner du regret que lui causait la perte de son élève. Une fois le dessert achevé, il avait sangloté ; mais se trouvant enfin seul, il partait plus calme.
L’appel du roi tira de nouveau le mouchoir de sa poche et les larmes de ses yeux.
– Venez, mon pauvre la Vauguyon, dit le roi en s’établissant à l’aise dans une chaise longue ; venez, que nous causions.
– Je suis aux ordres de Votre Majesté, répondit le duc.
– Asseyez-vous là, mon très cher ; vous devez être fatigué.
– M’asseoir, sire ?
– Oui, là, sans façon, tenez.
Et Louis XV indiqua au duc un tabouret placé de telle manière que les lumières tombassent d’aplomb sur le visage du précepteur et laissassent dans l’ombre celui du roi.
– Eh bien, cher duc, dit Louis XV, voilà une éducation faite.
– Oui, sire.
Et la Vauguyon soupira.
– Belle éducation, sur ma foi, continua Louis XV.
– Sa Majesté est trop bonne.
– Et qui vous fait bien de l’honneur, duc.
– Sa Majesté me comble.
– M. le dauphin est, je crois, un des savants princes de l’Europe ?
– Je le crois, sire.
– Bon historien ?
– Très bon.
– Géographe parfait ?
– Sire, M. le dauphin dresse tout seul des cartes qu’un ingénieur ne ferait pas.
– Il tourne dans la perfection ?
– Ah ! sire, le compliment revient à un autre, et ce n’est pas moi qui lui ai appris cela.
– N’importe, il le sait.
– À merveille même.
– Et l’horlogerie, hein ?… quelle dextérité !
– C’est prodigieux, sire.
– Depuis six mois, toutes mes horloges courent les unes après les autres, comme les quatre roues d’un carrosse, sans pouvoir se rejoindre. Eh bien, c’est lui seul qui les règle.
– Ceci rentre dans la mécanique, sire, et je dois avouer encore que je n’y suis pour rien.
– Oui, mais les mathématiques, la navigation ?
– Oh ! par exemple, sire, voilà les sciences vers lesquelles j’ai toujours poussé M. le dauphin.
– Et il y est très fort. L’autre soir, je l’ai entendu parler avec M. de la Peyrouse de grelins, de haubans et de brigantines.
– Tous termes de marine… Oui, sire.
– Il en parle comme Jean Bart.
– Le fait est qu’il y est très fort.
– C’est pourtant à vous qu’il doit tout cela…
– Votre Majesté me récompense bien au delà de mes mérites en m’attribuant une part, si légère qu’elle soit, dans les avantages précieux que M. le dauphin a tirés de l’étude.
– La vérité, duc, est que je crois que M. le dauphin sera réellement un bon roi, un bon administrateur, un bon père de famille… À propos, monsieur le duc, répéta le roi en appuyant sur ces mots, sera-t-il un bon père de famille ?
– Eh ! mais, sire, répondit naïvement M. de la Vauguyon, je présume que, toutes les vertus étant en germe dans le cœur de M. le dauphin, celle-là y doit être renfermée comme les autres.
– Vous ne me comprenez pas, duc, dit Louis XV. Je vous demande s’il sera un bon père de famille.
– Sire, je l’avoue, je ne comprends pas Votre Majesté. Dans quel sens me fait-elle cette question ?
– Mais dans le sens, dans le sens… Vous n’êtes pas sans avoir lu la Bible, monsieur le duc ?
– Certainement, sire, que je l’ai lue.
– Eh bien, vous connaissez les patriarches, n’est-ce pas ?
– Sans doute.
– Sera-t-il un bon patriarche ?
M. de la Vauguyon regarda le roi, comme s’il lui eût parlé hébreu ; et, tournant son chapeau entre ses mains :
– Sire, répondit-il, un grand roi est tout ce qu’il veut.
– Pardon, monsieur le duc, insista le roi, je vois que nous ne nous entendons pas très bien.
– Sire, je fais cependant de mon mieux.
– Enfin, dit le roi, je vais parler plus clairement. Voyons, vous connaissez le dauphin comme votre enfant, n’est-ce pas ?
– Oh ! certes, sire.
– Ses goûts ?
– Oui.
– Ses passions ?
– Oh ! quant à ses passions, sire, c’est autre chose ; monseigneur en eût-il eu, que je les eusse extirpées radicalement. Mais je n’ai pas eu cette peine, heureusement ; monseigneur est sans passions.
– Vous avez dit heureusement ?
– Sire, n’est-ce pas un bonheur ?
– Ainsi, il n’en a pas ?
– Des passions ? Non, sire.
– Pas une ?
– Pas une, j’en réponds.
– Eh bien, voilà justement ce que je redoutais. Le dauphin sera un très bon roi, un très bon administrateur, mais il ne sera jamais un bon patriarche.
– Hélas ! sire, vous ne m’avez aucunement recommandé de pousser M. le dauphin au patriarcat.
– Et c’est un tort que j’ai eu. J’aurais dû songer qu’il se marierait un jour. Mais, bien qu’il n’ait point de passions, vous ne le condamnez point tout à fait ?
– Comment ?
– Je veux dire que vous ne le jugez point incapable d’en avoir un jour.
– Sire, j’ai peur.
– Comment, vous avez peur ?
– En vérité, dit lamentablement le pauvre duc, Votre Majesté me met au supplice.
– Monsieur de la Vauguyon, s’écria le roi, qui commençait à s’impatienter, je vous demande clairement si, avec passion ou sans passion, M. le duc de Berry sera un bon époux. Je laisse de côté la qualification de père de famille et j’abandonne le patriarche.
– Eh bien, sire, voilà ce que je ne saurais précisément dire à Votre Majesté.
– Comment, voilà ce que vous ne sauriez me dire ?
– Non, sans doute, car je ne le sais pas, moi.
– Vous ne le savez pas ! s’écria Louis XV avec une stupéfaction qui fit osciller la perruque sur le chef de M. de la Vauguyon.
– Sire, M. le duc de Berry vivait sous le toit de Votre Majesté dans l’innocence de l’enfant qui étudie.
– Eh ! monsieur, cet enfant n’étudie plus, il se marie.
– Sire, j’étais le précepteur de monseigneur…
– Justement, monsieur, il fallait donc lui apprendre tout ce qu’il doit savoir.
Et Louis XV se renversa dans son fauteuil en haussant les épaules.
– Je m’en doutais, ajouta-t-il avec un soupir.
– Mon Dieu, sire…
– Vous savez l’histoire de France, n’est-ce pas, monsieur de la Vauguyon ?
– Sire, je l’ai toujours cru, et je continuerai même de le croire, à moins toutefois que Votre Majesté ne me dise le contraire.
– Eh bien, alors, vous devez savoir ce qui m’est arrivé, à moi, la veille de mes noces.
– Non, sire, je ne le sais pas.
– Ah ! mon Dieu ! mais vous ne savez donc rien ?
– Si Votre Majesté voulait m’apprendre ce point qui m’est resté inconnu ?
– Écoutez, et que ceci vous serve de leçon pour mes deux autres petits-fils, duc.
– J’écoute, sire.
– Moi aussi, j’avais été élevé comme vous avez élevé le dauphin, sous le toit de mon grand-père. J’avais M. de Villeroy, un brave homme, mais un très brave homme, tout comme vous, duc. Oh ! s’il m’eût laissé plus souvent dans la société de mon oncle le régent ! mais non, l’innocence de l’étude, comme vous dites, duc, m’avait fait négliger l’étude de l’innocence. Cependant, je me mariai, et, quand un roi se marie, monsieur le duc, c’est sérieux pour le monde.
– Oh ! oui, sire, je commence à comprendre.
– En vérité, c’est bien heureux. Je continue donc. M. le cardinal me fit sonder sur mes dispositions au patriarcat. Mes dispositions étaient parfaitement nulles, et j’étais là-dessus d’une candeur à faire craindre que le royaume de France ne tombât en quenouille. Heureusement, M. le cardinal consulta M. de Richelieu là-dessus : c’était délicat ; mais M. de Richelieu était un grand maître en pareille matière. M. de Richelieu eut une idée lumineuse. Il y avait une demoiselle Lemaure ou Lemoure, je ne sais plus trop, laquelle faisait des tableaux admirables ; on lui commanda une série de scènes ; vous comprenez ?
– Non, sire.
– Comment dirai-je cela ? Des scènes champêtres.
– Dans le genre des tableaux de Teniers, alors.
– Mieux que cela, primitives.
– Primitives ?
– Naturelles… Je crois que j’ai enfin trouvé le mot ; vous comprenez, cette fois ?
– Comment ! s’écria M. de la Vauguyon rougissant, on osa présenter à Votre Majesté ?…
– Et qui vous parie de me présenter quelque chose, duc ?
– Mais pour que Votre Majesté pût voir…
– Il fallait que Ma Majesté regardât ; voilà tout.
– Eh bien ?
– Eh bien, j’ai regardé.
– Et… ?
– Et comme l’homme est essentiellement imitateur… j’ai imité.
– Certainement, sire, le moyen est ingénieux, certain, excellent, quoique dangereux pour un jeune homme.
Le roi regarda le duc de la Vauguyon avec ce sourire que l’on eut appelé cynique s’il n’eût glissé sur la bouche la plus spirituelle du monde.
– Laissons le danger pour aujourd’hui, dit-il, et revenons à ce qui nous reste à faire.
– Ah !
– Le savez-vous ?
– Non, sire, et Votre Majesté me rendra bien heureux en me l’apprenant.
– Eh bien, le voici : vous allez aller trouver M. le dauphin, qui reçoit les derniers compliments des hommes tandis que madame la dauphine reçoit les derniers compliments des femmes.
– Oui, sire.
– Vous vous munirez d’un bougeoir, et vous prendrez M. le dauphin à part.
– Oui, sire.
– Vous indiquerez à votre élève – le roi appuya sur les deux mots – vous indiquerez à votre élève que sa chambre est située au bout du corridor neuf.
– Dont personne n’a la clef, sire.
– Parce que je la gardais, monsieur ; je prévoyais ce qui arrive aujourd’hui ; voici cette clef.
M. de la Vauguyon la prit en tremblant.
– Je veux bien vous dire, à vous, monsieur le duc, continua le roi, que cette galerie renferme une vingtaine de tableaux que j’ai fait placer là.
– Ah ! sire, oui, oui.
– Oui, monsieur le duc ; vous embrasserez votre élève, vous lui ouvrirez la porte du corridor, vous lui mettrez le bougeoir à la main, vous lui souhaiterez le bonsoir, et vous lui direz qu’il doit mettre vingt minutes à gagner la porte de sa chambre, une minute par tableau.
– Ah ! sire, je comprends.
– C’est heureux. Bonsoir, monsieur de la Vauguyon.
– Votre Majesté a la bonté de m’excuser ?
– Mais je ne sais pas trop, car, sans moi, vous eussiez fait de belles choses dans ma famille !
La porte se referma sur M. le gouverneur.
Le roi se servit de sa sonnette particulière.
Lebel parut.
– Mon café, dit le roi. À propos, Lebel…
– Sire ?
– Quand vous m’aurez donné mon café, vous irez derrière M. de la Vauguyon, qui sort pour présenter ses devoirs à M. le dauphin.
– J’y vais, sire.
– Mais attendez donc, que je vous apprenne pourquoi vous y allez.
– C’est vrai, sire ; mais mon empressement à obéir à Sa Majesté est tel…
– Très bien. Vous suivrez donc M. de la Vauguyon.
– Oui, sire.
– Il est si troublé, si chagrin, que je crains son attendrissement pour M. le dauphin.
– Et que dois-je faire, sire, s’il s’attendrit ?
– Rien ; vous viendrez me le dire, voilà tout.
Lebel déposa le café auprès du roi, qui se mit à le savourer lentement.
Puis le valet de chambre historique sortit.
Un quart d’heure après, il reparut.
– Eh bien, Lebel ? demanda le roi.
– Sire, M. de la Vauguyon a été jusqu’au corridor neuf, tenant monseigneur par le bras.
– Bien ! après ?
– Il ne semblait pas fort attendri, bien au contraire, il roulait de petits yeux tout égrillards.
– Bon ! après ?
– Il a tiré une clef de sa poche, l’a donnée à M. le dauphin, qui a ouvert la porte et a mis le pied dans le corridor.
– Ensuite ?
– Ensuite, M. le duc a fait passer son bougeoir dans la main de monseigneur et lui a dit tout bas, mais pas si bas que je n’aie pu l’entendre :
« – Monseigneur, la chambre nuptiale est au bout de cette galerie dont je viens de vous remettre la clef. Le roi désire que vous mettiez vingt minutes à arriver à cette chambre.
« – Comment ! a dit le prince, vingt minutes ; mais il faut vingt secondes à peine !
« – Monseigneur, a répondu M. de la Vauguyon, ici expire mon autorité. Je n’ai plus de leçons à vous donner, mais un dernier conseil : regardez bien les murailles à droite et à gauche de cette galerie, et je réponds à Son Altesse qu’elle trouvera le temps d’employer ses vingt minutes. »
– Pas mal.
– Alors, sire, M. de la Vauguyon a fait un grand salut, toujours accompagné de regards fort allumés, qui semblaient vouloir pénétrer dans le corridor ; puis il a laissé monseigneur à la porte.
– Et monseigneur est entré, je suppose ?
– Tenez, sire, voyez la lumière dans la galerie. Il y a au moins un quart d’heure qu’elle s’y promène.
– Allons ! allons ! elle disparaît, dit le roi après quelques instants passés les yeux levés sur les vitres. À moi aussi, on m’avait donné vingt minutes, mais je me rappelle qu’au bout de cinq j’étais chez ma femme. Hélas ! dirait-on de M. le dauphin ce qu’on disait du second Racine : « C’est le petit-fils d’un grand-père ! »
Chapitre LXV. La nuit des noces de M. le dauphin §
Le dauphin ouvrit la porte de la chambre nuptiale, ou plutôt de l’antichambre qui la précédait.
L’archiduchesse, en long peignoir blanc, attendait dans le lit doré, à peine affaissé par le poids si léger de son corps frêle et délicat ; et, chose étrange, si l’on eût pu lire sur son front, à travers le nuage de tristesse qui le couvrait, on y eût reconnu, au lieu de la douce attente de la fiancée, la terreur de la jeune fille menacée d’un de ces dangers que les natures nerveuses voient en pressentiments et supportent quelquefois avec plus de courage qu’elles ne les ont pressentis.
Près du lit, madame de Noailles était assise.
Les dames se tenaient au fond, attentives au premier geste de la dame d’honneur qui leur ordonnerait de se retirer.
Celle-ci, fidèle aux lois de l’étiquette, attendait impassiblement l’arrivée de M. le dauphin.
Mais, comme si cette fois toutes les lois de l’étiquette et du cérémonial eussent dû céder à la malignité des circonstances, il se trouva que les personnes qui devaient introduire M. le dauphin dans la chambre nuptiale, ignorant que Son Altesse, d’après les dispositions du roi Louis XV, devait arriver par le corridor neuf, attendaient dans une autre antichambre.
Celle où venait d’entrer M. le dauphin était vide, et la porte qui donnait dans la chambre à coucher étant légèrement entrebâillée, il en résultait que M. le dauphin pouvait voir et entendre ce qui se passait dans cette chambre.
Il attendit, regardant à la dérobée, écoutant furtivement.
La voix de madame la dauphine s’éleva pure et harmonieuse, quoique un peu tremblante :
– Par où entrera M. le dauphin ? demanda-t-elle.
– Par cette porte, Madame, dit la duchesse de Noailles.
Et elle montrait la porte opposée à celle où se trouvait M. le dauphin.
– Et qu’entend-on par cette fenêtre ? ajouta la dauphine ; on dirait le bruit de la mer ?
– C’est le bruit des innombrables spectateurs qui se promènent à la lueur de l’illumination, et qui attendent le feu d’artifice.
– L’illumination ? dit la dauphine avec un triste sourire. Elle n’a pas été inutile ce soir, car le ciel est bien lugubre ; avez-vous vu, madame ?
En ce moment, le dauphin, ennuyé d’attendre, poussa doucement la porte, passa sa tête par l’entrebâillement, et demanda s’il pouvait entrer.
Madame de Noailles poussa un cri, car elle ne reconnut pas le prince d’abord.
Madame la dauphine, jetée, par les émotions successives qu’elle avait éprouvées, dans cet état nerveux où tout nous effraie, saisit le bras de madame de Noailles.
– C’est moi, madame, dit le dauphin, n’ayez pas peur.
– Mais pourquoi par cette porte ? demanda madame de Noailles.
– Parce que, dit le roi Louis XV en passant à son tour sa tête cynique par la porte entrebâillée, parce que M. de la Vauguyon, en véritable jésuite qu’il est, sait trop bien le latin, les mathématiques et la géographie, et pas assez autre chose.
En présence du roi arrivant ainsi inopinément, madame la dauphine s’était laissée glisser de son lit et se tenait debout, enveloppée de son grand peignoir, qui la cachait du bout des pieds jusqu’au col, aussi hermétiquement que la stole d’une dame romaine.
– On voit bien qu’elle est maigre, murmura Louis XV. Au diable M. de Choiseul, qui, parmi toutes les archiduchesses, va justement me choisir celle-là !
– Votre Majesté, dit madame de Noailles, peut remarquer que, quant à ce qui me concerne, l’étiquette a été strictement observée ; il n’y a que du côté de Monseigneur le dauphin.
– Je prends l’infraction sur mon compte, dit Louis XV, et c’est trop juste, puisque c’est moi qui l’ai fait commettre. Mais, comme la circonstance était grave, ma chère madame de Noailles, j’espère que vous me la pardonnerez.
– Je ne comprends pas ce que Votre Majesté veut dire.
– Nous nous en irons ensemble, duchesse, et je vous conterai cela. Maintenant, voyons, que ces enfants se couchent.
Madame la dauphine s’éloigna d’un pas du lit, et saisit le bras de madame de Noailles avec plus de terreur peut-être que la première fois.
– Oh ! par grâce, madame ! dit-elle, j’en mourrais de honte.
– Sire, dit madame de Noailles, madame la dauphine vous supplie de la laisser se coucher comme une simple bourgeoise.
– Diable ! diable ! et c’est vous qui demandez cela, madame l’Étiquette ?
– Sire, je sais bien que c’est contraire aux lois du cérémonial de France ; mais regardez l’archiduchesse…
En effet, Marie-Antoinette, debout, pâle, se soutenant de son bras raidi au dossier d’un fauteuil, eût semblé une statue de l’Effroi si l’on n’eût entendu le léger claquement de ses dents, accompagnant la sueur froide qui coulait sur son visage.
– Oh ! je ne veux pas contrarier la dauphine à ce point, dit Louis XV, prince aussi ennemi du cérémonial que Louis XIV en était ardent sectateur. Retirons-nous, duchesse. D’ailleurs, il y a des serrures aux portes, et ce sera bien plus drôle.
Le dauphin entendit ces dernières paroles de son grand-père et rougit.
La dauphine entendit aussi, mais elle ne comprit pas.
Le roi Louis XV embrassa sa bru, et il sortit entraînant la duchesse de Noailles et riant de ce rire moqueur, si triste pour ceux qui ne partagent pas la gaieté de celui qui rit.
Les autres assistants sortirent par l’autre porte.
Les deux jeunes gens se trouvèrent seuls.
Il se fit un instant de silence.
Enfin, le jeune prince s’approcha de Marie-Antoinette : son cour battait violemment ; il sentait affluer à la poitrine, aux tempes, aux artères des mains, ce sang révolté de la jeunesse et de l’amour.
Mais il sentait son grand-père derrière la porte, et ce regard cynique, plongeant jusque dans l’alcôve nuptiale, glaçait encore le dauphin, fort timide d’ailleurs et fort gauche de sa nature.
– Madame, dit-il en regardant l’archiduchesse, souffririez-vous ? Vous êtes bien pâle, et l’on dirait que vous tremblez.
– Monsieur, dit-elle, je ne vous cacherai pas que j’éprouve une agitation étrange ; il faut qu’il y ait quelque violent orage au ciel : l’orage a une influence terrible sur moi.
– Ah ! vous croyez que nous sommes menacés d’un ouragan, dit le dauphin.
– Oh ! j’en suis sûre, j’en suis sûre ; tout mon corps tremble, voyez.
Et en effet tout le corps de la pauvre princesse semblait frémir sous des secousses électriques.
En ce moment, comme pour justifier ses prévisions, un coup de vent furieux, un de ces souffles puissants qui poussent la moitié des mers sur l’autre, et qui rasent les montagnes, pareil au premier cri de la tempête qui s’avançait, emplit le château de tumulte, d’angoisses et de craquements intenses.
Les feuilles arrachées aux branches, les branches arrachées aux arbres, les statues arrachées à leur base, une longue et immense clameur des cent mille spectateurs répandus dans les jardins, un mugissement lugubre et infini courant dans les galeries et dans les corridors du château, composèrent en ce moment la plus sauvage et la plus lugubre harmonie qui ait jamais vibré aux oreilles humaines.
Puis un cliquetis sinistre succéda au mugissement ; c’étaient les vitres qui, brisées en mille pièces, tombaient sur les marbres des escaliers et des corniches, en lançant cette note saccadée et nerveuse qui grince en s’envolant dans l’espace.
Le vent avait du même coup arraché du pêne une des persiennes mal fermées qui avait été battre contre la muraille, comme l’aile gigantesque d’un oiseau de nuit.
Partout où les fenêtres étaient ouvertes dans le château les lumières s’éteignirent, anéanties par ce coup de vent.
Le dauphin s’approcha de la fenêtre, sans doute pour refermer la persienne ; mais la dauphine l’arrêta.
– Oh ! monsieur, monsieur, par grâce, dit-elle, n’ouvrez pas cette fenêtre, nos bougies s’éteindraient et je mourrais de peur.
Le dauphin s’arrêta.
On voyait, à travers le rideau qu’il venait de tirer, les cimes sombres des arbres du parc agitées et tordues, comme si le bras de quelque géant invisible eût secoué leurs tiges au milieu des ténèbres.
Toutes les illuminations s’éteignirent.
Alors on put voir au ciel des légions de grosses nuées noires qui roulaient en tourbillonnant, ainsi que des escadrons lancés à la charge.
Le dauphin resta pâle et debout, une main appuyée à l’espagnolette de la fenêtre. La dauphine tomba sur une chaise en poussant un soupir.
– Vous avez bien peur, madame ? demanda le dauphin.
– Oh ! oui ; cependant votre présence me rassure. Oh ! quelle tempête ! quelle tempête ! Toutes les illuminations se sont éteintes.
– Oui, dit Louis, le vent souffle sud-sud-ouest, et c’est celui qui annonce les ouragans les plus acharnés. S’il continue, je ne sais comment on fera pour tirer le feu d’artifice.
– Oh ! monsieur, pour qui le tirerait-on ? Personne ne restera dans les jardins par un temps pareil.
– Ah ! madame, vous ne connaissez pas les Français, il leur faut leur feu d’artifice ; celui-là sera superbe ; le plan m’en a été communiqué par l’ingénieur. Eh ! tenez, voyez que je ne me trompais pas, voici les premières fusées.
En effet, brillantes comme de longs serpents de flamme, les fusées d’annonce s’élancèrent vers le ciel ; mais en même temps, comme si l’orage eût pris ces jets brûlants pour un défi, un seul éclair, mais qui sembla fendre le ciel, serpenta entre les pièces d’artifice et mêla son feu bleuâtre au feu rouge des fusées.
– En vérité, dit l’archiduchesse, c’est une impiété à l’homme que de lutter avec Dieu.
Ces fusées d’annonce n’avaient précédé l’embrasement général du feu d’artifice que de quelques secondes ; l’ingénieur sentait qu’il lui fallait se presser, et il mit le feu aux premières pièces, que salua une immense clameur de joie.
Mais, comme s’il y eût en effet lutte entre la terre et le ciel ; comme si, ainsi que l’avait dit l’archiduchesse, l’homme eût commis une impiété envers son Dieu, l’orage, irrité, couvrit de sa clameur immense la clameur populaire, et toutes les cataractes du ciel s’ouvrant à la fois, des torrents de pluie se précipitèrent du haut des nues.
Le vent avait éteint les illuminations, l’eau éteignit le feu d’artifice.
– Ah ! quel malheur ! dit le dauphin, voilà le feu d’artifice manqué !
– Eh ! monsieur, répliqua tristement Marie-Antoinette, tout ne manque-t-il pas depuis mon arrivée en France ?
– Comment cela, madame ?
– Avez-vous vu Versailles ?
– Sans doute, madame. Versailles ne vous plaît-il point ?
– Oh ! si fait, Versailles me plairait s’il était aujourd’hui tel que l’a laissé votre illustre aïeul Louis XIV. Mais dans quel état avons-nous trouvé Versailles ? Dites. Partout le deuil, la ruine. Oh ! oui, oui, la tempête s’accorde bien avec la fête qu’on me fait. N’est-il pas convenable qu’il y ait un ouragan pour cacher à notre peuple les misères de notre palais ? la nuit ne sera-t-elle pas favorable et bien venue qui cachera ces allées pleines d’herbe, ces groupes de tritons vaseux, ces bassins sans eau et ces statues mutilées ? Oh ! oui, oui, souffle, vent du sud ; mugis, tempête ; amoncelez-vous, épais nuages ; cachez bien à tous les yeux l’étrange réception que fait la France à une fille des Césars, le jour où elle met sa main dans la main de son roi futur !
Le dauphin, visiblement embarrassé, car il ne savait que répondre à ces reproches et surtout à cette mélancolie exaltée, si loin de son caractère, le dauphin poussa à son tour un long soupir.
– Je vous afflige, dit Marie-Antoinette ; cependant ne croyez pas que ce soit mon orgueil qui parle ; oh ! non, non ! il n’en est rien ; que ne m’a-t-on montré seulement ce Trianon si riant, si ombreux, si fleuri, dont, hélas ! l’orage effeuille sans pitié les bosquets et trouble les eaux ; je me fusse contentée de ce nid charmant ; mais les ruines m’effraient, elles répugnent à ma jeunesse, et pourtant que de ruines va faire encore cet affreux ouragan !
Une nouvelle bourrasque, plus terrible encore que la première, ébranla le palais. La princesse se leva épouvantée.
– Oh ! mon Dieu ! dites-moi qu’il n’y a pas de danger ! dites-le-moi, y en eût-il… Je meurs d’effroi !
– Il n’y en a point, madame. Versailles, bâti en terrasse, ne peut attirer la foudre. Si elle tombait, ce serait probablement sur la chapelle, qui a un toit aigu, ou sur le petit château, qui offre des aspérités. Vous savez que les pointes sollicitent le fluide électrique, et que les corps plats, au contraire, les repoussent.
– Non ! s’écria Marie-Antoinette, je ne sais pas ! je ne sais pas !
Louis prit la main de l’archiduchesse, main palpitante et glacée.
En ce moment, un éclair blafard inonda la chambre de ses lueurs livides et violacées ; Marie-Antoinette poussa un cri et repoussa le dauphin.
– Mais, madame, demanda-t-il, qu’y a-t-il donc ?
– Oh ! dit-elle, vous m’avez apparu à la lueur de cet éclair pâle, défait, sanglant. J’ai cru voir un fantôme.
– C’est la réflexion du feu de soufre, dit le prince, et je puis vous expliquer…
Un effroyable coup de tonnerre, dont les échos se prolongèrent en gémissant jusqu’à ce que, arrivés au point culminant, ils commençassent à se perdre dans le lointain, un effroyable coup de tonnerre coupa court à l’explication scientifique que le jeune homme allait donner flegmatiquement à sa royale épouse.
– Allons, madame, dit-il après un moment de silence, du courage, je vous prie ; laissons ces craintes au vulgaire : l’agitation physique est une des conditions de la nature. Il ne faut pas plus s’en étonner que du calme ; seulement, le calme et l’agitation se succèdent ; le calme est troublé par l’agitation, l’agitation est refroidie par le calme. Après tout, madame, ce n’est qu’un orage, et un orage est un des phénomènes les plus naturels et les plus fréquents de la création. Je ne sais donc pas pourquoi on s’en épouvanterait.
– Oh ! isolé, peut-être ne m’épouvanterait-il pas ainsi ; mais cet orage, le jour même de nos noces, ne vous semble-t-il pas un effroyable présage joint à ceux qui me poursuivent depuis mon entrée en France ?
– Que dites-vous, madame ? s’écria le dauphin, ému malgré lui d’une terreur superstitieuse ; des présages, dites-vous ?
– Oui, oui, affreux, sanglants !
– Et ces présages, dites-les, madame ; on m’accorde, en général, un esprit ferme et froid ; peut-être ces présages qui vous épouvantent, aurai-je le bonheur de les combattre et de les terrasser.
– Monsieur, la première nuit que je passai en France, c’était à Strasbourg ; on m’installa dans une grande chambre où l’on alluma des flambeaux, car il faisait nuit ; or, ces flambeaux allumés, leur lueur me montra une muraille ruisselante de sang. J’eus cependant le courage d’approcher des parois et d’examiner ces teintes rouges avec plus d’attention. Ces murs étaient tendus d’une tapisserie qui représentait le massacre des Innocents. Partout le désespoir avec des regards désolés, le meurtre avec des yeux flamboyants, partout l’éclair de la hache ou de l’épée, partout des larmes, des cris de mère, des soupirs d’agonie semblaient s’élancer pêle-mêle de cette muraille prophétique, qui, à force de la regarder, me semblait vivante. Oh ! glacée de terreur, je ne pus dormir… Et dites, dites, voyons, n’était-ce pas un triste présage ?
– Pour une femme de l’Antiquité peut-être, madame, mais non pour une princesse de notre siècle.
– Monsieur, ce siècle est gros de malheurs, ma mère me l’a dit, comme ce ciel qui s’enflamme au-dessus de nos têtes est gros de soufre, de feux et de désolation. Oh ! voilà pourquoi j’ai si grand-peur, voilà pourquoi tout présage me semble un avertissement.
– Madame, aucun danger ne peut menacer le trône où nous montons ; nous vivons, nous autres rois, dans une région au-dessus des nuages. La foudre est à nos pieds, et, quand elle tombe sur la terre, c’est nous qui la lançons.
– Hélas ! hélas ! ce n’est point ce qui m’a été prédit, monsieur.
– Et que vous a-t-on prédit ?
– Quelque chose d’affreux, d’épouvantable.
– On vous a prédit ?
– Ou plutôt on m’a fait voir.
– Voir ?
– Oui, j’ai vu, vu, vous dis-je, et cette image est restée dans mon esprit, restée si profondément, qu’il n’y a pas de jour où je ne frissonne en y songeant, pas de nuit où je ne la revoie en rêve.
– Et ne pouvez-vous nous dire ce que vous avez vu ? A-t-on exigé de vous le silence ?
– Rien, on n’a rien exigé.
– Alors, dites, madame.
– Écoutez, c’est impossible à décrire : c’était une machine, élevée au-dessus de la terre comme un échafaud, mais à cet échafaud s’adaptaient comme les deux montants d’une échelle, et entre ces deux montants glissait un couteau, un couperet, une hache. Je voyais cela, et, chose étrange, je voyais aussi ma tête au-dessous du couteau. Le couteau glissa entre les deux montants, et sépara de mon corps ma tête, qui tomba et roula à terre. Voilà ce que j’ai vu, monsieur, voilà ce que j’ai vu.
– Pure hallucination, madame, dit le dauphin ; je connais à peu près tous les instruments de supplice à l’aide desquels on donne la mort, et celui-là n’existe point ; rassurez-vous donc.
– Hélas ! dit Marie-Antoinette, hélas ! je ne puis chasser cette odieuse pensée. J’y fais ce que je puis cependant.
– Vous y parviendrez, madame, dit le dauphin en se rapprochant de sa femme ; il y a près de vous, à partir de ce moment, un ami affectueux, un protecteur assidu.
– Hélas ! répéta Marie-Antoinette en fermant les yeux et en se laissant retomber sur son fauteuil.
Le dauphin se rapprocha encore de la princesse, et elle put sentir le souffle de son mari effleurer sa joue.
En ce moment, la porte par laquelle était entré le dauphin s’entrouvrit doucement, et un regard curieux, avide, le regard de Louis XV, perça la pénombre de cette vaste chambre, que deux bougies demeurées seules éclairaient à peine en coulant à flots sur le chandelier de vermeil.
Le vieux roi ouvrait la bouche pour formuler sans doute à voix basse un encouragement à son petit fils, lorsqu’un fracas qu’on ne saurait exprimer retentit dans le palais, accompagné cette fois de l’éclair qui avait toujours précédé les autres détonations ; en même temps une colonne de flamme blanche, diaprée de vert, se précipita devant la fenêtre, faisant éclater toutes les vitres et écrasant une statue située sous le balcon ; puis, après un déchirement épouvantable, elle remonta au ciel et s’évanouit comme un météore.
Les deux bougies s’éteignirent, enveloppées par la bouffée de vent qui s’engouffra dans la chambre. Le dauphin, épouvanté, chancelant, ébloui, recula jusqu’à la muraille, contre laquelle il demeura adossé.
La dauphine, à demi évanouie, alla tomber sur les marches de son prie-Dieu et y demeura ensevelie dans la plus mortelle torpeur.
Louis XV, tremblant, crut que la terre allait s’abîmer sous lui et regagna, suivi de Lebel, ses appartements déserts.
Pendant ce temps, au loin s’enfuyait comme une volée d’oiseaux effarés, le peuple de Versailles et de Paris, éparpillé par les jardins, par les routes et par les bois, poursuivi dans toutes les directions par une grêle épaisse, qui, déchiquetant les fleurs dans le jardin, les feuillages dans la forêt, les seigles et les blés dans les champs, les ardoises et les fines sculptures sur les bâtiments, ajoutait le dégât à la désolation.
La dauphine, le front dans ses mains, priait avec des sanglots.
Le dauphin regardait d’un air morne et insensible l’eau qui ruisselait dans la chambre par les vitres brisées et qui reflétait sur le parquet, en nappes bleuâtres, les éclairs non interrompus pendant plusieurs heures.
Cependant, tout ce chaos se débrouilla au matin ; les premiers rayons du jour, glissant sur des nuages cuivrés, découvrirent aux yeux les ravages de l’ouragan nocturne.
Versailles n’était plus reconnaissable.
La terre avait bu ce déluge d’eau ; les arbres avaient absorbé ce déluge de feu ; partout de la fange et des arbres brisés, tordus, calcinés par ce serpent aux brûlantes étreintes qu’on appelle la foudre.
Louis XV, qui n’avait pu dormir, tant sa terreur était grande, se fit habiller à l’aurore par Lebel, qui ne l’avait point quitté, et retourna par cette même galerie, où grimaçaient honteusement, aux livides lueurs du petit jour, les peintures que nous connaissons, peintures faites pour être encadrées dans les fleurs, les cristaux et les candélabres enflammés.
Louis XV, pour la troisième fois depuis la veille, poussa la porte de la chambre nuptiale, et frissonna en apercevant sur le prie-Dieu, renversée, pâle, avec des yeux violacés comme ceux de la sublime Madeleine de Rubens, la future reine de France, dont le sommeil avait enfin suspendu les douleurs, et dont l’aube azurait la robe blanche avec un religieux respect.
Au fond de la chambre, sur un fauteuil adossé à la muraille, reposait, les pieds chaussés de soie, étendus dans une mare d’eau, le dauphin de France, aussi pâle que sa jeune épouse, et comme elle ayant la sueur du cauchemar au front.
Le lit nuptial était comme le roi l’avait vu la veille.
Louis XV fronça le sourcil : une douleur qu’il n’avait point ressentie encore traversa comme un fer rouge ce front glacé par l’égoïsme, alors même que la débauche essayait de le réchauffer.
Il secoua la tête, poussa un soupir et rentra dans son appartement, plus sombre et plus effrayé peut-être à cette heure qu’il ne l’avait été dans la nuit.
Chapitre LXVI. Andrée de Taverney §
Le 30 mai suivant, c’est-à-dire le surlendemain de cette effroyable nuit, nuit, comme l’avait dit Marie-Antoinette, pleine de présages et d’avertissements, Paris célébrait à son tour les fêtes du mariage de son roi futur. Toute la population, en conséquence, se dirigea vers la place Louis XV, où devait être tiré le feu d’artifice, ce complément de toute grande solennité publique que le Parisien prend en badinant, mais dont il ne peut se passer.
L’emplacement était bien choisi. Six cent mille spectateurs y pouvaient circuler à l’aise. Autour de la statue équestre de Louis XV, des charpentes avaient été disposées circulairement, de façon à permettre la vue du feu à tous les spectateurs de la place, en élevant ce feu de dix à douze pieds au dessus du sol.
Les Parisiens arrivèrent, selon leur habitude, par groupes, et cherchèrent longtemps les meilleures positions, privilège inattaquable des premiers venus.
Les enfants trouvèrent des arbres, les hommes graves des bornes, les femmes des garde-fous, des fossés et des échafaudages mobiles dressés en plein vent par les spéculateurs bohèmes comme on en trouve à toutes les fêtes parisiennes, et à qui une riche imagination permet de changer de spéculation chaque jour.
Vers sept heures du soir, avec les premiers curieux, on vit arriver quelques escouades d’archers.
Le service de surveillance ne se fit point par les gardes-françaises, auxquelles le bureau de la ville ne voulut pas accorder la gratification de mille écus demandée par le colonel maréchal duc de Biron.
Ce régiment était à la fois craint et aimé de la population, près de laquelle chaque membre de ce corps passait à la fois pour un César et pour un Mandrin. Les gardes-françaises, terribles sur le champ de bataille, inexorables dans l’accomplissement de leurs fonctions, avaient, en temps de paix et hors de service, une affreuse réputation de bandits ; en tenue ils étaient beaux, vaillants, intraitables, et leurs évolutions plaisaient aux femmes et imposaient aux maris. Mais, libres de la consigne, disséminés en simples particuliers dans la foule, ils devenaient la terreur de ceux dont la veille ils avaient fait l’admiration, et persécutaient fort ceux qu’ils allaient protéger le lendemain.
Or, la ville, trouvant dans ses vieux ressentiments contre ces coureurs de nuit et ces habitués de tripots une raison de ne pas donner les mille écus aux gardes françaises, la ville, disons-nous, envoya ses seuls archers bourgeois, sous ce prétexte spécieux, du reste, que, dans une fête de famille pareille à celle qui se préparait, le gardien ordinaire de la famille devait suffire.
On vit alors les gardes-françaises en congé se mêler aux groupes dont nous avons parlé, et, licencieux autant qu’ils eussent été sévères, causer dans la foule, en leur qualité de bourgeois de guérite, tous les petits désordres qu’ils eussent réprimés de la crosse, des pieds et du coude, voire même de l’arrestation, si leur chef, leur César Biron, eût eu le droit de les appeler ce soir-là soldats.
Les cris des femmes, les grognements des bourgeois, les plaintes des marchands, dont on mangeait gratis les petits gâteaux et le pain d’épice, préparaient un faux tumulte avant le vrai tumulte qui devait naturellement avoir lieu quand six cent mille curieux seraient réunis sur cette place, et ils animaient la scène de manière à reproduire, vers les huit heures du soir, sur la place Louis XV, un vaste tableau de Teniers avec des grimaces françaises.
Après que les gamins parisiens, à la fois les plus pressés et les plus paresseux du monde connu, se furent placés ou hissés, que les bourgeois et le peuple eurent pris position, arrivèrent les voitures de la noblesse et de la finance.
Aucun itinéraire n’avait été tracé ; elles débouchèrent donc sans ordre par les rues de la Madeleine et Saint-Honoré, amenant aux bâtiments neufs ceux qui avaient reçu des invitations pour les fenêtres et les balcons du gouverneur, fenêtres et balcons d’où l’on devait voir le feu admirablement.
Ceux des gens à voiture qui n’avaient pas d’invitation laissèrent leurs carrosses au tournant de la place et se mêlèrent à pied, précédés de leurs valets, à la foule serrée déjà, mais qui laisse toujours de la place à quiconque sait la conquérir.
Il était curieux de voir avec quelle sagacité ces curieux savaient dans la nuit aider leur marche ambitieuse de chaque inégalité de terrain. La rue très large, mais non encore achevée, qui devait s’appeler rue Royale, était coupée çà et là de fossés profonds au bord desquels on avait entassé des décombres et des terres de fouille. Chacune de ces petites éminences avait son groupe, pareil à un flot plus élevé au milieu de cette mer humaine.
De temps en temps, le flot, poussé par les autres flots, s’écroulait au milieu des rires de la multitude encore assez peu pressée pour qu’il n’y eût point de danger à de pareilles chutes, et pour que ceux qui étaient tombés pussent se relever.
Vers huit heures et demie, tous les regards, divergents jusque-là, commencèrent à se braquer dans la même direction et se fixèrent sur la charpente du feu d’artifice. Ce fut alors que les coudes, jouant sans relâche, commencèrent à maintenir sérieusement l’intégrité de la possession du terrain contre les envahisseurs sans cesse renaissants.
Ce feu d’artifice, combiné par Ruggieri, était destiné à rivaliser, rivalité que l’orage de la surveille avait rendue facile, était destiné à rivaliser, disons-nous, avec le feu d’artifice exécuté à Versailles par l’ingénieur Torre. On savait à Paris que l’on avait peu profité à Versailles de la libéralité royale, qui avait accordé cinquante mille livres pour ce feu, puisqu’aux premières fusées, ce feu avait été éteint par la pluie, et, comme le temps était beau le soir du 30 mai, les Parisiens jouissaient d’avance de leur triomphe assuré sur leurs voisins les Versaillais.
D’ailleurs, Paris attendait beaucoup mieux de la vieille popularité de Ruggieri que de la nouvelle réputation de Torre.
Au reste, le plan de Ruggieri, moins capricieux et moins vague que celui de son confrère, accusait des intentions pyrotechniques d’un ordre tout à fait distingué : l’allégorie, reine de cette époque, s’y mariait au style architectonique le plus gracieux ; la charpente figurait ce vieux temple de l’Hymen qui, chez les Français, rivalise de jeunesse avec le temple de la Gloire : il était soutenu par une colonnade gigantesque, et entouré d’un parapet aux angles duquel des dauphins, gueule béante, n’attendaient que le signal pour vomir des torrents de flammes. En face des dauphins s’élevaient, majestueux et guindés, sur leurs urnes, la Loire, le Rhône, la Seine et le Rhin, ce fleuve que nous nous obstinons à naturaliser français malgré tout le monde, et, s’il faut en croire les chants modernes de nos amis les Allemands, malgré lui-même ; tous quatre – nous parlons des fleuves – tous quatre, disons-nous, prêts à épancher, au lieu de leurs eaux, le feu bleu, blanc, vert et rose au moment où devait s’enflammer la colonnade.
D’autres pièces d’artifice s’embrasant aussi au même instant devaient former de gigantesques pots à fleurs sur la terrasse du palais de l’Hymen.
Enfin, toujours sur ce même palais, destiné à porter tant de choses différentes, s’élevait une pyramide lumineuse terminée par le globe du monde ; ce globe, après avoir fulguré sourdement, devait éclater comme un tonnerre en une masse de girandoles de couleur.
Quant au bouquet, réserve obligatoire et si importante que jamais Parisien ne juge d’un feu d’artifice que par le bouquet, Ruggieri l’avait séparé du corps de la machine : il était placé du côté de la rivière, après la statue, dans un bastion tout bourré de pièces de rechange, de sorte que le coup d’œil devait gagner encore à cette surélévation de trois à quatre toises, qui plaçait le pied de la gerbe sur un piédestal.
Voilà les détails dont se préoccupait Paris. Depuis quinze jours, les Parisiens regardaient avec beaucoup d’admiration Ruggieri et ses aides passant comme des ombres dans les lueurs funèbres de leurs échafaudages, et s’arrêtant avec des gestes étranges pour attacher leurs mèches, assurer leurs amorces.
Aussi le moment où les lanternes furent apportées sur la terrasse de la charpente, moment qui indiquait l’approche de l’embrasement, produisit-il une vive sensation dans la foule, et quelques rangs des plus intrépides reculèrent-ils, ce qui produisit une longue oscillation jusqu’aux extrémités de la foule.
Les voitures continuaient d’arriver et commençaient à envahir la place elle-même. Les chevaux appuyaient leurs têtes sur les épaules des derniers spectateurs, qui commençaient à s’inquiéter de ces dangereux voisins. Bientôt derrière les voitures s’amassa la foule toujours croissante, de sorte que les voitures eussent-elles voulu se retirer elles-mêmes ne le pouvaient plus, emboîtées qu’elles se trouvaient par cette inondation compacte et tumultueuse. Alors on vit, avec cette audace du Parisien qui envahit, laquelle n’a de pendant que la longanimité du Parisien qui se laisse envahir, alors on vit monter sur ces impériales, comme des naufragés sur des rocs, des gardes-françaises, des ouvriers, des laquais.
L’illumination des boulevards jetait de loin sa lueur rouge sur les têtes des milliers de curieux au milieu desquelles la baïonnette d’un archer bourgeois, scintillante comme l’éclair, apparaissait aussi rare que le sont les épis restés debout dans un champ que l’on vient de faucher.
Aux flancs des bâtiments neufs, aujourd’hui l’hôtel Crillon et le Garde-meubles de la couronne, les voitures des invités, au milieu desquelles on n’avait pris la précaution de ménager aucun passage, les voitures des invités, disons-nous, avaient formé trois rangs qui s’étendaient, d’un côté, du boulevard aux Tuileries, de l’autre, du boulevard à la rue des Champs-Élysées, en tournant comme un serpent trois fois replié sur lui-même.
Le long de ce triple rang de carrosses, on voyait errer, comme des spectres au bord du Styx, ceux des conviés que les voitures de leurs prédécesseurs empêchaient d’aborder à la grande porte et qui, étourdis par le bruit, craignant de fouler, surtout les femmes tout habillées et chaussées de satin, ce pavé poudreux, se heurtaient aux flots du peuple qui les raillait sur leur délicatesse, et cherchant un passage entre les roues des voitures et les pieds des chevaux, se glissaient comme ils pouvaient jusqu’à leur destination, but aussi envié que l’est le port dans une tempête.
Un de ces carrosses arriva vers neuf heures, c’est-à-dire quelques minutes à peine avant l’heure fixée pour mettre le feu à l’artifice, pour se frayer à son tour un passage jusqu’à la porte du gouverneur. Mais cette prétention, déjà si disputée depuis quelque temps, était, à ce moment, devenue au moins téméraire, sinon impossible. Un quatrième rang avait commencé de se former, renforçant les trois premiers, et les chevaux qui en faisaient partie, tourmentés par la foule, de fringants devenus furieux, lançaient à droite et à gauche, à la moindre irritation, des coups de pied qui avaient déjà produit quelques accidents perdus dans le bruit et dans la foule.
Accroché aux ressorts de cette voiture qui venait de frayer son chemin dans la foule, un jeune homme marchait, éloignant tous les survenants qui essayaient de s’emparer de ce bénéfice d’une locomotion qu’il semblait avoir confisquée à son profit.
Quand le carrosse s’arrêta, le jeune homme se jeta de côté, mais sans lâcher le ressort protecteur auquel il continua de se cramponner d’une main. Il put donc entendre par la portière ouverte la conversation animée des maîtres de la voiture.
Une tête de femme, vêtue de blanc et coiffée avec quelques fleurs naturelles, se pencha hors de la portière. Aussitôt une voix lui cria :
– Allons, Andrée, provinciale que vous êtes, ne vous penchez pas ainsi, ou mordieu ! vous risquez d’être embrassée par le premier rustre qui passera. Ne croyez-vous pas que notre carrosse est au milieu de ce peuple comme il serait au milieu de la rivière ? Nous sommes dans l’eau, ma chère, et dans l’eau sale ; ne nous mouillons pas.
La tête de la jeune fille rentra dans la voiture.
– C’est qu’on ne voit rien d’ici, monsieur, dit-elle ; si seulement nos chevaux pouvaient faire un demi-tour, nous verrions par la portière, et nous serions presque aussi bien qu’à la fenêtre du gouverneur.
– Tournez, cocher, cria le baron.
– C’est chose impossible, monsieur le baron, répondit celui-ci ; il me faudrait écraser dix personnes.
– Eh ! pardieu ! écrase.
– Oh ! monsieur ! dit Andrée.
– Oh ! mon père ! dit Philippe.
– Qu’est-ce que c’est que ce baron-là qui veut écraser le pauvre monde ? crièrent quelques voix menaçantes.
– Parbleu, c’est moi, dit de Taverney, qui se pencha, et, en se penchant, montra un grand cordon rouge en sautoir.
Dans ce temps-là, on respectait encore les grands cordons, même les grands cordons rouges ; on grommela, mais sur une gamme descendante.
– Attendez, mon père, je vais descendre, dit Philippe, et voir s’il y a moyen de passer.
– Prenez garde, mon frère, vous allez vous faire tuer ; entendez-vous les hennissements des chevaux qui se battent ?
– Vous pouvez bien dire des rugissements, reprit le baron. Voyons, nous allons descendre ; dites qu’on se dérange, Philippe, et que nous passions.
– Ah ! vous ne connaissez plus Paris, mon père, dit Philippe. Ces façons de maître étaient bonnes autrefois ; mais aujourd’hui peut-être bien pourraient-elles ne point réussir, et vous ne voudriez point compromettre votre dignité, n’est-ce pas ?
– Cependant, quand ces drôles sauront qui je suis…
– Mon père, dit en souriant Philippe, quand vous seriez le dauphin lui même, on ne se dérangerait pas pour vous, j’en ai bien peur, en ce moment surtout, car voilà le feu d’artifice qui va commencer.
– Alors nous ne verrons rien, dit Andrée avec humeur.
– C’est votre faute, pardieu ! répondit le baron ; vous avez mis plus de deux heures à votre toilette.
– Mon frère, dit Andrée, ne pourrais-je prendre votre bras et me placer avec vous au milieu de tout le monde ?
– Oui, oui, ma petite dame, dirent plusieurs voix d’hommes touchés par la beauté d’Andrée ; oui, venez, vous n’êtes pas grosse et l’on vous fera une place.
– Voulez-vous, Andrée ? demanda Philippe.
– Je veux bien, dit Andrée.
Et elle s’élança légèrement sans toucher le marchepied de la voiture.
– Soit, dit le baron ; mais, moi qui me moque des feux d’artifice, moi, je reste ici.
– Bien, restez, dit Philippe, nous ne nous éloignons pas, mon père.
En effet, la foule toujours respectueuse quand aucune passion ne l’irrite, toujours respectueuse devant cette reine suprême qu’on appelle la beauté, la foule s’ouvrit devant Andrée et son frère, et un bon bourgeois, possesseur avec sa famille d’un banc de pierre, fit écarter sa femme et sa fille pour qu’Andrée trouvât une place entre elles.
Philippe se plaça aux pieds de sa sœur, qui appuya une de ses mains sur son épaule.
Gilbert les avait suivis, et, placé à quatre pas des deux jeunes gens, dévorait des yeux Andrée.
– Êtes-vous bien, Andrée ? demanda Philippe.
– À merveille, répondit la jeune fille.
– Voilà ce que c’est que d’être belle, dit en souriant le vicomte.
– Oui, oui ! belle, bien belle ! murmura Gilbert.
Andrée entendit ces paroles ; mais, comme elles venaient sans doute de la bouche de quelque homme du peuple, elle ne s’en préoccupa pas plus qu’un dieu de l’Inde ne se préoccupe de l’hommage que dépose à ses pieds un pauvre paria.
Chapitre LXVII. Le feu d’artifice §
Andrée et son frère étaient à peine établis sur le banc, que les premières fusées serpentèrent dans les nuages, et qu’un grand cri s’éleva de la foule, désormais tout entière au coup d’œil qu’allait offrir le centre de la place.
Le commencement de l’embrasement fut magnifique et digne en tout de la haute réputation de Ruggieri. La décoration du temple s’alluma progressivement et présenta bientôt une façade de feux. Des applaudissements retentirent ; mais ces applaudissements se changèrent bientôt en bravos frénétiques, lorsque, de la gueule des dauphins et des urnes des fleuves, s’élancèrent des jets de flamme qui croisèrent leurs cascades de feux de différentes couleurs.
Andrée, transportée d’étonnement à la vue de ce spectacle qui n’a pas d’équivalent au monde, celui d’une population de sept cent mille âmes rugissant de joie en face d’un palais de flammes, Andrée ne cherchait pas même à cacher ses impressions.
À trois pas d’elle, caché par les épaules herculéennes d’un portefaix, qui élevait en l’air son enfant, Gilbert regardait Andrée pour elle, et le feu d’artifice parce qu’elle le regardait.
Gilbert voyait Andrée de profil ; chaque fusée éclairait ce beau visage et causait un tressaillement au jeune homme ; il lui semblait que l’admiration générale naissait de cette contemplation adorable, de cette créature divine qu’il idolâtrait.
Andrée n’avait jamais vu ni Paris, ni la foule, ni les splendeurs d’une fête ; cette multiplicité de révélations qui venaient assiéger son esprit l’étourdissait.
Tout à coup une vive lueur éclata, s’élançant en diagonale du côté de la rivière. C’était une bombe éclatant avec fracas et dont Andrée admirait les feux diversifiés.
– Voyez donc, Philippe, que c’est beau ! dit-elle.
– Mon Dieu ! s’écria le jeune homme inquiet, sans lui répondre, cette dernière fusée est bien mal dirigée : elle a dévié certainement de sa route, car, au lieu de décrire sa parabole, elle s’est échappée presque horizontalement.
Philippe achevait à peine de manifester une inquiétude qui commençait à se faire ressentir par les frémissements de la foule, qu’un tourbillon de flammes jaillit du bastion sur lequel étaient placés le bouquet et la réserve des artifices. Un bruit pareil à celui de cent tonnerres se croisant en tous sens gronda sur la place, et, comme si ce feu eût renfermé une mitraille dévorante, il mit en déroute les curieux les plus rapprochés, qui sentirent un instant cette flamme inattendue les mordre au visage.
– Déjà le bouquet ! déjà le bouquet ! criaient les spectateurs les plus éloignés. Pas encore. C’est trop tôt !
– Déjà ! répéta Andrée. Oh ! oui, c’est trop tôt !
– Non, dit Philippe, non, ce n’est pas le bouquet : c’est un accident qui, dans un moment, va bouleverser comme les flots de la mer cette foule encore calme. Venez, Andrée ; regagnons notre voiture ; venez.
– Oh ! laissez-moi voir encore, Philippe ; c’est si beau !
– Andrée, pas un instant à perdre, au contraire ; suivez-moi. C’est le malheur que j’appréhendais. Une fusée perdue a mis le feu au bastion. On s’écrase déjà là-bas. Entendez-vous des cris ? Ceux-là ne sont plus des cris de joie, mais des cris de détresse. Vite, vite, à la voiture… Messieurs, messieurs, place, s’il vous plaît !
Et Philippe, passant son bras autour de la taille de sa sœur, l’entraîna du côté de son père, qui, inquiet, lui aussi, et pressentant, aux clameurs qui se faisaient entendre, un danger dont il ne pouvait se rendre compte, mais dont la présence lui était démontrée, penchait sa tête hors de la portière et cherchait des yeux ses enfants.
Il était déjà trop tard, et la prédiction de Philippe se réalisait. Le bouquet, composé de quinze mille fusées, éclatait, s’échappant dans toutes les directions et poursuivant les curieux comme ces dards de feu que l’on lance dans l’arène aux taureaux que l’on veut exciter au combat.
Les spectateurs, étonnés d’abord, puis effrayés, avaient reculé avec la force de l’irréflexion ; devant cette rétrogression invincible de cent mille personnes, cent mille autres, étouffées, avaient donné le même mouvement à leur arrière-garde ; la charpente prenait feu, les enfants criaient, les femmes, suffoquées, levaient les bras ; les archers frappaient à droite et à gauche, croyant faire taire les criards et rétablir l’ordre par la violence. Toutes ces causes combinées firent que le flot dont parlait Philippe tomba comme une trombe sur le coin de la place qu’il occupait ; au lieu de rejoindre la voiture du baron, comme il y comptait, le jeune homme fut donc entraîné par le courant, courant irrésistible, et dont nulle description ne saurait donner une idée, car les forces individuelles, décuplées déjà par là peur et la douleur, se centuplaient par l’adjonction des forces générales.
Au moment où Philippe avait entraîné Andrée, Gilbert s’était laissé aller dans le flot qui les emportait ; mais, au bout d’une vingtaine de pas, une bande de fuyards, qui tournaient à gauche dans la rue de la Madeleine, souleva Gilbert, et l’entraîna, tout rugissant de se sentir séparé d’Andrée.
Andrée, cramponnée au bras de Philippe, fut englobée dans un groupe qui cherchait à éviter la rencontre d’un carrosse attelé de deux chevaux furieux. Philippe le vit venir à lui rapide et menaçant ; les chevaux semblaient jeter le feu par les yeux, l’écume par les naseaux. Il fit des efforts surhumains pour dévier de son passage. Mais tout fut inutile, il vit s’ouvrir la foule derrière lui, il aperçut les têtes fumantes des deux animaux insensés ; il les vit se cabrer comme ces chevaux de marbre qui gardent l’entrée des Tuileries, et, comme l’esclave qui essaye de les dompter, lâchant le bras d’Andrée et la repoussant autant qu’il était en lui hors de la voie dangereuse, il sauta au mors du cheval qui se trouvait de son côté ; le cheval se cabra. Andrée vit son frère retomber, fléchir et disparaître ; elle jeta un cri, étendit les bras, fut repoussée, tournoya, et au bout d’un instant se trouva seule, chancelante, emportée comme la plume au vent, sans pouvoir faire à la force qui l’attirait plus de résistance qu’elle.
Des cris assourdissants, bien plus terribles que des cris de guerre, des hennissements de chevaux, un bruit affreux de roues qui tantôt broyaient le pavé, tantôt les cadavres, le feu livide des charpentes qui brûlaient, l’éclair sinistre des sabres qu’avaient tirés quelques soldats furieux, et, par dessus tout ce sanglant chaos, la statue en bronze, éclairée de fauves reflets et présidant au carnage, c’était plus qu’il n’en fallait pour troubler la raison d’Andrée et lui enlever toutes ses forces. D’ailleurs les forces d’un Titan eussent été impuissantes dans une pareille lutte, lutte d’un seul contre tous, plus la mort.
Andrée poussa un cri déchirant ; un soldat s’ouvrit un passage dans la foule en frappant la foule de son épée.
L’épée avait brillé au-dessus de sa tête.
Elle joignit les mains comme fait le naufragé quand passe la dernière vague sur son front, cria : « Mon Dieu ! » et tomba.
Lorsqu’on tombait, on était mort.
Mais ce cri terrible, suprême, quelqu’un l’avait entendu, reconnu, recueilli ; Gilbert, entraîné loin d’Andrée, à force de lutter, s’était rapproché d’elle ; courbé sous le même flot qui avait englouti Andrée, il se releva, sauta sur cette épée qui machinalement avait menacé Andrée, étreignit à la gorge le soldat qui allait frapper, le renversa ; près du soldat était étendue une jeune femme vêtue d’une robe blanche ; il la saisit, l’enleva comme eut fait un géant.
Lorsqu’il sentit sur son cœur cette forme, cette beauté, ce cadavre peut-être, un éclair d’orgueil illumina son visage ; le sublime de la situation, lui ! le sublime de la force et du courage ! Il se lança avec son fardeau dans un courant d’hommes dont le torrent eût certes enfoncé un mur en fuyant. Ce groupe le soutint, le porta, lui et la jeune fille ; il marcha, ou plutôt il roula ainsi durant quelques minutes. Tout à coup le torrent s’arrêta comme brisé par quelque obstacle. Les pieds de Gilbert touchèrent la terre ; alors seulement il sentit le poids d’Andrée, leva la tête pour se rendre compte de l’obstacle, et se vit à trois pas du Garde-meubles. Cette masse de pierres avait broyé la masse de chair.
Pendant ce moment de halte anxieuse, il eut le temps de contempler Andrée, endormie d’un sommeil épais comme la mort : le cœur ne battait plus, les yeux étaient fermés, le visage était violacé comme une rose qui se fane.
Gilbert la crut morte. À son tour, il poussa un cri, appuya ses lèvres sur la robe d’abord, sur la mai ; puis, s’enhardissant par l’insensibilité, il dévora de baisers ce visage froid, ces yeux gonflés sous leurs paupières clouées. Il rougit, pleura, rugit, essaya de faire passer son âme dans la poitrine d’Andrée, s’étonnant que ses baisers, qui eussent échauffé un marbre, fussent sans force sur ce cadavre.
Soudain Gilbert sentit le cœur battre sous sa main.
– Elle est sauvée ! s’écria-t-il en voyant fuir cette tourbe noire et sanglante, en écoutant les imprécations, les cris, les soupirs, l’agonie des victimes. Elle est sauvée ! c’est moi qui l’ai sauvée !
Le malheureux, le dos appuyé à la muraille, les yeux fixés vers le pont, n’avait pas regardé à sa droite ; à sa droite devant les carrosses, arrêtés longtemps par les masses, mais qui, moins serrés enfin dans leur étreinte, commençaient à s’ébranler ; à droite, devant les carrosses galopant bientôt comme si cochers et chevaux eussent été pris d’un vertige général, fuyaient vingt mille malheureux, mutilés, atteints, broyés les uns par les autres.
Instinctivement ils longeaient les murailles, contre lesquelles les plus proches étaient écrasés.
Cette masse entraînait ou étouffait tous ceux qui, ayant pris terre auprès du Garde-meubles, se croyaient échappés au naufrage. Un nouveau déluge de coups, de corps, de cadavres, inonda Gilbert ; il trouva des renfoncements produits par les grilles et s’y appliqua.
Le poids des fuyards fit craquer ce mur.
Gilbert, étouffé, se sentit prêt à lâcher prise ; mais, réunissant toutes ses forces par un suprême effort, il entoura le corps d’Andrée de ses bras, appuyant sa tête contre la poitrine de la jeune fille. On eût dit qu’il voulait étouffer celle qu’il protégeait.
– Adieu ! adieu ! murmura-t-il en mordant sa robe plutôt qu’il ne l’embrassait ; adieu !
Puis il releva les yeux pour l’implorer d’un dernier regard.
Alors une vision étrange s’offrit à ses yeux.
C’était debout sur une borne, accroché de là main droite à un anneau scellé dans la muraille, tandis que de la main gauche il semblait rallier une armée de fugitifs ; c’était un homme qui, voyant passer toute cette mer furieuse à ses pieds, tantôt lançait une parole, tantôt faisait un geste. À cette parole, à ce geste, on voyait alors parmi la foule quelque individu isolé s’arrêtant, faisant un effort, luttant, se cramponnant pour arriver jusqu’à cet homme. D’autres, arrivés à lui, semblaient dans les nouveaux venus reconnaître des frères, et ces frères, ils les aidaient à se tirer de la foule, les soulevant, les soutenant, les attirant à eux. Ainsi déjà ce noyau d’hommes luttant avec ensemble, pareil à la pile d’un pont qui divise l’eau, était parvenu à diviser la foule et à tenir en échec les masses des fugitifs.
À chaque instant, de nouveaux lutteurs qui semblaient sortir de dessous terre à ces mots étranges prononcés, à ces singuliers gestes répétés, venaient faire cortège à cet homme.
Gilbert se souleva par un dernier effort ; il sentait que là était le salut, car là était le calme et la puissance. Un dernier rayon de la flamme des charpentes, se ravivant pour mourir, éclaira le visage de cet homme. Gilbert jeta un cri de surprise.
– Oh ! que je meure, que je meure, murmura-t-il, mais qu’elle vive ! Cet homme a le pouvoir de la sauver.
Et dans un état d’abnégation sublime, soulevant la jeune fille sur ses deux poings :
– Monsieur le baron de Balsamo ! cria-t-il, sauvez mademoiselle Andrée de Taverney !
Balsamo entendit cette voix, qui, comme celle de la Bible, criait des profondeurs de la foule ; il vit se lever au-dessus de cette onde dévorante une forme blanche ; son cortège bouleversa tout ce qui lui faisait obstacle ; et, saisissant Andrée, que soutenaient encore les bras défaillants de Gilbert, il la prit, et, poussé par un mouvement de cette foule qu’il avait cessé de contenir, il l’emporta sans avoir le temps de détourner la tête.
Gilbert voulut articuler un dernier mot ; peut-être, après avoir imploré la protection de cet homme étrange pour Andrée, voulait-il la demander pour lui-même, mais il n’eut que la force de coller ses lèvres au bras pendant de la jeune fille, et d’arracher, de sa main crispée, un morceau de la robe de cette nouvelle Eurydice que lui arrachait l’enfer.
Après ce baiser suprême, après ce dernier adieu, le jeune homme n’avait plus qu’à mourir ; aussi n’essaya-t-il point de lutter plus longtemps ; il ferma les yeux, et, mourant, tomba sur un monceau de morts.
Chapitre LXVIII. Le champ des morts §
Aux grandes tempêtes succède toujours le calme, calme effrayant, mais réparateur.
Il était deux heures du matin ou à peu près ; de grands nuages blancs courant sur Paris dessinaient en traits énergiques, sous une lune blafarde, les inégalités de ce terrain funeste, aux fossés duquel la foule qui s’enfuyait avait trouvé la chute et la mort.
Çà et là, à la lueur de la lune, perdue de temps en temps au sein de ces grands nuages floconneux dont nous avons parlé et qui tamisaient sa lumière, çà et là, disons-nous, au bord des talus, dans les fondrières, apparaissaient des cadavres aux vêtements en désordre, les jambes raides, le front livide, les mains étendues en signe de terreur ou de prière.
Au milieu de la place, une fumée jaune et infecte, s’échappant des décombres de la charpente, contribuait à donner à la place Louis XV une apparence de champ de bataille.
À travers cette place sanglante et désolée serpentaient mystérieusement et d’un pas rapide des ombres qui s’arrêtaient, regardaient autour d’elles, se baissaient et fuyaient : c’étaient les voleurs de la mort, attirés vers leur proie comme des corbeaux ; ils n’avaient pu dépouiller les vivants, ils venaient dépouiller les cadavres, tout surpris d’avoir été prévenus par des confrères. On les voyait se sauver mécontents et effarés à la vue des tardives baïonnettes qui les menaçaient ; mais, au milieu de ces longues files de morts, les voleurs et le guet n’étaient pas les seuls que l’on vît se mouvoir.
Il y avait, munis de lanternes, des gens que l’on eût pu prendre pour des curieux.
Tristes curieux, hélas ! car c’étaient les parents et les amis inquiets qui n’avaient vu rentrer ni leurs frères, ni leurs amis, ni leurs maîtresses. Or, ils arrivaient des quartiers les plus éloignés, car l’horrible nouvelle s’était déjà répandue dans Paris, désolante comme un ouragan, et les anxiétés s’étaient subitement traduites en recherches.
C’était un spectacle plus affreux à voir peut-être que celui de la catastrophe.
Toutes les impressions se peignaient sur ces visages pâles, depuis le désespoir de ceux qui retrouvaient le cadavre bien-aimé jusqu’au morne doute de celui qui ne retrouvait rien et qui jetait un coup d’œil avide vers la rivière, qui coulait monotone et frémissante.
On disait que bien des cadavres avaient déjà été jetés au fleuve par la prévôté de Paris, qui, coupable d’imprudence, voulait cacher ce nombre effrayant de morts que son imprudence avait faits.
Puis, quand ils ont rassasié leur vue de ce spectacle stérile, quand ils en ont été saturés, les deux pieds mouillés par l’eau de la Seine, l’âme étreinte de cette dernière angoisse que traîne avec lui le cours nocturne d’une rivière, ils partent, leur lanterne à la main, pour explorer les rues voisines de la place, où, dit-on, beaucoup de blessés se sont traînés pour avoir du secours et fuir du moins le théâtre de leurs souffrances.
Quand, par malheur, ils ont trouvé parmi les cadavres l’objet regretté, l’ami perdu, alors les cris succèdent à la déchirante surprise, et des sanglots, s’élevant vers un nouveau point du théâtre sanglant, répondent à d’autres sanglots !
Parfois encore la place retentit de bruits soudains. Tout à coup une lanterne tombe et se brise ; le vivant s’est jeté à corps perdu sur le mort pour l’embrasser une dernière fois.
Il y a d’autres bruits encore dans ce vaste cimetière.
Quelques blessés dont les membres ont été brisés par la chute, dont la poitrine a été labourée par l’épée ou comprimée par l’oppression de la foule, râlent un cri ou poussent un gémissement en forme de prière, et aussitôt accourent ceux qui espèrent trouver leur ami, et qui s’éloignent quand ils ne l’ont pas reconnu.
Toutefois, à l’extrémité de la place, près du jardin, s’organise, avec le dévouement de la charité populaire, une ambulance. Un jeune chirurgien, on le reconnaît pour tel du moins à la profusion d’instruments dont il est entouré ; un jeune chirurgien se fait apporter les hommes et les femmes blessés ; il les panse, et, tout en les pansant, il leur dit de ces mots qui expriment plutôt la haine contre la cause que la pitié pour l’effet.
À ses deux aides, robustes colporteurs, qui lui font passer la sanglante revue, il crie incessamment :
– Les femmes du peuple, les hommes du peuple d’abord. Ils sont aisés à reconnaître, plus blessés presque toujours, moins richement parés, certainement !
À ces mots, répétés après chaque pansement avec une stridente monotonie, un jeune homme au front pâle, qui, un falot à la main, cherche parmi les cadavres, a pour la seconde fois relevé la tête.
Une large blessure qui lui sillonne le front laisse échapper quelques gouttes de sang vermeil ; un de ses bras est soutenu par son habit, qui l’enferme entre deux boutons ; son visage, couvert de sueur, trahit une émotion incessante et profonde.
À cette recommandation du médecin entendue, comme nous l’avons dit, pour la seconde fois, il releva la tête, et, regardant tristement ces membres mutilés que l’opérateur semblait, lui, regarder presque avec délice :
– Oh ! monsieur, dit-il, pourquoi choisissez-vous parmi les victimes ?
– Parce que, dit le chirurgien levant la tête à cette interpellation, parce que personne ne soignera les pauvres, si je ne pense pas à eux, et que les riches seront toujours assez recherchés ! Abaissez votre lanterne et interrogez le pavé ; vous trouvez cent pauvres pour un riche ou un noble. Et dans cette catastrophe encore, avec un bonheur qui finira par lasser Dieu lui-même, les nobles et les riches ont payé le tribut qu’ils payent d’ordinaire : un sur mille.
Le jeune homme éleva son falot à la hauteur de son front sanglant.
– Alors je suis donc le seul, dit-il sans s’irriter, moi, gentilhomme perdu comme tant d’autres en cette foule, moi qu’un coup de pied de cheval a blessé au front, et qui me suis brisé le bras gauche en tombant dans un fossé. On court après les riches et les nobles, dites-vous ? Vous voyez bien cependant que je ne suis pas encore pansé.
– Vous avez votre hôtel, vous…, votre médecin ; retournez chez vous, puisque vous marchez.
– Je ne vous demande pas vos soins, monsieur ; je cherche ma sœur, une belle jeune fille de seize ans, hélas ! tuée sans doute, quoiqu’elle ne soit pas du peuple. Elle avait une robe blanche et un collier avec une croix au cou ; bien qu’elle ait son hôtel et son médecin, répondez-moi, par pitié : avez-vous vu, monsieur, celle que je cherche ?
– Monsieur, dit le jeune chirurgien avec une véhémence fiévreuse qui prouvait que les idées exprimées par lui bouillonnaient depuis longtemps dans sa poitrine ; monsieur, l’humanité me guide ; c’est pour elle que je me dévoue, et, quand je laisse sur son lit de mort l’aristocratie pour relever le peuple en souffrance, j’obéis à la loi véritable de cette humanité dont j’ai fait ma déesse. Tous les malheurs arrivés aujourd’hui viennent de vous ; ils viennent de vos abus, de vos envahissements ; supportez-en donc les conséquences. Non, monsieur, je n’ai pas vu votre sœur.
Et, sur cette foudroyante apostrophe, l’opérateur se remet à la besogne. On venait de lui apporter une pauvre femme dont un carrosse avait broyé les deux jambes.
– Voyez, ajouta-t-il en poursuivant de ce cri Philippe qui s’enfuyait, voyez, sont-ce les pauvres qui lancent dans les fêtes publiques leurs carrosses de façon à broyer les jambes des riches ?
Philippe, qui appartenait à cette jeune noblesse qui nous a donné les La Fayette et les Lameth, avait plus d’une fois professé les mêmes maximes qui l’épouvantaient dans la bouche de ce jeune homme : leur application retomba sur lui comme un châtiment.
Le cœur brisé, il s’éloigna des environs de l’ambulance pour suivre sa triste exploration ; au bout d’un instant, emporté par la douleur, on l’entendit crier d’une voix pleine de larmes :
– Andrée ! Andrée !
Près de lui passait en ce moment, marchant d’un pas précipité, un homme déjà vieux, vêtu d’un habit de drap gris, de bas drapés, et de la main droite s’appuyant sur une canne, tandis que, de la gauche, il tenait une de ces lanternes faites d’une chandelle enfermée dans du papier huilé.
Entendant gémir ainsi Philippe, cet homme comprit ce qu’il souffrait, et murmura :
– Pauvre jeune homme !
Mais, comme il paraissait être venu pour une cause pareille à la sienne, il passa outre.
Puis tout à coup, comme s’il se fût reproché d’être passé devant une si grande douleur sans avoir essayé d’y apporter quelque consolation :
– Monsieur, lui dit-il, pardonnez-moi de mêler ma douleur à la vôtre, mais ceux qui sont frappés du même coup doivent s’appuyer l’un à l’autre pour ne pas tomber. D’ailleurs… vous pouvez m’être utile. Vous cherchez depuis longtemps, car votre bougie est près de s’éteindre, vous devez donc connaître les endroits les plus funestes de la place.
– Oh ! oui, monsieur je les connais.
– Eh bien ! moi aussi, je cherche quelqu’un.
– Alors, voyez d’abord au grand fossé ; là, vous trouverez plus de cinquante cadavres.
– Cinquante, juste ciel ! tant de victimes tuées au milieu d’une fête !
– Tant de victimes, monsieur ! J’ai déjà éclairé mille visages, et je n’ai pas encore retrouvé ma sœur.
– Votre sœur ?
– C’est là-bas, dans cette direction, qu’elle était. Je l’ai perdue près d’un banc. J’ai retrouvé la place où je l’avais perdue, mais d’elle, nulle trace. Je vais recommencer à la chercher à partir du bastion.
– De quel côté allait la foule, monsieur ?
– Vers les bâtiments neufs, vers la rue de la Madeleine.
– Alors, ce doit être de ce côté ?
– Sans doute ; aussi ai-je cherché de ce côté d’abord ; mais il y avait de terribles remous. Puis le flot allait par là, c’est vrai ; mais une pauvre femme qui a la tête perdue ne sait où elle va, et cherche à fuir dans toutes les directions.
– Monsieur, c’est peu probable qu’elle ait lutté contre le courant ; je vais chercher du côté des rues ; venez avec moi, et, tous deux réunis, peut-être nous trouverons.
– Et que cherchez-vous ? votre fils ? demanda timidement Philippe.
– Non, monsieur, mais un enfant que j’avais presque adopté.
– Vous l’avez laissé venir seul ?
– Oh ! c’était un jeune homme déjà : dix-huit à dix-neuf ans. Maître de ses actions, il a voulu venir, je n’ai pas pu l’empêcher. D’ailleurs, on était si loin de deviner cette horrible catastrophe !… Votre bougie s’éteint.
– Oui, monsieur.
– Venez avec moi, je vous éclairerai.
– Merci, vous êtes bien bon, mais je vous gênerais.
– Oh ! ne craignez rien, puisqu’il faut que je cherche pour moi-même. Le pauvre enfant rentrait d’ordinaire exactement, continua le vieillard en s’avançant par les rues ; mais, ce soir, j’avais comme un pressentiment. Je l’attendais ; il était onze heures déjà ; ma femme apprit d’une voisine les malheurs de cette fête. J’ai attendu deux heures, espérant toujours qu’il rentrerait ; ne le voyant pas rentrer, j’ai pensé qu’il serait lâche à moi de dormir sans nouvelles.
– Ainsi, nous allons vers les maisons ? demanda le jeune homme.
– Oui, vous l’avez dit, la foule a dû se porter de ce côté et s’y est portée certainement. C’est là sans doute qu’aura couru le malheureux enfant ! Un provincial tout ignorant, non seulement des usages, mais des rues de la grande ville. Peut-être était-ce la première fois qu’il venait sur la place Louis XV.
– Hélas ! ma sœur aussi est de province, monsieur.
– Affreux spectacle ! dit le vieillard en se détournant d’un groupe de cadavres entassés.
– C’est pourtant là qu’il faut chercher, dit le jeune homme, approchant résolument sa lanterne de ce monceau de corps.
– Oh ! je frissonne à regarder ; car, homme simple que je suis, la destruction me cause une horreur que je ne puis vaincre.
– J’avais cette même horreur ; mais, ce soir, j’ai fait mon apprentissage. Tenez, voici un jeune homme de seize à dix-huit ans ; il a été étouffé, car je ne lui vois pas de blessure. Est-ce celui que vous cherchez ?
Le vieillard fit un effort et approcha sa lanterne.
– Non, monsieur, dit-il, vraiment, non ; le mien est plus jeune ; des cheveux noirs, un visage pâle.
– Hélas ! ils sont tous pâles, ce soir, répliqua Philippe.
– Oh ! voyez, dit le vieillard ; nous voilà au pied du Garde-meubles. Voyez ces vestiges de la lutte. Ce sang sur les murailles, ces lambeaux sur les barres de fer, ces morceaux d’habit flottant aux lances des grilles, et puis, en vérité, on ne sait plus où marcher.
– C’était par ici, c’était par ici, bien certainement, murmura Philippe.
– Que de souffrances !
– Ah ! mon Dieu !
– Quoi ?
– Un lambeau blanc sous ces cadavres. Ma sœur avait une robe blanche. Prêtez-moi votre falot, monsieur, je vous en supplie !
En effet, Philippe avait aperçu et saisi un lambeau d’étoffe blanche. Il le quitta, n’ayant qu’une main pour prendre le falot.
– C’est un morceau de robe de femme que tient la main d’un jeune homme, s’écria-t-il, d’une robe blanche pareille à celle d’Andrée… Oh ! Andrée ! Andrée !
Et le jeune homme poussa un sanglot déchirant.
Le vieillard s’approcha à son tour.
– C’est lui ! s’écria-t-il en ouvrant les bras.
Cette exclamation attira l’attention du jeune homme.
– Gilbert !… s’écria à son tour Philippe.
– Vous connaissez Gilbert, monsieur ?
– C’est Gilbert que vous cherchez ?
Ces deux exclamations se croisèrent simultanément.
Le vieillard saisit la main de Gilbert : elle était glacée.
Philippe ouvrit le gilet du jeune homme, écarta la chemise, et posa la main sur son cœur.
– Pauvre Gilbert ! dit-il.
– Mon cher enfant ! soupira le vieillard.
– Il respire ! il vit !… il vit, vous dis-je ! s’écria Philippe.
– Oh ! croyez-vous ?
– J’en suis sûr, son cœur bat.
– C’est vrai ! répondit le vieillard. Au secours ! au secours ! il y a là-bas un chirurgien.
– Oh ! secourons-le nous-mêmes, monsieur ; tout à l’heure je lui ai demandé du secours et il m’a refusé.
– Il faudra bien qu’il soigne mon enfant ! s’écria le vieillard exaspéré. Il le faudra. Aidez-moi, monsieur, aidez-moi à lui conduire Gilbert.
– Je n’ai qu’un bras, dit Philippe, il est à vous, monsieur.
– Et moi, tout vieux que je suis, je serai fort. Allons !
Le vieillard saisit Gilbert par les épaules ; le jeune homme passa les deux pieds sous son bras droit, et ils cheminèrent jusqu’au groupe que continuait de présider l’opérateur.
– Du secours ! du secours ! cria le vieillard.
– Les gens du peuple d’abord ! répondit le chirurgien fidèle à sa maxime, et sûr qu’il était, chaque fois qu’il répondait ainsi, d’exciter un murmure d’admiration dans le groupe qui l’entourait.
– C’est un homme du peuple que j’apporte, dit le vieillard avec feu, mais commençant à ressentir un peu de cette admiration générale que cet absolutisme du jeune chirurgien soulevait autour de lui.
– Alors, après les femmes, dit le chirurgien ; les hommes ont plus de force que les femmes pour supporter la douleur.
– Une simple saignée, monsieur, dit le vieillard, une saignée suffira.
– Ah ! c’est encore vous, monsieur le gentilhomme ! dit le chirurgien apercevant Philippe avant d’apercevoir le vieillard.
Philippe ne répondit rien. Le vieillard crut que ces paroles s’adressaient à lui.
– Je ne suis pas gentilhomme, dit-il, je suis homme du peuple ; je m’appelle Jean-Jacques Rousseau.
Le médecin poussa un cri de surprise, et, faisant un signe impératif :
– Place, dit-il, place à l’homme de la nature ! Place à l’émancipateur de l’humanité ! Place au citoyen de Genève !
– Merci, monsieur, dit Rousseau, merci.
– Vous serait-il arrivé quelque accident, monsieur ? demanda le jeune médecin.
– Non, mais à ce pauvre enfant, voyez !
– Ah ! vous aussi, s’écria le médecin, vous aussi, comme moi, vous représentez la cause de l’humanité.
Rousseau, ému de ce triomphe inattendu, ne sut que balbutier quelques mots presque inintelligibles.
Philippe, saisi de stupéfaction de se trouver en face du philosophe qu’il admirait, se tint à l’écart.
On aida Rousseau à déposer Gilbert, toujours évanoui, sur la table.
Ce fut en ce moment que Rousseau jeta un regard sur celui dont il invoquait le secours. C’était un jeune homme de l’âge de Gilbert à peu près, mais chez lequel aucun trait ne rappelait la jeunesse. Son teint jaune était flétri comme celui d’un vieillard, sa paupière flasque recouvrait un œil de serpent, et sa bouche était tordue comme l’est dans ses accès la bouche d’un épileptique.
Les manches retroussées jusqu’au coude, les bras couverts de sang, entouré de tronçons humains, il semblait bien plutôt un bourreau à l’œuvre et enthousiaste de son métier, qu’un médecin accomplissant sa triste et sainte mission.
Cependant le nom de Rousseau avait eu cette influence sur lui qu’il sembla un instant renoncer à sa brutalité ordinaire : il ouvrit doucement la manche de Gilbert, comprima le bras avec une bande de linge, et piqua la veine.
Le sang coula goutte à goutte d’abord ; mais, après quelques secondes, ce sang pur et généreux de la jeunesse commença de jaillir.
– Allons, allons, on le sauvera, dit l’opérateur ; mais il faudra de grands soins, la poitrine a été rudement froissée.
– Il me reste à vous remercier, monsieur, dit Rousseau, et à vous louer, non pas de l’exclusion que vous faites en faveur des pauvres, mais de votre dévouement aux pauvres. Tous les hommes sont frères.
– Même les nobles, même les aristocrates, même les riches ? demanda le chirurgien avec un regard qui fit briller son œil aigu sous sa lourde paupière.
– Même les nobles, même les aristocrates, même les riches, quand ils souffrent, dit Rousseau.
– Pardonnez, monsieur, dit l’opérateur ; mais je suis né à Baudry, près de Neuchâtel ; je suis Suisse comme vous, et, par conséquent, un peu démocrate.
– Un compatriote ! s’écria Rousseau ; un Suisse ! Votre nom, s’il vous plaît, monsieur, votre nom ?
– Un nom obscur, monsieur, le nom d’un homme modeste qui voue sa vie à l’étude, en attendant qu’il puisse, comme vous, la vouer au bonheur de l’humanité : je me nomme Jean-Paul Marat.
– Merci, monsieur Marat, dit Rousseau ; mais, tout en éclairant ce peuple sur ses droits, ne l’excitez pas à la vengeance ; car, s’il se venge jamais, vous serez peut-être effrayé vous-même des représailles.
Marat sourit d’un sourire affreux.
– Ah ! si ce jour vient de mon vivant, dit-il, si j’ai le bonheur de voir ce jour…
Rousseau entendit ces paroles, et, effrayé de l’accent avec lequel elles avaient été dites, comme un voyageur est effrayé des premiers grondements d’un tonnerre lointain, il prit Gilbert dans ses bras et essaya de l’emporter.
– Deux hommes de bonne volonté pour aider M. Rousseau, deux hommes du peuple, dit le chirurgien.
– Nous ! nous ! crièrent dix voix.
Rousseau n’eut qu’à choisir ; il désigna deux vigoureux commissionnaires qui prirent l’enfant entre leurs bras.
En se retirant, il passa près de Philippe.
– Tenez, monsieur, dit-il, moi, je n’ai plus besoin de ma lanterne : prenez-la.
– Merci, monsieur, merci, dit Philippe.
Il saisit la lanterne, et, tandis que Rousseau reprenait le chemin de la rue Plâtrière, il se remit à sa recherche.
– Pauvre jeune homme ! murmura Rousseau en se retournant et en le voyant disparaître dans les rues encombrées.
Et il continuait son chemin en frissonnant, car on entendait toujours vibrer au-dessus de ce champ de deuil la voix stridente du chirurgien qui criait :
– Les gens du peuple ! rien que les gens du peuple ! Malheur aux nobles, aux riches et aux aristocrates !
Chapitre LXIX. Le retour §
Pendant que ces mille catastrophes se succédaient les unes aux autres, M. de Taverney échappait comme par miracle à tous les dangers.
Incapable de déployer une résistance physique quelconque à cette force dévorante qui brisait tout ce qu’elle rencontrait, mais calme et habile, il avait su se maintenir au centre d’un groupe qui roulait vers la rue de la Madeleine.
Ce groupe, froissé aux parapets de la place, broyé aux angles du Garde-meubles, laissait sur ses flancs une longue traînée de blessés et de morts, mais avait réussi, tout décimé qu’il était, à pousser son centre hors du péril.
Aussitôt la grappe d’hommes et de femmes s’était éparpillée sur le boulevard, en plein air, en jetant des cris de joie.
M. de Taverney se trouva alors, comme tous ceux qui l’entouraient, tout à fait hors de danger.
Ce que nous allons dire serait chose difficile à croire, si nous n’avions pas dessiné depuis longtemps et d’une façon si franche le caractère du baron ; pendant tout cet effroyable voyage, Dieu lui pardonne, mais M. de Taverney n’avait absolument songé qu’à lui.
Outre qu’il n’était pas d’une complexion fort tendre, le baron était homme d’action, et, dans les grandes crises de la vie, ces sortes de tempéraments mettent toujours en pratique cet adage de César : Age quod agis.9
Ne disons donc point que M. de Taverney avait été égoïste ; admettons seulement qu’il avait été distrait.
Mais, une fois sur le pavé des boulevards, une fois à l’aise dans ses mouvements, une fois échappé de la mort pour rentrer dans la vie, une fois sûr de lui-même enfin, le baron poussa un grand cri de satisfaction, qui fut suivi d’un autre cri.
Ce dernier cri, plus faible que le premier, était cependant un cri de douleur.
– Ma fille ! dit-il ; ma fille !
Et il demeura immobile, laissant retomber ses mains contre son corps, les yeux fixes et atones, cherchant dans ses souvenirs tous les détails de cette séparation.
– Pauvre cher homme ! murmurèrent quelques femmes compatissantes.
Et il se fit un cercle autour du baron, cercle prêt à plaindre, mais surtout prêt à interroger.
M. de Taverney n’avait pas les instincts populaires. Il se trouva mal à l’aise au milieu de ce cercle de gens compatissants ; il fit un effort pour le rompre, le rompit, et, disons-le à sa louange, fit quelques pas vers la place.
Mais ces quelques pas étaient le mouvement irréfléchi de l’amour paternel, lequel n’est jamais complètement éteint dans le cœur de l’homme. Le raisonnement vint à l’instant même à l’aide du baron et l’arrêta court.
Suivons, si on le veut, la marche de sa dialectique.
D’abord, l’impossibilité de remettre le pied sur la place Louis XV. Il y avait là-bas encombrement, massacre, et, les flots arrivant de la place, il eût été aussi absurde de chercher à les fendre qu’il serait insensé au nageur de chercher à remonter la chute du Rhin à Schaffhouse.
En outre, quand même un bras divin l’eût replacé dans la foule, comment retrouver une femme parmi ces cent mille femmes ? Comment ne pas s’exposer de nouveau et pour rien à une mort miraculeusement évitée ?
Puis venait l’espérance, cette lueur qui dore toujours les franges de la plus sombre nuit.
Andrée n’était-elle pas près de Philippe, suspendue à son bras, sous la protection de l’homme et du frère ?
Que lui, le baron, un vieillard faible et chancelant, ait été entraîné, rien de plus simple ; mais Philippe, cette nature ardente, vigoureuse, vivace ; Philippe, ce bras d’acier ; Philippe responsable de sa sœur, c’était impossible : Philippe avait lutté et devait avoir vaincu.
Le baron, comme tout égoïste, ornait Philippe de toutes les qualités qu’exclut l’égoïste pour lui-même, mais qu’il recherche dans les autres : ne pas être fort, généreux, vaillant, pour l’égoïste, c’est être égoïste, c’est-à-dire son rival, son adversaire, son ennemi ; c’est lui voler des avantages qu’il croit avoir le droit de prélever sur la société.
M. de Taverney s’étant ainsi rassuré par la force de son propre raisonnement, conclut d’abord que Philippe avait tout naturellement dû sauver sa sœur ; qu’il avait perdu peut-être un peu de temps à chercher son père, pour le sauver à son tour ; mais que, vraisemblablement, certainement même, il avait repris le chemin de la rue Coq-Héron, pour ramener Andrée un peu étourdie de tout ce fracas.
Il fit donc volte-face, et, descendant la rue du couvent des Capucines, il gagna la place des Conquêtes ou Louis-le-Grand, appelée aujourd’hui la place des Victoires.
Mais à peine le baron était-il arrivé à vingt pas de l’hôtel, que Nicole, placée en sentinelle sur le seuil de la porte, où elle bavardait avec quelques commères, cria :
– Et monsieur Philippe ! et mademoiselle Andrée ! que sont-ils devenus ?
Car tout Paris savait déjà des premiers fuyards la catastrophe, exagérée encore par la terreur.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria le baron un peu ému, est-ce qu’ils ne sont pas rentrés, Nicole ?
– Mais non, mais non, monsieur, on ne les a pas vus.
– Ils auront été forcés de faire un détour, répliqua le baron tremblant de plus en plus à mesure que se démolissaient les calculs de sa logique.
Le baron demeura donc dans la rue à attendre à son tour, avec Nicole, qui gémissait, et La Brie, qui levait les bras au ciel.
– Ah ! voici M. Philippe, s’écria Nicole avec un accent de terreur impossible à décrire, car Philippe était seul.
En effet, dans l’ombre de la nuit accourait Philippe, haletant, désespéré.
– Ma sœur est-elle ici ? cria-t-il du plus loin qu’il aperçut le groupe qui encombrait le seuil de l’hôtel.
– Oh ! mon Dieu ! fit le baron pâle et trébuchant.
– Andrée ! Andrée ! cria le jeune homme en approchant de plus en plus ; où est Andrée ?
– Nous ne l’avons pas vue ; elle n’est pas ici, monsieur Philippe. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! chère demoiselle ! cria Nicole éclatant en sanglots.
– Et tu es revenu ? dit le baron avec une colère d’autant plus injuste, que nous avons fait assister le lecteur aux secrets de sa logique.
Philippe, pour toute réponse, s’approcha, montra son visage sanglant et son bras brisé et pendant à son côté comme une branche morte.
– Hélas ! hélas ! soupira le vieillard, Andrée, ma pauvre Andrée !
Il retomba sur le banc de pierre adossé à la porte.
– Je la retrouverai morte ou vive ! s’écria Philippe d’un air sombre.
Et il reprit sa course avec une fiévreuse activité. Tout en courant, il arrangeait de son bras droit son bras gauche dans l’ouverture de sa veste. Ce bras inutile l’eût gêné pour rentrer dans la foule, et, s’il eût eu une hache, il se le fût abattu en ce moment.
Ce fut alors qu’il retrouva sur ce champ fatal des morts, que nous avons visité, Rousseau, Gilbert et le fatal opérateur qui, rouge de sang, semblait bien plutôt le démon infernal qui avait présidé au massacre que le génie bienfaisant qui venait y porter secours.
Philippe erra une partie de la nuit sur la place Louis XV.
Ne pouvant se détacher de ces murailles du Garde-meubles, près duquel Gilbert avait été retrouvé, portant incessamment ses yeux sur ce lambeau de mousseline blanche que le jeune homme avait conservé, froissé dans sa main.
Enfin, au moment où les premières lueurs du jour blanchissaient l’orient, Philippe, exténué, prêt à tomber lui-même au milieu de ces cadavres moins pâles que lui, saisi d’un vertige étrange, espérant à son tour, comme avait espéré son père, qu’Andrée serait revenue ou aurait été ramenée à la maison, Philippe reprit le chemin de la rue Coq-Héron.
De loin il aperçut à la porte le même groupe qu’il y avait laissé.
Il comprit qu’Andrée n’avait point reparu et s’arrêta.
De son côté, le baron le reconnut.
– Eh bien ? cria-t-il à Philippe.
– Quoi ! ma sœur n’est point revenue ? demanda celui-ci.
– Hélas ! s’écrièrent ensemble le baron, Nicole et La Brie.
– Rien ? aucune nouvelle ? aucun renseignement ? aucun espoir ?
– Rien !
Philippe tomba sur le banc de pierre de l’hôtel ; le baron poussa une sauvage exclamation.
En ce moment même, un fiacre apparut au bout de la rue, s’approcha lourdement, et s’arrêta en face de l’hôtel.
Une tête de femme apparaissait à travers la portière, renversée sur son épaule et comme évanouie. Philippe, réveillé en sursaut à cette vue, bondit de ce côté.
La portière du fiacre s’ouvrit, et un homme en descendit, portant Andrée inanimée entre ses bras.
– Morte ! morte !… On nous la rapporte, s’écria Philippe en tombant à genoux.
– Morte ! balbutia le baron. Oh ! monsieur, est-elle véritablement morte ?…
– Je ne crois pas, messieurs, répondit tranquillement l’homme qui portait Andrée, et mademoiselle de Taverney, je l’espère, n’est qu’évanouie.
– Oh ! le sorcier, le sorcier ! s’écria le baron.
– M. le baron de Balsamo ! murmura Philippe.
– Moi-même, monsieur le baron, et assez heureux pour avoir reconnu mademoiselle de Taverney dans l’affreuse mêlée.
– Où cela, monsieur ? demanda Philippe.
– Près du Garde-meubles.
– Oui, dit Philippe.
Puis, passant tout à coup de l’expression de la joie à une sombre défiance :
– Vous la ramenez bien tard, baron ? dit-il.
– Monsieur, répondit Balsamo sans s’étonner, vous comprendrez facilement mon embarras. J’ignorais l’adresse de mademoiselle votre sœur, et je l’avais fait transporter par mes gens chez madame la marquise de Savigny, l’une de mes amies, qui loge près des écuries du roi. Alors, ce brave garçon que vous voyez et qui m’aidait à soutenir mademoiselle… Venez, Comtois.
Balsamo accompagna ces dernières paroles d’un signe, et un homme à la livrée royale sortit du fiacre.
– Alors, continua Balsamo, ce brave garçon, qui est dans les équipages royaux, a reconnu mademoiselle pour l’avoir conduite un soir de la Muette à votre hôtel. Mademoiselle doit cette heureuse rencontre à sa merveilleuse beauté. Je l’ai fait monter avec moi dans le fiacre, et j’ai l’honneur de vous ramener, avec tout le respect que je lui dois, mademoiselle de Taverney moins souffrante que vous ne le croyez.
Et il acheva en remettant avec les égards les plus respectueux la jeune fille dans les bras de son père et de Nicole.
Le baron sentit pour la première fois une larme au bord de sa paupière, et, tout étonné qu’il dut être intérieurement de cette sensibilité, il laissa franchement couler cette larme sur sa joue ridée. Philippe présenta la seule main qu’il eût libre à Balsamo.
– Monsieur, lui dit-il, vous savez mon adresse, vous savez mon nom. Mettez-moi, je vous prie, en demeure de reconnaître le service que vous venez de nous rendre.
– J’ai accompli un devoir, monsieur, répliqua Balsamo ; ne vous devais-je pas l’hospitalité ?
Et, saluant aussitôt, il fit quelques pas pour s’éloigner, sans vouloir répondre à l’offre que lui faisait le baron d’entrer chez lui.
Mais, se retournant :
– Pardon, dit-il, j’oubliais de vous donner l’adresse précise de madame la marquise de Savigny ; elle a son hôtel rue Saint-Honoré, proche les Feuillants. Je vous dis cela au cas où mademoiselle de Taverney croirait devoir lui rendre une visite.
Il y avait dans ces explications, dans cette précision de détails, dans cette accumulation de preuves, une délicatesse qui toucha profondément Philippe et même le baron.
– Monsieur, dit le baron, ma fille vous doit la vie.
– Je le sais, monsieur, et j’en suis fier et heureux, répondit Balsamo.
Et cette fois, suivi de Comtois, qui refusa la bourse de Philippe, Balsamo remonta en fiacre et disparut.
Presque au même moment, et comme si le départ de Balsamo eût fait cesser l’évanouissement de la jeune fille, Andrée ouvrit les yeux.
Cependant elle resta encore quelques instants muette, étourdie, les regards effarés.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Philippe. Dieu ne nous l’aurait-il rendue qu’à moitié, serait-elle devenue folle ?
Andrée sembla comprendre ces paroles et secoua la tête. Cependant, elle continuait de rester muette et comme sous l’empire d’une espèce d’extase.
Elle se tenait debout, et un de ses bras était étendu dans la direction de la rue par laquelle avait disparu Balsamo.
– Allons, allons dit le baron, il est temps que tout cela finisse. Aide ta sœur à rentrer, Philippe.
Le jeune homme soutint Andrée de son bras valide. La jeune fille s’appuya de l’autre côté sur Nicole, et, marchant, mais à la manière d’une personne endormie, elle rentra dans l’hôtel et gagna son pavillon.
Là seulement, la parole lui revint.
– Philippe !… Mon père ! dit-elle.
– Elle nous reconnaît, elle nous reconnaît ! s’écria Philippe.
– Sans doute, je vous reconnais ; mais que s’est-il donc passé, mon Dieu ?
Et Andrée referma ses yeux, cette fois-ci non point pour l’évanouissement, mais pour un sommeil calme et paisible.
Nicole, restée seule avec Andrée, la déshabilla et la mit au lit.
En rentrant chez lui, Philippe trouva un médecin que le prévoyant La Brie avait couru chercher du moment où l’inquiétude avait cessé pour Andrée.
Le docteur examina le bras de Philippe. Il n’était point cassé, mais luxé seulement. Une pression habilement combinée fit rentrer l’épaule dans l’articulation d’où elle était sortie.
Après quoi, Philippe, encore inquiet pour sa sœur, conduisit le médecin près du lit d’Andrée.
Le docteur prit le pouls de la jeune fille, écouta sa respiration et sourit.
– Le sommeil de votre sœur est calme et pur comme celui d’un enfant, dit il. Laissez-la dormir, chevalier, il n’y a rien autre chose à faire.
Quant au baron, suffisamment rassuré sur son fils et sur sa fille, il dormait depuis longtemps.
Chapitre LXX. M. de Jussieu §
Si nous nous transportons encore une fois dans cette maison de la rue Plâtrière, où M. de Sartine envoya son agent, nous y trouverons, le matin du 31 mai, Gilbert étendu sur un matelas dans la chambre même de Thérèse, et autour de lui Thérèse et Rousseau avec plusieurs de leurs voisins contemplant cet échantillon lugubre du grand événement dont tout Paris frissonnait encore.
Gilbert, pâle, sanglant, avait ouvert les yeux, et, sitôt que la connaissance lui était venue, il avait cherché, en se soulevant, à voir autour de lui, comme s’il était encore sur la place Louis XV.
Une profonde inquiétude d’abord, puis une grande joie s’étaient peintes sur ses traits ; puis était venu un autre nuage de tristesse qui avait de nouveau effacé la joie.
– Souffrez-vous, mon ami ? demanda Rousseau en lui prenant la main avec sollicitude.
– Oh ! qui donc m’a sauvé ? demanda Gilbert ; qui donc a pensé à moi, pauvre isolé dans le monde ?
– Ce qui vous a sauvé, mon enfant, c’est que vous n’étiez pas encore mort ; celui qui a pensé à vous, c’est Celui qui pense à tous.
– C’est égal, c’est bien imprudent, grommela Thérèse, d’aller se mêler à de pareilles foules !
– Oui, oui, c’est bien imprudent ! répétèrent en chœur les voisins.
– Eh ! mesdames, interrompit Rousseau, il n’y a pas d’imprudence là où il n’y a pas de danger patent, et il n’y a pas de danger patent à aller voir un feu d’artifice. Quand le danger arrive en ce cas, on n’est pas imprudent, on est malheureux : mais, nous qui parlons, nous en eussions fait autant.
Gilbert regarda autour de lui, et, se voyant dans la chambre de Rousseau, il voulut parler.
Mais l’effort qu’il tenta fit monter le sang à sa bouche et à ses narines. Il perdit connaissance.
Rousseau avait été prévenu par le médecin de la place Louis XV, il ne s’effraya donc point ; il attendait ce dénouement, et c’est pour cela qu’il avait placé son malade sur un matelas isolé et sans draps.
– Maintenant, dit-il à Thérèse, vous allez pouvoir coucher ce pauvre enfant.
– Où cela ?
– Mais ici, dans mon lit.
Gilbert avait entendu ; l’extrême faiblesse l’empêchait seule de répondre tout de suite, mais il fit un violent effort, et, rouvrant les yeux :
– Non, dit-il avec effort, non ; là-haut !
– Vous voulez retourner dans votre chambre ?
– Oui, oui, s’il vous plaît.
Et il acheva plutôt avec les yeux qu’avec la langue, ce vœu dicté par un souvenir plus puissant que la souffrance, et qui semblait, dans son esprit, survivre même à la raison.
Rousseau, cet homme qui avait l’exagération de toutes les sensibilités, comprit sans doute, car il ajouta :
– C’est bien, mon enfant, nous vous transporterons là-haut. Il ne veut pas nous gêner, dit-il à Thérèse, qui approuva de toutes ses forces.
En conséquence, il fut décidé que Gilbert serait installé à l’instant même dans le grenier qu’il réclamait.
La translation s’opéra sans accident.
Vers le milieu du jour, Rousseau vint passer près du matelas de son disciple le temps qu’il perdait d’habitude à collectionner ses végétaux favoris. Le jeune homme, un peu remis, lui donna d’une voix basse et presque éteinte les détails de la catastrophe.
Il ne raconta pas pourquoi il était allé voir le feu d’artifice ; la simple curiosité, disait-il, l’avait conduit sur la place Louis XV.
Rousseau ne pouvait en soupçonner davantage, à moins d’être sorcier.
Il ne témoigna donc aucune surprise à Gilbert, se contenta des questions déjà faites, et lui recommanda seulement la plus grande patience. Il ne lui parla pas non plus du lambeau d’étoffe qu’on lui avait vu dans la main et dont Philippe s’était saisi.
Cependant cette conversation, qui pour tous deux côtoyait de si près l’intérêt réel et la vérité positive, n’en était pas moins attrayante, et ils s’y livraient l’un et l’autre tout entiers, quand tout à coup le pas de Thérèse retentit sur le palier.
– Jacques ! dit-elle, Jacques !
– Eh bien, qu’y a-t-il ?
– Quelque prince qui vient me voir à mon tour, dit Gilbert avec un pâle sourire.
– Jacques ! cria Thérèse avançant et appelant toujours.
– Eh bien, voyons, que me veut-on ?
Thérèse apparut.
– C’est M. de Jussieu qui est en bas, dit-elle, et qui, ayant appris qu’on vous avait vu là-bas cette nuit, vient savoir si vous avez été blessé.
– Ce bon Jussieu ! dit Rousseau ; excellent homme, comme tous ceux qui se rapprochent par goût ou par nécessité de la nature, source de tout bien ! Soyez calme, ne bougez pas, Gilbert, je reviens.
– Oui, merci, dit le jeune homme, et Rousseau sortit.
Mais à peine était-il dehors, que Gilbert, en se soulevant du mieux qu’il put, se traîna vers la lucarne d’où l’on découvrait la fenêtre d’Andrée.
Il était bien pénible, pour un jeune homme sans forces, presque sans idées, de se hisser sur le tabouret, de soulever le châssis de la lucarne, et de s’arc-bouter sur l’arête du toit. Gilbert y réussit pourtant ; mais, une fois là, ses yeux s’obscurcirent, sa main trembla, le sang revint à ses lèvres et il tomba lourdement sur le carreau.
À ce moment, la porte du grenier se rouvrit, et Jean-Jacques entra, précédant M. de Jussieu, auquel il faisait mille civilités.
– Prenez garde, mon cher savant ! baissez-vous ici… Il y a là un pas, disait Rousseau ; dame ! nous n’entrons pas dans un palais.
– Merci, j’ai de bons yeux, de bonnes jambes, répondit le savant botaniste.
– Voilà qu’on vient vous visiter, mon petit Gilbert, fit Rousseau en regardant du côté du lit… Ah ! mon Dieu ! où est-il ? Il s’est levé, le malheureux !
Et Rousseau, apercevant le châssis ouvert, allait s’emporter en paternelles gronderies.
Gilbert se souleva avec peine, et, d’une voix presque éteinte :
– J’avais besoin d’air, dit-il.
Il n’y avait pas moyen de gronder, la souffrance était visible sur ce visage altéré.
– En effet, interrompit M. de Jussieu, il fait horriblement chaud ici ; voyons, jeune homme, voyons ce pouls, je suis médecin aussi, moi.
– Et meilleur que bien d’autres, dit Rousseau, car vous êtes aussi bon médecin de l’âme que du corps.
– Tant d’honneur…, dit Gilbert d’une voix faible en essayant de se dérober aux yeux dans son pauvre lit.
– M. de Jussieu a tenu à vous visiter, dit Rousseau, et moi, j’ai accepté son offre. Voyons, cher docteur, que dites-vous de cette poitrine ?
L’habile anatomiste palpa les os, interrogea la cavité par une auscultation attentive.
– Le fonds est bon, dit-il. Mais qui donc vous a pressé dans ses bras avec cette force ?
– Hélas ! monsieur, c’est la Mort, dit Gilbert.
Rousseau regarda le jeune homme avec étonnement.
– Oh ! vous êtes froissé, mon enfant, bien froissé ; mais des toniques, de l’air, du loisir, et tout cela disparaîtra.
– Pas de loisir…, je n’en puis prendre, dit Gilbert en regardant Rousseau.
– Que veut-il dire ? demanda M. de Jussieu.
– Gilbert est un résolu travailleur, cher monsieur, répondit Rousseau.
– D’accord, mais on ne travaille pas ces jours-ci.
– Pour vivre ! dit Gilbert, on travaille tous les jours, car tous les jours on vit.
– Oh ! vous ne consommerez pas beaucoup de nourriture, et vos tisanes ne coûteront pas cher.
– Si peu qu’elles coûtent, monsieur, dit Gilbert, je ne reçois pas l’aumône.
– Vous êtes fou, dit Rousseau, et vous exagérez. Je vous dis, moi, que vous vous gouvernerez d’après les ordres de monsieur, car il sera votre médecin malgré vous. Croyez-vous, continua-t-il en s’adressant à M. de Jussieu, qu’il m’avait supplié de n’en pas appeler ?
– Pourquoi ?
– Parce que cela m’eût coûté de l’argent, et qu’il est fier.
– Mais, répliqua M. de Jussieu, qui considérait avec le plus vif intérêt cette tête expressive et fine de Gilbert, si fier que l’on soit, on ne saurait faire plus que le possible… Vous croyez-vous en état de travailler, vous qui, pour avoir été à cette lucarne, êtes tombé en route ?
– C’est vrai, murmura Gilbert, je suis faible, je le sais.
– Eh bien, alors, reposez-vous, et surtout moralement… Vous êtes l’hôte d’un homme avec lequel tout le monde compte, excepté son hôte.
Rousseau, bien heureux de cette politesse délicate de ce grand seigneur, lui prit la main et la serra.
– Et puis, ajouta M. de Jussieu vous allez devenir l’objet des sollicitudes paternelles du roi et des princes.
– Moi ! s’écria Gilbert.
– Vous, pauvre victime de cette soirée… M. le dauphin, en apprenant la nouvelle, a jeté des cris déchirants. Madame la dauphine, qui se préparait à partir pour Marly, reste à Trianon, afin d’être plus à portée de venir au secours des malheureux.
– Ah ! vraiment ? dit Rousseau.
– Oui, mon cher philosophe, et l’on ne parle ici que de la lettre écrite par le dauphin à M. de Sartine.
– Je ne la connais pas.
– C’est à la fois naïf et charmant. Le dauphin reçoit deux mille écus de pension par mois. Ce matin, son mois n’arrivait pas. Le prince se promenait tout effaré ; il demanda plusieurs fois le trésorier, et celui-ci ayant apporté l’argent, le prince l’envoya aussitôt à Paris avec deux lignes charmantes à M. de Sartine, qui me les a communiquées à l’instant.
– Ah ! vous avez vu aujourd’hui M. de Sartine ? dit Rousseau avec une espèce d’inquiétude ou plutôt de défiance.
– Oui, je le quitte, répliqua M. de Jussieu un peu embarrassé ; j’avais des graines à lui demander ; en sorte, ajouta-t-il très vite, que madame la dauphine reste à Versailles pour soigner ses malades et ses blessés.
– Ses malades, ses blessés ? dit Rousseau.
– Oui, M. Gilbert n’est pas le seul qui ait souffert, le peuple n’a payé cette fois qu’un impôt partiel à la catastrophe : il y a, dit-on, parmi les blessés, beaucoup de personnes nobles.
Gilbert écoutait avec une anxiété, une avidité inexprimables ; il lui semblait à tout moment que le nom d’Andrée allait sortir de la bouche de l’illustre naturaliste.
M. de Jussieu se leva.
– Voilà donc la consultation faite ? dit Rousseau.
– Et désormais inutile sera notre science auprès de ce malade ; de l’air, de l’exercice modéré : à propos… les bois… j’oubliais…
– Quoi donc ?
– Je pousse dimanche prochain une reconnaissance de botaniste dans le bois de Marly ; êtes-vous homme à m’accompagner, mon très illustre confrère ?
– Oh ! repartit Rousseau, dites votre admirateur indigne.
– Parbleu ! voilà une belle occasion de promenade pour notre blessé… Amenez-le.
– Si loin ?
– C’est à deux pas ; d’ailleurs, mon carrosse me conduit à Bougival : je vous emmène… Nous montons par le chemin de la Princesse à Luciennes ; nous gagnons de là Marly. À chaque instant, des botanistes s’arrêtent ; notre blessé portera nos pliants… nous herboriserons tous deux, vous et moi ; lui vivra…
– Que vous êtes un homme aimable, mon cher savant ! dit Rousseau.
– Laissez faire, j’ai mon intérêt à cela ; vous avez, je le sais, un grand travail préparé sur les mousses, et, moi, j’y vais un peu à tâtons : vous me guiderez.
– Oh ! fit Rousseau, dont la satisfaction perça malgré lui.
– Là-haut, ajouta le botaniste, un petit déjeuner, de l’ombre, des fleurs superbes. C’est dit ?
– C’est dit… À dimanche la charmante partie. Il me semble que j’ai quinze ans ; je jouis d’avance de tout le bonheur que j’aurai, répondit Rousseau avec la satisfaction d’un enfant.
– Et vous, mon petit ami, affermissez vos jambes d’ici là.
Gilbert balbutia une sorte de remerciement que M. de Jussieu n’entendit pas, les deux botanistes laissant Gilbert tout à ses pensées et surtout à ses craintes.
Chapitre LXXI. La vie revient §
Cependant, tandis que Rousseau croyait avoir rassuré complètement son malade, et que Thérèse racontait à toutes ses voisines que, grâce aux prescriptions du savant médecin, M. de Jussieu, Gilbert était hors de tout danger ; pendant cette période de confiance générale, le jeune homme courait au pire danger qu’il eût couru par son obstination et ses perpétuelles rêveries.
Rousseau ne pouvait être tellement confiant qu’il n’eût au fond de l’âme une défiance solidement étayée sur quelque raisonnement philosophique.
Sachant Gilbert amoureux, et l’ayant surpris en flagrant délit de rébellion aux ordonnances médicales, il avait jugé que Gilbert retomberait dans les mêmes fautes s’il avait trop de liberté.
Rousseau donc, en bon père de famille, avait fermé plus soigneusement que jamais le cadenas du grenier de Gilbert, lui permettant in petto d’aller à la fenêtre, mais l’empêchant en réalité de passer la porte.
On ne peut exprimer ce que cette sollicitude, qui changeait son grenier en prison, inspira de colère et de projets à Gilbert.
Pour certains esprits, la contrainte est fécondante.
Gilbert ne songea plus qu’à Andrée, qu’au bonheur de la voir et de surveiller, fût-ce de loin, les progrès de sa convalescence.
Mais Andrée n’apparaissait pas aux fenêtres du pavillon. Nicole seule, portant ses tisanes sur un plat de porcelaine, M. de Taverney arpentant le petit jardin et prisant avec fureur, comme pour éveiller ses esprits, voilà tout ce que voyait Gilbert quand il interrogeait ardemment les profondeurs des chambres ou les épaisseurs des murs.
Cependant tous ces détails le tranquillisaient un peu, car ces détails lui révélaient une maladie, mais non une mort.
– Là, se disait-il, derrière cette porte, ou derrière ce paravent, respire, soupire et souffre celle que j’aime avec idolâtrie, celle qui, en se montrant, ferait couler la sueur de mon front et trembler mes membres, celle qui tient mon existence, et par qui je respire pour nous deux.
Et là-dessus, Gilbert, penché hors de sa lucarne de façon à faire croire à la curieuse Chon qu’il s’en précipiterait vingt fois dans une heure, Gilbert prenait, avec son œil exercé, la mesure des cloisons, des parquets, la profondeur du pavillon, et s’en construisait dans son cerveau un plan exact : là devait coucher M. de Taverney, là devaient être l’office et la cuisine, là la chambre destinée à Philippe, là le cabinet occupé par Nicole, là enfin la chambre d’Andrée, le sanctuaire à la porte duquel il eût donné sa vie pour demeurer un jour à genoux.
Ce sanctuaire, d’après les idées de Gilbert, était une grande pièce du rez-de-chaussée, commandée par une antichambre et sur laquelle mordait une cloison vitrée, cabinet présumé où Nicole avait son lit, selon les arrangements de Gilbert.
– Oh ! disait le fou dans ses accès de fureur envieuse, heureux les êtres qui marchent dans le jardin sur lequel plongent ma fenêtre et celles de l’escalier ! Heureux ces indifférents qui foulent le sable du parterre ! Là, en effet, la nuit, on doit entendre se plaindre et soupirer mademoiselle Andrée.
Du désir à l’exécution, il y a loin ; mais les imaginations riches rapprochent tout : elles ont un moyen pour cela. Dans l’impossible, elles trouvent le réel, elles savent jeter les ponts sur les fleuves et appliquer des échelles aux montagnes.
Gilbert, les premiers jours, ne fit que désirer.
Puis il réfléchit que ces heureux tant enviés étaient de simples mortels doués comme lui-même de jambes pour fouler le sol du jardin, et de bras pour ouvrir les portes. Il en vint à se représenter le bonheur qu’on éprouverait en se glissant furtivement dans cette maison défendue, en frôlant de son oreille les persiennes par lesquelles filtrait le bruit de l’intérieur.
Chez Gilbert, c’était trop peu d’avoir désiré, l’exécution devenait immédiate.
D’ailleurs, les forces lui revenaient avec rapidité. La jeunesse est féconde et riche. Au bout de trois jours, Gilbert, la fièvre aidant, se sentait aussi fort qu’il avait jamais été.
Il supputa que, Rousseau l’ayant enfermé, une des plus grandes difficultés se trouvait vaincue, la difficulté d’entrer chez mademoiselle de Taverney par la porte.
En effet, la porte ouvrait sur la rue Coq-Héron ; Gilbert, enfermé rue Plâtrière, ne pouvait aborder aucune rue, partant n’avait besoin d’aller ouvrir aucune porte.
Restaient les fenêtres.
Celle de son grenier donnait à pic sur quarante-huit pieds de mur.
À moins d’être ivre ou tout à fait fou, nul ne se fût risqué à descendre.
– Oh ! les portes sont de belles inventions, néanmoins, se répétait-il en rongeant ses poings, et M. Rousseau, un philosophe, me les ferme !
Arracher le cadenas ! facile, oui ; mais plus d’espoir de rentrer dans la maison hospitalière.
Se sauver de Luciennes, se sauver de la rue Plâtrière, s’être sauvé de Taverney, toujours se sauver, c’était prendre le chemin de n’oser plus regarder une seule créature en face sans craindre un reproche d’ingratitude ou de légèreté.
– Non, M. Rousseau ne saura rien.
Et, accroupi sur sa lucarne, Gilbert continuait :
– Avec mes jambes et mes mains, instruments naturels à l’homme libre, je m’accrocherai aux tuiles, et, en suivant la gouttière, fort étroite il est vrai, mais qui est droite, et par conséquent le plus court chemin d’un point à un autre, j’arriverai, si j’arrive, à la lucarne parallèle à la mienne.
« Or, cette lucarne est celle de l’escalier.
« Si je n’arrive pas, je tombe dans le jardin, cela fait du bruit, on sort du pavillon, on me ramasse, on me reconnaît ; je meurs beau, noble, poétique ; on me plaint : c’est superbe !
« Si j’arrive, comme tout me le fait croire, je file sous la lucarne de l’escalier ; je descends les étages pieds nus jusqu’au premier, lequel a sa fenêtre aussi sur le jardin, c’est-à-dire à quinze pieds du sol. Je saute…
« Hélas ! plus de force, plus de souplesse !
« Il y a bien un espalier pour m’aider…
« Oui, mais cet espalier aux grillages vermoulus se brisera ; je dégringolerai, non plus tué, noble et poétique, mais blanchi de plâtre, déchiré, honteux, et avec l’apparence d’un voleur de poires. C’est odieux à penser ! M. de Taverney me fera fouetter par le concierge, ou tirer les oreilles par La Brie.
« Non ! J’ai ici vingt ficelles, lesquelles unies font une corde, d’après cette définition de M. Rousseau : les fétus font la gerbe.
« J’emprunte à madame Thérèse toutes les ficelles pour une nuit, j’y fais des nœuds, et, une fois arrivé à ma bienheureuse fenêtre du premier étage, j’accroche la corde au petit balcon ou même au plomb, et je glisse dans le jardin. »
La gouttière inspectée, les ficelles détachées pour être mesurées, la hauteur prise avec l’œil, Gilbert se sentit fort et résolu.
Il tressa de façon à faire de toutes ces ficelles une corde solide ; il essaya ses forces en se pendant à une solive du galetas, et, heureux de voir qu’il n’avait vomi qu’une fois le sang au milieu de ses efforts, il se décida pour l’expédition nocturne.
Afin de mieux tromper M. Jacques et Thérèse, il contrefit le malade et garda le lit jusqu’à deux heures, moment où, après son dîner, Rousseau partait pour la promenade et ne rentrait plus que le soir.
Gilbert annonça une envie de dormir qui durerait jusqu’au lendemain matin.
Rousseau répondit que, soupant le soir même en ville, il était heureux de voir Gilbert en des dispositions si rassurantes.
On se sépara sur ces affirmations respectives.
Derrière Rousseau, Gilbert détacha de nouveau ses ficelles et les tressa pour tout de bon cette fois.
Il tâtonna encore la gouttière et les tuiles, puis se mit à guetter dans le jardin jusqu’au soir.
Chapitre LXXII. Voyage aérien §
Gilbert était ainsi préparé à son débarquement dans le jardin ennemi, c’est ainsi qu’il qualifiait tacitement la maison de Taverney, et de sa lucarne il explorait le terrain avec l’attention profonde d’un habile stratégiste qui va livrer la bataille, lorsque dans cette maison si muette, si impassible, une scène se passa qui attira toute l’attention du philosophe.
Une pierre sauta par-dessus le mur du jardin et vint frapper en angle le mur de la maison.
Gilbert savait déjà qu’il n’y a point d’effet sans cause : il se mit donc à chercher la cause, ayant vu l’effet.
Mais Gilbert, quoiqu’en se penchant beaucoup, ne put apercevoir la personne qui, de la rue, avait lancé la pierre.
Seulement – et tout aussitôt, il comprit que cette manœuvre se rattachait à l’événement qui venait d’arriver – seulement, il vit s’ouvrir avec précaution l’un des contrevents d’une pièce du rez-de-chaussée, et, par l’entrebâillement de ce volet, passa la tête éveillée de Nicole.
À la vue de Nicole, Gilbert fit un plongeon dans sa mansarde, mais sans perdre un instant de vue l’alerte jeune fille.
Celle-ci, après avoir exploré du regard toutes les fenêtres, et particulièrement celles de la maison, Nicole, disons-nous, sortit de sa demi-cachette et courut dans le jardin comme pour s’approcher de l’espalier, où quelques dentelles séchaient au soleil.
C’était sur le chemin de cet espalier qu’avait roulé la pierre que, non plus que Nicole, Gilbert ne perdait point de vue. Gilbert la vit crosser d’un coup de pied cette pierre, qui pour le moment acquérait une si grande importance, la crosser encore devant elle et continuer enfin ce manège jusqu’à ce qu’elle fût au bord de la plate-bande sous l’espalier.
Là, Nicole leva les mains pour détacher ses dentelles, en laissa tomber une qu’elle ramassa longuement, et, en la ramassant, s’empara de la pierre.
Gilbert ne devinait rien encore ; mais, en voyant Nicole éplucher cette pierre, comme un gourmand fait d’une noix, et lui enlever une écorce de papier qu’elle avait, il comprit le degré d’importance réel que méritait l’aérolithe.
C’était, en effet, un billet, ni plus ni moins qu’un billet que Nicole venait de trouver roulé autour de la pierre.
La rusée l’eut bien vite déplié, dévoré, mis dans sa poche, et alors elle n’eut plus besoin de regarder rien à ses dentelles, les dentelles étaient sèches.
Gilbert, cependant, secouait la tête en se disant, avec cet égoïsme des hommes qui déprécient les femmes, que Nicole était bien réellement une nature vicieuse, et que lui, Gilbert, avait fait acte de morale et de saine politique en rompant si brusquement et si courageusement avec une fille qui recevait des billets par-dessus les murs.
Et, en raisonnant ainsi, lui, Gilbert, qui venait de faire un si beau raisonnement sur les causes et les effets, il condamnait un effet dont peut être il était la cause.
Nicole rentra, puis ressortit, et, cette fois, elle avait la main dans sa poche.
Elle en tira une clef ; Gilbert la vit un instant briller entre ses doigts comme un éclair ; puis aussitôt, cette clef, la jeune fille la glissa sous la petite porte du jardin, porte de jardinier située à l’autre extrémité du mur de la rue, parallèlement à la grande porte usitée.
– Bon ! dit Gilbert, je comprends : un billet et un rendez-vous. Nicole ne perd pas son temps. Nicole a donc un nouvel amant ?
Et Gilbert fronça le sourcil avec le désappointement d’un homme qui a cru que sa perte devait causer un vide irréparable dans le cœur de la femme qu’il abandonnait, et qui, à son grand étonnement, voit ce vide parfaitement rempli.
– Voilà qui pourrait bien contrarier mes projets, continua Gilbert en cherchant une cause factice à sa mauvaise humeur. N’importe, reprit Gilbert après un autre moment de silence, je ne suis point fâché de connaître l’heureux mortel qui me succède dans les bonnes grâces de mademoiselle Nicole.
Mais Gilbert, à certains endroits, était un esprit parfaitement juste ; il calcula aussitôt que la découverte qu’il venait de faire, et que l’on ignorait qu’il eût faite, lui donnait sur Nicole un avantage dont il pourrait profiter à l’occasion, puisqu’il savait le secret de Nicole avec des détails que celle-ci ne pouvait nier, tandis qu’elle soupçonnait à peine le sien, et qu’aucun détail ne venait donner un corps à ses soupçons.
Gilbert se promit donc de profiter de son avantage à l’occasion.
Pendant toutes ces allées et venues, cette nuit si impatiemment attendue arriva enfin.
Gilbert ne craignait plus qu’une chose, c’était la rentrée imprévue de Rousseau, Rousseau le surprenant sur le toit ou dans l’escalier, ou même encore Rousseau trouvant la chambre vide. Dans ce dernier cas, la colère du Genevois devait être terrible ; Gilbert crut en détourner les coups à l’aide d’un billet qu’il laissa sur sa petite table, à l’adresse du philosophe.
Ce billet était conçu en ces termes :
« Mon cher et illustre protecteur,
« Ne concevez pas de moi une mauvaise opinion, si, malgré vos recommandations, et même vos ordres, je me suis permis de sortir. Je ne puis tarder à rentrer, à moins qu’il ne m’arrive quelque accident pareil à celui qui m’est arrivé déjà ; mais, au risque d’un accident pareil et même pire, il faut que je quitte ma chambre pour deux heures. »
– J’ignore ce que je dirai au retour, pensait Gilbert, mais au moins M. Rousseau ne sera pas inquiété, ni mis en colère.
La soirée fut sombre. Il régnait une chaleur étouffante, comme c’est l’habitude pendant les premières chaleurs du printemps ; aussi le ciel fut-il nuageux, et à huit heures et demie l’œil le plus exercé n’eût rien distingué au fond du gouffre noir qu’interrogeaient les regards de Gilbert.
Ce fut alors seulement que le jeune homme s’aperçut qu’il respirait difficilement, que des sueurs subites envahissaient son front et sa poitrine, signes certains de faiblesse et d’atonie. La prudence lui conseillait de ne pas s’aventurer en cet état dans une expédition où toute la force, toute la sûreté des organes étaient nécessaires non seulement pour le succès de l’entreprise, mais même pour la sûreté de l’individu ; mais Gilbert n’écouta rien de ce que lui conseillait l’instinct physique.
La volonté morale avait parlé plus haut ; ce fut elle, comme toujours, que le jeune homme suivit.
Le moment était venu ; Gilbert roula son petit cordeau en douze cercles autour de son cou, commença, le cœur palpitant, à escalader sa lucarne, et, s’empoignant fortement au chambranle de cette même lucarne, il fit son premier pas dans la gouttière, vers la lucarne de droite, qui, comme nous l’avons dit, était celle de l’escalier et se trouvait séparée de l’autre par un intervalle d’environ deux toises.
Ainsi les pieds dans un conduit de plomb de huit pouces de large au plus, lequel conduit, bien que soutenu de distance en distance par des crampons de fer, cédait sous ses pas, à cause de la mollesse du plomb ; les mains appuyées sur les tuiles, auxquelles il ne fallait demander qu’un point d’appui pour l’équilibre, mais nullement un soutien en cas de chute, car les doigts n’avaient pas de prise : voilà quelle fut la position de Gilbert durant le trajet aérien, qui dura deux minutes, c’est-à-dire deux éternités.
Mais Gilbert ne voulait pas avoir peur, et telle était la puissance de volonté de ce jeune homme qu’il n’eut pas peur. Il se souvenait d’avoir entendu dire à un équilibriste que, pour marcher heureusement sur les chemins étroits, il ne fallait pas regarder à ses pieds, mais à dix pas devant soi, et ne jamais songer à l’abîme qu’à la manière de l’aigle, c’est-à-dire avec la conviction qu’on est fait pour planer au-dessus.
Gilbert, au reste, avait déjà mis en pratique ces préceptes dans plusieurs visites rendues à Nicole, à cette même Nicole, si hardie maintenant, qu’elle se servait de clefs et de portes au lieu de toits et de cheminées.
Il avait ainsi passé sur les écluses des moulins de Taverney et sur les poutres des toits dénudés d’un vieux hangar.
Il arriva donc au but sans un seul frémissement, et, une fois arrivé au but, se glissa tout fier dans son escalier.
Mais, arrivé sur le palier, il s’arrêta court. Des voix retentissaient aux étages inférieurs : c’étaient celles de Thérèse et de certaines voisines qui s’entretenaient du génie de M. Rousseau, du mérite de ses livres et de l’harmonie de sa musique.
Ces voisines avaient lu la Nouvelle Héloïse et trouvaient ce livre graveleux, elles l’avouaient franchement. En réponse à cette critique, madame Thérèse leur faisait observer qu’elles ne comprenaient pas la portée philosophique de ce beau livre.
Ce à quoi les voisines n’avaient rien à répondre, si ce n’est de confesser leur incompétence en pareille matière.
Cette conversation transcendante avait lieu d’un palier à l’autre, et le feu de la discussion était moins ardent que celui des fourneaux sur lesquels cuisait le souper odorant de ces dames.
Gilbert entendait donc raisonner les arguments et rissoler les viandes.
Son nom, prononcé au milieu de ce tumulte, lui causa un frisson désagréable.
– Après mon souper, disait Thérèse, j’irai voir si ce cher enfant ne manque de rien dans sa mansarde.
Ce cher enfant lui fit moins de plaisir que la promesse de la visite ne lui fit de peur. Heureusement, il réfléchit que Thérèse, lorsqu’elle soupait seule, causait longuement avec sa dive bouteille ; que le rôti semblait appétissant, que l’après-souper signifiait… à dix heures. Il n’en était pas huit trois quarts. D’ailleurs, après souper, selon toute probabilité, le cours des idées de Thérèse aurait changé, et elle penserait à toute autre chose qu’au cher enfant.
Toutefois, le temps se perdait, au grand désespoir de Gilbert, lorsque tout à coup un des rôtis alliés brûla… Un cri de cuisinière alarmée retentit, cri d’effroi qui rompit toute conversation.
Chacun se précipita vers le théâtre de l’événement.
Gilbert profita de la préoccupation culinaire de ces dames pour glisser comme un sylphe dans l’escalier.
Au premier étage, il trouva le plomb disposé pour recevoir sa corde, l’y fixa par un nœud coulant, monta sur la fenêtre et se mit lestement à descendre.
Il était suspendu entre ce plomb et la terre, quand un pas rapide retentit sous lui dans le jardin.
Il eut le temps de se retourner en se cramponnant aux nœuds, et de regarder quel était le malencontreux survenant.
C’était un homme.
Comme il venait du côté de la petite porte, Gilbert ne douta point un instant que ce ne fût l’heureux mortel attendu par Nicole.
Il concentra donc toute son attention sur cet autre intrus qui venait l’arrêter au milieu de sa périlleuse descente.
À sa marche, à un soupçon de profil esquissé sous le tricorne, à une façon particulière dont ce tricorne était posé sur le coin d’une oreille qui paraissait de son côté fort attentive, Gilbert crut reconnaître le fameux Beausire, cet exempt dont Nicole avait fait connaissance à Taverney.
Presque aussitôt, il vit Nicole ouvrir la porte de son pavillon, s’élancer dans le jardin en laissant cette porte ouverte, et, rapide comme une bergeronnette qui court, légère comme elle, se diriger vers la serre, c’est-à-dire du côté vers lequel s’acheminait déjà M. Beausire.
Ce n’était pas le premier rendez-vous de ce genre qui avait lieu, selon toute certitude, puisque ni l’un ni l’autre ne manifestaient la moindre hésitation sur le lieu qui les réunissait.
– Maintenant, je puis achever ma descente, pensa Gilbert ; car, si Nicole a reçu son amant à cette heure, c’est qu’elle est sûre de son temps. Andrée est donc seule, mon Dieu ! seule…
On n’entendait, en effet, aucun bruit, et l’on ne voyait qu’une faible lumière au rez-de-chaussée.
Gilbert, arrivé au sol sans accident aucun, ne voulut pas traverser diagonalement le jardin ; il longea le mur, gagna un massif, le traversa en se courbant, et arriva sans avoir pu être deviné à la porte laissée ouverte par Nicole.
De là, abrité par un immense aristoloche qui grimpait jusqu’au-dessus de la porte et la festonnait amplement, il observa que la première pièce, antichambre assez spacieuse, ainsi qu’il l’avait deviné, était parfaitement vide.
Cette antichambre donnait entrée à l’intérieur par deux portes, l’une fermée, l’autre ouverte ; Gilbert devina que la porte ouverte était celle de la chambre de Nicole.
Il pénétra lentement dans cette chambre, en étendant les mains devant lui de peur d’accident, car cette chambre était privée de toute lumière.
Cependant, au bout d’une espèce de corridor, on voyait une porte vitrée dessiner sur la lumière de la pièce voisine les traverses qui enfermaient ses vitres. De l’autre côté de ces vitres, un rideau de mousseline flottait.
En s’avançant dans le corridor, Gilbert entendit une faible voix dans la pièce éclairée.
C’était la voix d’Andrée ; tout le sang de Gilbert reflua vers son cœur.
Une autre voix répondait à celle-là, c’était celle de Philippe. Le jeune homme s’informait avec sollicitude de la santé de sa sœur.
Gilbert, en garde, fit quelques pas, et se plaça derrière une de ces demi-colonnes surmontées d’un buste quelconque, qui formaient à cette époque la décoration des portes doubles en profondeur.
Ainsi en sûreté, il écouta et regarda, si heureux, que son cœur se fondait de joie ; si épouvanté, que ce même cœur se rétrécissait au point de n’être plus qu’un point dans sa poitrine.
Il écoutait et voyait.
Chapitre LXXIII. Le frère et la sœur §
Gilbert entendait et voyait, avons-nous dit.
Il voyait Andrée couchée sur sa chaise longue le visage tourné vers la porte vitrée, c’est-à-dire tout à fait en face de lui. Cette porte était légèrement entrebâillée.
Une petite lampe à large abattoir, placée sur une table voisine chargée de livres, indiquant la seule distraction à laquelle pouvait se livrer la belle malade, éclairait le bas seulement du visage de mademoiselle de Taverney.
Quelquefois, cependant, lorsqu’elle se renversait en arrière, de façon à être adossée à l’oreiller de la chaise longue, la clarté envahissait son front si blanc et si pur sous la dentelle.
Philippe, assis sur le pied même de la chaise longue, tournait le dos à Gilbert ; son bras était toujours en écharpe, et tout mouvement était défendu à ce bras.
C’était la première fois qu’Andrée se levait ; c’était la première fois que Philippe sortait.
Les deux jeunes gens ne s’étaient donc pas revus depuis la terrible nuit ; seulement, chacun des deux avait su que l’autre allait de mieux en mieux et marchait à sa convalescence.
Tous deux, réunis depuis quelques minutes à peine, causaient donc librement, car ils savaient qu’ils étaient seuls, et que, s’il venait quelqu’un, ils seraient prévenus de l’approche de ce quelqu’un par le bruit de la sonnette placée à cette porte, que Nicole avait laissée ouverte.
Mais tout naturellement ils ignoraient cette circonstance de la porte laissée ouverte, et comptaient sur la sonnette.
Gilbert voyait donc et entendait donc, comme nous avons dit, car, par cette porte ouverte, il pouvait saisir chaque mot de la conversation.
– De sorte, disait Philippe, au moment où Gilbert s’établissait derrière un rideau flottant à la porte d’un cabinet de toilette, de sorte que tu respires plus librement, pauvre sœur ?
– Oui, plus librement, mais toujours avec une légère douleur.
– Et les forces ?
– Elles sont loin d’être revenues ; cependant, deux ou trois fois aujourd’hui, j’ai pu aller jusqu’à la fenêtre. La bonne chose que l’air ! la belle chose que les fleurs ! Il me semble qu’avec de l’air et des fleurs, on ne peut pas mourir.
– Mais, avec tout cela, vous vous sentez encore bien faible, n’est-ce pas, Andrée ?
– Oh ! oui, car la secousse a été terrible ! Aussi, je vous le répète, continua la jeune fille en souriant et en secouant la tête, je marche bien difficilement en m’appuyant aux meubles et aux lambris ; sans soutiens, mes jambes plient, il me semble toujours que je vais tomber.
– Allons, allons, courage, Andrée ; ce bon air et ces belles fleurs, dont vous parliez tout à l’heure, vous remettront ; et, dans huit jours, vous serez capable de rendre visite à madame la dauphine, qui s’informe si bienveillamment de vous, m’a-t-on dit.
– Oui, je l’espère, Philippe ; car madame la dauphine, en effet, paraît bonne pour moi.
Et Andrée, se renversant en arrière, appuya sa main sur sa poitrine et ferma ses beaux yeux.
Gilbert fit un pas en avant, les bras étendus.
– Vous souffrez, ma sœur ? demanda Philippe en lui prenant la main.
– Oui, des spasmes ; et puis, parfois, le sang me monte aux tempes et les assiège ; quelquefois aussi j’ai des éblouissements et le cœur me manque.
– Oh ! dit Philippe rêveur, ce n’est pas étonnant ; vous avez subi une si terrible épreuve, et vous avez été sauvée si miraculeusement.
– Miraculeusement, c’est le mot, mon frère.
– Mais, à propos de ce salut miraculeux, Andrée, continua Philippe en se rapprochant de sa sœur, pour donner plus d’importance à la question, savez vous que je n’ai encore pu causer avec vous de cette catastrophe ?
Andrée rougit et sembla éprouver un malaise.
Philippe ne remarqua point ou ne parut point remarquer cette rougeur.
– Je croyais cependant, dit la jeune fille, que mon retour avait été accompagné de tous les éclaircissements que vous pouviez désirer ; mon père, lui, m’a dit avoir été très satisfait.
– Sans doute, chère Andrée, et cet homme a mis une délicatesse extrême dans toute cette affaire, à ce qu’il m’a semblé du moins ; cependant plusieurs points de son récit m’ont paru, non pas suspects, mais obscurs, c’est le mot.
– Comment cela, et que voulez-vous dire, mon frère ? demanda Andrée avec une candeur toute virginale.
– Oui, sans doute.
– Expliquez-vous.
– Ainsi, par exemple, poursuivit Philippe, il y a un point que je n’avais pas d’abord examiné, et qui, depuis, s’est présenté à moi très étrange.
– Lequel ? demanda Andrée.
– C’est, dit Philippe, la façon même dont vous avez été sauvée. Racontez moi cela, Andrée.
La jeune fille parut faire un effort sur elle-même.
– Oh ! Philippe, dit-elle, j’ai presque oublié, tant j’ai eu peur.
– N’importe ! ma bonne Andrée, dis-moi tout ce dont tu te souviens.
– Mon Dieu ! vous le savez, mon frère, nous fûmes séparés à vingt pas à peu près du Garde-meubles. Je vous vis entraîné vers le jardin des Tuileries, tandis que j’étais entraînée, moi, vers la rue Royale. Un instant je pus vous distinguer encore, faisant d’inutiles efforts pour me rejoindre. Je vous tendais les bras, je criais : « Philippe ! Philippe ! » quand tout à coup je fus enveloppée comme par un tourbillon, soulevée, emportée du côté des grilles. Je sentais le flot qui m’entraînait vers la muraille, où il allait se briser ; j’entendais les cris de ceux qu’on broyait contre ces grilles ; je comprenais que mon tour allait arriver d’être écrasée, anéantie ; je pouvais presque calculer le nombre de secondes que j’avais encore à vivre, quand, à demi-morte, à demi-folle, en levant les bras et les yeux au ciel, dans une dernière prière, je vis briller le regard d’un homme qui dominait toute cette foule, comme si cette foule lui obéissait.
– Et cet homme était le baron Joseph Balsamo, n’est-ce pas ?
– Oui, le même que j’avais déjà vu à Taverney ; le même qui, là-bas, m’avait déjà frappée d’une si étrange terreur ; cet homme enfin qui semble cacher en lui quelque chose de surnaturel ; cet homme qui a fasciné mes yeux avec ses yeux, mon oreille avec sa voix ; cet homme qui a fait frissonner tout mon être avec le seul contact de son doigt sur mon épaule.
– Continuez, continuez, Andrée, dit Philippe en assombrissant son visage et sa voix.
– Eh bien ! cet homme m’apparut planant sur cette catastrophe comme si les douleurs humaines ne pouvaient l’atteindre. Je lus dans ses yeux qu’il voulait me sauver, qu’il le pouvait ; alors, quelque chose d’extraordinaire se passa en moi ; toute brisée, toute impuissante, toute morte que j’étais déjà, je me sentis soulevée au-devant de cet homme, comme si quelque force inconnue, mystérieuse, invincible, m’enlevait jusqu’à lui. Je sentais comme des bras qui se raidissaient pour me pousser hors de ce gouffre de chair pétrie où râlaient tant de malheureux, et me rendre à l’air, à la vie. Oh ! vois-tu, Philippe, continua Andrée avec une espèce d’exaltation, c’était, j’en suis sûre, le regard de cet homme qui m’attirait ainsi.
«J’atteignis sa main et je fus sauvée.
– Hélas ! murmura Gilbert, elle n’a vu que lui, et moi, moi qui mourais à ses pieds, elle ne m’a pas vu !
Il essuya son front ruisselant de sueur.
– Voilà donc comment la chose s’est passée ? demanda Philippe.
– Oui, jusqu’au moment où je me sentis hors de danger ; alors, soit que toute ma vie se fût concentrée dans ce dernier effort que j’avais fait, soit qu’effectivement la terreur que j’avais ressentie dépassât la mesure de mes forces, je m’évanouis.
– Et à quelle heure pensez-vous que cet évanouissement eut lieu ?
– Dix minutes après vous avoir quitté, mon frère.
– C’est cela, poursuivit Philippe, il était minuit à peu près. Comment alors n’êtes-vous revenue ici qu’à trois heures ? Pardonnez-moi un interrogatoire qui peut vous paraître ridicule, chère Andrée, mais qui pour moi a sa raison.
– Merci, Philippe, dit Andrée en serrant la main de son frère, merci. Il y a trois jours, je n’eusse pas encore pu vous répondre, mais aujourd’hui – cela va vous paraître étrange, ce que je vous dis – aujourd’hui, ma vue intérieure est plus forte ; il me semble qu’une volonté qui commande à la mienne me dit de me souvenir, et je me souviens.
– Dites alors, dites, chère Andrée, car j’attends avec impatience. Cet homme vous enleva donc dans ses bras ?
– Dans ses bras ? dit Andrée en rougissant. Je ne me rappelle pas bien. Tout ce que je sais, c’est qu’il me tira de la foule ; mais le toucher de sa main me causa le même effet qu’à Taverney, et à peine m’eut-il touchée, que je m’évanouis de nouveau, ou plutôt je me rendormis, car l’évanouissement a des préludes douloureux, et, cette fois, je ne ressentis que les bienfaisantes impressions du sommeil.
– En vérité, Andrée, tout ce que vous me dites là me semble si étrange, que, si c’était un autre que vous qui me racontât de pareilles choses, je n’y croirais point. N’importe, achevez, continua-t-il avec une voix plus altérée qu’il ne voulait le laisser paraître.
Quant à Gilbert, il dévorait chaque parole d’Andrée, lui qui savait que, jusque-là du moins, chaque parole était vraie.
– Je repris mes sens, continua la jeune fille, et je me réveillai dans un salon richement meublé. Une femme de chambre et une dame étaient à mes côtés, mais ne paraissaient nullement inquiètes ; car, à mon réveil, je vis des figures bienveillamment souriantes.
– Savez-vous quelle heure il était, Andrée ?
– La demie sonnait après minuit.
– Oh ! fit le jeune homme en respirant librement, c’est bien ; continuez, Andrée, continuez.
– Je remerciai les femmes des soins qu’elles me prodiguaient ; mais, sachant votre inquiétude, je les priai de me faire reconduire à l’instant même ; elles me dirent alors que le baron était retourné sur le théâtre de la catastrophe pour porter de nouveaux secours aux blessés, mais qu’il allait revenir avec une voiture, et qu’il me reconduirait lui-même à votre hôtel. En effet, vers deux heures, j’entendis rouler une voiture dans la rue, puis un frémissement pareil à ceux que j’avais déjà éprouvés à l’approche de cet homme me reprit ; je tombai vacillante, étourdie sur un sofa ; la porte s’ouvrit ; je pus, au milieu de mon évanouissement, reconnaître encore celui qui m’avait sauvée, puis je perdis connaissance une seconde fois. C’est alors qu’on m’aura descendue, mise dans le fiacre et ramenée ici. Voilà tout ce dont je me souviens, mon frère.
Philippe calcula le temps, et vit que sa sœur avait dû être conduite directement de la rue des Écuries-du-Louvre à la rue Coq-Héron, comme elle avait été conduite de la place Louis XV à la rue des Écuries-du-Louvre ; et, lui serrant cordialement la main, il lui dit d’un son de voix libre et joyeux :
– Merci, chère sœur, merci ; tous ces calculs correspondent au mien. Je me présenterai chez la marquise de Savigny et je la remercierai moi-même. Maintenant, un dernier mot d’un intérêt secondaire.
– Dites.
– Vous rappelez-vous avoir vu, au milieu de la catastrophe, quelque figure de connaissance ?
– Moi ? Non.
– Celle du petit Gilbert, par exemple ?
– En effet, dit Andrée en s’efforçant de rappeler ses souvenirs ; oui, au moment où nous fumes séparés, il était à dix pas de moi.
– Elle m’avait vu, murmura Gilbert.
– C’est qu’en vous cherchant, Andrée, j’ai retrouvé le pauvre enfant.
– Parmi les morts ? demanda Andrée avec cette nuance bien accentuée d’intérêt que les grands ont pour leur subalterne.
– Non, il était blessé seulement ; on l’a sauvé, et j’espère qu’il en réchappera.
– Oh ! tant mieux, dit Andrée ; et qu’avait-il ?
– La poitrine écrasée.
– Oui, oui, contre la tienne, Andrée, murmura Gilbert.
– Mais, continua Philippe, ce qu’il y a d’étrange, et ce qui fait que je vous parle de cet enfant, c’est que j’ai retrouvé dans sa main, raidie par la souffrance, un morceau de votre robe.
– Tiens ! c’est étrange, en effet.
– Ne l’avez-vous pas vu au dernier moment ?
– Au dernier moment, Philippe, j’ai vu tant de figures effrayantes de terreur et de souffrance, d’égoïsme, d’amour, de pitié, de cupidité, de cynisme, qu’il me semble avoir habité une année en enfer ; parmi toutes ces figures, qui m’ont fait l’effet d’une revue que je passais de tous les damnés, il se peut que j’aie vu celle de ce petit bonhomme, mais je ne me le rappelle point.
– Cependant, ce morceau d’étoffe arraché à votre robe, et c’était bien à votre robe, chère Andrée, puisque j’ai vérifié le fait avec Nicole…
– En disant à cette fille pour quelle cause vous l’interrogiez ? demanda Andrée ; car elle se rappelait cette singulière explication qu’elle avait eue à Taverney avec sa femme de chambre, à propos de ce même Gilbert.
– Oh ! non. Enfin, ce morceau était bien dans sa main : comment expliquez-vous cela ?
– Mon Dieu, rien de plus facile, dit Andrée avec une tranquillité qui faisait un indicible contraste avec l’effroyable battement du cœur de Gilbert ; s’il était près de moi au moment où je me suis sentie soulevée, pour ainsi dire, par le regard de cet homme, il se sera accroché à moi pour profiter en même temps que moi du secours qui m’arrivait, pareil en cela au noyé qui se cramponne à la ceinture du nageur.
– Oh ! fit Gilbert avec un sombre mépris pour cette pensée de la jeune fille ; oh ! l’ignoble interprétation de mon dévouement ! Comme ces gens de noblesse nous jugent, nous autres gens du peuple ! Oh ! M. Rousseau a bien raison : nous valons mieux qu’eux ; notre cœur est plus pur et notre bras plus fort.
Et, comme il faisait un mouvement pour reprendre la conversation d’Andrée et de son frère, un moment écartée par cet aparté, il entendit un bruit derrière lui.
– Mon Dieu ! murmura-t-il, quelqu’un dans l’antichambre.
Et Gilbert, entendant les pas se rapprocher du corridor, s’enfonça dans le cabinet de toilette, laissant retomber la portière devant lui.
– Eh bien, cette folle de Nicole n’est donc point là ? dit la voix du baron de Taverney, qui, effleurant Gilbert avec les basques de son habit, entra chez sa fille.
– Elle est sans doute au jardin, dit Andrée avec une tranquillité qui prouvait qu’elle n’avait aucun soupçon de la présence d’un tiers ; bonsoir, mon père.
Philippe se leva respectueusement ; le baron lui fit signe de rester où il était, et, prenant un fauteuil, il s’assit auprès de ses enfants.
– Eh ! mes enfants, dit le baron, il y a bien loin de la rue Coq-Héron à Versailles, lorsqu’au lieu de s’y rendre dans une bonne voiture de la cour, on n’a qu’une patache traînée par un cheval. Enfin, j’ai vu madame la dauphine, toujours.
– Ah ! fit Andrée, vous arrivez donc de Versailles, mon père ?
– Oui, la princesse avait eu la bonté de me faire mander, ayant su l’accident arrivé à ma fille.
– Andrée va beaucoup mieux, mon père, dit Philippe.
– Je le sais bien, et je l’ai dit à Son Altesse royale, qui m’a bien voulu promettre qu’aussitôt l’entier rétablissement de ta sœur, elle l’appellerait près d’elle au Petit Trianon, qu’elle a choisi décidément pour résidence, et qu’elle s’occupe de faire disposer à son goût.
– Moi, moi à la cour ? dit Andrée timidement.
– Ce ne sera pas la cour, ma fille : madame la dauphine a des goûts sédentaires ; M. le dauphin lui-même déteste l’éclat et le bruit. On vivra en famille à Trianon ; seulement, de l’humeur que je connais Son Altesse madame la dauphine, ces petites assemblées de famille pourraient bien finir par être mieux que des lits de justice ou des états généraux. La princesse a du caractère, et M. le dauphin est profond, à ce qu’on dit.
– Oui, oui, ce sera toujours la cour, ne vous y trompez pas, ma sœur, dit Philippe tristement.
– La cour ! se dit Gilbert avec une rage et un désespoir concentrés ; la cour, c’est-à-dire un sommet où je ne puis atteindre, un abîme où je ne puis me précipiter ; plus d’Andrée ! perdue pour moi, perdue !
– Nous n’avons, répliqua Andrée à son père, ni la fortune qui permet d’habiter ce séjour, ni l’éducation qui est nécessaire à celui qui l’habite. Moi, pauvre fille, que ferais-je au milieu de ces dames si brillantes dont j’ai entrevu une seule fois la splendeur qui éblouit, dont j’ai jugé l’esprit si futile, mais si étincelant ! Hélas ! mon frère, que nous sommes obscurs pour aller au milieu de toutes ces lumières !…
Le baron fronça le sourcil.
– Encore ces sottises, dit-il. Je ne comprends vraiment pas le soin que prennent toujours les miens de rabaisser tout ce qui vient de moi ou qui me touche ! Obscurs ! en vérité, vous êtes folle, mademoiselle ; obscure ! Une Taverney-Maison-Rouge, obscure ! Eh ! qui brillera, je vous prie, si ce n’est vous ?… La fortune… Pardieu ! les fortunes de cour, on sait ce que c’est ; le soleil de la couronne les pompe, le soleil les fait refleurir ; c’est le grand va-et-vient de la nature. Je me suis ruiné, c’est bien ; je redeviendrai riche, voilà tout. Le roi n’a-t-il plus d’argent à offrir à ses serviteurs ? et croyez-vous que je rougirai d’un régiment qu’on donnera au fils aîné de ma race ; d’une dot qu’on vous donnera, Andrée ; d’un apanage qu’on me rendra, à moi, ou d’un beau contrat de rentes que je trouverai sous ma serviette en dînant au petit couvert ?… Non, non, les sots ont des préjugés… Je n’en ai pas… D’ailleurs, c’est mon bien, je le reprends : ne vous faites donc pas de scrupules, mademoiselle. Il reste un dernier point à débattre : votre éducation, dont vous parliez tout à l’heure. Mais, mademoiselle, souvenez-vous que nulle fille de cour n’est élevée comme vous ; il y a plus : vous avez, à côté de l’éducation des jeunes filles de noblesse, l’instruction solide des filles de robe ou de finance ; vous êtes musicienne ; vous dessinez des paysages avec des moutons et des vaches que Berghem ne renierait pas ; or, madame la dauphine raffole des moutons, des vaches et de Berghem. Il y a de la beauté chez vous, le roi ne manquera pas de s’en apercevoir. Il y a de la conversation, ce sera pour M. le comte d’Artois ou M. de Provence. vous serez donc non seulement bien vue…, mais adorée. Oui, oui, fit le baron en riant et en se frottant les mains avec une accentuation de rire si étrange, que Philippe regarda son père, ne croyant pas que ce rire partit d’une bouche humaine. – Adorée ! j’ai dit le mot.
Andrée baissa les yeux, et Philippe, lui prenant la main :
– M. le baron a raison, dit-il, vous êtes bien tout ce qu’il dit, Andrée, et nulle ne sera plus digne que vous d’entrer à Versailles.
– Mais je serai séparée de vous, répliqua Andrée.
– Pas du tout, pas du tout, interrompit le baron ; Versailles est grand, ma chère.
– Oui, mais Trianon est petit, riposta Andrée, fière et peu maniable lorsqu’on s’obstinait avec elle.
– Trianon sera toujours assez grand pour fournir une chambre à M. de Taverney. Un homme comme moi se loge toujours, ajouta-t-il avec une modestie qui signifiait : sait toujours se loger.
Andrée, peu rassurée par cette proximité de son père, se tourna vers Philippe.
– Ma sœur, dit celui-ci, vous ne ferez sans doute pas partie de ce qu’on appelle la cour. Au lieu de vous mettre dans un couvent où elle payerait votre dot, madame la dauphine, qui a bien voulu vous distinguer, vous tiendra près d’elle avec un emploi quelconque. Aujourd’hui, l’étiquette n’est pas impitoyable comme au temps de Louis XIV ; il y a fusion et divisibilité dans les charges. Vous pourrez servir à la dauphine de lectrice ou de dame de compagnie ; elle dessinera avec vous, elle vous tiendra toujours près d’elle ; on ne vous verra jamais, c’est possible ; mais vous ne relèverez pas moins de sa protection immédiate, et, comme telle, vous inspirerez beaucoup d’envie. Voilà ce que vous craignez, n’est-ce pas ?
– Oui, mon frère.
– À la bonne heure, dit le baron ; mais ne nous affligeons pas pour si peu qu’un ou deux envieux… Rétablissez-vous donc bien vite, Andrée, et j’aurai le plaisir de vous conduire à Trianon moi-même. – C’est l’ordre de madame la dauphine.
– C’est bien ; j’irai, mon père.
– À propos, continua le baron, vous êtes en argent, Philippe ?
– Si vous en avez besoin, monsieur, répliqua le jeune homme, je n’en aurais pas assez pour vous en offrir ; mais, si vous me faites une offre, au contraire, je puis vous répondre qu’il m’en reste assez pour moi.
– C’est vrai, tu es philosophe, toi, dit le baron en ricanant. Et toi, Andrée, es-tu philosophe aussi, et ne demandes-tu rien, ou as-tu besoin de quelque chose ?
– Je craindrais de vous gêner, mon père.
– Oh ! nous ne sommes plus à Taverney, ici. Le roi m’a fait remettre cinq cents louis… à compte, a dit Sa Majesté. Songe à tes toilettes, Andrée.
– Merci, mon père, répliqua la jeune fille joyeuse.
– Là, là ! dit le baron, voilà les extrêmes. Tout à l’heure, elle ne voulait rien ; maintenant, elle ruinerait un empereur de Chine. Oh ! mais n’importe, demande ; les belles robes t’iront bien, Andrée.
Là-dessus, et après un baiser très tendre, le baron ouvrit la porte d’une chambre qui séparait la sienne de celle de sa fille, et disparut en disant :
– Cette damnée Nicole, qui n’est point là pour m’éclairer !
– Voulez-vous que je la sonne, mon père ?
– Non, j’ai La Brie, qui dort sur quelque fauteuil ; bonsoir, mes enfants.
Philippe s’était levé de son côté.
– Bonsoir aussi, mon frère, fit Andrée, je suis brisée de fatigue. Voilà la première fois que je parle autant depuis mon accident. Bonsoir, cher Philippe.
Et elle donna sa main au jeune homme, qui la baisa fraternellement, mais en mêlant à cette fraternité une sorte de respect qu’il avait toujours eu pour sa sœur, et qui partit en effleurant dans le corridor la portière derrière laquelle était caché Gilbert.
– Voulez-vous que j’appelle Nicole ? dit-il à son tour en s’éloignant.
– Non, non, cria Andrée, je me déferai seule. Adieu, Philippe.
Chapitre LXXIV. Ce qu’avait prévu Gilbert §
Andrée, restée seule, se souleva sur sa chaise, et un frisson passa dans tout le corps de Gilbert.
La jeune fille était debout ; de ses mains blanches comme l’albâtre, elle détachait une à une les épingles de sa coiffure, tandis que le léger peignoir qui la couvrait, glissant de ses épaules, découvrait son cou si pur et si gracieux, sa poitrine encore palpitante, et ses bras qui, nonchalamment arrondis sur sa tête, forçaient la cambrure de ses reins au profit d’une gorge exquise frémissant sous la batiste.
Gilbert, à genoux, haletant, ivre, sentait le sang battre furieusement son front et son cœur. Des flots embrasés circulaient dans ses artères, un nuage de flammes descendait sur sa vue, un murmure inconnu et fébrile bourdonnait à ses oreilles ; il touchait à ce moment d’égarement farouche qui précipite les hommes dans le gouffre de la folie. Il allait franchir le seuil de la chambre d’Andrée en criant :
– Oh ! oui, tu es belle, tu es belle ! mais ne sois pas si fière de ta beauté, car tu me la dois, car je t’ai sauvé la vie !
Tout à coup, un nœud de la ceinture embarrassa Andrée ; elle s’irrita, frappa du pied, s’assit tout en désordre sur un lit de repos, comme si le léger obstacle qu’elle venait de rencontrer avait suffi pour briser ses forces, et, se penchant à demi nue vers le cordon de la sonnette, elle lui imprima une impatiente secousse.
Ce bruit rappela Gilbert à la raison. – Nicole avait laissé la porte ouverte pour entendre. Nicole allait venir.
Adieu le rêve, adieu le bonheur ; plus rien qu’une image, plus rien qu’un souvenir éternellement brûlant dans l’imagination, éternellement présent au fond du cœur.
Gilbert voulut s’élancer hors du pavillon ; mais le baron, entrant, avait attiré à lui les portes du corridor. Gilbert, qui ignorait cet obstacle, fut quelques secondes à les ouvrir.
Au moment où il entrait dans la chambre de Nicole, Nicole arrivait. Le jeune homme entendit craquer sous ses pas le sable du jardin. Il n’eut que le temps de s’effacer dans l’ombre pour laisser passer la jeune fille, qui traversa l’antichambre après en avoir fermé la porte, et s’élança dans le corridor légère comme un oiseau.
Gilbert gagna l’antichambre et essaya de sortir.
Mais Nicole, tout en accourant et en criant : « Me voilà, me voilà, mademoiselle ! je ferme la porte ! » Nicole fermait la porte effectivement, et non seulement la fermait à double tour, mais encore, dans son trouble, mettait la clef dans sa poche.
Gilbert essaya donc inutilement de rouvrir la porte : il eut recours aux fenêtres. Les fenêtres étaient grillées ; au bout de cinq minutes d’investigations, Gilbert comprit qu’il lui était impossible de sortir.
Le jeune homme se tapit dans un coin, armé de cette résolution bien arrêtée de se faire ouvrir la porte par Nicole.
Quant à celle-ci, après avoir donné à son absence ce prétexte plausible d’avoir été fermer les châssis de la serre, de peur que l’air de la nuit ne fît mal aux fleurs de mademoiselle, elle acheva de déshabiller Andrée et de la mettre au lit.
Il y avait bien dans la voix de Nicole un frémissement, il y avait bien dans ses mains une agitation, il y avait bien dans son service un empressement qui n’étaient pas ordinaires et qui dénonçaient un reste d’émotion ; mais Andrée, du ciel placide où planaient ses idées, regardait rarement sur la terre et, quand elle y regardait, les êtres inférieurs apparaissaient comme des atomes à ses yeux.
Elle ne s’aperçut donc de rien.
Gilbert bouillait d’impatience depuis que la retraite lui était fermée. Il n’aspirait plus qu’à la liberté.
Andrée congédia Nicole après une courte causerie dans laquelle Nicole déploya toute la câlinerie d’une soubrette qui a des remords.
Elle borda la couverture de sa maîtresse, baissa la lampe, sucra dans le gobelet d’argent la boisson tiédie sur la veilleuse d’albâtre, souhaita de sa plus douce voix un gracieux bonsoir à sa maîtresse, et sortit de la chambre sur la pointe du pied.
En sortant, elle ferma la porte vitrée.
Puis, tout en chantonnant pour faire croire à la tranquillité de son esprit, elle traversa sa chambre et s’avança vers la porte du jardin.
Gilbert comprit l’intention de Nicole, et un instant il se demanda si, au lieu de se faire reconnaître, il ne sortirait point par surprise, profitant du moment où la porte serait entrouverte pour fuir ; mais alors il serait vu sans être reconnu ; il serait pris pour un voleur, Nicole crierait au secours, il n’aurait pas le temps de regagner sa corde, et, la regagnât-il, il serait vu dans sa fuite aérienne, ce qui dénoncerait sa retraite et ferait scandale, scandale qui ne pouvait manquer d’être grand chez des gens aussi mal intentionnés que l’étaient les Taverney pour le pauvre Gilbert.
Il est vrai qu’il dénoncerait Nicole, qu’il ferait chasser Nicole ; mais à quoi cela servirait-il ? Gilbert aurait fait le mal sans profit, par pure vengeance. Gilbert n’était pas si faible d’esprit que cela, qu’il se sentît satisfait quand il serait vengé ; la vengeance sans utilité était pour lui plus qu’une mauvaise action : c’était une sottise.
Lorsque Nicole fut près de la porte de sortie où l’attendait Gilbert, celui-ci sortit donc tout à coup de l’ombre où il était caché et apparut à la jeune fille dans un rayon de lumière produit par la clarté de la lune passant à travers les vitres.
Nicole allait crier, mais elle prit Gilbert pour un autre, et, après un premier mouvement d’effroi :
– Oh ! c’est vous, dit-elle, quelle imprudence !
– Oui, c’est moi, répliqua tout bas Gilbert ; seulement ne criez pas plus pour moi que vous ne l’eussiez fait pour un autre.
Cette fois, Nicole reconnut son interlocuteur.
– Gilbert ! s’écria-t-elle, mon Dieu !
– Je vous avais priée de ne pas crier, dit froidement le jeune homme.
– Mais que faites-vous ici, monsieur ? brusqua Nicole dans sa colère.
– Allons, dit Gilbert avec la même tranquillité, voilà que vous m’avez appelé imprudent tout à l’heure, et que vous êtes maintenant plus imprudente que moi.
– Oui, en effet, dit Nicole, je suis bien bonne de vous demander ce que vous faites ici.
– Qu’y fais-je donc ?
– Vous y venez voir mademoiselle Andrée.
– Mademoiselle Andrée ? dit Gilbert avec sa même tranquillité.
– Oui, dont vous êtes amoureux, mais qui, par bonheur, ne vous aime pas.
– Vraiment ?
– Seulement, prenez garde, monsieur Gilbert, continua Nicole d’un ton de menace.
– Que je prenne garde ?
– Oui.
– À quoi ?
– Prenez garde que je ne vous dénonce.
– Toi, Nicole ?
– Oui, moi, et que je vous fasse chasser.
– Essaye, dit Gilbert en souriant.
– Tu m’en défies ?
– Positivement.
– Qu’arrivera-t-il donc si je dis à mademoiselle, à M. Philippe, à M. le baron, que je t’ai rencontré ici ?
– Il arrivera comme tu l’as dit, non pas qu’on me chassera – je suis, Dieu merci, tout chassé – mais qu’on me traquera comme une bête fauve. Seulement, celle que l’on chassera, ce sera Nicole.
– Comment, Nicole ?
– Certainement, Nicole – Nicole à qui l’on jette des pierres par-dessus les murs.
– Prenez garde, monsieur Gilbert, dit Nicole d’un ton de menace, on a trouvé dans vos mains, sur la place Louis XV, un fragment de la robe de mademoiselle.
– Vous croyez ?
– C’est M. Philippe qui l’a dit à son père. Il ne se doute de rien encore ; mais, en l’aidant, peut-être finira-t-il par se douter.
– Et qui l’aidera ?
– Moi, donc.
– Prenez garde, Nicole, on pourrait se douter aussi qu’en faisant semblant d’étendre les dentelles, vous ramassez les pierres qu’on vous jette par-dessus les murailles.
– Ce n’est pas vrai ! s’écria Nicole.
Puis, revenant sur sa dénégation :
– D’ailleurs, continua-t-elle, ce n’est pas un crime de recevoir des billets, ce n’est pas un crime comme de s’introduire ici, tandis que mademoiselle se déshabille… Ah ! que direz-vous à cela, monsieur Gilbert ?
– Je dirai, mademoiselle Nicole, que c’est aussi un crime, pour une sage jeune fille comme vous êtes, de glisser des clefs sous les petites portes des jardins.
Nicole frissonna.
– Je dirai, continua Gilbert, que si j’ai commis, moi, connu de M. de Taverney, de M. Philippe, de mademoiselle Andrée, le crime de m’introduire chez elle, ne pouvant résister à l’inquiétude que m’inspirait la santé de mes anciens maîtres, et surtout celle de mademoiselle Andrée, que j’ai tenté de sauver là-bas, si bien tenté, qu’il m’est resté, comme vous l’avouez vous-même, un fragment de sa robe dans la main ; je dirai que, si j’ai commis ce crime bien pardonnable de m’introduire ici, vous avez commis, vous, le crime impardonnable d’introduire un étranger dans la maison de vos maîtres, et d’aller retrouver cet étranger dans la serre, où vous avez passé une heure avec lui.
– Gilbert ! Gilbert !
– Ah ! voilà ce que c’est que la vertu – celle de mademoiselle Nicole, veux-je dire. – Ah ! vous trouvez mauvais que je sois dans votre chambre, mademoiselle Nicole, tandis que…
– Monsieur Gilbert !
– Dites donc à mademoiselle que je suis amoureux d’elle, maintenant ; moi, je dirai que j’étais amoureux de vous, et elle me croira, car vous avez eu la bêtise de le lui dire vous-même, là-bas, à Taverney.
– Gilbert, mon ami !
– Et l’on vous chassera, Nicole ; et, au lieu d’aller à Trianon, près de la dauphine, avec mademoiselle, au lieu de faire la coquette avec de beaux seigneurs et de riches gentilshommes, comme vous ne manquerez pas de le faire si vous restez dans la maison : au lieu de cela, vous irez rejoindre votre amant, M. de Beausire, un exempt, un soldat. Ah ! la belle chute, en vérité, et que l’ambition de mademoiselle Nicole l’aura menée loin. Nicole, la maîtresse d’un garde française !
Et Gilbert se mit à chanter en éclatant de rire :
Dans les gardes françaises
J’avais un amoureux !
– Par pitié, monsieur Gilbert, dit Nicole, ne me regardez pas ainsi. Votre regard est méchant, il reluit dans les ténèbres. Par pitié, ne riez pas non plus, votre rire me fait peur.
– Alors, dit Gilbert d’un ton de voix impératif, ouvrez-moi la porte, Nicole, et plus un seul mot de tout cela.
Nicole ouvrit la porte avec un tremblement nerveux si violent, que l’on pouvait voir ses épaules s’agiter et sa tête remuer comme celle d’une vieille.
Gilbert sortit tranquillement le premier, et, voyant que la jeune fille le guidait vers la porte de sortie :
– Non, dit-il, non ; vous avez vos moyens pour faire entrer les gens ici ; moi, j’ai mes moyens pour en sortir. Allez dans la serre, allez retrouver ce cher M. de Beausire, qui doit vous attendre avec impatience, et demeurez avec lui dix minutes de plus que vous ne deviez le faire. J’accorde cette récompense à votre discrétion.
– Dix minutes, et pourquoi dix minutes ? demanda Nicole toute tremblante.
– Parce qu’il me faut ces dix minutes pour disparaître ; allez, mademoiselle Nicole, allez donc ; et, pareille à la femme de Loth, dont je vous ai raconté l’histoire à Taverney, quand vous me donniez des rendez-vous dans les meules de foin, n’allez pas vous retourner, car il vous arriverait pis que d’être changée en statue de sel. Allez, belle voluptueuse, allez maintenant ; je n’ai pas autre chose à vous dire.
Nicole, subjuguée, épouvantée, terrassée par cet aplomb de Gilbert, qui tenait dans ses mains tout son avenir, regagna tête baissée la serre, où effectivement l’attendait, dans une grande anxiété, l’exempt Beausire.
De son côté, Gilbert, en prenant les mêmes précautions pour ne pas être vu, regagna sa muraille et sa corde, s’aida du cep de vigne et du treillage, atteignit le plomb du premier étage de l’escalier, et grimpa lestement jusqu’à sa mansarde.
Le bonheur voulut qu’il ne rencontrât personne dans son ascension ; les voisines étaient déjà couchées et Thérèse était encore à table.
Gilbert était trop exalté par la victoire qu’il venait de remporter sur Nicole pour avoir peur de trébucher sur la gouttière. Au contraire, il se sentait la puissance de marcher comme la Fortune sur un rasoir affilé, ce rasoir eût-il une lieue de long.
Andrée était au bout du chemin.
Il regagna donc sa lucarne, ferma la fenêtre et déchira le billet, auquel personne n’avait touché.
Puis il s’étendit délicieusement sur son lit.
Une demi-heure après, Thérèse tint parole, et vint à travers la porte lui demander comment il se portait.
Gilbert répondit par un remerciement, entremêlé des bâillements d’un homme qui se meurt de sommeil. Il avait hâte de se retrouver seul, bien seul, dans l’obscurité et le silence, pour se rassasier de ses pensées, pour analyser avec le cœur, avec l’esprit, avec tout son être les pensées ineffables de cette dévorante journée.
Bientôt, en effet, tout disparut à ses yeux, le baron, Philippe, Nicole, Beausire, et il ne vit plus, sur le fond de son souvenir, qu’Andrée à demi nue, les bras arrondis au-dessus de sa tête, et détachant les épingles de ses cheveux.
Chapitre LXXV. Les herboriseurs §
Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés le vendredi soir ; c’était donc le surlendemain que devait avoir lieu dans le bois de Luciennes cette promenade dont Rousseau se faisait une si grande fête.
Gilbert, indifférent à tout depuis qu’il avait appris le prochain départ d’Andrée pour Trianon, Gilbert avait passé la journée tout entière appuyé au rebord de sa lucarne. Pendant cette journée, la fenêtre d’Andrée était restée ouverte, et une fois ou deux la jeune fille s’en était approchée faible et pâlie pour prendre l’air, et il avait semblé à Gilbert, en la voyant, qu’il n’eût pas demandé au ciel autre chose que de savoir Andrée destinée à habiter éternellement ce pavillon, d’avoir pour toute sa vie une place à cette mansarde, et deux fois par jour d’entrevoir la jeune fille comme il l’avait entrevue.
Ce dimanche tant appelé arriva enfin. Dès la veille, Rousseau avait fait ses préparatifs ; ses souliers soigneusement cirés, l’habit gris, chaud et léger tout ensemble, avaient été tirés de l’armoire au grand désespoir de Thérèse, qui prétendait qu’une blouse ou un sarrau de toile étaient bien suffisants pour un pareil métier ; mais Rousseau, sans rien répondre, avait fait à sa guise ; non seulement son costume, mais encore celui de Gilbert avait été revu avec le plus grand soin, et il s’était même augmenté de bas irréprochables et de souliers neufs, dont Rousseau lui avait fait une surprise.
La toilette de l’herbier aussi était fraîche ; Rousseau n’avait pas oublié sa collection de mousses destinée à jouer un rôle.
Rousseau, impatient comme un enfant, se mit plus de vingt fois à la fenêtre pour savoir si telle ou telle voiture qui roulait n’était pas le carrosse de M. de Jussieu. Enfin, il aperçut une caisse bien vernie, des chevaux richement harnachés, un vaste cocher poudré stationnant devant sa porte. Il courut aussitôt dire à Thérèse :
– Le voici ! le voici !
Et à Gilbert :
– Vite, Gilbert, vite ! Le carrosse nous attend.
– Eh bien ! dit aigrement Thérèse, puisque vous aimez tant à rouler en voiture, pourquoi n’avez-vous travaillé pour en avoir une, comme M. de Voltaire ?
– Allons donc ! grommela Rousseau.
– Dame ! vous dites toujours que vous avez autant de talent que lui.
– Je ne dis pas cela, entendez-vous ! cria Rousseau fâché à la ménagère ; je dis… je ne dis rien !
Et toute sa joie s’envola, comme cela arrivait chaque fois que ce nom ennemi retentissait à son oreille.
Heureusement, M. de Jussieu entra.
Il était pommadé, poudré, frais comme le printemps ; un admirable habit de gros satin des Indes à côtes, couleur gris de lin, une veste de taffetas lilas clair, des bas de soie blancs d’une finesse extrême et des boucles d’or poli composaient son accoutrement.
En entrant chez Rousseau, il emplit la chambre d’un parfum varié que Thérèse respira sans dissimuler son admiration.
– Que vous voilà beau ! dit Rousseau en regardant obligeamment Thérèse et en comparant des yeux sa modeste toilette et son équipage volumineux de botaniste avec la toilette si élégante de M. de Jussieu.
– Mais non, j’ai peur de la chaleur, dit l’élégant botaniste.
– Et l’humidité des bois ! Vos bas de soie, si nous herborisons dans les marais…
– Oh ! que non ; nous choisirons nos endroits.
– Et les mousses aquatiques, nous les abandonnerons donc pour aujourd’hui ?
– Ne nous inquiétons pas de cela, cher confrère.
– On dirait que vous allez au bal, et chez des dames.
– Pourquoi ne pas faire honneur d’un bas de soie à dame Nature ? répliqua M. de Jussieu un peu embarrassé ; n’est-ce pas une maîtresse qui vaut la peine qu’on se mette en frais pour elle ?
Rousseau n’insista pas ; du moment que M. de Jussieu invoquait la nature, il était d’avis lui-même qu’on ne pouvait jamais lui faire trop d’honneur.
Quant à Gilbert, malgré son stoïcisme, il regardait M. de Jussieu avec un œil d’envie. Depuis qu’il avait vu tant de jeunes élégants rehausser encore avec la toilette les avantages naturels dont ils étaient doués, il avait compris la frivole utilité de l’élégance, et il se disait tout bas que ce satin, cette batiste, ces dentelles, donneraient bien du charme à sa jeunesse, et que, sans aucun doute, au lieu d’être vêtu comme il l’était, s’il était vêtu comme M. de Jussieu et qu’il rencontrât Andrée, Andrée le regarderait.
On partit au grand trot de deux bons chevaux danois. Une heure après le départ, les botanistes descendaient à Bougival et coupaient vers la gauche par le chemin des Châtaigniers.
Cette promenade, merveilleusement belle aujourd’hui, était à cette époque d’une beauté au moins égale, car la partie du coteau que s’apprêtaient à parcourir nos explorateurs, boisée déjà sous Louis XIV, avait été l’objet de soins constants depuis le goût du souverain pour Marly.
Les châtaigniers aux rugueuses écorces, aux branches gigantesques, aux formes fantastiques, qui tantôt imitent dans leurs noueuses circonvolutions le serpent s’enroulant autour du tronc, tantôt le taureau renversé sur l’étal du boucher et vomissant un sang noir, le pommier chargé de mousse, et les noyers, colosses dont le feuillage passe, en juin, du vert jaune au vert bleu ; cette solitude, cette aspérité pittoresque du terrain qui monte sous l’ombre des vieux arbres jusqu’à dessiner une vive arête sur le bleu mat du ciel ; toute cette nature puissante, gracieuse et mélancolique plongeait Rousseau dans un ravissement inexprimable.
Quant à Gilbert, calme mais sombre, toute sa vie était dans cette seule pensée :
– Andrée quitte le pavillon du jardin et va à Trianon.
Sur le point culminant de ce coteau que gravissaient à pied les trois botanistes, on voyait s’élever le pavillon carré de Luciennes.
La vue de ce pavillon, d’où il avait fui, changea le cours des idées de Gilbert pour le ramener à des souvenirs peu agréables, mais dans lesquels n’entrait aucune crainte. En effet, il marchait le dernier, voyait devant lui deux protecteurs, et se sentait bien appuyé ; il regarda donc Luciennes comme un naufragé voit, du port, le banc de sable sur lequel se brisa son navire.
Rousseau, sa petite bêche à la main, commençait à regarder sur le sol ; M. de Jussieu aussi ; seulement, le premier cherchait des plantes, le second tâchait de garantir ses bas de l’humidité.
– L’admirable lepopodium ! dit Rousseau.
– Charmant, répliqua M. de Jussieu ; mais passons, voulez-vous ?
– Ah ! la lyrimachia fenella ! Elle est bonne à prendre, voyez.
– Prenez-la si cela vous fait plaisir.
– Ah çà ! mais nous n’herborisons donc pas ?
– Si fait, si fait… Mais je crois que, sur le plateau là-bas, nous trouverons mieux.
– Comme il vous plaira… Allons donc.
– Quelle heure est-il ? demanda M. de Jussieu. Dans ma précipitation à m’habiller, j’ai oublié ma montre.
Rousseau tira de son gousset une grosse montre d’argent.
– Neuf heures, dit-il.
– Si nous nous reposions un peu ? voulez-vous ? demanda M. de Jussieu.
– Oh ! que vous marchez mal, dit Rousseau. Voilà ce que c’est que d’herboriser en souliers fins et en bas de soie.
– J’ai peut-être faim, voyez-vous.
– Eh bien, alors, déjeunons… Le village est à un quart de lieue.
– Non pas, s’il vous plaît.
– Comment, non pas ? Avez-vous donc à déjeuner dans votre voiture ?
– Voyez-vous là-bas, dans ce bouquet de bois ? fit M. de Jussieu en étendant la main vers le point de l’horizon qu’il voulait désigner.
Rousseau se hissa sur la pointe du pied, et mit sa main sur ses yeux en guise de visière.
– Je ne vois rien, dit-il.
– Comment, vous n’apercevez pas ce petit toit rustique ?
– Non.
– Avec une girouette et des murs de paille blanche et rouge, une sorte de chalet ?
– Oui, je crois, oui, une petite maisonnette neuve.
– Un kiosque, c’est cela.
– Eh bien ?
– Eh bien, nous trouverons là le modeste déjeuner que je vous ai promis.
– Soit, dit Rousseau. Avez-vous faim, Gilbert ?
Gilbert, qui était resté indifférent à ce débat, et coupait machinalement des fleurs de bruyère, répondit :
– Comme il vous sera agréable, monsieur.
– Allons-y donc, s’il vous plaît, fit M. de Jussieu ; d’ailleurs, rien ne nous empêche d’herboriser en route.
– Oh ! votre neveu, dit Rousseau, est plus ardent naturaliste que vous. J’ai herborisé avec lui dans le bois de Montmorency. Nous étions peu de monde. Il trouve bien, il cueille bien, il explique bien.
– Écoutez donc, il est jeune, lui : il a son nom à faire.
– N’a-t-il pas le vôtre, qui est tout fait ? Ah ! confrère, confrère, vous herborisez en amateur.
– Allons, ne nous fâchons pas, mon philosophe ; tenez, voyez le beau plantago nonanthos ; en avez-vous comme cela dans votre Montmorency ?
– Ma foi, non, dit Rousseau charmé ; je l’ai cherché en vain, sur la foi de Tournefort : magnifique en vérité.
– Ah ! le charmant pavillon, dit Gilbert, qui était passé de l’arrière-garde à l’avant-garde.
– Gilbert a faim, répondit M. de Jussieu.
– Oh ! monsieur, je vous demande pardon ; j’attendrai sans impatience que vous soyez prêt.
– D’autant plus qu’herboriser après manger ne vaut rien pour la digestion, et puis l’œil est lourd, le dos paresseux ; herborisons donc encore quelques instants, dit Rousseau ; mais comment nommez-vous ce pavillon ?
– La Souricière, dit M. de Jussieu se souvenant du nom inventé par M. de Sartine.
– Quel singulier nom !
– Oh ! vous savez, à la campagne, il n’y a que fantaisies.
– À qui sont cette terre, ce bois, ces beaux ombrages ?
– Je ne sais trop.
– Vous connaissez le propriétaire, cependant, puisque vous allez y manger, dit Rousseau en dressant l’oreille avec un commencement de soupçon.
– Pas du tout… ou plutôt je connais ici tout le monde, les gardes-chasse, qui m’ont vu cent fois dans leurs taillis, et qui savent que me saluer, m’offrir un civet de lièvre ou un salmis de bécasses, c’est plaire à leur maître ; les gens de toutes les seigneuries voisines me laissent faire ici comme chez moi. Je ne sais trop si ce pavillon est à madame de Mirepoix, ou à madame d’Egmont, ou… ma foi, je ne sais plus… Mais le principal, mon cher philosophe, et votre avis sera le mien, je le présume, c’est que nous y trouverons du pain, des fruits et du pâté.
Le ton de bonhomie avec lequel M. de Jussieu prononça ces paroles dissipa les nuages qui déjà s’entassaient sur le front de Rousseau. Le philosophe secoua ses pieds, se frotta les mains, et M. de Jussieu entra le premier dans le sentier moussu qui serpentait sous les châtaigniers conduisant au petit ermitage.
Derrière lui vint Rousseau, toujours glanant dans l’herbe.
Gilbert, qui avait repris son poste, fermait la marche, rêvant à Andrée et aux moyens de la voir quand elle serait à Trianon.
Chapitre LXXVI. La souricière à philosophes §
Au sommet de la colline gravie assez péniblement par les trois botanistes s’élevait un de ces petits réduits en bois rustique, aux colonnes noueuses, aux pignons aigus, aux fenêtres tapissées de lierre et de clématites, véritables importations de l’architecture anglaise, ou plutôt des jardiniers anglais, lesquels imitent la nature, ou, pour mieux dire, inventent une nature à eux, ce qui donne une certaine originalité à leurs créations mobilières et à leurs inventions végétales.
Les Anglais ont inventé les roses bleues, et leur plus grande ambition a toujours été l’antithèse de toutes les idées reçues : ils inventeront les lis noirs.
Ce pavillon, assez spacieux pour contenir une table et six chaises, était carrelé en briques sur champ. Ces briques étaient revêtues d’une natte. Quant aux murs, ils étaient faits de petites mosaïques de cailloux choisis sur la berge de la rivière et de coquillages ultra-séquaniens ; car les grèves de Bougival et de Port-Marly n’étalent pas aux regards du promeneur l’oursin, la coquille de Saint-Jacques ou les conques nacrées et rosées, qu’il faut aller chercher à Harfleur, à Dieppe ou sur les récifs de Sainte-Adresse.
Le plafond était en relief. Des pommes de pin, des souches d’une physionomie étrange, imitant les plus hideux profils de faunes ou d’animaux sauvages, semblaient suspendues sur la tête des visiteurs ; en outre, on voyait, par des vitres de couleur, suivant que l’on regardait par un verre violet, rouge ou bleu, ici la plaine ou le bois du Vésinet teintés comme par un ciel d’orage, là resplendissante sous la brûlante haleine d’un soleil d’août, plus haut froids et ternes comme par une gelée de décembre. Il ne s’agissait que de choisir sa vitre, c’est-à-dire son goût, et de regarder.
Ce spectacle divertit beaucoup Gilbert, et il observa par tous les losanges le riche bassin qui se déploie aux regards du haut de la colline de Luciennes et au milieu duquel serpente la Seine.
Un spectacle cependant assez intéressant aussi, du moins M. de Jussieu le jugeait-il de la sorte, c’était le charmant déjeuner servi sur la table de bois rocailleux au milieu du pavillon.
La crème exquise de Marly, les beaux abricots et les prunes de Luciennes, les crépinettes et les saucisses de Nanterre, fumantes sur un plat de porcelaine, sans qu’on eût vu un seul domestique les apporter ; les fraises toutes riantes dans un charmant panier tapissé de feuilles de vigne, et, à côté d’un beurre éblouissant de fraîcheur, le gros pain bis du villageois et le pain de gruau doré, cher à l’estomac blasé de l’habitant des villes : voilà ce qui fit jeter un petit cri d’admiration à Rousseau, philosophe s’il en fut, mais gourmet naïf, parce qu’il avait l’appétit aussi vif que le goût modeste.
– Quelle folie ! dit-il à M. de Jussieu, le pain et les fruits, voilà ce qu’il nous fallait, et encore eussions-nous dû, en vrais botanistes et en laborieux explorateurs, manger le pain et croquer les prunes, sans cesser de fouiller dans les touffes et de creuser les fossés. Vous rappelez-vous, Gilbert, mon déjeuner de Plessis-Piquet, le vôtre ?
– Oui, monsieur : ce pain et ces cerises qui me parurent si délicieux.
– Précisément.
– À la bonne heure, voilà comme déjeunent de vrais amants de la nature…
– Mon cher maître, interrompit M. de Jussieu si vous me reprochez la prodigalité, vous avez tort ; jamais plus modeste service…
– Oh ! s’écria le philosophe, vous dépréciez votre table, seigneur Lucullus.
– La mienne ? Non pas ! dit Jussieu.
– Chez qui donc sommes-nous, alors ? reprit Rousseau avec un sourire qui témoignait à la fois de sa contrainte et de sa bonne humeur… chez des lutins ?
– Ou des fées ! dit en se levant M. de Jussieu, avec un regard perdu vers la porte du pavillon.
– Des fées ! s’écria Rousseau avec gaieté ; alors bénies soient-elles pour leur hospitalité. J’ai faim : mangeons, Gilbert.
Et il se coupa une tranche fort respectable de pain bis, passant le pain et le couteau à son élève.
Puis, tout en mordant au milieu de la mie compacte, il choisit une couple de prunes sur l’assiette.
Gilbert hésitait.
– Allez ! allez ! dit Rousseau ; les fées s’offenseraient de votre retenue et croiraient que vous trouvez leur festin incomplet.
– Ou indigne de vous, messieurs, articula une voix argentine à l’entrée du pavillon, où se présentèrent, bras dessus, bras dessous, deux femmes fraîches et belles, qui, le sourire sur les lèvres, faisaient signe à M. de Jussieu de modérer ses salutations.
Rousseau se retourna, tenant de la main droite le pain échancré et de la gauche une prune entamée ; il vit ces deux déesses, ou du moins elles lui parurent telles par la jeunesse et la beauté ; il les vit et demeura stupéfait, saluant et chancelant.
– Oh ! madame la comtesse, dit M. de Jussieu, vous ici ! L’aimable surprise !
– Bonjour, cher botaniste, dit l’une des dames avec une familiarité et une grâce toutes royales.
– Permettez que je vous présente M. Rousseau, dit Jussieu en prenant le philosophe par la main qui tenait le pain bis.
Gilbert, lui aussi, avait vu et reconnu les deux femmes ; il ouvrait donc de grands yeux, et, pâle comme la mort, regardait par la fenêtre du pavillon avec l’idée de se précipiter.
– Bonjour, mon petit philosophe, dit l’autre dame à Gilbert anéanti, en lui caressant la joue d’un petit soufflet de ses trois doigts rosés.
Rousseau vit et entendit ; il faillit étrangler de colère ; son élève connaissait les deux déesses et était connu d’elles.
Gilbert faillit se trouver mal.
– Ne reconnaissez-vous donc pas madame la comtesse ? dit Jussieu à Rousseau.
– Non, fit celui-ci hébété ; c’est la première fois, il me semble.
– Madame du Barry, poursuivit Jussieu.
Rousseau bondit comme s’il eût marché sur une plaque rougie.
– Madame du Barry ! s’écria-t-il.
– Moi-même, monsieur, dit la jeune femme avec toute sa grâce ; moi, qui suis bien heureuse d’avoir reçu chez moi et vu de près un des plus illustres penseurs de ce temps.
– Madame du Barry ! répéta Rousseau sans s’apercevoir que son étonnement devenait une grave offense… Elle ! et sans doute que ce pavillon est à elle ? Sans doute que c’est elle qui me donne à déjeuner ?
– Vous avez deviné, mon cher philosophe, c’est elle et madame sa sœur, continua Jussieu mal à l’aise devant ces éléments de tempête.
– Sa sœur, qui connaît Gilbert !
– Intimement, monsieur, répondit mademoiselle Chon avec cette audace qui ne respectait ni humeurs royales ni boutades de philosophes.
Gilbert chercha des yeux un trou assez grand pour s’y abîmer tout entier, tant brillait redoutablement l’œil de M. Rousseau.
– Intimement !… répéta ce dernier ; Gilbert connaissait intimement madame, et je n’en savais rien ? Mais alors, j’étais trahi, mais alors on se jouait de moi !
Chon et sa sœur se regardèrent en ricanant.
M. de Jussieu déchira une malines qui valait bien quarante louis.
Gilbert joignit les mains, soit pour supplier Chon de se taire, soit pour conjurer Rousseau de lui parler plus gracieusement. Mais, au contraire, ce fut Rousseau qui se tut, et Chon qui parla.
– Oui, dit-elle, Gilbert et moi, nous sommes de vieilles connaissances ; il a été mon hôte. N’est-ce pas, petit ?… Est-ce que tu serais déjà ingrat envers les confitures de Luciennes et de Versailles ?
Ce trait porta le dernier coup ; les bras de Rousseau s’allongèrent comme deux ressorts et retombèrent à son côté.
– Ah ! fit-il en regardant le jeune homme de travers, c’est comme cela, petit malheureux ?
– Monsieur Rousseau…, murmura Gilbert.
– Eh bien ! mais on dirait que tu pleures d’avoir été choyé de ma main, continua Chon. Eh bien ! je me doutais que tu étais un ingrat.
– Mademoiselle !… supplia Gilbert.
– Petit, dit madame du Barry, reviens à Luciennes, les confitures et Zamore t’attendent et, quoique tu en sois sorti d’une façon singulière, tu y seras bien reçu.
– Merci, madame, fit sèchement Gilbert ; quand je quitte un endroit, c’est que je ne m’y plais pas.
– Et pourquoi refuser le bien qu’on vous offre ? interrompit Rousseau avec aigreur… Vous avez goûté de la richesse, mon cher Gilbert, il faut vous y reprendre.
– Mais, monsieur, puisque je vous jure…
– Allez ! allez ! je n’aime pas ceux qui soufflent le chaud et le froid.
– Mais vous ne m’avez pas entendu, monsieur Rousseau.
– Si fait.
– Mais je me suis échappé de Luciennes, où l’on me tenait enfermé.
– Piège ! je connais la malice des hommes.
– Mais puisque je vous ai préféré, puisque je vous ai accepté pour hôte, pour protecteur, pour maître.
– Hypocrisie.
– Cependant, monsieur Rousseau, si je tenais à la richesse, j’accepterais l’offre de ces dames.
– Monsieur Gilbert, on me trompe souvent une fois, jamais deux ; vous êtes libre ; allez où vous voudrez !
– Mais où, grand Dieu ? s’écria Gilbert abîmé dans sa douleur, parce qu’il voyait à jamais perdus sa fenêtre et le voisinage d’Andrée, et tout son amour ; parce qu’il souffrait dans sa fierté d’être soupçonné de trahison ; parce qu’il voyait méconnues son abnégation, sa longue lutte contre la paresse et les appétits de son âge, qu’il avait si courageusement vaincus.
– Où ? dit Rousseau… Mais d’abord chez madame, qui est une belle et excellente personne.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Gilbert roulant sa tête dans ses mains.
– N’ayez pas peur, lui dit M. de Jussieu profondément blessé, comme homme du monde, de l’étrange sortie de Rousseau contre les dames. N’ayez pas peur, on aura soin de vous, et ce que vous perdrez, eh bien, on tâchera de vous le rendre.
– Vous le voyez, fit Rousseau acrimonieusement, voilà M. de Jussieu, un savant, un ami de la nature, un de vos complices, ajouta-t-il avec un effort grimaçant pour sourire, lequel vous promet assistance et fortune, et comptez-y, M. de Jussieu a le bras long !
Cela dit, Rousseau, ne se possédant plus, salua les dames avec des réminiscences d’Orosmane, en fit autant à M. de Jussieu consterné ; puis, sans même regarder Gilbert, sortit tragiquement du pavillon.
– Oh ! la laide bête qu’un philosophe ! dit tranquillement Chon en regardant le Genevois, qui descendait ou plutôt qui dégringolait le sentier.
– Demandez ce que vous voudrez, dit M. de Jussieu à Gilbert, qui tenait toujours son visage enseveli dans ses mains.
– Oui, demandez, monsieur Gilbert, ajouta la comtesse avec un sourire à l’adresse de l’élève abandonné.
Celui-ci releva sa tête pâle, écarta les cheveux que la sueur et les larmes avaient collés à son front, et, d’une voix assurée :
– Puisqu’on veut bien m’offrir un emploi, dit-il, je désire entrer comme aide-jardinier à Trianon.
Chon et la comtesse se regardèrent, et, de son pied mutin, Chon alla effleurer le pied de sa sœur avec un triomphant clin d’œil : la comtesse fit de la tête signe qu’elle comprenait parfaitement.
– Est-ce faisable, monsieur de Jussieu ? demanda la comtesse. Je le désire.
– Puisque vous le désirez, madame, répondit celui-ci, c’est fait.
Gilbert s’inclina et mit une main sur son cœur qui débordait de joie après avoir été noyé de tristesse.
Chapitre LXXVII. L’apologue §
Dans ce petit cabinet de Luciennes où nous avons vu le vicomte Jean du Barry absorber, au grand déplaisir de la comtesse, une si grande quantité de chocolat, M. le maréchal de Richelieu faisait collation avec madame du Barry, laquelle, tout en tirant les oreilles de Zamore, s’étendait de plus en plus longuement et nonchalamment sur un sofa de satin broché de fleurs, tandis que le vieux courtisan poussait des hélas ! d’admiration à chaque pose nouvelle de la séduisante créature.
– Oh ! comtesse, disait-il en minaudant comme une vieille femme, vous allez vous décoiffer ; comtesse, voilà un accroche- cœur qui se déroule. Ah ! votre mule tombe, comtesse.
– Bah ! mon cher duc, ne faites pas attention, dit-elle en arrachant avec distraction une pincée de cheveux à Zamore et en se couchant tout à fait, plus voluptueuse et plus belle sur son sofa que Vénus sur sa conque marine.
Zamore, peu sensible à toutes ces poses, rugit de colère. La comtesse le calma en prenant sur la table une poignée de dragées, qu’elle introduisit dans ses poches.
Mais Zamore, en faisant la moue, retourna sa poche et vida ses dragées sur le parquet.
– Ah ! petit drôle ! continua la comtesse en allongeant une jambe fine, dont l’extrémité alla se mettre en contact avec les chausses fantastiques du négrillon.
– Oh ! grâce ! s’écria le vieux maréchal, foi de gentilhomme, vous le tuerez.
– Que ne puis-je tuer aujourd’hui tout ce qui me déplaît ! dit la comtesse ; je me sens impitoyable.
– Ah ! çà ! mais, dit le duc, je vous déplais donc, moi ?
– Oh ! non, pas vous, au contraire : vous êtes mon vieil ami, et je vous adore ; mais c’est qu’en vérité, voyez-vous, je suis folle.
– C’est donc une maladie que vous ont donnée ceux que vous rendez fous ?
– Prenez garde ! vous m’agacez horriblement avec vos galanteries dont vous ne pensez pas un mot.
– Comtesse, comtesse ! je commence à croire, non pas que vous êtes folle, mais ingrate.
– Non, je ne suis ni folle ni ingrate, je suis…
– Eh bien, voyons, qu’êtes-vous ?
– Je suis colère, monsieur le duc.
– Ah ! vraiment.
– Cela vous étonne ?
– Pas le moins du monde, comtesse ; et, sur mon honneur, il y a bien de quoi.
– Tenez, voilà ce qui me révolte en vous, maréchal.
– Il y a quelque chose qui vous révolte en moi, comtesse ?
– Oui.
– Et quelle est cette chose, s’il vous plaît ? Je suis bien vieux, et cependant il n’y a pas d’efforts que je ne fasse pour vous plaire.
– Cette chose, c’est que vous ne savez pas seulement ce dont il s’agit, maréchal.
– Oh ! que si fait.
– Vous savez ce qui me crispe ?
– Sans doute : Zamore a cassé la fontaine chinoise.
Un sourire imperceptible effleura les lèvres de la jeune femme ; mais Zamore, qui se sentait coupable, baissa la tête avec humilité, comme si le ciel eût été gros d’un nuage de soufflets et de chiquenaudes.
– Oui, dit la comtesse avec un soupir, oui, duc vous avez raison ; c’est cela, et vous êtes en vérité un très fin politique.
– On me l’a toujours dit, madame, répondit M. de Richelieu d’un air tout confit de modestie.
– Oh ! je n’ai pas besoin qu’on me le dise pour le voir, duc ; et vous avez trouvé la raison à mon ennui, comme cela, tout de suite, sans chercher ni à droite, ni à gauche : c’est superbe !
– Parfaitement ; mais cependant ce n’est pas tout.
– Ah ! vraiment.
– Non. Je devine encore autre chose.
– Vraiment ?
– Oui.
– Et que devinez-vous ?
– Je devine que vous attendiez hier au soir Sa Majesté.
– Où cela ?
– Ici.
– Eh bien, après ?
– Et que Sa Majesté n’est pas venue.
La comtesse rougit et se releva un peu sur le coude.
– Ah, ah ! fit-elle.
– Et cependant, dit le duc, j’arrive de Paris.
– Qu’est-ce que cela prouve ?
– Que je pourrais ne rien savoir de ce qui s’est passé à Versailles, pardieu ! et cependant…
– Duc, mon cher duc, vous êtes plein de réticences aujourd’hui. Que diable ! quand on a commencé, on achève ; ou bien l’on ne commence pas.
– Vous en parlez fort à votre aise, comtesse. Laissez-moi reprendre haleine, au moins. Où en étais-je ?
– Vous en étiez à… cependant.
– Ah ! oui, c’est vrai, et cependant, non seulement je sais que Sa Majesté n’est pas venue, mais encore je devine pourquoi elle n’est pas venue.
– Duc, j’ai toujours pensé à part moi que vous étiez sorcier ; seulement, il me manquait une preuve.
– Eh bien, cette preuve, je vais vous la donner.
La comtesse, qui attachait à la conversation beaucoup plus d’intérêt qu’elle ne voulait paraître en attacher, abandonna la tête de Zamore, dont ses doigts blancs et fins fourrageaient la chevelure.
– Donnez, duc, donnez, dit-elle.
– Devant M. le gouverneur ? dit le duc.
– Disparaissez, Zamore, fit la comtesse au négrillon, qui, fou de joie, s’élança d’un seul bond du boudoir a l’antichambre.
– À la bonne heure, murmura Richelieu ; mais il faut donc tout vous dire, comtesse ?
– Comment, ce singe de Zamore vous gênait, duc !
– Pour dire la vérité, comtesse, quelqu’un me gêne toujours.
– Oui, quelqu’un, je comprends ; mais Zamore est-il quelqu’un ?
– Zamore n’est pas aveugle, Zamore n’est pas sourd, Zamore n’est pas muet ; c’est donc quelqu’un. Or, je décore de ce nom quiconque est mon égal en yeux, en oreilles et en langue, c’est-à-dire quiconque peut voir ce que je fais, entendre ou répéter ce que je dis, enfin quiconque peut me trahir. Cette théorie posée, je continue.
– Oui, continuez, duc, vous me ferez plaisir.
– Plaisir, je ne crois pas, comtesse ; n’importe, je dois continuer. Le roi visitait donc hier Trianon.
– Le petit ou le grand ?
– Le petit. Madame la dauphine était à son bras.
– Ah !
– Et madame la dauphine, qui est charmante, comme vous savez…
– Hélas !
– Lui faisait tant de cajoleries, de petit papa par-ci, de grand papa par-là, que Sa Majesté, dont le cœur est d’or, n’y put résister, de sorte que le souper a suivi la promenade, que les jeux innocents ont suivi le souper. Enfin…
– Enfin, dit madame du Barry pâle d’impatience, enfin le roi n’est pas venu à Luciennes, n’est-ce pas, voilà ce que vous voulez dire ?
– Eh bien, mon Dieu, oui.
– C’est tout simple, Sa Majesté avait là-bas tout ce qu’elle aime.
– Ah ! non point, et vous êtes loin de penser un seul mot de ce que vous dites ; tout ce qui lui plaît, tout au plus.
– C’est bien pis, duc, prenez garde : souper, causer, jouer, c’est tout ce qu’il lui faut. Et avec qui a-t-il joué ?
– Avec M. de Choiseul.
La comtesse fit un mouvement d’irritation.
– Voulez-vous que nous n’en parlions pas, comtesse ? reprit Richelieu.
– Au contraire, monsieur, parlons-en.
– Vous êtes aussi courageuse que spirituelle, madame ; attaquons donc le taureau par les cornes, comme disent les Espagnols.
– Voilà un proverbe que madame de Choiseul ne vous pardonnerait pas, duc.
– Il ne lui est pas applicable cependant. Je disais donc, madame, que M. de Choiseul, puisqu’il faut l’appeler par son nom, tint les cartes, et avec tant de bonheur, tant d’adresse…
– Qu’il gagna ?
– Non pas, qu’il perdit, et que Sa Majesté gagna mille louis au piquet, jeu où Sa Majesté a beaucoup d’amour-propre, attendu qu’elle le joue fort mal.
– Oh ! le Choiseul ! le Choiseul ! murmura madame du Barry. Et madame de Grammont, elle en était, n’est-ce pas ?
– C’est-à-dire, comtesse, qu’elle était sur son départ.
– La duchesse ?
– Oui, elle fait une sottise, je crois.
– Laquelle ?
– Voyant qu’on ne la persécute pas, elle boude ; voyant qu’on ne l’exile pas, elle s’exile elle-même.
– Où cela ?
– En province.
– Elle va intriguer.
– Parbleu ! Que voulez-vous qu’elle fasse ? Donc, étant sur son départ, elle a tout naturellement voulu saluer la dauphine, qui naturellement l’aime beaucoup. Voilà pourquoi elle était à Trianon.
– Au grand ?
– Sans doute, le petit n’est pas encore meublé.
– Ah ! madame la dauphine, en s’entourant de tous ces Choiseul, montre bien quel parti elle veut embrasser.
– Non, comtesse, n’exagérons pas ; car enfin, demain la duchesse sera partie.
– Et le roi s’est amusé là où je n’étais pas ! s’écria la comtesse avec une indignation qui n’était pas exempte d’une certaine terreur.
– Mon Dieu ! oui ; c’est incroyable, mais cependant cela est ainsi, comtesse. Voyons, qu’en concluez-vous ?
– Que vous êtes bien informé, duc.
– Et voilà tout ?
– Non pas.
– Achevez donc.
– J’en conclus encore que, de gré ou de force, il faut tirer le roi des griffes de ces Choiseul, ou nous sommes perdus.
– Hélas !
– Pardon, reprit la comtesse ; je dis nous, mais tranquillisez-vous, duc, cela ne s’applique qu’à la famille.
– Et aux amis, comtesse ; permettez-moi donc à ce titre d’en prendre ma part. Ainsi donc…
– Ainsi donc, vous êtes de mes amis ?
– Je croyais vous l’avoir dit, madame.
– Ce n’est point assez.
– Je croyais vous l’avoir prouvé.
– C’est mieux, et vous m’aiderez ?
– De tout mon pouvoir, comtesse ; mais…
– Mais quoi ?
– L’ouvre est bien difficile, je ne vous le cache point.
– Sont-ils donc indéracinables, ces Choiseul ?
– Ils sont vigoureusement plantés, du moins.
– Vous croyez, vous ?
– Je le crois.
– Ainsi, quoi qu’en dise le bonhomme La Fontaine, il n’y a contre ce chêne ni vent ni orage.
– C’est un grand génie que ce ministre.
– Bon ! voilà que vous parlez comme les encyclopédistes, vous.
– Ne suis-je pas de l’Académie ?
– Oh ! vous en êtes si peu, duc.
– C’est vrai, et vous avez raison ; c’est mon secrétaire qui en est, et non pas moi. Mais je n’en persiste pas moins dans mon opinion.
– Que M. de Choiseul est un génie ?
– Eh ! oui.
– Mais en quoi éclate-t-il donc, ce grand génie ? Voyons.
– En ceci, madame : qu’il a fait une telle affaire des parlements et des Anglais, que le roi ne peut plus se passer de lui.
– Les parlements, mais il les excite contre Sa Majesté !
– Sans doute, et voilà l’habileté.
– Les Anglais, il les pousse à la guerre !
– Justement, la paix le perdrait.
– Ce n’est pas du génie, cela, duc.
– Qu’est-ce donc, comtesse ?
– C’est de la haute trahison.
– Quand la haute trahison réussit, comtesse, c’est du génie, ce me semble, et du meilleur.
– Mais, à ce compte, duc, je connais quelqu’un qui est aussi habile que M. de Choiseul.
– Bah !
– À l’endroit des parlements du moins.
– C’est la principale affaire.
– Car ce quelqu’un est cause de la révolte des parlements.
– Vous m’intriguez, comtesse.
– Vous ne le connaissez pas, duc ?
– Non, ma foi.
– Il est pourtant de votre famille.
– J’aurais un homme de génie dans ma famille ? Voudriez-vous parler du cardinal-duc, mon oncle, madame ?
– Non ; je veux parler du duc d’Aiguillon, votre neveu.
– Ah ! M. d’Aiguillon, c’est vrai, lui qui a donné le branle à l’affaire La Chalotais. Ma foi, c’est un joli garçon, oui, oui, en vérité. Il a fait là une rude besogne. Tenez, comtesse, voilà, sur mon honneur, un homme qu’une femme d’esprit devrait s’attacher.
– Comprenez-vous, duc, fit la comtesse, que je ne connaisse pas votre neveu ?
– En vérité, madame, vous ne le connaissez pas ?
– Non, jamais je ne l’ai vu.
– Pauvre garçon ! en effet, depuis votre avènement, il a toujours vécu au fond de la Bretagne. Gare à lui, quand il vous verra, il n’est plus habitué au soleil.
– Comment fait-il, au milieu de toutes ces robes noires, un homme d’esprit et de race comme lui ?
– Il les révolutionne, ne pouvant faire mieux. Vous comprenez, comtesse, chacun prend son plaisir où il le trouve, et il n’y a pas grand plaisir en Bretagne. Ah ! voilà un homme actif ; peste ! quel serviteur le roi aurait là s’il voulait. Ce n’est pas avec lui que les parlements garderaient leur insolence… Ah ! il est vraiment Richelieu, comtesse : aussi, permettez…
– Quoi ?
– Que je vous le présente à son premier débotté.
– Doit-il donc venir de sitôt dans Paris ?
– Eh ! madame, qui sait ? peut-être en a-t-il encore pour un lustre à rester dans sa Bretagne, comme dit ce coquin de Voltaire ; peut-être est-il en route ; peut-être est-il à deux cents lieues ; peut-être est-il à la barrière !
Et le maréchal étudia sur le visage de la jeune femme l’effet des dernières paroles qu’il avait dites.
Mais, après avoir rêvé un moment :
– Revenons au point où nous en étions.
– Où vous voudrez, comtesse.
– Où en étions-nous ?
– Au moment où Sa Majesté se plaît si fort à Trianon, dans la compagnie de M. de Choiseul.
– Et où nous parlions de renvoyer ce Choiseul, duc.
– C’est-à-dire où vous parliez de le renvoyer, comtesse.
– Comment ! dit la favorite, j’ai si grande envie qu’il parte, que je risque à mourir s’il ne part pas ; vous ne m’y aiderez pas un peu, mon cher duc ?
– Oh ! oh ! fit Richelieu en se rengorgeant, voilà ce qu’en politique nous appelons une ouverture.
– Prenez comme il vous plaît, appelez comme il vous convient, mais répondez catégoriquement.
– Oh ! que voilà un grand vilain adverbe dans une si petite et si jolie bouche.
– Vous appelez cela répondre, duc ?
– Non, pas précisément ; c’est ce que j’appelle préparer ma réponse.
– Est-elle préparée ?
– Attendez donc.
– Vous hésitez, duc ?
– Non pas.
– Eh bien, j’écoute.
– Que dites-vous des apologues, comtesse ?
– Que c’est bien vieux.
– Bah ! le soleil aussi est vieux, et nous n’avons encore rien inventé de mieux pour y voir.
– Va donc pour l’apologue : mais ce sera transparent.
– Comme du cristal.
– Allons.
– M’écoutez-vous, belle dame ?
– J’écoute.
– Supposez donc, comtesse… vous savez, on suppose toujours dans les apologues.
– Dieu ! que vous êtes ennuyeux, duc.
– Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites là, comtesse, car jamais vous n’avez écouté plus attentivement.
– Soit ; j’ai tort.
– Supposez donc que vous vous promenez dans votre beau jardin de Luciennes, et que vous apercevez une prune magnifique, une de ces reines-claudes que vous aimez tant, parce qu’elles ont des couleurs vermeilles et purpurines qui ressemblent aux vôtres.
– Allez toujours, flatteur.
– Vous apercevez, dis-je, une de ces prunes tout au bout d’une branche, tout au haut de l’arbre ; que faites-vous, comtesse ?
– Je secoue l’arbre, pardieu !
– Oui, mais inutilement, car l’arbre est gros, indéracinable, comme vous disiez tout à l’heure ; et vous vous apercevez bientôt que, sans l’ébranler même, vous égratignez vos charmantes petites menottes à son écorce. Alors vous dites, en tournaillant la tête de cette adorable façon qui n’appartient qu’à vous et aux fleurs : « Mon Dieu ! mon Dieu ! que je voudrais bien voir cette prune à terre » et vous vous dépitez.
– C’est assez naturel, duc.
– Ce n’est certes pas moi qui vous dirai le contraire.
– Continuez, mon cher duc ; votre apologue m’intéresse infiniment.
– Tout à coup, en vous retournant comme cela, vous apercevez votre ami le duc de Richelieu qui se promène en pensant.
– À quoi ?
– La belle question, pardieu ! à vous ; et vous lui dites avec votre adorable voix flûtée : « Ah ! duc, duc ! »
– Très bien !
– « Vous êtes un homme, vous ; vous êtes fort ; vous avez pris Mahon ; secouez-moi donc un peu ce diable de prunier, afin que j’aie cette satanée prune. » N’est-ce pas cela, comtesse, hein ?
– Absolument, duc ; je disais la chose tout bas, tandis que vous la disiez tout haut ; mais que répondiez-vous ?
– Je répondais…
– Oui.
– Je répondais : « Comme vous y allez, comtesse ! Je ne demande certes pas mieux ; mais regardez donc, regardez donc comme cet arbre est solide, comme les branches sont rugueuses ; je tiens à mes mains aussi, moi, que diable ! quoiqu’elles aient cinquante ans de plus que les vôtres. »
– Ah ! fit tout à coup la comtesse, bien, bien, je comprends.
– Alors, continuez l’apologue : que me dîtes-vous ?
– Je vous dis…
– De votre voix flûtée ?
– Toujours.
– Dites, dites.
– Je vous dis : « Mon petit maréchal, cessez de regarder indifféremment cette prune, que vous ne regardez indifféremment, au reste, que parce qu’elle n’est point pour vous ; désirez-la avec moi, mon cher maréchal ; convoitez-la avec moi, et si vous me secouez l’arbre comme il faut, si la prune tombe, eh bien !… »
– Eh bien ?
– « Eh bien, nous la mangerons ensemble. »
– Bravo ! fit le duc en frappant les deux mains l’une contre l’autre.
– Est-ce cela ?
– Ma foi, comtesse, il n’y a que vous pour finir un apologue. Par mes cornes ! comme disait feu mon père, comme c’est galamment troussé !
– Vous allez donc secouer l’arbre, duc ?
– À deux mains trois cœurs, comtesse.
– Et la prune était-elle bien une reine-claude ?
– On n’en est pas parfaitement sûr, comtesse.
– Qu’est-ce donc ?
– Il me paraît bien plutôt que c’était un portefeuille qu’il y avait au haut de cet arbre.
– À nous deux le portefeuille, alors.
– Oh ! non, à moi tout seul. Ne m’enviez pas ce maroquin-là, comtesse ; il tombera tant de belles choses avec lui de l’arbre, quand je l’aurai secoué, que vous aurez du choix à n’en savoir que faire.
– Eh bien, maréchal, est-ce une affaire entendue ?
– J’aurai la place de M. de Choiseul ?
– Si le roi le veut.
– Le roi ne veut-il pas tout ce que vous voulez ?
– Vous voyez bien que non, puisqu’il ne veut pas renvoyer son Choiseul.
– Oh ! j’espère que le roi voudra bien se rappeler son ancien compagnon.
– D’armes ?
– Oui, d’armes, les plus rudes dangers ne sont pas toujours à la guerre, comtesse.
– Et vous ne me demandez rien pour le duc d’Aiguillon ?
– Ma foi, non ; le drôle saura bien le demander lui-même.
– D’ailleurs, vous serez là. Maintenant, à mon tour.
– À votre tour de quoi faire ?
– À mon tour de demander.
– C’est juste.
– Que me donnerez-vous ?
– Ce que vous voudrez.
– Je veux tout.
– C’est raisonnable.
– Et je l’aurai ?
– Belle question ! Mais serez-vous satisfaite, au moins, et ne me demanderez-vous que cela ?
– Que cela, et quelque chose encore avec.
– Dites.
– Vous connaissez M. de Taverney ?
– C’est un ami de quarante ans.
– Il a un fils ?
– Et une fille.
– Précisément.
– Après ?
– C’est tout.
– Comment, c’est tout ?
– Oui, ce quelque chose qui me reste à vous demander, je vous le demanderai en temps et lieu.
– À merveille !
– Nous nous sommes entendus, duc.
– Oui, comtesse.
– C’est signé ?
– Bien mieux, c’est juré.
– Renversez-moi mon arbre, alors.
– J’ai des moyens.
– Lesquels ?
– Mon neveu.
– Après ?
– Les jésuites.
– Ah ! ah !
– Tout un petit plan fort agréable, que j’avais formé à tout hasard.
– Peut-on le savoir ?
– Hélas ! comtesse…
– Oui, oui, vous avez raison.
– Vous savez, le secret…
– C’est la moitié de la réussite, j’achève votre pensée.
– Vous êtes adorable !
– Mais, moi, je veux aussi secouer l’arbre de mon côté.
– Très bien ! secouez, secouez, comtesse ; cela ne peut pas faire de mal.
– J’ai mon moyen.
– Et vous le croyez bon ?
– Je suis payée pour cela.
– Lequel ?
– Ah ! vous le verrez, duc, ou plutôt…
– Quoi ?
– Non, vous ne le verrez pas.
Et, sur ces mots, prononcés avec une finesse que cette charmante bouche seule pouvait avoir, la folle comtesse, comme si elle revenait à elle, abaissa rapidement les flots de satin de sa jupe, qui, dans l’accès diplomatique, avait opéré un mouvement de flux équivalent à celui de la mer.
Le duc, qui était quelque peu marin, et qui, par conséquent, était familiarisé avec les caprices de l’Océan, rit aux éclats, baisa les mains de la comtesse, et devina, lui qui devinait si bien, que son audience était finie.
– Quand commencerez-vous à renverser, duc ? demanda la comtesse.
– Demain. Et vous, quand commencerez-vous à secouer ?
On entendit un grand bruit de carrosses dans la cour, et presque aussitôt les cris de Vive le roi !
– Moi, dit la comtesse en regardant par la fenêtre, moi, je vais commencer tout de suite.
– Bravo !
– Passez par le petit escalier, duc, et attendez-moi dans la cour. Vous aurez ma réponse dans une heure.
Chapitre LXXVIII. Le pis-aller de Sa Majesté Louis XV §
Le roi Louis XV n’était pas tellement débonnaire, que l’on pût causer tous les jours politique avec lui.
En effet, la politique l’ennuyait fort, et, dans ses mauvais jours, il s’en tirait avec cet argument, auquel il n’y avait rien à répondre :
– Bah ! la machine durera bien toujours autant que moi !
Lorsque la circonstance était favorable, on en profitait ; mais il était rare que le monarque ne reprît pas son avantage qu’un moment de bonne humeur lui avait fait perdre.
Madame du Barry connaissait si bien son roi, que, comme les pécheurs qui savent leur mer, elle ne s’embarquait jamais par le mauvais temps.
Or, ce moment où le roi la venait voir à Luciennes était un des meilleurs instants possible. Le roi avait eu tort la veille, il savait d’avance qu’on l’allait gronder. Il devait être de bonne prise ce jour-là.
Toutefois, si confiant que soit le gibier qu’on attend à l’affût, il y a toujours chez lui un certain instinct dont il faut savoir se défier. Mais cet instinct est mis en défaut quand le chasseur sait s’y prendre.
Voici comment s’y prit la comtesse à l’endroit du gibier royal qu’elle voulait amener dans ses panneaux.
Elle était, comme nous croyons l’avoir déjà dit, dans un déshabillé fort galant, comme Boucher en met à ses bergères.
Seulement, elle n’avait pas de rouge ; le rouge était l’antipathie du roi Louis XV.
Aussitôt qu’on eût annoncé Sa Majesté, la comtesse sauta sur son pot de rouge et commença de se frotter les joues avec acharnement.
Le roi vit, de l’antichambre, à quelle occupation se livrait la comtesse.
– Fi ! dit-il en entrant ; la méchante, elle se farde !
– Ah ! bonjour, sire, dit la comtesse sans se déranger de devant sa glace, et sans s’interrompre dans son opération, même lorsque le roi l’embrassa sur le cou.
– Vous ne m’attendiez donc pas, comtesse ? demanda le roi.
– Pourquoi donc cela, sire ?
– Que vous salissiez ainsi votre figure ?
– Au contraire, sire, j’étais sûre que la journée ne se passerait point sans que j’eusse l’honneur de voir Votre Majesté.
– Ah ! comme vous me dites cela, comtesse.
– Vous trouvez ?
– Oui. Vous êtes sérieuse comme M. Rousseau quand il écoute sa musique.
– C’est qu’en effet, sire, j’ai quelque chose de sérieux à dire à Votre Majesté.
– Ah ! bon ! je vous vois venir, comtesse.
– Vraiment ?
– Oui, des reproches !
– Moi ? Allons donc, sire… Et pourquoi, je vous prie ?
– Mais parce que je ne suis pas venu hier.
– Oh ! sire, vous me rendrez cette justice que je n’ai pas la prétention de confisquer Votre Majesté.
– Jeannette, tu te fâches.
– Oh ! non pas, sire, je suis toute fâchée.
– Écoutez, comtesse, je vous assure que je n’ai pas cessé de songer à vous.
– Bah !
– Et que cette soirée m’a semblé éternelle.
– Mais, encore un coup, sire, je ne vous parle point de cela, ce me semble. Votre Majesté passe ses soirées où il lui plaît, cela ne regarde personne.
– En famille, madame, en famille.
– Sire, je ne m’en suis pas même informée.
– Pourquoi cela ?
– Dame ! vous conviendrez, sire, que ce serait malséant de ma part.
– Mais alors, s’écria le roi, si vous ne m’en voulez point de cela, de quoi m’en voulez-vous ? car, enfin, il s’agit d’être juste en ce monde.
– Je ne vous en veux pas, sire.
– Cependant, puisque vous êtes fâchée…
– Je suis fâchée, oui, sire ; quant à cela, c’est vrai.
– Mais de quoi ?
– D’être un pis-aller.
– Vous, grand Dieu ?
– Moi, oui, moi ! la comtesse du Barry ! la jolie Jeanne, la charmante Jeannette, la séduisante Jeanneton, comme dit Votre Majesté ; oui, je suis le pis-aller.
– Mais en quoi ?
– En ceci que j’ai mon roi, mon amant, quand madame de Choiseul et madame de Grammont n’en veulent plus.
– Oh ! oh ! comtesse…
– Ma foi ! tant pis, je dis tout net les choses que j’ai sur le cœur, moi. Tenez, sire, on assure que madame de Grammont vous a souvent guetté à l’entrée de votre chambre à coucher. Moi, je prendrai le contre-pied de la noble duchesse ; je guetterai à la sortie, et le premier Choiseul ou la première Grammont qui me tombera sous la main… Tant pis, ma foi !
– Comtesse ! comtesse !
– Que voulez-vous ! je suis une femme mal élevée, moi. Je suis la maîtresse de Blaise, la belle Bourbonnaise, vous savez.
– Comtesse, les Choiseul se vengeront.
– Que m’importe ! pourvu qu’ils se vengent de ma vengeance.
– On vous conspuera.
– Vous avez raison.
– Ah !
– J’ai un moyen merveilleux, et je vais le mettre à exécution.
– C’est ?… demanda le roi inquiet.
– C’est de m’en aller purement et simplement.
Le roi haussa les épaules.
– Ah ! vous n’y croyez pas, sire ?
– Ma foi, non.
– C’est que vous ne vous donnez pas la peine de raisonner. Vous me confondez avec d’autres.
– Comment cela ?
– Sans doute. Madame de Châteauroux voulait être déesse ; madame de Pompadour voulait être reine ; les autres voulaient être riches, puissantes, humilier les femmes de la cour du poids de leur faveur. Moi, je n’ai aucun de ces défauts.
– C’est vrai.
– Tandis que j’ai beaucoup de qualités.
– C’est encore vrai.
– Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites.
– Oh ! comtesse ! personne n’est plus convaincu que moi de ce que vous valez.
– Soit, mais écoutez ; ce que je vais dire ne peut pas nuire à votre conviction.
– Dites.
– D’abord, je suis riche et n’ai besoin de personne.
– Vous voulez me le faire regretter, comtesse.
– Ensuite, je n’ai pas le moindre orgueil pour tout ce qui flattait ces dames, le moindre désir pour ce qu’elles ambitionnaient ; j’ai toujours voulu aimer mon amant avant toute chose, mon amant fût-il mousquetaire, mon amant fût-il roi. Du jour où je n’aime plus, je ne tiens à rien.
– Espérons que vous tenez encore un peu à moi, comtesse.
– Je n’ai pas fini, sire.
– Continuez donc, madame.
– J’ai encore à dire à Votre Majesté que je suis jolie, que je suis jeune, que j’ai encore devant moi dix années de beauté, que je serai non seulement la plus heureuse femme du monde, mais encore la plus honorée, du jour où je ne serai plus la maîtresse de Votre Majesté. Vous souriez, sire. Je suis fâchée de vous dire alors que c’est que vous ne réfléchissez pas. Les autres favorites, mon cher roi, quand vous aviez assez d’elles, et que votre peuple en avait trop, vous les chassiez, et vous vous faisiez bénir de votre peuple, qui exécrait la disgraciée comme auparavant ; mais, moi, je n’attendrai pas mon renvoi. Moi, je quitterai la place et je ferai savoir à tous que je l’ai quittée. Je donnerai cent mille livres aux pauvres, j’irai passer huit jours pour faire pénitence dans un couvent, et, avant un mois, j’aurai mon portrait dans toutes les églises pour faire pendant à Madeleine repentante.
– Oh ! comtesse, vous ne parlez pas sérieusement, dit le roi.
– Regardez-moi, sire, et voyez si je suis ou non sérieuse ; jamais de ma vie, je vous le jure, au contraire, je ne parlai plus sérieusement.
– Vous ferez cette mesquinerie, Jeanne ? Mais savez-vous que vous me mettez le marché à la main, madame la comtesse ?
– Non, sire ; car vous mettre le marché à la main, ce serait vous dire simplement : « Choisissez entre ceci et cela. »
– Tandis ?…
– Tandis que je vous dis : « Adieu, sire ! » et voilà tout.
Le roi pâlit, mais cette fois de colère.
– Si vous vous oubliez ainsi, madame, prenez garde…
– À quoi, sire ?
– Je vous enverrai à la Bastille.
– Moi ?
– Oui, vous, et, à la Bastille, on s’ennuie plus encore qu’au couvent.
– Oh ! sire, dit la comtesse en joignant les mains, si vous me faisiez cette grâce…
– Quelle grâce ?
– De m’envoyer à la Bastille.
– Hein !
– Vous me combleriez.
– Comment cela ?
– Eh ! oui. Mon ambition cachée est d’être populaire comme M. de La Chalotais ou M. de Voltaire. La Bastille me manque pour cela ; un peu de Bastille, et je suis la plus heureuse des femmes. Ce sera une occasion pour moi d’écrire des mémoires sur moi, sur vos ministres, sur vos filles, sur vous-même, et de transmettre ainsi toutes les vertus de Louis le Bien-Aimé à la postérité la plus reculée. Fournissez la lettre de cachet, sire. Tenez, moi, je fournis la plume et l’encre.
Et elle poussa vers le roi une plume et un encrier qui se trouvaient sur le guéridon.
Le roi, ainsi bravé, réfléchit un moment, et, se levant :
– C’est bien. Adieu, madame, dit-il.
– Mes chevaux ! s’écria la comtesse. Adieu, sire.
Le roi fit un pas vers la porte.
– Chon ! dit la comtesse.
Chon parut.
– Mes malles, mon service de voyage et la poste ; allons, allons, dit-elle.
– La poste ! fit Chon atterrée ; qu’y a-t-il donc, bon Dieu ?
– Il y a, ma chère, que, si nous ne partons au plus vite, Sa Majesté va nous envoyer à la Bastille. Il n’y a donc pas de temps à perdre. Dépêche, Chon, dépêche.
Ce reproche frappa Louis XV au cœur ; il revint à la comtesse et lui prit la main.
– Pardon, comtesse, de ma vivacité, dit-il.
– En vérité, sire, je suis étonnée que vous ne m’ayez pas aussi menacée de la potence.
– Oh ! comtesse !
– Sans doute… Est-ce qu’on ne pend pas les voleurs ?
– Eh bien ?
– Est-ce que je ne vole pas la place de madame de Grammont ?
– Comtesse !
– Dame ! c’est mon crime, sire.
– Écoutez, comtesse, soyez juste : vous m’avez exaspéré.
– Et maintenant ?
Le roi lui tendit les mains.
– Nous avions tort tous deux. Maintenant, pardonnons-nous mutuellement.
– Est-ce sérieusement que vous demandez une réconciliation, sire ?
– Sur ma foi.
– Va-t’en, Chon.
– Sans rien commander ? demanda la jeune femme à sa sœur.
– Au contraire, commande tout ce que j’ai dit.
– Comtesse…
– Mais qu’on attende de nouveaux ordres.
– Ah !
Chon sortit.
– Vous me voulez donc ? dit la comtesse au roi.
– Par-dessus tout.
– Réfléchissez à ce que vous dites là, sire.
Le roi réfléchit en effet, mais il ne pouvait reculer ; et d’ailleurs, il voulait voir jusqu’où iraient les exigences du vainqueur.
– Parlez, dit-il.
– Tout à l’heure. Faites-y attention, sire !… Je partais sans rien demander.
– Je l’ai bien vu.
– Mais, si je reste, je demanderai quelque chose.
– Quoi ? Il s’agit de savoir quoi, voilà tout.
– Ah ! vous le savez bien.
– Non.
– Si fait, puisque vous faites la grimace.
– Le renvoi de M. de Choiseul ?
– Précisément.
– Impossible, comtesse.
– Mes chevaux, alors…
– Mais, mauvaise tête…
– Signez ma lettre de cachet pour la Bastille, ou la lettre qui congédie le ministre.
– Il y a un milieu, dit le roi.
– Merci de votre clémence, sire ; je partirai sans être inquiétée, à ce qu’il paraît.
– Comtesse, vous êtes femme.
– Heureusement.
– Et vous raisonnez politique en véritable femme mutine et colère. Je n’ai pas de raison pour congédier M. de Choiseul.
– Je comprends, l’idole de vos parlements, celui qui les soutient dans leur révolte.
– Enfin, il faut un prétexte.
– Le prétexte est la raison du faible.
– Comtesse, c’est un honnête homme que M. de Choiseul, et les honnêtes gens sont rares.
– C’est un honnête homme qui vous vend aux robes noires, lesquelles vous mangent tout l’or de votre royaume.
– Pas d’exagération, comtesse.
– La moitié alors.
– Mon Dieu ! s’écria Louis XV dépité.
– Mais, au fait, s’écria de son côté la comtesse, je suis bien sotte ; que m’importent, à moi, les parlements, les Choiseul, son gouvernement ; que m’importe le roi même, à moi, son pis-aller.
– Encore !
– Toujours, sire.
– Voyons, comtesse, deux heures de réflexion.
– Dix minutes, sire. Je passe dans ma chambre, glissez-moi votre réponse sous la porte : le papier est là, la plume est là, l’encrier est là. Si dans dix minutes vous n’avez pas répondu ou n’avez pas répondu à ma guise, adieu, sire ! Ne songez plus à moi, je serai partie. Sinon…
– Sinon ?
– Tournez la bobinette et la chevillette cherra.
Louis XV, pour se donner une contenance, baisa la main de la comtesse, qui, en se retirant, lui lança, comme le Parthe, son sourire le plus provocant.
Le roi ne s’opposa aucunement à cette retraite, et la comtesse s’enferma dans la chambre voisine.
Cinq minutes après, un papier plié carrément frôla le bourrelet de soie de la porte et la laine du tapis.
La comtesse lut avidement le contenu du billet, écrivit à la hâte quelques mots à M. de Richelieu, qui se promenait dans la petite cour, sous un auvent, avec grande frayeur d’être vu faisant ainsi le pied de grue.
Le maréchal déplia le papier, lut, et, prenant sa course malgré ses soixante et quinze ans, il arriva dans la grande cour à son carrosse.
– Cocher, dit-il, à Versailles, ventre à terre !
Voici ce que contenait le papier jeté par la fenêtre à M. de Richelieu.
« J’ai secoué l’arbre, le portefeuille est tombé. »
Chapitre LXXIX. Comment le roi Louis XV travaillait avec son ministre §
Le lendemain, la rumeur était grande à Versailles. Les gens ne s’abordaient qu’avec des signes mystérieux et des poignées de main significatives, ou bien avec des croisements de bras et des regards au ciel, qui témoignaient de leur douleur et de leur surprise.
M. de Richelieu, avec bon nombre de partisans, était dans l’antichambre du roi, à Trianon, vers dix heures.
Le comte Jean, tout chamarré, tout éblouissant, causait avec le vieux maréchal, et causait gaiement, si l’on en croyait sa figure épanouie.
Vers onze heures, le roi passa, se rendant à son cabinet de travail, et ne parla à personne. Sa Majesté marchait fort vite.
À onze heures cinq minutes, M. de Choiseul descendit de voiture et traversa la galerie, son portefeuille sous le bras.
À son passage, il se fit un grand mouvement de gens qui se retournaient pour avoir l’air de causer entre eux et ne pas saluer le ministre.
Le duc ne fit pas attention à ce manège ; il entra dans le cabinet, où le roi feuilletait un dossier en prenant son chocolat.
– Bonjour, duc, lui dit le roi amicalement ; sommes-nous bien dispos, ce matin ?
– Sire, M. de Choiseul se porte bien, mais le ministre est fort malade, et vient prier Votre Majesté, puisqu’elle ne lui parle encore de rien, d’agréer sa démission. Je remercie le roi de m’avoir permis cette initiative ; c’est une dernière faveur dont je lui suis bien reconnaissant.
– Comment, duc, votre démission ? qu’est-ce que cela veut dire ?
– Sire, Votre Majesté a signé hier, entre les mains de madame du Barry, un ordre qui me destitue ; cette nouvelle court déjà tout Paris et tout Versailles. Le mal est fait. Cependant, je n’ai pas voulu quitter le service de Votre Majesté sans en avoir reçu l’ordre avec la permission. Car, nommé officiellement, je ne puis me regarder comme destitué que par un acte officiel.
– Comment, duc, s’écria le roi en riant, car l’attitude sévère et digne de M. de Choiseul lui imposait jusqu’à la crainte ; comment, vous, un homme d’esprit et un formaliste, vous avez cru cela ?
– Mais, sire, dit le ministre surpris, vous avez signé…
– Quoi donc ?
– Une lettre que possède madame du Barry.
– Ah ! duc, n’avez-vous jamais eu besoin de la paix ? Vous êtes bien heureux !… Le fait est que madame de Choiseul est un modèle.
Le duc, offensé de la comparaison, fronça le sourcil.
– Votre Majesté, dit-il, est d’un caractère trop ferme et d’un caractère trop heureux pour mêler aux affaires d’État ce que vous daignez appeler les affaires de ménage.
– Choiseul, il faut que je vous conte cela : c’est fort drôle. Vous savez qu’on vous craint beaucoup par là ?
– C’est-à-dire qu’on me hait, sire.
– Si vous le voulez. Eh bien, cette folle de comtesse ne m’a-t-elle pas posé cette alternative : de l’envoyer à la Bastille ou de vous remercier de vos services.
– Eh bien, sire ?
– Eh bien, duc, vous m’avouerez qu’il eut été trop malheureux de perdre le coup d’œil que Versailles offrait ce matin. Depuis hier, je m’amuse à voir courir les estafettes sur les routes, à voir s’allonger ou se rapetisser les visages… Cotillon III est reine de France depuis hier. C’est on ne peut plus réjouissant.
– Mais la fin, sire ?
– La fin, mon cher duc, dit Louis XV redevenu sérieux, la fin sera toujours la même. Vous me connaissez, j’ai l’air de céder et je ne cède jamais. Laissez les femmes dévorer le petit gâteau de miel que je leur jetterai de temps en temps, comme on faisait à Cerbère ; mais nous, vivons tranquillement, imperturbablement, éternellement ensemble. Et, puisque nous en sommes aux éclaircissements, gardez celui-ci pour vous : Quelque bruit qui coure, quelque lettre de moi que vous teniez… ne vous abstenez pas de venir à Versailles… Tant que je vous dirai ce que je vous dis, duc, nous serons bons amis.
Le roi tendit la main au ministre, qui s’inclina dessus sans reconnaissance comme sans rancune.
– Travaillons, si vous voulez, cher duc, maintenant.
– Aux ordres de Votre Majesté, répliqua Choiseul en ouvrant son portefeuille.
– Voyons, pour commencer, dites-moi quelques mots du feu d’artifice.
– Ç’a été un grand désastre, sire.
– À qui la faute ?
– À M. Bignon, prévôt des marchands.
– Le peuple a-t-il beaucoup crié ?
– Oh ! beaucoup.
– Alors il fallait peut-être destituer ce M. Bignon.
– Le parlement, dont un des membres a failli étouffer dans la bagarre, avait pris l’affaire à cœur ; mais M. l’avocat général Séguier a fait un fort éloquent discours pour prouver que ce malheur était l’œuvre de la fatalité. On a applaudi, et ce n’est plus rien à présent.
– Tant mieux ! Passons aux parlements, duc… Ah ! voilà ce qu’on nous reproche.
– On me reproche, sire, de ne pas soutenir M. d’Aiguillon, contre M. de La Chalotais ; mais qui me reproche cela ? Les mêmes gens qui ont colporté avec des fusées de joie la lettre de Votre Majesté. Songez donc, sire, que M. d’Aiguillon a outrepassé ses pouvoirs en Bretagne, que les jésuites étaient réellement exilés, que M. de La Chalotais avait raison, que Votre Majesté elle-même a reconnu par acte public l’innocence de ce procureur général. On ne peut cependant faire se dédire ainsi le roi. Vis-à-vis de son ministre, c’est bien ; mais vis-à-vis de son peuple !
– En attendant, les parlements se sentent forts.
– Ils le sont, en effet. Quoi ! on les tance, on les emprisonne, on les vexe et on les déclare innocents, et ils ne seraient pas forts ! Je n’ai pas accusé M. d’Aiguillon d’avoir commencé l’affaire La Chalotais, mais je ne lui pardonnerai jamais d’y avoir eu tort.
– Duc ! duc ! allons, le mal est fait ; au remède… Comment brider ces insolents ?…
– Que les intrigues de M. le chancelier cessent, que M. d’Aiguillon n’ait plus de soutien, et la colère du parlement tombera.
– Mais j’aurai cédé, duc !
– Votre Majesté est donc représentée par M. d’Aiguillon… et non par moi ?
L’argument était rude, le roi le sentit.
– Vous savez, dit-il, que je n’aime pas à dégoûter mes serviteurs, lors même qu’ils se sont trompés… Mais laissons cette affaire qui m’afflige et dont le temps fera justice… Parlons un peu de l’extérieur… On me dit que je vais avoir la guerre ?
– Sire, si vous avez la guerre, ce sera une guerre loyale et nécessaire.
– Avec les Anglais… diable !
– Votre Majesté craint-elle les Anglais, par hasard ?
– Oh ! sur mer…
– Que Votre Majesté soit en repos : M. le duc de Praslin, mon cousin, votre ministre de la marine, vous dira qu’il a soixante-quatre vaisseaux, sans ceux qui sont en chantier, plus des matériaux pour en construire douze autres en un an… Enfin, cinquante frégates de première force, ce qui est une position respectable pour la guerre maritime. Quant à la guerre continentale, nous avons mieux que cela, nous avons Fontenoy.
– Fort bien ; mais pourquoi aurais-je à combattre les Anglais, mon cher duc ? Un gouvernement beaucoup moins habile que le vôtre, celui de l’abbé Dubois, a toujours évité la guerre avec l’Angleterre.
– Je le crois bien, sire ! l’abbé Dubois recevait par mois six cent mille livres des Anglais.
– Oh ! duc.
– J’ai la preuve, sire.
– Soit ; mais où voyez-vous des causes de guerre ?
– L’Angleterre veut toutes les Indes : j’ai dû donner à vos officiers les ordres les plus sévères, les plus hostiles. La première collision là-bas donnera lieu à des réclamations de l’Angleterre ; mon avis formel est que nous n’y fassions pas droit. Il faut que le gouvernement de Votre Majesté soit respecté par la force, comme il l’était grâce à la corruption.
– Eh ! patientons ; dans l’Inde, qui le saura ? C’est si loin !
Le duc se mordit les lèvres.
– Il y a un casus belli plus rapproché de nous, sire, dit-il.
– Encore ! Quoi donc ?
– Les Espagnols prétendent à la possession des îles Malouines et Falkland… Le port d’Egmont était occupé par les Anglais arbitrairement, les Espagnols les en ont chassés de vive force ; de là, fureur de l’Angleterre : elle menace les Espagnols des dernières extrémités si on ne lui donne satisfaction.
– Eh bien, mais, si les Espagnols ont tort pourtant, laissez-les se démêler.
– Sire, et le pacte de famille ? Pourquoi avez-vous tenu à faire signer ce pacte, qui lie étroitement tous les Bourbons d’Europe et leur fait un rempart contre les entreprises de l’Angleterre ?
Le roi baissa la tête.
– Ne vous inquiétez pas, sire, dit Choiseul ; vous avez une armée formidable, une marine imposante, de l’argent. J’en sais trouver sans faire crier les peuples. Si nous avons la guerre, ce sera une cause de gloire pour le règne de Votre Majesté, et je projette des agrandissements dont on nous aura fourni le prétexte et l’excuse.
– Alors, duc, alors la paix à l’intérieur ; n’ayons pas la guerre partout.
– Mais l’intérieur est calme, sire, répliqua le duc affectant de ne pas comprendre.
– Non, non, vous voyez bien que non. Vous m’aimez et me servez bien. Il y a d’autres gens qui disent m’aimer, et dont les façons ne ressemblent pas du tout aux vôtres ; mettons l’accord entre tous ces systèmes : voyons, mon cher duc, que je vive heureux.
– Il ne dépendra pas de moi que votre bonheur ne soit complet, sire.
– Voilà parler. Eh bien, venez donc dîner avec moi aujourd’hui.
– À Versailles, sire ?
– Non, à Luciennes.
– Oh ! mon regret est grand, sire ; mais ma famille est tout alarmée de la nouvelle répandue hier. On me croit dans la disgrâce de Votre Majesté. Je ne puis laisser tant de cœurs souffrants.
– Et ceux dont je vous parle ne souffrent-ils pas, duc ? Songez donc comme nous avons vécu heureux tous trois, du temps de cette pauvre marquise.
Le duc baissa la tête, ses yeux se voilèrent, un soupir à demi étouffé sortit de sa poitrine.
– Madame de Pompadour était une femme bien jalouse de la gloire de Votre Majesté, dit-il ; elle avait de hautes idées politiques. J’avoue que son génie sympathisait avec mon caractère. Souvent, sire, je me suis attelé de front avec elle aux grandes entreprises qu’elle formait ; oui, nous nous entendions.
– Mais elle se mêlait de politique, duc, et tout le monde le lui reprochait.
– C’est vrai.
– Celle-ci, au contraire, est douce comme un agneau ; elle n’a pas encore fait signer une lettre de cachet, même contre les pamphlétaires et les chansonniers. Eh bien, on lui reproche ce qu’on louait chez l’autre. Ah ! duc, c’est fait pour dégoûter du progrès… Voyons, venez-vous faire votre paix à Luciennes ?
– Sire, veuillez assurer madame la comtesse du Barry que je la trouve une femme charmante et digne de tout l’amour du roi ; mais…
– Ah ! voilà un mais, duc…
– Mais, poursuivit M. de Choiseul, ma conviction est que, si Votre Majesté est nécessaire à la France, aujourd’hui un bon ministre est plus nécessaire à Votre Majesté qu’une charmante maîtresse.
– N’en parlons plus, duc, et demeurons bons amis. Mais câlinez madame de Grammont, qu’elle ne complote plus rien contre la comtesse ; les femmes nous brouilleraient.
– Madame de Grammont, sire, veut trop plaire à Votre Majesté. C’est là son tort.
– Et elle me déplaît en nuisant à la comtesse, duc.
– Aussi madame de Grammont part-elle, sire, on ne la verra plus : ce sera un ennemi de moins.
– Ce n’est pas ainsi que je l’entends, vous allez trop loin. Mais la tête me brûle, duc, nous avons travaillé ce matin comme Louis XIV et Colbert, nous avons été grand siècle, comme disent les philosophes. À propos, duc, est-ce que vous êtes philosophe, vous ?
– Je suis serviteur de Votre Majesté, répliqua M. de Choiseul.
– Vous m’enchantez, vous êtes un homme impayable ; donnez-moi votre bras, je suis tout étourdi.
Le duc se hâta d’offrir son bras à Sa Majesté.
Il devinait qu’on allait ouvrir les portes à deux battants, que toute la cour était dans la galerie, qu’on allait le voir dans cette splendide position ; après avoir tant souffert, il n’était pas fâché de faire souffrir ses ennemis.
L’huissier ouvrit en effet les portes, et annonça le roi dans la galerie.
Louis XV, toujours causant avec M. de Choiseul et lui souriant, se faisant lourd sur son bras, traversa la foule sans remarquer ou sans vouloir remarquer combien Jean du Barry était pâle et combien M. de Richelieu était rouge.
Mais M. de Choiseul vit bien cette différence de nuances. Il passa le jarret tendu, le cou raide, les yeux brillants, devant les courtisans, qui se rapprochaient autant qu’ils s’étaient éloignés le matin.
– Là, dit le roi au bout de la galerie, duc, attendez-moi, je vous emmène à Trianon. Rappelez-vous tout ce que je vous ai dit.
– Je l’ai gardé dans mon cœur, répliqua le ministre, sachant bien qu’avec cette phrase aiguisée il perçait l’âme de tous ses ennemis.
Le roi rentra chez lui.
M. de Richelieu rompit la file et vint serrer dans ses deux mains maigres la main du ministre, en lui disant :
– Il y a longtemps que je sais qu’un Choiseul a l’âme chevillée au corps.
– Merci, dit le duc, qui savait à quoi s’en tenir.
– Mais ce bruit absurde ? poursuivit le maréchal.
– Ce bruit a bien fait rire Sa Majesté, dit Choiseul.
– On parlait d’une lettre…
– Mystification de la part du roi, répliqua le ministre en lançant cette phrase à l’adresse de Jean, qui perdait contenance.
– Merveilleux ! Merveilleux ! répéta le maréchal en retournant au comte, aussitôt que le duc de Choiseul eut disparu et ne put plus le voir.
Le roi descendait l’escalier en appelant le duc, empressé à le suivre.
– Eh ! eh ! nous sommes joués, dit le maréchal à Jean.
– Où vont-ils ?
– Au Petit Trianon, se moquer de nous.
– Mille tonnerres ! murmura Jean. Ah ! pardon, monsieur le maréchal.
– À mon tour, dit celui-ci, et voyons si mon moyen vaudra mieux que celui de la comtesse.
Chapitre LXXX. Le Petit Trianon §
Quand Louis XIV eut bâti Versailles, et qu’il eut reconnu les inconvénients de la grandeur, lorsqu’il vit ces immenses salons pleins de gardes, ces antichambres pleines de courtisans, ces corridors et ces entresols pleins de laquais, de pages et de commensaux, il se dit que Versailles était bien ce que lui-même avait voulu en faire, ce que Mansard, Le Brun et Le Nôtre en avaient fait, le séjour d’un dieu, mais non pas l’habitation d’un homme.
Alors le grand roi, qui était un homme à ses moments perdus, se fit bâtir Trianon pour respirer et cacher un peu sa vie. Mais l’épée d’Achille, qui avait fatigué Achille, devait être d’un poids insupportable pour un successeur mirmidon.
Trianon, ce rapetissement de Versailles, parut encore trop pompeux à Louis XV, qui se fit bâtir par l’architecte Gabriel le Petit Trianon, pavillon de soixante pieds carrés.
À gauche de ce bâtiment, on construisit un carré long sans caractère et sans ornements : ce fut la demeure des gens de service et des commensaux. On comptait là environ dix logements de maîtres, et la place de cinquante serviteurs. On peut voir encore ce bâtiment dans son intégrité. Il se compose d’un rez-de-chaussée, d’un premier étage et de combles. Ce rez-de-chaussée est garanti par un fossé pavé qui le sépare des massifs ; toutes les fenêtres en sont grillées comme celles du premier étage. Vues du côté de Trianon, ces fenêtres éclairent un long corridor pareil à celui d’un couvent.
Huit ou neuf portes, percées dans le corridor, conduisent aux logements, tous composés d’une antichambre avec deux cabinets, l’un à droite, l’autre à gauche, et d’une basse chambre, voire même de deux, éclairées sur la cour intérieure de ce bâtiment.
Au-dessous de cet étage, les cuisines.
Dans les combles, des chambres de domestiques.
Voilà le Petit Trianon.
Ajoutez-y une chapelle à vingt toises du château, dont nous ne ferons pas la description, parce que nous n’en avons aucun besoin, et que ce château ne peut loger qu’un ménage, ainsi qu’on le dirait aujourd’hui.
La topographie est donc celle-ci : un château voyant avec ses larges yeux sur le parc et sur les bois, voyant à gauche sur les communs, qui ne lui opposent que des fenêtres grillées, fenêtres de corridors ou de cuisines masquées par un épais treillis.
Du Grand Trianon, demeure solennelle de Louis XV, on se rendait au petit par un jardin potager qui joignait les deux résidences, moyennant l’interjection d’un pont de bois.
Ce fut par ce jardin potager et fruitier, qu’avait dessiné et planté La Quintinie, que Louis XV mena M. de Choiseul au Petit Trianon, après la laborieuse séance que nous venons de raconter. Il voulait lui faire voir les améliorations introduites par lui dans le nouveau séjour du dauphin et de la dauphine. M. de Choiseul admirait tout, commentait tout avec la sagacité d’un courtisan ; il laissait le roi lui dire que le Petit Trianon devenait de jour en jour plus beau, plus charmant à habiter ; et le ministre ajoutait que c’était pour Sa Majesté la maison de famille.
– La dauphine, dit le roi, est encore un peu sauvage, comme toutes les Allemandes jeunes ; elle parle bien le français, mais elle a peur d’un léger accent qui la trahit Autrichienne à des oreilles françaises. À Trianon, elle n’entendra que des amis, et ne parlera que lorsqu’elle le voudra.
– Il en résulte qu’elle parlera bien. J’ai déjà remarqué, dit M. de Choiseul, que Son Altesse royale est accomplie et n’a rien à faire pour se perfectionner.
Chemin faisant, les deux voyageurs trouvèrent M. le dauphin arrêté sur une pelouse et qui prenait la hauteur du soleil.
M. de Choiseul s’inclina fort bas, et, comme le dauphin ne lui parla pas, il ne parla pas non plus au dauphin.
Le roi dit assez haut pour être entendu de son petit-fils :
– Louis est un savant, et il a bien tort de se casser la tête à des sciences, sa femme en souffrira.
– Non pas, répliqua une douce voix de femme sortie d’un buisson.
Et le roi vit accourir à lui la dauphine, qui causait avec un homme farci de papiers, de compas et de crayons.
– Sire, dit la princesse, M. Mique, mon architecte.
– Ah ! fit le roi, vous avez aussi cette maladie, madame ?
– Sire, c’est une maladie de famille.
– Vous allez faire bâtir ?
– Je vais faire meubler ce grand parc, dans lequel tout le monde s’ennuie.
– Oh ! oh ! ma fille, vous dites cela bien haut ; le dauphin pourrait vous entendre.
– C’est chose convenue entre nous, mon père, répliqua la princesse.
– De vous ennuyer ?
– Non, mais de chercher à nous divertir.
– Et Votre Altesse royale veut faire bâtir ? dit M. de Choiseul.
– De ce parc, monsieur le duc, je veux faire un jardin.
– Ah ! ce pauvre Le Nôtre ! dit le roi.
– Le Nôtre était un grand homme, sire, pour ce que l’on aimait alors, mais pour ce que j’aime…
– Qu’aimez-vous, madame ?
– La nature.
– Ah ! comme les philosophes.
– Ou comme les Anglais.
– Bon ! dites cela devant Choiseul, vous allez avoir une déclaration de guerre. Il va vous lâcher les soixante-quatre vaisseaux et les quarante frégates de M. de Praslin, son cousin.
– Sire, dit la dauphine, je ferai dessiner un jardin naturel par M. Robert, le plus habile homme du monde pour ces sortes de plans.
– Qu’appelez-vous jardins naturels ? dit le roi. Je croyais que des arbres et des fleurs, voire même des fruits, comme ceux que j’ai cueillis en passant, étaient des choses naturelles.
– Sire, vous vous promèneriez cent ans chez vous, que vous verriez toujours des allées droites, ou des massifs taillés à angle de quarante-cinq degrés, comme dit M. le dauphin, ou des pièces d’eau mariées à des gazons, lesquels sont mariés à des perspectives, ou à des quinconces, ou à des terrasses.
– Eh bien, c’est donc laid, cela ?
– Ce n’est pas naturel.
– Que voilà une petite fille qui aime la nature ! dit le roi avec un air plus jovial que joyeux. Voyons ce que vous ferez de mon Trianon.
– Des rivières, des cascades, des ponts, des grottes, des rochers, des bois, des ravins, des maisons, des montagnes, des prairies.
– Pour des poupées ? dit le roi.
– Hélas ! sire, pour des rois tels que nous serons, répliqua la princesse sans remarquer la rougeur qui couvrit les joues de son aïeul, et sans remarquer qu’elle se présageait à elle-même une lugubre vérité.
– Alors, vous bouleverserez ; mais qu’édifierez-vous ?
– Je conserve.
– Ah ! c’est encore heureux que, dans ces bois et dans ces rivières, vous ne fassiez pas loger vos gens comme des Hurons, des Esquimaux ou des Groenlandais. Ils auraient là une vie naturelle, et M. Rousseau les appellerait les enfants de la nature… Faites cela, ma fille, et vous serez adorée des encyclopédistes.
– Sire, mes serviteurs auraient trop froid dans ces habitations-là.
– Où les logerez-vous donc, si vous détruisez tout ? Ce ne sera pas dans le palais : à peine y a-t-il place pour vous deux.
– Sire, je garde les communs tels qu’ils sont.
Et la dauphine indiqua les fenêtres de ce corridor que nous avons décrit.
– Qui est-ce que j’y vois ? dit le roi en se mettant une main sur les yeux en guise de garde-vue.
– Une femme, sire, dit M. de Choiseul.
– Une demoiselle que je prends chez moi, répliqua la dauphine.
– Mademoiselle de Taverney, fit Choiseul avec sa vue perçante.
– Ah ! dit le roi ; tiens, vous avez ici les Taverney ?
– Mademoiselle de Taverney seulement, sire.
– Charmante fille… Vous en faites ?…
– Ma lectrice.
– Très bien, dit le roi sans quitter de l’œil la fenêtre grillée par laquelle regardait, fort innocemment et sans se douter qu’on l’observait, mademoiselle de Taverney, pâle encore de sa maladie.
– Comme elle est pâle ! dit M. de Choiseul.
– Elle a failli être étouffée le 31 mai, monsieur le duc.
– Vrai ? Pauvre fille ! dit le roi. Ce M. Bignon méritait sa disgrâce.
– Elle est rétablie ? dit M. de Choiseul très vite.
– Dieu merci, monsieur le duc.
– Ah ! fit le roi, elle se sauve.
– Elle aura reconnu Votre Majesté, et elle est timide.
– Vous l’avez depuis longtemps ?
– Depuis hier, sire ; en m’installant, je l’ai fait venir.
– Triste habitation pour une jolie fille, dit Louis XV ; ce diable de Gabriel était bien maladroit : il n’a pas pensé que les arbres, en grandissant, éborgneraient ce bâtiment des communs, et qu’on n’y verrait plus clair.
– Mais non, sire, je vous jure que le logement est supportable.
– Ce n’est pas possible, dit Louis XV.
– Votre Majesté veut-elle s’en assurer ? dit la dauphine jalouse de faire les honneurs de chez elle.
– Soit. Venez-vous, Choiseul ?
– Sire, il est deux heures. J’ai un conseil de parlement à deux heures et demie. Le temps de retourner à Versailles…
– Eh bien, allez, duc, allez, et secouez-moi les robes noires. Dauphine, montrez-moi les petits logements, s’il vous plaît. Je raffole des intérieurs.
– Venez, monsieur Mique, dit la dauphine à son architecte, vous aurez l’occasion de recevoir quelques avis de Sa Majesté qui s’entend si bien à tout.
Le roi marcha le premier, la dauphine le suivit.
Ils montèrent le petit perron qui conduit à la chapelle, laissant de côté le passage des cours.
La porte de la chapelle est à gauche ; de l’autre côté, l’escalier droit et simple, qui mène au corridor des logements.
– Qui demeure ici ? demanda Louis XV.
– Mais personne encore, sire.
– Voilà une clef sur la porte du premier logement.
– Ah ! c’est vrai, mademoiselle de Taverney se meuble aujourd’hui et emménage.
– Ici ? fit le roi en désignant la porte.
– Oui, sire.
– Et elle est chez elle ? N’entrons pas, alors.
– Sire, elle vient de descendre ; je l’ai vue sous l’auvent de la petite cour des cuisines.
– Alors, montrez-moi ses logements comme échantillon.
– À votre désir, répliqua la dauphine.
Et elle introduisit le roi dans l’unique chambre, précédée d’une antichambre et de deux cabinets.
Quelques meubles déjà rangés, des livres, un clavecin, attirèrent l’attention du roi, et surtout un énorme bouquet des plus belles fleurs, que mademoiselle de Taverney avait déjà mis dans une potiche du Japon.
– Ah ! dit le roi, les belles fleurs ! et vous voulez changer de jardin… Qui diable fournit vos gens de fleurs pareilles ? En garde-t-on pour vous ?
– En effet, voilà un beau bouquet.
– Le jardinier soigne mademoiselle de Taverney… Qui est jardinier ici ?
– Je ne sais, sire. M. de Jussieu se charge de me les fournir.
Le roi donna un coup d’œil curieux à tout le logement, regarda encore à l’extérieur, dans les cours, et se retira.
Sa Majesté traversa le parc et revint au Grand Trianon ; ses équipages l’attendaient pour une chasse en carrosse après le dîner, de trois à six heures du soir.
Le dauphin mesurait toujours le soleil.
Chapitre LXXXI. La conspiration se renoue §
Tandis que le roi, pour bien rassurer M. de Choiseul et ne pas perdre son temps à lui-même, se promenait ainsi dans Trianon en attendant la chasse, Luciennes était le centre d’une réunion de conspirateurs effarés qui arrivaient à tire-d’aile auprès de madame du Barry, comme des oiseaux qui ont senti la poudre du chasseur.
Jean et le maréchal de Richelieu, après s’être longtemps regardés avec humeur, avaient pris leur essor les premiers.
Les autres étaient les favoris ordinaires qu’une disgrâce certaine des Choiseul avait affriandés, que le retour en faveur avait épouvantés, et qui, ne trouvant plus le ministre sous leur main, pour s’accrocher à lui, revenaient machinalement à Luciennes pour voir si l’arbre était assez solide pour que l’on s’y cramponnât comme par le passé.
Madame du Barry, après les fatigues de sa diplomatie et le triomphe trompeur qui l’avait couronnée, faisait la sieste lorsque le carrosse de Richelieu entra chez elle avec le bruit et la célérité d’un ouragan.
– Maîtresse du Barry dort, dit Zamore sans se déranger.
Jean fit rouler Zamore sur le tapis d’un grand coup de pied qu’il appliqua sur les broderies les plus larges de son habit de gouverneur.
Zamore poussa des cris perçants.
Chon accourut.
– Vous battez encore ce petit, vilain brutal ! dit-elle.
– Et je vous extermine vous-même, poursuivit Jean avec des yeux qui flamboyaient, si vous ne réveillez pas la comtesse tout de suite.
Mais il n’était pas besoin de réveiller la comtesse : aux cris de Zamore, au grondement de la voix de Jean, elle avait senti un malheur et accourait enveloppée dans un peignoir.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle effrayée de voir que Jean s’était vautré tout du long sur un sofa pour calmer les agitations de sa bile et que le maréchal ne lui avait pas même baisé la main.
– Il y a, il y a, dit Jean, parbleu ! il y a toujours le Choiseul.
– Comment ?
– Oui, plus que jamais, mille tonnerres !
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– M. le comte du Barry a raison, continua Richelieu ; il y a plus que jamais M. le duc de Choiseul.
La comtesse tira de son sein la petite lettre du roi.
– Et ceci ? dit-elle en souriant.
– Avez-vous bien lu, comtesse ? demanda le maréchal.
– Mais… je sais lire, duc, répondit madame du Barry.
– Je n’en doute pas, madame ; voulez-vous me permettre de lire aussi ?
– Oh ! certainement ; lisez.
Le duc prit le papier, le développa lentement et lut :
« Demain, je remercierai M. de Choiseul de ses services. Je m’y engage positivement.
Louis. »
– Est-ce clair ? dit la comtesse.
– Parfaitement clair, répliqua le maréchal en faisant la grimace.
– Eh bien, quoi ? dit Jean.
– Eh bien, c’est demain que nous aurons la victoire, rien n’est encore perdu.
– Comment, demain ? Mais le roi m’a signé cela hier. Or, demain, c’est aujourd’hui.
– Pardon, madame, dit le duc ; comme il n’y a pas de date, demain sera toujours le jour qui suivra celui où vous voudrez voir M. de Choiseul à bas. Il y a, rue de la Grange-Batelière, à cent pas de chez moi, un cabaret dont l’enseigne porte ces mots en lettres rouges : « Ici, on fait crédit demain. » Demain, c’est jamais.
– Le roi s’est moqué de nous, dit Jean furieux.
– C’est impossible, murmura la comtesse atterrée ; impossible, une pareille supercherie est indigne…
– Ah ! madame, Sa Majesté est fort joviale, dit Richelieu.
– Il me le paiera, duc, continua la comtesse avec un accent de colère.
– Après cela, comtesse, il ne faut pas en vouloir au roi ; il ne faut pas accuser Sa Majesté de dol ou de fourberie ; non, le roi a tenu ce qu’il avait promis.
– Allons donc ! fit Jean avec un tour d’épaules plus que peuple.
– Qu’a-t-il promis ? cria la comtesse : de remercier le Choiseul.
– Et voilà précisément, madame ; j’ai entendu, moi, Sa Majesté remercier positivement le duc de ses services. Le mot a deux sens, écoutez donc : en diplomatie, chacun prend celui qu’il préfère ; vous avez choisi le vôtre, le roi a choisi le sien. De cette façon, le demain n’est plus même en litige ; c’est bien aujourd’hui, à votre avis, que le roi devait tenir sa promesse : il l’a tenue. Moi qui vous parle, j’ai entendu le remerciement.
– Duc, ce n’est pas l’heure de plaisanter, je crois.
– Croyez-vous, par hasard, que je plaisante, comtesse ? Demandez au comte Jean.
– Non, pardieu ! nous ne rions pas. Ce matin, le Choiseul a été embrassé, cajolé, festoyé par le roi, et, à l’heure qu’il est, tous deux se promènent dans les Trianons, bras dessus, bras dessous.
– Bras dessus, bras dessous ! répéta Chon, qui s’était glissée dans le cabinet, et qui leva ses bras blancs comme un nouveau modèle de la Niobé désespérée.
– Oui, j’ai été jouée, dit la comtesse ; mais nous allons bien voir… Chon, il faut d’abord contremander mon équipage de chasse ; je n’irai pas.
– Bon ! dit Jean.
– Un moment ! s’écria Richelieu, pas de précipitation, pas de bouderie… Ah ! pardon, comtesse, je me permets de vous conseiller ; pardon.
– Faites, duc, ne vous gênez pas ; je crois que je perds la tête. Voyez ce qu’il en est : on ne veut pas faire de politique, et, le jour où on s’en mêle, l’amour-propre vous y jette tout habillée… Vous dites donc ?
– Que bouder aujourd’hui n’est pas sage. Tenez, comtesse, la position est difficile. Si le roi tient décidément aux Choiseul, s’il se laisse influencer par sa dauphine, s’il vous rompt ainsi en visière, c’est que…
– Eh bien ?
– C’est qu’il faut devenir encore plus aimable que vous n’êtes, comtesse. Je sais bien que c’est impossible ; mais enfin, l’impossible devient la nécessité de notre situation : faites donc l’impossible !
La comtesse réfléchit.
– Car enfin, continua le duc, si le roi allait adopter les moeurs allemandes !
– S’il allait devenir vertueux ! s’exclama Jean saisi d’horreur.
– Qui sait, comtesse ? dit Richelieu, la nouveauté est chose si attrayante.
– Oh ! quant à cela, répliqua la comtesse avec certain signe d’incrédulité, je ne crois pas.
– On a vu des choses plus extraordinaires, madame, et le proverbe du diable se faisant ermite… Donc, il faudrait ne pas bouder.
– Il ne le faudrait pas.
– Mais j’étouffe de colère !
– Je le crois parbleu bien ! étouffez, comtesse, mais que le roi, c’est-à-dire M. de Choiseul, ne s’en aperçoive pas ; étouffez pour nous, respirez pour eux.
– Et j’irais à la chasse ?
– Ce serait fort habile !
– Et vous, duc ?
– Oh ! moi, dussé-je suivre la chasse à quatre pattes, je la suivrai.
– Dans ma voiture, alors ! s’écria la comtesse, pour voir la figure que ferait son allié.
– Comtesse, répliqua le duc avec une minauderie qui cachait son dépit, c’est un si grand bonheur…
– Que vous refusez, n’est-ce pas ?
– Moi ! Dieu m’en préserve !
– Faites-y attention, vous vous compromettrez.
– Je ne veux pas me compromettre.
– Il l’avoue ! il a le front de l’avouer ! s’écria madame du Barry.
– Comtesse ! comtesse ! M. de Choiseul ne me pardonnera jamais !
– Êtes-vous donc déjà si bien avec M. de Choiseul ?
– Comtesse ! comtesse ! je me brouillerai avec madame la dauphine.
– Aimez-vous mieux que nous fassions la guerre chacun de notre côté, mais sans partage du résultat ? Il en est encore temps. Vous n’êtes pas compromis, et vous pouvez vous retirer encore de l’association.
– Vous me méconnaissez, comtesse, dit le duc en lui baisant la main. M’avez-vous vu hésiter, le jour de votre présentation, quand il s’est agi de vous trouver une robe, un coiffeur, une voiture ? Eh bien, je n’hésiterai pas davantage aujourd’hui. Oh ! je suis plus brave que vous ne croyez, comtesse.
– Alors, c’est convenu. Nous irons tous deux à la chasse, et ce me sera un prétexte pour ne voir personne, n’écouter personne et ne parler à personne.
– Pas même au roi ?
– Au contraire, je veux lui dire des mignardises qui le désespéreront.
– Bravo ! c’est de bonne guerre.
– Mais vous, Jean, que faites-vous ? Voyons, sortez un peu de vos coussins ; vous vous enterrez tout vif, mon ami.
– Ce que je fais ? vous voulez le savoir ?
– Mais oui, cela nous servira peut-être à quelque chose.
– Eh bien, je pense…
– À quoi ?
– Je pense qu’à cette heure-ci tous les chansonniers de la ville et du département nous travaillent sur tous les airs possibles ; que les Nouvelles à la main nous déchiquètent comme chair à pâté ; que Le Gazetier cuirassé nous vise au défaut de la cuirasse ; que le Journal des observateurs nous observe jusque dans la moelle des os ; qu’enfin nous allons être demain dans un état à faire pitié, même à un Choiseul.
– Et vous concluez ?… demanda le duc.
– Je conclus que je vais courir à Paris pour acheter un peu de charpie et pas mal d’onguent pour mettre sur toutes nos blessures. Donnez-moi de l’argent, petite sœur.
– Combien ? demanda la comtesse.
– La moindre chose, deux ou trois cents louis.
– Vous voyez, duc, dit la comtesse en se tournant vers Richelieu, voilà déjà que je paie les frais de la guerre.
– C’est l’entrée en campagne, comtesse ; semez aujourd’hui, vous recueillerez demain.
La comtesse haussa les épaules avec un indescriptible mouvement, se leva, alla à son chiffonnier, l’ouvrit, en tira une poignée de billets de caisse, qu’elle remit sans compter à Jean, lequel, sans compter aussi, les empocha en poussant un gros soupir.
Puis, se levant, s’étirant, tordant les bras comme un homme accablé de fatigue, Jean fit trois pas dans la chambre.
– Voilà, dit-il en montrant le duc et la comtesse ; ces gens-là vont s’amuser à la chasse, tandis que moi, je galope à Paris ; ils verront de jolis cavaliers et de jolies femmes ; moi, je vais contempler les hideuses faces des gratte papier. Décidément, je suis le chien de la maison.
– Notez, duc, fit la comtesse, qu’il ne va pas s’occuper de nous le moins du monde ; il va donner la moitié de mes billets à quelque drôlesse, et jouer le reste dans quelque tripot ; voilà ce qu’il va faire, et il pousse des hurlements, le misérable ! Tenez, allez-vous-en, Jean, vous me faites horreur.
Jean dévalisa trois bonbonnières, qu’il vida dans ses poches, vola sur l’étagère une Chinoise qui avait des yeux de diamants, et partit en faisant le gros dos, poursuivi par les cris nerveux de la comtesse.
– Quel charmant garçon ! dit Richelieu, du ton qu’un parasite prend pour louer un de ces terribles enfants sur lequel il appelle tout bas la chute du tonnerre ; il vous est bien cher… n’est-ce pas, comtesse ?
– Comme vous dites, duc, il a placé sa bonté sur moi, et elle lui rapporte trois ou quatre cent mille livres par an.
La pendule tinta.
– Midi et demi, comtesse, dit le duc ; heureusement que vous êtes presque habillée ; montrez-vous un peu à vos courtisans, qui croiraient qu’il y a éclipse, et montons vite en carrosse : vous savez comment se gouverne la chasse ?
– C’était convenu hier entre Sa Majesté et moi : on allait dans la forêt de Marly, et l’on me prenait en passant.
– Oh ! je suis bien sûr que le roi n’aura rien changé au programme.
– Maintenant votre plan à vous, duc ? Car c’est à votre tour de le donner.
– Madame, dès hier, j’ai écrit à mon neveu, qui, du reste, si j’en crois mes pressentiments, doit déjà être en route.
– M. d’Aiguillon ?
– Je serais bien étonné qu’il ne se croisât pas demain avec ma lettre, et qu’il ne fût pas ici demain ou après-demain au plus tard.
– Et vous comptez sur lui ?
– Eh ! madame, il a des idées.
– N’importe, nous sommes bien malades. Le roi céderait peut-être, s’il n’avait une peur horrible des affaires.
– De sorte que ?…
– De sorte que je tremble qu’il ne consente jamais à sacrifier M. de Choiseul.
– Voulez-vous que je vous parle franc, comtesse ?
– Certainement.
– Eh bien, je ne le crois pas non plus. Le roi aura cent tours pareils à celui d’hier. Sa Majesté a tant d’esprit ! Vous, de votre côté, comtesse, vous n’irez pas risquer de perdre son amour par un entêtement inconcevable.
– Dame ! c’est à réfléchir.
– Vous voyez bien, comtesse, que M. de Choiseul est là pour une éternité ; pour l’en déloger, il ne faudrait rien moins qu’un miracle.
– Oui, un miracle, répéta Jeanne.
– Et malheureusement, les hommes n’en font plus, répondit le duc.
– Oh ! répliqua madame du Barry, j’en connais un qui en fait encore, moi.
– Vous connaissez un homme qui fait des miracles, comtesse ?
– Ma foi, oui.
– Et vous ne m’avez pas dit cela ?
– J’y pense à cette heure seulement, duc.
– Croyez-vous ce gaillard-là capable de nous tirer d’affaire ?
– Je le crois capable de tout.
– Oh ! oh !… Et quel miracle a-t-il opéré ? Dites-moi un peu cela, comtesse, que je juge par l’échantillon.
– Duc, dit madame du Barry en se rapprochant de Richelieu et en baissant la voix malgré elle, c’est un homme qui, il y a dix ans, m’a rencontrée sur la place Louis XV et m’a dit que je serais reine de France.
– En effet, c’est miraculeux, et cet homme-là serait capable de me prédire que je mourrai premier ministre.
– N’est-ce pas ?
– Oh ! je n’en doute pas un seul instant. Comment l’appelez-vous ?
– Son nom ne vous apprendra rien.
– Où est-il ?
– Ah ! voilà ce que j’ignore.
– Il ne vous a pas donné son adresse ?
– Non, il devait venir lui-même chercher sa récompense.
– Que lui aviez-vous promis ?
– Tout ce qu’il me demanderait.
– Et il n’est pas venu ?
– Non.
– Comtesse ! voilà qui est plus miraculeux que sa prédiction. Décidément, il nous faut cet homme.
– Mais comment faire ?
– Son nom, comtesse ? son nom ?
– Il en a deux.
– Procédons par ordre : le premier ?
– Le comte de Fœnix.
– Comment, cet homme que vous m’avez montré le jour de votre présentation ?
– Justement.
– Ce Prussien ?
– Ce Prussien.
– Oh ! je n’ai plus de confiance. Tous les sorciers que j’ai connus avaient des noms qui finissaient en i ou en o.
– Cela tombe à merveille, duc ; son second nom finit à votre guise.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Joseph Balsamo.
– Enfin, n’auriez-vous aucun moyen de le retrouver ?
– J’y vais rêver, duc. Je crois que je sais quelqu’un qui le connaît.
– Bon ! Mais hâtez-vous, comtesse. Voici les trois quarts avant une heure.
– Je suis prête. Mon carrosse !
Dix minutes après, madame du Barry et M. le duc de Richelieu couraient côte à côte à la rencontre de la chasse.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE.
Troisième partie §
Chapitre LXXXII. La chasse au sorcier §
Une longue file de carrosses encombrait les avenues de la forêt de Marly, où le roi chassait.
C’était ce que l’on appelait une chasse d’après-midi.
En effet Louis XV, dans les derniers temps de sa vie, ne chassait plus ni à tir ni à courre. Il se contentait de regarder chasser.
Ceux de nos lecteurs qui ont lu Plutarque se rappelleront peut-être ce cuisinier de Marc-Antoine qui mettait d’heure en heure un sanglier à la broche, afin que, parmi les cinq ou six sangliers qui rôtissaient, il s’en trouvât toujours un cuit à point pour le moment précis où Marc-Antoine se mettrait à table.
C’est que Marc-Antoine, dans son gouvernement de l’Asie Mineure, avait des affaires à foison : il rendait la justice, et, comme les Ciliciens sont de grands voleurs – le fait est constaté par Juvénal – Marc-Antoine était fort préoccupé. Il avait donc toujours cinq ou six rôtis étagés à la broche, pour le moment où par hasard ses fonctions de juge lui laisseraient le temps de manger un morceau.
Or, il en était de même chez Louis XV. Pour les chasses de l’après-midi, il avait deux ou trois daims lancés à deux ou trois heures différentes, et, selon la disposition où il était, il choisissait un hallali prompt ou éloigné.
Ce jour-là, Sa Majesté avait déclaré qu’elle chasserait jusqu’à quatre heures. On avait donc choisi un daim lancé depuis midi, et qui promettait d’aller jusque-là.
De son côté, madame du Barry se promettait de suivre le roi aussi fidèlement que le roi avait promis de suivre le daim.
Mais les veneurs proposent et le hasard dispose. Une combinaison du hasard changea ce beau projet de madame du Barry.
La comtesse avait trouvé dans le hasard un adversaire presque aussi capricieux qu’elle.
Tandis que, tout en causant politique avec M. de Richelieu, la comtesse courait après Sa Majesté, laquelle, de son côté, courait après le daim, et que le duc et elle renvoyaient une portion des saluts qu’ils rencontraient en chemin, ils aperçurent tout à coup, à une cinquantaine de pas de la route, sous un admirable dais de verdure, une pauvre calèche brisée qui tournait piteusement ses deux roues du côté du ciel, tandis que les deux chevaux noirs qui eussent dû la traîner rongeaient paisiblement, l’un l’écorce d’un hêtre, l’autre la mousse qui s’étendait à ses pieds.
Les chevaux de madame du Barry, magnifique attelage donné par le roi, avaient distancé, comme on dit aujourd’hui, toutes les autres voitures, et étaient arrivés les premiers en vue de cette calèche brisée.
– Tiens ! un malheur, fit tranquillement la comtesse.
– Ma foi, oui, fit le duc de Richelieu avec le même flegme, car, à la cour, on use peu de sensiblerie ; ma foi, oui, la calèche est en morceaux.
– Est-ce un mort que je vois là-bas sur l’herbe ? demanda la comtesse. Regardez donc, duc.
– Je ne le crois pas, cela remue.
– Est-ce un homme ou une femme ?
– Je ne sais trop. J’y vois fort mal.
– Tiens, cela salue.
– Alors, ce n’est pas un mort.
Et Richelieu à tout hasard leva son tricorne.
– Eh ! mais, comtesse, dit-il, il me semble…
– Et à moi aussi.
– Que c’est Son Éminence le prince Louis.
– Le cardinal de Rohan en personne.
– Que diable fait-il là ? demanda le duc.
– Allons voir, répondit la comtesse. Champagne, à la voiture brisée, allez.
Le cocher de la comtesse quitta aussitôt la route et s’enfonça sous la futaie.
– Ma foi, oui, c’est monseigneur le cardinal, dit Richelieu.
C’était, en effet, Son Éminence qui s’était couchée sur l’herbe, en attendant qu’il passât quelqu’un de connaissance.
En voyant madame du Barry venir à lui, il se leva.
– Mille respects à madame la comtesse, dit-il.
– Comment, cardinal, vous ?
– Moi-même.
– À pied ?
– Non, assis.
– Seriez-vous blessé ?
– Pas le moins du monde.
– Et par quel hasard en cet état ?
– Ne m’en parlez pas, madame : c’est une brute de cocher, un faquin que j’ai fait venir d’Angleterre, à qui je dis de couper à travers bois pour rejoindre la chasse, et qui tourne si court, qu’il me verse, et, en me versant, il me brise ma meilleure voiture.
– Ne vous plaignez point, cardinal, dit la comtesse ; un cocher français vous eût rompu le cou, ou tout au moins brisé les côtes.
– C’est peut-être vrai.
– Consolez-vous donc.
– Oh ! j’ai de la philosophie, comtesse ; seulement, je vais être obligé d’attendre, et c’est mortel.
– Comment, prince, d’attendre ? un Rohan attendrait ?
– Il le faut bien.
– Ma foi, non ; je descendrais plutôt de mon carrosse que de vous laisser là.
– En vérité, madame, vous me rendez honteux.
– Montez, prince, montez.
– Non, merci, madame ; j’attends Soubise, qui est de la chasse, et qui ne peut manquer de passer d’ici à quelques instants.
– Mais s’il a pris une autre route ?
– N’importe.
– Monseigneur, je vous en prie.
– Non, merci.
– Mais pourquoi donc ?
– Je ne veux point vous gêner.
– Cardinal, si vous refusez de monter, je fais prendre ma queue par un valet de pied, et je cours dans les bois comme une dryade.
Le cardinal sourit ; et, songeant qu’une plus longue résistance pouvait être mal interprétée par la comtesse, il se décida à monter dans son carrosse.
Le duc avait déjà cédé sa place au fond, et s’était installé sur la banquette de devant.
Le cardinal se mit à marchander les honneurs, mais le duc fut inflexible.
Bientôt, les chevaux de la comtesse eurent regagné le temps perdu.
– Pardon, monseigneur, dit la comtesse au cardinal, mais Votre Éminence s’est donc raccommodée avec la chasse ?
– Comment cela ?
– C’est que je vous vois pour la première fois prendre part à cet amusement.
– Non pas, comtesse. Mais j’étais venu à Versailles pour avoir l’honneur de présenter mes hommages à Sa Majesté, quand j’ai appris qu’elle était en chasse ; j’avais à lui parler d’une affaire pressée ; je me suis mis à sa poursuite ; mais, grâce à ce maudit cocher, je manquerai non seulement l’oreille du roi, mais encore mon rendez-vous en ville.
– Voyez-vous, madame, dit le duc en riant, monseigneur vous avoue nettement les choses… ; monseigneur a un rendez-vous.
– Que je manquerai, je le répète, répliqua Éminence
– Est-ce qu’un Rohan, un prince, un cardinal, manque jamais quelque chose ? dit la comtesse.
– Dame ! fit le prince, à moins d’un miracle.
Le duc et la comtesse se regardèrent : ce mot leur rappelait un souvenir récent.
– Ma foi ! prince, dit la comtesse, puisque vous parlez de miracle, je vous avouerai franchement une chose, c’est que je suis bien aise de rencontrer un prince de l’Église pour lui demander s’il y croit.
– À quoi, madame ?
– Aux miracles, parbleu ! dit le duc.
– Les Écritures nous en font un article de foi, madame, dit le cardinal essayant de prendre un air croyant.
– Oh ! je ne parle pas des miracles anciens, repartit la comtesse.
– Et de quels miracles parlez-vous donc, madame ?
– Des miracles modernes.
– Ceux-ci, je l’avoue, sont plus rares, dit le cardinal. Cependant…
– Cependant, quoi ?
– Ma foi ! j’ai vu des choses qui, si elles n’étaient pas miraculeuses, étaient au moins fort incroyables.
– Vous avez vu de ces choses-là, prince ?
– Sur mon honneur.
– Mais vous savez bien, madame, dit Richelieu en riant, que Son Éminence passe pour être en relation avec les esprits, ce qui n’est peut-être pas fort orthodoxe.
– Non, mais ce qui doit être fort commode, dit la comtesse.
– Et qu’avez-vous vu, prince ?
– J’ai juré le secret.
– Oh ! oh ! voilà qui devient plus grave.
– C’est ainsi, madame.
– Mais, si vous avez promis le secret sur la sorcellerie, peut-être ne l’avez vous point promis sur le sorcier ?
– Non.
– Eh bien ! prince, il faut vous dire que, le duc et moi, nous sommes sortis pour nous mettre en quête d’un magicien quelconque.
– Vraiment ?
– D’honneur.
– Prenez le mien.
– Je ne demande pas mieux.
– Il est à votre service, comtesse.
– Et au mien aussi, prince ?
– Et au vôtre aussi, duc.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Le comte de Fœnix.
Madame du Barry et le duc se regardèrent tous deux en pâlissant.
– Voilà qui est bizarre ! dirent-ils ensemble.
– Est-ce que vous le connaissez ? demanda le prince.
– Non. Et vous le tenez pour sorcier ?
– Plutôt deux fois qu’une.
– Vous lui avez parlé ?
– Sans doute.
– Et vous l’avez trouvé ?…
– Parfait.
– À quelle occasion ?
– Mais…
Le cardinal hésita.
– À l’occasion de ma bonne aventure, que je me suis fait dire par lui.
– Et a-t-il deviné juste ?
– C’est-à-dire qu’il m’a raconté des choses de l’autre monde.
– Il n’a point un autre nom que celui de comte de Fœnix ?
– Si fait : je l’ai entendu appeler encore…
– Dites, monseigneur, fit la comtesse avec impatience.
– Joseph Balsamo, madame.
La comtesse joignit les mains en regardant Richelieu. Richelieu se gratta le bout du nez en regardant la comtesse.
– Est-ce bien noir, le diable ? demanda tout à coup madame du Barry.
– Le diable, comtesse ? Mais je ne l’ai pas vu.
– Que lui dites-vous donc là, comtesse ? s’écria Richelieu. Voilà, pardieu ! une belle société pour un cardinal.
– Est-ce que l’on vous dit la bonne aventure sans vous montrer le diable ? demanda la comtesse.
– Oh ! certainement, dit le cardinal ; on ne montre le diable qu’aux gens de peu ; pour nous, on s’en passe.
– Enfin, dites ce que vous voudrez, prince, continua madame du Barry ; il y a toujours un peu de diablerie là-dessous.
– Dame ! je le crois.
– Des feux verts, n’est-ce pas ? des spectres, des casseroles infernales qui puent le brûlé abominablement ?
– Mais non, mais non ; mon sorcier a d’excellentes manières ; c’est un fort galant homme, et qui reçoit très bien, au contraire.
– Est-ce que vous ne vous ferez pas tirer votre horoscope par ce sorcier-là, comtesse ? demanda Richelieu.
– J’en meurs d’envie, je l’avoue.
– Faites, madame.
– Mais où cela se passe-t-il, demanda madame du Barry espérant que le cardinal allait lui donner l’adresse qu’elle cherchait.
– Dans une belle chambre fort coquettement meublée.
La comtesse avait peine à cacher son impatience.
– Bon ! dit-elle ; mais la maison ?
– Maison décente, quoique d’architecture singulière.
La comtesse trépignait de dépit d’être si peu comprise.
Richelieu vint à son secours.
– Mais vous ne voyez donc pas, monseigneur, dit-il, que madame enrage de ne point savoir encore où demeure votre sorcier ?
– Où il demeure, avez-vous dit ?
– Oui.
– Ah ! fort bien, répliqua le cardinal. Eh ! ma foi, attendez donc… non… si… non… C’est au Marais, presque au coin du boulevard, rue Saint-François, Saint-Anastase… non. C’est un nom de saint, toujours.
– Mais quel saint, voyons, vous qui devez les connaître tous ?
– Non, ma foi ! au contraire ; je les connais fort peu, dit le cardinal ; mais attendez donc, mon drôle de laquais doit savoir cela, lui.
– Justement, dit le duc, on l’a pris derrière. Arrêtez, Champagne, arrêtez.
Et le duc tira le cordon qui correspondait au petit doigt du cocher.
Le cocher arrêta court sur leurs jarrets nerveux les chevaux frémissants.
– Olive, dit le cardinal, es-tu là, drôle ?
– Oui, monseigneur.
– Où donc ai-je été un soir, au Marais, bien loin ?
Le laquais avait parfaitement entendu la conversation, mais il n’eut garde de paraître instruit.
– Au Marais… ? dit-il ayant l’air de chercher.
– Oui, près du boulevard.
– Quel jour, monseigneur ?
– Un jour que je revenais de Saint-Denis.
– De Saint-Denis ? reprit Olive, pour se faire valoir et se donner un air plus naturel.
– Eh ! oui, de Saint-Denis ; la voiture m’attendit au boulevard, je crois.
– Fort bien, monseigneur, fort bien, dit Olive ; un homme vint même jeter dans la voiture un paquet fort lourd, je me rappelle maintenant.
– C’est possible, répondit le cardinal ; mais qui te parle de cela, animal ?
– Que désire donc monseigneur ?
– Savoir le nom de la rue.
– Rue Saint-Claude, monseigneur.
– Claude, c’est cela ! s’écria le cardinal. J’eusse parié pour un nom de saint.
– Rue Saint-Claude ! répéta la comtesse en lançant à Richelieu un regard si expressif, que le maréchal, craignant toujours de laisser approfondir ses secrets, surtout lorsqu’il s’agissait de conspiration, interrompit madame du Barry par ces mots :
– Eh ! comtesse, le roi.
– Où ?
– Là-bas.
– Le roi, le roi ! s’écria la comtesse. À gauche, Champagne, à gauche, que Sa Majesté ne nous voie pas.
– Et pourquoi cela, comtesse ? dit le cardinal effaré. Je croyais, au contraire, que vous me conduisiez près de Sa Majesté.
– Ah ! c’est vrai, vous avez envie de voir le roi, vous.
– Je ne viens que pour cela, madame.
– Eh bien, l’on va vous conduire au roi.
– Mais vous ?
– Nous, nous restons ici.
– Cependant, comtesse…
– Pas de gêne, prince, je vous en supplie ; chacun à son affaire. Le roi est là-bas, sous ce bosquet de châtaigniers, vous avez affaire au roi, à merveille. Champagne !
Champagne arrêta court.
– Champagne, laissez-nous descendre, et menez Son Éminence au roi.
– Quoi ! seul, comtesse ?
– Vous demandiez l’oreille du roi, monsieur le cardinal.
– C’est vrai.
– Eh bien, vous l’aurez tout entière.
– Ah ! cette bonté me comble.
Et le prélat baisa galamment la main de madame du Barry.
– Mais vous-même, où vous retirez-vous, madame ? demanda-t-il.
– Ici, sous ces glandées.
– Le roi vous cherchera.
– Tant mieux.
– Il sera fort inquiet de ne pas vous voir.
– Et cela le tourmentera, c’est ce que je désire.
– Vous êtes adorable, comtesse.
– C’est justement ce que me dit le roi quand je l’ai tourmenté. Champagne, quand vous aurez conduit Son Éminence, vous reviendrez au galop.
– Oui, madame la comtesse.
– Adieu, duc, fit le cardinal.
– Au revoir, monseigneur, répondit le duc.
Et le valet ayant abaissé le marchepied, le duc mit pied à terre avec la comtesse, légère comme une échappée de couvent, tandis que le carrosse voiturait rapidement Son Éminence vers le tertre où Sa Majesté Très Chrétienne cherchait, avec ses mauvais yeux, cette méchante comtesse que tout le monde avait vue, excepté lui.
Madame du Barry ne perdit pas de temps. Elle prit le bras du duc, et, l’entraînant dans le taillis :
– Savez-vous, dit-elle, que c’est Dieu qui nous l’a envoyé, ce cher cardinal !
– Pour se débarrasser un instant de lui, je comprends cela, répondit le duc.
– Non, pour nous mettre sur la trace de notre homme.
– Alors nous allons chez lui ?
– Je le crois bien. Seulement…
– Quoi, comtesse ?
– J’ai peur, je l’avoue.
– De qui ?
– Du sorcier, donc. Oh ! je suis fort crédule, moi.
– Diable !
– Et vous, croyez-vous aux sorciers ?
– Dame ! je ne dis pas non, comtesse.
– Mon histoire de la prédiction…
– C’est un fait. Et moi-même…, dit le vieux maréchal en se frottant l’oreille.
– Eh bien ! vous ?
– Moi-même, j’ai connu certain sorcier…
– Bah !
– Qui m’a rendu un jour un très grand service.
– Quel service, duc ?
– Il m’a ressuscité.
– Ressuscité ! vous ?
– Certainement, j’étais mort, rien que cela.
– Contez-moi la chose, duc.
– Cachons-nous, alors.
– Duc, vous êtes horriblement poltron.
– Mais non. Je suis prudent, voilà tout.
– Sommes-nous bien ici ?
– Je le crois.
– Eh bien, l’histoire, l’histoire.
– Voilà. J’étais à Vienne. C’était du temps de mon ambassade. Je reçus le soir, sous un réverbère, un grand coup d’épée tout au travers du corps. C’était une épée de mari, chose malsaine en diable. Je tombai. On me ramassa, j’étais mort.
– Comment, vous étiez mort ?
– Ma foi, oui, ou peut s’en fallait. Passe un sorcier qui demande quel est cet homme que l’on porte en terre. On lui dit que c’est moi. Il fait arrêter le brancard, il me verse trois gouttes de je ne sais quoi sur la blessure, trois autres gouttes sur les lèvres : le sang s’arrête, la respiration revient, les yeux se rouvrent, et je suis guéri.
– C’est un miracle de Dieu, duc.
– Voilà justement ce qui m’effraye, c’est qu’au contraire je crois, moi, que c’est un miracle du diable.
– C’est juste, maréchal. Dieu n’aurait pas sauvé un garnement de votre espèce : à tout seigneur, tout honneur. Et vit-il, votre sorcier ?
– J’en doute, à moins qu’il n’ait trouvé l’or potable.
– Comme vous, maréchal ? Vous croyez donc à ces contes ?
– Je crois à tout.
– Il était vieux ?
– Mathusalem en personne.
– Et il se nommait ?
– Ah ! d’un nom grec magnifique, Althotas.
– Oh ! que voilà un terrible nom, maréchal.
– N’est-ce pas, madame ?
– Duc, voilà le carrosse qui revient.
– À merveille.
– Sommes-nous décidés ?
– Ma foi, oui.
– Nous allons à Paris ?
– À Paris.
– Rue Saint-Claude ?
– Si vous le voulez bien… Mais le roi qui attend !…
– C’est ce qui me déciderait, duc, si je n’étais déjà décidée. Il m’a tourmentée ; à ton tour de rager, La France !
– Mais on va vous croire enlevée, perdue.
– D’autant mieux qu’on m’a vue avec vous, maréchal.
– Tenez, comtesse, je vais être franc à mon tour : j’ai peur.
– De quoi ?
– J’ai peur que vous ne racontiez cela à quelqu’un, et que l’on ne se moque de moi.
– Alors on se moquera de nous deux, puisque j’y vais avec vous.
– Au fait, comtesse, vous me décidez. D’ailleurs, si vous me trahissez, je dis…
– Que dites-vous ?
– Je dis que vous êtes venue avec moi, en tête à tête.
– On ne vous croira pas, duc.
– Eh ! eh ! comtesse si Sa Majesté n’était pas là…
– Champagne ! Champagne ! ici, derrière ce buisson, qu’on ne nous voie pas. Germain, la portière. C’est cela. Maintenant, à Paris, rue Saint-Claude, au Marais, et brûlons le pavé.
Chapitre LXXXIII. Le courrier §
Il était six heures du soir.
Dans cette chambre de la rue Saint-Claude, où nous avons déjà introduit nos lecteurs, Balsamo était assis près de Lorenza éveillée, et essayait par la persuasion d’adoucir cet esprit rebelle à toutes les prières.
Mais la jeune femme le regardait de travers, comme Didon regardait Énée prêt à partir, ne parlait que pour faire des reproches, et n’étendait la main que pour repousser.
Elle se plaignait d’être prisonnière, d’être esclave, et de ne plus respirer, de ne plus voir le soleil. Elle enviait le sort des plus pauvres créatures, des oiseaux, des fleurs. Elle appelait Balsamo son tyran.
Puis, passant du reproche à la colère, elle mettait en lambeaux les riches étoffes que son mari lui avait données pour égayer par des semblants de coquetterie la solitude qu’il lui imposait.
De son côté, Balsamo lui parlait avec douceur et la regardait avec amour. On voyait que cette faible et irritable créature prenait une énorme place dans son cœur, sinon dans sa vie.
– Lorenza, lui disait-il, mon enfant chéri, pourquoi montrer cet esprit d’hostilité et de résistance ? pourquoi ne pas vivre avec moi, qui vous aime au delà de toute expression, comme une compagne douce et dévouée ? Alors vous n’auriez plus rien à désirer ; alors vous seriez libre de vous épanouir au soleil comme ces fleurs dont vous parliez tout à l’heure, d’étendre vos ailes comme ces oiseaux dont vous enviez le sort ; alors nous irions tous deux partout ensemble ; alors vous reverriez non seulement ce soleil qui vous charme tant, mais encore les soleils factices des hommes, ces assemblées où vont les femmes de ce pays ; vous seriez heureuse selon vos goûts, en me rendant heureux à ma manière. Pourquoi ne voulez-vous pas de ce bonheur, Lorenza, qui, avec votre beauté, votre richesse, rendrait tant de femmes jalouses ?
– Parce que vous me faites horreur, répondit la fière jeune femme.
Balsamo attacha sur Lorenza un regard empreint à la fois de colère et de pitié.
– Vivez donc ainsi que vous vous condamnez à vivre, dit-il, et, puisque vous êtes si fière, ne vous plaignez pas.
– Je ne me plaindrais pas non plus si vous me laissiez seule, je ne me plaindrais pas si vous ne vouliez point me forcer à vous parler. Restez hors de ma présence, ou, quand vous viendrez dans ma prison, ne me dites rien, et je ferai comme ces pauvres oiseaux du Sud que l’on tient en cage : ils meurent, mais ils ne chantent pas.
Balsamo fit un effort sur lui-même.
– Allons, Lorenza, dit-il, de la douceur, de la résignation ; lisez donc une fois dans mon cœur, dans ce cœur qui vous aime au-dessus de tout chose. Voulez-vous des livres ?
– Non.
– Pourquoi cela ? Des livres vous distrairont.
– Je veux prendre un tel ennui, que j’en meure.
Balsamo sourit ou plutôt essaya de sourire.
– Vous êtes folle, dit-il, vous savez bien que vous ne mourrez pas, tant que je serai là pour vous soigner et vous guérir si vous tombez malade.
– Oh ! s’écria Lorenza, vous ne me guérirez pas le jour où vous me trouverez étranglée aux barreaux de ma fenêtre avec cette écharpe.
Balsamo frissonna.
– Le jour, continua-t-elle exaspérée, où j’aurai ouvert ce couteau et où je me le serai plongé dans le cœur.
Balsamo, pâle et couvert d’une sueur glacée, regarda Lorenza, et, d’une voix menaçante :
– Non, dit-il, Lorenza, vous avez raison, ce jour-là, je ne vous guérirai point, je vous ressusciterai.
Lorenza poussa un cri d’effroi. elle ne connaissait pas de bornes au pouvoir de Balsamo ; elle crut à sa menace.
Balsamo était sauvé.
Tandis qu’elle s’abîmait dans cette nouvelle cause de son désespoir, qu’elle n’avait pas prévue, et que sa raison vacillante se voyait enfermée dans un cercle infranchissable de tortures, la sonnette d’appel agitée par Fritz retentit à l’oreille de Balsamo.
Elle tinta trois fois rapidement et à coups égaux.
– Un courrier, dit-il.
Puis, après un court intervalle, un autre coup retentit.
– Et pressé, dit-il.
– Ah ! fit Lorenza, vous allez donc me quitter !
Il prit la main froide de la jeune femme.
– Encore une fois, dit-il, et la dernière, vivons en bonne intelligence, vivons fraternellement, Lorenza ; puisque la destinée nous a liés l’un à l’autre, faisons-nous de la destinée une amie et non un bourreau.
Lorenza ne répondit rien. Son œil fixe et morne semblait chercher dans l’infini une pensée qui lui échappait éternellement, et qu’elle ne trouvait plus peut-être pour l’avoir trop poursuivie, comme il arrive à ceux dont la vue a trop ardemment sollicité la lumière après avoir vécu dans les ténèbres et que le soleil a aveuglés.
Balsamo lui prit la main et la lui baisa sans qu’elle donnât signe d’existence.
Puis il fit un pas vers la cheminée.
À l’instant même, Lorenza sortit de sa torpeur et fixa avidement ses yeux sur lui.
– Oui, murmura-t-il, tu veux savoir par où je sors, pour sortir un jour après moi, pour fuir comme tu m’en as menacé ; et voilà pourquoi tu te réveilles, voilà pourquoi tu me suis du regard.
Et, passant sa main sur son front, comme s’il s’imposait à lui-même une contrainte pénible, il étendit cette même main vers la jeune femme, et d’un ton impératif, en lui lançant son regard et son geste comme un trait vers la poitrine et les yeux :
– Dormez, dit-il.
Cette parole était à peine prononcée, que Lorenza plia comme une fleur sur sa tige ; sa tête, vacillante un instant, s’inclina et alla s’appuyer sur le coussin du sofa. Ses mains, d’une blancheur mate, glissèrent à ses côtés, en effleurant sa robe soyeuse.
Balsamo s’approcha, la voyant si belle, et appuya ses lèvres sur ce beau front.
Alors toute la physionomie de Lorenza s’éclaircit, comme si un souffle sorti des lèvres de l’Amour même avait écarté de son front le nuage qui le couvrait ; sa bouche s’entrouvrit frémissante, ses yeux nagèrent dans de voluptueuses larmes, et elle soupira comme durent soupirer ces anges qui, aux premiers jours de la création, se prirent d’amour pour les enfants des hommes.
Balsamo la regarda un instant, comme un homme qui ne peut s’arracher à sa contemplation ; puis, comme le timbre retentissait de nouveau, il s’élança vers la cheminée, poussa un ressort, et disparut derrière les fleurs.
Fritz l’attendait au salon avec un homme vêtu d’une veste de coureur et chaussé de bottes épaisses armées de longs éperons.
La physionomie vulgaire de cet homme annonçait un homme du peuple, son œil seul recélait une parcelle de feu sacré qu’on eût dit lui avoir été communiquée par une intelligence supérieure à la sienne.
Sa main gauche était appuyée sur un fouet court et noueux, tandis que sa main droite figurait des signes que Balsamo, après un court examen, reconnut, et auxquels, muet lui-même, il répondit en effleurant son front du doigt indicateur.
La main du postillon monta aussitôt à sa poitrine, où elle traça un nouveau caractère qu’un indifférent n’eût pas reconnu, tant il ressemblait au geste que l’on fait pour attacher un bouton.
À ce dernier signe, le maître répondit par l’exhibition d’une bague qu’il portait au doigt.
Devant ce symbole redoutable, l’envoyé plia un genou.
– D’où viens-tu ? dit Balsamo.
– De Rouen, maître.
– Que fais-tu ?
– Je suis courrier au service de madame de Grammont.
– Qui t’a placé chez elle ?
– La volonté du grand Cophte.
– Quel ordre as-tu reçu en entrant à son service ?
– De n’avoir pas de secrets pour le maître.
– Où vas-tu ?
– À Versailles.
– Qu’y portes-tu ?
– Une lettre.
– À qui ?
– Au ministre.
– Donne.
Le courrier tendit à Balsamo une lettre qu’il venait de tirer d’un sac de cuir attaché derrière son dos.
– Dois-je attendre ? demanda-t-il.
– Oui.
– J’attends.
– Fritz !
L’Allemand parut.
– Cache Sébastien dans l’office.
– Oui, maître.
– Il sait mon nom ! murmura l’adepte avec une superstitieuse frayeur.
– Il sait tout, lui répliqua Fritz en l’entraînant. Balsamo resta seul : il regarda le cachet bien pur et bien profond de cette lettre, que le coup d’œil suppliant du courrier semblait lui avoir recommandé de respecter le plus possible.
Puis, lent et pensif, il remonta vers la chambre de Lorenza et ouvrit la porte de communication.
Lorenza dormait toujours, mais fatiguée, mais énervée par l’inaction. Il lui prit la main qu’elle serra convulsivement, et il appliqua sur son cœur la lettre du courrier, toute cachetée qu’elle était.
– Voyez-vous ? lui dit-il.
– Oui, je vois, répondit Lorenza.
– Quel est l’objet que je tiens à la main ?
– Une lettre.
– Pouvez-vous la lire ?
– Je le puis.
– Lisez-la donc, alors.
Alors Lorenza, les yeux fermés, la poitrine haletante, récita mot à mot les lignes suivantes, que Balsamo écrivait sous sa dictée à mesure qu’elle parlait :
« Cher frère,
« Comme je l’avais prévu, mon exil me sera au moins bon à quelque chose. J’ai quitté ce matin le président de Rouen ; il est à nous, mais timide. Je l’ai pressé en votre nom. Il se décide enfin, et les remontrances de sa compagnie seront avant huit jours à Versailles.
« Je pars immédiatement pour Rennes, afin d’activer un peu Caradeuc et La Chalotais, qui s’endorment.
« Notre agent de Caudebec se trouvait à Rouen. Je l’ai vu. L’Angleterre ne s’arrêtera pas en chemin ; elle prépare une verte notification au cabinet de Versailles.
« X… m’a demandé s’il fallait la produire. J’ai autorisé.
« Vous recevrez les derniers pamphlets de Thévenot, de Morande et de Delille contre la du Barry. Ce sont des pétards qui feraient sauter une ville.
« Une mauvaise rumeur m’était venue : il y avait de la disgrâce dans l’air. Mais vous ne m’avez pas encore écrit, et j’en ris. Cependant, ne me laissez pas dans le doute et répondez-moi courrier par courrier.
« Votre message me trouvera à Caen, où j’ai quelques-uns de nos messieurs à pratiquer.
« Adieu, je vous embrasse.
« Duchesse de Grammont. »
Lorenza s’arrêta après cette lecture.
– Vous ne voyez rien autre chose ? demanda Balsamo.
– Je ne vois rien.
– Pas de post-scriptum ?
– Non.
Balsamo, dont le front s’était déridé à mesure qu’elle lisait, reprit à Lorenza la lettre de la duchesse.
– Pièce curieuse, dit-il, que l’on me payerait bien cher. Oh ! comment écrit-on de pareilles choses ! s’écria-t-il. Oui, ce sont les femmes qui perdent toujours les hommes supérieurs. Ce Choiseul n’a pu être renversé par une armée d’ennemis, par un monde d’intrigues, et voilà que le souffle d’une femme l’écrase en le caressant. Oui, nous périssons tous par la trahison ou la faiblesse des femmes… Si nous avons un cœur, et dans ce cœur une fibre sensible, nous sommes perdus.
Et, en disant ces mots, Balsamo regardait avec une tendresse inexprimable Lorenza palpitante sous ce regard.
– Est-ce vrai, lui dit-il, ce que je pense ?
– Non, non, ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle ardemment. Tu vois bien que je t’aime trop, moi, pour te nuire comme toutes ces femmes sans raison et sans cœur.
Balsamo se laissa enlacer par les bras de son enchanteresse.
Tout à coup un double tintement de la sonnette de Fritz résonna deux fois.
– Deux visites, dit Balsamo.
Un violent coup de sonnette acheva la phrase télégraphique de Fritz.
Et, se dégageant des bras de Lorenza, Balsamo sortit de la chambre, laissant la jeune femme toujours endormie.
Il rencontra le courrier sur son chemin : celui-ci attendait les ordres du maître.
– Voilà la lettre, dit-il.
– Qu’en faut-il faire ?
– La remettre à son adresse.
– C’est tout ?
– C’est tout.
L’adepte regarda l’enveloppe et le cachet, et, les voyant aussi intacts qu’il les avait apportés, manifesta sa joie et disparut dans les ténèbres.
– Quel malheur de ne pas garder un pareil autographe ! dit Balsamo, et quel malheur surtout de ne pas pouvoir le faire passer par des mains sûres entre les mains du roi !
Fritz apparut alors devant lui.
– Qui est là ? demanda-t-il.
– Une femme et un homme.
– Sont-ils déjà venus ici ?
– Non.
– Les connais-tu ?
– Non.
– La femme est-elle jeune ?
– Jeune et jolie.
– L’homme ?
– Soixante à soixante-cinq ans.
– Où sont-ils ?
– Au salon.
Balsamo entra.
Chapitre LXXXIV. Évocation §
La comtesse avait complètement caché son visage sous une mante ; comme elle avait eu le temps de passer à l’hôtel de famille, son costume était celui d’une petite bourgeoise.
Elle était venue en fiacre avec le maréchal qui, plus timide, s’était habillé de gris, comme un valet supérieur de bonne maison.
– Monsieur le comte, dit madame du Barry, me reconnaissez-vous ?
– Parfaitement, madame la comtesse.
Richelieu restait en arrière.
– Veuillez vous asseoir, madame, et vous aussi, monsieur.
– Monsieur est mon intendant, dit la comtesse.
– Vous faites erreur, madame, répliqua Balsamo en s’inclinant ; monsieur est M. le duc de Richelieu, que je reconnais à merveille, et qui serait bien ingrat s’il ne me reconnaissait pas.
– Comment cela ? demanda le duc tout déferré, comme disait Tallemant des Réaux.
– Monsieur le duc, on doit un peu de reconnaissance à ceux qui nous ont sauvé la vie, je pense.
– Ah ! ah ! duc, dit la comtesse en riant ; entendez-vous, duc ?
– Eh ! vous m’avez sauvé la vie, à moi, monsieur le comte ? fit Richelieu étonné.
– Oui, monseigneur, à Vienne, en 1725, lors de votre ambassade.
– En 1725 ! mais vous n’étiez pas né, mon cher monsieur.
Balsamo sourit.
– Il me semble que si, monsieur le duc, dit-il, puisque je vous ai rencontré mourant, ou plutôt mort sur une litière ; vous veniez de recevoir un coup d’épée au beau travers de la poitrine, à telles enseignes que je vous ai versé sur la plaie trois gouttes de mon élixir… Là, tenez, à l’endroit où vous chiffonnez votre point d’Alençon, un peu riche pour un intendant.
– Mais, interrompit le maréchal, vous avez trente à trente-cinq ans à peine, monsieur le comte.
– Allons donc, duc ! s’écria la comtesse en riant aux éclats, vous voilà devant le sorcier. Y croyez-vous ?
– Je suis stupéfait, comtesse. Mais alors, continua le duc s’adressant de nouveau à Balsamo… Mais alors, vous vous appelez…
– Oh ! nous autres sorciers, monsieur le duc, vous le savez, nous changeons de nom à toutes les générations… et, en 1725, c’était la mode des noms en us, en os et en as, et il ne m’étonnerait pas quand, à cette époque, il m’aurait pris la fantaisie de troquer mon nom contre quelque nom grec ou latin… Ceci posé, je suis à vos ordres, madame la comtesse, à vos ordres, monsieur le duc…
– Comte, nous venons vous consulter, le maréchal et moi.
– C’est beaucoup d’honneur que vous me faites, madame, surtout si c’est naturellement que cette idée vous est venue.
– Le plus naturellement du monde, comte ; votre prédiction me court par la tête ; seulement, je doute qu’elle se réalise.
– Ne doutez jamais de ce que dit la science, madame.
– Oh ! oh ! fit Richelieu, c’est que notre couronne est bien aventurée, comte… Il ne s’agit pas ici d’une blessure que l’on guérit avec trois gouttes d’élixir.
– Non, mais d’un ministre que l’on renverse avec trois paroles…, répliqua Balsamo. Eh bien ! ai-je deviné ? Dites, voyons.
– Parfaitement, dit la comtesse toute tremblante. En vérité, duc, que dites vous de tout cela ?
– Oh ! ne vous étonnez pas pour si peu, madame, dit Balsamo, qui voit madame du Barry et Richelieu inquiets doit deviner pourquoi, sans sorcellerie.
– Aussi, ajouta le maréchal, vous adorerai-je, si vous nous indiquez le remède.
– À la maladie qui vous travaille ?
– Oui, nous avons le Choiseul.
– Et vous voudriez bien en être guéris.
– Oui, grand magicien, justement.
– Monsieur le comte, vous ne nous laisserez pas dans l’embarras, dit la comtesse ; il y va de votre honneur.
– Je suis tout prêt à vous servir de mon mieux, madame ; cependant, je voudrais savoir si M. le duc n’avait pas d’avance quelque idée arrêtée en venant ici.
– Je l’avoue, monsieur le comte… Ma foi, c’est charmant d’avoir un sorcier que l’on peut appeler M. le comte : cela ne vous change pas de vos habitudes.
Balsamo sourit.
– Voyons, reprit-il, soyez franc.
– Sur l’honneur, je ne demande pas mieux, dit le duc.
– Vous aviez quelque consultation à me demander ?
– C’est vrai.
– Ah ! sournois, dit la comtesse ; il ne m’en parlait pas.
– Je ne pouvais dire cela qu’à M. le comte, et dans le creux le plus secret de l’oreille encore, répondit le maréchal.
– Pourquoi, duc ?
– Parce que vous eussiez rougi, comtesse, jusqu’au blanc des yeux.
– Ah ! par curiosité, dites, maréchal ; j’ai du rouge, on n’en verra rien.
– Eh bien, dit Richelieu, voici ce à quoi j’ai pensé. Prenez garde, comtesse, je jette mon bonnet par-dessus les moulins.
– Jetez, duc, je vous le renverrai.
– Oh ! c’est que vous m’allez battre tout à l’heure, si je dis ce que je veux dire.
– Vous n’êtes pas accoutumé à être battu, monsieur le duc, dit Balsamo au vieux maréchal enchanté du compliment.
– Eh bien, donc, reprit-il, voici : n’en déplaise à madame, à Sa Majesté… Comment vais-je dire cela ?
– Qu’il est mortel de lenteurs ! s’écria la comtesse.
– Vous le voulez donc ?
– Oui.
– Absolument ?
– Mais oui, cent fois oui.
– Alors, je me risque. C’est une chose triste à dire, monsieur le comte, mais Sa Majesté n’est plus amusable. Le mot n’est pas de moi, comtesse, il est de madame de Maintenon.
– Il n’y a rien là qui me blesse, duc, dit madame du Barry.
– Tant mieux mille fois, alors je serai à mon aise. Eh bien, il faudrait que M. le comte, qui trouve de si précieux élixirs…
– En trouvât un, dit Balsamo, qui rendît au roi la faculté d’être amusé.
– Justement.
– Eh ! monsieur le duc, c’est là un enfantillage, l’a b c du métier. Le premier charlatan trouvera un philtre.
– Dont la vertu, continua le duc, sera mise sur le compte du mérite de madame ?
– Duc ! s’écria la comtesse.
– Eh ! je le savais bien, que vous vous fâcheriez ; mais c’est vous qui l’avez voulu.
– Monsieur le duc, répliqua Balsamo, vous avez eu raison : voici madame la comtesse qui rougit. Mais, tout à l’heure nous le disions, il ne s’agit pas de blessure ici, non plus que d’amour. Ce n’est pas avec un philtre que vous débarrasserez la France de M. de Choiseul. En effet, le roi aimât-il madame dix fois plus qu’il ne le fait, et c’est impossible, M. de Choiseul conserverait sur son esprit le prestige et l’influence que madame exerce sur le cœur.
– C’est vrai, dit le maréchal. Mais c’était notre seule ressource.
– Vous croyez ?
– Dame ! trouvez-en une autre.
– Oh ! je crois la chose facile.
– Facile, entendez-vous, comtesse ? Ces sorciers ne doutent de rien.
– Pourquoi douter, quand il s’agit tout simplement de prouver au roi que M. de Choiseul le trahit ? – au point de vue du roi, bien entendu, car M. de Choiseul ne croit pas trahir en faisant ce qu’il fait.
– Et que fait-il ?
– Vous le savez aussi bien que moi, comtesse ; il soutient la révolte du parlement contre l’autorité royale.
– Certainement ; mais il faudrait savoir par quel moyen.
– Par le moyen d’agents qui les encouragent en leur promettant l’impunité.
– Quels sont ces agents ? Voilà ce qu’il faudrait savoir.
– Croyez-vous, par exemple, que madame de Grammont soit partie pour autre chose que pour exalter les chauds et étouffer les timides ?
– Certainement qu’elle n’est point partie pour autre chose, s’écria la comtesse.
– Oui ; mais le roi ne voit dans ce départ qu’un simple exil.
– C’est vrai.
– Comment lui prouver qu’il y a dans ce départ autre chose que ce qu’on veut y laisser voir ?
– En accusant madame de Grammont.
– Ah ! s’il ne s’agissait que d’accuser, comte !… dit le maréchal.
– Il s’agit malheureusement de prouver l’accusation, dit la comtesse.
– Et si cette accusation était prouvée, bien prouvée, croyez-vous que M. de Choiseul resterait ministre ?
– Assurément non ! s’écria la comtesse.
– Il ne s’agit donc que de prouver une trahison de M. de Choiseul, poursuivit Balsamo avec assurance, et de la faire surgir claire, précise et palpable aux yeux de Sa Majesté.
Le maréchal se renversa dans son fauteuil en riant aux éclats.
– Il est charmant ! s’écria-t-il ; il ne doute de rien ! Trouver M. de Choiseul en flagrant délit de trahison !… voilà tout !… pas davantage !
Balsamo demeura impassible et attendit que l’accès d’hilarité du maréchal fût bien passé.
– Voyons, dit alors Balsamo, parlons sérieusement et récapitulons.
– Soit.
– M. de Choiseul n’est-il pas soupçonné de soutenir la rébellion du parlement ?
– C’est convenu ; mais la preuve ?
– M. de Choiseul ne passe-t-il pas, continua Balsamo, pour ménager une guerre avec l’Angleterre, afin de se conserver un rôle d’homme indispensable ?
– On le croit ; mais la preuve ?…
– Enfin, M. de Choiseul n’est-il pas l’ennemi déclaré de madame la comtesse que voici et ne cherche-t-il pas par tous les moyens possibles à la renverser du trône que je lui ai promis ?
– Ah ! pour cela, c’est bien vrai, dit la comtesse ; mais encore faudrait-il le prouver… Oh ! si je le pouvais !
– Que faut-il pour cela ? Une misère.
Le maréchal se mit à souffler sur ses ongles.
– Oui, une misère, dit-il ironiquement.
– Une lettre confidentielle, par exemple, dit Balsamo.
– Voilà tout… peu de chose.
– Une lettre de madame de Grammont, n’est-ce pas, monsieur le maréchal ? continua le comte.
– Sorcier, mon bon sorcier, trouvez-en donc une ! s’écria madame du Barry. Voilà cinq ans que j’y tâche, moi ; j’y ai dépensé cent mille livres par an, et je ne l’ai jamais pu.
– Parce que vous ne vous êtes pas adressée à moi, madame, dit Balsamo.
– Comment cela ? fit la comtesse.
– Sans doute, si vous vous fussiez adressée à moi…
– Eh bien ?
– Je vous eusse tirée d’embarras.
– Vous ?
– Oui, moi.
– Comte, est-il trop tard ?
Le comte sourit.
– Jamais.
– Oh ! mon cher comte…, dit madame du Barry en joignant les mains.
– Donc, vous voulez une lettre ?
– Oui.
– De madame de Grammont ?
– Si c’est possible.
– Qui compromette M. de Choiseul sur les trois points que j’ai dits.
– C’est-à-dire que je donnerais… un de mes yeux pour l’avoir.
– Oh ! comtesse, ce serait trop cher ; d’autant plus que cette lettre…
– Cette lettre ?
– Je vous la donnerai pour rien, moi.
Et Balsamo tira de sa poche un papier plié en quatre.
– Qu’est cela ? demanda la comtesse dévorant le papier des yeux.
– Oui, qu’est cela ? interrogea le duc.
– La lettre que vous désirez.
Et le comte, au milieu du plus profond silence, lut aux deux auditeurs émerveillés la lettre que nos lecteurs connaissent déjà.
Au fur et à mesure qu’il lisait, la comtesse ouvrait de grands yeux et commençait à perdre contenance.
– C’est une calomnie, diable ! prenons garde ! murmura Richelieu, quand Balsamo eut achevé.
– C’est, monsieur le duc, la copie, pure, simple et littérale, d’une lettre de madame la duchesse de Grammont, qu’un courrier expédié ce matin de Rouen est en train de porter à M. le duc de Choiseul, à Versailles.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria le maréchal, dites-vous vrai, monsieur Balsamo ?
– Je dis toujours vrai, monsieur le maréchal.
– La duchesse aurait écrit une semblable lettre ?
– Oui, monsieur le maréchal.
– Elle aurait eu cette imprudence ?
– C’est incroyable, je l’avoue ; mais cela est.
Le vieux duc regarda la comtesse, qui n’avait plus la force d’articuler un seul mot.
– Eh bien, dit-elle enfin, je suis comme le duc, j’ai peine à croire, pardonnez-moi, monsieur le comte, que madame de Grammont, une femme de tête, ait compromis toute sa position et celle de son frère par une lettre de cette force… D’ailleurs… pour connaître une semblable lettre, il faut l’avoir lue.
– Et puis, se hâta de dire le maréchal, si M. le comte avait lu cette lettre, il l’aurait gardée : c’est un trésor précieux.
Balsamo secoua doucement la tête.
– Oh ! monsieur, dit-il, ce moyen est bon pour ceux qui décachètent les lettres afin de connaître des secrets… et non pour ceux qui, comme moi, lisent à travers les enveloppes… Fi donc !… Quel intérêt, d’ailleurs, aurais-je, moi, à perdre M. de Choiseul et madame de Grammont ? Vous venez me consulter… en amis, je suppose ; je vous réponds de même. Vous désirez que je vous rende un service, je vous le rends. Vous ne venez pas, j’imagine, me proposer le prix de ma consultation comme aux devineurs du quai de la Ferraille ?
– Oh ! comte, fit madame du Barry.
– Eh bien, je vous donne un conseil et vous ne me paraissez pas le comprendre. Vous m’annoncez le désir de renverser M. de Choiseul, et vous en cherchez les moyens ; je vous en cite un, vous l’approuvez ; je vous le mets en main, vous n’y croyez pas !
– C’est que… c’est que… comte, écoutez donc…
– La lettre existe, vous dis-je, puisque j’en ai la copie.
– Mais enfin, qui vous a averti, monsieur le comte ? s’écria Richelieu.
– Ah ! voilà le grand mot… qui m’a averti ? En une minute, vous voulez en savoir aussi long que moi, le travailleur, le savant, l’adepte, qui ai vécu trois mille sept cents ans.
– Oh ! oh ! dit Richelieu avec découragement, vous allez me gâter la bonne opinion que j’avais de vous, comte.
– Je ne vous prie pas de me croire, monsieur le duc, et ce n’est pas moi qui ai été vous chercher à la chasse du roi.
– Duc, il a raison, dit la comtesse. Monsieur de Balsamo, je vous en supplie, pas d’impatience.
– Jamais celui qui a le temps ne s’impatiente, madame.
– Soyez assez bon… joignez cette faveur à toutes celles que vous m’avez faites, pour me dire comment vous avez la révélation de pareils secrets ?
– Je n’hésiterai pas, madame, dit Balsamo aussi lentement que s’il cherchait mot à mot sa réponse ; cette révélation m’est faite par une voix.
– Par une voix ! s’écrièrent ensemble le duc et la comtesse ; une voix qui vous dit tout ?
– Tout ce que je désire savoir, oui.
– C’est une voix qui vous a dit ce que madame de Grammont avait écrit à son frère ?
– Je vous affirme, madame, que c’est une voix qui me l’a dit.
– C’est miraculeux !
– Mais vous n’y croyez pas.
– Eh bien, non, comte, dit le duc ; comment voulez-vous donc que l’on croie à de pareilles choses ?
– Mais y croiriez-vous, si je vous disais ce que fait à cette heure le courrier qui porte la lettre de M. de Choiseul ?
– Dame ! répliqua la comtesse.
– Moi, s’écria le duc, j’y croirais si j’entendais la voix… Mais MM. les nécromanciens ou les magiciens ont ce privilège que, seuls, ils voient et entendent le surnaturel.
Balsamo attacha les yeux sur M. de Richelieu avec une expression singulière, qui fit passer un frisson dans les veines de la comtesse et détermina, chez le sceptique égoïste qu’on appelait le duc de Richelieu, un léger froid à la nuque et au cœur.
– Oui, dit-il après un long silence, seul je vois et j’entends les objets et les êtres surnaturels ; mais quand je me trouve avec des gens de votre rang, de votre esprit, duc, et de votre beauté, comtesse, j’ouvre mes trésors et je partage… Vous plairait-il beaucoup entendre la voix mystérieuse qui m’avertit ?
– Oui, dit le duc en serrant les poings pour ne pas trembler.
– Oui, balbutia la comtesse en tremblant.
– Eh bien, monsieur le duc, eh bien, madame la comtesse, vous allez entendre. Quelle langue voulez-vous qu’elle parle ?
– Le français, s’il vous plaît, dit la comtesse. Je n’en sais pas d’autre, et une autre me ferait trop peur.
– Et vous, monsieur le duc ?
– Comme madame… le français. Je tiens à répéter ce qu’aura dit le diable, et à voir s’il est bien élevé et s’il parle correctement la langue de mon ami M. de Voltaire.
Balsamo, la tête penchée sur sa poitrine, marcha vers la porte qui donnait dans le petit salon, lequel ouvrait, on le sait, sur l’escalier.
– Permettez, dit-il, que je vous enferme, afin de ne pas trop vous exposer.
La comtesse pâlit et se rapprocha du duc, dont elle prit le bras.
Balsamo, touchant presque à la porte de l’escalier, allongea le pas vers le point de la maison où se trouvait Lorenza, et, en langue arabe, il prononça d’une voix éclatante ces mots, que nous traduirons en langue vulgaire :
– Mon amie !… m’entendez-vous ?… Si vous m’entendez, tirez le cordon de la sonnette et sonnez deux fois.
Balsamo attendit l’effet de ces paroles en regardant le duc et la comtesse, qui ouvraient d’autant plus les oreilles et les yeux qu’ils ne pouvaient comprendre ce que disait le comte.
La sonnette vibra nettement à deux reprises.
La comtesse bondit sur son sofa, le duc s’essuya le front avec son mouchoir.
– Puisque vous m’entendez, poursuivit Balsamo dans le même idiome, poussez le bouton de marbre qui figure l’œil droit du lion sur la sculpture de la cheminée, la plaque s’ouvrira ; passez par cette plaque, traversez ma chambre, descendez l’escalier, et venez jusque dans la chambre attenante à celle où je suis.
Un moment après, un bruit léger comme un souffle insaisissable, comme un vol de fantôme, avertit Balsamo que ses ordres avaient été compris et exécutés.
– Quelle est cette langue ? dit Richelieu jouant l’assurance ; la langue cabalistique ?
– Oui, monsieur le duc, le dialecte usité pour l’évocation.
– Vous avez dit que nous comprendrions ?
– Ce que dirait la voix, oui ; mais non pas ce que je dirais, moi.
– Et le diable est venu ?
– Qui vous a parlé du diable, monsieur le duc ?
– Mais il me semble qu’on n’évoque que le diable.
– Tout ce qui est esprit supérieur, être surnaturel, peut être évoqué.
– Et l’esprit supérieur, l’être surnaturel… ?
Balsamo étendit la main vers la tapisserie qui fermait la porte de la chambre voisine.
– Est en communication directe avec moi, monseigneur.
– J’ai peur, dit la comtesse ; et vous, duc ?
– Ma foi, comtesse, je vous avoue que j’aimerais presque autant être à Mahon ou à Philippsburg.
– Madame la comtesse, et vous, monsieur le duc, veuillez écouter, puisque vous voulez entendre, dit sévèrement Balsamo.
Et il se tourna vers la porte.
Chapitre LXXXV. La voix §
Il y eut un moment de silence solennel, puis Balsamo demanda en français :
– Êtes-vous là ?
– J’y suis, répondit une voix pure et argentine qui, perçant les tentures et les portières, retentit aux oreilles des assistants plutôt comme un timbre métallique que comme les accents d’une voix humaine.
– Peste ! voilà qui devient intéressant, dit le duc ; et tout cela sans flambeaux, sans magie, sans flammes du Bengale.
– C’est effrayant ! murmura la comtesse.
– Faites bien attention à mes interrogations, continua Balsamo.
– J’écoute de tout mon être.
– Dites-moi d’abord combien de personnes sont avec moi en ce moment ?
– Deux.
– De quel sexe ?
– Un homme et une femme.
– Lisez dans ma pensée le nom de l’homme.
– M. le duc de Richelieu.
– Et celui de la femme ?
– Madame la comtesse du Barry.
– Ah ! ah ! murmura le duc, c’est assez fort ceci !
– C’est-à-dire, murmura la comtesse tremblante, c’est-à-dire que je n’ai rien vu de pareil.
– Bien, fit Balsamo ; maintenant, lisez la première phrase de la lettre que je tiens.
La voix obéit.
La comtesse et le duc se regardaient avec un étonnement qui commençait à toucher à l’admiration.
– Cette lettre, que j’ai écrite sous votre dictée, qu’est-elle devenue ?
– Elle court.
– De quel côté ?
– Du côté de l’occident.
– Est-elle loin ?
– Oh ! oui, bien loin, bien loin.
– Qui la porte ?
– Un homme vêtu d’une veste verte, coiffé d’un bonnet de peau, chaussé de grandes bottes.
– Est-il à pied ou à cheval ?
– Il est à cheval.
– Quel cheval monte-t-il ?
– Un cheval pie.
– Où le voyez-vous ?
Il y eut un moment de silence.
– Regardez, dit impérieusement Balsamo.
– Sur une grande route plantée d’arbres.
– Mais sur quelle route ?
– Je ne sais, toutes les routes se ressemblent.
– Quoi ! rien ne vous indique quelle est cette route, pas un poteau, pas une inscription, rien ?
– Attendez, attendez : une voiture passe près de cet homme à cheval ; elle le croise, venant vers moi.
– Quelle espèce de voiture ?
– Une lourde voiture pleine d’abbés et de militaires.
– Une patache, murmura Richelieu.
– Cette voiture ne porte aucune inscription ? demanda Balsamo.
– Si fait, répondit la voix.
– Lisez.
– Sur la voiture, je lis Versailles en lettres jaunes presque effacées.
– Quittez cette voiture, et suivez le courrier.
– Je ne le vois plus.
– Pourquoi ne le voyez-vous plus ?
– Parce que la route tourne.
– Tournez la route et rejoignez-le.
– Oh ! il court de toute la force de son cheval : il regarde à sa montre.
– Que voyez-vous en avant du cheval ?
– Une longue avenue, des bâtiments superbes, une grande ville.
– Suivez toujours.
– Je le suis.
– Eh bien ?
– Le courrier frappe toujours son cheval à coups redoublés ; l’animal est trempé de sueur ; ses fers font sur le pavé un bruit qui fait retourner tous les passants. Ah ! le courrier entre dans une longue rue qui va en descendant. Il tourne à droite. Il ralentit le pas de son cheval. Il s’arrête à la porte d’un vaste hôtel.
– C’est ici qu’il faut le suivre avec attention, entendez-vous ?
La voix poussa un soupir.
– Vous êtes fatiguée. Je comprends cela.
– Oh ! brisée.
– Que cette fatigue disparaisse, je le veux.
– Ah !
– Eh bien ?
– Merci.
– Êtes-vous fatiguée encore ?
– Non.
– Voyez-vous toujours le courrier ?
– Attendez… Oui, oui, il monte un grand escalier de pierre. Il est précédé par un valet en livrée bleu et or. Il traverse de grands salons pleins de dorures. Il arrive à un cabinet éclairé. Le laquais ouvre la porte et se retire.
– Que voyez-vous ?
– Le courrier salue.
– Qui salue-t-il ?
– Attendez… Il salue un homme assis à un bureau et qui tourne le dos à la porte.
– Comment est habillé cet homme ?
– Oh ! en grande toilette, et comme pour un bal.
– A-t-il quelque décoration ?
– Il porte un grand ruban bleu en sautoir.
– Son visage ?
– Je ne le vois pas… Ah !
– Quoi ?
– Il se retourne.
– Quelle physionomie a-t-il ?
– Le regard vif, des traits irréguliers, de belles dents.
– Quel âge ?
– Cinquante à cinquante-huit ans.
– Le duc ! souffla la comtesse au maréchal, c’est le duc.
Le maréchal fit de la tête un signe qui signifiait : « Oui, c’est lui… mais écoutez. »
– Ensuite ? commanda Balsamo.
– Le courrier remet à l’homme au cordon bleu…
– Vous pouvez dire le duc : c’est un duc.
– Le courrier, reprit la voix obéissante, remet au duc une lettre qu’il tire d’un sac de cuir qu’il portait derrière son dos. Le duc la décachette et la lit avec attention.
– Après ?
– Il prend une plume, une feuille de papier et écrit.
– Il écrit ! murmura Richelieu. Diable ! si l’on pouvait savoir ce qu’il écrit, ce serait beau, cela.
– Dites-moi ce qu’il écrit, ordonna Balsamo.
– Je ne puis.
– Parce que vous êtes trop loin. Entrez dans le cabinet. Y êtes-vous ?
– Oui.
– Penchez-vous par-dessus son épaule.
– M’y voici.
– Lisez-vous maintenant ?
– L’écriture est mauvaise, fine, hachée.
– Lisez, je le veux.
La comtesse et Richelieu retinrent leur haleine.
– Lisez, reprit Balsamo d’un ton plus impératif encore.
– « Ma sœur », dit la voix en tremblant et en hésitant.
– C’est la réponse, murmurèrent ensemble le duc de Richelieu et la comtesse.
– « Ma sœur, reprit la voix, rassurez-vous : la crise a eu lieu, c’est vrai ; elle a été rude, c’est vrai encore ; mais elle est passée. J’attends demain avec impatience ; car demain, à mon tour, je compte prendre l’offensive, et tout me porte à espérer un succès décisif. Bien pour le parlement de Rouen, bien pour milord X…, bien pour le pétard.
« Demain, après mon travail avec le roi, j’ajouterai un post-scriptum à ma lettre, et vous l’enverrai par le même courrier. »
Balsamo, la main gauche étendue, semblait arracher péniblement chaque parole à la voix, tandis que de la main droite il crayonnait à la hâte ces lignes, qu’à Versailles M. de Choiseul écrivait dans son cabinet.
– C’est tout ? demanda Balsamo.
– C’est tout.
– Que fait le duc maintenant ?
– Il plie en deux le papier sur lequel il vient d’écrire, puis en deux encore, et le met dans un petit portefeuille rouge qu’il tire du côté gauche de son habit.
– Vous entendez ? dit Balsamo à la comtesse plongée dans la stupeur. Et ensuite ?
– Ensuite, il congédie le courrier en lui parlant.
– Que lui dit-il ?
– Je n’ai entendu que la fin de la phrase.
– C’était ?…
– « À une heure, à la grille de Trianon. » Le courrier salue et sort.
– C’est cela, dit Richelieu, il donne rendez-vous au courrier à la sortie du travail, comme il dit dans sa lettre.
Balsamo fit un signe de la main pour commander le silence.
– Maintenant que fait le duc ? demanda-t-il.
– Il se lève. Il tient à la main la lettre qu’on lui a remise. Il va droit à son lit, passe dans la ruelle, pousse un ressort qui ouvre un coffret de fer. Il y jette la lettre et referme le coffret.
– Oh ! s’écrièrent à la fois le duc et la comtesse tout pâles : oh ! c’est magique, en vérité.
– Savez-vous tout ce que vous désiriez savoir, madame ? demanda Balsamo.
– Monsieur le comte, dit madame du Barry en s’approchant de lui avec terreur, vous venez de me rendre un service que je payerais de dix ans de ma vie, ou plutôt que je ne pourrai jamais payer. Demandez-moi ce que vous voudrez.
– Oh ! madame, vous savez que nous sommes déjà en compte.
– Dites, dites ce que vous désirez.
– Le temps n’est pas venu.
– Eh bien, lorsqu’il sera venu, fût-ce un million…
Balsamo sourit.
– Eh ! comtesse, s’écria le maréchal, ce serait plutôt à vous de demander un million au comte. L’homme qui sait ce qu’il sait, et surtout qui voit ce qu’il voit, ne découvre-t-il pas l’or et les diamants dans les entrailles de la terre, comme il découvre la pensée dans le cœur des hommes ?
– Alors, comte, dit la comtesse, je me prosterne dans mon impuissance.
– Non, comtesse, un jour vous vous acquitterez envers moi. Je vous en donnerai l’occasion.
– Comte, dit le duc à Balsamo, je suis subjugué, vaincu, écrasé ! Je crois.
– Comme saint Thomas a cru, n’est-ce pas, monsieur le duc ? Cela ne s’appelle pas croire, cela s’appelle voir.
– Appelez la chose comme vous voudrez ; mais je fais amende honorable, et, quand on me parlera désormais de sorciers, eh bien, je saurai ce que j’ai à dire.
Balsamo sourit.
– Maintenant, madame, dit-il à la comtesse, voulez-vous permettre une chose ?
– Dites.
– Mon esprit est fatigué : laissez-moi lui rendre sa liberté par une formule magique.
– Faites, monsieur.
– Lorenza, dit Balsamo en arabe, merci ; je t’aime ; retourne à ta chambre par le même chemin que tu as pris en venant, et attends-moi. Va, ma bien aimée !
– Je suis bien fatiguée, répondit en italien la voix, plus douce encore que pendant l’évocation ; dépêche-toi, Acharat.
– J’y vais.
Et l’on entendit avec le même frôlement les pas s’éloigner.
Puis Balsamo, après quelques minutes pendant lesquelles il se convainquit du départ de Lorenza, salua profondément, mais avec une dignité majestueuse, les deux visiteurs, qui effarés tous deux, tous deux absorbés par le flot de tumultueuses pensées qui les envahissait, regagnèrent leur fiacre plutôt comme des gens ivres que comme des êtres doués de raison.
Chapitre LXXXVI. Disgrâce §
Le lendemain, onze heures sonnaient à la grande horloge de Versailles, quand le roi Louis XV, sortant de son appartement, traversa la galerie voisine de sa chambre, et appela d’une voix haute et sèche :
– Monsieur de la Vrillière !
Le roi était pâle et semblait agité ; plus il prenait de soin pour cacher cette préoccupation, plus cela éclatait dans l’embarras de son regard et dans la tension des muscles ordinairement impassibles de son visage.
Un silence glacé s’établit aussitôt dans les rangs des courtisans, parmi lesquels on remarquait M. le duc de Richelieu et le vicomte Jean du Barry, tous deux calmes et affectant l’indifférence et l’ignorance.
Le duc de la Vrillière s’approcha et prit des mains du roi une lettre de cachet que Sa Majesté lui tendait.
– M. le duc de Choiseul est-il à Versailles ? demanda le roi.
– Sire, depuis hier ; il est revenu de Paris à deux heures de l’après-midi.
– Est-il à son hôtel ? est-il au château ?
– Il est au château, sire.
– Bien, dit le roi ; portez-lui cet ordre, duc.
Un long frémissement courut dans les rangs des spectateurs, qui se courbèrent tous en chuchotant comme les épis sous le souffle du vent d’orage.
Le roi, fronçant le sourcil, comme s’il voulait ajouter par la terreur à l’effet de cette scène, rentra fièrement dans son cabinet, suivi de son capitaine des gardes et du commandant des chevau-légers.
Tous les regards suivirent M. de la Vrillière, qui, inquiet lui-même de la démarche qu’il allait faire, traversait lentement la cour du château et se rendait à l’appartement de M. de Choiseul.
Pendant ce temps, toutes les conversations éclataient, menaçantes ou timides, autour du vieux maréchal, qui faisait l’étonné plus que les autres, mais dont, grâce à certain sourire précieux, nul n’était dupe.
M. de la Vrillière revint et fut entouré aussitôt.
– Eh bien ? lui dit-on.
– Eh bien, c’était un ordre d’exil.
– D’exil ?
– Oui, en bonne forme.
– Vous l’avez lu, duc ?
– Je l’ai lu.
– Positif ?
– Jugez-en.
Et le duc de la Vrillière prononça les paroles suivantes, qu’il avait retenues avec cette mémoire implacable qui constitue les courtisans :
« Mon cousin, le mécontentement que me causent vos services me force à vous exiler à Chanteloup, où vous vous rendrez dans les vingt-quatre heures. Je vous aurais envoyé plus loin si ce n’était l’estime particulière que j’ai pour madame de Choiseul, dont la santé m’est fort intéressante. Prenez garde que votre conduite ne me fasse prendre un autre parti. »
Un long murmure courut dans le groupe qui enveloppait M. le duc de la Vrillière.
– Et que vous a-t-il répondu, monsieur de Saint-Florentin ? demanda Richelieu affectant de ne donner au duc ni son nouveau titre ni son nouveau nom.
– Il m’a répondu : « Monsieur le duc, je suis persuadé de tout le plaisir que vous avez à m’apporter cette lettre. »
– C’était dur, mon pauvre duc, fit Jean.
– Que voulez-vous, monsieur le vicomte ! On ne reçoit pas une pareille tuile sur la tête sans crier un peu.
– Et que va-t-il faire ? savez-vous ? demanda Richelieu.
– Mais, selon toute probabilité, il va obéir.
– Hum ! fit le maréchal.
– Voici le duc ! s’écria Jean, qui faisait sentinelle près de la fenêtre.
– Il vient ici ! s’écria le duc de la Vrillière.
– Quand je vous le disais, monsieur de Saint-Florentin.
– Il traverse la cour, continua Jean.
– Seul ?
– Absolument seul, son portefeuille sous le bras.
– Ah ! mon Dieu ! murmura Richelieu, est-ce que la scène d’hier va recommencer ?
– Ne m’en parlez pas, j’en ai le frisson, répondit Jean.
Il n’avait pas achevé, que le duc de Choiseul, la tête haute, le regard assuré, parut à l’entrée de la galerie, foudroyant d’un coup d’œil clair et calme tous ses ennemis ou ceux qui allaient se déclarer tels en cas de disgrâce.
Nul ne s’attendait à cette démarche après ce qui venait de se passer ; nul ne s’y opposa donc.
– Êtes-vous sûr d’avoir bien lu, duc ? demanda Jean.
– Parbleu !
– Et il revient après une lettre comme celle que vous nous avez dite ?
– Je n’y comprends plus rien, sur ma parole d’honneur !
– Mais le roi va le faire jeter à la Bastille !
– Ce sera un scandale épouvantable !
– Je le plaindrais presque.
– Ah ! le voilà qui entre chez le roi. C’est inouï.
En effet le duc, sans faire attention à l’espèce de résistance que lui opposait l’huissier à la figure toute stupéfaite, pénétra jusque dans le cabinet du roi, qui poussa, en le voyant, une exclamation de surprise.
Le duc tenait à la main sa lettre de cachet ; il la montra au roi avec un visage presque souriant.
– Sire, dit-il, ainsi que Votre Majesté voulut bien m’en avertir hier, j’ai reçu tout à l’heure une nouvelle lettre.
– Oui, monsieur, répliqua le roi.
– Et, comme Votre Majesté eut la bonté de me dire hier de ne jamais regarder comme sérieuse une lettre qui ne serait pas ratifiée par la parole expresse du roi, je viens demander l’explication.
– Elle sera courte, monsieur le duc, répondit le roi. Aujourd’hui, la lettre est valable.
– Valable ! dit le duc, une lettre aussi offensante pour un serviteur aussi dévoué…
– Un serviteur dévoué, monsieur, ne fait pas jouer à son maître un rôle ridicule.
– Sire, dit le ministre avec hauteur, je croyais être né assez près du trône pour en comprendre la majesté.
– Monsieur, repartit le roi d’une voix brève, je ne veux pas vous faire languir. Hier au soir, dans le cabinet de votre hôtel, à Versailles, vous avez reçu un courrier de madame de Grammont.
– C’est vrai, sire.
– Il vous a remis une lettre.
– Est-il défendu, sire, à un frère et à une sœur de correspondre ?
– Attendez, s’il vous plaît… Je sais le contenu de cette lettre…
– Oh ! sire !
– Le voici… j’ai pris la peine de la transcrire de ma main.
Et le roi tendit au duc une copie exacte de la lettre qu’il avait reçue.
– Sire !…
– Ne niez pas, monsieur le duc ; vous avez serré cette lettre en un coffret de fer placé dans la ruelle de votre lit.
Le duc devint pâle comme un spectre.
– Ce n’est pas tout, continua impitoyablement le roi, vous avez répondu à madame de Grammont. Cette lettre, j’en sais le contenu également. Cette lettre, elle est là, dans votre portefeuille, et n’attend pour partir qu’un post-scriptum, que vous devez ajouter en me quittant. Vous voyez que je suis instruit, n’est-ce pas ?
Le duc essuya son front mouillé d’une sueur glacée, s’inclina sans répondre un seul mot et sortit du cabinet en chancelant, comme s’il eût été atteint d’apoplexie foudroyante.
Sans le grand air qui frappa son visage, il fût tombé à la renverse.
Mais c’était un homme d’une puissante volonté. Une fois dans la galerie, il reprit sa force, et, traversant, le front haut, la haie des courtisans, il rentra dans son appartement pour serrer et brûler divers papiers.
Un quart d’heure après, il quittait le château dans son carrosse.
La disgrâce de M. de Choiseul fut un coup de foudre qui incendia la France.
Les parlements, soutenus, en effet, par la tolérance du ministre, proclamèrent que l’État venait de perdre sa plus ferme colonne. La noblesse tenait à lui comme à un des siens. Le clergé s’était senti ménagé par cet homme, dont la dignité personnelle, exagérée souvent jusqu’à l’orgueil, donnait un air de sacerdoce à ses fonctions ministérielles.
Le parti encyclopédiste ou philosophe, fort nombreux déjà et surtout très fort, parce qu’il se recrutait chez les gens éclairés, instruits et ergoteurs, poussa les hauts cris en voyant le gouvernement échapper aux mains du ministre qui encensait Voltaire, pensionnait l’Encyclopédie, et conservait, en les développant dans un sens d’utilité, les traditions de madame de Pompadour, Mécène femelle des gens du Mercure et de la philosophie.
Le peuple avait bien plus raison que tous les mécontents. Il se plaignait aussi, le peuple, et sans approfondir, mais, comme toujours, il touchait la grosse vérité, la plaie vive.
M. de Choiseul, au point de vue général, était un mauvais ministre et un mauvais citoyen ; mais, relativement, c’était un parangon de vertu, de morale et de patriotisme. Quand le peuple, mourant de faim dans les campagnes, entendait parler des prodigalités de Sa Majesté, des caprices ruineux de madame du Barry, lorsqu’on lui envoyait directement des avis comme l’Homme aux quarante écus, ou des conseils comme le Contrat social, occultement des révélations comme les Nouvelles à la main et les Idées singulières d’un bon citoyen, alors le peuple s’épouvantait de retomber aux mains impures de la favorite, moins respectable que la femme d’un charbonnier, avait dit Rousseau, aux mains des favoris de la favorite, et, fatigué de tant de souffrances, s’étonnait de voir l’avenir plus noir que n’avait été le passé.
Ce n’était pas que le peuple, qui avait des antipathies, eût des sympathies bien marquées. Il n’aimait pas les parlements, parce que les parlements, ses protecteurs naturels, l’avaient toujours abandonné pour des questions oiseuses de préséance ou d’intérêt égoïste ; parce que, mal éclairés par le faux reflet de l’omnipotence royale, ces parlements s’étaient imaginé être quelque chose comme une aristocratie entre la noblesse et le peuple.
Il n’aimait pas la noblesse par instinct et par souvenir. Il craignait l’épée autant qu’il haïssait l’Église. Rien ne pouvait le toucher dans le renvoi de M. de Choiseul ; mais il entendait les plaintes de la noblesse, du clergé, du parlement, et ce bruit, ajouté à ses murmures, faisait un fracas qui l’enivrait.
La déviation de ce sentiment fut du regret et une quasi-popularité acquise au nom de M. de Choiseul.
Tout Paris, le mot peut ici se justifier par une preuve, accompagna jusqu’aux portes l’exilé partant pour Chanteloup.
Le peuple faisait la haie sur le passage des carrosses ; les parlementaires et les gens de cour, qui n’avaient pu être reçus par le duc, embossèrent leurs équipages devant la haie du peuple pour le saluer au passage et recueillir son adieu.
Le plus épais de la bagarre fut à la barrière d’Enfer, qui est la route de Touraine. Il y eut là une telle affluence de gens de pied, de cavaliers et de carrosses, que la circulation en fut interrompue pendant plusieurs heures.
Lorsque le duc réussit à franchir la barrière, il se trouva escorté par plus de cent carrosses qui faisaient comme une auréole au sien.
Les acclamations et les soupirs le suivaient encore. Il eut trop d’esprit et de connaissance de la situation pour ne pas comprendre que tout ce bruit était moins du regret de sa personne que de l’appréhension pour les inconnus qui surgiraient de ses ruines.
Une chaise de poste arrivait au galop sur la route encombrée, et, sans un violent effort du postillon, les chevaux, blancs de poussière et d’écume, allaient se précipiter dans l’attelage de M. de Choiseul.
Une tête se pencha hors de cette chaise, comme aussi M. de Choiseul se pencha hors de son carrosse.
M. d’Aiguillon salua profondément le ministre déchu, dont il venait briguer l’héritage. M. de Choiseul se rejeta dans la voiture : une seule seconde venait d’empoisonner les lauriers de sa défaite.
Mais, au même moment, comme compensation sans doute, une voiture aux armes de France, qui passait conduite à huit chevaux sur l’embranchement de la route de Sèvres à Saint-Cloud, et qui, soit hasard, soit effet de l’encombrement, ne traversait pas la grand-route, cette voiture royale croisa aussi le carrosse de M. de Choiseul.
La dauphine était sur le siège du fond avec sa dame d’honneur, madame de Noailles.
Sur le devant était mademoiselle Andrée de Taverney.
M. de Choiseul, rouge de plaisir et de gloire, se pencha hors de la portière, en saluant profondément.
– Adieu, madame, dit-il d’une voix entrecoupée.
– Au revoir, monsieur de Choiseul, répondit la dauphine avec un sourire impérial et le dédain majestueux de toute étiquette.
– Vive M. de Choiseul ! cria une voix enthousiaste après ces paroles de la dauphine.
Mademoiselle Andrée se retourna vivement au son de cette voix.
– Gare ! gare ! crièrent les écuyers de la princesse en forçant Gilbert, tout pâle et tout avide de voir, à se ranger le long des fossés de la route.
C’était, en effet, notre héros qui, dans un enthousiasme philosophique, avait crié : « Vive M. de Choiseul ! »
Chapitre LXXXVII. M. le duc d’Aiguillon §
Autant l’on promenait à Paris et sur la route de Chanteloup de mines grimaçantes et d’yeux rouges, autant à Luciennes on apportait de visages épanouis et de sourires charmants.
C’est qu’à Luciennes, cette fois, trônait, non plus une mortelle, la plus belle et la plus adorable de toutes les mortelles, comme disaient les courtisans et les poètes, mais une véritable divinité qui gouvernait la France.
Aussi, le soir du jour de la disgrâce de M. de Choiseul, la route s’encombra-t-elle des mêmes équipages qui avaient couru le matin derrière le carrosse du ministre exilé ; de plus, on y vit tous les partisans du chancelier, de la corruption et de la faveur, ce qui faisait un cortège imposant.
Mais madame du Barry avait sa police ; Jean savait, à un baron près, le nom de ceux qui avaient été jeter la dernière fleur sur les Choiseul expirés ; il disait ces noms à la comtesse, et ceux-là étaient exclus impitoyablement, tandis que le courage des autres contre l’opinion publique était récompensé par le sourire protecteur et la vue complète de la divinité du jour.
Après la grande file des carrosses et les encombrements généraux, eurent lieu les réceptions particulières. Richelieu, le héros de la journée, héros secret, il est vrai, et modeste surtout, vit passer le tourbillon des visiteurs et des solliciteurs, et occupa le dernier fauteuil du boudoir.
Dieu sait la joie et comme on se félicita ! – les serrements de main, les petits rires étouffés, les trépignements enthousiastes semblaient être devenus le langage habituel des habitants de Luciennes.
– Il faut avouer, dit la comtesse, que le comte de Balsamo ou de Fœnix, comme vous voudrez l’appeler, maréchal, est le premier homme de ce temps-ci. Ce serait bien dommage vraiment qu’on fit brûler encore les sorciers.
– Oui, comtesse, oui, c’est un bien grand homme, répondit Richelieu.
– Et un fort bel homme. J’ai un caprice pour cet homme-là, duc…
– Vous allez me rendre jaloux, dit Richelieu en riant et pressé d’ailleurs de ramener la conversation à un sérieux plus prononcé… Ce serait un terrible ministre de la police que M. le comte de Fœnix.
– J’y songeais, répliqua la comtesse. Seulement, il est impossible.
– Pourquoi, comtesse ?
– Parce qu’il rendrait impossibles ses collègues.
– Comment cela ?
– Sachant tout, voyant dans leur jeu…
Richelieu rougit sous son rouge.
– Comtesse, répliqua-t-il, je voudrais, si j’étais son collègue, qu’il fût perpétuellement dans le mien et qu’il vous communiquât les cartes : vous y verriez toujours le valet de cœur aux genoux de la dame et aux pieds du roi.
– Il n’y a personne qui ait plus d’esprit que vous, mon cher duc, répliqua la comtesse. Mais parlons un peu de notre ministère… Je croyais que vous aviez dû faire avertir votre neveu ?…
– D’Aiguillon ? Il est arrivé, madame, et dans des conjonctures qu’un augure romain eût jugées les meilleures du monde : son carrosse a croisé celui de M. de Choiseul partant.
– C’est, en effet, d’un augure favorable, dit la comtesse. Donc, il va venir ?
– Madame, j’ai compris que M. d’Aiguillon, s’il était vu à Luciennes par tout le monde et dans un moment comme celui-ci, donnerait lieu à toutes sortes de commentaires ; je l’ai prié de demeurer en bas, au village, jusqu’à ce que je le mande d’après vos ordres.
– Mandez-le donc, maréchal, et tout de suite ; car nous voilà seuls, ou à peu près.
– D’autant plus volontiers que nous nous sommes tout à fait entendus, n’est-ce pas, comtesse ?
– Absolument, oui, duc… Vous préférez… la Guerre aux Finances, n’est-ce pas ? Ou bien, est-ce la Marine que vous désirez ?
– Je préfère la Guerre, madame ; c’est là que je pourrai rendre le plus de services.
– C’est juste. Voilà donc le sens dans lequel je parlerai au roi. Vous n’avez pas d’antipathies ?
– Pour qui ?
– Pour ceux de vos collègues que Sa Majesté présentera.
– Je suis l’homme du monde le moins difficile à vivre, comtesse. Mais vous permettez que je fasse appeler mon neveu, puisque vous voulez bien lui accorder la faveur de le recevoir.
Richelieu s’approcha de la fenêtre ; les dernières lueurs du crépuscule éclairaient encore la cour. Il fit signe à un de ses valets de pied, qui guettait cette fenêtre, et qui partit en courant sur son signe.
Cependant, on commençait à allumer chez la comtesse.
Dix minutes après le départ du valet, une voiture entra dans la première cour. La comtesse tourna vivement les yeux vers la fenêtre.
Richelieu surprit le mouvement, qui lui parut un excellent pronostic pour les affaires de M. d’Aiguillon, et, par conséquent, pour les siennes.
– Elle goûte l’oncle, se dit-il, elle prend goût au neveu ; nous serons les maîtres ici.
Tandis qu’il se repaissait de ces fumées chimériques, un petit bruit se fit entendre à la porte, et la voix du valet de chambre de confiance annonça le duc d’Aiguillon.
C’était un seigneur fort beau et fort gracieux, d’une mise aussi riche qu’élégante et bien entendue. M. d’Aiguillon avait passé l’âge de la fraîche jeunesse ; mais il était de ces hommes qui, par le regard et la volonté, sont jeunes jusqu’à la vieillesse décrépite.
Les soucis du gouvernement n’avaient pas imprimé une ride sur son front. Ils avaient seulement agrandi le pli naturel qui semble, chez les hommes État et chez les poètes, l’asile des grandes pensées. Il tenait droite et haute sa belle tête pleine de finesse et de mélancolie, comme s’il savait que la haine de dix millions d’hommes pesait sur cette tête, mais comme si, en même temps, il eût voulu prouver que le poids n’était pas au-dessus de sa force.
M. d’Aiguillon avait les plus belles mains du monde, de ces mains qui semblent blanches et délicates, même dans les flots de la dentelle. On prisait fort en ce temps une jambe bien tournée ; celle du duc était un modèle d’élégance nerveuse et de forme aristocratique. Il y avait en lui de la suavité du poète, de la noblesse du grand seigneur, de la souplesse et du moelleux d’un mousquetaire. Pour la comtesse, c’était un triple idéal : elle trouvait en un seul modèle trois types que d’instinct cette belle sensuelle devait aimer.
Par une singularité remarquable, ou, pour mieux dire, par un enchaînement de circonstances combinées par la savante tactique de M. d’Aiguillon, ces deux héros de l’animadversion publique, la courtisane et le courtisan, ne s’étaient pas encore vus face à face, avec tous leurs avantages.
Depuis trois ans, en effet, M. d’Aiguillon s’était fait très occupé en Bretagne ou dans son cabinet. Il avait peu prodigué sa personne à la cour, sachant bien qu’il allait arriver une crise favorable ou défavorable : que, dans le premier cas, mieux fallait offrir à ses administrés les bénéfices de l’inconnu ; dans le second, disparaître sans trop laisser de traces pour pouvoir facilement sortir du gouffre plus tard avec une figure neuve.
Et puis une autre raison dominait tous ces calculs ; celle-ci est du ressort du roman, elle était pourtant la meilleure.
Avant que madame du Barry fût comtesse et effleurât chaque nuit de ses lèvres la couronne de France, elle avait été une jolie créature souriante et adorée ; elle avait été aimée, bonheur sur lequel elle ne devait plus compter jamais depuis qu’elle était crainte.
Parmi tous les hommes jeunes, riches, puissants et beaux qui avaient fait leur cour à Jeanne Vaubernier, parmi tous les rimeurs qui avaient accolé au bout de deux vers ces mots Lange et ange, M. le duc d’Aiguillon avait autrefois figuré en première ligne. Mais, soit que le duc n’eût pas été pressé, soit que mademoiselle Lange n’eût pas été aussi facile que ses détracteurs le prétendaient, soit qu’enfin, et ceci n’ôtera de mérite ni à l’un ni à l’autre, soit que l’amour subit du roi eût divisé les deux cœurs prêts à s’entendre, M. d’Aiguillon avait rengainé vers, acrostiches, bouquets et parfums ; mademoiselle Lange avait fermé sa porte de la rue des Petits-Champs ; le duc avait tiré vers la Bretagne, étouffant ses soupirs, et mademoiselle Lange avait envoyé tous les siens du côté de Versailles, à M. le baron de Gonesse, c’est-à-dire au roi de France.
Il en résulta que cette disparition subite de d’Aiguillon avait fort peu occupé d’abord madame du Barry, parce qu’elle avait peur du passé, mais qu’ensuite, voyant l’attitude silencieuse de son ancien adorateur, elle avait été intriguée, puis émerveillée, et que, bien placée pour juger les hommes, elle avait jugé celui-là un véritable homme d’esprit.
C’était beaucoup, cette distinction, pour la comtesse ; mais ce n’était pas tout, et le moment allait venir où peut-être elle jugerait d’Aiguillon un homme de cœur.
Il faut dire que la pauvre mademoiselle Lange avait ses raisons pour craindre le passé. Un mousquetaire, amant jadis heureux, disait-il, était entré un jour jusque dans Versailles pour redemander à mademoiselle Lange un peu de ses faveurs passées, et ces paroles, étouffées bien vite par une hauteur toute royale, n’en avaient pas moins fait jurer l’écho pudique du palais de madame de Maintenon.
On a vu que, dans toute sa conversation avec madame du Barry, le maréchal n’avait jamais effleuré le chapitre d’une connaissance de son neveu et de mademoiselle Lange. Ce silence, de la part d’un homme aussi habitué que le vieux duc à dire les choses du monde les plus difficiles, avait profondément surpris, et, faut-il le dire, inquiété la comtesse.
Elle attendait donc impatiemment M. d’Aiguillon pour savoir enfin à quoi s’en tenir, et si le maréchal avait été discret, ou était ignorant.
Le duc entra.
Respectueux avec aisance et assez sûr de lui pour saluer entre la reine et la femme de cour ordinaire, il subjugua tout d’un coup, par cette nuance délicate, une protectrice toute disposée à trouver le bien parfait et le parfait merveilleux.
M. d’Aiguillon prit ensuite la main de son oncle qui, s’avançant vers la comtesse, lui dit de sa voix pleine de caresses :
– Voici M. le duc d’Aiguillon, madame : ce n’est pas mon neveu, c’est un de vos serviteurs les plus passionnés que j’ai l’honneur de vous présenter.
La comtesse regarda le duc sur ce mot, et elle le regarda comme font les femmes, c’est-à-dire avec des yeux à qui rien n’échappe ; elle ne vit que deux fronts courbés respectueusement, et deux figures qui remontèrent calmes et sereines après le salut.
– Je sais, répondit madame du Barry, que vous aimez M. le duc, maréchal ; vous êtes mon ami. Je prierai monsieur, par déférence pour son oncle, de l’imiter en tout ce que son oncle fera d’agréable pour moi.
– C’est la conduite que je me suis tracée à l’avance, madame, répondit le duc d’Aiguillon avec une révérence nouvelle.
– Vous avez bien souffert en Bretagne ? dit la comtesse.
– Oui, madame, et je ne suis pas au bout, répondit d’Aiguillon.
– Je crois que si, monsieur ; d’ailleurs, voilà M. de Richelieu qui va vous aider puissamment.
D’Aiguillon regarda Richelieu comme surpris.
– Ah ! fit la comtesse, je vois que le maréchal n’a pas encore eu le temps de causer avec vous ; c’est tout simple, vous arrivez de voyage. Eh bien, vous devez avoir cent choses à vous dire, je vous laisse, maréchal. Monsieur le duc, vous êtes ici chez vous.
La comtesse, à ces mots, se retira.
Mais elle avait un projet. La comtesse n’alla pas bien loin. Derrière le boudoir, un grand cabinet s’ouvrait où le roi souvent, lorsqu’il venait à Luciennes, aimait à s’asseoir au milieu des chinoiseries de toute espèce. Il préférait ce cabinet au boudoir, parce que, de ce cabinet, on entendait tout ce qui se disait dans la chambre voisine.
Madame du Barry était donc sûre d’entendre de là toute la conversation du duc et de son neveu. C’est de là qu’elle allait se former sur ce dernier une opinion irrévocable.
Mais le duc ne fut pas dupe, il connaissait une grande partie des secrets de chaque localité royale ou ministérielle. Écouter pendant que l’on parlait était un de ses moyens, parler pendant qu’on écoutait était une de ses ruses.
Il résolut donc, tout chaud encore de l’accueil que venait de faire madame du Barry à d’Aiguillon, il résolut de pousser jusqu’au bout la veine et d’indiquer, à la favorite, sous bénéfice de son absence supposée, tout un plan de petit bonheur secret et de grande puissance compliquée d’intrigues, double appât auquel une jolie femme, et surtout une femme de cour, ne résiste presque jamais.
Il fit asseoir le duc et lui dit :
– Vous voyez, duc, je suis installé ici.
– Oui, monsieur, je le vois.
– J’ai eu le bonheur de gagner la faveur de cette charmante femme qu’on regarde ici comme reine, et qui l’est de fait.
D’Aiguillon s’inclina.
– Je vous dis, duc, poursuivit Richelieu, ce que je n’ai pu vous apprendre comme ça en pleine rue, c’est que madame du Barry m’a promis un portefeuille.
– Ah ! fit d’Aiguillon, cela vous est bien dû, monsieur.
– Je ne sais pas si cela m’est dû, mais cela m’arrive, un peu tard, il est vrai. Enfin, casé comme je le serai, je vais m’occuper de vous, d’Aiguillon.
– Merci, monsieur le duc ; vous êtes un bon parent, j’en ai eu plus d’une preuve.
– Vous n’avez rien en vue, d’Aiguillon ?
– Absolument rien, sinon de n’être pas dégradé de mon titre de duc et pair, comme le demandent messieurs du parlement.
– Vous avez des soutiens quelque part ?
– Moi ? Pas un.
– Vous fussiez donc tombé sans la circonstance présente ?
– Tout à plat, monsieur le duc.
– Ah çà ! mais, vous parlez comme un philosophe… Que diable, aussi, c’est que je te rudoie, mon pauvre d’Aiguillon, et que je te parle en ministre plutôt qu’en oncle.
– Mon oncle, votre bonté me pénètre de reconnaissance.
– Si je t’ai fait venir de là-bas et si vite, tu comprends bien que c’est pour te faire jouer ici un beau rôle… Voyons, as-tu bien réfléchi parfois à celui qu’a joué pendant dix ans M. de Choiseul ?
– Oui, certes, il était beau.
– Beau ! entendons-nous, beau lorsque avec madame de Pompadour il gouvernait le roi et faisait exiler les jésuites ; triste, fort triste, lorsque s’étant brouillé comme un sot avec madame du Barry, qui vaut cent Pompadour, il s’est fait mettre à la porte en vingt-quatre heures… Tu ne réponds pas.
– J’écoute, monsieur, et je cherche où vous voulez en venir.
– Tu l’aimes, n’est-ce pas, ce premier rôle de Choiseul ?
– Mais certainement ; il était agréable.
– Eh bien, mon cher ami, ce rôle, j’ai décidé que je le jouerais.
D’Aiguillon se tourna brusquement vers son oncle.
– Vous parlez sérieusement ? dit-il.
– Mais oui ; pourquoi pas ?
– Vous serez l’amant de madame du Barry ?
– Ah ! diable ! tu vas trop vite ; cependant, je vois que tu m’as compris. Oui, Choiseul était bien heureux, il gouvernait le roi et gouvernait sa maîtresse ; il aimait, dit-on, madame de Pompadour… Au fait, pourquoi pas ?… Eh bien, non, je ne puis être l’amant aimé, ton froid sourire me le dit bien : tu regardes avec tes jeunes yeux mon front ridé, mes genoux cagneux et ma main sèche, qui fut si belle. Au lieu de dire, en parlant de Choiseul : « Je le jouerai », j’aurais donc dû dire : « Nous le jouerons. »
– Mon oncle !
– Non, je ne puis être aimé d’elle, je le sais ; pourtant je te le dis… et sans crainte, parce qu’elle ne peut le savoir, j’aimerais cette femme par-dessus tout… mais…
D’Aiguillon fronça le sourcil.
– Mais, continua-t-il, j’ai fait un plan superbe ; ce rôle, que mon âge me rend impossible, je le dédoublerai.
– Ah ! ah ! fit d’Aiguillon.
– Quelqu’un des miens, dit Richelieu, aimera madame du Barry… Parbleu ! la belle affaire… une femme accomplie.
Et Richelieu haussa la voix.
– Ce n’est pas Fronsac, tu comprends : un malheureux dégénéré, un sot, un lâche, un fripon, un croquant… Voyons, duc, sera-ce toi ?
– Moi ? s’écria d’Aiguillon. Êtes-vous fou, mon oncle ?
– Fou ? Quoi ! tu n’es pas déjà aux pieds de celui qui te donne ce conseil ! quoi ! tu ne fonds pas de joie, tu ne brûles pas de reconnaissance ! quoi ! à la façon dont elle t’a reçu, tu n’es pas déjà épris… enragé d’amour ?… Allons, allons, s’écria le vieux maréchal, depuis Alcibiade, il n’y a eu qu’un Richelieu au monde, il n’y en aura plus… Je vois bien cela.
– Mon oncle, répliqua le duc avec une agitation, soit feinte, et en ce cas elle était admirablement jouée, soit réelle, car la proposition était nette, mon oncle, je conçois tout le parti que vous pourriez tirer de la position dont vous me parlez ; vous gouverneriez avec l’autorité de M. de Choiseul, et je serais l’amant qui vous constituerait cette autorité. Oui, le plan est digne de l’homme le plus spirituel de la France ; mais vous n’avez oublié qu’une chose en le faisant.
– Quoi donc ?… s’écria Richelieu avec inquiétude ; n’aimerais-tu pas madame du Barry ? Est-ce cela ?… Fou ! triple fou ! malheureux ! est-ce cela ?
– Oh ! non, ce n’est pas cela, mon oncle, s’écria d’Aiguillon, comme s’il eût su que pas une de ses paroles ne devait être perdue ; madame du Barry, que je connais à peine, m’a semblé être la plus belle et la plus charmante des femmes. J’aimerais, au contraire, éperdument madame du Barry, je l’aimerais trop : ce n’est pas là la question.
– Où est-elle donc, la question ?
– Ici, monsieur le duc : madame du Barry ne m’aimera jamais, et la première condition d’une alliance pareille, c’est l’amour. Comment voulez-vous qu’au milieu de cette cour brillante, au sein des hommages d’une jeunesse fertile en beautés de tout genre, comment voulez-vous que la belle comtesse aille distinguer précisément celui qui n’a aucun mérite, celui qui déjà n’est plus jeune et que les chagrins accablent, celui qui se cache à tous les yeux, parce qu’il sent que bientôt il va disparaître ? Mon oncle, si j’avais connu madame du Barry au temps de ma jeunesse et de ma beauté, alors que les femmes aimaient en moi tout ce qu’on aime dans un jeune homme, elle aurait pu me garder à l’état de souvenir. C’est beaucoup ; mais rien… ni passé, ni présent, ni avenir. Mon oncle, il faut renoncer à cette chimère ; seulement, vous m’avez percé le cœur en me la présentant si douce et si dorée.
Pendant cette tirade, débitée avec un feu que Molé eût envié, que Lekain eût jugé digne d’étude, Richelieu se mordait les lèvres en se disant tout bas :
– Est-ce que le drôle a deviné que la comtesse nous écoutait ? Peste ! qu’il est adroit ! C’est un maître. En ce cas, prenons garde à lui !
Il avait raison, Richelieu ; la comtesse écoutait, et chacune des paroles de d’Aiguillon lui était entré bien avant dans le cœur ; elle buvait à longs traits le charme de cet aveu, elle savourait l’exquise délicatesse de celui qui, même avec un confident intime, n’avait pas trahi le secret de la liaison passée, de peur de jeter une ombre sur un portrait encore aimé peut-être.
– Ainsi, tu me refuses ? dit Richelieu.
– Oh ! pour cela, oui, mon oncle ; car, malheureusement, je vois la chose impossible.
– Essaie au moins, malheureux !
– Et comment ?
– Te voici des nôtres…tu verras la comtesse tous les jours : plais-lui, morbleu !
– Avec un but intéressé ?… Non, non !… Si j’avais le malheur de lui plaire, avec cette amère pensée, je m’enfuirais tout au bout du monde, car j’aurais honte de moi-même.
Richelieu se gratta encore le menton.
– La chose est faite, se dit-il, ou d’Aiguillon est un sot.
Tout à coup, on entendit un bruit dans les cours, et quelques voix crièrent : « Le roi ! »
– Diable ! s’écria Richelieu, le roi ne doit pas me voir ici, je me sauve.
– Mais moi ? dit le duc.
– Toi, c’est différent, il faut qu’il te voie. Reste… reste… et, pour Dieu, ne jette pas le manche après la cognée.
Cela dit, Richelieu se déroba par le petit escalier, en disant au duc :
– À demain !
Chapitre LXXXVIII. La part du roi §
Le duc d’Aiguillon, resté seul, se retrouva d’abord assez embarrassé. Il avait parfaitement compris tout ce que lui disait son oncle, parfaitement compris que madame du Barry l’écoutait, parfaitement compris enfin que, pour un homme d’esprit, il s’agissait, en cette occurrence, d’être un homme de cœur, et de jouer seul la partie dans laquelle le vieux duc cherchait à se faire un associé.
L’arrivée du roi interrompit fort heureusement l’explication qui eût forcément résulté de la contenance toute puritaine de M. d’Aiguillon.
Le maréchal n’était pas homme à demeurer longtemps dupe, et surtout à faire briller d’un éclat exagéré la vertu d’un autre aux dépens de la sienne.
Mais, étant resté seul, d’Aiguillon eut le temps de réfléchir.
Le roi arrivait en effet. Déjà ses pages avaient ouvert la porte de l’antichambre, et Zamore s’élançait vers le monarque en lui demandant des bonbons, touchante familiarité que, dans ses moments de sombre humeur, Louis XV payait d’une nasarde ou d’un frottement d’oreilles fort désagréables au jeune Africain.
Le roi s’installa dans le cabinet des chinoiseries, et, ce qui convainquit d’Aiguillon que madame du Barry n’avait pas perdu un mot de la conversation avec son oncle, c’est que lui, d’Aiguillon, entendit parfaitement, dès les premiers mots, l’entretien du roi avec la comtesse.
Sa Majesté paraissait fatiguée comme un homme qui aurait levé un poids immense. Atlas était moins impotent après sa journée faite, quand il avait tenu le ciel douze heures sur ses épaules.
Louis XV se fit remercier, applaudir, caresser par sa maîtresse ; il se fit raconter tout le contrecoup du renvoi de M. de Choiseul, et cela le divertit beaucoup.
Alors madame du Barry se hasarda. Il était temps, beau temps pour la politique, et, d’ailleurs, elle se sentait brave à remuer une des quatre parties du monde.
– Sire, dit-elle, vous avez détruit, c’est bien ; vous avez démoli, c’est superbe ; mais, à présent, il s’agit de rebâtir.
– Oh ! c’est fait, dit le roi négligemment.
– Vous avez un ministère ?
– Oui.
– Comme ça, tout d’un coup, sans respirer ?
– Voilà-t-il de mes gens sans cervelle… Oh ! femme que vous êtes ! Avant de chasser son cuisinier, comme vous disiez l’autre jour, est-ce qu’on n’en arrête pas un nouveau ?
– Redites-moi encore que vous avez composé le cabinet.
Le roi se souleva sur le vaste sofa où il s’était couché plutôt qu’assis, usant pour coussin principal des épaules de la belle comtesse.
– On penserait, Jeannette, lui dit-il, à vous entendre vous inquiéter, que vous connaissez mon ministère pour le blâmer, et que vous en avez un à me proposer.
– Mais…, dit la comtesse, ce n’est pas si absurde, cela.
– Vraiment ?… vous avez un ministère ?
– Vous en avez bien un, vous ! répliqua-t-elle.
– Oh ! moi, c’est mon état, comtesse. Voyons un peu vos candidats…
– Non pas ! Dites-moi les vôtres.
– Je le veux bien, pour vous donner l’exemple.
– À la Marine, d’abord, où était ce cher M. de Praslin ?
– Ah ! du nouveau, comtesse ; un homme charmant, qui n’a jamais vu la mer.
– Allons donc !
– D’honneur ! ceci est une invention magnifique. Je vais me rendre très populaire, et on va me couronner dans les deux mers, en effigie, s’entend.
– Mais qui, sire ? qui donc ?
– Gageons qu’en mille vous ne devinez pas.
– Un homme dont le choix vous rend populaire ?… Ma foi, non.
– Un homme du parlement, ma chère… Un premier président du parlement de Besançon.
– M. de Boynes ?
– Lui-même… Peste ! comme vous êtes savante !… Vous connaissez ces gens-là ?
– Il le faut bien, vous me parlez parlement toute la journée. Ah çà ! mais cet homme-là ne sait pas ce que c’est qu’un aviron.
– Tant mieux. M. de Praslin savait trop bien son état, et il m’a coûté trop cher avec ses constructions navales.
– Mais aux Finances, sire ?
– Oh ! pour les Finances, c’est différent ; je choisis un homme spécial.
– Un financier ?
– Non… un militaire. Il y a trop longtemps que les financiers me grugent.
– Mais à la Guerre, grand Dieu ?
– Tranquillisez-vous, j’y mets un financier. Terray ; c’est un éplucheur de comptes ; il va trouver des erreurs dans toutes les additions de M. de Choiseul. Je vous dirai que j’avais eu l’idée de prendre pour la guerre un homme merveilleux, un pur, comme ils disent ; c’était pour plaire aux philosophes.
– Bon ! qui donc ? Voltaire ?
– Presque… le chevalier du Muy… Un Caton.
– Ah ! mon Dieu ! vous m’épouvantez.
– C’était fait… J’avais fait venir l’homme, ses provisions étaient signées ; il m’avait remercié, lorsque mon bon ou mon mauvais génie, décidez, comtesse, me pousse à lui dire de venir ce soir à Luciennes, souper et causer.
– Fi ! l’horreur !
– Eh bien, comtesse, voilà précisément ce que du Muy m’a répondu.
– Il vous a dit cela ?
– En d’autres termes, comtesse ; mais enfin il m’a dit que servir le roi était son plus ardent désir, mais que, pour servir madame du Barry, c’était impossible.
– Eh bien, il est joli, votre philosophe !
– Vous comprenez ma réponse, comtesse, je lui ai tendu la main… pour qu’il me rendît son brevet, que j’ai mis en pièces avec un fort patient sourire, et le chevalier a disparu. Louis XIV pourtant eût fait pourrir ce gaillard-là dans un des vilains trous de la Bastille ; mais je suis Louis XV, et j’ai un parlement qui me donne le fouet, au lieu que ce soit moi qui donne le fouet au parlement. Voilà.
– C’est égal, sire, dit la comtesse en couvrant de baisers son royal amant, vous êtes un homme accompli.
– Ce n’est pas ce que tout le monde dira. Terray est exécré.
– Qui ne l’est pas ?… Et aux affaires étrangères ?
– Ce brave Bertin, que vous connaissez.
– Non.
– Alors que vous ne connaissez pas.
– Mais, dans tout cela, je ne vois pas un seul bon ministre, moi.
– Soit ; dites-moi les vôtres.
– Je n’en dirai qu’un.
– Vous ne le dites pas ; vous avez peur.
– Le maréchal.
– Quel maréchal ? fit le roi avec une grimace.
– Le duc de Richelieu.
– Ce vieillard ? cette poule mouillée ?
– Bon ! le vainqueur de Mahon, une poule mouillée !
– Un vieux paillard…
– Sire, votre compagnon.
– Un homme immoral, qui fait fuir toutes les femmes.
– Que voulez-vous ! c’est depuis qu’il ne court plus après elles.
– Ne me parlez jamais de Richelieu, c’est ma bête noire ; ce vainqueur de Mahon m’a mené dans tous les tripots de Paris… ; on nous chansonnait. Non pas, non pas ! Richelieu ! oh ! rien que le nom me met hors de moi.
– Vous les haïssez donc bien ?
– Qui ?
– Les Richelieu.
– Je les exècre.
– Tous ?
– Tous. Voilà-t-il pas un beau duc et pair que M. Fronsac ; il a dix fois mérité la roue.
– Je vous le livre ; mais il y a encore des Richelieu de par le monde.
– Ah ! oui, d’Aiguillon.
– Eh bien ?
On juge si, à ces mots, l’oreille du neveu était droite dans le boudoir.
– Celui-là, je devrais le haïr plus que les autres, car il me met sur les bras tout ce qu’il y a de braillards en France ; mais c’est un faible dont je ne puis me guérir, il est hardi et ne me déplaît pas.
– C’est un homme d’esprit, s’écria la comtesse.
– Un homme courageux et âpre à défendre la prérogative royale. Voilà un vrai pair !
– Oui, oui, cent fois oui ! Faites-en quelque chose.
Alors le roi regarda la comtesse en se croisant les bras :
– Comment se peut-il, comtesse, que vous me proposiez une chose pareille au moment où toute la France me demande d’exiler et de dégrader le duc ?
Madame du Barry se croisa les bras à son tour.
– Tout à l’heure, dit-elle, vous appeliez Richelieu une poule mouillée ; eh bien, c’est à vous que ce nom revient de droit.
– Oh ! comtesse…
– Vous voilà bien fier, parce que vous avez renvoyé M. de Choiseul.
– Eh ! ce n’était pas aisé.
– Vous l’avez fait, c’est bien ! et, à présent, vous reculez devant les conséquences.
– Moi ?
– Sans doute. Que faites-vous en renvoyant le duc ?
– Je donne un coup de pied au derrière du parlement.
– Et vous n’en voulez pas donner deux ! Que diable ! levez les deux jambes, l’une après l’autre, bien entendu. Le parlement voulait garder Choiseul ; renvoyez Choiseul. Il veut renvoyer d’Aiguillon ; gardez d’Aiguillon.
– Je ne le renvoie pas.
– Gardez-le, corrigé et augmenté considérablement.
– Vous voulez un ministère pour ce brouille-tout ?
– Je veux une récompense pour celui qui vous a défendu au péril de ses dignités et de sa fortune.
– Dites de sa vie, car on le lapidera un de ces matins, votre duc, en compagnie de votre ami Maupeou.
– Vous encourageriez beaucoup vos défenseurs, s’ils vous entendaient.
– Ils me le rendent bien, comtesse.
– Ne dites pas cela, les faits parlent.
– Ah çà ! mais pourquoi cette fureur pour d’Aiguillon ?
– Fureur ! je ne le connais pas ; je l’ai vu aujourd’hui, et lui ai parlé pour la première fois.
– Ah ! c’est différent ; il y a conviction alors, et je respecte toutes les convictions, n’en ayant jamais eu moi-même.
– Alors donnez quelque chose à Richelieu, au nom de d’Aiguillon, puisque vous ne voulez rien donner à d’Aiguillon.
– À Richelieu ! rien, rien, rien, jamais rien !
– À M. d’Aiguillon, alors, puisque vous ne donnez pas à Richelieu.
– Quoi ! lui donner un portefeuille, en ce moment ? C’est impossible.
– Je le conçois… mais plus tard… Songez qu’il est homme de ressources, d’action, et qu’avec Terray, d’Aiguillon et Maupeou, vous aurez les trois têtes de Cerbère ; songez aussi que votre ministère est une plaisanterie qui ne peut pas durer.
– Vous vous trompez, comtesse, il durera bien trois mois.
– Dans trois mois, je retiens votre parole.
– Oh ! oh ! comtesse.
– C’est dit ; maintenant… il me faut du présent.
– Mais je n’ai rien.
– Vous avez les chevau-légers ; M. d’Aiguillon est un officier, c’est ce qu’on appelle une épée ; donnez-lui vos chevau-légers.
– Allons, soit, il les aura.
– Merci ! s’écria la comtesse transportée de joie, merci !
Et M. d’Aiguillon put entendre résonner un baiser tout plébéien sur les joues de Sa Majesté Louis XV.
– À présent, dit le roi, faites-moi souper, comtesse.
– Non, dit-elle, il n’y a rien ici ; vous m’avez assommée de politique… Mes gens ont fait des discours et des feux d’artifice, mais de cuisine point.
– Alors venez à Marly ; je vous emmène.
– Impossible : j’ai ma pauvre tête fendue en quatre.
– La migraine ?
– Impitoyable.
– Il faut vous coucher alors, comtesse.
– C’est ce que je vais faire, sire.
– Alors, adieu…
– Au revoir, c’est-à-dire.
– J’ai un peu l’air de M. de Choiseul : on me renvoie.
– En vous reconduisant, en vous festoyant, en vous cajolant, dit la folâtre femme, qui tout doucement poussait le roi vers la porte et finit par le mettre dehors, riant aux éclats et se retournant à chaque marche de l’escalier.
Du haut du péristyle, la comtesse tenait un bougeoir.
– Dites donc, comtesse, fit le roi en remontant un degré.
– Sire ?
– Pourvu que le pauvre maréchal n’en meure pas.
– De quoi ?
– De son portefeuille rentré.
– Êtes-vous mauvais ! dit la comtesse en l’escortant d’un dernier éclat de rire.
Et Sa Majesté partit fort satisfaite de son dernier quolibet sur le duc, qu’il exécrait réellement.
Quand madame du Barry rentra dans son boudoir, elle trouva d’Aiguillon à genoux devant la porte, les mains jointes, les yeux ardemment fixés sur elle.
Elle rougit.
– J’ai échoué, dit-elle ; ce pauvre maréchal…
– Oh ! je sais tout, dit-il, on entend… Merci, madame, merci !
– Je crois que je vous devais cela, répliqua-t-elle avec un doux sourire ; mais relevez-vous, duc, sinon je croirais que vous avez autant de mémoire que vous avez d’esprit.
– Cela peut bien être, madame ; mon oncle vous l’a dit, je ne suis rien que votre passionné serviteur.
– Et celui du roi ; demain, il faudra rendre vos devoirs à Sa Majesté ; relevez-vous, je vous prie.
Et elle lui donna sa main, qu’il baisa respectueusement.
La comtesse fut bien émue, à ce qu’il paraît, car elle n’ajouta pas un mot.
M. d’Aiguillon resta aussi muet, aussi troublé qu’elle ; à la fin, madame du Barry relevant la tête :
– Pauvre maréchal, dit-elle encore, il faudra qu’il sache cette défaite.
M. d’Aiguillon regarda ces mots comme un congé définitif, il s’inclina.
– Madame, dit-il, je vais me rendre auprès de lui.
– Oh ! duc, toute mauvaise nouvelle doit s’annoncer le plus tard possible ; faites mieux que d’aller chez le maréchal, soupez avec moi.
Le duc sentit comme un parfum de jeunesse et d’amour embraser, régénérer le sang de son cœur.
– Vous n’êtes pas une femme, dit-il, vous êtes…
– L’Ange, n’est-ce pas ? lui dit à l’oreille la bouche brûlante de la comtesse, qui l’effleura pour lui parler plus bas, et qui l’entraîna à table…
Ce soir-là, M. d’Aiguillon dut se regarder comme bien heureux, car il prit le portefeuille à son oncle et mangea la part du roi.
Chapitre LXXXIX. Les antichambres de M. le duc de Richelieu §
M. de Richelieu, comme tous les courtisans, avait un hôtel à Versailles, un à Paris, une maison à Marly, une à Luciennes ; un logement, en un mot, près de chacun des logements ou des stations du roi.
Louis XIV, en multipliant ses séjours, avait imposé à tout homme de qualité, privilégié des grandes ou des petites entrées, l’obligation d’être fort riche, pour suivre dans une proportion égale le train de sa maison et l’essor de ses caprices.
M. de Richelieu habitait donc, au moment du renvoi de MM. de Choiseul et de Praslin, son hôtel de Versailles ; c’était là qu’il s’était fait conduire la veille, au retour de Luciennes, après avoir présenté son neveu à madame du Barry.
On avait vu Richelieu au bois de Marly avec la comtesse, on l’avait vu à Versailles après la disgrâce du ministre, on savait son audience secrète et prolongée à Luciennes ; c’en fut assez pour que toute la cour, avec les indiscrétions de Jean du Barry, pour que toute la cour, disons-nous, se crût obligée d’aller rendre ses devoirs à M. de Richelieu.
Le vieux maréchal allait donc humer à son tour ce parfum de louanges, de flatteries et de caresses que tout intéressé fait brûler sans discernement devant l’idole du jour.
M. de Richelieu ne s’attendait pourtant pas à ce qui allait lui arriver, mais il se leva le matin du jour où nous sommes parvenus avec la ferme résolution de calfeutrer ses narines contre le parfum, de même qu’Ulysse bouchait son oreille avec de la cire contre le chant des sirènes.
Le résultat pour lui devait arriver le lendemain seulement ; c’était, en effet, le lendemain que serait connue et publiée par le roi lui-même la nomination du nouveau ministère.
La surprise du maréchal fut donc grande lorsqu’en se réveillant, ou plutôt lorsque, réveillé par un grand bruit de voitures, il apprit de son valet de chambre que les cours de l’hôtel étaient encombrées ainsi que les antichambres et les salons.
– Oh ! oh ! dit-il, je fais du bruit, à ce qu’il paraît.
– Il est de bien bonne heure, monsieur le maréchal, dit le valet de chambre voyant la précipitation que le duc mettait à défaire son bonnet de nuit.
– Désormais, répliqua le duc, il n’y aura plus d’heure pour moi, souvenez vous de cela.
– Oui, monseigneur.
– Qu’a-t-on répondu aux visiteurs ?
– Que monseigneur n’était pas levé.
– Tout simplement ?
– Tout simplement.
– C’est une sottise ; il fallait ajouter que j’avais veillé tard, ou, bien mieux, il fallait… Voyons, où est Rafté ?
– M. Rafté dort, dit le valet de chambre.
– Comment, il dort ? Mais qu’on le réveille, le malheureux !
– Allons, allons ! dit un vieillard vert et souriant qui parut sur le seuil, voilà Rafté ; que lui veut-on ?
Toute la boursouflure du duc tomba devant ces paroles.
– Ah ! je disais bien aussi, moi, que tu ne dormais pas.
– Et quand j’aurais dormi, qu’y aurait-il là d’étonnant ? il est jour à peine.
– Mais, mon cher Rafté, tu vois que, moi, je ne dors pas.
– C’est autre chose, vous êtes ministre, vous… Comment dormiriez-vous ?
– Allons, voilà que tu vas me gronder, dit le maréchal en grimaçant devant la glace ; est-ce que tu n’es pas content ?
– Moi ! qu’est-ce que cela me fait ? Vous allez vous fatiguer beaucoup, et puis vous serez malade ; il en résultera que ce sera moi qui gouvernerai l’État, et ce n’est pas amusant, monseigneur.
– Oh ! comme tu as vieilli, Rafté.
– J’ai juste quatre ans de moins que vous, monseigneur. Oh ! oui, je suis vieux.
Le maréchal frappa du pied avec impatience.
– As-tu passé par l’antichambre ? dit-il.
– Oui.
– Qui est là ?
– Tout le monde.
– Que dit-on ?
– Chacun se raconte ce qu’il va vous demander.
– C’est bien naturel… Mais, de ma nomination, en as-tu entendu parler ?
– Oh ! j’aime autant ne pas vous dire ce qu’on en dit.
– Ouais… ! déjà la critique ?
– Et parmi ceux qui ont besoin de vous. Que sera-ce, monseigneur, chez les gens dont vous aurez besoin !
– Ah ! par exemple, Rafté, dit le vieux maréchal en affectant de rire, ceux qui diraient que tu me flattes…
– Tenez, monseigneur, dit Rafté, pourquoi diable vous êtes-vous attelé à cette charrue qu’on appelle le ministère ? Vous êtes donc las d’être heureux et de vivre ?
– Mon cher, j’ai goûté de tout, excepté de cela.
– Corbleu ! Vous n’avez jamais goûté d’arsenic non plus ; que n’en avalez-vous dans votre chocolat, par curiosité ?
– Rafté, tu n’es qu’un paresseux ; tu devines que toi, mon secrétaire, tu vas avoir beaucoup de besogne, et tu recules… tu l’as dit, d’ailleurs.
Le maréchal se fit habiller avec soin.
– Donne-moi une tournure militaire, recommanda-t-il au valet de chambre, et donne-moi mes ordres militaires.
– Il paraît que nous sommes à la Guerre ? fit Rafté.
– Mon Dieu oui, il paraît que nous sommes à cela.
– Ah çà ! mais, continua Rafté, je n’ai pas vu la nomination du roi, ce n’est pas régulier.
– Elle va arriver, sans doute.
– Alors sans doute est le mot officiel aujourd’hui.
– Que tu es devenu désagréable, Rafté, en vieillissant ! tu es formaliste et puriste. Si j’avais su cela, je ne t’aurais pas fait faire mon discours de réception à l’Académie, c’est cela qui t’a rendu pédant.
– Écoutez donc, monseigneur, puisque nous sommes gouvernement, soyons réguliers… C’est bizarre.
– Quoi donc est bizarre ?
– M. le comte de la Vaudraye, qui vient de me parler dans la rue, m’annonçait que rien n’était fait encore pour le ministère.
Richelieu sourit.
– M. de la Vaudraye a raison, dit-il. Mais tu es donc déjà sorti ?
– Pardieu ! il le fallait bien ; cet enragé vacarme de carrosses m’a réveillé, je me suis fait habiller, j’ai pris mes ordres militaires aussi, et j’ai fait un tour par la ville.
– Ah ! M. Rafté s’égaie à mes dépens ?
– Oh ! monseigneur, Dieu m’en préserve ! c’est que…
– C’est que… quoi ?
– En me promenant, j’ai rencontré encore quelqu’un.
– Qui cela ?
– Le secrétaire de l’abbé Terray.
– Eh bien ?
– Eh bien, il m’a dit que son maître était mis à la Guerre.
– Oh ! oh ! dit Richelieu avec son éternel sourire.
– Qu’en conclut monseigneur ?
– Que, si M. Terray est à la Guerre, je n’y suis pas ; que s’il n’y est pas, j’y suis peut-être.
Rafté en avait assez fait pour sa conscience. C’était un homme hardi, infatigable, ambitieux, tout aussi spirituel que son maître, et bien plus armé que lui, car il se savait roturier et dépendant, deux défauts de cuirasse qui, pendant quarante ans, avaient exercé toute sa ruse, toute sa force, toute son agilité d’esprit. Rafté, voyant son maître si bien assuré, crut lui-même n’avoir plus rien à craindre.
– Allons, dit-il, monseigneur, hâtez-vous, ne vous faites pas trop attendre, ce serait d’un mauvais augure.
– Je suis prêt ; mais qui est là, encore une fois ?
– Voici la liste.
Il présenta une longue liste à son maître, qui lut avec satisfaction les premiers noms de la noblesse, de la robe et de la finance.
– Si j’allais être populaire, hein, Rafté ?
– Nous sommes au temps des miracles, répondit celui-ci.
– Tiens, Taverney ! dit le maréchal en continuant sa lecture. Que vient-il faire ici ?
– Je n’en sais rien, monsieur le maréchal. Allons, faites votre entrée.
Et, presque avec autorité, le secrétaire força son maître à passer dans le grand salon.
Richelieu dut être satisfait, l’accueil qu’il reçut n’eût pas été au-dessous des ambitions d’un prince du sang.
Mais toute la politesse, si fine, si habile, si cauteleuse de cette époque et de cette société servit mal le hasard, qui ménageait à Richelieu une dure mystification.
Par convenance et par respect de l’étiquette toute cette foule s’abstint de prononcer devant Richelieu le mot ministère ; quelques-uns, plus hardis, allèrent jusqu’au mot compliment ; ceux-là savaient qu’il fallait glisser légèrement sur le mot, et que Richelieu n’y répondait qu’à peine.
Pour tout le monde, cette visite faite au lever du soleil fut une simple démonstration, comme un souhait par exemple.
Il n’était pas rare, à cette époque, que les insaisissables nuances fussent comprises par des masses et à l’unanimité.
Il y eut quelques courtisans qui se hasardèrent, dans la conversation, à exprimer un vœu, un désir, une espérance.
L’un aurait souhaité, disait-il, voir son gouvernement plus rapproché de Versailles. Il se plaisait à causer de cela avec un homme d’un crédit aussi grand que celui de M. de Richelieu.
Un autre prétendait avoir été oublié trois fois par M. de Choiseul dans des promotions de chevaliers de l’ordre ; il comptait sur l’obligeante mémoire de M. de Richelieu pour rafraîchir celle du roi, à présent que rien ne faisait plus obstacle au bon vouloir de Sa Majesté.
Enfin, cent demandes plus ou moins avides, mais toutes enveloppées avec un art extrême, se produisirent aux oreilles charmées du maréchal.
Peu à peu la foule s’éloigna ; on voulait, disait-on, laisser M. le maréchal à ses importantes occupations.
Un seul homme demeura dans le salon.
Il ne s’était pas approché avec les autres, il n’avait rien demandé, il ne s’était pas présenté même.
Quand les rangs furent éclaircis, cet homme vint au duc avec un sourire sur les lèvres.
– Ah ! monsieur de Taverney, fit le maréchal ; enchanté, enchanté !
– Je t’attendais, duc, pour te faire mon compliment, et un compliment positif, un compliment sincère.
– Ah vraiment ! et de quoi donc ? répliqua Richelieu, que la réserve de ses visiteurs avait mis lui-même dans la nécessité d’être discret et comme mystérieux.
– Mais, mon compliment de ta nouvelle dignité, duc.
– Chut ! chut ! fit le maréchal ; ne parlons pas de cela… Rien n’est fait, c’est un on-dit.
– Cependant, mon cher maréchal, bien des gens sont de mon avis, car tes salons étaient pleins.
– Je ne sais vraiment pourquoi.
– Oh ! je le sais bien, moi.
– Quoi donc ? quoi donc ?
– Un seul mot de moi.
– Lequel ?
– Hier, à Trianon, j’eus l’honneur de faire ma cour au roi. Sa Majesté me parla de mes enfants, et finit par me dire : « Vous connaissez M. de Richelieu, je crois ; faites-lui vos compliments. »
– Ah ! Sa Majesté vous a dit cela ? répliqua Richelieu avec un orgueil étincelant, comme si ces paroles eussent été le brevet officiel dont Rafté suspectait l’envoi ou déplorait le retard.
– En sorte, continua Taverney, que je me suis bien douté de la vérité ; ce n’était pas difficile, à voir l’empressement de tout Versailles, et je suis accouru pour obéir au roi en te faisant mes compliments, et pour obéir à mon sentiment particulier en te recommandant notre ancienne amitié.
Le duc en était arrivé à l’enivrement : c’est un défaut de nature, les meilleurs esprits ne peuvent pas toujours s’en préserver. Il ne vit dans Taverney qu’un de ces solliciteurs du dernier ordre, pauvres gens attardés sur le chemin de la faveur, inutiles même à protéger, inutiles surtout dans leur connaissance, et auxquels on fait le reproche de ressusciter de leurs ténèbres, après vingt ans, pour venir se réchauffer au soleil de la prospérité d’autrui.
– Je vois ce que c’est, dit le maréchal assez durement, on vient me demander quelque chose.
– Eh bien ! tu l’as dit, duc.
– Ah ! fit Richelieu en s’asseyant, ou plutôt en s’enfonçant dans un sofa.
– Je te disais que j’ai deux enfants, continua Taverney, souple et rusé, car il s’apercevait du refroidissement de son grand ami et ne s’en rapprochait que plus activement. J’ai une fille que j’aime beaucoup, et qui est un modèle de vertu et de beauté. Celle-là est placée chez madame la dauphine, qui a bien voulu la prendre dans une estime particulière. De celle-là, de ma belle Andrée, je ne t’en parle pas, duc ; son chemin est fait, sa fortune est en bon train. L’as-tu vue, ma fille ? ne te l’ai-je pas présentée quelque part ? n’en as tu pas entendu parler ?
– Peuh !… je ne sais, fit négligemment Richelieu ; peut-être.
– N’importe, poursuivit Taverney, voilà ma fille placée. Moi, vois-tu, je n’ai besoin de rien, le roi m’a donné une pension qui me fait vivre. J’aurai bien, je te l’avoue, quelque revenant-bon pour rebâtir Maison-Rouge, dont je veux faire ma retraite suprême ; avec ton crédit, avec celui de ma fille…
– Eh ! Eh ! fit tout bas Richelieu, qui n’avait pas écouté jusque-là, perdu qu’il était dans la contemplation de sa propre grandeur, et que ce mot : le crédit de ma fille, réveilla en sursaut. Eh ! eh ! ta fille… mais c’est une jeune beauté qui fait ombrage à cette bonne comtesse ; c’est un petit scorpion qui se réchauffe sous les ailes de la dauphine pour mordre quelqu’un de Luciennes… Voyons, voyons, ne soyons pas mauvais ami, et, quant à la reconnaissance, cette chère comtesse, qui m’a fait ministre, va voir si j’en manque au besoin.
Puis, tout haut :
– Continuez, dit-il avec hauteur au baron de Taverney.
– Ma foi, j’approche de la fin, répliqua celui-ci, très décidé à rire intérieurement du vaniteux maréchal, pourvu qu’il en obtînt ce qu’il voulait avoir ; je ne songe donc plus qu’à mon Philippe, qui porte un fort beau nom, mais à qui l’occasion de fourbir ce nom manquera toujours, si personne ne l’aide… Philippe est un garçon brave et réfléchi, un peu trop réfléchi peut-être ; mais c’est une suite de sa position gênée : le cheval tenu de trop court baisse la tête, comme tu sais.
– Qu’est-ce que cela me fait ? pensait le maréchal avec les signes les moins équivoques d’ennui et d’impatience.
– Il me faudrait, continua impitoyablement Taverney, quelqu’un de haut placé comme toi pour faire obtenir à Philippe une compagnie… Madame la dauphine, en entrant à Strasbourg, l’a fait nommer capitaine ; oui, mais il ne lui manque que cent mille livres pour avoir une belle compagnie dans quelque régiment de cavalerie privilégié… Fais-moi obtenir cela, mon grand ami.
– Votre fils, dit Richelieu, c’est ce jeune homme qui a rendu un service à madame la dauphine, n’est-ce pas ?
– Un grand ! s’écria Taverney ; c’est lui qui a forcé le dernier relais de Son Altesse royale, que voulait prendre de vive force ce du Barry.
– Ouais ! fit en lui-même Richelieu, c’est cela justement… tout ce qu’il y a de plus féroce en ennemis de la comtesse… il tombe bien, ce Taverney ! Il prend pour titres de grade des titres d’exclusion formelle…
– Vous ne me répondez pas, duc ? dit Taverney un peu aigri par l’entêtement du maréchal à garder le silence.
– Tout cela est impossible, mon cher monsieur Taverney, répliqua le maréchal en se levant pour indiquer que l’audience était finie.
– Impossible ? une pareille misère impossible ? C’est un ancien ami qui me dit cela ?
– Pourquoi pas ?… Est-ce une raison, parce qu’on est amis, comme vous dites, pour chercher à faire… l’un une injustice, l’autre un abus du mot amitié ? Vous ne m’avez pas vu pendant vingt ans, je n’étais rien ; me voici ministre, vous arrivez.
– Monsieur de Richelieu, c’est vous qui êtes injuste en ce moment.
– Non, mon cher, non, je ne veux pas vous laisser traîner dans les antichambres ; moi, je suis un ami véritable, par conséquent…
– Vous avez une raison pour me refuser, cependant ?
– Moi ! s’écria Richelieu très inquiet du soupçon que pouvait avoir Taverney ; moi ! une raison ?…
– Oui, j’ai des ennemis…
Le duc pouvait répondre ce qu’il pensait ; mais c’était découvrir au baron qu’il ménageait madame du Barry par reconnaissance, c’était avouer qu’il était ministre de la façon d’une favorite, et voilà ce que le maréchal n’eût pas avoué pour un empire ; il se hâta donc de répondre au baron :
– Vous n’avez sans doute aucun ennemi, mon cher ; mais, moi, j’en ai ; accorder tout de suite, et sans examen de titres, des faveurs pareilles, c’est m’exposer à ce qu’on dise que je continue Choiseul. Mon cher, je veux laisser des traces de mon passage aux affaires. Depuis vingt ans, je couve des réformes, des progrès ; ils vont éclore ! La faveur perd la France, je vais m’occuper du mérite. Les écrits de nos philosophes sont des flambeaux dont la lumière n’aura pas été en vain aperçue par mes yeux ; toutes les ténèbres des temps passés sont dissipées, et il était bien temps pour le bonheur de l’État… Aussi examinerai-je les titres de votre fils, ni plus ni moins que ceux du premier citoyen venu ; je ferai ce sacrifice à mes convictions, sacrifice douloureux sans doute, mais qui n’est que d’un homme au profit de trois cent mille autres peut-être… Si votre fils, M. Philippe de Taverney, me paraît mériter ma faveur, il l’aura, non parce que son père est mon ami, non parce qu’il s’appelle de son nom mais parce que ce sera un homme de mérite : voilà mon plan de conduite.
– C’est-à-dire votre cours de philosophie, répliqua le vieux baron, qui de rage se rongeait le bout des doigts, et appuyait sur son dépit de tout le poids d’un entretien qui lui avait coûté tant de condescendance et de petites lâchetés.
– Philosophie, soit, monsieur ; c’est un beau mot.
– Qui dispense des bonnes choses, monsieur le maréchal, n’est-ce pas ?
– Vous êtes un mauvais courtisan, dit Richelieu avec un froid sourire.
– Les gens de ma qualité ne sont courtisans que du roi !
– Eh ! de votre qualité, M. Rafté, mon secrétaire, en a mille par jour dans mes antichambres, répondit Richelieu, et ils arrivent de je ne sais quel trou de province où l’on apprend à être impoli avec ses prétendus amis, tout en prêchant l’accord.
– Oh ! je sais bien qu’un Maison-Rouge, noblesse issue des croisades, n’entend pas aussi bien l’accord qu’un Vignerot ménétrier !
Le maréchal eut plus d’esprit que Taverney.
Il pouvait le faire jeter par les fenêtres. Il se contenta de hausser les épaules et de répondre :
– Vous êtes trop arriéré, monsieur des croisades : vous n’en êtes qu’au mémoire calomnieux fait par les parlements en 1720, et vous n’avez pas lu celui des ducs et pairs y faisant réponse. Passez dans ma bibliothèque, mon cher monsieur, Rafté vous le fera lire.
Et, comme il éconduisait son antagoniste avec cette fine repartie, la porte s’ouvrit, et un homme entra bruyamment en disant :
– Où est-il, ce cher duc ?
Cet homme enluminé, aux yeux dilatés de satisfaction, aux bras arrondis par la bienveillance, était Jean du Barry, ni plus ni moins.
À l’aspect du nouveau venu, Taverney recula de surprise et de dépit.
Jean vit ce geste, reconnut cette tête, et tourna le dos.
– Je crois comprendre, dit le baron tranquillement, et je me retire. Je laisse M. le ministre en parfaite compagnie.
Et il se retira fort noblement.
Chapitre XC. Désenchantement §
Jean, furieux de cette sortie pleine de provocation, fit deux pas derrière le baron, puis haussa les épaules en revenant au maréchal.
– Vous recevez cela chez vous ?
– Eh ! mon cher, vous vous trompez ; je chasse cela, au contraire.
– Vous savez ce que c’est que ce monsieur ?
– Hélas ! oui…
– Non, mais savez-vous bien ?
– C’est un Taverney.
– C’est un monsieur qui veut mettre sa fille dans le lit du roi…
– Allons donc !
– Un monsieur qui veut nous supplanter, et qui prend tous les chemins pour cela… Oui, mais Jean est là, et Jean voit clair.
– Vous croyez qu’il veut… ?
– C’est bien difficile à voir, n’est-ce pas ? Parti dauphin, mon cher… et puis l’on a son petit tueur…
– Bah !
– On a un jeune homme tout dressé à mordre les mollets des gens, un bretteur qui donne des coups d’épée dans l’épaule de Jean… de ce pauvre Jean.
– À vous ? c’est un ennemi personnel à vous, mon cher vicomte ? dit Richelieu jouant la surprise.
– Eh ! oui, c’est mon adversaire dans l’affaire du relais, vous savez ?
– Ah ! mais voyez la sympathie, j’ignorais cela, et je l’ai débouté de toutes demandes ; seulement, je l’eusse, non pas évincé, mais chassé, si j’avais su… Soyez tranquille, vicomte, à présent, voilà ce digne bretteur sous ma coupe, et il s’en apercevra.
– Oui, vous pouvez lui faire perdre le goût des attaques sur le grand chemin… Car enfin, voyons, je ne vous ai pas encore fait mon compliment.
– Mais, oui, vicomte, il paraît que c’est définitivement fini.
– Oh ! tout est fait… Voulez-vous que je vous embrasse ?
– De grand cœur.
– Ma foi, on a eu du mal ; mais le mal n’est rien quand on réussit. Vous êtes content, n’est-ce pas ?
– Voulez-vous que je vous parle franc ?… oui, car je crois que je pourrai être utile.
– N’en doutez pas… mais c’est un fier coup… on va hurler.
– Est-ce que je ne suis pas aimé dans le public ?
– Vous ?… Mais il n’y a ni pour ni contre… c’est lui qui est exécré.
– Lui ?… dit Richelieu avec surprise ; qui, lui ?…
– Sans doute, interrompit Jean. Oh ! les parlements vont s’insurger, c’est une répétition du fouet de Louis XIV ; ils sont flagellés, duc, ils le sont !
– Expliquez-moi…
– Mais cela s’explique de soi par la haine des parlements pour l’auteur de ses persécutions.
– Ah ! vous croyez que…
– J’en suis certain, comme toute la France… C’est égal, duc, vous avez merveilleusement bien fait de le faire venir comme cela tout au chaud.
– Qui ?… mais qui donc, vicomte ? Je suis sur les épines, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites.
– Mais je vous parle de M. d’Aiguillon, de votre neveu.
– Eh bien, après ?
– Eh bien, je vous dis que vous avez bien fait de le faire venir.
– Ah ! très bien ! très bien !… Il m’aidera, voulez-vous dire ?
– Il nous aidera tous… Vous savez qu’il est au mieux avec Jeannette ?
– Bon ! vraiment ?
– Au mieux. Ils ont causé déjà et s’entendent à merveille, je parie.
– Vous savez cela ?
– C’est bien facile. Jeannette est la plus paresseuse dormeuse qui soit.
– Ah ! oui…
– Et elle ne quitte pas le lit avant neuf, dix ou onze heures.
– Oui ; eh bien ?…
– Eh bien, ce matin, à Luciennes, il était six heures au plus, j’ai vu partir la chaise de d’Aiguillon.
– À six heures ? s’écria Richelieu souriant.
– Oui.
– Du matin, ce matin ?
– Du matin, ce matin. Vous jugez que, pour être si matineuse que d’avoir donné audience à pareille heure, Jeannette doit être folle de votre cher neveu.
– Oui, oui, continua Richelieu en se frottant les mains, à six heures. Bravo, d’Aiguillon !
– Il faut que l’audience ait commencé à cinq heures… La nuit ! c’est miraculeux !…
– C’est miraculeux !… répéta le maréchal. Miraculeux en effet, mon cher Jean !
– Et vous voilà tous trois comme seraient Oreste, Pylade, et encore un autre Pylade.
À ce moment, et lorsque le maréchal se frottait le plus joyeusement les mains, d’Aiguillon entra dans le salon.
Le neveu salua l’oncle d’un air de condoléance qui suffit à Richelieu, sinon pour comprendre toute la vérité, du moins pour en deviner la meilleure partie.
Il pâlit comme s’il eût reçu une blessure mortelle : l’idée lui vint tout de suite qu’à la cour il n’y a ni amis, ni parents, et que chacun prend son avantage.
– J’étais un grand sot, se dit-il.
– Eh bien, d’Aiguillon ? fit-il en étouffant un gros soupir.
– Eh bien, monsieur le maréchal ?
– C’est un fier coup pour les parlements, dit Richelieu en reprenant toutes les paroles de Jean.
D’Aiguillon rougit.
– Vous savez ? dit-il.
– M. le vicomte m’a tout appris, répliqua Richelieu, même votre visite à Luciennes, ce matin avant le jour ; votre nomination est un triomphe pour ma famille.
– Croyez bien, monsieur le maréchal, à tout mon regret.
– Que diable dit-il là ? fit Jean, qui se croisait les bras.
– Nous nous entendons, interrompit Richelieu, nous nous entendons.
– C’est différent ; mais, moi, je ne vous comprends pas… Des regrets… Ah ! mais oui… parce qu’il ne sera pas reconnu ministre tout de suite ; oui, oui… très bien.
– Ah ! il y aura un intérim, fit le maréchal, qui sentit au fond de son cœur rentrer l’espoir, cet hôte éternel de l’ambitieux et de l’amant.
– Un intérim, oui, monsieur le maréchal.
– Mais, en attendant, s’écria Jean, il est assez payé comme cela… Le plus beau commandement de Versailles.
– Ah ! fit Richelieu percé d’une nouvelle blessure, il y a un commandement ?
– M. du Barry exagère peut-être un peu, dit le duc d’Aiguillon.
– Mais enfin, qu’est-ce que ce commandement ?
– Les chevau-légers du roi.
Richelieu sentit encore la pâleur envahir ses joues ridées.
– Oh ! oui, dit-il avec un sourire dont rien ne saurait rendre l’expression, oui, c’est bien peu de chose pour un homme aussi charmant ; mais que voulez-vous, duc ! la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, fût-elle la maîtresse du roi.
Ce fut au tour de d’Aiguillon à pâlir.
Jean regardait les beaux Murillo du maréchal.
Richelieu frappa sur l’épaule de son neveu en lui disant :
– Heureusement que vous avez promesse d’un avancement prochain. Mes compliments, duc… mes bien sincères compliments. Votre adresse, votre habileté dans les négociations égalent votre bonheur… Adieu, j’ai affaire ; ne m’oubliez pas dans vos faveurs, mon cher ministre.
D’Aiguillon répondit seulement :
– Vous, c’est moi, monsieur le maréchal ; moi, c’est vous.
Et, saluant son oncle, il sortit, gardant la dignité qui lui était naturelle, et se sauvant d’une des plus difficiles positions qu’il eût abordées en sa vie, semée de tant de difficultés.
– Ce qu’il y a de bon, se hâta de dire Richelieu, lorsqu’il fut parti, à Jean qui ne savait trop à quoi s’en tenir sur l’échange de politesses du neveu et de l’oncle ; ce qu’il y a d’admirable dans d’Aiguillon, c’est sa naïveté. Il est homme d’esprit et candide ; il sait la cour, et il est honnête comme une jeune fille.
– Et puis il vous aime, dit Jean.
– Comme un mouton.
– Eh ! mon Dieu, dit Jean, c’est plutôt votre fils que M. de Fronsac…
– Ma foi, oui… ma foi, oui, vicomte.
Et Richelieu répondait tout cela en se promenant avec agitation autour de son fauteuil ; il cherchait et ne trouvait pas.
– Ah ! comtesse, murmurait-il, vous me le payerez !…
– Maréchal, dit Jean avec finesse, nous allons réaliser à nous quatre ce fameux faisceau de l’Antiquité ; vous savez, celui qu’on ne pouvait rompre.
– À nous quatre ? Cher monsieur Jean, comment comprenez-vous cela ?
– Ma sœur la puissance, d’Aiguillon l’autorité, vous le conseil, moi la surveillance.
– Très bien ! Très bien !
– Et, de cette façon, qu’on vienne un peu entamer ma sœur ! Je défie tout et tous !
– Pardieu ! fit Richelieu, dont le cerveau bouillait.
– Qu’on oppose des rivales à présent ! s’écria Jean ivre de ses plans et de ses idées triomphales.
– Oh ! dit Richelieu en se frappant le front.
– Quoi donc, cher maréchal ? que vous prend-il ?
– Rien, je trouve votre idée de ligue admirable.
– N’est-ce pas ?
– Et j’entre avec les pieds et les mains dans votre opinion.
– Bravo !
– Est-ce que Taverney demeure à Trianon avec sa fille ?
– Non, il demeure à Paris.
– Elle est très belle, cette fille, cher vicomte.
– Fût-elle belle comme Cléopâtre ou comme… ma sœur, je ne la crains plus… dès que nous sommes ligués.
– Vous dites que Taverney demeure à Paris, rue Saint-Honoré, je crois ?
– Je n’ai pas dit rue Saint-Honoré, c’est rue Coq-Héron qu’il demeure. Est ce que vous avez une idée, par hasard, pour châtier le Taverney ?
– Je crois que oui, vicomte, je crois que j’ai une idée.
– Vous êtes un homme incomparable ; je vous quitte et je disparais, pour savoir un peu ce que l’on dit en ville.
– Adieu donc, vicomte… À propos, vous ne m’avez pas dit le nouveau ministère ?
– Oh ! des oiseaux de passage : Terray, Bertin, je ne sais plus qui… La monnaie de d’Aiguillon, enfin, du vrai ministre ajourné.
– Qui l’est peut-être indéfiniment, pensa le maréchal en envoyant à Jean son plus gracieux sourire comme caresse d’adieu.
Jean partit. Rafté rentra. Il avait tout entendu et savait à quoi s’en tenir ; tous ses soupçons venaient de se réaliser. Il ne dit pas un mot à son maître, il le connaissait trop bien.
Il n’appela pas même de valet de chambre, il le déshabilla lui-même et le conduisit à son lit dans lequel le vieux maréchal s’enfonça aussitôt, en grelottant la fièvre, après avoir pris une pilule que son secrétaire lui fit avaler.
Rafté ferma les rideaux et sortit. L’antichambre était pleine de valets déjà empressés, déjà aux écoutes. Rafté prit le premier valet de chambre par le bras :
– Soigne bien M. le maréchal, dit-il ; il souffre. Il a eu ce matin une vive contrariété ; il a dû désobéir au roi…
– Désobéir au roi ? s’écria le valet de chambre épouvanté.
– Oui, Sa Majesté envoyait un portefeuille à monseigneur ; le maréchal a su que cela se faisait par l’entremise de la du Barry, et il a refusé ! Oh ! c’est superbe, et les Parisiens lui doivent un arc de triomphe ! Mais le choc était rude, et notre maître est malade ; soigne-le bien !
Rafté, après ces quelques mots dont il connaissait d’avance la portée circulative, regagna son cabinet.
Un quart d’heure après, tout Versailles connaissait la noble conduite et le patriotisme généreux du maréchal, qui dormait d’un profond sommeil sur la popularité que venait de lui bâtir son secrétaire.
Chapitre XCI. Le petit couvert de M. le dauphin §
Le même jour, mademoiselle de Taverney sortit de sa chambre à trois heures pour se rendre chez la dauphine, qui avait l’habitude d’une lecture avant son dîner.
L’abbé, premier lecteur de Son Altesse royale, n’exerçait plus ses fonctions. Il s’en tenait à la politique transcendante depuis certaines intrigues diplomatiques dans lesquelles il avait déployé un assez beau talent de faiseur d’affaires.
Mademoiselle de Taverney sortit donc assez parée pour se rendre à son poste. Elle subissait, comme tous les hôtes de Trianon, les difficultés d’une installation un peu brusque. Elle n’avait encore rien organisé, ni son service, ni l’emménagement de son petit mobilier, et elle avait été provisoirement habillée par une des femmes de chambre de madame de Noailles, cette dame d’honneur intraitable que la dauphine appelait madame l’Étiquette.
Andrée portait une robe de soie bleue à taille longue et pincée comme le corsage d’une guêpe. Cette robe s’ouvrait et se divisait par devant pour laisser voir un dessous de mousseline à trois rangs de tuyaux brodés ; des manches courtes également brodées de mousseline festonnée et étagée depuis l’épaule accompagnaient le fichu brodé à la paysanne qui cachait pudiquement la gorge de la jeune fille. Mademoiselle Andrée avait relevé simplement ses beaux cheveux avec un ruban bleu pareil à la robe. Ces cheveux tombant de ses joues sur son cou et sur ses épaules en longues et épaisses boucles rehaussaient bien mieux que les plumes, les aigrettes et les dentelles dont on usait alors, la mine fière et modeste de la belle fille au teint mat et pur, que le rouge n’avait jamais souillé.
Tout en marchant, Andrée passait dans ses mitaines de soie blanche les doigts les plus effilés et les plus suavement arrondis qu’il fût possible de voir, tandis que dans le sable du jardin s’imprimait la pointe du haut talon de ses mules de satin bleu tendre.
Elle apprit, en arrivant au pavillon de Trianon, que madame la dauphine était allée faire un tour de promenade avec son architecte et son maître jardinier. On entendait cependant crier à l’étage supérieur la roue du tour sur lequel M. le dauphin s’occupait à faire une serrure de sûreté pour un coffre qu’il affectionnait beaucoup.
Andrée, pour aller rejoindre la dauphine, traversa le parterre, où, malgré la saison avancée, des fleurs, couvertes soigneusement la nuit, levaient leur tête pâlie pour aspirer les fugitifs rayons d’un soleil plus pâle qu’elles. Et, comme déjà le soir approchait, car en cette saison la nuit vient à six heures, des garçons jardiniers s’occupaient d’abaisser les cloches de verre sur les plantes les plus frileuses de chaque plate-bande.
Au détour d’une allée d’arbres verts, qui, taillés en charmille et bordés de rosiers du Bengale, aboutissaient à une belle pièce de gazon, Andrée aperçut tout à coup un de ces jardiniers qui, en la voyant, se relevait sur sa bêche et la saluait avec une politesse plus habile et plus savante que ne l’est la politesse du peuple.
Elle regarda, et dans cet ouvrier reconnut Gilbert, dont les mains, malgré le travail, étaient encore assez blanches pour faire le désespoir de M. de Taverney.
Andrée rougit malgré elle ; il lui semblait que la présence de Gilbert en ce lieu était le résultat d’une étrange complaisance du sort.
Gilbert redoubla son salut, et Andrée le lui rendit en continuant de marcher.
Mais elle était une créature trop loyale et trop courageuse pour résister à un mouvement de l’âme, et laisser sans réponse une question de son esprit inquiet.
Elle revint sur ses pas, et Gilbert, qui déjà était devenu pâle et la suivait sinistrement de l’œil, revint tout à coup à la vie et fit un bond pour se rapprocher d’elle.
– Vous ici, monsieur Gilbert ? dit froidement Andrée.
– Oui, mademoiselle.
– Par quel hasard ?
– Mademoiselle, il faut bien vivre, et vivre honnêtement.
– Mais savez-vous que vous avez du bonheur ?
– Oh ! beaucoup, mademoiselle, dit Gilbert.
– Plaît-il ?
– Je dis, mademoiselle, que j’ai, comme vous le pensez, beaucoup de bonheur.
– Qui vous a fait entrer ici ?
– M. de Jussieu, un protecteur à moi.
– Ah ! fit Andrée surprise, vous connaissez M. de Jussieu ?
– C’était l’ami de mon premier protecteur, de mon maître, de M. Rousseau.
– Bon courage, monsieur Gilbert ! dit Andrée en s’apprêtant à partir.
– Vous vous portez mieux, mademoiselle ?… dit Gilbert avec une voix si tremblante, qu’on devinait bien qu’elle s’était fatiguée en venant de son cœur dont elle représentait chaque vibration.
– Mieux ? comment cela ? dit Andrée froidement.
– Mais… l’accident ?…
– Ah ! oui… Merci, monsieur Gilbert, je vais mieux ; ce n’était rien.
– Oh ! vous avez bien failli périr, dit Gilbert au comble de l’émotion, le danger était terrible.
À ce moment, Andrée pensa qu’il était bien temps d’abréger cet entretien avec un ouvrier en plein parc royal.
– Bonjour, monsieur Gilbert, dit-elle.
– Mademoiselle ne veut pas accepter une rose ? dit Gilbert frémissant et couvert de sueur.
– Mais, monsieur, repartit Andrée, vous m’offrez là ce qui ne vous appartient pas.
Gilbert, surpris, atterré, ne répliqua rien. Il baissa la tête, et, comme Andrée le regardait avec une certaine joie d’avoir manifesté sa supériorité, Gilbert, se relevant, arracha toute une branche fleurie du plus beau rosier, et se mit à en effeuiller les roses avec un sang-froid et une noblesse qui imposèrent à la jeune fille.
Elle était trop équitable et trop bonne pour ne pas voir qu’elle venait de blesser gratuitement un inférieur pris en flagrant délit de politesse. Aussi, comme tous les gens fiers qui se sentent coupables d’un tort, reprit-elle sa promenade sans ajouter un mot, quand peut-être l’excuse ou la réparation effleurait ses lèvres.
Gilbert non plus n’ajouta pas un mot ; il jeta la branche de roses et reprit sa bêche, mais son naturel alliait la fierté à la ruse ; il se baissa pour travailler, sans doute, mais aussi pour voir s’éloigner Andrée, qui, au détour d’une allée, ne put s’empêcher de se retourner. Elle était femme.
Gilbert se contenta de cette faiblesse pour se dire qu’il venait, dans cette nouvelle lutte, de remporter la victoire.
– Elle est moins forte que moi, se dit-il, et je la dominerai. Orgueilleuse de sa beauté, de son nom, de sa fortune qui grandit, insolente de mon amour qu’elle devine peut-être, elle n’en est que plus désirable pour le pauvre ouvrier qui tremble en la regardant. Oh ! ce tremblement, ce frisson indigne d’un homme ; oh ! les lâchetés qu’elle me force à commettre, elle les payera un jour ! Mais, pour aujourd’hui, j’ai fait assez de besogne, ajouta-t-il, j’ai vaincu l’ennemi… Moi qui eusse dû être plus faible, puisque j’aime, j’ai été dix fois plus fort.
Il répéta encore ces mots avec une joie sauvage, et, une main convulsive sur son front intelligent, d’où il releva ses beaux cheveux noirs, il enfonça vigoureusement sa bêche dans la plate-bande, s’élança comme un chevreuil tout au travers de la haie de cyprès et d’ifs, traversa, léger comme la brise, un massif de plantes sous cloches, dont il n’effleura pas une, malgré la rapidité furieuse de sa course, et s’alla poster à l’extrémité de la diagonale qu’il venait de décrire, pour tourner la route qu’Andrée suivait circulairement.
Là, en effet, il la vit encore s’avancer pensive et presque humiliée, ses beaux yeux baissés, sa main moite et inerte doucement balancée sur sa robe frissonnante, il l’entendit, caché derrière l’épaisse charmille, soupirer deux fois, comme si elle se parlait à elle-même. Enfin, elle passa si près des arbres, que Gilbert eût pu, en allongeant le bras, effleurer celui d’Andrée, comme une fièvre insensée, vertigineuse, lui conseillait de le faire.
Mais il fronça le sourcil avec un mouvement de volonté pareil à de la haine, et, posant une main crispée sur son cœur :
– Encore lâche ! se dit-il.
Puis il ajouta tout bas :
– C’est qu’elle est si belle !
Gilbert fût peut-être resté longtemps dans sa contemplation, car l’allée était longue et le pas d’Andrée fort lent et fort mesuré ; mais cette allée avait des contre-allées d’où pouvait déboucher un fâcheux, et le hasard traita si mal Gilbert, qu’un fâcheux déboucha effectivement de la première allée latérale à gauche, c’est-à-dire presqu’en face du massif d’arbres verts où Gilbert se tenait caché.
Cet importun marchait d’un pas méthodique et mesuré ; il portait haut la tête, tenait son chapeau sous le bras droit et la main gauche sur l’épée. Il portait un habit de velours sous une pelisse doublée de martre zibeline, et tendait en marchant la jambe qu’il avait belle, et le cou-de-pied, qu’il avait haut comme un homme de race.
Ce seigneur, tout en s’avançant, aperçut Andrée, et la tournure de la jeune fille lui parut sans doute agréable, car il doubla le pas en coupant obliquement, de façon à se trouver sur la ligne que suivait Andrée et à la croiser le plus tôt possible.
Gilbert, ayant vu ce personnage, poussa involontairement un petit cri et s’enfuit comme un merle effarouché sous les sumacs.
La manœuvre du fâcheux lui réussit ; il en avait sans doute l’habitude, et, avant trois minutes, il se trouva précéder Andrée que, trois minutes auparavant, il suivait à une assez grande distance.
Andrée, entendant ce pas, se jeta d’abord un peu de côté pour laisser passer l’homme ; lorsqu’il fut passé, elle regarda de son côté.
Le seigneur regardait aussi et de tous ses yeux : il s’arrêta même pour mieux voir, et, se retournant après avoir vu :
– Ah ! mademoiselle, dit-il d’une voix tout aimable, où courez-vous si vite, je vous prie ?
Au son de cette voix, Andrée leva la tête et vit, à trente pas derrière elle, deux officiers des gardes qui marchaient lentement ; elle vit, sous la pelisse de martre de celui qui lui adressait la parole, le cordon bleu, et, toute pâle, tout effrayée de cette rencontre inattendue et de cette interruption gracieuse :
– Le roi ! dit-elle en s’inclinant fort bas.
– Mademoiselle…, répliqua Louis XV en s’approchant, j’ai de si mauvais yeux que je suis forcé de vous demander votre nom.
– Mademoiselle de Taverney, murmura la jeune fille, si confuse, si tremblante, qu’à peine se fit-elle entendre.
– Ah ! oui-da ! c’est un heureux voyage que vous faites dans Trianon, mademoiselle, dit le roi.
– J’allais rejoindre Son Altesse royale madame la dauphine qui m’attend, répondit Andrée de plus en plus tremblante.
– Mademoiselle, je vous conduirai près d’elle, reprit Louis XV ; car je vais, en voisin de campagne, rendre une visite à ma fille ; veuillez accepter mon bras, puisque nous suivons le même chemin.
Andrée sentit comme un nuage passer sur sa vue et descendre en flots tourbillonnants avec son sang jusqu’à son cœur. En effet, un pareil honneur pour la pauvre fille, le bras du roi, de ce souverain seigneur de tous, une gloire si inespérée, si incroyable, une faveur dont toute une cour eût été jalouse, lui paraissait quelque chose comme un rêve.
Aussi fit-elle une révérence si profonde et si religieusement craintive, que le roi se crut obligé de la saluer encore. Quand Louis XV voulait se souvenir de Louis XIV, c’était toujours en des questions de cérémonial et de politesse. Au reste, ses traditions de courtoisie venaient de plus loin, elles venaient de Henri IV.
Il offrit donc sa main à Andrée ; celle-ci plaça l’extrémité brûlante de ses doigts sur le gant du roi, et tous deux continuèrent de marcher vers le pavillon, où l’on avait dit au roi qu’il trouverait la dauphine avec son architecte et son jardinier en chef.
Nous pouvons assurer que Louis XV, qui cependant n’aimait pas beaucoup à marcher, prit le plus long chemin pour conduire Andrée au Petit Trianon. Le fait est que les deux officiers qui marchaient derrière s’aperçurent de l’erreur de Sa Majesté et s’en plaignirent, car ils étaient légèrement vêtus, et le temps se refroidissait.
Ils arrivèrent tard, puisqu’ils ne trouvèrent pas la dauphine au point où l’on espérait la trouver ; Marie-Antoinette venait de partir, pour ne pas faire attendre le dauphin, qui aimait à souper entre six et sept heures.
Son Altesse royale arriva donc à l’heure exacte, et, comme le dauphin, très ponctuel, se tenait déjà sur le seuil du salon pour être plus vite à la salle à manger, lorsque le maître d’hôtel paraîtrait, la dauphine jeta sa mante aux mains d’une femme de chambre, alla prendre gaiement le bras du dauphin, et l’entraîna dans la salle à manger.
Le couvert était dressé pour les deux illustres amphitryons. Ils occupaient chacun le milieu de la table, laissant ainsi libre le haut bout, que, depuis certaines surprises du roi, on n’occupait jamais, même pour une table garnie de convives.
À ce haut bout, le couvert du roi avec son cadenas occupait une place considérable ; mais le maître d’hôtel, qui ne comptait pas sur cet hôte, faisait le service de ce côté.
Derrière la chaise de la dauphine – avec l’espace nécessaire pour que les valets circulassent – sur un petit gradin, se tenait, assise sur un tabouret, madame de Noailles raide et ayant pris pourtant tout ce qu’on doit avoir d’amabilité sur la figure à l’occasion d’un souper.
Près de madame de Noailles étaient les autres dames auxquelles leur position à la cour constituait le droit ou méritait la faveur d’assister au souper de Leurs Altesses royales.
Trois fois par semaine, madame de Noailles soupait à la même table que M. le dauphin et madame la dauphine. Mais, les jours où elle ne soupait pas, elle se fût bien gardée de ne point assister au souper ; c’était d’ailleurs un moyen de protester contre l’exclusion de ces quatre jours sur sept.
En face de la duchesse de Noailles, surnommée par la dauphine madame l’Étiquette, se tenait sur un gradin à peu près pareil M. le duc de Richelieu.
Lui aussi était un strict observateur des convenances ; seulement, son étiquette à lui demeurait invisible à tous les yeux, éternellement cachée qu’elle était sous l’élégance la plus parfaite, et quelquefois même sous le persiflage le plus fin.
Il résultait de cette antithèse entre le premier gentilhomme de la chambre et la première dame d’honneur de Son Altesse royale madame la dauphine, que la conversation, sans cesse abandonnée par la duchesse de Noailles, était sans cesse relevée par M. de Richelieu.
Le maréchal avait voyagé dans toutes les cours de l’Europe, et il avait pris dans chacune d’elles le ton d’élégance qui était le mieux approprié à sa nature, de sorte que, admirable de tact et de convenance, il savait à la fois toutes les anecdotes qui pouvaient se raconter à une table de jeunes infantes et au petit couvert de madame du Barry.
Il s’aperçut, ce soir-là, que la dauphine mangeait avec appétit et que le dauphin dévorait. Il supposa qu’ils ne lui tiendraient pas tête dans la conversation, et qu’il ne s’agissait que de faire passer à madame de Noailles une heure de purgatoire anticipé.
Il se mit à parler philosophie, théâtre, double sujet de conversation doublement antipathique à la vénérable duchesse.
Il raconta donc le sujet d’une des dernières boutades philanthropiques du philosophe de Ferney, nom que l’on donnait déjà à l’auteur de la Henriade ; et, quand il vit la duchesse sur les dents, il changea de texte et détailla tout ce qu’en sa qualité de gentilhomme de la chambre, il avait de tracas pour faire jouer plus ou moins mal mesdames les comédiennes ordinaires du roi.
La dauphine aimait les arts, et surtout le théâtre ; elle avait trouvé un costume complet de Clytemnestre à mademoiselle Raucourt ; elle écouta donc M. de Richelieu non seulement avec indulgence, mais encore avec plaisir.
Alors on vit la pauvre dame d’honneur, au mépris de l’étiquette, s’agiter sur son gradin, se moucher haut et secouer sa vénérable tête, sans songer au nuage de poudre qui, à chacun de ses mouvements, enveloppait son front, comme à chaque bouffée de bise un nuage de neige enveloppe la cime du mont Blanc.
Mais ce n’était pas le tout que d’amuser madame la dauphine, il fallait encore plaire à M. le dauphin. Richelieu abandonna donc la question du théâtre, pour lequel l’héritier de la couronne de France n’avait jamais eu une grande sympathie, pour parler philosophie humanitaire. Il eut, à propos des Anglais, toute cette chaleur que Rousseau jette comme un fluide vivifiant sur le personnage d’Édouard Bomston.
Or, madame de Noailles exécrait les Anglais autant que les philosophes.
Une idée neuve était une fatigue pour elle, et une fatigue dérangeait l’économie de toute sa personne. Madame de Noailles, qui se sentait faite pour conserver, hurlait aux idées nouvelles comme les chiens aux masques.
Richelieu avait un double but en jouant ce jeu, il tourmentait madame l’Étiquette, ce qui faisait sensiblement plaisir à madame la dauphine, et il trouvait par-ci par-là quelques apophtegmes vertueux, quelques axiomes de mathématiques recueillis joyeusement par M. le dauphin, prince amateur des choses exactes.
Il faisait donc sa cour à merveille, cherchant de tous ses yeux quelqu’un qu’il comptait voir là et qu’il n’y trouvait pas, lorsqu’un cri poussé au bas de l’escalier monta dans la voûte sonore, répété par deux autres voix étagées sur le palier d’abord, puis sur l’escalier même.
– Le roi !
À ce mot magique, madame de Noailles se leva comme si un ressort d’acier l’eût fait saillir de son gradin ; Richelieu se souleva lentement avec habitude ; le dauphin essuya précipitamment sa bouche avec sa serviette et se tint debout devant sa place, le visage tourné vers la porte.
Quant à madame la dauphine, elle se dirigea vers l’escalier, pour rencontrer le roi plus vite et lui faire les honneurs de sa maison.
Chapitre XCII. Les cheveux de la reine §
Le roi tenait encore mademoiselle de Taverney par la main en arrivant sur le palier, et, en arrivant à cette place seulement, il la salua si courtoisement, si longuement, que Richelieu eut le temps de voir le salut, d’en admirer la grâce, et de se demander à quelle heureuse mortelle il avait été adressé.
Son ignorance ne dura pas longtemps. Louis XV prit le bras de la dauphine, qui avait tout vu et qui avait déjà parfaitement reconnu Andrée.
– Ma fille, lui dit-il, je viens sans façon vous demander à souper. J’ai traversé tout le parc, et, en chemin, rencontrant mademoiselle de Taverney, je l’ai priée de me faire compagnie.
– Mademoiselle de Taverney ! murmura Richelieu, presque étourdi de ce coup imprévu. Par ma foi ! j’ai trop de bonheur !
– En sorte que non seulement je ne gronderai pas mademoiselle, qui était en retard, répondit gracieusement la dauphine, mais que je la remercierai de nous avoir amené Votre Majesté.
Andrée, rouge comme une des belles cerises qui garnissaient le surtout au milieu des fleurs, s’inclina sans répondre.
– Diable ! diable ! elle est belle, en effet, se dit Richelieu ; et ce vieux drôle de Taverney n’en disait pas plus sur elle qu’elle n’en mérite.
Déjà le roi était à table, après avoir reçu le salut de M. le dauphin. Doué comme son aïeul d’un appétit complaisant, le monarque fit honneur au service improvisé que le maître d’hôtel plaça devant lui comme par enchantement.
Cependant, tout en mangeant, le roi, qui tournait le dos à la porte, semblait chercher quelque chose, ou plutôt quelqu’un.
En effet, mademoiselle de Taverney, qui ne jouissait d’aucun privilège, sa position n’étant pas encore bien fixée auprès de madame la dauphine, mademoiselle de Taverney, disons-nous, n’était point entrée dans la salle à manger, et, après sa profonde révérence en réponse à celle du roi, elle était entrée dans la chambre de madame la dauphine, qui, deux ou trois fois déjà, lui avait fait faire la lecture, après s’être mise au lit.
Madame la dauphine comprit que c’était sa belle compagne de route que cherchait le regard du roi.
– Monsieur de Coigny, dit-elle à un jeune officier des gardes placé derrière le roi, faites donc entrer, je vous prie, mademoiselle de Taverney. Avec la permission de madame de Noailles, nous dérogerons ce soir à l’étiquette.
M. de Coigny sortit, et un instant après introduisit Andrée, qui, ne comprenant rien à cette succession de faveurs inaccoutumées, entra toute tremblante.
– Mettez-vous là, mademoiselle, dit la dauphine, près de madame la duchesse.
Andrée monta timidement le gradin ; elle était si troublée, qu’elle eut l’audace de s’asseoir à un pied seulement de la dame d’honneur.
Aussi reçut-elle un coup d’œil si foudroyant de celle-ci, que la pauvre enfant, comme si elle eut été mise en contact avec une bouteille de Leyde rudement chargée, recula de quatre pieds au moins.
Le roi Louis XV la regardait et souriait.
– Ah çà ! mais, se dit le duc de Richelieu, ce n’est presque pas la peine que je m’en mêle, et voilà des choses qui marchent toutes seules.
Le roi se retourna alors et aperçut le maréchal, tout préparé à soutenir ce regard.
– Bonjour, monsieur le duc, dit Louis XV ; faites-vous bon ménage avec madame la duchesse de Noailles ?
– Sire, répliqua le maréchal, madame la duchesse me fait toujours l’honneur de me maltraiter comme un étourdi.
– Est-ce que vous êtes allé aussi sur la route de Chanteloup, vous, duc ?
– Moi, sire ? Ma foi, non ; je suis trop heureux pour cela des bontés de Votre Majesté pour ma maison.
Le roi ne s’attendait pas à ce coup ; il se préparait à railler, on allait au devant de lui.
– Qu’est-ce que j’ai donc fait, duc ?
– Sire, Votre Majesté a donné le commandement de ses chevau-légers à M. le duc d’Aiguillon.
– Oui, c’est vrai, duc.
– Et pour cela il fallait toute l’énergie, toute l’habileté de Votre Majesté. C’est presque un coup État
On était à la fin du repas ; le roi attendit un moment et se leva de table.
La conversation eût pu l’embarrasser, mais Richelieu était décidé à ne pas lâcher sa proie. Aussi, lorsque le roi se mit à causer avec madame de Noailles, la dauphine et mademoiselle de Taverney, Richelieu manœuvra-t-il si savamment, qu’il se retrouva en pleine conversation, conversation qu’il avait dirigée selon son gré.
– Sire, dit-il, Votre Majesté sait que les succès enhardissent.
– Est-ce pour nous dire que vous êtes hardi, duc ?
– C’est pour demander à Votre Majesté une nouvelle grâce, après celle que le roi a daigné me faire ; un de mes bons amis, un ancien serviteur de Votre Majesté, a son fils dans les gendarmes. Le jeune homme est plein de mérite, mais pauvre. Il a reçu d’une auguste princesse un brevet de capitaine, mais il lui manque la compagnie.
– La princesse est ma fille ? demanda le roi en se retournant vers la dauphine.
– Oui, sire, dit Richelieu, et le père de ce jeune homme s’appelle le baron de Taverney.
– Mon père !… s’écria involontairement Andrée. Philippe !… C’est pour Philippe, monsieur le duc, que vous demandez une compagnie ?
Puis, honteuse de cet oubli de l’étiquette, Andrée fit un pas en arrière, rougissante et les mains jointes.
Le roi se retourna pour admirer la rougeur, l’émotion de la belle enfant ; il revint aussi à Richelieu avec un regard de bienveillance qui apprit au courtisan combien sa demande était agréable à cause de l’occasion qu’elle fournissait.
– En effet, dit la dauphine, ce jeune homme est charmant, et j’avais pris l’engagement de faire sa fortune. Que les princes sont malheureux ! Dieu, quand il leur donne la bonne volonté, leur ôte la mémoire ou le raisonnement ; ne devais-je pas penser que ce jeune homme était pauvre, que ce n’était pas assez de lui donner l’épaulette, et qu’il fallait encore lui donner la compagnie ?
– Eh ! madame, comment Votre Altesse l’eût-elle su ?
– Oh ! je le savais, répliqua vivement la dauphine avec un geste qui rappela au souvenir d’Andrée la maison si nue, si modeste, et pourtant si heureuse à son enfance ; oui, je le savais, et j’ai cru avoir tout fait en donnant un grade à M. Philippe de Taverney. Il s’appelle Philippe, n’est-ce pas, mademoiselle ?
– Oui, madame.
Le roi regarda toutes ces physionomies si nobles, si ouvertes ; puis il arrêta les yeux sur celle de Richelieu, qui s’illuminait aussi d’un reflet de générosité qu’il empruntait sans doute à son auguste voisine.
– Ah ! duc, dit-il à demi-voix, je vais me brouiller avec Luciennes.
Puis vivement, à Andrée :
– Dites que cela vous fera plaisir, mademoiselle, ajouta-t-il.
– Ah ! sire, fit Andrée en joignant les mains, je vous en supplie !
– Accordé, alors, dit Louis XV. Vous choisirez une bonne compagnie à ce pauvre jeune homme, duc, et j’en ferai les fonds si déjà elle n’est toute payée et toute vacante.
Cette bonne action réjouit tous les assistants ; elle valut au roi un céleste sourire d’Andrée, elle valut à Richelieu un remerciement de cette belle bouche, à qui, dans sa jeunesse, il eût demandé plus encore, ambitieux et avare comme il était.
Quelques visiteurs arrivèrent successivement ; parmi eux le cardinal de Rohan, qui, depuis l’installation de la dauphine à Trianon, faisait assidûment sa cour.
Mais le roi, pendant toute la soirée, n’eut de bons égards et d’agréables paroles que pour Richelieu. Il se fit même accompagner de lui lorsqu’il prit congé de la dauphine pour retourner à son Trianon. Le vieux maréchal suivit le roi avec des tressaillements de joie.
Tandis que Sa Majesté regagnait avec le duc et ses deux officiers les allées sombres qui aboutissent au palais, Andrée avait été congédiée par la dauphine.
– Vous avez besoin d’écrire cette bonne nouvelle à Paris, avait dit la princesse ; vous pouvez vous retirer, mademoiselle.
Et, précédée d’un valet de pied qui portait une lanterne, la jeune fille traversait l’esplanade de cent pas qui séparait Trianon des communs.
Devant elle aussi, de buisson en buisson, bondissait dans les feuillages une ombre qui suivait chaque mouvement de la jeune fille avec des yeux étincelants : c’était Gilbert.
Lorsque Andrée fut arrivée au perron et qu’elle commença à monter les marches de pierre, le valet retourna aux antichambres de Trianon.
Alors Gilbert, se glissant à son tour dans le vestibule, arriva aux cours des écuries, et, par un petit escalier roide comme une échelle, grimpa dans sa mansarde, située en face des fenêtres de la chambre d’Andrée, dans un angle des bâtiments.
Il vit de là Andrée appeler à l’aide une femme de chambre de madame de Noailles, qui avait sa chambre dans le même corridor. Mais, lorsque cette fille entra dans la chambre d’Andrée, les rideaux de la fenêtre tombèrent comme un voile impénétrable entre les ardents désirs du jeune homme et l’objet de ses idées.
Au palais, il ne restait plus que M. de Rohan, redoublant de galanterie auprès de madame la dauphine, qui le traitait assez froidement.
Le prélat finit par craindre d’être indiscret, d’autant plus qu’il avait déjà vu M. le dauphin se retirer. Il prit donc congé de Son Altesse royale avec les marques du plus profond et du plus tendre respect.
Au moment où il montait en carrosse, une femme de chambre de la dauphine s’approcha de lui et entra presque dans sa voiture.
– Voici, dit-elle.
Et elle lui mit dans la main un petit papier soyeux dont le contact fit frissonner le cardinal.
– Voici, répliqua-t-il vivement en mettant dans la main de cette femme une bourse lourde, et qui, vide, eût été un salaire honorable.
Le cardinal, sans perdre de temps, commanda au cocher de partir pour Paris, et de demander de nouveaux ordres à la barrière.
Pendant tout le chemin, dans l’obscurité de la voiture, il palpa et baisa comme un amant enivré le contenu de ce papier.
Une fois à la barrière :
– Rue Saint-Claude, dit-il.
Bientôt après, il traversait la cour mystérieuse et retrouvait ce petit salon où se tenait Fritz, l’introducteur aux silencieuses façons.
Balsamo se fit attendre un quart d’heure. Il parut enfin et donna au cardinal, pour cause de son retard, l’heure avancée, qui pouvait lui permettre de croire qu’aucune visite ne lui viendrait plus.
En effet, il était près de onze heures du soir.
– C’est vrai, monsieur le baron, dit le cardinal, et je vous demande pardon de ce dérangement. Mais vous souvenez-vous de m’avoir dit, un jour, que pour être assuré de certains secrets… ?
– Il me fallait les cheveux de la personne dont nous parlions ce jour-là, interrompit Balsamo, qui avait vu déjà le petit papier aux mains du naïf prélat.
– Précisément, monsieur le baron.
– Et vous m’apportez ces cheveux, monseigneur ? Très bien.
– Les voici.
– Croyez-vous qu’il sera possible de les ravoir après l’expérience ?
– À moins que le feu n’ait été nécessaire… auquel cas…
– Sans doute, sans doute, dit le cardinal ; mais alors je pourrai m’en procurer d’autres. Puis-je avoir une solution ?
– Aujourd’hui ?
– Je suis impatient, vous le savez.
– Il faut d’abord essayer, monseigneur.
Balsamo prit les cheveux et monta précipitamment chez Lorenza.
– Je vais donc savoir, se disait-il en chemin, le secret de cette monarchie ; je vais donc savoir le dessein caché de Dieu.
Et, de l’autre côté de la muraille, avant même d’avoir ouvert la porte mystérieuse, il endormit Lorenza. La jeune femme le reçut donc avec un tendre embrassement.
Balsamo s’arracha avec peine de ses bras. Il eût été difficile de dire quelle chose était plus douloureuse au pauvre baron, ou des reproches de la belle Italienne quand elle était éveillée, ou de ses caresses quand elle dormait.
Enfin, étant parvenu à dénouer la chaîne que les deux beaux bras de la jeune femme avaient jetée à son cou :
– Ma Lorenza chérie, lui dit-il en lui mettant le papier dans la main, peux tu me dire à qui sont ces cheveux ?
Lorenza les prit et les appuya sur sa poitrine, puis contre son front ; quoique ses deux yeux fussent ouverts, c’était par la poitrine et le front qu’elle voyait pendant son sommeil.
– Oh ! dit-elle, c’est une illustre tête que celle à qui on les a dérobés.
– N’est-ce pas ?… Une tête heureuse ? Dis !
– Elle peut l’être.
– Cherche bien, Lorenza.
– Oui, elle peut l’être ; il n’y a pas d’ombre encore sur sa vie.
– Cependant elle est mariée…
– Oh ! fit Lorenza avec un doux sourire.
– Eh bien quoi ? et que veut dire ma Lorenza ?
– Elle est mariée, cher Balsamo, ajouta la jeune femme, et cependant…
– Et cependant ?
– Et cependant…
Lorenza sourit encore.
– Moi aussi, je suis mariée, dit-elle.
– Sans doute.
– Et cependant…
Balsamo regarda Lorenza avec un profond étonnement ; malgré le sommeil de la jeune femme, une pudibonde rougeur s’étendait sur son visage.
– Et cependant ? répéta Balsamo. Achève.
Elle jeta de nouveau ses bras autour du cou de son amant, et, cachant sa tête dans sa poitrine :
– Et cependant je suis vierge, dit-elle.
– Et cette femme, cette princesse, cette reine, s’écria Balsamo, toute mariée qu’elle est ?…
– Cette femme, cette princesse, cette reine, répéta Lorenza, elle est aussi pure et aussi vierge que moi ; plus pure, plus vierge même, car elle n’aime pas comme moi.
– Oh ! fatalité ! murmura Balsamo. Merci, Lorenza, je sais tout ce que je voulais savoir.
Il l’embrassa, serra précieusement les cheveux dans sa poche, et, coupant à Lorenza une petite mèche de ses cheveux noirs, il la brûla aux bougies et en recueillit la cendre dans le papier qui avait enveloppé les cheveux de la dauphine.
Alors il redescendit, et, tout en marchant, réveilla la jeune femme.
Le prélat, tout ému d’impatience, attendait, doutait.
– Eh bien, monsieur le comte ? dit-il.
– Eh bien, monseigneur…
– L’oracle ?…
– L’oracle a dit que vous pouviez espérer.
– Il a dit cela ? s’écria le prince transporté.
– Concluez, du moins, comme il vous plaira, monseigneur, l’oracle ayant dit que cette femme n’aimait pas son mari.
– Oh ! fit M. de Rohan avec un transport de joie.
– Quant aux cheveux, dit Balsamo, il m’a fallu les brûler pour obtenir la révélation par l’essence ; en voici les cendres que je vous rends scrupuleusement après les avoir recueillies, comme si chaque parcelle valait un million.
– Merci, monsieur, merci, je ne pourrai jamais m’acquitter envers vous.
– Ne parlons pas de cela, monseigneur. Une seule recommandation, dit-il : n’allez pas avaler les cendres dans du vin, comme font quelquefois les amoureux ; c’est d’une sympathie si dangereuse que votre amour deviendrait incurable, tandis que le cœur de l’amante se refroidirait !
– Ah ! je n’aurai garde, dit le prélat presque épouvanté. Adieu, monsieur le comte, adieu.
Vingt minutes après, le carrosse de Son Éminence croisait au coin de la rue des Petits-Champs la voiture de M. de Richelieu, qu’elle faillit renverser dans un de ces trous énormes creusés par la construction d’une maison.
Les deux seigneurs se reconnurent.
– Eh ! prince ! dit Richelieu avec un sourire.
– Eh ! duc ! répliqua M. Louis de Rohan avec un doigt sur la bouche.
Et ils furent transportés en sens inverse.
Chapitre XCIII. M. de Richelieu apprécie Nicole §
M. de Richelieu s’en allait droit au petit hôtel de M. de Taverney, rue Coq-Héron.
Grâce au privilège que nous possédons de compter à demi avec le Diable boiteux, et qui nous donne la facilité de pénétrer dans chaque maison fermée, nous savons avant M. de Richelieu que le baron, devant sa cheminée, les pieds sur d’immenses chenets sous lesquels se mourait un débris de tison, sermonnait Nicole en lui prenant parfois le menton, malgré les petites moues rebelles et dédaigneuses de la jeune fille.
Nicole se fût-elle accommodée de la caresse sans le sermon, ou bien eût-elle préféré le sermon sans la caresse, voilà ce que nous n’oserions affirmer.
La conversation roulait entre le maître et la servante sur un point important, c’est-à-dire que jamais, à de certaines heures du soir, Nicole n’arrivait exactement au coup de sonnette, qu’elle avait toujours quelque chose à faire dans le jardin ou dans la serre, et que partout ailleurs qu’en ces deux endroits elle faisait mal son service.
À quoi Nicole, se tournant et retournant avec une grâce toute charmante et toute voluptueuse, répondait :
– Tant pis !… moi, je m’ennuie ici, on m’avait promis que j’irais à Trianon avec mademoiselle !
C’était là-dessus que M. de Taverney avait cru devoir charitablement lui caresser les joues et le menton, sans doute pour la distraire.
Nicole, poursuivant son thème et repoussant toute consolation, déplorait son malheureux sort.
– C’est vrai ! gémissait-elle, je suis entre quatre vilains murs ; je n’ai pas de société, je n’ai presque pas d’air ; il y avait pour moi la perspective d’un divertissement et d’un avenir.
– Quoi donc ? dit le baron.
– Trianon, donc ! répliqua Nicole ; Trianon, où j’aurais vu du monde, où j’aurais vu du luxe, où j’aurais regardé et où l’on m’aurait regardée.
– Oh ! oh ! petite Nicole, fit le baron.
– Eh ! monsieur, je suis femme et j’en vaux une autre.
– Cordieu ! voilà parler, dit sourdement le baron. Cela vit, cela remue. Oh ! si j’étais jeune et si j’étais riche !
Et il ne put s’empêcher de jeter un regard d’admiration et de convoitise sur tant de jeunesse, de sève et de beauté.
Nicole rêvait et parfois s’impatientait.
– Allons, couchez-vous, monsieur, dit-elle, que je puisse aussi m’aller coucher, moi.
– Encore un mot, Nicole.
Tout à coup la sonnette de la rue fit tressaillir Taverney et bondir Nicole.
– Qui peut venir, dit le baron, à onze heures et demie du soir ? Va voir, ma petite.
Nicole alla ouvrir, demanda le nom du visiteur, et laissa la porte de la rue entrebâillée.
Par cette ouverture bienheureuse, une ombre qui venait de la cour s’échappa, non sans faire assez de bruit pour que le maréchal, car c’était lui, ne se retournât et ne vît la fuite.
Nicole revint à lui, la bougie à la main, l’air tout épanoui.
– Tiens, tiens, tiens ! dit le maréchal en souriant et en la suivant au salon, ce vieux coquin de Taverney, il ne m’avait parlé que de sa fille.
Le duc était un de ces gens qui n’ont pas besoin de regarder à deux fois pour avoir vu, et vu complètement.
L’ombre qui fuyait le fit penser à Nicole ; Nicole, à l’ombre. Il devina sur la jolie figure de celle-ci ce que l’ombre était venue faire, et aussitôt, après avoir vu l’œil si malicieux, les dents si blanches et la taille si fine de la soubrette, il n’eut plus rien à apprendre sur son caractère et ses goûts.
Nicole annonça, non sans un battement de cœur, à l’entrée du salon :
– M. le duc de Richelieu !
Ce nom était destiné à faire sensation ce soir-là. Il produisit un tel effet sur le baron, que celui-ci se leva de son fauteuil et marcha droit à la porte, sans pouvoir en croire son oreille.
Mais, avant même d’être arrivé à la porte, il aperçut M. de Richelieu dans la pénombre du corridor.
– Le duc !… balbutia-t-il.
– Mais oui, cher ami, le duc lui-même…, répliqua Richelieu de sa voix la plus aimable. Oh ! cela vous étonne, après la visite de l’autre jour. Eh bien baron rien de plus vrai, pourtant… Maintenant, la main, s’il te plaît.
– Monsieur le duc, vous me comblez.
– Tu n’as plus d’esprit, mon cher, dit le vieux maréchal en donnant sa canne et son chapeau à Nicole pour s’asseoir plus commodément dans un fauteuil ; tu t’encroûtes, tu radotes… tu ne sais plus ton monde, à ce qu’il paraît.
– Cependant, duc, il me semble, répondit Taverney fort ému, que ta réception de l’autre jour était tellement significative qu’il n’y avait point a s’y tromper.
– Écoute, mon vieil ami, répondit Richelieu, l’autre jour tu t’es conduit comme un écolier et moi comme un pédant ; de toi à moi, il n’y avait que la férule. Tu veux parler, je veux t’en épargner la peine ; tu serais dans le cas de dire une sottise et moi de t’en répondre une autre. Sautons donc de l’autre jour à aujourd’hui. Sais-tu ce que je viens faire ici ce soir ?
– Non, certes.
– Je viens t’apporter la compagnie que tu venais me demander avant-hier et que le roi a donnée à ton fils… Que diable aussi, comprends donc les nuances ; avant-hier, j’étais quasi-ministre : demander était une injustice ; aujourd’hui que j’ai refusé le portefeuille et que je me retrouve le simple Richelieu d’autrefois, je serais absurde en ne demandant pas. J’ai demandé. J’ai obtenu, j’apporte.
– Duc, est-ce bien vrai, et… cette bonté de ta part ?…
– Est un effet naturel de mon devoir d’ami… Le ministre refusait. Richelieu sollicite et donne.
– Ah ! duc, tu m’enchantes ; tu es donc un véritable ami ?
– Pardieu !
– Mais le roi, le roi qui me fait une telle faveur…
– Le roi ne sait pas seulement ce qu’il fait, ou peut-être me trompé-je et le sait-il à merveille.
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que Sa Majesté a sans doute quelque motif en ce moment de déplaire à madame du Barry, et que c’est à ce motif bien plus qu’à mon influence que tu dois la faveur qu’il t’accorde.
– Tu crois ?
– J’en suis sûr, j’y aide. Tu sais que c’est à cause de cette drôlesse que j’ai refusé le portefeuille ?
– On me l’a dit ; mais, je l’avoue…
– Que tu n’y croyais pas. Allons, dis bravement.
– Eh bien, bravement, je l’avouerai…
– Cela veut dire que tu m’as connu sans scrupules, n’est-ce pas ?
– Cela veut dire du moins que je t’ai connu sans préjugés.
– Mon cher, je vieillis, et je n’aime plus les jolies femmes que pour moi… Et puis j’ai encore d’autres idées… Revenons à ton fils, c’est un charmant garçon.
– Fort mal avec le du Barry, qui était chez toi quand j’ai eu la maladresse de m’y présenter.
– Je le sais, et voilà pourquoi je ne suis pas ministre.
– Bon !
– Sans doute, mon ami.
– Tu as refusé le portefeuille pour ne pas déplaire à mon fils ?
– Si je te le disais, tu ne le croirais pas : il n’en est rien. J’ai refusé parce que les exigences des du Barry, qui commençaient par l’exclusion de ton fils, eussent abouti à des énormités en tout genre.
– Alors, tu es brouillé avec ces espèces ?
– Oui et non : ils me craignent, je les méprise, c’est un prêté pour un rendu.
– C’est héroïque, mais c’est imprudent.
– Pourquoi donc ?
– La comtesse a du crédit.
– Peuh ! fit Richelieu.
– Comme tu dis cela !
– Je le dis comme un homme qui sent le faible de la position, et qui, s’il le fallait, attacherait le mineur au bon endroit pour faire sauter la place.
– Je vois la vérité : tu rends service à mon fils un peu pour piquer les du Barry.
– Beaucoup pour cela, et ta perspicacité n’est pas en défaut ; ton fils me sert de grenade, j’incendie par son moyen… Mais, à propos, baron, est-ce que tu n’as pas aussi une fille ?
– Oui.
– Jeune ?
– Seize ans.
– Belle ?
– Comme Vénus.
– Qui habite Trianon.
– Tu la connais donc ?
– J’ai passé la soirée avec elle, et j’ai causé d’elle une heure avec le roi.
– Avec le roi ? s’écria Taverney dont les joues s’empourprèrent.
– En personne.
– Le roi a parlé de ma fille, de mademoiselle Andrée de Taverney ?
– Qu’il dévore des yeux, oui, mon cher.
– Ah ! vraiment ?
– Je te contrarie en te disant cela ?
– Moi ?… Non, certes… le roi m’honore en regardant ma fille… mais…
– Mais quoi ?
– C’est que le roi…
– À de mauvaises mœurs ; est-ce cela que tu veux dire ?
– Dieu me préserve de parler mal de Sa Majesté ; elle a bien le droit d’avoir les mœurs qu’il lui plaît d’avoir.
– Eh bien, alors, que signifie cet étonnement ? As-tu la prétention de faire que mademoiselle Andrée ne soit pas une beauté accomplie, et que, par conséquent, le roi ne la regarde pas d’un œil amoureux ?
Taverney ne répondit rien, il haussa seulement les épaules et tomba dans une rêverie où le poursuivit le regard impitoyablement inquisiteur de Richelieu.
– Bon ! je devine ce que tu dirais si, au lieu de penser tout bas, tu parlais tout haut, poursuivit le vieux maréchal en rapprochant son fauteuil de celui du baron ; tu dirais que le roi est habitué à la mauvaise société… qu’il s’encanaille, comme on dit aux Porcherons, et, par conséquent, qu’il se gardera bien de tourner les yeux vers cette noble fille, au maintien pudique, aux chastes amours, et ne remarquera pas ce trésor de grâces et de charmes de tout genre… lui qui ne se prend qu’aux propos licencieux, qu’aux œillades libertines et aux propos de grisette.
– Décidément tu es un grand homme, duc.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que tu as deviné juste, dit Taverney.
– Pourtant, avouez-le, baron, poursuivit Richelieu, il serait bien temps que notre maître ne nous forçât pas, nous autres gentilshommes, nous pairs et compagnons du roi de France, à baiser la main plate et avilie d’une courtisane de cette espèce. Il serait temps qu’il nous remît dans notre air, à nous, et qu’après être tombé de la Châteauroux, qui était marquise et d’un bois à faire des duchesses, à la Pompadour, fille et femme de traitant, puis de la Pompadour à la du Barry, qui s’appelle tout bonnement Jeanneton, il ne tombe pas de la du Barry à quelque Maritorne de cuisine ou à quelque Goton des champs. C’est humiliant pour nous, baron, qui avons une couronne au casque, de baisser la tête devant ces péronnelles.
– Oh ! que voilà des vérités bien dites, murmura Taverney, et comme il est clair que le vide est fait à la cour par ces nouvelles façons !
– Plus de reine, plus de femmes ; plus de femmes, plus de courtisans ; le roi entretient une grisette, et le peuple est sur le trône, représenté par mademoiselle Jeanne Vaubernier, lingère à Paris.
– Et cela est ainsi cependant, et…
– Vois-tu, baron, interrompit le maréchal, il y aurait un bien beau rôle pour une femme d’esprit qui voudrait régner en France à l’heure qu’il est…
– Sans doute, dit Taverney, dont le cœur battait ; mais malheureusement la place est prise.
– Pour une femme, continua le maréchal, qui sans avoir les vices de ces prostituées, en aurait là hardiesse, le calcul et les vues ; pour une femme qui pousserait si haut sa fortune, que l’on en parlerait encore alors même que la monarchie n’existerait plus. Sais-tu si ta fille a de l’esprit, baron ?
– Beaucoup, et du bon sens surtout.
– Elle est bien belle !
– N’est-ce pas ?
– Belle de ce tour voluptueux et charmant qui plaît tant aux hommes, belle de cette candeur et de cette fleur de virginité qui impose le respect aux femmes mêmes… Il faut bien soigner ce trésor-là, mon vieil ami.
– Tu m’en parles avec un feu…
– Moi ! c’est-à-dire que j’en suis amoureux fou, et que je l’épouserais demain sans mes soixante-quatorze ans. Mais est-elle bien placée là-bas ? a-t-elle au moins ce luxe qui convient à une si belle fleur ?… Songes-y, baron ; ce soir, elle est rentrée seule chez elle, sans femme, sans chasseur, avec un laquais du dauphin portant une lanterne devant elle : cela ressemble à de la domesticité.
– Que veux-tu, duc ! tu le sais, je ne suis pas riche.
– Riche ou non, mon cher, il faut au moins une femme de chambre à ta fille.
Taverney soupira.
– Je le sais bien, dit-il, qu’il la lui faut, ou plutôt qu’il la lui faudrait.
– Eh quoi ! n’en as-tu pas une ?
Le baron ne répondit pas.
– Qu’est-ce que cette jolie fille, poursuivit Richelieu, que tu tenais là tout à l’heure ? Jolie et fine, ma foi.
– Oui, mais…
– Mais quoi, baron ?
– Je ne puis justement l’envoyer à Trianon.
– Pourquoi donc ? Elle me semble, au contraire, convenir parfaitement à l’emploi ; ce sera une soubrette à quatre épingles.
– Tu n’as donc pas regardé son visage, duc ?
– Moi ? Je n’ai fait que cela.
– Tu l’as regardée et tu n’as pas constaté sa ressemblance étrange !…
– Avec ?
– Avec… Cherche, voyons !… Venez ici, Nicole.
Nicole s’avança ; elle avait, en vraie Marton, écouté aux portes.
Le duc la prit par les deux mains, et enferma dans les siens les genoux de la jeune fille, que cet impertinent regard de grand seigneur et de débauché n’intimida point et ne gêna pas une seconde.
– Oui, dit-il, oui, elle a une ressemblance, c’est vrai.
– Tu sais avec qui, et tu vois, par conséquent, qu’il est impossible d’exposer la faveur de notre maison à une pareille maladresse du hasard. Est-il bien agréable que ce petit bas mal ravaudé de mademoiselle Nicole ressemble à la plus illustre dame de France ?
– Oh ! oh ! repartit aigrement Nicole en se dégageant pour mieux riposter à M. de Taverney, est-il bien certain que ce petit bas mal ravaudé ressemble bien exactement à cette illustre dame ?… L’illustre dame a-t-elle bien l’épaule basse, l’œil vif, la jambe ronde et le bras potelé de ce petit bas mal ravaudé ? Dans tous les cas, monsieur le baron, acheva-t-elle en colère, si vous me dépréciez ainsi, ce n’est que sur échantillon, ce me semble !
Nicole était rouge de fureur, et, par conséquent, d’une beauté splendide.
Le duc serra de nouveau ses jolies mains, emprisonna une seconde fois ses genoux, et, avec un regard plein de caresses et de promesses :
– Baron, dit-il, Nicole n’a certes pas sa pareille à la cour ; quant à moi, je le pense. Pour ce qui est de l’illustre dame avec laquelle, je l’avoue, elle a un faux air de ressemblance, nous allons mettre tout amour-propre à couvert… Vous avez des cheveux blonds d’une nuance admirable, mademoiselle Nicole ; vous avez des sourcils et un nez d’un dessin tout à fait impérial ; eh bien, soyez un quart d’heure assise devant une toilette, et ces imperfections, M. le baron les juge telles, disparaîtront. – Nicole, mon enfant, voudriez vous être à Trianon ?
– Oh ! s’écria Nicole, dont toute l’âme pleine de convoitise passa dans ce monosyllabe.
– Vous irez donc à Trianon, ma chère ; vous irez, et vous y ferez fortune, et sans nuire en quoi que ce soit à la fortune des autres. Baron, un dernier mot.
– Dites, mon cher duc.
– Va, ma belle enfant, fit Richelieu, et laisse-nous causer un moment.
Nicole sortit, le duc s’approcha du baron.
– Si je vous presse d’envoyer une femme de chambre à votre fille, dit-il, c’est que cela fera plaisir au roi. Sa Majesté n’aime pas la misère, et les jolis minois ne lui font pas peur. Enfin, je m’entends.
– Que Nicole aille donc à Trianon, puisque tu penses que cela fera plaisir au roi, répliqua le baron avec son sourire d’égypan.
– Alors, puisque tu m’en donnes la permission, je l’emmènerai : elle profitera du carrosse.
– Cependant, sa ressemblance avec madame la dauphine… Il faudrait songer à cela, duc.
– J’y ai songé. Cette ressemblance disparaîtra sous les mains de Rafté en un quart d’heure. Je t’en réponds… Écris donc un mot à ta fille, baron, pour lui dire l’importance que tu attaches à ce qu’elle ait une femme de chambre auprès d’elle, et à ce que cette femme de chambre s’appelle Nicole.
– Tu crois qu’il est urgent qu’elle s’appelle Nicole ?
– Je le crois.
– Et qu’une autre que Nicole ?…
– Ne remplirait pas si bien la place ; d’honneur, je le crois.
– Alors, j’écris à l’instant même.
Et le baron écrivit aussitôt une lettre qu’il remit à Richelieu.
– Et les instructions, duc ?
– Je me charge de les donner à Nicole. Elle est intelligente ?
Le baron sourit.
– Tu me la confies, alors… n’est-ce pas ? dit Richelieu.
– Ma foi ! c’est ton affaire, duc ; tu me l’as demandée, je te la donne ; fais en ce que tu pourras.
– Mademoiselle, venez avec moi, dit le duc en se levant, et vite.
Nicole ne se le fit pas répéter. Sans même demander le consentement du baron, elle rassembla en cinq minutes un petit paquet de hardes, et, d’un pas si léger qu’on eût dit qu’elle volait, elle s’élança près du cocher de monseigneur.
Richelieu prit alors congé de son ami, qui lui réitéra ses remerciements pour le service qu’il avait rendu à Philippe de Taverney.
D’Andrée, pas un mot. C’était plus que d’en parler.
Chapitre XCIV. Métamorphoses §
Nicole ne se sentait plus d’aise ; quitter Taverney pour se rendre à Paris n’avait pas été pour elle un triomphe aussi grand que de quitter Paris pour Trianon.
Elle fut tellement gracieuse avec le cocher de M. de Richelieu, que la réputation de la nouvelle femme de chambre était faite le lendemain dans toutes les remises et dans toutes les antichambres un peu aristocratiques de Versailles et de Paris.
Lorsqu’on arriva au pavillon de Hanovre, M. de Richelieu prit la petite par la main et la conduisit lui-même au premier étage, où l’attendait M. Rafté, écrivant force lettres pour le compte de monseigneur.
Parmi toutes les attributions de M. le maréchal, la guerre jouant le plus grand rôle, le Rafté, en théorie du moins, était devenu un si habile homme de guerre, que Polybe et le chevalier de Folard, s’ils eussent vécu, se fussent tenus très heureux de recevoir un de ces petits mémoires sur les fortifications et les manœuvres comme Rafté en écrivait chaque semaine.
M. Rafté était donc occupé à rédiger un projet de guerre contre les Anglais dans la Méditerranée, lorsque le maréchal entra et lui dit :
– Tiens, Rafté, regarde-moi cette enfant.
Rafté regarda.
– Très aimable, monseigneur, dit-il avec un mouvement de lèvres des plus significatifs.
– Oui, mais sa ressemblance ?… Rafté, c’est de sa ressemblance que je parle.
– Eh ! c’est vrai ; ah ! diable !
– Tu trouves, n’est-ce pas ?
– C’est extraordinaire ; voilà qui fera sa ruine ou sa fortune.
– Sa ruine, d’abord, mais nous allons y mettre bon ordre. Elle a les cheveux blonds, comme vous voyez, Rafté ; mais ce n’est pas une grande affaire, n’est-ce pas ?
– Il ne s’agit que de les lui faire noirs, monseigneur, répliqua Rafté, qui avait pris l’habitude de compléter la pensée de son maître, et souvent même de penser entièrement pour lui.
– Viens à ma toilette, petite, dit le maréchal ; monsieur, qui est un habile homme, va faire de toi la plus belle et la plus méconnaissable soubrette de France.
En effet, dix minutes après, Rafté, à l’aide d’une composition dont le maréchal usait chaque semaine pour teindre en noir ses cheveux blancs sous sa perruque, coquetterie qu’il prétendait révéler encore souvent dans les ruelles de sa connaissance, Rafté teignit d’un noir de jais les beaux cheveux blond cendré de Nicole ; puis il passa sur ses sourcils épais et blonds une épingle noircie au feu d’une bougie ; il donna ainsi à sa physionomie enjouée un rehaut si fantasque, à ses yeux vifs et clairs un feu si ardent, et quelquefois si sombre, que l’on eût dit une fée sortant, par la force de l’évocation, d’un étui magique où la retenait son enchanteur.
– Maintenant, ma toute belle, dit Richelieu après avoir donné un miroir à Nicole stupéfaite, regardez comme vous êtes charmante et surtout comme vous êtes peu la Nicole de tout à l’heure. Vous n’avez plus de ruine à craindre, mais une fortune à faire.
– Oh ! monseigneur, s’écria la jeune fille.
– Oui, et pour cela il ne s’agit que de s’entendre.
Nicole rougissait et baissait les yeux ; la rusée s’attendait sans doute à des paroles comme M. de Richelieu savait si bien les dire.
Le duc comprit et, pour couper court à tout malentendu :
– Asseyez-vous dans ce fauteuil, ma chère enfant, dit-il, à côté de M. Rafté. Ouvrez vos oreilles bien grandes, et écoutez-moi… Oh ! M. Rafté ne nous gêne pas, n’ayez pas peur ; il nous donnera son avis au contraire. Vous m’écoutez, n’est-ce pas ?
– Oui, monseigneur, balbutia Nicole, honteuse de s’être ainsi méprise par vanité.
La conversation de M. de Richelieu avec Rafté et Nicole dura une grande heure ; après quoi, le duc envoya la petite personne se coucher avec les filles de chambre de l’hôtel.
Rafté se remit à son mémoire militaire, M. de Richelieu se mit au lit après avoir feuilleté des lettres qui l’avertissaient de toutes les menées des parlements de province contre M. d’Aiguillon et la cabale du Barry.
Le lendemain au matin, une de ses voitures sans armoiries conduisit Nicole à Trianon, la déposa près de la grille avec son petit paquet et disparut.
Nicole, le front haut, l’esprit libre et l’espoir dans les yeux, vint, après s’être informée, heurter à la porte des communs.
Il était dix heures du matin. Andrée, déjà levée et habillée, écrivait à son père pour l’informer de cet heureux événement de la veille, dont M. de Richelieu, comme nous l’avons dit, s’était fait le messager.
Nos lecteurs n’ont pas oublié qu’un perron de pierre conduit des jardins à la chapelle du petit Trianon ; que, sur le palier de cette chapelle, un escalier monte à droite au premier étage, c’est-à-dire aux chambres des dames de service, chambres qu’un long corridor éclairé sur les jardins borde comme une allée.
La chambre d’Andrée était la première à gauche dans ce corridor. Elle était assez spacieuse, bien éclairée sur la grande cour des écuries, et précédée d’une petite chambre flanquée de deux cabinets à droite et à gauche.
Cette chambre, insuffisante si l’on considère le train ordinaire des commensaux d’une cour brillante, devenait une charmante cellule, très habitable et très riante comme retraite, après les agitations du monde qui peuplait le palais. Là pouvait se réfugier une âme ambitieuse pour dévorer les affronts ou les mécomptes de la journée ; là aussi pouvait se reposer, dans le silence et la solitude c’est-à-dire dans l’isolement des grandeurs, une âme humble et mélancolique.
En effet, plus de supériorité, plus de devoirs, plus de représentation, quand on avait une fois franchi ce perron et gravi cet escalier de la chapelle. Autant de calme qu’au couvent, autant de liberté matérielle que dans la vie de prison. L’esclave au palais rentrait maître dans sa chambre des communs.
Une âme douce et fière comme celle d’Andrée trouvait son compte en tous ces petits calculs, non pas qu’elle vint se reposer d’une ambition déçue ou des fatigues d’une fantaisie inassouvie ; mais Andrée pouvait penser plus à l’aise dans l’étroit quadrilatère de sa chambre que dans les riches salons de Trianon, sur ces dalles que son pied foulait avec tant de timidité qu’on eût dit de la terreur.
De là, de ce coin obscur où elle se sentait bien à sa place, la jeune fille regardait sans trouble toutes les grandeurs qui pendant le jour avaient ébloui ses yeux. Au milieu de ses fleurs, avec son clavecin, entourée de livres allemands, qui sont une si douce compagnie aux gens qui lisent avec le cœur, Andrée défiait le sort de lui envoyer un chagrin ou de lui ôter une joie.
– Ici, disait-elle, lorsque, le soir, après ses devoirs accomplis, elle revenait prendre son peignoir à larges plis et respirer de toute son âme comme de tous ses poumons, ici je possède à peu près tout ce que je posséderai jusqu’à ma mort. Peut-être me verrai-je un jour plus riche, mais jamais je ne me trouverai plus pauvre ; il y aura toujours des fleurs, de la musique et une belle page pour recréer les isolés.
Andrée avait obtenu la permission de déjeuner chez elle lorsque bon lui semblait. Cette faveur lui était précieuse. Elle pouvait, de cette façon, demeurer jusqu’à midi dans sa chambre, à moins que la dauphine ne la fît demander pour quelque lecture ou quelque promenade matinale. Ainsi libre, dans les beaux jours elle partait le matin avec un livre et traversait seule les grands bois qui vont de Trianon à Versailles, puis, après deux heures de promenade, de méditation et de rêverie, elle rentrait pour déjeuner, n’ayant aperçu souvent ni un seigneur, ni un laquais, ni un homme, ni une livrée.
La chaleur commençait-elle à filtrer sous les épais ombrages, Andrée avait sa petite chambre si fraîche, avec le double air de la fenêtre et de la porte du corridor. Un petit sofa recouvert d’étoffe d’indienne, quatre chaises pareilles, son chaste lit à ciel rond, d’où tombaient des rideaux de la même étoffe que le meuble, deux vases de Chine sur la cheminée, une table carrée à pieds de cuivre : voilà de quoi se composait ce petit univers, aux confins duquel Andrée bornait toutes ses espérances, limitait tous ses désirs.
Nous disions donc que la jeune fille était assise dans sa chambre et s’occupait d’écrire à son père lorsqu’un petit coup, discrètement frappé à la porte du corridor, éveilla son attention.
Elle leva la tête en voyant la porte s’ouvrir, et poussa un léger cri d’étonnement lorsque le visage radieux de Nicole apparut sortant de la petite antichambre.
Chapitre XCV. Comment la joie des uns fait le désespoir des autres §
– Bonjour, mademoiselle ; c’est moi, dit Nicole avec une joyeuse révérence qui cependant, d’après la connaissance que la jeune fille avait du caractère de sa maîtresse, n’était pas exempte d’inquiétude.
– Vous ! et par quel hasard ? répliqua Andrée en déposant sa plume pour mieux suivre la conversation qui s’engageait ainsi.
– Mademoiselle m’oubliait ; moi, je suis venue.
– Mais, si je vous oubliais, mademoiselle, c’est que j’avais mes raisons pour cela. Qui vous a permis de venir ?
– M. le baron, sans doute, mademoiselle, dit Nicole en rapprochant d’un air assez mécontent les deux beaux sourcils noirs qu’elle devait à la générosité de M. Rafté.
– Mon père a besoin de vous à Paris, et, moi, je n’ai aucun besoin de vous ici… Vous pouvez donc retourner, mon enfant.
– Oh ! mais, dit Nicole, mademoiselle n’a guère d’attache… Je croyais avoir plu bien davantage à mademoiselle… Aimez donc, ajouta philosophiquement Nicole, pour qu’on vous le rende de la sorte !
Et ses beaux yeux firent tous leurs efforts pour attirer une larme à leurs paupières.
Il y avait assez de cœur et de sensibilité dans le reproche pour exciter la compassion d’Andrée.
– Mon enfant, dit-elle, ici l’on me sert, et je ne puis me permettre de surcharger la maison de madame la dauphine d’une bouche de plus.
– Bon ! comme si cette bouche était bien grande ! dit Nicole avec un charmant sourire.
– Il n’importe, Nicole, ta présence ici est impossible.
– À cause de cette ressemblance ? dit la jeune fille. Vous n’avez donc pas regardé ma figure, mademoiselle ?
– En effet, tu me parais changée.
– Je le crois bien ; un beau seigneur, celui qui a fait donner un grade à M. Philippe, est venu chez nous hier, et, comme il a vu M. le baron triste de vous laisser ici sans femme de chambre, il lui a conté que rien n’était plus facile que de me changer du blanc au noir. Il m’a emmenée, m’a fait coiffer comme vous voyez ; et me voici.
Andrée sourit.
– Tu m’aimes donc bien, dit-elle, que tu veux à tout prix t’enfermer à Trianon, où je suis presque prisonnière ?
Nicole jeta un rapide mais intelligent regard autour d’elle.
– Cette chambre n’est pas gaie, dit-elle ; mais vous n’y restez pas toujours ?
– Moi, sans doute, répliqua Andrée ; mais toi ?
– Eh bien, moi ?
– Toi qui n’iras pas dans le salon, près de madame la dauphine ; toi qui n’auras ni le jeu, ni la promenade, ni le cercle ; toi qui resteras toujours ici, tu risques de mourir d’ennui.
– Oh ! dit Nicole, il y a bien quelque petite fenêtre ; on pourra bien voir un coin de ce monde, ne fût-ce que par l’embrasure d’une porte. Si l’on voit, on peut être vue… Voilà tout ce qu’il me faut ; ne vous inquiétez pas de moi.
– Je le répète, Nicole, non, je ne puis te recevoir sans un ordre exprès.
– De qui ?
– De mon père.
– C’est votre dernier mot ?
– Oui, c’est mon dernier mot.
Nicole tira de sa gorgerette la lettre du baron de Taverney.
– Alors, dit-elle, puisque mes prières et mon dévouement ne font pas d’effet, voyons si la recommandation que voici aura plus de pouvoir.
Andrée lut la lettre, qui était ainsi conçue :
« Je sais, et l’on remarque, ma chère Andrée, que vous ne tenez pas à Trianon l’état que votre rang vous commande impérieusement d’avoir ; il vous faudrait deux femmes et un valet de pied, comme il me faudrait, à moi, vingt bonnes mille livres de revenu ; cependant, comme je me contente de mille livres, imitez-moi et prenez Nicole, qui vaut à elle seule tout le domestique qui vous serait nécessaire.
« Nicole est agile, intelligente et dévouée ; elle prendra vite le ton et les manières de la localité ; vous aurez le soin, non de stimuler, mais d’enchaîner sa bonne volonté. Gardez-la donc, et ne croyez pas que je fasse un sacrifice. Au cas où vous le croiriez, souvenez-vous que Sa Majesté, qui a eu la bonté de penser à nous en vous voyant, a remarqué, ceci m’est confié par un bon ami, que vous manquez de toilette et de représentation. Songez à cela, c’est d’une haute importance.
Votre affectionné père. »
Cette lettre jeta Andrée dans une perplexité douloureuse.
Ainsi elle allait être poursuivie jusque dans sa prospérité nouvelle par une pauvreté que seule elle ne sentait pas être un défaut, lorsque tout la lui reprochait comme une tache.
Elle fut sur le point de briser sa plume avec colère et de déchirer la lettre commencée, pour répondre au baron quelque belle tirade pleine d’un désintéressement philosophique que Philippe eut signée des deux mains.
Mais il lui sembla voir le sourire ironique du baron lorsqu’il lirait ce chef-d’œuvre, et aussitôt toute sa résolution s’évanouit. Elle se contenta donc de répondre à ce factum du baron par un paragraphe annexé aux nouvelles qu’elle lui mandait de Trianon.
« Mon père, ajouta-t-elle, Nicole arrive à l’instant même, et je la reçois sur votre désir ; mais ce que vous m’avez écrit à son sujet m’a désespérée. Serai-je moins ridicule, avec cette petite villageoise pour femme de chambre, que je ne l’étais seule au milieu de ces opulents de la cour ? Nicole sera malheureuse de me voir humiliée ; elle m’en saura mauvais gré ; car les valets sont fiers ou humbles pour eux du luxe ou de la simplicité de leurs maîtres. Quant à la remarque de Sa Majesté, mon père, permettez-moi de vous dire que le roi a tant d’esprit, qu’il ne peut m’en vouloir de mon impuissance à faire la grande dame, et que Sa Majesté, en outre, a trop de cœur pour avoir remarqué ou critiqué ma misère, au lieu de la changer en une aisance que votre nom et vos services légitimeraient aux yeux de tous. »
Telle fut la réponse de la jeune fille, et il faut avouer que cette candide innocence, que cette noble fierté avaient bien facilement raison contre l’astuce et la corruption de ses tentateurs.
Andrée ne parla plus de Nicole. Elle la garda, en sorte que celle-ci, enthousiasmée et joyeuse, elle savait bien pourquoi, dressa, séance tenante, un petit lit dans le cabinet de droite, donnant sur l’antichambre, et se fit toute petite, tout aérienne, tout exquise, pour ne gêner en rien sa maîtresse par sa présence dans ce réduit si modeste ; on eût dit qu’elle voulait imiter la feuille de rose que les savants de Perse avaient laissé tomber sur le vase plein d’eau, pour montrer qu’on y pouvait ajouter quelque chose sans faire déborder le contenu.
Andrée partit pour Trianon vers une heure. Jamais elle n’avait été plus vite et plus gracieusement parée. Nicole s’était surpassée : complaisances, attentions et intentions, rien n’avait manqué à son service.
Lorsque mademoiselle de Taverney fut partie, Nicole se sentit maîtresse de la place et en fit la revue exacte. Tout passa par son examen, depuis les lettres jusqu’aux derniers colifichets de toilette, depuis la cheminée jusqu’aux plus secrets recoins des cabinets.
Et puis on regarda par la fenêtre pour prendre l’air du voisinage.
En bas, une vaste cour où les palefreniers pansaient et étrillaient les chevaux de luxe de madame la dauphine. Des palefreniers, fi donc ! Nicole détourna la tête.
À droite, une rangée de fenêtres sur le rang de la fenêtre d’Andrée. Quelques têtes y apparurent, têtes de femmes de chambre et de frotteurs. Nicole passa dédaigneusement à un autre examen.
En face, des maîtres de musique faisaient répéter, dans une vaste chambre, des choristes et des instrumentistes pour la messe de Saint-Louis.
Nicole s’amusa, tout en époussetant, à chantonner à sa manière, de telle sorte qu’elle donna des distractions aux maîtres et que les choristes chantèrent faux impunément.
Mais ce passe-temps ne pouvait longtemps suffire aux ambitions de mademoiselle Nicole ; lorsque maîtres et écoliers se furent suffisamment querellés et trompés, la petite personne passa la revue de l’étage supérieur. Toutes les fenêtres étaient fermées ; d’ailleurs, c’étaient des mansardes.
Nicole se remit à épousseter ; mais, un moment après, une de ces mansardes était ouverte sans qu’on eût pu voir par quel mécanisme, car personne ne paraissait.
Quelqu’un cependant l’avait ouverte, cette fenêtre ; ce quelqu’un avait vu Nicole et ne restait pas à la regarder ; c’était un quelqu’un bien impertinent.
Voilà du moins ce que pensa Nicole. Aussi, pour ne pas manquer, elle qui étudiait si consciencieusement, d’étudier un visage d’impertinent, elle s’attacha, au moindre tour qu’elle faisait dans la chambre d’Andrée, à revenir près de la fenêtre donner un coup d’œil à la mansarde, c’est-à-dire à cet œil ouvert qui lui manquait de respect en la privant de son regard, faute de prunelles. Une fois, elle crut remarquer qu’on avait fui lorsqu’elle approchait… Cela n’était pas croyable, elle ne le crut pas.
Une autre fois, elle en fut à peu près sûre, ayant vu le dos du fugitif, surpris par un retour plus prompt qu’il ne s’y attendait.
Alors Nicole usa de ruse : elle se cacha derrière le rideau, en laissant la fenêtre toute grande ouverte, afin de ne donner aucun soupçon.
Elle attendit longtemps ; mais enfin des cheveux noirs apparurent, puis des mains craintives qui soutenaient en arc-boutant un corps penché avec précaution ; enfin la figure se montra distinctement à découvert : Nicole faillit tomber à la renverse et chiffonna tout le rideau.
C’était la figure de M. Gilbert, qui regardait là du haut de cette mansarde.
Gilbert, en voyant le rideau trembler, comprit la ruse et ne reparut plus.
Bien mieux, la fenêtre de la mansarde se ferma.
Nul doute, Gilbert avait vu Nicole ; il avait été stupéfait. Il avait voulu se convaincre de la présence de cette ennemie, et, se voyant découvert lui même, il avait fui, plein de trouble et de colère.
Voilà du moins comment Nicole interpréta la scène, et elle avait bien raison : c’était bien ainsi qu’il convenait de l’interpréter.
En effet, Gilbert eût mieux aimé voir le diable que de voir Nicole ; il se forgea mille terreurs de l’arrivée de cette surveillante. Il avait contre elle un vieux levain de jalousie ; elle savait son secret du jardin de la rue Coq-Héron.
Gilbert s’enfuit avec trouble, non pas seulement avec trouble, mais avec colère, mais en se mordant les doigts de rage.
– Que m’importe à présent, se disait-il, ma sotte découverte dont j’étais si fier !… Que Nicole ait eu là-bas un amant, le mal est fait, et on ne la renverra pas pour cela ici ; tandis qu’elle, si elle dit ce que j’ai fait rue Coq-Héron, peut me faire chasser de Trianon… Ce n’est pas moi qui tiens Nicole, c’est Nicole qui me tient… O rage !
Et tout l’amour-propre de Gilbert, servant de stimulant à sa haine, fit bouillonner son sang avec une violence inouïe.
Il lui sembla qu’en entrant dans cette chambre, Nicole venait d’en faire envoler avec un diabolique sourire tous les heureux songes que Gilbert, de sa mansarde, y envoyait chaque jour avec ses vœux, avec son ardent amour et avec ses fleurs. Gilbert avait trop à penser pour s’être occupé jusque-là de Nicole ; ou bien avait-il éloigné cette pensée par la terreur qu’elle lui inspirait ? Voilà ce que nous ne déciderons pas. Mais ce que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que la vue de Nicole fut pour lui une surprise essentiellement désagréable.
Il sentait bien que la guerre se déclarerait tôt ou tard entre Nicole et lui ; mais, comme Gilbert était un homme prudent et politique, il ne voulait pas que cette guerre commençât avant qu’il fût en mesure de la faire énergique et bonne.
Il résolut donc de contrefaire le mort jusqu’à ce que le hasard lui eût donné une occasion favorable de ressusciter, ou jusqu’à ce que Nicole, par faiblesse ou par besoin, risquât à son endroit une démarche qui lui fît perdre tous ses avantages.
C’est pourquoi, tout yeux, tout oreilles pour Andrée, mais circonspect, mais vigilant sans trêve, il continua de se tenir au courant des affaires intérieures de la première chambre du corridor, sans qu’une seule fois Nicole eût pu le rencontrer dans les jardins.
Malheureusement pour Nicole, elle n’était pas irréprochable, et, l’eût-elle été pour le présent, il y avait toujours dans son passé quelque pierre d’achoppement sur laquelle on pouvait la faire chanceler.
C’est ce qui arriva au bout de huit jours. Gilbert, en guettant le soir, en guettant la nuit, finit par entrevoir à travers les grilles un plumet qui ne lui était pas inconnu. Ce plumet causait à Nicole des distractions incessantes, car c’était celui de M. Beausire, qui, suivant la cour, avait émigré de Paris à Trianon.
Longtemps Nicole fit la cruelle, longtemps elle laissa M. Beausire grelotter au froid ou fondre au soleil, et cette vertu désespérait Gilbert ; mais, un beau soir, M. Beausire ayant dépassé sans doute les limites de l’éloquence mimique et trouvé la persuasion, Nicole profita du moment où Andrée dînait dans le pavillon avec madame de Noailles, pour rejoindre M. Beausire, qui aidait son ami, le surveillant des écuries, à dresser un petit cheval d’Irlande.
De la cour, on passa au jardin, et, du jardin, à l’avenue ombreuse qui conduit à Versailles.
Gilbert suivit le couple amoureux avec la joie féroce d’un tigre qui évente une piste. Il compta leurs pas, leurs soupirs, apprit par cœur ce qu’il entendit de leurs paroles, et il faut croire qu’il fut heureux du résultat, car, le lendemain, affranchi de toute gêne, il se montra chantonnant et délibéré à sa mansarde, sans plus redouter d’être vu de Nicole, mais, au contraire, ayant l’air de braver son regard.
Celle-ci reprisait une mitaine de soie brodée à sa maîtresse ; au bruit de la chanson, elle leva la tête et vit Gilbert.
Sa première manifestation fut une certaine moue dédaigneuse qui tournait à l’aigre et sentait son hostilité d’une lieue… Mais Gilbert soutint ce regard et cette moue avec un si singulier sourire, il mit tant de provocation dans son maintien et dans sa façon de chanter, que Nicole baissa la tête et rougit.
– Elle a compris, se dit Gilbert ; c’est tout ce que je demandais.
Depuis, il recommença le même manège, et ce fut Nicole qui trembla ; elle en vint au point de désirer une entrevue avec Gilbert, pour se soulager le cœur de ce poids qu’avaient lancé les regards ironiques du jeune jardinier.
Gilbert remarqua qu’on le recherchait. Il ne pouvait se méprendre aux petites toux sèches qui résonnaient près de la fenêtre, lorsque Nicole le savait dans sa mansarde ; aux allées et venues de la jeune fille dans le corridor, lorsqu’elle pouvait supposer qu’il allait descendre ou monter.
Un moment il fut heureux de ce triomphe, qu’il attribuait tout entier à sa force de caractère et à son esprit de conduite. Nicole le guetta si bien, qu’elle le vit une fois monter son escalier : elle l’appela, il ne répondit pas.
La jeune fille poussa plus loin sa curiosité ou sa crainte ; elle ôta un soir ses jolies mules à talon, héritage d’Andrée, et se hasarda tremblante et rapide dans l’appentis au fond duquel on voyait la porte de Gilbert.
Il faisait encore assez jour pour que ce dernier, prévenu de l’approche de la jeune fille, pût voir Nicole distinctement à travers les jointures ou plutôt les disjonctions des planches.
Elle vint heurter à sa porte, sachant bien qu’il était dans sa chambre.
Gilbert ne répondit pas.
C’était pourtant pour lui une dangereuse tentation. Il pouvait humilier à son aise celle qui revenait ainsi demander son pardon. Il était seul, ardent et frissonnant chaque nuit au souvenir de Taverney, l’œil collé à la porte, dévorant la beauté fascinatrice de cette voluptueuse fille ; surexcité par la sensation de son amour-propre, il levait déjà la main pour tirer le verrou, qu’avec sa prévoyance et sa circonspection habituelles, il avait poussé pour n’être pas surpris.
– Non, se dit-il, non ; il n’y a que calcul chez elle ; c’est par besoin et par intérêt qu’elle vient me solliciter. Donc, elle y gagnerait quelque chose ; qui sait, moi, ce que j’y perdrais ?
Et, sur ce raisonnement, il laissa retomber sa main à son côté. Nicole, après avoir frappé deux ou trois fois à la porte, s’éloigna en fronçant le sourcil.
Gilbert conserva donc tous ses avantages ; Nicole alors redoubla de ruse pour ne pas perdre entièrement les siens. Enfin, tant de projets et de contremines se réduisirent à ces mots que les deux parties belligérantes échangèrent un soir à la porte de la chapelle, où le hasard les avait mises en présence :
– Tiens ! bonsoir, monsieur Gilbert ; vous êtes donc ici ?
– Eh ! bonsoir, mademoiselle Nicole ; vous voilà donc à Trianon ?
– Comme vous voyez, femme de chambre de mademoiselle.
– Et moi aide-jardinier.
Là-dessus, Nicole fit une belle révérence à Gilbert, qui la salua en homme de cour ; et ils se séparèrent.
Gilbert remontait chez lui, il feignit de continuer sa route.
Nicole sortait de chez elle, elle poursuivit son chemin ; seulement, Gilbert redescendit à pas de loup et suivit Nicole, comptant bien qu’elle allait retrouver M. Beausire.
Il y avait en effet, sous les ombrages de l’allée, un homme qui attendait ; Nicole s’en approcha ; il faisait trop sombre déjà pour que Gilbert reconnût M. Beausire et l’absence du plumet l’intrigua tellement, qu’il laissa revenir Nicole au logis et suivit l’homme au rendez-vous jusqu’à la grille de Trianon.
Ce n’était pas M. Beausire, mais un homme d’un certain âge ou plutôt d’un âge certain, tournure de grand seigneur et démarche fringante, malgré la vieillesse ; en s’approchant, Gilbert, qui passa presque sous le nez de ce personnage avec une impudente audace, reconnut M. le duc de Richelieu.
– Peste ! dit-il, après l’exempt le maréchal de France ; mademoiselle Nicole monte en grade !
Chapitre XCVI. Les parlements §
Tandis que toutes ces intrigues subalternes, couvées et écloses sous les tilleuls et dans les fleurs de Trianon, composaient une existence animée aux cirons de ce petit monde, les grandes intrigues de la ville, tempêtes menaçantes, ouvraient leurs vastes ailes au-dessus du palais de Thémis, comme l’écrivait mythologiquement M. Jean du Barry à sa sœur.
Les parlements, reste dégénéré de l’ancienne opposition française, avaient repris haleine sous la main capricieuse de Louis XV ; mais, depuis que leur protecteur, M. de Choiseul, était tombé, ils sentaient le danger s’approcher d’eux et s’apprêtaient à le conjurer par des mesures aussi énergiques que la circonstance le permettait.
Toute grande commotion générale s’embrase par une question personnelle, comme les grandes batailles de corps armés débutent par des engagements de tirailleurs isolés.
Depuis que M. de La Chalotais, prenant au corps M. d’Aiguillon, avait personnifié la lutte du tiers contre la féodalité, l’esprit public s’en tenait là et ne souffrait pas que la question fût déplacée.
Or, le roi, que le parlement de Bretagne et ceux de la France entière avaient noyé sous un déluge de représentations plus ou moins soumises et filiales, le roi venait, grâce à madame du Barry, de donner raison contre le tiers parti à la féodalité, en nommant M. d’Aiguillon au commandement de ses chevau-légers.
M. Jean du Barry l’avait formulé avec exactitude : c’était un rude soufflet sur la joue des amés et féaux conseillers tenant cour de parlement.
Comment ce soufflet serait-il accepté ? Telle était la question que la cour et la ville se posaient chaque matin au lever du soleil.
Les gens du parlement sont d’habiles gens et, là où beaucoup d’autres sont embarrassés, ils voient clair.
Ils commencèrent par bien s’entendre entre eux sur l’application et le résultat du soufflet ; après quoi, ils prirent la détermination suivante, lorsqu’il fut bien arrêté que le soufflet avait été donné et reçu :
« La cour du parlement délibérera sur la conduite de l’ex-gouverneur de Bretagne, et donnera son avis. »
Mais le roi para le coup en intimant aux pairs et aux princes la défense de se rendre au palais pour assister à quelque délibération que ce fût touchant M. d’Aiguillon ; ceux-ci obéirent à la lettre.
Alors le parlement, résolu de faire sa besogne lui-même, rendit un arrêt dans lequel, déclarant que le duc d’Aiguillon était gravement inculpé et prévenu de soupçon, même de faits qui entachaient son honneur, ce pair était suspendu des fonctions de la pairie jusqu’à ce que, par un jugement rendu en la cour des pairs dans les formes et avec les solennités prescrites par les lois et ordonnances du royaume, que rien ne peut suppléer, il se fût pleinement purgé des accusations et soupçons entachant son honneur.
Mais ce n’était rien qu’un pareil arrêt rendu en cour de parlement, devant les intéressés, et inscrit aux registres : il fallait la publicité, la notoriété publique ; il fallait ce scandale que jamais chanson ne craint de soulever en France, ce qui rend la chanson souveraine dominatrice des événements et des hommes. Il fallait élever cet arrêt du parlement à la puissance de la chanson.
Paris ne demandait pas mieux que de s’intéresser au scandale ; peu disposé pour la cour, peu pour le parlement, ce Paris, en ébullition perpétuelle, attendait quelque bon sujet de rire comme transition à tous ces sujets de larmes qu’on lui fournissait depuis cent ans.
L’arrêt donc était bien et dûment rendu ; le parlement nomma des commissaires pour le faire imprimer sous leurs yeux. On tira cet arrêt à dix mille exemplaires dont la distribution fut organisée en un moment.
Après quoi, comme il était dans les formes que le principal intéressé fût informé de ce que la cour avait fait de lui, ces mêmes commissaires se transportèrent à l’hôtel de M. le duc d’Aiguillon, qui venait de descendre à Paris pour un rendez-vous impérieux.
Ce rendez-vous n’était autre chose qu’une explication nette et franche devenue nécessaire entre le duc et son oncle le maréchal.
Grâce à Rafté, tout Versailles avait su en une heure la noble résistance du vieux duc aux ordres du roi touchant le portefeuille de M. de Choiseul. Grâce à Versailles, tout Paris et toute la France avaient appris la même nouvelle ; en sorte que M. de Richelieu se trouvait depuis quelque temps hissé sur le pavois de la popularité, d’où il faisait des grimaces politiques à madame du Barry et à son cher neveu lui-même.
La position n’était pas bonne pour M. d’Aiguillon, déjà fort impopulaire. Le maréchal, si haï du peuple, mais redouté, parce qu’il était l’expression vivante de la noblesse, si respectée et si respectable sous Louis XV ; le maréchal, si versatile, qu’après avoir choisi un parti, on le voyait tirer dessus sans ménagement, lorsque la circonstance le permettait ou qu’un bon mot en pouvait résulter ; Richelieu disons-nous, était un fâcheux ennemi à conserver ; d’autant mieux que le pire côté de son inimitié était toujours celui qu’il réservait pour faire ce qu’il appelait des surprises.
Le duc d’Aiguillon avait, depuis son entrevue avec madame du Barry, deux défauts à la cuirasse. Devinant tout ce que Richelieu cachait de rancune et d’appétits de vengeance sous l’apparente égalité de son humeur, il fit ce qu’on doit faire en cas de tempête : il creva la trombe à coups de canon, bien assuré que le péril serait moindre si on s’y jetait courageusement.
Il se mit donc à rechercher partout son oncle pour avoir avec lui un entretien sérieux ; mais rien n’était si difficile depuis que le maréchal avait éventé son désir.
Marches et contre-marches commencèrent : du plus loin que le maréchal voyait son neveu, il lui décochait un sourire et s’entourait immédiatement de gens qui rendaient toute communication impossible ; il défiait ainsi l’ennemi comme dans un fort impénétrable.
Le duc d’Aiguillon creva la trombe.
Il se présenta purement et simplement chez son oncle à Versailles.
Mais Rafté, en faction à sa petite fenêtre de l’hôtel donnant sur la cour, reconnut les livrées du duc et prévint son maître.
Le duc entra jusque dans la chambre à coucher du maréchal ; il y trouva Rafté, lequel, avec un sourire tout gros de confidences, commit l’indiscrétion de raconter à ce neveu que son oncle avait passé la nuit hors de l’hôtel.
M. d’Aiguillon se pinça les lèvres et fit bonne retraite.
Rentré chez lui, il écrivit au maréchal pour lui demander audience.
Le maréchal ne pouvait reculer devant une réponse, Il ne pouvait, s’il répondait, refuser l’audience, et, s’il accordait l’audience, comment refuser une bonne explication ? M. d’Aiguillon ressemblait trop à ces spadassins polis et charmants qui cachent leurs mauvais desseins sous une gracieuseté adorable, amènent leur homme avec des révérences sur le terrain, et, là, l’égorgent sans miséricorde.
Le maréchal n’avait pas assez d’amour-propre pour se faire une illusion, il savait toute la force de son neveu. Une fois en face de lui, cet antagoniste lui arracherait soit un pardon, soit une concession. Or, Richelieu ne pardonnait jamais, et des concessions à un ennemi sont toujours une faute mortelle en politique.
Il feignit donc, au reçu de la lettre de M. d’Aiguillon, d’avoir quitté Paris pour plusieurs jours.
Rafté, qu’il consulta sur ce point, lui donna l’avis suivant :
– Nous sommes en chemin de ruiner M. d’Aiguillon. Nos amis des parlements font la besogne. Si M. d’Aiguillon, qui s’en doute, peut avant l’explosion mettre la main sur vous, il vous arrachera une promesse de le servir en cas de malheur, car votre ressentiment est de ceux que vous ne pouvez hautement faire passer avant un intérêt de famille ; si vous refusez, au contraire, M. d’Aiguillon s’en va en vous nommant son ennemi, en vous attribuant le mal, et il s’en va soulagé, comme on l’est toujours chaque fois qu’on a trouvé la cause du mal, bien que le mal ne soit pas guéri.
– C’est parfaitement juste, répliqua Richelieu ; mais je ne puis me celer éternellement. Combien de jours avant l’explosion ?
– Six jours, monseigneur.
– C’est sûr ?
Rafté tira de sa poche une lettre d’un conseiller au parlement ; cette lettre contenait seulement les deux lignes que voici :
« Il a été décidé que l’arrêt serait rendu. Il le sera jeudi, dernier délai fixé par la compagnie. »
– Alors, rien de plus simple, répliqua le maréchal. Renvoie au duc sa lettre avec un billet de ta main.
« Monsieur le duc,
Vous aurez appris le départ de M. le maréchal pour ***. Ce changement d’air a été jugé indispensable par le médecin de M. le maréchal, qu’il trouve un peu fatigué. Si, comme je le crois d’après ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire l’autre jour, vous désirez de parler à M. le maréchal, je puis vous certifier que jeudi au soir M. le duc couchera, revenant de ***, en son hôtel à Paris ; vous l’y trouverez donc sans faute. »
– Et maintenant, ajouta le maréchal, cache-moi quelque part jusqu’à jeudi.
Rafté suivit ponctuellement ces instructions. Le billet fut écrit et envoyé, la cachette fut trouvée. Seulement, M. le duc de Richelieu, qui s’ennuyait fort, sortit un soir pour aller à Trianon parler à Nicole. Il ne risquait rien ou croyait ne rien risquer, sachant M. le duc d’Aiguillon au pavillon de Luciennes.
Il résulta de cette manœuvre que, si M. d’Aiguillon se douta de quelque chose, il ne put du moins prévenir le coup dont il était menacé, faute de rencontrer l’épée de son ennemi.
Le délai de jeudi le satisfit ; il partit ce jour-là de Versailles avec l’espoir de rencontrer enfin et de combattre cet antagoniste impalpable.
C’était, nous l’avons dit, le jour où le parlement venait de rendre son arrêt.
Une fermentation sourde encore, mais parfaitement intelligible pour le Parisien, qui connaît si bien le niveau de ses ondes, régnait dans les rues que traversa le carrosse de M. d’Aiguillon.
On ne fit pas attention à lui, car il avait eu la précaution de voyager dans une voiture sans armes, avec deux grisons, comme s’il allait en bonne fortune.
Il vit bien çà et là des gens affairés qui se montraient un papier, le lisaient avec force gesticulations et tourbillonnaient en groupes comme des fourmis autour d’une parcelle de sucre tombée à terre ; mais c’était le temps des agitations inoffensives : le peuple se groupait ainsi pour une taxe sur les blés, pour un article de la Gazette de Hollande, pour un quatrain de Voltaire ou pour une chanson contre la du Barry ou M. de Maupeou.
M. d’Aiguillon toucha droit à l’hôtel de M. de Richelieu. Il n’y trouva que Rafté.
M. le maréchal, répondit celui-ci, était attendu d’un instant à l’autre ; un retard de poste le retenait sans doute aux barrières.
M. d’Aiguillon proposa d’attendre, tout en manifestant quelque mauvaise humeur à Rafté, car il prenait l’excuse pour une nouvelle défaite.
Ce fut bien pis lorsque Rafté lui répondit que le maréchal serait au désespoir, quand il rentrerait, qu’on eût fait attendre M. d’Aiguillon ; que, d’ailleurs, il ne devait pas coucher à Paris, ainsi qu’il avait été convenu d’abord ; que sans doute il ne reviendrait pas seul de la campagne, et traverserait seulement Paris en prenant des nouvelles à son hôtel ; que, par conséquent, M. d’Aiguillon ferait bien de retourner chez lui-même, où le maréchal monterait en passant.
– Écoutez, Rafté, dit d’Aiguillon, qui s’était fort assombri durant cette réplique tout obscure, vous êtes la conscience de mon oncle : répondez-moi en honnête homme. On me joue, n’est-ce pas, et M. le maréchal ne veut pas me voir ? Ne m’interrompez pas, Rafté ; vous avez été pour moi souvent un bon conseil, et j’ai pu être pour vous ce que je serai encore, un bon ami ; faut-il que je retourne à Versailles ?
– Monsieur le duc, sur l’honneur, vous recevrez chez vous, avant une heure d’ici, la visite de M. le maréchal.
– Mais alors, autant que je l’attende ici, puisqu’il y viendra.
– J’ai eu l’honneur de vous dire qu’il n’y viendrait peut-être pas seul.
– Je comprends… et j’ai votre parole, Rafté.
À ces mots, le duc sortit tout rêveur, mais d’un air aussi noble et aussi gracieux que l’était peu la figure du maréchal lorsqu’il sortit d’un cabinet vitré après le départ de son neveu.
Le maréchal souriait comme un de ces laids démons que Callot a semés dans ses Tentations.
– Il ne se doute de rien, Rafté ? dit-il.
– De rien, monseigneur.
– Quelle heure est-il ?
– L’heure ne fait rien à la chose, monseigneur ; il faut attendre que notre petit procureur du Châtelet soit venu m’avertir. Les commissaires sont encore chez l’imprimeur.
Rafté n’avait point achevé quand un valet de pied fit entrer par une porte secrète un personnage assez crasseux, assez laid, assez noir, une de ces plumes vivantes pour lesquelles M. du Barry professait une si violente antipathie.
Rafté poussa le maréchal dans le cabinet et s’avança souriant à la rencontre de cet homme.
– Ah ! c’est vous, maître Flageot ! dit-il ; enchanté de votre visite.
– Votre serviteur, monsieur de Rafté ; eh bien, l’affaire est faite !
– C’est imprimé ?
– Et tiré à cinq mille. Les premières épreuves courent déjà la ville, les autres sèchent.
– Quel malheur ! cher monsieur Flageot, quel désespoir pour la famille de M. le maréchal !
M. Flageot, pour se dispenser de répondre, c’est-à-dire de mentir, tira une large boîte d’argent où il puisa lentement une prise de tabac d’Espagne.
– Et ensuite que fait-on ? continua Rafté.
– La forme, cher monsieur de Rafté. MM. les commissaires, sûrs du tirage et de la distribution, monteront immédiatement dans le carrosse qui les attend à la porte de l’imprimerie, et s’en iront signifier l’arrêt à M. le duc d’Aiguillon, qui justement, voyez le bonheur, c’est-à-dire le malheur, monsieur Rafté, se trouve en son hôtel à Paris, où l’on va pouvoir parler à sa personne.
Rafté fit un brusque mouvement pour atteindre sur un meuble un énorme sac de procédure qu’il remit à maître Flageot en lui disant :
– Voici les pièces dont je vous ai parlé, monsieur ; monseigneur le maréchal a la plus grande confiance en vos lumières et vous abandonne cette affaire, qui doit être avantageuse pour vous. Merci de vos bons offices dans le déplorable conflit de M. d’Aiguillon avec le tout-puissant parlement de Paris, merci de vos bons avis !
Et il poussa doucement, mais avec une certaine hâte, vers la porte de l’antichambre, maître Flageot ravi du poids de son dossier.
Aussitôt, délivrant le maréchal de sa prison :
– Allons, monseigneur, dit-il, en voiture ! vous n’avez pas de temps à perdre si vous voulez assister à la représentation. Tâchez que vos chevaux marchent plus vite que ceux de MM. les commissaires.
Chapitre XCVII. Où il est démontré que le chemin du ministère n’est pas semé de roses §
Les chevaux de M. de Richelieu marchaient plus vite que ceux de MM. les commissaires, puisque le maréchal entra le premier dans la cour de l’hôtel d’Aiguillon.
Le duc n’attendait plus son oncle et se préparait à repartir pour Luciennes, afin d’annoncer à madame du Barry que l’ennemi s’était démasqué ; mais l’huissier, annonçant le maréchal, réveilla du fond de sa torpeur cet esprit découragé.
Le duc courut au-devant de son oncle, et lui prit les mains avec une affectation de tendresse mesurée à la peur qu’il avait eue.
Le maréchal s’abandonna comme le duc : le tableau fut touchant. On voyait cependant M. d’Aiguillon hâter le moment des explications, tandis que le maréchal le reculait de son mieux en regardant soit un tableau, soit un bronze, soit une tapisserie, et en se plaignant d’une fatigue mortelle.
Le duc coupa la retraite à son oncle, l’enferma dans un fauteuil comme M. de Villars avait enfermé le prince Eugène dans Marchiennes et, pour attaque :
– Mon oncle, lui dit-il, est-il vrai que vous, l’homme le plus spirituel de France, vous m’ayez jugé assez mal pour croire que je ne ferais pas de l’égoïsme à nous deux ?
Il n’y avait plus à reculer. Richelieu prit son parti.
– Que me dis-tu là, répliqua-t-il, et en quoi vois-tu que je t’aie bien ou mal jugé, mon cher ?
– Mon oncle, vous me boudez.
– Moi ! à quel propos ?
– Oh ! pas de ces faux-fuyants, monsieur le maréchal ; vous m’évitez lorsque j’ai besoin de vous, c’est tout dire.
– D’honneur, je ne comprends pas.
– Je vais vous expliquer alors. Le roi n’a pas voulu vous nommer ministre, et, comme j’ai accepté, moi, les chevau-légers, vous supposez que je vous ai abandonné, trahi. Cette chère comtesse, qui vous porte dans son cœur…
Ici, Richelieu prêta l’oreille, mais ce ne fut pas seulement aux paroles de son neveu.
– Tu me dis qu’elle me porte dans son cœur, cette chère comtesse ? ajouta t-il.
– Et je le prouverai.
– Mais, mon cher, je ne conteste pas… Je te fais venir pour pousser avec moi à la roue. Tu es plus jeune, par conséquent plus fort ; tu réussis, j’échoue ; c’est dans l’ordre, et, par ma foi, je ne devine pas pourquoi tu prends tous ces scrupules ; si tu as agi dans mes intérêts, tu es cent fois approuvé ; si tu as agi contre moi, eh bien, je te rendrai ta gourmande… Cela mérite-t-il qu’on s’explique ?
– Mon oncle, en vérité…
– Tu es un enfant, duc. Ta position est magnifique : pair de France, duc, commandant les chevau-légers, ministre dans six semaines, tu dois être au-dessus de toute futile mesquinerie ; le succès absout, mon cher enfant. Suppose… – j’aime les apologues, moi… – suppose que nous soyons les deux mulets de la fable… Mais qu’est-ce que j’entends par là ?
– Rien, mon oncle ; continuez.
– Si fait, j’entends un carrosse dans la cour.
– Mon oncle, ne vous interrompez pas, je vous prie ; votre conversation m’intéresse par-dessus toute chose ; moi aussi, j’aime les apologues.
– Eh bien, mon cher, je voulais te dire que jamais, dans la prospérité, tu ne trouveras en face le reproche et n’auras à craindre le dépit des envieux ; mais, si tu cloches, si tu buttes… ah ! diable, prends garde, c’est à ce moment que le loup attaque ; mais, vois-tu, je te disais bien, il y a du bruit dans ton antichambre, on vient sans doute t’apporter le portefeuille… La petite comtesse aura travaillé pour toi dans l’alcôve.
L’huissier entra.
– MM. les commissaires du parlement, dit-il avec inquiétude.
– Tiens ! fit Richelieu.
– Des commissaires du parlement ici ?… Que me veut-on ? répondit le duc, peu rassuré par le sourire de son oncle.
– De par le roi ! articula une voix sonore au bout de l’antichambre.
– Oh ! oh ! s’écria Richelieu.
M. d’Aiguillon se leva tout pâle et vint au seuil du salon introduire lui-même les deux commissaires, derrière lesquels apparaissaient deux huissiers impassibles, puis, à distance, une légion de valets épouvantés.
– Que me veut-on ? demanda le duc d’une voix émue.
– C’est à M. le duc d’Aiguillon que nous avons l’honneur de parler ? dit l’un des commissaires.
– Je suis le duc d’Aiguillon, oui, messieurs.
Aussitôt le commissaire, saluant profondément, tira de sa ceinture un acte en bonne forme dont il donna lecture à haute et intelligible voix.
C’était l’arrêt circonstancié, détaillé, complet, qui déclarait le duc d’Aiguillon gravement inculpé et prévenu de soupçons, même de faits qui entachaient son honneur, et le suspendait de ses fonctions de pair du royaume.
Le duc entendit cette lecture comme un homme foudroyé entend le bruit du tonnerre. Il ne remua pas plus qu’une statue sur son piédestal, et n’avança pas même la main pour prendre la copie de l’arrêt que lui offrait le commissaire du parlement.
Ce fut le maréchal qui, debout aussi, mais alerte et ingambe, prit ce papier, le lut et rendit le salut à MM. les conseillers.
Ceux-ci étaient déjà loin que le duc d’Aiguillon demeurait encore dans la même stupeur.
– Voilà un rude coup ! dit Richelieu ; tu n’es plus pair de France, c’est humiliant.
Le duc se retourna vers son oncle, comme si, à ce moment seulement, il eût repris la vie et la pensée.
– Tu ne t’y attendais pas ? dit Richelieu du même ton.
– Et vous, mon oncle ? riposta d’Aiguillon.
– Comment veux-tu qu’on aille se douter que le parlement frappera si vertement sur le favori du roi et de la favorite ?… Ces gens-là se feront pulvériser.
Le duc s’assit, la main sur sa joue brûlante.
– C’est que, continua le vieux maréchal enfonçant le poignard dans la plaie, si le parlement te dégrade de la pairie pour la nomination au commandement des chevau-légers, il te décrétera de prise de corps et te condamnera au feu le jour où tu seras nommé ministre. Ces gens-là t’exècrent, d’Aiguillon, méfie-toi d’eux.
Le duc soutint cet horrible persiflage avec une constance de héros ; son malheur le grandissait, il épurait son âme.
Richelieu crut que cette constance était de l’insensibilité, de l’inintelligence peut-être, et que les piqûres n’avaient pas été assez profondes.
– N’étant plus pair, dit-il, tu seras moins exposé à la haine de ces robins… Réfugie-toi dans quelques années d’obscurité. D’ailleurs, vois-tu, l’obscurité, ta sauvegarde, va te venir sans que tu le veuilles ; déchu des fonctions de pair, tu arriveras au ministère plus difficilement, cela te tirera d’affaire ; tandis que, si tu veux lutter, mon ami, eh bien, tu as madame du Barry pour toi, elle te porte en son cœur, et c’est un solide appui.
M. d’Aiguillon se leva. Il ne rendit pas même au maréchal un regard de courroux pour toutes les souffrances que le vieillard venait de lui faire subir.
– Vous avez raison, mon oncle, répondit-il tranquillement, et votre sagesse perce dans ce dernier avis. Madame la comtesse du Barry, à laquelle vous avez eu la bonté de me présenter, et à qui vous avez dit de moi tant de bien et avec tant de véhémence que tout le monde en peut témoigner à Luciennes, madame du Barry me défendra. Grâce à Dieu, elle m’aime, elle est brave, et elle a tout pouvoir sur l’esprit de Sa Majesté. Merci, mon oncle, de votre conseil, je m’y réfugie comme dans un port de salut. Mes chevaux ! Bourguignon, à Luciennes !
Le maréchal resta au milieu d’un sourire ébauché.
M. d’Aiguillon salua respectueusement son oncle et quitta le salon, laissant le maréchal fort intrigué, par-dessus tout confus de l’acharnement qu’il avait mis à mordre cette chair noble et vive.
Il y eut quelque consolation pour le vieux maréchal dans la joie folle des Parisiens, lorsque, le soir, ils lurent les dix mille exemplaires de l’arrêt, qu’on s’arrachait dans les rues. Mais il ne put s’empêcher de soupirer quand Rafté lui demanda compte de sa soirée.
Il la lui raconta cependant sans rien taire.
– Le coup est donc paré ? dit le secrétaire.
– Oui et non, Rafté ; mais la blessure n’est pas mortelle, et nous avons à Trianon quelque chose de mieux que je me reproche de n’avoir pas uniquement soigné. Nous avons couru deux lièvres, Rafté… C’est une grande folie…
– Pourquoi, si l’on prend le bon ? répliqua Rafté.
– Eh ! mon cher, le bon, souviens-toi de cela, c’est toujours celui qu’on n’a pas pris, et, pour celui-là qu’on n’a pas, on donnerait toujours l’autre, c’est-à-dire celui qu’on tient.
Rafté haussa les épaules, et cependant M. de Richelieu n’avait pas tort.
– Vous croyez, dit-il, que M. d’Aiguillon sortira de là ?
– Crois-tu que le roi en sorte, nigaud ?
– Oh ! le roi fait un trou partout ; mais il ne s’agit pas du roi, que je sache.
– Où le roi passera, passera madame du Barry, qui tient de si près au roi… et par où madame du Barry aura passé, d’Aiguillon passera aussi, lui qui… Mais tu n’entends rien à la politique, Rafté.
– Monseigneur, ce n’est pas l’avis de maître Flageot.
– Bon ! que dit ce maître Flageot ? et qu’est-ce que c’est, d’abord ?
– C’est un procureur, monseigneur.
– Après ?
– Eh bien, monsieur Flageot prétend que le roi lui-même ne s’en tirera pas.
– Oh ! oh ! qui donc fera obstacle au lion ?
– Ma foi, monseigneur, ce sera le rat !…
– Maître Flageot, alors !
– Il dit que oui.
– Et tu le crois ?
– Je crois toujours un procureur qui promet de faire du mal.
– Nous verrons, Rafté, les moyens de maître Flageot.
– C’est ce que je me dis, monseigneur.
– Viens donc souper pour que je me couche… Cela m’a tout retourné de voir que mon pauvre neveu n’était plus pair de France et ne serait pas ministre. On est oncle, Rafté, ou on ne l’est pas.
M. de Richelieu se mit à soupirer, et ensuite il se mit à rire.
– Vous avez pourtant bien ce qu’il faut pour être ministre, lui répliqua Rafté.
Chapitre XCVIII. M. d’Aiguillon prend sa revanche §
Le lendemain du jour où le terrible arrêt du parlement avait empli de bruit Paris et Versailles, lorsque l’attente était grande pour tout le monde de savoir quelle serait la suite de cet arrêt, M. le duc de Richelieu, qui s’était transporté à Versailles et avait repris sa vie régulière, vit entrer chez lui Rafté, tenant une lettre à la main. Le secrétaire flairait et pesait cette lettre avec un air d’inquiétude qui se communiqua promptement au maître.
– Qu’est-ce encore, Rafté ? demanda le maréchal.
– Quelque chose de peu agréable, j’imagine, monseigneur, et qui est enfermé là dedans.
– Pourquoi imagines-tu cela ?
– Parce que la lettre est de M. le duc d’Aiguillon.
– Ah ! ah ! fit le duc, de mon neveu ?
– Oui, monsieur le maréchal. Au sortir du conseil du roi, un huissier de la chambre est venu et m’a remis ce pli pour vous ; voilà dix minutes que je le tourne et le retourne sans pouvoir m’empêcher d’y voir quelque mauvaise nouvelle.
Le duc étendit la main.
– Donne, dit-il, je suis brave.
– Je vous préviens, interrompit Rafté, que l’huissier, en me remettant ce papier, a ri jusqu’au fond du gosier.
– Diable ! voilà qui est inquiétant ; donne toujours, répliqua le maréchal.
– Et qu’il a ajouté : « M. le duc d’Aiguillon recommande que M. le maréchal ait ce message sur-le-champ. »
– Douleur ! tu ne me feras pas dire que tu sois un mal ! s’écria le vieux maréchal en brisant le cachet d’une main ferme.
Et il lut.
– Eh ! eh ! vous faites la grimace, dit Rafté les mains derrière le dos, en observateur.
– Est-il possible ! murmura Richelieu poursuivant sa lecture.
– C’est sérieux, à ce qu’il paraît ?
– Tu as l’air enchanté ?
– Sans doute, je vois que je ne m’étais pas trompé.
Le maréchal reprit sa lecture.
– Le roi est bon, dit-il au bout d’un instant.
– Il nomme M. d’Aiguillon ministre ?
– Mieux que cela.
– Oh ! oh ! quoi donc ?
– Lis et commente.
Rafté lut à son tour ce billet ; il était écrit de la main même du duc d’Aiguillon et conçu en ces termes :
« Mon cher oncle,
« Votre bon conseil a porté ses fruits : j’ai confié mes chagrins à cette excellente amie de notre maison, madame la comtesse du Barry, qui a bien voulu déposer ma confidence dans le sein de Sa Majesté. Le roi s’est indigné des violences que me font MM. du parlement, à moi qui me suis employé si fidèlement à son service, et, dans son conseil de ce jour même, Sa Majesté a cassé l’arrêt du parlement et m’a enjoint de continuer mes fonctions de pair de France.
« Je vous envoie, mon cher oncle, sachant bien tout le plaisir que vous fera cette nouvelle, la teneur de la décision que Sa Majesté a prise en conseil aujourd’hui. Je l’ai fait copier par un secrétaire, et vous en avez notification avant qui que ce soit au monde.
« Veuillez croire à mon tendre respect, mon cher oncle, et me continuez vos bonnes grâces et vos bons conseils.
« Signé : Duc d’Aiguillon. »
– Il se moque de moi par-dessus le marché, s’écria Richelieu.
– Ma foi, je crois que oui, monseigneur.
– Le roi ! le roi ! qui se jette dans le guêpier.
– Vous ne vouliez pas le croire hier.
– Je n’ai pas dit qu’il ne s’y jetterait pas, monsieur Rafté, j’ai dit qu’il s’en tirerait… Or, tu vois qu’il s’en tire.
– Le fait est que le parlement est battu.
– Et moi aussi !
– Pour le moment, oui.
– Pour toujours ! hier, je le pressentais, et tu m’as tant consolé, qu’il ne pouvait manquer de m’arriver des désagréments.
– Monseigneur, vous vous découragez un peu tôt, ce me semble.
– Maître Rafté, vous êtes un niais. Je suis battu et je paierai l’amende. Vous ne comprenez peut-être pas tout ce qu’il y a de désagréable pour moi à être la risée de Luciennes ; à l’heure qu’il est, le duc me raille dans les bras de madame du Barry. Mademoiselle Chon et M. Jean du Barry font des gorges chaudes à mon endroit ; le négrillon se bourre de bonbons en me faisant la nique. Corbleu ! j’ai bon caractère, mais tout cela me rend furieux.
– Furieux monseigneur ?
– J’ai dit le mot, furieux !
– Alors il ne fallait pas faire ce que vous avez fait, répliqua philosophiquement Rafté.
– Vous m’y avez poussé, monsieur le secrétaire.
– Moi ?
– Oui, vous.
– Eh ! qu’est-ce que cela me fait, que M. d’Aiguillon soit ou ne soit pas pair de France ? Je vous le demande, monseigneur. Votre neveu ne me fait pas tort, ce me semble.
– Monsieur Rafté, vous êtes un impertinent !
– Il y a quarante-neuf ans que vous me le dites, monseigneur.
– Et je vous le répéterai encore.
– Pas quarante-neuf ans, voilà qui me rassure.
– Rafté, si c’est comme cela que vous prenez mes intérêts !…
– Les intérêts de vos petites passions, non, monsieur le duc, jamais… Vous faites, tout homme d’esprit que vous êtes, des sottises que je ne pardonnerais pas à un cuistre tel que moi.
– Expliquez-vous, monsieur Rafté, et, si j’ai tort, je l’avouerai.
– Il vous a fallu hier une vengeance, n’est-ce pas ? Vous avez voulu voir l’humiliation de votre neveu, vous avez voulu apporter en quelque sorte l’arrêt du parlement et compter les tressaillements et les palpitations de votre victime, comme dit M. de Crébillon le fils. Eh bien, monsieur le maréchal, ces spectacles-là se payent gros ; ces satisfactions-là coûtent cher… Vous êtes riche, payez, monsieur le maréchal, payez !
– Qu’eussiez-vous fait à ma place, vous, monsieur le bel esprit ? Voyons.
– Rien… j’eusse attendu sans donner signe de vie ; mais il vous démangeait d’opposer le parlement à la du Barry, du moment où la du Barry trouvait M. d’Aiguillon plus jeune que vous.
Un grognement du maréchal fut sa réponse.
– Eh bien, poursuivit Rafté, le parlement était assez soufflé par vous pour faire ce qu’il a fait ; l’arrêt lancé, vous offriez vos services à votre neveu, qui ne se fût douté de rien.
– Cela est bel et bon, et j’admets que j’aie eu tort ; mais alors vous deviez m’avertir.
– Moi, empêcher de faire le mal ?… Vous me prenez pour un autre, monsieur le maréchal ; vous répétez à tout venant que je suis votre créature, que vous m’avez dressé, et vous voudriez que je ne fusse pas ravi de voir se faire une sottise ou arriver un malheur ?… Allons donc !
– Il arrivera un malheur, alors, monsieur le sorcier ?
– Certainement.
– Lequel ?
– C’est que vous vous entêterez, et que M. d’Aiguillon prendra le joint entre le parlement et madame du Barry ; ce jour-là, il sera ministre, et vous, exilé… ou à la Bastille.
Le maréchal renversa de fureur tout le contenu de sa tabatière sur le tapis.
– À la Bastille ! dit-il en haussant les épaules : est-ce que Louis XV est Louis XIV ?
– Non ; mais madame du Barry, doublée de M. d’Aiguillon, vaudra madame de Maintenon, prenez-y garde ! et je ne sache pas aujourd’hui de princesse du sang qui vous y aille porter des bonbons et la petite oie.
– Voilà bien des pronostics, répliqua le maréchal après un long silence… Vous lisez dans l’avenir ; mais, pour le présent, s’il vous plaît ?
– M. le maréchal est trop sage pour qu’on lui donne des conseils.
– Dis donc, monsieur le drôle, ne vas-tu pas aussi te moquer de moi ?…
– Faites attention, monsieur le maréchal, que vous confondez les dates ; on n’appelle plus drôle un homme passé quarante ans ; j’en ai soixante-sept.
– N’importe… sors-moi de là, et… vite !… vite !…
– Par un conseil ?
– Par ce que tu voudras.
– Il n’est pas temps encore.
– Décidément, tu fais le plaisant.
– Plût à Dieu !… Si je faisais le plaisant, c’est que la circonstance serait plaisante… et malheureusement, elle ne l’est pas.
– Qu’est-ce que cette défaite : il n’est pas temps ?
– Non, monseigneur, il n’est pas temps. Si la notification de l’arrêté du roi était parvenue à Paris, je ne dis pas… Voulez-vous que nous expédiions un courrier à M. le président d’Aligre ?
– Pour qu’on se moque plus tôt de nous !…
– Quel amour-propre ridicule, monsieur le maréchal ! vous feriez perdre la tête à un saint… Tenez laissez-moi finir mon plan de descente en Angleterre, et achevez de vous noyer dans votre intrigue de portefeuille, puisque la besogne est à moitié faite.
Le maréchal connaissait les humeurs noires de M. Rafté ; il savait qu’une fois sa mélancolie déclarée, le secrétaire n’était plus bon à toucher avec des pincettes.
– Voyons, ne me boude pas, dit-il, et, si je ne comprends pas, fais-moi comprendre.
– Alors, monseigneur veut que je lui trace un plan de conduite ?
– Certainement, puisque tu prétends que je ne sais pas me conduire moi même.
– Eh bien, soit ! écoutez donc.
– J’écoute.
– Vous enverrez à M. d’Aligre, dit Rafté d’un ton bourru, la lettre de M. d’Aiguillon, vous y joindrez l’arrêté pris par le roi en son conseil. Vous attendrez que le parlement se soit assemblé là-dessus et en ait délibéré, ce qui arrivera immédiatement ; ensuite de quoi, vous monterez en carrosse et irez rendre une petite visite à votre procureur, maître Flageot.
– Plaît-il ? s’écria Richelieu, que ce nom fit bondir comme la veille. Encore M. Flageot ! que diable maître Flageot a-t-il à faire en tout ceci, et qu’irai-je, moi, faire chez un maître Flageot ?
– J’ai eu l’honneur de vous dire, monseigneur, que maître Flageot était votre procureur.
– Eh bien, après ?
– Eh bien, s’il est votre procureur, il a des sacs à vous… des procès quelconques… vous irez lui demander des nouvelles de vos procès.
– Demain ?
– Oui, monsieur le maréchal, demain.
– Mais c’est votre affaire, cela, monsieur Rafté.
– Non pas, non pas… Bon quand maître Flageot était un simple gratte-papier ; alors je pouvais traiter d’égal à égal avec lui : mais, comme à partir de demain, maître Flageot est un Attila, un fléau des rois, ni plus ni moins, ce n’est pas trop d’un duc et pair, maréchal de France, pour conférer avec ce tout-puissant.
– Tout cela, est-ce sérieux, ou jouons-nous la comédie ?
– Vous verrez demain si c’est sérieux, monseigneur.
– Mais encore, dis-moi ce qui m’arrivera chez ton maître Flageot ?
– J’en serais bien fâché… vous voudriez me prouver demain que vous aviez deviné d’avance… Bonsoir, monsieur le maréchal. Rappelez-vous ceci : un courrier à M. d’Aligre tout de suite, une visite à maître Flageot demain. Ah ! l’adresse… le cocher la sait, il m’y a conduit assez de fois depuis huit jours.
Chapitre XCIX. Où le lecteur retrouvera une de ses anciennes connaissances qu’il croyait perdue, et que peut-être il ne regrettait pas §
Le lecteur nous demandera sans doute pourquoi maître Flageot, qui va jouer un si majestueux rôle, était appelé procureur au lieu d’avocat ; le lecteur ayant raison, nous ferons droit à sa requête.
Les vacances étaient depuis quelque temps réitérées au parlement, et les avocats plaidaient si peu, que ce n’était pas la peine d’en parler.
Maître Flageot, prévoyant le moment où on ne plaiderait pas du tout, fit quelques arrangements avec maître Guildou, le procureur, qui lui céda son étude et sa clientèle moyennant la somme de vingt-cinq mille livres une fois données. Voilà comment maître Flageot se trouva être procureur. Que si on nous demande maintenant comment il paya les vingt-cinq mille livres, nous répondrons que ce fut en épousant mademoiselle Marguerite, à qui cette somme échut en héritage vers la fin de l’année 1770, trois mois avant l’exil de M. de Choiseul.
Maître Flageot depuis longtemps s’était fait remarquer par sa persévérance à tenir le parti de l’opposition. Une fois procureur, il redoubla de violence, et à cette violence gagna quelque célébrité. Ce fut cette célébrité, jointe à la publication d’un mémoire incendiaire sur le conflit de M. d’Aiguillon avec M. de La Chalotais, qui attira l’attention de M. Rafté, lequel avait besoin de se tenir au courant des affaires du parlement.
Mais, malgré sa dignité nouvelle et son importance croissante, maître Flageot ne quitta pas la rue du Petit-Lion-Saint-Sauveur. Il eût été trop cruel à mademoiselle Marguerite de ne pas s’entendre appeler madame Flageot par les voisines, et de ne pas être respectée par les clercs de maître Guildou, passés au service du nouveau procureur.
On devine ce que M. de Richelieu souffrait en traversant Paris, le Paris nauséabond de cette zone pour aborder à ce trou punais10 que l’édilité parisienne décorait du nom de rue.
Devant la porte de maître Flageot, le carrosse de M. de Richelieu fut arrêté par un autre carrosse qui s’arrêtait aussi.
Le maréchal aperçut une coiffure de femme qui descendait de cette voiture, et, comme ses soixante-quinze ans ne l’avaient pas rebuté du métier de galant, il se hâta de plonger ses pieds dans la boue noire pour aller offrir la main à cette dame qui descendait seule.
Mais, ce jour-là, le maréchal jouait de malheur : une jambe sèche et rugueuse qui s’allongea sur le marchepied, trahit une vieille femme. Un visage ridé, tanné sous une ligne de rouge, acheva de lui prouver que cette femme était non seulement vieille, mais décrépite.
Il n’y avait cependant pas à reculer, le maréchal avait fait le mouvement, et le mouvement avait été vu ; d’ailleurs, M. de Richelieu n’était pas jeune. Cependant la plaideuse, car quelle femme à voiture fût venue en cette rue, si elle n’eût été une plaideuse ? cependant, disons-nous, la plaideuse n’imita point l’hésitation du duc ; elle déposa avec un horrible sourire sa patte dans la main de Richelieu.
– J’ai vu cette figure-là quelque part, dit tout bas le maréchal.
Et, tout haut :
– Est-ce que madame monte aussi chez maître Flageot ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur le duc, répliqua la vieille.
– Oh ! j’ai l’honneur d’être connu de vous, madame ? s’écria le duc, désagréablement surpris, en s’arrêtant sur le seuil de l’allée noire.
– Qui ne connaît M. le maréchal duc de Richelieu ? fut-il répondu. Il faudrait ne pas être femme.
– Cette guenon croit donc qu’elle est une femme ? murmura le vainqueur de Mahon.
Et il salua le plus gracieusement du monde.
– Si j’osais demander à mon tour, ajouta-t-il, à qui j’ai l’honneur de parler ?
– Je suis la comtesse de Béarn, votre servante, répondit la vieille en faisant une révérence de cour sur le plancher boueux de l’allée, à trois pouces d’une trappe de cave ouverte, dans laquelle le maréchal s’attendait méchamment à la voir disparaître à son troisième plié.
– Enchanté, madame, ravi, dit-il, et je rends mille grâces au hasard. Vous avez donc aussi des procès, madame la comtesse ?
– Eh ! monsieur le duc, je n’en ai qu’un ; mais quel procès ! Il n’est pas que vous n’en ayez ouï parler ?
– Fort bien, fort bien ; ce grand procès… c’est vrai, pardon. Comment diable avais-je oublié cela ?
– Contre les Saluces.
– Contre les Saluces, oui, madame la comtesse ; ce procès sur lequel on a fait cette chanson…
– Une chanson !… dit la vieille piquée, quelle chanson ?
– Prenez garde, madame, il y a ici un renfoncement, dit le duc, qui vit que décidément la vieille ne se jetterait pas dans le trou ; prenez la rampe, c’est-à-dire la corde.
La vieille monta les premières marches. Le duc la suivit.
– Oui, une chanson assez drôle, dit-il.
– Une chanson assez drôle sur mon procès ?…
– Dame ! je vous en fais juge… Mais vous la connaissez peut-être ?…
– Pas du tout.
– C’est sur l’air de la Bourbonnaise ; il y est dit :
Madame la comtesse,
Faites-moi politesse,
Je suis dans l’embarras.
C’est madame du Barry qui parle, vous entendez.
– C’est impertinent pour elle…
– Que voulez-vous ! les chansonniers… ils ne respectent rien. Dieu ! que cette corde est grasse ! Alors vous répondez ceci :
Je suis vieille et têtue ;
Un gros procès me tue ;
Qui me le gagnera ?
– Eh ! monsieur, c’est affreux ! s’écria la comtesse ; on n’outrage pas ainsi une femme de qualité.
– Madame, excusez-moi si j’ai chanté faux ; cet escalier m’échauffe… Ah ! nous voici arrivés ; permettez que je tire le pied de biche.
La vieille laissa passer en grommelant le duc devant elle.
Le maréchal sonna, et madame Flageot, qui, pour être devenue procureuse, n’avait pas cessé d’être portière et cuisinière, vint ouvrir la porte.
Les deux plaideurs, introduits dans le cabinet de maître Flageot, trouvèrent un homme furieux qui s’escrimait, la plume aux dents, à dicter un factum terrible à son premier clerc.
– Mon Dieu, maître Flageot, qu’y a-t-il donc ? s’écria la comtesse, dont la voix fit se retourner le procureur.
– Ah ! madame, serviteur de tout mon cœur. Un siège à madame la comtesse de Béarn. Monsieur est avec vous, madame ?… Eh ! mais je ne me trompe pas, M. le duc de Richelieu chez moi !… Un autre siège, Bernardet, un autre siège.
– Maître Flageot, dit la comtesse, où en est mon procès, je vous prie ?
– Ah ! madame, justement je m’occupais de vous à cette heure.
– Fort bien, maître Flageot, fort bien.
– Et d’une façon, madame la comtesse, qui fera du bruit, je l’espère.
– Hum ! prenez garde…
– Oh ! madame, il n’y a plus rien à ménager…
– Si vous vous occupez de moi, alors vous pouvez donner audience à M. le duc.
– Monsieur le duc, excusez-moi, dit maître Flageot ; mais vous êtes trop galant pour ne pas comprendre…
– Je comprends, maître Flageot, je comprends.
– Maintenant, je suis tout à vous.
– Soyez tranquille, je n’abuserai pas : vous savez ce qui m’amène.
– Les sacs que M. Rafté m’a remis l’autre jour.
– Quelques pièces relatives à mon procès de… à mon procès du… Que diable ! vous devez savoir de quel procès je veux parler, maître Flageot.
– De votre procès de la terre de Chapenat.
– Je ne dis pas non, et me ferez-vous gagner ?… Voyons. Ce serait bien gracieux de votre part.
– Monsieur le duc, c’est une affaire remise indéfiniment.
– Bon ! pourquoi ?
– Cela ne se plaidera pas avant un an, au moins.
– La raison, s’il vous plaît ?
– Les circonstances, monsieur le duc, les circonstances… Vous connaissez l’arrêté de Sa Majesté ?…
– Je crois que oui… Lequel ? Sa Majesté rend beaucoup d’arrêtés.
– Celui qui annule le nôtre.
– Très bien. Après ?
– Eh bien, monsieur le duc, nous y répondrons en brûlant nos vaisseaux.
– En brûlant vos vaisseaux, mon cher ? vous brûlerez les vaisseaux du parlement ? Voilà ce qui n’est pas parfaitement clair, et j’ignorais que le parlement eût des vaisseaux.
– La première chambre refuse d’enregistrer peut-être ? demanda madame de Béarn, que le procès de M. de Richelieu ne distrayait en aucune façon du sien.
– Mieux que cela.
– La seconde aussi ?
– Ça ne serait rien… Les deux chambres ont pris la résolution de ne plus rien juger avant que le roi ait retiré M. d’Aiguillon.
– Bah ! s’écria le maréchal en frappant des mains.
– Ne plus juger… quoi ? demanda la comtesse émue.
– Mais… les procès, madame.
– On ne jugerait pas mon procès, à moi ? s’écria madame de Béarn avec une terreur qu’elle ne cherchait pas même à dissimuler.
– Pas plus le vôtre, madame, que celui de M. le duc.
– Mais c’est inique ! c’est de la rébellion aux ordres de Sa Majesté, cela.
– Madame, répliqua le procureur majestueusement, le roi s’est oublié… nous nous oublions aussi.
– Monsieur Flageot, vous vous ferez mettre à la Bastille, c’est moi qui vous le dis.
– J’irai en chantant, madame, et, si j’y vais, tous mes confrères m’y suivront en portant des palmes.
– Il est enragé ! dit la comtesse à Richelieu.
– Nous sommes tous comme cela, répliqua le procureur.
– Oh ! oh ! fit le maréchal, cela devient curieux.
– Mais, monsieur, vous m’avez dit tout à l’heure que vous vous occupiez de moi, reprit madame de Béarn.
– Je l’ai dit, et c’est vrai… Vous êtes, madame, le premier exemple que je cite dans ma narration ; voici le paragraphe qui vous concerne.
Et il arracha des mains de son clerc le factum commencé, pinça son nez avec ses lunettes et lut avec emphase :
« Leur état perdu, leur fortune compromise, leurs devoirs foulés aux pieds… Sa Majesté comprendra combien ils ont dû souffrir… Ainsi, l’exposant détenait entre ses mains une importante affaire de laquelle dépend la fortune d’une des premières maisons du royaume ; par ses soins, par son industrie, par son talent, il ose le dire, cette affaire marchait à bien, et le droit de très haute et très puissante dame Angélique-Charlotte-Véronique, comtesse de Béarn, allait être reconnu, proclamé, lorsque le souffle de la discorde… s’engouffrant… »
– J’en suis resté là, madame, dit le procureur en se rengorgeant, et je crois que la figure sera belle.
– Monsieur Flageot, dit la comtesse de Béarn, il y a quarante ans que je fis officier pour la première fois monsieur votre père, digne homme s’il en fut ; je vous continuai ma clientèle ; vous avez gagné dix ou douze mille livres avec mes affaires ; vous en eussiez gagné autant encore, peut-être.
– Écrivez, écrivez tout cela, dit vivement Flageot à son clerc, c’est un témoignage, c’est une preuve : on l’insérera dans la confirmation.
– Or, interrompit la comtesse, je vous retire mes dossiers ; à partir de ce moment, vous avez perdu ma confiance.
Maître Flageot, frappé de cette disgrâce comme d’un coup de foudre, resta un moment stupéfait ; mais, se relevant sous le coup comme un martyr qui confesse son Dieu :
– Soit ! dit-il ; Bernardet, rendez les dossiers à madame, et vous consignerez ce fait, ajouta-t-il, que l’exposant a préféré sa conscience à sa fortune.
– Pardon, comtesse, glissa le maréchal à l’oreille de madame de Béarn, mais vous n’avez pas réfléchi, ce me semble.
– À quoi, monsieur le duc ?
– Vous retirez vos dossiers à ce brave protestant ; mais pourquoi faire ?
– Pour les porter à un autre procureur, à un autre avocat ! s’écria la comtesse.
Maître Flageot leva les yeux au ciel avec un funèbre sourire d’abnégation, de résignation stoïque.
– Mais, continua le maréchal, toujours parlant à l’oreille de la comtesse, puisqu’il est décidé que les chambres ne jugeront rien, ma chère madame, un autre procureur n’occupera pas plus pour vous que maître Flageot…
– C’est donc une ligue ?
– Pardieu ! croyez-vous maître Flageot assez bête pour se faire protestant tout seul, pour perdre son étude tout seul, si ses confrères ne devaient pas faire comme lui, et, par conséquent, le soutenir ?
– Mais vous, monsieur, que faites-vous ?
– Moi, je déclare que maître Flageot est un fort honnête procureur, et que mes dossiers sont aussi bien chez lui que chez moi… en conséquence, je les lui laisse tout en le payant, bien entendu, comme s’il poursuivait.
– On dit avec raison, monsieur le maréchal, que vous êtes un esprit généreux, libéral ! s’écria maître Flageot ; j’en propagerai la renommée, monsieur le duc.
– Vous me comblez, mon cher procureur, répondit Richelieu en s’inclinant.
– Bernardet ! cria le procureur enthousiasmé à son clerc, vous insérerez à la péroraison l’éloge de M. le maréchal de Richelieu.
– Non, non pas ! maître Flageot, je vous en supplie…, répliqua vivement le maréchal. Oh ! diable, qu’allez-vous faire là ? J’aime le secret pour ce qu’on est convenu d’appeler une bonne action… Ne me désobligez pas, maître Flageot ; je nierais, voyez-vous, je démentirais : ma modestie est susceptible… Voyons, comtesse, que dites-vous ?
– Je dis que mon procès sera jugé… qu’il me faut un jugement, et je l’aurai.
– Et moi, je dis que, si votre procès est jugé, madame, c’est que le roi aura envoyé les Suisses, les chevau-légers et vingt pièces de canon dans la grand-salle, répondit maître Flageot d’un air belliqueux qui acheva de consterner la plaideuse.
– Vous ne croyez pas, alors, que Sa Majesté puisse sortir de ce pas ? dit tout bas Richelieu à Flageot.
– Impossible, monsieur le maréchal ; c’est un cas inouï. Plus de justice en France, c’est comme s’il n’y avait plus de pain.
– Croyez-vous ?
– Vous verrez.
– Mais le roi se fâchera.
– Nous sommes résolus à tout !
– Même à l’exil ?
– Même à la mort, monsieur le maréchal ! parce qu’on porte une robe, on n’a pas moins un cœur.
Et M. Flageot frappa vigoureusement sa poitrine.
– En effet, dit Richelieu à sa compagne, je crois, madame, que voilà un mauvais pas pour le ministère.
– Oh ! oui, répondit après un silence la vieille comtesse, et il est bien triste pour moi, qui ne me mêle en rien à tout ce qui se passe, de me trouver prise dans ce conflit.
– M’est avis, madame, dit le maréchal, qu’il existe de par le monde quelqu’un qui vous aiderait en cette affaire, quelqu’un de bien puissant… Mais cette personne voudra-t-elle ?
– Est-ce trop de curiosité, monsieur le duc, que de vous demander le nom de cette puissance ?
– Votre filleule, dit le duc.
– Oh ! oh ! madame du Barry ?
– Elle-même.
– Au fait, c’est vrai… vous me donnez une idée.
Le duc se mordit les lèvres.
– Vous irez à Luciennes ? dit-il.
– Sans balancer.
– Mais la comtesse du Barry ne brisera pas l’opposition du parlement.
– Je lui dirai que je veux voir mon procès jugé, et, comme elle ne peut rien me refuser après le service que je lui ai rendu, elle dira au roi que la chose lui plaît. Sa Majesté parlera au chancelier, et le chancelier a le bras long, monsieur le duc… Maître Flageot, faites-moi le plaisir de bien étudier mon affaire ; elle arrivera au rôle plus tôt que vous ne croyez : c’est moi qui vous le dis.
Maître Flageot tourna la tête avec une incrédulité qui ne fit pas revenir la comtesse.
Pendant ce temps, le duc avait réfléchi.
– Eh bien, puisque vous allez à Luciennes, madame, voudrez-vous bien y présenter mes très humbles respects ?
– Très volontiers, monsieur le duc.
– Nous sommes compagnons d’infortune ; votre procès est en souffrance, le mien aussi ; en priant pour vous, vous feriez pour moi… En outre, vous pourriez témoigner là-bas du déplaisir que me causent ces têtes carrées du parlement ; vous ajouteriez que c’est moi qui vous ai donné le conseil de recourir à la divinité de Luciennes.
– Je n’y manquerai pas, monsieur le duc. Adieu, messieurs.
– Faites-moi l’honneur d’accepter ma main pour rejoindre votre carrosse. Encore une fois, adieu, maître Flageot, je vous laisse à vos occupations…
Le maréchal conduisit la comtesse à sa voiture.
– Rafté avait raison, dit-il, les Flageot vont faire une révolution. Dieu merci, me voici étayé des deux côtés… Je suis de la cour, et je suis parlementaire. Madame du Barry va s’engager dans la politique et tomber toute seule ; si elle résiste, j’ai ma petite mine de Trianon. Décidément, ce diable de Rafté est de mon école et j’en ferai mon chef de cabinet le jour où je serai ministre.
Chapitre C. Où les choses s’embrouillent de plus en plus §
Madame de Béarn profita littéralement du conseil de Richelieu ; deux heures et demie après que le duc l’eut quittée, elle faisait antichambre à Luciennes, dans la société de M. Zamore.
Il y avait déjà quelque temps qu’on ne l’avait vue chez madame du Barry ; aussi sa présence produisit-elle un effet de curiosité dans le boudoir de la comtesse, où son nom fut annoncé.
M. d’Aiguillon non plus n’avait pas perdu son temps, et il complotait avec la favorite lorsque Chon vint demander audience pour madame de Béarn.
Le duc voulait se retirer, madame du Barry le retint.
– J’aime mieux que vous soyez là, dit-elle ; au cas où ma vieille quêteuse viendrait me faire un emprunt, vous me seriez fort utile, elle demandera moins.
Le duc demeura.
Madame de Béarn, avec un visage composé pour la circonstance, prit en face de la comtesse le fauteuil que celle-ci lui offrit ; et, les premières civilités échangées :
– Puis-je savoir quelle bonne chance vous amène, madame ? demanda madame du Barry.
– Ah ! madame, dit la vieille plaideuse, un grand malheur !
– Quoi donc, madame ?
– Une nouvelle qui affligera beaucoup Sa Majesté…
– Dites vite, madame.
– Les parlements…
– Ah ! ah ! grommela le duc d’Aiguillon.
– M. le duc d’Aiguillon, se hâta de dire la comtesse en présentant son hôte à sa visiteuse, dans la crainte de quelque malentendu.
Mais la vieille comtesse était aussi fine que tous les courtisans réunis et elle ne faisait de malentendu qu’à bon escient, et lorsque le malentendu lui paraissait utile.
– Je sais, dit-elle, toutes les turpitudes de ces robins, et leur peu de respect pour le mérite et pour la naissance.
Ce compliment, décoché à bout portant sur le duc, attira un beau salut de celui-ci à la plaideuse, qui se leva et le lui rendit.
– Mais, poursuivit-elle, ce n’est plus de M. le duc qu’il s’agit, c’est de la population tout entière ; les parlements refusent de fonctionner.
– En vérité ! s’écria madame du Barry en se renversant sur le sofa, il n’y aura plus de justice en France ?… Eh bien, après ?… quel changement cela fera-t-il ?
Le duc sourit. Madame de Béarn, au lieu de prendre plaisamment la chose, assombrit encore plus son visage morose.
– C’est un grand désastre, madame, dit-elle.
– Bah ! vraiment ? répondit la favorite.
– On voit bien, madame la comtesse, que vous avez le bonheur de n’avoir pas de procès.
– Hum ! fit M. d’Aiguillon pour appeler l’attention de madame du Barry, qui comprit enfin l’insinuation de la plaideuse.
– Hélas ! madame, dit-elle sur-le-champ, c’est vrai : vous me rappelez que, si je n’ai pas de procès, vous avez un procès bien important, vous !
– Oh ! oui, madame !… et tout retard me sera ruineux.
– Pauvre dame !
– Il faudrait, madame la comtesse, que le roi prît une résolution.
– Eh ! madame, Sa Majesté y est fort disposée : elle exilera MM. les conseillers, et tout sera dit.
– Mais alors, madame, c’est un ajournement indéfini.
– Voyez-vous un remède, madame ? Veuillez nous l’indiquer.
La plaideuse se cacha sous ses coiffes, comme César expirant sous sa toge.
– Il y aurait bien un moyen, dit alors d’Aiguillon ; mais Sa Majesté reculera peut-être à l’employer.
– Lequel ? dit la plaideuse avec anxiété.
– La ressource ordinaire de la royauté, lorsqu’elle est un peu trop gênée en France, c’est de tenir un lit de justice et de dire : « Je veux ! » alors que tous les opposants pensent : « Je ne veux pas. »
– Excellente idée ! s’écria madame de Béarn dans l’enthousiasme.
– Mais qu’il ne faudrait pas divulguer, répliqua finement d’Aiguillon, avec un geste que comprit madame de Béarn.
– Oh ! madame, dit alors la plaideuse, madame, vous qui pouvez tant sur Sa Majesté, obtenez qu’elle dise : « Je veux qu’on juge le procès de madame de Béarn. » D’ailleurs, vous le savez, c’est chose promise, et depuis longtemps.
M. d’Aiguillon se pinça les lèvres, salua madame du Barry et quitta le boudoir. Il venait d’entendre dans la cour le carrosse du roi.
– Voici le roi ! dit madame du Barry en se levant pour congédier la plaideuse.
– Oh ! madame, pourquoi ne me permettriez-vous pas de me jeter aux pieds de Sa Majesté ?
– Pour lui demander un lit de justice ? Je le veux bien, répliqua vivement la comtesse. Demeurez ici, madame, puisque tel est votre désir.
À peine madame de Béarn avait-elle rajusté ses coiffes que le roi entra.
– Ah ! dit-il, vous avez des visites, comtesse ?…
– Madame de Béarn, sire.
– Sire, justice ! s’écria la vieille dame en faisant une profonde révérence.
– Oh ! oh ! s’écria Louis XV avec un persiflage inintelligible pour quiconque ne le connaissait pas ; quelqu’un vous aurait-il offensé, madame ?
– Sire, je demande justice.
– Contre qui ?
– Contre le parlement.
– Ah ! bon ! fit le roi en frappant dans ses mains ; vous vous plaignez de mes parlements ? Eh bien, faites-moi donc le plaisir de les mettre à la raison. J’ai aussi à m’en plaindre, moi, et je vous demande justice également, ajouta-t-il en imitant la révérence de la vieille comtesse.
– Sire, enfin vous êtes le roi, vous êtes le maître.
– Le roi, oui ; le maître, pas toujours.
– Sire, exprimez votre volonté.
– C’est ce que je fais tous les soirs, madame ; et eux, tous les matins, expriment aussi leur volonté. Or, comme ces deux volontés sont diamétralement opposées l’une de l’autre, il en est de nous comme de la terre et de la lune, qui courent éternellement l’une après l’autre sans jamais se rencontrer.
– Sire, votre voix est assez puissante pour couvrir toutes les criailleries de ces gens-là.
– C’est ce qui vous trompe. Je ne suis pas avocat, moi, et eux le sont. Si je dis oui, ils disent non ; impossible de s’entendre… Ah ! si, quand j’ai dit oui, vous trouvez un moyen de les empêcher de dire non, je fais alliance avec vous.
– Sire, ce moyen, je l’ai.
– Donnez-le-moi tout de suite.
– Ainsi ferai-je, sire. Tenez un lit de justice.
– Voilà bien un autre embarras, dit le roi ; un lit de justice ! Y pensez-vous, madame ? C’est quasi une révolution.
– C’est un moyen de dire en face à ces gens rebelles que vous êtes le maître. Vous savez, sire, que le roi, lorsqu’il manifeste ainsi sa volonté, a seul droit de parler, nul ne répond. Vous leur direz : « Je veux », et ils baisseront la tête…
– Le fait est, dit la comtesse du Barry, que l’idée est pompeuse.
– Pompeuse, oui, répliqua Louis XV ; bonne, non.
– C’est cependant beau, poursuivit madame du Barry avec chaleur, le cortège, les gentilshommes, les pairs, toute la maison militaire du roi, puis une immense quantité de peuple, puis ce lit de justice composé de cinq oreillers fleurdelisés d’or… Ce serait une belle cérémonie.
– Vous croyez ? dit le roi un peu ébranlé dans ses convictions.
– Et le magnifique habit du roi, le manteau doublé d’hermine, les diamants de la couronne, le sceptre d’or, tout cet éclat qui convient à un visage auguste et beau. Oh ! que vous seriez splendide ainsi, sire !
– Il y a fort longtemps qu’on n’a vu de lit de justice, dit Louis XV avec une nonchalance affectée.
– Depuis votre enfance, sire, dit madame de Béarn ; le souvenir de votre resplendissante beauté est resté dans tous les cœurs.
– Et puis, ajouta madame du Barry, ce serait une bonne occasion pour M. le chancelier de déployer sa rude et concise éloquence, pour écraser ces gens là sous la vérité, sous la dignité, sous l’autorité.
– Il faudra que j’attende le premier méfait du parlement, dit Louis XV ; alors je verrai.
– Qu’attendriez-vous donc, sire, de plus énorme que ce qu’il vient de faire ?
– Et qu’a-t-il donc fait ? Voyons.
– Vous ne le savez pas ?
– Il a un peu taquiné M. d’Aiguillon, ce n’est pas un cas pendable… bien que, fit le roi en regardant madame du Barry, bien que ce cher duc soit de mes amis. Or, si les parlements ont taquiné le duc, j’ai réparé leur méchanceté par mon arrêté d’hier ou d’avant-hier, je ne me souviens plus. Nous voilà donc manche à manche.
– Eh bien, sire, dit vivement madame du Barry, madame la comtesse venait nous annoncer que, ce matin, ces messieurs noirs prennent la belle.
– Comment cela ? dit le roi en fronçant le sourcil.
– Parlez, madame, le roi le permet, dit la favorite.
– Sire, MM. les conseillers ont résolu de ne plus tenir la cour du parlement jusqu’à ce que Votre Majesté leur ait donné gain de cause.
– Plaît-il ? dit le roi. Vous vous trompez, madame, ce serait un acte de rébellion et mon parlement n’osera pas se révolter, j’espère.
– Sire, je vous assure…
– Oh ! madame, ce sont des bruits.
– Votre Majesté veut-elle m’entendre ?
– Parlez, comtesse.
– Eh bien, mon procureur m’a rendu ce matin le dossier de mon procès… Il ne plaide plus, parce qu’on ne juge plus.
– Bruits, vous dis-je ; essai, épouvantail.
Et, tout en disant cela, le roi se promenait tout agité dans le boudoir.
– Sire, Votre Majesté croira-t-elle M. de Richelieu plus que moi ? Eh bien, on a rendu en ma présence à M. de Richelieu les sacs du procès, comme à moi, et M. le duc s’est retiré bien courroucé.
– On gratte à la porte, dit le roi pour changer la conversation.
– C’est Zamore, sire.
Zamore entra.
– Maîtresse, une lettre, dit-il.
– Vous permettez, sire ? demanda la comtesse. Ah ! mon Dieu ! dit-elle tout à coup.
– Quoi donc ?
– De M. le chancelier, sire. M. de Maupeou, sachant que Votre Majesté a bien voulu me visiter, sollicite mon intervention pour obtenir un moment d’audience.
– Qu’y a-t-il encore ?
– Faites entrer M. le chancelier, dit madame du Barry.
La comtesse de Béarn se leva et voulut prendre congé.
– Vous n’êtes pas de trop, madame, lui dit le roi. Bonjour, monsieur de Maupeou. Quoi de nouveau ?
– Sire, dit en s’inclinant le chancelier, le parlement vous gênait : vous n’avez plus de parlement.
– Et comment cela ? Sont-ils tous morts ? ont-ils mangé de l’arsenic ?
– Plût au ciel !… Non, sire, ils vivent ; mais ils ne veulent plus siéger et donnent leurs démissions. Je viens de les recevoir en masse.
– Les conseillers ?
– Non, sire, les démissions.
– Quand je vous disais, sire, que c’était sérieux, dit la comtesse à demi voix.
– Très sérieux, répondit Louis XV avec impatience. Eh bien, monsieur le chancelier, qu’avez-vous fait ?
– Sire, je suis venu prendre les ordres de Votre Majesté.
– Exilons ces gens-là, Maupeou.
– Sire, ils ne jugeront pas davantage en exil.
– Enjoignons-leur de juger !… Bah ! les injonctions sont usées… les lettres de jussion aussi…
– Ah ! sire, il faut cette fois montrer de la volonté.
– Oui, vous avez raison.
– Courage ! dit tout bas madame de Béarn à madame du Barry.
– Et montrer le maître, après avoir trop souvent montré le père ! s’écria la comtesse.
– Chancelier, dit lentement le roi, je ne sais plus qu’un moyen : il est grave mais efficace. Je veux tenir un lit de justice ; il faut que ces gens-là tremblent une bonne fois.
– Ah ! sire, s’écria le chancelier, voilà parler ; qu’ils plient ou qu’ils rompent !
– Madame, ajouta le roi en s’adressant à la plaideuse, si votre procès n’est pas jugé, vous le voyez, ce ne sera pas de ma faute.
– Sire, vous êtes le plus grand roi du monde.
– Oh ! oui !… dirent en écho et la comtesse, et Chon, et le chancelier.
– Ce n’est cependant pas ce que le monde dit, murmura le roi.
Chapitre CI. Le lit de justice §
Il eut lieu, ce fameux lit de justice, avec tout le cérémonial qu’avaient exigé, d’une part l’orgueil royal, de l’autre les intrigues qui poussaient le maître à ce coup État
La maison du roi fut mise sous les armes, une profusion d’archers à courte robe, de soldats du guet et d’agents de police étaient destinés à protéger M. le chancelier, qui, comme un général en un jour décisif, devait exposer sa personne sacrée pour l’entreprise.
Il était bien exécré, M. le chancelier ; il le savait et, si sa vanité lui pouvait faire redouter son assassinat, les gens mieux instruits des sentiments du public à son égard pouvaient lui prédire sans exagérer un bel et bon affront, ou tout au moins des huées.
Le même revenant bon était assuré à M. d’Aiguillon, que repoussait sourdement l’instinct populaire, un peu perfectionné par les débats des parlements. Le roi jouait la sérénité. Il n’était cependant pas tranquille. Mais on le vit s’admirer dans son magnifique habit royal, et faire immédiatement la réflexion que rien ne protège comme la majesté.
Il aurait pu ajouter : « Et l’amour des peuples. » Mais c’était une phrase qu’on lui avait tant répétée à Metz, lors de sa maladie, qu’il ne crut pas pouvoir la redire sans être taxé de plagiat.
Le matin, madame la dauphine, pour qui ce spectacle était nouveau, et qui, au fond peut-être, désirait le voir, prit son air plaintif, et le porta pendant tout le chemin à la cérémonie, ce qui disposa très favorablement l’opinion envers elle.
Madame du Barry était brave. Elle avait la confiance que donnent la jeunesse et la beauté. D’ailleurs, n’avait-on pas tout dit sur elle ? qu’ajouter à tout ? Elle parut rayonnante, comme si un reflet de l’auguste splendeur de son amant jaillissait jusqu’à elle.
M. le duc d’Aiguillon marchait hardiment au nombre des pairs qui précédaient le roi. Son visage plein de noblesse et de caractère n’accusait aucune trace de chagrin ni de mécontentement. Il ne portait pas la tête en triomphateur. À le voir ainsi marchant, nul n’eût deviné la bataille que le roi et les parlements s’étaient livrée sur le terrain de sa personnalité.
On se le montra du doigt dans la foule ; on lui lança des regards terribles des rangs des parlementaires et ce fut tout.
La grande salle du Palais était pleine à déborder, intéressés et intéressants faisaient un total de plus de trois mille personnes.
Au dehors, la foule, contenue par les verges des huissiers, les bâtons et les masses des archers, ne trahissait sa présence que par ce bourdonnement intraduisible qui n’est pas une voix, qui n’articule rien, mais qui se fait entendre cependant, et qu’on appellerait assez justement le bruit des fluides populaires.
Même silence dans la grande salle lorsque le bruit des pas eut cessé, lorsque chacun eut pris sa place, et que le roi, majestueux et sombre, eut commandé à son chancelier de prendre la parole.
Les parlementaires savaient d’avance ce que leur réservait le lit de justice. Ils comprenaient bien pourquoi on les avait convoqués. Ce devait être pour leur faire entendre des volontés peu mitigées ; mais ils connaissaient la longanimité, pour ne pas dire la timidité du roi et, s’ils avaient peur, c’était plutôt des suites du lit de justice que de la séance elle-même.
Le chancelier prit la parole. Il était beau diseur. Son exorde fut habile, et les amateurs de style démonstratif trouvèrent là une ample pâture.
Toutefois, le discours dégénéra en une mercuriale si rude que la noblesse en eut le sourire aux lèvres et que les parlementaires commencèrent à se trouver assez mal à l’aise.
Le roi ordonnait, par la bouche du chancelier, de couper court à toutes les affaires de Bretagne, dont il avait assez. Il ordonnait au parlement de se réconcilier avec M. le duc d’Aiguillon, dont le service lui agréait ; de ne plus interrompre le service de la justice ; moyennant quoi, tout se passerait comme à ce bienheureux temps de l’âge d’or, où les ruisseaux coulaient en murmurant des discours en cinq points, du genre délibératif ou judiciaire, où les arbres étaient chargés de sacs de procès placés à la portée de MM. les avocats ou les procureurs, qui avaient le droit de les cueillir comme fruits leur appartenant.
Ces friandises ne raccommodèrent pas le parlement avec M. de Maupeou, pas plus qu’avec M. le duc d’Aiguillon. Mais le discours était fait, il n’y avait pas de réponse possible.
Les parlementaires, au comble du dépit, prirent tous, avec cet admirable ensemble qui donne tant de force aux corps constitués, une attitude tranquille et indifférente, qui déplut souverainement à Sa Majesté et au monde aristocratique des tribunes.
Madame la dauphine pâlit de colère. Elle se trouvait pour la première fois en présence de la résistance populaire. Elle en calculait froidement la puissance.
Venue au lit de justice avec l’intention d’être fort opposée, d’aspect du moins, à la résolution qu’on allait y prendre ou notifier, elle se sentit peu à peu entraînée à faire cause commune avec ceux de sa race et de sa caste ; si bien qu’à mesure que le chancelier mordait plus avant dans la chair parlementaire, cette jeune fierté s’indignait de lui voir des dents si peu aiguës ; il lui semblait qu’elle eût trouvé, elle, des paroles qui eussent fait bondir cette assemblée comme un troupeau de bœufs sous l’aiguillon. Bref, elle trouva le chancelier trop faible et les parlementaires trop forts.
Louis XV était physionomiste comme tous les égoïstes le seraient si, quelquefois, ils n’étaient paresseux en même temps qu’égoïstes. Il jeta les yeux autour de lui pour observer l’effet de sa volonté traduite par des paroles qu’il trouvait assez éloquentes.
La pâleur des lèvres pincées de la dauphine lui révélèrent aussitôt ce qui se passait dans cette âme.
Comme contrepoids, il observa la physionomie de madame du Barry : au lieu du sourire vainqueur qu’il y comptait trouver, il ne vit qu’une violente envie d’attirer sur elle les regards du roi, comme pour juger ce qu’il pensait.
Rien n’intimide les esprits faibles comme d’être devancés par l’esprit et la volonté d’autrui. S’ils se voient observés par une résolution déjà prise, ils en concluent qu’ils n’ont pas fait assez, qu’ils vont être ou ont été ridicules, qu’on avait le droit d’exiger plus qu’ils n’ont fait.
Alors ils passent aux extrêmes, le timide devient rugissant, et une manifestation soudaine trahit l’effet de cette réaction produite par la peur sur une peur moins forte.
Le roi n’avait pas besoin d’ajouter un mot aux paroles de son chancelier, cela n’était pas d’étiquette ; cela n’était même pas nécessaire. Mais, en cette occasion, il fut possédé du démon bavard, et, faisant un signe de la main, il montra qu’il allait parler.
Pour le coup, l’attention devint de la stupeur.
On vit toutes les têtes des parlementaires faire volte-face vers le lit de justice avec la précision de mouvement d’une file de soldats instruits.
Les princes, les pairs, les militaires se sentirent émus. Il n’était pas impossible qu’après tant de bonnes choses qui avaient été dites, Sa Majesté Très Chrétienne ne dît une bonne grosse inutilité. Leur respect les empêchait de désigner autrement ce qui pouvait sortir de la bouche du roi.
On vit M. de Richelieu, qui avait affecté de se tenir loin de son neveu, se rapprocher surtout par le coup d’œil et l’affinité mystérieuse de l’intelligence.
Mais son regard, qui commençait à devenir rebelle, rencontra le clair regard de madame du Barry. Richelieu possédait comme personne l’art précieux des transitions : il passa du ton ironique au ton admiratif, et choisit la belle comtesse comme point d’intersection entre les diagonales et ces deux extrêmes.
Ce fut donc un sourire de félicitations et de galanterie qu’il adressa en passant à madame du Barry ; mais celle-ci n’en fut pas dupe, d’autant plus que le vieux maréchal, qui avait commencé d’entamer sa correspondance avec les parlementaires et les princes opposants, fut forcé de la continuer pour ne pas paraître ce qu’il était bien réellement.
Que de perspective dans une goutte d’eau, cet océan pour l’observateur ! Que de siècles dans une seconde, cette éternité indescriptible ! Tout ce que nous disons là se passa dans le temps que Sa Majesté Louis XV mit à se préparer à parler et à ouvrir la bouche.
– Vous avez entendu, dit-il d’une voix ferme, ce que mon chancelier vous a fait savoir de mes volontés. Songez donc à les exécuter, car telles sont mes intentions et je ne changerai jamais !
Louis XV laissa tomber ces derniers mots avec le fracas et la vigueur de la foudre.
Aussi toute l’assemblée fut-elle littéralement foudroyée.
Un frisson passa sur tous les parlementaires, frisson de terreur qui se communiqua immédiatement à la foule, comme l’étincelle électrique court rapide au bout du cordon. Ce même frisson effleura aussi les partisans du roi. La surprise et l’admiration étaient sur tous les fronts, dans tous les cœurs.
La dauphine remercia involontairement le roi par un éclair parti de ses beaux yeux.
Madame du Barry, électrisée, ne put s’empêcher de se lever, et elle eût battu des mains, sans la crainte bien naturelle qu’elle eut d’être lapidée en sortant ou de recevoir le lendemain cent couplets plus odieux les uns que les autres.
Louis XV put jouir dès ce moment de son triomphe.
Les parlementaires inclinèrent leurs fronts toujours avec le même ensemble.
Le roi se souleva sur ses coussins fleurdelisés.
Aussitôt le capitaine des gardes, le commandant de la maison militaire et tous les gentilshommes se levèrent.
Le tambour battit, les trompettes sonnèrent au dehors. Ce frémissement presque silencieux du peuple à l’arrivée se changea en un mugissement qui s’éteignait au lointain, refoulé par les soldats et les archers.
Le roi traversa fièrement la salle, sans voir autre chose sur son passage que des fronts humiliés.
M. d’Aiguillon continua de précéder Sa Majesté sans abuser de son triomphe.
Le chancelier, arrivé à la porte de la salle, vit au loin tout ce peuple, s’effraya de tous ces éclairs, qui, malgré la distance, arrivaient jusqu’à lui ; il dit aux archers :
– Serrez-moi.
M. de Richelieu, que saluait profondément le duc d’Aiguillon, dit à son neveu :
– Voilà des fronts bien bas, duc ; il faudra, un jour ou l’autre, qu’ils se relèvent diablement haut. Prenez garde !
Madame du Barry passait en ce moment par le couloir avec son frère, la maréchale de Mirepoix et plusieurs dames. Elle entendit le propos du vieux maréchal et, comme elle avait plus de repartie que de rancune :
– Oh ! dit-elle, il n’y a rien à craindre, maréchal : n’avez-vous pas entendu les paroles de Sa Majesté ? Le roi a dit, ce me semble, qu’il ne changerait jamais.
– Paroles terribles, en effet, madame, répondit le vieux duc avec un sourire ; mais ces pauvres parlementaires n’ont pas vu, heureusement pour nous, qu’en disant qu’il ne changerait jamais le roi vous regardait.
Et il termina ce madrigal par une de ces inimitables révérences qu’on ne sait plus même faire aujourd’hui sur le théâtre.
Madame du Barry était femme et nullement politique. Elle ne vit que le compliment là où M. d’Aiguillon sentit parfaitement l’épigramme et la menace.
Aussi fut-ce par un sourire qu’elle répondit, tandis que son allié se mordit les lèvres et pâlit de voir durer ce ressentiment du maréchal.
L’effet du lit de justice fut immédiatement favorable à la cause royale. Mais souvent un grand coup ne fait qu’étourdir, et il est à remarquer que, après les étourdissements, le sang circule avec plus de vigueur et de pureté.
Telle fut du moins la réflexion que fit, en voyant partir le roi avec son pompeux cortège, un petit groupe de gens vêtus simplement et posés en observateurs au coin du quai aux Fleurs et de la rue de la Barillerie.
Ces hommes étaient trois… Le hasard les avait assemblés à cet angle et, de là, ils paraissaient avoir suivi avec intérêt les impressions de la foule ; et, sans se connaître, une fois mis en rapport par quelques mots échangés, ils s’étaient rendu compte de la séance avant même qu’elle fût terminée.
– Voilà les passions bien mûries, dit l’un d’eux, vieillard aux yeux brillants, à la figure douce et honnête. Un lit de justice est une grande œuvre.
– Oui, répondit en souriant avec amertume un jeune homme, oui, si l’œuvre réalisait exactement les mots.
– Monsieur, répliqua le vieillard en se retournant, il me semble que je vous connais… Je vous ai vu déjà, je crois ?
– Dans la nuit du 31 mai. Vous ne vous trompez pas, monsieur Rousseau.
– Ah ! vous êtes ce jeune chirurgien, mon compatriote, M. Marat ?
– Oui, monsieur, pour vous servir.
Les deux hommes échangèrent une révérence.
Le troisième n’avait pas encore pris la parole. C’était un homme jeune aussi et d’une noble figure, qui, durant toute la cérémonie, n’avait fait qu’observer l’attitude de la foule.
Le jeune chirurgien partit le premier, se hasardant au milieu du peuple, qui, moins reconnaissant que Rousseau, l’avait déjà oublié, mais à la mémoire duquel il comptait bien se rappeler un jour.
L’autre jeune homme attendit qu’il fût parti, et, s’adressant alors à Rousseau :
– Vous ne partez pas, monsieur ? dit-il.
– Oh ! je suis trop vieux pour me risquer dans cette cohue.
– En ce cas, dit l’inconnu en baissant la voix, à ce soir, rue Plâtrière, monsieur Rousseau… N’y manquez pas !
Le philosophe tressaillit comme si un fantôme se fût dressé devant lui. Son teint, pâle d’ordinaire, devint livide. Il voulut répondre à cet homme, mais il avait déjà disparu.
Chapitre CII. De l’influence des paroles de l’inconnu sur Jean-Jacques Rousseau §
Après avoir entendu ces paroles singulières prononcées par un homme qu’il ne connaissait pas, Rousseau, tremblant et malheureux, fendit les groupes, et, sans se rappeler qu’il était vieux et qu’il craignait la foule, il se fit jour ; bientôt il eut gagné le pont Notre-Dame ; puis il traversa, en continuant de rêver et de s’interroger lui-même, le quartier de la Grève, par lequel il aboutissait plus directement au sien.
– Ainsi, se dit-il, ce secret que tout initié garde au péril de sa vie, il est donc en la possession du premier venu. Voilà donc ce que gagnent les associations mystérieuses à passer par l’étamine populaire… Un homme me connaît, qui sait que je serai son associé, et peut-être son complice là-bas. Un pareil état de choses est absurde et intolérable.
Et, en disant ces mots, Rousseau marchait très vite, lui d’ordinaire si plein de précautions, surtout depuis son accident de la rue Ménilmontant.
– Ainsi, continuait le philosophe, j’aurai voulu savoir le fond de ces plans de régénération humaine que proposent certains esprits qui se parent du titre d’illuminés ; j’aurai fait la folie de croire qu’il peut venir de bonnes idées de l’Allemagne, ce pays de la bière et des brouillards ; j’aurai compromis mon nom avec celui de quelques sots ou de quelques intrigants auxquels il servira de manteau pour abriter leur sottise. Oh ! non, il n’en sera pas ainsi ; non, un éclair m’a montré l’abîme, je n’irai pas m’y jeter de gaieté de cœur.
Et Rousseau reprenait haleine, appuyé sur sa canne, debout et un instant immobile au milieu de la rue.
– C’était pourtant, poursuivit le philosophe une belle chimère : la liberté dans l’esclavage, l’avenir conquis sans secousses et sans bruit, le réseau mystérieusement ourdi pendant le sommeil des tyrans de la terre… C’était trop beau, j’ai été dupe d’y croire… Je ne veux pas de craintes, de soupçons, d’ombrages qui sont indignes d’un esprit libre et d’un corps indépendant.
Il en était à ces mots et il venait de reprendre sa course, lorsque la vue de quelques agents de M. de Sartine, rôdant avec leurs yeux à pivot, épouvanta l’esprit libre et donna une telle impulsion au corps indépendant, qu’il alla se perdre dans le plus profond de l’ombre des piliers sous lesquels il cheminait.
Des piliers à la rue Plâtrière, il n’y a pas loin ; Rousseau fit le trajet avec rapidité, monta ses étages en respirant comme un daim qu’on force, et alla tomber sur une chaise dans sa chambre, sans pouvoir répondre un mot à toutes les questions de Thérèse.
Pourtant il finit par lui rendre compte de son émotion : c’était la course, la chaleur, la nouvelle de la colère du roi au lit de justice, une commotion de la terreur populaire, un contrecoup de ce qui venait de se passer.
Thérèse répliqua en grognant que ce n’était pas une raison pour faire refroidir le dîner, et qu’un homme, d’ailleurs, ne devait pas être une poule mouillée s’effarouchant au moindre bruit.
Rousseau n’eut rien à répondre à ce dernier argument, qu’il avait tant de fois proclamé en autres termes.
Thérèse ajouta que ces philosophes, ces gens d’imagination, étaient bien tous les mêmes… qu’ils ne cessent, dans leurs écrits, de crier fanfare ; qu’ils annoncent n’avoir peur de rien ; que Dieu et les hommes leur sont de peu ; mais qu’au moindre aboiement du plus petit chien, ils crient : « À l’aide ! » qu’au moindre accès de fièvre, ils crient : « Mon Dieu ! je suis mort. »
C’était un des thèmes favoris de Thérèse, celui qui faisait le plus briller son éloquence, celui auquel Rousseau, timide naturellement, trouvait les plus mauvaises réponses. Aussi Rousseau berçait-il, au son de cette aigre musique, sa pensée à lui, qui certes valait bien celle de Thérèse, malgré tout le blâme que lui prodiguait cette femme.
– Le bonheur se compose de parfums et de bourdonnements, disait-il ; or, ce sont choses de convention que le bruit et l’odeur… Qui établira que l’oignon sente moins bon que la rose, et que le paon chante moins bien que le rossignol ?
Sur cet axiome, qui pouvait passer pour un bel et bon paradoxe, on se mit à table et l’on dîna.
Rousseau, après son dîner, n’alla pas s’asseoir à son clavecin comme d’habitude. Il fit vingt tours dans sa chambre et regarda plus de cent fois à la fenêtre pour étudier la physionomie de la rue Plâtrière.
Thérèse alors fut prise d’un de ces accès de jalousie comme en ont par contrariété les gens taquins, c’est-à-dire les gens les moins réellement jaloux de la terre.
Car, s’il est une affectation qui soit désagréable, c’est celle d’un défaut ! passe encore pour les qualités.
Thérèse, qui méprisait profondément la virilité, la complexion, l’esprit et les habitudes de Rousseau, Thérèse, qui le trouvait vieux, souffrant et laid, n’avait pas peur qu’on lui enlevât son mari ; elle ne supposait pas que les femmes dussent le voir avec d’autres yeux qu’elle-même. Cependant comme c’est un des supplices les plus friands pour une femme que la torture par la jalousie, Thérèse se donnait parfois ce régal.
Voyant donc Rousseau s’approcher si souvent de la fenêtre, rêver et ne pas tenir en place :
– Bon ! dit-elle, je comprends toute votre agitation… Vous avez quitté tout à l’heure quelqu’un.
Rousseau la regarda d’un air effaré, ce qui fut un indice de plus pour elle.
– Quelqu’un que vous cherchez à revoir, continua-t-elle.
– Plaît-il ? dit Rousseau.
– Nous avons des rendez-vous, à ce qu’il paraît ?
– Oh ! fit Rousseau, qui comprit qu’on lui parlait de jalousie, des rendez vous ! Vous êtes folle, Thérèse !
– Je sais bien que ce serait une folie, dit-elle ; mais vous êtes capable de toutes ; allez, allez, avec votre teint de papier mâché, avec vos palpitations de cœur, avec votre petite toux sèche, allez faire des conquêtes : c’est un bon moyen de vous avancer.
– Mais, Thérèse, vous savez bien qu’il n’en est rien, dit Rousseau avec humeur ; laissez-moi donc rêver tranquillement.
– Vous êtes un libertin, dit Thérèse avec le plus grand sérieux du monde.
Rousseau rougit comme si on venait de lui dire une vérité ou de lui faire un compliment.
Alors Thérèse se crut en droit de montrer un visage terrible, de bouleverser le ménage, de faire claquer les portes et de jouer avec la tranquillité de Rousseau, comme les enfants avec ces anneaux de métal qu’ils enferment dans des boîtes et qu’ils secouent à grand bruit.
Rousseau se réfugia dans son cabinet. Ce tumulte avait un peu affaibli ses idées.
Il songea qu’il y aurait sans doute un danger à ne pas assister à la cérémonie mystérieuse dont l’étranger lui avait parlé au coin du quai.
– S’il y a des peines contre les révélateurs, il doit y en avoir contre les tièdes ou contre les négligents, pensa-t-il. Or, j’ai toujours remarqué que les gros dangers ne sont rien, pas plus que les grosses menaces ; les cas d’application de peines ou d’exécution, en pareille circonstance, sont extrêmement rares ; mais, pour les petites vengeances, les coups sournois, les mystifications et autre menue monnaie, il y faut prendre garde. Quelque jour, les frères maçons se payeraient de mon mépris par la tension d’une corde dans mon escalier ; je m’y briserais une jambe et les huit ou dix dents qui me restent… ou bien ils auront un moellon tout prêt à me laisser choir sur la tête lorsque je côtoierai un échafaudage… Mieux que cela, dans leur maçonnerie, il y aura quelque pamphlétaire vivant tout près de moi, sur mon palier peut-être, plongeant par ses fenêtres dans ma chambre. Cela n’est pas impossible, puisque les réunions ont lieu rue Plâtrière même… Eh bien, ce coquin écrira sur moi des platitudes qui me ridiculiseront dans tout Paris… N’ai-je pas des ennemis partout ?
Un moment après, Rousseau changeait de pensée.
– Eh bien, se disait-il, où est le courage, où est l’honneur ? J’aurai peur vis-à-vis de moi-même ? Je ne regarderai dans mon miroir que la face d’un poltron et d’un coquin ? Non, il n’en sera pas ainsi… Dût l’univers se coaliser pour mon malheur, dût la cave de cette rue s’écrouler sur moi, j’irai… Beaux raisonnements, d’ailleurs, qu’enfante la peur. Depuis mon retour, à cause de la rencontre de cet homme, je me surprends à toujours tourner dans un cercle d’inepties. Voilà que je doute de tous, et de moi-même ! cela n’est pas logique… Je me connais, je ne suis pas un enthousiaste : si j’ai cru voir des merveilles dans l’association projetée, c’est qu’il y a des merveilles. Qui me dit que je ne serai pas, moi, le régénérateur du genre humain, moi qu’on a recherché, moi que les agents mystérieux d’un pouvoir sans limites sont venus consulter sur la foi de mes écrits : je reculerais lorsqu’il s’agit de suivre mon œuvre, de substituer l’application à la théorie !
Rousseau s’animait.
– Quoi de plus beau ! Les âges marchent… les peuples sortent de l’abrutissement, le pas suit le pas dans l’obscurité, la main dans l’ombre ; l’immense pyramide s’élève au-dessus de laquelle, pour couronnement, les siècles futurs placeront le buste de Rousseau, citoyen de Genève, qui, pour faire comme il a dit, a risqué sa liberté, sa vie, c’est-à-dire a été fidèle à sa devise : Vitam impendere vero.
Là-dessus, Rousseau, transporté, se mit à son clavecin et acheva de se monter l’imagination avec les mélopées les plus ronflantes, les plus larges et les plus guerrières qu’il put arracher aux flancs de l’instrument sonore.
La nuit vint. Thérèse, fatiguée d’avoir tourmenté vainement son captif, dormait sur sa chaise ; Rousseau, dont le cœur battait fort, prit son habit neuf comme pour aller en bonne fortune ; il étudia un moment dans la glace le jeu de ses yeux noirs, qu’il trouva vifs et parlants ; ce qui le charma.
Il s’appuya sur sa canne de jonc, et, sans avoir réveillé Thérèse, s’esquiva de l’appartement.
Mais, arrivé au bas de l’escalier, après avoir fait jouer de sa main le secret de la porte ouvrant sur la rue, Rousseau commença par regarder au dehors, afin de s’assurer de l’état des localités.
Il ne passait aucune voiture ; la rue, comme de coutume, était pleine de flâneurs, dont les uns regardaient les autres, comme c’est encore la coutume, tandis que beaucoup s’arrêtaient aux vitres des boutiques pour lorgner les jolies filles de comptoir.
Un homme de plus était donc parfaitement inaperçu dans ce tourbillon. Rousseau s’y précipita ; il n’avait pas un long chemin à faire.
Un chanteur avec un aigre violon stationnait devant la porte qu’on avait signalée à Rousseau. Cette musique, à laquelle sont sensibles les oreilles de tout véritable Parisien, emplissait la rue d’échos qui s’en allaient répétant les dernières mesures du refrain chanté par le violon ou le chanteur lui-même.
Rien n’était donc plus défavorable au mouvement circulatoire que l’engorgement formé à cet endroit par le cercle des auditeurs. Il fallait nécessairement que tout passant tournât à droite ou à gauche du groupe ; ceux qui tournaient à gauche prenaient la rue, ceux qui tournaient à droite longeaient la maison désignée et vice versa.
Rousseau remarqua que plusieurs de ces passants se perdirent en route, comme s’ils fussent tombés en quelque trappe. Il compta que ceux-là étaient venus dans le même but que lui, et résolut d’imiter leur manœuvre : c’était chose facile.
Ayant ainsi passé derrière le groupe des auditeurs, comme pour s’arrêter aussi, il guetta la première personne qu’il vit entrer dans l’allée ouverte. Plus timoré que ceux-là, parce qu’il avait plus à risquer sans doute, il attendit que l’occasion se présentât dix fois bonne.
Il n’attendit pas longtemps. Un cabriolet qui accourait du bout de la rue coupa le cercle en deux et opéra un refoulement des deux hémisphères sur les maisons. Rousseau se trouva placé sur le seuil même de l’allée ; il n’y avait qu’à continuer… Notre philosophe observa que tous les curieux, occupés du cabriolet, tournaient le dos à la maison. Il profita de son isolement et disparut dans la profondeur de l’allée noire.
Au bout de quelques secondes, il aperçut une lumière sous laquelle un homme assis paisiblement, comme un marchand après sa journée de vente, lisait ou feignait de lire une gazette.
Au bruit des pas de Rousseau, cet homme leva la tête et appuya visiblement son doigt sur sa poitrine, tout éclairée par la lampe.
Rousseau répondit à ce geste symbolique par un doigt qu’il appuya sur ses lèvres.
Aussitôt l’homme se leva, et, poussant une porte située à sa droite, porte invisible tant elle était artistement découpée dans le pan de la boiserie auquel il s’adossait, il fit voir à Rousseau un escalier fort raide qui plongeait sous terre.
Rousseau entra ; la porte se referma sans bruit, mais avec rapidité.
Rousseau, en s’aidant de sa canne, descendit les degrés ; il trouvait mauvais que les associés lui imposassent pour première épreuve le risque de se rompre le cou et les jambes.
Mais l’escalier, s’il était roide, n’était pas long. Rousseau compta dix-sept marches, et aussitôt il fut envahi par une grande chaleur qui le saisit aux yeux et au visage.
Cette chaleur humide était le souffle d’un certain nombre d’hommes rassemblés en cette cave.
Rousseau remarqua les murailles tapissées de toiles rouges et blanches, sur lesquelles étaient figurés divers instruments de travail, plus symboliques sans doute que réels. Une seule lampe pendait de la voûte, jetant un reflet sinistre sur les figures assez honnêtes pourtant qui causaient entre elles à voix basse sur des bancs de bois.
Il n’y avait par terre ni parquet ni tapis, mais une épaisse natte de jonc qui assourdissait les pas.
Rousseau ne produisit donc en entrant aucune sensation.
Nul ne parut avoir remarqué qu’il entrât.
Cinq minutes auparavant, Rousseau ne désirait rien tant qu’une pareille entrée, et cependant, son entrée faite, il fut fâché d’avoir si bien réussi.
Il vit une place vide sur un des derniers bancs ; il s’y installa le plus modestement qu’il put, derrière tous les autres.
Il compta trente-trois têtes dans l’assemblée. Un bureau, élevé sur une estrade, attendait un président.
Chapitre CIII. La loge de la rue Plâtrière §
Rousseau remarqua que les conversations des assistants étaient fort discrètes et fort restreintes. Beaucoup ne remuaient pas les lèvres. À peine si trois ou quatre couples échangeaient des paroles.
Ceux qui ne parlaient pas essayaient même de cacher leur visage, ce qui n’était pas malaisé, grâce à la grande masse d’ombre projetée par l’estrade du président qu’on attendait.
Le refuge de ceux-là, qui paraissaient être les timides, était derrière cette estrade.
Mais, en revanche, deux ou trois membres de la corporation se donnaient beaucoup de mouvement pour reconnaître leurs collègues. Ils allaient, venaient, causaient entre eux et souvent disparaissaient tour à tour par une porte masquée d’un rideau noir à flammes rouges.
Bientôt une sonnette se fit entendre. Un homme quitta purement et simplement le coin du banc où il se trouvait naguère confondu avec les autres maçons, et prit place sur l’estrade.
Après avoir fait quelques signes de la main et des doigts, signes qui furent répétés par tous les assistants, et auxquels il en ajouta un dernier plus explicite que les autres, il déclara la séance ouverte.
Cet homme était absolument inconnu à Rousseau ; sous l’extérieur d’un artisan aisé, il cachait beaucoup de présence d’esprit, aidée d’une élocution aussi facile qu’on l’eut désirée dans un orateur.
Son discours fut net et bref. Il déclarait que la loge s’était assemblée pour procéder à la réception d’un nouveau frère.
– Vous ne vous étonnerez pas, dit-il, que nous vous ayons réunis dans le local où les épreuves ordinaires ne peuvent être essayées ; les épreuves ont paru inutiles aux chefs. Le frère qu’il s’agit de recevoir est un des flambeaux de la philosophie contemporaine, c’est un esprit profond qui nous sera dévoué par conviction, non par crainte.
« Celui qui a sondé tous les mystères de la nature et tous ceux du cœur humain ne saurait être impressionné de la même façon que le simple mortel à qui nous demandons l’aide de ses bras, de sa volonté, de son or. Il nous suffira, pour avoir la coopération de cet esprit distingué, de ce caractère honnête et énergique, il nous suffira de sa promesse, de son acquiescement. »
L’orateur finit ainsi sa proposition et regarda autour de lui pour en examiner l’effet.
Sur Rousseau, l’effet avait été magique : le Genevois connaissait les mystères préparatoires de la maçonnerie ; il les avait vus avec une sorte de répugnance bien naturelle aux esprits éclairés ; ces concessions toutes absurdes, puisqu’elles étaient inutiles, que les chefs exigeaient des récipiendaires pour simuler la peur, quand on sait ne rien avoir à craindre, lui paraissaient être le comble de la puérilité et de la superstition oiseuse.
Il y a plus, le timide philosophe, ennemi des manifestations et des exhibitions individuelles, se fût trouvé malheureux de donner sa personne en spectacle à des gens qu’il ne connaissait pas, et qui, cela était certain, le mystifiaient avec plus ou moins de bonne foi.
Il en résulta que se voir dispensé des épreuves fut pour lui plus qu’une satisfaction. Il connaissait la rigueur de l’égalité devant les principes maçonniques ; or, une exception en sa faveur constituait un triomphe.
Il s’apprêtait à répondre par quelques mots à la gracieuse faconde du président, lorsqu’une voix s’éleva de l’auditoire.
– Au moins, dit cette voix, qui était aigre et vibrante, puisque vous vous croyez obligé de traiter en prince un homme comme nous, au moins, puisque vous le dispensez des angoisses physiques comme si ce n’était pas un de nos symboles que la recherche de la liberté à travers la souffrance du corps, nous espérons que vous n’allez pas conférer un titre précieux à un inconnu sans l’avoir questionné selon le rite et sans avoir obtenu sa profession de foi.
Rousseau se retourna pour voir le visage de l’agressif personnage qui frappait si rudement sur le char du triomphateur.
Il reconnut alors, avec la plus vive surprise, ce jeune chirurgien que, le matin encore, il avait rencontré au quai aux Fleurs.
Le sentiment de sa bonne foi, un sentiment de dédain peut-être pour le titre précieux, l’empêcha de répondre.
– Vous avez entendu ? dit le président en s’adressant à Rousseau.
– Parfaitement, répondit le philosophe, à qui sa propre voix donna un léger frisson lorsqu’elle résonna sous la voûte de cette cave sombre. Or, je m’étonne bien plus des interpellations lorsque je vois par qui elles ont été faites. Quoi ! un homme dont l’état est de combattre ce qu’on appelle la souffrance physique et de venir ainsi en aide à ses frères, qui sont aussi bien les hommes ordinaires que les maçons ; quoi ! cet homme vient prêcher ici l’utilité des souffrances physiques !… Il prend un singulier chemin pour mener la créature au bonheur, le malade à la guérison.
– Il ne s’agit pas ici, répliqua vivement le jeune homme, de tel ou tel ; je suis inconnu au récipiendaire comme il m’est inconnu. Je suis logique, et je prétends que le vénérable a eu tort de faire acception des personnes. Je méconnais dans celui-ci – et il montra Rousseau – le philosophe ; qu’il veuille bien méconnaître en moi le praticien. Ainsi, nous devons peut-être nous côtoyer toute la vie sans jamais qu’un regard, qu’un geste trahisse notre intimité, plus étroite cependant, grâce au nœud de l’association, que toutes les amitiés vulgaires. Je répète donc que, si l’on a cru devoir épargner au récipiendaire les épreuves, il y a lieu de lui poser au moins les questions.
Rousseau ne répondit rien. Le président lut sur son visage le dégoût de la discussion et le regret de s’être engagé dans cette entreprise.
– Frère, dit-il avec autorité au jeune homme, vous voudrez bien garder le silence quand le chef parle, et ne pas vous permettre de blâmer légèrement ses actes, qui sont souverains.
– J’ai droit d’interpeller, répondit plus doucement le jeune homme.
– D’interpeller, oui ; de blâmer, non. Le frère qui va entrer dans l’association est assez connu pour que nous ne cherchions pas à mettre dans nos relations maçonniques un ridicule et inutile mystère, Tous les frères présents savent son nom, et son nom est une garantie. Mais, comme lui-même, j’en suis sur, aime l’égalité, je le prie de s’expliquer sur la question que je pose uniquement pour la forme : « Que cherchez-vous dans l’association ? »
Rousseau fit deux pas, et, s’isolant de la foule, promena sur l’assemblée un œil rêveur et mélancolique.
– J’y cherche, dit-il, ce que je n’y trouve pas. Des vérités, non des sophismes. Pourquoi m’entoureriez-vous de poignards qui ne percent pas, de poisons qui sont de l’eau claire, et de trappes au-dessous desquelles sont disposés des matelas ? Je connais la ressource des forces humaines. Je connais la vigueur de mon ressort physique. Si vous le brisez, ce n’est pas la peine que vous m’élisiez votre frère ; mort, je ne vous servirais pas : donc, vous ne voulez pas me tuer, me blesser encore moins ; et tous les praticiens du monde ne me feraient pas trouver bonne l’initiation pendant laquelle on m’aurait brisé un membre.
« J’ai fait plus que vous tous mon apprentissage de douleurs ; j’ai sondé le corps et j’ai palpé jusqu’à l’âme… Si j’ai accepté de venir parmi vous lorsqu’on m’en a sollicité – et il appuya sur ce mot – c’est que je croyais pouvoir être utile. Je donne donc, je ne reçois pas.
« Hélas ! avant que vous puissiez quelque chose pour me défendre, avant que vous me donniez par vos propres moyens la liberté si on m’emprisonne, du pain si on m’affame, des consolations si on m’afflige ; avant, dis-je, que vous soyez quelque chose, ce frère que vous admettez aujourd’hui, si monsieur le permet, ajouta-t-il en se tournant vers Marat, ce frère aura payé son tribut à la nature, car le progrès est boiteux, car la lumière est lente, et, de l’endroit où il sera tombé, nul d’entre vous ne le tirera…
– Vous vous trompez, illustre frère, dit une voix suave et pénétrante qui attira doucement Rousseau, il y a plus que vous ne pensez dans l’association que vous voulez bien accepter ; il y a tout l’avenir du monde ; l’avenir, vous le savez, c’est l’espoir, c’est la science ; l’avenir, c’est Dieu qui doit donner sa lumière au monde, puisqu’il a promis qu’il la donnerait. Or, Dieu ne saurait mentir.
Rousseau, surpris de ce langage élevé, regarda et reconnut l’homme encore jeune qui lui avait donné rendez-vous le matin au lit de justice.
Cet homme, vêtu de noir, avec une certaine recherche, et surtout avec une grande distinction, se tenait adossé à une face latérale de l’estrade, et son visage, éclairé par une molle lueur, brillait de toute sa beauté, de toute sa grâce, de toute son expression naturelle.
– Ah ! dit Rousseau, la science, abîme sans fond ! Vous me parlez science, vous ! consolation, avenir, promesse ; un autre me parle matière, rigueur et violence : lequel croire ? Il en sera donc de l’assemblée des frères comme parmi les loups dévorants de ce monde qui s’agite au-dessus de nous ? Loups et brebis ! Écoutez donc ma profession de foi, puisque vous ne l’avez pas lue dans mes livres.
– Vos livres ! s’écria Marat, ils sont sublimes, d’accord ; mais ce sont des utopies ; vous êtes utile au même point de vue que Pythagore, que Solon et que Cicéron le sophiste. Vous indiquez le bien, mais un bien artificiel, insaisissable. inaccessible ; vous ressemblez à celui qui voudrait nourrir une foule affamée avec des bulles d’air plus ou moins irisées par le soleil.
– Avez-vous vu, dit Rousseau en fronçant le sourcil, les grandes commotions de la nature se faire sans préparations ? avez-vous vu naître l’homme, cet événement vulgaire et pourtant sublime ? l’avez-vous vu naître sans qu’il ait amassé neuf mois la substance et la vie aux flancs de sa mère ? Ah ! vous voulez que je régénère le monde avec des actes ?… Ce n’est pas régénérer cela, monsieur, c’est révolutionner !
– Alors, riposta violemment le jeune chirurgien, alors vous ne voulez pas de l’indépendance ? alors vous ne voulez pas de la liberté ?
– Au contraire, répondit Rousseau, car l’indépendance, c’est mon idole ; car la liberté, c’est ma déesse. Seulement, je veux d’une liberté douce et radieuse qui échauffe et qui vivifie. Je veux d’une égalité qui rapproche les hommes par l’amitié, non par la crainte. Je veux l’éducation, l’instruction de chaque élément du corps social, comme le mécanicien veut l’harmonie, comme l’ébéniste veut l’assemblage ; c’est-à-dire le concours parfait, la copulation absolue de chaque pièce de son travail. Je le répète, je veux ce que j’ai écrit : le progrès, la concorde, le dévouement.
Marat laissa errer sur ses lèvres un sourire de dédain.
– Oui, les ruisseaux de lait et de miel, dit-il, les champs élysées de Virgile, rêves d’un poète dont la philosophie voudrait faire une réalité.
Rousseau ne répliqua pas. Il lui semblait trop dur d’avoir à défendre sa modération, lui que, dans toute l’Europe, on avait appelé un novateur violent.
Il se rassit en silence après avoir, pour la satisfaction de son âme naïve et timide, consulté du regard et obtenu l’approbation tacite du personnage qui l’avait défendu tout à l’heure.
Le président se leva.
– Vous avez entendu ? dit-il à tous.
– Oui, répondit l’assemblée.
– Le frère récipiendaire vous paraît-il digne d’entrer dans l’association ? en comprend-il les devoirs ?
– Oui, dit l’assemblée, mais avec une réserve qui montrait peu d’unanimité.
– Prêtez le serment, dit le président à Rousseau.
– Il me serait désagréable, répondit le philosophe avec un certain orgueil, de déplaire à quelques membres de cette association, et je dois encore répéter mes paroles de tantôt ; elles sont l’expression de ma conviction. Si j’étais orateur, je les développerais d’une façon saisissante ; mais ma langue est rebelle et trahit toujours ma pensée lorsque je lui demande une traduction immédiate.
« Je veux dire que je fais plus pour le monde et pour vous, loin de cette assemblée, que je ne ferais en pratiquant assidûment vos coutumes : ainsi donc, laissez-moi à mes travaux, à ma faiblesse, à mon isolement. Je l’ai dit, je penche vers la tombe : chagrins, infirmités, misères m’y poussent activement ; vous ne pouvez retarder ce grand œuvre de la nature ; abandonnez-moi, je ne suis pas fait pour marcher avec les hommes, je les hais et je les fuis ; je les sers cependant, parce que je suis homme moi-même, et qu’en les servant je les rêve meilleurs qu’ils ne sont. Maintenant, vous avez ma pensée tout entière ; je ne dirai plus un mot. »
– Vous refusez donc de prêter le serment ? dit Marat avec une certaine émotion.
– Je refuse positivement ; je ne veux pas faire partie de l’association : trop de preuves établissent pour moi que j’y serais inutile.
– Frère, dit l’inconnu à la voix conciliante, permettez-moi de vous appeler ainsi, car nous sommes réellement des frères en dehors de toute combinaison de l’esprit humain. Frère, ne cédez pas à un moment de dépit bien naturel ; sacrifiez un peu de votre légitime orgueil ; faites pour nous ce qui vous répugne. Vos conseils, vos idées, votre présence, c’est la lumière ! Ne nous plongez pas dans la double nuit de votre absence et de votre refus.
– Vous vous trompez, dit Rousseau, je ne vous ôte rien, puisque je ne donnerai jamais plus que je n’ai donné à tout le monde, au premier lecteur venu, à la première interprétation des gazettes ; si vous voulez le nom et l’essence de Rousseau…
– Nous le voulons ! dirent avec politesse plusieurs voix.
– Alors, prenez une collection de mes ouvrages, placez les volumes sur la table de votre président, et, lorsque vous irez aux opinions et que mon tour de dire la mienne sera venu, ouvrez mon livre, vous trouverez mon avis, ma sentence.
Rousseau fit un pas pour sortir.
– Un moment ! dit le chirurgien, les volontés sont libres, et celles de l’illustre philosophe autant que toutes les autres ; mais il serait peu régulier d’avoir laissé accès dans notre sanctuaire à un profane qui, n’étant lié par aucune clause même tacite, pourrait, sans être un malhonnête homme, révéler nos mystères.
Rousseau lui rendit son sourire de compassion.
– C’est un serment de discrétion que vous me demandez ? dit-il.
– Vous l’avez dit.
– Je suis tout prêt.
– Veuillez lire la formule, frère vénérable, dit Marat.
Le frère vénérable lut, en effet, cette formule :
« Je jure en présence du grand Dieu éternel, architecte de l’univers, de mes supérieurs et de la respectable assemblée qui m’entoure, de ne révéler jamais, ni faire connaître, ni écrire rien de ce qui s’opère sous mes yeux, me condamnant moi-même, en cas d’imprudence, à être puni selon les lois du grand fondateur, de tous mes supérieurs, et la colère de mes pères. »
Rousseau étendait déjà la main, quand l’inconnu qui avait écouté et suivi le débat avec une sorte d’autorité que nul ne lui contestait, bien qu’il fût perdu dans la foule, l’inconnu, disons-nous, s’approcha du président et lui dit quelques mots à l’oreille.
– C’est vrai, répliqua le vénérable.
Et il ajouta :
– Vous êtes un homme, non un frère, vous êtes un homme d’honneur placé vis-à-vis de nous seulement dans la position d’un semblable. Nous abjurons donc ici notre qualité pour vous demander une simple parole d’honneur d’oublier tout ce qui s’est passé entre nous.
– Comme un rêve au matin ; je le jure sur l’honneur, répondit Rousseau avec émotion.
Il sortit à ces mots, et beaucoup de membres derrière lui.
Chapitre CIV. Compte rendu §
Après sortie des membres de second et de troisième ordre, il resta sept associés dans la loge. C’étaient les sept chefs.
Ils se reconnurent entre eux au moyen de signes qui prouvaient leur initiation à un degré supérieur.
Leur premier soin fut de clore les portes ; puis, les portes fermées, leur président se révéla par l’exhibition d’une bague sur laquelle étaient gravées les lettres mystérieuses L. P. D. 11
Ce président était chargé de la correspondance suprême de l’ordre. Il était en relation avec les six autres chefs, qui habitaient la Suisse, la Russie, l’Amérique, la Suède, l’Espagne et l’Italie.
Il apportait quelques-unes des pièces les plus importantes qu’il avait reçues de ses collègues, afin de les communiquer au cercle d’initiés supérieurs placés au-dessus des autres et au-dessous de lui.
Nous avons reconnu ce chef, c’était Balsamo.
La plus importante de ces lettres contenait un avis menaçant : elle venait de Suède, Swedenborg l’avait écrite.
« Veillez au midi, frères ! disait-il ; sous sa brûlante influence a été réchauffé un traître. Ce traître vous perdra.
« Veillez à Paris, frères ! le traître y réside ; les secrets de l’ordre sont entre ses mains, un sentiment haineux le pousse.
« J’entends la dénonciation au vol sourd, à la voix murmurante. Je vois une terrible vengeance, mais peut-être arrivera-t-elle trop tard. En attendant, veillez, frères ! Veillez ! Parfois il suffit d’une langue traîtresse, quoique mal instruite, pour bouleverser de fond en comble nos plans si habilement ourdis. »
Les frères se regardèrent avec une muette surprise ; le langage du farouche illuminé, sa prescience, à laquelle beaucoup d’exemples frappants donnaient une autorité imposante, ne contribuèrent pas peu à assombrir le comité présidé par Balsamo.
Lui-même, qui avait foi dans la lucidité de Swedenborg, ne put résister à l’impression grave et douloureuse qui le saisit après cette lecture.
– Frères, dit-il, le prophète inspiré se trompe rarement. Veillez donc comme il vous le recommande. Vous le savez comme moi maintenant, la lutte s’engage. Ne soyons pas vaincus par ces ennemis ridicules dont nous sapons la puissance en toute sécurité. Ils ont à leur disposition, ne l’oubliez pas, des dévouements mercenaires. C’est une arme puissante en ce monde parmi les âmes qui ne voient pas plus loin que les limites de la vie terrestre. Frères, défions-nous des traîtres soudoyés.
– Ces craintes me paraissent puériles, dit une voix ; chaque jour, nous gagnons en force, et nous sommes dirigés par de brillants génies et par de vigoureuses mains.
Balsamo s’inclina pour remercier le flatteur de son éloge.
– Oui ; mais, comme l’a dit notre illustre président, la trahison se glisse partout, répliqua un frère qui n’était autre que le chirurgien Marat, promu malgré sa jeunesse à un grade supérieur grâce auquel il siégeait pour la première fois au comité consultatif. Songez, frères, qu’en doublant l’amorce on fait la capture plus importante. Si M. de Sartine, avec un sac d’écus, peut acheter la révélation d’un de nos frères obscurs, le ministre, avec un million ou l’espoir d’une dignité, peut acheter un de nos supérieurs. Or, chez nous, le frère obscur ne sait rien.
« Il connaît tout au plus quelques noms parmi ses collègues, et ces noms ne représentent aucune chose. C’est un ordre admirable que celui de notre constitution, mais il est éminemment aristocratique ; les inférieurs ne savent rien, ne peuvent rien ; on les assemble pour leur dire ou leur faire dire des futilités ; et cependant ils concourent de leur temps, de leur argent, à la solidité de notre édifice. Songez-y, le manœuvre apporte seulement la pierre et le mortier ; mais, sans pierre et sans mortier, ferez-vous la maison ? Or, ce manœuvre perçoit un mince salaire, et cependant, moi, je le regarde comme égal à l’architecte, dont le plan crée et vivifie tout l’ouvrage ; et je le regarde comme son égal, parce qu’il est homme et que tout homme vaut un autre homme aux yeux du philosophe, attendu qu’il porte sa part de misère et de fatalité comme un autre, et que, plus qu’un autre même, il est exposé à la chute d’une pierre et à la rupture d’un échafaudage.
– Je vous interromps, frère, dit Balsamo. Vous abandonnez la question qui seule doit nous préoccuper. Votre défaut, frère, c’est d’exagérer le zèle et de généraliser les discussions. Il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir si notre constitution est bonne ou mauvaise, mais de maintenir la fermeté, l’intégrité de cette constitution. Que si je voulais discuter avec vous je répondrais : Non, l’organe qui reçoit le mouvement n’est pas l’égal du génie du créateur ; non, l’ouvrier n’est pas l’égal de l’architecte ; non, le cerveau n’est pas l’égal du bras.
– Que M. de Sartine saisisse un de nos frères des derniers grades, s’écria Marat avec chaleur, l’enverra-t-il moins pourrir a la Bastille que vous et moi ?
– D’accord ; mais il n’y aura dommage que pour l’individu et non pour l’ordre, qui doit passer chez nous avant toutes choses ; tandis que, si le chef est emprisonné, la conjuration s’arrête ; tandis que, si le général manque, l’armée perd la bataille. Frères, veillez donc au salut des chefs !
– Oui, mais qu’ils veillent de leur côté au nôtre.
– C’est leur devoir.
– Et que leurs fautes soient doublement punies.
– Encore une fois, mon frère, vous vous éloignez des constitutions de l’ordre. Ignorez-vous que le serment qui lie tous les membres de notre association est un et applique à tous les mêmes peines ?
– Toujours les grands s’y soustrairont.
– Ce n’est point l’avis des grands, frères ; écoutez la fin de la lettre de notre prophète Swedenborg, un des grands parmi nous ; voici ce qu’il ajoute :
« Le mal viendra d’un des grands, d’un très grand de l’ordre, ou, s’il ne vient pas précisément de lui, la faute ne lui en sera pas moins imputable ; rappelez-vous que le feu et l’eau peuvent être complices : l’un donne la lumière, l’autre les révélations.
« Veillez, frères ! sur tout et sur tous, veillez ! »
– Alors, dit Marat saisissant dans le discours de Balsamo et dans la lettre de Swedenborg le côté dont il voulait tirer parti, répétons le serment qui nous lie, et engageons-nous à le tenir dans toute sa rigueur, quel que soit celui qui aura trahi ou sera cause de la trahison.
Balsamo se recueillit un instant, et, se levant de son siège, il prononça les paroles consacrées que nos lecteurs ont déjà vues une fois, d’une voix lente, solennelle et terrible :
« Au nom du Fils crucifié, je jure de briser les liens charnels qui m’attachent à père, mère, frères, sœurs, épouse, parents, amis, maîtresse, rois, chefs, bienfaiteurs, et tout être quelconque à qui j’ai promis foi, obéissance, reconnaissance ou service.
« Je jure de révéler au chef que je reconnais d’après les statuts de l’ordre, ce que j’ai vu, fait, pris, lu ou entendu, appris ou deviné, et même de rechercher et épier ce qui ne s’offrirait pas seulement à mes yeux.
« J’honorerai le poison, le fer et le feu comme des moyens d’épurer le globe par la mort ou l’hébétation des ennemis de la vérité et de la liberté.
« Je souscris à la loi du silence ; je consens à mourir comme frappé de la foudre, le jour où j’aurai mérité un châtiment, et j’attends sans me plaindre le coup de couteau qui m’atteindra en quelque lieu de la terre que je sois. »
Alors, les sept hommes qui composaient la sombre assemblée répétèrent mot à mot ce serment, debout et la tête découverte.
Puis, quand les paroles sacramentelles eurent été épuisées :
– Nous voilà garantis, dit Balsamo ; ne mêlons plus d’incidents à notre discussion. J’ai un compte à rendre au comité des principaux événements de l’année.
« Ma gestion des affaires de la France présentera quelque intérêt à des esprits éclairés et zélés comme les vôtres.
« Je commence.
« La France est située au centre de l’Europe, comme le cœur au centre du corps ; elle vit, elle fait vivre. C’est dans ses agitations qu’il faut chercher la cause de tout le malaise de l’organisme général.
« Je suis donc venu en France, et je me suis approché de Paris comme le médecin s’approche du cœur : j’ai ausculté, j’ai palpé, j’ai expérimenté. Lorsque je l’ai abordée, voilà un an, la monarchie fatiguait ; aujourd’hui, les vices la tuent. J’ai dû précipiter l’effet de ces débauches mortelles, et, pour cela, je les ai favorisées.
« Un obstacle était sur ma route, cet obstacle était un homme ; cet homme, c’était non pas le premier, mais le plus puissant de l’État après le roi.
« Il était doué de quelques-unes de ces qualités qui plaisent aux autres hommes. Il était trop orgueilleux, c’est vrai, mais il appliquait son orgueil à ses œuvres ; il savait adoucir la servitude du peuple en lui faisant croire, voir même quelquefois qu’il est une partie de État ; et, en le consultant parfois sur ses propres misères, il arborait un étendard autour duquel les masses se rallient toujours, l’esprit national.
« Il haïssait les Anglais, naturels ennemis de la France ; il haïssait la favorite, naturelle ennemie des classes laborieuses. Or, cet homme, s’il eût été un usurpateur, s’il eût été l’un de nous, s’il eût marché dans nos voies, agi dans notre but, cet homme, je l’eusse ménagé, je l’eusse maintenu au pouvoir, je l’eusse soutenu avec toutes les ressources que je puis créer pour mes protégés ; car, au lieu de recrépir la royauté vermoulue, il l’eût renversée avec nous au jour convenu. Mais il était de la classe aristocratique, mais il était né avec les respects du premier rang auquel il ne voulait pas prétendre, de la monarchie à laquelle il n’osait attenter ; il ménageait la royauté tout en méprisant le roi ; il faisait plus, il servait de bouclier à cette royauté sur laquelle nos coups se dirigeaient. Le parlement et le peuple, pleins de respect pour cette digue vivante opposée aux envahissements de la prérogative royale, se maintenaient eux-mêmes dans une résistance modérée, assurés qu’ils étaient d’une aide puissante quand le moment serait venu.
« J’ai compris la situation. J’ai entrepris la chute de M. de Choiseul.
« Cette œuvre puissante, à laquelle depuis dix ans s’attelaient tant de haines et tant d’intérêts, je l’ai commencée et terminée en quelques mois, par des moyens qu’il est inutile de vous dire. Par un secret qui est une de mes forces, force d’autant plus grande qu’elle demeurera éternellement cachée aux yeux de tous et ne se manifestera jamais que par l’effet, j’ai renversé, chassé M. de Choiseul, et attaché à sa suite un long cortège de regrets, de désappointements, de lamentations et de colères.
« Voilà maintenant que le travail apporte ses fruits ; voilà que toute la France demande Choiseul et se soulève pour le reprendre, comme les orphelins se lèvent vers le Ciel quand Dieu a pris leur père.
« Les parlements usent du seul droit qu’ils aient, l’inertie : les voilà qui cessent de fonctionner. Dans un corps bien organisé, comme doit être un État de premier ordre, la paralysie d’un organe essentiel est mortelle ; or, le parlement est au corps social ce que l’estomac est au corps humain ; les parlements n’opérant plus, le peuple, ces entrailles de l’État, ne travaillera et, par conséquent, ne paiera plus ; et l’or, c’est-à-dire le sang, leur fera défaut.
« On voudra lutter, sans doute ; mais qui luttera contre le peuple ? Ce n’est point l’armée, cette fille du peuple, qui mange le pain du laboureur, qui boit le vin du vigneron. Resteront la maison du roi, les corps privilégiés, les gardes, les Suisses, les mousquetaires, cinq ou six mille hommes à peine ! Que fera cette poignée de pygmées, quand le peuple se lèvera comme un géant ?
– Qu’il se lève, alors, qu’il se lève ! crièrent plusieurs voix.
– Oui, oui, à l’œuvre ! cria Marat.
– Jeune homme, je ne vous ai pas encore consulté, dit froidement Balsamo.
« Cette sédition des masses, continua-t-il, cette révolte des faibles devenus forts par leur nombre contre le puissant isolé, des esprits moins solides, moins mûrs, moins expérimentés, la provoqueraient sur-le-champ et l’obtiendraient même avec une facilité qui m’épouvante ; mais, moi, j’ai réfléchi ; moi, j’ai étudié. – Moi, j’ai descendu dans le peuple même, et, sous ses habits, avec sa persévérance, avec sa grossièreté que j’empruntais, je l’ai vu de si près, que je me suis fait peuple. Je le connais donc aujourd’hui. Je ne me tromperai donc plus sur son compte. Il est fort, mais il est ignorant ; il est irritable, mais il est sans rancune ; en un mot, il n’est pas mûr encore pour la sédition telle que je l’entends et telle que je la veux. Il lui manque l’instruction qui lui fait voir les événements sous le double jour de l’exemple et de l’utilité ; il lui manque la mémoire de sa propre expérience.
« Il ressemble à ces hardis jeunes gens que j’ai vus en Allemagne, dans les fêtes publiques, monter ardemment au sommet d’un mât de navire, que le bailli avait fait garnir d’un jambon et d’un gobelet d’argent ; ils s’élançaient tout chauds de désirs et faisaient le chemin avec une rapidité surprenante ; mais, arrivés au but, quand il s’agissait d’étendre un bras pour saisir le prix, la force les abandonnait, ils se laissaient choir jusqu’en bas, aux huées de la multitude.
« La première fois, cela leur arrivait comme je viens de vous le dire ; la seconde fois, ils ménageaient leurs forces et leur souffle ; mais, prenant plus de temps, ils échouaient par la lenteur, comme ils avaient fait par la précipitation ; enfin, une troisième fois, ils prenaient un milieu entre la précipitation et la lenteur, et, cette fois, ils réussissaient. Voilà le plan que je médite. Des essais, toujours des essais qui, sans cesse, rapprochent du but, jusqu’au jour où la réussite infaillible nous permettra de l’atteindre. »
Balsamo cessa de parler, et, en cessant de parler, regarda son auditoire, dans lequel bouillonnaient toutes les passions de la jeunesse et de l’inexpérience.
– Parlez, frère, dit-il à Marat, qui s’agitait par dessus tous.
– Je serai bref, dit Marat ; les essais endorment les peuples quand ils ne les découragent pas. Les essais, voilà la théorie de M. Rousseau, citoyen de Genève, grand poète, mais génie lent et timide, citoyen inutile que Platon eût chassé de sa république ! Attendre ! toujours attendre ! Depuis l’émancipation des communes, depuis la révolte des maillotins, voilà sept siècles que vous attendez ! Comptez les générations qui sont mortes en attendant, et osez encore prendre pour devise de l’avenir ce mot fatal : Attendre ! M. Rousseau nous parle d’opposition comme on en faisait dans le grand siècle, comme en faisaient, près des marquises et aux genoux du roi, Molière avec ses comédies, Boileau avec ses satires, La Fontaine avec ses fables.
« Pauvre et débile opposition qui n’a pas fait d’une semelle avancer la cause de l’humanité. Les petits enfants récitent ces théories voilées sans les comprendre et s’endorment en les récitant. Rabelais aussi a fait de la politique, à votre compte ; mais, devant cette politique, on rit et l’on ne se corrige pas. Or, depuis trois cents ans, avez-vous vu un seul abus redressé ? Assez de poètes ! assez de théoriciens ! des œuvres, des actions ! Nous livrons depuis trois siècles la France à la médecine, et il est temps que la chirurgie y entre à son tour, le scalpel et la scie à la main. La société est gangrenée, arrêtons la gangrène avec le fer. Celui-là peut attendre qui sort de table pour se coucher sur un tapis moelleux dont il fait enlever les feuilles de rose par le souffle de ses esclaves, car l’estomac satisfait communique au cerveau de chatouillantes vapeurs qui le récréent et le béatifient ; mais la faim, mais la misère, mais le désespoir, ne se rassasient point, ne se soulagent point avec des strophes, des sentences et des fabliaux. Ils poussent de grands cris dans leurs grandes souffrances ; sourd celui qui n’entend pas ces lamentations ; maudit celui qui n’y répond pas. Une révolte, dût-elle être étouffée, éclairera les esprits plus que mille ans de préceptes, plus que trois siècles d’exemples ; elle éclairera les rois, si elle ne les renverse pas ; c’est beaucoup, c’est assez ! »
Un murmure flatteur s’exhala de quelques lèvres.
– Où sont nos ennemis ? poursuivit Marat ; au-dessus de nous : ils gardent la porte des palais, ils entourent les degrés du trône ; sur ce trône est le palladium, qu’ils gardent avec plus de soin et de crainte que ne faisaient les Troyens. Ce palladium, qui les fait tout-puissants, riches, insolents, c’est la royauté. À cette royauté on ne peut arriver qu’en passant sur le corps de ceux qui la gardent, comme on ne peut arriver au général qu’en renversant les bataillons qui le protègent. Eh bien ! force bataillons ont été renversés, nous raconte l’histoire, force généraux ont été pris depuis Darius jusqu’au roi Jean, depuis Régulus jusqu’à Duguesclin.
« Renversons la garde, nous arriverons jusqu’à l’idole ; frappons d’abord les sentinelles, nous frapperons ensuite le chef. Aux courtisans, aux nobles, aux aristocrates, la première attaque ; aux rois la dernière. Comptez les têtes privilégiées : deux cent mille à peine ; promenez-vous, une baguette tranchante à la main, dans ce beau jardin qu’on nomme la France et abattez ces deux cent mille têtes comme Tarquin faisait des pavots du Latium, et tout sera dit ; et vous n’aurez plus que deux puissances en face l’une de l’autre, peuple et royauté. Alors, que la royauté, cet emblème, essaye de lutter avec le peuple, ce géant, et vous verrez. Quand les nains veulent abattre un colosse, ils commencent par le piédestal ; quand les bûcherons veulent abattre le chêne, ils l’attaquent par le pied. Bûcherons, bûcherons ! prenons la hache, attaquons le chêne par ses racines, et le chêne antique, au front superbe, baisera le sable tout à l’heure.
– Et vous écrasera comme des pygmées en tombant sur vous, malheureux ! s’écria Balsamo d’une voix tonnante. Ah ! vous vous déchaînez contre les poètes, et vous parlez par métaphores plus poétiques et plus imagées que les leurs ! Frère, frère ! continua-t-il en s’adressant à Marat, vous avez pris ces phrases, je vous le dis, dans quelque roman que vous élaborez dans votre mansarde.
Marat rougit.
– Savez-vous ce que c’est qu’une révolution ? continua Balsamo. J’en ai vu deux cents, moi, et je puis vous le dire. J’ai vu celles de l’Égypte antique, j’ai vu celles de l’Assyrie, celles de la Grèce, celles de Rome, celles du Bas-Empire. J’ai vu celles du moyen âge, où les peuples se ruaient les uns sur les autres, orient sur occident, occident sur orient, et s’égorgeaient sans s’entendre. Depuis celles des rois pasteurs jusqu’à nous, il y a eu cent révolutions, peut-être. Et tout à l’heure vous vous plaigniez d’être esclaves. Les révolutions ne servent donc à rien. Pourquoi cela ? C’est que ceux qui faisaient des révolutions étaient tous atteints du même vertige : ils se hâtaient.
« Est-ce que Dieu, qui préside aux révolutions des hommes, se hâte, lui ?
« Renversez ! renversez le chêne ! criez-vous, et vous ne calculez pas que le chêne, qui met une seconde à tomber, couvre autant de terrain en tombant qu’un cheval, lancé au galop, en parcourrait en trente secondes. Or, ceux qui abattaient le chêne, n’ayant pas le temps d’éviter sa chute imprévue, étaient perdus, brisés, anéantis sous son immense ramure. Voilà ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Vous ne l’obtiendrez pas de moi. Comme Dieu, j’ai su vivre, vingt, trente, quarante âges d’homme. Comme Dieu, je suis éternel. Comme Dieu, je serai patient. Je porte mon sort, le vôtre, celui du monde dans le creux de cette main. Nul ne me fera ouvrir cette main pleine de vérités tonnantes que je ne consente à l’ouvrir. C’est la foudre qu’elle contient, je le sais ; eh bien, la foudre y séjournera comme dans la droite toute-puissante de Dieu.
« Messieurs, messieurs, abandonnons ces hauteurs trop sublimes et redescendons sur la terre.
« Messieurs, je vous le dis avec simplicité et avec conviction, il n’est pas temps encore ; le roi qui règne est un dernier reflet du grand roi que le peuple vénère encore, et il y a dans cette majesté qui s’efface quelque chose d’assez éblouissant encore pour balancer les éclairs de vos petits ressentiments.
« Celui-là est un roi, il mourra roi ; sa race est insolente, mais pure. Son origine, vous pouvez la lire sur son front, dans un geste, dans sa voix. Il sera toujours le roi, celui-là. Abattons-le, et il arrivera ce qui est arrivé à Charles Ier ; ses bourreaux se prosterneront devant lui, et les courtisans de son malheur, comme Lord Capell, baiseront la hache qui aura tranché la tête de leur maître.
« Or, messieurs, vous le savez tous, l’Angleterre s’est hâtée. Le roi Charles Ier est mort sur l’échafaud c’est vrai ; mais le roi Charles II, son fils, est mort sur le trône.
« Attendez, attendez, messieurs ; car voilà que les temps vont devenir propices.
« Vous voulez détruire les lis. C’est notre devise à tous : Lilia pedibus destrue ; mais il ne faut pas qu’une seule racine permette à la fleur de saint Louis l’espoir de refleurir encore. Vous voulez détruire la royauté ? Pour que la royauté soit détruite à jamais, il faut qu’elle soit affaiblie de prestige et d’essence. Vous voulez détruire la royauté ? Attendez que la royauté ne soit plus un sacerdoce, mais un emploi ; qu’elle ne s’exerce plus dans un temple, mais dans une boutique. Or, ce qu’il y a de plus sacré dans la royauté, c’est-à-dire la légitime transmission du trône autorisée depuis des siècles par Dieu et par les peuples, s’en va, perdue pour jamais ! Écoutez ! écoutez ! cette invincible, cette infranchissable barrière placée entre nous, gens de rien, et ces créatures quasi divines, cette limite que les peuples n’ont jamais osé franchir et qu’on appelle la légitimité, ce mot brillant comme un phare, et qui jusqu’aujourd’hui a garanti la royauté du naufrage, ce mot va s’éteindre sous le souffle de la mystérieuse fatalité.
« La dauphine, appelée en France pour perpétuer la race des rois par le mélange du sang impérial, la dauphine, mariée depuis un an à l’héritier du trône de France… Approchez-vous, messieurs, car je crains de faire passer au delà de votre cercle le bruit de mes paroles.
– Eh bien ? demandèrent avec anxiété les six chefs.
– Eh bien, messieurs, la dauphine est encore vierge !
Un murmure sinistre qui eût fait fuir tous les rois du monde, tant il renfermait de joie haineuse et de triomphe vengeur, s’échappa comme une vapeur mortelle de ce cercle étroit des six têtes, qui se touchaient presque, dominées qu’elles étaient par celle de Balsamo, penché sur elles du haut de son estrade.
– Dans cet état de choses, continua Balsamo, il se présente deux hypothèses, toutes deux également profitables à notre cause.
« La première, c’est que la dauphine reste stérile, et alors la race s’éteint, alors l’avenir ne laisse à nos amis ni combats, ni difficultés, ni troubles. Il en arrivera de cette race marquée d’avance pour la mort, ce qui est arrivé en France chaque fois que trois rois se sont succédé ; ce qui est arrivé aux fils de Philippe le Bel : Louis le Hutin, Philippe le Long et Charles IV, morts sans postérité, après avoir régné tous trois ; ce qui est arrivé aux trois fils de Henri II : François II, Charles IX et Henri III, morts sans postérité après avoir régné tous trois. Comme eux, M. le dauphin, M. le comte de Provence et M. le comte d’Artois régneront tous trois et tous trois mourront sans enfants, comme les autres sont morts : c’est la loi de la destinée.
« Puis, comme après Charles IV, le dernier de la race capétienne, est venu Philippe VI de Valois, collatéral des rois précédents ; comme, après Henri III, le dernier de la race des Valois, est venu Henri IV de Bourbon, collatéral de la race précédente ; après le comte d’Artois, inscrit au livre de la fatalité comme le dernier des rois de la branche aînée, viendra peut-être quelque Cromwell ou quelque Guillaume d’Orange, étranger soit à la race, soit à l’ordre naturel de succession.
« Voilà ce que nous donne la première hypothèse.
« La seconde, c’est que madame la dauphine ne reste pas stérile. Et voilà le piège où nos ennemis vont se précipiter en croyant nous y jeter nous-mêmes. Oh ! si la dauphine ne reste pas stérile, si la dauphine devient mère, alors que tous se réjouiront à la cour et croiront la royauté consolidée en France, nous pourrons nous réjouir aussi, nous ; car nous posséderons un secret si terrible, que nul prestige, nulle puissance, nuls efforts ne tiendront contre les crimes que ce secret renfermera, près des malheurs qui résulteront pour la future reine de cette fécondité ; car cet héritier qu’elle donnera au trône, nous le ferons facilement illégitime, car cette fécondité, nous la déclarerons facilement adultère. Si bien que, près de ce bonheur factice que semblera leur avoir accordé le ciel, la stérilité eût été un bienfait de Dieu. Voilà pourquoi je m’abstiens, messieurs ; voilà pourquoi j’attends, mes frères ; voilà pourquoi, enfin, je juge inutile de déchaîner aujourd’hui les passions populaires, que j’emploierai efficacement lorsque le temps sera venu.
« Maintenant, messieurs, vous connaissez le travail de cette année ; vous voyez le progrès de nos mines. Persuadez-vous donc que nous ne réussirons qu’avec le génie et le courage des uns, qui seront les yeux et le cerveau ; qu’avec la persévérance et le labeur des autres, qui représenteront les bras ; qu’avec la foi et le dévouement des autres encore, qui seront le cœur.
« Pénétrez-vous surtout de cette nécessité d’une obéissance aveugle qui fait que votre chef lui-même s’immolera à la volonté des statuts de l’ordre, le jour où les statuts l’exigeront.
« Sur ce, messieurs et frères bien-aimés, je lèverais la séance, s’il ne me restait un bien à faire, un mal à indiquer.
« Le grand écrivain qui est venu à nous ce soir, et qui eût été des nôtres sans le zèle intempestif d’un de nos frères, qui a effrayé cette âme timide, ce grand écrivain, disons-nous, a eu raison de notre assemblée, et je déplore comme un malheur qu’un étranger ait raison devant une majorité de frères qui connaissent mal nos règlements et ne connaissent pas du tout notre but.
« Rousseau, triomphant avec les sophismes de ses livres des vérités de notre association, représente un vice fondamental que j’extirperais avec le fer et le feu, si je n’avais encore l’espoir de le guérir par la persuasion. L’amour-propre d’un de nos frères s’est développé fâcheusement. Il nous a donné le dessous dans la discussion ; aucun fait pareil ne se représentera plus, je l’espère, ou bien j’aurais recours aux voies de discipline.
« Maintenant, messieurs, propagez la foi par la douceur et la persuasion ; insinuez-la, ne l’imposez pas, ne l’enfoncez pas dans les âmes rebelles à coups de maillet et de hache, comme font les inquisiteurs des coins du bourreau. Souvenez-vous que nous ne serons grands qu’après avoir été reconnus bons, et qu’on ne nous reconnaîtra bons qu’en paraissant meilleurs que tout ce qui nous entoure ; rappelez-vous encore que, parmi nous, les bons et les meilleurs ne sont rien sans la science, l’art et la foi ; rien enfin près de ceux que Dieu a marqués d’un sceau particulier pour commander aux hommes et régir un empire.
« Messieurs, la séance est levée. »
Ces paroles prononcées, Balsamo se couvrit la tête et s’enveloppa de son manteau.
Chacun des initiés partit alors à son tour, seul et silencieux, pour ne pas éveiller de soupçons.
Chapitre CV. Le corps et l’âme §
Le dernier resté près du maître fut Marat, le chirurgien.
Il s’approcha humblement et fort pâle du terrible orateur dont la puissance était illimitée.
– Maître, demanda-t-il, ai-je donc, en effet, commis une faute ?
– Une grande, monsieur, dit Balsamo ; et, ce qu’il y a de pis, c’est que vous ne croyez pas l’avoir commise.
– Eh bien oui, je l’avoue ; non seulement je ne crois pas avoir commis une faute, mais je crois avoir parlé comme il convient.
– Orgueil ! orgueil ! murmura Balsamo ; orgueil, démon destructeur ! Les hommes vont combattre la fièvre dans les veines du malade, la peste dans les eaux et dans les airs ; mais ils laissent l’orgueil pousser de si profondes racines dans leurs cœurs, qu’ils ne peuvent parvenir à l’extirper.
– Oh ! maître, dit Marat, vous avez de moi une bien triste opinion. Suis-je donc, en effet, si peu de chose, que je ne puisse compter parmi mes semblables ? Ai-je si mal recueilli le fruit de mes travaux, que je sois incapable de dire un mot sans être taxé d’ignorance ? Suis-je donc un si tiède adepte, que l’on suspecte ma conviction ? N’eussé-je que cela, j’existe au moins par le dévouement à la sainte cause du peuple.
– Monsieur, répliqua Balsamo, c’est parce que le principe du bien lutte encore en vous contre celui du mal, qui me paraît devoir l’emporter un jour, que je tenterai de vous corriger de ces défauts. Si je dois y réussir, si l’orgueil ne l’a pas déjà emporté en vous sur tout autre sentiment, j’y réussirai en une heure.
– En une heure ? dit Marat.
– Oui. Voulez-vous me donner cette heure ?
– Certainement.
– Où vous verrai-je ?
– Maître, c’est à moi d’aller vous trouver au rendez-vous que vous voudrez bien fixer à votre serviteur.
– Eh bien, dit Balsamo, j’irai chez vous.
– Faites attention à l’engagement que vous prenez, maître ; j’habite une mansarde, rue des Cordeliers. Une mansarde, vous entendez, dit Marat avec une affectation de simplicité orgueilleuse, avec une fanfaronnade de misère qui n’échappa point à Balsamo, tandis que vous…
– Tandis que moi ?
– Tandis que vous, vous habitez, dit-on, un palais.
Celui-ci haussa les épaules, comme ferait un géant qui, du haut de sa taille, mesurerait les colères d’un nain.
– Eh bien, soit, monsieur, répondit-il, j’irai vous voir dans votre mansarde.
– Quand cela, monsieur ?
– Demain.
– À quelle heure ?
– Le matin.
– C’est qu’au point du jour, je vais à mon amphithéâtre et, de là, à l’hôpital.
– Précisément, c’est ce qu’il me faut. Je vous eusse demandé de m’y conduire si vous ne me l’eussiez pas proposé.
– Vous entendez, de bonne heure. Je dors peu, dit Marat.
– Et moi, je ne dors pas, répondit Balsamo. Ainsi donc, au point du jour.
– Je vous attendrai.
Là-dessus, ils se séparèrent, car ils étaient arrivés à la porte de la rue, aussi sombre et aussi solitaire au moment de leur sortie qu’elle était peuplée et bruyante au moment de leur entrée.
Balsamo prit à gauche et disparut rapidement.
Marat l’imita en tirant à droite avec ses jambes longues et grêles.
Balsamo fut exact : à six heures du matin, il heurtait, le lendemain, à la porte du palier qui, centre d’un long corridor percé de six portes, formait le dernier étage d’une vieille maison de la rue des Cordeliers.
Marat, on le voyait bien, avait tout préparé pour recevoir plus dignement son hôte illustre. Le maigre lit de noyer, la commode à dessus de bois, reluisaient de propreté sous le chiffon de laine d’une femme de ménage, qui s’escrimait à tour de bras sur ces meubles vermoulus.
Marat lui-même prêtait une aide active à cette femme et rafraîchissait dans un petit pot de faïence bleue des fleurs pâles et étiolées, le principal ornement de la mansarde.
Il tenait encore un torchon de toile sous le bras, ce qui indiquait qu’il n’avait touché aux fleurs qu’après avoir donné son coup de main aux meubles.
Comme la clef était à la porte et que Balsamo était entré sans frapper, il surprit Marat dans cette occupation.
Marat, à la vue du maître, rougit beaucoup plus qu’il ne convenait à un stoïcien véritable.
– Vous voyez, monsieur, dit-il en jetant sournoisement derrière un rideau le torchon révélateur, je suis homme de ménage, et j’aide à cette bonne femme. Je choisis l’ouvrage, par exemple, ce qui n’est peut-être pas d’un bon plébéien, mais qui n’est pas non plus tout à fait d’un grand seigneur.
– C’est d’un jeune homme pauvre et qui aime la propreté, dit froidement Balsamo, voilà tout. Êtes-vous bientôt prêt, monsieur ? Vous savez que mes moments sont comptés.
– Je passe mon habit, monsieur… Dame Grivette, mon habit… C’est ma portière, monsieur ; c’est mon valet de chambre, c’est ma cuisinière, c’est mon intendant, et elle me coûte un écu par mois.
– Je loue l’économie, dit Balsamo ; c’est la richesse des pauvres, c’est la sagesse des riches.
– Mon chapeau, ma canne, dit Marat.
– Allongez la main, dit Balsamo ; voilà votre chapeau, et sans doute cette canne, qui est près de votre chapeau, est la vôtre.
– Oh ! pardon, monsieur, je suis tout confus.
– Êtes-vous prêt ?
– Oui, monsieur. Ma montre, dame Grivette.
Dame Grivette se tourna et se retourna, mais ne répondit point.
– Vous n’avez pas besoin de montre, monsieur, pour aller à l’amphithéâtre et à l’hôpital ; on serait peut-être longtemps à la retrouver, et cela nous retarderait.
– Cependant, monsieur, je tiens beaucoup à ma montre, qui est excellente et que j’ai achetée à force d’économies.
– En votre absence, dame Grivette la cherchera, répondit Balsamo avec un sourire ; et, si elle cherche bien, à votre retour, elle sera retrouvée.
– Oh ! certainement, dit dame Grivette, elle sera retrouvée, si toutefois monsieur ne l’a pas laissée ailleurs ; rien ne se perd ici.
– Vous voyez bien, dit Balsamo. Allons, monsieur, allons.
Marat n’osa point insister et suivit Balsamo tout en grommelant.
Lorsqu’ils furent à la porte :
– Où allons-nous d’abord ? dit Balsamo.
– À l’amphithéâtre, si vous voulez, maître ; j’y ai désigné un sujet qui a dû mourir cette nuit d’une méningite aiguë ; j’ai des observations à faire sur son cerveau, et je ne voudrais pas que mes camarades me le prissent.
– Allons donc à l’amphithéâtre, monsieur Marat.
– D’autant plus que ce n’est qu’à deux pas d’ici ; que l’amphithéâtre touche à l’hôpital, et que nous ne faisons qu’entrer et sortir ; vous pouvez même m’attendre à la porte.
– Au contraire, je désire entrer avec vous : vous me direz votre opinion sur le sujet.
– Quand il était un corps, monsieur ?
– Non, depuis qu’il est un cadavre.
– Holà ! prenez-y garde, dit Marat en souriant ; je pourrai gagner un point sur vous, car je connais cette partie de ma profession et suis, dit-on, un assez habile anatomiste.
– Orgueil, orgueil, toujours orgueil ! murmura Balsamo.
– Que dites-vous ? demanda Marat.
– Je dis que nous allons voir cela, monsieur, répliqua Balsamo. Entrons.
Marat s’engagea le premier dans l’allée étroite qui conduisait à cet amphithéâtre, au bout de la rue Hautefeuille.
Balsamo le suivit sans hésiter jusque dans la salle longue et étroite où, sur une table de marbre, on voyait deux cadavres étendus, l’un de femme l’autre d’homme.
La femme était morte jeune. L’homme était vieux et chauve ; un méchant suaire leur voilait le corps, en laissant leurs visages à moitié découverts.
Tous deux étaient couchés côte à côte sur ce lit glacé, eux qui jamais peut-être ne s’étaient vus en ce monde, et dont les âmes, voyageant alors dans l’éternité, devaient être bien surprises de voir un pareil voisinage à leurs enveloppes mortelles.
Marat leva et jeta de côté, d’un seul mouvement, le linge grossier qui couvrait les deux malheureux que la mort avait faits égaux devant le scalpel du chirurgien.
Les deux cadavres étaient nus.
– La vue des morts ne vous répugne-t-elle pas ? dit Marat avec sa fanfaronnade ordinaire.
– Elle m’attriste, répliqua Balsamo.
– Défaut d’habitude, dit Marat. Moi qui vois ce spectacle tous les jours, je n’en éprouve ni tristesse ni dégoût. Nous autres praticiens, voyez-vous, nous vivons avec les morts et nous n’interrompons pour eux aucune des fonctions de notre vie.
– C’est un triste privilège de votre profession, monsieur.
– Et puis, ajouta Marat, pourquoi m’attristerais-je ou pourquoi me dégoûterais-je ? Dans le premier cas, j’ai la réflexion ; dans le second, j’ai l’habitude.
– Expliquez-moi vos idées, dit Balsamo ; je les comprends mal. La réflexion, d’abord.
– Soit ! pourquoi m’effrayerais-je ? pourquoi aurais-je peur d’un corps inerte, d’une statue qui est de chair au lieu d’être de pierre, de marbre ou de granit ?
– En effet, il n’y a rien, n’est-ce pas, dans un cadavre ?
– Rien, absolument rien.
– Vous le croyez ?
– J’en suis sur.
– Mais dans un corps vivant ?
– Il y a le mouvement, dit superbement Marat.
– Et l’âme, vous n’en parlez pas, monsieur.
– Je ne l’ai jamais vue dans les corps que j’ai fouillés avec mon scalpel.
– Parce que vous n’avez fouillé que des cadavres.
– Oh ! si fait, monsieur, j’ai fort opéré sur les corps vivants.
– Et vous n’avez rien trouvé en eux de plus que dans les cadavres ?
– Si fait, j’ai trouvé la douleur : est-ce la douleur que vous appelez l’âme ?
– Alors, vous n’y croyez pas ?
– À quoi ?
– À l’âme.
– J’y crois, parce que je suis libre de l’appeler le mouvement, si je veux.
– Voilà qui est fort bien ; vous croyez à l’âme, c’est tout ce que je vous demandais ; cela me fait du bien, que vous y croyiez.
– Un instant, mon maître, entendons-nous, et surtout n’exagérons pas, dit Marat avec son sourire de vipère. Nous autres praticiens, nous sommes un peu matérialistes.
– Ces corps sont bien froids, dit Balsamo rêveur, et cette femme était bien belle.
– Mais oui.
– Une belle âme eût certes bien été à ce beau corps.
– Ah ! voilà où fut l’erreur de celui qui la créa. Beau fourreau, vilaine lame. Ce corps, mon maître, était celui d’une coquine qui sortait de Saint-Lazare lorsqu’elle mourut d’une inflammation cérébrale, à l’Hôtel-Dieu. Sa chronique est longue et passablement scandaleuse. Si vous appelez âme le mouvement qui faisait agir cette créature, vous ferez tort à nos âmes, qui doivent être de la même essence.
– Âme qu’on eût dû guérir, dit Balsamo, et qui s’est perdue faute du seul médecin qui soit indispensable, d’un médecin de l’âme.
– Hélas ! hélas ! mon maître, c’est encore là une de vos théories. Il n’y a de médecins que pour les corps, dit Marat avec un rire amer. Et tenez, maître, vous avez en ce moment sur les lèvres un mot que Molière a mis souvent dans ses comédies et c’est ce mot qui vous fait sourire.
– Non, dit Balsamo, vous vous trompez et ne pouvez savoir à quelle chose je souris. Pour le moment, ce que nous concluons, n’est-ce pas, c’est que ces cadavres sont vides ?
– Et insensibles, dit Marat en soulevant la tête de la jeune femme et en la laissant retomber bruyamment sur le marbre sans que le corps eût seulement bougé ou frémi.
– Très bien, dit Balsamo ; passons à l’hôpital maintenant.
– Un instant, maître, pas avant, je vous prie, que j’aie détaché du tronc cette tête qui me fait envie, et qui a été le siège d’une maladie fort curieuse. Vous permettez ?
– Comment donc ! dit Balsamo.
Marat ouvrit sa trousse, en tira un bistouri et ramassa dans un coin un gros maillet de bois tout pointillé de taches de sang.
Alors, d’une main exercée, il pratiqua une incision circulaire, qui sépara toutes les chairs et tous les muscles du cou ; puis, arrivé à l’os, il glissa son bistouri entre deux jointures de la colonne vertébrale, et frappa dessus avec le maillet un coup énergique et sec.
La tête roula sur la table, et de la table à terre. Marat fut obligé de la ressaisir de ses mains humides.
Balsamo se détourna pour ne pas donner trop de joie au triomphateur.
– Un jour, dit Marat, qui croyait prendre le maître en faiblesse, un jour quelque philanthrope s’occupera de la mort comme les autres s’occupent de la vie, trouvera une machine qui détachera ainsi la tête d’un seul coup, et qui rendra l’anéantissement instantané, ce que ne fait aucun des autres genres de mort ; la roue, l’écartèlement et la pendaison sont des supplices appartenant à des peuples barbares et non à des peuples civilisés. Une nation éclairée comme la France doit punir, et non se venger ; car la société qui roue, qui pend ou qui écartèle, se venge du criminel par la souffrance avant de le punir par la mort ; ce qui est trop de moitié, à mon avis.
– Et au mien aussi, monsieur. Mais comment comprenez-vous cet instrument ?
– Je comprends une machine froide et impassible comme la loi elle-même ; l’homme chargé de punir s’impressionne à la vue de son semblable, et parfois manque son coup, comme il est arrivé pour Chalais et pour le duc de Monmouth. Il n’en serait pas ainsi d’une machine, de deux bras de chêne qui feraient mouvoir un coutelas, par exemple.
– Et croyez-vous, monsieur, que, parce que ce coutelas passerait avec la rapidité de la foudre entre la base de l’occiput et les muscles trapèzes, croyez-vous que la mort serait instantanée et la douleur rapide ?
– La mort serait instantanée, sans contredit, puisque le fer trancherait d’un coup les nerfs qui donnent le mouvement. La douleur serait rapide, puisque le fer séparerait le cerveau, qui est le siège des sentiments, du cœur, qui est le centre de la vie.
– Monsieur, dit Balsamo, le supplice de la décapitation existe en Allemagne.
– Oui, mais par l’épée, et, je vous l’ai dit, la main de l’homme peut trembler.
– Une pareille machine existe en Italie ; un corps de chêne la fait mouvoir, et on l’appelle la mannaja.
– Eh bien ?
– Eh bien, monsieur, j’ai vu des criminels décapités par le bourreau se lever sans tête, du siège où ils étaient assis, et s’en aller en trébuchant tomber à dix pas de là. J’ai ramassé des têtes qui roulaient au bas de la mannaja, comme cette tête que vous tenez par les cheveux a roulé tout à l’heure au bas de cette table de marbre, et, en prononçant à l’oreille de cette tête le nom dont on l’avait baptisée pendant sa vie, j’ai vu ses yeux se rouvrir et se tourner dans leur orbite, cherchant à voir qui les avait appelés de la terre pendant ce passage du temps à l’éternité.
– Mouvement nerveux, pas autre chose.
– Les nerfs ne sont-ils pas les organes de la sensibilité ?
– Que concluez-vous de là, monsieur ?
– Je conclus qu’il vaudrait mieux qu’au lieu de chercher une machine qui tuât pour punir, l’homme cherchât un moyen de punir sans tuer. Elle sera la meilleure et la plus éclairée des sociétés, croyez-moi, la société qui aura trouvé ce moyen-là.
– Utopie encore ! utopie toujours ! dit Marat.
– Cette fois, vous avez peut-être raison, dit Balsamo ; le temps nous éclairera… N’avez-vous point parlé de l’hôpital ?… Allons-y !
– Allons !
Et il enveloppa la tête de la jeune femme dans son mouchoir de poche, dont il noua soigneusement les quatre coins.
– Maintenant, dit en sortant Marat, je suis sûr au moins que mes camarades n’auront que mon reste.
On prit le chemin de l’Hôtel-Dieu ; le rêveur et le praticien marchaient à côté l’un de l’autre.
– Vous avez coupé très froidement et très habilement cette tête, monsieur, dit Balsamo. Avez-vous moins d’émotion quand il s’agit des vivants que des morts ? La souffrance vous touche-t-elle plus que l’immobilité ? Êtes-vous plus pitoyable aux corps qu’aux cadavres ?
– Non, car ce serait un défaut, un défaut comme c’en est un au bourreau de se laisser impressionner. On tue aussi bien un homme en lui coupant mal la cuisse qu’en lui coupant mal la tête. Un bon chirurgien doit opérer avec sa main et non avec son cœur, quoiqu’il sache bien, en son cœur, que, pour une souffrance d’un instant, il donne des années de vie et de santé. C’est le beau côté de notre profession celui-là, maître !
– Oui, monsieur ; mais, sur les vivants, vous rencontrez l’âme, j’espère ?
– Oui, si vous convenez avec moi que l’âme, c’est le mouvement ou la sensibilité ; oui, certes, je la rencontre, et bien gênante même, car elle tue plus de malades que n’en tue mon scalpel.
On était arrivé au seuil de l’Hôtel-Dieu. Ils entrèrent à l’hospice. Bientôt, guidé par Marat, qui n’avait pas quitté son sinistre fardeau, Balsamo put pénétrer dans la salle des opérations, envahie par le chirurgien en chef et par les élèves en chirurgie.
Les infirmiers venaient d’apporter là un jeune homme renversé la semaine précédente par une lourde voiture, dont la roue lui avait broyé le pied. Une première opération faite à la hâte sur le membre engourdi par la douleur n’avait pas suffi ; le mal s’était développé rapidement, l’amputation de la jambe était devenue urgente.
Ce malheureux, étendu sur le lit d’angoisses, regardait, avec un effroi qui eût attendri des tigres, cette bande d’affamés qui épiaient l’instant de son martyre, de son agonie peut-être, pour étudier la science de la vie, phénomène merveilleux derrière lequel se cache le sombre phénomène de la mort.
Il semblait demander à chacun des chirurgiens, des élèves et des infirmiers, une consolation, un sourire, une caresse ; mais il ne rencontrait partout que l’indifférence avec son cœur, que l’acier avec ses yeux.
Un reste de courage et d’orgueil le rendait muet. Il réservait toutes ses forces pour les cris qu’allait bientôt lui arracher la douleur.
Cependant, quand il sentit sur son épaule la main pesamment complaisante du gardien, quand il sentit les bras des aides l’envelopper comme les serpents de Lacoon, quand il entendit la voix de l’opérateur lui dire : « Du courage ! » il se hasarda, le malheureux, à rompre le silence et à demander d’une voix plaintive :
– Souffrirai-je beaucoup ?
– Eh non, soyez tranquille, répondit Marat avec un sourire faux qui fut caressant pour le malade, ironique pour Balsamo.
Marat vit que Balsamo l’avait compris : il se rapprocha de lui et dit tout bas :
– C’est une opération épouvantable, dit-il ; l’os est plein de gerçures et sensible à faire pitié. Il mourra, non du mal, mais de la douleur : voilà ce que lui vaudra son âme, à ce vivant.
– Pourquoi l’opérez-vous alors ? pourquoi ne le laissez-vous pas tranquillement mourir ?
– Parce qu’il est du devoir du chirurgien de tenter la guérison, même quand la guérison lui semble impossible.
– Et vous dites qu’il souffrira ?
– Effroyablement.
– Par la faute de son âme ?
– Par la faute de son âme, qui a trop de tendresse pour son corps.
– Alors pourquoi ne pas opérer sur l’âme ? La tranquillité de l’une serait peut-être la guérison de l’autre.
– C’est aussi ce que je viens de faire…, dit Marat tandis que l’on continuait à lier le patient.
– Vous avez préparé son âme ?
– Oui.
– Comment cela ?
– Comme on fait, par des paroles. J’ai parlé à l’âme, à l’intelligence, à la sensibilité, à la chose qui faisait dire au philosophe grec : « Douleur, tu n’es pas un mal ! » le langage qui convient à cette chose. Je lui ai dit : « Vous ne souffrirez pas. » Reste maintenant à l’âme à ne point souffrir, cela la regarde. Voilà le remède connu jusqu’à présent. Quant aux questions de l’âme : mensonge ! Pourquoi aussi cette diablesse d’âme est-elle attachée au corps ? Tout à l’heure, quand j’ai coupé cette tête, le corps n’a rien dit. L’opération cependant était grave. Mais, que voulez-vous ! le mouvement avait cessé, la sensibilité s’était éteinte, l’âme s’était envolée, comme vous dites, vous autres spiritualistes. Voilà pourquoi cette tête que je coupais n’a rien dit, voilà pourquoi ce corps que je décapitais m’a laissé faire ; tandis que ce corps que l’âme habite encore va pousser des cris effroyables dans un instant. Bouchez bien vos oreilles, maître ! Bouchez-les, vous qui êtes sensible à cette connexité des âmes et des corps, qui tuera toujours votre théorie, jusqu’au jour où votre théorie sera parvenue à isoler le corps de l’âme.
– Vous croyez qu’on n’arrivera jamais à cet isolement ?
– Essayez, dit Marat, l’occasion est belle.
– Eh bien, oui, vous avez raison, dit Balsamo, l’occasion est belle, et j’essaye.
– Vous essayez ?
– Oui.
– Comment cela ?
– Je ne veux pas que ce jeune homme souffre, il m’intéresse.
– Vous êtes un illustre chef, dit Marat, mais vous n’êtes ni Dieu le père, ni Dieu le fils, et vous n’empêcherez pas ce gaillard-là de souffrir.
– Et, s’il ne souffrait point, croiriez-vous à sa guérison ?
– Elle serait plus probable, mais elle ne serait pas sûre.
Balsamo jeta sur Marat un inexprimable regard de triomphe, et, se plaçant devant le jeune malade, dont il rencontra les yeux effarés et déjà noyés dans les angoisses de la terreur :
– Dormez, dit-il non seulement avec sa bouche, mais encore avec son regard, avec sa volonté, avec toute la chaleur de son sang, avec tout le fluide de son corps.
En ce moment, le chirurgien en chef commençait à palper la cuisse malade et à faire observer aux élèves l’intensité du mal.
Mais à ce commandement de Balsamo, le jeune homme, qui s’était relevé sur son séant, oscilla un instant dans les bras des aides, sa tête se pencha, ses yeux se fermèrent.
– Il se trouve mal, dit Marat.
– Non, monsieur.
– Mais ne voyez-vous pas qu’il perd connaissance ?
– Non, il dort.
– Comment, il dort ?
– Oui.
Chacun se tourna vers l’étrange médecin, que l’on prit pour un fou.
Un sourire d’incrédulité passa sur les lèvres de Marat.
– Est-il d’habitude que l’on parle pendant l’évanouissement ? demanda Balsamo.
– Non.
– Eh bien, interrogez-le, et il vous répondra.
– Eh ! jeune homme ! cria Marat.
– Oh ! vous n’avez pas besoin de crier si haut, dit Balsamo ; parlez avec votre voix ordinaire.
– Dites-nous un peu ce que vous avez.
– On m’a ordonné de dormir, et je dors, répondit le patient.
La voix était parfaitement calme et faisait un contraste étrange avec la voix qu’on avait entendue quelques instants auparavant.
Tous les assistants se regardèrent.
– Maintenant, dit Balsamo, détachez-le.
– Impossible, dit le chirurgien en chef, un seul mouvement, et l’opération peut être manquée.
– Il ne bougera pas.
– Qui me l’assure ?
– Moi, et puis lui. Demandez-lui plutôt.
– Peut-on vous laisser libre, mon ami ?
– On le peut.
– Et promettez-vous de ne pas bouger ?
– Je le promets, si vous me l’ordonnez.
– Je vous l’ordonne.
– Ma foi, dit le chirurgien en chef, vous parlez avec une telle certitude, monsieur, que je suis tenté de faire l’expérience.
– Faites, et ne craignez rien.
– Déliez-le, dit le chirurgien en chef.
Les aides obéirent.
Balsamo passa au chevet du lit.
– À partir de ce moment, dit-il, ne bougez plus que je ne l’ordonne.
Une statue couchée sur un tombeau n’eût pas été plus immobile que ne le devint le malade à cette injonction.
– Maintenant, opérez, monsieur, dit Balsamo ; le malade est parfaitement disposé.
Le chirurgien prit son bistouri ; mais, au moment de s’en servir, il hésita.
– Taillez, monsieur, taillez, vous dis-je, fit Balsamo avec l’air d’un prophète inspiré.
Le chirurgien, dominé comme Marat, comme le malade, comme tout le monde, approcha l’acier de la chair.
La chair cria, mais le malade ne poussa pas un soupir, ne fit pas un mouvement.
– De quel pays êtes-vous, mon ami ? demanda Balsamo.
– Je suis Breton, monsieur, répondit le malade en souriant.
– Et vous aimez votre pays ?
– Oh ! monsieur, il est si beau !
Le chirurgien faisait pendant ce temps les incisions circulaires à l’aide desquelles, dans les amputations, on commence par mettre l’os à découvert.
– L’avez-vous quitté jeune ? demanda Balsamo.
– À dix ans, monsieur.
Les incisions étaient faites, le chirurgien approchait la scie de l’os.
– Mon ami, dit Balsamo, chantez-moi donc cette chanson que les sauniers de Batz chantent en rentrant le soir, après la journée faite. Je ne me rappelle que le premier vers :
À mon sel couvert d’écume.
La scie mordait les os.
Mais, à l’invitation de Balsamo, le malade sourit et commença de chanter mélodieusement, lentement, en extase, comme un amant ou comme un poète :
À mon sel couvert d’écume,
À mon lac couleur du ciel,
À mon four, tourbe qui fume ;
À mon sarrasin de miel ;
À ma femme, à mon vieux père,
À mes enfants bien-aimés ;
À la tombe où dort ma mère,
Sous les genêts parfumés ;
Salut ! la journée est faite,
Et me voici de retour :
Après le labeur, la fête,
Après l’absence, l’amour.
La jambe tomba sur le lit que le malade chantait encore.
Chapitre CVI. L’âme et le corps §
Chacun regardait le patient avec étonnement, le médecin avec admiration.
Il en fut qui dirent que tous deux étaient fous.
Marat traduisit cette opinion à l’oreille de Balsamo :
– La terreur a fait perdre l’esprit au pauvre diable, dit-il ; voilà pourquoi il ne souffre plus.
– Je ne crois pas, dit Balsamo, et, bien loin qu’il ait perdu l’esprit, je suis sûr, si je l’interrogeais, qu’il nous dirait, s’il doit mourir, le jour de sa mort ; s’il doit vivre, le temps que durera sa convalescence.
Marat fut près de partager l’opinion générale, c’est-à-dire de croire Balsamo aussi fou que le patient.
Cependant le chirurgien liait activement les artères, d’où s’échappaient des flots de sang.
Balsamo tira de sa poche un flacon, versa sur un tampon de charpie quelques gouttes de l’eau que ce flacon renfermait, et pria le chirurgien en chef d’appliquer cette charpie sur les artères.
Celui-ci obéit avec une certaine curiosité.
C’était un des plus célèbres praticiens de cette époque, un homme vraiment amoureux de la science, qui ne répudiait aucun de ses mystères, et pour qui le hasard n’était que le pis-aller du doute.
Il appliqua le petit tampon sur l’artère, qui frémit, bouillonna, et ne laissa plus passer le sang que goutte à goutte.
Dès lors il put lier l’artère avec la plus grande facilité.
Pour le coup, Balsamo obtint un véritable triomphe, et chacun lui demanda où il avait étudié et de quelle école il était.
– Je suis un médecin allemand de l’école de Gœttingue, dit-il, et j’ai fait la découverte que vous voyez. Je désire cependant, messieurs et chers confrères, que cette découverte demeure encore un secret, car j’ai grand-peur du fagot, et le parlement de Paris se déciderait peut-être à juger encore une fois pour le plaisir de condamner un sorcier au feu.
Le chirurgien en chef demeurait rêveur.
Marat rêvait et réfléchissait.
Cependant il reprit le premier la parole.
– Vous prétendiez, dit-il, tout à l’heure que, si vous interrogiez cet homme sur le résultat de cette opération, il répondrait sûrement, quoique ce résultat soit encore caché dans l’avenir ?
– Je le prétends encore, dit Balsamo.
– Eh bien, voyons.
– Comment s’appelle ce pauvre diable ?
– Il s’appelle Havard, répondit Marat.
Balsamo se retourna vers le patient, dont la bouche fredonnait encore les dernières notes du plaintif refrain.
– Eh bien, mon ami, lui demanda-t-il, qu’augurez-vous de l’état de ce pauvre Havard ?
– Ce que j’augure de son état ? répondit le malade. Attendez, il faut que je revienne de la Bretagne, où j’étais, à l’Hôtel-Dieu, où il est.
– C’est cela ; entrez-y, regardez-le, et dites-moi la vérité sur lui.
– Oh ! il est malade, bien malade : on lui a coupé la jambe.
– En vérité ? dit Balsamo.
– Oui.
– Et l’opération a-t-elle bien réussi ?
– À merveille ; mais…
La figure du malade s’assombrit.
– Mais ? reprit Balsamo.
– Mais, continua le malade, il y a une terrible épreuve à passer, la fièvre.
– Et quand viendra-t-elle ?
– Ce soir, à sept heures.
Tous les assistants se regardèrent :
– Et cette fièvre ? demanda Balsamo.
– Oh ! elle le rendra bien malade ; il surmontera cependant ce premier accès.
– Vous en êtes sûr ?
– Oh ! oui.
– Mais, après ce premier accès, sera-t-il sauvé ?
– Hélas ! non, dit le blessé en soupirant.
– La fièvre reviendra donc ?
– Oh ! oui, et plus terrible que jamais. Pauvre Havard, continua-t-il, pauvre Havard, il a une femme et des enfants !
Et ses yeux se remplirent de larmes.
– Sa femme doit-elle donc être veuve, et ses enfants doivent-ils donc être orphelins ? demanda Balsamo.
– Attendez ! attendez !
Il joignit les mains.
– Non, non, dit-il.
Son visage s’éclaira d’une foi sublime.
– Non, sa femme et ses enfants ont tant prié qu’ils ont obtenu grâce pour lui devant Dieu.
– Alors il guérira ?
– Oui.
– Vous entendez, messieurs, dit Balsamo, il guérira.
– Demandez-lui en combien de jours, dit Marat.
– En combien de jours ?
– Oui ; vous avez dit qu’il indiquerait lui-même les phases et le terme de sa convalescence.
– Je ne demande pas mieux que de l’interroger là-dessus.
– Interrogez-le donc alors.
– Et quand croyez-vous que Havard sera guéri ? demanda Balsamo.
– Oh ! la convalescence sera longue ; attendez : un mois, six semaines, deux mois ; il est entré ici il y a cinq jours, il en sortira deux mois et quinze jours après y être entré.
– Et il en sortira guéri ?
– Oui.
– Mais, dit Marat, incapable de travailler et, par conséquent, de nourrir sa femme et ses enfants.
– Oh ! Dieu est bon, et Dieu y pourvoira.
– Et comment Dieu y pourvoira-t-il ? demanda Marat. Pendant que je suis en train d’apprendre aujourd’hui, je voudrais bien apprendre cela.
– Dieu a envoyé près de son lit un homme charitable qui l’a pris en pitié, et qui a dit tout bas : « Je veux que le pauvre Havard ne manque de rien. »
Tous les assistants se regardèrent ; Balsamo sourit.
– En vérité, nous assistons à un étrange spectacle, dit le chirurgien en chef, en même temps qu’il saisissait la main du malade, auscultait sa poitrine et palpait son front ; cet homme rêve.
– Vous croyez ? dit Balsamo.
Et lançant au blessé un regard plein d’autorité et d’énergie :
– Éveillez-vous, Havard ! lui dit-il.
Le jeune homme ouvrit les yeux avec effort et regarda avec une profonde surprise tous les assistants, devenus pour lui inoffensifs, de menaçants qu’ils étaient.
– Eh bien ! dit-il douloureusement, on ne m’a donc pas encore opéré ? On va donc encore me faire souffrir ?
Balsamo prit vivement la parole. Il craignait l’émotion du malade. Il n’était pas besoin qu’il se hâtât.
Nul ne l’eût devancé ; la surprise des assistants était trop grande.
– Mon ami, lui dit-il, tranquillisez-vous. M. le chirurgien en chef a pratiqué sur votre jambe une opération qui satisfait à toutes les exigences de votre position. Il paraît, mon pauvre garçon, que vous êtes un peu faible d’esprit, car vous vous êtes évanoui devant la première attaque.
– Oh ! tant mieux, dit gaiement le Breton, je n’ai rien senti ; mon sommeil a même été doux et réparateur. Quel bonheur ! on ne me coupera pas la jambe.
Mais, en ce moment, le malheureux porta ses regards sur lui-même ; il vit le lit plein de sang, il vit sa jambe mutilée.
Il jeta un cri et, cette fois, s’évanouit véritablement.
– Interrogez-le maintenant, dit froidement Balsamo à Marat, et vous verrez s’il répond.
Puis, entraînant le chirurgien en chef dans un coin de la chambre, tandis que les infirmiers reportaient le malheureux jeune homme dans son lit :
– Monsieur, dit Balsamo, vous avez entendu ce qu’a dit votre pauvre malade ?
– Oui, monsieur, qu’il guérirait.
– Il a dit encore autre chose : il a dit que Dieu le prendrait en pitié, et lui enverrait de quoi nourrir sa femme et ses enfants.
– Eh bien ?
– Eh bien, monsieur, il a dit la vérité, sur ce point comme sur l’autre ; seulement, chargez-vous d’être un intermédiaire de charité entre votre malade et Dieu : voici un diamant qui vaut vingt mille livres, à peu près ; quand vous verrez votre malade guéri, vous le vendrez et vous lui en remettrez l’argent ; en attendant, comme l’âme, ainsi que me le disait fort judicieusement votre élève, M. Marat, comme l’âme a une grande influence sur le corps, dites bien à Havard, aussitôt que la connaissance sera revenue, dites-lui bien que son avenir et celui de ses enfants est assuré.
– Mais, monsieur, dit le chirurgien hésitant à prendre la bague que lui offrait Balsamo, s’il ne guérit point ?
– Il guérira !
– Encore faut-il que je vous en donne un reçu.
– Monsieur !…
– Ce n’est qu’à cette condition que je prendrai un bijou d’une pareille valeur.
– Faites comme il vous plaira, monsieur.
– Votre nom, s’il vous plaît ?
– Le comte de Fœnix.
Le chirurgien passa dans la chambre voisine, tandis que Marat, anéanti, confondu, mais luttant encore contre l’évidence, se rapprochait de Balsamo.
Au bout de cinq minutes, le chirurgien rentra, tenant à la main un papier qu’il remit à Balsamo.
C’était un reçu conçu en ces termes :
« J’ai reçu de M. le comte de Fœnix un diamant qu’il a déclaré lui-même être d’une valeur de vingt mille livres, pour le prix en être remis au nommé Havard, le jour où il sortira de l’Hôtel-Dieu.
« GUILLOTIN, D. M. »
« Le 15 septembre 1771. »
Balsamo salua le docteur, prit le reçu et sortit suivi de Marat.
– Vous oubliez votre tête, dit Balsamo, pour lequel la distraction du jeune élève en chirurgie était un triomphe.
– Ah ! c’est vrai, dit celui-ci.
Et il ramassa son funèbre fardeau.
Une fois dans la rue, tous deux marchèrent fort vite et sans se dire un seul mot ; puis, arrivés à la rue des Cordeliers, ils remontèrent ensemble le rude escalier qui conduisait à la mansarde.
Devant la loge de la portière, si toutefois le trou qu’elle habitait méritait le nom de loge, Marat, qui n’avait pas oublié la disparition de sa montre, s’était arrêté et avait demandé dame Grivette.
Un enfant de sept à huit ans, maigre, chétif et étiolé, lui avait répondu de sa voix criarde :
– Maman, elle est sortie ; elle a dit que, si monsieur rentrait, on lui donnât cette lettre.
– Non, mon petit ami, dit Marat, tu lui diras qu’elle me l’apporte elle même.
– Bien, monsieur.
Marat et Balsamo avaient continué leur chemin.
– Ah ! dit Marat en indiquant une chaise à Balsamo et en tombant lui même sur un escabeau, je vois que le maître a de beaux secrets.
– C’est que je suis entré plus avant qu’un autre, peut-être, dans la confidence de la nature et de Dieu, répondit Balsamo.
– Oh ! s’écria Marat, comme la science prouve l’omnipotence de l’homme, et qu’on doit être fier d’être homme !
– C’est vrai, et médecin, devriez-vous ajouter.
– Aussi, je suis fier de vous, maître, dit Marat.
– Et cependant, répliqua en souriant Balsamo, je ne suis qu’un pauvre médecin des âmes.
– Oh ! ne parlons pas de cela, monsieur, vous qui avez arrêté le sang du blessé par des moyens matériels.
– Je croyais que ma plus belle cure était de l’avoir empêché de souffrir ; il est vrai que vous m’avez assuré qu’il était fou.
– Il l’a été un moment, certes.
– Qu’appelez-vous folie ? N’est-ce point une abstraction de l’âme ?
– Ou de l’esprit, dit Marat.
– Nous ne discuterons pas là-dessus ; l’âme me sert à nommer le mot que je cherche. Du moment que la chose est trouvée, peu m’importe comment vous l’appelez.
– Ah ! voilà où nous différons d’opinion, monsieur ; vous prétendez avoir trouvé la chose et ne plus chercher que le mot ; moi, je soutiens que vous cherchez tout ensemble le mot et la chose.
– Nous reviendrons là-dessus tout à l’heure. Vous disiez donc que la folie était une abstraction momentanée de l’esprit ?
– Assurément.
– Involontaire, n’est-il pas vrai ?
– Oui… J’ai vu un fou à Bicêtre qui mordait ses barreaux de fer en criant : « Cuisinier, tes faisans sont tendres, mais ils sont mal accommodés. »
– Mais, enfin, admettez-vous que cette folie passe comme un nuage sur l’esprit, et que, le nuage passé, l’esprit reprenne sa limpidité première ?
– Cela n’arrive presque jamais.
– Vous avez vu, cependant, notre amputé en parfaite raison après son sommeil de fou.
– Je l’ai vu ; mais je n’ai point compris ce que je voyais ; c’est un cas exceptionnel, une de ces étrangetés que les Hébreux appelaient des miracles.
– Non, monsieur, dit Balsamo ; c’est uniquement l’abstraction de l’âme, le double isolement de la matière et de l’esprit : de la matière, chose inerte, poussière qui retournera poussière ; de l’âme, étincelle divine enfermée un instant dans cette lanterne sourde qu’on appelle le corps, et qui, fille du Ciel, après la chute du corps, retournera au Ciel.
– Alors, vous avez tiré momentanément l’âme du corps ?
– Oui, monsieur, je lui ai ordonné de quitter l’endroit misérable où elle était ; je l’ai extraite du gouffre de souffrance où la douleur la retenait, pour la faire voyager dans des régions libres et pures. Qu’est-il donc resté au chirurgien ? Ce qui restait à votre scalpel quand vous enlevâtes à la femme morte cette tête que vous tenez, rien que de la chair inerte, de la matière, de l’argile.
– Et au nom de qui avez-vous disposé ainsi de cette âme ?
– Au nom de Celui qui a créé toutes les âmes d’un souffle : âmes des mondes, âmes des hommes ; au nom de Dieu.
– Alors, dit Marat, vous niez le libre arbitre ?
– Moi ? dit Balsamo. Mais que fais-je donc en ce moment, au contraire ? Je vous montre, d’un côté, le libre arbitre ; de l’autre, l’abstraction. Je vous expose un mourant laissé à toutes les souffrances ; cet homme a une âme toute stoïque, il va au-devant de l’opération, il la provoque, il la supporte, mais il souffre. Voilà pour le libre arbitre. Mais je passe près de ce mourant, moi, l’envoyé de Dieu, moi, le prophète, moi, l’apôtre, et si, prenant en pitié cet homme, mon semblable, j’enlève, par le pouvoir que le Seigneur m’a donné, l’âme de son corps qui souffre, ce corps aveugle, inerte, insensible, devient pour l’âme un spectacle qu’elle contemple pieusement et miséricordieusement du haut de sa sphère limpide. Havard – ne l’avez-vous point entendu ? – Havard, quand il parlait de lui-même, disait : « Ce pauvre Havard ! » Il ne disait plus moi. C’est qu’en effet cette âme n’avait plus affaire à ce corps, elle qui était à moitié chemin du ciel.
– Mais, à ce compte, l’homme n’est plus rien, dit Marat, et je ne puis plus dire aux tyrans : « Vous avez puissance sur mon corps, mais vous ne pouvez rien sur mon âme ? »
– Ah ! voilà que vous passez de la vérité au sophisme ; monsieur, je vous l’ai dit, c’est votre défaut. Dieu prête l’âme au corps, il est vrai ; mais il n’en est pas moins vrai que, tout le temps que l’âme possède ce corps, il y a union entre eux, influence de l’un sur l’autre, suprématie de la matière sur l’idée, selon que, dans des vues qui nous sont inconnues, Dieu a permis que le corps fût roi ou que l’âme fût reine ; mais il n’en est pas moins vrai que le souffle qui anime le mendiant est aussi pur que celui qui fait mourir le roi. Voilà le dogme que vous devez prêcher, vous, apôtre de l’égalité. Prouvez l’égalité des deux essences spirituelles, puisque, cette égalité, vous pouvez l’établir à l’aide de tout ce qu’il y a de sacré au monde : les livres saints et les traditions, la science et la foi. Que vous importe l’égalité de deux matières ! avec l’égalité des corps, vous ne volez pas devant Dieu. Tout à l’heure, ce pauvre blessé, cet ignorant enfant du peuple, vous a dit, touchant son mal, des choses que nul parmi les médecins n’eût osé dire. Pourquoi cela ? C’est que son âme, dégagée momentanément des liens du corps, a plané au-dessus de la terre, et qu’elle a vu d’en haut un mystère que nous dérobe notre opacité.
Marat tournait et retournait sur la table sa tête de mort, cherchant une réponse qu’il ne trouvait pas.
– Oui, murmura-t-il enfin, oui, il y a quelque chose de surnaturel là-dessous.
– De naturel, au contraire, monsieur ; cessez d’appeler surnaturel tout ce qui ressort des fonctions de la destinée de l’âme. Naturelles sont ces fonctions ; connues, c’est autre chose.
– Inconnues à nous, maître, ces fonctions ne doivent pas être des mystères pour vous. Le cheval, inconnu aux Péruviens, était familier aux Espagnols, qui l’avaient dompté.
– Ce serait orgueilleux à moi de dire : « Je sais. » Je suis plus humble, monsieur, je dis : « Je crois. »
– Eh bien, que croyez-vous ?
– Je crois que la loi du monde, la première, la plus puissante de toutes, est celle du progrès. Je crois que Dieu n’a rien créé que dans un but de bien-être ou de moralité. Seulement, comme la vie de ce monde est incalculée et incalculable, le progrès est lent. Notre planète, au dire des Écritures, comptait soixante siècles quand l’imprimerie est venue comme un vaste phare réfléchir le passé et éclairer l’avenir ; avec l’imprimerie, plus d’obscurité, plus d’oubli ; l’imprimerie, c’est la mémoire du monde. Eh bien, Gutenberg a inventé l’imprimerie et moi, j’ai retrouvé la confiance.
– Ah ! dit ironiquement Marat, vous en arriverez peut-être à lire dans les cœurs ?
– Pourquoi pas ?
– Alors, vous ferez pratiquer à la poitrine de l’homme cette petite fenêtre que désiraient tant y voir les anciens ?
– Il n’est pas besoin de cela, monsieur : j’isolerai l’âme du corps ; et l’âme, fille pure, fille immaculée de Dieu, me dira toutes les turpitudes de cette enveloppe mortelle qu’elle est condamnée à animer.
– Vous révélerez des secrets matériels ?
– Pourquoi pas ?
– Vous me direz, par exemple, qui m’a volé ma montre ?
– Vous abaissez la science à un triste niveau, monsieur. Mais, n’importe ! la grandeur de Dieu est aussi bien prouvée par le grain de sable que par la montagne, par le ciron que par l’éléphant. Oui, je vous dirai qui vous a volé votre montre.
En ce moment, on frappa timidement à la porte. C’était la femme de ménage de Marat qui était rentrée et qui, selon l’ordre donné par le jeune chirurgien, apportait la lettre.
Chapitre CVII. La portière de Marat §
La porte s’ouvrit et donna passage à dame Grivette.
Cette femme, que nous n’avons pas pris le temps d’esquisser parce que sa figure était de celles que le peintre relègue au dernier plan tant qu’il n’a pas besoin d’elles ; cette femme s’avance maintenant dans le tableau mouvant de cette histoire, et demande à prendre sa place dans l’immense panorama que nous avons entrepris de dérouler aux yeux de nos lecteurs ; panorama dans lequel nous encadrerions, si notre génie égalait notre volonté, depuis le mendiant jusqu’au roi, depuis Caliban jusqu’à Ariel, depuis Ariel jusqu’à Dieu.
Nous allons donc essayer de crayonner dame Grivette, qui se détache de son ombre et qui s’avance vers nous.
C’était une longue et sèche créature de trente-deux à trente-trois ans, jaune de couleur, avec des yeux bleus bordés de noir, type effrayant du dépérissement que subissent à la ville, dans des conditions de misère, d’asphyxie incessante et de dégradation physique et morale, ces créatures que Dieu a faites belles, et qui fussent devenues magnifiques dans leur entier développement, comme le sont en ce cas-là toutes les créatures de l’air, du ciel et de la terre, quand l’homme n’a pas fait de leur vie un long supplice, c’est-à-dire lorsqu’il n’a pas fatigué leur pied avec l’entrave et leur estomac avec la faim, ou avec une nourriture presque aussi fatale que pourrait l’être l’absence de toute nourriture.
Ainsi la portière de Marat eût été une belle femme, si, depuis l’âge de quinze ans, elle n’eût habité un taudis sans air et sans jour, si le feu de ses instincts naturels, alimenté par cette chaleur de four, ou par un froid de glace, eût sans cesse brûlé avec mesure. Elle avait des mains longues et maigres, que le fil de la couturière avait sillonnées de petites coupures, que l’eau savonneuse de la buanderie avait crevassées et amollies, que la braise de la cuisine avait rôties et tannées ; mais, malgré tout cela, des mains, on le voyait à la forme, c’est-à-dire à cette trace indélébile du muscle divin ; des mains qu’on eût appelées des mains royales, si, au lieu des ampoules du balai, elles eussent eu celles du sceptre.
Tant il est vrai que ce pauvre corps humain n’est que l’enseigne de notre profession.
Dans cette femme, l’esprit, supérieur au corps, et qui, par conséquent, avait mieux résisté que lui, l’esprit veillait comme une lampe ; il éclairait, pour ainsi dire, le corps par un reflet diaphane, et parfois on voyait monter à des yeux hébétés et ternis un rayon de l’intelligence, de la beauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qu’il y a d’exquis enfin dans la nature humaine.
Balsamo regarda longtemps cette femme, ou plutôt cette nature singulière, qui, au reste, avait dès la première vue frappé son œil observateur.
La portière entra donc tenant la lettre à la main, et, d’une voix doucereuse, d’une voix de vieille femme, car les femmes condamnées à la misère sont vieilles à trente ans :
– Monsieur Marat, dit-elle, voici la lettre que vous avez demandée.
– Ce n’est pas la lettre que je désirais avoir, c’est vous que je voulais voir, dit Marat.
– Eh bien, votre servante, monsieur Marat, me voici.
Dame Grivette fit une révérence.
– Que désirez-vous ?
– Je désire savoir des nouvelles de ma montre, dit Marat ; vous vous en doutez bien.
– Ah ! dame ! ça, je ne peux pas dire ce qu’elle est devenue. Je l’ai vue hier toute la journée, pendue à son clou, à la cheminée.
– Vous vous trompez : toute la journée, elle a été dans mon gousset ; seulement, à six heures du soir, comme je sortais, comme j’allais au milieu d’une grande foule, comme je craignais qu’on me la volât, je l’ai mise sous le chandelier.
– Si vous l’avez mise sous le chandelier, elle doit y être encore.
Et la portière, avec une bonhomie feinte qu’elle ne se doutait pas être si puissamment révélatrice, alla lever justement, des deux chandeliers qui ornaient la cheminée, celui sous lequel Marat avait caché sa montre.
– Oui, voilà bien le chandelier, dit le jeune homme ; mais la montre ?
– Non, en vérité, elle n’y est plus. Est-ce que vous ne l’aviez pas mise là, monsieur Marat ?
– Mais, lorsque je vous dis…
– Cherchez bien.
– Oh ! j’ai cherché, dit Marat avec un regard courroucé.
– Vous l’aurez perdue, alors.
– Mais je vous dis qu’hier, moi-même, je l’ai mise là, sous ce chandelier.
– Quelqu’un alors sera entré ici, dit dame Grivette ; vous recevez tant de gens, tant d’inconnus !
– Prétexte ! prétexte ! s’écria Marat s’emportant de plus en plus ; vous savez bien que personne n’est entré depuis hier. Non, non, ma montre a pris le chemin qu’a pris la pomme d’argent de ma dernière canne, qu’a pris cette petite cuiller d’argent que vous savez, qu’a pris mon couteau à six lames ! On me vole, dame Grivette, on me vole. J’ai supporté bien des choses, mais je ne supporterai pas celle-là ; prenez-y garde !
– Mais, monsieur, dit dame Grivette, est-ce que vous m’accusez, par hasard ?
– Vous devez surveiller mes effets.
– Je n’ai pas seule la clef.
– Vous êtes la portière.
– Vous me donnez un écu par mois, et vous voudriez être servi comme par dix domestiques.
– Il m’importe peu d’être mal servi ; il m’importe fort de n’être pas volé.
– Monsieur, je suis une honnête femme !
– Une honnête femme que je livrerai au commissaire de police, si, d’ici à une heure, ma montre n’est pas retrouvée.
– Au commissaire de police ?
– Oui.
– Au commissaire de police, une honnête femme comme moi ?
– Une honnête femme, une honnête femme !…
– Oui, et sur laquelle il n’y a rien à dire, entendez-vous !
– Allons, assez, dame Grivette.
– Ah ! je me doutais déjà que vous me soupçonniez quand vous êtes sorti.
– Je vous soupçonne depuis la disparition du pommeau de ma canne.
– Eh bien, moi, je vous dirai une chose, monsieur Marat, à mon tour.
– Laquelle ?
– C’est que, pendant votre absence, j’ai consulté…
– Qui cela ?
– Mes voisins.
– À quel propos ?
– À ce propos que vous me soupçonniez.
– Je ne vous en avais rien dit encore.
– Je le voyais bien.
– Et les voisins ? Je suis curieux de savoir ce qu’ils vous ont dit, les voisins.
– Ils ont dit que, si vous me soupçonniez et que si vous aviez le malheur de faire part de vos soupçons à quelqu’un, il faudrait aller jusqu’au bout.
– Eh bien ?
– C’est-à-dire prouver que la montre a été prise.
– Elle a été prise, puisqu’elle était là et qu’elle n’y est plus.
– Oui, mais par moi, prise par moi, entendez-vous ! Ah ! mais, c’est que, devant la justice, il faut des preuves ; c’est qu’on ne vous croira pas sur parole, monsieur Marat ; c’est que vous n’êtes pas plus que nous, monsieur Marat.
Balsamo, calme comme toujours, regardait toute cette scène ; il voyait que, quoique la conviction de Marat n’eût point changé, il baissait le ton.
– Si bien, continuait la portière, que, si vous ne rendez pas justice à ma probité, voyez-vous, que, si vous ne me faites pas réparation, c’est moi qui irai chercher le commissaire de police, comme notre propriétaire me le conseillait encore tout à l’heure.
Marat se mordit les lèvres. Il savait qu’il y avait là un danger réel. Le propriétaire était un vieux marchand retiré riche des affaires. Il occupait l’appartement du troisième, et la chronique scandaleuse du quartier prétendait que, quelque dix ans auparavant, il avait fort protégé la portière, autrefois fille de cuisine chez sa femme.
Or, Marat, ayant des fréquentations mystérieuses ; Marat, jeune homme assez peu rangé ; Marat, un peu caché ; Marat, un peu suspect aux gens de la police, ne se souciait pas d’une affaire avec le commissaire, affaire qui l’eût mis entre les mains de M. de Sartine, lequel aimait fort à lire les papiers des jeunes gens comme Marat, et à envoyer les auteurs de ces beaux écrits dans ces maisons de méditation qu’on appelle Vincennes, la Bastille, Charenton et Bicêtre.
Marat baissa donc le ton ; mais, à mesure qu’il le baissait, la portière haussait le sien. D’accusée, elle s’était faite accusatrice. Il en résulta que cette femme nerveuse et hystérique s’emporta comme une flamme qui vient de trouver un courant d’air.
Menaces, jurements, cris, larmes, elle employa tout : ce fut une véritable tempête.
Alors Balsamo jugea qu’il était temps d’intervenir ; il fit un pas vers cette femme, debout et menaçante au milieu de la chambre, et, la regardant avec un sinistre éclat, il lui présenta deux doigts à la poitrine en prononçant, non pas avec les lèvres, mais avec ses yeux, avec sa pensée, avec sa volonté tout entière, un mot que Marat ne put entendre.
Aussitôt, dame Grivette se tut, chancela, et, perdant l’équilibre, elle alla à reculons, les yeux effroyablement dilatés, écrasée sous la puissance du fluide magnétique, tomber sur le lit, sans prononcer une seule parole.
Bientôt, ses yeux se fermèrent et s’ouvrirent, mais sans que cette fois on vît la prunelle ; sa langue remua convulsivement ; le torse ne bougea point, et, cependant, ses mains tremblèrent comme secouées par la fièvre.
– Oh ! oh ! dit Marat, comme le blessé de l’hôpital !
– Oui.
– Elle dort donc ?
– Silence ! dit Balsamo.
Puis, s’adressant à Marat :
– Monsieur, dit-il, voici le moment où toutes vos incrédulités vont cesser, toutes vos hésitations s’évanouir ; ramassez cette lettre que vous apportait cette femme et qu’elle a laissé échapper lorsqu’elle est tombée.
Marat obéit.
– Eh bien ? demanda-t-il.
– Attendez.
Et, prenant la lettre des mains de Marat :
– Savez-vous de qui vient cette lettre ? demanda Balsamo la présentant à la somnambule.
– Non, monsieur, répliqua-t-elle.
Balsamo approcha la lettre toute fermée de cette femme.
– Lisez-la pour M. Marat, qui désire savoir ce qu’elle contient.
– Elle ne sait pas, dit Marat.
– Oui ; mais vous savez lire, vous ?
– Sans doute.
– Eh bien, lisez-la, et elle lira de son côté, au fur et a mesure que les mots se graveront dans votre esprit.
Marat se mit à décacheter la lettre et à la lire, tandis que dame Grivette, debout et frissonnante sous la volonté toute-puissante de Balsamo, répétait, au fur et à mesure que Marat les lisait lui-même, les paroles suivantes :
« Mon cher Hippocrate,
« Apelles vient de faire son premier portrait ; il l’a vendu cinquante francs ; on mange aujourd’hui ces cinquante francs à la buvette de la rue Saint Jacques. En es-tu ?
« Il est bien entendu qu’on en boit une partie.
« Ton ami,
L. DAVID »
C’était textuellement ce qui était écrit.
Marat laissa tomber le papier.
– Eh bien, dit Balsamo, vous voyez que dame Grivette a aussi une âme, et que cette âme veille lorsqu’elle dort.
– Et une âme étrange, dit Marat, une âme qui sait lire quand le corps ne le sait pas.
– Parce que l’âme sait toute chose, parce que l’âme peut reproduire par réflexion. Essayez de lui faire lire cette lettre quand elle sera réveillée, c’est-à-dire quand le corps aura enveloppé l’âme de son ombre, et vous verrez.
Marat restait sans parole ; toute sa philosophie matérialiste se révoltait en lui, mais ne trouvait pas une réponse.
– Maintenant, continua Balsamo, nous allons passer à ce qui vous intéresse le plus, c’est-à-dire à ce qu’est devenue votre montre.
– Dame Grivette, dit Balsamo, qui a pris la montre de M. Marat ?
La somnambule fit un geste de violente dénégation.
– Je ne sais pas, dit-elle.
– Vous le savez parfaitement, insista Balsamo, et vous le direz.
Puis, avec une volonté plus forte encore :
– Qui a pris la montre de M. Marat ? Dites.
– Dame Grivette n’a pas volé la montre de M. Marat. Pourquoi M. Marat croit-il que c’est dame Grivette qui a volé sa montre ?
– Si ce n’est pas elle qui a volé la montre, dites qui.
– Je l’ignore.
– Vous voyez, dit Marat, la conscience est un refuge impénétrable.
– Eh bien, puisque vous n’avez plus que ce dernier doute, monsieur, dit Balsamo, vous allez bientôt être convaincu.
Puis, se retournant vers la portière :
– Dites qui, je le veux !
– Allons, allons, dit Marat, n’exigez pas l’impossible.
– Vous avez entendu, dit Balsamo ; j’ai dit que je voulais.
Alors, sous l’expression de cette impérieuse volonté, la malheureuse femme commença, comme une folle, à se tordre les mains et les bras ; un frémissement pareil à celui de l’épilepsie commença de lui courir par tout le corps ; sa bouche prit une expression hideuse de terreur et de faiblesse ; elle se renversa en arrière, se raidit comme dans une convulsion douloureuse, et tomba sur le lit.
– Non, non ! dit-elle, j’aime mieux mourir !
– Eh bien, s’écria Balsamo avec une colère qui fit jaillir la flamme de ses yeux, tu mourras s’il le faut, mais tu parleras. Ton silence et ton obstination seraient pour nous de suffisants indices ; mais, pour un incrédule, il faut la preuve la plus irréfragable. Parle, je le veux : qui a pris la montre ?
L’exaspération nerveuse était portée à son comble ; tout ce que la somnambule avait de force et de pouvoir réagissait contre la volonté de Balsamo ; des cris inarticulés sortaient de sa bouche, une écume rougeâtre frangea ses lèvres.
– Elle va tomber en épilepsie, dit Marat.
– Ne craignez rien, c’est le démon du mensonge qui est en elle et qui ne veut pas sortir.
Puis, se tournant vers la femme en lui jetant à la face tout ce que sa main pouvait contenir de fluide :
– Parlez, dit-il, parlez ; qui a pris la montre ?
– Dame Grivette, répondit la somnambule d’une voix à peine intelligible.
– Et quand l’a-t-elle prise ?
– Hier au soir.
– Où était-elle ?
– Sous le chandelier.
– Et qu’en a-t-elle fait ?
– Elle l’a portée rue Saint-Jacques.
– Et à quel endroit de la rue Saint-Jacques ?
– Au n° 29.
– À quel étage ?
– Au cinquième.
– Chez qui ?
– Chez un garçon cordonnier.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Simon.
– Qu’est-ce que cet homme ?
La somnambule se tut.
– Qu’est-ce que cet homme ? répéta Balsamo.
Même silence.
Balsamo étendit vers elle sa main imprégnée de fluide et la malheureuse, écrasée par cette attaque terrible, n’eut que la force de murmurer :
– Son amant.
Marat poussa un cri d’étonnement.
– Silence ! dit Balsamo ; laissez la conscience parler.
Puis, continuant de s’adresser à la femme toute tremblante et tout inondée de sueur :
– Et qui a conseillé ce vol à dame Grivette ? demanda-t-il.
– Personne. Elle a soulevé le chandelier par hasard ; elle a vu la montre, alors le démon l’a tentée.
– Était-ce par besoin ?
– Non, car la montre, elle ne l’a pas vendue.
– Elle l’a donc donnée ?
– Oui.
– À Simon ?
La somnambule fit un effort.
– À Simon.
Puis elle couvrit son visage de ses deux mains et versa un torrent de larmes.
Balsamo jeta un regard sur Marat, qui, la bouche béante, les cheveux en désordre, les paupières dilatées, contemplait cet effrayant spectacle.
– Eh bien, monsieur, dit-il, vous voyez enfin la lutte de l’âme avec le corps. Voyez-vous la conscience forcée comme dans une redoute qu’elle croyait inexpugnable ? Voyez-vous enfin que Dieu n’a rien oublié dans ce monde et que tout est dans tout ? Ne niez donc plus la conscience ; ne niez donc plus l’âme ; ne niez donc plus l’inconnu, jeune homme ! surtout ne niez pas la foi, qui est le pouvoir suprême ; et, puisque vous avez de l’ambition, étudiez, monsieur Marat ; parlez peu, pensez beaucoup, et ne vous laissez plus aller à juger légèrement vos supérieurs. Adieu, vous avez un champ bien vaste ouvert par mes paroles ; fouillez ce champ qui renferme des trésors. Adieu. Heureux, bien heureux si vous pouvez vaincre le démon de l’incrédulité qui est en vous, comme j’ai vaincu celui des mensonges qui est dans cette femme.
Et il partit sur ces mots, qui firent monter aux joues du jeune homme la rougeur de la honte.
Marat ne songea même point à prendre congé de lui.
Mais, après la première stupeur, il s’aperçut que dame Grivette dormait toujours.
Ce sommeil lui parut épouvantable. Marat eût préféré avoir un cadavre sur son lit, dût M. de Sartine interpréter cette mort à sa façon.
Il regarda cette atonie, ces yeux retournés, ces palpitations, et il eut peur.
Sa peur s’accrut encore quand le cadavre vivant se leva, vint lui prendre la main et lui dire :
– Venez avec moi, monsieur Marat.
– Où cela ?
– Rue Saint-Jacques.
– Pourquoi ?
– Venez, venez ; il m’ordonne de vous y conduire.
Marat, qui était tombé sur une chaise, se leva.
Alors dame Grivette, toujours endormie, ouvrit la porte, descendit l’escalier comme eût fait un oiseau ou une chatte, c’est-à-dire en effleurant à peine les marches.
Marat la suivit, craignant qu’elle ne tombât et qu’en tombant elle ne se brisât la tête.
Arrivée au bas de l’escalier, elle franchit le seuil de la porte, traversa la rue, toujours suivie du jeune homme, qu’elle guida ainsi jusque dans la maison au grenier signalé.
Elle heurta à la porte ; Marat sentait son cœur battre si violemment, qu’il lui semblait qu’on dût l’entendre.
Un homme était dans le grenier ; il ouvrit : dans cet homme Marat reconnut un ouvrier de vingt-cinq à trente ans, qu’il avait vu parfois dans la loge de sa portière.
En apercevant dame Grivette suivie de Marat, il recula.
Mais la somnambule alla droit au lit et, passant sa main sous le maigre traversin, elle en tira la montre, qu’elle remit à Marat, tandis que le cordonnier Simon, pâle d’effroi n’osait articuler un mot et suivait d’un œil égaré jusqu’aux moindres gestes de cette femme qu’il croyait folle.
À peine eut-elle touché la main de Marat en lui remettant la montre, qu’elle poussa un profond soupir et murmura :
– Il m’éveille, il m’éveille.
En effet, tous ses nerfs se détendirent comme un câble abandonné par la poulie ; ses yeux reprirent l’étincelle vitale, et, se trouvant en face de Marat, la main dans sa main, et tenant encore cette montre, c’est-à-dire la preuve irrécusable du crime, elle tomba évanouie sur les planches du grenier.
– La conscience existerait-elle réellement ? se dit Marat en sortant de la chambre, avec le doute dans le cœur et la rêverie dans les yeux.
Chapitre CVIII. L’homme et ses œuvres §
Tandis que Marat passait des heures si bien employées et philosophait sur la conscience et la double vie, un autre philosophe, rue Plâtrière, s’occupait aussi à reconstruire pièce par pièce sa soirée de la veille, et à s’interroger pour savoir s’il était ou non un grand coupable. Les bras appuyés mollement sur sa table, sa tête lourdement penchée sur l’épaule gauche, Rousseau songeait.
Il avait devant lui, tout grands ouverts, ses livres politiques et philosophiques, L’Émile et Le Contrat social.
De temps en temps, lorsque la pensée l’exigeait, il se courbait pour feuilleter ces livres qu’il savait par cœur.
– Ah ! bon Dieu ! dit-il en lisant un paragraphe de L’Émile sur la liberté de conscience, voilà des phrases incendiaires. Quelle philosophie, juste ciel ! A-t-il jamais paru dans le monde un boute-feu pareil à moi ?
« Quoi ! ajoutait-il en élevant les mains au-dessus de sa tête, c’est moi qui ai proféré de pareils éclats contre le trône, l’autel et la société…
« Je ne m’étonne plus si quelques passions sombres et concentrées ont fait leur profit de mes sophismes et se sont égarées dans les sentiers que je leur semais de fleurs de rhétorique. J’ai été le perturbateur de la société… »
Il se leva fort agité, fit trois tours dans sa petite chambre.
– J’ai, dit-il, médit des gens du pouvoir qui exercent la tyrannie contre les écrivains. Fou, barbare que j’étais, ces gens ont cent fois raison.
« Que suis-je, sinon un homme dangereux pour un État ? Ma parole, lancée pour éclairer les masses, voilà du moins ce que je me donnais pour prétexte, ma parole, dis-je, est une torche qui va incendier tout l’univers.
« J’ai semé des discours sur l’inégalité des conditions, des projets de fraternité universelle, des plans d’éducation, et voilà que je récolte des orgueils si féroces, qu’ils intervertissent le sens de la société, des guerres intestines capables de dépeupler le monde, et des mœurs tellement farouches, qu’elles feraient reculer de dix siècles la civilisation… Oh ! je suis un bien grand coupable ! »
Il relut encore une page de son Vicaire savoyard.
– Oui, c’est cela : « Réunissons-nous pour nous occuper de notre bonheur… » Je l’ai écrit ! « Donnons à nos vertus la force que d’autres donnent à leurs vices. » Je l’ai écrit encore.
Et Rousseau s’agita plus désespéré que jamais.
– Voilà donc par ma faute, dit-il, les frères mis en présence des frères ; quelque jour un de ces caveaux sera envahi par la police. On y prendra toute la nichée de ces gens qui font serment de se manger les uns les autres en cas de trahison, et il s’en trouvera un plus effronté que les autres, qui tirera de sa poche mon livre et qui dira :
« – De quoi vous plaignez-vous ? Nous sommes les adeptes de M. Rousseau ; nous faisons un cours de philosophie.
« Oh ! comme cela fera rire Voltaire ! Il n’y a pas à craindre que ce courtisan ne se fourre dans des guêpiers pareils, lui ! »
L’idée que Voltaire se moquerait de lui donna une violente colère au philosophe genevois.
– Conspirateur, moi ! murmura-t-il ; je suis en enfance, décidément ; ne suis-je pas, en vérité, un beau conspirateur ?
Il en était là quand Thérèse entra sans qu’il la vît. Elle apportait le déjeuner.
Elle s’aperçut qu’il lisait avec attention un morceau des Rêveries d’un promeneur solitaire.
– Bon ! dit-elle en posant bruyamment le lait chaud sur le livre même, voilà mon orgueilleux qui se mire dans sa glace. Monsieur lit ses livres. Il s’admire, M. Rousseau !
– Allons, Thérèse, dit le philosophe, patience ; laisse-moi, je ne ris pas.
– Oh ! oui, c’est magnifique, n’est-ce pas ? dit-elle en le raillant. Vous vous extasiez ! Comment les auteurs ont-ils tant de vanité, tant de défauts, et nous en passent-ils si peu, à nous autres pauvres femmes ? Que je m’avise de me regarder dans mon petit miroir, monsieur me gronde et m’appelle coquette.
Elle continua sur ce ton à le rendre le plus malheureux des hommes, comme si pour cela Rousseau n’eût pas été très richement doté par la nature.
Il but son lait sans tremper de pain.
Il ruminait.
– Bon ! vous réfléchissez, dit-elle ; vous allez encore faire quelque livre plein de vilaines choses…
Rousseau frémit.
– Vous rêvez, lui dit Thérèse, à vos femmes idéales, et vous écrirez des livres que les jeunes filles n’oseront pas lire – ou bien des profanations qui seront brûlées par la main du bourreau.
Le martyr frissonna. Thérèse touchait juste.
– Non, répliqua-t-il, je n’écrirai plus rien qui donne à mal penser… Je veux, au contraire, faire un livre que tous les honnêtes gens liront avec des transports de joie…
– Oh ! oh ! dit Thérèse en desservant la tasse, c’est impossible ; vous n’avez l’esprit plein que d’obscénités… L’autre jour encore, je vous entendais lire un passage de je ne sais quoi et vous parliez des femmes que vous adorez… Vous êtes un satyre ! un mage !
Le mot mage était une des plus affreuses injures du vocabulaire de Thérèse. Ce mot faisait toujours frissonner Rousseau.
– Là, là, dit-il, ma bonne amie ; vous verrez que vous serez contente… Je veux écrire que j’ai trouvé un moyen de régénérer le monde sans amener, dans les changements qui s’y effectueront, la souffrance d’un seul individu. Oui, oui, je vais mûrir ce projet Pas de révolutions ! grand Dieu ! ma bonne Thérèse, pas de révolutions !
– Allons, nous verrons, dit la ménagère. Tiens ! on sonne.
Thérèse revint un moment après avec un beau jeune homme, qu’elle pria d’attendre dans la première chambre.
Puis, rentrant chez Rousseau, qui déjà prenait des notes avec un crayon :
– Dépêchez-vous de serrer toutes ces infamies, dit-elle. Voilà quelqu’un qui veut vous voir.
– Qui est-ce ?
– Un seigneur de la cour.
– Il ne vous a pas dit son nom ?
– Ah ! par exemple ! est-ce que je reçois des inconnus ?
– Dites-le alors.
– M. de Coigny.
– M. de Coigny ! s’écria Rousseau ; M. de Coigny, gentilhomme de Monseigneur le dauphin ?
– Ce doit être cela ; un charmant garçon, un homme bien aimable.
– J’y vais, Thérèse.
Rousseau se hâta de donner un coup d’œil au miroir, épousseta son habit, essuya ses pantoufles, qui n’étaient autres que de vieux souliers rongés par l’usage, et il entra dans la salle à manger, où l’attendait le gentilhomme.
Celui-ci ne s’était pas assis. Il regardait avec une sorte de curiosité les végétaux secs collés par Rousseau sur du papier, et encadrés dans des bordures de bois noir.
Au bruit de la porte vitrée, il se retourna, et, avec un salut plein de courtoisie :
– J’ai l’honneur de parler à M. Rousseau ? dit-il.
– Oui, monsieur, répondit le philosophe avec un ton bourru qui n’excluait pas une sorte d’admiration pour la beauté remarquable et l’élégance sans affectation de son interlocuteur.
M. de Coigny était, en effet, un des plus aimables et des plus beaux hommes de France. C’est pour lui, sans aucun doute, que le costume de cette époque avait été imaginé. C’était pour faire briller la finesse et le tour de sa jambe parfaite, pour montrer dans toute leur ampleur gracieuse ses larges épaules et sa poitrine profonde, pour donner l’air majestueux à sa tête si bien posée, la blancheur de l’ivoire à ses mains irréprochables.
Cet examen satisfit Rousseau, qui admirait le beau en véritable artiste partout où il le rencontrait.
– Monsieur, dit-il, qu’y a-t-il pour votre service ?
– On a dû vous dire, monsieur, repartit le gentilhomme, que je suis le comte de Coigny. J’y ajouterai que je viens à vous de la part de madame la dauphine.
Rousseau salua, tout rouge ; Thérèse, dans un angle de la salle à manger, les mains dans ses poches, contemplait avec des yeux complaisants le beau messager de la plus grande princesse de France.
– Son Altesse royale me réclame… pourquoi ? dit Rousseau. Mais prenez donc un siège, monsieur, s’il vous plaît.
Et Rousseau s’assit lui-même. M. de Coigny prit une chaise de paille et l’imita.
– Monsieur, voici le fait : Sa Majesté, l’autre jour, en dînant à Trianon, a manifesté quelque sympathie pour votre musique, qui est charmante. Sa Majesté chantait vos meilleurs airs. Madame la dauphine, qui cherche en toute chose à plaire à Sa Majesté, a pensé que ce serait pour le roi un plaisir de voir représenter un de vos opéras-comiques à Trianon, sur le théâtre…
Rousseau salua profondément.
– Je viens donc, monsieur, vous demander, de la part de madame la dauphine…
– Oh ! monsieur, interrompit Rousseau, ma permission n’a rien à faire là. Mes pièces et les ariettes qui en font partie appartiennent au théâtre qui les a représentées. C’est aux comédiens qu’il faut les demander, et, là, Son Altesse royale ne rencontrera pas plus d’obstacles que chez moi. Les comédiens seront très heureux de jouer et de chanter devant Sa Majesté et toute la cour.
– Ce n’est pas précisément cela que je suis chargé de vous demander, monsieur, dit M. de Coigny. Son Altesse royale madame la dauphine veut donner au roi un divertissement plus complet et plus rare. Elle sait tous vos opéras, monsieur.
Autre salut de la part de Rousseau.
– Et les chante fort bien.
Rousseau se pinça les lèvres.
– C’est beaucoup d’honneur, balbutia-t-il.
– Or, poursuivit M. de Coigny, comme plusieurs dames de la cour sont excellentes musiciennes et chantent à ravir, comme plusieurs gentilshommes s’occupent aussi de musique avec certain succès, l’opéra que madame la dauphine choisirait parmi les vôtres serait exécuté, joué, par cette société de gentilshommes et de dames, dont les principaux acteurs seraient Leurs Altesses royales.
Rousseau fit un bond sur sa chaise.
– Je vous assure, monsieur, dit-il, que c’est pour moi un insigne honneur, et je vous prie d’en faire agréer à madame la dauphine mes très humbles remerciements.
– Oh ! ce n’est pas tout, monsieur, dit M. de Coigny avec un sourire.
– Ah !
– La troupe ainsi composée est plus illustre que l’autre, c’est vrai, mais moins expérimentée. Le coup d’œil, les conseils du maître sont indispensables : il faut que l’exécution soit digne de l’auguste spectateur qui occupera la loge royale, digne aussi de l’illustre auteur.
Rousseau se leva pour saluer ; cette fois, le compliment l’avait touché ; il salua gracieusement M. de Coigny.
– Pour cela, monsieur, dit le gentilhomme, Son Altesse royale vous prie de vouloir bien venir à Trianon faire la répétition générale de l’ouvrage.
– Oh !… dit Rousseau, Son Altesse royale n’y pense pas… À Trianon, moi ?
– Eh bien ?… dit M. de Coigny de l’air le plus naturel du monde.
– Oh ! monsieur, vous êtes homme de goût, homme d’esprit ; vous avez le tact plus fin que beaucoup d’autres ; or, répondez, la main sur la conscience : Rousseau le philosophe, Rousseau le proscrit, Rousseau le misanthrope, à la cour, n’est-ce pas pour faire pâmer de rire toute la cabale ?
– Je ne vois pas, monsieur, répliqua froidement M. de Coigny, en quoi les risées et les propos de la sotte espèce qui vous persécute troubleraient le sommeil d’un galant homme et d’un écrivain qui peut passer pour le premier du royaume. Si vous avez cette faiblesse, monsieur Rousseau, cachez-la bien ; elle seule prêterait à rire à bien des gens. Quant à ce qu’on dira, vous m’avouerez qu’il faut qu’on y prenne garde, dès qu’il s’agit du plaisir et du désir d’une personne telle que Son Altesse royale madame la dauphine, héritière présomptive de ce royaume de France.
– Certainement, dit Rousseau, certainement.
– Serait-ce, dit M. de Coigny en souriant, un reste de fausse honte ?… Parce que vous avez été sévère pour les rois, craindriez-vous de vous humaniser ? Ah ! monsieur Rousseau, vous avez donné des leçons au genre humain ; mais vous ne le haïssez pas, j’espère ? … Et, d’ailleurs, vous en excepterez les dames qui sont du sang impérial.
– Monsieur, vous me pressez avec beaucoup de grâce ; mais réfléchissez à ma position… je vis retiré, seul…, malheureux.
Thérèse fit une grimace.
– Tiens, malheureux…, dit-elle ; il est difficile.
– Il en restera toujours, quoique je fasse, sur mon visage et dans mes manières, une trace désagréable pour les yeux du roi et des princesses, qui ne cherchent que la joie et le contentement. Que dirais-je là ?… que ferais je ?…
– On dirait que vous doutez de vous ; mais celui qui a écrit La Nouvelle Héloïse et Les Confessions, celui-là, monsieur, n’a-t-il donc pas plus d’esprit pour parler, pour agir, que nous autres tous tant que nous sommes ?
– Je vous assure, monsieur, qu’il m’est impossible…
– Ce mot-là, monsieur, n’est pas connu chez les princes.
– Voilà pourquoi, monsieur, je resterai chez moi.
– Monsieur, vous ne me ferez pas, à moi, messager téméraire qui me suis chargé de donner satisfaction à madame la dauphine, vous ne me ferez pas cette mortelle peine de m’obliger de retourner à Versailles, honteux, vaincu ; ce serait un tel chagrin pour moi, que je m’exilerais à l’instant même. Voyons, cher monsieur Rousseau, pour moi, pour un homme rempli d’une sympathie profonde pour toutes vos œuvres, faites ce que votre grand cœur refuserait à des rois qui solliciteraient.
– Monsieur, votre grâce parfaite me gagne le cœur ; votre éloquence est irrésistible, et vous avez une voix qui m’émeut plus que je ne saurais dire.
– Vous vous laissez toucher ?
– Non, je ne puis… non, décidément ; ma santé s’oppose à un voyage.
– Un voyage ? Oh ! monsieur Rousseau, y pensez-vous ? Une heure un quart de voiture.
– Pour vous, pour vos fringants chevaux.
– Mais tous les chevaux de la cour sont à votre disposition, monsieur Rousseau. Je suis chargé par madame la dauphine de vous dire qu’il y a un logis pour vous préparé à Trianon ; car on ne veut pas que vous reveniez aussi tard à Paris. M. le dauphin, d’ailleurs, qui sait toutes vos œuvres par cœur, a dit devant sa cour qu’il tenait à montrer dans son palais la chambre qu’aurait occupée M. Rousseau.
Thérèse poussa un cri d’admiration, non pour Rousseau, mais pour le bon prince.
Rousseau ne put tenir à cette dernière marque de bienveillance.
– Il faut donc me rendre, dit-il, car jamais je n’ai été si bien attaqué.
– On vous prend par le cœur, monsieur, répliqua M. de Coigny ; par l’esprit, vous seriez inexpugnable.
– J’irai donc, monsieur, me rendre aux désirs de Son Altesse royale.
– Oh ! monsieur, recevez-en tous mes remerciements personnels. Permettez que je m’abstienne, quant à madame la dauphine : elle m’en voudrait de l’avoir prévenue pour ceux qu’elle veut vous adresser elle-même. D’ailleurs, vous savez, monsieur, que c’est à un homme de remercier une jeune et adorable femme qui veut bien faire des avances.
– C’est vrai, monsieur, répliqua Rousseau en souriant ; mais les vieillards ont le privilège des jolies femmes : on les prie.
– Monsieur Rousseau, vous voudrez donc bien me donner votre heure ; je vous enverrai mon carrosse, ou plutôt je viendrai vous prendre moi-même pour vous conduire.
– Pour cela, non, monsieur, je vous arrête, dit Rousseau. J’irai à Trianon, soit ; mais laissez-moi la faculté d’y aller à mon gré, à ma guise ; ne vous occupez plus de moi à partir de ce moment. J’irai, voilà tout, donnez-moi l’heure.
– Quoi ! monsieur, vous me refusez d’être votre introducteur ; il est vrai que je serais indigne, et qu’un nom pareil au vôtre s’annonce bien tout seul.
– Monsieur, je sais que vous êtes à la cour plus que je ne suis moi-même en aucun lieu du monde… Je ne refuse donc pas votre offre, à vous personnellement, mais j’aime mes aises ; je veux aller là-bas comme j’irais à la promenade, et enfin… voilà mon ultimatum.
– Je m’incline, monsieur, et me garderais bien de vous déplaire en quoi que ce fût. La répétition commencera ce soir à six heures.
– Fort bien ; à six heures moins un quart, je serai à Trianon.
– Mais, enfin, par quels moyens ?
– Cela me regarde ; mes voitures, à moi, les voici.
Il montra sa jambe, encore bien prise et qu’il chaussait avec une sorte de prétention.
– Cinq lieues ! dit M. de Coigny consterné ; mais vous serez brisé ; la soirée va être fatigante ; prenez garde !
– Alors j’ai ma voiture et mes chevaux aussi ; voiture fraternelle, carrosse populaire, qui est au voisin aussi bien qu’à moi, comme l’air, le soleil et l’eau, carrosse qui coûte quinze sous.
– Ah ! mon Dieu ! la patache ! vous me donnez le frisson.
– Les banquettes, si dures pour vous, me paraissent un lit de sybarite. Je les trouve rembourrées de duvet ou de feuilles de rose. À ce soir, monsieur, à ce soir.
M. de Coigny, se voyant ainsi congédié, prit son parti, et, après bon nombre de remerciements, d’indications plus ou moins précises et de retours pour faire agréer ses services, il descendit l’escalier noir, reconduit sur le palier par Rousseau et au milieu de l’étage par Thérèse.
M. de Coigny gagna sa voiture, qui l’attendait dans la rue, et s’en retourna à Versailles, souriant tout bas.
Thérèse rentra, ferma la porte avec une humeur pleine de tempêtes et qui fit présager de l’orage à Rousseau.
Chapitre CIX. La toilette de Rousseau §
Lorsque M. de Coigny fut parti, Rousseau, dont cette visite avait changé les idées, s’assit avec un grand soupir dans un petit fauteuil et dit d’un ton endormi :
– Ah ! quel ennui ! Que les gens me fatiguent avec leurs persécutions !
Thérèse, qui rentrait, prit ces paroles au vol et venant se placer en face de Rousseau :
– Êtes-vous orgueilleux ! lui dit-elle.
– Moi ? fit Rousseau surpris.
– Oui, vous êtes un vaniteux, un hypocrite !
– Moi ?
– Vous… Vous êtes enchanté d’aller à la cour et vous cachez votre joie sous une fausse indifférence.
– Ah ! mon Dieu ! répliqua, en haussant les épaules, Rousseau humilié d’être si bien deviné.
– N’allez-vous pas me faire accroire que ce n’est pas un grand honneur pour vous, de faire entendre au roi les airs que vous grattez ici comme un fainéant sur votre épinette ?
Rousseau regarda sa femme avec un œil irrité.
– Vous êtes une sotte, dit-il, il n’y a pas d’honneur pour un homme comme moi à paraître devant un roi. À quoi cet homme doit-il d’être sur le trône ? À un caprice de la nature qui l’a fait naître d’une reine ; mais, moi, je suis digne d’être appelé devant le roi pour le récréer ; c’est à mon travail que je le dois, et à mon talent acquis par le travail.
Thérèse n’était pas femme à se laisser battre ainsi.
– Je voudrais bien que M. de Sartine vous entendît parler de la sorte. Il y aurait pour vous un cabanon à Bicêtre ou une loge à Charenton.
– Parce que, dit Rousseau, ce M. de Sartine est un tyran à la solde d’un autre tyran, et que l’homme est sans défense contre les tyrans, avec son seul génie ; mais, si M. de Sartine me persécutait…
– Eh bien, après ? dit Thérèse.
– Ah ! oui, soupira Rousseau, je sais que mes ennemis seraient heureux ; oui !…
– Pourquoi avez-vous des ennemis ? dit Thérèse. Parce que vous êtes méchant, et parce que vous avez attaqué tout le monde. Ah ! c’est M. de Voltaire qui a des amis, à la bonne heure !
– C’est vrai, répondit Rousseau avec un sourire d’une expression angélique.
– Mais, dame ! M. de Voltaire est gentilhomme ; il a pour ami intime le roi de Prusse ; il a des chevaux, il est riche, il a son château de Ferney… Et tout cela c’est à son mérite qu’il le doit… Aussi, quand il va à la cour, on ne le voit pas faire le dédaigneux, il est comme chez lui.
– Et vous croyez, dit Rousseau, que je ne serai pas là comme chez moi ? vous croyez que je ne sais pas d’où vient tout l’argent qu’on y dépense, et que je suis dupe des respects qu’on y rend au maître ? Eh ! bonne femme, qui jugez tout à tort et à travers, songez donc que, si je fais le dédaigneux, c’est parce que je dédaigne ; songez donc que, si je dédaigne le luxe de ces courtisans, c’est qu’ils ont volé leur luxe.
– Volé ! dit Thérèse avec une indignation inexprimable.
– Oui, volé ! à vous, à moi, à tout le monde. Tout l’or qu’ils ont sur leurs habits devrait être réparti sur les têtes des malheureux qui manquent de pain. Voilà pourquoi, moi qui pense à tout cela, je ne vais qu’avec répugnance à la cour.
– Je ne dis pas que le peuple soit heureux, dit Thérèse ; mais, enfin, le roi est le roi.
– Eh bien ! je lui obéis ; que veut-il de plus ?
– Ah ! vous obéissez parce que vous avez peur. Il ne faut pas dire que vous allez à contre-cœur quelque part et que vous êtes un homme courageux, sinon je répondrai, moi, que vous êtes un hypocrite et que cela vous plaît beaucoup.
– Je n’ai peur de rien, dit superbement Rousseau.
– Bon ! allez donc un peu dire au roi le quart de ce que vous me racontiez tout à l’heure.
– Je le ferai assurément, si mon sentiment le commande.
– Vous ?
– Oui, moi ; ai-je jamais reculé ?
– Bah ! vous n’osez pas prendre au chat un os qu’il ronge, de peur qu’il ne vous griffe… Que sera-ce quand vous serez entouré de gardes et de gens d’épée ?… Voyez-vous, je vous connais comme si j’étais votre mère… Vous allez tout à l’heure vous raser de frais, vous pommader, vous adoniser ; vous ferez belle jambe, vous prendrez votre petit clignement d’yeux intéressant, parce que vous avez les yeux tout petits et tout ronds, et qu’en les ouvrant naturellement on les verrait, tandis qu’en clignant vous faites croire qu’ils sont grands comme des portes cochères ; vous me demanderez vos bas de soie, vous mettrez l’habit chocolat à boutons d’acier, la perruque neuve, et un fiacre, et mon philosophe ira se faire adorer des belles dames… et demain, ah ! demain, ce sera une extase, une langueur, vous serez revenu amoureux, vous écrirez de petites lignes en soupirant, et vous arroserez votre café de vos larmes. Oh ! comme je vous connais !…
– Vous vous trompez, ma bonne, dit Rousseau. Je vous dis qu’on me violente pour que j’aille à la cour. J’irai, parce que, après tout, je crains le scandale, comme tout honnête citoyen doit le craindre. D’ailleurs, je ne suis pas de ceux qui se refusent à reconnaître la suprématie d’un citoyen dans une république ; mais, quant à faire des avances de courtisan, quant à faire frotter mon habit neuf contre les paillettes de ces messieurs de l’Œil-de-Bœuf, non, non ! je n’en ferai rien, et, si vous m’y prenez, raillez-moi tout à l’aise.
– Ainsi, vous ne vous habillerez pas ? dit Thérèse ironiquement.
– Non.
– Vous ne mettrez pas votre perruque neuve ?
– Non.
– Vous ne clignerez pas vos petits veux ?
– Je vous dis que j’irai là comme un homme libre, sans affectation et sans peur ; j’irai à la cour comme j’irais au théâtre ; et, que les comédiens me trouvent bien ou mal, je m’en moque.
– Oh ! vous ferez bien au moins votre barbe, dit Thérèse ; elle est longue d’un demi-pied.
– Je vous dis que je ne changerai rien à ma tenue.
Thérèse se mit à rire si bruyamment, que Rousseau en fut étourdi et passa dans l’autre chambre.
La ménagère n’était pas au bout de ses persécutions ; elle en avait de toutes couleurs et de toute étoffe.
Elle tira de l’armoire les habits de cérémonie, le linge frais et les souliers cirés à l’œuf, avec un soin minutieux. Elle vint étaler toutes ces belles choses sur le lit et sur les chaises de Rousseau.
Mais celui-ci ne parut pas y prêter la moindre attention.
Thérèse lui dit alors :
– Voyons, il est temps que vous vous habilliez… C’est long, une toilette de cour… Vous n’aurez plus le loisir d’aller à Versailles pour l’heure indiquée.
– Je vous ai dit, Thérèse, répliqua Rousseau, que je me trouvais bien ainsi. C’est le costume avec lequel je me présente journellement devant mes concitoyens. Un roi n’est pas autre chose qu’un citoyen comme moi.
– Allons, allons, dit Thérèse pour le tenter et l’amener par insinuation à sa volonté, ne vous butez pas, Jacques, et ne faites pas une sottise… Vos habits sont là… votre rasoir est tout prêt ; j’ai fait avertir le barbier, si vous avez vos nerfs aujourd’hui…
– Merci, ma bonne, répondit Rousseau, je me donnerai seulement un coup de brosse, et je prendrai mes souliers parce que l’on ne sort pas en pantoufles.
– Aurait-il de la volonté par hasard ? se demanda Thérèse.
Et elle l’excita tantôt par la coquetterie, tantôt par la persuasion, tantôt par la violence de ses railleries. Mais Rousseau la connaissait ; il voyait le piège ; il sentait qu’aussitôt après avoir cédé, il serait impitoyablement honni et berné par sa gouvernante. Il ne voulut donc pas céder et s’abstint de regarder les beaux habits qui relevaient ce qu’il appelait sa bonne mine naturelle.
Thérèse le guettait. Elle n’avait plus qu’une ressource : c’était le coup d’œil que Rousseau ne négligeait jamais de donner au miroir en sortant, car le philosophe était propre à l’excès, si l’on peut trouver de l’excès dans la propreté.
Mais Rousseau continua de se tenir en garde, et, comme il avait surpris le regard anxieux de Thérèse, il tourna le dos au miroir. L’heure arriva ; le philosophe s’était farci la tête de tout ce qu’il pourrait dire de désagréablement sentencieux au roi.
Il en récita quelques bribes tout en attachant les boucles de ses souliers, jeta son chapeau sous son bras, prit sa canne, et, profitant d’un moment où Thérèse ne pouvait le voir, il détira son habit et sa veste avec les deux mains pour en effacer les plis.
Thérèse rentra et lui offrit un mouchoir qu’il enfouit dans sa vaste poche, et le reconduisit jusqu’au palier en lui disant :
– Voyons, Jacques, soyez raisonnable ; vous êtes affreux ainsi, vous avez l’air d’un faux-monnayeur.
– Adieu, dit Rousseau.
– Vous avez l’air d’un coquin, monsieur, dit Thérèse, prenez bien garde !
– Prenez garde au feu, répliqua Rousseau ; ne touchez pas à mes papiers.
– Vous avez l’air d’un mouchard, je vous assure, dit Thérèse au désespoir.
Rousseau ne répliqua rien ; il descendait les degrés en chantonnant, et, en profitant de l’obscurité, il brossait son chapeau avec sa manche, secouait son jabot de toile avec sa main gauche, et s’improvisait une rapide mais intelligente toilette.
En bas, il affronta la boue de la rue Plâtrière, mais sur la pointe de ses souliers, et gagna les Champs-Élysées, où stationnaient ces honnêtes voitures que, par purisme, nous nommerons des pataches, et qui voituraient ou plutôt assommaient encore il y a douze ans, de Paris à Versailles, les voyageurs réduits à l’économie.
Chapitre CX. Les coulisses de Trianon §
Les circonstances du voyage sont indifférentes. Nécessairement Rousseau dut faire la route avec un Suisse, un commis aux aides, un bourgeois et un abbé.
Il arriva vers cinq heures et demie du soir. Déjà la cour était rassemblée à Trianon ; l’on préludait en attendant le roi, car, pour l’auteur, il n’en était pas question le moins du monde.
Certaines personnes savaient bien que M. Rousseau, de Genève, viendrait diriger la répétition ; mais il n’était pas plus intéressant de voir M. Rousseau que M. Rameau, ou M. Marmontel, ou toute autre de ces bêtes curieuses dont les gens de cour se payaient la vue dans leur salon ou dans leur petite maison.
Rousseau fut reçu par l’officier de service, à qui M. de Coigny avait enjoint de le faire avertir sitôt que le Genevois arriverait.
Le gentilhomme accourut avec sa courtoisie ordinaire et accueillit Rousseau par le plus aimable empressement. Mais à peine eut-il jeté les yeux sur le personnage, qu’il s’étonna et ne put s’empêcher de recommencer l’examen.
Rousseau était poudreux, fripé, pâle, et sur sa pâleur tranchait une barbe de solitaire, telle que jamais maître des cérémonies n’avait vu sa pareille se refléter dans les glaces de Versailles.
Rousseau devint fort gêné sous le regard de M. de Coigny, et plus gêné encore lorsque, s’approchant de la salle de spectacle, il vit la profusion de beaux habits, de dentelles boursouflées, de diamants et de cordons bleus qui faisaient, sur les dorures de la salle, l’effet d’un bouquet de fleurs dans une immense corbeille.
Rousseau se trouva mal à l’aise aussi quand il eut respiré cette atmosphère ambrée, fine et enivrante pour ses sens plébéiens.
Cependant, il fallait marcher et payer d’audace. Bon nombre de regards se fixaient sur lui, qui faisait tache dans cette assemblée.
M. de Coigny, toujours le précédant, le conduisit à l’orchestre, où les musiciens l’attendaient.
Là, il se trouva un peu soulagé, et, pendant qu’on exécutait sa musique, il pensa sérieusement qu’il était au plus fort du danger, que c’en était fait, et que tous les raisonnements du monde n’y pouvaient rien.
Déjà madame la dauphine était en scène avec son costume de Colette ; elle attendait son Colin.
M. de Coigny, dans sa loge, changeait de costume.
Tout à coup, on vit entrer le roi au milieu d’un cercle de têtes courbées.
Louis XV souriait et semblait animé de la meilleure humeur.
Le dauphin s’assit à sa droite, et M. le comte de Provence arriva s’asseoir à sa gauche.
Les cinquante personnes qui formaient l’assemblée, assemblée intime s’il en fut, s’assirent sur un geste du roi.
– Eh bien, ne commence-t-on pas ? dit Louis XV.
– Sire, dit la dauphine, les bergers et les bergères ne sont pas encore habillés ; nous les attendons.
– On pouvait figurer en habit de ville, dit le roi.
– Non sire, répliqua la dauphine du théâtre même, parce que nous voulons essayer les habits et les costumes aux lumières, pour en connaître sûrement l’effet.
– Très juste, madame, dit le roi ; alors, promenons-nous.
Et Louis XV se leva pour faire le tour du corridor et de la scène. Il était, d’ailleurs, assez inquiet de ne pas voir arriver madame du Barry.
Quand le roi fut parti de sa loge, Rousseau considéra mélancoliquement et avec un serrement de cœur cette salle vide et son propre isolement.
C’était un bien singulier contraste avec l’accueil qu’il avait redouté.
Il s’était figuré que, devant lui, tous les groupes s’ouvriraient, que la curiosité des gens de cour serait plus importune et plus significative que celle des Parisiens ; il avait craint les questions, les présentations ; et voilà que nul ne faisait attention à lui.
Il songea que sa barbe longue n’était pas encore assez longue, que des haillons n’eussent pas été plus remarqués que ses vieux habits. Il s’applaudit de ne pas avoir eu le ridicule de la prétention à l’élégance.
Mais, au fond de tout cela, il se sentait assez humilié d’être réduit tout au plus aux proportions d’un chef d’orchestre.
Soudain un officier s’approcha de lui et lui demanda s’il n’était pas M. Rousseau.
– Oui, monsieur, répliqua-t-il.
– Madame la dauphine désire vous parler, monsieur, dit l’officier.
Rousseau se leva fort ému.
La dauphine l’attendait. Elle tenait à la main l’ariette de Colette :
J’ai perdu tout mon bonheur
Aussitôt qu’elle vit Rousseau, elle vint à lui.
Le philosophe salua très humblement, en se disant qu’il saluait une femme et non une princesse.
La dauphine, de son côté, fut gracieuse avec le philosophe sauvage, comme elle l’eût été avec le plus accompli gentilhomme de l’Europe.
Elle lui demanda conseil sur l’inflexion à donner au troisième vers :
Colin me délaisse…
Rousseau développa une théorie de déclamation et de mélopée, qui fut interrompue, toute savante qu’elle était, par l’arrivée bruyante du roi et de quelques courtisans.
Louis XV entra dans le foyer, où madame la dauphine prenait ainsi la leçon du philosophe.
Le premier mouvement, le premier sentiment du roi, en apercevant ce personnage négligé, fut exactement le même qu’avait manifesté M. de Coigny ; seulement, M. de Coigny connaissait Rousseau et Louis XV ne le connaissait pas.
Il regarda donc fort longtemps notre homme libre, tout en recevant les compliments et les remerciements de la dauphine.
Ce regard, empreint d’une autorité toute royale, ce regard qui n’était accoutumé à se baisser jamais devant aucun, produisit un indicible effet sur Rousseau, dont l’œil vif était incertain et timide.
La dauphine attendit que le roi eût fait son examen, et alors elle s’avança du côté de Rousseau en disant :
– Votre Majesté veut-elle me permettre de lui présenter notre auteur ?
– Votre auteur ? fit le roi affectant de chercher dans sa mémoire.
Rousseau, pendant ce dialogue, était sur des charbons ardents. L’œil du roi avait parcouru successivement et brûlé, comme un rayon de soleil sous la lentille, cette barbe longue, ce jabot douteux, cette poussière et cette perruque mal coiffée du plus grand écrivain de son royaume.
La dauphine eut pitié de ce dernier.
– M. Jean-Jacques Rousseau, sire, dit-elle, l’auteur du charmant opéra que nous allons écorcher devant Votre Majesté.
Le roi leva la tête alors.
– Ah ! dit-il froidement, monsieur Rousseau, je vous salue.
Et il continuait à le regarder de façon à lui prouver toutes les imperfections de son costume.
Rousseau se demanda comment on saluait le roi de France, sans être un courtisan, mais aussi sans impolitesse, puisqu’il s’avouait être dans la maison de ce prince.
Mais, tandis qu’il se faisait de pareils raisonnements, le roi lui parlait avec cette facilité limpide des princes qui ont tout dit lorsqu’ils ont dit une chose agréable ou désagréable à leur interlocuteur.
Rousseau, ne parlant pas, était resté pétrifié. Toutes les phrases qu’il avait préparées pour le tyran, il les avait oubliées.
– Monsieur Rousseau, lui dit le roi toujours regardant son habit et sa perruque, vous avez fait une musique charmante, et qui, à moi, me fait passer de très agréables moments.
Et le roi se mit à chanter, de la voix la plus antipathique à tout diapason et à toute mélodie :
Si des galants de la ville
J’eusse écouté les discours,
Ah ! qu’il m’eût été facile
De former d’autres amours !
– C’est charmant ! dit le roi lorsqu’il eut fini.
Rousseau salua.
– Je ne sais pas si je chanterai bien, dit madame la dauphine.
Rousseau se tourna vers la princesse pour lui donner un conseil à cet égard.
Mais le roi s’était lancé de nouveau, et il chantait la romance de Colin :
Dans ma cabane obscure,
Toujours soucis nouveaux ;
Vent, soleil ou froidure,
Toujours peine et travaux.
Sa Majesté chantait effroyablement pour un musicien. Rousseau, à moitié flatté de la mémoire du monarque, à moitié blessé de sa détestable exécution, faisait la mine du singe qui grignote un oignon, et qui pleure d’un côté en riant de l’autre.
La dauphine tenait son sérieux avec cet imperturbable sang-froid qu’on ne trouve qu’à la cour.
Le roi, sans s’embarrasser de rien, continua :
Colette, ma bergère,
Si tu viens l’habiter,
Colin, dans sa chaumière,
N’a rien à regretter.
Rousseau sentit le rouge lui monter au visage.
– Dites-moi, monsieur Rousseau, fit le roi, est-il vrai que vous vous habillez quelquefois en Arménien ?
Rousseau devint encore plus rouge, et sa langue s’embarrassa au fond de son gosier, de telle sorte que pour un royaume elle n’eût pu fonctionner en ce moment.
Le roi se remit à chanter sans attendre sa réponse :
Ah ! pour l’ordinaire
L’amour ne sait guère
Ce qu’il permet, ce qu’il défend.
– Vous demeurez rue Plâtrière, je crois, monsieur Rousseau ? dit le roi.
Rousseau fit un signe de tête affirmatif, mais c’était là l’ultima Thule12 de ses forces… Jamais il n’en avait appelé autant à son secours.
Le roi fredonna :
C’est un enfant, c’est un enfant…
– On dit que vous êtes très mal avec Voltaire, monsieur Rousseau ?
Pour le coup, Rousseau perdit le peu qui lui restait de tête. Il perdit aussi toute contenance. Le roi ne parut pas avoir grande pitié pour lui et, poursuivant sa féroce mélomanie, il s’éloigna en chantant :
Allons danser sous les ormeaux,
Animez-vous, jeunes fillettes,
avec des accompagnements d’orchestre à faire périr Apollon, comme ce dernier avait fait périr Marsyas.
Rousseau demeura seul au milieu du foyer. La dauphine l’avait quitté pour mettre la dernière main à sa toilette.
Rousseau, trébuchant, tâtonnant, regagna le corridor ; mais, au beau milieu, il se heurta dans un couple éblouissant de diamants, de fleurs et de dentelles, qui emplissait le corridor, bien que le jeune homme serrât fort tendrement le bras de la jeune femme.
La jeune femme, avec ses dentelles frissonnantes, avec sa coiffure gigantesque, son éventail et ses parfums, était radieuse comme un astre. Rousseau venait d’être heurté par elle.
Le jeune homme, mince, délicat, charmant, froissant son cordon bleu sur son jabot d’Angleterre, poussait des éclats de rire d’une engageante franchise, et les coupait soudain par des réticences ou des chuchotements qui faisaient rire la dame à son tour, et les montrait ensemble de la meilleure intelligence du monde.
Rousseau reconnut madame la comtesse du Barry dans cette belle dame, dans cette séduisante créature ; et, aussitôt qu’il l’eut vue, selon son habitude de s’absorber dans une seule contemplation, il ne vit plus son compagnon.
Le jeune homme au cordon bleu n’était autre que M. le comte d’Artois, qui folâtrait du plus joyeux de son cœur avec la maîtresse de son grand-père.
Madame du Barry, en apercevant cette noire figure de Rousseau, se mit à crier :
– Ah ! mon Dieu !
– Eh quoi ! fit le comte d’Artois regardant à son tour le philosophe.
Et déjà il étendait la main pour faire doucement passage à sa compagne.
– M. Rousseau ! s’écria madame du Barry.
– Rousseau de Genève ? dit le comte d’Artois, du ton d’un écolier en vacances.
– Oui, Monseigneur, répliqua la comtesse.
– Ah ! bonjour, monsieur Rousseau, dit l’espiègle en voyant que Rousseau venait de pousser une pointe désespérée pour forcer le passage ; bonjour… Nous allons entendre de votre musique.
– Monseigneur…, balbutia Rousseau qui aperçut le cordon bleu.
– Ah ! de la bien charmante musique, dit la comtesse, bien conforme à l’esprit et au cœur de son auteur !
Rousseau releva la tête et vint brûler son regard au regard de feu de la comtesse.
– Madame…, dit-il de mauvaise humeur.
– Je jouerai Colin, madame, s’écria le comte d’Artois, et je vous prie, madame la comtesse, de jouer Colette.
– De tout mon cœur, Monseigneur ; mais je n’oserai jamais, moi qui ne suis pas artiste, profaner la musique du maître.
Rousseau eût donné sa vie pour oser regarder encore ; mais la voix, mais le ton, mais la flatterie, mais la beauté avaient chacun déposé un hameçon dans son cœur.
Il voulut fuir.
– Monsieur Rousseau, dit le prince en lui barrant le passage, je veux que vous m’appreniez le rôle de Colin.
– Je n’oserais demander à monsieur de me donner des conseils pour celui de Colette, dit la comtesse en jouant la timidité, de sorte qu’elle acheva de terrasser le philosophe.
Les yeux de celui-ci cependant demandèrent pourquoi.
– Monsieur me hait, dit-elle au prince de sa voix enchanteresse.
– Allons donc ! s’écria le comte d’Artois, vous ! qui peut vous haïr, madame ?
– Vous le voyez bien, dit-elle.
– M. Rousseau est trop honnête homme et fait de trop jolies choses pour fuir une aussi charmante femme, dit le comte d’Artois.
Rousseau poussa un grand soupir, comme s’il eût été prêt à rendre l’âme, et il s’enfuit par la mince ouverture que le comte d’Artois laissa imprudemment entre lui et la muraille.
Mais Rousseau n’avait pas de bonheur ce soir-là ; il ne fit pas quatre pas sans aller se heurter à un nouveau groupe.
Cette fois, ce groupe se composait de deux hommes ; l’un vieux, l’autre jeune : l’un avait le cordon bleu, c’était le jeune ; l’autre, qui pouvait avoir cinquante-cinq ans, était vêtu de rouge et tout pâle d’austérité.
Ces deux hommes entendirent le joyeux comte d’Artois crier et rire de toute sa force :
– Ah ! monsieur Rousseau, monsieur Rousseau, je dirai que madame la comtesse vous a fait fuir, et, en vérité, personne ne le voudra croire.
– Rousseau ? murmurèrent les deux hommes.
– Arrêtez-le, mon frère, dit le prince toujours riant ; arrêtez-le, monsieur de la Vauguyon.
Rousseau comprit alors sur quel écueil son étoile fâcheuse venait de le faire échouer.
M. le comte de Provence et le gouverneur des enfants de France !
Le comte de Provence barra donc aussi le chemin à Rousseau.
– Bonjour, monsieur, lui dit-il de sa voix brève et pédante.
Rousseau, éperdu, s’inclina en murmurant :
– Je n’en sortirai pas !
– Ah ! je suis bien aise de vous trouver, monsieur ! dit le prince du ton d’un précepteur qui cherchait et qui retrouve un écolier en faute.
– Encore des compliments absurdes, pensa Rousseau. Que ces grands sont fades !
– J’ai lu votre traduction de Tacite, monsieur.
– Ah ! c’est vrai, se dit Rousseau ; celui-ci est un savant, un pédant.
– Savez-vous que c’est fort difficile à traduire, Tacite ?
– Mais, Monseigneur, je l’ai écrit dans une petite préface.
– Oui je le sais bien, je le sais bien ; vous y dites que vous ne savez que médiocrement le latin.
– Monseigneur, c’est bien vrai.
– Alors, pourquoi traduire Tacite, monsieur Rousseau ?
– Monseigneur, c’est un exercice de style.
– Ah ! monsieur Rousseau, vous avez eu tort de traduire imperatoria brevitate par un discours grave et concis.
Rousseau, inquiet, chercha dans sa mémoire.
– Oui, dit le jeune prince avec l’aplomb d’un vieux savant qui relève une faute dans Saumaise ; oui, vous avez traduit ainsi. C’est dans le paragraphe où Tacite raconte que Pison harangua ses soldats.
– Eh bien, Monseigneur ?
– Eh bien, monsieur Rousseau, imperatoria brevitate signifie avec la concision d’un général… ou d’un homme habitué à commander. La concision du commandement… voilà l’expression, n’est-ce pas, monsieur de la Vauguyon ?
– Oui, Monseigneur, répondit le gouverneur.
Rousseau ne répondit rien. Puis le prince ajouta :
– Cela est un bel et bon contresens, monsieur Rousseau… Oh ! je vous en trouverai encore un.
Rousseau pâlit.
– Tenez, monsieur Rousseau, c’est dans le paragraphe relatif à Cecina. Il commence ainsi : At in superiore Germania… Vous savez, on fait le portrait de Cecina, et Tacite dit : Cito sermone.
– Je me rappelle parfaitement, Monseigneur.
– Vous avez traduit cela par parlant bien…
– Sans doute, Monseigneur, et je croyais…
– Cito sermone veut dire parle vite, c’est-à-dire facilement.
– J’ai dit parlant bien ?
– Il y aurait eu decoro ou ornato ou eleganti sermone ; cito est une épithète pittoresque, monsieur Rousseau. C’est comme dans la peinture du changement de conduite d’Othon. Tacite dit : Delata voluptas, dissimulata luxuria cunctaque, ad imperii decorem composita.
– J’ai traduit par : Renvoyant à d’autres temps le luxe et la volupté, il surprit tout le monde en s’appliquant à rétablir la gloire de l’empire.
– À tort, monsieur Rousseau, à tort. D’abord, vous avez fait une seule phrase de trois petites phrases, ce qui vous a forcé de mal traduire dissimulata luxuria ; ensuite, vous avez fait un contresens dans le dernier membre de cette phrase. Tacite n’a pas voulu dire que l’empereur Othon s’appliquât à rétablir la gloire de l’empire ; il a voulu dire que, ne satisfaisant plus ses passions et dissimulant ses habitudes de luxe, Othon accommodait tout, appliquait tout, faisait tourner tout… tout, vous entendez bien, monsieur Rousseau, c’est-à-dire ses passions et ses vices mêmes, à la gloire de l’empire. Voilà le sens, il est complexe ; le vôtre est restreint ; n’est-ce pas, monsieur de la Vauguyon ?
– Oui, Monseigneur.
Rousseau suait et soufflait sous cette pression impitoyable.
Le prince le laissa respirer un moment ; après quoi :
– Vous êtes bien supérieur dans la philosophie, dit-il.
Rousseau s’inclina.
– Seulement, votre Émile est un livre dangereux.
– Dangereux, Monseigneur ?
– Oui, par la quantité d’idées fausses que cela donnera aux petits bourgeois.
– Monseigneur, dès qu’un homme est père, il rentre dans les conditions de mon livre, fût-il le plus grand, fût-il le dernier du royaume… Être père… c’est…
– Dites donc, monsieur Rousseau, demanda tout à coup le méchant prince, c’est un bien amusant livre que vos Confessions… Au fait, voyons, combien avez-vous eu d’enfants ?
Rousseau pâlit, chancela, et leva sur le jeune bourreau un œil de colère et de stupéfaction dont l’expression redoubla la maligne humeur du comte de Provence.
Il en était bien ainsi ; car, sans attendre la réponse, le prince s’éloigna, tenant son précepteur sous le bras, et poursuivant ses commentaires sur les ouvrages de l’homme qu’il venait d’écraser avec férocité.
Rousseau, demeuré seul, se réveilla peu à peu de son étourdissement, lorsqu’il entendit les premières mesures de son ouverture exécutée à l’orchestre.
Il se dirigea de ce côté en oscillant, et, arrivé à son siège, il se dit :
– Fou, stupide, lâche que je suis ! voici que je viens de trouver la réponse qu’il m’eût fallu faire à ce petit pédant cruel. « Monseigneur, lui eussé-je dit, ce n’est pas charitable de la part d’un jeune homme de tourmenter un pauvre vieillard. »
Il en était là, tout content de sa phrase, quand madame la dauphine et M. de Coigny commencèrent leur duo. La préoccupation du philosophe fut détournée par la souffrance du musicien ; après le cœur, l’oreille recevait son supplice.
Chapitre CXI. La répétition §
Une fois la répétition commencée, l’attention excitée par le spectacle même, Rousseau cessa d’être remarqué. Ce fut lui qui observa autour de lui. Il entendit des seigneurs qui chantaient faux sous des habits villageois, et vit des dames qui coquetaient comme des bergères sous des habits de cour.
Madame la dauphine chantait juste, mais elle était mauvaise actrice ; elle avait, d’ailleurs, si peu de voix, qu’on l’entendait à peine. Le roi, pour n’intimider personne, s’était réfugié dans une loge obscure où il causait avec les dames.
M. le dauphin soufflait les paroles de l’opéra, qui marchait royalement mal.
Rousseau prit le parti de ne plus écouter, mais il lui fut difficile de ne plus entendre. Il avait cependant une consolation ; car il venait d’apercevoir une délicieuse figure parmi les illustres comparses, et la villageoise que le ciel avait douée de cette belle figure chantait avec la plus belle voix de toute la troupe.
Rousseau se concentra donc et s’absorba par-dessus son pupitre à regarder la charmante figure, et il ouvrit ses deux oreilles pour aspirer toute la mélodie de sa voix.
La dauphine, qui vit ainsi l’auteur attentif, se persuada aisément, grâce à son sourire, grâce à ses yeux mourants, qu’il trouvait satisfaisante l’exécution des bons morceaux et, pour avoir un compliment, car elle était femme, elle se pencha vers le pupitre en disant :
– Est-ce que c’est mal ainsi, monsieur Rousseau ?
Rousseau, béant et engourdi, ne répliqua rien.
– Allons, nous nous sommes trompés, dit la dauphine, et M. Rousseau n’ose le dire. Je vous en supplie, monsieur Rousseau.
Les regards de Rousseau ne quittaient plus cette belle personne, qui ne s’apercevait pas, elle, de l’attention dont elle était l’objet.
– Ah ! dit la dauphine en suivant la direction du regard de notre philosophe, c’est mademoiselle de Taverney qui a fait une faute !…
Andrée rougit, elle vit tous les yeux se porter sur elle.
– Non ! non ! s’écria Rousseau, ce n’est pas mademoiselle, car mademoiselle chante comme un ange.
Madame du Barry décocha au philosophe un coup d’œil plus aigu qu’un javelot.
Le baron de Taverney, au contraire, sentit son cœur se fondre de joie et caressa Rousseau de son plus charmant sourire.
– Est-ce que vous trouvez que cette jeune fille chante bien ? demanda madame du Barry au roi, que les paroles de Rousseau avaient frappé visiblement.
– Je n’entends pas…, dit Louis XV ; dans un ensemble… il faut être musicien pour cela.
Cependant Rousseau s’agitait dans son orchestre pour faire chanter le chœur :
Colin revint à sa bergère ;
Célébrons un retour si beau.
En se retournant après un essai, il vit M. de Jussieu qui le saluait avec aménité.
Ce ne fut pas un médiocre plaisir pour le Genevois que d’être vu régentant la cour, par un homme de cour qui l’avait un peu froissé de sa supériorité.
Il lui rendit cérémonieusement son salut et se remit à regarder Andrée, que l’éloge avait rendue encore plus belle. La répétition continua, et madame du Barry devint d’une humeur atroce : elle avait deux fois surpris Louis XV distrait, par le spectacle, des jolies choses qu’elle lui disait.
Le spectacle, nécessairement pour la jalouse, c’était Andrée ; ce qui n’empêcha point madame la dauphine de recueillir force compliments et de se montrer d’une gaieté charmante.
M. le duc de Richelieu papillonnait autour d’elle avec la légèreté d’un jeune homme, et il avait réussi à former dans le fond du théâtre un cercle de rieurs, dont la dauphine était le centre, et qui inquiétait furieusement le parti du Barry.
– Il paraît, dit-il tout haut, que mademoiselle de Taverney a une jolie voix.
– Charmante, dit la dauphine ; et, sans mon égoïsme, je l’eusse fait jouer Colette ; mais, comme c’est pour m’amuser que j’ai pris ce rôle, je ne le laisse à personne.
– Ah ! mademoiselle de Taverney ne le chanterait pas mieux que Votre Altesse royale, dit Richelieu, et…
– Mademoiselle est excellente musicienne, dit Rousseau profondément pénétré.
– Excellente, dit la dauphine ; et, s’il faut que je l’avoue, c’est elle qui m’apprend mon rôle ; et puis elle danse à ravir, et moi, je danse fort mal.
On peut juger de l’effet de ces conversations sur le roi, sur madame du Barry, et sur tout ce peuple de curieux, de nouvellistes, d’intrigants et d’envieux ; chacun récoltait un plaisir en faisant une blessure, ou recevait le coup avec honte et douleur. Il n’y avait pas d’indifférents, sauf peut-être Andrée elle même.
La dauphine, aiguillonnée par Richelieu, finit par faire chanter à Andrée la romance :
J’ai perdu mon serviteur,
Colin me délaisse.
On vit le roi laisser aller sa tête en cadence avec des mouvements si vifs de plaisir, que tout le rouge de madame du Barry tombait en petites écailles, comme fait la peinture à l’humidité.
Richelieu, plus méchant qu’une femme, savoura sa vengeance. Il s’était rapproché de Taverney le père, et ces deux vieillards formaient un groupe de statues qu’on eût pu appeler l’Hypocrisie et la Corruption clignant un projet d’union.
Leur joie devint d’autant plus vive que le front de madame du Barry s’assombrissait peu à peu. Elle y mit le comble en se levant avec une espèce de colère ; ce qui était contre toutes les règles, puisque le roi était encore assis.
Les courtisans sentirent l’orage comme les fourmis et se hâtèrent de chercher l’abri près des plus forts. Aussi vit-on madame la dauphine plus entourée de ses amis, madame du Barry plus caressée des siens.
Peu à peu l’intérêt de la répétition déviait de sa ligne naturelle et se portait sur un autre ordre d’idées. Il ne s’agissait plus de Colette ou de Colin, et beaucoup de spectateurs pensaient que ce serait peut-être à madame du Barry de chanter bientôt :
J’ai perdu mon serviteur,
Colin me délaisse.
– Vois-tu, dit Richelieu bas à Taverney, vois-tu l’étourdissant succès de ta fille ?
Et il l’entraîna dans le corridor en poussant une porte vitrée, d’où il fit tomber un curieux qui s’était suspendu au carreau pour voir dans la salle.
– La peste du drôle ! grommela M. de Richelieu en époussetant sa manche, que le contrecoup de la porte avait froissée, et surtout en voyant que le curieux était vêtu comme les ouvriers du château.
C’en était un, en effet, qui, un panier de fleurs sous le bras, avait réussi à se hisser derrière la vitre et à plonger les yeux dans la salle, où il avait vu tout le spectacle.
Il fut repoussé dans le corridor, où il faillit tomber à la renverse ; mais, s’il ne tomba pas, son panier fut renversé.
– Ah ! mais ce drôle, je le connais, dit Taverney avec un regard courroucé.
– Qui est-ce ? demanda le duc.
– Que fais-tu ici, coquin ? dit Taverney.
Gilbert, car c’était lui, et le lecteur l’a déjà reconnu, répliqua fièrement :
– Vous le voyez, je regarde.
– Au lieu de faire ton ouvrage, dit Richelieu.
– Mon ouvrage est fini, dit humblement Gilbert au duc, sans daigner regarder Taverney.
– Je trouverai donc ce fainéant partout ! dit Taverney.
– Là, là, monsieur, interrompit une voix doucement. Mon petit Gilbert est un bon travailleur et un botaniste très appliqué.
Taverney se retourna et vit M. de Jussieu qui caressait les joues de Gilbert.
Il rougit de colère et s’éloigna.
– Les valets ici ! murmura-t-il.
– Chut ! lui dit Richelieu, Nicole y est bien… Regarde… au coin de cette porte, là-haut… La petite égrillarde ! elle ne perd pas non plus une œillade.
En effet, Nicole, derrière vingt autres domestiques de Trianon, levait par-dessus sa tête charmante, et ses yeux, dilatés par la surprise et l’admiration, semblaient tout voir en double.
Gilbert l’aperçut et tourna d’un autre côté.
– Viens, viens, dit le duc à Taverney, j’ai l’idée que le roi veut te parler… il cherche.
Et les deux amis s’éloignèrent dans la direction de la loge du roi.
Madame du Barry, tout debout, correspondait avec M. d’Aiguillon, debout aussi. Celui-ci ne perdait pas de vue aucun mouvement de son oncle.
Rousseau, demeuré seul, admirait Andrée ; il était occupé, si l’on veut nous passer cette expression, à en devenir amoureux.
Les illustres acteurs allaient se déshabiller dans leurs loges, où Gilbert avait renouvelé les fleurs.
Taverney, resté seul dans le couloir depuis que M. de Richelieu était allé trouver le roi, sentait son cœur transi et brûlé tour à tour dans l’attente. Enfin le duc revint et mit un doigt sur ses lèvres.
Taverney pâlit de joie et vint à la rencontre de son ami, qui l’entraîna sous la loge royale.
Là, ils entendirent ce que peu de gens pouvaient entendre.
Madame du Barry disant au roi :
– Attendrai-je Votre Majesté à souper ce soir ?
Et le roi répondant :
– Je me sens fatigué, comtesse ; excusez-moi.
Au même instant le dauphin arrivait et, marchant presque sur les pieds de la comtesse sans paraître la voir :
– Sire, dit-il, Votre Majesté nous fera-t-elle l’honneur de souper à Trianon ?
– Non, mon fils ; je le disais à l’instant même à madame ; je me sens fatigué ; toute votre jeunesse m’étourdirait… Je souperai seul.
Le dauphin s’inclina et partit. Madame du Barry salua jusqu’à la ceinture et se retira, tremblante de colère.
Le roi fit alors un signe à Richelieu.
– Duc, dit-il, j’ai à vous parler de certaine affaire qui vous regarde.
– Sire…
– Je n’ai pas été content… Je veux que vous m’expliquiez… Tenez… Je soupe seul, vous me tiendrez compagnie.
Et le roi regardait Taverney.
– Vous connaissez, je crois, ce gentilhomme, duc ?
– M. de Taverney ? Oui, sire.
– Ah ! le père de la charmante chanteuse.
– Oui, sire.
– Écoutez-moi, duc.
Le roi se baissa pour parler à l’oreille de Richelieu.
Taverney s’enfonça les ongles dans la peau, pour ne pas donner signe d’émotion.
Un moment après, Richelieu passa devant Taverney et lui dit :
– Suis-moi sans affectation.
– Où cela ? dit Taverney de même.
– Viens toujours.
Le duc partit. Taverney le suivit à vingt pas jusqu’aux appartements du roi.
Le duc entra dans la chambre ; Taverney demeura dans l’antichambre.
Chapitre CXII. L’écrin §
M. de Taverney n’attendit pas longtemps. Richelieu, ayant demandé au valet de chambre de Sa Majesté ce que le roi avait laissé sur sa toilette, ressortit bientôt avec un objet que le baron ne put distinguer d’abord sous l’enveloppe de soie qui le couvrait.
Mais le maréchal tira son ami d’inquiétude, il l’entraîna du côté de la galerie.
– Baron, dit-il aussitôt qu’il se vit seul avec lui, tu m’as paru douter quelquefois de mon amitié pour toi ?
– Pas depuis notre réconciliation, répliqua Taverney.
– Alors tu as douté de ta fortune et de celle de tes enfants ?
– Oh ! pour cela, oui.
– Eh bien, tu avais tort. Ta fortune et celle de tes enfants se fait avec une rapidité qui devrait te donner le vertige.
– Bah ! fit Taverney, qui entrevoyait une partie de la vérité, mais qui ne se fût pas livré à Dieu et, par conséquent, se gardait bien du diable ; comment la fortune de mes enfants se fait-elle si vite ?
– Mais nous avons déjà M. Philippe capitaine, avec une compagnie payée par le roi.
– Oh ! c’est vrai… et je te le dois.
– Nullement. Ensuite nous allons avoir mademoiselle de Taverney marquise peut-être.
– Allons donc ! s’écria Taverney ; comment, ma fille ?…
– Écoute, Taverney, le roi est plein de goût ; la beauté, la grâce et la vertu, lorsqu’elles sont accompagnées du talent, enchantent Sa Majesté… Or, mademoiselle de Taverney réunit tous ces avantages à un point éminent… Le roi est donc enchanté de mademoiselle de Taverney.
– Duc, répliqua Taverney en prenant un air de dignité plus que grotesque pour le maréchal, duc, comment expliques-tu ce mot : enchanté ?
Richelieu n’aimait pas la prétention ; il répliqua sèchement à son ami :
– Baron, je ne suis pas fort sur la linguistique, je sais même fort peu l’orthographe. Enchanté, pour moi, a toujours signifié content outre mesure, voilà… Si tu es marri outre mesure de voir ton roi content de la beauté, du talent, du mérite de tes enfants, tu n’as qu’à parler… je m’en vais retourner près de Sa Majesté.
Et Richelieu pivota sur ses talons avec une aisance toute juvénile.
– Duc, tu ne m’as pas bien compris, s’écria le baron en l’arrêtant. Vertubleu ! tu es vif.
– Pourquoi me dis-tu que tu n’es pas content ?
– Eh ! je n’ai pas dit cela.
– Tu me demandes des commentaires sur le bon plaisir du roi… La peste soit du sot !
– Encore un coup, duc, je n’ai pas ouvert la bouche de cela. Il est bien certain que je suis content, moi.
– Ah ! toi… Eh bien, qui sera mécontent ?… Ta fille ?
– Eh ! eh !
– Mon cher, tu as élevé ta fille comme un sauvage que tu es.
– Mon cher, mademoiselle ma fille s’est élevée toute seule ; tu comprends bien que je n’ai pas été m’exténuer à cela. J’avais assez de vivre dans mon trou de Taverney… La vertu lui est poussée toute seule.
– Et l’on dit que les gens de campagne savent arracher les mauvaises herbes. Bref, ta fille est une bégueule.
– Tu te trompes, c’est une colombe.
Richelieu fit la grimace.
– Eh bien, la pauvre enfant n’a qu’à chercher un bon mari, car les occasions de fortune lui deviendront rares avec ce défaut-là.
Taverney regarda le duc avec inquiétude.
– Heureusement pour elle, continua-t-il, que le roi est si éperdument amoureux de la du Barry, que jamais il ne fera attention sérieusement à d’autres.
L’inquiétude de Taverney se changea en angoisses.
– Ainsi, continua Richelieu, ta fille et toi, vous pouvez vous rassurer. Je vais faire à Sa Majesté les objections nécessaires et le roi n’y tiendra pas le moins du monde.
– Mais à quoi, bon Dieu ? s’écria Taverney tout pâle, en secouant le bras de son ami.
– À faire un petit présent à mademoiselle Andrée, mon cher baron.
– Un petit présent !… Qu’est-ce donc ? dit Taverney plein de convoitise et d’espoir.
– Oh ! presque rien, fit négligemment Richelieu ; ceci… tiens.
Et il développa un écrin de la soie.
– Un écrin ?
– Une misère… un collier de quelques milliers de livres que Sa Majesté, flattée de lui avoir entendu chanter sa chanson favorite, voulait faire accepter à la chanteuse ; c’est dans l’ordre. Mais, puisque ta fille est effarouchée, n’en parlons plus.
– Duc, tu n’y penses pas, ce serait offenser le roi.
– Sans doute que ce serait offenser le roi ; mais est-ce que ce n’est pas toujours le propre de la vertu d’offenser quelqu’un ou quelque chose ?
– Enfin, duc, songes-y, dit Taverney, l’enfant n’est pas si déraisonnable.
– C’est-à-dire que c’est toi et non pas l’enfant qui parle ?
– Oh ! mais je sais si bien ce qu’elle dira ou fera !
– Les Chinois sont bien heureux, dit Richelieu.
– Pourquoi cela ? dit Taverney stupéfait.
– Parce qu’ils ont beaucoup de canaux et de rivières dans leur pays.
– Duc, tu changes la conversation, ne me mets pas au désespoir ; parle moi.
– Je te parle, baron, et ne change pas du tout la conversation.
– Pourquoi parler des Chinois ? quel rapport leurs rivières ont-elles avec ma fille ?
– Un fort grand… Les Chinois, te disais-je, ont le bonheur de pouvoir noyer, sans qu’on leur dise rien, les filles qui sont trop vertueuses.
– Allons, voyons, duc, dit Taverney, il faut être juste aussi. Suppose que tu aies une fille.
– Pardieu ! j’en ai une… et si l’on vient me dire qu’elle est trop vertueuse, celle-là… c’est qu’on sera bien méchant !
– Enfin, tu l’aimerais mieux autrement, n’est-ce pas ?
– Oh ! moi, je ne me mêle plus de mes enfants lorsqu’ils ont passé huit ans.
– Au moins, écoute-moi. Si le roi me chargeait d’aller offrir un collier à ta fille et que ta fille se plaignît à toi ?
– Oh ! mon ami, pas de comparaison… Moi, j’ai toujours vécu à la cour ; toi, tu as vécu en Huron : cela ne peut se ressembler. Ce qui est vertu pour toi pour moi est sottise ; rien n’est plus disgracieux, vois-tu, sache-le pour ta gouverne, que de venir dire aux gens : « Que feriez-vous en telle ou telle circonstance ? » Et puis tu te trompes dans tes comparaisons, mon cher. Il ne s’agit pas du tout que j’aille offrir un collier à ta fille.
– Tu me l’as dit…
– Moi, je n’en ai pas dit un mot. J’ai annoncé que le roi m’avait ordonné de prendre chez lui un écrin pour mademoiselle de Taverney, dont la voix lui a plu ; mais je n’ai pas dit une fois que Sa Majesté m’eut chargé de l’offrir à la jeune personne.
– Alors, vraiment, dit le baron au désespoir, je ne sais plus où donner de la tête. Je ne comprends pas un mot, tu parles par énigmes. Pourquoi donner ce collier, si ce n’est pour le donner ? pourquoi t’en charger, si ce n’est pour que tu le remettes ?
Richelieu poussa un grand cri, comme s’il apercevait une araignée.
– Ah ! fit-il, pouah ! pouah ! le Huron ! fi ! la vilaine bête !
– Qui cela, donc ?
– Mais toi, mon bon ami ; toi, mon féal… Tu tombes de la lune, mon pauvre baron.
– Je ne sais plus…
– Non, tu ne sais rien. Mon cher, quand un roi fait un présent à une femme, et qu’il charge M. de Richelieu de cette commission, le présent est noble et la commission bien faite, rappelle-toi cela… Je ne remets pas les écrins, mon cher ; c’était la charge de M. Lebel. As-tu connu M. Lebel ?
– Qui donc charges-tu alors ?
– Mon ami, dit Richelieu en frappant l’épaule de Taverney et en accompagnant ce geste amical d’un sourire diabolique, lorsque j’ai affaire à une aussi admirable vertu que mademoiselle Andrée, je suis moral comme pas un ; lorsque j’approche une colombe, comme tu dis, rien en moi ne sent le corbeau ; lorsque je suis député vers une demoiselle, je parle au père… Je te parle, Taverney, et te remets l’écrin pour que tu le donnes à ta fille… Maintenant, veux-tu ?…
Il tendit l’écrin.
– Ou ne veux-tu pas ?
Il retira sa main.
– Oh ! mais, mais, s’écria le baron, dis donc cela tout de suite ; dis que c’est moi qui suis chargé par Sa Majesté de remettre ce présent : il est tout légitime et devient tout paternel, il s’épure.
– Il faudrait pour cela que tu soupçonnasses Sa Majesté de mauvaises intentions, dit Richelieu sérieusement. Or, tu ne l’oserais, n’est-ce pas ?
– Dieu m’en préserve ! Mais le monde… c’est-à-dire ma fille…
Richelieu haussa les épaules.
– Prends-tu, oui ou non ? dit-il.
Taverney allongea rapidement sa main.
– Comme cela, tu es moral ? dit-il au duc avec un sourire jumeau de celui que Richelieu venait de lui adresser.
– Ne trouves-tu pas, baron, dit le maréchal, qu’il soit d’une moralité pure de faire entremettre le père, le père qui purifie tout, comme tu le disais, entre l’enchantement du monarque et le charme de ta fille ?… Que M. Jean-Jacques Rousseau de Genève, qui rôdait par ici tout à l’heure, nous juge ; il te dira que feu Joseph était impur auprès de moi.
Richelieu prononça ce peu de mots avec un flegme, une noblesse saccadée, un précieux qui imposèrent silence aux observations de Taverney, et l’aidèrent à croire qu’il devait être convaincu.
Il saisit donc la main de son illustre ami et la serrant :
– Grâce à ta délicatesse, dit-il, ma fille va pouvoir accepter ce présent.
– Source et origine de cette fortune dont je te parlais au début de notre ennuyeuse discussion sur la vertu.
– Merci, cher duc, merci de tout mon cœur.
– Un mot ; cache bien soigneusement aux amis de du Barry là nouvelle de cette faveur. Madame du Barry serait capable de quitter le roi et de s’enfuir.
– Le roi nous en voudrait ?
– Je ne sais, mais la comtesse ne nous en saurait pas gré. Quant à moi, je serais perdu… sois discret.
– Ne crains rien. Mais porte bien mes humbles remerciements au roi.
– Et ceux de ta fille, je n’y manquerai pas… Mais tu n’es pas au bout de la faveur… C’est toi qui remercieras le roi, mon cher ; Sa Majesté t’invite à souper ce soir.
– Moi ?
– Toi, Taverney ; nous sommes en famille. Sa Majesté, toi, moi, nous causerons de la vertu de ta fille. Adieu, Taverney, je vois du Barry avec M. d’Aiguillon ; il ne faut pas qu’on nous aperçoive ensemble.
Il dit et, léger comme un page, il disparut au bout de la galerie, laissant Taverney, avec son écrin, pareil à un enfant saxon qui se réveille avec les jouets que Noël lui a mis dans la main pendant qu’il dormait.
Chapitre CXIII. Le petit souper du roi Louis XV §
Le maréchal trouva Sa Majesté dans le petit salon, où quelques courtisans l’avaient suivi, aimant mieux se passer de souper que de laisser tomber sur d’autres que sur eux le regard distrait de leur souverain.
Mais Louis XV paraissait avoir autre chose à faire ce soir-là que de regarder ces messieurs. Il congédia tout le monde en annonçant qu’il ne souperait pas, ou que, s’il soupait, ce serait seul. Alors tous ses hôtes ayant reçu congé de lui et, craignant de déplaire à Monseigneur le dauphin s’ils n’assistaient pas à la fête qu’il donnait à la suite de la répétition, s’envolèrent aussitôt comme une nuée de pigeons parasites, et prirent leur course vers celui qu’on leur permettait de voir, prêts à affirmer qu’ils désertaient pour lui le salon de Sa Majesté.
Louis XV, qu’ils quittaient avec tant de rapidité, était loin de songer à eux. La petitesse de toute cette tourbe de courtisans l’eût fait sourire dans une autre circonstance ; mais, cette fois, elle n’éveilla aucun sentiment chez le monarque, si railleur, qu’il n’épargnait aucune infirmité ni dans l’esprit ni dans le corps de son meilleur ami, en supposant que Louis XV eût jamais eu un ami.
Non, en ce moment, Louis XV donnait toute son attention à un carrosse qui stationnait devant la porte des communs de Trianon, et dont le cocher semblait attendre, pour fouetter ses chevaux, que le poids du maître se fît sentir dans la caisse dorée.
Ce carrosse était celui de madame du Barry, éclairé par des flambeaux. Zamore, assis près du cocher, faisait aller en avant et en arrière ses jambes, comme fait le siège d’une escarpolette.
Enfin madame du Barry, qui sans doute s’était attardée dans les corridors, dans l’espérance d’y recevoir quelque message du roi, alors madame du Barry parut au bras de M. d’Aiguillon. On sentait sa colère, ou du moins son désappointement, à la rapidité de sa démarche. Elle affectait trop de résolution pour n’avoir pas la tête perdue.
Jean, fort lugubre, et le chapeau tout aplati sous la pression distraite de son bras, venait après sa sœur ; il n’avait point assisté à ce spectacle, Monseigneur le dauphin ayant oublié de l’inviter ; mais il était entré un peu comme un laquais dans l’antichambre, pensif pour le moins autant qu’Hippolyte, laissant flotter son jabot sur une veste d’argent à fleurs roses, et ne regardant même pas ses manchettes en lambeaux qui semblaient se conformer à sa triste pensée.
Jean avait vu sa sœur pâlie et effarée, et il en avait conclu que le péril était grand. Jean n’était brave en diplomatie que contre les corps, jamais contre les fantômes.
Le roi vit de sa fenêtre et caché derrière son rideau, défiler cette procession lugubre qui s’engloutit comme des capucins de cartes dans la voiture de la comtesse ; puis, la portière fermée, le laquais remonté derrière la voiture, le cocher secoua ses rênes, et les chevaux partirent au grand galop.
– Oh ! oh ! dit le roi, sans chercher à me voir, sans chercher à me parler ? La comtesse est furieuse !
Et il répéta tout haut :
– Oui, la comtesse est furieuse !
Richelieu, qui venait de se glisser dans la chambre comme un homme attendu, saisit ces dernières paroles.
– Furieuse, sire, dit-il, et de quoi ? de ce que Votre Majesté se divertit un instant ? Oh ! c’est mal de la part de la comtesse, cela.
– Duc, répondit Louis XV, je ne me divertis pas ; au contraire, je suis las et cherche à me reposer. La musique m’énerve ; il eût fallu, si j’eusse écouté la comtesse, aller souper à Luciennes, manger, boire surtout ; les vins de la comtesse sont méchants, je ne sais pas avec quels raisins ils sont fabriqués, mais ils brisent ; ma foi, j’aime mieux me dorloter ici.
– Et Votre Majesté a cent fois raison, dit le duc.
– La comtesse se distraira, d’ailleurs ! Suis-je un si aimable compagnon ? Elle a beau le dire, je n’en crois rien.
– Ah ! cette fois, Votre Majesté a tort, fit le maréchal.
– Non, duc, non, en vérité ; je compte mes jours, et je réfléchis.
– Sire, madame la comtesse comprend qu’elle ne saurait, de toute façon, avoir meilleure société et c’est ce qui la rend furieuse.
– En vérité, duc, je ne sais comment vous faites ; vous menez toujours les femmes, vous, comme si vous aviez vingt ans. À cet âge, c’est l’homme qui choisit ; mais à l’époque où j’en suis, duc…
– Eh bien ! sire ?
– Eh bien, c’est la femme qui fait son calcul.
Le maréchal se mit à rire.
– Allons, sire, dit-il, raison de plus et, si Votre Majesté croit que la comtesse se distrait, consolons-nous.
– Je ne dis pas qu’elle se distrait, duc ; je dis qu’elle finira par chercher des distractions.
– Ah ! je n’oserais pas dire à Votre Majesté que cela ne se soit jamais vu.
Le roi, fort agité, se leva.
– Qui ai-je encore là ? demanda-t-il.
– Mais tout votre service, sire.
Le roi réfléchit un instant.
– Mais vous, dit-il, avez-vous quelqu’un ?
– J’ai Rafté.
– Bon !
– Que doit-il faire, sire ?
– Eh bien, duc, il faudrait qu’il s’informât si madame du Barry retourne réellement à Luciennes.
– La comtesse est partie, ce me semble.
– Ostensiblement, oui.
– Mais où Votre Majesté veut-elle qu’elle aille ?
– Qui sait ? La jalousie la rend folle, duc.
– Sire, ne serait-ce pas plutôt Votre Majesté ?
– Comment, quoi ?
– Que la jalousie…
– Duc !
– En vérité, ce serait humiliant pour nous tous, sire.
– Moi, jaloux ! s’écria Louis XV avec un rire forcé ; en vérité, duc, parlez vous sérieusement ?
En effet, Richelieu ne le croyait pas. Il faut même avouer qu’il était très près de la vérité en pensant, au contraire, que le roi ne désirait savoir si madame du Barry était bien réellement à Luciennes que pour être sur qu’elle ne reviendrait pas à Trianon.
– Ainsi, dit-il tout haut, c’est convenu, sire, j’envoie Rafté à la découverte ?
– Envoyez, duc.
– Maintenant, que fait Votre Majesté avant de souper ?
– Rien ; nous soupons tout de suite. Avez-vous prévenu la personne en question ?
– Oui, elle est dans l’antichambre de Votre Majesté.
– Qu’a-t-elle dit ?
– Elle a fait de grands remerciements.
– Et la fille ?
– On ne lui a pas encore parlé.
– Duc, madame du Barry est jalouse et elle pourrait bien revenir.
– Ah ! sire, ce serait de trop mauvais goût, et je crois la comtesse incapable d’une pareille énormité.
– Duc, elle est capable de tout dans ces moments-là, et surtout quand la haine se joint à la jalousie. Elle vous exècre : je ne sais pas si vous êtes prévenu de cela ?
Richelieu s’inclina.
– Je sais qu’elle me fait cet honneur, sire.
– Elle exècre aussi M. de Taverney.
– Si Votre Majesté voulait bien compter, je suis sûr qu’il est une troisième personne qu’elle exècre encore plus que moi, encore plus que le baron.
– Qui donc ?
– Mademoiselle Andrée.
– Ah ! fit le roi, je trouve cela assez naturel.
– Alors…
– Oui, mais cela n’empêche point, duc, qu’il faut veiller à ce que madame du Barry ne fasse point quelque esclandre cette nuit.
– Tout au contraire, et cela prouve la nécessité de cette mesure.
– Voici le maître d’hôtel ; chut ! Donnez vos ordres à Rafté et venez me rejoindre dans la salle à manger avec qui vous savez.
Louis XV se leva et passa dans la salle à manger, tandis que Richelieu sortait par la porte opposée.
Cinq minutes après, il rejoignait le roi, accompagné du baron.
Le roi donna gracieusement le bonsoir à Taverney.
Le baron était homme d’esprit ; il répondit de cette façon particulière à certaines gens, et qui fait que les rois et les princes, vous reconnaissant pour être de leur monde, sont à l’instant même à l’aise avec vous.
On se mit à table et l’on soupa.
Louis XV était un mauvais roi, mais un homme charmant ; sa compagnie, lorsqu’il le voulait bien, était pleine d’attraits pour les buveurs, les causeurs et les voluptueux.
Le roi, enfin, avait beaucoup étudié la vie sous ses côtés agréables.
Il mangea de bon appétit, commanda qu’on fît boire ses convives et mit la conversation sur la musique.
Richelieu prit la balle au bond.
– Sire, dit Richelieu, si la musique met les hommes d’accord, comme dit notre maître de ballet et comme semble le penser Votre Majesté, en dira-t elle autant des femmes ?
– Oh ! duc, dit le roi, ne parlons pas des femmes. Depuis la guerre de Troie jusqu’à nos jours, les femmes ont toujours opéré un effet contraire à la musique ; vous surtout, vous avez de trop grands comptes à régler avec elles pour aimer à voir mettre une pareille conversation sur le tapis ; il y en a une entre autres, et ce n’est pas la moins dangereuse de toutes, avec laquelle vous êtes à couteaux tirés.
– La comtesse, sire ! y a-t-il de ma faute ?
– Sans doute.
– Ah ! par exemple, Votre Majesté m’expliquera, je l’espère…
– En deux mots et avec grand plaisir, dit le roi goguenardant.
– J’écoute, sire.
– Comment ! elle vous offre le portefeuille de je ne sais quel département, et vous refusez, parce que, dites-vous, elle n’est pas absolument populaire ?
– Moi ? fit Richelieu assez embarrassé de la tournure que prenait la conversation.
– Dame ! c’est le bruit public, dit le roi avec cette feinte bonhomie qui lui était toute particulière. Je ne sais plus qui m’a rapporté cela… La gazette, sans doute.
– Eh bien, sire, dit Richelieu profitant de la liberté que donnait à ses convives l’enjouement peu ordinaire de son hôte auguste, j’avouerai que, cette fois, le bruit public et même les gazettes ont rapporté quelque chose de moins absurde qu’à l’ordinaire.
– Quoi ! s’écria Louis XV, vous avez réellement refusé un ministère, mon cher duc ?
Richelieu était, comme on le comprendra facilement, placé dans une position délicate. Le roi savait mieux que personne qu’il n’avait rien refusé du tout. Mais Taverney devait continuer de croire ce que Richelieu lui avait dit ; il s’agissait donc, de la part du duc, de répondre assez habilement pour échapper à la mystification du roi, sans encourir le reproche de mensonge que le baron avait déjà sur ses lèvres et dans son sourire.
– Sire, dit Richelieu, ne nous attachons pas aux effets, je vous prie, mais à la cause. Que j’aie ou n’aie pas refusé le portefeuille, c’est un secret d’État que Votre Majesté n’est pas tenue de divulguer au milieu des verres ; mais la cause pour laquelle j’eusse refusé le portefeuille, si le portefeuille m’eût été offert, voilà l’essentiel.
– Oh ! oh ! duc, et cette cause n’est pas un secret d’État, à ce qu’il paraît, dit le roi en riant.
– Non sire, et surtout pour Votre Majesté, qui, pour moi et pour mon ami le baron de Taverney est, en ce moment, j’en demande pardon à la Divinité, le plus aimable amphitryon mortel qui se puisse voir ; je n’ai donc pas de secrets pour mon roi. Je lui livre donc mon âme tout entière, car je ne voudrais pas qu’il fût dit que le roi de France n’a pas un serviteur qui lui dit toute la vérité.
– Voyons, fit le roi tandis que Taverney, assez inquiet, parce qu’il avait peur que Richelieu n’en dît trop, se pinçait les lèvres et composait scrupuleusement son visage sur celui du roi, la vérité, duc.
– Sire, il y a dans votre État deux puissances auxquelles un ministre devrait obéir : la première, c’est votre volonté ; la seconde, c’est celle des amis les plus intimes que Votre Majesté daigne choisir. La première puissance est irrésistible, nul ne doit songer à s’y soustraire ; la seconde est plus sacrée encore, car elle impose des devoirs de cœur à quiconque vous sert. Elle s’appelle votre confiance ; un ministre doit aimer, pour lui obéir, le favori ou la favorite de son roi.
Louis XV se mit à rire.
– Duc, dit-il, voilà une fort belle maxime, et que j’aime à voir sortir de votre bouche ; mais je vous défie de l’aller crier sur le Pont-Neuf avec deux trompettes.
– Oh ! je sais bien, sire, dit Richelieu, que les philosophes en prendraient les armes ; mais je ne crois pas que leurs cris soient de quelque chose à Votre Majesté et à moi. Le principal est que les deux volontés prépondérantes du royaume soient satisfaites. Eh bien, la volonté de certaine personne, sire, je le dirai courageusement à Votre Majesté, dût ma disgrâce, c’est-à-dire ma mort, en dépendre, la volonté de madame du Barry, enfin, je ne saurais y souscrire.
Louis XV se tut.
– Une idée m’était venue, poursuivit Richelieu ; je regardais autour de moi, l’autre jour, à la cour de Votre Majesté, et, en vérité, je voyais tant de belles filles nobles, tant de femmes de qualité radieuses, que, si j’eusse été roi de France, le choix m’eût paru presque impossible à faire.
Louis XV se tourna vers Taverney, qui, se sentant mettre tout doucement en cause, palpitait de crainte et d’espoir, tout en aidant de ses yeux et de son souffle l’éloquence du maréchal, comme s’il eût poussé vers le port le navire chargé de sa fortune.
– Voyons, est-ce que c’est votre avis, baron ? demanda le roi.
– Sire, répondit Taverney, le cœur tout gonflé, le duc me semble dire, depuis quelques instants, d’excellentes choses à Votre Majesté.
– Vous êtes donc de son avis en ce qu’il dit des belles filles ?
– Mais, sire, il me semble qu’il y en a effectivement de fort belles à la cour de France.
– Enfin, vous êtes de son avis, baron ?
– Oui, sire.
– Et vous m’exhorteriez comme lui à faire un choix parmi les beautés de la cour ?
– J’oserais avouer que je suis de l’avis du maréchal, sire, si j’osais croire que c’est aussi l’avis de Votre Majesté.
Il y eut un moment de silence pendant lequel le roi regarda complaisamment Taverney.
– Messieurs, dit-il, nul doute que je ne suivisse vos avis, si j’avais trente ans. J’y aurais un penchant facile à comprendre ; mais je me trouve un peu vieux à présent pour être crédule.
– Crédule ! expliquez-moi le mot, je vous prie, sire.
– Être crédule, mon cher duc, signifie croire ; or, rien ne me fera croire certaines choses.
– Lesquelles ?
– C’est que l’on puisse inspirer de l’amour à mon âge.
– Ah ! sire, s’écria Richelieu, j’avais pensé jusqu’à cette heure que Votre Majesté était le gentilhomme le plus poli de son royaume ; mais je vois avec une profonde douleur que je m’étais trompé.
– En quoi donc ? demanda le roi riant.
– En ce que je suis vieux comme Mathusalem, moi qui suis né en 94. Songez-y bien, sire, j’ai seize ans de plus que Votre Majesté.
C’était une adroite flatterie de la part du duc. Louis XV admirait toujours la vieillesse de cet homme qui avait tué tant de jeunesse à son service ; car, ayant cet exemple sous les yeux, il pouvait espérer d’arriver au même âge que lui.
– Soit, dit Louis XV ; mais j’espère que vous n’avez plus cette prétention d’être aimé pour vous, duc ?
– Si je croyais cela, sire, je me brouillerais à l’instant même avec deux femmes qui m’ont dit le contraire encore ce matin.
– Eh bien, duc, dit Louis XV, nous verrons ; nous verrons, monsieur de Taverney ; la jeunesse rajeunit, c’est vrai…
– Oui, sire, et le sang noble est une salutaire infusion, sans compter qu’au changement un esprit riche comme celui de Votre Majesté gagne toujours et ne perd jamais.
– Cependant, fit observer Louis XV, je me rappelle que mon aïeul, lorsqu’il devint vieux, ne courtisa plus les femmes avec la même hardiesse.
– Allons, allons, sire, dit Richelieu, Votre Majesté sait tout mon respect pour le feu roi, qui m’a mis deux fois à la Bastille ; mais cela ne doit point m’empêcher de dire qu’entre l’âge mur de Louis XIV et l’âge mûr de Louis XV, il n’y a aucune comparaison à faire. Que diable ! Votre Majesté Très Chrétienne, tout en honorant son titre de Fils aîné de l’Église, ne pousse pas l’ascétisme jusqu’à oublier son humanité ?
– Ma foi, non, dit Louis XV ; j’avoue cela, puisque je n’ai ici ni mon médecin ni mon confesseur.
– Eh bien, sire, le roi votre aïeul étonnait souvent, par ses excès de zèle religieux et par ses mortifications sans nombre, madame de Maintenon, plus âgée cependant que lui. Je le répète, voyons, sire, peut-on comparer l’homme à l’homme quand on parle de vos deux Majestés ?
Le roi, ce soir-là, était en bonne veine ; les paroles de Richelieu étaient autant de gouttes d’eau tombées de la fontaine de Jouvence.
Richelieu pensa que le moment était venu ; il poussa du genou le genou de Taverney.
– Sire, dit celui-ci, Votre Majesté veut-elle accepter mes remerciements pour le magnifique cadeau qu’elle a fait à ma fille ?
– Il n’y a pas à me remercier pour cela, baron, dit le roi ; mademoiselle de Taverney me plaît pour sa grâce honnête et décente. Je voudrais que mes filles eussent encore à faire leurs maisons ; certes, mademoiselle Andrée… c’est ainsi qu’elle s’appelle, n’est-ce pas ?
– Oui, sire, dit Taverney ravi que le roi sût le nom de baptême de sa fille.
– Joli nom ! Certes, mademoiselle Andrée eût été la première sur la liste ; mais tout est envahi chez moi. En attendant, baron, tenez-vous-le pour dit, cette jeune fille aura toute ma protection ; elle n’est pas richement dotée, je crois ?
– Hélas ! non, sire.
– Eh bien, je m’occuperai de son mariage.
Taverney salua bien bas.
– Alors Votre Majesté sera donc assez bonne pour chercher le mari ; car j’avoue que, dans notre pauvreté, qui est presque de la misère…
– Oui, oui, tenez-vous en repos là-dessus, dit Louis XV ; mais elle est fort jeune, ce me semble, et cela ne presse point.
– Cela presse d’autant moins, sire, que votre protégée a horreur du mariage.
– Voyez-vous cela ! dit Louis XV en se frottant les mains et en regardant Richelieu. Eh bien, en tout cas, faites état de moi, monsieur de Taverney, si vous êtes embarrassé.
Cela dit, Louis XV se leva ; puis, s’adressant au duc :
– Maréchal ! dit-il.
Le duc s’approcha du roi.
– La petite a-t-elle été contente ?
– De quoi, sire ?
– De l’écrin.
– Que Votre Majesté me pardonne de lui parler bas, mais le père écoute, et il ne faut pas qu’il entende ce que je vais vous dire.
– Bah !
– Non.
– Dites, alors.
– Sire, la petite a horreur du mariage, c’est vrai ; mais une chose dont je suis bien certain, c’est qu’elle n’a pas horreur de Votre Majesté.
Cela dit avec une familiarité qui plut au roi par l’excès même de la franchise, le maréchal courut avec ses petits piétinements rejoindre Taverney, qui, par respect, s’était retiré sur le seuil de la galerie.
Tous deux partirent par les jardins.
La soirée était magnifique. Deux laquais marchaient devant eux, tenant des torches d’une main et tirant de l’autre le bout des branches fleuries ; on voyait encore les fenêtres de Trianon en feu à travers la sueur des vitres enflammées par l’ivresse des cinquante convives de madame la dauphine.
La musique de Sa Majesté animait le menuet ; car, après souper, on avait dansé et l’on dansait encore.
Dans un massif épais de lilas et de boules de neige, Gilbert, à genoux sur la terre, regardait le jeu des ombres derrière les tapisseries diaphanes.
Le ciel tombant sur la terre n’eût pas distrait ce contemplateur, enivré de la beauté qu’il suivait dans tous les méandres de la danse.
Cependant, lorsque Richelieu et Taverney passèrent en frôlant le buisson dans lequel était caché cet oiseau nocturne, le son de leur voix et une certaine parole surtout firent lever la tête à Gilbert.
C’est que cette parole était, pour lui surtout, importante et bien significative.
Le maréchal, appuyé au bras de son ami et penché à son oreille, lui disait :
– Tout bien considéré, tout bien pesé, baron, c’est dur à t’avouer, mais il faut vite faire partir ta fille pour un couvent.
– Et pourquoi cela ? demanda le baron.
– Parce que le roi, j’en gagerais, répondit le maréchal, est amoureux de mademoiselle de Taverney.
Gilbert, à ces paroles, devint plus pâle que les boules de neige floconneuses qui retombaient sur son épaule et sur son front.
Chapitre CXIV. Les pressentiments §
Le lendemain, comme midi venait de sonner à l’horloge de Trianon, Nicole vint crier à Andrée, qui n’avait pas encore quitté sa chambre :
– Mademoiselle, mademoiselle, voici M. Philippe.
Ce cri partait du bas de l’escalier.
Andrée, toute surprise, mais toute joyeuse en même temps, ferma son peignoir de mousseline et courut au-devant du jeune homme, qui venait bien réellement de descendre de cheval dans la cour de Trianon, et qui s’informait à quelques domestiques de l’heure à laquelle il pourrait parler à sa sœur.
Andrée ouvrit donc la porte elle-même, et se trouva aussitôt en face de Philippe, que l’officieuse Nicole avait été quérir dans la cour, et conduisait par les degrés.
La jeune fille se jeta au cou de son frère, et tous deux rentrèrent dans la chambre d’Andrée, suivis de Nicole.
Ce fut alors seulement qu’Andrée s’aperçut que Philippe était plus sérieux que de coutume, que son sourire même n’était point exempt de tristesse, qu’il portait son élégant uniforme avec la plus scrupuleuse exactitude, et qu’il tenait un manteau de voyage plié sous son bras gauche.
– Qu’y a-t-il donc, Philippe ? demanda-t-elle aussitôt avec cet instinct des âmes tendres pour qui un regard est une révélation suffisante.
– Ma sœur, dit Philippe, j’ai reçu ce matin l’ordre de rejoindre mon régiment.
– Et vous partez ?
– Et je pars.
– Oh ! fit Andrée, qui exhala dans ce cri douloureux tout son courage et une partie de ses forces.
Et, quoique ce fût une chose bien naturelle et à laquelle elle dût s’attendre que ce départ, elle se sentit tellement brisée en l’apprenant, qu’elle fut forcée de se retenir au bras de son frère.
– Mon Dieu ! demanda Philippe étonné, ce départ vous afflige-t-il donc à ce point, Andrée ? Dans la vie d’un soldat, vous le savez, c’est un événement des plus vulgaires.
– Oui, oui, sans doute, murmura la jeune fille ; et où allez-vous, mon frère ?
– Ma garnison est à Reims ; ce n’est pas un voyage bien long que j’entreprends, comme vous voyez. Il est vrai que, de là, le régiment, selon toute probabilité, retourne à Strasbourg.
– Hélas ! fit Andrée ; et quand partez-vous ?
– L’ordre m’enjoint de me mettre en route à l’instant même.
– Ce sont donc des adieux que vous venez me faire ?
– Oui, ma sœur.
– Des adieux !
– Avez-vous quelque chose de particulier à me dire, Andrée ? demanda Philippe inquiet de cette tristesse, trop exagérée pour qu’elle n’eût point quelque autre cause que ce départ.
Andrée comprit que ces mots étaient à l’adresse de Nicole, laquelle regardait cette scène avec une surprise que motivait l’extrême douleur d’Andrée.
En effet, le départ de Philippe, c’est-à-dire d’un officier pour sa garnison, n’était pas une catastrophe qui dût causer tant de larmes.
Andrée comprit donc du même coup et le sentiment de Philippe et la surprise de Nicole ; elle prit un mantelet qu’elle jeta sur ses épaules et, dirigeant son frère vers l’escalier :
– Venez, dit-elle, jusqu’à la grille du parc, Philippe ; je vous reconduirai par l’allée couverte. J’ai, en effet, bien des choses à vous dire, mon frère.
Ces mots étaient pour Nicole un ordre de départ ; elle s’effaça le long du mur et rentra dans la chambre de sa maîtresse, tandis que celle-ci descendait l’escalier avec Philippe.
Andrée descendit l’escalier qui longe la chapelle et sortit par le passage qui aujourd’hui encore mène au jardin ; mais, quoique interrogée incessamment par le regard inquiet de Philippe, elle se tint longtemps suspendue à son bras, laissant s’appuyer sa tête à son épaule sans prononcer une seule parole.
Puis tout à coup son cœur se brisa, ses traits se couvrirent d’une pâleur mortelle, un long sanglot monta jusqu’à ses lèvres et des flots de larmes obscurcirent ses yeux.
– Ma chère sœur, ma bonne Andrée, s’écria Philippe ; mais, au nom du Ciel, qu’avez-vous donc ?
– Mon ami, mon unique ami, dit Andrée, vous me laissez seule, en ce monde où j’entre d’hier, et vous me demandez pourquoi je pleure ! Ah ! songez-y, Philippe, j’ai perdu ma mère en naissant ; c’est affreux à dire, mais je n’ai jamais eu de père. Tout ce que mon cœur a éprouvé de petits chagrins, tout ce que mon esprit a renfermé de petits secrets, c’est à vous, à vous seul que je les ai confiés. Qui m’a souri ? qui m’a caressée ? qui m’a bercée quand j’étais enfant ? C’est vous. Qui m’a protégée depuis que je suis grandie ? C’est vous. Qui m’a fait croire que les créatures de Dieu n’avaient pas été jetées dans ce monde seulement pour y souffrir ? C’est vous, Philippe, toujours vous. Car enfin je n’ai jamais aimé rien ni personne, depuis que je suis au monde, excepté vous, et personne non plus ne m’a aimée que vous. Oh ! Philippe ! continua mélancoliquement Andrée, vous détournez la tête, et je lis dans votre pensée. Vous vous dites que je suis jeune, que je suis belle, et que j’ai tort de ne pas compter sur l’avenir et sur l’amour. Hélas ! vous le voyez cependant bien, Philippe, il ne suffit pas d’être belle et d’être jeune, puisque personne ne s’occupe de moi.
« Madame la dauphine est bonne, direz-vous, mon ami. Sans doute ; elle est parfaite, à mes yeux du moins, et je la regarde comme une divinité. Mais c’est surtout parce que je la range dans cette sphère surhumaine, que j’ai pour elle du respect et non de l’affection. Or, l’affection, Philippe, c’est ce sentiment si nécessaire à mon cœur, qui, toujours refoulé dans mon cœur, le brise. – Mon père… Eh ! mon Dieu, mon père ! je ne vous apprends rien de nouveau, Philippe : non seulement mon père n’est pas pour moi un protecteur ou un ami, mais encore mon père ne me regarde jamais sans me faire peur. Oui, oui, j’ai peur, Philippe, peur de lui, surtout depuis que je vous vois partir. Peur de quoi ? Je n’en sais rien. Eh ! mon Dieu, les oiseaux qui fuient, les troupeaux qui mugissent n’ont-ils pas, eux aussi, peur de l’orage, quand l’orage va venir ?
« C’est de l’instinct, direz-vous. mais pourquoi refuseriez-vous à notre âme immortelle l’instinct du malheur ? Tout, depuis quelque temps, réussit à notre famille. Je le sais bien. Vous voilà capitaine, vous ; moi, me voilà placée presque dans l’intimité de la dauphine ; mon père a soupé hier, dit-on, presque en tête à tête avec le roi. Eh bien ! Philippe, je le répète, dussé-je vous paraître insensée, tout cela m’effraye plus que notre douce misère et notre obscurité de Taverney.
– Et cependant, là-bas, chère sœur, dit tristement Philippe, vous étiez seule aussi ; là-bas, non plus, je n’étais pas avec vous pour vous consoler.
– Oui ; mais au moins j’étais seule, seule avec mes souvenirs d’enfance ; il me semblait que cette maison, où avait vécu, où avait respiré, où était morte ma mère, me devait la protection natale, si l’on peut s’exprimer ainsi ; tout m’y était doux, caressant, ami. Je vous voyais partir avec calme et revenir avec joie. Mais, que vous partissiez ou revinssiez, mon cœur n’était pas tout à vous, il tenait à cette chère maison, à mes jardins, à mes fleurs, à cet ensemble dont autrefois vous n’étiez qu’une partie ; aujourd’hui vous êtes le tout, Philippe ; et quand vous me quittez, tout me quitte.
– Et cependant, Andrée, dit Philippe, aujourd’hui vous avez une protection bien autrement puissante que la mienne.
– C’est vrai.
– Un bel avenir.
– Qui sait ?…
– Pourquoi donc doutez-vous ?
– Je l’ignore.
– C’est de l’ingratitude envers Dieu, ma sœur.
– Oh ! non, grâce au ciel, je ne suis pas ingrate envers le Seigneur et soir et matin je le remercie ; mais il me semble qu’au lieu de recevoir mes actions de grâces chaque fois que je fléchis les genoux, une voix d’en haut me dit : « Prends garde, jeune fille, prends garde ! »
– Mais à quoi dois-tu prendre garde ? Réponds. J’admets avec toi qu’un malheur te menace. As-tu quelque pressentiment de ce malheur ? Sais-tu que faire pour aller au-devant de lui en l’affrontant, ou que faire pour l’éviter ?
– Je ne sais rien, Philippe, si ce n’est qu’il me semble, vois-tu, que ma vie ne tient plus qu’à un fil, que rien ne luit plus pour moi au delà de ce moment qui va marquer ton départ. Il me semble en un mot, que, pendant mon sommeil, on m’a roulée sur la pente d’un précipice trop rapide pour que je m’arrête en me réveillant ; que je suis réveillée ; que je vois l’abîme et que, cependant, j’y suis entraînée et que, vous absent, vous n’étant plus là pour me retenir, je vais y disparaître et m’y briser.
– Chère sœur, bonne Andrée, dit Philippe ému malgré lui à cet accent plein d’une terreur si vraie, vous vous exagérez une tendresse dont je vous remercie. Oui, vous perdez un ami, mais momentanément : je ne serai pas si loin que vous ne puissiez me rappeler si besoin était ; d’ailleurs, songez qu’à l’exception de vos chimères, rien ne vous menace.
Andrée s’arrêta devant son frère.
– Alors, Philippe, dit-elle, vous qui êtes un homme, vous qui avez plus de force que moi, d’où vient que vous êtes en ce moment aussi triste que je le suis moi-même ? Voyons, dites, mon frère, comment expliquez-vous cela ?
– C’est facile, chère sœur, dit Philippe en arrêtant la marche d’Andrée, qu’elle avait reprise en cessant de parler. Nous ne sommes pas frère et sœur seulement par l’âme et le sang, mais encore par l’âme et les sentiments ; aussi vivions-nous dans une intelligence qui, pour moi surtout, depuis notre arrivée à Paris, est devenue une bien douce habitude. Je romps cette chaîne, chère amie, ou plutôt on la rompt et le coup s’en fait sentir jusque dans mon cœur. Je suis donc triste, mais momentanément ; voilà tout. Moi, Andrée, moi, je vois au delà de notre séparation ; moi, je ne crois pas à un malheur, si ce n’est à celui de ne plus nous voir pendant quelques mois, pendant une année peut-être ; moi, je me résigne et ne vous dis point adieu, mais au revoir.
Malgré ces paroles consolantes, Andrée ne répondit que par ses sanglots et par ses larmes.
– Chère sœur, s’écria Philippe en voyant l’expression de cette tristesse qui lui paraissait incompréhensible, chère sœur, vous ne m’avez pas tout dit, vous me cachez quelque chose, parlez au nom du Ciel, parlez.
Et il la prit dans ses bras, la rapprochant de lui et la pressant sur son cœur pour lire dans ses yeux.
– Moi ? dit-elle. Non, non, Philippe, je vous le jure, vous savez tout, et vous avez mon cœur entre vos mains.
– Eh bien, alors, par grâce, Andrée, du courage, ne m’affligez point ainsi.
– Vous avez raison, dit-elle, et je suis folle. Écoutez : je n’ai jamais eu l’esprit bien fort, vous le savez mieux que personne, vous, Philippe ; toujours j’ai craint, toujours j’ai rêvé, toujours j’ai soupiré ; mais je n’ai pas le droit d’associer à mes douloureuses chimères un frère si tendrement aimé, alors qu’il me rassure et me prouve que j’ai tort de m’alarmer. Vous avez raison, Philippe : c’est vrai, c’est bien vrai, tout est parfait pour moi ici. Philippe, pardonnez-moi donc ; vous le voyez, j’essuie mes yeux, je ne pleure plus, je souris. Philippe, ce n’est plus adieu, c’est au revoir que je vais dire.
Et la jeune fille embrassa tendrement son frère en lui dérobant une dernière larme qui voilait encore sa paupière et qui roula comme une perle sur l’aiguillette d’or du jeune officier.
Philippe la regarda avec cette tendresse infinie qui tient à la fois du frère et du père.
– Andrée, dit-il, je vous aime ainsi. Soyez courageuse. Je pars, mais le courrier vous apportera une lettre de moi chaque semaine. Faites, je vous prie, que, chaque semaine aussi, j’en reçoive une de vous.
– Oui, Philippe, dit Andrée ; oui, et ce sera mon seul bonheur. Mais vous avez prévenu mon père, n’est-ce pas ?
– De quoi ?
– De votre départ.
– Chère sœur, c’est le baron, au contraire, qui ce matin m’a lui-même apporté l’ordre du ministre. M. de Taverney n’est pas comme vous, Andrée, et il se passera facilement de moi, à ce qu’il paraît : il semblait heureux de mon départ, et au fait il avait raison ; ici, je n’avancerais pas, tandis que, là bas, il peut se présenter des occasions.
– Mon père est heureux de vous voir partir ! murmura Andrée. Ne vous trompez-vous pas, Philippe ?
– Il vous a, répondit Philippe éludant la question, et c’est une consolation, ma sœur.
– Le croyez-vous, Philippe ? Il ne me voit jamais.
– Ma sœur, il m’a chargé de vous dire qu’aujourd’hui même, après mon départ, il viendrait à Trianon. Il vous aime, croyez-le bien ; seulement, il aime à sa manière.
– Qu’avez-vous encore, Philippe ? Vous semblez embarrassé.
– Chère Andrée, c’est que l’heure vient de sonner. Quelle heure est-il, s’il vous plaît ?
– Les trois quarts après midi.
– Eh bien, chère sœur, ce qui cause mon embarras, c’est que voilà une heure que je devrais être en route et nous voici à la grille où l’on tient mon cheval. Ainsi donc…
Andrée prit un visage calme, et, s’emparant de la main de son frère :
– Ainsi donc, dit-elle d’un accent trop ferme pour qu’il n’y eut pas d’affectation dans sa voix, ainsi donc, adieu, mon frère…
Philippe l’embrassa une dernière fois.
– Au revoir, dit-il ; rappelez-vous votre promesse.
– Laquelle ?
– Une lettre au moins par semaine.
– Oh ! vous le demandez !
Et elle prononça ces mots avec un suprême effort : la pauvre enfant n’avait plus de voix.
Philippe la salua encore du geste et s’éloigna.
Andrée le suivit des yeux, retenant son haleine pour retenir ses soupirs.
Philippe monta à cheval, lui cria encore une fois adieu de l’autre côté de la grille et partit.
Andrée demeura debout et immobile tant qu’elle put le voir.
Puis, lorsqu’il eut disparu, elle se détourna et courut, comme une biche blessée, jusqu’aux ombrages, aperçut un banc et n’eut que la force de le joindre et de tomber dessus sans pouls, sans force, sans regard.
Puis, tirant du plus profond de sa poitrine un long et déchirant sanglot :
– O mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-elle pourquoi me laissez-vous seule ainsi sur la terre ?
Et elle ensevelit son visage dans ses mains, laissant échapper entre ses doigts blancs les grosses larmes qu’elle ne cherchait plus à retenir.
En ce moment un léger bruit retentit derrière la charmille ; Andrée crut avoir entendu un soupir. Elle se retourna effrayée : une figure triste se dressa devant elle.
C’était Gilbert.
Chapitre CXV. Le roman de Gilbert §
C’était Gilbert, avons-nous dit, aussi pâle qu’Andrée, aussi désolé, aussi abattu qu’elle.
Andrée, à la vue d’un homme, à la vue d’un étranger, Andrée se hâta d’essuyer ses yeux, comme si la fière jeune fille eût rougi de pleurer. Elle composa son maintien et rendit l’immobilité à ses joues marbrées, qu’agitait à l’instant même le frisson du désespoir.
Gilbert fut bien plus longtemps qu’elle à reprendre son calme, et ses traits gardèrent l’expression douloureuse que mademoiselle de Taverney, aussitôt qu’elle releva les yeux, put, en le reconnaissant, remarquer dans son attitude et dans son regard.
– Ah ! c’est encore M. Gilbert, dit Andrée avec ce ton léger qu’elle affectait de prendre chaque fois que ce qu’elle croyait le hasard la rapprochait du jeune homme.
Gilbert ne répondit rien ; il était encore trop violemment ému.
Cette douleur, qui avait fait frissonner le corps d’Andrée, avait violemment secoué le sien.
Ce fut donc Andrée qui continua, voulant avoir le dernier mot de cette apparition.
– Mais qu’avez-vous donc, monsieur Gilbert ? demanda-t-elle ; qu’avez-vous à me regarder avec cet air dolent ? Il faut que quelque chose vous attriste ; quelle chose vous attriste donc, s’il vous plaît ?
– Vous désirez le savoir ? demanda mélancoliquement Gilbert, qui sentait l’ironie cachée sous cette apparence d’intérêt.
– Oui.
– Eh bien, ce qui m’attriste, c’est de vous voir souffrir, mademoiselle, répliqua Gilbert.
– Et qui vous a dit que je souffrais, monsieur ?
– Je le vois.
– Je ne souffre pas, vous vous trompez, monsieur, dit Andrée en passant une seconde fois son mouchoir sur son visage.
Gilbert sentait monter l’orage ; il résolut de le détourner par son humilité.
– Pardon, mademoiselle, dit-il, c’est que j’ai entendu vos plaintes.
– Ah ! vous écoutiez ? C’est mieux, alors…
– Mademoiselle, c’est le hasard, balbutia Gilbert, car il se sentait mentir.
– Le hasard ! Je suis désespérée, monsieur Gilbert, que le hasard vous ait amené près de moi ; mais encore, en quoi ces plaintes que vous avez entendues ont-elles pu vous attrister ? Dites-le-moi, le vous prie.
– Il m’est impossible de voir pleurer une femme, dit Gilbert d’un ton qui déplut souverainement à Andrée.
– Est-ce que, par hasard, je serais une femme pour M. Gilbert ? répliqua la hautaine jeune fille. Je ne mendie l’intérêt de personne ; mais celui de M. Gilbert moins encore que celui de tout autre.
– Mademoiselle, dit Gilbert en secouant la tête, vous avez tort de me rudoyer ainsi ; je vous ai vue triste, je me suis affligé ; je vous ai entendue dire que, M. Philippe parti, vous étiez désormais seule au monde : eh bien, non, non, mademoiselle, car je suis resté, moi, et jamais cœur plus dévoué n’a battu pour vous. Je le répète, non, jamais mademoiselle de Taverney ne sera seule au monde tant que ma tête pourra penser, tant que mon cœur pourra battre, tant que mon bras pourra s’étendre.
Gilbert était vraiment beau de vigueur, de noblesse et de dévouement, tout en prononçant ces paroles – bien qu’il y mit toute la simplicité que commandait le respect le plus vrai.
Mais il était dit que tout, dans le pauvre jeune homme, déplairait à Andrée, l’offenserait et la pousserait à des ripostes blessantes, comme si chacun de ses respects eût été une insulte, chacune de ses prières une provocation. D’abord, elle voulut se lever pour trouver un geste plus dur avec une parole plus libre ; mais un frisson nerveux la retint sur son banc. Elle pensa, d’ailleurs, que, debout, elle serait vue de plus loin, et vue causant avec Gilbert. Elle demeura donc sur son banc, car, une fois pour toutes, elle voulait écraser sous son pied l’insecte qui devenait importun.
Elle répondit donc :
– Je croyais vous avoir déjà dit, monsieur Gilbert, que vous me déplaisiez souverainement, que votre voix m’irritait, que vos façons philosophiques me répugnent. Pourquoi donc, moi vous ayant dit cela, vous obstinez-vous encore à me parler ?
– Mademoiselle, dit Gilbert pâle mais contenu, on n’irrite pas une honnête femme en lui témoignant de la sympathie. Un honnête homme est l’égal de toute créature humaine, et moi, que vous maltraitez avec cet acharnement, eh bien, moi, je mérite peut-être plus qu’un autre la sympathie que je regrette de ne pas vous voir éprouver pour moi.
Andrée, à ce mot de sympathie deux fois répété, ouvrit de grands yeux et les attacha impertinemment sur Gilbert.
– De la sympathie ! dit-elle, de la sympathie de vous à moi, monsieur Gilbert ? En vérité, je me trompais à votre égard. Je vous tenais pour un insolent, et vous êtes moins que cela : vous n’êtes qu’un fou.
– Je ne suis ni un insolent ni un fou, dit Gilbert avec un calme apparent, qui dut bien coûter à cette fierté que nous connaissons. Non, mademoiselle, car la nature m’a fait votre égal, et le hasard vous a faite mon obligée.
– Le hasard, encore ? dit ironiquement Andrée.
– La Providence, eussé-je dû dire peut-être. Je ne vous eusse jamais parlé de cela ; mais vos injures me rendent la mémoire.
– Votre obligée, moi ? votre obligée, je crois ? Comment avez-vous dit cela, monsieur Gilbert ?
– J’aurais honte pour vous de l’ingratitude mademoiselle ; et Dieu, qui vous a faite si belle, vous a donné, pour compenser votre beauté, assez d’autres défauts sans celui-là.
Cette fois, Andrée se leva.
– Tenez, pardonnez-moi, dit Gilbert ; vous m’irritez par trop aussi quelquefois, et alors j’oublie tout l’intérêt que vous m’inspirez.
Andrée se mit à rire aux éclats, de manière à pousser la colère de Gilbert à son paroxysme ; mais, à son grand étonnement, Gilbert ne s’enflamma point. Il croisa ses bras sur sa poitrine, garda l’expression hostile et obstinée de son regard de feu, et attendit patiemment la fin de ce rire outrageant.
– Mademoiselle, dit froidement Gilbert à Andrée, daignez répondre à une seule question. Respectez-vous votre père ?
– Je crois, en vérité, que vous m’interrogez, monsieur Gilbert ? s’écria la jeune fille avec une souveraine hauteur.
– Oui vous respectez votre père, continua Gilbert, et ce n’est point à cause de ses qualités, à cause de ses vertus ; non, c’est par cela simplement qu’il vous a donné la vie. Un père, malheureusement, vous devez savoir cela, mademoiselle, un père n’est respectable qu’à un seul titre, mais enfin c’est un titre. Il y a plus : pour ce seul bienfait de la vie – et Gilbert s’anima à son tour d’une dédaigneuse pitié – pour ce seul bienfait, continua-t-il, vous êtes tenue d’aimer le bienfaiteur. Eh bien, mademoiselle, cela posé en principe, pourquoi m’outragez-vous ? pourquoi me repoussez-vous ? pourquoi me haïssez-vous, moi qui ne vous ai pas donné la vie, c’est vrai, mais moi qui vous l’ai sauvée ?
– Vous ? s’écria Andrée ; vous, vous m’avez sauvé la vie ?
– Ah ! vous n’y avez pas même pensé, dit Gilbert, ou plutôt vous l’avez oublié ; c’est fort naturel ; il y a tantôt un an de cela. Eh bien, mademoiselle, il faut alors vous l’apprendre ou vous le rappeler. Oui, je vous ai sauvé la vie en sacrifiant la mienne.
– Au moins, monsieur Gilbert, dit Andrée fort pâle, vous me ferez la grâce de me dire où et quand ?
– Le jour, mademoiselle, où cent mille personnes, s’écrasant les unes les autres, fuyant des chevaux fougueux, des sabres qui fauchaient la foule, laissèrent sur la place Louis XV une longue jonchée de cadavres et de blessés.
– Ah ! le 31 mai.
– Oui, mademoiselle.
Andrée se remit et reprit son sourire ironique.
– Et ce jour-là, dites-vous, vous avez sacrifié votre vie pour sauver la mienne, monsieur Gilbert ?
– J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire.
– Vous êtes donc M. le baron de Balsamo ? Je vous demande pardon, car je l’ignorais.
– Non, je ne suis pas M. le baron de Balsamo, dit Gilbert les yeux enflammés et la lèvre frémissante ; je suis le pauvre enfant du peuple Gilbert, qui a la folie, la sottise, le malheur de vous aimer ; qui, parce qu’il vous aimait comme un insensé, comme un fou, comme un forcené, vous a suivie dans la foule ; je suis Gilbert, qui, séparé de vous un instant, vous reconnut au cri terrible que vous poussâtes en perdant pied ; Gilbert, qui tomba près de vous et vous entoura de ses bras jusqu’à ce que vingt mille bras, pesant sur les siens, eussent brisé sa force ; Gilbert, qui se jeta sur le pilier de pierre où vous alliez être écrasée, pour vous offrir l’appui plus moelleux de son cadavre ; Gilbert, qui, apercevant dans la foule cet homme étrange qui semblait commander aux autres hommes, et dont vous venez de prononcer le nom, rassembla toutes ses forces, tout son sang, toute son âme, et vous souleva dans ses bras mourants, afin que cet homme vous aperçut, vous prît, vous sauvât ; Gilbert enfin, qui, de vous, qu’il cédait à un sauveur plus heureux que lui, ne garda qu’un lambeau de votre robe, que j’appuyai sur mes lèvres, et il était temps, car le sang afflua aussitôt à mon cœur, à mes tempes, à mon cerveau ; la masse roulante des bourreaux et des victimes me couvrit comme le flot et m’ensevelit, tandis que, pareil à l’ange de la résurrection, vous montiez, vous, de mon abîme vers le ciel.
Gilbert venait de se montrer tout entier, c’est-à-dire sauvage, naïf, sublime, dans sa résolution comme dans son amour. Aussi Andrée, malgré son mépris, ne pouvait-elle le regarder sans étonnement. Aussi crut-il un instant que son récit avait été irrésistible comme la vérité, comme l’amour. Mais le pauvre Gilbert comptait sans l’incrédulité, cette mauvaise foi de la haine. Or, Andrée, qui haïssait Gilbert, ne s’était laissée prendre à aucun des arguments vainqueurs de cet amant dédaigné.
D’abord, elle ne répondit rien, elle regardait Gilbert et quelque chose comme un combat se passait dans son esprit.
Aussi, mal à l’aise devant ce silence glacé, le jeune homme se vit-il obligé d’ajouter en manière de péroraison :
– Maintenant, mademoiselle, ne me détestez donc plus autant que vous le faisiez, car ce serait non seulement de l’injustice, mais encore de l’ingratitude, ainsi que je vous le disais tout à l’heure et que je vous le répète maintenant.
Mais, à ces mots, Andrée leva sa tête altière et, du ton le plus indifféremment cruel :
– Monsieur Gilbert, dit-elle, combien de temps, s’il vous plaît, êtes-vous resté en apprentissage chez M. Rousseau ?
– Mademoiselle, dit naïvement Gilbert, trois mois, je crois, sans compter les jours de ma maladie, suite de l’étouffement du 31 mai.
– Vous vous méprenez, dit-elle, je ne vous demande point de me dire si vous avez été ou non malade… d’étouffements… cela couronne artistement peut-être votre récit… mais il m’importe peu. Je voulais seulement vous dire, n’ayant séjourné que trois mois chez l’illustre écrivain, que vous en avez fort bien profité, et que l’élève fait du premier coup des romans presque dignes de ceux que publie son maître.
Gilbert, qui avait écouté avec tranquillité, croyant qu’Andrée allait, aux choses passionnées qu’il avait dites, répondre des choses sérieuses, tomba de toute la hauteur de sa bonhomie sous le coup de cette ironie sanglante.
– Un roman ! murmura-t-il indigné, vous traitez de roman ce que je viens de vous dire !
– Oui, monsieur, dit Andrée, un roman, je répète le mot ; seulement, vous ne m’avez pas forcée de le lire et je vous en sais gré ; mais, malheureusement, j’ai le profond regret de ne pouvoir le payer ce qu’il vaut ; car j’y tenterais en vain, le roman étant impayable.
– Ainsi voilà ce que vous me répondez ? balbutia Gilbert le cœur serré, les yeux éteints.
– Je ne vous réponds même pas, monsieur, dit Andrée en le repoussant pour passer devant lui.
En effet, Nicole arrivait, appelant sa maîtresse du bout de l’allée, pour ne pas interrompre trop brusquement l’entretien dont elle ignorait l’interlocuteur, n’ayant pas reconnu Gilbert à travers les ombrages.
Mais, en approchant, elle vit le jeune homme, le reconnut et demeura stupéfaite. Alors elle se repentit bien de n’avoir point fait un détour, afin d’entendre ce que Gilbert avait pu dire à mademoiselle de Taverney.
Alors celle-ci, s’adressant à Nicole d’une voix adoucie, comme pour mieux faire comprendre à Gilbert la hauteur avec laquelle elle lui avait parlé :
– Qu’y a-t-il, mon enfant ? demanda-t-elle.
– M. le baron de Taverney et M. le duc de Richelieu viennent de se présenter pour mademoiselle, répondit Nicole.
– Où sont-ils ?
– Chez mademoiselle.
– Venez.
Andrée s’éloigna.
Nicole la suivit, mais non sans jeter, en s’en allant, un regard ironique sur Gilbert, qui, moins pâle que livide, moins agité que fou, moins colère que forcené, tendit le poing dans la direction de l’allée par où s’éloignait son ennemie et murmura en grinçant les dents :
– O créature sans cœur, corps sans âme, je t’ai sauvé la vie, j’ai concentré mon amour, j’ai fait taire tout sentiment qui pouvait offenser ce que j’appellerai ta candeur ; car, pour moi, dans mon délire, tu étais une vierge sainte, comme la Vierge qui est au ciel… Maintenant, je t’ai vue de près, tu n’es plus qu’une femme, et je suis un homme… Oh ! un jour ou l’autre, je me vengerai, Andrée de Taverney ; je t’ai tenue deux fois entre mes mains, et deux fois je t’ai respectée ; Andrée de Taverney, prends garde à la troisième !… Au revoir, Andrée !
Et il s’éloigna, bondissant à travers les massifs, comme un jeune loup blessé qui se retourne en montrant ses dents aiguës et sa prunelle sanglante.
Chapitre CXVI. Le père et la fille §
Au bout de l’allée, Andrée aperçut, en effet, le maréchal et son père, qui se promenaient devant le vestibule en l’attendant.
Les deux amis semblaient être les plus joyeux du monde ; ils se tenaient par le bras : on n’avait pas encore vu à la cour Oreste et Pylade aussi exactement représentés.
À la vue d’Andrée, les deux vieillards se réjouirent encore plus et se firent remarquer, l’un à l’autre, sa radieuse beauté, augmentée encore par la colère et par la rapidité de sa marche.
Le maréchal salua Andrée, comme il eût fait madame de Pompadour déclarée. Cette nuance n’échappa point à Taverney qui en fut enchanté ; mais elle surprit Andrée par ce mélange de respect et de galanterie libre ; car l’habile courtisan savait mettre autant de détails dans un salut que Covielle savait mettre de phrases françaises dans un seul mot turc.
Andrée rendit une révérence qui fut aussi cérémonieuse pour son père que pour le maréchal ; puis elle les invita tous deux, avec une grâce charmante, à monter dans sa chambre.
Le maréchal admira cette élégante propreté, seul luxe de l’ameublement et de l’architecture de ce réduit. Avec des fleurs, avec un peu de mousseline blanche, Andrée avait fait de sa triste chambre, non pas un palais, mais un temple.
Il s’assit sur un fauteuil de perse vert à grandes fleurs, au-dessous d’un grand cornet de la Chine, d’où tombaient des grappes parfumées d’acacia et d’érable, mêlées d’iris et de roses du Bengale.
Taverney eut un fauteuil pareil ; Andrée s’assit sur un pliant, le coude appuyé sur un clavecin également garni de fleurs dans un large vase de Saxe.
– Mademoiselle, dit le maréchal, je viens vous apporter, de la part de Sa Majesté, tous les compliments que votre voix charmante et votre talent de musicienne consommée ont arrachés hier à tous les auditeurs de la répétition. Sa Majesté a craint de faire des jaloux et des jalouses en vous louant trop haut. Elle a donc bien voulu me charger de vous exprimer tout le plaisir que vous lui avez causé.
Andrée, toute rougissante, était si belle, que le maréchal continua comme s’il parlait pour son compte.
– Le roi, dit-il, m’a affirmé qu’il n’avait encore vu à sa cour personne qui réunît au même point que vous, mademoiselle, les dons de l’esprit et ceux de la figure.
– Vous oubliez ceux du cœur, dit Taverney avec épanouissement ; Andrée est la meilleure des filles.
Le maréchal crut un moment que son ami allait pleurer. Plein d’admiration pour cet effort de sensibilité paternelle, il s’écria :
– Le cœur ! Hélas, mon cher, vous seul êtes juge de la tendresse que peut renfermer le cœur de mademoiselle. Que n’ai-je vingt-cinq ans, je mettrais à ses pieds ma vie et ma fortune !
Andrée ne savait pas encore accueillir légèrement l’hommage d’un courtisan. Richelieu n’obtint d’elle qu’un murmure sans signification.
– Mademoiselle, dit-il, le roi a voulu vous prier de lui permettre un témoignage de sa satisfaction, et il a chargé M. le baron, votre père, de vous le transmettre. Que faut-il maintenant que je réponde à Sa Majesté de votre part ?
– Monsieur, dit Andrée, qui ne vit dans sa démarche qu’une conséquence du respect dû à son roi par toute sujette, veuillez assurer Sa Majesté de toute ma reconnaissance. Dites bien à Sa Majesté qu’elle me comble de bonheur en s’occupant de moi et que je suis bien indigne de l’attention d’un si puissant monarque.
Richelieu parut enthousiasmé de cette réponse, que la jeune fille prononça d’une voix ferme et sans aucune hésitation.
Il lui prit la main, qu’il baisa respectueusement, et, la couvant des yeux :
– Une main royale, dit-il, un pied de fée… l’esprit, la volonté, la candeur… Ah ! baron, quel trésor !… Ce n’est pas une fille que vous avez là, c’est une reine…
Et, sur ce mot, il prit congé, laissant Taverney près d’Andrée, Taverney qui se gonflait insensiblement d’orgueil et d’espoir.
Quiconque l’eût vu, ce philosophe des anciennes théories, ce sceptique, ce dédaigneux, aspirer à longs traits l’air de la faveur dans son bourbier le moins respirable, se fût dit que Dieu avait pétri du même limon l’esprit et le cœur de M. de Taverney.
Taverney seul eût pu répondre à propos de ce changement :
– Ce n’est pas moi qui ai changé, c’est le temps.
Donc, il resta près d’Andrée, assis, un peu embarrassé ; car la jeune fille, avec son inépuisable sérénité, le perçait de deux regards profonds comme la mer en son plus profond abîme.
– M. de Richelieu n’a-t-il pas dit, monsieur, que Sa Majesté vous avait confié un témoignage de sa satisfaction ? Quel est-il, je vous prie ?
– Ah ! fit Taverney, elle est intéressée… Tiens, je ne l’eusse pas cru. Tant mieux, Satan, tant mieux !
Il tira lentement de sa poche l’écrin donné la veille par le maréchal, à peu près comme les bons papas tirent un sac de bonbons ou un jouet que les yeux de l’enfant arrachent de leur poche avant que les mains aient agi.
– Voici, dit-il.
– Ah ! des bijoux… fit Andrée.
– Sont-ils de votre goût ?
C’était une garniture de perles d’un grand prix. Douze gros diamants reliaient entre eux les rangs de ces perles ; un fermoir de diamants, des boucles d’oreilles, et un rang de diamants pour les cheveux, donnaient à ce présent une valeur de trente mille écus au moins.
– Mon Dieu, mon père ! s’écria Andrée.
– Eh bien ?
– C’est trop beau… le roi s’est trompé. Je serais honteuse de porter cela… Aurais-je donc des toilettes qui puissent s’allier avec la richesse de ces diamants ?
– Plaignez-vous donc, je vous prie ! dit ironiquement Taverney.
– Monsieur, vous ne me comprenez pas… Je regrette de ne pouvoir porter ces bijoux, parce qu’ils sont trop beaux.
– Le roi, qui a donné l’écrin, mademoiselle, est assez grand seigneur pour vous donner les robes…
– Mais, monsieur… cette bonté du roi…
– Ne croyez-vous pas que je l’aie méritée par mes services ? dit Taverney.
– Ah ! pardon, monsieur ; c’est vrai, répliqua Andrée en baissant la tête, mais sans être bien convaincue.
Au bout d’un moment de réflexion, elle referma l’écrin.
– Je ne porterai pas ces diamants, dit-elle.
– Pourquoi ? s’écria Taverney inquiet.
– Parce que, mon père, vous et mon frère, vous avez besoin de tout le nécessaire, et que ce superflu blesse mes yeux depuis que je viens de penser à votre gêne.
Taverney lui pressa la main en souriant.
– Oh ! ne vous occupez plus de cela, ma fille. Le roi a fait plus pour moi que pour vous. Nous sommes en faveur, chère enfant. Il ne serait ni d’une sujette respectueuse ni d’une femme reconnaissante de paraître devant Sa Majesté sans la parure qu’elle a bien voulu vous donner.
– J’obéirai, monsieur.
– Oui ; mais il faut que vous obéissiez avec plaisir… Cette parure ne paraît pas être de votre goût ?
– Je ne me connais pas en diamants, monsieur.
– Sachez donc que les perles seules valent cinquante mille livres.
Andrée joignit les mains.
– Monsieur, dit-elle, il est étrange que Sa Majesté me fasse, à moi, un pareil présent ; réfléchissez-y.
– Je ne vous comprends pas, mademoiselle, dit Taverney d’un ton sec.
– Si je porte ces pierreries, je vous assure, monsieur, que le monde s’en étonnera.
– Pourquoi ? dit Taverney du même ton, avec un regard impérieux et froid qui fit baisser celui de sa fille.
– Un scrupule.
– Mademoiselle, il est fort étrange, vous m’avouerez, de vous voir des scrupules là où, moi, je n’en vois pas. Vivent les jeunes filles candides pour savoir le mal et l’apercevoir, si bien caché qu’il soit, alors que nul ne l’avait remarqué ! Vive la jeune fille naïve et vierge pour faire rougir les vieux grenadiers comme moi !
Andrée cacha sa confusion dans ses deux belles mains nacrées.
– Oh ! mon frère, murmura-t-elle tout bas, pourquoi es-tu déjà si loin ?
Taverney entendit-il ce mot ? le devina-t-il avec cette merveilleuse perspicacité que nous lui connaissons ? On ne saurait le dire ; mais il changea de ton à l’instant même et, prenant les deux mains d’Andrée :
– Voyons, enfant, dit-il, est-ce que votre père n’est pas un peu votre ami ?
Un doux sourire se fit jour à travers les ombres dont le beau front d’Andrée était couvert.
– Est-ce que je ne suis pas là pour vous aimer, pour vous conseiller ? est-ce que vous ne vous sentez pas fière de contribuer à la fortune de votre frère et à la mienne ?
– Oh ! si, dit Andrée.
Le baron concentra sur sa fille un regard tout embrasé de caresses.
– Eh bien, dit-il, vous serez, comme le disait tout à l’heure M. de Richelieu, la reine des Taverney… Le roi vous a distinguée… Madame la dauphine aussi, dit-il vivement ; dans l’intimité de ces augustes personnes, vous bâtirez notre avenir, en leur faisant la vie heureuse… Amie de la dauphine, amie… du roi, quelle gloire !… Vous avez des talents supérieurs et une beauté sans rivale ; vous avez un esprit sain, exempt d’avarice et d’ambition… Oh ! mon enfant, quel rôle vous pouvez jouer !… Vous souvient-il de cette petite fille qui adoucit les derniers moments de Charles VI ? Son nom fut béni en France… Vous souvient-il d’Agnès Sorel, qui restitua l’honneur à la couronne de France ? Tous les bons Français vénèrent sa mémoire… Andrée, vous serez le bâton de vieillesse de notre glorieux monarque… Il vous chérira comme sa fille, et vous régnerez en France par le droit de la beauté, du courage et de la fidélité.
Andrée ouvrait les yeux avec étonnement. Le baron reprit sans lui laisser le temps de réfléchir :
– Ces femmes perdues qui déshonorent le trône, vous les chasserez d’un seul regard ; votre présence purifiera la cour. C’est à votre influence généreuse que la noblesse du royaume devra le retour des bonnes mœurs, de la politesse, de la pure galanterie. Ma fille, vous pouvez, vous devez être un astre régénérateur pour ce pays et une couronne de gloire pour notre nom.
– Mais, dit Andrée étourdie, que me faudra-t-il faire pour cela ?
– Andrée, reprit-il, je vous ai dit souvent qu’il faut en ce monde forcer les gens à être vertueux en leur faisant aimer la vertu. La vertu renfrognée, triste et psalmodiant des sentences, fait fuir ceux mêmes qui voudraient le plus ardemment s’approcher d’elle. Donnez à la vôtre toutes les amorces de la coquetterie, du vice même. Cela est facile à une fille spirituelle et forte comme vous l’êtes. Faites-vous si belle, que la cour ne parle que de vous ; faites-vous si agréable aux yeux du roi, qu’il ne puisse se passer de vous ; faites-vous si secrète, si réservée pour tous, excepté pour Sa Majesté, qu’on vous attribue bien vite tout le pouvoir que vous ne pouvez manquer d’obtenir.
– Je ne comprends pas bien ce dernier avis, dit Andrée.
– Laissez-moi vous guider ; vous exécuterez sans comprendre, ce qui vaut mieux pour une sage et généreuse créature comme vous. À propos, pour exécuter le premier point, ma fille, je dois garnir votre bourse. Prenez ces cent louis, et montez votre toilette d’une façon digne du rang auquel vous êtes appelée depuis que le roi nous a fait l’honneur de nous distinguer.
Taverney donna cent louis à sa fille, lui baisa la main et sortit.
Il reprit rapidement l’allée par laquelle il était venu, et n’aperçut pas, au fond du bosquet des Amours, Nicole en grande conversation avec un seigneur qui lui parlait à l’oreille.
Chapitre CXVII. Ce qu’il fallait à Althotas pour compléter son élixir de vie §
Le lendemain de cette conversation, vers quatre heures de l’après-midi, Balsamo était occupé, dans son cabinet de la rue Saint-Claude, à lire une lettre que Fritz venait de lui remettre. Cette lettre était sans signature : il la tournait et retournait entre ses mains.
– Je connais cette écriture, disait-il, longue, irrégulière, un peu tremblée, et avec force fautes d’orthographe.
Et il relisait :
« Monsieur le comte,
Une personne qui vous a consulté quelque temps avant la chute du dernier ministère et qui déjà vous avait consulté longtemps auparavant, se présentera aujourd’hui chez vous pour obtenir une consultation nouvelle. Vos nombreuses occupations vous permettront-elles de donner à cette personne une demi-heure entre quatre et cinq heures du soir ? »
Cette lecture achevée pour la deuxième ou la troisième fois, Balsamo retombait dans sa recherche.
– Ce n’est pas la peine de consulter Lorenza pour si peu ; d’ailleurs, ne sais-je plus deviner moi-même ? L’écriture est longue, signe d’aristocratie ; irrégulière et tremblée, signe de vieillesse ; pleine de fautes d’orthographe : c’est d’un courtisan. Ah ! niais que je suis ! c’est de M. le duc de Richelieu. Bien certainement, j’aurai une demi-heure pour vous, monsieur le duc ; une heure, une journée. Prenez mon temps et faites-en le vôtre. N’êtes-vous pas, sans le savoir, un de mes agents mystérieux, un de mes démons familiers ? Ne poursuivons-nous pas la même œuvre ? N’ébranlons-nous pas la monarchie d’un même effort, vous en vous faisant son âme, moi en me faisant son ennemi ? Venez, monsieur le duc, venez.
Et Balsamo tira sa montre pour voir combien de temps encore il avait à attendre le duc.
En ce moment une sonnette retentit dans la corniche du plafond.
– Qu’y a-t-il donc ? fit Balsamo tressaillant. Lorenza m’appelle, Lorenza ! Elle veut me voir. Lui serait-il arrivé quelque chose de fâcheux ? ou bien serait-ce un de ces retours de caractère dont j’ai été si souvent témoin et quelquefois victime ? Hier, elle était bien pensive, bien résignée, bien douce ; hier, elle était bien comme j’aime à la voir. Pauvre enfant ! Allons.
Alors il ferma sa chemise brodée, cacha son jabot de dentelle sous sa robe de chambre, donna un regard à son miroir pour s’assurer que sa coiffure n’était pas trop en désordre et s’achemina vers l’escalier, après avoir répondu par un coup de sonnette pareil à la demande de Lorenza.
Mais, selon son habitude, Balsamo s’arrêta dans la chambre qui précédait celle de la jeune femme, et, se tournant les bras croisés du côté où il supposait qu’elle devait être, avec cette force de volonté qui ne connaît point d’obstacles, il lui ordonna de dormir.
Puis, à travers une gerçure presque imperceptible de la boiserie, comme s’il eût douté de lui-même ou comme s’il eût cru avoir besoin de redoubler de précautions, il regarda.
Lorenza était endormie sur un canapé, où, chancelant sans doute sous la volonté de son dominateur, elle était allée chercher un appui. Un peintre n’eût certes pas pu trouver pour elle une attitude plus poétique. Tourmentée et haletante sous le poids du rapide fluide que Balsamo lui avait envoyé, Lorenza ressemblait à une de ces belles Arianes de Vanloo, dont la poitrine est gonflée, le torse plein d’ondulations et de secousses, la tête perdue de désespoir ou de fatigue.
Balsamo entra donc par son passage habituel et s’arrêta devant elle pour la contempler, mais aussitôt il la réveilla : elle était trop dangereuse ainsi.
À peine eut-elle ouvert les yeux, qu’elle laissa un éclair jaillir de ses prunelles ; puis, comme pour asseoir ses idées encore fluctuantes, elle lissa ses cheveux avec la paume de ses deux mains, étancha ses lèvres humides d’amour, et, fouillant profondément sa mémoire, rassembla ses souvenirs disséminés.
Balsamo la regardait avec une sorte d’anxiété. Il était habitué depuis longtemps au brusque passage de la douceur amoureuse à un élan de colère et de haine. La réflexion de ce jour, réflexion à laquelle il n’était pas habitué, le sang-froid avec lequel Lorenza le recevait, au lieu de ces élans de haine accoutumés, lui annonçaient pour cette fois quelque chose de plus sérieux peut-être que tout ce qu’il avait vu jusque-là.
Lorenza se redressa donc et, secouant la tête en levant son long regard velouté vers Balsamo :
– Veuillez, lui dit-elle, vous asseoir près de moi, je vous prie.
Balsamo tressaillit à cette voix pleine d’une douceur inaccoutumée.
– M’asseoir ? dit-il. Tu sais bien, ma Lorenza, que je n’ai qu’un désir, c’est de passer ma vie à tes genoux.
– Monsieur, reprit Lorenza du même ton, je vous prie de vous asseoir, bien que je n’aie pas un long discours à vous faire ; mais, enfin, je vous parlerai mieux, il me semble, si vous êtes assis.
– Aujourd’hui, comme toujours, ma Lorenza bien-aimée, dit Balsamo, je ferai selon tes souhaits.
Et il s’assit dans un fauteuil auprès de Lorenza, assise elle-même sur un sofa.
– Monsieur, dit-elle en attachant sur Balsamo des yeux d’une expression angélique, je vous ai appelé pour vous demander une grâce.
– Oh ! ma Lorenza, s’écria Balsamo de plus en plus charmé, tout ce que tu voudras, dis, tout !
– Une seule chose ; mais, je vous en préviens, cette chose je la désire ardemment.
– Parlez, Lorenza, parlez, dût-il m’en coûter toute ma fortune, dût-il m’en coûter la moitié de la vie.
– Il ne vous en coûtera rien, monsieur, qu’une minute de votre temps, répondit la jeune femme.
Balsamo, enchanté de la tournure calme que prenait la conversation, se faisait déjà à lui-même, grâce à son active imagination, un programme des désirs que pouvait avoir formés Lorenza et surtout de ceux qu’il pourrait satisfaire.
– Elle va, se disait-il, me demander quelque servante ou quelque compagne. Eh bien, ce sacrifice immense, puisqu’il compromet mon secret et mes amis, ce sacrifice, je le ferai, car la pauvre enfant est bien malheureuse dans cet isolement.
– Parlez vite, ma Lorenza, dit-il tout haut avec un sourire plein d’amour.
– Monsieur, dit-elle, vous savez que je meurs de tristesse et d’ennui.
Balsamo inclina la tête avec un soupir en signe d’assentiment.
– Ma jeunesse, continua Lorenza, se consume ; mes jours sont un long sanglot, mes nuits une perpétuelle terreur. Je vieillis dans la solitude et dans l’angoisse.
– Cette vie est celle que vous vous faites, Lorenza, dit Balsamo, et il n’a pas dépendu de moi que cette vie, que vous avez attristée ainsi, ne fît envie à une reine.
– Soit. Aussi vous voyez que c’est moi qui reviens à vous.
– Merci, Lorenza.
– Vous êtes bon chrétien, m’avez-vous dit quelquefois, quoique…
– Quoique vous me croyiez une âme perdue, voulez-vous dire ? J’achève votre pensée Lorenza.
– Ne vous arrêtez qu’à ce que je dirai, monsieur, et ne supposez rien, je vous prie.
– Continuez donc.
– Eh bien, au lieu de me laisser m’abîmer dans ces colères et dans ces désespoirs, accordez-moi, puisque je ne vous suis utile à rien…
Elle s’arrêta pour regarder Balsamo ; mais déjà il avait repris son empire sur lui-même, et elle ne rencontra qu’un regard froid et un sourcil froncé.
Elle s’anima sous cet œil presque menaçant.
– Accordez-moi, continua-t-elle, non pas la liberté, je sais qu’un décret de Dieu ou plutôt votre volonté, qui me paraît toute-puissante, me condamne à la captivité durant ma vie ; accordez-moi de voir des visages humains, d’entendre le son d’une autre voix que votre voix ; accordez-moi enfin de sortir, de marcher, de faire acte d’existence.
– J’avais prévu ce désir, Lorenza, dit Balsamo en lui prenant la main, et depuis longtemps, vous le savez, ce désir est le mien.
– Alors !… s’écria Lorenza.
– Mais, reprit Balsamo, vous m’avez prévenu vous-même ; comme un insensé que j’étais, et tout homme qui aime est un insensé, je vous ai laissée pénétrer une partie de mes secrets en science et en politique. Vous savez qu’Althotas a trouvé la pierre philosophale et cherche l’élixir de vie : voilà pour la science. Vous savez que moi et mes amis conspirons contre les monarchies de ce monde : voilà pour la politique. L’un des deux secrets peut me faire brûler comme sorcier, l’autre peut me faire rouer comme coupable de haute trahison. Or, vous m’avez menacé, Lorenza ; vous m’avez dit que vous tenteriez tout au monde pour recouvrer votre liberté, et que, cette liberté une fois reconquise, le premier usage que vous en feriez serait de me dénoncer à M. de Sartine. Avez-vous dit cela ?
– Que voulez-vous ! parfois je m’exaspère, et alors… eh bien, alors, je deviens folle.
– Êtes-vous calme ? Êtes-vous sage à cette heure, Lorenza, et pouvons nous causer ?
– Je l’espère.
– Si je vous rends cette liberté que vous demandez, trouverai-je en vous une femme dévouée et soumise, une âme constante et douce ? Vous savez que voilà mon plus ardent désir, Lorenza.
La jeune femme se tut.
– M’aimerez-vous enfin ? acheva Balsamo avec un soupir.
– Je ne veux promettre que ce que je puis tenir, dit Lorenza ; ni l’amour ni la haine ne dépendent de nous. J’espère que Dieu, en échange de ces bons procédés de votre part, permettra que la haine s’efface et que l’amour vienne.
– Ce n’est malheureusement pas assez d’une pareille promesse, Lorenza, pour que je me fie à vous. Il me faut un serment absolu, sacré, dont la rupture soit un sacrilège, un serment qui vous lie en ce monde et dans l’autre, qui entraîne votre mort dans celui-ci et votre damnation dans celui là.
Lorenza se tut.
– Ce serment, voulez-vous le faire ?
Lorenza laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et son sein se gonfla sous la pression de sentiments opposés.
– Faites-moi ce serment, Lorenza, tel que je le dicterai, avec la solennité dont je l’entourerai, et vous êtes libre.
– Que faut-il que je jure, monsieur ?
– Jurez que jamais, sous aucun prétexte, rien de ce que vous avez surpris relativement à la science d’Althotas ne sortira de votre bouche.
– Oui, je jurerai cela.
– Jurez que rien de ce que vous avez surpris relativement à nos réunions politiques ne sera jamais divulgué par vous.
– Je jurerai encore cela.
– Avec le serment et dans la forme que j’indiquerai ?
– Oui ; est-ce tout ?
– Non, jurez – et c’est là le principal, Lorenza, car aux autres serments ma vie seulement est attachée ; à celui que je vais vous dire est attaché mon bonheur –, jurez que jamais vous ne vous séparerez de moi, Lorenza. Jurez, et vous êtes libre.
La jeune femme tressaillit, comme si un fer glacé eût pénétré jusqu’à son cœur.
– Et sous quelle forme ce serment doit-il être fait ?
– Nous irons ensemble dans une église, Lorenza ; nous communierons ensemble avec la même hostie. Sur cette hostie entière, vous jurerez de ne jamais rien révéler de relatif à Althotas, de ne jamais rien révéler de relatif à mes compagnons. Vous jurerez de ne jamais vous séparer de moi. Nous couperons l’hostie en deux, et nous en prendrons chacun la moitié, en adjurant le Seigneur Dieu, vous que vous ne me trahirez jamais, moi, que je vous rendrai toujours heureuse.
– Non, dit Lorenza, un tel serment est un sacrilège.
– Un serment n’est un sacrilège, Lorenza, reprit tristement Balsamo, que lorsqu’on fait ce serment avec intention de ne point le tenir.
– Je ne ferai point ce serment, dit Lorenza. J’aurais trop peur de perdre mon âme.
– Ce n’est point, je vous le répète, en le faisant que vous perdriez votre âme, dit Balsamo : c’est en le trahissant.
– Je ne le ferai pas.
– Alors prenez patience, Lorenza, dit Balsamo sans colère, mais avec une tristesse profonde.
Le front de Lorenza s’assombrit, comme on voit s’assombrir une prairie couverte de fleurs quand passe un nuage entre elle et le ciel.
– Ainsi vous me refusez ? dit-elle.
– Non pas, Lorenza, c’est vous, au contraire.
Un mouvement nerveux indiqua tout ce que la jeune femme comprimait d’impatience à ses paroles.
– Écoutez, Lorenza, dit Balsamo, voici ce que je puis faire pour vous, et c’est beaucoup, croyez-moi.
– Dites, répondit la jeune femme avec un sourire amer. Voyons jusqu’où s’étendra cette générosité que vous faites si fort valoir.
– Dieu, le hasard ou la fatalité, comme vous le voudrez, Lorenza, nous ont liés l’un à l’autre par des nœuds indissolubles ; n’essayons donc pas de les rompre dans cette vie, puisque la mort seule peut les briser.
– Voyons, je sais cela, dit Lorenza avec impatience.
– Eh bien, dans huit jours, Lorenza, quoi qu’il m’en coûte et quelque chose que je risque en faisant ce que je fais, dans huit jours vous aurez une compagne.
– Où cela ? demanda-t-elle.
– Ici.
– Ici ! s’écria-t-elle, derrière ces barreaux, derrière ces portes inexorables, derrière ces portes d’airain ? Une compagne de prison ? Oh ! vous n’y pensez pas, monsieur, ce n’est point là ce que je vous demande.
– Lorenza, c’est cependant tout ce que je puis accorder.
La jeune femme fit un geste d’impatience plus prononcé.
– Mon amie ! mon amie ! reprit Balsamo avec douceur, réfléchissez-y bien, à deux vous porterez plus facilement le poids de ce malheur nécessaire.
– Vous vous trompez, monsieur ; je n’ai jusqu’à présent souffert que de ma propre douleur et non de la douleur d’autrui. Cette épreuve me manque et je comprends que vous vouliez me la faire subir. Oui, vous mettrez auprès de moi une victime comme moi, que je verrai maigrir, pâlir, expirer de douleur comme moi ; que j’entendrai battre, comme je l’ai fait, cette muraille, porte odieuse que j’interroge mille fois le jour, pour savoir où elle s’ouvre quand elle vous donne passage ; et, quand la victime, ma compagne, aura comme moi usé ses ongles sur le bois et le marbre en essayant de l’enfoncer ou de le disjoindre ; quand elle aura, comme moi, usé ses paupières avec ses pleurs ; quand elle sera morte comme je suis morte et que vous aurez deux cadavres au lieu d’un, dans votre bonté infernale vous direz : « Ces deux enfants se divertissent ; elles se font société ; elles sont heureuses. » Oh ! non, non, mille fois non !
Et elle frappa violemment du pied le parquet.
Balsamo essaya encore de la calmer.
– Voyons, dit-il, Lorenza, de la douceur, du calme ; raisonnons, je vous en supplie.
– Il me demande du calme ! il me demande de la raison ! Le bourreau demande de la douceur au patient qu’il torture, du calme à l’innocent qu’il martyrise.
– Oui, je vous demande du calme et de la douceur ; car vos colères, Lorenza, ne changent rien à notre destinée, elles l’endolorissent, voilà tout. Acceptez ce que je vous offre, Lorenza ; je vous donnerai une compagne, une compagne qui chérira l’esclavage, parce que cet esclavage lui aura donné votre amitié. Vous ne verrez pas un visage triste et larmoyant comme vous le craignez, mais, au contraire, un sourire et une gaieté qui dérideront votre front. Voyons, ma bonne Lorenza, acceptez ce que je vous offre ; car, je vous le jure, je ne puis vous offrir davantage.
– C’est-à-dire que vous mettrez près de moi une mercenaire à laquelle vous aurez dit qu’il y a là-haut une folle, une pauvre femme malade et condamnée à mourir ; vous inventerez la maladie. « Renfermez-vous près de cette folle, consentez au dévouement, et je vous payerai vos soins aussitôt que la folle sera morte. »
– Oh ! Lorenza, Lorenza ! murmura Balsamo.
– Non, ce n’est point cela et je me trompe, n’est-ce pas ? poursuivit ironiquement Lorenza, et je devine mal ; que voulez-vous ! je suis ignorante, moi ; je connais si mal le monde et le cœur du monde. Allons, allons, vous lui direz à cette femme : « Veillez, la folle est dangereuse ; prévenez-moi de toutes ses actions, de toutes ses pensées, veillez sur sa vie, veillez sur son sommeil. » Et vous lui donnerez de l’or tant qu’elle voudra ; l’or ne vous coûte rien, à vous, vous en faites.
– Lorenza, vous vous égarez ; au nom du Ciel, Lorenza, lisez mieux dans mon cœur. Vous donner une compagne, mon amie, c’est compromettre des intérêts si grands, que vous frémiriez si vous ne me haïssiez pas… Vous donner une compagne, je vous l’ai dit, c’est risquer ma sûreté, ma liberté, ma vie : et tout cela, cependant, je le risque pour vous épargner quelques ennuis.
– Des ennuis ! s’écria Lorenza en riant de ce rire sauvage et effrayant qui faisait frémir Balsamo. Il appelle cela des ennuis !
– Eh bien, des douleurs ; oui, vous avez raison, Lorenza, ce sont de poignantes douleurs. Oui, Lorenza ; eh bien, je te le répète, aie patience, et un jour viendra où toutes ces douleurs prendront fin ; un jour viendra où tu seras libre, un jour viendra où tu seras heureuse.
– Voyons, dit-elle, voulez-vous m’accorder de me retirer dans un couvent ? J’y ferai des vœux.
– Dans un couvent !
– Je prierai, je prierai pour vous d’abord, et pour moi ensuite. Je serai bien enfermée, c’est vrai, mais j’aurai un jardin, de l’air, de l’espace, un cimetière pour me promener parmi les tombes, en cherchant d’avance la place de la mienne. J’aurai des compagnes qui seront malheureuses de leur propre malheur et non du mien. Laissez-moi me retirer dans un couvent, et je vous ferai tous les serments que vous voudrez. Un couvent, Balsamo, un couvent, je vous le demande à mains jointes !
– Lorenza, Lorenza, nous ne pouvons nous séparer. Liés, liés, nous somme liés dans ce monde, entendez-vous bien ? Tout ce qui excédera les limites de cette maison, ne me le demandez pas.
Et Balsamo prononça ces mots d’une voix si nette, et en même temps si réservée dans son absolutisme, que Lorenza ne continua pas même d’insister.
– Ainsi, vous ne le voulez pas ? dit-elle abattue.
– Je ne le puis.
– C’est irrévocable ?
– Irrévocable, Lorenza.
– Eh bien, autre chose, dit-elle avec un sourire.
– Oh ! ma bonne Lorenza, souriez encore, encore ainsi et, avec un pareil sourire, vous me ferez faire tout ce que vous voudrez.
– Oui, n’est-ce pas, je vous ferai faire tout ce que je voudrai, pourvu que, moi, je fasse tout ce qu’il vous plaira ? Eh bien, soit. Je serai raisonnable autant que possible.
– Parle, Lorenza, parle.
– Tout à l’heure vous m’avez dit : « Un jour, Lorenza, tu ne souffriras plus ; un jour, tu seras libre ; un jour, tu seras heureuse. »
– Oh ! je l’ai dit et je jure le Ciel que j’attends ce jour avec la même impatience que toi.
– Eh bien, ce jour peut arriver tout de suite, Balsamo, dit la jeune femme avec une expression caressante que son mari ne lui avait jamais vue que pendant son sommeil. Je suis lasse, voyez-vous, oh ! bien lasse ; vous comprendrez cela, si jeune encore, j’ai déjà tant souffert ! Eh bien, mon ami – car vous dites que vous êtes mon ami – écoutez-moi donc : ce jour heureux, donnez-le-moi tout de suite.
– J’écoute, dit Balsamo avec un trouble inexprimable.
– J’achève mon discours par la demande que j’eusse dû vous faire en commençant, Acharat.
La jeune femme frissonna.
– Parlez, mon amie.
– Eh bien, j’ai remarqué souvent, quand vous faisiez des expériences sur de malheureux animaux, et vous me disiez que ces expériences étaient nécessaires à l’humanité ; j’ai remarqué que souvent vous aviez le secret de la mort, soit par une goutte de poison, soit par une veine ouverte, et que cette mort était douce, et que cette mort avait la rapidité de la foudre, et que ces malheureuses et innocentes créatures, condamnées comme moi au malheur de la captivité, étaient libérées tout à coup par la mort, premier bienfait qu’elles eussent reçu depuis leur naissance. Eh bien…
Elle s’arrêta pâlissant.
– Eh bien, Lorenza ? répéta Balsamo.
– Eh bien, ce que vous faites parfois dans l’intérêt de la science vis-à-vis de malheureux animaux, faites-le vis-à-vis de moi pour obéir aux lois de l’humanité ; faites-le pour une amie qui vous bénira de toute son âme, pour une amie qui baisera vos mains avec une reconnaissance infinie, si vous lui accordez ce qu’elle vous demande. Faites-le, Balsamo, pour moi qui suis à vos genoux, pour moi qui vous promets, à mon dernier soupir, plus d’amour et de joie que vous n’en avez fait éclore en moi pendant toute ma vie ; pour moi qui vous promets un sourire franc et radieux au moment où je quitterai la terre. Balsamo, par l’âme de votre mère, par le sang de notre Dieu, par tout ce qu’il y a de doux et de solennel, de sacré dans le monde des vivants et dans le monde des morts, je vous en conjure, tuez-moi, tuez-moi !
– Lorenza ! s’écria Balsamo en saisissant entre ses bras la jeune femme, qui, à ces derniers mots, s’était levée, Lorenza, tu es en délire ; moi, te tuer ! toi, mon amour, toi, ma vie !
Lorenza se dégagea des bras de Balsamo par un violent effort et tomba à genoux.
– Je ne me relèverai pas, dit-elle, que tu ne m’aies accordé ma demande. Tue-moi sans secousse, sans douleur, sans agonie ; accorde-moi cette grâce, puisque tu dis que tu m’aimes, de m’endormir comme tu m’as endormie souvent ; seulement, ôte-moi le réveil, c’est le désespoir.
– Lorenza, mon amie, dit Balsamo, mon Dieu ! ne voyez-vous donc point que vous me percez le cœur ? Quoi ! vous êtes malheureuse à ce point ? Voyons, Lorenza, remettez-vous, ne vous abandonnez point au désespoir. Hélas ! vous me haïssez donc bien ?
– Je hais l’esclavage, la gêne, la solitude ; et, puisque c’est vous qui me faites esclave, malheureuse et solitaire, eh bien, oui, je vous hais.
– Mais, moi, je vous aime trop pour vous voir mourir. Lorenza, vous ne mourrez donc pas, et je ferai la cure la plus difficile de toutes celles que j’ai faites, ma Lorenza ; je vous ferai aimer la vie.
– Non, non, impossible ; vous m’avez fait chérir la mort.
– Lorenza, par pitié, ma Lorenza, je te promets qu’avant peu…
– La mort ou la vie ! s’écria la jeune femme, qui s’enivrait graduellement de sa colère. Aujourd’hui est le jour suprême ; voulez-vous me donner la mort, c’est-à-dire le repos ?
– La vie, ma Lorenza, la vie.
– C’est la liberté alors.
Balsamo garda le silence.
– Alors, la mort, la douce mort par un philtre, par un coup d’aiguille, la mort pendant le sommeil : le repos ! le repos ! le repos !
– La vie et la patience, Lorenza.
Lorenza poussa un éclat de rire terrible, et faisant un bond en arrière, elle tira de sa poitrine un couteau à la lame fine et aiguë qui, pareil à l’éclair, étincela dans sa main.
Balsamo poussa un cri ; mais il était trop tard : lorsqu’il s’élança, lorsqu’il atteignit la main, l’arme avait déjà fait son trajet et était retombée sur la poitrine de Lorenza. Balsamo avait été ébloui par l’éclair ; il fut aveuglé par la vue du sang.
À son tour, il poussa un cri terrible et saisit Lorenza à bras-le-corps, allant chercher au milieu de sa course l’arme prête à retomber une seconde fois et la saisissant à pleine main.
Lorenza retira le couteau par un violent effort, et la lame tranchante glissa entre les doigts de Balsamo.
Le sang jaillit de sa main mutilée.
Alors, au lieu de continuer la lutte, Balsamo étendit cette main toute sanglante sur la jeune femme et d’une voix irrésistible :
– Dormez, Lorenza, dit-il, dormez, je le veux !
Mais, cette fois, l’irritation était telle, que l’obéissance fut moins prompte que d’habitude.
– Non, non, murmura Lorenza chancelante et cherchant à se frapper encore. Non, je ne dormirai pas !
– Dormez ! vous dis-je ! s’écria une seconde fois Balsamo en faisant un pas vers elle, dormez, je vous l’ordonne.
Cette fois, la puissance de volonté fut telle chez Balsamo, que toute réaction fut vaincue ; Lorenza poussa un soupir, laissa échapper le couteau, chancela et alla rouler sur des coussins.
Ses yeux restaient seuls ouverts, mais le feu sinistre de ses yeux pâlit graduellement et ils se fermèrent. Le cou, crispé, se détendit ; la tête se pencha sur l’épaule, comme fait la tête d’un oiseau blessé, un frissonnement nerveux courut par tout son corps. Lorenza était endormie.
Alors seulement Balsamo put écarter les vêtements de Lorenza et sonda sa blessure, qui lui parut légère. Cependant, le sang s’en échappait avec abondance.
Balsamo poussa l’œil du lion, le ressort joua, la plaque s’ouvrit ; puis, détachant le contrepoids qui faisait descendre la trappe d’Althotas, il se plaça sur cette trappe et monta dans le laboratoire du vieillard.
– Ah ! c’est toi, Acharat ? dit celui-ci toujours dans son fauteuil. Tu sais que c’est dans huit jours que j’ai cent ans. Tu sais que, d’ici là, il me faut le sang d’un enfant ou d’une vierge ?
Mais Balsamo ne l’écoutait point, il courut à l’armoire où se trouvaient les baumes magiques, saisit une de ces fioles dont il avait tant de fois éprouvé l’efficacité ; puis il se replaça sur la trappe, frappa du pied et redescendit.
Althotas fit rouler son fauteuil jusqu’à l’orifice de la trappe, avec l’intention de le saisir par ses vêtements.
– Tu entends, malheureux ! lui dit-il ; tu entends, si dans huit jours je n’ai pas un enfant ou une vierge pour achever mon élixir, je suis mort.
Balsamo se retourna ; les yeux du vieillard semblaient flamboyer au milieu de son visage aux muscles immobiles ; on eût dit que les yeux seuls vivaient.
– Oui, oui, répondit Balsamo ; oui, sois tranquille, on te donnera ce que tu demandes.
Puis, lâchant le ressort, il fit remonter la trappe qui, ainsi qu’un ornement, alla s’adapter au plafond.
Après quoi, il s’élança dans la chambre de Lorenza, où il était à peine rentré, que la sonnette de Fritz retentit.
– M. de Richelieu, murmura Balsamo ; oh ! ma foi, tout duc et pair qu’il est, il attendra.
Chapitre CXVIII. Les deux gouttes d’eau de M. de Richelieu §
Le duc de Richelieu sortit à quatre heures et demie de la maison de la rue Saint-Claude.
Ce qu’il était venu faire chez Balsamo va s’expliquer tout naturellement dans ce qu’on va lire.
M. de Taverney avait dîné chez sa fille ; madame la dauphine, ce jour-là, avait donné congé entier à Andrée pour que celle-ci pût recevoir son père chez elle.
On en était au dessert quand M. de Richelieu entra ; toujours porteur de bonnes nouvelles, il venait annoncer à son ami que le roi avait déclaré, le matin même, que ce n’était plus une compagnie qu’il comptait donner à Philippe, mais un régiment.
Taverney manifesta bruyamment sa joie, et Andrée remercia le maréchal avec effusion.
La conversation fut tout ce qu’elle devait être après ce qui s’était passé. Richelieu parla toujours du roi, Andrée toujours de son frère, Taverney toujours d’Andrée.
Celle-ci annonça dans la conversation qu’elle était libre de tout service près de madame la dauphine ; que Son Altesse royale recevait deux princes allemands de sa famille, et que, pour passer quelques heures de liberté qui lui rappelassent la cour de Vienne, Marie-Antoinette n’avait voulu avoir aucun service près d’elle, pas même celui de sa dame d’honneur ; ce qui avait si fort fait frissonner madame de Noailles, qu’elle s’était allée jeter aux genoux du roi.
Taverney était, disait-il, charmé de cette liberté d’Andrée pour causer avec elle de tant de choses intéressant leur fortune et leur renommée. Sur cette observation, Richelieu proposa de se retirer pour laisser le père et la fille dans une intimité plus grande encore ; ce que mademoiselle de Taverney ne voulut point accepter. Richelieu demeura donc.
Richelieu était dans sa veine de moralité : il peignit fort éloquemment le malheur dans lequel était tombé la noblesse de France, forcée de subir le joug ignominieux de ces favorites de hasard, de ces reines de contrebande, au lieu d’avoir à encenser les favorites d’autrefois, presque aussi nobles que leurs augustes amants, ces femmes qui régnaient sur le prince par leur beauté et par leur amour et sur les sujets par leur naissance, leur esprit et leur patriotisme loyal et pur.
Andrée fut surprise de rencontrer tant d’analogie entre les paroles de Richelieu et celles que le baron de Taverney lui faisait entendre depuis quelques jours.
Richelieu se lança ensuite dans une théorie de la vertu, théorie si spirituelle, si païenne, si française, que mademoiselle de Taverney fut forcée de convenir qu’elle n’était pas vertueuse le moins du monde d’après les théories de M. de Richelieu et que la véritable vertu, comme l’entendait le maréchal, était celle de madame de Châteauroux, de mademoiselle de La Vallière et de mademoiselle de Fosseuse.
De déductions en déductions, de preuves en preuves, Richelieu devint si clair, qu’Andrée n’y comprit plus rien.
La conversation demeura sur ce pied jusqu’à sept heures du soir, à peu près.
À sept heures du soir, le maréchal se leva : il était forcé, disait-il, d’aller faire sa cour au roi, à Versailles.
En allant et en venant par la chambre pour prendre son chapeau, il rencontra Nicole, qui avait toujours quelque chose à faire là où se trouvait M. de Richelieu.
– Petite, lui dit-il en lui frappant sur l’épaule, tu me reconduiras ; je veux que tu portes un bouquet que madame de Noailles a fait cueillir dans ses parterres et qu’elle envoie à madame la comtesse d’Egmont.
Nicole s’inclina comme les villageoises des opéras comiques de M. Rousseau.
Sur quoi, le maréchal prit congé du père et de la fille, échangea avec Taverney un regard significatif, fit une révérence de jeune homme à Andrée et sortit.
Si le lecteur veut nous le permettre, nous laisserons le baron et Andrée causer de la nouvelle faveur accordée à Philippe, et nous suivrons le maréchal. Ce nous sera un moyen de savoir ce qu’il était allé faire rue Saint Claude, où il avait pris pied, on se le rappelle, dans un si terrible moment.
D’ailleurs, la morale du baron enchérissait encore sur celle de son ami le maréchal, et pourrait bien effaroucher les oreilles qui, moins pures que celles d’Andrée, y comprendraient quelque chose.
Richelieu descendit donc l’escalier en s’appuyant sur l’épaule de Nicole et, dès qu’il fut dans le parterre avec elle :
– Ah çà, petite, dit-il en s’arrêtant et en la regardant en face, nous avons donc un amant ?
– Moi, monsieur le maréchal ? s’écria Nicole toute rougissante et en faisant un pas en arrière.
– Hein ! fit celui-ci, n’es-tu point Nicole Legay, par hasard ?
– Si fait, monsieur le maréchal.
– Eh bien, Nicole Legay a un amant.
– Oh ! par exemple !
– Oui, ma foi, un certain drôle assez bien tourné, qu’elle recevait rue Coq-Héron, et qui l’a suivie aux environs de Versailles.
– Monsieur le duc, je vous jure…
– Une sorte d’exempt qu’on appelle… Veux-tu que je te dise, petite, comment on appelle l’amant de mademoiselle Nicole Legay ?
Le dernier espoir de Nicole était que le maréchal ignorât le nom de ce bienheureux mortel.
– Ma foi, dites, monsieur le maréchal, fit-elle, puisque vous êtes en train.
– Qui s’appelle M. de Beausire, répéta le maréchal, et qui, en vérité, ne dément pas trop son nom.
Nicole joignit les mains avec une affectation de pruderie qui n’imposa pas le moins du monde au vieux maréchal.
– Il paraît, dit-il, que nous lui donnons des rendez-vous à Trianon. Peste ! dans un château royal, c’est grave ; on est chassée pour ces sortes de fredaines, ma belle enfant, et M. de Sartine envoie toutes les filles chassées des châteaux royaux à la Salpêtrière.
Nicole commença de s’inquiéter.
– Monseigneur, dit-elle, je vous jure que, si M. de Beausire se vante d’être mon amant, c’est un fat et un vilain ; car, en vérité, je suis bien innocente.
– Je ne dis pas non, dit Richelieu ; mais as-tu donné, oui ou non, des rendez-vous ?
– Monsieur le duc, un rendez-vous n’est pas une preuve.
– As-tu donné, oui ou non, des rendez-vous ? Réponds.
– Monseigneur…
– Tu en as donné, c’est très bien ; je ne te blâme pas, ma chère enfant ; d’ailleurs, j’aime les jolies filles qui font circuler leur beauté et j’ai toujours de mon mieux aidé à la circulation ; seulement, comme ton ami, comme ton protecteur, je t’avertis charitablement.
– Mais on m’a donc vue ? demanda Nicole.
– Apparemment, puisque je le sais.
– Monseigneur, dit Nicole d’un ton résolu, on ne m’a pas vue, c’est impossible.
– Je n’en sais rien, mais le bruit en court, et cela donne un assez vilain relief à ta maîtresse ; et tu comprends que, comme je suis encore plus l’ami de la famille Taverney que de la famille Legay, il est de mon devoir de dire deux mots de ce qui se passe au baron.
– Ah ! monseigneur, s’écria Nicole, effrayée de la tournure que prenait la conversation, vous me perdez ; même innocente, je serai chassée rien que sur le soupçon.
– Eh bien, pauvre enfant, tu seras chassée alors ; car, à l’heure qu’il est, je ne sais plus quel mauvais esprit, ayant trouvé quelque chose à redire à ces rendez-vous, tout innocents qu’ils sont, en a dû prévenir madame de Noailles.
– Madame de Noailles ! grand Dieu !
– Oui, tu vois que la chose devient pressante.
Nicole frappa ses deux mains l’une contre l’autre avec désespoir.
– C’est malheureux, je le sais bien, dit Richelieu ; mais que diable veux-tu y faire ?
– Et vous qui vous disiez tout à l’heure mon protecteur, vous qui m’avez prouvé que vous l’étiez, vous ne pouvez plus me protéger ? demanda Nicole avec la ruse câline qu’y eût mise une femme de trente ans.
– Si, pardieu ! je le puis.
– Eh bien, monseigneur ?…
– Oui, mais je ne le veux pas.
– Oh ! monsieur le duc !
– Oui, tu es gentille, je sais cela ; et tes beaux yeux me disent toutes sortes de choses ; mais je deviens tant soit peu aveugle, ma pauvre Nicole, et je ne comprends plus le langage des beaux yeux. Jadis, je t’eusse proposé de te donner asile au pavillon de Hanovre ; mais, aujourd’hui, à quoi bon ? on n’en jaserait même plus.
– Vous m’y avez cependant déjà emmenée, au pavillon de Hanovre, dit Nicole avec dépit.
– Ah ! que tu as mauvaise grâce, Nicole, de me reprocher de t’avoir emmenée à mon hôtel, quand j’ai fait cela pour te rendre service ; car, enfin, avoue que, sans l’eau de M. Rafté, qui a fait de toi une charmante brune, tu n’entrais pas à Trianon ; ce qui, au reste, valait mieux, peut-être, que d’en être chassée ; mais aussi pourquoi diable donner comme cela des rendez-vous à M. de Beausire, et à la grille des écuries encore !
– Ainsi, vous savez même cela ? dit Nicole, qui vit bien qu’il fallait changer de tactique et se mettre à la discrétion entière du maréchal.
– Parbleu ! tu vois bien que je le sais, et madame de Noailles aussi. Tiens, ce soir encore, tu avais rendez-vous…
– C’est vrai, monsieur le duc ; mais, foi de Nicole, je n’irai pas.
– Sans doute, tu es prévenue ; mais M. de Beausire ira, lui qui n’est pas prévenu, et on le prendra. Alors, comme tout naturellement il ne voudra pas passer pour un voleur qu’on pend, ou un espion qu’on bâtonne, il aimera mieux dire, d’autant plus que la chose n’est pas désagréable à avouer : « Laissez-moi, je suis l’amant de la petite Nicole. »
– Monsieur le duc, je vais le faire prévenir.
– Impossible, pauvre enfant ; et par qui, je te le demande ; par celui qui t’a dénoncée, peut-être ?
– Hélas ! c’est vrai, dit Nicole jouant le désespoir.
– Comme c’est beau, le remords ! s’écria Richelieu.
Nicole se cacha le visage dans ses deux mains, en observant bien de laisser passer assez de jour entre ses doigts pour ne pas perdre un geste, un regard de Richelieu.
– Tu es adorable, en vérité, dit le duc, à qui aucune de ces petites roueries féminines n’échappait ; que n’ai-je cinquante ans de moins ! Mais n’importe, palsambleu ! Nicole, je veux te tirer de là.
– Oh ! monsieur le duc, si vous faites ce que vous dites, ma reconnaissance…
– Je n’en veux pas, Nicole. Je te rendrai service sans intérêts, au contraire.
– Ah ! c’est bien beau à vous, monseigneur, et du fond de mon cœur je vous en remercie.
– Ne me remercie pas encore. Tu ne sais rien. Que diable ! attends que tu saches.
– Tout me sera bon, monsieur le duc, pourvu que mademoiselle Andrée ne me chasse pas.
– Ah ! mais tu tiens donc énormément à rester à Trianon ?
– Par-dessus tout, monsieur le duc.
– Eh bien, Nicole, ma jolie fille, raye ce premier point de dessus tes tablettes.
– Mais, si je ne suis pas découverte, cependant, monsieur le duc ?
– Découverte, oui ou non, tu ne partiras pas moins.
– Oh ! pourquoi cela ?
– Je vais te le dire : parce que, si tu es découverte par madame de Noailles, il n’y a pas de crédit, même celui du roi, qui puisse te sauver.
– Ah ! si je pouvais voir le roi !
– Eh bien, petite, en vérité, il ne manquerait plus que cela. Ensuite, parce que, si tu n’es pas découverte, c’est moi qui te ferai partir.
– Vous ?
– Sur-le-champ.
– En vérité, monsieur le maréchal, je n’y comprends rien.
– C’est comme j’ai l’avantage de te le dire.
– Et voilà votre protection ?
– Si tu n’en veux pas, il est temps encore ; dis un mot, Nicole.
– Oh ! si fait, monsieur le duc, je la veux, au contraire.
– Je te l’accorde.
– Eh bien ?
– Eh bien, je ferai donc ceci, écoute.
– Parlez, monseigneur.
– Au lieu de te laisser chasser et emprisonner, je te ferai libre et riche.
– Libre et riche ?
– Oui.
– Et que faut-il faire pour devenir libre et riche ? Dites vite, monsieur le maréchal.
– Presque rien.
– Mais encore…
– Ce que je vais te prescrire.
– Est-ce bien difficile ?
– Une besogne d’enfant.
– Ainsi, dit Nicole, il y a quelque chose à faire ?
– Ah ! dame !… tu sais la devise de ce monde, Nicole : rien pour rien.
– Et ce qu’il y a à faire, est-ce pour moi ? est-ce pour vous ?
Le duc regarda Nicole.
– Tudieu ! dit-il, la petite masque, est-elle rouée !
– Enfin, achevez, monsieur le duc.
– Eh bien, c’est pour toi, répondit-il bravement.
– Ah ! ah ! dit Nicole, qui déjà, comprenant que le maréchal avait besoin d’elle, ne le craignait plus, et dont l’ingénieuse cervelle fonctionnait pour découvrir la vérité au milieu des détours dont, par habitude, l’enveloppait son interlocuteur ; que ferai-je donc pour moi, monsieur le duc ?
– Voici : M. de Beausire vient à sept heures et demie ?
– Oui, monsieur le maréchal, c’est son heure.
– Il est sept heures dix minutes.
– C’est encore vrai.
– Si je veux, il sera pris.
– Oui, mais vous ne voulez pas.
– Non : tu iras le trouver et tu lui diras…
– Je lui dirai ?…
– Mais, d’abord, l’aimes-tu, ce garçon, Nicole ?
– Puisque je lui donne des rendez-vous…
– Ce n’est pas une raison ; tu peux vouloir l’épouser : les femmes ont de si étranges caprices !
Nicole partit d’un éclat de rire.
– Moi, l’épouser ? dit-elle. Ah ! ah ! ah !
Richelieu demeura stupéfait ; il n’avait pas, même à la cour, rencontré beaucoup de femmes de cette force là.
– Eh bien, soit, tu ne veux pas épouser ; mais tu aimes alors : tant mieux.
– Soit. J’aime M. de Beausire, mettons cela, monseigneur, et passons.
– Peste ! quelle enjambeuse !
– Sans doute. Vous comprenez, ce qui m’intéresse…
– Eh bien ?
– C’est de savoir ce qui me reste à faire.
– Nous disons d’abord que, puisque tu l’aimes, tu fuiras avec lui.
– Dame ! si vous le voulez absolument, il faudra bien.
– Oh ! oh ! je ne veux rien, moi ; un moment, petite !
Nicole vit qu’elle allait trop vite, et qu’elle ne tenait encore ni le secret ni l’argent de son rude antagoniste.
Elle plia donc, sauf plus tard à se relever.
– Monseigneur, dit-elle, j’attends vos ordres.
– Eh bien, tu vas aller trouver M. de Beausire et tu lui diras : « Nous sommes découverts ; mais j’ai un protecteur qui nous sauve, vous de Saint Lazare, moi de la Salpêtrière. Partons. »
Nicole regarda Richelieu.
– Partons, répéta-t-elle.
Richelieu comprit ce regard si fin et si expressif.
– Parbleu ! dit-il, c’est entendu, je pourvoirai aux frais du voyage.
Nicole ne demanda pas d’autre éclaircissement ; il fallait bien qu’elle sût tout puisqu’on la payait.
Le maréchal sentit ce pas fait par Nicole et se hâta, de son côté, de dire tout ce qu’il avait à dire, comme on se hâte de payer quand on a perdu, pour n’avoir plus le désagrément de payer.
– Sais-tu à quoi tu penses, Nicole ? dit-il.
– Ma foi, non, répondit la jeune fille ; mais, vous qui savez tant de choses, monsieur le maréchal, je parie que vous l’avez deviné ?
– Nicole, dit-il, tu songes que, si tu fuis, ta maîtresse pourra, ayant besoin de toi, par hasard, t’appeler dans la nuit, et, ne te trouvant pas, donner l’alarme, ce qui t’exposerait à être rattrapée.
– Non, dit Nicole, je ne pensais point à cela, parce que, toute réflexion faite, voyez-vous, monsieur le maréchal, j’aime mieux rester ici.
– Mais si l’on prend M. de Beausire ?
– Eh bien, on le prendra.
– Mais s’il avoue ?
– Il avouera.
– Ah ! fit Richelieu avec un commencement d’inquiétude, tu seras perdue, alors.
– Non ; car mademoiselle Andrée est bonne et, comme elle m’aime au fond, elle parlera de moi au roi ; et, si l’on fait quelque chose à M. de Beausire, on ne me fera rien, à moi.
Le maréchal se mordit les lèvres.
– Et moi, Nicole, reprit-il, je te dis que tu es une sotte ; que mademoiselle Andrée n’est pas bien avec le roi, et que je vais te faire enlever tout à l’heure si tu ne m’écoutes pas comme je veux que tu m’écoutes ; entends-tu, petite vipère ?
– Oh ! oh ! monseigneur, je n’ai la tête ni plate ni cornue ; j’écoute, mais je fais mes réserves.
– Bien. Tu vas donc aller de ce pas ruminer ton plan de fuite avec M. de Beausire.
– Mais comment voulez-vous que je m’expose à fuir, monsieur le maréchal, puisque vous me dites vous-même que mademoiselle peut se réveiller, me demander, m’appeler, que sais-je ? toutes choses auxquelles je n’avais pas songé d’abord, mais que vous avez prévues, vous, monseigneur, qui êtes un homme d’expérience.
Richelieu se mordit une seconde fois les lèvres, mais plus fort cette fois que la première.
– Eh bien, si j’ai pensé à cela, drôlesse, j’ai aussi pensé à prévenir l’événement.
– Et comment empêcherez-vous que mademoiselle m’appelle ?
– En l’empêchant de s’éveiller.
– Bah ! elle s’éveille dix fois par nuit ; impossible.
– Elle a donc la même maladie que moi ? dit Richelieu avec calme.
– Que vous ? répéta Nicole en riant.
– Sans doute, puisque je me réveille dix fois aussi, moi. Seulement, je remédie à ces insomnies. Elle fera comme moi ; et, si elle ne le fait pas, tu le feras pour elle, toi.
– Voyons, dit Nicole, comment cela, je vous prie, monseigneur ?
– Que prend ta maîtresse, chaque soir, avant de se coucher ?
– Ce qu’elle prend ?
– Oui ; c’est la mode aujourd’hui de prévenir ainsi la soif : les uns prennent de l’orangeade ou de l’eau de limon, les autres de l’eau de mélisse, les autres…
– Mademoiselle ne boit, le soir, avant de se coucher, qu’un verre d’eau pure, quelquefois sucrée et parfumée avec de la fleur d’oranger, si ses nerfs sont malades.
– Oh ! merveille, dit Richelieu, c’est comme moi ; eh bien, mon remède va lui convenir parfaitement.
– Comment cela ?
– Sans doute, je verse une certaine goutte de certaine liqueur dans ma boisson et je dors toute la nuit.
Nicole cherchait, rêvait à quoi pouvait aboutir cette diplomatie du maréchal.
– Tu ne réponds pas ? dit-il.
– Je pense que mademoiselle n’a pas de votre eau.
– Je t’en donnerai.
– Ah ! ah ! pensa Nicole, qui voyait enfin une lumière dans cette nuit.
– Tu en verseras deux gouttes dans le verre de ta maîtresse, deux gouttes, entends-tu ? pas plus, pas moins, et elle dormira ; de sorte qu’elle ne t’appellera pas et que, par conséquent, tu auras le temps de fuir.
– Oh ! s’il n’y a que cela à faire, ce n’est point difficile.
– Tu verseras donc ces deux gouttes ?
– Certainement.
– Tu me le promets ?
– Mais, dit Nicole, il me semble que c’est mon intérêt de les verser ; et puis, d’ailleurs, j’enfermerai si bien mademoiselle…
– Non pas, dit vivement Richelieu. Voilà justement ce qu’il ne faut pas que tu fasses. Tu laisseras, au contraire, la porte de sa chambre ouverte.
– Ah ! fit Nicole avec une explosion tout intérieure.
Elle avait compris. Richelieu le sentit bien.
– C’est tout ? demanda-t-elle.
– Absolument tout. Maintenant, tu peux aller dire à ton exempt de faire ses malles.
– Malheureusement, monseigneur, je n’aurai pas besoin de lui dire de prendre sa bourse.
– Tu sais bien que c’est moi que cela regarde.
– Oui, je me rappelle que monseigneur a eu la bonté…
– Combien te faut-il, voyons, Nicole ?
– Pourquoi faire ?
– Pour verser ces deux gouttes d’eau.
– Pour verser ces deux gouttes d’eau, monseigneur, puisque vous m’assurez que je les verse dans mon intérêt, il ne serait pas juste que vous me payassiez mon intérêt. Mais pour laisser la porte de mademoiselle ouverte, monseigneur, oh ! je vous en préviens, il me faut une somme ronde.
– Achève, dis ton chiffre.
– Il me faut vingt mille francs, monseigneur.
Richelieu tressaillit.
– Nicole, tu iras loin, soupira-t-il.
– Il le faudra bien, monseigneur, car je commence à croire, comme vous, que l’on courra après moi. Mais, avec vos vingt mille francs, je ferai du chemin.
– Va prévenir M. de Beausire, Nicole ; ensuite, je te compterai ton argent.
– Monseigneur, M. de Beausire est fort incrédule, et il ne voudra pas croire à ce que je lui dirai, si je ne lui donne pas de preuves.
Richelieu tira de sa poche une poignée de billets de caisse.
– Voici un acompte, dit-il, et dans cette bourse il y a cent doubles louis.
– Monseigneur fera son compte et me remettra ce qu’il me redoit quand j’aurai parlé à M. de Beausire, alors ?
– Non, pardieu ! je veux le faire tout de suite. Tu es une fille économe, Nicole, cela te portera bonheur.
Et Richelieu parfit la somme promise, tant en billets de caisse qu’en louis et en demi-louis.
– Là, dit-il, est-ce bien cela ?
– Je le crois, dit Nicole. Maintenant, monseigneur, il me manque la chose principale.
– La liqueur ?
– Oui ; monseigneur a sans doute un flacon ?
– J’ai le mien que je porte toujours sur moi.
Nicole sourit.
– Et puis, dit-elle, on ferme Trianon chaque soir et je n’ai pas de clef.
– Mais, moi, j’en ai une, en ma qualité de premier gentilhomme.
– Ah ! vraiment ?
– La voici.
– Comme tout cela est heureux, dit Nicole ; on dirait une enfilade de miracles. Maintenant, adieu, monsieur le duc.
– Comment, adieu ?
– Certainement, je ne reverrai pas monseigneur, puisque je partirai pendant le premier sommeil de mademoiselle.
– C’est juste. Adieu, Nicole.
Et Nicole, en riant sous cape, disparut dans l’obscurité qui commençait à s’épaissir.
– Je réussis encore, dit Richelieu ; mais, en vérité, on dirait que la fortune commence à me trouver trop vieux et me sert à contre-cœur. J’ai été battu par cette petite ; mais qu’importe, si je rends les coups !
Chapitre CXIX. La fuite §
Nicole était une fille consciencieuse : elle avait reçu l’argent de M. de Richelieu, elle l’avait reçu d’avance, il fallait répondre à cette confiance en le gagnant.
Elle avait donc couru droit à la grille, où elle était arrivée à sept heures quarante minutes au lieu de sept heures et demie.
Or, M. de Beausire, façonné à la discipline militaire, était un homme exact : il attendait depuis dix minutes.
Depuis dix minutes aussi à peu près, M. de Taverney avait quitté sa fille et, M. de Taverney une fois parti, Andrée était restée seule. Or, une fois seule, la jeune fille avait fermé ses rideaux.
Gilbert regardait, ou plutôt, selon son habitude, dévorait Andrée de sa mansarde. Seulement, il eût été difficile de dire si les regards qu’il fixait sur la jeune fille étincelaient d’amour ou de haine.
Les rideaux tirés, Gilbert n’eut plus rien à voir. En conséquence, il regarda d’un autre côté.
En regardant d’un autre côté, il aperçut le plumet de M. de Beausire et reconnut l’exempt, qui se promenait en sifflotant un petit air pour tromper l’ennui de l’attente.
Au bout de dix minutes, c’est-à-dire à sept heures quarante minutes, Nicole parut : elle échangea quelques mots avec M. de Beausire, lequel fit un mouvement de tête en signe qu’il comprenait parfaitement, et s’éloigna dans la direction de l’allée creuse qui conduit au petit Trianon.
De son côté, Nicole retourna sur ses pas, légère comme un oiseau.
– Ah ! ah ! fit Gilbert, monsieur l’exempt et mademoiselle la femme de chambre ont quelque chose à dire ou à faire, pour laquelle chose ils craignent les témoins : bon !
Gilbert n’était plus curieux au sujet de Nicole ; seulement, sentant dans la jeune fille une ennemie naturelle, il cherchait à réunir contre sa moralité une masse de preuves avec laquelle il pût victorieusement repousser l’attaque si Nicole l’attaquait.
Gilbert ne doutait pas que la campagne ne dût s’ouvrir d’un moment à l’autre et, en soldat prévoyant, il amassait des munitions de guerre.
Un rendez-vous de Nicole avec un homme, dans Trianon même, c’était une de ces armes qu’un ennemi aussi intelligent que Gilbert ne pouvait négliger de ramasser, surtout quand on avait, comme le faisait Nicole, l’imprudence de la laisser tomber à ses pieds. Gilbert voulut en conséquence recueillir le témoignage des oreilles pour l’ajouter à celui des yeux, et saisir au vol quelque phrase bien compromettante qu’il pût victorieusement braquer sur la jeune fille au moment du combat.
Il descendit donc prestement de sa mansarde, prit le couloir des cuisines et gagna le jardin par le petit escalier de la chapelle ; une fois dans le jardin, Gilbert n’avait plus rien à craindre, il en connaissait tous les retraits comme un renard connaît son fourré.
Il se glissa donc sous les tilleuls, puis le long de l’espalier ; puis il atteignit un massif qui s’élevait à vingt pas de l’endroit où il comptait retrouver Nicole.
Nicole y était en effet.
À peine Gilbert était-il installé dans son massif, qu’un bruit étrange parvint à son oreille : c’était le bruit de l’or sur la pierre, c’était ce retentissement métallique dont rien, sinon la réalité, ne peut donner une idée juste.
Gilbert se glissa comme un serpent jusqu’au mur en terrasse surmonté d’une haie de lilas, laquelle, au mois de mai, répandait son parfum et secouait ses fleurs sur les passants qui longeaient le mur de cette allée creuse qui sépare le grand Trianon du petit.
Arrivé à ce point, les regards de Gilbert, habitués à l’obscurité, virent Nicole qui vidait sur une pierre, en deçà de la grille, et prudemment placée hors de la portée de la main de M. de Beausire, la bourse donnée par M. de Richelieu.
Les gros louis en ruisselaient bondissants et reluisants, tandis que M. de Beausire, l’œil allumé et la main tremblante, regardait attentivement Nicole et les louis sans comprendre comment l’une possédait les autres.
Nicole parla.
– Plus d’une fois, dit-elle, vous m’avez proposé de m’enlever, mon cher monsieur de Beausire.
– Et de vous épouser même ! s’écria l’exempt tout enthousiasmé.
– Oh ! quant à ce dernier point, mon cher monsieur, dit la jeune fille, nous le discuterons plus tard : pour le moment fuir est le principal. Pouvons-nous fuir dans deux heures ?
– Dans dix minutes, si vous voulez.
– Non pas ; j’ai quelque chose à faire auparavant, et ce que j’ai à faire demande deux heures.
– Dans deux heures comme dans dix minutes, je suis à vos ordres, tendre amie.
– Bien ! prenez cinquante louis – la jeune fille compta cinquante louis et les passa par la grille à M. de Beausire, lequel, sans les compter, lui, les engouffra dans la poche de sa veste – ; et, dans une heure et demie, continua t-elle, soyez ici avec un carrosse.
– Mais…, objecta Beausire.
– Oh ! si vous ne voulez pas, prenons que rien n’est convenu entre nous et rendez-moi mes cinquante louis.
– Je ne recule pas, chère Nicole ; seulement, je crains l’avenir.
– Pour qui ?
– Pour vous.
– Pour moi ?
– Oui. Les cinquante louis disparus, et ils finiront par disparaître, vous allez vous trouver à plaindre, vous allez regretter Trianon, vous allez…
– Oh ! comme vous êtes délicat, cher monsieur de Beausire ! Allons, allons, ne craignez rien, je ne suis pas de ces femmes que l’on rend malheureuses, moi ; n’ayez donc pas de scrupules : d’ailleurs, après ces cinquante louis, nous verrons.
Et Nicole fit sonner les cinquante autres restés dans la bourse.
Les yeux de Beausire étaient phosphorescents.
– Pour vous, dit-il, je me jetterais dans un four brûlant.
– Oh ! là ! là ! on ne vous demande pas tant, monsieur de Beausire ; ainsi, c’est convenu, dans une heure et demie le carrosse, dans deux heures la fuite.
– C’est convenu, s’écria Beausire en saisissant la main de Nicole et en l’attirant pour la baiser à travers la grille.
– Silence donc ! dit Nicole ; êtes-vous fou ?…
– Non, je suis amoureux.
– Hum ! fit Nicole.
– Vous ne me croyez pas, cher cœur ?
– Si fait, je vous crois. Ayez de bons chevaux surtout.
– Oh ! oui.
Ils se séparèrent.
Mais, au bout d’une seconde, Beausire se retourna tout effaré.
– Psit ! psit ! fit-il.
– Eh bien, quoi ? demanda Nicole d’assez loin déjà et voilant sa bouche avec sa main, afin de faire porter sans explosion sa voix à la distance voulue.
– Et la grille, demanda Beausire, vous passerez donc par-dessus ?
– Il est stupide, murmura Nicole, qui en ce moment n’était qu’à dix pas de Gilbert.
Puis, plus haut :
– J’ai la clef, dit-elle.
Beausire poussa un ah ! plein d’admiration et s’enfuit pour tout de bon cette fois.
Nicole s’en revint, tête baissée et jambes alertes, près de sa maîtresse.
Gilbert, demeuré seul, se posa les quatre questions suivantes :
« Pourquoi Nicole s’enfuit-elle avec Beausire, qu’elle n’aime pas ?
« Pourquoi Nicole a-t-elle en sa possession une si forte somme d’argent ?
« Pourquoi Nicole a-t-elle la clef de la grille ?
« Pourquoi Nicole, pouvant fuir tout de suite, retourne-t-elle auprès d’Andrée ? »
Gilbert trouvait bien une réponse à cette question : « Pourquoi Nicole a-t elle de l’argent ? »Mais il n’en trouvait pas aux autres.
Aussi, à cette négation de sa perspicacité, sa curiosité naturelle ou sa défiance acquise, comme on voudra, fut-elle si puissamment surexcitée, qu’il décida de passer, si froide qu’elle fût, la nuit en plein air, sous les arbres humides, pour attendre le dénouement de cette scène dont il venait de voir le commencement.
Andrée avait reconduit son père jusqu’aux barrières du Grand Trianon. Elle revenait seule et pensive, quand Nicole déboucha, toute courante, de l’allée qui conduisait à la fameuse grille où elle venait de prendre toutes ses mesures avec M. de Beausire.
Nicole s’arrêta en apercevant sa maîtresse et, sur un signe que lui fit Andrée, elle monta derrière elle et la suivit vers sa chambre.
Il pouvait en ce moment être huit heures et demie du soir. La nuit était venue plus prompte et plus épaisse que d’habitude, parce qu’un grand nuage noir, courant du sud au nord, avait envahi tout le ciel, de sorte qu’au delà de Versailles, par-dessus les grands bois, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on voyait le lugubre linceul envelopper peu à peu toutes les étoiles étincelant, un instant auparavant, sur leur coupole d’azur.
Un petit vent lourd et bas rasait le sol, envoyant des bouffées ardentes aux fleurs altérées, qui courbaient la tête comme pour implorer du ciel l’aumône de la pluie ou de la rosée.
Cette menace de l’atmosphère n’avait aucunement accéléré la marche d’Andrée ; au contraire, la jeune fille, triste et profondément rêveuse, mettait comme à regret le pied sur chaque marche de l’escalier qui conduisait à sa chambre, et elle s’arrêtait à chaque fenêtre pour regarder le ciel si bien en harmonie avec sa tristesse et retarder ainsi sa rentrée dans le petit appartement.
Nicole impatiente, Nicole dépitée, Nicole, qui craignait que quelque fantaisie de sa maîtresse ne la conduisît au delà de l’heure, grommelait tout bas ces sortes d’imprécations que les valets n’épargnent jamais aux maîtres assez imprudents pour se permettre de satisfaire un caprice aux dépens des caprices de leurs valets.
Enfin, Andrée poussa la porte de sa chambre et, tombant plutôt qu’elle ne s’assit sur un fauteuil, commanda doucement à Nicole d’entrebâiller la fenêtre qui donnait sur la cour.
Nicole obéit.
Puis, revenant à sa maîtresse avec cet air d’intérêt que la flatteuse savait si bien prendre :
– J’ai peur que mademoiselle ne soit un peu malade ce soir, dit-elle ; mademoiselle a les yeux rouges et gonflés, brillants néanmoins. Je crois que mademoiselle aurait grand besoin de repos.
– Tu crois, Nicole ? dit Andrée, qui n’avait pas écouté.
Et elle étendit nonchalamment les pieds sur un carreau de tapisserie.
Nicole accepta cette pose pour un ordre de déshabiller sa maîtresse et se mit à détacher les rubans et les fleurs de sa coiffure, espèce d’édifice que la démolisseuse la plus habile ne jetait point bas avant un bon quart d’heure.
Andrée, pendant tout ce travail, ne souffla pas un seul mot. Nicole, laissée à son libre arbitre, hacha, comme on dit, la besogne, et, sans faire crier Andrée, tant sa préoccupation était grande, lui tira tout à son aise les cheveux.
La toilette de nuit terminée, Andrée donna ses ordres pour le lendemain. Il s’agissait d’aller dès le matin à Versailles chercher quelques livres que Philippe devait avoir fait transporter pour sa sœur ; il y avait, en outre, à prévenir l’accordeur de se rendre à Trianon pour mettre le clavecin en état.
Nicole répondit tranquillement que, si on ne la réveillait point dans la nuit, elle se lèverait de bonne heure, et qu’avant le réveil de mademoiselle, toutes les commissions seraient faites.
– Demain aussi, j’écrirai, continua Andrée se parlant à elle-même ; oui, j’écrirai à Philippe, cela m’allégera un peu.
– En tout cas, se dit Nicole tout bas, ce n’est pas moi qui porterai la lettre.
Et, à cette réflexion, la jeune fille, qui n’était pas encore perdue tout à fait, se prit à penser tristement qu’elle allait, pour la première fois, quitter cette excellente maîtresse près de laquelle s’étaient éveillés son esprit et son cœur. Chez elle, le souvenir d’Andrée se liait à tant de souvenirs, que, froisser celui-là, c’était secouer toute la chaîne qui remontait de ce jour aux premiers jours de son enfance.
Tandis que ces deux enfants, si différents de condition et de caractère, pensaient ainsi à côté l’un de l’autre, sans qu’il y eût aucune connexion dans leurs idées, le temps fuyait, et la petite horloge d’Andrée, toujours en avance sur celle de Trianon, sonnait neuf heures.
Beausire devait être au rendez-vous, et Nicole n’avait plus qu’une demi heure pour aller rejoindre son amant.
Elle acheva de déshabiller sa maîtresse aussi promptement qu’elle put, non sans laisser échapper quelques soupirs auxquels Andrée ne fit même pas attention. Elle lui passa un long peignoir de nuit, et, comme Andrée, toujours absorbée, demeurait immobile et les yeux perdus au plafond, Nicole tira de sa poitrine le flacon de Richelieu, jeta deux morceaux de sucre dans un verre avec l’eau nécessaire pour le faire fondre ; puis, sans hésitation et par la toute-puissance de cette volonté déjà si forte dans ce cœur si jeune encore, elle versa deux gouttes de liqueur du flacon dans cette eau, qui se troubla aussitôt, et prit une légère teinte d’opale qu’elle perdit ensuite peu à peu.
– Mademoiselle, dit alors Nicole, le verre d’eau est fait, les robes pliées, la veilleuse allumée. Vous savez qu’il faut que je me lève de bon matin ; puis je aller me coucher maintenant ?
– Oui, répondit distraitement Andrée.
Nicole fit la révérence, poussa un dernier soupir qui fut perdu comme les autres et ferma derrière elle la porte vitrée donnant sur la petite antichambre. Mais, au lieu de rentrer chez elle, dans la petite cellule contiguë, on le sait, au corridor, et éclairée sur l’antichambre d’Andrée, elle s’enfuit légèrement, laissant poussée contre le chambranle la porte du corridor, de façon à ce que les instructions de Richelieu fussent parfaitement suivies.
Puis, pour ne pas éveiller l’attention des voisins, elle descendit l’escalier conduisant au jardin, sur la pointe de ses petits pieds, bondit au delà du perron, et s’en alla tout courant rejoindre M. de Beausire à la grille.
Gilbert n’avait point quitté son observatoire. Il avait entendu dire à Nicole qu’elle reviendrait dans deux heures. il attendait. Cependant, comme l’heure était passée depuis dix minutes à peu près, il commença à craindre qu’elle ne revînt pas.
Tout à coup, il l’aperçut courant comme si elle eût été poursuivie.
Elle s’approcha de la grille, passa à travers les barreaux la clef à Beausire ; Beausire ouvrit la porte ; Nicole s’élança de l’autre côté ; la grille se referma avec un lourd grincement.
Puis la clef fut jetée dans les herbes du fossé, juste au-dessous de l’endroit où était Gilbert ; le jeune homme l’entendit tomber avec un bruit mat et remarqua la place où elle était tombée.
Nicole et Beausire gagnaient du terrain pendant ce temps-là ; Gilbert les écoutait s’éloigner et bientôt il perçut, non pas le bruit d’un carrosse, comme l’avait demandé Nicole, mais le piétinement d’un cheval qui, après quelques moments sans doute donnés aux récriminations de Nicole, qui eût voulu sortir en carrosse comme une duchesse, battit la terre de ses quatre pieds ferrés, lesquels bientôt retentirent sur le pavé de la route.
Gilbert respira.
Gilbert était libre, Gilbert était débarrassé de Nicole, c’est-à-dire de son ennemie. Andrée restait seule ; peut-être, en s’en allant, Nicole avait-elle laissé la clef à la porte ; peut-être lui, Gilbert, pourrait-il pénétrer jusqu’à Andrée.
Cette idée fit bondir le bouillant jeune homme avec toutes les fureurs de la crainte et de l’incertitude, de la curiosité et du désir.
Et, suivant en sens inverse le chemin que venait de faire Nicole, il prit sa course vers le pavillon des communs.
Chapitre CXX. La double vue §
Andrée, restée seule, était sortie peu à peu de cet engourdissement moral qui l’avait surprise, et, tandis que Nicole fuyait en croupe derrière M. de Beausire, elle s’était agenouillée et faisait une fervente prière pour Philippe, le seul être au monde qu’elle aimât d’une affection vraie et profonde.
Elle priait, absorbée dans sa confiance en Dieu.
Les prières d’Andrée ne se composaient pas d’ordinaire d’une suite de mots attachés les uns aux autres ; c’était une espèce d’extase divine dans laquelle l’âme s’élevait jusqu’au Seigneur et se confondait en lui.
Il n’y avait dans ces supplications passionnées de l’esprit dégagé de la matière aucun mélange d’égoïsme. Andrée s’abandonnait en quelque sorte elle-même, pareille au naufragé qui a perdu l’espoir et qui ne prie plus pour lui, mais pour sa femme et ses enfants destinés à devenir orphelins.
Cette douleur intime était née à Andrée depuis le départ de son frère ; et pourtant la douleur n’était pas sans mélange : comme la prière, elle se composait de deux éléments distincts dont l’un n’était pas bien intelligible pour la jeune fille.
C’était comme un pressentiment, comme l’approche perceptible d’un malheur prochain. C’était une sensation analogue à celle des élancements d’une blessure cicatrisée. La douleur continue s’est éteinte, mais le souvenir en survit longtemps et avertit de la présence du mal, comme le faisait autrefois la blessure elle-même.
Andrée n’essaya pas même de se rendre compte de ce qu’elle éprouvait ; tout entière au souvenir de Philippe, elle ramena sur ce frère chéri la totalité des impressions qui l’agitaient.
Ensuite, elle se releva, se choisit un livre parmi ceux qui garnissaient sa modeste bibliothèque, plaça sa bougie à portée de sa main et se mit au lit.
Le livre qu’elle avait choisi, ou plutôt qu’elle avait pris au hasard, était un dictionnaire de botanique. Ce livre, on le comprend, n’était point fait pour absorber son attention, il l’engourdit au contraire. Bientôt un nuage, transparent d’abord, mais qui allait s’épaississant, s’étendit sur sa vue. La jeune fille lutta un instant contre le sommeil, ressaisit deux ou trois fois sa pensée fugitive qui lui échappa de nouveau ; puis, en avançant la tête pour souffler la bougie, elle aperçut le verre d’eau préparé par Nicole ; elle étendit le bras, le prit d’une main, de l’autre remua, à l’aide de la cuiller, le sucre à moitié fondu, et, déjà sous la pression du sommeil, elle approcha le verre de sa bouche.
Tout à coup, et comme ses lèvres allaient toucher la liqueur, une commotion étrange fit trembler sa main, un poids humide à la fois tomba sur son cerveau, et Andrée reconnut avec terreur, aux élans du fluide qui courait sur ses nerfs, cette invasion surnaturelle de sensations inconnues qui, déjà plusieurs fois, avaient triomphé de ses forces et brisé sa raison.
Elle n’eut que le temps de reposer le verre sur l’assiette, et presque aussitôt, sans autre plainte qu’un soupir échappé à sa bouche entrouverte, elle perdit l’usage de la voix, de la vue, de l’intelligence, et tomba comme foudroyée sur son lit, en proie à une torpeur mortelle.
Mais cette espèce d’anéantissement ne fut que le passage momentané d’une existence à une autre.
De morte qu’elle était avec ses yeux qui semblaient fermés pour toujours, elle se leva tout à coup, rouvrit les yeux avec une fixité effrayante, et, comme une statue de marbre qui descendrait de son tombeau, elle descendit de son lit.
Il n’y avait plus à en douter, Andrée dormait de ce sommeil merveilleux qui déjà plusieurs fois avait suspendu sa vie.
Elle traversa la chambre, ouvrit la porte vitrée et déboucha dans le corridor avec cette attitude rigide et ferme d’un marbre animé.
L’escalier se présenta devant elle et fut descendu marche à marche, sans hésitation, sans précipitation ; puis Andrée apparut sur le perron.
Comme Andrée mettait le pied sur la plus haute marche pour descendre, Gilbert mettait le pied sur la plus basse pour monter.
Gilbert vit donc cette femme blanche et solennelle s’avancer comme si elle venait au-devant de lui.
Il recula devant elle, et alla, reculant toujours, s’enfoncer dans une charmille.
C’était ainsi, il se le rappelait, qu’il avait déjà vu Andrée au château de Taverney.
Andrée passa devant Gilbert, l’effleura même et ne le vit pas.
Le jeune homme, écrasé, éperdu, se laissa tomber sur son mollet replié sous lui : il avait peur.
Ne sachant à quoi attribuer cette étrange sortie d’Andrée, il la suivait des yeux ; mais sa raison était confondue, mais son sang battait avec impétuosité ses tempes, mais il était plus près de la folie que de ce froid bon sens qu’il faut à l’observateur.
Il demeura donc accroupi sur l’herbe au milieu des feuilles, et guettant comme il faisait depuis que ce fatal amour était entré dans son cœur.
Tout à coup, le mystère de cette sortie lui fut expliqué : Andrée n’était ni folle, ni égarée, comme il le croyait. Andrée, de ce pas froid et sépulcral, allait à un rendez-vous.
Un éclair venait de sillonner le ciel.
Gilbert, à la lueur bleuâtre de cet éclair, vit un homme caché sous la sombre avenue de tilleuls, et, si rapide qu’eut été la flamme d’orage, il avait vu se détacher sur le fond noir son visage pâle et ses vêtements en désordre.
Andrée marchait vers cet homme, qui tenait un bras étendu comme pour l’attirer à lui.
Quelque chose comme la morsure d’un fer rouge mordit le cœur de Gilbert et le fit se redresser sur ses genoux pour mieux voir.
En ce moment, un autre éclair passa dans la nuit.
Gilbert reconnut Balsamo, couvert de sueur et de poussière ; Balsamo, qui, à l’aide de quelque mystérieuse intelligence, avait pénétré dans Trianon ; Balsamo enfin qui attirait Andrée à lui, aussi invinciblement, aussi fatalement que le serpent attire l’oiseau.
À deux pas de lui, Andrée s’arrêta.
Il lui prit la main. Andrée tressaillit de tout son corps.
– Voyez-vous ? dit-il.
– Oui, répondit Andrée ; mais, en m’appelant ainsi, vous avez failli me tuer.
– Pardon, pardon, répondit Balsamo ; mais c’est que j’ai la tête perdue, c’est que je ne m’appartiens plus, c’est que je deviens fou, c’est que je me meurs.
– En effet, vous souffrez, dit Andrée, avertie de la souffrance de Balsamo par le contact de sa main.
– Oui, oui, je souffre, et je viens chercher la consolation près de vous. Vous seule pouvez me sauver.
– Interrogez-moi.
– Une seconde fois, voyez-vous ?
– Oh ! parfaitement.
– Voulez-vous me suivre chez moi, le pouvez-vous ?
– Je le puis, si vous voulez me conduire par la pensée.
– Venez.
– Ah ! dit Andrée, nous entrons dans Paris, nous suivons le boulevard, nous nous enfonçons dans une rue qui n’est éclairée que par une seule lanterne.
– C’est cela : entrons, entrons.
– Nous sommes dans une antichambre. Il y a un escalier à droite ; mais vous m’entraînez vers le mur : le mur s’ouvre ; des degrés se présentent…
– Montez ! montez ! s’écria Balsamo, c’est notre chemin.
– Ah ! nous voici dans une chambre ; il y a des peaux de lion, des armes. Tiens, la plaque de la cheminée s’ouvre.
– Passons ; où êtes-vous ?
– Dans une chambre singulière, dans une chambre sans issues, dont les fenêtres sont grillées ; oh ! comme tout est en désordre dans cette chambre !
– Mais, vide, vide, n’est-ce pas ?
– Vide.
– Pouvez-vous voir la personne qui l’habitait ?
– Oui, si l’on me donne un objet qui l’ait touchée, qui vienne d’elle ou qui lui appartienne.
– Tenez ; voici de ses cheveux.
Andrée prit les cheveux et les approcha de sa personne.
– Oh ! je la reconnais, dit-elle, j’ai déjà vu cette femme ; elle fuyait vers Paris.
– C’est cela, c’est cela ; pouvez-vous me dire ce qu’elle a fait depuis deux heures et comment elle s’est enfuie ?
– Attendez, attendez ; oui : elle est couchée sur un sofa ; elle a la poitrine à moitié nue, avec une blessure au-dessous du sein.
– Voyez, Andrée, voyez, ne la quittez plus.
– Elle était endormie ; elle se réveille ; elle cherche autour d’elle ; elle tire un mouchoir ; elle monte sur une chaise ; elle attache le mouchoir aux barreaux de sa fenêtre. Oh ! mon Dieu !
– Elle veut donc mourir réellement ?
– Oh ! oui, elle est décidée. Mais cette mort l’épouvante. Elle laisse le mouchoir attaché aux barreaux. Descends, ah ! pauvre femme !
– Quoi ?
– Oh ! comme elle pleure ! Comme elle souffre ! Comme elle se tord les bras ; elle cherche un angle de muraille où se briser le front.
– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Balsamo.
– Oh ! elle s’élance contre la cheminée. La cheminée représente deux lions de marbre ; elle va se briser le front contre la tête du lion.
– Après ? … après ?… Voyez, Andrée, voyez, je le veux !
– Elle s’arrête.
Balsamo respira.
– Elle regarde.
– Que regarde-t-elle ? demanda Balsamo.
– Elle a aperçu du sang sur l’œil du lion.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Balsamo.
– Oui, du sang, et cependant elle ne s’est pas frappée. Oh ! c’est étrange ! ce sang n’est pas le sien, c’est le vôtre.
– Ce sang est le mien ! s’écria Balsamo, ivre d’égarement.
– Oui, le vôtre, le vôtre ! Vous vous êtes coupé les doigts avec un couteau, avec un poignard, et vous avez appuyé votre doigt ensanglanté sur l’œil du lion. Je vous vois.
– C’est vrai, c’est vrai… Mais comment s’enfuit-elle ?
– Attendez, attendez, je la vois examiner ce sang, réfléchir, puis appuyer son doigt où vous avez appuyé le vôtre. Ah ! l’œil du lion cède, un ressort agit. La plaque de la cheminée s’ouvre.
– Imprudent ! s’écrie Balsamo ; malheureux imprudent ! malheureux fou que je suis ! Je me suis trahi moi-même… Et elle sort ? continua Balsamo, elle fuit ?
– Oh ! il faut lui pardonner, à la pauvre femme ; elle était bien malheureuse.
– Où est-elle ? Où va-t-elle ? Suivez-la, Andrée, je le veux !
– Attendez, elle s’arrête un instant dans la chambre aux armes et aux fourrures ; une armoire est ouverte ; une cassette ordinairement enfermée dans cette armoire est posée sur une table. Elle reconnaît la cassette et la prend.
– Que contient cette cassette ?
– Vos papiers, je crois.
– Comment est-elle ?
– Recouverte de velours bleu avec des clous d’argent, des fermoirs d’argent, une serrure d’argent.
– Oh ! dit Balsamo frappant du pied avec colère, c’est donc elle qui a pris cette cassette ?
– Oui, oui, c’est elle. Elle descend l’escalier qui donne dans l’antichambre, elle ouvre la porte, elle tire la chaîne qui fait ouvrir la porte de la rue, elle sort.
– Est-il bien tard ?
– Il doit être tard, car il fait nuit.
– Tant mieux ! elle sera partie peu de temps avant mon retour, et j’aurai le temps de la rejoindre peut-être ; suivez-la, suivez-la, Andrée.
– Une fois hors de la maison, elle court comme une folle ; comme une folle, elle gagne le boulevard… Elle court… elle court, sans s’arrêter.
– De quel côté ?
– Du côté de la Bastille.
– Vous la voyez toujours ?
– Oui, elle est comme une insensée ; elle se heurte aux passants. Elle s’arrête enfin, elle cherche à savoir où elle est… Elle interroge.
– Que dit-elle ? Écoutez, Andrée, écoutez, et, au nom du Ciel, ne perdez pas une de ses paroles. Vous avez dit qu’elle interrogeait ?
– Oui, un homme vêtu de noir.
– Que lui demande-t-elle ?
– Elle lui demande l’adresse du lieutenant de police.
– Oh ! ce n’était donc pas une vaine menace. La lui donne-t-on ?
– Oui.
– Que fait-elle ?
– Elle revient sur ses pas, elle prend une rue qui va en biais ; elle passe sur une grande place.
– La place Royale, c’est le chemin. Lisez-vous dans son intention ?
– Courez vite, courez vite ! elle va vous dénoncer. Si elle arrive avant vous, si elle voit M. de Sartine, vous êtes perdu !
Balsamo poussa un cri terrible, s’élança dans le taillis, franchit une petite porte qu’ouvrit et referma une espèce d’ombre, d’un bond sauta sur son cheval Djérid, qui battait la terre à la porte.
L’animal, aiguillonné à la fois par la voix et par l’éperon, partit comme une flèche dans la direction de Paris, et l’on n’entendit plus que le froissement des pavés sur lesquels il volait.
Quant à Andrée, elle était demeurée froide, muette, pâle et debout. Mais, comme si Balsamo eût emporté sa vie avec lui, elle s’affaissa bientôt sur elle-même et tomba.
Balsamo, dans son empressement à poursuivre Lorenza, avait, en effet, oublié de réveiller Andrée.
Chapitre CXXI. Catalepsie §
Andrée ne s’affaissa point, ainsi que nous avons dit, tout d’un coup, mais avec des gradations que nous allons essayer de décrire.
Seule, abandonnée, saisie de ce froid intérieur qui succède à toutes les furieuses secousses du système nerveux, Andrée commença bientôt à chanceler et à tressaillir comme au début d’une attaque d’épilepsie.
Gilbert était toujours là, roide, immobile, penché en avant et la couvant du regard. Mais, pour Gilbert, on le comprend bien, pour Gilbert, ignorant les phénomènes magnétiques, il n’y avait ni sommeil, ni violence subie. Il n’avait rien ou presque rien entendu de son dialogue avec Balsamo. Pour la seconde fois seulement, à Trianon comme à Taverney, Andrée paraissait avoir obéi à l’appel de cet homme, qui avait pris sur elle une si terrible et si étrange influence ; pour Gilbert, enfin, tout se résumait dans ces mots : « Mademoiselle Andrée a un amant, du moins un homme qu’elle aime et avec lequel elle a des rendez-vous la nuit. »
Le dialogue qui avait eu lieu entre Andrée et Balsamo, quoique prononcé à voix basse, avait eu tous les semblants d’une querelle. Balsamo, fuyant, insensé, éperdu, semblait un amant au désespoir ; Andrée, demeurée seule, immobile, muette, semblait une amante abandonnée.
Ce fut en ce moment qu’il vit la jeune fille vaciller, se tordre les bras et tourner sur elle-même ; puis elle poussa deux ou trois râlements sourds qui déchirèrent sa poitrine oppressée ; elle s’efforça, ou plutôt la nature s’efforça de rejeter au dehors cette masse mal pondérée de fluide qui lui avait donné, pendant le sommeil magnétique, cette double vue dont nous avons, dans le chapitre précédent, vu se manifester les phénomènes.
Mais la nature fut vaincue, mais Andrée ne put réussir à secouer ce reste de volonté oublié sur elle par Balsamo. Elle ne put dénouer ces liens mystérieux, inextricables, qui l’avaient garrottée tout entière ; et, à force de lutter, elle entra dans ces convulsions qu’autrefois les pythies, sur le trépied, subissaient devant le peuple de questionneurs religieux qui bourdonnait sur le péristyle du temple.
Andrée perdit l’équilibre, et, poussant un douloureux gémissement, tomba sur le sable comme si elle eût été foudroyée par le coup de tonnerre qui en ce moment déchira la voûte du ciel.
Mais elle n’avait pas touché le sol, que Gilbert, avec l’agilité et la vigueur du tigre, s’était élancé vers elle, l’avait saisie entre ses bras, et, sans s’apercevoir qu’il eût un fardeau à soutenir, l’emportait dans la chambre qu’elle avait quittée pour obéir à l’appel de Balsamo, et dans laquelle brûlait encore la bougie près du lit défait.
Gilbert trouva toutes les portes ouvertes, comme les avait laissées Andrée.
En entrant, il se heurta au sofa et y déposa tout naturellement la jeune fille froide et inanimée.
Tout était devenu fièvre en lui au contact de ce corps inanimé ; ses nerfs étaient frémissants, son sang brûlait.
Sa première idée, cependant, fut chaste et pure : il lui fallait avant toute chose rappeler à la vie cette belle statue ; il chercha des yeux la carafe pour jeter quelques gouttes d’eau au visage d’Andrée.
Mais, en ce moment, et comme sa main tremblante s’étendait vers le col élancé de l’aiguière de cristal, il lui sembla qu’un pas ferme et léger à la fois faisait crier l’escalier de bois et de briques qui conduisait à la chambre d’Andrée.
Ce n’était point Nicole, puisque Nicole s’était enfuie avec M. de Beausire ; ce n’était point Balsamo, puisque Balsamo était parti au grand galop de Djérid.
Ce ne pouvait être qu’un étranger.
Gilbert surpris serait chassé. Andrée était pour lui comme ces reines d’Espagne qu’un sujet ne peut toucher même pour leur sauver la vie.
Toutes ces idées, pareilles à un tourbillon de grêles stridentes, s’abattirent sur l’esprit de Gilbert en moins de temps que n’en mit ce pas fatal à se poser sur un autre degré.
Ce pas, – ce pas, qui allait se rapprochant –, Gilbert n’en pouvait calculer l’éloignement précis, tant l’orage faisait en ce moment de bruit au ciel ; mais, doué d’un sang-froid et d’une prudence supérieurs, le jeune homme comprit que sa place n’était point là, et que l’important, avant toute chose, était de n’être point vu.
Il souffla vite la bougie qui éclairait l’appartement d’Andrée et se jeta dans le cabinet qui servait de chambre à Nicole. Ainsi placé, à travers la porte vitrée de ce cabinet, il voyait à la fois et dans l’appartement d’Andrée et dans l’antichambre.
C’est dans cette antichambre que brûlait une veilleuse sur une petite console. Gilbert avait d’abord eu l’idée de la souffler comme la bougie, mais il n’en eut pas le temps ; le pas cria sur les carreaux du corridor, une respiration un peu oppressée se fit entendre, la forme d’un homme apparut sur le seuil, se glissa timidement dans l’antichambre, et repoussa la porte, qu’il ferma au verrou.
Gilbert n’eut que le temps de se jeter dans le cabinet de Nicole, et de tirer sur lui la porte vitrée.
Gilbert retint son souffle, colla son visage aux vitres, et écouta de toutes ses oreilles.
L’orage grondait solennellement dans les nuées, de grosses gouttes de pluie battaient le vitrage de la fenêtre d’Andrée et celui du corridor, où une fenêtre laissée ouverte grinçait sur ses gonds, et, de temps en temps, repoussée par le vent qui s’engouffrait dans le corridor, frappait avec un grand bruit sur son cadre.
Mais le tumulte de la nature, mais les bruits extérieurs, si terribles qu’ils fussent, n’étaient rien pour Gilbert ; toute sa pensée, toute sa vie, toute son âme, étaient concentrées dans son regard, et son regard était rivé à cet homme.
Cet homme avait traversé l’antichambre, avait passé à deux pas de Gilbert, et sans hésitation était entré dans la chambre.
Gilbert vit cet homme aller en tâtonnant au lit d’Andrée, faire un geste de surprise en trouvant le lit désert, et presque aussitôt heurter du bras la bougie sur la table.
La bougie tomba, et, sur le marbre de la table, Gilbert entendit se briser la bobèche de cristal.
Alors, par deux fois l’homme appela d’une voix étouffée :
– Nicole ! Nicole !
– Comment, Nicole ? se demanda Gilbert du fond de sa cachette. Pourquoi cet homme, lorsqu’il devrait appeler Andrée, appelle-t-il Nicole ?
Mais, nulle voix n’ayant répondu à la sienne, cet homme ramassa le flambeau à terre, et sur la pointe du pied, il alla l’allumer à la veilleuse de l’antichambre.
Ce fut alors que Gilbert concentra toute son attention sur cet étrange et nocturne visiteur ; ce fut alors que ses yeux eussent percé un mur, tant ils mettaient d’active volonté à voir.
Tout à coup Gilbert frissonna, et, tout caché qu’il était, fit un pas en arrière.
À la lueur des deux flammes se combinant, Gilbert, frissonnant et à demi mort de stupeur, Gilbert, dans cet homme qui tenait le flambeau à la main, venait de reconnaître le roi.
Alors tout lui fut expliqué : la fuite de Nicole, cet argent compté entre elle et Beausire, et cette porte laissée ouverte, et tout Richelieu, et tout Taverney, et toute cette mystérieuse et sinistre intrigue dont la jeune fille était le centre.
Alors Gilbert comprit pourquoi le roi venait d’appeler Nicole, entremetteuse de ce crime, complaisant Judas qui avait vendu et livré sa maîtresse.
Mais, à la pensée de ce qu’était venu faire le roi dans cette chambre, à la pensée de ce qui allait se passer devant lui, le sang monta aux yeux de Gilbert et l’aveugla.
Il eut envie de crier ; mais la peur, ce sentiment irréfléchi, capricieux, irrésistible, la peur qu’il eut de cet homme, encore plein de prestige, que l’on appelait le roi de France, lia la langue de Gilbert au fond de son gosier.
Louis XV, cependant, était rentré dans la chambre, la bougie à la main.
À peine y était-il, qu’il aperçut Andrée en peignoir de mousseline blanche, Andrée plutôt nue qu’enveloppée, dont la tête retombait sur le dossier du sofa, dont une jambe reposait sur le coussin, tandis que l’autre, roidie et déchaussée, retombait sur le tapis.
Le roi sourit à cette vue. La bougie éclaira ce sourire lugubre ; mais presque aussitôt un sourire presque aussi sinistre que le sourire royal vint illuminer le visage d’Andrée.
Louis XV murmura quelques mots que Gilbert interpréta comme des mots d’amour, et, posant son flambeau sur la table, jetant, en se retournant, un coup d’œil au ciel enflammé, il vint s’agenouiller devant la jeune fille, dont il baisa la main.
Gilbert essuya la sueur ruisselant sur son front. Andrée ne bougea pas.
Le roi, qui sentit cette main glacée, la prit dans la sienne pour la réchauffer, et, de son autre bras enveloppant ce corps si beau et si doux, il se pencha pour murmurer à son oreille quelques-unes de ces cajoleries amoureuses qu’on murmure à l’oreille des jeunes filles endormies.
Dans ce moment, son visage se rapprocha d’Andrée au point que le visage du roi effleura celui de la jeune fille.
Gilbert se tâta et respira en sentant dans la poche de sa veste le manche d’un long couteau qui lui servait à émonder les charmilles du parc.
Le visage était glacé comme la main.
Le roi se releva ; ses yeux se portèrent sur ce pied nu d’Andrée, blanc et petit comme celui de Cendrillon. Le roi le prit entre ses deux mains et tressaillit. Ce pied était froid comme celui d’une statue de marbre.
Gilbert, que tant de beautés découvertes à ses regards, Gilbert, que la luxure royale menaçait comme d’un vol fait à lui-même, Gilbert grinça des dents et ouvrit le couteau que jusque-là il avait tenu fermé.
Mais déjà le roi avait abandonné le pied d’Andrée, comme il avait fait de la main, comme il avait fait du visage, et surpris du sommeil de la jeune fille, sommeil qu’il avait attribué d’abord à une coquette pruderie, il cherchait à se rendre compte de ce froid mortel qui avait envahi les extrémités de ce beau corps, il se demandait si réellement battait encore le cœur, quand main, pied et visage étaient si glacés.
Il écarta donc le peignoir d’Andrée, mit à nu sa poitrine virginale, et, de sa main craintive et cynique à la fois, il interrogea le cœur muet sous cette chair glacée comme l’albâtre dont elle avait la blanche et ferme rondeur.
Gilbert se glissa à demi hors de la porte, son couteau à la main, l’œil étincelant, les dents serrées, résolu, si le roi continuait ses entreprises à le poignarder et à se poignarder lui-même.
Tout à coup, un effroyable coup de tonnerre fit trembler chaque meuble de la chambre et jusqu’au sofa devant lequel Louis XV était agenouillé ; un nouvel éclair violet et soufré jeta sur le visage d’Andrée une flamme si livide et si vive, que Louis XV, effrayé de cette pâleur, de cette immobilité et de ce silence, recula en murmurant :
– Mais, en vérité, cette fille est morte !
Au même moment, l’idée d’avoir embrassé un cadavre fit courir un frisson dans les veines du roi. Il alla prendre la bougie, revint vers Andrée en la regardant à la lueur de la flamme tremblante. Voyant ces lèvres violettes, ces yeux noyés de bistre, ces cheveux épars, cette gorge que nul souffle ne soulevait, il poussa un cri, laissa tomber son flambeau, chancela, et, comme un homme ivre, il s’en alla trébuchant dans l’antichambre, aux cloisons de laquelle il se heurta dans son épouvante.
Puis on entendit son pas précipité dans l’escalier, puis sur le sable du jardin ; mais bientôt le vent qui tourbillonnait dans l’espace et tordait les arbres désolés emporta bruit et pas dans son orageuse et puissante haleine.
Alors Gilbert, le couteau à la main, sortit muet et sombre de sa cachette. Il s’avança jusqu’au seuil de la chambre d’Andrée, et contempla, pendant quelques secondes, la belle jeune fille plongée dans son sommeil profond.
Pendant ce temps, la bougie couchée à terre brûlait renversée sur le tapis, éclairant le pied si délicat et la jambe si pure de cet adorable cadavre.
Gilbert ferma lentement son couteau, tandis que son visage prenait insensiblement le caractère d’une inexorable résolution ; après quoi, il alla écouter à la porte par laquelle était sorti le roi.
Il écouta plus d’une grande minute.
Puis, à son tour, comme le roi avait fait, il ferma la porte et poussa le verrou.
Puis il souffla la veilleuse de l’antichambre.
Puis enfin, avec la même lenteur, avec le même feu sombre dans les yeux, il rentra dans la chambre d’Andrée et mit le pied sur la bougie, qui coulait à flots sur le parquet.
Une obscurité subite éteignit le fatal sourire qui se dessina sur ses lèvres.
– Andrée ! Andrée ! murmura-t-il, je t’ai promis que, la troisième fois que tu tomberais entre mes mains, tu ne m’échapperais pas comme les deux premières. Andrée ! Andrée ! au terrible roman que tu m’as accusé de faire, il faut une terrible fin !
Et, les bras tendus, il marcha droit au sofa où Andrée était étendue, toujours froide, immobile et privée de tout sentiment.
Chapitre CXXII. La volonté §
Nous avons vu partir Balsamo.
Djérid l’emportait avec la rapidité de l’éclair. Le cavalier, pâle d’impatience et de terreur, couché sur la crinière flottante, aspirait de ses lèvres entrouvertes l’air, l’air qui se divisait devant le poitrail du coursier comme l’eau se fend sous la proue rapide.
Derrière lui, comme des visions fantastiques, disparaissaient les arbres et les maisons. À peine s’il apercevait, en passant, la lourde charrette gémissant sur son essieu, dont les cinq chevaux pesants s’effarouchaient à l’approche de ce météore vivant, qu’ils ne pouvaient regarder comme appartenant à la même race qu’eux.
Balsamo fit ainsi une lieue à peu près, avec un cerveau tellement enflammé, des yeux si étincelants, un souffle si embrasé et si sonore, que les poètes de ce temps-ci l’eussent comparé aux redoutables génies gros de feu et de vapeur qui animent ces lourdes machines fumantes, et les font voler sur un chemin de fer.
Cheval et cavalier avaient traversé Versailles en quelques secondes ; les rares habitants égarés dans ses rues avaient vu passer une traînée d’étincelles, voilà tout.
Balsamo courut une lieue encore ; Djérid n’avait pas mis un quart d’heure à dévorer ces deux lieues, et ce quart d’heure avait été un siècle.
Tout à coup, une pensée traversa l’esprit de Balsamo.
Il arrêta court, sur ses jarrets nerveux, le coursier aux muscles de fer.
Djérid, en s’arrêtant, plia sur ses jambes de derrière et enfonça ses pieds de devant dans le sable.
Coursier et cavalier respirèrent un instant.
Tout en respirant, Balsamo releva la tête.
Puis il passa un mouchoir sur ses tempes ruisselantes, et, les narines dilatées au souffle de la brise, il laissa tomber dans la nuit les paroles suivantes :
– Oh ! pauvre insensé que tu es ! ni la course de ton cheval, ni l’ardeur de ton désir n’atteindront jamais l’instantanéité de la foudre ou la rapidité de l’étincelle électrique, et cependant c’est cela qu’il te faut pour conjurer le malheur suspendu sur ta tête ; il te faut l’effet rapide, le coup immédiat, le choc tout-puissant qui paralyse les jambes dont tu redoutes l’action, la langue dont tu crains l’essor ; il te faut, à distance, ce sommeil vainqueur par lequel seul tu peux ressaisir l’esclave qui a rompu sa chaîne. Oh ! si jamais elle rentre en ma puissance…
Et Balsamo fit, en grinçant des dents, un geste désespéré.
– Oh ! tu as beau vouloir, Balsamo, tu as beau courir, s’écria-t-il, Lorenza est déjà arrivée : elle va parler ; elle a parlé, peut-être. Oh ! misérable femme ! oh ! tous les supplices seront trop doux pour te punir !
« Voyons, voyons, continua-t-il le sourcil froncé, les yeux fixes, le menton dans la paume de sa main, voyons ! la science est un mot ou est un fait ; la science peut ou ne peut pas ; moi, je veux !… Essayons… Lorenza ! Lorenza ! je veux que tu dormes ; Lorenza, en quelque endroit que tu sois, dors, dors, je le veux, j’y compte !
« Oh ! non, non, murmura-t-il avec découragement ; non, je mens ; non, je n’y crois pas ; non, je n’ose y compter, et cependant, la volonté est tout. Oh ! je veux bien fermement cependant, je veux de toutes les puissances de mon être. Fends les airs, ô ma volonté suprême ! traverse tous ces courants de volonté antipathiques ou indifférentes ; traverse les murailles que tu dois traverser comme un boulet ; poursuis-la partout où elle va ; frappe, anéantis ! Lorenza, Lorenza, je veux que tu dormes ! Lorenza, je veux que tu sois muette ! »
Et il tendit quelques instants sa pensée vers ce but, l’imprimant dans son cerveau comme pour lui donner plus d’élan quand elle jaillirait vers Paris ; et, après cette opération mystérieuse, à laquelle concoururent sans doute tous les divins atomes animés par Dieu, maître et seigneur de toutes choses, Balsamo, les dents serrées encore, les poings crispés, rendit les rênes à Djérid, mais sans lui faire sentir cette fois ni le genou ni l’éperon.
On eût dit que Balsamo voulait se convaincre lui-même.
Alors le noble coursier marcha paisiblement, selon la permission tacite que lui donnait son maître, posant, avec cette délicatesse particulière à sa race, un pied presque silencieux, tant il était léger, sur le pavé de la route.
Balsamo, d’ailleurs, pendant tout ce temps qui, à des regards superficiels, eût paru perdu, Balsamo combinait tout un plan de défense ; il l’achevait au moment où Djérid touchait le pavé de Sèvres.
Arrivé en face de la grille du parc, il s’arrêta et regarda autour de lui ; on eût dit qu’il attendait quelqu’un.
En effet, presque aussitôt, un homme se détacha de dessous une porte cochère et vint à lui.
– Est-ce toi, Fritz ? demanda Balsamo.
– Oui, maître.
– T’es-tu informé ?
– Oui.
– Madame du Barry est-elle à Paris ou à Luciennes ?
– Elle est à Paris.
Balsamo leva un regard triomphant vers le ciel.
– Comment es-tu venu ?
– Avec Sultan.
– Où est-il ?
– Dans la cour de cette auberge.
– Tout sellé ?
– Tout sellé.
– C’est bien, tiens-toi prêt.
Fritz alla détacher Sultan. C’était un de ces braves chevaux allemands, de bon caractère, qui murmurent bien un peu dans les marches forcées, mais qui ne vont pas moins tant qu’il reste du souffle dans leurs flancs, et de l’éperon au talon de leur maître.
Fritz revint vers Balsamo.
Celui-ci écrivait sous la lanterne que MM. les commis du pied fourché tenaient allumée toute la nuit pour leurs opérations fiscales.
– Retourne à Paris, dit-il, et remets, quelque part qu’elle soit, ce billet à madame du Barry en personne, dit Balsamo ; tu as une demi-heure pour cela ; après quoi, tu retourneras rue Saint-Claude, où tu attendras la signora Lorenza, qui ne peut manquer de rentrer ; tu la laisseras passer sans lui rien dire, et sans lui opposer le moindre obstacle. Va, et rappelle-toi surtout que dans une demi-heure ta commission doit être faite.
– C’est bien, dit Fritz ; elle le sera.
Et en même temps qu’il faisait à Balsamo cette réponse rassurante, il attaquait de l’éperon et du fouet Sultan, qui partit, étonné de cette agression inaccoutumée, en poussant un hennissement douloureux.
Pour Balsamo, se remettant peu à peu, il prit la route ne Paris, où il entra trois quarts d’heure après, presque frais de visage, et l’œil calme, ou plutôt pensif.
C’est que Balsamo avait raison : si rapide que fût Djérid, ce fils hennissant du désert, Djérid était en retard, et sa volonté seule pouvait marcher aussi vite que Lorenza échappée de sa prison.
De la rue Saint-Claude, la jeune femme avait gagné le boulevard, et, tournant à droite, aperçu bientôt les remparts de la Bastille ; mais Lorenza, toujours enfermée, ignorait Paris : d’ailleurs, son premier but était de fuir la maison maudite dans laquelle elle ne voyait qu’un cachot ; sa vengeance venait en second.
Elle venait donc de s’engager dans le faubourg Saint-Antoine, toute troublée, toute pressée, lorsqu’elle fut accostée par un jeune homme qui la suivait depuis quelques minutes avec étonnement.
En effet, Lorenza, Italienne des environs de Rome, ayant presque toujours vécu d’une vie exceptionnelle, en dehors de toutes les habitudes de la mode, de tous les costumes et de tous les usages de l’époque, Lorenza s’habillait plutôt comme une femme d’Orient que comme une Européenne, c’est-à-dire toujours amplement, toujours somptueusement, ressemblant bien peu à ces charmantes poupées serrées comme des guêpes dans un long corsage et toutes frissonnantes de soie et de mousseline, sous lesquelles on cherchait presque inutilement un corps, tant leur ambition était de paraître immatérielles.
Lorenza n’avait donc conservé ou plutôt adopté du costume des Françaises d’alors que les souliers à talons de deux pouces de haut, cette impossible chaussure qui faisait cambrer le pied, ressortir la délicatesse des chevilles, et qui, dans ce siècle tant soit peu mythologique, rendait la fuite impossible aux Aréthuses poursuivies par les Alphées.
L’Alphée qui poursuivait notre Aréthuse la joignit donc facilement ; il avait vu ses jambes divines sous ses jupes de satin et de dentelles, ses cheveux sans poudre et ses yeux brillant d’un feu étrange sous un mantelet roulé autour de la tête et du cou ; il crut voir dans Lorenza une femme déguisée, soit pour quelque mascarade, soit pour quelque rendez-vous d’amour, et se rendant à pied, faute de fiacre, à quelque petite maison du faubourg.
Il s’approcha donc, et, se plaçant à côté de Lorenza le chapeau à la main :
– Mon Dieu ! madame, dit-il, vous ne sauriez aller loin ainsi, avec cette chaussure qui retarde votre marche ; voulez-vous accepter mon bras jusqu’à ce que nous trouvions une voiture, et j’aurai l’honneur de vous accompagner où vous allez.
Lorenza tourna la tête avec brusquerie, regarda de son œil noir et profond celui qui lui faisait une offre qui à bon nombre de femmes eût paru une impertinence, et, s’arrêtant :
– Oui, dit-elle, je le veux bien.
Le jeune homme tendit galamment le bras.
– Où allons-nous, madame ? demanda-t-il.
– À l’hôtel de la lieutenance de police.
Le jeune homme tressaillit.
– Chez M. de Sartine ? demanda-t-il.
– Je ne sais s’il s’appelle M. de Sartine ; mais je veux parler à celui qui est lieutenant de police.
Le jeune homme commença à réfléchir.
Cette femme, jeune et belle, qui sous un costume étranger, à huit heures du soir, courait les rues de Paris tenant une cassette sous son bras et demandant l’hôtel du lieutenant de police, auquel elle tournait le dos, lui parut suspecte.
– Ah ! diable ! fit-il, l’hôtel de M. le lieutenant de police, ce n’est point par ici.
– Où est-ce ?
– Dans le faubourg Saint-Germain.
– Et par où va-t-on au faubourg Saint-Germain ?
– Par ici, madame, répondit le jeune homme, calme quoique poli toujours ; et, si vous le voulez, à la première voiture que nous rencontrerons…
– Oui, c’est cela, une voiture, vous avez raison.
Le jeune homme ramena Lorenza sur le boulevard, et, ayant rencontré un fiacre, il l’appela.
Le cocher vint à l’appel.
– Où faut-il vous conduire, madame ? demanda-t-il.
– À l’hôtel de M. de Sartine, dit le jeune homme.
Et, par un reste de politesse, ou plutôt d’étonnement, ouvrant la portière, il salua Lorenza, et après l’avoir aidée à monter, il la regarda s’éloigner comme on fait en rêve d’une vision.
Le cocher, plein de respect pour le nom terrible, fouetta ses chevaux et partit dans la direction indiquée.
Ce fut alors que Lorenza traversa la place Royale, ce fut alors qu’Andrée, dans son sommeil magnétique, l’ayant vue et entendue, la dénonça à Balsamo.
En vingt minutes Lorenza fut à la porte de l’hôtel.
– Faut-il vous attendre, ma belle dame ? demanda le cocher.
– Oui, répondit machinalement Lorenza.
Et, légère, elle s’engouffra sous le portail du splendide hôtel.
Chapitre CXXIII. L’hôtel de M. de Sartine §
Une fois dans la cour, Lorenza se vit entourée de tout un monde d’exempts et de soldats.
Elle s’adressa au garde-française qui se trouva le plus proche d’elle, et le pria de la conduire au lieutenant de police ; ce garde la renvoya au suisse, qui, voyant cette femme si belle, si étrange, si richement vêtue et tenant sous son bras un magnifique coffret, reconnut que la visite pourrait n’être pas oiseuse, et la fit monter par un grand escalier jusqu’à une antichambre où tout venant, sur la sagace inquisition de ce suisse, pouvait à toute heure du jour et de la nuit apporter à M. de Sartine un éclaircissement, une dénonciation ou une requête.
Il va sans dire que les deux premières classes de visiteurs étaient plus favorablement accueillies que la dernière.
Lorenza, questionnée par un huissier, ne répondit rien sinon ces mots :
– Êtes-vous M. de Sartine ?
L’huissier fut fort étonné que l’on pût confondre son habit noir et sa chaîne d’acier avec l’habit brodé et la perruque nuageuse du lieutenant de police ; mais, comme un lieutenant ne se fâche jamais d’être appelé capitaine, comme il reconnut un accent étranger dans les paroles de cette femme, comme son œil ferme et assuré n’était pas celui d’une folle, il fut convaincu que la visiteuse apportait quelque chose d’important dans ce coffret qu’elle serrait avec tant de soin et de force sous son bras.
Cependant, comme M. de Sartine était un homme prudent et ombrageux, comme quelques pièges lui avaient déjà été tendus avec des appâts non moins attrayants que ceux de la belle Italienne, on faisait autour de lui bonne garde.
Lorenza subit donc les investigations, les interrogatoires et les soupçons d’une demi-douzaine de secrétaires et de valets.
Le résultat de toutes ces demandes et de toutes ces réponses fut que M. de Sartine n’était point rentré et qu’il fallait que Lorenza attendît.
Alors, la jeune femme se renferma dans un sombre silence, et laissa errer les yeux sur les murailles nues de la vaste antichambre.
Enfin, le bruit d’une sonnette retentit ; une voiture roula dans la cour, et un second huissier vint annoncer à Lorenza que M. de Sartine l’attendait.
Lorenza se leva et traversa deux salles pleines de gens à figures suspectes et à costumes encore plus étranges que le sien ; enfin, elle fut introduite dans un grand cabinet de forme octogone, éclairé par une quantité de bougies.
Un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, en robe de chambre, coiffé d’une perruque énorme, toute moelleuse de poudre et de frisure, travaillait assis devant un meuble de forme haute, dont la partie supérieure, semblable à une armoire, était formée de deux panneaux de glaces dans lesquelles le travailleur voyait sans se déranger ceux qui pénétraient dans son cabinet, et pouvait étudier leur visage avant qu’ils eussent eu le temps de le composer sur le sien.
La partie inférieure de ce meuble formait secrétaire ; une quantité de tiroirs en bois de rose le garnissaient au fond, chacun des tiroirs fermant par la combinaison des lettres de l’alphabet. M. de Sartine serrait là les papiers et les chiffres que nul de son vivant ne pouvait lire, car le meuble s’ouvrait pour lui seul, et que nul après sa mort n’eut pu déchiffrer, à moins que, dans quelque tiroir plus secret encore que les autres, il n’eût trouvé le secret du chiffre.
Ce secrétaire, ou plutôt cette armoire, sous les glaces de sa partie supérieure, renfermait douze tiroirs également clos par un mécanisme invisible ; ce meuble, construit exprès par le régent pour renfermer des secrets chimiques ou politiques, avait été donné par le prince à Dubois, et laissé par Dubois à M. Dombreval, lieutenant de police ; c’est de ce dernier que M. de Sartine tenait le meuble et le secret ; toutefois, M. de Sartine n’avait consenti à s’en servir qu’après la mort du donateur, et encore avait-il fait changer toutes les dispositions de la serrurerie.
Ce meuble avait quelque réputation de par le monde, et fermait trop bien, disait-on, pour que M. de Sartine n’y renfermât que ses perruques.
Les frondeurs, et il y en avait bon nombre à cette époque, disaient que, si on avait pu lire à travers les panneaux de ce meuble, on eût bien certainement trouvé dans un de ses tiroirs ces fameux traités en vertu desquels Sa Majesté Louis XV agiotait sur les blés, par l’intermédiaire de son agent dévoué, M. de Sartine.
M. le lieutenant de police vit donc dans la glace en biseau se refléter la pâle et sérieuse figure de Lorenza, qui s’avançait vers lui son coffret sous le bras.
Au milieu du cabinet, la jeune femme s’arrêta. Ce costume, cette figure, cette démarche frappèrent le lieutenant.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il sans se retourner, mais en regardant dans la glace ; que me voulez-vous ?
– Suis-je, répondit Lorenza, devant M. de Sartine, lieutenant de police ?
– Oui, répondit brièvement celui-ci.
– Qui me l’affirme ?
M. de Sartine se retourna.
– Sera-ce une preuve pour vous que je suis l’homme que vous cherchez, dit-il, si je vous envoie en prison ?
Lorenza ne répliqua point.
Seulement, elle regarda autour d’elle avec cette inexprimable dignité des femmes de son pays, pour chercher le siège que M. de Sartine ne lui offrait pas.
Il fut vaincu par ce seul regard, car c’était un homme assez bien élevé que M. le comte d’Alby de Sartine.
– Asseyez-vous, dit-il brusquement.
Lorenza tira un fauteuil à elle et s’assit.
– Parlez vite, fit le magistrat. Voyons, que voulez-vous ?
– Monsieur, dit la jeune femme, je viens me mettre sous votre protection.
M. de Sartine la regarda de ce regard narquois qui lui était particulier.
– Ah ! ah ! fit-il.
– Monsieur, continua Lorenza, j’ai été enlevée à ma famille et soumise, par un mariage menteur, à un homme qui, depuis trois ans, m’opprime et me fait mourir de douleur.
M. de Sartine regarda cette noble physionomie, et se sentit remué par cette voix d’un accent si doux, qu’on eût dit un chant.
– De quel pays êtes-vous ? demanda-t-il.
– Romaine.
– Comment vous appelez-vous ?
– Lorenza.
– Lorenza qui ?
– Lorenza Feliciani.
– Je ne connais pas cette famille-là. Êtes-vous demoiselle ?
Demoiselle, on le sait, signifiait, à cette époque, fille de qualité. De nos jours, une femme se trouve assez noble du moment où elle se marie ; elle ne tient plus qu’à être appelée madame.
– Je suis demoiselle, dit Lorenza.
– Après ? Vous demandez ?…
– Eh bien ! je demande justice de cet homme qui m’a incarcérée, séquestrée.
– Cela ne me regarde pas, dit le lieutenant de police ; vous êtes sa femme.
– Il le dit, du moins.
– Comment, il le dit ?
– Oui ; mais je ne m’en souviens point, moi, le mariage ayant été contracté pendant mon sommeil.
– Peste ! vous avez le sommeil dur.
– Plaît-il ?
– Je dis que cela ne me regarde point ; adressez-vous à un procureur et plaidez ; je n’aime pas à me mêler des affaires de ménage.
Sur quoi, M. de Sartine fit de la main un geste qui signifiait : « Allez-vous-en. »
Lorenza ne bougea point.
– Eh bien ? demanda M. de Sartine étonné.
– Je n’ai pas fini, dit-elle, et, si je viens ici, vous devez comprendre que ce n’est point pour me plaindre d’une frivolité ; c’est pour me venger. Je vous ai dit mon pays ; les femmes de mon pays se vengent et ne se plaignent pas.
– C’est différent, dit M. de Sartine ; mais dépêchez-vous, belle dame, mon temps est cher.
– Je vous ai dit que je venais à vous pour vous demander protection : l’aurai-je ?
– Protection contre qui ?
– Contre l’homme de qui je veux me venger.
– Il est donc puissant ?
– Plus puissant qu’un roi.
– Voyons, expliquons-nous, ma chère dame… Pourquoi vous accorderais-je ma protection contre un homme, de votre avis, plus puissant que le roi, pour une action qui est peut-être un crime ? Si vous avez à vous venger de cet homme, vengez-vous-en. Cela m’importe peu, à moi ; seulement, si vous commettez un crime, je vous ferai arrêter ; après quoi, nous verrons ; voilà la marche.
– Non, monsieur, dit Lorenza, non, vous ne me ferez point arrêter, car ma vengeance est d’une grande utilité pour vous, pour le roi, pour la France. Je me venge en révélant les secrets de cet homme.
– Ah ! ah ! cet homme a des secrets ? dit M. de Sartine intéressé malgré lui.
– De grands secrets, monsieur.
– De quelle sorte ?
– Politiques.
– Dites.
– Mais, enfin, me protégerez-vous, voyons ?
– Quelle espèce de protection me demandez-vous ? fit le magistrat avec un froid sourire : argent ou affection ?
– Je demande, monsieur, à entrer dans un couvent ; à y vivre ignorée, ensevelie. Je demande à ce que ce couvent devienne une tombe, mais que ma tombe ne soit jamais violée par qui que ce soit au monde.
– Ah ! dit le magistrat, ce n’est pas d’une exigence bien grande. Vous aurez le couvent ; parlez.
– Ainsi, j’ai votre parole, monsieur ?
– Je crois vous l’avoir donnée, ce me semble.
– Alors, dit Lorenza, prenez ce coffret ; il renferme des mystères qui vous feront trembler pour la sûreté du roi et du royaume.
– Ces mystères, vous les connaissez donc ?
– Superficiellement ; mais je sais qu’ils existent.
– Et qu’ils sont importants ?
– Qu’ils sont terribles.
– Des mystères politiques, dites-vous ?
– N’avez-vous jamais entendu dire qu’il existait une société secrète ?
– Ah ! celle des maçons ?
– Celle des invisibles.
– Oui ; mais je n’y crois pas.
– Quand vous aurez ouvert ce coffret, vous y croirez.
– Ah ! s’écria M. de Sartine vivement, voyons.
Et il prit le coffret des mains de Lorenza.
Mais tout à coup, ayant réfléchi, il le posa sur le bureau.
– Non, dit-il avec défiance, ouvrez le coffret vous-même.
– Mais, moi, je n’en ai point la clef.
– Comment n’en avez-vous point la clef ? Vous m’apportez un coffret qui renferme le repos d’un royaume et vous en oubliez la clef !
– Est-il donc si difficile d’ouvrir une serrure ?
– Non, quand on la connaît.
Puis, après un instant :
– Nous avons ici, continua-t-il, des clefs pour toutes les serrures ; on va vous en donner un trousseau – il regarda fixement Lorenza – et vous ouvrirez vous-même, continua-t-il.
– Donnez, dit simplement Lorenza.
M. de Sartine tendit à la jeune femme un trousseau de petites clefs ayant toutes les formes.
Elle le prit.
M. de Sartine toucha sa main, elle était froide comme une main de marbre.
– Mais, dit-il, pourquoi n’avez-vous pas apporté la clef du coffre ?
– Parce que le maître du coffre ne s’en sépare jamais.
– Et le maître du coffre, cet homme plus puissant qu’un roi, quel est-il ?
– Ce qu’il est, personne ne peut le dire ; le temps qu’il a vécu, l’éternité seul le sait ; les faits qu’il accomplit, nul ne les voit que Dieu.
– Mais son nom, son nom ?
– Je l’en ai vu changer dix fois, de nom.
– Enfin, celui sous lequel vous le connaissez, vous ?
– Acharat.
– Et il demeure ?
– Rue Saint…
Tout à coup, Lorenza tressaillit, frissonna, laissa tomber le coffret qu’elle tenait d’une main et les clefs qu’elle tenait de l’autre ; elle fit un effort pour répondre, sa bouche se tordit dans une convulsion douloureuse ; elle porta ses deux mains à sa gorge, comme si les mots près de sortir l’eussent étranglée ; puis, levant au ciel ses deux bras tremblants, sans avoir pu articuler un son, elle tomba de sa hauteur sur le tapis du cabinet.
– Pauvre petite ! murmura M. de Sartine ; que diable lui arrive-t-il donc ? C’est qu’elle est vraiment fort jolie. Allons, allons, il y a de l’amour jaloux dans cette vengeance-là !
Il sonna aussitôt et releva lui-même la jeune femme qui, les yeux étonnés, les lèvres immobiles, semblait morte et déjà détachée de ce monde.
Deux valets entrèrent.
– Enlevez avec précaution cette jeune dame, dit le lieutenant de police, et portez-la dans la chambre voisine. Tachez qu’elle reprenne ses sens ; surtout pas de violence. Allez.
Les valets obéissants emportèrent Lorenza.
FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.
Quatrième partie §
Chapitre CXXIV. Le coffret §
Resté seul, M. de Sartine prit, tourna et retourna le coffret en homme qui sait apprécier la valeur d’une découverte.
Puis il allongea la main et ramassa le trousseau de clefs tombé des mains de Lorenza.
Il les essaya toutes : aucune n’allait.
Il tira trois ou quatre autres trousseaux pareils de son tiroir.
Ces trousseaux contenaient des clefs de toutes dimensions : clefs de meubles, clefs de coffrets, bien entendu ; depuis la clef usitée jusqu’à la clef microscopique, on peut dire que M. de Sartine possédait un échantillon de toutes les clefs connues.
Il en essaya vingt, cinquante, cent, au coffret : aucune ne fit même un tour. Le magistrat en augura que la serrure était une apparence de serrure, et que, par conséquent, ses clefs étaient des simulacres de clefs.
Alors il prit dans le même tiroir un petit ciseau, un petit marteau, et, de sa main blanche enfoncée sous une ample manchette de malines, il fit sauter la serrure, gardienne fidèle du coffret.
Aussitôt, une liasse de papiers lui apparut au lieu des machines foudroyantes qu’il redoutait d’y trouver ou des poisons dont l’arôme devait s’exhaler mortellement et priver la France de son magistrat le plus essentiel.
Les premiers mots qui sautèrent aux yeux du lieutenant de police furent ceux-ci, tracés par une main dont l’écriture était passablement déguisée :
« Maître, il est temps de quitter le nom de Balsamo. »
Il n’y avait pas de signature, mais seulement ces trois lettres : L. P. D.
– Ah ! ah ! fit-il en retournant les boucles de sa perruque, si je ne connais pas l’écriture, je crois que je connais le nom. Balsamo, voyons, cherchons au B.
Il ouvrit alors un de ses vingt-quatre tiroirs et en tira un petit registre sur lequel, par ordre alphabétique, étaient écrits d’une fine écriture pleine d’abréviations trois ou quatre cents noms précédés, suivis et accompagnés d’accolades flamboyantes.
– Oh ! oh ! murmura-t-il, en voilà long sur ce Balsamo.
Et il lut toute la page avec des signes non équivoques de mécontentement.
Puis il replaça le petit registre dans son tiroir pour continuer l’inventaire du coffret.
Il n’alla pas bien loin sans être profondément impressionné. Et bientôt il trouva une note pleine de noms et de chiffres.
La note lui parut importante : elle était fort usée aux marges, fort chargée de signes faits au crayon. M. de Sartine sonna : un domestique parut.
– L’aide de la chancellerie, dit-il, tout de suite. Faites passer des bureaux à travers l’appartement pour économiser le temps.
Le valet sortit.
Deux minutes après, un commis, la plume à la main, le chapeau sous un bras, un gros registre sous l’autre, des manches de serge noire passées sur ses manches d’habit, se présentait au seuil du cabinet. M. de Sartine l’aperçut dans son meuble à glace et lui tendit le papier par-dessus son épaule.
– Déchiffrez-moi cela, dit-il.
– Oui, monseigneur, répondit le commis.
Ce devineur de charades était un petit homme mince, aux lèvres pincées, aux sourcils froncés par la recherche, à la tête pâle et pointue du haut et du bas, au menton effilé, au front fuyant, aux pommettes saillantes, aux yeux enfoncés et ternes qui s’animaient par instants.
M. de Sartine l’appelait la Fouine.
– Asseyez-vous, lui dit le magistrat le voyant embarrassé de son calepin, de son codex de chiffres, de sa note et de sa plume.
La Fouine s’assit modestement sur un tabouret, rapprocha ses jambes et se mit à écrire sur ses genoux, feuilletant son dictionnaire et sa mémoire avec une physionomie impassible.
Au bout de cinq minutes, il avait écrit :
§
« Ordre d’assembler trois mille frères à Paris.
§
« Ordre de composer trois cercles et six loges.
§
« Ordre de composer une garde au grand cophte, et de lui ménager quatre domiciles, dont un dans une maison royale.
§
« Ordre de mettre cinq cent mille francs à sa disposition pour une police.
§
« Ordre d’enrôler dans le premier des cercles parisiens toute la fleur de la littérature et de la philosophie.
§
« Ordre de soudoyer ou de gagner la magistrature et de s’assurer particulièrement du lieutenant de police, par corruption, par violence ou par ruse. »
La Fouine s’arrêta là un moment, non point que le pauvre homme réfléchit, il n’en avait garde, c’eût été un crime, mais parce que, sa page étant remplie et l’encre encore fraîche, il fallait attendre pour continuer.
M. de Sartine, impatient, lui arracha la feuille des mains et lut.
Au dernier paragraphe, une telle expression de frayeur se peignit sur tous ses traits, qu’il pâlit de se voir pâlir dans la glace de son armoire.
Il ne rendit pas la feuille au commis, mais il lui en passa une toute blanche.
Le commis recommença à écrire, à mesure qu’il déchiffrait ; ce qu’il exécutait, au reste, avec une facilité effrayante pour les faiseurs de chiffres.
Cette fois, M. de Sartine lut par-dessus son épaule.
Il lut donc :
§
« Se défaire à Paris du nom de Balsamo, qui commence à être trop connu, pour prendre celui du comte de Fœ… »
Le reste du mot était enseveli dans une tache d’encre.
Au moment où M. de Sartine cherchait les syllabes absentes qui devaient composer le mot, la sonnette retentit à l’extérieur, et un valet entra annonçant :
– M. le comte de Fœnix !
M. de Sartine poussa un cri et, au risque de démolir l’édifice harmonieux de sa perruque, il joignit les mains au-dessus de sa tête et se hâta de congédier son commis par une porte dérobée.
Puis, reprenant sa place devant son bureau, il dit au valet :
– Introduisez !
Quelques secondes après, dans sa glace, M. de Sartine aperçut le profil sévère du comte que, déjà, il avait entrevu à la cour le jour de la présentation de madame du Barry.
Balsamo entra sans hésitation aucune.
M. de Sartine se leva, fit une froide révérence au comte et, croisant une jambe sur l’autre, il s’adossa cérémonieusement à son fauteuil.
Au premier coup d’œil, le magistrat avait entrevu la cause et le but de cette visite.
Du premier coup d’œil aussi, Balsamo venait d’entrevoir la cassette ouverte et à moitié vidée sur le bureau de M. de Sartine.
Son regard, si fugitivement qu’il eût passé sur le coffret, n’échappa point à M. le lieutenant de police.
– À quel hasard dois-je l’honneur de votre présence, monsieur le comte ? demanda M. de Sartine.
– Monsieur, répondit Balsamo avec un sourire plein d’aménité, j’ai eu l’honneur d’être présenté à tous les souverains de l’Europe, à tous les ministres, à tous les ambassadeurs ; mais je n’ai trouvé personne qui me présentât chez vous. Je viens donc me présenter moi-même.
– En vérité, monsieur, répondit le lieutenant de police, vous arrivez à merveille ; car je crois bien que, si vous ne fussiez pas venu de vous-même, j’allais avoir l’honneur de vous mander ici.
– Ah ! voyez donc, dit Balsamo, comme cela se rencontre.
M. de Sartine s’inclina avec un sourire ironique.
– Est-ce que je serais assez heureux, monsieur, continua Balsamo, pour pouvoir vous être utile ?
Et ces mots furent prononcés sans qu’une ombre d’émotion ou d’inquiétude rembrunît sa physionomie souriante.
– Vous avez beaucoup voyagé, monsieur le comte ? demanda le lieutenant de police.
– Beaucoup, monsieur.
– Ah !
– Vous désirez quelque renseignement géographique, peut-être ? Un homme de votre capacité ne s’occupe pas seulement de la France, il embrasse l’Europe, le monde…
– Géographique n’est pas le mot, monsieur le comte, moral serait plus juste.
– Ne vous gênez pas, je vous prie ; pour l’un comme pour l’autre, je suis à vos ordres.
– Eh bien, monsieur le comte, figurez-vous que je cherche un homme très dangereux, ma foi, un homme qui est tout ensemble athée…
– Oh !
– Conspirateur.
– Oh !
– Faussaire.
– Oh !
– Adultère, faux monnayeur, empirique, charlatan, chef de secte ; un homme dont j’ai l’histoire sur mes registres, dans cette cassette que vous voyez, partout.
– Ah ! oui, je comprends, dit Balsamo ; vous avez l’histoire, mais vous n’avez pas l’homme.
– Non.
– Diable ! ce serait plus important, ce me semble.
– Sans doute ; mais vous allez voir comme nous sommes près de le tenir. Certes, Protée n’a pas plus de formes ; Jupiter n’a pas plus de noms que n’en a ce mystérieux voyageur : Acharat en Égypte, Balsamo en Italie, Somini en Sardaigne, marquis d’Anna à Malte, marquis Pellegrini en Corse, enfin comte de…
– Comte de… ? ajouta Balsamo.
– C’est ce dernier nom, monsieur, que je n’ai pas bien pu lire, mais vous m’aiderez, n’est-ce pas, j’en suis sûr, car il n’est point que vous n’ayez connu cet homme pendant vos voyages et dans chacune des contrées que j’ai citées tout à l’heure.
– Renseignez-moi un peu, voyons, dit Balsamo avec tranquillité.
– Ah ! je comprends ; vous désirez une sorte de signalement, n’est-ce pas, monsieur le comte ?
– Oui, monsieur, s’il vous plaît.
– Eh bien, dit M. de Sartine en fixant sur Balsamo un œil qu’il essayait de rendre inquisiteur, c’est un homme de votre âge, de votre taille, de votre tournure ; tantôt grand seigneur semant l’or, tantôt charlatan cherchant les secrets naturels, tantôt affilié sombre de quelque confrérie mystérieuse qui jure dans l’ombre la mort des rois et l’écroulement des trônes.
– Oh ! dit Balsamo, c’est bien vague.
– Comment, bien vague ?
– Si vous saviez combien j’ai vu d’hommes qui ressemblent à ce portrait !
– En vérité !
– Sans doute ; et vous ferez bien de préciser un peu si vous voulez que je vous aide. D’abord, savez-vous en quel pays il habite de préférence ?
– Il les habite tous.
– Mais en ce moment, par exemple ?
– En ce moment, il est en France.
– Et qu’y fait-il, en France ?
– Il dirige une immense conspiration.
– Ah ! voilà un renseignement, à la bonne heure ; et, si vous savez quelle conspiration il dirige, eh bien, vous tenez un fil au bout duquel, selon toute probabilité, vous trouverez votre homme.
– Je le crois comme vous.
– Eh bien, si vous le croyez, pourquoi, en ce cas, me demandez-vous conseil ? C’est inutile.
– Ah ! c’est que je me consulte encore.
– Sur quoi ?
– Sur ceci.
– Dites.
– Le ferai-je arrêter, oui ou non ?
– Oui ou non ?
– Oui ou non.
– Je ne comprends pas le non, monsieur le lieutenant de police ; car enfin, s’il conspire…
– Oui ; mais s’il est un peu garanti par quelque nom, par quelque titre ?
– Ah ! je comprends. Mais quel nom, quel titre ? Il faudrait me dire cela pour que je vous aidasse dans vos recherches, monsieur.
– Eh ! monsieur, je vous l’ai déjà dit, je sais le nom sous lequel il se cache ; mais…
– Mais vous ne savez point celui sous lequel il se montre, n’est-ce pas ?
– Justement ; sans quoi…
– Sans quoi, vous le feriez arrêter ?
– Immédiatement.
– Eh bien, mon cher monsieur de Sartine, c’est bien heureux, comme vous me le disiez tout à l’heure, que je sois arrivé en ce moment, car je vais vous rendre le service que vous me demandiez.
– Vous ?
– Oui.
– Vous allez me dire son nom ?
– Oui.
– Le nom sous lequel il se montre ?
– Oui.
– Vous le connaissez donc ?
– Parfaitement.
– Et quel est ce nom ? demanda M. de Sartine en expectative de quelque mensonge.
– Le comte de Fœnix.
– Comment ! le nom sous lequel vous vous êtes fait annoncer ?…
– Le nom sous lequel je me suis fait annoncer, oui.
– Votre nom ?
– Mon nom.
– Alors, cet Acharat, ce Somini, ce marquis d’Anna, ce marquis Pellegrini, ce Joseph Balsamo, c’est vous ?
– Mais oui, dit simplement Balsamo, c’est moi-même.
M. de Sartine prit une minute pour se remettre de l’éblouissement que lui causa cette effrontée franchise.
– J’avais deviné, vous voyez, dit-il. Je vous connaissais, je savais que ce Balsamo et ce comte de Fœnix ne faisaient qu’un.
– Ah ! vous êtes un grand ministre, dit Balsamo, je l’avoue.
– Et vous un grand imprudent, dit le magistrat en se dirigeant vers sa sonnette.
– Imprudent ! pourquoi ?
– Parce que je vais vous faire arrêter.
– Allons donc ! répliqua Balsamo en faisant un pas entre la sonnette et le magistrat, est-ce qu’on m’arrête, moi ?
– Pardieu ! que ferez-vous pour m’en empêcher ? Je vous le demande.
– Vous me le demandez ?
– Oui.
– Mon cher lieutenant de police, je vais vous brûler la cervelle.
Et Balsamo sortit de sa poche un charmant pistolet monté en vermeil, et qu’on eût cru ciselé par Benvenuto Cellini, qu’il dirigea tranquillement vers le visage de M. de Sartine, qui pâlit et tomba dans un fauteuil.
– Là, dit Balsamo en attirant un autre fauteuil près de celui du lieutenant de police, et en s’asseyant ; maintenant, nous voilà assis, nous pouvons causer un peu.
Chapitre CXXV. Causerie §
M. de Sartine fut un instant à se remettre d’une alarme si chaude. Il avait vu, comme s’il eût voulu regarder dedans, la gueule menaçante du pistolet ; il avait même senti sur son front le froid de son cercle de fer.
Enfin, il se remit.
– Monsieur, dit-il, j’ai sur vous un avantage ; sachant à quel homme je parlais, je n’avais pas pris les précautions que l’on prend contre les malfaiteurs ordinaires.
– Oh ! monsieur, répliqua Balsamo, voilà que vous vous irritez et que les gros mots débordent ; mais vous ne vous apercevez donc pas combien vous êtes injuste ! Je viens pour vous rendre service.
M. de Sartine fit un mouvement.
– Service, oui, monsieur, reprit Balsamo, et voilà que vous vous méprenez à mes intentions ; voilà que vous me parlez de conspirateurs, juste au moment où je venais vous dénoncer une conspiration.
Mais Balsamo avait beau dire, en ce moment-là, M. de Sartine ne prêtait pas grande attention aux paroles de ce dangereux visiteur ; si bien que ce mot de conspiration, qui l’eût réveillé en sursaut en temps ordinaire, put à peine lui faire dresser l’oreille.
– Vous comprenez, monsieur, puisque vous savez si bien qui je suis, vous comprenez, dis-je, ma mission en France : envoyé par Sa Majesté le grand Frédéric, c’est-à-dire ambassadeur plus ou moins secret de Sa Majesté prussienne ; or, qui dit ambassadeur dit curieux ; or, en ma qualité de curieux, je n’ignore rien des choses qui se passent, et l’une de celles que je connais le mieux, c’est l’accaparement des grains.
Si simplement que Balsamo eût prononcé ces dernières paroles, elles eurent plus de pouvoir sur le lieutenant de police que n’en avaient eu toutes les autres, car elles rendirent M. de Sartine attentif.
Il releva lentement la tête.
– Qu’est-ce que l’affaire des grains ? dit-il en affectant autant d’assurance que Balsamo lui-même en avait déployé au commencement de l’entretien. Veuillez me renseigner à votre tour, monsieur.
– Volontiers, monsieur, dit Balsamo. Voici ce que c’est.
– J’écoute.
– Oh ! vous n’avez pas besoin de me le dire… Des spéculateurs fort adroits ont persuadé à Sa Majesté le roi de France qu’il devait construire des greniers pour les grains de ses peuples, en cas de disette. On a donc fait des greniers : pendant qu’on y était, on s’est dit qu’il fallait mieux les faire grands ; on n’y a rien épargné, ni la pierre ni le moellon, et on les a faits très grands.
– Ensuite ?
– Ensuite, il a fallu les remplir ; des greniers vides étaient inutiles ; on les a donc remplis.
– Eh bien, monsieur ? fit M. de Sartine ne voyant pas bien clairement encore où voulait en venir Balsamo.
– Eh bien, vous devinez que, pour remplir de très grands greniers, il a fallu y mettre une très grande quantité de blé. N’est-ce pas vraisemblable ?
– Sans doute.
– Je continue. Beaucoup de blé retiré de la circulation, c’est un moyen d’affamer le peuple ; car, notez ceci, toute valeur retirée de la circulation équivaut à un manque de production. Mille sacs de grains au grenier sont mille sacs de moins sur la place. Multipliez ces mille sacs par dix seulement, le blé augmente aussitôt.
M. de Sartine fut pris d’une toux d’irritation.
Balsamo s’arrêta, et attendit tranquillement que la toux fût calmée.
– Donc, continua-t-il quand le lieutenant de police lui en laissa le loisir, voilà le spéculateur au grenier enrichi du surcroît de la valeur ; voyons, est ce clair, cela ?
– Parfaitement clair, dit M. de Sartine ; mais, à ce que je vois, monsieur, vous auriez la prétention de me dénoncer une conspiration ou un crime dont Sa Majesté serait l’auteur.
– Justement, reprit Balsamo, vous comprenez.
– C’est hardi, monsieur, et je suis véritablement curieux de savoir comment le roi prendra votre accusation ; j’ai bien peur que le résultat ne soit précisément le même que je me proposais en feuilletant les papiers de cette cassette avant votre arrivée ; prenez-y garde, monsieur, vous aboutirez toujours à la Bastille.
– Ah ! voilà que vous ne me comprenez plus.
– Comment cela ?
– Mon Dieu, que vous me jugez mal et que vous me faites tort, monsieur, en me prenant pour un sot ! Comment, vous vous figurez que je vais m’aller attaquer au roi, moi, un ambassadeur, un curieux ?… Mais ce que vous dites là serait l’œuvre d’un niais. Écoutez-moi donc jusqu’au bout, je vous prie.
M. de Sartine fit un mouvement de tête.
– Ceux qui ont découvert cette conspiration contre le peuple français… – pardonnez-moi le temps précieux que je vous prends, monsieur ; mais vous verrez tout à l’heure que ce n’est point du temps perdu – ceux qui ont découvert cette conspiration contre le peuple français sont des économistes, qui, très laborieux, très minutieux, en appliquant leur loupe investigatrice sur ce tripotage, ont remarqué que le roi ne jouait pas seul. Ils savent bien que Sa Majesté tient un registre exact du taux des grains sur les divers marchés ; ils savent bien que Sa Majesté se frotte les mains quand la hausse lui a produit huit ou dix mille écus ; mais ils savent aussi qu’à côté de Sa Majesté est un homme dont la position facilite les marchés, un homme qui, tout naturellement, grâce à certaines fonctions – c’est un fonctionnaire, vous comprenez – surveille les achats, les arrivages, les encaissements, un homme, enfin, qui s’entremet pour le roi ; or, les économistes, les gens à loupe, comme je les appelle, ne s’attaquent pas au roi, attendu que ce ne sont point des imbéciles, mais à l’homme, mon cher monsieur, mais au fonctionnaire, mais à l’agent qui tripote pour Sa Majesté.
M. de Sartine essaya de rendre l’équilibre à sa perruque, mais ce fut en vain.
– Or, continua Balsamo, j’arrive au fait. De même que vous saviez, vous qui avez une police, que j’étais M. le comte de Fœnix, je sais, moi, que vous êtes M. de Sartine.
– Eh bien, après ? dit le magistrat embarrassé. Oui, je suis M. de Sartine. La belle affaire !
– Ah ! mais comprenez donc, ce M. de Sartine est précisément l’homme aux carnets, aux tripotages, aux encaissements, celui qui, soit à l’insu du roi, soit à sa connaissance, trafique des estomacs de vingt-sept millions de Français que ses fonctions lui prescrivent de nourrir aux meilleures conditions possibles. Or, figurez-vous un peu l’effet d’une découverte pareille ! Vous êtes peu aimé du peuple : le roi n’est pas un homme tendre ; aussitôt que le cri des affamés demandera votre tête, Sa Majesté, pour écarter tout soupçon de connivence avec vous, s’il y a connivence, ou pour faire justice, s’il n’y a pas complicité, Sa Majesté se hâtera de vous faire accrocher à un gibet pareil à celui d’Enguerrand de Marigny, vous rappelez-vous ?
– Imparfaitement, dit M. de Sartine fort pâle, et vous faites preuve de bien mauvais goût, monsieur, ce me semble, en parlant gibet à un homme de ma condition.
– Oh ! si je vous en parle, mon cher monsieur, dit Balsamo, c’est qu’il me semble encore le voir, ce pauvre Enguerrand. C’était, je vous jure, un parfait gentilhomme de Normandie, d’une très ancienne famille et d’une très noble maison. Il était chambellan de France, capitaine du Louvre, intendant des finances et des bâtiments ; il était comte de Longueville, qui est comté plus considérable que celui d’Alby qui est le vôtre. Eh bien, monsieur, je l’ai vu accroché au gibet de Montfaucon qu’il avait fait construire ; et, Dieu merci ! ce n’est pas faute de lui avoir répété : « Enguerrand, mon cher Enguerrand, prenez garde ! vous taillez dans les finances avec une largeur que Charles de Valois ne vous pardonnera pas. » Il ne m’écouta point, monsieur, et périt malheureusement. Hélas ! si vous saviez combien j’en ai vu de préfets de police, depuis Ponce-Pilate, qui condamna Jésus-Christ, jusqu’à M. Bertin de Belle-Isle, comte de Bourdeilles, seigneur de Brantôme, votre prédécesseur, qui a établi les lanternes et défendu les bouquets !
M. de Sartine se leva, essayant en vain de dissimuler l’agitation à laquelle il était en proie.
– Eh bien, dit-il, vous m’accuserez si vous voulez ; que m’importe le témoignage d’un homme comme vous, qui ne tient à rien ?
– Prenez garde, monsieur ! dit Balsamo, ce sont souvent ceux qui ont l’air de ne tenir à rien qui tiennent à tout ; et, lorsque j’écrirai dans tous ses détails l’histoire de ces blés accaparés à mon correspondant ou à Frédéric, qui est philosophe, comme vous savez ; lorsque Frédéric se sera empressé d’écrire la chose, commentée de sa main, à M. Arouet de Voltaire ; lorsque celui-ci en aura fait avec sa plume, que vous connaissez de réputation au moins, je l’espère, un petit conte drolatique dans le genre de l’Homme aux quarante écus. Lorsque M. d’Alembert, cet admirable géomètre, aura calculé qu’avec les grains de blé dérobés par vous à la subsistance publique on eût pu nourrir cent millions d’hommes pendant trois ou quatre ans ; lorsque Helvétius aura établi que le prix de ces grains, traduit en écus de six livres et posé en pile, pourrait monter jusqu’à la lune, ou bien, en billets de caisse posés les uns à côté des autres, pourrait s’étendre jusqu’à Saint-Pétersbourg ; lorsque ce calcul aura inspiré un mauvais drame à M. de La Harpe, un entretien du Père de famille à Diderot et une paraphrase terrible de cet entretien avec commentaires à Jean-Jacques Rousseau, de Genève, qui mord aussi pas mal quand il s’y met ; un mémoire à M. Caron de Beaumarchais, à qui Dieu vous préserve de marcher sur le pied ; une petite lettre à M. Grimm, une grosse boutade à M. d’Holbach, un aimable conte moral à M. de Marmontel, qui vous assassinera en vous défendant mal ; lorsqu’on parlera de cela au café de la Régence, au Palais-Royal, chez Audinot, chez les grands danseurs du roi, entretenus, comme vous savez, par M. Nicolet : ah ! monsieur le comte d’Alby, vous serez un lieutenant de police bien autrement malade que ce pauvre Enguerrand de Marigny, dont vous ne voulez pas entendre parler, le fut, élevé sur son gibet, car il se disait innocent, lui, et cela de si bonne foi, que, parole d’honneur, je l’ai cru quand il me l’a affirmé.
À ces mots, M. de Sartine, sans prendre garde plus longtemps au décorum, ôta sa perruque et essuya son crâne, tout ruisselant de sueur.
– Eh bien, soit, dit-il. mais tout cela n’empêchera rien. Perdez-moi si vous pouvez. Vous avez vos preuves, j’ai les miennes. Gardez votre secret, je garde la cassette.
– Eh bien, monsieur, dit Balsamo, voilà encore une profonde erreur dans laquelle je suis étonné de voir tomber un homme de votre force ; cette cassette…
– Eh bien, cette cassette ?
– Vous ne la garderez pas.
– Oh ! s’écria M. de Sartine avec un rire ironique, c’est vrai ; j’oubliais que M. le comte de Fœnix est un gentilhomme de grand chemin qui détrousse les gens à main armée. Je ne voyais plus votre pistolet, parce que vous l’avez remis dans votre poche. Excusez-moi, monsieur l’ambassadeur.
– Eh ! mon Dieu ! il ne s’agit pas de pistolet ici, monsieur de Sartine ; vous ne croyez pas, bien certainement, que je vais, de vive force, de haute lutte, vous enlever ce coffret, pour qu’une fois sur l’escalier j’entende votre sonnette tinter et votre voix crier au voleur. Non pas ! lorsque je dis que vous ne garderez pas le coffret, j’entends dire par là que vous allez, de bonne grâce et de votre pleine volonté, me le restituer vous-même.
– Moi ? s’écria le magistrat en posant son poing sur l’objet en litige avec tant de force, qu’il faillit le briser.
– Oui, vous.
– C’est bien, raillez, monsieur ! mais, quant à reprendre ce coffret, je vous le dis, vous ne l’aurez qu’avec ma vie. Et qu’est-ce que je dis, avec ma vie ! ne l’ai-je pas risquée mille fois ? Ne la dois-je pas, jusqu’à la dernière goutte de mon sang, au service de Sa Majesté ? Tuez-moi, vous en êtes le maître ; mais le bruit attirerait des vengeurs, mais j’aurais encore assez de voix pour vous convaincre de tous vos crimes. Ah ! vous rendre ce coffret ! ajouta-t-il avec un rire amer, l’enfer le réclamerait que je ne le rendrais pas !
– Aussi n’emploierai-je pas l’intervention des puissances souterraines ; il me suffira de l’intervention de la personne qui fait heurter en ce moment à la porte de votre cour.
En effet, trois coups frappés magistralement venaient de retentir.
– Et dont le carrosse, continua Balsamo, écoutez, entre en ce moment dans votre cour.
– C’est un ami à vous, à ce qu’il paraît, qui me fait l’honneur de me visiter ?
– Comme vous dites, un ami à moi.
– Et je lui rendrai ce coffret ?
– Oui, cher monsieur de Sartine, vous le lui rendrez.
Le lieutenant de police n’avait pas achevé un geste de suprême dédain, lorsqu’un valet empressé ouvrit la porte et annonça que madame la comtesse du Barry demandait une audience à monseigneur.
M. de Sartine tressaillit et regarda, stupéfait, Balsamo, qui usait de toute sa puissance sur lui-même pour ne pas rire au nez de l’honorable magistrat.
En ce moment, derrière le valet, une femme qui ne croyait pas avoir besoin de permission entra, rapide et toute parfumée ; c’était la belle comtesse, dont les jupes ondoyantes frôlèrent avec un doux bruit la porte du cabinet.
– Vous, madame, vous ! murmura M. de Sartine, qui, par un reste de terreur, avait saisi dans ses mains et serrait sur sa poitrine le coffret encore ouvert.
– Bonjour, Sartine, dit la comtesse avec son gai sourire.
Puis, se tournant vers Balsamo :
– Bonjour, cher comte, ajouta-t-elle.
Et elle tendit sa main à ce dernier, qui s’inclina familièrement sur cette main blanche et posa ses lèvres où s’étaient tant de fois posées les lèvres royales.
Dans ce mouvement, Balsamo avait eu le temps de proférer tout bas trois ou quatre paroles que n’avait pu entendre M. de Sartine.
– Ah ! justement, s’écria la comtesse, voilà mon coffret.
– Votre coffret ! balbutia M. de Sartine.
– Sans doute, mon coffret. Tiens, vous l’avez ouvert, vous ne vous gênez pas !
– Mais, madame…
– Oh ! c’est charmant, j’en avais eu l’idée… On m’avait volé ce coffret ; alors je me suis dis : « Il faut que j’aille chez Sartine, il me le retrouvera. » Vous l’avez retrouvé auparavant, merci.
– Et, comme vous le voyez, dit Balsamo, monsieur l’a même ouvert.
– Oui, vraiment !… A-t-on imaginé cela ? Mais c’est odieux, Sartine.
– Madame, sauf tout le respect que j’ai pour vous, dit le lieutenant de police, j’ai peur que vous ne vous en laissiez imposer.
– Imposer, monsieur ! dit Balsamo ; est-ce pour moi, par hasard, que vous dites ce mot ?
– Je sais ce que je sais, répliqua M. de Sartine.
– Et moi, je ne sais rien, dit tout bas madame du Barry à Balsamo. Voyons, qu’y a-t-il, cher comte ? Vous avez réclamé la promesse que je vous ai faite de vous accorder la première demande que vous me feriez. J’ai de la parole comme un homme ; me voici. Voyons, que voulez-vous de moi ?
– Madame, répondit tout haut Balsamo, vous m’avez, il y a peu de jours, confié cette cassette et tout ce qu’elle renferme.
– Mais sans doute, dit madame du Barry, répondant par un regard au regard du comte.
– Sans doute ! s’écria M. de Sartine ; vous dites sans doute, madame ?
– Mais oui, et madame a prononcé ces paroles assez haut pour que vous les ayez entendues.
– Une cassette qui renferme dix conspirations peut-être !
– Ah ! monsieur de Sartine, vous savez bien que vous n’avez pas de bonheur avec ce mot ; ne le répétez donc pas. Madame vous redemande sa cassette, rendez-la-lui, voilà tout.
– Vous me la redemandez, madame ? dit en tremblant de colère M. de Sartine.
– Oui, cher magistrat.
– Mais, au moins, sachez…
Balsamo regarda la comtesse.
– Je n’ai rien à savoir que je ne sache, dit madame du Barry ; rendez-moi le coffret ; je ne me suis pas dérangée pour rien, comprenez-vous ?
– Au nom du Dieu vivant, au nom de l’intérêt de Sa Majesté, madame…
Balsamo fit un geste d’impatience.
– Ce coffret, monsieur ! dit brièvement la comtesse, ce coffret, oui ou non ! Réfléchissez avant de dire non.
– Comme il vous plaira, madame, dit humblement M. de Sartine.
Et il tendit à la comtesse le coffret, dans lequel Balsamo avait déjà fait rentrer tous les papiers épars sur le bureau.
Madame du Barry se tourna vers ce dernier avec un charmant sourire.
– Comte, dit-elle, voulez-vous me porter ce coffret jusqu’à mon carrosse et m’offrir la main pour que je ne traverse pas seule toutes ces antichambres meublées de si vilains visages ? – Merci, Sartine.
Et Balsamo se dirigeait déjà vers la porte avec sa protectrice, quand il vit M. de Sartine se diriger, lui, vers la sonnette.
– Madame la comtesse, dit Balsamo en arrêtant son ennemi du regard, soyez assez bonne pour dire à M. de Sartine, qui m’en veut énormément de ce que je lui ai réclamé votre cassette, soyez assez bonne pour lui dire combien vous seriez désespérée s’il m’arrivait quelque malheur par le fait de M. le lieutenant de police, et combien vous lui en sauriez mauvais gré.
La comtesse sourit à Balsamo.
– Vous entendez ce que dit M. le comte, mon cher Sartine ? Eh bien, c’est la pure vérité ; M. le comte est un excellent ami à moi, et je vous en voudrais mortellement si vous lui déplaisiez en quelque chose que ce fût. Adieu, Sartine.
Et, cette fois, la main dans celle de Balsamo, qui emportait le coffret, madame du Barry quitta le cabinet du lieutenant de police.
M. de Sartine les vit partir tous deux sans montrer cette fureur que Balsamo s’attendait à voir éclater.
– Va ! murmura le magistrat vaincu ; va, tu tiens la cassette ; mais, moi, je tiens la femme !
Et, pour se dédommager, il sonna de façon à briser toutes les sonnettes.
Chapitre CXXVI. Où M. de Sartine commence à croire que Balsamo est sorcier §
Au tintement précipité de la sonnette de M. de Sartine, un huissier accourut.
– Eh bien, demanda le magistrat, cette femme ?
– Quelle femme, monseigneur ?
– Cette femme qui s’est évanouie ici, et que je vous ai confiée ?
– Monseigneur, elle se porte à merveille, répliqua l’huissier.
– Très bien ; amenez-la-moi.
– Où faut-il l’aller chercher, monseigneur ?
– Comment ! mais dans cette chambre.
– Elle n’y est plus, monseigneur.
– Elle n’y est plus ! Où est-elle donc, alors ?
– Je n’en sais rien.
– Elle est partie ?
– Oui.
– Toute seule ?
– Oui.
– Mais elle ne pouvait se soutenir.
– Monseigneur, c’est vrai, elle demeura quelques instants évanouie ; mais, cinq minutes après que M. de Fœnix eut été introduit dans le cabinet de monseigneur, elle se réveilla de cet étrange évanouissement auquel ni essences ni sels n’avaient apporté de remède. Alors elle ouvrit les yeux, se leva au milieu de nous tous, et respira d’un air de satisfaction.
– Après ?
– Après, elle se dirigea vers la porte ; et, comme monseigneur n’avait en rien ordonné qu’on la retînt, elle est partie.
– Partie ? s’écria M. de Sartine. Ah ! malheureux que vous êtes ! je vous ferai tous périr à Bicêtre ! Vite, vite, qu’on m’envoie mon premier agent !
L’huissier sortit vivement pour obéir à l’ordre qu’il venait de recevoir.
– Le misérable est sorcier, murmura l’infortuné magistrat. Je suis lieutenant de police du roi, moi ; il est lieutenant de police du diable, lui.
Le lecteur a déjà compris, sans doute, ce que M. de Sartine ne pouvait s’expliquer. Aussitôt après la scène du pistolet, et tandis que le lieutenant de police essayait de se remettre, Balsamo, profitant de ce moment de répit, s’était orienté, et, se tournant successivement vers les quatre points cardinaux, bien sûr de rencontrer Lorenza vers l’un d’eux, il avait ordonné à la jeune femme de se lever, de sortir, et de retourner par le même chemin qu’elle avait déjà pris, c’est-à-dire rue Saint-Claude.
Aussitôt cette volonté formulée dans l’esprit de Balsamo, un courant magnétique s’était établi entre lui et la jeune femme, laquelle, obéissant à l’ordre qu’elle recevait par intuition, s’était levée et retirée sans que personne s’opposât à son départ.
M. de Sartine, le soir même, se mit au lit et se fit saigner ; la révolution avait été trop forte pour qu’il put la supporter impunément, et un quart d’heure de plus, assura le médecin, il eût succombé à une attaque d’apoplexie.
Pendant ce temps, Balsamo avait reconduit la comtesse à son carrosse, et avait essayé de prendre congé d’elle ; mais elle n’était pas femme à le quitter ainsi sans savoir, ou tout au moins sans chercher à savoir le mot de l’étrange événement qui venait de s’accomplir sous ses yeux.
Elle pria donc le comte de monter près d’elle ; le comte obéit, et un piqueur emmena Djérid en main.
– Vous voyez, comte, si je suis loyale, dit-elle, et si, quand j’ai appelé quelqu’un mon ami, j’ai dit la parole avec la bouche ou avec le cœur. J’allais retourner à Luciennes, où le roi m’a dit qu’il devait venir me voir demain matin ; mais votre lettre est venue et j’ai tout quitté pour vous. Beaucoup se fussent épouvantés de ces mots de conspirations et de conspirateurs que M. de Sartine nous jetait au visage ; mais je vous ai regardé avant que d’agir et j’ai fait selon vos vœux.
– Madame, répondit Balsamo, vous avez payé amplement le faible service que j’ai pu vous rendre ; mais avec moi rien n’est perdu ; je sais être reconnaissant, vous vous en apercevrez. Ne croyez pas cependant que je sois un coupable, un conspirateur, comme dit M. de Sartine. Ce cher magistrat avait reçu des mains de quelqu’un qui me trahit ce coffret plein de mes petits secrets chimiques, secrets, madame la comtesse, que je veux vous faire partager, pour que vous conserviez cette immortelle, cette splendide beauté, cette éblouissante jeunesse. Or, voyant les chiffres de mes formules, le cher M. de Sartine a appelé à son aide la chancellerie, laquelle, pour ne pas se laisser prendre en défaut, a interprété mes chiffres à sa manière. Je crois vous l’avoir dit une fois, madame, le métier n’est pas encore affranchi de tous les périls qui l’entouraient au Moyen Âge ; il n’y a que les esprits intelligents et jeunes comme le vôtre qui lui soient favorables. Bref, madame, vous m’avez sauvé d’un embarras ; je vous en témoigne et vous en prouverai ma reconnaissance.
– Mais que vous eût-il donc fait si je ne fusse pas venue à votre secours ?
– Il m’eût, pour faire pièce au roi Frédéric, que Sa Majesté déteste, renfermé à Vincennes ou à la Bastille. J’en serais sorti, je le sais bien, grâce à mon procédé pour fondre la pierre sous le souffle ; mais j’eusse perdu à cela mon coffret, qui renferme, j’ai eu l’honneur de vous le dire, beaucoup de curieuses et d’impayables formules, arrachées par un heureux hasard de la science aux éternelles ténèbres.
– Ah ! comte, vous me rassurez et me charmez tout à la fois. Vous me promettez donc un philtre pour rajeunir ?
– Oui.
– Et quand me le donnerez-vous ?
– Oh ! nous ne sommes pas pressés. Vous me le demanderez dans vingt ans, belle comtesse. Maintenant, je pense que vous n’avez pas envie de redevenir enfant.
– Vous êtes un homme charmant, en vérité ; mais une dernière question et je vous laisse, car vous me semblez fort pressé.
– Parlez, comtesse.
– Vous m’avez dit que quelqu’un vous avait trahi : est-ce un homme ou une femme ?
– C’est une femme.
– Ah ! ah ! comte : de l’amour !
– Hélas ! oui, doublé d’une jalousie qui va jusqu’à la rage, et qui produit les beaux effets que vous avez vus ; voilà une femme qui, n’osant me donner un coup de couteau, parce qu’elle sait qu’on ne me tue pas, a voulu me faire enterrer dans une prison ou me ruiner.
– Comment, vous ruiner ?
– Elle le croyait du moins.
– Comte, je fais arrêter, dit la comtesse en riant. Est-ce donc au vif-argent qui court dans vos veines que vous devez cette immortalité qui fait qu’on vous dénonce au lieu de vous tuer ? Faut-il que je vous descende ici ou que je vous reconduise chez vous ?
– Non, madame ; ce serait trop de bonté à vous que de vous déranger pour moi de votre chemin. J’ai là mon cheval Djérid.
– Ah ! ce merveilleux animal qui dépasse, dit-on, le vent à la course ?
– Je vois qu’il vous plaît, madame.
– C’est un magnifique coursier, en effet.
– Permettez-moi de vous l’offrir, à cette condition que vous le monterez seule.
– Oh ! non, merci ; je ne monte pas à cheval, ou du moins j’y monte fort timidement. Votre intention a donc pour moi tout le mérite du présent. Adieu, cher comte, n’oubliez pas, dans dix ans, mon philtre régénérateur.
– J’ai dit vingt ans.
– Comte, vous connaissez le proverbe : « J’aime mieux tenir… » Et même, si vous pouvez me le donner dans cinq ans… On ne sait pas ce qui peut arriver.
– Quand il vous plaira, comtesse. Ne savez-vous pas que je suis tout à vous ?
– Un dernier mot, comte.
– J’écoute, madame.
– Il faut que je vous aie en bien grande confiance pour vous l’adresser.
Balsamo, qui avait déjà mis pied à terre, surmonta son impatience et se rapprocha de la comtesse.
– On dit partout, continua madame du Barry, que le roi a du goût pour cette petite Taverney.
– Ah ! madame, dit Balsamo, est-ce possible ?
– Un goût fort vif, à ce qu’on prétend. Il faut que vous me le disiez : si cela est vrai, comte, ne me ménagez pas ; comte, traitez-moi en amie, je vous en conjure ; comte, dites-moi la vérité.
– Madame, répliqua Balsamo, je ferai plus ; je vous garantis, moi, que jamais mademoiselle Andrée ne sera la maîtresse du roi.
– Et pourquoi cela, comte ? s’écria madame du Barry.
– Parce que je ne le veux pas, dit Balsamo.
– Oh ! fit madame du Barry, incrédule.
– Vous doutez ?
– N’est-ce point permis ?
– Ne doutez jamais de la science, madame. Vous m’avez cru quand j’ai dit oui ; quand je dis non, croyez-moi.
– Mais enfin vous avez donc des moyens… ?
Elle s’arrêta en souriant.
– Achevez.
– Des moyens capables d’annihiler la volonté du roi ou de combattre ses caprices ?
Balsamo sourit.
– Je crée des sympathies, dit-il.
– Oui, je sais cela.
– Vous y croyez même.
– J’y crois.
– Eh bien, je créerai de même des répugnances, et, au besoin, des impossibilités. Ainsi tranquillisez-vous, comtesse, je veille.
Balsamo répandait tous ces lambeaux de phrases avec un égarement que madame du Barry n’eût pas pris, comme elle le prit, pour de la divination, si elle eut connu toute la soif fiévreuse qu’avait Balsamo de retrouver Lorenza au plus vite.
– Allons, dit-elle, décidément, comte, vous êtes non seulement mon prophète de bonheur, mais encore mon ange gardien. Comte, faites-y bien attention, je vous défendrai, défendez-moi. Alliance ! alliance !
– C’est fait, madame, répliqua Balsamo.
Et il baisa encore une fois la main de la comtesse.
Puis, refermant la portière du carrosse, que la comtesse avait fait arrêter aux Champs-Élysées, il monta sur son cheval, qui hennit de joie, et disparut bientôt dans l’ombre de la nuit.
– À Luciennes ! cria madame du Barry consolée.
Balsamo, cette fois, fit entendre un léger sifflement, pressa légèrement les genoux et enleva Djérid, qui partit au galop.
Cinq minutes après, il était dans le vestibule de la rue Saint-Claude, regardant Fritz.
– Eh bien ? demanda-t-il avec anxiété.
– Oui, maître, répondit le domestique, qui avait l’habitude de lire dans son regard.
– Elle est rentrée ?
– Elle est là-haut.
– Dans quelle chambre ?
– Dans la chambre aux fourrures.
– Dans quel état ?
– Oh ! bien fatiguée ; elle courait si rapidement que, moi qui la vis venir de loin, parce que je la guettais, je n’eus pas même le temps de courir au devant d’elle.
– En vérité !
– Oh ! j’en ai été effrayé ; elle est entrée ici comme une tempête ; elle a monté l’escalier sans prendre haleine, et tout à coup, en entrant dans la chambre, elle est tombée sur la peau du grand lion noir. Vous la trouverez là.
Balsamo monta précipitamment et trouva, en effet, Lorenza qui se débattait sans force contre les premières convulsions d’une crise nerveuse. Il y avait trop longtemps que le fluide pesait sur elle et la forçait à des actes violents. Elle souffrait, elle gémissait ; on eût dit qu’une montagne pesait sur sa poitrine, et que, des deux mains, elle tentait de l’écarter.
Balsamo la regarda un instant d’un œil étincelant de colère, et, l’enlevant entre ses bras, l’emporta dans sa chambre, dont la porte mystérieuse se referma sur lui.
Chapitre CXXVII. L’élixir de vie §
On sait dans quelles dispositions Balsamo venait de rentrer dans la chambre de Lorenza.
Il s’apprêtait donc à la réveiller pour lui faire les reproches qui couvaient en sa sourde colère, et il était bien décidé à la punir selon les conseils de cette colère, lorsqu’une triple secousse du plafond l’avertit qu’Althotas avait guetté sa rentrée et voulait lui parler.
Cependant Balsamo attendit encore ; il espérait ou s’être trompé, ou que le signal n’était qu’accidentel, lorsque l’impatient vieillard réitéra son appel coup sur coup ; de sorte que Balsamo, craignant sans doute, soit qu’il ne descendît comme cela lui était arrivé quelquefois, soit que Lorenza, réveillée par une influence contraire à la sienne, ne prît connaissance de quelque nouvelle particularité non moins dangereuse pour lui que ses secrets politiques ; de sorte que Balsamo, disons-nous, après avoir, si l’on peut s’exprimer ainsi, chargé Lorenza d’une nouvelle couche de fluide, sortit pour se rendre près d’Althotas.
Il était temps qu’il arrivât ; la trappe était déjà à moitié chemin du plafond. Althotas avait quitté son fauteuil roulant et se montrait accroupi sur cette partie mobile du plancher qui s’élevait et descendait.
Il vit sortir Balsamo de la chambre de Lorenza.
Ainsi accroupi, le vieillard était à la fois terrible et hideux à voir.
Sa blanche figure – dans quelques parties de cette figure qui semblaient vivantes encore – s’était empourprée du feu de la colère ; ses mains, effilées et noueuses comme celles d’un squelette de main humaine, tremblotaient en cliquetant ; ses yeux caves semblaient vaciller dans leur orbite profonde et, dans une langue inconnue même de son élève, il proférait contre lui les invectives les plus violentes.
Sorti de son fauteuil pour faire jouer le ressort, il semblait ne vivre et ne se mouvoir qu’à l’aide de ses deux longs bras, grêles et arrondis comme ceux de l’araignée ; et, sortant, comme nous l’avons dit, de sa chambré inaccessible à tous, excepté à Balsamo, il était en train de se transporter dans la chambre inférieure.
Pour que ce faible vieillard, si paresseux, eût quitté son fauteuil, intelligente machine qui lui épargnait toute fatigue ; pour qu’il eût consenti à accomplir un de ces actes de la vie vulgaire ; pour qu’il se fût donné le souci et la fatigue d’opérer un pareil changement dans ses habitudes, il fallait qu’une extraordinaire surexcitation l’eût fait sortir de sa vie contemplative et forcé de rentrer dans la vie réelle.
Balsamo, surpris en quelque sorte en flagrant délit, s’en montra d’abord étonné, puis inquiet.
– Ah ! s’écria Althotas, te voilà, fainéant ! te voilà, lâche, qui abandonnes ton maître !
Balsamo, selon son habitude lorsqu’il parlait au vieillard, appela toute sa patience à son aide :
– Mais, répliqua-t-il tout doucement, il me semble, mon ami, que vous venez seulement d’appeler.
– Ton ami ! s’écria Althotas, ton ami ! vile créature humaine ! Je crois que tu me parles, à moi, la langue de tes semblables. Ami pour toi, je le crois bien. Plus qu’ami, père, père qui t’a nourri, qui t’a élevé, instruit, enrichi. Mais ami pour moi, oh ! non ! car tu m’as délaissé, car tu m’affames, car tu m’assassines.
– Voyons, maître ; vous vous troublez la bile, vous vous aigrissez le sang, vous vous rendez malade.
– Malade ! dérision ! ai-je été malade jamais, sinon lorsque tu m’as fait participer, malgré moi, à quelques-unes des misères de la sale condition humaine ? Malade ! as-tu oublié que c’est moi qui guéris les autres ?
– Enfin, maître, repartit froidement Balsamo, me voici : ne perdons pas le temps en vain.
– Oui, je te conseille de me rappeler cela ; le temps, le temps que tu me forces à économiser, moi pour qui cette étoffe mesurée à chaque créature ne devrait avoir ni fin ni limite ; oui, mon temps se passe ; oui, mon temps se perd ; oui, mon temps, comme le temps des autres, tombe minute par minute dans l’éternité, quand mon temps à moi devrait être l’éternité elle-même !
– Allons, maître, dit Balsamo avec une inaltérable patience, tout en abaissant la trappe jusqu’à terre, tout en se plaçant près de lui et tout en faisant jouer le ressort qui le réintégrait dans son appartement, allons, que vous faut-il ? Parlez. Vous dites que je vous affamé ; mais est-ce que vous n’êtes pas dans votre quarantaine de diète absolue ?
– Oui, oui, sans doute ; l’œuvre de régénération est commencée depuis trente-deux jours.
– Alors, dites-moi, de quoi vous plaignez-vous ? Je vois là deux ou trois carafes d’eau de pluie, la seule que vous buviez.
– Sans doute ; mais te figures-tu que je sois un ver à soie pour opérer seul cette grande œuvre du rajeunissement et de la transformation ? Te figures-tu que, n’ayant plus de forces, je pourrai composer seul mon élixir de vie ? Te figures-tu que, couché sur le flanc, amolli par les boissons rafraîchissantes, ma seule nourriture, j’aurai l’esprit bien présent, si tu ne m’y aides pas, pour faire, abandonné à mes seules ressources, le minutieux travail de ma régénération, dans lequel, tu le sais bien, malheureux, je dois être aidé et secouru par un ami ?
– Je suis là, maître, je suis là ; voyons, répondez, dit Balsamo tout en réinstallant presque malgré lui le vieillard dans son fauteuil, comme il eût fait d’un hideux enfant ; voyons, répondez, vous n’avez pas manqué d’eau distillée, puisque, comme je vous le disais, j’en vois là trois pleines carafes ; cette eau a bien été recueillie au mois de mai, vous le savez ; voilà vos biscuits d’orge et de sésame ; je vous ai déjà saigné deux fois sur trois et à chaque jour de décade, je vous ai moi-même administré les gouttes blanches que vous avez prescrites.
– Oui, mais l’élixir ! l’élixir n’est pas composé ; tu ne te rappelles pas cela, tu n’y étais pas : c’était ton père, ton père, plus fidèle que toi ; mais, à ma dernière cinquantaine, je composai l’élixir un mois d’avance. J’avais fait retraite sur le mont Ararat. Un juif me fournit pour son poids en argent un enfant chrétien qui tétait encore sa mère ; je le saignai selon le rite : je pris les trois dernières gouttes de son sang artériel, et en une heure, mon élixir, auquel il ne manquait plus que cet ingrédient, fut composé ; aussi ma régénération de cinquantaine se passa-t-elle merveilleusement bien ; mes cheveux et mes dents tombèrent pendant les convulsions qui succédèrent à l’absorption de cet élixir bienheureux ; mais ils repoussèrent, les dents assez mal, je le sais, parce que je négligeai cette précaution d’introduire mon élixir dans ma gorge avec un conduit d’or. Mais mes cheveux et mes ongles repoussèrent dans cette seconde jeunesse, et je me pris à revivre comme si j’avais quinze ans… Mais voilà que j’ai revieilli de nouveau, voilà que je touche au dernier terme ; voilà que si l’élixir n’est pas prêt, que s’il n’est pas renfermé dans cette bouteille, que si je ne donne pas tout soin à cette œuvre, la science d’un siècle sera anéantie avec moi, et que ce secret admirable, sublime, que je tiens, sera perdu pour l’homme, qui touche en moi et par moi à la divinité ! Oh ! si j’y manque, oh ! si je me trompe, oh ! si je faux, Acharat, c’est toi, toi qui en seras cause ; et, prends-y garde, ma colère sera terrible, terrible !
Et, en prononçant ces derniers mots qui firent jaillir comme une étincelle livide de sa prunelle mourante, le vieillard tomba dans une petite convulsion à laquelle succéda un violent accès de toux.
Balsamo lui prodigua à l’instant même les soins les plus empressés.
Le vieillard revint à lui ; sa pâleur était devenue de la lividité. Ce faible accès avait épuisé ses forces à ce point qu’on eût pu croire qu’il allait mourir.
– Voyons, maître, lui dit alors Balsamo, formulez ce que vous voulez.
– Ce que je veux…, dit-il en regardant fixement Balsamo.
– Oui…
– Ce que je veux, le voici…
– Parlez, je vous écoute et je vous obéis, si la chose que vous désirez est possible.
– Possible… possible ! murmura dédaigneusement le vieillard. Tout est possible, tu le sais bien.
– Oui, sans doute, avec le temps et la science.
– La science, je l’ai ; le temps, je suis sur le point de le vaincre ; ma dose a réussi ; mes forces sont presque totalement disparues ; les gouttes blanches ont provoqué l’expulsion d’une partie des restes de la nature vieillie. La jeunesse, pareille à cette sève des arbres en mai, monte sous la vieille écorce et pousse, pour ainsi dire, l’ancien bois. Tu remarqueras, Acharat, que les symptômes sont excellents : ma voix est affaiblie, ma vue a baissé des trois quarts, je sens par intervalles ma raison s’égarer ; la transition du chaud au froid m’est devenue insensible, il est donc urgent pour moi d’achever mon élixir, afin que, le propre jour de ma seconde cinquantaine, je passe de cent ans à vingt sans hésitation ; mes ingrédients pour cet élixir sont préparés, le conduit est fait ; il ne manque plus que les trois dernières gouttes de sang que je t’ai dit.
Balsamo fit un mouvement de répugnance.
– C’est bien, dit Althotas, renonçons à l’enfant, puisque tu aimes mieux t’enfermer avec ta maîtresse que de me le chercher.
– Vous savez bien, maître, que Lorenza n’est point ma maîtresse, répondit Balsamo.
– Ah ! ah ! ah ! fit Althotas, tu dis cela, tu crois m’en imposer à moi comme à la multitude ; tu veux me faire croire à la créature immaculée et tu es homme !
– Je vous jure, maître, que Lorenza est chaste comme la sainte Mère de Dieu ; je vous jure qu’amour, désirs, voluptés terrestres, j’ai tout sacrifié à mon œuvre ; car, moi aussi, j’ai mon œuvre régénératrice ; seulement, au lieu de s’appliquer à moi seul, elle s’appliquera au monde entier.
– Fou, pauvre fou ! s’écria Althotas ; je crois qu’il va encore me parler de ses cataclysmes de cirons, de ses révolutions de fourmis, quand je lui parle de la vie éternelle, de l’éternelle jeunesse.
– Qui ne peut s’acquérir qu’au prix d’un crime épouvantable, et encore…
– Tu doutes, je crois que tu doutes, malheureux !
– Non, maître ; mais enfin, puisque vous renoncez à votre enfant, dites, voyons, que vous faut-il ?
– Il me faut la première créature vierge qui te tombera sous la main : homme ou femme, peu importe ; cependant une femme vaudrait mieux. J’ai découvert cela à cause de l’affinité des sexes ; trouve-moi donc cela, et hâte toi, car je n’ai plus que huit jours.
– C’est bien, maître, dit Balsamo ; je verrai, je chercherai.
Un nouvel éclair, plus terrible que le premier, passa dans les yeux du vieillard.
– Tu verras, tu chercheras ! s’écria-t-il ; oh ! c’est donc là ta réponse. Je m’y attendais, d’ailleurs, et je ne sais pas comment je m’en étonne. Et depuis quand, infime vermisseau, créature parle-t-elle ainsi à son créateur ? Ah ! tu me vois sans forces, ah ! tu me vois couché, tu me vois sollicitant, et tu es assez sot pour me croire à ta merci ? Oui ou non, Acharat, et n’aie dans les yeux ni embarras ni mensonge ; car je vois et je lis dans ton cœur, car je te juge et je te poursuivrai.
– Maître, répondit Balsamo, prenez garde. votre colère va vous nuire.
– Réponds ! réponds !
– Je ne sais dire à mon maître que ce qui est vrai ; je verrai si je puis vous procurer ce que vous désirez, sans nous nuire à tous deux, sans nous perdre même. Je chercherai un homme qui nous vende la créature dont vous avez besoin ; mais je ne prendrai pas le crime sur moi. Voilà tout ce que je puis vous dire.
– C’est fort délicat, dit Althotas avec un rire amer.
– C’est ainsi, maître, dit Balsamo.
Althotas fit un effort si puissant, qu’à l’aide de ses deux bras appuyés sur ceux de son fauteuil, il se dressa tout debout.
– Oui ou non ! dit-il.
– Maître, oui, si je trouve ; non, si je ne trouve pas.
– Alors, tu m’exposeras à la mort, misérable ; tu économiseras trois gouttes de sang d’un animal immonde et nul comme la créature qu’il me faut pour laisser tomber dans l’abîme éternel la créature parfaite que je suis. Écoute, Acharat, je ne te demande plus rien, dit le vieillard avec un sourire effrayant à voir ; non, je ne te demande absolument rien ; j’attendrai ; mais, si tu ne m’obéis pas, je me servirai moi-même ; si tu m’abandonnes, je me secourrai. Tu m’as entendu, n’est-ce pas ? Va, maintenant.
Balsamo, sans rien répondre à cette menace, prépara autour du vieillard ce qui lui était nécessaire ; il mit à sa portée la boisson et la nourriture, s’acquitta de tous les soins, enfin, qu’un vigilant serviteur aurait eus pour son maître, qu’un fils dévoué aurait eus pour son père ; puis, absorbé dans une autre. pensée que celle qui torturait Althotas, il baissa la trappe pour descendre, sans remarquer que l’œil ironique du vieillard le suivait presque aussi loin qu’allaient son esprit et son cœur.
Althotas souriait encore comme un mauvais génie, lorsque Balsamo se retrouva en face de Lorenza toujours endormie.
Chapitre CXXVIII. Lutte §
Là, Balsamo s’arrêta, le cœur gonflé de douloureuses pensées.
Nous disons douloureuses, et non plus violentes.
La scène qui avait eu lieu entre lui et Althotas, en lui faisant envisager peut-être le néant des choses humaines, avait chassé hors de lui toute colère. Il en était à se rappeler ce procédé du philosophe qui récitait l’alphabet grec en entier avant d’écouter la voix de cette noire divinité conseillère d’Achille.
Après un instant de froide et muette contemplation devant ce canapé où était couchée Lorenza :
– Me voici, se dit-il, triste mais résolu et envisageant nettement ma situation ; Lorenza me hait ; Lorenza m’a menacé de me trahir, et elle m’a trahi ; mon secret ne m’appartient plus, je l’ai laissé aux mains de cette femme, qui le jette au vent ; je ressemble au renard qui, du piège aux dents d’acier, a retiré seulement l’os de sa jambe mais qui y a laissé la chair et la peau, de manière que le chasseur peut dire le lendemain : « Le renard a été pris ici, je le reconnaîtrai mort ou vif. »
« Et ce malheur inouï, ce malheur qu’Althotas ne peut comprendre et que, pour cette raison, je ne lui ai pas même raconté ; ce malheur qui brise toutes mes espérances de fortune en ce pays, et, par conséquent, dans ce monde, dont la France est l’âme, c’est à la créature que voici endormie, c’est à cette belle statue au doux sourire que je le dois. Je dois à cet ange sinistre le déshonneur et la ruine, en attendant que je lui doive la captivité, l’exil et la mort.
« Donc, continua-t-il en s’animant, la somme du bien a été dépassée par celle du mal, et Lorenza m’est nuisible.
« O serpent aux replis gracieux, mais qui étouffent ; à la gorge dorée, mais pleine de venin ; dors donc, car je vais être obligé de te tuer quand tu te réveilleras ! »
Et Balsamo, avec un sinistre sourire, se rapprocha lentement de la jeune femme, dont les yeux, chargés de langueur, se levèrent sur lui à mesure qu’il s’approchait, comme s’ouvrent les tournesols et les volubilis au premier rayon du soleil levant.
– Oh ! dit Balsamo, il faudra cependant que je ferme à tout jamais ces yeux qui, à cette heure, me regardent si tendrement ; ces beaux yeux pleins d’éclairs aussitôt qu’ils ne sont pas pleins d’amour.
Lorenza sourit doucement, et, en souriant, montra la double rangée si suave et si pure de ses dents de perles.
– Mais, en tuant celle qui me hait, continua Balsamo en se tordant les bras, je tuerai donc aussi celle qui m’aime !
Et son cœur s’emplit d’un profond chagrin, étrangement mêlé d’un vague désir.
– Non, murmura-t-il, non ; j’ai juré en vain. J’ai menacé inutilement, non, je n’aurai jamais le courage de la tuer ; non, elle vivra, mais elle vivra sans jamais plus être éveillée ; mais elle vivra de cette vie factice qui sera pour elle le bonheur, tandis que l’autre est le désespoir. Puissé-je la rendre heureuse ! Qu’importe le reste… elle n’aura plus qu’une existence, celle que je lui ferai, celle pendant laquelle elle m’aime, celle dont elle vit en ce moment.
Et il étreignit d’un tendre regard le regard amoureux de Lorenza, tout en abaissant lentement une main sur sa tête.
En ce moment, Lorenza, qui semblait lire dans la pensée de Balsamo comme dans un livre ouvert, poussa un long soupir, se souleva doucement et, avec la gracieuse lenteur du sommeil, vint attacher ses deux bras blancs et doux aux épaules de Balsamo, qui sentit son haleine parfumée à deux doigts de ses lèvres.
– Oh ! non, non ! s’écria Balsamo en passant sa main sur son front brûlant et sur ses yeux éblouis ; non, cette vie enivrante conduirait au délire ; non, je ne pourrais résister toujours, et avec ce démon tentateur, avec cette sirène, la gloire, la puissance, l’immortalité m’échapperaient. Non, non, elle se réveillera, je le veux, il le faut.
Éperdu, hors de lui, Balsamo repoussa vivement Lorenza, qui se détacha de lui et, comme un voile flottant comme une ombre, comme un flocon de neige, alla tomber sur le sofa.
La coquette la plus raffinée n’eût pas choisi, pour s’offrir aux regards de son amant, une pose plus enivrante.
Balsamo eut encore la force de faire quelques pas en s’éloignant ; mais, comme Orphée, il se retourna ; comme Orphée, il fut perdu !
– Oh ! si je la réveille, pensa-t-il, la lutte va recommencer ; si je la réveille, elle se tuera, ou me tuera moi-même, ou me forcera de la tuer.
« Abîme ! Abîme !
« Oui, la destinée de cette femme est écrite, il me semble la lire en caractères de feu : mort ! amour !… Lorenza ! Lorenza ! tu es prédestinée à aimer et à mourir. Lorenza ! Lorenza ! je tiens ta vie et ton amour entre mes mains ! »
Pour toute réponse, l’enchanteresse se souleva, marcha droit à Balsamo, tomba à ses pieds, et le regarda de ses yeux noyés dans le sommeil et dans la volupté ; elle prit une de ses mains qu’elle appuya sur son cœur.
– Mort ! dit-elle tout bas, de ses lèvres humides et brillantes comme le corail qui sort de la mer, mort, mais amour !
Balsamo fit deux pas en arrière, la tête renversée, la main sur ses yeux.
Lorenza, haletante, le suivit sur ses genoux.
– Mort ! répéta-t-elle de sa voix enivrante, mais amour ! amour ! amour !
Balsamo ne put résister plus longtemps ; un nuage de flamme l’enveloppa.
– Oh ! dit-il, c’en est trop ; aussi longtemps qu’un être humain peut lutter, je l’ai fait ; démon ou ange de l’avenir, qui que tu sois, tu dois être content : j’ai sacrifié assez longtemps à l’égoïsme et à l’orgueil toutes les passions généreuses qui bouillonnent en moi. Oh ! non, non, je n’ai pas le droit de me révolter ainsi contre le seul sentiment humain qui fermente au fond de mon cœur. J’aime cette femme, je l’aime, et cet amour passionné fait contre elle plus que ne ferait la haine la plus terrible. Cet amour lui donne la mort ; oh ! lâche, oh ! fou féroce que je suis ; je ne sais pas même composer avec mes désirs. Quoi ! lorsque je m’apprêterai à paraître devant Dieu ; moi, le trompeur, moi, le faux prophète, lorsque je dépouillerai mon manteau d’artifice et d’hypocrisie devant le souverain juge, je n’aurai pas une seule action généreuse à m’avouer, pas un seul bonheur dont le souvenir vienne me consoler au milieu des souffrances éternelles !
« Oh ! non, non, Lorenza, je sais bien qu’en t’aimant je perds l’avenir ; je sais bien que mon ange révélateur va remonter aux cieux dès que la femme descendra dans mes bras.
« Mais tu le veux, Lorenza, tu le veux !
– Mon bien-aimé ! soupira-t-elle.
– Alors, tu acceptes cette vie factice, au lieu de la vie réelle ?
– Je la demande à deux genoux, je prie, je supplie ; cette vie, c’est l’amour, c’est le bonheur.
– Et elle te suffira, une fois ma femme ? car je t’aime ardemment, vois-tu.
– Oh ! je le sais, je le sais, puisque je lis dans ton cœur.
– Et jamais tu ne m’accuseras, ni devant les hommes ni devant Dieu, d’avoir surpris ta volonté, d’avoir trompé ton cœur ?
– Jamais, jamais ! oh ! devant les hommes, devant Dieu, au contraire, je te remercierai de m’avoir donné l’amour, le seul bien, la seule perle, le seul diamant de ce monde.
– Jamais tu ne regretteras tes ailes, pauvre colombe ? car, sache-le bien, tu n’iras plus désormais dans les espaces radieux chercher pour moi, près de Jéhovah, le rayon de lumière qu’il mettait autrefois au front de ses prophètes. Quand je voudrai savoir l’avenir, quand je voudrai commander aux hommes, hélas ! hélas ! ta voix ne me répondra plus. J’avais en toi à la fois la femme aimée et le génie auxiliaire ; je n’aurai plus que l’un des deux, et encore…
– Ah ! tu doutes, tu doutes ! s’écria Lorenza ; je vois le doute comme une tache noire sur ton cœur.
– Tu m’aimeras toujours, Lorenza ?
– Toujours, toujours !
Balsamo passa sa main sur son front.
– Eh bien, soit, dit-il. D’ailleurs…
Il resta un instant enseveli dans sa pensée.
– D’ailleurs, ai-je donc absolument besoin de celle-ci ? continua-t-il. Est-elle seule au monde ? Non, non ; tandis que celle-ci me fera heureux, l’autre continuera de me faire riche et puissant. Andrée est aussi prédestinée, aussi voyante que toi. Andrée est jeune, pure, vierge, et je n’aime pas Andrée ; et cependant, pendant son sommeil, Andrée m’est soumise comme toi ; j’ai dans Andrée une victime toute prête pour te remplacer et pour moi celle-là, pour moi, c’est l’âme vile du médecin, et qui peut servir aux expériences ; elle vole aussi loin, plus loin que toi, peut-être, dans les ombres de l’inconnu. Andrée ! Andrée ! je te prends pour ma royauté. Lorenza, viens dans mes bras ; je te garde pour mon amante et pour ma maîtresse. Avec Andrée je suis puissant ; avec Lorenza je suis heureux. À partir de cette heure seulement, ma vie est complète et, moins l’immortalité, j’ai réalisé le rêve d’Althotas ; moins l’immortalité, je suis l’égal des dieux !
Et, relevant Lorenza, il ouvrit sa poitrine haletante contre laquelle Lorenza vint s’enlacer aussi étroitement que s’enlace le lierre au chêne.
Chapitre CXXIX. Amour §
Une autre vie avait commencé pour Balsamo, vie inconnue jusqu’alors à cette existence active, troublée, multiple. Depuis trois jours, pour lui plus de colères, plus d’appréhensions, plus de jalousies ; depuis trois jours, il n’avait plus ouï parler de politique, de conspirations, ni de conspirateurs. Auprès de Lorenza, qu’il n’avait point quittée un seul instant, il avait oublié le monde entier. Cet amour étrange, inouï, qui planait en quelque sorte au-dessus de l’humanité, cet amour plein d’ivresse et de mystère, cet amour de fantôme – car il ne pouvait se dissimuler que, d’un mot, il changerait sa douce amante en une ennemie implacable –, cet amour arraché à la haine, grâce à un caprice inexplicable de la nature ou de la science, jetait Balsamo dans une félicité qui tenait tout à la fois de la stupeur et du délire.
Plus d’une fois, dans ces trois journées, se réveillant des torpeurs opiacées de l’amour, Balsamo regardait sa compagne, toujours souriante, toujours extatique ; car désormais, dans l’existence qu’il venait de lui créer, il la reposait de sa vie factice avec l’extase, sommeil également menteur ; et, quand il la voyait calme, douce, heureuse, l’appelant des noms les plus tendres et rêvant tout haut sa mystérieuse volupté, plus d’une fois il se demanda si Dieu ne s’était point irrité contre le titan moderne qui avait essayé de lui ravir ses secrets ; s’il n’avait pas envoyé à Lorenza l’idée de l’abuser par un mensonge, afin d’endormir sa vigilance et, cette vigilance une fois endormie, pour fuir et ne reparaître que pareille à l’Euménide vengeresse.
Dans ces moments-là, Balsamo doutait de cette science, reçue par tradition de l’antiquité, mais dont il n’avait pour preuve que des exemples.
Cependant, bientôt cette perpétuelle flamme, bientôt cette soif de caresses le rassuraient.
– Si Lorenza avait dissimulé, se disait-il, si elle avait l’intention de me fuir, elle chercherait les occasions de m’éloigner, elle trouverait des motifs de solitude ; mais, loin de cela, ce sont toujours ses bras qui m’enferment comme une chaîne inextricable ; c’est toujours son regard brûlant qui me dit : « Ne t’en va pas » ; c’est toujours sa douce voix qui me dit : « Reste. »
Alors Balsamo se reprenait à sa confiance en lui-même et dans la science.
Pourquoi, en effet, ce secret magique, et auquel il devait tout son pouvoir, serait-il devenu tout à coup sans transition, une chimère bonne à jeter au vent comme un souvenir évanoui, comme la fumée d’un feu éteint ? Jamais, relativement à lui, Lorenza n’avait été plus lucide, plus voyante : toutes les pensées qui se formulaient dans son esprit, toutes les impressions qui faisaient tressaillir son cœur, Lorenza les reproduisait à l’instant même.
Restait à savoir si cette lucidité n’était pas de la sympathie ; si, en dehors de lui et de la jeune femme, de l’autre côté du cercle tracé par leur amour, et que leur amour inondait de lumière, restait à savoir si ces yeux de l’âme, si clairvoyants avant la chute de cette nouvelle Ève, pourraient encore percer l’obscurité.
Balsamo n’osait faire d’épreuve décisive, il espérait toujours, et l’espérance faisait une couronne étoilée à son bonheur.
Parfois, Lorenza lui disait avec une douce mélancolie :
– Acharat, tu penses à une autre femme que moi, à une femme du Nord, aux cheveux blonds, aux yeux bleus ; Acharat, ah ! Acharat, cette femme marche toujours à côté de moi dans ta pensée.
Alors Balsamo regardait tendrement Lorenza.
– Tu vois cela en moi ? disait-il.
– Oh ! oui, aussi clairement que je verrais dans un miroir.
– Alors, tu sais si c’est par amour que je pense à cette femme, lui répondait Balsamo ; lis, lis dans mon cœur, chère Lorenza !
– Non, disait celle-ci en secouant la tête, non, je le sais bien ; mais tu partages ta pensée entre nous deux, comme au temps où Lorenza Feliciani te tourmentait, cette méchante Lorenza qui dort et que tu ne veux plus réveiller.
– Non, mon amour, non, s’écriait Balsamo ; je ne pense qu’à toi, avec le cœur, du moins ; vois un peu si je n’ai pas tout oublié, si depuis notre bonheur je n’ai pas tout négligé : études, politique, travaux.
– Et tu as tort, dit Lorenza ; car, dans ces travaux, je puis t’aider, moi.
– Comment ?
– Oui ; ne t’enfermais-tu pas autrefois dans ton laboratoire des heures entières ?
– Certes ; mais je renonce à tous ces vains essais ; ce seraient autant d’heures retranchées de mon existence – car pendant ce temps je ne te verrais pas.
– Et pourquoi ne te suivrais-je pas dans tes travaux comme dans ton amour ? Pourquoi ne te ferais-je pas puissant comme je te fais heureux ?
– Parce que ma Lorenza est belle, c’est vrai, mais que ma Lorenza n’a pas étudié. Dieu donne la beauté et l’amour, mais l’étude seule donne la science.
– L’âme sait toute chose.
– C’est donc bien réellement avec les yeux de l’âme que tu vois ?
– Oui.
– Et tu peux me guider, dis-tu, dans cette grande recherche de la pierre philosophale ?
– Je le crois.
– Viens, alors.
Et Balsamo, entourant de son bras la taille de la jeune femme, la conduisit dans son laboratoire.
Le fourneau gigantesque, que nul n’avait entretenu depuis quatre jours, était éteint.
Les creusets étaient refroidis sur leurs réchauds.
Lorenza regarda tous ces instruments étranges, dernières combinaisons de l’alchimie expirante, sans étonnement : elle semblait connaître la destination de chacun d’eux.
– Tu cherches à faire de l’or ? dit-elle en souriant.
– Oui.
– Tous ces creusets renferment des préparations à différents degrés ?
– Toutes arrêtées, toutes perdues ; mais je ne le regrette pas.
– Et tu as raison ; car ton or à toi ne sera jamais que du mercure coloré ; tu le rendras solide peut-être, mais tu ne le transformeras pas.
– Cependant on peut faire de l’or ?
– Non.
– Et pourtant Daniel de Transylvanie a vendu vingt mille ducats, à Cosme Ier, la recette pour la commutation des métaux.
– Daniel de Transylvanie a trompé Cosme Ier.
– Cependant le Saxon Payken, condamné à mort par Charles II, a racheté sa vie en changeant un lingot de plomb en un lingot d’or, dont on tira quarante ducats, tout en distrayant de ce lingot de quoi faire une médaille qui fut frappée à la plus grande gloire de l’habile alchimiste.
– L’habile alchimiste était un habile escamoteur. Il substitua le lingot d’or au lingot de plomb, voilà tout. Ta plus sûre manière de faire de l’or, Acharat, c’est de fondre en lingots, comme tu le fais, les richesses que tes esclaves t’apportent des quatre parties du monde.
Balsamo demeura pensif.
– Ainsi, dit-il, la transmutation des métaux est impossible ?
– Impossible.
– Mais, par exemple, hasarda Balsamo, le diamant ?
– Oh ! le diamant, c’est autre chose, dit Lorenza.
– On peut donc faire du diamant ?
– Oui ; car faire du diamant n’est pas opérer la transmutation d’un corps dans un autre ; faire du diamant, c’est tenter la simple modification d’un élément connu.
– Mais tu connais donc l’élément dont le diamant se forme ?
– Sans doute ; le diamant, c’est la cristallisation du carbone pur.
Balsamo demeura étourdi ; une lumière éblouissante, inattendue, inouïe, jaillissait à ses yeux : il les couvrit de ses deux mains comme s’il eût été aveuglé de cette flamme.
– Oh ! mon Dieu, dit-il, mon Dieu, tu fais trop pour moi ; quelque danger me menace. Mon Dieu, quel est l’anneau précieux que je puis jeter à la mer pour conjurer ta jalousie ? Assez, assez pour aujourd’hui, Lorenza, assez.
– Ne suis-je pas à toi ? Ordonne, commande.
– Oui, tu es à moi, viens, viens.
Et Balsamo entraîna Lorenza hors du laboratoire, traversa la chambre des fourrures, et, sans faire attention à un léger craquement qu’il entendit au dessus de sa tête, il rentra avec Lorenza dans la chambre grillée.
– Ainsi, demanda la jeune femme, tu es content de ta Lorenza, mon Balsamo bien-aimé ?
– Oh ! fit celui-ci.
– Que craignais-tu donc ? Dis, parle.
Balsamo joignit les mains et regarda Lorenza avec une expression de terreur dont un spectateur qui n’eût pas su lire dans son âme eût eu peine à se rendre compte.
– Oh ! murmura-t-il, moi qui ai failli tuer cet ange, et moi qui ai failli mourir de désespoir avant de résoudre ce problème d’être heureux et puissant à la fois ; moi qui ai oublié que les limites du possible dépassent toujours l’horizon tracé par l’état présent de la science, et que la plupart des vérités, qui sont devenues des faits, ont toujours commencé par être regardées comme des visions ; moi qui croyais tout savoir et qui ne savais rien !
La jeune femme souriait divinement.
– Lorenza, Lorenza, continua Balsamo, il est donc réalisé, ce mystérieux dessein du Créateur, qui fait naître la femme de la chair de l’homme, et qui leur dit de n’avoir qu’un cœur à eux deux ! Ève est ressuscitée pour moi ; Ève, qui ne pensera pas sans moi et dont la vie est suspendue au fil que je tiens ! C’est trop, mon Dieu, pour une seule créature, et je succombe sous le poids de ton bienfait.
Et il tomba à genoux, étreignant avec adoration cette suave beauté, qui lui souriait comme on ne sourit pas sur la terre.
– Eh bien, dit-il, non, tu ne me quitteras plus ; sous ton regard qui perce les ténèbres, je vivrai en toute sécurité ; tu m’aideras dans ces recherches laborieuses que toi seule, comme tu l’as dit, pouvais compléter, et qu’un mot de toi rendra faciles et fécondes ; c’est toi qui me diras si je ne puis faire de l’or, puisque l’or est une matière homogène, un élément primitif, c’est toi qui me diras dans quelle parcelle de sa création Dieu l’a caché ; c’est toi qui me diras où gisent les trésors séculaires engloutis dans les vastes profondeurs de l’océan. Je verrai avec tes yeux s’arrondir la perle dans la coquille nacrée, et grandir la pensée de l’homme sous les couches fangeuses de sa chair. J’entendrai, avec tes oreilles, la sourde sape du ver qui creuse le sol, et les pas de mon ennemi s’approchant de moi. Je serai grand comme Dieu et plus heureux que Dieu, ma Lorenza ; car Dieu n’a pas au ciel son égal et sa compagne, car Dieu est tout-puissant, mais il est seul dans sa majesté divine et ne partage avec aucun autre être, divin comme lui, cette toute-puissance qui le fait Dieu.
Et Lorenza souriait toujours ; et, tout en souriant, elle répondait aux paroles par d’ardentes caresses.
– Et cependant, murmura-t-elle comme si elle eût vu au crâne de son amant chaque pensée qui agitait les fibres de ce cerveau inquiet, et cependant tu doutes encore, Acharat. Tu doutes, comme tu l’as dit, que je puisse franchir le cercle de notre amour, tu doutes que je puisse voir à distance ; mais tu te consoles en disant que, si je ne vois pas, elle verra, elle.
– Qui, elle ?
– La femme blonde : veux-tu que je te dise son nom ?
– Oui.
– Attends… Andrée.
– Oui, c’est cela. Oui, tu lis dans ma pensée ; oui, une dernière crainte me trouble. Vois-tu toujours à travers l’espace, l’espace fût-il coupé par des obstacles matériels ?
– Essaye.
– Donne-moi la main, Lorenza.
La jeune femme saisit passionnément la main de Balsamo.
– Peux-tu me suivre ?
– Partout.
– Viens.
Et Balsamo sortant, par la pensée, de la rue Saint-Claude, entraîna la pensée de Lorenza avec lui.
– Où sommes-nous ? demanda-t-il à Lorenza.
– Nous sommes sur une montagne, répondit la jeune femme.
– Oui, c’est cela, dit Balsamo en tressaillant de joie ; mais que vois-tu ?
– Devant moi ? à gauche, ou à droite ?
– Devant toi.
– Je vois une vaste vallée avec une forêt d’un côté, une ville de l’autre, et une rivière qui les sépare et va se perdre à l’horizon, en longeant la muraille d’un grand château.
– C’est cela, Lorenza. Cette forêt, c’est celle du Vésinet ; cette ville, c’est Saint-Germain ; ce château, c’est le château de Maisons. Entrons, entrons dans le pavillon qui est derrière nous.
– Entrons.
– Que vois-tu ?
– Ah ! d’abord, dans l’antichambre, un petit nègre bizarrement vêtu et mangeant des dragées.
– Zamore, c’est cela. Entrons, entrons.
– Un salon vide, avec un splendide ameublement ; des dessus de porte représentant des déesses et des Amours.
– Le salon est vide ?
– Oui.
– Entrons, entrons toujours.
– Ah ! nous sommes dans un adorable boudoir de satin bleu, broché de fleurs aux couleurs naturelles.
– Est-il vide aussi ?
– Non, une femme est couchée sur un sofa.
– Quelle est cette femme ?
– Attends.
– Ne te semble-t-il pas l’avoir déjà vue ?
– Oui, ici ; c’est madame la comtesse du Barry.
– C’est cela, Lorenza, c’est cela ; tu me rendras fou. Que fait cette femme ?
– Elle pense à toi, Balsamo.
– À moi ?
– Oui.
– Tu peux donc lire dans sa pensée ?
– Oui ; car, je le répète, elle pense à toi.
– Et à quel propos ?
– Tu lui as fait une promesse.
– Oui ; laquelle ?
– Tu lui as promis cette eau de beauté que Vénus, pour se venger de Sapho, avait donnée à Phaon.
– C’est cela, c’est bien cela. Et que fait-elle tout en pensant ?
– Elle prend une décision.
– Laquelle ?
– Attends ; elle étend sa main vers sa sonnette ; elle sonne ; une autre jeune femme entre.
– Brune ? blonde ?
– Brune.
– Grande ? petite ?
– Petite.
– C’est sa sœur. Écoute ce qu’elle va dire.
– Elle veut qu’on mette les chevaux à la voiture.
– Pour aller où ?
– Pour venir ici.
– Tu en es sûre ?
– Elle en donne l’ordre. Tiens, on obéit ; je vois les chevaux, le carrosse ; dans deux heures, elle sera ici.
Balsamo tomba à genoux.
– Oh ! s’écria-t-il, si dans deux heures elle est effectivement ici, je n’aurai plus rien à vous demander, mon Dieu, que d’avoir pitié de mon bonheur.
– Pauvre ami, dit-elle, tu craignais donc ?
– Oui, oui.
– Et que pouvais-tu craindre ? L’amour, qui complète l’existence physique, agrandit aussi l’existence morale. L’amour, comme toute passion généreuse, rapproche de Dieu, et de Dieu vient toute lumière.
– Lorenza, Lorenza, tu me rendras fou de joie.
Et Balsamo laissa tomber sa tête sur les genoux de la jeune femme.
Balsamo attendait une nouvelle preuve pour être complètement heureux.
Cette preuve, c’était l’arrivée de madame du Barry.
Ces deux heures d’attente furent courtes ; la mesure du temps avait complètement disparu pour Balsamo.
Tout à coup la jeune femme tressaillit ; elle tenait la main de Balsamo.
– Tu doutes, encore, dit-elle, et tu voudrais savoir où elle est à ce moment ?
– Oui, dit Balsamo, c’est vrai.
– Eh bien, elle suit le boulevard à grande course de chevaux, elle approche, elle entre dans la rue Saint-Claude, elle s’arrête devant la porte, elle frappe.
La chambre où tous deux étaient enfermés était si retirée, si sourde, que le bruit du marteau de cuivre n’arriva point jusqu’à la porte.
Mais Balsamo, dressé sur un genou, ne demeura pas moins écoutant.
Deux coups frappés par Fritz le firent bondir ; deux coups, on se le rappelle, étaient le signal d’une visite importante.
– Oh ! dit-il, c’est donc vrai !
– Va t’en assurer, Balsamo ; mais reviens vite.
Balsamo s’élança vers la cheminée.
– Laisse-moi te reconduire, dit Lorenza, jusqu’à la porte de l’escalier.
– Viens.
Tous deux repassèrent dans la chambre aux fourrures.
– Tu ne quitteras pas cette chambre ? demanda Balsamo.
– Non, puisque je t’attends. Oh ! sois tranquille, cette Lorenza qui t’aime n’est pas, tu le sais bien, la Lorenza que tu crains. D’ailleurs…
Elle s’arrêta en souriant.
– Quoi ? demanda Balsamo.
– Ne vois-tu donc pas dans mon âme comme je vois dans la tienne ?
– Hélas ! non.
– D’ailleurs, ordonne-moi de dormir jusqu’à ton retour ; ordonne-moi de rester immobile sur ce sofa, et je dormirai, et je resterai immobile.
– Eh bien, soit, ma Lorenza chérie, dors et attends-moi.
Lorenza, luttant déjà contre le sommeil, colla dans un dernier baiser ses lèvres contre les lèvres de Balsamo, et s’en alla chancelante tomber à demi renversée sur le sofa, en murmurant :
– À bientôt, mon Balsamo, à bientôt, n’est-ce pas ?
Balsamo la salua de la main ; Lorenza dormait déjà.
Mais si belle, si pure avec ses longs cheveux dénoués, sa bouche entrouverte, la rougeur fébrile de ses joues et ses yeux noyés – mais si loin de ressembler à une femme, que Balsamo revint près d’elle, lui prit la main, baisa ses bras et son cou, mais n’osa baiser ses lèvres.
Deux autres coups retentirent ; la dame s’impatientait, ou Fritz craignait que son maître n’eût pas entendu.
Balsamo s’élança vers la porte.
Comme il la refermait derrière lui, il crut entendre un second craquement pareil à celui qu’il avait déjà entendu ; il rouvrit la porte, regarda autour de lui et ne vit rien.
Rien que Lorenza couchée et haletante sous le poids de son amour.
Balsamo ferma la porte et courut vers le salon sans inquiétude, sans crainte, sans pressentiment, emportant le paradis dans son cœur.
Balsamo se trompait : ce n’était pas seulement l’amour qui oppressait la poitrine de Lorenza et faisait son souffle haletant.
C’était une espèce de rêve, qui semblait tenir à cette léthargie dans laquelle elle était plongée, léthargie si voisine de la mort.
Lorenza rêvait, et, dans le hideux miroir des sinistres songes, il lui semblait voir au milieu de l’obscurité qui commençait à tout assombrir, il lui semblait voir le plafond de chêne s’ouvrir circulairement, et quelque chose comme une grande rosace s’en détacher et descendre avec un mouvement égal, lent, mesuré, accompagné d’un sifflement lugubre ; il lui semblait que l’air lui manquait peu à peu, comme si elle eût été près d’être étouffée sous la pression de ce cercle mouvant.
Il lui semblait enfin, sur cette espèce de trappe mobile, voir s’agiter quelque chose d’informe comme le Caliban de La Tempête, un monstre à visage humain – un vieillard – dont les yeux et les bras seuls étaient vivants, et qui la regardait avec ses yeux effrayants, et qui tendait vers elle ses bras décharnés.
Et elle, la pauvre enfant, elle se tordait en vain sans pouvoir fuir, sans rien deviner du danger qui la menaçait, sans rien sentir, sinon l’étreinte de deux crampons vivants dont l’extrémité saisissait sa robe blanche, l’enlevait à son sofa et la transportait sur la trappe, qui remontait lentement, lentement vers le plafond, avec ce grincement lugubre du fer glissant contre le fer, et un rire hideux, strident, qui s’échappait de la bouche hideuse de ce monstre à face humaine qui l’emportait vers le ciel, sans secousse et sans douleur.
Chapitre CXXX. Le philtre §
Comme l’avait prédit Lorenza, c’était madame du Barry qui venait de frapper à la porte.
La belle courtisane avait été introduite dans le salon. Elle attendait Balsamo en feuilletant ce livre curieux de la mort, gravé à Mayence, et dont les planches, dessinées avec un art merveilleux, montrent la mort présidant à toutes les actions de la vie de l’homme, l’attendant à la porte du bal où il vient de serrer la main de la femme qu’il aime, l’attirant au fond de l’eau dans laquelle il se baigne, ou se cachant dans le canon du fusil qu’il emporte à la chasse.
Madame du Barry en était à la planche qui représente une belle femme se fardant et se mirant, lorsque Balsamo poussa la porte et vint la saluer avec le sourire du bonheur épanoui sur tout son visage.
– Pardonnez-moi, madame, de vous avoir fait attendre, mais j’avais mal calculé la distance ou je connaissais mal la vitesse de vos chevaux, je vous croyais encore à la place Louis XV.
– Comment cela ? demanda la comtesse ; vous saviez donc que j’arrivais ?
– Oui, madame ; il y a deux heures à peu près que je vous ai vue dans votre boudoir de satin bleu, donnant des ordres pour qu’on mît les chevaux à la voiture.
– Et vous dites que j’étais dans mon boudoir de satin bleu ?
– Broché de fleurs aux couleurs naturelles. Oui, comtesse, couchée sur un sofa. Une bienheureuse idée vous est alors passée par la tête ; vous vous êtes dit : « Allons voir le comte de Fœnix. » Vous avez sonné alors.
– Et qui est entré ?
– Votre sœur, comtesse. Est-ce cela ? Vous l’avez priée de transmettre vos ordres, qui aussitôt ont été exécutés.
– En vérité, comte, vous êtes sorcier ! Est-ce que vous regardez comme cela dans mon boudoir à tous les instants du jour ? C’est qu’il faudrait me prévenir, entendez-vous bien !
– Oh ! soyez tranquille, comtesse, je ne regarde que par les portes ouvertes.
– Et, en regardant par les portes ouvertes, vous avez vu que je pensais à vous ?
– Certes, et à bonne intention même.
– Oh ! vous avez raison, cher comte ; j’ai pour vous les meilleures intentions du monde ; mais avouez que vous méritez plus que des intentions, vous si bon, si utile ; vous qui paraissez destiné à jouer dans ma vie le rôle de tuteur, c’est-à-dire le rôle le plus difficile que je connaisse.
– En vérité, madame, vous me rendez bien heureux ; j’ai donc pu vous être de quelque utilité ?
– Comment !… vous êtes devin, et vous ne devinez pas ?
– Laissez-moi au moins le mérite d’être modeste.
– Soit, mon cher comte ; je vais, en conséquence, vous parler d’abord de ce que j’ai fait pour vous.
– Je ne le souffrirai pas, madame ; parlons de vous, au contraire, je vous en supplie.
– Eh bien, mon cher comte, commencez par me prêter cette pierre qui rend invisible ; car il m’a semblé reconnaître dans mon voyage, si rapide qu’il fût, un des grisons de M. de Richelieu.
– Et ce grison, madame ?…
– Suivait ma voiture avec un coureur.
– Que pensez-vous de cette circonstance, et dans quel but le duc vous faisait-il suivre ?
– Dans le but de me jouer quelque méchant tour de sa façon. Si modeste que vous soyez, monsieur le comte de Fœnix, croyez que Dieu vous a doué d’assez d’avantages personnels pour rendre un roi jaloux… de mes visites chez vous, ou de vos visites chez moi.
– M. de Richelieu, madame, répondit Balsamo, ne peut être dangereux pour vous en aucune rencontre.
– Mais il l’était, cher comte, il l’était cependant avant l’événement.
Balsamo comprit qu’il y avait là un secret que Lorenza ne lui avait point encore révélé. Il ne se hasarda point, en conséquence, sur le terrain de l’inconnu, et se contenta de répondre par un sourire.
– Il l’était, répéta la comtesse, et j’ai failli être la victime de la trame la mieux ourdie, dans laquelle vous étiez pour quelque chose, comte.
– Moi ! dans une trame contre vous ? Jamais, madame !
– N’était-ce donc pas vous qui aviez donné à M. de Richelieu le philtre ?
– Quel philtre ?
– Un philtre qui fait aimer éperdument.
– Non, madame ; ces philtres-là, M. de Richelieu les compose lui-même, car il en connaît dès longtemps la recette ; je ne lui ai remis, moi, qu’un simple narcotique.
– Ah ! vraiment ?
– Sur l’honneur.
– Et M. le duc, attendez donc, M. le duc est venu vous demander ce narcotique, quel jour ? Rappelez-vous bien la date, monsieur, c’est important.
– Madame, ce fut samedi dernier. La veille du jour où j’eus l’honneur de vous adresser par Fritz ce petit billet qui vous priait de venir me retrouver chez M. de Sartine.
– La veille de ce jour, s’écria la comtesse, la veille du jour où le roi fut vu se rendant chez la petite Taverney ? Oh ! tout m’est expliqué maintenant.
– Alors, si tout vous est expliqué, vous voyez que je n’y suis que pour le narcotique.
– Oui, c’est le narcotique qui nous a sauvés.
Balsamo attendit cette fois, il ignorait tout.
– Je suis heureux, madame, répondit-il, de vous être bon à quelque chose, même sans intention.
– Oh ! vous m’êtes excellent toujours. Mais vous pouvez plus encore pour moi que vous n’avez fait jusqu’à présent. Oh ! docteur, j’ai été bien malade, politiquement parlant, et, à l’heure qu’il est, c’est à peine si je crois à ma convalescence.
– Madame, dit Balsamo, le docteur, puisque docteur il y a, demande toujours des détails sur la maladie qu’il a à traiter. Veuillez me donner les détails les plus exacts sur ce que vous avez éprouvé, et, s’il est possible, n’oubliez aucun symptôme.
– Rien de plus simple, cher docteur, ou cher sorcier, comme vous voudrez. La veille du jour où ce narcotique fut employé, Sa Majesté avait refusé de m’accompagner à Luciennes. Elle était restée, sous prétexte de fatigue, à Trianon, cette menteuse Majesté, et cela pour souper, je l’ai su depuis, entre le duc de Richelieu et le baron de Taverney.
– Ah ! ah !
– Vous comprenez, à votre tour. Ce fut pendant ce souper que le philtre d’amour fut versé au roi. Il en tenait déjà pour mademoiselle Andrée ; on savait qu’il ne me verrait pas le lendemain. C’était donc à l’endroit de cette petite qu’il devait opérer.
– Eh bien ?
– Eh bien, il opéra, voilà tout.
– Qu’est-il arrivé alors ?
– Voilà ce qui est difficile à savoir positivement. Des gens bien informés ont vu Sa Majesté se dirigeant vers les communs, c’est-à-dire vers l’appartement de mademoiselle Andrée.
– Je sais où elle demeure ; mais ensuite ?
– Ah ! ensuite, peste ! comme vous y allez, comte ! On ne suit pas sans danger un roi qui se cache.
– Mais enfin ?
– Enfin, tout ce que je puis vous dire, c’est que Sa Majesté, par une affreuse nuit d’orage, revint à Trianon, pâle, tremblante, et avec une fièvre qui tenait du délire.
– Et vous croyez, demanda Balsamo en souriant, que ce n’était pas de l’orage seulement que le roi avait eu peur ?
– Non ; car le valet de chambre l’entendit s’écrier plusieurs fois : « Morte ! morte ! morte ! »
– Oh ! fit Balsamo.
– C’était le narcotique, continua madame du Barry ; rien ne fait peur au roi comme les morts, et, après les morts, comme l’image de la mort. Il a trouvé mademoiselle de Taverney endormie d’un sommeil étrange, il l’aura crue morte.
– Oui, oui, morte en effet, dit Balsamo, qui se rappelait avoir fui sans réveiller Andrée, morte ou du moins présentant toutes les apparences de la mort. C’est cela ! c’est cela ! Après, madame, après ?
– Nul ne sut donc ce qui se passa dans cette nuit, ou plutôt dans le commencement de cette nuit. À sa rentrée chez lui seulement, le roi fut pris d’une fièvre violente et de tressaillements nerveux qui ne se passèrent que le lendemain, lorsque madame la dauphine eut l’idée de faire ouvrir chez le roi, et de montrer à Sa Majesté un beau soleil éclairant des figures riantes. Alors toutes ces visions inconnues disparurent avec la nuit qui les avait enfantées.
« À midi, le roi allait mieux, prenait un bouillon et mangeait une aile de perdrix, et le soir…
La comtesse s’arrêta, regardant Balsamo avec ce sourire qui n’appartenait qu’à elle.
– Et le soir ? répéta Balsamo.
– Eh bien, le soir, répéta madame du Barry, Sa Majesté, qui sans doute ne voulait pas rester à Trianon après sa terreur de la veille, le soir, Sa Majesté venait me trouver à Luciennes, où, cher comte, je m’aperçus, ma foi, que M. de Richelieu était presque aussi grand sorcier que vous.
La figure triomphante de la comtesse, son geste plein de grâce et de coquetterie achevèrent sa pensée et rassurèrent complètement Balsamo à l’endroit de la puissance qu’exerçait encore la favorite sur le roi.
– Alors, dit-il, vous êtes contente de moi, madame ?
– Enthousiasmée, je vous jure, comte ; car vous m’avez, en me parlant des impossibilités que vous aviez créées, dit l’exacte vérité.
Et elle lui tendit en preuve de remerciement, cette main si blanche, si douce, si parfumée, qui n’était pas fraîche comme celle de Lorenza, mais dont la tiédeur avait aussi son éloquence.
– Et maintenant, à vous, comte, dit-elle.
Balsamo s’inclina en homme prêt à écouter.
– Si vous m’avez préservée d’un grand danger, continua madame du Barry, je crois vous avoir sauvé à mon tour d’un péril qui n’était pas mince.
– Moi, dit Balsamo, cachant son émotion, je n’ai point besoin de cela pour vous être reconnaissant ; cependant veuillez me dire…
– Oui, le coffret en question.
– Eh bien, madame ?
– Il contenait bien des chiffres que M. de Sartine a fait traduire à tous ses commis ; tous ont signé leur traduction faite en particulier, et toutes les traductions ont donné le même résultat. De sorte que M. de Sartine est arrivé ce matin à Versailles, tandis que j’y étais, porteur de toutes ces traductions et du dictionnaire des chiffres diplomatiques.
– Ah ! ah ! Et qu’a dit le roi ?
– Le roi a paru surpris d’abord, puis effrayé. On est facilement écouté de Sa Majesté lorsqu’on lui parle danger. Depuis le coup de canif de Damiens, il est un mot qui réussit à tout le monde auprès de Louis XV, c’est : « Prenez garde ! »
– Ainsi M. de Sartine m’a accusé de complot ?
– D’abord, M. de Sartine a essayé de me faire sortir ; mais je m’y suis refusée, déclarant que, comme personne n’était plus attaché que moi au roi, personne n’avait le droit de me faire sortir lorsqu’on lui parlait danger. M. de Sartine insistait ; mais j’ai résisté, et le roi a dit en souriant et me regardant d’une certaine façon à laquelle je me connais :
« – Laissez-la, Sartine, je n’ai rien à lui refuser aujourd’hui. »
« Alors, vous comprenez, comte, moi étant là, M. de Sartine, qui se souvenait de notre adieu si nettement formulé, M. de Sartine a craint de me déplaire en vous chargeant, il s’est rejeté sur les mauvais vouloirs du roi de Prusse à l’égard de la France, sur les dispositions des esprits à s’aider du surnaturel pour faciliter la marche de leur rébellion. Il a accusé en un mot beaucoup de gens, prouvant toujours, ses chiffres à la main, que ces gens étaient coupables.
– Coupables de quoi ?
– De quoi ?… Comte, dois-je dire le secret de l’État ?
– Qui est notre secret, madame. Oh ! vous ne risquez rien ! J’ai intérêt, ce me semble, à ne point parler.
– Oui, comte, je le sais, grand intérêt. M. de Sartine a donc voulu prouver qu’une secte nombreuse, puissante, formée d’adeptes courageux, adroits, résolus, minaient sourdement le respect dû à Sa Majesté royale, répandant certains bruits sur le roi.
– Quels bruits ?
– Disant, par exemple, que Sa Majesté était accusée d’affamer son peuple.
– Ce à quoi le roi a répondu ?
– Comme le roi répond toujours, par une plaisanterie.
Balsamo respira.
– Et cette plaisanterie, demanda-t-il, quelle est-elle ?
« – Puisqu’on m’accuse d’affamer mon peuple, a-t-il dit, il n’y a qu’une seule réponse à faire à cette accusation : nourrissons-le.
« – Comment cela, sire ? a dit M. de Sartine.
« – Je prends à mon compte la nourriture de tous ceux qui répandent ce bruit, et je leur offre, de plus, un logement dans mon château de la Bastille. »
Balsamo sentit un léger frisson courir dans ses veines, mais il demeura souriant.
– Ensuite ? demanda-t-il.
– Ensuite, le roi sembla me consulter par un sourire.
« – Sire, lui dis-je alors, on ne me fera jamais croire que ces petits chiffres noirs que vous apporte M. de Sartine veulent dire que vous êtes un mauvais roi.
« Alors le lieutenant de police s’est récrié.
« – Pas plus, ai-je ajouté, qu’ils ne prouveront que vos commis sachent lire. »
– Et qu’a dit le roi, comtesse ? demanda Balsamo.
– Que je pouvais avoir raison, mais que M. de Sartine n’avait pas tort.
– Eh bien, alors ?
– Alors on a expédié beaucoup de lettres de cachet, parmi lesquelles j’ai vu clairement que M. de Sartine cherchait à en glisser une pour vous. Mais je n’ai point fléchi et je l’ai arrêté d’un seul mot.
« – Monsieur, lui ai-je dit tout haut et devant le roi, arrêtez tout Paris si bon vous semble, c’est votre état ; mais qu’on ne s’avise pas de toucher à un seul de mes amis… sinon !…
« – Oh ! oh ! fit le roi, elle se fâche. Gare à vous, Sartine !
« – Mais, sire, l’intérêt du royaume…
« – Oh ! vous n’êtes pas un Sully, lui ai-je dit rouge de colère, et je ne suis pas une Gabrielle.
« – Madame, on veut assassiner le roi comme on a assassiné Henri IV.
« Pour le coup, le roi pâlit, trembla, passa la main sur son front.
« Je me crus vaincue.
« – Sire, dis-je, il faut laisser monsieur continuer ; car ses commis ont sans doute aussi lu dans tous ces chiffres que je conspirais contre vous.
« Et je sortis.
« Dame ! c’était le lendemain du philtre, cher comte. Le roi préféra ma présence à celle de M. de Sartine, et courut après moi.
« – Ah ! par grâce, comtesse, ne vous fâchez pas, dit-il.
« – Alors, chassez ce vilain homme, sire ; il sent la prison.
« – Allons, Sartine, allez-vous-en, dit le roi en haussant les épaules.
« – Et je vous défends à l’avenir, non seulement de vous présenter chez moi, ajoutai-je, mais encore de me saluer.
« Pour le coup, notre magistrat perdit la tête ; il vint à moi, et me baisa humblement la main.
« – Eh bien, soit, dit-il, n’en parlons plus, belle dame ; mais vous perdez l’État. Votre protégé, puisque vous le voulez à toute force, sera respecté par mes agents. »
Balsamo parut plongé dans une rêverie profonde.
– Allons, dit la comtesse, voilà que vous ne me remerciez pas de vous avoir épargné la connaissance de la Bastille, ce qui eût été injuste peut-être, mais n’en eût pas été moins désagréable.
Balsamo ne répondit rien ; seulement, il tira de sa poche un flacon renfermant une liqueur vermeille comme du sang.
– Tenez, madame, dit-il, pour cette liberté que vous me donnez, je vous donne, moi, vingt ans de jeunesse de plus.
La comtesse glissa le flacon dans son corset et partit joyeuse et triomphante.
Balsamo demeura rêveur.
– Ils étaient sauvés peut-être, se dit-il, sans la coquetterie d’une femme. Le petit pied de cette courtisane les précipite au plus profond de l’abîme. Décidément, Dieu est avec nous !
Chapitre CXXXI. Le sang §
Madame du Barry n’avait pas encore vu la porte de la maison se refermer derrière elle que Balsamo remontait l’escalier dérobé et rentrait dans la chambre aux fourrures.
La conversation avec la comtesse avait été longue, et son empressement tenait à deux causes.
La première, le désir de revoir Lorenza ; la seconde, la crainte que la jeune femme ne fût fatiguée ; car, dans la vie nouvelle qu’il venait de lui faire, il ne pouvait y avoir place pour l’ennui ; fatiguée en ce qu’elle pouvait passer, comme cela lui arrivait quelquefois, du sommeil magnétique à l’extase.
Or, à l’extase succédaient presque toujours des crises nerveuses qui brisaient Lorenza, si l’intervention du fluide réparateur ne venait pas ramener un équilibre satisfaisant entre les diverses fonctions de l’organisme.
Balsamo, après avoir fermé la porte, jeta donc rapidement les yeux sur le canapé où il avait laissé Lorenza.
Elle n’y était plus.
Seulement, la fine mante de cachemire brodée de fleurs d’or, qui l’enveloppait comme une écharpe, était demeurée seule sur les coussins, comme un témoignage de son séjour dans l’appartement, de son repos sur ce meuble.
Balsamo demeura immobile, les yeux tendus vers le sofa vide. Peut-être Lorenza s’était-elle trouvée incommodée par une odeur étrange qui paraissait s’être répandue dans l’appartement depuis qu’elle en était sortie ; peut-être, par un mouvement machinal, avait-elle usurpé sur les habitudes de la vie réelle, et instinctivement avait-elle changé de place.
La première idée de Balsamo fut que Lorenza était rentrée dans le laboratoire où, un instant auparavant, elle l’avait accompagné.
Il entra dans le laboratoire. Au premier aspect, il paraissait vide ; mais, à l’ombre du fourneau gigantesque, derrière la tapisserie d’orient, une femme pouvait facilement se cacher.
Il souleva donc les tapisseries, il tourna donc autour du fourneau ; nulle part il ne put retrouver même la trace du passage de Lorenza.
Restait la chambre de la jeune femme, où sans doute elle était rentrée.
Cette chambre n’était une prison pour elle que dans son état de veille.
Il courut à la chambre et trouva la plaque fermée.
Ce n’était point une preuve que Lorenza ne fût point rentrée chez elle. Rien ne s’opposait, en effet, à ce que Lorenza, dans son sommeil si lucide, se fût souvenue de ce mécanisme, et, s’en souvenant, eût obéi aux hallucinations d’un rêve mal effacé dans son esprit.
Balsamo poussa le ressort.
La chambre était vide comme le laboratoire : Lorenza ne paraissait pas même y être entrée.
Alors une pensée douloureuse, une pensée qui, on s’en souvient, l’avait déjà mordu au cœur, vint chasser toutes les suppositions, toutes les espérances de l’amant heureux.
Lorenza aurait joué un rôle ; elle aurait feint de dormir, elle aurait ainsi dissipé toute défiance, toute inquiétude, toute vigilance dans l’esprit de son époux et, à la première occasion de liberté, elle se serait enfuie de nouveau, plus sûre de ce qu’elle avait à faire, instruite qu’elle était par une première, ou plutôt par une seconde expérience.
Balsamo bondit à cette idée et sonna Fritz.
Puis, comme, au gré de son impatience, Fritz tardait, il s’élança au-devant de lui et le trouva dans l’escalier dérobé.
– La signora ? dit-il.
– Eh bien, maître ? demanda Fritz comprenant, à l’agitation de Balsamo, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire.
– L’as-tu vue ?
– Non, maître.
– Elle n’est pas sortie ?
– D’où cela ?
– Mais de la maison.
– Personne n’est sorti que la comtesse, derrière laquelle je viens de fermer la porte.
Balsamo remonta comme un fou. Il se figura alors que la folle jeune femme, si différente dans le sommeil de ce qu’elle était dans la veille, avait eu un moment d’espièglerie enfantine ; qu’elle lisait, de quelque coin où elle était cachée, son effroi dans son cœur, et qu’elle se divertissait à l’épouvanter, pour le rassurer ensuite.
Alors commença une recherche minutieuse.
Pas un coin ne fut épargné, pas une armoire oubliée, pas un paravent laissé en place. Il y avait, dans cette recherche de Balsamo, quelque chose de l’homme aveuglé par la passion, du fou qui ne voit plus, de l’homme ivre qui chancelle. Il n’avait plus de force que pour ouvrir les deux bras et pour crier : « Lorenza ! Lorenza ! » espérant que cette adorée créature viendrait s’y précipiter tout à coup avec un grand cri de joie.
Mais le silence seul, un morne et obstiné silence, répondit à sa pensée extravagante et à son appel insensé.
Courir, remuer les meubles, parler aux murs, appeler Lorenza, regarder sans voir, écouter sans entendre, palpiter sans vivre, tressaillir sans penser, voilà l’état dans lequel Balsamo passa trois minutes, c’est-à-dire trois siècles d’agonie.
Il sortit de cet état d’hallucination à moitié fou, trempa sa main dans un vase d’eau glacée, s’en mouilla les tempes, puis, comprimant une de ses mains avec l’autre, comme pour se forcer à l’immobilité, il chassa, par la volonté, le bruit importun de ce battement du sang contre le crâne, bruit fatal, incessant, monotone, qui, lorsqu’il est mouvement et silence, indique la vie, mais qui, lorsqu’il devient tumultueux et perceptible, signifie la mort ou la folie.
– Voyons, raisonnons, dit-il ; Lorenza n’y est plus ; plus de faux-fuyants avec moi-même ; Lorenza n’y est plus ; donc elle est sortie. Oui, sortie, bien sortie !
Et il regarda encore une fois autour de lui, et il appela une fois encore.
– Sortie ! répéta-t-il. En vain Fritz prétend-il ne l’avoir pas vue : elle est sortie, bien sortie.
« Deux cas se présentent :
« Ou il n’a rien vu en effet, ce qui, à tout prendre, est possible, car l’homme est sujet à l’erreur, ou bien il a vu et il a été corrompu par Lorenza.
« Corrompu, Fritz ?
« Pourquoi non ? En vain sa fidélité passée plaide contre cette supposition. Si Lorenza, si l’amour, si la science, ont pu à ce point tromper et mentir, pourquoi la nature si fragile, si faillible d’une créature humaine ne tromperait-elle pas à son tour ?
« Oh ! je saurai tout, je saurai tout ! Ne me reste-t-il pas mademoiselle de Taverney ?
« Oui, par Andrée je saurai la trahison de Fritz ; par Andrée, la trahison de Lorenza ; et, cette fois… oh ! cette fois, comme l’amour aura été mensonger, comme la science aura été une erreur, comme la fidélité aura été un piège… oh ! cette fois, Balsamo punira sans pitié, sans réserve, comme un homme puissant qui se venge, ayant chassé la miséricorde et conservé l’orgueil.
« Voyons, il ne s’agit plus que de sortir au plus vite, de ne rien laisser deviner à Fritz et de courir à Trianon. »
Et Balsamo, saisissant son chapeau, qui avait roulé à terre, s’élança contre la porte.
Mais tout à coup il s’arrêta.
– Oh ! dit-il, avant toute chose… Mon Dieu ! pauvre vieillard, je l’avais oublié ! Avant toute chose, il faut que je voie Althotas ; pendant cet accès de délire, pendant ce spasme d’amour monstrueux, j’ai délaissé le malheureux vieillard. J’ai été ingrat, j’ai été inhumain.
Et Balsamo, avec cette fièvre qui animait à cette heure tous ses mouvements, Balsamo s’approcha du ressort qui faisait jouer la bascule du plafond.
Aussitôt le mobile échafaudage descendit rapidement.
Balsamo se plaça dessus et, à l’aide du contrepoids, commença de monter, mais tout entier encore au trouble de son esprit et de son cœur, et sans songer à autre chose qu’à Lorenza.
À peine toucha-t-il le niveau de la chambre d’Althotas, que la voix du vieillard vint frapper son oreille et le tira de sa douloureuse rêverie.
Mais, au grand étonnement de Balsamo, ses premières paroles ne furent point un reproche, comme il s’y attendait : ce fut un éclat de gaieté naturel et simple qui l’accueillit.
L’élève leva sur le maître un regard étonné.
Le vieillard était renversé sur sa chaise à ressorts ; il respirait bruyamment et avec délices, comme si à chaque aspiration il eût repris un jour de vie ; ses yeux, pleins d’un feu sombre, mais dont le sourire épanoui sur ses lèvres égayait l’expression, ses yeux s’attachaient avec importunité sur son visiteur.
Balsamo recueillit ses forces et rassembla ses idées pour ne rien laisser voir de son trouble au maître, si peu indulgent pour les faiblesses de l’humanité.
Pendant cette minute de recueillement, Balsamo sentit une oppression étrange peser sur sa poitrine. L’air, sans doute, était vicié par une résorption trop constante ; une odeur lourde, fade, tiède, nauséabonde ; cette même odeur qu’il avait déjà respirée en bas, mais à un plus faible degré, nageait dans l’air, et pareille à ces vapeurs qui montent des lacs et des marais en automne, au lever et au coucher du soleil, elle avait pris un corps et terni les vitres.
Dans cette atmosphère épaisse et âcre, le cœur de Balsamo faiblit, sa tête s’embarrassa, un vertige le saisit, il sentit que la respiration et les forces allaient lui manquer à la fois.
– Maître, dit-il en cherchant un point solide où s’appuyer, et en essayant de dilater sa poitrine, maître, vous ne pouvez vivre ici ; on n’y respire point.
– Tu trouves ?
– Oh !
– J’y respire cependant fort bien, moi ! répondit Althotas avec enjouement, et j’y vis, comme tu vois.
– Maître, maître, dit Balsamo de plus en plus étourdi, faites-y attention, et laissez-moi ouvrir une fenêtre, il monte de ce parquet comme une vapeur de sang.
– De sang ! Ah ! tu trouves !… De sang ! s’écria Althotas en éclatant de rire.
– Oh ! oui, oui, je sens les miasmes qui s’exhalent d’un corps fraîchement tué ! je les pèserais, tant ils sont lourds à mon cerveau et à mon cœur.
– C’est cela, dit le vieillard avec son rire ironique, c’est cela, je m’en suis déjà aperçu ; tu as un cœur tendre et un cerveau très fragile, Acharat.
– Maître, dit Balsamo en étendant le doigt vers le vieillard, maître, vous avez du sang sur vos mains ; maître, il y a du sang sur cette table ; maître, il y a du sang partout, jusque dans vos yeux, qui luisent comme deux flammes ; maître, cette odeur qu’on respire ici, cette odeur qui me donne le vertige, cette odeur qui m’étouffe, c’est l’odeur du sang.
– Eh bien, après ? dit tranquillement Althotas ; la sens-tu donc pour la première fois, cette odeur ?
– Non.
– Ne m’as-tu jamais vu faire mes expériences ? N’en as-tu jamais fait toi même ?
– Mais du sang humain ! dit Balsamo passant sa main sur son front ruisselant de sueur.
– Ah ! tu as l’odorat subtil, dit Althotas. Eh bien, je n’aurais pas cru que l’on pût reconnaître le sang de l’homme du sang d’un animal quelconque.
– Le sang de l’homme ! murmura Balsamo.
Et comme, tout chancelant, il cherchait, pour se retenir, quelque saillie de meuble, il aperçut avec horreur un vaste bassin de cuivre, dont les parois brillantes reflétaient la couleur pourpre et laqueuse du sang fraîchement répandu.
L’énorme vase était à moitié rempli.
Balsamo recula épouvanté.
– Oh ! ce sang ! s’écria-t-il ; d’où vient ce sang ?
Althotas ne répondait pas ; mais son regard ne perdait rien des fluctuations, des égarements et des terreurs de Balsamo. Soudain celui-ci poussa un rugissement terrible.
Puis, s’abaissant comme s’il fondait sur une proie, il s’élança vers un point de la chambre et ramassa par terre un ruban de soie broché d’argent après lequel pendait une longue tresse de cheveux noirs.
Après ce cri aigu, douloureux, suprême, un silence mortel régna un instant dans la chambre du vieillard.
Balsamo soulevait lentement ce ruban, examinant en frissonnant les cheveux dont une épingle d’or retenait l’extrémité clouée d’un côté à la soie, tandis que, tranchés nettement de l’autre, ils semblaient une frange dont le bout eût été effleuré par un flot de sang, car des gouttes rouges et mousseuses perlaient à l’extrémité de cette frange.
À mesure que Balsamo relevait sa main, sa main devenait plus tremblante.
À mesure que Balsamo attachait son regard plus sûrement sur le ruban souillé, ses joues devenaient plus livides.
– Oh ! d’où vient cela ? murmura-t-il, mais assez haut cependant pour que ses paroles devinssent une question pour un autre que lui-même.
– Cela ? dit Althotas.
– Oui, cela.
– Eh bien, c’est un ruban de soie enveloppant des cheveux.
– Mais ces cheveux, ces cheveux, dans quoi ont-ils trempé ?
– Tu le vois bien, dans le sang.
– Dans quel sang ?
– Eh ! parbleu ! dans le sang qu’il me fallait pour mon élixir, dans le sang que tu me refusais et que j’ai dû, à ton refus, me procurer moi-même.
– Mais ces cheveux, cette tresse, ce ruban, où les avez-vous pris ? Ce n’est point là la coiffure d’un enfant.
– Et qui t’a dit que ce fût un enfant que j’ai égorgé ? demanda tranquillement Althotas.
– Ne vous fallait-il pas, pour votre élixir, le sang d’un enfant ? s’écria Balsamo. Voyons, ne m’avez-vous pas dit cela ?
– Ou d’une vierge, Acharat, ou d’une vierge.
Et Althotas allongea sa main amaigrie sur le bras du fauteuil, et y prit une fiole dont il savoura le contenu avec délices.
Puis, de son ton le plus naturel et avec son accent le plus affectueux :
– C’est bien à toi, dit-il, Acharat, tu as été sage et prévoyant en plaçant là cette femme sous mon plancher, presque à la portée de ma main ; l’humanité n’a pas à se plaindre, la loi n’a rien à reprendre. Eh ! eh ! ce n’est pas toi qui m’as livré la vierge sans laquelle j’allais mourir ; non, c’est moi qui l’ai prise. Eh ! eh ! merci, mon cher élève, merci mon petit Acharat.
Et il approcha encore une fois la fiole de ses lèvres.
Balsamo laissa tomber la mèche de cheveux qu’il tenait ; une horrible lumière venait d’éblouir ses yeux.
En face de lui, la table du vieillard, cette immense table de marbre, toujours remplie de plantes, de livres, de fioles ; devant lui cette table était recouverte d’un long drap de damas blanc à fleurs sombres, sur lequel la lampe d’Althotas envoyait sa rougeâtre lueur et dessinait de sinistres formes que Balsamo n’avait pas encore remarquées.
Balsamo prit un des coins du drap et le tira violemment à lui.
Mais alors ses cheveux se hérissèrent, sa bouche ouverte ne put laisser échapper l’horrible cri étouffé au fond de sa gorge.
Il venait, sous ce linceul, d’apercevoir le cadavre de Lorenza, de Lorenza étendue sur cette table, la tête livide et cependant souriante encore, et pendant en arrière comme entraînée par le poids de ses longs cheveux.
Une large blessure s’ouvrait béante au-dessus de la clavicule et ne laissant plus échapper une seule goutte de sang.
Les mains étaient roidies et les yeux fermés sous leurs paupières violettes.
– Oui, du sang, du sang de vierge, les trois dernières gouttes du sang artériel d’une vierge ; voilà ce qu’il me fallait, dit le vieillard en recourant pour la troisième fois à sa fiole.
– Misérable ! s’écria Balsamo, dont le cri de désespoir s’exhala enfin par chacun de ses pores, meurs donc, car, depuis quatre jours, elle était ma maîtresse, mon amour, ma femme ! Tu l’as assassinée pour rien… Elle n’était pas vierge !
Les yeux d’Althotas tremblèrent à ces paroles, comme si une secousse électrique les eût fait rebondir dans leur orbite ; ses prunelles se dilatèrent effroyablement ; ses gencives grincèrent à défaut de dents ; sa main laissa échapper la fiole, qui tomba sur le parquet et se brisa en mille morceaux, tandis que lui, stupéfait, anéanti, frappé à la fois au cœur et au cerveau, il se renversait lourdement sur son fauteuil.
Quant à Balsamo, il se pencha avec un sanglot sur le corps de Lorenza et s’évanouit en baisant ses cheveux sanglants.
Chapitre CXXXII. L’homme et Dieu §
Les heures, ces étranges sœurs qui se tiennent par la main, qui passent d’un vol si lent pour l’infortuné, si rapide pour l’homme heureux ; les heures s’abattirent silencieusement en repliant leurs ailes pesantes sur cette chambre pleine de soupirs et de sanglots.
D’un côté, la mort ; de l’autre, l’agonie.
Au milieu, le désespoir, douloureux comme l’agonie, profond comme la mort.
Balsamo n’avait plus proféré une seule parole depuis le cri qui avait déchiré sa gorge.
Depuis cette foudroyante révélation qui avait abattu la féroce joie d’Althotas, Balsamo n’avait pas fait un mouvement.
Quant au hideux vieillard, rejeté violemment dans la vie telle que Dieu l’a faite aux hommes, il semblait aussi dépaysé dans cet élément nouveau pour lui que l’est l’oiseau atteint d’un grain de plomb et tombé du haut d’un nuage dans un lac, à la surface duquel il se débat, sans parvenir à enfler ses ailes.
La stupéfaction de cette figure livide et bouleversée révélait l’incommensurable étendue de son désappointement.
En effet, Althotas ne prenait plus même la peine de penser, depuis que ses pensées avaient vu le but vers lequel elles se dirigeaient et auquel elles croyaient la solidité du roc, s’évanouir comme une fumée.
Son désespoir morne et silencieux avait quelque chose de l’hébétement. Pour un esprit peu accoutumé à mesurer le sien, ce silence eût peut-être été un indice de recherche ; pour Balsamo qui, du reste, ne le regardait même pas, c’était l’agonie de la puissance, de la raison, de la vie.
Althotas ne quittait pas du regard cette fiole brisée, image du néant de ses espérances ; on eût dit qu’il comptait ces mille débris qui avaient, en s’éparpillant, diminué sa vie d’autant de jours ; on eût dit qu’il eût voulu pomper du regard cette liqueur précieuse répandue sur le parquet et qu’un instant il avait crue l’immortalité.
Parfois aussi, lorsque la douleur de cette désillusion était trop vive, le vieillard levait son œil terni sur Balsamo ; puis, de Balsamo, son regard passait au cadavre de Lorenza.
Il ressemblait alors à ces brutes, surprises au piège, que le chasseur trouve le matin, arrêtées par la jambe, et qu’il tourmente longtemps du pied sans leur faire tourner la tête, et qui, s’il les pique de son couteau de chasse ou de la baïonnette de son fusil, lèvent obliquement leur œil sanglant tout chargé de haine, de vengeance, de reproche et de surprise.
– Est-il possible, disait ce regard encore si expressif dans son atonie, est-il croyable que tant de malheurs, que tant d’échecs viennent à moi, de la part d’un être aussi infime que cet homme que je vois là agenouillé à quatre pas de moi, aux pieds d’un objet aussi vulgaire que cette femme morte ? N’est-ce pas un bouleversement de la nature, un bouleversement de la science, un cataclysme de la raison, que l’élève si grossier ait abusé le maître si sublime ? N’est-ce pas monstrueux, enfin, que le grain de poussière ait arrêté court la roue du char superbe et rapide dans son tout-puissant, dans son immortel essor ?
Quant à Balsamo, à Balsamo brisé, anéanti, sans voix, sans mouvement, presque sans vie, nulle pensée humaine ne s’était encore fait jour à travers les sanglantes vapeurs de son cerveau.
Lorenza, sa Lorenza ! Lorenza, sa femme, son idole, cette créature doublement précieuse à titre d’ange et d’amante, Lorenza, c’est-à-dire le plaisir et la gloire, le présent et l’avenir, la force et la foi ; Lorenza, c’est-à-dire tout ce qu’il aimait, tout ce qu’il désirait, tout ce qu’il ambitionnait au monde. Lorenza était perdue pour lui à jamais !
Il ne pleurait pas, il ne criait pas, il ne soupirait même pas.
À peine avait-il le temps de s’étonner qu’un si épouvantable malheur eût fondu sur sa tête. Il ressemblait à ces infortunés que l’inondation saisit dans leur lit, au milieu des ténèbres, qui rêvent que l’eau les a gagnés, qui s’éveillent, qui ouvrent les yeux et qui, voyant sur leur tête une vague mugissante, n’ont pas même le temps de pousser un grand cri en passant de la vie à la mort.
Balsamo, pendant trois heures, se crut englouti dans les plus profonds abîmes du tombeau ; à travers son immense douleur, il prenait ce qui lui arrivait pour un de ces sinistres songes qui visitent les trépassés dans la nuit éternelle et silencieuse du sépulcre.
Pour lui, plus d’Althotas, c’est-à-dire plus de haine, plus de vengeance.
Pour lui, plus de Lorenza, c’est-à-dire plus de vie, plus d’amour.
Le sommeil, la nuit, le néant !
Voilà comment le temps s’écoula, lugubre, silencieux, infini, dans cette chambre où le sang refroidissait après avoir envoyé sa part de fécondité aux atomes qui la réclament.
Tout à coup, au milieu du silence et de la nuit, une sonnette sonna trois fois.
Sans doute, Fritz savait que son maître était chez Althotas, car une sonnette tinta dans la chambre même.
Mais elle eut beau retentir trois fois avec un bruit insolemment étrange, le son s’évanouit dans l’espace.
Balsamo ne leva point la tête.
Au bout de quelques minutes, le même tintement, plus sonore, retentit une seconde fois, mais sans plus que la première arracher Balsamo à sa torpeur.
Puis, à un intervalle mesuré, mais moins éloigné que celui qui avait séparé le premier tintement du second, la sonnette irritée fit une troisième fois jaillir dans la chambre un éclat multiple de sons criards et impatients.
Balsamo, sans tressaillir, souleva lentement son front et interrogea l’espace avec la froide solennité d’un mort qui sort de son tombeau.
Ainsi dut regarder Lazare quand la voix du Christ l’appela trois fois.
La sonnette ne cessait point de tinter.
Son énergie, toujours croissante, éveilla enfin l’intelligence chez l’amant de Lorenza.
Il détacha sa main de la main du cadavre.
Toute la chaleur avait quitté son corps, sans passer dans celui de Lorenza.
– Une grande nouvelle ou un grand danger, se dit Balsamo. Pourvu que ce soit un grand danger !
Et il se leva tout à fait.
– Mais pourquoi répondrais-je à cet appel ? continua-t-il sans s’apercevoir du lugubre effet de ses paroles sous cette voûte sombre, dans cette chambre funèbre ; est-ce que désormais quelque chose peut m’intéresser ou m’effrayer en ce monde ?
La sonnette alors, comme pour lui répondre, heurta si brutalement ses flancs de bronze avec son battant d’airain, que le battant se détacha et tomba sur une cornue de verre qui, brisée avec un bruit métallique, alla joncher le parquet de ses débris.
Balsamo ne résista plus ; il était, d’ailleurs, important que nul, pas même Fritz, ne le vînt relancer où il était.
Il marcha d’un pas tranquille vers le ressort, le poussa et alla se placer sur la trappe, qui descendit lentement et le déposa au milieu de la chambre aux fourrures.
En passant près du sofa, il effleura la mante qui était tombée des épaules de Lorenza lorsque l’impitoyable vieillard, impassible comme la mort, l’avait enlevée entre ses deux bras.
Le contact, plus vivant que Lorenza elle-même, imprima un frisson douloureux à Balsamo.
Il prit l’écharpe et la baisa en étouffant ses cris avec l’écharpe même.
Puis il alla ouvrir la porte de l’escalier.
Sur les plus hautes marches, Fritz, tout pâle, tout haletant, Fritz tenant un flambeau d’une main et de l’autre le cordon de sonnette que, dans sa terreur et son impatience, il continuait d’agiter convulsivement, Fritz l’attendait.
À la vue de son maître, il poussa un cri de satisfaction d’abord, puis un second cri de surprise et d’épouvante.
Mais Balsamo, ignorant la cause de ce doublé cri, ne répondit que par une muette interrogation.
Fritz ne dit rien ; mais il se hasarda, lui si respectueux d’ordinaire, à prendre son maître par la main et à le conduire devant le grand miroir de Venise qui garnissait le dessus de la cheminée par laquelle on passait dans la chambre de Lorenza.
– Oh ! voyez, Excellence, dit-il en lui indiquant sa propre image dans le cristal.
Balsamo frémit.
Puis un sourire, un de ces sourires qui sont fils d’une douleur infinie et inguérissable, un sourire mortel passa sur ses lèvres.
En effet, il avait compris l’épouvante de Fritz.
Balsamo avait vieilli de vingt ans en une heure ; plus d’éclat dans les yeux, plus de sang sous la peau, une expression de stupeur et d’inintelligence répandue sur tous ses traits, une écume sanglante frangeant ses lèvres, une large tache de sang sur la batiste si blanche de sa chemise.
Balsamo se regarda lui-même un instant sans pouvoir se reconnaître ; puis il plongea résolument ses yeux dans les yeux du personnage étrange que reflétait le miroir.
– Oui, Fritz, oui, dit-il, tu as raison.
Puis, remarquant l’air inquiet du fidèle serviteur :
– Mais pourquoi m’appelais-tu donc ? lui demanda-t-il.
– Oh ! maître, pour eux.
– Eux ?
– Oui.
– Eux, qui cela ?
– Excellence, murmura Fritz en approchant sa bouche de l’oreille de Balsamo, eux, les cinq maîtres.
Balsamo tressaillit.
– Tous ? demanda-t-il.
– Oui, tous.
– Et ils sont là ?
– Là.
– Seuls ?
– Non ; avec chacun un serviteur armé qui attend dans la cour.
– Ils sont venus ensemble ?
– Ensemble, oui, maître ; et ils s’impatientent ; voilà pourquoi j’ai sonné tant de fois et si fort.
Balsamo, sans même cacher sous un pli de son jabot de dentelles la tache de sang, sans chercher à réparer le désordre de sa toilette, Balsamo se mit en marche et commença de descendre l’escalier après avoir demandé à Fritz si ses hôtes étaient installés dans le salon ou dans le grand cabinet.
– Dans le salon, Excellence, répondit Fritz en suivant son maître.
Puis, au bas de l’escalier, se hasardant à arrêter Balsamo :
– Votre Excellence a-t-elle des ordres à me donner ? dit-il.
– Aucun ordre, Fritz.
– Votre Excellence…, continua Fritz en balbutiant.
– Et bien ? demanda Balsamo avec une douceur infinie.
– Votre Excellence se rend-elle près d’eux sans armes ?
– Sans armes, oui.
– Même sans votre épée ?
– Et pourquoi prendrais-je mon épée, Fritz ?
– Mais je ne sais, dit le fidèle serviteur en baissant les yeux ; je pensais, je croyais, j’avais peur…
– C’est bien, retirez-vous, Fritz.
Fritz fit quelques pas pour obéir et revint.
– N’avez-vous pas entendu ? demanda Balsamo.
– Excellence, je voulais vous dire que vos pistolets à deux coups sont dans le coffret d’ébène, sur le guéridon doré.
– Allez, vous dis-je, répondit Balsamo.
Et il entra dans le salon.
Chapitre CXXXIII. Le jugement §
Fritz avait bien raison, les hôtes de Balsamo n’étaient pas entrés rue Saint-Claude avec un appareil pacifique, pas plus qu’avec un extérieur bienveillant.
Cinq hommes à cheval escortaient la voiture de voyage dans laquelle les maîtres étaient venus ; cinq hommes de mine altière et sombre, armés jusqu’aux dents, avaient refermé la porte de la rue et la gardaient, tout en paraissant attendre leurs maîtres.
Un cocher, deux laquais, sur le siège de ce carrosse, tenaient sous leur manteau des couteaux de chasse et des mousquetons. C’était bien plutôt pour une expédition que pour une visite que tout ce monde était venu rue Saint Claude.
Aussi cette invasion nocturne de gens terribles que Fritz avait reconnus, cette prise d’assaut de l’hôtel avait-elle imposé tout d’abord à l’Allemand une terreur indicible. Il avait essayé de refuser l’entrée à tout le monde, lorsqu’il avait vu par le guichet l’escorte et deviné les armes ; mais ces signes tout-puissants, irrésistible témoignage du droit des arrivants, ne lui avaient plus permis de contester. À peine maîtres de la place, les étrangers s’étaient postés, comme d’habiles capitaines, à chaque issue de la maison, sans prendre la peine de dissimuler leurs intentions malveillantes.
Les prétendus valets dans la cour et dans les passages, les prétendus maîtres dans le salon, ne présageaient rien de bon à Fritz : voilà pourquoi il avait brisé la sonnette.
Balsamo, sans s’étonner, sans se préparer, entra dans le salon, que Fritz, pour faire honneur comme il le devait à tout visiteur, avait éclairé convenablement.
Il vit assis sur des fauteuils les cinq visiteurs dont pas un ne se leva quand il parut.
Lui, le maître du logis, les ayant vus tous, les salua civilement.
Ce fut alors seulement qu’ils se levèrent et lui rendirent gravement son salut.
Il prit un fauteuil en face des leurs, sans remarquer ou sans paraître remarquer l’étrange ordonnance de cette assistance. En effet, les cinq fauteuils formaient un hémicycle pareil à ceux des tribunaux antiques, avec un président dominant deux assesseurs, et son fauteuil à lui, Balsamo, établi en face de celui du président, occupant la place qu’on donne à l’accusé dans les conciles ou les prétoires.
Balsamo ne prit pas le premier la parole, comme il l’eût fait en toute autre circonstance ; il regardait sans bien voir, toujours par suite de cette douloureuse somnolence qui lui était restée après le choc.
– Tu nous as compris, à ce qu’il paraît, frère, dit le président, ou plutôt celui qui occupait le fauteuil du milieu. Tu as cependant bien tardé à venir, et nous délibérions déjà pour savoir si l’on enverrait à ta recherche.
– Je ne vous comprends pas, répondit simplement Balsamo.
– Ce n’est pas ce que j’avais cru en te voyant prendre vis-à-vis de nous la place et l’attitude de l’accusé.
– De l’accusé ? balbutia vaguement Balsamo.
Et il haussa les épaules.
– Je ne comprends pas, dit-il.
– Nous allons te faire comprendre, et cela ne sera pas difficile, si j’en crois ton front pâle, tes yeux éteints, ta voix qui tremble… On dirait que tu n’entends pas.
– Si fait, j’entends, répondit Balsamo en secouant la tête comme pour en faire tomber des pensées qui l’obsédaient.
– Te souvient-il, frère, continua le président, que, dans ses dernières communications, le comité supérieur t’ait donné avis d’une trahison méditée par un des grands appuis de l’ordre ?
– Peut-être… oui… je ne dis pas non.
– Tu réponds comme il convient à une conscience tumultueuse et troublée ; mais remets-toi… ne te laisse point abattre ; réponds avec la clarté, la précision que te commande une position terrible ; réponds-moi d’après cette certitude que tu peux nous convaincre, car nous n’apportons ici ni préventions ni haine ; nous sommes la loi : elle ne parle qu’après que le juge a écouté.
Balsamo ne répliqua rien.
– Je te le répète, Balsamo, et mon avertissement une fois donné sera comme l’avis que se donnent des combattants avant de s’attaquer l’un l’autre ; je vais t’attaquer avec des armes loyales mais puissantes ; défends toi.
Les assistants, voyant le flegme et l’immobilité de Balsamo, se regardèrent non sans étonnement, puis reportèrent leurs yeux sur le président.
– Tu m’as entendu, n’est-ce pas, Balsamo ? répéta ce dernier.
Balsamo fit de la tête un signe affirmatif.
– J’ai donc, en frère plein de loyauté, de bienveillance, averti ton esprit et fait pressentir le but de mon interrogatoire. Tu es averti ; garde-toi, je recommence.
« Après cet avertissement, continua le président, l’association délégua cinq de ses membres pour surveiller à Paris les démarches de celui qu’on nous signalait comme un traître.
« Or, nos révélations à nous ne sont pas sujettes à l’erreur ; nous les tenons ordinairement, tu le sais toi-même, soit d’agents dévoués parmi les hommes, soit d’indices certains parmi les choses, soit de symptômes et de signes infaillibles parmi les mystérieuses combinaisons que la nature n’a encore révélées qu’à nous. Or, l’un de nous avait eu sa vision par rapport à toi ; nous savons qu’il ne s’est jamais trompé ; nous nous sommes tenus sur nos gardes, et nous t’avons surveillé. »
Balsamo écouta le tout sans donner la moindre marque d’impatience ou même d’intelligence. Le président continua :
– Ce n’était pas chose aisée que de surveiller un homme tel que toi ; tu entres partout, ta mission est de prendre pied partout où nos ennemis ont une maison, un pouvoir quelconque. Tu as à ta disposition toutes tes ressources naturelles, qui sont immenses, celles que l’association te donne pour faire triompher sa cause. Longtemps nous avons flotté dans le doute en voyant venir chez toi des ennemis tels qu’un Richelieu, une du Barry, un Rohan. Il y avait eu, d’ailleurs, dans la dernière assemblée de la rue Plâtrière, un discours prononcé par toi, discours plein d’habiles paradoxes qui nous ont laissé croire que tu jouais un rôle en flattant, en fréquentant cette race incorrigible qu’il s’agit d’extirper de la terre. Nous avons respecté pendant un temps les mystères de ta conduite, espérant un heureux résultat ; mais enfin la désillusion est arrivée.
Balsamo conserva son immobilité, son impassibilité, de sorte que le président se laissa gagner par l’impatience.
– Il y a trois jours, dit-il, cinq lettres de cachet furent expédiées. Elles avaient été demandées au roi par M. de Sartine ; remplies aussitôt qu’elles furent signées, elles furent présentées, le même jour, à cinq de nos principaux agents, frères très fidèles, très dévoués, qui habitent à Paris. Tous cinq furent arrêtés et conduits, deux à la Bastille, où ils sont écroués au plus profond secret ; deux à Vincennes, dans l’oubliette ; un à Bicêtre, dans le plus mortel des cabanons. Connaissais-tu cette particularité ?
– Non, dit Balsamo.
– Cela est étrange, d’après les relations que nous te connaissons avec les puissants du royaume. Mais ce qui est plus étrange encore, le voici.
Balsamo écouta.
– M. de Sartine, pour faire arrêter ces cinq fidèles amis, devait avoir eu sous les yeux la seule note qui renferme lisiblement les cinq noms des victimes. Cette note t’a été adressée par le conseil suprême en 1769, et c’est toi-même qui as dû recevoir les nouveaux membres et leur donner immédiatement le rang que le conseil suprême leur assignait.
Balsamo témoigna par un geste qu’il ne se rappelait rien.
– Je vais aider ta mémoire. Les cinq personnes dont il s’agit étaient représentées par cinq caractères arabes, et les caractères correspondaient, sur la note à toi communiquée, aux noms et aux chiffres des nouveaux frères.
– Soit, dit Balsamo.
– Tu reconnais ?
– Ce que vous voudrez.
Le président regarda ses assesseurs pour prendre acte de cet aveu.
– Eh bien, continua-t-il, sur cette même note, la seule, entends-tu bien, qui ait pu compromettre les frères, un sixième nom se trouvait ; t’en souviens tu ?
Balsamo ne répliqua point.
– Ce nom était celui-ci : comte de Fœnix !
– D’accord, dit Balsamo.
– Pourquoi alors, si les cinq noms des frères ont figuré sur cinq lettres de cachet, pourquoi le tien, respecté, caressé, est-il entendu avec faveur à la cour ou dans les antichambres des ministres ? Si nos frères méritaient la prison, tu la mérites aussi ; qu’as-tu à répondre ?
– Rien.
– Ah ! je devine ton objection ; tu peux dire que la police a, par des moyens à elle, surpris les noms des frères plus obscurs, mais qu’elle a dû respecter le tien, nom d’ambassadeur, nom d’homme puissant ; tu diras même qu’elle n’a pas su soupçonner ce nom.
– Je ne dirai rien du tout.
– Ton orgueil survit à ton honneur ; ces noms, la police ne les a découverts qu’en lisant la note confidentielle que le conseil suprême t’avait adressée, et voici comment elle l’a lue… Tu l’avais enfermée dans un coffret ; est-ce vrai ?
« Un jour, une femme est sortie de chez toi portant le coffret sous son bras ; elle a été vue par nos agents de surveillance et suivie jusqu’à l’hôtel du lieutenant de police, dans le faubourg Saint-Germain. Nous pouvions arrêter le malheur dans sa source ; car, en prenant le coffret, en arrêtant cette femme, tout devenait pour nous calme et sûr. Mais nous avons obéi aux articles de la constitution, qui prescrit de respecter les moyens occultes à l’aide desquels certains associés entendent servir la cause, même lorsque ces moyens auraient une apparence de trahison ou d’imprudence. »
Balsamo parut approuver cette assertion, mais par un geste si peu marqué, que, sans son immobilité passée, le geste eût paru insensible.
– Cette femme parvint jusqu’au lieutenant de police, dit le président ; cette femme donna le coffret, et tout fut découvert. Est-ce vrai ?
– Parfaitement vrai.
Le président se leva.
– Qu’était cette femme ? s’écria-t-il. Belle, passionnée, dévouée à toi corps et âme, tendrement aimée de toi ; aussi spirituelle, aussi adroite, aussi souple qu’un des anges des ténèbres qui aident l’homme à réussir dans le mal ; Lorenza Feliciani est ta femme, Balsamo !
Balsamo laissa échapper un rugissement de désespoir.
– Tu es convaincu ? dit le président.
– Concluez, dit Balsamo.
– Je n’ai pas encore achevé. Un quart d’heure après son entrée chez le lieutenant de police, tu y entras toi-même. Elle avait semé la trahison ; tu venais récolter la récompense. Elle avait pris sur elle, en obéissante servante, la perpétration du crime ; tu venais, toi, élégamment donner un dernier tour à l’œuvre infâme. Lorenza ressortit seule. Tu la reniais sans doute, et tu ne voulais pas être compromis en l’accompagnant. Toi, tu sortis triomphant avec madame du Barry, appelée là pour recueillir de ta bouche les indices que tu voulais te faire payer… Tu es monté dans le carrosse de cette prostituée, comme le batelier dans le bateau avec la pécheresse Marie l’Égyptienne ; tu laissais les notes qui nous perdaient chez M. de Sartine, mais tu emportais le coffret qui pouvait te perdre près de nous. Heureusement, nous avons vu ! la lumière de Dieu ne nous manque pas dans les bonnes occasions…
Balsamo s’inclina sans rien dire.
– Maintenant, je puis conclure, ajouta le président. Deux coupables ont été signalés à l’ordre : une femme, ta complice, qui, peut-être innocemment, mais qui, de fait, a porté préjudice à la cause en révélant un de nos secrets ; toi secondement, toi le maître, toi le grand cophte ; toi le rayon lumineux qui as eu la lâcheté de t’abriter derrière cette femme pour que l’on vît moins clairement la trahison.
Balsamo souleva lentement sa tête pâle, attacha sur les commissaires un regard étincelant de tout le feu qui avait couvé dans sa poitrine depuis le commencement de l’interrogatoire.
– Pourquoi accusez-vous cette femme ? dit-il.
– Ah ! nous savons que tu essayeras de la défendre ; nous savons que tu l’aimes avec idolâtrie, que tu la préfères à tout. Nous savons qu’elle est ton trésor de science, de bonheur et de fortune ; nous savons qu’elle est pour toi un instrument plus précieux que tout le monde.
– Vous savez cela ? dit Balsamo.
– Oui, nous le savons, et nous te frapperons bien plus par elle que par toi.
– Achevez…
Le président se leva.
– Voici la sentence : Joseph Balsamo est un traître ; il a manqué à ses serments ; mais sa science est immense, elle est utile à l’ordre. Balsamo doit vivre pour la cause qu’il a trahie ; il appartient à ses frères, bien qu’il les ait reniés.
– Ah ! ah ! dit Balsamo sombre et farouche.
– Une prison perpétuelle protégera l’association contre ses nouvelles perfidies, en même temps qu’elle permettra aux frères de recueillir de Balsamo l’utilité qu’elle a droit d’attendre de chacun de ses membres. Quant à Lorenza Feliciani, un châtiment terrible…
– Attendez, dit Balsamo avec le plus grand calme dans la voix. Vous oubliez que je ne me suis pas défendu ; l’accusé doit être entendu dans sa justification… Un mot me suffira, un seul document. Attendez-moi une minute, je vais rapporter la preuve que j’ai promise.
Les commissaires se consultèrent un moment.
– Oh ! vous craignez que je ne me tue ? dit Balsamo avec un sourire amer. Si je l’eusse voulu, ce serait fait. Il y a dans cette bague de quoi vous tuer tous cinq si je l’ouvrais. Vous craignez que je ne m’enfuie ? Faites-moi accompagner si cela vous convient.
– Va ! dit le président.
Balsamo disparut pendant une minute ; puis on l’entendit redescendre pesamment l’escalier ; il rentra.
Il tenait sur son épaule le cadavre roidi, froid et décoloré de Lorenza, dont la blanche main pendait vers la terre.
– Cette femme que j’adorais, cette femme qui était mon trésor, mon bien unique, ma vie, cette femme qui a trahi, comme vous dites, s’écria-t-il, la voici, prenez-la ! Dieu ne vous a pas attendus pour punir, messieurs, ajouta t-il.
Et, par un mouvement prompt comme l’éclair, il fit glisser le cadavre sur ses bras et l’envoya rouler sur le tapis jusqu’aux pieds des juges, que les froids cheveux et les mains inertes de la morte allèrent effleurer dans leur horreur profonde, tandis qu’à la lueur des lampes, on voyait la blessure d’un rouge sinistre et profond s’ouvrir au milieu de son cou d’une blancheur de cygne.
– Prononcez, maintenant, ajouta Balsamo.
Les juges, épouvantés, poussèrent un cri terrible, et, saisis d’une vertigineuse terreur, ils s’enfuirent dans une confusion inexprimable. On entendit bientôt les chevaux hennir et piétiner dans la cour ; la porte gronda sur ses gonds, puis le silence, le silence solennel revint s’asseoir auprès de la mort et du désespoir.
Chapitre CXXXIV. L’homme et Dieu §
Tandis que la scène terrible que nous venons de raconter s’accomplissait entre Balsamo et les cinq maîtres, rien n’était changé en apparence dans le reste de la maison ; seulement, le vieillard avait vu Balsamo rentrer chez lui et emporter le cadavre de Lorenza, et cette nouvelle démonstration l’avait rappelé au sentiment de tout ce qui se passait autour de lui.
En voyant Balsamo charger sur ses épaules le corps et redescendre avec lui dans les étages inférieurs, il crut que c’était le dernier, l’éternel adieu de cet homme dont il avait brisé le cœur, et la peur le prit d’un abandon qui, pour lui, pour lui surtout qui avait tout fait pour ne pas mourir, doublait les horreurs de la mort.
Ne sachant pas dans quel but Balsamo s’éloignait, ne sachant pas où il était allé, il commença à appeler :
– Acharat ! Acharat !
C’était son nom d’enfant : il espérait que c’était celui qui aurait conservé le plus d’influence sur l’homme.
Balsamo cependant descendait toujours ; une fois descendu, il ne songea pas même à faire remonter la trappe et se perdit dans les profondeurs du corridor.
– Ah ! s’écria Althotas, voilà donc ce que c’est que l’homme, animal aveugle et ingrat. Reviens, Acharat, reviens ! Ah ! tu préfères le ridicule objet qu’on appelle une femme à la perfection de l’humanité que je représente ! Tu préfères le fragment de la vie à l’immortalité !
« Mais non ! s’écriait-il après un instant ; non, le scélérat a trompé son maître, il a joué comme un vil brigand avec ma confiance ; il craignait de me voir vivre, moi qui le dépasse de si loin en science ; il a voulu hériter de l’œuvre laborieuse que j’avais presque menée à fin ; il a tendu un piège à moi, à moi son maître, son bienfaiteur. Oh ! Acharat !… »
Et peu à peu la colère du vieillard s’allumait, ses joues reprenaient un coloris fébrile ; dans ses yeux, à peine ouverts, se ranimait l’éclat sombre de ces lumières phosphorescentes que les enfants sacrilèges placent dans les orbites d’une tête de mort.
Alors il s’écriait :
– Reviens, Acharat, reviens ! Prends garde à toi : tu sais que je connais des conjurations qui évoquent le feu, qui suscitent les esprits surnaturels ; j’ai évoqué Satan, celui que les mages nommaient Phégor, dans les montagnes de Gad, et Satan, forcé d’abandonner les abîmes sombres, Satan m’est apparu ; j’ai causé avec les sept anges ministres de la colère de Dieu, sur cette même montagne où Moïse a reçu les Tables de la Loi ; j’ai, par le seul acte de ma volonté, allumé le grand trépied à sept flammes que Trajan a ravi aux Juifs : prends garde, Acharat, prends garde !
Mais rien ne lui répondait.
Et alors, sa tête s’embarrassant de plus en plus :
– Tu ne vois donc pas, malheureux, disait-il d’une voix étranglée, que la mort va me prendre comme une créature vulgaire : écoute, tu peux revenir, Acharat ; je ne te ferai pas de mal ; reviens ! Je renonce au feu, tu n’as rien à craindre du mauvais esprit, tu n’as rien à craindre des sept anges vengeurs ; je renonce à la vengeance, et cependant je pourrais te frapper d’une telle épouvante, que tu deviendrais idiot et froid comme le marbre, car je sais arrêter la circulation du sang. Acharat. Reviens donc, je ne te ferai aucun mal ; mais, au contraire, vois-tu, je puis te faire tant de bien… Acharat, au lieu de m’abandonner, veille sur ma vie, et tous mes trésors, tous mes secrets sont à toi ; fais-moi vivre, Acharat, fais-moi vivre pour te les apprendre ; vois !… vois !…
Et il montrait des yeux et d’un doigt tremblant les millions d’objets, de papiers et de rouleaux épars dans cette vaste chambre.
Puis il attendait, renaissant, pour écouter ses forces défaillantes de plus en plus.
– Ah ! tu ne reviens pas, continuait-il ; ah ! tu crois que je mourrai ainsi ? Tu crois que tout t’appartiendra par ce meurtre, car c’est toi qui me tues ? Insensé, quand bien même tu saurais lire les manuscrits que mes yeux seuls ont pu déchiffrer ; quand même pour une vie, deux fois, trois fois centenaire, l’esprit te donnerait ma science, l’usage enfin de tous ces matériaux recueillis par moi, eh bien, non, cent fois non, tu n’hériterais pas encore de moi : arrête-toi, Acharat ; Acharat, reviens, reviens un moment, ne fût-ce que pour assister à la ruine de toute cette maison, ne fût-ce que pour contempler ce beau spectacle que je te prépare. Acharat ! Acharat ! Acharat !
Rien ne lui répondait ; car, pendant ce temps, Balsamo répondait à l’accusation des maîtres en leur montrant le corps de Lorenza assassinée ; et les cris du vieillard abandonné devenaient de plus en plus perçants, et le désespoir doublait ses forces, et ses rauques hurlements, s’engouffrant dans les corridors, allaient porter au loin l’épouvante, comme font les rugissements du tigre qui a rompu sa chaîne ou faussé les barreaux de sa cage.
– Ah ! tu ne reviens pas ! hurlait Althotas ; ah ! tu me méprises ! ah ! tu comptes sur ma faiblesse ! Eh bien, tu vas voir. Au feu ! au feu ! au feu !
Il articula ces cris avec une telle rage, que Balsamo, débarrassé de ses visiteurs épouvantés, en fut réveillé au fond de sa douleur ; il reprit dans ses bras le corps de Lorenza, remonta l’escalier, déposa le cadavre sur le sofa où, deux heures auparavant, il avait reposé dans le sommeil, et, se replaçant sur le plancher mobile, il apparut tout à coup aux yeux d’Althotas.
– Ah ! enfin, cria le vieillard ivre de joie, tu as peur ! tu as vu que je pouvais me venger : tu es venu, et tu as bien fait de venir ; car, un moment plus tard, je mettais le feu à cette chambre.
Balsamo le regarda en haussant les épaules, mais sans daigner répondre un seul mot.
– J’ai soif, cria Althotas ; j’ai soif ! donne-moi à boire, Acharat.
Balsamo ne répondit point, ne bougea point ; il regardait le moribond comme s’il n’eût voulu rien perdre de son agonie.
– M’entends-tu ? hurlait Althotas, m’entends-tu ?
Même silence, même immobilité de la part du morne spectateur.
– M’entends-tu, Acharat ? vociféra le vieillard en déchirant son gosier pour faire passage à cette dernière irruption de sa colère. Mon eau, donne-moi mon eau !
La figure d’Althotas se décomposait rapidement.
Plus de feu dans son regard, des lueurs sinistres et infernales seulement ; plus de sang sous sa peau, plus de geste, presque plus de souffle. Ses longs bras si nerveux, dans lesquels il avait emporté Lorenza comme un enfant, ses longs bras se soulevaient, mais inertes et flottants comme les membranes du polype ; la colère avait usé le peu de forces ressuscitées un instant en lui par le désespoir.
– Ah ! dit-il, ah ! tu trouves que je ne meurs pas assez vite ; ah ! tu veux me faire mourir de soif ! ah ! tu couves des yeux mes manuscrits, mes trésors ! ah ! tu crois déjà les tenir ! eh bien, attends ! attends !
Et Althotas, faisant un suprême effort, prit sous les coussins de son fauteuil un flacon qu’il déboucha. Au contact de l’air, une flamme liquide jaillit du récipient de verre et Althotas, pareil à une créature magique, secoua cette flamme autour de lui.
À l’instant même, ces manuscrits empilés autour du fauteuil du vieillard, ces livres épars dans la chambre, ces rouleaux de papier arrachés avec tant de peine aux pyramides de Chéops et aux premières fouilles d’Herculanum, prirent feu avec la rapidité de la poudre ; une nappe de flamme s’étendit sur le plancher de marbre, et présenta aux yeux de Balsamo quelque chose de pareil à un de ces cercles flamboyants de l’enfer dont parle Dante.
Althotas s’attendait sans doute à ce que Balsamo allait se précipiter au milieu de la flamme pour sauver ce premier héritage, que le vieillard anéantissait avec lui ; mais il se trompait : Balsamo demeura calme, il s’isola sur le plancher mobile, de manière que la flamme ne pût l’atteindre.
Cette flamme enveloppait Althotas ; mais, au lieu de l’épouvanter, on eût dit que le vieillard se retrouvait dans son élément, et que la flamme, comme elle fait sur la salamandre sculptée au fronton de nos vieux châteaux, le caressait au lieu de le brûler.
Balsamo le regardait toujours ; la flamme gagnait les boiseries, enveloppait complètement le vieillard ; elle rampait au pied du fauteuil de chêne massif sur lequel il était assis, et, chose étrange, quoiqu’elle dévorât déjà le bas de son corps, il semblait ne pas la sentir.
Au contraire, au contact de ce feu qui semblait épurateur, les muscles du moribond se détendirent graduellement, et une sérénité inconnue envahit comme un masque tous les traits de son visage. Isolé du corps à cette dernière heure, le vieux prophète, sur son char de feu, semblait prêt à monter au ciel. Tout-puissant à cette dernière heure, l’esprit oubliait la matière, et, sûr de n’avoir rien à attendre, il se porta énergiquement vers les sphères supérieures où le feu semblait l’enlever.
Dès ce moment, les yeux d’Althotas, qui semblaient retrouver leur vie au premier reflet de la flamme, prirent un point de vue vague, perdu, qui n’était ni le ciel ni la terre, mais qui semblait vouloir percer l’horizon. Calme et résigné, analysant toute sensation, écoutant toute douleur, comme une dernière voix de la terre, le vieux mage laissa échapper sourdement ses adieux à la puissance, à la vie, à l’espoir.
– Allons, allons, dit-il, je meurs sans regret ; j’ai tout possédé sur la terre ; j’ai tout connu ; j’ai pu tout ce qu’il est donné à la créature de pouvoir ; j’allais atteindre à l’immortalité.
Balsamo fit entendre un sombre rire dont le sinistre éclat rappela l’attention du vieillard.
Alors Althotas, lui lançant à travers les flammes qui lui faisaient comme un voile un regard empreint d’une majesté farouche :
– Oui, tu as raison, dit-il, il y a une chose que je n’avais pas prévue : je n’avais pas prévu Dieu.
Et, comme si ce mot puissant eût déraciné toute son âme, Althotas se renversa sur son fauteuil ; il avait rendu à Dieu ce dernier soupir qu’il avait espéré soustraire à Dieu.
Balsamo poussa un soupir ; et, sans essayer de rien soustraire au bûcher précieux sur lequel cet autre Zoroastre s’était couché pour mourir, il redescendit près de Lorenza et lâcha le ressort de la trappe, qui alla se rajuster au plafond, dérobant à ses yeux l’immense fournaise qui bouillonnait, pareille au cratère d’un volcan.
Pendant toute la nuit, la flamme gronda au-dessus de la tête de Balsamo comme un ouragan, sans que Balsamo fit rien pour l’éteindre ou pour la fuir, insensible qu’il était à tout danger près du corps insensible de Lorenza ; mais, contre son attente, après avoir tout dévoré, après avoir mis à nu la voûte de brique dont il avait anéanti les précieux ornements, le feu s’éteignit, et Balsamo entendit ses derniers rugissements, qui, pareils à ceux d’Althotas, dégénéraient en plaintes et mouraient en soupirs.
Chapitre CXXXV. Où l’on redescend sur la terre §
M. le duc de Richelieu était dans la chambre à coucher de son hôtel de Versailles, où il prenait son chocolat à la vanille, en compagnie de M. Rafté, lequel lui demandait ses comptes.
Le duc, fort occupé de son visage, qu’il regardait de loin dans une glace, ne prêtait qu’une fort médiocre attention aux calculs plus ou moins exacts de M. son secrétaire.
Tout à coup, un certain bruit de souliers craquant dans l’antichambre annonça une visite, et le duc expédia promptement le reste de son chocolat en regardant avec inquiétude du côté de la porte.
Il y avait des heures où M. de Richelieu, comme les vieilles coquettes, n’aimait pas à recevoir tout le monde.
Le valet de chambre annonça M. de Taverney.
Le duc allait sans doute répondre par quelque échappatoire, qui eut remis à un autre jour, ou du moins à une autre heure la visite de son ami ; mais, aussitôt la porte ouverte, le pétulant vieillard se précipita dans la chambre, tendit, en passant, un bout de doigt au maréchal et courut s’ensevelir dans une immense bergère qui gémit sous le choc bien plus que sous le poids.
Richelieu vit passer son ami, pareil à un de ces hommes fantastiques à l’existence desquels Hoffmann nous a fait croire depuis. Il entendit le craquement de la bergère, il entendit un soupir énorme et, se retournant vers son hôte :
– Eh ! baron, dit-il, qu’y a-t-il donc de nouveau ? Tu me sembles triste comme la mort.
– Triste, dit Taverney, triste !
– Pardieu ! ce n’est pas un soupir de joie que tu as poussé là, ce me semble.
Le baron regarda le maréchal d’un air qui voulait dire que, tant que Rafté serait là, on n’aurait pas l’explication de ce soupir.
Rafté comprit sans avoir la peine de se retourner ; car lui aussi, comme son maître, regardait parfois dans les glaces.
Ayant compris, il se retira donc discrètement.
Le baron le suivit des yeux, et, comme la porte se refermait derrière lui :
– Ne dis pas triste, duc, fit le baron ; dis inquiet, et inquiet mortellement.
– Bah !
– En vérité, s’écria Taverney en joignant les mains, je te conseille de faire l’étonné. Voilà près d’un grand mois que tu me promènes avec des mots vagues, tels que ceux-ci : « Je n’ai pas vu le roi » ; ou bien encore : « Le roi ne m’a pas vu » ou bien : « Le roi me boude. » Cordieu ! duc, ce n’est pas ainsi qu’on répond à un vieil ami. Un mois, comprends donc ! mais c’est l’éternité.
Richelieu haussa les épaules.
– Que diable veux-tu que je dise, baron ? répliqua-t-il.
– Eh ! la vérité.
– Mordieu ! je te l’ai dite, la vérité ; mordieu ! je te la corne aux oreilles, la vérité ; seulement, tu ne veux pas la croire, voilà tout.
– Comment, toi, un duc et pair, un maréchal de France, un gentilhomme de la chambre, tu veux me faire accroire que tu ne vois pas le roi, toi qui vas tous les matins au lever ? Allons donc !
– Je te l’ai dit et je te le répète, cela n’est pas croyable, mais c’est ainsi ; depuis trois semaines, je vais tous les jours au lever, moi duc et pair, moi maréchal de France, moi gentilhomme de la chambre !
– Et le roi ne te parle pas, interrompit Taverney, et tu ne parles pas au roi ? Et tu veux me faire avaler une pareille bourde ?
– Eh ! baron, mon cher, tu deviens impertinent ; tendre ami, tu me démens, en vérité, comme si nous avions quarante ans de moins et le coup de pointe facile.
– Mais c’est à enrager, duc.
– Ah ! cela, c’est autre chose ; enrage, mon cher ; j’enrage bien, moi.
– Tu enrages ?
– Il y a de quoi. Puisque je te dis que, depuis ce jour, le roi ne m’a pas regardé ! Puisque je te dis que Sa Majesté m’a constamment tourné le dos ! Puisque, chaque fois que j’ai cru devoir lui sourire agréablement, le roi m’a répondu par une affreuse grimace ! Puisque enfin je suis las d’aller me faire bafouer à Versailles ! Voyons, que veux-tu que j’y fasse ?
Taverney se mordait cruellement les ongles pendant cette réplique du maréchal.
– Je n’y comprends rien, dit-il enfin.
– Ni moi, baron.
– En vérité, c’est à croire que le roi s’amuse de tes inquiétudes ; car enfin…
– Oui, c’est ce que je me dis, baron. Enfin !…
– Voyons, duc, il s’agit de nous sortir de cet embarras ; il s’agit de tenter quelque adroite démarche par laquelle tout s’explique.
– Baron, baron, reprit Richelieu, il y a du danger à provoquer les explications des rois.
– Tu penses ?
– Oui. Veux-tu que je te dise ?
– Parle.
– Eh bien, je me défie de quelque chose.
– Et de quoi ? demanda le baron fièrement.
– Ah ! voilà que tu te fâches.
– Il y a de quoi, ce me semble.
– Alors, n’en parlons plus.
– Au contraire, parlons-en ; mais explique-toi.
– Tu as le diable au corps avec tes explications ; en vérité, c’est une monomanie. Prends-y garde.
– Je te trouve charmant, duc ; tu vois tous nos plans arrêtés, tu vois une stagnation inexplicable dans la marche de mes affaires, et tu me conseilles d’attendre !
– Quelle stagnation ? Voyons.
– D’abord, tiens.
– Une lettre ?
– Oui, de mon fils.
– Ah ! le colonel.
– Beau colonel !
– Bon ! qu’y a-t-il encore par là ?
– Il y a que, depuis près d’un mois aussi, Philippe attend à Reims la nomination que le roi lui a promise, que cette nomination n’arrive pas, et que le régiment va partir dans deux jours.
– Diable ! le régiment part ?
– Oui, pour Strasbourg. De sorte que, si dans deux jours Philippe n’a pas reçu ce brevet…
– Eh bien ?
– Dans deux jours, Philippe sera ici.
– Oui, je comprends, on l’a oublié, le pauvre garçon : c’est là l’ordinaire dans les bureaux organisés comme ceux du nouveau ministère. Ah ! si j’eusse été ministre, le brevet serait parti !
– Hum ! reprit Taverney.
– Tu dis ?
– Je dis que je n’en crois pas un mot.
– Comment ?
– Si tu eusses été ministre, tu eusses envoyé Philippe aux cinq cents diables.
– Oh !
– Et son père aussi.
– Oh ! oh !
– Et sa sœur encore plus loin.
– Il y a du plaisir à causer avec toi, Taverney ; tu es rempli d’esprit ; mais brisons là.
– Je ne demande pas mieux pour moi ; mais mon fils ne peut briser là, lui ! sa position n’est pas tenable. Duc, il faut absolument voir le roi.
– Eh ! je ne fais que cela, te dis-je.
– Lui parler.
– Eh ! mon cher, on ne parle pas au roi, s’il ne vous parle pas.
– Le forcer.
– Ah ! je ne suis pas le pape, moi.
– Alors, dit Taverney, je vais me décider à parler à ma fille ; car il y a dans tout ceci du louche, monsieur le duc.
Ce mot fut magique.
Richelieu avait sondé Taverney ; il le connaissait roué, comme M. Lafare ou M. de Nocé, ses amis de jeunesse, dont la belle réputation s’était conservée intacte. Il craignait l’alliance du père et de la fille ; il craignait quelque chose d’inconnu, enfin, qui lui causerait disgrâce.
– Eh bien, ne te fâche pas, dit-il ; je tenterai encore une démarche. Mais il me faut un prétexte.
– Ce prétexte, tu l’as.
– Moi ?
– Sans doute.
– Lequel ?
– Le roi a fait une promesse.
– À qui ?
– À mon fils. Et cette promesse…
– Eh bien ?
– On peut la lui rappeler.
– En effet, c’est un biais. As-tu cette lettre ?
– Oui.
– Donne-la-moi.
Taverney la tira de la poche de sa veste, et la tendit au duc en lui recommandant la hardiesse et la circonspection tout à la fois.
– Le feu et l’eau, dit Richelieu ; allons, on voit bien que nous extravaguons. N’importe, le vin est tiré, il faut le boire.
Il sonna.
– Qu’on m’habille, et qu’on attelle, dit le duc.
Puis, se tournant vers Taverney :
– Est-ce que tu veux assister à ma toilette, baron ? demanda-t-il d’un air inquiet.
Taverney comprit qu’il désobligerait fort son ami en acceptant.
– Non, mon cher, impossible, dit-il ; j’ai une course à faire par la ville ; donne-moi un rendez-vous quelque part.
– Mais, au château.
– Soit, au château.
– Il importe que, toi aussi, tu voies Sa Majesté.
– Tu crois ? dit Taverney enchanté.
– Je l’exige ; je veux que tu t’assures par toi-même de l’exactitude de ma parole.
– Je ne doute pas ; mais enfin, puisque tu le veux…
– Tu aimes autant cela, hein ?
– Mais oui, franchement.
– Eh bien, dans la galerie des Glaces, à onze heures, pendant que moi, j’entrerai chez Sa Majesté.
– Soit, adieu.
– Sans rancune, cher baron, dit Richelieu, qui, jusqu’au dernier moment, tenait à ne pas se faire un ennemi dont la force était encore inconnue.
Taverney remonta dans son carrosse et partit pour faire, seul et pensif, une longue promenade dans le jardin, tandis que Richelieu, laissé aux soins de ses valets de chambre, se rajeunissait à son aise, importante occupation qui ne prit pas moins de deux heures à l’illustre vainqueur de Mahon.
C’était, cependant, bien moins de temps encore que Taverney ne lui en avait accordé dans son esprit, et le baron aux aguets vit, à onze heures précises, le carrosse du maréchal s’arrêter devant le perron du palais, où les officiers de service saluèrent Richelieu tandis que les huissiers l’introduisirent.
Le cœur de Taverney battait avec violence : il abandonna sa promenade, et lentement, plus lentement que son esprit ardent ne l’eût permis, il se rendit dans la galerie des Glaces, où bon nombre de courtisans peu favorisés, d’officiers porteurs de placets et de gentillâtres ambitieux, posaient comme des statues sur le parquet glissant, piédestal fort bien approprié au genre de figures amoureuses de la Fortune.
Taverney se perdit en soupirant dans la foule, avec cette précaution, cependant, de prendre une encoignure à portée du maréchal, lorsqu’il sortirait de chez Sa Majesté.
– Oh ! murmurait-il entre ses dents, être relégué avec les hobereaux et ces plumets sales, moi, moi qui, il y a un mois, soupais en tête à tête avec Sa Majesté !
Et de son sourcil plissé s’échappait plus d’un soupçon infâme qui eût fait rougir la pauvre Andrée.
Chapitre CXXXVI. La mémoire des rois §
Richelieu, comme il l’avait promis, s’était allé poster bravement sous le regard de Sa Majesté au moment où M. de Condé lui tendait sa chemise.
Le roi, en apercevant le maréchal, fit un si brusque mouvement pour se détourner, que la chemise faillit tomber à terre, et que le prince, tout surpris, se recula.
– Pardon, mon cousin, dit Louis XV, afin de bien prouver au prince qu’il n’y avait rien de personnel pour lui dans ce brusque mouvement.
Aussi Richelieu comprit-il parfaitement que la colère était pour lui.
Mais, comme il était venu décidé à provoquer toute cette colère, si besoin était, afin d’avoir une explication sérieuse, il changea de face comme à Fontenoy, et s’alla poster à l’endroit où le roi devait passer pour entrer dans son cabinet.
Le roi, ne voyant plus le maréchal, se remit à parler librement et gracieusement ; il s’habilla, projeta une chasse à Marly, et consulta longuement son cousin ; car MM. de Condé ont toujours eu la réputation d’être grands chasseurs.
Mais, au moment de passer dans son cabinet, alors que tout le monde était déjà parti, il aperçut Richelieu posant avec toutes ses grâces pour la plus charmante révérence qu’on eût faite depuis Lauzun, qui, on se le rappelle, saluait si bien.
Louis XV s’arrêta presque décontenancé.
– Encore ici, monsieur de Richelieu ? dit-il.
– Aux ordres de Sa Majesté ; oui, sire.
– Mais vous ne quittez donc pas Versailles ?
– Depuis quarante ans, sire, il est bien rare que je m’en sois éloigné pour autre chose que pour le service de Votre Majesté.
Le roi s’arrêta en face du maréchal.
– Voyons, dit-il, vous me voulez quelque chose, n’est-ce pas ?
– Moi, sire ? fit Richelieu souriant ; eh ! quoi donc ?
– Mais vous me poursuivez, duc, morbleu ! Je m’en aperçois bien, ce me semble.
– Oui ! sire, de mon amour et de mon respect ; merci, sire.
– Oh ! vous faites semblant de ne pas m’entendre ; mais vous me comprenez à merveille. Eh bien, moi, sachez-le, monsieur le maréchal, je n’ai rien à vous dire.
– Rien, sire ?
– Absolument rien.
Richelieu s’arma d’une profonde indifférence.
– Sire, dit-il, j’ai toujours eu le bonheur de me dire, en mon âme et conscience, que mon assiduité près du roi était désintéressée : un grand point, sire, depuis ces quarante ans dont je parlais à Votre Majesté ; aussi, les envieux ne diront pas que jamais le roi m’ait accordé quelque chose. Là dessus, heureusement, ma réputation est faite.
– Eh ! duc, demandez pour vous si vous avez besoin de quelque chose, mais demandez vite.
– Sire, je n’ai absolument besoin de rien et, pour le présent, je me borne à supplier Votre Majesté…
– De quoi ?
– De vouloir bien admettre à la remercier…
– Qui cela ?
– Sire, quelqu’un qui a une bien grande obligation au roi.
– Mais enfin ?
– Quelqu’un, sire, à qui Votre Majesté a fait l’honneur insigne… Ah ! c’est que, quand on a eu l’honneur de s’asseoir à la table de Votre Majesté, lorsqu’on a goûté de cette conversation si délicate, de cette gaieté si charmante, qui fait de Votre Majesté le plus divin convive, c’est qu’alors, sire, on n’oublie jamais, et qu’on prend vite une si douce habitude.
– Vous êtes une langue dorée, monsieur de Richelieu.
– Oh ! sire…
– En somme, de qui voulez-vous parler ?
– De mon ami Taverney.
– De votre ami ? s’écria le roi.
– Pardon, sire.
– Taverney ! reprit le roi avec une espèce d’épouvante qui étonna fort le duc.
– Que voulez-vous, sire ! un vieux camarade…
Il s’arrêta un instant.
– Un homme qui a servi sous Villars avec moi.
Il s’arrêta encore.
– Vous le savez, sire, on appelle ami, en ce monde, tout ce qu’on connaît, tout ce qui n’est pas ennemi ; c’est un mot poli qui ne couvre souvent pas grand-chose.
– C’est un mot compromettant, duc, reprit le roi avec aigreur ; c’est un mot dont il convient d’user avec réserve.
– Les conseils de Votre Majesté sont des préceptes de sagesse. M. de Taverney, donc…
– M. de Taverney est un homme immoral.
– Eh bien, sire, dit Richelieu, foi de gentilhomme, je m’en étais douté.
– Un homme sans délicatesse, monsieur le maréchal.
– Quant à sa délicatesse, sire, je n’en parlerai pas devant Sa Majesté ; je ne garantis que ce que je connais.
– Comment ! vous ne garantissez pas la délicatesse de votre ami, d’un vieux serviteur, d’un homme qui a servi avec vous sous Villars, d’un homme que vous m’avez présenté, enfin ? Vous le connaissez, cependant, lui !
– Lui, certainement, sire ; mais sa délicatesse, non. Sully disait à votre aïeul Henri IV qu’il avait vu sortir sa fièvre habillée d’une robe verte ; moi, j’avoue bien humblement, sire, que je n’ai jamais su comment s’habillait la délicatesse de Taverney.
– Enfin, maréchal, c’est moi qui vous le dis, c’est un vilain homme, et qui a joué un vilain rôle.
– Oh ! si c’est Votre Majesté qui me le dit…
– Oui, monsieur, c’est moi !
– Eh bien, répondit Richelieu, Votre Majesté me met tout à fait à mon aise en parlant de la sorte. Non, je l’avoue, Taverney n’est pas une fleur de délicatesse, et je m’en suis bien aperçu ; mais, enfin, sire, tant que Votre Majesté n’a pas daigné me faire connaître son opinion…
– La voici, monsieur : je le déteste.
– Ah ! l’arrêt est prononcé, sire ; heureusement pour cet infortuné, continua Richelieu, qu’une intercession puissante plaide pour lui près de Votre Majesté.
– Que voulez-vous dire ?
– Si le père a eu le malheur de déplaire au roi…
– Et très fort.
– Je ne dis pas non, sire.
– Que dites-vous alors ?
– Je dis que certain ange aux yeux bleus et aux cheveux blonds…
– Je ne vous comprends pas, duc.
– Cela se conçoit, sire.
– Cependant, je désirerais vous comprendre, je l’avoue.
– Un profane tel que moi, sire, tremble à l’idée de lever un coin du voile sous lequel s’abritent tant de mystères amoureux et charmants ; mais, je le répète, combien Taverney ne doit-il pas d’actions de grâces à celle qui adoucit en sa faveur l’indignation royale ! Oh ! oui, mademoiselle Andrée doit être un ange !
– Mademoiselle Andrée est un petit monstre au physique comme son père l’est au moral ! s’écria le roi.
– Bah ! fit Richelieu au comble de la stupeur, nous nous trompions tous, et cette belle apparence… ?
– Ne me parlez jamais de cette fille, duc ; le frisson me gagne rien que d’y penser.
Richelieu joignit hypocritement les deux mains.
– Oh ! mon Dieu ! dit-il, les dehors devenus… Si Votre Majesté, le premier appréciateur du royaume, si Votre Majesté, l’infaillibilité en personne, ne m’assurait cela, comment pourrais-je le croire ?… Quoi ! sire, contrefaite à ce point ?
– Plus que cela, monsieur : atteinte d’une maladie… affreuse… un guet-apens, duc. Mais, pour Dieu, plus un mot sur elle, vous me feriez mourir.
– O ciel ! s’écria Richelieu, je n’en ouvrirai plus la bouche, sire. Faire mourir Votre Majesté ! oh ! quelle tristesse ! Quelle famille ! doit-il être malheureux, ce pauvre garçon !
– Mais de qui donc me parlez-vous encore ?
– Oh ! cette fois, d’un fidèle, d’un sincère, d’un dévoué serviteur de Votre Majesté. Oh ! par exemple, sire, voilà un modèle, et vous l’avez bien jugé, celui-là. Pour cette fois, j’en réponds, vos faveurs ne sont point tombées à faux.
– Mais de qui donc est-il question, duc ? Achevez, j’ai hâte.
– Je veux parler, répondit moelleusement Richelieu, du fils de l’un, sire, et du frère de l’autre. Je veux parler de Philippe de Taverney, de ce brave jeune homme à qui Votre Majesté a donné un régiment.
– Moi ! j’ai donné un régiment à quelqu’un ?
– Oui, sire, un régiment que Philippe de Taverney attend toujours, c’est vrai, mais que vous avez donné, enfin.
– Moi ?
– Dame ! je le crois, sire.
– Vous êtes fou !
– Bah !
– Je n’ai rien donné du tout, maréchal.
– Vraiment ?
– Mais de quoi diable vous mêlez-vous ?
– Mais, sire…
– Est-ce que cela vous regarde ?
– Moi, pas le moins du monde.
– Vous avez donc juré alors de me brûler à petit feu avec ce fagot d’épines ?
– Que voulez-vous, sire ! il me semblait – je vois bien que je me trompe maintenant – il me semblait que Votre Majesté avait promis…
– Mais ce n’est pas mon affaire, duc. Mais j’ai un ministre de la Guerre. Je ne donne pas de régiment, moi… Un régiment ! la belle bourde qu’on vous a contée là. Ah ! vous êtes l’avocat de cette nichée ? Quand je vous disais que vous aviez tort de me parler ; voilà que vous m’avez mis tout le sang à l’envers.
– Oh ! sire.
– Oui, à l’envers. Le diable soit de l’avocat, je ne digérerai pas de toute la journée.
Et, là-dessus, le roi tourna le dos au duc et se réfugia tout furieux dans son cabinet, laissant Richelieu plus malheureux qu’on ne saurait dire.
– Ah ! pour cette fois, murmura le vieux maréchal, on sait à quoi s’en tenir.
Et, s’époussetant avec son mouchoir, car dans la chaleur du choc il s’était tout empoudré, Richelieu se dirigea vers la galerie à l’angle de laquelle son ami l’attendait avec une impatience dévorante.
À peine le maréchal parut-il que, semblable à l’araignée qui fond sur sa proie, le baron courut sur les nouvelles fraîches.
L’œil éveillé, la bouche en cœur, les bras en guirlande, il se présenta.
– Eh bien, quoi de nouveau ? demanda-t-il.
– Il y a de nouveau, monsieur, répondit Richelieu en se redressant avec une bouche dédaigneuse et une méprisante attaque à son jabot, il y a que je vous prie de ne plus m’adresser la parole.
Taverney regarda le duc avec des yeux ébahis.
– Oui, vous avez fort déplu au roi, continua Richelieu, et qui déplaît au roi m’offense.
Taverney, comme si ses pieds eussent pris racine dans le marbre, resta cloué dans sa stupéfaction.
Cependant Richelieu continua son chemin.
Puis, arrivé à la porte de la galerie des Glaces où l’attendait son valet de pied :
– À Luciennes ! cria-t-il.
Et il disparut.
Chapitre CXXXVII. Les évanouissements d’Andrée §
Taverney, lorsqu’il eut repris ses sens et approfondi ce qu’il appelait son malheur, comprit que le moment était venu d’avoir une explication sérieuse avec la cause première de tant d’alarmes.
En conséquence, bouillant de colère et d’indignation, il se dirigea vers la demeure d’Andrée.
La jeune fille donnait la dernière main à sa toilette, levant ses bras arrondis pour boucler derrière l’oreille deux tresses de cheveux rebelles.
Andrée entendit le pas de son père dans l’antichambre, au moment où, son livre sous le bras, elle allait franchir le seuil de son appartement.
– Ah ! bonjour, Andrée, dit M. de Taverney ; vous sortez ?
– Oui, mon père.
– Seule ?
– Vous voyez.
– Vous êtes donc encore seule ?
– Depuis la disparition de Nicole, je n’ai pas repris de fille de chambre.
– Mais vous ne pouvez vous habiller, Andrée, cela vous fait tort ; une femme ainsi mise n’a aucun succès à la cour ; je vous avais recommandé tout autre chose, Andrée.
– Pardon, mon père, mais madame la dauphine m’attend.
– Je vous assure, Andrée, répliqua Taverney s’échauffant à mesure qu’il parlait, je vous assure, mademoiselle, qu’avec cette simplicité, vous finirez par être ridiculisée ici.
– Mon père…
– Le ridicule tue partout, et fait plus à la cour.
– Monsieur, j’aviserai. Mais, pour l’instant, madame la dauphine me saura gré de me vêtir moins élégamment, en faveur de mon empressement à me rendre auprès d’elle.
– Allez donc et revenez, je vous prie, aussitôt que vous serez libre ; car j’ai à vous entretenir d’une affaire sérieuse.
– Oui, mon père, dit Andrée.
Et elle essaya de continuer son chemin.
Le baron la regardait de tous ses yeux.
– Attendez, attendez, cria-t-il, vous ne pouvez sortir ainsi ; vous avez oublié votre rouge, mademoiselle ; vous êtes d’une pâleur repoussante.
– Moi, mon père ? fit Andrée s’arrêtant.
– Mais, en vérité, quand vous vous regardez au miroir, à quoi pensez-vous donc ? Vos joues sont blanches comme cire, vos yeux cernés d’un demi-pied. On ne sort pas comme cela, mademoiselle, sous peine de faire peur aux gens.
– Je n’ai plus le temps de rien changer à ma toilette, mon père.
– C’est odieux, en vérité, c’est odieux ! s’écria Taverney en haussant les épaules ; il n’y a qu’une femme comme celle-là au monde, et je l’ai pour fille ! Quelle atroce chance ! Andrée ! Andrée !
Mais Andrée était déjà au bas de l’escalier.
Elle se retourna.
– Au moins, s’écria Taverney, dites que vous êtes malade ; rendez-vous intéressante, mordieu ! si vous ne voulez pas vous faire belle !
– Oh ! quant à cela, mon père, ce me sera chose facile, et je dirai que je suis malade sans mentir, car je me sens réellement souffrante en ce moment.
– Bien, grommela le baron ; il ne nous manque plus que cela… malade !
Puis, entre ses dents :
– Peste soit des bégueules ! ajouta-t-il.
Et il rentra dans la chambre de sa fille, où minutieusement il s’occupa de chercher tout ce qui pouvait aider ses conjectures et lui faire une opinion.
Pendant ce temps, Andrée traversait l’esplanade et longeait les parterres. Elle levait parfois la tête pour chercher en l’air de plus vigoureuses aspirations ; car le parfum des fleurs nouvelles montait trop violemment à son cerveau et en ébranlait chaque fibre.
Ainsi frappée, chancelante sous le soleil, et cherchant un appui autour d’elle, la jeune fille parvint, en combattant un malaise inconnu, jusqu’aux antichambres de Trianon, où madame de Noailles, debout sur le seuil du cabinet de la dauphine, fit comprendre du premier mot à Andrée qu’il était l’heure et qu’on l’attendait.
En effet, l’abbé ***, lecteur en titre de la princesse, déjeunait avec Son Altesse royale, qui admettait souvent à de pareilles faveurs les personnes de son intimité.
L’abbé vantait l’excellence de ces pains au beurre que les ménagères allemandes savent entasser si industrieusement autour d’une tasse de café à la crème.
L’abbé parlait au lieu de lire et racontait à la dauphine toutes les nouvelles de Vienne qu’il avait recueillies chez les gazetiers et chez les diplomates ; car, à cette époque, la politique se faisait en plein air, aussi bonne, ma foi, que dans les antres les plus secrets des chancelleries, et il n’était point rare, au ministère, d’apprendre des nouvelles que ces messieurs du Palais-Royal ou des quinconces de Versailles avaient devinées, sinon forgées.
L’abbé causait surtout des dernières rumeurs d’une émeute clandestine à propos de la cherté des grains, émeute, disait-il, que M. de Sartine avait arrêtée tout net en faisant conduire à la Bastille cinq des plus forts accapareurs.
Andrée entra : la dauphine, elle aussi, avait ses jours de fantaisie et de migraine ; l’abbé l’avait intéressée : le livre d’Andrée arrivant après la causerie l’ennuya.
En conséquence, elle dit à sa lectrice en second de faire en sorte de ne pas manquer l’heure, ajoutant que telle chose bonne en soi l’était surtout dans son opportunité.
Andrée, confuse du reproche et pénétrée surtout de l’injustice, ne répliqua rien, quoiqu’elle eût pu dire qu’elle avait été retenue par son père et forcée de venir lentement, attendu qu’elle était souffrante.
Non, troublée, oppressée, elle pencha la tête, et, comme ci elle allait mourir, ferma les yeux et perdit l’équilibre.
Sans madame de Noailles, elle tombait.
– Que vous avez peu de maintien, mademoiselle ! murmura madame l’Étiquette.
Andrée ne répondit pas.
– Mais, duchesse, elle se trouve mal ! s’écria la dauphine en se levant pour courir à Andrée.
– Non, non, répliqua vivement Andrée, les yeux pleins de larmes, non, Votre Altesse, je suis bien, ou plutôt je suis mieux.
– Mais elle est blanche comme son mouchoir, duchesse, voyez donc. Au fait, c’est ma faute, je l’ai grondée. Pauvre enfant, asseyez-vous, je le veux.
– Madame…
– Voyons, quand j’ordonne !… Donnez-lui votre pliant, l’abbé.
Andrée s’assit, et peu à peu, sous la douce influence de cette bonté, son esprit se rasséréna, les couleurs remontèrent à ses joues.
– Eh bien, mademoiselle, pouvez-vous lire, maintenant ? demanda la dauphine.
– Oh ! oui, bien certainement ; je l’espère, du moins.
Et Andrée ouvrit le livre à l’endroit où elle avait abandonné sa lecture de la veille, et, d’une voix qu’elle essayait de poser pour la rendre la plus intelligible et la plus agréable possible, elle commença.
Mais à peine ses regards eurent-ils parcouru la valeur de deux ou trois pages, que des petits atomes noirs voltigeant devant ses yeux se mirent à tourbillonner, à trembloter, et devinrent indéchiffrables.
Andrée pâlit de nouveau ; une sueur froide monta de sa poitrine à son front, et ce cercle noir que Taverney reprochait si amèrement aux paupières de sa fille s’agrandit, s’agrandit de telle façon, que la dauphine, à qui l’hésitation d’Andrée avait fait lever la tête, s’écria :
– Encore !… Voyez, duchesse, en vérité cette enfant est malade, elle perd connaissance.
Et, cette fois, la dauphine elle-même recourut à un flacon de sels qu’elle fit respirer à sa lectrice. Ainsi ranimée, Andrée voulut essayer de ramasser le livre, mais ce fut en vain ; ses mains avaient conservé un tremblement nerveux que rien ne put apaiser durant quelques minutes.
– Décidément, duchesse, dit la dauphine, Andrée est souffrante, et je ne veux pas qu’elle aggrave son mal en restant ici.
– Alors il faut que mademoiselle retourne promptement chez elle, fit la duchesse.
– Et pourquoi cela, madame ? demanda la dauphine.
– Parce que, répliqua la dame d’honneur avec une profonde révérence, parce que c’est ainsi que commence la petite vérole.
– La petite vérole ?…
– Oui, des évanouissements, des syncopes, des frissons.
L’abbé se crut essentiellement compromis dans le danger que signalait madame de Noailles, car il leva le siège et, grâce à la liberté que lui donnait cette indisposition d’une femme, il s’esquiva sur la pointe du pied et si adroitement, que personne ne remarqua sa disparition.
Lorsque Andrée se vit pour ainsi dire entre les bras de la dauphine, la honte d’avoir incommodé à ce point une aussi grande princesse lui rendit des forces, ou plutôt du courage ; elle s’approcha donc de la fenêtre pour respirer.
– Ce n’est pas ainsi qu’il faut prendre l’air, ma chère demoiselle, dit madame la dauphine ; retournez chez vous, je vous ferai accompagner.
– Oh ! je vous assure, madame, dit Andrée, que me voilà tout à fait remise ; j’irai bien chez moi seule, puisque Votre Altesse veut bien me donner la permission de me retirer.
– Oui, oui et, soyez tranquille, reprit la dauphine, on ne vous grondera plus, puisque vous êtes si sensible, petite rusée.
Andrée, touchée de cette bonté, qui ressemblait à une amitié de sœur, baisa la main de sa protectrice et sortit de l’appartement, tandis que la dauphine la suivait des yeux avec inquiétude.
Lorsqu’elle fut au bas des degrés, la dauphine lui cria de la fenêtre :
– Ne rentrez pas tout de suite, mademoiselle, promenez-vous un peu dans les parterres, ce soleil vous fera du bien.
– Oh ! mon Dieu, madame, que de grâces ! murmura Andrée.
– Et puis faites-moi le plaisir de me renvoyer l’abbé, qui fait là-bas son cours de botanique dans un carré de tulipes de Hollande.
Andrée, pour aller joindre l’abbé, fut contrainte de faire un détour ; elle traversa le parterre.
Elle allait tête baissée, un peu lourde encore du poids des étourdissements étranges qui la faisaient souffrir depuis le matin ; elle ne donnait aucune attention aux oiseaux qui se poursuivaient effarouchés sur les haies et les charmilles en fleurs, ni aux abeilles bourdonnant sur le thym et le lilas.
Elle ne remarquait pas même, à vingt pas d’elle, deux hommes qui causaient ensemble, et dont l’un la suivait d’un regard troublé et inquiet.
C’étaient Gilbert et M. de Jussieu.
Le premier, appuyé sur sa bêche, écoutait le savant professeur, qui lui expliquait la manière d’arroser les plantes légères, de façon à ce que l’eau passât seulement par les terres sans y séjourner.
Gilbert semblait écouter la démonstration avec avidité, et M. de Jussieu ne trouvait rien que de naturel dans cette ardeur pour la science, car la démonstration était de celles qui soulèvent les applaudissements sur les bancs des écoliers, dans un cours public ; or, pour un pauvre garçon jardinier, n’était-ce point une bonne fortune inappréciable que la leçon d’un si grand maître donnée en présence même de la nature ?
– Vous avez, voyez-vous, mon enfant, vous avez ici quatre sortes de terrains, disait M. de Jussieu, et, si je voulais, j’en découvrirais dix autres mêlés à ces quatre principaux. Mais, pour l’apprenti jardinier, la distinction serait un peu subtile. Toujours est-il que le fleuriste doit goûter la terre, comme le jardinier doit goûter les fruits. Vous m’entendez bien, n’est-ce pas, Gilbert ?
– Oui, monsieur, répondit Gilbert, les yeux fixes, la bouche entrouverte, car il avait vu Andrée et, placé comme il l’était, il pouvait continuer à la regarder sans laisser au professeur le soupçon que sa démonstration n’était pas religieusement écoutée et comprise.
– Pour goûter la terre, dit M. de Jussieu, toujours abusé par l’hiatus de Gilbert, renfermez-en une poignée dans un clayon, versez quelques gouttes d’eau doucement par-dessus et goûtez cette eau lorsqu’elle sortira filtrée par la terre même en dessous du clayon. Les saveurs salines, ou âcres, ou fades, ou parfumées de certaines essences naturelles s’approprieront à merveille aux sucs des plantes que vous voulez y faire pousser ; car, dans la nature, dit M. Rousseau, votre ancien patron, tout n’est qu’analogie, assimilation, tendance à l’homogénéité.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria Gilbert en étendant les bras devant lui.
– Qu’y a-t-il donc ?
– Elle s’évanouit, monsieur, elle s’évanouit !
– Qui cela ? Êtes-vous fou ?
– Elle, elle !
– Elle ?
– Oui, reprit vivement Gilbert, une dame.
Et son épouvante et sa pâleur l’eussent trahi aussi bien que le mot elle, si M. de Jussieu n’eût pas détourné les yeux de dessus lui pour suivre la direction de sa main.
En suivant cette direction, M. de Jussieu vit, en effet, Andrée qui s’était traînée derrière une charmille et qui, arrivée là, était tombée sur un banc et qui, là, demeurait immobile et près de perdre le dernier souffle de sentiment qui lui restât.
C’était l’heure à laquelle le roi avait l’habitude de faire sa visite à madame la dauphine et débouchait par le verger, passant du grand au petit Trianon.
Sa Majesté déboucha donc tout à coup.
Elle tenait une pêche vermeille, miracle de précocité, et se demandait, en vrai roi égoïste, s’il ne vaudrait pas beaucoup mieux, pour le bonheur de la France, que cette pêche fût savourée par lui que par madame la dauphine.
L’empressement de M. de Jussieu à courir vers Andrée, que le roi, avec sa vue faible, distinguait à peine et ne reconnaissait pas du tout ; les cris étouffés de Gilbert qui indiquaient la terreur la plus profonde, accélérèrent la marche de Sa Majesté.
– Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? demanda Louis XV en s’approchant de la charmille, dont il n’était plus séparé que par la largeur d’une allée.
– Le roi ! s’écria M. de Jussieu soutenant dans ses bras la jeune fille.
– Le roi ! murmura Andrée en s’évanouissant tout à fait.
– Mais qui donc est là ? répéta Louis XV ; une femme ? Que lui arrive-t-il, à cette femme ?
– Sire, un évanouissement.
– Ah ! voyons, dit Louis XV.
– Elle est sans connaissance, sire, ajouta M. de Jussieu en montrant la jeune fille étendue raide et immobile sur le banc où il venait de la déposer.
Le roi s’approcha, reconnut Andrée et s’écria en frissonnant :
– Encore !… Oh ! mais c’est épouvantable, cela ; quand on a de pareilles maladies, on reste chez soi ; ce n’est pas propre de mourir comme cela toute la journée devant le monde !
Et Louis XV rebroussa chemin pour gagner le pavillon du petit Trianon, en grommelant mille choses désagréables pour la pauvre Andrée.
M. de Jussieu, qui ignorait les antécédents, demeura un instant stupéfait ; puis, se retournant et voyant Gilbert à dix pas dans l’attitude de la crainte et de l’anxiété :
– Arrive ici, Gilbert, cria-t-il ; tu es fort ; tu vas emporter mademoiselle de Taverney jusque chez elle.
– Moi ! s’écria Gilbert frémissant, moi, l’emporter, la toucher ? Non, non, elle ne me le pardonnerait pas ; non, jamais !
Et il s’enfuit éperdu en appelant au secours.
Chapitre CXXXVIII. Le docteur Louis §
À quelques pas de l’endroit où Andrée s’était évanouie, travaillaient deux aides jardiniers, qui accoururent aux cris de Gilbert et, s’étant mis aux ordres de M. de Jussieu, transportèrent Andrée dans sa chambre, tandis que Gilbert suivait de loin, et la tête baissée, ce corps inerte, morne, comme l’assassin qui marche derrière le corps de sa victime.
M. de Jussieu, arrivé au perron des communs, débarrassa les jardiniers de leur fardeau ; Andrée venait d’ouvrir les yeux.
Le bruit des voix et cet empressement significatif qui a lieu autour de tout accident attira M. de Taverney hors de la chambre : il vit sa fille, chancelante encore, essayer de se redresser pour monter les degrés avec l’appui de M. de Jussieu.
Il accourut en demandant, comme le roi :
– Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?
– Rien, mon père, répliqua faiblement Andrée, un malaise, une migraine.
– Mademoiselle est votre fille, monsieur ? dit M. de Jussieu en saluant le baron.
– Oui, monsieur.
– Je ne puis donc la laisser en de meilleures mains ; mais, au nom du Ciel, consultez un médecin.
– Oh ! ce n’est rien, dit Andrée.
Et Taverney répéta :
– Certainement, ce n’est rien.
– Je le souhaite, dit M. de Jussieu ; mais, en vérité, mademoiselle était bien pâle.
Et, là-dessus, après avoir donné la main à Andrée jusqu’au haut du perron, M. de Jussieu prit congé.
Le père et la fille demeurèrent seuls.
Taverney, qui, pendant l’absence d’Andrée, avait mis certainement le temps à profit pour de bonnes réflexions, vint prendre la main d’Andrée, restée debout, la conduisit à un sofa, la fit asseoir et s’assit près d’elle.
– Pardon, monsieur, dit Andrée ; mais soyez assez bon pour ouvrir la fenêtre ; je manque d’air.
– C’est que je voulais causer un peu sérieusement avec vous, Andrée, et, dans cette cage que l’on vous a donnée pour demeure, un souffle s’entend de tous les côtés ; mais il n’importe, je parlerai bas.
Et il ouvrit la fenêtre.
Puis, revenant s’asseoir en secouant la tête près de sa fille :
– Il faut avouer, dit-il, que le roi, qui nous avait d’abord témoigné tant d’intérêt, ne fait pas preuve de galanterie en vous laissant habiter un pareil taudis.
– Mon père, répondit Andrée, il n’y a pas de logement à Trianon ; vous savez que c’est le grand défaut de cette résidence.
– Qu’il n’y ait pas de logement pour d’autres, dit Taverney avec un sourire insinuant, je le concevrais à la rigueur, ma fille ; mais, pour vous, en vérité, je ne le conçois pas.
– Vous avez trop bonne opinion de moi, monsieur, répliqua Andrée en souriant, et, malheureusement, tout le monde n’est pas comme vous.
– Tous ceux qui vous connaissent, ma fille, sont, au contraire, comme moi.
Andrée s’inclina comme elle eût fait pour remercier un étranger ; car ces compliments, de la part de son père, commençaient à lui donner quelque inquiétude.
– Et, continua Taverney avec son même ton doucereux, et… le roi vous connaît, je suppose ?
Et, tout en parlant, il dardait sur la jeune fille un regard dont l’inquisition était insupportable.
– Mais le roi me connaît à peine, répliqua Andrée le plus naturellement du monde, et je suis peu de chose pour lui, à ce que je présume.
Ces mots firent bondir le baron.
– Peu de chose ! s’écria-t-il ; mais, en vérité, je ne conçois rien à vos paroles, mademoiselle ; peu de chose ! par exemple, vous mettez un bien bas prix à votre personne !
Andrée regarda son père avec étonnement.
– Oui, oui, continua le baron, je le dis et je le répète, vous êtes d’une modestie qui va jusqu’à l’oubli de la dignité personnelle.
– Oh ! monsieur, vous exagérez tout : le roi s’est intéressé aux malheurs de notre famille, c’est vrai ; le roi a daigné faire quelque chose pour nous ; mais il y a tant d’infortunes autour du trône de Sa Majesté, il s’échappe tant de largesses de sa main royale, que l’oubli devait nécessairement nous envelopper après le bienfait.
Taverney regarda fixement sa fille, et non sans une certaine admiration de sa réserve et de sa discrétion impénétrable.
– Voyons, lui dit-il en se rapprochant d’elle, voyons, ma chère Andrée, votre père sera le premier solliciteur qui s’adresse à vous et, à ce titre, j’espère que vous ne le repousserez pas.
Andrée, à son tour, regarda son père en femme qui demande une explication.
– Voyons, continua-t-il, nous vous en prions tous, intercédez pour nous, faites quelque chose pour votre famille…
– Mais à quel propos me dites-vous cela ? Mais que voulez-vous donc que je fasse ? s’écria Andrée, stupéfaite du ton et du sens des paroles.
– Êtes-vous disposée, oui ou non, à demander quelque chose pour moi et pour votre frère ? Dites.
– Monsieur, répondit Andrée, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez de faire ; mais, en vérité, ne craignez-vous pas que nous ne paraissions trop avides ? Déjà le roi m’a fait don d’une parure qui vaut, dites-vous, plus de cent mille livres. Sa Majesté a, en outre, promis un régiment à mon frère ; nous absorbons ainsi une part considérable des bienfaits de la cour.
Taverney ne put retenir un éclat de rire strident et dédaigneux.
– Ainsi, dit-il, vous trouvez que c’est assez payé, mademoiselle ?
– Je sais, monsieur, que vos services valent beaucoup, répondit Andrée.
– Eh ! s’écria Taverney impatienté, qui diable vous parle de mes services ?
– Mais de quoi me parlez-vous donc, alors ?
– En vérité, vous jouez avec moi un jeu de dissimulation absurde !
– Qu’ai-je donc à dissimuler, mon Dieu ? demanda Andrée.
– Mais je sais tout, ma fille !
– Vous savez ?…
– Tout, vous dis-je.
– Tout, quoi, monsieur ?
Et le visage d’Andrée se couvrit d’une rougeur instinctive née de cette attaque grossière à la plus pudique des consciences.
Le respect du père envers l’enfant arrêta Taverney sur la pente devenue si rapide de ses interrogations.
– Allons ! soit, tant qu’il vous plaira, dit-il ; vous voulez faire la réservée, à ce qu’il paraît, la mystérieuse ! soit. Vous laissez croupir votre père et votre frère dans l’obscurité de l’oubli, c’est bien ; mais rappelez-vous mes paroles : quand ce n’est pas dès le début qu’on prend de l’empire, on s’expose à n’avoir de l’empire jamais.
Et Taverney fit une pirouette sur le talon.
– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Andrée.
– Très bien ; mais je me comprends, moi, répondit Taverney.
– Cela ne suffit point, lorsqu’on parle à deux.
– Eh bien, je serai plus clair : employez toute la diplomatie dont vous êtes pourvue naturellement, et qui est une vertu de la famille, à faire, pendant que l’occasion s’en présente, la fortune de votre famille et la vôtre ; et, la première fois que vous verrez le roi, dites-lui que votre frère attend son brevet, et que vous vous étiolez dans un logement sans air et sans vue ; en un mot, ne soyez pas assez ridicule pour avoir trop d’amour ou trop de désintéressement.
– Mais, monsieur…
– Dites cela au roi, dès ce soir.
– Mais où voulez-vous que je voie le roi ?
– Et ajoutez qu’il n’est pas même convenable pour Sa Majesté de venir…
Au moment où Taverney allait sans doute, par des paroles plus explicites, soulever la tempête qui s’amassait sourdement dans la poitrine d’Andrée et provoquer l’explication qui eut éclairci le mystère, on entendit des pas dans l’escalier.
Le baron s’interrompit aussitôt et courut à la rampe pour voir qui venait chez sa fille.
Andrée vit avec étonnement son père se ranger contre la muraille.
Presque au même moment, la dauphine, suivie d’un homme vêtu de noir et appuyé sur une longue canne, entra dans le petit appartement.
– Votre Altesse ! s’écria Andrée en réunissant toutes ses forces pour aller au-devant de la dauphine.
– Oui, petite malade, répondit la princesse, je vous amène la consolation et le médecin. Venez, docteur. Ah ! monsieur de Taverney, continua la princesse en reconnaissant le baron, votre fille est souffrante, et vous n’avez guère soin de cette enfant.
– Madame…, balbutia Taverney.
– Venez, docteur, dit la dauphine avec cette bonté charmante qui n’appartenait qu’à elle ; venez, tâtez ce pouls, interrogez ces yeux battus, et dites-moi la maladie de ma protégée.
– Oh ! madame, madame, que de bonté !… murmura la jeune fille. Comment osé-je recevoir Votre Altesse royale… ?
– Dans ce taudis, voulez-vous dire, chère enfant ; tant pis pour moi, pour moi qui vous loge si mal ; j’aviserai à cela. Voyons, mon enfant, donnez votre main à M. Louis, mon chirurgien, et prenez garde : c’est un philosophe qui devine, en même temps que c’est un savant qui voit.
Andrée, souriante, tendit sa main au docteur.
Celui-ci, homme jeune encore et dont la physionomie intelligente tenait tout ce que la dauphine avait promis pour lui, n’avait point cessé, depuis son entrée dans la chambre, de considérer la malade d’abord, puis la localité, puis cette étrange figure de père qui n’annonçait que la gêne et pas du tout l’inquiétude.
Le savant allait voir, le philosophe avait peut-être déjà deviné.
Le docteur Louis étudia longtemps le pouls de la jeune fille, et l’interrogea sur ce qu’elle ressentait.
– Un profond dégoût pour toute nourriture, répondit Andrée ; des tiraillements subits, des chaleurs qui montent tout à coup à la tête, des spasmes, des palpitations, des défaillances.
À mesure qu’Andrée parlait, le docteur s’assombrissait de plus en plus.
Il finit par abandonner la main de la jeune fille et par détourner les yeux.
– Eh bien, docteur, dit la princesse au médecin, quid ? comme disent les consultants. L’enfant est-elle menacée, et la condamnez-vous à mort ?
Le docteur reporta ses yeux sur Andrée, et l’examina une fois encore en silence.
– Madame, dit-il, la maladie de mademoiselle est des plus naturelles.
– Et dangereuse ?
– Non, pas ordinairement, répondit le docteur en souriant.
– Ah ! fort bien, dit la princesse en respirant plus librement ; ne la tourmentez pas trop.
– Oh ! je ne la tourmenterai pas du tout, madame.
– Comment ! vous n’ordonnez aucune prescription ?
– Il n’y a absolument rien à faire à la maladie de mademoiselle.
– Vrai ?
– Non, madame.
– Rien ?
– Rien.
Et le docteur, comme pour éviter une plus longue explication, prit congé de la princesse sous prétexte que ses malades le réclamaient.
– Docteur, docteur, dit la dauphine, si ce que vous dites n’est pas seulement pour me rassurer, je suis bien plus malade alors que mademoiselle de Taverney ; apportez-moi donc sans faute, à votre visite de ce soir, les dragées que vous m’avez promises pour me faire dormir.
– Madame, je les préparerai moi-même en rentrant chez moi.
Et il partit.
La dauphine resta près de sa lectrice.
– Rassurez-vous donc, ma chère Andrée, dit-elle avec un bienveillant sourire. votre maladie n’offre rien de bien inquiétant, car je docteur Louis s’en va sans vous rien prescrire.
– Tant mieux, madame, répliqua Andrée ; car alors rien n’interrompra mon service auprès de Votre Altesse royale, et c’est cette interruption que je craignais par-dessus toute chose ; cependant, n’en déplaise au savant docteur, je souffre bien, madame, je vous jure.
– Ce ne doit cependant pas être une grande souffrance qu’un mal dont rit le médecin. Dormez donc, mon enfant ; je vais vous envoyer quelqu’un pour vous servir, car je remarque que vous êtes seule. Veuillez m’accompagner, monsieur de Taverney.
Elle tendit la main à Andrée et partit après l’avoir consolée, ainsi qu’elle l’avait promis.
Chapitre CXXXIX. Les jeux de mots de M. de Richelieu §
M. le duc de Richelieu, comme nous l’avons vu, s’était porté sur Luciennes avec cette rapidité de décision et cette sûreté d’intelligence qui caractérisaient l’ambassadeur à Vienne et le vainqueur de Mahon.
Il arriva l’air joyeux et dégagé, monta comme un jeune homme les marches du perron, tira les oreilles de Zamore ainsi qu’aux beaux jours de leur intelligence, et força pour ainsi dire la porte de ce fameux boudoir de satin bleu où la pauvre Lorenza avait vu madame du Barry préparant son voyage de la rue Saint-Claude.
La comtesse, couchée sur son sofa, donnait à M. d’Aiguillon ses ordres du matin.
Tous deux se retournèrent au bruit et demeurèrent stupéfaits en apercevant le maréchal.
– Ah ! M. le duc ! s’écria la comtesse.
– Ah ! mon oncle ! fit M. d’Aiguillon.
– Eh ! oui, madame ! eh ! oui, mon neveu.
– Comment, c’est vous ?
– C’est moi, moi-même, en personne.
– Mieux vaut tard que jamais, répliqua la comtesse.
– Madame, dit le maréchal, quand on vieillit, on devient capricieux.
– Ce qui veut dire que vous êtes repris pour Luciennes…
– D’un grand amour qui ne m’avait quitté que par caprice. C’est tout à fait cela, et vous achevez admirablement ma pensée.
– De sorte que vous revenez…
– De sorte que je reviens ; c’est cela, dit Richelieu en s’installant dans le meilleur fauteuil qu’il avait distingué du premier regard.
– Oh ! oh ! dit la comtesse, il y a peut-être bien encore quelque autre chose que vous ne dites pas ; le caprice… ce n’est guère pour un homme comme vous.
– Comtesse, vous auriez tort de m’accabler, je vaux mieux que ma réputation, et, si je reviens, voyez-vous, c’est…
– C’est… ? interrogea la comtesse.
– De tout cœur.
M. d’Aiguillon et la comtesse éclatèrent de rire.
– Que nous sommes heureux d’avoir un peu d’esprit, dit la comtesse, pour comprendre tout l’esprit que vous avez !
– Comment ?
– Oui, je vous jure que des imbéciles ne comprendraient pas, resteraient tout ébahis, et chercheraient tout autre part la cause de ce retour ; en vérité, foi de du Barry, il n’y a que vous, cher duc, pour faire des entrées et des sorties ; Molé, Molé lui-même, est un acteur de bois auprès de vous.
– Alors, vous ne croyez pas que c’est le cœur qui me ramène ? s’écria Richelieu. Comtesse, comtesse, prenez garde ! vous me donnerez de vous une mauvaise idée ; oh ! ne riez pas, mon neveu, ou je vous appelle Pierre, et je ne bâtis rien sur vous.
– Pas même un petit ministère ? demanda la comtesse.
Et, pour la seconde fois, la comtesse éclata de rire avec une franchise qu’elle ne cherchait point à déguiser.
– Bon ! frappez, frappez, fit Richelieu en faisant le gros dos, je ne vous le rendrai pas, hélas ! je suis trop vieux, je n’ai plus de défense ; abusez, comtesse, abusez, c’est maintenant un plaisir sans danger.
– Prenez garde, au contraire, comtesse, dit d’Aiguillon ; si mon oncle vous parle encore une fois de sa faiblesse, nous sommes perdus. Non, monsieur le duc, nous ne vous battrons pas, car, tout faible que vous êtes ou que vous prétendez être, vous nous rendriez les coups avec usure ; non, voici toute la vérité, on vous voit revenir avec joie.
– Oui, dit la folle comtesse, et, en honneur de ce retour, on tire les boîtes, les fusées ; et vous le savez, duc…
– Je ne sais rien, madame, dit le maréchal avec une naïveté d’enfant.
– Eh bien, dans les feux d’artifice, il y a toujours quelque perruque roussie par les étincelles, quelque chapeau crevé par les baguettes.
Le duc porta la main à sa perruque et regarda son chapeau.
– C’est cela, c’est cela, dit la comtesse ; mais vous nous revenez, c’est au mieux ; quant à moi, je suis, comme vous le disait M. d’Aiguillon, d’une gaieté folle ; savez-vous pourquoi ?
– Comtesse, comtesse, vous allez encore me dire quelque méchanceté.
– Oui ; mais ce sera la dernière.
– Eh bien, dites.
– Je suis gaie, maréchal, parce que votre retour m’annonce le beau temps.
Richelieu s’inclina.
– Oui, continua la comtesse, vous êtes comme les oiseaux poétiques qui prédisent le calme ; comment appelle-t-on ces oiseaux-là, monsieur d’Aiguillon, vous qui faites des vers ?
– Des alcyons, madame.
– Justement ! Ah ! maréchal, vous ne vous fâcherez pas, j’espère ; je vous compare à un oiseau qui a un bien joli nom.
– Je me fâcherai d’autant moins, madame, fit Richelieu avec sa petite grimace qui annonçait la satisfaction, et la satisfaction de Richelieu présageait toujours quelque bonne noirceur, je me fâcherai d’autant moins que la comparaison est exacte.
– Voyez-vous !
– Oui, j’apporte de bonnes, d’excellentes nouvelles.
– Ah ! fit la comtesse.
– Lesquelles ? demanda d’Aiguillon.
– Que diable ! mon cher duc, vous êtes bien pressé, dit la comtesse ; laissez donc le temps au maréchal de les faire.
– Non, le diable m’emporte ; je puis vous les dire tout de suite ; elles sont toutes faites, et même elles sont déjà d’ancienne date.
– Maréchal, si vous nous apportez des vieilleries…
– Dame ! fit le maréchal, c’est à prendre ou à laisser, comtesse.
– Eh bien, soit ! prenons.
– Il paraît, comtesse, que le roi a donné dans le piège.
– Dans le piège ?
– Oui, complètement.
– Dans quel piège ?
– Dans celui que vous lui aviez tendu.
– Moi, fit la comtesse, j’avais tendu un piège au roi ?
– Parbleu ! vous le savez bien.
– Non, sur ma parole, je ne le sais pas.
– Ah ! comtesse, ce n’est pas aimable de me mystifier ainsi.
– Vrai, maréchal, je n’y suis pas ; expliquez-vous donc, je vous en supplie.
– Oui, mon oncle, expliquez-vous, dit d’Aiguillon, qui devinait quelque méchant dessein sous le sourire ambigu du maréchal ; madame attend et est tout inquiète.
Le vieux duc se retourna vers son neveu.
– Pardieu ! dit-il, il serait drôle que madame la comtesse ne vous eût pas mis dans sa confidence, mon cher d’Aiguillon ; ah ! dans ce cas, ce serait bien autrement profond encore que je ne croyais.
– Moi, mon oncle ?
– Lui ?
– Sans doute, toi ; sans doute, lui ; voyons, comtesse, de la franchise : l’avez-vous mis de moitié dans vos petites conspirations contre Sa Majesté… ce pauvre duc, qui y a joué un si grand rôle ?
Madame du Barry rougit. Il était si matin, qu’elle n’avait encore ni rouge ni mouches ; rougir était donc possible.
Mais rougir était surtout dangereux.
– Vous me regardez tous deux avec vos grands beaux yeux étonnés, dit Richelieu ; il faut donc que je vous instruise de vos propres affaires ?
– Instruisez, instruisez, dirent à la fois le duc et la comtesse.
– Eh bien, le roi aura pénétré tout, grâce à sa merveilleuse sagacité, et il aura pris peur.
– Qu’aura-t-il pénétré ? Voyons, demanda la comtesse ; car, en vérité, maréchal, vous me faites mourir d’impatience.
– Mais votre semblant d’intelligence avec mon beau neveu que voici…
D’Aiguillon pâlit et sembla dire par son regard à la comtesse : « Voyez vous, j’étais sûr d’une méchanceté. »
Les femmes sont braves, en pareil cas, beaucoup plus braves que les hommes. La comtesse en vint tout de suite au combat.
– Duc, dit-elle, je crains les énigmes lorsque vous remplissez le rôle de sphinx ; car alors, un peu plus tôt, un peu plus tard, il me semble que je vais être immanquablement dévorée : tirez-moi d’inquiétude, et, si c’est une plaisanterie, eh bien, permettez-moi de la trouver mauvaise.
– Mauvaise, comtesse ! mais c’est qu’au contraire elle est excellente, s’écria Richelieu ; pas la mienne, la vôtre, bien entendu.
– Je n’y suis aucunement, maréchal, fit madame du Barry en pinçant ses lèvres avec une impatience que son petit pied mutin décelait plus visiblement encore.
– Allons, allons, pas d’amour-propre, comtesse, continua Richelieu. C’est bien ; vous avez redouté que le roi ne s’attachât à mademoiselle de Taverney. Oh ! ne contestez pas, c’est démontré pour moi jusqu’à l’évidence.
– Oh ! c’est vrai, je ne m’en cache point.
– Eh bien ! ayant redouté cela, vous avez voulu de votre côté, autant que possible, piquer au jeu Sa Majesté.
– Je n’en disconviens pas. Après ?
– Nous arrivons, comtesse nous arrivons. Mais, pour piquer Sa Majesté, dont l’épiderme est un peu coriace, il fallait quelque aiguillon bien fin… Ah ! ah ! ah ! voila, ma foi ! un méchant jeu de mots qui m’est échappé. Comprenez-vous ?
Et le maréchal se mit à rire ou à feindre de rire aux éclats, pour observer mieux, dans les convulsions de cette hilarité, la physionomie tout anxieuse de ses deux victimes.
– Quel jeu de mots voyez-vous donc là, mon oncle ? demanda d’Aiguillon, remis le premier et jouant la naïveté.
– Tu ne l’as pas compris ? dit le maréchal. Ah ! tant mieux ! il était exécrable. Eh bien, je voulais dire que madame la comtesse avait voulu donner de la jalousie au roi, et qu’elle avait choisi pour cela un seigneur de bonne mine, d’esprit, une merveille de la nature enfin.
– Qui dit cela ? s’écria la comtesse, furieuse comme tous ceux qui sont puissants et qui ont tort.
– Qui dit cela ?… Mais tout le monde, madame.
– Tout le monde, ce n’est personne. vous le savez bien, duc.
– Au contraire, madame ; tout le monde, c’est cent mille âmes pour Versailles seulement ; c’est six cent mille pour Paris ; c’est vingt-cinq millions pour la France ! et remarquez bien que je ne compte pas La Haye, Hambourg, Rotterdam, Londres, Berlin, où il se fait autant de gazettes qu’il se fait de propos à Paris.
– Et l’on dit à Versailles, à Paris, en France, à La Haye, à Hambourg, à Rotterdam, à Londres et à Berlin ?…
– Eh bien, on dit que vous êtes la plus spirituelle, la plus charmante femme de l’Europe ; on dit que, grâce à cet ingénieux stratagème de paraître avoir pris un amant…
– Un amant ! et sur quoi fonde-t-on, je vous prie, cette stupide accusation ?
– Accusation ! que dites-vous, comtesse ? admiration ! On sait qu’au fond il n’en est rien ; mais on admire le stratagème. Sur quoi on fonde cette admiration, cet enthousiasme ? On le fonde sur votre conduite étincelante d’esprit, sur votre tactique savante ; on le fonde sur ce que vous avez feint, avec un art miraculeux, de rester seule la nuit, vous savez, la nuit où j’étais chez vous, où le roi était chez vous, et où M. d’Aiguillon était chez vous, la nuit où je suis sorti le premier, où le roi est sorti le second, et M. d’Aiguillon le troisième…
– Eh bien, achevez.
– Sur ce que vous avez feint de rester seule avec d’Aiguillon, comme s’il était votre amant ; de le faire sortir à petit bruit, le matin, de Luciennes, toujours comme s’il était votre amant ; et cela de façon que deux ou trois imbéciles, deux ou trois gobe-mouches, comme moi, par exemple, le vissent pour l’aller crier sur les toits ; de sorte que le roi l’aura su, aura pris peur, et vite, vite, pour ne pas vous perdre, aura quitté la petite Taverney.
Madame du Barry et d’Aiguillon ne savaient plus quelle contenance tenir.
Richelieu ne les gênait cependant ni par ses regards, ni par ses gestes ; sa tabatière et son jabot paraissaient, au contraire, absorber tout son attention.
– Car enfin, continua le maréchal tout en chiquenaudant son jabot, il paraît certain que le roi a quitté cette petite.
– Duc, reprit madame du Barry, je vous déclare que je ne comprends pas un mot à toutes vos imaginations ; et je suis certaine d’une chose, c’est que le roi, si on lui en parlait, n’y comprendrait pas davantage.
– Vraiment ! fit le duc.
– Oui, vraiment ; et vous m’attribuez, et le monde m’attribue beaucoup plus d’imagination que je n’en ai ; jamais je n’ai voulu piquer la jalousie de Sa Majesté par les moyens que vous dites.
– Comtesse !
– Je vous jure.
– Comtesse, la parfaite diplomatie, et il n’y a pas de meilleurs diplomates que les femmes, la parfaite diplomatie n’avoue jamais qu’elle a rusé en vain ; car il y a un axiome en politique, je le sais, moi qui fus ambassadeur, un axiome qui dit : « Ne donnez à personne le moyen qui vous a réussi une fois, car il peut vous réussir deux fois. »
– Mais, duc…
– Le moyen a réussi, voilà tout. Et le roi est au plus mal avec tous les Taverney.
– Mais, en vérité, duc, s’écria madame du Barry, vous avez une façon de supposer les choses qui n’appartient qu’à vous.
– Ah ! vous ne croyez pas le roi brouillé avec les Taverney ? fit Richelieu en éludant la querelle.
– Ce n’est pas cela que je veux dire.
Richelieu essaya de prendre la main de la comtesse.
– Vous êtes un oiseau, dit-il.
– Et vous, un serpent.
– Ah ! c’est bien ; une autre fois, on s’empressera de vous apporter de bonnes nouvelles pour être récompensé ainsi.
– Mon oncle, détrompez-vous, dit vivement d’Aiguillon, qui avait senti toute la portée de la manœuvre de Richelieu, nul ne vous apprécie autant que madame la comtesse, et elle me le disait encore au moment où l’on vous a annoncé.
– Le fait est, dit le maréchal, que j’aime fort mes amis ; aussi ai-je voulu le premier vous apporter l’assurance de votre triomphe, comtesse. Savez-vous que Taverney le père voulait vendre sa fille au roi ?
– Mais c’est fait, je pense, dit madame du Barry.
– Oh ! comtesse, que cet homme est adroit ! C’est lui qui est un serpent ; figurez-vous que, moi, je m’étais laissé endormir à ses contes d’amitié, de vieille fraternité d’armes. On me prend toujours par le cœur, moi ; et puis comment croire que cet Aristide de province viendra exprès à Paris pour essayer de couper l’herbe sous le pied à Jean du Barry, c’est-à-dire au plus spirituel des hommes ? Il a, en vérité, fallu tout mon dévouement à vos intérêts, comtesse, pour me rendre un peu de bon sens et de clairvoyance : d’honneur, j’étais aveugle…
– Et c’est fini, à ce que vous dites du moins ? demanda madame du Barry.
– Oh ! tout à fait fini, je vous en réponds. J’ai tancé si vertement ce digne pourvoyeur, qu’il doit avoir pris son parti maintenant, et que nous sommes maîtres du terrain.
– Mais le roi ?
– Le roi ?
– Oui.
– Sur trois points, j’ai confessé Sa Majesté.
– Le premier ?
– Le père.
– Le second ?
– La fille.
– Et le troisième ?
– Le fils… Or, Sa Majesté a daigné nommer le père un… complaisant ; sa fille, une pimbêche ; et quant au fils, Sa Majesté ne l’a pas nommé du tout, car elle ne s’en est pas même souvenue.
– Très bien ; nous voilà débarrassés de la race tout entière.
– Je le crois.
– Est-ce la peine de faire renvoyer cela dans son trou ?
– Je ne le pense pas : ils en sont aux expédients.
– Et vous dites que ce fils, à qui le roi avait promis un régiment… ?
– Ah ! vous avez meilleure mémoire que le roi, comtesse. Il est vrai que messire Philippe est un fort joli garçon qui vous envoyait force œillades, et des plus assassines, même. Dame ! il n’est plus ni colonel, ni capitaine, ni frère de favorite ; mais il lui reste d’avoir été distingué par vous.
En disant cela, le vieux duc essayait d’égratigner le cœur de son neveu avec les ongles de la jalousie.
Mais M. d’Aiguillon ne songeait pas à la jalousie pour le moment.
Il cherchait à se rendre compte de la démarche du vieux maréchal et à distinguer le véritable motif de son retour.
Après quelques réflexions, il espéra que le vent de la faveur avait seul poussé Richelieu à Luciennes.
Il fit à madame du Barry un signe que le vieux duc aperçut dans un trumeau, tout en ajustant sa perruque, et aussitôt la comtesse invita Richelieu à prendre le chocolat avec elle.
D’Aiguillon prit congé avec mille caresses faites à son oncle et rendues par Richelieu.
Ce dernier resta seul avec la comtesse devant le guéridon que venait de charger Zamore.
Le vieux maréchal regardait tout ce manège de la favorite en murmurant tout bas :
– Il y a vingt ans, j’eusse regardé la pendule en disant : « Dans une heure, il faut que je sois ministre », et je l’eusse été. Quelle sotte chose que la vie, continua-t-il, toujours se parlant à lui-même : pendant la première partie, on met le corps au service de l’esprit ; pendant la seconde, l’esprit, qui seul a survécu, devient le valet du corps : c’est absurde.
– Cher maréchal, dit la comtesse interrompant le monologue intérieur de son hôte, maintenant que nous sommes bien amis, et surtout maintenant que nous ne sommes plus que deux, dites-moi pourquoi vous vous êtes donné tant de mal à pousser cette petite mijaurée dans le lit du roi ?
– Ma foi, comtesse, répondit Richelieu en effleurant sa tasse de chocolat du bout de ses lèvres, c’est ce que je me demandais à moi-même : je n’en sais rien.
Chapitre CXL. Retour §
M. de Richelieu savait à quoi s’en tenir sur Philippe et il aurait pu sciemment annoncer son retour ; car, le matin, en sortant de Versailles pour se rendre à Luciennes, il l’avait rencontré sur la grand-route, se dirigeant vers Trianon, et il l’avait croisé d’assez près pour avoir remarqué sur son visage tous les symptômes de la tristesse et de l’inquiétude.
Philippe, en effet, oublié à Reims ; Philippe, après avoir passé par tous les degrés de la faveur, puis de l’indifférence et de l’oubli ; Philippe, ennuyé d’abord de recevoir toutes les marques d’amitié de tous les officiers jaloux de son avancement, puis les attentions même de ses supérieurs ; Philippe, au fur et à mesure que la défaveur avait terni de son souffle cette brillante fortune, Philippe s’était dégoûté de voir les amitiés changées en froideur, les attentions en rebuffades ; et, dans cette âme si délicate, la douleur avait pris tous les caractères du regret.
Philippe regrettait donc bien sa lieutenance de Strasbourg, alors que la dauphine était entrée en France ; il regrettait ses bons amis, ses égaux, ses camarades ; il regrettait surtout l’intérieur calme et pur de la maison paternelle, auprès du foyer dont La Brie était le grand prêtre. Toute peine trouvait sa consolation dans le silence et l’oubli, ce sommeil des esprits actifs ; puis la solitude de Taverney, qui attestait la décadence des choses aussi bien que la ruine des individus, avait quelque chose de philosophique qui parlait d’une voix puissante au cœur du jeune homme.
Mais ce que Philippe regrettait surtout, c’était de n’avoir plus le bras de sa sœur, et son conseil presque toujours si juste, conseil né de la fierté bien plutôt que de l’expérience ; car les âmes nobles ont cela de remarquable et d’éminent, qu’elles planent involontairement et par leur nature même au-dessus du vulgaire, et souvent aussi, par leur élévation même, échappent aux froissements, aux blessures et aux pièges, ce que l’adresse des insectes humains d’un ordre inférieur, si habitués qu’ils soient à louvoyer, à ruser, à méditer dans la fange, ne réussit pas toujours à éviter.
Aussitôt que Philippe eut senti l’ennui, le découragement lui vint, et le jeune homme se trouva si malheureux dans son isolement, qu’il ne voulut pas croire qu’Andrée, cette moitié de lui-même, pût être heureuse à Versailles, lorsque lui, moitié d’Andrée, souffrait si cruellement à Reims.
Il écrivit donc au baron la lettre que l’on connaît, et dans laquelle il lui annonçait son prochain retour. Cette lettre n’étonna personne et surtout pas le baron ; ce qui l’étonnait, au contraire, c’était que Philippe eût eu cette patience d’attendre ainsi, lorsque lui était sur des charbons ardents et, depuis quinze jours, suppliait Richelieu, chaque fois qu’il le voyait, de brusquer l’aventure.
Philippe, n’ayant pas reçu le brevet dans le délai qu’il avait fixé lui-même, prit donc congé de ses officiers sans paraître remarquer leurs dédains et leurs sarcasmes, dédains et sarcasmes assez voilés d’ailleurs par la politesse, qui était encore une vertu française à cette époque, et par le respect naturel qu’inspire toujours un homme de cœur.
En conséquence, à l’heure où il était convenu avec lui-même qu’il partirait, heure jusqu’à laquelle il avait attendu son brevet avec plus de crainte que de désir de le voir arriver, il monta à cheval et reprit la route de Paris.
Les trois jours de voyage qu’il avait à faire lui parurent d’une longueur mortelle et, plus il approchait, plus le silence de son père à son égard, et surtout celui de sa sœur, qui avait tant promis de lui écrire au moins deux fois la semaine, prenaient des proportions effrayantes.
Philippe arrivait donc vers midi à Versailles, nous l’avons dit, comme M. de Richelieu en sortait. Philippe avait marché une partie de la nuit, n’ayant défini que quelques heures à Melun ; il était si préoccupé, qu’il ne vit pas M. de Richelieu dans sa voiture et ne reconnut même pas sa livrée.
Il se dirigea tout droit vers la grille du parc où il avait fait ses adieux à Andrée, le jour de son départ, alors que la jeune fille, sans raison aucune de s’affliger, puisque la prospérité de la famille était au comble, sentait pourtant monter à son cerveau les prophétiques vapeurs d’une tristesse incompréhensible.
Aussi, ce jour-là, Philippe avait-il été frappé d’une crédulité superstitieuse aux douleurs d’Andrée ; mais, peu à peu, l’esprit redevenu maître de lui-même avait secoué le joug et, par un étrange hasard, c’était lui, Philippe, qui, sans raison, après tout, revenait aux mêmes lieux en proie aux mêmes alarmes, et sans trouver, hélas ! même dans sa pensée, de consolation probable à cette insurmontable tristesse qui semblait un pressentiment, n’ayant pas de cause.
Au moment où son cheval, lancé sur les cailloux de la contre-allée, faisait jaillir le bruit avec les étincelles, quelqu’un, attiré sans doute par ce bruit, sortit des haies taillées en charmilles.
C’était Gilbert tenant une serpe à la main.
Le jardinier reconnut son ancien maître.
De son côté, Philippe reconnut Gilbert.
Gilbert errait ainsi depuis un mois ; ainsi qu’une âme en peine, il ne savait où faire halte.
Ce jour-là, habile comme il l’était à suivre l’exécution de sa pensée, il était occupé à choisir des points de vue dans les allées pour apercevoir le pavillon ou la fenêtre d’Andrée, et pour avoir constamment un regard sur cette maison, sans que nul regard remarquât sa préoccupation, ses frissons et ses soupirs.
La serpe en main pour se donner une contenance, il parcourait taillis et plates-bandes, tranchant ici les branches chargées de fleurs, sous prétexte d’émonder ; arrachant là l’écorce toute saine des jeunes tilleuls, sous prétexte d’enlever la résine et la gomme ; d’ailleurs, toujours écoutant, toujours regardant, souhaitant et regrettant.
Le jeune homme avait bien pâli depuis ce mois qui venait de s’écouler ; la jeunesse ne se connaissait plus sur son visage qu’au feu étrange de ses yeux et à la blancheur mate et unie de son teint ; mais sa bouche, crispée par la dissimulation, son regard oblique, la mobilité frissonnante des muscles de son visage, appartenaient déjà aux années plus sombres de l’âge mûr.
Gilbert avait reconnu Philippe, nous l’avons dit, et, en le reconnaissant, il avait fait un mouvement pour rentrer dans le taillis.
Mais Philippe poussa son cheval vers lui en criant :
– Gilbert ! hé ! Gilbert !
Le premier mouvement de Gilbert avait été de fuir ; encore une seconde et le vertige de la terreur, et ce délire sans explication possible, que les anciens, qui cherchaient une cause à tout, attribuaient au dieu Pan, allait s’emparer de lui et l’entraîner comme un fou par les allées, par les bosquets, à travers les charmilles, dans les pièces d’eau même.
Une parole pleine de douceur que prononça Philippe fut heureusement entendue et comprise du sauvage enfant.
– Tu ne me reconnais donc pas, Gilbert ? lui cria Philippe.
Gilbert comprit sa folie et s’arrêta court.
Puis il revint sur ses pas, mais lentement et avec défiance.
– Non, monsieur le chevalier, dit le jeune homme tout tremblant ; non, je ne vous reconnaissais pas ; je vous avais pris pour un des gardes et, comme je ne suis pas à mon ouvrage, j’ai craint d’être reconnu ici et noté pour une punition.
Philippe se contenta de l’explication, mit pied à terre, passa dans son bras la bride de son cheval et, appuyant l’autre main sur l’épaule de Gilbert, qui frissonna visiblement :
– Qu’as-tu donc, Gilbert ? demanda-t-il.
– Rien, monsieur, répondit celui-ci.
Philippe sourit avec tristesse.
– Tu ne nous aimes pas, Gilbert, dit-il.
Le jeune homme tressaillit une seconde fois.
– Oui, je comprends, continua Philippe ; mon père t’a traité avec injustice et dureté ; mais moi, Gilbert ?
– Oh ! vous…, murmura le jeune homme.
– Moi, je t’ai toujours aimé, soutenu.
– C’est vrai.
– Ainsi, oublie le mal pour le bien ; ma sœur aussi a toujours été bonne pour toi.
– Oh ! non, pour cela non ! répondit vivement l’enfant avec une expression que nul n’eut pu comprendre ; car elle renfermait une accusation contre Andrée, une excuse pour lui-même ; car elle éclatait comme l’orgueil, en même temps qu’elle gémissait comme un remords.
– Oui, oui, dit à son tour Philippe, oui, je comprends ; ma sœur est un peu hautaine, mais au fond elle est bonne.
Puis, après une pause, car toute cette conversation n’avait eu lieu que pour retarder une entrevue qu’un pressentiment lui faisait pleine de crainte :
– Sais-tu où elle est en ce moment, ma bonne Andrée ? Dis, Gilbert.
Ce nom frappa Gilbert douloureusement au cœur ; il répondit d’une voix étranglée :
– Mais chez elle, monsieur, à ce que je présume… Comment voulez-vous que, moi, je sache… ?
– Seule, comme toujours, et s’ennuyant, pauvre sœur ! interrompit Philippe.
– Seule en ce moment, oui, monsieur, selon toute probabilité ; car, depuis la fuite de mademoiselle Nicole…
– Comment ! Nicole a fui ?
– Oui, monsieur, avec son amant.
– Avec son amant ?
– Du moins à ce que je présume, dit Gilbert, qui vit qu’il s’était trop avancé. On disait cela aux communs.
– Mais, en vérité, Gilbert, dit Philippe de plus en plus inquiet, je n’y comprends rien. Il faut t’arracher les paroles. Sois donc un peu plus aimable. Tu as de l’esprit, tu ne manques pas de distinction naturelle ; voyons, ne gâte pas ces bonnes qualités par une sauvagerie affectée, par une brusquerie qui ne va pas à ta condition, qui n’irait à aucune.
– Mais c’est que je ne sais pas tout ce que vous me demandez, vous, monsieur, et que, si vous y réfléchissez, vous verrez que je ne puis le savoir. Je travaille toute la journée dans les jardins, et ce qu’on fait au château, dame ! je l’ignore.
– Gilbert, Gilbert, j’aurais cru cependant que tu avais des yeux.
– Moi ?
– Oui, et que tu t’intéressais à ceux qui portent mon nom ; car enfin, si mauvaise qu’ait été l’hospitalité de Taverney, tu l’as eue.
– Aussi, monsieur Philippe, je m’intéresse beaucoup à vous, dit Gilbert d’un son de voix strident et rauque, car la mansuétude de Philippe et un autre sentiment que celui-ci ne pouvait deviner avaient amolli ce cœur farouche ; oui, je vous aime, vous ; voilà pourquoi je vous dirai que mademoiselle votre sœur est bien malade.
– Bien malade ! ma sœur ! s’écria Philippe avec explosion ; bien malade, ma sœur ! bien malade ! et tu ne me dis pas cela tout de suite !
Et aussitôt, quittant le pas mesuré pour prendre le pas de course :
– Qu’a-t-elle, mon Dieu ? demanda-t-il.
– Dame ! dit Gilbert, on ne sait.
– Mais enfin ?
– Seulement, elle s’est évanouie trois fois aujourd’hui en plein parterre, et même, à l’heure qu’il est, le médecin de madame la dauphine l’a déjà visitée, M. le baron aussi.
Philippe n’en entendit pas davantage ; ses pressentiments s’étaient réalisés et, en face du danger réel, il avait retrouvé tout son courage.
Il laissa son cheval aux mains de Gilbert, et courut à toutes jambes vers le bâtiment des communs.
Quant à Gilbert, demeuré seul, il conduisit précipitamment le cheval aux écuries, et s’enfuit comme ces oiseaux sauvages ou malfaisants qui ne veulent jamais rester à la portée de l’homme.
Chapitre CXLI. Le frère et la sœur §
Philippe trouva sa sœur couchée sur le petit sofa dont nous avons déjà eu occasion de parler.
En entrant dans l’antichambre, le jeune homme remarqua qu’Andrée avait soigneusement écarté toutes les fleurs, elle qui les aimait tant ; car, depuis son malaise, le parfum des fleurs lui causait des douleurs insupportables, et elle rapportait à cette irritation des fibres cérébrales toutes les indispositions qui s’étaient succédé depuis quinze jours.
Au moment où Philippe entra, Andrée rêvait ; son beau front chargé d’un nuage penchait lourdement, et ses yeux vacillaient dans leurs orbites douloureuses. Elle avait les mains pendantes et, quoique dans cette situation le sang eût dû y descendre, ses mains étaient blanches comme celles d’une statue de cire.
Son immobilité était telle, qu’elle ne vivait point en apparence, et que, pour bien se convaincre qu’elle n’était pas morte, il fallait l’entendre respirer.
Philippe avait toujours été d’un pas plus rapide depuis le moment où Gilbert lui avait dit que sa sœur était malade, de sorte qu’il était arrivé tout haletant au bas de l’escalier ; mais, là, il avait fait une halte, la raison était revenue, et il avait monté les degrés d’un pas plus calme, en sorte qu’au seuil de la chambre, il ne faisait plus que poser le pied sans bruit et sans mouvement comme s’il eût été un sylphe.
Il voulait se rendre compte par lui-même, avec cette sollicitude particulière aux gens qui aiment, de la maladie par les symptômes ; il savait Andrée si tendre et si bonne que, aussitôt après l’avoir vu et entendu, elle composerait son geste et son maintien pour ne pas l’alarmer.
Il entra donc en poussant si doucement la porte vitrée, qu’Andrée ne l’entendit pas, de sorte qu’il fut au milieu de la chambre avant qu’elle se doutât de rien.
Philippe eut donc le temps de la regarder, de voir cette pâleur, cette immobilité, cette atonie ; il surprit l’expression étrange de ces yeux qui s’abîmaient dans le vide et, plus alarmé qu’il ne croyait lui-même pouvoir l’être, il prit tout de suite cette idée que le moral entrait pour une notable part dans les souffrances de sa sœur.
À cet aspect qui faisait courir un frisson dans son cœur, Philippe ne put retenir un mouvement d’effroi.
Andrée leva les yeux et, poussant un grand cri, elle se dressa comme une morte qui ressuscite ; et, toute haletante à son tour, elle courut se pendre au cou de son frère.
– Vous, vous, Philippe ! dit-elle.
Et la force l’abandonna avant qu’elle pût en dire davantage.
D’ailleurs, que pouvait-elle dire autre chose, puisqu’elle ne pensait que cela ?
– Oui, oui, moi, répondit Philippe en l’embrassant et en la soutenant, car il la sentait fléchir entre ses bras, moi qui reviens et qui vous trouve malade ! Ah ! pauvre sœur, qu’as-tu donc ?
Andrée se mit à rire d’un rire nerveux qui fit mal à Philippe, bien loin de le rassurer, comme la malade l’aurait voulu.
– Ce que j’ai, demandez-vous ? ai-je donc l’air malade, Philippe ?
– Oh ! oui, Andrée, vous êtes toute pâle et toute tremblante.
– Mais où donc avez-vous vu cela, mon frère ? Je ne suis pas même indisposée ; qui donc vous a si mal renseigné, mon Dieu ? Qui donc a eu la sottise de vous alarmer ? Mais, en vérité, je ne sais ce que vous voulez dire et je me porte à merveille, sauf quelques légers éblouissements qui passeront comme ils sont venus.
– Oh ! mais vous êtes si pâle, Andrée…
– Ai-je donc ordinairement beaucoup de couleurs ?
– Non ; mais vous vivez au moins, tandis qu’aujourd’hui…
– Ce n’est rien.
– Tenez, tenez, vos mains, qui étaient brûlantes tout à l’heure, sont froides maintenant comme la glace.
– C’est tout simple, Philippe, quand je vous ai vu entrer…
– Eh bien ?…
– J’ai éprouvé une vive sensation de joie, et le sang s’est porté au cœur, voilà tout.
– Mais vous chancelez, Andrée, vous vous retenez après moi.
– Non, je vous embrasse, voilà tout ; ne voulez-vous point que je vous embrasse, Philippe ?
– Oh ! chère Andrée !
Et il serra la jeune fille sur son cœur.
Au même instant, Andrée sentit ses forces l’abandonner de nouveau ; vainement elle essaya de se retenir au cou de son frère, sa main glissa raide et presque morte, et elle retomba sur le sofa, plus blanche que les rideaux de mousseline sur lesquels se profilait sa charmante figure.
– Voyez-vous, voyez-vous que vous me trompiez ! cria Philippe. Ah ! chère sœur, vous souffrez, vous vous trouvez mal.
– Le flacon ! le flacon ! murmura Andrée en contraignant l’expression de son visage à un sourire qui l’accompagnait jusque dans la mort.
Et son œil défaillant, et sa main soulevée avec peine, indiquaient à Philippe un flacon placé sur le petit chiffonnier près de la fenêtre.
Philippe se précipita vers le meuble, les yeux toujours fixés vers sa sœur, qu’il quittait à regret.
Puis, ouvrant la fenêtre, il revint placer le flacon sous les narines crispées de la jeune fille.
– Là, là, fit-elle en respirant à longs traits l’air et la vie, vous voyez que me voilà ressuscitée ; allons, me croyez-vous bien malade ? Parlez.
Mais Philippe ne songeait pas même à répondre ; il regardait sa sœur.
Andrée se remit peu à peu, se redressa sur le sofa, prit entre ses mains moites la main tremblante de Philippe, et son regard s’adoucissant, le sang remontant à ses joues, elle parut plus belle qu’elle n’avait jamais été.
– Ah ! mon Dieu ! dit-elle, vous le voyez bien, Philippe, c’est fini, et je gage que, sans la surprise que vous m’avez faite à si bonne intention, les spasmes n’eussent point reparu, et que j’étais guérie ; mais arriver ainsi devant moi, vous comprenez, Philippe, devant moi qui vous aime tant… vous, vous qui êtes le mobile, l’événement de ma vie, mais ce serait vouloir me tuer, même si je me portais bien.
– Oui, tout cela est très gracieux et très charmant, Andrée ; en attendant, dites-moi, je vous prie, à quoi vous attribuez ce malaise ?
– Que sais-je, ami ? au retour du printemps, à la saison des fleurs ; vous savez comme je suis nerveuse ; hier déjà, l’odeur des lilas perses du parterre m’a suffoquée ; vous savez combien ces plumets magnifiques, qui se balancent aux premières brises de l’année, dégagent de senteurs enivrantes ; eh bien, hier… Oh ! mon Dieu ! tenez, Philippe, je n’y veux plus penser, car je crois que le mal me reprendrait.
– Oui, vous avez raison, et peut-être est-ce cela. c’est fort dangereux, les fleurs ; vous rappelez-vous qu’étant enfant, je m’avisai, à Taverney, d’entourer mon lit d’une bordure de lilas coupés dans la haie ? C’était joli comme un reposoir, disions-nous tous deux ; mais, le lendemain, je ne me réveillai pas, vous le savez ; le lendemain, tout le monde me crut mort, excepté vous, qui ne voulûtes jamais comprendre que je vous eusse quittée ainsi sans vous dire adieu, et ce fut vous seule, pauvre Andrée – vous aviez six ans à peine à cette époque –, et ce fut vous seule qui me fîtes revenir à force de baisers et de larmes.
– Et d’air, Philippe, car c’est de l’air qu’il faut en pareille occurrence ; l’air semble toujours me manquer, à moi.
– Ah ! ma sœur, ma sœur, vous ne vous êtes plus souvenue de cela, vous aurez fait apporter des fleurs dans votre chambre.
– Non, Philippe, non, en vérité, il y a plus de quinze jours qu’il n’y est entré une pâquerette ! Chose étrange ! moi qui aimais tant les fleurs, je les ai prises en exécration. Mais laissons là les fleurs. Donc, j’ai eu la migraine ; mademoiselle de Taverney a eu la migraine, cher Philippe, et comme c’est une heureuse personne que cette demoiselle de Taverney !… car, pour cette migraine, qui a amené un évanouissement, elle a intéressé à son sort la cour et la ville.
– Comment cela ?
– Sans doute : madame la dauphine a eu la bonté de me venir voir… Oh ! Philippe, quelle charmante protectrice, quelle délicate amie que madame la dauphine ; elle m’a soignée, dorlotée, amené son premier médecin, et, quand ce grave personnage, dont les arrêts sont infaillibles, m’a eu palpé le pouls, et regardé les yeux et la langue, savez-vous le dernier bonheur que j’ai eu ?
– Non.
– Eh bien, il s’est trouvé purement et simplement que je n’étais pas malade le moins du monde, que le docteur Louis n’a pas trouvé une seule potion à m’ordonner, une seule pilule à me prescrire, lui qui abat chaque jour des bras et des jambes à faire frémir, à ce qu’on dit ; donc, Philippe, vous le voyez, je me porte à merveille. Maintenant, dites-moi qui vous a effrayé ?
– C’est ce petit niais de Gilbert, pardieu !
– Gilbert ? dit Andrée avec un mouvement visible d’impatience.
– Oui, il m’a dit que vous étiez fort malade.
– Et vous avez cru ce petit idiot, ce fainéant qui n’est bon qu’à faire le mal ou à le dire ?
– Andrée, Andrée !
– Eh bien ?
– Vous pâlissez encore.
– Non, mais c’est que ce Gilbert m’agace ; ce n’est pas assez de le rencontrer sur mon chemin, il faut que j’entende encore parler de lui quand il n’est pas là.
– Allons, vous allez encore vous évanouir.
– Oh ! oui, oui, mon Dieu !… Mais c’est qu’aussi…
Et les lèvres d’Andrée blêmirent et sa voix s’arrêta.
– Voilà qui est étrange ! murmura Philippe.
Andrée fit un effort.
– Non, ce n’est rien, dit-elle ; ne faites point attention à toutes ces bluettes et à toutes ces vapeurs ; me voilà sur mes pieds, Philippe ; tenez, si vous m’en croyez, nous irons faire un tour ensemble et, dans dix minutes, je serai guérie.
– Je crois que vous vous abusez sur vos propres forces, Andrée.
– Non ; Philippe revenu serait la santé au cas où je serais mourante ; voulez-vous que nous sortions, Philippe ?
– Tout à l’heure, chère Andrée, dit Philippe en arrêtant doucement sa sœur ; vous ne m’avez pas encore rassuré complètement, laissez-vous remettre.
– Soit.
Andrée se laissa retomber sur le sofa, entraînant auprès d’elle Philippe, qu’elle tenait par la main.
– Et pourquoi, continua-t-elle, vous voit-on ainsi tout à coup sans nouvelles de vous ?
– Mais, répondez-moi, chère Andrée, pourquoi vous-même avez-vous cessé de m’écrire ?
– Oui, c’est vrai ; mais depuis quelques jours seulement.
– Depuis près de quinze jours, Andrée.
Andrée baissa la tête.
– Négligente ! dit Philippe avec un doux reproche.
– Non, mais souffrante, Philippe. Tenez, vous avez raison, mon malaise remonte au jour où vous avez cessé de recevoir des nouvelles de moi : depuis ce jour, les choses les plus chères m’ont été une fatigue, un dégoût.
– Enfin, je suis fort content, au milieu de tout cela, du mot que vous avez dit tout à l’heure.
– Quel mot ai-je dit ?
– Vous avez dit que vous étiez bien heureuse ; tant mieux, car, si l’on vous aime ici et si l’on y pense bien à vous, il n’en est pas de même pour moi.
– Pour vous ?
– Oui, pour moi, qui étais complètement oublié là-bas, même par ma sœur.
– Oh ! Philippe !
– Croiriez-vous, ma chère Andrée, que, depuis mon départ, que l’on m’avait dit si pressé, je n’ai eu aucune nouvelle de ce prétendu régiment dont on m’envoyait prendre possession, et que le roi m’avait fait promettre par M. de Richelieu, par mon père même ?
– Oh ! cela ne m’étonne pas, dit Andrée.
– Comment, cela ne vous étonne pas ?
– Non. Si vous saviez, Philippe. M. de Richelieu et mon père sont tout bouleversés, ils semblent deux corps sans âme. Je ne comprends rien à la vie de tous ces gens-là. Le matin, mon père s’en va courir après son vieil ami, comme il l’appelle ; il le pousse à Versailles, chez le roi ; puis il revient l’attendre ici, où il passe son temps à me faire des questions que je ne comprends pas. La journée s’écoule ; pas de nouvelles. Alors M. de Taverney entre dans ses grandes colères. Le duc le fait aller, dit-il, le duc trahit. Qui le duc trahit-il ? Je vous le demande ; car, moi, je n’en sais rien, et je vous avoue que je tiens peu à le savoir. M. de Taverney vit ainsi comme un damné dans le purgatoire, attendant toujours quelque chose qu’on n’apporte pas, quelqu’un qui ne vient jamais.
– Mais le roi, Andrée, le roi ?
– Comment, le roi ?
– Oui, le roi, si bien disposé pour nous.
Andrée regarda timidement autour d’elle.
– Quoi ?
– Écoutez ! le roi – parlons bas – je crois le roi très capricieux, Philippe. Sa Majesté m’avait d’abord, comme vous savez, témoigné beaucoup d’intérêt, comme à vous, comme à notre père, comme à la famille ; mais tout à coup cet intérêt s’est refroidi sans que je puisse deviner ni pourquoi ni comment. Le fait est que Sa Majesté ne me regarde plus, me tourne le dos même, et qu’hier encore, quand je me suis évanouie dans le parterre…
– Ah ! voyez-vous, Gilbert avait raison ; vous vous êtes donc évanouie, Andrée ?
– Ce misérable petit M. Gilbert avait, en vérité, bien besoin de vous dire cela, de le dire à tout le monde, peut-être ! Que lui importe, que je m’évanouisse, oui ou non ? Je sais bien, cher Philippe, ajouta Andrée en riant, qu’il n’est pas convenable de s’évanouir dans une maison royale ; mais, enfin, on ne s’évanouit pas par plaisir et je ne l’ai point fait exprès.
– Mais qui vous en blâme, chère sœur ?
– Eh ! mais, le roi.
– Le roi ?
– Oui ; Sa Majesté débouchait du grand Trianon par le verger, juste au moment fatal. J’étais toute sotte et toute stupide étendue sur un banc, dans les bras de ce bon M. de Jussieu, qui me secourait de son mieux, lorsque le roi m’a aperçue. Vous le savez, Philippe, l’évanouissement n’ôte point toute perception, toute conscience de ce qui se passe autour de nous. Eh bien, lorsque le roi m’a aperçue, si insensible que je fusse en apparence, j’ai cru remarquer un froncement de sourcils, un regard de colère et quelques paroles fort désobligeantes que le roi grommelait entre ses dents ; puis Sa Majesté s’est sauvée, fort scandalisée, je suppose, que je me sois permis de me trouver mal dans ses jardins. En vérité, cher Philippe, ce n’était cependant point ma faute.
– Pauvre chère, dit Philippe en serrant affectueusement les mains de la jeune fille, je le crois bien que ce n’était point ta faute ; ensuite, ensuite ?
– Voilà tout, mon ami ; et M. Gilbert aurait dû me faire grâce de ses commentaires.
– Allons, voilà que tu écrases encore le pauvre enfant.
– Oh ! oui, prenez sa défense, un charmant sujet !
– Andrée, par grâce, ne sois pas si rude envers ce garçon, tu le froisses, tu le rudoies, je t’ai vue à l’œuvre !… Oh ! mon Dieu, mon Dieu, Andrée, qu’as-tu encore ?
Cette fois, Andrée était tombée à la renverse sur les coussins du sofa, sans proférer une parole ; cette fois, le flacon ne put la faire revenir ; il fallut attendre que l’éblouissement fût fini, que la circulation fût rétablie.
– Décidément, murmura Philippe, vous souffrez, ma sœur, de façon à effrayer des gens plus courageux que je ne le suis lorsqu’il s’agit de vos souffrances ; vous direz tout ce qu’il vous plaira, mais cette indisposition ne me paraît pas devoir être traitée avec la légèreté que vous affectez.
– Mais enfin, Philippe, puisque le docteur a dit…
– Le docteur ne me persuade pas et ne me persuadera jamais. Que ne lui ai-je parlé moi-même ! Où le voit-on, ce docteur ?
– Il vient tous les jours à Trianon.
– Mais à quelle heure, tous les jours ? Est-ce le matin ?
– Le matin et le soir, quand il est de service.
– Est-il de service en ce moment ?
– Oui, mon ami ; et, à sept heures précises du soir, car il est exact, il montera le perron qui conduit aux logements de madame la dauphine.
– Bien, dit Philippe plus tranquille, j’attendrai chez vous.
Chapitre CXLII. Méprise §
Philippe prolongea la conversation sans affectation, tout en surveillant du coin de l’œil sa sœur, qui cherchait elle-même à reprendre assez d’empire sur elle pour ne le plus inquiéter par de nouvelles défaillances.
Philippe parla beaucoup de ses mécomptes, de l’oubli du roi, de l’inconstance de M. de Richelieu, et, lorsque l’on entendit sonner sept heures, il sortit brusquement, s’inquiétant peu de laisser deviner à Andrée ce qu’il voulait faire.
Il marcha droit au pavillon de la reine, et s’arrêta à une distance assez grande pour ne pas être interpellé par les gens de service, assez rapproché pour que personne ne pût passer sans que lui, Philippe, reconnût la personne qui passait.
Il n’était pas là depuis cinq minutes, qu’il vit venir à lui la figure roide et presque majestueuse du docteur qu’Andrée lui avait signalé.
Le jour baissait et, malgré la difficulté qu’il devait éprouver à lire, le digne docteur feuilletait un traité récemment publié à Cologne sur les causes et les résultats des paralysies de l’estomac. Peu à peu l’obscurité se faisait autour de lui et le docteur devinait déjà plutôt qu’il ne lisait, lorsqu’un corps ambulant et opaque acheva d’intercepter ce qui restait de lumière aux yeux du savant praticien.
Il leva la tête, vit un homme devant lui et demanda :
– Qu’y a-t-il ?
– Pardonnez-moi, monsieur, dit Philippe ; est-ce bien à M. le docteur Louis que j’ai l’honneur de parler ?
– Oui, monsieur, répliqua le docteur en fermant son livre.
– Alors, monsieur, un mot, s’il vous plaît, dit Philippe.
– Monsieur, excusez-moi ; mais mon service m’appelle chez madame la dauphine. Il est l’heure de me rendre auprès d’elle, et je ne puis me faire attendre.
– Monsieur – et Philippe fit un mouvement de prière pour s’opposer au passage du docteur – …monsieur, la personne pour laquelle je sollicite vos soins est au service de madame la dauphine. Elle souffre beaucoup, tandis que madame la dauphine n’est point malade, elle.
– De qui me parlez-vous d’abord ? demanda le docteur.
– D’une personne chez laquelle vous avez été introduit par madame la dauphine elle-même.
– Ah ! ah ! serait-il question de mademoiselle Andrée de Taverney, par hasard ?
– Justement, monsieur.
– Ah ! ah ! fit le docteur en levant vivement la tête pour examiner le jeune homme.
– Alors, vous savez qu’elle est fort souffrante.
– Oui, des spasmes, n’est-ce pas ?
– Des défaillances continuelles, oui, monsieur. Aujourd’hui, dans l’espace de quelques heures, elle s’est évanouie trois ou quatre fois dans mes bras.
– Est-ce que la jeune dame est plus mal ?
– Hélas ! je ne sais ; mais vous comprenez, docteur, quand on aime les gens…
– Vous aimez mademoiselle Andrée de Taverney ?
– Oh ! plus que ma vie, docteur !
Philippe prononça ces mots avec une telle exaltation d’amour fraternel, que le docteur Louis se trompa à leur signification.
– Ah ! ah ! dit-il, c’est donc vous… ?
Le docteur s’arrêta hésitant.
– Que voulez-vous dire, monsieur ? demanda Philippe.
– C’est donc vous qui êtes… ?
– Qui suis, quoi, monsieur ?
– Eh ! parbleu ! qui êtes l’amant, fit le docteur avec impatience.
Philippe fit deux pas en arrière, en portant la main à son front et en devenant pâle comme la mort.
– Monsieur, dit-il, prenez garde ! vous insultez ma sœur.
– Votre sœur ! Mademoiselle Andrée de Taverney est votre sœur ?
– Oui, monsieur, et je croyais n’avoir rien dit qui pût donner lieu, de votre part, à une si étrange méprise.
– Excusez-moi, monsieur, l’heure à laquelle vous m’abordez, l’air de mystère avec lequel vous m’adressiez la parole… J’ai cru, j’ai supposé qu’un intérêt plus tendre encore que l’intérêt fraternel…
– Oh ! monsieur, amant ou mari n’aimera ma sœur d’un amour plus profond que je ne l’aime.
– Très bien ; en ce cas, je comprends que ma supposition vous ait blessé, et je vous en présente mes excuses ; voulez-vous permettre, monsieur ?…
Et le docteur fit un mouvement pour passer.
– Docteur, insista Philippe, je vous en supplie, ne me quittez pas sans m’avoir rassuré sur l’état de ma sœur.
– Mais qui donc vous a inquiété sur cet état ?
– Eh ! mon Dieu, ce que j’ai vu.
– Vous avez vu des symptômes qui annoncent une indisposition…
– Grave ! docteur.
– C’est selon.
– Écoutez, docteur, il y a dans tout ceci quelque chose d’étrange ; on dirait que vous ne voulez pas, que vous n’osez pas me répondre.
– Supposez plutôt, monsieur, que, dans mon impatience de me rendre près de madame la dauphine, qui m’attend…
– Docteur, docteur, dit Philippe en passant sa main sur son front ruisselant, vous m’avez pris pour l’amant de mademoiselle de Taverney ?
– Oui ; mais vous m’avez détrompé.
– Vous pensez donc que mademoiselle de Taverney a un amant ?
– Pardon, monsieur, mais je ne vous dois pas compte de mes pensées.
– Docteur, ayez pitié de moi ; docteur, vous avez laissé échapper une parole qui est restée dans mon cœur comme la lame brisée d’un poignard ; docteur, n’essayez pas de me donner le change ; vous êtes en vain un homme délicat et habile, docteur, quelle est cette maladie dont vous deviez compte à un amant et que vous voulez cacher à un frère ? Docteur, je vous en supplie, répondez-moi.
– Je vous demanderai, au contraire, de me dispenser de vous répondre, monsieur ; car, à la façon dont vous m’interrogez, je vois que vous ne vous possédez plus.
– Oh ! mon Dieu, vous ne comprenez donc pas, monsieur, que chacun des mots que vous prononcez me pousse plus avant vers cet abîme que je frémis d’entrevoir.
– Monsieur !
– Docteur ! s’écria Philippe avec une véhémence nouvelle, c’est donc à dire que vous avez à m’annoncer un si terrible secret que j’ai besoin pour l’entendre de tout mon sang-froid et de tout mon courage ?
– Mais je ne sais dans quelle supposition vous vous égarez, monsieur de Taverney ; je n’ai rien dit de tout cela.
– Oh ! vous faites cent fois plus que de me dire !… vous me laissez croire des choses !… Oh ! ce n’est pas de la charité, docteur ; vous voyez que je me ronge le cœur devant vous ; vous voyez que je prie, que je supplie ; parlez, mais parlez donc ! Tenez, je vous le jure, j’ai du sang-froid, du courage… Cette maladie, ce déshonneur peut-être… Oh ! mon Dieu ! vous ne m’interrompez pas, docteur, docteur !
– Monsieur de Taverney, je n’ai rien dit, ni à madame la dauphine, ni à votre père, ni à vous ; ne me demandez rien de plus.
– Oui, oui… mais vous voyez que j’interprète votre silence ; vous voyez que je suis votre pensée dans le chemin sombre et fatal où elle s’enfonce ; arrêtez-moi au moins si je m’égare.
– Adieu, monsieur, répondit le docteur d’un ton pénétré.
– Oh ! vous ne me quitterez pas ainsi sans me dire oui ou non. Un mot, un seul, c’est tout ce que je vous demande.
Le docteur s’arrêta.
– Monsieur, dit-il, tout à l’heure, et cela amena la méprise fatale qui vous a blessé…
– Ne parlons plus de cela, monsieur.
–. Au contraire, parlons-en ; tout à l’heure, un peu tard peut-être, vous me dites que mademoiselle de Taverney était votre sœur. Mais, auparavant, avec une exaltation qui a causé mon erreur, vous m’aviez dit que vous aimiez mademoiselle Andrée plus que votre vie.
– C’est vrai.
– Si votre amour pour elle est si grand, elle doit le payer d’un semblable retour ?
– Oh ! monsieur, Andrée m’aime comme elle n’aime personne au monde.
– Eh bien, alors, retournez près d’elle, interrogez-la, monsieur ; interrogez-la dans cette voie où je suis forcé, moi, de vous abandonner ; et, si elle vous aime comme vous l’aimez, eh bien, elle répondra à vos questions. Il y a bien des choses que l’on dit à un ami que l’on ne dit pas à un médecin ; alors peut-être consentira-t-elle à vous dire, à vous, ce que je ne voudrais pas, pour un doigt de ma main, vous avoir laissé entrevoir. Adieu, monsieur.
Et le docteur fit de nouveau un pas vers le pavillon.
– Oh ! non, non, c’est impossible ! s’écria Philippe fou de douleur et entrecoupant chacune de ses paroles d’un sanglot ; non, docteur, j’ai mal entendu ; non, vous ne pouvez m’avoir dit cela !
Le docteur se dégagea doucement ; puis, avec une douceur pleine de commisération :
– Faites ce que je viens de vous prescrire, monsieur de Taverney, et, croyez-moi, c’est ce que vous avez de mieux à faire.
– Oh ! mais, songez-y donc, vous croire, c’est renoncer à la religion de toute ma vie, c’est accuser un ange, c’est tenter Dieu, docteur ; si vous exigez que je croie, prouvez au moins, prouvez.
– Adieu, monsieur.
– Docteur ! s’écria Philippe au désespoir.
– Prenez garde, si vous parlez avec cette véhémence, vous allez faire connaître ce que je m’étais promis, moi, de taire à tout le monde, et ce que j’eusse voulu cacher à vous-même.
– Oui, oui ; vous avez raison, docteur, dit Philippe d’une voix si basse, que le souffle mourait en sortant de ses lèvres ; mais enfin la science peut se tromper, et vous avouez que, vous-même, vous vous êtes trompé quelquefois.
– Rarement, monsieur, répondit le docteur ; je suis un homme d’études sévères, et ma bouche ne dit oui que lorsque mes yeux et mon esprit ont dit : « J’ai vu – je sais – je suis sûr. » Oui, certes, vous avez raison, monsieur, parfois j’ai pu me tromper comme se trompe toute créature faillible ; mais, selon toute probabilité, ce n’est point cette fois-ci. Allons, du calme, et séparons-nous.
Mais Philippe ne pouvait se résigner ainsi. Il posa la main sur le bras du docteur avec un air de si profonde supplication que celui-ci s’arrêta.
– Une dernière, une suprême grâce, monsieur, dit-il ; vous voyez dans quel désordre se trouve ma raison ; j’éprouve quelque chose qui ressemble comme à de la folie ; j’ai besoin, pour savoir si je dois vivre ou mourir, d’une confirmation de cette réalité qui me menace. Je rentre près de ma sœur, je ne lui parlerai que lorsque vous l’aurez revue ; réfléchissez.
– C’est à vous de réfléchir, monsieur ; car, pour moi, je n’ai pas un mot à ajouter à ce que j’ai dit.
– Monsieur, promettez-moi – mon Dieu ! c’est une grâce que le bourreau ne refuserait pas à la victime, – promettez-moi de revenir chez ma sœur après votre visite à Son Altesse madame la dauphine ; docteur, au nom du ciel, promettez-moi cela !
– C’est inutile, monsieur ; mais vous y tenez, il est de mon devoir de faire ce que vous désirez ; en sortant de chez madame la dauphine, j’irai voir votre sœur.
– Oh ! merci, merci. Oui, venez, et alors vous avouerez vous-même que vous vous êtes trompé.
– Je le désire de tout mon cœur, monsieur, et, si je me suis trompé, je l’avouerai avec joie. Adieu !
Et le docteur, rendu à la liberté, partit laissant Philippe sur l’esplanade, Philippe tremblant de fièvre, inondé d’une sueur glacée, et ne connaissant plus, dans son transport délirant, ni l’endroit où il se trouvait, ni l’homme avec lequel il avait causé, ni le secret qu’il venait d’apprendre.
Pendant quelques minutes, il regarda, sans comprendre, le ciel qui s’illuminait insensiblement d’étoiles et le pavillon qui s’éclairait.
Chapitre CXLIII. Interrogatoire §
Aussitôt que Philippe eut repris ses sens et fut parvenu à se rendre maître de sa raison, il se dirigea vers l’appartement d’Andrée.
Mais, à mesure qu’il s’avançait vers le pavillon, le fantôme de son malheur s’évanouissait peu à peu ; il lui semblait que c’était un rêve qu’il venait de faire, et non une réalité avec laquelle il avait un instant lutté. Plus il s’éloignait du docteur, plus il devenait incrédule à ses menaces. Bien certainement, la science s’était trompée, mais la vertu n’avait pas failli.
Le docteur ne lui avait-il pas donné complètement raison en promettant de revenir chez sa sœur ?
Cependant, lorsque Philippe se retrouva en face d’Andrée, il était si changé, si pâle, si défait, que ce fut à elle à son tour de s’inquiéter pour son frère et de lui demander comment il se pouvait qu’en si peu de temps un si terrible changement se fût opéré en lui.
Une seule chose pouvait avoir produit un pareil effet sur Philippe.
– Mon Dieu ! mon frère, demanda Andrée, je suis donc bien malade ?
– Pourquoi ? demanda Philippe.
– Parce que la consultation du docteur Louis vous aura effrayé.
– Non, ma sœur, dit Philippe ; le docteur n’est pas inquiet, et vous m’avez dit la vérité. J’ai même eu grand-peine à le déterminer à revenir.
– Ah ! il revient ? dit Andrée.
– Oui, il revient ; cela ne vous contrarie pas, Andrée ?
Et Philippe plongea ses regards dans ceux de la jeune fille en prononçant ces paroles.
– Non, répondit-elle simplement, et, pourvu que cette visite vous rassure un peu, voilà tout ce que je demande ; mais, en attendant, d’où vient cette affreuse pâleur qui me bouleverse ?
– Cela vous inquiète, Andrée ?
– Vous le demandez !
– Vous m’aimez donc tendrement, Andrée ?
– Plaît-il ? fit la jeune fille.
– Je demande, Andrée, si vous m’aimez toujours comme au temps de notre jeunesse ?
– Oh ! Philippe ! Philippe !
– Ainsi, je suis pour vous une des plus précieuses têtes que vous ayez sur la terre ?
– Oh ! la plus précieuse, la seule, s’écria Andrée.
Puis, rougissante et confuse :
– Excusez-moi, Philippe, dit-elle, j’oubliais…
– Notre père, n’est-ce pas, Andrée ?
– Oui.
Philippe prit la main de sa sœur et, la regardant tendrement :
– Andrée, dit-il, ne croyez point que je vous blâmasse jamais si votre cœur renfermait une affection qui ne fût ni l’amour que vous portez à votre père, ni celui que vous avez pour moi…
Puis, s’asseyant près d’elle, il continua :
– Vous êtes dans un âge, Andrée, où le cœur des jeunes filles leur parle plus vivement qu’elles ne le veulent elles-mêmes, et, vous le savez, un précepte divin commande aux femmes de quitter parents et famille pour suivre leur époux.
Andrée regarda Philippe quelque temps, comme elle eût fait s’il lui eût parlé une langue étrangère qu’elle ne comprit pas.
Puis, se mettant à rire avec une naïveté que rien ne saurait rendre :
– Mon époux ! dit-elle, n’avez-vous point parlé de mon époux, Philippe ? Eh ! mon Dieu, il est encore à naître, ou du moins je ne le connais pas.
Philippe, touché de cette exclamation si vraie d’Andrée, se rapprocha d’elle et, enfermant sa main entre les siennes, il répondit :
– Avant d’avoir un époux, ma bonne Andrée, on a un fiancé, un amant.
Andrée regarda Philippe tout étonnée, souffrant que le jeune homme plongeât ses yeux avides jusqu’au fond de son clair regard de vierge, où se reflétait son âme tout entière.
– Ma sœur, dit Philippe, depuis votre naissance vous m’avez tenu pour votre meilleur ami ; moi, je vous ai, de mon côté, regardée comme ma seule amie ; jamais je ne vous ai quittée, vous le savez, pour les jeux de mes camarades. Nous avons grandi ensemble, et rien n’a troublé la confiance que l’un de nous mettait aveuglément dans l’autre ; pourquoi faut-il que, depuis quelque temps, Andrée, vous ayez ainsi, sans motifs, et la première, changé à mon égard ?
– Changé, moi ! j’ai changé à votre égard, Philippe ? Expliquez-vous. En vérité, je ne comprends rien à ce que vous me dites depuis que vous êtes rentré.
– Oui, Andrée, dit le jeune homme en la pressant sur sa poitrine ; oui, ma douce sœur, les passions de la jeunesse ont succédé aux affections de l’enfance, et vous ne m’avez plus trouvé assez bon ou assez sûr pour me montrer votre cœur envahi par l’amour.
– Mon frère, mon ami, fit Andrée de plus en plus étonnée, mais que me dites-vous donc là ? Que parlez-vous d’amour, à moi ?
– Andrée, j’aborde courageusement une question pleine de dangers pour vous, pleine d’angoisses pour moi-même. Je sais bien que solliciter ou plutôt exiger votre confiance en ce moment, c’est me perdre dans votre esprit ; mais j’aime mieux, et croyez que c’est cruel à dire pour moi, j’aime mieux sentir que vous m’aimez moins, que de vous laisser en proie aux malheurs qui vous menacent, malheurs effrayants, Andrée, si vous persévérez dans le silence que je déplore, et dont je ne vous eusse pas crue capable vis-à-vis d’un frère, d’un ami.
– Mon frère, mon ami, dit Andrée, je vous jure que je ne comprends rien à vos reproches.
– Andrée, voulez-vous que je vous fasse comprendre ?
– Oh ! oui… certes, oui.
– Mais alors si, encouragé par vous, je parle avec trop de précision, si je provoque la rougeur à monter sur votre front, la honte à peser sur votre cœur, alors, ne vous en prenez qu’à vous, à vous qui m’avez forcé par d’injustes défiances à fouiller jusqu’au fond de cette âme pour en arracher votre secret.
– Faites, Philippe, et je vous jure que je ne saurais vous en vouloir de ce que vous ferez.
Philippe regarda sa sœur, se leva tout agité, et parcourut la chambre à grands pas. Il y avait, dans l’accusation qu’il formulait contre elle dans son esprit, et la tranquillité de cette jeune fille, une si étrange opposition, qu’il ne savait à quelle idée s’arrêter.
Andrée, de son côté, considérait son frère avec stupeur et se glaçait peu à peu au contact de cette solennité, si différente de la douce autorité fraternelle.
Aussi, avant que Philippe eût repris la parole, Andrée se leva-t-elle à son tour et alla-t-elle passer son bras sous celui de son frère.
Alors, le regardant avec une tendresse inexprimable :
– Écoute, Philippe, dit-elle, regarde-moi comme je te regarde !
– Oh ! je ne demande pas mieux, répondit le jeune homme en fixant sur elle ses yeux ardents ; que veux-tu me dire ?
– Je veux te dire, Philippe, que tu as toujours été un peu jaloux de mon amitié ; c’est naturel, puisque, de mon côté, j’étais jalouse de tes soins et de ton affection ; eh bien, regarde-moi comme je te l’ai dit.
La jeune fille sourit.
– Vois-tu un secret dans mes yeux ? continua-t-elle.
– Oui, oui, j’en vois un, dit Philippe. Andrée, tu aimes quelqu’un.
– Moi ? s’écria la jeune fille avec un étonnement si naturel, que la plus habile comédienne n’eût certes jamais pu imiter l’accent de cette seule parole.
Et elle se mit à rire.
– Moi, j’aime quelqu’un ? dit-elle.
– On t’aime, alors ?
– Ma foi, tant pis ; car, comme cette personne inconnue ne s’est jamais fait connaître et, par conséquent, ne s’est pas expliquée, c’est de l’amour en pure perte.
Alors, voyant sa sœur rire et plaisanter sur cette question avec tant de franchise, voyant l’azur si limpide de ses yeux, la candeur si chaste de son maintien, Philippe, qui sentait battre d’un mouvement égal le cœur d’Andrée sur son cœur, se dit qu’un mois d’absence ne pouvait amener un tel changement dans le caractère d’une jeune fille irréprochable ; que la pauvre Andrée était soupçonnée indignement ; que la science mentait ; il s’avoua que le docteur Louis avait une excuse, lui qui ne connaissait ni la pureté ni les instincts exquis d’Andrée ; lui qui pouvait la croire pareille à toutes ces filles de noblesse qui, fascinées par des exemples indignes, ou entraînées par la chaleur précoce d’un sang corrompu, abdiquaient la virginité sans regrets, sans ambition même.
Un dernier regard jeté sur Andrée expliqua à Philippe la faillibilité du docteur ; et Philippe se trouva si heureux de son explication, qu’il embrassa sa sœur comme ces martyrs qui confessaient la pureté de la Vierge Marie, en confessant du même coup leur croyance à son divin Fils.
Ce fut à cette période des fluctuations que Philippe entendit dans l’escalier les pas du docteur Louis, fidèle à la promesse qu’il lui avait faite.
Andrée tressaillit : tout lui devenait un événement dans la situation où elle était.
– Qui vient là ? demanda-t-elle.
– Mais le docteur Louis, probablement, dit Philippe.
Au même instant, la porte s’ouvrit, et le médecin, attendu avec tant d’anxiété de la part de Philippe, parut en effet dans la chambre.
C’était, nous l’avons dit, un de ces hommes graves et honnêtes pour qui toute science est un sacerdoce et qui en étudient les mystères avec religion.
À cette époque toute matérialiste, le docteur Louis, chose rare, cherchait, sous les maladies du corps, à découvrir les maladies de l’âme ; il allait franchement, brusquement, dans cette voie, s’inquiétant peu des rumeurs et des obstacles, économisant son temps, ce patrimoine des gens laborieux, avec une avarice qui le rendait brutal pour les oisifs et les bavards.
C’est pour cela qu’il avait si rudement traité Philippe à leur première entrevue : il l’avait pris pour un de ces muguets de cour qui viennent cajoler le médecin, afin d’obtenir des compliments sur leurs prouesses amoureuses, et qui sont tout fiers d’avoir une discrétion à payer. Mais, sitôt que la médaille s’était retournée, et qu’au lieu du fat plus ou moins amoureux, le docteur avait vu apparaître la sombre et menaçante figure du frère ; sitôt qu’à la place d’un désagrément, il avait vu s’esquisser un malheur, le praticien philosophe, l’homme de cœur s’était ému et, depuis les dernières paroles de Philippe, le docteur s’était dit à lui-même :
– Non seulement j’ai pu me tromper, mais encore je voudrais m’être trompé.
Voilà pourquoi, même sans la prière instante de Philippe, il fût venu trouver Andrée, pour se rendre compte, par un examen plus décisif, de ce que la première épreuve lui avait fourni de probabilités.
Il entra donc, et son premier coup d’œil, cette prise de possession du médecin et de l’observateur, s’attacha dès l’antichambre sur Andrée, qu’il ne quitta plus.
Justement, soit émotion causée par la visite du docteur, soit accident naturel, Andrée venait d’être saisie d’une de ces attaques qui avaient effrayé Philippe, et elle chancelait, portant avec douleur son mouchoir à ses lèvres.
Philippe, tout occupé de recevoir le docteur, n’avait rien vu.
– Docteur, dit-il, soyez le bienvenu et pardonnez-moi ma façon un peu brusque ; quand je vous ai abordé, il y a une heure, j’étais aussi agité que je suis calme en ce moment.
Le docteur cessa pour un instant de regarder Andrée et laissa tomber son observation sur le jeune homme, dont il analysa le sourire et l’épanouissement.
– Vous avez causé avec mademoiselle votre sœur, comme je vous en ai donné le conseil ? demanda-t-il.
– Oui, docteur, oui.
– Et vous êtes rassuré ?
– J’ai le ciel de plus et l’enfer de moins dans le cœur.
Le docteur prit la main d’Andrée et tâta longuement le pouls de la jeune fille.
Philippe la regardait et semblait dire :
« Oh ! faites, docteur ; je ne crains plus maintenant les commentaires du médecin. »
– Eh bien, monsieur ? dit-il d’un air de triomphe.
– Monsieur le chevalier, répondit le docteur Louis, veuillez me laisser seul avec votre sœur.
Ces mots, prononcés simplement, abattirent l’orgueil du jeune homme.
– Quoi ! encore ? dit-il.
Le docteur fit un geste.
– C’est bien, je vous laisse, monsieur, répliqua Philippe d’un air sombre.
Puis, à sa sœur :
– Andrée, continua-t-il, soyez loyale et franche avec le docteur.
La jeune fille haussa les épaules, comme si elle ne pouvait même pas comprendre ce qu’on lui voulait dire.
Philippe reprit :
– Mais, tandis qu’il va vous questionner sur votre santé, j’irai faire un tour dans le parc. L’heure à laquelle j’ai demandé mon cheval n’est point encore venue, en sorte que je pourrai te revoir avant mon départ, et causer encore un instant avec toi.
Et il serra la main d’Andrée en essayant de sourire.
Mais il y avait pour la jeune fille quelque chose de contraint et de convulsif dans ce serrement et dans ce sourire.
Le docteur reconduisit gravement Philippe jusqu’à la porte d’entrée, qu’il ferma.
Après quoi, il revint s’asseoir sur le même sofa où Andrée était assise.
Chapitre CXLIV. La consultation §
Le plus profond silence régnait dehors.
Pas un souffle de vent ne passait dans l’air, pas une voix humaine ne retentissait ; la nature était calme.
D’un autre côté, tout le service de Trianon était terminé ; les gens des écuries et des remises avaient regagné leurs chambres ; la petite cour était déserte.
Andrée sentait bien au fond de son cœur quelque émotion de l’espèce d’importance que Philippe et le médecin donnaient à cette maladie.
Elle s’étonnait bien un peu de cette singularité du retour du docteur Louis, qui, le matin même, avait déclaré la maladie insignifiante et les remèdes inutiles ; mais, grâce à sa candeur profonde, le miroir resplendissant de l’âme n’était pas même terni par le souffle de tous ces soupçons divers.
Tout à coup, le médecin, qui n’avait cessé de la regarder, après avoir dirigé sur elle la lumière de la lampe, lui prit la main comme un ami ou un confesseur, et non plus le pouls comme un médecin.
Ce geste inattendu étonna beaucoup la susceptible Andrée ; elle fut un moment près de retirer sa main.
– Mademoiselle, demanda le docteur, est-ce vous qui avez désiré me voir, ou n’ai-je cédé, en revenant, qu’au désir de votre frère ?
– Monsieur, répondit Andrée, mon frère est rentré en m’annonçant que vous alliez revenir ; mais, d’après ce que vous m’aviez fait l’honneur de me dire ce matin du peu de gravité de ma maladie, je n’eusse point pris la liberté de vous déranger de nouveau.
Le docteur s’inclina.
– Monsieur votre frère, continua-t-il, paraît très emporté, jaloux de son honneur, et intraitable sur certaines matières ; voilà sans doute pourquoi vous avez refusé de vous ouvrir à lui ?
Andrée regarda le docteur comme elle avait regardé Philippe.
– Vous aussi, monsieur ? dit-elle avec une suprême hauteur.
– Pardon, mademoiselle, laissez-moi achever.
Andrée fit un geste qui indiquait la patience, ou plutôt la résignation.
– Il est donc naturel, continua le docteur, qu’en voyant la douleur et qu’en pressentant la colère de ce jeune homme, vous ayez obstinément gardé votre secret ; mais vis-à-vis de moi, mademoiselle, de moi qui suis, croyez-le bien, le médecin des âmes autant que celui du corps, de moi qui vois et qui sais, de moi qui, par conséquent, vous épargne la moitié du pénible chemin des révélations, j’ai le droit d’attendre que vous soyez plus franche.
– Monsieur, répondit Andrée, si je n’avais vu le visage de mon frère s’assombrir et prendre le caractère d’une véritable douleur, si je ne consultais votre extérieur vénérable et la réputation de gravité dont vous jouissez, je croirais que vous vous entendez tous deux pour jouer une comédie à mes dépens, et pour me faire prendre, à la suite de la consultation, par suite de la peur que vous m’auriez faite, quelque médecine bien noire et bien amère.
Le docteur fronça le sourcil.
– Mademoiselle, dit-il, je vous en supplie, arrêtez-vous dans cette voie de dissimulation.
– De dissimulation ! s’écria Andrée.
– Aimez-vous mieux que je dise d’hypocrisie ?
– Mais, monsieur, s’écria la jeune fille, vous m’offensez !
– Dites que je vous devine.
– Monsieur !
Andrée se leva ; mais le docteur la força doucement à se rasseoir.
– Non, continua-t-il, non, mon enfant, je ne vous offense pas, je vous sers ; et, si je vous convaincs, je vous sauve !… Ainsi, ni votre regard courroucé, ni l’indignation feinte qui vous anime, ne me feront changer de résolution.
– Mais que voulez-vous, qu’exigez-vous, mon Dieu ?
– Avouez, ou, sur mon honneur, vous me donnerez de vous une misérable opinion.
– Monsieur, encore une fois, mon frère n’est point là pour me défendre, et je vous dis que vous m’insultez, et que je ne comprends pas, et que je vous somme de vous expliquer clairement, nettement, à propos de cette prétendue maladie.
– Pour la dernière fois, mademoiselle, reprit le docteur étonné, voulez-vous m’épargner la douleur de vous faire rougir ?
– Je ne vous comprends pas ! je ne vous comprends pas ! je ne vous comprends pas ! répéta trois fois Andrée regardant le docteur avec des yeux étincelants d’interrogation, de défi et presque de menace.
– Eh bien, moi, je vous comprends, mademoiselle : vous doutez de la science, et vous espérez cacher votre état à tout le monde ; mais, détrompez vous, d’un seul mot j’abattrai tout votre orgueil : vous êtes enceinte !…
Andrée poussa un cri terrible et tomba renversée sur le sofa.
Ce cri fut suivi d’un bruit de porte violemment poussée, et Philippe bondit au milieu de la chambre, l’épée au poing, l’œil sanglant, les lèvres tremblantes.
– Misérable ! dit-il au docteur, vous mentez.
Le docteur se tourna lentement vers le jeune homme, sans avoir quitté le pouls d’Andrée, qui palpitait demi-morte.
– J’ai dit ce que j’ai dit, monsieur, répliqua le docteur avec mépris, et ce n’est point votre épée, nue ou au fourreau, qui me fera mentir.
– Docteur ! murmura Philippe en laissant tomber son épée.
– Vous avez désiré que je contrôlasse, par une seconde épreuve, mon premier examen ; je l’ai fait : maintenant, la certitude est fondée, acquise, rien ne me l’arrachera du cœur. Je le regrette vivement, jeune homme ; car vous m’avez inspiré autant de sympathie que cette jeune fille m’inspire d’aversion par sa persévérance dans le mensonge.
Andrée demeurait immobile ; mais Philippe fit un mouvement.
– Je suis père de famille, monsieur, continua le docteur, et je comprends tout ce que vous pouvez, tout ce que vous devez souffrir. Je vous offre donc mes services, comme je vous promets ma discrétion. Ma parole est sacrée, monsieur, et tout le monde vous dira que je tiens plus à ma parole qu’à ma vie.
– Oh ! mais, monsieur, c’est impossible !
– Je ne sais si c’est impossible, mais c’est vrai. Adieu, monsieur de Taverney.
Et le docteur s’en retourna du même pas calme et lent, après avoir affectueusement regardé le jeune homme, qui se tordait de douleur et qui, au moment où se refermait la porte, tombait abîmé de douleur sur un fauteuil, à deux pas d’Andrée.
Le médecin parti, Philippe se leva, alla fermer la porte du corridor, celle de la chambre, les fenêtres, et, s’approchant d’Andrée, qui le regardait avec stupeur faire ces sinistres préparatifs :
– Vous m’avez lâchement et stupidement trompé, dit-il en se croisant les bras ; lâchement, parce que je suis votre frère, parce que j’ai eu la faiblesse de vous aimer, de vous préférer à tout, de vous estimer plus que tout, et que cette confiance de ma part devait au moins provoquer la vôtre à défaut de tendresse ; stupidement, parce qu’aujourd’hui l’infâme secret qui nous déshonore est au pouvoir d’un tiers ; parce que, malgré votre discrétion, peut-être il a éclaté à d’autres yeux ; parce que enfin, si vous m’eussiez avoué à moi tout d’abord la situation où vous vous trouvez, je vous eusse sauvée de la honte, sinon par affection, du moins par égoïsme ; car, enfin, je m’épargnais en vous sauvant. Voilà comment et en quoi vous avez failli surtout. Votre honneur, tant que vous n’êtes pas mariée, appartient en commun à tous ceux dont vous portez, c’est-à-dire dont vous souillez le nom. Or, maintenant, je ne suis plus votre frère, puisque vous m’avez dénié ce titre ; maintenant, je suis un homme intéressé à vous arracher par tous les moyens possibles le secret tout entier, afin que, de cet aveu, il jaillisse pour moi une réparation quelconque. Je viens donc à vous plein de colère et de résolution, et je vous dis : Puisque vous avez été assez lâche pour espérer en un mensonge, vous serez punie comme on punit les lâches. Avouez-moi donc votre crime, ou…
– Des menaces ! s’écria la fière Andrée, des menaces à une femme !
Et elle se leva pâle et menaçante elle-même.
– Oui, des menaces, non pas à une femme, mais à une créature sans foi, sans honneur.
– Des menaces ! continua Andrée en s’exaspérant peu à peu ; des menaces à moi qui ne sais rien, qui ne comprends rien, qui vous regarde tous comme des fous sanguinaires ligués pour me faire mourir de chagrin, sinon de honte !
– Eh bien, oui ! s’écria Philippe, meurs donc ! meurs donc, si tu n’avoues ; meurs à l’instant même. Dieu te juge, et je vais te frapper.
Et le jeune homme ramassa convulsivement son épée, et, prompt comme l’éclair, en appuya la pointe sur la poitrine de sa sœur.
– Bien, bien, tuez-moi ! s’écria celle-ci sans s’effrayer de l’éclair qui jaillit de la lame, sans chercher à éviter la douleur de la piqûre.
Et elle s’élança en avant, pleine de douleur et de démence, et son élan fut si vif, que l’épée lui eût traversé la poitrine sans la subite terreur de Philippe et la vue de quelques gouttes de sang qui tachèrent la mousseline jetée autour du cou de sa sœur.
Le jeune homme était au bout de sa force et de sa colère : il recula, laissa échapper le fer de ses mains et, tombant à genoux avec des sanglots, il entoura de ses bras le corps de la jeune fille.
– Andrée ! Andrée ! s’écria-t-il, non ! non ! c’est moi qui mourrai. Tu ne m’aimes plus, tu ne me connais plus, je n’ai plus rien à faire en ce monde. Oh ! tu aimes quelqu’un à ce point, Andrée, que tu préfères la mort à un aveu versé dans mon sein ? O Andrée ! ce n’est pas toi qui dois mourir, c’est moi qui mourrai.
Et il fit un mouvement pour fuir ; mais déjà Andrée l’avait saisi par le cou avec ses deux mains, égarée, le couvrant de baisers, le baignant de larmes.
– Non, non, dit-elle, tu avais raison d’abord. Tue-moi, Philippe ; car on dit que je suis coupable. Mais toi, si noble, si pur, si bon, toi que personne n’accuse, vis, et seulement plains-moi au lieu de me maudire.
– Eh bien, ma sœur, reprit le jeune homme, au nom du ciel, au nom de notre amitié d’autrefois, voyons, ne crains rien, ni pour toi, ni pour celui que tu aimes ; celui-là, quel qu’il soit, me sera sacré, fût-il mon plus grand ennemi, fût-il le dernier des hommes. Mais je n’ai pas d’ennemi, Andrée ; mais tu es si noble de cœur et de pensée, que tu dois avoir bien choisi ton amant. Eh bien, celui que tu as choisi, je vais l’aller trouver, je vais l’appeler mon frère. Tu ne dis rien ; mais un mariage entre toi et lui est donc impossible ? Est-ce cela que tu veux dire ? Eh bien, soit ! je me résignerai, je garderai toute ma douleur pour moi, j’étoufferai cette voix impérieuse de l’honneur qui demande du sang. Je n’exige plus rien de toi, pas même le nom de cet homme. Soit, cet homme t’a plu, il m’est cher… Seulement, nous quitterons la France, nous fuirons ensemble. Le roi t’a fait don d’une riche parure, à ce qu’on m’a dit : eh bien, nous la vendrons ; nous enverrons la moitié du prix à notre père ; puis, avec l’autre, nous vivrons ignorés ; je serai tout pour toi, Andrée. Tu seras tout pour moi. Moi, moi, je n’aime personne ; tu vois bien que je te suis dévoué. Andrée, tu vois ce que je fais ; tu vois que tu peux compter sur mon amitié ; voyons, me refuseras-tu encore ta confiance, après ce que je viens de dire ? Voyons, voyons, ne m’appelleras-tu pas ton frère ?
Andrée avait écouté en silence tout ce que venait de dire le jeune homme éperdu.
Le battement de son cœur indiquait seul la vie ; son regard seul indiquait la raison.
– Philippe, dit-elle après un long silence, tu as pensé que je ne t’aimais plus, pauvre frère ! tu as pensé que j’avais aimé un autre homme ; tu as pensé que j’avais oublié la loi de l’honneur, moi qui suis fille noble et qui comprends tous les devoirs que ce mot m’impose !… Mon ami, je te le pardonne ; oui, oui, en vain m’as-tu crue infâme, en vain m’as-tu appelée lâche ; oui, oui, je te pardonne, mais je ne te pardonnerai pas si tu me crois assez impie, assez vile pour te faire un faux serment. Je te jure, Philippe, par le Dieu qui m’entend, par l’âme de ma mère, qui ne m’a point assez protégée, hélas ! à ce qu’il paraît ; je te jure, par mon ardent amour pour toi, que jamais une pensée d’amour n’a distrait ma raison ; que jamais homme ne m’a dit : « Je t’aime », que jamais bouche ne m’a baisé la main ; que je suis pure d’esprit, vierge de désirs, et cela comme au jour de ma naissance. Maintenant, Philippe, maintenant Dieu ait mon âme, tu tiens mon corps entre tes mains.
– C’est bien, dit Philippe après un long silence ; c’est bien, Andrée, je te remercie. À présent, je vois clair jusqu’au fond de ton cœur. Oui, tu es pure, innocente, chère victime ; mais il est des boissons magiques, des philtres empoisonnés ; quelqu’un t’a tendu un piège infâme : ce que, vivante, nul n’eût pu t’arracher avec la vie, eh bien, on te l’aura dérobé pendant ton sommeil. Tu es tombée dans quelque piège, Andrée ; mais maintenant nous voilà unis ; par conséquent, maintenant, nous voilà forts. Tu me confies le soin de ton honneur, n’est-ce pas, et celui de ta vengeance ?
– Oh ! oui, oui, dit vivement Andrée avec un sombre éclat ; oui, car, si tu me venges, ce sera d’un crime.
– Eh bien, continua Philippe, voyons, aide-moi, soutiens-moi. Cherchons ensemble, remontons heure à heure les jours écoulés ; suivons le fil secourable du souvenir et, au premier nœud de cette trame obscure…
– Oh ! je le veux ! je le veux ! dit Andrée ; cherchons.
– Voyons, as-tu remarqué que quelqu’un te suivit, te guettât ?
– Non.
– Personne ne t’a écrit ?
– Personne.
– Pas un homme ne t’a dit qu’il t’aimait ?
– Pas un.
– Les femmes ont pour cela un instinct remarquable ; à défaut de lettres, à défaut d’aveu, as-tu jamais remarqué que quelqu’un te… désirât ?
– Je n’ai jamais rien remarqué de pareil.
– Chère sœur, cherche dans les circonstances de ta vie, dans les détails intimes.
– Guide-moi.
– As-tu fait quelque promenade seule ?
– Jamais, que je me rappelle, si ce n’est pour aller chez madame la dauphine.
– Quand tu t’éloignais dans le parc, dans la forêt ?
– Nicole m’accompagnait toujours.
– À propos, Nicole, elle t’a quittée ?
– Oui.
– Quel jour ?
– Le jour même de ton départ, à ce que je crois.
– C’était une fille de mœurs suspectes. As-tu connu les détails de sa fuite ? Cherche bien.
– Non ; je sais seulement qu’elle est partie avec un jeune homme qu’elle aimait.
– Quels sont tes derniers rapports avec cette fille ?
– Oh ! mon Dieu, vers neuf heures, elle est entrée, comme d’habitude, dans ma chambre, m’a déshabillée, m’a préparé mon verre d’eau et est sortie.
– Tu n’as point remarqué qu’elle mêlât une liqueur quelconque dans cette eau ?
– Non ; d’ailleurs, cette circonstance n’aurait aucune importance, car je me rappelle qu’au moment où je portais le verre à ma bouche, j’ai éprouvé une sensation étrange.
– Laquelle ?
– La même que j’avais éprouvée un jour à Taverney.
– À Taverney ?
– Oui, lors du passage de cet étranger.
– De quel étranger ?
– Du comte de Balsamo.
– Du comte de Balsamo ? Et quelle était cette sensation ?
– Oh ! quelque chose comme un vertige, comme un éblouissement, puis la perte de toutes mes facultés.
– Et tu avais éprouvé cette impression à Taverney, dis-tu ?
– Oui.
– Dans quelle circonstance ?
– J’étais à mon piano, je me sentis défaillir : je regardai devant moi, j’aperçus le comte dans une glace. À partir de ce moment, je ne me souviens plus de rien, si ce n’est que je me réveillai à mon piano sans pouvoir mesurer le temps que j’avais dormi.
– C’est la seule fois, dis-tu, que tu as éprouvé cette singulière sensation ?
– Et une fois encore, le jour ou plutôt la nuit du feu d’artifice. J’étais entraînée par toute cette foule, sur le point d’être broyée, anéantie ; je réunissais toutes mes forces pour lutter ; tout à coup, mes bras raidis se détendirent, un nuage enveloppa mes yeux ; mais, à travers ce nuage, j’eus encore le temps de voir ce même homme.
– Le comte de Balsamo ?
– Oui.
– Et tu t’endormis ?
– Je m’endormis ou m’évanouis, je ne puis dire. Tu sais comment il m’emporta et comment il me ramena chez mon père.
– Oui, oui ; et cette nuit, cette nuit du départ de Nicole, tu l’as revu ?
– Non ; mais j’ai éprouvé tous les symptômes qui annonçaient sa présence : la même sensation étrange, le même éblouissement nerveux, le même engourdissement, le même sommeil.
– Le même sommeil ?
– Oui, sommeil plein de vertiges, dont, tout en luttant, je reconnaissais l’influence mystérieuse, et auquel j’ai succombé.
– Grand Dieu ! s’écria Philippe, continue, continue.
– Je m’endormis.
– Où cela ?
– Sur mon lit, j’en suis bien sûre, et je me retrouvai à terre, sur le tapis, seule, souffrante et glacée comme une morte qui ressuscite ; en me réveillant, j’appelai Nicole, mais en vain : Nicole avait disparu.
– Et ce sommeil, c’était bien le même ?
– Oui.
– Le même qu’à Taverney ? le même que le jour des fêtes ?
– Oui, oui.
– Les deux premières fois, avant de succomber, tu avais vu ce Joseph Balsamo, ce comte de Fœnix ?
– Parfaitement.
– Et la troisième fois, tu ne le revis pas ?
– Non, dit Andrée avec effroi, car elle commençait à comprendre, non ; mais je le devinai.
– Bien ! s’écria Philippe, maintenant, sois tranquille, sois rassurée, sois fière, Andrée, je sais le secret. Merci, chère sœur, merci ! Ah ! nous sommes sauvés !
Philippe prit Andrée entre ses bras, la pressa tendrement sur son cœur et, emporté par la fougue de la résolution, il s’élança hors de la chambre sans vouloir attendre ni entendre.
Il courut à l’écurie, sella lui-même son cheval, s’élança sur son dos et prit, en toute hâte, le chemin de Paris.
Chapitre CXLV. La conscience de Gilbert §
Toutes les scènes que nous venons de décrire avaient frappé un contrecoup terrible sur Gilbert.
La susceptibilité très équivoque de ce jeune homme se voyait mise à une trop rude épreuve, lorsque, du fond de la retraite qu’il savait choisir dans un coin quelconque des jardins, il voyait chaque jour les progrès de la maladie sur le visage et dans la démarche d’Andrée ; lorsque cette pâleur qui, la veille, l’avait alarmé, venait, le lendemain, lui paraître plus marquée, plus accusatrice, alors que mademoiselle de Taverney se mettait à sa fenêtre aux premiers rayons du matin. Alors, quiconque eût observé le regard de Gilbert n’eût pas méconnu en lui les traits caractéristiques du remords, devenu un dessin classique chez les peintres de l’Antiquité.
Gilbert aimait la beauté d’Andrée et, par contre, il la détestait. Cette beauté brillante, jointe à tant d’autres supériorités, établissait une nouvelle ligne de démarcation entre lui et la jeune fille ; cette beauté cependant lui paraissait un nouveau trésor à conquérir. Telles étaient les raisons de son amour et de sa haine, de son désir ou de son mépris.
Mais, du jour où cette beauté se ternissait, où les traits d’Andrée devenaient les révélateurs d’une souffrance ou d’une honte ; du jour, enfin, où il y avait danger pour Andrée, danger pour Gilbert, la situation changeait complètement, et Gilbert, esprit éminemment juste, changeait avec elle de point de vue.
Disons-le, son premier sentiment fut une profonde tristesse. Il ne vit pas sans douleur se flétrir la beauté, la santé de sa maîtresse. Il éprouva le délicieux orgueil de plaindre cette femme si fière, si dédaigneuse avec lui, et de lui rendre la pitié pour tous les opprobres dont elle l’avait couvert.
Ce n’est pas là cependant que nous trouverons Gilbert excusable. L’orgueil ne justifie rien. Aussi n’entra-t-il que de l’orgueil dans l’habitude qu’il prit d’envisager la situation. Chaque fois que mademoiselle de Taverney, pâle, souffrante et inclinée, paraissait comme un fantôme aux yeux de Gilbert, le cœur de celui-ci bondissait, le sang montait à ses paupières comme font les larmes, et il appuyait sur sa poitrine une main crispée, inquiète, qui cherchait à comprimer la révolte de sa conscience.
– C’est par moi qu’elle est perdue, murmurait-il.
Et, après l’avoir couvée d’un regard furieux et dévorant, il s’enfuyait, croyant toujours la revoir et l’entendre gémir.
Alors il lui venait au cœur, il ressentait une des plus poignantes douleurs qu’il soit donné à l’homme de supporter. Son furieux amour avait besoin d’un soulagement, et il eût parfois sacrifié sa vie pour avoir le droit de tomber aux genoux d’Andrée, de lui prendre la main, de la consoler, de la rappeler à la vie quand elle s’évanouissait. Son impuissance dans ces occasions était un supplice dont rien au monde ne saurait décrire les tortures.
Gilbert supporta trois jours ce martyre.
Le premier, il avait remarqué le changement, la lente décomposition qui s’opérait chez Andrée. Là où nul ne voyait encore rien, lui, le complice, devinait et expliquait tout. Il y a plus : après avoir étudié la marche du mal, il supputa l’époque précise où la crise éclaterait.
Le jour des évanouissements se passa pour lui en transes, en sueurs, en vagues démarches, indices certains d’une conscience aux abois. Toutes ces allées et venues, ces airs d’indifférence ou d’empressement, ces élans de sympathie ou de sarcasme que Gilbert considérait, lui, comme des chefs-d’œuvre de dissimulation et de tactique, le moindre clerc du Châtelet, le moindre porte-clefs de Saint-Lazare les eût aussi parfaitement analysés et traduits que la Fouine de M. de Sartine lisait et transcrivait les correspondances en chiffres.
On ne voit pas un homme courir à perdre haleine, puis s’arrêter soudain, pousser des sons inarticulés, puis se plonger tout à coup dans le silence le plus noir ; on ne le voit pas écouter dans l’air les bruits indifférents, ou gratter la terre, ou hacher les arbres avec une sorte de rage, sans s’arrêter pour dire : « Celui-là est un fou, s’il n’est pas un coupable. »
Après le premier épanchement du remords, Gilbert avait passé de la commisération à l’égoïsme. Il sentait que les évanouissements si fréquents d’Andrée ne paraîtraient pas à tout le monde une maladie naturelle, et qu’on en rechercherait la cause.
Gilbert se rappelait alors les formes brutales et expéditives de la justice qui s’informe, les interrogations, les recherches, les analogies inconnues au reste du monde et qui mettent sur la piste d’un coupable ces limiers pleins de ressources qu’on appelle les instructeurs, de tous les genres de vols qui peuvent déshonorer un homme.
Or, celui que Gilbert avait commis lui paraissait, en morale, le plus odieux et le plus punissable.
Il se mit donc à trembler sérieusement ; car il redouta que les souffrances d’Andrée ne suscitassent une enquête.
Dès lors, pareil au criminel de ce tableau célèbre que poursuit l’ange du remords avec le feu pâle de sa torche, Gilbert ne cessa de tourner sur tout ce qui l’entourait des regards effarés. Les bruits, les chuchotements lui devinrent suspects. Il écoutait chaque parole prononcée devant lui, et, si insignifiante qu’elle fût, elle lui semblait avoir rapport à mademoiselle de Taverney ou à lui.
Il avait vu M. de Richelieu aller chez le roi, M. de Taverney aller chez sa fille. La maison lui avait semblé, ce jour-là, prendre un air de conspiration et de défiance qui n’était pas habituel.
Ce fut bien pis encore lorsqu’il aperçut le médecin de la dauphine se dirigeant vers la chambre d’Andrée.
Gilbert était de ces sceptiques qui ne croient à rien : peu lui importait le regard des hommes et du Ciel ; mais il reconnaissait pour dieu la science et proclamait son omnipotence.
En certains moments, Gilbert eût nié la pénétration infaillible de l’Être suprême ; jamais il n’eût douté de la clairvoyance du médecin. L’arrivée du docteur Louis près d’Andrée fut un coup dont le moral de Gilbert ne se releva pas.
Il courut à sa chambre, interrompant tout travail et sourd comme une statue aux injonctions de ses chefs. Là, derrière le pauvre rideau qu’il s’était improvisé pour masquer ses espionnages, il aiguisa toutes ses facultés pour tâcher de surprendre un mot, un geste qui lui révélassent le résultat de la consultation.
Rien ne vint l’éclairer. Il aperçut seulement une fois le visage de la dauphine qui s’approcha de la fenêtre pour regarder derrière les vitres la cour, que peut-être elle n’avait jamais vue.
Il put aussi distinguer le docteur Louis ouvrant cette fenêtre, afin de laisser passer un peu d’air dans la chambre. Quant à entendre ce qui se disait, quant à voir le jeu des physionomies, Gilbert ne le put ; un épais rideau, qui servait de store, retomba le long de la fenêtre et intercepta tout le sens de la scène.
On peut juger des angoisses du jeune homme. Le médecin, à l’œil de lynx, avait découvert le mystère. L’éclat devait avoir lieu, non pas immédiatement, car Gilbert supposait avec raison que la présence de la dauphine serait un obstacle, mais tout à l’heure, entre le père et la fille, après le départ des deux personnes étrangères.
Gilbert, ivre de douleur et d’impatience, battait avec sa tête les deux parois de la mansarde.
Il vit M. de Taverney sortir avec madame la dauphine, et le docteur était déjà parti.
C’est entre M. de Taverney et la dauphine, se dit-il, que l’explication aura lieu.
Le baron ne revint pas trouver sa fille ; Andrée resta seule chez elle et passa le temps sur son sofa, tantôt à une lecture que les spasmes et la migraine la forçaient d’interrompre, tantôt dans des méditations d’une profondeur et d’une impassibilité tellement étranges, que Gilbert les prenait pour des extases, lorsqu’il en surprenait une période par l’entrebâillement du rideau que le vent soulevait.
Andrée, fatiguée de douleurs et d’émotions, s’endormit. Gilbert profita de ce répit pour aller recueillir au dehors les bruits et les commentaires.
Ce temps lui fut précieux, à cause des réflexions qu’il lui donna le temps de faire.
Le danger était tellement imminent, qu’il s’agissait de le combattre par une résolution soudaine, héroïque.
Ce fut le premier point d’appui sur lequel cet esprit chancelant, à force d’être subtil, retrouva du ressort et du repos.
Mais quelle résolution prendre ? Un changement dans des circonstances pareilles est une révélation. La fuite ? Ah ! oui ! la fuite, avec cette énergie de la jeunesse, avec cette vigueur du désespoir et de la peur, qui doublent les forces d’un homme et les égalent à celles de toute une armée… Se cacher le jour, marcher la nuit, et parvenir enfin…
Où ?
En quel endroit se cacher si bien, que ne puisse y atteindre le bras vengeur de la justice du roi ?
Gilbert connaissait les mœurs de la campagne. Que pense-t-on dans des pays presque sauvages, presque déserts – car, pour les villes, il n’y faut pas songer – ? Que pense-t-on dans une bourgade, dans un hameau, de l’étranger qui vient mendier un jour son pain, ou qu’on soupçonne de le voler ? Et puis Gilbert se savait par cœur : une figure remarquable, une figure qui désormais porterait l’empreinte indélébile d’un secret terrible, attirerait l’attention du premier observateur. Fuir était déjà un danger ; mais être découvert, c’était une honte.
La fuite devait faire juger Gilbert coupable ; il repoussa cette idée et, comme si son esprit n’eût eu de forces que tout juste pour trouver une idée, le malheureux, après la fuite, trouva la mort.
C’était la première fois qu’il y songeait ; l’apparition de ce lugubre fantôme qu’il évoqua ne lui occasionna aucune peur.
– Il sera toujours temps, se dit-il, de songer à la mort lorsque toutes les ressources seront épuisées. D’ailleurs, c’est une lâcheté que de se tuer, M. Rousseau l’a dit ; souffrir est plus noble.
Sur ce paradoxe, Gilbert releva la tête et recommença ses courses vagues dans les jardins.
Il en était aux premières lueurs de la sécurité, lorsque tout à coup Philippe, arrivant comme nous l’avons vu, bouleversa toutes ses idées et le jeta dans une nouvelle série de perplexités.
Le frère ! le frère appelé ! c’était donc bien avéré ! La famille prenait le parti du silence ; oui, mais avec toutes les investigations, tous les raffinements de détails qui, pour Gilbert, valait tout l’appareil tortionnaire de la Conciergerie, du Châtelet et de la Tournelle. C’est alors qu’on le traînerait devant Andrée, qu’on le forcerait à s’agenouiller, à confesser bassement son crime, et qu’on le tuerait comme un chien avec le bâton ou le couteau. Vengeance légitime qui d’avance avait son immunité dans les précédents d’une foule d’aventures.
Le roi Louis XV était fort complaisant pour la noblesse en semblables occasions.
Et puis Philippe était le plus redoutable vengeur que mademoiselle de Taverney pût appeler à l’aide ; Philippe, le seul de la famille qui eût montré à Gilbert des sentiments d’homme et presque d’égal, Philippe ne tuerait-il pas aussi sûrement le coupable avec un mot qu’avec le fer, si ce mot était : « Gilbert, vous avez mangé notre pain, et vous nous déshonorez ! »
Aussi avons-nous vu Gilbert se dérobant dès la première apparition de Philippe ; aussi, en revenant, n’obéit-il qu’à son instinct pour ne pas s’accuser lui-même et, dès cet instant, concentra-t-il toutes ses forces vers un seul but : la résistance.
Il suivit Philippe, le vit monter chez Andrée, causer avec le docteur Louis ; il épia tout, jugea tout, comprit le désespoir de Philippe. Il vit naître et grandir cette douleur : sa terrible scène avec Andrée, il la devina au jeu des ombres derrière le rideau.
– Je suis perdu, pensa-t-il.
Et aussitôt, sa raison s’égarant, il s’empara d’un couteau pour tuer Philippe, qu’il s’attendait à voir paraître à sa porte…, ou pour se tuer lui-même, s’il le fallait.
Tout au contraire, Philippe se réconcilia avec sa sœur ; Gilbert le vit à genoux, baisant les mains d’Andrée. C’était un espoir nouveau, une porte de salut. Si Philippe n’était pas encore monté avec des cris de fureur, c’était parce qu’Andrée ignorait complètement le nom du coupable. Si elle, le seul témoin, le seul accusateur ne savait rien, nul ne savait donc rien. Si Andrée, fol espoir, savait et n’avait pas dit, c’était plus que le salut, c’était le bonheur, c’était le triomphe.
Dès ce moment, Gilbert se haussa résolument jusqu’au niveau de la situation. Rien ne l’arrêta plus dans sa marche aussitôt qu’il eut recouvré la netteté de son coup d’œil.
– Où sont les traces, dit-il, si mademoiselle de Taverney ne m’accuse pas ? Et, fou que je suis, est-ce du résultat qu’elle m’accuserait, ou du crime ? Or, elle ne m’a pas reproché le crime : rien, depuis trois semaines, ne m’a indiqué qu’elle me détestât ou m’évitât plus qu’auparavant.
« Si donc elle n’a pas connu la cause, rien dans l’effet ne trahit moi plus qu’un autre. J’ai vu, moi, le roi lui-même dans la chambre de mademoiselle Andrée. J’en témoignerais, au besoin, devant le frère et, malgré toutes les dénégations de Sa Majesté, on me croirait… Oui ; mais ce serait là un bien périlleux parti… Je me tairai : le roi a trop de moyens de prouver son innocence ou d’écraser mon témoignage. Mais, à défaut du roi, dont le nom ne peut être invoqué en tout ceci sous peine de prison perpétuelle ou de mort, n’ai-je pas cet homme inconnu qui, la même nuit, a fait descendre mademoiselle de Taverney dans le jardin ?… Celui-là comment se défendra-t-il ? Celui-là, comment le devinerait-on ? Comment le retrouverait-on si on le devinait ? Celui-là n’est qu’un homme ordinaire ; je le vaux bien, et je me défendrai toujours bien contre lui. D’ailleurs, on ne songe pas même à moi. Dieu seul m’a vu…, ajouta-t-il en riant avec amertume. Mais ce Dieu qui tant de fois vit mes larmes et mes douleurs sans rien dire, pourquoi commettrait-il l’injustice de me révéler en cette occasion, la première qu’il m’ait fournie d’être heureux ?…
« Au surplus, si le crime existe, il est à lui et non à moi, et M. de Voltaire prouve surabondamment qu’il n’y a plus de miracles. Je suis sauvé, je suis tranquille, mon secret m’appartient. L’avenir est à moi. »
Après ces réflexions, ou plutôt après cette composition avec sa conscience, Gilbert serra ses outils aratoires, alla prendre avec ses compagnons le repas du soir. Il fut gai, insouciant, provoquant même. Il avait eu des remords, il avait eu peur c’est une double faiblesse qu’un homme, un philosophe, devait se hâter d’effacer. Seulement, il comptait sans sa conscience : Gilbert ne dormit pas.
Chapitre CXLVI. Deux douleurs §
Gilbert avait jugé sainement la position lorsqu’il disait, en parlant de l’homme inconnu surpris par lui dans les jardins pendant cette soirée qui avait été si fatale à mademoiselle de Taverney : « Le retrouvera-t-on ? »
En effet, Philippe ignorait complètement où demeurait Joseph Balsamo, comte de Fœnix.
Mais il se rappela cette dame de condition, cette marquise de Saverny, chez laquelle, au 31 mai, Andrée avait été conduite pour recevoir des soins.
Il n’était point une heure tellement avancée, qu’on ne pût se présenter chez cette dame, qui logeait rue Saint-Honoré. Philippe comprima toute agitation de son esprit et de ses sens : il monta chez la dame, et la femme de chambre lui donna aussitôt, sans hésitation, l’adresse de Balsamo, rue Saint-Claude, au Marais.
Philippe se dirigea aussitôt vers la rue indiquée.
Mais ce ne fut pas sans une émotion profonde qu’il toucha le marteau de cette maison suspecte, où, selon ses conjectures, se tenaient engloutis à jamais le repos et l’honneur de la pauvre Andrée. Mais, avec un appel de sa volonté, il eut bientôt surmonté l’indignation et la sensibilité, pour se réserver bien intactes les forces dont il comptait avoir besoin.
Il frappa donc à la maison d’une main assez assurée et, selon les habitudes du lieu, la porte s’ouvrit.
Philippe entra dans la cour en tenant son cheval par la bride.
Mais il n’eut pas fait quatre pas, que Fritz sortant du vestibule et apparaissant au haut des degrés, vint l’arrêter avec cette question :
– Que veut monsieur ?
Philippe tressaillit comme à un obstacle imprévu.
Il regarda l’Allemand en fronçant le sourcil comme si Fritz n’eût pas accompli un simple devoir de serviteur.
– Je veux, dit-il, parler au maître du logis, au comte de Fœnix, répliqua Philippe en passant la bride de son cheval à un anneau et en marchant vers la maison, dans laquelle il entra.
– Monsieur n’est point chez lui, dit Fritz en laissant cependant passer Philippe, avec cette politesse d’un serviteur bien dressé.
Chose étrange, Philippe semblait avoir tout prévu, excepté cette simple réponse.
Il demeura un instant interdit.
– Où le trouverai-je ? demanda-t-il.
– Je ne sais, monsieur.
– Vous devez savoir cependant ?
– Je vous demande pardon, monsieur ne me rend pas de comptes.
– Mon ami, dit Philippe, il faut pourtant que je parle à votre maître ce soir.
– Je doute que cela soit possible.
– Il le faut ; c’est pour une affaire de la plus haute importance.
Fritz s’inclina sans répondre.
– Il est donc sorti ? demanda Philippe.
– Oui, monsieur.
– Il rentrera sans doute ?
– Je ne crois pas, monsieur.
– Ah ! vous ne croyez pas ?
– Non.
– Très bien, dit Philippe avec un commencement de fièvre ; en attendant, allez dire à votre maître…
– Mais j’ai l’honneur de vous dire, répliqua imperturbablement Fritz, que monsieur n’est pas ici.
– Je sais ce que valent les consignes, mon ami, dit Philippe, et la vôtre est respectable ; mais elle ne peut, en vérité, s’appliquer à moi, dont votre maître ne pouvait prévoir la visite, et qui viens ici par exception.
– La consigne est pour tout le monde, monsieur, répondit maladroitement Fritz.
– Alors, puisqu’il y a consigne, dit Philippe, le comte de Fœnix est ici ?
– Eh bien, après ? dit à son tour Fritz, que tant d’insistance commençait à impatienter.
– Eh bien, je l’y attendrai.
– Monsieur n’est pas ici, vous dis-je, répliqua-t-il ; le feu a pris il y a quelque temps à la maison et, à la suite de cet incendie, elle est devenue inhabitable.
– Tu l’habites cependant, toi, dit Philippe, maladroit à son tour.
– Je l’habite comme gardien.
Philippe haussa les épaules en homme qui ne croit pas un mot de ce qu’on lui dit.
Fritz commençait à s’irriter.
– Au reste, dit-il, que M. le comte y soit ou n’y soit pas, on n’a pas, soit en sa présence, soit en son absence, l’habitude de pénétrer chez lui de force ; et, si vous ne vous conformez pas aux habitudes, je vais être contraint…
Fritz s’arrêta.
– À quoi ? demanda Philippe s’oubliant.
– À vous mettre dehors, répondit tranquillement Fritz.
– Toi ? s’écria Philippe, l’œil étincelant.
– Moi, répliqua Fritz reprenant, avec le caractère particulier à sa nation, toutes les apparences du sang-froid à mesure que grandissait sa colère.
Et il fit un pas vers le jeune homme, qui, exaspéré, hors de lui, mit l’épée à la main.
Fritz, sans s’émouvoir à la vue du fer, sans appeler – peut-être d’ailleurs était-il seul –, Fritz saisit à une panoplie une espèce de pieu armé d’un fer court mais aigu et, s’élançant sur Philippe en bâtonniste plutôt qu’en escrimeur, il fit, du premier choc, voler en éclats la lame de cette petite épée.
Philippe poussa un cri de colère et, s’élançant à son tour vers le trophée, chercha à y saisir une arme.
En ce moment, la porte secrète du corridor s’ouvrit et, se détachant sur le cadre sombre, le comte apparut.
– Qu’y a-t-il, Fritz ? demanda-t-il.
– Rien, monsieur, répliqua le serviteur en abaissant son épieu, mais en se plaçant comme une barrière en face de son maître, qui, debout sur les degrés de l’escalier dérobé, le dominait de la moitié du corps.
– Monsieur le comte de Fœnix, dit Philippe, est-ce l’habitude de votre pays que les laquais reçoivent un gentilhomme l’épieu à la main, ou est-ce une consigne particulière à votre noble maison ?
Fritz abaissa son épieu et, sur un signe du maître, le déposa dans un angle du vestibule.
– Qui êtes-vous, monsieur ? demanda le comte distinguant mal Philippe à la lueur de la lampe qui éclairait l’antichambre.
– Quelqu’un qui veut absolument vous parler.
– Qui veut ?
– Oui.
– Voilà un mot qui excuse bien Fritz, monsieur ; car, moi, je ne veux parler à personne et, quand je suis chez moi, je ne reconnais à personne le droit de vouloir me parler. Vous êtes donc coupable d’un tort vis-à-vis de moi ; mais, ajouta Balsamo avec un soupir, je vous le pardonne, à la condition cependant que vous vous retirerez et ne troublerez pas davantage mon repos.
– Il vous sied bien, en vérité, s’écria Philippe, de demander du repos, vous qui m’avez ôté le mien !
– Moi, je vous ai ôté votre repos ? demanda le comte.
– Je suis Philippe de Taverney ! s’écria le jeune homme croyant que, pour la conscience du comte, ce mot répondait à tout.
– Philippe de Taverney ?… Monsieur, dit le comte, j’ai été bien reçu chez votre père, soyez le bien reçu chez moi.
– Ah ! c’est fort heureux ! murmura Philippe.
– Veuillez me suivre, monsieur.
Balsamo referma la porte de l’escalier dérobé, et, marchant devant Philippe, il le conduisit au salon où nous avons vu nécessairement se dérouler quelques-unes des scènes de cette histoire, et particulièrement la plus récente de toutes celles qui s’y étaient passées, celle des cinq maîtres.
Le salon était éclairé comme si on eût attendu quelqu’un ; mais il était évident que c’était par une des habitudes luxueuses de la maison.
– Bonsoir, monsieur de Taverney, dit Balsamo d’un son de voix doux et voilé qui força Philippe de lever les yeux sur lui.
Mais, à la vue de Balsamo, Philippe fit un pas en arrière.
Le comte, en effet, n’était plus que l’ombre de lui-même : ses yeux caves n’avaient plus de lumière ; ses joues, en maigrissant, avaient encadré la bouche de deux plis, et l’angle facial, nu et osseux, faisait ressembler toute la tête à une tête de mort.
Philippe demeura atterré. Balsamo regarda son étonnement, et un sourire d’une tristesse mortelle effleura ses lèvres pâles.
– Monsieur, dit-il, je vous fais mes excuses pour mon serviteur ; mais, en vérité, il suivait sa consigne, et c’est vous, permettez-moi de vous le dire, qui vous étiez mis dans votre tort en la forçant.
– Monsieur, dit Philippe, il y a, vous le savez, dans la vie des situations extrêmes, et j’étais dans une de ces situations-là.
Balsamo ne répondit point.
– Je voulais vous voir, continua Philippe, je voulais vous parler ; j’eusse, pour pénétrer jusqu’à vous, bravé la mort.
Balsamo continuait de garder le silence et semblait attendre un éclaircissement aux paroles du jeune homme, sans avoir la force ni la curiosité de le demander.
– Je vous tiens, continua Philippe, je vous tiens enfin, et nous allons nous expliquer, s’il vous plaît ; mais veuillez d’abord congédier cet homme.
Et, du doigt, Philippe désignait Fritz, qui venait de soulever la portière comme pour demander à son maître ses derniers ordres à l’égard de l’importun visiteur.
Balsamo attacha sur Philippe un regard dont le but était de pénétrer ses intentions ; mais, en se retrouvant en face d’un homme son égal par le rang et par la distinction, Philippe avait repris son calme et sa force. Il fut impénétrable.
Alors Balsamo, d’un simple mouvement de la tête, ou plutôt des sourcils, congédia Fritz, et les deux hommes s’assirent en face l’un de l’autre, Philippe le dos tourné à la cheminée, Balsamo le coude appuyé sur un guéridon.
– Parlez vite et clairement, s’il vous plaît, monsieur, dit Balsamo ; car je ne vous écoute que par bienveillance et, je vous en préviens, je me lasserais promptement.
– Je parlerai comme je dois, monsieur, et autant que je le jugerai convenable, dit Philippe ; et, sauf votre bon plaisir, je vais commencer par une interrogation.
À ce mot, un froncement terrible de sourcils dégagea des yeux de Balsamo un éclair électrique.
Ce mot lui rappelait de tels souvenirs, que Philippe eût frémi s’il avait su ce qu’il remuait au fond du cœur de cet homme.
Cependant, après un moment de silence employé à reprendre son empire sur lui-même :
– Interrogez, dit Balsamo.
– Monsieur, répondit Philippe, vous ne m’avez jamais bien expliqué l’emploi de votre temps pendant cette fameuse nuit du 31 mai, à partir de ce moment où vous enlevâtes ma sœur du milieu des mourants et des morts qui encombraient la place Louis XV ?
– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Balsamo.
– Cela signifie, monsieur le comte, que toute votre conduite, cette nuit-là, m’a été et m’est plus que jamais suspecte.
– Suspecte ?
– Oui, et que, selon toute probabilité, elle n’a point été celle d’un homme d’honneur.
– Monsieur, dit Balsamo, je ne vous comprends pas ; vous devez remarquer que ma tête est fatiguée, affaiblie, et que cette faiblesse me cause naturellement des impatiences.
– Monsieur ! s’écria à son tour Philippe, irrité du ton plein de hauteur et de calme à la fois que Balsamo gardait avec lui.
– Monsieur, continua Balsamo du même ton, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir, j’ai éprouvé un grand malheur ; ma maison a brûlé en partie, et divers objets précieux, très précieux, entendez-vous bien, ont été perdus pour moi ; il en résulte que j’ai conservé de ce chagrin quelque égarement. Soyez donc fort clair, je vous prie, ou bien je prendrai congé de vous immédiatement.
– Oh ! non pas, monsieur, dit Philippe, non pas, vous ne prendrez point congé de moi aussi facilement que vous le dites ; je respecterai vos chagrins si vous vous montrez compatissant aux miens ; à moi aussi, monsieur, il est arrivé un malheur bien grand, bien plus grand qu’à vous, j’en suis sûr.
Balsamo sourit de ce sourire désespéré que Philippe avait déjà vu errer sur ses lèvres.
– Moi, monsieur, continua Philippe, j’ai perdu l’honneur de ma famille.
– Eh bien, monsieur, répliqua Balsamo, que puis-je faire à ce malheur, moi ?
– Ce que vous pouvez y faire ? s’écria Philippe les yeux étincelants.
– Sans doute.
– Vous pouvez me rendre ce que j’ai perdu, monsieur !
– Ah çà ! vous êtes fou, monsieur ! s’écria Balsamo.
Et il étendit sa main vers la sonnette.
Mais il fit ce geste si mollement et avec si peu de colère que le bras de Philippe l’arrêta aussitôt.
– Je suis fou ? s’écria Philippe d’une voix saccadée. Mais ne comprenez-vous donc pas qu’il s’agit de ma sœur, de ma sœur que vous avez tenue évanouie dans vos bras, le 31 mai ; de ma sœur que vous avez conduite dans une maison, selon vous honorable, selon moi infâme ; de ma sœur, en un mot, dont je vous demande l’honneur l’épée à la main ?
Balsamo haussa les épaules.
– Eh ! bon Dieu ! murmura-t-il, que de détours pour en arriver à une chose si simple !
– Malheureux ! s’écria Philippe.
– Quelle déplorable voix vous avez, monsieur ! dit Balsamo avec la même impatience triste ; vous m’assourdissez. Voyons, ne venez-vous pas de me dire que j’avais insulté votre sœur ?
– Oui, lâche !
– Encore un cri et une insulte inutiles, monsieur ; qui diable vous a donc dit que j’eusse insulté votre sœur ?
Philippe hésita ; le ton avec lequel Balsamo avait prononcé ces paroles le frappait de stupeur. C’était le comble de l’impudence, ou c’était le cri d’une conscience pure.
– Qui me l’a dit ? reprit le jeune homme.
– Oui, je vous le demande.
– C’est ma sœur elle-même, monsieur.
– Eh bien, monsieur, votre sœur…
– Vous alliez dire ? s’écria Philippe avec un geste menaçant.
– J’allais dire, monsieur, que vous me donnez, en vérité, de vous et de votre sœur une bien triste idée. C’est la plus laide spéculation du monde, savez-vous, que celle que font certaines femmes sur leur déshonneur. Or, vous êtes venu, la menace à la bouche, comme les frères barbus de la comédie italienne, pour me forcer, l’épée à la main, ou à épouser votre sœur, ce qui prouve qu’elle a grand besoin d’un mari, ou à vous donner de l’argent, parce que vous savez que je fais de l’or. Eh bien, mon cher monsieur, vous vous êtes trompé sur les deux points : vous n’aurez point d’argent, et votre sœur restera fille.
– Alors, j’aurai de vous le sang que vous avez dans les veines, s’écria Philippe, si toutefois vous en avez.
– Non, pas même cela, monsieur.
– Comment ?
– Le sang que j’ai, je le garde, et j’avais pour le répandre, si j’eusse voulu, une occasion plus sérieuse que celle que vous m’offrez. Ainsi, monsieur, obligez-moi de vous en retourner tranquillement et, si vous faites du bruit, comme ce bruit me fera mal à la tête, j’appellerai Fritz ; Fritz viendra, et, sur un signe de moi, il vous brisera en deux comme un roseau. Allez.
Cette fois, Balsamo sonna, et, comme Philippe voulait l’en empêcher, il ouvrit un coffre d’ébène posé sur le guéridon, prit dans ce coffre un pistolet à deux coups qu’il arma.
– Eh bien, j’aime mieux cela, s’écria Philippe, tuez-moi !
– Pourquoi vous tuerais-je ?
– Parce que vous m’avez déshonoré.
Le jeune homme prononça à son tour ces paroles avec un tel accent de vérité, que Balsamo, le regardant d’un œil plein de douceur :
– Serait-il donc possible, dit-il, que vous fussiez de bonne foi ?
– Vous en doutez ? Vous doutez de la parole d’un gentilhomme ?
– Et, continua Balsamo, que mademoiselle de Taverney eût seule conçu l’indigne idée, qu’elle vous eût poussé en avant ?… Je veux l’admettre ; je vais donc vous donner une satisfaction. Je vous jure sur l’honneur que ma conduite envers mademoiselle votre sœur, dans la nuit du 31 mai, est irréprochable ; que ni point d’honneur, ni tribunal humain, ni justice divine, ne peuvent trouver quoi que ce soit de contraire à la plus parfaite prud’homie ; me croyez-vous ?
– Monsieur ! fit le jeune homme étonné.
– Vous savez que je ne crains pas un duel, cela se lit dans les yeux, n’est-ce pas ? Quant à ma faiblesse, ne vous y trompez pas, elle n’est qu’apparente. J’ai peu de sang au visage, c’est vrai ; mais mes muscles n’ont rien perdu de leur force. En voulez-vous une preuve ? Tenez…
Et Balsamo souleva d’une seule main, et sans effort, un énorme vase de bronze posé sur un meuble de Boule.
– Eh bien, soit, monsieur, dit Philippe, je vous crois quant au 31 mai ; mais c’est un subterfuge que vous employez, vous mettez votre parole sous la garantie d’une erreur de date. Depuis, vous avez revu ma sœur.
Balsamo hésita à son tour.
– C’est vrai, dit-il, je l’ai revue.
Et son front, éclairci un instant, s’assombrit d’une façon terrible.
– Ah ! vous voyez bien ! dit Philippe.
– Eh bien, que j’aie revu votre sœur, qu’est-ce que cela prouve contre moi ?
– Cela prouve que vous l’avez plongée dans ce sommeil inexplicable dont trois fois déjà, à votre approche, elle a senti les atteintes, et que vous avez abusé de cette insensibilité pour obtenir le secret du crime.
– Encore une fois, qui dit cela ? s’écria à son tour Balsamo.
– Ma sœur !
– Comment le sait-elle, puisqu’elle dormait ?
– Ah ! vous avouez donc qu’elle était endormie ?
– Il y a plus, monsieur : j’avoue l’avoir endormie moi-même.
– Endormie ?
– 0ui.
– Et dans quel but, si ce n’est pour la déshonorer ?
– Dans quel but, hélas ! dit Balsamo, laissant retomber sa tête sur sa poitrine.
– Parlez, parlez donc !
– Dans le but, monsieur, de lui faire révéler un secret qui m’était plus précieux que la vie.
– Oh ! ruse, subterfuge !
– Et c’est dans cette nuit, continua Balsamo suivant sa pensée bien plutôt qu’il ne répondait à l’interrogation injurieuse de Philippe, c’est dans cette nuit que votre sœur ?…
– À été déshonorée, oui, monsieur.
– Déshonorée ?
– Ma sœur est mère !
Balsamo poussa un cri.
– Oh ! c’est vrai, c’est vrai, dit-il, je me rappelle ; je suis parti sans la réveiller.
– Vous avouez, vous avouez ! s’écria Philippe.
– Oui, et quelque infâme, pendant cette nuit terrible, oh ! terrible pour nous tous, monsieur, quelque infâme aura profité de son sommeil.
– Ah ! voulez-vous me railler, monsieur ?
– Non, je veux vous convaincre.
– Ce sera difficile.
– Où se trouve en ce moment votre sœur ?
– Là où vous l’avez si bien découverte.
– À Trianon ?
– Oui.
– Je vais à Trianon avec vous, monsieur.
Philippe demeura immobile d’étonnement.
– J’ai commis une faute, monsieur, dit Balsamo, mais je suis pur de tout crime. J’ai laissé cette enfant dans le sommeil magnétique. Eh bien, en compensation de cette faute, qu’il est juste de me pardonner, je vous apprendrai, moi, le nom du coupable.
– Dites-le, dites-le !
– Je ne le sais pas, moi, dit Balsamo.
– Qui donc le sait, alors ?
– Votre sœur.
– Mais elle a refusé de me le dire.
– Peut-être, mais elle me le dira, à moi.
– Ma sœur ?
– Si votre sœur accuse quelqu’un, la croirez-vous ?
– Oui, car ma sœur, c’est l’ange de la pureté.
Balsamo sonna.
– Fritz, un carrosse ! dit-il en voyant apparaître l’Allemand.
Philippe arpentait le salon comme un fou.
– Le coupable ! disait-il, vous promettez de faire connaître le coupable ?
– Monsieur, dit Balsamo, votre épée a été brisée dans la lutte, voulez-vous me permettre de vous en offrir une autre ?
Et il prit sur un fauteuil une magnifique épée à poignée de vermeil, qu’il passa dans la ceinture de Philippe.
– Mais vous ? dit le jeune homme.
– Moi, monsieur, je n’ai pas besoin d’armes, répliqua Balsamo ; ma défense est à Trianon, et mon défenseur, ce sera vous-même, quand votre sœur aura parlé.
Un quart d’heure après, ils montaient en carrosse, et Fritz, au grand galop de deux excellents chevaux, les conduisait sur la route de Versailles.
Chapitre CXLVII. La route de Trianon §
Toutes ces courses et toute cette explication avaient pris du temps, de sorte qu’il était plus de deux heures du matin quand on sortit de la rue Saint-Claude.
On mit une heure un quart pour arriver à Versailles, et dix minutes pour aller de Versailles à Trianon ; de sorte que ce ne fut qu’à trois heures et demie que les deux hommes furent rendus à leur destination.
Pendant la seconde partie de la route, déjà l’aube diaprait de sa teinte rosée les bois pleins de fraîcheur et les coteaux de Sèvres. Comme si un voile eût été lentement soulevé à leurs yeux, les étangs de Ville-d’Avray et ceux plus éloignés de Buc s’étaient illuminés, pareils à des miroirs.
Puis étaient enfin apparus à leurs yeux les colonnades et les toits de Versailles, empourprés déjà par les rayons d’un soleil invisible encore.
De temps en temps, une vitre où se reflétait un rayon de flamme étincelait et trouait de sa lumière la teinte violacée du brouillard du matin.
En arrivant au bout de l’avenue qui conduit de Versailles à Trianon, Philippe avait fait arrêter la voiture ; et, s’adressant à son compagnon, qui, pendant tout le voyage, avait gardé un morne silence :
– Monsieur, lui dit-il, force nous sera, j’en ai bien peur, d’attendre quelque temps ici. Les portes ne s’ouvrent pas à Trianon avant cinq heures du matin, et je craindrais, en forçant la consigne, que notre arrivée ne semblât suspecte aux surveillants et aux gardes.
Balsamo ne répondit rien, mais témoigna, par un mouvement de tête, qu’il acquiesçait à la proposition.
– D’ailleurs, monsieur, continua Philippe, ce retard me donnera le temps de vous communiquer quelques réflexions faites pendant mon voyage.
Balsamo leva sur Philippe un regard vague tout chargé d’ennui et d’indifférence.
– Comme il vous plaira, monsieur, dit-il ; parlez, je vous écoute.
– Vous m’avez dit, monsieur, reprit Philippe, que, pendant la nuit du 31 mai, vous aviez déposé ma sœur chez madame la marquise de Saverny ?
– Vous vous en êtes assuré vous-même, monsieur, dit Balsamo, puisque vous avez fait une visite de remerciement à cette dame.
– Vous avez donc ajouté que, puisqu’un domestique des écuries du roi vous avait accompagné de l’hôtel de la marquise chez nous, c’est-à-dire rue Coq-Héron, vous ne vous étiez point trouvé seul avec elle ; je vous ai cru sur la foi de votre honneur.
– Et vous avez bien fait, monsieur.
– Mais, en ramenant ma pensée sur des circonstances plus récentes, j’ai été forcé de me dire qu’il y a un mois, à Trianon, pour lui parler, cette nuit où vous avez trouvé moyen de vous glisser dans les jardins, vous avez dû entrer dans sa chambre.
– Je ne suis jamais entré, à Trianon, dans la chambre de votre sœur, monsieur.
– Écoutez, cependant !… Voyez-vous, avant que d’arriver en face d’Andrée, il faut que toutes choses soient claires.
– Éclaircissez les choses, monsieur le chevalier, je ne demande pas mieux, et nous sommes venus pour cela.
– Eh bien, ce soir-là – faites attention à votre réponse, car ce que je vais vous dire est positif, et je le tiens de la bouche même de ma sœur –, ce soir-là, dis-je, ma sœur s’était couchée de bonne heure ; c’est donc au lit que vous l’avez surprise ?
Balsamo secoua la tête en signe de dénégation.
– Vous niez ; prenez-y garde ! dit Philippe.
– Je ne nie pas, monsieur ; vous m’interrogez, je réponds.
– Eh bien, je continue d’interroger ; continuez donc de répondre.
Balsamo ne s’irrita point, mais, au contraire, fit signe à Philippe qu’il attendait.
– Lorsque vous êtes monté chez ma sœur, continua Philippe s’animant de plus en plus, lorsque vous l’avez surprise et endormie par votre infernal pouvoir, Andrée était couchée, elle lisait, elle a senti l’invasion de cette torpeur que votre présence lui impose toujours, et elle a perdu connaissance. Or, vous dites que vous n’avez fait que de l’interroger ; seulement, ajoutez-vous, vous êtes parti en oubliant de la réveiller, et cependant, ajouta Philippe en saisissant le poignet de Balsamo et en le serrant convulsivement, cependant, lorsqu’elle a repris ses sens, le lendemain, elle était, non plus dans son lit, mais au pied de son sofa, demi-nue… Répondez à cette accusation, monsieur, et ne tergiversez pas.
Pendant cette interpellation, Balsamo, pareil à un homme qu’on réveille lui même, chassait une à une les noires idées qui assombrissaient son esprit.
– En vérité, monsieur, dit-il, vous n’eussiez pas dû revenir sur ce sujet et me chercher ainsi une éternelle querelle : je suis venu ici par condescendance et par intérêt pour vous ; il me semble que vous l’oubliez. Vous êtes jeune, vous êtes officier, vous avez l’habitude de parler haut en mettant la main sur un pommeau d’épée : tout cela vous fait raisonner faux en de graves circonstances. J’ai fait là-bas, chez moi, plus que je n’eusse dû faire pour vous convaincre et obtenir de vous un peu de repos. Vous recommencez ; prenez-y garde, car, si vous me fatiguez, je m’endormirai dans la profondeur de mes chagrins, auprès desquels les vôtres, je vous jure, sont des passe-temps folâtres, et, quand je dors ainsi, monsieur, malheur à qui me réveille ! Je ne suis point entré dans la chambre de votre sœur, voilà tout ce que je puis vous dire ; c’est votre sœur qui, de son propre mouvement, auquel, je vous l’avoue, ma volonté avait une grande part, c’est votre sœur qui est venue me trouver au jardin.
Philippe fit un mouvement, mais Balsamo l’arrêta.
– Je vous ai promis une preuve, continua-t-il, je vous la donnerai. Est-ce tout de suite ? Soit. Entrons à Trianon, plutôt que de perdre le temps à des inutilités. Préférez-vous attendre ? Attendons, mais en silence et sans commotion, s’il vous plaît.
Cela dit, et de l’air que nos lecteurs lui connaissent, Balsamo éteignit l’éclair fugitif de son regard et se replongea dans sa méditation.
Philippe poussa un sourd rugissement, comme fait la bête farouche qui s’apprête à mordre ; puis, changeant soudain d’attitude et de pensée :
– Avec cet homme, dit-il, il faut persuader ou dominer par une supériorité quelconque. Je n’ai pour l’heure aucun moyen de domination ou de persuasion ; prenons patience.
Mais, comme il lui était impossible de prendre patience près de Balsamo, il sauta à bas de la voiture et commença d’arpenter l’allée verdoyante dans laquelle le carrosse était arrêté.
Au bout de dix minutes, Philippe sentit qu’il lui était impossible d’attendre plus longtemps.
Il préféra donc se faire ouvrir la grille avant l’heure, au risque d’éveiller les soupçons.
– D’ailleurs, murmurait Philippe caressant une idée qui, plusieurs fois déjà, s’était présentée à son esprit, d’ailleurs, quels soupçons peut concevoir le suisse si je lui dis que la santé de ma sœur m’a inquiété à ce point d’aller à Paris chercher un médecin, et d’amener ce médecin ici dès le lever du soleil ?
Adoptant cette idée, qui, par le désir qu’il avait de la mettre à exécution, avait peu à peu perdu tous ses dangers, il courut au carrosse.
– Oui, monsieur, dit-il, vous aviez raison, il est inutile d’attendre plus longtemps. Venez, venez…
Mais il fallut qu’il renouvelât cet avertissement ; à la seconde fois seulement, Balsamo se débarrassa de son manteau, dans lequel il était enveloppé, ferma sa houppelande sombre à boutons d’acier bruni, et sortit du carrosse.
Philippe prit un sentier qui le conduisit à la grille du parc, avec toute l’économie des diagonales.
– Marchons vite, dit-il à Balsamo.
Et son pas devint en effet si rapide, que Balsamo eut peine à le suivre.
La grille s’ouvrit, Philippe donna son explication au suisse, les deux hommes passèrent.
Lorsque la grille fut refermée sur eux, Philippe s’arrêta encore une fois.
– Monsieur, lui dit-il, un dernier mot… Nous voici au terme ; je ne sais quelle question vous allez poser à ma sœur ; épargnez-lui au moins le détail de l’horrible scène qui a pu se passer durant son sommeil. Épargnez la pureté de l’âme, puisque c’en est fait de la virginité du corps.
– Monsieur, répondit Balsamo, écoutez bien ceci : je ne suis jamais entré dans le parc plus loin que ces futaies que vous voyez là-bas, en face des bâtiments où loge votre sœur. Je n’ai, par conséquent jamais pénétré dans la chambre de mademoiselle de Taverney, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire. Quant à la scène dont vous redoutez l’effet sur l’esprit de mademoiselle votre sœur, cet effet ne se produira que pour vous, et sur une personne endormie, attendu que, dès à présent, dès ce pas que je fais, je vais ordonner à mademoiselle votre sœur de tomber dans le sommeil magnétique.
Balsamo fit une halte, croisa ses bras, se tourna vers le pavillon qu’habitait Andrée, et demeura un instant immobile, les sourcils froncés et avec l’expression de la volonté toute-puissante étendue sur sa physionomie.
– Et tenez, dit-il en laissant retomber ses bras, mademoiselle Andrée doit être endormie à cette heure.
La physionomie de Philippe exprima le doute.
– Ah ! vous ne me croyez pas ? reprit Balsamo. Eh bien ! attendez. Pour bien vous prouver que je n’ai pas eu besoin d’entrer chez elle, je vais lui commander, tout endormie qu’elle est, de venir nous trouver au bas des degrés, à l’endroit même où je lui parlai lors de notre derrière entrevue.
– Soit, dit Philippe ; quand je verrai cela, je croirai.
– Approchons-nous jusque dans cette allée, et attendons derrière la charmille.
Philippe et Balsamo allèrent prendre la place désignée.
Balsamo étendit la main vers l’appartement d’Andrée.
Mais il était à peine dans cette attitude qu’un léger bruit se fit entendre dans la charmille voisine.
– Un homme ! dit Balsamo. Prenons garde.
– Où cela ? demanda Philippe en cherchant des yeux celui que lui signalait le comte.
– Là, dans le taillis à gauche, dit celui-ci.
– Ah ! oui, dit Philippe, c’est Gilbert, un ancien serviteur à nous.
– Avez-vous quelque chose à craindre de ce jeune homme ?
– Non, je ne crois pas ; mais n’importe, arrêtez, monsieur : si Gilbert est levé, d’autres peuvent être levés comme lui.
Pendant ce temps, Gilbert s’éloignait épouvanté ; car, en apercevant ensemble Philippe et Balsamo, il comprenait instinctivement qu’il était perdu.
– Eh bien, monsieur, demanda Balsamo, à quoi vous décidez-vous ?
– Monsieur, dit Philippe éprouvant malgré lui l’espèce de charme magnétique que cet homme répandait autour de lui, monsieur, si réellement votre pouvoir est assez grand pour amener mademoiselle de Taverney jusqu’à nous, manifestez ce pouvoir par un signe quelconque, mais n’amenez pas ma sœur à un endroit découvert comme celui-ci, où le premier venu puisse entendre vos questions et ses réponses.
– Il était temps, dit Balsamo, saisissant le bras du jeune homme et lui montrant, à la fenêtre du corridor des communs, Andrée, blanche et sévère, qui sortait de sa chambre, et, obéissant à l’ordre de Balsamo, s’apprêtait à descendre l’escalier.
– Arrêtez-la, arrêtez-la, dit Philippe éperdu et stupéfait à la fois.
– Soit, dit Balsamo.
Le comte étendit le bras dans la direction de mademoiselle de Taverney, qui s’arrêta aussitôt.
Puis, comme la statue qui marche au festin de pierre, après une halte d’un instant, elle fit volte-face et rentra dans sa chambre.
Philippe se précipita derrière elle ; Balsamo le suivit.
Philippe entra presque en même temps qu’Andrée dans la chambre ; et, saisissant la jeune fille dans ses bras, il la fit asseoir.
Quelques instants après Philippe, Balsamo entra et ferma la porte derrière lui.
Mais, si rapide qu’eût été l’intervalle qui séparait ces entrées, un troisième personnage avait eu le temps de se glisser entre les deux hommes et de pénétrer dans le cabinet de Nicole, où il s’était caché, comprenant que sa vie allait dépendre de cet entretien.
Ce troisième personnage, c’était Gilbert.
Chapitre CXLVIII. Révélation §
Balsamo ferma la porte derrière lui, et, apparaissant sur le seuil au moment où Philippe contemplait sa sœur avec une terreur mêlée de curiosité :
– Êtes-vous prêt, chevalier ? demanda-t-il.
– Oui, monsieur, oui, balbutia Philippe tout tremblant.
– Nous pouvons donc commencer à interroger votre sœur ?
– S’il vous plaît, dit Philippe en essayant de soulever avec sa respiration le poids qui écrasait sa poitrine.
– Mais, avant tout, dit Balsamo, regardez votre sœur.
– Je la vois, monsieur.
– Vous croyez bien qu’elle dort, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Et que, par conséquent, elle n’a aucune conscience de ce qui se passe ici ?
Philippe ne répondit pas, il fit seulement un geste de doute.
Alors Balsamo alla au foyer et alluma une bougie qu’il passa devant les yeux d’Andrée, sans que la flamme lui fît baisser la paupière.
– Oui, oui, elle dort, c’est visible, dit Philippe ; mais de quel étrange sommeil, mon Dieu !
– Eh bien, je vais l’interroger, continua Balsamo ; ou plutôt, vous avez manifesté la crainte que je n’adressasse à votre sœur quelque indiscrète question, interrogez vous-même, chevalier.
– Mais je lui ai parlé, mais je l’ai touchée tout à l’heure : elle n’a point paru m’entendre, elle n’a point paru me sentir.
– C’est que vous n’étiez pas en rapport avec elle. Je vais vous y mettre.
Et Balsamo prit la main de Philippe et la mit dans celle d’Andrée.
Aussitôt la jeune fille sourit et murmura :
– Ah ! c’est toi, mon frère ?
– Vous voyez, dit Balsamo, elle vous reconnaît maintenant.
– Oui. C’est étrange.
– Interrogez, elle répondra.
– Mais, si elle ne se souvenait pas éveillée, comment se souviendra-t-elle endormie ?
– C’est un des mystères de la science.
Et Balsamo, poussant un soupir, alla dans un coin s’asseoir sur un fauteuil.
Philippe restait immobile, sa main dans la main d’Andrée. Comment allait-il commencer ses interrogations, dont le résultat serait pour lui la certitude de son déshonneur et la révélation d’un coupable, à qui peut-être sa vengeance ne pourrait s’adresser ?
Quant à Andrée, elle était dans un calme voisin de l’extase, et sa physionomie indiquait plutôt la quiétude que tout autre sentiment.
Tout frémissant, il obéit néanmoins au coup d’œil expressif de Balsamo qui lui disait de se préparer.
Mais, à mesure qu’il pensait à son malheur, à mesure que son visage s’assombrissait, celui d’Andrée se couvrait d’un nuage, et ce fut elle qui commença par lui dire :
– Oui, tu as raison, frère, c’est un grand malheur pour la famille.
Andrée traduisait ainsi la pensée qu’elle lisait dans l’esprit de son frère.
Philippe ne s’attendait pas à ce début ; il tressaillit.
– Quel malheur ? demanda-t-il sans trop savoir ce qu’il répondait.
– Ah ! tu le sais bien, mon frère.
– Forcez-la de parler, monsieur, elle parlera.
– Comment puis-je la forcer ?
– Veuillez qu’elle parle, voilà tout.
Philippe regarda sa sœur en formulant une volonté intérieure.
Andrée rougit.
– Oh ! dit la jeune fille, comme c’est mal à toi, Philippe, de croire qu’Andrée t’a trompé.
– Tu n’aimes donc personne ? demanda Philippe.
– Personne.
– Alors ce n’est pas un complice, c’est un coupable qu’il me faut punir ?
– Je ne vous comprends pas, mon frère.
Philippe regarda le comte comme pour lui demander avis.
– Pressez-la, dit Balsamo.
– Que je la presse ?
– Oui, interrogez franchement.
– Sans respect pour la pudeur de cette enfant ?
– Oh ! soyez tranquille, à son réveil, elle ne se souviendra de rien.
– Mais pourra-t-elle répondre à mes questions ?
– Voyez-vous bien ? demanda Balsamo à Andrée.
Andrée tressaillit au son de cette voix ; elle tourna son regard sans rayon du côté de Balsamo.
– Moins bien, dit-elle, que si c’était vous qui m’interrogeassiez ; mais cependant j’y vois.
– Eh bien, demanda Philippe, si tu y vois, ma sœur, raconte-moi en détail cette nuit de ton évanouissement.
– Ne commencez-vous point par la nuit du 31 mai, monsieur ? Vos soupçons remontaient à cette nuit, ce me semble ? Le moment est venu de tout éclaircir à la fois.
– Non, monsieur, répondit Philippe, c’est inutile, et, depuis un instant, je crois à votre parole. Celui qui dispose d’un pouvoir tel que le vôtre n’en use pas pour arriver à un but vulgaire. Ma sœur, répéta Philippe, racontez-moi tout ce qui s’est passé dans cette nuit de votre évanouissement.
– Je ne me rappelle pas, dit Andrée.
– Vous entendez, monsieur le comte ?
– Il faut qu’elle se rappelle, il faut qu’elle parle ; ordonnez-le-lui.
– Mais, si elle était dans le sommeil ?…
– L’âme veillait.
Alors il se leva, étendit la main vers Andrée et, avec un froncement de sourcils qui indiquait un redoublement de volonté et d’action :
– Souvenez-vous, dit-il, je le veux.
– Je me souviens, dit Andrée.
– Oh ! fit Philippe essuyant son front.
– Que voulez-vous savoir ?
– Tout !
– À partir de quel moment ?
– À partir du moment où vous vous êtes couchée.
– Vous voyez-vous vous-même ? demanda Balsamo.
– Oui, je me vois. Je tiens à la main le verre préparé par Nicole… Oh ! mon Dieu !
– Quoi ? Qu’y a-t-il ?
– Oh ! la misérable !
– Parle, ma sœur, parle.
– Ce verre contient un breuvage préparé ; si je le bois, je suis perdue.
– Un breuvage préparé ! s’écria Philippe : dans quel but ?
– Attends ! attends !
– D’abord le breuvage.
– J’allais le porter à mes lèvres, mais… en ce moment…
– Eh bien ?
– Le comte m’appela.
– Quel comte ?
– Lui, dit Andrée étendant sa main vers Balsamo.
– Et alors ?
– Alors, je reposai le verre et je m’endormis.
– Après ? après ? demanda Philippe.
– Je me levai, et j’allai le rejoindre.
– Où était le comte ?
– Sous les tilleuls, en face de ma fenêtre.
– Et le comte n’est jamais entré chez vous, ma sœur ?
– Jamais.
Un regard de Balsamo adressé à Philippe lui dit clairement : « Vous voyez si je vous trompais, monsieur ? »
– Et vous dites que vous allâtes rejoindre le comte ?
– Oui. Je lui obéis quand il m’appelle.
– Que vous voulait le comte ?
Andrée hésita.
– Dites, dites, s’écria Balsamo ; je n’écouterai pas.
Et il retomba sur son fauteuil en ensevelissant sa tête dans ses mains, comme pour empêcher le bruit de la parole d’Andrée de venir jusqu’à lui.
– Dites, que vous voulait le comte ? répéta Philippe.
– Il voulait me demander des nouvelles…
Elle s’arrêta de nouveau ; on eût dit qu’elle craignait de briser le cœur du comte.
– Continuez, ma sœur, continuez, dit Philippe.
– D’une personne qui s’était évadée de sa maison, et – Andrée baissa la voix –, et qui est morte depuis.
Si bas qu’Andrée eût prononcé ces paroles, Balsamo les entendit ou les devina, car il poussa un sombre gémissement.
Philippe s’arrêta ; il y eut un moment de silence.
– Continuez, continuez, dit Balsamo, votre frère veut tout savoir, mademoiselle ; il faut que votre frère sache tout. Après que cet homme eut reçu les renseignements qu’il désirait, que fit-il ?
– Il s’enfuit, dit Andrée.
– Vous laissant dans le jardin ? demanda Philippe.
– Oui.
– Que fîtes-vous alors ?
– Comme il s’éloignait de moi, comme la force qui me soutenait s’éloignait avec lui, je tombai.
– Évanouie ?
– Non, toujours endormie, mais d’un sommeil de plomb.
– Pouvez-vous rappeler ce qui vous arriva pendant ce sommeil ?
– Je tâcherai.
– Eh bien, qu’est-il arrivé ? Dites.
– Un homme est sorti d’un buisson, m’a prise dans ses bras et m’a apportée…
– Où cela ?
– Ici, dans mon appartement.
– Ah !… et cet homme, le voyez-vous ?
– Attendez… oui… oui… Oh ! continua Andrée avec un sentiment de dégoût et de malaise. Ah ! c’est encore ce petit Gilbert !
– Gilbert ?
– Oui.
– Que fit-il ?
– Il me déposa sur ce sofa.
– Après ?
– Attendez…
– Voyez, voyez, dit Balsamo, je veux que vous voyiez.
– Il écoute… il va dans l’autre chambre… il recule comme effrayé… il entre dans le cabinet de Nicole… Mon Dieu ! mon Dieu !
– Quoi !
– Un homme le suit ; et moi, moi qui ne peux pas me lever, me défendre, crier, moi qui dors !
– Quel est cet homme ?
– Mon frère ! mon frère !
Et le visage d’Andrée exprima la plus profonde douleur.
– Dites quel est cet homme, ordonna Balsamo, je le veux !
– Le roi, murmura Andrée, c’est le roi.
Philippe frissonna.
– Ah ! murmura Balsamo, je m’en doutais.
– Il s’approche de moi, continua Andrée, il me parle, il me prend dans ses bras, il m’embrasse. Oh ! mon frère ! mon frère !
De grosses larmes roulaient dans les yeux de Philippe, tandis que sa main étreignait la poignée de l’épée que lui avait donnée Balsamo.
– Parlez ! parlez ! continua le comte d’un ton de plus en plus impératif.
– Oh ! quel bonheur ! il se trouble… il s’arrête… il me regarde… il a peur… il fuit… Andrée est sauvée !
Philippe aspirait, haletant, chaque parole qui sortait de la bouche de sa sœur.
– Sauvée ! Andrée est sauvée ! répéta-t-il machinalement.
– Attends, mon frère, attends !
Et la jeune fille, comme pour se soutenir, cherchait l’appui du bras de Philippe.
– Après ? après ? demanda Philippe.
– J’avais oublié.
– Quoi ?
– Là, là, dans le cabinet de Nicole, un couteau à la main…
– Un couteau à la main ?
– Je le vois, il est pâle comme la mort.
– Qui ?
– Gilbert.
Philippe retenait son haleine.
– Il suit le roi, continua Andrée ; il ferme la porte derrière lui ; il met le pied sur la bougie qui brûlait le tapis ; il s’avance vers moi. Oh !…
La jeune fille se dressa dans les bras de son frère. Chaque muscle de son corps se raidit, comme s’il eût été près de se rompre.
– Oh ! le misérable ! dit-elle enfin.
Et elle retomba sans force.
– Mon Dieu ! dit Philippe n’osant interrompre.
– C’est lui ! c’est lui ! murmura la jeune fille.
Puis, se dressant jusqu’à l’oreille de son frère, l’œil étincelant et la voix frémissante :
– Tu le tueras, n’est-ce pas, Philippe ?
– Ah ! oui, s’écria le jeune homme en bondissant.
Et il rencontra derrière lui un guéridon chargé de porcelaines qu’il renversa.
Les porcelaines se brisèrent.
Au bruit de cette chute se mêla un bruit sourd et une commotion soudaine des cloisons, puis un cri d’Andrée qui domina le tout.
– Qu’est cela ? dit Balsamo. Une porte s’est ouverte.
– Nous écoutait-on ? s’écria Philippe en mettant l’épée à la main.
– C’était lui, dit Andrée ; encore lui.
– Mais qui donc, lui ?
– Gilbert, Gilbert, toujours. Ah ! tu le tueras, n’est-ce pas, Philippe, tu le tueras ?
– Oh ! oui, oui, oui ! s’écria le jeune homme.
Et il s’élança dans l’antichambre, l’épée à la main, tandis qu’Andrée était retombée sur le sofa.
Balsamo s’élança après le jeune homme et le retint par le bras.
– Prenez garde, monsieur ! dit-il ; ce qui est secret deviendrait public ; il fait jour, et l’écho des maisons royales est bruyant.
– Oh ! Gilbert, Gilbert, murmurait Philippe ; et il était caché là, il nous entendait ; je pouvais le tuer. Oh ! malheur sur le misérable !
– Oui, mais silence ; vous retrouverez ce jeune homme ; c’est de votre sœur qu’il faut vous occuper, monsieur. Vous le voyez, elle commence à être fatiguée de tant d’émotions.
– Oh ! oui, je comprends ce qu’elle souffre par ce que je souffre moi-même ; ce malheur est si affreux, si peu réparable ! Oh ! monsieur, monsieur j’en mourrai !
– Vous vivrez pour elle, au contraire, chevalier ; car elle a besoin de vous, n’ayant que vous : aimez-la, plaignez-la, conservez-la… Et maintenant, continua-t-il après quelques secondes de silence, vous n’avez plus besoin de moi, n’est-ce pas ?
– Non, monsieur ; pardonnez-moi mes soupçons, pardonnez-moi mes offenses ; et cependant tout le mal vient de vous, monsieur.
– Je ne m’excuse point, chevalier ; mais vous oubliez ce qu’a dit votre sœur ?…
– Qu’a-t-elle dit ? Ma tête se perd.
– Si je ne fusse pas venu, elle buvait le breuvage préparé par Nicole, et alors c’était le roi… Eussiez-vous trouvé le malheur moins grand ?
– Non, monsieur, il eut été égal toujours ; et, je le vois bien, nous étions condamnés. Réveillez ma sœur, monsieur.
– Mais elle me verra, mais elle comprendra peut-être ce qui s’est passé ; mieux vaut que je la réveille comme je l’ai endormie, à distance.
– Merci ! merci !
– Alors, à mon tour, adieu, monsieur.
– Un mot encore, comte. Vous êtes homme d’honneur ?
– Oh ! le secret, voulez-vous dire ?
– Comte…
– C’est une recommandation inutile, monsieur ; d’abord, parce que je suis homme d’honneur ; ensuite, parce que, décidé à ne plus avoir rien de commun avec les hommes, je vais oublier les hommes et leurs secrets ; toutefois, monsieur, comptez sur moi si je puis jamais vous être utile. Mais non, mais non, je ne suis plus utile à rien, je ne vaux plus rien sur la terre. Adieu, monsieur, adieu !
Et, s’inclinant devant Philippe, Balsamo regarda encore une fois Andrée, dont la tête penchait en arrière avec tous les symptômes de la douleur et de la lassitude.
– O science, murmura-t-il, que de victimes pour un résultat sans valeur !
Et il disparut.
À mesure qu’il s’éloignait, Andrée se ranimait ; elle souleva sa tête pesante comme si elle eût été de plomb et, regardant son frère avec des yeux étonnés :
– Oh ! Philippe, murmura-t-elle, que vient-il donc de se passer ?
Philippe comprima le sanglot qui l’étouffait et, souriant avec héroïsme :
– Rien, ma sœur, dit-il.
– Rien ?
– Non.
– Et cependant, il me semble que j’ai été folle et que j’ai rêvé !
– Rêvé ? et qu’as-tu rêvé, chère et bonne Andrée ?
– Oh ! le docteur Louis, le docteur Louis, mon frère !
– Andrée ! s’écria Philippe en lui serrant la main, Andrée, tu es pure comme la lumière du jour ; mais tout t’accuse, tout te perd ; un secret terrible nous est imposé à tous deux. Je vais aller trouver le docteur Louis, pour qu’il dise à madame la dauphine que tu es atteinte de ce mal inexorable du pays, que le séjour seul de Taverney peut te guérir, et puis nous partirons, soit pour Taverney, soit pour quelque autre lieu du monde ; puis, tous deux isolés ici-bas, nous aimant, nous consolant…
– Cependant, mon frère, dit Andrée, si je suis pure comme tu dis ?…
– Chère Andrée, je t’expliquerai tout cela ; en attendant, prépare-toi au départ.
– Mais mon père ?
– Mon père, dit Philippe d’un air sombre, mon père, cela me regarde, je le préparerai.
– Il nous accompagnera donc ?
– Mon père, oh ! impossible ; nous deux, Andrée, nous deux seuls, te dis-je.
– Oh ! que tu m’effraies, ami ! que tu m’épouvantes, mon frère ! que je souffre, Philippe !
– Dieu est au bout de tout, Andrée, dit le jeune homme ; ainsi donc, du courage. Je cours trouver le docteur ; toi, Andrée, toi, ce qui te rend malade, c’est le chagrin d’avoir quitté Taverney, chagrin que tu cachais par respect pour madame la dauphine. Allons, allons, sois forte, ma sœur ; il y va de notre honneur à tous deux.
Et Philippe se hâta d’embrasser sa sœur, car il suffoquait.
Puis il ramassa son épée qu’il avait laissée tomber, la remit au fourreau d’une main tremblante et s’élança dans l’escalier.
Un quart d’heure après, il frappait à la porte du docteur Louis, qui, tout le temps que la cour habitait Trianon, habitait Versailles.
Chapitre CXLIX. Le petit jardin du docteur Louis §
Le docteur Louis, à la porte duquel nous avons laissé Philippe, se promenait dans un petit jardin enterré entre quatre grands murs et qui faisait partie des dépendances d’un vieux couvent d’ursulines, transformé en un magasin de fourrage pour MM. les dragons de la maison du roi.
Le docteur Louis lisait, en marchant, les épreuves d’un nouvel ouvrage qu’il était en train de faire imprimer, et se baissait de temps en temps pour arracher de l’allée dans laquelle il se promenait, ou des plates-bandes qui s’allongeaient a sa droite et à sa gauche, les mauvaises herbes qui choquaient son instinct de symétrie et d’ordre.
Une seule servante un peu bourrue, comme tout domestique d’un homme de travail qui ne veut pas être dérangé, tenait toute la maison du docteur.
Au bruit que fit le marteau de bronze raisonnant sous la main de Philippe, elle s’approcha de la porte et l’entrebâilla.
Mais le jeune homme, au lieu de parlementer avec la servante, poussa la porte et entra. Une fois maître de l’allée, il aperçut le jardin, et dans le jardin le docteur.
Alors, sans faire attention aux allocutions et aux cris de la vigilante gardienne, il s’élança dans le jardin.
Au bruit de ses pas, le docteur leva la tête.
– Ah ! ah ! dit-il, c’est vous ?
– Pardonnez-moi, docteur, d’avoir ainsi forcé votre porte et troublé votre solitude, mais le moment que vous avez prévu est arrivé ; j’ai besoin de vous et je viens réclamer votre assistance.
– Je vous l’ai promise, monsieur, dit le docteur, et je vous la promets.
Philippe s’inclina, trop ému pour entamer de lui-même la conversation.
Le docteur Louis comprit son hésitation.
– Comment se porte la malade ? demanda-t-il inquiet de cette pâleur de Philippe, et craignant quelque catastrophe à l’issue de ce drame.
– Fort bien, Dieu merci, docteur, et ma sœur est une si digne et si honnête jeune fille, qu’en vérité Dieu ne serait pas juste s’il lui envoyait la souffrance et le danger.
Le docteur regarda Philippe, comme pour l’interroger : ses paroles lui semblaient une suite des dénégations de la veille.
– Alors, dit-il, elle a donc été victime de quelque surprise ou de quelque piège ?
– Oui, docteur, victime d’une surprise inouïe, victime d’un piège infâme.
Le praticien joignit les mains et leva les yeux au ciel.
– Hélas ! dit-il, nous vivons, sous ce rapport dans un horrible temps et je crois qu’il est urgent que viennent à leur tour les médecins des nations, comme sont venus depuis longtemps ceux des individus.
– Oui, dit Philippe, oui, qu’ils viennent ; nul ne les verra venir d’un air plus joyeux que moi ; mais, en attendant…
Et Philippe fit un geste de sombre menace.
– Ah ! dit le docteur, vous êtes, je le vois, monsieur, de ceux qui font consister la réparation du crime dans la violence et le meurtre.
– Oui, docteur, répondit tranquillement Philippe, oui, je suis de ceux-là.
– Un duel, soupira le docteur ; un duel qui ne rendra pas l’honneur à votre sœur, au cas où vous tuerez le coupable, et qui la plongera dans le désespoir si vous êtes tué. Ah ! monsieur, je vous croyais un esprit droit, je vous croyais un cœur intelligent ! Il me semblait vous avoir entendu exprimer le désir que sur toute cette affaire le secret fût gardé ?
Philippe posa sa main sur le bras du docteur.
– Monsieur, lui dit-il, vous vous trompez étrangement sur moi ; j’ai un raisonnement assez ferme, qui naît d’une conviction profonde et d’une conscience immaculée ; je veux, non pas me faire justice, mais faire justice ; je veux, non pas exposer ma sœur à l’abandon et à la mort en me faisant tuer, mais la venger en tuant le misérable.
– Vous le tuerez, vous, gentilhomme ? Vous commettrez un assassinat ?
– Monsieur, si je l’eusse vu, dix minutes avant le crime, se glisser comme un larron dans cette chambre, où sa misérable condition ne lui donnait pas le droit de mettre le pied, et que je l’eusse tué alors, chacun eut dit que j’avais bien fait : pourquoi donc l’épargnerais-je maintenant ? Le crime l’a-t-il fait sacré ?
– Ainsi, ce projet sanglant est résolu dans votre esprit, arrêté dans votre cœur ?
– Arrêté, résolu ! Je le trouverai certainement un jour, bien qu’il se cache, et ce jour, je vous le dis, monsieur, sans pitié, sans remords, je le tuerai, comme un chien !
– Alors, fit le docteur Louis, alors vous commettrez un crime égal à celui qui fut commis, un crime plus odieux peut-être : car sait-on jamais où un mot imprudent, où un geste de coquetterie échappé à une femme, peuvent jeter le désir et le penchant de l’homme. Assassiner ! quand vous avez d’autres réparations possibles, quand un mariage…
Philippe releva la tête.
– Ignorez-vous, monsieur, que les Taverney-Maison-Rouge datent des croisades, et que ma sœur est noble comme une infante ou une archiduchesse ?
– Oui, je comprends, et le coupable ne l’est pas, lui ; c’est un manant, un vilain, comme vous dites vous autres gens de race. Oui, oui, continua-t-il avec un sourire amer, oui, c’est vrai, Dieu a fait des hommes d’une certaine argile inférieure, pour être tués par d’autres hommes d’une argile plus délicate. Oh ! oui, vous avez raison, tuez, monsieur, tuez.
Et le docteur tourna le dos à Philippe, et se remit à arracher çà et là les mauvaises herbes de son jardin.
Philippe croisa les bras.
– Docteur, écoutez-moi, dit-il, il ne s’agit point ici d’un séducteur à qui une coquette a donné plus ou moins d’encouragements ; il ne s’agit point d’un homme enfin provoqué, comme vous disiez ; il s’agit d’un misérable élevé chez nous, et qui, après avoir mangé le pain de la pitié, la nuit, abusant d’un sommeil factice, d’un évanouissement, d’une mort, pour ainsi dire, a souillé traîtreusement, lâchement, la plus sainte et la plus pure des femmes, que pendant la lumière du jour il n’osait regarder en face. Devant un tribunal, ce coupable serait certainement condamné à mort ; eh bien, je le jugerai, moi, aussi impartialement qu’un tribunal, et je le tuerai. Maintenant, docteur, allez-vous, vous que j’ai cru si généreux et si grand, allez-vous me faire acheter ce service ou m’imposer une condition, en me le rendant ? Ferez-vous comme ceux qui cherchent à s’obliger et à se satisfaire en obligeant autrui ? S’il en est ainsi, docteur, vous n’êtes point ce sage que j’ai admiré, vous n’êtes qu’un homme ordinaire et, malgré le dédain que vous me témoigniez tout à l’heure, je suis supérieur à vous, moi qui, sans arrière pensée, vous ai confié mon secret tout entier.
– Vous dites, répliqua le docteur pensif, vous dites que le coupable a fui ?
– Oui, docteur ; sans doute il avait deviné que l’éclaircissement allait avoir lieu ; il a entendu qu’on l’accusait, et aussitôt il a pris la fuite.
– Bien. Maintenant, que désirez-vous, monsieur ? demanda le docteur.
– Votre assistance pour retirer ma sœur de Versailles, pour ensevelir dans une ombre encore plus épaisse et plus muette le secret terrible qui nous déshonore, s’il éclate.
– Je ne vous poserai qu’une seule question.
Philippe se révolta.
– Écoutez, continua le docteur avec un geste qui commandait le calme, écoutez-moi. Un philosophe chrétien dont vous venez de faire un confesseur est obligé de vous imposer, non pas la condition en faveur du service rendu, mais en vertu du droit de conscience. L’humanité est une fonction, monsieur, elle n’est pas une vertu ; vous me parlez de tuer un homme ; moi, je dois vous en empêcher comme j’eusse empêché par tout moyen en mon pouvoir, par la violence même, l’exécution du crime commis sur votre sœur. Donc, monsieur, je vous adjure de me faire un serment.
– Oh ! jamais ! jamais !
– Vous le ferez, s’écria le docteur Louis avec véhémence, vous le ferez, homme de sang ; reconnaissez partout la main de Dieu et n’en faussez jamais le coup ni la portée. Le coupable, dites-vous, était sous votre main ?
– Oui docteur ; en ouvrant une porte, si j’eusse pu deviner qu’il était là, je me fusse trouvé face à face avec lui.
– Eh bien, il a fui, il tremble, son supplice commence. Ah ! vous souriez, ce que fait Dieu vous paraît faible ! le remords vous semble insuffisant ! attendez ! attendez donc ! Vous resterez près de votre sœur, et vous me promettrez de ne jamais poursuivre le coupable. Si vous le rencontrez, c’est-à-dire si Dieu vous le livre, eh bien, je suis homme aussi, moi ! alors vous verrez !
– Dérision, monsieur ; ne me fuira-t-il point toujours ?
– Qui sait ? eh mon Dieu ! l’assassin fuit, l’assassin cherche une retraite, l’assassin redoute l’échafaud, et pourtant, comme s’il était aimanté, le fer de la justice attire ce coupable, qui vient se courber fatalement sous la main du bourreau. D’ailleurs, s’agit-il, à présent, de défaire ce que vous avez entrepris de faire si péniblement ? C’est pour le monde où vous vivez et à qui vous ne pouvez expliquer l’innocence de votre sœur, c’est pour tous ces curieux oisifs que vous tuerez l’homme, et vous repaîtrez deux fois leur curiosité, par l’aveu de l’attentat d’abord, puis par le scandale du châtiment. Non, non, croyez-moi, gardez le silence, ensevelissez ce malheur.
– Oh ! qui saura, quand j’aurai tué ce misérable, si c’est pour ma sœur que je l’aurai tué ?
– Il faudra bien trouver une cause à ce meurtre.
– Eh bien, soit, docteur, j’obéirai, je ne poursuivrai pas le coupable, mais Dieu sera juste ; oh ! oui, Dieu emploie l’impunité comme amorce, Dieu me renverra le criminel.
– Alors, c’est que Dieu l’aura condamne. Donnez-moi votre main, monsieur.
– La voilà.
– Que faut-il faire pour mademoiselle de Taverney ? Dites.
– Il faudrait, cher docteur, lui trouver, près de madame la dauphine, un prétexte de l’éloigner pour quelque temps : le regret du pays, l’air, le régime…
– C’est facile.
– Oui, cela vous regarde, et je m’en rapporte à vous. Alors j’emmènerai ma sœur en un coin quelconque de la France, à Taverney, par exemple, loin de tous les yeux, loin de tous les soupçons.
– Non, non, monsieur, ce serait impossible ; la pauvre enfant a besoin de soins permanents, de consolations assidues ; elle aura besoin de tous les secours de la science. Laissez-moi donc lui trouver près d’ici, dans un canton que je connais, une retraite cent fois plus cachée, cent fois plus sûre que ne le serait le pays sauvage où vous la conduiriez.
– Oh ! docteur, vous croirez ?
– Oui, je crois, et avec raison. Le soupçon tend toujours à s’éloigner des centres, comme font ces cercles grandissant causés par la pierre qui tombe dans l’eau ; la pierre cependant ne s’éloigne pas, elle, et, quand les ondulations se sont effacées, nul regard n’en trouve la cause, ensevelie qu’elle est sous la profondeur de l’eau.
– Alors, docteur, mettez-vous à l’œuvre.
– Dès aujourd’hui, monsieur.
– Prévenez madame la dauphine.
– Ce matin même.
– Et pour le reste ?…
– Dans vingt-quatre heures, vous aurez ma réponse.
– Oh ! merci, docteur, vous êtes un dieu pour moi !
– Eh bien, jeune homme, maintenant que tout est convenu entre nous, accomplissez votre mission, retournez vers votre sœur, consolez-la, protégez-la.
– Adieu, docteur, adieu !
Et le docteur, après avoir suivi Philippe des yeux jusqu’à ce que le jeune homme eût disparu, reprit sa promenade, ses épreuves et l’épuration de son petit jardin.
Chapitre CL. Le père et le fils §
Lorsque Philippe revint près de sa sœur, il la trouva bien agitée, bien inquiète.
– Ami, lui dit-elle, j’ai pensé en votre absence à tout ce qui m’est arrivé depuis quelque temps. C’est un abîme où va s’engloutir tout ce qui me reste de raison. Voyons, vous avez vu le docteur Louis ?
– J’arrive de chez lui, Andrée.
– Cet homme a porté contre moi une accusation terrible : est-elle juste ?
– Il ne s’était pas trompé, ma sœur.
Andrée pâlit, et un accès nerveux crispa ses doigts si effilés, si blancs.
– Le nom, dit-elle alors, le nom du lâche qui m’a perdue ?
– Ma sœur, vous devez l’ignorer éternellement.
– Oh ! Philippe, vous ne dites pas la vérité ; Philippe, vous mentez à votre propre conscience… Ce nom, il faut que je le sache, afin que, toute faible que je suis et n’ayant pour moi que la prière, je puisse, en priant, armer contre le criminel toute la colère de Dieu… Le nom de cet homme, Philippe.
– Ma sœur, ne parlons jamais de cela.
Andrée lui saisit la main et le regarda en face.
– Oh ! dit-elle, voilà ce que vous me répondez, vous qui avez une épée au côté ?
Philippe pâlit de ce mouvement de rage, et aussitôt, réprimant sa propre fureur :
– Andrée, dit-il, je ne puis vous apprendre ce que je ne sais pas moi-même. Le secret m’est commandé par le destin qui nous accable ; ce secret, qu’un éclat compromettrait avec l’honneur de notre famille, une dernière faveur de Dieu le rend inviolable pour tous.
– Excepté pour un homme, Philippe… pour un homme qui rit, pour un homme qui nous brave !… O mon Dieu ! pour un homme qui rit infernalement de nous, peut-être, dans sa retraite ténébreuse.
Philippe serra les poings, regarda le ciel et ne répondit pas un mot.
– Cet homme, s’écria Andrée en redoublant de colère et d’indignation, je le connais peut-être, moi, cet homme… Enfin, Philippe, permettez-moi de vous le représenter, j’ai déjà indiqué ses étranges influences sur moi ; je croyais vous avoir envoyé à lui…
– Cet homme est innocent, je l’ai vu, j’ai la preuve… Ainsi, ne cherchez plus, Andrée, ne cherchez plus…
– Philippe, remontons ensemble plus haut que cet homme, voulez-vous ?… Allons, jusqu’aux premiers rangs des hommes puissants de ce royaume… Allons jusqu’au roi !
Philippe entoura de ses bras cette pauvre enfant, sublime dans son ignorance et dans son indignation :
– Va, dit-il, tous ceux que tu nommes éveillée, tu les as nommés endormie ; tous ceux que tu accuses avec la férocité de la vertu, tu les as justifiés lorsque tu voyais le crime pour ainsi dire se commettre.
– Alors, j’ai nommé le coupable ? dit-elle les yeux flamboyants.
– Non, répliqua Philippe, non. Ne m’interroge plus ; imite-moi, subis la destinée, le malheur est irréparable ; il se double pour toi de toute l’impunité du criminel. Mais espère, espère… Dieu est au-dessus de tout, Dieu réserve aux malheureux opprimés une triste joie qu’on appelle la vengeance.
– La vengeance !… murmura-t-elle effrayée elle-même de l’accentuation terrible que Philippe avait mise sur ce mot.
– En attendant, repose-toi, ma sœur, de tous les chagrins, de toutes les hontes que ma folle curiosité t’a causés. Si j’avais su ! oh ! si j’avais su !…
Et il cacha sa tête dans ses mains avec un désespoir affreux. Puis, se relevant soudain :
– De quoi me plaindrais-je ? dit-il avec un sourire. Ma sœur est pure, elle m’aime ! jamais elle n’a trahi la confiance ni l’amitié. Ma sœur est jeune comme moi, bonne comme moi ; nous vivrons ensemble, nous vieillirons ensemble… À deux, nous serons plus forts que le monde tout entier !…
À mesure que le jeune homme parlait de consolation, Andrée s’assombrissait ; elle penchait vers la terre un front plus pâle, elle prenait l’attitude et le regard fixe du morne désespoir que Philippe venait de secouer si courageusement.
– Vous ne parlez jamais que de nous deux ! dit-elle en attachant son œil bleu si pénétrant sur la physionomie mobile de son frère.
– De qui voulez-vous que je parle, Andrée ? dit le jeune homme soutenant le regard.
– Mais… nous avons un père… Comment traitera-t-il sa fille ?
– Je vous ai dit hier, répondit froidement Philippe, d’oublier tout chagrin, toute crainte, de chasser, comme le vent chasse une vapeur matinale, tout souvenir et toute affection qui ne seraient pas mon affection et mon souvenir… En effet, ma chère Andrée, vous n’êtes aimée de personne en ce monde, si ce n’est de moi ; je ne suis aimé de personne que de vous. Pauvres orphelins abandonnés, pourquoi subirions-nous un joug de reconnaissance ou de parenté ? Avons-nous reçu des bienfaits, avons-nous senti la protection d’un père ?… Oh ! ajouta-t-il avec un amer sourire, vous savez à fond ma pensée, vous connaissez l’état de mon cœur… S’il fallait aimer celui dont vous parlez, je vous dirais : « Aimez-le ! » Je me tais, Andrée : abstenez vous.
– Alors, mon frère… il faut donc que je croie… ?
– Ma sœur, dans les grandes infortunes, l’homme entend involontairement retentir ces mots peu compris de son enfance : « Crains Dieu !… » Oh ! oui, Dieu s’est cruellement rappelé à notre souvenir !… « Respecte ton père… » O ma sœur, la plus forte preuve de respect que vous puissiez donner au vôtre, c’est de l’effacer de votre souvenir.
– C’est vrai…, murmura Andrée d’un air sombre en retombant sur son fauteuil.
– Mon amie, ne perdons pas le temps en paroles inutiles ; rassemblez tous les effets qui vous appartiennent ; le docteur Louis va trouver madame la dauphine et la prévenir de votre départ. Les raisons qu’il aura alléguées, vous le savez… c’est le besoin d’un changement d’air, souffrance inexplicable… Apprêtez, dis-je, toutes choses pour le départ.
Andrée se leva.
– Les meubles ? dit-elle.
– Oh ! non : linge, habits, bijoux.
Andrée obéit.
Elle rangea tout d’abord les coffres des armoires, les habits de la garde-robe où s’était caché Gilbert ; ensuite elle prit quelques écrins qu’elle s’apprêtait à mettre dans le coffre principal.
– Qu’est cela ?… dit Philippe.
– C’est l’écrin de la parure que Sa Majesté voulut bien m’envoyer lors de ma présentation à Trianon.
Philippe pâlit en voyant la richesse du présent.
– Avec ces bijoux seuls, dit Andrée, nous vivrons partout honorablement. J’ai ouï dire que les perles seules valent cent mille livres.
Philippe referma l’écrin.
– Elles sont très précieuses, en effet, dit-il.
Et, reprenant l’écrin des mains d’Andrée :
– Ma sœur, il y a encore d’autres pierreries, je crois ?
– Oh ! cher ami, elles ne sont pas dignes d’être comparées à celles-ci ; elles ornaient pourtant la toilette de notre bonne mère, il y a quinze ans… La montre, les bracelets, les pendants d’oreille sont enrichis de brillants. Il y a aussi le portrait. Mon père voulait vendre le tout, parce que, disait-il, rien n’était plus de mode.
– Voilà pourtant tout ce qui nous reste, dit Philippe, notre seule ressource. Ma sœur, nous ferons fondre les objets d’or, nous vendrons les pierreries du portrait ; nous aurons de cela vingt mille livres qui font une somme suffisante pour des malheureux.
– Mais… cet écrin de perles est bien à moi ! dit Andrée.
– Ne touchez jamais à ces perles, Andrée ; elles vous brûleraient. Chacune de ces perles est d’une nature étrange, ma sœur… elles font des taches sur les fronts qu’elles touchent…
Andrée frissonna.
– Je garde cet écrin, ma sœur, pour le rendre à qui de droit. Je vous le dis, ce n’est pas notre bien ; non, et nous n’avons pas envie d’y rien prétendre, n’est-ce pas ?
– Comme il vous plaira, mon frère, répliqua Andrée toute frissonnante de honte.
– Chère sœur, habillez-vous une dernière fois pour votre visite à madame la dauphine ; soyez bien calme, bien respectueuse, bien touchée de vous éloigner d’une aussi noble protectrice.
– Oh ! oui, bien touchée, murmura Andrée avec émotion ; c’est une grande douleur dans mon malheur.
– Moi, je vais à Paris, ma sœur, et je reviendrai vers ce soir ; aussitôt arrivé, je vous emmènerai : payez ici tout ce qu’il vous reste devoir.
– Rien, rien ; j’avais Nicole, elle s’est enfuie… Ah ! j’oubliais le petit Gilbert.
Philippe tressaillit ; ses yeux s’allumèrent.
– Vous devez à Gilbert ? s’écria-t-il.
– Oui, dit naturellement Andrée, il m’a fourni des fleurs depuis le commencement de la saison. Or, comme vous me l’avez dit vous-même, parfois je fus injuste et dure envers ce garçon, qui était poli après tout… Je le récompenserai autrement.
– Ne cherchez pas Gilbert, murmura Philippe.
– Pourquoi ?… Il doit être dans les jardins : je le ferai mander, d’ailleurs.
– Non ! non ! vous perdriez un temps précieux… Moi, au contraire, en traversant les allées, je le rencontrerai… je lui parlerai… je le paierai…
– Alors, c’est bien, s’il en est ainsi.
– Oui, adieu ; à ce soir.
Philippe baisa la main de la jeune fille, qui se jeta dans ses bras. Il comprima jusqu’aux battements de son cœur dans cette molle étreinte, et, sans tarder, il partit pour Paris, où le carrosse le déposa devant la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron.
Philippe savait bien rencontrer là son père. Le vieillard, depuis sa rupture étrange avec Richelieu, n’avait plus trouvé la vie supportable à Versailles, et il cherchait, comme tous les esprits surabondants d’activité, à tromper les torpeurs du moral par les agitations du déplacement.
Or, le baron, quand Philippe sonna au guichet de la porte cochère, arpentait avec d’effroyables jurons le petit jardin de l’hôtel et la cour attenant à ce jardin.
Il tressaillit au bruit de la sonnette et vint ouvrir lui-même.
Comme il n’attendait personne, cette visite imprévue lui apportait une espérance : le malheureux, dans sa chute, se rattrapait à toutes branches.
Il reçut donc Philippe avec le sentiment d’un dépit et d’une curiosité insaisissables.
Mais il n’eut pas plus tôt regardé le visage de son interlocuteur, que cette sombre pâleur, cette raideur des lignes et la crispation de la bouche glacèrent la source de questions qu’il s’apprêtait à ouvrir.
– Vous ! dit-il seulement, et par quel hasard ?
– J’aurai honneur de vous expliquer cela, monsieur, dit Philippe.
– Bon ! c’est grave ?
– Assez grave, oui, monsieur.
– Ce garçon a toujours des façons cérémonieuses qui inquiètent… Est-ce un malheur, voyons, ou un bonheur que vous apportez ?
– C’est un malheur, dit gravement Philippe.
Le baron chancela.
– Nous sommes bien seuls ? demanda Philippe.
– Mais oui.
– Voulez-vous que nous entrions dans la maison, monsieur ?
– Pourquoi pas en plein air, sous ces arbres… ?
– Parce qu’il est de certaines choses qui ne se disent pas à la lumière des cieux.
Le baron regarda son fils, obéit à son geste muet, et, tout en affectant l’impassibilité, le sourire même, il le suivit dans la salle basse, dont déjà Philippe avait ouvert la porte.
Lorsque les portes furent soigneusement fermées, Philippe attendit un geste de son père pour commencer la conversation, et, le baron s’étant assis commodément dans le meilleur fauteuil du salon :
– Monsieur, dit Philippe, ma sœur et moi, nous allons prendre congé de vous.
– Comment cela ? fit le baron très surpris. Vous… vous absentez !… Et le service ?
– Il n’y a plus de service pour moi : vous savez que les promesses faites par le roi n’ont pas été réalisées… heureusement.
– Voilà un heureusement que je ne comprends pas.
– Monsieur…
– Expliquez-le-moi : comment pouvez-vous être heureux de n’être pas colonel d’un beau régiment ? Vous pousseriez loin la philosophie.
– Je la pousse assez loin pour ne pas préférer le déshonneur à la fortune, voilà tout. Mais n’entrons pas, s’il vous plaît, monsieur, dans des considérations de cet ordre…
– Entrons-y, pardieu !
– Je vous en supplie…, répliqua Philippe avec une fermeté qui signifiait : « Je ne veux pas ! »
Le baron fronça le sourcil.
– Et votre sœur ?… Oublie-t-elle ses devoirs aussi ? son service près de madame… ?
– Ce sont là des devoirs qu’elle doit subordonner à d’autres, monsieur.
– De quelle nature, s’il vous plaît ?
– De la plus impérieuse nécessité.
Le baron se leva.
– C’est une sotte espèce, grommela-t-il, que l’espèce des faiseurs d’énigmes.
– Est-ce bien une énigme pour vous, tout ce que je dis là ?
– Absolument, répondit le baron avec un aplomb qui étonna Philippe.
– Je m’expliquerai donc : ma sœur s’en va parce qu’elle aussi est forcée de fuir pour éviter un déshonneur.
Le baron éclata de rire.
– Tudieu ! les enfants modèles que j’ai là ! s’écria-t-il. Le fils abandonne l’espoir d’un régiment parce qu’il craint le déshonneur, la fille abandonne un tabouret tout acquis parce qu’elle a peur du déshonneur. En vérité, me voilà revenu au temps de Brutus et de Lucrèce ! De mon temps, mauvais temps sans doute, et il ne vaut pas les beaux jours de la philosophie, quand un homme voyait venir de loin un déshonneur, et qu’il portait, comme vous, une épée au côté, et quand, comme vous, il avait pris des leçons de deux maîtres et de trois prévôts, il embrochait le premier déshonneur à la pointe de son épée.
Philippe haussa les épaules.
– Oui, c’est assez pauvre, ce que je dis là, pour un philanthrope qui n’aime pas à voir couler le sang. Mais, enfin, les officiers ne sont pas précisément nés pour être philanthropes.
– Monsieur, j’ai autant que vous la conscience des nécessités qu’impose le point d’honneur ; mais ce n’est pas le sang versé qui rachète…
– Phrases !… phrases de… de philosophe ! s’écria le vieillard irrité au point de devenir majestueux. Je crois que j’allais dire de poltron.
– Vous avez bien fait de ne pas le dire, répliqua Philippe pâle et frémissant.
Le baron soutint fièrement le regard implacable et menaçant de son fils.
– Je disais, reprit-il, et ma logique n’est pas mauvaise autant qu’on voudrait me le faire accroire ; je disais que tout déshonneur en ce monde vient, non pas d’une action, mais d’un propos. Ah ! c’est ainsi !… Soyez criminel devant des sourds et devant des aveugles ou des muets, serez-vous déshonoré ? Vous allez me répondre par ce vers stupide :
Le crime fait la honte et non pas l’échafaud.
C’est bon à dire à des enfants ou à des femmes ; mais à un homme, mordieu ! l’on parle un autre langage… Or, je me figurais, moi, avoir créé un homme… Maintenant que l’aveugle voie, que le sourd ait pu entendre, que le muet parle, et vous frappez sur la garde de votre épée, et vous crevez les yeux à l’un, le tympan à l’autre, vous coupez la langue au dernier ; voilà comment répond à l’attaque du déshonneur un gentilhomme du nom de Taverney-Maison-Rouge !
– Un gentilhomme de ce nom, monsieur, sait toujours, entre les choses qu’il a à faire, que la première, c’est de ne pas commettre une action déshonorante : voilà pourquoi je ne répondrai pas à vos arguments. Seulement, il arrive parfois que l’opprobre est né d’un malheur inévitable ; c’est le cas où nous nous trouvons, ma sœur et moi.
– Je passe à votre sœur. Si, d’après mon système, l’homme ne doit jamais fuir une chose qu’il peut combattre et vaincre, la femme aussi doit attendre de pied ferme. À quoi sert la vertu, monsieur le philosophe, sinon à repousser les attaques du vice ? Où est le triomphe de cette même vertu, sinon dans la défaite du vice ?
Et Taverney se remit à rire.
– Mademoiselle de Taverney a eu bien peur… n’est-ce pas ?… Elle se sent donc faible… Alors…
Philippe, se rapprochant tout à coup :
– Monsieur, dit-il, mademoiselle de Taverney n’a pas été faible, elle est vaincue ! Elle a succombé, elle est tombée dans un piège.
– Dans un piège ?…
– Oui. Gardez, je vous prie, un peu de cette chaleur qui vous animait tout à l’heure pour flétrir ces misérables qui ont comploté lâchement la ruine de cet honneur sans tache.
– Je ne comprends pas…
– Vous allez comprendre… Un lâche, vous dis-je, a introduit quelqu’un dans la chambre de mademoiselle de Taverney…
Le baron pâlit.
– Un lâche, continua Philippe, a voulu que le nom de Taverney… le mien… le vôtre, monsieur, fût souillé d’une tache indélébile… Voyons ! où est votre épée de jeune homme pour répandre un peu de sang ? La chose en vaut-elle la peine ?
– Monsieur Philippe…
– Ah ! ne craignez rien ; je n’accuse personne, moi ; je ne connais personne… Le crime s’est tramé dans l’ombre, exécuté dans l’ombre… le résultat disparaîtra dans l’ombre aussi, je le veux ! moi qui entends à ma mode la gloire de ma maison.
– Mais comment savez-vous ?… s’écria le baron revenu de sa stupeur par l’appât d’une infâme ambition, d’un ignoble espoir ; à quel signe reconnaissez-vous ?…
– C’est ce que ne demandera personne de ceux qui pourraient entrevoir ma sœur, votre fille, dans quelques mois, monsieur le baron !
– Mais alors, Philippe, s’écria le vieillard avec des yeux pleins de joie, alors la fortune et la gloire de la maison ne sont pas évanouies ; alors nous triomphons !
– Alors… vous êtes bien réellement l’homme que je pensais, dit Philippe avec un suprême dégoût ; vous vous êtes trahi vous-même, et vous venez de manquer d’esprit devant un juge, après avoir manqué de cœur devant votre fils.
– Insolent !
– Assez ! répliqua Philippe. Craignez d’éveiller, en parlant si haut, l’ombre, hélas ! trop insensible de ma mère, qui, si elle vivait, eût veillé sur sa fille.
Le baron baissa les paupières devant l’éblouissante clarté qui jaillissait des yeux de son fils.
– Ma fille, reprit-il après un moment, ne me quittera pas sans ma volonté.
– Ma sœur, dit Philippe, ne vous reverra jamais, mon père.
– Est-ce elle qui dit cela ?
– C’est elle qui m’envoie vous le déclarer.
Le baron essuya d’une main tremblante ses lèvres blanches et humides.
– Soit ! dit-il.
Puis, haussant les épaules :
– J’ai eu du malheur en enfants, s’écria-t-il : un sot et une brute.
Philippe ne répliqua rien.
– Bon, bon, continua Taverney ; je n’ai plus besoin de vous ; allez… si la thèse est récitée.
– J’avais encore deux choses à vous dire, monsieur.
– Dites.
– La première est celle-ci : le roi a donné, à vous, un écrin de perles…
– À votre sœur, monsieur…
– À vous, monsieur… D’ailleurs, peu importe… Ma sœur ne porte point de joyaux pareils… Ce n’est pas une prostituée que mademoiselle de Taverney ; elle vous prie de remettre l’écrin à qui l’a donné ; ou, comme vous craindriez de désobliger Sa Majesté, qui a tant fait pour notre famille, de garder l’écrin chez vous.
Philippe tendit l’écrin à son père. Celui-ci le prit, l’ouvrit, regarda les perles et le jeta sur un chiffonnier.
– Après ? dit-il.
– Ensuite, monsieur, comme nous ne sommes pas riches, puisque vous avez engagé ou dépensé jusqu’au bien de notre mère, ce dont je ne vous fais pas reproche, à Dieu ne plaise…
– Il vaudrait mieux, dit le baron en grinçant les dents.
– Mais, enfin, comme nous n’avons que Taverney qui vienne de cette succession modique, nous vous prions de choisir entre Taverney et ce petit hôtel où nous sommes. Habitez l’un, nous nous retirerons dans l’autre.
Le baron froissa son jabot de dentelles avec une fureur qui ne se trahit que par l’agitation de ses doigts, la moiteur de son front, le frémissement de ses lèvres ; Philippe même ne les remarqua pas. Il avait détourné la tête.
– J’aime mieux Taverney, répliqua le baron.
– Alors, nous garderons l’hôtel.
– Comme vous voudrez.
– Quand partirez-vous ?
– Ce soir même… Non, tout de suite.
Philippe s’inclina.
– À Taverney, continua le baron, on paraît roi avec trois mille livres de rente… Je serai deux fois roi.
Il étendit la main vers le chiffonnier pour prendre l’écrin, qu’il serra dans sa poche.
Puis il se dirigea vers la porte.
Tout à coup, revenant sur ses pas, avec un atroce sourire :
– Philippe, dit-il, je vous permets de signer de notre nom le premier traité de philosophie que vous publierez. Quant à Andrée… pour son premier ouvrage… conseillez-lui de l’appeler Louis ou Louise : c’est un nom qui porte bonheur.
Et il sortit en ricanant. Philippe, l’œil sanglant, le front en feu, serra de sa main la garde de son épée, en murmurant :
– Mon Dieu ! donnez-moi la patience, accordez-moi l’oubli !
Chapitre CLI. Le cas de conscience §
Après avoir transcrit, avec ce soin méticuleux qui le caractérisait, quelques pages de ses Rêveries d’un promeneur solitaire, Rousseau venait de terminer un frugal déjeuner.
Quoiqu’une retraite lui eût été offerte par M. de Girardin dans les délicieux jardins d’Ermenonville, Rousseau, hésitant à se soumettre à l’esclavage des grands, comme il disait dans sa monomanie misanthropique, habitait encore ce petit logement de la rue Plâtrière que nous connaissons.
De son côté, Thérèse, ayant achevé de mettre en ordre le petit ménage, venait de prendre son panier pour aller à la provision.
Il était neuf heures du matin.
La ménagère, selon son habitude, vint demander à Rousseau ce qu’il préférait pour le dîner du jour.
Rousseau sortit de sa rêverie, leva lentement la tête et regarda Thérèse comme fait un homme à moitié éveillé.
– Tout ce que vous voudrez, dit-il, pourvu qu’il y ait des cerises et des fleurs.
– On verra, dit Thérèse, si tout cela n’est pas trop cher.
– Bien entendu, dit Rousseau.
– Car enfin, continua Thérèse, je ne sais pas si ce que vous faites ne vaut rien, mais il me semble qu’on ne vous paie plus comme autrefois.
– Tu te trompes, Thérèse, on me paie le même prix ; mais je me fatigue et travaille moins, et puis mon libraire est en retard avec moi d’un demi-volume.
– Vous verrez que celui-là vous fera encore banqueroute.
– Il faut espérer que non, c’est un honnête homme.
– Un honnête homme, un honnête homme ! Quand vous avez dit cela, vous croyez avoir tout dit.
– J’ai dit beaucoup, au moins, répliqua Rousseau en souriant ; car je ne le dis pas de tout le monde.
– C’est pas étonnant : vous êtes si maussade !
– Thérèse, nous nous éloignons de la question.
– Oui, vous voulez vos cerises, gourmand ; vous voulez vos fleurs, sybarite !
– Que voulez-vous ! ma bonne ménagère, répliqua Rousseau avec une patience d’ange, j’ai le cœur et la tête si malades, que, ne pouvant sortir, je me récréerai, du moins, à voir un peu de ce que Dieu jette à pleines mains dans les campagnes.
En effet, Rousseau était pâle et engourdi, et ses mains paresseuses feuilletaient un livre que ses yeux ne lisaient pas.
Thérèse secoua la tête.
– C’est bon, c’est bon, dit-elle, je sors pour une heure ; souvenez-vous bien que je mets la clef sous le paillasson, et que, si vous en avez besoin…
– Oh ! je ne sortirai pas, dit Rousseau.
– Je sais bien que vous ne sortirez pas, puisque vous ne pouvez pas tenir debout ; mais je vous dis cela pour que vous fassiez un peu attention aux gens qui peuvent venir et que vous ouvriez si l’on sonne ; car, si l’on sonne, vous serez sûr que ce n’est pas moi.
– Merci, bonne Thérèse, merci ; allez.
La gouvernante sortit en grommelant selon son habitude ; mais le bruit de son pas lourd et traînant se fit encore entendre longtemps dans l’escalier.
Mais, aussitôt que la porte fut refermée, Rousseau profita de son isolement pour s’étendre avec délices sur sa chaise, regarda les oiseaux qui becquetaient sur la fenêtre un peu de mie de pain, et respira tout le soleil qui filtrait entre les cheminées des maisons voisines.
Sa pensée, jeune et rapide, n’eut pas plus tôt senti la liberté qu’elle ouvrit ses ailes comme faisaient ces passereaux après leurs joyeux repas.
Tout à coup la porte d’entrée cria sur ses gonds et vint arracher le philosophe à sa douce somnolence.
– Eh quoi ! se dit-il, déjà de retour !… me serais-je endormi quand je croyais rêver seulement ?
La porte de son cabinet s’ouvrit lentement à son tour.
Rousseau tournait le dos à cette porte ; convaincu que c’était Thérèse qui rentrait, il ne se dérangea même pas.
Il se fit un moment de silence.
Puis, au milieu de ce silence :
– Pardon, monsieur, dit une voix qui fit tressaillir le philosophe.
Rousseau se retourna vivement.
– Gilbert ! dit-il.
– Oui, Gilbert ; encore une fois, pardon, monsieur Rousseau.
C’était Gilbert, en effet.
Mais Gilbert hâve et les cheveux épars, cachant mal, sous ses vêtements en désordre, ses membres amaigris et tremblotants ; Gilbert, en un mot, dont l’aspect fit frémir Rousseau et lui arracha une exclamation de pitié qui ressemblait à de l’inquiétude.
Gilbert avait le regard fixe et lumineux des oiseaux de proie affamés ; un sourire de timidité affectée contrastait avec ce regard comme ferait, avec le haut d’une tête sérieuse d’aigle, le bas d’une tête railleuse de loup ou de renard.
– Que venez-vous faire ici ? s’écria vivement Rousseau, qui n’aimait pas le désordre et le regardait chez autrui comme un indice de mauvais dessein.
– Monsieur, répondit Gilbert, j’ai faim.
Rousseau frissonna en entendant le son de cette voix qui proférait le plus terrible mot de la langue humaine.
– Et comment êtes-vous entré ici ? demanda-t-il. La porte était fermée.
– Monsieur, je sais que madame Thérèse met ordinairement la clef sous le paillasson ; j’ai attendu que madame Thérèse fût sortie, car elle ne m’aime pas et aurait peut-être refusé de me recevoir ou de m’introduire près de vous ; alors, vous sachant seul, j’ai monté, j’ai pris la clef dans la cachette, et me voici.
Rousseau se souleva sur les deux bras de son fauteuil.
– Écoutez-moi, dit Gilbert, un moment, un seul moment, et je vous jure, monsieur Rousseau, que je mérite d’être entendu.
– Voyons, répondit Rousseau saisi de stupeur à la vue de cette figure qui n’offrait plus aucune expression des sentiments communs à la généralité des hommes.
– J’aurais dû commencer par vous dire que je suis réduit à une telle extrémité, que je ne sais si je dois voler, me tuer ou faire pis encore… Oh ! ne craignez rien, mon maître et mon protecteur, dit Gilbert d’une voix pleine de douceur ; car je crois, en y réfléchissant, que je n’aurai pas besoin de me tuer et que je mourrai bien sans cela… Depuis huit jours que je me suis enfui de Trianon, je parcours les bois et les plaines sans manger autre chose que des légumes verts ou quelques fruits sauvages dans les bois. Je suis sans forces. Je tombe de fatigue et d’inanition. Quant à voler, ce n’est pas chez vous que je le tenterai ; j’aime trop votre maison, monsieur Rousseau. Quant à cette troisième chose, oh ! pour l’accomplir…
– Eh bien ? fit Rousseau.
– Eh bien, il me faudrait une résolution que je viens chercher ici.
– Êtes-vous fou ? s’écria Rousseau.
– Non, monsieur ; mais je suis bien malheureux, bien désespéré, et je me serais noyé dans la Seine ce matin, sans une réflexion qui m’est venue.
– Laquelle ?
– C’est que vous avez écrit : « Le suicide est un vol fait au genre humain. »
Rousseau regarda le jeune homme comme pour lui dire : «Avez-vous l’amour-propre de croire que c’est à vous que je pensais en écrivant cela ? »
– Oh ! je comprends, murmura Gilbert.
– Je ne crois pas, dit Rousseau.
– Vous voulez dire : « Est-ce que votre mort, à vous, misérable qui n’êtes rien, qui ne possédez rien, qui ne tenez à rien, serait un événement ? »
– Ce n’est point de cela qu’il s’agit, dit Rousseau honteux d’être deviné ; mais vous aviez faim, je crois ?
– Oui, je l’ai dit.
– Eh bien, puisque vous saviez où est la porte, vous savez aussi où est le pain : allez au buffet, prenez du pain, et partez.
Gilbert ne bougea point.
– Si ce n’est pas du pain qu’il vous faut, si c’est de l’argent, je ne vous crois pas assez méchant pour maltraiter un vieillard qui fut votre protecteur, dans la maison même qui vous a donné asile. Contentez-vous donc de ce peu… Tenez.
Et, fouillant à sa poche, il lui présenta quelques pièces de monnaie.
Gilbert lui arrêta la main.
– Oh ! dit-il avec une douleur poignante, ce n’est ni d’argent ni de pain qu’il s’agit ; vous n’avez pas compris ce que je voulais dire quand je parlais de me tuer. Si je ne me tue pas, c’est que maintenant ma vie peut être utile à quelqu’un, c’est que ma mort volerait quelqu’un, monsieur. Vous qui connaissez toutes les lois sociales, toutes les obligations naturelles, est-il en ce monde un lien qui puisse rattacher à la vie un homme qui veut mourir ?
– Il en est beaucoup, dit Rousseau.
– Être père, murmura Gilbert, est-ce un de ces liens-là ? Regardez-moi en me répondant, monsieur Rousseau, que je voie la réponse dans vos yeux.
– Oui, balbutia Rousseau ; oui, bien certainement. À quoi bon cette question de votre part ?
– Monsieur, vos paroles vont être un arrêt pour moi, dit Gilbert ; pesez-les donc bien, je vous en conjure, monsieur ; je suis si malheureux, que je voudrais me tuer ; mais… mais, j’ai un enfant !
Rousseau fit un bond d’étonnement sur son fauteuil.
– Oh ! ne me raillez pas, monsieur, dit humblement Gilbert ; vous croiriez ne faire qu’une égratignure à mon cœur, et vous l’ouvririez comme avec un poignard : je vous le répète, j’ai un enfant.
Rousseau le regarda sans lui répondre.
– Sans cela, je serais déjà mort, continua Gilbert ; dans cette alternative, je me suis dit que vous me donneriez un bon conseil, et je suis venu.
– Mais, demanda Rousseau, pourquoi donc ai-je des conseils à vous donner, moi ? est-ce que vous m’avez consulté quand vous avez fait la faute ?
– Monsieur, cette faute…
Et Gilbert, avec une expression étrange, s’approcha de Rousseau.
– Eh bien ? fit celui-ci.
– Cette faute, reprit Gilbert, il y a des gens qui l’appellent un crime.
– Un crime ! raison de plus alors pour que vous ne m’en parliez pas. Je suis un homme comme vous, et non un confesseur. D’ailleurs, ce que vous me dites ne m’étonne point ; j’ai toujours prévu que vous tourneriez mal ; vous êtes une méchante nature.
– Non, monsieur, répondit Gilbert en secouant mélancoliquement la tête. Non, monsieur, vous vous trompez ; j’ai l’esprit faux ou plutôt faussé ; j’ai lu beaucoup de livres qui m’ont prêché l’égalité des castes, l’orgueil de l’esprit, la noblesse des instincts ; ces livres, monsieur, étaient signés de si illustres noms, qu’un pauvre paysan comme moi a bien pu s’égarer… Je me suis perdu.
– Ah ! ah ! je vois où vous voulez en venir, monsieur Gilbert.
– Moi ?
– Oui ; vous accusez ma doctrine ; n’avez-vous pas le libre arbitre ?
– Je n’accuse pas, monsieur ; je vous dis ce que j’ai lu ; ce que j’accuse, c’est ma crédulité ; j’ai cru, j’ai failli ; il y a deux causes à mon crime : vous êtes la première, et je viens d’abord à vous ; j’irai ensuite à la seconde, mais à son tour et quand il en sera temps.
– Enfin, voyons, que me demandez-vous ?
– Ni bienfait, ni abri, ni pain même, quoique je sois abandonné, affamé ; non, je vous demande un soutien moral, je vous demande une sanction de votre doctrine, je vous demande de me rendre par un mot toute ma force, qui s’est brisée, non pas par l’inanition, en mes bras et en mes jambes, mais par le doute, en ma tête et en mon cœur. Monsieur Rousseau, je vous adjure donc de me dire si ce que j’éprouve depuis huit jours est la douleur de la faim, dans les muscles de mon estomac, ou si c’est la torture du remords, dans les organes de ma pensée. J’ai engendré un enfant, monsieur, en commettant un crime ; eh bien, maintenant, dites-moi, faut-il que je m’arrache les cheveux dans un désespoir amer et que je me roule sur le sable en criant : « Pardon ! » ou faut-il que je crie, comme la femme de l’Écriture, en disant : « J’ai fait comme tout le monde ; s’il en est parmi les hommes un meilleur que moi, qu’il me lapide ? » En un mot, monsieur Rousseau, vous qui avez dû éprouver ce que j’éprouve, répondez à cette question. Dites, dites, est-il naturel qu’un père abandonne son enfant ?
Gilbert n’eut pas plus tôt prononcé cette parole, que Rousseau devint plus pâle que Gilbert ne l’était lui-même, et que, perdant toute contenance :
– De quel droit me parlez-vous ainsi ? balbutia-t-il.
– C’est parce que, étant chez vous, monsieur Rousseau, dans cette mansarde où vous m’aviez donné l’hospitalité, j’ai lu ce que vous écriviez sur ce sujet ; parce que vous avez déclare que les enfants nés dans la misère sont à l’État, qui doit en prendre soin ; parce que, enfin, vous vous êtes toujours regardé comme un honnête homme, bien que vous n’ayez pas reculé devant l’abandon des enfants qui vous étaient nés.
– Malheureux, dit Rousseau, tu avais lu mon livre et tu viens me tenir un pareil langage !
– Eh bien ? fit Gilbert.
– Eh bien, tu n’es qu’un mauvais esprit joint à un mauvais cœur.
– Monsieur Rousseau !
– Tu as mal lu dans mes livres, comme tu lis mal dans la vie humaine ! Tu n’as vu que la surface des feuillets, comme tu ne vois que celle du visage ! Ah ! tu crois me rendre solidaire de ton crime en me citant les livres que j’ai écrits ; en me disant : « Vous avouez avoir fait ceci, donc, je puis le faire ! » Mais, malheureux ! ce que tu ne sais pas, ce que tu n’as pas lu dans mes livres, ce que tu n’as point deviné, c’est que la vie entière de celui que tu as pris pour exemple, cette vie de misère et de souffrance, je pouvais l’échanger contre une existence dorée, voluptueuse, pleine de faste et de plaisir. Ai-je moins de talent que M. de Voltaire, et ne pouvais-je pas produire autant que lui ? En m’appliquant moins que je ne le fais, ne pouvais-je pas vendre mes livres aussi cher qu’il vend les siens et forcer l’argent à venir rouler dans mon coffre, en tenant sans cesse un coffre à moitié plein à la disposition de mes libraires ? L’or attire l’or : ne le sais-tu pas ? J’aurais eu une voiture pour promener une jeune et belle maîtresse et, crois-le bien, ce luxe n’eût point tari en moi la source d’une intarissable poésie. N’ai-je plus de passions ? Dis ! Regarde bien mes yeux qui, à soixante ans, brillent encore des feux de la jeunesse et du désir ? Toi qui as lu ou copié mes livres, voyons, ne te rappelles-tu pas que malgré le déclin des ans, malgré des maux très réels et très graves, mon cœur, toujours jeune, semble avoir hérité, pour mieux souffrir, hérité toutes les forces du reste de mon organisation ? Accablé d’infirmités qui m’empêchent de marcher, je me sens plus de vigueur et de vie pour absorber la douleur que je n’en eus jamais dans la fleur de mon âge pour accueillir les rares félicités que j’ai reçues de Dieu.
– Je sais tout cela, monsieur, dit Gilbert. Je vous ai vu de près et vous ai compris.
– Alors, si tu m’as vu de près, alors, si tu m’as compris, ma vie n’a-t-elle pas pour toi une signification qu’elle n’a pas pour les autres ? Cette abnégation étrange qui n’est pas dans ma nature ne te dit-elle pas que j’ai voulu expier…
– Expier ! murmura Gilbert.
– N’as-tu pas compris, continua le philosophe, que, cette misère m’ayant forcé tout d’abord de prendre une détermination excessive, je n’avais plus trouvé ensuite d’autre excuse à cette détermination que le désintéressement et la persévérance dans la misère ? N’as-tu pas compris que j’ai puni mon esprit par l’humiliation ? Car c’était mon esprit qui était coupable ; mon esprit, qui avait eu recours aux paradoxes pour se justifier, tandis que, d’un autre côté, je punissais mon cœur par la perpétuité du remords.
– Ah ! s’écria Gilbert, c’est ainsi que vous me répondez ! c’est ainsi que, vous autres philosophes, qui jetez des préceptes écrits au genre humain, vous nous plongez dans le désespoir, en nous condamnant si nous nous irritons. Eh ! que m’importe, à moi, votre humiliation, du moment qu’elle est secrète, votre remords, dès qu’il est caché ! Oh ! malheur, malheur à vous, malheur ! et que les crimes commis en votre nom retombent sur votre tête !
– Sur ma tête, dites-vous, la malédiction et le châtiment à la fois, car vous oubliez le châtiment, oh ! ce serait trop ! Vous qui avez péché comme moi, vous condamnez-vous aussi sévèrement que moi !
– Plus sévèrement encore, dit Gilbert ; car ma punition, à moi, sera terrible ; car, à présent que je n’ai plus foi en rien, je me laisserai tuer par mon adversaire, ou plutôt par mon ennemi ; suicide que ma misère me conseille, que ma conscience me pardonne ; car, maintenant, ma mort n’est plus un vol fait à l’humanité, et vous avez écrit là une phrase que vous ne pensiez pas.
– Arrête, malheureux ! dit Rousseau, arrête ; n’as-tu pas fait assez de mal avec l’imbécile crédulité ? Faut-il que tu en fasses plus encore avec le scepticisme stupide ? Tu m’as parlé d’un enfant ? Tu m’as dit que tu étais ou que tu allais être père ?
– Je l’ai dit, répéta Gilbert.
– Sais-tu bien ce que c’est, murmura Rousseau à voix basse, que d’entraîner avec soi, non pas dans la mort, mais dans la honte, des créatures nées pour respirer librement et purement le grand air de la vertu, que Dieu donne pour dot à tout homme sortant du sein de sa mère ? Écoute cependant combien ma situation est horrible : quand j’ai abandonné mes enfants, j’ai compris que la société, que toute supériorité blesse, allait me jeter cette injure à la face comme un reproche infamant ; alors je me suis justifié avec des paradoxes ; alors j’ai employé dix ans de ma vie à donner des conseils aux mères pour l’éducation de leurs enfants, moi qui n’avais pas su être père ; à la patrie pour la formation des citoyens forts et honnêtes, moi qui avais été faible et corrompu. Puis, un jour, le bourreau qui venge la société, la patrie et l’orphelin, le bourreau, ne pouvant s’en prendre à moi, s’en est pris à mon livre, et l’a brûlé comme une honte vivante pour le pays dont ce livre avait empoisonné l’air. Choisis, devine, juge ; ai-je bien fait dans l’action ? Ai-je fait mal dans les préceptes ? Tu ne réponds pas ; Dieu lui-même serait embarrassé ; Dieu, qui tient en ses mains l’inflexible balance du juste et de l’injuste. Eh bien, moi, j’ai un cœur qui résout la question, et ce cœur me dit là, au fond de ma poitrine : « Malheur à toi, père dénaturé, qui as abandonné tes enfants ; malheur à toi si tu rencontres la jeune prostituée qui rit impudemment le soir au coin d’un carrefour, car c’est peut-être ta fille abandonnée que la faim a poussée à l’infamie ; malheur à toi si tu rencontres dans la rue le voleur qu’on arrête, rouge encore de son larcin, car celui-là est peut-être ton fils abandonné, que la faim a poussé au crime ! »
À ces mots, Rousseau, qui s’était soulevé, retomba dans son fauteuil.
– Et, cependant, continua-t-il d’une voix brisée qui avait l’accent d’une prière, moi, je n’ai point été coupable autant qu’on pourrait le croire ; moi, j’ai vu une mère sans entrailles, de moitié dans ma complicité, oublier, comme font les animaux, et je me suis dit : « Dieu a permis que la mère oublie, c’est donc qu’elle doit oublier. » Eh bien, je me suis trompé à ce moment, et, aujourd’hui que tu m’as entendu dire à toi ce que je n’ai jamais dit à personne, aujourd’hui tu n’as plus le droit de t’abuser.
– Ainsi, demanda le jeune homme en fronçant le sourcil, vous n’eussiez jamais abandonné vos enfants si vous aviez eu de l’argent pour les nourrir ?
– Seulement le strict nécessaire, non, jamais, je le jure, jamais !
Et Rousseau étendit solennellement sa main tremblante vers le ciel.
– Vingt mille livres, demanda Gilbert, est-ce assez pour nourrir son enfant ?
– Oui, c’est assez, dit Rousseau.
– Bien, dit Gilbert, merci, monsieur ; maintenant, je sais ce qui me reste à faire.
– Et, dans tous les cas, jeune comme vous l’êtes, avec votre travail, vous pouvez nourrir votre enfant, dit Rousseau. Mais vous avez parlé de crime ; on vous cherche, on vous poursuit peut-être…
– Oui, monsieur.
– Eh bien, cachez-vous ici, mon enfant ; le petit grenier est toujours libre.
– Vous êtes un homme que j’aime, mon maître ! s’écria Gilbert, et l’offre que vous me faites me comble de joie ; je ne vous demande, en effet, qu’un abri ; quant à mon pain, je le gagnerai ; vous savez que je ne suis pas un paresseux.
– Eh bien, dit Rousseau d’un air inquiet, si la chose est convenue ainsi, montez là-haut ; que madame Rousseau ne vous voie pas ici ; elle ne monte plus au grenier, puisque, depuis votre départ, nous n’y serrons plus rien ; votre paillasse y est restée, arrangez-vous du mieux possible.
– Merci, monsieur ; cela étant ainsi, je serai plus heureux que je ne le mérite.
– Maintenant, est-ce là tout ce que vous désirez ? dit Rousseau en poussant du regard Gilbert hors de la chambre.
– Non, monsieur ; mais encore un mot, s’il vous plaît.
– Dites.
– Vous m’avez un jour, à Luciennes, accusé de vous avoir trahi ; je ne trahissais personne, monsieur, je suivais mon amour.
– Ne parlons plus de cela. Est-ce tout ?
– Oui ; maintenant, monsieur Rousseau, quand on ne sait pas l’adresse de quelqu’un à Paris, est-il possible de se la procurer ?
– Sans doute, quand cette personne est connue.
– Celle dont je veux parler est fort connue.
– Son nom ?
– M. le comte Joseph Balsamo.
Rousseau frissonna ; il n’avait pas oublié la séance de la rue Plâtrière.
– Que voulez-vous à cet homme ? demanda-t-il.
– Une chose toute simple. Je vous avais accusé, vous, mon maître, d’être moralement la cause de mon crime, puisque je croyais n’avoir obéi qu’à la loi naturelle.
– Et je vous ai détrompé ? s’écria Rousseau tremblant à l’idée de cette responsabilité.
– Vous m’avez éclairé, du moins.
– Eh bien, que voulez-vous dire ?
– Que mon crime a non seulement eu une cause morale, mais une cause physique.
– Et ce comte de Balsamo est la cause physique, n’est-ce pas ?
– Oui. J’ai copié des exemples, j’ai saisi une occasion, et, en cela, je le reconnais maintenant, j’ai agi en animal sauvage, et non en homme. L’exemple, c’est vous ; l’occasion, c’est M. le comte de Balsamo. Où demeure-t-il ? le savez-vous ?
– Oui.
– Donnez-moi son adresse, alors.
– Rue Saint-Claude, au Marais.
– Merci, je vais chez lui de ce pas.
– Prenez garde, mon enfant, s’écria Rousseau en le retenant, c’est un homme puissant et profond.
– Ne craignez rien, monsieur Rousseau, je suis résolu, et vous m’avez appris à me posséder.
– Vite, vite, montez là-haut ! s’écria Rousseau, j’entends se fermer la porte de l’allée ; c’est sans doute madame Rousseau qui rentre ; cachez-vous dans ce grenier jusqu’à ce qu’elle soit revenue ici ; ensuite vous sortirez.
– La clef, s’il vous plaît ?
– Au clou, dans la cuisine, comme d’habitude.
– Adieu, monsieur, adieu.
– Prenez du pain, je vous préparerai du travail pour cette nuit.
– Merci !
Et Gilbert s’esquiva si légèrement, qu’il était déjà dans son grenier avant que Thérèse eût monté le premier étage.
Muni du précieux renseignement que lui avait donné Rousseau, Gilbert ne fut pas long à exécuter son projet.
En effet, Thérèse n’eut pas plus tôt refermé la porte de son appartement, que le jeune homme, qui, de la porte de la mansarde, avait suivi tous ses mouvements, descendit l’escalier avec autant de rapidité que s’il n’eût pas été affaibli par un long jeûne. Il avait la tête pleine d’idées d’espérance, de rancunes, et derrière tout cela planait une ombre vengeresse qui l’aiguillonnait de ses plaintes et de ses accusations.
Il arriva rue Saint-Claude dans un état difficile à décrire.
Comme il entrait dans la cour de l’hôtel, Balsamo reconduisait jusqu’à la porte le prince de Rohan, qu’un devoir de politesse avait amené chez son généreux alchimiste.
Or, comme le prince en sortait, s’arrêtant une dernière fois pour renouveler ses remerciements à Balsamo, le pauvre enfant, déguenillé, s’y glissait comme un chien, n’osant regarder autour de lui de peur de s’éblouir.
Le carrosse du prince Louis l’attendait au boulevard ; le prélat traversa lestement l’espace qui le séparait de sa voiture, qui partit avec rapidité dès que la portière fut refermée sur lui.
Balsamo l’avait suivi d’un regard mélancolique et, quand la voiture eut disparu, il se tourna vers le perron.
Sur ce perron était une espèce de mendiant dans l’attitude de la supplication.
Balsamo marcha à lui ; quoique sa bouche fût muette, son regard expressif interrogeait.
– Un quart d’heure d’audience, s’il vous plaît, monsieur le comte, dit le jeune homme aux habits déguenillés.
– Qui êtes-vous, mon ami ? demanda Balsamo avec une suprême douceur.
– Ne me reconnaissez-vous pas ? demanda Gilbert.
– Non ; mais n’importe, venez, répliqua Balsamo sans s’inquiéter de la mine étrange du solliciteur, non plus que de ses vêtements et de son importunité.
Et, marchant devant lui, il le conduisit dans la première chambre, où, s’étant assis, sans changer de ton et de visage :
– Vous demandiez si je vous reconnaissais ? dit-il.
– Oui, monsieur le comte.
– En effet, il me semble vous avoir vu quelque part.
– À Taverney, monsieur, lorsque vous y vîntes, la veille du jour du passage de la dauphine.
– Que faisiez-vous à Taverney ?
– J’y demeurais.
– Comme serviteur de la famille ?
– Non pas ; comme commensal.
– Vous avez quitté Taverney ?
– Oui, monsieur, voilà près de trois ans.
– Et vous êtes venu ?…
– À Paris, où d’abord j’ai étudié chez M. Rousseau ; après quoi, j’ai été placé dans les jardins de Trianon en qualité d’aide-jardinier-fleuriste, par la protection de M. de Jussieu.
– Voilà de beaux noms que vous me citez là, mon ami. Que me voulez vous ?
– Je vais vous le dire.
Et, faisant une pause, il fixa sur Balsamo un regard qui ne manquait pas de fermeté.
– Vous rappelez-vous, continua-t-il, être venu à Trianon pendant la nuit du grand orage, il y aura vendredi six semaines ?
Balsamo devint sombre, de sérieux qu’il était.
– Oui, je me souviens, dit-il ; m’auriez-vous vu, par hasard ?
– Je vous ai vu.
– Alors, vous venez pour vous faire payer le secret ? dit Balsamo d’un ton menaçant.
– Non, monsieur ; car ce secret, j’ai plus d’intérêt encore que vous à le garder.
– Alors vous êtes celui qu’on nomme Gilbert ? dit Balsamo.
– Oui, monsieur le comte.
Balsamo enveloppa de son regard profond et dévorant le jeune homme dont le nom emportait une accusation si terrible.
Il fut surpris, lui qui se connaissait en hommes, de l’assurance de son maintien, de la dignité de sa parole.
Gilbert s’était posé devant une table sur laquelle il ne s’appuyait pas ; une de ses mains effilées, blanches même malgré l’habitude des travaux rustiques, était cachée dans sa poitrine ; l’autre tombait avec grâce à son côté.
– Je vois à votre contenance, dit Balsamo, ce que vous venez faire ici : vous savez qu’une dénonciation terrible a été faite contre vous par mademoiselle de Taverney, qu’avec l’aide de la science j’ai forcée de dire la vérité ; vous venez me reprocher ce témoignage, n’est-ce pas ? cette évocation d’un secret qui, sans moi, fût resté enveloppé dans les ténèbres comme dans une tombe ?
Gilbert se contenta de secouer la tête.
– Vous auriez tort cependant, continua Balsamo ; car, en admettant que j’eusse voulu vous dénoncer sans y être forcé par mon intérêt, à moi que l’on accusait ; en admettant que je vous eusse traité en ennemi, que je vous eusse attaqué tandis que je me contentais de me défendre ; en admettant, dis-je, tout cela, vous n’avez le droit de rien dire, car, en vérité, vous avez commis une lâche action.
Gilbert froissa rudement sa poitrine avec ses ongles, mais il ne répondit encore rien.
– Le frère vous poursuivra, et la sœur vous fera tuer, reprit Balsamo, si vous avez l’imprudence de vous promener comme vous faites dans les rues de Paris.
– Oh ! quant à cela, peu m’importe, dit Gilbert.
– Comment, peu vous importe ?
– Oui ; j’aimais mademoiselle Andrée ; je l’aimais comme elle ne sera aimée de personne ; mais elle m’a méprisé, moi qui avais des sentiments si respectueux pour elle ; elle m’a méprisé, moi qui déjà deux fois l’avais tenue entre mes bras, sans même oser approcher mes lèvres du bas de sa robe.
– C’est cela, et vous lui avez fait payer ce respect : vous vous êtes vengé de ses mépris, par quoi ? par un guet-apens.
– Oh ! non, non ; le guet-apens ne vient pas de moi ; une occasion de commettre le crime m’a été fournie.
– Par qui ?
– Par vous.
Balsamo se redressa comme si un serpent l’eût piqué.
– Par moi ? s’écria-t-il.
– Par vous, oui, monsieur, par vous, répéta Gilbert ; monsieur, vous avez endormi mademoiselle Andrée ; puis vous vous êtes enfui ; à mesure que vous vous éloigniez, les jambes lui manquaient ; elle a fini par tomber. Je l’ai prise dans mes bras alors pour la reporter dans sa chambre ; j’ai senti sa chair près de ma chair : un marbre fût devenu vivant !… moi, qui aimais, j’ai cédé à mon amour. Suis-je donc aussi criminel qu’on le dit, monsieur ? Je vous le demande à vous, à vous la cause de mon malheur.
Balsamo reporta sur Gilbert son regard chargé de tristesse et de pitié.
– Tu as raison, enfant, dit-il, c’est moi qui ai causé ton crime et l’infortune de cette jeune fille.
– Et, au lieu d’y porter remède, vous qui êtes un homme si puissant et qui devriez être si bon, vous avez aggravé le malheur de la jeune fille, vous avez suspendu la mort sur la tête du coupable.
– C’est vrai, répliqua Balsamo, et tu parles sagement. Depuis quelque temps, vois-tu, jeune homme, je suis une créature maudite, et tous mes desseins en sortant de mon cerveau, prennent des formes menaçantes et nuisibles ; cela tient à des malheurs que, moi aussi, j’ai subis, et que tu ne comprends pas. Toutefois, ce n’est point une raison pour que je fasse souffrir les autres : que demandes-tu ? Voyons.
– Je vous demande le moyen de tout réparer, monsieur le comte, crime et malheur.
– Tu aimes cette jeune fille ?
– Oh ! oui.
– Il y a bien des sortes d’amour. De quel amour l’aimes-tu ?
– Avant de la posséder, je l’aimais avec délire ; aujourd’hui, je l’aime avec fureur. Je mourrais de douleur si elle me recevait avec colère ; je mourrais de joie si elle me permettait de baiser ses pieds.
– Elle est fille noble, mais elle est pauvre, dit Balsamo réfléchissant.
– Oui.
– Cependant, son frère est un homme de cœur que je crois peu entiché du vain privilège de la noblesse. Qu’arriverait-il si tu demandais à ce frère d’épouser sa sœur ?
– Il me tuerait, répondit froidement Gilbert ; cependant, comme je désire plutôt la mort que je ne la crains, si vous me conseillez de faire cette demande, je la ferai.
Balsamo réfléchit.
– Tu es un homme d’esprit, dit-il, et l’on dirait encore que tu es un homme de cœur, bien que tes actions soient vraiment criminelles, ma complicité à part. Eh bien, va trouver, non pas M. de Taverney le fils, mais le baron de Taverney, son père, et dis-lui, dis-lui, entends-tu bien, que le jour où il t’aura permis d’épouser sa fille, tu apporteras une dot à mademoiselle Andrée.
– Je ne puis pas dire cela, monsieur le comte : je n’ai rien.
– Et moi, je te dis que tu lui porteras en dot cent mille écus que je te donnerai pour réparer le malheur et le crime, ainsi que tu le disais tout à l’heure.
– Il ne me croira pas, il me sait pauvre.
– Eh bien, s’il ne te croit pas, tu lui montreras ces billets de caisse, et, en les voyant, il ne doutera plus.
En disant ces mots, Balsamo ouvrit le tiroir d’une table et compta trente billets de caisse de dix mille livres chacun.
Puis il les remit à Gilbert.
– Et c’est de l’argent, cela ? demanda le jeune homme.
– Lis.
Gilbert jeta un avide regard sur la liasse qu’il tenait à la main et reconnut la vérité de ce que lui disait Balsamo.
Un éclair de joie brilla dans ses yeux.
– Il serait possible ! s’écria-t-il. Mais non, une pareille générosité serait trop sublime.
– Tu es défiant, dit Balsamo ; tu as raison, mais habitue-toi à choisir tes sujets de défiance. Prends donc ces cent mille écus, et va chez M. de Taverney.
– Monsieur, dit Gilbert, tant qu’une pareille somme m’aura été donnée sur une simple parole, je ne croirai pas à la réalité de ce don.
Balsamo prit une plume et écrivit :
« Je donne en dot à Gilbert, le jour où il signera son contrat de mariage avec mademoiselle Andrée de Taverney, la somme de cent mille écus que je lui ai remise d’avance, dans l’espoir d’une heureuse négociation.
« Joseph Balsamo. »
– Prends ce papier, va, et ne doute plus.
Gilbert reçut le papier d’une main tremblante.
– Monsieur, dit-il, si je vous dois un pareil bonheur, vous serez le dieu que j’adorerai sur la terre.
– Il n’y a qu’un Dieu qu’il faille adorer, répondit gravement Balsamo, et ce n’est pas moi. Allez, mon ami.
– Une dernière grâce, monsieur ?
– Laquelle ?
– Donnez-moi cinquante livres.
– Tu me demandes cinquante livres quand tu en tiens trois cent mille entre tes mains ?
– Ces trois cent mille livres ne seront à moi, dit Gilbert, que le jour où mademoiselle Andrée consentira à m’épouser.
– Et pourquoi faire ces cinquante livres ?
– Afin que j’achète un habit décent avec lequel je puisse me présenter chez le baron.
– Tenez, mon ami. voilà, dit Balsamo.
Et il lui donna les cinquante livres qu’il désirait.
Là-dessus, il congédia Gilbert d’un signe de tête, et, du même pas lent et triste, il rentra dans ses appartements.
Chapitre CLII. Les projets de Gilbert §
Une fois dans la rue, Gilbert laissa refroidir cette fiévreuse imagination qui, aux derniers mots du comte, l’avait emporté au delà, non seulement du probable, mais encore du possible.
Arrivé à la rue Pastourel, il s’assit sur une borne, et, jetant les yeux autour de lui pour s’assurer que personne ne l’espionnait, il tira de sa poche les billets de caisse tout froissés par le serrement de sa main.
C’est qu’une idée terrible lui était passée par l’esprit et lui avait fait venir la sueur au front.
– Voyons, dit-il en regardant les billets, si cet homme ne m’a point trompé ; voyons s’il ne m’a pas tendu un piège ; voyons s’il ne m’envoie pas à une mort certaine sous le prétexte de me procurer un bonheur certain ; voyons s’il ne fait pas pour moi ce que l’on fait pour le mouton qu’on attire à l’abattoir en lui offrant une poignée d’herbe fleurie. J’ai ouï dire qu’il courait un grand nombre de faux billets de caisse, à l’aide desquels les roués de la cour trompaient les filles d’Opéra. Voyons si le comte ne m’aurait pas pris pour dupe.
Et il détacha de la liasse un de ces billets de dix mille livres ; puis, entrant chez un marchand, il demanda, en montrant le billet, l’adresse d’un banquier pour le changer, ainsi que son maître, disait-il, l’en avait chargé.
Le marchand regarda le billet, le tourna et le retourna en l’admirant fort, car la somme était pompeuse et sa boutique bien modeste ; puis il indiqua, rue Saint-Avoie, le financier dont Gilbert avait besoin.
Donc, le billet était bon.
Gilbert, joyeux et tout gonflé de sa joie, rendit aussitôt les rênes à son imagination, serra plus précieusement que jamais la liasse dans son mouchoir, et, avisant rue Saint-Avoie un fripier dont l’étalage le séduisit, il fit emplette pour vingt-cinq livres, c’est-à-dire pour un des deux louis que Balsamo lui avait donnés, d’un habit complet de petit drap marron, dont la propreté le charma, d’une paire de bas de soie noire un peu fanés, et de souliers à boucles luisantes ; une chemise de toile assez fine compléta le costume, plus décent que riche, dans lequel Gilbert s’admira par un seul coup d’œil donné dans le miroir du fripier.
Puis, laissant ses vieilles hardes comme appoint des vingt-cinq livres, il serra le précieux mouchoir dans sa poche et passa de la boutique du fripier dans celle du perruquier, lequel, en un quart d’heure, acheva de rendre élégante et même belle cette tête si remarquable du protégé de Balsamo.
Enfin, lorsque toutes ces opérations furent accomplies, Gilbert entra chez un boulanger qui demeurait près de la place Louis XV, et acheta dans sa boutique pour deux sous de pain, qu’il mangea rapidement en suivant la route de Versailles.
À la fontaine de la Conférence, il s’arrêta pour boire.
Puis il reprit son chemin, refusant toujours les propositions des voiturins, qui ne comprenaient pas qu’un jeune homme si proprement mis économisât quinze sous aux dépens de son cirage à l’œuf.
Qu’eussent-ils dit s’ils eussent su que ce jeune homme, qui allait ainsi à pied, avait dans sa poche trois cent mille livres ?
Mais Gilbert avait ses raisons pour aller à pied. D’abord, à cause de la ferme résolution qu’il avait prise de ne pas excéder d’un liard le strict nécessaire ; ensuite, le besoin d’isolement pour se livrer plus commodément à la pantomime et aux monologues.
Dieu seul sait tout ce qu’il se joua de dénouement heureux dans la tête de ce jeune homme, pendant les deux heures et demie qu’il marcha.
En deux heures et demie, il avait fait plus de quatre lieues, et cela sans s’apercevoir de la distance, sans ressentir la moindre fatigue, tant c’était une puissante organisation que celle de ce jeune homme.
Tous ses plans étaient faits, et il s’était arrêté à cette façon d’introduire sa demande :
Aborder le père Taverney avec de pompeuses paroles ; puis, quand il aurait l’autorisation du baron, mademoiselle Andrée, avec des discours d’une telle éloquence, que non seulement elle pardonnât, mais encore qu’elle conçût du respect et de l’affection pour l’auteur de la pathétique harangue qu’il avait préparée.
À force d’y songer, l’espérance avait pris le dessus sur la crainte, et il semblait impossible à Gilbert qu’une fille, dans la position où se trouvait Andrée, n’acceptât point la réparation offerte par l’amour, quand cet amour se présentait avec une somme de cent mille écus.
Gilbert, bâtissant tous ces châteaux en Espagne, était naïf et honnête comme le plus simple enfant des patriarches. Il oubliait tout le mal qu’il avait fait, ce qui était peut-être d’un cœur plus honnête qu’on ne le pense.
Toutes ses batteries préparées, il arriva, le cœur dans un étau, sur le territoire de Trianon. Une fois là, il était prêt à tout : aux premières fureurs de Philippe, que la générosité de sa démarche devait cependant, selon lui, dissuader ; aux premiers dédains d’Andrée, que son amour devait soumettre ; aux premières insultes du baron, que son or devait adoucir.
En effet, Gilbert, tout éloigné de la société qu’il avait vécu, devinait instinctivement que trois cent mille livres dans la poche sont une sûre cuirasse ; ce qu’il redoutait le plus, c’était la vue des souffrances d’Andrée ; contre ce malheur seulement il craignait sa faiblesse, faiblesse qui lui eût ôté une partie des moyens nécessaires au succès de sa cause.
Il entra donc dans les jardins, regardant, non sans un orgueil qui allait bien à sa physionomie, tous ces ouvriers, hier ses compagnons, aujourd’hui ses inférieurs.
La première question qu’il fit porta sur le baron de Taverney. Il s’adressait naturellement au garçon de service des communs.
– Le baron n’est point à Trianon, répondit celui-ci.
Gilbert hésita un moment.
– Et M. Philippe ? demanda-t-il.
– Oh ! M. Philippe est parti avec mademoiselle Andrée.
– Parti ! s’écria Gilbert effrayé.
– Oui.
– Mademoiselle Andrée est donc partie ?
– Depuis cinq jours.
– Pour Paris ?
Le garçon fit un mouvement qui voulait dire : « Je n’en sais rien. »
– Comment, vous n’en savez rien ? s’écria Gilbert. Mademoiselle Andrée est partie sans qu’on sache où elle est allée ? Elle n’est point partie sans cause, cependant.
– Tiens, cette bêtise ! répondit le garçon peu respectueux pour l’habit marron de Gilbert ; certainement qu’elle n’est point partie sans cause.
– Et pour quelle cause est-elle partie ?
– Pour changer d’air.
– Pour changer d’air ? répéta Gilbert.
– Oui, il paraît que celui de Trianon était mauvais pour sa santé, et, par ordonnance du médecin, elle a quitté Trianon.
Il était inutile d’en demander davantage ; il était évident que le garçon des communs avait dit tout ce qu’il savait sur mademoiselle de Taverney.
Et cependant Gilbert, stupéfait, ne pouvait croire à ce qu’il entendait. Il courut à la chambre d’Andrée et trouva la porte close.
Des fragments de verre, des brins de paille et de foin, des fils de la paillasse jonchant le corridor, représentaient à sa vue tous les résultats d’un déménagement.
Gilbert rentra dans son ancienne chambre, qu’il retrouva telle qu’il l’avait laissée.
La croisée d’Andrée était ouverte pour donner de l’air à l’appartement ; sa vue put plonger jusque dans l’antichambre.
L’appartement était parfaitement vide.
Gilbert alors se laissa aller à une extravagante douleur ; il se heurta la tête contre la muraille, se tordit les bras, se roula sur le plancher.
Puis, comme un insensé, il s’élança hors de la mansarde, descendit l’escalier comme s’il eût eu des ailes, s’enfonça dans le bois les mains noyées dans ses cheveux, et, avec des cris et des imprécations, il se laissa tomber au milieu des bruyères, maudissant la vie et ceux qui la lui avaient donnée.
– Oh ! c’est fini, bien fini, murmura-t-il. Dieu ne veut pas que je la retrouve ; Dieu veut que je meure de remords, de désespoir et d’amour ; c’est ainsi que j’expierai mon crime, c’est ainsi que je vengerai celle que j’ai outragée… Où peut-elle être ?… À Taverney ! Oh ! j’irai, j’irai ! J’irai jusqu’aux extrémités du monde ; je monterai jusqu’aux nuages s’il le faut. Oh ! je retrouverai sa trace et je la suivrai, dussé-je tomber à moitié chemin de faim et de fatigue.
Mais peu à peu, soulagé de sa douleur par l’explosion de sa douleur, Gilbert se souleva, respira plus librement, regarda autour de lui d’un air un peu moins hagard, et reprit, à pas lents, le chemin de Paris.
Cette fois, il mit cinq heures pour faire la route.
– Le baron, se disait-il avec une certaine apparence de raison, le baron n’aura peut-être pas quitté Paris ; je lui parlerai. Mademoiselle Andrée a fui. En effet, elle ne pouvait rester à Trianon ; mais, en quelque lieu qu’elle soit allée, son père sait où elle va ; un mot de lui m’indiquera sa trace, et puis, d’ailleurs, il rappellera sa fille, si je parviens à convaincre son avarice.
Gilbert, fort de cette nouvelle pensée, rentra à Paris vers sept heures du soir, c’est-à-dire vers le moment où la fraîcheur amenait les promeneurs aux Champs-Élysées, où Paris flottait entre les premiers brouillards du soir et les premiers feux de ce jour factice qui lui fait une journée de vingt-quatre heures.
Le jeune homme, en conséquence de la résolution prise, alla droit à la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron, et frappa sans hésiter un instant.
Le silence seul lui répondit.
Il redoubla les coups de marteau, mais sans que le dixième obtînt plus de succès que le premier.
Alors cette dernière ressource, celle sur laquelle il avait compté, lui échappa. Fou de rage, mordant ses mains, pour punir son corps de ce qu’il souffrait moins que son âme, Gilbert tourna brusquement la rue, poussa le ressort de la porte de Rousseau, et monta l’escalier.
Le mouchoir qui renfermait les trente billets de caisse attachait aussi la clef du grenier.
Gilbert s’y précipita comme il se fût précipité dans la Seine si elle eût coulé à cet endroit.
Puis, comme la soirée était belle et que les nuages floconneux se jouaient dans l’azur du ciel, comme une douce senteur montait des tilleuls et des marronniers dans le crépuscule de la nuit, comme la chauve-souris venait battre de ses ailes silencieuses les vitres du petit châssis, Gilbert, rappelé à la vie par toutes ces sensations, s’approcha de la lucarne, et, voyant blanchir au milieu des arbres le pavillon du jardin où jadis il avait retrouvé Andrée qu’il croyait à jamais perdue, il sentit son cœur se briser et tomba presque évanoui sur l’appui de la gouttière, les yeux perdus dans une vague et stupide contemplation.
Chapitre CLIII. Où Gilbert voit qu’un crime est plus facile à commettre qu’un préjugé à vaincre §
À mesure que diminuait la sensation douloureuse qui s’était emparée de Gilbert, ses idées devenaient plus nettes et plus précises.
Sur ces entrefaites, l’ombre qui s’épaississait l’empêcha de rien distinguer ; alors, un invincible désir lui prit de voir les arbres, la maison, les allées que l’obscurité venait de confondre dans une seule masse, sur laquelle l’air flottait égaré comme sur un abîme.
Il se souvint qu’un soir, en des temps plus heureux, il avait voulu se procurer des nouvelles d’Andrée, la voir, l’entendre parler même, et qu’au péril de sa vie, souffrant encore de la maladie qui avait suivi le 31 mai, il s’était laissé glisser le long de la gouttière, du premier étage jusqu’en bas, c’est-à-dire jusqu’à ce bienheureux sol du jardin.
En ce temps-là, il y avait un grand danger à pénétrer dans cette maison, que le baron habitait, où Andrée était si bien gardée, et cependant, malgré ce danger, Gilbert se rappelait combien la situation était douce, et comment son cœur avait joyeusement battu quand il avait entendu le bruit de sa voix.
– Voyons, si je recommençais, si une dernière fois j’allais chercher à genoux, sur le sable des allées, la trace adorée qu’ont dû y laisser les pas de ma maîtresse ?
Ce mot, ce mot effrayant s’il eût été entendu, Gilbert l’articula presque haut, prenant à le prononcer un étrange plaisir.
Gilbert interrompit son monologue pour fixer un regard profond sur la place où il devinait que le pavillon devait être.
Puis, après un instant de silence et d’investigation :
– Rien n’annonce, ajouta-t-il, que le pavillon soit habité par d’autres locataires : ni lumière, ni bruit, ni portes ouvertes ; allons !
Gilbert avait un mérite : c’était, une fois sa résolution prise, la rapidité d’action avec laquelle il l’exécutait. Il ouvrit la porte de sa mansarde, descendit à tâtons comme un sylphe devant la porte de Rousseau ; puis, arrivé au premier étage, il enjamba courageusement le plomb et se laissa couler jusqu’au bas, au risque de faire une vieille culotte de cette culotte si fraîche encore le matin.
Arrivé au bas de l’espalier, il repassa par toutes les émotions de sa première visite au pavillon, fit crier sous ses pas le sable, et reconnut la petite porte par laquelle Nicole avait introduit M. de Beausire.
Enfin, il alla vers le perron pour appliquer ses lèvres sur le bouton de cuivre de la persienne, se disant que, sans nul doute, la main d’Andrée avait pressé ce bouton. Le crime de Gilbert lui avait fait de son amour quelque chose comme une religion.
Tout à coup, un bruit venu de l’intérieur fit tressaillir le jeune homme, bruit faible et sourd comme celui d’un pas léger sur le parquet.
Gilbert recula.
Sa tête était livide et, en même temps, si bourrelée depuis huit ou dix jours, qu’en apercevant une lueur qui filtrait à travers la porte, il crut que la superstition, cette fille de l’ignorance et du remords, allumait dans ses yeux un de ses sinistres flambeaux, et que c’était ce flambeau qui transparaissait sur les lames des persiennes. Il crut que son âme chargée de terreurs évoquait une autre âme, et que l’heure était venue d’une de ces hallucinations comme en ont les fous ou les extravagants passionnés.
Et cependant le pas et la lumière approchaient toujours, Gilbert voyait et entendait sans croire ; mais, la persienne s’ouvrant soudain au moment où le jeune homme s’approchait pour regarder à travers les lames, il fut rejeté par le choc sur le côté du mur, poussa un grand cri, et tomba sur les deux genoux.
Ce qui le prosternait ainsi, c’était moins le choc que la vue : dans cette maison qu’il croyait déserte, à la porte de laquelle il avait frappé sans qu’on lui ouvrît, il venait de voir apparaître Andrée.
La jeune fille, car c’était bien elle et non pas une ombre, poussa un cri comme Gilbert ; puis, moins effarée, car sans doute elle attendait quelqu’un :
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. Qui êtes-vous ? Que désirez-vous ?
– Oh ! pardon, pardon, mademoiselle ! murmura Gilbert, la face humblement tournée vers le sol.
– Gilbert, Gilbert ici ! s’écria Andrée avec une surprise exempte de peur et de colère ; Gilbert dans ce jardin ! Que venez-vous y faire, mon ami ?
Cette dernière appellation vibra douloureusement jusqu’au fond du cœur du jeune homme.
– Oh ! dit-il d’une voix émue, ne m’accablez pas, mademoiselle, soyez miséricordieuse ; j’ai tant souffert !
Andrée regarda Gilbert avec étonnement, et comme une femme qui ne comprenait rien à cette humilité :
– Et d’abord, dit-elle, relevez-vous, et expliquez-moi comment vous êtes ici.
– Oh ! mademoiselle, s’écria Gilbert, je ne me relèverai point que vous ne m’ayez pardonné !
– Qu’avez-vous donc fait contre moi, pour que je vous pardonne ? Dites, expliquez-vous. En tout cas, continua-t-elle avec un sourire mélancolique, comme l’offense ne peut être grande, le pardon sera facile. C’est Philippe qui vous a remis la clef ?
– La clef ?
– Sans doute, il était convenu que je n’ouvrirais à personne en son absence et, pour que vous soyez entré, il faut bien que ce soit lui qui vous en ait facilité les moyens, à moins que vous n’ayez passé par-dessus les murs.
– Votre frère, M. Philippe ?… balbutia Gilbert. Non, non, ce n’est pas lui ; mais ce n’est point de votre frère qu’il s’agit, mademoiselle ; vous n’êtes donc point partie ? Vous n’avez donc pas quitté la France ? O bonheur ! bonheur inespéré !
Gilbert s’était relevé sur un genou et, les bras ouverts, remerciait le ciel avec une étrange bonne foi.
Andrée se pencha vers lui et, le regardant avec inquiétude :
– Vous parlez comme un fou, monsieur Gilbert, dit-elle, et vous allez déchirer ma robe ; lâchez donc ma robe ; lâchez donc ma robe, je vous prie, et mettez fin à cette comédie.
Gilbert se releva.
– Vous voilà en colère, dit-il ; mais je n’ai point à me plaindre, car je l’ai bien mérité ; je sais que ce n’est point ainsi que j’eusse dû me présenter ; mais que voulez-vous ! j’ignorais que vous habitassiez ce pavillon ; je le croyais vide, solitaire ; ce que j’y venais chercher, c’était votre souvenir : voilà tout. Le hasard seul… En vérité, je ne sais plus ce que je dis ; excusez-moi ; je voulais d’abord m’adresser à monsieur votre père, mais lui même avait disparu.
Andrée fit un mouvement.
– À mon père, dit-elle ; et pourquoi à mon père ?
Gilbert se trompa à cette réponse.
– Oh ! parce que je vous crains trop, dit-il, et cependant, je le sais bien, mieux vaut que tout se passe entre vous et moi ; c’est le moyen le plus sûr que tout soit réparé.
– Réparé ! qu’est-ce que cela ? demanda Andrée, et quelle chose doit être réparée ? Dites.
Gilbert la regarda avec des yeux pleins d’amour et d’humilité.
– Oh ! ne vous courroucez pas, dit-il ; certes, c’est une grande témérité à moi, je le sais ; à moi qui suis si peu de chose ; c’est une grande témérité, dis je, que de lever les yeux si haut ; mais le malheur est accompli.
Andrée fit un mouvement.
– Le crime, si vous voulez, continua Gilbert ; oui, le crime, car réellement c’était un grand crime. Eh bien, de ce crime, accusez la fatalité, mademoiselle, mais jamais mon cœur…
– Votre cœur ! votre crime ! la fatalité !… Vous êtes insensé, monsieur Gilbert, et vous me faites peur.
– Oh ! c’est impossible qu’avec tant de respect, tant de remords ; qu’avec le front baissé, les mains jointes, je vous inspire un autre sentiment que la pitié. Mademoiselle, écoutez ce que je vais vous dire, et c’est un engagement sacré que je prends en face de Dieu et des hommes : je veux que toute ma vie soit consacrée à expier l’erreur d’un moment, je veux que votre bonheur à venir soit si grand, qu’il efface toutes les douleurs passées. Mademoiselle…
Gilbert hésita.
– Mademoiselle, consentez à un mariage qui sanctifiera une criminelle union.
Andrée fit un pas en arrière.
– Non, non, dit Gilbert, je ne suis point un insensé ; n’essayez pas de fuir, ne m’arrachez point vos mains que j’embrasse ; par grâce, par pitié… consentez à être ma femme.
– Votre femme ? exclama Andrée croyant que c’était elle-même qui devenait folle.
– Oh ! continua Gilbert avec des sanglots dévorants ; oh ! dites que vous me pardonnez cette nuit horrible ; dites que mon attentat vous a fait horreur, mais dites aussi que vous pardonnez à mon repentir ; dites que mon amour, si longtemps comprimé, justifiait mon crime.
– Misérable ! s’écria Andrée avec une sauvage fureur, c’était donc toi ? Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !
Et Andrée saisit sa tête, qu’elle comprima entre ses deux mains, comme pour empêcher de fuir sa pensée révoltée.
Gilbert recula, muet et pétrifié, devant cette belle et pâle tête de Méduse, qui peignait à la fois l’épouvante et l’étonnement.
– Est-ce que ce malheur m’était réservé, mon Dieu ! continua la jeune fille, en proie à une exaltation croissante, de voir mon nom doublement déshonoré : déshonoré par le crime, déshonoré par le criminel ? Réponds, lâche ! réponds, misérable ! C’était donc toi ?
– Elle l’ignorait ! murmura Gilbert anéanti.
– Au secours ! au secours ! cria Andrée en rentrant dans son appartement. Philippe ! Philippe ! à moi, Philippe !
Gilbert, qui l’avait suivie, sombre et désespéré, chercha des yeux autour de lui, soit une place pour tomber noblement sous les coups qu’il attendait, soit une arme pour se défendre.
Mais personne ne vint à l’appel d’Andrée, Andrée était seule dans l’appartement.
– Seule ! oh ! seule ! s’écria la jeune fille avec une crispation de rage ! Hors d’ici, misérable ! ne tente pas la colère de Dieu !
Gilbert releva doucement la tête.
– Votre colère, murmura-t-il, est pour moi la plus redoutable de toutes les colères ; ne m’accablez donc pas, mademoiselle, par pitié !
Et il joignit les mains en suppliant.
– Assassin ! assassin ! assassin ! vociféra la jeune femme.
– Mais vous ne voulez donc pas m’entendre ? s’écria Gilbert. Entendez-moi donc d’abord, au moins, et faites-moi tuer ensuite si vous voulez.
– T’entendre, t’entendre, encore ce supplice ! Et que diras-tu ? Voyons.
– Ce que je disais tout à l’heure : c’est que j’ai commis un crime, crime bien excusable pour quiconque lira dans mon cœur, et que j’apporte la réparation de ce crime.
– Ah ! s’écria Andrée, voilà donc le sens de ce mot qui me faisait horreur avant même que je le comprisse ; un mariage !… Je crois que vous avez prononcé ce mot ?
– Mademoiselle ! balbutia Gilbert.
– Un mariage, continua la fière jeune fille s’exaltant de plus en plus. Oh ! ce n’est pas de la colère que je ressens pour vous, c’est du mépris, c’est de la haine ; avec ce mépris, c’est un sentiment si bas et si terrible à la fois, que je ne comprends pas qu’on en puisse subir vivant l’expression telle que je vous la jette au visage.
Gilbert pâlit, deux larmes de rage brillèrent aux franges de ses paupières ; ses lèvres s’amincirent, pâlissantes, comme deux filets de nacre.
– Mademoiselle, dit-il tout frémissant, je ne suis pas si peu, en vérité, que je ne puisse servir à réparer la perte de votre honneur.
Andrée se redressa.
– S’il s’agissait d’honneur perdu, monsieur, dit-elle fièrement, ce serait de votre honneur à vous, et non du mien. Telle que je suis, mon honneur à moi est intact, et ce serait en vous épousant que je me déshonorerais !
– Je ne croyais pas, répondit Gilbert d’un ton froid et incisif, qu’une femme, lorsqu’elle est devenue mère, dût considérer autre chose au monde que l’avenir de son enfant.
– Et moi, je ne suppose point que vous osiez vous occuper de cela, monsieur ! repartit Andrée, dont les yeux étincelèrent.
– Je m’en occupe, au contraire, mademoiselle, répondit Gilbert commençant à se relever sous le pied acharné qui le foulait. Je m’en occupe, car je ne veux pas que cet enfant meure de faim, comme cela arrive souvent dans les maisons des nobles, où les filles entendent l’honneur à leur manière. Les hommes se valent entre eux ; des hommes qui valaient eux-mêmes mieux que les autres ont proclamé cette maxime. Que vous ne m’aimiez pas, je le conçois, car vous ne voyez pas mon cœur ; que vous me méprisiez, je le conçois encore, vous ne savez pas ce que je pense ; mais que vous me refusiez le droit de m’occuper de mon enfant, jamais je ne le comprendrai. Hélas ! en cherchant à vous épouser, je ne contentais pas un désir, une passion, une ambition ; j’accomplissais un devoir, je me condamnais à être votre esclave, je vous donnais ma vie. Eh ! mon Dieu, vous n’eussiez jamais porté mon nom ; si vous eussiez voulu, vous eussiez continué de me traiter comme le jardinier Gilbert, c’était juste ; mais, votre enfant, vous ne deviez pas le sacrifier. Voici trois cent mille livres qu’un protecteur généreux, qui m’a jugé autrement que vous, m’a données pour dot. Si je vous épouse, cet argent m’appartient ; or, pour moi, mademoiselle, je n’ai besoin de rien que d’un peu d’air pour respirer, si je vis, et d’une fosse dans la terre pour y cacher mon corps, si je meurs. Ce que j’ai en plus, je le donne à mon enfant ; tenez, voilà les trois cent mille livres.
Et il déposa sur la table la masse de billets, presque sous la main d’Andrée.
– Monsieur, dit celle-ci, vous faites une grave erreur ; vous n’avez pas d’enfant.
– Moi !
– De quel enfant parlez-vous donc ? demanda Andrée.
– Mais de celui dont vous êtes mère. N’avez-vous pas avoué devant deux personnes : devant votre frère Philippe, devant le comte de Balsamo ; n’avez-vous pas avoué que vous étiez enceinte, et que c’était moi, moi, malheureux !…
– Ah ! vous avez entendu cela ? s’écria Andrée. Eh bien ! tant mieux, tant mieux ; alors, monsieur, voici ce que je vous répondrai : Vous m’avez lâchement fait violence ; vous m’avez possédée pendant mon sommeil ; vous m’avez possédée par un crime ; je suis mère, c’est vrai ; mais mon enfant n’a qu’une mère, entendez-vous ? Vous m’avez violée, c’est vrai ; mais vous n’êtes pas le père de mon enfant !
Et, saisissant les billets, elle les jeta dédaigneusement hors de la chambre, de telle façon qu’ils effleurèrent, en volant, le visage blêmissant du malheureux Gilbert.
Alors il ressentit un mouvement de fureur tellement sombre, que le bon ange d’Andrée dut trembler encore une fois pour elle.
Mais cette fureur se contint par sa violence même, et le jeune homme passa devant Andrée sans même lui adresser un regard.
Il n’eut pas plus tôt dépassé le seuil de la porte, qu’elle s’élança derrière lui, ferma portes, persiennes, fenêtres et volets, comme si, par cette action violente, elle mettait l’univers entre le présent et le passé !
Chapitre CLIV. Résolution §
Comment Gilbert rentra chez lui, comment il put, sans expirer de douleur et de rage, supporter les angoisses de la nuit, comment il ne se releva pas tout au moins avec des cheveux blancs, voilà ce que nous n’entreprendrons pas d’expliquer au lecteur.
Le jour venu, Gilbert se sentit un violent désir d’écrire à Andrée pour lui dire tous les arguments si solides, si pleins de probité que la nuit avait fait jaillir de son cerveau ; mais en trop de circonstances déjà il avait expérimenté le caractère inflexible de la jeune fille, il ne lui restait plus aucune espérance. Écrire, d’ailleurs, était une concession qui répugnait à sa fierté. Penser que sa lettre serait froissée, jetée sans être lue peut-être ; songer qu’elle ne servirait qu’à mettre sur ses traces une meute d’ennemis acharnés, inintelligents, ce fut une raison pour qu’il n’écrivît pas.
Gilbert pensa alors que sa démarche pouvait être mieux reçue du père, qui était un avare et un ambitieux ; du frère, qui était un homme de cœur, et dont le premier mouvement seul était à craindre.
– Mais, se dit-il, à quoi bon être soutenu par M. de Taverney ou par M. Philippe, lorsque Andrée me poursuivra de son éternel : « Je ne vous connais pas !… » C’est bien, ajouta-t-il en lui-même ; rien ne m’attache plus à cette femme ; elle-même a pris soin de briser les liens qui nous unissaient.
Il disait cela en se roulant de douleur sur son matelas, en se rappelant avec rage les moindres détails de la voix, de la figure d’Andrée ; il disait cela en souffrant une torture inexprimable, car il l’aimait éperdument.
Quand le soleil, déjà haut sur l’horizon, pénétra dans la mansarde, Gilbert se leva chancelant avec le dernier espoir d’apercevoir son ennemie dans le jardin ou dans le pavillon même.
C’était encore une joie dans le malheur.
Mais, tout à coup, un flot amer de dépit, de remords, de colère, vint noyer sa pensée ; il se rappela tout ce que la jeune fille lui avait fait subir de dégoûts, de mépris ; et, s’arrêtant lui-même au milieu du grenier, par un ordre que la volonté donna rudement à la matière :
– Non, dit-il, non, tu n’iras pas regarder à cette fenêtre ; non, tu ne t’infiltreras plus le poison dont tu te plais à mourir. C’est une cruelle, celle qui jamais, quand tu courbais le front devant elle, ne t’a souri, ne t’a adressé une parole de consolation ou d’amitié ; celle qui a pris plaisir à broyer dans ses ongles ton cœur encore plein d’innocence et de chaste amour. C’est une créature sans honneur et sans religion, celle qui nie à l’enfant son père, son soutien naturel, et qui condamne la pauvre petite créature à l’oubli, à la misère, à la mort peut-être, attendu que cet enfant déshonore les entrailles où il a été conçu. Eh bien, non, Gilbert, tout criminel que tu sois, tout amoureux et lâche que tu es, je te défends de marcher vers cette lucarne et d’adresser un seul regard dans la direction du pavillon ; je te défends de t’apitoyer sur le sort de cette femme, et d’affaiblir les ressorts de ton âme en songeant à tout ce qui s’est passé. Use ta vie comme la brute, dans le travail et la satisfaction des besoins matériels ; use le temps qui va s’écouler entre l’affront et la vengeance, et souviens-toi toujours que le seul moyen de te respecter encore, de te tenir au-dessus de ces nobles orgueilleux, c’est d’être plus noble qu’eux-mêmes.
Pâle, tremblant, attiré par le cœur du côté de cette fenêtre, il obéit pourtant à l’ordre de l’esprit. On eût pu le voir, peu à peu, lentement, comme si ses pieds eussent pris racine en cette chambre, marcher un pas l’un après l’autre pour se porter du côté de l’escalier. Enfin, il sortit pour se rendre chez Balsamo.
Mais tout à coup, se ravisant :
– Fou ! dit-il, misérable écervelé que je suis ! je parlais, je crois, de vengeance, et quelle vengeance exercerais-je ?… Tuer la femme ? Oh ! non, elle tomberait heureuse de me flétrir par une injure de plus ! La déshonorer publiquement ? Oh ! c’est d’un lâche !… Est-il une place sensible en l’âme de cette créature où mon coup d’épingle frappe aussi douloureusement qu’un coup de poignard ?… C’est l’humiliation qu’il lui faut… Oui, car elle est encore plus orgueilleuse que moi.
« L’humilier… moi… comment ? Je n’ai rien, je ne suis rien, et elle va disparaître sans doute. Certes, ma présence, des apparitions fréquentes, un regard de mépris ou de provocation la châtieraient cruellement… Je sais bien que la mère sans entrailles serait une sœur sans cœur, et m’enverrait son frère pour me tuer ; mais qui m’empêche d’apprendre à tuer un homme, comme j’ai appris à raisonner ou à écrire ? Qui m’empêche de terrasser Philippe, de le désarmer, de rire au nez du vengeur comme à celui de l’offensée ? Non, ce moyen est un moyen de comédie. Tel compte sur son adresse et son expérience qui n’a pas calculé l’intervention de Dieu ou du hasard… Seul, moi seul, avec mon bras nu, avec une raison dépouillée d’imagination, avec la force de mes muscles donnée par la nature et la force de ma pensée, je réduirai à néant les projets de ces malheureux… Que veut Andrée ? Que possède-t-elle ? Que met-elle en avant pour sa défense et pour mon opprobre ?… Cherchons. »
Puis, sur le bord de la saillie du mur, courbé, l’œil fixe, il médita profondément.
– Ce qui peut plaire à Andrée, dit-il, c’est ce que je déteste. Il faut donc détruire tout ce que je déteste ?… Détruire ! oh ! non… Que ma vengeance ne me porte jamais au mal ! Que jamais elle ne me force à employer le fer ou le feu !
« Que me reste-t-il alors ? Le voici : c’est de chercher la cause de la supériorité d’Andrée ; c’est de voir par quelle chaîne elle va retenir à la fois mon cœur et mon bras… Oh ! ne plus la voir !… Oh ! ne plus être regardé par elle !… Oh ! passer à deux pas de cette femme, alors que, souriant avec sa beauté insolente, elle tiendra par la main son enfant… son enfant, qui ne me connaîtra jamais… Terre et cieux ! »
Et Gilbert ponctua cette phrase d’un furieux coup de poing dans la muraille, et d’une imprécation plus terrible encore qui s’envola vers le ciel.
– Son enfant ! voilà tout le secret. Il ne faut pas qu’elle possède jamais cet enfant, qu’elle habituerait à exécrer le nom de Gilbert. Il faut qu’au contraire elle sache bien que cet enfant grandira dans l’exécration du nom d’Andrée ! En un mot, cet enfant qu’elle n’aimerait pas, qu’elle torturerait peut-être, car c’est un mauvais cœur, cet enfant avec lequel on me flagellerait perpétuellement, il faut que jamais Andrée ne le voie, et qu’elle pousse, l’ayant perdu, des rugissements pareils à ceux des lionnes qu’on a privées de leurs lionceaux !
Gilbert se releva beau de sa colère et de sa joie sauvage.
– C’est cela, dit-il en étendant le poing vers le pavillon d’Andrée, tu m’as condamné à la honte, à l’isolement, au remords, à l’amour… Je te condamne, moi, à la souffrance sans fruit, à l’isolement, à là honte, à la terreur, à la haine sans vengeance. Tu me chercheras, j’aurai fui ; tu appelleras l’enfant, dusses-tu le déchirer si tu le retrouvais ; mais ce sera au moins une rage de désir que j’aurai allumée dans ton âme ; ce sera une lame sans poignée que j’aurai enfoncée dans ton cœur… Oui, oui, l’enfant ! J’aurai l’enfant, Andrée ; j’aurai, non pas ton enfant comme tu dis, mais le mien. Gilbert aura son enfant ! fils noble par sa mère… Mon enfant !… mon enfant !…
Et il s’anima insensiblement des transports d’une ivresse de joie.
– Allons, dit-il, il ne s’agit plus de dépits vulgaires ou de petites lamentations pastorales ; il s’agit d’un bel et bon complot. Ce n’est plus d’ordonner à mon regard de n’aller pas chercher le pavillon, mais bien d’ordonner à toute ma force, à toute mon âme, de veiller pour assurer le succès de mon entreprise.
« Je veillerai, Andrée ! dit-il solennellement en s’approchant de la fenêtre, jour et nuit ! Tu ne feras plus un mouvement que je ne l’épie ; tu ne pousseras pas un cri de douleur, que je ne te promette une douleur plus aiguë ; tu n’ébaucheras pas un sourire, que je n’y réponde par un rire sardonique et insultant. Tu es ma proie, Andrée ; une partie de toi est ma proie ; je veille, je veille !
Alors, il s’approcha de la lucarne, et vit les persiennes du pavillon s’ouvrir ; puis l’ombre d’Andrée glissa sur les rideaux et sur le plafond de la chambre, reflétée sans doute par quelque glace.
Ensuite vint Philippe, qui s’était levé plus tôt, mais qui avait travaillé dans sa chambre à lui, située derrière celle d’Andrée.
Gilbert remarqua combien la conversation des deux amis était animée. Assurément on parlait de lui, de la scène de la veille. Philippe se promenait avec une sorte de perplexité. Cette arrivée de Gilbert avait peut-être changé quelque chose aux projets d’installation ; peut-être allait-on chercher autre part la paix, les ténèbres, l’oubli.
À cette idée, les yeux de Gilbert devinrent des rayons lumineux qui eussent embrasé le pavillon et pénétré jusqu’au centre du monde !
Mais presque aussitôt une fille de service entra par la porte du jardin ; elle venait avec une recommandation quelconque. Andrée l’agréa, car elle installa immédiatement son petit paquet de hardes dans la chambre qu’occupait autrefois Nicole ; puis divers achats de meubles, d’ustensiles et de provisions confirmèrent le vigilant Gilbert dans la certitude d’une habitation paisible du frère et de la sœur.
Philippe visita et fit visiter, avec le plus grand soin, les serrures de la porte du jardin. Ce qui prouva surtout à Gilbert qu’on le soupçonnait d’être entré avec une fausse clef donnée peut-être par Nicole, c’est que le serrurier, Philippe présent, changea les gardes de la serrure.
Ce fut la première joie que Gilbert eût encore éprouvée depuis tous ces événements.
Il sourit avec ironie.
– Pauvres gens, murmura-t-il, ils ne sont pas bien dangereux ; c’est à la serrure qu’ils s’en prennent, et ils ne me soupçonnent pas même d’avoir eu la force d’escalader !… Pauvre idée qu’ils ont de toi, Gilbert. Tant mieux ! Oui, fière Andrée, ajouta-t-il, malgré les serrures de ta porte, si je voulais pénétrer chez toi, je le pourrais… Mais j’ai enfin le bonheur à mon tour ; je te dédaigne… et, à moins que la fantaisie…
Il pirouetta sur ses talons, en singeant les roués de la cour.
– Mais non, reprit-il amèrement… c’est plus digne de moi, je ne veux plus de vous !… Dormez tranquille ; j’ai mieux que votre possession pour vous torturer à mon aise ; dormez !
Il quitta la lucarne, et, après avoir donné un coup d’œil à ses habits, il descendit l’escalier pour se rendre chez Balsamo.
Chapitre CLV. Au 15 décembre §
Gilbert n’éprouva, de la part de Fritz, aucune difficulté pour être introduit près de Balsamo.
Le comte se reposait sur un sofa, comme les gens riches et oisifs, de la fatigue d’avoir dormi toute la nuit ; du moins c’est ce que pensa Gilbert en le voyant ainsi étendu à une pareille heure.
Il faut croire que l’ordre avait été donné au valet de chambre d’introduire Gilbert aussitôt qu’il se présenterait, car il n’eut pas besoin de dire son nom ou même d’ouvrir la bouche.
À son entrée dans le salon, Balsamo se souleva légèrement sur son coude et referma son livre, qu’il tenait ouvert sans le lire.
– Oh ! oh ! dit-il, voici un garçon qui se marie.
Gilbert ne répondit rien.
– C’est bon, fit le comte en reprenant son attitude insolente, tu es heureux et tu es presque reconnaissant. C’est fort beau. Tu viens me remercier ; c’est du superflu. Garde cela, Gilbert, pour de nouveaux besoins. Les remerciements sont une monnaie de retour qui satisfait beaucoup de gens lorsqu’elle est distribuée avec un sourire. Va, mon ami, va.
Il y avait dans ces paroles et dans le ton que Balsamo avait mis à les prononcer quelque chose de profondément lugubre et doucereux, qui frappa Gilbert à la fois comme un reproche et comme une révélation.
– Non, dit-il, vous vous trompez, monsieur, je ne me marie pas du tout.
– Ah ! fit le comte, que fais-tu donc alors ?… Que t’est-il arrivé ?
– Il est arrivé qu’on m’a éconduit, répliqua Gilbert.
Le comte se retourna tout à fait.
– Tu t’y es mal pris, mon cher.
– Mais non pas, monsieur ; je ne crois pas, du moins.
– Qui t’a évincé ?
– La demoiselle.
– C’était certain ; pourquoi n’as-tu pas parlé au père ?
– Parce que la fatalité n’a pas voulu.
– Ah ! nous sommes fataliste ?
– Je n’ai pas le moyen d’avoir de la foi.
Balsamo fronça le sourcil, et regarda Gilbert avec une sorte de curiosité.
– Ne parle pas ainsi des choses que tu ne connais pas, dit-il ; chez les hommes faits, c’est de la bêtise ; chez les enfants, c’est de l’outrecuidance. Je te permets d’avoir de l’orgueil, mais non d’être un imbécile ; dis-moi que tu n’as pas le moyen d’être un sot, et je t’approuverai. Au résumé, qu’as-tu fait ?
– Voici. J’ai voulu, comme les poètes, aller songer au lieu d’agir ; j’ai voulu m’aller promener dans des allées où j’avais eu du plaisir à rêver d’amour, et tout à coup la réalité s’est présentée à moi sans que je fusse préparé : la réalité m’a tué sur place.
– C’est encore bien fait, Gilbert ; car un homme, dans la situation où tu te trouves, ressemble aux éclaireurs d’une armée. Ces gens-là ne doivent marcher que le mousqueton au poing droit et la lanterne sourde au poing gauche.
– Enfin, monsieur, j’ai échoué ; mademoiselle Andrée m’a appelé scélérat, assassin, et m’a dit qu’elle me ferait tuer.
– Bon ! mais son enfant ?
– Elle m’a dit que son enfant était à elle, non à moi.
– Après ?
– Après, je me suis retiré.
– Ah !
Gilbert releva la tête.
– Qu’eussiez-vous fait, vous ? dit-il.
– Je ne sais pas encore ; dis-moi ce que tu veux faire.
– La punir de ce qu’elle m’a fait subir d’humiliations.
– C’est un mot, cela.
– Non, monsieur, c’est une résolution.
– Mais… tu t’es laissé peut-être arracher ton secret… ton argent ?
– Mon secret est à moi, et je ne le laisserai prendre à personne ; l’argent était à vous, je le rapporte.
Et Gilbert ouvrit sa veste et en tira les trente billets de caisse, qu’il compta minutieusement en les étalant sur la table de Balsamo.
Le comte les prit, les plia, toujours en observant Gilbert, dont le visage ne trahit pas la plus légère émotion.
– Il est honnête, il n’est pas avide… Il a de l’esprit, de la fermeté… c’est un homme, pensa-t-il.
– Maintenant, monsieur le comte, dit Gilbert, j’ai à vous rendre raison de deux louis que vous m’avez donnés.
– N’exagère rien, répliqua Balsamo ; c’est beau de rendre cent mille écus, c’est puéril de rendre quarante-huit livres.
– Je ne voulais pas vous les rendre ; je voulais seulement vous dire ce que j’ai fait de ces louis afin que vous sachiez pertinemment que j’ai besoin d’en avoir d’autres.
– Voilà qui est différent… Tu demandes, alors ?
– Je demande…
– Pourquoi ?
– Pour faire une chose de ce que vous avez tout à l’heure nommé un mot.
– Soit. Tu veux te venger ?
– Noblement, je le crois.
– Je n’en doute pas ; mais cruellement, est-ce vrai ?
– C’est vrai.
– Combien te faut-il ?
– Il me faut vingt mille livres.
– Et tu ne toucheras pas à cette jeune femme ? dit Balsamo croyant arrêter Gilbert par cette question.
– Je ne la toucherai pas.
– Son frère ?
– Non plus ; son père non plus.
– Tu ne la calomnieras pas ?
– Je n’ouvrirai jamais la bouche pour prononcer son nom.
– Bien, je te comprends… Mais c’est tout un, de poignarder une femme avec le fer, ou de la tuer par des bravades continuelles… Tu veux la braver en te montrant, en la suivant, en l’accablant de sourires pleins d’insulte et de haine.
– Je veux si peu faire ce que vous dites, que je viens vous demander, au cas où l’envie me prendrait de quitter la France, un moyen de passer la mer sans qu’il m’en coûte.
Balsamo se récria.
– Maître Gilbert, dit-il de sa voix à la fois aigre et caressante, qui ne contenait cependant ni douleur ni joie ; maître Gilbert, il me semble que vous n’êtes pas conséquent avec votre étalage de désintéressement. Vous me demandez vingt mille livres, et, sur ces vingt mille livres, vous n’en pouvez prendre mille pour vous embarquer ?
– Non, monsieur, et cela pour deux raisons.
– Voyons les raisons.
– La première, c’est que je n’aurai effectivement pas un denier le jour où je m’embarquerai ; car, notez bien ceci, monsieur le comte, ce n’est pas pour moi que je demande ; je demande pour la réparation d’une faute que vous m’avez facilitée…
– Ah ! tu es tenace ! dit Balsamo la bouche crispée.
– Parce que j’ai raison. Je vous demande de l’argent pour réparer, vous dis-je, et non pour vivre ou pour me consoler ; pas un sou de ces vingt mille livres n’effleurera ma poche : ils ont leur destination.
– Ton enfant, je vois cela…
– Mon enfant, oui, monsieur, répliqua Gilbert avec un certain orgueil.
– Mais toi ?
– Moi, je suis fort, libre et intelligent ; je vivrai toujours ; je veux vivre !
– Oh ! tu vivras ! Jamais Dieu n’a donné une volonté de cette force à des âmes qui doivent quitter prématurément la terre. Dieu habille chaudement les plantes qui ont besoin de braver de longs hivers ; il donne la cuirasse d’acier aux cœurs qui ont à subir les longues épreuves. Mais tu avais, ce me semble, annoncé deux motifs pour ne pas garder mille livres : la délicatesse d’abord…
– Ensuite la prudence. Le jour où je quitterai la France, force me sera de me cacher… Ce n’est donc pas en allant trouver un capitaine dans un port, en lui remettant de l’argent – car je présume que c’est ainsi qu’on fait –, ce n’est pas, dis-je, en m’allant vendre moi-même que je réussirai à me cacher.
– Alors, tu supposes que je puis t’aider à disparaître ?
– Je sais que vous le pouvez.
– Qui te l’a dit ?
– Oh ! vous avez trop de moyens surnaturels à votre disposition pour n’avoir pas aussi l’arsenal tout entier des moyens naturels. Un sorcier n’est jamais si sûr de lui qu’il n’ait quelque bonne porte de salut.
– Gilbert, dit tout à coup Balsamo en étendant la main sur le jeune homme, tu es un esprit aventureux, hardi ; tu es pétri de bien et de mal, comme une femme ; tu es stoïque et probe sans affèterie ; je ferai de toi un homme très grand ; demeure avec moi. Je te crois capable de reconnaissance ; demeure ici, te dis-je, cet hôtel est un asile sûr ; moi, d’ailleurs, je quitte l’Europe dans quelques mois, je t’emmènerai.
Gilbert écouta.
– Dans quelques mois, dit-il, je ne répondrais pas non ; mais, aujourd’hui, je dois vous dire : « Merci, monsieur le comte, votre proposition est éblouissante pour un malheureux ; toutefois, je la refuse. »
– La vengeance d’un moment ne vaut pas un avenir de cinquante années, peut-être ?
– Monsieur, ma fantaisie ou mon caprice vaut toujours pour moi plus que tout l’univers, au moment où j’ai cette fantaisie ou ce caprice. D’ailleurs, outre la vengeance, j’ai un devoir à remplir.
– Voici tes vingt mille livres, répliqua Balsamo sans hésitation.
Gilbert prit deux billets de caisse, et, regardant son bienfaiteur :
– Vous obligez comme un roi ! dit-il.
– Oh ! mieux, j’espère, dit Balsamo ; car je ne demande pas même qu’on me garde un souvenir.
– Bien ; mais je suis reconnaissant, comme vous disiez tout à l’heure, et, lorsque ma tâche sera remplie, je vous paierai ces vingt mille livres.
– Comment ?
– En me mettant à votre service autant d’années qu’il en faut à un serviteur pour payer vingt mille livres à son maître.
– Tu es encore cette fois illogique, Gilbert. Tu me disais, il n’y a qu’un moment : « Je vous demande vingt mille livres, que vous me devez. »
– C’est vrai ; mais vous m’avez gagné le cœur.
– J’en suis aise, dit Balsamo sans aucune expression. Ainsi, tu seras à moi, si je veux ?
– Oui.
– Que sais-tu faire ?
– Rien ; mais tout est dans moi.
– C’est vrai.
– Mais je veux avoir dans ma poche un moyen de quitter la France en deux heures, si besoin était.
– Ah ! voilà mon service déserté.
– Je saurai bien vous revenir.
– Et je saurai bien te retrouver. Voyons, terminons là, causer si longuement me fatigue. Avance la table.
– Voici.
– Passe-moi les papiers qui sont dans ce petit carton sur le chiffonnier.
– Voici.
Balsamo prit les papiers, et lut à mi-voix les lignes sur un des papiers couvert de trois signatures, ou plutôt de trois chiffres étranges.
« Le 15 décembre, au Havre, pour Boston, P. J. l’Adonis. »
– Que penses-tu de l’Amérique, Gilbert ?
– Que ce n’est pas la France, et qu’il me sera fort doux d’aller par mer, à un moment donné, dans un pays quelconque qui ne sera pas la France.
– Bien !… Vers le 15 décembre : n’est-ce pas ce moment donné dont tu parles ?
Gilbert compta sur ses doigts en réfléchissant.
– Précisément, dit-il.
Balsamo prit une plume et se contenta d’écrire sur une feuille blanche ces deux lignes :
« Recevez sur l’Adonis un passager.
Joseph Balsamo. »
– Mais ce papier est dangereux, dit Gilbert, et moi qui cherche un gîte, je pourrai bien trouver la Bastille.
– À force d’avoir de l’esprit, on ressemble à un sot, dit le comte. L’Adonis, mon cher monsieur Gilbert, est un navire marchand dont je suis le principal armateur.
– Pardonnez-moi, monsieur le comte, dit Gilbert en s’inclinant ; je suis, en effet, un misérable à qui la tête tourne quelquefois, mais jamais deux fois de suite ; pardonnez-moi donc, et croyez à toute ma reconnaissance.
– Allez, mon ami.
– Adieu, monsieur le comte.
– Au revoir, dit Balsamo en lui tournant le dos.
Chapitre CLVI. Dernière audience §
En novembre, c’est-à-dire plusieurs mois après les événements que nous avons racontés, Philippe de Taverney sortit de grand matin pour la saison, c’est-à-dire au petit jour, de la maison qu’il habitait avec sa sœur. Déjà s’étaient éveillées, sous les lanternes encore allumées, toutes les petites industries parisiennes : les petits gâteaux fumants que le pauvre marchand de la campagne dévore comme un régal à l’air vif du matin, les hottes chargées de légumes, les charrettes pleines de poissons et d’huîtres qui courent à la halle, et, dans ce mouvement de la foule laborieuse, une sorte de réserve imposée aux travailleurs par le respect du sommeil des riches.
Philippe se hâta de traverser le quartier populeux et embarrassé qu’il habitait pour gagner les Champs-Élysées, absolument déserts.
Les feuilles tournoyaient rouillées à la cime des arbres ; la plus grande partie jonchait déjà les allées battues du Cours la Reine, et les jeux de boule, abandonnés à cette heure, étaient cachés sous un épais tapis de ces feuilles frissonnantes.
Le jeune homme était vêtu, comme les bourgeois les plus aisés de Paris, d’un habit à larges basques, d’une culotte et de bas de soie ; il portait l’épée ; sa coiffure, très soignée, annonçait qu’il avait dû se livrer bien longtemps avant le jour aux mains du perruquier, ressource suprême de toute la beauté de cette époque.
Aussi, quand Philippe s’aperçut que le vent du matin commençait à déranger sa coiffure et à disperser la poudre, promena-t-il un regard plein de déplaisir sur l’avenue des Champs-Élysées, pour voir si quelqu’une des voitures de louage affectées au service de cette route ne se serait pas déjà mise en chemin.
Il n’attendit pas longtemps : un carrosse usé, fané, brisé, tiré par une maigre jument isabelle, commençait à cahoter la route ; son cocher, à l’œil vigilant et morne, cherchait au loin un voyageur dans les arbres, comme Énée un de ses vaisseaux dans les vagues de la mer Tyrrhénienne.
En apercevant Philippe, l’automédon fit sentir plus énergiquement le fouet à sa jument ; si bien que le carrosse rejoignit le voyageur.
– Arrangez-vous de façon, dit Philippe, qu’à neuf heures précises je sois à Versailles, et vous aurez un demi-écu.
À neuf heures, en effet, Philippe avait de la dauphine une de ces audiences matinales comme elle commençait à en donner. Vigilante et s’affranchissant de toute loi d’étiquette, la princesse avait l’habitude de visiter le matin les travaux qu’elle faisait exécuter dans Trianon ; et, trouvant sur son passage les solliciteurs à qui elle avait accordé un entretien, elle terminait rapidement avec eux, avec une présence d’esprit et une affabilité qui n’excluaient point la dignité, parfois même la hauteur, quand elle s’apercevait qu’on se méprenait à ses délicatesses.
Philippe avait d’abord résolu de faire la route à pied, car il en était réduit aux plus dures économies ; mais le sentiment de l’amour-propre, ou peut-être seulement celui d’un respect que tout militaire ne perd jamais pour sa tenue vis-à-vis du supérieur, avait forcé le jeune homme à dépenser une journée d’économies pour se rendre en habit décent à Versailles.
Philippe comptait bien revenir à pied. Sur le même degré de l’échelle, partis de deux points opposés, le patricien Philippe et le plébéien Gilbert s’étaient, comme on voit, rencontrés.
Philippe revit, avec le cœur serré, tout ce Versailles encore magique, où tant de rêves dorés et roses l’avaient enchanté de leurs promesses. Il revit avec le cœur brisé Trianon, souvenir de malheur et de honte ; à neuf heures précises, il longeait, muni de sa lettre d’audience, le petit parterre aux abords du pavillon.
Il aperçut, à une distance de cent pas environ, la princesse causant avec son architecte, enveloppée de fourrures de martre, bien qu’il ne fît pas un temps froid ; la jeune dauphine, avec un petit chapeau comme les dames de Watteau, se détachait sur les haies d’arbres verts. Quelquefois le son de sa voix argentine et vibrante arrivait jusqu’à Philippe, et remuait en lui des sentiments qui, d’ordinaire, effacent tout ce qui est chagrin dans un cœur blessé.
Plusieurs personnes, favorisées d’audiences comme Philippe, se présentèrent les unes après les autres à la porte du pavillon, dans l’antichambre duquel un huissier les venait chercher à tour de rôle. Placées sur le passage de la princesse chaque fois qu’elle revenait en sens inverse, avec Mique, ces personnes recevaient un mot de Marie-Antoinette, ou même la faveur spéciale d’un échange de quelques paroles dites en particulier.
Puis la princesse attendait qu’une autre visite se présentât.
Philippe demeurait le dernier. Il avait vu déjà les yeux de la dauphine se tourner vers lui, comme si elle eût cherché à le reconnaître ; alors il rougissait et tâchait de prendre, à sa place, l’attitude la plus modeste et la plus patiente.
L’huissier vint enfin lui demander s’il ne se présentait pas aussi, attendu que madame la dauphine n’allait pas tarder à rentrer, et que, une fois rentrée, elle ne recevait plus personne.
Philippe s’avança donc. La dauphine ne le perdit pas du regard pendant tout le temps qu’il mit à franchir cette distance de cent pas, et lui choisit le moment le plus favorable pour bien placer son salut respectueux.
La dauphine, se tournant vers l’huissier :
– Le nom de cette personne qui salue ? dit-elle.
L’huissier lut sur le billet d’audience :
– M. Philippe de Taverney, madame, répliqua-t-il.
– C’est vrai…, dit la princesse.
Et elle attacha sur le jeune homme un plus long, un plus curieux regard.
Philippe attendait à demi courbé.
– Bonjour, monsieur de Taverney, dit Marie-Antoinette. Comment se porte mademoiselle Andrée ?
– Assez mal, madame, répliqua le jeune homme ; mais ma sœur sera bien heureuse de ce témoignage d’intérêt que daigne lui donner Votre Altesse royale.
La dauphine ne répondit pas ; elle avait lu bien des souffrances sur les traits amaigris et pâles de Philippe ; elle reconnaissait bien difficilement sous l’habit modeste du citadin ce bel officier qui, le premier, lui avait servi de guide sur la terre de France.
– Monsieur Mique, dit-elle en se rapprochant de l’architecte, nous sommes donc convenus de l’ornement de la salle de danse ; la plantation du bois voisin est déjà décidée. Pardonnez-moi de vous avoir tenu au froid si longtemps.
C’était le congé. Mique salua et partit.
La dauphine salua aussitôt toutes les personnes qui attendaient à quelque distance, et ces personnes se retirèrent immédiatement. Philippe crut que ce salut l’allait atteindre comme les autres, et déjà son cœur souffrait, lorsque la princesse, passant devant lui :
– Vous disiez donc, monsieur, continua-t-elle, que votre sœur est malade ?
– Sinon malade, madame, se hâta de répondre Philippe, du moins languissante.
– Languissante ! s’écria la dauphine avec intérêt ; une si belle santé !
Philippe s’inclina. La jeune princesse lui lança encore un de ces regards investigateurs que, chez un homme de sa race, on eût appelé un regard de l’aigle. Puis, après une pause :
– Permettez que je marche un peu, dit-elle, le vent est froid.
Elle fit quelques pas ; Philippe était resté en place.
– Quoi ! vous ne me suivez pas ? dit Marie-Antoinette en se retournant.
Philippe, en deux bonds, fut près d’elle.
– Pourquoi donc ne m’avez-vous pas prévenue plus tôt de cet état de mademoiselle Andrée, à qui je m’intéresse ?
– Hélas ! dit Philippe, Votre Altesse vient de dire le mot… Votre Altesse s’intéressait à ma sœur… mais, maintenant…
– Je m’intéresse encore, sans doute, monsieur… Cependant, il me semble que mademoiselle de Taverney a quitté mon service bien prématurément.
– La nécessité, madame ! dit tout bas Philippe.
– Quoi ! ce mot est affreux : la nécessité !… Expliquez-moi ce mot, monsieur.
Philippe ne répondit pas.
– Le docteur Louis, continua la dauphine, m’a raconté que l’air de Versailles était funeste à la santé de mademoiselle de Taverney ; que cette santé se rétablirait dans le séjour de la maison paternelle… Voilà tout ce qu’on m’a dit ; or, votre sœur m’a rendu une seule visite avant son départ. Elle était pâle, elle était triste ; je dois dire qu’elle me témoigna beaucoup de dévouement dans cette dernière entrevue, car elle pleura des larmes abondantes !
– Des larmes sincères, madame, dit Philippe, dont le cœur battait violemment, des larmes qui ne sont pas taries.
– J’ai cru voir, poursuivit la princesse, que monsieur votre père avait forcé sa fille à venir à la cour, et que, sans doute, cette enfant regrettait votre pays, quelque affection…
– Madame, se hâta de dire Philippe, ma sœur ne regrette que Votre Altesse.
– Et elle souffre… Maladie étrange, que l’air du pays devait guérir, et que l’air du pays aggrave.
– Je n’abuserai pas Votre Altesse plus longtemps, dit Philippe ; la maladie de ma sœur est un profond chagrin qui l’a conduite à un état voisin du désespoir. Mademoiselle de Taverney n’aime cependant au monde que Votre Altesse et moi, mais elle commence à préférer Dieu à toutes les affections, et l’audience que j’ai eu l’honneur de solliciter, madame, a pour but de vous demander votre protection relativement à ce désir de ma sœur.
La dauphine leva la tête.
– Elle veut entrer en religion, n’est-ce pas ?
– Oui, madame.
– Et vous souffrirez cela, vous qui aimez cette enfant ?
– Je crois juger sainement sa position, madame, et ce conseil est venu de moi. Cependant, j’aime assez ma sœur pour que ce conseil ne soit pas suspect, et le monde ne l’attribuera point à mon avarice. Je n’ai rien à gagner à la claustration d’Andrée : nous ne possédons rien ni l’un ni l’autre.
La dauphine s’arrêta, et, jetant à la dérobée un nouveau regard sur Philippe :
– Voilà ce que je disais tout à l’heure quand vous n’avez pas voulu me comprendre, monsieur ; vous n’êtes pas riche ?
– Votre Altesse…
– Pas de fausse honte, monsieur ; il s’agit du bonheur de cette pauvre fille… Répondez-moi sincèrement, comme un honnête homme… que vous êtes, j’en suis certaine.
L’œil brillant et loyal de Philippe rencontra celui de la princesse et ne se baissa point.
– Je répondrai, madame, dit-il.
– Eh bien, est-ce par nécessité que votre sœur veut quitter le monde ? Qu’elle parle ! Bon Dieu ! les princes sont malheureux ! Dieu leur a donné un cœur pour plaindre les infortunes, mais il leur a refusé cette clairvoyance suprême qui devine le malheur sous les voiles de la discrétion. Répondez donc franchement : est-ce cela ?
– Non, madame, dit Philippe avec fermeté ; non, ce n’est pas cela ; pourtant, ma sœur désire entrer au couvent de Saint-Denis, et nous ne possédons que le tiers de la dot.
– La dot est de soixante mille livres ! s’écria la princesse ; vous n’avez donc que vingt mille livres ?
– À peine, madame ; mais nous savons que Votre Altesse peut d’un mot, et sans bourse délier, faire admettre une pensionnaire.
– Certes, je le puis.
– Voilà donc l’unique faveur que j’oserai solliciter de Votre Altesse, si déjà elle n’a promis son intercession à quelqu’un auprès de Madame Louise de France.
– Colonel, vous me surprenez étrangement dit Marie-Antoinette ; quoi ! si près de moi, j’ai tant de noble misère ! Eh ! colonel, c’est mal de m’avoir ainsi trompée.
– Je ne suis pas colonel, madame, répliqua doucement Philippe, je ne suis rien qu’un dévoué serviteur de Votre Altesse.
– Pas colonel, dites-vous ? Et depuis quand ?
– Je ne l’ai jamais été, madame.
– Le roi a promis en ma présence un régiment…
– Dont le brevet n’a jamais été expédié.
– Mais vous aviez un grade…
– Que j’ai abandonné, madame, étant tombé dans la disgrâce du roi.
– Pourquoi ?
– Je l’ignore.
– Oh ! fit la dauphine avec une profonde tristesse ; oh ! la cour !
Alors Philippe sourit avec mélancolie.
– Vous êtes un ange du ciel, madame, dit-il, et je regrette bien de ne pas servir la maison de France, afin d’avoir l’occasion de mourir pour vous.
Un éclair si vif et si ardent passa dans les yeux de la dauphine, que Philippe cacha son visage dans ses deux mains. La princesse n’essaya pas même de le consoler ou de l’arracher à la pensée qui le dominait en ce moment.
Muette et respirant avec effort, elle effeuillait quelques roses du Bengale arrachées à leur tige par sa main nerveuse et inquiète.
Philippe revint à lui.
– Veuillez me pardonner, dit-il, madame.
Marie-Antoinette ne répondit pas à ces paroles.
– Votre sœur entrera dès demain, si elle veut, à Saint-Denis, dit-elle avec la vivacité de la fièvre, et vous, dans un mois, vous serez à la tête d’un régiment ; je le veux !
– Madame, répliqua Philippe, voulez-vous avoir encore cette bonté de m’entendre en mes dernières explications ? Ma sœur accepte le bienfait de Votre Altesse royale ; moi, je dois le refuser.
– Vous refusez ?
– Oui, madame ; j’ai reçu un affront de la cour… Les ennemis qui me l’ont fait infliger trouveraient moyen de me frapper plus fort, me voyant plus élevé.
– Quoi ! même avec ma protection ?
– Surtout avec votre gracieuse protection, madame, dit Philippe résolument.
– C’est vrai ! murmura la princesse en pâlissant.
– Et puis, madame, non… j’oubliais, j’oubliais en vous parlant, qu’il n’y a plus de bonheur sur la terre… j’oubliais que, rentré dans l’ombre, je n’en dois plus sortir ; dans l’ombre un homme de cœur prie et se souvient !
Philippe prononça ces mots avec un accent qui fit tressaillir la princesse.
– Un jour viendra, dit-elle, où j’aurai le droit de dire ce que je ne puis que penser en ce moment. Monsieur, votre sœur peut, dès qu’il lui plaira, entrer à Saint-Denis.
– Merci, madame, merci.
– Quant à vous… je veux que vous m’adressiez une demande.
– Mais, madame…
– Je le veux !
Philippe vit s’abaisser vers lui la main gantée de la princesse ; cette main demeurait suspendue comme dans l’attente ; peut-être n’exprimait-elle que la volonté.
Le jeune homme s’agenouilla, prit cette main, et lentement, avec un cœur gonflé, palpitant, y posa ses lèvres.
– Cette demande ! voyons, dit la dauphine si émue, qu’elle ne retira pas sa main.
Philippe courba la tête. Un flot d’amères pensées l’engloutit comme le naufragé dans une tempête… Il demeura quelques secondes muet et immobile ; puis, se relevant décoloré et les yeux éteints :
– Un passeport pour quitter la France, dit-il, le jour où ma sœur entrera dans le couvent de Saint-Denis.
La dauphine se recula comme épouvantée ; puis, voyant toute cette douleur que sans doute elle comprit, que peut-être elle partageait, elle ne trouva rien à répondre que ces mots à peine intelligibles :
– C’est bien.
Et elle disparut dans une allée de cyprès, les seuls qui eussent conservé intactes leurs feuilles éternelles, parure des tombeaux.
Chapitre CLVII. L’enfant sans père §
Le jour de douleur, le jour de honte approchait. Andrée, malgré les visites de plus en plus fréquentes du bon docteur Louis, malgré les soins affectueux et les consolations de Philippe, s’assombrissait d’heure en heure, comme les condamnés que leur dernière heure menace.
Ce frère malheureux trouvait quelquefois Andrée rêveuse et frémissante… Ses yeux étaient secs… pendant des journées entières, elle ne laissait échapper aucune parole ; puis, tout à coup, se levant, elle faisait deux ou trois tours précipités dans sa chambre, essayant, comme Didon, de s’élancer hors d’elle-même, c’est-à-dire hors de la douleur qui la tuait.
Un soir enfin, la voyant plus pâle, plus inquiète, plus nerveuse que de coutume, Philippe envoya chercher le docteur, pour qu’il arrivât dans la nuit même.
C’était le 29 novembre. Philippe avait eu l’art de prolonger fort tard la veillée d’Andrée ; il avait abordé avec elle les sujets de conversation les plus tristes, les plus intimes, ceux même que la jeune fille redoutait, comme le blessé redoute les approches d’une main brutale et lourde pour sa blessure.
Il était assis auprès du feu ; la servante, en allant à Versailles chercher le docteur, avait oublié de fermer les persiennes, en sorte que le reflet de la lampe, celui du feu même, éclairait doucement le tapis de neige jeté sur le sable du jardin par les premiers froids de l’hiver.
Philippe laissa venir le moment où l’esprit d’Andrée commençait à se tranquilliser ; puis, sans préambule :
– Chère sœur, dit-il, avez-vous enfin pris votre résolution ?
– À quel sujet ? répondit Andrée avec un douloureux soupir.
– Au sujet… de votre enfant, ma sœur.
Andrée tressaillit.
– Le moment approche, continua Philippe.
– Mon Dieu !
– Et je ne serais pas surpris que demain…
– Demain ?
– Aujourd’hui même, chère sœur.
Andrée devint si pâle, que Philippe, effrayé, lui prit et lui baisa la main.
Andrée se remit aussitôt.
– Mon frère, dit-elle, je n’aurai pas avec vous de ces hypocrisies qui déshonorent les âmes vulgaires. Le préjugé du bien est chez moi confondu avec le préjugé du mal. Ce qui est mal, je ne le connais plus depuis que je me défie de ce qui est bien. Ainsi, ne me jugez pas plus rigoureusement qu’on ne juge une folle, à moins que vous ne préfériez prendre au sérieux la philosophie que je vais vous esquisser, et qui, je vous jure, est l’expression parfaite, unique de mes sentiments, comme le résumé de mes sensations.
– Quoi que vous disiez, Andrée, quoi que vous fassiez, vous serez toujours pour moi la plus chérie, la plus respectée des femmes.
– Merci, mon seul ami. J’ose dire que je ne suis pas indigne de ce que vous me promettez. Je suis mère, Philippe ; mais Dieu a voulu, je le crois du moins, ajouta-t-elle en rougissant, que la maternité fût, chez la créature, un état analogue à celui de la fructification chez la plante. Le fruit ne vient qu’après la fleur. Pendant la floraison, la plante s’est préparée, transformée ; car la floraison, à mon sens, c’est l’amour.
– Vous avez raison, Andrée.
– Moi, reprit vivement la jeune fille, moi, je n’ai connu ni préparation, ni transformation ; moi, je suis une anomalie ; moi, je n’ai pas aimé, je n’ai pas désiré ; moi, j’ai l’esprit et le cœur aussi vierges que le corps… Et cependant !… triste prodige !… ce que je n’ai pas désiré, ce que je n’ai pas rêvé même, Dieu me l’envoie… lui qui n’a jamais donné de fruits à l’arbre créé pour être stérile… Où sont chez moi les aptitudes, les instincts ? Où sont les ressources même ?… La mère qui souffre les douleurs de l’enfantement connaît et apprécie son sort ; moi, je ne sais rien ; moi, je tremble de penser ; moi, je vais à ce dernier jour comme si j’allais à l’échafaud… Philippe, je suis maudite !…
– Andrée, ma sœur !
– Philippe, reprit-elle avec une véhémence inexprimable, ne sens-je pas bien que je hais cet enfant ?… Oh ! oui, je le hais ! je me rappellerai toute ma vie, si je vis, Philippe, le jour où pour la première fois s’éveilla dans mon flanc cet ennemi mortel que je porte ; je frissonne encore quand je me souviens que ce tressaillement, si doux aux mères, de cette créature innocente alluma dans mon sang une fièvre de colère et fit monter le blasphème à mes lèvres, jusque-là si pures. Philippe, je suis une mauvaise mère ! Philippe, je suis maudite !
– Au nom du ciel, bonne Andrée, calme-toi ; n’égare pas ton cœur avec ton esprit. Cet enfant, c’est ta vie et le sang de tes entrailles ; cet enfant, je l’aime, car il vient de toi.
– Tu l’aimes ! s’écria-t-elle, furieuse et livide ; tu oses me dire, à moi, que tu aimes mon déshonneur et le tien ! tu oses me déclarer que tu aimes ce souvenir d’un crime, cette représentation du lâche criminel !… Eh bien, Philippe, je te l’ai dit, je ne suis pas lâche, moi, je ne suis pas fausse ; je hais l’enfant parce qu’il n’est pas mon enfant et que je ne l’ai pas appelé ! Je l’exècre parce qu’il ressemblera peut-être à son père… Son père !… Oh ! je mourrai un jour en prononçant cet horrible mot ! Mon Dieu ! dit-elle en se jetant à genoux sur le parquet, je ne peux tuer cet enfant à sa naissance, c’est vous qui l’avez animé… Je n’ai pu me tuer moi-même tant que je le portais, car vous avez proscrit le suicide aussi bien que le meurtre ; mais, je vous en prie, je vous en supplie, je vous en conjure, si vous êtes juste, mon Dieu, si vous avez souci des misères de ce monde, et si vous n’avez pas décrété que je mourrais de désespoir après avoir vécu d’opprobre et de larmes, mon Dieu, reprenez cet enfant ! mon Dieu, tuez cet enfant ! mon Dieu, délivrez moi ! vengez-moi !
Effrayante de colère et sublime d’action, elle frappait son front sur le chambranle de marbre, malgré les efforts de Philippe, qui l’étreignait dans ses bras.
Soudain la porte s’ouvrit : la servante rentra, conduisant le docteur, qui, du premier regard, devina toute la scène.
– Madame, dit-il avec ce calme du médecin qui impose toujours, aux uns la contrainte, aux autres la soumission ; madame, ne vous exagérez pas les douleurs de ce travail, qui ne peut tarder… Vous, dit-il à la servante, préparez tout ce que je vous ai dit en route. Vous, dit-il à Philippe, soyez plus raisonnable que madame, et, au lieu de partager ses craintes ou ses faiblesses, joignez vos exhortations aux miennes.
Andrée se releva, presque honteuse. Philippe l’assit sur un fauteuil.
On vit alors la malade rougir et se renverser avec une contraction douloureuse ; ses mains crispées s’accrochèrent aux franges du fauteuil, et la première plainte s’exhala de ses lèvres violacées.
– Cette douleur, cette chute, cette colère ont avancé la crise, dit le docteur. Retirez-vous dans votre chambre, monsieur de Taverney, et… du courage !
Philippe, le cœur gonflé, se précipita vers Andrée, qui avait entendu, qui palpitait, et qui, se soulevant malgré la douleur, suspendit ses deux bras au cou de son frère.
Elle l’étreignit énergiquement, colla ses lèvres sur la joue froide du jeune homme, et lui dit tout bas :
– Adieu !… adieu !… adieu !…
– Docteur ! docteur ! s’écria Philippe au désespoir, entendez-vous…
Louis sépara les deux infortunés avec une douce violence, replaça Andrée sur le fauteuil, conduisit Philippe dans la chambre, dont il tira les verrous qui gardaient la chambre d’Andrée, puis, fermant les rideaux, les portes, il ensevelit ainsi, en la concentrant dans cette seule chambre, toute la scène qui allait se passer du médecin à la femme, de Dieu à tous les deux.
À trois heures du matin, le docteur ouvrit la porte derrière laquelle pleurait et suppliait Philippe.
– Votre sœur a donné le jour à un fils, dit-il.
Philippe joignit les mains.
– N’entrez pas, dit le médecin, elle dort.
– Elle dort… Oh ! docteur, est-ce bien vrai, qu’elle dort ?
– S’il en était autrement, monsieur, je vous dirais : « Votre sœur a donné le jour à un fils, mais ce fils a perdu sa mère… » Voyez, d’ailleurs.
Philippe avança la tête.
– Écoutez sa respiration…
– Oui ! oh ! oui ! murmura Philippe en embrassant le médecin.
– Maintenant, vous savez que nous avons retenu une nourrice. J’avais, en passant au Point-du-Jour, où demeure cette femme, prévenu pour qu’elle se tînt prête… Mais c’est vous seul qui pouvez l’amener ici ; c’est vous seul qu’il faut qu’on voie… Profitez donc du sommeil de la malade, et partez avec la voiture qui m’a amené.
– Mais vous, docteur ? vous ?…
– Moi, j’ai, place Royale, un malade à peu près désespéré… une pleurésie… Je veux achever la nuit près de son lit, afin de surveiller l’emploi des remèdes et leur résultat.
– Le froid, docteur…
– J’ai mon manteau.
– La ville est peu sûre.
– Vingt fois, depuis vingt ans, on m’a arrêté la nuit. J’ai toujours répondu : « Mon ami, je suis médecin, et je me rends chez un malade… Voulez-vous mon manteau ? Prenez-le ; mais ne me tuez pas ; car, sans moi, mon malade mourrait. » Et, remarquez-le bien, monsieur, ce manteau a vingt ans de service. Les voleurs me l’ont toujours laissé.
– Bon docteur !… Demain, n’est-ce pas ?
– Demain, à huit heures, je serai ici. Adieu.
Le docteur prescrivit à la servante quelques soins et beaucoup d’assiduité près de la malade. Il voulait que l’enfant fût placé près de la mère, Philippe le supplia de l’éloigner, se rappelant encore les dernières manifestations de sa sœur.
Louis installa donc lui-même cet enfant dans la chambre de la servante, puis s’esquiva par la rue Montorgueil, tandis que le fiacre emmenait Philippe du côté du Roule.
La servante s’endormit dans le fauteuil, près de sa maîtresse.
Chapitre CLVIII. L’enlèvement §
Dans les intervalles de ce sommeil réparateur qui suit les grandes fatigues, l’esprit semble avoir conquis une double puissance : la faculté d’apprécier le bien-être de la situation, et la faculté de veiller sur le corps, dont la prostration est semblable à la mort.
Andrée, revenue au sentiment de la vie, ouvrit les yeux et vit à ses côtés la servante qui dormait. Elle entendit le pétillement joyeux de l’âtre, et admira ce silence ouaté de la chambre, où tout reposait comme elle…
Cette intelligence n’était pas toute la veille ; ce n’était pas non plus tout le sommeil. Andrée prenait plaisir à prolonger cet état d’indécision, de molle somnolence ; elle laissait les idées renaître les unes après les autres dans son cerveau fatigué, comme si elle eût craint l’invasion subite de sa raison tout entière.
Soudain un vagissement lointain, faible, perceptible à peine, arriva jusqu’à son oreille à travers l’épaisseur de la cloison.
Ce bruit rendit à Andrée les tressaillements qui l’avaient tant fait souffrir. Il lui rendit ce mouvement haineux qui, depuis quelques mois, troublait son innocence et sa bonté, comme le choc trouble un breuvage dans les vases où sommeille la lie.
De ce moment, il n’y eut plus pour Andrée de sommeil ni de repos, elle se souvenait, elle haïssait.
Mais la force des sensations est, d’ordinaire, en raison des forces corporelles. Andrée ne trouva plus cette vigueur qu’elle avait manifestée dans sa scène du soir avec Philippe.
Le cri de l’enfant lui frappa le cerveau comme une douleur d’abord, puis comme une gêne… Elle en vint à se demander si Philippe, en éloignant cet enfant avec sa délicatesse accoutumée, n’avait pas été l’exécuteur d’une volonté un peu cruelle.
La pensée du mal qu’on souhaite à une créature ne répugne jamais autant que le spectacle de ce mal. Andrée, qui exécrait cet enfant invisible, cette idéalité, Andrée, qui désirait sa mort, fut blessée d’entendre crier le malheureux.
– Il souffre, pensa-t-elle.
Et aussitôt elle se répondit :
– Pourquoi m’intéresserais-je à ses souffrances… moi… la plus infortunée des créatures vivantes ?
L’enfant poussa un nouveau cri plus articulé, plus douloureux.
Alors Andrée s’aperçut que cette voix semblait éveiller en elle une voix inquiète, et sentit son cœur tiré comme par un lien invisible vers l’être abandonné qui gémissait.
Ce qu’avait pressenti la jeune fille se réalisait. La nature avait accompli l’une de ses préparations ; la douleur physique, cette puissante attache, venait de souder le cœur de la mère au moindre mouvement de son enfant.
– Il ne faut pas, pensa Andrée, que ce pauvre orphelin crie en ce moment, crie vengeance contre moi vers le ciel. Dieu a mis dans ces petites créatures, à peine écloses, la plus éloquente des voix… On peut les tuer, c’est-à-dire les exempter de la souffrance, on n’a pas le droit de leur infliger une torture… Si l’on en avait le droit, Dieu ne leur aurait pas permis de se plaindre ainsi.
Andrée souleva la tête et voulut appeler sa servante ; mais sa faible voix ne put réveiller la robuste paysanne : déjà l’enfant ne gémissait plus.
– Sans doute, pensa Andrée, la nourrice est arrivée, car j’entends le bruit de la première porte… Oui, l’on marche dans la chambre voisine… et la petite créature ne se plaint plus… une protection étrangère s’étend déjà sur elle, et rassure son informe intelligence. Oh ! celle-là est donc la mère, qui prend soin de l’enfant ?… Pour quelques écus… l’enfant sorti de mes entrailles trouvera une mère ; et, plus tard, passant près de moi qui ai tant souffert, près de moi dont la vie lui causa la vie, cet enfant ne me regardera pas, et dira : « Ma mère ! » à une mercenaire plus généreuse en son amour intéressé, que moi dans mon juste ressentiment… Cela ne sera pas… J’ai souffert, j’ai acheté le droit de regarder cette créature en face… j’ai le droit de la forcer à m’aimer pour mes soins, à me respecter pour mon sacrifice et mes douleurs !
Elle fit un mouvement plus prononcé, rassembla ses forces et appela :
– Marguerite ! Marguerite !
La servante s’éveilla lourdement et sans bouger de son fauteuil, où la clouait un engourdissement presque léthargique.
– M’entendez-vous ? dit Andrée.
– Oui, madame, oui ! dit Marguerite, qui venait de comprendre.
Et elle s’approcha du lit.
– Madame veut boire ?
– Non…
– Madame veut savoir l’heure, peut-être ?
– Non… non.
Et ses yeux ne quittaient point la porte de la chambre voisine.
– Ah ! je comprends… Madame veut savoir si monsieur son frère est revenu ?
On voyait Andrée lutter contre son désir avec toute la faiblesse d’une âme orgueilleuse, avec toute l’énergie d’un cœur chaud et généreux.
Je veux, articula-t-elle enfin, je veux… Ouvrez donc cette porte, Marguerite.
– Oui, madame… Ah ! comme il fait froid par là !… Le vent, madame !… quel vent !…
Le vent s’engouffra en effet dans la chambre même d’Andrée et secoua la flamme des bougies et de la veilleuse.
– C’est la nourrice qui aura laissé une porte ou une fenêtre ouverte. Voyez, Marguerite, voyez… Cet… enfant doit avoir froid…
Marguerite se dirigea vers la chambre voisine.
– Je vais le couvrir, madame, dit-elle.
– Non… non ! murmura Andrée d’une voix brève et saccadée ; apportez-le moi.
Marguerite s’arrêta au milieu de la chambre.
– Madame, dit-elle doucement, M. Philippe avait bien recommandé qu’on laissât l’enfant là-bas… de peur, sans doute, d’incommoder madame ou de lui causer une émotion.
– Apportez-moi mon enfant ! s’écria la jeune mère avec une explosion qui dut briser son cœur, car de ses yeux, restés secs au milieu même des souffrances, jaillirent deux larmes auxquelles durent sourire dans le ciel les bons anges protecteurs des petits enfants.
Marguerite s’élança dans la chambre. Andrée, sur son séant, cachait son visage dans ses mains.
La servante rentra aussitôt, la stupéfaction sur le visage.
– Eh bien ? dit Andrée.
– Eh bien !… madame… il est donc venu quelqu’un ?
– Comment, quelqu’un ?… qui ?
– Madame, l’enfant n’est plus là !
– J’ai entendu, en effet, du bruit tout à l’heure, dit Andrée, des pas… La nourrice sera venue pendant que vous dormiez… elle n’aura pas voulu vous réveiller… Mais mon frère, où est-il ? Voyez dans sa chambre.
Marguerite courut à la chambre de Philippe. Personne !
– C’est étrange ! dit Andrée avec un battement de cœur ; mon frère serait-il déjà ressorti sans me voir ?…
– Ah ! madame, s’écria tout à coup la servante.
– Qu’y a-t-il ?
– La porte de la rue vient de s’ouvrir !
– Voyez ! voyez !
– C’est M. Philippe qui revient… Entrez, monsieur, entrez !
Philippe arrivait en effet. Derrière lui, une paysanne, enveloppée d’une grossière mante de laine rayée faisait à la maison ce sourire bienveillant dont le mercenaire salue tout nouveau patronage.
– Ma sœur, ma sœur, me voici, dit Philippe en pénétrant dans la chambre.
– Bon frère !… que de peines, que de chagrins je te cause ! Ah ! voici la nourrice… Je craignais tant qu’elle ne fût partie…
– Partie ?… Elle arrive.
– Elle revient, veux-tu dire ? Non… je l’ai bien entendue tout à l’heure, si doucement qu’elle marchât…
– Je ne sais ce que tu veux dire, ma sœur ; personne…
– Oh ! je te remercie, Philippe, dit Andrée en l’attirant près d’elle, et en accentuant chacune de ses paroles, je te remercie d’avoir si bien auguré de moi que tu n’aies pas voulu emporter cet enfant sans que je l’eusse vu… embrassé !… Philippe, tu connaissais bien mon cœur… Oui, oui, sois tranquille, j’aimerai mon enfant.
Philippe saisit et couvrit de baisers la main d’Andrée.
– Dis à la nourrice de me le rendre…, ajouta la jeune mère.
– Mais, monsieur, dit la servante, vous savez bien que cet enfant n’est plus là.
– Quoi ? que dites-vous ? répliqua Philippe.
Andrée regarda son frère avec des yeux effarés.
Le jeune homme courut vers le lit de la servante ; il chercha, et, ne trouvant rien, poussa un cri terrible.
Andrée suivait ses mouvements dans la glace ; elle le vit revenir pâle, les bras inertes ; elle comprit une partie de la vérité, et, répondant comme un écho, par un soupir, au cri de son frère, elle se laissa tomber sans connaissance sur l’oreiller. Philippe ne s’attendait ni à ce malheur nouveau, ni à cette douleur immense. Il rassembla toute son énergie, et, à force de caresses, de consolations, de larmes, il rappela Andrée à la vie.
– Mon enfant ? murmurait Andrée, mon enfant !
– Sauvons la mère, se dit Philippe. Ma sœur, ma bonne sœur, nous sommes tous fous, à ce qu’il paraît ; nous oublions que ce bon docteur a emporté l’enfant avec lui.
– Le docteur ! cria Andrée avec la souffrance du doute, avec la joie de l’espoir.
– Mais oui ; mais oui… Ah ! mais on perd la tête ici…
– Philippe, tu me jures ?…
– Chère sœur, tu n’es pas plus raisonnable que moi… Comment veux-tu que cet enfant… ait pu disparaître ?
Et il affecta un rire qui gagna nourrice et servante.
Andrée se ranima.
– Cependant, j’ai entendu…, dit-elle.
– Quoi ?
– Des pas…
Philippe frissonna.
– Impossible ! tu dormais.
– Non ! non ! j’étais bien éveillée ; j’ai entendu !… j’ai entendu !…
– Eh bien, tu as entendu ce bon docteur, qui, revenu derrière moi parce qu’il craignait pour la santé de cet enfant, aura voulu l’emporter… Il m’en avait parlé, d’ailleurs.
– Tu me rassures.
– Comment ne te rassurerais-je pas ?… C’est si simple.
– Mais alors, moi, objecta la nourrice, moi, que fais-je ici ?
– C’est juste… Le docteur vous attend chez vous…
– Oh !
– Chez lui, alors. Voilà… cette Marguerite dormait si fort qu’elle n’aura rien entendu de ce que le docteur disait… ou que le docteur n’aura rien voulu dire.
Andrée retomba plus calme après cette terrible secousse.
Philippe congédia la nourrice et consigna la servante.
Puis, prenant une lampe, il examina soigneusement la porte voisine, trouva une porte du jardin ouverte, vit des empreintes de pas sur la neige… et suivit ces empreintes jusqu’à la porte du jardin, où elles aboutissaient.
– Des pas d’homme !… s’écria-t-il. L’enfant a été enlevé… Malheur ! malheur !
Chapitre CLIX. Le village d’Haramont §
Ces pas imprimés sur la neige étaient ceux de Gilbert, qui, depuis sa dernière entrevue avec Balsamo, accomplissait sa tâche de surveillant et préparait sa vengeance.
Rien ne lui avait coûté. Il avait réussi, à force de douces paroles et de petites complaisances, à se faire accepter, chérir même, par la femme de Rousseau. Le moyen était simple : sur les trente sous par jour que Rousseau allouait à son copiste, le sobre Gilbert prélevait trois fois la semaine une livre, qu’il employait à l’achat d’un petit présent destiné à Thérèse.
C’était quelquefois un ruban pour ses bonnets, quelquefois une friandise, ou une bouteille de vin de liqueur. La bonne dame, sensible à tout ce qui flattait ses goûts ou son petit orgueil, se fût au besoin contentée des exclamations que poussait Gilbert à table pour louer le talent culinaire de la maîtresse de la maison.
Car le philosophe genevois avait réussi à faire admettre le jeune protégé à la table ; et, depuis les deux derniers mois, Gilbert, ainsi favorisé, s’était amassé deux louis à son trésor à lui, qui dormait sous la paillasse, à côté des vingt mille livres de Balsamo.
Mais quelle existence ! quelle fixité dans la tenue de conduite et dans la volonté ! Levé au jour, Gilbert commençait par examiner de son œil infaillible la position d’Andrée, pour reconnaître le moindre changement qui pourrait s’être introduit dans l’existence si sombre et si régulière de la recluse.
Rien alors n’échappait à ce regard : ni le sable du jardin sur lequel sa vue perçante mesurait les empreintes du pied d’Andrée, ni le pli des rideaux plus ou moins hermétiquement fermés, et dont l’entrebâillement était pour Gilbert un indice certain de l’humeur de la maîtresse ; car, en ses jours de marasme, Andrée se refusait même la vue de la lumière du ciel…
De cette façon, Gilbert savait ce qui se passait dans l’âme et ce qui se passait dans la maison.
Il avait également trouvé moyen d’interpréter toutes les démarches de Philippe, et, calculant comme il savait le faire, il ne se trompait ni sur l’intention au départ, ni sur le résultat au retour.
Il poussa même la minutie jusqu’à suivre Philippe, un soir qu’il allait à Versailles trouver le docteur Louis… Cette visite à Versailles avait bien un peu troublé les idées du surveillant ; mais, quand il vit, à deux jours de là, le docteur se glisser furtivement dans le jardin par la rue Coq-Héron, il comprit ce qui avait été un mystère l’avant-veille.
Gilbert savait les dates et n’ignorait pas que le moment approchait de réaliser toutes ses espérances. Il avait pris autant de précautions qu’il en faut pour assurer le succès d’une entreprise hérissée de difficultés. Voici comment son plan fut combiné :
Les deux louis lui servirent à louer dans le faubourg Saint-Denis un cabriolet avec deux chevaux. Cette voiture devait être à ses ordres le jour où on la requerrait.
Gilbert avait, en outre, exploré les environs de Paris dans un congé de trois ou quatre jours qu’il avait pris. Pendant ce congé, il s’était rendu dans une petite ville du Soissonnais, située à dix-huit lieues de Paris et entourée d’une immense forêt.
Cette petite ville se nommait Villers-Cotterêts. Une fois arrivé dans cette petite ville, il s’était rendu tout droit chez l’unique tabellion de l’endroit, lequel s’appelait maître Niquet.
Gilbert s’était présenté audit tabellion comme le fils de l’intendant d’un grand seigneur. Ce grand seigneur, voulant du bien à l’enfant d’une de ses paysannes, avait chargé Gilbert de trouver une nourrice à cet enfant.
Selon toute probabilité, la munificence du grand seigneur ne se bornerait point aux mois de nourrice, et il déposerait, en outre, entre les mains de maître Niquet, une certaine somme pour l’enfant.
Alors maître Niquet, qui était possesseur de trois beaux garçons, lui avait indiqué, dans un petit village nommé Haramont et situé à une lieue de Villers-Cotterêts, la fille de la nourrice de ses trois fils, laquelle, après s’être mariée légitimement en son étude, continuait le métier de madame sa mère.
Cette brave femme s’appelait Madeleine Pitou, jouissait d’un fils de quatre ans, lequel présentait tous les symptômes d’une bonne santé ; elle venait, en outre, d’accoucher à nouveau, et, par conséquent, se trouvait à la disposition de Gilbert le jour où il lui plairait d’apporter ou d’envoyer son nourrisson.
Toutes ces dispositions prises, Gilbert, toujours exact, était revenu à Paris deux heures avant l’expiration du congé demandé. Maintenant, on nous demandera pourquoi Gilbert avait choisi la petite ville de Villers-Cotterêts préférablement à toute autre.
En cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, Gilbert avait subi l’influence de Rousseau.
Rousseau avait, un jour, nommé la forêt de Villers-Cotterêts comme une des plus riches en végétation qui existassent, et, dans cette forêt, il avait cité trois ou quatre villages cachés comme des nids au plus profond de la feuillée.
Or, il était impossible qu’on allât découvrir l’enfant de Gilbert dans un de ces villages.
Haramont surtout avait frappé Rousseau, si bien que Rousseau le misanthrope, Rousseau le solitaire, Rousseau l’ermite, répétait à chaque instant :
– Haramont est le bout du monde ; Haramont, c’est le désert : on peut vivre et mourir la comme l’oiseau, sur la branche quand il vit, sous la feuille quand il meurt.
Gilbert avait encore entendu le philosophe raconter les détails d’un intérieur de chaumière, et rendre, avec ces traits de feu dont il animait la nature, depuis le sourire de la nourrice jusqu’au bêlement de la chèvre ; depuis l’odeur appétissante de la grossière soupe aux choux jusqu’aux parfums des mûriers sauvages et des bruyères violacées.
– J’irai là, s’était dit Gilbert ; mon enfant grandira sous les ombrages où le maître a exhalé des souhaits et des soupirs.
Pour Gilbert, une fantaisie était une règle invariable, surtout quand cette fantaisie se présentait avec ces apparences de nécessité morale.
Sa joie fut donc grande quand maître Niquet, allant au-devant de ses désirs, lui nomma Haramont comme un village qui convenait parfaitement à ses intentions.
De retour à Paris, Gilbert s’était préoccupé du cabriolet.
Le cabriolet n’était pas beau, mais il était solide : c’était tout ce qu’il fallait. Les chevaux étaient des percherons trapus, le postillon un lourdaud d’écurie ; mais ce qui importait à Gilbert, c’était d’arriver au but et surtout de n’éveiller aucune curiosité.
Sa fable n’avait, d’ailleurs, inspiré aucune défiance à maître Niquet ; il était d’assez bonne mine avec ses habits neufs, pour ressembler à un fils d’intendant de bonne maison ou à un valet de chambre, déguisé, de duc et pair.
Son ouverture n’en inspira pas davantage au conducteur ; c’était le temps des confidences de peuple à gentilhomme ; on recevait, dans ce temps-là, l’argent avec une certaine reconnaissance et sans prendre d’informations.
D’ailleurs, deux louis en valaient quatre à cette époque, et quatre louis, de nos jours, sont toujours bons à gagner.
Le voiturier s’engagea donc, pourvu qu’il fût prévenu deux heures à l’avance, à mettre sa voiture à la disposition de Gilbert.
Cette entreprise avait pour le jeune homme tous les attraits que l’imagination des poètes et l’imagination des philosophes, deux fées vêtues bien différemment, prêtent aux belles choses et aux bonnes résolutions. Soustraire l’enfant à une mère cruelle, c’est-à-dire semer la honte et le deuil dans le camp des ennemis ; puis, changeant de visage, entrer dans une chaumière, chez des villageois vertueux comme les peint Rousseau, et déposer sur un berceau d’enfant une grosse somme ; être regardé comme un dieu tutélaire par ces pauvres gens ; passer pour un grand personnage : voilà plus qu’il n’en fallait pour satisfaire l’orgueil, le ressentiment, l’amour pour le prochain, la haine pour les ennemis.
Le jour fatal arriva enfin. Il suivait dix autres jours que Gilbert avait passés dans les angoisses, dix nuits qu’il avait passées dans l’insomnie. Malgré la rigueur du froid, il couchait la fenêtre ouverte, et chaque mouvement d’Andrée ou de Philippe correspondait à son oreille, comme à la sonnette la main qui tire le fil.
Il vit ce jour-là Philippe et Andrée causer ensemble près de la cheminée ; il avait vu la servante partir précipitamment pour Versailles, en oubliant de fermer les persiennes. Il courut aussitôt prévenir son voiturier, resta devant l’écurie pendant tout le temps qu’on attela, se mordant les poings et crispant ses pieds sur le pavé pour comprimer son impatience. Enfin, le postillon monta sur son cheval et Gilbert dans le cabriolet, qu’il fit arrêter au coin d’une petite rue déserte, aux environs de la Halle.
Puis il revint chez Rousseau, écrivit une lettre d’adieu au bon philosophe, de remerciement à Thérèse, annonçant qu’un petit héritage l’appelait dans le Midi ; qu’il reviendrait… Le tout sans indications précises. Puis, son argent dans ses poches, un long couteau dans sa manche, il allait se glisser le long du tuyau dans le jardin, lorsqu’une idée l’arrêta.
La neige !… Gilbert, absorbé depuis trois jours, n’avait pas pensé à cela… Sur la neige, on verrait ses traces… Ces traces aboutissant au mur de la maison de Rousseau, nul doute que Philippe et Andrée ne fissent faire des recherches et que, la disparition de Gilbert coïncidant avec l’enlèvement, tout le secret ne se découvrît.
Il fallait donc, de toute nécessité, faire le tour par la rue Coq-Héron, entrer par la petite porte du jardin, pour laquelle, depuis un mois, Gilbert s’était muni d’un passe-partout, porte de laquelle partait un petit sentier battu où ses pieds, par conséquent, ne laisseraient pas de traces.
Il ne perdit pas un moment, et arriva juste à l’heure où le fiacre qui amenait le docteur Louis stationnait devant l’entrée principale du petit hôtel.
Gilbert ouvrit avec précaution la porte, ne vit personne et s’alla cacher à l’angle du pavillon, près de la serre.
Ce fut une terrible nuit ; il put entendre tout : gémissements, cris arrachés par la torture ; il entendit jusqu’aux premiers vagissements du fils qui lui était né.
Cependant, appuyé sur la pierre nue, il recevait, sans la sentir, toute la neige qui tombait drue et solide du ciel noir. Son cœur battait sur le manche de ce couteau qu’il serrait désespérément contre sa poitrine. Son œil fixe avait la couleur du sang, la lumière du feu.
Enfin le docteur sortit ; enfin Philippe échangea les derniers mots avec le docteur.
Alors Gilbert s’approcha de la persienne, marquant sa trace sur le tapis de neige qui craquait sous ses pieds jusqu’à la cheville. Il vit Andrée endormie dans son lit, Marguerite assoupie dans le fauteuil ; et, cherchant l’enfant près de la mère, il ne le vit point.
Il comprit aussitôt, se dirigea vers la porte du perron, l’ouvrit non sans un bruit qui l’épouvanta et, pénétrant jusqu’au lit qui avait été le lit de Nicole, il posa à tâtons ses doigts glacés sur le visage du pauvre enfant, à qui la douleur arracha les cris entendus par Andrée.
Puis, roulant le nouveau-né dans une couverture de laine il l’emporta, laissant la porte entrebâillée, pour ne pas redoubler le bruit si dangereux.
Une minute après, il avait gagné la rue par le jardin ; il courait à la rencontre de son cabriolet, en chassait le postillon qui s’était endormi sous la capote, et, fermant le rideau de cuir, tandis que l’homme remontait à cheval :
– Un demi-louis pour toi, dit-il, si dans un quart d’heure nous avons franchi la barrière.
Les chevaux, ferrés à glace, partirent au galop.
Chapitre CLX. La famille Pitou §
Pendant la route, tout effrayait Gilbert. Le bruit des voitures qui suivaient ou dépassaient la sienne, les plaintes du vent dans les arbres desséchés lui semblaient être une poursuite organisée, ou des cris poussés par ceux à qui l’enfant avait été pris.
Cependant, rien ne menaçait. Le postillon fit bravement son devoir et les deux chevaux arrivèrent fumants à Dammartin à l’heure que Gilbert avait fixée, c’est-à-dire avant les premières clartés du jour.
Gilbert donna son demi-louis, changea de chevaux et de postillon, et la course recommença.
Pendant toute la première partie de la route, l’enfant, soigneusement abrité par la couverture et garanti par Gilbert lui-même, n’avait pas senti les atteintes du froid et n’avait point poussé un seul cri. Sitôt que le jour parut, apercevant au loin la campagne, Gilbert se sentit plus courageux, et, pour couvrir les plaintes que l’enfant commençait à faire entendre, il entama une de ces éternelles chansons comme il en chantait à Taverney au retour de ses chasses.
Le cri de l’essieu, des soupentes, le bruit de ferraille de toute la voiture, les grelots des chevaux, lui firent un accompagnement diabolique dont le postillon augmenta lui-même l’intensité en mêlant au refrain de Gilbert les éclats d’une Bourbonnaise tant soit peu séditieuse.
Il en résulta que ce dernier conducteur ne soupçonna même pas que Gilbert emportait un enfant dans le cabriolet. Il arrêta ses chevaux en avant de Villers-Cotterêts, reçut, comme on en était convenu, le prix du voyage, plus un écu de six livres, et Gilbert reprenant son fardeau soigneusement enfermé par les plis de la couverture, entonnant le plus sérieusement possible sa chanson, s’éloigna subitement, enjamba un fossé et disparut dans un sentier jonché de feuilles, qui descendait, en tournoyant à gauche de la route, vers le village d’Haramont.
Le temps s’était mis au froid. Plus de neige depuis quelques heures ; un terrain ferme et hérissé de broussailles aux longs filaments, aux touffes épineuses. Au-dessus se dessinaient, sans feuilles et attristés, les arbres de la forêt, par les branchages desquels brillait l’azur pâle d’un ciel encore embrumé.
L’air si vif, les parfums des essences de chêne, les perles de glace suspendues aux extrémités des branches, toute cette liberté, toute cette poésie frappèrent vivement l’imagination du jeune homme.
Il marcha d’un pas rapide et fier par la petite ravine, sans broncher, sans chercher ; car il interrogeait, au milieu des bouquets d’arbres, le clocher du hameau et la fumée bleue des cheminées qui filtrait parmi les treillis grisâtres des branchages. Au bout d’une petite demi-heure, il franchissait un ruisseau bordé de lierre et de cresson jaunis, et demandait, à la première cabane, aux enfants d’un laboureur, de le conduire chez Madeleine Pitou.
Muets et attentifs, sans être hébétés ni immobiles comme d’autres paysans, les enfants se levèrent, et regardant l’étranger dans les yeux, ils le conduisirent, se tenant par la main, jusqu’à une chaumière assez grande, d’assez bonne apparence, et située sur le bord du ruisseau qui longeait la plupart des maisons du village.
Ce ruisseau roulait ses eaux limpides et un peu grossies par les premières fontes de neige. Un pont de bois, c’est-à-dire une grosse planche, joignait la route aux degrés de terre qui conduisaient à la maison.
L’un des enfants, ses guides, montra de la tête à Gilbert que là demeurait Madeleine Pitou.
– Là ? répéta Gilbert.
L’enfant baissa le menton sans articuler un mot.
– Madeleine Pitou ? demanda encore une fois Gilbert à l’enfant.
Et celui-ci ayant réitéré sa muette affirmation, Gilbert franchit le petit pont et vint pousser la porte de la chaumière, tandis que les enfants, qui s’étaient repris la main, regardaient de toutes leurs forces ce que venait faire chez Madeleine ce beau monsieur en habit brun, avec des souliers à boucles.
Du reste, Gilbert n’avait encore aperçu dans le village d’autres créatures vivantes que ces enfants. Haramont était bien réellement le désert tant souhaité.
Aussitôt que la porte eut été ouverte, un spectacle plein de charme pour tout le monde en général, et pour un apprenti philosophe en particulier, frappa les regards de Gilbert.
Une robuste paysanne allaitait un bel enfant de quelques mois, tandis que, agenouillé devant elle, un autre enfant, vigoureux gars de quatre à cinq ans, faisait à haute voix une prière.
Dans un coin de la cheminée, près d’une fenêtre, ou plutôt d’un trou percé dans la muraille et fermé par une vitre, une autre paysanne de trente-cinq à trente-six ans filait du lin, son rouet à droite d’elle, un tabouret de bois sous ses pieds, un bon gros chien caniche sur ce tabouret.
Le chien, apercevant Gilbert, aboya d’une façon assez hospitalière et civile, tout juste ce qu’il fallait pour témoigner de sa vigilance. L’enfant en prières se retourna, coupant la phrase du Pater, et les deux femmes poussèrent une sorte d’exclamation qui tenait le milieu entre la surprise et la joie.
Gilbert commença par sourire à la nourrice.
– Bonne dame Madeleine, dit-il, je vous salue.
La paysanne fit un bond.
– Monsieur sait mon nom ? dit-elle.
– Comme vous voyez ; mais ne vous interrompez pas, je vous prie. En effet, au lieu d’un nourrisson que vous avez, vous allez en avoir deux.
Et il déposa sur le berceau grossier de l’enfant campagnard le petit enfant citadin qu’il avait apporté.
– Oh ! qu’il est mignon ! s’écria la paysanne qui filait.
– Oui, sœur Angélique, bien mignon, dit Madeleine.
– Madame est votre sœur ? demanda Gilbert en désignant la fileuse.
– Ma sœur, oui, monsieur, répliqua Madeleine ; la sœur de mon homme.
– Oui, ma tante, ma tante Gélique, murmura d’une voix de basse-taille le marmot, qui se mêlait à la conversation sans s’être relevé.
– Tais-toi, Ange, tais-toi, dit la mère ; tu interromps monsieur.
– Ce que j’ai à vous proposer est bien simple, bonne dame. L’enfant que voici est fils d’un fermier de mon maître… un fermier ruiné… Mon maître, parrain de cet enfant, veut qu’il soit élevé à la campagne, et qu’il devienne un bon laboureur… bonne santé… bonnes mœurs… Voulez-vous vous charger de cet enfant ?
– Mais, monsieur…
– Il est né hier, et n’a pas encore eu de nourrice, interrompit Gilbert. D’ailleurs, c’est le nourrisson dont a dû vous parler maître Niquet, tabellion à Villers-Cotterêts.
Madeleine saisit aussitôt l’enfant et lui donna le sein avec une impétuosité généreuse qui attendrit profondément Gilbert.
– On ne m’avait pas trompé, dit-il ; vous êtes une brave femme. Je vous confie donc cet enfant au nom de mon maître. Je vois qu’il sera heureux ici, et je veux qu’il apporte en cette chaumière un rêve de bonheur en échange de celui qu’il y trouvera. Combien avez-vous pris par mois aux enfants de maître Niquet, de Villers-Cotterêts ?
– Douze livres, monsieur ; mais M. Niquet est riche, et il ajoutait bien par ci par-là quelques livres pour le sucre et l’entretien.
– Mère Madeleine, dit Gilbert avec fierté, l’enfant que voici vous payera vingt livres par mois, ce qui fait deux cent quarante livres par an.
– Jésus ! s’écria Madeleine ; merci, monsieur.
– Voici la première année, dit Gilbert en étalant sur la table dix beaux louis qui firent ouvrir de grands yeux aux deux femmes, et sur lesquels le petit Ange Pitou allongea sa main dévastatrice.
– Mais monsieur, si l’enfant ne vivait pas ? objecta timidement la nourrice.
– Ce serait un grand malheur, un malheur qui n’arrivera point, dit Gilbert. Voilà donc les mois de nourrice réglés, vous êtes satisfaite ?
– Oh ! oui, monsieur.
– Passons aux payements d’une pension pour les autres années.
– L’enfant nous resterait ?
– Probablement.
– En ce cas, monsieur, c’est nous qui serions ses père et mère ?
Gilbert pâlit.
– Oui, dit-il d’une voix étouffée.
– Alors, monsieur, il est donc abandonné, ce pauvre petit ?
Gilbert ne s’attendait pas à cette émotion, à ces questions. Il se remit pourtant.
– Je ne vous ai pas tout dit, ajouta-t-il ; le pauvre père est mort de douleur.
Les deux bonnes femmes joignirent les mains avec expression.
– Et la mère ? demanda Angélique.
– Oh ! la mère… la mère, répliqua Gilbert en respirant péniblement… jamais son enfant, né ou à naître, ne devait compter sur elle.
Ils en étaient là quand le père Pitou rentra des champs, l’air calme et joyeux. C’était une de ces natures épaisses et honnêtes, bourrées de douceur et de santé, comme les a peintes Greuze dans ses bons tableaux.
Quelques mots le mirent au courant. Il comprenait d’ailleurs par amour propre les choses, surtout celles qu’il ne comprenait pas…
Gilbert expliqua que la pension de l’enfant devait être payée jusqu’à ce qu’il fût devenu un homme, et capable de vivre seul avec l’aide de sa raison et de ses bras.
– Soit, dit Pitou ; je crois que nous aimerons cet enfant, car il est mignon.
– Lui aussi ! dirent Angélique et Madeleine, il le trouve comme nous !
– Venez donc avec moi, je vous prie, chez maître Niquet ; je déposerai chez lui l’argent nécessaire, afin que vous soyez contents et que l’enfant puisse être heureux.
– Tout de suite, monsieur, répliqua Pitou père.
Et il se leva.
Alors Gilbert prit congé des bonnes femmes et s’approcha du berceau dans lequel on avait déjà placé le nouveau venu au détriment de l’enfant de la maison.
Il se pencha sur le berceau d’un air sombre, et, pour la première fois, regardant le visage de son fils, il s’aperçut qu’il ressemblait à Andrée.
Cette vue lui brisa le cœur ; il fut obligé de s’enfoncer les ongles dans la chair, pour comprimer une larme qui montait de ce cœur blessé à sa paupière.
Il déposa un baiser timide, tremblant même, sur la joue fraîche du nouveau né et recula en chancelant.
Le père Pitou était déjà sur le seuil, un bâton ferré en main, sa belle veste sur le dos, en sautoir.
Gilbert donna un demi-louis au gros Ange Pitou, qui rôdait entre ses jambes, et les deux femmes lui demandèrent l’honneur de l’embrasser, avec la touchante familiarité des campagnes.
Tant d’émotions avaient accablé ce père de dix-huit ans, qu’un peu plus il y succombait. Pâle, nerveux, il commençait à perdre la tête.
– Partons, dit-il à Pitou.
– À vos souhaits, monsieur, répliqua le paysan en ouvrant la marche.
Et ils partirent en effet.
Tout à coup, Madeleine se mit à crier du seuil :
– Monsieur ! monsieur !
– Qu’y a-t-il ? dit Gilbert.
– Son nom ! son nom ! Comment voulez-vous qu’on le nomme ?
– Il s’appelle Gilbert ! répliqua le jeune homme avec un mâle orgueil.
Chapitre CLXI. Le départ §
Ce fut chez le tabellion une affaire bien promptement réglée. Gilbert déposa, sous son nom, une somme de vingt mille moins quelques cent livres destinée à subvenir aux frais d’éducation et d’entretien de l’enfant, comme aussi à lui former un établissement de laboureur lorsqu’il aurait atteint l’âge d’homme.
Gilbert régla éducation et entretien à la somme de cinq cents livres par an, pendant quinze ans, et décida que le reste de l’argent serait attribué à une dot quelconque ou à un achat d’établissement ou de terre.
Ayant ainsi pensé à l’enfant, Gilbert pensa aux nourriciers. Il voulut que deux mille quatre cents livres fussent données aux Pitou par l’enfant dès qu’il aurait atteint dix-huit ans. Jusque-là, maître Niquet ne devait fournir les sommes annuelles que jusqu’à la concurrence de cinq cents livres.
Maître Niquet devait jouir de l’intérêt de l’argent, pour fruit de ses peines.
Gilbert se fit donner un reçu en bonne forme, de l’argent par Niquet, de l’enfant par Pitou : Pitou ayant contrôlé la signature de Niquet pour la somme ; Niquet, celle de Pitou pour l’enfant ; en sorte qu’il put partir vers l’heure de midi, laissant Niquet dans l’admiration de cette sagesse prématurée ; Pitou, dans la jubilation d’une fortune si rapide.
Aux confins du village d’Haramont, Gilbert crut qu’il se séparait du monde entier. Rien pour lui n’avait plus ni signification ni promesses. Il venait de divorcer avec la vie insouciante du jeune homme, et d’accomplir une de ces actions sérieuses que les hommes pouvaient appeler un crime, que Dieu pouvait punir d’un châtiment sévère.
Toutefois, confiant en ses propres idées, en ses propres forces, Gilbert eut le courage de s’arracher des bras de maître Niquet, qui l’avait accompagné, qui l’avait pris dans une amitié vive, et qui le tentait par mille et mille séductions.
Mais l’esprit est capricieux, la nature humaine est sujette aux faiblesses. Plus un homme a de volonté, de ressort spontanément, plus vite lancé dans l’exécution des entreprises, il mesure la distance qui le sépare déjà de son premier pas. C’est alors que s’inquiètent les meilleurs courages ; c’est alors qu’ils se disent comme César : « Ai-je bien fait de passer le Rubicon ? »
Gilbert, se trouvant sur la lisière de la forêt, tourna encore une fois ses regards sur le taillis aux cimes rougissantes qui lui cachaient tout Haramont, excepté le clocher. Ce tableau ravissant de bonheur et de paix le plongea dans une rêverie pleine de regrets et de délices.
– Fou que je suis, se dit-il, où vais-je ? Dieu ne se détourne-t-il pas avec colère dans la profondeur du ciel ? Quoi ! une idée s’est offerte à moi ; quoi ! une circonstance a favorisé l’exécution de cette idée ; quoi ! un homme suscité par Dieu pour causer le mal que j’ai fait a consenti à réparer ce mal, et je me trouve aujourd’hui possesseur d’un trésor et de mon enfant ! Ainsi, avec dix mille livres – dix mille autres étant réservées à l’enfant – je puis ici vivre comme un heureux cultivateur, parmi ces bons villageois, au sein de cette nature sublime et féconde. Je puis m’ensevelir à jamais dans une douce béatitude, travailler et penser, oublier le monde et m’en faire oublier ; je puis, bonheur immense ! élever moi-même cet enfant et jouir ainsi de mon ouvrage.
« Pourquoi non ? ces bonnes chances ne sont-elles pas la compensation de toutes mes souffrances passées ? Oh ! oui, je puis vivre ainsi ; oui, je puis me substituer, dans le partage, à cet enfant que, d’ailleurs, j’aurai élevé moi-même, gagnant ainsi l’argent qui sera donné à des mercenaires. Je puis avouer à maître Niquet que je suis son père, je puis tout ! »
Et son cœur s’emplit peu à peu d’une joie indicible et d’un espoir qu’il n’avait pas encore savouré, même dans les hallucinations les plus riantes de ses rêves.
Tout à coup, le ver qui sommeillait au fond de ce beau fruit se réveilla et montra sa tête hideuse ; c’était le remords, c’était la honte, c’était le malheur.
– Je ne puis, se dit Gilbert en pâlissant. J’ai volé l’enfant à cette femme, comme je lui ai volé son honneur… J’ai volé l’argent à cet homme pour en faire, ai-je dit, une réparation. Je n’ai donc plus le droit de m’en faire du bonheur à moi-même ; je n’ai pas non plus le droit de garder l’enfant, puisqu’une autre ne l’aura pas. Il est à nous deux, cet enfant, ou à personne.
Et, sur ces mots, douloureux comme des blessures, Gilbert se releva désespéré ; son visage exprima alors les plus sombres, les plus haineuses passions.
– Soit ! dit-il, je serai malheureux ; soit ! je souffrirai ; soit ! je manquerai de tous et de tout ; mais le partage qu’il me fallait faire du bien, je veux le faire du mal. Mon patrimoine, désormais, c’est la vengeance et le malheur. Ne crains rien, Andrée, je partagerai fidèlement avec toi !
Il détourna sur la droite et, après s’être orienté par un moment de réflexion, il s’enfonça dans les bois, où il marcha tout le jour pour gagner la Normandie, qu’il avait supputé devoir rencontrer dans quatre jours de marche.
Il possédait neuf livres et quelques sous. Son extérieur était honnête, sa figure calme et reposée. Un livre sous le bras, il ressemblait beaucoup à un étudiant de famille retournant dans la maison paternelle.
Il prit l’habitude de marcher la nuit dans les beaux chemins et de dormir le jour dans les prairies, aux rayons du soleil. Deux fois seulement, la brise l’incommoda si fort, qu’il fut contraint d’entrer dans une chaumière où, sur une chaise dans l’âtre, il dormit du meilleur de son cœur sans s’apercevoir que la nuit était venue.
Il avait toujours une excuse et une destination.
– Je vais à Rouen, disait-il, chez mon oncle, et je viens de Villers-Cotterêts : j’ai voulu, comme un jeune homme, faire la route à pied pour me distraire.
Nul soupçon de la part des paysans ; le livre était une contenance alors respectée. Si Gilbert voyait le doute voltiger sur quelques bouches plus pincées, il parlait d’un séminaire où l’entraînait sa vocation. C’était la déroute complète de toute mauvaise pensée.
Huit jours se passèrent ainsi, pendant lesquels Gilbert vécut comme un paysan, dépensant dix sous par jour et faisant dix lieues de pays. Il arriva en effet à Rouen, et là n’eut plus besoin de se renseigner ni de chercher la route.
Le livre qu’il portait était un exemplaire de La Nouvelle Héloïse richement relié. Rousseau lui avait fait ce présent et écrit son nom sur la première feuille du livre.
Gilbert, réduit à quatre livres dix sous, déchira cette page qu’il garda précieusement et vendit l’ouvrage à un libraire qui en donna trois livres.
Ce fut ainsi que le jeune homme put arriver, trois autres jours après, en vue du Havre et qu’il aperçut la mer au coucher du soleil.
Ses souliers étaient dans un état peu convenable pour un jeune monsieur qui mettait coquettement le jour des bas de soie pour traverser les villes ; mais Gilbert eut encore une idée. Il vendit ses bas de soie, ou plutôt les troqua pour une paire de souliers irréprochables quant à la solidité. Pour l’élégance, nous n’en parlerons pas.
Cette dernière nuit, il la passa dans Harfleur, logé, nourri pour seize sous. Il mangea là des huîtres pour la première fois de sa vie.
– Un mets des riches, se dit-il, pour le plus pauvre des hommes, tant il est vrai que Dieu n’a jamais fait que le bien, tandis que les hommes ont fait le mal, selon la maxime de Rousseau.
À dix heures du matin, le 13 décembre, Gilbert entra dans le Havre et, du premier abord, aperçut l’Adonis, beau brick de trois cents tonneaux, qui se balançait dans le bassin.
Le port était désert. Gilbert s’y aventura par le moyen d’une passerelle. Un mousse s’approcha de lui pour l’interroger.
– Le capitaine ? demanda Gilbert.
Le mousse fit un signe dans l’entrepont et, bientôt après, une voix partie d’en bas cria :
– Faites descendre.
Gilbert descendit. On le mena dans une petite chambre toute construite en bois d’acajou et meublée avec la plus sobre simplicité.
Un homme de trente ans, pâle, nerveux, l’œil vif et inquiet, lisait une gazette sur une table d’acajou comme les cloisons.
– Que veut monsieur ? dit-il à Gilbert.
Gilbert fit signe à cet homme d’éloigner son mousse, et le mousse partit en effet.
– Vous êtes le capitaine de l’Adonis, monsieur ? dit Gilbert aussitôt.
– Oui, monsieur.
– C’est bien à vous alors qu’est adressé ce papier ?
Il tendit au capitaine le billet de Balsamo.
À peine eut-il vu l’écriture, que le capitaine se leva et dit précipitamment à Gilbert avec un sourire plein d’affabilité :
– Ah ! vous aussi ?… Si jeune ? Bien ! bien !
Gilbert se contenta de s’incliner.
– Vous allez ?… dit-il.
– En Amérique.
– Vous partez ?…
– Quand vous partirez vous-même.
– Bien. Dans huit jours, alors.
– Que ferai-je pendant tout ce temps, capitaine ?
– Avez-vous un passeport ?
– Non.
– Alors, vous allez, ce soir même, revenir à bord, après vous être promené toute la journée hors de la ville, à Sainte-Adresse, par exemple. Ne parlez à personne.
– Il faut que je mange ; je n’ai plus d’argent.
– Vous allez dîner ici ; vous souperez ce soir.
– Et après ?
– Une fois embarqué, vous ne retournerez plus à terre ; vous demeurerez caché ici ; vous partirez sans avoir revu le ciel… Une fois en mer, à vingt lieues, alors, libre tant que vous voudrez.
– Bien.
– Faites donc aujourd’hui tout ce qu’il vous reste à faire.
– J’ai une lettre à écrire.
– Écrivez-la…
– Où ?
– Sur cette table… Voici plume, encre et papier ; la poste est au faubourg, le mousse vous conduira.
– Merci, capitaine !
Gilbert, demeuré seul, écrivit une courte lettre sur laquelle il mit cette suscription :
« Mademoiselle Andrée de Taverney, Paris, rue Coq-Héron, 9, la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière. »
Puis il serra cette lettre dans sa poche, mangea ce que le capitaine lui-même lui servait, et suivit le mousse, qui le conduisit à la poste, où la lettre fut jetée.
Tout le jour, Gilbert regarda la mer du haut des falaises.
À la nuit, il revint. Le capitaine le guettait et le fit entrer dans le navire.
Chapitre CLXII. Le dernier adieu de Gilbert §
Philippe avait passé une nuit terrible. Ces pas sur la neige lui démontraient jusqu’à l’évidence que quelqu’un s’était introduit dans la maison pour enlever l’enfant ; mais qui accuser ? Nul autre indice ne précisait ses soupçons.
Philippe connaissait si bien son père, qu’il ne douta pas de sa complicité dans cette affaire. M. de Taverney croyait Louis XV père de cet enfant ; il devait attacher un grand prix à la conservation de ce témoignage vivant d’une infidélité faite par le roi à madame du Barry. Le baron devait croire également que tôt ou tard Andrée recourrait à la faveur et qu’elle rachèterait fort cher alors le principal moyen de sa fortune à venir.
Ces réflexions, basées sur une révélation toute fraîche encore du caractère paternel, consolèrent un peu Philippe, qui crut possible de reconquérir cet enfant puisqu’il connaissait les ravisseurs.
Il guetta donc, à huit heures, l’entrée du docteur Louis, auquel, dans la rue, en se promenant de long en large, il conta l’affreux événement de la nuit.
Le docteur était homme de bon conseil ; il examina les traces du jardin, et, après réflexion, conclut en faveur des suppositions de Philippe.
– Le baron m’est assez connu, dit-il, pour que je le crois capable de cette mauvaise action. Toutefois, ne se peut-il pas qu’un autre intérêt, plus immédiat, ait déterminé l’enlèvement de cet enfant ?
– Quel intérêt, docteur ?
– Celui du véritable père.
– Oh ! s’écria Philippe, j’avais eu un moment cette pensée ; mais le malheureux n’a pas seulement de pain pour lui ; c’est un fou, un exalté, fugitif à l’heure qu’il est, et qui doit avoir peur même de mon ombre… Ne nous trompons pas, docteur, le misérable a commis ce crime par occasion ; mais, à présent que je suis plus éloigné de la colère, bien que je le haïsse, ce criminel, je crois que j’éviterais sa rencontre, afin de ne pas le tuer. Je crois qu’il doit éprouver des remords qui le punissent ; je crois que la faim et le vagabondage me vengeront de lui aussi efficacement que mon épée.
– N’en parlons plus, dit le docteur.
– Veuillez seulement, cher et excellent ami, consentir à un dernier mensonge : car il faut, avant tout, rassurer Andrée ; vous lui direz que vous étiez hier inquiet de la santé de cet enfant, que vous l’êtes revenu prendre la nuit pour le porter chez sa nourrice. C’est la première fable qui me soit venue à l’idée, et que j’aie improvisée pour Andrée.
– Je dirai cela ; cependant, vous chercherez cet enfant ?
– J’ai un moyen de le retrouver. Je suis décidé à quitter la France ; Andrée entrera au monastère de Saint-Denis ; alors j’irai trouver M. de Taverney : je lui dirai que je sais tout ; je le forcerai à me découvrir la retraite de l’enfant. Ses résistances, je les vaincrai par la menace d’une révélation publique, par la menace d’une intervention de madame la dauphine.
– Et l’enfant, qu’en ferez-vous, votre sœur étant au couvent ?
– Je le mettrai en nourrice chez une femme que vous me recommanderez… puis au collège, et, quand il sera grand, je le prendrai avec moi, si je vis.
– Et vous croyez que la mère consentira, soit à vous quitter, soit à quitter son enfant ?
– Andrée consentira désormais à tout ce que je voudrai. Elle sait que j’ai fait une démarche auprès de madame la dauphine, dont j’ai la parole ; elle ne m’exposera pas à manquer de respect à notre protectrice.
– Je vous prie, rentrons chez la pauvre mère, dit le docteur.
Et il rentra en effet chez Andrée, qui sommeillait doucement, consolée par les soins de Philippe.
Son premier mot fut une question au docteur, qui avait déjà répondu par une mine riante.
Andrée entra dès lors dans un calme parfait qui accéléra si bien sa convalescence, que, dix jours après, elle se levait et pouvait marcher dans la serre, à l’heure où le soleil descendait sur les vitraux.
Le jour même de cette promenade, Philippe, qui s’était absenté pendant quelques jours, revint à la maison de la rue Coq-Héron avec un visage tellement sombre, que le docteur, en lui ouvrant la porte, pressentit un grand malheur.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il ; est-ce que le père refuse de rendre l’enfant ?
– Le père, dit Philippe, a été saisi d’un accès de fièvre qui l’a cloué sur son lit trois jours après son départ de Paris, et le père était à l’extrémité quand je suis arrivé ; j’ai pris toute cette maladie pour une ruse, pour une feinte, pour une preuve même de sa participation à l’enlèvement. J’ai insisté, j’ai menacé. M. de Taverney m’a juré sur le Christ qu’il ne comprenait rien à ce que je voulais lui dire.
– En sorte que vous revenez sans nouvelles ?
– Oui, docteur.
– Et convaincu de la véracité du baron ?
– Presque convaincu.
– Plus rusé que vous, il n’a pas livré son secret.
– J’ai menacé de faire intervenir madame la dauphine, et le baron a pâli. « Perdez-moi si vous voulez, a-t-il dit ; déshonorez votre père et vous-même, ce sera une folie furieuse qui n’amènera aucun résultat. Je ne sais ce que vous voulez me dire. »
– En sorte que ?…
– En sorte que je reviens au désespoir.
À ce moment, Philippe entendit la voix de sa sœur qui criait :
– N’est-ce pas Philippe qui est entré ?
– Grand Dieu ! la voici… Que lui dirai-je ? murmura Philippe.
– Silence ! fit le docteur.
Andrée entra dans la chambre et vint embrasser son frère avec une tendresse joyeuse qui glaça le cœur du jeune homme.
– Eh bien, dit-elle, d’où viens-tu ?
– Je viens de chez mon père d’abord, ainsi que je t’en avais prévenue.
– M. le baron est-il bien ?
– Bien, oui, Andrée ; mais ce n’est pas la seule visite que j’aie faite… J’ai vu aussi plusieurs personnes pour ton entrée à Saint-Denis. Dieu merci, maintenant tout est préparé ; te voilà sauvée, tu peux t’occuper de ton avenir avec intelligence et fermeté.
Andrée s’approcha de son frère, et, avec un tendre sourire :
– Cher ami, lui dit-elle, mon avenir à moi ne m’occupe plus : il ne faut plus même que mon avenir occupe personne… L’avenir de mon enfant est tout pour moi, et je me consacrerai uniquement au fils que Dieu m’a donné. Telle est ma résolution, prise irrévocablement depuis que, mes forces étant revenues, je n’ai plus douté de la solidité de mon esprit. Vivre pour mon fils, vivre de privations, travailler même, s’il est nécessaire, mais ne le quitter ni jour ni nuit, tel est l’avenir que je me suis tracé. Plus de couvent, plus d’égoïsme ; j’appartiens à quelqu’un ; Dieu ne veut plus de moi !
Le docteur regarda Philippe comme pour lui dire : « Eh bien, qu’avais-je prédit ? »
– Ma sœur, s’écria le jeune homme, ma sœur, que dis-tu ?
– Ne m’accuse pas, Philippe, ce n’est pas là un caprice de femme faible et vaine ; je ne te gênerai pas, je ne t’imposerai rien.
– Mais… mais, Andrée, moi, je ne puis rester en France, moi, je veux quitter tout : je n’ai plus de fortune, moi ; point d’avenir non plus : je pourrai consentir à t’abandonner au pied d’un autel, mais dans le monde, dans le travail… Andrée, prends garde !
– J’ai tout prévu… Je t’aime sincèrement, Philippe ; mais, si tu me quittes, je dévorerai mes larmes et j’irai me réfugier près du berceau de mon fils.
Le docteur s’approcha.
– Voilà de l’exagération, de la démence, dit-il.
– Ah ! docteur, que voulez-vous !… Être mère, c’est un état de démence ! mais cette démence, Dieu me l’a envoyée. Tant que cet enfant aura besoin de moi, je persisterai dans ma résolution.
Philippe et le docteur échangèrent soudain un regard.
– Mon enfant, dit le docteur le premier, je ne suis pas un prédicateur bien éloquent ; mais je crois me souvenir que Dieu défend les attachements trop vifs à la créature.
– Oui, ma sœur, ajouta Philippe.
– Dieu ne défend pas à une mère d’aimer vivement son fils, je crois, docteur ?
– Pardonnez-moi, ma fille, le philosophe, le praticien va essayer de mesurer l’abîme que creuse le théologien pour les passions humaines. À toute prescription qui vient de Dieu, cherchez la cause, non seulement morale, c’est quelquefois une subtilité de perfection, cherchez la raison matérielle. Dieu défend à une mère d’aimer excessivement son enfant, parce que l’enfant est une plante frêle, délicate, accessible à tous les maux, à toutes les souffrances, et qu’aimer vivement une créature éphémère, c’est s’exposer au désespoir.
– Docteur, murmura Andrée, pourquoi me dites-vous cela ? Et vous, Philippe, pourquoi me considérez-vous avec cette compassion… cette pâleur ?
– Chère Andrée, interrompit le jeune homme, suivez mon conseil d’ami tendre ; votre santé est rétablie, entrez le plus tôt possible au couvent de Saint-Denis.
– Moi !… Je vous ai dit que je ne quitterai pas mon fils.
– Tant qu’il aura besoin de vous, dit doucement le docteur.
– Mon Dieu ! s’écria Andrée, qu’y a-t-il ? Parlez. Quelque chose de triste… de cruel ?
– Prenez garde, murmura le docteur à l’oreille de Philippe ; elle est bien faible encore pour supporter un coup décisif.
– Mon frère, tu ne réponds pas ; explique-toi.
– Chère sœur, tu sais que j’ai passé, en revenant par le Point-du-Jour, où ton fils est en nourrice.
– Oui… Eh bien ?
– Eh bien, l’enfant est un peu malade.
– Malade… ce cher enfant ! Vite, Marguerite… Marguerite… une voiture ! je veux aller voir mon enfant !
– Impossible ! s’écria le docteur ; vous n’êtes pas en état de sortir ni de supporter une voiture.
– Vous m’avez dit encore ce matin que cela était possible ; vous m’avez dit que, demain, au retour de Philippe, j’irais voir le pauvre petit.
– J’augurais mieux de vous.
– Vous me trompiez ?
Le docteur garda le silence.
– Marguerite ! répéta Andrée, qu’on m’obéisse… une voiture !
– Mais tu peux en mourir, interrompit Philippe.
– Eh bien, j’en mourrai !… je ne tiens pas tant à la vie !…
Marguerite attendait, regardant tour à tour sa maîtresse, son maître et le docteur.
– Çà ! quand je commande !… s’écria Andrée, dont les joues se couvrirent d’une rougeur subite.
– Chère sœur !
– Je n’écoute plus rien et, si l’on me refuse une voiture, j’irai à pied.
– Andrée, dit tout à coup Philippe en la prenant dans ses bras, tu n’iras pas, non, tu n’as pas besoin d’y aller.
– Mon enfant est mort ! articula froidement la jeune fille en laissant tomber ses bras le long du fauteuil où Philippe et le docteur venaient de l’asseoir.
Philippe ne répondit qu’en baisant une de ses mains froides et inertes… Peu à peu, le cou d’Andrée perdit sa rigidité ; elle laissa tomber sa tête sur son sein et versa d’abondantes larmes.
– Dieu a voulu, dit Philippe, que nous subissions ce nouveau malheur ; Dieu, qui est si grand, si juste ; Dieu, qui avait sur toi d’autres desseins peut-être ; Dieu, enfin, qui jugeait, sans doute, que la présence de cet enfant à tes côtés était un châtiment immérité.
– Mais enfin…, soupira la pauvre mère, pourquoi Dieu a-t-il fait souffrir cette innocente créature ?
– Dieu ne l’a pas fait souffrir, mon enfant, dit le docteur ; la nuit même de sa naissance, il mourut… Ne lui donnez pas plus de regrets qu’à l’ombre qui passe et s’évanouit.
– Ses cris que j’entendais ?…
– Furent son adieu à la vie.
Andrée cacha son visage dans ses mains, tandis que les deux hommes, confondant leur pensée dans un éloquent regard, s’applaudissaient de leur pieux mensonge.
Soudain Marguerite rentra tenant une lettre… Cette lettre était adressée à Andrée… La suscription portait :
« Mademoiselle Andrée de Taverney, Paris, rue Coq-Héron, 9, la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière. »
Philippe la montra au docteur par-dessus la tête d’Andrée, qui ne pleurait plus, mais s’absorbait dans ses douleurs.
« Qui peut lui écrire ici ? pensait Philippe. Nul ne connaissait son adresse, et l’écriture n’est pas de notre père. »
– Tiens, Andrée, dit Philippe, une lettre pour toi.
Sans réfléchir, sans résister, sans s’étonner, Andrée déchira l’enveloppe, et, essuyant ses yeux, déplia le papier pour lire ; mais à peine eut-elle parcouru les trois lignes qui composaient cette lettre, qu’elle poussa un grand cri, se leva comme une folle et, roidissant ses bras et ses pieds dans une contraction terrible, tomba, lourde comme une statue, dans les bras de Marguerite qui s’approchait.
Philippe ramassa la lettre et lut :
« En mer, ce 13 décembre 17…
Je pars, chassé par vous, et vous ne me reverrez plus ; mais j’emporte mon enfant, qui jamais ne vous appellera sa mère !
Gilbert. »
Philippe froissa le papier avec un rugissement de rage.
– Oh ! dit-il en grinçant des dents, j’avais presque pardonné le crime du hasard ; mais ce crime de la volonté sera puni… Sur ta tête inanimée, Andrée, je jure de tuer le misérable la première fois qu’il se présentera devant moi. Dieu voudra que je le rencontre, car il a comblé la mesure… Docteur, Andrée en reviendra-t-elle ?
– Oui, oui !
– Docteur, il faut que demain Andrée entre au monastère de Saint-Denis ; il faut qu’après-demain je sois au plus prochain port de mer… Le lâche s’est enfui… Je le suivrai… Il me faut cet enfant, d’ailleurs… Docteur, quel est le plus prochain port de mer ?
– Le Havre.
– Je serai au Havre dans trente-six heures, répondit Philippe.
Chapitre CLXIII. À bord §
Dès ce moment, la maison d’Andrée fut silencieuse et morne comme un tombeau.
La nouvelle de la mort de son fils eût tué Andrée peut-être. C’eut été une de ces douleurs sourdes, lentes, qui minent perpétuellement. La lettre de Gilbert fut un coup si violent, qu’il surexcita dans l’âme généreuse d’Andrée tout ce qu’il y restait de forces et de sentiments offensifs.
Revenue à elle, elle chercha des yeux son frère et la colère qu’elle lut dans ses yeux fut une nouvelle source de courage pour elle-même.
Elle attendit que ses forces fussent revenues assez complètes pour que sa voix ne tremblât plus ; et alors, prenant la main de Philippe :
– Mon ami, dit-elle, vous me parliez ce matin du monastère de Saint Denis, où madame la dauphine m’a fait accorder une cellule ?
– Oui, Andrée.
– Vous m’y conduirez aujourd’hui même, s’il vous plaît.
– Merci, ma sœur.
– Vous, docteur, reprit Andrée, pour tant de bontés, de dévouement, de charité, un remerciement serait une stérile récompense. Votre récompense, à vous, docteur, ne peut se trouver sur la terre.
Elle vint à lui et l’embrassa.
– Ce petit médaillon, dit-elle, renferme mon portrait, que ma mère fit faire quand j’avais deux ans ; il doit ressembler à mon fils : gardez-le, docteur, pour qu’il vous parle quelquefois de l’enfant que vous avez mis au jour et de la mère que vous avez sauvée par vos soins.
Cela dit, sans s’attendrir elle-même, Andrée acheva ses préparatifs de voyage et, le soir, à six heures, elle franchissait, sans oser lever la tête, le guichet du parloir de Saint-Denis, aux grilles duquel Philippe, incapable de maîtriser son émotion, disait lui-même un adieu peut-être éternel.
Tout à coup la force abandonna la pauvre Andrée ; elle revint à son frère en courant, les bras ouverts ; lui aussi tendait ses mains vers elle. Ils se rencontrèrent, malgré le froid obstacle de la grille, et sur leurs joues brûlantes leurs larmes se confondirent.
– Adieu ! adieu ! murmura Andrée, dont la douleur éclata en sanglots.
– Adieu ! répondit Philippe étouffant son désespoir.
– Si tu retrouves jamais mon fils, dit Andrée tout bas, ne permet pas que je meure sans l’avoir embrassé.
– Sois tranquille. Adieu ! adieu !
Andrée s’arracha des bras de son frère et, soutenue par une sœur converse, elle s’avança, le regardant toujours dans l’ombre profonde du monastère.
Tant qu’il put la voir, il lui fit signe de la tête, puis avec son mouchoir qu’il agitait. Enfin, il recueillit un dernier adieu qu’elle lui lança du fond de la route obscure. Alors une porte de fer tomba entre eux avec un bruit lugubre et ce fut tout.
Philippe prit la poste à Saint-Denis même ; son portemanteau en croupe, il courut toute la nuit, tout le jour suivant, et arriva au Havre à la nuit de ce lendemain. Il coucha dans la première hôtellerie qui se trouva sur son passage et, le lendemain, au point du jour, il s’informait sur le port des départs les plus prochains pour l’Amérique.
Il lui fut répondu que le brick l’Adonis appareillait le jour même pour New-York. Philippe alla trouver le capitaine, qui terminait ses derniers préparatifs, se fit admettre comme passager en payant le prix de la traversée ; puis, ayant écrit une dernière fois à madame la dauphine pour lui témoigner de son dévouement respectueux et de sa reconnaissance, il envoya ses bagages dans sa chambre à bord et s’embarqua lui-même à l’heure de la marée.
Quatre heures sonnaient à la tour de François Ier quand l’Adonis sortit du chenal avec ses huniers et sa misaine. La mer était d’un bleu sombre, le ciel rouge à l’horizon. Philippe, accoudé sur le bastingage, après avoir salué les rares passagers ses compagnons de voyage, regardait les côtes de France qui s’embrumaient de fumées violettes, à mesure que, prenant plus de toile, le brick cinglait plus rapidement à droite, dépassant La Hève et gagnant la pleine mer.
Bientôt, côtes de France, passagers, océan, Philippe ne vit plus rien. La nuit sombre avait tout enseveli dans ses grandes ailes.
Philippe s’alla enfermer dans le petit lit de sa chambre pour relire la copie de la lettre qu’il avait envoyée à la dauphine, et qui pouvait passer pour une prière adressée au Créateur aussi bien que pour un adieu adressé aux créatures.
« Madame, avait-il écrit, un homme sans espoir et sans soutien s’éloigne de vous avec le regret d’avoir si peu fait pour Votre Majesté future. Cet homme s’en va dans les tempêtes et les orages de la mer, tandis que vous restez dans les périls et les tourments du gouvernement. Jeune, belle, adorée, entourée d’amis respectueux et de serviteurs idolâtres, vous oublierez celui que votre royale main avait daigné soulever au-dessus de la foule ; moi je ne vous oublierai jamais ; moi, je vais aller dans un nouveau monde étudier les moyens de vous servir plus efficacement sur votre trône. Je vous lègue ma sœur, pauvre fleur abandonnée, qui n’aura plus d’autre soleil que votre regard. Daignez parfois l’abaisser jusqu’à elle, et, au sein de votre joie, de votre toute-puissance, dans le concert des vœux unanimes, comptez, je vous en conjure, la bénédiction d’un exilé que vous n’entendrez pas, et qui, peut être, ne vous verra plus. »
À la fin de cette lecture, le cœur de Philippe se serra : le bruit mélancolique du vaisseau gémissant, l’éclat des vagues qui venaient se briser en jaillissant contre le hublot, composaient un ensemble qui eût attristé des imaginations plus riantes.
La nuit se passa longue et douloureuse pour le jeune homme. Une visite que lui rendit au matin le capitaine ne le remit pas dans une situation d’esprit plus satisfaisante. Cet officier lui déclara que la plupart des passagers craignaient la mer et demeuraient dans leur chambre, que la traversée promettait d’être courte mais pénible, à cause de la violence du vent.
Philippe prit dès lors l’habitude de dîner avec le capitaine, de se faire servir à déjeuner dans sa chambre, et, ne se sentant pas lui-même très endurci contre les incommodités de la mer, il prit l’habitude de passer quelques heures sur le tillac, couché dans son grand manteau d’officier. Le reste du temps, il l’employait à se faire un plan de conduite pour l’avenir et à soutenir son esprit par de solides lectures. Quelquefois il rencontrait les passagers ses compagnons. C’étaient deux dames qui allaient recueillir un héritage dans le nord de l’Amérique, et quatre hommes, dont l’un, déjà vieux, avait deux fils avec lui. Tels étaient les passagers des premières chambres. De l’autre côté, Philippe aperçut une fois quelques hommes de tournure et de mise plus communes ; il ne trouva rien là qui occupât son attention.
À mesure que l’habitude diminuait les souffrances, Philippe reprenait de la sérénité comme le ciel. Quelques beaux jours, purs et exempts d’orages, annoncèrent aux passagers l’approche des latitudes tempérées. Alors on demeura plus longtemps sur le pont ; alors, même pendant la nuit, Philippe, qui s’était fait une loi de ne communiquer avec personne, et qui avait caché, même au capitaine, son nom, pour n’avoir de conversation sur aucun sujet qu’il redoutait d’aborder, Philippe entendait, de sa chambre, des pas au-dessus de sa tête ; il entendait même la voix du capitaine se promenant sans doute avec quelque passager. C’était une raison pour lui de ne pas monter. Il ouvrait alors son hublot pour aspirer un peu de fraîcheur, et attendait le lendemain.
Une seule fois, la nuit, n’entendant ni colloques ni promenades, il monta sur le pont. La nuit était tiède, le ciel couvert, et derrière le vaisseau, dans le sillage, on voyait sourdre, du milieu des tourbillons, des milliers de grains phosphorescents. Cette nuit avait paru, sans doute, trop noire et trop orageuse aux passagers, car Philippe n’en vit aucun sur la dunette. Seulement, à l’avant, sur la proue, penché sur le mât de beaupré, dormait ou rêvait une figure noire, que Philippe distingua péniblement dans l’ombre, quelque passager de la seconde chambre, sans doute, quelque pauvre exilé qui regardait en avant, désirant le port de l’Amérique, tandis que Philippe regrettait le port de France.
Philippe regarda longtemps ce voyageur immobile dans sa contemplation ; puis le froid du matin le saisit ; il se préparait à rentrer dans sa cabine… Cependant, le passager de l’avant observait aussi le ciel qui commençait à blanchir. Philippe entendit le capitaine s’approcher, il se retourna.
– Vous prenez le frais, capitaine ? dit-il.
– Monsieur, je me lève.
– Vous avez été devancé par vos passagers, comme vous voyez.
– Par vous ; mais les officiers sont matineux comme les marins.
– Oh ! non seulement par moi…, dit Philippe. Voyez, là-bas, cet homme qui rêve si profondément ; c’est un de vos passagers aussi, n’est-ce pas ?
Le capitaine regarda et parut surpris.
– Qui est cet homme ? demanda Philippe.
– Un… marchand, dit le capitaine avec embarras.
– Qui court après la fortune ? murmura Philippe. Ce brick va trop lentement pour lui.
Le capitaine, au lieu de répondre, alla tout à l’avant trouver ce passager, auquel il dit quelques mots, et Philippe le vit disparaître dans l’entrepont.
– Vous avez troublé son rêve, dit Philippe au capitaine quand ce dernier l’eut rejoint ; il ne me gênait pas, pourtant.
– Non, monsieur, je l’ai averti que le froid du matin est dangereux dans ces parages : les passagers de seconde classe n’ont pas, comme vous, de bons manteaux.
– Où sommes-nous, capitaine ?
– Monsieur, nous verrons demain les Açores, à l’une desquelles nous ferons un peu d’eau fraîche, car il fait bien chaud.
Chapitre CLXIV. Les îles Açores §
À l’heure fixée par le capitaine, on aperçut à l’avant du navire, bien loin dans le soleil éblouissant, les côtes de quelques îles situées au nord-est.
C’étaient les îles Açores.
Le vent portait de ce côté ; le brick marchait bien. On arriva en vue complète des îles vers trois heures de l’après-midi.
Philippe vit ces hauts pitons de collines aux formes étranges, à l’aspect lugubre ; des rochers noircis comme par l’action du feu volcanique, des découpures aux crêtes lumineuses, aux abîmes profonds.
À peine arrivé à distance du canon de la première de ces îles, le brick mit en panne, et l’équipage prépara un débarquement pour faire quelques tonnes d’eau fraîche, ainsi que l’avait accordé le capitaine.
Tous les passagers se promettaient le plaisir d’une excursion à terre. Poser le pied sur un sol immobile après vingt jours et vingt nuits d’une navigation pénible, c’est une partie de plaisir que peuvent seuls apprécier ceux qui ont fait un voyage de long cours.
– Messieurs, dit le capitaine aux passagers, qu’il crut voir indécis, vous avez cinq heures pour aller à terre. Profitez de l’occasion. Vous trouverez dans cette petite île, complètement inhabitée, des sources d’eau glacée, si vous êtes naturalistes ; des lapins et des perdrix rouges, si vous êtes chasseurs.
Philippe prit son fusil, des balles et du plomb.
– Mais vous, capitaine, dit-il, vous restez à bord ? Pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?
– Parce que, là-bas, répliqua l’officier en montrant la mer, vient un navire aux allures suspectes ; un navire qui me suit depuis quatre jours à peu près ; une mauvaise mine de navire, comme nous disons, et que je veux surveiller tout ce qu’il fera.
Philippe, satisfait de l’explication, monta dans la dernière embarcation et partit pour la terre.
Les dames, plusieurs passagers de l’avant ou de l’arrière ne se hasardèrent pas à descendre, ou attendirent leur tour.
On vit donc s’éloigner les deux canots avec les matelots joyeux, et les passagers plus joyeux encore.
Le dernier mot du capitaine fut celui-ci :
– À huit heures, messieurs, le dernier canot vous ira chercher ; tenez-vous le pour dit ; les retardataires seraient abandonnés.
Quand tout le monde, naturalistes et chasseurs, eut abordé, les matelots entrèrent tout de suite dans une caverne située à cent pas du rivage, et qui faisait un coude comme pour fuir les rayons du soleil.
Une source fraîche, d’une eau azurée, exquise, glissait sous les roches moussues et s’allait perdre, sans sortir de la grotte elle-même, sur un fond de sables fins et mouvants.
Les matelots s’arrêtèrent là, disons-nous, et emplirent leurs tonnes, qu’ils se mirent en devoir de rouler jusqu’au rivage.
Philippe les regarda faire. Il admirait l’ombre bleuâtre de cette caverne, la fraîcheur, le doux bruit de l’eau glissant de cascade en cascade ; il s’étonnait d’avoir trouvé d’abord les ténèbres les plus opaques et le froid le plus intense, tandis qu’au bout de quelques minutes la température semblait douce et l’ombre semée de clartés molles et mystérieuses. Aussi, c’était avec les mains étendues et se heurtant aux parois des roches qu’il avait commencé par suivre les marins sans les voir ; puis, peu à peu, chaque physionomie, chaque tournure s’était dessinée, éclairée ; et Philippe préférait, comme netteté, la lumière de cette grotte à celle du ciel, toute criarde et brutale en plein jour dans ces parages.
Cependant il entendait les voix de ses compagnons se perdre au loin. Un ou deux coups de fusil retentirent dans la montagne, puis le bruit s’éteignit, et Philippe resta seul.
De leur côté, les matelots avaient accompli leur tâche ; ils ne devaient plus revenir dans la grotte.
Philippe se laissa entraîner peu à peu par le charme de cette solitude et par le tourbillon de ses pensées ; il s’étendit sur le sable doux et moelleux, s’adossa aux roches tapissées d’herbes aromatiques et rêva.
Les heures s’écoulèrent ainsi. Il avait oublié le monde. À côté de lui, son fusil désarmé dormait sur la pierre, et, pour pouvoir se coucher à l’aise, il avait sorti de ses poches les pistolets qui ne le quittaient pas.
Tout son passé revenait vers lui, lentement, solennellement, comme un enseignement ou un reproche. Tout son avenir s’envolait austère comme ces oiseaux farouches qu’on touche parfois du regard ; de la main, jamais.
Pendant que Philippe rêvait ainsi, sans doute on rêvait, on riait, on espérait à cent pas de lui. Il avait la perception insensible de ce mouvement, et plus d’une fois il lui avait semblé entendre la rame des canots qui amenaient au rivage ou qui reconduisaient à bord des passagers, les uns blasés sur le plaisir de cette journée, les autres avides d’en jouir à leur tour.
Mais sa méditation n’avait pas été troublée encore, soit que l’entrée de la grotte eût échappé aux uns, soit que les autres, l’ayant vue, eussent dédaigné d’y entrer.
Tout à coup, une ombre timide, indécise, s’interposa entre le jour et la caverne, sur le seuil même… Philippe vit quelqu’un marcher, les mains en avant, la tête baissée, du côté de l’eau murmurante. Cette personne se heurta même une fois aux rochers, son pied ayant glissé sur des herbes.
Alors Philippe se leva et vint tendre la main à cette personne pour l’aider à reprendre le bon chemin. Dans ce mouvement de courtoisie, ses doigts rencontrèrent la main du voyageur dans les ténèbres.
– Par ici, dit-il avec affabilité ; monsieur, l’eau est par ici.
Au son de cette voix, l’inconnu leva précipitamment la tête, et s’apprêtait à répondre, montrant à découvert son visage dans la pénombre azurée de la grotte.
Mais Philippe, poussant tout à coup un cri d’horreur, fit un bond en arrière.
L’inconnu, de son côté, jeta un cri d’effroi et recula.
– Gilbert !
– Philippe !
Ces deux mots éclatèrent en même temps, comme un tonnerre souterrain.
Puis on n’entendit plus que le bruit d’une sorte de lutte. Philippe avait serré de ses deux mains le cou de son ennemi, et l’attirait au fond de la caverne.
Gilbert se laissait traîner sans proférer une seule plainte. Adossé aux roches de l’enceinte, il ne pouvait plus reculer.
– Misérable ! je te tiens, enfin !… rugit Philippe. Dieu te livre à moi… Dieu est juste !
Gilbert était livide et ne faisait pas un geste ; il laissa tomber ses deux bras à ses côtés.
– Oh ! lâche et scélérat ! dit Philippe ; il n’a pas même l’instinct de la bête féroce qui se défend.
Mais Gilbert répondit d’une voix pleine de douceur :
– Me défendre ! Pourquoi ?
– C’est vrai, tu sais bien que tu es en mon pouvoir, tu sais bien que tu as mérité le plus horrible châtiment. Tous tes crimes sont avérés. Tu as avili une femme par la honte et tu l’as tuée par l’inhumanité. C’était peu pour toi de souiller une vierge, tu as voulu assassiner une mère !
Gilbert ne répondit rien. Philippe, qui s’enivrait insensiblement au feu de sa propre colère, porta de nouveau sur Gilbert des mains furieuses. Le jeune homme ne résista point.
– Tu n’es donc pas un homme ? dit Philippe en le secouant avec rage, tu n’en as donc que le visage ?… Quoi ! pas même de résistance !… Mais je t’étrangle, tu vois bien, résiste donc ! défends-toi donc… lâche ! lâche ! assassin !
Gilbert sentit les doigts acérés de son ennemi pénétrer dans sa gorge ; il se redressa, se roidit et, vigoureux comme un lion, jeta loin de lui Philippe, d’un seul mouvement d’épaules, puis il se croisa les bras.
– Vous voyez, dit-il, que je pourrais me défendre si je voulais ; mais à quoi bon ? Voilà que vous courez à votre fusil. J’aime bien mieux être tué d’un seul coup que déchiré par des ongles et écrasé de coups honteux.
Philippe avait saisi, en effet, son fusil ; mais, à ces mots, il le repoussa.
– Non, murmura-t-il.
Puis, tout haut :
– Où vas-tu ?… Comment es-tu venu ici ?
– Je suis embarqué sur l’Adonis.
– Tu te cachais donc ? Tu m’avais donc vu ?
– Je ne savais pas même que vous fussiez à bord.
– Tu mens.
– Je ne mens pas.
– Comment se fait-il que je ne t’aie pas vu ?
– Parce que je ne sortais de ma chambre que la nuit.
– Tu vois, tu te caches !
– Sans doute.
– De moi ?
– Non, vous dis-je ; je vais en Amérique avec une mission, et je ne dois pas être vu. Le capitaine m’a logé à part… pour cela.
– Tu te caches, te dis-je, pour me dérober ta personne… et surtout pour cacher l’enfant que tu as dérobé.
– L’enfant ? dit Gilbert.
– Oui, tu as volé et emporté cet enfant pour t’en faire une arme un jour, pour en tirer un gain quelconque, misérable !
Gilbert secoua la tête.
– J’ai repris l’enfant, dit-il, pour que personne ne lui apprit à mépriser ou à renier son père.
Philippe reprit haleine un moment.
– Si cela était vrai, dit-il, si je pouvais le croire, tu serais moins scélérat que je ne l’ai pensé ; mais tu as volé, pourquoi ne mentirais-tu pas ?
– Volé ! j’ai volé, moi ?
– Tu as volé l’enfant.
– C’est mon fils ! il est à moi ! On ne vole pas, monsieur, quand on reprend son propre bien.
– Écoute ! dit Philippe frémissant de colère. Tout à l’heure l’idée m’est venue de te tuer. Je l’avais juré, j’en avais le droit.
Gilbert ne répondit pas.
– Maintenant, Dieu m’éclaire. Dieu t’a jeté sur mon chemin comme pour me dire : « La vengeance est inutile ; on ne doit se venger que quand on est abandonné de Dieu… » Je ne te tuerai pas ; je détruirai seulement l’édifice de malheur que tu as échafaudé. Cet enfant est ta ressource pour l’avenir ; tu vas tout à l’heure me rendre cet enfant.
– Mais je ne l’ai pas, dit Gilbert. On n’emmène pas en mer un enfant de quinze jours.
– Il a bien fallu que tu lui trouves une nourrice : pourquoi n’aurais-tu pas emmené la nourrice ?
– Je vous dis que je n’ai pas emmené l’enfant.
– Alors tu l’as laissé en France ? À quel endroit l’as-tu laissé ?
Gilbert se tut.
– Réponds ! où l’as-tu mis en nourrice et avec quelles ressources ?
Gilbert se tut.
– Ah ! misérable, tu me braves ! dit Philippe ; tu ne crains donc pas de réveiller ma colère ?… Veux-tu me dire où est l’enfant de ma sœur ? Veux-tu me rendre cet enfant ?
– Mon enfant est à moi, murmura Gilbert.
– Scélérat ! Tu vois bien que tu veux mourir !
– Je ne veux pas rendre mon enfant.
– Gilbert, écoute, je te parle avec douceur ; Gilbert, j’essaierai d’oublier le passé, j’essaierai de te pardonner ; Gilbert, tu comprends ma générosité, n’est-ce pas ?… Je te pardonne ! Tout ce que tu as jeté de honte et de malheur sur notre maison, je te le pardonne ; c’est un grand sacrifice… Rends-moi cet enfant. Veux-tu davantage ?… Veux-tu que j’essaie de vaincre les répugnances si légitimes d’Andrée ? Veux-tu que j’intercède pour toi ? Eh bien !… je le ferai… rends-moi cet enfant… Encore un mot… Andrée aime son fils… ton fils avec frénésie ; elle se laissera toucher par ton repentir, je te le promets, je m’y engage ; mais rends-moi cet enfant, Gilbert, rends-le-moi !
Gilbert croisa ses bras en fixant sur Philippe un regard plein du feu le plus sombre.
– Vous ne m’avez pas cru, dit-il, je ne vous crois pas ; non que vous ne soyez un honnête homme, mais parce que j’ai sondé l’abîme des préjugés de caste. Plus de retour possible, plus de pardon. Nous sommes ennemis mortels… Vous êtes le plus fort, soyez vainqueur… Je ne vous demande pas votre arme, moi ; ne me demandez pas la mienne…
– Tu avoues donc que c’est une arme ?
– Contre le mépris, oui ; contre l’ingratitude, oui ; contre l’insulte, oui !
– Encore une fois, Gilbert, dit Philippe l’écume à la bouche, veux-tu ?…
– Non.
– Prends garde !
– Non.
– Je ne veux pas t’assassiner ; je veux que tu aies la chance de tuer le frère d’Andrée. Un crime de plus !… Ah ! ah ! c’est tentant. Prends ce pistolet ; en voici un autre ; comptons chacun jusqu’à trois, et tirons.
Et il jeta un des deux pistolets aux pieds de Gilbert.
Le jeune homme resta immobile.
– Un duel, dit-il, c’est justement ce que je refuse.
– Tu aimes mieux que je te tue ! s’écria Philippe, fou de rage et de désespoir.
– J’aime mieux être tué par vous.
– Réfléchis… Ma tête se perd.
– J’ai réfléchi.
– Je suis dans mon droit : Dieu doit m’absoudre.
– Je le sais… tuez-moi.
– Une dernière fois, veux-tu te battre ?
– Non.
– Tu refuses de te défendre ?
– Oui.
– Eh bien, meurs comme un scélérat dont je purge la terre, meurs comme un sacrilège, meurs comme un bandit, meurs comme un chien !
Et Philippe lâcha son coup de pistolet presque à bout portant sur Gilbert. Celui-ci étendit les bras, pencha d’abord en arrière, puis en avant, et tomba sur la face sans pousser un cri. Philippe sentit le sable s’imprégner sous son pied d’un sang tiède ; il perdit tout à fait la raison, et s’élança hors de la caverne.
Devant lui était le rivage ; une barque attendait : l’heure du départ avait été annoncée du bord pour huit heures, il était huit heures et quelques minutes.
– Ah ! vous voilà, monsieur, lui dirent les matelots… Vous êtes le dernier… chacun a regagné le bord. Qu’avez-vous tué ?
Philippe, entendant ce mot, perdit connaissance. On le rapporta ainsi au navire, qui commençait d’appareiller.
– Tout le monde est rentré ? demanda le capitaine.
– Voici le dernier passager que nous ramenons, répondirent les matelots. Il aura fait une chute, car il vient de s’évanouir.
Le capitaine commanda une manœuvre décisive, et le brick s’éloigna rapidement des îles Açores, juste au moment où le bâtiment inconnu qui l’avait si longtemps inquiété entrait dans le port sous le pavillon américain.
Le capitaine de l’Adonis échangea un signal avec ce bâtiment et, rassuré, en apparence du moins, il continua sa route vers l’occident, et se perdit bientôt dans les ombres de la nuit.
Ce ne fut que le lendemain que l’on s’aperçut qu’un passager manquait à bord.
Épilogue §
Le 9 mai de l’an 1774, à huit heures du soir, Versailles présentait le plus curieux et le plus intéressant spectacle.
Depuis le premier jour du mois, le roi Louis XV, atteint d’une maladie terrible dont les médecins n’osaient lui avouer d’abord la gravité, gardait le lit et commençait à chercher des yeux autour de lui la vérité ou l’espérance.
Le médecin Bordeu avait signalé chez le roi une petite vérole des plus malignes, et le médecin La Martinière, qui la reconnaissait comme son collègue, opinait pour qu’on avertît le roi, afin qu’il prît spirituellement et matériellement, comme chrétien, des mesures pour son salut et pour celui du royaume.
– Le roi Très Chrétien, disait-il, devrait se faire administrer l’extrême onction.
La Martinière représentait le parti du dauphin, l’opposition. Bordeu prétendait que le simple aveu de la gravité du mal tuerait le roi et que, pour sa part, il reculait devant un régicide.
Bordeu représentait le parti du Barry.
En effet, appeler la religion chez le roi, c’était expulser la favorite. Quand Dieu entre par une porte, il faut bien que Satan sorte par l’autre.
Or, pendant toutes les divisions intestines de la Faculté, de la famille et des partis, la maladie se logeait à l’aise dans ce corps vieilli, usé, gâté par la débauche ; elle s’y fortifiait de telle façon, que ni remèdes ni prescriptions ne purent la débusquer.
Dès les premières atteintes du mal causé par une infidélité de Louis XV, à laquelle madame du Barry avait prêté complaisamment la main, le roi avait vu se réunir autour de son lit ses deux filles, la favorite et les courtisans les mieux en faveur. On riait encore et l’on s’aidait.
Tout à coup parut à Versailles l’austère et sinistre figure de Madame Louise de France ; elle quittait sa cellule de Saint-Denis pour venir donner aussi à son père des consolations et des soins.
Elle entra pâle et sombre comme la statue de la Fatalité ; ce n’était plus une fille pour son père, une sœur pour ses sœurs ; elle ressemblait aux prophétesses antiques qui, dans les jours lugubres de l’adversité, venaient crier aux rois éblouis : « Malheur ! malheur ! malheur ! » Elle tomba dans Versailles à une heure du jour où Louis baisait les mains de madame du Barry et les appliquait comme de douces caresses sur son front malade, sur ses joues enflammées.
À son aspect, tout s’enfuit : les sœurs se réfugièrent tremblantes dans la chambre voisine ; madame du Barry fléchit le genou et courut à son appartement ; les courtisans privilégiés reculèrent jusqu’aux antichambres ; les deux médecins seuls demeurèrent au coin de la cheminée.
– Ma fille ! murmura le roi en ouvrant ses yeux fermés par la douleur et la fièvre.
– Votre fille, oui, sire, dit la princesse.
– Qui vient…
– De la part de Dieu !
Le roi se souleva, ébauchant un sourire.
– Car vous oubliez Dieu, reprit Madame Louise.
– Moi ?…
– Je veux vous le rappeler.
– Ma fille ! je ne suis pas assez près de la mort, j’espère, pour qu’une exhortation soit urgente. Ma maladie est légère : une courbature, un peu d’inflammation.
– Votre maladie, sire, interrompit la princesse, est celle qui, d’après l’étiquette, doit réunir au chevet de Sa Majesté les grands prélats du royaume. Quand un membre de la famille royale est atteint de la petite vérole, il doit être administré sur-le-champ.
– Madame !… s’écria le roi fort agité, fort pâle, que dites-vous ?
– Madame !… firent les médecins avec terreur.
– Je dis, continua la princesse, que Votre Majesté est atteinte de la petite vérole.
Le roi poussa un cri.
– Les médecins ne l’ont pas dit, répliqua-t-il.
– Ils n’osent ; moi, je vois pour Votre Majesté un autre royaume que le royaume de France. Approchez-vous de Dieu, sire, et passez en revue toutes vos années.
– La petite vérole ! murmurait Louis XV ; maladie mortelle !… Bordeu !… La Martinière !… est-ce donc vrai ?
Les deux praticiens baissèrent la tête.
– Mais je suis perdu alors ? répéta le roi, plus épouvanté que jamais.
– On guérit de toutes les maladies, sire, dit Bordeu prenant l’initiative, surtout lorsqu’on conserve sa tranquillité d’esprit.
– Dieu donne la tranquillité de l’esprit et le salut du corps, répondit la princesse.
– Madame, dit hardiment Bordeu, quoique à voix basse, vous tuez le roi !
La princesse ne daigna pas répondre. Elle se rapprocha du malade et, lui prenant la main qu’elle couvrit de baisers :
– Rompez avec le passé, sire, dit-elle, et donnez l’exemple à vos peuples. Nul ne vous avertissait ; vous couriez risque d’être perdu pour l’éternité. Promettez de vivre en chrétien, si vous vivez ; mourez en chrétien, si Dieu vous appelle à lui.
Elle acheva ces mots par un nouveau baiser sur la main royale et reprit à pas lents le chemin des antichambres. Là, elle rabattit son long voile noir sur son visage, descendit les degrés et monta dans son carrosse, laissant derrière elle une stupéfaction, une épouvante dont rien ne saurait donner une idée.
Le roi n’avait pu reprendre ses esprits qu’à force de questionner les médecins ; mais il était frappé.
– Je ne veux pas, dit-il, que les scènes de Metz avec la duchesse de Châteauroux se renouvellent ; qu’on fasse venir madame d’Aiguillon et qu’on la prie d’emmener à Rueil madame du Barry.
Cet ordre fut l’explosion. Bordeu voulut dire quelques mots ; le roi lui imposa silence. Bordeu voyait, d’ailleurs, son collègue prêt à tout rapporter au dauphin ; Bordeu savait l’issue de la maladie du roi, il ne lutta pas et, quittant la chambre royale, avertit madame du Barry du coup qui la frappait.
La comtesse, épouvantée de l’aspect sinistre et insultant qu’avaient déjà tous les visages, se hâta de disparaître. En une heure, elle fut hors de Versailles et la duchesse d’Aiguillon, fidèle et reconnaissante amie, emmena la disgraciée au château de Rueil, qui lui venait par héritage du grand Richelieu. Bordeu, de son côté, ferma la porte du roi à toute la famille royale, sous prétexte de contagion. Cette chambre de Louis XV était désormais murée ; il n’y devait plus entrer que la religion et la mort. Le roi fut administré le jour même, et cette nouvelle se répandit dans Paris où, déjà, la disgrâce de la favorite était un événement rebattu.
Toute la cour vint se faire annoncer chez le dauphin qui ferma sa porte et ne reçut pas une personne.
Mais, le lendemain, le roi se portait mieux et avait envoyé le duc d’Aiguillon porter ses compliments à madame du Barry.
Ce lendemain, c’était le 9 mai 1774.
La cour déserta le pavillon du dauphin et se porta en telle affluence à Rueil, où la favorite habitait, que, depuis l’exil de M. de Choiseul à Chanteloup, on n’avait vu pareille file de carrosses.
Les choses en étaient donc là. Le roi vivra-t-il et madame du Barry est-elle toujours la reine ?
Le roi mourra-t-il et madame du Barry n’est-elle qu’une courtisane exécrable et honteuse ?
Voilà pourquoi Versailles, à huit heures du soir, le 9 mai de l’année 1774, présentait un si curieux, un si intéressant spectacle.
Sur la place d’Armes, devant le palais, quelques groupes s’étaient formés devant les grilles, groupes bienveillants et empressés de savoir des nouvelles.
C’étaient des bourgeois de Versailles ou de Paris, qui, avec toute la politesse imaginable, demandaient des nouvelles du roi aux gardes du corps qui arpentaient silencieusement la cour d’honneur, les mains derrière le dos.
Peu à peu ces groupes se dispersèrent : les gens de Paris prirent place dans les pataches pour rentrer paisiblement chez eux ; les gens de Versailles, sûrs d’avoir les nouvelles de première main, rentrèrent également dans leurs maisons.
On ne vit plus dans la ville que les patrouilles du guet qui faisaient leur devoir un peu plus mollement que de coutume et ce monde gigantesque qu’on appelle le palais de Versailles s’ensevelit peu à peu dans la nuit et le silence, comme le monde un peu plus grand qui le contient.
À l’angle de la rue bordée d’arbres qui fait face au palais, sur un banc de pierre et sous le feuillage déjà touffu des marronniers, un homme d’un âge avancé était assis ce soir-là, le visage tourné vers le château, sa canne servant d’appui à ses deux mains, qui à leur tour servaient d’appui à sa tête pensive et poétique. C’était pourtant un vieillard courbé, maladif, mais dont l’œil lançait encore une flamme et dont la pensée flamboyait plus ardente encore que les yeux.
Il s’était abîmé dans sa contemplation, dans ses soupirs, ne voyant pas, à l’extrémité de la place, un autre personnage qui, après avoir regardé curieusement aux grilles et questionné les gardes du corps, traversait diagonalement l’esplanade et venait droit au banc avec l’intention de s’y reposer.
Ce personnage était un homme jeune, aux pommettes saillantes, au front déprimé, au nez aquilin, tortu, au sourire sardonique. Tout en marchant vers le banc de pierre, il ricanait, bien que seul, faisant écho par ce rire à quelque secrète pensée.
À trois pas du banc, il aperçut le vieillard et s’écarta, tout en cherchant à le reconnaître de son œil oblique ; seulement, il craignait que son regard n’eût été interprété.
– Monsieur prend le frais ? dit-il en se rapprochant par un mouvement brusque.
Le vieillard leva la tête.
– Eh ! s’écria le jeune homme, c’est mon illustre maître.
– Et vous êtes mon jeune praticien, dit le vieillard.
– Voulez-vous me permettre de m’asseoir à vos côtés ?
– Très volontiers, monsieur.
Et le vieillard fit place au nouveau venu.
– Il paraît que le roi va mieux, dit le jeune homme. On se réjouit.
Et il poussa un nouvel éclat de rire.
Le vieillard ne répondit pas.
– Toute la journée, continua le jeune homme, les carrosses ont roulé de Paris à Rueil et de Rueil à Versailles… La comtesse du Barry va épouser le roi sitôt qu’il sera rétabli.
Et il termina sa phrase par un éclat de rire plus bruyant que le premier.
Le vieillard ne répondit pas encore cette fois.
– Pardonnez-moi si je ris de la sorte, continua le jeune homme avec un mouvement plein d’irritation nerveuse ; c’est qu’un bon Français, voyez vous, aime son roi, et mon roi se porte mieux.
– Ne plaisantez pas ainsi sur ce sujet, monsieur, dit doucement le vieillard ; c’est toujours un malheur pour quelqu’un que la mort d’un homme, c’est souvent pour tous un grand malheur que la mort d’un roi.
– Même la mort de Louis XV ? interrompit le jeune homme avec ironie. Oh ! mon cher maître, vous ! un si puissant philosophe, vous soutenez une thèse pareille !… Oh ! je connais l’énergie et l’habileté de vos paradoxes, mais je ne vous fais pas grâce de celui-là…
Le vieillard secoua la tête.
– Et, d’ailleurs, ajouta le jeune homme, pourquoi penser à la mort du roi ? Qui en parle ? Le roi a la petite vérole, nous savons tous ce que c’est ; il a près de lui Bordeu et La Martinière, qui sont d’habiles gens… Je parie bien que Louis le Bien-Aimé en réchappera, mon cher maître ; seulement, cette fois, le peuple français ne s’étouffe pas dans les églises à faire des neuvaines comme du temps de la première maladie… Écoutez donc, tout s’use.
– Silence ! dit le vieillard en tressaillant, silence ! car, je vous le dis, vous parlez d’un homme sur qui Dieu étend son doigt en ce moment…
Le jeune homme, surpris de ce langage étrange, regarda de côté son interlocuteur, dont les yeux ne quittaient pas la façade du château.
– Vous savez donc des nouvelles plus positives ? demanda-t-il.
– Regardez, dit le vieillard en montrant du doigt une des fenêtres du palais ; que voyez-vous là-bas ?
– Une fenêtre éclairée… Est-ce cela ?
– Oui… mais comment éclairée ?
– Par une bougie placée dans une petite lanterne.
– Précisément.
– Eh bien ?
– Eh bien, jeune homme, savez-vous ce que représente la flamme de cette bougie ?
– Non, monsieur.
– Elle représente la vie du roi.
Le jeune homme regarda plus fixement le vieillard, comme pour s’assurer qu’il jouissait de toute sa raison.
– Un de mes amis, M. de Jussieu, continua le vieillard, a placé là cette bougie, qui brûlera tant que le roi vivra.
– C’est un signal, alors ?
– Un signal que le successeur de Louis XV couve des yeux là-bas, derrière quelque rideau. Ce signal, qui avertit les ambitieux du moment où commencera leur règne, avertit un pauvre philosophe comme moi du moment où Dieu souffle sur un siècle et sur une existence.
Le jeune homme tressaillit à son tour et se rapprocha sur le banc de son interlocuteur.
– Oh ! dit le vieillard, regardez bien cette nuit, jeune homme ; voyez ce qu’elle renferme de nuages et de tempêtes… L’aurore qui lui succédera, je la verrai sans doute, car je ne suis pas assez vieux pour ne pas voir le jour de demain. Mais un règne va peut-être commencer, que vous verrez jusqu’à la fin, vous, et qui renferme, comme cette nuit… des mystères que, moi, je ne verrai pas… Il n’est donc pas sans intérêt pour mon regard, le feu de cette bougie tremblotante dont je viens de vous expliquer le sens.
– C’est vrai, murmura le jeune homme, c’est vrai, mon maître.
– Louis XIV, continua le vieillard, a régné soixante-treize ans ; combien Louis XV régnera-t-il ?
– Ah ! s’écria le jeune homme en montrant du doigt la fenêtre qui venait tout à coup de s’ensevelir dans l’obscurité.
– Le roi est mort ! dit le vieillard en se levant avec une sorte d’effroi.
Et tous deux gardèrent le silence pendant quelques minutes.
Tout à coup, un carrosse attelé de huit chevaux partit au galop de la cour du palais. Deux piqueurs le précédaient, tenant chacun une torche à la main. Dans le carrosse étaient le dauphin, Marie-Antoinette et Madame Elisabeth, sœur du roi. La lumière des flambeaux éclairait sinistrement leurs visages pâles. Le carrosse vint passer près des deux hommes, à dix pas du banc.
– Vive le roi Louis XVI ! Vive la reine ! cria le jeune homme d’une voix stridente, comme s’il insultait cette majesté nouvelle au lieu de la saluer.
Le dauphin salua ; la reine montra son visage triste et sévère. Le carrosse disparut.
– Mon cher monsieur Rousseau, dit alors le jeune homme, voilà madame du Barry veuve.
– Demain, elle sera exilée, dit le vieillard. Adieu, monsieur Marat…
FIN.