I. La princesse Flora à sa parente, à Moscou. §
Je suis furieuse contre Moscou, ma chère, parce que tu n’es pas avec moi. Je dois te raconter une foule de choses… mais comment te les écrire ? J'ai tant vu et tant vécu depuis une semaine ! D'abord, j’ai été mortellement triste : rien n’est plus ennuyeux qu’un continuel étonnement. La cour impériale et le grand monde me donnent le vertige, et j’en suis arrivé à entendre sans m’émerveiller la plus énorme sottise, comme à contempler sans sourire le plus curieux tableau ; mais la fête de Peterhoff, Peterhoff lui-même, c’est une exception, la perle des exceptions jusqu’à présent… J'ai tout vu ; j’ai été partout ; j’ai les oreilles assourdies du bruit du canon, des cris du peuple, du murmure des fontaines, du rebondissement des cascades… Nous avons lu avec attention, nous avons dévoré avec gourmandise ensemble, tu te le rappelles, la description des miracles de Peterhoff ; mais, quand j’ai vu de mes propres yeux toutes ces merveilles, elles m’ont littéralement dévorée, et j’ai tout oublié, même toi, mon bel ange ; j’ai rebondi dans les airs avec la cascade ; j’ai monté jusqu’au ciel avec sa poussière ; je suis redescendue sur la terre, légère comme la goutte de rosée ; j’ai jeté mon ombre céleste et odoriférante, sur les allées pleines de souvenirs ; j’ai joué avec les rayons du soleil et avec les vagues de la mer ; et tout cela, c’était le jour ; et quelle nuit a couronné ce jour ! Il fallait s’étonner en voyant comme peu à peu s’allumait l’illumination ; il semblait qu’un doigt de feu dessinât de merveilleux dessins sur le voile noir de la nuit ; elle s’épanouissant en fleurs, s’arrondissait en roue, rampait en serpent, et, tout à coup, voilà que tout le jardin fut en feu. Tu eusses dit, ma chère, que le soleil était tombé du ciel sur la terre et s’y était éparpillé en étincelles ; les flammes avaient entouré les arbres, mais des couronnes d’étoiles aux pièces d’eau ; les fontaines étaient des volcans et les montagnes des mines d’or ; les canaux et les bassins s’en imbibaient avidement, reproduisaient les dessins et les doublaient ; et arbres, pièces d’eau, fontaines, montagnes, canaux et bassins semblaient rouler un immense incendie. Les clameurs du peuple, jointes au bruit des cascades et au frémissement des arbres, vivifiaient ce splendide spectacle par leur majestueuse harmonie : c’était la voix de Circé, c’était le chant des sirènes.
À onze heures du soir, tout l’Olympe descendit à terre ; de longues files de voitures serpentaient dans les jardins, et les resplendissantes dames de la cour qui les occupaient, pareilles à des files de perles, semblaient un rêve de poète, tant elles étaient légères et presque transparentes. Et, moi-même, j’étais une de ces sylphides ! J'avais une robe de brocart, – qu’on appelle à la cour, je ne sais pourquoi, robe russe, – avec un dessous de satin blanc, garni de piqués d’or ; cette robe, ma chère Sophie, était si bien coupée, si bien brodée, qu’avant de la vêtir, j’eus envie de me mettre à genoux devant ; j’étais coiffée avec des marabouts, présent de mon mari, et je te dirai, sans vanité aucune, que cette coiffure m’allait à merveille ; et, quand même je ne m’en fusse pas rapportée à mon miroir, le murmure des hommes sur mon passage eût pu convaincre l’apôtre Thomas lui-même que ta cousine était très gentille.
Mais tu attends probablement, chère Sophie, la description du bal masqué à Peterhoff. Mon Dieu ! comment vais-je donc faire pour mettre de l’ordre dans mes souvenirs ? Tous les objets roulent dans ma tête comme un tourbillon de lucioles. Les plaques de diamants des princes et des généraux faisaient pâlir les étoiles du ciel. Les poissons familiers de l’étang de Marly suivaient dans l’eau les bavards officiers de la garde se répandant par les allées, lesquels eussent dû prendre de leur mutisme une leçon de modestie. J'ai vu un chambellan myope prêt à pleurer d’avoir perdu sa lorgnette. Et j’avais vraiment peur que le Samson, après avoir tué son lion, ne se mît à ma poursuite, tant un grain de vertigineuse folie était entré dans mon cerveau. Les statues de l’Apollon du Belvédère et de l’Actéon dansent la polonaise devant moi avec la princesse Bebi et la comtesse Zezi. Je n’ose vraiment entamer le chapitre des compliments que m’a faits le prince Étienne, ni la description du pavillon Magique, où la danse bondissait comme une Folie avec des milliers de grelots.
Tout le monde dit que le bal masqué était des plus brillants et que, depuis la grande Catherine, il n’avait jamais été fait une si grande dépense de rouge, d’or, de bougies et d’amabilités. Ton oncle, le cher homme ! avait mis une telle quantité de décorations, de croix et de cordons, que les mauvais plaisants assuraient qu’il se préparait à faire partie de l’exposition des arts, et l’on a comparé notre grosse Moscovite, la princesse Z…, à cause de la traîne de sa robe, à une comète. Mais, à mon avis, c’était sans raison ; elle portait sa queue aussi habilement qu’un renard.
Te rappelles-tu cet aide de camp, si long de taille, qui nous a tant fait rire, l’an passé, par ses phrases aussi roides que ses moustaches ? Eh bien, la générale T… nous a affirmé qu’il avait prétendu qu’une certaine dame marchait contre les cœurs à la baïonnette. Tu vois bien que tout le monde était fou, que moi la toute première, j’étais folle, et qu’il me serait impossible de te raconter tout ce qui s’est dit, tout ce qui a été entendu, avec qui je me suis promenée, combien d’aiguillettes d’argent et d’or ont étincelé, rampé, tourbillonné autour de moi, et combien de généraux et de moustaches de toutes couleurs ont été enivrés de bonheur, en m’entendant répondre à leur invitation ces simples mots :
– Avec plaisir, monsieur.
Ah ! mon cher ange, tu n’as pas idée à quel point ces perroquets à plumes blanches et noires m’ont ennuyée ! Est-ce que tu ne crois pas que toute cette jeunesse doive acheter ses phrases en même temps que ses gants ? Comme nos anciens dîners à Moscou commençaient toujours par la soupe froide, leur conversation commence toujours par ces spirituelles paroles :
– Vous aimez la danse, madame ?
Non, messieurs, non ; je suis prête, au contraire, à haïr la danse à cause des danseurs qui, comme le coucou de la pendule de ma grand’mère, ne cessent de me répéter le même cri ; c’est une fatigue avec le commun des martyrs ; mais, avec nos jeunes gens à la mode, nos lions, nos dandys, c’est plus qu’une fatigue, c’est un véritable crucifiement. Ils torturent leur pauvre cerveau pour en tirer une goutte d’essence de rose ou de vinaigre !
– Tous les yeux et toutes les lorgnettes sont fixés sur vous, madame, me disait un diplomate en se dandinant si gravement sur sa chaise, que l’on eût dit que de son équilibre dépendait l’équilibre de l’Europe. Regardez donc, princesse, comme tous les regards brillent quand ils rencontrent les vôtres : en vérité, c’est un véritable feu d’artifice !
– Pas tout à fait, lui répondis-je. Je vois beaucoup d’artifices, c’est vrai ; mais où donc est le feu ?
Me croiras-tu, ma chérie, si je te dis que, dans cette masse de têtes, dans cette voie lactée d’yeux gris, bleus, noirs, marron, pas une seule physionomie ne m’a souri comme je l’eusse désiré ? Pas un seul regard n’a brillé d’une vraie sympathie pour moi, et, dans ces yeux, aucuns qui fussent dignes d’occuper un instant mon esprit et ma pensée. « Comme il y a peu de cavaliers !… » disions-nous à Moscou. « Comme il y a peu d’hommes !… » disais-je à Peterhoff. La vulgarité avait passé son linceul de glace sur tous ces visages. C'est en vain que tu étudieras tous les traits de leur physionomie, soit dans l’ensemble, soit dans les détails, tu ne pourras deviner ni à quel peuple, ni à quelle époque, ni à quelle race appartiennent tous ces gens-là. Dans leur sourire, tu ne trouveras pas l’expression ; dans leurs paroles, tu ne trouveras pas la pensée ; sous leurs crachats, tu ne trouveras pas le cœur ; c’est un tableau recouvert d’un magnifique vernis, dont le prix est énorme, mais dont personne ne peut dire le sujet. Pendant toute cette soirée, je n’ai pas entendu une seule conversation, une seule phrase, un seul mot qui mérite de rester dans ma mémoire. Ils parlaient de tout ; mais qu’ont-ils dit ? Un seul, en causant avec moi, fit une bonne appréciation.
– Regardez près de vous, regardez loin de vous, regardez autour de vous, me dit-il ; n’est-ce pas que tout ce bal ressemble à un jardin anglais ? Les plumes et les fleurs des dames tremblent comme des plantes sous les baisers du zéphyr ; là se déroule la danse polonaise, comme un sentier vivant ; là, une masse d’officiers, avec leurs panaches, semblent un massif de palmiers. Voilà, en petit, nos monts Ourals avec leurs sables dorés. Voilà une grotte avec son écho ; cet écho est le plus formidable de tous ceux que vous ayez jamais entendus : il peut répéter jusqu’à cent fois le mot moi. Plus loin, voyez ce dos voûté : c’est un pont qui ne mène nulle part. Partout des clefs en or, mais qui n’offrent absolument rien ; des espèces d’urnes funéraires renfermant, au lieu de cendres, du tabac de France ou d’Espagne, et, autour de ces monuments, les innocentes jeunes filles se promenant avec les spirituelles pensées d’un troupeau de brebis ; et, si vous me permettez de pousser ma comparaison jusqu’à l’hyperbole, continuait mon railleur en arrêtant son regard sur un groupe de vieilles femmes, nous pouvons trouver ici jusqu’à ces ruines pittoresques, jusqu’à ces tours gothiques qui s’élèvent dans les coins retirés, et dans lesquelles, comme des hiboux et des chouettes, nichent les préjugés.
– Bon Dieu, que vous êtes caustique ! lui dis-je ; est-ce que vous ne pourriez pas trouver des motifs moins acerbes à vos comparaisons ? est-ce que vous n’auriez pas pu, dans votre jardin anglais, aussi bien qu’à Tzarko-Zélo, placer un temple, un monument de victoire ?
– Dans ce cas, me répondit mon interlocuteur en saluant, je prends le rôle de la colonne rostrale ; mais c’est vous, madame, qui serez le monument de ma défaite, en même temps que le temple de l’Amour.
Je regardai ce monsieur en souriant ; c’était vraiment dommage qu’il ne fût ni jeune ni beau, et que son nez, long et pointu, fût la véritable lance dont il frappait ses antagonistes.
Me voilà rentrée à la maison.
L'amour ! l’amour ! Pourquoi ce mot, que je veux repousser, pénètre-t-il malgré moi dans mon cœur, comme cette rose épineuse dans les tresses de mes cheveux ? Pourquoi puis-je jeter cette rose par la fenêtre, et ne puis-je pas y jeter ce mot après elle ? Pourquoi est-ce que je soupire quand j’entends ce mot amour ? Pourquoi suis-je prête à pleurer quand je pense à l’amour ?
– Ô ma bonne Sophie ! joyeuse et insouciante amie de mon enfance, si tu savais de quel lourd métal se font les couronnes de noce, si tu pouvais comprendre que la boîte de Pandore, moins l’espérance, est la véritable corbeille de mariage, tu aurais pitié de moi. Combien de luxe, et combien peu de tendresse de cœur ! J'entends le pas de mon mari ; je cours à lui pleine de joie et d’ardeur, et lui m’accueille comme un précepteur accueille un enfant ; il reçoit mes caresses, mais il ne les cherche pas, mais il n’y répond pas. Je le vois seulement à l’heure des repas ; mais alors il est bien plus préoccupé de chercher des truffes que tous les regards du monde ; il apporte seulement dans la maison la fatigue de son service et l’ennui de ses recherches, et, quand mon amour demande un peu de réciprocité, il me fait un compliment. Ai-je besoin de parures, de chevaux, d’un équipage, il ne me refuse rien, il ouvre sa bourse, il la vide, il jette l’argent à poignées. Quelque part que je veuille aller, il me dit : « Va, » sans me demander pourquoi je ne lui dis pas de venir avec moi. Mais, hélas ! son sourire et ses caresses seraient mon plus cher cadeau, et, pour attendre un baiser de lui, je resterais toute une semaine à la maison.
Tu diras, ma chère, que c’est une injustice de ma part. Non, mon ange, c’est de l’impatience ; et, probablement, cette impatience passera-t-elle avec le temps. J'ai voulu seulement te dire en passant qu’il est triste, bien triste, d’avoir des désirs matériels qui sont accomplis aussitôt qu’exprimés, tandis qu’un désir, mais qui vient du cœur celui-là, reste sans réponse et sans espérance. Mon cœur se glace en s’appuyant sur cette froide étoile d’or. Où est donc l’amour, la tendresse ? où est même la simple amitié qui le réchauffera d’une heure de sympathie ?
Il est minuit ; tout est sombre et calme autour de moi, et ce n’est que la mer qui menace et caresse les pierres de Monplaisir, où nous demeurons. Ce n’est que dans le lointain que passent, comme de vagues pensées, les feux des yachts. L'ennui m’endort. À demain, ma bonne Sophie.
Peterhoff, 1er juillet 1829.
La même à la même.
Je parie une larme contre une de tes paillettes, une larme, dix larmes, vingt larmes, – et, pour moi, ce n’est point du tout une bagatelle, comme tu sais, chère cousine, – que tu ne devineras jamais où j’ai été aujourd’hui ? Tu diras que j’ai été à la promenade, que j’ai monté à cheval, que j’ai fait un déjeuner dansant. Bah ! tout cela est par trop vulgaire ! Tu diras que j’ai été à la parade des troupes. Non. Au feu d’artifice. Non plus. Je me suis promenée, et sais-tu où ? et croiras-tu en quoi ?
Ce n’était ni dans un radeau sur un lac, ni dans un bateau sur une rivière. Imagine-toi que je me suis tout simplement promenée en pleine mer, dans une frégate de quarante-six canons. Oh ! je suis persuadée que ton imagination moscovite, qui n’a jamais vu une tempête, excepté du boulevard de Tchiste-Prodé, frémit à la seule pensée de l’immensité et des horreurs de la mer. Ce sont de vraies bagatelles, ma chère. La mode a fait des héroïnes, même de nous autres femmes timides, et, quand tu auras mis une seule fois le pied sur un tillac, tu seras familiarisée avec la crainte, et tu te trouveras, sur l’Océan, aussi bien que dans ton salon à visites.
Vraiment, la mer est une charmante créature. Elle m’a tellement plu dès la première visite que je lui ai faite, que me voilà toute prête à faire un voyage autour du monde.
Imagine-toi… – Mais non, attends ; – je ne veux rien oublier, et je commencerai par le commencement.
M'y voilà.
J'espère que tu as entendu raconter combien notre empereur aime la flotte. Il l’a ressuscitée ; il lui a donné la force russe, et il lui a procuré de vrais lauriers à Navarin. C'était la volonté de Sa Majesté de régaler la cour et les ambassadeurs d’une promenade en pleine mer. Et, en effet, quel régal, donné par un petit-fils de Pierre le Grand, pouvait être plus czarien et plus magnifique que celui-là ?
Les bateaux étaient prêts ; la matinée était délicieuse.
La cour commençait à prendre place, et je te jure que ce n’est pas sans un gros serrement de cœur que j’ai quitté la terre ferme, et c’est toute frissonnante que je suis descendue dans un bateau ; mais, quand les rames commencèrent à battre la mer, quand la longue file des chaloupes, dont chacune était pareille à une corbeille de fleurs flottante, commença de fendre les vagues, et que, devant toutes les chaloupes, vola, comme un aigle, un bateau de vingt rames, portant la gloire et l’espérance de la Russie ; quand les bords semblèrent s’enfuir de nous, et que le lointain Cronstadt, avec son épaisse forêt de mâts, vint à notre rencontre, alors que l’immense mer se développa derrière lui bleue et brillante, ma crainte se changea en une jouissance calme et tout à fait nouvelle, et je me trouvai aussi bien dans ma barque que dans un berceau.
Mais voilà que nous avons dépassé Cronstadt, et que nous approchons de l’escadre, prête à mettre à la voile. Tous les matelots disposaient les agrès des bâtiments avec une telle harmonie, qu’on n’eût dit une flotte peinte sur un immense panorama, si des hourras mille fois répétés n’avaient prouvé que cette flotte était bien vivante.
À peine l’empereur, avec la famille impériale, eût-il mis le pied sur le vaisseau amiral, que toute la flotte leva l’ancre, et que chacun de nos bateaux accosta au hasard le bâtiment le plus proche de lui. Le tableau était splendide : les voiles, en tombant, formaient une muraille flottante avec des tours. Nous discutâmes longtemps sur le choix du bâtiment qui devait nous porter ; l’une désirait tout simplement un vaisseau de cent canons, aussi gros que notre président du bureau civil ; l’autre, qui était plus modeste, se contentait d’un vaisseau de soixante et dix, pourvu toutefois que le vaisseau portât le pavillon du contre-amiral ; une troisième voulait absolument prendre place dans un yacht paré et doré comme pour un bal. Quant à moi, pourquoi ? je n’en sais rien, mais une seule frégate me plaisait, harmonieuse dans tout son ensemble et idéale de légèreté, de beauté et de force. Elle élançait jusqu’au ciel ses mâts si fins et si hardis ; sa longue banderole brillait dans l’air si légère et si gracieuse ; elle-même, elle s’ébranlait si majestueusement ; ses canons nous regardaient par leurs fenêtres avec tant d’étonnement et de curiosité, que j’avais un ardent désir de mettre le pied sur ce monstre charmant !
Je ne saurais te dire si je fus plus séduisante ou plus opiniâtre que toutes mes compagnes de bateau, mais enfin je remportai la victoire. Un officier de l’équipage de la garde impériale qui, du pied gauche, dirigeait le gouvernail de notre république à douze rames, rendit honneur à mon goût et tourna sous la poupe de cette charmante frégate. À la ceinture de sa galerie sculptée était écrit en lettres d’or le mot ESPÉRANCE. Ce mot seul me l’eût fait préférer. Un escalier extérieur était tapissé par des voiles. Nous montons. Imagine-toi… Mais non, tu ne peux pas t’imaginer ce que je vis là. Je ne sais par où commencer, et, surtout, par où finir. C'était un nouveau monde, c’était un magnifique poème. Le plancher était blanc et ciré comme une table ; les agrès, tant ils étaient coquets, semblaient des papillotes posées sur la tête d’une femme ; les haubans avaient l’air de dentelles fantastiques ; les cuivres étincelaient comme de l’or ; le bronze des canons était noir comme l’aile d’un corbeau ; et puis cette foule tout autour… et puis cette immensité devant les yeux, tout cela était enivrant.
Au signal donné par des trompettes d’argent, il sembla que notre géant tendait largement ses bras pour saisir le vent. Sa poitrine ondulait, et notre colosse, accélérant d’instant en instant sa marche, finit par s’élancer devant lui en dévorant l’espace. La tête me tournait, prise d’un séduisant vertige, et, quand mes yeux furent redevenus clairs, ils se rencontrèrent avec les yeux du capitaine de vaisseau, dont je n’avais pu voir la physionomie au moment où il était venu à notre rencontre. La nature, comme dit Shakespeare, aurait pu le montrer orgueilleusement du doigt et dire : « Voilà un homme ! »
Grand de taille, bien fait, noble de tournure ; quelque chose de ravissant dans un visage irrégulier mais expressif, le distinguait de tous les autres. Ses yeux – quels yeux, chère Sophie ! – humides et bleus comme la mer qui dominait, ses yeux brillaient sous son front, dont les plis semblaient l’ondulation de la vague, qui caresse et dévore l’imprudent qui se confie à elle. Il n’y avait point dans ses mouvements cette agilité de nos jeunes gens à la mode. On pouvait même remarquer en lui quelque chose de sombre, de sauvage, qui peut-être ne venait pas de sa timidité, mais qui, en tout cas, lui allait à merveille. Il nous adressa la parole en rougissant ; il baissait les yeux sous nos regards, et, d’abord, sa voix trembla comme la corde de cuivre d’un sistre ; et voilà que notre sauvage s’enhardit, et, ayant levé enfin ses yeux pleins de flammes, il commença de nous expliquer toutes les manœuvres, la destination de chaque chose, d’une façon si charmante, si poétique, si pittoresque, que nous autres femmes en avions oublié nos bavardages ordinaires, et que ce ne fut que de temps en temps que nous plaçâmes, dans les intervalles de sa narration, quelques demandes, dont la plus frivole de nous écoutait la réponse avec un immense intérêt.
J'étais tombée du ciel, ma chérie. D'après ce que j’avais entendu dire de nos officiers de marine, je les avais regardés, jusqu’à présent, comme un peu plus habiles – voilà tout – que les morses qui jouent de la guitare, et que l’on montre aux foires dans un grand baquet ; et voilà que, tout à coup, je rencontrai sur le plancher d’un tillac un homme bien élevé, quoique son chapeau n’eût pas de plumes, un homme enfin qui pouvait être l’ornement du plus élégant salon de toute ville capitale.
Tout en causant avec nous, il n’oubliait cependant pas son devoir. Un seul mot de sa part, un seul regard de ses yeux, poussaient cette masse énorme que l’on appelle un vaisseau, c’est-à-dire cette œuvre du génie humain, bâtie de bois et de fer, et qui a des ailes de toile.
Nous descendîmes.
Que d’élégance, chère Sophie, dans le luxe des cabines ! quel goût parfait dans les décorations ! Les canons armaient les deux côtés du vaisseau ; les boulets étaient amassés près d’eux, en pyramides de grosses perles noires ; les lances, les haches et toutes les armes mortelles du vaisseau étaient pendues comme des ornements ; au milieu de ce vaste pont – je m’amuse, ma chère, à te tourmenter avec mes énigmes maritimes – ouvrait sa bouche une énorme écoutille, c’est-à-dire l’ouverture par laquelle les yeux peuvent apercevoir les tonneaux et la patte d’une ancre gigantesque, emblème de l’espérance qui reste toujours au fond de chaque chose.
Quant à mon mari, il était charmé. Il avait visité la cuisine de fer fondu, avec tous les ustensiles qui font les délices d’un gastronome. On lui avait apporté un morceau de viande qui était destiné au commun des matelots, et il avait redit cette phrase de Grimod de la Reynière : « À cette sauce, on mangerait son grand-père. »
Enfin, le capitaine nous mena au fin fond de l’enfer, et notre cœur se serra de terreur, et nous nous écriâmes toutes pleines d’angoisse, lorsqu’il nous dit, en nous éclairant avec une bougie, que nous étions maintenant juste au-dessus de la sainte-barbe, au centre du vaisseau. Il me semblait que toutes les gargousses, avant qu’il nous eût bien avoué qu’elles étaient enfermées dans des caisses, prenaient feu et éclataient autour de nous, et qu’au lieu d’air nous respirions des flammes. Je n’ai pas besoin de te dire avec quelle prestesse et quelle légèreté je m’élançai hors du cratère de ce volcan endormi.
– Ah ! je vois bien, mesdames, nous dit le capitaine, que vous avez peur de sauter !
Je regardai le capitaine.
Un regard de tels yeux, et je ne sais pas un cœur qui ne saute au ciel.
Jusque-là, les manœuvres étaient les mêmes. La flotte voguait vers la pleine mer. Les rivages semblaient s’enfoncer.
Sur l’ordre de l’amiral, transmis par les signaux, les bateaux se rangeaient sur deux lignes, viraient de bord, ou coupaient une ligne par l’autre, comme les figures d’un jeu d’échecs de Titans, et nous passions si près des autres vaisseaux, que nous pouvions échanger des compliments avec les personnes de notre connaissance. Enfin, l’empereur fit déployer son drapeau, et, à peine l’aigle à deux têtes eut-il ouvert ses ailes sur le champ d’or, qu’en un instant un salut général tonna de tous les vaisseaux.
C'était une véritable image de l’enfer, mais d’un délicieux enfer, mon cher ange. D'abord des vagues de fumée roulèrent dans les airs ; mais bientôt toute la mer ne fut plus qu’un immense cratère de volcan. À peine le vent avait-il dissipé un nuage, que d’autres nuages, plus gros, plus épais et plus noirs lui succédaient. Je ne parle pas du tonnerre. Le bruit du tonnerre n’est rien en comparaison du vacarme épouvantable qui semblait bouleverser le ciel et la terre. Je crus que j’en demeurerais sourde pour toute ma vie, et que je ne serais pas capable d’entendre la trompette du jugement dernier. De la poupe, nous contemplions avec étonnement et les vagues du canon et les vagues de la mer. Le capitaine de la frégate restait près de nous et me regardait d’un air mélancolique.
Nous nous taisions.
Et, d’ailleurs, pouvait-on parler, au milieu du bavardage de ces mille commères de fer fondu ? Mais qu’avais-je besoin de parler ? J'étais aussi heureuse que si un songe aux ailes d’or m’eût transportée à travers l’espace.
Tout à coup, à trois pas de moi, retentit un coup de canon isolé, et, aussitôt après, ce cri se fit entendre :
– Un homme à la mer !
Puis d’autres cris :
– Il disparaît !… il s’enfonce !… il est perdu !
Je me sentis tout près de m’évanouir.
Un canonnier, en enfonçant la charge, était tombé à la mer.
En un instant, le malheureux, était déjà derrière la poupe. Ayant perdu la tête, il roulait avec les vagues. On n’avait pas eu le temps d’envoyer une chaloupe à son aide, tant l’accident avait été rapide et inattendu. Et le cordage qu’on lui avait jeté du bâtiment, écarté par le mouvement du sillage, nageait loin de lui. Il s’était enfoncé, avait reparu ; mais un instant encore, et il allait disparaître pour toujours.
En ce moment, tout habillé, avec son uniforme, le capitaine sauta par dessus le bord dans la mer.
Ce fut un long cri d’enthousiasme ; chacun courut à l’arrière, se haussant pour voir par dessus le bastingage ; les canons qui hurlaient s’interrompirent. On eût dit que l’émotion générale les avait atteints.
Pendant ce temps, le capitaine avait reparu sur la surface des flots, avait nagé vers le marin, l’avait saisi par le bras, et, de la main qui restait libre, nageait vers le vaisseau.
Mais le vaisseau s’éloignait.
En effet, quelle volonté humaine peut instantanément arrêter une pareille masse une fois lancée ? L'effroi nous atteignit toutes lorsque nous vîmes que le sauveur perdait ses forces sous le poids énorme qu’il était obligé de soulever au-dessus de l’eau. Il commença de tourner sur lui-même, s’enfonça, reparut, s’enfonça de nouveau, resta longtemps, oh ! bien longtemps sous les vagues. Enfin, une épaulette d’or étincela au milieu de l’écume, mais ce ne fut que pour un instant.
Je n’étais plus en état de rien voir, et, quand ce cri déchirant : « Il est perdu ! » retentit autour de moi, je m’évanouis tout à fait…
Oh ! comme il est bon de revenir à la vie quand l’âme sommeille encore et que le corps seul peut apprécier ce retour, quand aucune pensée triste n’a encore eu le temps de pénétrer dans l’esprit !
Tout cela m’arriva.
Mais, tout à coup, la réminiscence du péril que courait le brave capitaine serra mon cœur comme un gantelet d’acier. J'ouvris les yeux avec un grand cri, et… devine qui était derrière moi, me secouant au visage l’eau dont il était trempé…
Je vois que tu as deviné, chère cousine.
Eh bien, oui, c’était lui !
Je ferme ma lettre comme je fermai alors mes yeux, pour avoir un instant de plus à jouir d’un si doux rêve. J'étais si heureuse !
Oh ! pour que Dieu me permette d’abandonner cette vie mondaine, pour que Dieu me permette de m’imbiber comme une abeille de la rosée de ce doux souvenir, je veux m’oublier, je veux oublier, et j’oublie tout le reste.
Peterhoff, le 2 juillet 1829.
II. Remède contre la folie. §
Deux semaines après cette revue de la flotte russe, dans le salon commun de la frégate l’Espérance, à onze heures du soir, soupait le docteur Stettinsky.
Tous les autres officiers étaient déjà rentrés dans leurs cabines, de sorte que le digne docteur soupait seul. Mais le fils d’Esculape, par une habitude digne de louanges, était resté pour le vin de Porto. En appréciant le vin et en le buvant, en le buvant et en l’appréciant, il en était venu à se demander si c’était sa tête qui tournait sur ses épaules, ou si c’étaient les objets qui tournaient autour de sa tête. Ayant beaucoup plus de tendance à adopter la dernière opinion, le docteur, à ce qu’il paraissait, attendait, la main étendue, le moment favorable de saisir au passage une de ces bouteilles qui dansaient la polonaise sur la table. Il avait déjà essayé deux fois de s’emparer de la belle danseuse, éclairée par la bougie, qui brillait à peine au milieu des bouteilles, comme la raison parmi les passions ; mais son regard, mal combiné avec le mouvement de sa main, avait fait que deux fois la rebelle lui avait échappé, et que cette main continuait de s’égarer dans l’espace. Il lui semblait que le goulot de la capricieuse amphore lui glissait entre les doigts comme un écolier qui joue au colin-maillard. Par malheur, le roulis augmentait à chaque instant, et, comme dans la lutte de deux forces, la force attractive et la force répulsive, c’était évidemment la force répulsive qui devait finir par être vaincue, il était probable que, au moment où le docteur ne trouverait plus de résistance, son corps suivrait sous la table la diagonale tracée par son nez.
Ce malheur eût été à déplorer avec une table ordinaire ; mais la table de la cabine était vissée au plancher du bâtiment, de sorte que le docteur, sentant l’équilibre qui lui manquait, saisit la table entre ses mains avec la même énergie qu’un homme qui se noie, dans une inondation, saisit une planche, qu’il regarde, selon l’expression française, comme sa planche de salut.
En ce moment, entra dans le salon commun le lieutenant de quart. Son camarade, restant sur le pont à sa place, lui avait donné congé pour souper.
En enlevant son manteau, tout trempé par la pluie, il aperçut Stettinsky cramponné à la table, et se mit à rire.
– Eh ! eh ! Flogiston-Khininovitch 1 ! il me semble que tu n’es pas dans ton assiette ordinaire. Prends garde, cher ami ! à force de verser du vin dans ton estomac, tu vas mouiller jusqu’à ta trousse !
– N'ayez pas de crainte, répondit le médecin en lâchant la table et en se servant de ses bras comme un danseur de corde fait d’un balancier, je conserve mes instruments dans l’esprit-de-vin.
– Bon moyen, dit le lieutenant en avalant un verre de vodka, – excellent moyen ! et je vous demande encore, cher docteur, de l’employer maintenant sans votre ordonnance.
– Cent fois heureux ceux qui se traitent et meurent selon les ordonnances médicales ! répliqua le docteur d’une langue avinée. Compteriez-vous pour rien, par hasard, les ordonnances, Nil-Paulovitch ?
– Au contraire, dit le jeune homme, je les regarde comme de la plus grande utilité pour allumer les pipes.
Et Nil-Paulovitch se jeta sur le bifteck avec une voracité qui indiquait que, si le mauvais temps altère, il a aussi le privilège d’affamer.
Ce qui ne l’empêcha pas le moins du monde de soutenir vigoureusement contre le docteur la thèse qu’il avait entreprise. Le vin de Porto servant de voie de communication, les mots sortaient et les bouchées entraient, sans s’accrocher les uns des autres.
– Brûler les ordonnances ! s’écria le docteur, sana insania, – brûler les lettres de change d’Esculape, pour améliorer la santé !
– Dites plutôt des contre-marques d’entrée au cimetière. Et cependant il m’est arrivé plus d’une fois d’être malade, plus d’une fois il m’est arrivé que mon docteur m’a écrit des ordonnances plus longues que son nez ; – et notez que c’était un joli nez que le nez de mon docteur : quand il allait dans une maison, le nez y entrait la veille, et lui le lendemain ! – avec beaucoup de religion, je les appliquais contre mon pouls, tenant pendant cinq minutes en l’air mon doigt indicateur.
– Après quoi ? demanda le docteur, étonné de ce nouveau moyen de pharmacie sympathique.
– Après quoi, je les jetais aussi loin de moi que je pouvais, répondit le jeune homme. Mon estomac n’en allait pas pis, et ma bourse s’en trouvait mieux.
– Cependant, Nil-Paulovitch, j’espère que vous avez foi dans l’homéopathie, et que vous regardez Hahnemann comme un grand homme. Approchez, je vous prie, cette bouteille, et laissez faire la nature.
– Mais, à ce qu’il me semble, tu n’est pas homéopathe, Stettinsky ; tu n’es pas si fou d’attendre que la nature te présente une bouteille, et, au lieu d’un cent millionième de goutte, tu prends d’un seul coup tout son contenu. Sapristi ! d’après le système de Hahnemann, docteur, vous prenez en une soirée assez de vin pour enivrer tous les poissons du golfe de Finlande pendant cinquante ans. Mais le diable est si fin, qu’il s’arrange toujours de manière à nous faire tomber dans le piège les yeux fermés. Aussi, je vous adresse une prière, digne petit-fils d’Esculape : au lieu d’attraper les mouches et de manquer les bouteilles comme vous faites, veuillez fouiller dans l’arche de la science et y chercher quelque moyen efficace contre la folie.
– Avez-vous l’intention de suivre une cure ? demanda le docteur, tandis que son visage se ridait pour exécuter ce qui, en temps de carême, eût pu passer pour un sourire.
– Eh ! eh ! Flogiston-Hippocratovitch, en vérité, l’on pourrait croire que c’est à jeun que tu as trouvé cette question ; mais, pourtant, je te redemande de nouveau la même chose : tu es en ce moment dans un état d’exaltation et dans une température élevée ; tu es, sans comparaison, comme un grain de poudre qui, en s’enflammant, remplit huit cents fois la place qu’il tenait auparavant.
– Sic est, et ce n’est pas sans raison que les francs-maçons nomment le vin rouge poudre rouge ; – la cartouche dans le canon, et je suis chargé.
Et le docteur avala un grand verre de vin.
– Ainsi, continua-t-il en reposant son verre avec bruit et en se renversant magistralement dans son fauteuil, vous désirez que je vous donne un remède contre la folie ?
– Je ne cache pas que vous me rendrez service, docteur.
– Les anciens, et, entre autres, le père de la médecine…
– C'est-à-dire le meurtrier du genre humain, dit à demi-voix le lieutenant.
– Hippocrate pensait que l’emploi fréquent de l’ellébore pouvait guérir et même adoucir l’excitation exagérée du système cérébral. Pourquoi pas ? Comme si nous ne savions pas, comme si nous n’avions pas essayé nous-mêmes, comme si nous n’avions pas vu par nos yeux que trois prises de tabac de caporal peuvent désenivrer un homme ; car le nez, dans ce cas-là, devient une soupape de sûreté ; et comme la folie elle-même n’est qu’une vapeur condensée ou des phlegmosités connues sous le nom général de serum, qui, se séparant du sang malade, remplissent la membrane cellulaire du cerveau…
Pendant ce temps, le docteur se mirait dans les dessins carabinés du gobelet avec lequel il arrosait les fleurs de son éloquence.
– Hum ! continua-t-il, la membrane cérébrale, ai-je dit, et agissent d’abord contre la tunique, puis contre le pericranium, et, à la fin, contre la blanche essence du cerveau ; et voilà pourquoi Avicenne et Averrhoès, et même Paracelse, conseillent la diète et la saignée ; il est vrai que les autres, comme par exemple Boerhaave, traitent par les cantharides, les vésicatoires et les sinapismes ; les autres enfin, pour concentrer l’esprit qui se dilate dans tout le corps et qui ne demande qu’un conducteur pour s’échapper, coupent les cheveux, versent de l’eau froide sur le sommet de la tête, et rafraîchissent le cerveau par un capuchon de glace.
– Que le diable casse tous les agrès de la frégate l’Espérance sur la tête de l’inventeur d’une pareille torture ! C'est peu de brûler, de rôtir, de scarifier la peau d’un vivant, il faut, par manière de réaction, le frapper comme une bouteille de vin de Champagne. Toute votre médecine, docteur, est l’art de troquer du mauvais latin contre du bon argent, jusqu’à ce que, comme dit Figaro, ou la nature emporte la maladie, ou le remède emporte le malade.
– Je vous demande pardon, Nil-Paulovitch, le mot médecine – à votre santé ! – provient du mot latin… attendez donc… quel mot latin ? Ah ! que le diable emporte la médecine ! Si bien que la folie, comme j’avais l’honneur de vous le dire, est de plusieurs genres : 1° le vertige ; 2° l’hypocondrie ; 3° la manie ; 4° enfin, la frénésie.
– Et la magnésie, docteur, vous l’oubliez ?
– Comment, la magnésie ? Oh ! la bonne naïveté ! Mais la magnésie n’est pas une maladie : c’est une chose aigre et acidulé, tandis qu’au contraire la frénésie…
– Tenez, charmant docteur, il y a une chose dont vous parlez souvent, que vous guérissez rarement et que vous ne comprendrez jamais.
– La vérité est au fond du verre, Nil-Paulovitch, dit le docteur.
– Voilà pourquoi la vérité se paye avec la lie, répliqua le lieutenant.
– Mais, insista le docteur, revenons à notre sujet.
– C'est-à-dire à votre sujet, docteur.
– Hum !… Vous ignorez probablement que plusieurs médecins comptent pour folies le mal de tête, la céphalalgie et même le spleen.
– Dieu merci, je n’en sais rien, et ne veux pas même le savoir.
– C'est, en vérité, une chose très curieuse. Imaginez-vous qu’un jour, – par ma foi, il n’y a pas longtemps de cela, – un célèbre médecin russe, en anatomisant le cadavre d’un matelot, avait trouvé, ou plutôt n’avait pas trouvé en lui de rate, – d’où le spleen, – qui a donné son nom à la maladie. On a conclu de là que la rate était une superfluité, et que, sans rate, on pouvait vivre admirablement. Il est des gens qui affirment que, dans l’économie du corps, la rate, qui fait cependant défaut, est nécessaire à la séparation du fiel ; mais les meilleurs anatomistes ont reconnu, jusqu’à présent, que la rate n’avait d’autre mission que d’engendrer le spleen, et la regardant purement et simplement comme un ornement placé là pour la symétrie par la main du Créateur.
Les leçons de médecine étaient si bien gravées dans la mémoire du docteur, que, même en état d’ivresse, il pouvait dire autant de bêtises sur ce grave sujet qu’en état de lucidité d’esprit. Mais le lieutenant, qui achevait son souper, arrêta l’orateur, pour ainsi dire, au milieu de son vol scientifique.
– Écoute, cher docteur, lui dit-il, je suis horriblement fatigué d’écouter ton galimatias, et je crois que, toi et tous les savants de ton espèce, vous traitez de superfluités toutes les choses dont vous ne connaissez pas la véritable destination ; et, si vous n’aviez pas porté des lunettes et pris du tabac, vous eussiez regardé votre nez aussi comme une superfluité, et lui eussiez donné congé sans uniforme 2. La question est de savoir, non pas si l’on peut vivre sans rate, mais si ce n’est pas voler l’empereur que d’entrer à son service sans esprit. Donc, je me résume, Flogiston-Hippocratovitch : en énumérant les différentes espèces de folie, tu as omis la principale, – l’amour ! – Et veux-tu que je te dise quel est le malade empesté de cette maladie ? Eh bien, c’est le capitaine Élie Pravdine.
– Le capitaine ! vous plaisantez, Nil-Paulovitch, dit le docteur en frottant ses yeux couverts du brouillard de l’ivresse, et en saisissant sa chaise comme s’il sentait que, plein des vapeurs du vin, il pouvait s’envoler comme un aérostat.
– Je ne plaisante pas le moins du monde, répondit le lieutenant. Je te répète que ce fou, fou d’amour, fou à lier, est Élie-Petrovitch Pravdine.
– Pravdine !… c’est lui qui est malade d’amour, avec votre permission ?
– Mais non, sans ma permission, au contraire. Que Satan emporte cette princesse avec ses yeux noirs ! Il faut qu’elle ait ensorcelé Élie-Petrovitch. Je dois cependant avouer qu’elle est belle et gracieuse comme le yacht de l’empereur ; qu’elle est agile comme une yole, et, à ce que l’on dit, sage comme un diable !
– Ouais !
– Te souviens-tu de la princesse, Flogiston ? de cette femme haute de taille, en robe de satin noir, à laquelle la seule demoiselle d’honneur Hevitch peut disputer le prix de la beauté ? Voyons, docteur, ton avis : laquelle est la plus jolie des deux ?
– J'aime mieux le vin de Madère, répondit le docteur.
– Ah ! tu aimes mieux le vin de Madère ?
– Oui. Il ne se défend pas, lui : on l’aime, il se laisse boire. Pas de cour à faire, et rien ne m’ennuie comme de faire la cour.
– Tu as raison, frère ; mais il me semble que, sous ce rapport-là, il est temps pour toi de gagner ton bassin d’hivernage ; je ne parle pas du vin, docteur, je parle des femmes.
– Des femmes ? Hum ! ce n’est pas du tout la même chose. Tu as raison, Nil : une jeune femme peut vieillir un jeune homme, tandis que, au contraire, un vin vieux peut rajeunir un vieillard. – Où est le poison, la nature a voulu que l’on trouvât le contre-poison : là où est la maladie, on peut trouver le remède.
– Je jure par le grand mât que les deux maux ou les deux biens, ensemble, peuvent conduire l’esprit de qui que ce soit à un dominateur, et, si l’on doit choisir le moindre mal entre l’ivresse et l’amour, j’eusse conseillé au capitaine de plutôt caresser le cou d’une bouteille que le cou d’une femme ; et, quant à moi, j’aimerais mieux qu’il regardât les figures des cartes que ces terribles yeux noirs qui me font si grand peur. Si je bois, j’en suis quitte pour un mal de tête ; si je perds aux cartes, je risque seulement d’attraper un coup d’air par ma poche. Mais les femmes, les femmes, non seulement c’est la tête qu’elles font tourner, non seulement ce sont les poches qu’elles vident, mais encore c’est le cœur qu’elles brûlent et qu’elles dessèchent.
– Le cœur, le cœur ! Ces jeunes gens parlent toujours du cœur à tort et à travers : voyons, savez-vous ce que c’est que le cœur ? C'est une cornue, une cucurbite d’alambic, dans laquelle s’opère le mécanisme de la circulation et de la coloration du sang à l’aide de l’oxygène que l’on aspire. Avez-vous lu Harvey ? connaissez-vous le traité du docteur Creissig, des Maladies du cœur ?
– Je crois, docteur, si complet que soit le traité des Maladies du cœur de votre confrère allemand, qu’il est aussi difficile d’y trouver un remède à la maladie de notre capitaine, que le moindre mot pour rire dans l’alphabet. Voyons, docteur, parlons raison ; est-ce que, par un moyen pharmaceutique quelconque : emplâtre, purgatif, magnétisme, tu ne pourrais pas clouer, pendant deux mois seulement, le capitaine à sa frégate ? La séparation et la diète sont les deux mortels ennemis de l’amour. Peut-être qu’il s’occuperait du service ; peut-être que nos discussions, parfois un peu folles, lui rendraient sa gaieté primitive. Mais, maintenant, il ne s’appartient plus. Il y avait un temps où l’on ne pouvait pas l’arracher du pont, où il ne pouvait pas dormir à terre, où l’air des villes l’étouffait. Maintenant, il ne peut vivre que loin de son bord ; il n’aime plus qu’à rouler sur deux roues, et ne sait plus que polir les boulevards avec les talons de ses bottes. En vérité, je crois qu’il a pêché cette folle passion comme une perle au fond de la mer, le jour où il s’est jeté à l’eau pour sauver ce canonnier qui se noyait. Il ne fallait pas s’inquiéter de lui : il nage comme un chien de Terre-Neuve ; mais il est devenu fou en voyant qu’une princesse aux yeux noirs s’était évanouie en le croyant mort.
– Aïe ! aïe ! aïe ! aïe !… Maintenant, je me souviens de tout cela ; j’ai vu le capitaine à genoux devant elle ; il était trempé comme un caniche, et il s’agitait comme la mouche du coche. L'amie de la princesse avait, de son côté, perdu la tête, et, au lieu d’aider, elle criait seulement : « De l’eau !… Appelle du sel, et apporte le médecin ! »
– Ah ! voilà un joli conte, par exemple. Il me semble que tu étais là, et qu’on n’avait pas besoin de t’apporter ; ce jour-là, par hasard, tu marchais tout seul.
– Vous riez toujours, Nil-Paulovitch ; mais c’est si vrai, mon cher, qu’au moment où j’arrivai l’amie de la princesse ordonnait au capitaine de la délacer.
– Voilà la chose ! s’écria le lieutenant avec terreur ; de la délacer ! On aurait demandé à Élie-Petrovitch où passe et où s’amarre la dernière cargue de chaque vaisseau chrétien ou barbaresque, et il aurait débité sa réponse aussi couramment que Pater Noster, de la quille jusqu’au mât de perroquet ; mais il n’aurait pu dire de la même façon où chercher la bouline des dames. Voilà comment le goéland a été pris au piége ; il est difficile de faire sans accident le tour du monde ; mais une jolie femme est bien autrement dangereuse que le cap Horn ! Depuis ce temps, en vérité, notre capitaine expose la frégate et l’équipage, comme si le diable en personne était assis à son gouvernail. On lui dit qu’il faut réparer le cabestan, et il répond guirlande ; on le prie de changer d’ancre, et il change de gilet ; quand il regarde à travers son binocle, il lui semble qu’une galiote hollandaise passe, en robe jaune ; quand un grain s’abat sur le bâtiment et que les agrès craquent, il se met à rire. Nous rions, et il soupire ; nous buvons, et il regarde dans son verre, comme s’il cherchait sa bonne aventure dans du marc de café.
– C'est une manie, alors, Nil-Paulovitch, une vraie manie. Aussi sûr que l’hippopotame, de peur de l’apoplexie, se saigne lui-même avec un roseau, et que le chien se purge avec du chiendent, je vous répète que c’est une manie.
– Appelle la chose comme tu voudras, Flogistn ; mais, ni notre capitaine, ni nous-mêmes ne nous en trouverons mieux ; et pourtant, à quoi peut conduire une si folle passion ? Elle ne saurait l’aimer, puisqu’elle est mariée ; et, si un jour elle l’aime, alors c’est bien pis encore ! Si elle ne l’aime pas, il en mourra étique. Mais si, ce dont Dieu nous préserve ! elle l’aime, il se perdra ; c’est un homme qui ne sait rien faire ni rien sentir à moitié : – je puis dire cela, moi qui le connais depuis le cordon de marine jusqu’aux épaulettes de lieutenant-capitaine, moi qui l’ai suivi depuis l’école jusqu’à Navarin… Oh ! je donnerais tout au monde, s’écria le lieutenant en avalant en même temps un verre de vin, comme si dans le vin il eût voulu noyer son angoisse, je donnerais mon prix de concours, quitte à reprendre du service sous ses ordres comme simple matelot, pour voir mon bon ami Élie dans son état primitif ! C'était l’âme de notre société, c’était le cerveau au moment du combat. Il est bon comme un ange et brave comme un démon. Je pressens qu’il fera Dieu sait quelle sottise ; il quittera le service et oubliera la mer, et alors que restera-t-il à notre pauvre frégate ? qui le remplacera comme officier ? quel est celui qui inspirera aux marins le même amour et la même confiance ? Mieux vaut que le tonnerre casse le grand mât, que le gouvernail sorte de ses gonds, que la frégate soit désemparée, que de perdre notre capitaine. Avec lui, tout est facile ; sans lui, le cabestan ne tirera même pas l’ancre, et le meilleur matelot ne saura plus carguer une voile. Grâce à lui, nous damions le pion même aux Anglais, comme nous avons fait l’an dernier dans la Méditerranée. Per Bacco e signor diavolo ! Je suis prêt à boire de l’eau pure et à manger du pain sec pendant six mois pour guérir mon pauvre Élie.
Stettinsky parlait de son côté médecine, n’écoutant pas le lieutenant. Le vin faisait ressortir les passions de l’un et de l’autre, comme il fait voir dans un verre de cristal ou les défauts ou les ornements.
– Il faut commencer la cure par les émollients, disait le docteur : crème de tartre, madère, sangsues ; puis on peut encore essayer de l’ordonnance du célèbre docteur romain Anachorète, qui coupait les pieds pour guérir des cors et les mains pour les délivrer des verrues ; il faut couper, couper, morbleu ! et faire des frictions sur le cœur avec de l’esprit-de-vin.
Le fils d’Esculape, dès le commencement de son discours, avait été frappé de paralysie par le dieu du sommeil, sort qui eût menacé ses auditeurs s’il en eût eu. Sa tête était tombée sur sa poitrine, ses mains s’étaient abaissées et tombaient inertes de chaque côté de sa chaise, et il commença à prouver d’une façon matérielle et bruyante que, selon l’opinion de notre célèbre étymologiste, le verbe dormir vient du verbe ronfler.
Mais, avant que le lieutenant eût fini son discours et que le docteur eût commencé à ronfler, la porte de la cabine s’ouvrit et un enseigne de quart entra tout pâle et tout effaré.
– Nil-Paulovitch, s’écria-t-il, nous dérivons.
– Tout le monde sur le pont ! cria le lieutenant d’une telle voix, qu’elle eût pu éveiller les morts.
Et, à ces mots, il s’élança au dehors sans casquette et sans manteau.
III. Les deux tempêtes. §
Nil-Paulovitch, en arrivant sur le pont, trouva le lieutenant qui le remplaçait, faisait tous ses efforts pour maintenir la frégate dans sa direction. Il jeta un coup d’œil expérimenté sur le rivage et sur le ciel ; il était clair qu’il n’y avait à plaisanter ni avec la tempête, ni avec la situation. Les vagues, rudes et fréquentes, venaient, les unes après les autres, se briser violemment contre la proue de la frégate, et la frégate, heurtée par elles, frissonnait comme un malade atteint de la fièvre. La force du vent était telle, qu’il ne permettait pas aux flots de s’élever, mais les chassait les uns sur les autres, les enfonçait dans la mer, les déchirait et en éparpillait les lambeaux. Le ciel était noir, et, quand les éclairs faisaient momentanément disparaître les ténèbres, on voyait les nuages s’abaissant sans cesse en masse compacte, comme si, sous cette masse, ils voulaient écraser la mer. Chaque apparition d’éclair ouvrait, dans le ciel, un cratère de feu. Il semblait que des serpents de flamme couraient sur le sommet écumeux des vagues. Puis les ténèbres devenaient encore plus profondes, et l’ouragan soufflait plus furieux dans les mâts dépouillés de leurs voiles, tordant les cordages et sifflant à travers les poulies.
– Marche aux bras de vergue, à la balancine ! cours vite, et tire ferme les vergues le long du vaisseau ! cria Nil.
Puis, se retournant vers l’avant :
– L'ancre a-t-elle pris ? demanda-t-il.
– L'ancre a pris, répondirent les matelots.
– Dieu merci !… Master, est-ce que la chaîne de la seconde ancre est prête ? Il faudrait affourcher peut-être. Doublez les bosses à l’ancre de la fourche, apprêtez les roues du câble, envoyez la hache au bossoir de droite, et, si je vous dis : « Hachez ! » à l’instant coupez la bosse de bout.
Puis, à l’enseigne :
– Monsieur, lui dit-il, vous répondrez sur vos épaulettes si on lâche le serre-bosse avant le temps. N'oubliez pas le sort de la frégate Falk… Tirez, tirez les galhaubans au plus près ! Courage, enfants ! vite ! vite ! ou, sans cela, nous allons avant demain à tous les diables ! – Et vous, là-haut, qui êtes sur les hunes, est-ce que tout est bien chez vous ? Ah ! ah ! les petits huniers craquent et se brisent à leur aise. Nous en ferons des cure-dents. – Monsieur le quartier-maître, examinez les parquets à boulets, afin que les boulets n’en sortent pas ; ce n’est pas le moment de jouer aux quilles. – Les mantelets des sabords sont-ils bien fermés ? – Pilote, combien de pieds nous donne la sonde ?
– Cent vingt, capitaine.
– Allons, tout va bien ; il y a encore loin de la quille à l’hivernage des écrevisses.
Ainsi criait Nil-Paulovitch, en accompagnant chacun de ses ordres de cette série de jurons que Nicolas-Ivanovitch a comparés à la mousse qui sort d’une bouteille de vin de Champagne.
Il semblait qu’au milieu de la tempête le jeune officier était dans son véritable élément ; il examinait tout, était partout ; et les matelots, rassurés par son sang-froid, travaillaient à la lumière des lanternes, prompts, hardis et muets. Lorsque éclatait un coup de tonnerre, lorsque l’éclair fendait les ténèbres, sa lueur illuminait rapidement leurs groupes pittoresques, qu’on eût pu croire des créations de Salvator Rosa, si ce n’eût été le bruit mesuré de leurs pas et les éclats des porte-voix se mêlant aux clameurs de la tempête et aux craquements terribles de la frégate.
– Merci, enfants ! dit Nil-Paulovitch en se frottant les mains. Le capitaine donnera double ration de vodka… Les précautions sont prises, et nous sommes prêts à affronter la plus violente tempête, qu’elle vienne d’où elle voudra. – Bien m’en a pris de ne pas vous écouter, continua-t-il en s’adressant au lieutenant qui était de quart sous lui et avec lui, et d’abaisser au plus vite les mâts de perroquet ; sans cela, ils eussent été brisés comme des espars. Je l’avais bien dit hier au soir, que nous aurions une tempête : le soleil, en se couchant, était rouge comme les joues d’un brasseur anglais, et les nuages, sombres et floconneux, montaient sournoisement à l’horizon ; mais, franchement, je ne l’aurais pas crue de cette taille ; il faut que tous les vents du ciel et tous les diables de l’enfer soient déchaînés à la fois. Nous devions nous attendre à chasser sur nos ancres, et à être jetés sur les rivages de la Finlande pour y chercher des canneberges.
– Une chaloupe qui s’approche ! crièrent les matelots du gaillard d’avant.
– Dites mieux, fit Nil-Paulovitch : une chaloupe qui s’enfonce ! Qui diable peut chercher un pareil danger ? Hélez-moi ces gaillards-là.
– Holà ! qui rame là-bas ? crièrent cinq ou six voix.
– Un matelot ! répondit une seule.
– De quel bâtiment ? Est-ce qu’il y a un officier ? demanda Nil-Paulovitch.
Le bruit de la tempête empêcha d’entendre la réponse.
– Il me semble, lieutenant, avoir entendu le nom Espérance ! dit un matelot du gaillard d’avant.
– Vous êtes des ânes ! cria Nil-Paulovitch en sautant sur les haubans et en montant rapidement cinq ou six échelons pour mieux voir la chaloupe ; est-ce que vous ne distinguez pas deux lanternes sur le taille-mer ? C'est le capitaine, mon Dieu ! Apprêtez les cordages, et envoyez à bâbord les matelots d’honneur avec les lanternes.
Un fulgurant éclair avait dissipé les ténèbres et montrait la chaloupe chassée par la tempête avec son mât cassé, avec ses voiles déchirées. Une vague énorme la portait sur la frégate en menaçant de l’y briser, et, tout à coup, la vague s’était écroulée avec un bruit énorme et les ténèbres avaient tout dévoré.
– Jette des cordages ! cria Nil-Paulovitch. Manqué, manqué, encore une fois manqué ! encore, encore !
Un nouvel éclair fendit le ciel, et, à sa lueur, on vit les braves rameurs s’accrocher avec les grappins aux flancs de la frégate.
– Attrape ! attrape ! cria-t-on de tous côtés.
Et plusieurs cordes tombèrent subitement ; mais le vent les emportait et elles tombaient loin du but où elles étaient envoyées.
– Mon Dieu ! s’écria Nil-Paulovitch en levant les mains au ciel, mon Dieu, ils sont perdus !
Non, ils n’étaient pas perdus ; non, ils n’étaient pas emportés vers la pleine mer. Un croc avait saisi aussi adroitement que vigoureusement le palan du gouvernail, et, par l’échelle de tempête, nos rameurs montaient sur la dunette ; la chaloupe vide se brisa à l’instant, et, un quart d’heure après, il ne restait que les débris de son étrave.
– Tu vis encore, tu es sauvé, mon ami, mon frère ! cria le bon Nil-Paulovitch en étouffant le capitaine entre ses bras.
Mais, tout à coup, il se rappela l’infériorité de son grade et son devoir d’obéissance. Il fit deux pas en arrière et commença son rapport sur l’état du bâtiment et sur les manœuvres qu’il avait exécutées.
Il y avait un côté étrange et curieux dans cette scène. En regardant en ce moment, vous eussiez dit cette grande vérité : « Voici à la fois un excellent homme et un brave marin. » Et vous eussiez ajouté que cet homme était à la fois incapable de trahir un noble sentiment et de manquer à son service.
– Je te remercie de tout mon cœur, mon cher Nil ; je vous remercie tous, messieurs, dit le capitaine aux officiers. Je pourrais dormir tranquillement si vous pouviez conduire le vent et la mer comme vous conduisez votre quart ; j’ai vu la tempête et j’ai voulu partager le danger avec vous. Je puis donner des nouvelles du temps, attendu que j’arrive de là où vos regards n’ont pas pu atteindre ; la rafale va venir dans un instant ; la seconde ancre est-elle prête ?
– Oui, capitaine, répondit Nil.
– Tant mieux ! Hé ! là-haut ! cria le capitaine avec son porte-voix, descendez des hunes !
Puis aux matelots prêts à la manœuvre :
– Laissez tomber l’ancre, cria-t-il.
Quoique les clameurs des flots et le sifflement du vent fussent terribles, on entendit le bruit d’une ancre pesante qui tombait à la mer, et le déroulement du câble.
– La rafale approche, capitaine ! crièrent les matelots du gaillard d’avant.
Vous est-il arrivé de voir un jour le passage d’une violente rafale courant à la surface de l’Océan ? Avant cette rafale règne un silence de mort ; la mer gronde, les flots se pressent en s’abattant les uns sur les autres, la poussière enlevée à la cime des vagues roule comme une écume ; et voilà que, dans le lointain, sous les épaisses ténèbres déchirées par les éclairs, roule une montagne d’eau pareille à une blanche muraille. Il n’y a pas de mots, pas de sons pour rendre le bruit de l’ouragan qui rencontre un obstacle ; il semble que tous les démons de l’enfer rient alors du rire de Satan, leur dieu.
Eh bien, c’était une semblable rafale qui fondait, furieuse et grondante, sur la frégate l’Espérance et qui enveloppait son gaillard d’avant dans un typhon, de sorte que la vague roula de la proue au tillac. La pesanteur de la masse d’eau, la violence du coup, la rage du vent étaient si formidables, que la bosse de la première ancre se cassa avant que la chaîne de la seconde ancre se fût tendue. La frégate tremblait comme une feuille ; et, tout à coup, avec une rapidité incroyable, elle passa sous le vent.
La seconde ancre n’avait pas eu le temps de mordre, et la première était insuffisante à retenir le bâtiment dans sa course. La frégate chassait.
Il y a peu de marins qui n’aient vu, pendant le cours de leur service sur mer, se tordre les chaînes de leurs ancres. C'est à la fois bizarre et terrible. Imaginez-vous des câbles gros comme la cuisse, qui, avec un bruit effroyable, s’échappent du faux pont et du tillac, leur place ordinaire ; qui s’enroulent comme des serpents en immenses anneaux, grondent à l’égal des flots, jetant en l’air tout ce qu’ils rencontrent sur leur chemin, les coffres, les hamacs, les boulets et les hommes, et enfin, se serrant en nœuds autour de la grosse poutre de la bitte, l’enflamment par le frottement ; c’est un typhon qui broie tout, et devant lequel tout fuit avec un lugubre gémissement.
C'est inutilement qu’on jette dans l’écubier les hamacs et les barres du cabestan pour serrer et retenir le câble qui fuit : le gigantesque serpent continue de glisser et de disparaître. Par bonheur, les deux câbles de la frégate étaient parfaitement assujettis au grand mât. Les coups de vague faisaient frémir tout le corps du bâtiment.
Tout à coup, il s’arrêta ; les ancres avaient mordu au moment où le capitaine, ne comptant plus sur elles, s’attendait à être jeté sur les bords inhospitaliers, sur les bancs de sable et les récifs de la Finlande.
On fit une revue rapide des hommes et des choses. Les marins étaient tous à leur poste et les avaries n’étaient pas grandes. L'orage augmentait, la pluie tombait à torrents, et, dans le lointain du terrible tableau, grandissait une trombe. Elle s’avançait, formidable, au milieu des ténèbres blanchies, semblable à l’esprit des tempêtes décrit par Camoens. Son sommet touchait aux nuages et ses flancs étaient illuminés par d’incessants éclairs. La mer étincelait et fumait autour de la frégate, comme une immense chaudière en ébullition.
D'autres trombes s’élevaient comme la première et s’écroulaient avec un bruit énorme, semant de flammes phosphoriques les vagues sur lesquelles elles s’abattaient. Les matelots regardaient avec terreur le spectacle qui les entourait.
– N'ordonnerez-vous pas, capitaine, demande Nil-Paulovitch, de régaler ces trombes de quelques boulets de canon ?
– Faites approcher seulement deux batteries, une à bâbord et l’autre à tribord, et ne tirez qu’au moment où la trombe curieuse viendra nous regarder de trop près. Je ne veux pas faire révolution à Cronstadt. On croirait que nous sommes pris de peur et que la frégate est en perdition.
Le danger passa, mais point la tempête ; le vent souffla plus calme, mais toujours avec violence, et la frégate, fouettée çà et là dans toute la longueur de ses câbles, plongeait dans la mer tantôt sa poupe tantôt son gaillard d’avant. On envoya coucher la moitié des matelots, tandis que l’autre moitié restait sur le pont. Nil-Paulovitch, le porte-voix en main, marchait sur le gaillard d’arrière en regardant tour à tour la mer et le capitaine. Mais le capitaine, appuyé à la roue du gouvernail, était immobile et silencieux comme une statue. La lumière de la lampe de l’habitacle tombait précisément sur son visage pâle mais expressif ; son regard suivait les masses de nuages et les éclairs qui les déchiraient. Il ne paraissait sentir ni le vent ni la pluie. Il n’entendait point la voix de son ami ; son âme était loin.
Enfin, Nil-Paulovitch alla à lui et le prit par la main.
– À quoi penses-tu, Élie ? lui demanda-t-il avec un accent fraternel.
Pravdine sembla sortir d’un songe.
– C'est facile à demander, Nil ; mais il est difficile de répondre. Une trombe de pensées, pareille à celle qui nous donnait la chasse tout à l’heure, tourbillonne dans mon cerveau. J'ai un abîme dans le cœur. Si j’étais forcé de te dire toutes mes pensées, j’aurais les cheveux blancs avant de finir. Pourtant, comme il n’y a pas d’effet sans cause, quand même je ne serais pas en état de te raconter mes pensées, je ne t’en cacherai pas la cause. Cette cause, la voici : on nous a séparés de l’escadre qui est en rade de Cronstadt ; notre frégate a reçu l’ordre d’entrer dans la Méditerranée et de porter des ordres aux amiraux alliés et au président de la Grèce.
– Et sans doute que nous emporterons avec nous un certain nombre de boulets pour régaler les Turcs. Dût la grande vergue me tomber sur la tête, je veux absolument avoir affaire à un des bâtiments du pacha.
– Mais, moi, mon cher Nil, je rougis devant moi. Mon âme se partage en deux parts : l’une désire rester à Pétersbourg, l’autre aspire aux voyages, à la tempête aux combats. C'est aujourd’hui, à l’instant, le plus tôt possible, que je veux sortir de ma position ; j’attends avec impatience le moment où je pourrai lever l’ancre et aller à terre.
– Il est bien facile de commander aux drisses de la grande vergue ; mais déployer nos voiles dans une nuit si sombre, par une telle tempête…
– Par une telle tempête ? répéta le capitaine. Qu'est-ce qu’une tempête, près de celle qui est dans mon cœur ?
Nil-Paulovitch regarda longtemps son ami ; enfin, il lui serra la main, ne prononçant que ces deux mots :
– Pauvre Élie !
Pauvre Pravdine ! répéterons-nous aussi.
La tempête calmée, le capitaine, rassuré sur le sort de son bâtiment, partit aussitôt pour Peterhoff, d’où, le lendemain, il écrivit la lettre suivante :
Le capitaine-lieutenant Élie Pravdine au lieutenant Nil-Paulovitch.
Qu'aurais-tu dit, qu’aurais-tu pensé, mon bon ami, si tu m’avais vu hier à la soirée de la princesse ? Moi ! moi à qui, aussi bien qu’à toi, jusqu’à présent, tous les habits étaient faits par le voilier, j’ai mis un uniforme fait par le meilleur, c’est-à-dire par le plus cher tailleur de Saint-Pétersbourg, et, malgré tout son talent, ce grand artiste m’a encore laissé à désirer. Tantôt il me semblait que les boutons n’étaient pas également espacés ; tantôt se montraient par-ci par-là des plis coupables de ne pas faire valoir toute l’élégance de ma taille. Enfin, je n’eusse jamais été à cette soirée si la montre inexorable n’en avait sonné l’heure. Mes cheveux étaient luisants de pommade, mon linge était parfumé ; j’ai essayé vingt cravates et dix paires de gants, sans trouver une cravate qui allât à mon visage, sans trouver une paire de gants qui allât à mes mains. Je me tournai et me retournai devant mon miroir, et finis par m’y trouver ; ayant essayé dix fois mon salut, autant de fois mon entrée, autant de fois mon ordre de bataille, pour naviguer avec bon vent, et, après avoir coupé la ligne des chaises ennemies, mettre en panne et commencer mon feu ; enfin, le manteau sur les épaules et la voiture lancée, je suis parti.
Mon cœur battait à rompre ma poitrine, quand le pont de Kamenostrov trembla sous ma voiture. Et me voilà à la maison de campagne du prince, splendidement éclairée et à travers les vitres de laquelle je voyais, au delà d’une haie de fleurs, les ombres d’une quantité de convives !
Tout à coup, ma bravoure m’abandonna.
Cependant, en comprimant mon cœur avec ma main, je traversai l’antichambre aussi adroitement que si je doublais l’entrée du port de Sveaborg. Mon nom, sorti de la bouche d’un valet de pied, retentit comme un coup de canon. La respiration me manqua, un brouillard voila mes yeux, et je fus tout près de faire le signal d’un navire en perdition. Mais j’avais traversé la ligne, il était trop tard pour retourner en arrière. J'entre, je fais mon salut ; – je devais avoir l’air d’un boulet rouge ! – je me tourne à droite, plus maladroitement qu’un vaisseau perdu. En un mot, je me sens aussi parfaitement à mon aise qu’une baleine échouée sur le sable. Alors ma confusion augmente. Les lorgnons des hommes me brûlaient comme le miroir d’Archimède ; les regards des femmes m’incendiaient comme des fusées à la Congreve ; les tapis, eux-mêmes, dansaient sous mes pieds ; et les maudites glaces répétaient vingt fois ma gaucherie et ma confusion. Ah ! si la princesse avait su ce qu’il en coûtait à mon amour-propre de passer par une telle exposition, elle m’eût plaint, et peut-être récompensé. La situation, qui, pour le premier fat venu, eût été un sujet de triomphe, était devenue pour moi une véritable angoisse.
J'étais parti dans l’espoir de faire ma cour à la princesse, et je frémissais à cette idée toute simple que j’allais lui paraître profondément ridicule. La honte me suffoquait. Par bonheur, la scène fut courte. Le gros maître de la maison vint à ma rencontre, et la maîtresse elle-même, ayant quitté le divan sur lequel elle était assise, me fit tant de gracieusetés, que mon âme avait repris son équilibre. Je levai orgueilleusement la tête, et je toisai tous les invités d’un regard superbe. Que me faisaient maintenant ces ennuyeux bavards quand, devant eux, j’étais l’objet des prévenances de la maîtresse du salon, dont les attentions m’étaient si chères ? Les convives avaient compris mon triomphe et les murmures railleurs avaient cessé. Chacun me souriait, comme s’il avait reçu l’ordre de me sourire. Pourquoi donc l’opinion publique va-t-elle toujours à celui qui la méprise ? On me fit asseoir au cercle, entre un monsieur de l’ambassade, qui regardait tout le monde du haut de sa cravate, et un officier qui m’était tout à fait inconnu, mais que je reconnaîtrai partout où je le rencontrerai, non pas à son visage, non pas à sa physionomie, non pas à sa voix, mais à l’odeur d’essence de rose qu’il répandait autour de lui. Le premier lançait force bulles de savon, le second jurait par les houris de Mahomet ni plus ni moins qu’un renégat. Les autres invités étaient tout simplement une multiplication de zéros. Après les inévitables questions à l’aide desquelles on entame une conversation qui meurt aussitôt, je m’enfonçai dans mon fauteuil et donnai toute liberté à mes yeux et à mes pensées. Quoique tu n’aies pas un diplôme de prophète, tu devineras, cher ami, vers quel astre tournait ma boussole. C'était elle le vrai pôle, véritable pôle arctique, entouré d’un cercle de glaces, sans lumière et sans vie, et ce sont ces atomes poussés par le vent de la mode et non par la brise de leur intelligence et de leur libre arbitre, que l’on nomme les ornements de la société.
Mais revenons à elle, encore à elle, à elle toujours.
Je buvais avec avidité le doux poison de ses regards ; j’étais si heureux ! Elle riait, et, moi, de mon côté, je répondais aussi en riant. Où prenais-je les mots sans pensées qui jaillissaient de mes lèvres ? L'amour, dit-on, rend les hommes insensés et leur donne de l’esprit. À peine eus-je entamé la conversation avec elle, que la timidité m’abandonna. Mais, chose étrange ! si une autre femme qu’elle m’adressait la parole, je rougissais, je pâlissais, je m’agitais sur ma chaise comme si cette chaise était rembourrée d’aiguilles, et il me semblait que mon chapeau horriblement tourmenté par moi, criait entre mes mains. Tu sais que je parle la langue française ni mieux ni plus mal qu’un perroquet ; tu sais aussi que, soit entêtement, soit fierté, je n’aime pas à changer ma langue nationale contre une autre langue ; il en résulta qu’ayant appris de moi que je ne parlais que russe, tous les beaux messieurs qui m’entouraient furent obligés de me parler russe, tout en regrettant que je n’eusse pas pris un interprète, ce qui leur eût permis de me parler français. À ma grande joie et à mon grand étonnement, la personne qui parlait le mieux le russe était la princesse. Honneur soit rendu à la ville de Moscou ! Si tu savais comme j’étais heureux !
Maintenant, que tu en sois satisfait ou non, je vais te transcrire un petit morceau de notre dialogue, quoique je sache parfaitement que les gâteaux et les conversations ont besoin d’être servis chauds et arrosés de vin de Champagne.
Une discussion s’était engagée.
La princesse ne voulait pas croire à la constance des marins ; elle nous nommait des hirondelles de mer, cherchant deux printemps dans la même année, des désireux de découvertes, qui ne font des découvertes que pour y laisser un écriteau conçu en ces termes : ICI A PASSÉ UN TEL.
– Mais est-ce que le mot être signifie vivre ? est-ce que le mot voir signifie sentir ? est-ce que le changement éternel des lieux laisse place à une passion ou à un souvenir ? Mais vous-même, continua-t-elle, vous qui, depuis votre enfance, sillonnez toutes les mers, vous devez avouer qu’après avoir respiré l’air parfumé des forêts du Brésil, après avoir visité les îles splendides de l’océan Pacifique, après avoir exploré les rivages de l’Australie, après avoir vu les glaces flottantes du pôle du sud, et les volcans qui chauffent le ciel de leur haleine, vous devez avouer que votre patrie vous a paru une terre de marais, de steppes et de brouillards.
– Elle m’a paru beaucoup plus magnifique qu’avant de la quitter, princesse. Vous me croyez donc des sentiments plus volages qu’une femme qui, après avoir dépouillé sa parure, l’oublie aussitôt, et, si elle retombe sous ses yeux, la méprise. Les sentiments ne sont pas une mode, madame, et les plus beaux pays, les plus délicieux climats ne remplacent pas la patrie. Ces brouillards ont été mes langes, ces pluies, mon lait nourricier ; ces âpres sapins ont été les joujoux de mon enfance. Je suis devenu homme en respirant l’air où flottaient les atomes de mes aïeux, et je les ai respirés dans les plantes : mon cœur et mes os sont pétris avec la terre russe. Oh ! croyez-moi, madame, la patrie, ce n’est pas seulement l’habitude prise de demeurer à la même place. Ce n’est pas un mot vague, ce n’est point une pensée frivole. La patrie, c’est la vivante portion de nous-mêmes ; nous sommes son inaliénable propriété, nous lui appartenons moralement et matériellement ! Comment voulez-vous donc que nous ne soyons pas tristes, que nous ne soyons pas affligés en quittant notre patrie ? Non, princesse, non, dans le cœur vraiment russe, existe une volonté de fer qui, comme l’aiguille aimantée, tourne obstinément au nord.
– Et cette volonté existe dans votre cœur, capitaine ? demanda la princesse.
– Je suis Russe, je suis un vrai Slave, comme dit Pouchkine.
– Tant pis ! répondit la princesse ; moi, je déteste les cœurs de fer ; on ne peut faire aucune impression sur eux.
– Pourquoi pas, princesse ? Chauffez le métal et il fondra, et la main des siècles n’effacera plus jamais l’empreinte que vous y aurez laissée.
– Mais, pour y imprimer quelque chose, il faut user du marteau, et le marteau va mal à la main d’une femme.
– La patience fait plus que la force, princesse.
– Mais croyez-vous, capitaine, qu’on fasse manœuvrer la patience comme vous faites manœuvrer votre frégate ? Et, à propos de votre frégate, comment se porte-t-elle ?
– Mal, princesse, mal ; du moment où vous l’avez quittée, les tempêtes l’ont assaillie.
– J'espère pourtant, continua l’aimable femme en jouant sur le nom de ma frégate, j’espère que l’Espérance n’est pas perdue ?
– Peu m’importe, répondis-je ; je suis si loin d’elle ou plutôt, ajoutai-je avec un soupir, elle est si loin de moi !
– Mais, comme un fidèle chevalier, vous portez toujours sa devise, et, sur votre collet, je vois briller symboliquement deux ancres.
– Oui, princesse ; mais regardez-les de près, vous verrez que leurs câbles sont brisés.
En ce moment, l’officier, mon voisin, se penchant derrière moi, du côté du diplomate, lui dit à demi-voix, en français :
– Mais, écoutez donc, je crois que notre lion désire faire de l’esprit.
– Oui-da, répondit le diplomate dans la même langue.
– Eh bien, décidément, il n’est pas si bête qu’il en a l’air, fit dédaigneusement l’officier en reprenant son centre de gravité.
Une flamme me brûla les joues et me monta au cerveau. Un pareil oubli des convenances me blessa au cœur. Je jetai un regard terrible à ce drôle, et, me penchant vers lui, je lui dis à mon tour, à demi-voix et dans la même langue :
– Si bon vous semble, monsieur, nous ferons assaut d’esprit demain, à dix heures du matin. Libre à vous de choisir la langue qu’il vous plaira. Je les parle toutes, langues de fer ou langues de plomb. Vous me saurez gré, je l’espère, de m’entendre dire dans les cinq langues européennes que je parle : « Monsieur, vous êtes un lâche ! »
Tu ne saurais te faire une idée, mon cher, du trouble de mon voisin. Il devint beaucoup plus rouge que les revers de son uniforme, et il contemplait tous les assistants, comme s’il cherchait parmi eux un soutien et un défenseur.
Mais chacun se détourna, faisant semblant de n’avoir rien entendu.
– Très volontiers, répondit-il cependant, en jouant avec la chaîne de sa montre. Seulement, je vous préviens que j’abats les hirondelles au vol.
– Je ne saurais en dire autant, monsieur ; cependant, il m’est arrivé parfois de tuer un corbeau perché sur un arbre.
La position de mon adversaire était mauvaise ; mais la mienne était exécrable. Je tremblais de colère. Je me mordais les lèvres jusqu’au sang. Je pâlissais comme un fer chauffé à blanc. Des mots sans suite se pressaient sur mes lèvres comme les lambeaux d’une voile déchirée par la tempête. La présence de ces hommes, aux yeux desquels j’étais insulté sans être vengé m’étouffait. Enfin, je repris assez d’assurance pour reporter mes regards sur la princesse. Je dis assez d’assurance, car je tremblais de rencontrer dans ses yeux de la pitié pour mon adversaire, et cette pitié m’eût été beaucoup plus amère que la plus amère raillerie ; mais, au contraire, j’y rencontrai une expression de bonté, d’inquiétude, presque d’amour. Son regard se répandit sur mon âme ; il reflétait, comme une glace, et la colère qu’elle ressentait contre mon officier et la crainte qu’elle éprouvait pour ma vie ; il reprochait et priait tout à la fois. Je fus calme. La société, en continuant ses conversations, semblait ne pas remarquer notre aparté. La parole passait de main en main. Je sentis que j’étais de trop. Je me levai, saluai et sortis sans regarder ce qui se passait derrière moi.
Ma fierté blessée doublait mon amour-propre.
– Nous espérons vous voir plus souvent, me dit le maître de la maison en courant après moi.
Une fois dehors, je me retournai.
Oh ! mon ami, mon ami ! je suis peu au courant du livre des signaux des femmes ; mais, pour le regard que la princesse m’a jeté, je suis prêt à supporter mille offenses et à braver mille morts.
Le lendemain, cette injure, ce défi, ce duel, tout avait disparu ; je rêvai toute la nuit de la princesse.
Son regard d’adieu me troublait au delà de toute expression.
Peterhoff, juillet 1829.
Le même au même, un jour après.
Jette au feu l’Histoire des naufrages, mon bien cher Nil ; mon naufrage de terre est bien autrement curieux que tous les naufrages de mer !
Je m’imagine avec quel étonnement tu te frottes les yeux en lisant ma dernière lettre : « Élie est amoureux ! Élie est élégant ! Élie fait le beau dans un salon ! Élie se bat demain ! »
Tu crois, n’est-ce pas ? que cela est aussi impossible à un marin que la promenade sur roulettes de la flotte d’Igor, fils de Rurik, et pourtant tout cela est plus historique que le plus historique des romans de Walter Scott. Tu es heureux, Nilouska, de ne pas savoir jusqu’où la passion peut pousser un cœur. J'ai honte devant mon prochain ; je me gourmande moi-même, et, cependant, je passe d’une folie à l’autre ; mon pauvre esprit se perd dans le trouble ; il est couché, il se tait et ne voit goutte, quoiqu’il regarde de tous ses yeux.
Enfin, j’ai beau raisonner ou déraisonner, je n’ai pu échapper aux suites du passé ; l’affaire était faite. Le duel a dû avoir lieu ; tu me manquais seulement comme témoin.
C'était ce matin que nous devions nous rencontrer. À dix heures du matin, nous sommes arrivés au lieu du rendez-vous ; nous nous sommes salués avec une exquise courtoisie, et, tandis que nos témoins s’éloignaient de nous pour mesurer les pas, mon adversaire, en vertu de l’axiome russe que « le matin est plus difficile que le soir, » s’est approché de moi d’un air caressant, plus calme que l’eau et plus humble que l’herbe.
– Il me semble, capitaine, me dit-il avec son plus aimable sourire, que nous n’avons aucun motif de nous quereller.
– Sans doute, répondis-je, nous n’avons pas de motif pour nous quereller ; mais nous avons un motif pour nous battre, et un motif très suffisant ; vous m’avez triplement offensé : comme Russe, comme homme et comme officier. Une balle décidera notre affaire, et, dans un instant, tout sera fini.
– Mais comment la balle pourra-t-elle décider, capitaine ? me répondit-il. Celui qui sera tué sera toujours coupable ; et si c’est vous qui êtes tué ?
– Que voulez-vous que j’y fasse, monsieur ? Est-ce ma faute si les lois du monde ont décidé que le hasard devait régler le droit ? Si vous ajustez bien, je serai tué ; on me portera en grande cérémonie au cimetière ; et vous, le soir, au théâtre, vous irez raconter aux curieux les détails de notre affaire.
– Vous en parlez bien à votre aise, capitaine ; mais notre empereur ne peut pas souffrir les duels, et, si l’un de nous tue l’autre, on donnera au vainqueur une cellule un peu plus grande que celle où sera couché son adversaire. Songez-y, capitaine.
– C'était à vous d’y songer, monsieur, lorsqu’il vous a pris la mauvaise idée de m’offenser ; maintenant, il est trop tard. Pourquoi diable vous amusez-vous à railler les autres ?
– Mais je ne supposais pas que vous comprissiez le français ; vous veniez de dire que vous ne le parliez pas.
– Vous ne savez donc pas le russe, monsieur, que vous preniez les mots je ne parle pas, pour les mots je ne comprends pas ?
– Oh ! quant à la langue russe, monsieur, je ne nie pas que vous ne la sachiez infiniment mieux que moi ; je ne briserai jamais une lance pour madame la grammaire ; mais, comme je vois, capitaine, que vous êtes un digne et honorable gentilhomme, je serais heureux que cette affaire se terminât par un traité de paix.
– Merci, monsieur, pour votre amicale proposition ; je n’ai pas l’habitude de traiter de la paix sur le terrain de la guerre. Nous nous battrons, s’il vous plaît.
– Soit, si vous le voulez absolument, mais comme des philosophes, comme des hommes au-dessus des préjugés. Arrangeons-nous de manière que les loups soient repus sans que les moutons soient tués. Écoutez-moi, me dit-il à mi-voix, et en me conduisant à l’écart : j’ai eu tort, je le sais ; mais, vous, vous aussi avez eu tort ; vous pouvez penser que je parlais de vous derrière votre dos, mais on ne parle pas autrement des rois. Moi, de mon côté, je ferai comme si vous ne m’aviez rien dit d’insultant ; finissons donc cette affaire comme on en a fini tant d’autres : tirons l’un sur l’autre, mais à côté l’un de l’autre. Vous comprenez, qui le saura ? pas même les témoins ; et, le feu essuyé de part et d’autre, eh bien, je vous ferai mes excuses, et l’affaire sera dans nos chapeaux et nos chapeaux seront sur nos têtes. Tout le monde criera : « Voilà de vrais braves ! voilà de vrais gentilshommes ! le premier a su avouer sa faute, et le second pardonner ! » Sans doute, je pourrais vous faire mes excuses plus tôt, mais cela n’est pas convenable de s’excuser devant le canon d’un pistolet ; dans ce cas-là, il y aurait des gens qui ne manqueraient pas de dire que j’ai lâché pied, – et, avant tout, l’honneur ! – Ainsi, tout est arrangé, n’est-ce pas, mon cher capitaine ?
Tu ne saurais t’imaginer quel profond mépris j’éprouvai pour cette impudente vanité recouvrant un si profond abaissement ; et chez qui ? chez un homme qui, sinon par caractère, du moins par habitude, doit être brave, – ou qui doit paraître, pour son uniforme, sinon pour lui-même. « Je ne puis pas croire, disait le marquis de Gramont, que Dieu aime les imbéciles. » Je ne veux pas croire, moi, qu’une femme puisse aimer ou estimer un poltron. Je lui jetai un tel regard, qu’il baissa les yeux et rougit jusqu’aux oreilles, et, sans lui répondre un seul mot, je lui montrai les témoins.
Ils s’approchaient avec les pistolets tout chargés ; nous jetâmes nos manteaux et nous nous plaçâmes à trente pas l’un de l’autre. Chacun de nous avait le droit de faire douze pas en avant et de tirer.
Mon témoin était un officier de la garde, brave et charmant jeune homme. C'était un classique en matière de duel. Il avait, comme ami et comme ennemi, vu passer pas mal de gens dans les cliniques et dans les Champs Élysées. Il me donna de bons conseils, et je fis tout mon possible pour les suivre.
J'avais rapidement fait mes douze pas, n’ayant pas même armé mon pistolet. Je pris ma place, que mon adversaire n’était encore qu’à mi-chemin : tous les avantages étaient donc à moi. Je le visai très tranquillement, car lui devait tirer en marchant. Il comprit la chose et se troubla. Sa physionomie indiquait que la bouche de mon pistolet lui paraissait beaucoup plus large que celle des canons du Kremlin, et lui semblait prête à l’avaler tout entier. Pourtant le tireur d’hirondelles voulut être le premier à faire feu ; il se pressa, appuya sur la détente, et la balle passa en sifflant à trois pieds de mon oreille.
Il fallait voir alors la physionomie de mon héros ; elle s’était tellement allongée, qu’elle semblait descendre jusqu’au cinquième bouton de son habit.
– Je vous prie de venir jusqu’à votre limite, monsieur, lui dis-je.
Mais il ne m’entendit pas et resta comme une statue de marbre ; enfin, ses témoins le conduisirent à la limite, et le préjugé est si puissant, même chez les faibles, qu’il trouva une certaine force dans sa honte, et qu’un sourire effleura ses lèvres au moment où, les larmes aux yeux, il eût voulu se fourrer dans un terrier de renard.
Le témoin, avec l’exactitude d’un diplomate, le plaça un peu de côté, en lui levant le bras de manière qu’il se garantît, autant que possible, la tête avec son pistolet ; mais, à mon avis, il était aussi bien garanti de mon feu derrière son pistolet que l’on est garanti de la pluie sous une herse. C'est une triste consolation pour l’homme qui se voit visé à six pas. Je levai deux fois mon pistolet et deux fois l’abaissai, en me donnant la cruelle satisfaction de sa terreur ; enfin, j’eus pitié de lui, ou, pour mieux dire, j’en étais arrivé à un tel mépris pour sa personne, que je jugeai que ce n’était pas pour de pareils misérables que Berthold Schwartz avait inventé la poudre, et Lepage confectionné les pistolets. Je levai une troisième fois mon arme, mais, cette fois, vers le ciel, et lâchai le coup en l’air. Mon adversaire fut prêt à bondir de joie et il eût saisi ma main si je ne l’eusse mise dans ma poche.
– Messieurs, dit-il en s’adressant aux témoins, maintenant, après avoir essuyé le feu (il eût dû dire après avoir entendu le coup), je crois de mon devoir de faire mes excuses à mon adversaire, et même de lui demander pardon, ajouta-t-il en voyant que mon témoin recommençait à charger une seconde paire de pistolets ; en effet, j’étais coupable ; êtes-vous content ? Quant à moi, je dirai partout et à tout le monde que M. Pravdine est un noble gentilhomme et un brave officier.
– Je regrette de ne pouvoir en dire autant de vous, monsieur, répondis-je à mon adversaire.
Puis, me tournant vers mes témoins :
– Messieurs, ajoutai-je, mille remerciements ; au revoir !
– Bravo ! me dit mon témoin en montant dans ma voiture.
Et nous partîmes pour la ville.
Saint-Pétersbourg.
Du même au même, deux jours après.
Chante le De Profundis pour mon esprit, cher ami, et dis à ceux qui pourront prendre quelque intérêt à l’état dans lequel je me trouve, que je suis tout à fait mort. Ma raison doit être jetée à la mer comme une bouteille vide. Mais quel cœur ne serait atteint de cette batterie électrique qu’on appelle la princesse Flora ? Jusqu’à présent, il me semblait que mon amour pour elle était une folie ; maintenant, je sens qu’elle est le sort de ma vie, plus encore, ma vie elle-même. Auparavant, les liens amoureux se mêlaient, dans mon imagination, avec les agrès de mon bâtiment. Ma frégate voilait de temps en temps cette charmante image avec ses bonnettes, et l’orageuse mer se partageait mon cœur avec l’amour. Mais, maintenant, tout s’est réuni et tout a disparu dans la princesse. Je ne peux rien faire, je ne peux rien imaginer qui n’aboutisse à elle. Toutes mes passions, tous mes désirs se réunissent dans quatre lettres magiques : Elle ! C'est toute mon existence ; c’est toute mon histoire.
Mais que raconté-je, et à qui ? Est-ce qu’un homme qui n’aime pas peut me comprendre, moi qui ne suis plus en état de me comprendre moi-même ? Est-ce que tu peux, avec ton sextant de cuivre, avec tes calculs des plus petits atomes, saisir ce nouveau ciel que devine seulement mon cœur, et comprendre la rapidité de la voie de la comète qui glisse sur ce ciel ? Mais pourtant tu peux me plaindre. Plains ton ami, lui qui n’envia jamais rien, ni dans ce monde ni dans l’autre, ni la couronne du génie sur la terre, ni les ailes des séraphins au ciel ; qui n’envia rien, excepté l’amour de Flora.
Ah ! si tu pouvais lire dans mon cœur et si tu étais poète, tu l’aurais comparé au paradis de Milton, qui était assourdi par les combats des démons et des anges. Mon cœur… Non, je ne trouve pas de mots pour expliquer ce qui le trouble et le remplit. Est-ce qu’un voyageur dandy, en fermant sa bonbonnière, faite de lave du Vésuve, sait de quels éléments est composée cette lave ? Voilà ma lettre ; voilà mon cœur.
Non, ne traduisons pas le sublime en ridicule, et n’allumons pas notre cigare à des éclairs ; mais je dois toujours te parler d’elle, car ce n’est qu’à elle que je pense.
Je sais parfaitement que mes bavardages sont plus ennuyeux pour toi qu’un calme sous les tropiques, plus ennuyeux même que le registre de comptes d’un officier, registre dont toutes les pages répètent éternellement : « Eau-de-vie, harengs, saindoux, vinaigre du Rhin, etc. » Mais, si tu ne veux pas que ton ami étouffe, un jour, à la fumée de son propre cœur, tu dois, bon gré mal gré, lire ce que je t’écris.
Le même jour de mon ridicule duel, j’allai chez la princesse, oubliant toutes les convenances. Je voulais lui prouver deux choses : la première, que je n’étais pas mort ; la seconde, que je n’étais pas poltron ; car, si l’idée qu’une femme peut me supposer capable d’une lâcheté m’est insupportable, l’idée que cette supposition peut venir à la princesse est pire que la mort. La sonnette a retenti : la princesse est au jardin ; la princesse se promène.
– Avec qui ? demandai-je vivement.
– Toute seule.
Je me précipite. Mon cœur pique midi. Je la vois venant de côté, et je saute, pour lui couper le chemin, par-dessus une plate-bande de fleurs. Je la rencontre, et je reste devant elle, sans parole, sans respiration. Il me sembla qu’un gouffre de flammes tourbillonnait devant mes yeux. Ma langue était paralysée ; un danger sans conséquence avait passé entre nous, et, comme si ce danger avait amené une longue séparation, nous avions une foule de choses à nous dire ; j’étais si joyeux et si troublé tout à la fois, que j’avais oublié d’ôter ma casquette ; mais, si j’étais troublé, moi, elle aussi était troublée ; elle rougissait et pâlissait en même temps ; elle me tendit ses deux petites mains ; elle était prête à crier d’étonnement, à pleurer de joie ; oui, oui, de joie, ce n’était pas un rêve d’amour-propre !
Cette scène muette fut pour moi ravissante. Cette physionomie, toute brûlante d’amour, m’enivrait, et, dans un instant, tout disparut comme ces brouillards que nous autres marins prenons si souvent pour des rivages.
La princesse reprit un peu de sang-froid. Sa physionomie redevint calme. – Mon Dieu ! mon Dieu ! il n’est donc pas une femme au monde qui ne soit un caméléon !
– Que je suis contente de vous revoir, et de vous revoir bien portant, capitaine ! Dites-moi comment s’est terminée votre querelle avec N… Où est-il ? que lui est-il arrivé ?
– Je l’ai laissé sur la place, répondis-je en riant.
J'étais piqué de ce que je croyais chez la princesse un sentiment d’inquiétude pour mon adversaire.
– Eh quoi ! vous l’avez tué ? s’écria la princesse.
– Ne vous tourmentez pas, princesse ; il vivra encore un bon nombre d’années, si la prudence est un gage de longue vie. Il est infiniment mieux portant qu’avant notre duel.
– Vous êtes donc devenu méchant depuis hier ? Pourquoi m’avez-vous effrayée ? Combien ne vous seriez-vous pas repenti, et combien n’eussiez-vous pas plaint sa pauvre mère, si vous l’aviez tué ? Croiriez-vous que, n’étant cependant pas le moins du monde ni sa parente, ni son ami, je n’ai pas dormi un instant ? Je m’imaginais toujours cette scène sanglante de votre duel, et les suites terribles qu’elle pouvait avoir pour vous.
– Au prix de votre compassion, princesse, je suis prêt à acheter le plus grand malheur du monde, et cela sans murmurer ; non seulement votre compassion, mais même votre opinion, princesse. Je l’apprécie tant, que je me suis hâté de venir chez vous pour vous raconter notre affaire. Je connais peu le monde ; cependant je suis convaincu qu’il traite fort impitoyablement ceux qui ont le malheur d’entrer dans son cercle intime. Je veux donc écarter toute calomnie. Que les autres disent de moi tout ce qu’ils voudront, peu m’importe ; mais j’aimerais mieux mourir que de vous voir, vous, princesse, prendre de moi une fausse opinion.
Alors je lui racontai toute notre affaire.
J'avais fini depuis quelque temps déjà, qu’elle continuait à rester muette. Dans ses yeux, levés au ciel, brillaient deux larmes. Sa physionomie s’illuminait de douceur. Un baume suave était descendu dans mon cœur, et semblait se répandre dans toutes mes veines. J'étais prêt à pleurer moi-même, et Dieu sait de quoi.
J'aurais voulu tomber à ses petits pieds charmants et mourir, tant j’étais certain de ne plus retrouver un pareil instant pendant tout le reste de ma vie.
Mais je n’osais pas même songer à y poser mes lèvres. Il me suffisait de baiser en pensée la trace de ses pas et le bas de sa robe : j’étais à la fois heureux de sa présence et malheureux de mes désirs. Enfin, cher ami, j’étais ce que, dans toutes les langues possibles, on appelle un niais ; mais, pour cet accès de folie, j’eusse donné, outre ma propre sagesse, toute la sagesse des siècles.
Quelqu’un s’approcha de nous ; la princesse se leva, couvrit ses yeux de sa main, et, en rougissant, les releva.
– Vous ne risquerez plus jamais maintenant votre vie, n’est-ce pas ? me dit-elle. J'exige cela de vous ; vous m’en donnez votre parole d’honneur.
– Vous allez me forcer d’aimer la vie, madame, lui répondis-je ; vous…
Je ne pouvais ni n’osais dire un mot de plus.
– Imbécile ! dira un Lovelace, de perdre un moment si propice à une déclaration d’amour.
Soit, ce moment fut peut-être perdu pour l’amour ; mais, à coup sûr, il ne le fut pas pour le cœur.
Nos yeux se rencontrèrent. Oh ! elle m’aime ! elle m’aime !
Saint-Pétersbourg.
IV. Jalousie. §
Dans le cercle des jeunes mauvais sujets et des ci-devant jeunes gens de Saint-Pétersbourg, celui qui plut davantage ou déplut le moins à Pravdine fut le capitaine de cavalerie Granitzine, qui avait été son témoin dans le duel qu’il venait d’avoir. Comme représentant de l’aristocratie militaire russe, le capitaine valait la peine d’être étudié ; car les angles se faisaient moralement et presque matériellement sentir dans son caractère. Pravdine trouva en lui plus et moins qu’il n’attendait. Riche, mais criblé de dettes, il fallait qu’un merveilleux hasard le servît pour qu’en fouillant machinalement dans sa poche, il y trouvât un rouble. C'était un de ces hommes d’esprit qui font sans cesse des sottises ; c’était un libéral – il le disait du moins – et, sans aucun but, il passait sa vie dans les antichambres. Il riait de tout, mais il n’osait rien heurter. Il méprisait le monde, et le monde le méprisait. Brave parmi les braves, il n’avait jamais la force de dire non, fût-ce au plus misérable intrigant. Noble, mais rougissant de sa noblesse, il se laissait employer aux plus indignes missions. En un mot, c’était un de ces êtres sans volonté qui, dans le livre des bipèdes, sont désignés sous les noms de bonhomme, de brave homme, de bon garçon : titres élastiques comme les corsets de caoutchouc !
Avec tout cela, c’était curieux, sinon agréable, de passer avec lui une soirée ou de rester, pendant un repas, près de lui à table. Où n’avait-il pas été ? quelle chose n’avait-il pas vue ? Quoique, par habitude, il fréquentât des gens indignes, il était parfaitement capable d’apprécier l’esprit des autres, et même, parfois, il avait lu des livres sérieux. Ce n’était pas inutilement qu’il avait gaspillé sa jeunesse. De ces deux choses, il ne lui restait rien, ni dans les poches, ni dans l’âme ; mais il lui restait quelque chose dans l’esprit : l’expérience.
À l’honneur de Granitzine, on pouvait ajouter qu’il était vraiment un des bavards les plus sincères qu’il y eût au monde. Il ne pouvait cacher ni le mal qu’il pensait de ses amis, ni le bien qu’il pensait de ses ennemis. Quand il ne trouvait plus personne de qui médire, il médisait alors de lui-même, et aurait été jusqu’à se calomnier si la chose eût été possible. On pouvait également dire que c’était un apôtre de la vérité et un pécheur repenti. Il y en avait qui, à cause de son esprit frondeur, l’appelaient le Juvénal russe. Ce n’était ni un apôtre, ni un pécheur repenti, ni un satirique ; il ne voulait prêcher aucune doctrine, ni politique, ni religieuse ; il ne voulait pas corriger les autres, et encore moins se corriger lui-même.
Il était persuadé que, là où l’on estime seulement les apparences de la vertu, les défauts cachés n’ont pas besoin de réforme. D'ailleurs, qu’est-ce que la calomnie ? Un moyen galvanique de réveiller le rire dans les cœurs engourdis ; et, en cela, il suivait naturellement et sans méchanceté la pente du temps qui est de détruire tout ce qu’il y a de gênant et de saint dans le passé, en mettant au rang des préjugés la croyance et la foi.
Notre siècle est le Diogène des siècles : il se moque de tout, roule son tonneau par les chemins, écrasant également dans sa course et les fleurs et les champignons.
– Ôte-toi de mon soleil ! ne me prends pas ce que tu ne saurais me donner ! dit-il fièrement au Macédonien.
Et puis il siffle l’immortalité de l’âme de Platon.
Les hommes, aujourd’hui, méprisent leurs frères, non par le sentiment de leur propre dignité, mais, au contraire, parce qu’ils ont perdu le respect d’eux-mêmes. Nous en sommes arrivés à la congélation morale ; nous n’admirons pas une belle action ; nous ne méprisons pas un grand vice.
Mais, Dieu merci ! je parle de la masse, et le fatal niveau de l’égoïsme, en passant sur la société, rencontre encore quelques têtes qui ne veulent pas se courber. Il y a encore des élus du ciel, des hommes qui, sauvegardés par quelque accident de naissance ou de position, ont recueilli et réchauffé sur leur cœur les idées virginales de la conscience et de l’humanité. De loin, cette vie, que nous essayons de peindre, leur semble un jardin défendu ; ils lisent sur la porte l’inscription du poète toscan :
Per me si va nella citta dolente !
et ils s’écartent avec terreur du sentier maudit.
Tel était Pravdine. Du corps des cadets, il était passé sur son bâtiment, et, comme auparavant, une muraille de pierre semblait le séparer de la société, l’Océan sans borne était devenu son monde ; il connaissait tous les caprices de la mer ; mais où, je vous le demande, eût-il pu apprendre à connaître les hommes ? Le visage du ciel lui était dévoilé par sa plus légère rougeur, par son plus imperceptible nuage ; il devinait et prédisait tous les caprices du temps ; mais le visage d’une femme, il n’avait point appris à y lire, et, rougeur ou nuage le troublant au point de le rendre fou, un sombre mais sûr pressentiment lui disait : « Ne crois pas à la moitié de ce que disent les femmes, ni de ce que montrent les hommes. »
Mais là était la question difficile : à quelle moitié fallait-il croire ? Entrant dans le monde avec une ferme volonté, avec un ferme désir d’être en garde contre tous, ce désir et cette volonté fondaient sous le premier regard ; il était prêt à donner son dernier kopek, à vendre son dernier bouton pour une poignée de main qui lui paraissait bien serrée et bien franche. Connaissant les passions pour les avoir étudiées seulement dans les livres, il fut frappé d’amour comme on est frappé de la foudre. L'Océan avait poli, caressé, conservé son cœur virginal comme une perle précieuse. Depuis que sa boussole avait changé de direction, et que son étoile s’était métamorphosée en femme, il ne pouvait plus supporter la solitude, qui, auparavant, lui était agréable. Il se jeta dans toutes les distractions qu’il put trouver ; être avec elle ou n’être plus avec lui-même, voilà quelle fut la pensée de son cœur, et il se mit à courir les boulevards, les promenades et les théâtres.
Un jour, dans une de ces courses, il rencontra sur son chemin le capitaine Granitzine.
– Ah ! mon cher, que faites-vous aujourd’hui ?
– Vous le voyez, rien au monde ; je flâne.
– Dînons-nous ensemble ?
– Parfaitement.
Et tous deux s’acheminèrent vers un restaurateur.
De parole en parole, de verre en verre, les langues se délièrent et les cœurs commencèrent à mousser comme le champagne. On était aux jours des victoires contre les Turcs. On but à la santé des vainqueurs de Varna et d’Akhalstsike ; on but à la gloire de la Russie, à la longue vie de l’empereur, à la conservation de l’héritier. On avait quelques bouteilles à vider avant que d’être au bout.
– Et maintenant, dit Granitzine, passons aux femmes, aux belles de Saint-Pétersbourg. Je ne sais, ma foi, pas pourquoi là où est la gloire, les femmes y sont aussi ; peut-être est-ce pour cela que la gloire est une femme. Quant à moi, pro teterrima causa omnis belli, j’aime à la folie le toast anglais. I like the women to forgive my folly, comme dit Byron. Amour aux dames, honneur aux braves, morbleu ! Le vin de Champagne est un admirable précepteur : non seulement il parle sa propre langue, mais encore il enseigne celle des autres. Je veux devenir, à force d’en boire, un philologue aussi célèbre que Joseph Senkovsky. – Allah verdy, comme disent les Géorgiens, bois donc plus vite, amico diletto. Le champagne s’évapore aussi vite que la vertu d’une femme.
– Allons, dit Pravdine en vidant son verre, voilà encore ta vieille chanson qui revient, incorrigible pécheur ! Tu as été piqué par les épines, et tu maudis les roses.
– Par des épines, c’est possible ; mais, en tout cas, pas par celles de la sévérité. En vérité, Pravdine, tu es à mourir de rire. Tu n’aurais jamais fait tache dans une comédie classique, où tous tes confrères semblent être sortis de la même école, et s’être enrôlés la même année. Des épines sous des roses faites de satin, de velours et de dentelles ! Jamais Pinetti lui-même n’a montré à Saint-Pétersbourg des choses si rares. Ne pense pas, cependant, que je vais sonner devant toi les fanfares de mes victoires, comme un sous-lieutenant d’infanterie, et que je jurerai, par les livres saints de Kiev, qu’il n’existe pas une seule femme qui puisse résister à mes lunettes d’acier et à mes éperons d’argent. Tantôt le succès, près d’elles, est un caprice ; tantôt c’est un accident. Si parfois j’ai reçu quelques coups d’éventail sur les doigts, cela prouve tout simplement que j’ai été maladroit, mais non pas que les femmes aient été inexorables.
– Granitzine, Granitzine, souviens-toi du proverbe russe : « Humilité passe fierté. »
– Essaye toi-même et tu en jugeras. Passe une bonne fois entre les mains d’une femme du monde, et tu verras en combien de morceaux tu en sortiras. Au reste, cela réussit souvent aux imbéciles. Heureusement, sur ton front n’est pas écrit : Ici habite la raison. Le marin, dans le monde, est une rareté et même une nouveauté ; une jolie femme te prendra par curiosité, pour s’assurer que tu ne mords pas ; une autre, pour se vanter d’avoir eu à sa disposition un phoque qu’elle tenait en laisse avec un ruban rose, pour l’empêcher de sauter à l’eau. Ne perds pas de temps, Pravdine, je te prédis des victoires splendides, et qui ne te coûteront pas cher.
– Par malheur, mon cher capitaine, je déteste les victoires faciles.
– Eh ! mordieu ! prends les choses comme elles sont, et non comme elles te semblent de loin ; nous ne pouvons pas rebâtir le monde, acceptons-le donc comme il est fait, et, pour vrai dire, mon cher Pravdine, je déteste ces amoureux qui mouraient de langueur en regardant la fenêtre de leur bien-aimée. Dieu a créé le monde en six jours, et nous devrions aimer éternellement ! Allons donc, l’amour est le printemps du cœur, mon cher, et le printemps a mille et mille fleurs. Cueille la rose, mais ne dédaigne pas la violette ; le vin de Bordeaux est excellent dans les entremets ; mais, que veux-tu ! je lui préfère l’aï3 ; vois donc cette mousse, c’est l’amour comme le comprennent nos dames du monde ; il est léger et splendide ; mais soufflez dessus, bonsoir, il n’y a plus ni mousse ni amour. Bois-le donc au vol.
– Je ne te comprends pas, Granitzine ; tu m’offres les joies mondaines, comme si elles étaient dans ta cave, et comme si je n’avais qu’à tirer le bouchon et verser.
– Bravo, mon cher, bravo ! je vois avec plaisir que tu fais des progrès : d’abord, tu n’avais pas envie de faire ta cour le moins du monde, et voilà que maintenant il ne te manque plus que la possibilité. Je suis sûr que tu ne porteras pas longtemps ton cœur vide comme un mendiant son sac. Va ! nos dames de Pétersbourg sont si bonnes et si sensibles, et, toi, tu es si gentil et si intéressant, que ce serait un péché que de te laisser soupirer en vain. Notre éducation a coupé les ongles et limé les dents aux passions, mon ami ; elles ne sont plus dangereuses.
– Parle pour toi, Granitzine ; moi, si j’aimais, je sens que j’aimerais sérieusement.
– Quand je disais que les marins étaient des animaux à part, dont les vaisseaux sont les ménageries. Eh ! mon Dieu ! si tout cela est ainsi, ce n’est pas même la faute des femmes ; ce n’est pas même la faute des hommes, c’est la faute de notre organisation sociale : nous nous dépêchons de vivre, mais nous tardons à nous marier ; chacun de nous veut être colonel ou général pour vendre ses épaulettes et sa croix de Saint-Georges le plus cher possible. La fiancée n’est que l’appoint de sa dot. Au reste, éducation complète, cher ami : elle monte à cheval, elle tire au vol, casse des poupées à vingt-cinq pas, joue du piano et chante ; seulement, sa chanson ne s’accorde pas avec celle de son mari. Est-elle belle ou non ? Peu importe, c’est un sac de cent ou de deux cent mille roubles. Au reste, elle connaît son importance, et, comme madame de Lignolles, elle sait conjuguer le verbe je veux, à tous ses temps. Maintenant, avec ses dispositions puisées à l’institut, que trouve-t-elle en son mari ? Un homme vieux et fatigué, qui tousse le matin, bâille toute la journée et s’ennuie le soir. Depuis onze heures du matin jusqu’à cinq heures, il est dehors ; depuis huit heures jusqu’à deux, il est en visite. Il joue ses paysans, ses terres, ses poules, ses œufs et jusqu’aux coquilles de ses œufs ; il est comme le balancier d’une pendule, suspendu entre une bouteille de vin de Bourgogne et une médecine. Tu comprends qu’avec un pareil intérieur, la femme, de son côté, ne restera pas chez elle ; elle finira par avoir sa maison dans une loge de premier rang, par faire sa patrie du magasin anglais et son paradis des bals. La jeunesse l’entoure, et un fat aux joues roses a déjà été remarqué par elle. Il lui dit force douceurs, quelquefois même des tendresses. Sur le compte de l’esprit, nos femmes ne sont pas exigeantes ; et, si la poste de France retarde, elles se contentent des tendresses et des douceurs du pays. Il lui raconte des histoires, que le diable en fait des signes de croix, et souvent, en riant, dansant, polkant toute une nuit, il parvient à la convaincre qu’il a la pâleur sur le visage et le désespoir dans le cœur, tout cela à cause de la résistance incroyable qu’il trouve en elle. Sans doute, elle n’en croit rien, mais elle fait semblant de croire. Il faut bien qu’à un moment donné elle puisse se laisser tomber entre les deux bras d’un fauteuil, mettre son mouchoir sur ses yeux, et dire : « Oh ! vous autres hommes, vous êtes de glace, de pierre, de granit, de marbre, de bronze ! Vous êtes un ingrat, un cruel, un perfide ! J'étais innocente, j’étais pure, et vous m’avez séduite. » De là à la faute, il n’y a pas loin, quoique, moi, je t’avoue que je ne sais pas ce que l’on appelle une faute. Et Méphistophélès est déjà dans la maison, soufflant ses diableries à l’oreille de la femme et accueillant le mari avec un geste des deux doigts auquel il n’y a pas à se tromper, et que tout le monde voit, excepté le pauvre bonhomme d’époux.
– Allons donc, tu mens, tu calomnies, tu as d’abominables idées en tête ; il y a déjà un certain temps que je me frotte contre ce monde dont tu parles ; je n’y ai rien remarqué de pareil à ce que tu dis, et il me paraît, tout au contraire, que nos dames de Saint-Pétersbourg sont inabordables.
– En vérité, mon cher, s’écria Granitzine en éclatant de rire, je regarde autour de moi pour savoir de qui tu parles ! N'étais-tu pas enseigne sur le vaisseau de l’amiral Noé ? Mais avec cette crédulité antédiluvienne, tu pourrais bien, en effet, n’aller jamais plus loin que le salon. Ah ! mon pauvre ami, croire à l’inaccessibilité de nos femmes ! mais c’est croire aux vertus consignées dans les épitaphes. Le siècle des Potemkine est déjà loin pour les amants, mais nous y touchons encore pour l’amour. Tu crois à une femme, n’est-ce pas ? parce qu’elle vient au bal avec son mari, qu’elle l’appelle son cher bon et qu’elle le baise au front devant tout le monde. Mais, avec son cavalier servant, elle parle de la dernière parade, et elle chante le Lac, de Lamartine. Ne te trompe pas aux apparences, cher ami, le diable n’y perd rien. La dame sait parfaitement bien qu’aucun diable boiteux n’enlèvera le toit de son boudoir, et que la serrure de sa chambre à coucher, dès qu’on la touche, joue l’air de Réveillez-vous, belle endormie.
Le cœur bon et pur de Pravdine se serrait à cette amère analyse des passions de notre temps et des vices de notre société, auxquels le carnaval éternel de notre civilisation permet de porter le masque de la modestie.
– En effet, dit-il, avec un triste sourire, comment connaîtrais-je le monde, moi, espèce de coquillage, attaché comme une huître à la carène de mon vaisseau ? Je conçois la faiblesse dans une femme, je comprends l’entraînement de la passion ; mais, je l’avoue, l’idée d’une dépravation pareille à celle que vous venez de dépeindre ne m’était jamais passée par l’esprit. J'ai connu à Thébizonde une bayadère qui, non seulement faisait son prix avec les voyageurs, mais qui encore, de dessous son oreiller, tirait une petite balance avec laquelle elle pesait les ducats demandés par elle. Mais, à mon avis, cette femme était une vertu près de celles dont tu me parles. Oh ! le monde, le monde ! murmura Pravdine en laissant tomber sa tête dans ses deux mains.
– Allons, bien ! voilà que tu prends la chose au tragique et tu vas exagérer les torts de ce pauvre monde. Soyons avant tout impartiaux, mon cher Pravdine. Le monde est dépravé, soit, mais tu ne trouveras même pas dans le monde une dépravation parfaite. Les Lovelace et les chevaliers de Valmont sont des héros de romans, et les auteurs de ces romans, comme le marquis de Sade et le chevalier de Laclos, sont des fanfarons de perversité. Combien de fois n’est-il pas arrivé qu’une fantaisie d’un moment, qu’un caprice qui ne devait pas laisser sa trace dans le lendemain du jour où il était né, a passé de la tête au cœur et s’est changé en une passion longue, fidèle, dévouée, prête à tous les sacrifices, victorieuse de tous les égarements ; en une passion qui pourrait faire honneur non seulement à un cavalier de nos jours, mais encore à un chevalier de la Table ronde ? Et moi-même, ajouta-t-il, moi qui ne crois ni à la vertu des hommes, ni à la fidélité des femmes, moi-même…
Un profond soupir coupa la phrase de Granitzine, qui demeura pensif et silencieux. Devant ses yeux, passaient de charmants souvenirs ; mais, comme des spectres, ces souvenirs étaient pleins de reproches.
– Pourquoi me plaindrais-je ? murmura-t-il à demi-voix. Je n’étais pas digne d’elle !
Pravdine comprit tout ce qu’il y avait de douleur dans ce soupir, tout ce qu’il y avait de regrets dans cet aparté.
– Je te plains, Granitzine, lui dit-il, mais explique-moi une chose : c’est comment, connaissant si bien les vices de notre société, tu as pu te laisser prendre à l’amour, ou comment, t’étant laissé prendre à l’amour, tu as pu continuer d’envisager le monde sous le même point de vue ? Tu me fais l’effet de l’usurier, du débauché et du pillard Salluste, tonnant contre le vol, la débauche et l’usure, ou, mieux encore, de Repetilof dans la comédie de Gribojedof, le Malheur d’avoir trop d’esprit.
– Hélas ! nous sommes tous faits ainsi, mon cher Pravdine, nous autres nés à la limite de deux siècles : le XVIIIe nous tire par les pieds vers la matière, le XIXe nous enlève par les oreilles vers l’idéalité. Nous ne sommes ni chair ni poisson, ni Europe ni Asie. Nous ne pouvons pas juger le passé, nous ignorons le présent, et nous ne croyons pas à l’avenir. Nous sommes, comme l’homme de Prométhée, pétris d’argile et de feu ; l’argile tend à la boue, le feu au ciel. L'esprit demande à manger comme l’estomac ; il veut casser la dure noisette de la science. Seulement, il s’aperçoit que c’est impossible avec des dents gâtées par le sucre de betterave.
La conversation s’éloignait du but où voulait l’amener Pravdine. Machiavel et l’amour sont grands ennemis l’un de l’autre. Pravdine voulait étudier cet océan insondable qu’on appelle la femme ; mais, quand il disait les femmes en général, en particulier et à part lui, il pensait à la princesse Flora. Il ramena donc la conversation dans le cercle qu’il voulait lui faire parcourir.
– Voyons, dit-il, n’exagérons point, comme tu le disais tout à l’heure ; est-ce que la dépravation des grandes villes est réellement portée au point que tu disais, et n’y a-t-il pas à Saint-Pétersbourg, par exemple, une femme, une seule, sur laquelle, comme sur ce pur cristal, ne puisse ramper le ver de la médisance ?
– Je ne suis pas grand maître de police, cher ami, je ne saurais donc répondre précisément à ta question. Boileau comptait deux Lucrèces à Paris, du temps de Louis XIV. Pouchkine, qui voulait réunir trois paires de petits pieds, assure que, dans toute la Russie, il n’a jamais pu trouver le sixième. Je tiens les deux choses pour calomnies, et, quoique les cœurs inflexibles doivent être plus rares que les petits pieds, je me chargerais bien de compter à Saint-Pétersbourg au moins une douzaine de femmes fidèles.
Et probablement, au nombre de celles qui trouveront grâce à tes yeux, seront au premier rang la femme de Mirone Igitch N…, et qui dirai-je après elle ?… Ah ! la princesse Flora, par exemple.
Et, en prononçant le nom de la princesse, Pravdine se sentit rougir jusqu’aux yeux. Il y a deux choses que n’a jamais su faire un premier amour, écouter de sang-froid le nom de la bien-aimée, ou le prononcer sans embarras.
– De la première, je ne dirai rien, et c’est ce que crois pouvoir faire de mieux pour son honneur. Quant à la seconde, c’est une étoile de Moscou, qui se lève à peine sur le ciel de Saint-Pétersbourg. Elle en est à ses premiers jours de noces ; où pouvait-elle se gâter, et comment ? la médisance, eût-elle eu affaire à elle, n’aurait pas eu le temps de poursuivre jusqu’ici.
La physionomie de Pravdine s’éclaircit.
– La médisance, eût-elle eu affaire à elle, répéta-t-il tout bas ; non, jamais ! – la calomnie, peut-être, – mais Flora n’a rien à faire avec la médisance.
Granitzine, qui avait les yeux fixés sur l’officier de marine, sourit, et, comme s’il eût entendu jusqu’à la dernière syllabe de la phrase que Pravdine s’était dite à lui-même :
– Serais-tu membre d’une compagnie d’assurance sur la vertu des femmes, Pravdine ? lui demanda-t-il en riant. Prends garde ! mon ami, l’année est mauvaise, et je connais nombre de ces établissements, qui, depuis le 1er janvier de cette année, ont fait faillite. Attends donc ! voyons… Mon Dieu, Seigneur ! donnez-moi, pour un moment, la chose que je vous ai si souvent prié de m’enlever : la mémoire !… La princesse Flora, hum ! Le prince Pierre – c’est bien cela, – gros et simple. Elle, belle et rêveuse, mêle de l’huile avec du vin de Champagne, et je te dirais sa bonne aventure comme avec des cartes. Bon ! je tiens mon valet de cœur.
Pravdine frissonna.
– Tu le tiens ? demanda-t-il ; il existe donc ?
– Pardieu ! c’est un diplomate, un poète, un archiviste bouclé du ministère des affaires étrangères. Tout poète a une muse, – le moyen d’avoir l’inspiration sans muse ? – Celle du nôtre est la princesse Flora. Mais il n’y a, en vérité, qu’un aveugle qui pourrait ne pas voir comme il papillonne autour d’elle, le tournesol ne pivote pas plus assidûment vers le soleil. Là où est la princesse, on le voit aussitôt pousser, pour ainsi dire, comme un champignon après la pluie. Au bal de l’ambassadeur d’Autriche, il lui a, pendant tout le cotillon, chanté une romance à l’oreille ; et cette romance, ou je me trompe fort, a pour titre : Mon cœur soupire !
– Et quel est le nom de ce beau chanteur ? demanda Pravdine.
– Allons donc ! est-il besoin de te le dire, son nom ? Tu le connais déjà, ou, si tu ne le connais pas, ma foi, tu le connaîtras bientôt ! Il n’y a qu’un mari sans passion ou un amoureux passionné qui puisse être si aveugle, que de n’avoir rien vu.
– Son nom, répéta le marin, son nom ? N'entends-tu pas que je te demande son nom ?
Son sang bouillait.
– Jéronime Lénovitch.
Pravdine jeta un cri : ce nom lui avait percé le cœur comme une épée.
Sa mémoire venait à l’instant même de lui rappeler mille détails, de lui suggérer mille pensées, de lui inspirer mille doutes. Il se le rappelait maintenant ; il avait vu leurs regards se croiser, s’interroger, se répondre. Pravdine n’entendait déjà plus, ou plutôt ne comprenait déjà plus ce que lui disait le capitaine ; ses artères battaient comme dans la fièvre. Il sentit tout à la fois son sang bouillir et se glacer. Un murmure indistinct et confus de menaces et de malédictions voltigeait sur ses lèvres. Il serra la main de Granitzine, jeta sur la table un billet de vingt roubles, et, sans attendre qu’on lui rendît la différence, il rentra en courant chez lui.
Là, il sentit mille pensées différentes se heurter si violemment dans son cerveau, qu’il crut un instant que son crâne allait se briser.
– Oh ! s’écria-t-il enfin, si jeune encore et déjà si fausse ! Pourquoi m’encourager par des regards, pourquoi me tromper par de douces paroles, pourquoi m’attirer à elle aussi irrésistiblement que l’aimant attire le fer ? Pour s’amuser, pour se moquer de moi, pour m’utiliser en guise de paratonnerre. Oh ! non, cela ne sera pas ainsi. Terrible, soit, je puis l’être ; ridicule, non, jamais. Mais, au bout du compte, qui me dit que ce ne sont point des calomnies, des propos de rivale ? Elle doit être enviée, elle est si belle !… Qui m’attache donc à cette femme ? De quel lien invisible m’a-t-elle garrotté ? Avant de la voir, ne vivais-je pas tranquille et heureux sans elle ?… Eh bien, je m’éloignerai, je l’oublierai, et ce sera comme si je ne l’avais pas vue. Je voudrais cependant, ne fût-ce que par pure curiosité, savoir ce qu’il y a de vrai dans ce que m’a dit Granitzine. Oh ! si c’est vrai, à mon tour, je m’amuserai d’elle ; à mon tour, je lui ferai pleurer du sang ! Mais comment arriver à la vérité dans une ville où un mari qui embrasse sa femme à huit heures du matin n’est jamais sûr d’être le premier qui l’ait embrassée de la journée, dans une ville où toutes les femmes sont innocentes parce qu’on peut toujours croire à une vraie innocence, mais jamais prouver une vraie faute ?
La nuit vint ; Pravdine demanda en vain du calme au sommeil. Sous son chevet se tordait et sifflait cette vipère qu’on appelle la jalousie. Chacune de ses pensées était une raillerie pour le moment où il rencontrerait la princesse, une insulte pour celui où il se trouverait en face de son amant.
– Oh ! que je la voie seulement une minute, disait-il en grinçant des dents, et cette minute suffira pour que je lui dise tout ce que je pense d’elle !
Et la cause de tout cela, qu’était-ce, en somme ? Quelques mots jetés en l’air par Granitzine, sortis de sa bouche comme la mousse sort d’une bouteille de champagne dont on vient de faire sauter le bouchon, quelques gouttes de cette bile extravasée au fond de son cœur, et qu’il répandait au hasard, sans savoir lui-même quel poison corrosif elles contenaient. Comme ces conquérants antiques qui, envieux de la ville qu’ils venaient de prendre, la livraient à l’incendie, et semaient du sel dans les sillons de la charrue, lui, après avoir brûlé un cœur, après l’avoir sillonné par le sarcasme, il y semait le doute, – au lieu de sel.
Et cependant, cet homme était plus malheureux encore que ceux qu’il torturait ; leur malheur, à eux, venaient de ce qu’ils aimaient ; son malheur, à lui, venait de ce qu’il ne pouvait plus aimer.
V. Le capitaine-lieutenant Pravdine au lieutenant Nil-Paulovitch, à Cronstadt. §
Je pars, je pars demain, je pars pour rejoindre, mon cher Nil. Qu'ai-je, en vérité, à faire à Saint-Pétersbourg, dans cette ville « de neige peinte, » comme dit Byron 4 ?
Quel est le fou qui a inventé l’amour, et quel est le démon qui m’a entraîné à aimer une femme du monde ? Aimer ! aimer ! quel singulier son a ce mot dans la société ! Semblable à l’écho des cavernes, on répète bien des fois après vous : « Aimer ! » Mais qui vous répond ? Les pierres… pas même les pierres… le désert ! Je tremble d’indignation !… Comment ai-je pu penser, ai-je pu croire que l’amour pouvait se loger dans un cœur pétri par les mains du monde ? Fou ! fou que j’étais ! On trouverait plus facilement du sentiment au fond de la boîte dorée d’un enfant, sur le couvercle de laquelle est écrit : Sucreries, et qui contient, à l’intérieur, quelques bonbons, mais aussi du bois, de l’amidon, enveloppés d’oripeaux brillants.
Pourquoi parler de ce qui est passé ? Mon amour non plus ne reviendra pas ! Félicite-moi. Nilouchka, je suis guéri ; j’ai jeté loin de moi ma passion pour la princesse Flora, en même temps que les hochets de la mode.
Maintenant, plus tôt je serai sur mer, plus tôt je serai heureux. La terre brûle sous mes pieds ; mon cœur brûle dans ma poitrine, et j’ai besoin des brumes de l’Océan pour l’éteindre.
Parlons affaires. Tu m’écris que l’Amirauté est avare d’ouvriers, et ne donne que de mauvais matériaux. En vérité, tous ces messieurs commencent à lasser ma patience ; j’adresserai mes plaintes en plus haut lieu. Se figurent-ils qu’après l’orage ils auront d’abondantes fenaisons ?… Ils n’ont qu’à rester dans cette conviction. Le temps n’est plus où les ouvriers de la marine bâtissaient des maisons avec le bois de mâture, et faisaient les toits avec le cuivre de doublure… Aujourd’hui, ils n’en voleraient pas assez pour une potence. T'es-tu préparé à faire changer l’artimon ? Le beaupré est-il à sa place ? Fais-y pendre dix, vingt tonneaux d’eau s’il fait l’obstiné. Je ne puis souffrir un beaupré qui lève le nez, comme un gentilhomme de la chambre en son jour de service. Tu as demandé le dessin d’un filet pour la batayole ; non, ces tresses historiées me rappellent les dentelles des dames… Au dernier bal, la princesse en était couverte. Tu penseras pour sûr qu’une fois arrivé je l’ai vue, et j’ai été vaincu. Je l’ai vue, et elle ne m’a inspiré que de l’aversion, mon ami… Cela mérite la peine de t’être raconté ; peut-être cela sera-t-il une curiosité pour toi, et un souvenir pour moi ! Tu as été bien étonné d’apprendre que j’allais au bal ; que sera-ce lorsque je te dirai que je me suis rendu à un bal où je n’étais point invité, chez des gens que je ne connaissais nullement ; que j’y ai été pour la regarder, mais pour la regarder hostilement !
Je t’ai déjà fait part de mes soupçons ; je désirais depuis longtemps avec ardeur d’avoir l’occasion de les vérifier ou de les dissiper ; mais je n’avais pu la rencontrer ni chez elle, ni nulle part. Enfin, j’apprends que la princesse Flora s’est rendue à une grande soirée hors la ville, chez le comte T… Comment faire ? J'y suis inconnu, et, par conséquent, pas invité ; mon impatience était devenue intolérable, ma jalousie avait atteint la démence. Je résolus d’y perdre plutôt la vie, mais de la voir. Je me jette dans une voiture de louage et me fais mener à treize verstes d’ici, par la route de Peterhoff… J'arrive, j’entre, je rencontre le maître de la maison.
Pendant le trajet, j’avais combiné le prétexte à donner à ma visite : le comte, amateur passionné de livres rares, possède une bibliothèque remarquable ; je m’accrochai à cela.
– Pardonnez, comte, à un marin original l’inopportunité de sa visite, mais j’espère que la nécessité sera une excuse pour moi. Je ne puis disposer que de l’heure présente, et, passant par Oranienbaum, je me suis décidé à entrer chez vous avec une prière. Voici l’affaire : J'écris une histoire de la navigation, et le voyage de l’Espagnol Guerera dans l’océan du Sud me serait nécessaire. Il dépend de vous de me venir en aide en m’en permettant la lecture ; car je sais que l’original se trouve dans votre admirable bibliothèque, que toute la Russie connaît de réputation.
Le comte parut on ne peut plus satisfait ; il me prit sous le bras et m’entraîna dans sa bibliothèque. Là, je fus obligé de m’émerveiller bravement sur des sottises de tous les formats : des raretés typographiques reliées en veau et en chagrin, devenues précieuses parce que personne ne les lisait plus depuis longtemps.
J'éternuais au milieu de cette vieille poussière remuée, je me frottais les yeux et maudissais du fond de mon cœur l’imprimerie et les bibliophiles ; mais le propriétaire de ce musée fut inexorable, et je dus, sans en passer un seul, lire le titre de chaque volume. Enfin, après m’avoir confié les récits peu véridiques de l’Espagnol, il m’invita à passer dans la salle de danse, c’était tout ce que j’attendais. Couvrant mon cœur de mon chapeau comme un pigeon que l’on a peur de voir s’envoler, je m’avançai. De ravissantes têtes passaient près de moi, emportées par une valse furieuse, couvertes de plumes, de fleurs ou de diamants. Mais comme, entre mille étoiles, j’aurais pu montrer celle que j’aimais, de même, au milieu de la foule, mes yeux reconnurent instantanément la princesse Flora… Jamais encore elle ne m’avait semblé aussi belle, aussi aérienne, aussi idéale ! L'amour animait tout son être ; il brillait dans ses yeux, sortait avec le souffle de ses lèvres, étendait ses rayons autour d’elle.
Pourquoi la fausseté peut-elle être si séduisante ? Tout à coup, je remarquai à qui s’adressaient ces regards qui l’animaient d’un charme inusité. Mon cœur devint de glace, ma tête de feu… Affreux instant ! où tout ce qu’on m’avait dit, où tout ce que je soupçonnais se fit certitude ! Ainsi, je l’avais perdue, je n’avais plus de droits sur elle !… Sans me remarquer, elle s’assit à côté de son éternel rival, et ils parlèrent à demi-voix ; ils souriaient tous deux de plaisir. Par moments, elle inclinait la tête, et ses yeux indiquaient une vague rêverie… Oh ! combien je maudis alors la musique, qui m’empêchait d’entendre leur conversation !… Oh ! que le ciel préserve mon rival des tourments de la jalousie ! Et quelle jalousie ! une jalousie que je n’avais point le droit de ressentir, et encore moins celui de montrer ; mais pouvais-je être maître de moi en un pareil moment ? Je crois que mon visage devait être effrayant, car une scène effrayante se passait dans mon âme. Ils se levèrent : c’était leur tour de valser. Lorsque je la vis lui donner la main, je m’élançai comme un tigre sur sa proie, et me plaçai devant elle comme un fantôme accusateur ; et c’est avec jouissance que je vis son trouble ; je souris en contemplant son regard à présent éteint, et qui, il y a une minute, avait plus de feu que ses diamants ; je la vis pâlir, et la voix s’éteignit sur ses lèvres ! Oh ! c’est une douce, une bien douce chose, que la vengeance !… Ce n’est pas à tort qu’Homère l’a appelée le plaisir des dieux… Que n’en peut-on dire autant de la jalousie ? Pourquoi cette passion de l’enfer ne contient-elle pas une seule goutte consolante qui rappelle les cieux ?
Je détournai ma tête de Méduse du couple effrayé, et m’éclipsai. Je m’enfuis à toutes brides… Roule, isvotschik, crève tes chevaux ; cinq, dix, vingt roubles seront ton pourboire ! Je volais ; les roues brûlaient le pavé ; je désirais, par la rapidité, faire naître l’oubli de moi-même et n’y parvenais point !
Mille sentiments bizarres s’étaient déchaînés dans mon sein : tantôt je les contemplais, elle et lui, du haut des sommets glacés du dédain. Mérite-t-elle non seulement un soupir, mais même un regard, la femme qui se laisse éblouir par le clinquant, captiver par de vulgaires flatteries ? Puis une profonde et brûlante envie pénétrait dans mon âme. Qu'enviais-je ? La brillante nullité de ces amoureux de salon, leurs manières de poupée, leur ramage d’oiseau près des dames. Ce n’est pas tout, j’enviais aussi la séduisante fortune du sot, l’amitié des mauvais sujets, le talent de faire des dettes énormes, le savoir du joueur à gagner aux cartes, la bassesse de se vendre cher ou l’adresse de voler poliment les autres, tous les moyens enfin qui m’eussent donné la facilité de me trouver fréquemment près d’elle, de l’étonner, de briller dans un monde où l’or, de quelque manière qu’il soit acquis, donne tous les droits de souveraineté !…
Il est vrai que tous ces vils désirs ne traversèrent mon âme qu’une minute durant, mais plains-moi de ce qu’ils aient pu même l’effleurer. Ô amour, amour ! tu es la mère et la marâtre de l’âme humaine ! Tu peux l’élever jusqu’à l’étoile et l’abaisser jusqu’au bourbier. Tu fais des héros ou des criminels de ceux qui ont l’âme vigoureuse ; des ambitieux ou des misérables, de ceux qui l’ont faible… Je t’abhorre, je te maudis ; je m’enfuis loin de tes sentiers ! Ô indigne faiblesse ! Je pleure sur mon joug brisé… Ce n’est rien d’avoir pu pleurer, si je puis encore raisonner !
Saint-Pétersbourg, août 1829.
VI. Psyché. §
La frégate l’Espérance reçut ordre d’être prête à l’automne pour une expédition lointaine.
On la ramena au port pour le chargement de la cale, le changement des mâtures et des manœuvres dormantes. Le commandant du navire, Pravdine, était respecté comme un officier de grand savoir et d’un courage exemplaire, et on lui fournit tous les moyens de décoration dont peut être orné un navire de guerre : du bronze pour les vis de ses caronades, les grillages des écoutilles, les tolets de tournage, les rampes des échelles ; du chêne sculpté et de l’acajou pour les cabines. On se mit à l’œuvre avec un zèle et une activité infatigables.
Tourmenté par le poison de la jalousie, Pravdine cherchait dans l’activité un moyen d’échapper à ses peines de cœur, et d’étouffer sa nouvelle passion par l’ancienne.
D'une aurore à l’autre, il arpentait le tillac, et pas le moindre détail n’échappait à son attention ; il surveillait tout et mettait lui-même la main à tout.
Sa minutie avait fini par ennuyer Nil-Paulovitch, qui lui-même était réputé dans la flotte pour sa ponctualité.
– Dieu merci, dit-il un jour au médecin Stettinsky, notre Élie s’est ravisé. Le service l’a débarrassé, comme avec la main, de sa folie. J'avais raison de dire que l’amour arrosé d’essences fuirait l’odeur de la résine, comme le diable fuit l’encens.
– S'il a fui, c’est tout à fait pour une autre raison, répliqua Stettinsky ; ce sont mes fumigations qui ont guéri le capitaine ; il était distrait au point de ne pas remarquer que je mêlais des herbes médicinales à son tabac à fumer.
Mais, au fond, Pravdine était-il réellement guéri ?
Cependant, les travaux s’activaient, l’armement grossissait, non au jour, mais à l’heure, et en même temps croissait l’impatience de Pravdine.
– Vite ! plus vite ! puissions-nous gagner la rade et nous élancer dans la mer le plus loin possible de ce Saint-Pétersbourg maudit ! Tant que je vivrai, je n’y remettrai plus le pied ! s’écria-t-il un jour.
Et, deux heures plus tard, Pravdine se tenait penché au-dessus de la roue d’un vapeur, comme s’il comptait chacun des coups qui frappaient l’onde écumante.
– Bon ! voici M. le capitaine-lieutenant Pravdine dans la capitale !
– Et comment, de grâce, aurait-il pu se dispenser d’aller dans la capitale ? N'est-ce point sur l’Observatoire qu’il doit régler son chronomètre ? Il doit aller prendre à l’Académie des sciences une nouvelle carte de l’Amirauté, recommandée spécialement par le commandant supérieur de l’état-major.
– Oui, et pourquoi, au lieu d’un jour n’en resterait-il point deux ? Car, après tout, ce n’est pas demain qu’on lève l’ancre. Il a sur la frégate des auxiliaires dans lesquels il peut avoir toute confiance !… Nous sommes si riches d’arguments lorsqu’il s’agit de satisfaire une fantaisie !
Cependant l’orgueilleuse résolution de Pravdine, de ne point chercher à voir la princesse, était demeurée inflexible. Ses pensées convergeaient toujours vers le même point, et ce point, c’était elle ; mais lui, au contraire, comme dominé par une force motrice, s’éloignait de plus en plus de chaque endroit où il eût eu chance de la rencontrer. Pravdine était, sans s’en douter, poète en prose, poète dans l’âme ; y a-t-il, en ce bas monde, un homme qui ne l’ait été, ne fût-ce qu’une fois ?
La différence consiste uniquement en ce que l’un l’est souvent, l’autre plus rarement, l’un plus profondément, l’autre superficiellement. Les majestueuses beautés de la nature n’étaient point seules à toucher et à captiver Pravdine ; non, il aimait ardemment toutes les productions du goût lorsqu’elles avaient un cachet poétique, n’importe sous quelle forme elles se présentassent, sous celles d’un poème, d’une mélodie, d’une pierre, d’un bronze, et là où l’homme avait mêlé son labeur à celui de la nature, et là où il la recréait par l’idéalité de son imagination. L'amour avait développé toutes les tendances de Pravdine, et, débordant de son cœur, se répandait, en les animant, sur tous les objets qui l’entouraient.
Du sein de l’onde s’élevaient des sons tristes, mais doux pour lui ; la brise caressait son visage comme une main aimée. Il trouvait un sens nouveau méconnu dans les livres ; il surprenait dans la poésie des rayons qu’il n’avait point aperçus jusqu’à ce jour ; la porte d’une maison, un son de cloche, un pilier, une gravure savaient exciter son intérêt. Il restait parfois un quart d’heure entier en contemplation devant une rue, un pont ou une jolie habitation. Il ne remarquait ni les heurtements ni les sourires moqueurs des passants lorsqu’il contemplait pieusement le monument de Pierre le Grand ; mais ce qu’il aimait surtout, c’était de parcourir en flânant les majestueuses salles de ce palais appelé l’Ermitage… C'était sa jouissance, sa consolation.
C'est du moins ce qu’il pensait en arpentant de nouveau le musée, où les images de la nature chassèrent un moment de son âme l’image exécrée et chérie. Il s’apaisa comme le calme Marais de Ruysdael, respira l’air frais de la Nuit de van der Neer, vola, avec son vaisseau, sur la jaune Mer du Nord de van Ostade. Les portraits de Van Dyck s’agitaient, et le ciel de Raphaël s’ouvrait à ses yeux…. Pravdine combattait avec les Mèdes du Poussin et priait avec l’Enfant prodigue de Murillo. De charmants visages lui souriaient, les chevaliers lui tendaient la main et les fêtes champêtres le conviaient. À sa gauche bruissait la noire Forêt de Salvador, tandis qu’à sa droite s’agitait la Mer orageuse de Vernet. Tantôt c’était une harmonieuse mais silencieuse danse d’images, d’idées, de siècles ; tantôt c’était un microscope palpable de l’âme humaine, depuis le fangeux matérialisme de Téniers jusqu’à l’inaccessible sainteté d’Urbino, illimitée comme un chaos, confuse comme un rêve, déjà prête, mais encore invisible à l’homme.
Pravdine se sentait à l’aise au milieu des habitants de ce monde à la clarté duquel il sommeillait ; mais, à part le paravent de verre par lequel l’Ermitage lui voilait ses chagrins, il y était encore attiré en droite ligne par sa passion.
Dans la salle renfermant le musée de Joséphine, entre la ravissante Hébé et la Danseuse de Canova, s’élevait le groupe d’Amour et Psyché, œuvre du même ciseau. Cette Psyché était, trait pour trait, la princesse Flora. C'est à son piédestal que Pravdine s’empressait de venir se reposer. Se reposer ! Oh ! de même se repose le travailleur sur son lit de pierre. Non, il venait faire entendre à l’image de son infidèle ses reproches et ses imprécations, il venait la maudire et l’admirer.
Vous avez vu, pour sûr, cet admirable morceau, l’une des meilleures productions de Canova ! Psyché, enlacée à l’Amour, admire un papillon qu’il tient dans la paume de sa main. Haute comme le ciel, pure comme un rayon de soleil, fertile comme le sol de la Grèce, a été l’idée de présenter la réunion de l’âme avec le corps, ou de la jeunesse avec l’amour, par l’Amour et Psyché. Mais, si le groupe de Scopas (leur baiser) est supérieur sous le rapport de l’art, celui de Canova est incontestablement supérieur comme ampleur. Dans le premier, vous voyez le symbole des temps primitifs, la passion ; dans le second, l’emblème de notre époque, la pensée. Et la pensée a jeté, sans s’en douter, sur les visages, dans le maintien des deux personnages, une ombre de gravité contrastant avec l’adolescence de leurs formes. Mais aussi, quel charme dans le mouvement de la tête ! quelle finesse dans l’expression de la physionomie ! quelle aisance dans la pose ! quelle noblesse dans l’attitude ! Le ciseau de feu Canova a amolli le marbre pour la chair ; mais sa pensée, en venant l’animer, a rendu la chair diaphane et aérienne ; en un mot, il y a imprimé l’âme. Une série d’idées toutes différentes assiégeaient en ce moment l’esprit de Pravdine.
Combien d’événements, que de figures historiques avaient passé en peu d’années au pied de ce marbre ! Que de fois devant lui avait peut-être pleuré l’impératrice détrônée des Français ! Sur lui était tombé, rapide comme l’éclair, le regard de Napoléon, avide de conquérir le monde. Que de rois et de généraux avaient regardé ce groupe, les uns avec la distraction de la satiété, d’autres avec l’indifférence de l’ignorance, beaucoup en se disant : « Pourquoi n’est-ce point à moi ? » Et où est allé ce marbre après avoir quitté les Tuileries ? et où se trouvent tous ceux qui l’ont admiré il y a si peu de temps, et là-bas, et ici ?…
– Les uns ne sont plus, les autres sont loin ! pensait Pravdine en soupirant.
Installé le matin de je ne sais quel jour de fête, sans savoir lui-même comment, aux pieds de Psyché, Pravdine s’abîma insensiblement en de profondes et douloureuses pensées, l’œil arrêté sur cette admirable figure.
– Lorsque je te vis pour la première fois, se disait-il, il me sembla qu’un ange venait d’appeler mon âme par son nom, et que, depuis l’enfance, tu étais fiancée à mon cœur. Insensé !… Je me riais de cette singulière idée ; mais, en l’aimant, je la crus et je m’y abandonnai… À qui ajouter foi désormais, s’il faut se défier d’une pareille créature, si belle et si fausse, si sensée et si légère ? Pourquoi l’ai-je rencontrée ? pourquoi m’a-t-elle amené à l’aimer ? Inspirer une si ardente passion, alimenter l’incendie, puis disperser au vent les cendres du cœur, sans laisser tomber une larme, pas même de sympathie, mais de pitié ; vous faire voir l’espérance, et donner le bonheur à un autre !
Pravdine était complètement seul ; sa tête se pencha et des larmes silencieuses coulèrent le long de ses joues.
– Vous pleurez ? dit quelqu’un près de lui.
Cette voix fit tressaillir tout son être ; elle était douce, affectueuse, et témoignait d’un profond intérêt.
Pravdine se retourna.
À côté de lui, la princesse Flora, vêtue d’une robe légère, se tenait debout, éblouissante de parure, de jeunesse, de beauté.
On devinait qu’elle venait de s’échapper d’une réception pour respirer à l’aise en contemplant les productions du pinceau et du ciseau, et, qui sait ? dominée peut-être par un secret pressentiment du cœur ; car notre cœur est un devin, ainsi que l’a dit avec justesse Dimitrief.
– Vous avez pleuré ? répéta-t-elle émue.
La bouillante indignation de Pravdine s’était enfuie de son cœur devant cette séduisante apparition ; mais l’amour-propre blessé, ce ver qui n’a ni pattes ni ailes, y resta.
Pravdine se recula, s’inclina devant la princesse avec un respect glacial et répondit en rougissant :
– Oui, princesse, je pleurais, et mes larmes étaient amères ; je me croyais seul ici et…
– Est-il possible, capitaine, que vous soyez blessé de l’idée que j’aie pu surprendre une larme dans vos yeux ?… Quelle nature étrange ont les hommes ! Ils peuvent sans rougir se vanter du sang d’un ami, mais ils ont honte d’une larme de sentiment !
– Je dois, en effet, être honteux de ces larmes, et j’avoue que vous êtes le dernier témoin que j’eusse désiré pour une semblable faiblesse ; mes larmes n’ont pas vu et ne verront jamais le monde. Soyez convaincue, princesse, qu’elles n’augmenteront l’éclat d’aucune robe.
Pravdine n’avait jamais parlé à la princesse de son amour ; mais quelle femme ignore le sens d’un regard de feu, d’une joue qui rougit, d’une poitrine qui se soulève, de mains qui se crispent ?
La princesse, cette fois encore, comprit le reproche de Pravdine, et mit dans sa réponse plus de sentiment que d’orgueil.
– Croyez-vous, en vérité, capitaine, que ma vie ne soit que clinquant, et que j’ignore les larmes du chagrin ? Mais vous avez porté le coup encore plus loin et plus profondément : vous avez presque dit que je pouvais me réjouir du chagrin d’autrui. Expliquez en quoi j’ai pu mériter une aussi injuste accusation, et de qui encore !… de qui ?
Pravdine se troubla. Il était pris comme un écolier qui, courant avec une explication au-devant de son maître, devient muet et confus sous son terrible regard.
En semblable occasion, l’habitude générale est d’affirmer qu’on n’eût jamais pensé, qu’on n’eût jamais osé se livrer à une pareille accusation, etc. Pravdine débita une foule de ces vulgaires excuses.
La princesse hocha la tête avec mélancolie.
– Capitaine, dit-elle, la franchise des marins est devenue proverbiale ; voudriez-vous la démentir ? Depuis quelques jours déjà, j’ai remarqué que vous étiez fâché contre moi.
Pravdine parut se réveiller d’un songe.
– À l’occasion, je vous prouverai ma franchise !… s’écria-t-il avec feu. – Savez-vous, princesse, à qui ressemble cette Psyché ?
La princesse sourit avec une expression de satisfaction, leva les yeux sur le marbre et dit en rougissant :
– Plusieurs de mes amies prétendent qu’il y a quelques points d’analogie entre moi et cette statue ; mais j’avoue que les compliments des femmes m’inspirent peu de confiance.
– Fiez-vous au sentiment des hommes, princesse. Le cœur est un bon connaisseur. Ce n’est point la première fois que je me trouve aux pieds de cette Psyché. Il fut un temps où je venais l’admirer et lui raconter tout ce que je n’osais dire à son Sosie et que je ne pouvais garder en moi. Maintenant, oh ! maintenant, c’est une autre affaire : je suis venu l’accabler de reproches et répandre sur ce marbre insensible les pleurs d’un inexprimable chagrin. Vous avez vous-même fait appel à ma franchise, elle se montrera tout entière. Oui, princesse, ce n’est plus le moment de feindre ; d’ailleurs, le voudrais-je, que cela me serait impossible… Ne le niez point, ne dites point non : vous avez vu, vous saviez que je vous aimais ; vous n’avez pas compris, vous n’avez pas apprécié mon cœur, un cœur qui débordait d’amour pour vous… Vous voyez ici ces trésors souverains ? Vous avez vu l’arsenal ? Là, chaque siècle a apporté son joyau, sa couronne, son armure, son souvenir… Ne riez point de la comparaison ; mon cœur est ce palais d’où j’aurais jeté à vos pieds mes sensations, mes idées, ma passion, toutes choses qui valaient des perles et de l’or… Vous auriez été la souveraine de mon âme et eussiez fait de moi ce que bon vous semblait. Vous m’eussiez dit : « Sois poète, » et, au bout d’une année, j’aurais incliné mon front couronné devant celle qui m’avait inspiré. La grandeur de mon amour n’était-elle pas une poésie ? N'y a-t-il point de semences en mon âme ? J'en aurais fait jaillir des étincelles, des sons, des pensées, et le monde m’eût répondu par des soupirs, des larmes et des applaudissements ! Eussiez-vous souhaité de me voir héros ? Qui aurait pu me résister ? Et j’aurais réchauffé votre cœur aux rayons de ma gloire. C'est peu ; je suis altéré d’action, j’ai de l’ambition dans l’âme, je suis un de ceux auxquels une voix intérieure dit : « Tu peux être puissant ! » Eh bien, j’aurais brisé mon sabre et ma plume, je me serais sevré des chères tempêtes de l’Océan, j’aurais jeté le lingot d’or de toute ma vie dans le torrent de l’oubli, afin de pouvoir seulement vous admirer comme la création, vous entendre comme un oiseau de paradis ; afin de pouvoir être souvent à vos côtés, de respirer votre haleine, de vous adorer… Mais vous, vous ne l’eussiez point voulu…
En disant cela, Pravdine saisit la main de la princesse, dont le cœur était ému par les regards et les discours brûlants qu’elle venait d’entendre.
– Assez ! Taisez-vous, capitaine ! s’écria-t-elle. Je ne veux ni ne dois vous écouter davantage. Rappelez-vous qui je suis, ce que je suis ; en serrant ma main, vous pressez un anneau ; c’est le signe apparent de l’invisible mais indissoluble chaîne qui m’entoure… C'est ma destinée d’être toujours liée à un autre !
Pravdine lâcha avec tristesse la main de la jeune femme.
– Oh ! s’il n’y avait que le destin entre nous, j’eusse moins murmuré ; j’aurais envié, profondément envié l’homme qui a votre main ; mais, à son tour, il m’eût envié si vous m’eussiez donné votre âme. Il fut un temps où je croyais à cette union, à ce mariage de l’âme… Mais, hélas ! après m’avoir attiré, vous vous êtes, en riant, détournée de moi ; vous avez rejeté mon amour infini, vous avez brisé mon cœur ; et ce ne sont point les devoirs de l’épouse qui en furent cause, non : ce fut un autre sentiment, un autre amour. Oui, princesse, en contemplant cette Psyché, je me disais qu’elle était à l’image de la princesse Flora, mais qu’il était regrettable que l’amour ne ressemblât point à Lénovitch ; sans quoi, l’on eût pu croire que Canova vous avait choisis pour modèles au moment où vous vous disposiez à valser.
– Contenez-vous, Pravdine, interrompit avec feu la princesse ; une vaine jalousie vous aveugle ; Lénovitch est un proche parent de mon mari, fiancé depuis longtemps à ma cousine Sophie [nom illisible], unique amie de mon enfance ; au moment où je vous parle, il est à Moscou, aux pieds de Sophie. C'est d’elle, de son avenir que nous causions ensemble lorsque vous êtes apparu, sans y être invité, au bal du comte T… Malheureux bal ! malheureuse Flora ! Inspirer tant de passion, et si peu de confiance… Non, capitaine, celui qui aime a confiance ; il a confiance jusqu’à la crédulité ; je le sais moi-même ; non, monsieur, vous ne méritez pas que je me justifie. Mon Dieu, mon Dieu ! aurais-je jamais pensé que, sur un simple soupçon, une apparence dénuée de tout fondement, je perdrais l’estime de l’homme que j’ai toujours distingué entre tous, que je respecte à un si haut degré, que j’aime si ardemment !…
Flora était entraînée par le dépit : le dépit est le meilleur moyen pour forcer une femme à ouvrir son cœur. Mais ce qui, avec un amant expérimenté, eût été l’œuvre du calcul, ne fut ici que l’œuvre des circonstances.
Le dernier mot de la princesse s’était échappé de son cœur, non comme un aveu, mais comme une exclamation. Elle s’était oubliée, mais celui qu’un pareil oubli rend heureux peut-il perdre la mémoire de ce qui a été dit ? Peut-il ne point croire à la réalité du sentiment qui a dicté l’aveu ? Non, jamais l’hypocrisie n’a eu cette voix, n’a eu ce regard ! Tous les doutes de Pravdine se dissipèrent ; il tomba dans une sorte de ravissement fanatique, couvrit de baisers les mains de Flora, et, les pressant contre son cœur :
– Il est à vous, à vous pour l’éternité, femme divine ! s’écria-t-il. Où trouverais-je la force de supporter mon bonheur !… Je suis prêt, maintenant, à serrer, comme celle d’un ami, la main de mon plus grand ennemi ; à embrasser le monde entier comme un frère !
La princesse n’entendait rien, ne voyait rien ; sa vie semblait s’être envolée avec le fatal secret. Le front incliné sur le piédestal de la Psyché, l’une était aussi pâle que l’autre… De grosses larmes perlaient à ses cils abaissés ; son corps frissonnait comme une feuille. Pravdine fut effrayé…
– Qu'avez-vous, princesse ? s’écria-t-il.
– Éloignez-vous, prononça-t-elle d’une voix faible ; maintenant que vous savez tout, soyez clément, partez ! Une autre fois, un autre jour, nous nous reverrons… En ce moment, je mourrais de honte en vous regardant. Si vous faites quelque cas de mon repos, quittez-moi !
En proie au ravissement et à la frayeur, Pravdine s’éloigna.
Le soir du même jour, le prince Pierre, l’air inquiet, mais tenant sa serviette en main, vint de la salle à manger à la rencontre du docteur, qui, sur la pointe des pieds, sortait de la chambre à coucher de la princesse Flora.
– Eh bien, cher docteur, demanda-t-il en s’essuyant les lèvres, comment se trouve ma Floreska ?
Le docteur, avec un sourire d’importance qui éclairait invariablement sa physionomie à tous les dîners comme à tous les enterrements, répondit que, grâce à Dieu, il n’y avait aucun danger, que cela passerait.
Je vous dirai que ce docteur, passé maître en l’art de dorer la pilule, avait toujours, pour cette raison, de l’or plein ses poches ; mais on ne sut jamais si c’était parce qu’il était habile, ou parce qu’il était cher.
– Avez-vous écrit une ordonnance, docteur ?
– Oh ! je ne suis jamais en retard, Excellence ! J'ai bâclé une recette longue comme un jour de mai, et, si la princesse se conforme de point en point à mon ordonnance, à la première fiole, la fièvre s’enfuira.
– Comment est son pouls, docteur ?
– Un peu inégal, répondit celui-ci boutonnant, non sans difficulté, le dernier bouton de son frac ; mais cela se dissipera à mesure que les frissons et la chaleur diminueront. Il faudrait couvrir davantage la princesse.
– Quelle peut être la cause de sa maladie, docteur ? Ce matin, en sortant, elle était gaie comme une hirondelle, et tout à coup…
– La cause est toute naturelle, Excellence ; notre verdoyant hiver, que nous sommes convenus d’appeler été, est on ne peu plus malsain, et les dames s’habillent avec une légèreté !… Est-il difficile à un courant d’air de les emporter jusqu’à l’autre monde ?… Tout en elles est zéphyr, vapeur, mousseline, gaze…
– On ne peut cependant point sortir en palatine, observa gravement le prince Pierre.
– On ne peut cependant éviter un refroidissement lorsque l’on sort en robe de gaze, Excellence.
– Ainsi, vous croyez que c’est un refroidissement, docteur ?
– Sans aucun doute, Excellence.
– Mais elle soupire si tristement ! elle est devenue capricieuse au delà de toute compréhension… elle ne peut même me supporter près d’elle !
– Tout cela provient du refroidissement, Excellence.
Ce bon docteur était prêt à jurer sur le mortier d’Esculape qu’il n’y avait là qu’un refroidissement.
VII. La résolution. §
Les jours heureux s’écoulent rapides et doux. Les joies passées et les espérances futures se confondent dans le moment présent comme les baisers qu’échangent sur le seuil deux amis qui se revoient. Hier, aujourd’hui, demain n’existent point pour les amants ; le temps se transforme pour eux en une rêverie magique, dans laquelle un fil aérien et fantastique s’enroule d’un nœud indissoluble au fil de leur existence, et où le cœur, en chacun de ses battements, compte ses jouissances ; mais, que dis-je ! non, les jouissances ne se comptent point ; la misère et le chagrin ont seuls inventé le calcul.
Pravdine aimait pour la première fois ; l’amour de Pravdine était novice. L'amour virginal n’est-il pas timide jusqu’à la simplicité, respectueux jusqu’à l’adoration ? Mais l’amoureux ne reste pas longtemps à parcourir tous les degrés qui mènent à la passion. Enfant par les discours, les fantaisies, les curiosités, ses désirs grandissent, non par année, mais par heure, jusqu’à la virilité, puisant leur force dans la réciprocité.
Pauvre chercheur ! il rêve aux moyens de gagner une parole affable, un regard affectueux, une insignifiante caresse.
– Cela me rendrait si heureux ! se dit-il en regardant autour de lui si nul n’a pu l’entendre, et tremblant de la hardiesse de son imagination, avec laquelle, après avoir fait connaissance, il finit par s’habituer.
Bientôt elle le domine entièrement, et il devient aussi orgueilleux d’avoir ravi un premier baiser que Prométhée lorsqu’il déroba le feu du ciel. Sa joie, bouillonnant comme un flacon de champagne (je suis convaincu que le bonheur est une sorte de gaz que les chimistes analyseront quelque jour), déborde son cœur, et, une fois évaporée, comme la nature, en dépit de Pascal, s’oppose au vide, de nouveaux et ardents désirs s’introduisent à la place des anciens. L'habitude gâte le jeune fou ; la concession d’hier est un droit pour demain ! Selon moi, le cœur ressemble fort au cabinet de Westminster, qui sait tout obtenir par ses importunités et ses trafics, puis met dehors ceux qui l’ont servi.
– Si tu m’aimes ! dit l’amant avec de tendres caresses ; encore cela, cela seulement, et je serai heureux comme un dieu.
Mais le dieu en question est un dieu païen, l’ambroisie ne suffit pas à son appétit. Il est prêt à se transformer d’aigle en cygne, du cygne en taureau. Chaque jour, il devient plus hardi ; chaque jour, il brise une des épines qui protègent la rose, et la rose se flétrit sous le souffle brûlant de la passion ! Voulez-vous savoir de quel mot je définis toutes les passions, et principalement l’amour ? Par le mot curiosité !
Nous n’avons pas plutôt connu, éprouvé, subjugué, que notre savoir, notre épreuve, notre conquête, nous ennuient, et que nous éprouvons le besoin de chercher autre chose, de trouver mieux, de conquérir davantage.
Encore, encore, plus loin et davantage, telles sont les limites de la pensée humaine ; limites situées au delà de la voie lactée, à l’ombre du tombeau.
Il n’est pas donné à chacun de couper le chemin aux puissantes passions, qui, semblables aux comètes, sont traversées de nombreux systèmes solaires. Il n’arrive point à chacun d’être amoureux, poète, ambitieux, avide de gain, et de se coucher dans le cercueil avec les mêmes hochets qui ont amusé son enfance.
Beaucoup qui avaient parcouru la même route, depuis la naissance de leur âme jusqu’à la mort de leur corps, se sont, à un moment donné, enfoncés profondément dans l’ornière. Ainsi Napoléon est tombé au carrefour du chemin de la puissance, dont la première étape fut le siège de Toulon, et la dernière l’île de Sainte-Hélène. Géant lancé par le volcan révolutionnaire, il rendit ses restes au roc volcanique fait de lave coagulée, majestueux et imposant mausolée, plus grand qu’aucun de ceux qu’on lui a dressés dans le passé ou qu’on lui dressera dans l’avenir !…
Les amants sont presque aussi insatiables que les conquérants, avec lesquels ils ont bien quelque ressemblance. Après la première lettre, leur passage des Alpes, ils soupirent déjà après les lauriers d’Iéna et de Marengo… Ils oublient que ce même Napoléon a eu Moscou, où il a failli brûler ; la Bérésina, où il a été bien près d’enfoncer. L'ardeur du sang n’est pas fort soumise au docteur en philosophie M. le Bon Sens, et les discours du cœur commencent ordinairement par le chaste platonisme. Le platonisme ressemble à ces montagnes de glace où, une fois l’impulsion donnée, il n’y a plus moyen de se retenir ; ou encore à ces bourrelets que l’on met au front des enfants afin qu’ils ne se fassent point de mal en tombant.
Oui, cher lecteurs, oui, belles lectrices, nommez-moi comme vous voudrez, mais je ne puis m’empêcher d’avoir un méchant sourire lorsque j’entends une jeune femme ou un jeune homme raisonner sur le désintéressement d’une affection platonique, délicieuse et pure comme les fleurs de deux sexes réunies dans un même vase. J'ai tout à fait le même sourire lorsque j’entends un joueur parler de son honneur, un juge moscovite de désintéressement, un diplomate du droit des gens. Ce serait pourtant un péché de dire que le platonisme soit une machination du podimennik 5 érotique ; au contraire, c’est plutôt un fossé creusé avec intention à la frontière, et d’autant plus dangereux, qu’on y tombe faute d’être prévenu.
Voilà pourquoi j’aurais volontiers murmuré à l’oreille de certaine dame : « Ne croyez pas au platonisme ni aux autres bons sentiments de la jeunesse, ne vous fiez point à votre jugement ! Le platonisme, comme Cagliostro, vous ensorcellera ; il escamotera votre cœur en un clin d’œil ; il vous posera sous la tête un oreiller bourré de sophismes ; il vous bercera par d’harmonieux chants, et vous vous endormirez comme sous la puissance du pavot. Mais aussi, vous vous réveillerez avec la soif de l’asphyxie, avec votre bonnet chiffonné, et peut-être avec de tardifs regrets. En outre… mais n’avez-vous donc point remarqué que je plaisante, que j’ai seulement voulu vous effrayer ? » Et de grâce, messieurs, serait-ce à moi, constant adorateur de ce joli chapon d’un monde si moral, à lever la main sur lui ? serait-ce à moi à écrire contre lui lorsque, en toute occasion, à voix haute et basse, j’ai constamment parlé en sa faveur, que j’ai écrit ses louanges en vers et en prose ?
– Allons, revenez à l’action, à l’action, me direz-vous.
La parole n’est donc point une action ? La faculté de droit prétend qu’entre ces deux choses il y a une énorme différence ; la loi agit positivement, mais nous comparons relativement. Il est certain que l’homme dit rarement ce qu’il pense, et plus rarement encore accomplit ce qu’il dit ; de sorte qu’on ne peut ni l’accuser ni le louer, s’il promet ou s’il menace ; mais cela se rapporte à l’avenir ; le passé, au contraire, n’existe qu’en paroles, un mot peut le confondre ou le justifier.
Ce long récit a pour but de prouver à mes chers lecteurs que mes paroles sont des faits, que mes allusions sont entrées non dans le sourcil, mais droit dans l’œil de madame Personne, appelée mistress Nobody dans la bouffonnerie anglaise ; j’ajouterai que le caractère général de tous les amoureux est semblable au caractère particulier de Pravdine : ainsi ce qui a été pour les autres, a de même été pour lui.
Oui, Pravdine était affectueusement, même passionnément aimé ; mais lui-même aimait sans raison et sans frein. Pravdine était un animal sauvage que le lien féminin ne savait pas toujours dompter.
Dans un même moment, il se plaignait de la froideur et du trop de vivacité de Flora. En brisant un bracelet, il jurait de ne point envier le paradis, et, une heure après, il affirmait qu’il n’y avait pas un mortel plus infortuné que lui ; pourquoi ? Parce que, après le bracelet, ses lèvres avaient envie de la ceinture ; après la ceinture, du collier ; après le collier, ce qui était dessous. La séparation prochaine était une excuse à ses violences, ses extases, ses colères et ses oublis.
Il était flatteur, mais effrayant d’être ainsi aimée. Flora avait de rudes combats à soutenir contre son propre cœur et contre la fougueuse nature de Pravdine. Elle résistait comme la poudre qui, mouillée par la rosée du ciel, résiste au fusil ; cent coups sont tirés en vain, mais chacun d’eux sèche un des grains de la poudre, et le moment est proche où elle s’enflammera.
Flora avait passé une moitié de sa jeunesse au milieu des champs, et l’autre dans la capitale. Les jeunes filles jouissent à Moscou d’une liberté beaucoup plus grande qu’à Saint-Pétersbourg, et, là où il y a liberté, il y a plus de naturel. C'est pourquoi les jeunes filles de Moscou m’offrent plus d’intérêt que les dames du bord de la Néva. Chez les premières, vous rencontrez souvent une charmante simplicité ; chez les secondes, plus de sagacité ; chez les premières, beaucoup de charme ; chez les secondes, le savoir-faire que donne la cour et le goût, plus enfant de l’habitude que du sentiment. En un mot, à Moscou, c’est l’harmonie ; à Saint-Pétersbourg, c’est le ton. À Moscou, on lit et l’on cultive beaucoup les langues étrangères. À Saint-Pétersbourg, on n’a point de temps pour la science, et la langue française est la seule qui domine. On ne se sert de l’italien que pour le chant ; on ne parle de Byron que par ouï-dire, et l’on craint de se désarticuler la mâchoire en apprenant la langue de Schiller.
En outre, il y a à Saint-Pétersbourg un si grand nombre de régiments de la garde, tant de diplomates, tant d’employés de tous grades, tant de parades, de promenades, de spectacles, de visites, de réceptions, que, la journée fût-elle de quarante-huit heures, on ne trouverait pas un moment à en distraire. À part cela, il règne encore à Moscou un certain parfum de la Russie ; sans offrir un grand caractère, cette ville a néanmoins son côté original, ses croyances, ses miracles, ses coutumes ; on y retrouve de l’ancien.
À Saint-Pétersbourg, tout est neuf, tout est à l’enchère. Ce n’est ni le monde ni l’accent russes. Sur les places se coudoient toutes les nations. Dans les carrefours, les signori vendent des parapluies ; et le long des quais flânent les Anglais, les mains dans les poches et le goddam aux lèvres ; sur les perrons piétinent les Français, et au rez-de-chaussée s’agitent les Allemands. Le kalatch 6 russe y est étranger ; la barbe patriarcale se faufile le long du mur, fort heureuse si elle n’est point heurtée par une sentinelle ou écrasée par le timon de la voiture de quelque ambassadeur, se hâtent d’exécuter de toute la force de son haleine une note diplomatique. Il n’y a point une maison où, en se mettant à table, tout le monde fasse le même signe de croix.
Quant aux cercles plus élevés, là, depuis le chien jusqu’à la maîtresse de la maison, depuis la dalle du trottoir jusqu’aux vases étrusques, rien n’est russe, ni dans le parler ni dans l’accueil. Nos dames discutent avec une admirable gravité sur les mérites du vaudeville nouveau et sur la toilette qu’avait la maîtresse de R… au dernier raout de Londres ; elles reçoivent un avis télégraphique sur l’arrivée des huîtres fraîches ; et demandez-leur de quoi vit le gouvernement de Vologda, elles vous répondront en français : « Je ne saurais vous le dire au juste, monsieur ; je n’ai point de propriété dans ce gouvernement. »
Du reste, il est une chose que nos deux capitales possèdent au même degré : la médiocrité et l’égoïsme ! Personne ne s’inquiète de ce que pensera le vulgaire ; une seule chose inquiète : « Qu'en dira la princesse Marie-Alexievna ? » En toutes choses, la personnalité, la partialité, le calcul. Aucune générosité, aucune grandeur.
La princesse Flora avait grandi, nourrie de ce même lait d’amandes ; mais elle eut la chance d’être bien et sagement entourée, et d’avoir l’esprit de l’apprécier.
La lecture des poètes lui révéla un monde enchanteur, pour lequel elle s’enthousiasma ; mais ce fanatisme offrait un danger, le danger des rêveries idéales.
Il est des oiseaux qu’il est plus avantageux de tirer au vol que sur place ; Flora était au nombre des premiers.
Incapable de la fragilité étourdie, lancée au milieu du tourbillon d’un monde où elle venait de faire son apparition, elle s’y montrait fière et indifférente, bien qu’elle ne ressentît aucun amour pour l’homme bon, mais froid et nul, auquel une tante et le sort l’avaient attachée comme un prisonnier à sa chaîne. Pour la captiver, il fallait d’abord fixer son attention par quelque chose d’extraordinaire, exciter sa curiosité et son intérêt.
De là à l’amour, il n’y avait pas loin, car son cœur avait soif d’amour.
C'est ce qui arriva.
Rencontrant un homme franc, ardent, neuf, dont le caractère ressortait si beau du cadre où s’agitait la société, elle fut vaincue, surtout parce que, ne prévoyant point une attaque de ce côté, elle avait encore moins prévue la chute.
Pourtant, elle sentit bientôt qu’elle aimait, et ses lettres à son amie devinrent moins franches et mieux écrites. Elle y parla de toutes choses, sauf de son cœur ; de toutes personnes, à l’exception de Pravdine. En effet, une femme mariée pouvait-elle faire d’une jeune fille, d’une fiancée, la confidente d’un secret qu’elle-même eût encore voulu ignorer ? Par la solitude, par le manque d’expansion, la passion devait avoir plus de prise sur Flora.
Entraînée rapidement dans une route inconnue, elle sut néanmoins s’arrêter vaillamment ; elle sentait que, pour son repos, sinon pour son bonheur, à cette maxime du monde : « Sauvez les apparences, » il était indispensable d’ajouter : « Sauvez la conscience ; » et, forte, de sa résolution, au lieu de ramener sa barque au rivage, elle exposa hardiment sa robe de gaze au souffle impétueux de la passion, et les vagues irritées venaient se briser au fragile flanc de sa nacelle, ou, repoussée au loin, s’avançaient de nouveau en grondant.
Ainsi s’écoula un mois.
Pour l’amour, un mois est un siècle de fermentation ; les pensées, les désirs, les exigences errent, changent, se combattent les uns les autres.
La virginité du cœur et les forces juvéniles de Pravdine s’étaient maintenues dans son vaisseau, comme dans une glacière. Mais parfois elles s’agitaient impétueusement, surtout lorsque la philosophie mondaine, sous l’uniforme de Granitzine, les mettait en ébullition par ses acides.
– Tu me parais avoir été élevé dans le ventre d’une baleine, disait Granitzine en dégrafant le collet de son uniforme. Au lieu de répéter à ta princesse Flora l’air Di tanti palpiti, tu ferais mieux de lui affirmer que Una voce poco fa. La patience est une admirable vertu chez les dromadaires ; mais les dromadaires, mon cher, ne sont utiles que dans les steppes, et non sur les parquets. Il est vrai que nombre de ceintures sont fermées par les nœuds de l’orgueil ; mais alors, tranche-les par le milieu, si tu ne veux point qu’un autre les déchire à ton nez. En vérité, il serait honteux que cette blanche colombe moscovite se jouât de toi, et, qui sait ! peut-être se rit-elle de ta simplicité et se dépite-t-elle de ta timidité.
Ces plaisanteries, mêlées de champagne, entraient droit dans le cœur de Pravdine, tantôt flattant, tantôt aiguillonnant sa passion.
– Non, pensait-il, voilà assez de minauderies. Aujourd’hui ou jamais !
Et le lendemain, le surlendemain s’écoulaient de la même façon. Les lettres de feu, les scènes violentes, les reproches, les menaces, les colères, tout était vain. Flora restait inflexible.
Pravdine prit une résolution. L'amour est rusé pour motiver les entrevues. Pravdine voyait plusieurs fois par jour la princesse, et cela par des motifs fort naturels en apparence. On était au milieu de la journée lorsque Pravdine arriva à la maison de campagne de la princesse.
– Que signifie cela, capitaine ? demanda Flora. Vous êtes dans le plus strict uniforme.
L'amour a la passion de l’exclusif ; l’idée de la pluralité ou du partage lui est antipathique. C'est pourquoi les amoureux passent si subitement du pronom vous au pronom tu. La première phrase de l’accueil appartient toujours aux lois de la société ; mais, aussitôt après, l’amour reprend ses habitudes 7.
– Princesse, répondit Pravdine en baisant froidement la main de la jeune femme, je suis venu pour faire mes adieux pour longtemps, peut-être pour toujours.
– Vous plaisantez, capitaine !… Tu veux m’effrayer, Élie ; pourquoi cela ? Ne m’as-tu pas affirmé plus de mille fois, mon ami, que tu ne partirais que vers le printemps et que tu reviendrais dans la même saison ?
– J'arrive de chez le commandant d’état-major. En apprenant que ma frégate était prête, il a été assez bon pour me laisser choisir, entre deux missions, celle que je préférais : ou d’aller dans la Méditerranée, ce qui serait pour peu de temps, car la paix avec les Turcs est sur le point de se conclure, ou bien de partir en croisière vers l’Amérique pour quatre ans, en partie pour explorer la côte, en partie pour protéger nos bateaux pêcheurs dans la Perse indienne et les îles Aléoutiennes. J'ai accepté cette dernière proposition.
– Non ! tu ne feras, tu n’oseras point faire cela ! Et c’est ainsi que tu décides sans me consulter ? Suis-je donc devenue étrangère à ton cœur ? s’écria fougueusement la princesse. J'aurais encore pu me soumettre à l’idée qu’un ordre irrécusable t’envoyât pour longtemps loin de moi ; mais que, de ta propre volonté, tu m’abandonnes pour quatre ans ; non cela ne peut être, cela ne sera jamais !
– Ne dites point jamais, princesse, car ce mot n’a de poids que sur les lèvres du Destin. Vous prétendez que je pars d’ici par ma propre volonté ; est-ce à vous dire cela, à vous dont un regard suffit à m’enchaîner, à vous pour qui j’eusse sacrifié les devoirs du service et les promesses de la gloire, à vous pour qui j’eusse avec joie sacrifié ma vie ! Pour qui, si ce n’est pour toi, serais-je prêt à donner mon âme ? serais-je prêt, pour un peu d’amour, à perdre mon paradis, et, pour un instant de bonheur, mon éternité ! Mais vous, princesse, vous êtes incapable de vous laisser emporter aussi loin ; vous avez aimé avec mesure, et avez pris congé de votre amour lorsqu’il est arrivé à la limite qui fait d’une joie un danger. Vous avez pensé à ne point chiffonner vos rubans de gaze lorsque mon cœur se déchirait, lorsque j’étais mourant à vos pieds !
– Homme injuste et cruel ! t’ai-je méconnu, n’ai-je point partagé ton amour ? Mais je ne partagerai pas ta folie ! Je t’ai donné la pureté de mon âme et le repos de ma conscience ; quant à mon honneur, je ne te le donnerai pas ; car il appartient à un autre.
– Combien vous êtes habile en théologie et en science héraldique, princesse ! Vous savez, à une once près, ce que pèse un baiser dans la balance du ciel, et la grandeur de l’ombre qu’il projette sur un blason. Je vous avoue que je n’ai jamais bien compris les degrés de l’amour par Réaumur. J'ai mis de l’orgueil à aimer sans mesure, à me donner tout entier ; c’est ainsi que j’aime, c’est ainsi que j’aurais souhaiter d’être aimé ; mais pas autrement. Vous me verriez perdre la raison, que vous ne voudriez point vous départir de vos sots préjugés !… Vous souvient-il d’une lettre où je vous écrivais : « Ne lisez pas plus loin, ou accomplissez ce qui est écrit plus loin ?… » Pourquoi aviez-vous violé cette demande et repoussé la prière ? Pourtant, ne croyez pas, princesse, que je compte pour rien vos caresses, votre esprit, votre mérite ! Oh ! personne au monde ne saurait apprécier mieux que je ne le fais vos charmes et votre condescendance à mon égard. Mais l’amour se nourrit de victimes, se prouve par des sacrifices ; tout ou rien est sa devise, et je suis torturé par votre demi-dureté, humilié par vos demi-faveurs.
– Mon Dieu ! comment ai-je pu aimer un homme aussi impitoyable ?
– Aimer !… Cessons cette conversation, princesse. Je vous concède la palme de l’affection ; je prends sur moi toutes les fautes. Je suis un cœur endurci, je suis tout ce qu’il vous plaira de dire. Soyez heureuse, princesse ; les personnes de votre caractère sont faites pour le bonheur brillant. Elles sont enchantées lorsqu’elles sentent dans leur cœur s’épanouir quelques fleurs, bien que ce soient des fleurs malingres, écloses sous la neige. Encore une fois, soyez heureuse, jouissez de l’amour, « sous la garantie du gouvernement ; » recevez avec reconnaissance le flot des tendresses de votre époux, que vous devrez à une bouteille de bourgogne ou à un pâté du Périgord.
Des larmes furent la seule réponse de Flora à ces humiliants sarcasmes.
– Les larmes sont la rosée, princesse ; le soleil va paraître en indiquant l’heure de la promenade, et elles sécheront.
– Elles sécheront bientôt, mais ce sera par le désespoir !
Le désespoir !… C'est une nouvelle expression du dictionnaire de la mode !… N'y a-t-il point une bague ou un bracelet de ce nom ? car il y a bien, n’est-ce pas, des soupirs, des repentirs et des souvenirs offerts aux amateurs chez les orfèvres ? Le désespoir !…
La princesse leva sur Pravdine ses yeux baignés de larmes, et, avec une expression de reproche :
– Celui qui connaît si mal le passé a tort de se poser en prophète, dit-elle. Soyez fier de votre dureté, capitaine ; vantez-vous de votre exploit ; riez du pauvre cœur que vous avez brisé. Oui, vous me tuez parce que je n’ai apporté que de chastes fruits sur l’autel de l’amour !… Soyez fratricide par reconnaissance de ce que je vous ai aimé comme un frère.
– Comme un frère, dites-vous ? Mais les chagrins fraternels n’exigent-ils point aussi la séparation ? Du reste, je ne suis pas venu pour compter avec vous, princesse, ni pour vous faire des reproches, ni pour vous adresser des prières ; je n’attends qu’un salut d’adieu… pas un demi-mot, pas un demi-regard au delà.
On représente le serpent éternel se rongeant la queue. C'est ainsi que j’eusse personnifié la colère, qui se nourrit d’elle-même et dont les extrémités se joignent.
Pravdine s’était laissé entraîner par le mécontentement hors des bornes de toute justice. Plus la colère est calme, froide d’aspect, plus elle ronge le cœur.
Pravdine s’aperçut enfin de la force du coup dont il avait frappé Flora. Elle était pâle comme la neige, des larmes mouillaient encore ses joues, mais elle ne pleurait plus ; elle n’avait pas un sanglot. Sa main gauche, crispée, était posée sur ses genoux, tandis que la droite s’appuyait sur son sein, comme pour comprimer sa respiration haletante ; ses yeux, ses lèvres semblaient adresser un reproche au Ciel.
Oh ! pervers est celui qui fait répandre à sa bien-aimée des larmes amères, qui inspire à ses lèvres le murmure contre la Providence ; mais celui qui peut contempler ce spectacle avec ironie ou indifférence, celui-là est un monstre.
Pravdine tomba aux genoux de Flora, pleura comme un enfant, mêlant à ses larmes des paroles d’un profond repentir.
– Flora, pardonne-moi, disait-il serrant les genoux et baisant les pieds de la jeune femme. Mon ange innocent, je t’ai offensée sans savoir ce que je faisais et ce que je disais ! je suis fou, mais mon cœur est bon ; il n’a été pour rien dans tout cela ; le cœur peut-il être mauvais lorsqu’il est rempli d’amour, et d’amour pour toi ? L'ardeur seule de mon sang est cause de ma folie. Je voudrais racheter chacune de tes larmes au prix de mon existence, au prix de mon bonheur. Mais que dis-je, le bonheur ! il n’y en a plus pour moi. Nos deux cœurs étaient éclos sur la même branche ; ils auraient dû fleurir ensemble ; mais le destin les a cueillis et les a séparés ! Que l’Océan roule entre nous ; qu’il fasse mugir ses vagues furieuses, il n’éteindra point mon amour ; mais il faut que toi, le trésor de mon âme, tu sois à l’abri de cet incendie. Je vais partir ; ne dis pas non, mon ange ; je ne puis, je ne dois pas rester. Ce départ est indispensable à ton salut et au mien, à ma raison et à ton honneur. Adieu !… Oh ! combien est dure la séparation !… Il serait moins pénible de séparer son âme de son corps que de séparer son âme d’une autre âme. Et je vivrai loin de toi ; et je n’aurai point, le soir, l’espérance de te voir le lendemain ! Je ne verrai plus ton doux regard, je n’entendrai plus ton cœur battre contre le mien ; je ne sentirai plus tes baisers : je serai seul ; et, dans cette affreuse solitude, penser que tu appartiens à un autre ! Dis-moi quel chagrin pourrait dominer celui-là, si ce n’est celui de te voir de mes yeux dans les bras de cet autre ? Adieu, adieu ! mon lot est de te fuir toujours et de t’aimer sans espoir. Âme de mon âme, tu as été la seule joie de ma vie, tu resteras mon unique chagrin, ma seule vision. Tu seras la dernière pensée de mon cœur. Oh ! je t’ai aimée, Flora ; je t’aime. Jette-moi encore un de tes regards d’autrefois, ma chérie, et je pars.
Ce rapide changement de reproche en tendresse, de colère en tristesse, stupéfia la princesse. En ébranlant son âme, les plaintes de son amant la firent fléchir. Ses larmes la subjuguèrent. Le regard de Flora brilla d’un éclat inusité ; son ravissant visage parut s’animer sous l’expression d’un sentiment d’abnégation.
– Va, si tu le veux, jusqu’au bout du monde, dit-elle d’une voix qui résonna aussi harmonieusement à l’oreille de Pravdine que la voix qui annonce sa grâce au coupable condamné à mort. Tu veux partir, Élie, ajouta-t-elle en posant ses lèvres sur le front du jeune homme ; mais tu ne partiras point seul ; je t’accompagnerai, car, à compter de cette heure, nous n’avons qu’une même route, qu’une même destinée. Je te sacrifie tout, je suis prête à tout supporter pour toi, afin que tu puisses un jour, couché dans ton cercueil, te dire : « Flora m’a aimé ! » Ne me demande point par quel moyen je vais empêcher notre séparation : l’amour me l’apprendra. Je n’exige qu’une chose ; accepte ta mission pour la Méditerranée et non pour l’Amérique.
Ceci se passait le 17 août de l’année 1829, à une heure précise de l’après-midi. C'est ainsi, du moins, que cela fut marqué, au crayon rouge, sur un des feuillets du mémorandum de Pravdine.
VIII. En mer. §
Dix jours après la date inscrite en lettres rouges que nous avons mentionnée, une ravissante frégate levait l’ancre, et, par le côté sud de la rade de Cronstadt, s’élançait en pleine mer. À la poupe se dessinait un groupe de trois personnages : c’était un officier supérieur de la marine, auprès duquel se tenait un homme de petite taille, avec des épaulettes de général, et une ravissante jeune femme.
Cette frégate avait nom l’Espérance.
Les trois personnes étaient : le capitaine Pravdine, le prince Pierre [nom illisible] et sa femme.
La promesse de la princesse Flora était réalisée. Comment ne serait-elle pas réalisée ? Du moment qu’une femme veut résolument une chose, pour elle il n’est point d’impossibilité.
Le prince Pierre parlait depuis longtemps de voyager dans le but de raffermir sa santé. La volonté de sa femme l’avait décidé, et, de plus, lui avait donné la ferme conviction que les huîtres de l’Adriatique et le macaroni de Naples lui étaient indispensables. Il va sans dire qu’à cela il ajoutait quelques exclamations sur les pures jouissances de respirer l’air de l’Ausonie, de se promener au Colisée, de jeter quelques grivenniks 8 russes aux lazzaroni du môle, de se sentir, après le dessert, bercé sur la Brenta, et de s’endormir aux chants des gondoliers !
Le prince Pierre n’aurait jamais, sans signature, distingué un Caravaggio d’un Paul Potter ; mais, voulant, comme on dit, être à la hauteur du siècle, il parcourait parfois courageusement l’Encyclopédie et raisonnait superficiellement, bien que jamais à propos, sur les arts, les machines à vapeur, les morilles et la politique.
Dès que le prince Pierre eut conçu son projet de voyage, il fit sa demande afin de pouvoir le mettre à exécution ; non seulement il n’essuya point de refus, mais on lui confia plusieurs missions et on lui permit d’aller jusqu’en Angleterre sur la frégate l’Espérance.
Tout cela s’était fait si rapidement, que le prince Pierre en était à se demander d’où pouvait lui venir une si brusque passion pour la mer.
Néanmoins, il est présumable que les préparatifs du prince auraient duré jusqu’à l’hiver, car tantôt il manquait du bouillon de gibier, ou des gelinottes, ou de vrais piccalilli, tantôt on ne pouvait trouver les boîtes de fer-blanc nécessaires à toutes ces provisions de bouche. La princesse, au contraire, ne fut pas longue à ses préparatifs ; elle n’avait à emballer que son cœur, et, comme toute femme amoureuse, elle pouvait dire : Omnia mecum porto, je porte tout avec moi !
– Je suis prête, mon ami, dit-elle un matin, de sa voix la plus caressante, à son époux, qui paraissait plongé dans de profondes préoccupations. La frégate ne nous attendra point ; demain, sans faute, il faut que nous y soyons.
Ce laconisme ne plut pas infiniment au prince Pierre, qui commençait déjà à réfléchir que, malgré l’agréable saveur du poisson de mer, c’était l’acheter un peu cher que d’aller le pêcher soi-même au fond de la Méditerranée ; mais, apprenant que la princesse avait formellement annoncé à son cuisinier et à son valet de chambre que, si tous les préparatifs n’étaient point terminés le jour même, ils seraient chassés le lendemain, le prince avala le mais prêt à sortir de sa bouche, et le voici, bon gré, mal gré, voyageur sur mer. Pendant qu’on levait l’ancre, que les voiles se gonflaient à la brise, pendant que la frégate se balançait impatiente, le cœur de Flora palpitait sous cette question du doute :
– Est-il donc vrai que nous allions demeurer sur cette frégate ?
Et ses yeux se fixaient tantôt vers le rivage, tantôt sur son mari, dont les regards paraissaient regretter la terre ferme. Mais aussi, lorsque la frégate prit le large et salua la forteresse de Cronstadt, cet émouvant adieu à la Russie prouva à Flora que tout retour au rivage était impossible, et qu’elle allait être pour longtemps près de Pravdine ; son regard brilla ; elle contempla la mer, dont l’immensité se déployait de plus en plus devant elle ; puis ses yeux s’arrêtèrent sur son bien-aimé, semblant lui dire : « Devant nous une mer, une mer de félicité ! » Pas une pensée de tristesse ou de frayeur ne s’éleva entre elle et Pravdine ; le sentiment du bonheur l’envahit sans limites.
Quant à Pravdine, il était violemment ému, et le bonheur n’en était pas la seule cause. Quel est l’homme qui, même ayant à son côté celle qu’il aime, peut quitter sa patrie sans un soupir, un dernier regard ; sans que son cœur se serre sous cette question de l’avenir : « Quand et comment te reverrai-je ? » sans sentir sous sa paupière une larme lui voiler l’horizon bleu ?
Pravdine regarda tristement le rivage qu’il abandonnait, puis prêta l’oreille avec une sorte d’inquiète curiosité aux coups de canon qui s’échangeaient entre la frégate et Cronstadt. Par intervalles grondaient les unes après les autres les armes redoutables ; vous eussiez dit la voix du Destin à laquelle le ciel répondait… Pravdine les écoutait comme un horoscope en langue inconnue et dont le sens est indéchiffrable à la compréhension humaine. Enfin, le septième et dernier coup retentit, puis le son s’effaça par degrés. Alors un noir nuage de fumée, vomi par les lèvres de bronze, s’éleva devant le regard de Pravdine. Les terribles sons semblaient s’être transformés en hiéroglyphes de feu, comme dans le festin de Balthazar !… Puis les hiéroglyphes se dispersèrent sous la brise en dessins, en figures étranges, et le soleil brilla joyeusement, et de même continuèrent à rouler les vagues éternelles…
Pravdine se sentait au cœur une indéfinissable tristesse.
– Ne sommes-nous pas nous-mêmes un son, un étrange hiéroglyphe, une fugitive image de fumée, dans l’éternité du monde ? pensa-t-il.
Puis ses yeux s’arrêtèrent sur Flora, et aussitôt la patrie avec ses souvenirs, la mer avec ses vagues, le ciel et son soleil, l’avenir et ses frayeurs, tout cela, tout, sans exception, s’enfuit de l’esprit de Pravdine ; il ne vit plus qu’elle, ne se sentit vivre que pour elle, n’éprouva que jouissance et amour !…
Il est trois choses que je puis contempler des heures entières sans m’apercevoir de la fuite du temps ; trois choses incomparables pour moi : ce sont les yeux aimés, le ciel de Dieu, la mer azurée. Est-il grand, le globe de l’œil 9 ? Non, et cependant il contient trois mondes, le sentiment, la pensée et la lumière. L'œil, comme la pomme du bien et du mal, renferme les semences de la vie et de la mort. Il est doux d’observer, dans le regard aimé, la lumière et l’ombre, c’est-à-dire le sentiment et la pensée ; de remarquer la contraction et la dilatation de la prunelle dans laquelle, comme sur le bouclier d’Achille, on voit se refléter toute la nature ; de suivre, de prévoir, de saisir les étincelles de la passion, de percer le nuage de la tristesse, et de lire dans les profondeurs de l’âme les sympathies et les antipathies ; de surveiller l’action que produit le monde sur la personne aimée, et l’influence qu’elle-même y exerce.
Mais l’œil de chaque homme est aussi une chose curieuse à analyser : il contient toujours un roman merveilleux quoique inédit ; chacun de ses regards est un chapitre du genre de Gil Blas, de Don Quichotte ou de Rob-Roy. Ainsi qu’en l’espace de deux heures nous vivons parfois en songe des années entières, de même, sous un mouvement de la paupière peut passer, en un quart de seconde, tout un siècle d’idées, renfermant le désir du gain avec toutes ses bassesses, les remords de la conscience, la frayeur des lois, la crainte de l’opinion, et enfin le triomphe du bon principe qui efface jusqu’au souvenir de la tache noire sur laquelle il vient de passer.
Ou bien, au contraire, une pensée pure comme une larme éclaire le regard : aider l’infortune, tirer un ami de la peine, sacrifier tout au devoir et à la vérité. Puis à cette pensée succède celle du doute : « Est-ce vrai ? Cela est-il vraiment son droit ? » Et alors vient la réticence : « Il sera encore temps demain ; on peut sacrifier un peu moins, un peu moins encore ; » et enfin arrive le conseil de l’égoïsme, qui dit : « Il y a des gens plus riches et plus puissants que toi, pourquoi te mettre en avant ? »
Et à tout cela succède la finale ordinaire de la plus impitoyable avarice :
Vous chantiez, j’en suis fort aise ; Eh bien, dansez maintenant.
Quel rapide échange de projets, d’inventions, de ruses, de faits ! combien d’odieuses préméditations qui ne doivent jamais s’accomplir ! que de paroles qui ne seront jamais prononcées ! que de divines idées qui tomberont à néant !
Et tout cela, ainsi que je viens de le dire, contenu dans un seul mouvement, un seul regard, même un seul scintillement de la prunelle ! Oh ! que celui qui désire déchiffrer la grammaire chinoise de l’âme humaine, qui souhaite la voir à nu, que celui-là apprenne à observer les yeux ! Mais qu’il sache aussi qu’il entreprend un travail de fossoyeur ; que, chaque jour, il enfouira dans la poussière une de ses flatteuses illusions, une de ses bonnes opinions sur l’humanité ; qu’il enterrera graduellement son intérêt pour elle, et enfin son propre cœur… Il brisera sa bêche et s’enfuira dans un bois, loin de ce cimetière que l’on appelle vulgairement le monde ! Il ira là-bas mourir seul, abandonner son corps aux bêtes sauvages, aux oiseaux, aux vents, afin de ne point divertir par sa mort ses affectueux frères les hommes !
Est-il possible qu’il en soit ainsi de toute l’humanité ? Dieu nous garde non seulement de le croire, mais encore de le penser !
Notre race a des vagues impétueuses et troubles ; mais ces vagues contiennent aussi des gouttes pures, claires, de la blanche écume, et des perles sorties brillantes du fond de la mer. Que de nobles âmes j’ai connues, et combien j’en connais encore ! Elles réconcilient l’homme avec l’humanité, comme la nature réconcilie l’humanité avec le destin. Croyez que, si tous ne font pas le bien, tous du moins reconnaissent le bien, et cela n’est point une bagatelle.
J'aime à contempler l’immensité du ciel ; c’est la vraie harmonie des yeux. Libres et heureux, les aigles y planent, les hirondelles se précipitent dans cet éternel printemps, les mouches imperceptibles y bourdonnent et les éphémères papillons y voltigent ! Là se réunissent les vapeurs qui engendrent la foudre, là se promènent les nuages, là se joue l’arc-en-ciel, là vivent les étoiles et le soleil qui nous fait vivre !
Paisibles splendeurs ! vous ignorez nos tempêtes et nos agitations ! Le soleil ne pâlit point devant la perversité terrestre, les étoiles ne rougissent point à la vue des rivières de sang qui coulent sur notre globe. Non, tous vous accomplissez impassiblement votre invariable route.
À la vue de la voûte céleste, ma poitrine semble s’élargir, grandir, embrasser l’espace.
Le soleil, comme reflété par un télescope sur le miroir de mon âme, réchauffe mon sang ; une surabondance de vie bouillonne en mon cœur, et dans mon esprit s’accomplit l’éternité ! Je ne puis définir ce sentiment, mais il s’éveille en moi chaque fois que je contemple le ciel… c’est un gage de la vie éternelle, une étincelle de Dieu ! Oh ! je ne cherche point alors s’il vaut mieux l’appeler Jéhovah, ou Zeus, ou Allah ! Je ne demande pas, avec les philosophes allemands : « Est-il das immerwahrende Nichts, ou bien das immerwahrende Alles ? » Mais je le sens partout, en tout, en en moi-même ; et alors tout le globe terrestre me paraît moins grand et moins précieux que la plus vulgaire pièce de monnaie. Mais la vie, semblable au serpent boa, darde sur moi son œil fascinateur, et moi, pareil à l’alouette, je me laisse tomber du ciel dans sa gueule !
Et toi, mer, impétueuse amie de ma jeunesse ! avec quelle fougue je t’aimais naguère, et combien je te suis resté fidèle jusqu’à ce jour ! Dans mon enfance, j’ai joué avec l’eau jaillissante de tes vagues ; dans ma jeunesse, j’ai admiré du haut des mâts ton calme transparent et tes violentes colères. Les jours que j’ai passés sur le tillac, loin de l’air étouffant du stupide pédantisme des villes, ces jours-là ont été mes jours de fête.
Je me rappelle qu’une fois le lieutenant de quart me donna, en plaisantant, le porte-voix pour commander la manœuvre ; il s’agissait de tourner, et avec quelle joie immodérée je commandai :
– La barre à tribord, et filez le cordage du grand foc !
Avec quelle gravité je regardais la banderole, afin de crier à temps :
– Lâchez la grande hune de bouline !
À ces paroles magiques, toutes les vergues, au bruit des poulies, changèrent de côté, et le vaisseau, comme un coursier bouillant d’ardeur, mais soumis au frein de son cavalier, changea de direction à la voix d’un enfant de treize ans.
Ô mer, mer ! j’aurais voulu te confier ma vie, te dévouer mes aptitudes ! Peut-être ma jeunesse aurait-elle sommeillé comme la mouette sur tes brisants ; anachorète dans ma cellule mouvante, les tempêtes de l’Océan eussent peut-être préservé mon âme des tempêtes du monde… Mais le sort en a décidé autrement.
Tu n’as point été à moi, admirable élément, mais je t’aime encore comme un frère absent, comme une amante perdue ; et je ne puis contempler avec indifférence ton steppe mourant ; je ne puis entendre sans tressaillir ta voix aimée, pleine de souvenirs pour moi ; j’aime, penché au-dessus de ton onde, j’aime rêver à ce qui n’est plus ; je suis heureux lorsque mon coursier, le long du rivage sablonneux, fait jaillir ton écume, et je regarde les vagues effacer en un clin d’œil la trace de mon passage !
C'est mon passé et mon avenir !
Pendant que Pravdine, rêveur, contemplait les yeux noirs de Flora, Flora, de son côté, sondait la profondeur des yeux bleus de Pravdine, admirait l’ombre qu’y projetaient les cils et les sourcils noirs, admirait les anneaux de sa brune chevelure.
Au bras l’un de l’autre, ils regardaient le sillon d’écume que creusait la poupe, sillon toujours nouveau et toujours effacé. Les vagues, semblables à des amis, tantôt leur souriaient, tantôt les menaçaient, et, frappant en cadence les flancs de la frégate, résonnaient, comme des vers de Pouchkine, sous les rayons du soleil ; elles se réunissaient en gerbes irisées à la lueur de la lune ; elles scintillaient en lames d’argent, et, dans la nuit noire, c’était une écume phosphorescente ; le vaisseau alors tirait sa lumière de la mer.
Et la voûte insondable, tantôt avec sa nuit éclairée d’étoiles, tantôt avec sa tente bleue du jour, que le soleil surmonte, ou bien encore avec son gris manteau de brume, s’élevait au-dessus des deux amants, les tenant des heures entières immobiles et sans voix, plongés dans la contemplation de ce tableau de l’infini : les yeux, le ciel et la mer ! La mer, les yeux et le ciel ! un siècle ne serait pas assez long pour en rassasier notre vue !
L'amour dote notre âme de milliers de facettes, qui répercutent instantanément une foule d’objets divers, tous clairs et brillants. C'est pourquoi une des plus minimes beautés de la nature, l’insignifiante plaisanterie qu’un officier se permettait à table, le fabuleux récit que narrait un matelot tout en fumant sa pipe près de la chaudière, un livre étranger lu ensemble, tout cela suffisait pour offrir à nos amants maints sujets de conversation, de discussion qui donnaient essor à des milliers d’idées nouvelles.
La vérité m’oblige à dire qu’ils avaient tout le loisir d’échanger leurs impressions. Pravdine avait cédé à ses visiteurs toutes ses cabines, à l’exception de la plus petite et de la plus retirée. L'insouciant époux s’était fort vite habitué à la vie du bord : du reste, de quoi eût-il été mécontent ? Il avait avec lui un excellent cuisinier, de la volaille en abondance, par conséquent, son amour d’artiste pour la Plastitik des fliessenden (l’architecture flexible), ainsi que la dépeignent les penseurs allemands, s’y livrait on ne peut mieux. Après sa conférence avec son artiste culinaire, le prince employait sa matinée à jouer aux échecs, dans le salon commun, avec les enseignes du vaisseau ; pendant le dîner, il versait à Stettinsky du vin de Bordeaux ; après dîner, il se reposait, et ensuite cela recommençait de la même façon.
Pendant que le prince Pierre vivait ainsi dans le salon commun, et que quelque plaisant, s’approchant parfois de son jeu, prétendait, avec un rusé sourire que la plus faible position était celle de la reine, le capitaine Pravdine s’était pris d’une passion inusitée pour ses travaux d’écriture. Il était constamment occupé par des calculs astronomiques, dont le total s’élevait tout au plus à la hauteur des regards de la princesse, et à la rédaction du journal de son voyage autour des deux hémisphères.
Regardez sur la carte la distance entre le Tigre et l’Euphrate, qui formait le paradis terrestre du premier couple de nos ancêtres ; nous ne sommes plus aussi gâtés qu’eux, et nous avons dû nous habituer à des espaces plus limités. Notre Éden peut, à la rigueur, trouver place sur une seule bande de terre, entre les quatre murs d’un cabinet, dans une cabine écartée, où, pour troisième compagnon d’amour, vous aurez trente-six pouds de boulets 10. Si vous ne me croyez point, demandez-le à Pravdine et à la princesse Flora. Pour le bonheur de Pravdine et de la princesse Flora, mais au grand dépit de tous leurs compagnons, les orages et les vents contraires causèrent un retard considérable à leur navigation, en les retenant dans les ports, où il était indispensable de s’arrêter pour le renouvellement de l’eau et des autres provisions. Ainsi tout est relatif en ce monde. L'éclair arrive à souhait lorsqu’il indique la route que l’on perdait. Effrayante est l’aurore lorsqu’elle fait voir l’échafaud de la condamnation.
Pour le voyageur, l’éclair a brillé comme la lumière d’un festin ; pour le criminel, l’aurore est apparue comme le tranchant de la hache. De même, ce qui soulevait des bâillements et des murmures sur les lèvres des marins, inspirait aux amoureux de tendres discours et de plus tendres baisers encore.
– Ne crains rien, chérie ! disait Pravdine à Flora en l’étreignant avec passion contre son sein, en écoutant le bruit d’une vague qui venait, déchaînée, se briser contre la frégate.
– Est-ce à moi de craindre ces vagues, répondait-elle, lorsque je sais que chacune d’elles m’apporte une minute de plus de bonheur ? Que le chêne tremble ; quant à mon cœur, s’il tremble, ce n’est point de frayeur.
Les deux amants ne sortaient pas de cet oubli d’esprit que cause la fièvre d’amour, oubli animé de jouissances et de visions de feu. Il faut dire que des éclairs de jalousie venaient méchamment déchirer le cœur de Pravdine, lorsque le prince Pierre s’approchait de Flora avec ses caresses quotidiennes ; mais alors le regard suppliant de la jeune femme, et, plus tard, son abandon sans limite, récompensaient la patience de l’amant et le tranquillisaient. La pureté du cœur est semblable à la quenouille magique qui file l’or de la poésie avec le plus grossier chanvre de la matière. L'amour de Pravdine et de Flora était réel ; c’était une de ces passions que le monde ne voit plus et auxquelles il ne croit plus depuis longtemps. Ils jouissaient tous deux d’un bonheur idéal.
J'ai dit que la frégate l’Espérance avait été retardée par les vents contraires. Sans aucun doute, l’amour y gagnait, mais le service aurait pu y perdre, et beaucoup. Pravdine avait renoncé à toute idée qui ne concernait point son amour. Admirer Flora lorsqu’ils étaient ensemble ; penser à elle lorsqu’elle n’était point à ses côtés ; hors de là, il n’existait plus pour lui d’autres préoccupations.
Le commandement, l’ordre extérieur et intérieur de la frégate n’attiraient plus son attention.
Durant le gros temps, au moment du danger seulement, il se réveillait de cet assoupissement, s’emparait du porte-voix, et sa parole vibrante maîtrisait la fureur des éléments. Mais, après la tempête, il s’apaisait aussi, et retombait dans cette fâcheuse indifférence de tout ce qui ne concernait point sa passion.
Nil-Paulovitch, qui avait commencé par hocher la tête, puis haussé les épaules, finit par reprocher sérieusement à Pravdine sa négligence au service.
– Je t’ai prédit plus d’une fois, lui dit-il, que celui qui commence à tâtonner dans le chemin de l’honneur, et à sourire des liens sociaux, celui-là, évidemment, ne sera plus retenu par les devoirs du service. Allons, Élie, assez d’enfantillages ! cette liaison ne peut te mener à rien de bon ; tu risques, à ce jeu, de perdre ta santé, l’honneur de ton nom, peut-être la vie, et, de plus, de perdre avec toi la princesse, cette admirable créature qui mérite un meilleur monde et une plus pure destinée. C'est honteux à un homme de cœur de l’enrôler au nombre des anges déchus !
Pravdine, d’abord, se justifia, s’excusa sur l’exemple d’autrui, sur la force de sa passion ; puis il se rejeta sur la plaisanterie ; enfin, il devint silencieux et boudeur. Les conseils de son ami l’ennuyèrent et le blessèrent. Il considérait les remontrances de Paulovitch non comme dites dans son intérêt, mais simplement comme tendant à faire ressortir la supériorité qui les dictait. Il taxait leur sévérité d’insensibilité, et leur inflexibilité d’orgueil. Tous ceux qui ne flattent point nos passions, qui, en nous administrant la médecine, n’enduisent pas de miel les bords du verre, sont ainsi jugés par nous. Nous détestons les gens qui lisent dans notre pensée, et nous sommes humiliés lorsque notre conscience parle par la bouche d’autrui. « Pourquoi obéirai-je à qui que ce soit ? suis-je donc un enfant ? ne sais-je point ce que je fais ? Chacun a sa manière de voir ! » L'amour-propre n’est jamais en défaut pour trouver de semblables raisonnements ; il suffit de le piquer, ne fût-ce qu’avec une épingle.
La froideur et la contrainte vinrent se placer entre les deux amis. Pravdine oublia que Nil avait partagé les jeux de son enfance et les dangers de sa virilité ; qu’à sa sollicitude il devait, sinon la vie, du moins la santé ; car, à la suite de la violente blessure qu’il avait reçue à Navarin, et qui lui avait valu son grade de capitaine-lieutenant, Pravdine était resté longtemps privé de tout mouvement, et Nil-Paulovitch, tout le temps que durèrent la maladie et la convalescence, avait passé ses nuits sans sommeil, prévenant chaque désir, chaque besoin du malade, dont il supporta patiemment toutes les bizarreries.
Ô amour ! plante parasite qui envahit rapidement le cœur, en excluant, avec la même rapidité, tous les autres sentiments ! Cependant, en dépit des tempêtes, des vents contraires, en dépit de toutes les ruses du capitaine pour faire languir le voyage, on avait depuis longtemps dépassé les petites îles et les rochers qui bordent la Finlande, la chevaleresque Reval, dont les flèches et les tourelles s’élancent vers le ciel, pareilles aux lances des géants, et la gardienne de la rive opposée, Sveaborg, ceinte de trois rangées de batteries. Après avoir touché à Copenhague, traversé le Sund, laissé Elseneur derrière elle, la frégate longea les rochers abrupts qui forment l’extrême pointe de la triste Norvège et fit son entrée dans la mer du Nord. Enfin, le phare de Norfolk scintilla dans la brume comme l’étoile de Vénus…
– L'Angleterre ! s’écria d’une voix joyeuse le matelot de la vigie.
Mais ce phare, cette voix, frappèrent douloureusement le cœur des deux amants, en leur annonçant l’instant prochain de la séparation.
On engagea le prince Pierre à ne descendre qu’à Plymouth, où la frégate relâcherait, pour s’approvisionner avant de se lancer dans l’Océan.
On représenta au prince tous les agréments de la route de Plymouth à Londres, passant sous silence l’inutilité du chemin que l’on venait de faire pour contempler l’Angleterre et redescendre sur ses pas. Ainsi, la frégate entra dans la Manche. Calais et Douvres passèrent comme un songe ; Spithead, comme un porc-épic, se cacha derrière les nombreux mâts qui l’environnaient. On dépassa Wight, cette bague d’émeraude de l’Angleterre, et enfin apparut le phare d’Eddystone, vrai pilier d’Hercule enfoncé par des mains mortelles dans les rocs sous-marins. Gigantesque monument de la volonté humaine, non de cette volonté tyrannique qui élevait des pyramides sur les sables arides de l’Égypte, mais de cette volonté bienfaisante, secourable, qui allume pour les marins de nouvelles étoiles, afin que, semblables à l’œil de la Providence, elles veillent sans relâche et préservent de la mort des milliers d’équipages. À droite se montra Plymouth, célèbre par son port, qui compte depuis peu, comme un gigantesque break-water 11 contre les tempêtes de l’Océan. Les Anglais sont grands dans l’utile. Mais l’étrangeté du coupe-vagues, la splendeur de la ville, le charme du paysage, la nouveauté du sujet, ne parvinrent point à distraire les amants, auxquels chaque maison, chaque pas sur la terre ferme disaient : « Il faut vous séparer ! » Et enfin, il fallut prononcer le mot adieu ! ce mot qui représente les arrhes du déchirement de la séparation, ce mot semblable à la cheville de fer à l’aide de laquelle on tend la corde de l’arc qui, à chaque souffle de l’air, fait entendre un cri de douleur.
Il fallait se séparer, mais non se séparer comme des amants, comme des époux, pressés l’un contre l’autre, séchant sous des baisers les larmes du chagrin ; non ! il fallait se quitter avec un salut, cacher sous un sourire ses larmes à de dangereux témoins, voiler ses soupirs par les expressions banales de la politesse, souhaiter le bonheur en ayant l’enfer dans le cœur. Cet enfer est toujours le lot de ceux qui attellent leur âme au bien d’autrui, qui, en les volant cueillent les fruits de l’Éden. Le véritable propriétaire reprend son bien comme il reprend à son esclave son cafetan du dimanche, et l’esclave n’a pas le droit de réclamer. Il cache en son cœur jusqu’au souvenir, comme s’il était aussi chose volée, et rougit sous un noble sentiment comme un noble criminel.
Pravdine ne se souvint plus de quelle manière il était sorti de la chambre du prince Pierre ; lorsqu’il rassembla ses idées, il était déjà sur la frégate, et, au cri du maître d’équipage qui ordonnait de lever l’ancre, les matelots répondaient par des hourrahs retentissants. Pravdine retira de sa main crispée une carte que la princesse Flora y avait glissée au moment de la séparation ; mais, avant de la lire, il la tint longtemps pressée contre ses lèvres.
IX. Les deux amis. §
La frégate l’Espérance s’en allait doucement, longeant les côtes du Devonshire. Les clochers de Plymouth et les mâts des vaisseaux de son port semblaient s’enfoncer sous l’eau. De pittoresques points de vue, éclairés d’arbres, paraissaient, disparaissaient comme dans le verre d’un cosmorama. Le lointain jetait un voile bleu sur tous les objets. La terre exhalait les fraîches senteurs de l’automne. Un calme parfait régnait dans le ciel et sur la mer ; mais bientôt de gris nuages apparurent à l’horizon ; la mer houleuse s’engouffra en grondant dans le détroit. Les parties occidentales de ses vagues, s’élevant de plus en plus aiguës, présagèrent un vent violent de l’Océan.
Le jour baissait, Nil-Paulovitch, murmurant entre ses dents, observait d’un air anxieux le ciel assombri et la mer troublée. Il était de quart.
– N'ordonnez-vous point, capitaine, de serrer, nos bonnettes ? Bien entendu le voile de perroquet pouvait suivre la même route ? demanda-t-il à Pravdine.
– Donnez-en l’ordre, répondit celui-ci avec indifférence, bien que je n’en voie point la nécessité ; regardez nos voiles ; elles sont presque en ralingue.
– Effectivement, interrompit Nil-Paulovitch légèrement piqué de la remarque, elles n’ont pas plus de ventre que n’en montre le tablier d’une enfant de dix ans ; mais aussi voyez comme la mer enfle le sien ! Quelle gloutonne ! un vrai Falstaff, prêt à avaler le globe, nous compris, sans poivre ni jus de citron ! Écoutez-la mugir, avec sa gueule béante ! Non, attends, chienne de mer, nous ne sommes point encore assez pêcheurs pour mériter de faire connaissance avec ton estomac. Ne faudrait-il pas, capitaine, nous livrer davantage au vent, afin de pouvoir être loin des côtes lorsque viendra la nuit ?
– Non, Nil-Paulovitch, nous n’entrerons dans l’Océan qu’après avoir doublé le cap Lizard, afin que, partis de plus haut, nous puissions être poussés loin de l’orageuse baie de Biscaye jusqu’au cap. Il faut donc tenir la parallèle du rivage.
– Pourvu que les vagues ne nous lancent point contre les brisants… Un roc de pierre est un mauvais voisin pour un flanc de bois.
– Il me semble, Nil-Paulovitch, que je n’ai pas encore dépassé le méridien de la vie, au delà duquel la poltronnerie est glorifiée du titre de prudence.
– La prudence est préférable aux remords, capitaine !
– Le risque est une noble chose, Nil-Paulovitch ! N'étions-nous point ensemble sur un vieux treillage pourri, entre les montagnes de glace, dans l’océan du Sud, et avions-nous peur d’aller en avant, toujours en avant ? Souvent, alors que, relevé de quart, on commençait à s’endormir, on se réveillait jeté hors du hamac, et, à travers les joints du bâtiment, on pouvait facilement compter les étoiles. « Qu'est-ce ? demandait-on. – Nous avons heurté les glaçons… l’eau entre dans la cale, le roulis ébranle les carlingues des mâts ! – Eh bien, est-ce que nous coulons ? – Pas encore, » répondait-on d’en haut ! Et nous nous rendormions du sommeil des bienheureux.
– Cela est vrai, capitaine, nous dormions ; mais cela provenait de ce que vous n’étiez point alors commandant, ni moi premier lieutenant, comme à présent. Nous n’avions même pas la responsabilité de notre propre personne ; nous n’avions qu’à nous laisser choir sans ôter notre couverture, de crainte de nous refroidir. Maintenant, c’est une autre affaire : Dieu et l’empereur exigent le salut du vaisseau, et celui des gens, dont nous sommes responsables.
Le capitaine n’entendit pas la fin de ce discours ; plongé dans une méditation profonde, ses regards étaient fixés sur les vagues. Quel singulier effet elles produisent sur l’imagination d’un homme ému ! Leur jeu se reflète en lui comme un miroir ; ses rêves s’ébranlent, se soulèvent, retombent, et, confondus avec la matière, ils se mêlent à cette mer, sans laisser rien qui indique la trace de leur passage. L'amour de Pravdine était aussi profond que la mer ; son cœur, après avoir été anéanti par la séparation, venait seulement de se réveiller ; il se réveillait comme l’enfant qu’une mère impitoyable a déposé en plein hiver sur le seuil d’une maison immonde, et qui fait entendre pour premier son le gémissement de la douleur.
Le souffle de la séparation, comme le destructeur Timour-Lang, ravage l’âme de l’homme doué d’imagination et de sensibilité. Pravdine avait versé son âme entière dans celle de sa bien-aimée ; il avait mêlé ses pensées à ses pensées, ses impressions à ses impressions à elle. Leurs deux cœurs, comme ceux de ces étranges jumeaux, s’étaient soudés ensemble, et voilà que la destinée venait brusquement les séparer en les déchirant.
L'homme ainsi fait perd tout en un instant, car il a tout donné ; il ne croit pas à l’espérance, parce qu’il a trop pris au passé, parce qu’en quelques heures il a dépensé le bonheur de plusieurs années. Parfois un souvenir vient, comme un serpent, ramper sur les ruines. Ô souvenir ! quelles larmes brûlantes tu fais verser aux yeux, que de sang tu tires du cœur ! À ton appel se dresse, entre ceux qui se sont aimés, une muraille de glace qui, semblable au fanal magique, reflète le passé sous mille faces différentes. On y revoit tout ce qui vous a charmé, on entend revibrer les douces et tendres paroles ! Enchanteresse ! elle nous montre les caresses, les regards qui nous ont enivrés ; puis, lorsque notre lèvre a soif du baiser, que notre cœur se précipite vers l’autre cœur, notre main, notre lèvre, notre cœur, ne rencontrent que la glace, et la vision s’enfonce dans la froide rivière, sans laisser plus de traces que le sépulcre de bois dévoré par l’incendie. Alors, oh ! alors, on croit à l’esprit du mal, au règne d’Arimane, à la puissance de l’ange des ténèbres ! on sent son souffle mortel, on voit briller ses yeux cruels, on entend près de soi bruire son rire infernal !
De plus en plus sombre se faisait la mer, de plus en plus sombres devenaient les pensées de Pravdine.
Sa respiration était pénible, comme si les vagues de plomb l’oppressaient, comme si la main gigantesque du destin s’était appesantie sur sa poitrine. Il suivait de l’œil le vol des mouettes, qui, les unes après les autres, s’éloignaient de la frégate, et, avec des cris plaintifs, disparaissaient dans les nuages brumeux.
– Avec vous, pensa Pravdine, s’envolent mes dernières joies, et, lorsque l’Angleterre, cette coquille qui renferme la perle de mon âme, aura disparu à mes yeux, ne ferai-je pas aussi bien d’enterrer mon âme dans l’Océan ?… Quand le hasard nous réunira-t-il ? Où puis-je la rencontrer ? Et, en attendant, moi, pauvre vagabond, je resterai au-dessus de l’abîme, seul, tout seul ! Tout seul ! combien ces deux mots paraissent simples à prononcer ! Ouvrez un dictionnaire, et vous aurez peine à les découvrir sur la page ; dans la grammaire, rien ne les distingue des autres locutions ; mais, comme définition de pensées, comme symbole de sentiments, comme conclusion d’actions, je ne puis ni les lire ni les entendre sans que mon cœur s’émeuve de pitié. Il n’y a que Dieu qui puisse aimer sa solitude, parce que tout s’agite à ses pieds ; il n’y a que Dieu qui puisse rester seul, parce qu’il n’a point de semblable.
Les présages, les pressentiments assaillaient le cœur de Pravdine ; une violente passion nous rend superstitieux ; et à toutes ces pensées venait se joindre la jalousie, qu’aucun raisonnement ne peut dompter.
– Elle va aller à Londres et à Paris, se disait Pravdine, et qui peut me garantir qu’au milieu du tourbillon des plaisirs mondains, elle ne m’oubliera point ? Aura-t-elle la force, douée, comme elle est, d’esprit, de beauté, d’élégance, aura-t-elle la force de résister à la vanité ? Pourquoi n’ai-je pas exigé d’elle un serment de fidélité ? Oh ! que ne ferais-je pas pour la voir encore ne fût-ce qu’une heure, pour entendre de sa bouche de rassurantes promesses d’amour, pour la supplier, quoi qu’il advienne, de ne jamais me tromper ! Que ne donnerais-je pas pour effacer notre froide séparation de Plymouth par des larmes répandues ensemble, par de brûlants baisers d’amour !
Il tira de sa poche le mot au crayon que lui avait remis la princesse, mot tracé à la hâte sur le revers de l’adresse du meilleur hôtel d’une petite bourgade que nous nommerons Leet-Borough et où la princesse, se sentant brisée du voyage, se proposait de s’installer afin de se soustraire au bruit de Plymouth, d’où le prince Pierre viendrait, trois jours après, la chercher pour continuer leur route vers Londres. Leet-Borough se trouvait précisément en ce moment en vue de la frégate ; deux milles au plus séparaient la frégate du rivage ! Tout cela revint en une seconde à la mémoire de Pravdine. Il retourna la carte entre ses doigts, et ce fut pour lui un trait de lumière ; chacun des mots s’en détachait comme une fusée électrique au contact du fil conducteur.
– Mon ange, je suis à toi ! s’écria Pravdine ; te voir ou mourir !
Pourquoi avait-elle parlé de se rendre à Leet-Borough ? Pourquoi avait-elle précisément choisi cette adresse de l’hôtel pour y écrire ces quelques mots d’adieu ?…
– La voir ou mourir ! se répétait Pravdine. – Nil-Paulovitch, dit-il en se tournant brusquement vers son lieutenant, donnez ordre de détacher ma chaloupe à dix rames : je vais au rivage !
– Au rivage ! vous allez au rivage, capitaine ? Mais cela est impossible ! fit Nil-Paulovitch avec émotion.
Pravdine regarda gravement le lieutenant.
– Je désirerais savoir pourquoi cela est impossible, lui dit-il d’un ton ironique.
– Parce que ce serait manquer au devoir, capitaine.
– Nil-Paulovitch sera sans doute assez bon pour m’expliquer le sens de ses paroles ?
– Je pense que vous savez mieux que personne, capitaine, que par ce vent, il est dangereux de se risquer en chaloupe au milieu des brisants, et tout aussi dangereux de laisser la frégate en panne ; il est, par conséquent, fort inutile de retarder notre marche.
– C'est à moi de savoir ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. Je le veux ainsi et cela sera. Donnez ordre de descendre ma chaloupe.
Nil-Paulovitch s’aperçut trop tard qu’il avait été maladroit en contredisant Pravdine comme subordonné, au lieu de l’amener par les raisonnements de l’amitié ; aussi, se rapprochant de lui :
– Tu es fâché, Élie, lui dit-il ; vraiment tu as tort. Regarde le ciel et la mer ; ils froncent les sourcils comme un juge en présence du criminel. N'abandonne point la frégate en un tel moment ; ne t’expose pas au reproche d’avoir fui le danger !
– Moi, fuir le danger ? Écoute, Nil, il n’y a que toi d’assez osé pour me dire une chose que nul en ce monde ne pourrait se vanter de répéter une seconde fois. J'ai assez vécu, assez servi pour être hors d’atteinte du soupçon de poltronnerie !
– Élie, Élie, loin de moi la pensée d’un pareil soupçon ! Ce n’est point la témérité, c’est le jugement qui te fait défaut. Aussi, dans le cas où tu pars, et où, ce dont Dieu nous garde, il arrive quelque malheur, on t’accusera, non de poltronnerie, mais d’imprudence.
– Il paraît que Nil-Paulovitch craint fort la responsabilité qui pourrait peser sur lui ?
– Ce n’est pas la responsabilité, c’est le malheur du navire et de l’équipage qui m’effraye. Je ne suis pas un mauvais marin, Élie, tu le sais aussi ; ce que je sais, c’est que tu es encore meilleur marin que moi. Rester en panne à t’attendre au milieu des brisants n’est vraiment point une agréable perspective par ce temps orageux. Cher Élie, renonce à ton projet, continua Nil-Paulovitch prenant affectueusement la main de Pravdine ; regarde combien les vagues sont irritées !
Effectivement, une vague, après être venue se briser au flanc de la frégate, rejaillit sur les deux amis.
La frégate s’en ébranla ; mais le cœur du capitaine n’en battit pas plus fort, car rien ne lui paraissait à craindre. L'amour aveugle les plus expérimentés et leur fait croire que la nature n’a point de lois assez puissantes pour résister aux amoureux.
Pravdine secoua la poussière liquide qui couvrait ses habits, et, détachant doucement sa main de celle de Nil-Paulovitch :
– Vaines frayeurs ! fit-il. Je pars ; je veux partir !…
– La moindre de tes volontés est une loi pour moi ; mais je dis une volonté, et non une fantaisie, un caprice. Que la brusquerie de mes paroles ne te fâche point, je suis franc. Sois homme, Élie ! tu as déjà beaucoup baissé dans l’opinion de tes camarades par ta liaison condamnable ; mais le passé est passé, que Dieu t’accompagne ! La séparation a eu lieu, basta ! Eh bien, non, voici les amours qui recommencent. Juge toi-même s’il vaut la peine de risquer une frégate impériale, la vie de tous ces braves gens pour les lèvres fardées de je ne sais quelle princesse éhontée !
Le capitaine fit un soubresaut.
– Ayez l’obligeance, monsieur le lieutenant, d’être moins prodigue de réflexions sur une personne que vous connaissez fort peu. Au lieu de juger la conduite de votre capitaine, vous feriez mieux d’aller exécuter ses ordres.
– Ah ! exclama Nil-Paulovitch, humilié à son tour, puisqu’il vous plaît de me parler comme supérieur, permettez-moi de vous répondre, comme lieutenant de quart, qu’il ne convient point, capitaine, que vous abandonniez, au moment de la tempête, la frégate qui vous est confiée, sachant qu’en agissant ainsi, vous l’exposez à un danger imminent.
Nil-Paulovitch venait de jeter de l’huile sur le feu.
– Vous n’êtes point mon juge, monsieur ; donnez ordre de descendre la chaloupe, vous dis-je ! Ne m’obligez pas à m’acquitter moi-même de ma commission. Sachez, monsieur, qu’en mettant ma patience à bout, vous me forcerez à oublier notre amitié d’autrefois, et les nombreuses années de notre service commun.
– Il me semble, capitaine, que le service est déjà oublié, puisque vous abandonnez votre poste. Je proteste ouvertement contre votre départ, et je demande que l’on inscrive mon opinion dans le journal du bord.
– Monsieur le pilote, s’écria le capitaine avec colère, relatez dans le journal les paroles du lieutenant Paulovitch, et ajoutez qu’il est mis aux arrêts pour insubordination. – Remettez, monsieur, votre porte-voix au lieutenant Strelkine et ne sortez point de votre cabine. – La barque !
– Dieu et l’empereur nous jugeront ! dit d’un ton douloureux Nil-Paulovitch en s’éloignant ; mais rappelez-vous mes paroles, capitaine, vous payerez cela en remords bien amers !
Le capitaine d’un navire, se trouvant constamment en rapports de service avec ses officiers, est obligé à une certaine retenue, afin que la camaraderie ne nuise point à la subordination, et cette retenue dégénère rapidement en habitude de domination.
Pravdine, comme tous les autres, était habitué à l’obéissance passive, et Nil-Paulovitch venait d’irriter maladroitement la passion et l’orgueil du capitaine ; blessé à vif, ce dernier estima de son devoir de faire preuve d’entêtement vis-à-vis de son ami.
Après avoir donné au jeune lieutenant les instructions nécessaires, Pravdine sauta dans la barque. Une dizaine de rames fondirent rapidement les flots, le vent enfla la voile, et la barque glissa de vagues en vagues, pendant que l’écume grise recouvrait impétueusement son sillage, jalouse qu’elle était de voir la fragile nacelle mépriser la fureur du puissant élément.
X. L'hôtel de Leet-Borough. §
Dans la chambre qu’occupait la princesse Flora à l’hôtel de Leet-Borough, les bougies brûlaient encore, bien que touchant à leur fin. Il était trois heures de la nuit, et l’heureux Pravdine s’arrachait des bras de sa belle et ardente maîtresse.
– Est-il possible ! dit-il ; le jour va bientôt paraître… La nuit a passé rapide comme un baiser.
La princesse se souleva à demi du divan sur lequel elle était étendue.
– Ne me parle pas du jour, ne me rappelle point le moment de la séparation ; je ne te laisserai point partir… D'ailleurs, toi-même, aurais-tu la force de m’abandonner ? continua-t-elle avec une câlinerie enfantine, en attirant Pravdine sur son sein. Non, mon Élie ne sera pas assez cruel pour me livrer au désespoir… Je ne te rendrai pas à la mer ! Entends-tu la pluie ? Comme elle fouette les vitres ! comme la tempête mugit !…
Pravdine, par un brusque mouvement, détacha ses lèvres des lèvres de corail de Flora et prêta anxieusement l’oreille aux bruits effrayants du dehors. La pensée du danger où pouvait se trouver sa frégate traversa son cerveau. Il était saisissant de voir le contraste que faisait son pâle visage à côté du visage de la princesse coloré par l’amour. Flora était en ce moment aussi ravissante que la passion idéale du poète, qui se rapproche plus du ciel que de la terre. Les traits bouleversés de Pravdine semblaient l’image du remords.
– Seigneur ! s’écria-t-il enfin d’une voix troublée, ma frégate sombre… Entendez-vous le canon d’alarme ?… Encore une détonation !… encore !
La tempête paraissait enfin se lasser ; un bruit sourd s’en allait mourant dans le lointain ; la mer mugissait encore contre les rocs ; mais autour des deux amants tout était calme, si calme, qu’on entendait les battements du cœur effrayé de la princesse.
– Non, mon trésor, tu t’es trompé ; tu as entendu le tonnerre et non le canon. Il ne peut y avoir un malheureux sur terre pendant que nous sommes si heureux !
Pravdine, avec une sorte de délire frénétique, se rejeta dans les bras de Flora.
– Tu es à moi, tu es à moi, ma Flora ! que m’importe tout le reste ? Que l’humanité meure, que le globe vole en éclats, je saurai t’élever au dessus de ses débris, et mon dernier souffle s’en ira dans un baiser !… Oh ! que tes lèvres sont brûlantes et passionnées, mon enchanteresse ! !… Sais-tu, ajouta-t-il plus bas, que tu dois plus que jamais me respecter, m’aider, m’admirer ?… Sais-tu que je suis à cette heure plus riche que Rothschild, plus puissant qu’un roi d’Angleterre, car je puis faire mourir à ma fantaisie une centaine d’hommes pour prix de chacun de tes baisers… Ce ne seront point des ennemis que je sacrifierai, cela est trop vulgaire… non, je te le dis, ce sont des amis, des frères, pour lesquels j’eusse naguère répandu jusqu’à la dernière goutte de mon sang, et dont aujourd’hui je répandrais les cendres au vent !
La princesse écoutait en tremblant ces mots incohérents, ne pouvant en saisir le sens.
– Tu m’épouvantes, Élie, dit-elle ; Élie, tu me fais mourir de frayeur !
– Mourir !… Qui parle de mourir ? C'est maintenant qu’il faut vivre, car l’amour seul est la vie. Flora, fit-il en étreignant la jeune femme, tu es belle comme la vie, mais tu es aussi divine comme la mort, car tu fais tout oublier, car tu renfermes en toi le paradis et l’enfer. Te souvient-il de ma promesse de perdre pour toi mon âme ? La voici réalisée. Je n’ai pas livré mon âme à l’or et aux joies fragiles ; je l’ai gardée jusqu’à ce jour pure et innocente, et maintenant je la jette à tes pieds comme un billet de banque déchiré. Ô mon adorée ! tu me coûtes cher, immensément cher ! mais je ne m’en repens pas ; s’il était un plus haut prix, je l’aurais donné !
Avec une joie convulsive, Pravdine pressa contre son sein la princesse, qui répondait à ses caresses d’un air d’effroi ; elle semblait en ce moment une péri descendue du ciel sur les genoux d’un dieu cruel… Et la passion reprit le dessus, et leurs lèvres s’unirent encore en un interminable baiser.
Les heures sonnèrent, les coqs firent entendre leurs chants du matin, et les amants étaient encore plongés dans l’enivrant oubli, lorsque, effrayante comme la trompette du jugement dernier, une voix résonna à leurs oreilles… Leurs cœurs tressaillirent… Immobile, devant eux, se tenait le prince Pierre…
Elle arracha le pistolet de la main de Pravdine, et, presque évanouie, se cramponna à lui.
Pravdine la déposa avec précaution dans un fauteuil ; puis, les yeux baissés, mais la tête haute, le jeune homme se tourna vers l’époux offensé.
– Votre heure et votre lieu, prince ? Je connais l’étendue de ma faute ; je sais ce qu’exige l’honneur…
La physionomie et le maintien du prince, ordinairement vulgaires, avaient acquis en cet instant une expression solennelle ; car une juste indignation toujours au geste et à la parole de l’homme un cachet de noblesse.
– Ce qu’exige l’honneur, monsieur !… répondit avec hauteur le prince. Vous me parlez d’honneur dans la chambre à coucher de ma femme ! vous me parlez d’honneur, vous que j’ai accueilli dans ma maison, vous en qui j’ai eu la confiance d’un frère, vous qui avez séduit ma femme… cette femme, veux-je dire ! vous me parlez d’honneur, vous qui avez taché un nom honorable, qui avez causé la honte de deux familles, qui êtes venu dans ma maison ravir la seule joie qu’elle renfermât pour moi, l’amour de ma femme ! en un mot, monsieur, vous m’avez volé mon honneur, et vous croyez tout réparer en ajoutant, par un coup de pistolet, le meurtre à la trahison ! Écoutez, monsieur Pravdine, j’ai servi l’empereur sur le champ de bataille et je l’ai honorablement servi ; je ne suis point poltron ; mais je ne me battrai pas avec vous, monsieur, car vous en êtes indigne. Je ne me battrai point, parce que je ne veux déshonorer ni moi ni celle qui porte mon nom. Que cet événement meure entre nous ; mais, entre moi et elle, il n’y aura jamais, à partir de ce jour, moins de cent verstes12 de distance. La maîtresse d’autrui ne pourra plus jamais se dire ma femme. Nous nous séparerons ; elle est riche, elle trouvera facilement des consolations et des consolateurs. Je ne la reverrai plus, j’en fais le serment ! Nous laisserons croire au monde ce qu’il voudra, que nous nous sommes brouillés pour un fichu, pour une bague, que m’importe ?… Voilà tout ce que j’avais à vous dire, à vous, monsieur. Quant à cette femme ingrate, je ne lui ferai pas entendre un reproche, elle ne mérite que le mépris. J'ai été bon, trop bon ; mais je n’ai point cette bonté qui supporte volontairement d’être trompé. J'espère vous rencontrer le moins possible sur mon chemin, et elle jamais ! Je pars pour Londres ; je vous laisse en tête-à-tête avec cette femme perverse et avec votre conscience, convaincu que vous ne serez pas longs à vous brouiller tous trois.
L'époux offensé mit une main sur ses yeux ; de grosses larmes filtrèrent bientôt entre ses doigts. Il se détourna brusquement et sortit.
Les yeux de la princesse étaient secs ; de bruyants sanglots soulevaient sa poitrine ; elle était à genoux sur le sol, la figure cachée dans un des coussins du divan.
Pravdine, les bras croisés, était debout ; plongé dans une sorte d’engourdissement, il ne put trouver un mot pour se défendre vis-à-vis du prince, car une voix intérieure l’accusait lui-même plus hautement encore que son accusateur ; il ne put prodiguer aucune consolation à la princesse, car il n’en trouvait aucune en lui. L'égoïsme de la passion apparut à ses yeux dans toute sa nudité, dans toute sa brutale laideur.
« C'est toi, c’est toi qui as fait pleurer sa conscience, qui as brisé cette coupe précieuse ! c’est toi qui as jeté au feu cette myrrhe, afin d’avoir pour quelques instants la jouissance de son parfum. Tu savais qu’elle renfermait le talisman du bonheur, l’alliance de l’inflexible destin, la gloire et la vie de ta bien-aimée… tu le savais, et tu as brisé l’enveloppe ainsi qu’un enfant brise son jouet afin de voir ce qu’il contient. Contemple maintenant l’âme de Flora, anéantie par toi ; admire son cœur, dont tu as jeté les lambeaux aux remords ; admire son esprit, qui à partir de ce jour, sera le repaire des idées sombres, des visions accusatrices… Et pour quoi, pour qui cela ? Ne cherche point à te dissimuler, tout cela a été pour toi, pour ta jouissance personnelle ! Tu n’as point lutté avec ta passion, tu n’as point cherché à fuir la séduction, tu ne t’es pas offert en sacrifice ; non : semblable au prêtre païen, tu as tué la victime au nom de l’idole Amour, et tu l’as toi-même dévorée. Quelle place as-tu donnée dans le monde à la princesse ? À partir d’aujourd’hui, dans chaque salut, elle croira voir une offense ; dans chaque sourire, un sarcasme ; dans chaque baiser, un baiser de Judas ; dans la plus innocente conversation, elle sentira des piqûres d’épines ; dans la plus franche amitié, elle verra une arrière-pensée. Toute sa vie sera désormais la proie du doute amer, des soupirs étouffants, des larmes qui dévorent le cœur ! »
Oui, il est affreux, le réveil de l’enivrement de la passion ! Épuisés de corps et d’esprit, nous sortons de notre engourdissement à la voix de l’incorruptible jury qui, des profondeurs de notre âme, fait entendre le terrible verdict : Coupable !
Pravdine se détourna de la princesse. Le jour se levait, et, appuyé à la fenêtre, il laissa tomber ses regards vers la mer infinie, en ce moment aussi sombre et déserte que l’âme du jeune homme. D'immenses vagues, semblables à un régiment de baleines, couraient, se heurtant dans l’espace, lorsque, tout à coup, au milieu d’elles apparut un vaisseau ; seulement, à travers les vapeurs du brouillard, sa forme se montra si vague, si indécise, qu’un marin superstitieux aurait dit : « C'est le vaisseau fantôme condamné à se traîner éternellement sur l’Océan, avec son équipage maudit. »
Avec quelle anxiété, quelle palpitation de cœur Pravdine suivait des yeux le mouvement du vaisseau, qui tantôt apparaissait, tantôt disparaissait, et, enveloppé de brouillard, se confondait avec les nuages ! La tempête était apaisée, mais de sombres nuées couraient encore de tous côtés comme des vainqueurs occupés à compter les morts ennemis.
Enfin, sous les rayons du soleil levant, les vapeurs de la mer et les doutes de Pravdine se dissipèrent. Le vaisseau remarqué par lui était effectivement la frégate l’Espérance, qui se trouvait, hélas ! dans la plus triste situation : ses mâts étaient renversés, ses voiles déchirées, et quelques lambeaux encore étendus semblaient témoigner d’une dernière lutte avec le destin, qui s’efforçait d’entraîner la frégate contre les rochers. Oh ! puissant est celui qui aurait pu analyser physiologiquement l’exclamation que ce spectacle arracha à Pravdine : « Encore cela ! » Si le diable de Lesage, qui soulevait les toits, eût pu en ce moment en faire autant du crâne de Pravdine, il eût reculé d’épouvante à la vue de ce qui se passait dans ce cerveau. Semblant craindre que le tourbillon de ses idées ne fît éclater sa tête, le jeune homme pressait convulsivement son front de ses mains, et ses yeux hagards se portaient alternativement de la frégate à la princesse, de la mer à sa bien-aimée ; Pravdine était en ce moment l’image vivante du châtiment entre deux victimes, entre deux crimes : l’un contre les lois morales, l’autre contre le devoir matériel.
Enfin, le devoir triompha de la passion. Pravdine mit un ardent baiser sur le front de la princesse en disant :
– Pardonne-moi, Flora, et adieu ! Nous devons nous séparer ; ma frégate est en péril !
Flora s’élança avec la rapidité de la lionne qui se voit enlever son dernier lionceau.
– En péril ! Ta frégate est en péril !… Et moi-même où suis-je ? Ne suis-je point dans la détresse ? Tu te prends de pitié pour le bois et le fer, mais non pour un cœur que tu as brisé ; tu oublies que, pour toi, j’ai tout donné, tout oublié. Non ! tu es à moi, à moi pour toujours ; je t’ai acquis au prix de mon bonheur en ce monde, de mon paradis dans l’autre ? N'est-il pas vrai, mon Élie, tu ne saurais m’abandonner ? Je n’ai plus que toi pour mon protecteur. Il y a une heure encore, je possédais un nom, une patrie, une famille, des amis ; et tu m’as enlevé tout cela comme on cueille des fleurs ; je ne me plaindrai pas, je ne regretterai rien aussi longtemps que je t’aurai près de moi. Ton cœur sera ma patrie, tes bras seront ma famille, tes paroles seront mes amis ; tu renfermeras pour moi le monde entier… Oh ! ne m’abandonne pas, ne me fais pas mourir !
Elle entoura amoureusement Pravdine de ses bras de marbre ; elle lui murmura à l’oreille des mots passionnés et sans suite.
Mais Pravdine répondit :
– Âme de mon âme, le passé est irréparable ; ne t’inquiète point de l’avenir ; nous pourrons encore le forcer à nous obéir ! Je vais me rendre sur la frégate, afin de la secourir avant qu’il soit trop tard. Tu es libre maintenant de te rendre où bon te semble : pars immédiatement pour l’Italie ! J'irai te retrouver dans un des ports de la Méditerranée. Permets-moi de m’éloigner, cela est indispensable au salut des débris de mon honneur, au salut peut-être de cinq cents de mes camarades. Je te jure que demain au soir je serai dans tes bras… Regarde, l’orage s’apaise !…
La princesse plongea un long et profond regard dans les yeux de Pravdine.
– Tu ne me trompes pas, dit-elle avec un douloureux soupir ; mais le sort ne peut-il nous tromper ?… Oh ! ne pars pas… j’ai le pressentiment que nous ne nous reverrions plus… Du moins, ne me dis pas adieu, c’est un mot que je hais. Je remets mon cœur entre tes mains, Élie, et je confie le tien à Dieu.
Elle tomba à genoux devant la fenêtre, semblant supplier la mer furieuse de faire grâce à l’ami qu’elle lui confiait ; puis, son regard s’élevant vers le ciel, elle lui adressa une longue et fervente prière. Dans cette adorable figure, baignée de larmes, exprimant la foi dans toute sa pureté, on aurait cru voir l’ange du pardon implorant Dieu pour les pécheurs !…
Elle se retourna vers Pravdine, recevant avec un triste sourire son baiser d’adieu ; puis elle suivit quelque temps des yeux le jeune homme qui s’éloignait, et tomba inanimée sur le froid plancher de la chambre d’auberge…
– Enfants, cria le capitaine aux rameurs qui l’attendaient sur le rivage, couchés près de la chaloupe qu’ils avaient amenée sur la grève, j’ai besoin de me rendre à la frégate ; s’il faut mourir, que ce soit du moins avec nos compagnons ; partons !
– Avec joie ! crièrent d’une commune voix les braves matelots, pour lesquels chaque désir de leur capitaine était sacré, chacun de ses ordres une loi.
Il n’était pas facile de sortir de la baie ; à chaque nouvelle tentative, la barque était rejetée en arrière par les brisants furieux. Quatre fois les matelots s’efforcèrent en vain de franchir cette muraille de vagues. Enfin, après un dernier et vigoureux effort, ils se trouvèrent en mer. La chaloupe était violemment ballottée par les flots déchaînés ; le vent soufflait vers la rive de façon qu’on ne pût se servir de la voile et que les rames durent agir seules. Deux hommes étaient occupés sans interruption à vider l’eau qui, de tous côtés, envahissait la barque.
Le gouvernail était aux mains d’un pilote émérite, habitué depuis longtemps aux bourrasques et aux dangers, pour lequel, d’après son expression, la mer était un carnaval dont les vagues étaient les crêpes. Il s’occupait de sa manœuvre avec autant de sang-froid que si tout eût marché d’après les lois ordinaires de la nature.
Ayant accompagné le capitaine dans ses plus lointaines expéditions, il connaissait à fond le caractère de son maître, et savait lire sur sa physionomie l’instant où ses discours étaient bien accueillis.
– Oserai-je vous demander, Élie-Petrovitch, dit-il à demi-voix, si les songes que nous avons parfois nous sont envoyés de Dieu ?
– Cela arrive, répondit distraitement Pravdine.
– Le mien vient immédiatement de Dieu, Votre Excellence ; car, enfin, le démon ne saurait entrer dans la tête d’un chrétien qui s’est signé avant de s’endormir. J'avais pourtant, hier au soir, mis une croix sur mon traversin ; car, voyez-vous, Excellence, avec une croix, un lit de pierre même semble doux, et néanmoins j’ai eu un rêve bien étrange… – Allons, les amis, enfoncez l’aviron, ferme ; faites avancer rapidement. – J'ai rêvé, reprit-il, que sur notre Espérance, se pressait une foule immense, et cependant ce n’était ni une revue ni une fête. Il y avait nombre d’amiraux, de généraux, d’officiers d’état-major, qui tous buvaient et mangeaient, mais au milieu d’un tel silence, que l’on eût entendu une mouche voler ; puis Votre Excellence apparut tout à coup, je ne sais d’où, en grand uniforme ; vous aviez une dame au bras, et, vous approchant de moi, vous dîtes à cette dame : « Je l’emmène avec nous ; il y a assez longtemps qu’il sert, ses vieux os ont besoin de repos ! » Ce qui signifie que vous prendrez votre retraite, et que vous m’emmènerez à votre service. Mais ce n’est pas là le plus bizarre. Figurez-vous, Excellence, qu’en m’examinant, je m’aperçus qu’au lieu d’être en jaquette d’uniforme, j’avais une longue chemise blanche… Je me réveillai en sursaut ; mon cœur battait si fort, que j’eus peine à faire un signe de croix. Que peut vouloir signifier un semblable rêve, Excellence ?
Pravdine tomba involontairement dans une profonde méditation. L'idée de la mort envahit comme naguère son esprit ; mais, cette fois, elle n’apportait aucune idée consolatrice. Mourir avant d’avoir eu le temps de se réconcilier avec sa conscience par quelque bonne action, sans avoir eu le temps de racheter avec gloire les fautes du passé !…
Il se souvint alors qu’une simple planche le séparait seule de l’humide tombeau ; il tressaillit et regarda autour de lui ; la mer roulait effrayante ; la frégate n’était pas loin, mais le roulis la balançait avec tant de violence, que la bordure de cuivre se découvrait à fleur d’eau, brillante comme une armure gigantesque ; puis la vague engloutissait de nouveau tout un côté du navire, baignant jusqu’au pied de ses mâts. Une demi-encâblure au plus séparait la chaloupe du bord, mais ce bord était plus difficile à atteindre que des rochers à pic. Les brisants frappaient en hurlant les flancs du bâtiment, menaçant à chaque instant d’engloutir la frêle nacelle, qui luttait courageusement.
– Priez, rameurs !… Prie saint Nicolas ! dit le capitaine en frappant sur l’épaule du pilote ; les prières des matelots sont écoutées du Ciel. Si nous arrivons heureusement à bord, Grebetz, tu berceras encore mes petits-fils.
– Le croc ! s’écria Grebetz.
Du bord, on répondit :
– Saisissez-le, saisissez-le !
L'instant fatal était arrivé.
L'œil du capitaine ne s’était point trompé sur le degré du danger.
Le songe du pilote devait se réaliser !…
Dans la nuit qui suivit ce jour, le vent avait complètement cessé, la mer était calme. De temps en temps seulement, un bruissement de ses vagues se faisait entendre, pareil à un soupir de lassitude.
La frégate l’Espérance, complètement avariée, était à l’ancre, non loin du rivage où elle avait été remorquée. On y travaillait à force ; le bruit des scies, des marteaux, des maillets troublait le silence des environs. On remplaçait les mâts brisés par les vergues de détresse ; on changeait les agrès ; on raccommodait les filets ; le tillac représentait un chaos ; le travail régnait partout, et cependant l’on sentait que nul n’avait le cœur à l’ouvrage. Les matelots vaquaient à leur besogne sans chansons et sans récits ; ils parlaient à mi-voix en hochant tristement la tête ; on devinait qu’ils étaient sous le poids d’un événement douloureux.
– Eh bien, n’y a-t-il pas d’espoir ? demanda un enseigne au docteur Stettinsky, qui, sortant de l’infirmerie, se dirigeait vers le tillac.
– Pas le moindre, répondit le docteur ; la médecine lui est aussi inutile à cette heure qu’une pipe de tabac ; il ne reste qu’à lui prendre mesure pour son suaire.
– C'est grand dommage ! car Grebetz était un brave marin ! Et dans quelle situation se trouvent ceux qui ont été blessés par la chute des mâts ?
– On pourra en sauver deux ; les trois autres s’en iront rejoindre les sept premiers.
– Cela est pénible, bien pénible ! Dix victimes sur la frégate et six de la barque du capitaine, c’est horrible ! Je frissonne lorsque je pense à la manière dont la barque est venue se briser à notre bord ! Grebetz s’est fracassé sous mes yeux, contre le porte-hauban ; un autre a été aplati comme un bouton. Mais qu’importe tout cela, si notre capitaine peut être sauvé ? L'avez-vous quitté depuis longtemps, Stettinsky ?
– Je l’ai laissé, il y a une demi-heure, perdant toujours beaucoup de sang par la blessure que ce maudit clou lui a faite au côté. J'ai eu grand’peine à arrêter l’hémorragie ; maintenant, la fièvre semble vouloir se calmer, mais l’esprit est plus malade que le corps : affection mentale. Il est en proie à une violente surexcitation nerveuse, causée par les avaries de la frégate et la mort d’un si grand nombre de gens. Si nous devions, nous autres médecins, nous chagriner autant lorsque nous commettons une faute, il ne nous resterait qu’à nous étrangler après notre premier jour de service à la clinique.
– Il est heureux, docteur, que tout le monde ne puisse s’accoutumer aussi subitement à la mort d’autrui. Quant à notre capitaine, savez-vous qu’à part notre blâme et celui des Anglais, sa promenade pourrait fort bien lui coûter les épaulettes ?
– Est-il possible qu’on le fasse passer en jugement pour un mât brisé ?
– Oui, Stettinsky. Dieu nous préserve du conseil de guerre ! c’est pis que vos consultations ; et cependant, dans le cas présent, il est inévitable. L'empereur connaît personnellement Pravdine, cela est vrai. Après l’affaire de Navarin, il l’a lui-même nommé commandant de la frégate ; le gouvernement respecte notre capitaine ; mais vous savez vous-même que lorsqu’il s’agit du service, il n’y a ni ménagement ni partialité.
– Oui, oui ! ce sera pour la flotte une perte irréparable !
– Du reste, faites votre devoir, et nous autres officiers, nous saurons nous acquitter du nôtre. Comme s’il n’y avait pas moyen de mettre sur le vent les trois quarts de la faute ! On s’arrange avec la tempête comme vous avec les maladies : on dissimule et on brode.
– Dieu le veuille ! Dieu le veuille !
Sur ces mots, le docteur entra dans la cabine du capitaine.
Qui aurait pu reconnaître sous cette enveloppe de pâleur et d’affaissement ce Pravdine qui, la veille encore, rayonnait de santé et d’espérance ? Sa tête blessée était entourée de linges ; ses prunelles étaient fixes et mornes au milieu du cercle bleu qui les entourait ; sa main gauche soutenait sa tête, sa main droite était posée dans celle de Nil-Paulovitch, assis sur le lit du malade.
Les deux amis causaient, et des larmes tremblaient au bord de leurs cils.
– Niloutcha, ne cherche point à me justifier, je vois clair maintenant ; je suis le seul coupable, et serai le seul à en répondre. Si je ne t’avais mis aux arrêts, nous n’aurions pas eu la moindre avarie. On ne peut accuser Strelkine, qui est un jeune officier et un lieutenant novice, d’avoir vogué sous le grain en ayant le vent en poupe ; car il ne s’était jamais trouvé en de semblables circonstances.
– Du reste, répondit affectueusement Nil-Paulovitch, tout dépend de la manière de présenter l’affaire au conseil.
– Crois-tu, par hasard, mon ami, que je vais alléguer de menteuses excuses ? Non, jamais ! Demain, j’informerai de notre malheur l’empereur et l’amirauté sans leur rien dissimuler. Tu m’as pardonné ; la punition de mes chefs sera peut-être légère aussi ; mais pourrai-je jamais me pardonner à moi-même la mort de tant de braves gens ?…
– La vergue du grand hunier s’est brisée accidentellement. Au milieu de l’agitation générale, un des bas officiers a enlevé la balancine au lieu du câbleau de la voile d’étai du grand mât de hune, et les gens ont été lancés au loin. Mais ce malheur aurait aussi bien pu arriver en ta présence.
– Je suis convaincu qu’en ma présence ou en la tienne jamais on ne se serait livré à une semblable confusion… Et mes rameurs, hein ?
Pravdine remonta sa couverture sur son visage et demeura silencieux durant quelques minutes. Le frissonnement de la couverture prouvait qu’il était en proie à une violente émotion.
– Nil, dit enfin le malade en se découvrant, tu sais qu’il y a eu plus d’une erreur dans ma vie ; mais j’aurais volontiers donné à la mort la moitié des jours qui me restent à vivre et consacré l’autre à Dieu, si j’avais pu rayer du passé ces dernières vingt-quatre heures. Oui, je suis criminel, continua-t-il après quelques instants de silence. Je suis un criminel, moi qui ai abusé de la confiance impériale, qui ai séduit et perdu une femme aimée, qui ai offensé un ami, fait une tache à la marine russe, causé la mort de seize hommes pour satisfaire une fantaisie… Et je songerais encore à la vie ! Oh ! non, je ne veux pas, je ne dois pas survivre à mon honneur. La mer m’a élevé ; elle m’a donné ses orageuses passions ; qu’elle les reprenne maintenant ; je ne puis plus trouver le repos que dans son insondable profondeur. Si je suis condamné à souffrir au delà du tombeau, que la souffrance soit impuissante contre mon cœur et mon corps ; qu’elle se contente de mon âme, cela est déjà suffisant… Ô Mort ! tu m’apparais souriante comme Flora… Arrive, arrive vite !
Il étendit les bras en faisant entendre une effrayante exclamation ; le délire l’avait repris.
– La fièvre l’envahit de nouveau, dit le docteur à l’oreille de Nil-Paulovitch ; nous allons employer les calmants, et demain il sera mens sana in corpore sano.
Il recouvrit soigneusement le malade.
Nil-Paulovitch quitta la cabine et remonta, afin de rafraîchir ses idées ébranlées par tant de pénibles impressions. Le soleil était à son déclin. On battait le rappel du soir ; les deux pavillons se balançaient mollement sous le souffle de la brise ; la nuit s’avançait calme et sereine, tandis que le cœur du brave marin était bouleversé par l’inquiétude que lui causait le sort de son ami.
– Enfants privilégiés de la nature, pensait Nil, vous payez bien cher votre esprit, vos délicatesses de sentiment ! Vous avez d’immenses jouissances ; mais aussi combien vos souffrances sont aiguës et variées ! votre cœur est un télescope, donnant à tout des mesures gigantesques. Oh ! quel est celui qui, contemplant Pravdine, n’eût point désiré d’être sot, suffisant, ou insensible que la pierre !…
Vers minuit, Nil-Paulovitch entra sur la pointe des pieds dans la cabine du capitaine. Sur la table voisine du lit était une lettre commencée ; il était évident que Pravdine avait écrit depuis peu de temps, car l’encre brillait encore au bout de la plume, et deux gouttes de sang paraissaient fraîchement répandues sur le papier ; quant à Pravdine, il était étendu calme et la tête complètement voilée par la couverture. La main de l’ami souleva la couverture, et son regard anxieux examina la figure du malade. Il semblait plongé dans un profond sommeil ; une teinte rosée se jouait sur ses joues, mais les sourcils présentaient une douloureuse contraction, la souffrance se peignait sur les lèvres.
– Il souffre même en rêve ! se dit Nil-Paulovitch en sortant avec les mêmes précautions qu’il avait prises en entrant. – Grâces soient rendues à Dieu ! le capitaine va mieux, dit-il aux matelots assemblés en foule à la porte de la cabine.
Leurs physionomies inquiètes s’éclaircirent, et en un instant un joyeux murmure parcourut les rangs :
– Le capitaine va mieux !
Il allait mieux, en effet.
XI. Dernier message. §
Depuis le moment de la séparation, la princesse ne s’était pas éloignée de la fenêtre. Le soleil s’était levé, il était arrivé à son zénith, et la jeune femme, toujours assise à la même place, le cœur oppressé, contemplait, à l’aide d’une lunette d’approche, la frégate dans laquelle, sans jeu de mots, était renfermée toute son espérance. Une longue observation à travers le télescope produit non seulement sur le regard, mais encore sur l’imagination une sensation étrange. La distance qui, tout en conservant le mouvement aux gens et aux choses, ne laisse arriver à nous aucun son, nous représente comme une autre sphère. Semblables à des fantômes, ils se meuvent à nos yeux ; nous voudrions saisir leurs discours, leurs pensées, nous rendre compte de chacun de leurs gestes, et plus nous regardons, plus notre curiosité s’accroît.
Vers cinq heures de l’après-midi, la princesse remarqua une plus grande agitation sur la frégate. Les matelots avaient débarrassé et orné le pont, un objet rouge fut lancé à la mer, et, aussitôt après, trois coups de canons vibrèrent !… Puis le pavillon, qui jusque-là était resté plié, flotta dans toute sa longueur… Le son du dernier coup de canon se perdit dans le lointain, la fumée se mêla aux nuages, et tout reprit son aspect primitif.
La princesse contemplait cette scène dont elle ne pouvait se rendre compte, et qui s’offrait à son regard, confuse comme un rêve ; elle essuya à plusieurs reprises le verre du télescope, mais le voile resta devant ses yeux, d’où les larmes s’échappaient.
– Cela provient de ce que je suis fatiguée, murmura-t-elle.
Et, pensive, sa tête s’inclina sur sa main, un frisson involontaire parcourut tout son corps.
– Comme le vent est froid ! pensa la jeune femme en croisant son châle sur son sein.
Puis une angoisse indescriptible oppressa son cœur.
– Aujourd’hui même, il ne viendra point ! dit-elle tristement.
Quoique ces paroles indiquassent une déception, on sentait néanmoins une lueur d’espérance dans le ton qui les avait dictées, quelque chose de cette aveugle confiance de l’enfant pour son bourreau.
Aujourd’hui ?… Le jour a-t-il donc un crépuscule au delà de la tombe ? l’aurore succède-t-elle à la nuit chez les morts ?…
La princesse restait assise, plongée dans un profond et pénible anéantissement ; anéantissement dépourvu de toute idée, de toute sensation ; anéantissement qui, semblable à la mer Morte, n’a ni lames, ni flux, ni reflux ; c’est un désert muet, étouffant, dont les oiseaux craignent de s’approcher ; en un mot, c’est un anéantissement qui ne diffère de la mort qu’en ce qu’il est le conservateur de la douleur.
Il était onze heures du soir, lorsqu’un pas d’homme, se faisant entendre dans le corridor qui conduisait à la chambre de la princesse, l’éveilla brusquement de la torpeur funèbre où elle était plongée. La première idée qui se fit jour dans l’esprit de la malheureuse femme, le premier son qu’articulèrent ses lèvres fut :
– C'est lui !
Et elle s’élança impétueusement vers la porte, tombant dans les bras de celui qui entrait.
– Princesse, prononça une voix inconnue, vous vous trompez ; je ne suis point Pravdine ; je ne suis que son envoyé.
Nil-Paulovitch tendit une lettre à la princesse.
Celle-ci fit un bond en arrière, comme si elle s’était heurtée à un serpent.
– Et Pravdine ?… Il n’a donc pas voulu venir ? s’écria-t-elle d’un ton de reproche. Il m’a trompée !… Du reste, en qui avoir foi maintenant, puisque mon cœur lui-même a pu m’induire en erreur ? Dites-moi vite où est mon Élie ? est-il bien portant ? quand arrivera-t-il ici ?
Nil-Paulovitch resta silencieux.
Les yeux de Flora brillèrent comme la pointe d’un kandjar.
– Je vous comprends, monsieur le lieutenant, dit-elle avec irritation ; vous avez su le décider à ne point venir, vous avez toujours été l’ennemi de notre amour. Plus d’une fois votre nom a arraché Pravdine de mes bras… il devenait sombre et silencieux lorsqu’il vous voyait venir… Après me l’avoir enlevé, qu’en avez-vous fait ? où avez-vous caché mon Élie ? Répondez, monsieur !
– Femme infortunée, je puis vous répondre par la même question : Où avez-vous amené Pravdine ? qu’en avez-vous fait ?
– Serait-il mort ?… demanda la princesse glacée d’épouvante.
– Mon pauvre ami a répandu son sang… Mais, avant son sang, il a répandu des larmes amères. Dans une lettre, il me charge de vous consoler ; mais puis-je donner ce que je n’ai point ?… Je ne suis pas Dieu, et Dieu seul peut apaiser les larmes du chagrin et du remords ! ajouta doucement Nil-Paulovitch, pour qui la perte de son ami dominait tout autre sentiment. Adieu, princesse ! que Dieu vous accorde l’oubli, c’est le seul bonheur des malheureux !
Et il sortit.
Flora ouvrit d’une main tremblante la lettre écrite par la main glacée d’un mourant. Nous ne la lirons point ; nous ne violerons point le secret de la tombe, le secret que les mourants ont enseveli avec eux dans la poussière.
Pleurs et plaintes, dons du ciel ! par vous l’infortuné échappe à une partie de la souffrance que lui fait éprouver la torture qui le déchire. Mais la douleur de celui dont les yeux n’ont pas une larme, la bouche pas un sanglot, le cœur pas un soupir ; la douleur de celui dont l’esprit n’a plus qu’une pensée, la pensée de sa solitude, la pensée inflexible qui lui murmure à tout instant : « Ainsi que le vautour de Prométhée, tu rongeras éternellement ton cœur ; » oh ! cette douleur-là est horrible !
XII. Conclusion. §
Extrait du journal L'ABEILLE DU NORD, du mois d’août de l’année 1831.
« Hier est entrée dans notre rade la frégate l’Espérance, venant de la Méditerranée, et commandée par le capitaine-lieutenant Paulovitch. La beauté du vaisseau, l’ordre qui y règne, l’air de santé et de vigueur de l’équipage ont attiré l’attention des autorités et de tous les visiteurs de la frégate. »
Le 31 août de l’année 1832, eut lieu à Saint-Pétersbourg l’ouverture du théâtre Alexandre. À sept heures, la salle était comble. Le parterre, l’amphithéâtre resplendissaient de décorations et de riches uniformes. Cinq rangées de loges étalaient la variété des toilettes féminines ; vous eussiez dit un vase de fleurs émaillées d’une rosée de brillants.
On voyait de ravissants visages encadrés par des plumes comme des chérubins par leurs ailes.
Des milliers de bougies, distribuées entre les loges, joignaient leur clarté au lustre éblouissant.
Les dieux de l’Olympe semblaient jeter, du plafond, des regards envieux sur ce luxe terrestre ; les déesses rougissaient de dépit en se voyant éclipsées par la beauté des dames russes. Tout était charme, lumière, magie ! En un mot, la salle du théâtre Alexandre, et ce qu’elle renfermait, ressemblait en ce moment à un grandiose et magique rêve de la jeunesse sous le brûlant ciel du Midi… Oh ! croyez-moi, la vie du monde a aussi sa poésie, bien qu’elle soit rare et chère !
La famille impériale n’était pas encore arrivée, et la foule distrayait son impatience par un bourdonnement confus. Deux hommes entrèrent dans le troisième rang des fauteuils d’orchestre ; et, après s’être inclinés poliment chaque fois qu’ils heurtaient un pied ou une épaule, ils arrivèrent enfin à leur place, y posèrent leur chapeau, et, se tenant debout, se disposèrent à passer la salle en revue.
L'un de ces hommes était jeune encore, d’une taille et d’une physionomie agréables. Il était en petite tenue d’uniforme du Collège-Étranger. Tournant le dos à la scène, et répondant à peine aux saluts que lui adressaient ses connaissances, il fixa fort attentivement à travers ses lunettes une loge encore vide. (Les lunettes sont l’appendice obligé de tous les diplomates ; on n’a pas encore pu s’assurer s’ils les portaient pour mieux saisir le regard d’autrui ou pour mieux dissimuler le leur.) Le second de ces messieurs était un jeune homme dans toute l’acception du mot, aux mouvements vifs, à l’expression joyeuse et expansive ; il paraissait si satisfait des revers rouges de son uniforme, si heureux du luxe qui rayonnait autour de lui, qu’il avait l’air d’un papillon par un beau jour de mai. Il examinait tout et chacun, et riait de plein cœur en écoutant les épigrammes de son élégant compagnon, qui avait peine à satisfaire à la rapidité de ses questions.
Au moment où ils achevaient la revue de tous les ambassadeurs et autres dignitaires, de toutes les femmes belles et connues, la porte de la loge restée vide s’ouvrit brusquement, livrant passage à deux femmes resplendissantes de toilette et de beauté.
Paraissant indifférentes aux murmures et aux regards admirateurs qui accueillirent leur entrée, elles se débarrassèrent de leur châle, secouèrent de la main leurs manches légères, et se tournèrent vers leur cavalier, lui faisant observer combien les couloirs étaient étroits.
Ce cavalier était un général d’un âge mûr ; sa poitrine était couverte de décorations ; un sourire épanouissait sa figure.
– Ah ! Joseph, s’écria avec feu le jeune homme en s’adressant au diplomate, dis-moi vite quelle est cette ravissante personne en toque rouge qui occupe la droite de la loge. Ses yeux semblent faits d’étincelles et de brillants ; sa bouche semble une coquille à perles entr'ouverte sous un rayon de soleil… Tout s’éclaire autour d’elle ; c’est la déesse de la joie ! Son nom, son nom ?
– Comme tu as pris feu, mon cher ! répondit le diplomate. Permets néanmoins que je te calme : c’est Sophie Lenovitch, ma femme.
Lenovitch, après s’être amusé quelque temps de la confusion où cette révélation avait plongé le jeune homme, poursuivit d’un ton de badinage :
– Oui, c’est ma femme ; mais tu ne seras pas son poète, cher ami. Pendant six mois, tu peux venir autant qu’il te plaira chez moi ; car, pendant six mois, tu seras encore sans danger ; mais, plus tard, mon cher, que cela te fâche ou non, je répondrai à cet enthousiasme par cette phrase : « Vous êtes un brave garçon, un homme honnête ; mais remarquez bien ma porte pour n’y entrer jamais ! »
Cette plaisanterie fut dite d’un ton si amical, que le jeune homme, rasséréné, voulut atténuer l’exaltation de ses premières louanges, en les reportant sur la dame qui accompagnait madame Lenovitch.
– Sais-tu, Joseph, que l’amie de ta femme est charmante comme la mélancolie ? Remarque : chacun des regards de ses yeux noirs brille comme une larme, sa respiration semble un soupir, ses boucles noires se jouent autour de son pâle visage, ses formes sont comme voilées sous une fumée diaphane.
– Est-ce de l’assaut de Varsovie, mon cher, que tu as rapporté cette fumée ? Mets-la immédiatement en rimes, et sois persuadé qu’en arrosant ton œuvre de quelques bouteilles de champagne tes amis te proclameront poète.
– Plaisante à ton aise ; les traits de cette beauté se sont si profondément gravés dans ma mémoire, que, demain, je ferai son portrait, et quiconque aura vu l’original, ne fût-ce qu’une fois, dira : « C'est elle ! » Dis-moi donc son nom ?
– Tu vois le général qui est assis derrière Sophie : c’est le prince Pierre, un de mes parents éloignés, et cette dame aux yeux noirs est sa femme.
– La princesse Flora ? s’écria le jeune militaire avec une joie si immodérée, que plusieurs lorgnettes se braquèrent sur lui. La princesse Flora, qui, durant une année, a eu de si grands succès dans tous les salons de Saint-Pétersbourg ! Flora était l’idéal de mon frère. À son retour de Saint-Pétersbourg, en 1829, il ne m’entretenait que d’elle… Il m’est enfin donné de contempler à mon tour cette merveilleuse créature !
– Le merveilleux ne reste pas longtemps sur terre, dit Lenovitch en soupirant. Cette dame brune est la seconde femme du prince Pierre, et Flora, cet ange de bonté et de beauté, Flora, à laquelle je suis redevable de mon bonheur, est morte en Angleterre. Je te raconterai quelque jour sa triste histoire !
Les yeux de Lenovitch, quelque diplomate qu’il fût, ne purent cacher une larme.
Le jeune militaire se taisait, en proie à de pénibles réflexions. Mais l’orchestre fit entendre sa voix, le rideau se leva… et le sort de Flora fut oublié.
L'oubli nous attend tous, l’oubli inoffensif. Mais peut-être, un jour, quelque Lovelace sans âme saura extraire un doux poison de l’amour de Flora et de Pravdine, en ne racontant à l’inexpérience que ce qui peut servir ses projets. Peut-être lira-t-il cette histoire du cœur en tête-à-tête dans le boudoir de quelque charmante femme, à laquelle il n’aura jusqu’à ce moment osé dire, que des yeux seulement : « Je vous aime ! » Les couleurs de la passion animeront ses joues, sa voix tremblera sous la feinte émotion de son âme, et une larme d’emprunt brillera sur ses cils… Il épiera avidement un soupir de tristesse, une larme de compassion, la compassion étant l’avant-coureur de l’amour, et, lorsqu’il aura saisi ces signes, il tombera aux genoux de la femme émue en s’écriant :
– Oh ! soyez ma Flora, car je vous adore comme Pravdine l’adorait.
– Vous oubliez leurs infortunes ? répondra-t-elle.
– Chacun a ses infortunes… Mais une part de félicité nous attend ! Mon sort, dût-il être plus malheureux que celui de Pravdine, je l’accepterais volontiers pour une seconde de bonheur… Oh ! si vous saviez combien je vous aime !
Et on l’écoute, on le croit presque !
À cette pensée, l’envie me prend de briser ma plume.
Mais, hélas ! y a-t-il une chose au monde, outre les idées, les paroles, les sensations, où le mal ne soit constamment mêlé au bien ? L'abeille extrait son miel de la belladone, et les hommes en tirent du poison. Le vin ranime l’homme sobre et abat l’ivrogne jusqu’à l’âme.
Rejetons, par conséquent, la plaisante idée de vouloir réformer l’humanité par des paroles ; laissons ce soin à la Providence. Contentons-nous de dire : « Telle chose s’est passée ainsi, » et que le temps y prenne sa part de bien et de mal.
Les habitants des ports de mer sont épouvantés, le soir à la vue d’un vaisseau qui périt ; le lendemain matin, ils vont sur la grève, et, rassemblant les débris que le flot y a jetés, ils en construisent une fragile nacelle, et s’élancent en chantant sur la mer orageuse…
FIN