Avant-propos §
Les événements que je vais raconter sont si étranges, les personnages que je vais mettre en scène sont si extraordinaires, que je crois devoir, avant de leur livrer le premier chapitre de mon livre, causer pendant quelques minutes de ces événements et de ces personnages avec mes futurs lecteurs.
Les événements appartiennent à cette période du Directoire comprise entre l’année 1798 et 1800. Les deux faits dominants sont la conquête du royaume de Naples par Championnet, et la restauration du roi Ferdinand par le cardinal Ruffo ; – deux faits aussi incroyables l’un que l’autre, puisque Championnet, avec 10,000 républicains, bat une armée de 65,000 soldats, et s’empare, après trois jours de siège, d’une capitale de 500,000 habitants, et que Ruffo, parti de Messine avec cinq personnes, fait la boule de neige, traverse toute la péninsule, de Reggio au pont de la Madeleine, arrive à Naples avec 40,000 sanfédistes et rétablit sur le trône le roi déchu.
Il faut Naples, son peuple ignorant, mobile et superstitieux pour que de pareilles impossibilités deviennent des faits historiques.
Donc, voici le cadre :
L’invasion des Français, la proclamation de la république parthénopéenne, le développement des grandes individualités qui ont fait la gloire de Naples pendant les quatre mois que dura cette république, la réaction sanfédiste de Ruffo, le rétablissement de Ferdinand sur le trône et les massacres qui furent la suite de cette restauration.
Quant aux personnages, comme dans tous les livres de ce genre que nous avons écrits, ils se divisent en personnages historiques et en personnages d’imagination.
Une chose qui va paraître singulière à nos lecteurs, c’est que nous leur livrons, sans plaider aucunement leur cause, les personnages de notre imagination qui forment la partie romanesque de ce livre ; ces lecteurs ont été pendant plus d’un quart de siècle assez indulgents à notre égard, pour que, reparaissant après sept ou huit ans de silence, nous ne croyions pas avoir besoin de faire appel à leur ancienne sympathie. Qu’ils soient pour nous ce qu’ils ont toujours été, et nous nous regarderons comme trop heureux.
Mais c’est de quelques-uns des personnages historiques, au contraire, qu’il nous paraît de première nécessité de les entretenir ; sans quoi, nous pourrions courir ce risque qu’ils soient pris, sinon pour des créations de fantaisie, du moins pour des masques costumés à notre guise, tant ces personnages historiques, dans leur excentricité bouffonne ou dans leur bestiale férocité, sont en dehors non-seulement de ce qui se passe sous nos yeux, mais encore de ce que nous pouvons imaginer.
Ainsi, nous n’avons nul exemple d’une royauté qui nous donne pour spécimen Ferdinand, d’un peuple qui nous donne pour type Mammone. – Vous le voyez, je prends les deux extrémités de l’échelle sociale : le roi, chef d’État ; le paysan, chef de bande.
Commençons par le roi, et, pour ne pas faire crier les consciences royalistes à l’impiété monarchique, interrogeons un homme qui a fait deux voyages à Naples, et qui a vu et étudié le roi Ferdinand à l’époque où les nécessités de notre plan nous forcent à le mettre en scène. Cet homme est Joseph Gorani, citoyen français, comme il s’intitule lui-même, auteur des Mémoires secrets et critiques des cours et gouvernements et des mœurs des principaux États de l’Italie.
Citons trois fragments de ce livre, et montrons le roi de Naples écolier, le roi de Naples chasseur, le roi de Naples pêcheur.
C’est Gorani, et non plus moi, qui va parler :
L’ÉDUCATION DU ROI DE NAPLES.
« Lorsqu’à la mort du roi Ferdinand VI d’Espagne, Charles III quitta le trône de Naples pour monter sur celui d’Espagne, il déclara incapable de régner l’aîné de ses fils, fit le second prince des Asturies, et laissa le troisième à Naples, où il fut reconnu roi, quoique encore en bas âge. L’aîné avait été rendu imbécile par les mauvais traitements de la reine, qui le battait toujours, comme les mauvaises mères de la lie du peuple ; elle était princesse de Saxe, dure, avare, impérieuse et méchante. Charles, en partant pour l’Espagne, jugea qu’il fallait nommer un gouverneur au roi de Naples, encore enfant. La reine, qui avait la plus grande confiance dans le gouvernement, mit cette place, une des plus importantes, aux enchères publiques ; le prince San-Nicandro fut le plus fort enchérisseur et l’emporta.
» San-Nicandro avait l’âme la plus impure qui ait jamais végété dans la boue de Naples ; ignorant, livré aux vices les plus honteux, n’ayant jamais rien lu de sa vie, que l’office de la Vierge, pour laquelle il avait une dévotion toute particulière, qui ne l’empêchait pas de se plonger dans la débauche la plus crapuleuse, tel est l’homme à qui l’on donna l’importante mission de former un roi. On devine aisément quelles furent les suites d’un choix pareil ; ne sachant rien lui-même, il ne pouvait rien enseigner à son élève ; mais ce n’était point assez pour tenir le monarque dans une éternelle enfance : il l’entoura d’individus de sa trempe et éloigna de lui tout homme de mérite qui aurait pu lui inspirer le désir de s’instruire ; jouissant d’une autorité sans bornes, il vendait les grâces, les emplois, les titres ; voulant rendre le roi incapable de veiller à la moindre partie de l’administration du royaume, il lui donna de bonne heure le goût de la chasse, sous prétexte de faire ainsi sa cour au père, qui avait toujours été passionné pour cet amusement. Comme si cette passion n’eût pas suffi pour l’éloigner des affaires, il associa encore à ce goût celui de la pêche, et ce sont encore ses divertissements favoris.
» Le roi de Naples est fort vif, et il l’était encore davantage étant enfant : il lui fallait des plaisirs pour absorber tous ses moments ; son gouverneur lui chercha de nouvelles récréations et voulut en même temps le corriger d’une trop grande douceur et d’une bonté qui faisaient le fond de son caractère. San-Nicandro savait qu’un des plus grands plaisirs du prince des Asturies, aujourd’hui roi d’Espagne, était d’écorcher des lapins ; il inspira à son élève le goût de les tuer ; le roi allait attendre les pauvres bêtes à un passage étroit par lequel on les obligeait de passer, et, armé d’une massue proportionnée à ses forces, il les assommait avec de grands éclats de rire. Pour varier ce divertissement, il prenait des chiens ou des chats et s’amusait à les berner jusqu’à ce qu’ils en crevassent ; enfin, pour rendre le plaisir plus vif, il désira voir berner des hommes, ce que son gouverneur trouva très-raisonnable : des paysans, des soldats, des ouvriers et même des seigneurs de la cour, servirent ainsi de jouet à cet enfant couronné ; mais un ordre de Charles III interrompit ce noble divertissement ; le roi n’eut plus la permission de berner que des animaux, à la réserve des chiens, que le roi d’Espagne prit sous sa protection catholique et royale !
» C’est ainsi que fut élevé Ferdinand IV, à qui l’on n’apprit pas même à lire et à écrire ; sa femme fut sa première maîtresse d’école. »
LE ROI DE NAPLES CHASSEUR.
« Une telle éducation devait produire un monstre, un Caligula. Les Napolitains s’y attendaient ; mais la bonté naturelle de ce jeune monarque triompha de l’influence d’une instruction si vicieuse ; on aurait eu avec lui un prince excellent s’il fût parvenu à se corriger de son penchant pour la chasse et pour la pêche, qui lui ôtent bien des moments qu’il pourrait consacrer avec utilité aux affaires publiques ; mais la crainte de perdre une matinée favorable pour son amusement le plus cher est capable de lui faire abandonner l’affaire la plus importante, et la reine et les ministres savent bien se prévaloir de cette faiblesse.
» Au mois de janvier 1788, Ferdinand tenait dans le palais de Caserte un conseil d’État ; la reine, le ministre Acton, Caracciolo et quelques autres y assistaient. Il s’agissait d’une affaire de la plus grande importance. Au milieu de la discussion, on entendit frapper à la porte ; cette interruption surprit tout le monde, et l’on ne pouvait concevoir quel était l’homme assez hardi pour choisir un moment tel que celui-là ; mais le roi s’élança à la porte, l’ouvrit et sortit ; il rentra bientôt avec les signes de la plus vive joie et pria que l’on finît très-vite, parce qu’il avait une affaire d’une tout autre importance que celle dont on s’entretenait ; on leva le conseil, et le roi se retira dans sa chambre pour se coucher de bonne heure, afin d’être sur pied le lendemain avant le jour.
» Cette affaire à laquelle nulle autre ne pouvait être comparée était un rendez-vous de chasse ; ces coups donnés à la porte de la salle du conseil étaient un signal convenu entre le roi et son piqueur, qui, selon ses ordres, venait l’avertir qu’une troupe de sangliers avait été vue dans la forêt à l’aube du jour, et qu’ils se rassemblaient chaque matin au même lieu. Il est clair qu’il fallait rompre le conseil pour se coucher d’assez bonne heure et être en état de surprendre les sangliers. S’ils se fussent échappés, que devenait la gloire de Ferdinand ?
» Une autre fois, dans le même lieu et dans les mêmes circonstances, trois coups de sifflet se firent entendre ; c’était encore un signal entre le roi et son piqueur ; mais la reine et ceux qui assistaient au conseil ne prirent point cette plaisanterie en bonne part ; le roi seul s’en amuse, ouvre promptement une fenêtre et donne audience à son piqueur, qui lui annonce une pose d’oiseaux, ajoutant que Sa Majesté n’avait pas un instant à perdre si elle voulait avoir le plaisir d’un coup heureux.
» Le dialogue terminé, Ferdinand revint avec précipitation et dit à la reine :
» – Ma chère maîtresse, préside à ma place et finis comme tu l’entendras l’affaire qui nous rassemble. »
LA PÊCHE ROYALE.
« On croit écouter un conte fait à plaisir lorsque l’on entend dire non-seulement que le roi de Naples pêche, mais encore qu’il vend lui-même le poisson qu’il a pris ; rien de plus vrai : j’ai assisté à ce spectacle amusant et unique en son genre, et je vais en offrir le tableau.
» Ordinairement, le roi pêche dans cette partie de la mer qui est voisine du mont Pausilippe, à trois ou quatre milles de Naples ; après avoir fait une ample capture de poissons, il retourne à terre ; et, quand il est débarqué, il jouit du plaisir le plus vif qui soit pour lui dans cet amusement : on étale sur le rivage tout le produit de la pêche, et alors les acheteurs se présentent et font leur marché avec le monarque lui-même. Ferdinand ne donne rien à crédit, il veut même toucher l’argent avant de livrer sa marchandise et témoigne une méfiance fort soupçonneuse. Alors, tout le monde peut s’approcher du roi, et les lazzaroni ont surtout ce privilège, car le roi leur montre plus d’amitié qu’à tous les autres spectateurs ; les lazzaroni ont pourtant des égards pour les étrangers qui veulent voir le monarque de près. Lorsque la vente commence, la scène devient extrêmement comique ; le roi vend aussi cher qu’il est possible, il prône son poisson en le prenant dans ses mains royales et en disant tout ce qu’il croit capable d’en donner envie aux acheteurs.
» Les Napolitains, qui sont ordinairement très-familiers, traitent le roi, dans ces occasions, avec la plus grande liberté et lui disent des injures comme si c’était un marchand ordinaire de marée qui voulût surfaire ; le roi s’amuse beaucoup de leurs invectives, qui le font rire à gorge déployée ; il va ensuite trouver la reine et lui raconte tout ce qui s’est passé à la pêche et à la vente du poisson, ce qui lui fournit un ample sujet de facéties ; mais, pendant tout le temps que le roi s’occupe à la chasse et à la pêche, la reine et les ministres, comme nous l’avons dit, gouvernent à leur fantaisie et les affaires n’en vont pas mieux pour cela. »
Attendez, et le roi Ferdinand va nous apparaître sous un nouvel aspect.
Cette fois, nous n’interrogerons plus Gorani, le voyageur qui un instant l’entrevoit vendant son poisson ou passant au galop pour se rendre à un rendez-vous de chasse ; nous nous adresserons à un familier de la maison, Palmieri de Micciche, marquis de Villalba, amant de la maîtresse du roi, qui va nous montrer celui-ci dans tout le cynisme de sa lâcheté.
Écoutez donc ; c’est le marquis de Villalba qui parle, et qui parle dans notre langue :
» Vous connaissez, n’est-ce pas ? les détails de la retraite de Ferdinand, de sa fuite, pour parler plus exactement, lors des événements de la basse Italie, à la fin de l’année 1798. Je les rappellerai en deux mots.
» Soixante mille Napolitains, commandés par le général autrichien Mack, et encouragés par la présence de leur roi, s’avançaient triomphalement jusqu’à Rome, lorsque Championnet et Macdonald, en réunissant leurs faibles corps, tombent sur cette armée et la mettent en déroute.
» Ferdinand se trouvait à Albano, lorsqu’il apprit cette foudroyante défaite.
» – Fuimmo ! fuimmo ! se prit-il à crier.
» Et il fuyait en effet.
» Mais, avant de monter en voiture :
» – Mon cher Ascoli, dit-il à son compagnon, tu sais combien il fourmille de jacobins par le temps qui court ! Ces fils de p… n’ont d’autre idée que de m’assassiner. Faisons une chose, changeons d’habits. En voyage, tu seras le roi, et moi, je serai le duc d’Ascoli. De cette manière, il y aura moins de danger pour moi.
» Ainsi dit, ainsi fait : le généreux Ascoli souscrit avec joie à cette incroyable proposition ; il s’empresse d’endosser l’uniforme du roi et lui donne le sien en échange, puis il prend la droite dans la voiture, et fouette cocher !
» Nouveau Dandino, le duc joue son rôle avec perfection dans leur course jusqu’à Naples, tandis que Ferdinand, à qui la peur donnait des inspirations, s’acquittait de celui du plus soumis des courtisans de manière à faire penser qu’il n’avait été autre chose toute sa vie.
» Le roi, à la vérité, sut toujours gré au duc d’Ascoli de ce trait peu ordinaire de dévouement monarchique, et, tant qu’il vécut, il ne cessa jamais de lui donner des preuves éclatantes de sa faveur ; mais, par une singularité que peut seulement expliquer le caractère de ce prince, il lui arrivait souvent de persifler le duc sur son dévouement, tandis qu’il se raillait sur sa propre poltronnerie.
» J’étais un jour en tiers avec ce seigneur chez la duchesse de Floridia, au moment où le roi vint lui offrir le bras pour la mener dîner. Simple ami sans importance de la maîtresse du lieu, et me sentant trop honoré de la présence du nouvel arrivé, je marmottais entre mes dents le Domine, non sum dignus, et je reculais même de quelques pas, lorsque la noble dame, tout en donnant un dernier regard à sa toilette, se prit à faire l’éloge du duc et de son attachement pour la personne de son royal amant.
» – Il est sans contredit, lui disait-elle, votre ami véritable, le plus dévoué de vos serviteurs, etc., etc.
» – Oui, oui, donna Lucia, répondit le roi. Aussi demandez à Ascoli quel est le tour que je lui ai joué quand nous nous sauvâmes d’Albano.
» Et puis il lui rendait compte du changement d’habits et de la manière dont ils s’étaient acquittés de leurs rôles, et il ajoutait, les larmes aux yeux et en riant de toute la force de ses poumons :
» – C’était lui le roi ! Si nous eussions rencontré les jacobins, il était pendu, et moi, j’étais sauvé !
» Tout est étrange dans cette histoire : étrange défaite, étrange fuite, étrange proposition, étrange révélation de ces faits, enfin, devant un étranger, car tel j’étais pour la cour et surtout pour le roi, auquel je n’avais parlé qu’une fois ou deux.
» Heureusement pour l’humanité, la chose la moins étrange, c’est le dévouement de l’honnête courtisan. »
Maintenant, l’esquisse que nous traçons d’un des personnages de notre livre, personnage à la ressemblance duquel nous craignons que l’on ne puisse croire, serait incomplète si nous ne voyions ce pulcinella royal que sous son côté lazzarone ; de profil, il est grotesque ; mais, de face, il est terrible.
Voici, traduite textuellement sur l’original, la lettre qu’il écrivait à Ruffo, vainqueur et près d’entrer à Naples ; c’est une liste de proscriptions dressée à la fois par la haine, par la vengeance et par la peur :
« Palerme, 1er mai 1799.
» Mon très-éminent,
» Après avoir lu et relu, et pesé avec la plus grande attention le passage de votre lettre du 1er avril, relatif au plan à arrêter sur le destin des nombreux criminels tombés ou qui peuvent tomber dans nos mains, soit dans les provinces, soit lorsque, avec l’aide de Dieu, la capitale sera rendue à ma domination, je dois d’abord vous annoncer que j’ai trouvé tout ce que vous me dites à ce sujet plein de sagesse, et illuminé de ces lumières, de cet esprit et de cet attachement dont vous m’avez donné et me donnez continuellement des preuves non équivoques.
» Je viens donc vous faire connaître quelles sont mes dispositions.
» Je conviens avec vous qu’il ne faut pas être trop acharné dans nos recherches, d’autant plus que les mauvais sujets se sont fait si ouvertement connaître, que l’on peut en fort peu de temps mettre la main sur les plus pervers.
» Mon intention est donc que les suivantes classes de coupables soient arrêtées et dûment gardées :
» Tous ceux du gouvernement provisoire et de la commission exécutive et législative de Naples ;
» Tous les membres de la commission militaire et de la police formée par les républicains ;
» Tous ceux qui ont fait partie des différentes municipalités et qui, en général, ont reçu une commission de la république ou des Français ;
» Tous ceux qui ont souscrit à une commission ayant en vue de faire des recherches sur les prétendues dilapidations et malversations de mon gouvernement ;
» Tous les officiers qui étaient à mon service et qui sont passés à celui de la soi-disant république ou des Français. Il est bien entendu que, dans le cas où mes officiers seraient pris les armes à la main contre mes armées ou contre celles de mes alliés, ils seront, dans le terme de vingt-quatre heures, fusillés sans autre forme de procès, ainsi que tous les barons qui se seront opposés par les armes à mes soldats ou à ceux de mes alliés ;
» Tous ceux qui ont fondé des journaux républicains ou imprimé des proclamations et autres écrits, comme par exemple des ouvrages pour exciter mes peuples à la révolte et répandre les maximes du nouveau gouvernement.
» Seront également arrêtés les syndics des villes et les députés des places qui enlevèrent le gouvernement à mon vicaire le général Pignatelli, ou s’opposèrent à ses opérations, et prirent des mesures en contradiction avec la fidélité qu’ils nous doivent.
» Je veux également que l’on arrête une certaine LOUISA MOLINA SAN-FELICE et un nommé Vincenzo Cuoco, qui découvrirent la contre-révolution que voulaient faire les royalistes, à la tête desquels étaient les Backer père et fils.
» Cela fait, mon intention est de nommer une commission extraordinaire de quelques hommes sûrs et choisis qui jugeront militairement les principaux criminels parmi ceux qui seront arrêtés, et avec toute la rigueur des lois.
» Ceux qui seront jugés moins coupables seront économiquement déportés hors de mes domaines pendant toute leur vie, et leurs biens seront confisqués.
» Et, à ce propos, je dois vous dire que j’ai trouvé très-sensé ce que vous observez, quant à la déportation ; mais, tout inconvénient mis de côté, je trouve qu’il vaut mieux se défaire de ces vipères que de les garder chez soi. Si j’avais une île à moi, très-éloignée de mes domaines du continent, j’adopterais volontiers votre système de les y reléguer ; mais la proximité de mes îles des deux royaumes rendrait possible quelques conspirations que ces gens-là trameraient avec les scélérats et les mécontents que l’on ne serait pas parvenu à extirper de mes États. D’ailleurs, les revers considérables que, grâce à Dieu, les Français ont subis, et que, je l’espère, ils devront subir encore, mettront les déportés dans l’impossibilité de nous nuire. Il faudra cependant bien réfléchir au lieu de la déportation et à la manière avec laquelle on pourra l’effectuer sans danger : c’est ce dont je m’occupe actuellement.
» Quant à la commission qui doit juger tous ces coupables, à peine aurai-je Naples en main, que j’y songerai sans faute, en comptant expédier cette commission de cette ville-ci à la capitale. Quant aux provinces et aux endroits où vous êtes, de Fiore peut continuer, si vous en êtes content. En outre, parmi les avocats provinciaux et royaux des gouvernements qui n’ont point pactisé avec les républicains, qui sont attachés à la couronne et qui ont de l’intelligence, on peut en choisir un certain nombre et leur accorder tous les pouvoirs extraordinaires et sans appel, ne voulant pas que des magistrats, soit de la capitale, soit des provinces, qui auraient servi sous la république, y eussent-ils été, comme je l’espère, poussés par une irrésistible nécessité, jugent des traîtres au rang desquels je les place.
» Et pour ceux qui ne sont pas compris dans les catégories que je vous ai indiquées et que je me réserve, je vous laisse la liberté de faire procéder à leur prompt et exemplaire châtiment, avec toute la sévérité des lois, lorsque vous trouverez qu’ils sont les véritables et principaux criminels et que vous croirez ce châtiment nécessaire.
» Quant aux magistrats des tribunaux de la capitale, lorsqu’ils n’auront pas accepté des commissions particulières des Français et de la république, et qu’ils n’auront fait que remplir leurs fonctions, de rendre la justice dans les tribunaux où ils siégeaient, ils ne seront pas poursuivis.
» Ce sont là, pour le moment, toutes les dispositions que je vous charge de faire exécuter de la manière que vous jugerez convenable et dans les lieux où il y aura possibilité.
» À peine aurai-je reconquis Naples, que je me réserve de faire quelques nouvelles adjonctions que les événements et les connaissances que j’acquerrai pourront déterminer. Après quoi, mon intention est de suivre mes devoirs de bon chrétien et de père aimant ses peuples, d’oublier entièrement le passé, et d’accorder à tous un pardon général et entier qui puisse leur assurer l’oubli de leurs fautes passées, que je défendrai de rechercher plus longtemps, me flattant que ces fautes ont été causées, non par un esprit corrompu, mais par la crainte et la pusillanimité.
» Mais n’oubliez point cependant qu’il faut que les charges publiques soient données dans les provinces à des personnes qui se sont toujours bien comportées envers la couronne, et, par conséquent, qui n’ont jamais changé de parti, parce que, de cette manière seulement, nous pourrons être sûrs de conserver ce que nous avons reconquis.
» Je prie le Seigneur qu’il vous conserve pour le bien de mon service et pour pouvoir vous exprimer en tout lieu ma vraie et sincère reconnaissance.
» Croyez-moi toujours, en attendant,
» Votre affectionné.
» FERDINAND-L. B. »
Maintenant, nous avons ajouté qu’une des personnalités incroyables, presque impossibles, que nous avons introduites dans notre livre afin que Naples, dans ses jours de révolution, apparût à nos lecteurs sous son véritable aspect, c’est, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, cette espèce de monstre, moitié tigre, moitié gorille, nommé Gaetano Mammone.
Un seul auteur en parle comme l’ayant connu personnellement : Cuoco. Les autres ne font que reproduire ce que Cuoco en dit :
« Mammone Gaetano, d’abord meunier, ensuite général en chef des insurgés de Sora, fut un monstre sanguinaire à la barbarie duquel il est impossible de rien comparer. En deux mois de temps, dans une petite étendue de pays, il fit fusiller trois cent cinquante malheureux, sans compter à peu près le double qui furent tués par ses satellites. Je ne parle pas des massacres, des violences, des incendies ; je ne parle pas des fosses horribles où il jetait les malheureux qui tombaient entre ses mains, ni des nouveaux genres de mort que sa cruauté inventait : il a renouvelé les inventions de Procuste et de Mézence. Son amour du sang était tel, qu’il buvait celui qui sortait des blessures des malheureux qu’il assassinait ou faisait assassiner. Celui qui écrit ces lignes l’a vu boire son propre sang après avoir été saigné, et rechercher avec avidité, dans la boutique d’un barbier, le sang de ceux que l’on venait de saigner avant lui. Il dînait presque toujours ayant sur sa table une tête coupée et buvait dans un crâne humain.
» C’est à ce monstre que Ferdinand de Sicile écrivait : Mon général et mon ami. »
Quant à nos autres personnages, – nous parlons des personnages historiques toujours, – ils rentrent un peu plus dans l’humanité : c’est la reine Marie-Caroline, dont nous essayerions de faire une esquisse préparatoire si cette esquisse n’avait été tracée à grands traits dans un magnifique discours du prince Napoléon au Sénat, discours qui est resté dans toutes les mémoires ; – c’est Nelson, dont Lamartine a écrit la biographie ; – c’est Emma Lyonna, dont la Bibliothèque impériale vous montrera vingt portraits ; – c’est Championnet, dont le nom est glorieusement inscrit sur les premières pages de notre Révolution, et qui, comme Marceau, comme Hoche, comme Kléber, comme Desaix, comme mon père, a eu le bonheur de ne pas survivre au règne de la liberté ; – ce sont, enfin, quelques-unes de ces grandes et poétiques figures comme en font rayonner les cataclysmes politiques, qui, en France, s’appellent Danton, Camille Desmoulins, Biron, Bailly, madame Roland, et qui, à Naples, s’appellent Hector Caraffa, Manthonnet, Schipani, Cirillo, Cimarosa, Éléonore Pimentel.
Quant à l’héroïne qui donne son nom au livre, disons un mot, non pas sur elle, mais sur son nom : la San-Felice.
En France, on dit, en parlant d’une femme noble ou simplement distinguée : Madame ; en Angleterre : Milady ou Mistress ; en Italie, pays de la familiarité, on dit : La une telle. Chez nous, cette dénomination serait prise en mauvaise part ; en Italie, à Naples surtout, c’est presque un titre de noblesse.
Pas une seule personne à Naples, en parlant de cette pauvre femme que l’excès de son malheur a rendue historique, n’aurait l’idée de dire : « Madame San-Felice, » ou : « La chevalière San-Felice. »
On dit simplement : LA SAN-FELICE.
J’ai cru devoir conserver au livre, sans altération aucune, le titre qu’il emprunte à son héroïne.
Sur ce, chers lecteurs, comme je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, nous entrerons en matière, si vous le voulez bien.
ALEX. DUMAS.
I. La galère Capitane. §
Entre le rocher auquel Virgile, en y creusant la tombe du clairon d’Hector, a imposé le nom de promontoire de Misène, et le cap Campanella, qui vit sur l’un de ses versants naître l’inventeur de la boussole, et sur l’autre errer proscrit et fugitif l’auteur de la Jérusalem délivrée, s’ouvre le magnifique golfe de Naples.
Ce golfe, toujours riant, toujours sillonné par des milliers de barques, toujours retentissant du bruit des instruments et du chant des promeneurs, était, le 22 septembre 1798, plus joyeux, plus bruyant et plus animé encore que d’habitude.
Le mois de septembre est splendide à Naples, placé qu’il est entre les ardeurs dévorantes de l’été et les pluies capricieuses de l’automne ; et le jour duquel nous datons les premières pages de notre histoire était un des jours les plus splendides du mois. Le soleil ruisselait en flots dorés sur ce vaste amphithéâtre de collines qui semble allonger un de ses bras jusqu’à Nisida et l’autre jusqu’à Portici, pour presser la ville fortunée contre les flancs du mont Saint-Elme, que surmonte, pareille à une couronne murale posée sur le front de la moderne Parthénope, la vieille forteresse des princes angevins.
Le golfe, immense nappe d’azur, pareil à un tapis semé de paillettes d’or, frissonnait sous une brise matinale, légère, balsamique, parfumée ; si douce, qu’elle faisait éclore un ineffable sourire sur les visages qu’elle caressait ; si vivace, que dans les poitrines gonflées par elle se développait à l’instant même cette immense aspiration vers l’infini, qui fait croire orgueilleusement à l’homme qu’il est, ou du moins qu’il peut devenir un dieu, et que ce monde n’est qu’une hôtellerie d’un jour, bâtie sur la route du ciel.
Huit heures sonnaient à l’église San-Ferdinando, qui fait le coin de la rue de Tolède et de la place San-Ferdinando.
Le dernier frissonnement du timbre qui mesure le temps s’était à peine évanoui dans l’espace, que les mille cloches des trois cents églises de Naples bondissaient joyeusement et bruyamment par les ouvertures de leurs campaniles, et que les canons du fort de l’Œuf, du Castel-Nuovo et del Carmine, éclatant comme un roulement de tonnerre, semblaient vouloir éteindre leurs bruyantes volées, tout en enveloppant la ville d’une ceinture de fumée, tandis que le fort Saint-Elme, flamboyant et nuageux comme un cratère en éruption, improvisait, en face de l’ancien volcan muet, un Vésuve nouveau.
Cloches et canons saluaient de leur voix de bronze une magnifique galère qui en ce moment se détachait du quai, traversait le port militaire, et, sous la double pression des rames et de la voile, s’avançait majestueusement vers la haute mer, suivie de dix ou douze barques plus petites, mais presque aussi magnifiquement ornées que leur capitane, laquelle eût pu le disputer en richesse au Bucentaure, menant le doge épouser l’Adriatique.
Cette galère était commandée par un officier de quarante-six à quarante-sept ans, vêtu du riche uniforme d’amiral de la marine napolitaine ; son visage mâle, d’une beauté sévère et impérative, était hâlé tout à la fois par le soleil et par le vent ; quoiqu’il eût la tête découverte en signe de respect, il portait haut son front, chargé de cheveux grisonnants à travers lesquels on devinait qu’avait dû passer plus d’une fois le souffle aigu de la tempête, et l’on comprenait à la première vue que c’était à lui, quels que fussent les illustres personnages qu’il portait à son bord, que le commandement était départi ; le porte-voix de vermeil suspendu à sa main droite eût été le signe visible de ce commandement, si la nature n’eût pris soin d’imprimer ce signe d’une façon bien autrement indélébile dans l’éclair de ses yeux et dans l’accent de sa voix.
Il s’appelait François Caracciolo et appartenait à cette antique famille des princes Caraccioli, accoutumés d’être les ambassadeurs des rois et les amants des reines.
Il se tenait debout sur son banc de quart, comme il eût fait un jour de combat.
Tout le tillac de la galère était recouvert par une tente de pourpre, blasonnée des armes des Deux-Siciles et destinée à garantir du soleil les augustes passagers qu’elle abritait.
Ces passagers formaient trois groupes, de pose et d’aspect différents.
Le premier de ces groupes, le plus considérable de tous, se composait de cinq hommes, occupant le centre du bâtiment, et dont trois débordaient de la tente sur le pont ; des rubans de toutes couleurs soutenaient à leur cou des croix de tous les pays, et leurs poitrines, chamarrées de plaques, étaient sillonnées de cordons. Deux d’entre eux portaient, comme marques distinctives de leur rang, des clefs d’or aux boutons de taille de leur habit ; ce qui signifiait qu’ils avaient l’honneur d’être chambellans.
Le personnage principal de ce groupe était un homme de quarante-sept ans, grand et mince, quoique charpenté vigoureusement. L’habitude de se pencher pour écouter ceux qui lui parlaient lui avait légèrement courbé la taille en avant. Malgré le costume couvert de broderies d’or dont il était revêtu, malgré les ordres en diamants qui étincelaient sur son habit, malgré le titre de majesté qui revenait à chaque instant à la bouche de ceux qui lui adressaient la parole, son aspect était vulgaire, et aucun de ses traits, en les détaillant, ne révélait la dignité royale. Il avait les pieds gros, les mains larges, les attaches des chevilles et des poignets sans finesse ; un front déprimé qui révélait l’absence des sentiments élevés, un menton fuyant, accusant un caractère faible et irrésolu, faisaient encore ressortir un nez démesurément gros et long, signe de basse luxure et d’instincts grossiers ; l’œil seul était vif et railleur, mais faux presque toujours, cruel quelquefois.
Ce personnage était Ferdinand IV, fils de Charles III, par la grâce de Dieu roi des Deux-Siciles, et de Jérusalem, infant d’Espagne, duc de Parme, Plaisance et Castro, grand prince héréditaire de Toscane, que les lazzaroni de Naples appelaient plus simplement, et sans tant de titres et de façons, le roi Nasone.
Celui avec lequel il s’entretenait le plus particulièrement, et qui était le plus simplement vêtu de tous, quoiqu’il portât l’habit brodé des diplomates, était un vieillard de soixante-neuf ans, petit de taille, avec des cheveux rares, blancs et rejetés en arrière. Il avait cette figure étroite que les gens du peuple appellent si caractéristiquement une figure en lame de couteau, le nez et le menton pointus, la bouche rentrante, l’œil investigateur, clair et intelligent ; ses mains, dont il paraissait prendre un soin extrême et sur lesquelles retombaient des manchettes de magnifique dentelle d’Angleterre, étaient chargées de bagues dont l’or enchâssait des camées antiques et précieux ; il portait deux ordres seulement, la plaque de Saint-Janvier et le cordon rouge du Bain avec sa médaille d’or étoilée, où l’on voit un sceptre entre une rose et un chardon, au milieu de trois couronnes impériales.
Celui-là, c’était sir William Hamilton, frère de lait du roi George III, et depuis trente-cinq ans ambassadeur de la Grande-Bretagne près la cour des Deux-Siciles.
Les trois autres étaient le marquis Malaspina, aide de camp du roi ; l’Irlandais Jean Acton, son premier ministre, et le duc d’Ascoli, son chambellan et son ami.
Le second groupe, qui semblait un tableau peint par Angelica Kauffmann, se composait de deux femmes auxquelles, même dans l’ignorance de leur rang et de leur célébrité, il eût été impossible à l’observateur le plus indifférent de ne pas donner une attention particulière.
La plus âgée de ces femmes, quoique ayant passé la jeune et brillante période de la vie, avait conservé des restes remarquables de beauté ; sa taille, plutôt grande que petite, commençait à s’épaissir sous un embonpoint que sa grande fraîcheur eût pu faire accuser de précocité si quelques rides profondes, creusées sur l’ivoire d’un front large et dominateur, plus encore par les préoccupations de la politique et la pesanteur de la couronne que par l’âge lui-même, n’avaient révélé les quarante-cinq ans qu’elle était sur le point d’atteindre ; ses cheveux blonds, d’une finesse rare, d’une nuance charmante, encadraient admirablement un visage dont l’ovale primitif s’était légèrement déformé sous les contractions de l’impatience et de la douleur. Ses yeux bleus, fatigués et distraits, jetaient, lorsque la pensée venait tout à coup les animer, un feu sombre et, en quelque sorte, électrique, qui, après avoir été le reflet de l’amour, puis la flamme de l’ambition, était devenu l’éclair de la haine ; ses lèvres humides et carminées, dont l’inférieure, plus avancée que la supérieure, donnait dans certains moments une indicible expression de dédain à son visage, s’étaient séchées et avaient pâli sous les morsures incessantes de dents toujours belles et éclatantes comme des perles. Le nez et le menton étaient restés d’une pureté grecque ; le cou, les épaules et les bras demeuraient irréprochables.
Cette femme, c’était la fille de Marie-Thérèse, la sœur de Marie-Antoinette ; c’était Marie-Caroline d’Autriche, la reine des Deux-Siciles, l’épouse de Ferdinand IV, que, pour des raisons que nous verrons se développer plus tard, elle avait pris en indifférence d’abord, puis en dégoût, puis en mépris. Elle en était à cette troisième phase, qui ne devait pas être la dernière, et les nécessités politiques rapprochaient seules les illustres époux, qui, en dehors de cela, vivaient complétement séparés, le roi chassant dans ses forêts de Lincola, de Persano, d’Astroni, et se reposant dans son harem de San-Leucio, la reine faisant de la politique, à Naples, à Caserte ou à Portici, avec son ministre Acton, ou se reposant sous les berceaux d’orangers avec sa favorite Emma Lyonna, en ce moment couchée à ses pieds, comme une esclave reine.
Il suffisait, au reste, de jeter un regard sur cette dernière pour comprendre non-seulement la faveur tant soit peu scandaleuse dont elle jouissait près de Caroline, mais encore les enthousiasmes frénétiques soulevés par cette enchanteresse chez les peintres anglais, qui la représentèrent sous toutes les formes, et les poëtes napolitains qui la chantèrent sur tous les tons ; si la nature humaine peut arriver à la perfection de la beauté, certes Emma Lyonna avait atteint à cette perfection. Sans doute, dans ses intimités avec quelque moderne Sappho, elle avait hérité de cette essence précieuse donnée à Phaon par Vénus, pour se faire irrésistiblement aimer ; l’œil étonné semblait, en se fixant sur elle, ne distinguer d’abord les contours de ce corps admirable qu’à travers la vapeur de volupté qui émanait de lui ; puis, peu à peu, le regard perçait le nuage et la déesse transparaissait.
Essayons de peindre cette femme, qui descendit dans les abîmes les plus profonds de la misère et atteignit les plus splendides sommets de la prospérité, et qui, à l’époque où elle nous apparaît, eût pu rivaliser d’esprit, de grâce et de beauté avec la Grecque Aspasie, l’Égyptienne Cléopâtre et la Romaine Olympia.
Elle était ou du moins paraissait arrivée à cet âge qui donne à la femme l’apogée des accomplissements physiques ; sa personne, lorsque l’œil essayait de la détailler, offrait au regard comme un éblouissement successif ; ses cheveux châtains encadraient un visage rond comme celui de la jeune fille qui touche à peine à la puberté ; ses yeux irisés, dont il eût été impossible de déterminer la couleur, étincelaient sous deux sourcils que l’on eût crus dessinés par le pinceau de Raphaël ; son cou flexible et blanc comme celui du cygne ; ses épaules et ses bras, dont la souplesse, la douce rondeur, la grâce charmante rappelaient, non pas les froides créations du ciseau antique, mais les marbres suaves et palpitants de Germain Pilon, le disputaient à ces marbres mêmes en fermeté et en veines d’azur ; la bouche, semblable à celle de cette princesse, filleule d’une fée, qui à chaque parole laissait tomber une perle, et à chaque sourire un diamant, semblait un inépuisable écrin de baisers d’amour. Faisant contraste avec la parure toute royale de Marie-Caroline, elle était vêtue d’une longue et simple tunique de cachemire blanc à larges manches, échancrée à la grecque dans sa partie supérieure, serrée et plissée à la taille, libre de toute autre étreinte, par une ceinture de maroquin rouge, brodée d’or, incrustée de rubis, d’opales, de turquoises, et s’agrafant par un splendide camée représentant le portrait de sir William Hamilton ; elle s’enveloppait comme d’un manteau d’un large châle indien, aux couleurs changeantes et à fleurs d’or, qui plus d’une fois, dans les soirées intimes de la reine, lui avait servi à danser ce pas du châle qu’elle avait inventé et dont jamais danseuse ni ballerine ne purent atteindre la voluptueuse et magique perfection.
Plus tard, nous trouverons moyen de mettre sous les yeux de nos lecteurs l’étrange passé de cette femme, à laquelle, dans ce chapitre tout d’introduction descriptive, nous ne pouvons donner, quelque place qu’elle tienne dans l’histoire que nous allons raconter, qu’un coup d’œil rapide et qu’une fugitive attention.
Le troisième groupe, qui faisait pendant à celui-ci et qui se trouvait à la droite de celui du roi, se composait de quatre personnes, c’est-à-dire de deux hommes d’âge différents qui causaient science et économie politique, et d’une jeune femme, pâle, triste et rêveuse, berçant dans ses bras et serrant contre son cœur un enfant de quelques mois.
Une cinquième personne, qui n’était autre que la nourrice de l’enfant, grosse et fraîche paysanne portant le costume des femmes d’Aversa, se dissimulait dans la pénombre, où étincelaient, malgré elle, les broderies de son corsage passementé d’or.
Le plus jeune des deux hommes, à peine âgé de vingt-deux ans, aux cheveux blonds, au menton encore imberbe, à la taille épaissie par une obésité précoce, que le poison devait changer plus tard en maigreur cadavérique, vêtu d’un habit bleu de ciel, brodé d’or et surchargé de cordons et de plaques, était le fils aîné du roi et de la reine Marie-Caroline, l’héritier présomptif de la couronne, François, duc de Calabre. Né avec un caractère timide et doux, il avait été effrayé des violences réactionnaires de la reine, s’était jeté dans la littérature et les sciences, et ne demandait rien autre chose que de rester en dehors de la machine politique, par les rouages de laquelle il craignait d’être brisé.
Celui avec lequel il s’entretenait était un homme grave et froid, âgé de cinquante à cinquante-deux ans, qui était, non pas précisément un savant, comme on l’entend en Italie, mais, ce qui vaut parfois beaucoup mieux, un sachant. Il portait pour toute décoration, sur un habit très-simplement orné, la croix de Malte, qui exigeait deux cents ans de noblesse non interrompue : c’était, en effet, un noble Napolitain, nommé le chevalier de San-Felice, qui était bibliothécaire du prince et chevalier d’honneur de la princesse.
La princesse, par laquelle nous eussions dû commencer peut-être, était cette jeune mère, que nous avons indiquée d’un trait, qui, comme si elle eût deviné qu’elle devait bientôt quitter la terre pour le ciel, pressait son enfant contre son cœur. Elle aussi, comme sa belle-mère, était archiduchesse de la hautaine maison de Habsbourg ; elle se nommait Clémentine d’Autriche ; elle avait, à quinze ans, quitté Vienne pour épouser François de Bourbon, et, soit amour laissé là-bas, soit désillusion trouvée ici, nul, même sa fille, si elle eût été en âge de comprendre et de parler, n’eût pu raconter l’avoir vue sourire une seule fois. Fleur du Nord, elle se fanait, à peine ouverte, à l’ardent soleil du Midi ; sa tristesse était un secret dont elle mourait lentement sans se plaindre ni aux hommes ni à Dieu ; elle semblait savoir qu’elle était condamnée, et, pieuse et pure victime expiatoire, s’était résignée à la condamnation qu’elle subissait, non point pour ses fautes, mais pour celles d’autrui ; Dieu, qui a l’éternité pour être juste, a de ces mystérieuses contradictions que ne comprend pas notre justice mortelle et éphémère.
La fille qu’elle pressait contre son cœur, et qui, depuis quelques mois à peine, venait d’ouvrir ses yeux à la lumière, était cette seconde Marie-Caroline, qui peut-être eut les faiblesses, mais non les vices de la première ; ce fut la jeune princesse qui épousa le duc de Berry, que le poignard de Louvel fit veuve, et qui, seule de la branche aînée des Bourbons, a laissé en France une mémoire sympathique et un souvenir chevaleresque.
Et tout ce monde de rois, de princes, de courtisans glissant sur cette mer d’azur, sous cette tente de pourpre, au son d’une musique mélodieuse dirigée par le bon Dominique Cimarosa, maître de chapelle et compositeur de la cour, dépassait tour à tour Resina, Portici, Torre-del-Greco, et s’avançait dans la nef magnifique, poussée vers le large par cette molle brise de Baïa si fatale à l’honneur des dames romaines, et dont la voluptueuse haleine allait, en expirant sous les portiques de ses temples, faire fleurir deux fois l’an les rosiers de Pœstum.
En même temps, on voyait grandir à l’horizon, bien au delà encore de Capri et du cap Campanella, un vaisseau de guerre qui, de son côté, en apercevant la flottille royale, manœuvra pour naviguer au plus près, et, mettant le cap sur elle, tira un coup de canon.
Une légère fumée apparut aussitôt au flanc du colosse, et l’on vit gracieusement monter à sa corne le pavillon rouge d’Angleterre.
Puis on entendit, quelques secondes après, une détonation prolongée pareille au roulement d’un tonnerre lointain.
II. Le héros du Nil. §
Ce bâtiment qui accourait au-devant de la flottille royale, et à la corne duquel nous avons vu monter le pavillon rouge d’Angleterre, se nommait le Van-Guard.
L’officier qui le commandait était le commodore Horace Nelson, – qui venait de détruire la flotte française à Aboukir, d’enlever à Bonaparte et à l’armée républicaine tout espoir de retour en France.
Disons en quelques mots ce que c’était que ce commodore Horace Nelson, un des plus grands hommes de mer qui aient jamais existé, le seul qui ait balancé, et même ébranlé sur l’Océan, la fortune continentale de Napoléon.
On s’étonnera peut-être de nous entendre faire, à nous, l’éloge de Nelson, ce terrible ennemi de la France, qui lui a tiré du cœur le meilleur et le plus pur de son sang à Aboukir et à Trafalgar ; mais les hommes comme lui sont un produit de la civilisation universelle ; la postérité ne fait pas pour eux une acception de naissance et de pays : elle les considère comme une partie de la grandeur de l’espèce humaine, que l’espèce humaine doit envelopper d’un large amour, caresser d’un immense orgueil ; une fois descendus dans la tombe, ils ne sont plus compatriotes ni étrangers, amis ni ennemis : ils s’appellent Annibal et Scipion, César et Pompée, c’est-à-dire des œuvres et des actions. L’immortalité naturalise les grands génies au profit de l’univers.
Nelson était né le 29 septembre 1758 ; c’était donc, à l’époque où nous sommes arrivés, un homme de trente-neuf à quarante ans.
Il était né à Barnham-Thorpes, petit village du comté de Norfolk ; son père en était le pasteur ; sa mère, qui mourut jeune, mourut en laissant onze enfants.
Un oncle qu’il avait dans la marine, et qui était apparenté aux Walpole, le prit avec lui comme aspirant, sur le vaisseau de soixante-quatre canons le Redoutable.
Il alla au pôle et fut pris pendant six mois dans les glaces, lutta corps à corps avec un ours blanc qui l’eût étouffé entre ses pattes si un de ses camarades n’eût fourré le bout de son mousquet dans l’oreille de l’animal et n’eût fait feu.
Il alla sous l’équateur, s’égara dans une forêt du Pérou, s’endormit au pied d’un arbre, fut piqué par un serpent de la pire espèce, faillit en mourir et en garda, pour toute sa vie, des taches livides pareilles à celles du serpent lui-même.
Au Canada, il eut son premier amour et pensa faire sa plus grande folie. Pour ne point quitter celle qu’il aimait, il voulut donner sa démission de capitaine de frégate. Ses officiers s’emparèrent de lui par surprise, le lièrent comme un criminel ou comme un fou, l’emportèrent sur le Sea-Horse, qu’il montait alors, et ne lui rendirent la liberté qu’en pleine mer.
De retour à Londres, il se maria à une jeune veuve nommée mistress Nisbett ; il l’aima avec cette passion qui s’allumait si facilement et si ardemment dans son âme, et, lorsqu’il se remit en mer, il emmena avec lui un fils nommé Josuah, qu’elle avait eu de son premier mari.
Lorsque Toulon fut livré aux Anglais par l’amiral Trogof et le général Maudet, Horace Nelson était capitaine à bord de l’Agamemnon ; il fut envoyé avec son bâtiment à Naples pour annoncer au roi Ferdinand et à la reine Caroline la prise de notre premier port militaire.
Sir William Hamilton, ambassadeur d’Angleterre, comme nous l’avons dit, le rencontra chez le roi, le ramena chez lui, le laissa au salon, passa dans la chambre de sa femme et lui dit :
– Je vous amène un petit homme qui ne peut pas se vanter d’être beau ; mais, ou je m’étonne fort, ou il sera un jour la gloire de l’Angleterre et la terreur de ses ennemis.
– Et comment prévoyez-vous cela ? demanda lady Hamilton.
– Par le peu de paroles que nous avons échangées. Il est au salon ; venez lui faire les honneurs de la maison, ma chère. Je n’ai jamais reçu chez moi aucun officier anglais ; mais je ne veux pas que celui-ci loge ailleurs que dans mon hôtel.
Et Nelson logea à l’ambassade d’Angleterre, située à l’angle de la rivière et de la rue de Chiaïa.
Nelson était alors, en 1793, un homme de trente-quatre ans, petit de taille comme l’avait dit William, pâle de visage, avec des yeux bleus, avec ce nez aquilin qui distingue le profil des hommes de guerre et qui fait ressembler César et Condé à des oiseaux de proie, avec ce menton vigoureusement accentué qui indique la ténacité poussée jusqu’à l’obstination ; quant aux cheveux et à la barbe, ils étaient d’un blond pâle, rares et mal plantés.
Rien n’indique qu’à cette époque, Emma Lyonna ait été sur le physique de Nelson d’un autre avis que son mari ; mais la foudroyante beauté de l’ambassadrice produisit son effet : Nelson quitta Naples, emmenant les renforts qu’il était venu demander à la cour des Deux-Siciles, et amoureux fou de lady Hamilton.
Fut-ce par pure ambition de gloire, fut-ce pour guérir de cet amour qu’il sentait inguérissable, qu’il voulut se faire tuer à la prise de Calvi, où il perdit un œil, et dans l’expédition de Ténériffe, où il perdit un bras ? On ne sait ; mais, dans ces deux occasions, il joua sa vie avec une telle insouciance, que l’on dut penser qu’il n’y tenait que médiocrement.
Lady Hamilton le revit ainsi borgne et manchot, et rien n’indique que son cœur ait ressenti, pour le héros mutilé, un autre sentiment que cette tendre et sympathique pitié que la beauté doit aux martyrs de la gloire.
Ce fut le 16 juin 1798 qu’il revint pour la seconde fois à Naples, et pour la seconde fois se retrouva en présence de lady Hamilton.
La position était critique pour Nelson.
Chargé de bloquer la flotte française dans le port de Toulon et de la combattre si elle en sortait, il avait vu lui glisser entre les doigts cette flotte, qui avait pris Malte en passant, et débarqué 30,000 hommes à Alexandrie !
Ce n’était pas le tout : battu par une tempête, ayant fait des avaries graves, manquant d’eau et de vivres, il ne pouvait continuer sa poursuite, obligé qu’il était d’aller se refaire à Gibraltar.
Il était perdu ; on pouvait accuser de trahison l’homme qui pendant un mois avait cherché dans la Méditerranée, c’est-à-dire dans un grand lac, une flotte de treize vaisseaux de ligne et de trois cent quatre-vingt-sept bâtiments de transport, non-seulement sans pouvoir la joindre, mais encore sans avoir découvert son sillage.
Il s’agissait, sous les yeux de l’ambassadeur français, d’obtenir de la cour des Deux-Siciles, qu’elle permit à Nelson de prendre de l’eau et des vivres dans les ports de Messine et de Syracuse, et du bois pour remplacer ses mâts et ses vergues brisés, dans la Calabre.
Or, la cour des Deux-Siciles avait un traité de paix avec la France ; ce traité de paix lui commandait la neutralité la plus absolue, et c’était mentir au traité et rompre cette neutralité que d’accorder à Nelson ce qu’il demandait.
Mais Ferdinand et Caroline détestaient tellement les Français et avaient juré une telle haine à la France, que tout ce que demandait Nelson lui fut impudemment accordé, et Nelson, qui savait qu’une grande victoire seule pouvait le sauver, quitta Naples, plus amoureux, plus fou, plus insensé que jamais, jurant de vaincre ou de se faire tuer à la première occasion.
Il vainquit et faillit être tué. Jamais, depuis l’invention de la poudre et l’emploi des canons, aucun combat naval n’avait épouvanté les mers d’un pareil désastre.
Sur treize vaisseaux de ligne dont se composait, comme nous l’avons dit, la flotte française, deux seulement avait pu se soustraire aux flammes et échapper à l’ennemi.
Un vaisseau avait sauté, l’Orient ; un autre vaisseau et une frégate avaient été coulés, neuf avaient été pris.
Nelson s’était conduit en héros pendant tout le temps qu’avait duré le combat ; il s’était offert à la mort, et la mort n’avait pas voulu de lui ; mais il avait reçu une cruelle blessure. Un boulet du Guillaume-Tell, expirant, avait brisé une vergue du Van-Guard, qu’il montait, et la vergue brisée lui était tombée sur le front au moment même où il levait la tête pour reconnaître la cause du craquement terrible qu’il entendait, lui avait rabattu la peau du crâne sur l’œil unique qui lui restait, et, comme un taureau frappé de la masse, l’avait renversé sur le pont, baigné dans son sang.
Nelson crut la blessure mortelle, fit appeler le chapelain pour qu’il lui donnât sa bénédiction, et le chargea de ses derniers adieux pour sa famille ; mais, avec le prêtre, était monté le chirurgien.
Celui-ci examina le crâne, le crâne était intact ; la peau seule du front était détachée et retombait jusque sur la bouche.
La peau fut remise à sa place, recollée au front, maintenue par un bandeau noir. Nelson ramassa le porte-voix échappé de sa main, et se remit à son œuvre de destruction en criant : « Feu ! » Il y avait le souffle d’un Titan dans la haine de cet homme contre la France.
Le 2 août, à huit heures du soir, nous l’avons dit, il ne restait plus de la flotte française que deux vaisseaux qui se réfugièrent à Malte.
Un navire léger porta à la cour des Deux-Siciles et à l’Amirauté d’Angleterre la nouvelle de la victoire de Nelson et de la destruction de notre flotte.
Ce fut dans toute l’Europe un immense cri de joie qui retentit jusqu’en Asie, tant les Français étaient craints, tant la révolution française était exécrée !
La cour de Naples surtout, après avoir été folle de rage, devint insensée de bonheur.
Ce fut naturellement lady Hamilton qui reçut la lettre de Nelson, annonçant cette victoire, laquelle renfermait à tout jamais trente mille Français en Égypte, et Bonaparte avec eux.
Bonaparte, l’homme de Toulon, du 13 vendémiaire, de Montenotte, de Dego, d’Arcole et de Rivoli, le vainqueur de Beaulieu, de Wurmser, d’Alvinzi et du prince Charles, le gagneur de batailles qui, en moins de deux ans, avait fait cent cinquante mille prisonniers, conquis cent soixante et dix drapeaux, pris cinq cent cinquante canons de gros calibre, six cents pièces de campagne, cinq équipages de pont ; l’ambitieux qui avait dit que l’Europe était une taupinière, et qu’il n’y avait jamais eu de grands empires et de grande révolution qu’en Orient ; l’aventureux capitaine qui, à vingt-neuf ans, déjà plus grand qu’Annibal et que Scipion, a voulu conquérir l’Égypte pour être aussi grand qu’Alexandre et que César, le voilà confisqué, supprimé, rayé de la liste des combattants ; à ce grand jeu de la guerre, il a enfin trouvé un joueur plus heureux ou plus habile que lui. Sur cet échiquier gigantesque du Nil, dont les pions sont des obélisques, les cavaliers des sphinx, les tours des pyramides, où les fous s’appellent Cambyse, les rois Sésostris, les reines Cléopâtre, il a été fait échec et mat !
Il est curieux de mesurer la terreur qu’imprimaient aux souverains de l’Europe les deux noms de la France et de Bonaparte réunis, par les cadeaux que Nelson reçut de ces souverains, devenus fous de joie en voyant la France abaissée et en croyant Bonaparte perdu.
L’énumération en est facile ; nous la copions sur une note écrite de la main même de Nelson :
De George III, la dignité de pair de la Grande-Bretagne et une médaille d’or ;
De la Chambre des communes, pour lui et ses deux plus proches héritiers, le titre de baron du Nil et de Barnham-Thorpes, avec une rente de deux mille livres sterling commençant à courir du 1er août 1798, jour de la bataille ;
De la Chambre des pairs, même rente, dans les mêmes conditions, à partir du même jour ;
Du Parlement d’Irlande, une pension de mille livres sterling ;
De la Compagnie des Indes orientales, dix mille livres une fois données ;
Du sultan, une boucle en diamants avec la plume du triomphe, évaluée deux mille livres sterling, et une riche pelisse évaluée mille livres sterling ;
De la mère du sultan, une boîte enrichie de diamants, évaluée douze cents livres sterling ;
Du roi de Sardaigne, une tabatière enrichie de diamants, évaluée douze cents livres sterling ;
De l’île de Zante, une épée à poignée d’or et une canne à pomme d’or ;
De la ville de Palerme, une tabatière et une chaîne d’or, sur un plat d’argent ;
Enfin, de son ami Benjamin Hallowell, capitaine du Swiftsure, un présent tout anglais, qui manquerait trop à notre énumération si nous le passions sous silence.
Nous avons dit que le vaisseau l’Orient avait sauté en l’air ; Hallowell recueillit le grand mât et le fit porter à bord de son bâtiment ; puis, avec le mât et ses ferrements, il fit faire, par le charpentier et le serrurier du bord, un cercueil orné d’une plaque contenant ce certificat d’origine :
« Je certifie que ce cercueil est entièrement construit avec le bois et le fer du vaisseau l’Orient, dont le vaisseau de Sa Majesté sous mes ordres sauva une grande partie dans la baie d’Aboukir.
» BEN. HALLOWELL. »
Puis, de ce cercueil ainsi certifié, il fit don à Nelson avec et par cette lettre :
À l’honorable Nelson C. B.
« Mon cher seigneur,
» Je vous envoie, en même temps que la présente, un cercueil taillé dans le mât du vaisseau français l’Orient, afin que vous puissiez, quand vous abandonnerez cette vie, reposer d’abord dans vos propres trophées. L’espérance que ce jour est encore éloigné est le désir sincère de votre obéissant et affectionné serviteur.
» BEN. HALLOWELL. »
De tous les dons qui lui furent offerts, hâtons-nous de dire que ce dernier parut être celui qui toucha le plus Nelson ; il le reçut avec une satisfaction marquée, il le fit placer dans sa cabine, appuyé contre la muraille et précisément derrière le fauteuil où il s’asseyait pour manger. Un vieux domestique, que ce meuble posthume attristait, obtint de l’amiral qu’il fût transporté dans le faux pont.
Lorsque Nelson quitta, pour le Fulminant, le Van-Guard, horriblement mutilé, le cercueil, qui n’avait point encore trouvé sa place sur le nouveau bâtiment, demeura quelques mois sur le gaillard d’avant. Un jour que les officiers du Fulminant admiraient le don du capitaine Hallowell, Nelson leur cria de sa cabine :
– Admirez tant que vous voudrez, messieurs, mais ce n’est pas pour vous qu’il est fait.
Enfin, à la première occasion qu’il trouva, Nelson l’expédia à son tapissier, en Angleterre, le priant de le garnir immédiatement de velours, attendu que, pouvant, au métier qu’il faisait, en avoir l’emploi d’un moment à l’autre, il désirait le trouver tout prêt à l’heure où il en aurait besoin.
Inutile de dire que Nelson, tué sept ans plus tard à Trafalgar, fut enseveli dans ce cercueil.
Revenons à notre récit.
Nous avons dit que, par un bâtiment léger, Nelson avait expédié la nouvelle de la victoire d’Aboukir à Naples et à Londres.
Aussitôt la lettre de Nelson reçue, Emma Lyonna courut chez la reine Caroline et la lui tendit tout ouverte ; celle-ci jeta les yeux dessus et poussa un cri ou plutôt un rugissement de bonheur ; elle appela ses fils, elle appela le roi, elle courut comme une insensée dans les appartements, embrassant ceux qu’elle rencontrait, serrant dans ses bras la messagère de bonnes nouvelles et ne se lassant pas de répéter : « Nelson ! brave Nelson ! Ô sauveur ! ô libérateur de l’Italie ! Dieu te protége ! le ciel te garde ! »
Puis, sans s’inquiéter de l’ambassadeur français Garat, le même qui avait lu à Louis XVI sa sentence de mort et qui avait sans doute été envoyé par le Directoire comme un avertissement à la monarchie napolitaine, elle ordonna, croyant n’avoir plus rien à craindre de la France, de faire hautement, ostensiblement et au grand jour, tous les préparatifs nécessaires pour recevoir Nelson à Naples comme on reçoit un triomphateur.
Et, pour ne pas rester en arrière des autres souverains, elle qui croyait lui devoir plus que les autres, menacée qu’elle était doublement, et par la présence des troupes françaises à Rome et par la proclamation de la république romaine, elle fit soumettre à la signature du roi, par son premier ministre Acton, le brevet de duc de Bronte avec trois mille livres sterling de rente annuelle, tandis que le roi, en lui présentant ce brevet, se réservait d’offrir lui-même à Nelson l’épée donnée par Louis XIV à son fils Philippe V, lorsqu’il partit pour régner sur l’Espagne, et par Philippe V à son fils don Carlos, lorsqu’il partit pour conquérir Naples.
Outre sa valeur historique qui était inappréciable, cette épée, qui, d’après les instructions du roi Charles III, ne devait passer qu’au défenseur ou au sauveur de la monarchie des Deux-Siciles, était évaluée, à cause des diamants qui l’ornaient, à cinq mille livres sterling, c’est-à-dire à cent vingt-cinq mille francs de notre monnaie.
Quant à la reine, elle s’était réservé de faire à Nelson un cadeau que tous les titres, toutes les faveurs, toutes les richesses des rois de la terre ne pouvaient égaler pour lui ; elle s’était réservé de lui donner cette Emma Lyonna, l’objet, depuis cinq années, de ses rêves les plus ardents.
En conséquence, le matin même de ce mémorable 22 septembre 1798, elle avait dit à Emma Lyonna, en écartant ses cheveux châtains pour baiser ce front menteur, si pur en apparence, qu’on l’eût pris pour celui d’un ange :
– Mon Emma bien-aimée, pour que je reste roi, et, par conséquent, pour que tu restes reine, il faut que cet homme soit à nous, et, pour que cet homme soit à nous, il faut que tu sois à lui.
Emma avait baissé les yeux, et, sans répondre, avait saisi les deux mains de la reine et les avait baisées passionnément.
Disons comment Marie-Caroline pouvait faire une telle prière, ou plutôt donner un tel ordre à lady Hamilton, ambassadrice d’Angleterre.
III. Le passé de lady Hamilton §
Dans le court et insuffisant portrait que nous avons essayé de tracer d’Emma Lyonna, nous avons dit : l’étrange passé de cette femme, et, en effet, nulle destinée ne fut plus extraordinaire que celle-là ; jamais passé ne fut tout à la fois plus sombre et plus éblouissant que le sien ; elle n’avait jamais su ni son âge précis, ni le lieu de sa naissance ; au plus loin que sa mémoire pouvait atteindre, elle se voyait enfant de trois ou quatre ans, vêtue d’une pauvre robe de toile, marchant pieds nus par une route de montagne, au milieu des brouillards et de la pluie d’un pays septentrional, s’attachant de sa petite main glacée aux vêtements de sa mère, pauvre paysanne qui la prenait entre ses bras lorsqu’elle était trop fatiguée, ou qu’il lui fallait traverser les ruisseaux qui coupaient le chemin.
Elle se souvenait d’avoir eu faim et froid dans ce voyage.
Elle se souvenait encore que, lorsqu’on traversait une ville, sa mère s’arrêtait devant la porte de quelque riche maison ou devant la boutique d’un boulanger ; que, là, d’une voix suppliante, elle demandait ou quelque pièce de monnaie qu’on lui refusait souvent, ou un pain qu’on lui donnait presque toujours.
Le soir, l’enfant et la mère faisaient halte à quelque ferme isolée et demandaient l’hospitalité, qu’on leur accordait, soit dans la grange, soit dans l’étable ; les nuits où l’on permettait aux deux pauvres voyageuses de coucher dans une étable étaient des nuits de fête ; l’enfant se réchauffait rapidement à la douce haleine des animaux, et presque toujours, le matin, avant de se remettre en route, recevait, ou de la fermière ou de la servante qui venait traire les vaches, un verre de lait tiède et mousseux, douceur à laquelle elle était d’autant plus sensible qu’elle y était peu accoutumée.
Enfin la mère et la fille atteignirent la petite ville de Flint, but de leur course ; c’était là qu’étaient nés la mère d’Emma et John Lyons, son père. Ce dernier avait, cherchant du travail, quitté le comté de Flint pour celui de Chester ; mais le travail avait été peu productif. John Lyons était mort jeune et pauvre ; et sa veuve revenait à la terre natale pour voir si la terre natale lui serait hospitalière ou marâtre.
Dans des souvenirs plus rapprochés de trois ou quatre ans, Emma se revoyait au penchant d’une colline gazonneuse et fleurie, faisant paître, pour une fermière des environs, chez laquelle sa mère était servante, un troupeau de quelques moutons, et séjournant de préférence près d’une source limpide, où elle se regardait complaisamment, couronnée par elle-même des fleurs champêtres qui s’épanouissaient autour d’elle.
Deux ou trois ans plus tard, et comme elle devait atteindre sa dixième année, quelque chose d’heureux était arrivé dans la famille. Un comte d’Halifax, qui sans doute, dans un de ses caprices aristocratiques, avait trouvé la mère d’Emma encore belle, envoya une petite somme dont partie était destinée au bien-être de la mère, partie à l’éducation de l’enfant ; et Emma se souvenait d’avoir été conduite dans une pension de jeunes filles dont l’uniforme était un chapeau de paille, une robe bleu de ciel et un tablier noir.
Elle resta deux ans dans cette pension, y apprit à lire et à écrire, y étudia les premiers éléments de la musique et du dessin, arts dans lesquels, grâce à son admirable organisation, elle faisait de rapides progrès, lorsqu’un matin sa mère vint la chercher. Le comte d’Halifax était mort et avait oublié les deux femmes dans son testament. Emma ne pouvait plus rester en pension, la pension n’étant plus payée ; il fallut que l’ex-pensionnaire se décidât à entrer comme bonne d’enfants dans la maison d’un certain Thomas Hawarden, dont la fille, en mourant jeune et veuve, avait laissé trois enfants orphelins.
Une rencontre qu’elle fit en promenant les enfants au bord du golfe décida de sa vie. Une célèbre courtisane de Londres, nommée miss Arabell, et un peintre d’un grand talent, son amant du jour, s’étaient arrêtés, le peintre pour faire le croquis d’une paysanne du pays de Galles, et miss Arabell pour lui regarder faire ce croquis.
Les enfants que conduisait Emma s’avancèrent curieusement et se haussèrent sur la pointe du pied pour voir ce que faisait le peintre. Emma les suivit ; le peintre, en se retournant, l’aperçut et jeta un cri de surprise : Emma avait treize ans, et jamais le peintre n’avait rien vu de si beau.
Il demanda qui elle était, ce qu’elle faisait. Le commencement d’éducation qu’avait reçu Emma Lyonna lui permit de répondre à ces questions avec une certaine élégance. Il s’informa combien elle gagnait à soigner les enfants de M. Hawarden ; elle lui répondit qu’elle était vêtue, nourrie, logée, et recevait dix schellings par mois.
– Venez à Londres, lui dit le peintre, et je vous donnerai cinq guinées chaque fois que vous consentirez à me laisser faire un croquis d’après vous.
Et il lui tendit une carte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Edward Rowmney, Cavendish square, n° 8, » en même temps que miss Arabell tirait de sa ceinture une petite bourse contenant quelques pièces d’or et la lui offrait.
La jeune fille rougit, prit la carte, la mit dans sa poitrine ; mais, instinctivement, elle repoussa la bourse.
Et, comme miss Arabell insistait, lui disant que cet argent servirait à son voyage de Londres :
– Merci, madame, dit Emma ; si je vais à Londres, j’irai avec les petites économies que j’ai déjà faites et celles que je ferai encore.
– Sur vos dix schellings par mois ? demanda miss Arabell en riant.
– Oui, madame, répondit simplement la jeune fille.
Et tout finit là.
Quelques mois après, le fils de M. Hawarden, M. James Hawarden, célèbre chirurgien de Londres, vint voir son père ; lui aussi fut frappé de la beauté d’Emma Lyonna, et, pendant tout le temps qu’il resta dans la petite ville de Flint, il fut bon et affectueux pour elle ; seulement, il ne l’exhorta point comme Rowmney à venir à Londres.
Au bout de trois semaines de séjour chez son père, il partit, laissant deux guinées pour la petite bonne d’enfants en récompense des soins qu’elle donnait à ses neveux.
Emma les accepta sans répugnance.
Elle avait une amie ; cette amie s’appelait Fanny Strong et avait elle-même un frère qui s’appelait Richard.
Emma ne s’était jamais informée de ce que faisait son amie, quoiqu’elle fût mieux mise que ne semblait le permettre sa fortune ; sans doute croyait-elle qu’elle prélevait sa toilette sur les bénéfices interlopes de son frère, qui passait pour un contrebandier.
Un jour qu’Emma – elle avait alors près de quatorze ans – s’était arrêtée devant la boutique d’un marchand de glaces pour se regarder dans un grand miroir servant de montre au magasin, elle se sentit toucher à l’épaule.
C’était son amie, Fanny Strong, qui la tirait ainsi de son extase.
– Que fais-tu là ? lui demanda-t-elle.
Emma rougit sans répondre. En répondant vrai, elle eut dû dire : « Je me regardais et me trouvais belle. »
Mais Fanny Strong n’avait pas besoin de réponse pour savoir ce qui se passait dans le cœur d’Emma.
– Ah ! dit-elle en soupirant, si j’étais aussi jolie que toi, je ne resterais pas longtemps dans cet horrible pays.
– Où irais-tu ? lui demanda Emma.
– J’irais à Londres, donc ! Tout le monde dit qu’avec une jolie figure, on fait fortune à Londres. Vas-y, et, quand tu seras millionnaire, tu me prendras pour ta femme de chambre.
– Veux-tu que nous y allions ensemble ? demanda Emma Lyonna.
– Volontiers ; mais comment faire ? Je ne possède pas six pence, et je ne crois pas Dick beaucoup plus riche que moi.
– Moi, dit Emma, j’ai près de quatre guinées.
– C’est plus qu’il ne nous faut pour toi, moi et Dick ! s’écria Fanny.
Et le voyage fut résolu.
Le lundi suivant, sans rien dire à personne, les trois fugitifs prirent, à Chester, la diligence de Londres.
En arrivant au bureau où descendait la diligence de Chester, Emma partagea les vingt-deux schellings qui lui restaient entre Fanny Strong et elle.
Fanny Strong et son frère avaient l’adresse d’une auberge où logeaient les contrebandiers ; c’était dans la petite rue de Villiers, aboutissant d’un côté à la Tamise et de l’autre au Strand, qu’était située cette auberge. Emma laissa Dick et Fanny chercher leur logement ; elle prit une voiture et se fit conduire Cavendish square, n° 8.
Edward Rowmney était absent ; on ne savait pas où il était ni quand il reviendrait ; on le croyait en France, et on ne l’attendait pas avant deux mois.
Emma resta étourdie. Cette éventualité si naturelle de l’absence de Rowmney ne s’était pas même présentée à son esprit. Une lueur lui traversa le cerveau ; elle pensa à M. James Hawarden, le célèbre chirurgien qui, en quittant la maison de son père, avait, avec tant de bonté, laissé les deux guinées qui avaient servi à payer la majeure partie des dépenses du voyage.
Il ne lui avait pas donné son adresse ; mais deux ou trois fois elle avait porté à la poste les lettres qu’il écrivait à sa femme.
Il demeurait Leicester square, n° 4.
Elle remonta en voiture, se fit conduire à Leicester square, peu distant de Cavendish square, frappa en tremblant à la porte. Le docteur était chez lui.
Elle trouva le digne homme tel qu’elle l’espérait ; elle lui dit tout, et il eut pitié, promit de s’employer à la protéger, et, en attendant, il la reçut sous son toit, l’admit à sa table, et la donna pour demoiselle de compagnie à mistress Hawarden.
Un matin, il annonça à la jeune fille qu’il avait trouvé pour elle une place dans un des premiers magasins de bijouterie de Londres ; mais, la veille du jour où Emma devait entrer dans ce magasin, il voulut lui faire la fête de la conduire au spectacle.
La toile, en se levant devant elle au théâtre de Drury-Lane, lui montra un monde inconnu ; on jouait Roméo et Juliette, ce rêve d’amour qui n’a son pareil dans aucune langue ; elle rentra folle, éblouie, enivrée ; elle passa la nuit sans dormir une seule seconde, essayant de se rappeler quelques fragments des deux merveilleuses scènes du balcon.
Le lendemain, elle entra dans son magasin ; mais, avant d’y entrer, elle demanda à M. Hawarden où elle pourrait acheter la pièce qu’elle avait vu représenter la veille. M. Hawarden alla à sa bibliothèque, y prit un Shakspeare complet et le lui donna.
Au bout de trois jours, elle savait par cœur le rôle de Juliette ; elle rêvait par quels moyens elle pourrait retourner au théâtre et s’enivrer une seconde fois de ce doux poison que forme le magique mélange de l’amour et de la poésie ; elle voulait à tout prix rentrer dans ce monde enchanté qu’elle n’avait qu’entrevu, lorsqu’un splendide équipage s’arrêta devant la porte du magasin. Une femme en descendit, entra de ce pas dominateur que donne la richesse. Emma jeta un cri de surprise : elle avait reconnu miss Arabell.
Miss Arabell, de son côté, la reconnut, ne dit rien, acheta pour sept ou huit cents livres sterling de bijoux, et invita le marchand à lui envoyer ses emplettes par sa nouvelle demoiselle de magasin, indiquant l’heure à laquelle elle serait rentrée.
La nouvelle demoiselle de magasin, c’était Emma.
À l’heure dite, on la fit monter en voiture avec les écrins, et on l’envoya à l’hôtel de miss Arabell.
La belle courtisane l’attendait ; sa fortune était au comble : elle était la maîtresse du prince régent, âgé de dix-sept ans à peine.
Elle se fit tout raconter par Emma, puis, lui demanda si, en attendant le retour de Rowmney, elle ne préférait pas rester chez elle pour la distraire dans ses heures d’ennui, plutôt que de retourner au magasin. Emma ne demanda qu’une chose, ce fut s’il lui serait permis d’aller au théâtre. Miss Arabell lui répondit que, tous les jours où elle n’irait point au spectacle elle-même, sa loge serait à sa disposition.
Puis elle envoya payer les bijoux et fit dire qu’elle gardait Emma. Le joaillier dont miss Arabell était une des meilleures pratiques, n’eut garde de se brouiller avec elle pour si peu de chose.
Par quel étrange caprice la courtisane à la mode conçut-elle cet imprudent désir, cet inconcevable caprice, d’avoir cette belle créature auprès d’elle ? Les ennemis de miss Arabell – et sa haute fortune lui en avait fait beaucoup – donnèrent à cette fantaisie une explication que la Phryné anglaise, convertie en Sappho, ne se donna pas même la peine de démentir.
Pendant deux mois, Emma resta chez la belle courtisane, lut tous les romans qui lui tombèrent sous la main, fréquenta tous les théâtres, et, rentrée dans sa chambre, répéta tous les rôles qu’elle avait entendus, mima tous les ballets auxquels elle avait assisté ; ce qui n’était pour les autres qu’une récréation devenait pour elle une occupation de toutes les heures ; elle venait d’atteindre sa quinzième année, elle était dans toute la fleur de sa jeunesse et de sa beauté ; sa taille souple, harmonieuse, se pliait à toutes les poses, et par ses ondulations naturelles, atteignait les artifice des plus habiles danseuses. Quant à son visage, qui, malgré les vicissitudes de la vie, conserva toujours les couleurs immaculées de l’enfance, le velouté virginal de la pudeur, doué par l’impressionnabilité de sa physionomie d’une suprême mobilité, il devenait, dans la mélancolie une douleur, dans la joie un éblouissement. On eût dit que la candeur de l’âme transparaissait sous la pureté des traits, si bien qu’un grand poëte de notre époque, hésitant à ternir ce miroir céleste, a dit, en parlant de sa première faute : « Sa chute ne fut point dans le vice, mais dans l’imprudence et la bonté. »
La guerre que l’Angleterre soutenait, à cette époque, contre les colonies américaines, était dans sa plus grande activité et la presse s’exerçait dans toute sa rigueur. Richard, le frère de Fanny, pour nous servir du terme consacré, Richard fut pressé et fait marin malgré lui. Fanny accourut réclamer l’assistance de son amie ; elle la trouvait si belle, qu’elle était convaincue que personne ne pourrait résister à sa prière ; Emma fut suppliée d’exercer sa séduction sur l’amiral John Payne.
Emma sentit se révéler sa vocation tentatrice ; elle revêtit sa robe la plus élégante et alla avec son amie trouver l’amiral : elle obtint ce qu’elle demandait ; mais l’amiral, lui aussi, demanda, et Emma paya la liberté de Dick, sinon de son amour, du moins de sa reconnaissance.
Emma Lyonna, maîtresse de l’amiral Payne, eut une maison à elle, des domestiques à elle, des chevaux à elle ; mais cette fortune eut l’éclat et la rapidité d’un météore : l’escadre partit, et Emma vit le vaisseau de son amant lui enlever, en disparaissant à l’horizon, tous ses songes dorés.
Mais Emma n’était pas femme à se tuer comme Didon pour un volage Énée. Un des amis de l’amiral, sir Harry Fatherson, riche et beau gentleman, offrit à Emma de la maintenir dans la position où il l’avait trouvée. Emma avait fait le premier pas sur le brillant chemin du vice ; elle accepta, devint, pendant une saison entière, la reine des chasses, des fêtes et des danses ; mais, la saison finie, oubliée de son second amant, avilie par un second amour, elle tomba peu à peu dans une telle misère, qu’elle n’eut plus pour ressource que le trottoir de Haymarket, le plus fangeux de tous les trottoirs pour les pauvres créatures qui mendient l’amour des passants.
Par bonheur, l’entremetteuse infâme à laquelle elle s’était adressée pour entrer dans le commerce de la dépravation publique, frappée de la distinction et de la modestie de sa nouvelle pensionnaire, au lieu de la prostituer comme ses compagnes, la conduisit chez un célèbre médecin, habitué de sa maison.
C’était le fameux docteur Graham, sorte de charlatan mystique et voluptueux, qui professait devant la jeunesse de Londres la religion matérielle de la beauté.
Emma lui apparut ; sa Vénus Astarté était trouvée sous les traits de la Vénus pudique.
Il paya cher ce trésor ; mais, pour lui, ce trésor n’avait pas de prix ; il la coucha sur le lit d’Apollon ; il la couvrit d’un voile plus transparent que le filet sous lequel Vulcain avait retenu Vénus captive aux yeux de l’Olympe, et annonça dans tous les journaux qu’il possédait enfin ce spécimen unique et suprême de beauté qui lui avait manqué jusqu’à présent pour faire triompher ses théories.
À cet appel fait à la luxure et à la science, tous les adeptes de cette grande religion de l’amour, qui étend son culte sur le monde entier, accoururent dans le cabinet du docteur Graham.
Le triomphe fut complet : ni la peinture, ni la sculpture n’avaient jamais produit un semblable chef-d’œuvre ; Apelles et Phidias étaient vaincus.
Les peintres et les sculpteurs abondèrent. Rowmney, de retour à Londres, vint comme les autres et reconnut sa jeune fille du comté de Flint. Il la peignit sous toutes les formes, en Ariane, en bacchante, en Léda, en Armide, et nous possédons à la Bibliothèque impériale une collection de gravures qui représentent l’enchanteresse dans toutes les attitudes voluptueuses qu’inventa la sensuelle antiquité.
Ce fut alors que, attiré par la curiosité, le jeune sir Charles Grenville, de l’illustre famille de ce Warwick qu’on appelait le faiseur de rois, et neveu de sir William Hamilton, vit Emma Lyonna, et, dans l’éblouissement que lui causait une si complète beauté, en devint éperdument amoureux. Les plus brillantes promesses furent faites à Emma par le jeune lord ; mais elle prétendit être enchaînée au docteur Graham par le lien de la reconnaissance et résista à toutes les séductions, déclarant qu’elle ne quitterait cette fois son amant que pour suivre un époux.
Sir Charles engagea sa parole de gentilhomme de devenir l’époux d’Emma Lyonna, dès qu’il aurait atteint sa grande majorité. En attendant, Emma consentit à un enlèvement.
Les amants vécurent, en effet, comme mari et femme, et, sur la parole de leur père, trois enfants naquirent qui devaient être légitimés par le mariage.
Mais, pendant cette cohabitation, un changement de ministère fit perdre à Grenville un emploi auquel était attachée la majeure partie de ses revenus. L’événement arriva par bonheur au bout de trois ans et quand, grâce aux meilleurs professeurs de Londres, Emma Lyonna avait fait d’immenses progrès dans la musique et le dessin ; elle avait en outre, tout en se perfectionnant dans sa propre langue, appris le français et l’italien ; elle disait les vers comme mistress Siddons, et était arrivée à la perfection dans l’art de la pantomime et des poses.
Malgré la perte de sa place, Grenville n’avait pu se résoudre à diminuer ses dépenses ; seulement, il écrivit à son oncle pour lui demander de l’argent. À chacune de ses demandes, son oncle fit droit d’abord ; mais enfin, à une dernière, sir William Hamilton, répondit qu’il comptait sous peu de jours partir pour Londres, et qu’il profiterait de ce voyage pour étudier les affaires de son neveu.
Ce mot étudier avait fort effrayé les jeunes gens ; ils désiraient et craignaient presque également l’arrivée de sir William. Tout à coup, il entra chez eux sans qu’ils eussent été prévenus de son retour. Depuis huit jours, il était à Londres.
Ces huit jours, sir William les avait employés à prendre des informations sur son neveu, et ceux auxquels il s’était adressé n’avaient pas manqué de lui dire que la cause de ses désordres et de sa misère était une prostituée dont il avait eu trois enfants.
Emma se retira dans sa chambre et laissa son amant seul avec son oncle, qui ne lui offrit d’autre alternative que d’abandonner à l’instant même Emma Lyonna, où de renoncer à sa succession, qui était désormais sa seule fortune.
Puis il se retira, en donnant trois jours à son neveu pour se décider.
Tout l’espoir des jeunes gens résidait désormais dans Emma ; c’était à elle d’obtenir de sir William Hamilton le pardon de son amant, en montrant combien il était pardonnable.
Alors Emma, au lieu de revêtir les habits de sa nouvelle condition, reprit l’habillement de sa jeunesse, le chapeau de paille et la robe de bure ; ses larmes, ses sourires, le jeu de sa physionomie, ses caresses et sa voix feraient le reste.
Introduite près de sir William, Emma se jeta à ses pieds ; soit mouvement adroitement combiné, soit effet du hasard, les cordons de son chapeau se dénouèrent, et ses beaux cheveux châtains se répandirent sur ses épaules.
L’enchanteresse était inimitable dans la douleur.
Le vieil archéologue, amoureux jusqu’alors seulement des marbres d’Athènes et des statues de la Grande Grèce, vit pour la première fois la beauté vivante l’emporter sur la froide et pâle beauté des déesses de Praxitèle et de Phidias. L’amour qu’il n’avait pas voulu comprendre chez son neveu, entra violemment dans son propre cœur et s’empara de lui tout entier sans qu’il tentât encore de s’en défendre.
Les dettes de son neveu, l’infimité de la naissance, les scandales de la vie, la publicité des triomphes, la vénalité des caresses : tout, jusqu’aux enfants nés de leur amour, sir William accepta tout, à la seule condition qu’Emma récompenserait de sa possession le complet oubli de sa propre dignité.
Emma avait triomphé bien au delà de son espérance ; mais, cette fois, elle fit ses conditions complètes ; une seule promesse de mariage l’avait unie au neveu : elle déclara qu’elle ne viendrait à Naples que femme reconnue de sir William Hamilton.
Sir William consentit à tout.
La beauté d’Emma fit à Naples son effet accoutumé ; non-seulement elle étonna, mais elle éblouit.
Antiquaire et minéralogiste distingué, ambassadeur de la Grande-Bretagne, frère de lait et ami de George III, sir William réunissait chez lui la première société de la capitale des Deux-Siciles en hommes de science, en hommes politiques et en artistes. Peu de jours suffirent à Emma, si artiste elle-même, pour savoir, de la politique et de la science, ce qu’elle avait besoin d’en savoir, et bientôt, pour tous ceux qui fréquentaient le salon de sir William, les jugements d’Emma devinrent des lois.
Son triomphe ne dut pas s’arrêter là. À peine fut-elle présentée à la cour, que la reine Marie-Caroline la proclama son amie intime et en fit son inséparable favorite. Non-seulement la fille de Marie-Thérese se montrait en public avec la prostituée de Haymarket, parcourait la rue de Tolède et la promenade de Chiaïa dans le même carrosse qu’elle et portant la même toilette qu’elle, mais, après les soirées employées à reproduire les poses les plus voluptueuses et les plus ardentes de l’antiquité, elle faisait dire à sir William, tout enorgueilli d’une pareille faveur, qu’elle ne lui rendrait que le lendemain l’amie dont elle ne pouvait se passer.
De là des jalousies et des haines sans nombre contre la favorite. Caroline savait quels insolents propos circulaient au sujet de cette merveilleuse et soudaine intimité ; mais elle était un de ces cœurs absolus, une de ces âmes vaillantes qui, la tête haute, affrontent la calomnie et même la médisance, et quiconque voulut être bien accueilli par elle dut partager ses hommages entre Acton, son amant, et sa favorite Emma Lyonna.
On sait les événements de 89, c’est-à-dire la prise de la Bastille et le retour de Versailles, ceux de 93, c’est-à-dire la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ceux de 96 et de 97, c’est-à-dire les victoires de Bonaparte en Italie, victoires qui ébranlèrent tous les trônes, et qui firent, momentanément du moins, crouler le plus vieux et le plus immuable de tous : le trône pontifical.
On a vu, au milieu de ces événements qui avaient un retentissement si terrible à la cour de Naples, apparaître et grandir Nelson, champion des royautés vieillies. Sa victoire d’Aboukir rendait l’espoir à tous ces rois, qui avaient déjà mis la main sur leurs couronnes vacillantes. Or, à tout prix, Marie-Caroline, la femme avide de richesses, de pouvoir, d’ambition, voulait conserver la sienne ; il n’est donc pas étonnant qu’appelant à son aide la fascination qu’elle exerçait sur son amie, elle ait dit à lady Hamilton, le matin même du jour où elle la conduisait au-devant de Nelson, devenu la clef de voûte du despotisme : « Il faut que cet homme soit à nous, et, pour qu’il soit à nous, il faut que tu sois à lui. »
Était-ce bien difficile à lady Hamilton de faire pour son amie Marie-Caroline, à propos de l’amiral Horace Nelson, ce qu’Emma Lyonna avait fait pour son amie Fanny Strong, à propos de l’amiral Payne ?
Ce dut être, au reste, une glorieuse récompense de ses mutilations pour le fils d’un pauvre pasteur de Barnham-Thorpes, pour l’homme qui devait sa grandeur à son propre courage et sa renommée à son génie ; ce dut être une glorieuse récompense des blessures reçues, que de voir venir au-devant de lui ce roi, cette reine, cette cour, et, récompense de ses victoires, cette magnifique créature qu’il adorait.
IV. La fête de la peur. §
Nous avons vu, au coup de canon tiré à bord du Van-Guard, presque aussi mutilé que son maître, au pavillon britannique hissé à sa corne, nous avons vu que Nelson avait reconnu le royal cortège qui venait au-devant de lui.
La galère capitane n’avait rien eu à hisser : depuis Naples, les couleurs d’Angleterre, mêlées à celles des Deux-Siciles, flottaient à ses mâts.
Lorsque les deux bâtiments ne furent plus qu’à une encablure l’un de l’autre, la musique de la galère fit entendre le God save the king, auquel les matelots du Van-Guard, montés sur les vergues, répondirent par trois hourras poussés avec la régularité que les Anglais apportent dans cette officielle démonstration.
Nelson ordonna de mettre en panne afin de laisser arriver la galère côte à côte du Van-Guard, fit abattre l’escalier de tribord, c’est-à-dire l’escalier d’honneur, et attendit au haut de cet escalier, la tête découverte et le chapeau à la main.
Tous les matelots et tous les soldats de marine, même ceux qui, pâles et souffrants, étaient encore mal guéris de leurs blessures furent appelés sur le pont et, rangés sur une triple file, présentèrent les armes.
Nelson s’attendait à voir monter à son bord le roi, puis la reine, puis le prince royal, c’est-à-dire à recevoir les illustres visiteurs selon toutes les règles de l’étiquette ; mais, par une séduction toute féminine, – et Nelson, dans une lettre à sa femme, consigne ce fait, – la reine poussa la belle Emma, qui, rougissant d’être en cette occasion plus que la reine, monta l’escalier, et, soit émotion réelle, soit comédie bien jouée, en revoyant Nelson avec une blessure de plus, le front ceint d’un bandeau noir, pâle du sang perdu, jeta un cri, pâlit elle-même, et, près de s’évanouir, s’affaissa sur la poitrine du héros en murmurant :
– Ô grand, ô cher Nelson !
Nelson laissa tomber son chapeau, et, avec un cri de joyeux étonnement, l’enveloppa de son bras unique, et, en la soutenant, la pressa convulsivement contre son cœur.
Dans l’extase profonde où le jeta cet incident inattendu, il y eut un instant, pour Nelson, oubli du monde entier et perception ineffable de toutes les joies, sinon du ciel des chrétiens, au moins du paradis de Mahomet.
Lorsqu’il revint à lui, le roi, la reine et toute la cour étaient à son bord, et la scène se généralisa.
Le roi Ferdinand lui prit la main, l’appela le libérateur du monde ; il lui tendit la magnifique épée dont il lui faisait don, et à la poignée de laquelle, avec le grand cordon du Mérite de Saint-Ferdinand, que le roi venait de créer, était suspendu le brevet de duc de Bronte, flatterie toute féminine trouvée par la reine, titre équivalent à celui de duc du Tonnerre, Bronte étant un des trois cyclopes qui forgeaient, dans les cavernes flamboyantes de l’Etna, la foudre de Jupiter.
Puis vint la reine, qui l’appela son ami, le protecteur des trônes, le vengeur des rois, et qui, réunissant dans les siennes la main de Nelson à celle d’Emma Lyonna, serra leurs deux mains réunies.
Les autres vinrent à leur tour : princes héréditaires, princesses royales, ministres, courtisans ; mais qu’étaient leurs louanges et leurs caresses pour Nelson, près des louanges et des caresses du roi et de la reine, près d’un serrement de main d’Emma Lyonna ! Il fut convenu que Nelson descendrait à bord de la galère capitane, qui, grâce à ses vingt-quatre rameurs, devait marcher plus vite qu’un bâtiment à voiles ; mais, avant tout, Emma lui demanda, au nom de la reine, de visiter dans tous ses détails ce glorieux Van-Guard, sur lequel les boulets français avaient creusé de glorieuses blessures qui, pareilles à celle de son commandant, n’étaient pas encore fermées.
Nelson fit les honneurs de son vaisseau avec l’orgueil d’un marin, et, pendant toute cette visite, lady Hamilton fut appuyée à son bras, lui faisant raconter au roi et à la reine tous les détails du combat du 1er août, et le forçant à parler de lui-même.
Le roi, de ses mains, ceignit Nelson de l’épée de Louis XIV ; la reine lui remit le brevet de duc de Bronte ; Emma lui passa au cou le grand cordon de Saint-Ferdinand, opération pendant laquelle elle ne put empêcher ses beaux cheveux parfumés d’effleurer le visage du bienheureux Nelson.
Il était deux heures de l’après-midi, il fallait trois heures à peu près pour regagner Naples. Nelson remit le commandement du Van-Guard à Henry, son capitaine de pavillon, et, au bruit de la musique et de l’artillerie, descendit dans la galère royale, qui, légère comme un oiseau de mer, se détacha des flancs du colosse et glissa gracieusement à la surface de la mer.
C’était à l’amiral Caracciolo à faire à son tour les honneurs du bâtiment ; Nelson et lui étaient de vieilles connaissances : ils s’étaient vus au siège de Toulon, ils avaient combattu tous deux les Français, et le courage et l’habileté qu’avait déployés Caracciolo dans ce combat, lui avaient, malgré le mauvais résultat de la campagne, valu, à son retour, le grade d’amiral, qui le faisait, en tous points, l’égal de Nelson, sur lequel lui restait l’avantage de la naissance et d’une illustration historique de trois siècles.
Ce petit détail explique la nuance de froideur qu’il y eut dans le salut qu’échangèrent les deux amiraux et l’espèce de hâte avec laquelle François Caracciolo reprit sur le banc de quart son poste de commandement.
Quant à Nelson, la reine le força à s’asseoir près d’elle, sous la tente de pourpre de la galère, déclarant que les autres hommes pouvaient devenir ce qu’ils voudraient, mais que l’amiral lui appartenait sans partage, à elle et à son amie. Sur quoi, selon son habitude, Emma prit place aux pieds de la reine.
Pendant ce temps, sir William Hamilton, qui, en sa qualité de savant, connaissait mieux l’histoire de Naples que le roi lui-même, expliquait à Ferdinand comment l’île de Capri, devant laquelle on passait en ce moment, avait été achetée aux Napolitains ou plutôt échangée contre celle d’Ischia par Auguste, qui avait remarqué qu’au moment où il abordait dans cette île, les branches d’un vieux chêne, desséchées et courbées vers la terre, s’étaient relevées et avaient reverdi.
Le roi écouta sir William Hamilton avec la plus grande attention ; puis, quand il eut fini :
– Mon cher ambassadeur, lui dit-il, depuis trois jours, le passage des cailles est commencé ; si vous voulez, dans une semaine, nous viendrons faire une chasse à Capri : nous en trouverons des milliers.
L’ambassadeur, qui était grand chasseur lui-même et qui devait à cette qualité surtout la haute faveur dont il jouissait près du roi, s’inclina en signe d’assentiment et garda pour une meilleure occasion une savante dissertation archéologique sur Tibère, ses douze villas et la probabilité que la Grotte d’azur était connue des anciens, mais n’avait point alors la magique couleur qui la décore aujourd’hui et qu’elle doit au changement de niveau de la mer, qui, pendant les dix-huit siècles écoulés de Tibère jusqu’à nous, s’est élevé de cinq ou six pieds.
Pendant ce temps, les commandants des quatre forts de Naples avaient leurs longues-vues fixées sur la flottille royale, et particulièrement sur la galère capitane, et, quand ils virent celle-ci virer de bord et mettre le cap sur Naples, jugeant que Nelson y était descendu, ils ordonnèrent un immense salut de cent un coups de canon, le plus honorable de tous, puisque c’est le même que celui qui se fait entendre lorsqu’un héritier naît à la couronne.
Au bout d’un quart d’heure, les salves s’arrêtèrent, mais pour recommencer au moment où la flottille, toujours guidée par la galère royale, rentra dans le port militaire.
Au pied de la pente conduisant au château, les voitures de la cour et celles de l’ambassade d’Angleterre attendaient, les voitures de l’ambassade rivalisant de luxe avec les voitures royales. Il avait été convenu que, ce jour-là, le roi et la reine des Deux-Siciles cédaient tous leurs droits à sir William et à lady Hamilton, que Nelson descendrait à l’ambassade d’Angleterre, et que c’était l’ambassadeur d’Angleterre qui donnerait le dîner et la fête qui en était la suite.
Quant à la ville de Naples, elle devait s’unir à cette fête par ses illuminations et ses feux d’artifice.
Avant de mettre pied à terre, lady Hamilton s’avança vers l’amiral Caracciolo, et, de sa voix la plus douce et avec sa figure la plus gracieuse :
– La fête que nous donnons à notre illustre compatriote serait incomplète, dit-elle, si le seul homme de mer qui puisse rivaliser avec lui ne se joignait point à nous, pour célébrer sa victoire et porter un toast à la grandeur de l’Angleterre, au bonheur des Deux-Siciles et à l’abaissement de cette orgueilleuse république française qui a osé déclarer la guerre aux rois. Ce toast, nous l’avons réservé à l’homme qui a si courageusement combattu à Toulon, à l’amiral Caracciolo.
Caracciolo s’inclina courtoisement mais gravement.
– Milady, dit-il, je regrette sincèrement de ne pouvoir accepter comme votre hôte la glorieuse part que vous me réserviez ; mais autant la journée a été belle, autant la nuit menace d’être orageuse.
Emma Lyonna parcourut l’horizon d’un seul regard ; à part quelques légers nuages accourant du côté de Procida, l’azur du ciel était aussi limpide que celui de ses yeux.
Elle sourit.
– Vous doutez de mes paroles, milady, reprit Caracciolo ; mais l’homme qui a passé les deux tiers de sa vie sur cette mer capricieuse que l’on appelle la Méditerranée, connaît tous les secrets de l’atmosphère. Voyez-vous ces légères vapeurs qui glissent au ciel et qui s’approchent rapidement de nous, elles indiquent que le vent, qui était nord-ouest, tourne à l’ouest. Vers dix heures du soir, il soufflera du midi, c’est à dire qu’il fera sirocco ; le port de Naples est ouvert à tous les vents et particulièrement à celui-là ; je dois donc veiller à l’ancrage des bâtiments de Sa Majesté Britannique, qui, déjà fort maltraités par la bataille, pourraient ne pas avoir conservé assez de forces pour résister à la tempête. Ce que nous avons fait aujourd’hui, milady, c’est une belle et bonne déclaration de guerre à la France, et les Français sont à Rome, c’est-à-dire à cinq journées de nous. Croyez-moi, d’ici à peu de jours, nous aurons besoin que nos deux flottes soient en bon état.
Lady Hamilton fit un léger mouvement de tête qui ressemblait à une contraction.
– Prince dit-elle, j’accepte votre excuse, qui prouve une si grande sollicitude pour les intérêts de Leurs Majestés Britannique et Sicilienne ; mais, tout au moins, nous espérons voir au bal votre charmante nièce, Cecilia Caracciolo, qui, du reste, n’aurait pas d’excuse, ayant été prévenue que nous comptions sur elle le jour même où nous avons reçu la lettre de l’amiral Nelson.
– Eh ! justement, madame, voilà ce qui me restait à vous dire. Depuis quelques jours, sa mère, ma belle-sœur, est tellement souffrante, que, ce matin, avant de partir, j’ai reçu une lettre de la pauvre Cecilia, laquelle m’exprime tous ses regrets de ne pouvoir prendre sa part de votre fête ; elle me chargeait, en outre, de présenter ses excuses à Votre Seigneurie, et c’est ce que j’ai l’honneur de faire en ce moment.
Pendant ces quelques paroles échangées entre lady Hamilton et François Caracciolo, la reine s’était approchée, avait écouté, avait entendu, et, comprenant le motif du double refus de l’austère Napolitain, son front s’était plissé, sa lèvre inférieure s’était allongée et une légère pâleur avait envahi son visage.
– Prenez garde, prince ! dit la reine d’une voix stridente et avec un sourire menaçant comme ces légers nuages que l’amiral avait fait remarquer à lady Hamilton, et qui annonçaient l’approche de la tempête ; prenez garde ! les seules personnes qui seront venues à la fête de lady Hamilton seront invitées aux fêtes de la cour.
– Hélas ! madame, répondit Caracciolo sans que sa sérénité parût le moins du monde altérée par cette menace, l’indisposition de ma pauvre belle-sœur est tellement grave, que, les fêtes données par Votre Majesté à Sa Seigneurie milord Nelson durassent-elles un mois, elle ne pourra y assister, ni ma nièce par conséquent, puisqu’une jeune fille de son âge et de son nom ne peut, même chez la reine, paraître séparée de sa mère.
– C’est bien, monsieur, répondit la reine incapable de se contenir ; en temps et lieu, nous nous souviendrons de ce refus.
Et, prenant le bras de lady Hamilton :
– Venez, chère Emma, dit-elle.
Puis, à demi-voix :
– Oh ! ces Napolitains ! ces Napolitains ! murmura-t-elle, ils me haïssent, je le sais bien ; mais je ne suis pas en arrière avec eux : moi, je les exècre !
Et elle s’avança d’un pas rapide vers l’escalier de tribord, mais point si rapide cependant que l’amiral Caracciolo ne l’y devançât.
Un signe de lui fit éclater la musique en brillantes fanfares ; les canons tonnèrent de nouveau, les cloches s’ébranlèrent toutes à la fois, et la reine, la rage dans le cœur, et Emma, la honte sur le front, descendirent au milieu de toutes les apparences extérieures de la joie et du triomphe.
Le roi, la reine, Emma Lyonna, Nelson montèrent dans la première voiture ; le prince, la princesse royale, sir William Hamilton et le ministre Jean Acton, dans la seconde ; tous les autres, à leur choix, dans les voitures de suite.
On se rendit d’abord et directement à l’église Sainte-Claire, afin d’y entendre un Te Deum d’action de grâces. En leur qualité d’hérétiques, Horace Nelson, sir William et Emma Lyonna se fussent volontiers passés de cette cérémonie ; mais le roi était trop bon chrétien, surtout quand il avait peur, pour permettre qu’on l’oubliât.
Le Te Deum était chanté par monseigneur Capece Zurlo, archevêque de Naples, excellent homme auquel, au point de vue du roi et de la reine des Deux-Siciles, on ne pouvait reprocher qu’une trop grande tendance vers les idées libérales ; il était assisté, dans l’accomplissement de ce triomphant office, par une autre sommité ecclésiastique, par le cardinal Fabrizio Ruffo, lequel n’était encore, à cette époque, connu que par les scandales de sa vie publique et privée.
Aussi, tout le temps que dura le Te Deum, fut-il employé par sir William Hamilton, aussi grand collecteur d’anecdotes scandaleuses que de curiosités archéologiques, à mettre lord Nelson au courant des aventures de l’illustre porporato.
Voici, au reste, ce qu’il lui apprit et ce qu’il est important que nos lecteurs sachent sur cet homme, destiné à jouer un si grand rôle dans le cours des événements que nous avons à raconter.
Un proverbe italien destiné à glorifier les grandes familles et à constater leur ancienneté historique dit : « Les apôtres à Venise, les Bourbons en France, les Colonna à Rome, les San-Severini à Naples, les Ruffo en Calabre.
Le cardinal Fabrizio Ruffo appartenait à cette illustre famille.
Un soufflet donné par lui, dans son enfance, au bel Ange Braschi, lequel, plus tard, devint pape sous le nom de Pie VI, fut la source de sa fortune.
Il était neveu du cardinal Tommaso Ruffo, doyen du sacré collège. Un jour, Braschi, alors trésorier de Sa Sainteté, prit sur ses genoux l’enfant de son protecteur, et, comme le petit Ruffo voulait jouer avec les beaux cheveux blonds du trésorier et que celui-ci, en relevant la tête, lui faisait éprouver un supplice pareil à celui de Tantale, l’enfant, au moment où Braschi abaissait la tête vers lui, au lieu d’essayer de saisir les boucles de ses cheveux, comme il avait fait jusque-là, lui appliqua de toutes ses petites forces un vigoureux soufflet.
Trente ans plus tard, Braschi, devenu pape, retrouva dans l’homme de trente-quatre ans l’enfant qui l’avait souffleté. Il se souvint que c’était le neveu du protecteur auquel il devait tout, et il le fit ce qu’il était lui-même au moment où il avait reçu ce soufflet, c’est-à-dire trésorier du saint-siège, poste d’où l’on ne sort que cardinal.
Fabrizio Ruffo mena si bien la trésorerie, qu’au bout de trois ou quatre ans, on s’aperçut d’un déficit de trois ou quatre millions : c’était un million par an. Pie VI vit qu’il avait meilleur marché de nommer Ruffo cardinal que de le laisser trésorier ; il lui envoya le chapeau rouge et lui fit redemander la clef du trésor.
Ruffo, cardinal à trente mille francs par an au lieu de trésorier à un million, ne voulut point rester à Rome pour y faire la figure d’un homme ruiné ; il partit pour Naples, et, muni d’une lettre du pape Pie VI, vint demander un emploi à Ferdinand, dont, en sa qualité de Calabrais, il était le sujet.
Consulté sur ses aptitudes, Ruffo répondit qu’elles étaient toutes guerrières, que c’était lui qui avait fortifié Ancône et inventé une nouvelle manière de rougir les boulets ; il demandait donc ou plutôt désirait un emploi à la guerre ou à la marine.
Mais Ruffo n’avait pas eu le don de plaire à la reine, et, comme c’était la reine qui, par la signature de son favori Acton, premier ministre, nommait aux emplois de la marine et de la guerre, Ruffo fut inexorablement repoussé, même des emplois inférieurs.
Le roi alors, pour faire honneur à la recommandation de Pie VI, nomma le cardinal directeur de sa manufacture de soieries de San-Leucio.
Si étrange que fût ce poste pour un cardinal, surtout lorsque l’on approfondissait le mystère qui avait présidé à la formation de cette colonie, Ruffo accepta. Ce qu’il lui fallait avant tout, c’était de l’argent, et le roi avait attaché au titre de directeur de la colonie de San-Leucio, une abbaye rapportant vingt-mille livres de rente.
Au reste, le cardinal Ruffo était instruit et même savant, beau de visage, jeune encore, brave et fier comme ces prélats du temps de Henri IV et de Louis XIII qui disaient la messe dans leurs moments perdus, et, tout le reste du temps, portaient la cuirasse et maniaient l’épée.
Le récit de sir William dura juste autant que le Te Deum de monseigneur Capece Zurlo. Le Te Deum fini, on remonta en voiture, et l’on se rendit à l’extrémité de la rue de Chiaïa, où était situé, comme nous l’avons dit, et où est encore situé aujourd’hui le palais de l’ambassade d’Angleterre, un des plus beaux et des plus vastes palais de Naples.
Pour revenir de l’église Sainte-Claire, comme pour y aller, les voitures furent obligées de marcher au pas, tant les rues étaient encombrées de monde. Nelson, peu habitué aux démonstrations bruyantes et extérieures des peuples du Midi, était enivré de ces cris de « Vive Nelson ! vive notre libérateur ! » répétés par cent mille bouches, ébloui par ces mouchoirs de toutes couleurs agités par cent mille bras.
Une chose cependant l’étonnait quelque peu, au milieu de la bruyante grandeur de son triomphe, c’était la familiarité des lazzaroni, qui montaient sur les marchepieds, sur le siège de devant et sur le siège de derrière de la voiture royale, et qui, sans que le cocher, les laquais ni les coureurs parussent s’en inquiéter, tiraient la queue du roi ou lui secouaient le nez en l’appelant compère Nasone, en le tutoyant et en lui demandant quel jour il vendrait son poisson à Mergellina, ou mangerait du macaroni à Saint-Charles. Il y avait loin de là à la majesté qu’affectaient les rois d’Angleterre et à la vénération dont on les entourait ; mais Ferdinand paraissait si heureux de ces familiarités, il répondait si gaiement par des quolibets et des gros mots du calibre de ceux qui lui étaient lancés ; il envoyait de si vigoureuses taloches à ceux qui lui tiraient la queue trop rudement, qu’en arrivant à la porte de l’hôtel de l’ambassade, Nelson ne voyait plus dans cet échange de familiarités que les transports d’enfants fanatiques de leur père et les faiblesses d’un père trop indulgent pour ses enfants.
Là, de nouveaux éblouissements attendaient son orgueil.
La porte de l’ambassade était transformée en un immense arc de triomphe, surmonté des nouvelles armes que le roi d’Angleterre venait d’accorder au vainqueur d’Aboukir, avec le titre de baron du Nil et la dignité de lord. Aux deux côtés de cette porte étaient plantés deux mâts dorés pareils à ceux que l’on dresse, les jours de fête, sur la piazzetta de Venise, et à l’extrémité de ces mâts flottaient de longues flammes rouges avec les deux mots Horace Nelson, en lettres d’or, déroulés par la brise de la mer et exposés à la reconnaissance du peuple.
L’escalier était une voûte de lauriers constellée des fleurs les plus rares, formant le chiffre de Nelson, c’est-à-dire une H et une N. Les boutons de la livrée des valets, le service de porcelaine, tout, jusqu’aux nappes de l’immense table de quatre-vingts couverts dressée dans la galerie de tableaux ; tout, jusqu’aux serviettes des convives, était marqué de ces deux initiales, entourées d’un cercle de lauriers ; une musique, assez douce pour permettre la conversation, se faisait entendre, mêlée à des arômes impalpables ; l’immense palais, pareil à la demeure enchantée d’Armide, était plein de parfums flottants et de mélodies invisibles.
On n’attendit pour se mettre à table que la présence des deux officiants, l’archevêque Capece Zurlo et le cardinal Fabrizio Ruffo.
À peine furent-ils arrivés, que, selon les règles des étiquettes royales, qui veulent que, partout où les rois sont, les rois soient chez eux, on annonça que Leurs Majestés étaient servies.
Nelson fut placé en face du roi, entre la reine Marie-Caroline et lady Hamilton.
Comme cet Apicius qui, lui aussi, habitait Naples, à qui Tibère renvoyait de Caprée les turbots trop gros et trop chers pour lui, et qui se tua lorsqu’il ne lui resta plus que quelques millions, sous prétexte que ce n’était plus la peine de vivre quand on était ruiné, sir William Hamilton, mettant la science aux ordres de la gastronomie, avait levé une contribution sur les productions du monde entier.
Des milliers de bougies se reflétant dans les glaces, dans les candélabres, dans les cristaux, jetaient à travers cette galerie magique une lumière plus éblouissante que n’avait jamais fait le soleil aux heures les plus ardentes de la journée et dans les jours les plus limpides et les plus transparents de l’été.
Cette lumière, en rampant sur les broderies d’or et d’argent et en rejaillissant en feux de mille couleurs des plaques, des ordres, des croix en diamants qui chamarraient leur poitrine, semblait envelopper les illustres convives dans cette auréole qui, aux yeux des peuples esclaves, fait des rois, des reines, des princes, des courtisans, des grands de la terre enfin, une race de demi-dieux et de créatures supérieures et privilégiées.
À chaque service, un toast était porté, et le roi Ferdinand lui-même avait donné l’exemple en portant le premier toast au règne glorieux, à la prospérité sans nuages et à la longue vie de son bien-aimé cousin et auguste allié George III, roi d’Angleterre.
La reine, contre tous les usages, avait porté la santé de Nelson, libérateur de l’Italie ; suivant son exemple, Emma Lyonna avait bu au héros du Nil, puis, passant à Nelson le verre où elle avait trempé sa lèvre, changé le vin en flammes ; et, à chaque toast, des hourras frénétiques, des applaudissements à faire crouler la salle, avaient éclaté.
On atteignit ainsi le dessert dans un enthousiasme croissant, qu’une circonstance inattendue porta jusqu’au délire.
Au moment où les quatre-vingts convives n’attendaient plus, pour se lever de table, que le signal que devait donner le roi en se levant lui-même, le roi se leva en effet, et son exemple fut suivi ; mais le roi debout demeura à sa place. Aussitôt, ce chant si grave, si large, si profondément mélancolique, commandé par Louis XIV à Lulli pour faire honneur à Jacques II, l’exilé de Windsor, l’hôte royal de Saint-Germain, le God save the king éclata chanté par les plus belles voix du théâtre Saint-Charles, accompagnées des cent vingt musiciens de l’orchestre.
Chaque couplet fut applaudi avec fureur, et le dernier couplet applaudi plus longuement et plus bruyamment encore que les autres, parce que l’on croyait le chant terminé, lorsqu’une voix pure, sonore, vibrante commença ce couplet, ajouté pour la circonstance, et dont le mérite était plus dans l’intention qui l’avait dicté que dans la valeur des vers :
Joignons-nous, pour fêter la gloire
Du favori de la Victoire,
Des Français l’effroi !
Des Pharaons l’antique terre
Chante avec la noble Angleterre,
De Nelson orgueilleuse mère :
« Dieu sauve le roi ! »
(Traduction littérale.)
Ces vers, si médiocres qu’ils fussent, avaient fait pousser une acclamation universelle, qui allait encore s’accroître en se répétant, quand tout à coup les voix s’éteignirent sur les lèvres des convives, et les yeux effarés se tournèrent vers la porte, comme si le spectre de Banquo ou la statue du Commandeur venait d’apparaître au seuil de la salle du festin.
Un homme de haute taille et au visage menaçant était debout dans l’encadrement de la porte, vêtu de ce sévère et magnifique costume républicain, dont on ne perdait pas le moindre détail, inondé qu’il était de lumière. Il portait l’habit bleu à larges revers, le gilet rouge brodé d’or, le pantalon collant blanc, les bottes à retroussis ; il avait la main gauche appuyée à la poignée de son sabre, la main droite enfoncée dans sa poitrine, et, impardonnable insolence, la tête couverte de son chapeau à trois cornes, sur lequel flottait le panache tricolore, emblème de cette Révolution qui a élevé le peuple à la hauteur du trône et abaissé les rois au niveau de l’échafaud.
C’était l’ambassadeur de France, ce même Garat qui, au nom de la Convention nationale, avait lu, au Temple, la sentence de mort à Louis XVI.
On comprend l’effet qu’avait produit dans un pareil moment une semblable apparition.
Alors, au milieu d’un silence de mort, que nul ne songeait à rompre, d’une voix ferme, vibrante, sonore, il dit :
– Malgré les trahisons sans cesse renouvelées de cette cour menteuse qu’on appelle la cour des Deux-Siciles, je doutais encore ; j’ai voulu voir de mes yeux, entendre de mes oreilles ; j’ai vu et entendu ! Plus explicite que ce Romain qui, dans un pan de sa toge, apportait au Sénat de Carthage la paix ou la guerre, moi, je n’apporte que la guerre, car vous avez aujourd’hui renié la paix. Donc, roi Ferdinand, donc, reine Caroline, la guerre puisque vous la voulez ; mais ce sera une guerre d’extermination, où vous laisserez, je vous en préviens, malgré celui qui est le héros de cette fête, malgré la puissance impie qu’il représente, où vous laisserez le trône et la vie. Adieu !
Je quitte Naples, la ville du parjure ; fermez-en les portes derrière moi, réunissez vos soldats derrière vos murailles, hérissez de canons vos forteresses, rassemblez vos flottes dans vos ports, vous ferez la vengeance de la France plus lente, mais vous ne la ferez pas moins inévitable ni moins terrible ; car tout cédera devant ce cri de la grande nation : Vive la République !
Et, laissant le nouveau Balthasar et ses convives épouvantés devant les trois mots magiques qui venaient de retentir sous les voûtes, et que chacun croyait lire en lettres de flamme sur les murs de la salle du festin, le héraut qui venait, comme le fécial antique, de jeter sur le sol ennemi le javelot enflammé et sanglant, symbole de la guerre, s’éloigna à pas lents, faisant résonner le fourreau de son sabre sur les degrés de marbre de l’escalier.
Puis, à ce bruit à peine éteint, succéda celui d’une voiture de poste qui s’éloignait au galop de quatre chevaux vigoureux.
V. Le palais de la reine Jeanne. §
Il existe à Naples, à l’extrémité de Mergellina, aux deux tiers à peu près de la montée du Pausilippe, qui, à l’époque dont nous parlons, n’était qu’un sentier à peine carrossable ; il existe, disons-nous, une ruine étrange, s’avançant de toute sa longueur sur un écueil incessamment baigné par les flots de la mer, qui, aux heures des marées, pénètre jusque dans ses salles basses ; nous avons dit que cette ruine était étrange, et elle l’est en effet, car c’est celle d’un palais qui n’a jamais été achevé et qui est arrivé à la décrépitude sans avoir passé par la vie.
Le peuple, dans la mémoire duquel vit avec plus de ténacité la popularité du crime que celle des vertus, le peuple, qui, à Rome, oublieux des règnes régénérateurs de Marc-Aurèle et de Trajan, ne montre pas au voyageur un débris de monument se rapportant à la vie de ces deux empereurs ; le peuple, au contraire, encore enthousiaste aujourd’hui de l’empoisonneur de Britannicus et du meurtrier d’Agrippine, le peuple attache le nom du fils de Domitius Ænobarbus à tous les monuments, même à ceux qui sont postérieurs à lui de huit cents ans, et montre à tout passant les bains de Néron, la tour de Néron, le sépulcre de Néron ; ainsi fait le peuple de Naples, qui a baptisé la ruine de Mergellina, malgré le démenti visible que lui donne son architecture du XVIIe siècle, du nom de palais de la reine Jeanne.
Il n’en est rien ; ce palais, qui est de deux cents ans postérieur au règne de l’impudique Angevine, fut bâti, non point par l’épouse régicide d’Andréa, ou par la maîtresse adultère de Sergiani Caracciolo, mais par Anna Caraffa, femme du duc de Medina, favori de ce duc Olivarès qu’on appelait le comte-duc, et qui était lui-même le favori du roi Philippe IV. Olivarès, en tombant, entraîna la chute de Medina, qui fut rappelé à Madrid et qui laissa à Naples sa femme en butte à la double haine qu’avait soulevée contre elle son orgueil, contre lui sa tyrannie.
Plus les peuples sont humbles et muets pendant la prospérité de leurs oppresseurs, plus ils sont implacables au jour de leur chute. Les Napolitains, qui n’avaient pas fait entendre un murmure tant qu’avait duré la puissance du vice-roi disgracié, le poursuivirent dans sa femme, et Anna Caraffa, écrasée sous les dédains de l’aristocratie, accablée sous les insultes de la populace, quitta Naples à son tour, et alla mourir à Portici, laissant son palais à demi-achevé, symbole de sa fortune brisée au milieu de son cours.
Depuis ce temps, le peuple a fait de ce géant de pierre l’objet de ses superstitions néfastes ; quoique l’imagination des Napolitains n’ait qu’une médiocre tendance vers la nébuleuse poésie du septentrion et que les fantômes, commensaux habituels des brouillards, n’osent s’aventurer dans l’atmosphère limpide et transparente de la moderne Parthénope, ils ont peuplé, on ne sait pourquoi, cette ruine d’esprits inconnus et malfaisants qui jettent des sorts sur les incrédules assez hardis pour s’aventurer dans ce squelette de palais ou sur ceux qui, plus audacieux encore, ont essayé de l’achever, malgré la malédiction qui pèse sur lui, et malgré la mer, qui, dans son ascension progressive, l’envahit de plus en plus : on dirait que, pour cette fois, les murailles immobiles et insensibles ont hérité des passions humaines, ou que les âmes vindicatives de Medina et d’Anna Caraffa sont revenues habiter, après la mort, la demeure déserte et croulante qu’il ne leur a point été permis d’habiter de leur vivant.
Cette superstition s’était encore augmentée, vers le milieu de l’année 1798, par les récits qui avaient particulièrement couru dans la population de Mergellina, c’est-à-dire dans la population la plus voisine du théâtre de ces lugubres traditions. On racontait que, depuis quelque temps, on avait entendu dans le palais de la reine Jeanne, – car, nous l’avons dit, le peuple persistait à lui donner ce nom, et nous le lui conservons comme romancier, tout en protestant contre comme archéologue ; – on racontait qu’on avait entendu des bruits de chaînes, mêlés à des gémissements ; qu’on avait, à travers les fenêtres béantes, vu flotter sous les sombres arcades des lumières d’un bleu pâle qui erraient seules dans les salles humides et inhabitées ; on affirmait enfin, – et c’était un vieux pêcheur nommé Basso Tomeo, dans lequel on avait la foi la plus entière, qui le racontait, – on affirmait que ces ruines étaient devenues un repaire de malfaiteurs. Et voici sur quelle certitude Basso Tomeo appuyait cette dernière croyance :
Pendant une nuit de tempête où, malgré l’effroi que lui inspirait le château maudit, il avait été obligé de chercher un refuge dans une petite anse que forme naturellement l’écueil sur lequel il est bâti, il avait entrevu, se glissant dans les ténèbres des immenses corridors, des ombres vêtues de la longue robe des bianchi, c’est à dire du costume des pénitents qui assistent à leurs derniers moments les patients condamnés au gibet ou à l’échafaud. Il disait plus, il disait que, vers minuit, – il pouvait préciser l’heure, car il venait de l’entendre sonner à l’église de la Madone de Pie-di-Grotta, – il avait vu un de ces hommes ou de ces démons qui, apparaissant sur la roche au pied de laquelle se trouvait son bateau, s’y était arrêté un instant ; puis, se laissant glisser sur le talus rapide qui descend à la mer, s’était avancé droit à lui. Lui, alors épouvanté de l’apparition, avait fermé les yeux et fait semblant de dormir. Il avait, un instant après, senti le mouvement d’inclinaison que faisait son bateau sous le poids d’un corps. De plus en plus effrayé, il avait faiblement desserré les paupières, juste ce qu’il fallait pour distinguer ce qui se passait au-dessus de lui, et il avait, comme à travers un nuage, entrevu cette forme spectrale se penchant sur lui, un poignard à la main. Ce poignard, un instant après, il en avait senti la pointe appuyée à sa poitrine ; mais, convaincu que l’être humain ou surhumain, quel qu’il fût, auquel il avait affaire, voulait s’assurer s’il dormait véritablement, il était resté immobile, réglant de son mieux sa respiration sur celle d’un homme plongé dans le plus profond sommeil ; et, en effet, l’effrayante apparition, après avoir pesé un instant sur lui, s’était redressée tout entière sur le rocher, et, du même pas et avec la même facilité qu’elle l’avait descendu, avait commencé de le gravir, s’était, comme en venant, arrêtée un instant au sommet pour s’assurer qu’il dormait toujours, puis avait disparu dans les ruines d’où elle était sortie.
Le premier mouvement de Basso Tomeo avait été alors de saisir ses avirons et de fuir à force de rames ; mais il avait réfléchi qu’en fuyant il serait vu, que l’on reconnaîtrait qu’il n’avait pas dormi, mais avait fait semblant de dormir, découverte qui pouvait lui être fatale, soit dans le moment, soit plus tard.
Dans tous les cas, l’impression avait été si profonde sur le vieux Basso Tomeo, qu’il avait, avec ses trois fils Gennari, Luigi et Gaetano, sa femme et sa fille Assunta, quitté Mergellina et était allé fixer son domicile à Marinella, c’est-à-dire à l’autre bout de Naples et au côté opposé du port.
Tous ces bruits, on le comprend bien, avaient pris une consistance de plus en plus grande parmi la population napolitaine, la plus superstitieuse des populations. Chaque jour, ou plutôt chaque soir, c’étaient, de l’extrémité du Pausilippe à l’église de la Madone de Pie-di-Grotta, soit dans la chambre qui réunit toute la famille, soit à bord des barques où les pêcheurs stationnent en attendant l’heure de tirer leurs filets, c’étaient de nouveaux récits enrichis de nouveaux détails, tous plus effrayants les uns que les autres.
Quant aux personnes intelligentes qui croyaient difficilement à l’apparition des esprits et aux malédictions jetées sur les ruines, elles étaient les premières à propager ces bruits, ou du moins à les laisser circuler sans contradiction ; car elles attribuaient les événements qui donnaient naissance à toutes ces légendes populaires à des causes bien autrement graves et surtout bien autrement menaçantes que des apparitions de spectres et des gémissements d’âmes en peine ; et, en effet, voici ce qu’on se disait tout bas, en regardant autour de soi, d’un air inquiet, ce qu’on se disait de père à fils, de frère à frère, d’ami à ami : On se disait que la reine Marie-Caroline, irritée jusqu’à la folie des événements soulevés en France par la Révolution et qui avaient amené la mort sur l’échafaud de son beau-frère Louis XVI et de sa sœur Marie-Antoinette, avait institué, pour poursuivre les jacobins, une junte d’État, laquelle avait, comme on sait, condamné à mort trois malheureux jeunes gens : Emmanuele de Deo, Vitaliano et Galiani, qui n’avaient pas âge de vieillard à eux trois ; mais, voyant les murmures que cette triple exécution avait fait naître et combien Naples avait été disposé à faire des trois prétendus coupables trois martyrs, on disait que la reine, poursuivant dans l’ombre des vengeances moins éclatantes, mais non moins sûres, avait, dans une chambre du palais appelée la chambre obscure, à cause des ténèbres où demeuraient les juges et les accusateurs, établi une sorte de tribunal secret et invisible que l’on appelait le tribunal de la sainte foi ; que, dans cette chambre et devant ce tribunal, on recevait les délations d’accusateurs, non-seulement inconnus, mais masqués ; que l’on y prononçait des jugements auxquels n’assistaient pas les prévenus, qui ne leur étaient pas dénoncés, dont ils n’apprenaient l’existence que lorsqu’ils se trouvaient face à face avec l’exécuteur de ces jugements, Pasquale de Simone, lequel, que l’accusation portée contre Caroline d’Autriche fût vraie ou fausse, n’était connu dans Naples que sous le nom de sbire de la reine. Ce Pasquale de Simone ne disait, assurait-on, qu’un seul mot tout bas au condamné qu’il frappait, et il le frappait d’un coup tellement sûr, ajoutait-on encore, qu’il n’y avait pas d’exemple qu’aucun de ceux qui avaient été frappés par lui en fût revenu ; au reste, prétendait-on toujours, pour qu’on ne fit pas doute d’où venait le coup, le meurtrier laissait dans la plaie le poignard, sur le manche duquel étaient gravées ces deux lettres séparées par une croix : S. F., initiales des deux mots Santa Fede.
Il ne manquait pas de gens qui disaient avoir ramassé des cadavres et trouvé dans la blessure le poignard vengeur ; mais il y en avait bien davantage encore qui avouaient avoir pris la fuite en voyant un cadavre à terre, et cela sans s’être donné la peine de vérifier si le poignard était ou non resté dans la blessure, et encore moins si ce poignard, comme celui de la Sainte Vehme allemande, portait sur sa lame un signe quelconque, dénonçant la main qui s’en était servie.
Enfin une troisième version avait cours qui n’était peut-être pas la plus vraie, quoi qu’elle fût la plus vraisemblable : c’est qu’une bande de malfaiteurs, si communs à Naples, où les galères ne sont que la maison de campagne du crime, travaillait pour son propre compte et trouvait l’impunité de ses actes en laissant ou en faisant croire qu’elle travaillait pour le compte des vengeances royales.
Quelle que soit la version qui fût la vérité, ou qui s’en rapprochât le plus, pendant la soirée de ce même 22 septembre, tandis que les feux d’artifice éclataient sur la place du château, sur le Mercatello et au largo delle Pigne ; tandis que la foule, pareille à un fleuve roulant à grand bruit entre deux rives escarpées, s’écoulait sous l’arcade de flammes des illuminations dans la seule artère chargée de porter la vie d’un bout à l’autre de Naples, c’est-à-dire dans la rue de Tolède ; tandis que l’on commençait à se remettre, au palais de l’ambassade d’Angleterre, du trouble causé par l’apparition de l’ambassadeur de France et de l’anathème lancé par lui, une petite porte de bois donnant sur l’endroit le plus désert de la montée du Pausilippe, entre l’écueil de Frise et le restaurant de la Schiava, une petite porte, disons-nous, s’ouvrait de dehors au dedans pour donner passage à un homme enveloppé d’un grand manteau avec lequel il cachait le bas de sa figure, tandis que le haut était perdu dans l’ombre que projetait sur elle un chapeau à larges bords enfoncé jusque sur ses yeux.
La porte refermée avec soin derrière lui, cet homme prit un étroit sentier qui s’escarpait aux flancs du talus, par une pente rapide descendait vers la mer, et conduisait directement au palais de la reine Jeanne. Seulement, au lieu de mener jusqu’au palais, ce sentier aboutissait à une roche à pic surplombant l’abîme de dix à douze pieds. Il est vrai qu’à cette roche adhérait pour le moment une planche dont l’autre extrémité s’appuyait sur le rebord d’une fenêtre du premier étage du palais et formait un pont mobile presque aussi étroit que ce tranchant de rasoir sur lequel il faut passer pour atteindre le seuil du paradis de Mahomet. Cependant, si étroit et si mobile que fût ce pont, l’homme au manteau s’y aventura avec une insouciance indiquant l’habitude qu’il avait de ce chemin ; mais, au moment où il allait atteindre la fenêtre, un homme caché à l’intérieur se démasqua et barra le passage au nouvel arrivant en lui mettant un pistolet sur la poitrine. Sans doute celui-ci s’attendait-il à cet obstacle, car il n’en parut nullement inquiet, et, sans s’émouvoir, sans paraître même s’effrayer, il fit un signe maçonnique, murmura à celui qui lui barrait le chemin la moitié d’un mot que celui-ci acheva en démasquant l’entrée de la ruine, ce qui permit à l’homme au manteau de descendre de l’appui de la fenêtre dans la chambre. Une fois cette descente opérée, le dernier venu voulut remplacer son compagnon au poste de la fenêtre, comme sans doute c’était l’usage, afin d’y attendre un nouvel arrivant, de même qu’au haut de l’escalier du sépulcre royal de Saint-Denis, le dernier roi de France mort attend son successeur.
– Inutile, lui dit son compagnon ; nous sommes tous au rendez-vous, excepté Velasco, qui ne peut venir qu’à minuit.
Et tous deux, réunissant leurs forces, tirèrent à eux la planche qui formait le pont volant, menant du rocher aux ruines, la dressèrent contre la muraille, et, enlevant ainsi aux profanes tout moyen d’arriver jusqu’à eux, ils se perdirent dans l’ombre, plus épaisse encore à l’intérieur des ruines qu’au dehors.
Mais, si grande que fût cette obscurité, elle ne paraissait pas avoir de secret pour les deux compagnons ; car tous deux suivirent sans hésitation une espèce de corridor où pénétraient par les crevasses du plafond quelques parcelles de lumière sidérale, et arrivèrent ainsi aux premières marches d’un escalier dont la rampe manquait, mais assez large pour que l’on pût s’y engager sans danger.
À l’une des fenêtres de la salle à laquelle aboutissait l’escalier et qui s’ouvrait sur la mer, on distinguait une forme humaine que son opacité rendait visible de l’intérieur, mais que, de l’extérieur, il devait être impossible de distinguer.
Au bruit des pas, cette espèce d’ombre se retourna.
– Sommes-nous tous réunis ? demanda-t-elle.
– Oui, tous, répondirent les deux voix.
– Alors, dit l’ombre, il ne nous reste plus à attendre que l’envoyé de Rome.
– Et, pour peu qu’il tarde, je doute qu’il puisse, du moins cette nuit, tenir la parole donnée, dit l’homme au manteau en jetant un coup d’œil sur les vagues qui commençaient à écumer sous les premières haleines du sirocco.
– Oui, la mer se fâche, répondit l’ombre ; mais, si c’est véritablement l’homme qu’Hector nous a promis, il ne s’arrêtera point pour si peu.
– Pour si peu ! comme tu y vas, Gabriel ! voilà le vent du midi lâché, et, dans une heure, la mer ne sera plus tenable ; c’est le neveu d’un amiral qui te le dit.
– S’il ne vient pas par mer, il viendra par terre ; s’il ne vient point en barque, il viendra à la nage ; s’il ne vient pas à la nage, il viendra en ballon, dit une voix jeune, fraîche et vigoureusement accentuée. Je connais mon homme, moi qui l’ai vu à l’œuvre. Du moment qu’il a dit au général Championnet : « J’irai ! » il viendra, dût-il passer à travers le feu de l’enfer.
– D’ailleurs, il n’y a point de temps perdu, reprit l’homme au manteau ; le rendez-vous est entre onze heures et minuit, et – il fit sonner une montre à répétition – et, vous le voyez, il n’est pas encore onze heures.
– Alors, dit celui qui s’était donné pour le neveu d’un amiral, et qui, par cette raison, devait se connaître au temps, c’est à moi, qui suis le plus jeune, de monter la garde à cette fenêtre, et à vous, qui êtes les hommes mûrs et les fortes têtes, à délibérer. Descendez donc dans la salle des délibérations ; je reste ici, et, à la moindre barque ayant un feu à sa proue, vous êtes prévenus.
– Nous n’avons point à délibérer ; mais nous devons avoir un certain nombre de nouvelles à échanger ; le conseil que nous donne Nicolino est donc bon, quoiqu’il nous soit donné par un fou.
– Si l’on me croit véritablement un fou, dit Nicolino, il y a ici quatre hommes encore plus insensés que moi : ce sont ceux qui, me sachant un fou, m’ont admis dans leurs complots ; car, mes bons amis, vous avez beau vous appeler philomati et donner un prétexte scientifique à vos séances, vous êtes tout simplement des francs-maçons, secte proscrite dans le royaume des Deux-Siciles, et vous conspirez la chute de Sa Majesté le roi Ferdinand et l’établissement de la République parthénopéenne ; ce qui implique le crime de haute trahison, c’est-à-dire la peine de mort. De la peine de mort, nous nous moquons, mon ami Hector Caraffa et moi, attendu qu’en notre qualité de patriciens, nous aurons la tête tranchée, accident qui ne fait point tort au blason ; mais, toi, Manthonnet, mais, toi, Schipani, mais Cirillo, qui est en bas, mais vous, comme vous n’êtes que des gens de cœur, de courage, de science, de mérite, comme vous valez cent fois mieux que nous, mais que vous avez le malheur d’être des vilains, vous serez pendus haut et court. Ah ! comme je rirai, mes bons amis, quand, de la fenêtre de la mannaïa1, je vous verrai gigoter au bout de vos cordes, à moins toutefois que l’illustrissimo signore don Pasquale de Simone ne me prive de ce plaisir par ordre de Sa Majesté la reine… Allez délibérer, allez ! et, quand il y aura quelque chose d’impossible à faire, c’est-à-dire quelque chose que puisse faire seulement un fou, pensez à moi.
Ceux auxquels l’avis était adressé furent probablement de l’opinion de celui qui le donnait ; car, moitié riant, moitié haussant les épaules, ils laissèrent Nicolino de garde à sa fenêtre, descendirent un escalier tournant, sur les marches duquel se projetaient les lueurs d’une lampe éclairant une chambre basse creusée dans le roc au-dessous du niveau de la mer, et qui avait, selon toute probabilité, été destinée par l’architecte du duc de Medina au noble but d’enfermer, sous le nom prosaïque de cave, les meilleurs vins d’Espagne et de Portugal.
Dans cette cave, puisque malgré la poésie et la gravité de notre sujet, nous sommes obligé d’appeler les choses par leur nom, dans cette cave était un homme assis, pensif et méditant, le coude appuyé sur une table de pierre ; son manteau, rejeté en arrière, laissait éclairé par la lumière de la lampe son visage pâle et amaigri par les veilles ; devant lui étaient quelques papiers, des plumes et de l’encre, et à la portée de sa main une paire de pistolets et un poignard.
Cet homme, c’était le célèbre médecin Domenico Cirillo.
Les trois autres conjurés que Nicolino avait envoyés délibérer et désignés sous les noms de Schipani, de Manthonnet et d’Hector Caraffa entrèrent tour à tour dans le cercle de lumière pâle et tremblotante que projetait la lampe, se débarrassèrent de leur manteau et de leur chapeau, posèrent chacun devant eux une paire de pistolets et un poignard, et commencèrent, non pas à délibérer, mais à échanger les nouvelles qui couraient par la ville, et que chacun avait pu recueillir de son côté.
Comme nous sommes aussi bien qu’eux, et même mieux qu’eux, au courant de tout ce qui s’était passé dans cette journée si pleine d’événements, nous allons, si nos lecteurs veulent bien nous le permettre, les laisser discourir sur ce sujet, qui n’aurait plus d’intérêt pour nous, et tracer une courte biographie de ces cinq hommes, appelés à jouer un rôle important dans les événements que nous avons entrepris de raconter.
VI. L’envoyé de Rome. §
Voyons donc ce que c’était que ces cinq hommes, dont Nicolino, dans sa verve railleuse, venait, sans s’épargner lui-même, de vouer trois au gibet et deux à la guillotine, prédiction qui, au reste, moins un, devait de point en point se réaliser pour tous.
Celui que nous avons montré seul, assis, pensif et méditant, le coude appuyé sur la table de pierre, et que nous avons dit se nommer Domenico Cirillo, était un homme de Plutarque, un des plus puissants représentants de l’antiquité qui eussent jamais paru sur la terre de Naples. Il n’était ni du pays ni du temps dans lequel il vivait, et il avait à peu près toutes les qualités dont une seule eût suffi à faire un homme supérieur.
Il était né en 1734, l’année même de l’avènement au trône de Charles III, à Grumo, petit village de la Terre de Labour. Sa famille avait toujours été une pépinière d’illustres médecins, de savants naturalistes et d’intègres magistrats. Avant d’avoir atteint vingt ans, il concourait pour la chaire de botanique et l’obtenait ; puis il avait voyagé en France, s’était lié avec Nollet, Buffon, d’Alembert, Diderot, Franklin, et, sans son grand amour pour sa mère, – il le disait lui-même, – renonçant à sa patrie réelle, il fût resté dans la patrie de son cœur.
De retour à Naples, il continua ses études et devint un des premiers médecins de son époque ; mais il était particulièrement connu comme le médecin des pauvres, disant que la science devait être, pour un véritable chrétien, non une source de fortune, mais un moyen de venir en aide à la misère ; ainsi, appelé en même temps par un riche citoyen et par un pauvre lazzarone, il allait de préférence au pauvre, qu’il soulageait d’abord avec son art, tant qu’il était en danger, et qu’une fois entré en convalescence il aidait de son argent.
Malgré cela, disons mieux, à cause de cela, il avait été mal vu à la cour en 1791, époque à laquelle la crainte des principes révolutionnaires et la haine des Français soulevèrent Ferdinand et Caroline contre tout ce qu’il y avait à Naples de cœurs nobles et d’esprits intelligents.
Depuis ce temps, il avait vécu dans une demi-disgrâce, et, ne voyant d’espoir pour son malheureux pays que dans une révolution accomplie à l’aide de ces mêmes Français qu’il avait aimés, au point de les mettre en balance avec sa mère et sa propre patrie, il était entré, avec la résolution philosophique de son âme et la sereine et douce ténacité de son caractère, dans un complot qui avait pour but de substituer l’intelligente et fraternelle autorité de la France à la sombre et brutale tyrannie des Bourbons. Il ne se cachait point qu’il jouait sa tête, et, calme, sans faux enthousiasme, il persistait dans son projet, si dangereux qu’il fût, comme il eût persisté dans la dangereuse volonté de soigner, au risque de sa propre vie, une population malade du choléra ou du typhus. Ses compagnons, plus jeunes et plus violents que lui, avaient pour ses avis, en toute chose, une suprême déférence ; il était le fil qui les guidait dans le labyrinthe, la lumière qu’ils suivaient dans l’obscurité ; et le sourire mélancolique avec lequel il accueillait le danger, la suave onction avec laquelle il parlait des élus qui ont le bonheur de mourir pour l’humanité, avaient sur leur esprit quelque chose de cette influence que donne Virgile à l’astre chargé de dissiper les ténèbres et les terreurs de l’obscurité, et de leur substituer les silences protecteurs et bienveillants de la nuit.
Hector Caraffa, comte de Ruvo, duc d’Andria, le même qui était intervenu dans la conversation pour répondre de la persistante volonté et du froid courage de l’homme que l’on attendait, était un de ces athlètes que Dieu crée pour les luttes politiques, c’est-à-dire une espèce de Danton aristocrate, avec un cœur intrépide, une âme implacable, une ambition démesurée.
Il aimait par instinct les entreprises difficiles, et courait au danger du même pas dont un autre l’aurait fui, s’inquiétant peu des moyens, pourvu qu’il arrivât au but. Énergique dans sa vie, il fut, ce que l’on eût cru impossible, plus énergique dans sa mort ; c’était enfin un de ces puissants leviers que la Providence, qui veille sur les peuples, met aux mains des révolutions qui doivent les affranchir.
Il descendait de l’illustre famille des ducs d’Andria, et portait le titre de comte de Ruvo ; mais il dédaignait son titre et tous ceux de ses aïeux qui ne s’offraient pas à la reconnaissance de l’histoire avec quelqu’une de ces recommandations qu’il ambitionnait de conquérir, disant sans cesse qu’il n’y avait pas de noblesse chez un peuple esclave. Il s’était enflammé au premier souffle des idées républicaines, introduites à Naples à la suite de Latouche-Tréville, s’était jeté avec son audace accoutumée dans la voie hasardeuse des révolutions, et, quoique forcé par sa position de paraître à la cour, il s’était fait le plus ardent apôtre, le plus zélé propagateur des principes nouveaux ; partout où l’on parlait de liberté, comme par une évocation magique, on voyait apparaître à l’instant même Hector Caraffa. Aussi, dès 1795, avait-il été arrêté avec les premiers patriotes désignés par la junte d’État et conduit au château Saint-Elme ; là, il était entré en relation avec un grand nombre de jeunes officiers préposés à la garde du fort. Sa parole ardente créa chez eux l’amour de la république ; bientôt une telle amitié les unit, que, menacé d’un jugement mortel, il n’hésita point à leur demander leur aide pour fuir. Alors, il y eut lutte entre ces nobles cœurs : les uns disaient que, même pour la liberté, on ne devait point trahir son devoir, et que, chargés de la garde du château, c’était un crime à eux de concourir à la fuite d’un prisonnier, ce prisonnier fût-il leur ami, fût-il leur frère. D’autres, au contraire, disaient qu’à la liberté et au salut de ses défenseurs, même l’honneur, un patriote doit tout sacrifier.
Enfin, un jeune lieutenant de Castelgirone, en Sicile, plus ardent patriote que les autres, consentit à être non-seulement le complice, mais le compagnon de sa fuite ; tous deux furent aidés dans cette évasion par la fille d’un officier de la garnison qui, amoureuse d’Hector, lui fit passer une corde pour descendre du haut des murs du château, tandis que le jeune Sicilien l’attendait en bas.
L’évasion s’exécuta heureusement ; mais les deux fugitifs n’eurent point même fortune : le Sicilien fut repris, condamné à mort, et, par faveur spéciale de Ferdinand, vit son supplice commué en celui d’une prison perpétuelle dans l’horrible fosse de Favignana.
Hector trouva un asile dans la maison d’un ami, à Portici ; de là, par des sentiers connus des seuls montagnards, il sortit du royaume, se rendit à Milan, y trouva les Français, et devint facilement leur ami, étant celui de leurs principes. Eux, de leur côté, apprécièrent cette âme de feu, ce cœur indomptable, cette volonté de fer. Le beau caractère de Championnet lui parut taillé sur celui des Phocion et des Philopœmen ; sans fonctions particulières, il s’attacha à son état-major, et, lorsque, après la chute de Pie VI et la proclamation de la république romaine, le général français vint à Rome, il l’y accompagna ; alors, se trouvant si près de Naples, ne désespérant pas d’y soulever un mouvement révolutionnaire, il avait repris, pour rentrer dans le royaume, le même chemin par lequel il en était sorti, était revenu demander l’hospitalité non plus du proscrit, mais du conspirateur, au même ami chez lequel il avait déjà trouvé un asile et qui n’était autre que Gabriel Manthonnet, que nous avons déjà nommé, et, de là, il avait écrit à Championnet qu’il croyait Naples mûre pour un soulèvement et qu’il l’invitait à lui envoyer un homme sûr, calme et froid qui pût juger lui-même de la situation des esprits et de l’état des choses : c’était cet envoyé que l’on attendait.
Gabriel Manthonnet, chez lequel Hector Caraffa avait trouvé un asile, et que le bouillant patriote n’avait pas eu de peine à entraîner à la cause de la liberté, était, comme Hector Caraffa, un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, d’origine savoyarde, comme l’indique son nom ; sa force était herculéenne, et sa volonté marchait l’égale de sa force ; il avait cette éloquence du courage et cet esprit du cœur qui, dans les circonstances extrêmes, font jaillir de l’âme ces paroles sublimes dont tressaille l’histoire, chargée de les enregistrer ; ce qui ne l’empêchait pas, dans les circonstances ordinaires, de trouver ces fines railleries qui, sans arriver à la postérité, font fortune chez les contemporains. Admis dans l’artillerie napolitaine en 1784, il avait été fait sous-lieutenant en 1787, était passé en 1789 comme lieutenant au régiment d’artillerie de la reine, avait, en 1794, été nommé lieutenant-capitaine, et enfin, au commencement de l’année 1798, était devenu capitaine commandant de son régiment et aide de camp du général Fonseca.
Celui des quatre conspirateurs que nous avons désigné sous le nom de Schipani était un Calabrais de naissance. La loyauté et la bravoure étaient ses deux qualités dominantes : homme d’exécution sûre tant qu’il restait sous le commandement de deux chefs de génie, comme Manthonnet ou Hector Caraffa, il devenait, abandonné à lui-même, inquiétant à force de témérité, dangereux à force de patriotisme. C’était une espèce de machine de guerre, frappant des coups terribles et sûrs, mais à la condition qu’il serait mis en mouvement par d’habiles machinistes.
Quant à Nicolino, qui était resté de garde, comme le plus jeune, à la fenêtre du vieux château donnant sur la pointe du Pausilippe, c’était un beau gentilhomme de vingt et un à vingt-deux ans, neveu de ce même François Caracciolo que nous avons vu commander la galère de la reine et refuser pour lui une invitation à dîner, et, pour sa nièce Cecilia, une invitation de bal chez l’ambassadeur ou plutôt chez l’ambassadrice d’Angleterre ; il était, en outre, frère du duc de Rocca-Romana, le plus élégant, le plus aventureux, le plus chevaleresque des cavaliers servants de la reine et qui est resté, à Naples, le type méridional de notre duc de Richelieu, amant de mademoiselle de Valois et vainqueur de Mahon ; seulement, Nicolino, enfant d’un second mariage, était fils d’une Française, avait été élevé par sa mère dans l’amour de la France, et tenait, de cette portion de son sang, cette légèreté d’esprit et cette insouciance du danger qui font au besoin du héros un homme aimable et de l’homme aimable un héros.
Tandis que les quatre autres conjurés échangeaient entre eux à voix basse, et la main machinalement étendue vers leurs armes, ces paroles pleines d’espérance, comme en disent les conspirateurs, mais à travers lesquelles, si pleines d’espérance qu’elles soient, brillent de temps en temps comme le reflet du glaive ou l’éclair du poignard, quelques-uns de ces mots qui, par le frissonnement qu’ils éveillent au fond du cœur, rappellent aux Damoclès politiques qu’ils ont une épée suspendue au-dessus de leur tête, Nicolino, insoucieux comme on l’est à vingt ans, rêvait à ses amours, qui, en ce moment, avaient pour objet une des dames d’honneur de la reine, encore plus qu’à la liberté de Naples, et, sans perdre de vue la pointe du Pausilippe, regardait s’amasser au ciel cette tempête prédite par François Caracciolo à la reine, et par lui à ses compagnons.
En effet, de temps en temps, un tonnerre lointain grondait, précédé par des éclairs qui, ouvrant une sombre masse de nuages, roulant du midi au nord, illuminaient tour à tour d’une lueur fantastique le noir rocher de Capri, qui, aussitôt l’éclair éteint, rentrait dans l’obscurité, ne faisant plus qu’un avec la masse opaque de nuées dont il semblait former la base. De temps en temps, des bouffées de ce vent lourd et desséchant qui apporte jusqu’à Naples le sable enlevé aux déserts de la Libye, passaient par rafales frissonnantes, soulevant à la surface de la mer une trépidation phosphorescente qui, pour un instant, la changeait en un lac de flammes, rentrant presque aussitôt dans sa sombre opacité.
Au souffle de ce vent redouté des pêcheurs, une foule de petites barques se hâtaient de regagner le port, les unes emportées par leurs voiles triangulaires et laissant derrière elles un sillon de feu, les autres nageant de toutes leurs forces et pareilles à ces grosses araignées qui courent sur l’eau, égratignant la mer de leurs avirons, dont chaque coup faisait jaillir une gerbe d’étincelles liquides. Peu à peu, ces barques, en se rapprochant hâtivement de la terre, disparurent derrière la lourde et immobile masse du château de l’Œuf et le phare du môle, dont la lumière jaunâtre apparaissait au centre d’un cercle de vapeur pareil à celui qui entoure la lune à l’approche des mauvais temps ; enfin, la mer resta solitaire, comme pour laisser le champ libre au combat qu’allaient se livrer les quatre vents du ciel.
En ce moment, à la pointe du Pausilippe, apparut, comme un point dans l’espace, une flamme rougeâtre, faisant contraste avec les sulfureuses haleines de la tempête et les émanations phosphorescentes de la mer ; cette flamme se dirigeait en droite ligne sur le palais de la reine Jeanne.
Alors, et comme si l’apparition de cette flamme était un signal, éclata un coup de tonnerre qui roula du cap Campanella au cap Misène, tandis que, dans la même direction, le ciel, en s’ouvrant, offrait à l’œil effrayé les abîmes insondables de l’éther. Des rafales venant de points complétement opposés passèrent, en la creusant, à la surface de la mer avec des rapidités et des bruits de trombe ; les vagues montèrent sans gradation, comme si un bouillonnement sous-marin provoquait leur ébullition ; la tempête venait de briser sa chaîne et parcourait le cirque liquide, comme un lion furieux.
Nicolino, à l’aspect effrayant que prenaient à la fois la mer et le ciel, jeta un cri d’appel qui fit tressaillir les conjurés dans les profondeurs du vieux palais ; ils s’élancèrent par les degrés, et, arrivés à la fenêtre, virent de quoi il s’agissait.
La barque qui amenait, il n’y avait point à en douter, le messager attendu, venait d’être prise et comme enveloppée par la tempête, à moitié chemin du Pausilippe au palais de la reine Jeanne ; elle avait abattu à l’instant même la petite voile carrée sous laquelle elle naviguait, et elle bondissait effarée sur les vagues, où essayaient de mordre les avirons de deux vigoureux rameurs.
Comme l’avait pensé Hector Caraffa, rien n’avait arrêté le jeune homme au cœur de bronze qu’ils attendaient. Comme il avait été convenu dans l’itinéraire tracé d’avance, – et plus encore par précaution pour les conspirateurs napolitains que pour l’envoyé, que son uniforme français et son titre d’aide de camp de Championnet devaient protéger dans une ville d’un royaume allié, dans une capitale amie, – il avait quitté la route de Rome à Santa-Maria, avait gagné le bord de la mer, avait laissé son cheval à Pouzzoles, sous prétexte qu’il était trop fatigué pour aller plus loin ; et, là, moitié menace, moitié séduction d’une forte récompense, il avait déterminé deux marins à partir malgré les présages du temps ; et, tout en protestant contre une pareille témérité, ils étaient partis au milieu des cris et des lamentations de leurs femmes et de leurs enfants, qui les avaient accompagnés jusque sur les dalles humides du port.
Leur crainte s’était réalisée, et, arrivés à Nisida, ils avaient voulu mettre leur passager à terre et s’abriter à la jetée ; mais le jeune homme, sans colère, sans paroles vaines, avait tiré les pistolets passés à sa ceinture, en avait dirigé le canon sur les récalcitrants, qui, voyant, à ce visage calme mais résolu, que c’en était fait d’eux s’ils abandonnaient leurs rames, s’étaient courbés sur elles et avaient donné une nouvelle impulsion à la barque.
Ils avaient débouché alors du petit golfe de Pouzzoles dans le golfe de Naples, et, à partir de là, s’étaient trouvés sérieusement aux prises avec la tempête, qui, ne voyant, sur l’immense surface des flots, que cette seule barque à anéantir, semblait avoir concentré sur elle toute sa colère.
Les cinq conjurés restèrent un instant immobiles et muets ; le premier aspect d’un grand danger couru par notre semblable commence toujours par nous stupéfier ; puis jaillit tout à coup de notre cœur, comme un instinct impérieux et irrésistible de la nature, le besoin de lui porter secours.
Hector Caraffa rompit le premier le silence.
– Des cordes ! des cordes ! cria-t-il en essuyant la sueur qui venait de perler tout à coup à son front.
Nicolino s’élança, il avait compris ; il replaça la planche sur l’abîme, bondit du rebord de la fenêtre sur la planche, de la planche sur le rocher, et du rocher jusqu’à la porte de la rue, et, dix minutes après, il reparut avec une corde arrachée à un puits public.
Pendant ce temps, si court qu’il fût, la tempête avait redoublé de rage ; mais aussi, poussée par elle, la barque s’était rapprochée et n’était plus qu’à quelques encablures du palais ; seulement, la vague battait avec tant de fureur contre l’écueil sur lequel il était bâti, qu’au lieu de se présenter comme une espérance, il y avait un redoublement de danger à s’en approcher, l’écume fouettant le visage des conspirateurs penchés à la fenêtre du premier étage, c’est-à-dire à vingt ou vingt-cinq pieds au-dessus de l’eau.
À la lueur du feu allumé à la proue, et que chaque vague que surmontait la barque menaçait d’éteindre, on voyait les deux marins courbés sur leurs rames avec l’angoisse de la terreur peinte sur le visage ; tandis que, debout, comme s’il était rivé au plancher du bateau, les cheveux fouettés par l’ouragan, mais le sourire sur les lèvres et regardant d’un œil dédaigneux ces flots qui, pareils à la meute de Scylla, bondissaient et aboyaient autour de lui, le jeune homme semblait un dieu commandant à la tempête, ou, ce qui est plus grand encore, un homme inaccessible à la peur.
On voyait, à la façon dont il abaissait la main sur ses yeux et dont il dirigeait son regard vers la ruine gigantesque, que, dans l’espérance d’être attendu, il essayait de distinguer à travers l’ombre la présence de ceux qui l’attendaient ; un éclair lui vint en aide, qui illumina la façade ridée et sombre du vieux bâtiment, et il put voir, groupés dans l’attitude de l’angoisse, cinq hommes qui d’une même voix lui crièrent :
– Courage !
Au même moment, une vague monstrueuse, refoulée par la base rocheuse du palais, s’abattit sur l’avant de la barque, et, éteignant le feu, sembla l’avoir engloutie.
La respiration s’arrêta dans toutes les poitrines ; d’un geste désespéré, Hector Caraffa saisit ses cheveux à pleines mains ; mais on entendit une voix forte et calme qui criait, dominant le bruit de la tempête :
– Une torche !
Ce fut Hector Caraffa qui s’élança à son tour ; il y avait dans une cavité de la muraille des torches préparées pour les nuits ténébreuses ; il saisit une de ces torches, l’alluma à la lampe qui brûlait sur la table de pierre ; puis, presque aussitôt, on le vit apparaître sur la plate-forme extérieure du rocher, penché sur la mer et étendant vers la barque sa torche résineuse au milieu d’un nuage d’écume impuissant à l’éteindre.
Alors, comme si elle surgissait des abîmes de la mer, la barque reparut à quelques pieds seulement de la base du château ; les deux rameurs avaient abandonné leurs rames, et à genoux, les bras levés au ciel, invoquaient la madone et saint Janvier.
– Une corde ! cria le jeune homme.
Nicolino monta sur le rebord de la fenêtre, et, retenu à bras-le-corps par l’herculéen Manthonnet, prit sa mesure et lança dans le bateau une extrémité de la corde, dont Schipani et Cirillo tenaient l’autre extrémité.
Mais à peine avait-on entendu le bruit de la corde heurtant le bois de la barque, qu’une vague énorme, venant cette fois de la mer, lança avec une force irrésistible la barque contre l’écueil. On entendit un craquement funèbre suivi d’un cri de détresse ; puis barque, pêcheurs, passagers, tout disparut.
Seulement, cette exclamation simultanée s’échappa de la poitrine de Schipani et de Cirillo :
– Il la tient ! il la tient !
Et ils se mirent à tirer la corde à eux.
En effet, au bout d’une seconde, la mer se fendit au pied de l’écueil, et, à la lueur de la torche qu’étendait Hector Caraffa au-dessus de l’abîme, on en vit sortir le jeune aide de camp, qui, secondé par la traction de la corde, escalada le rocher, saisit la main que lui tendit le comte de Ruvo, bondit sur la plateforme, et, pressé tout ruisselant sur la poitrine de son ami, avec son regard serein et sa voix dans laquelle il était impossible de distinguer la moindre altération, levant la tête vers ses sauveurs, prononça ce seul mot :
– Merci !
En ce moment, un coup de tonnerre retentit, qui sembla vouloir arracher le palais à sa base de granit ; un éclair flamboya, lançant, par toutes les ouvertures de la ruine, ses flèches de feu, et la mer, avec un hurlement terrible, monta jusqu’aux genoux des deux jeunes gens.
Mais Hector Caraffa, avec cet enthousiasme méridional qui faisait encore ressortir la tranquillité de son âme, levant sa torche comme pour défier la foudre :
– Gronde, tonnerre ! flamboie, éclair ! rugis tempête ! s’écria-t-il. Nous sommes de la race de ces Grecs qui ont brûlé Troie, et celui-ci – ajouta-t-il en passant la main sur l’épaule de son ami – celui-ci descend d’Ajax, fils d’Oilée : il échappera malgré les dieux !
VII. Le fils de la morte. §
Ce qu’il y a de particulier aux grands cataclysmes de la nature et aux grandes préoccupations politiques, – et, hâtons-nous de le dire, la chose ne fait point honneur à l’humanité, – c’est qu’ils concentrent l’intérêt sur les individus qui, dans l’un ou l’autre cas, jouent les rôles principaux et desquels on attend ou le salut ou le triomphe, en repoussant les personnages inférieurs dans l’ombre, et en laissant le soin de veiller sur eux à cette banale et insouciante Providence qui est devenue, pour les égoïstes de caractère ou d’occasion, un moyen de mettre à la charge de Dieu toutes les infortunes qu’ils ne se souciaient pas de secourir.
Ce fut ce qui arriva au moment où la barque qui amenait le messager attendu si impatiemment par nos conspirateurs fut lancée contre l’écueil et se brisa dans le choc. Eh bien, ces cinq hommes d’élite, au cœur loyal et miséricordieux, qui, fervents apôtres de l’humanité, étaient prêts à sacrifier leur vie à leur patrie et à leurs concitoyens, oublièrent complétement que deux de leurs semblables, fils de cette patrie et, par conséquent, leurs frères, venaient de disparaître dans le gouffre, pour ne s’occuper que de celui qui se rattachait à eux par un lien d’intérêt non-seulement général, mais encore individuel, concentrant sur celui-là toute leur attention et tous leurs secours, et croyant qu’une vie si nécessaire à leurs projets n’était pas trop payée des deux existences secondaires qu’elle venait de compromettre et à la perte desquelles, tant que dura le péril, ils ne songèrent même pas.
– C’étaient des hommes, cependant, murmurera le philosophe.
– Non, répondra le politique ; c’étaient des zéros dont une nature supérieure était l’unité.
Quoi qu’il en soit, que les deux malheureux pêcheurs aient eu leur part bien vive dans les sympathies et dans les regrets de ceux qui venaient de les voir disparaître, c’est ce dont il nous est permis de douter en les voyant s’élancer, le visage joyeux et les bras ouverts, à la rencontre de celui qui, grâce à son courage et à son sang-froid, apparaissait sain et sauf aux bras de son ami le comte de Ruvo.
C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, aux cheveux noirs, encadrant de leurs longues mèches, collées aux tempes et le long des joues par l’eau de la mer, un visage naturellement pâle, et dont tout le mouvement et toute la vie semblaient s’être concentrés dans les yeux, suffisant d’ailleurs à animer une physionomie qui, sans les éclairs qu’ils jetaient, eût semblé de marbre ; ses sourcils noirs et naturellement froncés donnaient à cette tête sculpturale une expression de volonté inflexible, contre laquelle on comprenait que tout, excepté les mystérieux et implacables décrets du sort, avait dû se briser et devait se briser encore ; si ses habits n’eussent été ruisselants d’eau, si les boucles de ses cheveux n’eussent point porté les traces de son passage à travers les vagues, si la tempête n’eût rugi comme un lion furieux d’avoir laissé échapper sa proie, il eût été impossible de lire sur sa physionomie le moindre signe d’émotion qui indiquât qu’il venait d’échapper à un danger de mort ; c’était bien enfin et de tout point l’homme promis par Hector Caraffa, dont l’impétueuse témérité se plaisait à s’incliner devant le froid et tranquille courage de son ami.
Pour achever maintenant le portrait de ce jeune homme, destiné à devenir, sinon le principal personnage, du moins un des personnages principaux de cette histoire, hâtons-nous de dire qu’il était vêtu de cet élégant et héroïque costume républicain que les Hoche, les Marceau, les Desaix et les Kléber ont non-seulement rendu historique, mais aussi fait immortel, et dont nous avons, à propos de l’apparition de notre ambassadeur Garat, tracé une description trop exacte et trop récente pour qu’il soit utile de la renouveler ici.
Peut-être, au premier moment, le lecteur trouvera-t-il qu’il y avait une certaine imprudence à un messager, chargé de mystérieuses communications, à se présenter à Naples vêtu de ce costume qui était plus qu’un uniforme, qui était un symbole ; mais nous répondrons que notre héros était parti de Rome, il y avait quarante-huit heures, ignorant complétement, ainsi que le général Championnet, dont il était l’émissaire, les événements qu’avaient accumulés en un jour l’arrivée de Nelson et l’inqualifiable accueil qui lui avait été fait ; que le jeune officier était ostensiblement envoyé à l’ambassadeur que l’on croyait encore à son poste, comme chargé de dépêches, et que l’uniforme français dont il était revêtu semblait devoir être un porte-respect, au contraire, dans un royaume que l’on savait hostile au fond du cœur, mais qui, par crainte au moins, si ce n’était par respect humain, devait conserver les apparences d’une amitié qu’à défaut de sa sympathie, lui imposait un récent traité de paix.
Seulement, la première conférence du messager devait avoir lieu avec les patriotes napolitains, qu’il fallait avoir grand soin de ne pas compromettre ; car, si l’uniforme et la qualité de Français sauvegardaient l’officier, rien ne les sauvegardait, eux ; et l’exemple d’Emmanuel de Deo, de Galiani et de Vitaliano, pendus sur un simple soupçon de connivence avec les républicains français, prouvait que le gouvernement napolitain n’attendait que l’occasion de déployer une suprême rigueur et ne manquerait pas cette occasion si elle se présentait. La conférence terminée, elle devait être transmise dans tous ses détails à notre ambassadeur et devait servir à régler la conduite qu’il tiendrait avec une cour dont la mauvaise foi avait, à juste titre, mérité chez les modernes la réputation que la foi carthaginoise avait dans l’antiquité.
Nous avons dit avec quel empressement chacun s’était élancé au-devant du jeune officier, et l’on comprend quelle impression dut faire sur l’organisation impressionnable de ces hommes du Midi cette froide bravoure qui semblait déjà avoir oublié le danger, quand le danger était à peine évanoui.
Quel que fût le désir des conjurés d’apprendre les nouvelles dont il était porteur, ils exigèrent que celui-ci acceptât d’abord de Nicolino Caracciolo, qui était de la même taille que lui et dont la maison était voisine du palais de la reine Jeanne2, un costume complet pour remplacer celui qui était trempé de l’eau de la mer et qui, joint à la fraîcheur du lieu dans lequel on se trouvait, pouvait avoir de graves inconvénients pour la santé du naufragé ; malgré les objections de celui-ci, il lui fallut donc céder ; il resta seul avec son ami Hector Caraffa, qui voulut absolument lui servir de valet de chambre ; et, lorsque Cirillo, Manthonnet, Schipani et Nicolino rentrèrent, ils trouvèrent le sévère officier républicain transformé en citadin élégant, Nicolino Caracciolo étant, avec son frère le duc de Rocca-Romana, un des jeunes gens qui donnaient la mode à Naples.
En voyant rentrer ceux qui s’étaient absentés pour un instant, ce fut notre héros, à son tour, qui, s’avançant à leur rencontre, leur dit en excellent italien :
– Messieurs, excepté mon ami Hector Ceraffa, qui a bien voulu vous répondre de moi, personne ne me connaît ici, tandis qu’au contraire, moi, je vous connais tous ou pour des hommes savants ou pour des patriotes éprouvés. Vos noms racontent votre vie et sont des titres à la confiance de vos concitoyens ; mon nom, au contraire, vous est inconnu, et vous ne savez de moi, comme Caraffa et par Caraffa, que quelques actions de courage qui me sont communes avec les plus humbles et les plus ignorés des soldats de l’armée française. Or, quand on va combattre pour la même cause, risquer sa vie pour le même principe, mourir peut-être sur le même échafaud, il est d’un homme loyal de se faire connaître et de n’avoir point de secrets pour ceux qui n’en ont pas pour lui. Je suis Italien comme vous, messieurs ; je suis Napolitain comme vous ; seulement, vous avez été proscrits et persécutés à différents âges de votre vie ; moi, j’ai été proscrit avant ma naissance.
Le mot FRÈRE s’échappa de toutes les bouches, et toutes les mains s’étendirent vers les deux mains ouvertes du jeune homme.
– C’est une sombre histoire que la mienne, ou plutôt que celle de ma famille, continua-t-il les yeux perdus dans l’espace, comme s’il cherchait quelque fantôme invisible à tous, excepté à lui ; et qui vous sera, je l’espère, un nouvel aiguillon à renverser l’odieux régime qui pèse sur notre patrie.
Puis, après un instant de silence :
– Mes premiers souvenirs datent de la France, dit-il ; nous habitions, mon père et moi, une petite maison de campagne isolée au milieu d’une grande forêt ; nous n’avions qu’un domestique, nous ne recevions personne ; je ne me rappelle pas même le nom de cette forêt.
» Souvent, le jour comme la nuit, on venait chercher mon père ; il montait alors à cheval, prenait ses instruments de chirurgie, suivait la personne qui le venait chercher ; puis, deux heures, quatre heures, six heures après, le lendemain même quelquefois, reparaissait sans dire où il avait été. – J’ai su, depuis, que mon père était chirurgien, et que ses absences étaient motivées par des opérations dont il refusa toujours le salaire.
» Mon père s’occupait seul de mon éducation ; mais, je dois le dire, il donnait plus d’attention encore au développement de mes forces et de mon adresse qu’à celui de mon intelligence et de mon esprit.
» Ce fut lui, cependant, qui m’apprit à lire et à écrire, puis qui m’enseigna le grec et le latin ; nous parlions indifféremment l’italien et le français ; tout le temps qui nous restait, ces différentes leçons prises, était consacré aux exercices du corps.
» Ils consistaient à monter à cheval, à faire des armes et à tirer au fusil et au pistolet.
» À dix ans, j’étais un excellent cavalier, je manquais rarement une hirondelle au vol et je cassais presque à chaque coup, avec mes pistolets, un œuf se balançant au bout d’un fil.
» Je venais d’atteindre ma dixième année lorsque nous partîmes pour l’Angleterre ; j’y restai deux ans. Pendant ces deux ans, j’y appris l’anglais avec un professeur que nous prîmes à la maison, et qui mangeait et couchait chez nous. Au bout de deux ans, je parlais l’anglais aussi couramment que le français et l’italien.
» J’avais un peu plus de douze ans lorsque nous quittâmes l’Angleterre pour l’Allemagne ; nous nous arrêtâmes en Saxe. Par le même procédé que j’avais appris l’anglais, j’appris l’allemand ; au bout de deux autres années, cette langue m’était aussi familière que les trois autres.
» Pendant ces quatre années, mes études physiques avaient continué. J’étais excellent cavalier, de première force à l’escrime ; j’eusse pu disputer le prix de la carabine au meilleur chasseur tyrolien, et, au grand galop de mon cheval, je clouais un ducat contre la muraille.
» Je n’avais jamais demandé à mon père pourquoi il me poussait à tous ces exercices. J’y prenais plaisir, et, mon goût se trouvant d’accord avec sa volonté, j’avais fait des progrès qui m’avaient amusé moi-même tout en le satisfaisant.
» Au reste, j’avais jusque-là passé au milieu du monde pour ainsi dire sans le voir ; j’avais habité trois pays sans les connaître ; j’étais très-familier avec les héros de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome, très-ignorant de mes contemporains.
» Je ne connaissais que mon père.
» Mon père, c’était mon dieu, mon roi, mon maître, ma religion ; mon père ordonnait, j’obéissais. Ma lumière et ma volonté venaient de lui ; je n’avais par moi-même que de vagues notions du bien et du mal.
» J’avais quinze ans lorsqu’il me dit un jour, comme deux fois il me l’avait déjà dit :
» – Nous partons.
» Je ne songeai pas même à lui demander :
» – Où allons-nous ?
» Nous franchîmes la Prusse, le Rhingau, la Suisse ; nous traversâmes les Alpes. J’avais parlé successivement l’allemand et le français, tout à coup, en arrivant au bord d’un grand lac, j’entendis parler une langue nouvelle, c’était l’italien ; je reconnus ma langue maternelle et je tressaillis.
» Nous nous embarquâmes à Gènes, et nous débarquâmes à Naples. À Naples, nous nous arrêtâmes quelques jours ; mon père achetait deux chevaux et paraissait mettre beaucoup d’attention au choix de ces deux montures.
» Un jour, arrivèrent à l’écurie deux bêtes magnifiques, croisées d’anglais et d’arabe ; j’essayai le cheval qui m’était destiné et je rentrai tout fier d’être maître d’un pareil animal.
» Nous partîmes de Naples un soir ; nous marchâmes une partie de la nuit. Vers deux heures du matin, nous arrivâmes à un petit village où nous nous arrêtâmes.
» Nous nous y reposâmes jusqu’à sept heures du matin.
« À sept heures, nous déjeunâmes ; avant de partir, mon père me dit :
» – Salvato, charge tes pistolets.
» – Ils sont chargés, mon père, lui répondis-je.
» – Décharge-les alors, et recharge-les de nouveau avec la plus grande précaution, de peur qu’ils ne ratent : tu auras besoin de t’en servir aujourd’hui.
» J’allais les décharger en l’air sans faire aucune observation ; j’ai dit mon obéissance passive aux ordres de mon père ; mais mon père m’arrêta le bras.
» – As-tu toujours la main aussi sûre ? me demanda-t-il.
» – Voulez-vous le voir ?
» – Oui.
» Un noyer à l’écorce lisse ombrageait l’autre côté de la route ; je déchargeai un de mes pistolets dans l’arbre ; puis, avec le second, je doublai si exactement ma balle, que mon père crut d’abord que j’avais manqué l’arbre.
» Il descendit, et, avec la pointe de son couteau, s’assura que les deux balles étaient dans le même trou.
» – Bien, me dit-il, recharge tes pistolets.
» – Ils sont rechargés.
» – Partons alors.
» On nous tenait nos chevaux prêts ; je plaçai mes pistolets dans leurs fontes ; je remarquai que mon père mettait une nouvelle amorce aux siens.
» Nous partîmes.
» Vers onze heures du matin, nous atteignîmes une ville où s’agitait une grande foule ; c’était jour de marché et tous les paysans des environs y affluaient.
» Nous mîmes nos chevaux au pas et nous atteignîmes la place. Pendant toute la route, mon père était demeuré muet ; mais cela ne m’avait point étonné : il passait parfois des journées entières sans prononcer une parole.
» En arrivant sur la place, nous nous arrêtâmes ; il se haussa sur ses étriers et jeta les yeux de tous côtés.
» Devant un café se tenait un groupe d’hommes mieux vêtus que les autres ; au milieu de ce groupe, une espèce de gentilhomme campagnard, à l’air insolent, parlait haut, et, gesticulant avec une cravache qu’il tenait à la main, s’amusait à en frapper indifféremment les hommes et les animaux qui passaient à sa portée.
» Mon père me toucha le bras ; je me retournai de son côté : il était fort pâle.
» – Qu’avez-vous mon père ? lui demandai-je.
» – Rien, me dit-il. – Vois-tu cet homme ?
» – Lequel ?
» – Celui qui a des cheveux roux.
» – Je le vois.
» – Je vais m’approcher de lui et lui dire quelques paroles. Quand je lèverai le doigt au ciel, tu feras feu et tu lui mettras la balle au milieu du front. Entends-tu ? Juste au milieu du front. – Apprête ton pistolet.
» Sans répondre, je tirai mon pistolet de ma fonte, mon père s’approcha de l’homme, lui dit quelques mots ; l’homme pâlit. Mon père me montra du doigt le ciel.
» Je fis feu, la balle atteignit l’homme roux au milieu du front : il tomba mort.
» Il se fit un grand tumulte et on voulut nous barrer le chemin ; mais mon père éleva la voix.
» – Je suis Joseph Maggio-Palmieri, dit-il ; et celui-ci, ajouta-t-il en me montrant du doigt, c’est le fils de la morte !
» La foule s’ouvrit devant nous et nous sortîmes de la ville sans que nul pensât à nous arrêter ou à nous poursuivre.
Une fois hors de la ville, nous mîmes nos chevaux au galop et nous ne nous arrêtâmes qu’au couvent du Mont-Cassin.
» Le soir, mon père me raconta l’histoire que je vais vous raconter à mon tour.
VIII. Le droit d’asile. §
La première partie de l’histoire que venait de raconter le jeune homme avait paru tellement étrange à ses auditeurs, qu’ils l’avaient écoutée attentifs, muets et sans l’interrompre ; en outre, il put se convaincre, par le silence qu’ils continuaient de garder pendant la pause d’un instant qu’il fit, de l’intérêt qu’ils attachaient à sa narration et du désir qu’ils éprouvaient d’en connaître la fin, ou plutôt le commencement.
Aussi n’hésita-t-il point à reprendre son récit.
– Notre famille continua-t-il, habitait de temps immémorial la ville de Larino, dans la province de Molise : elle avait nom Maggio-Palmieri. Mon père Giuseppe Maggio-Palmieri, ou plutôt Giuseppe Palmieri, comme on l’appelait plus communément, vint, vers 1778, achever ses études à l’école de chirurgie de Naples.
– Je l’ai connu, ajouta Dominique Cirillo ; c’était un brave et loyal jeune homme, mon cadet de quelques années ; il est retourné dans sa province vers 1771, à l’époque où je venais d’être nommé professeur ; au bout de quelque temps, nous avons entendu dire qu’à la suite d’une querelle avec le seigneur de son pays, querelle dans laquelle il y avait eu du sang répandu, il avait été forcé de s’exiler.
– Soyez béni et honoré, dit Salvato en s’inclinant, vous qui avez connu mon père et qui lui rendez justice devant son fils.
– Continuez, continuez ! dit Cirillo ; nous vous écoutons.
– Continuez ! reprirent après lui, et d’une seule voix, les autres conjurés.
– Donc, vers l’année 1771, comme vous l’avez dit, Giuseppe Palmieri quitta Naples, emportant le diplôme de docteur, et jouissant d’une réputation d’habileté que plusieurs cures fort difficiles, accomplies heureusement par lui, ne permettaient pas de mettre en doute.
» Il aimait une jeune fille de Larino, nommée Luisa-Angiolina Ferri. Fiancés avant leur séparation, les deux amants s’étaient fidèlement gardé leur foi pendant les trois années d’absence ; leur mariage devait être la principale fête du retour.
» Mais, en l’absence de mon père, un événement qui avait la gravité d’un malheur était arrivé : le comte de Molise était devenu amoureux d’Angiolina Ferri.
» Vous savez mieux que moi, vous qui habitez le pays, ce que sont nos barons provinciaux et les droits qu’ils prétendent tenir de leur puissance féodale ; un de ces droits était d’accorder ou de refuser, selon leur bon plaisir, à leurs vassaux, la permission de se marier.
» Mais ni Joseph Palmieri ni Angiolina Ferri n’étaient les vassaux du comte de Molise. Tous deux étaient nés libres et ne relevaient que d’eux-mêmes ; il y avait plus : mon père, par la fortune, était presque son égal.
» Le comte avait tout employé, menaces et promesses, pour obtenir un regard d’Angiolina ; tout s’était brisé contre une chasteté dont le nom de la jeune fille semblait être le symbole.
» Le comte donna une grande fête et l’invita. Pendant cette fête, qui devait avoir lieu non-seulement dans le château, mais encore dans les jardins du comte, son frère, le baron de Boïano, s’était chargé d’enlever Angiolina et de la transporter de l’autre côté du Tortore, dans le château de Tragonara.
» Angiolina, invitée, comme toutes les dames de Larino, feignit, pour ne point assister à la fête, une indisposition.
» Le lendemain, ne gardant plus aucune mesure, le comte de Molise envoya ses campieri pour enlever la jeune fille, qui n’eut que le temps, tandis que ceux-ci forçaient la porte de la rue, de fuir par celle du jardin et de se réfugier au palais épiscopal, lieu doublement sacré par lui-même et par le voisinage de la cathédrale.
» À ce double titre, il jouissait du droit d’asile.
» Voilà donc le point où les choses en étaient lorsque Giuseppe Palmieri revint à Larino.
» Le siège épiscopal était, par hasard, vacant à cette époque. Un vicaire remplaçait l’évêque ; Giuseppe Palmieri alla trouver ce vicaire, ami de sa famille, et le mariage eut lieu secrètement dans la chapelle de l’évêché.
» Le comte de Molise apprit ce qui s’était passé, et, tout enragé de colère qu’il était, il respecta les privilèges du lieu ; mais il plaça tout autour du palais des hommes d’armes chargés de surveiller ceux qui entraient dans le palais épiscopal et surtout ceux qui en sortaient.
» Mon père savait bien que ces hommes d’armes étaient là, à son intention surtout, et que, si sa femme courait risque de l’honneur, lui courait risque de la vie. Un crime coûte peu à nos seigneurs féodaux ; sûr de l’impunité, le comte de Molise avait cessé depuis longtemps de tenir registre des assassinats qu’il avait commis lui-même ou fait commettre par ses sbires.
» Les hommes du comte faisaient bonne garde ; on disait qu’Angiolina vivante valait dix mille ducats, et mon père mort cinq mille.
» Mon père resta quelque temps caché au palais épiscopal ; mais, par malheur, il n’était pas homme à subir longtemps une pareille contrainte. Ennuyé de sa captivité, Giuseppe Palmieri résolut un jour d’en finir avec son persécuteur.
» Or, le comte de Molise avait l’habitude de sortir tous les jours en voiture de son palais, une heure ou deux avant l’Ave Maria, et d’aller faire une promenade jusqu’au couvent des Capucins, situé à environ deux milles de distance de la ville ; arrivé là, le comte donnait invariablement au cocher l’ordre de revenir au palais ; le cocher tournait bride, et, au petit trot, presque au pas, le comte reprenait le chemin de la ville.
» À mi-chemin de Larino au couvent, se trouve la fontaine de San-Pardo, patron du pays, et çà et là, autour de la fontaine, des fourrés et des haies.
» Giuseppo Palmieri sortit du palais épiscopal en habit de moine, et dépista tous ses gardiens. Sous sa robe, il cachait une paire d’épées et une paire de pistolets.
» Arrivé à la fontaine de San-Pardo, le lieu lui parut propice ; il s’y arrêta et se cacha derrière une haie. La voiture du comte passa, il la laissa passer : il y avait encore une heure de jour.
» Une demi-heure après, il entendit le roulement de la voiture qui revenait ; il dépouilla sa robe de moine et se retrouva avec ses habits ordinaires.
» La voiture approchait.
» D’une main, il prit les épées hors de leur fourreau, de l’autre, les pistolets tout armés, et alla se placer au milieu de la route.
» En voyant cet homme, auquel il soupçonnait de mauvaises intentions, le cocher prit un des bas côtés du chemin ; mais mon père n’eut qu’un mouvement à faire pour se retrouver en face des chevaux.
» – Qui es-tu et que veux-tu ? lui demanda le comte en se soulevant dans sa voiture.
» – Je suis Giuseppe Maggio-Palmieri, lui répondit mon père ; je veux ta vie.
» – Coupe la figure de ce drôle d’un coup de fouet, dit le comte à son cocher, et passe !
» Et il se recoucha dans sa voiture.
» Le cocher leva son fouet ; mais, avant que le fouet fût retombé, mon père avait tué le cocher d’un coup de pistolet.
» Il roula de son siège à terre.
» Les chevaux demeurèrent immobiles ; mon père marcha à la voiture et ouvrit la portière.
» – Je ne viens point ici pour t’assassiner, quoique j’en aie le droit, étant en cas de légitime défense, mais pour me battre loyalement avec toi, dit-il au comte. Choisis : voici deux épées d’égale longueur, voici deux pistolets ; des deux pistolets, un seul est chargé ; ce sera véritablement le jugement de Dieu.
» Et il lui présenta, d’une main, les deux poignées d’épée, et, de l’autre, les deux crosses de pistolet.
» – On ne se bat point avec un vassal, reprit le comte ; on le bat.
» Et, levant sa canne, il en frappa mon père à la joue.
» Mon père prit le pistolet chargé et le déchargea à bout portant dans le cœur du comte.
» Le comte ne fit pas un mouvement, ne jeta pas un cri ; il était mort.
» Mon père reprit sa robe de moine, remit ses épées au fourreau, rechargea ses pistolets, et rentra au palais épiscopal aussi heureusement qu’il en était sorti.
» Quant aux chevaux, se sentant libres, il se remirent en route d’eux-mêmes, et, comme ils connaissaient parfaitement la route, qu’ils faisaient deux fois par jour, d’eux-mêmes encore ils revinrent au palais du comte ; mais, chose singulière, au lieu de s’arrêter devant le pont en bois qui conduisait à la porte du château, comme s’ils eussent compris qu’ils menaient non pas un vivant, mais un mort, ils continuèrent leur chemin et ne s’arrêtèrent qu’au seuil d’une petite église placée sous l’invocation de saint François, dans laquelle le comte disait toujours qu’il voulait être enterré.
» Et, en effet, la famille du comte, qui connaissait son désir, ensevelit le cadavre dans cette église et lui éleva un tombeau.
» L’événement fit grand bruit ; la lutte engagée entre mon père et le comte était publique, et il va sans dire que toutes les sympathies étaient pour mon père ; personne ne doutait que ce dernier ne fût l’auteur du meurtre, et, comme si Giuseppe Palmieri eût désiré lui-même que l’on n’en doutât point, il avait envoyé une somme de dix mille francs à la veuve du cocher.
» Le frère cadet du comte héritait de toute sa fortune ; il déclara en même temps hériter de sa vengeance. C’était celui qui avait voulu aider son frère à enlever Angiolina ; c’était un misérable qui, à vingt et un ans, avait commis déjà trois ou quatre meurtres. Quant aux rapts et aux violences, on ne les comptait pas.
» Il jura que le coupable ne lui échapperait point, doubla les gardes qui entouraient le palais épiscopal et en prit lui-même le commandement.
» Maggio-Palmieri continua de se tenir caché dans le palais épiscopal. Sa famille et celle de sa femme leur apportaient tout ce dont ils avaient besoin en vivres et en vêtements. Angiolina était enceinte de cinq mois ; ils étaient tout à eux-mêmes, c’est-à-dire tout à leur amour, aussi heureux qu’on peut l’être sans la liberté.
» Deux mois s’écoulèrent ainsi ; on arriva au 26 mai, jour où l’on célèbre à Larino la fête de saint Pardo, qui, comme je vous l’ai dit, est le patron de la ville.
» Ce jour-là, il se fait une grande procession ; les métayers ornent leurs chars de tentures, de guirlandes, de feuillages et de banderoles de toutes couleurs ; ils y attellent des bœufs aux cornes dorées, qu’ils couvrent de fleurs et de rubans ; ces chars suivent la procession, qui porte par les rues le buste du saint, accompagnée par toute la population de Larino et des villages voisins, chantant les louanges du bienheureux. Or, cette procession, pour entrer à la cathédrale et pour en sortir, devait passer devant le palais épiscopal qui donnait asile aux deux jeunes gens.
» Au moment où la procession et le peuple, arrêtés sur la grande place de la ville, chantaient et dansaient autour du char, Angiolina, croyant à la trêve de Dieu, s’approcha d’une fenêtre, imprudence que son mari lui avait pourtant bien recommandé de ne pas commettre. Le malheur voulut que le frère du comte fût sur la place, juste en face de cette fenêtre ; il reconnut Angiolina à travers la vitre, arracha le fusil des mains d’un soldat, ajusta et lâcha le coup.
» Angiolina ne jeta qu’un cri et ne prononça que deux paroles :
» – Mon enfant !
» Au bruit du coup, au fracas de la vitre cassée, au cri poussé par sa femme, Giuseppe Palmieri accourut assez à temps pour la recevoir dans ses bras.
» La balle avait frappé Angiolina juste au milieu du front.
» Fou de douleur, son mari la prit dans ses bras, la porta sur son lit, se courba sur elle, la couvrit de baisers. Tout fut inutile. Elle était morte !
» Mais, dans cette douloureuse et suprême étreinte, il sentit tout à coup l’enfant qui tressaillait dans le sein de la morte.
» Il poussa un cri, une lueur traversa son cerveau, et, à son tour, il laissa échapper de son cœur ces deux mots :
» – Mon enfant !
» La mère était morte, mais l’enfant vivait ; l’enfant pouvait être sauvé.
» Il fit un effort sur lui-même, étancha la sueur qui perlait sur son front, essuya les pleurs qui coulaient de ses yeux, et, se parlant à lui-même, il murmura ces deux mots :
» – Sois homme.
» Alors, il prit sa trousse, l’ouvrit, choisit le plus acéré de ses instruments, et, tirant la vie du sein de la mort, il arracha l’enfant aux entrailles déchirées de la mère.
» Puis, tout sanglant, il le mit dans un mouchoir qu’il noua aux quatre coins, prit le mouchoir entre ses dents, un pistolet de chaque main, et, tout sanglant lui-même, les bras nus et rougis jusqu’au coude, mesurant du regard la place qu’il avait à traverser, les ennemis qu’il avait à combattre, il s’élança à travers les degrés, ouvrit la porte du palais épiscopal et fondit tête baissée au milieu de la population en criant les dents serrées :
» – Place au FILS DE LA MORTE !
» Deux hommes d’armes voulurent l’arrêter, il les tua tous deux ; un troisième essaya de lui barrer le passage, il l’étendit à ses pieds assommé d’un coup de crosse de pistolet ; il traversa la place, essuya le feu des gardes du château, devant lequel il devait passer, sans qu’aucune balle l’atteignit, gagna un bois, traversa le Biferno à la nage, trouva dans une prairie un cheval qui paissait en liberté, s’élança sur son dos, gagna Manfredonia, prit passage sur un bâtiment dalmate qui levait l’ancre, et gagna Trieste.
» L’enfant, c’était moi. Vous savez le reste de l’aventure, et comment, quinze ans après, le fils de la morte vengeait sa mère.
» Et, maintenant, ajouta le jeune homme, maintenant que je vous ai raconté mon histoire, maintenant que vous me connaissez, occupons-nous de ce que je suis venu faire ; il me reste une seconde mère à venger : la patrie ! »
IX. La sorcière. §
Pour l’intelligence des faits que nous racontons, et surtout pour l’harmonie que ces faits doivent forcément conserver entre eux, il faut que nos lecteurs abandonnent un instant la partie politique de cet ouvrage, à laquelle, à notre grand regret, nous n’avons pas pu donner une moindre extension, pour continuer avec nous une excursion dans les parties pittoresques qui s’y rattachent de telle façon, que nous ne saurions séparer l’une de l’autre. En conséquence, nous allons, s’ils veulent bien toujours nous prendre pour guide, repasser sur la planche que, dans son empressement à apporter la corde qui devait si puissamment aider au salut du héros de notre histoire, – car notre intention n’est pas de cacher plus longtemps que nous lui destinons ce rôle, – Nicolino Caracciolo a oublié d’enlever de son double appui ; puis, la planche repassée, remonter le talus, sortir par la même porte qui nous a donné passage pour entrer, redescendre la pente du Pausilippe, jusqu’à ce qu’ayant dépassé le tombeau de Sannazar et le casino du roi Ferdinand, nous fassions, au milieu de Mergellina, halte entre le casino du roi Ferdinand et la fontaine du Lion, devant une maison communément appelée à Naples la maison du Palmier, parce que, dans le jardin de cette maison, un élégant individu de cette famille panache au-dessus d’un dôme d’orangers tout constellés de leurs fruits d’or, et qu’il domine des deux tiers de sa hauteur.
Cette maison, bien désignée à la curiosité de nos lecteurs, – de peur d’effaroucher ceux qui pourraient avoir affaire à une petite porte percée dans le mur, qui fait justement face au point où nous sommes arrêtés, – nous allons quitter la rue, longer le mur du jardin et gagner une pente, de laquelle nous pourrons, en nous haussant sur la pointe des pieds, surprendre peut-être quelques-uns des secrets que ses murailles renferment.
Et ce doivent être des secrets charmants et auxquels nos lecteurs ne pourront manquer d’accorder toute leur sympathie, rien qu’à voir celle qui va nous les livrer.
En effet, malgré le tonnerre qui gronde, malgré l’éclair qui luit, malgré le vent qui, en passant plus furieux et plus strident que jamais, secoue les orangers dont les fruits, se détachant de leurs branches, tombent comme une pluie d’or, et tord sous ses rafales réitérées le palmier dont les longs panaches semblent des tresses échevelées, une jeune femme de vingt-deux à vingt-trois ans, en peignoir de batiste, un voile de dentelle jeté sur la tête, apparaît de temps en temps sur un perron de pierre conduisant du jardin au premier étage, où semblent être les appartements d’habitation, s’il faut en juger par un rayon de lumière qui, chaque fois qu’elle ouvre la porte, se projette de l’intérieur à l’extérieur.
Ses apparitions ne sont pas longues ; car, à chaque fois qu’elle apparaît et qu’un éclair brille ou qu’un coup de tonnerre se fait entendre, elle pousse un petit cri, fait un signe de croix et rentre, la main appuyée sur sa poitrine, comme pour y comprimer les battements précipités de son cœur.
Celui qui la verrait, malgré la crainte que lui cause la perturbation de l’atmosphère, rouvrir avec obstination, de cinq minutes en cinq minutes, cette porte, que chaque fois elle ouvre avec hésitation et referme avec terreur, offrirait bien certainement de parier que toute cette impatience et toute cette agitation sont celles d’une amante inquiète ou jalouse, attendant ou épiant l’objet de son affection.
Eh bien, celui-là se tromperait ; aucune passion n’a encore terni la surface de ce cœur, véritable miroir de chasteté, et, dans cette âme où tous les sentiments sensuels et ardents sommeillent encore, une curiosité enfantine veille seule, et c’est elle qui, empruntant la puissance d’une de ces passions inconnues jusqu’alors, cause tout ce trouble et toute cette agitation.
Son frère de lait, le fils de sa nourrice, un lazzarone de la Marinella, sur ses vives instances, a promis de lui amener une vieille Albanaise, dont les prédictions passent pour infaillibles ; au reste, ce n’est point d’elle seulement que date cet esprit sibyllique que ses aïeules ont recueilli sous les chênes de Dodone, depuis que sa famille, à la mort de Scanderberg le Grand, c’est-à-dire en 1467, a quitté les bords de l’Aoüs pour les montagnes de la Calabre, jamais une génération ne s’est éteinte sans que le vent qui passe au-dessus des cimes glacées du Tomero n’ait apporté à quelque pythie moderne le souffle de la divination, héritage de sa famille.
Quant à la jeune femme qui l’attend, un vague instinct lui fait craindre et désirer à la fois de connaître l’avenir dans lequel s’égarent, en frissonnant, des pressentiments étranges, et son frère de lait lui a promis de lui amener le soir même, à minuit, heure cabalistique, celle qui pourra – tandis que son mari est retenu jusqu’à deux heures du matin aux fêtes de la cour – lui révéler les mystérieux secrets de cet avenir qui jette des ombres sur ses veilles et des lueurs dans ses rêves.
Elle attend donc tout simplement le lazzarone Michele le Fou et la sorcière Nanno.
D’ailleurs, nous allons bien voir si l’on nous a trompé.
Trois coups frappés à égale distance ont retenti à la petite porte du jardin, au moment même où, des nuages livides et jaunâtres, commencent à tomber de larges gouttes de pluie. Au bruit de ces trois coups, quelque chose comme un flot de gaze glisse le long de la rampe du perron, la porte du jardin s’ouvre, donne passage à deux nouveaux personnages et se referme sur eux. L’un de ces personnages est un homme, l’autre une femme ; l’homme porte des caleçons de toile, le bonnet de laine rouge et le caban du pêcheur de la Marinella ; la femme est enveloppée d’un grand manteau noir aux épaules duquel brilleraient, si l’on pouvait les distinguer, quelques fils d’or fanés, reste d’une ancienne broderie : on ne voit rien, du reste, de son costume, et ses deux yeux seuls brillent dans l’ombre que projette le capuchon qui recouvre sa tête.
En traversant l’espace qui sépare la porte des premières marches du perron, la jeune femme a trouvé moyen de dire au lazzarone :
– Si fou que tu sois ou qu’on te croie, tu ne lui as pas dit qui j’étais, n’est-ce pas, Michele ?
– Non, sur la madone, elle ignore jusqu’à la première lettre de ton nom, petite sœur.
Arrivée au haut du perron, la jeune femme entra la première ; le lazzarone et la sorcière la suivirent.
Lorsqu’ils traversèrent la première pièce, on put voir la tête d’une jeune camériste soulevant une portière de tapisserie et suivant d’un regard curieux sa maîtresse et les hôtes bizarres qu’elle introduisait chez elle.
Derrière eux la portière retomba.
Entrons à notre tour. La scène qui va se passer aura trop d’influence sur les événements à venir pour que nous ne la racontions pas dans tous ses détails.
La lumière dont nous avons vu le rayon transparaître jusque dans le jardin venait d’un petit boudoir décoré à la manière de Pompéi, avec des divans et des rideaux de soie rose, brochés de fleurs d’un bleu clair ; la lampe qui jetait cette lueur était enfermée dans un globe d’albâtre répandant sur tous les objets un reflet nacré ; elle était posée sur une table de marbre blanc dont le pied unique était un griffon aux ailes étendues. Un fauteuil de forme grecque, qui, par la pureté de sa sculpture, eût pu réclamer sa place dans le boudoir d’Aspasie, indiquait que l’œil d’un amateur avait présidé aux moindres détails de cet ameublement.
Une porte placée en face de celle qui avait donné entrée à nos trois personnages s’ouvrait sur une file de chambres régnant dans toute la longueur de la maison ; la dernière de ces chambres attenait non-seulement à la maison voisine, mais encore avait une communication avec elle.
Ce fait avait sans doute, aux yeux de la jeune femme, une certaine importance, car elle le fit remarquer à Michele en lui disant :
– Dans le cas où mon mari rentrerait, Nida viendrait nous prévenir, et vous sortiriez par la maison de la duchesse Fusco.
– Oui, madame, répondit Michele en s’inclinant avec respect.
En entendant ces dernières paroles, la sorcière, qui était entrain de dépouiller son manteau, se retourna, et, avec un accent qui n’était pas exempt d’une certaine amertume :
– Depuis quand les frères d’un même lait ne se tutoient-ils plus ? demanda-t-elle. Ceux qui ont été pendus à la même mamelle ne sont-ils pas aussi proches parents que ceux qui ont été portés dans le même sein ? Tutoyez-vous, enfants, continua-t-elle avec douceur ; cela fait plaisir à Dieu, de voir ses créatures s’aimer, malgré la distance qui les sépare.
Michele et la jeune femme se regardèrent avec étonnement.
– Quand je te dis qu’elle est véritablement sorcière, petite sœur ! s’écria Michele, et c’est ce qui me fait trembler.
– Et pourquoi cela te fait-il trembler, Michele ? demanda la jeune femme.
– Sais-tu ce qu’elle m’a prédit, à moi, pas plus tard que ce soir avant de venir ?
– Non.
– Elle m’a prédit que je ferais la guerre, que je deviendrais colonel et que je serais…
– Quoi ?
– C’est difficile à dire.
– Dis toujours.
– Et que je serais pendu.
– Ah ! mon pauvre Michele !
– Ni plus ni moins.
La jeune femme reporta avec une certaine terreur ses yeux sur l’Albanaise ; celle-ci avait complétement dépouillé son manteau, qui gisait à terre, et elle apparaissait dans son costume national, flétri par un long usage, mais riche encore ; seulement, ce ne fut point le turban blanc broché de fleurs autrefois brillantes, qui serrait sa tête et d’où s’échappaient de longues mèches de cheveux noirs mêlés de fils d’argent, ce ne fut point son corsage rouge broché d’or, ce ne fut point enfin son jupon couleur de brique à bandes noires et bleues qu’elle remarqua ; ce furent les yeux gris et perçants de la sorcière, fixés sur elle comme s’ils eussent voulu lire au plus profond de son cœur.
– Ô jeunesse ! jeunesse curieuse et imprudente ! murmura la sorcière, seras-tu donc toujours poussée, par une puissance plus forte que ta volonté, à aller au-devant de cet avenir qui vient si vite au-devant de toi ?
À cette apostrophe inattendue, faite d’une voix aiguë et stridente, un frisson passa par les veines de la jeune femme, et elle se repentit presque d’avoir appelé Nanno.
– Il est encore temps, dit celle-ci, comme si aucune pensée ne pouvait échapper à son œil avide et pénétrant. La porte qui nous a donné entrée est encore ouverte, et la vieille Nanno a trop souvent dormi sous l’arbre de Bénévent pour n’être pas habituée au vent, au tonnerre et à la pluie.
– Non, non, murmura la jeune femme. Puisque vous voilà, restez !
Et elle tomba assise sur le fauteuil placé près de la table, la tête renversée en arrière et exposée à toute la lumière de la lampe.
La sorcière fit deux pas de son côté, et, comme se parlant à elle-même :
– Cheveux blonds et yeux noirs, dit-elle : grands, beaux, clairs, humides, veloutés, voluptueux.
La jeune femme rougit et couvrit son visage de ses deux mains.
– Nanno ! murmura-t-elle.
Mais celle-ci ne parut pas l’entendre, et, s’attaquant aux mains qui empêchaient qu’elle ne poursuivît l’examen du visage, elle continua :
– Les mains sont grasses, potelées ; la peau en est rosée, douce, fine, mate et vivante tout à la fois.
– Nanno ! dit la jeune femme écartant ses mains comme pour les cacher, mais démasquant un visage souriant, je ne vous ai point appelée pour me faire des compliments.
Mais Nanno, sans écouter, continua, et, se reprenant à la figure qu’on lui livrait de nouveau :
– Le front beau, blanc, pur, sillonné de veines azurées. Les sourcils noirs, bien dessinés, commençant à la racine du nez, et entre les deux sourcils, trois ou quatre petites lignes brisées. Oh ! belle créature ! tu es bien consacrée à Vénus, va !
– Nanno ! Nanno ! s’écria la jeune femme.
– Mais laisse-la donc tranquille, petite sœur, dit Michele. Elle prétend que tu es belle ; est-ce que tu ne le sais pas ? est-ce que ton miroir ne te le dit pas tous les jours ? est-ce que quiconque te voit n’est pas de l’avis de ton miroir ? est-ce que tout le monde ne dit pas que le chevalier San-Felice porte un nom prédestiné, puisque, heureux de nom, il l’est aussi en effet.3
– Michele ! fit la jeune femme mécontente que son frère de lait révélât ainsi son nom en révélant celui de son mari.
Mais, tout à son examen, la sorcière continua :
– La bouche est petite, vermeille ; la lèvre supérieure est un peu plus grosse que la lèvre inférieure ; les dents sont blanches, bien rangées ; les lèvres sont couleur de corail ; le menton est rond ; la voix est molle, un peu traînante, s’enrouant facilement. Vous êtes née un vendredi, n’est-ce pas, à minuit ou bien près de minuit ?
– C’est vrai, murmura la jeune femme d’une voix, en effet, légèrement enrouée par l’émotion qu’elle éprouvait et à laquelle elle cédait, malgré ses efforts ; ma mère m’a dit souvent que mon premier cri s’était mêlé aux dernières vibrations de la pendule sonnant les douze heures qui séparaient le dernier jour d’avril du premier jour de mai.
– Avril et mai, les mois des fleurs ! Un vendredi ; le jour consacré à Vénus ! Tout s’explique. Voilà pourquoi Vénus domine, reprit la sorcière. Vénus ! la seule déesse qui ait conservé son empire sur nous, quand tous les autres dieux ont perdu le leur. Vous êtes née sous l’union de Vénus et de la Lune, et c’est Vénus qui l’emporte et qui vous donne ce cou blanc, rond, de moyenne longueur, que nous appelons la tour d’ivoire ; c’est Vénus qui vous donne ces épaules arrondies, un peu tombantes ; ces cheveux ondoyants, soyeux, épais ; ce nez élégant, rond, aux narines dilatées et sensuelles.
– Nanno ! fit la jeune femme d’une voix plus impérative en se dressant tout debout et appuyant sa main sur la table.
Mais l’interruption fut inutile.
– C’est Vénus, continua l’Albanaise, qui vous donne cette taille souple, ces attaches fines, ces pieds d’enfant ; c’est Vénus qui vous donne le goût de la mise élégante, des vêtements clairs, des couleurs tendres ; c’est Vénus qui vous fait douce, affable, naïve, portée à l’amour romanesque, portée au dévouement.
– Je ne sais si je suis prompte au dévouement, Nanno, dit la jeune femme d’un ton radouci et presque triste ; mais, à coup sûr, tu te trompes à l’endroit de l’amour.
Puis, retombant sur son fauteuil comme si ses jambes eussent à peu près perdu la force de la porter :
– Car jamais je n’ai aimé ! continua-t-elle avec un soupir.
– Tu n’as jamais aimé reprit Nanno ; et à quel âge dis-tu cela ? À vingt-deux ans, n’est-ce pas ?… Mais attends, attends !
– Tu oublies que je suis mariée, dit la jeune femme d’une voix languissante, et à laquelle elle essayait vainement de donner de la fermeté, – et que j’aime et je respecte mon mari.
– Oui, oui ! je sais tout cela, répliqua la sorcière ; mais je sais aussi qu’il a près de trois fois ton âge. Je sais que tu l’aimes et que tu le respectes ; mais je sais que tu l’aimes comme un père et que tu le respectes comme un vieillard. Je sais que tu as l’intention, la volonté même de rester pure et vertueuse ; mais que peuvent l’intention et la volonté contre l’influence des astres ? – Ne t’ai-je pas dit que tu étais née de l’union de Vénus et de la Lune, les deux astres d’amour ? Mais peut-être échapperas-tu à leur influence. – Voyons ta main. Job, le grand prophète, a dit : « Dans la main des hommes, Dieu a mis les signes qui font reconnaître son œuvre. »
Et elle étendit vers la jeune femme sa main ridée, osseuse et noire, dans laquelle vint, comme par une influence magique, se placer la main douce, blanche et fine de la San-Felice.
X. L’horoscope. §
C’était la main gauche, celle où les cabalistes anciens prétendaient, et où les cabalistes modernes prétendent encore lire les secrets de la vie.
Nanno regarda un instant le dessus de cette main charmante avant de la retourner pour lire dans l’intérieur, comme on tient un instant dans sa main, sans se presser de l’ouvrir, un livre qui doit vous révéler des choses inconnues et surnaturelles.
En la regardant comme on regarde un beau marbre, elle murmurait :
– Les doigts lisses, allongés, sans nœuds ; les ongles roses, étroits, pointus ; main d’artiste s’il en fut, main destinée à tirer des sons de tous les instruments, cordes de la lyre – ou fibres du cœur.
Elle retourna enfin cette main frissonnante, qui faisait un contraste si merveilleux avec sa main bronzée, et un sourire d’orgueil éclos sur ses lèvres illumina tout son visage.
– Ne l’avais-je pas deviné ! dit-elle.
La jeune femme la regarda avec anxiété. Michele, de son côté, s’approcha comme s’il eût connu quelque chose à la chiromancie.
– Commençons par le pouce, reprit la sorcière ; c’est lui qui résume tous les autres signes de la main : le pouce est l’agent principal de la volonté et de l’intelligence ; les idiots naissent ordinairement sans pouces ou avec des pouces difformes ou atrophiés4 ; les épileptiques, dans leurs crises, ferment leurs pouces avant les autres doigts. Pour conjurer le mauvais œil, on étend l’index et l’auriculaire, et l’on cache les pouces dans la paume de la main.
– Cela est vrai, petite sœur, s’écria Michele, c’est ainsi que je fais quand j’ai le malheur de rencontrer sur mon chemin le chanoine Jorio.
– La première phalange du pouce, celle qui porte l’ongle, continua Nanno, est le signe de la volonté. Vous avez la première phalange du pouce courte ; donc, vous êtes faible, sans volonté, facile à entraîner.
– Faut-il que je me fâche ? demanda en riant celle à qui était donnée cette explication plus vraie que flatteuse.
– Voyons le mont de Vénus, dit la sorcière en allongeant son ongle, que l’on eût dit une griffe de corne enchâssée dans l’ébène, sur la partie charnue et renflée qui faisait la base du pouce ; toute cette portion de la main dans laquelle sont compris la génération et les désirs matériels, est consacrée à l’irrésistible déesse ; la ligne de vie l’entoure comme un ruisseau qui coule au bas d’une colline et l’isole comme une île. – Vénus, qui a présidé à votre naissance, Vénus, qui, pareille à ces fées, marraines prodigieuses des jeunes princesses, Vénus, qui vous a donné la grâce, la beauté, la mélodie, l’amour des belles formes, le désir d’aimer, le besoin de plaire, la bienveillance, la charité, la tendresse, Vénus se montre ici plus puissante que jamais. – Ah ! si nous pouvions trouver les autres lignes aussi favorables que celles-ci, quoique…
– Quoique ?…
– Rien.
La jeune femme regarda la sorcière, dont les sourcils s’étaient froncés un instant.
– Il y a donc d’autres lignes que celles de vie ? demanda-t-elle.
– Il y en a trois : ce sont ces trois lignes qui forment dans la main l’M majuscule, que le vulgaire indique comme la première lettre du mot Mort, signe terrible, chargé par la nature elle-même de rappeler à l’homme qu’il est mortel ; les deux autres sont la ligne du cœur ; la voici : elle s’étend de la base de l’index à celle du petit doigt ; maintenant, voyez la ligne de tête, c’est celle qui coupe en deux le milieu de la main.
Michele s’approcha de nouveau et donna une attention profonde à la démonstration de la sorcière.
– Pourquoi ne m’as-tu pas expliqué tout cela à moi ? lui demanda-t-il. Me croyais-tu trop bête pour te comprendre ?
Nanno haussa les épaules sans lui répondre ; mais, continuant de s’adresser à la jeune femme :
– Suivons d’abord la ligne du cœur, dit-elle ; regarde comme elle s’étend depuis le mont de Jupiter, c’est-à-dire depuis la base de l’index, jusqu’au mont de Mercure, c’est-à-dire jusqu’à la base du petit doigt. Elle indique, restreinte, une grande chance de bonheur : trop étendue, comme chez toi, elle indique une probabilité de souffrances terribles ; elle se brise sous Saturne, c’est-à-dire sous le médium, c’est fatalité ; elle est d’un rouge vif qui tranche avec la mate blancheur de ta main, c’est amour, ardent jusqu’à la violence.
– Et voilà justement ce qui m’empêche de croire à tes prédictions, Nanno, dit la San-Felice en souriant ; mon cœur est tranquille.
– Attends, attends, t’ai-je dit, répliqua la sorcière en s’exaltant ; attends, attends, incrédule ! car le moment où un grand changement doit se faire dans ta destinée n’est pas loin. Puis encore un signe funeste : regarde ! La ligne du cœur s’unit, comme tu le vois, à la ligne de tête, entre le pouce et l’index, signe funeste, mais qui peut cependant être combattu par un signe contraire dans l’autre main. Voyons la main droite !
La jeune femme obéit et tendit à la sibylle la main que celle-ci lui demandait.
Nanno secoua la tête.
– Même signe, dit-elle, même jonction.
Et, pensive, elle laissa retomber la main ; puis, comme elle restait rêveuse et gardant le silence :
– Parle donc, dit la jeune femme, puisque je te répète que je ne te crois pas.
– Tant mieux, tant mieux, murmura Nanno ; puisse la science se tromper ; puisse l’infaillible faillir !
– Qu’indique donc la jonction de ces deux lignes ?
– Blessure grave, emprisonnement, danger de mort.
– Ah ! si tu me menaces de souffrances physiques, Nanno, tu vas me voir faiblir… N’as-tu pas dit toi-même que je n’étais pas brave ? Et où serai-je blessée ? Dis !
– C’est bizarre ! à deux endroits : au cou et au côté.
Puis, laissant retomber la main gauche comme elle avait laissé retomber la main droite :
– Mais peut-être y échapperas-tu, continua-t-elle ; espérons !
– Non pas, reprit la jeune femme, achève. Tu ne devais rien me dire ou tu dois me dire tout.
– J’ai tout dit.
– Ton accent et tes yeux me prouvent que non ; d’ailleurs, tu as dit qu’il y avait trois lignes : la ligne de vie, la ligne de cœur et la ligne de tête.
– Eh bien ?
– Eh bien, tu n’en as examiné que deux, la ligne de vie et la ligne de cœur. Reste la ligne de tête.
Et, d’un geste impératif, elle tendit la main à la sorcière.
Celle-ci la prit, et, en affectant l’indifférence :
– Tu peux le voir comme moi, dit-elle, la ligne de tête traversant la plaine de Mars, s’incline sous le mont de la Lune. Cela signifie : rêve, idéalisme, imagination, chimère ; – la vie comme elle est dans la lune, enfin, et non point ici-bas.
Tout à coup Michele, qui regardait avec attention la main de sa sœur, poussa un cri :
– Regarde donc, Nanno ! dit-il.
Et il indiqua du doigt, avec l’expression de la plus profonde terreur, un signe de la main de sa sœur de lait.
Nanno détourna la tête.
– Mais regarde donc, te dis-je ! Luisa a dans le creux de la main le même signe que moi.
– Imbécile ! fit Nanno.
– Imbécile tant que tu voudras, s’écria Michele ; une croix au milieu de cette ligne-là : – mort sur l’échafaud, m’as-tu dit ?…
La jeune femme jeta un cri, et, d’un air effaré, regarda tour à tour son frère de lait et la sorcière.
– Tais-toi, mais tais-toi donc ! fit celle-ci impatientée et frappant du pied.
– Tiens, petite sœur ; tiens, dit Michele ouvrant sa main gauche, regarde toi-même si nous n’avons pas le même signe, une croix.
– Une croix ! répéta Luisa en pâlissant.
Puis, saisissant le bras de la sorcière :
– Sais-tu que c’est vrai, Nanno ? dit-elle. Que veut dire ceci ? Y a-t-il dans la main de l’homme des signes selon sa condition, et ce qui est mortel pour l’un, est-il indifférent pour l’autre ? Voyons, puisque tu as commencé, achève.
Nanno retira doucement son bras de la main qui s’efforçait de le retenir.
– Nous ne devons pas révéler les choses pénibles, dit-elle, lorsque, marquées du sceau de la fatalité absolue, elles sont inévitables, malgré tous les efforts de la volonté et de l’intelligence.
Puis, après une pause :
– À moins, toutefois, ajouta-t-elle, que, dans l’espoir de combattre cette fatalité, la personne menacée n’exige cette révélation de nous.
– Exige, petite sœur, exige ! s’écria Michele ; car, enfin, toi, tu es riche, tu peux fuir ; peut-être le danger que tu cours n’existe-t-il qu’à Naples, peut-être ne te poursuivrait-il pas en France, en Angleterre, en Allemagne !
– Et pourquoi ne fuis-tu pas, toi, répondit Luisa, puisque tu prétends que nous sommes marqués du même signe ?
– Oh ! moi, c’est autre chose ; je ne puis pas quitter Naples, je suis enchaîné à la Marinella comme le bœuf au joug ; je suis pauvre, et, de mon travail, je nourris ma mère. Que deviendrait-elle, pauvre femme, si je m’en allais ?
– Et, si tu meurs, que deviendra-t-elle ?
– Si je meurs, c’est qu’elle aura dit vrai, Luisa, et, si elle a dit vrai, avant de mourir, je serai colonel. Eh bien, quand je serai colonel, je lui donnerai tout mon argent en lui disant : « Mets cela de côté, mamma ; » et, quand on me pendra, puisqu’on doit me pendre, elle se trouvera être mon héritière.
– Colonel ! Pauvre Michele, et tu crois à la prédiction ?
– Eh bien, après ? En supposant qu’il n’y ait que la mort de vraie, il faut toujours supposer le pire. Eh bien, elle est vieille ; moi, je suis pauvre, nous ne faisons point déjà une si grosse perte l’un et l’autre en perdant la vie.
– Et Assunta ? demanda en souriant la jeune femme.
– Oh ! Assunta m’inquiète moins que ma mère, Assunta m’aime comme une maîtresse aime son amant, et non pas comme une mère aime son fils. Une veuve se console avec un autre mari ; une mère ne se console pas même avec un autre enfant. Mais laissons la vieille Mechelemma, et revenons à toi, sœur, à toi qui es jeune, qui es riche, qui es belle, qui es heureuse ! Oh ! Nanno ! Nanno ! écoute bien ceci : il faut que tu lui dises à l’instant même d’où viendra le danger, ou malheur à toi !
La sorcière avait ramassé son manteau, et était occupée à le rajuster sur ses épaules.
– Oh ! tu ne t’en iras pas ainsi, Nanno, s’écria le lazzarone en bondissant vers elle et en la saisissant par le poignet ; et à moi, tu peux dire ce que tu voudras ; mais à ma sainte sœur, à Luisa… oh ! non, non ! c’est autre chose. Tu l’as dit, nous avons sucé le lait de la même mamelle. Je veux bien mourir deux fois, s’il le faut, une pour moi, une pour elle ; mais je ne veux pas que l’on touche à un cheveu de sa tête ! Entends-tu !
Et il montra la jeune femme, pâle, immobile, haletante, retombée sur son fauteuil, ne sachant pas quel degré de foi elle devait accorder à l’Albanaise, mais, en tout cas, violemment émue, profondément agitée.
– Voyons, puisque vous le voulez tous deux, dit la sorcière se rapprochant de Luisa, essayons ; et, si le sort peut être conjuré, eh bien, conjurons-le, quoique ce soit une impiété, ajouta-t-elle, que de lutter contre ce qui est écrit. Donne-moi ta main, Luisa.
Luisa tendit sa main tremblante et crispée ; l’Albanaise fut forcée de lui redresser les doigts.
– Voilà bien la ligne du cœur, brisée ici en deux tronçons sous le mont de Saturne ; voilà bien la croix au milieu de la ligne de tête ; voilà enfin la ligne de vie brusquement rompue entre vingt et trente ans.
– Et tu ne vois pas d’où vient le danger ? tu ne sais pas les causes qu’il faudrait combattre ? s’écria la jeune femme sous le poids de la terreur qu’avait exprimée pour elle son frère de lait, et que ses yeux, le tremblement de sa voix, l’agitation de tout son corps exprimaient à leur tour.
– L’amour, toujours l’amour ! s’écria la sorcière, un amour fatal, irrésistible, mortel !
– Mais connais-tu au moins celui qui en sera l’objet ? demanda la jeune femme cessant de se débattre et de nier, envahie qu’elle avait été, peu à peu, par l’accent convaincu de la sorcière.
– Tout est nuage dans ta destinée, pauvre créature, répondit la sibylle ; je le vois, mais je ne le connais pas ; il m’apparaît comme un être qui n’appartiendrait pas à ce monde, c’est l’enfant du fer et non de la vie… Il est né… impossible ! et cependant cela est ainsi : il est né d’une morte !
La sorcière resta le regard fixe, comme si elle voulait absolument lire dans l’obscurité ; son œil se dilatait et prenait la rondeur de celui du chat et du hibou, tandis qu’avec la main elle faisait le geste de quelqu’un qui essaye d’écarter un voile.
Michele et Luisa se regardaient ; une sueur froide coulait sur le front du lazzarone ; Luisa était plus pâle que le peignoir de batiste qui l’enveloppait.
– Ah ! s’écria Michele après un instant de silence, et faisant un effort pour s’arracher à la terreur superstitieuse qui l’écrasait, que nous sommes imbéciles d’écouter cette vieille folle ! Que je sois pendu, moi, c’est encore possible ; j’ai mauvaise tête, et, dans notre condition, avec mon caractère, on dit des mots, on en vient aux faits, on met la main dans sa poche, on tire un couteau, on l’ouvre, le diable vous tente, on frappe son homme, il tombe, il est mort, un sbire vous arrête, le commissaire vous interroge, le juge vous condamne, maître Donato5 vous met la main sur l’épaule, il vous passe la corde au cou, il vous pend, très-bien ! Mais toi ! toi, petite sœur ! que peut-il y avoir de commun entre toi et l’échafaud ? quel crime peux-tu même rêver, avec ton cœur de colombe ? qui peux-tu tuer avec tes petites mains ? Car, enfin, on ne tue les gens que quand les gens ont tué ; et puis, ici, on ne tue pas les riches ! Tiens, veux-tu savoir une chose, Nanno ? à partir d’aujourd’hui, on ne dira plus Michele le Fou, on dira Nanno la Folle !
En ce moment, Luisa saisit le bras de son frère de lait et lui montra du doigt la sorcière.
Celle-ci était toujours immobile et muette à la même place ; seulement, elle s’était courbée peu à peu et semblait, à force de volonté, commencer à distinguer quelque chose dans cette nuit qu’un instant auparavant elle se plaignait de voir s’épaissir devant elle ; son cou maigre s’allongeait hors de son manteau noir, et sa tête s’agitait de droite à gauche, comme celle d’un serpent qui va s’élancer.
– Oh ! maintenant, je le vois, je le vois, dit-elle. C’est un beau jeune homme de vingt-cinq ans, aux yeux et aux cheveux noirs ; il vient, il approche. Lui aussi est menacé d’un grand danger, – d’un danger de mort. – Deux, trois, quatre hommes le suivent ; – ils ont des poignards sous leurs habits… cinq, six…
Puis, tout à coup, comme frappée d’une révélation subite :
– Oh ! s’il était tué ! s’écria-t-elle presque joyeuse.
– Eh bien, demanda Luisa éperdue et comme suspendue aux lèvres de la sorcière, s’il était tué, qu’arriverait-il ?
– S’il était tué, comme c’est lui qui causera ta mort, tu serais sauvée.
– Oh ! mon Dieu ! s’écria la jeune femme, aussi convaincue que si elle voyait elle-même ce que Nanno croyait voir ; oh ! mon Dieu ! quel qu’il soit, protége-le.
Au même instant, sous les fenêtres de la maison, on entendit la double détonation de deux coups de pistolet, puis des cris, un blasphème, et plus rien, que le frissonnement du fer contre le fer.
– Madame ! madame ! dit en entrant la camériste le visage tout bouleversé, on assassine un homme sous les murs du jardin.
– Michele ! s’écria Luisa, les bras étendus vers lui, les mains jointes, tu es un homme, et tu as un couteau ; laisseras-tu égorger un autre homme sans lui porter secours ?
– Non, par la madone ! s’écria Michele.
Et il s’élança vers la fenêtre et l’ouvrit pour sauter dans la rue ; mais, tout à coup, il poussa un cri, se jeta en arrière, et, d’une voix étouffée par la terreur :
– Pasquale de Simone, le sbire de la reine ! murmura-t-il en se courbant derrière l’appui de la fenêtre.
– Eh bien, s’écria la San-Felice, c’est donc à moi de le sauver.
Et elle s’élança vers le perron. Nanno fit un mouvement pour la retenir ; mais, secouant la tête et laissant tomber ses bras :
– Va, pauvre condamnée, dit-elle, et que l’arrêt des astres s’accomplisse !
XI. Le général Championnet. §
Nous avons, on se rappelle, laissé Salvato Palmieri sur le point de transmettre aux conjurés la réponse de Championnet.
En effet, on se rappelle qu’au nom des patriotes italiens, Hector Caraffa avait écrit au général français qui venait d’obtenir le commandement de l’armée de Rome, pour lui faire part de la disposition des esprits à Naples et lui demander si, le cas d’une révolution échéant, on pouvait compter sur l’appui, non-seulement de l’armée française, mais aussi du gouvernement français.
Disons quelques mots de cette belle personnalité républicaine, une des gloires les plus pures de nos jours patriotiques ; nous avons à lui faire prendre sa place dans le grand tableau que nous essayons de tracer, et, montrant où il va, il est bon que nous fassions voir d’où il vient.
Le général Championnet était, à l’époque où nous sommes arrivés, un homme de trente-six ans, à la figure douce et prévenante, mais cachant sous cette physionomie, qui était plutôt celle d’un homme du monde que celle d’un soldat, une puissante énergie de volonté et un courage à toute épreuve.
Il était fils naturel d’un président aux élections qui, ne voulant pas lui donner son nom, lui avait donné celui d’une petite terre des environs de Valence, sa ville natale.
C’était un esprit aventureux, dompteur de chevaux avant d’être un dompteur d’hommes. À douze ou quinze ans, il montait les animaux les plus rétifs et les réduisait à l’obéissance.
À dix-huit ans, il se mit à la poursuite de l’un ou de l’autre de ces deux fantômes que l’on nomme la gloire ou la fortune, partit pour l’Espagne, et, sous le nom de Bellerose, s’engagea dans les troupes wallones.
Au camp de Saint-Roch, qui s’était formé devant Gibraltar, il rencontra, dans le régiment de Bretagne, plusieurs de ses camarades de collège ; ils obtinrent de son colonel qu’il quittât les gardes wallones et passât avec eux, comme volontaire.
À la paix, il rentra en France et trouva son père ouvrant ses deux bras à l’enfant prodigue.
Aux premiers mouvements de 1789, il s’engagea de nouveau. Le canon du 10 août retentit et la première coalition se forma. Chaque département alors offrit son bataillon de volontaires ; celui de la Drôme fournit le 6e bataillon ; Championnet en fut nommé chef et gagna avec lui Besançon. Ces bataillons de volontaires formaient l’armée de réserve.
Pichegru, en passant par Besançon pour aller prendre le commandement de l’armée du Haut-Rhin, y retrouva Championnet, qu’il avait connu quand il était chef de bataillon de volontaires comme lui. Championnet le supplia de l’appeler à l’armée active ; son désir fut satisfait.
À partir de ce moment, Championnet inscrivit son nom à côté des noms de Joubert, de Marceau, de Hoche, de Kléber, de Jourdan et de Bernadotte.
Il servit alternativement sous eux, ou plutôt fut leur ami. Ils connaissaient si bien le caractère aventureux du jeune homme, que, lorsqu’il y avait quelque expédition bien difficile, presque impossible à conduire à bien, ils disaient :
– Envoyons-y Championnet.
Et celui-ci, en revenant vainqueur, justifiait toujours le proverbe qui dit : Heureux comme un bâtard.
Cette suite de succès fut récompensée par le titre de général de brigade, puis par celui de général de division, commandant les côtes de la mer du Nord depuis Dunkerque jusqu’à Flessingue.
La paix de Campo-Formio le rappela à Paris.
Il y revint, et, de toute sa maison militaire, ne garda qu’un jeune aide de camp.
Dans les différentes rencontres qu’il avait eues avec les Anglais, Championnet avait remarqué un jeune capitaine qui, à cette époque où tout le monde était brave, avait trouvé moyen d’être remarqué pour sa bravoure. Aucun engagement n’avait lieu auquel il prît part, qu’on ne citât de lui quelque action d’éclat. À la prise d’Altenkirchen, il était monté le premier à l’assaut. Au passage de la Lahn, il avait sondé la rivière et trouvé un gué sous le feu de l’ennemi. Aux défilés de Laubach, il avait pris un drapeau. Enfin, à l’affaire du camp des Dunes, à la tête de trois cents hommes, il avait attaqué quinze cents Anglais ; mais, dans une charge désespérée qu’avait faite le régiment du prince de Galles, les Français ayant été repoussés, lui, avait dédaigné de faire un pas en arrière.
Championnet, qui le suivait des yeux, l’avait vu de loin disparaître entouré d’ennemis. Admirateur de la bravoure comme tout brave, Championnet alors s’était mis de sa personne à la tête d’une centaine d’hommes et avait chargé pour le délivrer. Arrivé au point où le jeune officier avait disparu, il l’avait retrouvé debout, le pied sur la poitrine du général anglais, à qui il avait cassé la cuisse d’un coup de pistolet, entouré de cadavres et blessé lui-même de trois coups de baïonnette ; il le força de sortir de la mêlée, le recommanda à son propre chirurgien, et, lorsqu’il fut guéri, lui offrit d’être son aide de camp.
Le jeune capitaine accepta.
C’était Salvato Palmieri.
Lorsqu’il se nomma, son nom fut un nouveau sujet d’étonnement pour Championnet. Il était évident qu’il était Italien ; d’ailleurs, n’ayant aucune raison de renier son origine, il la confessait lui-même, et cependant, chaque fois qu’il avait fallu obtenir quelques renseignements de prisonniers anglais ou autrichiens, Salvato les avait interrogés dans leur langue avec autant de facilité que s’il fût né à Dresde ou à Londres.
Salvato s’était contenté de répondre à Championnet qu’ayant été transporté tout jeune en France, et ayant achevé son éducation en Angleterre et en Allemagne, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il parlât l’allemand, l’anglais et le français comme sa langue maternelle.
Championnet, comprenant de quelle utilité pouvait lui être un jeune homme à la fois si brave et si instruit, l’avait, comme nous l’avons dit, gardé seul de toute sa maison militaire et ramené à Paris.
Lors du départ de Bonaparte pour l’Égypte, quoiqu’on ne connût pas le but de l’expédition, Championnet avait demandé à suivre la fortune du vainqueur d’Arcole et de Rivoli ; mais Barras, auquel il s’était adressé, lui avait mis la main sur l’épaule en lui disant :
– Reste avec nous, citoyen général ; nous aurons besoin de toi sur le continent.
Et, en effet, Bonaparte parti, Joubert le remplaçant dans le commandement de l’armée d’Italie, celui-ci demanda qu’on lui adjoignit Championnet pour commander l’armée de Rome, destinée à surveiller et, au besoin, à menacer Naples.
Et, cette fois, Barras, qui lui portait un intérêt tout particulier, lui avait dit, en lui remettant ses instructions :
– Si la guerre éclate de nouveau, tu seras le premier des généraux républicains chargé de détrôner un roi.
– Les intentions du Directoire seront remplies, répondit Championnet avec une simplicité digne d’un Spartiate.
Et, chose étrange, la promesse devait se réaliser.
Championnet partit pour l’Italie avec Salvato ; il parlait déjà l’italien avec facilité, la pratique seule de la langue lui manquait ; mais, à partir de ce moment, il ne parla plus qu’italien avec Salvato, et même, dans la prévoyance de ce qui pouvait arriver, il s’exerça avec lui au patois napolitain, qu’en s’amusant Salvato avait appris de son père.
À Milan, où le général s’arrêta à peine quelques jours, Salvato fit connaissance avec le comte de Ruvo et le présenta au général Championnet comme un des plus nobles seigneurs et des plus ardents patriotes de Naples. Il lui raconta comment Hector Caraffa, dénoncé par les espions de la reine Caroline, persécuté et emprisonné par la junte d’État, s’était évadé du château Saint-Elme, et demanda pour lui la faveur de suivre l’état-major sans y être attaché par aucun grade.
Tous deux l’accompagnèrent à Rome.
Le programme donné au général Championnet était celui-ci :
« Repousser par les armes toute agression hostile contre l’indépendance de la république romaine, et porter la guerre sur le territoire napolitain si le roi de Naples exécutait les projets d’invasion qu’il avait si souvent annoncés. »
Une fois à Rome, le comte de Ruvo, comme nous l’avons raconté plus haut, n’avait pu résister au désir de prendre une part active au mouvement révolutionnaire qui était, disait-on, sur le point d’éclater à Naples ; il était entré dans cette ville sous un déguisement, et, par l’intermédiaire de Salvato, avait mis les patriotes italiens en communication avec les républicains français, pressant le général de leur envoyer Salvato, dans lequel Championnet avait la plus grande confiance, et qui ne pouvait manquer d’inspirer une confiance pareille à ses compatriotes. Le but de cette mission était de faire voir au jeune homme, par ses propres yeux, le point où en étaient les choses, afin qu’il pût, de retour près du général, lui rendre compte des moyens que les patriotes avaient à leur disposition.
Nous avons vu à travers quels dangers Salvato était arrivé au rendez-vous, et comment, les conjurés n’ayant point de secrets pour lui, il avait voulu, de son côté, pour qu’ils pussent mesurer son patriotisme à la position que les événements lui avaient faite, n’avoir point de secrets pour eux.
Mais, par malheur, les moyens d’action de Championnet, dans le commandement qu’il venait de recevoir et qui avaient pour but la protection de la république romaine, étaient loin de répondre à ses besoins. Il arrivait dans la ville éternelle un an après que le meurtre du général Duphot, sinon provoqué, du moins toléré et laissé impuni par le pape Pie VI, avait amené l’envahissement de Rome et la proclamation de la république romaine.
C’était Berthier qui avait eu l’honneur d’annoncer au monde cette résurrection. Il avait fait son entrée à Rome et était monté au Capitole comme un triomphateur antique, foulant cette même voie Sacrée qu’avaient foulée, dix-sept siècles auparavant, les triomphateurs de l’univers. Arrivé au Capitole, il avait fait deux fois le tour de la place où s’élève la statue de Marc-Aurèle, aux cris frénétiques de « Vive la liberté ! vive la république romaine ! vive Bonaparte ! vive l’invincible armée française ! »
Puis, ayant réclamé le silence, qui lui fut accordé à l’instant même, le héraut de la liberté avait prononcé le discours suivant :
– Mânes de Caton, de Pompée, de Brutus, de Cicéron, d’Hortensius, recevez les hommages des hommes libres, dans ce Capitole où vous avez tant de fois défendu les droits du peuple et illustré par votre éloquence ou vos actions la république romaine. Les enfants des Gaulois, l’olivier à la main, viennent dans ce lieu auguste rétablir les autels de la liberté dressés par le premier des Brutus. Et vous, peuple romain, qui venez de reprendre vos droits légitimes, rappelez-vous quel sang coule dans vos veines ! Jetez les yeux sur les monuments de gloire qui vous environnent, reprenez les vertus de vos pères, montrez-vous dignes de votre antique splendeur, et prouvez à l’Europe qu’il est encore des âmes qui n’ont point dégénéré des vertus de vos ancêtres !
Pendant trois jours, on avait illuminé Rome, tiré des feux d’artifice, planté des arbres de la Liberté, dansé, chanté, crié : « Vive la République ! » autour de ces arbres ; mais l’enthousiasme avait été de courte durée. Dix jours après le discours de Berthier, qui, outre l’allocution aux mânes de Caton et d’Hortensius, contenait la promesse d’un respect inviolable pour les revenus et les richesses de l’Église, on avait, par l’ordre du Directoire, porté à la Monnaie les trésors de cette même Église pour y être fondus, transformés en pièces d’or et d’argent, non pas à l’effigie de la république romaine, mais à celle de la république française, et versés dans les caisses, les uns disaient du Luxembourg et les autres de l’armée : ceux qui disaient dans les caisses de l’armée étaient en minorité, et en minorité encore plus grande ceux qui le croyaient.
Puis on avait mis en vente les biens nationaux, et, comme le Directoire avait un pressant besoin d’argent pour l’armée d’Égypte, disait-il, ces biens avaient été vendus en toute hâte et à un prix fort au-dessous de leur valeur. Alors, des appels en argent et en nature avaient été faits aux riches propriétaires, qui, malgré leur patriotisme, auquel les exigences réitérées du gouvernement français avaient, nous devons l’avouer, porté une rude atteinte, avaient été bientôt mis à sec.
Il en résultait que, malgré les sacrifices faits par les classes riches de la société, les besoins du Directoire se renouvelant sans cesse, aucune des dépenses les plus indispensables n’avait pu être acquittée, et que la solde des troupes nationales, les appointements des fonctionnaires publics, présentaient, au bout de trois mois, un arriéré qui datait du jour même où la république avait été proclamée.
Les ouvriers, ne recevant plus de salaires, et, d’ailleurs, on le sait, n’étant pas énormément enclins d’eux-mêmes au travail, ils avaient, chacun de leur côté, abandonné leurs travaux et s’étaient faits, les uns mendiants, les autres bandits.
Quant aux autorités, qui eussent dû, dans leurs fonctions, donner l’exemple d’une intégrité lacédémonienne, comme elles ne recevaient pas un sou, elles étaient devenues encore plus vénales et encore plus voleuses qu’auparavant. La magistrature de l’annone, chargée de la nourriture du peuple, institution de la vieille Rome des empereurs qui s’était maintenue à travers la Rome des papes, n’ayant pu, avec du papier-monnaie discrédité, faire les approvisionnements nécessaires, et manquant de farine, d’huile, de viande, déclarait qu’elle ne savait plus quel remède opposer à la famine ; si bien que, quand Championnet arriva, on se disait tout bas qu’il n’y avait plus à Rome que pour trois jours de vivres, et que, si le roi de Naples et son armée n’arrivaient pas bien vite pour chasser les Français, rétablir le saint-père sur son trône et rendre l’abondance au peuple, on allait se trouver incessamment dans l’alternative de se manger les uns les autres, ou de mourir de faim.
Voilà ce que Salvato était chargé d’annoncer d’abord aux patriotes napolitains ; c’était la misérable situation de la république romaine, situation à laquelle on allait essayer de faire face à force d’économie et d’honnêteté. Pour commencer, Championnet avait chassé de Rome tous les agents du fisc et avait pris sur lui d’appliquer aux besoins de la ville et de l’armée tous les envois d’argent, de quelque part qu’ils vinssent, qui se faisaient au Directoire.
Maintenant, voici ce que Salvato avait à ajouter relativement à la situation de l’armée française, qui n’était guère plus florissante que celle de la république romaine :
L’armée de Rome, dont Championnet venait de prendre le commandement et qui, sur les cadres qu’il avait reçus du Directoire, se montait à trente-deux mille hommes, était de huit mille hommes en réalité. Ces huit mille hommes, qui, depuis trois mois, n’avaient pas reçu un sou de solde, manquaient de chaussures, d’habits, de pain, et étaient comme enveloppés par l’armée du roi de Naples, se composant de 60,000 hommes, bien vêtus, bien chaussés, bien nourris et payés chaque jour. Pour toutes munitions, l’armée française avait cent quatre-vingt mille cartouches ; c’était quinze coups de fusil à tirer par homme. Aucune place n’était approvisionnée, nous ne dirons pas de vivres, mais de poudre, et la pénurie était telle, qu’on en avait manqué à Civita-Vecchia pour tirer sur un bâtiment barbaresque qui était venu capturer une barque de pêcheur à demi-portée de canon du fort. On n’avait en tout que neuf bouches à feu. Toute l’artillerie avait été fondue pour faire de la monnaie de cuivre. Quelques forteresses avaient des canons, c’est vrai ; mais, soit trahison, soit négligence, dans aucune les boulets n’étaient du calibre des pièces ; dans quelques-unes, il n’y avait pas de boulets du tout.
Les arsenaux étaient aussi vides que les forteresses ; on avait inutilement essayé d’armer de fusils deux bataillons de gardes nationales, et cela dans un pays où l’on ne rencontrait pas un homme qui n’eût son fusil sur l’épaule s’il était à pied, et en travers de sa selle s’il était à cheval.
Mais Championnet avait écrit à Joubert, et l’on devait lui envoyer d’Alexandrie et de Milan un million de cartouches et dix pièces de canon avec leurs parcs.
Quant aux boulets, Championnet avait établi des fours, et il en faisait fondre quatre ou cinq mille par jour. Ce qu’il demandait donc en grâce aux patriotes, c’était de ne rien hâter, ayant besoin d’un mois encore pour se mettre en mesure, non pas d’envahir, mais de se défendre.
Salvato était chargé d’une lettre dans ce sens pour l’ambassadeur français à Naples, lettre où Championnet exposait à Garat sa situation, et le priait de mettre tous ses soins à retarder une rupture entre les deux cours. Cette lettre, heureusement enfermée dans un portefeuille de basane hermétiquement fermé, n’avait point été atteinte par l’eau.
Au reste, Salvato en connaissait le contenu, et, fût-elle devenue illisible, il pouvait la redire mot pour mot à l’ambassadeur ; seulement, l’ambassadeur, ne recevant pas la lettre, perdait la mesure du degré de confiance qu’il pouvait accorder au porteur.
Tous ces faits exposés aux conjurés, il y eut un instant de silence pendant lequel ils se regardèrent, s’interrogeant des yeux les uns les autres.
– Que faire ? demanda le comte de Ruvo, le plus impatient de tous.
– Suivre les instructions du général, répondit Cirillo.
– Et, pour m’y conformer, ajouta Salvato, je me rends à l’instant même chez l’ambassadeur de France.
– Hâtez-vous, alors ! dit du haut de l’escalier une voix qui fit tressaillir tous les conjurés, et Salvato lui-même ; car cette voix n’avait pas encore été entendue. L’ambassadeur, à ce que l’on assure, part cette nuit ou demain matin pour Paris.
– Velasco ! firent à la fois Nicolino et Manthonnet.
Puis, continuant seul, Nicolino ajouta :
– Soyez tranquille, signor Palmieri : c’est le sixième ami que nous attendions et qui, par ma faute, par ma très-grande faute, a passé sur la planche que j’ai oublié de retirer, non pas une fois, mais deux fois, la première en rapportant la corde, et la seconde en rapportant les habits.
– Nicolino, Nicolino, dit Manthonnet, tu nous feras pendre.
– Je l’ai dit avant toi, répliqua insoucieusement Nicolino. Pourquoi conspirez-vous avec un fou ?
XII. Le baiser d’un mari. §
Si la nouvelle donnée par Velasco était vraie, il n’y avait pas un instant à perdre ; car, au point de vue de Championnet, ce départ, qui était une déclaration de guerre, pouvait entraîner de grands malheurs, et ce départ, l’arrivée de Salvato l’empêcherait peut-être en déterminant le citoyen Garat à temporiser.
Chacun voulait accompagner Salvato jusqu’à l’ambassade ; mais Salvato, autant par ses souvenirs que par un plan, s’était fait une topographie de Naples ; il refusa obstinément. Celui des conjurés qui eût été vu avec lui, le jour où l’objet de sa mission transpirait, était perdu : il devenait la proie de la police de Naples ou le but du poignard des sbires du gouvernement.
Au reste, Salvato n’avait à suivre que le bord de la mer en la gardant constamment à sa droite, pour arriver à l’ambassade de France, située au premier étage du palais Caramanico ; il ne risquait donc point de s’égarer ; le drapeau tricolore et le faisceau soutenant le bonnet de la liberté lui indiqueraient la maison.
Seulement, autant à titre d’amitié qu’à titre de précaution, il échangea ses pistolets, mouillés par l’eau de mer, contre ceux de Nicolino Carracciolo ; puis, sous son manteau, il boucla son sabre, qu’il avait sauvé du naufrage et qu’il suspendit au porte-mousqueton, pour que son rebondissement sur les dalles ne le trahît point.
Il fut convenu qu’on le laisserait partir le premier, et que, dix minutes après son départ, les six conjurés, sortant à leur tour, les uns après les autres, se rendraient séparément chacun chez soi, en déroutant ceux qui voudraient les suivre par ces détours si faciles à multiplier dans ce labyrinthe plus inextricable que celui de la Crète et que l’on appelle la ville de Naples.
Nicolino conduisit le jeune aide de camp jusqu’à la porte de la rue, et, lui montrant la descente du Pausilippe et les rares lumières brillant encore dans Mergellina :
– Voilà votre chemin, lui dit-il ; ne vous laissez ni suivre ni accoster.
Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de main et se séparèrent.
Salvato jeta les yeux autour de lui : la rue était entièrement déserte, et, d’ailleurs, la tempête n’était point encore calmée, et, quoique la pluie eût cessé de tomber, de nombreux et fréquents éclairs, accompagnés du grondement de la foudre, continuaient d’éclater sur tous les points du ciel.
En dépassant l’angle le plus obscur du palais de la reine Jeanne, il lui sembla entrevoir la silhouette d’un homme se dessinant sur le mur ; il ne jugea point que cela valût la peine de s’arrêter ; armé comme il l’était, que lui faisait un homme ?
Au bout de vingt pas, il tourna cependant la tête en arrière : il ne s’était point trompé : l’homme traversait la route et semblait vouloir prendre la gauche du chemin.
Dix pas plus loin, il crut distinguer, au-dessus du mur qui, du côté de la mer, sert de parapet à la route, une tête qui, à son approche, disparut derrière ce mur ; il se pencha sur le parapet, regarda de l’autre côté, et ne vit qu’un jardin avec des arbres touffus, dont les branches montaient à la hauteur du parapet.
Pendant ce temps, l’autre homme avait gagné du terrain et marchait parallèlement à lui ; Salvato affecta de s’en rapprocher, sans cependant perdre de vue l’endroit où la tête avait disparu.
À la lueur d’un éclair, il vit alors derrière lui un homme qui enjambait le mur et qui, comme lui, descendait vers Mergellina.
Salvato mit la main à sa ceinture, s’assura que ses pistolets ne pouvaient sortir facilement, et continua son chemin.
Les deux hommes suivaient toujours parallèlement la route, l’un un peu en avant de lui à sa gauche, l’autre un peu en arrière de lui à sa droite.
À la hauteur du casino du Roi, deux hommes tenaient le milieu du chemin, se disputant avec cette multiplicité de gestes et ces cris discordants particuliers aux gens du peuple à Naples.
Salvato arma ses pistolets sous son manteau, et, commençant à soupçonner un guet-apens quand il vit qu’ils ne se dérangeaient point, marcha droit à eux.
– Allons, place ! dit-il en napolitain.
– Et pourquoi place ? demanda un des deux hommes d’un ton goguenard et oubliant la dispute dans laquelle il était engagé.
– Parce que, répondit Salvato, le haut du pavé de Sa gracieuse Majesté le roi Ferdinand est fait pour les gentilshommes et non pour des drôles comme vous.
– Et, si on ne vous la faisait point, place ! repartit l’autre disputeur, que diriez-vous ?
– Je ne dirais rien, je me la ferais faire.
Et, tirant ses deux pistolets de sa ceinture, il marcha sur eux.
Les deux hommes s’écartèrent et le laissèrent passer ; mais ils le suivirent.
Salvato entendit celui qui semblait être le chef dire aux autres :
– C’est bien lui !
Nicolino, on se le rappelle, avait recommandé à Salvato non-seulement de ne pas se laisser accoster, mais encore de ne pas se laisser suivre ; d’ailleurs, les trois mots qu’il avait surpris indiquaient qu’il était menacé.
Il s’arrêta. En le voyant s’arrêter, les hommes en firent autant, c’est-à-dire s’arrêtèrent de leur côté.
Ils étaient à dix pas l’un de l’autre.
L’endroit était désert.
À gauche, une maison dont tous les volets étaient fermés, se continuant par les murs d’un jardin, au-dessus desquels ont voyait frissonner la cime d’une forêt d’orangers, et se courber et se relever tour à tour le flexible panache d’un magnifique peuplier.
À droite, la mer.
Salvato fit encore dix pas en avant et s’arrêta de nouveau.
Les hommes, qui avaient continué de marcher en même temps que lui, s’arrêtèrent en même temps que lui.
Alors, Salvato revint sur ses pas ; les quatre hommes, qui s’étaient réunis et que l’on reconnaissait parfaitement pour être de la même bande, l’attendirent :
– Non-seulement, dit Salvato, lorsqu’il ne fut plus qu’à quatre pas d’eux, non-seulement je ne veux pas que l’on me barre le passage, mais encore je ne veux pas que l’on me suive.
Deux des hommes avaient déjà tiré leur couteau et le tenaient à la main.
– Voyons, dit le chef, il y a peut-être moyen de s’entendre, au bout du compte ; car, à la manière dont vous parlez le napolitain, il est impossible que vous soyez Français.
– Et que t’importe que je sois Français ou Napolitain ?
– Ceci, c’est mon affaire. Répondez franchement.
– Je crois que tu te permets de m’interroger, coquin !
– Oh ! ce que j’en fais, monsieur le gentilhomme, c’est pour vous et non pour moi. Voyons : êtes-vous l’homme qui, venant de Capoue à cheval, avec l’uniforme français, a pris une barque à Pouzzoles, et, malgré la tempête, a forcé deux marins de le conduire au palais de la reine Jeanne ?
Salvato pouvait répondre non, se servir de sa facilité à parler le patois napolitain pour augmenter les doutes de celui qui l’interrogeait ; mais il lui sembla que mentir, même à un sbire, c’était toujours mentir, c’est-à-dire commettre une action abaissant la dignité humaine.
– Et si c’était moi, demanda Salvato, qu’arriverait-il ?
– Ah ! si c’était vous, dit l’homme d’une voix sombre et en secouant la tête, il arriverait que je serais obligé de vous tuer, à moins que vous ne consentissiez à me donner de bonne volonté les papiers dont vous êtes porteur.
– Alors, il fallait vous mettre vingt au lieu de quatre, mes drôles ; vous n’êtes pas assez de quatre pour tuer ou même voler un aide de camp du général Championnet.
– Allons, décidément, c’est lui, dit le chef ; il faut en finir. À moi, Beccaïo !
À cet appel, deux hommes se détachèrent d’une petite porte sombre découpée dans la muraille du jardin et s’élancèrent rapidement pour attaquer Salvato par derrière.
Mais, à leur premier mouvement, Salvato avait fait feu de ses deux pistolets sur les deux hommes qui tenaient leur couteau à la main, et avait tué l’un et blessé l’autre.
Puis, dégrafant son manteau et le rejetant loin de lui, il s’était retourné en mettant le sabre à la main, avait fendu d’un revers le visage de celui que le chef avait appelé à son aide sous le nom de Beccaïo, et, d’un coup de pointe, blessé grièvement son compagnon.
Il croyait être débarrassé de ses agresseurs, dont quatre sur six étaient hors de combat, et, n’ayant plus affaire qu’au chef et à un de ses sbires qui se tenait prudemment à dix pas de lui, avoir facilement raison des deux derniers, lorsqu’au moment où il se retournait vers eux pour les charger, il vit briller une espèce d’éclair qui, se détachant de la main du chef, vint à lui en sifflant ; en même temps, il sentit une vive douleur au côté droit de la poitrine. L’assassin, n’osant s’approcher de lui, lui avait lancé son couteau ; la lame avait disparu entre la clavicule et l’épaule, le manche seul tremblait hors de la blessure.
Salvato saisit le couteau de la main gauche, l’arracha, fit quelques pas en arrière, car il lui semblait que la terre manquait sous ses pieds ; puis, cherchant un appui, il rencontra le mur, et s’y adossa. Presque aussitôt, tout parut tourner autour de lui ; sa dernière sensation fut de croire qu’à son tour le mur lui manquait comme la terre.
Un éclair qui fendit le ciel lui apparut, non plus bleuâtre, mais couleur de sang ; il étendit les bras, lâcha son sabre et tomba évanoui.
Dans la dernière lueur de raison qui le sépara de l’anéantissement, il crut voir les deux hommes s’élancer vers lui. Il fit un effort pour les repousser ; mais tout s’éteignit dans un soupir que l’on eût pu croire le dernier.
C’était quelques secondes auparavant qu’à la détonation des pistolets, la fenêtre de la San-Felice s’était ouverte, et qu’à ce cri de terreur de Michele : « Pasquale de Simone, le sbire de la reine ! » la jeune femme avait répondu par ce cri du cœur : « Eh bien, c’est donc à moi de le sauver. »
Or, quoique la distance ne fût pas grande du boudoir au perron et du perron à la porte du jardin, lorsque Luisa ouvrit cette porte d’une main tremblante, les assassins avaient déjà disparu, et le corps seul du jeune homme, demeurant appuyé contre la porte, tombait, le haut du corps renversé, dans le jardin, au moment où la San-Felice ouvrait cette porte.
Alors, avec une force dont elle ne se serait jamais crue capable, la jeune femme tira le blessé dans le jardin, ferma la porte derrière lui, non-seulement à la clef, mais encore au verrou, et, tout éplorée, elle appela Nina, Michele et Nanno à son aide.
Tous trois accoururent. Michele, de sa fenêtre, avait vu fuir les assassins ; une patrouille dont on entendait le pas lent et mesuré se chargerait probablement de faire disparaître les morts et de recueillir les blessés ; il n’y avait donc plus rien à craindre pour ceux qui portaient secours au jeune officier, dont la trace serait perdue, même aux yeux les plus exercés.
Michele souleva par le milieu le corps du jeune homme entre ses bras, Nina lui prit les pieds, Luisa lui soutint la tête, et, avec ces doux mouvements dont les femmes ont seules le secret à l’égard des malades et des blessés, on le transporta dans l’intérieur de la maison.
Nanno était restée en arrière. Courbée vers la terre, elle marmottait entre ses dents des paroles magiques et cherchait des herbes à elle connues parmi les herbes qui poussaient en toute liberté dans les angles du jardin et dans les fentes des murailles.
Arrivé au boudoir, Michele demeura pensif ; puis, tout à coup, secouant la tête :
– Petite sœur, dit-il, le chevalier va rentrer. Que dira-t-il quand il verra qu’en son absence, et sans le consulter, tu as apporté ce beau jeune homme dans sa maison ?
– Il le plaindra, Michele, et dira que j’ai bien fait, répondit la jeune femme en relevant son front resplendissant d’une douce sérénité.
– Oui, certainement, il en serait ainsi si ce meurtre était un meurtre ordinaire ; mais, quand il saura que le meurtrier est Pasquale de Simone, se croira-t-il le droit, lui qui est de la maison du prince Francesco, se croira-t-il le droit de donner asile à un homme frappé par le sbire de la reine ?
La jeune femme resta pensive ; puis, après quelques secondes :
– Tu as raison, Michele, dit-elle. Voyons s’il y a sur lui quelque papier qui nous indique où nous devons le faire porter.
On eut beau chercher dans les poches du blessé, on ne trouva rien que sa bourse et sa montre ; ce qui prouvait qu’il n’avait point eu affaire à des voleurs ; mais, quant à ses papiers, s’il en avait eu sur lui, ils avaient disparu.
– Mon Dieu, mon Dieu ! que faire ? s’écria Luisa. Je ne puis cependant pas abandonner une créature humaine dans cet état.
– Petite sœur, dit Michele du ton d’un homme qui a trouvé un moyen, si le chevalier était venu pendant que Nanno te disait la bonne aventure, ne devions-nous pas disparaître dans la maison de ton amie la duchesse Fusco, qui est vide et dont tu as les clefs ?
– Oh ! tu as raison, tu as raison, Michele ! s’écria la jeune femme. Oui, portons-le chez la duchesse ; on le mettra dans une des chambres dont les fenêtres donnent sur le jardin. Il y a une porte de sortie. Merci, Michele ! Nous pourrons, s’il ne meurt pas, pauvre jeune homme, nous pourrons lui donner là tous les soins que réclame son état.
– Et, continua Michele, ton mari, ignorant tout, pourra au besoin protester de son ignorance ; ce qu’il ne ferait pas s’il était averti.
– Non, tu le connais bien, il se livrerait, mais ne mentirait pas. Il faut qu’il ignore tout, il le faut, non pas que je doute de son cœur ; mais, comme tu le dis, je ne dois pas le mettre entre son devoir comme ami du prince et sa conscience comme chrétien. Éclaire-nous, Nanno, dit la jeune femme à la sorcière, qui rentrait avec un paquet de plantes de familles diverses ; non, il ne faut pas que, dans la maison, il reste trace de ce jeune homme.
Et le cortège, éclairé par Nanno, se remit en chemin, traversa trois ou quatre chambres, et finit par disparaître derrière la porte de communication qui donnait dans la maison voisine.
Mais à peine venait-on de déposer le blessé sur un lit, dans une des chambres désignées par la San-Felice elle-même, que Nina, moins préoccupée que sa maîtresse, lui posa vivement la main sur le bras.
La jeune femme comprit que la camériste réclamait son attention, et écouta.
On frappait à la porte du jardin.
– C’est le chevalier ! s’écria Luisa.
– Et vite, vite, madame, dit Nina, mettez-vous au lit avec votre peignoir ; je me charge du reste.
– Michele ! Nanno ! s’écria la jeune femme, leur recommandant d’un geste suprême le blessé.
Un signe d’eux la rassura autant qu’elle pouvait être rassurée.
Puis, comme enchaînée par un songe, se heurtant aux murailles, haletante, éperdue, murmurant des paroles sans suite, elle gagna sa chambre, n’eut que le temps de jeter sur une chaise ses bas et ses pantoufles, de s’étendre dans son lit, et, le cœur bondissant, mais la respiration comprimée, de fermer les yeux et de faire semblant de dormir.
Cinq minutes après, le chevalier San-Felice, à qui Nina avait expliqué la mise des verrous à la porte du jardin comme une étourderie de sa part, entrait dans la chambre de sa femme sur la pointe du pied, le visage souriant et le bougeoir à la main.
Il s’arrêta un instant debout devant le lit, contempla Luisa à la lueur de cette bougie de cire rose qu’il tenait à la main, puis abaissa avec lenteur ses lèvres sur son front en murmurant :
– Dors sous la garde du Seigneur, ange de pureté, et le ciel te sauve de tout contact avec les anges de perdition que je quitte !
Puis, respectant cette immobilité qu’il croyait être le sommeil, il sortit sur la pointe du pied, comme il était entré, referma doucement la porte de la chambre de sa femme et passa dans la sienne.
Mais à peine la lueur de la bougie se fut-elle effacée des parois de la chambre, que la jeune femme se souleva sur son coude, et, l’œil dilaté, l’oreille tendue, écouta.
Tout était rentré dans le silence et l’obscurité.
Alors, elle souleva lentement la couverture de soie jetée sur son lit, posa avec précaution son pied nu sur le parquet de faïence, se dressa sur un genou en s’appuyant au chevet, écouta encore, et, rassurée par l’absence de tout bruit, prit la porte opposée à celle qui avait donné passage à son mari, regagna le corridor qui conduisait chez la duchesse, ouvrit la porte de communication, et, légère et muette comme une ombre, pénétra jusqu’au seuil de la chambre où était couché le malade.
Il était toujours évanoui ; Michele pilait des herbes dans un mortier de bronze, et Nanno exprimait le jus de ces herbes sur la blessure du malade.
XIII. Le chevalier San-Felice. §
Nous croyons l’avoir déjà dit dans un des précédents chapitres, dans le premier peut-être, le chevalier San-Felice était un savant.
Mais, quoique les savants, comme les voyageurs de Sterne, puissent se diviser et même se subdiviser en une foule de catégories, on doit les diviser cependant en deux grandes espèces :
Les savants ennuyeux.
Les savants amusants.
La première espèce est la plus nombreuse et passe pour être la plus savante.
Nous avons connu, dans le cours de notre vie, quelques savants amusants ; ils étaient en général reniés par leurs confrères, comme gâtant le métier en mêlant à la science l’esprit ou l’imagination.
Quelque tort que cela puisse lui faire dans l’esprit de nos lecteurs, nous sommes forcés d’avouer que le chevalier San-Felice appartenait à la seconde espèce, c’est-à-dire à l’espèce des savants amusants.
Nous l’avons dit encore, mais il y a assez longtemps pour qu’on l’ait oublié, le chevalier San-Felice était un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, d’une mise simple, mais élégante dans sa simplicité, et qui n’ayant, dans des études qui durèrent toute sa vie, adopté aucune spécialité, était plutôt un sachant qu’un savant.
Appartenant lui-même à l’aristocratie, ayant toujours vécu soit à la cour, soit avec les seigneurs, ayant beaucoup voyagé dans sa jeunesse, surtout en France, il avait les manières charmantes et l’aimable désinvolture des Buffon, des Hélvétius et des d’Holbach, dont il partageait, avec les principes sociaux, l’insouciance, nous dirons presque l’irréligion philosophique.
Et, en effet, ayant, comme Galilée et Swammerdam, étudié les infiniment grands et les infiniment petits, étant descendu des mondes roulants dans l’éther aux infusoires nageant dans la goutte d’eau, ayant vu que l’astre et l’atome tenaient la même place dans l’esprit de Dieu et avaient la même part à l’amour immense que le Créateur répand sur toutes ses créatures, son âme, étincelle échappée au foyer divin, s’était prise à tout aimer dans la nature. Les humbles de la création avaient seulement droit chez lui à une curiosité plus tendre que les superbes, et nous oserions presque affirmer que la transformation de la larve en nymphe et de la nymphe en scarabée, examinée le jour au microscope, lui paraissait aussi intéressante au moins que la lente locomotion du colosse Saturne, neuf cent fois plus gros que la Terre, et mettant près de trente ans à tourner autour du Soleil avec l’attirail monstrueux de ses sept lunes et l’ornement encore incompris de son anneau.
Ces études l’avaient un peu soulevé hors de la vie réelle, pour le jeter dans la vie contemplative ; ainsi, quand, de la fenêtre de sa maison, – maison qui avait été celle de son père et de son aïeul, – par une de ces chaudes nuits caniculaires de Naples, il voyait, sous la rame du pêcheur ou sous le sillon de sa barque, s’allumer ce feu bleuâtre qu’on croirait un reflet de l’étoile de Vénus, et que, pendant une heure, quelquefois une nuit, immobile à l’appui de cette fenêtre, il regardait le golfe étinceler de lumières et, si le vent du sud agitait les vagues, nouer les unes aux autres des guirlandes de feu qui allaient se perdre à ses yeux derrière Capri, mais qui se prolongeaient à coup sûr jusqu’aux rivages d’Afrique, on disait : « Que fait là ce rêveur de San-Felice ? » Ce rêveur de San-Felice passait tout simplement du monde matériel au monde invisible, de la vie bruyante à la vie silencieuse. Il se disait que cet immense serpent de flamme dont les replis enveloppent le globe, n’était rien autre chose qu’une réunion d’animalcules imperceptibles, et son imagination reculait, effrayée, devant cette épouvantable richesse de la nature qui met au-dessous de notre monde, sur notre monde, autour de notre monde, des mondes dont nous ne nous doutons pas, et par lesquels l’infini supérieur, qui s’échappe à nos yeux dans des torrents de lumière, s’enchaîne sans se rompre à l’infini inférieur, qui, plongeant au plus profond des abîmes, se perd dans la nuit.
Ce rêveur de San-Felice, au delà du double infini, voyait Dieu, non pas comme le vit Ezéchiel, passant au milieu des tempêtes ; non pas comme le vit Moïse, dans le buisson ardent, mais resplendissant dans la majestueuse sérénité de l’amour éternel, gigantesque échelle de Jacob que monte et descend la création tout entière.
Peut-être, maintenant, pourrait-on croire que cette tendresse infinie répandue en portions égales sur toute la nature ôtait une partie de leur force à ces autres sentiments qui ont fait dire au poëte latin : Je suis homme, et rien de ce qui appartient à l’humanité ne m’est étranger ? – Non, c’est chez le chevalier San-Felice que l’on eût pu faire surtout cette distinction entre l’âme et le cœur qui permet au vice-roi de la création d’être tantôt calme et serein comme Dieu, lorsqu’il contemple avec son âme, tantôt joyeux ou désespéré comme l’homme, quand il éprouve avec son cœur.
Mais, de tous les sentiments qui élèvent l’habitant de notre planète au-dessus des animaux qui vivent autour de lui, l’amitié était celui auquel le chevalier avait voué le culte le plus sincère et le plus dévoué, et nous nous appesantissons sur celui-là, parce que celui-là eut une plus profonde et plus particulière influence sur sa vie.
Le chevalier San-Felice, élevé au collège des Nobles, fondé par Charles III, y avait eu pour condisciple un des hommes dont les aventures, l’élégance et la haute fortune firent le plus de bruit dans le monde napolitain, vers la fin du dernier siècle ; cet homme était le prince Joseph Caramanico.
Si le prince n’eût été lui-même que prince, il est probable que le jeune San-Felice n’eût éprouvé pour lui que ce sentiment de respect banal ou de jalousie envieuse que les enfants éprouvent pour ceux de leurs compagnons qui pèsent sur l’indulgence des maîtres par la supériorité de leur rang ; mais, à part son titre de prince, Joseph Caramanico était un charmant enfant plein de cœur et d’abandon, comme il fut plus tard un charmant homme plein d’honneur et de loyauté.
Il arriva cependant, entre le prince Caramanico et le chevalier San-Felice, ce qui arrive inévitablement dans toutes les amitiés : il y eut un Oreste et un Pylade ; le chevalier San-Felice eut le rôle le moins brillant aux yeux du monde, mais peut-être le plus méritoire aux yeux du seigneur : il fut Pylade.
On devina quelle facile supériorité le futur savant, avec son intelligence distinguée et ses dispositions studieuses, dut prendre sur ses rivaux de collège, et, combien, au contraire, avec son insouciance de grand seigneur, le futur ministre à Naples, le futur ambassadeur à Londres, le futur vice-roi à Palerme devait être un mauvais écolier.
Eh bien, grâce au laborieux Pylade qui travaillait pour deux, le paresseux Oreste se maintint toujours au premier rang ; il eut autant de prix, autant de couronnes, autant de récompenses que San-Felice, et plus de mérite aux yeux de ses professeurs, qui ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir le secret de sa supériorité ; car cette supériorité, il la maintenait comme celle de sa position sociale, sans avoir l’air de se donner le moindre mal pour cela.
Mais Oreste le savait, lui, ce secret de dévouement, et rendons-lui cette justice de dire qu’il l’apprécia comme il devait être apprécié, ainsi que le prouvera la suite de notre récit, en le mettant à l’épreuve.
Les jeunes gens sortirent du collège, et chacun suivit la carrière vers laquelle l’entraînait ou sa vocation ou son rang. Caramanico prit celle des armes ; San-Felice, celle de la science.
Caramanico entra comme capitaine dans un régiment de Lipariotes, nommé ainsi des îles Lipari, d’où presque tous les soldats qui le composaient étaient tirés. Ce régiment, formé par le roi, était commandé par le roi ; le roi portait le titre de colonel de ce régiment, et y être admis comme officier était la plus haute faveur à laquelle pût aspirer un noble Napolitain.
San-Felice, au contraire, voyagea, visita la France, l’Allemagne, l’Angleterre, resta cinq ans hors de l’Italie, et, lorsqu’il revint à Naples, trouva le prince Caramanico premier ministre et amant de la reine Caroline.
Le premier soin de Caramanico, en arrivant au pouvoir, avait été d’assurer une position indépendante à son cher San-Felice ; en son absence, il l’avait fait, avec exemption de vœux, nommer chevalier de Malte, faveur, au reste, à laquelle avaient droit tous ceux qui pouvaient faire leurs preuves, et lui avait fait donner une abbaye rapportant deux mille ducats. Cette rente, avec celle de mille ducats qu’il tenait de sa fortune patrimoniale, faisait du chevalier San-Felice, dont les goûts étaient ceux d’un savant, c’est-à-dire fort simples, un homme comparativement aussi riche que l’homme le plus riche de Naples.
Les deux jeunes gens avaient marché dans la vie et étaient devenus des hommes ; ils s’aimaient toujours ; mais, occupés, l’un de science, l’autre de politique, ils ne se voyaient plus que rarement.
Vers 1783, quelques bruits qui couraient sur la disgrâce prochaine du prince de Caramanico, commençaient à préoccuper la ville et à inquiéter San-Felice : on disait que Caramanico, surchargé de besogne, comme premier ministre, et voulant créer une marine respectable à Naples, qu’il regardait, tout au contraire du roi, comme une puissance maritime, plutôt que comme une puissance continentale, s’était adressé au grand-duc de Toscane Léopold, afin qu’il voulût bien lui céder, pour le mettre à la tête de la marine napolitaine, avec le titre d’amiral, un homme qui venait de faire répéter son nom avec éloge dans une expédition contre les Barbaresques.
Cet homme, c’était le chevalier Jean Acton, d’origine irlandaise, né en France.
Mais à peine Acton s’était-il trouvé, par la protection de Caramanico, installé à la cour de Naples, dans une position à laquelle ses rêves les plus ambitieux n’auraient jamais cru pouvoir atteindre, qu’il combina tous ses efforts pour remplacer son protecteur, et dans l’affection de la reine et dans son poste de premier ministre, qu’il devait encore plus peut-être à cette affection qu’à son rang et à son mérite.
Un soir, San-Felice vit entrer chez lui, comme un simple particulier et sans avoir permis qu’on l’annonçât, le prince de Caramanico.
San-Felice, par une douce soirée du mois de mai, était occupé, dans ce beau jardin dont nous avons essayé de faire la description, à donner la chasse à des lucioles, sur lesquelles il voulait étudier, au retour du matin, la dégradation de la lumière.
Il poussa un cri de joie en voyant le prince, se jeta dans ses bras et le pressa contre son cœur.
Celui-ci répondit à ses embrassements avec son affection accoutumée, à laquelle une préoccupation triste semblait donner encore une plus vive expression.
San-Felice voulut l’entraîner vers le perron ; mais Caramanico, enfermé dans son cabinet depuis le matin jusqu’au soir, ne voulait point perdre cette occasion de respirer l’air parfumé par la forêt d’orangers, dont le feuillage métallique frissonnait au-dessus de sa tête ; une douce brise venait de la mer, le ciel était pur, la lune brillait au ciel et se reflétait dans le golfe. Caramanico montra à son ami un banc adossé au tronc d’un palmier ; tous deux s’assirent sur ce banc.
Caramanico resta un instant sans parler, comme s’il eût hésité à troubler le silence de toute cette nature muette ; puis enfin, avec un soupir :
– Mon ami, dit-il, je viens te dire adieu, peut-être pour toujours.
San-Felice tressaillit et le regarda en face ; il croyait avoir mal entendu.
Le prince secoua mélancoliquement sa belle tête pâle, et, avec une profonde expression de découragement :
– Je suis las de lutter, reprit-il. Je reconnais que j’ai affaire à plus fort que moi ; j’y laisserais mon honneur peut-être, ma vie à coup sûr.
– Mais la reine Caroline ? demanda San-Felice.
– La reine Caroline est femme, mon ami, répondit Caramanico, par conséquent faible et mobile. Elle voit aujourd’hui par les yeux de cet intrigant irlandais qui, j’en ai bien peur, poussera l’État à sa ruine. Que le trône tombe ! mais sans moi. Je ne veux pas contribuer à sa chute, je pars.
– Où vas-tu ? demanda San-Felice.
– J’ai accepté l’ambassade de Londres ; c’est un honorable exil. J’emmène ma femme et mes enfants, que je ne veux pas laisser exposés aux dangers de l’isolement ; mais il y a une personne que je suis obligé de laisser à Naples ; j’ai compté sur toi pour me remplacer près d’elle.
– Près d’elle ? répéta le savant avec une espèce d’inquiétude.
– Sois tranquille, dit le prince essayant de sourire ; ce n’est point une femme, c’est une enfant.
San-Felice respira.
– Oui, continua le prince, au milieu de mes tristesses, une jeune femme me consolait. Ange du ciel, elle est remontée au ciel, en me laissant un vivant souvenir d’elle, une petite fille qui vient d’atteindre sa cinquième année.
– J’écoute, dit San-Felice, j’écoute.
– Je ne puis ni la reconnaître, ni lui faire une position sociale, puisqu’elle est née pendant mon mariage ; d’ailleurs, la reine ignore et doit ignorer l’existence de cette enfant.
– Où est-elle ?
– À Portici. De temps en temps, je me la fais apporter ; de temps en temps même, je vais la voir ; j’aime beaucoup cette innocente créature, qui, j’en ai bien peur, est née dans un jour néfaste ! et, m’en croiras-tu, San-Felice, il m’en coûte moins, je te le jure, de quitter mon ministère, Naples, mon pays, que de quitter cette enfant ; car celle-là, c’est bien l’enfant de mon amour.
– Moi aussi, dit le chevalier avec sa douce simplicité, moi aussi, Caramanico, je l’aime.
– Tant mieux ! reprit le prince ; car j’ai compté sur toi pour me remplacer près d’elle. Je veux, tu comprendras cela, je veux qu’elle ait une fortune indépendante. Voici, en ton nom, une police de cinquante mille ducats. Cette somme, placée par tes soins, se doublera en quatorze ou quinze ans par l’accumulation seule des intérêts ; tu prendras, sur ta fortune à toi, ce qui sera nécessaire à son entretien et à son éducation, et, lors de sa majorité ou de son mariage, tu te rembourseras.
– Caramanico !
– Pardon, mon ami, dit en souriant le prince, je te demande un service ; c’est à moi de faire mes conditions.
San-Felice baissa la tête.
– M’aimerais-tu moins que je ne croyais ? murmura-t-il.
– Non, mon ami, reprit Caramanico. Tu es non-seulement l’homme que j’aime le mieux, mais celui que j’estime le plus au monde, et la preuve, c’est que je te laisse la seule partie de mon cœur qui soit restée pure et n’ait point été brisée.
– Mon ami, dit le savant avec une certaine hésitation, je voudrais te demander une faveur, et, si ma demande ne te contrariait pas, je serais heureux que tu me l’accordasses.
– Laquelle ?
– Je vis seul, sans famille, presque sans amis ; je ne m’ennuie jamais, parce qu’il est impossible que l’homme s’ennuie avec le grand livre de la nature ouvert devant les yeux ; j’aime toute chose en général : j’aime l’herbe qui, le matin, se courbe sous le poids des gouttes de rosée, comme sous un fardeau trop lourd pour elle ; j’aime ces lucioles que je cherchais quand tu es arrivé ; j’aime le scarabée à l’aile d’or dans laquelle se mire le soleil, mes abeilles qui me bâtissent une ville, mes fourmis qui me fondent une république ; mais je n’aime pas une chose plus que l’autre, et je ne suis aimé tendrement par rien. S’il m’était permis de prendre ta fille avec moi, je l’aimerais plus que toute chose, je le sens, et peut-être, elle aussi, comprenant que je l’aime beaucoup, m’aimerait-elle un peu. L’air du Pausilippe est excellent ; la vue que j’ai de mes fenêtres est splendide ; elle aurait un grand jardin pour courir après les papillons, des fleurs à la portée de sa main, des oranges à la hauteur de ses lèvres ; elle grandirait flexible comme ce palmier, dont elle aurait à la fois la grâce et la vigueur. Dis, veux-tu que ton enfant demeure avec moi, mon ami ?
Caramanico le regardait les larmes aux yeux et l’approuvait d’un doux mouvement de tête.
– Et puis, continua San-Felice croyant que son ami n’était pas suffisamment convaincu, et puis un savant, ça n’a rien à faire ; eh bien, je ferai son éducation, je lui apprendrai à lire et à écrire l’anglais et le français. Je sais beaucoup de choses, va, et je suis beaucoup plus instruit qu’on ne le croit ; cela m’amuse de faire de la science, mais cela m’ennuie d’en parler. Tous ces rats de bibliothèque napolitains, tous ces académiciens d’Herculanum, tous ces fouilleurs de Pompéi, ils ne me comprennent pas et ils disent que je suis ignorant parce que je ne me sers pas de grands mots et que je parle simplement des choses de la nature et de Dieu ; mais ce n’est pas vrai, Caramanico ; j’en sais au moins autant qu’eux et peut-être même plus qu’eux, je t’en donne ma parole d’honneur… Tu ne me réponds pas, mon ami ?
– Non, je t’écoute, San-Felice, je t’écoute et je t’admire. Tu es la créature par excellence. Dieu t’a élu. Oui, tu prendras ma fille ; oui, tu prendras mon enfant ; oui, mon enfant t’aimera ; seulement, tu lui parleras de moi tous les jours, et tu tâcheras qu’après toi, ce soit moi qu’elle aime le plus au monde.
– Oh ! que tu es bon ! s’écria le chevalier en essuyant ses larmes. Maintenant, tu m’as dit quelle était à Portici, n’est-ce pas ? Comment reconnaîtrai-je la maison ? Comment s’appelle-t-elle ? Tu lui as donné un joli nom, j’espère ?
– Ami, dit le prince, voici son nom et l’adresse de la femme qui prend soin d’elle, et, en même temps, l’ordre à cette femme de te regarder, moi absent, comme son véritable père… Adieu, San-Felice, dit le prince en se levant ; sois fier, mon ami : tu viens de me donner le seul bonheur, la seule joie, la seule consolation qu’il me soit permis d’espérer encore.
Les deux amis s’embrassèrent comme des enfants, en pleurant comme des femmes. Le lendemain, le prince Caramanico partait pour Londres, et la petite Luisa Molina s’installait avec sa gouvernante dans la maison du Palmier.
XIV. Luisa Molina §
Le matin du jour où la petite Luisa Molina devait quitter Portici, on vit le chevalier San-Felice, ne voulant s’en rapporter à personne de ce soin si important, courir les magasins de joujoux de la rue de Tolède et y faire une collection de moutons blancs, de poupées marchant toutes seules, de polichinelles faisant la cabriole, lesquels pouvaient faire croire à ceux qui connaissaient l’inutilité de ces objets pour lui-même, que le digne savant était chargé par quelque prince étranger de faire pour ses enfants une collection de jouets napolitains dans sa plus complète extension. Ceux-là se fussent trompés : toute cette acquisition insolite était réservée aux plaisirs de la petite Luisa Molina.
Puis on procéda à l’emménagement. La plus belle chambre de la maison, donnant par une de ses fenêtres sur le golfe, et par l’autre sur le jardin, fut concédée aux nouvelles locataires ; un de ces charmants petits lits de cuivre que l’on fabrique si élégamment à Naples, fut placé près du lit de la gouvernante, et une moustiquaire, exécutée sous les yeux et d’après les conseils du savant chevalier, et dont toutes les mesures, géométriquement prises, devaient dérouter les plus habiles combinaisons des assiégeants, fut placée sur les montants du lit, tente transparente destinée à garantir l’enfant de la piqûre des cousins.
On donna l’ordre à l’un de ces pâtres qui conduisent dans les rues de Naples des troupeaux de chèvres, qu’ils font quelquefois monter jusqu’au cinquième étage des maisons, de s’arrêter tous les matins devant la porte. On choisit dans le troupeau une chèvre blanche, la plus belle de toutes, pour donner l’étrenne de son lait à la petite Luisa, et la chèvre élue reçut, séance tenante, le nom mythologique d’Amalthée.
Après quoi, toute précaution paraissant prise au chevalier pour l’amusement, le confortable et la nutrition matérielle de l’enfant, il envoya chercher une voiture bien large et bien douce, et partit pour Portici.
La translation se fit sans accident aucun, et, trois heures après le départ de San-Felice pour Portici, la petite Luisa, prenant possession de son nouveau domicile avec cette satisfaction que fait toujours éprouver aux enfants un changement de résidence, habillait et déshabillait une poupée aussi grande qu’elle et qui possédait une garde-robe aussi variée et aussi riche que celle de la madone del Vescovato.
Pendant bien des semaines et même bien des mois, le chevalier oublia toutes les autres merveilles de la nature pour ne s’occuper que de celle qu’il avait sous les yeux ; et, en effet, qu’est-ce qu’un bourgeon qui pousse, une fleur qui s’ouvre ou un fruit qui mûrit près d’un jeune cerveau qui, en se développant, donne chaque jour naissance à une idée nouvelle, en ajoutant un peu plus de clarté à l’idée éclose la veille. Ce progrès de l’intelligence de l’enfant, en raison du perfectionnement des organes, lui donnait bien quelques doutes à l’endroit de l’âme immortelle soumise au développement de ces organes, comme la fleur et le fruit de l’arbre sont soumis à la sève, tandis qu’au contraire, cette même âme que l’on a vue pour ainsi dire naître, grandir, acquérir ses facultés dans l’adolescence, en jouir dans l’âge mûr, les perd peu à peu insensiblement, mais visiblement néanmoins, au fur et à mesure que ces organes s’endurcissent et s’atrophient en vieillissant, comme les fleurs perdent de leur parfum et les fruits de leur saveur à mesure que la sève tarit ; mais, comme les grands esprits, le chevalier San-Felice avait toujours été quelque peu panthéiste, et même panthéiste psychologique : en faisant de Dieu l’âme universelle du monde, il regardait l’âme individuelle comme une superfluité ; il la regrettait cependant, comme il regrettait de ne point avoir des ailes, ainsi que l’oiseau ; mais il n’en voulait point à la nature d’avoir fait sur l’homme cette céleste économie.
Forcé d’abandonner la continuité de la vie, il se réfugiait dans ses transformations. Les Égyptiens mettaient dans les tombeaux de leurs morts bien-aimés un scarabée. Pourquoi cela ? Parce que le scarabée meurt trois fois et renaît trois fois, comme la chenille.
Dieu fera-t-il, dans sa bonté infinie, moins pour l’homme qu’il ne fait pour l’insecte ? Tel était le cri de ce peuple dont les nombreuses nécropoles nous ont transmis les spécimens enveloppés dans des bandelettes sacrées.
Maintenant, le chevalier San-Felice se posait cette question que je me pose et que vous vous êtes posée certainement : La chenille se souvient-elle de l’œuf, la chrysalide se souvient-elle de la chenille, le papillon se souvient-il de la chrysalide, et enfin, pour accomplir le cercle des métamorphoses, l’œuf se souvient-il du papillon ?
Hélas ! ce n’est pas probable : Dieu n’a pas voulu donner à l’homme cet orgueil de se souvenir, ne l’ayant pas donné aux animaux. Du moment que l’homme se souviendrait de ce qu’il était avant d’être homme, l’homme serait immortel.
Et, pendant que le chevalier faisait toutes ces réflexions, Luisa grandissait, avait appris sans s’en douter à lire et à écrire, et faisait en français ou en anglais toutes les questions qu’elle avait à faire, le chevalier ayant signifié une fois pour toutes qu’il ne répondrait qu’aux questions faites dans l’une ou l’autre de ces langues ; or, comme la petite Luisa était très-curieuse, et, par conséquent, faisait force questions, elle sut bientôt non-seulement questionner, mais répondre en français et en anglais.
Puis, sans s’en douter, elle apprenait beaucoup d’autres choses ; d’astronomie, ce qu’il en faut à une femme ; ainsi, par exemple : la lune semble tout particulièrement affectionner le golfe de Naples, probablement parce que, plus heureuse que la chenille, le scarabée et l’homme, elle se souvient d’avoir été autrefois la fille de Jupiter et de Latone, d’être née sur une île flottante, de s’être appelée Phébé, d’avoir été amoureuse d’Endymion, et que, coquette qu’elle est, en sa qualité de femme, elle ne trouve pas sur toute la terre de plus limpide miroir où se regarder que le golfe de Naples.
La lune, qu’elle appelait la lampe du ciel, préoccupait beaucoup la petite Luisa, qui, lorsque l’astre était dans son plein, voulait toujours y voir un visage, et qui, lorsqu’elle diminuait, demandait s’il y avait des rats au ciel, et si ces rats rongeaient là-haut la lune, comme un jour ils avaient rongé ici-bas le fromage.
Alors, le chevalier San-Felice, enchanté d’avoir une démonstration scientifique à faire à un enfant, et voulant la lui faire claire et à la portée de son âge, s’amusait à exécuter lui-même un modèle en grand de notre système planétaire ; il lui montrait la lune, notre satellite, quarante-neuf fois plus petite que la terre ; il lui faisait accomplir autour de notre monde, en une minute, le périple qu’elle accomplit en vingt-sept jours sept heures quarante-trois minutes, et la révolution qu’elle accomplit sur elle en même temps ; il lui montrait que, dans ce périple, elle se rapproche et s’éloigne alternativement de nous, que le point le plus éloigné de son orbite s’appelle l’apogée et qu’alors elle est à quatre-vingt-onze mille quatre cent dix-huit lieues de notre globe ; que son point le plus rapproché s’appelle le périgée et n’en est éloigné que de quatre-vingt mille soixante-dix-sept lieues. Il lui expliquait que la lune, comme la terre, n’étant lumineuse que parce qu’elle réfléchit les rayons du soleil, nous n’en pouvons apercevoir que la partie éclairée par le soleil et non celle sur laquelle la terre projette son ombre : de là vient que nous la voyons sous différentes phases ; il lui affirmait que ce visage qu’elle s’obstinait à voir lorsque la lune était dans son plein n’était autre chose que les accidents du terrain lunaire, le creux de ses vallons où s’épaissit l’ombre et la saillie de ses montagnes qui reflète la lumière ; il lui faisait même observer, sur un grand plan de notre satellite que l’on venait de faire à l’observatoire de Naples, que ce qu’elle prenait pour le menton de la lune n’était qu’un volcan qui avait autrefois, il y avait des milliers d’années, jeté des feux comme en jetait le Vésuve et s’était éteint comme le Vésuve s’éteindra un jour. L’enfant comprenait mal à la première démonstration ; elle insistait, et, à la seconde ou à la troisième démonstration, le jour se faisait dans son esprit.
Un matin qu’on avait acheté du tripoli pour remettre à neuf son joli petit lit de cuivre, Luisa vit le chevalier très-occupé à regarder au microscope cette poussière rougeâtre ; elle s’approcha de lui sur la pointe du pied et lui demanda :
– Que regardes-tu là, bon ami San-Felice ?
– Et quand je pense, répondit le chevalier se parlant à lui-même, bien que répondant à Luisa, quand je pense qu’il faudrait cent quatre-vingt-sept millions de ces infusoires pour peser un grain !
– Cent quatre-vingt-sept millions de quoi ? demanda la petite fille.
Cette fois, la démonstration était grave ; le chevalier prit l’enfant sur ses genoux et lui dit :
– La terre, petite Luisa, n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui, c’est-à-dire tapissée de gazon, couverte de fleurs, ombragée par des grenadiers, des orangers et des lauriers-roses. Avant d’être habitée par l’homme et les animaux que tu vois, elle a été couverte d’eau d’abord, puis de grandes fougères, puis de palmiers gigantesques. De même que les maisons n’ont pas poussé toutes seules et qu’on est forcé de les bâtir, Dieu, le grand architecte des mondes, a été forcé de bâtir la terre. Eh bien, comme on bâtit les maisons avec des pierres, de la chaux, du plâtre, du sable et des tuiles, Dieu a bâti la terre d’éléments divers, et un de ces éléments se compose d’animalcules imperceptibles, ayant des coquilles comme les huîtres et des carapaces comme les tortues. À eux seuls, ils ont fourni les masses de cette grande chaîne de montagnes du Pérou qu’on appelle les Cordillères ; les Apennins de l’Italie centrale, dont tu vois d’ici les dernières cimes, sont formés de leurs débris, et ce sont les fragments impalpables de leurs écailles qui font reluire ce cuivre en le polissant.
Et il lui montrait son lit, que frottait le domestique.
Un autre jour, en voyant un bel arbre de corail que venait d’apporter au chevalier un pêcheur de Torre-del-Greco, l’enfant demanda pourquoi le corail avait des branches et pas de feuilles.
Le chevalier lui expliqua alors que le corail n’était pas une végétation naturelle, comme elle le croyait, mais une composition animale. Il lui raconta, à son grand étonnement, que des milliers de polypes cacticifères se réunissaient pour composer, avec la chaux dont ils vivent et que la violence des vagues arrache aux rochers, ces branches folles d’abord, que sucent et broutent les poissons, et qui, se raffermissant peu à peu, se colorent de ce vif et charmant incarnat auquel les poëtes comparent les lèvres de la femme ; il lui apprit qu’un petit animal, qu’il promit de lui faire voir au microscope, et que l’on nomme le vermet, construit, en remplissant le vide que laissent entre eux les madrépores et les coraux, un trottoir autour de la Sicile, tandis que d’autres animalcules, les tubiporés, entre autres, construisent dans l’Océanie des îles de trente lieues de tour, qu’ils relient entre elles par des bancs de récifs qui finiront un jour par arrêter les flottes et intercepter la navigation.
D’après ce que nous venons de raconter, on peut se faire une idée de l’éducation que reçut de son infatigable et savant instituteur la petite Luisa Molina ; elle eut ainsi, mise à la portée des progrès successifs de son intelligence, l’explication, claire, nette et précise, de toutes les choses explicables, de sorte qu’elle ne garda dans son cerveau aucune de ces notions troubles et vagues qui inquiètent l’imagination des adolescents.
Et, selon que l’avait promis San-Felice à son ami, elle grandit forte et flexible, comme le palmier au pied duquel, la plupart du temps, toutes ces démonstrations lui étaient faites.
Le chevalier San-Felice était en correspondance suivie avec le prince Caramanico ; deux fois par mois, il lui donnait des nouvelles de Luisa, qui, de son côté, à chaque lettre de son tuteur, ajoutait quelques mots pour son père.
Vers 1790, le prince Caramanico passa de l’ambassade de Londres à celle de Paris ; mais, lorsque Toulon fut livré aux Anglais par les royalistes, et que le gouvernement des Deux-Siciles, sans se déclarer pourtant l’allié de M. Pitt, envoya des troupes contre la France, Caramanico, trop loyal pour accepter la position qui lui était faite, demanda son rappel ; ce rappel, Acton ne le voulait à aucun prix ; il le fit nommer vice-roi de Sicile, en remplacement du marquis Caraccioli, qui venait de mourir.
Il se rendit à son poste sans passer par Naples.
L’intelligence supérieure et la bonté naturelle du prince Caramanico, appliquées au gouvernement de ce beau pays qu’on appelle la Sicile, y produisirent bientôt des miracles, et cela juste au moment où, poussée par la funeste influence d’Acton et de Caroline sur une pente contraire, Naples marchait à grands pas au précipice, voyait gorger ses prisons des citoyens les plus illustres, entendait la junte d’État réclamer les lois de torture, abolies depuis le moyen âge, et assistait à l’exécution d’Emmanuele de Deo, de Vitagliano et de Gagliani, c’est-à-dire de trois enfants.
Aussi, les Napolitains, comparant les terreurs au milieu desquelles ils vivaient, les lois de proscription et de mort suspendues sur leurs têtes, au bonheur des Siciliens et aux lois protectrices et paternelles qui les régissaient, n’osant accuser la reine que tout bas, accusaient tout haut Acton, rejetant tout sur le compte de l’étranger et ne cachant pas leur désir que, de même qu’Acton avait autrefois remplacé Caramanico, Caramanico le remplaçât aujourd’hui.
On disait plus : on disait que la reine, dans un doux souvenir de son premier amour, secondait les vœux des Napolitains, et, que, si elle n’était retenue par une fausse honte, elle se déclarerait, elle aussi, pour Caramanico.
Ces bruits prenaient une consistance qui eût pu faire croire qu’il y avait un peuple à Naples et que ce peuple avait une voix, lorsqu’un jour le chevalier San-Felice reçut de son ami une lettre conçue en ces termes :
« Ami,
» Je ne sais ce qui m’arrive, mais, depuis dix jours, mes cheveux blanchissent et tombent, mes dents tremblent dans leurs gencives et se détachent de leurs alvéoles ; une langueur invincible, un abattement suprême m’ont envahi. Pars pour la Sicile avec Luisa, aussitôt cette lettre reçue, et tâche d’arriver avant que je sois mort.
» Ton GIUSEPPE. »
Ceci se passait vers la fin de 1795 ; Luisa avait dix-neuf ans, et, depuis quatorze ans, n’avait pas vu son père ; elle se rappelait son amour, mais non pas sa personne ; la mémoire de son cœur avait été plus fidèle que celle de ses yeux.
San-Felice ne lui révéla point d’abord toute la vérité : il lui dit seulement que son père souffrant désirait la voir ; puis il courut au môle pour y chercher un moyen de transport. Par bonheur, un de ces bâtiments légers que l’on appelle speronare, après avoir amené des passagers à Naples, allait retourner à vide en Sicile ; le chevalier le loua pour un mois afin de n’avoir point à s’inquiéter du retour, et, le même jour, il partit avec Luisa.
Tout favorisa ce triste voyage : le temps fut beau, le vent fut propice ; au bout de trois jours, on jetait l’ancre dans le port de Palerme.
Au premier pas que le chevalier et Luisa firent dans la ville, il leur sembla qu’ils entraient dans une nécropole ; une atmosphère de tristesse était répandue dans les rues, un voile de deuil semblait envelopper la cité qui s’est elle-même appelée l’Heureuse.
Le passage leur fut barré par une procession ; on portait à la cathédrale la châsse de Sainte-Rosalie.
Ils passèrent devant une église ; elle était tendue de noir et on y disait les prières des agonisants.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda le chevalier à un homme qui entrait à l’église, et pourquoi tous les Palermitains ont-ils l’air si désespéré ?
– Vous n’êtes pas Sicilien ? demanda l’homme.
– Non, je suis Napolitain et j’arrive de Naples.
– Il y a que notre père se meurt, dit le Sicilien.
Et, comme l’église était trop pleine de monde pour qu’il pût y entrer, l’homme s’agenouilla sur les degrés et dit tout haut en se frappant la poitrine :
– Sainte mère de Dieu ! offre ma vie à ton divin fils, si la vie d’un pauvre pécheur comme moi peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé.
– Oh ! s’écria Luisa, entends-tu, bon ami ? c’est pour mon père qu’on prie, c’est mon père qui se meurt… Courons ! courons !
XV. Le père et la fille. §
Cinq minutes après, le chevalier San-Felice et Luisa étaient à la porte du vieux palais de Roger, situé à l’extrémité de la ville opposée au port.
Le prince ne recevait plus personne. Aux premières atteintes du mal, sous prétexte d’affaires à régler, il avait envoyé à Naples sa femme et ses enfants.
Voulait-il leur épargner le spectacle de sa mort ? mourir entre les bras de celle dont il avait été séparé pendant toute sa vie ?
S’il pouvait nous rester des doutes sur ce point, la lettre adressée par le prince Caramanico au chevalier San-Felice suffirait à les dissiper.
On refusa, selon la consigne donnée, de laisser entrer les deux nouveaux venus ; mais à peine San-Felice se fut-il nommé, à peine eut-il nommé Luisa, que le valet de chambre poussa une exclamation de joie et courut vers l’appartement du prince en criant :
– Mon prince, c’est lui ! mon prince, c’est elle !
Le prince, qui, depuis trois jours, n’avait pas quitté sa chaise longue, et que l’on était forcé de lever par-dessous les bras pour lui faire prendre les boissons calmantes avec lesquelles on essayait d’endormir ses douleurs, le prince se dressa debout en disant :
– Oh ! je savais bien que Dieu, qui m’a tant éprouvé, me donnerait cette récompense de les revoir tous deux avant de mourir !
Le prince ouvrit les bras ; le chevalier et Luisa apparurent sur la porte de sa chambre. Il n’y avait place dans le cœur du mourant que pour un des deux. San-Felice poussa Luisa dans les bras de son père en lui disant :
– Va, mon enfant, c’est ton droit.
– Mon père ! mon père ! s’écria Luisa.
– Ah ! qu’elle est belle ! murmura le mourant, et comme tu as bien tenu la promesse que tu m’avais faite, saint ami de mon cœur !
Et, tout en pressant d’une main Luisa sur sa poitrine, il tendit l’autre au chevalier. Luisa et San-Felice éclatèrent en sanglots.
– Oh ! ne pleurez pas, ne pleurez pas, dit le prince avec un ineffable sourire. Ce jour est pour moi un jour de fête. Ne fallait-il pas quelque grand événement comme celui qui va s’accomplir pour que nous nous revissions encore une fois en ce monde ! et, qui sait ? peut-être la mort sépare-t-elle moins que l’absence. L’absence est un fait connu, éprouvé ; la mort est un mystère. Embrasse-moi, chère enfant ; oui, embrasse-moi, vingt fois, cent fois, mille fois ; embrasse-moi pour chacune des années, pour chacun des jours, pour chacune des heures qui se sont écoulées depuis quatorze ans. Que tu es belle ! et que je remercie Dieu d’avoir permis que je pusse enfermer ton image dans mon cœur et l’emporter avec moi dans mon tombeau.
Et, avec une énergie dont il se fût cru lui-même incapable, il appuyait sa fille sur sa poitrine, comme s’il eût voulu en effet la faire entrer matériellement dans son cœur.
Puis, s’adressant au valet de chambre qui s’était rangé pour laisser passer San-Felice et Luisa :
– Qui que ce soit, entends-tu bien, Giovanni ? pas même le médecin ! pas même le prêtre ! La mort a seule le droit d’entrer ici maintenant.
Le prince retomba sur sa chaise longue, écrasé de l’effort qu’il venait de faire ; sa fille se mit à genoux devant lui, le front à la hauteur de ses lèvres ; son ami se tint debout à son côté.
Il leva lentement la tête vers San-Felice ; puis, d’une voix affaiblie :
– Ils m’ont empoisonné, dit-il tandis que sa fille éclatait en sanglots ; ce qui m’étonne seulement, c’est que, pour le faire, ils aient si longtemps attendu. Ils m’ont laissé trois ans ; j’en ai profité pour faire quelque bien à ce malheureux pays. Il faut leur en savoir gré ; deux millions de cœurs me regretteront, deux millions de bouches prieront pour moi.
Puis, comme sa fille semblait, en le regardant, chercher au fond de sa mémoire :
– Oh ! tu ne te souviens pas de moi, pauvre enfant, dit-il ; mais tu t’en souviendrais, que tu ne pourrais pas me reconnaître, dévasté comme je le suis. Il y a quinze jours, San-Felice, malgré mes quarante-huit ans, j’étais presque un jeune homme encore ; en quinze jours, j’ai vieilli d’un demi-siècle… Centenaire, il est temps que tu meures !
Puis, regardant Luisa et appuyant la main sur sa tête :
– Mais, moi, moi, je te reconnais, dit-il : tu as toujours tes beaux cheveux blonds et tes grands yeux noirs ; tu es maintenant une adorable jeune fille, mais tu étais une bien charmante enfant ! La dernière fois que je la vis, San-Felice, je lui dis que j’allais la quitter pour longtemps, pour toujours peut-être ; elle éclata en sanglots comme elle vient de le faire tout à l’heure ; mais, comme il y avait encore une espérance alors, je la pris dans mes bras et je lui dis : « Ne pleure pas, mon enfant, tu me fais de la peine. » Et elle, alors, tout en étouffant ses soupirs : « Va-t’en, chagrin ! dit-elle, papa le veut. » Et elle me sourit à travers ses larmes. Non, un ange entrevu par la porte du ciel ne serait pas plus doux et plus charmant.
Le mourant appuya ses lèvres sur la tête de la jeune fille, et l’on vit de grosses larmes silencieuses rouler sur ses cheveux qu’il baisait.
– Oh ! je ne dirai pas cela aujourd’hui, murmura Luisa ; car, aujourd’hui, ma douleur est grande… Ô mon père, mon père, il n’y a donc pas d’espoir de vous sauver ?
– Acton est fils d’un habile chimiste, dit Caramanico, et il a étudié sous son père.
Puis, se tournant vers San-Felice :
– Pardonne-moi, Luciano, lui dit-il, mais je sens la mort qui vient, je voudrais rester un instant seul avec ma fille ; ne sois pas jaloux, je te demande quelques minutes, et je te l’ai laissée quatorze ans… Quatorze ans !… J’eusse pu être si heureux pendant ces quatorze années !… Oh ! l’homme est bien insensé !
Le chevalier, tout attendri que le prince se fût rappelé le nom dont il l’appelait au collège, serra la main que son ami lui tendait et s’éloigna doucement.
Le prince le suivit des yeux ; puis, lorsqu’il eut disparu :
– Nous voilà seuls, ma Luisa, dit-il. Je ne suis pas inquiet sur ta fortune ; car, sur ce point, j’ai pris les mesures nécessaires ; mais je suis inquiet pour ton bonheur… Voyons, oublie que je suis presque un étranger pour toi, oublie que nous sommes séparés depuis quatorze ans ; figure-toi que tu as grandi près de moi dans cette douce habitude de me confier toutes tes pensées ; eh bien, s’il en était ainsi et que nous fussions arrivés à cette heure suprême où nous sommes, qu’aurais-tu à me dire ?
– Rien autre chose que ceci, mon père : en venant au palais, nous avons rencontré un homme du peuple qui s’agenouillait à la porte d’une église où l’on priait pour vous, joignant cette prière à la prière universelle : « Sainte mère de Dieu ! offre ma vie à ton divin fils, si la vie d’un pauvre pécheur comme moi peut racheter la vie de notre vice-roi bien-aimé. » À vous et à Dieu, mon père, je n’aurais rien autre chose à dire que ce que disait cet homme à la madone.
– Le sacrifice serait trop grand, répondit le prince en secouant doucement la tête. Moi, bonne ou mauvaise, j’ai vécu ma vie ; à toi, mon enfant, de vivre la tienne, et, pour que nous te la préparions la plus heureuse possible, voyons, n’aie point de secrets pour moi.
– Je n’ai de secrets pour personne, dit la jeune fille en le regardant avec ses grands yeux limpides, dans lesquels se peignait une nuance d’étonnement.
– Tu as dix-neuf ans, Luisa ?
– Oui, mon père.
– Tu n’es point arrivée à cet âge sans avoir aimé quelqu’un ?
– Je vous aime, mon père ; j’aime le chevalier, qui vous a remplacé près de moi ; là se borne le cercle de mes affections.
– Tu ne me comprends pas ou tu affectes de ne pas me comprendre, Luisa. Je te demande si tu n’as distingué aucun des jeunes gens que tu as vus chez San-Felice ou rencontrés ailleurs ?
– Nous ne sortions jamais, mon père, et je n’ai jamais vu chez mon tuteur d’autre jeune homme que mon frère de lait Michele, qui y venait, tous les quinze jours, chercher la petite pension que je faisais à sa mère.
– Ainsi, tu n’aimes personne d’amour ?
– Personne, mon père.
– Et tu as vécu heureuse jusqu’à présent ?
– Oh ! très-heureuse.
– Et tu ne désirais rien ?
– Vous revoir, voilà tout.
– Est-ce qu’une suite de jours pareils à ceux que tu as passés jusqu’aujourd’hui, te paraîtrait un bonheur suffisant ?
– Je ne demanderais rien autre chose à Dieu qu’un pareil chemin pour me conduire au ciel. Le chevalier est si bon !
– Écoute, Luisa. Tu ne sauras jamais ce que vaut cet homme.
– Si vous n’étiez point là, mon père, je dirais que je ne connais pas un être meilleur, plus tendre, plus dévoué que lui. Oh ! tout le monde sait ce qu’il vaut, mon père, excepté lui-même, et cette ignorance est encore une de ses vertus.
– Luisa, j’ai, depuis quelques jours, c’est-à-dire depuis que je ne pense plus qu’à deux choses, à la mort et à toi, j’ai fait un rêve : c’est que tu pouvais passer au milieu de ce monde méchant et corrompu sans t’y mêler. Écoute, nous n’avons point de temps à perdre en préparations vaines ; voyons, la main sur ton cœur, éprouverais-tu quelque répugnance à devenir la femme de San-Felice.
La jeune fille tressaillit et regarda le prince.
– Ne m’as-tu point entendu ? lui demanda celui-ci.
– Si fait, mon père ; mais la question que vous venez de m’adresser était si loin de ma pensée.
– Bien, ma Luisa, n’en parlons plus, dit le prince, qui crut voir une opposition déguisée sous cette réponse. C’était pour moi, encore plus que pour toi, égoïste que je suis, que je te faisais cette question. Quand on meurt, vois-tu, on est plein de trouble et d’inquiétude, surtout quand on se rappelle la vie. Je fusse mort tranquille et sûr de ton bonheur en te confiant à un si grand esprit, à un si noble cœur ; n’en parlons plus et rappelons-le… Luciano !
Luisa serra la main de son père comme pour l’empêcher de prononcer une seconde fois le nom du chevalier.
Le prince la regarda.
– Je ne vous ai pas répondu, mon père, dit-elle.
– Réponds, alors. Oh ! nous n’avons pas de temps à perdre.
– Mon père, dit Luisa, je n’aime personne ; mais j’aimerais quelqu’un, qu’un désir exprimé par vous en un pareil moment serait un ordre.
– Réfléchis bien, reprit le prince, dont une expression de joie éclaira le visage.
– J’ai dit, mon père ! reprit la jeune fille, qui semblait puiser la fermeté de la réponse dans la solennité de la situation.
– Luciano ! cria le prince.
San-Felice reparut.
– Viens, viens vite, mon ami ! elle consent, elle veut bien.
Luisa tendit sa main au chevalier.
– À quoi consens-tu, Luisa ? demanda le chevalier de sa voix douce et caressante.
– Mon père dit qu’il mourra heureux, bon ami, si nous lui promettons, moi, d’être votre femme, vous, d’être mon mari. J’ai promis de mon côté.
Si Luisa était peu préparée à une pareille ouverture, certes, le chevalier l’était encore moins ; il regarda tour à tour le prince et Luisa, et, avec une soudaine exclamation :
– Mais cela n’est pas possible ! dit-il.
Cependant le regard dont il couvrait Luisa en ce moment donnait clairement à entendre que ce n’était pas de son côté que viendrait l’impossibilité.
– Pas possible, et pourquoi ? demanda le prince.
– Mais regarde-nous donc tous deux ! Vois-la, elle, apparaissant au seuil de la vie dans toute la fleur de la jeunesse, ne connaissant pas l’amour, mais aspirant à le connaître ; et moi !… moi avec mes quarante-huit ans, mes cheveux gris, ma tête inclinée par l’étude !… Tu vois bien que cela n’est pas possible, Giuseppe.
– Elle vient de me dire qu’elle n’aimait que nous deux au monde.
– Eh ! voilà justement ! elle nous aime du même amour ; à nous deux, l’un complétant l’autre, nous avons été son père, toi par le sang, moi par l’éducation ; mais bientôt cet amour ne lui suffira plus. À la jeunesse, il faut le printemps ; les bourgeons poussent en mars, les fleurs s’ouvrent en avril, les noces de la nature se font en mai ; le jardinier qui voudrait changer l’ordre des saisons serait non-seulement un insensé, mais encore un impie.
– Oh ! mon dernier espoir perdu ! dit le prince.
– Vous le voyez, mon père, fit Luisa, ce n’est pas moi, c’est lui qui refuse.
– Oui, c’est moi qui refuse, mais avec ma raison et non avec mon cœur. Est-ce que l’hiver refuse jamais un rayon de soleil ? Si j’étais un égoïste, je dirais : « J’accepte. » Je t’emporterais dans mes bras comme ces dieux ravisseurs de l’antiquité emportaient les nymphes ; mais, tu le sais, tout dieu qu’il était, Pluton, en épousant la fille de Cérès, ne put lui donner pour dot qu’une nuit éternelle où elle serait morte de tristesse et d’ennui si sa mère ne lui avait pas rendu six mois de jour. – Ne songe plus à cela, Caramanico ; en croyant préparer le bonheur de ton enfant et de ton ami, tu ferais le deuil de deux cœurs.
– Il m’aimait comme sa fille, et ne veut pas de moi pour femme, dit Luisa. Je l’aimais comme mon père, et cependant je veux bien de lui pour mon époux.
– Sois bénie, ma fille, dit le prince.
– Et moi, Giuseppe, reprit le chevalier, je suis exclu de la bénédiction paternelle. Comment, continua-t-il en haussant les épaules, comment se peut-il que, toi qui as épuisé toutes les passions, tu te trompes ainsi sur ce grand mystère qu’on appelle la vie ?
– Eh ! s’écria le prince, c’est justement parce que j’ai épuisé toutes les passions, c’est justement parce que j’ai mordu dans ces fruits du lac Asphalte et que je les ai trouvés pleins de cendre, c’est justement pour cela que je lui voulais, à elle, une vie douce, calme et sans passions, une vie telle qu’elle l’a menée jusqu’à ce jour et qu’elle avoue être le bonheur. M’as-tu dit avoir été heureuse jusqu’aujourd’hui ?
– Oui, mon père, bienheureuse.
– Tu l’entends, Luciano !
– Dieu m’est témoin, dit le chevalier en enveloppant la tête de Luisa de son bras, en approchant son front de ses lèvres et en y déposant le même baiser qu’il lui donnait tous les matins, Dieu m’est témoin que, moi aussi, j’ai été heureux ; Dieu m’est témoin encore que, le jour où Luisa me quittera pour suivre un mari, ce jour-là, tout ce que j’aime au monde, tout ce qui me fait tenir à la vie m’aura abandonné ; ce jour-là, mon ami, je vêtirai le linceul en attendant le tombeau !
– Eh bien, alors ? s’écria le prince.
– Mais elle aimera, te dis-je ! s’écria San-Felice avec un accent douloureux que sa voix n’avait pas pris encore ; elle aimera, et celui qu’elle aimera, ce ne sera pas moi. Dis ! ne vaut-il pas mieux qu’elle aime jeune fille et libre, que femme et enchaînée ? Libre, elle s’envolera comme l’oiseau que le chant de l’oiseau appelle ; et qu’importe à l’oiseau qui s’envole que la branche sur laquelle il était posé tremble, se fane et meure après son départ ?
Puis, avec une expression de mélancolie qui n’appartenait qu’à cette nature poétique :
– Si, au moins, ajouta-t-il, l’oiseau revenait faire son nid sur la branche abandonnée, peut-être reviendrait-elle !
– Alors, dit Luisa, comme je ne veux pas vous désobéir, mon père, je ne me marierai jamais.
– Rejeton stérile de l’arbre abattu par la tempête, murmura le prince, flétris-toi donc avec lui !
Et il pencha sa tête sur sa poitrine ; une larme échappée de ses yeux tomba sur la main de Luisa, qui, soulevant sa main, montra silencieusement cette larme au chevalier.
– Eh bien, puisque vous le voulez tous deux, dit le chevalier, je consens à cette chose, c’est-à-dire à ce que je redoute et désire tout à la fois le plus au monde ; mais j’y mets une condition.
– Laquelle ? demanda le prince.
– Le mariage n’aura lieu que dans un an. Pendant cette année, Luisa verra le monde qu’elle n’a pas vu, connaîtra ces jeunes gens qu’elle ne connaît pas. Si, dans un an, aucun des hommes qu’elle aura rencontrés ne lui plaît ; si, dans un an, elle est toujours aussi prête à renoncer à ce monde qu’elle l’est aujourd’hui ; si, dans un an enfin, elle vient me dire : « Au nom de mon père, mon ami, sois mon époux ! » alors je n’aurai plus aucune objection à faire, et, si je ne suis pas convaincu, au moins serai-je vaincu par l’épreuve.
– Oh ! mon ami ! s’écria le prince lui saisissant les deux mains.
– Mais écoute ce qui me reste à te dire, Joseph, et sois le témoin solennel de l’engagement que je prends, son vengeur implacable, si j’y manquais. Oui, je crois à la pureté, à la chasteté, à la vertu de cette enfant comme je crois à celle des anges ; cependant elle est femme, elle peut faillir.
– Oh ! murmura Luisa en couvrant son visage de ses deux mains.
– Elle peut faillir, insista San-Felice. Dans ce cas, je te promets, ami, je te jure, frère, sur ce crucifix, symbole de tout dévouement et devant lequel nos mains se joindront tout à l’heure, si un pareil malheur arrivait, je te jure de n’avoir pour la faute que miséricorde et pardon, et de ne dire sur la pauvre pécheresse que les paroles de notre divin Sauveur sur la femme adultère : Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre. Ta main, Luisa !
La jeune fille obéit. Caramanico prit le crucifix et le leur présenta.
– Caramanico, dit San-Felice étendant sa main, jointe à celle de Luisa, sur le crucifix, je te jure que, si, dans un an, Luisa conserve encore ses intentions d’aujourd’hui, dans un an jour pour jour, heure, pour heure, Luisa sera ma femme. Et maintenant, mon ami, meurs tranquille, j’ai juré.
Et, en effet, la nuit suivante, c’est-à-dire la nuit du 14 au 15 décembre 1795, le prince Caramanico mourut le sourire sur les lèvres et tenant dans sa main les mains réunies de San-Felice et de Luisa.
XVI. Une année d’épreuve §
Le deuil fut grand à Palerme ; les funérailles qui se firent de nuit, comme d’habitude, furent magnifiques. La ville entière suivait le convoi ; la cathédrale, sous l’invocation de sainte Rosalie, éclairée tout entière en chapelle ardente, ne pouvait contenir la foule ; cette foule débordait sur la place, et, de la place, si grande qu’elle fut, dans la rue de Tolède.
Derrière le catafalque, couvert d’un immense velours noir chargé de larmes d’argent et chamarré des premiers ordres de l’Europe, venait, conduit par deux pages, le cheval de bataille du prince, pauvre animal qui piaffait orgueilleusement sous ses caparaçons d’or, ignorant et la perte qu’il avait faite et le sort qui l’attendait.
En sortant de l’église, il reprit sa place derrière le char mortuaire ; mais alors le premier écuyer du prince s’approcha, une lancette à la main, et, tandis que le cheval le reconnaissait, le caressait, hennissait, il lui ouvrit la jugulaire. Le noble animal poussa une faible plainte ; car, quoique la douleur ne fût pas grande, la blessure devait être mortelle ; il secoua sa tête ornée de panaches aux couleurs du prince, c’est-à-dire blancs et verts, et reprit son chemin ; seulement, un filet de sang, mince mais continu, descendit de son cou sur son poitrail et laissa sa trace sur le pavé.
Au bout d’un quart d’heure, il trébucha une première fois et se releva en hennissant non plus de joie, mais de douleur.
Le cortège s’avançait au milieu du chant des prêtres, de la lumière des cierges, de la fumée de l’encens, suivant les rues tendues de noir, passant sous des arcs funèbres de cyprès.
Un caveau provisoire avait été préparé pour le prince dans le campo-santo des Capucins, son corps devant plus tard être transporté dans la chapelle de sa famille à Naples.
À la porte de la ville, le cheval, s’affaiblissant de plus en plus par la perte de son sang, butta une seconde fois ; il hennit de terreur et son œil s’effara.
Deux étrangers, deux inconnus, un homme et une femme conduisaient ce deuil presque royal, qui des classes supérieures atteignait les classes les plus infimes de la société : c’était le chevalier et Luisa, mêlant leurs pleurs, l’une murmurant : « Mon père !… » l’autre : « Mon ami !… »
On arriva au caveau, désigné seulement par une grande dalle sur laquelle étaient gravés les armes et le nom du prince ; cette dalle fut soulevée pour donner passage au cercueil, et un De Profundis immense, chanté par cent mille voix, monta au ciel. Le cheval agonisant, ayant perdu par la route la moitié de son sang, était tombé sur ses deux genoux : on eût dit que le pauvre animal, lui aussi, priait pour son maître ; mais, lorsque s’éteignit la dernière note du chant des prêtres, il s’abattit sur la dalle refermée, s’allongea sur elle comme pour en garder l’accès et rendit le dernier soupir.
C’était un reste des coutumes guerrières et poétiques du moyen âge : le cheval ne devait pas survivre au chevalier. Quarante-deux autres chevaux, formant les écuries du prince, furent égorgés sur le corps du premier.
On éteignit les cierges, et tout ce cortège immense, silencieux comme une procession de fantômes, rentra dans la ville sombre, où pas une lumière ne brillait, ni dans les rues, ni aux fenêtres. On eût dit qu’un seul flambeau éclairait la vaste nécropole, et que, la mort ayant soufflé sur ce flambeau, tout était rentré dans la nuit.
Le lendemain, au point du jour, San-Felice et Luisa se rembarquèrent et partirent pour Naples. Trois mois furent donnés à cette douleur bien sincère, trois mois pendant lesquels on vécut de la même vie que par le passé, plus triste, voilà tout.
Ces trois mois écoulés, San-Felice exigea que commençât l’année d’épreuve, c’est-à-dire que Luisa vit le monde ; il acheta une voiture et des chevaux, la voiture la plus élégante, les chevaux les meilleurs qu’il put trouver ; il augmenta sa maison d’un cocher, d’un valet de chambre et d’une camériste, et commença de se mêler avec Luisa aux promeneurs journaliers de Tolède et de Chiaïa.
La duchesse Fusco, sa voisine, veuve à trente ans et maîtresse d’une grande fortune, recevait beaucoup de monde et la meilleure société de Naples : elle avait, attirée par ce sentiment sympathique si puissant sur les Italiennes, invité souvent sa jeune amie à assister à ses soirées, et Luisa avait toujours refusé, objectant la vie retirée que menait son tuteur. Cette fois, ce fut San-Felice lui-même qui alla chez la duchesse Fusco, la priant de renouveler ses invitations à sa pupille ; ce que celle-ci fit avec plaisir.
L’hiver de 1796 fut donc à la fois une époque de fêtes et de deuil pour la pauvre orpheline ; à chaque nouvelle occasion que lui donnait son tuteur de se faire voir et, par conséquent, de briller, elle opposait une véritable résistance et une sincère douleur ; mais San-Felice répondait par le mot charmant de son enfance : Va t’en, chagrin, papa le veut.
Le chagrin ne s’en allait pas, mais seulement il disparaissait à la surface ; Luisa le renfermait au fond de son cœur, il jaillissait par ses yeux, se répandait sur son visage, et cette douce mélancolie qui l’enveloppait comme un nuage, la faisait plus belle encore.
On la savait, d’ailleurs, sinon une riche héritière, du moins ce que l’on appelle, en matière de mariage, un parti convenable. Elle avait, grâce à la précaution prise par son père et aux soins donnés à sa petite fortune par San-Felice, elle avait cent vingt-cinq mille ducats de dot, c’est-à-dire un demi-million placé dans la meilleure maison de Naples, chez MM. Simon André, Backer et Ce, banquiers du roi ; puis on ne connaissait à San-Felice, dont on la croyait la fille naturelle, d’autre héritier qu’elle, et San-Felice, sans être un capitaliste, avait, de son côté, une certaine fortune.
En ces sortes de matières, ceux qui calculent, calculent tout.
Luisa avait rencontré chez la comtesse Fusco un homme de trente à trente-cinq ans, portant un des plus beaux noms de Naples et ayant marqué d’une façon distinguée à Toulon dans la guerre de 1793 ; il venait d’obtenir, avec le titre de brigadier, le commandement d’un corps de cavalerie, destiné à servir d’auxiliaire dans l’armée autrichienne, lors de la campagne de 1796, qui allait s’ouvrir en Italie : on l’appelait le prince de Moliterno.
Il n’avait point encore reçu à cette époque, au travers du visage, le coup de sabre qui, en le privant d’un œil, y mit ce cachet de courage que personne, au reste, ne songea jamais à lui contester.
Il avait un grand nom, une certaine fortune, un palais à Chiaïa. Il vit Luisa, en devint amoureux, pria la duchesse Fusco d’être son intermédiaire près de sa jeune amie et n’emporta qu’un refus.
Luisa avait souvent croisé à Chiaïa et à Tolède, quand elle s’y promenait avec cette belle voiture et ces beaux chevaux que lui avait achetés son tuteur, un charmant cavalier de vingt-cinq à vingt-six ans à peine, tout à la fois le Richelieu et le Saint-Georges de Naples : c’était le frère aîné de Nicolino Caracciolo, avec lequel nous avons fait connaissance au palais de la reine Jeanne, c’était le duc de Rocca-Romana.
Beaucoup de bruits, qui eussent été peut-être peu honorables pour un gentilhomme dans nos capitales du Nord, mais qui, à Naples, pays de mœurs faciles et de morale accommodante, ne servaient qu’à rehausser sa considération, couraient sur son compte et le faisaient un objet d’envie pour la jeunesse dorée de Naples ; on disait qu’il était un des amants éphémères que le favori-ministre Acton permettait à la reine, comme Potemkine à Catherine II, à la condition que lui resterait l’amant inamovible, et que c’était la reine qui entretenait ce luxe de beaux chevaux et de nombreux serviteurs, qui n’avait pas sa source dans une fortune assez considérable pour alimenter de pareilles dépenses ; mais on disait aussi que, protégé comme il l’était, le duc pouvait parvenir à tout.
Un jour, ne sachant comment s’introduire chez San-Felice, le duc de Rocca-Romana s’y présenta de la part du prince héréditaire François, dont il était grand écuyer ; il était porteur du brevet de bibliothécaire de Son Altesse, espèce de sinécure que le prince offrait au mérite bien reconnu de San-Felice.
San-Felice refusa, se déclarant incapable, non pas d’être bibliothécaire, mais de se plier aux mille petits devoirs d’étiquette qu’entraîne une charge à la cour. Le lendemain, la voiture du prince s’arrêtait devant la porte de la maison du Palmier, et le prince lui-même venait renouveler au chevalier l’offre de son grand écuyer.
Il n’y avait pas moyen de refuser un tel honneur, offert par le futur héritier du royaume. San-Felice objecta seulement une difficulté momentanée et demanda que Son Altesse voulût bien remettre à six mois les effets de sa bonne volonté ; ces six mois écoulés, Luisa serait ou la femme d’un autre ou la sienne : si elle était la femme d’un autre, il aurait besoin de distractions pour se consoler ; si elle était la sienne, ce serait un moyen de lui ouvrir les portes de la cour et de la distraire elle-même.
Le prince François, homme intelligent, amoureux de la véritable science, accepta le délai, fit compliment à San-Felice sur la beauté de sa pupille et sortit.
Mais la porte fut ouverte à Rocca-Romana, qui épuisa en vain pendant trois mois près de Luisa, les trésors de son éloquence et les merveilles de sa coquetterie.
Le temps approchait qui devait décider du sort de Luisa, et Luisa, malgré toutes les séductions qui l’entouraient, persistait dans sa résolution de tenir la promesse donnée à son père ; alors, San-Felice voulut lui rendre un compte exact de toute sa fortune afin de la séparer de la sienne, et que Luisa en fût, quoique sa femme, complétement maîtresse ; il pria donc les banquiers Backer, chez lesquels la somme primitive de cinquante mille ducats avait été placée il y avait déjà quinze ans, de lui faire ce que l’on appelle, en termes de banque, un état de situation. André Backer, fils aîné de Simon Backer, se présenta chez San-Felice avec tous les papiers concernant ce placement et les preuves matérielles de la façon dont son père avait placé et fait valoir cet argent. Quoique Luisa ne prît point un grand intérêt à tous ces détails, San-Felice voulut qu’elle assistât à la séance ; André Backer ne l’avait jamais vue de près, il fut frappé de sa merveilleuse beauté ; il prit, pour revenir chez San-Felice, le prétexte de quelques papiers qui lui manquaient ; il revint souvent et finit par déclarer à son client qu’il était amoureux fou de sa pupille ; il pouvait distraire, en se mariant, un million de la maison de son père en faisant valoir comme pour lui les cinq cent mille francs de Luisa, si elle consentait à devenir sa femme ; il pouvait en quelques années doubler, quadrupler, sextupler cette fortune ; Luisa serait alors une des femmes les plus riches de Naples, pourrait lutter d’élégance avec la plus haute aristocratie et effacer les plus grandes dames par son luxe, comme elle les effaçait déjà par sa beauté. Luisa ne se laissa aucunement éblouir par cette brillante perspective ; et San-Felice, tout joyeux et tout fier, au bout du compte, de voir que Luisa avait refusé pour lui l’illustration dans Moliterno, l’esprit et l’élégance dans Rocca-Romana, la fortune et le luxe dans André Backer, San-Felice invita André Backer à revenir dans la maison autant qu’il lui plairait comme ami, mais à la condition qu’il renoncerait entièrement à y revenir comme prétendant.
Enfin, le terme fixé par San-Felice lui-même étant arrivé le 14 novembre 1795, anniversaire de la promesse faite par lui au prince Caramanico mourant, simplement, sans pompe aucune, seulement en présence du prince François, qui voulut servir de témoin à son futur bibliothécaire, San-Felice et Luisa Molina furent unis à l’église de Pie-di-Grotta.
Aussitôt le mariage célébré, Luisa demanda pour première grâce à son mari de réduire la maison sur le pied où elle était auparavant, désirant continuer de vivre avec cette même simplicité où elle avait vécu pendant quatorze ans. Le cocher et le valet de chambre furent donc renvoyés, les chevaux et la voiture furent vendus ; on ne garda que la jeune femme de chambre Nina, qui paraissait avoir voué un sincère attachement à sa maîtresse ; on fit une pension à la vieille gouvernante, qui regrettait toujours son Portici et qui y retourna joyeuse, comme un exilé qui rentre dans sa patrie.
De toutes les connaissances qu’elle avait faites pendant ses neuf mois de passage à travers le monde, Luisa ne garda qu’une seule amie : c’était la duchesse Fusco, veuve et riche, âgée de dix ans plus qu’elle, comme nous l’avons dit, et sur laquelle la médisance la plus exercée n’avait rien trouvé à dire, sinon qu’elle blâmait peut-être un peu trop haut et trop librement les actes politiques du gouvernement et la conduite privée de la reine.
Bientôt les deux amies furent inséparables ; les deux maisons n’en avaient fait qu’une autrefois et avaient été séparées dans un partage de famille. Il fut convenu que, pour se voir sans contrainte à toute heure du jour et même de la nuit, une ancienne porte de communication qui avait été fermée lors de ce partage de famille serait rouverte ; on soumit la proposition au chevalier San-Felice, qui, loin de voir un inconvénient à cette réouverture, mit lui-même les ouvriers à l’œuvre ; rien ne pouvait lui être plus agréable pour sa jeune femme qu’une amie du rang, de l’âge et de la réputation de la duchesse Fusco.
Dès lors, les deux amies furent inséparables.
Une année tout entière se passa dans la félicité la plus parfaite. Luisa atteignit sa vingt et unième année, et peut-être sa vie se serait-elle écoulée dans cette sereine placidité si quelques paroles imprudentes dites par la duchesse Fusco sur Emma Lyonna n’eussent été rapportées à la reine. Caroline ne plaisantait pas à l’endroit de la favorite : la duchesse Fusco reçut, de la part du ministre de la police, une invitation d’aller passer quelque temps dans ses terres.
Elle avait pris avec elle une de ses amies, compromise comme elle et nommée Eleonora Fonseca Pimentel. Celle-là était accusée non-seulement d’avoir parlé, mais encore d’avoir écrit.
Le temps que la duchesse Fusco devait passer en exil était illimité ; un avis émané du même ministre devait lui annoncer qu’il lui était permis de rentrer à Naples.
Elle partit pour la Basilicate, où étaient ses propriétés, laissant à Luisa toutes les clefs de sa maison, afin qu’en son absence elle pût veiller elle-même à ces mille soins qu’exige un mobilier élégant.
Luisa se trouva seule.
Le prince François avait pris en grande amitié son bibliothécaire, et, trouvant en lui, sous l’enveloppe d’un homme du monde, une science aussi étendue que profonde, ne pouvait plus se passer de sa société, qu’il préférait à celle de ses courtisans. Le prince François était, en effet, d’un caractère doux et timide, que la crainte rendit plus tard profondément dissimulé. Effrayé des violences politiques de sa mère, la voyant se dépopulariser de plus en plus, sentant le trône chanceler sous ses pieds, il voulait hériter de la popularité que perdait la reine en paraissant complétement étranger, opposé même à la politique suivie par le gouvernement napolitain ; la science lui offrait un refuge : il se fit de son bibliothécaire un bouclier, et parut complétement absorbé dans ses travaux archéologiques, géologiques et philologiques, et cela sans perdre de vue le cours des événements journaliers, qui, selon lui, se pressaient vers une catastrophe.
Le prince François faisait donc cette habile et sourde opposition libérale que, sous les gouvernements despotiques, font toujours les héritiers de la couronne.
Sur ces entrefaites, le prince François, lui aussi, s’était marié et avait en grande pompe ramené à Naples cette jeune archiduchesse Marie-Clémentine, dont la tristesse et la pâleur faisaient, au milieu de cette cour, l’effet que fait dans un jardin une fleur de nuit, toujours prête à se fermer aux rayons du soleil.
Il avait fort invité San-Felice à amener sa femme aux fêtes qui avaient eu lieu à l’occasion de son mariage ; mais Luisa, qui tenait de son amie la duchesse Fusco des détails précis sur la corruption de cette cour, avait prié son mari de la dispenser de toute apparition au palais. Son mari, qui ne demandait pas mieux que de voir sa femme préférer à tout son chaste gynécée, l’avait excusée de son mieux. L’excuse avait-elle été trouvée bonne ? L’important était qu’elle eût paru bonne et eût été acceptée.
Mais, nous l’avons dit, depuis près d’un an, la duchesse Fusco était partie et Luisa s’était trouvée seule ; la solitude est la mère des rêves, et Luisa seule, son mari retenu au palais, son amie envoyée en exil, Luisa s’était mise à rêver.
À quoi ? Elle n’en savait rien elle-même. Ses rêves n’avaient point de corps, aucun fantôme ne les peuplait ; c’étaient de douces et enivrantes langueurs, de vagues et tendres aspirations vers l’inconnu ; rien ne lui manquait, elle ne désirait rien, et cependant elle sentait un vide étrange dont le siège était sinon dans son cœur, du moins déjà autour de son cœur.
Elle se disait à elle-même que son mari, qui savait toute chose, lui donnerait certainement l’explication de cet état si nouveau pour elle ; mais elle ignorait pourquoi elle fut morte plutôt que de recourir à lui pour avoir des explications à ce sujet.
Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’un jour, son frère de lait Michele étant venu et lui ayant parlé de la sorcière albanaise, elle lui avait, après quelque hésitation, dit de la lui amener le lendemain, dans la soirée, son mari devant probablement être retenu une partie de la nuit à la cour par les fêtes que l’on y donnerait en l’honneur de Nelson, et pour célébrer la victoire que celui-ci avait remportée sur les Français. Nous avons vu ce qui s’était passé pendant cette soirée sur trois points différents, à l’ambassade d’Angleterre, au palais de la reine Jeanne et à la maison du Palmier ; et comment, amenée dans cette maison par Michele, soit hasard, soit pénétration, soit connaissance réelle de la mystérieuse science parvenue jusqu’à nous du moyen âge sous le nom de cabale, la sorcière avait lu dans le cœur de la jeune femme et lui avait prédit le changement que la naissance prochaine des passions devait produire dans ce cœur encore si chaste et si immaculé.
L’événement, soit hasard, soit fatalité, avait suivi la prédiction. Entraînée par un sentiment irrésistible vers celui à qui sa prompte arrivée avait probablement sauvé la vie, nous l’avons vue, ayant pour la première fois un secret à elle seule, fuir la présence de son mari, faire semblant de dormir, recevoir sur son front plein de trouble le calme baiser conjugal, et, San-Felice sorti de la chambre, se relever furtivement pieds nus, l’âme pleine d’angoisse, et venir, d’un œil inquiet, interroger la mort planant au-dessus du lit du blessé.
Laissons Luisa, le cœur tout plein des bondissantes palpitations d’un amour naissant, veiller anxieuse au chevet du moribond, et voyons ce qui se passait au conseil du roi Ferdinand le lendemain du jour où l’ambassadeur de France avait jeté aux convives de sir William Hamilton ses terribles adieux.
XVII. Le roi §
Si nous avions entrepris, au lieu du récit d’événements historiques auxquels la vérité doit donner un cachet plus profondément terrible, et qui, d’ailleurs, ont pris une place ineffaçable dans les annales du monde, si nous avions entrepris, disons-nous, d’écrire un simple roman de deux ou trois cents pages, dans le but inutile et mesquin de distraire, par une suite d’aventures plus ou moins pittoresques, d’événements plus ou moins dramatiques, sortis de notre imagination, une lectrice frivole ou un lecteur blasé, nous suivrions le principe du poëte latin, et, nous hâtant vers le dénoûment, nous ferions assister immédiatement notre lecteur ou notre lectrice aux délibérations de ce conseil auquel assistait le roi Ferdinand et que présidait la reine Caroline, sans nous inquiéter de leur faire faire une connaissance plus intime avec ces deux souverains, dont nous avons indiqué la silhouette dans notre premier chapitre. Mais alors, nous en sommes certain, ce que notre récit gagnerait en rapidité, il le perdrait en intérêt ; car, à notre avis, mieux on connaît les personnages que l’on voit agir, plus grande est la curiosité qu’on prend aux actions bonnes ou mauvaises qu’ils accomplissent ; d’ailleurs, les personnalités étranges que nous avons à mettre en relief dans les deux héros couronnés de cette histoire ont tant de côtés bizarres, que certaines pages de notre récit deviendraient incroyables ou incompréhensibles, si nous ne nous arrêtions pas un instant pour transformer nos croquis, faits à grands traits et au fusain, en deux portraits à l’huile, modelés de notre mieux, et qui n’auront rien de commun, nous le promettons d’avance, avec ces peintures officielles de rois et de reines que les ministres de l’intérieur envoient aux chefs-lieux de département et de canton pour décorer les préfectures et les mairies.
Reprenons donc les choses, ou plutôt les individus, de plus haut.
La mort de Ferdinand VI, arrivée en 1759, appela au trône d’Espagne son frère cadet, qui régnait à Naples et qui lui succéda sous le nom de Charles III.
Charles III avait trois fils : le premier, nommé Philippe, qui eût dû, à l’avènement au trône de son père, devenir prince des Asturies et héritier de la couronne d’Espagne, si les mauvais traitements de sa mère ne l’eussent rendu fou, ou plutôt imbécile ; le second, nommé Charles, qui remplit la vacance laissée par la défaillance de son frère aîné, et qui régna sous le nom de Charles IV ; enfin le troisième, nommé Ferdinand, auquel son père laissa cette couronne de Naples qu’il avait conquise à la pointe de son épée et qu’il était forcé d’abandonner.
Ce jeune prince, âgé de sept ans au moment du départ de son père pour l’Espagne, restait sous une double tutelle politique et morale. Son tuteur politique était Tanucci, régent du royaume ; son tuteur moral était le prince de San-Nicandro, son précepteur.
Tanucci était un fin et rusé Florentin qui dut la place assez distinguée qu’il tient dans l’histoire, non pas à son grand mérite personnel, mais au peu de mérite des ministres qui lui succédèrent ; grand par son isolement, il redescendrait à une taille ordinaire s’il avait pour point de comparaison un Colbert ou même un Louvois.
Quant au prince de San-Nicandro, – qui avait, assure-t-on, acheté à la mère de Ferdinand, à la reine Marie-Amélie6, à cette même princesse qui avait rendu fou son fils aîné à force de mauvais traitements, le droit de faire non pas un fou, mais un ignorant de son troisième fils, et qui avait payé ce droit trente mille ducats, à ce que l’on assurait toujours, – c’était le plus riche, le plus inepte, le plus corrompu des courtisans qui fourmillaient, vers la moitié du siècle dernier, autour du trône des Deux-Siciles.
On se demande comment un pareil homme pouvait arriver, même à force d’argent, à devenir précepteur d’un prince dont un homme aussi intelligent que Tanucci était ministre ; la réponse est bien simple : Tanucci, régent du royaume, c’est-à-dire véritable roi des Deux-Siciles, n’était point fâché de prolonger cette royauté au delà de la majorité de son auguste pupille ; Florentin, il avait sous les yeux l’exemple de la Florentine Catherine de Médicis, qui régna successivement sous François II, Charles IX et Henri III ; or, lui ne pouvait pas manquer de régner sous ou sur Ferdinand, comme on voudra, si le prince de San-Nicandro arrivait à faire de son élève un prince aussi ignorant et aussi nul que son précepteur.
Et, il faut le dire, si telles étaient les vues de Tanucci, le prince de San-Nicandro entra complétement dans ses vues : ce fut un jésuite allemand qui fut chargé d’apprendre au roi le français, que le roi ne sut jamais ; et, comme on ne jugea point à propos de lui apprendre l’italien, il en résulta qu’il ne parlait encore, à l’époque de son mariage, que le patois des lazzaroni, qu’il avait appris des valets qui le servaient et des enfants du peuple qu’on laissait approcher de lui pour sa distraction. Marie-Caroline lui fit honte de cette ignorance, lui apprit à lire et à écrire, deux choses qu’il savait à peine, et lui fit apprendre un peu d’italien, chose qu’il ne savait pas du tout ; aussi, dans ses moments de bonne humeur ou de tendresse conjugale, n’appelait-il jamais Caroline que ma chère maîtresse, faisant ainsi allusion aux trois parties de son éducation qu’elle avait essayé de compléter.
Veut-on un exemple de l’idiotisme du prince de San-Nicandro ? Cet exemple, le voici :
Un jour, le digne précepteur trouva dans les mains de Ferdinand les Mémoires de Sully, que le jeune prince essayait de déchiffrer, ayant entendu dire qu’il descendait de Henri IV et que Sully était ministre de Henri IV. Le livre lui fut immédiatement enlevé, et l’honnête imprudent qui lui avait prêté ce mauvais livre fut sévèrement réprimandé.
Le prince de San-Nicandro ne permettait qu’un livre, ne connaissait qu’un livre, n’avait jamais lu qu’un livre : c’était l’Office de la Vierge.
Et nous appuyons sur cette première éducation pour ne pas faire au roi Ferdinand plus grande qu’il n’est juste la responsabilité des actes odieux que nous allons voir s’accomplir dans le cours du récit que nous avons entrepris.
Ce premier point d’impartialité historique bien établi, voyons ce que fut cette éducation.
Ce n’était point assez pour la tranquillité de la conscience du prince de San-Nicandro que cette conviction consolante que, ne sachant rien, il ne pouvait rien apprendre à son élève ; mais, afin de le maintenir dans une éternelle enfance, tout en développant, par des exercices violents, les qualités physiques dont la nature l’avait doué, il écarta de lui, homme ou livre, tout ce qui pouvait jeter dans son esprit la moindre lumière sur le beau, sur le bon et sur le juste.
Le roi Charles III était, comme Nemrod, un grand chasseur devant Dieu ; le prince de San-Nicandro fit tout ce qu’il put pour que, sous ce rapport du moins, le fils marchât sur les traces de son père ; il remit en vigueur toutes les ordonnances tyranniques sur la chasse, tombées en désuétude, même sous Charles III : les braconniers furent punis de la prison, des fers et même de l’estrapade ; on repeupla les forêts royales de gros gibier ; on multiplia les gardes, et, de peur que la chasse, plaisir fatigant, ne laissât au jeune prince, par la lassitude qui en était la suite, trop de temps libre, et que, pendant ce temps, chose peu probable mais possible, il ne lui prit le désir d’étudier, son précepteur lui donna le goût de la pêche, plaisir tranquille et bourgeois, pouvant servir de repos au plaisir violent et royal de la chasse.
Une des choses qui inquiétaient surtout le prince de San-Nicandro pour l’avenir du peuple sur lequel son élève était appelé à régner, c’est que celui-ci avait un naturel doux et bon ; il était donc urgent de le corriger avant tout de ces deux défauts, auxquels, selon le prince de San-Nicandro, il fallait bien se garder de laisser prendre racine dans le cœur d’un roi.
Voici comment s’y prit le prince de San-Nicandro pour corriger le jeune prince de ce double vice :
Il savait que le frère aîné de son élève, celui qui, devenu prince des Asturies, avait suivi son père en Espagne, trouvait, pendant son séjour à Naples, un suprême plaisir à écorcher des lapins vivants.
Il essaya de donner le goût de cet amusement royal à Ferdinand ; mais le pauvre enfant y montra une telle répugnance, que San-Nicandro résolut de lui inspirer seulement le désir de tuer les pauvres bêtes. Pour donner à cet exercice le charme de la difficulté vaincue, et, comme, de peur qu’il ne se blessât, on ne pouvait encore mettre un fusil entre les mains d’un enfant de huit ou neuf ans, on rassemblait dans une cour une cinquantaine de lapins pris au filet, et, en les chassant devant soi, on les forçait de passer par une chatière pratiquée dans une porte ; le jeune prince se tenait derrière cette porte avec un bâton et les assommait ou les manquait au passage.
Un autre plaisir auquel l’élève du prince de San-Nicandro prit un goût non moins vif qu’à celui d’assommer des lapins, fut celui de berner des animaux sur des couvertures ; par malheur, un jour, il eut la malencontreuse idée de berner un des chiens de chasse du roi son père, ce qui lui valut une mercuriale sévère et une défense absolue de s’adresser jamais à l’un de ces nobles quadrupèdes.
Le roi Charles III parti pour l’Espagne, le prince de San-Nicandro ne vit point d’inconvénient à laisser son élève reconquérir la liberté qu’il avait perdue, et même à l’étendre des quadrupèdes aux bipèdes. Ainsi, un jour que Ferdinand jouait au ballon, il avisa, parmi ceux qui prenaient plaisir à le regarder faire des merveilles à cet exercice, un jeune homme maigre, poudré à blanc et vêtu de l’habit ecclésiastique. Le voir et céder à l’irrésistible désir de le berner fut l’affaire d’une seconde ; il dit quelques mots tout bas à l’oreille d’un des laquais attendant ses ordres ; le laquais courut vers le château, – la chose se passait à Portici, – en revint avec une couverture ; la couverture apportée, le roi et trois joueurs se détachèrent du jeu, firent prendre par le laquais le patient désigné, le firent coucher sur la couverture qu’ils tenaient par les quatre coins, et le bernèrent au milieu des rires des assistants et des huées de la canaille.
Celui à qui cette injure fut faite était le cadet d’une noble famille florentine ; il se nommait Mazzini. La honte qu’il éprouva d’avoir ainsi servi de jouet au prince et de risée à la valetaille, fut si grande, qu’il quitta Naples le jour même, se sauva à Rome, tomba malade en arrivant et mourut au bout de quelques jours.
La cour de Toscane fit ses plaintes aux cabinets de Naples et de Madrid ; mais la mort d’un petit abbé cadet de famille était chose de trop peu d’importance, pour qu’il fût fait droit par le père du coupable et par le coupable lui-même.
On comprend que, tout entier abandonné à de pareils amusements, le roi, enfant, s’ennuyât de la société des gens instruits, et, jeune homme, en eût honte ; aussi passait-il tout son temps soit à la chasse, soit à la pêche, soit à faire faire l’exercice aux enfants de son âge, qu’il réunissait dans la cour du château et qu’il armait de manches à balai, nommant ces courtisans en herbe sergents, lieutenants, capitaines, et frappant de son fouet ceux qui faisaient de fausses manœuvres et de mauvais commandements. Mais les coups de fouet d’un prince sont des faveurs, et ceux qui, le soir venu, avaient reçu le plus de coups de fouet étaient ceux qui se tenaient pour être le plus avant dans les bonnes grâces de Sa Majesté.
Malgré ce défaut d’éducation, le roi conserva un certain bon sens qui, lorsqu’on ne l’influençait pas dans un sens contraire, le menait au juste et au vrai. Dans la première partie de sa vie, celle qui fut antérieure à la révolution française, et tant qu’il ne craignit pas l’invasion de ce qu’il appelait les mauvais principes, c’est-à-dire de la science et du progrès, sachant lire et écrire à peine, jamais il ne refusait ni places ni pensions aux hommes qu’on lui assurait être recommandables par leurs connaissances ; parlant le patois du môle, il n’était point insensible à un langage élevé et éloquent. Un jour, un cordelier nommé le père Fosco, persécuté par les moines de son couvent parce qu’il était plus savant et meilleur prédicateur qu’eux, parvint jusqu’au roi, se jeta à ses pieds et lui raconta tout ce que lui faisaient souffrir leur ignorance et leur jalousie ; le roi, frappé de l’élégance de ses paroles et de la force de son raisonnement, le fit causer longtemps ; puis enfin il lui dit :
– Laissez-moi votre nom et rentrez dans votre couvent ; je vous donne ma parole d’honneur que le premier évêché vacant sera pour vous.
Le premier évêché qui vint à vaquer fut celui de Monopoli, dans la terre de Bari, sur l’Adriatique.
Comme d’habitude, le grand aumônier présenta au roi trois candidats, de grande maison tous trois, pour remplir cette place ; mais le roi Ferdinand, secouant la tête :
– Pardieu ! dit-il, depuis que vous êtes chargé des présentations, vous m’avez fait donner assez de mitres à des ânes auxquels il eût suffi de mettre des bâts ; il me plaît aujourd’hui de faire un évêque de ma façon, et j’espère qu’il vaudra mieux que tous ceux que vous m’avez mis sur la conscience, et pour la nomination desquels je prie Dieu et saint Janvier de me pardonner.
Et, biffant les trois noms, il écrivit celui du père Fosco.
Le père Fosco fut, ainsi que l’avait prévu Ferdinand, un des évêques les plus remarquables du royaume, et, comme, un jour, quelqu’un qui l’avait entendu prêcher faisait compliment au roi, non-seulement sur l’éloquence, mais encore sur la conduite exemplaire de l’ex-cordelier :
– Je les choisirais bien toujours ainsi, répondit Ferdinand ; mais, jusqu’à présent, je n’ai connu qu’un seul homme de mérite parmi les gens d’Église ; le grand aumônier ne me propose que des ânes pour évêques. Que voulez-vous ! le pauvre homme ne connaît que ses confrères d’écurie.
Ferdinand avait parfois une bonhomie de caractère qui rappelait celle de son aïeul Henri IV.
Un jour qu’il se promenait dans le parc de Caserte en habit militaire, une paysanne s’approcha de lui et lui dit :
– On m’a assuré, monsieur, que le roi se promenait souvent dans cette allée ; savez-vous si j’ai chance de le rencontrer aujourd’hui ?
– Ma bonne femme, lui répondit Ferdinand, je ne puis vous indiquer quand le roi passera ; mais, si vous avez quelque demande à lui faire, je puis me charger de la lui transmettre, étant de service près de lui.
– Eh bien, voici la chose, dit la femme : j’ai un procès et, comme, étant une pauvre veuve, je n’ai point d’argent à donner au rapporteur, cet homme le fait traîner depuis trois ans.
– Avez-vous préparé une requête ?
– Oui, monsieur ; la voilà.
– Donnez-la-moi et venez demain à la même heure, je vous la rendrai apostillée par le roi.
– Et moi, dit la veuve, je n’ai que trois dindes grasses ; mais, si vous faites cela, les trois dindes sont à vous.
– Revenez demain avec vos trois dindes, la bonne femme, et vous trouverez votre demande apostillée.
La veuve fut exacte au rendez-vous, mais pas plus que le roi ne le fut lui-même. Ferdinand tenait la requête, la femme tenait les trois dindes ; il prit les trois dindes et la femme la requête.
Tandis que le roi tâtait les dindes pour voir si elles étaient effectivement aussi grasses que la femme l’avait dit, la bonne femme ouvrait la requête pour voir si elle était réellement apostillée.
Chacun avait tenu fidèlement sa parole ; la femme s’en alla de son côté, le roi du sien.
Le roi entra dans la chambre de la reine, tenant ses trois dindes par les pattes, et, comme Marie-Caroline regardait sans y rien comprendre cette volaille qui se débattait aux mains de son mari :
– Eh bien, lui dit-il, ma chère maîtresse, vous qui dites toujours que je ne suis bon à rien, et que, si je n’étais pas né roi, je ne saurais pas gagner mon pain, cependant voilà trois dindes que l’on m’a données pour une signature !
Et il raconta toute l’aventure à la reine.
– Pauvre femme ! dit celle-ci quand il eut fini son récit.
– Pourquoi, pauvre femme ?
– Parce qu’elle a fait une mauvaise affaire. Croyez-vous donc que le rapporteur aura égard à votre signature ?
– J’y ai bien pensé, dit Ferdinand avec un rire narquois ; mais j’ai mon idée.
Et, en effet, la reine avait raison : la recommandation de son auguste époux ne fit pas le moindre effet sur le rapporteur, et le procès se continua tout aussi lentement que par le passé.
La veuve revint à Caserte, et, comme elle ne savait pas le nom de l’officier qui lui avait rendu service, elle demanda l’homme auquel elle avait donné trois dindes.
L’aventure avait fait du bruit ; on prévint le roi que la plaideuse était là.
Le roi la fit entrer.
– Eh bien, ma bonne femme, lui dit-il, vous venez m’annoncer que votre procès est jugé ?
– Ah bien, oui ! dit-elle, il faut que le roi n’ait pas grand crédit ; car, lorsque j’ai remis au rapporteur la requête apostillée par Sa Majesté, il a dit : « C’est bon, c’est bon ! si le roi est pressé, il fera comme les autres, il attendra. » Aussi, ajouta-t-elle, si vous êtes un homme de conscience, vous me rendrez mes trois dindes, ou, tout au moins, vous me les payerez.
Le roi se mit à rire.
– Avec la meilleure volonté du monde, dit-il, je ne puis vous les rendre ; mais je puis vous les payer.
Et, prenant dans sa poche tout ce qu’il y avait de pièces d’or, il les lui donna.
– Quant à votre rapporteur, ajouta-t-il, nous sommes au 25 du mois de mars : eh bien, vous verrez qu’à la première audience d’avril, votre procès sera jugé.
En effet, lorsque le rapporteur se présenta à la fin du mois pour toucher ses appointements, il lui fut dit, de la part du roi, par le trésorier :
– Ordre de Sa Majesté de ne vous payer que quand le procès qu’il vous a fait l’honneur de vous recommander sera jugé.
Comme l’avait prévu le roi, le procès fut jugé à la première audience.
Et l’on citait sur le roi, à Naples, nombre d’aventures de ce genre, dont nous nous contenterons de rapporter deux ou trois.
Un jour qu’il chassait dans la forêt de Persano avec la même livrée que ses gardes, il rencontra une pauvre femme appuyée à un arbre et sanglotant.
Il lui adressa le premier la parole et lui demanda ce qu’elle avait.
– J’ai, répondit-elle, que je suis veuve avec sept enfants ; que, pour toute fortune, j’ai un petit champ, et que ce petit champ vient d’être ravagé par les chiens et les piqueurs du roi.
Puis, avec un mouvement d’épaules et un redoublement de sanglots :
– Il est bien dur, ajouta-t-elle, d’être les sujets d’un homme qui, pour une heure de plaisir, n’hésite pas à ruiner toute une famille. Je vous demande un peu pourquoi ce butor est venu dévaster mon champ !
– Ce que vous dites là est trop juste, ma bonne femme, répondit Ferdinand ; et, comme je suis au service du roi, je lui porterai vos plaintes, en supprimant, toutefois, les injures dont vous les accompagnez.
– Oh ! dis-lui ce que tu voudras, continua la femme exaspérée ; je n’ai rien à attendre de bon d’un pareil égoïste, et il ne peut pas maintenant me faire plus de mal qu’il ne m’en a fait.
– N’importe, dit le roi, fais-moi toujours voir le champ, afin que je juge s’il est réellement aussi dévasté que tu le dis.
La veuve le conduisit à son champ ; la récolte était, en effet, foulée aux pieds des hommes, des chevaux et des chiens, et entièrement perdue.
Alors, apercevant des paysans, le roi les appela et leur dit d’estimer en conscience le dommage que la veuve avait pu éprouver.
Ils l’estimèrent vingt ducats.
Le roi fouilla dans sa poche, il en avait soixante.
– Voilà, dit-il aux deux paysans, vingt ducats que je vous donne pour votre arbitrage ; quant aux quarante autres, ils sont pour cette pauvre femme. C’est bien le moins, lorsque les rois font un dégât, qu’ils payent le double de ce que payeraient de simples particuliers.
Un autre jour, une femme dont le mari venait d’être condamné à mort, part d’Aversa sur le conseil de l’avocat qui a défendu le condamné et vient à pied à Naples pour demander la grâce de son mari. C’était chose facile que d’aborder le roi, toujours courant à pied ou à cheval par les rues de Tolède et par la rivière de Chiaïa ; cette fois, malheureusement ou plutôt heureusement pour la suppliante, le roi n’était ni au palais, ni à Chiaïa, ni à Tolède ; il était à Capodimonte ; c’était la saison des becfigues, et son père Charles III, de cynégétique mémoire, avait fait bâtir le château, qui avait coûté plus de douze millions, dans le seul but de se trouver sur le passage de ce petit gibier si estimé des gourmands.
La pauvre femme était écrasée de fatigue, elle venait de faire cinq lieues tout courant. Elle se présenta à la porte du palais royal, et, apprenant que Ferdinand était à Capodimonte, elle demanda au chef du poste la permission d’attendre le roi ; le chef du poste, touché de compassion en voyant ses larmes et en apprenant le sujet qui les faisait couler, lui accorda sa demande. Elle s’assit sur la première marche de l’escalier par lequel le roi devait monter au palais ; mais, quelle que fût la préoccupation qui la tenait, la fatigue devint plus forte que l’inquiétude, et, après avoir, pendant quelques heures, lutté en vain contre le sommeil, elle renversa sa tête contre le mur, ferma les yeux et s’endormit.
Elle dormait à peine depuis un quart d’heure lorsque revint le roi, qui était un admirable tireur, et qui avait été, ce jour-là, plus adroit encore que d’habitude ; il était donc dans une disposition d’esprit des plus bienveillantes, quand il aperçut la bonne femme qui l’attendait. On voulut la réveiller ; mais le roi fit signe qu’on ne la dérangeât point ; il s’approcha d’elle, la regarda avec une curiosité mêlée d’intérêt, et, voyant le bout de sa pétition qui sortait de sa poitrine, il la tira doucement, la lut, et, ayant demandé une plume et de l’encre, il écrivit au bas : Fortuna e duorme, ce qui correspond à peu près à notre proverbe : La fortune vient en dormant, et signa : FERDINAND B.
Après quoi, il ordonna de ne réveiller la paysanne sous aucun prétexte, défendit qu’on la laissât pénétrer jusqu’à lui, veilla à ce qu’il fût sursis à l’exécution et replaça la pétition à l’endroit où il l’avait prise.
Au bout d’une demi-heure, la solliciteuse ouvrit les yeux, s’informa si le roi était rentré et apprit qu’il venait de passer devant elle, tandis qu’elle dormait.
Sa désolation fut grande ! elle avait manqué l’occasion qu’elle était venue chercher de si loin et avec tant de fatigue ! Elle supplia le chef du poste de lui permettre d’attendre que le roi sortit ; le chef du poste répondit que la chose lui était positivement défendue ; la paysanne, au désespoir, repartit pour Aversa.
Sa première visite, à son retour, fut pour l’avocat qui lui avait donné le conseil d’aller implorer la clémence du roi ; elle lui raconta ce qui s’était passé et comment, par sa faute, elle avait laissé échapper une occasion désormais introuvable ; l’avocat avait des amis à la cour, il lui dit de rendre la pétition, et qu’il aviserait au moyen de la faire tenir au roi.
La femme remit à l’avocat la pétition demandée ; par un mouvement machinal, celui-ci l’ouvrit ; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu’il poussa un cri de joie. Dans la situation où l’on se trouvait, le proverbe consolateur écrit et signé de la main du roi équivalait à une grâce, et, en effet, sur les instances de l’avocat, sur la production de l’apostille du roi, et surtout grâce à l’ordre donné directement par le roi, huit jours après, le prisonnier était rendu à la liberté.
Le roi Ferdinand n’était rien moins que difficile dans la recherche de ses amours. En général, peu lui importaient le rang et l’éducation, pourvu que la femme fût jeune et belle ; il avait, dans toutes les forêts où il prenait le plaisir de la chasse, de jolies petites maisons composées de quatre ou cinq pièces, très-simplement mais très-proprement meublées ; il s’y arrêtait pour y déjeuner, pour y dîner, ou pour y prendre simplement quelques heures de repos. Chacune de ces petites maisons était tenue par une hôtesse, toujours choisie parmi les plus jeunes et les plus belles filles des villages voisins, et, comme il disait un jour au valet de chambre qui avait dans ses attributions celle de veiller à ce que son maître ne retrouvât pas trop souvent les mêmes visages : « Prends garde que la reine ne sache ce qui se passe ici ! » le valet de chambre, qui avait son franc parler, lui répondit :
– Bon ! n’ayez souci, sire : Sa Majesté la reine en fait bien d’autres, et n’y met pas tant de précautions !
– Chut ! répondit le roi, il n’y a point de mal, cela croise les races.
Et, en effet, le roi, voyant que la reine se gênait si peu, avait jugé à propos de ne pas se gêner non plus à son tour, et il avait fini par fonder sa fameuse colonie de San-Leucio, à la tête de laquelle, comme nous l’avons raconté, il avait mis le cardinal Fabrizio Ruffo. Cette colonie compta jusqu’à cinq ou six cents habitants, qui, à la condition que les maris et les pères ne verraient jamais entrer le roi Ferdinand dans leur maison et n’auraient jamais la prétention de se faire ouvrir une porte qui aurait ses raisons de rester fermée, jouissaient de toute sorte de privilèges, comme, par exemple, d’être exempts du service militaire, d’avoir des tribunaux particuliers, de se marier sans avoir besoin de la permission des parents, et enfin d’être dotés directement par le roi quand ils se mariaient. Il en résulta que la population de cette autre Salente, fondée par cet autre Idoménée, devint une espèce de collection de médailles frappées directement par le roi, et où les antiquaires retrouveront encore le type bourbonien, lorsqu’il aura disparu du reste du monde.
D’après toutes les anecdotes que nous venons de raconter, il est facile de voir que le roi Ferdinand, comme l’avait parfaitement découvert son précepteur le prince de San-Nicandro n’était point naturellement cruel ; seulement, sa vie, à l’époque où nous sommes arrivés, c’est-à-dire à l’an 1798, pouvait déjà se séparer en deux phases :
Avant la révolution française, – après la révolution française.
Avant la révolution française, c’est l’homme que nous avons vu, c’est-à-dire naïf, spirituel, porté au bien plutôt qu’au mal.
Après la révolution française, c’est l’homme que nous verrons, c’est-à-dire craintif, implacable, défiant, et porté, au contraire, plutôt au mal qu’au bien.
Dans l’espèce de portrait moral que nous venons de tracer un peu longuement peut-être, mais par des faits et non par des paroles, nous avons eu pour but de faire connaître l’étrange personnalité du roi Ferdinand : de l’esprit naturel, pas d’éducation, l’insouciance de toute gloire, l’horreur de tout danger, pas de sensibilité, pas de cœur, la luxure permanente, le parjure établi en principe, la religion du pouvoir royal poussée aussi loin que chez Louis XIV, le cynisme de la vie politique et de la vie privée mis au grand jour par le mépris profond qu’il faisait des grands seigneurs qui l’entouraient, et dans lesquels il ne voyait que des courtisans ; du peuple sur lequel il marchait et dans lequel il ne voyait que des esclaves ; des instincts inférieurs qui l’attiraient vers les amours grossiers, des amusements physiques qui tendaient à matérialiser incessamment le corps aux dépens de l’esprit, voilà sur quelles données il faut juger l’homme qui monta sur le trône presque aussi jeune que Louis XIV, qui mourut presque aussi vieux que lui, qui régna de 1759 à 1825, c’est-à-dire soixante-six ans, y compris sa minorité ; sous les yeux duquel s’accomplit, sans qu’il sût mesurer la hauteur des événements et la profondeur des catastrophes, tout ce qui se fit de grand dans la première moitié du siècle présent et dans la dernière moitié du siècle passé. Napoléon tout entier passa dans son règne ; il le vit naître et grandir, décroître et tomber ; né seize ans avant lui, il le vit mourir cinq ans avant lui, et se trouva enfin, sans avoir d’autre valeur que celle d’un simple comparse royal, mêlé comme un des principaux acteurs à ce drame gigantesque qui bouleversa le monde, de Vienne à Lisbonne et du Nil à la Moskova.
Dieu le nomma Ferdinand IV, la Sicile le nomma Ferdinand III, le congrès de Vienne le nomma Ferdinand Ier, les lazzaroni le nommèrent le roi Nasone.
Dieu, la Sicile et le congrès se trompèrent ; un seul de ses trois noms fut vraiment populaire et lui resta c’est celui qui lui fut donné par les lazzaroni.
Chaque peuple a eu son roi qui a résumé l’esprit de la nation : les Écossais ont eu ROBERT BRUCE, les Anglais ont eu HENRI VIII, les Allemands ont eu MAXIMILIEN, les Russes ont eu IVAN LE TERRIBLE, les Polonais ont eu JEAN SOBIESKI, les Espagnols ont eu CHARLES-QUINT, les Français ont eu HENRI IV, les Napolitains ont eu NASONE.
XVIII. La reine §
Marie-Caroline, archiduchesse d’Autriche, avait quitté Vienne au mois d’avril 1768, pour venir épouser Ferdinand IV à Naples. La fleur impériale entra dans son futur royaume avec le mois du printemps ; elle avait seize ans à peine, étant née en 1752 ; mais, fille chérie de Marie-Thérèse, elle arrivait avec un sens bien supérieur à son âge ; elle était, d’ailleurs, plus qu’instruite, elle était lettrée ; elle était plus qu’intelligente, elle était philosophe ; il est vrai qu’à un moment donné, cet amour de la philosophie se changea en haine contre ceux qui la pratiquaient.
Elle était belle dans la complète acception du mot, et, lorsqu’elle le voulait, charmante ; ses cheveux étaient d’un blond dont l’or transparaissait sous la poudre ; son front était large, car les soucis du trône, de la haine et de la vengeance n’y avaient point encore creusé leurs sillons ; ses yeux pouvaient le disputer en transparence à l’azur du ciel sous lequel elle venait régner ; son nez droit, son menton légèrement accentué, signe de volonté absolue, lui faisaient un profil grec ; elle avait le visage ovale, les lèvres humides et carminées, les dents blanches comme le plus blanc ivoire ; enfin un cou, un sein et des épaules de marbre, dignes des plus belles statues retrouvées à Pompéi et à Herculanum, ou venues à Naples du musée Farnèse, complétaient ce splendide ensemble. Nous avons vu, dans notre premier chapitre, ce qu’elle conservait de cette beauté, trente ans après.
Elle parlait correctement quatre langues : l’allemand d’abord, sa langue maternelle, puis le français, l’espagnol et l’italien ; seulement, en parlant, et surtout quand un sentiment violent l’inspirait, elle avait un léger défaut de prononciation pareil à celui d’une personne qui parlerait avec un caillou dans la bouche ; mais ses yeux brillants et mobiles, mais la netteté de ses pensées surtout avaient bientôt raison de ce léger défaut.
Elle était altière et orgueilleuse comme il convenait à la fille de Marie-Thérèse. Elle aimait le luxe, le commandement, la puissance. Quant aux autres passions qui devaient se développer en elle, elles étaient encore enfermées sous la virginale enveloppe de la fiancée de seize ans.
Elle arrivait avec ses rêves de poésie allemande, dans ce pays inconnu, où les citrons mûrissent, comme a dit le poëte germain ; elle venait habiter la contrée heureuse, la campania felice, où naquit le Tasse, où mourut Virgile. Ardente de cœur, poétique d’esprit, elle se promettait de cueillir d’une main au Pausilippe le laurier qui poussait sur la tombe du poëte d’Auguste, de l’autre celui qui ombrageait à Sorrente le berceau du chantre de Godefroy. L’époux auquel elle était fiancée avait dix ans ; étant jeune et de grande race, sans doute il était beau, élégant et brave. Serait-il Euryale ou Tancrède, Nisus ou Renaud ? Elle était disposée, elle, à devenir Camille ou Hermine, Clorinde ou Didon.
Elle trouva, à la place de sa fantaisie juvénile et de son rêve poétique, l’homme que vous connaissez, avec un gros nez, de grosses mains, de gros pieds, parlant le dialecte du môle avec des gestes de lazzarone.
La première entrevue eut lieu le 12 mai à Portella, sous un pavillon de soie brodé d’or ; la princesse était accompagnée de son frère Léopold, qui était chargé de la remettre aux mains de son époux. Comme Joseph II son frère, Léopold II était nourri de maximes philosophiques ; il voulait introduire force réformes dans ses États, et, en effet, la Toscane se souvient qu’entre autres réformes, la peine de mort fut abolie sous son règne.
De même que Léopold était le parrain de sa sœur, Tanucci était le tuteur du roi. Au premier regard qu’échangèrent la jeune reine et le vieux ministre, ils se déplurent réciproquement. Caroline devina en lui l’ambitieuse médiocrité qui avait enlevé à son époux, en le maintenant dans son ignorance native, tous les moyens d’être un jour un grand roi, ou tout simplement même un roi. Sans doute, elle eût reconnu le génie d’un époux qui lui eût été supérieur, et, dans son admiration pour lui, elle eût probablement été alors reine soumise, épouse fidèle ; il n’en fut point ainsi ; elle reconnut, au contraire, l’infériorité de son époux, et, de même que sa mère avait dit à ses Hongrois : Je suis le roi Marie-Thérèse, elle dit aux Napolitains : Je suis le roi Marie-Caroline.
Ce n’était point ce que voulait Tanucci ; il ne voulait ni roi ni reine, il voulait être premier ministre.
Par malheur, il y avait, dans les clauses du contrat de mariage des augustes époux, un petit article qui s’était glissé sans que Tanucci, qui ne connaissait point encore la jeune archiduchesse, y eût attaché grande importance : Marie-Caroline avait le droit d’assister aux conseils d’État, du moment qu’elle aurait donné à son époux un héritier de la couronne.
C’était une fenêtre que la cour d’Autriche ouvrait sur celle de Naples. Jusque-là, l’influence – qui, sous Philippe II et Ferdinand VII, était venue de France, – Charles III étant monté sur le trône d’Espagne, venait naturellement de Madrid.
Tanucci comprit que, par cette fenêtre ouverte pour Marie-Caroline, entrait l’influence autrichienne.
Il est vrai qu’ayant donné, cinq ans seulement après son mariage, un héritier à la couronne, Marie-Caroline ne jouit que vers l’année 1774 du privilège qui lui était accordé.
En attendant, aveuglée par des illusions qu’elle s’obstinait à conserver, Marie-Caroline espéra qu’elle pourrait faire une éducation complétement nouvelle à son mari ; cela lui parut d’autant plus facile que sa science à elle avait frappé Ferdinand d’étonnement. Après avoir entendu causer Caroline avec Tanucci et les quelques rares personnes instruites de sa cour, il se frappait la tête avec stupéfaction en disant :
– La reine sait tout !
Plus tard, lorsqu’il eut vu où cette science le conduisait et combien elle le faisait dévier de la route qu’il eût voulu suivre, il ajoutait à ces mots : La reine sait tout !
– Et cependant elle fait plus de sottises que moi, qui ne suis qu’un âne !
Mais il n’en commença pas moins à subir l’influence de cet esprit supérieur, et il se soumit aux leçons qu’elle lui proposa : elle lui apprit littéralement, comme nous l’avons déjà dit, à lire et à écrire ; mais ce qu’elle ne put lui apprendre, ce furent ces façons élégantes des cours du Nord, ce soin de soi-même, si rare surtout dans les pays chauds, où l’eau devrait être non-seulement un besoin, mais encore un plaisir ; cette sympathie féminine pour les fleurs et pour les parfums que la toilette leur demande ; ce babillage doux et charmant, enfin, qui semble emprunté moitié au murmure des ruisseaux, moitié au ramage des fauvettes et des rossignols.
La supériorité de Caroline humiliait Ferdinand ; la grossièreté de Ferdinand répugnait à Caroline.
Il est vrai que cette supériorité, incontestable aux yeux de son époux, prévenu, pouvait être, à la rigueur, contestée par les gens véritablement instruits, qui ne voyaient dans le bavardage de la reine que le résultat de cette science superficielle qui gagne en étendue ce qu’elle perd en profondeur. Peut-être, en effet, en la jugeant comme elle devait être jugée, eût-on trouvé en elle plus de babil que de raisonnement, et surtout ce pédantisme particulier aux princes de la maison de Lorraine dont étaient si profondément atteints ses frères Joseph et Léopold : Joseph parlant toujours sans jamais laisser à personne le temps de lui répondre ; Léopold, véritable maître d’école, plus fait pour tenir la férule d’Orbélius que le sceptre de Charlemagne.
Ainsi était la reine. Elle avait un petit manuscrit d’écriture très-fine, composé par elle-même à son usage et contenant les opinions des philosophes depuis Pythagore jusqu’à Jean-Jacques Rousseau, et, lorsqu’elle devait recevoir des hommes sur lesquels elle voulait faire une certaine impression, elle repassait son manuscrit, et, selon les circonstances, plaçait dans sa conversation les maximes qu’il contenait.
Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que, tout en faisant l’esprit fort, la reine donnait dans toutes les superstitions populaires qui agitaient les classes inférieures de la population de Naples.
Nous citerons deux exemples de cette superstition ; nous avons à peindre dans le livre que nous écrivons non-seulement des rois, des princes, des courtisans, des hommes qui sacrifient leur vie à un principe et des hommes qui sacrifient tous les principes à l’or et aux faveurs, mais encore un peuple mobile, superstitieux, ignorant, féroce : disons donc à l’aide de quels moyens ce peuple est soulevé ou calmé.
Ce qui soulève l’Océan, c’est la tempête ; ce qui soulève le peuple de Naples, c’est la superstition.
Il y avait à Naples une femme que l’on appelait la sainte des pierres.
Elle prétendait, sans être aucunement malade, rendre tous les jours une certaine quantité de petites pierres qu’elle distribuait comme des reliques, vu son état de santé, aux fidèles qui avaient foi en elles. Ces pierres, nonobstant le chemin qu’elles avaient suivi pour arriver à la lumière, avaient le privilège de faire des miracles, et, au bout de quelque temps, étaient entrées en concurrence avec les reliques des saints les plus accrédités de Naples.
Cette prétendue sainte, quoique non malade, avait été, sur la demande de son confesseur et de son médecin, transportée au grand hôpital des Pellegrini de Naples, où elle jouissait de la nourriture des directeurs et de la plus belle chambre de l’établissement. Une fois établie dans cette chambre, grâce à la connivence du confesseur et des chirurgiens qui y trouvaient leur compte, elle jouait à grand orchestre la farce de la vente des pierres miraculeuses.
Nous disons à tort la vente ; non, les pierres ne se vendaient pas, elles se donnaient ; mais la sainte, qui avait fait vœu de ne pas toucher d’argent monnayé, acceptait des vêtements, des bijoux, des cadeaux de toute espèce enfin, en toute humilité et pour l’amour du Seigneur.
Ce petit commerce, dans tout autre pays que Naples, eût conduit la prétendue sainte à la police correctionnelle ou aux Petites-Maisons ; à Naples, c’était un miracle de plus, voilà tout.
Eh bien, la reine fut une des plus ardentes adeptes de la sainte des pierres ; elle lui envoyait des présents et lui écrivait elle-même – la reine était prodigue de son écriture – pour se recommander à ses prières, sur lesquelles elle comptait pour l’accomplissement de ses vœux.
On comprend que, du moment qu’on vit la reine en personne et une reine philosophe, recourir à la sainte, les doutes, s’il en restait, disparurent ou firent semblant de disparaître.
La science seule resta incrédule.
Or, la science, à cette époque, la science médicale voulons-nous dire, était représentée par ce même Dominique Cirillo, que nous avons vu apparaître au palais de la reine Jeanne pendant cette soirée d’orage où l’envoyé de Championnet aborda avec tant de difficulté le rocher sur lequel est bâti le palais ; or, Dominique Cirillo, homme de progrès, qui eût voulu voir sa patrie suivre le mouvement de la terre, auquel elle semblait ne point participer, Dominique Cirillo jugea honteux pour Naples, au moment où éclataient sur le monde les lumières encyclopédiques, d’y laisser jouer cette comédie à peine digne de s’accomplir dans les ténèbres du XIIe ou du XIIIe siècle.
Il commença, en conséquence, par aller trouver le chirurgien qui servait de compère à la sainte et essaya d’obtenir de lui l’aveu de sa fourberie.
Le chirurgien affirma qu’il y avait miracle.
Dominique Cirillo lui offrit, s’il voulait dire la vérité, de l’indemniser personnellement de la perte qu’amènerait pour lui la connaissance de cette vérité.
Le chirurgien persista dans son dire.
Cirillo vit qu’il y avait deux fourbes à démasquer au lieu d’un.
Il se procura plusieurs des pierres rejetées par la sainte, les examina, se convainquit que les unes étaient de simples cailloux ramassés au bord de la mer, les autres de la terre calcaire durcie, les autres, enfin, des pierres ponces ; aucune n’était du genre de celles qui peuvent se former dans le corps humain à la suite de la pierre ou de la gravelle.
Le savant, ses pierres en main, fit une nouvelle démarche près du chirurgien ; mais celui-ci s’entêta à soutenir sa sainte.
Cirillo comprit qu’il fallait en finir par un grand acte de publicité.
Comme son talent et son autorité dans la science médicale mettaient en quelque sorte tous les hôpitaux sous sa juridiction, il fit, un beau matin, irruption dans le grand hôpital, suivi de plusieurs médecins et chirurgiens qu’il avait réunis à cet effet, entra dans la chambre de la sainte et visita son produit de la nuit.
Elle avait quatorze pierres à mettre à la disposition des fidèles.
Cirillo la fit enfermer et veiller pendant deux ou trois jours, et elle continua de produire des pierres selon son habitude ; seulement, le nombre des pierres variait, mais toutes étaient de la même nature que celle que nous avons dite.
Cirillo recommanda à l’élève qu’il avait mis de garde auprès d’elle de la surveiller avec le plus grand soin : celui-ci remarqua que la sainte tenait habituellement les mains dans ses poches, et, de temps en temps, les portait à sa bouche, comme quelqu’un qui mangerait des pastilles.
L’élève la força de tenir les mains hors de ses poches et l’empêcha de les porter à sa bouche.
La sainte, qui ne voulait pas se trahir en se mettant en opposition ouverte avec son gardien, demanda une prise de tabac, et, en portant les doigts à son nez, porta en même temps la main à sa bouche, et, dans ce mouvement, parvint à avaler trois ou quatre pierres.
Il est vrai que ce furent les dernières : le jeune homme avait surpris l’escamotage ; il la saisit par les deux mains, et fit entrer des femmes qui, par son ordre, ou plutôt par celui de Cirillo, déshabillèrent la sainte.
On trouva un sac à l’intérieur de sa chemise ; il contenait cinq cent seize petites pierres.
En outre, elle portait au cou un amulette, que, jusque-là, on avait pris pour un reliquaire et qui, de son côté, en contenait environ six cents.
Procès-verbal fut dressé du tout, et Cirillo traduisit la sainte devant le tribunal de police correctionnelle sous prévention d’escroquerie. Le tribunal la condamna à trois mois de prison.
On trouva dans la chambre de la sainte une malle pleine de vaisselle d’argent, de bijoux, de dentelles, d’objets précieux ; plusieurs de ces objets et des plus précieux lui venaient de la reine, dont elle produisit les lettres au tribunal.
La reine fut furieuse, et cependant le procès avait eu un tel éclat, qu’elle n’osa tirer cette femme des mains de la justice ; mais sa vengeance poursuivit Cirillo, et il dut à cette circonstance les persécutions qu’il avait éprouvées, et qui, de l’homme de science, firent l’homme de révolution.
Quant à la sainte, malgré le procès-verbal de Cirillo, malgré le jugement du tribunal qui la déclarait coupable, Naples ne manqua pas de cœurs pleins de foi qui continuèrent de lui envoyer des présents et de se recommander à ses prières.
Le second exemple de superstition que nous nous sommes engagés à citer de la part de la reine est celui que nous allons raconter.
Il y avait à Naples, vers 1777, c’est-à-dire à l’époque de la naissance de ce même prince François que nous avons vu apparaître sur la galère capitane, arrivé alors à l’âge d’homme et duquel il a été question depuis comme protecteur du cavalier San-Felice, il y avait un frère minime, âgé de quatre-vingts ans, qui était arrivé à se faire une réputation de sainteté, propagée par son couvent, auquel cette réputation était très-profitable ; les moines ses collègues avaient répandu le bruit que la calotte que le bonhomme portait habituellement avait reçu du ciel la faculté de faciliter le travail des femmes enceintes, de sorte que de tous côtés on s’arrachait la sainte calotte, que les moines ne laissaient, comme on le pense bien, sortir du couvent qu’à prix d’or. Les femmes qui, à la suite de l’emploi de la calotte, avaient des couches heureuses, le criaient tout haut, et fortifiaient ainsi la réputation de la bienheureuse calotte ; celles qui accouchaient difficilement ou même qui mouraient, étaient accusées de n’avoir pas eu la foi, et la calotte ne souffrait pas de l’accident.
Caroline, dans les derniers jours de sa grossesse, prouva qu’elle était femme avant d’être reine et philosophe : elle envoya chercher la calotte en disant que, par chaque jour qu’elle la garderait, elle enverrait cent ducats au couvent.
Elle la garda cinq jours à la grande joie des religieux, mais au grand désespoir des autres femmes en couches, qui étaient obligées de courir toutes les chances de la parturition, sans y être aidées par la bienheureuse relique.
Nous ne pourrions dire si la calotte du minime porta bonheur à la reine ; mais, à coup sûr, elle ne porta point bonheur à Naples. Lâche et faux comme prince, François fut faux et cruel comme roi.
Cette manie de faire de la science, qui était commune à Caroline et à ses frères Joseph et Léopold, était telle, que le jeune prince Charles, duc de Pouille, héritier de la couronne, qui était né en 1775, et dont la naissance avait ouvert à sa mère la porte du Conseil d’État, étant tombé malade en 1780, et les plus célèbres médecins ayant été appelés pour lui donner des soins, Caroline, non point avec les angoisses d’une mère, mais avec l’aplomb d’un professeur, se mêlait à toutes les consultations, donnant son avis et cherchant à prendre une influence sur le traitement que l’on faisait suivre à l’enfant.
Ferdinand, qui se contentait d’être père et qui était désolé, il faut lui rendre cette justice, de voir l’héritier présomptif marcher à une mort certaine, ne put, un jour, supporter une froide dissertation de la reine sur les causes de la goutte, tandis que son enfant agonisait de la petite vérole ; voyant alors que, malgré les gestes réitérés qui lui imposaient silence, elle continuait de discuter, il se leva et la prit par la main en lui disant :
– Mais ne comprends-tu pas qu’il ne suffit point d’être reine pour savoir la médecine et qu’il faut encore l’avoir apprise ? Je ne suis qu’un âne, moi, je le sais ; aussi je me contente de me taire et de pleurer. Fais comme moi, ou va-t’en.
Et, comme elle voulait continuer d’exposer sa théorie, il la mit à la porte en la poussant un peu plus violemment qu’elle n’y était habituée, et en pressant sa sortie avec un geste du pied qui appartenait bien plus a un lazzarone qu’à un roi.
Le jeune prince mourut, au grand désespoir de son père ; quant à Caroline, elle se contenta, pour toute consolation, de lui répéter les paroles de la Spartiate, que le pauvre roi n’avait jamais entendues et dont il apprécia mal le sublime stoïcisme :
– Lorsque je le mis au monde, je savais qu’il était condamné à mourir un jour.
On comprend que deux individus de caractères si opposés ne pouvaient demeurer en bonne intelligence ; aussi, quoique les mêmes motifs de stérilité n’existassent point entre Ferdinand et Caroline qu’entre Louis XVI et Marie-Antoinette, les commencements de leur union, si prolifique depuis, ne brillent-ils point par leur fécondité.
En effet, en jetant les yeux sur l’arbre généalogique dressé par del Pozzo, je trouve que le premier né du mariage de Ferdinand et de Caroline est la jeune princesse Marie-Thérèse, qui voit le jour en 1772, devient-archiduchesse en 1790, impératrice en 1792, et meurt en 1803.
Quatre ans s’étaient donc passés sans que l’union des deux époux portât ses fruits ; il est vrai qu’à partir de ce moment, l’avenir répara les lenteurs du passé : treize princes ou princesses vinrent témoigner que les rapprochements des deux époux étaient presque aussi fréquents que leurs querelles ; il est donc probable que, si un sentiment de répulsion instinctive éloigna d’abord Caroline de son époux, un calcul politique l’en rapprocha bientôt. Une femme jeune, belle, ardente comme était la reine, avait, du moment qu’elle eut bien étudié le tempérament de son époux, toujours à sa disposition un moyen de l’amener à faire ce qu’elle voulait. En effet, Ferdinand n’avait jamais rien su refuser à une maîtresse, à plus forte raison à sa femme – et quelle femme ! – Marie-Caroline d’Autriche, c’est-à-dire une des femmes les plus séduisantes qui aient jamais existé.
Ce qui avait surtout contribué d’abord à éloigner cette nature fine et sensitive de cette autre nature sensuelle et vulgaire, c’était le côté lazzarone de Ferdinand. Ainsi, par exemple, chaque fois que le roi allait entendre l’opéra à San-Carlo, il se faisait apporter dans sa loge un souper. Ce souper, plus substantiel que délicat, eût été incomplet sans le plat de macaroni national ; mais c’était moins le macaroni en lui-même qu’appréciait le roi que le triomphe populaire qu’il tirait de sa manière de le manger. Les lazzaroni ont, dans l’inglutition de ce plat, une adresse manuelle toute particulière qu’ils doivent au mépris qu’ils font de la fourchette ; or, Ferdinand, qui en toute chose ambitionnait d’être le roi des lazzaroni, ne manquait jamais de prendre son plat sur la table, de s’avancer sur le devant de la loge, et, au milieu des applaudissements du parterre, de manger son macaroni à la manière de Polichinelle, le patron des mangeurs de macaroni.
Un jour qu’il s’était livré à cet exercice en présence de la reine et qu’il avait été couvert d’applaudissements, la reine n’y put tenir, elle se leva et sortit en faisant signe à ses deux femmes, la San-Marco et la San-Clemente, de la suivre.
Lorsque le roi se retourna, il trouva la loge vide.
Et cependant, l’histoire consacre un plaisir de ce genre partagé par Caroline ; mais alors la reine était amoureuse de son premier amour et aussi timide à cette époque qu’elle fut depuis impudente elle avait trouvé, dans la mascarade à visage découvert que nous allons raconter, un moyen de se rapprocher de ce beau prince Caramanico que nous avons vu mourir si prématurément à Palerme.
Le roi avait formé un régiment de soldats qu’il prenait plaisir à faire manœuvrer et qu’il appelait ses Liparotis, parce que ceux qui le composaient étaient presque tous tirés des îles Lipariotes.
Nous avons dit plus haut que Caramanico était capitaine dans ce régiment, dont le roi était colonel.
Un jour, le roi ordonna une grande revue de son régiment privilégié dans la plaine de Portici, au pied de ce Vésuve, éternelle menace de destruction et de mort. On dressa des tentes magnifiques sous lesquelles on transporta du château royal des vins de tous les pays, des comestibles de toutes les espèces.
Une de ces tentes était occupée par le roi en habit d’hôtelier, c’est-à-dire vêtu d’une jaquette et d’une culotte de toile blanche, la tête ornée du bonnet de coton traditionnel, et les flancs serrés par une ceinture de soie rouge dans laquelle était passé, au lieu de l’épée avec laquelle Vatel se coupa la gorge, un immense couteau de cuisine.
Jamais le roi ne s’était senti si fort à son aise que sous ce costume ; il eût voulu pouvoir le garder toute sa vie.
Dix ou douze garçons d’auberge, vêtus comme lui, se tenaient prêts à obéir aux ordres du maître et à servir officiers et soldats.
C’étaient les premiers seigneurs de la cour, l’aristocratie du Livre d’or de Naples.
L’autre tente était occupée par la reine, vêtue, en hôtesse d’opéra-comique, d’une jupe de soie bleu de ciel, d’un casaquin noir brodé d’or, d’un tablier cerise brodé d’argent ; elle avait une parure complète de corail rose, collier, boucles d’oreilles, bracelets ; le sein et les bras à moitié nus, et ses cheveux, sans poudre, c’est-à-dire dans toute leur luxuriante abondance et avec l’éclat d’une gerbe dorée, étaient retenus, comme une cascade prête à rompre sa digue, par une résille d’azur.
Une douzaine de jeunes femmes de la cour, vêtues de leur côté en caméristes de théâtre, avec toute l’élégance et les raffinements de coquetterie qui pouvaient faire ressortir les avantages naturels de chacune d’elles, lui faisait un escadron volant qui n’avait rien à envier à celui de la reine Catherine de Médicis.
Mais, nous l’avons dit, au milieu de cette mascarade à visage découvert, l’amour seul avait un masque. En allant et venant entre les tables, Caroline effleurait de sa robe, laissant voir le bas d’une jambe adorable, l’uniforme d’un jeune capitaine qui n’avait de regards que pour elle et qui ramassait et pressait sur son cœur le bouquet qu’elle laissait tomber de sa poitrine en lui versant à boire. Hélas ! un de ces deux cœurs qui battaient si ardemment au souffle du même amour s’était déjà éteint ; l’autre battait encore, mais au désir de la vengeance, aux espérances de la haine.
Quelque chose de pareil se passait dix ans plus tard au Petit-Trianon, et une comédie pareille, à laquelle ne se mêlait point, il est vrai, une soldatesque grossière, se jouait entre le roi et la reine de France. Le roi était le meunier, la reine la meunière, et le garçon meunier, qu’il s’appelât Dillon ou Coigny, ne le cédait en rien en élégance, en beauté et même en noblesse au prince Caramanico.
Quoi qu’il en soit, le tempérament ardent du roi s’accommodait mal des caprices conjugaux de Caroline, et il offrait à d’autres femmes cet amour que la sienne méprisait ; mais Ferdinand était d’une telle faiblesse avec la reine, qu’à certaines heures il ne savait pas même garder le secret des infidélités qu’il lui faisait ; alors, non point par jalousie, mais pour qu’une rivale ne lui ravît pas cette influence à laquelle elle aspirait, la reine feignait un sentiment qu’elle n’éprouvait point, et finissait par faire exiler celle dont son mari lui avait livré le nom. C’est ce qui arriva à la duchesse de Luciano, que le roi lui-même avait dénoncée à sa femme, et que celle-ci fit reléguer dans ses terres. Indignée de la faiblesse de son royal amant, la duchesse s’habilla en homme, vint se poster sur le passage du roi et l’accabla de reproches. Le roi reconnut ses torts, tomba aux genoux de la duchesse, lui demanda mille fois pardon ; mais elle n’en fut pas moins forcée de quitter la cour, d’abandonner Naples, de se retirer dans ses terres enfin, d’où le roi n’osa la rappeler qu’au bout de sept ans ! Une conduite contraire valut une punition semblable à la duchesse de Cassano-Serra. Vainement le roi lui avait fait une cour assidue, elle avait obstinément résisté. Le roi, aussi indiscret dans ses revers que dans ses triomphes, avoua à la reine d’où venait sa mauvaise humeur ; Caroline, pour laquelle une trop grande vertu était un reproche vivant, fit exiler la duchesse de Cassano-Serra pour sa résistance comme elle avait fait exiler la duchesse de Luciano pour sa faiblesse.
Cette fois encore, le roi la laissa faire.
Il est vrai que parfois aussi la patience échappait au roi.
Un jour, la reine, n’ayant point par hasard à s’en prendre à une favorite, s’en prit à un favori : c’était le duc d’Altavilla, contre lequel elle croyait avoir quelque motif de plainte ; or, comme dans ses emportements, cessant d’être maîtresse d’elle-même, la reine ne ménageait point ses injures, elle s’oublia jusqu’à dire au duc qu’il achetait la faveur du roi par des complaisances indignes d’un galant homme.
Le duc d’Altavilla, blessé dans sa dignité, alla aussitôt trouver le roi, lui raconta ce qui venait d’arriver, et lui demanda la permission de se retirer dans ses terres. Le roi, furieux, passa à l’instant même chez la reine, et, comme, au lieu de l’apaiser, elle l’irritait encore par des réponses acerbes, il lui envoya, toute fille de Marie-Thérèse qu’elle était, et tout roi Ferdinand qu’il était lui-même, un soufflet qui, parti de la main d’un crocheteur, n’eût pas mieux résonné sur la joue de la fille d’un portefaix.
La reine se retira chez elle, se renferma dans ses appartements, bouda, cria, pleura ; mais, cette fois, Ferdinand tint bon, ce fut elle qui dut revenir la première, et force lui fut de demander au duc d’Altavilla lui-même de la remettre bien avec son royal époux.
Nous avons dit quel effet avait produit sur Ferdinand la révolution française ; on comprend – les caractères si opposés des deux souverains étant connus – que cet effet fut bien autrement terrible sur Caroline.
Chez Ferdinand, ce fut un sentiment tout égoïste, un retour sur sa propre situation, une assez grande indifférence sur le sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qu’il ne connaissait pas, mais la terreur d’un sort semblable pour lui-même.
Chez Caroline, ce fut tout à la fois l’affection de famille frappée au cœur. Cette femme, qui voyait mourir d’un œil sec son enfant, adorait sa mère, ses frères, sa sœur, l’Autriche enfin, à laquelle elle sacrifia éternellement Naples. Ce fut l’orgueil royal, mortellement blessé, moins encore par la mort que par l’ignominie de cette mort ; ce fut la haine la plus ardente, éveillée contre cet odieux peuple français, qui osait traiter ainsi non-seulement les rois, mais encore la royauté, qui amenèrent sur les lèvres de cette femme un serment de vengeance contre la France, non moins implacable que celui qui sortit contre Rome des lèvres du jeune Annibal.
En effet, en apprenant successivement, et à huit mois de distance, les nouvelles de la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, Caroline devint presque folle de rage. Les différentes impressions de terreur et de colère qui agitaient son âme avaient altéré sa physionomie et bouleversé le fil de ses idées ; elle voyait partout des Mirabeau, des Danton, des Robespierre ; on ne pouvait lui parler de l’amour et de la fidélité de ses sujets sans risquer de tomber dans sa disgrâce. Sa haine pour la France lui faisait voir dans ses propres États un parti républicain qui était loin d’y exister, mais qu’elle finit par y créer à force de persécutions ; elle donnait le nom de jacobin à tout homme dont la distinction et la valeur personnelles dépassaient la mesure ordinaire, à tout imprudent lisant une gazette parisienne, à tout dandy imitant les modes françaises, et particulièrement à ceux qui portaient les cheveux courts ; des aspirations pures et simples dans un progrès social furent taxées de crimes que la mort ou une prison perpétuelle pouvaient seules expier. Après que ses soupçons eurent été chercher, dans le Mezzo-Ceto, Emmanuele de Deo, Vitagliano et Cagliani, trois enfants ayant à peine soixante-cinq ans à eux trois, et qui furent cruellement exécutés sur la place du Château, les Pagano, les Conforti, les Cirillo furent emprisonnés ; seulement, cette première fois, les soupçons de la reine montèrent jusqu’à la plus haute aristocratie : un prince Colonna, un Caracciolo, un Riario, enfin ce comte de Ruvo que nous avons vu figurer avec Cirillo au nombre des conspirateurs du palais de la reine Jeanne, furent arrêtés sans aucun motif, conduits au château Saint-Elme et recommandés au geôlier comme les conspirateurs les plus dangereux.
Le roi et la reine, si mal d’accord d’habitude en toute chose, s’accordèrent cependant à partir de ce moment sur un point, leur haine contre les Français ; seulement, la haine du roi était indolente et se fût contentée de les tenir éloignés de lui, tandis que la haine de Caroline était active et qu’à cette haine, à laquelle leur éloignement ne suffisait point, il fallait leur destruction.
Le caractère altier de Caroline avait depuis longtemps courbé sous sa volonté le caractère insoucieux de Ferdinand, qui, ainsi que nous l’avons dit, se révoltait parfois par boutades, quand son bon sens naturel lui indiquait qu’on le faisait dévier du droit chemin ; mais, avec du temps, de la patience et de l’obstination, la reine en arrivait toujours au but qu’elle se proposait.
C’est ainsi que, dans l’espoir de prendre part à quelque coalition contre la France, et même de lui faire une guerre personnelle, elle avait, par l’intermédiaire d’Acton, levé et organisé, presque à l’insu de son mari, une armée de 70,000 hommes, construit une flotte de cent bâtiments de toute grandeur, réuni un matériel considérable, et pris toutes les dispositions enfin pour que, du jour au lendemain, sur un ordre du roi, la guerre pût commencer.
Elle avait été plus loin : appréciant l’impuissance des généraux napolitains, qui n’avaient jamais commandé une armée en campagne, comprenant le peu de confiance qu’auraient en eux des soldats qui connaîtraient comme elle leur incapacité, elle avait demandé à son neveu l’empereur d’Autriche, un de ses généraux qui passait pour le premier stratégiste de l’époque, quoiqu’il ne fut encore célèbre que par ses échecs, le baron Mack ; l’empereur s’était empressé de le lui accorder, et l’on attendait de moment en moment l’arrivée de cet important personnage, arrivée dont la reine et Acton devaient être seuls prévenus et que le roi ignorait complétement.
Ce fut sur ces entrefaites qu’Acton, se sentant maître de la situation et ne connaissant au monde qu’un seul homme qui pût le renverser et se mettre à sa place, se décida à se débarrasser de cet homme, dont l’éloignement ne lui suffisait plus.
Un jour, on apprit à Naples que le prince Caramanico, vice-roi de Sicile, était malade, le lendemain qu’il était mourant, le surlendemain qu’il était mort.
Dans aucun cœur peut-être cette mort ne causa un ébranlement si terrible que dans celui de Caroline ; cet amour, le premier de tous, y avait grandi par l’absence et ne pouvait en être déraciné que par la mort. Pas une des fibres dont il s’était emparé ne fut épargnée dans ce douloureux déchirement, et l’angoisse fut d’autant plus grande, qu’elle dut la cacher aux regards curieux qui l’enveloppaient ; elle feignit une indisposition, s’enferma dans la chambre la plus reculée de son appartement, et, là, se roulant sur ses tapis, les ongles enfoncés dans ses cheveux, la figure inondée de larmes, avec des rugissements de panthère blessée, elle blasphéma le ciel, maudit le roi, maudit sa couronne, maudit cette amante qu’elle n’aimait pas et qui lui tuait le seul amant qu’elle eût aimé, se maudit elle-même, et, par dessus tout, maudit ce peuple qui, chantant cette mort dans les rues, l’accusait d’avoir fait ce sacrifice humain à son complice Acton ; enfin se promit de reverser sur la France et sur les Français tout ce fiel extravasé au fond de son cœur.
Pendant cette agonie, une seule personne, confidente de tous ses secrets, et qu’elle allait associer à sa haine, put pénétrer jusqu’à elle : ce fut sa favorite Emma Lyonna.
Les deux années qui s’étaient écoulées depuis cette mort, la plus grande douleur peut-être de toute la vie de Caroline, avaient pu épaissir le masque d’impassibilité qu’elle portait sur son visage, mais n’avaient en rien cicatrisé les blessures qui saignaient en dedans.
Il est vrai que l’éloignement de Bonaparte séquestré en Égypte, l’arrivée à Naples du vainqueur d’Aboukir avec toute sa flotte, la certitude que, par cette Circé nommée Emma Lyonna, elle ferait de Nelson l’allié de sa haine et le complice de sa vengeance, lui avaient donné une de ces joies amères, les seules qu’il soit permis de connaître aux cœurs en deuil, aux âmes désespérées.
Dans cette situation d’esprit, la scène qui s’était passée la veille au soir au palais de l’ambassade d’Angleterre, c’est-à-dire les menaces de l’ambassadeur français et sa déclaration de guerre, loin d’avoir effrayé notre implacable ennemie, avaient, au contraire, résonné à son oreille comme le tintement du bronze sonnant l’heure si longtemps et si impatiemment attendue.
Il n’en était pas de même du roi, sur lequel cette scène avait produit une très-fâcheuse impression et auquel elle avait fait passer une fort mauvaise nuit.
Aussi, en rentrant dans son appartement, avait-il commandé qu’on lui préparât le lendemain, pour se distraire, une chasse au sanglier dans les bois d’Asproni.
XIX. La chambre éclairée §
Il était deux heures du matin, à peu près, lorsque le roi et la reine, quittant l’ambassade d’Angleterre, rentrèrent au palais. Le roi, très-préoccupé, nous l’avons dit, de la scène qui venait de se passer, prit immédiatement le chemin de son appartement, et la reine, qui l’invitait rarement à entrer dans le sien, ne mit aucun obstacle à cette retraite précipitée, pressée qu’elle paraissait être, de son côté, de rentrer chez elle.
Le roi ne s’était pas dissimulé la gravité de la situation ; or, dans les circonstances graves, il y avait un homme qu’il consultait toujours avec une certaine confiance, parce que rarement il l’avait consulté sans en recevoir un bon conseil ; il en résultait qu’il reconnaissait à cet homme une supériorité réelle sur toute cette tourbe de courtisans qui l’environnait.
Cet homme, c’était le cardinal Fabrizio Ruffo, que nous avons montré à nos lecteurs, assistant l’archevêque de Naples, son doyen au sacré collège, lors du Te Deum qui avait été chanté, la veille, dans l’église cathédrale de Naples en l’honneur de l’arrivée de Nelson.
Ruffo était au souper donné au vainqueur d’Aboukir par sir William Hamilton ; il avait donc tout vu et tout entendu, et, en sortant, le roi n’avait eu que ces mots à lui dire :
– Je vous attends cette nuit au palais.
Ruffo s’était incliné en signe qu’il était aux ordres de Sa Majesté.
En effet, dix minutes à peine après que le roi était rentré chez lui en prévenant l’huissier de service qu’il attendait le cardinal, on lui annonçait que le cardinal était là et faisait demander si le bon plaisir du roi était de le recevoir.
– Faites-le entrer, cria Ferdinand de manière que le cardinal l’entendît ; je crois bien que mon bon plaisir est de le recevoir !
Le cardinal, invité ainsi à entrer, n’attendit pas l’appel de l’huissier et répondit par sa présence même à ce pressant appel du roi.
– Eh bien, mon éminentissime, que dites-vous de ce qui vient de se passer ? demanda le roi en se jetant dans un fauteuil et en faisant signe au cardinal de s’asseoir.
Le cardinal, sachant que la plus grande révérence dont on puisse user envers les rois est de leur obéir aussitôt qu’ils ont ordonné, toute invitation de leur part étant un ordre, prit une chaise et s’assit.
– Je dis que c’est une affaire très-grave, répliqua le cardinal ; heureusement que Sa Majesté se l’est attirée pour l’honneur de l’Angleterre et qu’il est de l’honneur de l’Angleterre de la soutenir.
– Que pensez-vous, au fond, de ce bouledogue de Nelson ? Soyez franc, cardinal.
– Votre Majesté est si bonne pour moi, qu’avec elle je le suis toujours, franc !
– Dites, alors.
– Comme courage, c’est un lion ; comme instinct militaire, c’est un génie ; mais, comme esprit, c’est heureusement un homme médiocre.
– Heureusement, dites-vous ?
– Oui, sire.
– Et pourquoi heureusement ?
– Parce qu’on le mènera où l’on voudra, avec deux leurres.
– Lesquels ?
– L’amour et l’ambition. L’amour, c’est l’affaire de lady Hamilton ; l’ambition, c’est la vôtre. Sa naissance est vulgaire ; son éducation, nulle. Il a conquis ses grades sans mettre les pieds dans une antichambre, en laissant un œil à Calvi, un bras à Ténériffe, la peau de son front à Aboukir ; traitez cet homme-là en grand seigneur, vous le griserez, et, une fois qu’il sera gris, Votre Majesté en fera ce qu’elle voudra. Est-on sûr de lady Hamilton ?
– La reine en est sûre, à ce qu’elle dit.
– Alors, vous n’avez pas besoin d’autre chose. Par cette femme, vous aurez tout ; elle vous donnera à la fois le mari et l’amant. Tous deux sont fous d’elle.
– J’ai peur qu’elle ne fasse la prude.
– Emma Lyonna faire la prude ? dit Ruffo avec l’expression du plus profond mépris. Votre Majesté n’y pense pas.
– Je ne dis pas prude par pruderie, pardieu !
– Et par quoi ?
– Il n’est pas beau, votre Nelson, avec son bras de moins, son œil crevé et son front fendu. S’il en coûte cela pour être un héros, j’aime autant rester ce que je suis.
– Bon ! les femmes ont de si singulières idées, et puis lady Hamilton aime si merveilleusement la reine ! Ce qu’elle ne fera pas par amour, elle le fera par amitié.
– Enfin ! dit le roi comme un homme qui s’en remet à la Providence du soin d’arranger une affaire difficile.
Puis, à Ruffo :
– Maintenant, continua-t-il, vous avez bien un conseil à me donner dans cette affaire-là ?
– Certainement ; le seul même qui soit raisonnable.
– Lequel ? demanda le roi.
– Votre Majesté a un traité d’alliance avec son neveu l’empereur d’Autriche.
– J’en ai avec tout le monde, des traités d’alliance ; c’est bien ce qui m’embarrasse.
– Mais enfin, sire, vous devez fournir un certain nombre d’hommes à la prochaine coalition.
– Trente mille.
– Et vous devez combiner vos mouvements avec ceux de l’Autriche et de la Russie.
– C’est convenu.
– Eh bien, quelles que soient les instances que l’on fera près de vous, sire, attendez, pour entrer en campagne, que les Autrichiens et les Russes y soient entrés eux-mêmes.
– Pardieu ! c’est bien mon intention. Vous comprenez, Éminence, que je ne vais pas m’amuser à faire la guerre tout seul aux Français… Mais…
– Achevez, sire.
– Si la France n’attend pas la coalition ? Elle m’a déclaré la guerre, si elle me la fait ?
– Je crois, par mes relations de Rome, pouvoir vous affirmer, sire, que les Français ne sont pas en mesure de vous la faire.
– Hum ! voilà qui me tranquillise un peu.
– Maintenant, si Votre Majesté me permettait…
– Quoi ?
– Un second conseil.
– Je le crois bien !
– Votre Majesté ne m’en avait demandé qu’un ; il est vrai que le second est la conséquence du premier.
– Dites, dites.
– Eh bien, à la place de Votre Majesté, j’écrirais de ma main à mon neveu l’empereur, pour savoir de lui, non pas diplomatiquement, mais confidentiellement, à quelle époque il compte se mettre en campagne, et, prévenu par lui, je réglerais mes mouvements sur les siens.
– Vous avez raison, mon éminentissime, et je vais lui écrire à l’instant même.
– Avez-vous un homme sûr à lui envoyer, sire ?
– J’ai mon courrier Ferrari.
– Mais sûr, sûr, sûr ?
– Eh ! mon cher cardinal, vous voulez un homme trois fois sûr, quand il est si difficile d’en trouver qui le soit une fois.
– Enfin, celui-là ?
– Je le crois plus sûr que les autres.
– Il a donné à Votre Majesté des preuves de sa fidélité ?
– Cent.
– Où est-il ?
– Où est-il ? Parbleu ! il est ici quelque part, couché dans mes antichambres, tout botté et tout éperonné, pour être prêt à partir au premier ordre, quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit.
– Il faut écrire d’abord, et nous le chercherons après.
– Écrire, c’est facile à dire, Éminence ; où diable vais-je trouver à cette heure-ci de l’encre, du papier et des plumes ?
– L’Évangile dit : Quœre et invenies.
– Je ne sais pas le latin. Votre Éminence.
– « Cherche et tu trouveras. »
Le roi alla à son secrétaire, ouvrit tous les tiroirs les uns après les autres, et ne trouva rien de ce qu’il cherchait.
– L’Évangile ment, dit-il.
Et il retomba tout contrit dans son fauteuil.
– Que voulez-vous, cardinal ! ajouta-t-il en poussant un soupir, je déteste écrire.
– Votre Majesté est cependant décidée à en prendre la peine cette nuit.
– Sans doute ; mais, vous le voyez, tout me manque ; il me faudrait réveiller tout mon monde, et encore… Vous comprenez bien, mon cher ami, quand le roi n’écrit pas, personne n’a de plumes, d’encre ni de papier. Oh ! je n’aurais qu’à faire demander tout cela chez la reine, elle en a, elle. C’est une écriveuse. Mais, si l’on savait que j’ai écrit, on croirait, ce qui est vrai, au reste, que l’État est en péril. « Le roi a écrit… À qui ? pourquoi ? » Ce serait un événement à remuer tout le palais.
– Sire, c’est donc à moi de trouver ce que vous cherchez inutilement.
– Et où cela ?
Le cardinal salua le roi, sortit, et, une minute après, rentra avec du papier, de l’encre et des plumes.
Le roi le regarda d’un air d’admiration.
– Où diable avez-vous pris cela, Éminence ? demanda-t-il.
– Tout simplement chez vos huissiers.
– Comment ! malgré ma défense, ces drôles-là avaient du papier, de l’encre et des plumes ?
– Il leur faut bien cela pour inscrire les noms de ceux qui viennent solliciter des audiences de Votre Majesté.
– Je ne leur en ai jamais vu.
– Parce qu’ils les cachaient dans une armoire. J’ai découvert l’armoire, et voilà tout ce qui est nécessaire à Votre Majesté.
– Allons, allons, vous êtes homme de ressource. Maintenant, mon éminentissime, dit le roi d’un air dolent, est-il bien nécessaire que cette lettre soit écrite de ma main ?
– Cela vaudra mieux, elle en sera plus confidentielle.
– Alors, dictez-moi.
– Oh ! sire…
– Dictez-moi, vous dis-je, ou, sans cela, je serai deux heures à écrire une demi-page. Ah ! j’espère bien que San-Nicandro est damné, non-seulement dans le temps, mais encore dans l’éternité, pour avoir fait de moi un pareil âne.
Le cardinal trempa dans l’encre une plume fraîchement taillée et la présenta au roi.
– Écrivez donc, sire.
– Dictez, cardinal.
– Puisque Votre Majesté l’ordonne, dit Ruffo en s’inclinant.
Et il dicta.
« Très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré,
» Je dois vous instruire sans retard de ce qui vient de se passer hier soir au palais de l’ambassadeur d’Angleterre. Lord Nelson, ayant relâché à Naples, au retour d’Aboukir, et sir William Hamilton lui donnant une fête, le citoyen Garat, ministre de la République, a pris cette occasion de me déclarer la guerre de la part de son gouvernement.
» Faites-moi donc, par le retour du même courrier que je vous envoie, très-excellent frère, cousin et neveu, allié et confédéré, savoir quelles sont vos dispositions pour la prochaine guerre, et surtout l’époque précise à laquelle vous comptez vous mettre en campagne, ne voulant absolument rien faire qu’en même temps que vous et d’accord avec vous.
» J’attendrai la réponse de Votre Majesté pour me régler en tout point sur les instructions qu’elle me donnera.
» La présente n’étant à autre fin, je me dis, en lui souhaitant toute sorte de prospérités, de Votre Majesté, le bon frère, cousin et oncle, allié et confédéré. »
– Ouf ! fit le roi.
Et il leva la tête pour interroger le cardinal.
– Eh bien, c’est fini, sire, et Votre Majesté n’a plus qu’à signer.
Le roi signa, selon son habitude : Ferdinand B.
– Et quand je pense, continua le roi, que j’aurais mis la nuit tout entière à écrire cette lettre, Merci, mon cher cardinal, merci.
– Que cherche Votre Majesté ? demanda Ruffo, qui voyait que le roi cherchait autour de lui avec inquiétude.
– Une enveloppe.
– Bien, dit Ruffo, nous allons en faire une.
– C’est encore une chose que San-Nicandro ne m’a point appris à faire, des enveloppes ! Il est vrai qu’ayant oublié de m’apprendre à écrire, il avait regardé la science des enveloppes comme chose inutile.
– Votre Majesté permet-elle ? demanda Ruffo.
– Comment, si je le permets ! dit le roi en se levant. Asseyez-vous là à ma place sur mon fauteuil, mon cher cardinal.
Le cardinal s’assit sur le fauteuil du roi, et, avec une grande prestesse et une grande habileté, plia et déchira le papier qui devait recouvrir la lettre royale.
Ferdinand le regardait faire avec admiration.
– Maintenant, dit le cardinal, Votre Majesté veut-elle me dire où est son sceau ?
– Je vais vous le donner, je vais vous le donner, ne vous dérangez pas, dit le roi.
La lettre fut cachetée, et le roi mit l’adresse.
Puis, appuyant son menton dans sa main, il demeura pensif.
– Je n’ose interroger le roi, demande Ruffo en s’inclinant.
– Je veux, répondit le roi toujours pensif, que personne ne sache que j’ai écrit cette lettre à mon neveu, ni par qui je l’ai envoyée.
– Alors, sire, dit en riant Ruffo, Votre Majesté va me faire assassiner en sortant du palais.
– Vous, mon cher cardinal, vous n’êtes pas quelqu’un pour moi ; vous êtes un autre moi-même.
Ruffo s’inclina.
– Oh ! ne me remerciez point, allez, le compliment n’est pas riche.
– Comment faire, alors ? Il faut cependant que vous envoyiez chercher Ferrari par quelqu’un, sire.
– Justement, je m’oriente.
– Si je savais où il est, dit Ruffo, j’irais le chercher.
– Pardieu ! moi aussi, fit le roi.
– Vous avez dit qu’il était dans le palais.
– Certainement qu’il y est ; seulement, le palais est grand. Attendez, attendez donc ! En vérité, je suis encore plus bête que je ne croyais.
Il ouvrit la porte de sa chambre à coucher et siffla.
Un grand épagneul s’élança du tapis où il était couché près du lit de son maître, posa ses deux pattes sur la poitrine du roi, toute chamarrée de plaques et de cordons, et se mit à lui lécher le visage, occupation à laquelle le maître paraissait prendre autant de plaisir que le chien.
– C’est Ferrari qui l’a élevé, dit le roi ; il va me trouver Ferrari tout de suite.
Puis, changeant de voix et parlant à son chien comme il eût parlé à un enfant :
– Où est-il donc, ce pauvre Ferrari, Jupiter ? Nous allons le chercher. Taïaut ! taïaut !
Jupiter parut parfaitement comprendre ; il fit trois ou quatre bonds par la chambre, humant l’air et jetant des cris joyeux ; puis il alla gratter à la porte d’un corridor secret.
– Ah ! nous en revoyons donc, mon bon chien ? dit le roi.
Et, allumant un bougeoir au candélabre, il ouvrit la porte du couloir en disant :
– Cherche, Jupiter ! cherche !
Le cardinal suivait le roi, d’abord pour ne pas le laisser seul, ensuite par curiosité.
Jupiter s’élança vers l’extrémité du couloir et gratta à une seconde porte.
– Nous sommes donc sur la voie, mon bon Jupiter ? continua le roi.
Et il ouvrit cette seconde porte, comme il avait ouvert la première ; elle donnait sur une antichambre vide.
Jupiter alla droit à une porte opposée à celle par laquelle il était entré et se dressa contre cette porte.
– Tout beau ! dit le roi, tout beau !
Puis, se tournant vers Ruffo :
– Nous brûlons, cardinal, dit-il.
Et il ouvrit cette troisième porte.
Elle donnait sur un petit escalier. Jupiter s’y élança, monta rapidement une vingtaine de marches, puis se mit à gratter la porte en poussant de petits cris.
– Zitto ! zitto ! dit le roi.
Le roi ouvrit cette quatrième porte comme il avait ouvert les trois autres ; seulement, cette fois, il était arrivé au terme de son voyage : le courrier, tout vêtu et tout éperonné, dormait sur un lit de camp.
– Hein ! fit le roi, tout fier de l’intelligence de son chien ; et quand je pense que pas un de mes ministres, même celui de la police, n’aurait fait ce que vient de faire mon chien !
Malgré l’envie qu’avait Jupiter de sauter sur le lit de son père nourricier Ferrari, le roi lui fit un signe de la main, et il se tint tranquille derrière lui.
Ferdinand alla droit au dormeur, et, du bout de la main, lui toucha l’épaule.
Si légère qu’eût été la pression, celui-ci se réveilla immédiatement et se mit sur son séant, regardant autour de lui avec cet œil effaré de l’homme que l’on éveille au milieu de son premier sommeil ; mais, aussitôt, reconnaissant le roi, il se laissa glisser de son lit de camp et se tint debout et les coudes au corps, attendant les ordres de Sa Majesté.
– Peux-tu partir ? lui demanda le roi.
– Oui, sire, répondit Ferrari.
– Peux-tu aller à Vienne sans t’arrêter ?
– Oui, sire.
– Combien de jours te faut-il pour aller à Vienne ?
– Au dernier voyage, sire, j’ai mis cinq jours et six nuits ; mais je me suis aperçu que je pouvais aller plus vite et gagner douze heures.
– Et à Vienne, combien de temps te faut-il pour te reposer ?
– Le temps qu’il faudra à la personne à laquelle Votre Majesté écrit pour me donner une réponse.
– Alors, tu peux être ici dans douze jours ?
– Auparavant si l’on ne me fait pas attendre, et s’il ne m’arrive pas d’accident.
– Tu vas descendre à l’écurie, seller un cheval toi-même ; tu iras le plus loin possible avec le même cheval, au risque de le forcer ; tu le laisseras chez un maître de poste quelconque et tu l’y reprendras à ton retour.
– Oui, sire.
– Tu ne diras à personne où tu vas.
– Non, sire.
– Tu remettras cette lettre à l’empereur lui-même et point à d’autres.
– Oui, sire.
– Et à qui que ce soit, même à la reine, tu ne laisseras prendre la réponse.
– Non, sire.
– As-tu de l’argent ?
– Oui, sire.
– Eh bien, pars, alors.
– Je pars, sire.
Et, en effet, le brave homme ne prit que le temps de glisser la lettre du roi dans une petite poche de cuir pratiquée en manière de portefeuille dans la doublure de sa veste, de mettre sous son bras un petit paquet contenant un peu de linge et de se coiffer de sa casquette de courrier ; après quoi, sans en demander davantage, il s’apprêta à descendre l’escalier.
– Eh bien, tu ne fais pas tes adieux à Jupiter ? dit le roi.
– Je n’osais, sire, répondit Ferrari.
– Voyons, embrassez-vous ; n’êtes-vous pas deux vieux amis, et tous les deux à mon service ?
L’homme et le chien se jetèrent dans les bras l’un de l’autre : tous deux n’attendaient que la permission du roi.
– Merci, sire, dit le courrier.
Et il essuya une larme en se précipitant par les degrés pour rattraper le temps perdu.
– Ou je me trompe fort, dit le cardinal, ou vous avez là un homme qui se fera tuer pour vous à la première occasion, sire !
– Je le crois, dit le roi : aussi, je pense à lui faire du bien.
Ferrari avait disparu depuis longtemps que le roi et le cardinal n’étaient point encore au bas de l’escalier.
Ils rentrèrent dans l’appartement du roi par le même chemin qu’ils avaient pris pour en sortir, refermant derrière eux les portes qu’ils avaient laissées ouvertes.
Un huissier de la reine attendait dans l’antichambre, porteur d’une lettre de Sa Majesté.
– Oh ! oh ! fit le roi en regardant la pendule, à trois heures du matin ? Ce doit être quelque chose de bien important.
– Sire, la reine a vu votre chambre éclairée, et elle a pensé avec raison que Votre Majesté n’était pas encore couchée.
Le roi ouvrit la lettre avec la répugnance qu’il mettait toujours à lire les lettres de sa femme.
– Bon ! dit-il aux premières lignes, c’est amusant : voilà ma partie de chasse à tous les diables !
– Je n’ose demander à Votre Majesté ce que lui annonce cette lettre.
– Oh ! demandez, demandez, Votre Éminence. Elle m’annonce qu’au retour de la fête et à la suite de nouvelles importantes reçues, M. le capitaine général Acton et Sa Majesté la reine ont décidé qu’il y aurait conseil extraordinaire aujourd’hui mardi. Que le bon Dieu bénisse la reine et M. Acton ! Est-ce que je les tourmente, moi ? Qu’ils fassent donc ce que je fais, qu’ils me laissent tranquille.
– Sire, répliqua Ruffo, pour cette fois, je suis obligé de donner raison à Sa Majesté la reine et à M. le capitaine général ; un conseil extraordinaire me paraît de toute nécessité, et plus tôt il aura lieu, mieux cela vaudra.
– Eh bien, alors, vous en serez, mon cher cardinal.
– Moi, sire ? Je n’ai point droit d’assister au conseil !
– Mais, moi, j’ai le droit de vous y inviter.
Ruffo s’inclina.
– J’accepte, sire, dit-il ; d’autres y apporteront leur génie, j’y apporterai mon dévouement.
– C’est bien. Dites à la reine que je serai demain au conseil à l’heure qu’elle m’indiquera, c’est-à-dire à neuf heures. Votre Éminence entend ?
– Oui, sire.
L’huissier se retira.
Ruffo allait le suivre, lorsqu’on entendit le galop d’un cheval qui passait sous la voûte du palais.
Le roi saisit la main du cardinal.
– En tout cas, dit-il, voilà Ferrari qui part. Éminence, vous serez instruit un des premiers, je vous le promets, de ce qu’aura répondu mon cher neveu.
– Merci, sire.
– Bonne nuit à Votre Éminence… Ah ! qu’ils se tiennent bien demain au conseil ! je préviens la reine et M. le capitaine général que je ne serai pas de bonne humeur.
– Bah ! sire, dit le cardinal en riant, la nuit portera conseil.
Le roi rentra dans sa chambre à coucher et sonna à briser la sonnette. Le valet de chambre accourut tout effaré, croyant que le roi se trouvait mal.
– Que l’on me déshabille et que l’on me couche ! cria le roi d’une voix de tonnerre ; et, une autre fois, vous aurez soin que l’on ferme mes jalousies, afin que l’on ne voie pas que ma chambre est éclairée à trois heures du matin.
Disons maintenant ce qui s’était passé dans la chambre obscure de la reine, tandis que ce que nous venons de raconter se passait dans la chambre éclairée du roi.
XX. La chambre obscure §
À peine la reine était-elle rentrée chez elle, que le capitaine général Acton s’était fait annoncer en lui mandant qu’il avait deux nouvelles importantes à lui communiquer ; mais sans doute ce n’était pas lui que la reine attendait ou n’était-il point le seul qu’elle attendit ; car elle répondit assez durement :
– C’est bien ! qu’il entre au salon ; aussitôt que je serai libre, j’irai le rejoindre.
Acton était habitué à ces boutades royales. Depuis longtemps, entre la reine et lui, il n’y avait plus d’amour ; il était l’amant en titre comme il était premier ministre ; ce qui n’empêchait point qu’il n’y eût d’autres ministres que lui.
Un lien politique rattachait seul l’un à l’autre ces deux anciens amants. Acton avait besoin, pour rester au pouvoir, de l’influence que la reine avait prise sur le roi, et la reine, pour ses vengeances ou ses sympathies, qu’elle satisfaisait avec une égale passion, avait besoin du génie intrigant d’Acton et de sa complaisance infinie, prête à tout supporter pour elle.
La reine se dépouilla rapidement de toute sa toilette de gala, de ses fleurs, de ses diamants, de ses pierreries ; elle effaça et fit disparaître le rouge dont les femmes et surtout les princesses couvraient leurs joues à cette époque, passa un long peignoir blanc, prit une bougie, suivit un couloir solitaire, et, après avoir traversé tout un appartement, elle arriva à une chambre isolée, d’un ameublement sévère et communiquant à l’extérieur avec un escalier secret dont la reine avait une clef, et son sbire Pasquale de Simone une autre.
Les fenêtres de cette chambre restaient constamment fermées pendant le jour, et pas le moindre rayon de lumière n’y pénétrait.
Une lampe de bronze occupait le centre de la table, où elle était scellée, et un abat-jour posé sur la lumière était construit de manière à concentrer cette lumière dans la circonférence de la table seulement, et à laisser tout le reste de la chambre dans l’obscurité.
C’était là que l’on entendait les dénonciations. Si les dénonciateurs, malgré l’ombre qui s’épaississait dans les profondeurs de la salle, craignaient d’être reconnus, ils pouvaient entrer un masque sur le visage, ou revêtir dans l’antichambre une de ces longues robes de pénitent qui accompagnent le cadavre au cimetière ou le patient à l’échafaud : linceuls effrayants qui rendent l’homme pareil à un spectre et qui, ne laissant de passage qu’à la vue, font, des trous pratiqués à cet effet, deux ouvertures pareilles aux orbites vides d’une tête de mort.
Les trois inquisiteurs qui s’asseyaient à cette table ont acquis une assez triste célébrité pour faire leurs noms immortels ; ils se nommaient Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, Guidobaldi, vice-président de la junte d’État en permanence depuis quatre ans, et Vanni, procureur fiscal.
La reine, en récompense de ses bons services, venait de faire ce dernier marquis.
Mais, cette nuit-là, la table était déserte, la lampe éteinte, la chambre solitaire ; le seul être vivant ou plutôt ayant apparence de vie qui l’habitât était une pendule dont le balancement monotone et le timbre strident troublaient seuls le silence funèbre qui semblait descendre du plafond et peser sur le parquet.
On eût dit que les ténèbres qui régnaient éternellement dans cette chambre en avaient épaissi l’air et l’avaient rendu semblable à cette vapeur qui flotte au-dessus des marais ; on sentait, en y entrant, que l’on changeait non-seulement de température, mais encore d’atmosphère, et que celle-ci, ne se composant plus des éléments qui forment l’air extérieur, devenait plus difficile à respirer.
Le peuple, qui voyait les fenêtres de cette chambre constamment fermées, l’avait appelée la chambre obscure ; et, par les bruits vagues qui s’en étaient échappés comme de toute chose mystérieuse, il avait, avec le terrible instinct de divination qui le caractérise, à peu près entrevu ce qui s’y passait, mais, comme ce n’était pas lui que menaçait cette funèbre obscurité, comme les décrets qui sortaient de cette chambre sombre passaient au-dessus de sa tête pour frapper des têtes plus hautes que la sienne, c’était lui qui parlait le plus de cette chambre, mais c’était lui aussi qui, au bout du compte, la craignait le moins.
Au moment où la reine entra, pâle et éclairée comme lady Macbeth par le reflet de la bougie qu’elle tenait à la main, dans cette chambre à l’atmosphère épaisse, cette espèce d’échappement qui précède la sonnerie se fit entendre, et la pendule sonna la demie après deux heures.
Ainsi que nous l’avons dit, la chambre était vide, et, comme si elle se fût attendue à y trouver quelqu’un, la reine parut s’étonner de cette solitude. Un instant elle hésita à s’avancer ; mais bientôt, surmontant cette terreur qui l’avait prise au bruit inattendu de la pendule, elle explora les deux angles de la chambre opposés au côté par lequel elle était entrée, et vint, lente et pensive, s’asseoir à la table.
Cette table, tout au contraire de celle qui se trouvait chez le roi, était couverte de dossiers comme le bureau d’un tribunal, et offrait en triple tout ce qu’il fallait pour écrire, papier, encre et plumes.
La reine feuilleta distraitement les papiers ; ses yeux les parcouraient sans les lire, son oreille tendue essayait de saisir le moindre bruit, son esprit errait loin du corps. Au bout d’un instant, ne pouvant contenir son impatience, elle se leva, alla à la porte donnant sur l’escalier secret, y appuya son oreille, et écouta.
Après quelques moments, elle entendit le grincement d’une clef qui tournait dans la serrure, et murmura ce mot, qui peignit l’impatience avec laquelle elle attendait :
– Enfin !
Puis alors, ouvrant la porte donnant sur un escalier sombre :
– Est-ce toi, Pasquale ? demanda-t-elle.
– Oui, Votre Majesté, répondit une voix d’homme venant du bas de l’escalier.
– Tu viens bien tard ! dit la reine regagnant sa place d’un air sombre et le sourcil froncé.
– Par ma foi ! peu s’en est fallu que je ne vinsse pas du tout, répondit celui à qui l’on faisait le reproche de manquer de diligence.
La voix se rapprochait de plus en plus.
– Et pourquoi as-tu manqué de ne pas venir du tout ?
– Parce que la besogne a été rude là-bas, dit l’homme apparaissant enfin à la porte de la chambre.
– Est-elle faite, du moins ? demanda la reine.
– Oui, madame, grâce à Dieu et à saint Pasquale, mon patron, elle est faite et bien faite ; mais elle a coûté cher !
Et, en disant ces mots, le sbire déposait sur un fauteuil un manteau contenant des objets qui rendirent un son métallique au contact du meuble.
La reine le regarda faire avec une expression mêlée de curiosité et de dégoût.
– Comment, cher ? demanda-t-elle.
– Un homme tué et trois blessés, rien que cela.
– C’est bien. On fera une pension à la veuve et l’on donnera des gratifications aux blessés.
Le sbire s’inclina en signe de remercîment.
– Ils étaient donc plusieurs ? demanda la reine.
– Non, madame, il était seul ; mais c’était un lion que cet homme ; j’ai été obligé de lui lancer mon couteau à dix pas ; sans quoi, j’y passais comme les autres.
– Mais enfin ?
– Enfin, on en est venu à bout.
– Et vous lui avez pris les papiers de force ?
– Oh ! non, de bonne volonté, madame : il était mort.
– Ah ! fit la reine avec un léger frisson. Ainsi, vous avez été obligé de le tuer ?
– Morbleu ! plutôt deux fois qu’une, et cependant, foi de Simone ! cela m’a fait de la peine ; il fallait bien, je vous le jure, que ce fût pour le service de Votre Majesté.
– Comment ! cela t’a fait de la peine, de tuer un Français ? Je ne te croyais pas le cœur si tendre aux soldats de la République.
– Ce n’était point un Français, madame, dit le sbire en secouant la tête.
– Quelle histoire me contes-tu là ?
– Jamais Français n’a parlé le patois napolitain comme le parlait le pauvre diable.
– Holà ! s’écria la reine, j’espère, que tu n’as pas commis quelque erreur. Je t’avais parfaitement annoncé un Français venant à cheval de Capoue à Pouzzoles.
– C’est bien cela, madame, et en barque de Pouzzoles au château de la reine Jeanne ?
– Un aide de camp du général Championnet.
– Oh ! c’est bien à lui que nous avons eu affaire. D’ailleurs, il a eu le soin de nous dire lui-même qui il était.
– Tu lui as donc adressé la parole ?
– Sans doute, madame. En lui entendant hacher du napolitain comme de la paille, j’ai eu peur de me tromper et je lui ai demandé s’il était bien celui que j’étais chargé de tuer.
– Imbécile !
– Pas si imbécile, puisqu’il m’a répondu : « Oui. »
– Il t’a répondu : « Oui ? »
– Votre Majesté comprend bien qu’il eût parfaitement pu me répondre autre chose ; qu’il était de Basso-Porto ou de Porta-Capuana, et il m’eût mis dans un grand embarras ; car je n’eusse pas pu lui prouver le contraire. Mais non, il n’y a pas été par trente-six chemins. « Je suis celui que vous cherchez. » Et pif ! paf ! voilà deux hommes à terre de deux coups de pistolet ; et vli ! vlan ! voilà deux hommes à terre de deux coups de sabre. Il aura jugé indigne de mentir, car c’était un brave, je vous en réponds.
La reine fronça le sourcil à cet éloge de la victime par son assassin.
– Et il est mort ?
– Oui, madame, il est mort.
– Et qu’avez-vous fait du cadavre ?
– Ah ! par ma foi, madame, une patrouille arrivait, et, comme, en me compromettant, je compromettais Votre Majesté, j’ai laissé à cette patrouille le soin de ramasser les morts et de faire panser les blessés.
– Alors, on va le reconnaître pour un officier français !
– À quoi ? Voilà son manteau, voilà ses pistolets, voilà son sabre, que j’ai ramassés sur le champ de bataille. Ah ! il en jouait bien, du sabre et du pistolet, je vous en réponds ! Quant à ses papiers, il n’avait pas autre chose sur lui que ce portefeuille et ce chiffon, qui y est resté collé.
Et le sbire jetait sur la table un portefeuille en basane teint de sang ; une espèce de chiffon de papier ressemblant à une lettre adhérait en effet au portefeuille, le sang séché l’y maintenait.
Le sbire les sépara l’un de l’autre avec une profonde insouciance et les jeta tous deux sur la table.
La reine allongea la main ; mais sans doute hésitait-elle à toucher ce portefeuille ensanglanté ; car, s’arrêtant à moitié chemin, elle demanda :
– Et son uniforme, qu’en as-tu fait ?
– Voilà encore une chose qui a manqué me faire donner au diable : c’est qu’il n’avait pas plus d’uniforme que sur ma main. Il était tout simplement vêtu, sous son manteau, d’une houppelande de velours vert avec des tresses noires. Comme il avait fait un grand orage, il l’aura laissé à quelque ami qui lui aura prêté sa redingote en échange.
– C’est étrange ! dit la reine ; on m’avait cependant bien donné le signalement ; au reste, les papiers contenus dans ce portefeuille lèveront tous nos doutes.
Et, de ses doigts gantés dont les extrémités se teignirent de rouge, elle ouvrit le portefeuille et en tira une lettre portant cette suscription :
« Au citoyen Garat, ambassadeur de la république française à Naples. »
La reine brisa le cachet aux armes de la République, ouvrit la lettre, et, aux premières lignes qu’elle en lut, poussa une exclamation de joie.
Cette joie allait croissant au fur et à mesure qu’elle avançait dans sa lecture, et, quand elle l’eut achevée :
– Pasquale, tu es un homme précieux, dit-elle, et je ferai ta fortune.
– Il y a déjà bien longtemps que Votre Majesté me le promet, répondit le sbire.
– Pour cette fois, sois tranquille, je te tiendrai parole ; en attendant, tiens, voici un à-compte.
Elle prit un morceau de papier sur lequel elle écrivit quelques lignes.
– Prends ce bon de mille ducats ; il y en a cinq cents pour toi et cinq cents pour tes hommes.
– Merci, madame, fit le sbire soufflant sur le papier pour en faire sécher l’encre avant de le mettre dans sa poche ; mais je n’ai pas dit à Votre Majesté tout ce que j’ai à lui dire.
– Et moi, je ne t’ai point demandé tout ce que j’ai à te demander ; mais, auparavant, laisse-moi relire cette lettre.
La reine relut la lettre une seconde fois, et, à cette seconde fois, ne parut pas moins satisfaite qu’à la première.
Puis, cette seconde lecture achevée :
– Voyons, mon fidèle Pasquale, qu’avais-tu à me dire ?
– J’avais à vous dire, madame, que, du moment où ce jeune homme est resté depuis onze heures et demie jusqu’à une heure du matin dans les ruines du palais de la reine Jeanne ; que, du moment où il y a troqué son uniforme militaire contre une houppelande bourgeoise, il n’y est pas resté seul ; et sans doute avait-il des lettres de la part de son général pour d’autres personnes encore que l’ambassadeur français.
– C’était justement ce que je pensais en même temps que tu me le disais, mon cher Pasquale. Et sur ces personnes, ajouta la reine, tu n’as aucun soupçon ?
– Non, pas encore ; mais nous allons, je l’espère bien, savoir quelque chose de nouveau.
– Je t’écoute, Pasquale, dit la reine en inondant en quelque sorte le sbire de la lumière de ses yeux.
– Des huit hommes que j’avais commandés pour l’expédition de cette nuit, j’en ai distrait deux, pensant que c’était assez de six pour venir à bout de notre aide de camp ; il a failli m’en coûter cher de l’avoir pesé à faux poids ; mais cela ne fait rien… Eh bien, ces deux hommes, je les ai placés en embuscade au-dessus du palais de la reine Jeanne, avec ordre de suivre les gens qui en sortiraient avant ou après l’homme à qui j’avais affaire moi-même, et de tâcher de savoir qui ils sont ou du moins où ils demeurent.
– Eh bien ?
– Eh bien, madame, je leur ai donné rendez-vous au pied de la statue du Géant, et, si Votre Majesté le permet, je vais voir s’ils sont à leur poste.
– Va ! et, s’ils y sont, amène-les-moi ; je veux les interroger moi-même.
Pasquale de Simone disparut dans le corridor, et l’on entendit le bruit de ses pas décroître au fur et à mesure qu’il descendait les marches de l’escalier.
Restée seule, la reine jeta vaguement un regard sur la table, elle y vit ce second papier, que le sbire avait traité de chiffon, décollé du portefeuille où il adhérait et rejeté en même temps que lui sur la table.
Dans son désir de lire la lettre du général Championnet, et dans sa satisfaction après l’avoir lue, elle l’avait oublié.
C’était une lettre écrite sur un élégant papier ; elle était d’une écriture de femme, mince, fine, aristocratique ; aux premiers mots, la reine reconnut une lettre d’amour.
Elle commençait par ces deux mots : Caro Nicolino.
Par malheur pour la curiosité de la reine, le sang avait presque entièrement envahi la page écrite ; on pouvait seulement distinguer la date, qui était le 20 septembre, et lire les regrets ressentis par la personne qui écrivait la lettre de ne pouvoir venir à son rendez-vous accoutumé, obligée qu’elle était de suivre la reine, qui allait au-devant de l’amiral Nelson.
Il n’y avait pour toute signature qu’une lettre, une initiale, une E.
Pour cette fois, la reine s’y perdait complétement.
Une lettre de femme, une lettre d’amour, une lettre datée du 20 septembre, une lettre enfin d’une personne qui s’excusait de manquer son rendez-vous habituel parce qu’elle était obligée de suivre la reine, une pareille lettre ne pouvait être adressée à l’aide de camp de Championnet qui, le 20 septembre, c’est-à-dire trois jours auparavant, était à cinquante lieues de Naples.
Il n’y avait qu’une probabilité, et l’esprit intelligent de la reine la lui présenta bientôt.
Cette lettre se trouvait sans doute dans la poche de la houppelande prêtée à l’envoyé du général Championnet par un de ses complices du palais de la reine Jeanne. L’aide de camp avait mis son portefeuille dans la même poche après l’avoir enlevé de son uniforme ; le sang, en coulant de la blessure, avait collé la lettre au portefeuille, quoique cette lettre et ce portefeuille n’eussent rien de commun entre eux.
La reine se leva alors, alla au fauteuil où Pasquale avait déposé le manteau, examina ce manteau, et, en l’ouvrant, trouva le sabre et les pistolets qu’il renfermait.
Le manteau était évidemment un simple manteau d’ordonnance d’officier de cavalerie française.
Le sabre, comme le manteau, était d’ordonnance ; il avait dû appartenir à l’inconnu ; mais il n’en était pas de même des pistolets.
Les pistolets, très-élégants, étaient de la manufacture royale de Naples, montés en vermeil et portaient gravée sur un écusson la lettre N.
Un jour se faisait sur cette mystérieuse affaire. Sans aucun doute, les pistolets appartenaient à ce même Nicolino auquel la lettre était adressée.
La reine mit les pistolets à part avec la lettre, en attendant mieux ; c’était un commencement d’indice qui pouvait conduire à la vérité.
En ce moment, de Simone rentrait avec ses deux hommes.
Les renseignements qu’ils apportaient étaient de peu de valeur.
Cinq ou six minutes après la sortie de l’aide de camp, ils avaient cru voir une barque montée par trois personnes s’éloigner comme si elle allait à la villa, profitant de la mer qui avait calmi.
Deux de ces personnes ramaient.
Il n’y avait point à s’occuper de cette barque ; elle échappait naturellement à l’investigation des deux sbires, qui ne pouvaient la suivre sur l’eau.
Mais, presque au même moment, par compensation, trois autres personnes apparaissaient à la porte donnant sur la route du Pausilippe, et, après avoir regardé si la route était libre, se hasardaient à sortir en fermant avec soin cette porte derrière eux ; seulement, au lieu de descendre la route du côté de Mergellina, comme avait fait le jeune aide de camp ils la remontèrent du côté de la villa de Lucullus.
Les deux sbires suivirent les trois inconnus.
Au bout de cent pas, à peu près, l’un de ces derniers gravit le talus à droite et se jeta dans un petit sentier où il disparut derrière les aloès et les cactus ; celui-là devait être très-jeune, autant qu’on avait pu en juger par la légèreté avec laquelle il avait gravi les talus et par la fraîcheur de la voix avec laquelle il avait crié à ses deux amis :
– Au revoir !
Les autres avaient gravi le talus à leur tour, mais plus lentement, et par un sentier qui, en longeant la pente de la montagne et en revenant sur Naples, devait les conduire au Vomero.
Les sbires s’étaient engagés derrière eux dans le même sentier ; mais, se voyant suivis, les deux inconnus s’étaient arrêtés, avaient tiré de leur ceinture, chacun une paire de pistolets, et, s’adressant à ceux qui les suivaient :
– Pas un pas de plus, avaient-ils dit, ou vous êtes morts !
Comme la menace était faite d’une voix qui ne laissait pas de doute sur son exécution, les deux sbires, qui n’avaient point ordre de pousser les choses à leur extrémité, et qui, d’ailleurs, n’étaient armés que de leurs couteaux, se tinrent immobiles et se contentèrent de suivre des yeux les deux inconnus jusqu’à ce qu’ils les eussent perdus de vue.
Donc, aucun renseignement à attendre de ces hommes, et le seul fil à l’aide duquel on pût suivre la conspiration perdue dans le labyrinthe du palais de la reine Jeanne était cette lettre d’amour adressée à Nicolino et ces pistolets achetés à la manufacture royale et marqués d’une N.
La reine fit signe à Pasquale que lui et ses hommes pouvaient se retirer ; elle jeta dans une armoire le sabre et le manteau, qui, pour le moment, ne lui étaient d’aucune utilité, et rapporta chez elle le portefeuille, les pistolets et la lettre.
Acton attendait toujours.
Elle déposa dans un tiroir de secrétaire les pistolets et le portefeuille, ne gardant que la lettre tachée de sang, avec laquelle elle entra au salon.
Acton, en la voyant paraître, se leva et la salua sans manifester la moindre impatience de sa longue attente.
La reine alla à lui.
– Vous êtes chimiste, n’est-ce pas, monsieur ? lui dit-elle.
– Si je ne suis pas chimiste dans toute l’acception du mot, madame, répondit Acton, j’ai du moins quelques connaissances en chimie.
– Croyez-vous que l’on puisse effacer le sang qui tache cette lettre sans en effacer l’écriture ?
Acton regarda la lettre ; son front s’assombrit.
– Madame, dit-il, pour la terreur et le châtiment de ceux qui le répandent, la Providence a voulu que le sang laissât des taches difficiles entre toutes à faire disparaître. Si l’encre dont cette lettre est écrite est composée, comme les encres ordinaires, d’une simple teinture et d’un mordant, l’opération sera difficile ; car le chlorure de potassium, en enlevant le sang, attaquera l’encre ; si, au contraire, ce qui n’est pas probable, l’encre contient du nitrate d’argent ou est composée de charbon animal et de gomme copale, une solution d’hypochlorite de chaux enlèvera la tache sans porter aucune atteinte à l’encre.
– C’est bien, faites de votre mieux ; il est très-important que je connaisse le contenu de cette lettre.
Acton s’inclina.
La reine reprit :
– Vous m’avez fait dire, monsieur, que vous aviez deux nouvelles graves à me communiquer. J’attends.
– Le général Mack est arrivé ce soir pendant la fête, et, comme je l’y avais invité, est descendu chez moi, où je l’ai trouvé en rentrant.
– Il est le bienvenu, et je crois que, décidément, la Providence est pour nous. Et la seconde nouvelle, monsieur ?
– Est non moins importante que la première, madame. J’ai échangé quelques mots avec l’amiral Nelson, et il est en mesure de faire, à l’endroit de l’argent, tout ce que Votre Majesté désirera.
– Merci ; voilà qui complète la série des bonnes nouvelles.
Caroline alla à la fenêtre, écarta les tentures, jeta un coup d’œil sur l’appartement du roi, et, le voyant éclairé :
– Par bonheur, le roi n’est pas encore couché, dit-elle ; je vais lui écrire qu’il y a conseil extraordinaire ce matin et qu’il est de toute nécessité qu’il y assiste.
– Il avait, je crois me le rappeler, des projets de chasse pour aujourd’hui, répliqua le ministre.
– Bon ! dit dédaigneusement la reine, il les remettra à un autre jour.
Puis elle prit une plume et écrivit la lettre que nous avons vue parvenir au roi.
Alors, comme Acton, toujours debout, semblait attendre un dernier ordre :
– Bonne nuit, mon cher général ! lui dit la reine avec un gracieux sourire. Je suis fâchée de vous avoir retenu si tard ; mais, quand vous saurez ce que j’ai fait, vous verrez que je n’ai pas perdu mon temps.
Elle tendit la main à Acton ; celui-ci la baisa respectueusement, salua et fit quelques pas pour s’éloigner.
– À propos, dit la reine.
Acton se retourna.
– Le roi sera de très-mauvaise humeur au conseil.
– J’en ai peur, dit Acton en souriant.
– Recommandez à vos collègues de ne pas souffler le mot, de ne répondre que quand ils seront interrogés ; toute la comédie doit se jouer entre le roi et moi.
– Et je suis sûr, dit Acton, que Votre Majesté a choisi le bon rôle.
– Je le crois, dit la reine ; d’ailleurs, vous verrez.
Acton s’inclina une seconde fois et sortit.
– Ah ! murmura la reine en sonnant ses femmes, si Emma fait ce qu’elle m’a promis, tout ira bien.
XXI. Le médecin et le prêtre §
Finissons-en avec les événements de cette nuit si pleine d’événements, afin que nous puissions continuer désormais notre récit, sans être forcé de nous arrêter ou de revenir en arrière.
Si nos lecteurs ont lu avec attention notre dernier chapitre, ils doivent se rappeler que les conspirateurs, après le départ de Salvato Palmieri, s’étaient séparés en deux groupes de trois personnes chacun : l’un, qui avait remonté le Pausilippe ; l’autre, qui avait pris la mer dans une barque.
Le groupe qui avait remonté le Pausilippe se composait de Nicolino Caracciolo, de Velasco et de Schipani.
L’autre, qui était parti à l’aide d’une barque amarrée sous le grand portique du palais de la reine Jeanne, portique que baigne la mer, et où elle avait bravé la tempête, se composait de Dominique Cirillo, d’Ettore Caraffa et de Manthonnet.
Ettore Caraffa était, comme nous l’avons dit, caché à Portici. Manthonnet y demeurait. Manthonnet, grand amateur de la pêche, avait une barque à lui. Avec cette barque, aidé d’Hector Caraffa, il se rendait de Portici au palais de la reine Jeanne. Rudes rameurs tous deux, ils faisaient le trajet en deux heures par les temps calmes. Quand il y avait du vent et que le vent était bon, ils allaient à la voile, et la voile leur suffisait.
Cette nuit-là, ils s’en retournaient ainsi que de coutume ; seulement, ils s’en allaient à la rame, le vent étant tombé et la mer ayant calmi ; en passant, ils devaient déposer Cirillo à Mergellina. Cirillo demeurait à l’extrémité de la rivière de Chiaïa : voilà pourquoi, au lieu de nager directement sur Portici, ils avaient été vus par les sbires longeant le rivage.
Arrivés en face du casino du Roi, aujourd’hui appartenant au prince Torlonia, ils déposèrent Cirillo à terre, choisissant un endroit où la pente était facile pour atteindre le chemin, devenu depuis une rue.
Puis ils avaient repris la mer, s’écartant cette fois du rivage et naviguant pour passer à la pointe du château de l’Œuf.
Cirillo avait donc atteint la rue facilement et sans être remarqué, lorsque, après avoir fait une centaine de pas, il vit tout à coup un groupe composé d’une vingtaine de soldats arrêtés et paraissant discuter au milieu du chemin ; leurs fusils brillaient à la lueur de deux torches.
À cette même lueur qui se reflétait dans leurs armes, ils semblaient examiner deux hommes couchés en travers de la rue.
Cirillo reconnut une patrouille dans l’exercice de ses fonctions.
C’était, en effet, la patrouille qu’avait entendue venir Pasquale de Simone, et devant laquelle il avait fui pour ne pas compromettre la reine.
Comme l’avait présumé le sbire, arrivée au lieu du combat, la patrouille avait trouvé couché sur le lastrico un mort et un blessé ; les deux autres blessés, celui qui avait reçu un coup de sabre à travers la figure et celui qui avait eu l’épaule brisée par une balle, avaient eu la force de fuir par la petite rue qui longeait la partie nord du jardin de la San-Felice.
La patrouille avait facilement reconnu que l’un des deux hommes était mort, et que, de celui-là, il était parfaitement inutile de se préoccuper ; mais, quoique évanoui, son compagnon respirait encore, et, celui-là, peut-être pouvait-on le sauver.
On était à vingt pas de la fontaine du Lion ; un des soldats alla y prendre de l’eau dans son bonnet et revint vider cette eau sur le visage du blessé, qui, surpris par cette fraîcheur inattendue, rouvrit les yeux et revint à lui.
Se voyant entouré de soldats, il essaya de se lever, mais inutilement ; il était complétement paralysé, la tête seule pouvait tourner à droite et à gauche.
– Dites donc, mes amis, fit-il, si je n’ai plus qu’à mourir, ne pourrait-on pas au moins me porter sur un lit un peu plus doux ?
– Ma foi, dirent les soldats, c’est un bon diable ; il faut, quel qu’il soit, lui accorder ce qu’il demande.
Ils essayèrent de le soulever dans leurs bras.
– Eh ! mordieu ! dit celui-ci, touchez-moi comme si j’étais de verre, mannaggia la Madonna !
Ce blasphème, un des plus grands que puisse proférer un Napolitain, indiquait que le mouvement qu’on venait de lui faire faire avait causé au blessé une vive douleur.
En apercevant ce groupe, la première pensée de Cirillo fut de l’éviter ; mais, presque aussitôt, il songea que cette patrouille, et les hommes qu’elle ramassait sur le pavé, se trouvaient justement au beau travers de la route qu’avait dû suivre Salvato Palmieri, pour se rendre chez l’ambassadeur français, et il lui vint naturellement à l’idée que ce rassemblement pouvait bien être causé par quelque catastrophe dans laquelle le jeune envoyé du général Championnet avait eu sa part et joué son rôle.
Il s’avança donc résolument, au moment même où l’officier commandant la patrouille menaçait d’enfoncer la porte d’une maison située de l’autre côté de la fontaine du Lion et faisant l’angle de la rue, un des caractères distinctifs de la population napolitaine étant la répugnance qu’elle éprouve instinctivement à porter secours à son semblable, fût-il en danger de mort.
Mais, à l’ordre de l’officier, et surtout devant les coups de crosse de fusil des soldats, la porte finit par s’ouvrir, et Cirillo entendit deux ou trois voix qui demandaient où l’on pouvait trouver un chirurgien.
Son devoir et sa curiosité le poussaient doublement à s’offrir.
– Je suis médecin et non chirurgien, dit-il ; mais, peu importe, je puis au besoin faire de la chirurgie.
– Ah ! monsieur le docteur, dit le blessé que l’on apportait et qui avait entendu les paroles de Cirillo, j’ai peur que vous n’ayez en moi une mauvaise pratique.
– Bon ! dit Cirillo, la voix ne me paraît pas mauvaise, cependant.
– Il n’y a plus que la langue qui remue, dit le blessé, et, ma foi, j’en use.
Pendant ce temps, on avait tiré un matelas du lit, on l’avait posé sur une table au milieu de la chambre ; on y coucha le blessé.
– Des coussins, des coussins sous la tête, dit Cirillo ; la tête d’un blessé doit toujours être haute.
– Merci, docteur, merci ! dit le sbire ; je vous aurai la même reconnaissance que si vous réussissiez.
– Et qui vous dit que je ne réussirai pas ?
– Hum ! je me connais en blessures, allez ! Celle-la va à fond.
Il fit signe à Cirillo de s’approcher. Cirillo pencha son oreille vers la bouche du blessé.
– Ce n’est pas que je doute de votre science ; mais vous feriez bien, je crois, comme si cela venait de vous, d’envoyer chercher un prêtre.
– Déshabillez cet homme avec les plus grandes précautions, dit Cirillo.
Puis, s’adressant au maître de la maison, qui, avec sa femme et ses deux enfants, regardaient curieusement le blessé :
– Envoyez un de vos deux bambins à l’église de Santa-Maria-di-Porto-Salvo et faites demander don Michelangelo Ciccone.
– Ah ! nous le connaissons. Cours, Tore, cours, tu as entendu ce que dit M. le docteur.
– J’y vais, dit l’enfant.
Et il s’élança hors de la maison.
– Il y a une pharmacie à dix pas d’ici, lui cria Cirillo ; réveille en passant le pharmacien et dis-lui que le docteur Cirillo va lui envoyer une ordonnance. Qu’il ouvre sa porte et qu’il attende.
– Ah çà ! quel diable d’intérêt avez-vous donc à ce que je vive ? demanda le blessé au docteur.
– Moi, mon ami ? répondit Cirillo. Aucun ; l’humanité.
– Oh ! le drôle de mot ! dit le sbire avec un ricanement douloureux ; c’est la première fois que je l’entends prononcer… Ah ! Madonna del Carmine !
– Qu’y a-t-il ? demanda Cirillo.
– Il y a qu’ils me font mal en me déshabillant.
Cirillo tira sa trousse, y prit un bistouri et fendit la culotte, la veste et la chemise du sbire, de manière à mettre à découvert tout son flanc gauche.
– À la bonne heure ! dit le blessé, voilà un valet de chambre qui s’y entend. Si vous savez aussi bien recoudre que couper, vous êtes un habile homme, docteur !
Puis, montrant la plaie qui s’ouvrait entre les fausses côtes :
– Tenez, c’est là, dit-il.
– Je vois bien, dit le docteur.
– Mauvais endroit, n’est-ce pas ?
– Lavez-moi cette blessure-là avec de l’eau fraîche, et le plus doucement que vous pourrez, dit le docteur à la maîtresse de la maison. Avez-vous du linge bien doux ?
– Pas trop, dit celle-ci.
– Tenez, voilà mon mouchoir ; pendant ce temps-là, on ira chez le pharmacien chercher l’ordonnance que voici.
Et, au crayon, il écrivit en effet une potion cordiale calmante, composée d’eau simple, d’acétate d’ammoniaque et de sirop de cédrat.
– Et qui payera ? demanda la femme tout en lavant la plaie avec le mouchoir du docteur.
– Pardieu ! moi, dit Cirillo.
Et il mit une pièce de monnaie dans l’ordonnance, en disant au second bambin :
– Cours vite ! le reste de la monnaie sera pour toi.
– Docteur, dit le sbire, si j’en reviens, je me fais moine et je passe ma vie à prier pour vous.
Le docteur, pendant ce temps, avait tiré de sa trousse une sonde d’argent ; il s’approcha du blessé.
– Ah çà ! lui dit-il, mon brave, il s’agit d’être homme.
– Vous allez sonder ma blessure ?
– Il le faut bien, pour savoir à quoi s’en tenir.
– Est-il permis de jurer ?
– Oui ; seulement, on vous écoute et l’on vous regarde. Si vous criez trop, on dira que vous êtes douillet ; si vous jurez trop, on dira que vous êtes impie.
– Docteur, vous avez parlé d’un cordial. Je ne serais pas fâché d’en prendre une cuillerée avant l’opération.
L’enfant rentra tout essoufflé, tenant une petite bouteille à la main.
– Mère, dit-il, il y a eu six grains pour moi.
Cirillo lui prit la bouteille des mains.
– Une cuiller, dit-il.
On lui donna une cuiller ; il y versa ce qu’elle pouvait contenir du cordial et le fit boire au blessé.
– Tiens ! dit celui-ci après un instant, cela me fait du bien.
– C’est pour cela que je vous le donne.
Puis, après quelques secondes :
– Maintenant, dit gravement Cirillo, êtes-vous prêt ?
– Oui, docteur, dit le blessé ; allez, je tâcherai de vous faire honneur.
Le docteur enfonça lentement, mais d’une main ferme, la sonde dans la blessure. Au fur à mesure que l’instrument disparaissait dans la plaie, le visage du patient se décomposait ; mais il ne poussa pas une plainte. La souffrance et le courage étaient si visibles, qu’au moment où le docteur retira sa sonde, un murmure d’encouragement sortit de la bouche des soldats qui assistaient curieusement à ce sombre et émouvant spectacle.
– Est-ce cela, docteur ? demanda le sbire tout orgueilleux de lui-même.
– C’est plus que je n’attendais du courage d’un homme, mon ami, répondit Cirillo en essuyant avec la manche de son habit la sueur de son front.
– Eh bien, donnez-moi à boire, ou je vais me trouver mal, dit le blessé d’une voix éteinte.
Cirillo lui donna une seconde cuillerée du cordial.
Non-seulement la blessure était grave ; mais, comme l’avait jugé le blessé lui-même, elle était mortelle.
La pointe du sabre avait pénétré entre les fausses côtes, avait touché l’aorte thoracique et traversé le diaphragme ; tous les secours de l’art, en diminuant l’hémorrhagie par la compression, devaient se borner à prolonger de quelques instants la vie, voilà tout.
– Donnez-moi du linge, dit Cirillo en regardant autour de lui.
– Du linge ? dit l’homme. Nous n’en avons pas.
Cirillo ouvrit une armoire, y prit une chemise et la déchira par petits morceaux.
– Eh bien, que faites-vous donc ? cria l’homme. Vous déchirez mes chemises, vous !
Cirillo tira deux piastres de sa poche et les lui donna.
– Oh ! à ce prix-là, dit l’homme, vous pouvez les déchirer toutes.
– Dites donc, docteur, fit le blessé, si vous avez beaucoup de pratiques comme moi, vous ne devez pas vous enrichir.
Avec une partie de la chemise, Cirillo fit un tampon ; avec l’autre, une bande.
– Maintenant, vous sentez-vous mieux ? demanda-t-il au blessé.
Celui-ci respira longuement et avec hésitation.
– Oui, dit-il.
– Alors, dit l’officier, vous pouvez répondre à mes questions ?
– À vos questions ? Pour quoi faire ?
– J’ai mon procès-verbal à rédiger.
– Ah ! dit le blessé, votre procès-verbal, je vais vous le dicter en quatre mots. Docteur, une cuillerée de votre affaire.
Le sbire but une cuillerée de cordial et reprit :
– Moi, sixième, nous attendions un jeune homme pour l’assassiner ; il a tué l’un de nous, il en a blessé trois, et je suis l’un des trois blessés : voilà tout.
On comprend avec quelle attention Cirillo avait écouté la déclaration du mourant ; ses soupçons étaient donc fondés : ce jeune homme que les sbires attendaient pour l’assassiner, sans aucun doute c’était Salvato Palmieri ; d’ailleurs, quel autre que lui pouvait mettre hors de combat quatre hommes sur six ?
– Et quels sont les noms de vos compagnons ? demanda l’officier.
Le blessé fit une grimace qui ressemblait à un sourire.
– Ah ! pour cela, dit-il, vous êtes trop curieux, mon bon ami. Si vous les savez par quelqu’un, ce ne sera point par moi ; puis, quand je vous les dirais, cela ne vous servirait pas à grand’chose.
– Cela me servirait à les faire arrêter.
– Croyez-vous ? Eh bien, je vais vous dire quelqu’un qui les sait, leurs noms ; libre à vous d’aller les lui demander.
– Et quel est ce quelqu’un ?
– Pasquale de Simone. Voulez-vous son adresse ? Basso-Porto, au coin de la rue Catalana.
– Le sbire de la reine ! murmurèrent à demi-voix les assistants.
– Merci, mon ami, dit l’officier ; mon procès-verbal est fait.
Puis, s’adressant à la patrouille :
– Allons, en route ! dit-il ; depuis une heure, nous perdons notre temps ici.
Et on entendit le froissement des armes et le bruit mesuré des pas qui s’éloignaient.
Cirillo resta debout près du blessé.
– Les avez-vous vus, dit le sbire, comme ils ont décampé ?
– Oui, répondit Cirillo, et je comprends que vous n’ayez rien voulu dire qui compromit vos camarades ; mais, à moi, refuserez-vous de me donner quelques renseignements qui ne compromettent personne et qui n’intéressent que moi ?
– Oh ! à vous, docteur, je ne demande pas mieux ; vous avez eu la bonne volonté de me faire du bien, et vous m’eussiez sauvé si j’avais pu l’être ; seulement, dépêchez-vous, je sens que je m’affaiblis ; demandez-moi vite ce que vous désirez savoir, la langue s’embarbouille ; c’est ce que nous appelons le commencement de la fin.
– Je serai bref. Ce jeune homme que Pasquale de Simone attendait pour l’assassiner, n’était-ce pas un jeune officier français ?
– Il paraît que oui, quoiqu’il parlât le napolitain comme vous et moi.
– Est-il mort ?
– Je ne saurais vous l’affirmer ; mais ce que je puis vous dire, c’est que, s’il n’est pas mort, il est au moins bien malade.
– Vous l’avez vu tomber ?
– Oui, mais mal vu : j’étais déjà à terre, et, dans ce moment-là, je m’occupais plus de moi que de lui.
– Enfin, qu’avez-vous vu ? Rappelez tous vos souvenirs : j’ai le plus grand intérêt à savoir ce qu’est devenu ce jeune homme.
– Eh bien, j’ai vu qu’il est tombé contre la porte du jardin au palmier, et puis alors, comme à travers un nuage, il m’a semblé que la porte du jardin s’ouvrait et qu’une femme vêtue de blanc attirait à elle ce jeune homme. Après cela, il est possible que ce soit une vision, et que ce que j’ai pris pour une femme vêtue de blanc, ce fût l’ange de la mort qui venait chercher son âme.
– Et ensuite, vous n’avez plus rien vu ?
– Si fait. J’ai vu le beccaïo qui s’enfuyait en tenant sa tête entre ses mains ; il était tout aveuglé par le sang.
– Merci, mon ami ; je sais maintenant tout ce que je voulais savoir ; d’ailleurs, il me semble que j’entends…
Cirillo prêta l’oreille.
– Oui, le prêtre et sa sonnette. Oh ! j’ai entendu aussi… Quand cette sonnette-là vient pour vous, on l’entend de loin !
Il se fit un instant de silence, pendant lequel la sonnette se rapprocha de plus en plus.
– Ainsi, dit le sbire à Cirillo, c’est bien fini, n’est-ce pas ? il ne s’agit plus de songer aux choses de ce monde ?
– Vous m’avez prouvé que vous étiez un homme ; je vous parlerai comme à un homme : vous avez le temps de vous réconcilier avec Dieu, et voilà tout.
– Amen ! fit le sbire. Et, maintenant, une dernière cuillerée de votre cordial, afin que j’aie la force d’aller jusqu’au bout ; car je me sens bien bas.
Cirillo fit ce que lui demandait le blessé.
– Maintenant, serrez-moi la main bien fort.
Cirillo lui serra la main.
– Plus fort, dit le sbire, je ne vous sens pas.
Cirillo serra de toutes ses forces la main du mourant, déjà paralysée.
– Puis faites sur moi le signe de la croix. Dieu m’est témoin que je voudrais le faire moi-même, mais que je ne puis.
Cirillo fit le signe de la croix, et le blessé, d’une voix qui s’affaiblissait de plus en plus, prononça les paroles : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ainsi-soit-il !
En ce moment, le prêtre parut sur la porte, précédé de l’enfant qui l’était allé chercher ; il avait à sa gauche la croix, à sa droite l’eau bénite, et lui-même portait le saint viatique.
À sa vue, tout le monde tomba à genoux.
– On m’a appelé ici ? demanda-t-il.
– Oui, mon père, dit le moribond ; un pauvre pécheur est sur le point de rendre l’âme, si toutefois il en a une, et, dans cette rude opération, il désire que vous l’aidiez de vos prières, n’osant vous demander votre bénédiction, dont il se reconnaît indigne.
– Ma bénédiction est à tous, mon fils, répondit le prêtre, et plus grand est le pêcheur, plus il en a besoin.
Il approcha une chaise du chevet du lit et s’assit, le ciboire entre ses deux mains et l’oreille près de la bouche du mourant.
Cirillo n’avait plus rien à faire près de cet homme, dont il avait, autant qu’il était en son pouvoir, adouci matériellement la dernière heure ; le médecin avait achevé son œuvre, c’était au prêtre de commencer la sienne ; il se glissa hors de la maison, ayant hâte de visiter le lieu de la lutte et de s’assurer que le sbire lui avait dit la vérité à l’endroit de Salvato Palmieri.
On sait quelles étaient les localités. Au palmier balançant sa tête élégante au-dessus des orangers et des citronniers, Cirillo reconnut la maison du chevalier San-Felice.
Le sbire avait bien désigné le terrain. Cirillo alla droit à la petite porte du jardin, par laquelle celui-ci avait vu ou cru voir disparaître le blessé ; il s’inclina contre cette porte et crut y reconnaître effectivement des traces de sang.
Mais cette tache noire était-elle du sang ou seulement de l’humidité ? Cirillo avait laissé son mouchoir aux mains de la femme qui avait lavé la blessure du sbire ; il détacha sa cravate, en mouilla un bout à la fontaine du Lion, puis revint en frotter cette portion de bois, qui paraissait de teinte plus foncée que le reste.
À quelques pas de là, en remontant vers le palais de la reine Jeanne, une lanterne brûlait devant une madone.
Cirillo monta sur une borne et approcha la batiste de la lanterne.
Il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien du sang.
– Salvato Palmieri est là, dit-il en étendant le bras vers la maison du chevalier San-Felice ; seulement, est-il mort ou est-il vivant ? C’est ce que je saurai aujourd’hui même.
Il traversa la place et repassa devant la maison où l’on avait porté le sbire.
Il jeta un coup d’œil dans l’intérieur.
Le blessé venait d’expirer, et don Michelangelo Ciccone priait à son chevet.
Au moment où Dominique Cirillo rentrait chez lui, trois heures sonnaient à l’église de Pie-di-Grotta.
XXII. Le conseil d’état. §
Outre les séances qui se tenaient chez la reine, dans cette chambre obscure où nous avons introduit nos lecteurs, et que l’on eût pu à bon droit prendre pour des séances de l’inquisition, il y avait chaque semaine, au palais, quatre conseils ordinaires : le lundi, le mercredi, le jeudi et le vendredi.
Les personnes qui composaient ces conseils d’État étaient :
Le roi, lorsqu’il y était forcé par l’importance des affaires ;
La reine, dont nous avons expliqué le droit de présence ;
Le capitaine général Jean Acton, président du conseil ;
Le prince de Castel-Cicala, ministre des affaires étrangères, marine, commerce, et espion dénonciateur et juge dans ses moments perdus ;
Le brigadier Jean-Baptiste Ariola, ministre de la guerre, homme intelligent et comparativement honnête ;
Le marquis Saverio Simonetti, ministre de grâce et justice.
Le marquis Ferdinand Corradino, ministre des cultes et des finances, qui eût été le plus médiocre de tous les ministres, s’il n’eût rencontré au conseil Saverio Simonetti, encore plus médiocre que lui.
Dans les grandes occasions, on adjoignait à ces messieurs, le marquis de la Sambucca, le prince Carini, le duc de San-Nicolo, le marquis Balthazar Cito, le marquis del Gallo et les généraux Pignatelli, Colli et Parisi.
Tout au contraire du roi, qui assistait à l’un de ces conseils sur dix, la reine y était fort assidue ; il est vrai que souvent elle semblait simple spectatrice de la discussion, se tenant éloignée de la table et assise dans quelque coin ou quelque embrasure de fenêtre avec sa favorite Emma Lyonna, qu’elle avait introduite dans la salle des séances comme une chose à elle et étant de sa suite obligée, sans plus d’importance apparente que n’en avait, derrière Ferdinand, Jupiter, son épagneul favori.
Chacun jouait sa comédie : les ministres avaient l’air de discuter, Ferdinand avait l’air d’être attentif, Caroline avait l’air d’être distraite, le roi grattait l’occiput de son chien, la reine jouait avec les cheveux d’Emma, favori et favorite étaient couchés, l’un aux pieds de son maître, l’autre aux genoux de sa maîtresse. Les ministres, soit en passant devant eux, soit dans les intervalles des discussions, faisaient une caresse à Jupiter, un compliment à Emma, et caresse et compliment étaient récompensés par un sourire du maître ou de la maîtresse.
Le capitaine général Jean Acton, seul pilote chargé de la responsabilité de ce navire battu par le vent révolutionnaire qui venait de France, et engagé, en outre, dans les récifs de cette mer dangereuse des sirènes, où sombrèrent en six siècles huit dominations différentes ; Acton, le front plissé, l’œil sombre, la main frémissante comme s’il eût en effet touché le gouvernail, semblait seul comprendre la gravité de sa situation et l’approche du danger.
Appuyée sur la flotte anglaise, à peu près sûre du concours du Nelson, forte surtout de sa haine contre la France, la reine était décidée non-seulement à affronter le danger, mais encore à aller au-devant de lui et à le provoquer.
Quant à Ferdinand, c’était tout le contraire ; il avait jusqu’alors, avec toutes les ressources de sa feinte bonhomie, louvoyé, de manière sinon à satisfaire la France, au moins à ne lui fournir aucun moyen spécieux de se brouiller avec lui.
Et voilà que, grâce aux imprudences de Caroline, les événements avaient marché plus vite que ne l’avait calculé le roi, lequel, au lieu de leur imprimer un mouvement impulsif, eût voulu les laisser se dérouler avec une sage lenteur ; voilà qu’on avait été, comme nous l’avons vu, au-devant de Nelson ; voilà qu’au mépris des traités conclus avec la France, on avait reçu la flotte anglaise dans le port de Naples ; voilà qu’on avait donné une fête splendide au vainqueur d’Aboukir ; voilà que l’ambassadeur de la République, lassé de tant de mauvaise foi, de tant de mensonges et de tant d’affronts, sans calculer si de son côté la France était prête, avait, au nom de la France, déclaré la guerre au gouvernement des Deux-Siciles ; voilà enfin que le roi, qui avait, pour le mardi 27 septembre, ordonné une magnifique chasse, dont trois fanfares devaient lui donner le signal, avait, comme nous l’avons vu, par suite de la lettre de la reine, décommandé sa chasse et été obligé de la convertir en conseil d’État !
Au reste, ministres et conseillers avaient été prévenus par Acton de la mauvaise humeur probable de Sa Majesté, et invités à se renfermer dans le silence pythagoricien.
La reine était arrivée la première au conseil, et, outre les ministres et les conseillers, elle y avait trouvé le cardinal Ruffo ; elle lui avait alors fait demander à quelle circonstance heureuse elle devait le plaisir de sa présence ; Ruffo avait répondu qu’il était là par ordre exprès du roi ; la reine et le cardinal avaient échangé, l’une une légère inclination de tête, l’autre une profonde révérence, et l’on avait silencieusement attendu l’arrivée du roi.
À neuf heures un quart, la porte s’était ouverte à deux battants, et les huissiers avaient annoncé :
– Le roi !
Ferdinand était entré doublement mécontent et faisant opposition, par son air maussade et rechigné, à l’air joyeux et vainqueur de la reine ; son épagneul Jupiter, avec lequel nous avons déjà fait connaissance, ne le cédant point en intelligence aux coursiers d’Hippolyte, le suivait, la tête basse et la queue entre les jambes. Quoique la chasse eût été renvoyée à un autre jour, le roi, comme pour protester contre la violence qui lui était faite, s’était vêtu en chasseur.
C’était une consolation qu’il s’était donnée et qu’apprécieront ceux-là seuls qui connaissent son fanatisme pour l’amusement dont on l’avait privé.
À sa vue, tout le monde se leva, même la reine.
Ferdinand la regarda de côté, secoua la tête et poussa un soupir, comme ferait un homme qui se trouve en face de la pierre d’achoppement de tous ses plaisirs.
Puis, après un salut général à droite et à gauche, en réponse aux révérences des ministres et des conseillers, et un salut personnel et particulier au cardinal Ruffo :
– Messieurs, dit-il d’une voix dolente, je suis véritablement au désespoir d’avoir été forcé de vous déranger un jour où vous comptiez peut-être, comme moi, au lieu de tenir un conseil d’État, vous occuper de vos plaisirs ou de vos affaires. Ce n’est point ma faute, je vous le jure, si vous éprouvez ce désappointement ; mais il paraît que nous avons à débattre des choses pressées et de la plus haute importance, choses que la reine prétend ne pouvoir être débattues que par-devant moi. Sa Majesté va vous raconter l’affaire ; vous en jugerez et m’éclairerez de vos avis. Asseyez-vous, messieurs.
Puis, s’asseyant à son tour un peu en arrière des autres et en face de la reine :
– Viens ici, mon pauvre Jupiter, ajouta-t-il en frappant sur sa cuisse avec sa main ; nous allons bien nous amuser ; va !
Le chien vint, en bâillant, se coucher près de lui, allongeant ses pattes et se tenant accroupi à la manière des sphinx.
– Oh ! messieurs, dit la reine avec cette impatience que lui inspiraient toujours les manières de faire et de dire de son mari, si complétement en opposition avec les siennes, la chose est bien simple, et, s’il était en humeur de parler aujourd’hui, le roi nous la dirait en deux mots.
Et, voyant que tout le monde écoutait avec la plus grande attention :
– L’ambassadeur français, le citoyen Garat, ajouta-t-elle, a quitté Naples cette nuit en nous déclarant la guerre.
– Et, fit le roi, il faut ajouter, messieurs, que nous ne l’avons pas volée, cette déclaration de guerre, et notre bonne amie l’Angleterre en est arrivée à ses fins ; reste à voir maintenant comment elle nous soutiendra. Ceci, c’est l’affaire de M. Acton.
– Et du brave Nelson, monsieur, dit la reine. Au reste, il vient de montrer à Aboukir ce que peut le génie réuni au courage.
– N’importe, madame, dit le roi, je n’hésite pas à vous le dire franchement, la guerre avec la France est une lourde affaire.
– Moins lourde cependant, vous en conviendrez, reprit aigrement la reine, depuis que le citoyen Buonaparte, tout vainqueur de Dego, de Montenotte, d’Arcole et de Mantoue qu’il s’intitule, est confiné en Égypte, où il restera jusqu’à ce que la France ait construit une nouvelle flotte pour l’aller chercher ; ce qui lui laissera le temps, je l’espère, de voir pousser les raves dont le Directoire lui a fourni les graines pour ensemencer les rives du Nil.
– Oui, répliqua non moins aigrement le roi ; mais, à défaut du citoyen Buonaparte, – qui est bien bon de ne s’intituler que le vainqueur de Dego, de Montenotte, d’Arcole et de Mantoue, quand il pourrait s’intituler encore celui de Roveredo, de Bassano, de Castiglione et de Millesimo, – il reste à la France Masséna, le vainqueur de Rivoli ; Bernadotte, le vainqueur du Tagliamento ; Augereau, le vainqueur de Lodi ; Jourdan, le vainqueur de Fleurus ; Brune, le vainqueur d’Alkmaer ; Moreau, le vainqueur de Radstadt ; ce qui fait bien des vainqueurs pour nous qui n’avons jamais rien vaincu ; sans compter Championnet, le vainqueur des Dunes, que j’oubliais, lequel, je vous le ferai observer en passant, n’est qu’à trente lieues de nous, c’est-à-dire à trois jours de marche.
La reine haussa les épaules avec un sourire de mépris qui s’adressait à Championnet, dont elle connaissait l’impuissance momentanée, et que le roi prit pour lui.
– Si je me trompe de deux ou trois lieues, madame, dit-il, c’est tout. Depuis que les Français occupent Rome, j’ai demandé assez souvent à quelle distance ils étaient de nous pour le savoir.
– Oh ! je ne conteste pas vos connaissances en géographie, monsieur, dit la reine en laissant retomber sa lèvre autrichienne jusque sur son menton.
– Non, je comprends, vous vous contentez de contester mes aptitudes politiques ; mais, quoique San-Nicandro ait travaillé de son mieux à faire de moi un âne, et qu’à votre avis il y ait malheureusement réussi, je ferai observer à ces messieurs qui ont l’honneur d’être mes ministres que la chose se complique. En effet, il ne s’agit plus d’envoyer, comme en 1793, trois ou quatre vaisseaux et cinq ou six mille hommes à Toulon ; et ils en sont revenus dans un bel état, de Toulon, nos vaisseaux et nos hommes ! le citoyen Buonaparte, quoiqu’il ne fût encore le vainqueur de rien, les avait bien arrangés ! Il ne s’agit plus de fournir à la coalition, comme en 1796, quatre régiments de cavalerie qui ont fait des prodiges de valeur dans le Tyrol, ce qui n’a pas empêché Cuto d’être fait prisonnier, et Moliterno d’y laisser le plus beau de ses yeux ; et notez qu’en 93 et 96, nous étions couverts par toute la largeur de la haute Italie, occupée par les troupes de votre neveu, qui, soit dit sans reproche, ne me paraît pas pressé d’entrer en campagne, quoique le citoyen Buonaparte lui ait diablement rogné les ongles par le traité de Campo-Formio. C’est que votre neveu François est un homme prudent ; il ne lui suffit pas, pour se mettre en campagne, des 60,000 hommes que vous lui offrez, il attend encore les 50,000 que lui promet l’empereur de Russie ; il connaît les Français, il s’y est frotté et ils l’ont frotté.
Et Ferdinand, qui commençait à reprendre un peu de sa belle humeur, se mit à rire de l’espèce de jeu de mots qu’il venait de faire aux dépens de l’empereur d’Autriche, justifiant cette maxime à la fois si profonde et si désespérante de la Rochefoucauld, qu’il y a toujours dans le malheur d’un ami quelque chose qui nous fait plaisir.
– Je ferai observer au roi, répondit Caroline, blessée de ce mouvement d’hilarité qui se manifestait aux dépens de son neveu, que le gouvernement napolitain n’est pas libre, comme celui de l’empereur d’Autriche, de choisir son temps et son heure. Ce n’est pas nous qui déclarons la guerre à la France, c’est la France qui nous la déclare, et même qui nous l’a déclarée ; il faut donc voir au plus tôt quels sont nos moyens de soutenir cette guerre.
– Certainement qu’il faut le voir, dit le roi. Commençons par toi, Ariola. Voyons ! On parle de 65,000 hommes. Où sont-ils, tes 65,000 hommes ?
– Où ils sont, sire ?
– Oui, montre-les-moi.
– Rien de plus facile, et le capitaine général Acton est là pour dire à Votre Majesté si je mens.
Acton fit de la tête un signe affirmatif.
Ferdinand regarda Acton de travers. Il lui prenait parfois des caprices, non pas d’être jaloux, il était trop philosophe pour cela, mais d’être envieux. Aussi, le roi présent, Acton ne donnait-il signe d’existence que si Ferdinand lui adressait la parole.
– Le capitaine général Acton répondra pour lui, si je lui fais l’honneur de l’interroger, dit le roi ; en attendant, réponds pour toi, Ariola. Où sont tes 65,000 hommes ?
– Sire, 22,000 au camp de San-Germano.
Au fur et à mesure qu’Ariola énumérait, Ferdinand, avec un mouvement de tête, comptait sur ses doigts.
– Puis 16,000 dans les Abruzzes, continua Ariola, 8,000 dans la plaine de Sessa, 6,000 dans les murs de Gaëte, 10,000 tant à Naples que sur les côtes, enfin 3,000 tant à Bénévent qu’à Ponte-Corvo.
– Il a, ma foi, son compte, dit le roi finissant son calcul en même temps qu’Ariola terminait son énumération, et j’ai une armée de 65,000 hommes.
– Et tous habillés à neuf, à l’autrichienne.
– C’est à dire en blanc ?
– Oui, sire, au lieu d’être habillés en vert.
– Ah ! mon cher Ariola, s’écria le roi avec une expression de grotesque mélancolie, vêtus de blanc, vêtus de vert, ils n’en ficheront pas moins le camp, va…
– Vous avez une triste idée de vos sujets, monsieur, répondit la reine.
– Triste idée, madame ! Je les crois, au contraire, très-intelligents, mes sujets, trop intelligents même ; et voilà pourquoi je doute qu’ils se fassent tuer pour des affaires qui ne les regardent pas. Ariola nous dit qu’il a 65,000 hommes ; parmi ces 65,000 hommes, il y a 15,000 vieux soldats, c’est vrai ; mais ces vieux soldats n’ont jamais brûlé une amorce ni entendu siffler une balle. Ceux-là, il est possible, ne se sauveront qu’au second coup de fusil ; quant aux 50,000 autres, ils datent de six semaines ou d’un mois, et ces 50,000 hommes, comment ont-ils été recrutés ? Ah ! vous croyez, messieurs, que je ne fais attention à rien, parce que, la plupart du temps, pendant que vous discutez, je cause avec Jupiter, qui est un animal plein d’intelligence ; mais, au contraire, je ne perds pas un mot de ce que vous dites ; seulement, je vous laisse faire ; si je vous contrariais, je serais forcé de vous prouver que je m’entends mieux que vous à gouverner, et cela ne m’amuse point assez pour que je risque de me brouiller avec la reine, que cela amuse beaucoup. Eh bien, ces hommes, vous ne les avez enrôlés ni en vertu d’une loi, ni à la suite d’un tirage au sort ; non, vous les avez enlevés de force à leurs villages, arrachés par violence à leurs familles, et cela selon le caprice de vos intendants et de vos sous-intendants. Chaque commune vous a fourni huit conscrits par mille hommes ; mais voulez-vous que je vous dise comment cela s’est fait ? On a d’abord désigné les plus riches ; mais les plus riches ont payé rançon et ne sont point partis. On en a désigné de moins riches alors ; mais, comme les seconds pouvaient encore payer, ils ne sont pas plus partis que les premiers. Enfin, de moins en moins riches, après avoir levé trois ou quatre contributions, dont on s’est bien gardé de te parler, mon pauvre Corradino, tout mon ministre des finances que tu es, on est arrivé à ceux qui n’avaient pas un grain pour se racheter. Ah ! ceux-là, il a bien fallu qu’ils partent. Chacun de ces hommes représente donc une injustice vivante, une flagrante exaction ; aucun motif légitime ne l’oblige au service, aucun lien moral ne le retient sous les drapeaux, il est enchaîné par la crainte du châtiment, voilà tout ! Et vous voulez que ces gens-là se fassent tuer pour soutenir des ministres injustes, des intendants cupides, des sous-intendants voleurs, et, par-dessus tout cela, un roi qui chasse, qui pêche, qui s’amuse et qui ne s’occupe de ses sujets que pour passer avec sa meute sur leurs terres et dévaster leurs moissons ! Ils seraient bien bêtes ! Si j’étais soldat à mon service, dès le premier jour, j’aurais déserté, et je me serais fait brigand ; au moins, des brigands combattent et se font tuer pour eux-mêmes.
– Je suis forcé d’avouer qu’il y a beaucoup de vérité dans ce que vous dites là, sire, répondit le ministre de la guerre.
– Pardieu ! reprit le roi, je dis toujours la vérité, quand je n’ai pas de raisons de mentir, bien entendu. Maintenant, voyons ! Je t’accorde tes 65,000 hommes ; les voilà rangés en bataille, vêtus à neuf, équipés à l’autrichienne, le fusil sur l’épaule, le sabre au côté, la giberne au derrière. Qui mets-tu à leur tête, Ariola ? Est-ce toi ?
– Sire, répondit Ariola, je ne puis être à la fois ministre de la guerre et général en chef.
– Et tu aimes mieux rester ministre de la guerre, je comprends cela.
– Sire !
– Je te dis que je comprends cela ; et d’un. Voyons, Pignatelli, cela te convient-il, de commander en chef les 65,000 hommes d’Ariola ?
– Sire, répondit celui auquel le roi s’adressait, j’avoue que je n’oserais prendre une telle responsabilité.
– Et de deux. Et toi, Colli ? continua le roi.
– Ni moi non plus, sire.
– Et toi, Parisi ?
– Sire, je suis simple brigadier.
– Oui ; vous voulez bien tous commander une brigade, une division même ; mais un plan de campagne à tracer, mais des combinaisons stratégiques à accomplir, mais un ennemi expérimenté à combattre et à vaincre, pas un de vous ne s’en chargera !
– Il est inutile que Votre Majesté se préoccupe d’un général en chef, dit la reine : ce général en chef est trouvé.
– Bah ! dit Ferdinand ; pas dans mon royaume, j’espère ?
– Non, monsieur, soyez tranquille, répondit la reine. J’ai demandé à mon neveu un homme dont la réputation militaire puisse à la fois imposer à l’ennemi et satisfaire aux exigences de nos amis.
– Et vous le nommez ? demanda le roi.
– Le baron Charles Mack… Avez-vous quelque chose à dire contre lui ?
– J’aurais à dire, répliqua le roi, qu’il s’est fait battre par les Français ; mais, comme cette disgrâce est arrivée à tous les généraux de l’empereur, y compris son oncle et votre frère le prince Charles, j’aime autant Mack qu’un autre.
La reine se mordit les lèvres à cette implacable raillerie, qui poussait le cynisme jusqu’à se railler soi-même à défaut des autres, et, se levant :
– Ainsi, vous acceptez le baron Charles Mack pour général en chef de votre armée ? demanda-t-elle.
– Parfaitement, répondit le roi.
– En ce cas, vous permettez…
Et elle s’avança vers la porte ; le roi la suivait des yeux, ne pouvant pas deviner ce qu’elle allait faire, quand tout à coup un cor de chasse, embouché par deux lèvres puissantes et animé par une vigoureuse haleine, commença de sonner le lancer dans la cour du palais, sur laquelle donnaient les fenêtres de la chambre du conseil, et cela avec une telle vigueur, que les vitres en tremblèrent et que ministres et conseillers, ne comprenant rien à cette fanfare inattendue, se regardèrent avec étonnement.
Puis tous les yeux se reportèrent sur le roi, comme pour lui demander l’explication de cette interruption cynégétique.
Mais le roi paraissait aussi étonné que les autres et Jupiter aussi étonné que le roi.
Ferdinand écouta un instant comme s’il doutait de lui-même.
Puis :
– Que fait donc ce drôle ? dit-il. Il doit savoir cependant que la chasse est contremandée ; pourquoi donne-t-il le premier signal ?
Le piqueur continuait de sonner avec fureur.
Le roi se leva très-agité ; il était visible qu’il se livrait en lui-même un combat violent.
Il alla à la fenêtre et l’ouvrit.
– Veux-tu te taire, imbécile ! cria-t-il.
Puis, refermant la fenêtre avec humeur, il revint, toujours suivi de Jupiter, reprendre sa place sur son fauteuil.
Mais, pendant le mouvement qu’il avait fait, un nouveau personnage était entré en scène sous la protection de la reine ; celle-ci, en effet, pendant que le roi parlait à son piqueur, était allée ouvrir la porte de ses appartements qui donnait sur la salle du conseil, et l’avait introduit.
Chacun regardait avec surprise cet inconnu, et le roi avec non moins de surprise que les autres.
XXIII. Le général Baron Charles Mack §
Celui qui causait cet étonnement général était un homme de quarante-cinq à quarante-six ans, grand, blond, pâle, portant l’uniforme autrichien, les insignes de général, et, entre autres décorations, les plaques et les cordons de Marie-Thérèse et de Saint-Janvier.
– Sire, dit la reine, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté le baron Charles Mack, qu’elle vient de nommer général en chef de ses armées.
– Ah ! général, dit le roi en regardant avec un certain étonnement l’ordre de Saint-Janvier, dont le général était décoré et que le roi ne se rappelait pas lui avoir donné, enchanté de faire votre connaissance.
Et il échangea avec Ruffo un coup d’œil qui voulait dire : « Attention ! »
Mack s’inclina profondément, et sans doute allait-il répondre à ce compliment du roi, lorsque la reine, prenant la parole :
– Sire, dit-elle, j’ai cru que nous ne devions pas attendre l’arrivée du baron à Naples pour lui donner un signe de la considération que vous avez pour lui, et, avant qu’il quittât Vienne, je lui ai fait remettre, par votre ambassadeur, les insignes de votre ordre de Saint-Janvier.
– Et moi, sire, dit le baron avec un enthousiasme un peu trop théâtral pour être vrai, plein de reconnaissance pour les bontés de Votre Majesté, je suis venu avec la promptitude de l’éclair lui dire : Sire, cette épée est à vous.
Mack tira son épée du fourreau, le roi recula son fauteuil. Comme Jacques Ier, il n’aimait pas la vue du fer.
Mack continua :
– Cette épée est à vous et à Sa Majesté la reine, et elle ne dormira tranquille dans son fourreau que quand elle aura renversé cette infâme république française, qui est la négation de l’humanité et la honte de l’Europe. Acceptez-vous mon serment, sire ? continua Mack en brandissant formidablement son épée.
Ferdinand, peu porté de sa personne aux mouvements dramatiques, ne put s’empêcher, avec son admirable bon sens, d’apprécier tout ce que l’action du général Mack avait de ridicule forfanterie, et, avec son sourire narquois, il murmura dans son patois napolitain, qu’il savait inintelligible pour tout homme qui n’était pas né au pied du Vésuve, ce seul mot :
– Ceuza !
Nous voudrions bien traduire cette espèce d’interjection échappée aux lèvres du roi Ferdinand ; mais elle n’a malheureusement pas d’équivalent dans la langue française. Contentons-nous de dire qu’elle tient à peu près le milieu entre fat et imbécile.
Mack, qui, en effet, n’avait pas compris et qui attendait, l’épée à la main, que le roi acceptât son serment, se retourna assez embarrassé vers la reine.
– Je crois, dit Mack à la reine, que Sa Majesté m’a fait l’honneur de m’adresser la parole.
– Sa Majesté, répondit la reine sans se déconcerter, vous a, général, par un seul mot plein d’expression, témoigné sa reconnaissance.
Mack s’inclina, et, tandis que la figure du roi conservait son expression de railleuse bonhomie, remit majestueusement son épée au fourreau.
– Et maintenant, dit le roi lancé sur cette pente moqueuse qu’il aimait tant à suivre, j’espère que mon cher neveu, en m’envoyant un de ses meilleurs généraux pour renverser cette infâme république française, m’a en même temps envoyé un plan de campagne arrêté par le conseil aulique.
Cette demande, faite avec une naïveté parfaitement jouée, était une nouvelle raillerie du roi, le conseil aulique ayant élaboré les plans de la campagne de 96 et de 97, plans sur lesquels les généraux autrichiens et l’archiduc Charles lui-même avaient été battus.
– Non, sire, répondit Mack, j’ai demandé à Sa Majesté l’empereur, mon auguste maître, carte blanche à ce sujet.
– Et il vous l’a accordée, je l’espère ? demanda le roi.
– Oui, sire, il m’a fait cette grâce.
– Et vous allez vous en occuper sans retard, n’est-ce pas, mon cher général ? car j’avoue que j’en attends avec impatience la communication.
– C’est chose faite, répondit Mack avec l’accent d’un homme parfaitement satisfait de lui-même.
– Ah ! dit Ferdinand redevenant de bonne humeur, selon sa coutume, quand il trouvait quelqu’un à railler, vous l’entendez, messieurs. Avant même que le citoyen Garat nous eût déclaré la guerre au nom de l’infâme république française, l’infâme république française, grâce au génie de notre général en chef, était déjà battue. Nous sommes véritablement sous la protection de Dieu et de saint Janvier. Merci, mon cher général, merci.
Mack, tout gonflé du compliment qu’il prenait à la lettre, s’inclina devant le roi.
– Quel malheur, s’écria celui-ci, que nous n’ayons point là une carte de nos États et des États romains, pour suivre les opérations du général sur cette carte. On dit que le citoyen Buonaparte a, dans son cabinet de la rue Chantereine, à Paris, une grande carte sur laquelle il désigne d’avance à ses secrétaires et à ses aides de camp les points sur lesquels il battra les généraux autrichiens ; le baron nous eût désigné d’avance ceux sur lesquels il battra les généraux français. Tu feras faire pour le ministère de la guerre, et tu mettras à la disposition du baron Mack, une carte pareille à celle du citoyen Buonaparte, tu entends, Ariola ?
– Inutile de prendre cette peine, sire, j’en ai une excellente.
– Aussi bonne que celle du citoyen Buonaparte ? demanda le roi.
– Je le crois, répondit Mack d’un air satisfait.
– Où est-elle, général ? reprit le roi, où est-elle ? Je meurs d’envie de voir une carte sur laquelle on bat l’ennemi d’avance.
Mack donna à un huissier l’ordre de lui apporter son portefeuille, qu’il avait laissé dans la chambre voisine.
La reine, qui connaissait son auguste époux et qui n’était point dupe des compliments affectés qu’il faisait à son protégé, craignant que celui-ci ne s’aperçût qu’il servait de quintaine à l’humeur caustique du roi, objecta que ce n’était peut-être pas le moment de s’occuper de ce détail ; mais Mack, ne voulant point perdre l’occasion de faire admirer par trois ou quatre généraux présents sa science stratégique, s’inclina en manière de respectueuse insistance, et la reine céda.
L’huissier apporta un grand portefeuille sur lequel étaient imprimés en or, d’un côté les armes de l’Autriche, et de l’autre côté le nom et les titres du général Mack.
Celui-ci en tira une grande carte des États romains avec leurs frontières, et l’étendit sur la table du conseil.
– Attention, mon ministre de la guerre ! attention, messieurs mes généraux ! dit le roi. Ne perdons pas un mot de ce que va nous dire le baron. Parlez, baron ; on vous écoute.
Les officiers se rapprochèrent de la table avec une vive curiosité ; le baron Mack possédait, on ne savait pourquoi à cette époque, et on ne l’a même jamais su depuis, la réputation de l’un des premiers stratégistes du monde.
La reine, au contraire, ne voulant point avoir part à ce quelle regardait comme une mystification de la part du roi, se retira un peu à l’écart.
– Comment ! madame, dit le roi, au moment où le baron consent à nous dire où il battra ces républicains que vous détestez tant, vous vous éloignez !
– Je n’entends rien à la stratégie, monsieur, répondit aigrement la reine ; et peut-être, continua-t-elle en désignant de la main le cardinal Ruffo, prendrais-je la place de quelqu’un qui s’y entend.
Et, s’approchant d’une fenêtre, elle battit de ses doigts contre les carreaux.
Au même instant, comme si c’eût été un signal donné, une seconde fanfare retentit ; seulement, au lieu de sonner le lancer, comme la première, elle sonnait la vue.
Le roi s’arrêta comme si ses pieds eussent pris tout à coup racine dans la mosaïque qui formait le parquet de la chambre ; sa figure se décomposa, une expression de colère prit la place du vernis de bonhomie railleuse répandue sur elle.
– Ah çà ! mais, décidément, dit-il, ou ils sont idiots, ou ils ont juré de me rendre fou. Il s’agit bien de courre le cerf ou le sanglier ; nous chassons le républicain.
Puis, s’élançant pour la seconde fois vers la fenêtre, qu’il ouvrit avec plus de violence encore que la première :
– Mais te tairas-tu, double brute ! cria-t-il ; je ne sais à quoi tient que je ne descende et que je ne t’étrangle de mes propres mains.
– Oh ! sire, dit Mack, ce serait, en vérité, trop d’honneur pour ce manant.
– Vous croyez, baron ? dit le roi reprenant sa bonne humeur. Laissons-le donc vivre et ne nous occupons que d’exterminer les Français. Voyons votre plan, général, voyons-le.
Et il referma la fenêtre avec plus de calme qu’on ne pouvait l’espérer de l’état d’exaspération où l’avait mis le son du cor, et dont heureusement l’avait, comme par miracle, tiré la flatterie banale du général Mack.
– Voyez, messieurs, dit Mack du ton d’un professeur qui enseigne à ses élèves, nos 60,000 hommes sont divisés en quatre ou cinq points sur cette ligne qui s’étend de Gaete à Aquila.
– Vous savez que nous en avons 65,000, dit le roi ; ainsi ne vous en gênez pas.
– Je n’en ai besoin que de 60,000 sire, dit Mack ; mes calculs sont établis sur ce chiffre, et Votre Majesté aurait 100,000 hommes, que je ne lui prendrais pas un tambour de plus ; d’ailleurs, j’ai les renseignements les plus exacts sur le nombre des Français, ils ont à peine 10,000 hommes.
– Alors, dit le roi, nous serons six contre un, voilà qui me rassure tout à fait. Dans la campagne de 96 et de 97, les soldats de mon neveu n’étaient que deux contre un, quand ils ont été battus par le citoyen Buonaparte.
– Je n’étais point là, sire, répondit Mack avec le sourire de la suffisance.
– C’est vrai, répondit le roi avec une parfaite simplicité ; il n’y avait là que Beaulieu, Wurmser, Alvinzi et le prince Charles.
– Sire, sire ! murmura la reine en tirant Ferdinand par la basque de sa veste de chasse.
– Bon ! ne craignez rien, dit le roi, je sais à qui j’ai affaire et puis je ne le gratterai que tant qu’il me tendra la tête.
– Je disais donc, reprit Mack, que le gros de nos troupes, vingt mille hommes à peu près, est à San-Germano, et que les quarante mille autres sont campés sur le Tronto, à Sessa, à Tagliacozzo et à Aquila. Dix mille hommes traversent le Tronto et chassent la garnison française d’Ascoli, dont ils s’emparent, et s’avancent sur Fermo par la voie Émilienne. Quatre mille hommes sortent d’Aquila, occupent Rieti et se dirigent sur Terni ; cinq ou six mille descendent de Tagliacozzo à Tivoli pour faire des courses dans la Sabine ; huit mille autres partent du camp de Sessa et pénètrent dans les États romains par la voie Appienne ; six mille autres enfin s’embarquent, font voile pour Livourne et coupent la retraite aux Français, qui se retirent par Perugia.
– Qui se retirent par Perugia… Le général Mack ne nous dit pas précisément, comme le citoyen Buonaparte, où il battra l’ennemi ; mais il nous dit par où il se retire.
– Eh bien, si fait, dit Mack triomphant, je vous dis où je bats l’ennemi.
– Ah ! voyons cela, dit le roi, qui paraissait prendre presque autant de plaisir à la guerre qu’il en eût pris à la chasse.
– Avec Votre Majesté et vingt ou vingt-cinq mille hommes, je pars de San-Germano.
– Vous partez de San-Germano avec moi.
– Je marche sur Rome.
– Avec moi toujours.
– Je débouche par les routes de Ceperano et de Frosinone.
– Mauvaises routes, général ! je les connais, j’y ai versé.
– L’ennemi abandonne Rome.
– Vous en êtes sur ?
– Rome n’est point une place qui puisse être défendue.
– Et, quand l’ennemi a abandonné Rome, que fait-il ?
– Il se retire sur Civita-Castellana, qui est une position formidable.
– Ah ! ah ! Et vous l’y laissez, bien entendu ?
– Non pas ; je l’attaque et je le bats.
– Très-bien. Mais si, par hasard, vous ne le battiez pas ?
– Sire, dit Mack en mettant la main sur sa poitrine et en s’inclinant devant le roi, quand j’ai l’honneur de dire à Votre Majesté que je le battrai, c’est comme s’il était battu.
– Alors, tout va bien ! dit le roi.
– Sa Majesté a-t-elle quelques objections à faire sur le plan que je lui ai exposé ?
– Non ; il n’y a absolument qu’un point sur lequel il s’agirait de nous mettre d’accord.
– Lequel, sire ?
– Vous dites, dans votre plan de campagne, que vous partez de San-Germano avec moi ?
– Oui, sire.
– J’en suis donc, moi, de la guerre ?
– Sans doute.
– C’est que vous m’en donnez la première nouvelle. Et quel grade m’offrez-vous dans mon armée ? Ce n’est point indiscret, n’est-ce pas, de vous demander cela ?
– Le suprême commandement, sire ; je serai heureux et fier d’obéir aux ordres de Votre Majesté.
– Le suprême commandement !… Hum !
– Votre Majesté refuserait-elle ?… On m’avait fait espérer cependant…
– Qui cela ?
– Sa Majesté la reine.
– Sa Majesté la reine est bien bonne ; mais Sa Majesté la reine, dans la trop haute opinion qu’elle a toujours eue de moi et qui se manifeste en cette occasion, oublie que je ne suis pas un homme de guerre. À moi le suprême commandement ? continua le roi. Est-ce que San-Nicandro m’a élevé à être un Alexandre ou un Annibal ? est-ce que j’ai été à l’École de Brienne comme le citoyen Buonaparte ? est-ce que j’ai lu Polybe ? est-ce que j’ai lu les Commentaires de César ? est-ce que j’ai lu le chevalier Folard, Montecuculli, le maréchal de Saxe, comme votre frère le prince Charles ? est-ce que j’ai lu tout ce qu’il faut lire, enfin, pour être battu dans les règles ? est-ce que j’ai jamais commandé autre chose que mes Lipariotes ?
– Sire, répondit Mack, un descendant de Henri IV et un petit-fils de Louis XIV sait tout cela sans l’avoir appris.
– Mon cher général, dit le roi, allez conter ces bourdes à un sot, mais pas à moi qui ne suis qu’une bête.
– Oh ! sire ! s’écria Mack étonné d’entendre un roi dire si franchement son opinion sur lui-même.
Mack attendit, Ferdinand se grattait l’oreille.
– Et puis ? demanda Mack voyant que ce que le roi avait à dire ne venait pas tout seul.
Ferdinand parut se décider.
– Une des premières qualités d’un général est d’être brave, n’est-ce pas ?
– Incontestablement.
– Alors, vous êtes brave, vous ?
– Sire !
– Vous êtes sûr d’être brave, n’est-ce pas ?
– Oh !
– Eh bien, moi, je ne suis pas sûr de l’être.
La reine rougit jusqu’aux oreilles ; Mack regarda le roi avec étonnement. Les ministres et les conseillers, qui connaissaient le cynisme du roi, sourirent ; rien ne les étonnait, venant de cette étrange individualité nommée Ferdinand.
– Après cela, continua le roi, peut-être que je me trompe et que je suis brave sans m’en douter ; nous verrons bien.
Se retournant alors vers ses conseillers, ses ministres et ses généraux :
– Messieurs, dit-il, vous avez entendu le plan de campagne du baron ?
Tous firent signe que oui.
– Et tu l’approuves, Ariola ?
– Oui, sire, répondit le ministre de la guerre.
– Tu l’approuves, Pignatelli ?
– Oui, sire.
– Et toi, Colli ?
– Oui, sire.
– Et toi, Parisi ?
– Oui, sire.
Enfin, se tournant vers le cardinal, qui se tenait un peu à l’écart comme il avait fait tout le reste de la séance.
– Et vous, Ruffo ? demanda-t-il.
Le cardinal garda le silence.
Mack avait salué chacune de ces approbations d’un sourire ; il regarda avec étonnement cet homme d’Église qui ne se hâtait point d’approuver comme les autres.
– Peut-être, dit la reine, M. le cardinal en avait-il préparé un meilleur ?
– Non, Votre Majesté, répondit le cardinal sans se déconcerter ; car j’ignorais que la guerre fût si instante, et personne ne m’avait fait l’honneur de me demander mon avis.
– Si Votre Éminence, dit Mack d’une voix railleuse, a quelques observations à faire, je suis prêt à les écouter.
– Je n’eusse point osé exprimer mon opinion sans la permission de Votre Excellence, répondit Ruffo avec une extrême courtoisie ; mais, puisque Votre Excellence m’y autorise…
– Oh ! faites, faites, Éminence, dit Mack en riant.
– Si j’ai bien compris les combinaisons de Votre Excellence, dit Ruffo, voici le but qu’elle se propose dans le plan de campagne qu’elle nous a fait l’honneur d’exposer devant nous…
– Voyons mon but, dit Mack croyant avoir trouvé à son tour quelqu’un à goguenarder.
– Oui, voyons cela, dit Ferdinand, qui donnait d’avance la victoire au cardinal, par la seule raison que la reine le détestait.
La reine frappa du pied avec impatience ; le cardinal vit le mouvement, mais ne s’en préoccupa point ; il connaissait les mauvais sentiments de la reine à son égard, et ne s’en inquiétait que médiocrement ; il continua donc avec une parfaite tranquillité :
– Votre Excellence, en étendant sa ligne, espère, grâce à sa grande supériorité numérique, dépasser les extrémités de la ligne française, l’envelopper, pousser des corps les uns sur les autres, jeter parmi eux la confusion, et, comme la retraite leur sera coupée par la Toscane, les détruire ou les faire prisonniers.
– Je vous eusse expliqué ma pensée, que vous ne l’eussiez pas mieux comprise, monsieur, dit Mack ravi. Je les ferai prisonniers depuis le premier jusqu’au dernier, et pas un Français ne retournera en France pour donner des nouvelles de ses compagnons, aussi vrai que je m’appelle le baron Charles Mack. Avez-vous quelque chose de mieux à proposer ?
– Si j’eusse été consulté, répondit le cardinal, j’eusse du moins proposé autre chose.
– Et qu’eussiez-vous proposé ?
– J’eusse proposé de diviser l’armée napolitaine en trois corps seulement ; j’eusse concentré 25 ou 30,000 hommes entre Cieti et Terni ; j’eusse envoyé 12,000 hommes sur la voie Émilienne pour combattre l’aile gauche des Français, 10,000 dans les marais Pontins pour écraser leur aile droite ; enfin, j’en eusse envoyé 8,000 en Toscane ; j’aurais, par un effort suprême, dans lequel j’eusse mis toute l’énergie dont je me sens capable, tenté d’enfoncer le centre ennemi, de prendre en flanc ses deux ailes, et de les empêcher de se porter mutuellement secours ; pendant ce temps, la légion toscane, recrutée de tout ce que le pays eût pu fournir, eût couru la contrée pour se rapprocher de nous et nous aider selon les circonstances. Cela eût permis à l’armée napolitaine, jeune et inexpérimentée, d’agir par masses, ce qui lui eût donné confiance en elle-même. Voilà, dit Ruffo, ce que j’eusse proposé ; mais je ne suis qu’un pauvre homme d’Église, et je m’incline devant l’expérience et le génie du général Mack.
Et, ce disant, le cardinal, qui s’était approché de la table pour indiquer sur la carte les mouvements qu’il eût exécutés, fit un pas en arrière en signe qu’il abandonnait la discussion.
Les généraux se regardèrent avec surprise ; il était évident que Ruffo venait de donner un excellent avis. Mack, en éparpillant trop l’armée napolitaine et la divisant en trop petits corps, exposait ces corps à être battus séparément, fût-ce par des ennemis peu nombreux. Ruffo, au contraire, présentait un plan complétement à l’abri de ce danger.
Mack se mordit les lèvres ; il sentait combien le plan qui venait d’être développé était supérieur au sien.
– Monsieur, dit Mack, le roi est libre encore de choisir entre vous et moi, entre votre plan et le mien ; peut-être, en effet, ajouta-t-il en riant, mais du bout des lèvres, pour faire une guerre que l’on peut appeler la guerre sainte, mieux vaudrait Pierre l’Ermite que Godefroy de Bouillon.
Le roi ne savait pas précisément ce que c’était que Pierre l’Ermite et Godefroy de Bouillon ; mais, tout en raillant Mack personnellement, il ne voulait pas le mécontenter.
– Que dites-vous là, mon cher général ! s’écria-t-il ; je trouve, pour mon compte, votre plan excellent, et vous avez vu que c’était l’avis de ces messieurs, puisque tous l’ont approuvé. Je l’approuve donc de bout en bout et je n’y veux pas changer une étape seulement. Voilà que nous avons l’armée. Bien. Voilà que nous avons le général en chef. Bien, très-bien. Il ne nous manque plus que l’argent. Voyons, Corradino, continua le roi en s’adressant au ministre des finances. Ariola nous a fait voir ses hommes, montre-nous tes écus.
– Eh ! sire, répondit celui que le roi interpellait ainsi à brûle-pourpoint, Votre Majesté sait bien que les dépenses que l’on vient de faire pour équiper et habiller l’armée, ont complétement vidé les caisses de l’État.
– Mauvaise nouvelle, Corradino, mauvaise nouvelle ; j’ai toujours entendu dire que l’argent était le nerf de la guerre. Vous entendez, madame ? pas d’argent !
– Sire, répondit la reine, l’argent ne vous manquera pas plus que ne vous ont manqué l’armée et le général en chef, et nous avons, en attendant mieux, un million de livres sterling à votre disposition.
– Bon ! dit le roi ; et quel est l’alchimiste qui a ainsi l’heureuse faculté de faire de l’or ?
– Je vais avoir l’honneur de vous le présenter, sire, dit la reine en allant à la porte par laquelle elle avait déjà introduit le général Mack.
Puis, s’adressant à une personne encore invisible :
– Votre Grâce, dit-elle, veut-elle avoir la bonté de confirmer au roi ce que je viens d’avoir l’honneur de lui annoncer, c’est-à-dire que, pour faire la guerre aux jacobins, l’argent ne lui manquera pas ?
Tous les yeux se portèrent vers la porte, et Nelson apparut radieux sur le seuil, tandis que, derrière lui, pareille à une ombre élyséenne, s’effaçait la forme légère d’Emma Lyonna, laquelle venait d’acheter par un premier baiser le dévouement de Nelson et les subsides de l’Angleterre.
XXIV. L’île de Malte. §
L’apparition de Nelson en un pareil moment était significative : c’était le mauvais génie de la France en personne qui venait s’asseoir au conseil de Naples et soutenir de la toute-puissance de son or les mensonges et la trahison de Caroline.
Tout le monde connaissait Nelson, excepté le général Mack, arrivé dans la nuit, comme nous l’avons dit ; la reine alla à lui, et, lui prenant la main, et conduisant le futur vainqueur de Civita-Castellana au vainqueur d’Aboukir :
– Je présente, dit-elle, le héros de la terre au héros de la mer.
Nelson parut peu flatté du compliment ; mais il était de trop bonne humeur en ce moment pour se blesser d’un parallèle, quoique ce parallèle fût tout à l’avantage de son rival ; il salua courtoisement Mack, et, se tournant vers le roi :
– Sire, dit-il, je suis heureux de pouvoir annoncer à Votre Majesté et à ses ministres que je suis porteur des pleins pouvoirs de mon gouvernement pour traiter avec elle au nom de l’Angleterre toute question relative à la guerre avec la France.
Le roi se sentit pris ; Caroline l’avait, pendant son sommeil, garrotté comme Gulliver à Lilliput ; il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur ; seulement, il essaya de se cramponner à la dernière objection qui se présentait à son esprit.
– Votre Grâce a entendu, dit-il, ce dont il est question, et notre ministre des finances, sachant que nous sommes entre amis et que l’on n’a pas de secrets pour ses amis, nous a avoué franchement qu’il n’y avait plus d’argent dans les caisses ; alors, je faisais cette objection que, sans argent, il n’y avait pas de guerre possible.
– Et Votre Majesté faisait, comme toujours, preuve d’une profonde sagesse, répondit Nelson ; mais voici, par bonheur, des pouvoirs de M. Pitt qui me mettent à même de remédier à cette pénurie.
Et Nelson posa sur la table du conseil un pouvoir conçu en ces termes :
« À son arrivée à Naples, lord Nelson, baron du Nil, est autorisé à s’entendre avec sir William Hamilton, notre ambassadeur près la cour des Deux-Siciles, pour soutenir notre auguste allié le roi de Naples dans toutes les nécessités où pourrait l’entraîner une guerre contre la république française.
» W. PITT.
» Londres, 7 septembre 1798. »
Acton traduisit les quelques lignes de Pitt au roi, qui appela près de lui le cardinal, comme un renfort contre le nouvel allié de la reine qui venait d’apparaître.
– Et Votre Seigneurie, dit Ferdinand, peut, à ce que disait la reine, mettre à notre disposition… ?
– Un million de livres sterling, dit Nelson.
Le roi se tourna vers Ruffo comme pour lui demander ce que faisait un million de livres sterling.
Ruffo devina la question.
– Cinq millions et demi de ducats, à peu près, répondit-il.
– Hum ! fit le roi.
– Cette somme, dit Nelson, n’est qu’un premier subside destiné à faire face aux nécessités du moment.
– Mais, avant que vous ayez avisé votre gouvernement de nous expédier cette somme, avant que votre gouvernement nous l’expédie, avant, enfin, qu’elle soit arrivée à Naples, un assez long temps peut s’écouler. Nous sommes dans l’équinoxe d’hiver, et ce n’est pas trop de calculer un mois ou six semaines pour l’aller et le retour d’un bâtiment ; pendant ces six semaines ou ce mois, les Français auront tout le temps d’être à Naples !
Nelson allait répondre, la reine lui coupa la parole.
– Votre Majesté peut se tranquilliser sur ce point, dit-elle : les Français ne sont point en mesure de lui faire la guerre.
– En attendant, répliqua Ferdinand, ils nous l’ont déclarée.
– Qui nous l’a déclarée ?
– L’ambassadeur de la République. Pardieu ! on dirait que je vous apprends une nouvelle.
La reine sourit dédaigneusement.
– Le citoyen Garat s’est trop pressé, dit-elle ; il eût attendu encore quelque temps, ou n’eût point fait sa déclaration de guerre, s’il eût connu la situation du général Championnet à Rome.
– Et vous connaissez mieux cette situation que ne la connaissait l’ambassadeur lui-même, n’est-ce pas, madame ?
– Je le crois.
– Vous avez des correspondances à l’état-major du général républicain ?
– Je ne me fierais pas à des correspondances avec des étrangers, sire.
– Alors, vous tenez vos renseignements du général Championnet lui-même ?
– Justement ! et voici la lettre que l’ambassadeur de la République eût reçue ce matin, s’il ne se fût point tant pressé de partir hier au soir.
Et la reine tira de son enveloppe la lettre que le sbire Pasquale de Simone avait enlevée la veille à Salvato Palmieri et lui avait remise dans la chambre obscure ; puis elle la passa au roi.
Le roi y jeta les yeux.
– Cette lettre est en français, dit-il du ton dont il eût dit : « Cette lettre est en hébreu. »
Puis, la passant à Ruffo, comme s’il se fiait à lui seul :
– Monsieur le cardinal, dit-il, traduisez-nous cette lettre en italien.
Ruffo prit la lettre, et, au milieu du plus profond silence, lut ce qui suit :
« Citoyen ambassadeur,
» Arrivé à Rome depuis quelques jours seulement, je crois qu’il est de mon devoir de porter à votre connaissance l’état dans lequel se trouve l’armée que je suis appelé à commander, afin que, sur les notes précises que je vais vous donner, vous puissiez régler la conduite que vous avez à tenir vis-à-vis d’une cour perfide qui, poussée par l’Angleterre, notre éternelle ennemie, n’attend que le moment favorable pour nous déclarer la guerre… »
À ces derniers mots, la reine et Nelson se regardèrent en souriant. Nelson n’entendait ni le français ni l’italien ; mais probablement une traduction anglaise de cette lettre lui avait été faite à l’avance.
Ruffo continua, ce signe n’ayant point interrompu la lecture.
« D’abord, cette armée, qui se monte au chiffre de 35,000 hommes sur le papier, n’est, en réalité, que de 8,000 hommes, lesquels manquent de chaussures, de vêtements, de pain, et, depuis trois mois, n’ont pas reçu un sou de solde. Ces 8,000 hommes n’ont que 180,000 cartouches à se distribuer, ce qui nous fait quinze coups à tirer par homme ; aucune place n’est approvisionnée même en poudre, et l’on en a manqué à Civita-Vecchia pour tirer sur un vaisseau barbaresque qui est venu observer la côte… »
– Vous entendez, sire, dit la reine.
– Oui, j’entends, dit le roi. Continuez, monsieur le cardinal.
Le cardinal reprit :
« Nous n’avons que cinq pièces de canon et un parc de quatre bouches à feu ; notre manque de fusils est tel, que je n’ai pu armer deux bataillons de volontaires que je comptais employer contre les insurgés qui nous enveloppent de tous côtés… »
La reine échangea un nouveau signe avec Mack et Nelson.
« Nos forteresses ne sont pas en meilleur état que nos arsenaux ; dans aucune d’elles les boulets et les canons ne sont du même calibre ; dans quelques-unes, il y a des canons et pas de boulets ; dans d’autres, des boulets et pas de canons. Cet état désastreux m’explique les instructions du Directoire que je vous transmets afin que vous vous y conformiez.
» Repousser par les armes toute agression hostile dirigée contre la république romaine et porter la guerre sur le territoire napolitain, mais dans le cas seulement où le roi de Naples exécuterait ses projets d’invasion depuis si longtemps annoncés… »
– Vous entendez, sire, dit la reine. Avec 8,000 hommes, cinq pièces de canon et 180,000 cartouches, je crois que nous n’avons pas grand’chose à craindre de cette guerre.
– Continuez, éminentissime, dit le roi se frottant les mains.
– Oui, continuez, dit la reine, et vous verrez ce que le général français pense lui-même de sa position.
« Or, continua le cardinal, avec les moyens qui sont à ma disposition, citoyen ambassadeur, vous comprenez facilement que je ne pourrais pas repousser une agression hostile, à plus forte raison, porter la guerre sur le territoire napolitain… »
– Cela vous rassure-t-il, monsieur ? demanda la reine.
– Hum ! fit le roi ; voyons jusqu’au bout.
« Je ne puis donc trop vous recommander, citoyen ambassadeur, de maintenir, autant que le permettra la dignité de la France, la bonne harmonie entre la République et la cour des Deux-Siciles, et de calmer par tous les moyens possibles l’impatience des patriotes napolitains ; tout mouvement qui se produirait avant trois mois, c’est-à-dire avant le temps qui m’est nécessaire pour organiser l’armée serait prématuré et avorterait infailliblement.
» Mon aide de camp, homme sûr, d’un courage éprouvé, et qui, né dans les États du roi de Naples, parle non-seulement l’italien, mais encore le patois napolitain, est chargé de vous remettre cette lettre et de s’aboucher avec les chefs du parti républicain à Naples. Renvoyez-le-moi le plus vite possible avec une réponse détaillée qui m’expose exactement votre situation vis-à-vis de la cour des Deux-Siciles.
» Fraternité.
» CHAMPIONNET.
» 18 septembre 1798. »
– Eh bien, monsieur, dit la reine, si vous n’êtes rassuré qu’à moitié, voilà qui doit vous rassurer tout à fait.
– Sur un point, oui, madame ; mais sur un autre, non.
– Ah ! je comprends. Vous voulez parler du parti républicain, auquel vous avez eu tant de peine à croire. Eh bien, Votre Majesté le voit, ce n’est pas tout à fait un fantôme ; il existe, puisqu’il faut le calmer et que ce sont les jacobins eux-mêmes qui en donnent le conseil.
– Mais comment diable avez-vous pu vous procurer cette lettre ? demanda le roi en la prenant des mains du cardinal et en l’examinant avec curiosité.
– Ceci, c’est mon secret, monsieur, répondit la reine, et vous me permettrez de le garder ; mais j’ai, je crois, coupé la parole à Sa Seigneurie lord Nelson au moment où il allait répondre à une question que vous veniez de lui faire.
– Je disais qu’en septembre et en octobre, la mer est mauvaise, et qu’il nous faudrait peut-être un mois ou six semaines pour recevoir d’Angleterre cet argent dont nous avons besoin le plus tôt possible.
La demande du roi fut transmise à Nelson.
– Sire, répondit-il, le cas est prévu et vos banquiers, MM. Baker père et fils, vous escompteront, avec l’aide de leurs correspondants de Messine, de Rome et de Livourne, une lettre de change d’un million de livres que leur fera sir William Hamilton et que j’endosserai. Votre Majesté aura seulement besoin, vu le chiffre assez élevé de la somme, de les prévenir à l’avance.
– C’est bien, c’est bien, dit le roi ; faites faire la lettre de change à sir William, endossez-la, remettez-la-moi, et je m’entendrai de cela avec les Baker.
Ruffo souffla quelques mots à l’oreille du roi.
Ferdinand fit un signe de tête.
– Mais ma bonne alliée l’Angleterre, dit-il, si amie qu’elle soit du royaume des Deux-Siciles, ne donne pas son argent pour rien, je la connais. Que demande-t-elle, en échange de son million de livres sterling ?
– Une chose bien simple, et qui ne porte aucun préjudice à Votre Majesté.
– Laquelle, enfin ?
– Elle demande que, quand la flotte de Sa Majesté Britannique, qui est en train de bloquer Malte, l’aura reprise aux Français, Votre Majesté renonce à faire valoir ses droits sur cette île, afin que Sa Majesté Britannique, qui n’a point de possession dans la Méditerranée autre que Gibraltar, puisse faire de Malte un point de station et d’approvisionnement pour les vaisseaux anglais.
– Bon ! la cession sera facile de ma part ; Malte ne m’appartient pas, elle appartient à l’Ordre.
– Oui, sire ; mais, Malte reprise, l’Ordre sera dissous, fit observer Nelson.
– Et, l’Ordre dissous, se hâta de dire Ruffo, Malte fait retour à la couronne des Deux-Siciles, ayant été donné par l’empereur Charles-Quint, comme héritier du royaume d’Aragon, aux chevaliers hospitaliers qui venaient d’être chassés de Rhodes, en 1535, par Soliman II ; or, si avec le besoin qu’a l’Angleterre d’une station dans la Méditerranée, l’Angleterre ne payait Malte que vingt-cinq millions de francs, ce ne serait pas cher.
Peut-être la discussion allait-elle s’établir sur ce point lorsqu’une troisième fanfare se fit entendre dans la cour et produisit un effet non moins inattendu et non moins prodigieux que les deux premières.
Quant à la reine, elle échangea avec Mack et Nelson un regard qui voulait dire : « Restez calmes, je sais ce que c’est. »
Mais le roi, qui ne le savait pas, courut à la fenêtre et l’ouvrit avant que la fanfare fût terminée.
Elle sonnait l’hallali.
– Voyons ! cria-t-il furieux, m’expliquera-t-on enfin ce que veulent dire ces trois misérables fanfares ?
– Elles veulent dire que Votre Majesté peut partir quand elle voudra, répondit le sonneur ; elle sera sûre de ne pas faire buisson creux, les sangliers sont détournés.
– Détournés ! répéta le roi, les sangliers sont détournés ?
– Oui, sire, une bande de quinze.
– Quinze sangliers !… Entendez-vous, madame ? s’écria le roi en s’adressant à Caroline. Quinze sangliers ! entendez-vous, messieurs ? Quinze sangliers ! entends-tu, Jupiter ? Quinze ! quinze ! quinze !
Puis, revenant au sonneur de cor :
– Ne sais-tu donc pas, lui cria-t-il d’une voix désespérée, qu’il n’y a pas de chasse aujourd’hui, malheureux ?
La reine s’avança.
– Et pourquoi donc n’y aurait-il pas de chasse aujourd’hui, monsieur ? demanda-t-elle avec son plus charmant sourire.
– Mais, madame, parce que, sur le billet que vous m’avez écrit cette nuit, je l’ai décommandée.
Et il se retourna vers Ruffo comme pour le prendre à témoin que l’ordre avait été donné devant lui.
– C’est possible, monsieur ; mais, moi, reprit la reine, j’ai pensé à la peine que vous causait la privation de ce plaisir, et, présumant que le conseil finirait de bonne heure et nous laisserait le temps de chasser pendant une partie de la journée, j’ai intercepté le messager et n’ai rien changé au premier ordre donné par vous, sinon que j’ai indiqué votre départ pour onze heures au lieu de neuf. Voici onze heures qui sonnent, le conseil est fini, les sangliers sont détournés, rien n’empêche donc Votre Majesté de partir.
Au fur et à mesure que la reine parlait, la figure du roi devenait rayonnante.
– Ah ! chère maîtresse ! – on se rappelle que c’était le nom dont Ferdinand appelait Caroline dans ses moments d’amitié, – ah ! chère maîtresse ! vous êtes digne de remplacer non-seulement Acton comme premier ministre, mais encore le duc della Salandra, comme grand veneur. Vous l’avez dit : le conseil est fini, vous avez votre général de terre, vous avez votre général de mer, nous allons avoir cinq ou six millions de ducats sur lesquels nous ne comptions point ; tout ce que vous ferez sera bien fait ; tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous mettre en campagne avant l’empereur. Par ma foi, je me sens tout disposé à faire la guerre : il paraît que, décidément, j’étais brave… Au revoir, chère maîtresse ! Au revoir, messieurs ! Au revoir, Ruffo !
– Et Malte, sire ? demanda le cardinal.
– Bon ! que l’on en fasse ce que l’on voudra, de Malte ; je m’en passe depuis deux cent soixante-trois ans, je m’en passerai bien encore. Un mauvais rocher qui n’est bon pour la chasse que deux fois dans l’année, au passage des cailles ; où l’on ne peut pas avoir de faisans, faute d’eau ; où il ne pousse pas un radis et où l’on est obligé de tout tirer de la Sicile ! Qu’ils prennent Malte et qu’ils me débarrassent des jacobins, c’est tout ce que je leur demande… Quinze sangliers ! Jupiter, taïaut ! Jupiter, taïaut !
Et le roi sortit en sifflant une quatrième fanfare.
– Milord, dit la reine à Nelson, vous pouvez écrire à votre gouvernement que la cession de Malte à l’Angleterre ne souffrira aucune difficulté de la part du roi des Deux-Siciles.
Alors, se tournant vers les ministres et les conseillers :
– Messieurs, dit-elle, le roi vous remercie des bons avis que vous lui avez donnés. Le conseil est levé.
Puis, enveloppant tout le monde dans un salut qu’elle sut par un coup d’œil rendre ironique pour Ruffo, elle rentra chez elle, suivie de Mack et de Nelson.
XXV. L’intérieur d’un savant §
Il était neuf heures du matin ; l’atmosphère, épurée par l’orage de la nuit, était d’une limpidité merveilleuse ; les barques des pêcheurs sillonnaient silencieusement le golfe, entre le double azur du ciel et de la mer, et, de la fenêtre de la salle à manger, de laquelle il s’éloignait et se rapprochait tour à tour, le chevalier San-Felice eût pu voir et compter, comme des points blancs, les maisons qui, à sept lieues de là, marbraient le sombre versant d’Ana-Capri, si deux choses ne l’eussent en ce moment préoccupé : d’abord, cette opinion qu’a émise Buffon dans ses Époques de la nature, – opinion qui lui paraissait quelque peu hasardée, – que la terre avait été détachée du soleil par le choc d’une comète ; et, en même temps, une inquiétude vague que lui causait le sommeil prolongé de sa femme. C’était la première fois, depuis son mariage, qu’en sortant de son cabinet, vers les huit heures du matin, il ne trouvait pas Luisa occupée à préparer la tasse de café, le pain, le beurre, les œufs et les fruits qui composaient le déjeuner habituel du savant, déjeuner que partageait, avec un appétit tout juvénile, celle qui l’avait ordonné et servi, même, avec la double attention d’une fille respectueuse et d’une tendre épouse.
Après son déjeuner, c’est-à-dire vers dix heures du matin, avec la régularité qu’il mettait à toute chose, quand une trop forte préoccupation scientifique ou morale ne l’absorbait pas, le chevalier embrassait Luisa au front et prenait le chemin de sa bibliothèque, chemin qu’à moins de trop mauvais temps, il faisait toujours à pied, autant pour son plaisir et sa distraction que pour accomplir une recommandation d’hygiène que lui avait faite son ami Cirillo, et qui, s’étendant de Mergellina au palais royal, pouvait équivaloir à un kilomètre et demi.
C’était là que demeurait, six mois de l’année, le prince héréditaire ; les six autres mois, il demeurait à la Favorite ou à Capodimonte ; pendant ces six mois, une de ses voitures était à la disposition de San-Felice.
Quand il habitait le palais royal, le prince descendait invariablement vers onze heures à sa bibliothèque, et trouvait son bibliothécaire juché sur quelque échelle, à la recherche d’un livre rare ou nouveau. En apercevant le prince, San-Felice faisait un mouvement pour descendre, mais le prince s’opposait à ce qu’il se dérangeât. Une conversation presque toujours littéraire ou scientifique s’établissait entre le savant sur son échelle et l’adepte sur son fauteuil. Entre midi et midi et demi, le prince rentrait chez lui. San-Felice descendait de son échelle pour le reconduire jusqu’à la porte, tirait sa montre, la mettait sur son bureau pour ne pas oublier l’heure, oubli auquel l’eût facilement entraîné un travail attachant, parce qu’il était aimé. À deux heures moins vingt minutes, le chevalier replaçait son travail dans son tiroir, auquel il donnait un tour de clef, remettait sa montre dans son gousset, prenait son chapeau, qu’il tenait à la main jusqu’à la porte de la rue, par cette révérence qu’avaient à cette époque les hommes vraiment royalistes pour tout ce qui tenait à la royauté. Parfois, s’il était dans ses jours de distraction, il faisait, tête nue, le chemin du palais à sa maison, à la porte de laquelle il frappait deux coups, presque toujours au même moment où sa pendule sonnait deux heures.
Ou Luisa venait lui ouvrir elle-même, ou elle l’attendait sur le perron.
– Le dîner était toujours prêt ; on se mettait à table ; pendant le dîner, Luisa racontait ce qu’elle avait fait, les visites qu’elle avait reçues, les petits événements qui étaient survenus dans le voisinage. Le chevalier, de son côté, disait ce qu’il avait vu sur son chemin, les nouvelles que lui avait données le prince, ce qu’il avait pu saisir de la politique, chose qui le préoccupait assez peu et qui intéressait médiocrement Luisa. Puis, après le dîner, selon sa disposition, Luisa se mettait au clavecin ou prenait sa guitare et chantait quelque gaie chanson de Santa-Lucia ou quelque mélancolique mélodie de Sicile ; ou bien encore les deux époux faisaient une promenade à pied sur la route pittoresque du Pausilippe, ou en voiture jusqu’à Bagnoli ou Pouzzoles, et, dans ces promenades, San-Felice avait toujours quelque anecdote historique à raconter, quelque observation intéressante à faire, sa vaste érudition lui permettant de ne se répéter jamais et de charmer toujours.
On rentrait à la nuit ; il était rare alors que quelque ami de San-Felice, quelque amie de Luisa, ne vînt pour passer la soirée, l’été sous le palmier, où l’on dressait une table, l’hiver au salon. En hommes, c’était souvent, lorsqu’il n’était point à Saint-Pétersbourg ou à Vienne, Dominique Cimarosa, l’auteur des Horaces, du Mariage secret, de l’Italienne à Londres, du Directeur dans l’embarras. L’illustre maestro se plaisait à faire chanter les morceaux encore inédits de ses opéras à Luisa, dans laquelle il trouvait, outre une excellente méthode qu’elle lui devait en partie, cette voix fraîche, limpide et sans fioritures, que l’on rencontre si rarement au théâtre ; c’était quelquefois un jeune peintre, beau talent, charmant esprit, grand musicien, excellent joueur de guitare, s’appelant Vitaliani, comme cet enfant qui mourut avec deux autres enfants, Emmanuele de Deo et Gagliani, victimes de la première réaction. C’était, rarement enfin, car sa nombreuse clientèle lui en laissait peu le temps, c’était ce bon docteur Cirillo, avec lequel déjà deux ou trois fois nous nous sommes rencontrés, et que nous allons rencontrer encore. C’était, presque tous les soirs, la duchesse Fusco, quand elle était à Naples. C’était souvent une femme remarquable sous tous les rapports, rivale de madame de Staël comme publiciste et improvisatrice, Éléonore Fonseca Pimentele, élève de Métastase, qui, lorsqu’elle était encore tout enfant, lui avait promis un grand avenir de gloire. Quelquefois, encore, c’était la femme d’un savant, confrère de San-Felice : c’était la signora Baffi, qui, comme Luisa, n’avait pas la moitié de l’âge de son mari, et qui cependant l’aimait comme Luisa aimait le sien. Ces soirées duraient jusqu’à onze heures, rarement plus tard. On causait, on chantait, on disait des vers, on prenait des glaces, on mangeait des gâteaux. Parfois, si la soirée était belle, si la mer était calme, si la lune semait le golfe de paillettes d’argent, on descendait dans une barque : et, alors, de la surface de la mer montaient au ciel des chants délicieux, des harmonies adorables qui ravissaient en extase le bon Cimarosa ; ou bien, debout comme la sibylle antique, Éléonore Pimentele jetait au vent qui faisait flotter ses longs cheveux noirs, dénoués sur une simple tunique à la grecque, des strophes qui semblaient des souvenirs de Pindare ou d’Alcée.
Le lendemain, la même existence recommençait, avec la même ponctualité ; rien ne l’avait jamais ni troublée ni dérangée.
Comment se faisait-il donc que Luisa, qu’en rentrant à deux heures du matin il avait trouvée couchée et dormant d’un si bon sommeil, comment se faisait-il que Luisa, toujours levée à sept heures, ne fût pas encore sortie de sa chambre à neuf heures, et qu’à toutes les questions du chevalier, Giovannina eût répondu :
– Madame dort et a prié qu’on ne la réveillât point.
Mais neuf heures un quart venaient de sonner, et le chevalier, cédant à son inquiétude, se préparait à aller lui-même frapper à la porte de Luisa, lorsque celle-ci parut sur le seuil de la salle à manger, les yeux un peu fatigués, le teint un peu pâle, mais plus ravissante peut-être sous ce nouvel aspect que le chevalier ne l’avait jamais vue.
Il allait à elle avec l’intention de la gronder à la fois et de ce sommeil si prolongé et de l’inquiétude qu’il lui avait causée ; mais, lorsqu’il vit le doux sourire de la sérénité éclairer, comme un rayon matinal, sa charmante physionomie, il ne put que la regarder, sourire lui-même, prendre sa blonde tête entre ses deux mains, la baiser au front, en lui disant avec une galanterie mythologique qui, à cette époque, n’avait rien de suranné :
– Si la femme du vieux Tithon s’est fait attendre, c’était pour se déguiser en amante de Mars !
Une vive rougeur passa sur le visage de Luisa, elle appuya sa tête contre le cœur du chevalier, comme si elle eût voulu se réfugier dans sa poitrine.
– J’ai fait des rêves terribles cette nuit, mon ami, dit-elle, et cela m’a rendue un peu malade.
– Et ces rêves terribles, t’ont-ils, en même temps que le sommeil, enlevé l’appétit ?
– J’en ai vraiment peur, dit Luisa en se mettant à table.
Elle fit un effort pour manger, mais c’était chose impossible : il lui semblait avoir la gorge serrée par une main de fer.
Son mari la regardait avec étonnement, et elle se sentait rougir et pâlir sous ce regard plutôt inquiet qu’interrogateur cependant, lorsqu’on frappa trois coups également espacés à la porte du jardin.
Quelle que fût la personne qui arrivait, elle était la bienvenue pour Luisa ; car elle faisait diversion à l’inquiétude du chevalier et à son embarras à elle.
Aussi se leva-t-elle vivement pour aller ouvrir.
– Où est donc Nina ? demanda San-Felice.
– Je ne sais, répondit Luisa ; sortie peut-être.
– À l’heure du déjeuner ? quand elle sait sa maîtresse souffrante ? Impossible, ma chère enfant !
On frappa une seconde fois.
– Permettez que j’aille ouvrir, dit Luisa.
– Non pas ; c’est à moi d’y aller ; tu souffres, tu es fatiguée ; reste tranquille, je le veux !
Le chevalier disait quelquefois : Je le veux, mais d’une voix si douce, avec une expression si tendre, que c’était toujours la prière d’un père à sa fille, et jamais l’ordre d’un mari à sa femme.
Luisa laissa donc le chevalier descendre le perron et aller lui-même ouvrir la porte du jardin ; mais, inquiète à chaque circonstance nouvelle qui pouvait donner à son mari soupçon de ce qui s’était passé pendant la nuit, elle courut à la fenêtre, y passa vivement la tête, et, sans pouvoir découvrir qui c’était, vit un homme qui paraissait d’un certain âge déjà, et qui, abrité sous un chapeau à larges bords, examinait, avec une attention qui lui fit passer un frisson dans les veines, la porte contre laquelle s’était adossé Salvato, et le seuil sur lequel il était tombé.
La porte s’ouvrit, l’homme entra sans que Luisa eût pu le reconnaître.
Au son joyeux de la voix de son mari, qui invitait le visiteur à le suivre, Luisa comprit que c’était un ami.
Très-pâle, très-agitée, elle alla reprendre sa place à table.
Son mari entra, poussant devant lui Cirillo.
Elle respira. Cirillo l’aimait beaucoup, et, de son côté, elle avait une grande affection pour lui, parce que Cirillo, ayant autrefois été le médecin du prince Caramanico, parlait souvent de lui – quoiqu’il ignorât le lien de parenté qui l’attachait à Luisa – avec amour et vénération.
En l’apercevant, elle se leva donc et jeta un cri de joie ; rien de mauvais ne pouvait lui venir de la part de Cirillo.
Hélas ! bien des fois, pendant cette nuit qu’elle avait passée presque tout entière au chevet du blessé, elle avait pensé au bon docteur, et, peu confiante dans la science de Nanno, elle avait dix fois été sur le point d’envoyer Michele à sa recherche ; mais elle n’avait point osé mettre ce désir à exécution. Que penserait Cirillo du mystère qu’elle faisait à son mari de ce terrible événement qui s’était passé sous ses yeux, et comment apprécierait-il les raisons qu’elle croyait avoir de garder sur cet événement un silence absolu ?
Mais il n’en était pas moins singulier pour elle, ce hasard qui amenait Cirillo, que l’on n’avait pas vu depuis plusieurs mois, et cela, le matin même qui suivait la nuit où sa présence avait été si fort désirée dans la maison.
Cirillo, en entrant, arrêta un instant son regard sur Luisa ; puis, cédant à l’invitation de San-Felice, il approcha sa chaise de la table où le mari et la femme déjeunaient, et sur laquelle, selon la coutume orientale, qui est aussi celle de Naples, cette première étape de l’Orient, Luisa lui servit une tasse de café noir.
– Ah ! pardieu ! lui dit San-Felice en lui posant la main sur le genou, il ne fallait pas moins qu’une visite à neuf heures et demie du matin pour vous faire pardonner l’abandon dans lequel vous nous laissiez. On mourrait vingt fois, cher ami, avant de savoir si vous êtes mort vous-même !
Cirillo regarda San-Felice avec la même attention qu’il avait regardé sa femme ; mais autant chez l’une il trouvait la trace mystérieuse d’une nuit agitée et inquiète, autant il trouvait chez l’autre la naïve sérénité de l’insouciance et du bonheur.
– Alors, dit-il à San-Felice, cela vous fait plaisir, de me voir ce matin, mon cher chevalier ?
Et il appuya sur ces deux mots : ce matin, avec une intention marquée.
– Cela me fait toujours plaisir, de vous voir, cher docteur, matin et soir, soir et matin ; mais justement, ce matin, je suis plus que jamais content de vous voir.
– À quel propos ? Dites-moi cela.
– À deux propos… Prenez donc votre café… Ah ! pour le café, par exemple, vous jouez de malheur aujourd’hui, ce n’est pas Luisa qui l’a fait… La paresseuse s’est levée… À quelle heure ? Devinez.
– Fabiano ! dit Luisa en rougissant.
– La voyez-vous ! elle est honteuse elle-même !… À neuf heures !
Cirillo remarqua la rougeur de Luisa, à laquelle succéda une pâleur mortelle.
Sans savoir encore quels étaient les motifs de cette agitation, Cirillo eut pitié de la pauvre femme.
– Vous vouliez me voir à deux propos, mon cher San-Felice… Lesquels ?
– D’abord, répliqua le chevalier, imaginez-vous que j’ai rapporté hier de la bibliothèque du palais les Époques de la nature, de M. le comte de Buffon. Le prince a fait venir ce livre en cachette, attendu qu’il est défendu par la censure : peut-être – je n’en sais rien – peut-être est-ce parce qu’il n’est pas tout à fait d’accord avec la Bible.
– Oh ! cela me serait bien égal, répondit Cirillo en riant, s’il était d’accord avec le sens commun.
– Ah ! s’écria le chevalier, vous ne pensez donc pas comme lui que la terre soit un morceau du soleil détaché par le choc d’une comète ?
– Pas plus que je ne pense, mon cher chevalier, que la génération des êtres vivants s’opère par des molécules organiques et des moules intérieurs ; ce qui est encore une théorie du même auteur, non moins absurde, à mon avis, que la première.
– À la bonne heure ! Je ne suis donc pas si ignorant que j’en avais peur !
– Vous, mon cher ami ? Mais vous êtes l’homme le plus savant que je connaisse.
– Oh ! oh ! oh ! mon cher docteur, parlez bas, que l’on ne vous entende pas dire une pareille énormité. Ainsi, c’est bien arrêté, n’est-ce pas ? je n’ai pas besoin de m’en préoccuper davantage : la terre n’est point un morceau du soleil… Ah ! voilà l’un des deux points éclaircis, et, comme c’était le moins important, je l’ai fait passer le premier ; le second, vous l’avez devant les yeux. Que dites-vous de ce visage-là ?
Et il lui montra Luisa.
– Ce visage-là est charmant comme toujours, répondit Cirillo ; seulement un peu fatigué, un peu pâli par la peur que madame aura peut-être eue cette nuit.
Le docteur appuya sur les derniers mots.
– Quelle peur ? demanda San-Felice.
Cirillo regarda Luisa.
– Il n’est rien arrivé cette nuit qui vous ait effrayée, madame ? demanda Cirillo.
– Bien, non, rien, cher docteur.
Et Luisa jeta sur Cirillo un regard suppliant.
– Alors, répondit insoucieusement Cirillo, c’est que vous avez mal dormi, voilà tout.
– Oui, dit San-Felice en riant, elle a fait de mauvais rêves, et cependant, lorsque je suis rentré hier de l’ambassade d’Angleterre, elle dormait d’un si bon sommeil, que je suis entré dans sa chambre et l’ai embrassée sans qu’elle se soit réveillée.
– Et à quelle heure êtes-vous revenu de l’ambassade d’Angleterre ?
– Mais à deux heures et demie, à peu près ?
– C’est cela, dit Cirillo, tout était fini.
– Qu’est-ce qui était fini ?
– Rien, dit Cirillo. Seulement, on a assassiné cette nuit un homme devant votre porte…
Luisa devint aussi pâle que le peignoir de batiste dont elle était vêtue.
– Mais, continua Cirillo, comme c’était à minuit que l’assassinat avait eu lieu, que madame dormait à cette heure, que vous êtes rentré à deux heures et demie, vous n’en avez rien su ?
– Non, et c’est vous qui m’en donnez des nouvelles. Par malheur, ce n’est pas chose rare qu’un assassinat dans les rues de Naples, et surtout à Mergellina, qui est à peine éclairée et où tout monde est couché à neuf heures du soir… Ah ! je comprends maintenant pourquoi vous êtes venu de si bon matin.
– Justement, mon ami, je voulais savoir si cet assassinat, qui a plus de gravité qu’un accident ordinaire, n’avait pas, s’étant passé sous vos fenêtres, jeté quelque trouble dans la maison.
– Aucun ! vous le voyez… Mais cet assassinat, comment l’avez-vous appris ?
– J’ai passé devant votre porte au moment même où il venait d’avoir lieu. L’homme, en se défendant, – il paraît qu’il était très-fort et très-brave, – a tué deux sbires et en a blessé deux autres.
Luisa dévorait chaque parole qui sortait de la bouche du docteur ; tous ces détails, qu’on ne l’oublie pas, lui étaient inconnus.
– Comment ! demanda San-Felice en baissant la voix, les assassins étaient des sbires ?
– Sous le commandement de Pasquale de Simone, répondit Cirillo en mettant sa voix au diapason de celle du chevalier.
– Croyez-vous donc à toutes ces calomnies ? demanda San-Felice.
– Je suis bien forcé d’y croire.
Cirillo prit San-Felice par la main et le conduisit à la fenêtre.
– Voyez-vous, lui dit-il en étendant le doigt, de l’autre côté de la fontaine du Lion, à la porte de cette maison qui fait l’angle de la place et de la rue, voyez-vous cette bière exposée entre quatre cierges ?
– Oui.
– Eh bien, elle renferme le cadavre d’un des deux sbires blessés. Celui-là est mort entre mes mains et, en mourant, m’a tout dit.
Cirillo se retourna vivement pour s’assurer de l’effet qu’avaient fait sur Luisa les paroles qu’il venait de prononcer.
Elle était debout, essuyant avec son mouchoir la sueur de son front.
Luisa comprit que les paroles avaient été dites pour elle. Les forces lui manquèrent ; elle retomba sur sa chaise les mains jointes.
Cirillo fit signe que lui aussi comprenait et la rassura d’un coup d’œil.
– Maintenant, dit-il, mon cher chevalier, je suis enchanté que tout cela se soit passé in partibus, c’est-à-dire sans que vous ni madame ayez rien vu ni entendu. Mais, comme madame n’en est pas moins un peu souffrante, vous allez me permettre de l’interroger, n’est-ce pas, et de lui laisser une petite ordonnance ? Puis, comme les médecins font toujours des questions fort indiscrètes ; comme les dames ont toujours, à l’endroit de leur santé, certains secrets ou plutôt certaines pudeurs qui ont besoin du tête-à-tête pour s’épancher, vous allez me permettre d’emmener madame dans sa chambre et de l’y interroger tout à mon aise.
– Inutile, cher docteur ; voici dix heures qui sonnent. Je suis en retard de vingt minutes. Restez avec Luisa ; confessez-la à blanc. Moi, je vais à ma bibliothèque… À propos, vous savez ce qui s’est passé, cette nuit, à l’hôtel de l’ambassadeur d’Angleterre ?
– Oui, à peu près du moins.
– Eh bien, cela doit avoir amené de grandes choses ; je suis sûr que le prince descendra aujourd’hui plus tôt que de coutume, et que déjà même peut-être il m’attend. Vous m’avez donné des nouvelles ce matin ; eh bien, moi, peut-être pourrai-je vous en donner ce soir, si vous repassez par ici… Mais que je suis naïf ! on ne repasse point par ici, on y vient quand on s’y perd… Mergellina est le pôle nord de Naples, et je suis au milieu des banquises.
Puis, embrassant sa femme au front :
– Au revoir, mon enfant chéri, lui dit-il. Conte bien toutes tes petites histoires au docteur ; songe que ta santé est ma joie, et que ta vie est ma vie. Au revoir, cher docteur.
Puis, jetant les yeux sur la pendule :
– Dix heures un quart ! s’écria-t-il, dix heures un quart !
Et, levant au ciel son chapeau et son parapluie, il s’élança par les degrés du perron.
Cirillo le regarda s’éloigner ; mais il n’eut pas même la patience d’attendre qu’il fût hors du jardin, et, se retournant vers Luisa :
– Il est ici, n’est-ce pas ? lui demanda-t-il avec un sentiment de profonde angoisse.
– Oui ! oui ! oui ! murmura Luisa en tombant à genoux devant Cirillo.
– Mort ou vivant ?
– Vivant !
– Dieu soit loué ! s’écria Cirillo. Et vous, Luisa…
Il la regarda avec une tendresse mêlée d’admiration.
– Et moi ?… demanda celle-ci toute tremblante.
– Vous, dit Cirillo en la relevant et en la pressant sur son cœur, vous, soyez bénie !
Et ce fut Cirillo qui, à son tour, tomba sur une chaise en s’essuyant le front.
XXVI. Les deux blessés. §
Luisa ne comprenait rien à la scène qui venait de se passer. Elle devinait qu’elle avait sauvé la vie d’une personne qui était chère à Cirillo, voilà tout.
Seulement, voyant le bon docteur pâlir sous le poids de l’émotion qu’il venait d’éprouver, elle lui versa un verre d’eau fraîche, qu’elle lui offrit et qu’il but à moitié.
– Et maintenant, dit Cirillo en se levant vivement, ne perdons pas une minute. Où est-il ?
– Là, dit Luisa en montrant l’extrémité du corridor.
Cirillo fit un mouvement dans la direction indiquée ; Luisa le retint.
– Mais…, dit-elle en hésitant.
– Mais ? répéta Cirillo.
– Écoutez-moi, et surtout excusez-moi, mon ami, lui dit-elle de sa voix caressante, et en lui posant les deux mains sur les deux épaules.
– J’écoute, dit en souriant Cirillo ; il n’est point à l’agonie, n’est-ce pas ?
– Non, Dieu merci ! il est même, je le crois, aussi bien qu’il peut l’être dans sa position ; du moins, il était ainsi quand je l’ai quitté, il y a deux heures. Voilà donc ce que je voulais vous dire et ce qu’il était important que vous sussiez avant que de le voir. Je n’osais pas vous envoyer chercher, parce que vous êtes l’ami de mon mari, et qu’instinctivement je sentais que mon mari ne devait rien savoir de tout cela. Je ne voulais pas confier à un médecin dont je ne fusse pas sûre un secret important, car il y a quelque secret important là-dessous, n’est-ce pas, mon ami ?
– Un secret terrible, Luisa !
– Un secret royal, n’est-ce pas ? reprit celle-ci.
– Silence ! Qui vous a dit cela ?
– Le nom même de l’assassin.
– Vous le saviez ?
– Michele, mon frère de lait, a reconnu Pasquale de Simone… Mais laissez-moi achever. Je voulais donc vous dire que, n’osant vous envoyer chercher, ne voulant pas envoyer chercher un autre médecin que vous, j’ai prié une personne qui se trouvait là par hasard de donner les premiers soins au blessé…
– Cette personne appartient-elle à la science ? demanda Cirillo.
– Non ; mais elle a prétendu avoir des secrets pour guérir.
– Quelque charlatan, alors.
– Non ; mais excusez-moi, cher docteur, je suis si troublée, que ma pauvre tête se perd ; mon frère de lait, Michele, celui qu’on appelle Michele il Pazzo, vous le connaissez, je crois ?
– Oui, et, par parenthèse, je vous dirai même : défiez-vous de lui ! c’est un royaliste enragé devant lequel je n’oserais point passer si j’avais des cheveux taillés à la Titus, et si je portais des pantalons au lieu de porter des culottes : il ne parle que de brûler et de pendre les jacobins.
– Oui ; mais il est incapable de trahir un secret dans lequel je serais pour quelque chose.
– C’est possible ; nos hommes du peuple sont un composé de bon et de mauvais ; seulement, chez la plupart d’entre eux, le mauvais l’emporte sur le bon. Vous disiez donc que votre frère de lait Michele… ?
– Sous prétexte de me faire dire ma bonne aventure, – Je vous jure, mon ami, que c’est lui qui a eu cette idée et non pas moi, – m’avait amené une sorcière albanaise. Elle m’avait prédit toute sorte de choses folles, et elle était là enfin quand j’ai recueilli ce malheureux jeune homme, et c’est elle qui, avec des herbes dont elle prétend connaître la puissance, a arrêté le sang et posé le premier appareil.
– Hum ! fit Cirillo avec inquiétude.
– Quoi ?
– Elle n’avait point de raison d’en vouloir au blessé, n’est-ce pas ?
– Aucune : elle ne le connaît pas, et, au contraire, elle a paru prendre un grand intérêt à sa situation.
– Alors, vous n’avez point la crainte que, dans un but de vengeance quelconque, elle n’ait employé des herbes vénéneuses.
– Bon Dieu ! s’écria Luisa en pâlissant, vous m’y faites penser ; mais non, c’est impossible. Le blessé, à part une grande faiblesse, a paru soulagé dès que l’appareil a été posé.
– Ces femmes, dit Cirillo comme s’il se parlait à lui-même, ont, en effets, quelquefois des secrets excellents. Au moyen âge, avant que la science nous fût venue de la Perse, avec les Avicenne, et de l’Espagne, avec les Averrhoës, elles furent les confidentes de la nature, et, si la médecine était moins fière, elle avouerait qu’elle leur doit quelques-unes de ses meilleures découvertes. Seulement, ma chère Luisa, continua-t-il en revenant à la jeune femme, ces sortes de créatures sont sauvages et jalouses, et il y aurait danger pour le malade que votre sorcière sût qu’un autre médecin qu’elle lui donne des soins. Tâchez donc de l’éloigner afin que je voie le blessé seul.
– Eh bien, c’est ce que j’avais pensé, mon ami, et ce dont je voulais vous avertir, dit Luisa. Maintenant que vous savez tout et que vous-même avez été au-devant de mes craintes, venez ! vous entrerez dans une chambre voisine ; j’éloignerai Nanno sous un prétexte quelconque, et, alors, alors, ô cher docteur, dit Luisa en joignant les mains comme elle eût fait devant Dieu, alors, vous le sauverez, n’est-ce pas ?
– C’est la nature qui sauve, mon enfant, et non pas nous autres, répondit Cirillo. Nous l’aidons, voilà tout ; et j’espère qu’elle aura déjà fait pour notre cher blessé tout ce qu’elle pouvait faire. Mais ne perdons point de temps : dans ces sortes d’accidents, la promptitude des soins est pour beaucoup dans la guérison. S’il faut se fier à la nature, il ne faut pas non plus lui laisser tout à faire.
– Venez donc, alors, dit Luisa.
Elle marcha la première, le docteur la suivit.
On traversa la longue file d’appartements qui faisaient partie de la maison San-Felice, puis on ouvrit la porte de communication donnant dans la maison voisine.
– Ah ! dit Cirillo remarquant cette combinaison du hasard qui avait si bien servi l’événement, voilà qui est excellent ! Je comprends, je comprends… Il n’est pas chez vous ; il est chez la duchesse Fusco. Il y a une Providence, mon enfant !
Et, d’un regard levé au ciel, Cirillo remercia cette Providence à laquelle, en général, les médecins ont si peu de foi.
– Ainsi, n’est-ce pas, dit Luisa, il faut qu’il soit caché ?…
Cirillo comprit ce que Luisa voulait dire.
– À tout le monde, sans exception aucune, vous entendez ? Sa présence connue dans cette maison, quoiqu’elle ne soit pas la vôtre, compromettrait cruellement votre mari d’abord.
– Alors, s’écria joyeusement Luisa, je ne m’étais pas trompée, et j’ai bien fait de garder mon secret pour moi seule ?
– Oui, vous avez bien fait, et je n’ajouterai qu’un mot pour vous enlever tout scrupule. Si ce jeune homme était reconnu et arrêté, non-seulement sa vie serait en danger, mais encore la vôtre, celle de votre mari, la mienne et celle de beaucoup d’autres qui valent mieux que moi.
– Oh ! nul ne vaut mieux que vous, mon ami, et nul mieux que moi ne sait ce que vous valez. Mais nous sommes à la porte, docteur ; voulez-vous rester dehors et me laisser entrer ?
– Faites, dit Cirillo en s’effaçant.
Luisa posa la main sur la clef et, sans le moindre grincement, fit tourner la porte sur ses gonds.
Sans doute les précautions avaient été prises pour qu’elle s’ouvrît ainsi sans bruit.
Au grand étonnement de la jeune femme, elle trouva le blessé seul avec Nina, qui, une petite éponge à la main, lui pressait cette petite éponge sur la poitrine et y faisait couler goutte à goutte, au moyen de cette pression, le jus des herbes cueillies par la sorcière.
– Où est Nanno ? où est Michele ? demanda Luisa.
– Nanno est partie, madame, en disant que tout allait bien et qu’elle n’avait plus rien à faire ici pour le moment, tandis qu’elle avait beaucoup à faire ailleurs.
– Et Michele ?
– Michele a dit qu’à la suite des événements de cette nuit, il y aurait probablement du bruit au Vieux-Marché, et, comme il est un des chefs de son quartier, il a ajouté que, s’il y avait du bruit, il voulait en être.
– Ainsi, tu es seule ?
– Absolument seule, madame.
– Entrez, entrez, docteur, dit Luisa, le champ est libre.
Le docteur entra.
Le malade était couché sur un lit dont le chevet était appuyé à la muraille. Il avait la poitrine complétement nue, à l’exception d’une bande de toile, qui, disposée en croix et passant derrière ses épaules, maintenait l’appareil sur sa blessure. C’était à l’endroit précis de cette blessure que Nina, en passant l’éponge, exprimait le suc des herbes.
Salvato était immobile et sans mouvement, tenant ses yeux fermés au moment où Luisa avait ouvert la porte. En même temps que la porte, ses yeux s’étaient ouverts, et sa figure avait pris une expression de bonheur qui avait presque fait disparaître celle de la souffrance.
Invité par la jeune femme à entrer, Cirillo apparut à son tour ; le blessé le regarda d’abord avec inquiétude. Quel était cet homme ? Un père, probablement ; un mari, peut-être.
Tout à coup, il le reconnut, fit un mouvement pour se soulever, murmura le nom de Cirillo et lui tendit la main.
Puis il retomba sur les oreillers, épuisé par le léger effort qu’il venait de faire.
Cirillo, en portant un doigt à sa bouche, lui fit signe de ne parler ni remuer.
Il s’approcha du blessé, leva la bande qui lui serrait la poitrine, et, maintenant l’appareil, examina avec attention les débris des herbes broyées par Michele, goûta du bout des lèvres la liqueur qui en était tirée, et sourit en reconnaissant la triple combinaison astringente de la fumeterre, du plantain et de l’artémise.
– C’est bien, dit-il à Luisa, sur laquelle s’étaient arrêtés de nouveau le regard et le sourire du malade, vous pouvez continuer les remèdes de la sorcière ; je n’eusse peut-être pas ordonné cela, mais je n’eusse rien ordonné de mieux.
Puis, revenant au blessé, il l’examina avec la plus grande attention.
Grâce aux herbes astringentes formant l’appareil, grâce au suc des herbes dont on avait constamment baigné la blessure, les lèvres de la plaie s’étaient rapprochées ; elles étaient roses et du meilleur aspect, et il était probable qu’il n’y avait pas eu d’hémorrhagie intérieure, ou que, s’il y en avait eu un commencement, elle avait été interrompue par ce que les chirurgiens nomment le caillot, œuvre admirable de la nature qui combat pour les êtres créés par elle avec une intelligence à laquelle la science n’atteindra jamais.
Le pouls était faible mais bon. Restait à savoir dans quel état était la voix. Cirillo commença par appuyer son oreille sur la poitrine du malade et écouter sa respiration. Sans doute en fut-il content, car il se releva en rassurant par un sourire Luisa, qui suivait des yeux tous ses mouvements.
– Comment vous sentez-vous, mon cher Salvato ? demanda-t-il au blessé.
– Faible, mais très-bien, répondit-il ; je voudrais toujours rester ainsi.
– Bravo ! dit Cirillo, la voix est meilleure que je ne l’espérais. Nanno a fait une magnifique cure, et je pense que, sans trop vous fatiguer, vous allez pouvoir répondre à quelques questions, dont vous sentirez vous-même l’importance.
– Je comprends, dit le malade.
Et, en effet, dans toute autre circonstance, Cirillo eût remis au lendemain l’espèce d’interrogatoire qu’il allait faire subir à Salvato ; mais la situation était si grave, qu’il n’avait pas un instant à perdre pour prendre les mesures qu’elle nécessitait.
– Dès que vous vous sentirez fatigué, arrêtez-vous, dit-il au blessé, et, quand Luisa pourra répondre aux questions que je vous adresserai, je la prie de vous épargner la peine d’y répondre vous-même.
– Vous vous nommez Luisa ? dit Salvato. C’était un des noms de ma mère. Dieu n’a fait qu’un seul et même nom pour la femme qui m’a donné la vie et pour celle qui me l’a sauvée. Je remercie Dieu.
– Mon ami, dit Cirillo, soyez avare de vos paroles ; je me reproche chaque mot que je vous force de prononcer. Ne prononcez donc pas un seul mot inutile.
Salvato fit un léger mouvement de la tête en signe d’obéissance.
– À quelle heure, demanda Cirillo s’adressant moitié à Salvato, moitié à Luisa, à quelle heure le blessé a-t-il repris connaissance ?
Luisa se hâta de répondre pour Salvato :
– À cinq heures du matin, mon ami, et juste au moment où l’aube se levait.
Le blessé sourit ; c’était aux premiers rayons de cette aube qu’il avait entrevu Luisa.
– Qu’avez-vous pensé en vous trouvant dans cette chambre et en voyant près de vous une personne inconnue ?
– Ma première idée fut que j’étais mort et qu’un ange du Seigneur venait me chercher pour m’enlever au ciel.
Luisa fit un mouvement pour s’effacer derrière Cirillo : mais Salvato allongea vers elle la main d’un mouvement si brusque, que Cirillo arrêta la jeune femme et la ramena en vue du blessé.
– Il vous a pris pour l’ange de la mort, lui dit Cirillo ; prouvez-lui qu’il se trompait et que vous êtes, au contraire, l’ange de la vie.
Luisa poussa un soupir, appuya la main sur son cœur, sans doute pour en comprimer les battements, et, cédant, sans avoir la force de résister, à la contrainte que lui imposait Cirillo, elle se rapprocha du blessé.
Les regards des deux beaux jeunes gens se croisèrent alors et ne se détachèrent plus l’un de l’autre.
– Soupçonnez-vous quels étaient vos assassins ? demanda Cirillo.
– Je les connais, dit vivement Luisa, et je vous les ai nommés ; ce sont des hommes à la reine.
Suivant la recommandation de Cirillo de laisser Luisa répondre pour lui, Salvato se contenta de faire un signe affirmatif.
– Et vous doutez-vous dans quel but ils ont tenté de vous assassiner ?
– Ils me l’ont dit eux-mêmes, fit Salvato : c’était pour m’enlever les papiers dont j’étais porteur.
– Ces papiers, où étaient-ils ?
– Dans la poche de la houppelande que m’avait prêtée Nicolino.
– Et ces papiers ?
– Au moment où je me suis évanoui, j’ai cru sentir qu’on me les enlevait.
– M’autorisez-vous à visiter votre habit ?
Le blessé fit un signe de tête ; mais Luisa intervint.
– Je vais vous le donner si vous voulez, dit-elle ; mais ce sera bien inutile, les poches sont vides.
Et, comme Cirillo lui demandait des yeux : « Comment le savez-vous ? »
– Notre premier soin, répondit Luisa à cette interrogation muette, a été de chercher, là où il pouvait se trouver, un renseignement qui put nous aider à établir l’identité du blessé. S’il eût eu une mère ou une sœur à Naples, mon premier devoir, au risque de ce qui pouvait arriver, était de les prévenir. Nous n’avons rien trouvé, n’est-ce pas, Nina ?
– Absolument rien, madame.
– Et quels étaient ces papiers qui sont à cette heure entre les mains de vos ennemis ? vous le rappelez-vous, Salvato ?
– Il n’y en avait qu’un seul, la lettre du général Championnet, recommandant à l’ambassadeur de France de maintenir autant que possible la bonne intelligence entre les deux États, attendu qu’il n’était point encore en mesure de faire la guerre.
– Lui parlait-il des patriotes qui se sont mis en communication avec lui ?
– Oui, pour lui dire de les calmer.
– Les nommait-il ?
– Non.
– Vous en êtes sûr ?
– J’en suis sûr.
Fatigué de l’effort qu’il venait de faire pour répondre jusqu’au bout à Cirillo, le blessé ferma les yeux et pâlit.
Luisa jeta un cri ; elle crut qu’il s’évanouissait.
À ce cri, les yeux de Salvato se rouvrirent, et un sourire – était-il de reconnaissance ou d’amour ? – reparut sur ses lèvres.
– Ce n’est rien, madame, dit-il, ce n’est rien.
– N’importe, dit Cirillo ; pas un mot de plus. Je sais ce que je voulais savoir. Si ma vie seule eut été en jeu, je vous eusse recommandé le silence le plus absolu ; mais vous savez que je ne suis pas seul, et vous me pardonnez.
Salvato prit la main que lui offrait le docteur et la serra avec une force qui prouvait que son énergie ne l’avait pas abandonné.
– Et maintenant, dit Cirillo, taisez-vous et calmez-vous ; le mal est moins grand que je ne le craignais et qu’il pouvait être.
– Mais le général ! dit le blessé malgré l’ordre qui lui était donné de se taire, il faut qu’il sache à quoi s’en tenir.
– Le général, répondit Cirillo, recevra avant trois jours un messager ou un message qui le rassurera sur votre sort. Il saura que vous êtes dangereusement, mais non mortellement blessé. Il saura que vous êtes hors des atteintes de la police napolitaine, si habile qu’elle soit ; il saura que vous avez près de vous une garde-malade que vous avez prise pour un ange du ciel avant de savoir que c’était une simple sœur de charité ; il saura enfin, mon cher Salvato, que tout blessé voudrait être à votre place, ne demanderait qu’une chose à son médecin : c’est de ne pas le guérir trop vite.
Cirillo se leva, alla à une table où se trouvaient une plume, de l’encre et du papier, et, tandis qu’il écrivait une ordonnance, Salvato cherchait et trouvait la main de Luisa, que celle-ci lui abandonnait en rougissant.
L’ordonnance écrite, Cirillo la remit à Nina, qui sortit aussitôt pour la faire exécuter.
Alors, appelant à lui la jeune femme et lui parlant assez bas pour que le blessé ne pût pas l’entendre :
– Soignez ce jeune homme, lui dit-il, comme une sœur soignerait son frère ; ce n’est point assez, comme une mère soignerait son enfant. Que personne, pas même San-Felice, ne sache sa présence ici. La Providence a choisi vos douces et chastes mains pour lui confier la précieuse vie de l’un de ses élus. Vous en devrez compte à la Providence.
Luisa baissa la tête avec un soupir. Hélas ! la recommandation était inutile, et la voix de son cœur lui recommandait le blessé, non moins tendrement que celle de Cirillo, si puissante qu’elle fût.
– Je reviendrai après-demain, continua Cirillo ; à moins d’accidents, ne m’envoyez pas chercher ; car, après tout ce qui s’est passé cette nuit, la police aura les yeux sur moi. Il n’y a rien à faire de plus que ce qui a été fait. Veillez à ce que le blessé n’éprouve aucune secousse matérielle ou morale ; pour tout le monde et même pour San-Felice, c’est vous qui êtes souffrante ; et c’est vous que je viens voir.
– Mais, cependant, murmura la jeune femme, si mon mari savait…
– Dans ce cas, je prends tout sur moi, répondit Cirillo.
Luisa leva les yeux au ciel et respira plus librement.
En ce moment, Nina rentra, rapportant l’ordonnance.
Aidé de la jeune fille, Cirillo plaça des herbes fraîchement triturées sur la poitrine du blessé, raffermit la bande, lui recommanda le repos, et, à peu près rassuré sur sa vie, il prit congé de Luisa en lui promettant de revenir le surlendemain.
Au moment où Nina refermait sur lui la porte de la rue, un carrozzello descendait du Pausilippe.
Cirillo lui fit signe de venir à lui et y monta.
– Où faut-il conduire Votre Excellence ? demanda le cocher.
– À Portici, mon ami, et voilà une piastre pour ta course, si nous y sommes dans une heure.
Et il lui montra la piastre, mais sans la lui donner.
– Viva san Gennaro ! cria le cocher.
Et il fouetta son cheval, qui partit au galop.
En marchant de cette allure, Cirillo, en moins d’une heure, eût atteint le but de sa course ; mais, en arrivant à la rue Neuve-de-la-Marine, il trouva le quai encombré par un immense attroupement qui lui coupa entièrement le passage.
XXVII. Fra Pacifico §
Michele ne s’était pas trompé, il y avait eu du bruit au Vieux-Marché ; seulement, ce bruit n’avait pas eu tout à fait la cause que lui assignait dans son esprit le frère de lait de la San-Felice, ou, tout au moins, cette cause n’avait pas été la seule.
Essayons de raconter ce qui s’était passé dans ce tumultueux quartier du vieux Naples : espèce de cour des Miracles, dont lazzaroni, camorristes et guappi se disputent la royauté ; où Masaniello a improvisé sa révolution, et d’où sont sorties, depuis cinq cents ans, toutes les émeutes qui ont agité la capitale des Deux-Siciles, comme sont sortis du Vésuve tous les tremblements de terre qui ont ébranlé Resina, Portici et Torre-del-Greco.
Vers six heures du matin, les voisins du couvent de Saint-Éphrem, situé salita dei Capuccini, avaient pu voir sortir, comme d’habitude, poussant devant lui son âne et descendant la longue rue qui conduit de la porte du saint édifice à la rue de l’lnfrascata, le frère quêteur chargé d’approvisionner la communauté.
Ces deux personnages, bipède et quadrupède, étant destinés à jouer un certain rôle dans notre récit ; méritent, le bipède surtout, une description toute particulière.
Le moine, qui portait la robe brune des capucins, avec le capuchon retombant derrière le dos, avait, selon le règlement, les pieds nus dans des sandales à semelles de bois qui, retenues sur le cou-de-pied par deux lanières de cuir jaune, battaient le pavé d’un côté et ses talons de l’autre ; la tête rasée, à part cette étroite couronne de cheveux destinée à représenter la couronne d’épines de Notre-Seigneur, et la taille serrée par ce miraculeux cordon de Saint-François, qui exerce une si grande influence sur la vénération que les fidèles portent à l’ordre, et dont les trois nœuds symboliques rappellent trois vœux que les moines de cet ordre font en renonçant au monde ; c’est-à-dire le vœu de pauvreté, le vœu de chasteté et le vœu d’obéissance.
Fra Pacifico, en français frère Pacifique – tel était le nom du moine quêteur que nous venons de mettre en scène – semblait, en revêtant la robe de Saint-François, s’être imposé le nom qui paraissait le plus en opposition avec son physique et son caractère.
En effet, frère Pacifico était un homme d’une quarantaine d’années, haut de cinq pieds huit pouces, aux bras musculeux, aux mains massives, à la poitrine herculéenne, aux jambes robustes. Il avait la barbe noire et épaisse, le nez droit et fortement dilaté, les dents pareilles à une tenaille d’ivoire, le teint brun, et de ces yeux dont l’expression terrible n’appartient, en France, qu’aux hommes d’Avignon et de Nîmes, et en Italie, qu’aux montagnards des Abruzzes, descendants de ces Samnites que les Romains eurent tant de peine à vaincre, ou de ces Marses qu’ils ne vainquirent jamais.
Quant à son caractère, c’était celui qui pousse en général les hommes bilieux aux querelles sans cause. Aussi, du temps qu’il était marin, – frère Pacifique avait commencé par être marin, et nous dirons plus tard à quelle occasion il quitta le service du roi pour celui de Dieu ; – aussi, du temps qu’il était marin, il était bien rare que frère Pacifique, qui se nommait alors François Esposito, son père ayant oublié de le reconnaître et sa mère n’ayant pas cru devoir se donner la peine de le nourrir7 ; il était bien rare, disons-nous, qu’un jour se passât sans que frère Pacifique en vint aux mains, soit à bord de son bâtiment avec quelques-uns de ses camarades, soit place du Môle, soit strada dei Pilieri, soit à Santa-Lucia, avec quelque camorricce ou quelque guappo qui prétendait avoir sur la terre les mêmes droits que le susdit Francesco Esposito prétendait avoir sur l’Océan ou sur la Méditerranée.
Francesco Esposito avait, comme matelot à bord de la Minerve, commandée par l’amiral Caracciolo, fait partie de l’expédition de Toulon, en bon allié des royalistes français qu’il était, et avait prêté main-forte à ceux-ci, lorsque, Toulon vendu aux Anglais, ils avaient pris leur revanche sur les jacobins. Il avait, il est vrai, été rigoureusement puni de cette complicité par l’amiral Caracciolo, qui n’entendait point que l’entente cordiale fût poussée jusqu’à l’assassinat ; mais, au lieu que cette punition l’eût guéri de sa haine pour les sans-culottes, elle n’avait fait, au contraire, que la redoubler ; de sorte que la seule vue d’un homme qui, adoptant les modes nouvelles, avait fait sur l’autel de la patrie le sacrifice de sa queue et de sa culotte pour adopter la titus et les pantalons, le faisait entrer dans des convulsions qui, au moyen âge, eussent nécessité l’emploi de l’exorcisme.
Au milieu de tout cela, François Esposito était resté excellent chrétien ; il n’eût jamais manqué de faire, matin et soir, sa prière. Il portait sur sa poitrine la médaille de la Vierge que sa mère y avait attachée avant de l’introduire dans le tour des enfants trouvés, mais à laquelle elle s’était bien gardée de faire aucune marque qui pût laisser au jeune Esposito l’espérance d’être réclamé un jour. Tous les dimanches où il lui était permis d’aller à Toulon, il écoutait la messe avec une dévotion exemplaire, et pour tout l’or du monde il ne fût point sorti de l’église pour aller vider au cabaret, avec ses camarades, la bouteille de vin rouge de Lamalgue, ou la bouteille de vin blanc de Cassis, avant d’avoir vu rentrer le prêtre à la sacristie ; ce qui n’empêchait point que cette opération de vider la bouteille au liquide blanc ou rouge, ne s’opérât jamais sans que l’on eût à enregistrer, sur la liste des cicatrices amicales, quelques égratignures plus ou moins larges, quelques piqûres plus ou moins profondes, résultats de ces duels au couteau, si fréquents dans la classe interlope à laquelle François Esposito appartenait et pour laquelle l’homicide n’est qu’un geste.
On sait comment se termina le siège ; ce fut d’une façon fort inattendue. Une nuit, Bonaparte s’empara du petit Gibraltar ; le lendemain, on prit les forts de l’Aiguillette et de Balaguier, dont on tourna immédiatement les canons contre les vaisseaux anglais, portugais et napolitains. Il n’y avait plus même à essayer de se défendre. Caracciolo, maître de sa frégate comme un cavalier de son cheval, ordonna de couvrir la Minerve de toile depuis ses basses voiles jusqu’à ses cacatois. François Esposito, un des plus habiles et des plus vigoureux matelots, fut envoyé dans les œuvres hautes de la frégate pour déployer la voile de perroquet. Il venait, malgré un roulis assez fort, de s’acquitter de cette manœuvre à la plus grande satisfaction de son capitaine, lorsqu’un boulet français coupa, à un demi-mètre du mât la vergue sur laquelle ses deux pieds reposaient. La secousse lui fit perdre l’équilibre, mais il se retint des deux mains à la voile flottante, où il demeura suspendu à la force des poignets. La situation était précaire ; François sentait la voile se déchirer peu à peu : en s’élançant, il pouvait profiter du moment où le roulis lui permettait de choir à la mer, et il avait, dans ce cas, cinquante chances sur cent de se sauver ; en attendant, au contraire, que la voile se déchirât tout à fait, il pouvait tomber sur le pont, et alors il avait quatre-vingt-dix-neuf chances sur une de se casser les reins. Il s’arrêta au premier parti, c’est-à-dire à celui qui lui offrait cinquante chances bonnes contre cinquante mauvaises, et, afin de faire passer les mauvaises du côté des bonnes, il fit vœu, à son patron saint François, de dépouiller – s’il en revenait – l’habit de marin, et de revêtir celui de moine. Or, le capitaine, qui, au bout du compte, tenait à Esposito, malgré sa mauvaise tête, attendu que c’était un de ses meilleurs marins, avait fait signe à une chaloupe de s’approcher et de se tenir prête à secourir Esposito. Celui-ci, précipité d’une hauteur de soixante pieds, tomba à trois mètres de la chaloupe, de sorte que, au moment où il remontait sur l’eau, quelque peu étourdi de sa chute, il n’eut qu’à choisir entre les mains et les avirons étendus vers lui. Il préféra les mains comme étant plus solides, saisit les premières qu’il trouva à sa portée, fut hissé hors de l’eau, et réintégré à bord, où Caracciolo s’empressa de lui faire son compliment sur la façon dont il exécutait les exercices de voltige ; mais Esposito écouta les compliments de son capitaine d’un air distrait, et, comme celui-ci voulut bien s’enquérir du motif de sa distraction, il lui fit part du vœu qu’il avait fait, affirmant qu’il était certain qu’il lui arriverait malheur en ce monde ou dans l’autre, s’il n’accomplissait pas ce vœu, même par une circonstance indépendante de sa volonté. Caracciolo, qui ne voulait point avoir à se reprocher la perte de l’âme d’un si bon chrétien, promit à Esposito qu’aussitôt son retour à Naples, il lui donnerait son congé dans toutes les formes, mais à une condition : c’est que, le lendemain du jour où il aurait prononcé ses vœux, et où, par conséquent, il ferait partie de l’ordre, il viendrait le voir à bord de la Minerve avec son nouvel uniforme, et recommencerait, avec son froc, le même saut qu’il avait fait en costume de marin ; bien entendu que la même chaloupe et les mêmes hommes seraient là pour lui prêter assistance à la seconde chute, comme ils avaient fait à la première. Esposito était dans un moment de foi ; il répondit qu’il avait une telle confiance dans l’aide de son saint patron, qu’il n’hésitait point à accepter la condition et à renouveler l’épreuve ; sur quoi, Caracciolo ordonna qu’on lui administrât deux rations d’eau-de-vie, et l’envoya se coucher dans son hamac, en le dispensant de tout service pendant vingt-quatre heures. Esposito remercia son capitaine, se laissa glisser par les écoutilles, avala la double ration d’eau-de-vie, et s’endormit, malgré le carillon infernal que faisaient les trois forts français, tirant à la fois sur la ville et sur les trois escadres alliées, lesquelles se hâtèrent de sortir du port à la lueur de l’incendie de l’arsenal, auquel les Anglais, en se retirant, avaient mis le feu.
Malgré les boulets français qui la poursuivirent en sortant de la rade, malgré la tempête qui l’accueillit après en être sortie, la frégate la Minerve, bravement conduite par son capitaine, regagna Naples sans trop d’avaries, et, une fois arrivé, fidèle à sa promesse, Caracciolo signa le congé de François Esposito, en lui imposant de vive voix, et sur sa parole de marin, les conditions qu’il lui avait prescrites, et que celui-ci promit d’accomplir.
François Caracciolo, devenu amiral, comme nous croyons l’avoir dit, à la suite de cette même expédition de Toulon, avait complétement oublié Esposito, son congé et les conditions auxquelles ce congé avait été accordé, lorsque, le 4 octobre 1794, jour de la Saint-François, se trouvant à bord de sa frégate pavoisée et tirant des salves d’honneur pour la fête du prince héréditaire, qui, lui aussi, se nommait François, il vit une douzaine de barques pleines de capucins, avec croix et bannières, se détacher du rivage, et, comme si elles étaient dirigées par un capitaine expérimenté, s’avancer en bon ordre vers la Minerve, en chantant de cette voix nasillarde particulière à l’ordre de Saint-François, les litanies des saints. Un instant, il put croire qu il s’agissait d’un abordage, et se demandait s’il ne devait pas faire battre le branle-bas de combat, lorsque ces deux mots coururent du mât de misaine au mât d’artimon, sur les bouches des matelots montés dans les haubans pour voir cet étrange spectacle :
– Francesco Esposito ! Francesco Esposito !
Caracciolo commença à comprendre ce dont il était question, et, jetant les yeux sur la flottille enfroquée, il reconnut en effet, dans la première barque, c’est-à-dire dans celle qui avait l’air de conduire et de commander les autres, Francesco Esposito, qui, revêtu de la robe de capucin, faisait d’une voix de tonnerre sa partie dans ce concert pieux et chantait à tue-tête les louanges de son saint patron.
La barque qui portait Esposito s’arrêta par humilité à l’échelle de bâbord ; mais Caracciolo lui fit donner par son lieutenant l’ordre de passer à tribord, et alla attendre le néophyte en haut de l’escalier d’honneur.
Esposito monta seul, et, arrivé sur le dernier degré, il fit le salut militaire en disant ces seuls mots :
– Me voilà, mon amiral, je viens acquitter ma parole.
– C’est d’un bon marin, dit Caracciolo, et je te remercie, en mon nom et au nom de tous tes camarades, de ne pas l’avoir oubliée ; cela fait honneur à la fois aux capucins de Saint-Éphrem et à l’équipage de la Minerve ; mais, avec ta permission, je me contenterai de ta bonne volonté, qui, je l’espère, sera aussi agréable à Dieu qu’elle l’est à moi.
Mais Esposito, secouant la tête :
– Excusez, mon amiral, dit-il ; mais cela ne peut pas se passer comme cela.
– Pourquoi donc, si cela me satisfait ainsi ?
– Votre Excellence ne voudrait pas faire un pareil tort à notre pauvre couvent et m’ôter, à moi, la chance d’être canonisé après ma mort ?
– Explique-toi.
– Votre Excellence, je dis que c’est un grand triomphe pour les capucins de Saint-Éphrem que ce qui va se passer aujourd’hui.
– Je ne comprends pas.
– C’est cependant clair comme l’eau du Lion, mon amiral, ce que je vous dis là. Il n’y a pas dans les cent couvents de tous les ordres qui peuplent Naples, un seul moine, à quelque règle qu’il appartienne, qui soit capable de faire ce que mon vœu m’oblige de faire aujourd’hui.
– Ah ! pour cela, j’en suis sûr, dit Caracciolo en riant.
– Eh bien, de deux choses l’une, mon amiral, ou je me noie et je suis un martyr, ou j’en réchappe et je suis un saint. Dans l’un et l’autre cas, j’assure la suprématie de mon ordre sur tous les autres, et je fais la fortune du couvent.
– Oui ; mais, si je ne veux pas, moi, qu’un brave garçon comme toi s’expose à se noyer, et si je m’oppose à ce que l’expérience s’accomplisse ?
– Eh ! nom d’un diable, mon amiral, n’allez pas faire une pareille chose ! En voyant leur spéculation manquée, ils croiraient que c’est moi qui ai demandé grâce, et ils me fourreraient dans quelque in pace.
– Mais tu tiens donc bien à devenir moine ?
– Je ne tiens pas à le devenir, mon amiral ; depuis hier, je le suis, et l’on m’a même donné des dispenses de trois semaines pour mon noviciat, afin que le saut périlleux se fasse le jour de Saint-François. Vous comprenez, cela donne plus de solennité à la chose et plus d’émulation au patron.
– Et que te reviendra-t-il du saut que tu vas exécuter ?
– Oh ! j’ai fait mes conditions.
– Tu as au moins, je l’espère, demandé d’être supérieur ?
– Oh ! pas si bête, mon amiral !
– Merci.
– Non ; j’ai demandé et obtenu la place de frère quêteur. Il y a de la distraction dans l’emploi. Si j’avais été obligé de m’enfermer dans le couvent avec tous ces imbéciles de moines, je serais mort d’ennui, Votre Excellence comprend bien. Mais le frère quêteur n’a pas le temps de s’ennuyer ; il court dans tous les quartiers de Naples, depuis la Marinella jusqu’au Pausilippe, depuis le Vomero jusqu’au môle ; puis on rencontre des amis sur le port, et l’on boit un verre de vin que personne ne paye.
– Comment ! que personne ne paye ? Esposito, mon ami, il me semble que tu t’égares.
– Au contraire, je suis le droit chemin.
– Est-ce que les commandements de Dieu ne disent pas : « Le bien d’autrui tu ne prendras ?… »
– Est-ce que le cordon de Saint-François n’est pas là, mon amiral ? Est-ce que tout ce qui touche ce bien-heureux cordon n’est point la roba du moine ? On touche une carafe, deux carafes, trois carafes ; on offre une prise de tabac au marchand de vin, sa manche à baiser à la marchande, et tout est dit.
– C’est vrai ; je ne me rappelais pas ce privilège.
– Et puis, mon amiral, continua Esposito d’un air satisfait de lui-même, Votre Excellence doit remarquer que l’on n’a point trop mauvaise mine sous la robe ; moins bonne mine, je le sais, que sous l’uniforme ; mais, enfin, il en faut pour tous les goûts, et, si je crois ce que l’on dit dans le couvent…
– Eh bien ?
– Eh bien, mon amiral, on dit que les moines de Saint-François, et surtout les capucins de Saint-Éphrem, ne font pas maigre tous les jours où le maigre est ordonné par l’almanach.
– Veux-tu te taire, impie ! si tes confrères t’entendaient…
– Ah ! bon ! ils en disent bien d’autres, par notre saint patron ! c’est-à-dire qu’il y a des moments où j’en arrive à croire que c’était du temps que je servais dans la marine que j’étais au couvent, et que c’est depuis mon entrée au couvent que je suis marin ; mais je m’aperçois qu’ils s’impatientent, mon amiral. Oh ! ce n’est pas pour eux, ce que j’en dis ; mais voyez sur le quai.
L’amiral regarda dans la direction indiquée par Esposito, et, en effet, il vit le môle, le quai, les fenêtres de la rue del Piliero, encombrés de spectateurs qui, prévenus de ce qui allait se passer, s’apprêtaient à applaudir au triomphe des capucins de Saint-Éphrem sur les moines des autres ordres.
– Soit ! dit Caracciolo, je vois bien qu’il faut que j’en passe par où tu veux. Allons, vous autres, cria-t-il, préparez le canot.
Et, comme il vit que l’on allait exécuter ses ordres avec cette promptitude particulière aux manœuvres de la marine :
– Et toi, demanda-t-il à Esposito, de quel côté comptes-tu faire le saut ?
– Mais du même côté que je l’ai déjà fait : à bâbord ; cela m’a trop bien réussi. D’ailleurs, c’est le côté du quai. Il ne faut pas voler tous ces braves gens qui sont venus pour voir le spectacle.
– Va pour bâbord. Le canot à bâbord, enfants ! Le canot avec quatre rameurs, le maître et deux hommes de surcharge, se trouva à la mer au moment où Caracciolo achevait son commandement.
Alors, l’amiral, pensant qu’il fallait donner à ce spectacle populaire toute la solennité dont il était susceptible, prit son porte-voix et cria :
– Tout le monde sur les vergues !
Au bruit du sifflet du contre-maître, on vit alors deux cents hommes s’élancer d’un seul bond, monter dans les agrès comme une troupe de singes et se ranger sur les vergues, depuis les plus basses jusqu’aux plus hautes, tandis qu’au son du tambour les soldats de marine se rangeaient en bataille sur le pont faisant face au quai.
Les spectateurs, on le pense bien, ne demeurèrent pas indifférents à tous ces préparatifs, qui s’exécutaient, en manière de prologue du grand drame qu’ils étaient venus voir représenter. Ils battirent des mains, agitèrent leurs mouchoirs, et crièrent selon qu’ils étaient plus ou moins dévots au fondateur de l’ordre des capucins, les uns : Vive saint François, les autres : Vive Caracciolo !
Caracciolo, il faut le dire, était à Naples presque aussi populaire que saint François.
Les douze barques qui avaient amené les capucins formèrent alors un grand hémicycle, s’allongeant de la poupe à la proue de la Minerve, réservant un grand espace vide entre elles et la carène du bâtiment.
Caracciolo jeta alors les yeux sur son ancien marin, et, le voyant parfaitement résolu :
– Cela va toujours ? dit-il.
– Plus que jamais, mon amiral ! répondit celui-ci.
– Tu ne veux pas ôter ta robe et ton cordon ? Ce serait toujours une chance de plus.
– Non, mon amiral ; car il faut que ce soit le moine qui accomplisse le vœu du marin.
– Tu n’as pas de recommandations à me faire, dans le cas où les choses tourneraient mal ?
– Dans ce cas, Excellence, je vous prierais d’être assez bon de faire dire une messe pour le repos de mon âme. Ils m’ont promis d’en dire des centaines ; mais je les connais, mon amiral. Moi mort, il n’y en a pas un qui remuerait le bout du doigt pour me tirer du purgatoire.
– Je t’en ferai dire non pas une, mais dix.
– Vous me le promettez ?
– Foi d’amiral !
– C’est tout ce qu’il faut. À propos, mon commandant, faites-les dire, s’il vous plaît, car je présume que la chose vous sera indifférente, non pas au nom d’Esposito, mais à celui de frère Pacifique. Il y a tant d’Esposti à Naples, que mes messes seraient escroquées au passage, et que le bon Dieu ne s’y reconnaîtrait pas.
– Tu t’appelles donc fra Pacifico, maintenant ?
– Oui, mon amiral ; c’est un frein que j’ai voulu me donner à moi-même contre mon ancien caractère.
– N’as-tu pas peur, au contraire, que, sous ce nouveau nom, Dieu, qui n’a pas encore eu le temps de t’apprécier, ne te reconnaisse pas ?
– Alors, mon amiral, saint François, dont je vais glorifier le nom, sera là pour me montrer du doigt, puisque c’est sous sa robe et ceint de son cordon que je serai mort.
– Qu’il soit donc fait comme tu voudras ; en tout cas, comptes sur tes messes.
– Oh ! du moment que l’amiral Caracciolo dit : « Je ferai, » répliqua le moine, c’est plus sûr que si un autre disait : « J’ai fait. » Et maintenant, quand vous voudrez, mon amiral.
Caracciolo vit qu’en effet le moment était arrivé.
– Attention ! cria-t-il d’une voix qui fut entendue non-seulement de toutes les parties du bâtiment, mais encore de tous les points de la plage.
Puis le contre-maître tira de son sifflet d’argent un son aigu suivi d’une modulation prolongée.
Cette modulation n’était pas encore éteinte, que fra Pacifico, sans être le moins du monde embarrassé par sa robe de moine, s’était élancé dans les haubans de tribord, afin de faire face au public, et, avec une agilité qui prouvait que son noviciat de moine ne lui avait rien enlevé de sa dextérité de matelot, atteignait la grande hune, se glissait à travers son ouverture, s’élançait vers la petite hune, puis, sans s’y arrêter, passait de celle-ci sur les barres de perroquet, et, enthousiasmé par les cris d’encouragement qui partaient de tous côtés à la vue d’un moine voltigeant dans les cordages, montait jusqu’aux cacatois, ce qui était plus qu’il n’avait promis, et, sans hésitation, sans retard, se contentant de crier : « Que saint François me soit en aide ! » s’élançait dans la mer.
Un grand cri sortit de toutes les bouches. Le spectacle, qui, pour beaucoup de ceux qu’il avait rassemblés, promettait de n’être que grotesque, avait pris ce caractère grandiose que revêt toujours une action où la vie de l’homme est en jeu, quand cette action est bravement exécutée par le joueur. Aussi, à ce cri, auquel se mêlaient la terreur, la curiosité et l’admiration, succéda le silence de l’angoisse, chacun attendant la réapparition du plongeur, et tremblant que, comme celui de Schiller, il ne restât sous les eaux.
Trois secondes, qui parurent trois siècles aux spectateurs, s’écoulèrent sans que le moindre bruit troublât ce silence. Puis on vit la vague, encore agitée par la chute de fra Pacifico, se fendre de nouveau pour laisser apparaître la tête rasée du moine, qui, à peine hors de l’eau, fit entendre d’une voix formidable ce cri de louange et de reconnaissance :
– Vive saint François !
À peine le moine avait-il reparu sur l’eau, que, d’un seul coup d’aviron, les quatre rameurs l’avaient rejoint. Les deux hommes dont les mains étaient libres le prirent chacun par un bras et le tirèrent glorieusement hors de la mer. Les capucins qui chargeaient les barques entonnèrent d’une seule voix le Te Deum laudamus, tandis que les matelots de l’équipage poussaient trois hourras et que les spectateurs du môle, du quai, des fenêtres applaudissaient avec cette frénésie qui, à Naples, accompagne les triomphes, quels qu’ils soient, mais qui s’élève à des proportions fantastiques quand une question religieuse est, par ce triomphe, résolue en l’honneur de quelque madone en vogue, ou de quelque saint en renom.
XXVIII. La quête §
Inutile de dire, après ce que nous venons de raconter, que les capucins de Saint-Éphrem devinrent les moines à la mode et leur couvent le couvent en renom.
Quant à fra Pacifico, il fut, depuis ce moment, le héros du populaire de Naples. Pas un homme, pas une femme, pas un enfant qui ne le connût et qui ne le tint, sinon pour un saint, du moins pour un élu.
Aussi la quête se ressentit-elle bientôt de la popularité du frère quêteur. Il avait d’abord accompli cette opération comme ses confrères des autres ordres mendiants, avec une besace à l’épaule. Mais, au bout d’une heure de perlustration8 dans les rues de Naples, la besace déborda ; il en prit deux, et la seconde déborda au bout d’une autre heure ; si bien que fra Pacifico déclara un jour, en rentrant, que, s’il avait un âne et s’il pouvait étendre ses courses jusqu’au Vieux-Marché, jusqu’à la Marinella et jusqu’à Santa-Lucia, il rapporterait le soir au couvent la charge de son âne de fruits, de légumes, de poissons, de viandes, de victuailles de toute espèce enfin, et cela, de premier choix et de qualité supérieure.
La demande fut prise en considération ; la communauté se réunit, et, après une courte délibération entre les fortes têtes du couvent, délibération où les mérites de fra Pacifico furent pleinement reconnus, on vota l’âne à l’unanimité. Cinquante francs furent consacrés à l’achat de l’animal, que fra Pacifico reçut l’autorisation de choisir à sa guise.
La délibération avait été prise un dimanche. Fra Pacifico ne perdit point de temps ; dès le lendemain lundi, c’est-à-dire le premier des trois jours où se tient le marché de bestiaux à Naples, – les deux autres sont le jeudi et le samedi, – fra Pacifico se rendit à la porte Capuana, lieu du marché, et arrêta son choix sur un vigoureux ciuccio9 des Abruzzes.
Le marchand le lui fit cent francs, et il est juste de dire que le prix n’était point exagéré ; mais fra Pacifico déclara à l’ânier qu’en vertu des privilèges de son ordre, qui devaient être bien connus d’un bon chrétien comme lui, il n’avait qu’à poser son cordon sur le dos de l’âne en disant : Saint François, et qu’à partir de ce moment, l’âne appartiendrait à saint François et, par conséquent, à lui, fra Pacifico, son délégué, et cela, sans avoir aucunement besoin de donner les cinquante francs qu’il offrait bénévolement. Le marchand reconnut la vérité des arguments du moine et la légitimité des droits de son patron ; seulement, comme il lui paraissait que l’honneur qu’avait son âne de passer au service de saint François ne compensait pas les cinquante francs que cet honneur lui faisait perdre, il essaya de dégoûter fra Pacifico de son choix, lui disant qu’il lui conseillait, en ami, de se rabattre sur tout autre, l’animal qu’il avait choisi ayant le fâcheux avantage de réunir en lui tous les défauts de la race à laquelle il appartenait : étant gourmand, entêté, luxurieux, rétif, se roulant à tout propos, ruant à tout bout de champ, ne pouvant souffrir aucun poids sur son dos, et n’étant bon en somme qu’à la reproduction ; si bien que, pour lui donner un nom qui offrit à la première audition le catalogue de tous les vices dont le malheureux animal était doué, il avait, après y avoir réfléchi, cru devoir l’appeler Giacobino, seul nom dont il fût digne et qui fût digne de lui.
Inutile de dire que Giacobino, traduit en français, donne pour résultante Jacobin.
Fra Pacifico jeta un cri de joie. De temps en temps, le vieil homme reparaissait en lui, et il était pris du besoin de quereller, de jurer, de frapper, comme au temps où il était marin. Un âne rétif s’appelant Jacobin ! c’était tout simplement le salut de son âme qu’il rencontrait au moment où il s’en doutait le moins. Avec un animal si vicieux, les occasions légitimes de se mettre en colère ne lui manqueraient plus, et, quand sa colère aurait besoin de se traduire en actions au lieu de se répandre en paroles, il saurait au moins sur qui frapper ! Ainsi tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ! jusqu’au nom caractéristique donné à l’animal par son propriétaire.
En effet, tout le monde connaissait à Naples la haine que frère Pacifique portait au seul nom de jacobin. En attaquant, en insultant, en maudissant l’animal par son nom, il attaquait, il insultait, il maudissait la secte tout entière, laquelle faisait – si l’on en croyait les têtes tondues et les pantalons de toutes les couleurs qui allaient chaque jour augmentant par les rues, – laquelle faisait tous les jours les progrès les plus inquiétants à Naples. Le choix de fra Pacifico était donc fixé sur Jacobin, et plus on en disait de mal, plus on l’affermissait dans son choix.
Avec le droit bien reconnu qu’avait le moine de jeter son cordon sur le dos de l’âne, et, par ce seul acte, de le confisquer à son profit, il n’y avait pas moyen au marchand de se montrer difficile sur le prix ; il consentit donc à recevoir les cinquante francs offerts par fra Pacifico, craignant de ne rien recevoir du tout, et, en échange des dix piastres à l’effigie de Charles III, sur lesquelles fra Pacifico se fit rendre quatre-vingt-seize grains, la piastre valant douze carlins et huit grains, l’animal devint la propriété du couvent, ou plutôt la sienne.
Mais, soit sympathie pour son ancien maître, soit antipathie pour le nouveau, l’animal parut résolu à donner, séance tenante, à fra Pacifico, le prospectus des mauvaises qualités dont le vendeur avait fait l’énumération.
Le cheval, dit la loi napolitaine, doit être vendu avec sa bride, et l’âne avec sa longe.
En conséquence de cet axiome de droit, Giacobino avait été non-seulement vendu, mais livré avec sa longe. Fra Pacifico prit donc l’animal par la longe et se mit à tirer en avant. Mais Giacobino s’arc-bouta sur ses quatre pieds, et rien ne put le déterminer à prendre le chemin de l’Infrascata. Après quelques efforts qui furent inutiles, et qui pouvaient porter atteinte à l’influence de saint François, fra Pacifico résolut de recourir aux grands moyens. Il se rappela que, du temps qu’il était marin, il avait vu, sur les côtes d’Afrique, les chameliers conduire leurs chameaux avec une corde passée dans la cloison du nez. Il tira son couteau de la main droite, pinça les narines de Giacobino de la main gauche, incisa la cloison nasale, et, avant même que l’âne, qui ne pouvait se douter de l’opération à laquelle il allait être soumis, eût même songé à y mettre opposition, la corde était passée par l’ouverture, et Giacobino bridé par le nez, au lieu de l’être par la bouche ; l’animal voulut poursuivre sa résistance et tira de son côté, mais fra Pacifico tira du sien. Jacobin poussa un hennissement de douleur, jeta un regard désespéré à son ancien maître, comme pour lui dire : « Tu vois, j’ai fait ce que j’ai pu, » et suivit fra Pacifico au couvent de Saint-Éphrem, avec la même docilité qu’un chien en laisse.
Là, l’ayant enfermé dans une espèce de cellier qui devait lui servir d’écurie, fra Pacifico alla au jardin, choisit un pied de laurier qui tenait le milieu entre le bâton de Roland le Furieux et la massue d’Hercule ; il le coupa d’une longueur de trois pieds et demi, l’écorça, lui laissa passer deux heures sous les cendres chaudes, et, armé de ce caducée d’une nouvelle espèce, il rentra dans le cellier et ferma la porte derrière lui.
Ce qui se passa alors entre Jacobin et frère Pacifique resta un secret entre l’homme et l’animal ; mais, le lendemain, frère Pacifique, son bâton au poing et Jacobin ses paniers sur le dos, sortirent côte à côte, comme deux bons amis ; seulement, la peau de Jacobin, lisse et luisante la veille, aujourd’hui meurtrie, fendue et ensanglantée en différents endroits, témoignait que cette amitié ne s’était pas consolidée sans quelque protestation de la part de Jacobin et sans une insistance obstinée de la part de fra Pacifico.
Comme celui-ci s’y était engagé, il étendit le cercle de sa course au Vieux-Marché, au quai, à Santa-Lucia, et revint le soir ramenant Jacobin porteur d’une telle charge de chair, de poisson, de gibier, de fruits et de légumes, que la communauté, abondamment pourvue, put du superflu faire une vente, et établir à la porte même du couvent, trois fois par semaine, un petit marché, où désormais s’approvisionnèrent les âmes dévotes et les estomacs pieux de la rue de l’Infrascata et de la salita dei Capuccini.
Il y avait près de quatre ans que les choses marchaient ainsi, et que fra Pacifico et son ami vivaient dans une bonne intelligence que jamais Jacobin n’avait plus essayé de rompre, lorsque tous deux, comme c’était leur habitude trois fois la semaine, sortirent du couvent et descendirent cette pente qui a donné son nom à la rue, Jacobin marchant devant, ses paniers vides sur le dos, et fra Pacifico le suivant, son bâton de laurier à la main.
Dès les premiers pas que le moine et l’âne firent dans la rue de l’Infrascata, l’homme le plus étranger aux mœurs de Naples eût pu reconnaître la popularité dont ils jouissaient tous deux : l’âne, auprès des enfants, qui lui apportaient à pleines mains des fanes de carotte et des feuilles de chou que Jacobin dévorait avec une visible satisfaction tout en marchant, et fra Pacifico, auprès des femmes, qui lui demandaient sa bénédiction, et des hommes, qui lui demandaient des numéros pour mettre à la loterie.
Il faut dire, à la louange de Jacobin et de frère Pacifique, que, si Jacobin acceptait tout ce qu’on lui offrait, frère Pacifique ne refusait rien de ce qui lui était demandé et donnait libéralement bénédiction et numéros, mais sans plus garantir l’efficacité des unes que la bonté des autres. De temps en temps, une dévote, plus démonstrative que ses compagnes se jetait à genoux devant le moine. Si elle était jeune et jolie, fra Pacifico lui donnait le dessous de sa manche à baiser, ce qui lui permettait de lui caresser le menton, petite sensualité à laquelle il n’était point indifférent. Si elle était vieille et laide, au contraire, il se contentait de lui abandonner son cordon, qu’elle pouvait tirer et baiser à satiété. Mais elle devait s’arrêter au cordon, toute autre faveur lui étant impitoyablement refusée.
Dans les premiers jours de la quête, et quand il en était à la période primitive de la besace, en récompense de ses bénédictions et de ses numéros, les habitants de la rue de l’Infrascata, de la strada dei Studi, del largo Spirito-Santo, de Porta-Alba et des autres quartiers qu’il avait l’habitude de parcourir, avaient offert de payer les bontés que fra Pacifico avait pour eux avec des fruits, des légumes, du pain, de la viande et même du poisson, quoique le poisson monte rarement jusqu’aux hauteurs où sont situées les rues que nous venons de citer, – et fra Pacifico avait accepté. La besace n’était pas fière ; mais il avait remarqué que toutes les denrées offertes par les gens habitant des maisons éloignées des quartiers marchands étaient de second choix, et c’était surtout ce qui l’avait fait insister pour avoir un âne. Une fois l’âne acheté, fra Pacifico avait poussé jusqu’aux endroits où se trouvait la fleur de toute chose, et avait complétement dédaigné les productions ou les offrandes des quartiers intermédiaires.
Nous ne voulons pas dire que les maraîchers du Vieux-Marché, que les bouchers du vico Rotto, les pêcheurs de la Marinella et les fruitiers de Santa-Lucia, dont fra Pacifico écrémait les plus beaux produits, n’eussent pas autant aimé que le moine commençât sa récolte au sortir du couvent, et que ses paniers, au lieu de leur venir complétement vides, arrivassent aux deux tiers, ou tout au moins à moitié pleins. Plus d’une fois, en l’apercevant, les marchands avaient essayé de dissimuler quelque belle pièce qu’ils voulaient garder pour de riches pratiques ; mais fra Pacifico avait un flair admirable pour découvrir toute fraude. Il allait droit à l’objet qu’on essayait de lui dérober, et, si on ne lui offrait pas le susdit objet de bonne volonté, le cordon de Saint-François faisait son office. Or, pour éviter toutes ces petites chicanes, fra Pacifico en était arrivé à ne plus attendre qu’on lui donnât : il touchait de son cordon, prenait et tout était dit. Et les marchands, qui, du temps de Masaniello, s’étaient révoltés pour un impôt que le duc d’Arcos avait voulu mettre sur les fruits, supportaient, non pas joyeusement, mais du moins patiemment cette dîme, que le quêteur du couvent de Saint-Éphrem prélevait sur tous leurs produits ; si bien que jamais l’idée n’était venue à aucun de se révolter contre cette tyrannie. Si fra Pacifico, son choix fait, voyait quelques traces de mécontentement sur le visage de celui à qui il faisait l’honneur de s’adresser, il tirait de sa poche une tabatière de corne étroite et profonde comme un étui, offrait une prise au marchand lésé dans ses intérêts, et il était rare que cette faveur particulière ne ramenât point le sourire sur les lèvres de ce dernier. Si cette attention était insuffisante, fra Pacifico, qui, malgré le nom qu’il s’était imposé, avait été toujours facile à remuer, de bronzé qu’il était, devenait couleur de cendre ; ses yeux lançaient un double éclair, son bâton de laurier résonnait sur le lastrico, et, à cette triple démonstration, il n’était jamais arrivé que la bonne humeur ne reparût pas immédiatement sur le visage du mauvais catholique qui ne se trouvait pas trop heureux de faire à saint François l’hommage de son oie la plus grasse, de son melon le plus savoureux, de son entre-côte la plus tendre ou de son poisson le plus luisant.
Ce jour-là, comme d’habitude, fra Pacifîco descendit donc sans s’arrêter autrement que pour donner sa bénédiction et la manche de sa robe à baiser, et indiquer des ambes, des ternes, des quaternes et des quines aux joueurs de loterie, à travers ce dédale de petites rues qui s’étend de la Vicaria à la strada Egiziaca-a-Foriella ; arrivé là, il prit la via Grande, le vico Berrettari et déboucha sur la place du Vieux-Marché juste derrière la petite église de la Sainte-Croix, dont les prêtres conservent, non point par vénération, mais pour en faire montre, le billot blasonné sur lequel Coradino et le duc d’Autriche eurent la tête tranchée par le duc d’Anjou, ce roi au visage basané, qui, dit Villani, « dormait peu et ne riait jamais. »
L’église dépassée, fra Pacifico se trouvait dans un nouveau pays.
Véritable pays de Cocagne, où le règne animal et le règne végétal sont confondus, où grognent les cochons, où gloussent les poules, où nasillent les oies, où chantent les coqs, où glougloutent les dindons, où cancanent les canards, où roucoulent les pigeons, où, près du faisan mordoré de Capodimonte, du lièvre de Persano, des cailles du cap Misène, des perdrix d’Acerra, des grives de Bagnoli, sont étalées à terre les bécasses des marais de Lincola et les sarcelles du lac d’Agnano ; où des montagnes de choux-fleurs et de broccolis, des pyramides de pastèques et de melons d’eau, des murailles de fenouil et de céleri dominent des couches de péperones écarlates, de tomates cramoisies, au milieu desquelles s’arrondissent des corbeilles de ces petites figues violettes du Pausilippe et de Pouzzoles dont Naples, pendant un an, grava l’effigie sur sa monnaie comme le symbole de son éphémère liberté.
C’était au milieu de ces richesses que fra Pacifico moissonnait tous les deux jours à pleins paniers.
Le moine leva sa dîme accoutumée ; mais, tout en la levant, il lui sembla qu’une grande préoccupation planait ce jour-là sur la place. Les marchands causaient ensemble ; les femmes chuchotaient tout bas ; les enfants faisaient des amas de pierres, et, contre toute habitude, à quelque marchand que fra Pacifico s’adressât, celui-ci ne faisait qu’une médiocre attention aux denrées, légumes, volailles, gibiers ou fruits que le frère quêteur choisissait, et dont il bourrait ses paniers ; or, comme les susdits paniers étaient déjà aux deux tiers remplis, fra Pacifico pensa qu’il était temps de passer à la viande de boucherie, et il s’achemina vers San-Giovanni-al-Mare, où tenaient plus particulièrement leur commerce les macellaï et les beccaï, c’est-à-dire les bouchers et les tueurs de chèvres et de moutons, ces deux industries se côtoyant, mais cependant étant séparées à Naples. Il s’achemina donc vers la rue San-Giovanni-al-Mare, au milieu de cette incompréhensible indifférence que lui témoignait la population. Depuis son entrée au Vieux-Marché, pas une femme ne lui avait demandé sa bénédiction, et pas un homme ne l’avait prié de lui dire d’avance les numéros qui gagneraient au prochain tirage de la loterie.
Qui pouvait à ce point préoccuper la population du vieux Naples ?
Fra Pacifico allait sans doute le savoir, car un grand bourdonnement venait du vico del Mercato, espèce de ruelle qui donne, d’un côté, sur le Vieux-Marché, de l’autre, sur le quai, et que l’on appelait à cette époque vico dei Sospiri-dell’abisso10, nom poétique que la municipalité moderne a cru devoir lui enlever et qui lui venait de ce que c’était par là que passaient les condamnés à mort, que l’on suppliciait d’habitude sur le Vieux-Marché, et qui, en entrant dans cette ruelle et voyant pour la première fois l’échafaud, poussaient presque toujours à cette vue un soupir si profond, qu’il semblait sortir de l’abîme.
Or, non-seulement il fallait que fra Pacifico passât par ce même vico dei Sospiri, mais encore il comptait prendre un gigot de mouton à un beccaïo dont la boutique faisait le coin de cette ruelle et de la rue Sant-Eligio.
Il ne pouvait donc manquer de savoir ce dont il s’agissait.
Au reste, ce devait être quelque chose d’important qui était arrivé ; car, à mesure qu’il approchait de la rue Sant-Eligio, la foule devenait plus épaisse et plus agitée ; il lui semblait entendre prononcer, d’une voix sourde et menaçante, ces mots Français et jacobins. Cependant, comme cette foule s’ouvrait devant lui avec son respect accoutumé, il ne tarda point d’arriver à la boutique où il comptait, nous l’avons dit, prendre un des sept ou huit gigots qui devaient constituer pour le lendemain le rôti de la communauté.
La boutique était encombrée d’hommes et de femmes hurlant et gesticulant comme des possédés.
– Holà, beccaïo ! cria le moine.
La maîtresse de la maison, espèce de mégère aux cheveux gris et épars, reconnut la voix du moine, et, écartant les discuteurs à coups de poing, d’épaule et de coude :
– Venez, mon père, dit-elle ; c’est le bon Dieu qui vous envoie. Il a grand besoin de vous et du cordon de Saint-François, allez, votre pauvre beccaïo !
Et, donnant Jacobin à garder au garçon écorcheur, elle entraîna fra Pacifico dans la chambre du fond, où le beccaïo, le visage fendu de la tempe à la bouche, gisait tout sanglant sur un lit.
XXIX. Assunta §
C’était l’accident arrivé au beccaïo qui causait toute cette préoccupation au Vieux-Marché, et toute cette rumeur dans la rue Sant-Eligio, et dans la ruelle des Soupirs-de-l’abîme.
Seulement, comme on le comprend bien, cet accident était interprété de cent façons différentes.
Le beccaïo, avec sa joue fendue, ses trois dents cassées, sa langue mutilée, n’avait pas pu ou n’avait pas voulu donner de grands renseignements. On avait seulement cru comprendre, aux mots giacobini et Francesi, murmurés par lui, que c’étaient les jacobins de Naples, amis des Français, qui l’avaient équipé ainsi.
Le bruit s’était, en outre, répandu qu’un autre ami du beccaïo avait été trouvé mort sur le lieu du combat et que deux autres encore avaient été blessés, dont l’un si gravement, qu’il était mort dans la nuit.
Chacun disait son avis sur cet accident et sur ses causes ; et c’était le bavardage de cinq ou six cents voix qui causait cette rumeur qu’avait entendue de loin fra Pacifico et qui l’avait attiré vers la boutique du tueur de moutons.
Seul, un jeune homme de vingt-six ou vingt-huit ans, appuyé au chambranle de la porte, demeurait pensif et muet. Seulement, aux différentes conjectures qui étaient émises et particulièrement à celle-ci que le beccaïo et ses trois camarades avaient été, en revenant de faire un souper à la taverne de la Schiava, attaqués par quinze hommes à la hauteur de la fontaine du Lion, le jeune homme riait et haussait les épaules avec un geste plus significatif que si c’eût été un démenti formel.
– Pourquoi ris-tu et hausses-tu les épaules ? lui demanda un de ses camarades nommé Antonio Avella, et que l’on appelait Pagliucchella, par suite de l’habitude qu’ont les gens du peuple à Naples de donner à chaque homme un surnom tiré de son physique ou de son caractère.
– Je ris parce que j’ai envie de rire, répondit le jeune homme, et je hausse les épaules parce que cela me plaît de les hausser. Vous avez bien le droit de dire des bêtises, vous ; j’ai bien, moi, le droit de rire de ce que vous dites.
– Pour que tu saches que nous disons des bêtises, il faut que tu sois mieux instruit que nous.
– Il n’est pas difficile d’être mieux instruit que toi, Pagliucchella ; il ne faut que savoir lire.
– Si je n’ai point appris à lire, répondit celui à qui Michele reprochait son ignorance, – car le railleur était notre ami Michele, – c’est l’occasion qui m’a manqué. Tu l’as eue, toi, parce que tu as une sœur de lait riche et qui est la femme d’un savant ; mais il ne faut pas pour cela mépriser les camarades.
– Je ne te méprise point, Pagliucchella, tant s’en faut ! car tu es un bon et brave garçon, et, si j’avais quelque chose à dire, au contraire, c’est à toi que je le dirais.
Et peut-être Michele allait donner à Pagliucchella une preuve de la confiance qu’il avait en lui, en le tirant hors de la foule et en lui faisant part de quelques-uns des détails qui étaient à sa connaissance, lorsqu’il sentit une main qui s’appuyait sur son épaule et qui pesait lourdement.
Il se retourna et tressaillit.
– Si tu avais quelque chose à dire, c’est à lui que tu le dirais, fit au jeune railleur celui qui lui mettait la main sur l’épaule ; mais, crois-moi, si tu sais quelque chose sur toute cette aventure, ce dont je doute, et que tu dises ce quelque chose à qui que ce soit, c’est alors que tu mériteras véritablement d’être appelé Michele le Fou.
– Pasquale de Simone ! murmura Michele.
– Il vaut mieux, crois-moi, continua le sbire, et c’est plus sûr pour toi, aller rejoindre à l’église de la Madone-del-Carmine, – où elle accomplit un vœu, Assunta, que tu n’as pas trouvée chez elle ce matin, absence qui te met de mauvaise humeur, – que de rester ici pour dire ce que tu n’as pas vu, et ce qu’il serait malheureux pour toi d’avoir vu.
– Vous avez raison, signor Pasquale, répondit Michele tout tremblant, et j’y vais. Seulement, laissez-moi passer.
Pasquale fit un mouvement qui laissa entre lui et le mur une ouverture par laquelle eût pu se glisser un enfant de dix ans. Michele y passa à l’aise, tant la peur le faisait petit.
– Ah ! par ma foi, non ! murmurait-il en s’éloignant à grands pas dans la direction de l’église del Carmine, sans regarder derrière lui ; par ma foi, non ! je ne dirai pas un mot, tu peux être tranquille, monseigneur du couteau ! j’aimerais mieux me couper la langue. Mais c’est qu’aussi, continua-t-il, cela ferait parler un muet, d’entendre dire qu’ils ont été attaqués par quinze hommes, quand ce sont eux, au contraire, qui se sont mis six pour en attaquer un seul. C’est égal, je n’aime pas les Français ni les jacobins ; mais j’aime encore moins les sbires et les sorici11, et je ne suis pas fâché que celui-là les ait un peu houspillés. Deux morts et deux blessés sur six, viva san Gennaro ! il n’avait pas un rhumatisme dans le bras, ni la goutte dans les doigts, celui-là !
Et il se mit à rire en secouant joyeusement la tête et en dansant seul un pas de tarentelle au milieu de la rue.
Quoique l’on prétende que le monologue n’est point dans la nature, Michele, que l’on appelait Michele le Fou, justement parce qu’il avait l’habitude de parler tout seul et de gesticuler en parlant, Michele le Fou eût continué de glorifier Salvato s’il ne se fût pas trouvé, tant il allongeait le pas, poussant son éclat de rire, sur la place del Carmine, et dansant son pas de tarentelle sous le porche même de l’église.
Il souleva la lourde et sale tenture qui pend devant la porte, entra et regarda autour de lui.
L’église del Carmine, dont il nous est impossible de ne pas dire un mot en passant, est l’église la plus populaire de Naples, et sa Madone passe pour être une des plus miraculeuses. D’où lui vient cette réputation, et qui lui vaut ce respect que partagent toutes les classes de la société ? Est-ce parce qu’elle renferme la dépouille mortelle de ce jeune et poétique Conradin, neveu de Manfred, et de son ami Frédéric d’Autriche ? Est-ce à cause de son Christ, qui, menacé par un boulet de René d’Anjou, baissa la tête sur sa poitrine pour éviter le boulet, et dont les cheveux poussent si abondamment, que le syndic de Naples vient, une fois l’an, en grande pompe, les lui couper avec des ciseaux d’or ? Est-ce, enfin, parce que Masaniello, le héros des lazzaroni, fut assassiné dans son cloître et y dort dans quelque coin inconnu, tant le peuple est oublieux, même de ceux qui sont morts pour lui ? Mais il n’en est pas moins vrai que, l’église del Carmine étant, comme nous l’avons dit, la plus populaire de Naples, c’est à elle que se font la plupart des vœux, et que le vieux Tomeo avait fait le sien, dont nous ne tarderons point à savoir la cause.
Michele eut donc, tout d’abord, au milieu de l’église del Carmine, toujours encombrée de fidèles, quelque peine à trouver celle qu’il cherchait ; cependant, il finit par la découvrir faisant dévotement sa prière au pied d’un des autels latéraux placés à main gauche en entrant.
Cet autel, tout éblouissant de cierges, était consacré à saint François.
Michele avait, selon que vous serez pessimiste ou optimiste en amour, cher lecteur, Michele avait le malheur ou le bonheur d’être amoureux. L’émeute, qu’il prévoyait et qu’il avait donnée à Nina pour raison de son départ, n’était qu’une cause secondaire. Celle qui passait avant toutes les autres était le désir de voir et d’embrasser Assunta, la fille de Basso-Tomeo, ce vieux pêcheur qui, on se le rappelle, avait, une nuit, pendant laquelle son bateau était amarré aux fondations du palais de la reine Jeanne, vu un spectre se pencher sur lui, s’assurer avec la pointe du poignard que son sommeil était de bon aloi ; puis, enfin, convaincu qu’il dormait, remonter et disparaître dans les ruines.
On doit se rappeler encore que cette apparition avait causé un tel effroi au vieux pêcheur, qu’abandonnant Mergellina, et mettant, entre son ancien logement et le nouveau, la rivière de Chiaïa, Chiatamone, le château de l’Œuf, Santa-Lucia, le Castel-Nuovo, le môle, le port, la strada Nuova, et enfin la porte del Carmine, il avait transporté son domicile à la Marinella.
En vrai chevalier errant, Michele avait suivi sa maîtresse au bout de Naples : il l’eût suivie au bout du monde.
Le matin du jour auquel nous sommes arrivés, quand il avait trouvé la porte du vieux Basso-Tomeo fermée, au lieu de la trouver ouverte comme de coutume, il n’avait pas été sans inquiétude.
Où pouvait être Assunta, et quelle cause l’avait éloignée de la maison ?
Outre le doute qu’un amant a toujours sur sa maîtresse, si bien aimé qu’il se croie par elle, Michele n’était point sans avoir éprouvé quelques traverses dans ses amours.
Basso-Tomeo, vieux pêcheur, plein de la crainte de Dieu, de la vénération des saints, de l’amour du travail, n’avait point une considération bien grande pour Michele, qu’il traitait non-seulement de fou, comme tout le monde, mais encore de paresseux et d’impie.
Les trois frères d’Assunta, Gaetano, Gennaro et Luigi, étaient des enfants trop respectueux pour ne point partager les opinions de leur père à l’endroit de Michele ; de sorte que le pauvre Michele, à chaque nouveau grief soulevé contre lui, n’avait dans la maison Tomeo qu’un seul défenseur, Assunta, tandis qu’au contraire, il avait quatre accusateurs : le père et les trois fils ; ce qui constituait contre lui, dans la discussion qu’on avait à son sujet, une formidable majorité.
Par bonheur, le métier de pêcheur est un rude métier, et Basso-Tomeo et ses trois fils qui se vantaient de ne pas être des paresseux comme Michele, tenant à exercer le leur en conscience, passaient une partie de la soirée à poser leurs filets, une partie de la nuit à attendre que le poisson s’y engageât, et une partie de la matinée à les tirer hors de l’eau. Il en résultait que, sur vingt-quatre heures, Basso-Tomeo et ses trois fils en restaient dix-huit dehors et dormaient les six autres ; ce qui n’en faisait pas des surveillants bien insupportables pour les amours de Michele et d’Assunta.
Aussi, Michele prenait-il son malheur en patience. Basso-Tomeo lui avait dit qu’il ne lui donnerait sa fille que lorsqu’il exercerait un métier lucratif et honnête, ou lorsqu’il aurait fait un héritage. Michele, par malheur, prétendait ne connaître aucun métier lucratif et honnête à la fois, affirmant que l’une de ces deux épithètes excluait l’autre, ce qui, à Naples n’était point tout à fait un paradoxe ; et il en donnait pour preuve à Basso-Tomeo que lui, par exemple, qui exerçait un métier honnête, qui, aidé par ses trois fils, consacrait dix-huit heures par jour à ce métier, n’avait, depuis cinquante ans à peu près qu’il avait, pour la première fois, jeté ses filets à la mer, pas réussi à mettre cinquante ducats de côté. Il attendait donc l’héritage, parlant d’un oncle qui n’avait jamais existé, et qui, sur les indications de Marco Polo, était parti pour le royaume du Cathay. Si l’héritage ne venait pas, ce qui, au bout du compte, était possible, il ne pouvait manquer, un jour ou l’autre, d’être colonel, puisque Nanno le lui avait prédit. Il est vrai qu’il n’avait rendu publique, dans la maison de Basso-Tomeo, que la première partie de la prédiction, ayant gardé pour lui celle qui aboutissait à la potence et n’ayant jugé à propos de s’ouvrir à ce sujet qu’à sa sœur de lait Luisa, ainsi que nous l’avons vu dans l’entretien qui avait précédé la prédiction plus sinistre encore que la sorcière lui avait faite à elle-même.
Or, la présence d’Assunta dans l’église de la Madone-del-Carmine, sa présence à l’autel de saint François et l’illumination a giorno de cet autel, étaient autant de preuves que Michele, tout fou qu’on le disait, ne s’était point trompé à l’endroit du médiocre produit que Basso-Tomeo, malgré la fatigue qu’il prenait, tirait de son pénible métier. En effet, les trois dernières journées avaient été si mauvaises, que le vieux pêcheur avait fait vœu de brûler douze cierges à l’autel de saint François, dans l’espérance que le saint, qui était son patron, lui accorderait une pêche dans le genre de celle que les pêcheurs de l’Évangile avaient faite dans le lac de Génézareth, et avait exigé que, pendant toute la matinée, c’est-à-dire pendant le temps qu’il serait occupé à tirer ses filets, sa fille Assunta appuyât le vœu qu’il avait fait, de ses plus ferventes prières.
Or, comme le vœu avait été fait la veille, après la dernière pêche, qui avait encore été plus mauvaise que les deux précédentes ; que Michele, ayant consacré toute la soirée à Luisa, et toute la nuit au blessé, n’avait pu être prévenu par Assunta, Michele avait trouvé la porte de la maison fermée, et Assunta agenouillée à l’autel de saint François, au lieu de l’attendre à sa porte.
En voyant que Pasquale de Simone lui avait dit vrai, Michele fit un si gros soupir de satisfaction, qu’Assunta se retourna à son tour, poussa un cri de joie, et, avec un bon sourire qui n’était autre chose qu’un remercîment pour sa pénétration, lui fit signe de venir s’agenouiller près d’elle. Michele n’eut pas besoin qu’on lui répétât l’invitation. Il ne fit qu’un bond de la place où il était jusqu’aux degrés de l’autel, et tomba à genoux sur la même marche où priait Assunta.
Nous ne voudrions pas affirmer qu’à partir de ce moment la prière de la jeune fille fut aussi fervente que lorsque Michele était absent, et qu’il ne se mêla point à cette prière quelques distractions. Mais la chose était peu importante à cette heure, la pêche devant être faite et les filets tirés. On pouvait bien, à tout prendre, risquer quelques paroles d’amour, au milieu des pieuses paroles auxquelles le saint avait droit.
Ce fut là seulement que Michele apprit d’Assunta les faits qu’en notre qualité d’historien, nous avons fait connaître à nos lecteurs, avant que Michele les connût lui-même, – et, en échange de ces faits, il lui fit, de son côté, l’histoire la plus probable qu’il put agencer sur une indisposition de Luisa, sur un assassinat qui avait eu lieu à la fontaine du Lion, et sur le bruit qui se faisait à cette heure, rue Sant-Eligio et ruelle des Soupirs-de-l’Abîme, à la porte de la boutique du beccaïo.
Assunta, en véritable fille d’Ève qu’elle était, sut à peine qu’il y avait du bruit au Vieux-Marché, qu’elle voulut connaître les véritables causes de ce bruit. Or, ce que lui en disait son amant lui paraissant couvert d’un certain nuage, elle prit congé de saint François, auquel sa prière était finie ou bien près de l’être ; elle fit une révérence à l’autel du saint, trempa ses ongles dans le bénitier de la porte, toucha du bout de ses doigts humides les doigts de son amant, fit un dernier signe de croix, prit, avant même d’être sortie de l’église, le bras de Michele, et, légère comme une alouette prête à s’envoler, en chantant comme elle, elle sortit avec lui de l’église del Carmine, pleine de confiance dans l’intervention du saint et ne doutant pas que son père et ses frères n’eussent fait une pêche miraculeuse.
XXX. Les deux frères §
Assunta avait bien raison d’avoir confiance en saint François : son père et ses frères avaient fait une pêche vraiment miraculeuse.
Au moment où ils avaient commencé de tirer leurs filets, leurs filets leur avaient paru si lourds, qu’ils avaient cru d’abord avoir accroché quelque rocher ; mais, ne sentant point cette résistance absolue que présente une masse enracinée au fond de la mer, ils avaient eu la crainte, chose qui arrive quelquefois et qui est d’un triste présage pour ceux à qui elle arrive, ils avaient eu la crainte de tirer à eux le cadavre de quelque suicidé ou de quelque noyé par accident.
Mais, au fur et à mesure que le filet se rapprochait de la plage, ils sentaient des soubresauts et des secousses indiquant que c’étaient des corps vivants et bien vivants qui, malgré eux, cédaient à la traction du filet.
Bientôt on vit, aux clapotements de la mer et aux gerbes liquides qui en jaillissaient, que les captifs, commençant à comprendre leur position, faisaient des efforts désespérés pour rompre la traîne ou pour sauter par-dessus.
Gennaro et Gaetano se mirent à la mer, et, tandis que le vieux pêcheur et Luigi, réunissant tous leurs efforts, luttaient contre la proie indocile, ils passèrent derrière les filets, et, quoiqu’ils eussent de l’eau jusqu’aux épaules, parvinrent à la maintenir.
Seulement, à leurs gestes et à leurs exclamations, on pouvait comprendre que saint François avait largement fait les choses.
Ceci se passait dans le golfe vers la moitié à peu près de la strada Nuova, en face d’une grande maison qui donnait d’un côté sur le quai, de l’autre sur la rue Sant’-Andrea-degli-Scopari.
Cette maison, que l’on désignait sous le nom de palais della Torre, appartenait, en effet, au duc de ce nom.
Comme nous allons raconter un fait entièrement historique, nous sommes forcés de donner quelques détails sur cette maison où le fait s’est passé et sur ceux qui l’habitaient.
À la fenêtre du premier étage se tenait un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, vêtu à la dernière mode de Paris, si ce n’est qu’au lieu d’avoir la redingote à carrick ou l’habit aux longues basques et au haut collet piqué que l’on portait à cette époque, il était enveloppé d’une élégante robe de chambre de velours nacarat fermant sur sa poitrine avec des brandebourgs de soie. Ses cheveux noirs, qui depuis longtemps avaient renoncé à la poudre, quoique coupés court, frisaient en boucles naturelles ; une fine chemise de batiste, ornée d’un jabot d’élégante dentelle, s’ouvrait pour laisser voir un cou juvénile et blanc comme un cou de femme ; ses mains étaient blanches, longues et minces, signe d’aristocratie, il portait, au petit doigt de la gauche, un diamant, et, distrait, l’œil perdu dans l’espace, suivait les nuages glissant dans le ciel, tout en faisant de la main droite ces mouvements dénonciateurs que fait un poëte qui scande des vers.
C’était un poëte, en effet, un poëte dans le genre de Sannasar, de Bertin, de Parny, c’était don Clemente Filomarino, frère cadet du duc della Torre, un des jeunes gens les plus élégants de Naples, et qui disputait la royauté de la mode aux Nicolino, aux Caracciolo et aux Roccamana ; en outre, beau cavalier, grand chasseur, excellant dans les exercices de l’escrime, du tir, de la natation ; riche, quoique cadet de famille, attendu que son frère, le duc della Torre, qui avait vingt-cinq ans de plus que lui, avait déclaré vouloir mourir garçon, afin de laisser toute sa fortune à son jeune frère, lequel avait reçu de son aîné l’honorable mission de perpétuer la race des ducs de la Torre, honneur auquel celui-ci paraissait avoir renoncé.
Au reste, le duc della Torre s’occupait d’un travail bien autrement intéressant – et il en était convaincu – pour ses contemporains et même pour l’avenir, que celui de procréer des héritiers de son nom et des soutiens de sa race. Bibliomane acharné, il faisait une collection de livres rares et de manuscrits précieux. La bibliothèque royale elle-même – celle de Naples, bien entendu, – n’avait rien que l’on pût comparer à sa réunion d’Elzévirs, ou, pour parler plus correctement, d’Elzéviers. En effet, il avait un spécimen à peu près complet de toutes les éditions publiées par Louis, Isaac et Daniel, c’est-à-dire par le père, le fils et le neveu12. Nous disons à peu près complète, parce que nul bibliomane ne peut se vanter d’avoir la collection entière, depuis le premier volume, publié en 1572, auquel est attaché le nom d’Elzévir, et qui porte pour titre : Eutropii historiæ romanæ, lib X, jusqu’au Pastissier françois, publié chez Louis et Daniel, et qui porte la date de 1655. Cependant, il montrait avec orgueil aux amateurs cette collection presque unique, où se trouvaient successivement, servant d’enseigne au frontispice, l’ange tenant d’une main un livre, de l’autre une faux ; un cep de vigne embrassant un orme, avec la devise Non solus ; la Minerve et l’olivier, avec l’exergue Ne extra oleas ; le fleuron au masque de buffle que les Elzévirs adoptèrent en 1629 ; la sirène, qui lui succéda en 1634 ; le cul-de-lampe représentant la tête de Méduse ; la guirlande de roses trémières, et enfin les deux sceptres croisés sur un bouclier, qui sont leur dernière marque. En outre, ses éditions, toutes de choix, étaient remarquables par la grandeur et la largeur de leurs marges, dont quelques-unes atteignaient quinze et dix-huit lignes.
Quant à ses autographes, c’était bien la plus riche collection qui existât au monde. Elle commençait au sceau de Tancrède de Hauteville, et se continuait, en rois, princes, vice-rois ayant régné sur Naples, jusqu’aux signatures de Ferdinand et de Caroline, actuellement régnants.
Chose bizarre ! Ce profond amour de la collection, dont le plus signalé symptôme est de rendre indifférent à tous les sentiments humains, n’avait eu aucune influence sur l’amour presque paternel que le duc della Torre portait à son jeune frère, don Clemente, resté orphelin à cinq ans. Ce qui l’avait si profondément attaché à cet enfant le jour même de sa naissance, c’était probablement cette idée que, dès ce jour-là, il était déchargé de l’obligation de prendre une femme, qui ne l’eût point détourné entièrement, mais qui l’eût distrait de sa vocation de collectionneur. Aussi, nous serait-il impossible d’énumérer les soins dont l’enfant chargé de le dispenser de l’accomplissement de ses obligations conjugales avait été l’objet de sa part. Dans toutes ces indispositions plus ou moins graves auxquelles l’enfance est soumise, il avait été son seul garde-malade, passant les nuits près de son lit à annoter ses catalogues, ou à chercher dans ses livres rares ces fautes d’impression qui marquent un exemplaire du sceau de l’identité. D’enfant, don Clemente était devenu adolescent ; d’adolescent, jeune homme ; de jeune homme, il était en train de passer homme, sans que cette profonde et tendre affection de son frère pour lui se fût altérée et eût changé de nature. À l’âge de vingt-six ans, don Clemente était encore traité par son frère comme un enfant. Il ne montait pas une fois à cheval, il n’allait pas une fois à la chasse que son frère ne lui criât par la fenêtre : « Prends garde de te noyer ! Prends garde que ton fusil ne soit mal chargé ! Prends garde que ton cheval ne s’emporte ! »
Lorsque l’amiral Latouche-Tréville vint à Naples, don Clemente Filomarino, comme les autres jeunes gens de son âge, fraternisa avec les officiers français, et, poëte doué d’une imagination ardente, révolté des abus d’un pays livré au triple despotisme du sceptre, du sabre et du goupillon, il se mêla aux rangs des plus chauds patriotes et fut emprisonné avec eux.
Tout entier à ses recherches d’autographes et à ses études de bibliomane, le duc della Torre avait à peine su le passage de la flotte française, et, en tout cas, n’y avait attaché aucune importance. Philosophe lui-même, mais ne mêlant en aucune façon la politique à sa philosophie, il ne s’était point étonné des railleries de son frère contre le gouvernement, l’armée et les moines. Tout à coup, il apprit que don Clemente Filomarino avait été arrêté et conduit au fort Saint-Elme.
La foudre tombée à ses pieds ne l’eût pas plus étourdi que cette nouvelle ; il fut quelque temps à rassembler ses idées, et courut chez le régent de la vicairie, charge qui correspond, chez nous, à celle de préfet de police.
Il venait demander ce qu’avait fait son frère.
Son étonnement fut grand lorsqu’on lui eut répondu que son frère conspirait, que les accusations les plus graves pesaient sur lui, et que, si ces accusations étaient prouvées, il y allait de sa tête.
L’échafaud sur lequel avaient péri Vitagliano, Emmanuele de Deo et Gagliani était à peine enlevé de la place du Château ; il crut le voir se dresser de nouveau pour dévorer son frère. Il courut chez les juges, assiégea les portes des Vanni, des Guidobaldi, des Castelcicala ; il offrit sa fortune tout entière ; il offrit ses autographes, ses Elzévirs ; il s’offrit lui-même si l’on voulait mettre son frère en liberté. Il supplia le premier ministre Acton, il se jeta aux pieds du roi, aux pieds de la reine ; tout fut inutile. Le procès suivit son cours ; mais, cette fois, malgré l’influence néfaste de cette sanglante trinité, tous les accusés furent reconnus innocents et mis en liberté.
Ce fut alors que la reine, voyant lui échapper la vengeance légale, établit cette fameuse chambre obscure où nous avons introduit nos lecteurs, et créa ce tribunal secret dont Vanni, Castelcicala et Guidobaldi étaient les juges, et Pasquale de Simone l’exécuteur.
Dix-huit mois de prison, pendant lesquels son frère, le duc della Torre, pensa devenir fou, et cessa de se livrer à la compilation de ses Elzévirs et à la recherche de ses autographes, ne guérirent aucunement don Clemente Filomarino de ses principes libéraux, de ses tendances philosophiques et de ses instincts railleurs ; au contraire, ils le poussèrent plus avant que jamais dans la voie de l’opposition. Fort de cette impartialité du tribunal, qui, malgré les instances secrètes de la reine, qui, malgré les instances publiques de ses accusateurs, l’avait déclaré innocent, et l’avait mis en liberté, il pensait n’avoir plus autre chose à craindre, et était devenu un des habitués les plus assidus des salons de l’ambassadeur français, tandis qu’au contraire il s’était complétement éclipsé des salons de la cour, dans lesquels son rang lui donnait entrée.
Le duc della Torre, son frère, rassuré sur le sort de Clemente, s’était remis à la poursuite de ses autographes et de ses Elzévirs, et ne s’inquiétait plus de cet enfant prodigue que pour lui recommander comme toujours la prudence, quand il montait à cheval, allait à la chasse, ou faisait quelque pleine eau dans le golfe.
Or, ce jour-là, tous deux étaient satisfaits.
Don Clemente Filomarino avait appris le départ de l’ambassadeur français, ainsi que la déclaration de guerre faite par lui au roi Ferdinand, et, ses principes de citoyen du monde l’emportant sur sa nationalité napolitaine, il espérait bien avant un mois voir ses bons amis les Français à Naples, et le roi et la reine à tous les diables.
De son côté, le duc della Torre venait de recevoir une lettre du libraire Dura, le plus célèbre bouquiniste de Naples, qui lui annonçait qu’il avait découvert un des deux Elzévirs manquant à sa collection, et qui lui faisait demander s’il devait le lui porter chez lui ou attendre sa visite à son magasin.
En lisant la lettre du libraire, le duc della Torre avait poussé un cri de joie, et, n’ayant pas la patience d’attendre la visite, il avait noué sa cravate, passé sa houppelande, et, descendant du second étage, occupé tout entier par sa bibliothèque, il était entré au premier, qui lui servait de logement, ainsi qu’à son frère, et avait fait son apparition dans la chambre, juste au moment où celui-ci venait de rimer les derniers vers d’un poëme comique, dans le genre du Lutrin de Boileau, et où il attaquait les trois gros péchés, non-seulement des moines de Naples, mais des moines de tous les pays : la luxure, la paresse et la gourmandise.
À la seule vue de son frère, don Clemente Filomarino devina qu’il venait d’arriver à celui-ci un de ces grands événements bibliomaniques qui le mettaient hors de lui.
– Oh ! mon cher frère, s’écria-t-il, auriez-vous trouvé, par hasard, le Térence de 1661 ?
– Non, mon cher Clemente ; mais juge de mon bonheur : j’ai trouvé le Perse de 1664.
– Mais trouvé… ce qui s’appelle trouvé, hein ? Vous savez bien que, plus d’une fois déjà, vous m’avez dit : « J’ai trouvé, » et que, quand il s’est agi de vous livrer l’exemplaire en question, on essayait de vous fourrer quelque faux Elzévir, quelque édition avec la sphère, au lieu de l’édition de l’olivier ou de celle de l’orme.
– Oui, mais je ne m’y laissais pas prendre. Ce n’est pas un vieux renard comme moi que l’on attrape ! D’ailleurs, c’est Dura qui m’écrit, et Dura ne me ferait point un tour comme celui-là. Il a sa réputation à conserver. Regarde plutôt, voici sa lettre : « Monsieur le duc, venez vite ; j’ai la joie de vous annoncer que je viens de trouver le Perse de 1664, avec les deux sceptres croisés sur l’écu ; édition magnifique ; les marges ont quinze lignes de hauteur en tout sens. »
– Bravo, mon frère ! Et vous allez chez Dura, je présume ?
– J’y cours ! il va m’en coûter soixante ou quatre-vingts ducats au moins ; mais qu’importe ! c’est à toi que ma bibliothèque reviendra un jour ; et, si maintenant j’ai le bonheur de trouver le Térence de 1661, j’aurai la collection complète ; et sais-tu ce que vaut une collection complète d’Elzévirs ? Vingt mille ducats comme un grain !
– Il y a une chose dont je vous supplie, mon cher frère, c’est de ne vous inquiéter jamais de ce que vous me laisserez ou ne me laisserez pas. J’espère que, comme Cléobis et Biton, quoique nous n’ayons pas les mêmes mérites qu’eux, les dieux nous aimeront assez pour nous faire mourir le même jour et à la même heure. Aimez-moi, vous, et, tant que vous m’aimerez, je serai riche.
– Eh ! malheureux, lui dit le duc en lui posant les deux mains sur les deux épaules et en le regardant avec une ineffable tendresse, tu sais bien que je t’aime comme mon enfant, mieux que mon enfant même ; car, si tu n’avais été que mon enfant, j’eusse couru tout droit chez Dura, et je ne t’eusse embrassé qu’à mon retour.
– Eh bien, embrassez-moi, et courez vite chercher votre Térence.
– Mon Perse, ignorant ! mon Perse ! Ah ! continua le duc avec un soupir, tu ne feras qu’un bibliomane de troisième ordre, et encore ! encore !… Au revoir, Clemente, au revoir !
Et le duc della Torre s’élança hors de la maison.
Don Clemente revint à la fenêtre.
Basso-Tomeo et ses fils venaient de tirer leurs filets sur la plage, au milieu d’un immense concours de pêcheurs et de lazzaroni, accourus pour voir le résultat de la pêche de Basso-Tomeo et de ses trois fils.
XXXI. Où Gaetano Mammone entre en scène §
Nous l’avons dit au commencement du chapitre précédent, saint François avait bien fait les choses, et la pêche était vraiment miraculeuse.
On eût dit que le saint, si religieusement prié par Assunta et si généreusement gratifié par Basso-Tomeo d’une messe et de douze cierges, avait voulu mettre dans les filets du vieux pêcheur et de ses trois fils un spécimen de tous les poissons du golfe.
Lorsque la traîne sortit de la mer et qu’elle apparut sur le rivage avec sa poche pleine à rompre, on eût dit que c’était non pas la Méditerranée, mais le Pactole qui dégorgeait toutes ses richesses sur la plage.
La dorade aux reflets d’or, la bonite aux mailles d’acier, la spinola à la robe d’argent, la trille au corsage rose, le dentiche aux nageoires lie de vin, le mulet au museau arrondi, le poisson-soleil que l’on croirait un tambour de basque tombé à la mer, enfin le poisson Saint-Pierre, qui porte sur ses flancs l’empreinte des doigts de l’apôtre, faisaient escorte, et semblaient la cour, les ministres, les chambellans d’un thon magnifique qui pesait au moins soixante rotoli, et qui semblait ce roi de la mer que, dans la Muette de Portici, promet Masaniello à ses compagnons sur un air si charmant.
Le vieux Basso-Tomeo se tenait la tête à deux mains, ne pouvait en croire ses yeux et trépignait de joie. Les paniers apportés par le vieillard et ses fils, dans l’espoir d’une pêche abondante, une fois remplis jusqu’aux bords, ne contenaient pas le tiers de cette magnifique moisson faite dans la plaine qui se laboure toute seule.
Les enfants se mirent à la recherche de nouveaux récipients, tandis que Basso-Tomeo, dans sa reconnaissance, racontait à tout venant qu’il devait ce miracle à la faveur toute particulière de saint François, son patron, à l’autel duquel il avait fait dire une messe et brûler douze cierges.
Le thon faisait surtout l’admiration du vieux pêcheur et des assistants : c’était un miracle qu’après les secousses qu’il avait données au filet, il ne l’eût pas rompu, et, en s’ouvrant à travers ses mailles une fuite pour lui-même, n’eût pas ouvert en même temps un passage à toute la gent écaillée qui bondissait autour de lui.
Chacun, au récit du vieux Basso-Tomeo et à la vue de sa pêche, se signait et criait : Evviva san Francisco ! Don Clemente seul, qui, de sa fenêtre, dominait toute cette scène, paraissait mettre en doute l’intervention du saint, et attribuer tout simplement ce miraculeux coup de filet à une de ces chances heureuses et comme en rencontrent parfois les pêcheurs.
Placé d’ailleurs comme il l’était, c’est-à-dire à la fenêtre du premier étage de son palais et pouvant plonger du regard jusqu’au coude que fait le quai de la Marinella, il voyait ce que Basso-Tomeo, enfermé avec son poisson au milieu d’un cercle de féliciteurs, ne pouvait pas voir et ne voyait pas.
Ce que don Clemente voyait et ce que ne voyait point Basso-Tomeo, c’était fra Pacifico, arrivant du côté du marché avec son âne, tenant orgueilleusement le milieu du pavé comme d’habitude, et devant infailliblement, s’il suivait la ligne droite, se heurter au monceau de poissons que venait de tirer de la mer le vieux Basso-Tomeo.
Ce fut ce qui arriva ; en voyant un attroupement qui lui barrait le passage, sans savoir la cause de cet attroupement, fra Pacifico, pour le fendre plus facilement, prit Jacobin par la longe et marcha le premier en disant :
– Place ! au nom de saint François, place !
On comprend facilement que, dans une foule chantant les louanges du fondateur des ordres mineurs, un nouveau venu, quel qu’il fût, se présentant au nom du saint, devait trouver place ; mais place fut faite par cette même foule avec d’autant plus de promptitude et de vénération, que l’on reconnut fra Pacifico et son âne Jacobin, que chacun savait avoir l’honneur d’être attachés au service particulier du saint.
Fra Pacifico allait donc, fendant la foule, ignorant ce qu’elle contenait à son centre, lorsque tout à coup il se trouva face à face avec le vieux Tomeo et manqua de trébucher contre la montagne de poissons qui se mouvaient encore dans les dernières convulsions d’agonie !
C’était ce moment qu’attendait don Clemente ; car il pouvait prévoir qu’il allait se passer une lutte curieuse entre le pêcheur et le moine ; en effet, à peine Basso-Tomeo eut-il reconnu Pacifico traînant derrière lui Jacobin, que, comprenant à quelle dîme exorbitante il allait être soumis, il jeta un cri de terreur et pâlit, tandis qu’au contraire le visage de fra Pacifico s’illumina d’un formidable sourire en voyant vers quelle belle aubaine sa bonne étoile le conduisait.
Il avait justement trouvé le marché au poisson si mal fourni, qu’il n’avait, quoique le lendemain fût jour maigre, rien jugé digne de la bouche si finement connaisseuse des capucins de Saint-Éphrem.
– Ah ! ah ! fit don Clemente assez haut pour être entendu d’en bas, c’est-à-dire du quai, voilà qui devient intéressant.
Quelques personnes levèrent la tête ; mais, ne comprenant pas ce que voulait dire le jeune homme à la robe de chambre de velours, ils reportèrent presque aussitôt leurs regards sur Basso-Tomeo et fra Pacifico.
Au reste, frère Pacifique ne laissa point longtemps Basso-Tomeo dans les transes du doute ; il prit son cordon, l’étendit sur le thon et prononça les paroles sacramentelles :
– Au nom de saint François !
C’était ce que prévoyait don Clemente ; il éclata de rire.
Il était évident qu’il allait assister au combat de deux des plus puissants mobiles des actions humaines : la superstition et l’intérêt.
Basso-Tomeo, qui croyait fermement tenir sa pêche de saint François, défendrait-il le plus beau morceau de cette pêche contre saint François lui-même, ou, ce qui était exactement la même chose, contre son représentant ?
D’après ce qui allait se passer, don Clemente apprécierait dans la lutte que Naples allait avoir à soutenir pour la conquête de ses droits, quel fond les patriotes pouvaient faire sur le peuple, et si ce peuple, pour lequel ils se dévoueraient au moment du renversement des préjugés, combattrait en faveur de ces préjugés, ou contre eux.
L’épreuve ne fut pas heureuse pour le philosophe.
Après un combat intérieur qui ne dura au reste que quelques secondes, l’intérêt fut vaincu par la superstition, et le vieux pêcheur, qui avait paru disposé un instant à défendre sa propriété en cherchant des yeux si ses trois fils étaient de retour avec les paniers qu’ils étaient allés prendre, fit un pas en arrière, et, démasquant l’objet en litige, dit humblement :
– Saint François me l’avait donné, saint François me le reprend. Vive saint François ! Ce poisson est à vous, mon père.
– Ah ! l’imbécile ! ne put s’empêcher de s’écrier don Clemente.
Tous levèrent la tête, et les regards de la foule se fixèrent sur le jeune homme à la physionomie railleuse ; l’expression des visages de ceux qui regardaient ne dépassait pas encore l’étonnement, car personne ne comprenait parfaitement à qui s’adressait l’épithète d’imbécile.
– Oh ! c’est toi, Basso-Tomeo, et non un autre que j’appelle imbécile ! s’écria don Clemente.
– Et pourquoi cela, Excellence ?
– Parce que, toi et tes trois fils, qui êtes d’honnêtes gens, de braves travailleurs, et, de plus, de vigoureux gaillards, vous vous laissez enlever le prix de votre labeur par un moine fripon, paresseux, et impudent.
Fra Pacifico, qui avait cru que la vénération attachée à son habit le mettait hors de la question, attaqué ainsi en face et à l’improviste, chose qu’il n’eût jamais crue possible, poussa un rugissement de colère et montra son bâton à don Clemente.
– Garde ton bâton pour ton âne, moine ; il n’y a qu’à lui que ton bâton puisse faire peur.
– Oui ; mais je vous en préviens, don Cicillo13, mon âne s’appelle Jacobin.
– Eh bien, alors, c’est ton âne qui porte le nom de l’homme, et c’est toi qui as le nom de la bête.
La foule se mit à rire : elle commence toujours, lorsqu’elle écoute une dispute, par être du parti de celui qui a de l’esprit.
Fra Pacifico, furieux, ne sut qu’apostropher don Clemente de ce nom qui était pour lui la plus terrible injure.
– Je te dis que tu es un jacobin ! Cet homme est un jacobin, mes frères ; le voyez-vous avec ses cheveux coupés à la Titus et son pantalon sous sa robe de chambre ? Jacobin ! jacobin ! jacobin !
– Jacobin tant que tu voudras, et je me vante d’être jacobin.
– Vous entendez, hurla fra Pacifico, il avoue qu’il est jacobin !
– D’abord, lui dit don Clemente, sais-tu ce que c’est qu’un jacobin ?
– C’est un démagogue, un sans-culotte, un septembriseur, un régicide.
– En France, c’est possible ; mais, à Naples, écoute bien ceci et tâche de ne pas l’oublier : jacobin veut dire un honnête homme qui aime son pays, qui voudrait le bonheur du peuple, et, par conséquent, l’abolition des préjugés qui l’abrutissent ; qui demande l’égalité, c’est-à-dire les mêmes lois pour les petits comme pour les grands ; la liberté pour tous, afin que tous les pêcheurs puissent jeter également leurs filets dans toutes les parties du golfe, et qu’il n’y ait point de réserves même pour le roi, à Portici, à Chiatamone et à Mergellina, attendu que la mer est à tout le monde, comme l’air que nous respirons, comme le soleil qui nous éclaire ; un jacobin, enfin, c’est un homme qui veut la fraternité, c’est-à-dire qui regarde tous les hommes comme ses frères, et qui dit : « Il n’est pas juste que les uns se reposent et mendient, tandis que les autres se fatiguent et travaillent, » ne voulant pas qu’un pauvre pêcheur qui a passé la nuit à poser ses filets et la journée à les tirer, quand il a, une fois par hasard, ce qui lui arrive tous les dix ans, pris un poisson qui vaut trente ducats…
La foule sembla trouver le prix trop élevé et se mit à rire.
– J’en donne trente ducats, moi, continua Filomarino. Eh bien, je le répète, un jacobin est un homme qui ne veut pas que, quand un pauvre pêcheur a pris un poisson qui vaut trente ducats, il lui soit volé par un homme, – je me trompe, un moine ! – un moine n’est pas un homme ; celui qui mérite le nom d’homme est celui qui rend des services à ses frères, et non celui qui les vole, celui qui rend des services à la société et non celui qui est à sa charge, qui travaille et qui touche honorablement le prix de son labeur pour nourrir une femme et des enfants, et non celui qui, la plupart du temps, détourne la femme des autres et débauche ses enfants au profit de la paresse et de l’oisiveté. Voilà ce que c’est qu’un jacobin, moine, et, si c’est là ce que c’est qu’un jacobin, oui, je suis jacobin !
– Vous l’entendez ! s’écria le moine exaspéré, il insulte l’Église, il insulte la religion, il insulte saint François… C’est un athée !
Plusieurs voix demandèrent :
– Qu’est-ce qu’un athée ?
– C’est, répondit fra Pacifico, un homme qui ne croit pas en Dieu, qui ne croit pas en la Madone, qui ne croit pas en Jésus-Christ, enfin qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.
À chacune de ces accusations, don Clemente Filomarino avait vu les yeux de la foule s’animer et briller de plus en plus. Il était évident que, si la lutte continuait entre lui et le moine, et avait pour arbitre une foule ignorante et fanatique, le résultat serait contre lui. À la dernière accusation, quelques hommes avaient poussé un cri de colère en lui montrant le poing et en répétant après fra Pacifico :
– C’est un jacobin, c’est un athée, c’est un homme qui ne croit pas au miracle de saint Janvier.
– Enfin, continua le moine, qui avait gardé cet argument pour le dernier, c’est un ami des Français.
Quelques hommes, à cette dernière invective, ramassèrent des pierres.
– Et vous, leur cria don Clemente, vous êtes des ânes auxquels on ne mettra jamais de bâts assez pesants et auxquels on ne fera jamais porter de charges assez lourdes.
Et il referma sa fenêtre.
Mais, au moment où il refermait sa fenêtre, une voix cria :
– À bas les Français ! Mort aux Français !
Et cinq ou six pierres brisèrent la vitre derrière don Clemente.
Une de ces pierres, l’atteignant au visage, lui fit une légère blessure.
Peut-être, si le jeune homme eût eu la prudence de ne point reparaître, la colère de cette multitude se fût-elle calmée par cette vengeance ; mais, furieux à la fois de l’insulte et de la douleur, il s’élança sur son fusil de chasse chargé à balle, rouvrit la fenêtre, et, le visage rayonnant de colère et splendide de dédain :
– Qui a jeté la pierre ? qui m’a atteint là, là, là ? dit-il en montrant sa joue ensanglantée.
– Moi, répondit un homme d’une quarantaine d’années, court de taille, mais vigoureusement bâti, coiffé d’un chapeau de paille, vêtu d’une veste et d’une culotte blanches, en croisant ses bras sur sa poitrine et en faisant jaillir par le geste un flot de farine de sa veste ; moi, Gaetano Mammone.
À peine l’homme à la veste blanche avait-il prononcé ces paroles, que don Clemente Filomarino appuyait son fusil à son épaule et lâchait le coup.
L’amorce seule brûla.
– Miracle ! cria don Pacifico en chargeant son poisson sur son âne, et en laissant don Clemente aux prises avec la foule ; miracle !
Et il descendit du côté de l’Immacolatella, en criant :
– Miracle ! miracle !
Deux cents voix crièrent après lui : « Miracle ! » Mais, au milieu de toutes ces voix, la même voix qui s’était déjà fait entendre répéta :
– Mort au jacobin ! mort à l’athée ! mort à l’ami des Français !
Et toutes les voix qui avaient crié : « Miracle ! » crièrent :
– À mort ! à mort !
La guerre était déclarée.
Une partie de la foule s’engouffra dans la grande porte pour venir attaquer don Clemente par l’intérieur ; d’autres appuyèrent une échelle à la fenêtre et commencèrent de l’escalader.
Don Clemente lâcha son second coup de fusil au hasard, au milieu de la foule : un homme tomba.
C’était, de la part de l’imprudent jeune homme, renoncer à toute miséricorde. Il ne lui restait plus qu’à vendre chèrement sa vie.
Il assomma d’un coup de crosse de fusil le premier dont la tête parut au niveau de la fenêtre ; l’homme ouvrit les bras et tomba à la renverse.
Puis, jetant dans la chambre son fusil dont le bois s’était cassé par la violence du coup, il prit de chaque main un pistolet de tir, et les deux premiers assaillants qui se montrèrent, reçurent, l’un une balle dans la tête, l’autre une balle dans la poitrine.
Tous deux tombèrent en dehors, et restèrent sans mouvement sur le pavé.
Les cris de rage redoublèrent ; de tous les côtés du quai, on accourait pour prêter main-forte aux assaillants.
Don Clemente Filomarino entendit en ce moment craquer la porte d’entrée et des pas s’approcher de la chambre.
Il courut à la porte et la ferma à la clef.
C’était un bien faible rempart contre la mort.
Il n’avait pas eu le temps de recharger ses pistolets, et son fusil était brisé ; mais il lui restait le canon, armé des batteries, dont il pouvait se servir comme d’une masse ; il lui restait ses épées de duel.
Il les décrocha de la muraille, les posa derrière lui sur une chaise, ramassa le canon de son fusil, et résolut de se défendre jusqu’à la dernière extrémité.
Un nouvel assaillant parut à la fenêtre, le fusil s’abattit sur lui ; s’il eût atteint la tête, il l’eût fendue ; mais, par un mouvement rapide, l’homme sauva son crâne et reçut le coup de massue sur l’épaule. Il saisit le fusil, se cramponna des deux mains aux parties saillantes, sous-garde et batterie. Don Clemente vit que c’était une lutte à soutenir, pendant laquelle on pouvait enfoncer la porte ; il abandonna l’arme au moment où son adversaire s’attendait à la résistance : le point d’appui lui manquant, l’homme tomba à la renverse ; mais don Clemente perdait son arme la plus terrible.
Il sauta sur ses épées.
Un craquement terrible se fit entendre ; le fer d’une hache passa à travers le faible battant de la porte de sa chambre.
Au moment où le fer se retirait pour frapper un second coup, le jeune homme darda son épée par l’ouverture que la hache avait faite, il entendit un blasphème.
– Touché ! dit-il en riant de ce rire sauvage que font entendre, dans les joies de la vengeance, ceux qui n’ont plus rien à espérer que de mourir en faisant le plus de mal possible à leurs ennemis.
Le bruit de la chute d’un corps pesant se fit entendre derrière lui ; un homme venait de sauter du balcon dans la chambre, un poignard à la main.
La fine lame de l’épée se croisa avec le poignard, pareille à un éclair ; l’homme poussa un soupir et tomba ; le fer lui était ressorti de six pouces entre les deux épaules.
Un second coup de hache brisa le panneau de la porte. Don Clemente allait faire face à ses nouveaux adversaires, lorsqu’il vit passer dans l’air, venant d’en haut et tombant dans la rue, des papiers et des livres.
Il comprit que ces furieux étaient montés au second étage, avaient brisé la porte de l’appartement de son frère, qui peut-être même, ne soupçonnant aucun danger, l’avait laissée ouverte dans sa hâte à se rendre chez Dura ; et que ces papiers, c’étaient les autographes, les livres, les Elzévirs du duc della Torre, que ces misérables, dans leur ignorance des trésors qu’ils gaspillaient, jetaient par la fenêtre.
Blessé par une pierre, il avait poussé un cri de rage ; à la vue de cette profanation, il poussa un cri de douleur.
Son frère, son pauvre frère, quel serait son désespoir lorsqu’il rentrerait !
Don Clemente oublia son danger, oublia que, quand le duc de la Torre rentrerait, il aurait probablement une bien autre perte à déplorer que celle de ses autographes et de ses Elzévirs. Il ne vit que cet abîme ouvert dans sa vie, par son imprudence à lui, au moment où il s’y attendait le moins, abîme dans lequel s’engloutissaient en un instant trente longues années de soins incessants et de recherches assidues, et sa rage en redoubla contre ces brutes à qui la vengeance exercée sur l’homme ne suffisait pas et qui l’étendaient aux objets inanimés, qu’ils détruisaient sans en connaître la valeur et par un simple instinct de destruction.
Il eut un instant l’idée de parlementer avec ses ennemis, de se livrer à eux et de faire de sa mort la rançon des livres et des manuscrits précieux de son frère. Mais, à l’aspect de ces visages où la colère le disputait à la stupidité, il comprit que ces hommes, certains qu’il ne pouvait leur échapper, ne transigeraient pas avec lui, mais que, leur indiquant seulement la valeur des objets qu’il voulait sauver, il rendrait le salut de ces objets moins probable qu’en le leur laissant ignorer.
Il résolut donc de ne rien demander, et, comme sa mort était certaine, que rien ne pouvait le sauver, de rendre seulement, par un effort désespéré, cette mort plus facile et plus prompte.
Lui mort, ses ennemis ne pousseraient peut-être pas plus loin leur vengeance.
Il restait à don Clemente à examiner sa position avec sang-froid et à en tirer, au point de vue de la vengeance, le meilleur parti possible.
La fenêtre paraissait abandonnée comme étant d’un abord trop dangereux ; il y courut ; trois mille lazzaroni peut-être encombraient le quai ; par bonheur, pas un n’avait d’armes à feu : il put donc regarder par la fenêtre.
Au-dessous de la fenêtre, ces hommes faisaient un immense amas de bois qu’ils allaient chercher sur la plage, laquelle, à l’endroit dont nous parlons, forme un gigantesque chantier où sont réunis bois à brûler et bois de construction, tandis que d’autres fourraient, sous cet amas de bois disposé en bûcher, les livres et les papiers que les dévastateurs continuaient de leur envoyer par la fenêtre du deuxième étage et qui étaient destinés à y mettre le feu.
D’un autre côté, la porte était près de céder sous les efforts des assaillants et surtout sous les coups de hache de l’homme à la veste blanche.
La porte pouvait encore tenir dix secondes ; avec de la présence d’esprit et une main sûre, c’était à peu près le temps qu’il fallait à don Clemente pour recharger ses pistolets.
On sait la promptitude avec laquelle se chargent les pistolets de tir, où la balle presse directement la poudre. Les pistolets étaient chargés et amorcés au moment où la porte céda.
Un flot d’hommes se répandit dans la chambre ; les deux coups partirent en même temps comme deux éclairs ; deux hommes roulèrent sur le carreau.
Don Clemente se retourna pour saisir les épées ; mais, avant qu’il eût eu le temps d’étendre les mains vers elles, il se trouva littéralement enveloppé de couteaux et de poignards.
Il allait être percé de vingt coups à la fois et s’élançait de toutes les puissances de son cœur au-devant de cette mort si prompte qui lui sauvait l’agonie, lorsque l’homme à la hache et à la veste blanche, faisant tournoyer sa hache au-dessus de sa tête, s’écria :
– Que personne ne le touche ! Le sang de cet homme est à moi.
L’ordre arriva à temps pour sauver à don Clémente dix-neuf coups de couteau sur vingt ; mais un vingtième, plus pressé que les autres, avait déjà frappé au-dessous de la gorge. Tout ce que put faire l’assassin pour obéir fut donc de reculer d’un pas en laissant le couteau dans la plaie.
Le blessé resta debout, mais oscillant comme un homme qui va tomber. Gaetano Mammone jeta sa hache, bondit jusqu’à lui, l’appuya et le maintint d’une main à la muraille, de l’autre déchira, sans que don Clemente eût la volonté ou la force de s’y opposer, la robe de chambre, la chemise de batiste du blessé, lui mit la poitrine nue, arracha le couteau resté dans la gorge, et appliqua avidement sa bouche à la plaie, d’où jaillissait un long filet incarnat.
Ainsi fait le tigre suspendu au cou du cheval, dont il ouvre l’artère, et dont il boit le sang.
Don Clemente sentit que cet homme, ou plutôt cette bête fauve lui tirait violemment la vie du corps ; instinctivement il lui appuya les mains aux épaules et essaya de le repousser, comme Anthée essaye de repousser Hercule qui l’étouffe. Mais, ou son adversaire était trop robuste, ou don Clemente était trop affaibli ; ses bras se détendirent lentement. Il lui sembla que cet homme, après son sang, après sa vie, tirait à lui son âme ; une sueur froide passa sur son front, un frisson mortel courut dans ses veines à moitié vides ; il poussa un long soupir et s’évanouit.
En cessant de sentir palpiter sa victime, le vampire se détacha d’elle ; sa bouche se tordit dans un sourire d’effroyable volupté.
– La ! dit-il, je suis désaltéré ; maintenant, vous autres, faites ce que vous voudrez de ce cadavre.
Et, en effet, Gaetano Mammone cessa de maintenir contre la muraille le corps de don Clemente, qui, s’affaissant sur lui-même, tomba inerte sur le carreau.
Pendant ce temps, joyeux comme un enfant qui vient d’obtenir le joujou qu’il désire, le duc della Torre avait reçu des mains du libraire Dura, le Perse de 1664, s’était bien assuré de l’identité de l’édition en reconnaissant que les livres portaient pour frontispice l’écu avec les deux sceptres croisés, et n’avait point reculé devant le prix de soixante-deux ducats que lui avait demandé le libraire. En effet, que maintenant il se procure le Térence de 1661, et sa collection d’Elzévirs sera complète, bonheur auquel trois amateurs seulement, un à Paris, un à Amsterdam, un à Vienne, pouvaient se vanter d’être arrivés !
Maître du précieux volume, le duc ne songea plus qu’à remonter dans le carrozzello qui l’avait amené, et à reprendre le chemin de son palais. Avec quel bonheur il allait revoir don Clemente, lui montrer son trésor et lui prouver la supériorité des joies du bibliomane sur celles des autres hommes ! Ah ! s’il pouvait y amener ce jeune homme, qui avait de si belles qualités, mais à qui manquait celle-là, ce serait un cavalier complet ; tandis que don Clemente était encore comme la collection du duc : il avait toutes les qualités hors une ; comme lui, l’heureux bibliomane avait toutes les éditions des Elzévirs père, fils et neveu, moins le Térence.
Et, le sourire sur les lèvres, le duc revenait, retournant dans sa pensée tous ces concetti où son esprit avait moins de part que son cœur, regardant son précieux volume, le serrant entre ses deux mains, le pressant contre sa poitrine, mourant d’envie de le baiser, ce qu’il eût fait bien certainement s’il eût été seul, lorsque, en arrivant à Supportico-Strettela, il commença à distinguer un immense attroupement qui lui paraissait s’être formé devant son palais. Cependant, sans doute se trompait-il ; que feraient ces hommes devant son palais ?
Mais une chose lui paraissait bien plus extraordinaire encore que ces hommes réunis à cet endroit.
C’étaient tous ces livres et ces papiers qui, pareils à une troupe d’oiseaux, semblaient s’envoler des fenêtres de sa bibliothèque ! Sans doute, la perspective le trompait ; ces fenêtres auxquelles de temps en temps apparaissaient des hommes correspondant par des gestes de colère avec ceux de la rue, ces fenêtres n’étaient point les siennes.
Mais, au fur et à mesure que le carrozzello avançait, il n’était plus permis au duc de douter, et son cœur se serrait d’une invincible angoisse ; quoique plus rapproché à chaque pas, à chaque pas il voyait moins distinctement. Un nuage s’étendait sur ses yeux, pareil à ceux que l’on a en songe, et, à voix basse, mais d’une voix de plus en plus anxieuse, il se disait les yeux fixes, le cou tendu, la tête en avant du corps :
– Je rêve ! je rêve ! je rêve !
Mais force lui fut bientôt de s’avouer à lui-même qu’il ne rêvait pas, et que quelque catastrophe inattendue, formidable, s’accomplissait chez lui et sur lui.
L’attroupement venait jusqu’au vico Marina-del-Vino, et chacun des hommes qui formaient cet attroupement, pris d’une folle frénésie, hurlait :
– À mort le jacobin ! à mort l’athée ! à mort l’ami des Français ! au bûcher ! au bûcher !
Un éclair terrible traversa l’esprit du duc ; des hommes débraillés, à moitié nus, sanglants, gesticulaient aux fenêtres de l’appartement de son frère. Il sauta à bas du carrozzello, pénétra comme un insensé dans cette foule, poussant des cris inarticulés, écartant, avec une force qu’il ne se connaissait pas lui-même, des hommes dix fois plus robustes que lui, et, à mesure qu’il entrait dans cet océan dont chaque flot était un homme, il le sentait plus irrité, plus grondant, plus passionné.
Enfin, parti de la circonférence, il arriva au centre, et, arrivé là, jeta un cri.
Il se trouvait en face d’un bûcher composé de bois de toute espèce, sur lequel, sanglant, évanoui, mutilé, son frère était couché à moitié nu. Il n’y avait point à le méconnaître, il n’y avait point à dire : « Ce n’est pas lui. » Non, non ! c’était bien lui, don Clemente, l’enfant de son cœur, le frère de ses entrailles !
Le duc ne comprit qu’une chose et il n’avait besoin de comprendre que celle-là : c’est que ces tigres qui rugissaient, c’est que ces cannibales qui hurlaient, c’est que ces démons qui riaient et chantaient autour de ce bûcher étaient les assassins de son frère.
Il faut rendre cette justice au duc que, croyant son frère mort, il n’eut pas un seul instant l’idée de lui survivre ; la possibilité ne s’en présenta même point à son esprit.
– Ah ! misérables ! traîtres et lâches assassins ! Ah ! bourreaux immondes ! s’écria-t-il, vous ne pourrez pas du moins nous empêcher de mourir ensemble !
Et il se jeta sur le corps de son frère.
Toute la bande hurla de joie : elle avait deux victimes au lieu d’une, et, au lieu d’une victime insensible, inerte, aux trois quarts morte, une victime vivante, sur laquelle on pouvait épuiser les tortures en les prolongeant.
Domitien disait en parlant des chrétiens :
« Ce n’est point assez qu’ils meurent ; il faut qu’ils se sentent mourir. »
Le peuple de Naples est, sous ce rapport, le digne héritier de Domitien.
En une seconde, le duc della Torre fut lié sur le corps de son frère aux poutres du bûcher.
Don Clemente rouvrit les yeux. Il avait senti sur ses lèvres la pression d’une bouche amie.
Il reconnut le duc.
Déjà noyé dans le vague de la mort, il murmura :
– Antonio ! Antonio ! pardonne-moi !
– Tu l’as dit, don Clemente, répondit le duc, les dieux nous aiment ; ainsi que Cléobis et Biton, nous mourrons ensemble ! Je te bénis, frère de mon cœur ! je te bénis, Clemente !
En ce moment, au milieu des cris de joie, des railleries impies, des blasphèmes sanglants de cette multitude, un homme approcha une torche des papiers et des livres amassés au pied du bûcher et auxquels le duc n’avait donné ni un regard ni un soupir, tandis qu’un autre s’écriait :
– De l’eau ! de l’eau ! il ne faut pas qu’ils meurent trop vite !
Et, en effet, le supplice des deux frères dura trois heures !
Ce fut au bout de trois heures seulement que, rassasié de souffrances, le peuple se dispersa, chaque homme emportant un lambeau de chair brûlée, au bout de son couteau, de son poignard ou de son bâton.
Les os restèrent au bûcher, qui continua de les consumer lentement.
Le docteur Cirillo put alors passer et continuer sa route vers Portici ; c’était l’agonie de ces deux martyrs qui lui barrait le chemin.
Ainsi périrent le duc della Torre et son frère, don Clemente Filomarino, les deux premières victimes des fureurs populaires de Naples.
Les armes de la ville au beau ciel sont une cavale passante ; mais cette cavale, issue des chevaux de Diomède, s’est bien souvent nourrie de chair humaine.
Cinquante minutes après, le docteur Cirillo était à Portici et le cocher avait gagné sa piastre.
Le même soir, déguisé, par le chemin qu’il avait déjà suivi pour sortir une première fois du royaume de Naples, Hector Caraffa gagnait la frontière pontificale et se rendait en toute hâte à Rome pour annoncer au général Championnet l’accident arrivé à son aide de camp, et conférer avec lui des mesures à prendre en cette grave circonstance.
XXXII. Un tableau de Léopold Robert §
Nous laisserons Hector Caraffa suivre les sentiers des montagnes ; et, dans l’espérance d’arriver avant lui, nous prendrons, avec la permission de nos lecteurs, la grande route de Naples à Rome, celle-là même qu’a prise notre ambassadeur, Dominique-Joseph Garat ; et, sans nous arrêter au camp de Sessa, où manœuvrent les troupes du roi Ferdinand ; sans nous arrêter à la tour de Castellone de Gaete, faussement appelée le tombeau de Cicéron ; sans nous arrêter même à la voiture de notre ambassadeur, qui, au galop de ses quatre chevaux, descend rapidement la pente de Castellone, nous la précéderons à Itri, où Horace, dans son voyage à Brindes, a soupé de la cuisine de Capiton et couché chez Murena.
Murena præbente domum, Capitone culinam.
Aujourd’hui, c’est-à-dire à l’époque où nous y conduisons nos lecteurs, la petite ville d’Itri n’est plus l’urbs Mamurrarum ; elle ne compte plus au nombre de ses quatre mille cinq cents habitants des hommes qui aient atteint la célébrité du fameux jurisconsulte romain ou du beau-frère de Mécène.
D’ailleurs, nous n’avons pas de cuisine à y faire, pas d’hospitalité à y demander ; il s’agit tout simplement d’une halte de quelques heures chez le maître charron de la localité, où notre ambassadeur, grâce au mauvais chemin dans lequel il est engagé, ne tardera point à nous rejoindre.
La maison de don Antonio della Rota – ainsi nommé, à la fois à cause de la noblesse de son origine, qu’il prétend remonter aux Espagnols, et de la grâce avec laquelle il fait prendre au frêne et à l’orme le plus rebelle la forme d’une roue, – est située, dans une prévoyance qui fait honneur à l’intelligence de son propriétaire, à deux pas de la maison de poste et en face de l’hôtel del Riposo d’Orazio, enseigne qui indique la prétention – nous parlons pour l’hôtel – d’être situé sur l’emplacement même de la maison de Murena. Don Antonio della Rota avait pensé, avec beaucoup de sagacité, qu’en se logeant près de la poste, où étaient forcés de relayer les voyageurs, et en face de l’hôtel où, attirés par leurs souvenirs classiques, ils prenaient leurs rafraîchissements, aucune des voitures disloquées par ces fameux chemins où Ferdinand lui-même se rappelait avoir versé deux fois, ne pouvait échapper à sa juridiction.
Et, en effet, don Antonio, grâce à l’incurie des inspecteurs des grandes routes de Sa Majesté Ferdinand, faisait d’excellentes affaires ; nos lecteurs ne s’étonneront donc point d’entendre, en entrant chez lui, en signe de joyeuse humeur, les sons du tambourin national, mêlés à ceux de la guitare espagnole.
Au reste, outre la disposition habituelle à la gaieté que donne à tout industriel la prospérité croissante de sa maison, don Antonio avait, ce jour-là, un motif particulier d’allégresse : il mariait sa fille Francesca à son premier ouvrier Peppino, auquel, en se retirant des affaires, il comptait laisser son établissement ; aussi, traversons l’allée sombre qui perce la maison d’une façade à l’autre, et jetons un coup d’œil sur la cour et sur le jardin, et nous verrons qu’autant la façade officielle, c’est-à-dire celle de la rue, est grave, déserte et silencieuse, autant la façade opposée est joyeuse, brillante et peuplée.
Cette partie de la propriété de don Antonio dans laquelle nous pénétrons, se compose d’une terrasse avec balustrade, descendant par un escalier de six marches dans une cour dont le sol est formé d’une espèce de terre glaise, servant, à l’époque de la moisson, d’aire à battre le blé ; cette cour et cette terrasse ne font qu’une immense tonnelle, couvertes qu’elles sont par des rameaux de vigne partant des arbres voisins et venant se rattacher à la maison, contre laquelle ils continuent de grimper en tapissant sa façade blanchie à la chaux, façade dont leurs verts festons, ainsi que l’ombre qu’ils projettent, adoucissent par des demi-teintes, mouvantes à chaque souffle du vent, la teinte trop crue de la muraille, laquelle, grâce à cette collaboration de la nature, s’harmonise admirablement avec les tuiles rouges du toit, qui se découpent en vives arêtes sur l’azur foncé du ciel ; le soleil jette sur tout cela les chaudes teintes d’une des premières matinées d’automne, et, pénétrant à travers les interstices du feuillage si serré qu’il soit, marbre de plaques dorées les dalles de la terrasse et le sol battu de la cour.
Au delà s’étend le jardin, c’est-à-dire une plantation de peupliers irrégulièrement semés et se rattachant les uns aux autres par de longs cordages de vigne auxquels se balancent des grappes de raisin à faire honneur à la terre promise ; ces grappes, d’un pourpre foncé, sont si nombreuses, que chaque passant se croit le droit d’en détacher du cep ce qu’il lui faut pour satisfaire sa gourmandise ou étancher sa soif, tandis que les grives, les merles et les moineaux francs détachent de leur côté les grains des grappes comme les passants les grappes de l’arbre ; quelques poules qui courent çà et là dans la plantation sous l’œil dominateur d’un coq grave et presque immobile, prennent leur part de la curée, soit en ramassant les graines qui tombent, soit en sautant jusqu’aux grappes inférieures, auxquelles elles restent parfois pendues par le bec, tant elles les attaquent avec voracité. Mais qu’importe ce monde de larrons, de maraudeurs et de parasites à cette luxuriante nature ! il en restera toujours assez pour faire une vendange suffisant aux besoins de l’année suivante ; la Providence a été tout particulièrement inventée pour les âmes inactives et les esprits insoucieux.
Au delà du jardin sont les premières rampes de ces montagnes apennines, lesquelles, dans l’antiquité, abritaient ces rudes pasteurs samnites qui firent passer les légions de Posthumus sous le joug, et ces Marses invincibles que les Romains hésitaient à combattre et recherchaient pour alliés depuis deux mille ans ; c’est là que se réfugie et se maintient, à chaque commotion politique qui secoue la plaine ou les vallées, la sauvage et hostile indépendance des brigands.
Et maintenant que nous avons levé la toile sur le théâtre, mettons en scène les acteurs.
Ils se divisent en trois groupes.
Les hommes qui s’intitulent raisonnables, non point parce que la raison leur est venue, mais parce que la jeunesse les a quittés, assis sur la terrasse, autour d’une table couverte de bouteilles au long cou et au ventre garni de paille, forment le premier groupe, présidé par maître Antonio della Rota.
Les jeunes gens et les jeunes filles, dansant la tarentelle ou plutôt des tarentelles présidées par Peppino et Francesca, c’est-à-dire par les deux fiancés qui vont devenir époux, forment le second groupe.
Le troisième enfin se compose des trois musiciens de l’orchestre ; un de ces musiciens racle une guitare, les deux autres battent du tambour de basque ; le racleur de guitare est assis sur la dernière marche de l’escalier qui relie la terrasse à la cour ; les deux autres sont restés debout à ses côtés pour conserver la liberté de leurs mouvements et pouvoir, à certains moments, frapper, en manière de points d’orgue, leurs tambourins, du coude, de la tête et du genou.
Ces trois groupes ont pour unique spectateur un jeune homme de vingt à vingt-deux ans, assis, ou plutôt accoudé, sur un mur à demi écroulé appartenant en mitoyenneté à la maison de don Antonio et à la maison du bourrelier Giansimone, son compère et son voisin, de sorte que l’on ne saurait dire si ce jeune homme est chez le bourrelier ou chez le charron.
Ce spectateur, tout immobile qu’il demeure, et tout indifférent qu’il semble, est sans doute un sujet d’inquiétude pour don Antonio, pour Francesca et pour Peppino ; car, de temps en temps, leurs regards se portent sur lui avec une expression qui signifie qu’ils aimeraient autant cet incommode voisin loin que près, absent que présent.
Comme les autres personnages que nous venons de faire passer sous les yeux de nos lecteurs ne sont que des comparses, ou à peu près, dans notre drame, et que ce jeune homme seul y doit jouer un rôle d’une certaine importance, c’est de lui particulièrement que nous allons nous occuper.
Ainsi que nous l’avons dit, c’est un garçon de vingt à vingt-deux ans, bien découplé ; il a les cheveux blonds, presque roux, de grands yeux bleu-faïence d’une intelligence remarquable, et, dans certains moments, d’une férocité inouïe ; son teint, qui dans sa jeunesse n’a point été exposé aux intempéries de l’air, laisse transparaître quelques taches de rousseur ; son nez est droit ; ses lèvres minces, en se relevant aux deux coins, découvrent deux rangées de dents petites, blanches et aiguës comme celles d’un chacal ; ses moustaches et sa barbe naissantes sont de couleur fauve ; enfin, pour achever le portrait de cet étrange jeune homme, moitié paysan, moitié citadin, il y a, dans son allure, dans ses vêtements et jusque dans le chapeau à larges bords placé près de lui, quelque chose qui dénonce l’ex-séminariste.
C’est le cadet de trois frères du nom de Pezza ; plus faible que ses deux aînés, qui sont valets de charrue, ses parents, en effet, l’ont d’abord destiné à l’Église : la grande ambition d’un paysan de la Terre de Labour, des Abruzzes, de la Basilicate ou des Calabres est d’avoir un enfant dans les ordres. En conséquence, son père l’a mis à l’école à Itri, et, quand il a su lire et écrire, a obtenu pour lui du curé de l’église Saint-Sauveur la place de sacristain.
Tout a bien été pour lui jusqu’à l’âge de quinze ans, et l’onction avec laquelle l’enfant servait la messe, l’air béat dont il balançait l’encensoir aux processions, l’humilité avec laquelle il secouait la sonnette en accompagnant le viatique, lui avaient attiré toutes les sympathies des âmes dévotes, qui, anticipant sur l’avenir, lui avaient d’avance donné le titre de fra Michele, auquel il s’était, de son côté, habitué à répondre ; mais le passage de l’adolescence à la virilité produisait probablement sur le jeune chierico14 un changement physique qui ne tarda point à réagir sur le moral ; on le vit se rapprocher des plaisirs dont il s’était tenu éloigné jusque-là ; sans qu’il se mêlât aux danseurs, on le vit regarder d’un œil d’envie ceux qui avaient une belle danseuse ; on le rencontra un soir sous les peupliers, un fusil à la main, poursuivant les grives et les merles ; une nuit, on entendit les sons d’une guitare inexpérimentée sortir de sa chambre ; s’appuyant de l’exemple du roi David, qui avait dansé devant l’arche, il fit, un dimanche, sans trop de gaucherie, son début dans la tarentelle, flotta encore un an entre le désir pieux de ses parents et sa vocation mondaine ; enfin, à l’heure même où il atteignait sa dix-huitième année, il annonça qu’après avoir consciencieusement consulté ses goûts et ses penchants, il renonçait décidément à l’Église et réclamait sa place dans la société et sa part des pompes et des œuvres de Satan. C’était juste le contraire de ce que font les néophytes qui abjurent le monde et renoncent à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.
En conséquence de ces idées, fra Michele demanda à entrer chez maître Giansimone comme garçon bourrelier, prétendant que sa véritable vocation, vocation de laquelle il avait dévié en passant par l’Église, l’entraînait irrésistiblement vers la confection des bâts de mulet et des colliers de cheval.
Ce fut un grand chagrin pour la famille Pezza, qui perdait sa plus chère espérance, celle d’avoir un de ses membres curé, ou tout au moins capucin ou carme ; mais fra Michele manifesta son désir avec tant de netteté, qu’il fallut consentir à tout ce qu’il voulait.
Quant à Giansimone, chez lequel le sacristain désirait transporter son domicile, il n’y avait, dans ce désir, rien que de flatteur pour son amour-propre. Fra Michele n’était point précisément le pieux aspirant au ciel que son nom indiquait ; mais ce n’était pas non plus un mauvais garçon. Dans deux ou trois circonstances seulement, où les torts n’étaient point de son côté, il avait montré les dents et fermé carrément les poings ; en outre, un jour où son adversaire avait tiré un couteau de sa ceinture, fra Michele, qu’il avait probablement cru prendre sans vert, en avait tiré un de sa poche et s’en était escrimé de telle façon, que personne ne lui avait plus proposé le même jeu ; en outre, peu après, sournoisement, comme il faisait tout, – ce qui était peut-être une suite de son éducation cléricale, – il s’était formé tout seul à la danse, était devenu, à ce que l’on assurait, sans que personne pût cependant en donner la preuve, un des meilleurs tireurs de la ville, et grattait enfin si doucement et si harmonieusement sa guitare, quoiqu’on ne lui connût pas de maître, que, lorsqu’il se livrait à cet exercice, la fenêtre ouverte, les jeunes filles, pour peu qu’elles eussent l’oreille musicale, s’arrêtaient avec plaisir sous sa fenêtre.
Mais, parmi les jeunes filles d’Itri, une seule avait le privilège d’arrêter les regards du jeune chierico, et c’était justement celle-là qui seule, parmi toutes ses compagnes, paraissait insensible à la guitare de fra Michele.
Cette insensible était Francesca, la fille de don Antonio.
Aussi, nous qui, en notre qualité d’historien et de romancier, savons sur Michele Pezza, bien des choses que ses concitoyens eux-mêmes ignorent encore, n’hésiterons-nous point à dire que ce qui avait principalement déterminé notre héros dans le choix de l’état de bourrelier, et surtout dans le choix de Giansimone pour son maître, c’était le voisinage de sa maison avec celle de don Antonio, et surtout la mitoyenneté de ce mur à moitié ruiné qui, à peu de chose près, et surtout pour un gaillard aussi agile que l’était fra Michele, faisait des deux jardins un seul enclos, et nous avancerons avec la même certitude que, si, au lieu d’être bourrelier, maître Giansimone eût été tailleur ou serrurier, pourvu qu’il eût excercé un état dans la même localité, fra Michele se serait senti, pour la taille des habits ou le maniement de la lime, une vocation égale à celle qu’il s’était sentie pour rembourrer des bâts et piquer des colliers.
Le premier à qui le secret que nous venons de divulguer apparut clairement fut don Antonio : la ténacité avec laquelle le jeune bourrelier, son ouvrage fini, se tenait à la fenêtre donnant sur la terrasse, la cour et le jardin du charron, parut à celui-ci un fait qui méritait toute son attention ; il examina la direction des regards de son voisin ; ces regards, vagues et sans expression en l’absence de Francesca, devenaient, du moment que celle-ci entrait en scène, d’une fixité et d’une éloquence qui, depuis longtemps, n’avaient plus laissé de doutes à Francesca, sur le sentiment qu’elle avait inspiré, et qui bientôt n’en laissèrent plus à son père.
Il y avait à peu près six mois que fra Michele était entré en apprentissage chez Giansimone, lorsque don Antonio fit cette découverte ; la chose ne l’inquiétait pas beaucoup à l’endroit de sa fille, qu’il avait consultée et qui lui avait avoué qu’elle n’avait rien contre Pezza, mais qu’elle aimait Peppino.
Comme cet amour entrait dans les vues de don Antonio, il y applaudit de tout son cœur ; mais, jugeant néanmoins que l’indifférence de Francesca n’était point une assez sûre défense contre les entreprises du jeune chierico, il résolut d’y ajouter son éloignement ; la chose lui paraissait la plus facile du monde : de charron à bourrelier, il n’y a que la main ; d’ailleurs, don Antonio et Giansimone étaient non-seulement voisins, mais compères, ce qui, dans l’Italie méridionale surtout, est un grand lien ; il alla donc trouver Giansimone, lui exposa la situation et lui demanda, comme une preuve d’amitié qu’il ne pouvait lui refuser, de mettre fra Michele à la porte ; Giansimone trouva la demande du père de sa filleule parfaitement juste et lui promit de la satisfaire à la première occasion de mécontentement que lui donnerait son apprenti. Mais ce fut comme un fait exprès ; on eût dit que fra Michele, comme Socrate, avait un génie familier qui le conseillait. À partir de ce moment, le jeune homme, qui n’était qu’un bon apprenti, devint un apprenti excellent ; Giansimone cherchait vainement un reproche à lui faire, il n’y avait point à le reprendre sur son assiduité : il devait à son patron huit heures de travail par jour, et il lui en donnait souvent huit et demie, neuf quelquefois. Il n’y avait point à le reprendre sur les défectuosités de son ouvrage : il faisait chaque jour de tels progrès dans son état, que la seule observation que Giansimone eût pu lui faire, c’est que les pratiques commençaient à préférer les pièces confectionnées par l’ouvrier à celles qui l’étaient par le maître. Il n’y avait point à le reprendre sur sa conduite : aussitôt sa tâche terminée, fra Michele montait à sa chambre, n’en descendait plus que pour souper, et, le souper fini, il y remontait jusqu’au lendemain matin. Giansimone pensa bien à l’entreprendre sur son goût pour la guitare et à lui déclarer que les vibrations de cet instrument lui agaçaient horriblement les nerfs ; mais, de lui-même, le jeune homme cessa d’en jouer dès qu’il s’aperçut que celle-là seule pour laquelle il en jouait ne l’écoutait pas.
Tous les huit jours, don Antonio se plaignait à son compère de ce qu’il n’avait pas encore mis son apprenti à la porte, et, à chaque plainte de son compère, Giansimone répondait que ce serait pour la semaine suivante ; mais la semaine suivante s’écoulait, et le dimanche retrouvait fra Michele à sa fenêtre, plus assidu à chaque dimanche nouveau qu’il ne l’avait été le dimanche précédent.
Enfin, poussé à bout par don Antonio, Giansimone se détermina à signifier un beau matin à son apprenti qu’ils devaient se séparer, et cela le plus tôt possible.
Fra Michele se fit répéter deux fois cette signification de congé ; puis, fixant son œil clair et résolu sur l’œil trouble et vague de son patron :
– Et pourquoi devons-nous nous séparer ? lui demanda-t-il.
– Bon ! répliqua le bourrelier en essayant de faire de la dignité, voilà que tu m’interroges ? L’apprenti interroge le maître !
– C’est mon droit, répondit tranquillement fra Michele.
– Ton droit, ton droit !… répéta le bourrelier étonné.
– Sans doute ; quand nous avons fait un contrat ensemble…
– Nous n’avons pas fait de contrat, interrompit Giansimone, je n’ai rien signé.
– Nous n’en avons pas moins fait un contrat ensemble : pour faire un contrat, il n’est pas besoin de papier, de plume et d’encre ; entre honnêtes gens, la parole suffit.
– Entre honnêtes gens, entre honnêtes gens !… murmura le bourrelier.
– N’êtes-vous pas un honnête homme ? demanda froidement fra Michele.
– Si fait, pardieu ! répondit Giansimone.
– Eh bien, alors, si nous sommes d’honnêtes gens, je le répète, il y a contrat entre nous, un contrat qui dit que je dois vous servir comme apprenti ; que vous, de votre côté, vous devez m’apprendre votre état, et qu’à moins que je ne vous donne des sujets de mécontentement, vous n’avez pas le droit de me renvoyer de chez vous.
– Oui ; mais, si tu me donnes des sujets de mécontentement ? Ah !…
– Vous en ai-je donné ?
– Tu m’en donnes à chaque instant.
– Lesquels ?
– Lesquels, lesquels !…
– Je vais vous aider à les trouver, s’il y en a. Suis-je un paresseux ?
– Je ne puis pas dire cela.
– Suis-je un tapageur ?
– Non.
– Suis-je un ivrogne ?
– Ah ! pour cela, tu ne bois que de l’eau.
– Suis-je un débauché ?
– Il ne te manquerait plus que cela, malheureux !
– Eh bien, n’étant ni un débauché, ni un ivrogne, ni un tapageur, ni un paresseux, quels sujets de mécontentement puis-je donc vous donner ?
– Il y a incompatibilité d’humeur entre nous.
– Incompatibilité d’humeur entre nous ? dit-il. Voilà la première fois que nous ne sommes pas du même avis ; d’ailleurs, dites-moi mes défauts de caractère, je les corrigerai.
– Ah ! tu ne diras point que tu n’es pas entêté, j’espère ?
– Parce que je ne veux pas m’en aller de chez vous !
– Tu avoues donc que tu ne veux pas t’en aller de chez moi ?
– Certainement que je ne veux pas.
– Et si je te chasse ?
– Si vous me chassez, c’est autre chose.
– Tu t’en iras, alors ?
– Oui ; mais, comme vous aurez commis envers moi une injustice que je n’aurai pas méritée, vous m’aurez fait une insulte que je ne vous pardonnerai pas…
– Eh bien ? demande Giansimone.
– Eh bien, dit le jeune homme sans hausser la voix d’une note, mais en regardant plus fermement et plus fixement que jamais Giansimone, aussi vrai que je m’appelle Michele Pezza, je vous tuerai.
– Il le ferait comme il le dit, s’écria le bourrelier en faisant un bond en arrière.
– Vous en êtes bien convaincu, n’est-ce pas ? répondit fra Michele.
– Ma foi, oui.
– Il vaut donc mieux, mon cher patron, puisque vous avez eu la chance de trouver un apprenti qui n’est point débauché, qui n’est point ivrogne, qui n’est point paresseux, qui vous respecte de toute son âme et de tout son cœur ; il vaut donc mieux que vous alliez de vous-même dire à don Antonio que vous êtes trop honnête homme pour chasser de chez vous un pauvre garçon dont vous n’avez qu’à vous louer. Est-ce convenu ainsi ?
– Ma foi, oui, dit Giansimone, c’est ce qui me paraît, en effet, le plus juste.
– Et le plus prudent, ajouta le jeune homme avec une légère teinte d’ironie. Ainsi donc, c’est convenu, n’est-ce pas ?
– Quand on te dit que oui.
– Votre main ?
– La voilà.
Fra Michele serra cordialement la main de son patron et se remit à l’ouvrage, aussi calme que si rien ne se fût passé.
XXXIII. Fra Michele §
Le lendemain, qui était un dimanche, Michele Pozza s’habilla, selon son habitude, pour aller entendre la messe, devoir auquel il n’avait pas manqué une seule fois depuis qu’il s’était refait laïque. À l’église, il rencontra son père et sa mère, les salua pieusement, les reconduisit chez eux la messe dite, leur demanda leur agrément, qu’il obtint, pour épouser la fille de don Antonio, si par hasard celui-ci la lui accordait ; puis, afin de n’avoir rien à se reprocher, il se présenta chez don Antonio dans l’intention de demander Francesca en mariage.
Don Antonio était avec sa fille et son futur gendre, et, à l’entrée de Michele Pezza, son étonnement fut grand. Le compère Giansimone n’avait point osé lui raconter ce qui s’était passé entre lui et son apprenti ; il lui avait, comme toujours, dit de prendre patience et qu’il verrait à le satisfaire dans le courant de la semaine suivante.
À la vue de fra Michele, la conversation s’interrompit si brusquement, qu’il fut facile au nouvel arrivant de deviner qu’il était question d’affaires de famille dont on ne comptait aucunement lui faire part.
Pezza salua avec beaucoup de politesse les trois personnes qu’il trouvait réunies, et demanda à don Antonio la faveur de lui adresser quelques paroles en particulier.
Cette faveur lui fut accordée en rechignant ; le descendant des conquérants espagnols se demandait s’il ne courait point quelque danger à demeurer en tête-à-tête avec son jeune voisin, dont il était loin cependant de soupçonner le caractère résolu.
Il fit signe à Francesca et à Peppino de se retirer.
Peppino offrit son bras à Francesca et sortit avec elle en riant au nez de fra Michele.
Pezza ne souffla point le mot, ne fit pas un signe de mécontentement, pas un geste de menace, quoiqu’il lui semblât être mordu par plus de vipères que don Rodrigue dans son tonneau.
– Monsieur, dit-il à don Antonio, aussitôt que la porte se fut refermée sur le couple heureux qui probablement à cette heure raillait impitoyablement le pauvre amoureux, inutile de vous dire, n’est-ce pas, que j’aime votre fille Francesca ?
– Si c’est inutile, répliqua en goguenardant don Antonio, alors, pourquoi le dis-tu ?
– Inutile pour vous, monsieur, mais non pour moi qui viens vous la demander en mariage.
Don Antonio éclata de rire.
– Je ne vois rien à rire là dedans, monsieur, dit Michele Pezza sans s’emporter le moins du monde ; et, vous parlant sérieusement, j’ai le droit d’être écouté sérieusement.
– En effet, quoi de plus sérieux ? dit le charron en continuant de railler. M. Michele Pezza fait à don Antonio l’honneur de lui demander sa fille en mariage !
– Je ne crois pas, monsieur, vous faire particulièrement honneur, à vous, répliqua Pezza conservant le même sang-froid ; je crois l’honneur réciproque, et vous allez me refuser ma demande, je le sais bien.
– Pourquoi t’exposes-tu à un refus, alors ?
– Pour mettre ma conscience en repos.
– La conscience de Michele Pezza ! fit don Antonio en éclatant de rire.
– Et pourquoi, répliqua le jeune homme avec le même sang-froid, pourquoi Michele Pezza n’aurait-il pas une conscience comme don Antonio ? Comme don Antonio, il a deux bras pour travailler, deux jambes pour marcher, deux yeux pour voir, une langue pour parler, un cœur pour aimer et haïr. Pourquoi n’aurait-il pas, comme don Antonio, une conscience pour lui dire : « Ceci est bien, ceci est mal ? »
Ce sang-froid auquel il ne s’attendait point de la part d’un si jeune homme dérouta entièrement le charron ; cependant, s’attachant au vrai sens des paroles de Michele Pezza :
– Mettre ta conscience en repos, ajouta-t-il ; ce qui veut dire que, si je te refuse ma fille, il arrivera quelque malheur.
– Probablement, répondit Michele Pezza avec le laconisme d’un Spartiate.
– Et quel malheur arrivera-t-il ? demanda le charron.
– Dieu seul et la sorcière Nanno le savent ! dit Pezza ; mais il arrivera un malheur, attendu que, moi vivant, Francesca ne sera jamais la femme d’un autre.
– Tiens, va-t’en ! tu es fou.
– Je ne suis pas fou, mais je m’en vais.
– C’est bien heureux ! murmura don Antonio.
Michele Pezza fit quelques pas vers la porte ; mais, à mi-chemin, il s’arrêta.
– Vous me voyez partir si tranquillement, dit-il, parce que vous comptez qu’un jour ou l’autre, sur votre demande, votre compère Giansimone me mettra à la porte de chez lui, comme vous venez de me mettre à la porte de chez vous.
– Hein ? fit don Antonio étonné.
– Détrompez-vous ! nous nous sommes expliqués et je resterai chez lui tant qu’il me fera plaisir d’y rester.
– Ah ! le malheureux ! s’écria don Antonio, il m’avait cependant promis…
– Ce qu’il ne pouvait pas tenir… Vous avez le droit de me mettre à la porte de chez vous, et je ne vous en veux pas de m’y mettre, parce que je suis un étranger ; mais il n’en avait pas le droit, lui, parce que je suis son apprenti.
– Eh bien, après ? dit don Antonio se redressant. Que tu restes ou ne restes pas chez le compère, peu importe ! nous sommes chacun chez nous ; seulement, je te préviens, à mon tour, après les menaces que tu viens de me faire, que, si désormais je te trouve chez moi, ou te vois, de jour ou de nuit, rôder dans mon bien, comme je connais par toi-même tes mauvaises intentions, je te tue comme une bête enragée.
– C’est votre droit, mais je ne m’y exposerai pas ; maintenant, réfléchissez.
– Oh ! c’est tout réfléchi.
– Vous me refusez la main de Francesca ?
– Plutôt deux fois qu’une.
– Même dans le cas où Peppino y renoncerait ?
– Même dans le cas où Peppino y renoncerait.
– Même dans le cas où Francesca consentirait à me prendre pour mari ?
– Même dans le cas où Francesca consentirait à te prendre pour mari.
– Et vous me renvoyez sans avoir la charité de me laisser le moindre espoir ?
– Je te renvoie en te disant : Non, non, non.
– Songez, don Antonio, que Dieu punit, non pas les désespérés, mais ceux qui les ont poussés au désespoir.
– Ce sont les gens d’Église qui prétendent cela.
– Ce sont les gens d’honneur qui l’affirment. Adieu, don Antonio ; que Dieu vous fasse paix !
Et Michele Pezza sortit.
À la porte du charron, il rencontra deux ou trois jeunes gens d’Itri auxquels il sourit comme d’habitude.
Puis il rentra chez Giansimone.
Il était impossible, en voyant son visage si calme, de penser, de soupçonner même qu’il fut un de ces désespérés dont il parlait un instant auparavant.
Il monta à sa chambre et s’y enferma ; seulement, cette fois, il ne s’approcha point de la fenêtre ; il s’assit sur son lit, appuya ses deux mains sur ses genoux, laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et de grosses larmes silencieuses coulèrent de ses yeux le long de ses joues.
Il était depuis deux heures dans cette immobilité, muet et pleurant, lorsqu’on frappa à sa porte.
Il releva la tête, s’essuya vivement les yeux et écouta.
On frappa une seconde fois.
– Qui frappe ? demanda-t-il.
– Moi, Gaetano.
C’était la voix et le nom d’un de ses camarades ; Pezza n’avait point d’amis.
Il s’essuya les yeux une seconde fois et alla ouvrir la porte.
– Que me veux-tu, Gaetano ? demanda-t-il.
– Je voulais te demander si tu ne serais pas disposé à faire, sur la promenade de la ville, une partie de boules avec les amis ? Je sais bien que ce n’est pas ton habitude ; mais j’ai pensé qu’aujourd’hui…
– Et pourquoi jouerais-je plutôt aujourd’hui aux boules que les autres jours ?
– Parce que, aujourd’hui, ayant du chagrin, tu as plus besoin de distraction que les autres jours.
– J’ai du chagrin aujourd’hui, moi ?
– Je le présume ; on a toujours du chagrin quand on est véritablement amoureux et qu’on vous refuse la femme que l’on aime.
– Tu sais donc que je suis amoureux ?
– Oh ! quant à cela, toute la ville le sait.
– Et tu sais que l’on m’a refusé celle que j’aimais ?
– Certainement, et de bonne source, c’est Peppino qui nous l’a dit.
– Et comment vous a-t-il dit cela ?
– Il a dit : « Fra Michele est venu demander Francesca en mariage à don Antonio, et il a emporté une veste. »
– Il n’a rien ajouté ?
– Si fait ; il a ajouté que, si la veste ne te suffisait pas, il se chargerait de te donner la culotte, ce qui te ferait le vêtement complet.
– Ce sont ses paroles ?
– Je n’y change pas une syllabe.
– Tu as raison, dit Michele Pezza après un moment de silence, pendant lequel il s’était assuré que son couteau était bien dans sa poche, j’ai besoin de distraction ; allons jouer aux boules.
Et il sortit avec Gaetano.
Les deux compagnons descendirent d’un pas rapide mais calme, qui au reste était plutôt réglé par Gaetano que par Michele, la grande rue conduisant à Fondi ; puis ils appuyèrent à gauche, c’est-à-dire du côté de la mer, vers une double allée de platanes qui servait de promenade aux gens raisonnables d’Itri, et de gymnase aux enfants et aux jeunes gens. Là, vingt groupes divers jouaient à vingt jeux différents, mais particulièrement à ce jeu qui consiste à se rapprocher le plus possible d’une petite boule avec de grosses boules.
Michele et Gaetano tournèrent autour de cinq ou six de ces groupes avant de reconnaître celui où Peppino faisait sa partie ; enfin ils aperçurent l’ouvrier charron au milieu du groupe le plus éloigné de la promenade ; Michele marcha directement à lui.
Peppino, qui, courbé vers la terre, discutait sur un coup, en se redressant, aperçut Pezza.
– Tiens, dit-il en tressaillant malgré lui sous la gerbe d’éclairs que lançaient les yeux de son rival, c’est toi, Michele !
– Comme tu vois, Peppino ; cela t’étonne ?
– Je croyais que tu ne jouais jamais aux boules.
– C’est vrai, je n’y joue pas.
– Que viens-tu faire ici, alors ?
– Je viens chercher la culotte que tu m’as promise.
Peppino tenait dans sa main droite la petite boule qui sert de but aux joueurs et qui était de la grosseur d’un boulet de quatre ; devinant dans quelle intention hostile Michele venait à lui, il prit son élan et, de toute la vigueur de son bras, lui lança le projectile.
Michele, qui n’avait pas perdu de vue un des mouvements de Peppino, et qui, à l’altération de sa physionomie, avait deviné son intention, se contenta d’incliner la tête. Le boulet de bois, lancé avec la force d’une catapulte, passa en sifflant à deux doigts de sa tempe, et alla se fendre en dix éclats contre la muraille.
Pezza ramassa un caillou.
– Je pourrais, comme le jeune David, dit-il, te briser la tête avec un caillou, et je ne ferais que te rendre ce que tu as voulu me faire ; mais, au lieu de te le mettre au milieu du front, comme fit David au Philistin Goliath, je me contenterai de te le mettre au milieu de ton chapeau.
Le caillou partit en sifflant et enleva le chapeau de la tête de Peppino en le traversant de part en part comme eût fait une balle de fusil.
– Et, maintenant, continua Pezza fronçant les sourcils et serrant les dents, les braves ne se battent pas de loin avec du bois et des pierres.
Il tira son couteau de sa poche.
– Ils se battent de près et le fer à la main.
Puis, s’adressant aux jeunes gens qui regardaient cette scène si intéressante pour eux, parce qu’elle était dans les mœurs du pays, et se présentait rarement avec de tels symptômes d’hostilité :
– Regardez, vous autres, dit-il, et, témoins que Peppino a été l’agresseur, soyez en même temps juges de ce qui va se passer.
Et il s’avança sur Peppino, dont il était séparé par une vingtaine de pas et qui l’attendait le fer à la main.
– À combien de pouces de fer nous battons-nous ? demanda Peppino15.
– À toute la lame, répondit Pezza. De cette façon, il n’y aura pas moyen de tricher.
– Au premier ou au second sang ? demanda Peppino.
– À mort ! répondit Pezza.
Ces mots, comme des éclairs sinistres, s’étaient croisés au milieu d’un silence sépulcral. Chaque combattant dépouilla sa veste et la roula autour du bras gauche, pour s’en faire un bouclier ; puis Peppino et Michele marchèrent l’un contre l’autre.
Les spectateurs formaient un cercle au milieu duquel se trouvèrent isolés les deux adversaires ; le même silence continua, car on comprit qu’il allait se passer quelque chose de terrible.
Si jamais deux natures furent opposées, c’étaient celles de ces deux rivaux : l’une était toute musculaire, l’autre était toute nerveuse ; l’un devait combattre à la manière du taureau, l’autre, à la manière du serpent.
Peppino attendit Michele, replié sur lui-même, la tête dans les épaules, les deux bras en avant, le sang au visage et en injuriant son adversaire.
Michele s’avança lentement, silencieusement, pâle jusqu’à la lividité ; ses yeux, bleu verdâtre, semblaient avoir la fascination de ceux du boa.
On sentait dans le premier le courage brutal uni à la force musculaire ; on devinait dans le second une puissance de volonté invincible et suprême.
Michele était visiblement le plus faible et probablement le moins adroit ; mais, chose étrange et les paris eussent été dans les mœurs des spectateurs, les trois quarts eussent parié pour lui.
Les premiers coups se perdirent, soit dans l’air, soit dans les plis des vestes ; les deux lames se croisaient comme des dards de vipères qui jouent.
Tout à coup, la main droite de Peppino se couvrit de sang : du tranchant de son couteau, Michele lui avait ouvert les quatre doigts.
Ce dernier fit un bond en arrière pour donner le temps à son adversaire de changer son couteau de main, s’il ne pouvait plus se servir de sa main droite.
En refusant toute grâce pour lui, Michele avait interdit à son adversaire d’en demander aucune.
Peppino prit son couteau entre ses dents, banda avec son mouchoir sa main droite blessée, changea sa veste de bras et reprit son couteau de la main gauche.
Pezza, sans doute, ne voulut pas conserver sur son adversaire un avantage que celui-ci avait perdu, il changea donc son couteau de main comme lui.
Au bout d’une demi-minute, Peppino avait reçu une seconde blessure au bras gauche.
Il poussa un rugissement, non de douleur, mais de rage ; il commençait à entrevoir le dessein de son ennemi : Pezza voulait le désarmer, non le tuer.
En effet, de sa main droite devenue libre et qui n’avait rien perdu de sa force, Pezza saisit le poignet gauche de Peppino et l’enveloppa de ses doigts longs, minces et nerveux, comme d’une tenaille à plusieurs branches.
Peppino essaya de dégager son poignet de l’étreinte qui paralysait son arme dans sa main et laissait à son ennemi toute liberté de lui plonger dix fois, s’il l’eût voulu, son couteau dans la poitrine ; tout fut inutile, la liane triomphait du chêne.
Le bras de Peppino s’engourdissait, le couteau de son adversaire avait ouvert une veine, et, par cette ouverture, le blessé perdait à la fois sa force et son sang ; au bout de quelques secondes, ses doigts, énervés par la pression, se détendirent et laissèrent tomber le couteau.
– Ah ! fit Pezza indiquant par cette joyeuse exclamation qu’il était enfin arrivé au résultat qu’il poursuivait.
Et il mit le pied sur le couteau.
Peppino, désarmé, comprit qu’il n’avait plus qu’une ressource : il s’élança sur son adversaire et l’enveloppa de ses bras nerveux, mais blessés et sanglants.
Loin de refuser ce nouveau genre de combat, dans lequel on eût pu croire qu’il allait être étouffé comme Antée, Pezza, pour indiquer que son intention n’était pas de profiter de la situation, mit son couteau entre ses dents et saisit à son tour son adversaire à bras-le-corps.
Alors, tout ce que la force peut multiplier d’efforts, tout ce que l’adresse peut suggérer de ruses fut employé par les deux lutteurs ; seulement, au grand étonnement des spectateurs, Peppino, qui, dans ce genre d’exercice, avait vaincu tous ses jeunes compagnons, excepté Pezza avec lequel il n’avait jamais lutté, Peppino paraissait être destiné, comme dans le combat précédent, à avoir le dessous.
Tout à coup, les deux lutteurs, comme deux chênes frappés de la foudre, perdirent pied et roulèrent sur le sol. Pezza avait réuni toutes ses forces, que rien n’avait diminuées, et, d’une secousse terrible à laquelle Peppino était loin de s’attendre de la part d’un si chétif ennemi, il avait déraciné son adversaire et était tombé sur lui.
Avant que les spectateurs fussent revenus de leur étonnement, Peppino était couché sur le dos, et Pezza lui tenait le couteau sur la gorge et le genou sur la poitrine.
Les dents de Pezza grincèrent de joie.
– Messieurs, dit-il, tout s’est-il passé loyalement et de franc jeu ?
– Loyalement et de franc jeu, dirent les spectateurs à l’unanimité.
– La vie de Peppino est-elle bien à moi ?
– Elle est à toi.
– Est-ce ton avis, Peppino ? demanda Pezza en faisant sentir au vaincu la pointe de son couteau.
– Tue-moi ! tu en as le droit, murmura ou plutôt râla Peppino d’une voix étranglée.
– M’aurais-tu tué, si tu m’eusses tenu comme je te tiens ?
– Oui ; mais je ne t’aurais pas fait languir.
– Donc, tu conviens que ta vie est à moi ?
– J’en conviens.
– Bien à moi ?
– Oui.
Pezza se pencha à son oreille, et, à voix basse :
– Eh bien, lui dit-il, je te la rends, ou plutôt je te la prête ; seulement, le jour où tu épouseras Francesca, je te la reprendrai, tu entends ?
– Ah ! misérable ! s’écria Peppino, tu es le démon en personne ! et ce n’est pas fra Michele qu’il faut t’appeler, c’est fra Diavolo !
– Appelle-moi comme tu voudras, dit Pezza ; mais souviens-toi que ta vie m’appartient et que, le cas que tu sais échéant, je ne te demanderai pas la permission de te la reprendre.
Et il se releva, essuya le sang de son couteau à la manche de sa chemise, et, le remettant tranquillement dans sa poche :
– Maintenant, continua-t-il, tu es libre, Peppino, et personne ne t’empêche plus de reprendre ta partie de boules.
Et il s’éloigna lentement, saluant de la tête et de la main ses jeunes compagnons, qu’il laissait abasourdis et se demandant ce qu’il avait pu dire à Peppino qui maintint celui-ci immobile et à demi soulevé de terre, dans l’attitude du gladiateur blessé.
XXXIV. Loque et Chiffe §
On comprend que, malgré la menace de Pezza, Peppino n’en persista pas moins dans ses projets de mariage avec Francesca ; personne n’avait entendu ce que Michele lui avait dit tout bas ; mais, en le voyant renoncer à la main de Francesca, dont on savait Michele Pezza amoureux, tout le monde l’eût deviné.
La noce devait avoir lieu entre la moisson et les vendanges, et l’événement que nous venons de raconter s’était passé vers la fin du mois de mai.
Juin, juillet et août s’écoulèrent sans que rien révélât les intentions tragiques annoncées par Pezza à son rival.
Le 7 septembre, qui était un dimanche, le curé annonça au prône, pour le 23 septembre, le mariage de Francesca et de Peppino.
Les deux fiancés étaient à la messe, et Pezza à quelques pas d’eux. Peppino regarda Pezza au moment où le prêtre fit cette annonce, à laquelle Pezza ne parut pas faire plus d’attention que s’il ne l’eût point entendue ; seulement, au sortir de l’église, Pezza s’approcha de Peppino, et, assez bas pour qu’elles parvinssent à celui-là seul auquel elles étaient adressées, il lui dit ces paroles :
– C’est bien ! tu as encore dix-huit jours à vivre.
Peppino tressaillit de telle façon, que Francesca, qui était à son bras, se retourna avec inquiétude : elle vit Michele Pezza, qui la salua en s’éloignant.
Depuis que Pezza, dans son duel avec Peppino, avait donné à celui-ci deux coups de couteau, Pezza continuait de saluer Francesca, mais Francesca ne le saluait plus.
Le dimanche suivant, la publication des bancs qui, comme on sait, se renouvelle trois fois, fut répétée par le prêtre. Au même endroit que le dimanche précédent, Michèle Pezza s’approcha de Peppino, et, de la même voix menaçante et calme tout ensemble, il lui dit :
– Tu as encore dix jours à vivre.
Le dimanche suivant, même publication, même menace ; seulement, comme huit jours s’étaient écoulés, ce n’étaient plus que deux jours d’existence qui étaient accordés par Pezza à Peppino.
Ce 23 septembre tant craint et tant désiré tout à la fois arriva : c’était un mercredi. Après une nuit d’orage, le jour, comme nous l’avons dit dans un de nos précédents chapitres, s’était levé magnifique, et, le mariage devant avoir lieu à onze heures du matin, les conviés, amis de don Antonio, amis et amies de Peppino et de Francesca, s’étaient réunis à la maison de la fiancée, où la noce devait se faire et dont l’hôte principal avait clos sa boutique pour transporter le repas sur la terrasse et la fête dans la cour et le jardin.
Cette terrasse, cette cour et ce jardin, ruisselants de soleil, teintés d’ombre, retentissaient de cris joyeux. Nous avons essayé de les peindre en montrant les vieillards buvant sur la terrasse, les jeunes gens dansant au son des tambours et de la guitare, les musiciens groupés, l’un assis, les autres debout sur les marches de la terrasse, le tout dominé par ce spectateur immobile et sombre accoudé sur le mur mitoyen, tandis que le paysan, couché sur sa charrette chargée de paille, prolonge dans des improvisations sans fin, ce chant lent et criard, particulier aux contadini des provinces napolitaines, et que poules, grives, merles et moineaux francs pillent gaiement les treilles courant de peuplier en peuplier, dans l’enclos qui, sous le nom de jardin, s’étend de la cour au pied de la montagne.
Et, maintenant que nous avons levé le rideau sur le passé, nos lecteurs comprennent pourquoi don Antonio, Francesca et surtout Peppino regardent de temps en temps avec inquiétude ce jeune homme qu’ils n’ont point le droit de chasser du mur mitoyen sur lequel il est accoudé, et de la douceur du tempérament duquel leur répond, sans pouvoir les rassurer tout à fait, le compère Giansimone, qui, depuis le jour mémorable où il a eu maille à partir avec lui, ne lui ayant jamais reparlé de quitter la maison, n’a jamais eu qu’à se louer de son caractère.
Onze heures et demie sonnèrent, juste au moment où l’une des tarentelles les plus animées venait de finir.
Le dernier vagissement du timbre était à peine éteint, qu’un bruit bien connu de don Antonio lui succéda : c’était celui des grelots des chevaux de poste, du roulement sourd et pesant d’une voiture et les cris de deux postillons appelant don Antonio d’une voix de basse qui eût fait honneur à un gran’cartello du théâtre Saint-Charles.
À ce triple bruit, le digne charron et toute l’honorable société comprirent que, selon son habitude, le chemin de Castellone à Itri avait fait des siennes et qu’il lui arrivait de la besogne qu’il partageait parfois avec le chirurgien de l’endroit, les voitures et les voyageurs rompant, la plupart du temps, les voitures leurs roues ou leurs essieux, et les voyageurs leurs bras ou leurs jambes du même coup.
Mais celui qui venait et pour lequel on réclamait les bons soins de don Antonio, par bonheur ne s’était rien rompu, et il réclamait le charron pour sa voiture sans avoir besoin de chirurgien pour lui.
Ce fut, au reste, une certitude que l’on acquit quand, à ces mots d’un des postillons : « Venez vite, don Antonio, c’est pour un voyageur très-pressé, » Antonio ayant répondu : « Tant pis pour lui s’il est pressé, on ne travaille pas aujourd’hui, » on vit, à l’extrémité de l’allée donnant sur la cour, apparaître ce voyageur en personne, qui demanda :
– Et pourquoi, s’il vous plaît, citoyen Antonio, ne travaille-t-on pas aujourd’hui ?
Le digne charron, mal disposé à cause du moment où on le demandait, plus mal disposé encore par ce titre de citoyen, dont la substitution à son titre de noblesse lui paraissait blessante, allait répondre par quelque brutalité, comme c’était sa noble habitude, lorsqu’en jetant les yeux sur le voyageur, il reconnut que c’était un trop grand personnage pour le traiter avec son sans façon ordinaire.
Et, en effet, le voyageur qui surprenait don Antonio au milieu de sa fête de famille n’était autre que notre ambassadeur, parti de Naples, vers le milieu de la nuit, et qui, n’ayant pas voulu permettre aux postillons, tant il était pressé de sortir du royaume des Deux-Siciles, de ralentir leur course à la descente de Castellone, avait brisé une des roues de derrière de sa voiture, en traversant un des nombreux ruisseaux qui coupent la grande route et vont se jeter dans le petit fleuve sans nom qui la côtoie.
Il résultait de cet accident qu’il avait été forcé, si pressé qu’il fût d’arriver à la frontière romaine, de faire la dernière demi-lieue à pied ; ce qui donnait un nouveau mérite au calme avec lequel il avait demandé : « Et pourquoi, s’il vous plaît, citoyen, Antonio, ne travaille-t-on pas aujourd’hui ? »
– Excusez-moi, mon général, répondit, en faisant un pas vers le voyageur, don Antonio, qui, à son costume guerrier, prenait le citoyen Garat pour un militaire, et qui pensait que, pour courir la poste à quatre chevaux, il fallait au moins qu’un militaire fût général, je ne savais pas avoir l’honneur de parler à un haut personnage comme paraît être Votre Excellence ; car alors j’eusse répondu, non pas : « On ne travaille point aujourd’hui, » mais : « On ne travaille que dans une heure. »
– Et pourquoi ne peut-on travailler tout de suite ? demanda le voyageur de son ton le plus conciliant et qui annonçait que, s’il ne s’agissait que d’un sacrifice d’argent, il était prêt à le faire.
– Parce que voilà la cloche qui sonne, Votre Excellence, et que, fût-ce pour raccommoder la voiture de Sa Majesté le roi Ferdinand, que Dieu garde, je ne ferai pas attendre M. le curé.
– En effet, dit le voyageur en regardant autour de lui, je crois que je suis tombé dans une noce.
– Justement, Votre Excellence.
– Et, demanda le voyageur sur le ton d’une bienveillante interrogation, cette belle fille qui se marie ?
– C’est ma fille.
– Je vous en fais mon compliment. Pour l’amour de ses beaux yeux, j’attendrais.
– Si Votre Excellence veut nous faire l’honneur de venir à l’église avec nous, peut-être cela lui fera-t-il paraître le temps moins long ; M. le curé débitera un très-beau sermon.
– Merci, mon ami, j’aime mieux rester ici.
– Eh bien, restez ; et, à notre retour, vous boirez un verre de vin de ces vignes-là à la santé de la mariée ; cela lui portera bonheur, et nous n’en travaillerons que mieux après.
– C’est convenu, mon brave. Et combien cela va-t-il durer, votre cérémonie ?
– Ah ! trois quarts d’heure, une heure tout au plus. Allons, les enfants, à l’église !
Chacun s’empressa d’exécuter l’ordre donné par don Antonio, qui s’était constitué pour toute la journée maître des cérémonies, excepté Peppino, qui resta en arrière et qui bientôt se trouva seul avec Michele Pezza.
– Voyons, Pezza, lui dit-il en s’avançant vers lui la main ouverte et le sourire sur les lèvres, bien que ce sourire fût peut-être un peu forcé, il s’agit aujourd’hui d’oublier nos vieilles rancunes et de faire une paix sincère.
– Tu te trompes, Peppino, reprit Pezza : il s’agit de te préparer à paraître devant Dieu, voilà tout.
Puis, se dressant debout sur le mur :
– Fiancé de Francesca, lui dit-il solennellement, tu as encore une heure à vivre !
Et, s’élançant dans le jardin de Giansimone, il disparut derrière le mur.
Peppino regarda autour de lui, et, voyant qu’il était seul, il fit le signe de la croix, en disant :
– Seigneur ! Seigneur ! je remets mon âme entre vos mains.
Puis il alla rejoindre sa fiancée et son beau-père, qui étaient déjà sur le chemin de l’église.
– Comme tu es pâle ! lui dit Francesca.
– Puisses-tu, dans une heure, lui répondit-il, ne pas être plus pâle encore que je ne le suis maintenant !
L’ambassadeur, auquel il restait pour toute distraction pendant son heure d’attente, le plaisir de regarder passer les habitants d’Itri allant à leurs plaisirs ou à leurs affaires, suivit des yeux le cortège jusqu’à ce qu’il l’eût vu disparaître à l’angle de la rue qui conduisait à l’église.
En reportant son regard du côté opposé avec ce vague de l’homme qui attend et qui s’ennuie d’attendre, il crut, à son grand étonnement, apercevoir des uniformes français à l’extrémité de la rue de Fondi, c’est-à-dire faisant route opposée à celle qu’il venait de faire, et allant, par conséquent, de Rome à Naples.
Ces uniformes étaient portés par un brigadier et quatre dragons qui escortaient une voiture de voyage dont la marche, quoique en poste, était réglée, non pas sur celle des chevaux qui la traînaient, mais sur celle des chevaux qui l’escortaient.
Au reste, la curiosité du citoyen Garat allait être promptement satisfaite : la voiture et son escorte venaient à lui et ne pouvaient échapper à son investigation, soit que la voiture se contentât de changer de chevaux à la poste, soit que les voyageurs qu’elle renfermait fissent une halte à l’hôtel, puisque la poste était la première maison à sa droite, et l’hôtel la maison en face de lui.
Mais il n’eut pas même besoin d’attendre cette halte ; en l’apercevant, en reconnaissant l’uniforme d’un haut fonctionnaire de la République, le brigadier mit son cheval au galop, précéda la voiture de cent ou cent cinquante pas, et s’arrêta devant l’ambassadeur en portant la main à son casque et en attendant d’être interrogé.
– Mon ami, lui dit l’ambassadeur avec son affabilité ordinaire, je suis le citoyen Garat, ambassadeur de la République à Naples, ce qui me donne le droit de vous demander quelles sont les personnes renfermées dans cette voiture de voyage que vous escortez.
– Deux vieilles ci-devant en assez mauvais état, mon ambassadeur, répondit le brigadier, et un ci-devant qui, lorsqu’il leur parle, les appelle princesses.
– Les connaissez-vous par leurs noms ?
– L’une s’appelle madame Victoire et l’autre madame Adélaïde.
– Ah ! ah ! fit l’ambassadeur.
– Oui, continua le brigadier, il paraît qu’elles étaient tantes du feu tyran que l’on a guillotiné ; au moment de la Révolution, elles se sont sauvées en Autriche ; puis, de Vienne, elles sont venues à Rome ; à Rome, elles ont eu peur quand la République est venue, comme si la République faisait la guerre à ces vieux bonnets de nuit-là ! De Rome, elles eussent bien voulu se sauver comme elles s’étaient sauvées de Paris et de Vienne ; mais il paraît qu’il y avait une troisième sœur, la plus vieille, une décrépite que l’on appelait madame Sophie : elle est tombée malade, les autres n’ont pas voulu la quitter, ce qui était bien de leur part. Au bout du compte, elles ont donc demandé un permis de séjour au général Berthier… Mais je vous embête avec tout mon bavardage, n’est-ce pas ?
– Non, mon brave, au contraire, et ce que tu me racontes m’intéresse beaucoup.
– Soit ! Alors, vous n’êtes pas difficile à intéresser, mon ambassadeur. Je disais donc qu’une semaine après l’arrivée du général Championnet, qui m’envoyait tous les deux jours prendre des nouvelles de la malade, la malade étant morte et enterrée, les deux autres sœurs ont demandé à quitter Rome et à se rendre à Naples, où elles ont des parents dans une bonne position, à ce qu’il paraît ; mais elles avaient peur d’être arrêtées comme suspectes le long de la route ; alors, le général Championnet m’a dit : « Brigadier Martin, tu es un homme d’éducation, tu sais parler aux femmes ; tu vas prendre quatre hommes et tu vas accompagner jusqu’au delà des frontières ces deux vieilles créatures, qui sont des filles de France, après tout. Ainsi, brigadier Martin, toute sorte d’égards, tu entends ; ne leur parle qu’à la troisième personne et la main au casque, comme à des supérieurs. – Mais, citoyen général, lui ai-je répondu, si elles ne sont que deux, comment pourrai-je parler à la troisième personne ? » Le général s’est mis à rire de la bêtise qu’il venait de dire, et il m’a répondu : « Brigadier Martin, tu es encore plus fort que je ne croyais ; elles sont trois, mon ami ; seulement, la troisième est un homme, c’est leur chevalier d’honneur ; on l’appelle le comte de Châtillon. – Citoyen général, lui ai-je répondu, je croyais qu’il n’y avait plus de comtes ? – Il n’y en a plus en France, c’est vrai, a-t-il répliqué à son tour ; mais, à l’étranger et en Italie, il y en a encore quelques-uns par-ci par-là. – Et moi, général, dois-je l’appeler comte ou citoyen, le Châtillon ? – Appelle-le comme tu voudras ; mais je crois que tu lui feras plus de plaisir, ainsi qu’aux personnes qu’il accompagne, si tu l’appelles monsieur le comte que si tu l’appelles citoyen ; et, comme cela ne tire pas à conséquence et ne fait de tort à personne, tu peux lui dire monsieur le comte gros comme le bras. » Ainsi ai-je agi tout le long du chemin ; et, en effet, cela a paru faire plaisir aux pauvres vieilles dames qui ont dit : « Voilà un garçon bien élevé, mon cher comte. Comment t’appelles-tu, mon ami ? » J’avais envie de leur répondre qu’en tout cas j’étais mieux élevé qu’elles, puisque, moi, je ne tutoyais pas leur comte et qu’elles me tutoyaient ; mais je me suis contenté de leur répondre : « C’est bon, c’est bon, je m’appelle Martin. » De sorte que, tout le long de la route, quand elles ont eu quelque chose à demander, c’est à moi qu’elles se sont adressées : « Martin par-ci, Martin par-là ; » mais vous comprenez bien, citoyen ambassadeur, que cela ne tire point à conséquence, puisque la plus jeune des deux a soixante-neuf ans.
– Et jusqu’où Championnet vous a-t-il ordonné de les conduire ?
– Jusqu’au delà de la frontière, et même plus loin si elles le désiraient.
– C’est bien, citoyen brigadier, tu as rempli tes instructions, puisque tu as franchi la frontière et que tu es même venu deux postes au delà ; d’ailleurs, il y aurait danger à aller plus loin.
– Pour moi ou pour elles ?
– Pour toi.
– Oh ! si ce n’est que cela, citoyen ambassadeur, vous savez, ça ne fait rien. Le brigadier Martin connaît le danger, il a été plus d’une fois son camarade de lit.
– Mais ici le danger est inutile et pourrait avoir de graves résultats ; tu vas donc signifier à tes deux princesses que ton service près d’elles est fini.
– Elles vont jeter les hauts cris, je vous en préviens, citoyen ambassadeur. Mon Dieu ! les pauvres filles, que vont-elles devenir sans leur Martin ? Vous voyez, elles se sont aperçues que je n’étais plus auprès d’elles, et les voilà qui me cherchent avec des yeux tout effarés.
En effet, pendant cette conversation ou pendant ce récit, – car le peu de paroles qu’avait prononcées le citoyen Garat n’avaient été placées dans le discours du brigadier Martin que comme des points d’interrogation, – la voiture des vieilles princesses s’était arrêtée devant l’hôtel del Riposo d’Orazio, et, les pauvres filles voyant leur protecteur engagé dans une conversation des plus animées avec un personnage revêtu du costume des hauts fonctionnaires républicains, elles avaient eu peur que quelque complot ne se tramât à l’endroit de leur sûreté ou que contre-ordre ne fut donné à leur voyage ; voilà pourquoi, avec un air d’anxiété qui flattait infiniment l’amour-propre du brigadier, elles appelaient de leur voix la plus tendre leur chef d’escorte Martin.
Martin, sur un signe du citoyen Garat, et tandis que celui-ci, pour s’épargner un colloque embarrassant, rentrait dans l’allée du charron et allait s’asseoir sur la terrasse déserte, Martin se rendait à la portière du carrosse, et, la main au casque, comme l’y avait invité Championnet, transmettait aux royales voyageuses l’invitation, qu’il venait de recevoir d’un supérieur, de retourner à Rome.
Comme l’avait fort judicieusement pensé le brigadier Martin, cette notification jeta un grand trouble dans l’esprit des vieilles filles ; elles se consultèrent, elles consultèrent leur chevalier d’honneur, et le résultat de cette double consultation fut que celui-ci irait s’informer, près de l’inconnu à l’habit bleu et au panache tricolore, des motifs qui pouvaient empêcher le brigadier Martin et ses quatre hommes d’aller plus loin.
Le comte de Châtillon descendit de voiture, suivit le chemin qu’il avait vu prendre au fonctionnaire républicain, et, en arrivant à l’autre bout de l’allée, le trouva assis sur la terrasse de don Antonio et suivant des yeux machinalement, et sans le voir peut-être, un jeune homme qui, au moment où il était entré, sautait du mur mitoyen dans le jardin du charron et traversait ce jardin dans toute sa longueur, un fusil sur l’épaule.
C’était chose si simple dans ce pays d’indépendance, où tout homme marche armé et où les clôtures ne semblent être faites que pour exercer l’agilité des passants, que l’ambassadeur ne parut prêter qu’une médiocre attention à ce fait, attention d’ailleurs dont il fut aussitôt distrait par l’apparition du comte de Châtillon.
Le comte s’avança vers lui ; le citoyen Garat se leva.
Garat, fils d’un médecin d’Ustaritz, avait reçu une éducation distinguée, était lettré, ayant vécu dans l’intimité des philosophes et des encyclopédistes, et ayant, par ses différents éloges de Suger, de M. de Montausier et de Fontenelle, obtenu des prix académiques.
C’était un homme du monde, avant tout élégant parleur et ne se servant du vocabulaire jacobin que dans les occasions d’apparat et lorsqu’il ne pouvait faire autrement.
En voyant le comte de Châtillon venir à lui, il se leva et fit la moitié du chemin.
Les deux hommes se saluèrent avec une courtoisie qui sentait bien plus son Louis XV que son Directoire.
– Dois-je dire monsieur ou citoyen ? demanda le comte de Châtillon en souriant.
– Dites comme vous voudrez, monsieur le comte ; cela me sera toujours un honneur de répondre aux questions que vous venez probablement me faire de la part de Leurs Altesses royales.
– À la bonne heure ! dit le comte ; au milieu de ces pays sauvages, je suis heureux de rencontrer un homme civilisé. Je venais donc, au nom de Leurs Altesses royales, puisque vous me permettez de conserver ce titre aux filles du roi Louis XV, vous demander, non point à titre de reproche, mais comme renseignement essentiel à leur tranquillité, quelle est la volonté ou l’obstacle qui s’oppose à ce qu’elles conservent jusqu’à Naples l’escorte que le général Championnet a eu l’obligeance de leur donner.
Garat sourit.
– Je comprends très-bien la différence qu’il y a entre le mot obstacle et le mot volonté, monsieur le comte, et je vais vous répondre de manière à vous prouver que l’obstacle existe, et que, s’il y a volonté en même temps, cette volonté est plutôt bienveillante que mauvaise.
– Commençons par l’obstacle alors, fit en s’inclinant le comte.
– L’obstacle, le voici, monsieur : depuis hier minuit, il y a déclaration de guerre entre le royaume des Deux-Siciles et la république française ; il en résulte qu’une escorte composée de cinq ennemis serait plutôt, vous devez le comprendre, pour Leurs Altesses royales un danger qu’une protection. Quant à la volonté, qui est la mienne, et que vous voyez maintenant ressortir naturellement de l’obstacle, elle est de ne point exposer les illustres voyageuses à subir des insultes et leur escorte à être assassinée. À demande catégorique, ai-je répondu catégoriquement, monsieur le comte ?
– Si catégoriquement, monsieur, que je serais heureux que vous consentissiez à répéter à Leurs Altesses royales, ce que vous venez de me faire l’honneur de me dire.
– Ce serait avec grand plaisir, monsieur le comte, mais un sentiment de délicatesse que vous apprécieriez, j’en suis sûr, s’il vous était connu, me prive, à mon grand regret, de l’honneur de leur présenter mes hommages.
– Avez-vous quelque motif de tenir ce sentiment secret ?
– Aucun, monsieur ; je crains seulement que ma présence ne leur soit désagréable.
– Impossible.
– Je sais à qui j’ai l’honneur de parler, monsieur ; vous êtes le comte de Châtillon, chevalier d’honneur de Leurs Altesses royales, et c’est un avantage que j’ai sur vous, car vous ne savez pas qui je suis.
– Vous êtes, je puis le certifier, monsieur, un homme du monde et de parfaite courtoisie.
– Et c’est pour cela, monsieur, que j’ai été choisi par la Convention pour avoir le fatal honneur de lire au roi Louis XVI sa sentence de mort.
Le comte de Châtillon fit un bond en arrière, comme s’il se fut trouvé tout à coup en face d’un serpent.
– Mais, alors, vous êtes le conventionnel Garat ? s’écria-t-il.
– Lui-même, monsieur le comte ; vous voyez, si mon nom fait cet effet sur vous qui n’étiez point parent, que je sache, du roi Louis XVI, quel effet il produirait sur ces pauvres princesses, qui étaient ses tantes. Il est vrai, ajouta l’ambassadeur avec son fin sourire, qu’elles n’aimaient guère leur neveu de son vivant ; mais, aujourd’hui, je sais qu’elles l’adorent ; la mort est comme la nuit : elle porte conseil.
M. le comte de Châtillon salua et alla reporter le résultat de la conversation qu’il venait d’avoir à mesdames Victoire et Adélaïde.
XXXV. Fra Diavolo §
Les deux vieilles princesses qu’avait été chargé de protéger le brigadier Martin, et près desquelles retournait le comte de Châtillon, tout effaré d’avoir vu en face, non-seulement un régicide, mais encore celui-là même qui avait lu à Louis XVI son arrêt de mort, les deux vieilles princesses, disons-nous, ne sont pas tout à fait de nouvelles connaissances pour ceux de nos lecteurs qui sont quelque peu familiarisés avec nos œuvres ; ils les ont vues apparaître, plus jeunes de trente ans, dans notre livre de Joseph Balsamo, non-seulement sous les noms par lesquels nous venons de les désigner, mais encore sous le sobriquet moins poétique de Loque et de Chiffe, que dans sa familiarité paternelle, leur donnait le roi Louis XV.
Nous avons vu que la troisième, la princesse Sophie, que son royal géniteur, pour ne point dépareiller la trilogie de ses filles, avait baptisée du nom harmonieux de Graille, était morte à Rome, et, par sa maladie, avait retardé le départ de ses deux sœurs, et que, de cette façon, le hasard avait fait que leur passage à Itry avait coïncidé avec celui de l’ambassadeur français dans la même ville.
La chronique scandaleuse de la cour avait toujours respecté madame Victoire, que l’on assurait avoir, toute sa vie, été de mœurs irréprochables ; mais, comme il leur faut toujours une victime expiatoire, les mauvaises langues s’étaient rabattues sur madame Adélaïde ; celle-ci, en effet, passait pour avoir été l’héroïne d’une aventure passablement scandaleuse, dans laquelle le héros était son propre père. Quoique Louis XV ne fût point un patriarche et que je doute, si Dieu eût brûlé la moderne Sodome, qu’il l’eût fait prévenir comme Loth par un de ses anges d’abandonner à temps la ville maudite, cette aventure, non point dans ses détails, mais dans le fond, passait pour avoir eu son antécédent dans la famille du Chananéen Loth, qui, on s’en souvient, devint, par un oubli déplorable des liens de famille, le père de Moab et d’Ammon ; l’oubli du roi Louis XV et de sa fille madame Adélaïde avait été de moitié moins fécond, et il en était résulté seulement un enfant du sexe masculin, né à Colorno, dans le grand-duché de Parme, et devenu, sous le nom de comte Louis de Narbonne, un des cavaliers les plus élégants, mais en même temps un des cerveaux les plus vides de la cour du roi Louis XVI ; madame de Staël, qui, à la retraite de son père, M. de Necker, avait perdu la présidence du conseil, mais qui avait gardé une certaine influence, l’avait fait nommer, en 1791, ministre de la guerre, et, se trompant, sinon à la valeur morale et intellectuelle de ce beau cavalier, avait tenté de lui introduire un peu de son génie dans la tête et un peu de son cœur dans la poitrine ; elle échoua ; il eût fallu un géant pour dominer la situation, et M. de Narbonne était un nain, ou, si vous voulez, un homme ordinaire : la situation l’écrasa.
Décrété d’accusation le 10 août, il passa le détroit et alla rejoindre à Londres les princes émigrés, mais sans jamais tirer l’épée contre la France. Fils impuissant à la sauver, il eut le mérite du moins de ne point chercher à la perdre.
Lorsque les trois vieilles princesses décidèrent de quitter Versailles, ce fut M. de Narbonne qui fut chargé de tous les préparatifs de leur fuite ; elle eut lieu le 21 janvier 1791, et l’un des derniers discours de Mirabeau, un des plus beaux, fut prononcé à ce sujet et eut pour texte : De la liberté d’émigration.
Nous avons vu, dans le récit du brigadier Martin, comment Leurs Altesses avaient successivement habité Vienne et Rome, et comment, reculant devant la République, qui, après avoir envahi le nord, envahissait le midi de l’Italie, elles avaient décidé d’aller trouver les parents en bonne position qu’elles avaient dans le royaume de Naples.
Ces parents en bonne position, mais qui ne devaient point tarder à se trouver en mauvaise position, étaient le roi Ferdinand et la reine Caroline.
Comme l’avait présumé le brigadier Martin, la nouvelle que le comte de Châtillon reportait aux deux princesses les troubla fort ; l’idée de continuer leur route sans autre escorte que celle de leur chevalier d’honneur, qui cependant, pour ménager les nerfs des deux pauvres filles, leur avait caché le voisinage du terrible conventionnel, n’avait, en effet, rien de bien rassurant. Elles étaient au plus violent de leur désespoir, lorsqu’un domestique de l’hôtel frappa respectueusement à la porte et avertit M. le comte de Châtillon qu’un jeune homme, arrivé depuis la veille, demandait la faveur de lui dire quelques mots.
Le comte de Châtillon sortit et rentra presque aussitôt, annonçant à Mesdames que le jeune homme en question était un soldat de l’armée de Condé, porteur d’une lettre de M. le comte Louis de Narbonne, adressée à Leurs Altesses royales, mais plus particulièrement à madame Adélaïde.
Les deux choses sonnaient bien aux oreilles des deux princesses : d’abord le titre de soldat de l’armée de Condé, ensuite la recommandation de M. le comte de Narbonne.
On fit entrer le porteur de la lettre.
C’était un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, blond de barbe et de cheveux, agréable de visage, frais et rose comme une femme ; il était proprement vêtu sans être vêtu élégamment ; sa manière de se présenter, quoique n’étant pas exempte d’une certaine roideur contractée sous l’uniforme, annonçait une bonne naissance et une certaine habitude du monde.
Il salua respectueusement de la porte les deux princesses. M. de Châtillon lui désigna de la main madame Adélaïde ; il fit trois pas dans la chambre, mit un genou en terre et tendit la lettre à la vieille princesse.
– Lisez, Châtillon, lisez, dit madame Adélaïde ; je ne sais pas ce que j’ai fait de mes lunettes.
Et elle fit, avec un gracieux sourire, signe au jeune homme de se relever.
M. de Châtillon lut la lettre, et, se retournant vers les princesses :
– Mesdames, leur dit-il, cette lettre est, en effet, de M. le comte Louis de Narbonne, qui recommande dignement à Vos Altesses M. Giovan-Battista de Cesare, Corse de nation, qui a servi avec ses compagnons dans l’armée de Condé, et qui lui est recommandé à lui-même par M. le chevalier de Vernègues ; il ajoute, en mettant ses fidèles hommages aux pieds de Vos Altesses royales, qu’elles n’auront jamais à se repentir de ce qu’elles feront pour ce digne jeune homme.
Madame Victoire laissa la parole à sa sœur et se contenta d’approuver de la tête.
– Ainsi, monsieur, dit madame Adélaïde, vous êtes noble ?
– Madame, répondit le jeune homme, nous autres Corses, nous avons tous la prétention d’être nobles ; mais, comme je veux commencer à me faire connaître à Votre Altesse royale par ma sincérité, je lui répondrai que je suis tout simplement d’une ancienne famille de caporali ; un de nos ancêtres a, sous ce titre de caporale, commandé un district de la Corse pendant une de ces longues guerres que nous avons soutenues contre les Génois ; un seul de mes compagnons, M. de Bocchechiampe, est de noblesse, dans le sens où l’entend Votre Altesse royale ; les cinq autres, comme moi, quoique l’un deux porte l’illustre nom de Colonna, n’ont aucun droit au livre d’or.
– Mais savez-vous, monsieur de Châtillon, dit madame Victoire, que ce jeune homme s’exprime fort bien ?
– Cela ne m’étonne point, dit madame Adélaïde ; vous devez bien comprendre, ma chère, que M. de Narbonne ne nous eût point recommandé des espèces.
Puis, se tournant vers de Cesare :
– Continuez, jeune homme. Vous dites donc que vous avez servi dans les armées de M. le prince de Condé ?
– Moi et trois de mes compagnons, madame, M. de Bocchechiampe, M. Colonna et M. Guidone, nous étions avec Son Altesse royale à Weissembourg, à Haguenau, à Bentheim, où M. de Bocchechiampe et moi fûmes blessés. Par malheur, intervint la paix de Campo-Formio : le prince fut forcé de licencier son armée, et nous nous trouvâmes en Angleterre, sans fortune et sans position ; ce fut là que M. le chevalier de Vernègues voulut bien se rappeler nous avoir vus au feu et affirma à M. le chevalier de Narbonne que nous ne faisions pas déshonneur à la cause que nous avions embrassée. Ne sachant que devenir, nous demandâmes à M. le comte son avis ; il nous conseilla de gagner Naples, où, nous dit-il, le roi se préparait à la guerre, et où, grâce à nos états de services, nous ne pouvions pas manquer d’être employés. Nous ne connaissions, par malheur, personne à Naples ; mais M. le comte Louis leva cette difficulté en nous disant que, sinon à Naples, du moins à Rome, nous rencontrerions Vos Altesses royales ; ce fut alors qu’il me fit l’honneur de me donner la lettre que je viens de remettre à M. le comte de Châtillon.
– Mais comment, monsieur, demanda la vieille princesse, se fait-il que nous vous rencontrions juste ici et que vous ne nous ayez pas remis cette lettre plus tôt ?
– Nous eussions pu, en effet, madame, avoir l’honneur de la remettre à Vos Altesses royales à Rome ; mais, d’abord, vous étiez au lit de mort de madame la princesse Sophie, et, tout à votre douleur, vous n’eussiez pas eu le loisir de vous occuper de nous ; puis nous n’étions pas sans être observés par la police républicaine ; nous avons craint de compromettre Vos Altesses royales. Nous avions quelques ressources ; nous les avons ménagées et nous avons vécu dessus en attendant un moment plus favorable de vous demander votre protection. Il y a huit jours que vous avez eu la douleur de perdre Son Altesse royale la princesse Sophie et que vous vous êtes décidées à partir pour Naples ; nous nous sommes tenus au courant des intentions de Vos Altesses royales, et, la veille de votre départ, nous sommes venus vous attendre ici, où nous sommes arrivés hier dans la nuit. Un instant, en voyant l’escorte qui accompagnait le carrosse de Vos Altesses, nous avons cru tout perdu pour nous ; mais, au contraire, la Providence a voulu qu’ici justement l’ordre fût donné à votre escorte de retourner à Rome. Nous venons offrir à Vos Altesses royales de la remplacer ; s’il ne s’agit que de se faire tuer pour leur service, nous en valons d’autres, et nous vous demandons la préférence.
Le jeune homme prononça ces dernières paroles avec beaucoup de dignité, et le salut dont il les accompagna était si plein de courtoisie, que la vieille princesse, se retournant vers M. de Châtillon, lui dit :
– Avouez, Châtillon, que vous avez vu peu de gentilshommes s’exprimer avec plus de noblesse que ce jeune Corse, qui n’était cependant que caporal.
– Pardon, Votre Altesse, répliqua de Cesare en souriant de la méprise, c’est un de mes ancêtres, madame, qui était caporale, c’est-à-dire commandant d’une province ; j’avais, moi, l’honneur d’être, ainsi que M. de Bocchechiampe, lieutenant d’artillerie dans l’armée de monseigneur le prince de Condé.
– Espérons que vous n’y ferez pas le chemin que le petit Buonaparte, votre compatriote, y a fait dans l’artillerie, ou que ce sera du moins dans une voie opposée.
Puis, se retournant vers le comte :
– Eh bien, Châtillon, lui dit-elle, vous voyez que cela s’arrange à merveille ; au moment où notre escorte nous manque, la Providence, comme l’a très-bien dit M. de… M. de… Comment m’avez-vous dit déjà que vous vous appeliez, mon bon ami ?
– De Cesare, Votre Altesse.
– La Providence, comme l’a très-bien dit M. de Cesare, nous en envoie une autre ; mon avis, à moi, est de l’accepter. Qu’en dites-vous, ma sœur ?
– Ce que je dis ? Je dis que je remercie Dieu de nous avoir délivrées de ces jacobins de Français, dont les plumets tricolores me donnaient des attaques de nerfs.
– Et moi de leur chef, le citoyen brigadier Martin, qui avait la rage de s’adresser toujours à moi pour demander les ordres de Mon Altesse royale ; et dire que j’étais obligée de lui faire les blanches dents et de lui sourire, quand j’aurais voulu lui tordre le cou.
Puis, se retournant vers Cesare :
– Monsieur, dit-elle, vous pouvez me présenter vos compagnons ; j’ai hâte, en vérité, de faire leur connaissance.
– Peut-être vaudrait-il mieux que Leurs Altesses royales attendissent le départ du brigadier Martin et de ses soldats, fit observer M. de Châtillon.
– Et pourquoi cela, comte ?
– Mais pour qu’il ne rencontre pas ces messieurs chez Leurs Altesses royales en venant prendre congé d’elles.
– En venant prendre congé de nous ?… Pour mon compte, j’espère bien que le drôle n’aura pas l’impudence de se représenter devant moi. Prenez dix louis, Châtillon, et donnez-les au brigadier Martin pour lui et ses hommes. Je ne veux pas qu’il soit dit que ces odieux jacobins nous aient rendu un service sans en être payés.
– Je ferai ce qu’ordonne Votre Altesse royale ; mais je doute que le brigadier accepte.
– Qu’il accepte quoi ?
– Les dix louis que Votre Altesse royale lui offre.
– Il aimerait mieux les prendre, n’est-ce pas ? Cette fois, il faudra bien qu’il se contente de les recevoir ; mais qu’est-ce que c’est donc que cette musique ? Est-ce que nous serions reconnues et que l’on nous donnerait une sérénade ?
– Ce serait le devoir de la population, madame, répondit en souriant le jeune Corse, si elle savait qui elle a l’honneur de posséder dans ses murs ; mais elle l’ignore, à ce que je suppose du moins, et cette musique est tout simplement celle d’une noce qui revient de l’église ; la fille du charron qui demeure en face de cet hôtel se marie, et, comme il y a un rival, on présume que la journée ne se passera point sans tragédie ; nous qui sommes ici depuis hier au soir, nous avons eu le temps de nous mettre au courant des nouvelles de la localité.
– Bien, bien, dit madame Adélaïde, nous n’avons rien à faire avec ces gens-là. Présentez-nous vos compagnons, monsieur de Cesare, présentez-nous-les. S’ils vous ressemblent, notre bienveillance leur est acquise. Et vous, Châtillon, portez ces dix louis au citoyen brigadier Martin, et, s’il demande à nous remercier, dites-lui que ma sœur et moi sommes indisposées.
Le comte de Châtillon et le lieutenant de Cesare sortirent pour exécuter les ordres qu’ils venaient de recevoir.
De Cesare rentra le premier avec ses compagnons, et c’était tout simple : les jeunes gens, dans leur empressement à savoir ce que décideraient Leurs Altesses royales, attendaient dans l’antichambre.
Ils n’eurent donc qu’à passer par la porte que venait de leur ouvrir leur introducteur. Madame Victoire, qui avait toujours eu un penchant à la dévotion, avait pris son livre d’heures et lisait sa messe, qu’elle n’avait pu entendre : elle se contenta de jeter un coup d’œil rapide sur les jeunes gens et de faire un signe approbatif ; mais il n’en fut point de même de madame Adélaïde : elle passa une véritable revue.
De Cesare lui présenta ses compagnons : tous étaient Corses ; nous savons déjà le nom de leur introducteur et de trois d’entre eux : Francesco Bocchechiampe, Ugo Colonna et Antonio Guidone ; les trois autres se nommaient Raimondo Cordara, Lorenzo Durazzo et Stefano Pittaluga.
Nous demandons pardon à nos lecteurs de tous ces détails ; mais, l’inexorable histoire nous forçant d’introduire un grand nombre de personnages de toutes nations et de tous rangs dans notre récit, nous appuyons un peu plus longuement sur ceux qui doivent y acquérir une certaine importance.
Nous le répétons, c’est une immense épopée que celle que nous écrivons, et, à l’exemple d’Homère, le roi des poëtes épiques, nous sommes forcé de faire le dénombrement de nos soldats.
Comme nous, de Cesare suivit en petit l’exemple de l’auteur de l’Iliade, il nomma les uns après les autres ses six compagnons à madame Adélaïde ; mais ce que lui avait dit le jeune Corse de la noblesse de Bocchechiampe l’avait frappée, et ce fut particulièrement à lui qu’elle s’adressa.
– M. de Cesare m’a annoncé que vous étiez gentilhomme, lui dit-elle.
– Il m’a fait trop d’honneur, Votre Altesse royale : je suis noble tout au plus.
– Ah ! vous faites une distinction entre noble et gentilhomme, monsieur ?
– Sans doute, madame, et j’ai l’honneur d’appartenir à une caste trop jalouse de ses droits, justement par cela même qu’ils sont méconnus aujourd’hui, pour que j’empiète sur ceux qui ne m’appartiennent pas. Je pourrais faire mes preuves de deux cents ans et être chevalier de Malte, s’il y avait encore un ordre de Malte ; mais je serais très-embarrassé de faire mes preuves de 1399, pour monter dans les carrosses du roi.
– Vous monterez cependant dans le nôtre, monsieur, dit la vieille princesse en se redressant.
– C’est seulement lorsque j’en serai descendu, madame, dit le jeune homme en s’inclinant, que je me vanterai d’être gentilhomme.
– Tu entends, ma sœur, tu entends, s’écria madame Adélaïde ; mais c’est fort joli, ce qu’il dit là. Enfin, nous voilà donc avec des gens de notre bord !
Et la vieille princesse respira plus librement.
En ce moment, M. de Châtillon rentra.
– Eh bien, Châtillon, qu’a dit le brigadier Martin ? demanda madame Adélaïde.
– Il a dit tout simplement que, si Votre Altesse royale lui avait fait faire cette offre par un autre que moi, il aurait coupé les oreilles à cet autre.
– Et à vous ?
– À moi, il a bien voulu me faire grâce ; il a même accepté ce que je lui ai offert.
– Et que lui avez-vous offert ?
– Une poignée de main.
– Une poignée de main, Châtillon ! vous avez offert une poignée de main à un jacobin ! Pourquoi n’êtes-vous pas rentré avec un bonnet rouge, pendant que vous y étiez ? C’est incroyable, un brigadier qui refuse dix louis, un comte de Châtillon qui donne une poignée de main à un jacobin ! En vérité, je ne comprends plus rien à la société telle qu’ils l’ont faite.
– Ou plutôt telle qu’ils l’ont défaite, dit madame Victoire en lisant ses heures.
– Défaite, vous avez bien raison, ma sœur, défaite, c’est le mot ; seulement, vivrons-nous assez pour la voir refaire, c’est ce dont je doute. En attendant, Châtillon, donnez vos ordres ; nous partons à quatre heures ; avec une escorte comme celle de ces messieurs, nous pouvons nous hasarder à voyager de nuit. Monsieur de Bocchechiampe, vous dînerez avec nous.
Et, avec un geste qui avait conservé plus de commandement que de dignité, la vieille princesse congédia ses sept défenseurs sans avoir le moins du monde remarqué ce qu’il y avait de blessant dans le choix qu’elle avait fait du plus noble d’entre eux, à l’exclusion des autres, pour dîner à sa table et à celle de sa sœur.
Bocchechiampe demanda pardon par un signe à ses compagnons de la faveur qui lui était faite ; ils lui répondirent par une poignée de main.
Comme l’avait dit de Cesare, cette musique que l’on avait entendue était celle qui précédait le cortège nuptial de Francesca et de Peppino ; le cortège était nombreux ; car, ainsi que l’avait dit encore de Cesare, on s’attendait généralement à quelque catastrophe suscitée par Michele Pezza ; aussi, à leur entrée sur la terrasse, les regards des deux époux se portèrent-ils tout d’abord sur le mur à demi écroulé où, depuis le matin, s’était tenu celui qui causait leur inquiétude.
Le mur était solitaire.
Au reste, aucun objet ne revêtait cette teinte sombre qui, aux yeux du prétendu roi de la création, semble toujours devoir annoncer sa disparition de ce monde. Il était midi ; le soleil dans toute sa splendeur, tamisait ses rayons à travers la treille qui formait un dais de verdure au-dessus de la tête des convives ; les merles sifflaient, les grives chantaient, les moineaux francs pépiaient, et les carafes, pleines de vin, reflétaient, au milieu de leurs rubis liquides, une paillette d’or.
Peppino respira ; il ne voyait la mort nulle parts mais, au contraire, il voyait la vie partout.
Il est si bon de vivre quand on vient d’épouser la femme que l’on aime, et que l’on est enfin arrivé au jour attendu depuis deux ans !
Un instant il oublia Michele Pezza et sa dernière menace, dont il était pâle encore.
Quant à don Antonio, moins préoccupé que Peppino, il avait retrouvé, à la porte, la voiture brisée, et, sur la terrasse, le propriétaire de la voiture.
Il alla à lui en se grattant l’oreille.
Le travail faisait tache dans un pareil jour.
– Ainsi, demanda-t-il à l’ambassadeur, qu’il continuait de prendre purement et simplement pour un voyageur de distinction, Votre Excellence tient absolument à continuer sa route aujourd’hui ?
– Absolument, répondit le citoyen Garat. Je suis attendu à Rome pour affaire de la plus haute importance, et j’ai déjà perdu, à l’accident qui m’est arrivé aujourd’hui, quelque chose comme trois ou quatre heures.
– Allons, allons, un honnête homme n’a que sa parole ; j’ai dit que, quand vous nous auriez fait l’honneur de boire avec nous un verre de vin à l’heureuse union de ces enfants, on travaillerait ; buvons et travaillons.
On remplit tout ce qu’il y avait de verres sur la table, on donna à l’étranger le verre d’honneur, orné d’un filet d’or. L’ambassadeur, pour tenir sa parole, but à l’heureuse union de Francesca et de Peppino ; les jeunes filles crièrent : « Vive Peppino ! » les jeunes garçons : « Vive Francesca ! » et tambours et guitares firent éclater leur tarentelle la plus joyeuse.
– Allons, allons, dit maître della Rota à Peppino, il ne s’agit point ici de faire les yeux doux à notre amoureuse, mais de se mettre à la besogne ; il y a temps pour tout. Embrasse ta femme, garçon, et à l’ouvrage !
Peppino ne se fit point répéter deux fois la première partie de l’invitation : il prit sa femme entre ses bras, et, avec un regard de reconnaissance au ciel, il l’appuya contre son cœur.
Mais, au moment où, abaissant les yeux vers elle avec cette indéfinissable expression de l’amour qui a longtemps attendu et qui va enfin être satisfait, il approchait ses lèvres de celles de Francesca, la détonation d’une arme à feu retentit, et le sifflement d’une balle se fit entendre, suivi d’un bruit mat.
– Oh ! oh ! dit l’ambassadeur, voilà une balle qui m’a bien l’air d’être à mon adresse.
– Vous vous trompez, balbutia Peppino en s’affaissant aux pieds de Francesca, elle est à la mienne.
Et il rendit par la bouche une gorgée de sang.
Francesca jeta un cri et tomba à genoux devant le corps de son mari.
Tous les yeux se tournèrent vers le point d’où le coup était parti : une légère fumée blanchâtre montait, à cent pas peut-être, à travers les peupliers. On vit alors parmi les arbres un jeune homme qui, par des élans rapides, gravissait la montagne un fusil à la main.
– Fra Michele ! s’écrièrent les assistants, fra Michele !
Le fugitif s’arrêta sur une espèce de plate-forme, et, avec un geste de menace :
– Je ne m’appelle plus fra Michele, dit-il ; à partir de ce moment, je m’appelle fra Diavolo.
C’est, en effet, le nom sous lequel il fut connu plus tard ; le baptême du meurtre l’emporta sur celui de la rédemption.
Pendant ce temps, le blessé avait rendu le dernier soupir.
XXXVI. Le palais Corsini à Rome §
Pendant que nous sommes sur la route de Rome, précédons notre ambassadeur chez Championnet, comme nous l’avons précédé chez le charron don Antonio.
Dans une des plus grandes salles de l’immense palais Corsini, qui vient d’être successivement occupé par Joseph Bonaparte, ambassadeur de la République, et par Berthier, qui est venu y venger le double assassinat de Basseville et de Duphot, deux hommes se promenaient, le jeudi 24 septembre, entre onze heures et midi, s’arrêtant de temps en temps près de grandes tables sur lesquelles étaient étendus un plan de Rome à la fois antique et moderne, un plan des États romains réduits par le traité de Tolentino, et toute une collection des gravures de Piranèse ; d’autres tables plus petites supportaient des livres d’histoire ancienne et moderne, parmi lesquels on distinguait pêle-mêle, un Tite-Live, un Polybe, un Montecuculli, les Commentaires de César, un Tacite, un Virgile, un Horace, un Juvénal, un Machiavel, une collection presque complète enfin de livres classiques se rapportant à l’histoire de Rome ou aux guerres des Romains ; chacune de ces tables portait, en outre, de l’encre, des plumes, des feuilles de papier couvertes de notes, à côté de feuilles blanches attendant leur tour d’être noircies et qui indiquaient que l’hôte passager de ce palais se reposait des fatigues de la guerre, sinon par les études du savant, du moins par les loisirs de l’érudit.
Ces deux hommes, à trois ans près, étaient du même âge, c’est-à-dire que l’un avait trente-six ans et l’autre trente-trois.
Le plus âgé des deux était en même temps le plus petit ; il portait encore la poudre de 89, avait conservé la queue et brillait par un certain air d’aristocratie qu’il devait sans doute à l’extrême propreté de ses vêtements, à la finesse et à la blancheur de son linge ; son œil noir était vif, déterminé, plein de résolution et d’audace ; sa barbe était faite avec le plus grand soin ; il ne portait ni moustaches ni favoris ; son costume était celui des généraux républicains du Directoire ; son chapeau, son sabre et ses pistolets étaient déposés sur une table assez voisine de la chaise sur laquelle il avait l’habitude d’écrire, pour qu’en allongeant la main il pût les atteindre.
Celui-là, c’était l’homme dont nous avons déjà entretenu longuement nos lecteurs : Jean-Étienne Championnet, commandant en chef l’armée de Rome.
L’autre, plus grand de taille, comme nous l’avons dit, blond de cheveux, accusait, par la fraîcheur de son teint, une origine septentrionale ; il avait l’œil bleu, limpide, plein de lumière ; le nez moyen, les lèvres minces et ce menton fortement accentué qui est le signe dominant des races fauves, c’est-à-dire des races conquérantes ; un grand sentiment de calme et de placidité était répandu sur toute sa personne et devait en faire au feu non-seulement un soldat intrépide, mais encore un général plein de toutes les ressources que donne un véritable sang-froid. Il était de famille irlandaise, mais né en France ; il avait servi d’abord dans le corps irlandais de Dillon, s’était distingué à Jemmapes, avait été nommé colonel après la bataille, avait battu le duc d’York dans différentes rencontres, traversé en 1795 le Wahal sur la glace, s’était emparé de la flotte hollandaise à la tête de son infanterie, avait été nommé général de division, et enfin venait d’être envoyé à Rome, où il commandait une division sous Championnet.
Celui-là, c’était Joseph-Alexandre Macdonald, qui fut depuis maréchal de France et qui mourut duc de Tarente.
Ces deux hommes, pour ceux qui les eussent regardés causant, étaient deux soldats ; mais, pour ceux qui les auraient entendus causer, ils eussent été deux philosophes, deux archéologues, deux historiens.
Ce fut le propre de la révolution française – et cela se comprend, puisque toutes les classes de la société concoururent à former l’armée, – d’introduire, près des Cartaux, des Rossignol et des Luckner, les Miollis, les Championnet, les Ségur, c’est-à-dire, près de l’élément matériel et brutal, l’élément immatériel et lettré.
– Tenez, mon cher Macdonald, disait Championnet à son lieutenant, plus j’étudie cette histoire romaine au milieu de Rome, et particulièrement celle de ce grand homme de guerre, de ce grand orateur, de ce grand législateur, de ce grand poëte, de ce grand philosophe, de ce grand politique qu’on appelle César, et dont les Commentaires doivent être le catéchisme de tout homme qui aspire à commander une armée, plus je suis convaincu que nos professeurs d’histoire se trompent complétement à l’endroit de l’élément que représentait César à Rome. Lucain a eu beau faire, en faveur de Caton, un des plus beaux vers latins qui aient été faits, César, mon ami, c’était l’humanité ; Caton n’était que le droit.
– Et Brutus et Cassius, qu’étaient-ils ? demanda Macdonald avec le sourire de l’homme mal convaincu.
– Brutus et Cassius, – je vais vous faire sauter au plafond, car je vais toucher, je le sais, à l’objet de votre culte, – Brutus et Cassius étaient deux républicains de collège, l’un de bonne, l’autre de mauvaise foi ; des espèces de lauréats de l’école d’Athènes, des plagiaires d’Harmodius et d’Aristogiton, des myopes qui n’ont pas vu plus loin que leur stylet, des cerveaux étroits qui n’ont pas su comprendre l’assimilation du monde que rêvait César ; et j’ajouterai, que, nous autres républicains intelligents, c’est César que nous devons glorifier et ses meurtriers que nous devons maudire.
– C’est un paradoxe qui peut être soutenu, mon cher général ; mais, pour le faire adopter comme une vérité, il ne faudrait pas moins que votre esprit et votre éloquence.
– Eh ! mon cher Joseph, rappelez-vous notre promenade d’hier au musée du Capitole ; ce n’était pas sans raison que je vous disais : « Macdonald, regardez ce buste de Brutus ; Macdonald, regardez cette tête de César. » Vous les rappelez-vous ?
– Certainement.
– Eh bien, comparez ce front puissant, mais comprimé avec ces cheveux qui viennent jusqu’aux sourcils, caractère du vrai type romain, au reste ; comparez ces sourcils, épais et contractés écrasant un œil sombre, avec le front large et ouvert de César, avec ses yeux d’aigle.
– Ou de faucon, occhi griffagni, a dit Dante.
– Nigris et vegetis oculis, a dit Suétone, et, si vous voulez bien, je m’en rapporterai à Suétone, ses yeux noirs et pleins de vie ; contentons-nous donc de cela, et vous verrez de quel côté était l’intelligence. On reprochait à César d’avoir ouvert le Sénat à des sénateurs qui n’en savaient pas même le chemin : c’était là son génie et en même temps le génie de Rome. Athènes, et par Athènes j’entends la Grèce, Athènes n’est que la colonie, elle essaime et se rejette au dehors ; Rome, c’est l’adoption, elle aspire l’univers et se l’assimile : la civilisation orientale, l’Égypte, la Syrie, la Grèce, tout y a passé ; la barbarie occidentale, l’Ibérie, la Gaule, l’Armorique même, tout y passera. Le monde sémitique, représenté par Carthage, et la Judée résistent à Rome : Carthage est anéantie, les Juifs sont dispersés. Le monde entier régnera sur Rome, parce que le monde entier est dans Rome ; après les Auguste, les Tibère, les Caligula, les Claude, les Néron, c’est-à-dire après les Césars romains viennent les Flaviens, qui ne sont déjà qu’Italiens ; puis les Antonins, qui sont Espagnols et Gaulois ; puis Septime, Caracalla, Héliogabale, Alexandre Sévère, qui sont Africains et Syriens ; il n’y a pas jusqu’à l’Arabe Philippe et jusqu’au Goth Maximin qui ne viennent, après les Aurélien et les Probus, ces durs paysans de l’Illyrie, s’asseoir sur le trône qui s’écroulera sous le Hun Augustule, lequel mourra en Campanie avec une rente de six mille livres d’or que lui fera Odoacre, roi des Hérules, Tout s’est écroulé autour de Rome, Rome seule est encore debout. Capitoli immobile saxum.
– Ne croyez-vous pas que ce soit à ce mélange de races que les Italiens doivent l’affaiblissement de leur courage et la mollesse de leur caractère ? demanda Macdonald.
– Ah ! vous voilà comme les autres, mon cher Macdonald, jugeant le fond par la surface. Parce que les lazzaroni sont lâches et paresseux, – et peut-être encore reviendrons-nous un jour sur cette opinion, – faut-il en augurer que tous les Napolitains sont lâches et paresseux ? Voyez ces deux spécimens que Naples nous a envoyés, Salvato Palmieri et Ettore Caraffa : connaissez-vous, dans toutes nos légions, deux plus puissantes personnalités ? La différence qui existe entre les Italiens et nous, mon cher Joseph, et j’ai bien peur que cette différence ne soit à notre désavantage, c’est que, fidèles à nos habitudes d’hommes liges16, nous mourons pour un homme, et qu’en Italie on ne meurt, en général, que pour les idées. Les Italiens, c’est vrai, n’ont pas, comme nous, la recherche aventureuse des dangers inutiles, mais ceci est un héritage de nos pères les vieux Gaulois ; ils n’ont pas, comme nous, la déification chevaleresque de la femme, parce qu’ils n’ont dans toute leur histoire ni une Jeanne d’Arc ni une Agnès Sorel ; ils n’ont pas, comme nous, la rêverie enthousiaste du monde féodal, parce qu’ils n’ont ni un Charlemagne ni un saint Louis ; mais ils ont autre chose, ils ont un génie sévère, étranger aux vagues sympathies. Chez eux, la guerre est devenue une science ; les condottieri italiens sont nos maîtres en fait de stratégie. Qu’étaient nos capitaines du moyen âge, nos chevaliers de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt, près des Sforza, des Malatesta, des Braccio, des Gangrande, des Farnese, des Carmagnola, des Baglioni, des Ezzelino ? Le premier capitaine de l’antiquité, César, est un Italien, et ce Bonaparte, qui nous mangera tous, les uns après les autres, comme César Borgia voulait manger l’Italie feuille à feuille, ce petit Bonaparte, que l’on croit enfermé en Égypte, mais qui en sortira d’une façon ou de l’autre, dût-il emprunter les ailes de Dédale ou l’hippogriphe17 d’Astolphe, c’est encore un homme de race italienne. Il n’y a qu’à voir son maigre et sec profil pour cela : il a tout à la fois du César, du Dante et du Machiavel.
– Vous avouerez au moins, mon cher général, si enthousiaste que vous soyez d’eux, qu’il y a une grande différence entre les Romains des Gracques ou même ceux de Colas de Rienzi et ceux d’aujourd’hui.
– Mais pas tant que vous croyez, Macdonald. La vocation du Romain antique, c’était l’action militaire ou politique : conquérir le monde d’abord et le gouverner ensuite. Conquis et gouverné à son tour, ne pouvant plus agir, il rêve. Tenez, depuis trois semaines que je suis ici, je ne fais pas autre chose que de contempler, dans ses rues et dans ses places publiques, cette race monumentale ; eh bien, mon cher, ces hommes sont pour moi des bas-reliefs de la colonne Trajane descendus de leur colonne de bronze, pas autre chose, mais qui vivent et qui marchent ; chacun d’eux est le cives romanus, trop grand seigneur, trop maître du monde pour travailler. Leurs moissonneurs, ils les font venir des Abruzzes ; leurs portefaix, ils vont les chercher à Bergame ; ils ont des trous à leur manteau, ils les feront raccommoder par un juif, non par leur femme : n’est-elle pas la matrone romaine ? non plus celle du temps de Lucrèce, qui file la laine et garde la maison ; non, mais celle du temps de Catilina et de Néron, qui serait déshonorée de tenir une aiguille si ce n’est pour percer la langue de Cicéron ou crever les yeux d’Octavie. Comment voulez-vous que la descendance de ceux qui allaient recueillant la sportule de porte en porte, de ceux qui vivaient six mois de la vente de leurs votes au champ de Mars, à qui Caton, César, Auguste faisaient distribuer le blé à boisseaux, pour qui Pompée bâtissait des forums et des bains, qui avaient un préfet de l’annone chargé de les nourrir, et qui en ont encore un aujourd’hui, mais qui ne les nourrit plus, se mettent à faire œuvre servile de leurs nobles doigts ? Non, vous ne pouvez pas exiger que ces hommes-là travaillent. Le peuple roi n’était-il pas un peuple de mendiants ? Tout ce que vous pouvez exiger de ce même peuple, lorsqu’il a perdu sa couronne, c’est qu’il mendie noblement, et c’est ce qu’il fait. Accusez-le de férocité, si vous voulez, mais non de faiblesse, car son couteau répondrait pour lui. Son couteau ne le quitte pas plus que l’épée ne quittait le légionnaire ; c’est son glaive à lui. Le couteau est le glaive de l’esclave.
– Nous en savons quelque chose. De cette fenêtre qui donne sur le jardin, nous pouvons reconnaître la place où ils ont assassiné Duphot, et, de celle-ci, qui donne sur la rue, celle où ils ont assassiné Basseville… Eh ! mais que vois-je donc là-bas ? fit Macdonald en s’interrompant avec une exclamation de surprise. Une voiture de poste qui nous arrive. Dieu me pardonne ! mais c’est le citoyen Garat.
– Quel Garat ?
– L’ambassadeur de la République à Naples.
– Impossible !
– Lui-même, général.
Championnet jeta un coup d’œil sur la rue, reconnut Garat à son tour, et, jugeant aussitôt l’importance de l’événement, courut à la porte du salon, transformé par lui en bibliothèque et en cabinet de travail.
Au moment où il ouvrait cette porte, l’ambassadeur montait la dernière marche de l’escalier et apparaissait sur le palier.
Macdonald voulut se retirer, mais Championnet le retint.
– Vous êtes mon bras gauche, lui dit-il, et quelquefois mon bras droit ; restez, mon cher général.
Tous deux attendaient avec impatience les nouvelles que Garat apportait de Naples.
Les compliments furent courts : Championnet et Garat échangèrent une poignée de main ; Macdonald fut présenté, et Garat commença son récit.
Ce récit se composait des choses que nous avons vues s’accomplir sous nos yeux : de l’arrivée de Nelson, des fêtes qui lui avaient été données et de la déclaration que l’ambassadeur s’était cru obligé de faire pour sauvegarder la dignité de la République.
Puis, subsidiairement, l’ambassadeur raconta l’accident arrivé à sa voiture entre Castellane et Itri, comment cet accident l’avait forcé de s’arrêter chez le charron don Antonio ; comment il avait rencontré les vieilles princesses avec leur escorte, qu’il avait empêchée d’aller plus loin ; comment il avait assisté au meurtre du gendre de don Antonio par un jeune homme appelé fra Diavolo, qui, selon l’habitude, avait été chercher dans la montagne, en se faisant bandit, l’impunité de son crime, et comment enfin il avait démonté le brigadier Martin, qu’il avait laissé à Itri pour lui ramener sa voiture, tandis qu’il en louait une autre à Fondi, avec laquelle il venait d’arriver à Rome, sans autre accident qu’un retard de six heures.
Le brigadier Martin et les quatre hommes d’escorte arriveraient, selon toute probabilité, dans la journée du lendemain.
Championnet avait laissé l’ambassadeur aller jusqu’au bout sans l’interrompre, espérant toujours entendre un mot sur son envoyé ; mais, le citoyen Garat ayant terminé son récit sans prononcer le nom de Salvato Palmieri, Championnet commença à craindre que l’ambassadeur ne fût déjà parti de Naples quand son aide de camp y était arrivé, et qu’ils ne se fussent, par conséquent, croisés en route.
Le général en chef, fort inquiet et ne sachant pas ce qui avait pu arriver à Salvato après le départ de l’ambassadeur, allait lui adresser une série de questions sur ce point, quand un bruit qui se faisait dans l’antichambre attira son attention ; au même instant, la porte s’ouvrit et le soldat de planton annonça qu’un homme vêtu en paysan voulait absolument parler au général.
Mais, dominant la voix du planton, une autre voix vigoureusement accentuée s’écria :
– C’est moi, mon général, moi, Ettore Caraffa. Je vous apporte des nouvelles de Salvato.
– Laissez entrer, morbleu ! laissez entrer, cria à son tour Championnet. J’allais justement en demander au citoyen Garat. Venez, Hector, venez ! vous êtes deux fois le bienvenu.
Le comte de Ruvo se précipita dans la salle et sauta au cou du général.
– Ah ! mon général, mon cher général ! s’écria-t-il, que je suis content de vous revoir !
– Vous parliez de Salvato, Hector ? Quelles nouvelles nous apportez-vous de lui ?
– Bonnes et mauvaises tout ensemble : bonnes puisqu’il devrait être mort et qu’il ne l’est pas ; mauvaises en ce que, pendant son évanouissement, ils lui ont volé la lettre que vous lui aviez donnée pour le citoyen Garat.
– Vous lui aviez donné une lettre pour moi ? demanda Garat.
Hector se retourna.
– Ah ! c’est vous, monsieur, qui êtes l’ambassadeur de la République ? demanda-t-il à Garat.
Garat s’inclina.
– Mauvaises nouvelles ! mauvaises nouvelles ! murmura Championnet.
– Et pourquoi ? comment ? Expliquez-moi cela, fit l’ambassadeur.
– Eh ! mon Dieu, voici : nous ne sommes point en mesure de nous battre, je vous l’écrivais ; je vous disais dans ma lettre que nous manquions de tout, d’hommes, d’argent, de pain, de vêtements, de munitions. Je vous priais de faire tout ce que vous pourriez pour maintenir quelque temps encore la paix entre le royaume des Deux-Siciles et la République ; il paraît que mon messager est arrivé trop tard, que vous étiez déjà parti, qu’il a été blessé, que sais-je, moi ? Racontez-nous tout cela, Hector. Si ma lettre est tombée entre leurs mains, c’est en vérité un grand malheur ; mais un malheur plus grand encore, ce serait que mon cher Salvato mourût de ses blessures ; car vous m’avez dit qu’il était blessé, n’est-ce pas, qu’ils avaient voulu l’assassiner, quelque chose comme cela enfin ?
– Et ils y ont réussi aux trois quarts ! Il avait été épié, suivi ; on l’attendait au sortir du palais de la reine Jeanne, à Mergellina, six hommes ! Vous comprenez bien, vous qui connaissez Salvato, qu’il ne s’est pas laissé égorger comme un poulet : il en a tué deux et blessé deux autres ; mais enfin un des sbires, leur chef, je crois, Pasquale de Simone, le tueur de la reine, lui a lancé son couteau, le couteau lui est entré jusqu’au manche dans la poitrine.
– Et où, comment est-il tombé ?
– Oh ! tranquillisez-vous, mon général, il y a des gaillards qui ont de la chance, il est tombé dans les bras de la plus jolie femme de Naples, qui l’a caché à tous les yeux, à commencer par ceux de son mari.
– Et la blessure ? la blessure ? s’écria le général. Vous savez, Hector, que j’aime Salvato comme mon fils.
– La blessure est grave, très-grave, mais n’est pas mortelle ; d’ailleurs, c’est le premier médecin de Naples, un des nôtres, qui le soigne et qui en répond. Oh ! il a été magnifique, notre Salvato ; il ne vous a jamais raconté son histoire, un roman et un roman terrible, mon cher général ; comme le Macduff de Shakspeare, il a été tiré vivant des flancs d’une morte. Il vous contera tout cela un jour ou plutôt un soir au bivac, pour vous faire passer le temps ; mais il s’agit d’autre chose maintenant : les égorgements contre les nôtres ont commencé à Naples ; Cirillo a été retardé de deux heures sur le quai en venant m’annoncer la nouvelle que je vous apporte, et par quoi ? par un bûcher qui obstruait le passage et où les lazzaroni brûlaient vivants les deux frères della Torre.
– Quels misérables ! s’écria Championnet.
– Imaginez-vous, mon général, un poëte et un bibliomane, je vous demande un peu ce que ces gens-là pouvaient leur avoir fait ! On parle, en outre, d’un grand conseil qui aurait été tenu au palais : je sais cela par Nicolino Caracciolo, qui est l’amant de la San-Clemente, une des dames d’honneur de la reine ; la guerre contre la République y a été décidée, l’Autriche fournit le général.
– Le connaissez-vous ?
– C’est le baron Charles Mack.
– Ce n’est pas une réputation bien effrayante.
– Non ; mais ce qui est plus effrayant, c’est que l’Angleterre s’en mêle et fournit l’argent ; ils ont 60,000 hommes prêts à marcher sur Rome dans huit jours, s’il le faut, et puis… Ma foi, je crois que voilà tout.
– La peste ! c’est bien assez, ce me semble, répondit Championnet.
Puis, se tournant vers l’ambassadeur :
– Vous le voyez, mon cher Garat, il n’y a pas un instant à perdre ; par bonheur, j’ai reçu hier deux millions de cartouches ; nous n’avons pas de canons, mais, avec deux millions de cartouches et dix ou douze mille baïonnettes au bout, nous prendrons les canons des Napolitains.
– Je croyais que Salvato nous avait dit que vous n’aviez que neuf mille hommes.
– Oui, mais je compte sur trois mille hommes de renfort. Êtes-vous fatigué, Hector ?
– Jamais, mon général.
– Alors, vous êtes prêt à partir pour Milan ?
– Quand j’aurai déjeuné et changé d’habits, car je meurs de faim, et, vous le voyez, je suis couvert de boue ; je suis venu par Isoletta, Agnani, Frosinone, des chemins épouvantables, tout détrempés par l’orage. Je comprends que vos plantons ne voulussent pas me laisser entrer dans l’état où je suis.
Championnet tira une sonnette particulière ; son valet de chambre entra.
– Un déjeuner, un bain et des habits pour le citoyen Hector Caraffa ; que tout cela soit prêt, le bain dans dix minutes, les habits dans vingt, le déjeuner dans une demi-heure.
– Mon général, dit le valet de chambre, aucun de vos habits n’ira au citoyen Caraffa, il a la tête de plus que vous.
– Tenez, dit Garat, voici la clef de ma malle ; ouvrez-la et prenez-y du linge et des habits pour le comte de Ruvo ; il est à peu près de ma taille, et puis, c’est ici le cas de le dire, à la guerre comme à la guerre !
– À Milan, vous trouverez Joubert ; c’est à vous que je parle, Hector, écoutez-moi, reprit Championnet.
– Je ne perds pas un mot, mon général.
– À Milan, vous trouverez Joubert ; vous lui direz qu’il s’arrange comme il voudra, mais qu’il me faut trois mille hommes, ou que Rome est perdue ; qu’il les donne à Kellermann, s’il peut ; c’est un excellent général de cavalerie, et c’est la cavalerie qui nous manque surtout ; vous les ramènerez, Hector, et vous les dirigerez sur Civita-Castellana ; c’est là probablement que nous nous retrouverons. Je n’ai pas besoin de vous recommander la diligence.
– Mon général, ce n’est point à un homme qui vient de faire soixante et dix lieues de montagnes en quarante-huit heures qu’il faut recommander cela.
– Vous avez raison.
– D’ailleurs, dit Garat, je me charge du citoyen Caraffa jusqu’à Milan ; ma chaise de poste ne peut manquer d’arriver demain.
– Vous n’attendrez pas votre chaise de poste, mon cher ambassadeur ; vous prendrez la mienne, dit Championnet. Dans les circonstances où nous sommes, il n’y a pas une minute à perdre. Macdonald, écrivez, je vous prie, en mon nom, à tous les chefs de corps qui tiennent Terracine, Piperno, Prossedi, Frosinone, Veroli, Tivoli, Ascoli, Fermo et Macerata, de ne faire aucune résistance, et, aussitôt qu’ils sauront que l’ennemi a passé la frontière, de se replier, en évitant tout engagement, sur Civita-Castellane.
– Comment ! s’écria Garat, vous abandonnerez Rome aux Napolitains sans essayer de la défendre ?
– Je l’abandonnerai, si je puis, sans tirer un coup de fusil ; mais, soyez tranquille, ce ne sera point pour longtemps.
– Mon cher général, vous en savez plus que moi sur ce point.
– Moi ? Je ne sais absolument de la guerre que ce qu’en dit Machiavel.
– Et qu’en dit Machiavel ?
– Il faut que je vous apprenne cela, à vous, un diplomate qui devrait savoir par cœur Machiavel ? Eh bien, il dit… Écoutez, Hector ; écoutez cela, Macdonald… Il dit : « Tout le secret de la guerre consiste en deux choses : à faire tout ce que l’ennemi ne peut soupçonner, et à lui laisser faire tout ce qu’on avait prévu qu’il ferait ; en suivant le premier de ces préceptes, vous rendrez inutiles ses plans de défense ; en observant le second, vous déjouerez ses plans d’attaque. » Lisez Machiavel, c’est un grand homme, mon cher Garat, et, quand vous l’aurez lu…
– Eh bien, quand je l’aurai lu ?
– Relisez-le.
La porte s’ouvrit et le valet de chambre reparut.
– Tenez, mon cher Hector, voilà Scipion qui vient vous dire que votre bain est prêt. Pendant que Macdonald écrira ses lettres, je dirai à Garat tout ce qu’il doit raconter au Directoire des pilleries que ses agents font ici ; après quoi, nous nous mettrons à table, et nous boirons du vin de la cave de Sa Sainteté à notre prochaine et heureuse entrée à Naples.
FIN DU PREMIER TOME.
XXXVII. Giovannina §
Nos lecteurs doivent remarquer avec quel soin nous les conduisons à travers un pays et des personnages qui leur sont inconnus, afin de garder à la fois à notre récit toute la fermeté de l’ensemble et toute la variété des détails. Cette préoccupation nous a naturellement entraîné dans quelques longueurs qui ne se représenteront plus, maintenant qu’à peu d’individualités près que nous rencontrerons sur notre route, tous nos personnages sont entrés en scène, et, autant qu’il a été en notre pouvoir, ont, par l’action même, exposé leur caractère. Notre avis, au reste, est que la longueur ou la brièveté d’une matière n’est point soumise à une mesure matérielle : ou l’œuvre est intéressante, et, eût-elle vingt volumes, elle semblera courte au public ; ou elle est ennuyeuse, et, eut-elle dix pages seulement, le lecteur fermera la brochure et la jettera loin de lui avant d’en avoir achevé la lecture ; quant à nous, c’est en général nos livres les plus longs, c’est-à-dire ceux dans lesquels il nous a été permis d’introduire un plus grand développement de caractères et une plus longue suite d’événements, qui ont eu le plus de succès et ont été le plus avidement lus.
C’est donc entre des personnages déjà connus du lecteur, ou auxquels il ne nous reste plus que quelques coups de pinceau à donner, que nous allons renouer notre récit, qui semble, au premier coup d’œil, s’être écarté de sa route pour suivre à Rome notre ambassadeur et le comte de Ruvo, écart nécessaire, – on le reconnaîtra plus tard, en revenant à Naples huit jours après le départ d’Ettore Caraffa pour Milan – et du citoyen Garat pour la France.
Nous nous retrouvons donc, vers dix heures du matin, sur le quai de Mergellina, fort encombré de pêcheurs et de lazzaroni, de gens du peuple de toute espèce qui courent, mêlés aux cuisiniers des grandes maisons, vers le marché que vient d’ouvrir en face de son casino, le roi Ferdinand, qui, vêtu en pêcheur, debout derrière une table couverte de poissons, vend lui-même sa pêche ; malgré la préoccupation où l’ont jeté les affaires politiques, malgré l’attente où il est, d’un moment à l’autre, d’une réponse de son neveu l’empereur, malgré la difficulté qu’il éprouve à escompter rapidement la traite de vingt-cinq millions souscrite par sir William Hamilton, et endossée par Nelson au nom de M. Pitt, le roi n’a pas pu renoncer à ses deux grandes distractions, la pêche et la chasse : hier, il a chassé à Persano ; ce matin, il a pêché à Pausilippe.
Parmi la foule qui, attirée par ce spectacle fréquent mais toujours nouveau pour le peuple de Naples, remonte le quai de Mergellina, nous serions tenté de compter notre vieil ami Michele le Fou, qui, hâtons-nous de le dire, n’a rien de commun avec le Michele Pezza que nous avons vu s’élancer dans la montagne après le meurtre de Peppino, mais notre Michele à nous, qui, au lieu de continuer à remonter le quai comme les autres, s’arrête à la petite porte de ce jardin déjà bien connu de nos lecteurs. Il est vrai qu’à la porte de ce jardin se tient debout et appuyée à la muraille, les yeux perdus dans l’azur du ciel, ou plutôt dans le vague de sa pensée, une jeune fille à laquelle sa position secondaire ne nous a permis jusqu’à ce moment de donner qu’une attention secondaire comme sa position.
C’est Giovanna ou Giovannina, la femme de chambre de Luisa San-Felice, appelée plus souvent par abréviation Nina.
Elle représente un type particulier chez les paysans des environs de Naples, une espèce d’hybride humaine que l’on est tout étonné de trouver sous le brûlant soleil du Midi.
C’est une jeune fille de dix-neuf à vingt ans, de taille moyenne, et cependant plutôt grande que petite, parfaitement prise dans sa taille, et à qui le voisinage d’une femme distinguée a donné des goûts de propreté rares dans cette classe du peuple à laquelle elle appartient ; ses cheveux abondants et très-soignés, retenus en chignon par un ruban bleu de ciel, sont de ce blond ardent qui semble la flamme voltigeant sur le front des mauvais anges ; son teint est d’un blanc laiteux parsemé de taches de rousseur qu’elle essaye d’effacer avec les cosmétiques et les essences qu’elle emprunte au cabinet de toilette de sa maîtresse ; ses yeux sont verdâtres et s’irisent d’or comme ceux des chats, dont elle a la prunelle contractile ; ses lèvres sont minces et pâles, mais, à la moindre émotion, deviennent d’un rouge de sang ; elles couvrent des dents irréprochables, dont elle prend autant de soin et dont elle paraît aussi fière que si elle était une marquise ; ses mains sans veines sont blanches et froides comme le marbre. Jusqu’à l’époque où nous l’avons fait connaître à nos lecteurs, elle a paru fort attachée à sa maîtresse et ne lui a donné que ces sujets de mécontentement qui tiennent à la légèreté de la jeunesse et aux bizarreries d’un caractère encore mal formé. Si la sorcière Nanno était là et qu’elle examinât sa main comme elle a examiné celle de sa maîtresse, elle dirait que, tout au contraire de Luisa, qui est née sous l’heureuse influence de Vénus et de la Lune, Giovannina est née sous la mauvaise union de la Lune et de Mercure, et que c’est à cette conjonction fatale qu’elle doit les mouvements d’envie qui, parfois, lui serrent le cœur, et les élans d’ambition qui agitent son esprit.
En somme, Giovannina n’est point ce que l’on peut appeler une belle femme, ni une jolie fille ; mais c’est une créature étrange qui attire et fixe le regard de beaucoup de jeunes gens. Ses inférieurs ou ses égaux ont fait attention à elle, mais jamais elle n’a répondu à aucun ; son ambition aspire à s’élever, et vingt fois elle a dit qu’elle aimerait mieux rester fille toute sa vie que d’épouser un homme au-dessous d’elle, ou même de sa condition.
Michele et Giovannina sont de vieilles connaissances ; depuis six ans que Giovannina est chez Luisa San-Felice, ils ont eu occasion de se voir bien souvent ; Michele même, comme les autres jeunes gens, séduit par la bizarrerie physique et morale de la jeune fille, a essayé de lui faire la cour ; mais elle a expliqué sans détour au jeune lazzarone qu’elle n’aimerait jamais qu’un signore, au risque même que le signore qu’elle aimerait ne répondit point à son amour.
Sur quoi, Michele, qui n’est pas le moins du monde platonicien, lui a souhaité toute sorte de prospérités, et s’est tourné du côté d’Assunta, qui, n’ayant point les mêmes prétentions aristocratiques que Nina, s’est parfaitement contentée de Michele, et, comme le frère de lait de Luisa, à part ses opinions politiques un peu exaltées, est un excellent garçon, au lieu d’en vouloir à Giovannina de son refus, il lui a demandé son amitié et offert la sienne ; moins difficile en amitié qu’en amour, Giovannina lui a tendu la main, et la promesse d’une bonne et sincère amitié a été échangée entre le lazzarone et la jeune fille.
Aussi, au lieu de continuer sa route jusqu’au marché royal, Michele, qui, d’ailleurs, venait probablement faire une visite à sa sœur de lait, voyant Giovannina pensive à la porte du jardin, s’arrêta.
– Que fais-tu là à regarder le ciel ? lui demanda-t-il.
La jeune fille haussa les épaules.
– Tu le vois bien, dit-elle, je rêve.
– Je croyais qu’il n’y avait que les grandes dames qui rêvassent, et que nous nous contentions de penser, nous autres ; mais j’oubliais que, si tu n’es pas une grande dame, tu comptes le devenir un jour. Quel malheur que Nanno n’ait pas vu ta main ! elle t’eût probablement prédit que tu serais duchesse, comme elle m’a prédit, à moi, que je serais colonel.
– Je ne suis pas une grande dame pour que Nanno perde son temps à me dire la bonne aventure.
– Est-ce que je suis un grand seigneur, moi ? Elle me l’a bien dite ; il est vrai que c’était probablement pour se moquer de moi.
Giovannina secoua négativement la tête.
– Nanno ne ment pas, dit-elle.
– Alors, je serai pendu ?
– C’est probable.
– Merci ! Et qui te fait croire que Nanno ne ment pas ?
– Parce qu’elle a dit la vérité à madame.
– Comment, la vérité ?
– Ne lui a-t-elle pas fait le portrait du jeune homme qui descendait du Pausilippe ? grand, beau, jeune, vingt-cinq ans ; ne lui a-t-elle pas dit qu’il était épié par quatre, puis par six hommes ? ne lui a-t-elle pas dit que cet inconnu, dont nous avons fait depuis la connaissance, courait un grand danger ? ne lui a-t-elle pas dit, enfin, que ce serait un bonheur pour elle que ce jeune homme fût tué, parce que, s’il n’était pas tué, elle l’aimerait, et que cet amour aurait une influence fatale sur sa destinée ?
– Eh bien ?
– Eh bien, tout cela est arrivé, ce me semble : l’inconnu venait du Pausilippe ; il était jeune, beau ; il avait vingt-cinq ans ; il était suivi par six hommes ; il courait un grand danger, puisqu’il a été blessé presque mortellement à cette porte. Enfin, continua Giovannina avec une imperceptible altération dans la voix, comme la prédiction devait s’accomplir et s’accomplira probablement en tout point, enfin, madame l’aime.
– Que dis-tu là ? fit Michele. Tais-toi donc !
Giovannina regarda autour d’elle.
– Est-ce que quelqu’un nous écoute ? demanda-t-elle.
– Non.
– Eh bien, continua Giovannina, qu’importe, alors ? N’es-tu pas dévoué à ta sœur de lait comme je le suis à ma maîtresse ?
– Si fait, et à la vie à la mort ! elle peut s’en vanter.
– En ce cas, elle aura probablement besoin un jour de toi, comme elle a déjà besoin de moi. Que crois-tu que je fais à cette porte ?
– Tu me l’as dit, tu regardes en l’air.
– N’as-tu pas rencontré le chevalier San-Felice sur ta route ?
– À la hauteur de Pie-di-Grotta ? Oui.
– J’étais là pour voir s’il ne revenait point sur ses pas, comme il l’a fait hier.
– Comment ! il est revenu sur ses pas ? Se douterait-il de quelque chose ?
– Lui ? Pauvre cher seigneur ! il croirait plutôt ce qu’il ne voulait pas croire l’autre jour, que la terre est un morceau détaché du soleil, un jour qu’une comète s’est heurtée contre, que de croire que sa femme le trompe ; d’ailleurs, elle ne le trompe pas !… ou du moins pas encore : elle aime le seigneur Salvato, voilà tout ; mais il n’est pas moins vrai que, s’il eût demandé madame, j’eusse été fort embarrassée, car elle est déjà près de son cher blessé, qu’elle ne quitte ni jour ni nuit.
– Alors, elle t’a dit de venir t’assurer que le chevalier San-Felice continuait bien aujourd’hui son chemin vers le palais royal ?
– Oh ! non, Dieu merci ! madame n’en est pas encore là ; mais cela viendra, sois tranquille. Non, je la voyais inquiète, allant, venant, regardant du côte du corridor, puis du côté du jardin, mourant d’envie de se mettre à la fenêtre, mais n’osant. Je lui ai dit alors : « Est-ce que madame ne va pas voir si M. Salvato n’a pas besoin d’elle, depuis deux heures du matin qu’elle l’a quitté ? – Je n’ose, ma chère Nina, a-t-elle répondu ; j’ai peur que mon mari, comme hier, n’ait oublié quelque chose, et tu sais que le docteur Cirillo a dit qu’il était de la plus haute importance que mon mari ignorât la présence de ce jeune homme chez la princesse Fusco. – Oh ! qu’à cela ne tienne, madame, lui ai-je répondu, je puis surveiller la rue, et, si M. le chevalier, par hasard, revenait comme hier, du plus loin que je l’apercevrais, j’accourrais le dire à madame. – Ah ! ma bonne petite Nina, a-t-elle répliqué, tu serais assez gentille pour cela ? – Certainement, lui ai-je répondu, madame ; cela me fera même du bien, j’ai besoin d’air. » Et je suis venue me planter en sentinelle à cette porte, où j’ai le plaisir de faire la conversation avec toi, tandis que madame a celui de faire la conversation avec son blessé.
Michele regarda Giovannina avec un certain étonnement ; il y avait quelque chose d’amer dans les paroles et de strident dans la voix de la jeune fille.
– Et lui, demanda-t-il, le jeune homme, le blessé ?
– J’entends bien.
– Est-il amoureux d’elle ?
– Lui ? Je crois bien ! Il la dévore des yeux. Aussitôt qu’elle quitte la chambre, ses paupières se ferment comme s’il n’avait plus besoin de rien voir, pas même le jour. Le médecin, M. Cirillo, celui qui défend que les maris sachent que leurs femmes soignent de beaux jeunes gens blessés, M. Cirillo a beau lui défendre de parler, M. Cirillo a beau lui dire que, s’il parle, il risque de se rompre quelque chose dans le poumon, ah ! pour cela, on ne lui obéit pas comme pour l’autre chose. À peine sont-ils seuls, qu’ils se mettent à parler sans s’arrêter une minute.
– Et de quoi parlent-ils ?
– Je n’en sais rien.
– Comment ! tu n’en sais rien ? Ils t’éloignent donc ?
– Non, tout au contraire, madame presque toujours me fait signe de rester.
– Ils parlent tout bas, alors ?
– Non, ils parlent tout haut, mais anglais ou français. Le chevalier est un homme de précaution, ajouta Nina avec un petit rire saccadé ; il a appris deux langues étrangères à sa femme, afin qu’elle pût librement parler de ses affaires avec les étrangers et que les gens de la maison n’y comprissent rien ; aussi, madame en use.
– J’étais venu pour voir Luisa, dit Michele ; mais, d’après ce que tu me dis, je la dérangerais probablement ; je me contenterai donc de souhaiter que toutes choses tournent mieux pour elle et pour moi que ne l’a prédit Nanno.
– Non pas, tu resteras, Michele ; la dernière fois que tu es venu, elle m’a grondé de t’avoir laissé partir sans la voir ; il paraît que le blessé, lui aussi, veut te remercier.
– Ma foi ! je ne serais pas fâché de lui dire deux mots de compliments de mon côté ; c’est un rude gaillard, et le beccaïo sait ce que pèse son bras.
– Alors, entrons, et, comme il n’y a plus de danger que le chevalier revienne, je vais prévenir madame que tu es là.
– Tu m’assures que ma visite ne la contrariera point ?
– Je te dis qu’elle lui fera plaisir.
– Alors, entrons.
Et les deux jeunes gens disparurent dans le jardin pour reparaître bientôt au haut du perron et disparaître de nouveau dans la maison.
Comme l’avait dit Nina, depuis une demi-heure déjà, à peu près, sa maîtresse était entrée dans la chambre du blessé.
De sept heures du matin, heure à laquelle elle se levait, jusqu’à dix heures, heure à laquelle son mari quittait la maison, quoique Luisa ne cessât point un instant d’avoir le malade présent à sa pensée, elle n’osait lui faire aucune visite, ce temps étant complétement consacré à ces soins du ménage que nous l’avons vue négliger le jour de la visite de Cirillo, et qu’elle avait jugé imprudent de ne pas reprendre depuis ; en échange, elle ne quittait plus Salvato une minute de dix heures du matin à deux heures de l’après-midi, moment où, on se le rappelle, son mari avait l’habitude de rentrer ; après dîner, vers quatre heures, le chevalier San-Felice passait dans son cabinet et y demeurait une heure ou deux.
Pendant une heure au moins, Luisa tranquille, et sous prétexte de changer quelque chose à sa toilette, était censée demeurer, elle aussi, dans sa chambre ; mais, légère comme un oiseau, elle était toujours dans le corridor et trouvait moyen de faire trois ou quatre visites au blessé, lui recommandant, à chacune de ces visites, le repos et la tranquillité ; puis, de sept à dix heures, moment des visites ou de la promenade, elle abandonnait de nouveau Salvato, qui restait sous la garde de Nina et qu’elle venait retrouver vers onze heures, c’est-à-dire aussitôt que son mari était rentré dans sa chambre ; elle restait jusqu’à deux heures du matin à son chevet ; à deux heures du matin, elle passait chez elle, d’où elle ne sortait plus qu’à sept heures, comme nous l’avons dit.
Tout s’était passé ainsi et sans la moindre variation depuis le jour de la première visite de Cirillo, c’est-à-dire depuis neuf jours.
Quoique Salvato attendît avec une impatience toujours nouvelle le moment où apparaissait Luisa, il semblait, ce jour-là, les yeux fixés sur la pendule, attendre la jeune femme avec une impatience plus grande que jamais.
Si léger que fût le pas de la belle visiteuse, l’oreille du blessé était si accoutumée à reconnaître ce pas et surtout la manière dont Luisa ouvrait la porte de communication, qu’au premier craquement de cette porte et au premier froissement d’une certaine pantoufle de satin sur le carreau, le sourire, absent de ses lèvres depuis le départ de Luisa, revenait entr’ouvrir ses lèvres, et ses yeux se tournaient vers cette porte et s’y arrêtaient avec la même fixité que la boussole sur l’étoile du nord.
Luisa parut enfin.
– Oh ! lui dit-il, vous voilà donc ! Je tremblais que, craignant quelque retour inattendu comme celui d’hier, vous ne vinssiez plus tard. Dieu merci ! aujourd’hui comme toujours, et à la même heure que toujours, vous voilà !
– Oui, me voilà, grâce à notre bonne Nina, qui, d’elle-même, m’a offert de descendre et de veiller à la porte. Comment avez-vous passé la nuit ?
– Très-bien ! Seulement, dites-moi…
Salvato prit les deux mains de la jeune femme debout près de son lit, et, se soulevant pour se rapprocher d’elle, il la regarda fixement.
Luisa, étonnée et ne sachant ce qu’il allait lui demander, le regarda de son côté. Il n’y avait rien dans le regard du jeune homme qui pût lui faire baisser les yeux ; ce regard était tendre, mais plus interrogateur que passionné.
– Que voulez-vous que je vous dise ? demanda-t-elle.
– Vous êtes sortie de ma chambre hier à deux heures du matin, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Y êtes-vous rentrée après en être sortie ?
– Non.
– Non ? Vous dites bien non ?
– Je dis bien non.
– Alors, dit le jeune homme se parlant à lui-même, c’est elle !
– Qui, elle ? demanda Luisa plus étonnée que jamais.
– Ma mère, répliqua le jeune homme, dont les yeux prirent une expression de vague rêverie, et dont la tête s’abaissa sur sa poitrine avec un soupir qui n’avait rien de douloureux ni même de triste.
À ces mots : « Ma mère, » Luisa tressaillit.
– Mais, lui demanda Luisa, votre mère est morte ?
– N’avez-vous pas entendu dire, chère Luisa, répondit le jeune homme sans que ses yeux perdissent rien de leur rêverie, qu’il était, parmi les hommes, sans qu’on pût les reconnaître à des signes extérieurs, sans qu’eux-mêmes se rendissent compte de leur pouvoir, des êtres privilégiés qui avaient la faculté de se mettre en rapport avec les esprits ?
– J’ai entendu quelquefois le chevalier San-Felice raisonner de cela avec des savants et des philosophes allemands, qui donnaient ces communications entre les habitants de ce monde et ceux d’un monde supérieur comme des preuves en faveur de l’immortalité de l’âme ; ils nommaient ces individus des voyants, ces intermédiaires des médiums.
– Ce qu’il y a d’admirable en vous, dit Salvato, c’est que, sans que vous vous en doutiez, Luisa, sous la grâce de la femme, vous avez l’éducation d’un érudit et la science d’un philosophe ; il en résulte qu’avec vous, on peut parler de toutes choses, même des choses surnaturelles.
– Alors, fit Luisa très-émue, vous croyez que cette nuit… ?
– Je crois que, cette nuit, si ce n’est point vous qui êtes entrée dans ma chambre et qui vous êtes penchée sur mon lit, je crois que j’ai été visité par ma mère.
– Mais, mon ami, demanda Luisa frissonnante, comment vous expliquez-vous l’apparition d’une âme séparée de son corps ?
– Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, Luisa, vous le savez bien. Hamlet ne dit-il point, au moment où vient de lui apparaître l’ombre de son père : There are more things in heaven and earth, Horatio, than there are dreamt of in your philosophy ?… Eh bien, Luisa, c’est d’un de ces mystères que je vous parle.
– Mon ami, dit Luisa, savez-vous que parfois vous m’effrayez ?
Le jeune homme lui serra la main et la regarda de son plus doux regard.
– Et comment puis-je vous effrayer, lui demanda-t-il, moi qui donnerais pour vous la vie que vous m’avez sauvée ? Dites-moi cela.
– C’est que, continua la jeune femme, vous me faites parfois l’effet de n’être point un être de ce monde.
– Le fait est, répliqua Salvato en riant, que j’ai bien manqué d’en sortir avant d’y être entré.
– Serait-il donc vrai, comme le disait la sorcière Nanno, demanda en pâlissant la jeune femme, que vous fussiez né d’une morte ?
– La sorcière vous a dit cela ? demanda le jeune homme en se soulevant étonné sur son lit.
– Oui ; mais ce n’est pas possible, n’est-ce pas ?
– La sorcière vous a dit la vérité, Luisa ; c’est une histoire que je vous raconterai un jour, mon amie.
– Oh ! oui, et que j’écouterai avec toutes les fibres de mon cœur.
– Mais plus tard.
– Quand vous voudrez.
– Aujourd’hui, continua le jeune homme en retombant sur son lit, ce récit dépasserait mes forces ; mais, comme je vous le dis, tiré violemment du sein de ma mère, les premières palpitations de ma vie se sont mêlées aux derniers tressaillements de sa mort, et un étrange lien a continué, en dépit du tombeau, de nous attacher l’un à l’autre. Or, soit hallucination d’un esprit surexcité, soit apparition réelle, soit qu’enfin, dans certaines conditions anormales, les lois qui existent pour les autres hommes n’existent pas pour ceux qui sont nés en dehors de ces lois, de temps en temps, – j’ose à peine dire cela, tant la chose est improbable ! – de temps en temps, ma mère, sans doute parce qu’elle fut en même temps sainte et martyre, de temps en temps, ma mère obtient de Dieu la permission de me visiter.
– Que dites-vous là ! murmura Luisa, toute frissonnante.
– Je vous dis ce qui est, mais ce qui est pour moi n’est peut-être pas pour vous, et cependant je n’ai pas vu seul cette chère apparition.
– Une autre que vous l’a vue ? s’écria Luisa.
– Oui, une femme bien simple, une paysanne, incapable d’inventer une semblable histoire : ma nourrice.
– Votre nourrice a vu l’ombre de votre mère ?
– Oui ; voulez-vous que je vous raconte cela ? demanda le jeune homme en souriant.
Pour toute réponse, Luisa saisit les deux mains du blessé et le regarda avidement.
– Nous demeurions en France, – car, si ce n’est point en France que mes yeux se sont ouverts, c’est là qu’ils ont commencé à voir ; – nous habitions au milieu d’une grande forêt ; mon père m’avait donné une nourrice d’un village distant d’une lieue et demie ou deux lieues de la maison que nous habitions. Une après-midi, elle alla demander à mon père la permission de faire une course pour voir son enfant, qu’on lui avait dit être malade ; c’était celui-là même qu’elle avait sevré pour me donner sa place ; non-seulement mon père le lui permit, mais encore il voulut l’accompagner pour visiter son enfant avec elle ; on me donna à boire, on me coucha dans mon berceau, et, comme je ne me réveillais jamais qu’à dix heures du soir, et que mon père, avec son cabriolet, ne mettait qu’une heure et demie pour aller au village et revenir à la maison, mon père ferma la porte, mit la clef dans sa poche, fit monter la nourrice près de lui et partit tranquille.
» L’enfant n’avait qu’une légère indisposition ; mon père rassura la bonne femme, laissa une ordonnance au mari et un louis pour être sûr que l’ordonnance serait suivie, et s’en allait revenir à la maison en y ramenant la nourrice, lorsqu’un jeune homme éploré vint tout à coup lui dire que son père, un garde de la forêt, avait été grièvement blessé la nuit précédente par un braconnier. Mon père ne savait point ce que c’était que de repousser un semblable appel ; il remit la clef de la maison à la nourrice et lui recommanda de revenir sans perdre un instant, d’autant plus que le temps devenait orageux.
» La nourrice partit. Il était sept heures du soir ; elle promit d’être avant huit heures à la maison, et mon père s’en alla de son côté, après lui avoir vu prendre le chemin qui devait la ramener près de moi. Pendant une demi-heure, tout alla bien ; mais alors le temps s’obscurcit tout à coup, le tonnerre gronda et un orage terrible éclata, mêlé d’éclairs et de pluie. Par malheur, au lieu de suivre le chemin frayé, la bonne femme prit, afin d’arriver plus vite à la maison, un sentier qui raccourcissait la distance, mais que la nuit rendait plus difficile ; un loup qui, effrayé lui-même par l’orage, croisa son chemin, lui fit peur ; elle se jeta de côté, s’enfuit, s’engagea dans un taillis, s’y égara, et, de plus en plus épouvantée par l’orage, erra au hasard, appelant, pleurant, criant, mais n’ayant pour réponse à ses cris que ceux des chouettes et des hiboux.
» Folle, éperdue, elle erra ainsi pendant trois heures, se heurtant aux arbres, buttant contre les souches à fleur de terre, roulant dans les ravins perdus dans l’obscurité, et entendant successivement, au milieu des grondements du tonnerre, sonner neuf heures, dix heures, onze heures ; enfin, comme le premier coup de minuit tintait, un éclair lui fit voir à cent pas d’elle notre maison tant cherchée, et, quand l’éclair fut éteint, quand la forêt fut retombée dans les ténèbres, elle continua d’être guidée par une lumière qui venait de la chambre où était mon berceau : elle crut que mon père était revenu avant elle et doubla le pas ; mais comment était-il rentré, puisqu’il lui avait donné la clef ? En avait-il une seconde ? Ce fut sa pensée ; et, trempée par la pluie, meurtrie par les chutes, aveuglée par les éclairs, elle ouvrit la porte, la repoussa derrière elle, croyant la fermer, monta rapidement l’escalier, traversa la chambre de mon père et ouvrit la porte de la mienne.
» Mais, sur le seuil, elle s’arrêta en poussant un cri…
– Mon ami ! mon ami ! s’écria Luisa en serrant les mains du jeune homme.
– Une femme vêtue de blanc était debout près de mon lit, continua le jeune homme d’une voix altérée, murmurant tout bas un de ces chants maternels avec lesquels on endort les enfants, et me berçant de la main en même temps que de la voix. Cette femme, jeune, belle, seulement le visage couvert d’une mortelle pâleur, avait une tache rouge au milieu du front.
» La nourrice s’adossa au chambranle de la porte pour ne pas tomber ; les jambes lui manquaient.
» Elle avait bien compris qu’elle était en face d’un être surnaturel et bienheureux, car la lumière qui éclairait la chambre émanait de lui ; d’ailleurs, peu à peu les contours de l’apparition, parfaitement accusés d’abord s’effacèrent, les traits du visage devinrent moins distincts, les chairs et les vêtements, aussi pâles les uns que les autres, se confondirent en perdant leurs reliefs ; le corps devint nuage, le nuage se transforma en vapeur, enfin la vapeur s’évanouit à son tour, laissant après elle l’obscurité la plus profonde, et, dans cette obscurité, un parfum inconnu.
» En ce moment, mon père rentrait lui-même ; la nourrice l’entendit, et, plus morte que vive, l’appela. Il monta à sa voix, alluma une bougie, trouva la bonne femme au même endroit, tremblante, le front ruisselant de sueur, pouvant à peine respirer.
» Rassurée par la présence de mon père et par la lumière de la bougie, elle s’élança vers mon berceau et me prit entre ses bras : je dormais paisiblement. Pensant que je n’avais rien pris depuis quatre heures de l’après-midi et que je devais avoir faim, elle me donna son sein, mais je refusai de le prendre.
» Alors, elle raconta tout à mon père, qui ne comprenait rien à cette obscurité, à son agitation, à ses terreurs, et surtout à ce parfum mystérieux qui flottait dans l’appartement.
» Mon père l’écouta avec attention, en homme qui, ayant essayé de les sonder tous, ne s’étonne d’aucun des mystères de la nature, et, quand elle en vînt à faire le portrait de la femme qui chantait en balançant mon berceau et qu’elle lui dit que cette femme avait une tache rouge au milieu du front, il se contenta de répondre :
» – C’était sa mère.
» Plus d’une fois, continua le blessé d’une voix plus altérée, il me raconta la chose depuis, et cet esprit fort et puissant ne doutait point qu’à mes cris l’ombre bienheureuse n’eût obtenu de Dieu la permission de redescendre du ciel pour apaiser la faim et les cris de son enfant.
– Et depuis, demanda Luisa pâle et frissonnante elle-même, vous dites que vous l’avez vue ?
– Trois fois, répondit le jeune homme. La première, c’était pendant la nuit qui précéda le jour où je la vengeai : je la vis s’avancer vers mon lit avec cette tache rouge au milieu du front ; elle s’inclina sur moi pour m’embrasser, je sentis le contact de ses lèvres froides, et quelque chose qui ressemblait à une larme tomba sur mon front au moment où elle se relevait ; je voulus alors la saisir entre mes bras et la retenir, mais elle disparut. Je m’élançai hors du lit, je courus dans la chambre de mon père ; une bougie brûlait, je m’approchai d’une glace ; ce que j’avais pris pour une larme, c’était une goutte de sang qui était tombée de sa blessure ; mon père, réveillé par moi, écouta mon récit tranquillement et me dit en souriant :
» – Demain, la blessure sera fermée. »
Le lendemain, j’avais tué le meurtrier de ma mère.
Luisa, épouvantée, cacha sa tête dans l’oreiller du blessé.
– Deux fois depuis cette nuit, je l’ai revue, continua Salvato d’une voix presque éteinte ; mais, comme elle était vengée, la tache de sang avait disparu de son front.
Soit fatigue, soit émotion, en achevant ce récit, bien long pour ses forces, Salvato retomba pâle et épuisé sur son chevet.
Luisa poussa un cri.
Le blessé, la bouche haletante et les yeux fermés, était retombé sur son lit.
Luisa s’élança vers la porte, et, en l’ouvrant, faillit renverser Nina, qui écoutait, l’oreille collée à cette porte.
Mais elle ne fit qu’une légère attention à cet incident.
– L’éther ! demanda-t-elle, l’éther ! Il se trouve mal.
– L’éther est dans la chambre de madame, répondit Nina.
Luisa ne fit qu’un bond jusqu’à sa chambre, mais chercha vainement ; lorsqu’elle revint près du blessé, Giovannina soutenait la tête de Salvato sur son bras, et, en la pressant contre sa poitrine, lui faisait respirer le flacon.
– Ne m’en veuillez pas, madame, lui dit Nina, le flacon était sur la cheminée derrière la pendule ; en vous voyant si troublée, j’ai moi-même perdu la tête ; mais tout est pour le mieux ; voici M. Salvato qui revient à lui.
En effet, le jeune homme rouvrit les yeux, et ses yeux, en se rouvrant, cherchaient Luisa.
Giovannina, qui vit la direction de son regard, reposa doucement la tête du blessé sur l’oreiller et gagna l’embrasure d’une fenêtre, où elle essuya une larme, tandis que Luisa revenait prendre sa place au chevet du malade, et que Michele, passant sa tête par la porte restée entr’ouverte, demandait :
– As-tu besoin de moi, petite sœur ?
XXXVIII. André Backer §
L’âme tout entière de Luisa était passée dans ses yeux, et ses yeux étaient fixés sur ceux de Salvato, qui, reconnaissant la jeune femme dans celle qui lui donnait des soins, revenait à lui avec un sourire.
Il rouvrit complétement les yeux et murmura :
– Oh ! mourir ainsi !
– Oh ! non, non ! pas mourir ! s’écria Luisa.
– Je sais bien qu’il vaudrait mieux vivre ainsi, continua Salvato ; mais…
Il poussa un soupir dont le souffle fit frémir les cheveux de la jeune femme et passa sur son visage comme l’haleine brûlante du sirocco.
Elle secoua la tête, sans doute pour écarter le fluide magnétique dont l’avait enveloppée ce soupir de flamme, reposa la tête du blessé sur l’oreiller, s’assit sur le fauteuil auquel s’appuyait le chevet du lit ; puis, se tournant vers Michele et répondant un peu tardivement peut-être à sa question :
– Non, je n’ai plus besoin de toi, dit-elle, heureusement ; mais entre toujours, et vois comme notre malade va bien.
Michele s’approcha sur la pointe du pied, comme s’il eût eu peur d’éveiller un homme endormi.
– Le fait est qu’il a meilleur mine que lorsque nous l’avons quitté, la vieille Nanno et moi.
– Mon ami, dit la San-Felice au blessé, c’est le jeune homme qui, dans la nuit où vous avez failli être assassiné, nous a aidés à vous porter secours.
– Oh ! je le reconnais, dit Salvato en souriant ; c’est lui qui pilait les herbes que cette femme que je n’ai pas revue appliquait sur ma blessure.
– Il est revenu depuis pour vous voir, car, comme nous tous, il prend un grand intérêt à vous ; seulement, on ne l’a point laissé entrer.
– Oh ! mais je ne me suis point fâché de cela, dit Michele ; je ne suis pas susceptible, moi.
Salvato sourit et lui tendit la main.
Michele prit la main que Salvato lui tendait et la regarda en la retenant dans les siennes.
– Vois donc, petite sœur, dit-il, on dirait une main de femme ; et quand on pense que c’est avec cette petite main-là qu’il a donné le fameux coup de sabre au beccaïo ; car vous lui avez donné un fameux coup de sabre, allez !
Salvato sourit.
Michele regarda autour de lui.
– Que cherches-tu ? demanda Luisa.
– Je cherche le sabre, maintenant que j’ai vu la main ; ce doit être une fière arme.
– Il t’en faudrait un comme celui-là quand tu seras colonel, n’est-ce pas, Michele ? dit en riant Luisa.
– M. Michele sera colonel ? demanda Salvato.
– Oh ! ça ne peut plus me manquer maintenant, répondit le lazzarone.
– Et comment cela ne peut-il plus te manquer ? demanda Luisa.
– Non, puisque la chose m’a été prédite par la vieille Nanno, et que tout ce qu’elle t’a prédit, à toi, se réalise.
– Michele ! fit la jeune femme.
– Voyons : ne t’a-t-elle pas prédit qu’un beau jeune homme qui descendait du Pausilippe courait un grand danger, qu’il était menacé par six hommes, et que ce serait un grand bonheur pour toi s’il était tué par ces six hommes, attendu que tu devais l’aimer et que cet amour serait cause de ta mort ?
– Michele ! Michele ! s’écria la jeune femme en écartant son fauteuil du lit, tandis que Giovannina avançait sa tête pâle derrière le rideau rouge de la fenêtre.
Le blessé regarda attentivement Michele et Luisa.
– Comment ! demanda-t-il à Luisa, on vous a prédit que je serais cause de votre mort ?
– Ni plus ni moins ! dit Michele.
– Et, ne me connaissant pas, ne pouvant par conséquent prendre aucun intérêt à moi, vous n’avez pas laissé les sbires faire leur métier ?
– Ah bien, oui ! dit Michele répondant pour Luisa, quand elle a entendu les coups de pistolet, quand elle a entendu le cliquetis des sabres, quand elle a vu que moi, un homme, et un homme qui n’a pas peur, je n’osais pas aller à votre secours parce que vous aviez affaire aux sbires de la reine, elle a dit : « Alors, c’est à moi de le sauver ! » Et elle s’est élancée dans le jardin. Si vous l’aviez vue, Excellence ! elle ne courait pas, elle volait.
– Oh ! Michele ! Michele !
– Tu n’as pas fait cela, petite sœur ? tu n’as pas dit cela ?
– Mais à quoi bon le redire ? s’écria Luisa en se cachant la tête entre ses deux mains.
Salvato étendit le bras et écarta les mains dans lesquelles la jeune femme cachait son visage rouge de honte et ses yeux humides de larmes.
– Vous pleurez ! dit-il ; avez-vous donc regret maintenant de m’avoir sauvé la vie ?
– Non ; mais j’ai honte de ce que vous a dit ce garçon ; on l’appelle Michele le Fou, et, à coup sûr, il est bien nommé.
Puis, à la camériste :
– J’ai eu tort, Nina, de te gronder de ne point l’avoir laissé entrer ; tu avais bien fait de lui refuser la porte.
– Ah ! petite sœur ! petite sœur ! ce n’est pas bien, ce que tu fais là, dit le lazzarone, et, cette fois, tu ne parles pas avec ton cœur.
– Votre main, Luisa, votre main ! dit le blessé d’une voix suppliante.
La jeune femme à bout de forces, brisée par tant de sensations différentes, appuya sa tête au dossier du fauteuil, ferma les yeux et laissa tomber sa main frissonnante dans la main du jeune homme.
Salvato la saisit avec avidité. Luisa poussa un soupir : ce soupir confirmait tout ce qu’avait dit le lazzarone.
Michele regardait cette scène à laquelle il ne comprenait rien, et qu’au contraire comprenait trop Giovannina debout, les mains crispées, l’œil fixe, et pareille à la statue de la Jalousie.
– Eh bien, sois tranquille, mon garçon, dit Salvato d’une voix joyeuse, c’est moi qui te donnerai ton sabre de colonel ; pas celui avec lequel j’ai houspillé les drôles qui m’attaquaient, ils me l’ont pris, mais un autre et qui vaudra celui-là.
– Eh bien, voilà qui va pour le mieux, dit Michele ; il ne me manque plus que le brevet, les épaulettes, l’uniforme et le cheval.
Puis, se retournant vers la camériste :
– N’entends-tu pas, Nina ? on sonne à arracher la sonnette !
Nina sembla s’éveiller.
– On sonne ? dit-elle ; et où cela ?
– À la porte, il faut croire.
– Oui, à celle de la maison, dit Luisa.
Puis, rapidement et tout bas à Salvato :
– Ce n’est pas mon mari, ajouta-t-elle, il rentre toujours par celle du jardin. Va, dit-elle à Nina, cours ! je n’y suis pas, tu entends ?
– Petite sœur n’y est pas, tu entends, Nina ? répéta Michele.
Nina sortit sans répondre.
Luisa se rapprocha du blessé ; elle se sentait, sans savoir pourquoi, plus à l’aise sous la parole du bavard Michele que sous le regard de la muette Nina ; mais cela, nous le répétons, instinctivement, sans qu’elle eût rien scruté des bons sentiments de son frère de lait, ou des mauvais instincts de sa camériste.
Au bout de cinq minutes, Nina rentra, et, s’approchant mystérieusement de sa maîtresse :
– Madame, lui dit-elle tout bas, c’est M. André Backer, qui demande à vous parler.
– Ne lui avez-vous pas dit que je n’y étais point ? répliqua Luisa assez haut pour que Salvato, s’il n’avait point entendu la demande, pût au moins entendre la réponse.
– J’ai hésité, madame, répondit Nina toujours à voix basse, d’abord parce que je sais que c’est votre banquier, et ensuite parce qu’il a dit que c’était pour une affaire importante.
– Les affaires importantes se règlent avec mon mari, et non point avec moi.
– Justement, madame, continua Giovannina sur le même diapason ; mais j’ai eu peur qu’il ne revînt quand M. le chevalier y serait ; qu’il ne dit à M le chevalier qu’il n’avait point trouvé madame, et, comme madame ne sait pas mentir, j’ai pensé qu’il valait mieux que madame le reçût.
– Ah ! vous avez pensé ?… dit Luisa regardant la jeune fille.
Nina baissa les yeux.
– Si j’ai eu tort, madame, il est encore temps ; mais cela lui fera bien de la peine, pauvre garçon !
– Non, dit Luisa après un instant de réflexion, mieux vaut en effet que je le reçoive, et tu as bien fait, mon enfant.
Puis, se tournant vers Salvato, qui s’était écarté voyant que Giovannina parlait bas à sa maîtresse :
– Je reviens dans un instant, lui dit-elle ; soyez tranquille, l’audience ne sera pas longue.
Les jeunes gens échangèrent un serrement de main et un sourire, puis Luisa se leva et sortit.
À peine la porte fut-elle refermée derrière Luisa, que Salvato ferma les yeux, comme il avait l’habitude de le faire quand la jeune femme n’était plus là.
Michele, croyant qu’il voulait dormir, s’approcha de Nina.
– Qui était-ce donc ? demanda-t-il à demi-voix, avec cette curiosité naïve de l’homme à demi sauvage dont l’instinct n’est point soumis aux convenances de la société.
Nina, qui avait parlé très-bas à sa maîtresse, haussa la voix d’un demi-ton et de manière que Salvato, qui n’avait point entendu ce qu’elle disait à sa maîtresse, entendit ce qu’elle disait à Michele.
– C’est ce jeune banquier si riche et si élégant, dit-elle ; tu le connais bien !
– Bon ! répliqua Michele, voilà que je connais les banquiers, moi !
– Comment ! tu ne connais pas M. André Backer ?
– Qu’est-ce que c’est que cela, M. André Backer ?
– Comment ! tu ne te rappelles pas ? Ce joli garçon blond, un Allemand ou un Anglais, je ne sais pas bien, mais qui a fait sa cour à madame avant qu’elle épousât le chevalier.
– Ah ! oui, oui. N’est-ce pas chez lui que Luisa a toute sa fortune ?
– Justement, tu y es.
– C’est bon. Lorsque je serai colonel, lorsque j’aurai des épaulettes et le sabre que M. Salvato m’a promis, il ne me manquera qu’un cheval comme celui sur lequel se promène M. André Backer pour être équipé complétement.
Nina ne répondit point ; elle avait, tandis qu’elle parlait, tenu son regard arrêté sur le blessé, et, au frémissement presque imperceptible des muscles de son visage, elle avait compris que le prétendu dormeur n’avait point perdu une parole de ce qu’elle avait dit à Michele.
Pendant ce temps, Luisa était passée au salon, où l’attendait la visite annoncée ; au premier moment, elle eut peine à reconnaître André Backer ; il était vêtu en costume de cour, avait coupé ses longs favoris blonds à l’anglaise, ornement que, soit dit en passant, détestait le roi Ferdinand ; il portait au cou la croix de commandeur de Saint-Georges Constantinien, et la plaque sur l’habit ; il avait la culotte courte et l’épée au côté.
Un léger sourire passa sur les lèvres de Luisa. À quelle intention le jeune banquier lui faisait-il, dans un pareil costume, c’est-à-dire dans un costume de cour, une pareille visite à onze heures et demie du matin ? Sans doute, elle allait le savoir.
Au reste, hâtons-nous de dire que André Backer, de race anglo-saxonne, était un charmant garçon de vingt-six à vingt-huit ans, blond, frais, rose, avec la tête carrée des faiseurs de chiffres, le menton accentué du spéculateur entêté aux affaires, et la main spatulée des compteurs d’argent.
Très-élégant et habituellement plein de désinvolture, il était un peu emprunté sous ce costume dont il n’avait pas l’habitude et qu’il portait avec tant de complaisance, que, sans affectation et comme par hasard, il s’était placé devant une glace pour voir l’effet que faisait la croix de Saint-Georges à son cou et la plaque du même ordre sur sa poitrine.
– Oh ! mon Dieu, cher monsieur André, lui dit Luisa après l’avoir regardé un instant et lui avoir laissé faire un respectueux salut, comme vous voilà splendide ! Je ne m’étonne point que vous ayez insisté, non pour me voir sans doute, mais pour que j’aie le plaisir de vous voir dans toute votre gloire. Où allez-vous donc comme cela ? car je présume que ce n’est point pour me faire une visite d’affaires que vous avez revêtu ce costume de cour.
– Si j’eusse cru, madame, que vous eussiez pu avoir plus de plaisir à me voir avec ce costume que sous mes habits ordinaires, je n’eusse point attendu jusqu’aujourd’hui pour le revêtir ; non, madame, je sais, au contraire, que vous êtes une de ces femmes intelligentes qui, en choisissant toujours le vêtement qui leur convient le mieux, font peu d’attention à la façon dont les autres sont vêtus ; ma visite est un effet de ma volonté ; mais ce costume, sous lequel je me présente à vous, est le résultat des circonstances. Le roi a daigné, il y a trois jours, me faire commandeur de l’ordre de Saint-Georges Constantinien, et m’inviter à dîner à Caserte pour aujourd’hui.
– Vous êtes invité par le roi à dîner à Caserte aujourd’hui ? fit Luisa avec une expression de surprise qui indiquait un degré d’étonnement peu flatteur pour les droits que pouvait se croire le jeune banquier à être admis à la table du roi, le plus lazzarone des hommes dans les rues, le plus aristocrate des rois dans son château. Ah ! mais je vous en fais mon compliment bien sincère, monsieur André.
– Vous avez raison de vous étonner, madame, de voir un pareil honneur fait au fils d’un banquier, répliqua le jeune homme, un peu piqué de la façon dont Luisa le félicitait ; mais n’avez-vous pas entendu raconter qu’un jour Louis XIV, si aristocrate qu’il fût, invita à dîner avec lui, à Versailles, le banquier Samuel Bernard, auquel il voulait emprunter vingt-cinq millions ? Eh bien, il paraît que le roi Ferdinand a un besoin d’argent non moins grand que son ancêtre le roi Louis XIV, et, comme mon père est le Samuel Bernard de Naples, le roi invite son fils André Backer à dîner avec lui à Caserte, qui est le Versailles de Sa Majesté Ferdinand, et, pour être sûr que les vingt-cinq millions ne lui échapperont point, il a mis, au cou du croquant qu’il admet à sa table, ce licol par lequel il espère le conduire jusqu’à sa caisse.
– Vous êtes homme d’esprit, monsieur André ; ce n’est point d’aujourd’hui que je m’en aperçois, croyez-le, et vous pourriez être invité à la table de tous les rois de la terre, si l’esprit suffisait à ouvrir les portes des châteaux royaux. Vous avez comparé votre père à Samuel Bernard, monsieur André ; moi qui connais son inattaquable probité et sa largeur en affaires, j’accepte pour mon compte la comparaison. Samuel Bernard était un noble cœur, qui non-seulement sous Louis XIV, mais encore sous Louis XV, a rendu de grands services à la France. Eh bien, qu’avez-vous à me regarder ainsi ?
– Je ne vous regarde pas, madame, je vous admire.
– Et pourquoi ?
– Parce que je pense que vous êtes probablement la seule femme à Naples qui sache ce que c’est que Samuel Bernard et qui ait le talent de faire un compliment à un homme qui reconnaît le premier qu’ayant une simple visite à vous faire, il se présente à vous dans un accoutrement ridicule.
– Faut-il que je vous fasse mes excuses, monsieur André ? Je suis prête.
– Oh ! non, madame, non ! Le sarcasme lui-même, en passant par votre bouche, deviendrait une charmante causerie, que l’homme le plus vaniteux voudrait prolonger, fût-ce aux dépens de son amour-propre.
– En vérité, monsieur André, répliqua Luisa, vous commencez à m’embarrasser, et je me hâte, pour sortir d’embarras, de vous demander s’il existe une nouvelle route qui passe par Mergellina pour aller à Caserte.
– Non ; mais, ne devant être à Caserte qu’à deux heures, j’ai cru, madame, que j’aurais le temps de vous parler d’une affaire qui se rattache justement à ce voyage de Caserte.
– Ah ! mon Dieu, cher monsieur André, vous ne voudriez pas, je le présume, profiter de votre faveur pour me faire nommer dame d’honneur de la reine ? Je vous préviens d’avance que je refuserais.
– Dieu m’en garde ! Quoique serviteur dévoué de la famille royale et prêt à donner ma vie, et je vais vous parler en banquier, plus que ma vie, mon argent pour elle, je sais qu’il est des âmes pures qui doivent se tenir éloignées de régions où l’on respire une certaine atmosphère… de même que les santés qui veulent rester intactes doivent s’éloigner des miasmes des marais Pontins et des vapeurs du lac d’Agnano ; mais l’or, qui est un métal inaltérable, peut se montrer là où hésiterait à se risquer le cristal, plus facile à ternir. Notre maison engage une grande affaire avec le roi, madame ; le roi nous fait l’honneur de nous emprunter vingt-cinq millions, garantis par l’Angleterre ; c’est une affaire sûre, dans laquelle l’argent placé peut rapporter sept et huit, au lieu de quatre ou cinq pour cent ; vous avez un demi-million placé chez nous, madame ; on va s’empresser de nous demander des coupons de cet emprunt dans lequel notre maison entre personnellement pour huit millions ; je viens donc vous demander, avant que nous rendions l’affaire publique, si vous désirez que nous vous y fassions participer.
– Cher monsieur Backer, je vous suis on ne peut plus obligée de la démarche, répliqua Luisa ; mais vous savez que les affaires, et surtout les affaires d’argent, ne me regardent point, qu’elles regardent seulement le chevalier ; or, à cette heure, le chevalier, vous connaissez ses habitudes, cause très-probablement du haut de son échelle avec Son Altesse royale le prince de Calabre ; c’était donc à la bibliothèque du palais qu’il fallait aller si vous vouliez le rencontrer et non ici ; d’ailleurs, la présence de l’héritier de la couronne eût, infiniment mieux que la mienne, utilisé votre habit de cérémonie.
– Vous êtes cruelle, madame, pour un homme qui, ayant si rarement l’occasion de vous présenter ses hommages, saisit avec avidité cette occasion quand elle se présente.
– Je croyais, répliqua Luisa du ton le plus naïf, que le chevalier vous avait dit, monsieur Backer, que nous étions toujours et particulièrement les jeudis à la maison, de six à dix heures du soir. S’il l’avait oublié, je m’empresse de vous le dire en son lieu et place ; si vous l’avez oublié seulement, je vous le rappelle.
– Oh ! madame ! madame ! balbutia André, si vous l’eussiez voulu, vous eussiez rendu bien heureux un homme qui vous aimait et qui est forcé de vous adorer seulement.
Luisa le regarda de son grand œil noir, calme et limpide comme un diamant de Nigritie ; puis, allant à lui et lui tendant la main :
– Monsieur Backer, lui dit-elle, vous m’avez fait l’honneur de demander à Luisa Molina la main que la chevalière San-Felice vous tend ; si je permettais que vous la serrassiez à un autre titre que celui d’ami, vous vous seriez trompé sur moi et vous seriez adressé à une femme qui n’eût point été digne de vous ; ce n’est point un caprice d’un instant qui m’a fait vous préférer le chevalier, qui a près de trois fois mon âge et de deux fois le vôtre ; c’est le profond sentiment de reconnaissance filiale que je lui avais voué ; ce qu’il était pour moi il y a deux ans, il l’est encore aujourd’hui ; restez de votre côté ce que le chevalier, qui vous estime, vous a offert d’être, c’est-à-dire mon ami, et prouvez-moi que vous êtes digne de cette amitié en ne me rappelant jamais une circonstance où j’ai été forcée de blesser, par un refus qui n’avait rien de fâcheux cependant, un noble cœur qui ne doit garder ni rancune ni espoir.
Puis, avec une révérence pleine de dignité :
– Le chevalier aura l’honneur de passer chez monsieur votre père, lui dit-elle, et de lui donner une réponse.
– Si vous ne permettez ni que l’on vous aime ni que l’on vous adore, répondit le jeune homme, vous ne pouvez empêcher du moins que l’on ne vous admire.
Et, saluant à son tour avec les marques du plus profond respect, il se retira en étouffant un soupir.
Quant à Luisa, sans penser dans sa bonne foi juvénile qu’elle démentait peut-être, par l’action, la morale qu’elle venait de prêcher, à peine entendit-elle la porte de la rue se refermer sur André Backer et sa voiture s’éloigner, qu’elle s’élança par le corridor et regagna la chambre du blessé, avec la promptitude et presque la légèreté de l’oiseau qui revient à son nid.
Son premier regard, en entrant dans la chambre, fut naturellement pour Salvato.
Il était très-pâle, il avait les yeux fermés, et son visage, rigide comme le marbre, avait pris l’expression d’une vive douleur.
Inquiète, Luisa courut à lui, et, comme à son approche il n’ouvrait pas les yeux, quoique ce fût son habitude :
– Dormez-vous, mon ami ? lui demanda-t-elle en français, ou, continua-t-elle avec une voix à l’anxiété de laquelle il n’y avait point à se méprendre, ou seriez-vous évanoui ?
– Je ne dors pas, je ne suis pas évanoui ; tranquillisez-vous, madame, dit Salvato en entr’ouvrant les yeux, mais sans regarder Luisa.
– Madame ! répéta Luisa étonnée, madame !
– Seulement, reprit le jeune homme, je souffre.
– De quoi ?
– De ma blessure.
– Vous me trompez, mon ami… Oh ! j’ai étudié l’expression de votre physionomie pendant trois jours d’agonie, allez ! Non, vous ne souffrez pas de votre blessure ; vous souffrez d’une douleur morale.
Salvato secoua la tête.
– Dites-moi tout de suite quelle est cette douleur ? s’écria Luisa. Je le veux.
– Vous le voulez ? demanda Salvato. C’est vous qui le voulez, comprenez-vous bien ?
– Oui, c’est mon droit ; le docteur n’a-t-il pas dit que je devais vous épargner toute émotion ?
– Eh bien, puisque vous le voulez, dit Salvato regardant fixement la jeune femme, je suis jaloux.
– Jaloux ! de qui, mon Dieu ? dit Luisa.
– De vous.
– De moi ! s’écria-t-elle sans même songer à se fâcher cette fois. Pourquoi ? comment ? à quel propos ? Pour être jaloux, il faut un motif.
– D’où vient que vous êtes restée une demie-heure hors de cette chambre, quand vous ne deviez rester que quelques instants ? Et que vous est donc ce M. Backer qui a le privilège de me voler une demi-heure de votre présence ?
Le visage de la jeune femme prit une céleste expression de bonheur ; Salvato venait, lui aussi, de lui dire qu’il l’aimait sans prononcer le mot d’amour ; elle abaissa sa tête vers lui de manière que ses cheveux touchassent presque le visage du blessé, qu’elle enveloppa de son souffle et couvrit de son regard.
– Enfant ! dit-elle avec cette mélodie de la voix qui a sa source dans les fibres les plus profondes du cœur. Ce qu’il est ? ce qu’il vient faire ? pourquoi il est resté si longtemps ? Je vais vous le dire.
– Non, non, non, murmura le blessé, non, je n’ai plus besoin de rien savoir ; merci, merci !
– Merci de quoi ? Pourquoi merci ?
– Parce que vos yeux m’ont tout dit, ma bien-aimée Luisa. Ah ! votre main ! votre main !
Luisa donna sa main au blessé, qui y appuya convulsivement ses lèvres, tandis qu’une larme tombait de ses yeux et tremblait, perle liquide, sur cette main.
Cet homme de bronze avait pleuré.
Sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, Luisa porta sa main à ses lèvres et but cette larme.
Ce fut le philtre de cet irrésistible et implacable amour que lui avait prédit la sorcière Nanno.
XXXIX. Les kangourous §
Le roi Ferdinand avait invité André Backer à dîner à Caserte, d’abord parce qu’il trouvait sans doute que la réception d’un banquier à sa table avait moins d’importance à la campagne qu’à la ville, ensuite parce qu’il avait reçu d’Angleterre et de Rome des envois précieux dont nous parlerons plus tard ; il avait donc pressé plus que d’habitude la vente de son poisson à Mergellina, vente qui, malgré cette hâte, s’était faite, empressons-nous de le dire, à la plus grande gloire de son orgueil et à la plus grande satisfaction de sa bourse.
Caserte, le Versailles de Naples, comme nous l’avons appelé, est, en effet, une bâtisse dans le goût froid et lourd du milieu du XVIIIe siècle. Les Napolitains qui n’ont point voyagé en France soutiennent que Caserte est plus beau que Versailles ; ceux qui ont voyagé en France se contentent de dire que Caserte est aussi beau que Versailles ; enfin, les voyageurs impartiaux qui ne partagent point l’engouement fabuleux des Napolitains pour leur pays, sans mettre Versailles très-haut, mettent Caserte fort au-dessous de Versailles ; c’est notre avis aussi, à nous, et nous ne craignons pas d’être contredit par les hommes de goût et d’art.
Avant ce château moderne de Caserte et avant la Caserte de la plaine, existaient le vieux château et la vieille Caserte de la montagne, dont il ne reste plus, au milieu de murailles ruinées, que trois ou quatre tours debout ; c’était là que s’élevait le manoir des anciens seigneurs de Caserte, dont un des derniers, en trahissant Manfred, son beau-frère, fut en partie cause de la perte de la bataille de Bénévent.
On a beaucoup reproché à Louis XIV le malheureux choix du site de Versailles, que l’on a appelé un favori sans mérite ; nous ferons le même reproche au roi Charles III ; mais Louis XIV avait au moins cette excuse de la piété filiale, qu’il voulait conserver, en l’encadrant dans une bâtisse nouvelle, le charmant petit château de briques et de marbre, rendez-vous de chasse de son père. Cette piété filiale coûta un milliard à la France.
Charles III, lui, n’a pas d’excuse. Rien ne le forçait, dans un pays où les sites délicieux abondent, de choisir une plaine aride, au pied d’une montagne pelée, sans verdure et sans eau ; l’architecte Vanvitelli, qui bâtit Caserte, dut planter tout un jardin autour de l’ancien parc des seigneurs et faire descendre de l’eau du mont Taburno, comme, au contraire, Rennequin-Sualem dut faire monter la sienne de la rivière sur la montagne, à l’aide de sa machine de Marly.
Charles III commença le château de Caserte vers 1752 ; Ferdinand, qui monta sur le trône en 1759, le continua, et ne l’avait pas encore terminé vers le commencement d’octobre 1798, époque à laquelle nous sommes arrivés.
Ses appartements seulement, ceux de la reine et des princes et princesses, c’est-à-dire le tiers du château à peine, étaient meublés.
Mais, depuis huit jours, Caserte contenait des trésors qui méritaient de faire venir des quatre parties du monde les amateurs de la statuaire, de la peinture et même de l’histoire naturelle.
Ferdinand venait d’y faire transporter de Rome et d’y faire déposer, en attendant que les salles du château de Capodimonte fussent prêtes pour le recevoir, l’héritage artistique de son aïeul le pape Paul III, celui-là même qui excommunia Henri VIII, qui signa avec Charles V et Venise une ligue contre les Turcs, et qui fit, en la confiant à Michel-Ange, reprendre la construction de Saint-Pierre.
Mais, en même temps que les chefs-d’œuvre du ciseau grec et du pinceau du moyen âge arrivaient de Rome, une autre expédition était venue d’Angleterre qui préoccupait bien autrement la curiosité de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.
C’était d’abord un musée ethnologique recueilli aux îles Sandwich par l’expédition qui avait succédé à celle où le capitaine Cook avait péri, et dix-huit kangourous vivants, mâles et femelles, rapportés de la Nouvelle-Zélande, et dans l’attente desquels Ferdinand avait fait préparer, au milieu du parc de Caserte, un magnifique enclos avec cabines pour ces intéressants quadrupèdes, – si toutefois on peut nommer quadrupèdes, ces difformes marsupiaux avec leurs immenses pattes de derrière qui leur permettent de faire des bonds de vingt pieds et les moignons qui leur servent de pattes de devant. – Or, on venait justement de les faire sortir de leurs cages et de les lancer dans leur enceinte, et le roi Ferdinand s’ébahissait aux bonds immenses qu’ils accomplissaient, effrayés qu’ils étaient par les aboiements de Jupiter, lorsqu’on vint lui annoncer l’arrivée de M. André Backer.
– C’est bien, c’est bien, dit le roi, amenez-le ici, je vais lui montrer une chose qu’il n’a jamais vue, et qu’avec tous ses millions il ne saurait acheter.
Le roi ne se mettait d’habitude à table qu’à quatre heures ; mais, pour avoir tout le temps de causer avec le jeune banquier, il lui avait donné rendez-vous à deux heures.
Un valet de pied conduisit André Backer vers la partie du parc où était le domicile des kangourous.
Le roi, apercevant de loin le jeune homme, fit quelques pas au-devant de lui ; il ne connaissait le père et le fils que comme étant les premiers banquiers de Naples, et le titre de banquiers du roi qu’ils avaient obtenu les avait mis en contact avec les intendants et le ministre des finances de Sa Majesté, jamais avec Sa Majesté elle-même.
C’était Corradino qui, jusque-là, avait traité de l’emprunt, fait les ouvertures, et proposé au roi, pour rendre les banquiers plus coulants, de caresser leur orgueil en donnant à l’un ou à l’autre la croix de Saint-Georges Constantinen.
Cette croix avait naturellement été offerte au chef de la maison, c’est-à-dire à Simon Backer ; mais celui-ci, homme simple, avait renvoyé l’offre à son fils, proposant de fonder en son nom une commanderie de cinquante mille livres, fondation qui ne s’obtenait que par faveur spéciale du roi ; la proposition avait été acceptée, de sorte que c’était son fils, – à l’avenir duquel cette marque distinctive pouvait être utile, surtout pour rapprocher, à l’occasion d’un mariage, l’aristocratie d’argent de l’aristocratie de naissance, – de sorte que c’était son fils qui avait été nommé commandeur à sa place.
Nous avons vu que le jeune André Backer avait bonne tournure, qu’il était cité parmi les jeunes gens élégants de Naples, et nous avons pu voir, aux quelques mots échangés entre lui et Luisa San-Felice, qu’il était à la fois homme d’éducation et homme d’esprit ; aussi, beaucoup de dames de Naples n’avaient-elles pas pour lui la même indifférence que notre héroïne, et beaucoup de mères de famille eussent-elles désiré que le jeune banquier, beau, riche, élégant, leur fît, à l’égard de leur fille, la même proposition qu’André Backer avait faite au chevalier à l’endroit de sa pupille.
Il aborda donc le roi avec beaucoup de mesure et de respect, mais avec beaucoup moins d’embarras qu’une heure auparavant, il n’avait abordé la San-Felice.
Les salutations faites, il attendit que le roi lui adressât le premier la parole.
Le roi l’examina des pieds à la tête et commença par faire une légère grimace.
Il est vrai qu’André Backer n’avait ni favoris ni moustaches ; mais il n’avait non plus ni poudre ni queue, ornement et appendice sans lesquels, dans l’esprit du roi, il ne pouvait y avoir d’homme pensant parfaitement bien.
Mais, comme le roi tenait fort à toucher ses vingt-cinq millions, et que peu lui importait, au bout du compte, que celui qui les lui baillerait, eût de la poudre à la tête et une queue à la nuque, pourvu qu’il les lui baillât, tout en tenant ses mains derrière son dos, il rendit gracieusement son salut au jeune banquier.
– Eh bien, monsieur Backer, fit-il, où en est notre négociation ?
– Sa Majesté me permettra-t-elle de lui demander de quelle négociation elle veut parler ? répliqua le jeune homme.
– Celle des vingt-cinq millions.
– Je croyais, sire, que mon père avait eu l’honneur de répondre au ministre des finances de Votre Majesté que c’était chose arrangée.
– Ou qui s’arrangerait.
– Non point, sire, arrangée. Les désirs du roi sont des ordres.
– Alors, vous venez m’annoncer… ?
– Que Sa Majesté peut regarder la chose comme faite ; demain commenceront les versements, à notre caisse, des différentes maisons que mon père fait participer à l’emprunt.
– Et pour combien la maison Backer entre-t-elle personnellement dans cet emprunt ?
– Pour huit millions, sire, qui sont dès à présent à la disposition de Votre Majesté.
– À ma disposition ?
– Oui sire.
– Et quand cela ?
– Mais demain, mais ce soir. Sa Majesté peut les faire prendre sur un simple reçu de son ministre des finances.
– Le mien ne vaudrait pas autant ? demanda le roi.
– Mieux sire ; mais je n’espérais pas que le roi fît à notre maison l’honneur de lui donner un reçu de sa main.
– Si fait, si fait, monsieur, je le donnerai et avec grand plaisir !… Ainsi vous dites que ce soir… ?
– Ce soir, si Votre Majesté le désire ; mais, en ce cas, comme la caisse ferme à six heures, il faudrait que Votre Majesté permit que j’envoyasse un exprès à mon père.
– Comme je ne serais point fâché, mon cher monsieur Backer, que l’on ne sût pas que j’ai touché cet argent, dit le roi en se grattant l’oreille, attendu que cet argent est destiné à faire une surprise, il me serait agréable qu’il fut transporté cette nuit au palais.
– Cela sera fait, sire ; seulement, comme j’ai eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, mon père doit être prévenu.
– Voulez-vous revenir au palais pour écrire ? demanda le roi.
– Ce que je voudrais surtout, sire, c’est de ne pas déranger le roi dans sa promenade ; il suffit donc de deux mots écrits au crayon ; ces deux mots remis à mon valet de pied, il prendra un cheval de poste et les portera à mon père.
– Il y a un moyen bien plus simple, c’est de renvoyer votre voiture.
– Encore… Le cocher changera de chevaux et reviendra me prendre.
– Inutile, je retourne à Naples vers les sept heures du soir, je vous reconduirai.
– Sire ! ce sera bien de l’honneur pour un pauvre banquier, dit le jeune homme en s’inclinant.
– La peste ! vous appelez un pauvre banquier l’homme qui m’escompte en une semaine une lettre de change de vingt-cinq millions, et qui, du jour au lendemain, en met huit à ma disposition ! Je suis roi, monsieur, roi des Deux-Siciles, à ce que l’on dit du moins, eh bien, je déclare que, si j’avais huit millions à vous payer d’ici à demain, je vous demanderais du temps.
André Backer tira un petit agenda de sa poche ; déchira une feuille de papier, écrivit dessus quelques lignes au crayon, et, se tournant vers le roi :
– Sa Majesté me permet-elle de donner un ordre à cet homme ? demanda-t-il.
Et il désignait le valet de pied qui l’avait conduit vers le roi, et qui, s’étant retiré à l’écart, attendait la permission de retourner au château.
– Donnez, donnez, pardieu ! dit le roi.
– Mon ami, fit André Backer, vous donnerez ce papier à mon cocher, qui partira à l’instant même pour Naples et le remettra à mon père. Il est inutile qu’il revienne, Sa Majesté me fait l’honneur de me ramener.
Et, en prononçant ces paroles, il s’inclina respectueusement du côté du roi.
– Si ce garçon-là avait de la poudre et une queue, dit Ferdinand, il n’y aurait à Naples ni duc ni marquis pour me damer le pion… Enfin, on ne peut pas tout avoir.
Puis, tout haut :
– Venez, venez monsieur Backer, et je vais vous montrer à coup sûr des animaux que vous ne connaissez pas.
Backer obéit à l’ordre du roi, marcha près de lui en ayant soin de se tenir un peu en arrière.
Le roi le conduisit droit à l’enceinte où étaient enfermés les animaux qui, selon lui, devaient être inconnus au jeune banquier.
– Tiens, dit celui-ci, ce sont des kangourous !
– Vous les connaissez ? s’écria le roi.
– Oh ! sire, dit André, j’en ai tué des centaines.
– Vous avez tué des centaines de kangourous ?
– Oui, sire.
– Où cela ?
– Mais en Australie.
– Vous avez été en Australie ?
– J’en suis revenu il y a trois ans.
– Et que diable alliez-vous faire en Australie ?
– Mon père, dont je suis le fils unique, est très-bon pour moi ; après m’avoir mis, depuis l’âge de douze ans jusqu’à celui de quinze, à l’université d’Iéna, il m’a envoyé de quinze à dix-huit ans terminer mon éducation en Angleterre ; enfin, comme je désirais faire un voyage autour du monde, mon père y consentit. Le capitaine Flinders allait partir pour son premier voyage de circumnavigation, j’obtins du gouvernement anglais la permission de partir avec lui. Notre voyage dura trois ans ; c’est alors qu’ayant découvert, sur la côte méridionale de la Nouvelle-Hollande, quelques îles inconnues, il leur donna le nom d’îles des Kangourous, à cause de l’énorme quantité de ces animaux qu’il y rencontra. N’ayant rien à faire que de chasser, je m’en donnai à cœur joie, et, chaque jour, j’en envoyais assez à bord pour faire une ration de viande fraîche à chaque homme de l’équipage. Depuis, Flinders a fait un second voyage avec Bass, et il paraît qu’ils viennent de découvrir un détroit qui sépare la terre de Van-Diemen du continent.
– La terre de Van-Diemen du continent ! un détroit ! Ah ! ah ! fit le roi, qui ne savait pas du tout ce que c’était que la terre de Van-Diemen et qui savait à peine ce que c’était qu’un continent, alors vous connaissez ces animaux-là, et moi qui croyais vous montrer quelque chose de nouveau !
– C’est quelque chose de nouveau, sire, et de très-nouveau même, non-seulement pour Naples, mais encore pour l’Europe, et, au point de vue de la curiosité, je crois que Naples est, avec Londres, la seule ville qui en possède un pareil spécimen.
– Hamilton ne m’a donc point trompé en me disant que le kangourou est un animal fort rare ?
– Fort rare, il a dit la vérité, sire.
– Alors, je ne regrette pas mes papyrus.
– Votre Majesté les a échangés contre des papyrus ? s’écria André Backer.
– Ma foi, oui ; on avait retrouvé à Herculanum vingt-cinq ou trente rouleaux de charbon, que l’on s’était empressé de m’apporter comme les choses les plus précieuses de la terre. Hamilton les a vus chez moi ; il est amateur de toutes ces antiquailles ; il m’avait parlé des kangourous ; je lui avais exprimé le désir d’en avoir pour essayer de les acclimater dans mes forêts ; il m’a demandé si je voulais donner au musée de Londres autant de rouleaux de papyrus que le jardin zoologique de Londres me donnerait de kangourous. Je lui ai dit : « Faites venir vos kangourous, et bien vite ! » Avant-hier, il m’a annoncé mes dix-huit kangourous, et je lui ai donné ses dix-huit papyrus.
– Sir William n’a point fait un mauvais marché, dit en souriant Backer ; seulement, sauront-ils là-bas les dérouler et les déchiffrer comme on sait le faire ici ?
– Dérouler quoi ?
– Les papyrus.
– Cela se déroule donc ?
– Sans doute, sire, et c’est ainsi que l’on a retrouvé plusieurs manuscrits précieux que l’on croyait perdus ; peut-être retrouvera-t-on on jour le Panégyrique de Virginius par Tacite, son discours contre le proconsul Marcus-Priscus et ses Poésies qui nous manquent ; peut-être même sont-ils parmi ces papyrus dont vous ignoriez la valeur, sire, et que vous avez donnés à sir William.
– Diable ! diable ! diable ! fit le roi ; et vous dites que ce serait une perte, monsieur Backer ?
– Irréparable, sire !
– Irréparable ! Pourvu, maintenant que j’ai fait un pareil sacrifice pour eux, pourvu que mes kangourous se reproduisent ! Qu’en pensez-vous, monsieur Backer ?
– J’en doute fort, sire.
– Diable ! Il est vrai que, pour son musée polynésien, qui est fort curieux, comme vous allez voir, je ne lui ai donné que de vieux vases de terre cassés. Venez voir le musée polynésien de sir William Hamilton ; venez.
Le roi se dirigea vers le château, Backer le suivit.
Le musée de sir William Hamilton n’étonna pas plus André Backer que ne l’avaient étonné ses kangourous ; lui-même, dans son voyage avec Flinders, avait relâché aux îles Sandwich, et, grâce au vocabulaire polynésien recueilli par lui, pendant son séjour dans l’archipel d’Hawaii, il put non-seulement désigner au roi l’usage de chaque arme, le but de chaque instrument, mais encore lui dire les noms par lesquels ces armes et ces instruments étaient désignés dans le pays.
Backer s’informa quels étaient les vieux pots de terre cassés que le roi avait donnés en échange de ces curiosités de marchand de bric-à-brac, et le roi lui montra cinq ou six magnifiques vases grecs trouvés dans les fouilles de Sant’Agata-dei-Goti, nobles et précieux débris d’une civilisation disparue et qui eussent enrichi les plus riches musées. Quelques-uns étaient brisés, en effet ; mais on sait avec quelle facilité et quel art ces chefs-d’œuvre de forme et de peinture se raccommodent, et combien les traces mêmes qu’a laissées sur eux la main pesante du temps les rendent plus précieux, puisqu’elles prouvent leur antiquité et leur passage aventureux à travers les siècles.
Backer poussa un soupir d’artiste ; il eût donné cent mille francs de ces vieux pots brisés, comme les appelait Ferdinand, et n’eût pas donné dix ducats des casse-têtes, des arcs et des flèches recueillis dans le royaume de Sa Majesté Kamehameha Ier, qui, tout sauvage qu’il était, n’eût point fait pis en pareille circonstance que son confrère européen Ferdinand IV.
Le roi, passablement désappointé de voir le peu d’admiration que son hôte avait manifesté pour les kangourous australiens et le musée sandwichois, espérait prendre sa revanche devant ses statues et ses tableaux. Là, le jeune banquier laissa éclater son admiration, mais non son étonnement. Pendant ses fréquents voyages à Rome, il avait, grand amateur qu’il était de beaux-arts, visité le musée Farnèse, de sorte que ce fut lui qui fit les honneurs au roi de son splendide héritage ; il lui dit les noms probables des deux auteurs du taureau Farnèse, Appollonius et Taureseus, et, sans pouvoir affirmer ces noms, il affirma au moins que le groupe, dont il fit remarquer au roi les parties modernes, était de l’école d’Agesandre de Rhodes, auteur de Laocoon. Il lui raconta l’histoire de Dircé, personnage principal de ce groupe, histoire dont le roi n’avait pas la première idée ; il l’aida à déchiffrer les trois mots grecs qui se trouvent gravés au pied de l’Hercule colossal, connu, lui aussi, sous le nom d’Hercule Farnèse : , et lui expliqua que cela voulait dire en italien Glicone Ateniense faceva, c’est-à-dire : Glicon, d’Athènes, a fait cette statue ; il lui apprit qu’un des chefs-d’œuvre de ce musée était une Espérance qu’un sculpteur moderne a restaurée en Flore, et qui, de là, est connue à tous sous le nom de Flore Farnèse. Parmi les tableaux, il lui signala comme des chefs-d’œuvre du Titien la Danaé recevant la pluie d’or, et le magnifique portrait de Philippe II, ce roi qui n’avait jamais ri, et qui, frappé de la main de Dieu, sans doute en punition des victimes humaines qu’il lui avait sacrifiées, mourut de cette terrible et immonde maladie pédiculaire dont était mort Sylla et dont devait mourir Ferdinand II, qui, à cette époque, n’était pas encore né. Il feuilleta avec lui l’office de la Vierge de Julio Clovio, chef-d’œuvre d’imagerie du XVIe siècle, qui fut transporté il y a sept ou huit ans, du musée bourbonien au palais royal, et qui a disparu comme disparaissent à Naples tant de choses précieuses, qui n’ont pas même pour excuse de leur disparition cet amour frénétique et indomptable de l’art qui fit de Cardillac un assassin, et du marquis Campana un dépositaire, infidèle ; enfin il émerveilla le roi, qui, croyant trouver en lui une espèce de Turcaret ignorant et vaniteux, venait d’y découvrir, au contraire, un amateur d’art érudit et courtois.
Et il en résulta, comme Ferdinand était au fond un prince d’un grand bon sens et de beaucoup d’esprit, qu’au lieu d’en vouloir au jeune banquier d’être un homme instruit, quand lui, roi, n’était, comme il le disait lui-même, qu’un âne, il le présenta à la reine, à Acton, à sir William, à Emma Lyonna, non plus avec les égards douteux rendus à l’homme d’argent, mais avec cette courtoise protection que les princes intelligents accordent toujours aux hommes d’esprit et d’éducation.
Cette présentation fut pour André Backer une nouvelle occasion de faire valoir de nouvelles études ; il parla allemand avec la reine, anglais avec sir William et lady Hamilton, français avec Acton, mais, au milieu de tout cela, resta tellement modeste et convenable, qu’en montant en voiture pour le ramener à Naples, le roi lui dit :
– Monsieur Backer, vous eussiez conservé votre voiture que je ne vous en eusse pas moins ramené dans la mienne, ne fût-ce que pour me procurer plus longtemps le plaisir de votre conversation.
Nous verrons plus tard que le roi s’était fort attaché en effet, pendant cette journée, à André Backer, et notre récit montrera, dans la suite, par quelle implacable vengeance il prouva à ce malheureux jeune homme, victime de son dévouement à la cause royale, la sincérité de son amitié pour lui.
XL. L’homme propose §
À peine le roi fut-il parti, emmenant avec lui André Backer, que la reine Caroline, qui, jusque-là, n’avait pu parler au capitaine général Acton, arrivé seulement au moment où l’on allait se mettre à table, se leva, lui fit, en se levant, signe de la suivre, recommanda à Emma et à sir William de faire les honneurs du salon si quelques-unes des personnes invitées arrivaient avant son retour, et passa dans son cabinet.
Acton y entra derrière elle.
Elle s’assit et fit signe à Acton de s’asseoir.
– Eh bien ? lui demanda-t-elle.
– Votre Majesté, répliqua Acton, m’interroge probablement à propos de la lettre ?
– Sans doute ! N’avez-vous pas reçu deux billets de moi qui vous priaient de faire l’expérience ? Je me sens entourée de poignards et de complots, et j’ai hâte de voir clair dans toute cette affaire.
– Comme je l’avais promis à Votre Majesté, je suis arrivé à enlever le sang.
– La question n’était point là ; il s’agissait de savoir si, en enlevant le sang, l’écriture persisterait… L’écriture a-t-elle persisté ?
– D’une façon encore assez distincte pour que je puisse lire avec une loupe.
– Et vous l’avez lue ?
– Oui, madame.
– C’était donc une opération bien difficile, que vous y avez mis un si long temps ?
– Oserai-je faire observer à Votre Majesté que je n’avais point précisément que cela à faire ; puis j’avoue qu’à cause même de l’importance que vous mettiez au succès de l’opération, j’ai beaucoup tâtonné ; j’ai fait cinq ou six essais différents, non point sur la lettre elle-même, mais sur d’autres lettres que j’ai tenté de mettre dans des conditions pareilles. J’ai essayé de l’oxalate de potasse, de l’acide tartrique, de l’acide muriatique, et chacune de ces substances a enlevé l’encre avec le sang. Hier seulement, en songeant que le sang humain contenait, dans les conditions ordinaires, de 65 à 70 parties d’eau et qu’il ne se caillait que par la volatilisation de cette eau, j’ai eu l’idée d’exposer la lettre à la vapeur, afin de rendre au sang caillé une quantité d’eau suffisante à sa liquéfaction, et alors, en tamponnant le sang avec un mouchoir de batiste et en versant de l’eau sur la lettre disposée en pente, je suis arrivé à un résultat que j’eusse mis immédiatement sous les yeux de Votre Majesté, si je n’eusse su qu’au contraire des autres femmes, les moyens, pour elle qui n’est étrangère à aucune science, la préoccupent autant que le résultat.
La reine sourit : un pareil éloge était celui qui pouvait le plus flatter son amour-propre.
– Voyons le résultat, dit la reine.
Acton tendit à Caroline la lettre qu’il avait reçue d’elle pendant la nuit du 22 au 23 septembre, et qu’elle lui avait donnée pour en faire disparaître le sang.
Le sang avait, en effet, disparu, mais partout où il y avait eu du sang, l’encre avait laissé une si faible trace, qu’au premier aspect, la reine s’écria :
– Impossible de lire, monsieur.
– Si fait, madame, répondit Acton ; avec une loupe et un peu d’imagination, Votre Majesté va voir que nous allons arriver à recomposer la lettre tout entière.
– Avez-vous une loupe ?
– La voici.
– Donnez.
Au premier abord, la reine avait raison ; car, à part les trois ou quatre premières lignes, qui avaient toujours été à peu près intactes, voici tout ce qu’à l’œil nu, et à l’aide de deux bougies, on pouvait lire de la lettre :
« Cher Nicolino,
» Excuse ta pauvre amie si elle n’a pu aller au
dez-vous où elle se promettait tant de bonhe
oint de ma faute, je te le jure ; ce n’est
prè j’ai été avertie par la rein e
devais prête avec les autres la
cour au-devant de l’amiral fera
de agnifiques, et la reine à lui
oute sa gloire ; elle de me
que j’étais un avec elle
comptait éblouir du Nil une
opération moins lui tout au-
tre, puisqu’il n’a nt jaloux :
j’aimerai toujo phème.
» Après-de un mot t’indiquera le
our où je libre.
» Ta et fidèle
» E.
» 21 septembre 1798. »
La reine, quoiqu’elle eût la loupe entre les mains, essaya d’abord de relier les mots les uns aux autres mais, avec son caractère impatient, elle fut vite fatiguée de ce travail infructueux, et, portant la loupe à son œil, elle parvint bientôt à lire difficilement, mais enfin elle lut les lignes suivantes, qui lui présentèrent la lettre dans tout son ensemble :
« Cher Nicolino,
» Excuse ta pauvre amie si elle n’a pu aller au rendez-vous où elle se promettait tant de bonheur ; il n’y a point de ma faute, je te le jure ; ce n’est qu’après t’avoir vu que j’ai été avertie par la reine que je devais me tenir prête avec les autres dames de la cour à aller au-devant de l’amiral Nelson. On lui fera des fêtes magnifiques, et la reine veut se montrer à lui dans toute sa gloire ; elle m’a fait l’honneur de me dire que j’étais un des rayons avec lesquels elle comptait éblouir le vainqueur du Nil. Ce sera une opération moins méritante sur lui que sur tout autre, puisqu’il n’a qu’un œil ; ne sois point jaloux : j’aimerai toujours mieux Acis que Polyphème.
» Après demain, un mot de moi t’indiquera le jour où je serai libre.
» Ta tendre et fidèle
» E.
» 21 septembre 1798. »
– Hum ! fit la reine après avoir lu, savez-vous, général, que tout cela ne nous apprend pas grand’-chose et que l’on croirait que la personne qui a écrit cette lettre avait deviné qu’elle serait lue par un autre que celui auquel elle était adressée ? Oh ! oh ! la dame est une femme de précaution !
– Votre Majesté sait que, si l’on a un reproche à faire aux dames de la cour, ce n’est point celui d’une trop grande innocence ; mais l’auteur de cette lettre n’a pas encore pris assez de précautions ; car, ce soir même, nous saurons à quoi nous en tenir sur son compte.
– Comment cela ?
– Votre Majesté a-t-elle eu la bonté de faire inviter, pour ce soir à Caserte, toutes les dames de la cour dont les noms de baptême commencent par un E, et qui ont eu l’honneur de lui faire cortège, lorsqu’elle a été au-devant de l’amiral Nelson ?
– Oui, elles sont sept.
– Lesquelles, s’il vous plaît, madame ?
– La princesse de Cariati, qui s’appelle Emilia ; la comtesse de San-Marco, qui s’appelle Eleonora ; la marquise San-Clemente, qui s’appelle Elena ; la duchesse de Termoli, qui s’appelle Elisabetta ; la duchesse de Tursi, qui s’appelle Elisa ; la marquise d’Altavilla, qui s’appelle Eufrasia, et la comtesse de Policastro, qui s’appelle Eugenia. Je ne compte point lady Hamilton, qui s’appelle Emma ; elle ne saurait être pour rien dans une pareille affaire. Donc, vous le voyez, nous avons sept personnes compromises.
– Oui ; mais, sur ces sept personnes, répliqua Acton en riant, il y en a deux qui ne sont plus d’âge à signer des lettres par de simples initiales.
– C’est juste ! Restent cinq. Après ?
– Après, c’est bien simple, madame, et je ne sais pas même comment Votre Majesté se donne la peine d’écouter le reste de mon plan.
– Que voulez-vous, mon cher Acton ! il y a des jours où je suis vraiment stupide, et il paraît que je suis dans un de ces jours-là.
– Votre Majesté a bonne envie de me dire à moi la grosse injure qu’elle vient de se dire à elle-même.
– Oui ; car vous m’impatientez avec toutes vos circonlocutions.
– Hélas ! madame, on n’est point diplomate pour rien.
– Achevons.
– Ce sera fait en deux mots.
– Dites-les alors, ces deux mots ! fit la reine impatientée.
– Que Votre Majesté invente un moyen de mettre une plume aux mains de chacune de ces dames, et, en comparant les écritures…
– Vous avez raison, dit la reine en posant sa main sur celle d’Acton ; la maîtresse connue, l’amant le sera bientôt. Rentrons.
Et elle se leva.
– Avec la permission de Votre Majesté, je lui demanderai encore dix minutes d’audience.
– Pour choses importantes ?
– Pour affaires de la plus haute gravité.
– Dites, fit la reine en se rasseyant.
– La nuit où Votre Majesté me remit cette lettre, elle se rappelle avoir vu, à trois heures du matin, la chambre du roi éclairée ?
– Oui, puisque je lui écrivis…
– Votre Majesté sait avec qui le roi s’entretenait si tard ?
– Avec le cardinal Ruffo, mon huissier me l’a dit.
– Eh bien, à la suite de sa conversation avec le cardinal Ruffo, le roi a fait partir un courrier.
– J’ai, en effet, entendu le galop d’un cheval qui passait sous les voûtes. Quel était ce courrier ?
– Son homme de confiance, Ferrari.
– D’où savez-vous cela ?
– Mon palefrenier anglais Tom couche dans les écuries ; il a vu, à trois heures du matin, Ferrari, en costume de voyage, entrer dans l’écurie, seller un cheval lui-même et partir. Le lendemain, en me tenant l’étrier, il m’a dit cela.
– Eh bien ?
– Eh bien, madame, je me suis demandé à qui, après une conversation avec le cardinal, Sa Majesté pouvait envoyer un courrier, et j’ai pensé que ce n’était qu’à son neveu l’empereur d’Autriche.
– Le roi aurait fait cela sans m’en prévenir ?
– Pas le roi ! le cardinal, répondit Acton.
– Oh ! oh ! fit la reine Caroline en fronçant le sourcil, je ne suis pas Anne d’Autriche et M. Ruffo n’est point Richelieu ; qu’il prenne garde !
– J’ai pensé que la chose était sérieuse.
– Êtes-vous sûr que Ferrari allait à Vienne ?
– J’avais quelques doutes à ce sujet ; mais ils ont été bientôt dissipés. J’ai envoyé Tom sur la route pour savoir si Ferrari avait pris la poste.
– Eh bien ?
– Il l’a prise à Capoue, où il a laissé son cheval, en disant au maître de poste qu’il en eût bien soin, que c’était un cheval des écuries du roi, et qu’il le reprendrait à son retour, c’est-à-dire dans la nuit du 3 octobre, ou dans la matinée du 4.
– Onze ou douze jours.
– Juste le temps qu’il lui faut pour aller à Vienne et en revenir.
– Et, à la suite de toutes ces découvertes, qu’avez-vous résolu ?
– D’en prévenir Votre Majesté d’abord, et c’est ça que je viens de faire ; ensuite il me semble, pour nos plans de guerre, car Votre Majesté est toujours résolue à la guerre ?…
– Toujours. Une coalition se prépare qui va chasser les Français de l’Italie ; les Français chassés, mon neveu l’empereur d’Autriche va mettre la main non-seulement sur les provinces qu’il possédait avant le traité de Campo-Formio, mais encore sur les Romagnes. Dans ces sortes de guerres, chacun garde ce qu’il a pris, ou n’en rend que des portions, emparons-nous donc seuls, et avant personne, des États romains, et, en rendant au pape Rome, que nous ne pouvons point garder, eh bien, nous ferons nos conditions pour le reste.
– Alors, la reine étant toujours résolue à la guerre, il est important qu’elle sache ce que le roi, moins résolu à la guerre que Votre Majesté, a pu, par le conseil du cardinal Ruffo, écrire à l’empereur d’Autriche et ce que l’empereur d’Autriche lui a répondu.
– Vous savez une chose, général ?
– Laquelle ?
– C’est qu’il ne faut attendre aucune complaisance de Ferrari ; c’est un homme entièrement au roi et que l’on assure incorruptible.
– Bon ! Philippe, père d’Alexandre, disait qu’il n’y avait point de forteresse imprenable, tant qu’y pouvait entrer un mulet chargé d’or ; nous verrons à combien le courrier Ferrari estimera son incorruptibilité.
– Et, si Ferrari refuse, quelle que soit la somme offerte ; s’il dit au roi que la reine et son ministre ont tenté de le séduire, que pensera le roi, qui devient de plus en plus défiant ?
– Votre Majesté sait qu’à mon avis le roi l’a toujours été, défiant ; mais je crois qu’il y a un moyen qui met hors de cause Votre Majesté et moi.
– Lequel ?
– Celui de lui faire faire les propositions par sir William. Si Ferrari est homme à se laisser acheter, il se laissera aussi bien acheter par sir William que par nous, d’autant plus que sir William ambassadeur d’Angleterre, a près de lui le prétexte de vouloir instruire sa cour des véritables dispositions de l’empereur d’Autriche. S’il accepte, – et il ne court aucun risque à accepter, car on ne lui demande rien que de prendre lecture de la lettre, la remettre dans son enveloppe et la recacheter ; – s’il accepte, tout va bien ; s’il est assez l’ennemi de ses intérêts pour refuser, au contraire, sir Hamilton lui donne une centaine de louis pour qu’il garde le secret sur la tentative faite ; enfin, au pis aller de tout, s’il refuse les cent louis et ne garde pas le secret, sir William rejette tout ce que la tentative a de… – comment dirai-je cela ? – de hasardé, sur la grande amitié qu’il porte à son frère de lait le roi George ; si cette excuse ne lui suffit pas, il demandera au roi, sur sa parole d’honneur, si, en pareille circonstance, il n’en ferait pas autant que lui, sir William. Le roi se mettra à rire et ne donnera point sa parole d’honneur. En somme, le roi a trop grand besoin de sir William Hamilton, dans la position où il se trouve, pour lui garder une longue rancune.
– Vous croyez que sir William consentira ?…
– Je lui en parlerai, et, si cela ne suffit pas, Votre Majesté lui en fera parler par sa femme.
– Maintenant, ne craignez-vous pas que Ferrari ne passe sans que nous soyons avertis ?
– Rien de plus simple que d’aller au-devant de cette crainte, et je n’ai attendu pour cela que l’agrément de Votre Majesté, ne voulant rien faire sans son ordre.
– Parlez ?
– Ferrari repassera cette nuit ou demain matin à la poste de Capoue, où il a laissé son cheval ; j’envoie mon secrétaire à la poste de Capoue, afin que l’on prévienne Ferrari que le roi est à Caserte et y attend des dépêches ; nous restons ici, cette nuit et demain toute la journée ; au lieu de passer devant le château, Ferrari y entre, demande Sa Majesté et trouve sir William.
– Tout cela peut réussir, en effet, répondit la reine soucieuse, comme tout cela peut échouer.
– C’est déjà beaucoup, madame, lorsque l’on combat à chances égales, et qu’étant femme et reine, on a pour soi le hasard.
– Vous avez raison, Acton ; d’ailleurs, en toute chose il faut faire la part du feu ; si le feu ne prend pas tout, tant mieux ; s’il prend tout, eh bien, on tâchera de l’éteindre. Envoyez votre secrétaire à Capoue et prévenez sir William Hamilton.
Et la reine, secouant sa tête encore belle, mais chargée de soucis, comme pour en faire tomber les mille préoccupations qui pesaient sur elle, rentra dans le salon d’un pas léger et le sourire sur les lèvres.
XLI. L’acrostiche §
Un certain nombre de personnes étaient déjà arrivées, et, parmi ces personnes, les sept dames dont le nom de baptême commençait par un E. Ces sept dames étaient, comme nous l’avons dit, la princesse de Cariati, la comtesse de San-Marco, la marquise de San-Clemente, la duchesse de Termoli, la duchesse de Tursi, la marquise d’Altavilla et la comtesse de Policastro.
Les hommes étaient l’amiral Nelson et deux de ses officiers, ou plutôt deux de ses amis : le capitaine Troubridge, et le capitaine Ball ; le premier, esprit charmant, plein de fantaisie et d’humour ; le second, grave et roide comme un véritable Breton de la Grande-Bretagne.
Les autres invités étaient l’élégant duc de Rocca-Romana, frère de Nicolino Caracciolo, qui était loin de se douter – c’est de Nicolino que nous parlons, – qui était loin de se douter qu’un ministre et une reine prissent en ce moment tant de peines pour découvrir sa joyeuse et insouciante personnalité ; le duc d’Avalos, plus habituellement appelé le marquis del Vasto, dont l’antique famille se divisa en deux branches et dont un ancêtre, capitaine de Charles-Quint, – celui-là même qui avait été fait prisonnier à Ravenne, qui avait épousé la fameuse Vittoria Colonna, et qui composa pour elle, en prison, son Dialogue de l’amour, – reçut à Pavie des mains de François Ier, vaincu, son épée, dont il ne restait plus que la garde, tandis que l’autre, sous le nom de marquis del Guasto, dont notre chroniqueur l’Étoile fait du Guast, devenait l’amant de Marguerite de France et mourait assassiné ; le duc de la Salandra, grand veneur du roi, que nous verrons plus tard essayer de prendre le commandement échappé aux mains de Mack ; le prince Pignatelli, à qui le roi devait laisser en fuyant la lourde charge de vicaire général, et quelques autres encore, descendants fort descendus des plus nobles familles napolitaines et espagnoles.
Tous attendaient l’arrivée de la reine et s’inclinèrent respectueusement à sa vue.
Deux choses préoccupaient Caroline dans cette soirée : faire valoir Emma Lyonna pour rendre Nelson plus amoureux que jamais, et reconnaître à son écriture la dame qui avait écrit le billet, attendu que lorsqu’on connaîtrait celle qui l’avait écrit, il ne serait pas difficile, comme l’avait fort judicieusement dit Caroline, de reconnaître celui auquel il était adressé.
Ceux-là seuls qui ont assisté à ces intimes et enivrantes soirées de la reine de Naples, soirées dont Emma Lyonna était à la fois le grand charme et le principal ornement, ont pu raconter à leurs contemporains à quel point d’enthousiasme et de délire la moderne Armide conduisait ses auditeurs et ses spectateurs. Si ses poses magiques, si sa voluptueuse pantomime avaient eu l’influence que nous avons dite sur les froids tempéraments du Nord, combien plus elles devaient électriser ces violentes imaginations du Midi, qui se passionnaient au chant, à la musique, à la poésie, qui savaient par cœur Cimarosa et Metastase ! Nous avons, pour notre part, connu et interrogé, dans nos premiers voyages à Naples et en Sicile, des vieillards qui avaient assisté à ces soirées magnétiques, et nous les avons vus, après cinquante ans écoulés, frissonner comme des jeunes gens à ces ardents souvenirs.
Emma Lyonna était belle, même sans le vouloir. Que l’on comprenne ce qu’elle fut ce soir-là, où elle voulait être belle et pour la reine et pour Nelson, au milieu de tous ces élégants costumes de la fin du XVIIIe siècle, que la cour d’Autriche et celle des Deux-Siciles s’obstinaient à porter comme une protestation contre la révolution française ; au lieu de la poudre qui couvrait encore ces hautes coiffures ridiculement échafaudées sur le sommet de la tête, au lieu de ces robes étriquées qui eussent étranglé la grâce de Terpsichore elle-même, au lieu de ce rouge violent qui transformait les femmes en bacchantes, Emma Lyonna, fidèle à ses traditions de liberté et d’art, portait – mode qui commençait déjà à se répandre et qu’avaient adoptée en France les femmes les plus célèbres par leur beauté, – une longue tunique de cachemire bleu clair tombant autour d’elle en plis à faire envie à une statue antique ; ses cheveux flottant sur ses épaules en longues boucles laissaient transparaître, au milieu de leurs flots mouvants, deux rubis qui brillaient comme les fabuleuses escarboucles de l’antiquité ; sa ceinture, don de la reine, était une chaîne de diamants précieux, qui, nouée comme une cordelière, retombait jusqu’aux genoux ; ses bras étaient nus depuis la naissance de l’épaule jusqu’à l’extrémité de ses doigts, et l’un de ses bras était serré à l’épaule et au poignet par deux serpents de diamants aux yeux de rubis ; l’une de ses mains, celle dont le bras était sans ornement était chargée de bagues, tandis que l’autre, au contraire, ne brillait que par l’éclatante finesse de sa peau et ses ongles effilés, dont l’incarnat transparent semblait fait de feuilles de rose, tandis que ses pieds, chaussés de bas couleur de chair, semblaient nus comme ses mains dans leurs cothurnes d’azur à lacets d’or.
Cette éblouissante beauté, augmentée encore par ce costume étrange, avait quelque chose de surnaturel et, par conséquent, de terrible et d’effrayant ; les femmes s’écartaient de cette résurrection du paganisme grec avec jalousie, les hommes avec effroi. À qui avait le malheur de devenir amoureux de cette Vénus Astarté, il ne restait plus que sa possession ou le suicide.
Il en résultait qu’Emma, toute belle qu’elle était, et justement à cause de sa fascinante beauté, restait isolée à l’angle d’un canapé, au milieu d’un cercle qui s’était fait autour d’elle. Nelson, qui seul eût eu le droit de s’asseoir à son côté, la dévorait du regard et chancelait ébloui au bras de Troubridge, se demandant par quel mystère d’amour ou quel calcul de politique s’était donnée à lui, le rude marin, le vétéran mutilé de vingt batailles, cette créature privilégiée qui réunissait toutes les perfections.
Quant à elle, elle était moins gênée et moins rougissante sur ce lit d’Apollon, où autrefois Graham l’avait exposée nue aux regards curieux de toute une ville, que dans ce salon royal où tant de regards envieux et lascifs l’enveloppaient.
– Oh ! Votre Majesté, s’écria-t-elle en voyant paraître la reine et en s’élançant vers elle comme pour implorer son secours, venez vite me cacher à votre ombre, et dites bien à ces messieurs et à ces dames, que l’on ne court pas, en s’approchant de moi, les risques que l’ont court à s’endormir sous le mancenillier ou à s’asseoir sous le bohon-upas.
– Plaignez-vous de cela, ingrate créature que vous êtes ! dit en riant la reine ; pourquoi êtes-vous belle à faire éclater tous les cœurs d’amour et de jalousie, si bien qu’il n’y a que moi ici qui sois assez humble et assez peu coquette pour oser approcher mon visage du vôtre en vous embrassant sur les deux joues ?
Et la reine l’embrassa, et, en l’embrassant, lui dit tout bas ces mots :
– Sois charmante ce soir, il le faut !
Et, jetant son bras autour du cou de sa favorite, elle l’entraîna sur le canapé, autour duquel chacun dès lors se pressa, les hommes pour faire leur cour à Emma en faisant leur cour à la reine, et les femmes pour faire leur cour à la reine en faisant leur cour à Emma.
En ce moment, Acton rentra : un regard que la reine échangea avec lui, lui indiqua que tout marchait au gré de son désir.
Elle emmena Emma dans un coin, et, après lui avoir parlé quelque temps tout bas :
– Mesdames, dit-elle, je viens d’obtenir de ma bonne lady Hamilton qu’elle nous donnerait ce soir un échantillon de tous ses talents, c’est-à-dire qu’elle nous chanterait quelque ballade de son pays ou quelque chant de l’antiquité, qu’elle nous jouerait une scène de Shakespeare, et qu’elle nous danserait son pas du châle, qu’elle n’a encore dansé que pour moi et devant moi.
Il n’y eut dans le salon qu’un cri de curiosité et de joie.
– Mais, dit Emma, Votre Majesté sait que c’est à une condition…
– Laquelle ? demandèrent les dames, encore plus empressées dans leurs désirs que les hommes.
– Laquelle ? répétèrent les hommes après elles.
– La reine, dit Emma, vient de me faire observer que, par un singulier hasard, excepté celui de la reine, le nom de baptême des huit dames qui sont réunies dans ce salon commence par un E.
– Tiens, c’est vrai ! dirent les dames en se regardant.
– Eh bien, si je fais ce que l’on demande, je veux que l’on fasse aussi ce que je demanderai.
– Mesdames, dit la reine, vous conviendrez que c’est trop juste.
– Eh bien, que voulez-vous ? Voyons, dites, milady ! s’écrièrent plusieurs voix.
– Je désire, dit Emma, garder un précieux souvenir de cette soirée ; Sa Majesté va écrire son nom CAROLINA sur un morceau de papier, et chaque lettre de ce nom auguste et chéri deviendra l’initiale d’un écrit par chacune de nous, moi la première, à la plus grande gloire de Sa Majesté ; chacune de nous signera son vers, bon ou mauvais, et j’espère bien que, le mien aidant, il y en aura plus de mauvais que de bons ; puis, en souvenir de cette soirée pendant laquelle j’aurai eu l’honneur de me trouver avec la plus belle reine du monde et les plus nobles dames de Naples et de la Sicile, je prendrai ce précieux et poétique autographe pour mon album.
– Accordé, dit la reine, et de grand cœur.
Et la reine, s’approchant d’une table, écrivit en travers d’une feuille de papier le nom CAROLINA.
– Mais Votre Majesté, s’écrièrent les dames mises en demeure de faire des vers à la minute, mais nous ne sommes pas poëtes, nous.
– Vous invoquerez Apollon, dit la reine, et vous le deviendrez.
Il n’y avait pas moyen de reculer : d’ailleurs, Emma s’approchant de la table comme elle avait dit qu’elle le ferait, écrivit en face de la première lettre du nom de la reine, c’est-à-dire en face du C, le premier vers de l’acrostiche et signa : Emma Hamilton.
Les autres dames se résignèrent, et les unes après les autres s’approchèrent de la table, prirent la plume, écrivirent un vers et signèrent leur nom.
Lorsque la dernière, la marquise de San-Clemente, eut signé le sien, la reine prit vivement le papier. Le concours des huit muses avait donné le résultat suivant.
La reine lut tout haut :
C’est par trop abuser de la grandeur suprême,
Emma hamilton.
Ayant le sceptre en main, au front le diadème,
Emilia Cariati.
Réunissant déjà de si riches tributs,
Eleonora San-Marco.
O reine ! de vouloir qu’en un instant Phébus,
Elisabetta Termoli.
Lorsque le mont Vésuve est si loin du Parnasse,
Elisa Tursi.
Initié au bel art de Pétrarque et du Tasse
Eufrasia d’Altavilla.
Nos cœurs, qui n’ont jamais pour vous jusqu’à ce jour
Eugenia de Policastro.
Aspiré qu’à lutter de respect et d’amour.
Elena San-Clemente.
– Voyez donc, dit la reine, tandis que les hommes s’émerveillaient sur les mérites de l’acrostiche et que les dames s’étonnaient elles-mêmes d’avoir si bien fait, voyez donc, général Acton, comme la marquise de San-Clemente a une charmante écriture.
Le général Acton s’approcha d’une bougie, s’écartant en même temps du groupe comme s’il eût voulu relire l’acrostiche, compara l’écriture de la lettre avec celle du huitième vers, et, rendant avec un sourire le précieux et terrible autographe à Caroline :
– Charmante, en effet, dit-il.
XLII. Les vers saphiques §
La double louange de la reine et du capitaine général Acton à l’égard de l’écriture de la marquise de San-Clemente, passa sans que personne, pas même celle qui était l’objet de cette louange, eût l’idée d’y attacher l’importance qu’elle avait en réalité.
La reine s’empara de l’acrostiche, promettant à Emma de le lui rendre le lendemain, et, comme cette première glace qui fait la froideur du commencement de toute soirée était brisée, chacun se mêla dans cette charmante confusion que la reine savait créer dans son intimité, par l’art qu’elle avait de faire oublier toute gêne en bannissant toute étiquette.
La conversation devint flottante ; les lèvres ne laissèrent plus tomber, mais lancèrent les paroles ; le rire montra ses dents blanches ; hommes et femmes se croisèrent ; chacun alla, selon sa sympathie, chercher l’esprit ou la beauté, et, au milieu de ce doux bruissement qui semble un ramage d’oiseaux, on sentit s’attiédir et s’imprégner des émanations parfumées de la jeunesse cette atmosphère, dont tant de fraîches haleines et tant de doux parfums faisaient une espèce de philtre invisible, insaisissable, enivrant, composé d’amour, de désirs et de volupté.
Dans ces sortes de réunions, non-seulement Caroline oubliait qu’elle était reine, mais encore parfois ne se souvenait point assez qu’elle était femme ; une espèce de flamme électrique s’allumait dans ses yeux, sa narine se dilatait, son sein gonflé imitait, en se levant et en s’abaissant, le mouvement onduleux de la vague, sa voix devenait rauque et saccadée, et un rugissement de panthère ou de bacchante sortant de cette belle bouche n’eût étonné personne.
Elle vint à Emma, et, mettant sur son épaule nue, sa main nue, qui sembla une main de corail rose sur une épaule d’albâtre :
– Eh bien, lui demanda-t-elle, avez-vous oublié, ma belle lady, que vous ne vous appartenez point ce soir ? Vous nous avez promis des miracles, et nous avons hâte de vous applaudir.
Emma, tout au contraire de la reine, semblait noyée dans une molle langueur ; son cou n’avait plus la force de supporter sa tête, qui s’inclinait tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre, et quelquefois, comme dans un spasme de volupté, se renversait en arrière ; ses yeux, à moitié fermés, cachaient ses prunelles sous les longs cils de ses paupières ; sa bouche, à moitié ouverte, laissait sous les lèvres pourprées voir ses dents d’émail ; les boucles noires de ses cheveux tranchaient avec la mate blancheur de sa poitrine.
Elle ne vit point, mais sentit la main de la reine se poser sur son épaule ; un frisson passa par tout son corps.
– Que désirez-vous de moi, chère reine ? fit-elle languissamment et avec un mouvement de tête d’une grâce suprême. Je suis prête à vous obéir. Voulez-vous la scène du balcon de Roméo ? Mais, vous le savez, pour jouer cette scène, il faut être deux, et je n’ai pas de Roméo.
– Non, non, dit la reine en riant, pas de scène d’amour ; tu les rendrais tous fous, et qui sait si tu ne me rendrais pas folle aussi, moi ? Non, quelque chose qui les effraye, au contraire. Juliette au balcon ! non pas ! Le monologue de Juliette, voilà tout ce que je te permets ce soir.
– Soit ; donnez-moi un grand châle blanc, ma reine, et faites-moi faire de la place.
La reine prit, sur un canapé, un grand châle de crêpe de Chine blanc qu’elle avait sans doute jeté là avec intention, le donna à Emma, et, d’un geste dans lequel elle redevenait reine, ordonna à tout le monde de s’écarter.
En une seconde, Emma se trouva isolée au milieu du salon.
– Madame, il faut que vous soyez assez bonne pour expliquer la situation. D’ailleurs, cela détournera un instant l’attention de moi, et j’ai besoin de cette petite supercherie pour faire mon effet.
– Vous connaissez tous la chronique véronaise des Montaigus et des Capulets, n’est-ce pas ? dit la reine. On veut faire épouser à Juliette le comte Pâris, qu’elle n’aime pas, tandis que c’est le pauvre banni Roméo qu’elle aime. Frère Laurence, qui l’a mariée à son amant, lui a donné un narcotique qui la fera passer pour morte ; on la déposera dans le tombeau des Capulets, et, là, Laurence viendra la chercher et la conduira à Mantoue, où l’attend Roméo. Sa mère et sa nourrice viennent de sortir de sa chambre, la laissant seule après lui avoir signifié que, le lendemain, au point du jour, elle épouserait le comte Pâris.
À peine la reine avait-elle achevé cet exposé qui avait attiré tous les yeux sur elle, qu’un douloureux soupir les ramena sur Emma Lyonna ; il ne lui avait fallu que quelques secondes pour se draper dans l’immense châle, de manière à ne rien laisser voir de son premier costume ; sa tête était cachée dans ses mains, elle les laissa glisser lentement de haut en bas, releva en même temps et laissa voir peu à peu son visage pâle, empreint de la plus profonde douleur et dans lequel il était impossible de retrouver aucun reste de cette langueur suave que nous avons essayé de peindre ; c’était, au contraire, l’angoisse arrivée à son paroxysme, la terreur montant à son apogée.
Elle tourna lentement sur elle-même, comme pour suivre des yeux sa mère et sa nourrice, même au delà de la vue, et, d’une voix dont chaque vibration pénétrait au fond du cœur, le bras étendu comme pour donner au monde un congé éternel : « Adieu ! » dit-elle.
Adieu ! Le Seigneur sait quand nous nous reverrons.
La terreur, sous mon front, agite son vertige.
Et mon sang suspendu dans mes veines se fige !
Si je les rappelais pour calmer mon effroi ?
Nourrice ! Signora !… Pauvre folle, tais-toi !
Qu’ont à faire en ces lieux, ta mère ou ta nourrice ?
Il faut que sans témoins la chose s’accomplisse ;
À moi, breuvage sombre ! – et, si tu faillissais,
Demain je serais donc au comte ?… Non, je sais
Un moyen d’échapper au terrible anathème :
Poignard, dernier recours, espérance suprême,
Repose à mes côtés. Si c’était un poison…
Que le moine en mes mains eût mis par trahison,
Tremblant qu’on découvrît mon premier mariage !
Mais non, chacun le tient pour un saint personnage,
Et, d’ailleurs, c’est l’ami de mon cher Roméo !
Qu’ai-je à craindre ? Mais, si, déposée au tombeau,
J’allais sous mon linceul dans la sombre demeure,
Seule au milieu des morts, m’éveiller avant l’heure
Où doit, mon Roméo, venir me délivrer !
Cet air, que nul vivant ne saurait respirer,
Assiégeant à la fois ma bouche et ma narine,
De miasmes mortels gonflerait ma poitrine,
Me suffoquant avant que, vainqueur du trépas,
Mon bien-aimé ne pût m’emporter dans ses bras,
Ou même, si je vis, pour mon œil quel spectacle !
Ce caveau n’est-il pas l’antique réceptacle
Où dorment les débris des aïeux trépassés
Depuis plus de mille ans, l’un sur l’autre entassés ?
Où Tybald le dernier, étendu sur sa couche,
M’attend livide et froid, la menace à la bouche ?
Puis, quand sonne minuit, grand Dieu ! ne dit-on pas
Qu’éveillés par l’airain, les hôtes du trépas
Pour s’enlacer, hideux, dans leurs rondes funèbres,
Se lèvent en heurtant leurs os dans les ténèbres,
Et poussent dans la nuit de ces cris émouvants
Qui font fuir la raison du cerveau des vivants ?
Oh ! si je m’éveillais sous les arcades sombres,
Justement à cette heure où revivent les ombres ;
Si, se traînant vers moi dans le sépulcre obscur,
Ces spectres me souillaient de leur contact impur,
Et, m’entraînant aux jeux que la lumière abhorre,
Me laissaient insensée au lever de l’aurore !
Je sens en y songeant ma raison s’échapper.
Oh ! fuis ! fuis ! Roméo, je vois, pour te frapper,
Tybald qui lentement dans l’ombre se soulève.
À sa main décharnée étincelle son glaive ;
Il veut, montrant du doigt son flanc ensanglanté,
Sur sa tombe te faire asseoir à son côté.
Arrête, meurtrier ! au nom du ciel ! arrête !
(Portant le flacon à ses lèvres.)
Roméo, c’est à toi que boit ta Juliette !
Et, faisant le geste d’avaler le narcotique, elle s’affaissa sur elle-même, et tomba étendue sur le tapis du salon, où elle resta inerte et sans mouvement.
L’illusion fut si grande, qu’oubliant que ce qu’il voyait s’accomplir n’était qu’un jeu, Nelson, le rude marin, plus familier avec les tempêtes de l’Océan qu’avec les feintes de l’art, poussa un cri, s’élança vers Emma, et, de son bras unique, la souleva de terre, comme il eût fait d’un enfant.
Il en fut récompensé : en rouvrant les yeux, le premier sourire d’Emma fut pour lui. Alors seulement, il comprit son erreur, et se retira confus dans un angle du salon.
La reine lui succéda et chacun entoura la fausse Juliette.
Jamais la magie de l’art, poussée à ce point peut-être, n’était parvenue au delà. Quoique exprimés dans une langue étrangère, aucun des sentiments qui avaient agité le cœur de l’amante de Roméo, n’avait échappé à ses spectateurs ; la douleur, quand, sa mère et sa nourrice parties, elle se trouve seule avec la menace de devenir la femme du comte Pâris ; le doute, quand, examinant le breuvage, elle craint que ce ne soit un poison ; la résolution, quand, prenant un poignard, elle décide d’en appeler au fer, c’est-à-dire à la mort, dans l’extrémité où elle se trouve ; l’angoisse, quand elle craint d’être oubliée vivante dans le tombeau de sa famille et d’être forcée par les spectres de se mêler à leur danse impie ; enfin sa terreur quand elle croit voir Tybald, enseveli de la veille, se soulever tout sanglant pour frapper Roméo, toutes ces impressions diverses, elle les avait rendues avec une telle magie et une telle vérité, qu’elle les avait fait passer dans l’âme des assistants, pour lesquels, grâce à la magie de son art, la fiction était devenue une réalité.
Les émotions soulevées par ce spectacle, dont la noble compagnie, complétement étrangère aux mystères de la poésie du Nord, n’avait pas même l’idée, furent quelque temps à se calmer. Au silence de la stupéfaction succédèrent les applaudissements de l’enthousiasme ; puis vinrent les éloges et les flatteries charmantes qui caressent si doucement l’amour-propre des artistes. Emma, née pour briller sur la scène littéraire, mais poussée par son irrésistible fortune sur la scène politique, redevenait à chaque occasion la comédienne ardente et passionnée, prête à faire passer dans la vie réelle ces créations de la vie factice que l’on appelle Juliette, lady Macbeth ou Cléopâtre. Alors, elle jetait à son rêve évanoui tous les soupirs de son cœur et demandait si les triomphes dramatiques de mistress Siddons et de mademoiselle Raucourt ne valaient pas mieux que les apothéoses royales de lady Hamilton. Alors, il se faisait en elle, au milieu des louanges des assistants, des applaudissement des spectateurs, des caresses même de la reine, une profonde tristesse, et, si elle s’y laissait aller, elle tombait dans une de ces mélancolies qui, chez elle, étaient encore une séduction ; mais la reine, qui pensait avec raison que ces mélancolies n’étaient point exemptes de regrets et même de remords, la poussait vite vers quelque nouveau triomphe, dans l’enivrement duquel elle détournait les jeux du passé pour ne plus regarder que dans l’avenir.
Aussi, la prenant par le bras et la secouant fortement, comme on fait pour tirer une somnambule du sommeil magnétique :
– Allons, lui dit-elle, pas de ces rêveries ! tu sais bien que je ne les aime pas. Chante ou danse ! Je te l’ai déjà dit, tu n’es point à toi ce soir, tu es à nous ; chante ou danse !
– Avec la permission de Votre Majesté, dit Emma, je vais chanter. Je ne joue jamais cette scène sans conserver pendant quelque temps un tremblement nerveux qui m’ôte toute force physique ; au contraire, ce tremblement sert ma voix. Quel morceau Votre Majesté désire-t-elle que je chante ? Je suis à ses ordres.
– Chante-leur quelque chose de ce manuscrit de Sappho que l’on vient de retrouver à Herculanum. Ne m’as-tu pas dit que tu avais fait la musique de plusieurs de ces poésies ?
– D’une seule, madame ; mais…
– Mais quoi ? demanda la reine.
– Cette musique, faite pour nous dans l’intimité, sur un hymne étrange…, dit Emma à voix basse.
– À la femme aimée, n’est-ce pas ?
Emma sourit et regarda la reine avec une singulière expression de lascivité.
– Justement ! dit la reine, chante celle-là, je le veux.
Puis, laissant Emma tout étourdie de l’accent avec lequel elle avait dit : Je le veux, elle appela le duc de Rocca-Romana, qu’on assurait avoir été l’objet d’un de ces caprices tendres et passagers auxquels la Sémiramis du Midi était aussi sujette que la Sémiramis du Nord, et, le faisant asseoir près d’elle sur le même canapé, elle commença avec lui une conversation qui, pour se passer à voix basse, n’en paraissait pas moins animée.
Emma jeta un regard sur la reine, sortit vivement du salon, et, un instant après, rentra coiffée d’une branche de laurier, les épaules couvertes d’un manteau rouge et portant dans son bras arrondi cette lyre lesbienne que nulle femme n’a osé toucher depuis que la muse de Mitylène l’a laissée échapper de ses mains en s’élançant du haut du rocher de Leucade.
Un cri d’étonnement s’échappa de toutes les poitrines ; à peine la reconnut-on. Ce n’était plus la douce et poétique Juliette ; une flamme plus dévorante que celle que Vénus vengeresse alluma dans les yeux de Phèdre jaillissait de sa prunelle ; elle s’avança d’un pas rapide et qui avait quelque chose de viril, répandant autour d’elle un parfum inconnu ; toutes les ardeurs impures de l’antiquité, celle de Myrrha pour son père, celle de Pasiphaé pour le taureau crétois, semblaient avoir étendu leur fard impudique sur son visage ; c’était la vierge révoltée contre l’amour, sublime d’impudeur dans sa coupable rébellion ; elle s’arrêta devant la reine, et, avec une passion qui fit sonner les cordes de la lyre, comme si elles étaient d’airain, elle se laissa tomber sur un fauteuil et chanta sur une stridente mélopée les paroles suivantes :
Assis à tes côtés, celui-là qui soupire,
Écoutant de ta voix les sons mélodieux,
Celui-là qui te voit, ô rage ! lui sourire,
Celui-là, je le dis, il est l’égal des dieux !
Dès que je t’aperçois, la voix manque à ma lèvre,
Ma langue se dessèche et veut en vain parler.
Dans mes tempes en feu j’entends battre la fièvre,
Et me sens tout ensemble et transir et brûler.
Plus pâle que la fleur qui se soutient à peine,
Quand le Lion brûlant la sécha tout un jour,
Je tremble, je pâlis, je reste hors d’haleine,
Et meurs sans expirer, de désir et d’amour.
Avec la dernière vibration de ses cordes la lyre glissa des genoux de la poétesse sur le tapis et sa tête se renversa sur son fauteuil.
La reine, qui, dès la seconde strophe, avait écarté d’elle Rocca-Romana, s’élança avant même que le dernier vers fût fini et souleva dans ses bras Emma, dont la tête retomba inerte sur son épaule comme si elle était évanouie.
Cette fois, on fut un instant sans savoir si l’on devait applaudir ; mais la pudeur fut vite terrassée dans un combat où toute idée morale devait succomber sous l’ardente exaltation des sens. Hommes et femmes entourèrent Emma ; ce fut à qui obtiendrait un regard, un mot d’elle, à qui toucherait sa main, ses cheveux, ses vêtements. Nelson était là comme les autres, plus tremblant que les autres, car il était plus amoureux ; la reine prit la couronne de laurier sur la tête d’Emma et la posa sur celle de Nelson.
Lui, l’arracha comme si elle eût brûlé ses tempes, et l’appuya sur son cœur.
En ce moment, la reine sentit une main qui la prenait par le poignet ; elle se retourna : c’était Acton.
– Venez, lui dit-il, sans perdre un instant ; Dieu fait pour nous plus que nous ne pouvions espérer.
– Mesdames, dit-elle, en mon absence, – car pour quelques instants je suis forcée de m’absenter, – en mon absence, c’est Emma qui est reine ; je vous laisse, en place de la puissance, le génie et la beauté.
Puis, à l’oreille de Nelson :
– Dites-lui de danser pour vous le pas du châle qu’elle devait danser pour moi. Elle le dansera.
Et elle suivit Acton, laissant Emma enivrée d’orgueil, et Nelson fou d’amour.
XLIII. Dieu dispose §
La reine suivit Acton ; car elle comprenait qu’en effet il devait se passer quelque chose de grave pour qu’il se fût permis de l’appeler si impérativement hors du salon.
Arrivée au corridor, elle voulut l’interroger ; mais il se contenta de lui répondre :
– Par grâce, madame, venez vite ! nous n’avons pas un instant à perdre ; dans quelques minutes, vous saurez tout.
Acton prit un petit escalier de service qui conduisait à la pharmacie du château. C’était dans cette pharmacie que les médecins et les chirurgiens du roi Vairo, Troja, Cottugno, trouvaient un assortiment assez complet de médicaments pour porter les premiers soins aux malades ou aux blessés dans les indispositions ou les accidents, quels qu’ils fussent, pour lesquels ils étaient appelés.
La reine devina où la conduisait Acton.
– Il n’est rien arrivé à aucun de mes enfants ? demanda-t-elle.
– Non, madame, rassurez-vous, dit Acton ; et, si nous avons une expérience à faire, nous pourrons la faire, du moins, in anima vili.
Acton ouvrit la porte ; la reine entra et jeta un coup d’œil rapide dans la chambre.
Un homme évanoui était couché sur un lit.
Elle s’approcha avec plus de curiosité que de crainte.
– Ferrari ! dit-elle.
Puis, se retournant vers Acton, l’œil dilaté :
– Est-il mort ? demanda-t-elle du ton dont elle eût dit : « L’avez-vous tué ? »
– Non, madame, répondit Acton, il n’est qu’évanoui.
La reine le regarda ; son regard demandait une explication.
– Mon Dieu, madame, dit Acton, c’est la chose la plus simple du monde. J’ai envoyé, comme nous en sommes convenus, mon secrétaire prévenir le maître de poste de Capoue qu’il eût à dire au courrier Ferrari, à son passage, que le roi l’attendait à Caserte ; il le lui a dit, Ferrari n’a pris que le temps de changer de cheval ; seulement, en arrivant sous la grande porte du château, il a tourné trop court, gêné par les voitures de nos visiteurs ; son cheval s’est abattu des quatre pieds, la tête du cavalier a porté contre une borne, on l’a ramassé évanoui, et je l’ai fait apporter ici en disant qu’il était inutile d’aller chercher un médecin et que je le soignerais moi-même.
– Mais, alors, dit la reine saisissant la pensée d’Acton, il n’est plus besoin d’essayer de le séduire, d’acheter son silence ; nous n’avons plus à craindre qu’il ne parle, et, pourvu qu’il reste évanoui assez longtemps pour que nous puissions ouvrir la lettre, la lire et la recacheter, c’est tout ce qu’il faut ; seulement, vous comprenez, Acton, il ne faut pas qu’il se réveille tandis que nous serons à l’œuvre.
– J’y ai pourvu avant l’arrivée de Votre Majesté, ayant pensé à tout ce qu’elle pense.
– Et comment ?
– J’ai fait prendre à ce malheureux vingt gouttes de laudanum de Sydenham.
– Vingt gouttes, dit la reine. Est-ce assez pour un homme habitué au vin et aux liqueurs fortes comme doit être ce courrier ?
– Peut-être avez-vous raison, madame, et peut-on lui en donner dix gouttes de plus.
Et, versant dix gouttes d’une liqueur jaunâtre dans une petite cuiller, il les introduisit dans la gorge du malade.
– Et vous croyez, demanda la reine, que moyennant ce narcotique, il ne reprendra point ses sens ?
– Point assez pour se rendre compte de ce qui se passera autour de lui.
– Mais, dit la reine, je ne lui vois point de sacoche.
– Comme c’est l’homme de confiance du roi, dit Acton, le roi n’use point avec lui des précautions ordinaires ; et, quand il s’agit d’une simple dépêche, il la porte et en rapporte la réponse dans une poche de cuir pratiquée à l’intérieur de sa veste.
– Voyons, dit-la reine sans hésitation aucune.
Acton ouvrit la veste, fouilla dans la poche de cuir et en tira une lettre cachetée du cachet particulier de l’empereur d’Autriche, c’est-à-dire, comme l’avait prévu Acton, d’une tête de Marc-Aurèle.
– Tout va bien, dit Acton.
La reine voulut lui prendre la lettre des mains pour la décacheter.
– Oh ! non, non, dit Acton, pas ainsi.
Et, tirant la lettre à lui, il la plaça à une certaine hauteur au-dessus de la bougie, le cachet s’amollit peu à peu, un des quatre angles se souleva.
La reine passa la main sur son front.
– Qu’allons-nous lire ? dit-elle.
Acton tira la lettre de son enveloppe, et, en s’inclinant, la présenta à la reine.
La reine l’ouvrit et lut tout haut :
« Château de Schœnbrünn, 28 septembre 1798.
» Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré,
» Je réponds à Votre Majesté de ma main, comme elle m’a écrit de la sienne.
» Mon avis, d’accord avec celui du conseil aulique, est que nous ne devons commencer la guerre contre la France que quand nous aurons réuni toutes nos chances de succès, et une des chances sur lesquelles il m’est permis de compter, c’est la coopération des 40,000 hommes de troupes russes conduites par le feld-maréchal Souvorov, à qui je compte donner le commandement en chef de nos armées ; or, ces 40,000 hommes ne seront ici qu’à la fin de mars. Temporisez-donc, mon très-excellent frère, cousin et oncle, retardez par tous les moyens possibles l’ouverture des hostilités ; je ne crois pas que la France soit plus que nous désireuse de faire la guerre ; profitez de ses dispositions pacifiques ; donnez quelque raison bonne ou mauvaise de ce qui s’est passé, et, au mois d’avril, nous entrerons en campagne avec tous nos moyens.
» Sur ce, et la présente n’étant à autre fin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait dans sa sainte et digne garde.
» FRANÇOIS. »
– Voilà tout autre chose que ce que nous attendions, dit la reine.
– Pas moi, madame, répliqua Acton ; je n’ai jamais cru que Sa Majesté l’empereur entrât en campagne avant le printemps prochain.
– Que faire ?
– J’attends les ordres de Votre Majesté.
– Vous connaissez, général, mes raisons de vouloir une guerre immédiate.
– Votre Majesté prend-elle la responsabilité ?
– Quelle responsabilité voulez-vous que je prenne avec une pareille lettre ?
– La lettre de l’empereur sera ce que nous pouvons désirer qu’elle soit.
– Que voulez-vous dire ?
– Le papier est un agent passif et on lui fait dire ce que l’on veut ; toute la question est de calculer s’il vaut mieux faire la guerre tout de suite ou plus tard, attaquer que d’attendre que l’on nous attaque.
– Il n’y a pas de discussion là-dessus, il me semble ; nous connaissons l’état dans lequel est l’armée française, elle ne saurait nous résister aujourd’hui ; si nous lui donnons le temps de s’organiser, c’est nous qui ne lui résisterons pas.
– Et, avec cette lettre-là, vous croyez impossible que le roi se mette en campagne ?
– Lui ! il sera trop content de trouver un prétexte pour ne pas bouger de Naples.
– Alors, madame, je ne connais qu’un moyen, dit Acton d’une voix résolue.
– Lequel ?
– C’est de faire dire à la lettre le contraire de ce qu’elle dit.
La reine saisit le bras d’Acton.
– Est-ce possible ? demanda-t-elle en le regardant fixement.
– Rien de plus facile.
– Expliquez-moi cela… Attendez !
– Quoi ?
– N’avez-vous pas entendu cet homme se plaindre ?
– Qu’importe !
– Il se soulève sur son lit.
– Mais pour retomber, voyez.
Et, en effet, le malheureux Ferrari retomba sur son lit en poussant un gémissement.
– Vous disiez ? reprit la reine.
– Je dis que le papier est épais, sans teinte, écrit sur une seule page.
– Eh bien ?
– Eh bien, on peut, à l’aide d’un acide, enlever l’écriture en ne laissant de la main de l’empereur que les trois dernières lignes et sa signature, et substituer la recommandation d’ouvrir sans retard les hostilités à celle de ne les commencer qu’au mois d’avril.
– C’est grave, ce que vous me proposez là, général.
– Aussi ai-je dit qu’à la reine seule appartenait de prendre une pareille responsabilité.
La reine réfléchit un instant, son front se plissa, ses sourcils se froncèrent, son œil s’endurcit, sa main se crispa.
– C’est bien, dit-elle, je la prends.
Acton la regarda.
– Je vous ai dit que je la prenais. À l’œuvre !
Acton s’approcha du lit du blessé, lui tâta le pouls, et, retournant vers la reine :
– Avant deux heures, il ne reviendra pas à lui, dit-il.
– Avez-vous besoin de quelque chose ? demanda la reine en voyant Acton regarder autour de lui.
– Je voudrais un réchaud, du feu et un fer à repasser.
– On sait que vous êtes ici près du blessé ?
– Oui.
– Sonnez alors, et demandez les objets dont vous avez besoin.
– Mais on ne sait point que Votre Majesté y est ?
– C’est vrai, dit la reine.
Et elle se cacha derrière le rideau de la fenêtre.
Acton sonna ; ce ne fut point un domestique qui vint, ce fut son secrétaire.
– Ah ! c’est vous, Dick ? fit Acton.
– Oui, monseigneur ; j’ai pensé que Votre Excellence avait besoin de choses auxquelles un domestique peut-être ne saurait point l’aider.
– Vous avez eu raison. Procurez-moi d’abord, et le plus tôt possible, un fourneau, du charbon allumé et un fer à repasser.
– Est-ce tout, monseigneur ?
– Oui, pour le moment ; mais vous ne vous éloignerez pas, j’aurai probablement besoin de vous.
Le jeune homme sortit pour exécuter les ordres qu’il venait de recevoir ; Acton referma la porte derrière lui.
– Vous êtes sûr de ce jeune homme ? demanda la reine.
– Comme de moi-même, madame.
– Vous le nommez ?
– Richard Menden.
– Vous l’avez appelé Dick.
– Votre Majesté sait que c’est l’abréviation de Richard.
– C’est vrai !
Cinq minutes après, on entendit des pas dans l’escalier.
– Du moment que c’est Richard, dit Acton, il est inutile que Votre Majesté se cache ; d’ailleurs, nous aurons besoin de lui tout à l’heure.
– Pour quoi faire ?
– Quand il s’agira de récrire la lettre ; ce n’est ni Votre Majesté ni moi qui la récrirons, attendu que le roi connaît nos écritures ; il faudra donc que ce soit lui.
– C’est juste.
La reine s’assit, tournant le dos à la porte.
Le jeune homme entra avec les trois objets demandés, qu’il déposa près de la cheminée ; puis il sortit sans paraître même avoir remarqué qu’une personne était dans la chambre, qu’il n’avait pas vue à sa première entrée.
Acton referma une seconde fois la porte derrière lui, apporta le fourneau près de la cheminée et mit le fer dessus ; puis, ouvrant l’armoire qui contenait la pharmacie, il en tira une petite bouteille d’acide oxalique, coupa la barbe d’une plume de manière qu’elle pût lui servir à promener la liqueur sur le papier, plia la lettre de façon à préserver les trois dernières lignes et la signature impériale de tout contact avec le liquide, versa l’acide sur la lettre et l’y étendit avec la barbe de la plume.
La reine suivait l’opération avec une curiosité qui n’était pas exempte d’inquiétude, craignant qu’elle ne réussit point ou ne réussit mal ; mais, à sa grande satisfaction, sous l’âcre morsure du liquide, elle vit d’abord l’encre jaunir, puis blanchir, puis disparaître.
Acton tira son mouchoir de sa poche, et, en faisant un tampon, il épongea la lettre.
Cette opération terminée, le papier était redevenu parfaitement blanc ; il prit le fer, étendit la lettre sur un cahier de papier et la repassa comme on repasse un linge.
– La ! maintenant, dit-il, tandis que le papier va sécher, rédigeons la réponse de Sa Majesté l’empereur d’Autriche.
Ce fut la reine qui la dicta. En voici le texte mot à mot :
» Schœnbrünn, 28 septembre 1798.
« Mon très-excellent frère, cousin, oncle, allié et confédéré,
» Rien ne pouvait m’être plus agréable que la lettre que vous m’écrivez et dans laquelle vous me promettez de vous soumettre en tout point à mon avis. Les nouvelles qui m’arrivent de Rome me disent que l’armée française est dans l’abattement le plus complet ; il en est tout autant de l’armée de la haute Italie.
» Chargez-vous donc de l’une, mon très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré ; je me chargerai de l’autre. À peine aurai-je appris que vous êtes à Rome, que, de mon côté, j’entre en campagne avec 140,000 hommes ; vous en avez de votre côté 60,000, j’attends 40,000 Russes ; c’est plus qu’il n’en faut pour que le prochain traité de paix, au lieu de s’appeler le traité de Campo-Formio, s’appelle le traité de Paris. »
– Est-ce cela ? demanda la reine.
– Excellent ! dit Acton.
– Alors, il ne s’agit plus que de recopier cette rédaction.
Acton s’assura que le papier était parfaitement sec, fit disparaître, à l’aide du fer, le pli préservateur, alla de nouveau à la porte et appela Dick.
Comme il l’avait prévu, le jeune homme se tenait à la portée de la voix.
– Me voici, monseigneur, dit-il.
– Venez à cette table, fit Acton, et transcrivez ce brouillon sur cette lettre en déguisant légèrement votre écriture.
Le jeune homme se mit à la table sans faire une question, sans paraître s’étonner, prit la plume comme s’il s’agissait de la chose la plus simple, exécuta l’ordre donné, et se leva, attendant de nouvelles instructions.
Acton examina le papier à la lueur des bougies : rien n’indiquait la trahison qui venait d’être commise ; il réintégra la lettre dans l’enveloppe, replaça au-dessus de la flamme la cire, qui s’amollit de nouveau, laissa sur cette première couche, afin d’effacer toute trace d’ouverture de la lettre, retomber une seconde couche de cire, et appliqua dessus le cachet qu’il avait fait faire en fac-similé sur celui de l’empereur.
Après quoi, il remit la dépêche dans la poche de cuir, reboutonna la veste du courrier, et, prenant une bougie, examina pour la première fois la blessure.
Il y avait contusion violente à la tête, le cuir chevelu était fendu sur une longueur de deux pouces ; mais il n’y avait aucune lésion de l’os du crâne.
– Dick, dit-il, écoutez bien mes recommandations ; voici-ce que vous allez faire…
Le jeune homme s’inclina.
– Vous allez envoyer chercher un médecin à Santa-Maria ; pendant qu’on ira chercher le médecin, qui ne sera pas ici avant une heure, vous ferez prendre à cet homme, cuillerée par cuillerée, une décoction de café vert bouilli, la valeur d’un verre à peu près.
– Oui, Votre Excellence.
– Le médecin croira que ce sont les sels qu’il lui aura fait respirer, ou l’éther dont il lui aura frotté les tempes qui l’auront fait revenir à lui. Vous le lui laisserez croire ; il pansera le blessé, qui, selon son état de force ou de faiblesse, poursuivra sa route à pied ou en voiture.
– Oui, Votre Excellence.
– Le blessé, continua Acton en appuyant sur chaque mot, a été ramassé après sa chute par les gens de la maison, porté par eux sur votre ordre dans la pharmacie, soigné par vous et le médecin ; il n’a vu ni moi la reine, et la reine ni moi ne l’avons vu. Vous entendez ?
– Oui, Votre Excellence.
– Et maintenant, dit Acton en se retournant vers la reine, vous pouvez laisser aller les choses d’elles-mêmes et rentrer sans inquiétude au salon, tout s’exécutera comme il a été ordonné.
La reine jeta un dernier regard sur le secrétaire ; elle lui trouva cet air intelligent et résolu des hommes appelés un jour à faire leur fortune.
Puis, la porte refermée :
– Vous avez là un homme précieux, général ! dit-elle.
– Il n’est point à moi, il est à vous, madame, comme tout ce que je possède, répondit Acton.
Et il s’inclina en laissant passer la reine devant lui.
Lorsqu’elle rentra dans le salon, Emma Lyonna, enveloppée d’un cachemire pourpre à franges d’or, se laissait, au milieu des louanges et des applaudissements frénétiques des spectateurs, tomber sur un canapé dans tout l’abandon d’une danseuse de théâtre qui vient d’obtenir son plus beau succès ; et, en effet, jamais ballerine de San-Carlo n’avait jeté son public dans un pareil enivrement ; le cercle au milieu duquel elle avait commencé la danse s’était peu à peu, et par une attraction insensible, rapproché d’elle ; de sorte qu’il était arrivé un moment où, chacun étant avide de la voir, de la toucher, de respirer le parfum qui émanait d’elle, non-seulement l’espace, mais l’air lui avait manqué, et, criant d’une voix étouffée : « Place ! place ! » elle était, dans un spasme voluptueux, venue tomber sur le canapé ou la reine la retrouvait.
À la vue de la reine, la foule s’ouvrit pour la laisser pénétrer jusqu’à sa favorite.
Les louanges et les applaudissements redoublèrent ; on savait que louer la grâce, le talent, la magie d’Emma, c’était la façon la plus sûre de faire sa cour à Caroline.
– D’après ce que je vois, d’après ce que j’entends, dit Caroline, il me semble qu’Emma vous a tenu sa parole. Il s’agit maintenant de la laisser reposer ; d’ailleurs, il est une heure du matin, et Caserte, je vous remercie de l’avoir oublié, est à plusieurs milles de Naples.
Chacun comprit que c’était un congé bien en règle, et qu’en effet l’heure était venue de se retirer ; on résuma tous les plaisirs de la soirée dans l’expression d’une dernière et suprême admiration ; la reine donna sa main à baiser à trois ou quatre des plus favorisés, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana furent de ceux-là, – retint Nelson et ses deux amis, à qui elle avait quelques mots à dire en particulier, et, appelant à elle la marquise de San-Clemente :
– Ma chère Elena, vous êtes près de moi de service après-demain.
– Demain, Votre Majesté veut dire ; car, ainsi qu’elle nous l’a fait observer, il est une heure du matin ; je tiens trop à cet honneur pour permettre qu’il soit retardé d’un jour.
– Je vais donc bien vous contrarier, ma chère Elena, dit la reine avec un sourire dont il eût été difficile de définir l’expression ; mais imaginez-vous que la comtesse San-Marco me demande la permission, avec votre agrément bien entendu, de prendre votre place, vous priant de prendre la sienne ; elle a je ne sais quelle chose importante à faire la semaine prochaine. Ne voyez-vous aucun inconvénient à cet échange ?
– Aucun, madame, si ce n’est de retarder d’un jour le bonheur de vous faire ma cour.
– Eh bien, voilà qui est arrangé ; vous avez toute liberté demain, ma chère marquise.
– J’en profiterai probablement pour aller à la campagne avec le marquis de San-Clemente.
– À la bonne heure, dit la reine, voilà qui est exemplaire.
Et elle salua la marquise, qui, retenue par elle, fut la dernière à lui faire sa révérence et à sortir.
La reine se trouva seule alors avec Acton, Emma, les deux officiers anglais et Nelson.
– Mon cher lord, dit-elle à Nelson, j’ai tout lieu de penser que, demain ou après-demain, le roi recevra de Vienne des nouvelles dans votre sens relativement à la guerre ; car vous êtes toujours d’avis, n’est-ce pas, que plus tôt on entrera en campagne, mieux cela vaudra ?
– Non-seulement je suis de cet avis, madame, mais, si cet avis est adopté, je suis prêt à vous prêter le concours de la flotte anglaise.
– Nous en profiterons, milord ; mais ce n’est point cela que j’ai à vous demander pour le moment.
– Que la reine ordonne, je suis prêt à lui obéir.
– Je sais, milord, combien le roi a confiance en vous ; demain, si favorable à la guerre que soit la réponse de Vienne, il hésitera encore ; une lettre de Votre Seigneurie, dans le même sens que celle de l’empereur, lèverait toutes ses irrésolutions.
– Doit-elle être adressée au roi, madame ?
– Non, je connais mon auguste époux, il a une répugnance invincible à suivre les avis qui lui sont donnés directement ; j’aimerais donc mieux qu’ils lui vinssent d’une lettre confidentielle écrite à lady Hamilton. Écrivez collectivement à elle et à sir William ; à elle comme à la meilleure amie que j’aie, à sir William comme au meilleur ami qu’ait le roi ; la chose lui revenant par double ricochet aura plus d’influence.
– Votre Majesté sait, dit Nelson, que je ne suis ni un diplomate ni un homme politique ; ma lettre sera celle d’un marin qui dit franchement, rudement même, ce qu’il pense, et pas autre chose.
– C’est tout ce que je vous demande, milord. D’ailleurs, vous vous en allez avec le capitaine général, vous causerez en route : comme on décidera demain sans doute quelque chose d’important dans la matinée, venez dîner au palais ; le baron Mack y dîne, vous combinerez vos mouvements.
Nelson s’inclina.
– Ce sera un dîner en petit comité, continua la reine ; Emma et sir William seront des nôtres. Il s’agit de pousser et de presser le roi ; moi-même, je retournerais à Naples ce soir, si ma pauvre Emma n’était pas si fatiguée. Vous savez, au reste, ajouta la reine en baissant la voix, que c’est pour vous et pour vous seul, mon cher amiral, qu’elle a dit et fait toutes les belles choses que vous avez vues et entendues.
Puis, plus bas encore :
– Elle refusait obstinément, mais je lui ai dit que j’étais sûre qu’elle vous ravirait ; tout son entêtement a tombé devant cette espérance.
– Oh ! madame, par grâce ! fit Emma.
– Voyons, ne rougissez pas et tendez votre belle main à notre héros ; je lui donnerais bien la mienne, mais je suis sûre qu’il aimera mieux la vôtre ; la mienne sera donc pour ces messieurs.
Et, en effet, elle tendit ses deux mains aux officiers, qui en baisèrent chacun une, tandis que Nelson, saisissant celle d’Emma avec plus de passion peut-être que ne le permettait l’étiquette royale, la portait à ses lèvres.
– Est-ce vrai, ce qu’a dit la reine, lui demanda-t-il à voix basse, que ce soit pour moi que vous avez consenti à dire des vers, à chanter et à danser ce pas qui a failli me rendre fou de jalousie ?
Emma le regarda comme elle savait regarder quand elle voulait ôter à ses amants le peu de raison qui leur restait ; puis, avec une expression de voix plus enivrante encore que ses yeux :
– L’ingrat, dit-elle, il le demande !
– La voiture de Son Excellence le capitaine général est prête, dit un valet de pied.
– Messieurs, dit Acton, quand vous voudrez.
Nelson et les deux officiers firent leurs révérences.
– Votre Majesté n’a pas d’ordres particuliers à me donner ? dit Acton à la reine au moment où ils s’éloignaient.
– Si fait, dit la reine ; à neuf heures ce soir, les trois inquisiteurs d’État dans la chambre obscure.
Acton salua et sortit ; les deux officiers étaient déjà dans l’antichambre.
– Enfin ! dit la reine en jetant son bras autour du cou d’Emma et en l’embrassant avec l’emportement qu’elle mettait dans toutes ses actions. J’ai cru que nous ne serions jamais seules !…
XLIV. La crèche du roi Ferdinand. §
Le titre de ce chapitre doit paraître à peu près inintelligible à nos lecteurs ; nous allons donc commencer par leur en donner l’explication.
Une des plus grandes solennités de Naples, une des plus fêtées, est la Noël, – Natale, comme on l’appelle. Trois mois d’avance, les plus pauvres familles se privent de tout, pour faire quelques économies, dont une partie passe à la loterie, dans l’espoir de gagner, et, avec ce gain, de passer gaiement la sainte nuit, et dont l’autre est mise en réserve pour le cas où la madone de la loterie, – car, à Naples, il y a des madones pour tout, – pour le cas où la madone de la loterie serait inflexible.
Ceux qui ne réussissent pas à faire des économies portent au Mont-de-Piété leurs pauvres bijoux, leurs misérables vêtements et jusqu’aux matelas de leur lit.
Ceux qui n’ont ni bijoux, ni matelas, ni vêtements à engager, volent.
On a remarqué qu’il y avait à Naples recrudescence de vols pendant le mois de décembre.
Chaque famille napolitaine, si misérable qu’elle soit, doit avoir à son souper, pendant la nuit de Noël, au moins trois plats de poisson sur sa table.
Le lendemain de la Noël, un tiers de la population de Naples est malade d’indigestion, et trente mille personnes se font saigner.
À Naples, on se fait saigner à tout propos : on se fait saigner parce qu’on a eu chaud, parce qu’on a eu froid, parce qu’il a fait sirocco, parce qu’il a fait tramontane. J’ai un petit domestique de onze ans qui, sur dix francs que je lui donne par mois, en met sept à la loterie, fait une rente d’un sou par jour à un moine qui lui donne depuis trois ans des numéros dont pas un seul n’est sorti, et garde les trente autres sous pour se faire saigner.
De temps en temps, il entre dans mon cabinet et me dit gravement :
– Monsieur, j’ai besoin de me faire saigner.
Et il se fait saigner, comme si un coup de lancette dans la veine était la chose la plus récréative du monde.
De cinquante pas en cinquante pas, on rencontre à Naples et surtout à l’époque que nous essayons de peindre, on rencontrait des boutiques de barbiers, salassatori, lesquels, comme au temps de Figaro, tiennent le rasoir d’une main et la lancette de l’autre.
Pardon de la digression, mais la saignée est un trait des mœurs napolitaines que nous ne pouvions passer sous silence.
Revenons à la Noël et surtout à ce que nous allions dire à propos de Naples.
Nous allions dire qu’un des grands amusements de Naples, à l’approche de Natale, amusement qui, chez les Napolitains de vieille roche, a persisté jusqu’à nos jours, était la composition des crèches.
En 1798, il y avait peu de grandes maisons de Naples qui n’eussent leur crèche, soit une crèche en miniature pour l’amusement des enfants, soit une crèche gigantesque pour l’édification des grandes personnes.
Le roi Ferdinand était renommé entre tous pour sa manière de faire sa crèche, et, dans la plus grande salle du rez-de-chaussée du palais royal, il avait fait pratiquer un théâtre de la grandeur du Théâtre-Français pour y installer sa crèche.
C’était un des amusements dont le prince de San-Nicandro avait occupé son active jeunesse et dont il avait conservé le goût, disons mieux, le fanatisme pendant son âge mûr.
Chez les particuliers, on faisait, et l’on fait encore aujourd’hui, servir les mêmes objets dont se composent les crèches à toutes les fêtes de Noël ; la seule différence était dans leur disposition ; mais, chez le roi, il n’en était pas ainsi, après être restée, un mois ou deux, livrée à l’admiration des spectateurs, la crèche royale était démantibulée, et, de tous les objets qui la composaient, le roi faisait des dons à ses favoris, qui recevaient ces dons comme une précieuse marque de la faveur royale.
Les crèches des particuliers selon les fortunes coûtaient de cinq cents à dix mille et même quinze mille francs ; celle du roi Ferdinand, par le concours des peintres, des sculpteurs, des architectes, des machinistes et des mécaniciens qu’il employait, coûtait jusqu’à deux ou trois cent mille francs.
Six mois d’avance, le roi s’en occupait et donnait à sa crèche tout le temps qu’il ne donnait point à la chasse et à la pêche.
La crèche de l’année 1798 devait être particulièrement belle, et le roi y avait dépensé déjà de très-grosses sommes, bien qu’elle ne fut point entièrement terminée ; voilà pourquoi, la veille, grâce aux dépenses faites pour les préparatifs de guerre, se trouvant à court d’argent, il avait, avec un certain côté enfantin, remarquable dans son caractère, pressé la rentrée de la part que la maison Backer et fils prenait pour son compte, dans la négociation de la lettre de change de vingt-cinq millions.
Les huit millions pesés et comptés dans la soirée, avaient été, selon la promesse d’André Backer, transportés, pendant la nuit, des caves de sa maison de banque dans celles du palais royal.
Et Ferdinand, joyeux et rayonnant, sans crainte que désormais l’argent manquât, avait envoyé chercher son ami le cardinal Ruffo, d’abord pour lui montrer sa crèche et lui demander ce qu’il en pensait, ensuite pour attendre avec lui le retour du courrier Antonio Ferrari, qui, ponctuel comme il l’était, eût dû arriver à Naples pendant la nuit, et, n’étant point arrivé pendant la nuit, ne devait pas se faire attendre plus tard que la matinée.
Il causait, en attendant, des mérites de saint Éphrem avec fra Pacifico, notre vieille connaissance, à qui sa popularité, toujours croissante, surtout depuis que deux jacobins avaient été sacrifiés à cette popularité, valait l’insigne honneur d’occuper une place dans la crèche du roi Ferdinand.
En conséquence, dans un coin de cette partie de la salle destiné, lors de l’ouverture de la crèche, à devenir le parterre, fra Pacifico et son âne Jocobino posaient devant un sculpteur, qui les moulait en terre glaise, en attendant qu’il les exécutât en bois.
Nous dirons tout à l’heure la place qui leur était assignée dans la grande composition que nous allons dérouler aux yeux de nos lecteurs.
Essayons donc, si laborieuse que soit cette tâche, de donner une idée de ce que c’était que la crèche du roi Ferdinand.
Nous avons dit qu’elle était fabriquée sur un théâtre de la grandeur et de la profondeur du Théâtre-Français, c’est-à-dire qu’elle avait de trente-quatre à trente-six pieds d’ouverture, et cinq ou six plans de la rampe au mur de fond.
L’espace entier, en largeur et en profondeur, était occupé par des sujets divers, établis sur des praticables qui allaient toujours s’élevant et qui représentaient les actes principaux de la vie de Jésus, depuis sa naissance dans la crèche au premier plan, jusqu’à son crucifiement au Calvaire au dernier plan, lequel, situé à l’extrême lointain, touchait presque aux frises.
Un chemin allait en serpentant par tout le théâtre et paraissait conduire de Bethléem au Golgotha.
Le premier et le plus important de tous ces sujets qui se présentât aux yeux, comme nous l’avons dit, était la naissance du Christ dans la grotte de Bethléem.
La grotte était divisée en deux compartiments : dans l’un, le plus grand, était la Vierge, avec l’Enfant Jésus, qu’elle tenait dans ses bras ou plutôt sur ses genoux ; elle avait à sa droite l’âne, qui brayait, et à sa gauche le bœuf, qui léchait la main que l’Enfant Jésus étendait vers lui.
Dans le petit compartiment était saint Joseph en prière.
Au-dessus du grand compartiment étaient écrits ces mots :
Grotte prise au naturel à Bethléem et dans laquelle enfanta la Vierge.
Au-dessus du petit compartiment :
Caveau dans lequel se retira saint Joseph pendant l’enfantement.
La Vierge était richement vêtue de brocart d’or ; elle avait sur la tête un diadème en diamants, des boucles d’oreilles et des bracelets d’émeraudes, une ceinture de pierreries et des bagues à tous les doigts.
L’Enfant Jésus avait autour de la tête une feuille d’or représentant l’auréole.
Dans le compartiment de la Vierge et de l’Enfant Jésus se trouvait le tronc d’un palmier qui traversait la voûte et allait s’épanouir au grand jour : c’était le palmier de la légende, qui, mort et desséché depuis longtemps, avait repris ses feuilles et ses fruits au moment où, dans une des douleurs de l’enfantement, la Vierge, s’aidant de lui, l’avait pris et serré entre ses bras.
Agenouillés à la porte de la crèche étaient les trois rois mages apportant des bijoux, des vases précieux, des étoffes magnifiques à l’enfant divin. Bijoux, vases et étoffes étaient réels et tirés du trésor de la couronne ou du musée Borbonico ; les rois mages avaient au cou le cordon de Saint-Janvier, et un grand nombre de valets formaient leur suite ; ils conduisaient par la bride six chevaux attelés à un magnifique carrosse drapé.
Cette grotte, avec ses personnages de grandeur demi-nature, se trouvait à la gauche du spectateur, c’est-à-dire du côté jardin, comme on dit en termes de coulisses.
Au côté cour, c’est-à-dire à la droite du spectateur, étaient les trois bergers guidés par l’étoile et faisant pendant aux rois ; deux des trois tenaient des moutons avec des laisses de rubans ; le troisième portait entre ses bras un agneau que sa mère suivait en bêlant.
Au-dessus des bergers, au second plan, était la fuite en Égypte : la Vierge, montée sur un âne, tenant le petit Enfant Jésus dans ses bras, était suivie de saint Joseph marchant derrière elle, tandis qu’au-dessus d’elle quatre anges, suspendus en l’air, la garantissaient des ardeurs du soleil en étendant au-dessus de sa tête un manteau de velours bleu à franges d’or.
Le praticable, dominant l’Adoration des bergers, représentait la montée dei Capuccini à l’Infrascata, avec la façade du couvent de Saint-Éphrem.
Le groupe destiné à faire le pendant de la fuite en Égypte, devait se composer de fra Pacifico et de son âne, représentés au naturel, comme la grotte de Bethléem ; c’était pour que cette ressemblance fût parfaite et que l’homme et l’animal pussent être reconnus à la première vue, que fra Pacifico, trois jours auparavant, en passant devant largo Castello, avait reçu l’invitation d’entrer au palais, où le roi désirait lui parler. Fra Pacifico avait obéi, cherchant dans sa tête ce que pouvait lui vouloir le roi, et avait été conduit dans la salle de la crèche, où il avait appris de la bouche même de Sa Majesté le grand honneur que le roi comptait faire au couvent des capucins de Saint-Éphrem en mettant dans sa crèche le frère quêteur et son âne. Fra Pacifico avait, en conséquence, reçu l’avis que, tout le temps que dureraient les séances, il était inutile qu’il prit la peine de quêter, attendu que ce serait le maître d’hôtel du roi qui chargerait ses paniers. Depuis trois jours, les choses se passaient ainsi, à la grande satisfaction de fra Pacifico et de Jacobin, qui, dans leurs rêves d’ambition les plus exagérés, n’eussent jamais espéré être un jour admis à l’honneur de se trouver face à face avec le roi.
Aussi, fra Pacifico se retenait à grand’peine de crier : « Vive le roi ! » et Jacobin, qui voyait braire son confrère de la crèche, se tenait à quatre pour n’en pas faire autant.
Les autres sujets, qui allaient toujours en s’éloignant, étaient : Jésus enseignant les docteurs, l’épisode de la Samaritaine, la pêche miraculeuse, Jésus marchant sur les eaux et soutenant le peu crédule saint Pierre, le groupe de Jésus et de la femme adultère, groupe dans lequel on pouvait remarquer une chose, c’est que, soit hasard, soit malice cynique du roi Ferdinand, la pécheresse à laquelle le Christ pardonne, avait les cheveux blonds de la reine et la lèvre avancée des princesses autrichiennes.
Le quatrième plan était occupé par le dîner chez Marthe, – dîner pendant lequel la Madeleine vint verser ses parfums sur les pieds du Christ et les essuyer avec ses cheveux, – par l’entrée triomphale de Notre-Seigneur à Jérusalem le jour des Rameaux. Des gardes du corps à l’uniforme du roi gardaient la porte de la ville et présentaient les armes à Jésus. Jérusalem offrait, en outre, ceci de remarquable qu’elle était fortifiée à la manière de Vauban et défendue par des canons ; ce qui, comme on le sait, ne l’empêcha point d’être prise par Titus.
Par l’autre porte de Jérusalem, on voyait sortir Jésus, sa croix sur l’épaule, au milieu des gardes et du peuple, marchant au Calvaire, dont les stations étaient marquées par des croix.
Enfin, le Golgotha terminait la perspective à gauche du spectateur, tandis que la gauche de la crèche représentait, au même plan, la vallée de Josaphat avec les morts sortant de leurs tombeaux, dans des attitudes d’espérance ou de terreur, en attente du jugement dernier, auquel les a convoqués la trompette de l’ange qui plane au-dessus d’eux.
Dans les intervalles et sur le chemin qui, à travers les différents praticables, conduisait en serpentant de la crèche au Calvaire étaient semés des groupes auxquels l’archéologie n’avait rien à voir, des pantialons qui dansaient, des paglietti qui se disputaient, des lazzaroni qui s’en moquaient, et enfin des Polichinelles mangeant leur macaroni avec la béatitude que les Napolitains, pour lesquels le macaroni représente l’ambroisie antique, mettent à l’inglutition de cet aliment tombé de l’Olympe sur la terre.
Aucun terrain n’était perdu sur les surfaces planes. Sans s’inquiéter du mois où naquit Jésus, des moissonneurs faisaient la moisson, tandis que, sur les plans inclinés, des vignerons vendangeaient leurs vignes, ou des pasteurs faisaient paître leurs troupeaux.
Et tous ces personnages, qui montaient à près de trois cents, exécutés par d’habiles artistes, avaient la grandeur strictement mesurée au plan qu’ils devaient occuper, de sorte qu’ils aidaient à une perspective qui paraissait immense.
Le roi était en train, – tout en jetant un coup d’œil à sa crèche, livrée au mécanicien du théâtre Saint-Charles pour la disposition de ses personnages, – de se faire raconter par fra Pacifico la légende du beccaïo, qui prenait chaque jour des proportions plus formidables. En effet, le brave égorgeur de boucs, après avoir été attaqué par un jacobin, puis par deux jacobins, puis par trois jacobins, avait fini par ne plus énumérer ses adversaires, et, s’il fallait l’en croire à cette heure, avait été attaqué, comme Falstaff, par toute une armée ; seulement, il n’affirma point qu’elle fût vêtue de bougran vert.
Au milieu du récit de fra Pacifico, le cardinal Ruffo entra, mandé, comme nous l’avons dit, par le roi.
Ferdinand interrompit sa conversation avec fra Pacifico pour faire fête au cardinal, lequel, reconnaissant le moine et sachant de quel abominable crime il avait été la cause, sinon l’agent, s’éloigna de lui sous le prétexte d’admirer la crèche du roi.
Les séances de fra Pacifico étaient terminées ; outre les trois charges de poisson, de légumes, de fruits, de viandes et de vin qu’il avait tirées des offices et des caves du roi et sous lesquelles Jacobin était rentré pliant au monastère, le roi ordonna qu’on lui comptât cent ducats par séance, à titre d’aumône, le congédia en lui demandant sa bénédiction, et, tandis que le moine, bénisseur digne du bénit, le cœur bondissant d’orgueil, s’éloignait sur son âne, il alla rejoindre Ruffo.
– Eh bien, mon éminentissime, lui dit-il, nous voici arrivés au 4 octobre, et pas de nouvelles de Vienne ! Ferrari, contre ses habitudes, est de cinq ou six heures en retard ; aussi vous ai-je envoyé chercher, convaincu qu’il ne pouvait tarder à arriver, et songeant, comme un égoïste, que je m’amuserais avec vous, tandis que je m’ennuierais en restant tout seul.
– Et vous avez d’autant mieux fait, sire, répondit Ruffo, qu’en traversant la cour, j’ai vu reconduire à l’écurie un cheval tout ruisselant d’eau, et aperçu de loin un homme que l’on soutenait sous les deux bras ; cet homme montait avec peine l’escalier de votre appartement ; à ses grandes bottes, à sa culotte de peau, à sa veste à brandebourgs, j’ai cru reconnaître le pauvre diable que vous attendez ; peut-être lui est-il arrivé quelque malheur.
En ce moment, un valet de pied parut sur la porte.
– Sire, dit-il, le courrier Antonio Ferrari est arrivé, et attend dans votre cabinet qu’il plaise à Votre Majesté de recevoir les dépêches qu’il lui apporte.
– Mon éminentissime, dit le roi, voici notre réponse qui nous arrive.
Et, sans même s’informer près du valet de pied si Ferrari s’était blessé ou avait été blessé, Ferdinand monta rapidement par un escalier dérobé et se trouva installé dans son cabinet avec Ruffo avant le courrier, qui, retardé par sa blessure, ne marchait que lentement, et était obligé de s’arrêter de dix pas en dix pas.
Quelques secondes après, la porte du cabinet s’ouvrit, et Antonio Ferrari, toujours soutenu par les deux hommes qui l’avaient aidé à monter l’escalier, apparaissait sur le seuil, pâle et la tête enveloppée d’une bandelette ensanglantée.
XLV. Ponce Pilate §
En apercevant le roi, Ferrari écarta les deux hommes qui le soutenaient, et, comme si la présence de son maître eût suffi à lui rendre ses forces, il fit seul trois pas en avant, et, tandis que les deux hommes se retiraient et refermaient la porte derrière eux, il tira de sa poche la dépêche de la main droite, la présenta au roi, tandis qu’il portait, pour saluer militairement, la gauche à son front.
– Bon ! dit pour tout remercîment le roi en prenant la dépêche, voilà mon imbécile qui s’est laissé tomber.
– Sire, répondit Ferrari, Votre Majesté sait qu’il n’y a pas, dans toutes les écuries du royaume, un cheval capable de me démonter ; c’est mon cheval, et non pas moi, qui s’est laissé tomber, et, quand le cheval tombe, sire, il faut que le cavalier, fut-il roi, en fasse autant.
– Et où cela t’est-il arrivé ? demanda Ferdinand.
– Dans la cour du château de Caserte, sire.
– Et que diable allais-tu faire dans la cour du château de Caserte ?
– Le maître de poste de Capoue m’avait dit que le roi était au château.
– C’est vrai, j’y étais, grommela le roi ; mais, à sept heures du soir, je l’avais quitté, ton château de Caserte.
– Sire, dit le cardinal, qui voyait pâlir et chanceler Ferrari, si Votre Majesté veut continuer l’interrogatoire, elle doit permettre à cet homme de s’asseoir, ou sinon il va se trouver mal.
– C’est bien, dit Ferdinand. Assieds-toi, animal !
Le cardinal approcha vivement un fauteuil.
Il était temps ; quelques secondes de plus, Ferrari tombait étendu sur le parquet ; il tomba seulement assis.
Quand le cardinal eut fini, le roi qui le regardait tout étonné de la peine qu’il se donnait pour son courrier, le prit à part et lui dit :
– Vous avez entendu, cardinal, à Caserte ?
– Oui, sire.
– Justement, à Caserte ! insista le roi.
Puis, à Ferrari :
– Et comment la chose est-elle arrivée ? demanda-t-il.
– Il y avait soirée chez la reine, sire, répondit le courrier. La cour était encombrée de voitures ; j’ai tourné trop court et n’ai point assez soutenu mon cheval en tournant ; il s’est abattu des quatre pieds et je me suis fendu la tête contre une borne.
– Hum ! fit le roi.
Et, tournant et retournant la lettre dans sa main, comme s’il hésitait à l’ouvrir :
– Et cette lettre, dit-il, c’est de l’empereur ?
– Oui, sire : j’avais un petit retard de deux heures, parce que l’empereur était à Schœnbrünn.
– Voyons toujours ce que m’écrit mon neveu, venez, cardinal.
– Permettez, sire, que je donne un verre d’eau à cet homme et que je lui mette à la main un flacon de sels, à moins que Votre Majesté ne lui permette de se retirer chez lui, auquel cas j’appellerais les hommes qui l’ont amené et je le ferais reconduire.
– Non pas ! non pas ! mon éminentissime ; vous comprenez que j’ai à l’interroger.
En ce moment, on entendit gratter à la porte du cabinet donnant dans la chambre à coucher, et, derrière la porte, pousser de petits gémissements.
C’était Jupiter, qui reconnaissait Ferrari et qui, plus soucieux de son ami que Ferdinand ne l’était de son serviteur, demandait à entrer.
Ferrari, lui aussi, reconnut Jupiter et étendit machinalement le bras vers la porte.
– Veux-tu te taire, animal ! cria Ferdinand en frappant du pied.
Ferrari laissa retomber son bras.
– Sire, dit Ruffo, ne permettrez-vous pas que deux amis, après s’être dit adieu au départ, se disent bonjour à l’arrivée ?
Et, pensant que Jupiter tiendrait lieu au courrier de verre d’eau et de sels, il profita de ce que le roi, ayant décacheté la dépêche, était absorbé dans sa lecture, pour aller ouvrir à Jupiter la porte de la chambre à coucher.
Celui-ci, comme s’il eût deviné qu’il devait la faveur qui lui était faite à une distraction de son maître, se glissa en rampant et en passant le plus loin possible du roi vers Ferrari, et, tournant autour de son fauteuil, il se dissimula derrière le siège et celui qui y était assis, allongeant câlinement sa tête caressante entre la cuisse et la main de son père nourricier.
– Cardinal, fit le roi, mon cher cardinal !
– Me voilà, sire, répondit l’Éminence.
– Lisez donc.
Puis, au courrier, tandis que le cardinal prenait la lettre et la lisait à son tour :
– C’est l’empereur lui-même qui a écrit cette lettre ? demanda-t-il.
– Je ne sais, sire, répondit le courrier ; mais c’est lui-même qui me l’a remise.
– Et, puisqu’il te l’a remise, personne n’a vu cette lettre ?
– J’en puis jurer, sire.
– Elle ne t’a pas quitté ?
– Elle était dans ma poche au moment où je me suis évanoui, elle était dans ma poche au moment où je suis revenu à moi.
– Tu t’es donc évanoui ?
– Ce n’est point ma faute, le coup a été très-violent, sire.
– Et qu’a-t-on fait de toi quand tu as été évanoui ?
– On m’a porté dans la pharmacie.
– Qui cela ?
– M. Richard.
– Qui est-ce, M. Richard ? Je ne connais pas.
– Le secrétaire de M. Acton.
– Qui t’a pansé ?
– Le médecin de Santa-Maria.
– Et personne autre ?
– Je n’ai vu que lui et M. Richard, sire.
Ruffo se rapprocha du roi.
– Votre Majesté a lu ? dit-il.
– Pardieu ! fit le roi. Et vous ?
– Moi aussi.
– Qu’en dites-vous ?
– Je dis, sire, que la lettre est formelle. Les nouvelles que l’empereur reçoit de Rome sont, à ce qu’il paraît, les mêmes que les nôtres ; il dit à Votre Majesté de se charger de l’armée du général Championnet ; qu’il se chargera de celle du général Joubert.
– Oui, reprit le roi, et voyez : il ajoute qu’aussitôt que je serai à Rome, il passera la frontière avec cent quarante mille hommes.
– L’avis est positif.
– Le corps de la lettre, reprit Ferdinand avec défiance, n’est pas de la main de l’empereur.
– Non ; mais la salutation et la signature sont autographes ; peut-être Sa Majesté Impériale était-elle assez sûre de son secrétaire pour lui confier ce secret.
Le roi reprit la lettre des mains de Ruffo, la tourna et la retourna.
– Voulez-vous me montrer le cachet, sire ?
– Oh ! dit le roi, quant au cachet, il n’y a rien à y reprendre : c’est bien la tête de l’empereur Marc-Antoine, je l’ai reconnue.
– Marc-Aurèle, veut dire Votre Majesté.
– Marc-Antoine, Marc-Aurèle, murmura le roi, n’est-ce point la même chose ?
– Pas tout à fait, sire, répliqua Ruffo en souriant ; mais la question n’est point là ; l’adresse est de la main de l’empereur, la signature est de la main de l’empereur ; en conscience, sire, vous n’en pouvez pas demander davantage. Votre Majesté a-t-elle d’autres questions à faire à son courrier ?
– Non, qu’il aille se faire panser.
Et il lui tourna le dos.
– Et voilà les hommes pour lesquels on se fait tuer ! murmura Ruffo, en allant à la sonnette.
Au son du timbre, le valet de pied de service entra.
– Rappelez les deux valets de pied qui ont amené Ferrari, dit le cardinal.
– Oh ! merci, Votre Éminence ; j’ai repris des forces et je regagnerai bien ma chambre tout seul.
En effet, Ferrari se leva, salua le roi et s’achemina vers la porte, suivi de Jupiter.
– Ici, Jupiter ! fit le roi.
Jupiter s’arrêta court, n’obéissant qu’à moitié, accompagna Ferrari des yeux jusqu’à ce que celui-ci fût dans l’antichambre, et, avec une plainte, alla se coucher sous la table du roi.
– Eh bien, idiot ! que fais-tu là ? demanda Ferdinand au valet de pied qui se tenait debout à la porte.
– Sire, répondit celui-ci en tressaillant, Son Excellence sir William Hamilton, ambassadeur d’Angleterre, fait demander si Votre Majesté veut bien lui faire l’honneur de le recevoir.
– Pardieu ! tu sais bien que je le reçois toujours.
Le valet sortit.
– Dois-je me retirer, sire ? demanda le cardinal.
– Non pas ; restez au contraire, mon éminentissime ; la solennité avec laquelle l’audience m’est demandée indique une communication officielle, et je ne serai probablement point fâché de vous consulter sur cette communication.
La porte se rouvrit.
– Son Excellence l’ambassadeur d’Angleterre ! dit le valet sans reparaître.
– Zitto ! dit le roi en montrant au cardinal la lettre de l’empereur et en la mettant dans sa poche.
Le cardinal fit un geste qui correspondait à cette réponse : « Sire, la recommandation était inutile. »
Sir William Hamilton entra.
Il salua le roi, puis le cardinal.
– Soyez le bienvenu, sir William, dit le roi, d’autant mieux le bienvenu que je vous croyais à Caserte.
– J’y étais en effet, sire ; mais la reine nous a fait l’honneur de nous ramener, lady Hamilton et moi, dans sa voiture.
– Ah ! la reine est de retour ?
– Oui, sire.
– Il y a longtemps que vous êtes arrivé ?
– À l’instant même, et, ayant une communication à faire à Votre Majesté…
Le roi regarda Ruffo en clignant de l’œil.
– Secrète ? demanda-t-il.
– C’est selon, sire, reprit sir William.
– Relative à la guerre, je présume ? dit le roi.
– Justement, sire, relative à la guerre.
– En ce cas, vous pouvez parler devant Son Éminence ; nous nous entretenions de ce sujet au moment où l’on vous a annoncé.
Le cardinal et sir William se saluèrent, ce qu’ils ne faisaient jamais quand ils pouvaient faire autrement.
– Eh bien, fit sir William renouant la conversation, Sa Seigneurie lord Nelson est venue hier passer la soirée à Caserte, et, en partant, nous a laissé, à lady Hamilton et à moi, une lettre que je crois de mon devoir de communiquer à Votre Majesté.
– La lettre est écrite en anglais ?
– Lord Nelson ne parle que cette langue ; mais, si Votre Majesté le désire, j’aurai l’honneur de la lui traduire en italien.
– Lisez, sir William, dit le roi ; nous écoutons.
Et, en effet, pour justifier le pluriel employé par lui, le roi fit signe à Ruffo d’écouter pendant qu’il écoutait lui-même.
Voici le texte même de la lettre, que sir William traduisait de l’anglais en italien pour le roi, et que nous traduisons de l’anglais en français pour nos lecteurs18 :
À Lady Hamilton.
» Naples, 3 octobre 1798.
» Ma chère madame,
» L’intérêt que vous et sir William Hamilton avez toujours pris à Leurs Majestés Siciliennes est, depuis six ans, gravé dans mon cœur, et je puis vraiment dire que, dans toutes les occasions qui se sont offertes, et elles ont été nombreuses, je n’ai jamais cessé de manifester ma sincère sympathie pour le bonheur de ce royaume.
» En vertu de cet attachement, chère madame, je ne puis rester indifférent à ce qui s’est passé et à ce qui se passe à cette heure dans le royaume des Deux-Siciles, ni aux malheurs qui, d’après ce que je vois clairement sans être diplomate, sont prêts à s’étendre sur tout ce pays si loyal, et cela, par la pire de toutes les politiques, celle de la temporisation.
» Depuis mon arrivée dans ces mers, c’est-à-dire depuis le mois de mai passé, j’ai vu dans le peuple sicilien un peuple dévoué à son souverain, et détestant terriblement les Français et leurs principes. Depuis mon séjour à Naples, il en a été de même, et j’y ai trouvé les Napolitains, depuis le premier jusqu’au dernier, prêts à faire la guerre aux Français, qui, comme on le sait, organisent une armée de voleurs pour piller ce royaume et abattre la monarchie.
» Et, en effet, la politique de la France n’a-t-elle pas toujours été de bercer les gouvernements dans une fausse sécurité pour les détruire ensuite ? et, comme je l’ai déjà assuré, est-ce qu’on ne sait pas que Naples est le pays qu’ils veulent surtout livrer au pillage ? Sachant cela, mais sachant que Sa Majesté Sicilienne a une puissante armée, prête, m’assure-t-on, à marcher sur un pays qui lui ouvre les bras, avec l’avantage de porter la guerre ailleurs, au lieu de l’attendre de pied ferme, je m’étonne que cette armée ne se soit pas mise en marche depuis un mois.
» J’ai pleine confiance que l’arrivée si heureuse du général Mack poussera le gouvernement à profiter du moment le plus favorable que la Providence lui ait accordé ; car, s’il attaque ou s’il attend d’être attaqué chez lui au lieu de porter la guerre au dehors, il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire que ces royaumes seront perdus et que la monarchie sera détruite ! Or, si malheureusement le gouvernement napolitain persiste dans ce misérable et ruineux système de temporisation, je vous recommanderai, mes bons amis, de tenir vos objets les plus précieux et vos personnes prêts à être embarqués à la moindre nouvelle d’invasion. Il est de mon devoir de penser et de pourvoir à votre sûreté, et avec elle je regrette de songer que cela pourra être nécessaire à celle de l’aimable reine de Naples et de sa famille ; mais le mieux serait que les paroles du grand William Pitt, comte de Chatam, entrassent dans la tête des ministres de ce pays.
» Les mesures les plus hardies sont les plus sûres.
» C’est le sincère désir de celui qui se dit,
» Chère madame,
» Votre très-humble et très-dévoué
admirateur et ami,
» HORACE NELSON. »
– Est-ce tout ? demanda le roi.
– Sire, répondit sir William, il y a un post-scriptum.
– Voyons le post-scriptum… À moins que…
Il fit un mouvement qui, visiblement, voulait dire : « À moins que le post-scriptum ne soit pour lady Hamilton elle seule. » Aussi, sir William, reprenant la lettre, se hâta-t-il de continuer :
« Je prie Votre Seigneurie de recevoir cette lettre comme une preuve, pour sir William Hamilton, auquel j’écris avec tout le respect qui lui est dû, de la ferme et inaltérable opinion d’un amiral anglais désireux de prouver sa fidélité envers son souverain, en faisant tout ce qui est en son pouvoir pour le bonheur de Leurs Majestés Siciliennes et de leur royaume. »
– Cette fois, c’est tout ? demanda le roi.
– Oui, sire, répondit sir William.
– Cette lettre mérite d’être méditée, dit le roi.
– Elle renferme les conseils d’un véritable ami, sire, répondit sir William.
– Je crois que lord Nelson a promis d’être plus qu’un ami pour nous, mon cher sir William : il a promis d’être un allié.
– Et il remplira sa promesse… Tant que lord Nelson et sa flotte tiendront la mer Tyrrhénienne et celle de Sicile, Votre Majesté n’a point à craindre que ses côtes ne soient insultées par un seul bâtiment français ; mais, sire, il croit, d’ici à six semaines ou deux mois, recevoir une autre destination ; voilà pourquoi il serait utile de ne point perdre de temps.
– On dirait, en vérité, qu’ils se sont donné le mot, dit tout bas le roi au cardinal.
– Et ils se le seraient donné, répondit celui-ci en mettant sa voix au diapason de celle du roi, que cela n’en vaudrait que mieux.
– Votre avis bien sincère, sur cette guerre, cardinal ?
– Je crois, sire, que, si l’empereur d’Autriche tient la promesse qu’il vous fait, que, si Nelson garde scrupuleusement vos côtes, je crois, en effet, qu’il vaudrait mieux attaquer et surprendre les Français que d’attendre qu’ils vous attaquassent et vous surprissent.
– Alors, vous voulez la guerre, cardinal ?
– Je crois que, dans les conditions où se trouve Votre Majesté, le pis est d’attendre.
– Nelson veut la guerre ? demanda le roi à sir William.
– Il la conseille du moins avec la chaleur d’un sincère et inaltérable dévouement.
– Vous voulez la guerre ? continua le roi interrogeant sir William lui-même.
– Je répondrai, comme ambassadeur d’Angleterre, que je sais, en disant oui, seconder les désirs de mon gracieux souverain.
– Cardinal, dit le roi indiquant du doigt sa toilette de nuit, faites-moi le plaisir de verser de l’eau dans cette cuvette et de me la donner.
Le cardinal obéit sans faire la moindre observation, versa l’eau dans la cuvette et présenta la cuvette au roi.
Le roi retroussa ses manchettes et se lava les mains en les frottant avec une espèce de fureur.
– Vous voyez ce que je fais, sir William ? dit-il.
– Je le vois, sire, répondit l’ambassadeur d’Angleterre, mais je ne me l’explique point parfaitement.
– Eh bien, je vais vous l’expliquer, dit le roi ; je fais comme Pilate, je m’en lave les mains.
XLVI. Les inquisiteurs d’état §
Le capitaine général Acton n’avait point oublié l’ordre que lui avait donné la reine le matin même, et il avait convoqué les inquisiteurs d’État dans la chambre obscure.
Neuf heures étaient l’heure indiquée ; mais, pour faire preuve de zèle d’abord, et ensuite par inquiétude personnelle, chacun avait voulu arriver le premier ; de sorte qu’à huit heures et demie, tous trois étaient réunis.
Ces trois hommes, dont les noms sont restés en exécration à Naples, et qui doivent être inscrits par l’historien sur les tables d’airain de la postérité, à côté de ceux des Laffémas et des Jeffreys, s’appelaient le prince de Castelcicala, Guidobaldi, Vanni.
Le prince de Castelcicala, le premier en grandeur, et, par conséquent, le premier en honte, était ambassadeur à Londres, lorsque la reine, ayant besoin de mettre sous la protection d’un des premiers noms de Naples ses vengeances publiques et privées, le rappela de son ambassade ; il lui fallait un grand seigneur qui fût disposé à tout sacrifier à son ambition et prêt à boire toute honte pourvu qu’il trouvât au fond du verre de l’or et des faveurs : elle pensa au prince de Castelcicala ; celui-ci accepta sans discussion ; il avait compris qu’il y avait quelquefois plus à gagner à descendre qu’à monter, et, ayant calculé ce que pouvait attendre de la reconnaissance d’une reine l’homme qui se mettait au service de ses haines, de prince, il se faisait sbire et, d’ambassadeur, espion.
Guidobaldi n’était ni monté ni descendu en acceptant la mission qui lui était offerte : juge inique, magistrat prévaricateur, il était resté le même homme sans conscience qu’il avait toujours été ; seulement, honoré de la faveur royale, membre d’une junte d’État au lieu d’être membre d’un simple tribunal, il avait opéré sur une plus large base.
Mais, si craints et si exécrés que le fussent le prince de Castelcicala et le juge Guidobaldi, ils étaient cependant moins craints et moins détestés que le procureur fiscal Vanni ; celui-là, il n’y avait point encore de comparaison pour lui dans l’espèce humaine, et, si l’avenir lui réservait dans le Sicilien Spéciale un hideux pendant, ce pendant était encore inconnu. – Fouquier-Tinville, me direz-vous ? Non, il faut être juste pour tous, même pour les Fouquier-Tinville. Celui-ci était l’accusateur du comité de salut public ; comme au sacrificateur, on lui amenait la victime et on lui disait : Tue ! mais il ne l’allait point chercher ; il n’était pas tout à la fois comme Vanni, espion pour la découvrir, sbire pour l’arrêter, juge pour la condamner. « Que me reproche-t-on ? criait Fouquier-Tinville à ses juges, qui l’accusaient d’avoir fait tomber trois mille têtes ; est-ce que je suis un homme, moi ? Je suis une hache. Si vous me mettez en accusation, il faut y mettre aussi le couteau de la guillotine. »
Non, c’est dans le genre animal, c’est dans la famille des bêtes de nuit et de carnage, qu’il faut chercher l’équivalent de Vanni ; il y avait en lui du loup et de l’hyène non-seulement au moral, mais encore au physique ; il avait les bonds imprévus du premier lorsqu’il fallait saisir sa proie, la marche tortueuse et muette de la seconde lorsqu’il fallait s’en approcher. Il était plutôt grand que petit ; son regard était sombre et concentré ; son visage était couleur de cendre, et, comme ce terrible Charles d’Anjou, dont Villani nous a laissé un si magnifique portrait, il ne riait jamais et dormait peu.
La première fois qu’il vint prendre place à la première junte, dont il fit partie, il entra dans la salle des séances, le visage bouleversé par la terreur, – était-elle vraie ou fausse ? – les lunettes relevées sur le front, se heurtant à tous les meubles, à la table ; il vint à ses confrères, en s’écriant :
– Messieurs, messieurs, voilà deux mois que je ne dors point en voyant les dangers auxquels est exposé mon roi !
Et, comme, en toute occasion, il ne cessait de dire mon roi, le président de la junte, s’impatientant, lui répondit à son tour :
– Votre roi ! Qu’entendez-vous par ces mots, qui cachent votre orgueil sous l’apparence du zèle ? Pourquoi ne dites-vous pas comme nous simplement : notre roi ?
Nous répondrons pour Vanni, qui ne répondit point :
– Celui qui dans un gouvernement faible et despotique dit : Mon roi, doit nécessairement l’emporter sur celui qui dit seulement : Notre roi.
Ce fut grâce au zèle de Vanni que, comme nous l’avons dit, les prisons s’emplirent de suspects ; de prétendus coupables furent entassés dans des cachots infects, privés d’air, de lumière et de pain ; une fois enfermé dans une de ces fosses, le prisonnier, qui souvent ignorait la cause de son arrestation, ne savait plus, non-seulement quand il serait mis en liberté, mais même en jugement. Vanni, suprême directeur de la douleur publique, cessait de s’occuper de ceux qui étaient en prison une fois qu’ils y étaient, mais s’occupait seulement de ceux qui restaient à emprisonner. Si une mère, si une femme, si un fils, si une sœur, si une amante, venaient prier Vanni pour un fils, pour un époux, pour un frère, pour un amant, la prière du suppliant ajoutait encore au délit du prisonnier ; si les solliciteurs recouraient au roi, la chose était plus qu’inutile, elle devenait dangereuse, parce qu’alors, du roi, Vanni en appelait à la reine, et que, si le roi pardonnait quelquefois, la reine ne pardonnait jamais.
Vanni, tout au contraire de Guidobaldi, – et c’était cela qui le rendait plus terrible encore, – s’était fait une réputation de juge intègre mais inflexible ; il réunissait à une ambition sans bornes une cruauté sans limites, et, pour le malheur de l’humanité, c’était en même temps un enthousiaste ; l’affaire qui l’occupait était toujours une affaire immense, attendu qu’il la regardait au microscope de son imagination. De tels hommes sont non-seulement dangereux pour ceux qu’ils ont à juger, mais encore funestes pour ceux qui les font juges, parce que, ne sachant pas satisfaire leur ambition par des actions vraiment grandes, ils donnent une grandeur imaginaire à leurs petites actions, les seules qu’ils puissent produire.
Il avait commencé à se faire cette réputation de juge intègre, mais inflexible, dans la conduite qu’il avait tenue à l’égard du prince de Tarsia. Le prince de Tarsia, avant le cardinal Ruffo, avait dirigé la fabrique de soie de San-Leucio : c’était une double erreur que le roi et le prince de Tarsia commettaient chacun de son côté, le roi en nommant le prince de Tarsia à un tel poste, le prince de Tarsia en l’acceptant. Ignorant dans une question de comptabilité, mais incapable de frauder ; honnête homme lui-même, mais ne sachant pas s’entourer d’honnêtes gens, il se trouva, au bout de quelques années, dans la gestion du prince, un déficit de cent mille écus que Vanni fut chargé de liquider.
Rien n’était plus facile que cette liquidation. Le prince était riche à un million de ducats et offrait de payer ; mais, si le prince payait, il n’y avait plus de bruit, il n’y avait plus de scandale, et tout le bénéfice qu’espérait Vanni de cette affaire s’évanouissait ; en deux heures, la chose pouvait être terminée et le déficit comblé sans que la fortune du prince en souffrit une grave atteinte ; l’affaire, grâce au liquidateur, dura dix ans ; le déficit persista et le prince fut ruiné, d’argent et de réputation.
Mais Vanni eut un nom qui lui valut le sanglant honneur de faire partie de la junte d’État de 1796.
Une fois nommé, Vanni se mit à crier tout haut, à tous et partout, qu’il ne garantissait pas la sûreté de ses augustes souverains si on ne lui laissait pas incarcérer vingt mille jacobins à Naples seulement.
Chaque fois qu’il voyait la reine, il s’approchait d’elle, soit par un de ces bonds inattendus qu’il partageait avec le loup, soit par cette marche oblique qu’il tenait de l’hyène, et lui disait :
– Madame, je tiens le fil d’une conspiration ! Madame, je suis sur la trace d’un nouveau complot !
Et Caroline, qui se croyait entourée de complots et de conspirations, disait :
– Continuez, continuez, Vanni ! servez bien votre reine, et vous serez récompensé.
Cette terreur blanche dura plus de trois ans ; au bout de trois ans, l’indignation publique monta comme une marée d’équinoxe, et vint en quelque sorte battre les murs des prisons, où tant de prévenus étaient enfermés sans que jamais on eût pu prouver qu’un seul était coupable ; au bout de trois ans, les instructions, faites avec l’acharnement des haines politiques, n’avaient pu constater aucun délit ; Vanni recourut à une dernière espérance, se réfugia dans une dernière ressource, la torture.
Mais ce n’était point assez pour Vanni de la torture ordinaire : des traditions qui remontaient au moyen âge, époque depuis laquelle la torture n’avait point été appliquée, disaient que des esprits fermes, des corps robustes l’avaient supportée ; non, il réclamait la torture extraordinaire, que les anciens législateurs autorisaient dans les cas de lèse-majesté, et demandait que les chefs du complot, c’est-à-dire le chevalier de Medici, le duc de Canzano, l’abbé Monticelli et sept ou huit autres, fussent soumis à cette torture qu’il spécifiait lui-même dans un de ces sourires fatals qui tordaient sa bouche lorsqu’il était dans l’espérance que cette faveur lui serait accordée : tormenti spietati come sopra cadaveri, c’est-à-dire des tourments pareils à ceux que l’on exercerait sur des cadavres.
La conscience des juges se révolta, et, quoique Guidobaldi et Castelcicala fussent pour la torture comme sur des cadavres, le tribunal la repoussa à l’unanimité moins leurs deux voix.
Cette unanimité était le salut des prisonniers et la chute de Vanni.
Les prisonniers furent mis en liberté, la junte fut dissoute par le dégoût public, et Vanni renversé de son fauteuil de procureur fiscal.
Ce fut alors que la reine lui tendit la main, qu’elle lui fit donner le titre de marquis, et que, de ces trois hommes qui avaient encouru l’exécration publique, elle forma son tribunal à elle, son inquisition privée, jugeant dans la solitude, frappant dans les ténèbres, non plus avec le fer du bourreau, mais avec le poignard du sbire.
Nous avons vu à l’œuvre Pasquale de Simone ; nous allons y voir Guidobaldi, Castelcicala et Vanni.
Les trois inquisiteurs d’État étaient donc réunis dans la chambre obscure ; ils étaient assis, inquiets et sombres, autour de la table verte, éclairée par la lampe de bronze ; l’abat-jour laissait leur visages dans l’ombre, de sorte que, d’un côté à l’autre de la table, ils ne se fussent point reconnus, s’ils n’eussent point su qui ils étaient.
Le message de la reine les troublait : un espion plus habile qu’eux avait-il découvert quelque complot ?
Chacun d’eux roulait donc en silence son inquiétude dans son esprit, sans en faire part à ses compagnons, attendant avec anxiété que la porte des appartements royaux s’ouvrit et que la reine parût.
Puis, de temps en temps, chacun jetait un regard rapide et ombrageux sur le coin le plus obscur de la chambre.
C’est que, dans ce coin, presque entièrement perdu dans l’ombre, à peine visible, se tenait le sbire Pasquale de Simone.
Peut-être en savait-il plus qu’eux, car, plus qu’eux encore, il était avant dans les secrets de la reine ; mais, quoiqu’ils lui donnassent des ordres, pas un des inquisiteurs d’État n’eût osé l’interroger.
Seulement, sa présence témoignait de la gravité de l’affaire.
Pasquale de Simone, aux yeux mêmes des inquisiteurs d’État, était un personnage bien plus effrayant que maître Donato.
Maître Donato, c’était le bourreau public et patenté : Pasquale de Simone, c’était le bourreau secret et mystérieux ; l’un était l’exécuteur de la loi, l’autre celui du bon plaisir royal.
Que le bon plaisir royal cessât de tenir pour ses fidèles Guidobaldi, Castelcicala, Vanni, il ne pouvait les déférer à la loi : ils savaient et eussent révélé trop de choses.
Mais il pouvait les désigner à Pasquale de Simone, faire un seul geste, et, alors, tout ce qu’ils savaient, tout ce qu’ils pouvaient dire ne les protégeait plus, mais au contraire les condamnait ; un coup bien appliqué entre la sixième et la septième côte gauche, tout était dit, les secrets mouraient avec l’homme, et son dernier soupir, pour celui qui passait à dix pas de l’endroit où il était frappé, n’était plus qu’une haleine du vent, plus triste, un souffle de la brise, plus mélancolique que les autres.
Neuf heures sonnèrent à cette horloge dont nous avons vu le timbre faire tressaillir la reine, la première fois qu’à sa suite nous introduisîmes le lecteur dans cette chambre, et, comme le dernier coup du marteau vibrait encore, la porte s’ouvrit et Caroline parut.
Les trois inquisiteurs d’État se levèrent d’un seul mouvement, saluèrent la reine et s’avancèrent vers elle. Elle tenait divers objets cachés sous un grand châle de cachemire rouge, jeté sur son épaule gauche plutôt en manière de manteau que de châle.
Pasquale de Simone ne bougea point ; la silhouette rigide du sbire resta collée contre la muraille, comme une figure de tapisserie.
La reine prit la parole sans même laisser aux inquisiteurs d’État le temps de lui adresser leurs hommages.
– Cette fois, monsieur Vanni, dit-elle, ce n’est point vous qui tenez le fil d’un complot, ce n’est point vous qui êtes sur la trace d’une conspiration, c’est moi ; mais, plus heureuse que vous qui avez trouvé les coupables sans trouver les preuves, j’ai trouvé les preuves d’abord, et, par les preuves, je vous apporte le moyens de trouver les coupables.
– Ce n’est cependant pas le zèle qui nous manque, madame, dit Vanni.
– Non, répondit la reine, puisque beaucoup même vous accusent d’en avoir trop.
– Jamais, quand il s’agit de Votre Majesté, dit le prince de Castelcicala.
– Jamais ! répéta comme un écho Guidobaldi.
Pendant ce court dialogue, la reine s’était approchée de la table ; elle écarta son châle et y déposa une paire de pistolets et une lettre encore légèrement teintée de sang.
Les trois inquisiteurs la regardèrent faire avec le plus grand étonnement.
– Asseyez-vous, messieurs, dit la reine. Marquis Vanni, prenez la plume et écrivez les instructions que je vais vous donner.
Les trois hommes s’assirent, et la reine, restant debout, le poing fermé et appuyé sur la table, enveloppée de son châle de pourpre comme une impératrice romaine, dicta les paroles suivantes :
– Dans la nuit du 22 au 23 septembre dernier, six hommes étaient réunis dans les ruines du château de la reine Jeanne ; ils en attendaient un septième, envoyé de Rome par le général Championnet. L’homme envoyé par le général Championnet avait quitté son cheval à Pouzzoles ; il y avait pris une barque, et, malgré la tempête qui menaçait, et qui, quelque temps après, éclata en effet, il s’avança par mer vers le palais en ruine où il était attendu. Au moment où la barque allait aborder, elle sombra ; les deux pêcheurs qui la conduisaient périrent ; le messager tomba à l’eau comme eux, mais, plus heureux qu’eux, se sauva. Les six conjurés et lui restèrent en conférence jusqu’à minuit et demi, à peu près. Le messager sortit le premier et s’achemina vers la rivière de Chiaïa ; les six autres hommes quittèrent les ruines ; trois remontèrent le Pausilippe, trois autres suivirent en barque le bord de la mer en descendant du côté du château de l’Œuf. Un peu avant d’arriver à la fontaine du Lion, le messager fut assassiné…
– Assassiné ! s’écria Vanni ; et par qui ?
– Cela ne nous regarde point, répondit la reine d’un ton glacé ; nous n’avons pas à poursuivre ses assassins.
Vanni vit qu’il avait fait fausse route et se tut.
– Avant de tomber, il tua deux hommes avec les pistolets que voici, et en blessa deux avec le sabre que vous trouverez dans cette armoire. (Et la reine indiqua l’armoire où, quinze jours auparavant, elle avait enfermé le sabre et le manteau.) Le sabre, vous pourrez le voir, est de fabrique française ; mais les pistolets, vous pourrez le voir aussi, sont des manufactures royales de Naples ; ils sont marqués d’une N., première lettre du nom de baptême de leur propriétaire.
Pas un souffle n’interrompit la reine ; on eût dit que ses trois auditeurs étaient de marbre.
– Je vous ai dit, continua-t-elle, que le sabre était de fabrique française ; mais, au lieu de l’uniforme que le messager portait en arrivant et qui avait été mouillé par la pluie et par l’eau de mer, il portait une houppelande de velours vert à brandebourgs qui lui avait été prêtée par un des six conjurés. Le conjuré qui lui avait prêté cette redingote avait oublié dans la poche une lettre ; c’est une lettre de femme, une lettre d’amour, adressée à un jeune homme dont le nom est Nicolino. Les N incrustées sur les pistolets prouvent qu’ils appartiennent à la même personne à laquelle est adressée la lettre, et qui, en prêtant la redingote, a prêté aussi les pistolets.
– Cette lettre, dit Castelcicala après l’avoir examinée avec soin, n’a pour toute signature qu’une initiale, un E.
– Cette lettre, dit la reine, est de la marquise Elena de San-Clemente.
Les trois inquisiteurs se regardèrent.
– Une des dames d’honneur de Votre Majesté, je crois, fit Guidobaldi.
– Une de mes dames d’honneur, oui, monsieur, répondit la reine avec un singulier sourire, qui semblait dénier à la marquise de San-Clemente la qualification de dame d’honneur que Guidobaldi lui donnait. Or, comme les amants sont encore, à ce qu’il paraît, dans leur lune de miel, j’ai donné ce matin congé à la marquise de San-Clemente, qui était de service près de moi demain, et qui sera remplacée demain par la comtesse de San-Marco. Or, écoutez bien ceci, continua la reine.
Les trois inquisiteurs se rapprochèrent de Caroline en s’allongeant sur la table et entrèrent dans le cercle de lumière versé par la lampe, de manière que leurs trois têtes, restées jusque-là dans l’ombre, se trouvèrent tout à coup éclairées.
– Or, écoutez bien ceci : il est probable que la marquise de San-Clemente, ma dame d’honneur, comme vous l’appelez, monsieur Guidobaldi, ne dira pas à son mari un mot du congé que je lui donne, et consacrera toute la journée de demain à son cher Nicolino ; vous comprenez maintenant, n’est-ce pas ?
Les trois hommes levèrent leurs yeux interrogateurs sur la reine ; ils n’avaient point compris.
Caroline continua.
– C’est bien simple cependant, dit-elle. Pasquale de Simone entoure avec ses hommes le palais de la marquise de San-Clemente ; ils la voient sortir, ils la suivent sans affectation ; le rendez-vous est dans une maison tierce ; ils reconnaissent le Nicolino, ils laissent aux amants tout le loisir d’être ensemble. La marquise sort probablement la première, et, quand Nicolino sort à son tour, ils arrêtent Nicolino, mais sans lui faire aucun mal… La tête de celui qui le toucherait autrement que pour le faire prisonnier, dit la reine en élevant la voix et en fronçant le sourcil, me répondrait de sa vie ! Les hommes de Pasquale de Simone le prennent donc vivant, le conduisent au château Saint-Elme et le recommandent tout particulièrement au gouverneur, qui choisit pour lui un de ses cachots les plus sûrs. S’il consent à nommer ses complices, tout va bien ; s’il refuse, alors, Vanni, cela vous regarde ; vous n’aurez plus un tribunal stupide pour vous empêcher de donner la torture, et vous agirez comme sur un cadavre. Est-ce clair, cela, messieurs ? Et, quand je me mêle de découvrir des conspirations, suis-je un bon limier ?
– Tout ce que fait la reine est marqué au coin du génie, dit Vanni en s’inclinant. Votre Majesté a-t-elle d’autres ordres à nous donner ?
– Aucun, répliqua la reine. Ce que le marquis Vanni vient d’écrire vous servira de règle à tous trois ; après le premier interrogatoire, vous me rendrez compte. Prenez le manteau et le sabre qui se trouvent dans cette armoire, les pistolets et la lettre qui se trouvent sur cette table comme preuves de conviction, et que Dieu vous garde !
La reine fit aux trois inquisiteurs un salut de la main ; tous trois saluèrent profondément et sortirent à reculons.
Lorsque la porte se fut refermée derrière eux, Caroline fit un signe à Pasquale de Simone ; le sbire s’approcha au point de n’être séparé de la reine que par la largeur de la table.
– Tu as entendu ? lui dit la reine en jetant sur la table une bourse pleine d’or.
– Oui, Votre Majesté, répondit le sbire en prenant la bourse et en remerciant par un salut.
– Demain, ici, à la même heure, tu te trouveras pour me rendre compte de ce qui se sera passé.
Le lendemain, à la même heure, la reine apprenait de la bouche de Pasquale que l’amant de la marquise de San-Clemente, surpris à l’improviste, avait été arrêté à trois heures de l’après-midi sans avoir pu opposer aucune résistance, conduit au château Saint-Elme et écroué.
Elle apprit, en outre, que cet amant était Nicolino Caracciolo, frère du duc de Rocca Romana et neveu de l’amiral.
– Ah ! murmura-t-elle, si nous avions le bonheur que l’amiral en fût !
XLVII. Le départ §
Quinze jours après les événements que nous avons racontés dans le précédent chapitre, c’est-à-dire après l’arrestation de Nicolino Caracciolo, par une de ces belles journées où l’automne napolitain rivalise avec le printemps et l’été des autres pays, la population, non-seulement de Naples tout entière, mais encore des villes voisines et des villages voisins, se pressait aux abords du palais royal, encombrant d’un côté la descente du Géant, de l’autre Toledo, et, en face de la grande entrée du château, toutes les rues qui aboutissaient à cette large place avant que l’église Saint-François-de-Paul, résultat d’un vœu postérieur à l’époque à laquelle nous sommes arrivés, fût bâtie ; mais à toutes les extrémités des rues aboutissant à cette place, appelée aujourd’hui place du Plébiscite, un cordon de troupes empêchait le peuple d’aller plus loin.
C’est qu’au centre de la place, le général Mack paradait au milieu d’un brillant état-major composé d’officiers supérieurs parmi lesquels on distinguait le général Micheroux et le général de Damas, deux émigrés français qui avaient mis leur haine et leur épée au service de l’ennemi le plus acharné de la France ; le général Naselli, qui devait commander le corps d’expédition dirigé sur la Toscane ; le général Parisi, le général de Gambs et le général Fonseca, les colonels San-Filippo et Giustini, et avec eux, tenant le rang d’officiers d’ordonnance, les représentants des plus illustres familles de Naples.
Ces officiers étaient couverts de croix de tous les pays, de cordons de toutes les couleurs ; leurs uniformes étincelaient de broderies d’or ; sur leurs chapeaux à trois cornes ondoyaient ces panaches tant aimés des peuples méridionaux. Ils s’élançaient rapidement d’un bout à l’autre de la place, sous prétexte de porter des ordres, mais en réalité pour faire admirer leur bonne mine et la grâce avec laquelle ils manœuvraient leurs chevaux. À toutes les fenêtres donnant sur la place, à toutes celles d’où la vue pouvait y pénétrer, des femmes en grande toilette, ombragées par les drapeaux blancs des Bourbons et les drapeaux rouges de l’Angleterre, les saluaient en agitant leurs mouchoirs. Les cris de « Vive le roi ! vive l’Angleterre ! vive Nelson ! mort aux Français ! » s’élevaient comme des bouffées de menaces, comme des rafales de tempête, au milieu de la houle humaine dont les vagues venaient battre les digues qu’elles menaçaient à tout moment de renverser. Ces cris, partis du fond de la rue, montaient de fenêtre en fenêtre, comme ces serpents de flamme qui vont allumer les feux d’artifice jusqu’aux derniers étages, et allaient mourir sur les terrasses couvertes de spectateurs.
Tout cet état-major galopant sur la place, tout ce peuple entassé dans les rues, toutes ces dames agitant leurs mouchoirs, tous ces spectateurs encombrant les terrasses, tout cela attendait le roi Ferdinand, allant se mettre à la tête de son armée pour marcher de sa personne contre les Français.
Depuis huit jours déjà, la guerre était hautement décidée ; les prêtres prêchaient dans les églises, les moines tonnaient sur les places et dans les carrefours, montés sur les bornes ou sur des tréteaux ; les proclamations de Ferdinand couvraient toutes les murailles. Elles déclaraient que le roi avait fait tout ce qu’il avait pu pour conserver l’amitié des Français, mais que l’honneur napolitain était outragé par l’occupation de Malte, fief du royaume de Sicile, qu’il ne pouvait tolérer l’envahissement des États du pape, qu’il aimait comme son antique allié, et qu’il respectait comme chef de l’Église, et qu’en conséquence il faisait marcher son armée pour restituer Rome à son légitime souverain.
Puis, s’adressant directement au peuple, il lui disait :
« Si j’avais pu obtenir cet avantage par tout autre sacrifice, je n’eusse point hésité à le faire ; mais quel espoir de succès y eût-il eu après tant de funestes exemples qui vous sont tous bien connus ? Plein de confiance dans la bonté du Dieu des armées, qui guidera mes pas et dirigera mes opérations, je pars à la tête des courageux défenseurs de la patrie. Je vais avec la plus grande joie braver tous les dangers pour l’amour de mes compatriotes, de mes frères et de mes enfants ; car je vous ai toujours considérés comme tels. Soyez fidèles à Dieu, obéissez aux ordres de ma bien-aimée compagne, que je charge du soin de gouverner en mon absence. Je vous recommande de la respecter et de la chérir comme une mère. Je vous laisse aussi mes enfants, continuait-il, qui ne doivent pas vous être moins chers qu’à moi. Quels que soient les événements, souvenez-vous que vous êtes Napolitains, que, pour être brave, il suffit de le vouloir et qu’il vaut mieux mourir glorieusement pour la cause de Dieu et pour celle de son pays, que de vivre dans une fatale oppression. Que le ciel répande sur vous ses bénédictions ! Tel est le vœu de celui qui, tant qu’il vivra, conservera pour vous les tendres sentiments d’un souverain et d’un père. »
C’était la première fois que le roi de Naples s’adressait directement à son peuple, lui parlait de son amour pour lui, lui vantait sa paternité, en appelait à son courage et lui confiait sa femme et ses enfants. Depuis la bataille de Velletri, qui avait été gagnée en 1744 par les Espagnols sur les Allemands, et qui avait assuré le trône à Charles III, les Napolitains n’avaient entendu le canon que les jours de grandes fêtes ; ce qui n’empêchait point que, dans leur orgueil national, il ne se crussent les premiers soldats du monde.
Quant à Ferdinand, il n’avait jamais eu l’occasion de prouver ni son courage ni ses talents militaires ; donc, on ne pouvait l’accuser d’avance ni d’incapacité ni de faiblesse. Lui seul savait que penser de lui-même, et il s’en était expliqué en présence de Mack, comme on l’a vu, avec son cynisme ordinaire.
Or, c’était déjà un grand progrès social qu’ayant à prendre une décision aussi grave que celle de la guerre, ayant à combattre un ennemi aussi dangereux que l’étaient les Français, il s’adressât à son peuple pour se justifier bien ou mal, devant ses sujets, de cette nécessité dans laquelle il s’était mis de les faire tuer.
Il est vrai que, sans compter l’aide de l’Autriche, de laquelle, après la lettre qu’il avait reçue, il ne faisait aucun doute, il comptait sur une division du côté du Piémont. Une dépêche particulière avait été écrite par le prince Belmonte au chevalier Priocca, ministre du roi de Sardaigne. Si nous n’avions pas le texte de cette dépêche sous les yeux, et si, par conséquent, nous n’étions pas certain de son authenticité, nous hésiterions à la reproduire, tant le droit des nations, tant la morale divine et humaine nous y semblent outrageusement violés.
La voici :
« Monsieur le chevalier,
» Nous savons que, dans le conseil de Sa Majesté le roi de Sardaigne, plusieurs ministres circonspects, pour ne pas dire timides, frémissent à l’idée de parjure et de meurtre, comme si le dernier traité d’alliance entre la France et la Sardaigne était un acte politique de nature à être respecté ! N’a-t-il pas été dicté par la force oppressive du vainqueur ? n’a-t-il pas été accepté sous l’empire de la nécessité ? De pareils traités ne sont que des injustices du plus fort à l’égard de l’opprimé, qui, en les violant, s’en dégage à la première occasion que lui offre la faveur de la fortune.
» Quoi ! en présence de votre roi prisonnier dans sa capitale, entouré de baïonnettes ennemies, vous appelleriez parjure ne point tenir les promesses arrachées par la nécessité, désapprouvées par la conscience ? Vous appelleriez assassinat l’extermination de vos tyrans ? La faiblesse des opprimés ne pourra donc jamais espérer aucun secours légitime contre la force qui les opprime ?
» Les bataillons français, pleins de confiance et de sécurité dans la paix, sont disséminés dans le Piémont ; excitez le patriotisme du peuple jusqu’à l’enthousiasme et la fureur, de sorte que tout Piémontais aspire à l’honneur d’abattre un ennemi de la patrie ; ces meurtres partiels profiteront plus au Piémont que des victoires remportées sur le champ de bataille, et jamais la postérité équitable ne donnera le nom de trahison à des actes énergiques de tout un peuple qui passe sur le cadavre de ses oppresseurs pour reconquérir sa liberté. Nos braves Napolitains, sous la conduite du général Mack, donneront les premiers le signal de mort contre l’ennemi des trônes et des peuples, et peut-être seront-ils déjà en marche quand cette lettre vous parviendra. »
Toutes ces excitations avaient soulevé dans le peuple napolitain, si facile à porter aux extrêmes, un enthousiasme qui tenait du délire. Ce roi qui, second Godefroy de Bouillon, entreprenait la guerre sainte, ce champion de l’Église qui volait au secours des autels abattus, de la religion profanée, c’était l’exemple de la chrétienté, c’était l’idole de Naples, et quiconque se fut hasardé dans cette foule, vêtu d’un pantalon ou coiffé à la Titus, eût couru le risque de la vie ; aussi tous ceux qui pouvaient être soupçonnés de jacobinisme, c’est-à-dire de désirer le progrès, de désirer l’instruction, de regarder enfin la France comme l’initiatrice des peuples à la civilisation ; aussi ceux-là étaient-ils prudemment enfermés chez eux et se gardaient-ils bien de se mêler à cette foule.
Et cependant, si bien disposée qu’elle fût, elle n’en commençait pas moins à s’impatienter, – car c’était la même qui injurie saint Janvier lorsqu’il tarde à faire son miracle, – et le roi, dont la présence était annoncée pour neuf heures, n’avait point encore paru, quoique toutes les horloges de toutes les églises de Naples eussent sonné dix heures et demie ; or, on savait cela, le roi n’avait point l’habitude de se faire attendre ; à ses rendez-vous de chasse, il arrivait toujours le premier ; au théâtre, quoiqu’il sût parfaitement que le rideau ne se lèverait point avant qu’il fût dans la salle, il arrivait toujours pour le lever du rideau, que trois ou quatre fois à peine dans sa vie, il avait retardé ; quant à manger son macaroni, divertissement qu’il savait être impatiemment attendu de tout le parterre, jamais il ne dépassait le moment où le Temps, qui sert d’horloge à Saint-Charles, marquait dix heures avec la pointe de sa faux. D’où venait donc ce peu d’empressement de se rendre aux désirs d’un peuple auquel, dans ses proclamations, il dispensait tant d’amour ? C’est que ce roi entreprenait une aventure bien autrement hasardeuse que celle de courre le cerf, le daim ou le sanglier, d’affronter à Saint-Charles deux actes d’opéra et trois actes de ballet ; le roi jouait un jeu qu’il n’avait point joué encore et auquel il avait la conscience de son peu d’habileté ; il ne se hâtait donc point de relever ses cartes.
Enfin les tambours battirent aux champs, les quatre musiques disposées aux quatre angles de la place éclatèrent toutes les quatre en même temps, les fenêtres de la façade du palais donnant sur le balcon s’ouvrirent, et les balcons furent envahis, celui du milieu par la reine, le prince royal, la princesse de Calabre, les princes et les princesses de la famille royale, sir William et lady Hamilton, et par Nelson, Troubridge et Ball, enfin par les sept ministres. Les autres balcons furent occupés par les dames d’honneur, les chevaliers d’honneur, les chambellans de service et tous ceux qui de près ou de loin tenaient à la cour ; et, en même temps, au milieu de cris frénétiques, de hourras assourdissants, le roi lui-même, dans l’encadrement de la grande porte du palais, parut à cheval, escorté par les princes de Saxe et de Philipsthal, et suivi de son aide de camp de confiance, le marquis Malaspina, que nous avons déjà entrevu près de lui sur la galère capitane et de son ami particulier le duc d’Ascoli, – dont la connaissance pour nous date du même jour, – ami sans lequel le roi avait déclaré ne vouloir point partir, et qui, quoi qu’il n’eût aucun grade dans l’armée, avait consenti avec joie à suivre son souverain.
Le roi, à cheval, regagnait une partie des avantages qu’il perdait à pied ; d’ailleurs, il était, avec le duc de Rocca-Romana, le meilleur cavalier de son royaume, et, quoiqu’il se tint un peu courbé, il avait beaucoup plus de grâce à cet exercice qu’à aucun autre.
Cependant, avant même d’avoir dépassé la grande porte, soit hasard, soit présage, son cheval, ordinairement sûr et doux, fit un écart qui eût désarçonné tout autre écuyer, puis, refusant d’entrer dans la place, se cabra au point qu’il manqua de se renverser sur son cavalier ; mais le roi lui rendit la main, lui enfonça les éperons dans le ventre, et, d’un seul bond, comme s’il eût eu quelque obstacle invisible à franchir, le cheval se trouva sur la place.
– Mauvais augure ! dit au duc d’Ascoli le marquis Malaspina, homme d’esprit et frondeur enragé ; un Romain rentrerait chez lui.
Mais le roi, qui avait assez des préjugés modernes, auxquels il faisait une large part, sans songer à ceux de l’antiquité, que d’ailleurs il ne connaissait point, le sourire sur les lèvres, et tout fier de montrer son habileté à une pareille galerie, s’élança au milieu du cercle que les généraux avaient formé pour le recevoir ; il était vêtu d’un brillant uniforme de feld-maréchal autrichien, couvert de broderies et de cordons ; sur son chapeau flottait un panache rival pour la blancheur et le volume de celui de son aïeul Henri IV à Ivry, et que l’armée devait suivre, non pas comme celui du vainqueur de Mayenne sur la route de l’honneur et de la victoire, mais sur celle de la défaite et de la honte.
À la vue du roi, nous l’avons dit, les cris, les hourras, les acclamations avaient retenti et grandi comme un tonnerre. Le roi, tout fier de son triomphe, eut sans doute alors un moment confiance en lui-même ; il fit pivoter son cheval pour faire face à la reine, et la salua en levant son chapeau.
Alors, tous les balcons du palais s’animèrent à leur tour ; des cris s’en échappèrent, les mouchoirs volèrent en l’air, les enfants tendirent les bras au roi, la foule se joignit à cette démonstration, qui devint universelle et à laquelle se mêlèrent les vaisseaux de la rade en se pavoisant et les canons des forts en multipliant les salves de l’artillerie.
En même temps, par la pente de l’arsenal, montèrent, avec un bruit retentissant et guerrier, vingt-cinq pièces de canon avec leurs fourgons et leurs artilleurs ; ces vingt-cinq pièces de canon étaient destinées au corps d’armée du centre, c’est-à-dire à celui à la tête duquel devaient marcher le roi et le général Mack ; enfin venait le trésor de l’armée, enfermé dans des voitures de fer.
Onze heures sonnèrent à l’église Saint Ferdinand.
C’était l’heure du départ, ou plutôt on était en retard d’une heure : l’heure du départ était dix heures.
Le roi voulut finir par un coup de théâtre.
– Mes enfants ! cria-t-il en étendant les bras vers le balcon où étaient, avec les jeunes princesses, les jeunes princes Léopold et Albert.
Ceux-ci étaient les deux derniers fils du roi : l’un âgé de neuf ans, Léopold, qui fut depuis le prince de Salerne, favori de la reine ; Albert, le favori du roi, âgé de six ans, et dont les jours étaient déjà comptés.
Les deux enfants, en s’entendant appeler par le roi, disparurent du balcon, descendirent avec leurs professeurs, et, leur échappant dans les escaliers, s’élancèrent par la grande porte, s’aventurant, avec l’insoucieux courage de la jeunesse, au milieu des chevaux encombrant la place, et coururent au roi.
Le roi les prit tour à tour, et, les soulevant de terre, les embrassa.
Puis il les montra au peuple en criant d’une voix forte et qui fut entendue des premiers rangs et, par les premiers, communiquée aux derniers :
– Je vous les recommande, mes amis ; c’est, après la reine, ce que j’ai de plus précieux au monde.
Et, rendant les enfants à leurs précepteurs, il ajouta en tirant son épée avec ce même geste qu’il avait trouvé si ridicule lorsque Mack avait tiré la sienne :
– Et moi, moi, je vais vaincre ou mourir pour vous !
À ces paroles, l’émotion monta à son comble ; les jeunes princesses pleurèrent, la reine porta son mouchoir à ses yeux, le duc de Calabre leva les mains au ciel, comme pour appeler la bénédiction de Dieu sur la tête de son père, les professeurs prirent les jeunes princes dans leurs bras, les emportèrent malgré leurs cris, et la foule éclata en hourras et en sanglots.
L’effet désiré était produit ; demeurer plus longtemps, c’était l’amoindrir ; les trompettes donnèrent le signal du départ et se mirent en marche. Un petit corps de cavalerie, stationnant largo San-Ferdinando, se rangea à leur suite et fit tête de colonne ; le roi s’avança immédiatement après, au milieu d’un grand espace vide, saluant le peuple, qui répondait par les cris de « Vive Ferdinand IV ! Vive Pie VI ! Mort aux Français ! »
Mack et tout l’état-major venaient après le roi ; après l’état-major, tout ce formidable appareil que nous avons dit, suivi lui-même d’un petit corps de cavalerie comme celui qui marchait en tête.
Avant de quitter tout à fait la place du Château, le roi se retourna une dernière fois pour saluer la reine et dire adieu à ses enfants.
Puis il s’engouffra dans la longue rue de Tolède, qui, par largo Mercatello, Port’Alba et largo delle Pigne, devait le conduire sur la route de Capoue, où la suite du roi allait faire sa première station, tandis que le roi ferait, à Caserte, ses adieux réels à sa femme et à ses enfants et une dernière visite à ses kangourous. Ce que le roi regrettait le plus à Naples, c’était sa crèche, qu’il laissait inachevée.
Hors de la ville, une voiture l’attendait ; il y monta avec le duc d’Ascoli, le général Mack, le marquis Malaspina, et tous quatre allèrent tranquillement attendre à Caserte, où devaient, deux heures après, les rejoindre la reine, la famille royale et les intimes de la cour, le départ du lendemain, qui devait être la véritable entrée en campagne.
XLVIII. Quelques pages d’histoire §
Quoique nous n’ayons nullement l’intention de nous faire l’historien de cette campagne, force nous est de suivre le roi Ferdinand dans sa marche triomphale au moins jusqu’à Rome, et de recueillir les événements les plus importants de cette marche.
L’armée du roi de Sicile avait déjà, depuis plus d’un mois, pris ses positions de cantonnement ; elle était divisée en trois corps : 22,000 hommes campaient à San-Germano, 16,000 dans les Abruzzes, 8,000 dans la plaine de Sessa, sans compter 6,000 hommes à Gaete, prêts à se mettre en marche, comme arrière-garde, au premier pas que les trois premiers corps feraient en avant, et 8,000 prêts à faire voile pour Livourne sous les ordres du général Naselli. Le premier corps devait marcher sous les ordres du roi en personne, le second sous ceux du général Micheroux, le troisième sous ceux du général de Damas.
Mack, nous l’avons dit, conduisait le premier corps.
C’étaient donc cinquante-deux mille hommes, sans compter le corps de Naselli, qui marchaient contre Championnet et ses neuf ou dix mille hommes.
Après trois ou quatre jours passés au camp de San-Germano, pendant lesquels la reine et Emma Lyonna, habillées toutes deux en amazones et montant de fringants chevaux pour faire admirer leur adresse, passèrent la revue du premier corps d’armée, et, par tous les moyens possibles, bonnes paroles et gracieux sourires aux officiers, double paye et distribution de vin aux soldats, exaltèrent de leur mieux l’enthousiasme de l’armée, on se quitta en augurant la victoire ; et, tandis que la reine, Emma Lyonna, sir William Hamilton, Horace Nelson et les ambassadeurs et les barons invités à ces fêtes guerrières regagnaient Caserte, l’armée, à un signal donné, se mit en marche le même jour, à la même heure, sur trois points différents.
Nous avons vu les ordres donnés par le général Macdonald au nom du général Championnet, le jour où nous avons introduit nos lecteurs au palais Corsini et où nous les avons fait assister aux arrivées successives de l’ambassadeur français et du comte de Ruvo ; ces ordres, on se le rappelle, étaient d’abandonner toutes les places et toutes les positions à l’approche des Napolitains ; on ne sera donc point étonné de voir, devant l’agression du roi Ferdinand, toute l’armée française se mettre en retraite.
Le général Micheroux, formant l’aile droite avec dix mille soldats, traversa le Tronto, poussa devant lui la faible garnison française d’Ascoli, et, par la voie Émilienne, prit la direction de Porto-de-Fermo ; le général de Damas, formant l’aile gauche, suivit la voie Appienne, et le roi, conduisant le centre, partit de San-Germano et, ainsi que l’avait arrêté Mack dans son plan de campagne, marcha sur Rome par la route de Ceperano et Frosinone.
Le corps d’armée du roi arriva à Ceperano vers neuf heures du matin, et le roi fit halte dans la maison du syndic pour déjeuner. Le déjeuner fini, le général Mack, à qui le roi, depuis le départ de San-Germano, faisait l’honneur de l’admettre à sa table, demanda la permission d’appeler près de lui son aide de camp, le major Riescach.
C’était un jeune Autrichien de vingt-six à vingt-huit ans, ayant reçu une excellente éducation, parlant le français comme sa langue maternelle, et très-distingué sous son élégant uniforme. Il se rendit immédiatement aux ordres de son général.
Le jeune officier salua respectueusement le roi d’abord, puis son général, et attendit les ordres qu’il était venu recevoir.
– Sire, dit Mack, il est dans les usages de la guerre, et surtout parmi les gens comme il faut, que l’on prévienne l’ennemi que l’on va attaquer ; je crois donc de mon devoir de prévenir le général républicain que nous venons de traverser la frontière.
– Vous dites que c’est dans les usages de la guerre ? fit le roi.
– Oui, sire.
– Alors, prévenez, général, prévenez.
– D’ailleurs, en apprenant que nous marchons contre lui avec des forces imposantes, peut-être cédera-t-il la place.
– Ah ! dit le roi, voilà qui serait tout à fait galant de sa part.
– Votre Majesté permet donc ?
– Je le crois bien, pardieu ! que je permets.
Mack fit tourner sa chaise sur un pied, et, appuyant son coude sur la table :
– Major Ulrich, dit-il, mettez-vous à ce bureau et écrivez.
Le major prit une plume.
– Écrivez, continua Mack, de votre plus belle écriture ; car il est possible que le général républicain auquel elle est adressée ne sache pas lire très-couramment ; ces messieurs ne sont pas forts, généralement parlant, continua Mack en riant du joli mot qu’il venait de faire, et je ne veux pas, s’il s’obstine à rester, qu’il puisse dire qu’il ne m’a pas compris.
– Si c’est au général Championnet, monsieur le baron, répliqua le jeune homme, que cette lettre est adressée, je ne crois pas que Votre Excellence ait rien de pareil à craindre. J’ai entendu dire que c’était un des hommes les plus lettrés de l’armée française ; je ne m’en tiens pas moins prêt à exécuter les ordres de Votre Excellence.
– Et c’est ce que vous avez de mieux à faire, répliqua Mack un peu blessé de l’observation du jeune homme, et en faisant un signe impératif de la tête.
Le major s’apprêta à écrire.
– Votre Majesté me laisse libre dans ma rédaction ? demanda au roi le général Mack.
– Parfaitement, parfaitement, répondit le roi, attendu que, si j’écrivais moi-même à votre citoyen général, si lettré qu’il soit, je crois qu’il aurait de la peine à s’en tirer.
– Écrivez, monsieur, dit Mack.
Et il dicta la lettre ou plutôt l’ultimatum suivant, qui n’est rapporté dans aucune histoire, que nous copions sur le double officiel envoyé à la reine, et qui est un modèle d’impertinence et d’orgueil :
« Monsieur le général,
» Je vous déclare que l’armée sicilienne, que j’ai l’honneur de commander sous les ordres du roi en personne, vient de traverser la frontière pour se mettre en possession des États romains, révolutionnés et usurpés depuis la paix de Campo-Formio, révolution et usurpation qui n’ont point été reconnues par Sa Majesté Sicilienne, ni par son auguste allié l’empereur et roi ; je demande donc que, sans le moindre délai, vous fassiez évacuer dans la république cisalpine les troupes françaises qui se trouvent dans les États romains, et que vous en fassiez autant de toutes les places qu’elles occupent. Les généraux commandant les diverses colonnes des troupes de Sa Majesté Sicilienne ont l’ordre le plus positif de ne point commencer les hostilités là où les troupes françaises se retireront sur ma signification, mais d’employer la force au cas où elles résisteraient.
» Je vous déclare, en outre, citoyen général, que je regarderai comme un acte d’hostilité que les troupes françaises mettent le pied sur le territoire du grand-duc de Toscane. J’attends votre réponse sans le moindre retard et vous prie de me renvoyer le major Reiscach, que je vous expédie, quatre heures après avoir reçu ma lettre. La réponse devra être positive et catégorique. Quant à la demande d’évacuer les États romains et de ne point mettre le pied dans le grand-duché de Toscane, une réponse négative sera considérée comme une déclaration de guerre de votre part, et Sa Majesté Sicilienne saura soutenir, l’épée à la main, les justes demandes que je vous adresse en son nom.
» J’ai l’honneur, etc. »
– C’est fait, mon général, dit le jeune officier.
– Le roi n’a point d’observations à faire ? demanda Mack à Ferdinand.
– C’est vous qui signez, n’est-ce pas ? dit le roi.
– Sans doute, sire.
– Eh bien, alors !…
Et il acheva le sens suspendu de sa phrase par un mouvement d’épaules qui voulait dire : « Faites comme vous l’entendrez. »
– D’ailleurs, dit Mack, c’est ainsi que nous autres, gens de nom et de race, devons parler à ces sans-culottes de républicains.
Et, prenant la plume des mains du major, il signa ; puis, la lui rendant :
– Maintenant, dit-il, mettez l’adresse.
– Voulez-vous la dicter comme le reste de la lettre, monsieur ? demanda le jeune officier.
– Comment ! vous ne savez pas écrire une adresse à présent ?
– Je ne sais si je dois dire monsieur le général ou citoyen général.
– Mettez citoyen, dit Mack ; pourquoi donner à ces gens-là un autre titre que celui qu’ils prennent ?
Le jeune homme écrivit l’adresse, cacheta la lettre et se leva.
– Maintenant, monsieur, dit Mack, vous allez monter à cheval et porter cette lettre le plus rapidement possible au général français. Je lui donne, comme vous l’avez vu, quatre heures pour prendre une décision. Vous pouvez attendre sa décision pendant quatre heures, mais pas une minute de plus. Quant à nous, nous continuerons de marcher ; il est probable qu’à votre retour, vous nous trouverez entre Anagni et Valmonte.
Le jeune homme s’inclina devant le général, salua profondément le roi, et partit pour accomplir sa mission.
Aux avant-postes français, qu’il rencontra à Frosinone, il fut arrêté ; mais, lorsqu’il eut décliné ses titres au général Duhesme, qui dirigeait la retraite sur ce point, et montré la dépêche qu’il était chargé de remettre à Championnet, le général ordonna de le laisser passer. Cet obstacle franchi, le messager continua son chemin vers Rome, où il arriva le lendemain vers neuf heures et demie du matin.
À la porte San-Giovanni, il lui fut fait quelques nouvelles difficultés ; mais, sa dépêche exhibée, l’officier français qui avait la garde de cette porte, demanda au jeune major s’il connaissait Rome, et, sur sa réponse négative, il lui donna un soldat pour le conduire au palais du général.
Championnet venait de faire une promenade sur les remparts ou plutôt autour des remparts, avec son aide de camp Thiébaut, celui de tous ses officiers qu’il aimait le mieux après Salvato, et le général du génie Éblé, arrivé seulement depuis deux jours, lorsqu’à la porte du palais Corsini, il trouva un paysan qui l’attendait ; ce paysan, par son costume, semblait appartenir à l’ancienne province du Samnium.
Le général descendit de cheval et s’approcha de lui, comprenant à première vue que c’était à lui que cet homme avait affaire. Thiébaut voulut retenir Championnet, car les assassinats de Basseville et de Duphot étaient encore présents à sa mémoire ; mais le général écarta son aide de camp et s’avança vers le paysan.
– D’où viens-tu ? demanda-t-il.
– Du Midi, répondit le Samnite.
– As-tu un mot de reconnaissance ?
– J’en ai deux : Napoli et Roma.
– Ton message est-il verbal ou écrit ?
– Écrit.
Et il lui présenta une lettre.
– Toujours de la même personne ?
– Je ne sais pas.
– Y a-t-il une réponse ?
– Non.
Championnet ouvrit la lettre ; elle avait cinq jours de date ; il lut :
« Le mieux se soutient ; le blessé s’est levé hier pour la première fois et a fait plusieurs tours dans sa chambre, appuyé au bras de sa sœur de charité. À moins d’imprudence grave, on peut répondre de sa vie. »
– Ah ! bravo ! s’écria Championnet.
Et, reportant les yeux sur la lettre, il continua :
« Un des nôtres a été trahi ; on croit qu’il est enfermé au fort Saint-Elme ; mais, s’il y a à craindre pour lui, il n’y a point à craindre pour nous : c’est un garçon de cœur qui se ferait plutôt hacher en morceaux que de rien dire.
» Le roi et l’armée sont, dit-on, partis hier de San-Germano ; l’armée se compose de 52,000 hommes, dont 30,000 marchent sous les ordres du roi ; 12,000, sous les ordres de Micheroux ; 10,000, sous les ordres de Damas, sans compter 8,000 qui partent de Gaete, conduits par le général Naselli, et escortés par Nelson et une partie de l’escadre anglaise, pour débarquer en Toscane.
» L’armée traîne avec elle un parc de cent canons et est abondamment pourvue de tout.
Liberté, égalité, fraternité.
» P.-S. – Le mot d’ordre du prochain messager sera Saint-Ange et Saint-Elme. »
Championnet chercha des yeux le paysan, il avait disparu ; alors, passant la lettre au général Éblé en lui faisant signe de la tête d’entrer au palais :
– Tenez, Éblé, lui dit-il, lisez ceci ; il y a, comme on dit chez nous, à boire et à manger.
Puis, à son aide de camp Thiébaut :
– Le principal, dit-il, est que notre ami Salvato Palmieri va de mieux en mieux : et celui qui m’écrit, et que je soupçonne fort d’être un médecin, me répond maintenant de sa vie. Au reste, ils me paraissent bien organisés là-bas, c’est la troisième lettre que je reçois par des messagers différents, qui, chaque fois, changent de mot d’ordre et n’attendent point la réponse.
Se tournant alors vers le générai Éblé :
– Eh bien, Éblé, que dites-vous de cela ? lui demanda-t-il.
– Je dis, répondit celui-ci en entrant le premier dans la grande salle que nous connaissons pour y avoir déjà vu Championnet discutant avec Macdonald sur la grandeur et la décadence des Romains, je dis que cinquante-deux mille hommes et cent pièces de canon, c’est un joli chiffre. Et vous, combien avez-vous de canons ?
– Neuf.
– Et d’hommes ?
– Onze ou douze mille, et encore le Directoire choisit-il justement ce moment-ci pour m’en demander trois mille afin de renforcer la garnison de Corfou.
– Mais, mon général, dit Thiébaut, il me semble que, dans les circonstances où nous nous trouvons et qu’ignore le Directoire, vous pouvez vous refuser à obéir à un pareil ordre.
– Peuh ! fit Championnet. Ne croyez-vous pas, Éblé, que, dans une bonne position fortifiée par vous, neuf ou dix mille Français ne puissent pas tenir tête à cinquante-deux mille Napolitains, surtout commandés par le général baron Mack ?
– Oh ! général, dit en riant Éblé, je sais que rien ne vous est impossible ; et, d’ailleurs, je les connais mieux que vous, les Napolitains.
– Et où avez-vous fait leur connaissance ? Il y a un demi-siècle, Toulon excepté, et vous n’y étiez pas, que l’on n’a entendu leur canon.
– Lorsque je n’étais que lieutenant, répliqua Éblé, il y a douze ans de cela, j’ai été amené à Naples avec Augereau, qui n’était que sergent, et M. le colonel de Pommereuil, qui, lui, est resté colonel, par M. le baron de Salis.
– Et que diable veniez-vous faire à Naples ?
– Nous venions, par ordre de la reine et de Sa Seigneurie sir John Acton, organiser l’armée à la française.
– C’est une mauvaise nouvelle que vous me donnez là, Éblé ; si j’ai affaire à une armée organisée par vous et par Augereau, les choses n’iront pas si facilement que je le croyais. Le prince Eugène disait, en apprenant qu’on envoyait une armée contre lui, dans son incertitude du général qui la commandait : « Si c’est Villeroy, je le battrai ; si c’est Beaufort, nous nous battrons ; si c’est Catinat, il me battra. » Je pourrais bien en dire autant.
– Oh ! tranquillisez-vous sur ce point ! Je ne sais quelle querelle survint alors entre M. de Salis et la reine, mais le fait est qu’après un mois de séjour, nous avons été mis tous à la porte et remplacés par des instructeurs autrichiens.
– Mais vous êtes resté à Naples, avez-vous dit, un mois ?
– Un mois ou six semaines, je ne me rappelle plus bien.
– Alors, je suis tranquille, et je comprends pourquoi le Directoire vous envoie à moi ; vous n’aurez point perdu votre temps pendant ce mois-là.
– Non, j’ai étudié la ville et ses abords.
– Je n’ose encore dire que cela nous servira, mais qui sait ?
– En attendant, Thiébaut, continua le général, comme l’ennemi peut être ici dans trois ou quatre jours, attendu qu’il n’entre pas dans mon plan de m’opposer à sa marche, donnez l’ordre que l’on tire le canon d’alarme au fort Saint-Ange, que l’on batte la générale par toute la ville, et que la garnison, sous les ordres du général Mathieu Maurice, se rassemble place du Peuple.
– J’y vais, mon général.
L’aide de camp sortit sans donner aucun signe d’étonnement et avec cette obéissance passive qui caractérise les officiers destinés à commander plus tard ; mais il rentra presque aussitôt.
– Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Championnet.
– Mon général, répondit le jeune homme, un aide de camp du général Mack arrive de San-Germano et demande à être introduit près de vous ; il est porteur, dit-il, d’une dépêche importante.
– Qu’il entre, dit Championnet, qu’il entre ! il ne faut jamais faire attendre nos amis et encore moins nos ennemis.
Le jeune homme entra ; il avait entendu les dernières paroles du général, et, le sourire sur les lèvres, saluant avec beaucoup de grâce et de courtoisie, tandis que Thiébaut transmettait à l’officier de service les trois ordres que venait de lui donner Championnet :
– Vos amis se sont toujours trouvés bien et vos ennemis se sont souvent trouvés mal de l’application de cette maxime, général, dit-il ; ne me traitez donc pas en ennemi.
Championnet s’avança au-devant de lui, et, lui tendant la main :
– Sous mon toit, monsieur, il n’y a plus d’ennemi, il n’y a que des hôtes, répliqua le général ; soyez donc le bienvenu, dussiez-vous m’apporter la guerre dans un pan de votre manteau.
Le jeune homme salua de nouveau et remit au commandant en chef la dépêche de Mack.
– Si ce n’est point la guerre, dit-il, c’est au moins quelque chose qui y ressemble beaucoup.
Championnet décacheta la lettre, la lut sans qu’un seul mouvement de son visage décelât l’impression qu’il en ressentait ; quant au messager, sachant ce que contenait cette dépêche, puisque c’était lui qui l’avait écrite, mais n’en approuvant ni la forme ni le fond, il suivait avec anxiété les yeux du général passant d’une ligne à l’autre. Arrivé à la dernière ligne, Championnet sourit et mit la dépêche dans sa poche.
– Monsieur, dit-il s’adressant au jeune messager, l’honorable général Mack me dit que vous avez quatre heures à passer avec moi, je l’en remercie, et, je vous préviens que je ne vous fais pas grâce d’une minute.
Il tira sa montre.
– Il est dix heures un quart du matin ; à deux heures un quart de l’après-midi, vous serez libre. Thiébaut, dit-il à son aide de camp, qui venait de rentrer après avoir transmis les ordres du général, faites mettre un couvert de plus, monsieur nous fait l’honneur de déjeuner avec nous.
– Général, balbutia le jeune officier étonné, plus qu’étonné, embarrassé de cette politesse à l’endroit d’un homme qui apportait une lettre si peu polie, je ne sais vraiment…
– Si vous devez accepter le déjeuner de pauvres diables manquant de tout, quand vous quittez une table royale somptueusement servie ? dit Championnet en riant. Acceptez, major, acceptez. On ne meurt pas, fût-on Alcibiade en personne, pour avoir une fois par hasard mangé le brouet noir de Lycurgue.
– Général, répliqua l’aide de camp, laissez-moi alors vous remercier doublement de l’invitation et des conditions dans lesquelles elle est faite ; peut-être vais-je partager le repas d’un Spartiate ; mais un Français seul pouvait avoir la courtoisie de m’y faire asseoir.
– Général, dit Thiébaut en rentrant, le déjeuner est servi.
XLIX. La diplomatie du général Championnet §
Championnet invita le major Ulrich à passer le premier dans la salle à manger, et lui désigna sa place entre le général Éblé et lui.
Le déjeuner, sans être celui d’un Sybarite, n’était pas tout à fait celui d’un Spartiate : il tenait le milieu entre les deux ; grâce à la cave de Sa Sainteté Pie VI, les vins étaient ce qu’il y avait de mieux.
Au moment où l’on se mettait à table, un coup de canon retentit, puis un second, puis un troisième.
Le jeune homme tressaillit au premier coup, écouta le second, parut indifférent au troisième.
Il ne fit aucune question.
– Vous entendez, major ? dit Championnet voyant que son hôte gardait le silence.
– Oui, j’entends, général ; mais j’avoue que je ne comprends pas.
– C’est le canon d’alarme.
Presque en même temps, la générale commença de battre.
– Et ce tambour ? demanda en souriant l’officier autrichien.
– C’est la générale.
– Je m’en doutais !
– Dame, vous comprenez bien qu’après une lettre comme celle que le général Mack m’a fait l’honneur de m’écrire… Je présume que vous la connaissez, la lettre ?
– C’est moi qui l’ai écrite.
– Vous avez une fort belle écriture, major.
– Mais c’est le général Mack qui l’a dictée.
– Le général Mack a un fort beau style.
– Mais comment se fait-il… ? continua le jeune major entendant le canon qui continuait de tirer et la générale qui continuait de battre. Je ne vous ai entendu donner aucun ordre ! vos tambours et vos canons m’ont-ils donc reconnu, ou sont-ils sorciers ?
– Nos canons, surtout, auraient bon besoin de l’être, car vous savez ou vous ne savez pas que nous n’en avons que neuf ; vous voyez que ce n’est pas trop pour répondre à votre parc d’artillerie de cent pièces. Une seconde côtelette, major ?
– Volontiers, général.
– Non, mes canons ne tirent pas tout seuls et mes tambours ne battent pas d’eux-mêmes ; j’avais déjà donné des ordres avant d’avoir eu l’honneur de vous voir.
– Alors, vous étiez prévenu de notre marche ?
– Oh ! j’ai un démon familier comme Socrate ; je savais que le roi et le général Mack étaient partis, il y a six jours, c’est-à-dire lundi dernier, de San-Germano avec 30,000 hommes ; Micheroux, d’Aquila, avec 12,000, et de Damas, de Sessa, avec 10,000 ; – sans compter le général Naselli et ses 8,000, hommes, qui, escortés par l’illustre amiral Nelson, doivent débarquer à cette heure à Livourne, afin de nous couper la retraite en Toscane. Oh ! c’est un grand stratégiste que le général Mack, toute l’Europe sait cela ; or, vous comprenez, comme je n’ai en tout que 12,000 hommes, dont le Directoire me prend 3,000 pour renforcer la garnison de Corfou… Et à propos, fit Championnet, Thiébaut, avez-vous donné l’ordre que ces 3,000 hommes se rendent à Ancône pour s’y embarquer ?
– Non, mon général, répondit Thiébaut ; car, sachant que nous n’avions, comme vous dites en effet, que 12,000 hommes en tout, j’ai hésité à diminuer encore vos forces de ces 3,000 hommes.
– Bon ! dit en souriant avec sa sérénité ordinaire le général Championnet, vous avez oublié, Thiébaut, que les Spartiates n’étaient que trois cents : on est toujours assez pour mourir. Donnez l’ordre, mon cher Thiébaut, et qu’ils partent à l’instant même.
Thiébaut se leva et sortit.
– Prenez donc une aile de ce poulet, major, dit Championnet ; vous ne mangez pas. Scipion, qui est à la fois mon intendant, mon valet de chambre et mon cuisinier, croira que vous trouvez sa cuisine mauvaise, et il en mourra de chagrin.
Le jeune homme, qui, en effet, s’était interrompu pour écouter le général, se remit à manger, mais évidemment troublé de cette grande sérénité de Championnet, qu’il commençait à prendre pour un piège.
– Éblé, continua le général, aussitôt après le déjeuner, et tandis que nous passerons avec le major de Riescach la revue de la garnison de Rome, vous prendrez les devants et vous vous tiendrez prêt à faire sauter le pont de Tivoli sur le Teverone et le pont de Borghetto sur le Tibre, dès que les troupes françaises auront traversé cette rivière et ce fleuve.
– Oui, général, répondit simplement Éblé.
Le jeune major regarda Championnet.
– Un verre de ce vin d’Albano, major, dit Championnet ; c’est de la cave de Sa Sainteté, et les amateurs l’ont trouvé bon.
– Alors, général, dit Riescach buvant son vin à petits coups, vous nous abandonnez Rome ?
– Vous êtes un homme de guerre trop expérimenté, mon cher major, répondit Championnet, pour ne pas savoir que l’on ne défend pas, en 1799, sous le citoyen Barras, une ville fortifiée en 274 par l’empereur Aurélien. Si le général Mack venait à moi, avec les flèches des Parthes, les frondes des Baléares, ou même avec ces fameux béliers d’Antoine qui avaient soixante et quinze pieds de long, je m’y risquerais ; mais, contre les cent pièces de canon du général Mack, ce serait une folie.
Thiébaut rentra.
– Vos ordres sont exécutés, général, dit-il.
Championnet le remercia d’un signe de tête.
– Cependant, continua le général Championnet, je n’abandonne pas Rome tout à fait ; non, Thiébaut s’enfermera dans le château Saint-Ange avec cinq cents hommes ; n’est-ce pas Thiébaut ?
– Si vous l’ordonnez, mon général, certainement.
– Et sous aucun prétexte, vous ne vous rendrez.
– Sous aucun prétexte, vous pouvez être tranquille.
– Vous choisirez vous-même vos hommes ; vous en trouverez bien cinq cents qui se feront tuer pour l’honneur de la France ?
– Ce ne sera point difficile.
– D’ailleurs, nous partons aujourd’hui. Je vous demande pardon, major, de parler ainsi de toutes nos petites affaires devant vous ; mais vous êtes du métier, vous savez ce que c’est. – Nous partons aujourd’hui. Je vous demande de tenir vingt jours seulement, Thiébaut ; au bout de vingt jours, je serai de retour à Rome.
– Oh ! ne vous gênez pas, mon général, prenez vingt jours, prenez-en vingt-cinq, prenez en trente.
– Je n’en ai besoin que de vingt, et même je vous engage ma parole d’honneur, Thiébaut, qu’avant vingt jours, je viens vous délivrer. – Éblé, continua le général, vous viendrez me rejoindre à Civita-Castellane : c’est là que je me concentrerai, la position est belle ; cependant, il sera utile de faire quelques ouvrages avancés. – Vous m’excusez toujours, n’est-ce pas, mon cher major ?
– Général, je vous répéterai ce que vous disait tout à l’heure mon collègue Thiébaut, ne vous gênez pas pour moi.
– Vous le voyez, je suis de ces joueurs qui mettent cartes sur table ; vous avez soixante mille hommes, cent pièces de canon, des munitions à n’en savoir que faire ; j’ai moi, – à moins que Joubert ne m’envoie les trois mille hommes que je lui ai demandés, – neuf mille hommes, quinze mille coups de canon à tirer et deux millions de cartouches en tout. Avec une pareille infériorité, vous comprenez qu’il importe de prendre ses précautions.
Et, comme, en l’écoutant, le jeune homme laissait refroidir son café :
– Buvez votre café chaud, major, lui dit-il ; Scipion a un grand amour-propre pour son café, et il recommande toujours de le boire bouillant.
– Il est en effet excellent, dit le major.
– Alors, videz votre tasse, mon jeune ami ; car, si vous le voulez bien, nous allons monter à cheval pour aller passer la revue de la garnison, dans laquelle, du même coup, Thiébaut choisira ses cinq cents hommes.
Le major Riescach acheva son café jusqu’à la dernière goutte, se leva et fit signe en s’inclinant qu’il était prêt.
Scipion s’avança.
– Il paraît que nous partons, mon général ? demanda-t-il.
– Eh ! oui, mon cher Scipion ! tu le sais, dans notre diable de métier, on n’est jamais sûr de rien.
– Alors, mon général, il faut faire les malles, emballer les livres, serrer les cartes et les plans ?
– Non pas ; laisse chaque chose comme elle est, nous retrouverons tout cela à notre retour. – Mon cher major, continua Championnet en bouclant son sabre, je crois que le général Mack fera très-bien de loger dans ce palais ; il y trouvera une bibliothèque et des cartes excellentes ; vous lui recommanderez mes livres et mes plans, j’y tiens beaucoup ; c’est, comme mon palais, un prêt que je lui fais et que je mets sous votre sauvegarde. La chose lui sera d’autant plus commode qu’en face de nous, comme vous voyez, s’élève l’immense palais Farnèse, où, selon toute probabilité, logera le roi. De fenêtre à fenêtre, Sa Majesté et son général en chef pourront télégraphier.
– Si le général habite ce palais, répondit le major, je puis vous répondre que tout ce qui vous aura appartenu, lui sera sacré.
– Scipion, dit le général, un uniforme de rechange et six chemises dans un portemanteau ; vous pouvez le faire boucler tout de suite derrière ma selle : la revue passée, nous nous mettons immédiatement en marche.
Cinq minutes après, les ordres de Championnet étaient exécutés, et quatre ou cinq chevaux attendaient leurs cavaliers à la porte du palais Corsini.
Le jeune major chercha des yeux le sien, mais inutilement ; le palefrenier du général lui présenta un beau cheval frais, avec des fontes garnies de leurs armes. Ulrich de Riescach interrogea du regard Championnet.
– Votre cheval était fatigué, monsieur, dit le général ; donnez-lui le temps de se reposer, on vous l’amènera plus frais à la place du Peuple.
Le major salua en signe de remercîment, et se mit en selle ; Éblé et Tiébaut en firent autant ; une petite escorte parmi laquelle brillait notre ancien ami le brigadier Martin, encore tout fier d’être venu en poste d’Itri à Rome, dans la voiture d’un ambassadeur, suivait à quelques pas le général ; Scipion, que les soins du ménage retenaient, devait rejoindre plus tard.
Le palais Corsini – où, soit dit en passant, mourut Christine de Suède – est situé sur la rive droite du Tibre : en étendant la main, celui qui l’habite peut toucher, de l’autre côté de la via Lungara, la gracieuse bâtisse de la Farnesina, immortalisée par Raphaël. C’était du colossal palais Farnèse et du charmant bijou qui n’en est qu’une dépendance que Ferdinand avait fait venir tous ses chefs-d’œuvre de l’antiquité et du moyen âge dont nous lui avons vu faire au château de Caserte les honneurs au jeune banquier André Backer.
La petite troupe prit, en remontant, la rive droite du Tibre, la via Lungara ; le major Ulrich marchait d’un côté de Championnet ; le général Éblé marchait de l’autre ; le colonel Thiébaut, un peu en arrière, servait de trait d’union entre le groupe principal et la petite escorte.
On fit quelques pas en silence ; puis Championnet prit la parole.
– Ce qu’il y a de merveilleux, dit-il, sur cette terre romaine, c’est que, quelque part que l’on mette le pied, on marche sur l’histoire antique ou sur celle du moyen âge. Tenez, ajouta-t-il en étendant la main dans la direction opposée au Tibre, là, au sommet de cette colline, est Saint-Onuphre, où mourut le Tasse. Il y mourut emporté par la fièvre, au moment où Clément VIII venait de l’appeler à Rome pour l’y faire couronner solennellement.
Dix ans après, le même Clément VIII, le seul homme que Sixte-Quint, disait-il, eût trouvé à Rome, faisait enfermer là, à notre droite, dans la prison Savella, la fameuse Betrice Cenci ; c’est dans cette prison, et la veille de sa mort, que Guido Reni fit le beau portrait d’elle que vous pourrez, dans quatre ou cinq jours, quand vous serez installés à Rome, aller voir au palais Colonna. Sur la rive du Tibre opposée au fort Saint-Ange, je vous montrerai les restes de la prison de Tordinone, où étaient enfermés ses frères. Elle fut, par une miséricorde particulière de Sa Sainteté, condamnée à avoir la tête tranchée seulement, tandis que son frère Jacques fut, avant d’être conduit à l’échafaud, au pied duquel il devait se rencontrer avec sa sœur, promené par toute la ville dans la même charrette que le bourreau, qui, pendant toute cette promenade, lui arrachait la chair de la poitrine avec des tenailles, et tout cela pour venger la mort d’un infâme qui avait tué deux de ses fils, violé sa fille, et qui n’échappait lui-même à la justice qu’en arrosant ses juges d’une pluie d’or ? Un instant Clément VIII eut l’idée de faire grâce de la vie au moins à cette famille Cenci, dont le seul crime était d’avoir fait l’office du bourreau ; mais, par malheur pour Béatrice, vers le même temps, le prince de Santa-Croce tua sa mère, espèce de Messaline qui déshonorait par ses amours avec des laquais le nom paternel ; le pape s’effraya de voir plus de moralité dans les enfants que dans les pères, plus de justice dans les assassins que dans les juges, et les têtes des deux frères, de la sœur et de la belle-mère tombèrent toutes quatre sur le même échafaud. Vous pouvez voir d’ici, par cette échappée, de l’autre côté du Tibre, la place où il était dressé. La tradition veut que Clément VIII ait assisté à l’exécution d’une fenêtre du château Saint-Ange, où il était venu par cette longue galerie couverte que vous voyez à notre gauche, et qui fut construite par Alexandre VI pour donner à son successeur, en cas de siège ou de révolution, la facilité de quitter le Vatican et de se réfugier au château Saint-Ange. Il l’utilisa lui-même plus d’une fois, à ce que l’on assure, pour visiter les cardinaux qu’il emprisonnait dans le tombeau d’Adrien et qu’il étranglait, selon la tradition des Caligula et des Néron, après leur avoir fait faire un testament en sa faveur.
– Vous êtes un admirable cicérone, général, et je regrette bien, au lieu de quatre heures, dont plus de deux sont malheureusement déjà écoulées, de n’avoir point quatre jours à passer avec vous.
– Quatre jours seraient trop peu pour ce merveilleux pays ; après quatre jours, vous demanderiez quatre mois ; après quatre mois, quatre ans. La vie d’un homme tout entière ne suffirait pas à dresser la liste des souvenirs que renferme la ville si justement nommée la ville éternelle. Tenez, par exemple, voyez ces restes d’arches contre lesquelles se brise le fleuve, voyez ces vestiges qui se rattachent aux deux côtés de la rive : là était le pont Triomphal, là ont successivement passé, venant du temple de Mars, qui était situé où est aujourd’hui Saint-Pierre, Paul-Émile, vainqueur de Persée ; Pompée, vainqueur de Tigrane, roi d’Arménie ; d’Artocès, roi d’Ibérie ; d’Orosès, roi d’Albanie ; de Darius, roi de Médie ; d’Areta, roi de Nabatée ; d’Antiochus, roi de Comagène et des pirates. Il avait pris mille châteaux forts, neuf cents villes, huit cents vaisseaux, fondé ou repeuplé neuf villes ; ce fut à la suite de ce triomphe qu’il bâtit, avec une portion de sa part de butin, ce beau temple à Minerve qui décorait la place des Septa-Julia, près de l’aqueduc de la Virgo, et sur le frontispice duquel il avait fait mettre en lettres de bronze cette inscription : « Pompée le Grand, imperator, après avoir terminé une guerre de trente ans, défait, mis en fuite, tué ou forcé à se rendre douze millions cent quatre-vingt mille hommes, coulé à fond ou pris huit cent quarante-six vaisseaux, reçu à composition mille cinq cent trente-huit villes ou châteaux, soumis tout le pays depuis le lac Mœris, jusqu’à la mer Rouge, acquitté le vœu qu’il a fait à Minerve. » Et, sur ce même pont, après lui, passèrent Jules César, Auguste, Tibère. Par bonheur, il est tombé, poursuivit avec un sourire mélancolique le général républicain, car nous aurions sans doute l’orgueil d’y passer, nous aussi, à notre tour : et que sommes-nous pour fouler les traces de pareils hommes ?
Les réflexions qui assiégeaient la tête de Championnet, éteignirent la voix sur ses lèvres et il garda un silence que n’osa interrompre le jeune officier, depuis le pont Triomphal, qu’il laissait à sa droite, jusqu’au pont Saint-Ange, qu’il se mit à traverser pour passer sur la rive gauche du Tibre.
Au milieu du pont, cependant, au risque d’être indiscret :
– N’est-ce point le tombeau d’Adrien que nous laissons derrière nous ? lui demanda le major.
Championnet regarda autour de lui comme s’il sortait d’un rêve.
– Oui, dit-il, et le pont sur lequel nous sommes fut sans doute bâti pour y conduire ; Bernin l’a restauré et y a répandu ses coquetteries ordinaires. C’est dans ce monument que s’enfermera Thiébaut, et ce ne sera pas le premier siège qu’il aura soutenu. Tenez, voici la place que vous avez entrevue de loin, où furent décapitées Béatrice et sa famille. En appuyant à gauche, nous pouvons marcher sur l’emplacement même du Tardinone ; sur cette petite place où nous arrivons est l’auberge de l’Ours, avec son enseigne telle qu’elle était au temps où y logea Montaigne, ce grand sceptique qui prit pour devise ces trois mots : Que sais-je ? C’était le dernier mot du génie humain après six mille ans ; dans six mille ans viendra un autre sceptique qui dira : Peut-être !
– Et vous, général, demanda le major, que dites-vous ?
– Je dis que c’est le dernier des gouvernements que celui, – regardez à votre gauche – que celui qui laisse se faire de pareils déserts, presque au cœur d’une ville. Tenez, tous ces marais qu’habite huit mois de l’année la mal’aria, ils sont au roi que vous servez ; c’est l’héritage des Farnèse. Paul III ne se doutait pas, en léguant ces immenses terrains à son fils le duc de Parme, qu’il lui léguait la fièvre. Dites donc à votre roi Ferdinand qu’il serait non pas seulement d’un héritier pieux, mais d’un chrétien, de faire assainir et de cultiver ces champs, qui l’en récompenseraient par d’abondantes moissons. Un pont bâti ici, tenez, suffirait à un quartier nouveau ; la ville enjamberait le fleuve, des maisons s’élèveraient dans tout cet espace vide du château Saint-Ange à la place du Peuple, et la vie en chasserait la mort ; mais, pour cela, il faudrait un gouvernement qui s’occupât du bien-être de ses sujets ; il faudrait ce grand bienfait que vous venez combattre, vous homme instruit et intelligent cependant ; il faudrait la liberté. Elle viendra un jour, non pas temporaire et accidentelle comme celle que nous apportons, mais fille immortelle du progrès et du temps. Tenez, en attendant, c’est de la ruelle qui longe cette église, l’église Saint-Jérôme, qu’une nuit, vers deux heures du matin, sortirent quatre hommes à pied et un homme à cheval, l’homme à cheval portait, en travers de la croupe de sa monture, un cadavre dont les pieds pendaient d’un côté et la tête de l’autre.
» – Ne voyez-vous rien ? demanda l’homme à cheval.
» Deux regardèrent du côté du château Saint-Ange, deux du côté de la place du Peuple.
» – Rien, dirent-ils.
» Alors, le cavalier s’avança jusqu’au bord de la rivière et, là, fit pivoter son cheval de manière que la croupe fût tournée du côté de l’eau. Deux hommes prirent le cadavre, un par la tête, l’autre par les pieds, le balancèrent trois fois, et, à la troisième, le lancèrent au fleuve.
» Au bruit que produisit le cadavre en tombant à l’eau :
» – C’est fait ? demanda le cavalier.
» – Oui, monseigneur, répondirent les hommes.
» Le cavalier se retourna.
» – Et qui flotte ainsi sur l’eau ? demanda-t-il.
» – Monseigneur, répondit un des hommes, c’est son manteau.
» Un autre ramassa des pierres, courut le long de la rive en suivant le courant du fleuve et en jetant des pierres dans ce manteau, jusqu’à ce qu’il eût disparu.
» – Tout va bien, dit alors le cavalier.
» Et il donna une bourse aux hommes, mit son cheval au galop et disparut.
» Le mort était le duc de Candie ; le cavalier, c’était César Borgia. Jaloux de sa sœur Lucrèce, César Borgia venait de tuer son frère, le duc de Candie… Par bonheur, continua Championnet, nous voilà arrivés. Le hasard, mon cher, vengeur des rois et de la papauté, vous gardait cette histoire pour la dernière ; ce n’était pas la moins curieuse, vous le voyez.
Et, en effet, le groupe que nous venons de suivre, depuis le palais Corsini jusqu’à l’extrémité de Ripetta, débouchait sur la place du Peuple, où était rangée en bataille la garnison de Rome.
Cette garnison se composait de trois mille hommes, à peu près : deux tiers français, un tiers polonais.
En apercevant le général, trois mille voix, par un élan spontané, crièrent :
– Vive la République !
Le général s’avança jusqu’au centre de la première ligne et fit signe qu’il voulait parler. Les cris cessèrent.
– Mes amis, dit le général, je suis forcé de quitter Rome ; mais je ne l’abandonne pas. J’y laisse le colonel Thiébaut ; il occupera le fort Saint-Ange avec cinq cents hommes ; j’ai engagé ma parole de venir le délivrer dans l’espace de vingt jours ; vous y engagez-vous avec moi ?
– Oui, oui, oui, crièrent trois mille voix.
– Sur l’honneur ? dit Championnet.
– Sur l’honneur ! répétèrent les trois mille voix.
– Maintenant, continua Championnet, choisissez parmi vous cinq cents hommes prêts à s’ensevelir sous les ruines du château Saint-Ange, plutôt que de se rendre.
– Tous, tous ! nous sommes prêts tous ! crièrent ceux à qui l’on faisait cet appel.
– Sergents, dit Championnet, sortez des rangs et choisissez quinze hommes par compagnie.
Au bout de dix minutes, quatre cent quatre-vingts hommes se trouvèrent tirés à part et réunis.
– Amis, leur dit Championnet, c’est vous qui garderez les drapeaux des deux régiments, et c’est nous qui viendrons les reprendre. Que les porte-drapeaux passent dans les rangs des hommes du fort Saint-Ange.
Les porte-drapeaux obéirent, aux cris frénétiques de « Vive Championnet ! vive la République ! »
– Colonel Thiébaut, continua Championnet, jurez et faites jurer à vos hommes que vous vous ferez tuer jusqu’au dernier, plutôt que de vous rendre.
Tous les bras s’étendirent, toutes les voix crièrent :
– Nous le jurons !
Championnet s’avança vers son aide de camp.
– Embrassez-moi, Thiébaut, lui dit-il ; si j’avais un fils, c’est à lui que je donnerais la glorieuse mission que je vous confie.
Le général et son aide de camp s’embrassèrent au milieu des hourras, des cris et des vivats de la garnison.
Deux heures sonnèrent à l’église Sainte-Marie-du-Peuple.
– Major Riescach, dit Championnet au jeune messager, les quatre heures sont écoulées et, à mon grand regret, je n’ai plus le droit de vous retenir.
Le major regarda du côté de Ripetta.
– Attendez-vous quelque chose, monsieur ? lui demanda Championnet.
– Je suis monté sur un de vos chevaux, général.
– J’espère que vous me ferez l’honneur de l’accepter, monsieur, en souvenir des moments trop courts que nous venons de passer ensemble.
– Ne pas accepter le cadeau que vous me faites, général, ou même hésiter à l’accepter, ce serait me montrer moins courtois que vous. Merci du plus profond de mon cœur.
Il s’inclina, la main sur la poitrine.
– Et, maintenant, que dois-je reporter au général Mack ?
– Ce que vous avez vu et entendu, monsieur, et vous ajouterez ceci, que, le jour où j’ai quitté Paris et pris congé des membres du Directoire, le citoyen Barras m’a mis la main sur l’épaule et m’a dit : « Si la guerre éclate, en récompense de vos services, vous serez le premier des généraux républicains chargé par la République de détrôner un roi. »
– Et vous avez répondu ?
– J’ai répondu : « Les intentions de la République seront remplies, j’y engage ma parole ; » et, comme je n’ai jamais manqué à ma parole d’honneur, dites au roi Ferdinand de se bien tenir.
– Je le lui dirai, monsieur, répondit le jeune homme ; car, avec un chef comme vous et des hommes comme ceux-là, tout est possible. Et maintenant, général, veuillez m’indiquer mon chemin.
– Brigadier Martin, dit Championnet, prenez quatre hommes et conduisez M. le major Ulrich de Riescach jusqu’à la porte San-Giovanni ; vous nous rejoindrez sur la route de la Storta.
Les deux hommes se saluèrent une dernière fois ; le major, guidé par le brigadier Martin et escorté par ses quatre dragons, s’enfonça au grand trot dans la via del Babuino. Le colonel Thiébaut et ses cinq cents hommes regagnèrent par Ripetta le château Saint-Ange, où ils se renfermèrent, et le reste de la garnison, Championnet et son état-major en tête, sortit de Rome, tambours battants, par la porte del Popolo.
L. Ferdinand à Rome §
Comme l’avait prévu le général Mack, son envoyé le rejoignit un peu au-dessus de Valmontone.
Le général n’entendit rien de tout ce que lui raconta le major de Riescach, sinon que les Français avaient évacué Rome ; il courut chez le roi et lui annonça que, sur sa sommation, les Français s’étaient mis immédiatement en retraite ; que, par conséquent, le lendemain, il entrerait à Rome et, dans huit jours serait en pleine possession des États romains.
Le roi ordonna de doubler l’étape, et, le même soir on vint coucher à Valmontone.
Le lendemain, on se remit en marche, on fit halte à Albano vers midi. De la colline, on planait sur Rome, et, au delà de Rome, la vue s’étendait jusqu’à Ostia. Mais il était impossible que l’armée entrât à Rome le même jour. Il fut convenu qu’elle partirait vers trois heures de l’après-midi, qu’elle camperait à moitié chemin, et que, le lendemain, à neuf heures du matin, le roi Ferdinand ferait son entrée solennelle par la porte San-Giovanni, et irait directement à San-Carlo entendre la messe d’actions de grâces.
En effet, à trois heures, on partit d’Albano, Mack à cheval et en tête de l’armée, le roi et le duc d’Ascoli dans une voiture escortée de tout l’état-major particulier de Sa Majesté ; on laissa à gauche, au-dessous de la colline d’Albano, c’est-à-dire à l’endroit où eut lieu, mil huit cent cinquante ans auparavant, la querelle de Clodius et de Milon, la via Appia, dans laquelle on avait fait des fouilles et qui était abandonnée aux antiquaires, et l’on s’arrêta vers sept heures à deux lieues à peu près de Rome.
Le roi soupait sous une tente magnifique, divisée en trois compartiments, avec le général Mack et le duc d’Ascoli, le marquis Malaspina et les plus favorisés parmi la petite cour qui l’avait suivi, lorsqu’on vint lui annoncer les députés.
Ces députés se composaient de deux des cardinaux qui n’avaient point adhéré au gouvernement républicain, des autorités qui avaient été renversées par ce gouvernement et de quelques-uns de ces martyrs comme les réactions en voient toujours accourir au-devant d’elles.
Ils venaient prendre les ordres du roi pour la cérémonie du lendemain.
Le roi était radieux ; lui aussi, comme les Paul-Émile, comme les Pompée, comme les Césars, dont Championnet, trois jours auparavant, parlait au major Riescach, lui aussi allait avoir son triomphe.
Il n’était donc point si difficile d’être un triomphateur que la chose lui avait paru d’abord.
Quel effet allait faire à Caserte, et surtout au Môle, au Marché-Vieux et à Marinella, le récit de ce triomphe, et comme ces bons lazzaroni allaient être fiers quand ils sauraient que leur roi avait triomphé !
Il avait donc vaincu, et sans tirer un seul coup de canon, cette terrible république française, jusque-là réputée invincible ! Décidément, le général Mack, qui lui avait prédit tout cela, était un grand homme !
Il résolut, en conséquence, d’écrire le même soir à la reine et de lui expédier un courrier pour lui annoncer cette bonne nouvelle, et, toute chose arrêtée pour le lendemain, les députés congédiés après avoir eu l’honneur de baiser la main au roi, Sa Majesté prit la plume et écrivit :
« Ma chère maîtresse,
» Tout se succède au gré de nos désirs ; en moins de cinq jours, je suis arrivé aux portes de Rome, où je fais demain mon entrée solennelle. Tout a fui devant nos armes victorieuses, et, demain soir, du palais Farnèse, j’écrirai au souverain pontife qu’il peut, si tel est son bon plaisir, venir célébrer avec nous à Rome la fête de la Nativité.
» Ah ! si je pouvais transporter ici ma crèche et la lui faire voir !
» Le messager que je vous envoie pour vous porter ces bonnes nouvelles est mon courrier ordinaire Ferrari. Permettez-lui, pour sa récompense, de dîner avec mon pauvre Jupiter, qui doit bien s’ennuyer de moi. Répondez-moi par la même voie ; rassurez-moi sur votre chère santé et sur celle de mes enfants bien-aimés, à qui, grâce à vous et à notre illustre général Mack, j’espère léguer un trône non-seulement prospère, mais glorieux.
» Les fatigues de la campagne n’ont pas été si grandes que je le craignais. Il est vrai que, jusqu’à présent, j’ai pu faire presque toutes les étapes en voiture et ne monter à cheval que pour mon agrément.
» Un seul point noir reste encore à l’horizon : en quittant Rome, le général républicain a laissé cinq cents hommes et un colonel au château Saint-Ange ; dans quel but ? Je ne m’en rends point parfaitement compte, mais je ne m’en inquiète pas autrement : notre illustre ami le général Mack m’assurant qu’ils se rendront à la première sommation.
» Au revoir bientôt, ma chère maîtresse, soit que vous veniez, pour que la fête soit complète, célébrer la Nativité avec nous à Rome, soit que, tout étant pacifié et Sa Sainteté étant rétablie sur son trône, je rentre glorieusement dans mes États.
» Recevez, chère maîtresse et épouse, pour les partager avec mes enfants bien-aimés, les embrassements de votre tendre mari et père.
» FERDINAND. »
» P.-S. – J’espère qu’il n’est rien arrivé de fâcheux à mes kangourous et que je les retrouverai tout aussi bien portants que je les ai laissés. À propos, transmettez mes plus affectueux souvenirs à sir William et à lady Hamilton ; quant au héros du Nil, il doit encore être à Livourne ; où qu’il soit, faites-lui part de nos triomphes. »
Il y avait longtemps que Ferdinand n’avait écrit une si longue lettre ; mais il était dans un moment d’enthousiasme, ce qui explique sa prolixité ; il la relut, fut satisfait de sa rédaction, regretta de n’avoir pensé à sir William et à lady Hamilton qu’après avoir pensé à ses kangourous, mais ne jugea point que, pour cette petite faute de mémoire, ce fût la peine de recommencer une lettre si bien venue ; en conséquence, il la cacheta et fit appeler Ferrari, qui, complétement remis de sa chute, arriva, selon sa coutume, tout botté, et promit que la lettre serait remise entre les mains de la reine, avant le lendemain cinq heures du soir.
Après quoi, la table de jeu étant dressée, le roi se mit à faire son whist avec le duc d’Ascoli, le marquis Malaspina et le duc de Circello, gagna mille ducats, se coucha radieux et rêva qu’il faisait son entrée, non pas à Rome, mais à Paris, non pas dans la capitale des États romains, mais dans la capitale de la France, et que, son manteau royal porté par les cinq directeurs, il entrait dans les Tuileries, désertes depuis le 10 août, ayant une couronne de lauriers sur la tête, comme César, et tenant, comme Charlemagne, le globe d’une main et l’épée de l’autre !
Le jour vint dissiper les illusions de la nuit ; mais ce qui en restait suffisait pour satisfaire l’amour-propre d’un homme à qui l’idée d’être conquérant était venue à l’âge de cinquante ans.
Il n’entrait point encore à Paris, mais il entrait déjà à Rome.
L’entrée fut splendide ; le roi Ferdinand, à cheval, vêtu de son uniforme de feld-maréchald autrichien, couvert de broderies, portant à son cou et sur sa poitrine tous ses ordres personnels et tous ses ordres de famille, était attendu à la porte San-Giovanni, d’abord par l’ancien sénateur, qui, accompagné des magistrats du municipe, lui présenta à genoux les clefs de Rome sur un plat d’argent ; autour des sénateurs et des magistrats du municipe étaient tous les cardinaux restés fidèles à Pie VI ; de là, en suivant un itinéraire marqué d’avance par des jonchées de fleurs et de feuillages, le roi devait se rendre à l’église San-Carlo, où se chantait le Te Deum, et, de l’église San-Carlo, au palais Farnèse, situé, comme nous l’avons dit, de l’autre côté du Tibre, en face du palais Corsini, que venait de quitter Championnet.
Au moment où le roi prit les clefs de Rome, les chants éclatèrent. Cent jeunes filles habillées de blanc marchèrent en tête du cortège, portant des corbeilles de joncs dorés, pleines de feuilles de roses, qu’elles jetaient en l’air comme au jour de la Fête-Dieu. Les corbeilles vides étaient aussitôt remplacées par des corbeilles pleines, afin qu’il n’y eût point d’interruption dans la pluie odoriférante ; et, comme derrière les jeunes filles marchaient à reculons de jeunes enfants de chœur, balançant des encensoirs, on avançait entre une double haie formée par la population de Rome et des environs, vêtue de ses habits de fête, au milieu d’une pluie de fleurs et d’une atmosphère embaumée.
Une admirable musique militaire – et celle de Naples est renommée entre toutes – jouait les airs les plus gais de Cimarosa, de Pergolèse et de Paesiello ; puis venait, au milieu d’un grand espace vide, le roi seul, dans l’isolement emblématique de la majesté souveraine ; derrière le roi marchait Mack et tout son état-major ; puis, derrière Mack, une masse de trente mille hommes de troupes, vingt mille d’infanterie, dix mille de cavalerie, habillés à neuf, magnifiques d’aspect, s’avançant avec un ensemble remarquable, grâce aux nombreuses manœuvres faites dans les camps, et suivis de cinquante pièces d’artillerie nouvellement fondues, de leurs caissons et de leurs fourgons nouvellement peints ; tout cela resplendissant au soleil d’une de ces magnifiques journées de novembre que l’automne méridional fait luire entre un jour de brouillard et un jour de pluie, comme un dernier adieu à l’été, comme un premier salut à l’hiver.
Nous avons dit que l’itinéraire était tracé d’avance : on commença donc par traverser ce que l’on pourrait appeler le désert de Saint-Jean-de-Latran, les pelouses et les allées solitaires conduisant à Santa-Croce in-Gerusalemme et à Sainte-Marie-Majeure, et l’on s’avança directement vers la vieille basilique dont Henri IV fut le bienfaiteur et dont, en sa qualité de petit-fils de Henri IV, Ferdinand était chanoine. Sur les degrés de l’église, au bas desquels le roi fut reçu à cheval et encensé au milieu des chants de joie et des cantiques d’actions de grâces, était groupé tout le clergé latéranien. Les chants terminés, le roi descendit de cheval et, sur de magnifiques tapis, gagna à pied la Scala santa, cet escalier sacré, transporté de Jérusalem à Rome, qui faisait partie de la maison de Pilate, que Jésus se rendant au prétoire toucha de ses pieds nus et sanglants, et que les fidèles ne montent plus qu’à genoux.
Le roi en baisa la première marche, et, au moment où ses lèvres touchaient le marbre saint, la musique éclata en fanfares joyeuses, et cent mille voix firent entendre une immense acclamation.
Le roi demeura à genoux le temps de dire sa prière, se releva, se signa, monta à cheval, traversa la grande place de Saint-Jean, mesura des yeux le magnifique obélisque élevé à Thèbes par Thoutmasis II, respecté par Cambyse, qui renversa et mutila tous les autres, enlevé par Constantin et déterré dans le grand Cirque, suivit la longue rue de Saint-Jean-de-Latran, toute bordée de monastères et qui descend en pente douce jusqu’au Colisée ; prit ce fameux quartier des Carènes où Pompée avait sa maison ; presqu’en ligne droite, gagna la place Trajane, dont la colonne était enterrée jusqu’au-dessus de sa base ; de là, par un angle droit, arriva au Corso, et, sur la place de Venise, qui, à l’autre extrémité de la même rue, fait pendant à la place du Peuple, descendit à la place Colonna, et enfin suivit le Corso jusqu’à la vaste église San-Carlo, y fut reçu par tout le clergé sous son gigantesque portail, descendit de cheval pour la seconde fois, entra dans l’église, et, sous le dais qui lui était préparé, entendit le Te Deum.
Puis, le Te Deum chanté, il sortit de l’église, remonta à cheval, et, toujours précédé, suivi, accompagné du même cortège, il continua de descendre le Corso jusqu’à la place du Peuple, longea le cours du Tibre, et, dans le sens inverse où l’avait longé Championnet pour sortir de Rome, prit la via della Scroffa, où est Saint-Louis-des-Français, la grande place Navone, le forum Agenal des Romains, et, de là, en quelques instants, par la façade du palais Braschi, opposée à celle où se trouve Pasquino, il gagna le Campo-dei-Fiori et le palais Farnèse, but de sa longue course, terme de son triomphe.
Tout l’état-major put entrer dans cette magnifique cour, chef-d’œuvre des trois plus grands architectes qui aient existé, San-Gallo, Vignole et Michel-Ange ; tandis qu’entre les deux fontaines qui ornent la façade du palais et qui coulent dans les plus larges coupes de granit que l’on connaisse, on mettait, autant pour l’honneur que pour la défense, quatre pièces de canon en batterie.
Un dîner de deux cents couverts était servi dans la grande galerie peinte par Annibal et Augustin Carrache, et leurs élèves. Les deux frères y travaillèrent huit ans et reçurent pour salaire cinq cents écus d’or, c’est-à-dire trois mille francs de notre monnaie.
Rome entière semblait s’être donné rendez-vous sur la place du palais Farnèse. Malgré les sentinelles, le peuple envahit la cour, l’escalier, les antichambres et pénétra jusqu’aux portes de la galerie ; les cris de « Vive le roi ! » poussés sans interruption, forcèrent trois fois Ferdinand à quitter la table et à se montrer à la fenêtre.
Aussi, fou de joie, se croyant le rival de ces héros dont, un instant, sur la voie sacrée, il avait foulé la trace, ne voulut-il point attendre au lendemain pour donner au pape Pie VI avis de son entrée à Rome, et, oubliant que, prisonnier des Français, il n’était pas tout à fait libre de ses actions, la tête échauffée par le vin et le cœur bondissant d’orgueil, il passa, aussitôt le café pris, dans un cabinet de travail, et lui écrivit la lettre suivante :
À Sa Sainteté le pape Pie VI, premier vicaire de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
« Prince des apôtres, roi des rois,
» Votre Sainteté apprendra sans doute avec la plus grande satisfaction, qu’aidé de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sous l’auguste protection du bienheureux saint Janvier, aujourd’hui même, avec mon armée, je suis entré sans résistance et en triomphateur dans la capitale du monde chrétien. Les Français ont fui, épouvantés à la vue de la croix et au simple éclat de mes armes. Votre Sainteté peut donc reprendre sa suprême et paternelle puissance, que je couvrirai de mon armée. Qu’elle abandonne donc sa trop modeste demeure de la Chartreuse, et que, sur les ailes des chérubins, comme notre sainte vierge de Lorette, elle vienne et descende au Vatican pour le purifier par sa présence sacrée. Votre Sainteté pourra célébrer à Saint-Pierre le divin office le jour de la naissance de Notre Sauveur. »
Le soir, le roi parcourut en voiture, au milieu des cris de « Vive le roi Ferdinand ! vive Sa Sainteté Pie VI ! » les principales rues de Rome et les places Navone, d’Espagne et de Venise ; il s’arrêta un instant au théâtre Argentina, où l’on devait chanter une cantate en son honneur ; puis, de là, pour voir Rome tout enflammée, il monta sur les plus hautes rampes du mont Pincio.
La ville était illuminée a giorno, depuis la porte San-Giovanni jusqu’au Vatican, et depuis la place du Peuple jusqu’à la pyramide de Cestus. Un seul monument, surmonté du drapeau tricolore et pareil à une protestation solennelle et menaçante de la France contre l’occupation de Rome, restait obscur au milieu de tous ces rayonnements, muet au milieu de toutes ces clameurs.
C’était le château Saint-Ange.
Sa masse sombre et silencieuse avait quelque chose de formidable et d’effrayant ; car le seul cri qui, de quart d’heure en quart d’heure, sortait de son silence était celui de « Sentinelles, prenez garde à vous ! » Et la seule lumière que l’on vit luire dans les ténèbres était la mèche allumée des artilleurs, debout près de leurs canons.
LI. Le fort Saint-Ange parle §
En passant place du Peuple, pour monter au Pincio, le roi avait pu voir cette intéressante partie de la population, composée de femmes et d’enfants, danser autour d’un bûcher qui s’élevait au milieu de la place ; à la vue du prince, les danseurs s’arrêtèrent pour crier à tue-tête : « Vive le roi Ferdinand ! vive Pie VI ! »
Le roi s’arrêta de son côté, demanda ce que faisaient là ces braves gens et quel était ce feu auquel ils se chauffaient.
On lui répondit que ce feu était celui d’un bûcher fait avec l’arbre de la Liberté planté, dix-huit mois auparavant, par les consuls de la république romaine.
Ce dévouement aux bons principes toucha Ferdinand, qui, tirant de sa poche une poignée de monnaie de toute espèce, la jeta au milieu de la foule en criant :
– Bravo ! mes amis ! amusez-vous !
Les femmes et les enfants se ruèrent sur les carlins, les ducats et les piastres du roi Ferdinand ; il en résulta une effroyable mêlée dans laquelle les femmes battaient les enfants, les enfants égratignaient les femmes ; il y eut, en somme, force cris, beaucoup de pleurs et peu de mal.
Place Navone, il vit un second bûcher.
Il fit la même question et reçut la même réponse.
Le roi fouilla, non plus dans sa poche, mais dans celle du duc d’Ascoli, y prit une seconde poignée de monnaie, et, comme, cette fois, il y avait mélange d’hommes et de femmes, il la jeta aux danseurs et aux danseuses.
Cette fois, nous l’avons dit, il n’y avait pas que des femmes et des enfants, il y avait des hommes ; le sexe fort se crut sur l’argent des droits plus positifs que le sexe faible ; les amants et les maris des femmes battues tirèrent leurs couteaux ; un des danseurs fut blessé et porté à l’hôpital.
Place Colonna, le même événement eut lieu ; seulement, cette fois, il se termina à la gloire de la morale publique ; au moment où les couteaux allaient entrer en jeu, un citoyen passa, son chapeau rabattu sur les yeux et enveloppé d’un grand manteau ; un chien aboya contre lui, un enfant cria au jacobin ; les cris de l’enfant et les aboiements du chien attirèrent l’attention des combattants, qui, sans écouter les observations du citoyen au manteau dissimulateur et au chapeau rabattu, le poussèrent dans le bûcher, où il périt misérablement au milieu des hurlements de joie de la populace.
Tout à coup, un des brûleurs fut éclairé d’une idée lumineuse : ces arbres de la Liberté que l’on abattait et dont on faisait du charbon et de la cendre, n’avaient pas poussé là tout seuls ; on les y avait plantés ; ceux qui les y avait plantés étaient plus coupables que les pauvres arbres qui s’étaient laissé planter à contre-cœur peut-être ; il s’agissait donc de faire une fois par hasard une justice équitable et de s’en prendre aux planteurs et non aux arbres.
Or, qui les avait plantés ?
C’étaient, comme nous l’avons dit à propos de la place du Peuple, les deux consuls de la république romaine, MM. Mattei, de Valmontone, et Zaccalone, de Piperno.
Ces deux noms, depuis un an, étaient bénis et révérés de la population, à laquelle ces deux magistrats, véritables libéraux, avaient consacré leur temps, leur intelligence et leur fortune ; mais le peuple, au jour de la réaction, pardonne plus facilement à celui qui l’a persécuté qu’à celui qui s’est dévoué pour lui, et, d’ordinaire, ses premiers défenseurs deviennent ses premiers martyrs. « Les révolutions sont comme Saturne, a dit Vergniaud, elles dévorent leurs enfants. »
Un homme que Zaccalone avait forcé d’envoyer à l’école son fils, jeune Romain jaloux de la liberté individuelle, émit donc la proposition de réserver un des arbres de la Liberté pour y pendre les deux consuls. La proposition fut naturellement adoptée à l’unanimité ; il ne s’agissait, pour la mettre à exécution, que de réserver un arbre à titre de potence et de mettre la main sur les deux consuls.
On pensa au peuplier de la place de la Rotonde, qui n’était pas encore abattu, et, comme justement les deux magistrats demeuraient, l’un via della Maddalena, l’autre via Pie-di-Marmo, on regarda ce voisinage comme un hasard providentiel.
On courut droit à leurs maisons ; mais, heureusement, les deux magistrats avaient sans doute des idées exactes sur la somme de reconnaissance que l’on doit attendre des peuples à la délivrance desquels on a contribué : tous deux avaient quitté Rome.
Mais un ferblantier, dont la boutique attenait à la maison de Mattei, et à qui Mattei avait prêté deux cents écus pour l’empêcher de faire faillite, et un marchand d’herbes à qui Zaccalone avait envoyé son propre médecin pour soigner sa femme d’une fièvre pernicieuse, déclarèrent qu’ils avaient des notions à peu près certaines sur l’endroit où s’étaient réfugiés les deux coupables, et offrirent de les livrer.
L’offre fut reçue avec enthousiasme, et, pour n’avoir point fait une course inutile, la foule commença de piller les maisons des deux absents et d’en jeter les meubles par les fenêtres.
Parmi les meubles, il y avait chez chacun d’eux une magnifique pendule de bronze doré, l’une représentant le sacrifice d’Abraham, et l’autre Agar et Ismaël perdus dans le désert, portant chacune cette inscription qui prouvait qu’elle venait de la même source :
Aux Consuls de la république romaine, les israélites reconnaissants !
Et, en effet, les deux consuls avaient fait rendre un décret par lequel les juifs redevenaient des hommes comme les autres et participaient aux droits de citoyen.
Cela fit penser aux malheureux juifs, auxquels on ne pensait point, et auxquels on n’eût probablement pas pensé s’ils n’eussent point eu le tort d’être reconnaissants.
Le cri « Au Ghetto ! au Ghetto ! » retentit, et l’on se précipita vers ce quartier des juifs.
Lors de la proclamation du décret par lequel la république romaine les faisait remonter au rang de citoyens, les malheureux juifs s’étaient empressés d’enlever les barrières qui les séparaient du reste de la société et s’étaient répandus dans la ville, où quelques-uns s’étaient empressés de louer des appartements et d’ouvrir des magasins ; mais, aussitôt le départ de Championnet, se sentant abandonnés et sans protecteurs, ils s’étaient de nouveau réfugiés dans leurs quartiers, dont à la hâte ils avaient rétabli les portes et les barrières, non plus pour se séparer du monde, mais pour opposer un obstacle à leurs ennemis.
Il y eut donc, non point résistance volontaire à la foule, mais opposition matérielle à son envahissement.
Alors, cette même foule, toujours féconde en moyens expéditifs et ingénieux, eut l’idée, non point d’enfoncer les portes et les barrières du Ghetto, mais de jeter par-dessus son enceinte des brandons allumés au bûcher voisin.
Les brandons se succédèrent avec rapidité ; puis les perfectionneurs – il y en a partout – les enduisirent de poix et de térébenthine. Bientôt le Ghetto présenta l’aspect d’une ville bombardée, et, au bout d’une demi-heure, les assiégeants eurent la satisfaction de voir en plusieurs endroits des flammes qui dénonçaient cinq ou six incendies.
Au bout d’une heure de siège, le Ghetto était tout en feu.
Alors, les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes, et, avec des cris de terreur, toute cette malheureuse population, surprise au milieu de son sommeil, hommes, femmes, enfants à demi nus, se précipitèrent par les portes comme un torrent qui brise ses digues, et se répandirent, ou plutôt essayèrent de se répandre par la ville.
C’était là que la populace l’attendait, chacun mit la main sur son juif et s’en fit un cruel amusement ; le répertoire tout entier des tortures fut épuisé sur ces malheureux : les uns furent forcés de marcher pieds nus sur des charbons ardents en portant un porc entre leurs bras ; les autres furent pendus par-dessous les aisselles, entre deux chiens pendus eux-mêmes par les pattes de derrière et qui, enragés de douleur et de colère, les criblaient de morsures ; un autre enfin, dépouillé de ses vêtements jusqu’à la ceinture avec un chat attaché sur le dos, fut promené par la ville, battu de verges comme le Christ ; seulement, les verges frappaient à la fois l’homme et l’animal, et, de ses dents et de ses griffes, l’animal déchirait l’homme ; enfin d’autres, plus heureux, furent jetés au Tibre et noyés purement et simplement.
Ces amusements durèrent non-seulement pendant toute la nuit, mais encore pendant les journées du lendemain et du surlendemain, et se présentèrent sous tant d’aspects différents, que le roi finit par demander quels étaient les hommes que l’on martyrisait ainsi.
Il lui fut répondu que c’étaient des juifs qui avaient eu l’imprudence de se considérer, après le décret de la République, comme des hommes ordinaires, et qui, en conséquence, avaient logé des chrétiens chez eux, avaient acheté des propriétés, étaient sortis du Ghetto, s’étaient installés dans la ville, avaient vendu des livres, s’étaient fait soigner par des médecins catholiques et avaient enterré leurs morts aux flambeaux.
Le roi Ferdinand eut peine à croire à tant d’abominations ; mais enfin, on lui mit sous les yeux le décret de la République qui rendait aux juifs leurs droits de citoyens : il fut bien obligé d’y croire.
Il demanda quels étaient les hommes assez abandonnés de Dieu pour avoir fait rendre un pareil décret, et on lui nomma les consuls Mattei et Zaccalone.
– Mais voilà les hommes qu’il faudrait punir, plutôt que ceux qu’ils ont émancipés, s’écria le roi conservant son gros bons sens jusque dans ses préjugés.
On lui répondit que l’on y avait déjà songé, que l’on était à la recherche des coupables et que deux citoyens s’étaient chargés de les livrer.
– C’est bien, dit le roi ; s’ils les livrent, il y aura cinq cents ducats pour chacun d’eux, et les deux consuls seront pendus.
Le bruit de la libéralité du roi se répandit et doubla l’enthousiasme ; la foule se demanda ce qu’elle pouvait offrir à un roi si bon et qui secondait si bien ses désirs ; on délibéra sur ce point important, et l’on résolut, puisque le roi se chargeait de faire pendre les consuls par un vrai bourreau et par de vraies potences, d’abattre le dernier arbre de la Liberté qu’on avait conservé à cette intention, et d’en faire des bûches, pour que le roi eût la satisfaction de se chauffer avec du bois révolutionnaire.
En conséquence, on lui en apporta toute une charretée qu’il paya généreusement mille ducats.
L’idée lui parut si heureuse, qu’il mit les deux plus grosses bûches à part et qu’il les envoya à la reine avec la lettre suivante :
« Ma chère épouse,
» Vous savez mon heureuse entrée à Rome, sans que j’aie rencontré le moindre obstacle sur ma route ; les Français se sont évanouis comme une fumée. Restent bien les cinq cents jacobins du fort Saint-Ange ; mais ceux-là se tiennent si tranquilles, que je crois qu’ils ne demandent qu’une chose, c’est de se faire oublier.
» Mack part demain avec vingt-cinq mille hommes pour combattre les Français ; il ralliera en route le corps d’armée de Micheroux, ce qui lui fera trente-huit ou quarante mille soldats, et ne présentera le combat aux Français qu’avec la chance sûre de les écraser.
» Nous sommes ici en fêtes continuelles. Croirez-vous que ces misérables jacobins avaient émancipé les juifs ! Depuis trois jours, le peuple romain leur donne la chasse dans les rues de Rome, ni plus ni moins que je la donne à mes daims dans la forêt de Persano et à mes sangliers dans les bois d’Asproni ; mais on me promet mieux encore que cela : il paraît que l’on est sur la trace des deux consuls de la soi-disant république romaine. J’ai mis la tête de chacun d’eux à prix à cinq cents ducats. Je crois qu’il est d’un bon exemple qu’ils soient pendus, et, si on les pend, je ménage à la garnison du château Saint-Ange la surprise d’assister à leur exécution.
» Je vous envoie, pour brûler à votre nuit de Noël, deux grosses bûches tirées de l’arbre de la Liberté de la place de la Rotonde ; chauffez-vous bien, vous et tous les enfants, et pensez en vous chauffant à votre époux et à votre père, qui vous aime.
» Je rends demain un édit pour remettre un peu de bon ordre parmi tous ces juifs, les faire rentrer dans leur Ghetto et les soumettre à une sage discipline. Je vous enverrai copie de cet édit aussitôt qu’il sera rendu.
» Annoncez à Naples les faveurs dont me comble la bonté divine ; faites chanter un Te Deum par notre archevêque Capece Zurlo, que je suppose fort d’être entaché de jacobinisme ; ce sera sa punition ; ordonnez des fêtes publiques et invitez Vanni à presser l’affaire de ce damné Nicolino Caracciolo.
» Je vous tiendrai au courant des succès de notre illustre général Mack au fur et à mesure que je les apprendrai moi-même.
» Conservez-vous en bonne santé et croyez en l’affection sincère et éternelle de votre écolier et époux.
» FERDINAND B.
» P.-S. – Présentez bien mes respects à Mesdames. Pour être un peu ridicules, ces bonnes princesses n’en sont pas moins les augustes filles du roi Louis XV. Vous pourriez autoriser Airola à faire une petite paye à ces sept Corses qui leur ont servi de gardes du corps et qui leur sont recommandés par le comte de Narbonne, lequel a été, je crois, un des derniers ministres de votre chère sœur Marie-Antoinette ; cela leur ferait plaisir et ne nous engagerait à rien. »
Le lendemain, en effet, Ferdinand, comme il l’écrivait à Caroline, rendait ce décret qui n’était que la remise en vigueur de l’édit aboli par la soi-disant république romaine.
Notre conscience d’historien ne nous permet point de changer une syllabe à ce décret ; c’est, au reste, la loi encore en vigueur à Rome aujourd’hui :
« ARTICLE PREMIER. Aucun israélite résidant soit à Rome, soit dans les États romains, ne pourra plus loger ni nourrir de chrétiens, ni recevoir de chrétiens à son service, sous peine d’être puni d’après les décrets pontificaux.
» ART. 2. Tous les israélites de Rome et des États pontificaux devront vendre, dans le délai de trois mois, leurs biens meubles et immeubles ; autrement, ils seront vendus à l’encan.
» ART. 3. Aucun israélite ne pourra demeurer à Rome, ni dans quelque ville que ce soit des États pontificaux, sans l’autorisation du gouvernement ; en cas de contravention, les coupables seront ramenés dans leurs ghetti respectifs.
» ART. 4. Aucun israëlite ne pourra passer la nuit loin de son ghetto.
» ART. 5. Aucun israélite ne pourra entretenir de relations d’amitié avec un chrétien.
» ART. 6. Les israélites ne pourront faire le commerce des ornements sacrés, ni de quelque livre que ce soit, sous peine de cent écus d’amende et de sept ans de prison.
» ART. 7. Tout médecin catholique, appelé par un juif, devra d’abord le convertir ; si le malade s’y refuse, il l’abandonnera sans secours ; en agissant contre cet arrêt, le médecin s’exposera à toute la rigueur du saint-office.
» ART. 8 et dernier. Les israélites, en donnant la sépulture à leurs morts, ne pourront faire aucune cérémonie et ne pourront se servir de flambeaux, sous peine de confiscation.
» La présente mesure sera communiquée aux ghetti et publiée dans les synagogues. »
Le lendemain du jour où ce décret fut rendu et affiché, le général Mack prit congé du roi, laissant cinq mille hommes à la garde de Rome, et sortit par la porte du Peuple, dans le but, comme l’avait écrit Ferdinand à son auguste épouse, de poursuivre Championnet et de le combattre partout où il le rencontrerait.
Au moment même où son arrière-garde se mettait en marche, un cortège, qui ne manquait pas de caractère, entrait à Rome par l’extrémité opposée, c’est-à-dire par la porte San-Giovanni.
Quatre gendarmes napolitains à cheval, portant à leurs schakos la cocarde rouge et blanche, précédaient deux hommes liés l’un à l’autre par le bras ; ces deux hommes étaient coiffés de bonnets de coton blanc et étaient vêtus de ces houppelandes de couleur incertaine comme en portent les malades dans les hôpitaux ; ils étaient montés à poil nu sur deux ânes, et chaque âne était conduit par un homme du peuple qui, armé d’un gros bâton, menaçait et insultait les prisonniers.
Ces prisonniers étaient les deux consuls de la république romaine, Mattei et Zaccalone, et les deux hommes du peuple qui conduisaient les ânes sur lesquels ils étaient montés, étaient le ferblantier et le fruitier qui avaient promis de les livrer.
Ils tenaient parole, comme on le voit.
Les deux malheureux fugitifs, croyant être en sûreté dans un hôpital que Mattei avait fondé à Valmontone, sa ville natale, s’y étaient réfugiés, et, pour mieux s’y cacher, avaient revêtu l’uniforme des malades. Dénoncés par un infirmier qui devait sa place à Mattei, ils y avaient été pris, et on les amenait à Rome pour qu’ils subissent leur jugement.
À peine eurent-ils franchi la porte San-Giovanni et eurent-ils été reconnus, que la foule, avec cet instinct fatal qui la porte à détruire ce qu’elle a élevé et à honnir ce qu’elle a glorifié, commença par insulter les prisonniers, par leur jeter de la boue, puis des pierres, puis cria : « À mort ! » puis essaya de mettre ses menaces à exécution ; il fallut que les quatre gendarmes napolitains expliquassent bien catégoriquement à toute cette multitude qu’on ne ramenait les consuls à Rome que pour les pendre, et que cette opération s’exécuterait le lendemain sous les yeux du roi Ferdinand, par la main du bourreau, place Saint-Ange, lieu ordinaire des exécutions, et cela, à la plus grande honte de la garnison française. Cette promesse calma la foule, qui, ne voulant pas être désagréable au roi Ferdinand, consentit à attendre jusqu’au lendemain, mais se dédommagea de ce retard en huant les deux consuls et en continuant de leur jeter de la boue et des pierres.
Eux, comme des hommes résignés, attendaient, muets, tristes, mais calmes, n’essayant ni de hâter ni d’éloigner la mort, comprenant que tout était fini pour eux et que, s’ils échappaient aux griffes du lion populaire, c’était pour tomber dans celles du tigre royal.
Ils courbaient donc la tête et attendaient.
Un poëte de circonstance – ces poëtes-là ne manquent jamais, ni aux triomphes ni aux chutes, – avait improvisé les quatre vers suivants, qu’il avait immédiatement distribués et que la populace chantait sur un air improvisé comme la poésie :
Largo, o romano populo ! all’asinino ingresso,
Qual fecero non Cesare, non Scipione istesso.
Di questo democratico e augusto onore e degno
Chi rese un di da console d’impi tiranni il regno19.
Ce que nous essayerons, nous, de traduire ainsi dans notre humble prose :
« Place, ô peuple romain ! à l’entrée asinaire que ne firent ni César ni Scipion lui-même. De cet auguste et démocratique honneur était digne celui qui gouverna un jour, comme consul, le royaume des tyrans impies. »
Les prisonniers traversèrent ainsi les trois quarts de Rome et furent conduits aux Carcere-Nuove, où immédiatement ils furent mis en chapelle.
Une multitude immense s’attroupa à la porte de la prison, et, pour qu’elle ne l’enfonçât point, il fallut lui promettre que, le lendemain, à midi, l’exécution aurait lieu sur la place du château Saint-Ange, et que, pour preuve de cette promesse, elle pourrait, dès le lendemain, au point du jour, voir le bourreau et ses aides dresser l’échafaud.
Deux heures après, des placards, affichés par toute la ville, annonçaient l’exécution pour le lendemain à midi.
Cette promesse fit passer une bonne nuit aux Romains.
Selon l’engagement pris, dès sept heures du matin, l’échafaud se dressait sur la place du château Saint-Ange, juste en face de la via Papale, entre l’arc de Gratien et Valentinien et le Tibre.
C’était, comme nous l’avons dit, le lieu ordinaire des exécutions, et, pour plus de commodité dans ces fêtes funèbres, la maison du bourreau s’élevait à quelques pas de là en retour sur le quai, en face de l’emplacement de l’ancienne prison Tordinone.
Elle y demeura jusqu’en 1848, époque à laquelle elle fut démolie, lorsque Rome proclama la république qui devait durer moins longtemps encore que celle de 1798.
En même temps que les charpentiers de la mort bâtissaient l’échafaud et dressaient les potences, au milieu des lazzi du peuple, qui trouve toujours de l’esprit à dépenser pour ces sortes d’occasions, on ornait un balcon de riches draperies, et ce travail avait le privilège de partager, avec celui de l’échafaud, l’attention de la multitude ; en effet, le balcon, c’était la loge d’où le roi devait assister au spectacle.
Un immense concours de peuple arrivait des deux extrémités opposées de Rome par la rive gauche du Tibre, venant de la place du Peuple et du Transtevère, tandis que, par la grande rue Papale et par toutes les petites rues adjacentes, les autres régions dégorgeaient leurs populations sur la place Saint-Ange, qui se trouva bientôt encombrée de telle façon, qu’il fallut mettre une garde autour de l’échafaud pour que les charpentiers pussent continuer leur travail.
Seule, la rive droite, où est bâti le tombeau d’Adrien, était déserte ; le terrible château, qui est à Rome ce que la Bastille était à Paris et ce que le fort Saint-Elme est à Naples, quoique muet et paraissant inhabité, inspirait une assez grande terreur pour que personne ne s’aventurât sur le pont qui y conduit et ne risquât de passer au pied de ses murailles. En effet, le drapeau tricolore qui le dominait semblait dire à toute cette populace, ivre de sanglantes orgies : « Prends garde à ce que tu fais, la France est là ! »
Mais, comme pas un soldat français ne paraissait sur les murailles, comme les ouvertures de la forteresse étaient fermées avec soin, on s’habitua peu à peu à cette menace silencieuse, comme des enfants s’habituent à la présence d’un lion endormi.
À onze heures, on fit sortir les deux condamnés de leur prison, on les fit remonter sur leurs ânes ; on leur mit une corde au cou, et les deux aides du bourreau prirent chacun un bout de la corde, tandis que le bourreau lui-même marchait devant ; ils étaient accompagnés par cette confrérie de pénitents qui assistaient les patients sur l’échafaud, et suivis d’une immense affluence de peuple ; ils furent ainsi, toujours vêtus de leur costume d’hôpital, conduits à l’église San-Giovanni, devant la façade de laquelle on les fit descendre de leurs ânes, et, sur ses degrés, pieds nus et à genoux, ils firent amende honorable.
Le roi, se rendant du palais Farnèse à la place de l’exécution, passa par la via Julia au moment où les aides du bourreau forçaient les deux condamnés, en les tirant par leurs cordes, de se mettre à genoux. Autrefois, en pareille circonstance, la présence royale était le salut du condamné ; tout était changé : aujourd’hui, au contraire, la présence royale assurait leur exécution.
La foule s’ouvrit pour laisser passer le roi ; il jeta de côté un regard inquiet au château Saint-Ange, laissa échapper un geste d’impatience à la vue du drapeau français, descendit de voiture au milieu des acclamations du peuple, parut au balcon et salua la multitude.
Un moment après, de grands cris annoncèrent l’approche des prisonniers.
Ils étaient précédés et suivis d’un détachement de gendarmes napolitains à cheval, lesquels, se joignant à ceux qui attendaient déjà sur la place, refoulèrent le peuple et firent une place libre où pussent opérer tranquillement le bourreau et ses aides.
Le mutisme et la solitude du château Saint-Ange avaient rassuré tout le monde, et l’on ne pensait même plus à lui. Quelques Romains, plus braves que les autres, s’approchèrent jusqu’au pont désert et insultèrent même la forteresse, à la manière dont les Napolitains insultent le Vésuve ; ce qui fit beaucoup rire le roi Ferdinand en lui rappelant ses bons lazzaroni du Môle, et en lui prouvant que les Romains avaient presque autant d’esprit qu’eux.
À midi moins cinq minutes, le cortège funèbre déboucha sur la petite place ; les condamnés paraissaient brisés de fatigue, mais tranquilles et résignés.
Au pied de l’échafaud, on les fit descendre de leurs ânes ; après quoi, on leur détacha la corde du cou et l’on alla attacher cette même corde à la potence. Les pénitents serrèrent de plus près les deux patients, les exhortant à la mort et leur faisant baiser le crucifix.
Mattei, en le baisant, dit :
– Ô Christ ! tu sais que je meurs innocent, et, comme toi, pour le salut et la liberté des hommes.
Zaccalone dit :
– Ô Christ ! tu m’es témoin que je pardonne à ce peuple comme tu as pardonné à tes bourreaux.
Les spectateurs les plus rapprochés des patients entendirent ces paroles, et quelques huées les accueillirent.
Puis une voix forte se fit entendre, qui dit :
– Priez pour les âmes de ceux qui vont mourir.
C’était la voix du chef des pénitents.
Chacun se mit à genoux pour dire un Ave Maria, même le roi sur son balcon, même le bourreau et ses aides sur l’échafaud.
Il y eut un moment de silence solennel et profond.
En ce moment, un coup de canon retentit ; l’échafaud, brisé, s’écroula sous le bourreau et ses aides ; la porte du château Saint-Ange s’ouvrit, et cent grenadiers, précédés d’un tambour battant la charge, traversèrent le pont au pas de course, et, au milieu du cri de terreur de la multitude, du sauve-qui-peut des gendarmes, de l’étonnement et de l’effroi de tous, s’emparèrent des deux condamnés, qu’ils entraînèrent au château Saint-Ange, dont la porte se referma sur eux avant que peuple, bourreaux, pénitents, gendarmes et le roi lui-même fussent revenus de leur stupeur.
Le château Saint-Ange n’avait dit qu’un mot ; mais, comme on le voit, il avait été bien dit et avait produit son effet.
Force fut aux Romains de se passer de pendaison ce jour-là et de se rejeter sur les juifs.
Le roi Ferdinand rentra au palais Farnèse de très-mauvaise humeur ; c’était le premier échec qu’il éprouvait depuis son entrée en campagne, et, malheureusement pour lui, ce ne devait point être le dernier.
LII. Où Nanno reparaît §
La lettre adressée par le roi Ferdinand à la reine Caroline avait produit l’effet qu’il en attendait. La nouvelle du triomphe des armées royales s’était répandue, avec la rapidité de l’éclair, de Mergellina au pont de la Madeleine, et de la chartreuse Saint-Martin au Môle ; puis, de Naples, elle avait été envoyée, par les moyens les plus expéditifs, dans tout le reste du royaume : des courriers étaient partis pour la Calabre, et des bâtiments légers pour les îles Lipariotes et la Sicile, et, en attendant que messagers et scorridori arrivassent à leur destination, les recommandations du vainqueur avaient été suivies : les cloches des trois cents églises de Naples, lancées à toute volée, annonçaient les Te Deum, et les salves de canon, parties de tous les forts, hurlaient de leur côté, avec leur voix de bronze, les louanges du Dieu des armées.
Le son des cloches et le bruit du canon retentissaient donc dans toutes les maisons de Naples, et, selon les opinions de ceux qui les habitaient, y éveillaient ou la joie ou le dépit ; en effet, tous ceux qui appartenaient au parti libéral voyaient avec peine le triomphe de Ferdinand sur les Français, attendu que ce n’était point le triomphe d’un peuple sur un autre peuple, mais celui d’un principe sur un autre principe. Or, l’idée française représentait, aux yeux des libéraux de Naples, l’humanité, l’amour du bien public, le progrès, la lumière, la liberté, tandis que l’idée napolitaine, aux yeux de ces mêmes libéraux, représentait la barbarie, l’égoïsme, l’immobilité, l’obscurantisme et la tyrannie.
Ceux-là, se sentant vaincus moralement, s’étaient renfermés dans leurs maisons, comprenant qu’il n’y avait aucune sécurité pour eux à se montrer en public, se rappelant la mort terrible du duc della Torre et de son frère, et déplorant non-seulement pour Rome, où il allait rétablir le pouvoir pontifical, mais encore pour Naples, où il allait consolider le despotisme, le triomphe du roi Ferdinand, c’est-à-dire celui des idées rétrogrades sur les idées révolutionnaires.
Quant aux absolutistes, – et le nombre en était grand à Naples, car ce nombre se composait de tout ce qui appartenait à la cour ou qui vivait ou dépendait d’elle, et du peuple tout entier : pêcheurs, porte-faix, lazzaroni, – ces hommes étaient dans la plus effervescente jubilation. Ils couraient par les rues en criant : « Vive Ferdinand IV ! vive Pie VI ! Mort aux Français ! mort aux jacobins ! » Et, au milieu de ceux-là, criant plus fort que tous les autres, était frère Pacifique, ramenant au couvent son âne Jacobin, près de succomber sous la charge de ses deux paniers débordant de provisions de toute espèce et brayant de toutes ses forces à l’instar de son maître, lequel, dans ses plaisanteries peu attiques, prétendait que son compagnon de quête déplorait la défaite de ses congénères les jacobins.
Ces plaisanteries faisaient beaucoup rire les lazzaroni, qui ne sont pas difficiles sur le choix de leurs sarcasmes.
Si éloignée du centre de la ville que fût la maison du Palmier, ou plutôt celle de la duchesse Fusco qui y attenait, le bruit des cloches et le retentissement du canon y avaient pénétré et avaient fait tressaillir Salvato, comme tressaille un cheval de guerre au son de la trompette.
Ainsi que l’avait appris le général Championnet par le dernier billet anonyme qu’il avait reçu et qui, comme on s’en doute bien, était du digne docteur Cirillo, le blessé, sans être complétement guéri, allait beaucoup mieux. Après s’être levé de son lit, sur la permission du docteur, aidé de Luisa et de sa femme de chambre, pour s’étendre sur un fauteuil, il s’était levé de son fauteuil, et, appuyé sur le bras de Luisa, avait fait quelques tours dans la chambre. Enfin, un jour qu’en l’absence de sa maîtresse, Giovannina lui avait offert de l’aider à accomplir une de ces promenades, il l’avait remerciée, mais avait refusé, et, seul, il avait répété cette promenade circonscrite qu’il faisait au bras de la San-Felice. Giovannina, sans rien dire, s’était alors retirée dans sa chambre et avait longuement pleuré. Il était évident que Salvato répugnait à recevoir, de la femme de chambre, les soins qui le rendaient si heureux venant de sa maîtresse, et, quoiqu’elle comprît très-bien qu’entre sa maîtresse et elle, il n’y avait point, pour un homme distingué, d’hésitation possible, elle n’en avait pas moins éprouvé une de ces douleurs profondes sur lesquelles le raisonnement ne peut rien, ou plutôt que le raisonnement rend plus amères encore.
Quand elle vit, à travers la porte vitrée, passer sa maîtresse, se rendant, après le départ du chevalier, légère comme un oiseau, à la chambre du malade, ses dents se serrèrent, elle poussa un gémissement qui ressemblait à une menace, et, de même qu’avec cet entraînement sensuel des femmes du Midi vers la perfection physique, elle avait aimé le beau jeune homme sans le vouloir, elle se trouvait haïr sa maîtresse instinctivement et en quelque sorte malgré elle.
– Oh ! murmura-t-elle, il guérira un jour ou l’autre ; le jour où il sera guéri, il s’en ira, et c’est elle qui souffrira à son tour.
Et, à cette mauvaise pensée, le rire revint sur ses lèvres et les larmes se séchèrent dans ses yeux.
Chaque fois que le docteur Cirillo venait, – et ses visites étaient de plus en plus rares, – Giovannina suivait sur son visage l’expression de joie que lui donnait l’amélioration toujours croissante de la santé du blessé, et, à chaque visite, elle désirait et craignait à la fois que le docteur n’annonçât la fin de sa convalescence.
La veille du jour où retentirent à la fois le bruit des cloches et celui du canon, le docteur Cirillo vint, et, avec un sourire rayonnant, après avoir écouté la respiration de Salvato, après avoir frappé plusieurs fois sur sa poitrine et reconnu que le son perdait peu à peu de sa matité, il avait dit ces paroles, qui avaient à la fois retenti dans deux cœurs, et même dans trois :
– Allons, allons, dans dix ou douze jours, notre malade pourra monter à cheval et aller porter lui-même de ses nouvelles au général Championnet.
Giovannina avait remarqué qu’à ces paroles, deux grosses larmes avaient monté aux paupières de Luisa, qui ne les avait retenues qu’avec effort et que le jeune homme était devenu fort pâle. Quant à elle, elle avait ressenti plus vif que jamais ce double sentiment de joie et de douleur, qu’elle avait déjà plus d’une fois éprouvé.
Sous prétexte de reconduire Cirillo, Luisa l’avait suivi lorsqu’il s’était retiré ; Giovannina, de son côté, les avait suivis des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu ; puis elle était allée à la fenêtre, son observatoire habituel. Cinq minutes après, elle avait vu le docteur sortir du jardin, et, comme la jeune femme ne rentrait pas immédiatement dans la chambre du blessé :
– Ah ! dit-elle, elle pleure !
Au bout de dix minutes, Luisa rentra ; Giovannina remarqua ses yeux rougis, malgré l’eau dont elle venait de les imbiber, et elle murmura :
– Elle a pleuré !
Salvato n’avait pas pleuré, lui ; les larmes semblaient inconnues à cette figure de bronze ; seulement, lorsque la San-Felice était sortie, sa tête était tombée sur sa main, et il était devenu aussi immobile et probablement aussi indifférent à tout ce qui l’entourait que s’il eût été changé en statue ; c’était, au reste, l’état qui lui était habituel quand Luisa n’était point près de lui.
À sa rentrée, et même avant qu’elle fût rentrée, c’est-à-dire au bruit de ses pas, il leva la tête et sourit ; de sorte que, cette fois comme toujours, la première chose que vit la jeune femme en rentrant dans la chambre, ce fut le sourire de l’homme qu’elle aimait.
Le sourire est le soleil de l’âme, et son moindre rayon suffit à sécher cette rosée du cœur qu’on appelle les larmes.
Luisa alla droit au jeune homme, lui tendit les deux mains, et, répondant à son tour par un sourire :
– Oh ! que je suis heureuse, lui dit-elle, que vous soyez tout à fait hors de danger !
Le lendemain, Luisa était près de Salvato, lorsque, vers une heure de l’après-midi, commencèrent les volées des cloches, et les salves d’artillerie ; la reine n’avait reçu la dépêche de son auguste époux qu’à onze heures du matin, et il avait fallu deux heures pour donner les ordres nécessaires à cette joyeuse manifestation.
Salvato, à ce double bruit, tressaillit, comme nous l’avons dit, sur son fauteuil ; il se dressa sur ses pieds, les sourcils froncés et les narines ouvertes, comme s’il sentait déjà la poudre, non pas des réjouissances publiques, mais des champs de bataille, et il demanda, en regardant tour à tour Luisa et la jeune femme de chambre :
– Qu’est-ce que cela ?
Les deux femmes firent en même temps un geste analogue qui signifiait qu’elles ne pouvaient répondre à la question de Salvato.
– Va t’informer, Giovannina, dit la San-Felice ; c’est probablement quelque fête que nous avons oubliée.
Giovannina sortit.
– Quelque fête ? demanda Salvato interrogeant Luisa du regard.
– Quel jour sommes-nous aujourd’hui ? demanda la jeune femme.
– Oh ! dit Salvato en souriant, il y a longtemps que je ne compte plus les jours.
Et il ajouta avec un soupir :
– Je vais commencer d’aujourd’hui.
Luisa étendit la main vers un calendrier.
– En effet, dit-elle toute joyeuse, nous sommes au dimanche de l’Avent.
– Est-ce l’habitude à Naples, dit Salvato, de tirer le canon pour célébrer la venue de Notre-Seigneur ? Si c’était Natale, ce serait encore possible.
Giovannina rentra.
– Eh bien ? lui demanda la San-Felice.
– Madame, répondit Giovannina, Michele est là.
– Que dit-il ?
– Oh ! de singulières choses, madame ! il dit… Mais, continua-t-elle, mieux vaut que ce soit à madame qu’il dise cela ; madame fera, des nouvelles de Michele, ce qu’elle voudra.
– Je reviens, mon ami, dit la San-Felice à Salvato ; je vais voir moi-même ce que dit notre fou.
Salvato répondit par un signe de tête et un sourire. Luisa sortit à son tour.
Giovannina s’attendait aux questions du jeune homme ; mais lui, la San-Felice sortie, ferma les yeux et retomba dans son immobilité et son mutisme habituels. N’étant point interrogée, si grande que fût peut-être l’envie qu’elle en eût, Giovannina n’osa parler.
Luisa trouva son frère de lait l’attendant dans la salle à manger ; il avait le visage triomphant, était vêtu de ses habits de fête, et de son chapeau tombait un flot de rubans.
– Victoire ! s’écria-t-il en apercevant Luisa, victoire, la petite sœur ! notre grand roi Ferdinand est entré à Rome, le général Mack est victorieux sur tous les points, les Français sont exterminés, on brûle les juifs et l’on pend les jacobins. Evviva la Madonna !… Eh bien, qu’as-tu donc ?
Cette question était provoquée par la pâleur de Luisa, à qui les forces manquaient à cette nouvelle et qui se laissait aller sur une chaise.
En effet, elle comprenait une chose : c’est que, les Français vainqueurs, Salvato pouvait rester près d’elle et même les attendre à Naples, mais que, les Français vaincus, Salvato devait tout quitter, même elle, pour aller partager les revers de ses frères d’armes.
– Mais je te demande ce que tu as ? dit Michele.
– Rien, mon ami ; mais cette nouvelle si étonnante et si inattendue… En es-tu sûr, Michele ?
– Mais tu n’entends donc pas les cloches ? mais tu n’entends donc pas le canon ?
– Si fait, je les entends.
Et elle murmura à demi-voix :
– Et lui aussi, par malheur !
– Tiens, dit Michele, si tu en doutes, voici le chevalier San-Felice qui va te le confirmer ; il est de la cour, lui, il doit savoir les nouvelles.
– Mon mari ! s’écria Luisa ; mais ce n’est point son heure !
Et elle tourna vivement la tête du côté du jardin.
En effet, c’était le chevalier qui rentrait une heure plus tôt que de coutume. Il était évident que, pour qu’un tel dérangement se produisit chez lui, il fallait qu’un grand événement fût arrivé.
– Vite ! vite ! Michele, s’écria Luisa, va dans la chambre du blessé ; mais pas un mot de ce que tu viens de me dire, et veille à ce que, de son côté, Giovannina se taise ; tu comprends ?
– Oui, je comprends que cela lui ferait de la peine, pauvre garçon ! mais, s’il m’interroge sur les cloches et le canon… ?
– Tu diras que c’est à propos de la fête de l’Avent. Va.
Michele disparut dans le corridor, dont Luisa referma la porte derrière lui. Il était temps, la tête du chevalier paraissait au moment même au-dessus du perron.
Luisa s’élança au-devant de lui, le sourire sur les lèvres, mais le cœur palpitant.
– Ah ! par ma foi ! dit celui-ci en entrant, voilà une nouvelle à laquelle je ne m’attendais guère : le roi Ferdinand, un héros ! Jugez donc sur les apparences. Les Français en retraite ! Rome abandonnée par le général Championnet ! et, par malheur, des meurtres, des exécutions, comme si la Victoire ne savait pas rester pure. Ce n’est point ainsi que la comprenaient les Grecs ; ils l’appelaient Nicé, la faisaient fille de la Force et de la Valeur, et la mettaient avec Thémis, à la suite de Jupiter. Il est vrai que les Romains ne lui donnaient pas une balance pour attribut, à moins que ce ne fût pour peser l’or des vaincus. Vœ victis ! disaient-ils ; et, moi, je dirai : Vœ victoribus ! toutes les fois que les vainqueurs joindront les échafauds et les potences à leurs trophées d’armes. J’aurais été un mauvais conquérant, ma pauvre Luisa, et j’aime mieux entrer dans ma maison qui me sourit que dans une ville qui pleure.
– Mais c’est donc bien vrai, ce que l’on dit, mon ami ? demanda Luisa hésitant encore à croire.
– Officiel, ma chère Luisa ; je tiens la nouvelle de la bouche même de Son Altesse le duc de Calabre, et il m’a renvoyé bien vite m’habiller, parce qu’à cette occasion il donne un dîner.
– Où vous allez ? s’écria la San-Felice avec plus d’empressement qu’elle n’eût voulu.
– Oh ! mon Dieu, où je suis obligé d’aller, répondit le chevalier : un dîner de savants ; il s’agit de faire des inscriptions latines et de trouver des allégories pour le retour du roi. On va lui faire des fêtes magnifiques, mon enfant, auxquelles il te sera bien difficile, soit dit en passant, de te dispenser d’aller, tu comprends. Lorsque le prince est venu m’annoncer cette nouvelle à la bibliothèque, j’étais si loin de m’y attendre, que j’ai failli tomber de mon échelle ; ce qui n’eût point été poli, car c’était la preuve que je doutais furieusement du génie militaire de son père. Enfin me voilà, ma pauvre chère, si troublé, que je ne sais pas même si j’ai refermé la porte du jardin derrière moi. Tu vas m’aider à m’habiller, n’est-ce pas ? Donne-moi, toi, tout ce qu’il me faut pour faire une petite toilette de cour… Dîner académique ! Comme je vais m’ennuyer avec tous ces écosseurs de grec et tous ces bluteurs de latin ! Je reviendrai le plus tôt que je pourrai ; mais le plus tôt que je pourrai, ce ne sera pas avant dix ou onze heures du soir, Dieu ! vont-ils me trouver bête, et vais-je les trouver pédants ! Allons viens, ma petite Luisa, viens ! il est deux heures, et le dîner est pour trois. Mais que regardes-tu donc ?
Et le chevalier fit un mouvement pour voir ce qui attirait les regards de sa femme du côté du jardin.
– Rien, mon ami, rien, dit Luisa en poussant son mari du côté de sa chambre à coucher ; tu as raison, il faut te hâter, ou tu ne seras pas prêt.
Ce qui attirait les yeux de Luisa et ce qu’elle craignait que ne vit son mari, c’était la porte du jardin qu’en effet le chevalier avait oublié de fermer, qui s’ouvrait lentement et qui donnait passage à la sorcière Nanno, que personne n’avait revue depuis qu’elle avait quitté la maison après avoir donné les premiers soins au blessé et avoir passé la nuit près de lui. Elle s’avança de son pas sibyllin. Elle monta les marches du perron, apparut à la porte de la salle à manger, et, comme si elle eût su n’y trouver que Luisa, y entra sans hésitation, la traversa lentement et sans que l’on entendit le bruit de ses pas ; puis, sans s’arrêter à parler à Luisa, qui la regardait pâle et tremblante, comme si elle eût suivi des yeux un fantôme, disparut dans le corridor qui conduisait chez Salvato, en mettant un doigt sur sa bouche en signe de silence.
Luisa essuya avec son mouchoir la sueur qui perlait sur son front, et, pour échapper plus sûrement à cette apparition qu’elle regardait comme fantastique, elle se jeta dans la chambre de son mari et en tira la porte derrière elle.
LIII. Achille chez Déidamie §
Il n’avait point été difficile à Michele de suivre les instructions que lui avait données Luisa ; car, excepté un signe amical que lui avait fait le jeune officier, il ne lui avait point adressé la parole.
Michele et Giovannina s’étaient alors retirés dans l’embrasure d’une fenêtre et s’y étaient livrés à une conversation animée, mais à voix basse ; le lazzarone achevait d’éclairer Giovannina sur les événements dont il avait eu à peine le temps de lui dire quelques mots et qui, elle le sentait instinctivement, allaient avoir une grande influence sur les destinées de Salvato et de Luisa, et, par conséquent, sur la sienne.
Quant à Salvato, quoiqu’il ne put connaître ces événements dans leurs détails, il se doutait bien, d’après les signes d’allégresse auxquels se livrait Naples, qu’il venait d’arriver quelque chose d’heureux pour les Napolitains, et de malheureux pour les Français ; mais il lui semblait, si Luisa voulait lui cacher cet événement, qu’il y avait quelque chose d’indélicat à questionner des étrangers et surtout des domestiques et des inférieurs sur ce sujet ; s’il y avait secret, il tâcherait de l’apprendre de la bouche de celle qu’il aimait.
Au milieu de la conversation de Nina et de Michele, au milieu de la rêverie du jeune officier, la porte cria ; mais, comme Salvato n’avait pas reconnu le pas de la San-Felice, il ne rouvrit pas même ses yeux qu’il tenait fermés.
Le lazzarone et la camériste, qui n’avaient pas la même raison que Salvato de s’absorber dans leurs propres pensées, tournèrent leurs yeux vers la porte et poussèrent un cri d’étonnement.
C’était Nanno qui venait d’entrer.
Au cri poussé par Nina et Michele, Salvato se retourna à son tour et, quoiqu’il ne l’eût vue qu’à travers les nuages d’un demi-évanouissement, il reconnut aussitôt la sorcière et lui tendit la main.
– Bonjour, mère ! lui dit-il ; je te remercie d’être venue voir ton malade ; j’avais peur d’être forcé de quitter Naples sans avoir pu te remercier.
Nanno secoua la tête.
– Ce n’est point mon malade que je viens voir, dit-elle, car mon malade n’a plus besoin de ma science ; ce ne sont point des remercîments que je viens chercher, car, n’ayant fait que le devoir d’une femme de la montagne qui connaît la vertu des plantes, je n’ai point de remercîments à recevoir ; non, je viens dire au blessé dont la cicatrice est fermée : écoute un récit de nos anciens jours que, depuis trois mille ans, les mères redisent à leurs fils, quand elles craignent de les voir s’endormir dans un lâche repos au moment où la patrie est en danger.
L’œil du jeune homme étincela, car quelque chose lui disait que cette femme était en communication avec sa pensée.
La sorcière appuya sa main gauche au dossier du fauteuil de Salvato, couvrit de sa main droite la moitié de son front et ses yeux, et parut un instant chercher au fond de sa mémoire quelque légende longtemps oubliée.
Michele et Giovannina, ignorant ce qu’ils allaient entendre, regardaient Nanno avec étonnement, presque avec effroi. Salvato la dévorait des yeux ; car, nous l’avons dit, il devinait que la parole qui allait sortir de sa bouche, illuminerait comme un éclair d’orage ce qu’il y avait d’obscur encore dans les pressentiments qu’avaient éveillés en lui les premières volées des cloches et les premières salves d’artillerie.
Nanno releva la mante sur son front et du même mouvement rabattit entre ses épaules le capuchon qui encadrait sa tête et avec une lente et traînante accentuation qui n’était ni la parole, ni le chant, elle commença la légende suivante :
« Voici ce que les aigles de la Troïade ont raconté aux vautours de l’Albanie :
» Du temps que la vie des dieux se mêlait à celle des hommes, il y eut une union entre une déesse de la mer nommée Thétys et un roi de Thessalie nommé Pélée.
*
» Neptune et Jupiter avaient voulu l’épouser ; mais, ayant appris qu’il naîtrait d’elle un fils qui serait plus grand que son père, ils la cédèrent au fils d’Éaque.
*
» Thétys eut de son époux plusieurs enfants, qu’elle jeta les uns après les autres au feu, pour éprouver s’ils étaient mortels ; tous périrent les uns après les autres.
*
» Enfin elle en eut un que l’on appela Achille ; sa mère allait le jeter au feu comme les autres, lorsque Pelée le lui arracha des mains et obtint d’elle qu’au lieu de le tuer, elle le trempât dans le Styx ; ce qui le rendrait non point immortel, mais invulnérable.
*
» Thétys obtint de Pluton de descendre une fois, mais une seule fois, aux Enfers, pour tremper son fils dans le Styx ; elle s’agenouilla au bord du fleuve, prit l’enfant par le talon et l’y trempa en effet.
*
» De sorte que l’enfant fut invulnérable sur toutes les parties de son corps, excepté au talon par lequel sa mère l’avait pris ; ce qui fit qu’elle consulta l’oracle.
*
» L’oracle lui répondit que son fils acquerrait une gloire immortelle au siège d’une grande ville, mais qu’au milieu de son triomphe il trouverait la mort.
*
» Alors, sous le nom de Pyrrha, sa mère le conduisit à la cour du roi de Scyros, et, sous des habits de femme, le mêla aux filles du roi. L’enfant atteignit l’âge de quinze ans, ignorant qu’il fût un homme… »
Mais, lorsque l’Albanaise fut arrivée là de son récit :
– Je connais ton histoire, Nanno, lui dit le jeune officier en l’interrompant ; tu me fais l’honneur de me comparer à Achille, et tu compares Luisa à Déidamie ; mais, sois tranquille, tu n’auras pas même besoin, comme Ulysse, de me montrer une épée pour me rappeler que je suis un homme. On se bat, n’est-ce pas ? continua le jeune officier l’œil étincelant ; et ces décharges d’artillerie annoncent quelque victoire des Napolitains sur les Français. Où se bat-on ?
– Ces cloches et ces décharges d’artillerie annoncent, répondit Nanno, que le roi Ferdinand est entré à Rome et que les massacres ont commencé.
– Merci, dit Salvato en lui saisissant la main ; mais quel intérêt as-tu à venir me donner cet avis, toi, Calabraise, toi, sujette du roi Ferdinand ?
Nanno se redressa de toute la hauteur de sa grande taille.
– Je ne suis point Calabraise, dit-elle ; je suis une fille de l’Albanie, et les Albanais ont fui leur patrie pour n’être les sujets de personne ; ils n’obéissent et n’obéiront jamais qu’aux descendants du grand Scanderberg. Tout peuple qui se lève au nom de la liberté est son frère, et Nanno prie la Panagie pour les Français, qui viennent au nom de la liberté.
– C’est bien, dit Salvato, dont la résolution était prise.
Puis, s’adressant à Michele et à Nina, qui, silencieux, regardaient cette scène :
– Luisa connaissait-elle ces nouvelles, lorsque je lui ai demandé quel était le bruit que nous entendions ?
– Non, répondit Giovannina.
– C’est moi qui les lui ai apprises, ajouta Michele.
– Et que fait-elle ? demanda le jeune homme. Pourquoi n’est-elle point ici ?
– Le chevalier, à cause de tous ces événements, est rentré plus tôt que de coutume, dit Michele, et sans doute ma sœur ne peut le quitter.
– Tant mieux, dit Salvato ; nous aurons le temps de tout préparer.
– Mon Dieu ! monsieur Salvato, s’écria Giovannina, pensez-vous donc à nous quitter ?
– Je pars ce soir, Nina.
– Et votre blessure ?
– Nanno ne t’a-t-elle pas dit qu’elle était guérie ?
– Mais le docteur a dit qu’il fallait encore dix jours.
– Le docteur a dit cela hier ; mais il ne le dirait pas aujourd’hui.
Puis, se tournant vers le jeune lazzarone :
– Michele, mon ami, tu es disposé à me rendre service, n’est-ce pas ?
– Ah ! monsieur Salvato, vous savez que j’aime tout ce qu’aime Luisa !
Giovannina tressaillit.
– Tu crois donc qu’elle m’aime, mon brave garçon ? demanda vivement Salvato sortant de sa réserve habituelle.
– Demandez à Giovannina ! dit le lazzarone.
Salvato se tourna vers la jeune fille ; mais celle-ci ne lui donna pas le temps de l’interroger.
– Les secrets de ma maîtresse ne sont point les miens, dit-elle en devenant très-pâle ; et, d’ailleurs, voici madame qui m’appelle.
En effet, le nom de Nina retentissait dans le corridor.
Nina s’élança vers la porte et sortit.
Salvato la suivit des yeux avec un étonnement mêlé d’une certaine inquiétude ; puis, comme si ce n’était pas le moment de s’arrêter aux soupçons qui lui passaient par l’esprit :
– Viens ici, Michele, dit-il ; il y a une centaine de louis dans cette bourse : il me faut pour ce soir, à neuf heures, un cheval, mais, tu entends ? un de ces chevaux du pays, un de ces chevaux de fatigue qui font vingt lieues d’une traite.
– Vous aurez cela, monsieur Salvato.
– Un habit complet de paysan.
– Vous aurez cela.
– Et, ma foi, Michele, ajouta le jeune homme en riant, le plus beau sabre que tu pourras trouver ; choisis-le à ton goût et à ta main, attendu que ce sera ton sabre de colonel.
– Ah ! monsieur Salvato, s’écria Michele radieux, comment ! vous vous rappelez votre promesse ?
– Il est trois heures, dit le jeune homme, tu n’as pas de temps à perdre pour faire tes emplettes ; à neuf heures sonnantes, trouve-toi avec le cheval dans la petite ruelle qui est derrière la maison, de plain-pied avec la fenêtre.
– C’est convenu, fit le lazzarone.
Puis, allant à Nanno :
– Dites donc, Nanno, continua Michele, puisque vous voilà seule avec lui, ne pourriez-vous pas arranger les choses de manière que le danger qui menaçait ma pauvre petite sœur soit conjuré ?
– Je viens pour cela, répondit Nanno.
– Eh bien, alors, vous êtes une brave femme, parole d’honneur ! Quant à moi, continua le lazzarone avec une certaine mélancolie, tu comprends, Nanno, s’il faut absolument, pour que ma sœur soit heureuse, faire la part du diable, eh bien, laisse le bout de ma corde aux mains de maître Donato, et ne t’occupe que d’elle ; il y a, du Pausilippe au pont de la Madeleine, des Michele à n’en savoir que faire et des fous à revendre, sans compter ceux d’Aversa ; mais il n’y a, dans tout l’univers, qu’une seule Luisa San-Felice. – Monsieur Salvato, votre commission sera faite, et bien faite, soyez tranquille.
Et il sortit à son tour.
Le jeune homme resta seul avec Nanno ; il avait entendu ce qu’avait dit Michele.
– Nanno, dit-il, voilà plusieurs fois que j’entends parler de prédictions sombres faites par toi à Luisa ; qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ?
– Jeune homme, répondit-elle, tu le sais : les arrêts du ciel ne sont jamais si clairement expliqués que l’on puisse s’y soustraire ; mais la prédiction des astres, confirmée par les lignes de la main, menace celle que tu aimes d’une mort sanglante, et il m’est positivement révélé que c’est son amour pour toi qui causera sa mort.
– Son amour pour moi ou mon amour pour elle ? demanda Salvato.
– Son amour pour toi ; et voilà pourquoi les lois de l’honneur, comme Français, les lois de l’humanité, comme amant, t’ordonnent de la quitter pour ne jamais la revoir. Séparez-vous l’un de l’autre, séparez-vous pour toujours, et peut-être cette séparation conjurera le sort. J’ai dit.
Et Nanno, ramenant son capuchon sur ses yeux, se retira sans vouloir davantage répondre aux questions ou écouter les prières du jeune homme.
À la porte, elle rencontra Luisa.
– Tu pars, Nanno ? lui demanda celle-ci.
– Ma mission est accomplie, répondit la sorcière, pourquoi resterais-je ?
– Et ne puis-je savoir ce que tu étais venue faire ? demanda Luisa.
– Celui-là te le dira, répliqua Nanno en montrant du doigt le jeune homme.
Et elle s’éloigna de ce même pas silencieux et grave dont elle était entrée.
Luisa, comme fascinée par une vision fantastique, la suivit des yeux ; elle la vit traverser le long corridor, franchir la salle à manger, descendre le perron, puis enfin ouvrir la porte du jardin et la tirer derrière elle.
Mais, malgré sa disparition, Luisa demeura immobile ; on eût dit que, comme la nymphe Daphné, ses pieds étaient restés attachés à la terre.
– Luisa !… murmura Salvato de sa plus douce voix.
La jeune femme tressaillit ; la fascination était rompue. Elle se retourna vers celui qui l’appelait, et, le voyant les yeux brillant d’une flamme inaccoutumée, qui n’était ni celle de la fièvre ni celle de l’amour, mais celle de l’enthousiasme :
– Oh ! s’écria-t-elle, malheur à moi, vous savez tout !
– Oui, chère Luisa, répondit Salvato.
– C’est pour cela que Nanno était venue alors ?
– C’est pour cela.
– Et… (la jeune femme fit un effort), et quand partez-vous ? demanda-elle.
– J’étais résolu à partir ce soir à neuf heures, Luisa ; mais je ne vous avais pas revue !…
– Et maintenant que vous m’avez revue… ?
– Je partirai quand vous voudrez.
– Vous êtes bon et doux comme un enfant, Salvato, vous, le guerrier terrible ! Vous partirez ce soir, mon ami, à l’heure que vous aviez résolu de partir.
Salvato la regarda avec étonnement.
– Avez-vous cru, continua la jeune femme, que je vous aimerais si mal et aurais si peu de gloire de moi-même, que de vous conseiller jamais de faire quelque chose contre votre honneur ? Votre départ me coûtera bien des larmes, Salvato, et je serai bien malheureuse quand vous serez parti, car cette âme inconnue que vous avez apportée avec vous et mise en moi, vous l’emporterez avec vous, et Dieu seul peut savoir ce qu’il y aura de tristesse et de solitude dans le vide qui va se faire autour de mon cœur… Ô pauvre chambre déserte ! continua-t-elle en regardant autour d’elle tandis que deux grosses larmes coulaient de ses yeux sans altérer la profonde suavité de sa voix, combien de fois je viendrai, la nuit, chercher le rêve au lieu de la réalité ! comme tous ces vulgaires objets vont me devenir chers et se poétiser par votre absence ! Ce lit où vous avez souffert, ce fauteuil où j’ai veillé près de vous, ce verre où vous avez bu, cette table où vous vous êtes appuyé, ce rideau que j’écartais pour laisser parvenir jusqu’à vous un rayon de soleil, tout me parlera de vous, mon ami, tandis qu’à vous rien ne parlera de moi…
– Excepté mon cœur, Luisa, qui est plein de vous !
– Si cela est, Salvato, vous êtes moins malheureux que moi ; car vous continuerez à me voir : vous savez les heures qui sont à moi ou plutôt qui étaient à vous ; votre absence n’y changera rien, mon ami ; vous me verrez entrer dans cette chambre ou en sortir aux mêmes heures où j’y entrais et en sortais quand vous étiez là. Pas un des jours, pas un des instants que nous avons passés dans cette chambre ne sera oublié, tandis que, moi, où vous chercherai-je ? Sur les champs de bataille, au milieu du feu et de la fumée, parmi les blessés ou les morts !… Oh ! écrivez-moi, écrivez-moi, Salvato ! ajouta la jeune femme en poussant un cri de douleur.
– Mais le puis-je ? demanda le jeune homme.
– Et qui vous en empêcherait ?
– Si une de mes lettres s’égarait, si elle était trouvée !…
– Ce serait un grand malheur en effet, dit la jeune femme, non pour moi, mais pour lui.
– Pour lui !… Qui ?… Je ne vous comprends pas, Luisa.
– Non, vous ne me comprenez pas ; non, vous ne pouvez pas comprendre, car vous ignorez quel ange de bonté j’ai pour mari. Il serait malheureux de ne pas me savoir heureuse. Oh ! soyez tranquille, je veillerai sur son bonheur.
– Mais si j’écrivais à une autre adresse ? à la duchesse Fusco, à Nina ?
– Inutile, mon ami ; et puis ce serait une tromperie, et pourquoi tromper quand il n’y a pas et même quand il y a nécessité absolue ? Non, vous m’écrirez : « À Luisa San-Felice, à Mergellina, maison du Palmier. »
– Mais si une de mes lettres tombe entre les mains de votre mari ?
– Si elle est cachetée, il me la donnera sans la décacheter ; si elle est décachetée, il me la donnera sans la lire.
– Mais enfin s’il la lisait ? dit Salvato étonné de cette opiniâtre confiance.
– Me diriez-vous autre chose, dans ces lettres que ce qu’un tendre frère dirait à une sœur bien-aimée ?
– Je vous dirai que je vous aime.
– Si vous ne me dites que cela, Salvato, il vous plaindra et me plaindra moi-même.
– Alors, si cet homme est tel que vous dites, c’est plus qu’un homme.
– Mais pensez donc, mon ami, que c’est un père bien plus qu’un époux. Depuis l’âge de cinq ans, j’ai grandi sous ses yeux. Réchauffée à son cœur, vous me trouvez compatissante, instruite, intelligente ; c’est lui qui est compatissant, qui est instruit ; c’est lui qui est intelligent, car intelligence, instruction, bienveillance, je tiens tout de lui. Vous êtes bien bon, n’est-ce pas, Salvato ? vous êtes bien grand, vous êtes bien généreux ; je vous vois et je vous juge avec les yeux de la femme qui aime. Eh bien, il est meilleur, il est plus grand, il est plus généreux que vous, et Dieu veuille qu’il n’ait pas l’occasion de vous le prouver un jour !
– Mais vous allez me rendre jaloux de cet homme, Luisa !
– Oh ! soyez-en jaloux, mon ami, si toutefois un amant peut-être jaloux de l’affection d’une fille pour son père. Je vous aime bien, Salvato, bien profondément, puisqu’à l’heure de vous quitter, je vous le dis de moi-même et sans que vous me le demandiez ; eh bien, si je vous voyais tous deux courant un danger égal, réel, suprême, et que mon secours pût sauver un seul de vous deux, c’est lui que je sauverais, Salvato, quitte à revenir mourir avec vous.
– Ah ! Luisa, que le chevalier est heureux d’être aimé ainsi !
– Et cependant, vous ne voudriez point de cet amour, Salvato, car c’est celui que l’on a pour les êtres immatériels et supérieurs, car cet amour n’a pas su empêcher celui que je vous ai donné : je l’aime mieux que vous et je vous aime plus que lui, voilà tout.
Et, en disant ces mots, comme si Luisa eût épuisé toutes ses forces dans la lutte de ces deux affections qui tenaient l’une son âme, l’autre son cœur, elle se laissa tomber sur une chaise, renversa sa tête en arrière, joignit les mains, et, les yeux au ciel, le sourire des bienheureux sur les lèvres, elle murmura des mots inintelligibles.
– Que faites-vous ? demanda Salvato.
– Je prie, répondit Luisa.
– Qui ?
– Mon ange gardien… Agenouillez-vous, Salvato, et priez avec moi.
– Étrange ! étrange ! murmura le jeune homme vaincu par une force supérieure.
Et il s’agenouilla.
Au bout de quelques instants, Luisa abaissa la tête, Salvato releva la sienne, tous deux se regardèrent avec une profonde tristesse, mais une suprême sérénité de cœur.
Les heures passèrent.
Les heures tristes s’écoulent avec la même rapidité, quelquefois plus rapidement que les heures heureuses. Les deux jeunes gens ne se promirent rien pour l’avenir, ils ne parlèrent que du passé. Nina entra, Nina sortit ; ils ne firent point attention à elle, ils vivaient dans une espèce de monde inconnu, suspendus entre le ciel et la terre ; seulement, à chaque heure que sonnait la pendule, ils tressaillaient et poussaient un soupir.
À huit heures, Nina entra.
– Voici ce que Michele envoie, dit-elle.
Et elle déposa aux pieds des deux jeunes gens un paquet noué dans une serviette.
Ils ouvrirent le paquet : c’était le costume de paysan acheté par Michele.
Les deux femmes sortirent.
En quelques minutes, Salvato eut revêtu les habits sous lesquels il devait fuir ; il alla rouvrir la porte.
Luisa jeta un cri d’étonnement : il était plus beau et plus élégant encore, s’il était possible, sous l’habit de montagnard que sous celui de citadin.
La dernière heure s’écoula comme si les minutes en eussent été changées en secondes.
Neuf heures sonnèrent.
Luisa et Salvato comptèrent, les uns après les autres, les neuf coups frissonnants du timbre, et cependant ils savaient bien que c’était neuf heures qui sonnaient.
Salvato regarda Luisa, elle se leva la première.
Nina entra.
La jeune fille était pâle comme un linge, ses sourcils étaient contractés, ses lèvres entr’ouvertes laissaient voir ses dents blanches et aiguës, sa voix semblait avoir peine à passer entre ses dents serrées.
– Michele attend ! dit-elle.
– Allons ! dit la jeune femme en tendant la main à Salvato.
– Vous êtes noble et grande, Luisa, dit celui-ci.
Et il se leva ; mais, tout homme qu’il était, il chancela.
– Appuyez-vous sur moi une fois encore, mon ami, dit-elle ; hélas ! ce sera la dernière.
En entrant dans la chambre qui donnait sur la ruelle, ils entendirent hennir un cheval.
Michele était à son poste.
– Ouvre la fenêtre, Giovannina, dit la jeune femme.
Giovannina obéit.
Un peu au-dessous de l’appui de la fenêtre, on distinguait dans l’obscurité un groupe formé par un homme et un cheval ; la fenêtre s’ouvrait de plain-pied avec le parquet sur un petit balcon.
Les deux jeunes gens s’approchèrent ; Nina, qui avait ouvert la fenêtre, s’effaça et se tint derrière eux comme une ombre.
Tous deux pleuraient dans l’obscurité, mais silencieusement, sans sanglots, pour ne point s’affaiblir l’un l’autre.
Nina ne pleurait pas, ses paupières étaient sèches et brûlantes, sa respiration sifflait dans sa poitrine.
– Luisa, disait Salvato d’une voix entre-coupée, j’ai roulé dans un papier une chaîne d’or pour Nina, vous la lui donnerez de ma part.
Luisa répondit oui par un mouvement de tête et un serrement de main, mais sans parler.
Puis, au jeune lazzarone :
– Merci, Michele, dit Salvato. Tant que vivra dans mon cœur le souvenir de cet ange, – et il passa son bras autour du cou de la San-Felice, – c’est-à-dire tant que mon cœur battra, chacun de ses battements me rappellera le souvenir des bons amis entre les mains desquels je la laisse et à qui je la confie.
Par un mouvement convulsif, indépendant de sa volonté peut-être, Giovannina saisit la main du jeune homme, la baisa, la mordit presque.
Salvato, étonné, tourna la tête de son côté ; elle se jeta en arrière.
– Monsieur Salvato, dit Michele, j’ai des comptes à vous rendre.
– Tu les rendras à ta vieille mère, Michele, et tu lui diras de prier Dieu et la Madone pour Luisa et pour moi.
– Ah bon ! dit Michele, voilà que je pleure, à présent…
– Au revoir, mon ami ! dit Luisa. Que le Seigneur et tous les anges du ciel vous gardent !
– Au revoir ? murmura Salvato. Eh ! ne savez-vous donc pas qu’il y a danger de mort pour nous si nous nous revoyons ?
Luisa le laissa à peine achever.
– Silence ! silence ! dit-elle ; remettons aux mains de Dieu les choses inconnues de l’avenir ; mais, quelque chose qui doive arriver, je ne vous quitterai pas sur le mot adieu.
– Eh bien, soit ! dit Salvato enjambant le balcon et se mettant en selle sans desserrer ses deux bras noués autour du cou de Luisa, qui se laissa courber vers lui avec la souplesse d’un roseau ; eh bien, soit ! chère adorée de mon cœur. Au revoir !
Et la dernière syllabe du mot symbole de l’espérance se perdit entre leurs lèvres dans un premier baiser.
Salvato poussa un cri tout à la fois de joie et de douleur, et piqua des deux son cheval, qui, partant au galop, l’arracha des bras de Luisa et se perdit dans l’obscurité.
– Oh ! oui, murmura la jeune femme, te revoir… et mourir !
LIV. La bataille §
Nous avons vu Championnet se retirer de Rome en faisant solennellement, à Thiébaut et à ses cinq cents hommes, le serment de les venir délivrer avant vingt jours.
En quarante-huit heures et en deux étapes, il se trouva à Civita-Castellana.
Son premier soin fut de visiter la ville et ses environs.
Civita-Castellana, que l’on crut longtemps, à tort, l’ancienne Véies, préoccupa d’abord Championnet comme archéologue ; mais, en calculant la distance qui sépare Civita-Castellana de Rome, distance qui est de plus de trente milles, il comprit qu’il y avait erreur de la part de ces grands faiseurs d’erreurs que l’on appelle les savants, et que les ruines que l’on trouvait à quelque distance de la ville devaient être celles de Faléries.
Des études toutes modernes ont prouvé que c’était Championnet qui avait raison.
Son premier soin fut de mettre en état la citadelle bâtie par Alexandre VI, et qui ne servait plus que de prison, ainsi que de faire prendre position aux différents corps de sa petite armée.
Il plaça Macdonald – auquel il réserva tous les honneurs de la bataille qui devait avoir lieu – avec sept mille hommes, à Borghetto, en lui ordonnant de tirer, comme défense, le meilleur parti possible de la maison de poste et des quelques masures qui l’entouraient, en s’appuyant à Civita-Castellana, qui formait l’extrême droite de l’armée française ou plutôt au pied de laquelle était groupée l’armée française ; il envoya le général Lemoine avec cinq cents hommes dans les défilés de Terni, placés à sa gauche, en lui disant, comme Léonidas aux Spartiates : « Faites-vous tuer ! » Casabianca et Rusca reçurent le même ordre pour les défilés d’Ascoli, formant l’extrême gauche. Tant que Lemoine, Casabianca et Rusca tiendraient, Championnet ne craignait pas d’être tourné, et, tant qu’il serait attaqué de face seulement, il espérait pouvoir se défendre. Enfin il envoya des courriers au général Pignatelli, qui était en train de reformer sa légion romaine entre Civita-Ducale et Marano, afin de lui porter l’ordre de se mettre en marche dès que ses hommes seraient prêts et de rallier le général polonais Kniasewitch, qui avait sous son commandement les 2e et 3e bataillons de la 30e demi-brigade de ligne, deux escadrons du 16e régiment de dragons, une compagnie du 19e de chasseurs à cheval et trois pièces d’artillerie, et de marcher droit au canon, dans quelque direction qu’il l’entendit.
En outre, le chef de brigade Lahure fut chargé, avec la 15e demi-brigade, de prendre position à Regnano, en avant de Civita-Castellana, et le général Maurice Mathieu de se porter sur Vignanello, pour couper aux Napolitains la position d’Orte et les empêcher de passer le Tibre.
En même temps, il envoya des courriers sur la route de Spolette et de Foligno, pour presser l’arrivée des trois mille hommes de renfort, promis par Joubert.
Ces dispositions prises, il attendit de pied ferme l’ennemi, dont il pouvait suivre tous les mouvements du haut de sa position de Civita-Castellana, où il se tenait avec une réserve d’un millier d’hommes, pour se porter où besoin serait.
Par bonheur, au lieu de poursuivre sans relâche Championnet avec sa nombreuse et magnifique cavalerie napolitaine, Mack perdit trois jours à Rome et trois ou quatre autres jours à réunir toutes ses forces, c’est-à-dire quarante mille hommes, pour marcher sur Civita-Castellana.
Enfin le général Mack divisa son armée en cinq colonnes et se mit en marche.
Au dire des stratégistes, voici ce que Mack eut dû faire :
Il eût dû appeler par Pérouse le corps du général Naselli, conduit et escorté à Livourne par Nelson ; il eût dû conduire les principales forces de son armée, sur la gauche du Tibre et camper à Terni ; il eût dû enfin attaquer avec des forces sextuples la petite troupe de Macdonald, qui, pris entre les sept mille hommes de Naselli et trente ou trente-cinq mille hommes que Mack eût gardés dans sa main, n’eût pu résister à cette double attaque ; mais, au contraire, il dissémina ses forces en s’avançant sur cinq colonnes, et laissa libre la route de Pérouse.
Il est vrai que les populations environnantes, c’est-à-dire celles de Riéti, d’Otricoli et de Viterbe, excitées par les proclamations du roi Ferdinand, s’étaient révoltées et que de toutes parts on les sentait prêtes à seconder les mouvements du général Mack.
Celui-ci s’avança, précédé d’une proclamation ridicule à force de barbarie. Championnet, en abandonnant Rome, avait laissé dans les hôpitaux trois cents malades qu’il avait recommandés à l’honneur et à l’humanité du général ennemi ; mais, averti par une dépêche du roi Ferdinand, de la sortie qu’avait faite la garnison du château Saint-Ange et de la façon dont les deux consuls, prêts à être pendus, avaient été enlevés au pied même de l’échafaud, Mack rédigea un manifeste dans lequel il déclarait à Championnet que, s’il n’abandonnait pas sa position de Civita-Castellana, et s’il osait s’y défendre, les trois cents malades, abandonnés dans les hôpitaux romains, répondraient tête pour tête des soldats qu’il perdrait dans le combat et seraient livrés à la juste indignation du peuple romain ; ce qui voulait dire qu’ils seraient mis en morceaux par la populace du Transtevère.
La veille du jour où l’on aperçut les têtes de colonne des Napolitains, ces manifestes furent apportés aux avant-postes français par des paysans ; ils tombèrent entre les mains de Macdonald.
Cette nature loyale en fut exaspérée.
Macdonald prit la plume et écrivit au général Mack :
« Monsieur le général,
» J’ai reçu le manifeste ; prenez garde ! les républicains ne sont point des assassins ; mais je vous déclare, de mon côté, que la mort violente d’un seul malade des hôpitaux romains sera la condamnation à mort de toute l’armée napolitaine, et que je donnerai l’ordre à mes soldats de ne point faire de prisonniers.
» Votre lettre, dans une heure, sera connue de toute l’armée, où vos menaces exciteront une indignation et une horreur qui ne pourront être surpassées que par le mépris qu’inspirera celui qui les a faites.
» MACDONALD. »
Et, en effet, à l’instant même, Macdonald distribua une douzaine de ces manifestes et les fit lire par les chefs de corps à leurs hommes, tandis que lui, montant à cheval, se rendait au galop à Civita-Castellana pour communiquer cette proclamation au général Championnet et lui demander ses ordres.
Il trouva le général sur le magnifique pont à double arcade jeté sur le Rio-Maggiore, et bâti en 1712 par le cardinal Imperiali ; il tenait sa lunette de campagne à la main, examinait les approches de la ville, et faisait prendre par son secrétaire des notes sur une carte militaire.
En voyant venir à lui, au grand galop de son cheval, Macdonald pâle et agité :
– Général, lui dit-il à distance, j’ai cru que vous m’apportiez des nouvelles de l’ennemi ; mais, maintenant, je vois que je me trompe ; car, en ce cas, vous seriez calme et non agité.
– J’en apporte, cependant, général, dit Macdonald en sautant à bas de son cheval ; les voici !
Et il lui présenta le manifeste.
Championnet le lut sans le moindre signe de colère, mais seulement en haussant les épaules.
– Ne connaissez-vous pas l’homme auquel nous avons affaire ? dit-il. Et qu’avez-vous répondu à cela ?
– J’ai d’abord donné l’ordre de lire le manifeste dans l’armée.
– Vous avez bien fait ; il est bon que le soldat connaisse son ennemi, et il est encore mieux qu’il le méprise ; mais ce n’est point le tout ; vous avez répliqué au général Mack, à ce que je présume ?
– Oui, que chaque prisonnier napolitain répondrait à son tour tête pour tête pour les Français malades à Rome.
– Cette fois, vous avez eu tort.
– Tort ?
Championnet regarda Macdonald avec une douceur infinie, et, lui posant la main sur l’épaule :
– Ami, lui dit-il, ce n’est point avec des représailles sanglantes que les républicains doivent répondre à leurs ennemis ; les rois ne sont que trop disposés à nous calomnier, ne leur donnons pas même l’occasion de médire. Redescendez vers vos hommes, Macdonald, et lisez-leur l’ordre du jour que je vais vous donner.
Et, se tournant vers son secrétaire, il lui dicta l’ordre du jour suivant, que celui-ci écrivit au crayon :
« Ordre du jour du général Championnet avant la bataille de Civita-Castellana. »
– C’est ainsi, interrompit Championnet, que s’appellera la bataille que vous gagnerez demain, Macdonald.
Et il continua :
« Tout soldat napolitain prisonnier sera traité avec l’humanité et la douceur ordinaires des républicains envers les vaincus.
» Tout soldat qui se permettrait un mauvais traitement quelconque envers un prisonnier désarmé, sera sévèrement puni.
» Les généraux seront responsables de l’exécution de ces deux ordres… »
Championnet prenait le crayon pour signer, lorsqu’un chasseur à cheval, couvert de boue, blessé au front, apparut à l’extrémité du pont, et, venant droit à Championnet :
– Mon général, dit-il, les Napolitains ont surpris un avant-poste de cinquante hommes à Baccano, et les ont tous égorgés dans le corps de garde ; et, de crainte que quelque blessé ne survécût et ne se sauvât, ils ont mis le feu au bâtiment, qui s’est écroulé sur les nôtres, au milieu des insultes des royaux et des cris de joie de la population.
– Eh bien, général, dit Macdonald triomphant, que pensez-vous de la conduite de nos ennemis ?
– Qu’elle fera d’autant mieux ressortir la nôtre, Macdonald.
Et il signa.
Puis, comme Macdonald paraissait désapprouver cette modération :
– Croyez-moi, lui dit Championnet, c’est ainsi que la civilisation doit répondre à la barbarie. Allez, Macdonald ; je vous prie, comme votre ami, de faire publier cet ordre du jour à l’instant même, et, au besoin, comme votre général, je vous l’ordonne.
Macdonald resta un moment muet et comme hésitant ; puis, tout à coup, jetant ses bras autour du cou de Championnet et l’embrassant :
– Dieu sera avec vous demain, mon cher général, lui dit-il ; car vous êtes en même temps la justice, le courage et la bonté.
Et, se remettant en selle, il redescendit vers ses hommes, les fit mettre en ligne, et, passant sur le front de cette ligne, il leur lut l’ordre du jour du général Championnet, qui excita des transports d’enthousiasme.
C’étaient les derniers beaux jours de la République ; nos soldats avaient encore quelques-uns de ces grands sentiments humanitaires, brises suprêmes, haleines affaiblies du souffle révolutionnaire de 1789, qui devaient plus tard se fondre dans l’admiration et le dévouement pour un seul homme ; ils restèrent aussi grands, ils furent moins bons.
Championnet envoya aussitôt des courriers à Lemoine et à Casabianca pour leur annoncer qu’ils seraient, selon toute probabilité, attaqués le lendemain, et leur ordonner, s’ils étaient forcés, de lui expédier des courriers à l’instant même, afin qu’il pût prendre ses mesures. Lahure, de son côté, reçut avis de ce qui s’était passé à Baccano, par ce même chasseur qui avait échappé au massacre, et qui, tout sanglant encore du combat de la veille, demandait à être un des premiers au combat du lendemain, pour venger ses camarades et se venger lui-même.
Vers trois heures de l’après-midi, Championnet descendit de Civita-Castellana, commença par visiter les avant-postes du chef de brigade Lahure, puis le corps d’armée de Macdonald ; il se mêla aux soldats en leur rappelant qu’ils étaient les hommes d’Arcole et de Rivoli, et qu’ils avaient l’habitude de combattre un contre trois ; que combattre un contre quatre était, par conséquent, une nouveauté qui ne devait pas les effrayer.
Puis il commenta son ordre du jour et celui du général Mack ; il leur dit que le soldat républicain, propagateur de l’idée révolutionnaire, était un apôtre armé, tandis que les soldats du despotisme n’étaient que des mercenaires sans convictions ; il leur demanda s’ils aimaient la patrie et s’ils regardaient la liberté comme le but des efforts de toute nation intelligente, et si, avec cette double conviction qui avait failli faire triompher les trois cents Spartiates de l’immense armée de Xerxès, ils pensaient que dix mille Français pussent être vaincus par quarante mille Napolitains.
Et, à cette harangue paternelle, qui fut comprise de tous, parce que Championnet n’employa ni grandes paroles, ni métaphores, tous sourirent et se contentèrent de demander si l’on ne manquerait pas de munition.
Et, sur l’assurance de Championnet qu’il n’y avait rien de pareil à craindre :
– Tout ira bien, répondirent-ils.
Le soir, Championnet fit distribuer un baril de vin de Montefiascone par compagnie, c’est-à-dire une demi-bouteille de vin à peu près par homme ; d’excellent pain frais cuit sous ses yeux à Civita-Castellana, et une ration de viande d’une demi-livre : C’était un repas de sybarites, pour ces hommes qui, depuis trois mois, manquaient de tout, et dont la solde était arriérée depuis six.
Puis il fit recommander, non-seulement aux chefs, mais encore aux soldats, la plus grande vigilance.
Le soir, de grands feux s’allumèrent dans les bivacs français, et les musiques des régiments jouèrent la Marseillaise et le Chant du départ.
Les populations, naturellement ennemies, regardaient avec étonnement, de leurs villages cachés dans les plis des montagnes, comme autant d’embuscades, ces hommes qui allaient combattre et probablement mourir le lendemain, et qui se préparaient au combat et à la mort par des chants et par des fêtes. Pour ceux-là mêmes qui ne comprenaient pas, le spectacle était grand.
La nuit s’écoula sans alarmes ; mais le soleil, en se levant, éclaira toute l’armée du général Mack, s’avançant sur trois colonnes ; une quatrième, qui marchait sur Terni sans être vue, pouvait être soupçonnée au nuage de poussière qu’elle soulevait à l’horizon ; enfin, une cinquième, qui était partie dès la veille au soir de Baccano pour Ascoli, était invisible.
Les trois colonnes restées sous la main de Mack montaient à trente mille hommes, à peu près ; six mille devaient attaquer nos avant-postes à l’extrême gauche ; quatre mille devaient occuper le village de Vignanello, qui dominait tout le champ de bataille ; enfin, la masse la plus forte, celle qui était composée de vingt mille hommes, et qui était commandée par Mack en personne, devait attaquer Macdonald et ses sept mille hommes.
Championnet avait échelonné sa réserve sur les rampes de la montagne, au sommet de laquelle il se tenait lui-même, sa lunette à la main.
Ses officiers d’ordonnance l’entouraient, prêts à porter ses ordres partout où besoin serait.
Ce fut le chef de brigade Lahure qui essuya le premier feu.
Il avait fait placer ses hommes en avant du village de Regnano, dont il avait fait créneler les premières maisons.
Les soldats qui attaquaient Lahure étaient ceux-là mêmes qui, la veille, à Baccano, avaient massacré les prisonniers. Mack leur avait fait boire du sang, comme on fait aux tigres, pour les rendre non plus courageux, mais plus féroces.
Ils abordèrent vigoureusement la position ; mais il y avait dans l’armée française des traditions sur le courage des troupes napolitaines qui n’en faisaient pas un fantôme bien effrayant pour nos soldats ; Lahure, avec sa 15e brigade, c’est-à-dire avec un millier d’hommes repoussa cette première attaque au grand étonnement des Napolitains, qui revinrent à la charge avec acharnement et furent repoussés une seconde fois.
Voyant cela, le chevalier Micheroux, qui commandait la colonne ennemie, fit approcher de l’artillerie et foudroya les premières maisons, où étaient embusqués nos tirailleurs ; ces maisons s’écroulèrent bientôt, laissant leurs défenseurs sans abri. Il y eut un moment de trouble dont le général napolitain profita pour faire avancer une colonne d’attaque de trois mille hommes qui se rua sur le village et l’emporta.
Mais, de l’autre côté, Lahure avait reformé sa petite troupe derrière un pli de terrain, de sorte qu’au moment où les Napolitains débouchaient du village, ils furent assaillis par un feu si violent, que ce fut à leur tour de rétrograder.
Alors, Micheroux fit attaquer les Français par trois colonnes, une de trois mille hommes qui continua d’avancer par la principale rue du village, deux de quinze cents qui le contournèrent.
Lahure attendit bravement l’ennemi derrière le retranchement naturel où il était embusqué et ne permit à ses soldats de faire feu qu’à bout portant ; ses soldats obéirent à la lettre ; mais les masses napolitaines étaient si profondes, qu’elles continuèrent d’avancer, les dernières files poussant les premières. Lahure vit qu’il allait être forcé ; il ordonna à ses hommes de se former en carré et de se retirer pas à pas sur Civita-Castellana.
La manœuvre s’exécuta comme à la parade ; trois bataillons carrés se formèrent à l’instant même sous le feu des Napolitains et soutinrent, sans se rompre, plusieurs charges très-brillantes de cavalerie.
Championnet, du haut de son rocher, suivait cette magnifique défense ; il vit Lahure battre en retraite jusqu’au pont de Civita-Castellana ; mais, en même temps, il s’aperçut que cette poursuite avait mis le désordre dans les rangs des Napolitains ; il envoya aussitôt un officier d’ordonnance au brave chef de la 45e demi-brigade pour lui dire de reprendre l’offensive, et qu’il lui envoyait, pour seconder ce mouvement, cinq cents hommes de renfort. Lahure fit aussitôt courir la nouvelle dans les rangs des soldats, qui la reçurent aux cris de « Vive la République ! » et qui, voyant arriver le renfort promis au pas de course et la baïonnette en avant, entendant les tambours battre la charge, s’élancèrent avec une telle impétuosité sur les Napolitains, que ceux-ci, qui ne s’attendaient point à cette attaque, croyant déjà être vainqueurs, s’étonnèrent d’abord, puis, après un moment d’hésitation, rompirent leurs rangs et s’enfuirent.
Lahure les poursuivit, leur fit cinq cents prisonniers, leur tua sept ou huit cents hommes, leur prit deux drapeaux, les quatre pièces de canon avec lesquelles ils avaient abattu les maisons crénelées, et rentra en vainqueur dans Regnano, où il reprit la position qu’il avait avant la bataille.
Pendant ce temps, le chef de la 3e colonne, qui formait la droite de l’attaque principale, et qui s’était emparé de Vignanello, voyant venir le général Maurice Mathieu avec une colonne de deux tiers moins forte que la sienne, ordonna à ses hommes de se porter en avant du village, d’y établir une batterie de quatre pièces de canon et d’attaquer les Français ; l’ordre fut exécuté. Mais le général Maurice Mathieu donna un tel élan à ses troupes, que, quoique fatiguées par une marche forcée qu’elles avaient faite la veille, il commença par repousser l’ennemi, puis le chargea si vigoureusement à son tour, qu’il fut obligé de se réfugier dans Vignanello, et cela avec tant de rapidité et de confusion, que les canonniers n’eurent pas le temps de réatteler leurs pièces, qui ne tirèrent qu’une volée, et les laissèrent avec leurs fourgons entre les mains d’une cinquantaine de dragons qui formaient toute la cavalerie du général Maurice Mathieu ; celui-ci ordonna de tourner les quatre pièces sur le village, dont les habitants avaient pris parti pour les Napolitains et venaient de faire feu sur les Français, annonçant qu’il allait ruiner le village et passer au fil de l’épée paysans et Napolitains, si ces derniers ne l’évacuaient pas à l’instant même.
Effrayés de la menace, les Napolitains évacuèrent Vignanello, et, poursuivis la baïonnette dans les reins, ne s’arrêtèrent qu’à Borghetto.
Ils perdirent cinq cents hommes tués, cinq cents prisonniers, un drapeau et les quatre pièces de canon, qui restèrent entre nos mains.
L’attaque du centre était plus grave, Mack y commandait en personne et y conduisait trente mille hommes.
L’avant-garde de Macdonald, placée entre Otricoli et Cantalupo, était commandée par le général Duhesme, passé récemment de l’armée du Rhin à celle de Rome. On sait la rivalité qui existait entre l’armée du Rhin et celle d’Italie, fière d’avoir combattu sous les yeux de Bonaparte et d’avoir remporté des victoires plus retentissantes que sa rivale. Duhesme voulut montrer du premier coup aux soldats du Tessin et du Mincio qu’il était digne de les commander : il ordonna, au lieu d’attendre l’attaque, à deux bataillons du 15e léger et du 11e de ligne, de charger tête baissée la colonne qui s’avançait contre eux ; il fit manœuvrer sur le flanc droit de l’ennemi deux petites pièces d’artillerie légère, se mit lui-même à la tête de trois escadrons du 19e de chasseurs à cheval, et attaqua l’ennemi au moment où celui-ci croyait l’attaquer. Prise ainsi à l’improviste, l’avant-garde napolitaine fut vigoureusement refoulée sur le corps d’armée. En voyant cette petite troupe perdue et presque engloutie dans les flots des Napolitains, Macdonald ordonna à deux mille hommes de soutenir l’avant-garde ; ces deux mille hommes s’élancèrent au pas de charge et achevèrent de mettre en désordre la première colonne, qui se replia sur la seconde, forte de dix à douze mille hommes.
Dans son mouvement rétrograde, la colonne napolitaine avait abandonné deux pièces de canon que l’on venait de mettre en batterie et qui ne tirèrent même pas, six caissons de munitions, deux drapeaux et six cents prisonniers. Cinq ou six cents Napolitains morts ou blessés restèrent dans l’espace vide qui s’allongea du point dont l’avant-garde française était partie jusqu’à celui où elle était parvenue ; mais cet espace ne resta pas longtemps vide ; car Duhesme et ses hommes, forcés de se mettre en retraite devant la deuxième colonne, inquiétés sur leurs flancs par les débris de l’avant-garde, qui s’étaient ralliés, et par des nuées de paysans combattant en tirailleurs, reculaient pas à pas, mais enfin reculaient.
Macdonald envoya un aide de camp à Duhesme, pour lui dire de revenir à sa première position, de faire halte, de se former en bataillons carrés et de recevoir l’ennemi sur ses baïonnettes ; en même temps, il ordonna à une batterie de quatre pièces de canon, placée sur un petit mamelon qui prenait les Napolitains en écharpe, de commencer son feu, et lui-même, avec le reste de sa troupe, c’est-à-dire avec cinq mille hommes à peu près, divisés en deux colonnes d’attaque, passant à la droite et à la gauche du bataillon carré de Duhesme, chargea comme un simple colonel.
Championnet, dominant l’immense échiquier, oubliait sa propre responsabilité pour suivre Macdonald, qu’il aimait comme un frère ; il le voyait, avec un serrement de cœur dont il n’était pas le maître, général et soldat tout à la fois, commander et combattre avec ce calme qui était le caractère distinctif du courage de Macdonald, courage qui, dix ans plus tard, se produisant à Wagram, étonna l’empereur, lequel pourtant se connaissait en courage. Il eût voulu être derrière lui afin de lui crier de s’arrêter, d’être plus ménager de la vie de ses hommes et de la sienne, et, malgré lui, il était obligé d’admirer, et de battre des mains à cette intrépidité. Championnet cependant se demandait s’il ne devait pas lui envoyer un officier d’ordonnance pour l’inviter à battre en retraite, ramener sur les flancs des Napolitains, Lahure d’un côté et Maurice Mathieu de l’autre, lorsqu’il vit que Macdonald commençait de lui-même à opérer cette retraite ; en même temps, pour la faciliter, Duhesme se reformait en colonne et poussait une pointe vigoureuse au centre de cette masse, la heurtant d’un choc si vigoureux, qu’il la forçait à reculer. Macdonald, dégagé, se formait à son tour en bataillons carrés, et semblait se faire un jeu d’attendre à cinquante pas les charges de la cavalerie napolitaine et d’accumuler sur les deux faces par lesquelles il était attaqué les cadavres des hommes et des chevaux. Duhesme, qui ne voulait rien autre chose que dégager son chef, s’était reformé de colonne en carré, et le champ de bataille offrait l’aspect de trente mille hommes assiégeant six redoutes vivantes, composées de douze cents hommes chacune et vomissant des torrents de feu.
Mack, voyant qu’il avait affaire à un ennemi impossible à forcer, résolut d’utiliser sa nombreuse artillerie ; il fit, sur deux points dominant le champ de bataille, établir deux batteries de vingt pièces chacune, dont les feux croisés battaient diagonalement les carrés, tandis que dix autres pièces attaquaient particulièrement de face celui de Duhesme, qui formait le centre, dans le but, s’il parvenait à l’éventrer, d’y lancer une formidable colonne qu’il tenait prête pour couper en deux le centre de l’armée républicaine.
Championnet voyait avec inquiétude l’affaire tourner à une bataille contre laquelle le courage ni le génie ne pourraient rien ; il sondait du regard les masses profondes de Mack, qui ondoyaient à l’horizon, quand tout à coup, en portant les yeux à sa gauche, il vit, vers Riéti, étinceler des armes au milieu d’un tourbillon de poussière qui s’avançait rapidement ; il crut que c’était un nouveau renfort qui arrivait à Mack, les troupes envoyées par lui la veille à Ascoli peut-être, qui se ralliaient au canon, lorsqu’en se retournant pour demander l’avis d’un de ses officiers d’ordonnance nommé Villeneuve, et renommé pour son excellente vue, il aperçut du côté diamétralement opposé, c’est-à-dire sur la route de Viterbe, un second corps, qui lui parut plus considérable encore que le premier et qui s’acheminait vers le champ de bataille avec une égale diligence. On eût dit que ces deux corps, quels qu’ils fussent, s’étaient donné le mot pour arriver chacun de son côté, à la même heure, presque à la même minute, pour prendre part à la même affaire.
Serait-ce le corps du général Naselli qui arriverait de Florence, et Mack serait-il un général plus habile qu’on ne l’aurait cru ?
Tout à coup, l’aide de camp Villeneuve poussa un cri de joie, et, tendant les mains vers les flots de poussière que soulevait sur la route de Viterbe, entre Ronciglione et Monterosso, cette nombreuse troupe de soldats :
– Général, dit-il, le drapeau tricolore !
– Ah ! s’écria Championnet, ce sont les nôtres ; Joubert m’a tenu parole.
Puis, reportant les yeux sur l’autre troupe qui arrivait de Riéti :
– Oh ! morbleu ! dit-il, ce serait trop de chance !
Les yeux de tous ceux qui entouraient le général se portèrent sur le point qu’il désignait du doigt, et un seul cri retentit, s’échappant de toutes les bouches :
– Le drapeau tricolore ! le drapeau tricolore !
– C’est Pignatelli et la légion romaine, c’est Kniasewitch et ses Polonais, ses dragons et ses chasseurs à cheval ! c’est la victoire enfin !
Alors, étendant, avec un geste d’une merveilleuse grandeur, sa main vers Rome :
– Roi Ferdinand, s’écria le général républicain, tu peux maintenant, comme Richard III, offrir ta couronne pour un cheval.
LV. La victoire §
Championnet, se tournant vers l’aide de camp Villeneuve :
– Vous voyez d’ici Macdonald ? lui dit-il.
– Non-seulement je le vois, général, répondit l’aide de camp, mais je l’admire !
– Et vous faites bien. C’est une belle étude pour vous, jeunes gens. Voilà comme il faut être au feu.
– Vous vous y connaissez, général, dit Villeneuve.
– Eh bien, allez à lui, dites-lui de tenir ferme une demi-heure encore, et que la journée est à nous.
– Pas d’autre explication ?
– Non, si ce n’est que, aussitôt qu’il verra se manifester parmi les Napolitains un certain trouble dont il ne pourra comprendre la cause ; je l’invite à se reformer en colonne d’attaque, à faire battre la charge et à marcher en avant. Deux de ces messieurs vous suivront, continua Championnet en indiquant deux jeunes officiers qui attendaient impatiemment ses ordres, et, dans le cas où il vous arriverait malheur, vous suppléeront ; dans le cas contraire, ce que j’espère, mon cher Villeneuve, l’un d’eux ira à Duhesme, l’autre aux carrés de gauche ; la même chose à dire à chacun, ajouter seulement : « Le général répond de tout. »
Les trois officiers, fiers d’être choisis par Championnet, partirent au galop pour s’acquitter de leur mission.
Championnet les suivit des yeux ; il vit les braves jeunes gens s’engager dans la fournaise ardente et se rendre chacun au poste qui lui était assigné.
– Brave jeunesse !… murmura-t-il ; avec des hommes comme ceux-là, bien maladroit serait celui qui se laisserait battre.
Cependant les deux corps républicains avançaient rapidement, cavalerie en tête, l’infanterie marchant au pas de course, sans que rien annonçât leur approche aux Napolitains, sur lesquels il était évident qu’ils allaient tomber à l’improviste.
Tout à coup, sur les deux flancs de l’armée royale, les trompettes républicaines sonnèrent la charge, et, pareils à deux avalanches renversant tout ce qui se trouve sur leur passage, les deux corps de cavalerie se ruèrent sur cette masse compacte, dans laquelle ils entrèrent en frayant un chemin à l’infanterie, tandis qu’autour d’elle, trois pièces d’artillerie légère manœuvraient comme des tonnerres volants.
Ce qu’avait prévu Championnet arriva : les Napolitains, ne sachant d’où venaient ces nouveaux adversaires qui semblaient tomber du ciel, commencèrent à se débander ; Macdonald et Duhesme reconnurent, à l’oscillation de l’ennemi et à l’amollissement de ses coups, qu’il se passait dans l’armée du général Mack quelque chose d’extraordinaire et d’imprévu ; que ce quelque chose était probablement ce qu’avait indiqué Championnet, et que le moment était venu d’exécuter ses instructions ; en conséquence, Macdonald rompit ses carrés, Duhesme en fit autant, les autres chefs les imitèrent, les carrés s’allongèrent en colonnes et se soudèrent les uns aux autres comme les tronçons de trois immenses serpents, le terrible pas de charge retentit, les baïonnettes menaçantes s’abaissèrent, les cris de « Vive la République ! » se firent entendre, et, devant l’élan irrésistible de la furia francese, les Napolitains s’écartèrent.
– Allons, amis, cria Championnet aux cinq on six cents hommes gardés par lui comme réserve, qu’il ne soit pas dit que nos frères aient vaincu sous nos yeux et que nous n’avons pas pris part à la victoire. En avant !
Et, entraînant ses hommes dans l’horrible mêlée, lui aussi vint faire sa brèche dans la muraille vivante.
Au milieu de cet immense désordre, où Dieu, qui semblait avoir conduit les différents corps français par la main, eût pu seul se reconnaître, un grand malheur faillit arriver. Après avoir culbuté chacun de son côté les Napolitains, après les avoir écartés comme le coin écarte le chêne, le corps de Kellermann et celui qui venait de Riéti, c’est-à-dire les dragons de Kellermann et les Polonais de Kniasewitch, se rencontrèrent et se prirent pour deux corps ennemis : les dragons pointèrent leurs sabres, les Polonais abaissèrent leurs lances, quand tout à coup deux jeunes gens se précipitèrent dans l’espace libre en criant de chaque côté : « Vive la République ! » et en se précipitant dans les bras l’un de l’autre. Ces deux jeunes gens, c’était, du côté de Kellermann, Hector Caraffa, qui, on se le rappelle, était allé demander ce renfort à Joubert ; c’était, du côté de Kniasewitch et de Pignatelli, Salvato Palmieri, qui, en venant de Naples pour rejoindre son général, était tombé au milieu des Polonais et de la légion romaine ; tous deux, las d’un long repos, guidés par leur courage et par leur haine, avaient pris la tête de colonne, et, les premiers à la charge, frappant d’une égale ardeur, pareils à des faucheurs qui, partis chacun de l’extrémité opposée d’un champ de blé, se rencontrent au milieu de ce champ, ils s’étaient rencontrés au centre de l’armée napolitaine et s’étaient reconnus assez à temps pour que Français et Polonais ne tirassent point les uns sur les autres.
Si l’on a pris, par l’exposition que nous en avons faite, une idée exacte du caractère des deux jeunes gens, on doit comprendre quelle joie pure et profonde ils éprouvèrent, après deux mois de séparation, à se presser dans les bras l’un de l’autre, au milieu de ce cri magique poussé par dix mille voix : « Victoire ! victoire ! »
Et, en effet, la victoire était complète, les trois colonnes de Duhesme et de Macdonald avaient, comme celles de Kellermann et de Kniasewitch, pénétré jusqu’au cœur de l’armée napolitaine en marchant sur le corps de tout ce qui avait voulu lui résister.
Championnet arriva pour achever la déroute ; elle fut terrible, insensée, inouïe. Trente mille Napolitains, vaincus, dispersés, fuyant dans toutes les directions, se débattaient au milieu de douze mille Français vainqueurs, combinant tous leurs mouvements avec un implacable sang-froid pour anéantir d’un seul coup un ennemi trois fois plus nombreux qu’eux.
Au milieu de cette effroyable débâcle, au milieu des morts, des mourants, des blessés, des canons abandonnés, des fourgons entr’ouverts, des armes jonchant le sol, des prisonniers se rendant par mille, les chefs se rejoignirent ; Championnet pressa dans ses bras Salvato Palmieri et Hector Caraffa, et les fit tous deux chefs de brigade sur le champ de bataille, leur laissant, ainsi qu’à Macdonald et à Duhesme, tous les honneurs d’une victoire qu’il avait dirigée, serra les mains de Kellermann, de Kniasewitch, de Pignatelli, leur dit que par eux Rome était sauvée, mais que ce n’était point assez de sauver Rome, qu’il fallait conquérir Naples ; qu’en conséquence, on ne devrait donner aucun relâche aux Napolitains, mais au contraire les poursuivre à outrance et couper, s’il était possible, les défilés des Abruzzes au roi de Naples et à son armée.
En conséquence du plan qu’il venait d’exposer à ses lieutenants, Championnet ordonna aux corps les moins fatigués de se remettre en marche et de poursuivre ou même de devancer l’ennemi ; Salvato Palmieri et Ettore Caraffa s’offrirent pour servir de guides aux corps qui, par Civita-Ducale, Tagliacozzo et Sora, devaient faire invasion dans le royaume des Deux-Siciles, Championnet accepta. Maurice Mathieu et Duhesme furent chargés de commander les deux avant-gardes, qui devaient s’avancer, l’une par Albano et Terracine, l’autre par Tagliacozzo et Sora ; ils auraient sous leurs ordres Kniasewitch et Pignatelli, Lemaire, Rusca et Casabianca, que l’on avertirait de quitter leurs positions, tandis que Championnet et Kellermann rallieraient les différents corps épars, prendraient en passant Lahure à Regnano, rentreraient à Rome, y rétabliraient le gouvernement républicain ; après quoi, l’armée française, marchant le plus rapidement possible sur les pas de son avant-garde, se dirigerait immédiatement sur Naples.
Ce conseil tenu à cheval, en plein air, les pieds dans le sang, on s’occupa de recueillir les trophées de la victoire.
Trois mille morts étaient couchés sur le champ de bataille ; autant de blessés, cinq mille prisonniers étaient désarmés et conduits à Civita-Castellana ; huit mille fusils étaient jetés sur le sol ; trente canons et soixante caissons, abandonnés de leurs artilleurs et de leurs chevaux, justifiaient la prédiction de Championnet, qui avait dit qu’avec deux millions de cartouches, dix mille Français ne manquaient jamais de canons. Enfin, au milieu de tous les bagages, de tous les effets de campement tombés au pouvoir de l’armée républicaine, on amenait au général Championnet deux fourgons pleins d’or.
C’était le trésor de l’armée royale, montant à sept millions.
Une partie de la traite tirée par sir William sur la banque d’Angleterre, endossée par Nelson, escomptée par les Backer, allait servir à remettre au courant la solde de l’armée française.
Chaque soldat reçut cent francs. Un million deux cent mille francs y passèrent. La part des morts fut faite et distribuée aux survivants. Chaque caporal eut cent vingt francs ; chaque sergent, cent cinquante ; chaque sous-lieutenant, quatre cents ; chaque lieutenant, six cents ; chaque capitaine, mille ; chaque colonel, quinze cents ; chaque chef de brigade, deux mille cinq cents ; chaque général, quatre mille.
La distribution fut faite le même soir, aux flambeaux, par le payeur de l’armée, qui, depuis l’entrée en campagne de 1792, ne s’était jamais trouvé si riche. Elle eut lieu sur le champ de bataille même.
On résolut de réserver quinze cent mille francs pour acheter aux soldats des habits et des souliers, et l’on envoya le reste, c’est-à-dire près de quatre millions, en France.
Dans sa lettre au Directoire, lettre dans laquelle il lui annonçait sa victoire et le nom de tous ceux qui s’étaient distingués, Championnet rendait compte des trois millions cinq ou six cent mille francs qu’il avait distribués ou dont il avait décidé l’emploi ; puis il demandait que MM. les directeurs voulussent bien l’autoriser à prendre pour lui cette même somme de quatre mille francs qu’il avait fait distribuer aux autres généraux, mais dont il n’avait pas pris la liberté de faire l’application à lui-même.
La nuit fut une nuit de fête ; les blessés étouffaient leurs gémissements pour ne pas attrister leurs compagnons d’armes ; les morts furent oubliés. N’était-ce point assez pour eux d’être morts en un jour de victoire !
Cependant, le roi, resté à Rome, y avait bientôt repris ses habitudes de Naples ; le jour même de la bataille, il était allé, avec une escorte de trois cents hommes, chasser le sanglier à Corneto, et, comme il lui avait été impossible de réunir une meute de bons chiens à Rome, il avait, dans des fourgons, fait venir en poste ses chiens de Naples.
La veille au soir, il avait reçu de Mack une dépêche de Baccano en date de deux heures de l’après-midi ; elle était conçue en ces termes :
« Sire, j’ai l’honneur d’annoncer à Votre Majesté qu’aujourd’hui j’ai attaqué l’avant-garde française, qui, après une vigoureuse défense, a été détruite. L’ennemi a perdu cinquante hommes, tandis que la bienheureuse Providence a permis que nous n’ayons qu’un mort et deux blessés.
» On m’assure que Championnet a l’audace de m’attendre à Civita-Castellana ; demain, je marche sur lui au point du jour, et, s’il ne se met pas en retraite, je l’écrase. À huit heures du matin, Votre Majesté entendra mon canon ou plutôt son canon, et elle pourra dire : « La danse a commencé ! »
» Ce soir, part un corps de quatre mille hommes pour forcer les défilés d’Ascoli, et, au point du jour, un second corps de même nombre pour forcer celui de Terni et prendre l’ennemi à revers, tandis que je l’attaquerai de face.
» Demain, s’il plaît à Dieu, Votre Majesté aura de bonnes nouvelles de Civita-Castellana, et, si elle va au spectacle, pourra, entre deux actes, apprendre que les Français ont évacué les États romains.
» J’ai l’honneur d’être avec respect,
» De Votre Majesté, etc.,
» Baron MACK. »
Cette lettre avait été très-agréable au roi ; il l’avait reçue au dessert, l’avait lue tout haut, avait fait son whist, avait gagné cent ducats au marquis Malaspina, ce qui avait beaucoup réjoui Sa Majesté, attendu que le marquis Malaspina était pauvre, s’était couché par là-dessus, n’avait fait qu’un somme jusqu’à six heures, où on l’avait éveillé, était parti à six heures et demie pour Corneto, y était arrivé à dix, avait écouté, avait entendu le canon, et avait dit :
– Voilà Mack qui écrase Championnet. La danse a commencé.
Et il s’était mis en chasse, avait tué de sa main royale trois sangliers, était revenu fort content, avait jeté un regard de travers sur le château Saint-Ange, dont le drapeau tricolore lui tirait désagréablement l’œil, avait récompensé et régalé son escorte, avait fait dire qu’il honorerait de sa présence le théâtre Argentina, où l’on jouait le Matrimonio segreto, de Cimarosa, et un ballet de circonstance intitulé l’Entrée d’Alexandre à Babylone.
Il va sans dire que c’était le roi Ferdinand qui était Alexandre.
Le roi dîna confortablement avec ses familiers, le duc d’Ascoli, le marquis Malaspina, le duc de la Salhandra, son grand veneur, qu’il avait fait venir de Naples avec ses chiens, son premier écuyer, le prince de Migliano, ses deux gentilshommes en exercice, le duc de Sora et le prince Borghèse, et enfin son confesseur, monseigneur Rossi, archevêque de Nicosia, qui, tous les matins, lui disait une messe basse, et, tous les huit jours, lui donnait l’absolution.
À huit heures, Sa Majesté monta en voiture et se rendit au théâtre Argentina, éclairé à giorno ; une loge magnifique lui avait été préparée, avec une table toute servie dans le salon qui la précédait, afin que, dans l’entr’acte de l’opéra au ballet, elle pût manger son macaroni comme elle le faisait à Naples ; or, le bruit avait couru que ce spectacle était ajouté à celui qui était promis par l’affiche, et la salle regorgeait de monde.
L’entrée de Sa Majesté fut accueillie par les plus vifs applaudissements.
Sa Majesté avait eu le soin de prévenir au palais Farnèse qu’on lui envoyât, au théâtre Argentina, les courriers qui pourraient lui arriver de la part du général Mack, et le régisseur du théâtre, prévenu de son côté, se tenait prêt, en grand costume, à faire lever la toile et à annoncer que les Français avaient évacué les États romains.
Le roi écouta le chef-d’œuvre de Cimarosa avec une distraction dont il n’était pas le maître. Peu accessible en tout temps aux charmes de la musique, il y était encore plus indifférent ce soir-là que les autres soirs ; il lui semblait toujours entendre le canon du matin, et il prêtait bien plus l’oreille aux bruits qui venaient du corridor qu’à ceux de l’orchestre et du théâtre.
La toile tomba sur le dénoûment du Matrimonio segreto, au milieu des hourras de la salle tout entière ; on rappela le castrat Veluti, qui, quoique âgé de plus de quarante ans et fort ridé hors de la scène, jouait encore l’amoureuse avec le plus grand succès, et qui vint modestement, l’éventail à la main, les yeux baissés et faisant semblant de rougir, tirer ses trois révérences au public, et deux laquais en grande livrée apportèrent dans la loge royale la table du souper, chargée de deux candélabres supportant chacun vingt bougies, et entre lesquels s’élevait un plat de macaroni gigantesque, surmonté d’une appétissante couche de tomates.
C’était au tour du roi à donner sa représentation.
Sa Majesté s’avança sur le devant de la loge, et, avec sa pantomime accoutumée, annonça au public romain qu’il allait avoir l’honneur de lui voir manger son macaroni à la manière de Polichinelle.
Le public romain, moins démonstratif que le public napolitain, accueillit cette annonce mimique avec assez de froideur ; mais le roi fit au parterre un signe qui voulait dire : « Vous ne savez pas ce que vous allez voir ; quand vous l’aurez vu, vous m’en donnerez des nouvelles. »
Puis, se retournant vers le duc d’Ascoli :
– Il me semble, dit-il, qu’il y a cabale ce soir.
– Ce n’est qu’un ennemi de plus dont Votre Majesté aura à triompher, lui répondit le courtisan, et cela ne l’inquiète point.
Le roi remercia son ami par un sourire, prit le plat de macaroni d’une main, s’avança sur le devant de la loge, opéra, avec l’autre main, le mélange de la pomme d’or avec la pâte, et, ce mélange achevé, ouvrit une bouche démesurée dans laquelle, avec cette même main dédaigneuse de la fourchette, il fit tomber une cascade de macaroni qui ne pouvait se comparer qu’à cette fameuse cascade de Terni dont le général Lemoine avait été chargé par Championnet de défendre l’approche aux Napolitains.
À cette vue, les Romains, si graves et ayant conservé de la dignité suprême une si haute idée, éclatèrent de rire. Ce n’était plus un roi qu’ils avaient devant les yeux, c’était Pasquin, c’était Marforio, c’était encore moins que cela, c’était le bouffon Osque Pulcinella.
Le roi, encouragé par ces rires, qu’il prit pour des applaudissements, avait déjà vidé la moitié de son saladier, et, s’apprêtant à engloutir le reste, en était à sa troisième cascade, lorsque, tout à coup, la porte de sa loge s’ouvrit avec un fracas tellement en dehors de toutes les règles de l’étiquette, qu’il pivota sur lui-même la bouche ouverte et la main en l’air, pour voir quel était le malotru qui se permettait de le troubler au beau milieu de cette importante occupation.
Ce malotru, c’était le général Mack en personne, mais si pâle, si effaré, si couvert de poussière, qu’à son seul aspect et sans lui demander quelles nouvelles il apportait, le roi laissa tomber son saladier et essuya ses doigts avec son mouchoir de batiste.
– Est-ce que… ? demanda-t-il.
– Hélas, sire !… répondit Mack.
Tous deux s’étaient compris.
Le roi s’élança dans le salon de la loge en refermant la porte derrière lui.
– Sire, lui dit le général, j’ai abandonné le champ de bataille, j’ai laissé l’armée pour venir dire moi-même à Votre Majesté qu’elle n’a pas un instant à perdre.
– Pour quoi faire ? demanda le roi.
– Pour quitter Rome.
– Quitter Rome ?
– Ou bien elle risquera que les Français soient avant elle aux défilés des Abruzzes.
– Les Français avant moi aux défilés des Abruzzes ! Mannaggio san Gennaro ! Ascoli, Ascoli !
Le duc entra dans le salon.
– Dis aux autres de rester jusqu’à la fin du spectacle, tu entends ? Il est important qu’on les voie dans la loge, pour que l’on ne se doute de rien, et viens avec moi.
Le duc d’Ascoli transmit l’ordre du roi aux courtisans, fort préoccupés de ce qui se passait, mais qui cependant étaient loin de soupçonner l’entière vérité, et rejoignit le roi, qui avait déjà gagné le corridor en criant :
– Ascoli ! Ascoli ! mais viens donc, imbécile ! N’as-tu pas entendu que l’illustre général Mack a dit qu’il n’y avait pas un instant à perdre, ou que ces fils de… Français seraient avant nous à Sora ?
LVI. Le retour §
Mack avait eu raison de craindre la rapidité des mouvements de l’armée française : déjà, dans la nuit qui avait suivi la bataille, les deux avant-gardes, guidées, l’une par Salvato Palmieri, l’autre par Hector Caraffa, avaient pris la route de Civita-Ducale, dans l’espérance d’arriver, l’une à Sora par Tagliacozzo et Capistrello, et l’autre à Ceprano par Tivoli, Palestrina, Valmontone et Ferentina, et de fermer ainsi aux Napolitains le défilé des Abruzzes.
Quant à Championnet, ses affaires une fois finies à Rome, il devait prendre la route de Velletri et de Terracina par les marais Pontins.
Au point du jour, après avoir fait donner à Lemoine et à Casabianca des nouvelles de la victoire de la veille, et leur avoir ordonné de marcher sur Civita-Ducale pour se réunir au corps d’armée de Macdonald et de Duhesme et prendre avec eux la route de Naples, il partit avec six mille hommes pour rentrer à Rome, fit vingt-cinq milles dans sa journée, campa à la Storta, et, le lendemain, à huit heures du matin, se présenta à la porte du Peuple, rentra dans Rome au bruit des salves de joie que tirait le château Saint-Ange, prit la rive gauche du Tibre et regagna le palais Corsini, où, comme le lui avait promis le baron de Riescach, il retrouva chaque chose à la place où il l’avait laissée.
Le même jour, il fit afficher cette proclamation :
« Romains !
» Je vous avais promis d’être de retour à Rome avant vingt jours ; je vous tiens parole, j’y rentre le dix-septième.
» L’armée du despote napolitain a osé présenter le combat à l’armée française.
» Une seule bataille a suffi pour l’anéantir, et, du haut de vos remparts, vous pouvez voir fuir ses débris vers Naples, où les précéderont nos légions victorieuses.
» Trois mille morts et cinq mille blessés étaient couchés hier sur le champ de bataille de Civita-Castellana ; les morts auront la sépulture honorable du soldat tué sur le champ de bataille, c’est-à-dire le champ de bataille lui-même ; les blessés seront traités comme des frères ; tous les hommes ne le sont-ils pas aux yeux de l’Éternel qui les a créés !
» Les trophées de notre victoire sont cinq mille prisonniers, huit drapeaux, quarante-deux pièces de canon, huit mille fusils, toutes les munitions, tous les bagages, tous les effets de campement et enfin le trésor de l’armée napolitaine.
» Le roi de Naples est en fuite pour regagner sa capitale, où il rentrera honteusement, accompagné des malédictions de son peuple et du mépris du monde.
» Encore une fois, le Dieu des armées a béni notre cause. – Vive la République !
» CHAMPIONNET. »
Le même jour, le gouvernement républicain était rétabli à Rome ; les deux consuls Mattei et Zaccalone, si miraculeusement échappés à la mort, avaient repris leur poste, et, sur l’emplacement du tombeau de Duphot, détruit, à la honte de l’humanité, par la population romaine, on éleva un sarcophage où, à défaut de ses nobles restes jetés aux chiens, on inscrivit son glorieux nom.
Ainsi que l’avait dit Championnet, le roi de Naples avait fui ; mais, comme certaines parties de ce caractère étrange resteraient inconnues à nos lecteurs, si nous nous contentions, comme Championnet dans sa proclamation, d’indiquer le fait, nous leur demanderons la permission de l’accompagner dans sa fuite.
À la porte du théâtre Argentina, Ferdinand avait trouvé sa voiture et s’était élancé dedans avec Mack, en criant à d’Ascoli d’y monter après eux.
Mack s’était respectueusement placé sur le siège de devant.
– Mettez-vous au fond, général, lui dit le roi ne pouvant pas renoncer à ses habitudes de raillerie, et ne songeant pas qu’il se raillait lui-même ; il me paraît que vous allez avoir assez de chemin à faire à reculons, sans commencer avant que la chose soit absolument nécessaire.
Mack poussa un soupir et s’assit près du roi.
Le duc d’Ascoli prit place sur le devant.
On toucha au palais Farnèse ; un courrier était arrivé de Vienne apportant une dépêche de l’empereur d’Autriche ; le roi l’ouvrit précipitamment et lut :
« Mon très-cher frère, cousin, oncle, beau-père, allié et confédéré,
» Laissez-moi vous féliciter bien sincèrement sur le succès de vos armes et sur votre entrée triomphale à Rome… »
Le roi n’alla pas plus loin.
– Ah ! bon ! dit-il, en voilà une qui arrive à propos.
Et il remit la dépêche dans sa poche.
Puis, regardant autour de lui :
– Où est le courrier qui a apporté cette lettre ? demanda-t-il.
– Me voici, sire, fit le courrier en s’approchant.
– Ah ! c’est toi, mon ami ? Tiens voilà pour ta peine, dit le roi en lui donnant sa bourse.
– Votre Majesté me fera-t-elle l’honneur de me donner une réponse pour mon auguste souverain.
– Certainement ; seulement, je te la donnerai verbale, n’ayant pas le temps d’écrire. N’est-ce pas, Mack, que je n’ai pas le temps ?
Mack baissa la tête.
– Peu importe, dit le courrier ; je peux répondre à Votre Majesté que j’ai bonne mémoire.
– De sorte que tu es sûr de rapporter à ton auguste souverain ce que je vais te dire ?
– Sans y changer une syllabe.
– Eh bien, dis-lui de ma part, entends-tu bien ? de ma part…
– J’entends, sire.
– Dis-lui que son frère et cousin, oncle et beau-père, allié et confédéré le roi Ferdinand est un âne.
Le courrier recula effrayé.
– N’y change pas une syllabe, reprit le roi, et tu auras dit la plus grande vérité qui soit jamais sortie de ta bouche.
Le courrier se retira stupéfié.
– Et maintenant, dit le roi, comme j’ai dit à Sa Majesté l’empereur d’Autriche tout ce que j’avais à lui dire, partons.
– J’oserai faire observer à Votre Majesté, dit Mack, qu’il n’est pas prudent de traverser la plaine de Rome en voiture.
– Et comment voulez–vous que je la traverse ? À pied ?
– Non, mais à cheval.
– À cheval ! Et pourquoi cela, à cheval ?
– Parce qu’en voiture, Votre Majesté est obligée de suivre les routes, tandis qu’à cheval, au besoin, Votre Majesté peut prendre à travers les terres ; excellent cavalier comme est Votre Majesté, et montée sur un bon cheval, elle n’aura point à craindre les mauvaises rencontres.
– Ah ! malora ! s’écria le roi, on peut donc en faire ?
– Ce n’est pas probable ; mais je dois faire observer à Votre Majesté que ces infâmes jacobins ont osé dire que, si le roi tombait entre leurs mains…
– Eh bien ?
– Ils le pendraient au premier réverbère venu si c’était dans la ville, au premier arbre rencontré si c’était en plein champ.
– Fuimmo, d’Ascoli ! fuimmo !… Que faites-vous donc là-bas, vous autres fainéants ? Deux chevaux ! deux chevaux ! les meilleurs ! C’est qu’ils le feraient comme ils le disent, les brigands ! Cependant, nous ne pouvons pas aller jusqu’à Naples à cheval ?
– Non, sire, répondit Mack ; mais, à Albano, vous prendrez la première voiture de poste venue.
– Vous avez raison. Une paire de bottes ! Je ne peux pas courir la poste en bas de soie. Une paire de bottes ! Entends-tu, drôle ?
Un valet de pied se précipita par les escaliers et revint avec une paire de longues bottes.
Ferdinand mit ses bottes dans la voiture, sans plus s’inquiéter de son ami d’Ascoli que s’il n’existait pas.
Au moment où il achevait de mettre sa seconde botte, on amena les deux chevaux.
– À cheval, d’Ascoli ! à cheval ! dit Ferdinand. Que diable fais-tu donc dans le coin de la voiture ? Je crois, Dieu me pardonne, que tu dors !
– Dix hommes d’escorte, cria Mack, et un manteau pour Sa Majesté !
– Oui, dit le roi montant à cheval, dix hommes d’escorte et un manteau pour moi.
On lui apporta un manteau de couleur sombre dans lequel il s’enveloppa.
Mack monta lui-même à cheval.
– Comme je ne serai rassuré que quand je verrai Votre Majesté hors des murs de la ville, je demande à Votre Majesté la permission de l’accompagner jusqu’à la porte San-Giovanni.
– Est-ce que vous croyez que j’ai quelque chose à craindre dans la ville, général ?
– Supposons… ce qui n’est pas supposable…
– Diable ! fit le roi ; n’importe, supposons toujours.
– Supposons que Championnet ait eu le temps de faire prévenir le commandant du château Saint-Ange, et que les jacobins gardent les portes.
– C’est possible, cria le roi, c’est possible ; partons.
– Partons, dit Mack.
– Eh bien, où allez-vous, général ?
– Je vous conduis, sire, à la seule porte de la ville par laquelle on ne supposera jamais que vous sortiez, attendu qu’elle est justement à l’opposé de la porte de Naples ; je vous conduis à la porte du Peuple, et, d’ailleurs, c’est la plus proche d’ici ; ce qui nous importe, c’est de sortir de Rome le plus promptement possible ; une fois hors de Rome, nous faisons le tour des remparts, et, en un quart d’heure, nous sommes à la porte San-Giovanni.
– Il faut que ces coquins de Français soient de bien rusés démons, général, pour avoir battu un gaillard aussi fin que vous.
On avait fait du chemin pendant ce dialogue, et l’on était arrivé à l’extrémité de Ripetta.
Le roi arrêta le cheval de Mack par la bride.
– Holà ! général, dit-il, qu’est-ce que c’est que tous ces gens-là qui rentrent par la porte du Peuple ?
– S’ils avaient eu le temps matériel de faire trente milles en cinq heures, je dirais que ce sont les soldats de Votre Majesté qui fuient.
– Ce sont eux, général ! ce sont eux ! Ah ! vous ne les connaissez pas, ces gaillards-là ; quand il s’agit de se sauver, ils ont des ailes aux talons.
Le roi ne s’était pas trompé, c’était la tête des fuyards qui avaient fait un peu plus de deux lieues à l’heure, et qui commençaient à rentrer dans Rome. Le roi mit son manteau sur ses yeux et passa au milieu d’eux sans être reconnu.
Une fois hors de la ville, la petite troupe se jeta à droite, suivit l’enceinte d’Aurélien, dépassa la porte San-Lorenzo, puis la porte Maggiore, et enfin arriva à cette fameuse porte San-Giovanni, où le roi, seize jours auparavant, avait en si grande pompe reçu les clefs de la ville.
– Et maintenant, dit Mack, voici la route, sire ; dans une heure, vous serez à Albano ; à Albano, vous êtes hors de tout danger.
– Vous me quittez, général ?
– Sire, mon devoir était de penser au roi avant tout ; mon devoir est maintenant de penser à l’armée.
– Allez, et faites de votre mieux ; seulement, quoi qu’il arrive, je désire que vous vous rappeliez que ce n’est pas moi qui ai voulu la guerre et qui vous ai dérangé de vos affaires, si vous en aviez à Vienne, pour vous faire venir à Naples.
– Hélas ! c’est bien vrai, sire, et je suis prêt à rendre témoignage que c’est la reine qui a tout fait. Et maintenant, que Dieu garde Votre Majesté !
Mack salua le roi et mit son cheval au galop, reprenant la route par laquelle il était venu.
– Et toi, murmura le roi en enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval et en le lançant à fond de train sur la route d’Albano, et toi, que le diable t’emporte, imbécile !
On voit que, depuis le jour du conseil d’État, le roi n’avait pas changé d’opinion sur le compte de son général en chef.
Quelques efforts que fissent les dix hommes de l’escorte pour suivre le roi et le duc d’Ascoli, les deux illustres cavaliers étaient trop bien montés, et Ferdinand, qui réglait le pas, avait trop grand’peur, pour qu’ils ne fussent pas bientôt distancés ; d’ailleurs, il faut dire qu’avec la confiance qu’avait Ferdinand dans ses sujets, il ne regardait point – en supposant que quelque danger l’attendît sur cette route – l’escorte comme d’un secours bien efficace, et, lorsque le roi et son compagnon arrivèrent à la montée d’Albano, il y avait déjà longtemps que les dix cavaliers étaient revenus sur leurs pas.
Tout le long de la route, le roi avait eu des terreurs paniques. S’il y a un endroit au monde qui présente, la nuit surtout, des aspects fantastiques, c’est la campagne de Rome, avec ses aqueducs brisés qui semblent des files de géants marchant dans les ténèbres, ses tombeaux qui se dressent tout à coup, tantôt à droite, tantôt à gauche de la route, et ces bruits mystérieux qui semblent les lamentations des ombres qui les ont habités. À chaque instant, Ferdinand rapprochait son cheval de son compagnon et, rassemblant les rênes de sa monture pour être prêt à lui faire franchir le fossé, lui demandait : « Vois-tu, d’Ascoli ?… » Entends-tu, d’Ascoli ? » Et d’Ascoli, plus calme que le roi, parce qu’il était plus brave, regardait et répondait : « Je ne vois rien, sire. » écoutait et répondait : « Sire, je n’entends rien. » Et Ferdinand, avec son cynisme ordinaire, ajoutait :
– Je disais à Mack que je n’étais pas sûr d’être brave ; eh bien, maintenant, je suis fixé à ce sujet : décidément, je ne le suis pas.
On arriva ainsi à Albano ; les deux fugitifs avaient mis une heure à peine pour venir de Rome ; il était minuit, à peu près ; toutes les portes étaient fermées, celle de la poste comme les autres.
Le duc d’Ascoli la reconnut à l’inscription écrite au-dessus de la porte, descendit de cheval et frappa à grands coups.
Le maître de poste, qui était couché depuis trois heures, vint, comme d’habitude, ouvrir de mauvaise humeur et en grognant ; mais d’Ascoli prononça ce mot magique qui ouvrit toutes les portes :
– Soyez tranquille, vous serez bien payé.
La figure du maître de poste se rasséréna aussitôt.
– Que faut-il servir à Leurs Excellences ? demanda-t-il.
– Une voiture, trois chevaux de poste et un postillon qui conduise rondement, dit le roi.
– Leurs Excellences vont avoir tout cela dans un quart d’heure, dit l’hôte.
Puis, comme il commençait de tomber une pluie fine :
– Ces messieurs entreront bien, en attendant, dans ma chambre ?
– Oui, oui, dit le roi, qui avait son idée, tu as raison. Une chambre, une chambre tout de suite !
– Et que faut-il faire des chevaux de Leurs Excellences ?
– Mets-les à l’écurie ; on viendra les reprendre de ma part, de la part du duc d’Ascoli, tu entends ?
– Oui, Excellence.
Le duc d’Ascoli regarda le roi.
– Je sais ce que je dis, fit Ferdinand ; allons toujours, et ne perdons pas de temps.
L’hôte les conduisit à une chambre où il alluma deux chandelles.
– C’est que je n’ai qu’un cabriolet, dit-il.
– Va pour un cabriolet, s’il est solide.
– Bon ! Excellence, avec lui on irait en enfer.
– Je ne vais qu’à moitié chemin, ainsi tout est pour le mieux.
– Alors, Leurs Excellences m’achètent mon cabriolet ?
– Non ; mais elles te laissent leurs deux chevaux, qui valent quinze cents ducats, imbécile !
– Alors, les chevaux sont pour moi ?
– Si on ne te les réclame pas. Si on te les réclame, on te payera ton cabriolet ; mais fais vite, voyons.
– Tout de suite, Excellence.
Et l’hôte, qui venait de voir le roi sans manteau, et tout chamarré d’ordres, se retira à reculons et en saluant jusqu’à terre.
– Bon ! dit le duc d’Ascoli, nous allons être servis à la minute, les cordons de Votre Majesté ont fait leur effet.
– Tu crois, d’Ascoli ?
– Votre Majesté l’a bien vu, peu s’en est fallu que notre homme ne sortît à quatre pattes.
– Eh bien, mon cher d’Ascoli, dit le roi de sa voix la plus caressante, tu ne sais pas ce que tu vas faire ?
– Moi, sire ?
– Mais non, dit le roi, tu ne voudrais point, peut-être…
– Sire ! dit d’Ascoli gravement, je voudrai tout ce que voudra Votre Majesté.
– Oh ! je sais bien que tu m’es dévoué, je sais bien que tu es mon unique ami, je sais bien que tu es le seul homme auquel je puisse demander une pareille chose.
– C’est difficile ?
– Si difficile, que, si tu étais à ma place et que je fusse à la tienne, je ne sais pas si je ferais pour toi ce que je vais te demander de faire pour moi.
– Oh ! sire, ceci n’est point une raison, répondit d’Ascoli avec un léger sourire.
– Je crois que tu doutes de mon amitié, dit le roi, c’est mal.
– Ce qui importe en ce moment, sire, répliqua le duc avec une suprême dignité, c’est que Votre Majesté ne doute pas de la mienne.
– Oh ! quand tu m’en auras donné cette preuve-là, je ne douterai plus de rien, je t’en réponds.
– Quelle est cette preuve, sire ? Je ferai observer à Votre Majesté qu’elle perd beaucoup de temps à une chose probablement bien simple.
– Bien simple, bien simple, murmura le roi ; enfin, tu sais de quoi ont osé me menacer ces brigands de jacobins ?
– Oui : de pendre Votre Majesté, si elle tombait entre leurs mains.
– Eh bien, mon cher ami, eh bien, mon cher d’Ascoli, il s’agit de changer d’habit avec moi.
– Oui, dit le duc, afin que, si les jacobins nous prennent…
– Tu comprends : s’ils nous prennent, croyant que tu es le roi, ils ne s’occuperont que de toi ; moi, pendant ce temps-là, je me défilerai, et, alors, tu te feras reconnaître, et, sans avoir couru un grand danger, tu auras la gloire de sauver ton souverain. Tu comprends ?
– Il ne s’agit point du danger plus ou moins grand que je courrai, sire ; il s’agit de rendre service à Votre Majesté.
Et le duc d’Ascoli, ôtant son habit et le présentant au roi, se contenta de dire :
– Le vôtre, sire !
Le roi, si profondément égoïste qu’il fut, se sentit cependant touché de ce dévouement ; il prit le duc entre ses bras et le serra contre son cœur ; puis, ôtant son propre habit, il aida le duc à le passer, avec la dextérité et la prestesse d’un valet de chambre expérimenté, le boutonnant du haut en bas, quelque chose que pût faire d’Ascoli pour l’en empêcher.
– La ! dit le roi ; maintenant, les cordons.
Il commença par lui mettre au cou celui de Saint-Georges-Constantinien.
– Est-ce que tu n’es pas commandeur de Saint-Georges ? demanda le roi.
– Si fait, sire, mais sans commanderie ; Votre Majesté avait toujours promis d’en fonder une pour moi et pour les aînés de ma famille.
– Je la fonde, d’Ascoli, je la fonde, avec une rente de quatre mille ducats, tu entends ?
– Merci, sire.
– N’oublie pas de m’y faire penser ; car, moi, je serais capable de l’oublier.
– Oui, dit le duc avec un petit sentiment d’amertume, Votre Majesté est fort distraite, je sais cela.
– Chut ! ne parlons pas de mes défauts dans un pareil moment ; ce ne serait pas généreux. Mais tu as le cordon de Marie-Thérèse, au moins ?
– Non, sire, je n’ai pas cet honneur.
– Je te le ferai donner par mon gendre, sois tranquille. Ainsi, mon pauvre d’Ascoli, tu n’as que Saint-Janvier ?
– Je n’ai pas plus Saint-Janvier que Marie-Thérèse, sire.
– Tu n’as pas Saint-Janvier ?
– Non, sire.
– Tu n’as pas Saint-Janvier ? Cospetto ! mais c’est une honte. Je te le donne, d’Ascoli ; je te donne celui-là avec la plaque qui est à l’habit, tu l’as bien gagné. Comme il te va bien, l’habit ! on dirait qu’il a été fait pour toi.
– Votre Majesté n’a peut-être pas remarqué que la plaque est en diamants ?
– Si fait.
– Qu’elle vaut six mille ducats peut-être ?
– Je voudrais qu’elle en valût dix mille.
Le roi passa à son tour l’habit du duc, auquel était attachée, en effet, la seule plaque en argent de Saint-Georges, et le boutonna lestement.
– C’est singulier, dit-il, comme je suis à l’aise dans ton habit, d’Ascoli ; je ne sais pas pourquoi, mais l’autre m’étouffait. Ah !…
Et le roi respira à pleine poitrine.
En ce moment, on entendit le pas du maître de poste qui s’approchait de la chambre.
Le roi saisit le manteau et s’apprêta à le passer sur les épaules du duc.
– Que fait donc Votre Majesté ? s’écria d’Ascoli.
– Je vous mets votre manteau, sire.
– Mais je ne souffrirai jamais que Votre Majesté…
– Si fait, tu le souffriras, morbleu !
– Cependant, sire…
– Silence !
Le maître de poste entra.
– Les chevaux sont à la voiture de Leurs Excellences, dit-il.
Puis il demeura étonné ; il lui sembla qu’il s’était fait entre les deux voyageurs un changement dont il ne se rendait pas bien compte, et que l’habit brodé avait changé de dos et les cordons de poitrine.
Pendant ce temps, le roi drapait le manteau sur les épaules de d’Ascoli.
– Son Excellence, dit le roi, pour ne pas être dérangée pendant la route, voudrait payer les postes jusqu’à Terracine.
– Rien de plus facile, dit le maître de poste : nous avons huit postes un quart ; à deux francs par cheval, c’est treize ducats ; deux chevaux de renfort à deux francs, un ducat ; – quatorze ducats. – Combien Leurs Excellences payent-elles leurs postillons ?
– Un ducat, s’ils marchent bien ; seulement, nous ne payons pas d’avance les postillons, attendu qu’ils ne marcheraient pas s’ils étaient payés.
– Avec un ducat de guides, dit le maître de poste s’inclinant devant d’Ascoli, Votre Excellence doit marcher comme le roi.
– Justement, s’écria Ferdinand, c’est comme le roi que Son Excellence veut marcher.
– Mais il me semble, dit le maître de poste, s’adressant toujours à d’Ascoli, que, si Son Excellence est aussi pressée que cela, on pourrait envoyer un courrier en avant pour faire préparer les chevaux.
– Envoyez, envoyez ! s’écria le roi. Son Excellence n’y pensait pas. Un ducat pour le courrier, un demi-ducat pour le cheval, c’est quatre ducats de plus pour le cheval ; quatorze et quatre, dix-huit ducats ; en voici vingt. La différence sera pour le dérangement que nous avons causé dans votre hôtel.
Et le roi, fouillant dans la poche du gilet du duc, paya avec l’argent du duc, riant du bon tour qu’il lui faisait.
L’hôte prit une chandelle et éclaira d’Ascoli, tandis que Ferdinand, plein de soins, lui disait :
– Que Votre Excellence prenne garde, il y a ici un pas ; que Votre Excellence prenne garde, il y a une marche qui manque à l’escalier ; que Votre Excellence prenne garde, il y a un morceau de bois sur son chemin.
En arrivant à la voiture, d’Ascoli, par habitude sans doute, se rangea pour que le roi montât le premier.
– Jamais, jamais, s’écria le roi en s’inclinant et en mettant le chapeau à la main. Après Votre Excellence.
D’Ascoli monta le premier et voulut prendre la gauche.
– La droite, Excellence, la droite, dit le roi ; c’est déjà trop d’honneur pour moi de monter dans la même voiture que Votre Excellence.
Et, montant après le duc, le roi se plaça à sa gauche.
En un tour de main, un postillon avait sauté à cheval et avait lancé la voiture au galop dans la direction de Velletri.
– Tout est payé jusqu’à Terracine, excepté le postillon et le courrier, cria le maître de poste.
– Et Son Excellence, dit le roi, paye doubles guides.
Sur cette séduisante promesse, le postillon fit claquer son fouet, et le cabriolet partit au galop, dépassant des ombres que l’on voyait se mouvoir aux deux côtés du chemin avec une extraordinaire vélocité.
Ces ombres inquiétèrent le roi.
– Mon ami, demanda-t-il au postillon, quels sont donc ces gens qui font même route que nous et qui courent comme des dératés ?
– Excellence, répondit le postillon, il paraît qu’il y a eu aujourd’hui une bataille entre les Français et les Napolitains, et que les Napolitains ont été battus ; ces gens-là sont des gens qui se sauvent.
– Par ma foi, dit le roi à d’Ascoli, je croyais que nous étions les premiers ; nous sommes distancés. C’est humiliant. Quels jarrets vous ont ces gaillards-là ! Six francs de guides, postillon, si vous les dépassez.
LVII. Les inquiétudes de Nelson §
Tandis que, sur la route d’Albano à Velletri, le roi Ferdinand luttait de vitesse avec ses sujets, la reine Caroline, qui ne connaissait encore que les succès de son auguste époux, faisait, selon ses instructions, chanter des Te Deum dans toutes les églises et des cantates dans tous les théâtres. Chaque capitale, Paris, Vienne, Londres, Berlin, a ses poëtes de circonstance ; mais, nous le disons hautement, à la gloire des muses italiennes, nul pays, sous le rapport de la louange rhythmée, ne peut soutenir la comparaison avec Naples. Il semblait que, depuis le départ du roi et surtout depuis ses succès, leur véritable vocation se fût tout à coup révélée à deux ou trois mille poëtes. C’était une pluie d’odes, de cantates, de sonnets, d’acrostiches, de quatrains, de distiques qui, déjà montée à l’averse, menaçait de tourner au déluge ; la chose était arrivée à ce point que, jugeant inutile d’occuper le poëte officiel de la cour, le signor Vacca, à un travail auquel tant d’autres paraissaient s’être voués, la reine l’avait fait venir à Caserte, lui donnant la charge de choisir entre les deux ou trois cents pièces de vers qui arrivaient chaque jour de tous les quartiers de Naples, les dix ou douze élucubrations poétiques qui mériteraient d’être lues au théâtre, quand il y avait soirée extraordinaire au château, et dans le salon, quand il y avait simple raout. Seulement, par une juste décision de Sa Majesté, comme il avait été reconnu qu’il est plus fatigant de lire dix ou douze mille vers par jour que d’en faire cinquante et même cent, – ce qui, vu la commodité qu’offre la langue italienne pour ce genre de travail, était le minimum et le maximum fixé au louangeur patenté de Sa Majesté Ferdinand IV – on avait, pour tout le temps que durerait cette recrudescence de poésie et ce travail auquel il pouvait se refuser, doublé les appointements du signor Vacca.
La journée du 9 décembre 1789 avait fait époque au milieu des laborieuses journées qui l’avaient précédée. Il signor Vacca avait dépouillé un total de neuf cent pièces différentes, dont cent cinquante odes, cent cantates, trois cent vingt sonnets, deux cent quinze acrostiches, quarante-huit quatrains et soixante-quinze distiques. Une cantate, dont le maître de chapelle Cimarosa avait fait immédiatement la musique, quatre sonnets, trois acrostiches, un quatrain et deux distiques avaient été jugés dignes de la lecture dans la salle de spectacle du château de Caserte, où il y avait eu, dans cette même soirée du 9 décembre, représentation extraordinaire ; cette représentation se composait des Horaces de Dominique Cimarosa, et de l’un des trois cents ballets qui ont été composés en Italie sous le titre des Jardins d’Armide.
On venait de chanter la cantate, de déclamer les deux odes, de lire les quatre sonnets, les trois acrostiches, le quatrain et les deux distiques dont se composait le bagage poétique de la soirée, et cela au milieu des six cents spectateurs que peut contenir la salle, lorsqu’on annonça qu’un courrier venait d’arriver, apportant à la reine une lettre de son auguste époux, laquelle lettre, contenant des nouvelles du théâtre de la guerre, allait être communiquée à l’assemblée.
On battit des mains, on demanda avec rage lecture de la lettre, et le sage chevalier Ubalde, qui se tenait prêt à dissiper, au petit sifflement de sa baguette d’acier, les monstres qui gardent les approches du palais d’Armide, fut chargé de faire connaître au public le contenu du royal billet.
Il s’approcha couvert de son armure, portant sur son casque un panache rouge et blanc, couleurs nationales du royaume des Deux-Siciles, salua trois fois, baisa respectueusement la signature ; puis, à haute et intelligible voix, il donna lecture aux spectateurs de la lettre suivante :
« Ma très-chère épouse,
» J’ai été chasser ce matin à Corneto, où l’on avait préparé pour moi des fouilles de tombeaux étrusques que l’on prétend remonter à l’antiquité la plus reculée, ce qui eût été une grande fête pour sir William, s’il n’avait pas eu la paresse de rester à Naples ; mais, comme j’ai, à Cumes, à Sant’Agata-dei-Goti et à Nola, des tombeaux bien autrement vieux que leurs tombeaux étrusques, j’ai laissé mes savants fouiller tout à leur aise et j’ai été droit à mon rendez-vous de chasse.
» Pendant tout le temps qu’a duré cette chasse, bien autrement fatigante et bien moins giboyeuse que mes chasses de Persano ou d’Astroni, puisque je n’y ai tué que trois sangliers, dont un, en récompense, qui m’a éventré trois de mes meilleurs chiens, pesait plus de deux cents rottoli, nous avons entendu le canon du côté de Civita-Castellana : c’était Mack qui était occupé à battre les Français au point précis où il nous avait annoncé qu’il les battrait ; ce qui fait, comme vous le voyez, le plus grand honneur à sa science stratégique. À trois heures et demie, au moment où j’ai quitté la chasse pour revenir à Rome, le bruit du canon n’avait pas encore cessé ; il paraît que les Français se défendent, mais cela n’a rien d’inquiétant, puisqu’ils ne sont que huit mille et que Mack a quarante mille soldats.
» Je vous écris, ma chère épouse et maîtresse, avant de me mettre à table. On ne m’attendait qu’à sept heures, et je suis arrivé à six heures et demie ; ce qui fait que, quoique j’eusse une grande faim, je n’ai point trouvé mon dîner prêt et suis forcé d’attendre ; mais, vous le voyez, j’utilise agréablement ma demi-heure en vous écrivant.
» Après le dîner, j’irai au théâtre Argentina, où j’entendrai il Matrimonio segreto, et où j’assisterai à un ballet composé en mon honneur. Il est intitulé l’Entrée d’Alexandre à Babylone. Ai-je besoin de vous dire, à vous qui êtes l’instruction en personne, que c’est une allusion délicate à mon entrée à Rome ? Si ce ballet est tel qu’on me l’assure, j’enverrai celui qui l’a composé à Naples pour le monter au théâtre Saint-Charles.
» J’attends dans la soirée la nouvelle d’une grande victoire ; je vous enverrai un courrier aussitôt que je l’aurai reçue.
» Sur ce, n’ayant point autre chose à vous dire que de vous souhaiter, à vous et à nos chers enfants, une santé pareille à la mienne, je prie Dieu qu’il vous ait dans sa sainte et digne garde.
» FERDINAND B. »
Comme on le voit, la partie importante de la lettre disparaissait complétement sous la partie secondaire ; il y était beaucoup plus question de la chasse au sanglier qu’avait faite le roi, que de la bataille qu’avait livrée Mack. Louis XIV, dans son orgueil autocratique, a dit le premier : L’État, c’est moi ; mais cette maxime, même avant qu’elle fût matérialisée par Louis XIV, était déjà, comme elle l’a été depuis, celle de toutes les royautés despotiques.
Malgré son vernis d’égoïsme, la lettre de Ferdinand produisit l’effet que la reine en attendait, et nul ne fut assez hardi dans son opposition pour ne point partager l’espérance de Sa Majesté quant au résultat de la Bataille.
Le ballet fini, le théâtre évacué, les lumières éteintes, les invités remontés dans les voitures qui devaient les ramener ou les disséminer dans les maisons de campagne des environs de Caserte et de Santa-Maria, la reine rentra dans son appartement, avec les personnes de son intimité qui, logeant au château, restaient à souper et à veiller avec elle ; ces personnes étaient avant tout Emma, les dames d’honneur de service, sir William, lord Nelson, qui, depuis trois ou quatre jours seulement, était de retour de Livourne, où il avait convoyé les huit mille hommes du général Naselli ; c’était le prince de Castelcicala, que son rang élevait presque à la hauteur des illustres hôtes qui l’invitaient à leur table, ou des nobles convives près desquels il s’asseyait, tandis que le métier auquel il s’était soumis le plaçait moralement au-dessous de la valetaille qui le servait ; c’était Acton, qui, ne se dissimulant point la responsabilité qui pesait sur lui, avait, depuis quelque temps, redoublé de soins et de respects pour la reine, sentant bien qu’au jour des revers, si ce jour-là arrivait, la reine serait son seul appui ; enfin, c’étaient, ce soir-là, par extraordinaire, les deux vieilles princesses, que la reine, se souvenant de la recommandation que son époux lui avait faite de ne point oublier que mesdames Victoire et Adélaïde étaient, après tout, les filles du roi Louis XV, avait invitées à venir passer une semaine à Caserte, et en même temps à amener avec elles leurs sept gardes du corps, qui, sans être incorporés dans l’armée napolitaine, devaient, toujours, sur la recommandation du roi, ayant tous reçu du ministre Ariola la paye et le grade de lieutenant, manger et loger avec les officiers de garde, et être fêtés par eux tandis que les vieilles princesses seraient fêtées par la reine ; seulement, pour faire honneur aux vieilles dames jusque dans la personne de leurs gardes du corps, chaque soir, elles avaient l’autorisation d’inviter à souper un d’entre eux, qui, ce soir-là, devenait leur chevalier d’honneur.
Elles étaient arrivées depuis la veille, et, la veille, elles avaient commencé leur série d’invitations par M. de Boccheciampe ; ce soir-là, c’était le tour de Jean-Baptiste de Cesare, et, comme elles s’étaient retirées un instant dans leur appartement, en sortant du théâtre, de Cesare – qui, du parterre, place des officiers, avait assisté au spectacle, – de Cesare était allé les prendre à leur appartement pour entrer avec elles chez la reine et être présenté à Sa Majesté et à ses illustres convives.
Nous avons dit que Boccheciampe appartenait à la noblesse de Corse, et de Cesare à une vieille famille de caporali, c’est-à-dire d’anciens commandants militaires de district, et que tous deux avaient très-bon air. Or, à ce bon air qu’il n’était point sans s’être reconnu à lui-même, de Cesare avait ajouté, ce soir-là, tout ce que la toilette d’un lieutenant permet d’ajouter à une jolie figure de vingt-trois ans et à une tournure distinguée.
Cependant, cette jolie figure de vingt-trois ans et cette tournure, si distinguée qu’elle fût, ne motivaient point le cri que poussa la reine en l’apercevant et qui fut répété par Emma, par Acton, par sir William et par presque tous les convives.
Ce cri était tout simplement un cri d’étonnement motivé par la ressemblance extraordinaire de Jean-Baptiste de Cesare avec le prince François, duc de Calabre ; c’étaient le même teint rose, les mêmes yeux bleu clair, les mêmes cheveux blonds, seulement un peu plus foncés, la même taille, plus élancée peut-être : voilà tout.
De Cesare, qui n’avait jamais vu l’héritier de la couronne, et qui, par conséquent, ignorait la faveur que le hasard lui avait faite de ressembler à un fils de roi, de Cesare fut un peu troublé d’abord de cet accueil bruyant auquel il ne s’attendait pas ; mais il s’en tira en homme d’esprit, disant que le prince lui pardonnerait l’audace involontaire qu’il avait de lui ressembler, et, quant à la reine, comme tous ses sujets étaient ses enfants, elle ne devait pas en vouloir à ceux qui avaient pour elle, non-seulement le cœur, mais la ressemblance d’un fils.
On se mit à table ; le souper fut très-gai ; en se retrouvant dans un milieu qui rappelait Versailles, les deux vieilles princesses avaient à peu près oublié la perte qu’elles avaient faite de leur sœur, perte dont elles ne devaient pas se consoler ; mais c’est un des privilèges des deuils de cour de se porter en violet et de ne durer que trois semaines.
Ce qui rendait le souper si gai, c’est que tout le monde était persuadé, comme le roi et d’après le roi, qu’à l’heure qu’il était, le canon qu’on avait entendu annonçait la défaite des Français ; ceux qui n’étaient pas aussi convaincus ou du moins ceux qui étaient plus inquiets que les autres faisaient un effort et mettaient leur physionomie au niveau des visages les plus riants.
Nelson seul, malgré les flamboyantes effluves dont l’inondait le regard d’Emma Lyonna, paraissait préoccupé et ne se mêlait point au chœur d’espérance universelle dont on caressait la haine et l’orgueil de la reine. Caroline finit par remarquer cette préoccupation du vainqueur d’Aboukir, et, comme elle ne pouvait pas l’attribuer aux rigueurs d’Emma, elle finit par s’enquérir près de lui-même des causes de son silence et de son manque d’abandon.
– Votre Majesté désire savoir quelles sont les pensées qui me préoccupent, demanda Nelson ; eh bien, dût ma franchise déplaire à la reine, je lui dirai en brutal marin que je suis : Votre Majesté, je suis inquiet.
– Inquiet ! et pourquoi, milord ?
– Parce que je le suis toujours quand on tire le canon.
– Milord, dit la reine, il me semble que vous oubliez pour quelle part vous êtes dans ce canon que l’on tire.
– Justement, madame, et c’est parce que je me rappelle la lettre à laquelle vous faites allusion que mon inquiétude est double ; car, s’il arrivait quelque malheur à Votre Majesté, cette inquiétude se changerait en remords.
– Pourquoi l’avez-vous écrite, alors ? demanda la reine.
– Parce que vous m’aviez affirmé, madame, que votre gendre Sa Majesté l’empereur d’Autriche se mettrait en campagne en même temps que vous.
– Et qui vous dit, milord, qu’il ne s’y est pas mis ou ne va pas s’y mettre ?
– S’il y était, madame, nous en saurions quelque chose ; un César allemand ne se met point en marche avec une armée de deux cent mille hommes, sans que la terre tremble quelque peu ; et, s’il n’y est pas à cette heure, c’est qu’il ne s’y mettra pas avant le mois d’avril.
– Mais, demanda Emma, n’a-t-il point écrit au roi d’entrer en campagne, assurant que, quand le roi serait à Rome, il s’y mettrait à son tour ?
– Oui, je le crois, balbutia la reine.
– Avez-vous vu de vos yeux la lettre, madame ? demanda Nelson fixant son œil gris sur la reine, comme si elle était une simple femme.
– Non ; mais le roi l’a dit à M. Acton, dit la reine en balbutiant. Au reste, en supposant que nous nous fussions trompés, ou que l’empereur d’Autriche nous eût trompés, faudrait-il donc désespérer pour cela ?
– Je ne dis pas précisément qu’il faudrait désespérer ; mais j’aurais bien peur que l’armée napolitaine seule ne fût pas de force à soutenir le choc des Français.
– Comment ! vous croyez que les dix mille Français de M. Championnet peuvent vaincre soixante mille Napolitains commandés par le général Mack, qui passe pour le premier stratégiste de l’Europe ?
– Je dis, madame, que toute bataille est douteuse, que le sort de Naples dépend de celle qui s’est livrée hier, je dis enfin que si, par malheur, Mack était battu, dans quinze jours les Français seraient là.
– Oh ! mon Dieu ! que dites-vous là ? murmura madame Adélaïde en pâlissant. Comment ! nous aurions encore besoin de reprendre nos manteaux de pèlerines ? Entendez-vous ce que dit milord Nelson ma sœur ?
– Je l’entends, répondit madame Victoire avec un soupir de résignation ; mais je remets notre cause aux mains du Seigneur.
– Aux mains du Seigneur ! aux mains du Seigneur ! c’est très-bien dit, religieusement parlant ; mais il paraît que le Seigneur a dans les mains tant de causes dans le genre de la nôtre, qu’il n’a pas le temps de s’en occuper.
– Milord, dit la reine à Nelson, aux paroles duquel elle attachait plus d’importance qu’elle ne voulait en avoir l’air, vous estimez donc bien peu nos soldats, que vous pensez qu’ils ne puissent vaincre six contre un les républicains, que vous attaquez, vous, avec vos Anglais, à forces égales et souvent inférieures ?
– Sur mer, oui, madame, parce que la mer, c’est notre élément, à nous autres Anglais. Naître dans une île, c’est naître dans un vaisseau à l’ancre. Sur mer, je le dis hardiment, un marin anglais vaut deux marins français ; mais, sur terre, c’est autre chose ! ce que les Anglais sont sur mer, les Français le sont sur terre, madame. Dieu sait si je hais les Français : Dieu sait si je leur ai voué une guerre d’extermination ! Dieu sait enfin si je voudrais que tout ce qui reste de cette nation impie, qui renie son Dieu et qui coupe la tête à ses souverains, fût dans un vaisseau, et tenir, avec le pauvre Van-Guard, tout mutilé qu’il est, ce vaisseau bord à bord ! Mais ce n’est point une raison, parce que l’on déteste un ennemi, pour ne pas lui rendre justice. Qui dit haine ne dit pas mépris. Si je méprisais les Français, je ne me donnerais pas la peine de les haïr.
– Oh ! voyons, cher lord, dit Emma, avec un de ces airs de tête qui n’appartenaient qu’à elle, tant ils étaient gracieux et charmants, ne faites pas ici l’oiseau de mauvais augure. Les Français seront battus sur terre par le général Mack, comme ils l’ont été sur mer par l’amiral Nelson, – Et tenez, j’entends le bruit d’un fouet qui nous annonce des nouvelles. Entendez-vous, madame ? Entendez-vous, milord ?… Eh bien, c’est le courrier que nous promettait le roi et qui nous arrive.
Et, en effet, on entendit se rapprochant rapidement du château les claquements réitérés d’un fouet ; il n’était point difficile de deviner que le bruit de ce fouet était l’éclatante musique par laquelle les postillons ont l’habitude d’annoncer leur arrivée ; mais, en même temps, ce qui pouvait quelque peu embrouiller les idées des auditeurs, c’est qu’on entendait le roulement d’une voiture. Cependant tout le monde se leva par un mouvement spontané et prêta l’oreille.
Acton fit davantage encore : visiblement le plus ému de tous, il se retourna vers la reine Caroline.
– Votre Majesté permet-elle que je m’informe ? demanda-t-il.
La reine répondit par un signe de tête affirmatif.
Acton s’élança vers la porte, les yeux fixés sur les appartements par lesquels devait arriver l’annonce d’un courrier ou le courrier lui-même.
On avait entendu le bruit de la voiture, qui s’arrêtait sous la voûte du grand escalier.
Tout à coup, Acton, faisant trois pas en arrière, rentra à reculons dans la salle, comme un homme frappé de quelque apparition impossible.
– Le roi ! s’écria-t-il, le roi ! Que veut dire cela ?
LVIII. Tout est perdu, voire l’honneur §
Presque aussitôt, en effet, le roi entra, suivi du duc d’Ascoli. Une fois arrivé, et n’ayant plus rien à craindre, le roi avait repris son rang et était passé le premier.
Sa Majesté était dans une singulière disposition d’esprit ; le dépit que lui inspirait sa défaite luttait en elle contre la satisfaction d’avoir échappé au danger, et il éprouvait ce besoin de railler qui lui était naturel, mais qui devenait plus amer dans les circonstances où il se trouvait.
Ajoutez à cela le malaise physique d’un homme, disons plus, d’un roi qui vient de faire soixante lieues dans un mauvais calessino, sans trouver à manger, par une froide journée et par une pluvieuse nuit de décembre.
– Brrrou ! fit-il en entrant et en se frottant les mains sans paraître faire attention aux personnes qui se trouvaient là. Il fait meilleur ici que sur la route d’Albano ; qu’en dis-tu, Ascoli ?
Puis, comme les convives de la reine se confondaient en révérences :
– Bonsoir, bonsoir, continua-t-il ; je suis bien content de trouver la table mise. Depuis Rome, nous n’avons pas trouvé un morceau de viande à nous mettre sous la dent. Du pain et du fromage sur le pouce ou plutôt sous le pouce, comme c’est restaurant ! Pouah ! les mauvaises auberges que celles de mon royaume, et comme je plains les pauvres diables qui comptent sur elles ! À table, d’Ascoli, à table ! J’ai une faim d’enragé.
Et le roi se mit à table sans s’inquiéter s’il prenait la place de quelqu’un et fit asseoir d’Ascoli près de lui.
– Sire, seriez-vous assez bon pour calmer mon inquiétude, fit la reine en s’approchant de son auguste époux, dont le respect tenait tout le monde éloigné, en me disant à quelle circonstance je dois le bonheur de ce retour inattendu ?
– Madame, vous m’avez raconté, je crois, – à coup sûr, ce n’est point San-Nicandro, – l’histoire du roi François Ier, qui, après je ne sais quelle bataille, prisonnier de je ne sais quel empereur, écrivait à madame sa mère une longue lettre qui finissait par cette belle phrase : Tout est perdu, fors l’honneur. Eh bien, supposez que j’arrive de Pavie, – c’est le nom de la bataille, je me le rappelle maintenant ; – supposez donc que j’arrive de Pavie et que, n’ayant pas été assez bête pour me laisser prendre comme le roi François Ier, au lieu de vous écrire, je viens vous dire moi-même…
– Tout est perdu, fors l’honneur ! s’écria la reine effrayée.
– Oh ! non, madame, dit le roi avec un rire strident, il y a une petite variante : Tout est perdu, voire l’honneur !
– Oh ! sire, murmura d’Ascoli honteux, comme Napolitain, de ce cynisme du roi.
– Si l’honneur n’est pas perdu, d’Ascoli, fit le roi en fronçant le sourcil et en serrant les dents, preuve qu’il n’était pas aussi insensible à la situation qu’il feignait de le paraître, après quoi donc couraient ces gens qui couraient si fort, qu’en payant un ducat et demi de guides, j’ai eu toutes les peines du monde à les dépasser ? Après la honte !
Tout le monde se taisait, et il s’était fait un silence de glace ; car, sans rien savoir encore, on soupçonnait déjà tout. Le roi, nous l’avons dit, était assis et avait fait asseoir le duc d’Ascoli à son côté, et, allongeant sa fourchette, il avait pris, sur le plat qui se trouvait en face de lui, un faisan rôti qu’il avait divisé en deux parts et dont il avait mis une moitié sur son assiette et passé l’autre à d’Ascoli.
Le roi regarda autour de lui et vit que tout le monde était debout, même la reine.
– Asseyez-vous donc, asseyez-vous donc, dit-il ; quand vous aurez mal soupé, les affaires n’en iront pas mieux.
Se versant alors un plein verre de vin de Bordeaux, et passant la bouteille à d’Ascoli :
– À la santé de Championnet ! dit le roi. À la bonne heure ! en voilà un homme de parole ; il avait promis aux républicains d’être à Rome avant le vingtième jour, et il y sera revenu le dix-septième. C’est lui qui mériterait de boire cet excellent bordeaux, et moi qui mérite de boire de l’asprino.
– Comment, monsieur ! que dites-vous ? s’écria la reine. Championnet est à Rome ?
– Aussi vrai que je suis à Caserte. Seulement il n’y est peut-être pas mieux reçu que je ne le suis ici.
– Si vous n’êtes pas mieux reçu, sire, si l’on ne vous a pas fait l’accueil auquel vous avez droit, vous ne devez l’attribuer qu’à l’étonnement que nous a causé votre présence, au moment où nous nous attendions si peu au bonheur de vous revoir. Il y a à peine trois heures que j’ai reçu une lettre de vous qui m’annonçait un courrier, lequel devait m’apporter des nouvelles de la bataille.
– Eh bien, madame, reprit le roi, le courrier, c’est moi ; les nouvelles, les voici : nous avons été battus à plate couture. Que dites-vous de cela, milord Nelson, vous, le vainqueur des vainqueurs ?
– Une demi-heure avant que Votre Majesté arrivât, j’exprimais mes craintes sur une défaite.
– Et personne de nous ne voulait y croire, sire, ajouta la reine.
– Il en est ainsi de la moitié des prophéties, et cependant milord Nelson n’est point prophète dans son pays. En tout cas, c’était lui qui avait raison et les autres qui avaient tort.
– Mais enfin, sire, ces quarante mille hommes avec lesquels le général Mack devait, disait-il, écraser les dix mille républicains de Championnet ?…
– Eh bien, il paraît que Mack n’était pas prophète comme milord Nelson, et que ce sont, au contraire, les dix mille républicains de Championnet qui ont écrasé les quarante mille hommes de Mack. Dis donc, d’Ascoli, quand je pense que j’ai écrit au souverain pontife de venir sur les ailes des chérubins faire avec moi la pâque à Rome ; j’espère qu’il ne se sera point trop pressé d’accepter l’invitation. Passez-moi donc ce cuissot de sanglier, Castelcicala, on ne dîne pas avec une moitié de faisan quand on n’a pas mangé depuis vingt-quatre heures.
Puis, se tournant vers la reine :
– Avez-vous encore d’autres questions à me faire, madame ? lui demanda-t-il.
– Une dernière, sire.
– Faites.
– Je m’informerai de Votre Majesté, à quel propos cette mascarade.
Et Caroline montra d’Ascoli avec son habit brodé, ses croix, ses cordons et ses crachats.
– Quelle mascarade ?
– Le duc d’Ascoli vêtu en roi !
– Ah ! oui, et le roi vêtu en duc d’Ascoli ! Mais, d’abord, asseyez-vous ; cela me gêne, de manger assis, tandis que vous êtes tous debout autour de moi, et surtout Leurs Altesses royales, dit le roi se levant, se tournant vers Mesdames et saluant.
– Sire ! dit madame Victoire, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous la revoyons, que Votre Majesté soit bien persuadée que nous sommes heureuses de la revoir.
– Merci, merci. Et qu’est-ce que c’est que ce beau jeune lieutenant-là qui se permet de ressembler à mon fils ?
– Un des sept gardes que vous avez accordés à Leurs Altesses royales, dit la reine ; M. de Cesare est de bonne famille corse, sire, et, d’ailleurs, l’épaulette anoblit.
– Quand celui qui la porte ne la dégrade pas… Si ce que Mack m’a dit est vrai, il y a dans l’armée pas mal d’épaulettes à faire changer d’épaule. Servez bien mes cousines, monsieur de Cesare, et nous vous garderons une de ces épaulettes-là.
Le roi fit signe de s’asseoir, et l’on s’assit, quoique personne ne mangeât.
– Et maintenant, dit Ferdinand à la reine, vous me demandiez pourquoi d’Ascoli était vêtu en roi et pourquoi, moi, j’étais vêtu en d’Ascoli ? D’Ascoli va vous raconter cela. Raconte, duc, raconte.
– Ce n’est pas à moi, sire, à me vanter de l’honneur que m’a fait Votre Majesté.
– Il appelle cela un honneur ! pauvre d’Ascoli !… Eh bien, je vais vous le raconter, moi, l’honneur que je lui ai fait. Imaginez-vous qu’il m’était revenu que ces misérables jacobins avaient dit qu’ils me pendraient si je tombais entre leurs mains.
– Ils en eussent bien été capables !
– Vous le voyez, madame, vous aussi, vous êtes de cet avis… Eh bien, comme nous sommes partis tels que nous étions et sans avoir le temps de nous déguiser, à Albano, j’ai dit à d’Ascoli : « Donne-moi ton habit et prends le mien afin que, si ces gueux de jacobins nous prennent, ils croient que tu es le roi et me laissent fuir ; puis, quand je serai en sûreté, tu leur expliqueras que ce n’est pas toi qui es le roi. » Mais une chose à laquelle n’avait pas pensé le pauvre d’Ascoli, ajouta le roi en éclatant de rire, c’est que, si nous eussions été pris, ils ne lui auraient pas donné le temps de s’expliquer, et qu’ils auraient commencé par le pendre, quitte à écouter ses explications après.
– Si fait, sire, j’y avais pensé, répondit simplement le duc, et c’est pour cela que j’ai accepté.
– Tu y avais pensé ?
– Oui, sire.
– Et, malgré cela, tu as accepté ?
– J’ai accepté, comme j’ai l’honneur de le dire à Votre Majesté, fit d’Ascoli en s’inclinant, à cause de cela.
Le roi se sentit de nouveau touché de ce dévouement si simple et si noble ; d’Ascoli était celui de ses courtisans qui lui avait le moins demandé et pour lequel il n’avait jamais, par conséquent, pensé à rien faire.
– D’Ascoli, dit le roi, je te l’ai déjà dit et je te le répète, tu garderas cet habit, tel qu’il est, avec ses cordons et ses plaques, en souvenir du jour où tu t’es offert à sauver la vie à ton roi, et moi, je garderai le tien en souvenir de ce jour aussi. Si jamais tu avais une grâce à me demander ou un reproche à me faire, d’Ascoli, tu mettrais cet habit et tu viendrais à moi.
– Bravo ! sire, s’écria de Cesare, voilà ce qui s’appelle récompenser !
– Eh bien, jeune homme, dit madame Adélaïde, oubliez-vous que vous avez l’honneur de parler à un roi ?
– Pardon, Votre Altesse, jamais je ne m’en suis souvenu davantage, car jamais je n’ai vu un roi plus grand.
– Ah ! ah ! dit Ferdinand, il y a du bon dans ce jeune homme. Viens ici ! comment t’appelles-tu ?
– De Cesare, sire.
– De Cesare, je t’ai dit que tu pourrais bien gagner une paire d’épaulettes arrachées aux épaules d’un lâche ; tu n’attendras point jusque-là, et tu n’auras point cette honte : je te fais capitaine. Monsieur Acton, vous veillerez à ce que son brevet lui soit expédié demain ; vous y ajouterez une gratification de mille ducats.
– Que Votre Majesté me permettra de partager avec mes compagnons, sire ?
– Tu feras comme tu voudras ; mais, en tout cas, présente-toi demain devant moi avec les insignes de ton nouveau grade, afin que je sois sûr que mes ordres ont été exécutés.
Le jeune homme s’inclina et regagna sa place à reculons.
– Sire, dit Nelson, permettez-moi de vous féliciter ; vous avez été deux fois roi dans cette soirée.
– C’est pour les jours où j’oublie de l’être, milord, répondit Ferdinand avec cet accent qui flottait entre la finesse et la bonhomie ; ce qui rendait si difficile de porter un jugement sur son compte.
Puis, se tournant vers le duc :
– Eh bien, d’Ascoli, lui dit le roi, pour en revenir à nos moutons, est-ce marché fait ?
– Oui, sire, et la reconnaissance est toute de mon côté, répliqua d’Ascoli. Seulement, que Votre Majesté ait la bonté de me rendre une petite tabatière d’écaille sur laquelle se trouve le portrait de ma fille et qui est dans la poche de ma veste, et moi, de mon côté, je vous restituerai cette lettre de Sa Majesté l’empereur d’Autriche, que Votre Majesté a mise dans sa poche après en avoir lu la première ligne seulement.
– C’est vrai, je me le rappelle. Donne, duc :
– La voilà, sire.
Le roi prit la lettre des mains de d’Ascoli et l’ouvrit machinalement.
– Notre gendre se porte bien ? demanda la reine avec une certaine inquiétude.
– Je l’espère ; au reste, je vais vous le dire, attendu que, comme me le faisait observer d’Ascoli, la lettre m’a été remise au moment où je montais à cheval.
– De sorte, insista la reine, que vous n’en avez lu que la première ligne ?
– Laquelle me félicitait sur mon entrée triomphale à Rome ; or, comme le moment était mal choisi, attendu qu’elle arrivait juste au moment où j’allais en sortir peu triomphalement, je n’ai pas jugé à propos de perdre mon temps à la lire. Maintenant, c’est autre chose, et, si vous permettez, je…
– Faites, sire, dit la reine en s’inclinant.
Le roi se mit à lire ; mais, à la deuxième ou troisième ligne, sa figure se décomposa tout à coup, et, changeant d’expression, s’assombrit visiblement.
La reine et Acton échangèrent un regard, et leurs yeux se fixèrent avidement sur cette lettre, que le roi continuait de lire avec une agitation croissante.
– Ah ! fit le roi, voilà, par saint Janvier, qui est étrange, et, à moins que la peur ne m’ait donné la berlue…
– Mais qu’y a-t-il donc, sire ? demanda la reine.
– Rien, madame, rien… Sa Majesté l’empereur m’annonce une nouvelle à laquelle je ne m’attendais pas, voilà tout.
– À l’expression de votre visage, sire, je crains qu’elle ne soit mauvaise.
– Mauvaise ! vous ne vous trompez point, madame ; nous sommes dans notre jour ; vous le savez, il y a un proverbe qui dit : « Les corbeaux volent par troupes. » Il paraît que les mauvaises nouvelles sont comme les corbeaux.
En ce moment, un valet de pied s’approcha du roi, et, se penchant à son oreille :
– Sire, lui dit-il, la personne que Votre Majesté a fait demander en descendant de voiture, et qui, par hasard, était à San-Leucio, attend Votre Majesté dans son appartement.
– C’est bien, répondit le roi, j’y vais. Attendez. Informez-vous si Ferrari… C’est lui qui était porteur de ma nouvelle dépêche, n’est-ce pas ?
– Oui, sire.
– Eh bien, informez-vous s’il est encore ici.
– Oui, sire ; il allait repartir lorsqu’il a appris votre arrivée.
– C’est bien. Dites-lui de ne pas bouger. J’aurai besoin de lui dans un quart d’heure ou une demi-heure.
Le valet de pied sortit.
– Madame, dit le roi, vous m’excuserez si je vous quitte, mais je n’ai pas besoin de vous apprendre qu’après la course un peu forcée que je viens de faire, j’ai besoin de repos.
La reine fit avec la tête un signe d’adhésion.
Alors, s’adressant aux deux vieilles princesses, qui n’avaient pas cessé de chuchoter avec inquiétude depuis qu’elles connaissaient l’état des choses :
– Mesdames, dit-il, j’eusse voulu vous offrir une hospitalité plus sûre et surtout plus durable ; mais, en tout cas, si vous étiez obligées de quitter mon royaume et qu’il ne vous plût pas de venir où nous serons peut-être forcés d’aller, je n’aurais aucune inquiétude sur Vos Altesses royales tant qu’elles auraient pour gardes du corps le capitaine de Cesare et ses compagnons.
Puis, à Nelson :
– Milord Nelson, continua-t-il, je vous verrai demain, j’espère, ou plutôt aujourd’hui, n’est-ce pas ? Dans les circonstances où je me trouve, j’ai besoin de connaître les amis sur lesquels je puis compter et jusqu’à quel point je puis compter sur eux.
Nelson s’inclina.
– Sire, répliqua-t-il, j’espère que Votre Majesté n’a pas douté et ne doutera jamais ni de mon dévouement, ni de l’affection que lui porte mon auguste souverain, ni de l’appui que lui prêtera la nation anglaise.
Le roi fit un signe qui voulait dire à la fois « Merci, » et « Je compte sur votre promesse. »
Puis, s’approchant de d’Ascoli :
– Mon ami, je ne te remercie pas, lui dit-il ; tu as fait une chose si simple, à ton avis du moins, que cela n’en vaut pas la peine.
Enfin, se tournant vers l’ambassadeur d’Angleterre :
– Sir William Hamilton, continua-t-il, vous souvient-il qu’au moment où cette malheureuse guerre a été décidée, je me suis, comme Pilate, lavé les mains de tout ce qui pouvait arriver ?
– Je m’en souviens parfaitement, sire ; c’était même le cardinal Ruffo qui vous tenait la cuvette, répondit sir William.
– Eh bien, maintenant, arrive qui plante, cela ne me regarde plus ; cela regarde ceux qui ont tout fait sans me consulter, et qui, lorsqu’ils m’ont consulté, n’ont pas voulu écouter mes avis.
Et, ayant enveloppé d’un même regard de reproche la reine et Acton, il sortit.
La reine se rapprocha vivement d’Acton.
– Avez-vous entendu, Acton ? lui dit-elle. Il a prononcé le nom de Ferrari après avoir lu la lettre de l’empereur.
– Oui, certes, madame, je l’ai entendu ; mais Ferrari ne sait rien : tout s’est passé pendant son évanouissement et son sommeil.
– N’importe ! il sera prudent de nous débarrasser de cet homme.
– Eh bien, dit Acton, on s’en débarrassera.
LIX. Où sa majesté commence par ne rien comprendre et finit par n’avoir rien compris. §
Le personnage qui attendait le roi dans son appartement et qui par hasard se trouvait à San-Leucio quand le roi l’avait demandé, c’était le cardinal Ruffo, c’est-à-dire celui auquel le roi avait toujours recouru dans les cas extrêmes.
Or, au cas extrême dans lequel se trouvait le roi à son arrivée, s’était jointe une complication inattendue qui lui faisait encore désirer davantage de consulter son conseil.
Aussi le roi s’élança-t-il dans sa chambre en criant :
– Où est-il ? où est-il ?
– Me voilà, sire, répondit le cardinal en venant au-devant de Ferdinand.
– Avant tout, pardon, mon cher cardinal, de vous avoir fait éveiller à deux heures du matin.
– Du moment que ma vie elle-même appartient à Sa Majesté, mes nuits comme mes jours sont à elle.
– C’est que, voyez-vous, mon éminentissime, jamais je n’ai eu plus besoin du dévouement de mes amis qu’à cette heure.
– Je suis heureux et fier que le roi me mette au nombre de ceux sur le dévouement desquels il peut compter.
– En me voyant revenir d’une manière si inattendue, vous vous doutez de ce qui arrive, n’est-ce pas ?
– Le général Mack s’est fait battre, je présume.
– Ah ! ç’a été lestement fait, allez ! en une seule fois et d’un seul coup. Nos quarante mille Napolitains, à ce qu’il paraît, et c’est le cas de le dire, n’y ont vu que du feu.
– Ai-je besoin de dire à Votre Majesté que je m’y attendais ?
– Mais, alors, pourquoi m’avez-vous conseillé la guerre ?
– Votre Majesté se rappellera que c’était à une condition seulement que je lui donnais ce conseil-là.
– Laquelle ?
– C’est que l’empereur d’Autriche marcherait sur le Mincio en même temps que Votre Majesté marcherait sur Rome ; mais il paraît que l’empereur n’a point marché.
– Vous touchez là un bien autre mystère, mon éminentissime.
– Comment ?
– Vous vous rappelez parfaitement la lettre par laquelle l’empereur me disait qu’aussitôt que je serais à Rome, il se mettrait en campagne, n’est-ce pas ?
– Parfaitement ; nous l’avons lue, examinée et paraphrasée ensemble.
– Je dois justement l’avoir ici dans mon porte-feuille particulier.
– Eh bien, sire ? demanda le cardinal.
– Eh bien, prenez connaissance de cette autre lettre que j’ai reçue à Rome au moment où je mettais le pied à l’étrier, et que je n’ai lue entièrement que ce soir, et, si vous y comprenez quelque chose, je déclare non-seulement que vous êtes plus fin que moi, ce qui n’est pas bien difficile, mais encore que vous êtes sorcier.
– Sire, ce serait une déclaration que je vous prierais de garder pour vous. Je ne suis pas déjà si bien en cour de Rome.
– Lisez, Lisez.
Le cardinal prit la lettre et lut :
« Mon cher frère et cousin, oncle et beau-père, allié et confédéré… »
– Ah ! dit le cardinal en s’interrompant, celle-là est de la main tout entière de l’empereur.
– Lisez, lisez, fit le roi.
Le cardinal lut :
« Laissez-moi d’abord vous féliciter de votre entrée triomphale à Rome. Le dieu des batailles vous a protégé, et je lui rends grâces de la protection qu’il vous a accordée ; cela est d’autant plus heureux qu’il paraît s’être fait entre nous un grand malentendu… »
Le cardinal regarda le roi.
– Oh ! vous allez voir, mon éminentissime ; vous n’êtes pas au bout, je vous en réponds.
Le cardinal continua.
« Vous me dites, dans la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire pour m’annoncer vos victoires, que je n’ai plus, de mon côté, qu’à tenir ma promesse, comme vous avez tenu les vôtres ; et vous me dites clairement que cette promesse que je vous ai faite était d’entrer en campagne aussitôt que vous seriez à Rome… »
– Vous vous rappelez parfaitement, n’est-ce pas, mon éminentissime, que l’empereur mon neveu avait pris cet engagement ?
– Il me semble que c’est écrit en toutes lettres dans sa dépêche.
– D’ailleurs, continua le roi, qui, tandis que le cardinal lisait la première partie de la lettre de l’empereur, avait ouvert son portefeuille et y avait retrouvé la première missive, nous allons en juger : voici la lettre de mon cher neveu ; nous la comparerons à celle-ci, et nous verrons bien qui, de lui ou de moi, a tort. Continuez, continuez.
Le cardinal, en effet, continua :
« Non-seulement je ne vous ai pas promis cela, mais je vous ai, au contraire, positivement écrit que je ne me mettrais en campagne qu’à l’arrivée du général Souvorov et de ses quarante mille Russes, c’est-à-dire vers le mois d’avril prochain… »
– Vous comprenez, mon éminentissime, reprit le roi, qu’un de nous deux est fou.
– Je dirai même un de nous trois, reprit le cardinal, car je l’ai lu comme Votre Majesté.
– Eh bien, alors, continuez.
Le cardinal se remit à sa lecture.
« Je suis d’autant plus sûr de ce que je vous dis, mon cher oncle et beau-père, que, selon la recommandation que Votre Majesté m’en avait faite j’ai écrit la lettre que j’ai eu l’honneur de lui adresser tout entière de ma main… »
– Vous entendez ? de sa main !
– Oui ; mais je dirais comme Votre Majesté, que je n’y comprends absolument rien.
– Vous allez voir, Éminence, qu’il n’y a de l’auguste main de mon neveu, au contraire, que l’adresse, l’en-tête et la salutation.
– Je me rappelle tout cela parfaitement.
– Continuez, alors.
Le cardinal reprit :
« Et que, pour ne m’écarter en rien de ce que j’avais l’honneur de dire à Votre Majesté, j’en ai fait prendre copie par mon secrétaire ; cette copie, je vous l’envoie afin que vous la compariez à l’original et que vous vous assuriez de visu qu’il ne pouvait y avoir, dans mes phrases, aucune ambiguïté qui vous induisit en pareille erreur… »
Le cardinal regarda le roi.
– Y comprenez-vous quelque chose ? demanda Ferdinand.
– Pas plus que vous, sire ; mais permettez que j’aille jusqu’au bout.
– Allez, allez ! ah ! nous sommes dans de beaux draps, mon cher cardinal !
« Et, comme j’avais l’honneur de le dire à Votre Majesté, continua Ruffo, je suis doublement heureux que la Providence ait béni ses armes ; car, si au lieu d’être victorieuse, elle eût été battue, il m’eût été impossible, sans manquer aux engagements pris par moi envers les puissances confédérées, d’aller à son secours, et j’eusse été obligé, à mon grand regret, de l’abandonner à sa mauvaise fortune ; ce qui eût été pour mon cœur un grand désespoir que, par bonheur, la Providence m’a épargné en lui accordant la victoire… »
– Oui, la victoire, dit le roi, elle est belle, la victoire !
« Et maintenant, recevez, mon cher frère et cousin, oncle et beau-père… »
– Et cœtera, et cœtera ! interrompit le roi. Ah !… Et maintenant, mon cher cardinal, voyons la copie de la prétendue lettre, dont, par bonheur, j’ai conservé l’original.
Cette copie était effectivement incluse dans la lettre. Ruffo la tenait, il la lut. C’était bien celle de la dépêche qui avait été décachetée par la reine et Acton, et qui, leur ayant paru mal seconder leur désir, avait été remplacée par la lettre falsifiée que le roi tenait à la main, prêt à la comparer à la copie que lui envoyait François II.
Quand nous aurons remis sous les yeux de nos lecteurs cette copie de la véritable lettre, – comme nous croyons la chose nécessaire à la clarté de notre récit, – on jugera de l’étonnement où elle devait jeter le roi.
« Château de Schœnbrünn, 28 septembre 1798.
» Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré,
» Je réponds à Votre Majesté de ma main, comme elle m’a écrit de la sienne.
» Mon avis, d’accord avec celui du conseil aulique, est que nous ne devons commencer la guerre contre la France que quand nous aurons réuni toutes nos chances de succès ; et une des chances sur lesquelles il m’est permis de compter, c’est la coopération des 40,000 hommes de troupes russes conduites par le feld-maréchal Souvorov, à qui je compte donner le commandement en chef de nos armées ; or, ces 40,000 hommes ne seront ici qu’à la fin de mars. Temporisez donc, mon très-excellent frère, cousin et oncle ; retardez par tous les moyens possibles l’ouverture des hostilités ; je ne crois pas que la France soit plus que nous désireuse de faire la guerre ; profitez de ses dispositions pacifiques ; donnez quelque raison, bonne ou mauvaise, de ce qui s’est passé ; et, au mois d’avril, nous entrerons en campagne avec tous nos moyens.
» Sur ce, et la présente n’étant à autre fin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde.
» FRANÇOIS. »
– Et, maintenant que vous venez de lire la prétendue copie, dit le roi, lisez l’original, et vous verrez s’il ne dit pas tout le contraire.
Et il passa au cardinal la lettre falsifiée par Acton et par la reine, lettre qu’il lut tout haut, comme il avait fait de la première.
Comme la première, elle doit être mise sous les yeux de nos lecteurs, qui se souviennent peut-être du sens, mais qui, à coup sûr, ont oublié le texte :
La voici :
« Château de Schœnbrünn, 28 septembre 1798.
» Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré,
» Rien ne pouvait m’être plus agréable que la lettre que vous m’écrivez et dans laquelle vous me promettez de vous soumettre en tout point à mon avis. Les nouvelles qui m’arrivent de Rome me disent que l’armée française est dans l’abattement le plus complet ; il en est tout autant de l’armée de la haute Italie.
» Chargez-vous donc de l’une, mon très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré ; je me chargerai de l’autre. À peine aurai-je appris que vous êtes à Rome, que, de mon côté, j’entre en campagne avec 140,000 hommes ; vous en avez de votre côté 60,000 ; j’attends 40,000 Russes ; c’est plus qu’il n’en faut pour que le prochain traité de paix, au lieu de s’appeler le traité de Campo-Formio, s’appelle le traité de Paris.
» Sur ce, et la présente n’étant à autre fin, je prie, mon très-cher frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde.
» FRANÇOIS. »
Le cardinal demeura pensif après avoir achevé sa lecture.
– Eh bien, éminentissime, que pensez-vous de cela ? dit le roi.
– Que l’empereur a raison, mais que Votre Majesté n’a pas tort.
– Ce qui signifie ?
– Qu’il y a là-dessous, comme l’a dit Votre Majesté, quelque mystère terrible peut-être ; plus qu’un mystère, une trahison.
– Une trahison ! Et qui avait intérêt à me trahir ?
– C’est me demander le nom des coupables, sire et je ne les connais pas.
– Mais ne pourrait-on pas les connaître ?
– Cherchons-les, je ne demande pas mieux que d’être le limier de Votre Majesté ; Jupiter a bien trouvé Ferrari… Et tenez, à propos de Ferrari, sire, il serait bon de l’interroger.
– Cela a été ma première pensée ; aussi lui ai-je fait dire de se tenir prêt.
– Alors, que Votre Majesté le fasse venir.
Le roi sonna ; le même valet de pied qui était venu lui parler à table parut.
– Ferrari ! demanda le roi.
– Il attend dans l’antichambre, sire.
– Fais-le entrer.
– Votre Majesté m’a dit qu’elle était sûre de cet homme.
– C’est à dire, Éminence, que je vous ai dit que je croyais en être sûr.
– Eh bien, j’irai plus loin que Votre Majesté, j’en suis sûr, moi.
Ferrari parut à la porte, botté, éperonné, prêt à partir.
– Viens ici, mon brave, lui dit le roi.
– Aux ordres de Votre Majesté. Mes dépêches, sire ?
– Il ne s’agit pas de dépêches ce soir, mon ami, dit le roi ; il s’agit seulement de répondre à nos questions.
– Je suis prêt, sire.
– Interrogez, cardinal.
– Mon ami, dit Ruffo au courrier, le roi a la plus grande confiance en vous.
– Je crois l’avoir méritée par quinze ans de bons et loyaux services, monseigneur.
– C’est pourquoi le roi vous prie de rappeler tous vos souvenirs, et il veut bien vous prévenir par ma voix qu’il s’agit d’une affaire très-importante.
– J’attends votre bon plaisir, monseigneur, dit Ferrari.
– Vous vous rappelez bien les moindres circonstances de votre voyage à Vienne, n’est-ce pas ? demanda le cardinal.
– Comme si j’en arrivais, monseigneur.
– C’est bien l’empereur qui vous a remis lui-même la lettre que vous avez apportée au roi ?
– Lui-même, oui, monseigneur, et j’ai déjà eu l’honneur de le dire à Sa Majesté.
– Sa Majesté désirerait en recevoir une seconde fois l’assurance de votre bouche.
– J’ai l’honneur de la lui donner.
– Où avez-vous mis la lettre de l’empereur ?
– Dans cette poche-là, dit Ferrari en ouvrant sa veste.
– Où vous êtes-vous arrêté ?
– Nulle part, excepté pour changer de cheval.
– Où avez-vous dormi ?
– Je n’ai pas dormi.
– Hum ! fit le cardinal ; mais j’ai entendu dire – vous nous avez même dit – qu’il vous était arrivé un accident.
– Dans la cour du château, monseigneur ; j’ai fait tourner mon cheval trop court, il s’est abattu des quatre pieds, ma tête a porté contre une borne, et je me suis évanoui.
– Où avez-vous repris vos sens ?
– Dans la pharmacie.
– Combien de temps êtes-vous resté sans connaissance ?
– C’est facile à calculer, monseigneur. Mon cheval s’est abattu vers une heure ou une heure et demie du matin, et, quand j’ai rouvert les yeux, il commençait à faire jour.
– Au commencement d’octobre, il fait jour vers cinq heures et demie du matin, six heures peut-être, c’est donc pendant quatre heures environ que vous êtes resté évanoui ?
– Environ, oui, monseigneur.
– Qui était près de vous quand vous avez rouvert les yeux ?
– Le secrétaire de Son Excellence le capitaine général, M. Richard, et le chirurgien de Santa-Maria.
– Vous n’avez aucun soupçon que l’on ait touché à la lettre qui était dans votre poche ?
– Quand je me suis réveillé, la première chose que j’ai faite a été d’y porter la main, elle y était toujours. J’ai examiné le cachet et l’enveloppe, ils m’ont paru intacts.
– Vous aviez donc quelques doutes ?
– Non, monseigneur, j’ai agi instinctivement.
– Et ensuite ?
– Ensuite, monseigneur, comme le chirurgien de Santa-Maria m’avait pansé pendant mon évanouissement, on m’a fait prendre un bouillon ; je suis parti, et j’ai remis ma lettre à Sa Majesté. Du reste, vous étiez là, monseigneur.
– Oui, mon cher Ferrari, et je crois pouvoir affirmer au roi que, dans toute cette affaire, vous vous êtes conduit en bon et loyal serviteur. Voilà tout ce que l’on désirait savoir de vous ; n’est-ce pas, sire ?
– Oui, répondit Ferdinand.
– Sa Majesté vous permet donc de vous retirer, mon ami, et de prendre un repos dont vous devez avoir grand besoin.
– Oserai-je demander à Sa Majesté si j’ai démérité en rien de ses bontés ?
– Au contraire, mon cher Ferrari, dit le roi, au contraire, et tu es plus que jamais l’homme de ma confiance.
– Voilà tout ce que je désirais savoir, sire ; car c’est la seule récompense que j’ambitionne.
Et il se retira heureux de l’assurance que lui donnait le roi.
– Eh bien ? demanda Ferdinand.
– Eh bien, sire, s’il y a eu substitution de lettre, ou changement fait à la lettre, c’est pendant l’évanouissement de ce malheureux que la chose a eu lieu.
– Mais, comme il vous l’a dit, mon éminentissime, le cachet et l’enveloppe étaient intacts.
– Une empreinte de cachet est facile à prendre.
– On aurait donc contrefait la signature de l’empereur ? Dans tous les cas, celui qui aurait fait le coup serait un habile faussaire.
– On n’a pas eu besoin de contrefaire la signature de l’empereur, sire.
– Comment s’y est-on pris, alors ?
– Remarquez, sire, que je ne vous dis pas ce que l’on a fait.
– Que me dites-vous donc ?
– Je dis à Votre Majesté ce que l’on aurait pu faire.
– Voyons.
– Supposez, sire, que l’on se soit procuré ou que l’on ait fait faire un cachet représentant la tête de Marc-Aurèle.
– Après ?
– On aurait pu amollir la cire du cachet en la plaçant au-dessus d’une bougie, ouvrir la lettre, la plier ainsi…
Et Ruffo la plia, en effet, comme avait fait Acton.
– Pour quoi faire la plier ainsi ? demanda le roi.
– Pour sauvegarder l’en-tête et la signature ; puis, avec un acide quelconque, enlever l’écriture, et, à la place de ce qui y était alors, mettre ce qu’il y a aujourd’hui.
– Vous croyez cela possible, Éminence ?
– Rien de plus facile ; je dirai même que cela expliquerait parfaitement, vous en conviendrez, sire, une lettre d’une écriture étrangère entre un entête et une salutation de l’écriture de l’empereur.
– Cardinal ! cardinal ! dit le roi après avoir examiné la lettre avec attention, vous êtes un bien habile homme.
Le cardinal s’inclina.
– Et maintenant, qu’y a-t-il à faire, à votre avis ? demanda le roi.
– Laissez-moi le reste de la nuit pour y penser, répliqua le cardinal, et, demain, nous en reparlerons.
– Mon cher Ruffo, dit le roi, n’oubliez pas que, si je ne vous fais pas premier ministre, c’est que je ne suis pas le maître.
– J’en suis si bien convaincu, sire, que, tout en ne l’étant pas, j’en ai la même reconnaissance à Votre Majesté que si je l’étais.
Et, saluant le roi avec son respect accoutumé, le cardinal sortit, laissant Sa Majesté pénétrée d’admiration pour lui.
LX. Où Vanni touche enfin au but qu’il ambitionnait depuis si longtemps. §
On se rappelle la recommandation qu’avait faite le roi Ferdinand dans une de ses lettres à la reine. Cette recommandation disait de ne point laisser languir en prison Nicolino Caracciolo et de presser le marquis Vanni, procureur fiscal, d’instruire le plus promptement possible son procès. Nos lecteurs ne se sont point trompés, nous l’espérons, à l’intention de la recommandation susdite, et ne lui ont rien reconnu de philanthropique. Non ! le roi avait, comme la reine, ses motifs de haine à lui : il se rappelait que l’élégant Nicolino Caracciolo, descendu du Pausilippe pour fêter, dans le golfe de Naples, Latouche-Tréville et ses marins, avait été un des premiers à offusquer ses yeux en abandonnant la poudre, en immolant sa queue aux idées nouvelles et en laissant pousser ses favoris, et qu’il avait enfin, un des premiers toujours à marcher dans la mauvaise voie, substitué insolemment le pantalon à la culotte courte.
En outre, Nicolino, on le sait, était frère du beau duc de Rocca-Romana, qui, à tort ou à raison, avait passé pour être l’objet d’un de ces nombreux et rapides caprices de la reine, non enregistrés par l’histoire, qui dédaigne ces sortes de détails, mais constatés par la chronique scandaleuse des cours qui en vit ; or, le roi ne pouvait se venger du duc de Rocca-Romana, qui n’avait pas changé un bouton à son costume, ne s’était rien coupé, ne s’était rien laissé pousser, et, par conséquent, était resté dans les plus strictes règles de l’étiquette ; il n’était donc pas fâché, – un mari si débonnaire qu’il soit ayant toujours quelque rancune contre les amants de sa femme, – il n’était donc pas fâché, n’ayant point de prétexte plausible pour se venger du frère aîné, d’en rencontrer un pour se venger du frère cadet. D’ailleurs, comme titre personnel à l’antipathie du roi, Nicolino Caracciolo était entaché du péché originel d’avoir une Française pour mère, et, de plus, étant déjà à moitié Français de naissance, d’être encore tout à fait Français d’opinion.
On a vu, d’ailleurs, que les soupçons du roi, tout vagues et instinctifs qu’ils étaient sur Nicolino Caracciolo, n’étaient point tout à fait dénués de fondement, puisque Nicolino était lié à cette grande conspiration qui s’étendait jusqu’à Rome, et qui avait pour but, en appelant les Français à Naples, d’y faire entrer avec eux la lumière, le progrès, la liberté.
Maintenant, on se rappelle par quelle suite de circonstances inattendues Nicolino Caracciolo avait été amené à prêter à Salvato, trempé par l’eau de la mer, des habits et des armes ; comment, une lettre de femme qu’il avait oubliée dans la poche de sa redingote ayant été trouvée par Pasquale de Simone, avait été remise par celui-ci à la reine et par la reine à Acton ; nous avons presque assisté à l’expérience chimique qui, en enlevant le sang, avait laissé subsister l’écriture, et nous avons assisté tout à fait à l’expérience poétique qui, en dénonçant la femme, avait permis de s’emparer de son amant ; or, l’amant arrêté et conduit, on s’en souvient, au château Saint-Elme, n’était autre que notre insouciant et aventureux ami Nicolino Caracciolo.
Le lecteur nous pardonnera si nous lui faisons subir ici quelques redites ; nous désirons, autant que possible, ajouter par quelques lignes – ces lignes fussent-elles inutiles – à la clarté de notre récit, que peuvent, malgré nos efforts, obscurcir les nombreux personnages que nous mettons en scène et dont une partie est forcée de disparaître pour faire place à d’autres, parfois pendant plusieurs chapitres, parfois pendant un volume entier.
Que l’on nous pardonne donc certaines digressions en faveur de la bonne intention, et que l’on ne fasse point de notre bonne intention un des pavés de l’enfer.
Le château Saint-Elme, où Nicolino avait été conduit et enfermé, était, nous croyons l’avoir déjà dit, la Bastille de Naples.
Le château Saint-Elme, qui a joué un grand rôle dans toutes les révolutions de Naples, et qui, par conséquent, aura le sien dans la suite de cette histoire, est bâti au sommet de la colline qui domine l’ancienne Parthénope. Nous ne chercherons pas, comme le faisait notre savant archéologue sir William Hamilton, si le nom Erme, premier nom du château Saint-Elme, vient de l’ancien mot phénicien erme, qui veut dire, élevé, sublime, ou bien lui fut donné à cause des statues de Priape à l’aide desquelles les habitants de Nicopolis marquaient les limites de leurs champs et de leurs maisons, et qu’ils appelaient Terme. N’ayant pas reçu du ciel ce regard pénétrant qui lit dans la nuit profonde des étymologies, nous nous contenterons de faire remonter cette appellation à une chapelle de Saint-Érasme qui donna son nom à la montagne sur laquelle elle était assise ; la montagne s’appela donc d’abord le mont Saint-Érasme, puis, par corruption, Saint-Erme, puis enfin en dernier lieu, et se corrompant de plus en plus, Saint-Elme. Sur ce sommet, qui domine la ville et la mer, fut d’abord bâtie une tour qui remplaça la chapelle et que l’on appela Belforte ; cette tour fut convertie en château par Charles II d’Anjou, dit le Boiteux ; ses fortifications s’augmentèrent lorsque Naples fut assiégée par Lautrec, non pas en 1518, comme le dit il signor Giuseppe Gallanti, auteur de Naples et ses Environs ; mais, en 1528, elle devint, par ordre de Charles-Quint, une forteresse régulière. Comme toutes les forteresses destinées d’abord à défendre les populations au milieu ou sur la tête desquelles elles sont élevées, Saint-Elme en arriva peu à peu, non-seulement à ne plus défendre la population de Naples, mais à la menacer, et c’est sous ce dernier point de vue que le sombre château fait encore la terreur des Napolitains, qui, à chaque révolution qu’ils font ou plutôt qu’ils laissent faire, demandent sa démolition au nouveau gouvernement qui succède à l’ancien. Le nouveau gouvernement, qui a besoin de se populariser, décrète la démolition de Saint-Elme, mais se garde bien de le démolir.
Hâtons-nous de dire, attendu qu’il faut rendre justice aux pierres comme aux gens, que l’honnête et pacifique château Saint-Elme, éternelle menace de destruction pour la ville, s’est toujours borné à menacer, n’a jamais rien détruit, et même, dans certaines circonstances, a protégé.
Nous avons dit tout à l’heure qu’il fallait rendre justice aux pierres comme aux gens ; retournons la maxime, et disons maintenant qu’il faut rendre justice aux gens comme aux pierres.
Ce n’était point, Dieu merci ! par paresse ou négligence que le marquis Vanni n’avait pas suivi plus activement le procès Nicolino, non ; le marquis, véritable procureur fiscal, ne demandant que des coupables et ne désirant que d’en trouver là même où il n’y en avait pas, était loin de mériter un pareil reproche, non ; mais c’était un homme de conscience dans son genre que le marquis Vanni : il avait fait durer sept ans le procès du prince de Tarsia, et trois ans celui du chevalier de Medici et de ceux qu’il s’obstinait à appeler ses complices ; il tenait un coupable, cette fois, il avait des preuves de sa culpabilité, il était sûr que ce coupable ne pouvait lui échapper sous la triple porte qui fermait son cachot et sous la triple muraille qui entourait Saint-Elme ; il ne regardait donc pas à un jour, à une semaine et même à un mois pour arriver à un résultat satisfaisant. D’ailleurs, il appartenait, nous l’avons dit, pour les instincts, pour l’allure, aux animaux de la race féline, et l’on sait que le tigre s’amuse à jouer avec l’homme avant de le mettre en morceaux, et le chat avec la souris avant de la dévorer.
Le marquis Vanni s’amusait donc à jouer avec Nicolino Caracciolo avant de lui faire couper la tête.
Mais, il faut le dire, dans ce jeu mortel où luttaient l’un contre l’autre l’homme armé de la loi, de la torture et de l’échafaud, et l’homme armé de son seul esprit, ce n’était pas celui qui avait toutes les chances de gagner qui gagnait toujours. Loin de là. Après quatre interrogatoires successifs, qui chacun avaient duré plus de deux heures, et dans lesquels Vanni avait essayé de retourner son prévenu de toutes les façons, le juge n’était pas plus avancé et le prévenu pas plus compromis que le premier jour, c’est-à-dire que l’interrogateur en était arrivé à savoir les nom, prénoms, qualités, âge, état social de Nicolino Caracciolo, ce que tout le monde savait à Naples, sans avoir besoin de recourir à un mois de prison et à une instruction de trois semaines ; mais le marquis Vanni, malgré sa curiosité, – et il était certainement un des juges les plus curieux du royaume des Deux-Siciles, – n’avait pu en savoir davantage.
En effet, Nicolino Caracciolo s’était enfermé dans ce dilemme : « Je suis coupable ou je suis innocent. Ou je suis coupable, et je ne suis pas assez bête pour faire des aveux qui me compromettront ; ou je suis innocent, et, par conséquent, n’ayant rien à avouer, je n’avouerai rien. » Il était résulté de ce système de défense qu’à toutes les questions faites par Vanni pour savoir autre chose que tout ce que tout le monde savait, c’est-à-dire ses nom, prénoms, qualités, âge, demeure et état social, Nicolino Caracciolo avait répondu par d’autres questions, demandant à Vanni, avec l’accent du plus vif intérêt s’il était marié, si sa femme était jolie, s’il l’aimait, s’il en avait des enfants, quel était leur âge, s’il avait des frères, des sœurs, si son père vivait, si sa mère était morte, combien lui donnait la reine pour le métier qu’il faisait, si son titre de marquis était transmissible à l’aîné de sa famille, s’il croyait en Dieu, à l’enfer, au paradis, s’appuyant dans toutes ses divagations, sur ce qu’il avait, pour tout ce qui regardait le marquis, une sympathie aussi vive au moins que celle que le marquis Vanni avait pour lui, et que, par conséquent, il lui était permis, sinon de lui faire les mêmes questions, – il ne poussait point l’indiscrétion jusque là, – au moins des questions analogues à celles qu’il lui faisait. Il en était résulté qu’à la fin de chaque interrogatoire, le marquis Vanni s’était trouvé un peu moins avancé qu’au commencement et n’avait pas même osé faire dresser par le greffier procès-verbal de toutes les folies que Nicolino lui avait dites, et qu’enfin, ayant menacé le prisonnier, lors de sa dernière visite, de lui faire donner la question s’il continuait de rire au nez de cette respectable déesse que l’on appelle la Justice, il se présentait au château Saint-Elme, dans la matinée du 9 décembre, – c’est-à-dire quelques heures après l’arrivée du roi à Caserte, arrivée complétement ignorée encore à Naples et qui n’était sue que des personnes qui avaient eu l’honneur de voir Sa Majesté ; – il se présentait, disons-nous, au château Saint-Elme, bien décidé cette fois, si Nicolino continuait de jouer le même jeu avec lui, de mettre ses menaces à exécution et d’essayer de cette fameuse torture sicut in cadaver qui lui avait été refusée à son grand regret par la majorité de la junte d’État, à laquelle il n’avait pas besoin de référer cette fois.
Vanni, dont le visage n’était pas gai d’habitude, avait donc, ce jour-là, une physionomie plus lugubre encore que de coutume.
Il était, en outre, escorté de maître Donato, le bourreau de Naples, lequel était lui-même flanqué de deux de ses aides, venus tout exprès pour l’aider à appliquer le prisonnier à la question, si le prisonnier persistait, nous ne dirons pas dans ses dénégations, mais dans les facétieuses et fantastiques plaisanteries qui n’avaient point de précédent dans les annales de la justice.
Nous ne parlons pas du greffier qui accompagnait si assidûment Vanni dans toutes ses courses, et qui, dans sa vénération pour le procureur fiscal, gardait en sa présence un silence si absolu, que Nicolino prétendait que ce n’était point un homme de chair et d’os, mais purement et simplement son ombre que Vanni avait fait habiller en greffier, non pour économiser à l’État, comme on aurait pu le croire, les appointements de ce magistrat subalterne, mais pour avoir toujours sous la main un secrétaire prêt à écrire ses interrogatoires.
Pour cette grande solennité de la torture qui n’avait point été donnée à Naples, ni même dans le royaume des Deux-Siciles, où elle était tombée en désuétude depuis que don Carlos était monté sur le trône de Naples, c’est-à-dire depuis soixante-cinq ans, et que le marquis Vanni allait avoir l’honneur de faire revivre, non point en l’exerçant in anima vili, mais sur un membre d’une des premières familles de Naples, des ordres avaient été donnés à don Roberto Brandi, gouverneur du château, pour mettre tout à neuf dans la vieille salle de tortures du château Saint-Elme. Don Roberto Brandi, serviteur zélé du roi, qui avait eu le désagrément, deux ans auparavant, de voir fuir de sa forteresse Ettore Caraffa, s’était empressé de prouver son dévouement à Sa Majesté en obéissant ponctuellement aux ordres du procureur fiscal, de sorte que, quand celui-ci se fit annoncer, le gouverneur vint au-devant de lui, et, avec le sourire de l’orgueil satisfait :
– Venez, lui dit-il, et j’espère que vous serez content de moi.
Et il conduisit Vanni dans la salle qu’il avait fait remettre entièrement à neuf à l’intention de Nicolino Caracciolo, lequel ne se doutait pas que l’État venait de dépenser pour lui, en instruments de torture, la somme exorbitante de sept cents ducats, dont, selon les habitudes reçues à Naples, le gouverneur avait mis la moitié dans sa poche.
Vanni, précédé de don Roberto et suivi de son greffier, du bourreau et de ses deux aides, descendit dans ce musée de la douleur, et, comme un général avant le combat examine le champ sur lequel il va livrer bataille et note les accidents de terrain dont il peut tirer avantage pour la victoire, il étudia, les uns après les autres, cette collection d’instruments, sortis, pour la plupart, des arsenaux ecclésiastiques, les archives de l’inquisition ayant prouvé que les cerveaux ascétiques sont les plus inventifs dans ces sortes de machines destinées à faire tressaillir d’angoisse les fibres les plus profondément cachées dans le cœur de l’homme.
Chaque instrument était bien à sa place et surtout en bon état de service.
Alors, laissant dans cette salle funèbre, éclairée seulement de torches soutenues contre la muraille par des mains de fer, maître Donato et ses deux aides, il était passé dans la chambre voisine, séparée de la salle de tortures par une grille de fer, devant laquelle tombait un rideau de serge noire ; la lumière des torches, vue à travers ce rideau, obstacle insuffisant à la cacher tout à fait, devenait plus funèbre encore.
C’était aussi aux soins de don Roberto qu’était due la mise en état de cette chambre, ancienne salle de tribunal secret abandonnée en même temps que la salle de torture. Elle n’avait rien de particulier que son absence complète de communication avec le jour ; tout son mobilier se composait d’une table couverte d’un tapis vert, éclairée par deux candélabres à cinq branches, et sur laquelle se trouvaient du papier, de l’encre et des plumes.
Un fauteuil tenait le milieu de cette table, et, de l’autre côté, avait en face de lui la sellette du prévenu ; à côté de cette grande table, que l’on pouvait appeler la table d’honneur, et qui était évidemment réservée au juge, était une petite table destinée au greffier.
Au-dessus du juge était un grand crucifix taillé dans un tronc de chêne et qu’on eût dit sorti de l’âpre ciseau de Michel-Ange, tant sa rude physionomie laissait celui qui le regardait dans le doute s’il avait été mis là pour soutenir l’innocent ou effrayer le coupable.
Une lampe descendant du plafond éclairait cette terrible agonie, qui semblait, non pas celle de Jésus expirant avec le mot pardon sur la bouche, mais celle du mauvais larron, rendant son dernier soupir dans un dernier blasphème.
Le procureur fiscal avait jusque-là tout examiné en silence, et don Roberto, n’entendant point sortir de sa bouche l’éloge qu’il se croyait en droit d’espérer, attendait avec inquiétude une marque de satisfaction quelconque ; cette marque de satisfaction, pour s’être fait attendre, n’en fut que plus flatteuse. Vanni fit hautement l’éloge de toute cette lugubre mise en scène, et promit au digne commandant que la reine serait informée du zèle qu’il avait déployé pour son service.
Encouragé par l’éloge d’un homme si expert en pareille matière, don Roberto exprima le timide désir que la reine vînt un jour visiter le château Saint-Elme et voir de ses propres yeux cette magnifique salle de tortures, bien autrement curieuse, à son avis, que le musée de Capodimonte ; mais, quelque crédit que Vanni eût près de Sa Majesté, il n’osa promettre cette faveur royale au digne gouverneur, qui, en poussant un soupir de regret, fut forcé de s’en tenir à la certitude qu’un récit exact serait fait à la reine, et de la peine qu’il s’était donnée et du succès qu’il avait obtenu.
– Et maintenant, mon cher commandant, dit Vanni, remontez et envoyez-moi le prisonnier sans fers, mais sous bonne escorte ; j’espère que l’aspect de cette salle l’amènera naturellement à des idées plus raisonnables que celles où il s’est égaré jusqu’ici. Il va sans dire, ajouta Vanni d’un air dégagé, que, si cela vous intéresse de voir donner la torture, vous pouvez, de votre personne, accompagner le prisonnier. Il sera peut-être intéressant, pour un homme d’intelligence comme vous, d’étudier la manière dont je dirigerai cette opération.
Don Roberto exprima au procureur fiscal, en termes chaleureux, sa reconnaissance de la permission qui lui était donnée et dont il déclara vouloir profiter avec bonheur. Et, saluant jusqu’à terre le procureur fiscal, il sortit pour obéir à l’ordre qu’il venait d’en recevoir.
LXI. Ulysse et Circé §
À peine le roi était-il, comme nous l’avons vu, sur l’avis du valet de pied, sorti de la salle à manger pour venir rejoindre le cardinal Ruffo dans son appartement, que, comme s’il eût été le seul et unique lien qui retînt entre eux les convives agités d’émotions diverses, chacun s’empressa de regagner son appartement. Le capitaine de Cesare ramena chez elles les vieilles princesses, désespérées de voir qu’après avoir été forcées de fuir de Paris et Rome, devant la Révolution, elles allaient probablement être forcées de fuir Naples, poursuivies toujours par le même ennemi.
La reine prévint sir William qu’après les nouvelles que venait de rapporter son mari, elle avait trop besoin d’une amie pour ne pas garder chez elle sa chère Emma Lyonna. Acton fit appeler son secrétaire Richard pour lui confier le soin de découvrir pour quoi ou pour qui le roi était rentré dans ses appartements. Le duc d’Ascoli, réinstallé dans ses fonctions de chambellan, suivit le roi, avec son habit couvert de plaques et de cordons, pour lui demander s’il n’avait pas besoin de ses services. Le prince de Castelcicala demanda sa voiture et ses chevaux, pressé d’aller à Naples veiller à sa sûreté et à celle de ses amis, cruellement compromises par le triomphe des jacobins français, que devait naturellement suivre le triomphe des jacobins napolitains. Sir William Hamilton remonta chez lui pour rédiger une dépêche à son gouvernement, et Nelson, la tête basse et le cœur préoccupé d’une sombre pensée, regagna sa chambre, que, par une délicate attention, la reine avait eu le soin de choisir pas trop éloignée de celle qu’elle réservait à Emma les nuits où elle la retenait près d’elle, quand toutefois, pendant ces nuits-là, une même chambre et un lit unique ne réunissaient pas les deux amies.
Nelson, lui aussi, comme sir William Hamilton, avait à écrire, mais à écrire une lettre, non point une dépêche. Il n’était point commandant en chef dans la Méditerranée, mais placé sous les ordres de l’amiral lord comte de Saint-Vincent, infériorité qui ne lui était pas trop sensible, l’amiral le traitant plus en ami qu’en inférieur, et la dernière victoire de Nelson l’ayant grandi au niveau des plus hautes réputations de la marine anglaise.
Cette intimité entre Nelson et son commandant en chef est constatée par la correspondance de Nelson avec le comte de Saint-Vincent, qui se trouve dans le tome V de ses Lettres et Dépêches, publiées à Londres, et ceux de nos lecteurs qui aiment à consulter les pièces originales pourront recourir à celles de ces lettres écrites par le vainqueur d’Aboukir, du 22 septembre, époque à laquelle s’ouvre ce récit, au 9 décembre, époque à laquelle nous sommes arrivés. Ils y verront, racontées dans tous leurs détails, les irrésistibles progrès de cette passion insensée que lui inspira lady Hamilton, passion qui devait lui faire oublier le soin de ses devoirs comme amiral, et, comme homme, le soin plus précieux encore de son honneur. Ces lettres, qui peignent le désordre de son esprit et la passion de son cœur, seraient son excuse devant la postérité, si la postérité qui, depuis deux mille ans, a condamné l’amant de Cléopâtre, pouvait revenir sur son jugement.
Aussitôt rentré dans sa chambre, Nelson, profondément préoccupé d’une catastrophe qui allait jeter un grand trouble non-seulement dans les affaires du royaume, mais probablement dans celles de son cœur, en portant l’amirauté anglaise à prendre de nouvelles dispositions relativement à sa flotte de la Méditerranée, Nelson alla droit à son bureau, et, sous l’impression du récit qu’avait fait le roi, si les paroles échappées à la bouche de Ferdinand peuvent s’appeler un récit, il commença la lettre suivante :
À l’amiral lord comte de Saint-Vincent.
« Mon cher lord,
» Les choses ont bien changé de face depuis ma dernière lettre datée de Livourne, et j’ai bien peur que Sa Majesté le roi des Deux-Siciles ne soit sur le point de perdre un de ses royaumes et peut-être tous les deux.
» Le général Mack, ainsi que je m’en étais douté et que je crois même vous l’avoir dit, n’était qu’un fanfaron qui a gagné sa réputation de grand général je ne sais où, mais pas, certes, sur les champs de bataille ; il est vrai qu’il avait sous ses ordres une triste armée ; mais qui va se douter que soixante mille hommes iront se faire battre par dix mille !
» Les officiers napolitains n’avaient que peu de chose à perdre, mais tout ce qu’ils avaient à perdre, ils l’ont perdu20. »
Nelson en était là de sa lettre, et, on le voit, le vainqueur d’Aboukir traitait assez durement les vaincus de Civita-Castellana. Peut-être, en effet, avait-il le droit d’être exigeant en matière de courage, ce rude marin qui, enfant, demandait ce que c’était que la peur et ne l’avait jamais connue, tout en laissant à chaque combat auquel il assistait un lambeau de sa chair, de sorte que la balle qui le tua à Trafalgar ne tua plus que la moitié de lui-même et les débris vivants d’un héros. Nelson, disons-nous, en était là de sa lettre, lorsqu’il entendit derrière lui un bruit pareil à celui que ferait le battement des ailes d’un papillon ou d’un sylphe attardé, sautant de fleur en fleur.
Il se retourna et aperçut lady Hamilton.
Il jeta un cri de joie.
Mais Emma Lyonna, avec un charmant sourire, approcha un doigt de sa bouche, et, riante et gracieuse comme la statue du silence heureux (on le sait, il y a plusieurs silences), elle lui fit signe de se taire.
Puis, s’avançant jusqu’à son fauteuil, elle se pencha sur le dossier et dit à demi-voix :
– Suivez-moi, Horace ; notre chère reine vous attend et veut vous parler avant de revoir son mari.
Nelson poussa un soupir en songeant que quelques mots venus de Londres, en changeant sa destination, pouvaient l’éloigner de cette magicienne, dont chaque geste, chaque mot, chaque caresse était une nouvelle chaîne ajoutée à celles dont il était déjà lié ; il se souleva péniblement de son siège, en proie à ce vertige qu’il éprouvait toujours lorsque, après un moment d’absence, il revoyait cette éblouissante beauté.
– Conduisez-moi, lui dit-il ; vous savez que je ne vois plus rien dès que je vous vois.
Emma détacha l’écharpe de gaze qu’elle avait enroulée autour de sa tête et dont elle s’était fait une coiffure et un voile, comme on en voit dans les miniatures d’Isabey, et, lui jetant une de ses extrémités qu’il saisit au vol et porta fiévreusement à ses lèvres :
– Venez, mon cher Thésée, lui dit-elle, voici le fil du labyrinthe, dussiez-vous m’abandonner comme une autre Ariane. Seulement, je vous préviens que, si ce malheur m’arrive, je ne me laisserai consoler par personne, fût-ce par un dieu !
Elle marcha la première, Nelson la suivit ; elle l’eût conduit en enfer, qu’il y fût descendu avec elle.
– Tenez, ma bien-aimée reine, dit Emma, je vous amène celui qui est à la fois mon roi et mon esclave, le voici.
La reine était assise sur un sofa dans le boudoir qui séparait la chambre d’Emma Lyonna de sa chambre ; une flamme mal éteinte brillait dans ses yeux ; cette fois, c’était celle de la colère.
– Venez ici, Nelson, mon défenseur, dit-elle, et asseyez-vous près de moi ; j’ai véritablement besoin que la vue et le contact d’un héros me console de notre abaissement… L’avez-vous vu, continua-t-elle en secouant dédaigneusement la tête de haut en bas, l’avez-vous vu, ce bouffon couronné se faisant le messager de sa propre honte ? L’avez-vous entendu raillant lui-même sa propre lâcheté ? Ah ! Nelson, Nelson, il est triste, quand on est reine orgueilleuse et femme vaillante, d’avoir pour époux un roi qui ne sait tenir ni le sceptre ni l’épée !
Elle attira Nelson près d’elle ; Emma s’assit à terre sur des coussins et couvrit de son regard magnétique, tout en jouant avec ses croix et ses rubans, – comme Amy Robsart avec le collier de Leicester, – celui qu’elle avait mission de fasciner.
– Le fait est, madame, dit Nelson, que le roi est un grand philosophe.
La reine regarda Nelson en contractant ses beaux sourcils.
– Est-ce sérieusement que vous décorez du nom de philosophie, dit-elle, cet oubli de toute dignité ? Qu’il n’ait pas le génie d’un roi, ayant été élevé en lazzarone, cela se conçoit, le génie est un mets dont le ciel est avare ; mais n’avoir pas le cœur d’un homme ! En vérité, Nelson, c’était d’Ascoli qui, ce soir, avait, non-seulement l’habit, mais le cœur d’un roi ; le roi n’était que le laquais de d’Ascoli, et quand on pense que, si ces jacobins dont il a si grand’peur l’avaient pris, il l’eût laissé pendre sans dire une parole pour le sauver !… Être à la fois la fille de Marie-Thérèse et la femme de Ferdinand, c’est, vous en conviendrez, une de ces fantaisies du hasard qui feraient douter de la Providence.
– Bon ! dit Emma, ne vaut-il pas mieux que cela soit ainsi, et ne voyez-vous pas que c’est un miracle de la Providence, que d’avoir fait tout à la fois de vous un roi et une reine ! Mieux vaut être Sémiramis qu’Artémise, Élisabeth que Marie de Médicis.
– Oh ! s’écria la reine sans écouter Emma, si j’étais homme, si je portais une épée !
– Elle ne vaudrait jamais mieux que celle-là, dit Emma en jouant avec celle de Nelson, et, du moment que celle-là vous protège, il n’est pas besoin d’une autre, Dieu merci !
Nelson posa sa main sur la tête d’Emma et la regarda avec l’expression d’un amour infini.
– Hélas ! chère Emma, lui dit-il, Dieu sait que les paroles que je vais prononcer me brisent le cœur en s’en échappant ; mais croyez-vous que j’eusse soupiré tout à l’heure en vous voyant à l’heure où je m’y attendais le moins, si je n’avais pas, moi aussi, mes terreurs ?
– Vous ? demanda Emma.
– Oh ! je devine ce qu’il veut dire, s’écria la reine en portant son mouchoir à ses yeux ; oh ! je pleure, oui, c’est vrai, mais ce sont des larmes de rage…
– Oui ; mais, moi, je ne devine pas, dit Emma, et ce que je ne devine pas, il faut qu’on me l’explique. Nelson, qu’entendez-vous par vos terreurs ? Parlez, je le veux !
Et, lui jetant un bras autour du cou et se soulevant gracieusement à l’aide de ce bras, elle baisa son front mutilé.
– Emma, lui dit Nelson, croyez bien que, si ce front qui rayonne d’orgueil sous vos lèvres, ne rayonne pas en même temps de joie, c’est que j’entrevois dans un prochain avenir une grande douleur.
– Moi, je n’en connais qu’une au monde, dit lady Hamilton, ce serait d’être séparée de vous.
– Vous voyez bien que vous avez deviné, Emma.
– Nous séparer ! s’écria la jeune femme avec une expression de terreur admirablement jouée ; et qui pourrait nous séparer maintenant ?
– Oh ! mon Dieu ! les ordres de l’Amirauté, un caprice de M. Pitt ; ne peut-on pas m’envoyer prendre la Martinique et la Trinité, comme on m’a envoyé à Calvi, à Ténériffe, à Aboukir ? À Calvi, j’ai laissé un œil ; à Ténériffe, un bras ; à Aboukir, la peau de mon front. Si l’on m’envoie à la Martinique ou à la Trinité, je demande à y laisser la tête et que tout soit fini.
– Mais, si vous receviez un ordre comme celui-là, vous n’obéiriez pas, je l’espère ?
– Comment ferais-je, chère Emma ?
– Vous obéiriez à l’ordre de me quitter ?
– Emma ! Emma ! ne voyez-vous pas que vous vous mettez entre mon devoir et mon amour… C’est faire de moi un traître ou un désespéré.
– Eh bien, répliqua Emma, j’admets que vous ne puissiez pas dire à Sa Majesté George III : « Sire, je ne veux pas quitter Naples, parce que j’aime comme un fou la femme de votre ambassadeur, qui, de son côté, m’aime à en perdre la tête ; » mais vous pouvez bien lui dire : « Mon roi, je ne veux pas quitter une reine dont je suis le seul soutien, le seul appui, le seul défenseur ; vous vous devez protection entre têtes couronnées et vous répondez les uns des autres à Dieu qui vous a faits ses élus ; » et si vous ne lui dites point cela parce qu’un sujet ne parle pas ainsi à son roi, sir William, qui a sur un frère de lait des droits que vous n’avez pas, sir William peut le lui dire.
– Nelson, dit la reine, peut-être suis-je bien égoïste, mais, si vous ne nous protégez pas, nous sommes perdus, et, lorsqu’on vous présente la question sous ce jour d’un trône à maintenir, d’un royaume à protéger, ne trouvez-vous pas qu’elle s’agrandit au point qu’un homme de cœur comme vous risque quelque chose pour nous sauver ?
– Vous avez raison, madame, répondit Nelson, je ne voyais que mon amour ; ce n’est pas étonnant : cet amour, c’est l’étoile polaire de mon cœur. Votre Majesté me rend bien heureux en me montrant un dévouement où je ne voyais qu’une passion. Cette nuit même, j’écrirai à mon ami lord Saint-Vincent, ou plutôt j’achèverai la lettre déjà commencée pour lui. Je le prierai, je le supplierai de me laisser, mieux encore, de m’attacher à votre service ; il comprendra cela, il écrira à l’amirauté.
– Et, dit Emma, sir William, de son côté, écrira directement au roi et à M. Pitt.
– Comprenez-vous, Nelson, continua la reine, combien nous avons besoin de vous et quels immenses services vous pouvez nous rendre ! Nous allons être, selon toute probabilité, forcés de quitter Naples, de nous exiler.
– Croyez-vous donc les choses si désespérées, madame ?
La reine secoua la tête avec un triste sourire.
– Il me semble, continua Nelson, que, si le roi voulait…
– Ce serait un malheur qu’il voulût, Nelson, un malheur pour moi, je m’entends. Les Napolitains me détestent ; c’est une race jalouse de tout talent, de toute beauté, de tout courage ; toujours courbés sous le joug allemand, français ou espagnol, ils appellent étrangers et haïssent et calomnient tout ce qui n’est pas Napolitain ; ils haïssent Acton parce qu’il est né en France ; ils haïssent Emma parce qu’elle est née en Angleterre ; ils me haïssent, moi, parce que je suis née en Autriche. Supposez que, par un effort de courage dont le roi n’est point capable, on rallie les débris de l’armée et que l’on arrête les Français dans le défilé des Abruzzes, les jacobins de Naples laissés à eux-mêmes profitent de l’absence des troupes et se soulèvent, et alors les horreurs de la France en 1792 et 1793 se renouvellent ici. Qui vous dit qu’ils ne nous traiteront pas, moi, comme Marie-Antoinette, et, Emma, comme la princesse de Lamballe ? Le roi s’en tirera toujours, grâce à ses lazzaroni qui l’adorent ; il a pour lui l’égide de la nationalité ; mais Acton, mais Emma, mais moi, cher Nelson, nous sommes perdus. Maintenant, n’est-ce point un grand rôle que celui qui vous est réservé par la Providence, si vous arrivez à faire pour moi ce que Mirabeau, ce que M. de Bouillé, ce que le roi de Suède, ce que Barnave, ce que M. de la Fayette, ce que mes deux frères, enfin, deux empereurs n’ont pu faire pour la reine de France ?
– Ce serait une gloire trop grande, et à laquelle je n’aspire pas, madame, dit Nelson, une gloire éternelle.
– Puis n’avez-vous point à faire valoir ceci, Nelson, que c’est par notre dévouement à l’Angleterre que nous sommes compromis ? Si, fidèle aux traités avec la République, le gouvernement des Deux-Siciles ne vous avait point permis de prendre de l’eau, des vivres, de réparer vos avaries à Syracuse, vous étiez forcé d’aller vous ravitailler à Gibraltar et vous ne trouviez plus la flotte française à Aboukir.
– C’est vrai, madame, et c’était moi qui étais perdu alors ; un procès infamant m’était réservé à la place d’un triomphe. Comment dire : « J’avais les yeux fixés sur Naples, » quand mon devoir était de regarder du côté de Tunis ?
– Enfin, n’est-ce point à propos des fêtes que, dans notre enthousiasme pour vous, nous vous avons données, que cette guerre a éclaté ? Non, Nelson, le sort du royaume des Deux-Siciles est lié à vous, et vous êtes lié, vous, au sort de ses souverains. On dira dans l’avenir : « Ils étaient abandonnés de tous, de leurs alliés, de leurs amis, de leurs parents ; ils avaient le monde contre eux, ils eurent Nelson pour eux, Nelson les sauva. »
Et, dans le geste que fit la reine en prononçant ces paroles, elle étendit la main vers Nelson ; Nelson saisit cette main, mit un genou en terre et la baisa.
– Madame, dit Nelson se laissant aller à l’enthousiasme de la flatterie de la reine, Votre Majesté me promet une chose ?
– Vous avez le droit de tout demander à ceux qui vous devront tout.
– Eh bien, je vous demande votre parole royale, madame, que, du jour où vous quitterez Naples, ce sera le vaisseau de Nelson, et nul autre, qui conduira en Sicile votre personne sacrée.
– Oh ! ceci, je vous le jure, Nelson, et j’ajoute que, là où je serai, ma seule, mon unique, mon éternelle amie, ma chère Emma Lyonna sera avec moi.
Et, d’un mouvement plus passionné peut-être que ne le permettait cette amitié, toute grande qu’elle était, la reine prit la tête d’Emma entre ses deux mains, l’approcha vivement de ses lèvres et la baisa sur les deux yeux.
– Ma parole vous est engagée, madame, dit Nelson. À partir de ce moment, vos amis sont mes amis et vos ennemis mes ennemis, et, dussé-je me perdre en vous sauvant, je vous sauverai.
– Oh ! s’écria Emma, tu es bien le chevalier des rois et le champion des trônes ! tu es bien tel que j’avais rêvé l’homme auquel je devais donner tout mon amour et tout mon cœur !
Et, cette fois, ce ne fut plus sur le front cicatrisé du héros, mais sur les lèvres frémissantes de l’amant que la moderne Circé appliqua ses lèvres.
En ce moment, on gratta doucement à la porte.
– Entrez là, chers amis de mon cœur, dit la reine en leur montrant la chambre d’Emma ; c’est Acton qui vient me rendre une réponse.
Nelson, enivré de louanges, d’amour, d’orgueil, entraîna Emma dans cette chambre à l’atmosphère parfumée, dont la porte sembla se refermer d’elle-même sur eux.
En une seconde, le visage de la reine changea d’expression, comme si elle eût mis ou ôté un masque ; son œil s’endurcit, et, d’une voix brève, elle prononça ce seul mot :
– Entrez.
C’était Acton, en effet.
– Eh bien, demanda-t-elle, qui attendait Sa Majesté ?
– Le cardinal Ruffo, répondit Acton.
– Vous ne savez rien de ce qu’ils ont dit ?
– Non, madame ; mais je sais ce qu’ils ont fait.
– Qu’ont-ils fait ?
– Ils ont envoyé chercher Ferrari.
– Je m’en doutais. Raison de plus, Acton, pour ce que vous savez.
– À la première occasion, ce sera fait. Votre Majesté n’a pas autre chose à m’ordonner ?
– Non répondit la reine.
Acton salua et sortit.
La reine jeta un coup d’œil jaloux sur la chambre d’Emma et rentra silencieusement dans la sienne.
LXII. L’interrogatoire de Nicolino. §
Les quelques moments qui s’écoulèrent entre la sortie du commandant don Roberto Brandi et l’entrée du prisonnier furent employés par le procureur fiscal à passer sur ses habits de ville une robe de juge, à coiffer sa tête maigre et longue d’une perruque énorme qui devait, selon lui, ajouter à la majesté de son visage et à couvrir cette perruque elle-même d’un bonnet carré.
Le greffier commença par poser sur la table, comme pièces de conviction, les deux pistolets marqués d’une N et la lettre de la marquise de San-Clemente ; puis il procéda à la même toilette qu’avait faite son supérieur, toute proportion de rang gardée, c’est-à-dire qu’il mit une robe plus étroite, une perruque moins grosse, une toque moins haute.
Après quoi, il s’assit à sa petite table.
Le marquis Vanni prit place à la grande, et, comme c’était un homme d’ordre, il rangea son papier devant lui de manière qu’une feuille ne dépassât point l’autre, s’assura qu’il y avait de l’encre dans son encrier, examina le bec de sa plume, le rafraîchit avec un canif, en égalisa les deux pointes en les coupant sur son ongle, tira de sa poche une tabatière d’or ornée du portrait de Sa Majesté, la plaça à la portée de sa main, moins pour y puiser la poudre qu’elle contenait que pour jouer avec elle de cet air indifférent du juge qui joue aussi insoucieusement avec la vie d’un homme qu’il joue avec sa tabatière, et attendit Nicolino Caracciolo dans la pose qu’il crut la plus propre à faire de l’effet sur son prisonnier.
Par malheur, Nicolino Caracciolo n’était point de caractère à se laisser imposer par les poses du marquis Vanni ; la porte qui s’était refermée sur le commandant s’ouvrit dix minutes après devant le prisonnier, et Nicolino Caracciolo, mis avec une élégance qui ne dénonçait en aucune manière le séjour peu confortable de la prison, entra le sourire sur les lèvres, en fredonnant d’une voix assez juste le Pria che spunti l’aurora du Matrimonio segreto.
Il était accompagné de quatre soldats et suivi du gouverneur.
Deux soldats restèrent à la porte, deux autres s’avancèrent à la droite et à la gauche du prisonnier, lequel marcha droit à la sellette qui lui était préparée, regarda avant de s’asseoir autour de lui avec la plus grande attention, murmura en français les trois syllabes : Tiens ! tiens ! tiens ! lesquelles sont destinées, comme on sait, à exprimer un côté comique de l’étonnement, et, s’adressant avec la plus grande politesse au procureur fiscal :
– Est-ce que, par hasard, monsieur le marquis, lui demanda-t-il, vous auriez lu les Mystères d’Udolphe ?
– Qu’est-ce que cela, les Mystères d’Udolphe ? demanda Vanni répondant à son tour, comme Nicolino avait l’habitude de le faire, à une question par une autre question.
– C’est un nouveau roman d’une dame anglaise nommée Anne Radcliffe.
– Je ne lis pas de romans, entendez-vous, monsieur, répondit le juge d’une voix pleine de dignité.
– Vous avez tort, monsieur, très-grand tort ; il y en a de fort amusants, et je voudrais bien en avoir un à lire dans mon cachot, s’il y faisait clair.
– Monsieur, je désire que vous vous pénétriez de cette vérité…
– De laquelle, monsieur le marquis ?
– C’est que nous sommes ici pour nous occuper d’autre chose que de romans. Asseyez-vous.
– Merci, monsieur le marquis ; je voulais seulement vous dire qu’il y avait, dans les Mystères d’Udolphe, la description d’une chambre parfaitement pareille à celle-ci ; c’est dans cette salle que le chef des brigands tenait ses séances.
Vanni appela à son aide toute sa dignité.
– J’espère, prévenu, que cette fois…
Nicolino l’interrompit.
– D’abord, je ne m’appelle pas prévenu, vous le savez bien.
– Il n’y a pas de degré social devant la loi, vous êtes prévenu.
– Je l’accepte comme verbe, mais non comme substantif ; voyons, de quoi suis-je prévenu ?
– Vous êtes prévenu de complot envers l’État.
– Allons, bon ! voilà que vous retombez dans votre manie.
– Et vous dans votre irrévérence envers la justice.
– Moi irrévérent envers la justice ? Ah ! monsieur le marquis, vous me prenez pour un autre, Dieu merci ! nul ne respecte et ne vénère la justice plus que moi. La justice ! mais c’est la parole de Dieu sur la terre. Oh ! que non ! je ne suis pas si impie que d’être irrévérent envers la justice. Ah ! envers les juges, c’est autre chose, je ne dis pas.
Vanni frappa avec impatience la terre du pied.
– Êtes-vous enfin décidé à répondre aujourd’hui aux questions que je vais vous faire ?
– C’est selon les questions que vous me ferez.
– Prévenu !… s’écria Vanni avec impatience.
– Encore, fit Nicolino en haussant les épaules ; mais, voyons, qu’est-ce que cela vous fait de m’appeler prince ou duc ? Je n’ai point de préférence pour l’un ou l’autre de ces deux noms. Je vous appelle bien marquis, moi, et, à coup sûr, quoique j’aie à peine le tiers de votre âge, je suis prince ou duc depuis plus longtemps que vous n’êtes marquis.
– C’est bien, assez sur ce chapitre… Votre âge ?
Nicolino tira de son gousset une montre magnifique.
– Vingt et un ans trois mois huit jours cinq heures sept minutes trente-deux secondes. J’espère, cette fois, que vous ne m’accuserez pas de manquer de précision.
– Votre nom ?
– Nicolino Caracciolo, toujours.
– Votre domicile ?
– Au château Saint-Elme, cachot numéro 3, au second au-dessous de l’entre-sol.
– Je ne vous demande pas où vous demeurez à présent ; je vous demande où vous demeuriez quand vous avez été arrêté ?
– Je ne demeurais nulle part, j’étais dans la rue.
– C’est bien. Peu importe votre réponse, on sait votre domicile.
– Alors, je vous dirai comme Agamemnon à Achille :
Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?
– Faisiez-vous partie de la réunion de conspirateurs qui était assemblée, du 22 au 23 septembre, dans les ruines du palais de la reine Jeanne ?
– Je ne connais pas de palais de la reine Jeanne à Naples.
– Vous ne connaissez pas les ruines du palais de la reine Jeanne au Pausilippe, presque en face de la maison que vous habitez ?
– Pardon, monsieur le marquis. Qu’un homme du peuple, un cocher de fiacre, un cicerone, voire même un ministre de l’instruction publique, – Dieu sait où l’on prend les ministres dans notre époque ! – fasse une pareille erreur, cela se comprend ; mais vous, un archéologue, vous tromper en architecture de deux siècles et demi, et en histoire de cinq cents ans, je ne vous pardonne pas cela ! Vous voulez dire les ruines du palais d’Anna Caraffa, femme du duc de Médina, le favori de Philippe IV, qui n’est pas morte étouffée comme Jeanne Ire, ni empoisonnée comme Jeanne II… – remarquez que je n’affirme pas le fait, le fait étant resté douteux, – mais mangée aux poux comme Sylla et comme Philippe II… Cela n’est pas permis, monsieur Vanni, et, si la chose se répandait, on vous prendrait pour un vrai marquis !
– Eh bien, dans les ruines du palais d’Anna Caraffa, si vous l’aimez mieux.
– Oui, je l’aime mieux ; j’aime toujours mieux la vérité ; je suis de l’école du philosophe de Genève, et j’ai pour devise : Vitam impendere vero. Bon ! si je parle latin, voilà qu’on va me prendre pour un faux duc !
– Étiez-vous dans les ruines du palais d’Anna Caraffa pendant la nuit du 22 au 23 septembre ? Répondez oui ou non ! insista Vanni furieux.
– Et que diable eussé-je été y chercher ? Vous ne vous rappelez donc pas le temps qu’il faisait pendant la nuit du 22 au 23 septembre ?
– Je vais vous dire ce que vous alliez y faire, moi : vous alliez y conspirer.
– Allons donc ! je ne conspire jamais quand il pleut ; c’est déjà assez ennuyeux par le beau temps.
– Avez-vous, ce soir-là, prêté votre redingote à quelqu’un ?
– Pas si niais, par une nuit pareille, quand il pleuvait à torrents, prêter ma redingote ! mais, si j’en avais eu deux, je les eusse mises l’une sur l’autre.
– Reconnaissez-vous ces pistolets ?
– Si je les reconnaissais, je vous dirais qu’on me les a volés ; et, comme votre police est très-mal faite, vous ne retrouveriez pas le voleur, ce qui serait humiliant pour votre police ; or, je ne veux humilier personne, je ne reconnais pas ces pistolets.
– Ils sont cependant marqués d’une N.
– N’y a-t-il que moi dont le nom commence par une N à Naples ?
– Reconnaissez-vous cette lettre ?
Et Vanni montra au prisonnier la lettre de la marquise de San-Clemente.
– Pardon, monsieur le marquis, mais il faudrait que je la visse de plus près.
– Approchez-vous.
Nicolino regarda l’un après l’autre les deux soldats qui se tenaient à sa droite et sa gauche :
– È permesso ? dit-il.
Les deux soldats s’écartèrent ; Nicolino s’approcha de la table, prit la lettre et la regarda.
– Fi donc ! demander à un galant homme s’il reconnaît une lettre de femme ! Oh ! monsieur le marquis !
Et, approchant tranquillement la lettre d’un des candélabres, il y mit le feu.
Vanni se leva furieux.
– Que faites-vous donc ? s’écria-t-il.
– Vous le voyez bien, je la brûle ; il faut toujours brûler les lettres de femme, ou sinon les pauvres créatures sont compromises.
– Soldats !… s’écria Vanni.
– Ne vous dérangez pas, dit Nicolino en soufflant les cendres au nez de Vanni, c’est fait.
Et il alla tranquillement se rasseoir sur la sellette.
– C’est bon, dit Vanni, rira bien qui rira le dernier.
– Je n’ai ri ni le premier ni le dernier, monsieur, dit Nicolino avec hauteur ; je parle et j’agis en honnête homme, voilà tout.
Vanni poussa une espèce de rugissement ; mais sans doute n’était-il pas au bout de ses questions, car il parut se calmer, quoiqu’il secouât furieusement sa tabatière dans sa main droite.
– Vous êtes le neveu de Francesco Caracciolo ? reprit Vanni.
– J’ai cet honneur, monsieur le marquis, répondit tranquillement Nicolino en s’inclinant.
– Le voyez-vous souvent ?
– Le plus que je puis.
– Vous savez qu’il est infecté de mauvais principes ?
– Je sais que c’est le plus honnête homme de Naples et le plus fidèle sujet de Sa Majesté, sans vous excepter, monsieur le marquis.
– Avez–vous entendu dire qu’il ait eu affaire aux républicains ?
– Oui, à Toulon, où il s’est battu contre eux si glorieusement, qu’il doit aux différents combats qu’il leur a livrés le grade d’amiral.
– Allons, dit Vanni comme s’il prenait une résolution subite, je vois que vous ne parlerez pas.
– Comment ! vous trouvez que je ne parle point assez, je parle presque tout seul.
– Je dis que nous ne tirerons aucun aveu de vous par la douceur.
– Ni par la force, je vous en préviens.
– Nicolino Caracciolo, vous ne savez pas jusqu’où peuvent s’étendre mes pouvoirs de juge.
– Non, je ne sais pas jusqu’où peut s’étendre la tyrannie d’un roi.
– Nicolino Caracciolo, je vous préviens que je vais être forcé de vous appliquer à la torture.
– Appliquez, marquis, appliquez ; cela fera toujours passer un instant ; on s’ennuie tant en prison !
Et Nicolino Caracciolo étira ses bras en bâillant.
– Maître Donato ! s’écria le procureur fiscal exaspéré, faites voir au prévenu la chambre de la question.
Maître Donato tira un cordon, les rideaux s’ouvrirent ; Nicolino put donc voir le bourreau, ses deux aides et les formidables instruments de torture dont il était entouré.
– Tiens ! fit Nicolino décidé à ne reculer devant rien : voici une collection qui me paraît fort curieuse ; peut-on la voir de plus près ?
– Vous vous plaindrez de la voir de trop près tout à l’heure, malheureux pécheur endurci !
– Vous vous trompez, marquis, répondit Nicolino en secouant sa belle et noble tête, je ne me plains jamais, je me contente de mépriser.
– Donato, Donato ! s’écria le procureur fiscal, emparez-vous du prévenu.
La grille tourna sur ses gonds, mettant en communication la chambre de l’interrogatoire avec la salle de torture, et Donato s’avança vers le prisonnier.
– Vous êtes cicérone ? demanda le jeune homme.
– Je suis le bourreau, répondit maître Donato.
– Marquis Vanni, dit Nicolino en pâlissant légèrement, mais le sourire sur les lèvres et sans donner aucune autre marque d’émotion, présentez-moi à monsieur ; selon les lois de l’étiquette anglaise, il n’aurait le droit de me parler ni de me toucher, si je ne lui étais pas présenté, et, vous le savez, nous vivons sous les lois anglaises depuis l’entrée à la cour de madame l’ambassadrice d’Angleterre.
– À la torture ! à la torture ! hurla Vanni.
– Marquis, dit Nicolino, je crois que vous vous privez par votre précipitation d’un grand plaisir.
– Lequel ? demanda Vanni haletant.
– Celui de m’expliquer vous-même l’usage de chacune de ces ingénieuses machines ; qui sait si cette explication ne suffirait point à vaincre ce que vous appelez mon obstination ?
– Tu as raison, quoique ce soit un moyen pour toi de retarder l’heure que tu redoutes.
– Aimez-vous mieux tout de suite ? dit Nicolino en regardant fixement Vanni ; quant à moi, cela m’est égal.
Vanni baissa les yeux.
– Non, répliqua-t-il, il ne sera point dit que j’aurai refusé à un prévenu, si coupable qu’il soit, le délai qu’il a demandé.
En effet, Vanni comprenait qu’il y avait pour lui une jouissance amère et une sombre vengeance dans l’énumération à laquelle il allait se livrer, puisqu’il faisait précéder la torture physique d’une torture morale pire que la première peut-être.
– Ah ! fit Nicolino en riant, je savais bien que l’on obtenait tout de vous par le raisonnement, et, d’abord, voyons, monsieur le procureur fiscal, commençons par cette corde pendue au plafond et glissant sur une poulie.
– C’est, en effet, par là que l’on commence.
– Voyez ce que c’est que le hasard ! Nous disions donc que cette corde… ?
– C’est ce que l’on appelle l’estrapade, mon jeune ami.
Nicolino salua.
– On lie le patient les mains derrière le dos, on lui met aux pieds des poids plus ou moins lourds, on le soulève par cette corde jusqu’au plafond, puis on le laisse retomber par secousses jusqu’à un pied de terre.
– Ce doit être un moyen infaillible de faire grandir les gens… Et, continua Nicolino, cette espèce de casque pendu à la muraille, comment cela s’appelle-t-il ?
– C’est la cuffia del silenzio, très-bien nommée ainsi, attendu que plus on souffre, moins on peut crier. On met la tête du patient dans cette boîte de fer, et, à l’aide de cette vis que l’on tourne, la boîte se rétrécit ; au troisième tour, les yeux sortent de leur orbite et la langue de la bouche.
– Qu’est-ce que ce doit être au sixième, mon Dieu ! fit Nicolino avec sa même intonation railleuse. Et ce fauteuil en tôle avec des clous en fer et une espèce de réchaud dessous, a-t-il son utilité ?
– Vous allez le voir. On y assied le patient tout nu, on l’attache solidement aux bras du fauteuil et l’on allume du feu dans le réchaud.
– C’est moins commode que le gril de saint Laurent ; vous ne pouvez pas le retourner. Et ces coins, ce maillet et ces planches ?
– C’est la question des brodequins : on met entre quatre planches les jambes de celui à qui on veut la donner, on les lie avec une corde, et, à l’aide de ce maillet, on enfonce ces coins-là entre les planches du milieu.
– Pourquoi ne pas les passer tout de suite entre le tibia et le péroné ? Ce serait plus court !… Et ce chevalet entouré de coquemars ?
– C’est avec cela qu’on donne la question de l’eau : on couche le patient sur le chevalet de manière qu’il ait la tête et les pieds plus bas que l’estomac, et on lui entonne dans la bouche jusqu’à cinq ou six pintes d’eau.
– Je doute que les toasts que l’on porte à votre santé de cette façon-là, marquis, vous portent bonheur.
– Voulez-vous continuer ?
– Ma foi, non, cela me donne un trop grand mépris pour les inventeurs de toutes ces machines, et surtout pour ceux qui s’en servent. J’aime décidément mieux être accusé que juge, patient que bourreau.
– Vous refusez de faire des aveux ?
– Plus que jamais.
– Songez que ce n’est plus l’heure de plaisanter.
– Par quelle torture vous plaît-il de commencer, monsieur ?
– Par l’estrapade, répondit Vanni exaspéré de ce sang-froid. Exécuteur, enlevez l’habit de monsieur.
– Pardon ! si vous voulez bien le permettre, je l’ôterai moi-même ; je suis très-chatouilleux.
Et, avec la plus grande tranquillité, Nicolino enleva son habit, sa veste et sa chemise, mettant au jour un torse juvénile et blanc, un peu maigre peut-être, mais de forme parfaite.
– Encore une fois, vous ne voulez pas avouer ? cria Vanni en secouant désespérément sa tabatière.
– Allons donc ! répondit Nicolino, est-ce qu’un gentilhomme a deux paroles ? Il est vrai, ajouta-t-il dédaigneusement, que vous ne pouvez point savoir cela, vous.
– Liez-lui les mains derrière le dos, liez-lui les mains, cria Vanni ; attachez-lui un poids de cent livres à chaque pied et levez-le jusqu’au plafond.
Les aides du bourreau se précipitèrent sur Nicolino pour exécuter l’ordre du procureur fiscal.
– Un instant, un instant ! cria maître Donato, des égards, des précautions. Il faut que cela dure ; disloquez, mais ne cassez pas ; c’est de la roba aristocratique.
Et lui-même, avec toute sorte d’égards et de précautions comme il avait dit, il lui lia les mains derrière le dos, tandis que les deux aides lui attachaient les poids aux pieds.
– Tu ne veux pas avouer ? tu ne veux pas avouer ? cria Vanni en s’approchant de Nicolino.
– Si fait ; approchez encore, dit Nicolino.
Vanni s’approcha ; Nicolino lui cracha au visage.
– Sang du Christ ! s’écria Vanni, enlevez ! enlevez !
Le bourreau et ses aides s’apprêtaient à obéir, quand le commandant Roberto Brandi, s’approchant vivement du procureur fiscal :
– Un billet très-pressé du prince de Castelcicala, lui dit-il.
Vanni prit le billet en faisant signe aux exécuteurs d’attendre qu’il eût lu.
Il ouvrit le billet ; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu’une pâleur livide envahit son visage.
Il le relut une seconde fois et devint plus pâle encore.
Puis, après un moment de silence, passant son mouchoir sur son front ruisselant de sueur :
– Détachez le patient, dit-il, et reconduisez-le dans sa prison.
– Eh bien, mais la question ? demanda maître Donato.
– Ce sera pour un autre jour, répondit Vanni.
Et il s’élança hors du cachot sans même donner à son greffier l’ordre de le suivre.
– Et votre ombre, monsieur le procureur fiscal ? lui cria Nicolino. Vous oubliez votre ombre !
On détacha Nicolino, qui remit sa chemise, sa veste et sa redingote avec le même calme qu’il les avait ôtées.
– Métier du diable, s’écria maître Donato, on n’y est jamais sûr de rien !
Nicolino parut touché de ce désappointement du bourreau.
– Combien gagnez-vous par an, mon ami ? lui demanda-t-il.
– J’ai quatre cents ducats de fixe, Excellence, dix ducats par exécution et quatre ducats par torture ; mais il y a plus de trois ans que, par l’entêtement du tribunal, on n’a exécuté personne ; et, vous le voyez, au moment de vous donner la torture, contre-ordre ! J’aurais plus de bénéfice à donner ma démission de bourreau et à me faire sbire, comme mon ami Pasquale de Simone.
– Tenez, mon cher, dit Nicolino en tirant de sa poche trois pièces d’or, vous m’attendrissez ; voici douze ducats. Qu’il ne soit pas dit que l’on vous a dérangé pour rien.
Maître Donato et ses deux aides saluèrent.
Alors, Nicolino, se retournant vers Roberto Brandi, qui ne comprenait rien lui-même à ce qui s’était passé :
– N’avez-vous pas entendu, commandant ? lui dit-il. M. le procureur fiscal vous a ordonné de me reconduire en prison.
Et, se remettant de lui-même au milieu des soldats qui l’avaient amené, il sortit de la salle de l’interrogatoire et regagna son cachot.
Peut-être le lecteur attend-il maintenant l’explication du changement qui s’était fait sur la physionomie du marquis Vanni en lisant le billet du prince de Castelcicala, et de l’ordre donné de remettre la torture à un autre jour, après l’avoir lu.
L’explication sera bien simple ; elle consistera à mettre sous les yeux du lecteur le texte même du billet ; le voici :
« Le roi est arrivé cette nuit. L’armée napolitaine est battue ; les Français seront ici dans quinze jours.
» C. »
Or, le marquis Vanni avait réfléchi que ce n’était point au moment où les Français allaient entrer à Naples qu’il était opportun de donner la torture à un prisonnier accusé pour tout crime d’être partisan des Français.
Quant à Nicolino, qui, malgré tout son courage, était menacé d’une rude épreuve, il rentra dans le cachot numéro 3, au second au-dessous de l’entre-sol, comme il disait, sans savoir à quel heureux hasard il devait d’en être quitte à si bon marché.
LXIII. L’abbé Pronio §
Vers la même heure où le procureur fiscal Vanni faisait reconduire Nicolino à son cachot, le cardinal Ruffo, pour accomplir la promesse qu’il avait faite pendant la nuit au roi, se présentait à la porte de ses appartements.
L’ordre était donné de le recevoir. Il pénétra donc sans aucun empêchement jusqu’au roi.
Le roi était en tête-à-tête avec un homme d’une quarantaine d’années. On pouvait reconnaître cet homme pour un abbé à une imperceptible tonsure qui disparaissait au milieu d’une forêt de cheveux noirs. Il était, au reste, vigoureusement découplé et paraissait plutôt fait pour porter l’uniforme de carabinier que la robe ecclésiastique.
Ruffo fit un pas en arrière.
– Pardon, sire, dit–il, mais je croyais trouver Votre Majesté seule.
– Entrez, entrez, mon cher cardinal, dit le roi, vous n’êtes point de trop ; je vous présente l’abbé Pronio.
– Pardon, sire, dit Ruffo en souriant, mais je ne connais pas l’abbé Pronio.
– Ni moi non plus, dit le roi. Monsieur entre une minute avant Votre Éminence ; il vient de la part de mon directeur, monseigneur Rossi, évêque de Nicosia ; M. l’abbé ouvrait la bouche pour me raconter ce qui l’amène, il le racontera à nous deux au lieu de le raconter à moi tout seul. Tout ce que je sais, par le peu de mots que M. l’abbé m’a dits, c’est que c’est un homme qui parle bien et qui promet d’agir encore mieux. Racontez votre affaire : M. le cardinal Ruffo est de mes amis.
– Je le sais, sire, dit l’abbé en s’inclinant devant le cardinal, et des meilleurs même.
– Si je n’ai pas l’honneur de connaître M. l’abbé Pronio, vous voyez qu’en échange M. l’abbé Pronio me connaît.
– Et qui ne vous connaît pas, monsieur le cardinal, vous, le fortificateur d’Ancône ! vous, l’inventeur d’un nouveau four à chauffer les boulets rouges !
– Ah ! vous voilà pris, mon éminentisme. Vous vous attendiez à ce que l’on vous fît des compliments sur votre éloquence et votre sainteté, et voilà qu’on vous en fait sur vos exploits militaires.
– Oui, sire, et plût à Dieu que Votre Majesté eût confié le commandement de l’armée à Son Éminence au lieu de le confier à un fanfaron autrichien.
– L’abbé, vous venez de dire une grande vérité, dit le roi en posant sa main sur l’épaule de Pronio.
Ruffo s’inclina.
– Mais je présume, dit-il, que M. l’abbé n’est pas venu seulement pour dire des vérités qu’il me permettra de prendre pour des louanges.
– Votre Éminence a raison, dit Pronio en s’inclinant à son tour ; mais une vérité dite de temps en temps et quand l’occasion s’en présente, quoiqu’elle puisse parfois nuire à l’imprudent qui la dit, ne peut jamais nuire au roi qui l’entend.
– Vous avez de l’esprit, monsieur, dit Ruffo.
– Eh bien, c’est l’effet qu’il m’a fait tout de suite, dit le roi ; et cependant il n’est que simple abbé, quand j’ai, à la honte de mon ministre des cultes, dans mon royaume tant d’ânes qui sont évêques !
– Tout cela ne nous dit pas ce qui amène l’abbé près de Votre Majesté ?
– Dites, dites, l’abbé ! le cardinal me rappelle que j’ai affaire ; nous vous écoutons.
– Je serai bref, sire. J’étais hier, à neuf heures du soir, chez mon neveu, qui est maître de poste.
– Tiens, c’est vrai, dit le roi, je cherchais où je vous avais déjà vu. Je me rappelle maintenant, c’est là.
– Justement, sire. Dix minutes auparavant, un courrier était passé, avait commandé des chevaux et avait dit au maître de poste : « Surtout ne faites pas attendre, c’est pour un très-grand seigneur ; » et il était reparti en riant. La curiosité me prit alors de voir ce très-grand seigneur, et, lorsque la voiture s’arrêta, je m’en approchai, et, à mon grand étonnement, je reconnus le roi.
– Il m’a reconnu et ne m’a rien demandé ; c’est déjà bien de sa part, n’est-ce pas, mon éminentissime ?
– Je me réservais pour ce matin, sire, répondit l’abbé en s’inclinant.
– Continuez, continuez ! vous voyez bien que le cardinal vous écoute.
– Avec la plus grande attention, sire.
– Le roi, que l’on savait à Rome, continua Pronio, revenait seul dans un cabriolet, accompagné d’un seul gentilhomme qui portait les habits du roi, tandis que le roi portait les habits de ce gentilhomme ; c’était un événement.
– Et un fier ! fit le roi.
– J’interrogeai les postillons de Fondi ! et, de postillons en postillons, en remontant jusqu’à ceux d’Albano, les nôtres avaient appris qu’il y avait eu une grande bataille, que les Napolitains avaient été battus et que le roi, – comment dirai–je cela, sire ? demanda en s’inclinant respectueusement l’abbé, – et que le roi…
– Fichait le camp… Ah ! pardon, j’oubliais que vous êtes homme d’Église.
– Alors, j’ai été poursuivi de cette idée que, si les Napolitains étaient véritablement en fuite, ils courraient tout d’une traite jusqu’à Naples, et que, par conséquent, il n’y avait qu’un moyen d’arrêter les Français, qui, si on ne les arrêtait pas, y seraient sur leurs talons.
– Voyons le moyen, dit Ruffo.
– C’était de révolutionner les Abruzzes et la Terre de Labour, et, puisqu’il n’y a plus d’armée à leur opposer, de leur opposer un peuple.
Ruffo regarda Pronio.
– Est-ce que vous seriez, par hasard, un homme de génie, monsieur l’abbé ? lui demanda-t-il.
– Qui sait ? répondit celui-ci.
– La chose m’en a tout l’air, sire.
– Laissez-le aller, laissez-le aller, dit le roi.
– Donc, ce matin, j’ai pris un cheval chez mon neveu, je suis venu à franc étrier jusqu’à Capoue ; à la poste de Capoue, je me suis informé, et j’ai appris que Sa Majesté était à Caserte ; alors, je suis venu à Caserte et me suis présenté hardiment à la porte du roi, comme venant de la part de monseigneur Rossi, évêque de Nicosia et confesseur de Sa Majesté.
– Vous connaissez monseigneur Rossi ? demanda Ruffo.
– Je ne l’ai jamais vu, dit l’abbé ; mais j’espérais que le roi me pardonnerait mon mensonge en faveur de la bonne intention.
– Eh ! mordieu ! oui, je vous pardonne, dit le roi. Éminence, donnez-lui son absolution tout de suite.
– Maintenant, sire, vous savez tout, dit Pronio : si le roi adopte mon projet d’insurrection, une traînée de poudre n’ira pas plus vite ; je proclame la guerre sainte, et, avant huit jours, je soulève tout le pays depuis Aquila jusqu’à Teano.
– Et vous ferez cela tout seul ? demanda Ruffo.
– Non, monseigneur ; je m’adjoindrai deux hommes d’exécution.
– Et quels sont ces deux hommes ?
– L’un est Gaetano Mammone, plus connu sous le nom du meunier de Sora.
– N’ai-je pas entendu prononcer son nom, demanda le roi, à propos du meurtre de ces deux jacobins della Torre ?
C’est possible, sire, répondit l’abbé Pronio ; il est rare que Gaetano Mammone ne soit pas là quand on tue quelqu’un à dix lieues à la ronde ; il flaire le sang.
– Vous le connaissez ? demanda Ruffo.
– C’est mon ami, Éminence.
– Et quel est l’autre ?
– Un jeune brigand de la plus belle espérance, sire ; il se nomme Michele Pezza ; mais il a pris le nom de Fra-Diavolo, attendu probablement que ce qu’il y a de plus malin, c’est un moine, et de plus mauvais le diable. À vingt et un ans à peine, il est déjà chef d’une bande de trente hommes, qui se tiennent dans les montagnes de Mignano. Il était amoureux de la fille d’un charron d’Itri, il l’a hautement demandée en mariage, on la lui a refusée ; alors, il a loyalement prévenu son rival, nommé Peppino, qu’il le tuerait s’il ne renonçait pas à Francesca, c’est le nom de la jeune fille ; son rival a persisté, et Michele Pezza lui a tenu parole.
– C’est-à-dire qu’il l’a tué ? demanda Ruffo.
– Éminence, c’est mon pénitent. Il y a quinze jours qu’avec six de ses hommes les plus résolus, il a pénétré la nuit, par le jardin qui donne sur la montagne, dans la maison du père de Francesca, a enlevé sa fille et l’a emmenée avec lui. Il paraît que mon drôle a des secrets à lui pour se faire aimer des femmes. Francesca, qui aimait Peppino, adore maintenant Fra-Diavolo et brigande avec lui comme si elle n’avait fait que cela toute sa vie.
– Et voilà les hommes que vous comptez employer ? demanda le roi.
– Sire, on ne révolutionne pas un pays avec des séminaristes.
– L’abbé a raison, sire, dit Ruffo.
– Soit ! Et, avec ces moyens-là, vous promettez de réussir ?
– J’en réponds.
– Et vous soulèverez les Abruzzes, la Terre de Labour ?
– Depuis les enfants jusqu’aux vieillards. Je connais tout le monde, et tout le monde me connaît.
– Vous me paraissez bien sûr de votre affaire, mon cher abbé, dit le cardinal.
– Si sûr, que j’autorise Votre Éminence à me faire fusiller si je ne réussis pas.
– Alors, vous comptez faire de votre ami Gaetano Mammone et de votre pénitent Fra-Diavolo vos deux lieutenants ?
– Je compte en faire deux capitaines comme moi ; ils ne valent pas moins que moi, et je ne vaux pas moins qu’eux. Que le roi daigne seulement signer mon brevet et les leurs, pour prouver aux paysans que nous agissons en son nom, et je me charge de tout.
– Eh ! eh ! dit le roi, je ne suis pas scrupuleux ; mais nommer mes capitaines deux gaillards comme ceux-là. Vous me donnerez bien dix minutes de réflexion, l’abbé ?
– Dix, vingt, trente, sire, je ne crains rien. L’affaire est trop avantageuse pour que Votre Majesté la refuse, et Son Éminence est trop dévouée aux intérêts de la couronne pour ne pas la lui conseiller.
– Eh bien, l’abbé, dit le roi, laissez-nous un instant seuls, Son Éminence et moi : nous allons causer de votre proposition.
– Sire, je serai dans l’antichambre à lire mon bréviaire ; Votre Majesté me fera demander quand elle aura pris une résolution.
– Allez, l’abbé, allez.
Pronio salua et sortit.
Le roi et le cardinal se regardèrent.
– Eh bien, que dites-vous de cet abbé-là, mon éminentissime ? demanda le roi.
– Je dis que c’est un homme, sire, et que les hommes sont rares.
– Un drôle de saint Bernard pour prêcher une croisade, dites donc !
– Eh ! sire, il réussira peut-être mieux que le vrai n’a réussi.
– Vous êtes donc d’avis que j’accepte son offre ?
– Dans la position où nous sommes, sire, je n’y vois pas d’inconvénient.
– Mais, dites-moi, quand on est petit-fils de Louis XIV et qu’on s’appelle Ferdinand de Bourbon, signer de ce nom des brevets à un chef de brigands et à un homme qui boit le sang comme un autre boit de l’eau claire ! car je le connais son Gaetano Mammone, de réputation du moins.
– Je comprends la répugnance de Votre Majesté, sire ; mais signez seulement celui de l’abbé, et autorisez-le à signer ceux des autres.
– Vous êtes un homme adorable, en ce que, avec vous, on n’est jamais dans l’embarras. Rappelons-nous l’abbé ?
– Non, sire ; laissons-lui le temps de lire son bréviaire ; nous avons, de notre côté, à régler quelques petites affaires au moins aussi pressées que les siennes.
– C’est vrai.
– Hier, Votre Majesté m’a fait l’honneur de me demander mon avis sur la falsification de certaine lettre.
– Je me le rappelle parfaitement ; et vous m’avez demandé la nuit pour réfléchir. Mon éminentissime, avez-vous réfléchi ?
– Je n’ai fait que cela, sire.
– Eh bien ?
– Eh bien, il y a un fait que Votre Majesté ne contestera point, c’est que j’ai l’honneur d’être détesté par la reine.
– Il en est ainsi de tout ce qui m’est fidèle et attaché, mon cher cardinal ; si nous avions le malheur de nous brouiller, la reine vous adorerait.
– Or, étant déjà suffisamment détesté par elle, à mon avis, je désirerais bien, s’il était possible, sire, qu’elle ne me détestât point davantage.
– À quel propos me dites-vous cela ?
– À propos de la lettre de Sa Majesté l’empereur d’Autriche.
– Que croyez-vous donc ?
– Je ne crois rien ; mais voici comment les choses se sont passées.
– Voyons cela, dit le roi s’accoudant sur son fauteuil afin d’écouter plus commodément.
– À quelle heure Votre Majesté est-elle partie pour Naples, avec M. André Backer, le jour où le jeune homme a eu l’honneur de dîner avec Votre Majesté ?
– Entre cinq et six heures.
– Eh bien, entre six et sept heures, c’est-à-dire une heure après que Votre Majesté a été partie, avis a été donné au maître de poste de Capoue de dire à Ferrari, lorsqu’il reprendrait chez lui le cheval qu’il y avait laissé, qu’il était inutile qu’il allât jusqu’à Naples, attendu que Votre Majesté était à Caserte.
– Qui a donc donné cet avis ?
– Je désire ne nommer personne, sire ; seulement, je n’empêche point que Votre Majesté ne devine.
– Allez, je vous écoute.
– Ferrari, au lieu d’aller à Naples, est donc venu à Caserte. Pourquoi voulait-on qu’il vînt à Caserte ? Je n’en sais rien. Pour essayer probablement sur lui quelque tentative de séduction.
– Je vous ai dit, mon cher cardinal, que je le croyais incapable de me trahir.
– On n’a pas eu la peine de s’assurer de sa fidélité ; Ferrari, ce qui valait mieux, a fait une chute, a perdu connaissance et a été transporté à la pharmacie.
– Par le secrétaire de M. Acton, nous savons cela.
– Là, de peur que son évanouissement ne fût trop court et qu’il ne revînt à lui au moment où l’on ne s’y attendrait pas, on a trouvé convenable de le prolonger à l’aide de quelques gouttes de laudanum.
– Qui vous a dit cela ?
– Je n’ai eu besoin d’interroger personne. Qui ne veut pas être trompé ne doit s’en rapporter qu’à soi.
Le cardinal tira de sa poche une cuiller à café.
– Voici, dit-il, la cuiller à l’aide de laquelle on les lui a introduites dans la bouche ; il en reste une couche au fond de la cuiller, ce qui prouve que le blessé n’a pas bu le laudanum lui-même, vu qu’il eût enlevé cette couche avec ses lèvres, et l’odeur âcre et persistante de l’opium indique, après plus d’un mois, à quelle substance appartenait cette couche.
Le roi regarda le cardinal avec cet étonnement naïf qu’il manifestait lorsqu’on lui démontrait une chose que seul il n’eût pas trouvée, parce qu’elle dépassait la portée de son intelligence.
– Et qui a fait cela ? demanda-t-il.
– Sire, répondit le cardinal, je ne nomme personne ; je dis : ON. Qui a fait cela ? Je n’en sais rien. ON l’a fait. Voilà ce que je sais.
– Et après ?
– Votre Majesté veut aller jusqu’au bout, n’est-ce-pas ?
– Certainement que je veux aller jusqu’au bout !
– Eh bien, sire, Ferrari évanoui par la violence du coup, endormi pour surcroît de précautions avec du laudanum, ON a pris la lettre dans sa poche, ON l’a décachetée en plaçant la cire au-dessus d’une bougie, ON a lu la lettre, et, comme elle contenait l’opposé de ce que l’ON espérait, ON a enlevé l’écriture avec de l’acide oxalique.
– Comment pouvez-vous savoir précisément avec quel acide ?
– Voici la petite bouteille, je ne dirai point qui le contenait, mais qui le contient ; la moitié à peine, comme vous le voyez, a été employée à l’opération.
Et, comme il avait tiré de sa poche la cuiller à café, le cardinal tira de sa poche un flacon à moitié vide contenant un liquide clair comme de l’eau de roche et évidemment distillé.
– Et vous dites, demanda le roi, qu’avec cette liqueur on peut enlever l’écriture ?
– Que Votre Majesté ait la bonté de me donner une lettre sans importance.
Le roi prit sur une table le premier placet venu ; le cardinal versa quelques gouttes du liquide sur l’écriture, il l’étendit avec son doigt, en couvrit quatre ou cinq lignes et attendit.
L’écriture commença par jaunir, puis s’effaça peu à peu.
Le cardinal lava le papier avec de l’eau ordinaire, et, entre les lignes écrites au-dessus et au-dessous, il montra au roi un espace blanc qu’il fit sécher au feu et sur lequel, sans autre préparation, il écrivit deux ou trois lignes.
La démonstration ne laissait rien à désirer.
– Ah ! San-Nicandro ! San-Nicandro ! murmura le roi, quand on pense que tu aurais pu m’apprendre tout cela !
– Non pas lui, sire, attendu qu’il ne le savait pas ; mais il eût pu vous le faire apprendre par d’autres plus savants que lui.
– Revenons à notre affaire, dit le roi en poussant un soupir. Ensuite, que s’est-il passé ?
– Il s’est passé, sire, qu’après avoir substitué au refus de l’empereur une adhésion, on a recacheté la lettre et on l’a scellée d’un cachet pareil à celui de Sa Majesté Impériale ; seulement, comme c’était la nuit, à la lumière des bougies, que cette opération se faisait, on l’a recachetée avec de la cire rouge qui était d’une teinte un peu plus foncée que la première.
Le cardinal mit sous les yeux du roi la lettre tournée du côté du cachet.
– Sire, dit-il, voyez la différence qu’il y a entre cette couche superposée et la couche inférieure ; au premier abord, la teinte paraît la même, mais, en y regardant de près, on reconnaît une différence légère et cependant visible.
– C’est vrai, s’écria le roi, c’est pardieu vrai !
– D’ailleurs, reprit le cardinal, voici le bâton de cire qui a servi à refaire le cachet ; Votre Majesté voit que sa couleur est identique avec la couche supérieure.
Le roi regardait avec étonnement les trois pièces à conviction : cuiller, flacon, bâton de cire à cacheter que Ruffo venait de mettre sous ses yeux et avait déposées les unes à côté des autres sur une table.
– Et comment vous êtes vous procuré cette cuiller, ce flacon et cette cire ? demanda le roi, tellement intéressé par cette intelligente recherche de la vérité, qu’il ne voulait point en perdre un détail.
– Oh ! de la façon la plus simple, sire. Je suis à peu près le seul médecin de votre colonie de San-Leucio ; je viens donc de temps en temps à la pharmacie du château pour y chercher quelques médicaments ; je suis venu ce matin à la pharmacie comme d’habitude, mais avec certaine idée arrêtée ; j’ai trouvé cette cuiller sur la table de nuit, ce flacon dans l’armoire vitrée, et ce bâton de cire sur la table.
– Et cela vous a suffi pour tout découvrir ?
– Le cardinal de Richelieu ne demandait que trois lignes de l’écriture d’un homme pour le faire pendre.
– Oui, dit le roi ; malheureusement, il y a des gens que l’on ne pend pas, quelque chose qu’ils aient faite.
– Maintenant, dit le cardinal en regardant fixement le roi, tenez-vous beaucoup à Ferrari ?
– Sans doute que j’y tiens.
– Eh bien, sire, il n’y aurait pas de mal à l’éloigner pour quelque temps. Je crois l’air de Naples on ne peut plus malsain pour lui en ce moment.
– Vous croyez ?
– Je fais plus que le croire, sire, j’en suis sûr.
– Pardieu ! c’est bien simple, je vais le renvoyer à Vienne.
– C’est un voyage fatigant, sire ; mais il y a des fatigues salutaires.
– D’ailleurs, vous comprenez bien, mon éminentissime, que je veux avoir le cœur net de la chose ; en conséquence, je renvoie à l’empereur, mon gendre, la dépêche dans laquelle il me dit qu’il se mettra en campagne aussitôt que je serai rentré à Rome, et je lui demande de mon côté ce qu’il pense de cela.
– Et, pour qu’on ne se doute de rien, Votre Majesté part pour Naples aujourd’hui avec tout le monde, en disant à Ferrari de venir me trouver cette nuit à San-Leucio, et d’exécuter mes ordres comme si c’étaient ceux de Votre Majesté.
– Et vous, alors ?
– Moi, j’écris à l’empereur au nom de Votre Majesté, j’expose ses doutes et le prie de m’envoyer la réponse, à moi.
– À merveille ! mais Ferrari va tomber dans les mains des Français ; vous comprenez bien que les chemins sont gardés.
– Ferrari va par Bénévent et Foggia à Manfredonia ; là, il s’embarque pour Trieste, et, de Trieste, reprend la poste jusqu’à Vienne si le vent est bon ; il économise deux jours de route et vingt-quatre heures de fatigue, et, par le même chemin qu’il est allé, il revient.
– Vous êtes un homme prodigieux, mon cher cardinal ! rien ne vous est impossible.
– Tout cela convient à Votre Majesté ?
– Je serais bien difficile si cela ne me convenait pas.
– Alors, sire, occupons-nous d’autre chose ; vous le savez, chaque minute vaut une heure, chaque heure vaut un jour, chaque jour une année.
– Occupons-nous de l’abbé Pronio, n’est-ce pas ? demanda le roi.
– Justement, sire.
– Croyez-vous qu’il aura eu le temps de lire son bréviaire ? demanda en riant le roi.
– Bon ! s’il n’a pas eu le temps de le lire aujourd’hui, dit Ruffo, il le lira demain : il n’est pas homme à douter de son salut pour si peu de chose.
Ruffo sonna.
Un valet de pied parut à la porte.
– Prévenez l’abbé Pronio que nous l’attendons, dit le roi.
LXIV. Un disciple de Machiavel §
Pronio ne se fit point attendre.
Le roi et le cardinal remarquèrent que la lecture du livre saint ne lui avait rien ôté des airs dégagés qu’ils avaient remarqués en lui.
Il entra, se tint sur le seuil de la porte, salua respectueusement le roi d’abord, le cardinal ensuite.
– J’attends les ordres de Sa Majesté, dit-il.
– Mes ordres seront faciles à suivre, mon cher abbé : j’ordonne que vous fassiez tout ce que vous m’avez promis de faire.
– Je suis prêt, sire.
– Maintenant, entendons-nous.
Pronio regarda le roi ; il était évident qu’il ne comprenait rien à ces mots : entendons-nous.
Je demande quelles sont vos conditions, dit le roi.
– Mes conditions ?
– Oui.
– À moi ? Mais je ne fais aucune condition à Votre Majesté.
– Je demande, si vous l’aimez mieux, quelles faveurs vous attendez de moi.
– Celle de servir Votre Majesté, et, au besoin, de me faire tuer pour elle.
– Voilà tout ?
– Sans doute.
– Vous ne demandez pas un archevêché, pas un évêché, pas la plus petite abbaye ?
– Si je la sers bien, quand tout sera fini, quand les Français seront hors du royaume, si j’ai bien servi Votre Majesté, elle me récompensera ; si je l’ai mal servie, elle me fera fusiller.
– Que dites-vous de ce langage, cardinal ?
– Je dis qu’il ne m’étonne pas, sire.
– Je remercie Votre Éminence, dit en s’inclinant Pronio.
– Alors, dit le roi, il s’agit tout simplement de vous donner un brevet ?
– Un à moi, sire, un à Fra-Diavolo, un à Mammone.
– Êtes-vous leur mandataire ? demanda le roi.
– Je ne les ai pas vus, sire.
– Et, sans les avoir vus, vous répondez d’eux ?
– Comme de moi-même.
– Rédigez le brevet de M. l’abbé, mon éminentissime.
Ruffo se mit à une table, écrivit quelques lignes et lut la rédaction suivante :
« Moi, Ferdinand de Bourbon, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem,
» Déclare :
» Ayant toute confiance dans l’éloquence, le patriotisme, les talents militaires de l’abbé Pronio,
» Le nommer
» MON CAPITAINE dans les Abruzzes et dans la Terre de Labour, et, au besoin, dans toutes les autres parties de mon royaume ;
» Approuver
» Tout ce qu’il fera pour la défense du territoire de ce royaume et pour empêcher les Français d’y pénétrer, l’autorise à signer des brevets pareils à celui-ci en faveur des deux personnes qu’il jugera dignes de le seconder dans cette noble tâche, promettant de reconnaître pour chefs de masses les deux personnes dont il aura fait choix.
» En foi de quoi, nous lui avons délivré le présent brevet.
» En notre château de Caserte, le 10 décembre 1798. »
– Est-ce cela, monsieur ? demanda le roi à Pronio après avoir entendu la lecture que venait de faire le cardinal.
– Oui, sire ; seulement, je remarque que Votre Majesté n’a pas voulu prendre la responsabilité de signer les brevets des deux capitaines que j’avais eu l’honneur de lui recommander.
– Non ; mais je vous ai reconnu le droit de les signer ; je veux qu’ils vous en aient l’obligation.
– Je remercie Votre Majesté, et, si elle veut mettre au bas de ce brevet sa signature et son sceau, je n’aurai plus qu’à lui présenter mes humbles remercîments et à partir pour exécuter ses ordres.
Le roi prit la plume et signa ; puis, tirant le sceau de son secrétaire, il l’appliqua à côté de sa signature.
Le cardinal s’approcha du roi et lui dit quelques mots tout bas.
– Vous croyez ? demanda le roi.
– C’est mon humble avis, sire.
Le roi se tourna vers Pronio.
– Le cardinal, lui dit-il, prétend que, mieux que personne, monsieur l’abbé…
– Sire, interrompit en s’inclinant Pronio, j’en demande pardon à Votre Majesté, mais, depuis cinq minutes, j’ai l’honneur d’être capitaine des volontaires de Sa Majesté.
– Excusez, mon cher capitaine, dit le roi en riant, j’oubliais, ou plutôt, je me souvenais en voyant un coin de votre bréviaire sortir de votre poche.
Pronio tira de sa poche le livre qui avait attiré l’attention de Sa Majesté, et le lui présenta.
Le roi l’ouvrit à la première page et lut :
« Le Prince, par Machiavel. »
– Qu’est-ce que cela ? dit le roi ne connaissant ni l’ouvrage ni l’auteur.
– Sire, lui répondit Pronio, c’est le bréviaire des rois.
– Vous connaissez ce livre ? demanda Ferdinand à Ruffo.
– Je le sais par cœur.
– Hum ! fit le roi. Je n’ai jamais su par cœur que l’office de la Vierge, et encore, depuis que San-Nicandro me l’a appris, je crois que je l’ai un peu oublié. Enfin !… Je vous disais donc, capitaine, puisque capitaine il y a, que le cardinal prétendait, c’était cela que tout à l’heure il me disait tout bas à l’oreille, que, mieux que personne, vous vous entendriez à rédiger une proclamation adressée aux peuples des deux provinces où vous êtes appelé à exercer votre commandement.
– Son Éminence est de bon conseil, sire.
– Alors, vous êtes de son avis ?
– Parfaitement.
– Mettez-vous donc là et rédigez.
– Dois-je parler au nom de Sa Majesté ou au mien ? demanda Pronio.
– Au nom du roi, monsieur, au nom du roi, se hâta de répondre Ruffo.
– Allez ! au nom du roi, puisque le cardinal le veut, dit Ferdinand.
Pronio salua le roi pour remercier de la permission qu’il recevait non-seulement d’écrire au nom de son souverain, mais encore de s’asseoir devant lui, et, sans embarras, sans rature, de pleine source, il écrivit :
« Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français, près desquels j’ai tout fait pour demeurer en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes. Je me risque donc, malgré le danger que je cours, à passer à travers leurs rangs pour regagner ma capitale en péril ; mais, une fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer. En attendant, que les peuples courent aux armes, qu’ils volent au secours de la religion, qu’ils défendent leur roi, ou plutôt leur père, qui est prêt à sacrifier sa vie pour conserver à ses sujets leurs autels et leurs biens, l’honneur de leurs femmes et leur liberté ! Quiconque ne se rendra pas sous les drapeaux de la guerre sainte sera réputé traître à la patrie ; quiconque les abandonnera après y avoir pris rang sera puni comme rebelle et comme ennemi de l’Église et de l’État.
» Rome, 7 décembre 1798. »
Pronio remit sa proclamation au roi afin que le roi la pût lire.
Mais celui-ci, la passant au cardinal :
– Je ne comprends pas très-bien, mon éminentissime, lui dit-il.
Ruffo se mit à lire à son tour.
Pronio, qui s’était assez médiocrement préoccupé de l’expression de la figure du roi, pendant la lecture, suivait au contraire, avec la plus grande attention, l’effet que cette lecture produisait sur la figure du cardinal.
Deux ou trois fois pendant la lecture, Ruffo leva les yeux sur Pronio, et, chaque fois, il vit les regards du nouveau capitaine fixés sur les siens.
– Je ne m’étais pas trompé sur vous, monsieur, dit le cardinal à Pronio lorsqu’il eut fini ; vous êtes un habile homme !
Puis, s’adressant au roi :
– Sire, continua-t-il, personne dans le royaume n’eût fait, j’ose le dire, une si adroite proclamation, et Votre Majesté peut la signer hardiment.
– C’est votre avis mon éminentissime, et vous n’avez rien à y redire ?
– Je prie Votre Majesté de n’y pas changer une syllabe.
Le roi prit la plume.
– Vous le voyez, dit-il, je signe de confiance.
– Votre nom de baptême, monsieur ? demanda Ruffo à l’abbé, tandis que le roi signait.
– Joseph, monseigneur.
– Et maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que vous tenez la plume, vous pouvez ajouter au-dessous de votre signature :
« Le capitaine Joseph Pronio est chargé, pour moi et en mon nom, de répandre cette proclamation, et de veiller à ce que les intentions y exprimées par moi soient fidèlement remplies. »
– Je puis ajouter cela ? demanda le roi.
– Vous le pouvez, sire.
Le roi écrivit sans objection aucune les paroles dictées par Ruffo.
– C’est fait, dit–il.
– Maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que M. Pronio va nous faire un double de cette proclamation, – vous entendez, capitaine, le roi est si content de votre proclamation, qu’il en désire copie, – Votre Majesté va signer à l’ordre du capitaine un bon de dix mille ducats.
– Monseigneur ! fit Pronio…
– Laissez-moi faire, monsieur.
– Dix mille ducats !… Eh ! eh ! fit le roi.
– Sire, je supplie Votre Majesté…
– Allons, dit le roi. Sur Corradino ?
– Non ; sur la maison André Backer et Ce ; c’est plus sûr et surtout plus rapide.
Le roi s’assit, fit le bon et signa.
– Voici le double de la proclamation de Sa Majesté, dit Pronio en présentant la copie au cardinal.
– Maintenant, à nous deux, monsieur, dit Ruffo. Vous voyez la confiance que le roi a en vous. Voici un bon de dix mille ducats ; allez faire tirer dans une imprimerie autant de mille exemplaires de cette proclamation qu’on en pourra tirer en vingt-quatre heures ; les dix mille premiers exemplaires tirés seront affichés aujourd’hui à Naples, s’il est possible avant que le roi y arrive. Il est midi ; il vous faut une heure et demie pour aller à Naples ; cela peut être fait à quatre heures. Emportez-en dix mille, vingt mille, trente mille ; répandez-les à foison et qu’avant demain soir, il y en ait dix mille distribués.
– Et du reste de l’argent, que ferais-je, monseigneur ?
– Vous achèterez des fusils, de la poudre et des balles.
Pronio, au comble de la joie, allait s’élancer hors de l’appartement.
– Comment ! dit Ruffo, vous ne voyez point, capitaine ?…
– Qui donc, monseigneur ?
– Le roi vous donne sa main à baiser.
– Oh ! sire ! s’écria Pronio baisant la main du roi, le jour où je me ferai tuer pour Votre Majesté, je ne serai point quitte envers elle.
Et Pronio sortit, prêt en effet à se faire tuer pour le roi.
Le roi attendait évidemment la sortie de Pronio avec impatience ; il avait pris part à toute cette scène sans trop savoir quel rôle il y jouait.
– Eh bien, dit le roi quand la porte fut refermée, c’est probablement encore la faute de San-Nicandro, mais le diable m’emporte si je comprends votre enthousiasme pour cette proclamation, qui ne dit pas un mot de vrai.
– Eh ! sire, c’est justement parce qu’elle ne dit pas un mot de vrai, c’est justement parce que ni Votre Majesté ni moi n’aurions osé la faire, c’est justement pour cela que je l’admire.
– Alors, dit Ferdinand, expliquez-la-moi, afin que je voie si elle vaut mes dix mille ducats.
– Votre Majesté ne serait point assez riche pour la payer, si elle la payait à sa valeur.
– Tête d’âne ! dit Ferdinand en se donnant un coup de poing sur le front.
– Votre Majesté veut-elle me suivre sur cette copie ?
– Je vous suis, dit-il.
Le roi présenta le double de la proclamation au cardinal.
Ruffo lut21 :
« Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à rétablir la sainte Église, les Français, auprès desquels j’ai fait tout pour vivre en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes… »
– Vous savez que je n’admire pas encore.
– Vous avez tort, sire ; car remarquez la portée de ceci. Vous êtes à Rome au moment où vous écrivez cette proclamation ; vous y êtes tranquillement, sans autre intention que de rétablir la sainte Église ; vous n’y abattez pas les arbres de la Liberté, vous ne voulez pas faire pendre les consuls, vous ne laissez pas le peuple brûler les juifs ou les jeter dans le Tibre ; vous y êtes innocemment, dans les seuls intérêts du saint-père.
– Ah ! fit le roi, qui commençait à comprendre.
– Vous n’y êtes pas, continua le cardinal, pour faire la guerre à la République, puisque vous avez tout fait auprès des Français pour vivre en paix avec eux. Eh bien, quoique vous ayez tout fait pour vivre en paix avec eux, c’est-à-dire avec des amis, ils menacent de pénétrer dans les Abruzzes.
– Eh ! fit le roi, qui comprenait.
– C’est donc, continua Ruffo, aux yeux de tous ceux qui liront ce manifeste, et le monde entier le lira, c’est donc de leur part et non de la vôtre qu’est le mauvais procédé, la rupture, la trahison. Malgré les menaces que vous a faites l’ambassadeur Garat, vous vous fiez à eux comme à des alliés que vous voulez conserver à tout prix ; vous allez à Rome, plein de confiance dans leur loyauté, et, tandis que vous êtes à Rome, que vous ne vous doutez de rien, que vous êtes bien tranquille, les Français vous attaquent à l’improviste et battent Mack. Rien d’étonnant, vous en conviendrez, sire, qu’un général et une armée pris à l’improviste soient battus.
– Tiens !… fit le roi, qui comprenait de plus en plus, c’est ma foi vrai.
– Votre Majesté ajoute : « Je me risque donc, malgré le danger que je cours, à traverser leurs rangs pour regagner ma capitale en péril ; mais, une bonne fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer… » Voyez, sire ! malgré le danger qu’elle y court, Votre Majesté se risque à travers leurs rangs pour regagner sa capitale en péril. Comprenez-vous, sire ? vous ne fuyez plus devant les Français, vous passez à travers leurs rangs ; vous ne craignez pas le danger, vous l’affrontez, au contraire. Et pourquoi exposez-vous si témérairement votre personne sacrée ? Pour regagner, pour protéger, pour défendre votre capitale, pour marcher enfin à la rencontre de l’ennemi avec une armée nombreuse, pour exterminer les Français, quand vous y serez rentré…
– Assez, s’écria le roi en éclatant de rire, assez, mon cher cardinal ! j’ai compris. Vous avez raison, mon éminentissime, grâce à cette proclamation, je vais passer pour un héros. Qui diable se serait douté de cela quand je changeais d’habits avec d’Ascoli dans une auberge d’Albano ? Décidément, vous avez raison, mon cher cardinal, et votre Pronio est un homme de génie. Ce que c’est que d’avoir étudié Machiavel ! Tiens ! il a oublié son livre.
– Oh ! dit Ruffo, vous pouvez le garder, sire, pour l’étudier à votre tour ; il n’a plus rien à y apprendre.
LXV. Où Michèle le fou est nommé capitaine, en attendant qu’il soit nommé colonel. §
Le même jour, vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, un de ces bruits sourds et menaçants comme ceux qui précèdent les tempêtes et les tremblements de terre, s’élevant des vieux quartiers de Naples, commença d’envahir peu à peu toute la ville. Des hommes sortant par bandes de l’imprimerie del signor Florio Giordani, située largo Mercatello, le bras gauche chargé de larges feuilles imprimées, le bras droit armé d’une brosse et d’un seau plein de colle, se répandaient dans les différents quartiers de la ville, laissant, chacun derrière lui, une série d’affiches autour desquelles se groupaient les curieux et à l’aide desquelles on pouvait suivre sa trace, soit qu’il remontât au Vomero par la strada de l’Infrascata, soit qu’il descendît par Castel-Capuano, par le Vieux-Marché, soit enfin qu’il gagnât l’albergo dei Poveri par le largo delle Pigne, ou soit que, longeant Toledo dans toute sa longueur, il aboutit à Santa-Lucia par la descente du Géant ou à Mergellina par le Ponte et la Riviera di Chiaïa.
Cette série d’affiches qui causaient un si grand bruit en rayonnant sur tous les points de la ville, c’était la proclamation du roi Ferdinand, ou plutôt du capitaine Pronio, dont celui-ci, selon la recommandation du cardinal Ruffo, émaillait les murs de la capitale des Deux-Siciles ; et ce bruit progressif, cette rumeur croissante qui s’élevait de tous les quartiers de la ville, c’était l’effet que produisait sa lecture sur ses habitants.
En effet, d’un même coup, les Napolitains apprenaient le retour du roi, qu’ils croyaient à Rome, et l’invasion des Français, qu’ils croyaient en retraite.
Au milieu de ce récit un peu confus des événements, mais dans lequel cette même confusion était un trait de génie, le roi apparaissait comme la seule espérance du pays, comme l’ange sauveur du royaume.
Il avait traversé les rangs des Français, car le bruit s’était déjà répandu qu’il était arrivé pendant la nuit à Caserte ; il avait risqué sa liberté, il avait exposé ses jours pour venir mourir avec ses fidèles Napolitains.
Le roi Jean n’avait pas fait davantage à Poitiers, ni Philippe de Valois à Crécy.
Il était impossible de trahir un tel dévouement, de ne pas récompenser de pareils sacrifices.
Aussi, devant chaque affiche, pouvait-on voir un immense groupe qui discutait, commentait, disséquait la proclamation ; ceux qui faisaient partie de ces groupes et qui savaient lire, – et le nombre n’en était pas grand, – jouissaient de leur supériorité, avaient la parole, et, comme ils faisaient semblant de comprendre, ils avaient évidemment une influence très-prononcée sur ceux qui ne savaient pas lire et qui les écoutaient l’œil fixe, l’oreille tendue, la bouche ouverte.
Au Vieux-Marché, où l’instruction était encore moins répandue que partout ailleurs, un immense groupe s’était formé à la porte du beccaïo, et, au centre, assez rapproché du manifeste affiché pour qu’il pût le lire, on pouvait remarquer notre ami Michele le Fou, qui, jouissant des prérogatives que lui donnait son instruction distinguée, transmettait à la multitude ébahie les nouvelles que contenait la proclamation.
– Ce que je vois de plus clair au milieu de tout cela, disait le beccaïo dans son brutal bon sens et fixant sur Michele son œil ardent, le seul que lui eût laissé la terrible balafre qu’il avait reçue de la main de Salvato à Mergellina, ce que je vois de plus clair au milieu de tout cela, c’est que ces gueux de républicains, que l’enfer confonde ! ont donné la bastonnade au général Mack.
– Je ne vois pas un mot de cela dans la proclamation, répondait Michele ; cependant, je dois dire que c’est probable ; nous autres gens instruits, nous appelons cela un sous-entendu.
– Sous-entendu ou non, dit le beccaïo, il n’en est pas moins vrai que les Français – et le dernier puisse-t-il mourir de la peste ! – marchent sur Naples et y seront peut-être avant quinze jours.
– Oui, dit Michele ; car je vois par la proclamation qu’ils envahissent les Abruzzes ; ce qui est évidemment le chemin de Naples ; mais il ne tient qu’à nous qu’ils n’y entrent point, à Naples.
– Et comment les en empêcher ? demanda le beccaïo.
– Rien de plus facile, dit Michele. Toi, par exemple, en prenant ton grand couteau, Pagliuccella en prenant son grand fusil, et moi en prenant mon grand sabre, chacun de nous enfin en prenant quelque chose et en marchant contre eux.
– En marchant contre eux, en marchant contre eux, grommela le beccaïo trouvant la proposition de Michele un peu hasardeuse ; c’est bien aisé à dire, cela !
– Et c’est encore plus aisé à faire, ami beccaïo : il n’est besoin que d’une chose ; il est vrai que cette chose ne se trouve pas sous la peau des moutons que tu égorges : il ne faut que du courage. Je sais de bonne source, moi, que les Français ne sont pas plus de dix mille : or, nous sommes à Naples soixante mille lazzaroni, bien portants, solides, ayant de bons bras, de bonnes jambes et de bons yeux.
– De bons yeux, de bons yeux, dit le beccaïo voyant dans les paroles de Michele une allusion à son accident ; cela te plaît à dire.
– Eh bien, continua Michele sans se préoccuper de l’interruption du beccaïo, armons-nous chacun de quelque chose, ne fût-ce que d’une pierre et d’une fronde, comme le berger David, et tuons chacun le sixième d’un Français, et il n’y aura plus de Français, puisque nous sommes soixante mille et qu’ils ne sont que dix mille ; cela ne te sera point difficile, surtout à toi, beccaïo, qui, à ce que tu dis, as lutté seul contre six.
– Il est vrai, dit le beccaïo, que tout ce qui m’en tombera dans les mains…
– Oui, répliqua Michele ; mais, à mon avis, il ne faut point attendre qu’ils te tombent dans les mains, parce que, alors, c’est nous qui serons dans les leurs ; il faut aller au-devant d’eux, il faut les combattre partout où on les rencontrera. Un homme vaut un homme, que diable ! Puisque je ne te crains pas, puisque je ne crains point Pagliuccella, puisque je ne crains pas les trois fils de Basso Tomeo, qui disent toujours qu’ils m’assommeront et qui ne m’assomment jamais, à plus forte raison, six hommes qui en craignent un sont des lâches.
– Il a raison, Michele ! il a raison ! crièrent plusieurs voix.
– Eh bien, alors, dit Michele, si j’ai raison, prouvez-le-moi. Je ne demande pas mieux que de me faire tuer ; que ceux qui veulent se faire tuer avec moi le disent.
– Moi ! moi ! moi ! Nous ! nous ! crièrent cinquante voix. Veux-tu être notre chef, Michele ?
– Pardieu ! dit Michele, je ne demande pas mieux.
– Vive Michele ! vive Michele ! vive notre capitaine ! crièrent un grand nombre de voix.
– Bon ! me voilà déjà capitaine, dit Michele ; il paraît que la prédiction de Nanno commence à se réaliser. Veux-tu être mon lieutenant, Pagliuccella ?
– Ah ! par ma foi, je le veux bien, dit celui auquel s’adressait Michele ; tu es un bon garçon, quoique tu sois un peu fier de ce que tu sais ; mais, enfin, puisqu’il faut toujours que l’on ait un chef, mieux vaut que ce chef sache lire, écrire et compter, que de ne rien savoir du tout.
– Eh bien, continua Michele, que ceux qui veulent de moi pour leur chef aillent m’attendre strada Carbonara, avec les armes qu’ils pourront se procurer ; moi, je vais chercher mon sabre.
Il se fit alors un grand mouvement dans la foule ; chacun tira de son côté, et une centaine d’hommes prêts à reconnaître Michele le Fou pour leur chef sortirent du groupe et se mirent chacun à la recherche de l’arme de rigueur sans laquelle on n’était point reçu dans les rangs du capitaine Michele.
Quelque chose se passait à l’autre extrémité de la ville, entre Tolède et le Vomero, au haut de la montée de l’Infrascata, au pied de la salita dei Capuccini.
Fra Pacifico, en revenant de la quête avec son ami Jacobino, avait vu des hommes courant, le bras gauche chargé d’affiches et collant ces affiches sur les murs partout où ils trouvaient une place convenable et à la portée de la vue ; le frère quêteur s’était alors approché avec d’autres curieux de cette affiche, l’avait déchiffrée non sans peine attendu qu’il n’était point un savant de la force de Michele ; mais enfin il l’avait déchiffrée, et, aux nouvelles inattendues qu’elle contenait, son ardeur guerrière s’était, comme on le pense bien, éveillée plus militante que jamais en voyant ces jacobins, objet de son exécration, prêts à franchir les frontières du royaume.
Alors, il avait furieusement frappé la terre de son bâton de laurier, il avait demandé la parole, il était monté sur une borne, et, tenant Jacobino par sa longe, au milieu d’un silence religieux, il avait expliqué, à l’immense cercle que sa popularité avait rassemblé autour de lui, ce que c’était que les Français ; or, au dire de fra Pacifico, les Français étaient tous des impies, des sacrilèges, des pillards, des voleurs de femmes, des égorgeurs d’enfants, qui ne croyaient pas que la madone de Pie-di-Grotta remuât les yeux, et que les cheveux du Christ del Carmine poussassent de telle façon, que l’on était forcé de les lui couper tous les ans ; fra Pacifico affirmait qu’ils étaient tous bâtards du diable, et en donnait pour preuve que tous ceux qu’il avait vus portaient, sur un point quelconque du corps, l’empreinte d’une griffe, indication certaine qu’ils étaient tous destinés à tomber dans celles de Satan ; il était donc urgent, par tous les moyens possibles, de les empêcher d’entrer à Naples, ou Naples, brûlée de fond en comble, disparaîtrait de la surface de la terre, comme si la cendre de Pompéi ou la lave d’Herculanum avait passé sur elle.
Le discours de fra Pacifico, et surtout la péroraison de ce discours, avaient fait le plus grand effet sur ses auditeurs. Des cris d’enthousiasme s’étaient élevés dans la foule ; deux ou trois voix avaient demandé si, dans le cas où le peuple napolitain se soulèverait contre les Français, fra Pacifico marcherait de sa personne contre l’ennemi. Fra Pacifico avait alors répondu que non-seulement lui, mais son âne Jacobino, étaient au service de la cause du roi et de l’autel, et que, sur cette humble monture, choisie par le Christ pour faire son entrée triomphale à Jérusalem, il se chargeait de guider à la victoire ceux qui voudraient bien combattre avec lui.
Alors, les cris « Nous sommes prêts ! nous sommes prêts ! » avaient retenti. Fra Pacifico n’avait demandé que cinq minutes, avait remonté rapidement la rampe dei Capuccini pour déposer à la cuisine la charge de Jacobino, et, en effet, cinq minutes après, seconde pour seconde, avait reparu, monté cette fois sur son âne, et était, au grand galop, revenu prendre sa place au milieu du cercle qui l’avait élu.
Il était six heures du soir, à peu près, et Naples en était, sans que Ferdinand s’en doutât le moins du monde, au degré d’exaspération que nous avons dit, lorsque celui-ci, la tête basse et se demandant quel accueil l’attendait dans sa capitale, entra par la porte Capuana, ayant le soin, pour ne pas ajouter à sa disgrâce la part d’impopularité qui pesait sur la reine et sa favorite, de se séparer d’elles au moment d’entrer dans la ville et de leur tracer pour itinéraire la porte del Camino, la Marinella, la via del Piliero, le largo del Castello, tandis que lui suivrait la strada Carbonara, la strada Foria, le largo delle Pigne et Toledo.
Les deux voitures royales s’étaient donc séparées à la porte Capuana, la reine regagnant, avec lady Hamilton, sir William et Nelson, le palais royal par la route que nous avons dite, et le roi entrant directement, avec le duc d’Ascoli, son fidèle Achate, par cette fameuse porte Capuana, célèbre à tant de titres.
C’était, on se le rappelle, justement en face de la porte Capuana, sur la place qui s’étend au bas des degrés de l’église San-Giovanni à Carbonara, sur l’emplacement même où, soixante ans plus tard, fut exécuté Agésilas Milano, que Michele, par hasard, et parce que cette place est le centre des quartiers populaires, avait donné rendez-vous à sa troupe ! or, sa troupe, recrutée en route, s’était presque doublée dans l’espace à parcourir, chacun appelant à lui et entraînant les amis qu’il avait rencontrés sur son chemin, de sorte que plus de deux cent cinquante hommes encombraient cette place au moment où le roi se présentait pour la traverser.
Le roi savait bien qu’au milieu de ses chers lazzaroni, il n’aurait jamais rien à craindre. Il fut donc étonné, mais voilà tout, quand il vit, au milieu d’un si grand nombre d’individus assemblés, et à la lueur des rares réverbères allumés de cent pas en cent pas, et des cierges, plus nombreux, brûlant devant les madones, reluire des sabres et des canons de fusil ; il se pencha en conséquence, et, touchant de la main l’épaule de celui qui paraissait le chef de la troupe :
– Mon ami, lui demanda-t-il en patois napolitain, pourrais-tu me dire ce qui se passe ici ?
L’homme se retourna et se trouva face à face avec le roi.
L’homme, c’était Michele.
– Oh ! s’écria-t-il, étouffé tout à la fois par la joie de voir le roi, l’étonnement que lui causait sa présence et l’orgueil d’avoir été touché par lui ; oh ! Sa Majesté ! Sa Majesté le roi Ferdinand ! Vive le roi ! vive notre père ! vive le sauveur de Naples !
Et toute la troupe répéta d’une seule voix :
– Vive le roi ! vive notre père ! vive le sauveur de Naples !
Si le roi Ferdinand s’attendait à être salué par un cri quelconque à son retour dans sa capitale, ce n’était certes pas par celui-là.
– Les entends-tu ? demanda-t-il au duc d’Ascoli. Que diable chantent-ils donc ?
– Ils crient : « Vive le roi ! » sire, répondit le duc avec sa gravité habituelle ; ils vous nomment leur père, ils vous appellent le sauveur de Naples ?
– Tu en es sûr ?
Les cris redoublèrent.
– Allons, dit-il, puisqu’ils le veulent absolument…
Et, sortant à moitié par la portière :
– Oui, mes enfants, dit-il, oui, c’est moi ; oui, c’est votre roi, c’est votre père, et, comme vous le dites très-bien, je reviens sauver Naples ou mourir avec vous.
Cette promesse redoubla l’enthousiasme, qui monta jusqu’à la frénésie.
– Pagliuccella, cria Michele, cours devant avec une dizaine d’hommes ; des torches ! des flambeaux ! des illuminations !
– Inutile, mes enfants ! cria le roi, qu’un trop grand jour importunait ; inutile ! pour quoi faire des illuminations ?
– Pour que le peuple voie que Dieu et saint Janvier lui rendent son roi sain et sauf, et qu’ils ont protégé Votre Majesté au milieu des périls qu’elle a courus en traversant les rangs des Français pour revenir dans sa fidèle ville de Naples, cria Michele.
– Des torches ! des flambeaux ! des illuminations ! crièrent Pagliuccella et ses hommes en courant comme des dératés par la strada Carbonara. C’est le roi qui revient parmi nous. Vive le roi ! vive notre père ! vive le sauveur de Naples !
– Allons, allons, dit le roi à d’Ascoli, mon avis est qu’il ne faut pas les contrarier. Laissons-les donc faire ; mais, décidément, l’abbé Pronio est un habile homme !
Les cris de Pagliuccella et de ses lazzaroni eurent un effet magique ; on sortit en foule des maisons avec des torches ou des cierges ; toutes les fenêtres furent illuminées ; lorsqu’on arriva à la rue Foria, on la vit tout entière étincelante comme Pise le jour de la Luminara.
Il en résulta que l’entrée du roi, qui menaçait de se faire avec le silence et la honte d’une défaite, prenait, au contraire, tout l’éclat d’une victoire, tout le retentissement d’un triomphe.
À la montée du musée Borbonico, le peuple ne put souffrir plus longtemps que son roi fût traîné par des chevaux ; il détela la voiture, s’y attela et la traîna lui-même.
Lorsque la voiture du roi et son attelage arrivèrent à la rue de Tolède, on vit, descendant de l’Infrascata, une seconde troupe se joindre à celle de Michele le Fou, troupe non moins enthousiaste et non moins bruyante. Elle était conduite par fra Pacifico, monté sur son âne et portant son bâton sur son épaule comme Hercule sa massue ; elle se composait de deux ou trois cents personnes au moins.
On descendit la rue de Tolède ; elle ruisselait littéralement d’illuminations, tandis que tout ce peuple armé de torches allumées semblait une mer phosphorescente. À peine, tant la foule était considérable, si la voiture pouvait avancer. Jamais triomphateur antique, jamais Paul-Émile, vainqueur de Persée, jamais Pompée, vainqueur de Mithridate, jamais César, vainqueur des Gaules, n’eurent un cortège pareil à celui qui ramenait ce roi fugitif à son palais.
La reine était arrivée la dernière par des rues désertes et avait trouvé le palais royal muet et presque solitaire ; puis elle avait entendu de grandes et lointaines rumeurs, quelque chose comme des grondements d’orage venant de l’horizon ; elle avait, en hésitant, été au balcon, car elle entendait encore, dans la rue et sur la place, ce froissement du peuple qui se hâte, sans savoir vers quoi le peuple se hâtait ; alors, elle avait plus distinctement entendu ce bruit, perçu ces clameurs, vu ces torrents de lumière qui descendaient de la rue de Tolède et roulaient vers le palais royal, et elle les avait pris pour la lave d’une révolution ; elle eut peur, elle se rappelait les 5 et 6 octobre, le 21 juin et le 10 août de sa sœur Antoinette ; elle parlait déjà de fuir ; Nelson lui offrait déjà un refuge à bord de son vaisseau, lorsqu’on vint lui dire que c’était le roi que le peuple ramenait en triomphe.
La chose lui paraissait plus qu’incroyable, elle lui paraissait impossible ; elle consulta Emma, Nelson, sir William, Acton ; aucun d’eux, Acton lui-même, ce grand mépriseur de l’humanité, ne pouvait s’expliquer cette aberration du sens moral chez tout un peuple : on ignorait la proclamation de Pronio, que le roi ou plutôt le cardinal avait, par les soins de son auteur, fait imprimer et afficher sans en rien dire à personne, et l’absence d’esprit philosophique empêchait les illustres personnages que nous venons de citer de se rendre compte à quels misérables petits accidents, lorsqu’un trône est ébranlé, tient son raffermissement ou sa chute.
La reine, rassurée enfin et à grand’peine, courut au balcon ; ses amis la suivirent. Acton seul resta en arrière ; dédaigneux de popularité, détesté comme étranger, accusé de tous les malheurs qui arrivaient au trône, il évitait de se montrer au public, lequel l’accueillait presque toujours par des murmures qui parfois allaient jusqu’à l’insulte. Tant qu’il s’était senti aimé ou avait cru être aimé de Caroline, il avait bravé cette impopularité ; mais, depuis qu’il sentait n’être plus pour elle qu’un objet de crainte, un moyen d’ambition, il avait cessé de braver l’opinion publique, à laquelle, il faut lui rendre cette justice, il était profondément indifférent.
L’apparition de la reine au balcon fut inaperçue, ou du moins ne parut causer aucune sensation, quoique la place du Château fût encombrée de monde ; tous les regards, tous les cris, tous les élans du cœur étaient pour ce roi qui avait passé entre les rangs des Français pour aller mourir avec son peuple.
La reine ordonna alors que l’on prévint le duc de Calabre que son père approchait, la présence de sa mère n’ayant pas suffi à l’attirer dans les grands appartements : elle fit, en outre, amener tous les enfants royaux, leur céda sa place au balcon et se tint derrière eux.
L’apparition des enfants royaux sur le balcon fut saluée par quelques cris, mais ne détourna point l’attention de la multitude, tout entière au cortège royal, dont la tête commençait à dépasser Sainte-Brigitte.
Quant à Ferdinand, il en arrivait peu à peu à être de l’avis du cardinal Ruffo, qu’il reconnaissait de plus en plus comme bon conseiller ; avoir payé une pareille entrée dix mille ducats n’était pas cher, surtout si l’on comparait cette entrée à celle qui l’attendait, et que sa conscience royale, si peu sévère qu’elle fût, lui faisait pressentir.
Le roi descendit de voiture ; après l’avoir traîné, le peuple voulut le porter : il le prit entre ses bras, et, par le grand escalier, le souleva jusqu’à la porte de ses appartements.
La foule était si considérable, qu’il fut séparé du duc d’Ascoli, auquel personne ne fit attention et qui disparut au milieu de cette houle humaine.
Le roi se montra au balcon, donna la main au prince François, embrassa ses enfants au milieu des cris frénétiques de cent mille personnes, et, réunissant dans un seul groupe tous les jeunes princes et toutes les jeunes princesses, qu’il enveloppa de ses bras :
– Eux aussi, cria-t-il, eux aussi mourront avec vous !
Mais tout le peuple répondit en criant d’une seule voix :
– Pour vous et pour eux, sire, nous nous ferons tuer jusqu’au dernier !
Le roi tira son mouchoir et fit semblant d’essuyer une larme.
La reine, pâle et frémissante, se recula du balcon et alla trouver, au fond de l’appartement, Acton, debout, s’appuyant de son poing sur une table et regardant cet étrange spectacle avec son flegme irlandais.
– Nous sommes perdus ! dit-elle, le roi restera.
– Soyez tranquille, madame, dit Acton en s’inclinant ; je me charge, moi, de le faire partir.
Le peuple stationna dans la rue de Tolède et à la descente du Géant bien longtemps encore après que le roi eut disparu et que les fenêtres furent fermées.
Le roi rentra chez lui sans même demander ce qu’était devenu d’Ascoli, que l’on avait emporté chez lui évanoui, froissé, foulé aux pieds, à demi mort.
Il est vrai qu’il avait hâte de revoir Jupiter, que, depuis plus de six semaines, il n’avait pas vu.
LXVI. Amante. – Epouse. §
Les esprits vulgaires, et dont le regard glisse sur les surfaces, avaient pu croire, en voyant cette manifestation inattendue, soudaine, presque universelle, que rien ne pouvait, même momentanément, déraciner un trône reposant sur la large base d’une populace tout entière ; mais les esprits élevés et intelligents qui ne se laissaient pas éblouir par de vaines paroles et par ces démonstrations extérieures si familières aux Napolitains, voyaient, au delà de cet enthousiasme, aveugle comme toutes les manifestations populaires, la sombre vérité, c’est-à-dire le roi en fuite, l’armée napolitaine battue, les Français marchant sur Naples, et ceux-là, recevant la véritable impression des événements, en prévoyaient l’inévitable conséquence.
Une des maisons où la nouvelle de ce qui s’était passé avait produit la sensation la plus vive d’abord, parce que les deux individus habitant cette maison, se trouvaient de deux côtés divers, parfaitement renseignés, ensuite parce qu’ils avaient chacun un grand intérêt, l’un de cœur, l’autre de relations sociales, à l’issue de ces événements, était la maison si bien connue de nos lecteurs, sous le titre de maison du Palmier.
Luisa avait tenu parole à Salvato ; depuis le départ du jeune homme, depuis qu’il avait quitté cette chambre où, porté mourant, il était peu à peu, sous l’œil et par les soins de la jeune femme, revenu à la vie, tous les instants que l’absence de son mari lui avait laissés libres, elles les avait passés dans cette chambre.
Luisa ne pleurait pas, Luisa ne se plaignait pas, elle n’éprouvait même pas le besoin de parler de Salvato à personne ; Giovannina, étonnée du silence de sa maîtresse à l’égard du jeune homme, avait essayé de le lui faire rompre, mais n’y avait pas réussi ; une fois Salvato parti, une fois Salvato absent, il semblait à Luisa qu’elle ne devait plus parler de lui qu’avec Dieu.
Non, la pureté de cet amour, si puissant et si maître de son âme qu’il fût, l’avait laissée dans une mélancolique sérénité ; elle entrait dans la chambre, souriait à tous les meubles, les saluait doucement de la tête, tendrement des yeux, allait s’asseoir à sa place accoutumée, c’est-à-dire au chevet du lit, et rêvait.
Ces rêveries, dans lesquelles les deux mois qui venaient de s’écouler repassaient jour par jour, heure par heure, minute par minute, devant ses yeux, où le passé, – Luisa avait deux passés : un qu’elle avait complétement oublié, l’autre auquel elle pensait sans cesse ! – ces rêveries où le passé, disons-nous, se reconstruisait sans qu’aucun effort de sa mémoire eût besoin d’aider à sa reconstruction, ces rêveries avaient une douceur infinie ; de temps en temps, quand ses souvenirs en étaient à l’heure du départ, elle portait la main à ses lèvres comme pour y fixer l’unique et rapide baiser que Salvato y avait imprimé en se séparant d’elle, et, alors, elle en retrouvait toute la suavité. Autrefois, sa solitude avait besoin de travail ou de lecture ; aujourd’hui, aiguille, crayon, musique, tout était négligé ; ses amis ou son mari étaient-ils là, Luisa vivait un pied dans le passé, l’autre dans le présent. Demeurait-elle seule, elle retombait tout entière dans le passé, elle y vivait d’une vie factice, bien autrement douce que la vie réelle.
Il y avait quatre jours à peine que Salvato était parti, et ces quatre jours d’absence avaient pris une place immense dans la vie de Luisa ; cet espace y formait une espèce de lac bleu, tranquille, solitaire et profond, réfléchissant le ciel ; si l’absence de Salvato se prolongeait, ce lac idéal s’agrandirait en raison de la durée de l’absence ; si l’absence était éternelle, le lac alors prendrait toute sa vie, passé et avenir, submergeant l’espérance dans l’avenir, la mémoire dans le passé, et arriverait, comme la mer, à n’avoir plus de rivages visibles.
Dans cette vie de la pensée qui l’emportait sur la vie matérielle, tout, comme dans un rêve, prenait une forme analogue au songe dans lequel elle était perdue ; ainsi, elle voyait sans impatience, venir à elle cette lettre tant attendue, sous la forme d’une voile blanche, point imperceptible à l’horizon, grandissant peu à peu et s’approchant doucement, en rasant le flot bleu de son aile de neige, du rivage sur lequel elle était couchée.
Cette mélancolie laissée par le départ de Salvato, tempérée par l’espoir du retour, perle qu’avait fait éclore au fond de son cœur la promesse positive du jeune homme, était si douce, que son mari même, dont l’éternelle bonté semblait s’alimenter de sa vue, ne l’ayant point remarquée, n’avait pas eu besoin de lui en demander la cause ; cette tendre et profonde amitié, moitié reconnaissance, moitié tendresse filiale qu’elle avait pour lui, ne souffrait en rien de cet amour qu’elle portait à un autre ; il y avait peut-être un peu de pâleur dans son sourire, quand elle allait attendre sur le perron son retour de la bibliothèque ; peut-être y avait-il, quand elle saluait ce retour, l’humidité d’une larme dans sa voix ; mais, pour que le chevalier le remarquât, il eût fallu qu’on le lui fît remarquer. San-Felice était donc demeuré l’homme calme et heureux qu’il avait toujours été.
Mais chacun d’eux éprouva une inquiétude différente, quand ils apprirent le retour du roi à Caserte.
San-Felice, en arrivant au palais royal, avait trouvé le prince absent, et son aide de camp chargé de lui dire que Son Altesse royale était allée faire une visite au roi, revenu en toute hâte de Rome la nuit précédente.
Quoique l’événement lui eût paru grave, comme il ignorait que sa femme eût à cet événement un autre intérêt que celui qu’il y prenait lui-même, il n’avait pas quitté le palais royal une minute plus tôt et était rentré chez lui à son heure accoutumée.
Seulement, en rentrant, il avait raconté ce retour à Luisa, plutôt comme une chose extraordinaire que comme une chose inquiétante ; mais Luisa, qui savait, par les confidences de Salvato, qu’une bataille était instante, avait tout de suite pensé que le retour du roi se rattachait à cette bataille, et, avec assurance, elle avait émis cette supposition qui avait étonné le chevalier par sa justesse, que, si le roi était revenu, il y avait probablement eu rencontre entre les Français et les Napolitains, et que, dans cette rencontre, les Français avaient été vainqueurs.
Mais, en émettant cette supposition, qui, pour elle, était une certitude, Luisa avait eu besoin de toute sa puissance sur elle-même pour ne pas laisser voir son émotion ; car les Français n’avaient pas été vainqueurs sans lutte, et, dans cette lutte, ils avaient dû avoir un plus ou moins grand nombre de morts et de blessés ; or, qui pouvait lui assurer que Salvato n’était au nombre ni des blessés ni des morts ?
Sous le premier prétexte venu, Luisa s’était retirée dans sa chambre, et, devant le même crucifix qui avait assisté son père mourant, sur lequel San-Felice avait juré d’accomplir les volontés du prince Caramanico en épousant Luisa et en la rendant heureuse, elle pria longtemps et pieusement, ne donnant pas de motif à sa prière et laissant à Dieu le soin de découvrir ce motif, s’il y en avait un.
À cinq heures, San-Felice avait entendu un grand bruit dans la rue ; il s’était approché de la fenêtre, avait vu des hommes courant de tous côtés, en posant sur la muraille des affiches que chacun s’empressait de lire. Il était alors descendu, s’était approché d’une affiche, avait lu comme les autres l’incompréhensible proclamation ; puis, comme tout esprit scrutateur, il avait été préoccupé du désir de trouver le mot de cette énigme politique, avait demandé à Luisa si elle voulait descendre avec lui jusqu’à la ville pour avoir des nouvelles, et, sur son refus, y était allé seul.
En son absence, Cirillo était venu ; il ignorait le départ de Salvato ; à lui la jeune femme dit tout : comment Nanno était venue et, avec son langage figuré, avait, sous la forme d’une légende grecque, fait comprendre à Salvato que les Français allaient combattre et qu’il devait combattre avec eux. Cirillo, ne sachant rien de plus que San-Felice, était fort inquiet ; mais il donna la certitude à Luisa que, s’il n’était point arrivé malheur à Salvato, Salvato, par un moyen quelconque, ferait parvenir des nouvelles à ses amis. Alors, ce qu’il saurait, Cirillo s’engageait à le lui faire savoir.
Luisa ne lui dit point que, sous ce rapport, elle avait l’espérance d’être renseignée au moins aussi vite que lui.
Cirillo était parti depuis longtemps, lorsque San-Felice rentra ; il avait assisté au triomphe du roi et haussé les épaules à l’enthousiasme des Napolitains ; le côté embarrassé et obscur de la proclamation n’avait point échappé à son esprit sagace, et son cœur n’était pas si naïf qu’il ne crût à quelque tromperie.
Il regretta de n’avoir point vu Cirillo, qu’il aimait comme homme, qu’il admirait comme médecin.
À onze heures, il se retira chez lui, et Luisa rentra chez elle, ou plutôt dans la chambre de Salvato, comme elle avait coutume de le faire quand il y était, et même depuis qu’il n’y était plus ; la crainte avait donné à son amour quelque chose de plus passionné que d’habitude ; elle s’agenouilla devant le lit, pleura beaucoup, et, à plusieurs reprises, appuya ses lèvres sur l’oreiller où avait reposé la tête du blessé.
Un léger bruit la fit retourner : Giovannina l’avait suivie ; elle se redressa, honteuse d’être surprise par la jeune fille, qui s’excusa en disant :
– J’ai entendu pleurer madame, et j’ai pensé que madame avait peut-être besoin de moi.
Luisa se contenta de secouer la tête ; elle s’abstenait de parler, craignant que ses paroles mouillées de larmes n’en dissent plus qu’elle n’en voulait dire.
Le lendemain, Luisa était pâle, défaite ; son excuse fut le bruit que l’on avait fait toute la nuit en tirant des pétards et des mortarelli.
Le chevalier achevait de déjeuner, lorsqu’une voiture s’arrêta à la porte. Giovannina ouvrit et introduisit le secrétaire du prince ; le prince, forcé d’aller au conseil à midi, et désirant causer avec San-Felice avant d’aller au conseil, lui envoyait sa voiture et le priait de venir sans perdre un instant.
Sur le perron, le chevalier croisa le facteur, qui, trouvant la porte ouverte, était entré : il tenait une lettre à la main.
– Est-ce pour moi ? demanda San-Felice.
– Non, Excellence, c’est pour madame.
– D’où vient-elle ?
– De Portici.
– Portez vite ! c’est de la gouvernante de madame, probablement.
Et San-Felice continua son chemin et monta dans la voiture, qui partit au grand trot.
Luisa avait entendu le court dialogue du facteur et de son mari ; elle s’avança au-devant de l’homme de la poste et lui prit la lettre des mains.
Cette lettre était d’une écriture inconnue.
Elle l’ouvrit machinalement, porta son regard sur la signature et jeta un cri : la lettre était de Salvato.
Elle l’appuya sur son cœur et courut s’enfermer dans la chambre sacrée.
Il lui semblait que c’eût été une impiété de lire la première lettre qu’elle recevait de son ami autre part que dans cette chambre.
– C’est de lui ! murmura-t-elle en tombant sur le fauteuil placé au chevet du lit, c’est de lui !
Elle fut un moment sans pouvoir lire ; le sang qui s’élançait de son cœur et qui montait à son cerveau faisait battre ses tempes et jetait un voile sur ses yeux.
Salvato écrivait du champ de bataille :
« Remerciez Dieu, ma bien-aimée ! je suis arrivé à temps pour le combat, et n’ai point été étranger à la victoire ; vos saintes et virginales prières ont été exaucées ; Dieu, invoqué par le plus beau de ses anges, a veillé sur moi et sur mon honneur.
» Jamais victoire n’a été plus complète, ma bien-aimée Luisa ; sur le champ de bataille même, mon cher général m’a serré sur son cœur et m’a fait chef de brigade. L’armée de Mack s’est évanouie comme une fumée ! Je pars à l’instant pour Civita-Ducale, d’où je trouverai moyen de vous expédier cette lettre. Dans le désordre qui va résulter de notre victoire et de la défaite des Napolitains, il est impossible de compter sur la poste. Je vous aime tout à la fois d’un cœur gonflé d’amour et d’orgueil. Je vous aime ! je vous aime !…
» Civita-Ducale, deux heures du matin.
» Me voilà déjà plus près de vous de dix lieues. Nous avons trouvé, Hector Caraffa et moi, un paysan qui, grâce à mon cheval, que j’avais laissé ici et dont vous ferez tous mes compliments à Michele, consent à partir à l’instant même ; il ne s’arrêtera que lorsque le cheval tombera sous lui, et il en prendra aussitôt un autre ; il se charge de porter une lettre à celui de nos amis chez lequel Hector était caché à Portici. Votre lettre sera incluse dans la sienne ; il vous la fera passer.
» Je vous dis cela pour que vous ne cherchiez pas comment elle vous arrive ; cette préoccupation vous éloignerait un instant de moi. Non, je veux que vous soyez tout à la joie de me lire, comme je suis, moi, tout au bonheur de vous écrire.
» Notre victoire est si complète, que je ne crois pas que nous ayons une autre bataille à livrer. Nous marchons droit sur Naples, et, si rien ne nous arrête, comme c’est probable, je pourrai vous revoir dans huit ou dix jours au plus.
» Vous laisserez ouverte la fenêtre par laquelle je suis sorti, je rentrerai par cette même fenêtre. Je vous reverrai dans cette même chambre où j’ai été si heureux, je vous y rapporterai la vie que vous m’y avez donnée.
» Je ne négligerai aucune occasion de vous écrire ; si cependant vous ne receviez pas de lettre de moi, ne soyez pas inquiète, les messagers auraient été infidèles, arrêtés ou tués.
» Ô Naples ! ma chère patrie ! mon second amour après vous ! Naples, tu vas donc être libre !
» Je ne veux pas retarder mon courrier, je ne veux pas retarder votre joie ; je suis heureux deux fois, de mon bonheur et du vôtre. Au revoir, ma bien adorée Luisa ! Je vous aime ! je vous aime !…
» SALVATO. »
Luisa lut la lettre du jeune homme dix fois, vingt fois peut-être ; elle l’eût relue sans cesse, la mesure du temps manquait.
Tout à coup, Giovannina frappa à la porte.
– M. le chevalier rentre, dit-elle.
Luisa jeta un cri, baisa la lettre, la mit sur son cœur, jeta, en sortant de la chambre, un regard vers cette autre chambre par la fenêtre de laquelle était sorti Salvato, fenêtre par laquelle il devait rentrer.
– Oui, oui, murmura-t-elle en lui envoyant un sourire.
Cet amour était si fécond, qu’il donnait une existence à tous les objets inertes ou insensibles qui entouraient Luisa et qui avaient entouré Salvato.
Luisa entra au salon par une porte, tandis que son mari y entrait par l’autre.
Le chevalier était visiblement préoccupé.
– Qu’avez-vous, mon ami ? demanda Luisa marchant à lui et le regardant avec ses yeux limpides. Vous êtes triste !
– Non, mon enfant, répondit le chevalier, pas triste : inquiet.
– Vous avez vu le prince ? demanda la jeune femme.
– Oui, répondit le chevalier.
– Et votre inquiétude vous vient de la conversation que vous avez eue avec Son-Altesse ?
Le chevalier fit de la tête un signe affirmatif.
Luisa essaya de lire dans sa pensée.
Le chevalier s’assit, prit les deux mains de Luisa, debout devant lui, et la regarda à son tour.
– Parlez, mon ami, dit Luisa, que commençait d’atteindre un triste pressentiment. Je vous écoute.
– La situation dans laquelle se trouve la famille royale, dit le chevalier, est aussi grave au moins que nous l’avions présagé hier au soir ; il n’y a aucune espérance de défendre l’entrée de Naples aux Français, et la résolution est prise par elle de se retirer en Sicile.
Sans savoir pourquoi, Luisa sentit son cœur se serrer.
Le chevalier vit sur le visage de Luisa le reflet de ce qui se passait dans son cœur. Sa lèvre frémissait, son œil se fermait à demi.
– Alors… Écoute bien ceci, mon enfant, dit le chevalier avec cet accent de douce tendresse paternelle qu’il prenait parfois avec Luisa. Alors, le prince m’a dit : « Chevalier, vous êtes mon seul ami ; vous êtes le seul homme avec lequel j’aie un vrai plaisir à causer ; le peu d’instruction solide que j’ai, je vous le dois ; le peu que je vaux, c’est de vous que je le tiens ; un seul homme peut m’aider à supporter l’exil, et c’est vous, chevalier. Je vous en prie, je vous en supplie, si je suis obligé de partir, partez avec moi ! »
Luisa sentit un frisson lui passer par tout le corps.
– Et… qu’avez-vous répondu, mon ami ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
– J’ai eu pitié de cette infortune royale, de cette faiblesse dans la grandeur, de ce prince sans ami dans l’exil, de cet héritier de la couronne sans serviteur parce qu’il allait peut-être perdre la couronne ; j’ai promis.
Luisa tressaillit ; ce tressaillement n’échappa point au chevalier, qui lui tenait les mains.
– Mais, reprit-il vivement, comprends bien ceci Luisa : ma promesse est toute personnelle, elle n’engage que moi ; éloignée de la cour, où tu as dédaigné de prendre ta place, tu n’as, toi, d’obligation envers personne.
– Vous croyez, mon ami ?
– Je le crois ; tu es donc libre, enfant chérie de mon cœur, de rester à Naples, de ne pas quitter cette maison que tu aimes, ce jardin où tu as couru et joué tout enfant, ce petit coin de terre, enfin, où tu as amassé dix-sept ans de souvenirs ; car il y a dix-sept ans que tu es ici et que tu fais la joie de mon foyer ! il me semble que tu y es venue hier.
Le chevalier poussa un soupir.
Luisa ne répondit rien ; il continua :
– La duchesse Fusco, qui est exilée par la reine, la reine à peine éloignée, va revenir à son tour ; avec une pareille amie pour veiller sur toi, je n’aurai pas plus de crainte que si tu étais près d’une mère. Dans quinze jours, les Français seront à Naples ; mais tu n’as rien à redouter des Français. Je les connais, ayant longtemps vécu avec eux. Ils apportent à mon pays des bienfaits dont j’aurais voulu qu’il fût doté par ses souverains : la liberté, l’intelligence. Tous mes amis et, par conséquent, tous les tiens sont patriotes ; aucune révolution ne peut t’inquiéter, aucune persécution ne saurait t’atteindre.
– Ainsi, mon ami, lui demanda Luisa, vous croyez que je puis vivre heureuse sans vous ?
– Un mari comme moi, chère enfant, dit San-Felice avec un soupir, n’est point un mari regrettable pour une femme de ton âge.
– Mais, en admettant que je puisse vivre sans vous, vous, mon ami, pourrez-vous vivre sans moi ?
San-Felice baissa la tête.
– Vous craignez que cette maison, ce jardin, ce petit coin de terre, ne me manquent, continua Luisa ; mais ma présence ne vous manquera-t-elle point, à vous ? notre vie, commune depuis dix-sept ans, en se disjoignant tout à coup, ne déchirera-t-elle point en vous quelque chose, non-seulement d’habituel, mais encore d’indispensable ?
San-Felice resta muet.
– Quand vous ne voulez pas abandonner le prince, qui n’est que votre ami, ajouta Luisa d’une voix oppressée, me donnez-vous une preuve d’estime en me proposant de vous abandonner, vous qui êtes tout à la fois et mon père et mon ami, vous qui avez mis l’intelligence dans mon esprit, la bonté dans mon cœur, Dieu dans mon âme ?
San-Felice poussa un soupir.
– Quand vous avez promis au prince de le suivre, enfin, avez-vous pensé que je ne vous suivrais pas ?
Une larme tomba des yeux du chevalier sur la main de Luisa.
– Si vous avez pensé cela, mon ami, continua-t-elle avec un doux et triste mouvement de tête, vous avez eu tort ; mon père mourant nous a unis, Dieu a béni notre union, la mort seule nous désunira. Je vous suivrai, mon ami.
San-Felice releva vivement sa tête rayonnante de bonheur, et ce fut une larme de Luisa qui tomba à son tour sur la main de son mari.
– Mais tu m’aimes donc ? Bénédiction du bon Dieu ! tu m’aimes donc ? s’écria le chevalier.
– Mon père, dit Luisa, vous avez été ingrat, demandez pardon à votre fille.
San-Felice se jeta à genoux, baisant les mains de sa fille, tandis qu’elle, levant les yeux au ciel, murmurait :
– N’est-ce pas, mon Dieu, que, si je ne faisais pas ce que je fais, n’est-ce pas que je serais indigne de tous deux ?
LXVII. Les deux amiraux. §
Le prince François, en présentant à San-Felice la fuite de la famille royale en Sicile comme résolue, avait cru parler au nom de son père et de sa mère ; mais, en réalité, il avait parlé au nom seul de la reine ; de ce côté, en effet, la fuite était résolue et on la voulait à tout prix ; mais, en voyant le dévouement de son peuple, tout aveugle qu’il était, et par cela même qu’il était aveugle, en écoutant ces protestations faites par cent mille hommes, de mourir pour lui depuis le premier jusqu’au dernier, le roi s’était repris à l’idée de défendre sa capitale et d’en appeler de la lâcheté de l’armée à l’énergie de ce peuple qui s’offrait si spontanément à lui.
Il se levait donc le 11 décembre au matin, c’est-à-dire le lendemain de cet incroyable triomphe auquel nous avons essayé de faire assister nos lecteurs, sans parti pris encore, mais penchant plutôt pour celui de la résistance que pour celui de la fuite, quand on lui annonça que l’amiral François Caracciolo était depuis une demi-heure dans l’antichambre, attendant qu’il fît jour chez sa Majesté.
Excité par les préventions de la reine, Ferdinand n’aimait point l’amiral, mais ne pouvait s’empêcher de l’estimer ; son admirable courage dans les différentes rencontres qu’il avait eues avec les Barbaresques, le bonheur avec lequel il avait tiré sa frégate, la Minerve, de la rade de Toulon, quand Toulon avait été repris par Bonaparte sur les Anglais, le sang-froid qu’il avait déployé dans la protection donnée par lui aux autres vaisseaux, qu’il avait ramenés, mutilés par les boulets et désemparés par la tempête, c’est vrai, mais enfin qu’il avait ramenés sans en perdre un seul, lui avaient alors valu le grade d’amiral.
On a vu, dans les premiers chapitres de ce récit, les motifs que croyait avoir la reine de se plaindre de l’amiral, qu’elle était parvenue, avec son adresse ordinaire, à mettre assez mal dans l’esprit du roi.
Ferdinand crut que Caracciolo venait pour lui demander la grâce de Nicolino, qui était son neveu, et, enchanté d’avoir, par la fausse position où s’était mis un membre de sa famille, prise sur l’amiral, auquel il se sentait dans la malveillante disposition d’être désagréable, il ordonna de le faire entrer à l’instant même.
L’amiral, revêtu de son grand uniforme, entra calme et digne comme toujours ; sa haute position sociale mettait depuis quatre cents ans les chefs de sa famille en contact avec les souverains de toute race, angevins, aragonais, espagnols, qui s’étaient succédé sur le trône de Naples ; il joignait donc à une suprême dignité cette courtoisie parfaite dont il avait donné un échantillon à la reine dans le double refus qu’il avait fait, pour sa nièce et pour lui-même, d’assister aux fêtes que la cour avait données à l’amiral Nelson.
Cette courtoisie, de quelque part qu’elle vînt, embarrassait toujours un peu Ferdinand, dont la courtoisie n’était point la qualité dominante ; aussi, lorsqu’il vit l’amiral s’arrêter respectueusement à quelques pas de lui et attendre, selon l’étiquette de la cour, que le roi lui adressât le premier la parole, n’eut-il rien de plus pressé que de commencer la conversation par le reproche qu’il avait à lui faire.
– Ah ! vous voilà, monsieur l’amiral, lui dit-il ; il paraît que vous avez fort insisté pour me voir ?
– C’est vrai, sire, répondit Caracciolo en s’inclinant ; je croyais de toute urgence d’avoir l’honneur de pénétrer jusqu’à Votre Majesté.
– Oh ! je sais ce qui vous amène, dit le roi.
– Tant mieux pour moi, sire, dit Caracciolo ; dans ce cas, c’est une justice que le roi rend à ma fidélité.
– Oui, oui, vous venez me parler pour ce mauvais sujet de Nicolino, votre neveu, n’est-ce pas ? qui s’est mis, à ce qu’il paraît, dans une méchante affaire, puisqu’il ne s’agit pas moins que de crime de haute trahison ; mais je vous préviens que toute prière, même la vôtre, sera inutile, et que la justice aura son cours.
Un sourire passa sur la figure austère de l’amiral.
– Votre Majesté est dans l’erreur, dit-il ; au milieu des grandes catastrophes politiques, les petits accidents de famille disparaissent. Je ne sais point et ne veux point savoir ce qu’a fait mon neveu ; s’il est innocent, son innocence ressortira de l’instruction du procès, comme est ressortie celle du chevalier de Medici, du duc de Canzano, de Mario Pagano et de tant de prévenus qu’après les avoir gardés trois ans, les prisons ont été obligées de rendre à la liberté ; s’il est coupable, la justice aura son cours. Nicolino est de haute race ; il aura le droit d’avoir la tête tranchée, et, Votre Majesté le sait, l’épée est une arme si noble, que, même aux mains du bourreau, elle ne déshonore pas ceux qui sont frappés par elle.
– Mais, alors, dit le roi un peu étonné de cette dignité si simple et si calme, dont sa nature, son tempérament, son caractère ne lui donnaient aucune notion instinctive ; mais, alors, si vous ne venez point me parler de votre neveu, de quoi venez-vous donc me parler ?
– Je viens vous parler de vous, sire, et du royaume.
– Ah ! ah ! fit le roi, vous venez me donner des conseils ?
– Si Votre Majesté daigne me consulter, répondit Caracciolo avec un respectueux mouvement de tête, je serai heureux et fier de mettre mon humble expérience à sa disposition. Dans le cas contraire, je me contenterai d’y mettre ma vie et celle des braves marins que j’ai l’honneur de commander.
Le roi eût été heureux de trouver une occasion de se fâcher ; mais, devant une pareille réserve et un semblable respect, il n’y avait pas de prétexte à la colère.
– Hum ! fit-il, hum !
Et, après deux ou trois secondes de silence :
– Eh bien, amiral, dit-il, je vous consulterai.
Et, en effet, il se tournait déjà vers Caracciolo, lorsqu’un valet de pied, entrant par la porte des appartements, s’approcha du roi et lui dit à demi-voix quelques paroles que Caracciolo n’entendit point et ne chercha point à entendre.
– Ah ! ah ! dit-il ; et il est là ?
– Oui, sire ; il dit qu’avant-hier, à Caserte, Votre Majesté lui a dit qu’elle avait à lui parler.
– C’est vrai.
Se tournant alors vers Caracciolo :
– Ce que vous avez à me dire, monsieur, peut-il se dire devant un témoin ?
– Devant le monde entier, sire.
– Alors, dit le roi en se retournant vers le valet de pied, faites entrer. D’ailleurs, continua-t-il en s’adressant à Caracciolo, celui qui demande à entrer est un ami, plus qu’un ami, un allié : c’est l’illustre amiral Nelson.
En ce moment, la porte s’ouvrit et le valet de pied annonça solennellement :
– Lord Horace Nelson du Nil, baron de Bornhum-Thorpes, duc de Bronte !
Un léger sourire, qui n’était pas exempt d’amertume, effleura, à l’énumération de tous ces titres, les lèvres de Caracciolo.
Nelson entra ; il ignorait avec qui le roi se trouvait ; il fixa son œil gris sur celui qui l’avait précédé dans le cabinet du roi et reconnut l’amiral Caracciolo.
– Je n’ai pas besoin de vous présenter l’un à l’autre, n’est-ce pas, messieurs ? dit le roi. Vous vous connaissez.
– Depuis Toulon, oui, sire, dit Nelson.
– J’ai l’honneur de vous connaître depuis plus longtemps que cela, monsieur, répondit Caracciolo avec sa courtoisie ordinaire : je vous connais depuis le jour où, sur les côtes du Canada, vous avez, avec un brick, combattu contre quatre frégates françaises, et où vous leur avez échappé en faisant traverser à votre bâtiment une passe que, jusque-là, on croyait impraticable. C’était en 1786, je crois ; il y a douze ans de cela.
Nelson salua ; lui non plus, le brutal marin, n’était point familier avec ce langage.
– Milord, dit le roi, voici l’amiral Caracciolo qui vient m’offrir ses conseils sur la situation ; vous la connaissez. Asseyez-vous et écoutez ce que l’amiral va dire ; quand il aura fini, vous répondrez si vous avez quelque chose à répondre ; seulement, je vous le dis d’avance, je serais heureux que deux hommes si éminents et qui connaissent si bien l’art de la guerre fussent du même avis.
– Si milord, comme j’en suis certain, dit Caracciolo, est un véritable ami du royaume, j’espère qu’il n’y aura dans nos opinions que de légères divergences de détail qui ne nous empêcheront point d’être d’accord sur le fond.
– Parle, Caracciolo, parle, dit le roi en revenant à l’habitude que les rois d’Espagne et de Naples ont de tutoyer leurs sujets.
– Hier, répliqua l’amiral, le bruit s’est répandu dans la ville, à tort, je l’espère, que Votre Majesté, désespérant de défendre son royaume de terre ferme, était décidée à se retirer en Sicile.
– Et tu serais d’un avis contraire, toi, à ce qu’il paraît ?
– Sire, répondit Caracciolo, je suis et je serai toujours de l’avis de l’honneur contre les conseils de la honte. Il y va de l’honneur du royaume, sire, et, par conséquent, de celui de votre nom, que votre capitale soit défendue jusqu’à la dernière extrémité.
– Tu sais, dit le roi, dans quel état sont nos affaires ?
– Oui, sire, mauvaises, mais non perdues. L’armée est dispersée, mais elle n’est pas détruite ; trois ou quatre mille morts, six ou huit mille prisonniers, ôtez cela de cinquante-deux mille hommes, il vous en restera quarante mille, c’est-à-dire une armée quatre fois plus nombreuse encore que celle des Français, combattant sur son territoire, défendant des défilés inexpugnables, ayant l’appui des populations de vingt villes et de soixante villages, le secours de trois citadelles imprenables sans matériel de siège, Civitella-del-Tronto, Gaete et Pescara, sans compter Capoue, dernier boulevard, rempart suprême de Naples, jusqu’où les Français ne pénètreront même pas.
– Et tu te chargerais de rallier l’armée, toi ?
– Oui, sire.
– Explique-moi de quelle façon ; tu me feras plaisir.
– J’ai quatre mille marins sous mes ordres, sire ; ce sont des hommes éprouvés et non des soldats d’hier comme ceux de votre armée de terre ; donnez-m’en l’ordre, sire, je me mets à l’instant même à leur tête ; mille défendront le passage d’Itri à Sessa, mille celui de Sora à San-Germano, mille celui de Castel-di-Sangro à Isernia ; les mille autres, – les marins sont bons à tout, milord Nelson le sait mieux que personne, lui qui a fait faire aux siens des prodiges ! – les mille autres, transformés en pionniers, seront occupés à fortifier ces trois passages et à y faire le service de l’artillerie ; avec eux, ne fût-ce qu’au moyen de nos piques d’abordage, je soutiens le choc des Français, si terrible qu’il soit, et, quand vos soldats verront comment les marins meurent, sire, ils se rallieront derrière eux, surtout si Votre Majesté est là pour leur servir de drapeau.
– Et qui gardera Naples pendant ce temps ?
– Le prince royal, sire, et les huit mille hommes, sous les ordres du général Naselli, que milord Nelson a conduits en Toscane, où ils n’ont plus rien à faire. Milord Nelson a laissé, je crois, une partie de sa flotte à Livourne ; qu’il envoie un bâtiment léger avec ordre de Sa Majesté de ramener à Naples ces huit mille hommes de troupes fraîches, et elles pourront, Dieu aidant, être ici dans huit jours. Ainsi, voyez, sire, voyez quelle masse terrible vous reste : quarante-cinq ou cinquante mille hommes de troupes, la population de trente villes et de cinquante villages qui va se soulever, et, derrière tout cela, Naples avec ses cinq cent mille âmes. Que deviendront dix mille Français perdus dans cet océan ?
– Hum ! fit le roi regardant Nelson, qui continua de demeurer dans le silence.
– Il sera toujours temps, sire, continua Caracciolo, de vous embarquer. Comprenez bien cela : les Français n’ont pas une barque armée, et vous avez trois flottes dans le port : la vôtre, la flotte portugaise et celle de Sa Majesté Britannique.
– Que dites-vous de la proposition de l’amiral, milord ? dit le roi mettant cette fois Nelson dans la nécessité absolue de répondre.
– Je dis, sire, répondit Nelson en demeurant assis et continuant de tracer de sa main gauche, avec une plume, des hiéroglyphes sur un papier, je dis qu’il n’y a rien de pis au monde, quand une résolution est prise, que d’en changer.
– Le roi avait-il déjà pris une résolution ? demanda Caracciolo.
– Non, tu vois, pas encore ; j’hésite, je flotte…
– La reine, dit Nelson, a décidé le départ.
– La reine ? fit Caracciolo ne laissant pas au roi le temps de répondre. Très-bien ! qu’elle parte. Les femmes, dans les circonstances où nous sommes, peuvent s’éloigner du danger ; mais les hommes doivent y faire face.
– Milord Nelson, tu le vois, Caracciolo, milord Nelson est de l’avis du départ.
– Pardon, sire, répondit Caracciolo, mais je ne crois pas que milord Nelson ait donné son avis.
– Donnez-le, milord, dit le roi, je vous le demande.
– Mon avis, sire, est le même que celui de la reine, c’est-à-dire que je verrai avec joie Votre Majesté chercher en Sicile un refuge assuré que ne lui offre plus Naples.
– Je supplie milord Nelson de ne pas donner légèrement son avis, dit Caracciolo s’adressant à son collègue ; car il savait d’avance de quel poids est l’avis d’un homme de son mérite.
– J’ai dit, et je ne me rétracte point, répondit durement Nelson.
– Sire, répondit Caracciolo, milord Nelson est Anglais, ne l’oubliez pas.
– Que veut dire cela, monsieur ? demanda fièrement Nelson.
– Que, si vous étiez Napolitain au lieu d’être Anglais, milord, vous parleriez autrement.
– Et pourquoi parlerais-je autrement si j’étais Napolitain ?
– Parce que vous consulteriez l’honneur de votre pays, au lieu de consulter l’intérêt de la grande Bretagne.
– Et quel intérêt la Grande-Bretagne a-t-elle au conseil que je donne au roi, monsieur ?
– En faisant le péril plus grand, on demandera la récompense plus grande. On sait que l’Angleterre veut Malte, milord.
– L’Angleterre a Malte, monsieur ; le roi la lui a donnée.
– Oh ! sire, fit Caracciolo avec le ton du reproche, on me l’avait dit, mais je n’avais pas voulu le croire.
– Et que diable voulais-tu que je fisse de Malte ? dit le roi. Un rocher bon à faire cuire des œufs au soleil !
– Sire, dit Caracciolo sans plus s’adresser à Nelson, je vous supplie, au nom de tout ce qu’il y a de cœurs vraiment napolitains dans le royaume, de ne plus écouter les conseils étrangers, qui mettent votre trône à deux doigts de l’abîme. M. Acton est étranger, sir William Hamilton est étranger, milord Nelson lui-même est étranger ; comment voulez-vous qu’ils soient justes dans l’appréciation de l’honneur napolitain ?
– C’est vrai, monsieur ; mais ils sont justes dans l’appréciation de la lâcheté napolitaine, répondit Nelson, et c’est pour cela que je dis au roi, après ce qui s’est passé à Civita-Castellana : Sire, vous ne pouvez plus vous confier aux hommes qui vous ont abandonné, soit par peur, soit par trahison.
Carracciolo pâlit affreusement et porta, malgré lui, la main à la garde de son épée ; mais, se rappelant que Nelson n’avait qu’une main pour tirer la sienne, et que cette main, c’était la gauche, il se contenta de dire :
– Tout peuple a ses heures de défaillance, sire. Ces Français, devant lesquels nous fuyons, ont eu trois fois leur Civita-Castellana : Poitiers, Crécy, Azincourt ; une seule victoire a suffi pour effacer trois défaites : Fontenoy.
Caracciolo prononça ces mots en regardant Nelson, qui se mordit les lèvres jusqu’au sang ; puis, s’adressant de nouveau au roi :
– Sire, continua-t-il, c’est le devoir d’un roi qui aime son peuple, de lui offrir l’occasion de se relever d’une de ces défaillances ; que le roi donne un ordre, dise un mot, fasse un signe, et pas un Français ne sortira des Abruzzes, s’ils ont l’imprudence d’y entrer.
– Mon cher Caracciolo, dit le roi revenant à l’amiral, dont le conseil caressait son secret désir, tu es de l’avis d’un homme dont j’apprécie fort les avis ; tu es de l’avis du cardinal Ruffo.
– Il ne manquait plus à Votre Majesté que de mettre un cardinal à la tête de ses armées, dit Nelson avec un sourire de mépris.
– Cela n’a déjà pas si mal réussi à mon aïeul Louis XIII ou Louis XIV, je ne sais plus bien lequel, que de mettre un cardinal à la tête de ses armées, et il y a un certain Richelieu qui, en prenant la Rochelle et en forçant le Pas-de-Suze, n’a pas fait de tort à la monarchie.
– Eh bien, sire, s’écria vivement Caracciolo se cramponnant à cet espoir que lui donnait le roi, c’est le bon génie de Naples qui vous inspire ; abandonnez-vous au cardinal Ruffo, suivez ses conseils, et, moi, que vous dirai-je de plus ? je suivrai ses ordres.
– Sire, dit Nelson en se levant et en saluant le roi, Votre Majesté n’oubliera pas, je l’espère, que, si les amiraux italiens obéissent aux ordres d’un prêtre, un amiral anglais n’obéit qu’aux ordres de son gouvernement.
Et, jetant à Caracciolo un regard dans lequel on pouvait lire la menace d’une haine éternelle, Nelson sortit par la même porte qui lui avait donné entrée et qui communiquait avec les appartements de la reine.
Le roi suivit Nelson des yeux, et, quand la porte se fut refermée derrière lui :
– Eh bien, dit-il, voilà le remercîment de mes vingt mille ducats de rente, de mon duché de Bronte, de mon épée de Philippe V et de mon grand cordon de Saint-Ferdinand. Il est court, mais il est net.
Puis, revenant à Caracciolo :
– Tu as bien raison, mon pauvre François, lui dit-il, tout le mal est là, les étrangers ! M. Acton, sir William, M. Mack, lord Nelson, la reine elle-même, des Irlandais, des Allemands, des Anglais, des Autrichiens partout ; des Napolitains nulle part. Quel bouledogue que ce Nelson ! C’est égal, tu l’as bien rembarré ! Si jamais nous avons la guerre avec l’Angleterre et qu’il te tienne entre ses mains, ton compte est bon…
– Sire, dit Caracciolo en riant, je suis heureux, au risque des dangers auxquels je me suis exposé en me faisant un ennemi du vainqueur d’Aboukir, je suis heureux d’avoir mérité votre approbation.
– As-tu vu la grimace qu’il a faite quand tu lui as jeté au nez… Comment as-tu dit ? Fontenoy, n’est-ce pas ?
– Oui, sire.
– Ils ont donc été bien frottés à Fontenoy, messieurs les Anglais ?
– Raisonnablement.
– Et quand on pense que, si San-Nicandro n’avait pas fait de moi un âne, je pourrais, moi aussi, répondre de ces choses-là ! Enfin, il est malheureusement trop tard maintenant pour y remédier.
– Sire, dit Caracciolo, me permettrez-vous d’insister encore ?
– Inutile, puisque je suis de ton avis. Je verrai Ruffo aujourd’hui, et nous reparlerons de tout cela ensemble ; mais pourquoi diable, maintenant que nous ne sommes que nous deux, pourquoi t’es-tu fait un ennemi de la reine ? Tu sais pourtant que, quand elle déteste, elle déteste bien !
Caracciolo fit un mouvement de tête qui indiquait qu’il n’avait pas de réponse à faire à ce reproche du roi.
– Enfin, dit Ferdinand, ceci, c’est comme l’affaire de San-Nicandro : ce qui est fait est fait ; n’en parlons plus.
– Ainsi donc, insista Caracciolo revenant à son incessante préoccupation, j’emporte l’espoir que Votre Majesté a renoncé à cette honteuse fuite et que Naples sera défendue jusqu’à la dernière extrémité ?
– Emportes-en mieux que l’espoir, emportes-en la certitude ; il y a conseil aujourd’hui, je vais leur signifier que ma volonté est de rester à Naples. J’ai bien retenu tout ce que tu m’as dit de nos moyens de défense : sois tranquille ; quant au Nelson, c’est Fontenoy, n’est-ce pas, qu’il faut lui cracher à la face quand on veut qu’il se morde les lèvres ? C’est bien, on s’en souviendra.
– Sire, une dernière grâce ?
– Dis.
– Si, contre toute attente, Votre Majesté partait…
– Puisque je te dis que je ne pars pas.
– Enfin, sire, si par un hasard quelconque, si par un revirement inattendu, Votre Majesté partait, j’espère qu’elle ne ferait pas cette honte à la marine napolitaine de partir sur un navire anglais.
– Oh ! quant à cela, tu peux être tranquille. Si j’en étais réduit à cette extrémité, dame ! je ne te réponds pas de la reine, la reine ferait ce qu’elle voudrait ; mais, moi, je te donne ma parole d’honneur que je pars sur ton bâtiment, sur la Minerve. Ainsi, te voilà prévenu ; change ton cuisinier s’il est mauvais, et fais provision de macaroni et de parmesan, si tu n’en as pas une quantité suffisante à bord. Au revoir… C’est bien Fontenoy, n’est-ce pas ?
– Oui, sire.
Et Caracciolo, ravi du résultat de son entrevue avec le roi, se retira, comptant sur la double promesse qu’il lui avait faite.
Le roi le suivit des yeux avec une bienveillance marquée.
– Et quand on pense, dit-il, qu’on est assez bête de se brouiller avec des hommes comme ceux-là, pour une mégère comme la reine et pour une drôlesse comme lady Hamilton !
LXVIII. Où est expliquée la différence qu’il y a entre les peuples libres et les peuples indépendants. §
Le roi tint la promesse qu’il avait faite à Caracciolo ; il déclara hautement et résolûment au conseil qu’il était décidé, d’après la manifestation populaire dont il avait été témoin la veille, à rester à Naples et à défendre jusqu’à la dernière extrémité l’entrée du royaume aux Français.
Devant une déclaration si nettement formulée, il n’y avait pas d’opposition possible ; l’opposition n’eût pu être faite que par la reine, et, rassurée par la promesse positive d’Acton qu’il trouverait un moyen de faire partir le roi pour la Sicile, elle avait renoncé à une lutte ouverte dans laquelle il était du caractère de Ferdinand de s’entêter.
En sortant du conseil, le roi trouva chez lui le cardinal Ruffo ; il avait, de son côté, et selon son exactitude ordinaire, fait ce dont il était convenu avec le roi : Ferrari l’était venu trouver dans la nuit, et, une demi-heure après, il était parti pour Vienne par la route de Manfredonia, porteur de la lettre falsifiée qui devait être mise sous les yeux de l’empereur, avec lequel Ferdinand tenait beaucoup à ne pas se brouiller, l’empereur étant le seul qui pût, par l’influence qu’il exerçait en Italie, le maintenir contre la France, de même que, dans la situation contraire, c’était la France seule qui pouvait le soutenir contre l’Autriche.
Une note explicative, écrite au nom du roi de la main de Ruffo et signée par lui, accompagnait la lettre et donnait la clef de cette énigme que, sans elle, n’eût jamais pu comprendre l’empereur.
Le roi lui avait raconté ce qui s’était passé entre lui, Caracciolo et Nelson : Ruffo avait fort approuvé le roi et insisté pour une conférence entre lui et Caracciolo en présence de Sa Majesté. Il fut convenu que l’on attendrait de savoir l’effet qu’avait produit dans les Abruzzes le manifeste de Pronio, et que, sur ce qui en serait résulté, on prendrait un parti.
Le même jour encore, le roi avait reçu la visite du jeune Corse de Cesare ; on se rappelle qu’il l’avait fait capitaine et lui avait ordonné de le venir voir avec l’uniforme de ce grade, pour s’assurer que ses ordres avaient été exécutés et que le ministre de la guerre lui avait délivré son brevet. Acton, chargé de mettre à exécution la volonté royale, s’était bien gardé d’y manquer, et le jeune homme – que les huissiers avaient commencé par prendre pour le prince royal, à cause de sa ressemblance avec celui-ci, – se présentait chez le roi revêtu de son uniforme et porteur de son brevet.
Le jeune capitaine était joyeux et fier ; il venait mettre son dévouement et celui de ses compagnons aux pieds du roi ; une seule chose s’opposait à ce qu’ils donnassent immédiatement à Sa Majesté des preuves de ce dévouement : c’est que les vieilles princesses en appelaient à la parole qu’elles avaient reçue d’eux de leur servir de gardes du corps, et ne leur rendraient cette parole que lorsqu’elles seraient à bord du bâtiment qui devait les conduire à Trieste ; les sept jeunes gens s’étaient donc engagés à leur faire escorte jusqu’à Manfredonia, lieu de leur embarquement ; de Manfredonia, les princesses une fois embarquées, ils reviendraient à Naples prendre leur poste parmi les défenseurs du trône et de l’autel.
Les nouvelles que l’on attendait de Pronio ne tardèrent pas à arriver ; elles dépassaient tout ce qu’on pouvait espérer. La parole du roi avait retenti comme la voix de Dieu ; les prêtres, les nobles, les syndics s’en étaient fait l’écho ; le cri « Aux armes ! » avait retenti d’Isoletta à Capoue et d’Aquila à Itri ; il avait vu Fra-Diavolo et Mammone, leur avait annoncé la mission qu’il leur avait réservée et qu’ils avaient acceptée avec enthousiasme ; leur brevet à la main, le nom du roi à la bouche, leur puissance n’avait pas de limites, puisque la loi les protégeait au lieu de les réprimer. Dès lors qu’ils pouvaient donner à leur brigandage une couleur politique, ils promettaient de soulever tout le pays.
Le brigandage, en effet, est chose nationale dans les provinces de l’Italie méridionale ; c’est un fruit indigène qui pousse dans la montagne ; on pourrait dire, en parlant des productions des Abruzzes, de la Terre de Labour, de la Basilicate et de la Calabre : Les vallées produisent le froment, le maïs et les figues ; les collines produisent l’olive, la noix et le raisin ; les montagnes produisent les brigands.
Dans les provinces que je viens de nommer, le brigandage est un état comme un autre. On est brigand comme on est boulanger, tailleur, bottier. Le métier n’a rien d’infamant ; le père, la mère, le frère, la sœur du brigand ne sont point entachés le moins du monde par la profession de leur fils ou de leur frère, attendu que cette profession elle-même n’est point une tache. Le brigand exerce pendant huit ou neuf mois de l’année, c’est-à-dire pendant le printemps, pendant l’été, pendant l’automne ; le froid et la neige seuls le chassent de la montagne et le repoussent vers son village ; il y rentre et y est le bienvenu, rencontre le maire, le salue et est salué par lui ; souvent il est son ami, quelquefois son parent.
Le printemps revenu, il reprend son fusil, ses pistolets, son poignard, et remonte dans la montagne.
De là le proverbe « Les brigands poussent avec les feuilles. »
Depuis qu’il existe un gouvernement à Naples, et j’ai consulté toutes les archives depuis 1503 jusqu’à nos jours, il y a des ordonnances contre les brigands, et, chose curieuse, les ordonnances des vice-rois espagnols sont exactement les mêmes que celles des gouverneurs italiens, attendu que les délits sont les mêmes. Vols avec effraction, vols à main armée sur la grande route, lettres de rançon avec menaces d’incendie, de mutilation, d’assassinat ; assassinat, mutilation et incendie quand les billets n’ont point produit l’effet attendu.
En temps de révolution, le brigandage prend des proportions gigantesques : l’opinion politique devient un prétexte, le drapeau une excuse ; le brigand est toujours du parti de la réaction, c’est-à-dire pour le trône et l’autel, attendu que le trône et l’autel acceptent seuls de tels alliés, tandis qu’au contraire les libéraux, les progressistes, les révolutionnaires les repoussent et les méprisent ; les années fameuses dans les annales du brigandage sont les années de réaction politique : 1799, 1809, 1821, 1848, 1862, c’est-à-dire toutes les années où le pouvoir absolu, subissant un échec, a appelé le brigandage à son aide.
Le brigandage, dans ce cas, est d’autant plus inextirpable qu’il est soutenu par les autorités, qui, dans les autres temps, ont mission de l’empêcher. Les syndics, les adjoints, les capitaines de la garde nationale sont non-seulement manutengoli, c’est-à-dire soutiens des brigands, mais souvent brigands eux-mêmes.
En général, ce sont les prêtres et les moines qui soutiennent moralement le brigandage, ils en sont l’âme ; les brigands, qui leur ont entendu prêcher la révolte, reçoivent d’eux, lorsqu’ils se sont révoltés, des médailles bénites qui doivent les rendre invulnérables ; si par hasard, malgré la médaille, ils sont blessés, tués ou fusillés, la médaille, impuissante sur la terre, est une contre-marque infaillible du ciel, contre-marque pour laquelle saint Pierre a les plus grands égards ; le brigand pris a le pied sur la première traverse de cette échelle de Jacob qui conduit droit au paradis ; il baise la médaille et meurt héroïquement, convaincu qu’il est que la fusillade lui en fait monter les autres degrés.
Maintenant, d’où vient cette différence entre les individus et les masses ? d’où vient que le soldat fuit parfois au premier coup de canon et que le bandit meurt en héros ? Nous allons essayer de l’expliquer ; car, sans cette explication, la suite de notre récit laisserait un certain trouble dans l’esprit de nos lecteurs ; ils se demanderaient d’où vient cette opposition morale et physique entre les mêmes hommes réunis en masse ou combattant isolément.
Le voici :
Le courage collectif est la vertu des peuples libres.
Le courage individuel est la vertu des peuples qui ne sont qu’indépendants.
Presque tous les peuples des montagnes, les Suisses, les Corses, les Écossais, les Siciliens, les Monténégrins, les Albanais, les Druses, les Circassiens, peuvent se passer très-bien de la liberté, pourvu qu’on leur laisse l’indépendance.
Expliquons la différence énorme qu’il y a entre ces deux mots : LIBERTÉ, INDÉPENDANCE.
La liberté est l’abandon que chaque citoyen fait d’une portion de son indépendance, pour en former un fonds commun qu’on appelle la loi.
L’indépendance est pour l’homme la jouissance complète de toutes ses facultés, la satisfaction de tous ses désirs.
L’homme libre est l’homme de la société ; il s’appuie sur son voisin, qui à son tour s’appuie sur lui ; et, comme il est prêt à se sacrifier pour les autres, il a le droit d’exiger que les autres se sacrifient pour lui.
L’homme indépendant est l’homme de la nature ; il ne se fie qu’en lui-même ; son seul allié est la montagne et la forêt ; sa sauvegarde, son fusil et son poignard ; ses auxiliaires sont la vue et l’ouïe.
Avec les hommes libres, on fait des armées.
Avec les hommes indépendants, on fait des bandes.
Aux hommes libres, on dit, comme Bonaparte aux Pyramides : Serrez les rangs !
Aux hommes indépendants, on dit, comme Charette à Machecoul : Égayez-vous, mes gars !
L’homme libre se lève à la voix de son roi ou de sa patrie.
L’homme indépendant se lève à la voix de son intérêt et de sa passion.
L’homme libre combat.
L’homme indépendant tue.
L’homme libre dit : Nous.
L’homme indépendant dit : Moi.
L’homme libre, c’est la Fraternité.
L’homme indépendant n’est que l’Égoïsme.
Or, en 1798, les Napolitains n’en étaient encore qu’à l’état d’indépendance ; ils ne connaissaient ni la liberté ni la fraternité ; voilà pourquoi ils furent vaincus en bataille rangée par une armée cinq fois moins nombreuse que la leur.
Mais les paysans des provinces napolitaines ont toujours été indépendants.
Voilà pourquoi, à la voix des moines parlant au nom de Dieu, à la voix du roi parlant au nom de la famille, et surtout à la voix de la haine parlant au nom de la cupidité, du pillage et du meurtre, voilà pourquoi tout se souleva.
Chacun prit son fusil, sa hache, son couteau, et se mit en campagne sans autre but que la destruction, sans autre espérance que le pillage, secondant son chef sans lui obéir, suivant son exemple et non ses ordres. Des masses avaient fui devant les Français, des hommes isolés marchèrent contre eux ; une armée s’était évanouie, un peuple sortit de terre.
Il était temps. Les nouvelles qui arrivaient de l’armée continuaient d’être désastreuses. Une portion de l’armée, sous les ordres d’un général Mœsk, que personne ne connaissait, – pas même Nelson, qui, dans ses lettres, demande qui il est, – s’était retirée sur Calvi, et s’y était fortifiée. Macdonald, chargé, comme nous l’avons dit, par Championnet, de poursuivre la victoire et de presser la retraite des troupes royales, avait ordonné au général Maurice Mathieu d’enlever la position. Il prit place sur toutes les hauteurs qui dominaient la ville et intima au général Mœsk l’ordre de se rendre : celui-ci consentit, mais à des conditions inadmissibles. Le général Maurice Mathieu ordonna de battre à l’instant même en brèche les murs d’un couvent, et, par la brèche faite à ces murs, d’entrer dans la ville.
Au dixième boulet, un parlementaire se présenta.
Mais, sans le laisser parler, le général Maurice Mathieu lui dit :
– Prisonniers de guerre à discrétion ou passés au fil de l’épée !
Les royaux s’étaient rendus à discrétion.
La rapidité des coups portés par Macdonald sauva une partie des prisonniers faits par Mack, mais ne put les sauver tous.
À Ascoli, trois cents républicains avaient été liés à des arbres et fusillés.
À Abricalli, trente malades ou blessés, dont quelques-uns venaient d’être amputés, avaient été égorgés dans l’ambulance.
Les autres, couchés sur la paille, avaient été impitoyablement brûlés.
Mais, fidèle à sa proclamation, Championnet n’avait répondu à toutes ces barbaries que par des actes d’humanité, qui contrastaient singulièrement avec les cruautés des soldats royaux.
Le général de Damas, seul, émigré français et qui avait cru, en cette qualité, devoir mettre son épée au service de Ferdinand, – le général de Damas, seul, avait, à la suite de cette terrible défaite de Civita-Castellana, soutenu l’honneur du drapeau blanc. Oublié par le général Mack, qui n’avait songé qu’à une chose, à sauver le roi, – oublié avec une colonne de sept mille hommes, il fit demander au général Championnet, qui venait, comme on le sait, de rentrer à Rome, la permission de traverser la ville et de rejoindre les débris de l’armée royale sur le Teverone, – débris qui, nous l’avons dit, étaient cinq fois plus nombreux encore que l’armée victorieuse.
À cette demande, Championnet fit venir un de ces jeunes officiers de distinction dont il faisait pépinière autour de lui.
C’était le chef d’état-major Bonami.
Il lui ordonna de prendre connaissance de l’état des choses et de lui faire son rapport.
Bonami monta à cheval et partit aussitôt.
Cette grande époque de la République est celle où chaque officier des armées françaises mériterait, au fur et à mesure qu’il passe sous les yeux du lecteur, une description qui rappelât celle que consacre, dans l’Iliade, Homère aux chefs grecs, et le Tasse, dans la Jérusalem délivrée, aux chefs croisés.
Nous nous contenterons de dire que Bonami était, comme Thiébaut, un de ces hommes de pensée et d’exécution à qui un général peut dire : « Voyez de vos yeux et agissez selon les circonstances. »
À la porte Solara, Bonami rencontra la cavalerie du général Rey, qui commençait à entrer dans la ville. Il mit le général Rey au courant de ce dont il était question, l’excitant, sans avoir le droit de lui en donner l’ordre, à pousser des reconnaissances sur la route d’Albano et de Frascati. Lui-même, à la tête d’un détachement de cavalerie, il traversa le Ponte-Molle, l’antique pont Milvius, et s’élança de toute la vitesse de son cheval dans la direction où il savait trouver le général de Damas, suivi de loin par le général Rey, avec son détachement, et par Macdonald, avec sa cavalerie légère.
Bonami s’était tellement hâté, qu’il avait laissé derrière lui les troupes de Macdonald et de Rey, auxquelles il fallait au moins une heure pour le rejoindre. Voulant leur en donner le temps, il se présenta comme parlementaire.
On le conduisit au général de Damas.
– Vous avez écrit au commandant en chef de l’armée française, général, lui dit-il ; il m’envoie à vous pour que vous m’expliquiez ce que vous désirez de lui.
– Le passage pour ma division, répondit le général de Damas.
– Et s’il vous le refuse ?
– Il ne me restera qu’une ressource : c’est de me l’ouvrir l’épée à la main.
Bonami sourit.
– Vous devez comprendre, général, répondit-il, que vous donner bénévolement passage, à vous et à vos sept mille hommes, c’est chose impossible. Quant à vous ouvrir ce passage l’épée à la main, je vous préviens qu’il y aura du travail.
– Alors, que venez-vous me proposer, colonel ? demanda le général émigré.
– Ce que l’on propose au commandant d’un corps dans la situation où est le vôtre, général : de mettre bas les armes.
Ce fut au tour du général de Damas de sourire.
– Monsieur le chef d’état-major, répondit-il, quand on est à la tête de sept mille hommes et que chacun de ces sept mille hommes a quatre-vingts cartouches dans son sac, on ne se rend pas, on passe, ou l’on meurt.
– Eh bien, soit ! dit Bonami, battons-nous, général.
Le général émigré parut réfléchir.
– Donnez-moi six heures, dit-il, pour rassembler un conseil de guerre et délibérer avec lui sur les propositions que vous me faites.
Ce n’était point l’affaire de Bonami.
– Six heures sont inutiles, dit-il ; je vous accorde une heure.
C’était juste le temps dont le chef d’état-major avait besoin pour que son infanterie le rejoignît.
Il fut donc convenu, le général de Damas étant à la merci des Français, que, dans une heure, il donnerait une réponse.
Bonami remit son cheval au galop et rejoignit le général Rey, pour presser la marche de ses troupes.
Mais le général de Damas, de son côté, avait mis à profit cette heure, et, quand Bonami revint avec sa troupe, il le trouva faisant sa retraite en bon ordre sur le chemin d’Orbitello.
Aussitôt, le général Rey et le chef d’état-major Bonami, à la tête, l’un d’un détachement du 16e de dragons, l’autre du 7e de chasseurs, se mirent à la poursuite des Napolitains et les rejoignirent à la Storta, où ils les chargèrent énergiquement.
L’arrière-garde s’arrêta pour faire face aux républicains.
Rey et Bonami, pour la première fois, trouvèrent chez l’ennemi une résistance sérieuse ; mais ils l’écrasèrent sous leurs charges réitérées. Pendant ce temps, la nuit vint. Le dévouement et le courage de l’arrière-garde avaient sauvé l’armée. Le général de Damas profita des ténèbres et de sa connaissance des localités pour continuer sa retraite.
Les Français, trop fatigués pour profiter de la victoire, revinrent à la Hueta, où ils passèrent la nuit.
Bonami, en récompense de l’intelligence qu’il avait développée dans la négociation et du courage qu’il avait montré dans la bataille, fut nommé par Championnet général de brigade.
Mais le général de Damas n’en avait pas fini avec les républicains. Macdonald envoya un de ses aides de camp pour informer Kellermann, qui était à Borghetta avec des troupes un peu moins fatiguées que celles qui avaient donné dans la journée, de la direction qu’avait prise la colonne napolitaine. À l’instant même, Kellermann réunit ses troupes et se dirigea, par Ronciglione, sur Toscanelli, où il heurta la colonne du général de Damas. Ces hommes qui fuyaient si facilement, commandés par un général allemand ou napolitain, tinrent ferme sous un général français, et firent une vigoureuse résistance. Damas n’en fut pas moins forcé à la retraite, qu’il soutint en se portant de lui-même à l’arrière-garde, où il combattit avec un admirable courage.
Mais une de ces charges comme en savait faire Kellermann, une blessure que reçut le général émigré, décidèrent la victoire en faveur des Français. Déjà la plus forte partie de la colonne napolitaine avait gagné Orbitello et avait eu le temps de s’embarquer sur les bâtiments napolitains qui se trouvaient dans le port. Poussé vivement dans la ville, Damas eut le temps d’en fermer les portes derrière lui, et, soit considération pour son courage, soit que le général français ne voulût point perdre son temps à l’assaut d’une bicoque, Damas obtint de Kellermann, moyennant l’abandon de son artillerie, de s’embarquer avec son avant-garde sans être inquiété.
Il en résulta que le seul général de l’armée napolitaine qui eût fait son devoir dans cette courte et honteuse campagne était un général français.
LXIX. Les brigands. §
Vainqueur sur tous les points, et pensant que rien n’entraverait sa marche sur Naples, Championnet ordonna de franchir les frontières napolitaines sur trois colonnes.
L’aile gauche, sous la conduite de Macdonald, envahit les Abruzzes par Aquila : elle devait forcer les défilés de Capisteallo et de Sora.
L’aile droite, sous la conduite du général Rey, envahit la Campanie par les marais Pontins, Terracine et Fondi.
Le centre, sous la conduite de Championnet lui-même, envahit la Terre de Labour par Valmontane, Ferentina, Ceperano.
Trois citadelles, presque imprenables toutes trois, défendaient les marches du royaume : Gaete, Civitella-del-Tronto, Pescara.
Gaete commandait la route de la mer Tyrrhénienne ; Pescara, la route de la mer Adriatique ; Civitella-del-Tronto s’élevait au sommet d’une montagne et commandait l’Abruzze ultérieure.
Gaete était défendue par un vieux général suisse nommé Tchudy : il avait sous ses ordres quatre mille hommes ; – comme moyen de défense, soixante et dix canons, douze mortiers, vingt mille fusils, des vivres pour un an, des vaisseaux dans le port, la mer et la terre à lui, enfin.
Le général Rey le somma de se rendre.
Vieillard, Tchudy venait d’épouser une jeune femme. Il eut peur pour elle, qui sait ? peut-être pour lui. Au lieu de tenir, il assembla un conseil, consulta l’évêque, lequel mit en avant son ministère de paix, et réunit les magistrats de la ville, qui saisirent le prétexte d’épargner à Gaete les maux d’un siège.
Cependant on hésitait encore, quand le général français lança un obus sur la ville ; cette démonstration hostile suffit pour que Tchudy envoyât une députation aux assiégeants afin de leur demander leurs conditions.
– La place à discrétion ou toutes les rigueurs de la guerre, répondit le général Rey.
Deux heures après, la place était rendue.
Duhesme, qui suivait, avec quinze cents hommes, les bords de l’Adriatique, envoya au commandant de Pescara, nommé Pricard, un parlementaire pour le sommer de se rendre. Le commandant, comme s’il eût eu l’intention de s’ensevelir sous les ruines de la ville, fit visiter ses moyens de défense à l’officier français dans tous leurs détails, lui montrant les fortifications, les armes, les magasins abondant en munitions et en vivres, et le renvoya enfin à Duhesme avec ces paroles altières :
– Une forteresse ainsi approvisionnée ne se rend pas.
Ce qui n’empêcha point le commandant, au premier coup du canon, d’ouvrir ses portes et de remettre cette ville si bien fortifiée au général Duhesme. Il y trouva soixante pièces de canon, quatre mortiers, dix-neuf cent soldats.
Quant à Civitella-del-Tronto, place déjà forte par sa situation, plus forte encore par des ouvrages d’art, elle était défendue par un Espagnol nommé Jean Lacombe, armée de dix pièces de gros calibre, fournie de munitions de guerre, riche de vivres. Elle pouvait tenir un an : elle tint un jour, et se rendit après deux heures de siège.
Il était donc temps, comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, que les chefs de bande se substituassent aux généraux et les brigands aux soldats.
Trois bandes, sous la direction de Pronio, s’étaient organisées avec la rapidité de l’éclair : celle qu’il commandait lui-même ; celle de Gaetano Mammone ; celle de Fra-Diavolo.
Ce fut Pronio qui le premier heurta les colonnes françaises.
Après s’être emparé de Pescara et y avoir laissé une garnison de quatre cents hommes, Duhesme prit la route de Chieti pour faire, comme l’ordre lui en avait été donné, sa jonction avec Championnet en avant de Capoue. En arrivant à Tocco, il entendit une vive fusillade du côté de Sulmona et fit hâter le pas à ses hommes.
En effet, une colonne française, commandée par le général Rusca, après être entrée sans défiance et tambour battant dans la ville de Sulmona, avait vu tout à coup pleuvoir sur elle de toutes les fenêtres une grêle de balles. Surprise de cette agression inattendue, elle avait eu un moment d’hésitation.
Pronio, embusqué dans l’église de San-Panfilo, en avait profité, était sorti de l’église avec une centaine d’hommes, avait chargé de front les Français, tandis que le feu redoublait des fenêtres. Malgré les efforts de Rusca, le désordre s’était mis dans les rangs de ses hommes, et il était sorti précipitamment de Sulmona, laissant dans les rues une douzaine de morts et de blessés.
Mais, à la vue des soldats de Pronio qui mutilaient les morts, à la vue des habitants de la ville qui achevaient les blessés, la rougeur de la honte était montée au visage, des républicains s’étaient reformés d’eux-mêmes, et, poussant des cris de vengeance, ils étaient rentrés dans Sulmona, répondant à la fois à la fusillade des fenêtres et à celle de la rue.
Cependant, cachés dans les embrasures des portes, embusqués dans les ruelles, Pronio et ses hommes faisaient un feu terrible, et peut-être les Français allaient-ils être obligés de reculer une seconde fois, lorsqu’on entendit une vive fusillade à l’autre extrémité de la ville.
C’étaient Duhesme et ses hommes qui étaient accourus au feu, avaient tourné Sulmona et tombaient sur les derrières de Pronio.
Pronio, un pistolet de chaque main, courut à son arrière-garde, la rallia, se trouva en face de Duhesme, déchargea un de ses pistolets sur lui et le blessa au bras. Un républicain s’élança le sabre levé sur Pronio ; mais, de son second coup de pistolet, Pronio le tua, ramassa un fusil, et, à la tête de ses hommes, soutint la retraite en leur donnant en patois un ordre que les soldats français ne pouvaient entendre. Cet ordre, c’était de battre en retraite et de fuir par toutes les petites ruelles, afin de regagner la montagne. En un instant, la ville fut évacuée. Ceux qui occupaient les maisons s’enfuirent par les jardins. Les Français étaient maîtres de Sulmona ; seulement, c’étaient, à leur tour, les brigands qui avaient lutté un contre dix. Ils avaient été vaincus ; mais ils avaient fait éprouver des pertes cruelles aux républicains. Cette rencontre fut donc regardée à Naples comme un triomphe.
De son côté, Fra-Diavolo, avec une centaine d’hommes, avait, après la prise de Gaete, honteusement rendue, défendu vaillamment le pont de Garigliana, attaqué par l’aide de camp Gourdel et une cinquantaine de républicains, que le général Rey, ne soupçonnant pas l’organisation des bandes, avait envoyés pour s’en emparer. Les Français avaient été repoussés, et l’aide de camp Gourdel, un chef de bataillon, plusieurs officiers et soldats, restés blessés sur le champ de bataille, avaient été ramassés à demi morts, liés à des arbres et brûlés à petit feu, au milieu des huées de la population de Mignano, de Sessa et de Traetta, et des danses furibondes des femmes, toujours plus féroces que les hommes à ces sortes de fêtes.
Fra-Diavolo avait voulu d’abord s’opposer à ces meurtres, aux agonies prolongées. Il avait, dans un sentiment de pitié, déchargé sur des blessés ses pistolets et sa carabine. Mais il avait vu, au froncement de sourcil de ses hommes, aux injures des femmes, qu’il risquait sa popularité à des actes de semblable pitié. Il s’était éloigné des bûchers où les républicains subissaient leur martyre, et avait voulu en éloigner Francesca ; mais Francesca n’avait voulu rien perdre du spectacle. Elle lui avait échappé des mains, et, avec plus de frénésie que les autres femmes, elle dansait et hurlait.
Quant à Mammone, il se tenait à Capistrello, en avant de Sora, entre le lac Fucino et le Liri.
On lui annonça que l’on voyait venir de loin, descendant les sources du Liri, un officier portant l’uniforme français, conduit par un guide.
– Amenez-les-moi tous deux, dit Mammone.
Cinq minutes après, ils étaient tous deux devant lui.
Le guide avait trahi la confiance de l’officier, et, au lieu de le conduire au général Lemoine, auquel il était chargé de transmettre un ordre de Championnet, il l’avait conduit à Gaetano Mammone.
C’était un des aides de camp du général en chef, nommé Claie.
– Tu arrives bien, lui dit Mammone, j’avais soif.
On sait avec quelle liqueur Mammone avait l’habitude d’étancher sa soif.
Il fit dépouiller l’aide de camp de son habit, de son gilet, de sa cravate et de sa chemise, ordonna qu’on lui liât les mains et qu’on l’attachât à un arbre.
Puis il lui mit le doigt sur l’artère carotide pour bien reconnaître la place où elle battait, et, la place reconnue, il y enfonça son poignard.
L’aide de camp n’avait point parlé, point prié, point poussé une plainte : il savait aux mains de quel cannibale il était tombé, et, comme le gladiateur antique, il n’avait songé qu’à une chose, à bien mourir.
Frappé à mort, il ne jeta pas un cri, ne laissa pas échapper un soupir.
Le sang jaillit de la blessure – par élans – comme il s’échappe d’une artère.
Mammone appliqua ses lèvres au cou de l’aide de camp, comme il les avait appliquées à la poitrine du duc Filomarino, et se gorgea voluptueusement de cette chair coulante qu’on appelle le sang.
Puis, lorsque sa soif fut éteinte, tandis que le prisonnier palpitait encore, il coupa les liens qui l’attachaient à l’arbre et demanda une scie.
La scie lui fut apportée.
Alors, pour boire désormais le sang dans un verre assorti à la boisson, il lui scia le crâne au-dessus des sourcils et du cervelet, en vida le cerveau, lava cette terrible coupe avec le sang qui coulait encore de la blessure, réunit et noua au sommet de la tête les cheveux avec une corde, afin de pouvoir prendre le vase humain comme par un pied et fit couper par morceaux et jeter aux chiens le reste du corps.
Puis, comme ses espions lui annonçaient qu’un petit détachement de républicains, d’une trentaine ou d’une quarantaine d’hommes, s’avançait par la route de Tagliacozza, il ordonna de cacher les armes, de cueillir des fleurs et des branches d’olivier, de mettre les fleurs aux mains des femmes, les branches d’olivier aux mains des hommes et des garçons, et d’aller au-devant du détachement, en invitant l’officier qui les commandait à venir avec ses hommes prendre leur part de la fête que le village de Capistrello, composé de patriotes, leur donnait en signe de joie de leur bonne venue.
Les messagers partirent en chantant. Toutes les maisons du village s’ouvrirent ; une grande table fut dressée sur la place de la Mairie : on y apporta du vin, du pain, des viandes, des jambons, du fromage.
Une autre fut dressée pour les officiers dans la salle de la mairie, dont les fenêtres donnaient sur la place.
À une lieue de la ville, les messagers avaient rencontré le petit détachement commandé par le capitaine Tremeau22. Un guide interprète, traître, comme toujours, qui conduisait le détachement, expliqua au capitaine républicain ce que désiraient ces hommes, ces enfants et ces femmes qui venaient au-devant de lui, des fleurs et des branches d’Olivier à la main. Plein de courage et de loyauté, le capitaine n’eut pas même l’idée d’une trahison. Il embrassa les jolies filles qui lui présentaient des fleurs ; il ordonna à la vivandière de vider son baril d’eau-de-vie : on but à la santé du général Championnet, à la propagation de la république française, et l’on s’achemina bras dessus, bras dessous, vers le village, en chantant la Marseillaise.
Gaetano Mammone, avec tout le reste de la population, attendait le détachement français à la porte du village : une immense acclamation l’accueillit. On fraternisa de nouveau, et, au milieu des cris de joie, on s’achemina vers la mairie.
Là, nous l’avons dit, une table était dressée : on y mit autant de couverts qu’il y avait de soldats. Les quelques officiers dînaient, ou plutôt devaient dîner à l’intérieur avec le syndic, les adjoints et le corps municipal, représentés par Gaetano Mammone et les principaux brigands enrôlés sous ses ordres.
Les soldats, enchantés de l’accueil qui leur était fait, mirent leurs fusils en faisceaux à dix pas de la table préparée pour eux ; les femmes leur enlevèrent leurs sabres, avec lesquels les enfants s’amusèrent à jouer aux soldats ; puis ils s’assirent, les bouteilles furent débouchées et les verres emplis.
Le capitaine Tremeau, un lieutenant et deux sergents s’asseyaient en même temps dans la salle basse.
Les hommes de Mammone se glissèrent entre la table et les fusils, qu’en se mettant en route, le capitaine, pour plus de précaution, avait fait charger ; les officiers furent espacés à la table intérieure, de manière à avoir entre chacun d’eux trois ou quatre brigands.
Le signal du massacre devait être donné par Mammone : il lèverait à l’une des fenêtres le crâne de l’aide de camp Claie, plein de vin, et porterait la santé du roi Ferdinand.
Tout se passa comme il avait été ordonné. Mammone s’approcha de la fenêtre, emplit de vin, sans être vu, le crâne encore sanglant du malheureux officier, le prit par les cheveux comme on prend une coupe par le pied, et, paraissant à la fenêtre du milieu, le leva en portant le toast convenu.
Aussitôt, la population tout entière y répondit par le cri :
– Mort aux Français !
Les brigands se précipitèrent sur les fusils en faisceaux ; ceux qui, sous prétexte de les servir, entouraient les Français, se retirèrent en arrière ; une fusillade éclata à bout portant, et les républicains tombèrent sous le feu de leurs propres armes. Ceux qui avaient échappé ou qui n’étaient que blessés furent égorgés par les femmes et par les enfants, qui s’étaient emparés de leurs sabres.
Quant aux officiers placés dans l’intérieur de la salle, ils voulurent s’élancer au secours de leurs soldats ; mais chacun d’eux fut maintenu par cinq ou six hommes, qui les retinrent à leurs places.
Mammone, triomphant, s’approcha d’eux, sa coupe sanglante à la main, et leur offrit la vie s’ils voulaient boire à la santé du roi Ferdinand dans le crâne de leur compatriote.
Tous quatre refusèrent avec horreur.
Alors, il fit apporter des clous et des marteaux, força les officiers d’étendre les mains sur la table et leur fit clouer les mains à la table.
Puis, par les fenêtres et par les portes, on jeta des fascines et des bottes de paille dans la chambre, et l’on referma portes et fenêtres après avoir mis le feu aux fascines et à la paille.
Cependant le supplice des républicains fut moins long et moins cruel que ne l’avait espéré leur bourreau. Un des sergents eut le courage d’arracher ses mains aux clous qui les retenaient, et, avec l’épée du capitaine Trémeau, il rendit à ses trois compagnons le terrible service de les poignarder, et il se poignarda lui-même après eux.
Les quatre héros moururent au cri de « Vive la République ! »
Ces nouvelles arrivèrent à Naples, où elles réjouirent le roi Ferdinand, qui, se voyant si bien secondé par ses fidèles sujets, résolut plus que jamais de ne pas quitter Naples.
Laissons Mammone, Fra-Diavolo et l’abbé Pronio suivre le cours de leurs exploits, et voyons ce qui se passait chez la reine, qui, plus que jamais était, au contraire, décidée à quitter la capitale.
LXX. Le souterrain. §
Caracciolo avait dit vrai. Il importait à la politique de l’Angleterre que, chassés de leur capitale de terre ferme, Ferdinand et Caroline se réfugiassent en Sicile, où ils n’avaient plus rien à attendre de leurs troupes ni de leurs sujets, mais seulement des vaisseaux et des marins anglais.
Voilà pourquoi Nelson, sir William et Emma Lyonna poussaient la reine à la fuite, que lui conseillaient énergiquement, d’ailleurs, ses craintes personnelles. La reine se savait tellement détestée, en effet, que, dans le cas où éclaterait un mouvement républicain, elle était sûre qu’autant son mari serait défendu de ce mouvement par le peuple, autant le peuple s’écarterait, au contraire, pour laisser approcher d’elle la prison et même la mort !
Le spectre de sa sœur Antoinette, tenant, par ses cheveux blanchis en une nuit, sa tête à la main, était jour et nuit devant elle.
Or, dix jours après le retour du roi, c’est-à-dire le 18 décembre, la reine était en petit comité dans sa chambre à coucher avec Acton et Emma Lyonna.
Il était huit heures du soir. Un vent terrible battait de son aile effarée les fenêtres du palais royal, et l’on entendait le bruit de la mer qui venait se briser contre les tours aragonaises du Château-Neuf. Une seule lampe éclairait la chambre et concentrait sa lumière sur un plan du palais, où la reine et Acton paraissaient chercher avidement un détail qui leur échappait.
Dans un coin de la chambre, on pouvait distinguer, dans la pénombre, une silhouette immobile et muette, qui, avec l’impassibilité d’une statue, semblait attendre un ordre et se tenir prête à l’exécuter.
La reine fit un mouvement d’impatience.
– Ce passage secret existe cependant, dit-elle : j’en suis certaine, quoique, depuis longtemps, on ne l’utilise plus.
– Et Votre Majesté croit que ce passage secret lui est nécessaire ?
– Indispensable ! dit la reine. La tradition assure qu’il donnait sur le port militaire, et par ce passage seul nous pouvons, sans être vus, transporter, à bord des vaisseaux anglais, nos bijoux, notre or, les objets d’art précieux que nous voulons emporter avec nous. Si le peuple se doute de notre départ, et s’il nous voit transporter une seule malle à bord du Van-Guard, il s’en doutera, cela fera émeute, et il n’y aura plus moyen de partir. Il faut donc absolument retrouver ce passage.
Et la reine, à l’aide d’une loupe, se remit à chercher obstinément les traits de crayon qui pouvaient indiquer le souterrain dans lequel elle mettait tout son espoir.
Acton, voyant la préoccupation de la reine, releva la tête, chercha des yeux dans la chambre l’ombre que nous avons indiquée, et, l’ayant trouvée :
– Dick ! fit-il.
Le jeune homme tressaillit, comme s’il ne s’était pas attendu à être appelé, et comme si surtout la pensée chez lui, maîtresse souveraine du corps, l’avait emporté à mille lieues de l’endroit où il se trouvait matériellement.
– Monseigneur ? répondit-il.
– Vous savez de quoi il est question, Dick ?
– Aucunement, monseigneur.
– Vous êtes cependant là depuis une heure à peu près, monsieur, dit la reine avec une certaine impatience.
– C’est vrai Votre Majesté.
– Vous avez dû alors entendre ce que nous avons dit et savoir ce que nous cherchons ?
– Monseigneur ne m’avait point dit, madame, qu’il me fut permis d’écouter. Je n’ai donc rien entendu.
– Sir John, dit la reine avec l’accent du doute, vous avez là un serviteur précieux.
– Aussi ai-je dit à Votre Majesté le cas que j’en faisais.
Puis, se tournant vers le jeune homme, que nous avons déjà vu obéir si intelligemment et si passivement aux ordres de son maître pendant la nuit de la chute et de l’évanouissement de Ferrari :
– Venez ici, Dick, lui dit-il.
– Me voici, monseigneur, dit le jeune homme en s’approchant.
– Vous êtes un peu architecte, je crois ?
– J’ai, en effet, appris deux ans l’architecture.
– Eh bien, alors, voyez, cherchez ; peut-être trouverez-vous ce que nous ne trouvons pas. Il doit exister dans les caves un souterrain, un passage secret, donnant de l’intérieur du palais sur le port militaire.
Acton s’écarta de la table et céda sa place à son secrétaire.
Celui-ci se pencha sur le plan ; puis, se relevant aussitôt :
– Inutile de chercher, je crois, dit-il.
– Pourquoi cela ?
– Si l’architecte du palais a pratiqué dans les fondations un passage secret, il se sera bien gardé de l’indiquer sur le plan.
– Pourquoi cela ? demanda la reine avec son impatience ordinaire.
– Mais, madame, parce que, du moment que le passage serait indiqué sur le plan, il ne serait plus un passage secret, puisqu’il serait connu de tous ceux qui connaîtraient le plan.
La reine se mit à rire.
– Savez-vous que c’est assez logique, général, ce que dit là votre secrétaire ?
– Si logique, que j’ai honte de ne pas l’avoir trouvé, répondit Acton.
– Eh bien, maintenant, monsieur Dick, dit Emma Lyonna, aidez-nous à retrouver ce souterrain. Ce souterrain une fois retrouvé, je me sens toute disposée, comme une héroïne d’Anne Radcliffe, à l’explorer et à venir rendre à la reine compte de mon exploration.
Richard, avant de répondre, regarda le général Acton comme pour lui en demander la permission.
– Parlez, Dick, parlez, lui dit le général : la reine le permet, et j’ai la plus grande confiance dans votre intelligence et dans votre discrétion.
Dick s’inclina imperceptiblement.
– Je crois, dit-il, qu’avant tout, il faudrait explorer toute la portion des fondations du palais qui donnent sur la darse. Si bien dissimulée que soit la porte, il est impossible que l’on n’en trouve point quelque trace.
– Alors, il faut attendre à demain, dit la reine, et c’est une nuit perdue.
Dick s’approcha de la fenêtre.
– Pourquoi cela, madame ? dit-il. Le ciel est nuageux, mais la lune est dans son plein. Toutes les fois qu’elle passera entre deux nuages, elle donnera une clarté suffisante à ma recherche. Il me faudrait seulement le mot d’ordre, afin que je pusse circuler librement dans l’intérieur du port.
– Rien de plus simple, dit Acton. Nous allons aller ensemble chez le gouverneur du château : non-seulement il vous donnera le mot d’ordre, mais encore il fera prévenir les factionnaires de ne pas se préoccuper de vous, et de vous laisser faire tranquillement tout ce que vous avez à faire.
– Alors, général, comme l’a dit Sa Majesté, ne perdons pas de temps.
– Allez, général, allez, dit la reine. Et vous, monsieur, tachez de faire honneur à la bonne opinion que nous avons de vous.
– Je ferai de mon mieux, madame, dit le jeune homme.
Et, ayant salué respectueusement, il sortit derrière le capitaine général.
Au bout de dix minutes, Acton rentra seul.
– Eh bien ? lui demanda la reine.
– Eh bien, répondit celui-ci, notre limier est en quête, et je serai bien étonné s’il revient, comme dit Sa Majesté, après avoir fait buisson creux.
En effet, muni du mot d’ordre, recommandé par l’officier de garde aux sentinelles, Dick avait commencé sa recherche, et, dans un angle rentrant de la muraille, avait découvert une grille à barreaux croisés, couverte de rouille et de toiles d’araignée, devant laquelle, et sans y faire attention, tout le monde passait avec l’insouciance de l’habitude. Convaincu qu’il avait trouvé une des extrémités du passage secret, Dick ne s’était plus préoccupé que de découvrir l’autre.
Il rentra au château, s’informa quel était le plus vieux serviteur de toute cette domesticité grouillant dans les étages inférieurs, et il apprit que c’était le père du sommelier, qui, après avoir exercé cette charge pendant quarante ans, l’avait cédée à son fils depuis vingt. Le vieillard avait quatre-vingt-deux ans, et était entré en fonctions près de Charles III, qui l’avait amené avec lui d’Espagne l’année même de son avénement au trône.
Dick se fit conduire chez le sommelier.
Il trouva toute la famille à table. Elle se composait de douze personnes. Le vieillard était la tige, tout le reste des rameaux. Il y avait là deux fils, deux brus et sept enfants et petits-enfants.
Des deux fils, l’un était sommelier du roi, comme son père ; l’autre, serrurier du château.
L’aïeul était un beau vieillard sec, droit, vigoureux encore et paraissant n’avoir rien perdu de son intelligence.
Dick entra, et, s’adressant à lui en espagnol :
– La reine vous demande, lui dit-il.
Le vieillard tressaillit : depuis le départ de Charles III, c’est-à-dire depuis quarante ans, personne ne lui avait parlé sa langue.
– La reine me demande ? fit-il avec étonnement, en napolitain.
Tous les convives se levèrent de leurs sièges, comme poussés par un ressort.
– La reine vous demande, répéta Dick.
– Moi ?
– Vous.
– Votre Excellence est sûre de ne pas se tromper ?
– J’en suis sûr ?
– Et quand cela ?
– À l’instant même.
– Mais je ne puis me présenter ainsi à Sa Majesté.
– Elle vous demande tel que vous êtes.
– Mais, Votre Excellence…
– La reine attend.
Le vieillard se leva, plus inquiet que flatté de l’invitation, et regarda ses fils avec une certaine inquiétude.
– Dites à votre fils le serrurier de ne point se coucher, continua Dick, toujours dans la même langue : la reine aura probablement besoin de lui ce soir.
Le vieillard transmit en napolitain l’ordre à son fils.
– Êtes-vous prêt ? demanda Dick.
– Je suis à Votre Excellence, répondit le vieillard.
Et, d’un pas presque aussi ferme, quoique plus pesant que celui de son guide, il monta l’escalier de service, par lequel jugea à propos de passer Dick, et traversa les corridors.
Les huissiers avaient vu sortir de la chambre de la reine le jeune homme avec le capitaine général : ils se levèrent pour annoncer son retour ; mais lui leur fit signe de ne pas se déranger, et alla heurter doucement à la porte de la reine.
– Entrez, dit la voix impérative de Caroline, qui se doutait que Dick seul avait la discrétion de ne pas se faire annoncer.
Acton s’élança pour ouvrir la porte ; mais il n’avait pas fait deux pas, que Dick, poussant cette porte devant lui, entrait, laissant le vieillard dans l’antichambre.
– Eh bien, monsieur, demanda la reine, qu’avez-vous trouvé ?
– Ce que Votre Majesté cherchait, je l’espère, du moins.
– Vous avez trouvé le souterrain ?
– J’ai trouvé une de ses portes, et j’espère amener à Votre majesté l’homme qui lui trouvera l’autre.
– L’homme qui trouvera l’autre ?
– L’ancien sommelier du roi Charles III, un vieillard de quatre-vingt-deux ans.
– L’avez-vous interrogé ?
– Je ne m’y suis pas cru autorisé, madame, et j’ai réservé ce soin à Votre Majesté.
– Où est cet homme ?
– Là, fit le secrétaire en indiquant la porte.
– Qu’il entre.
Dick alla à la porte.
– Entrez, dit-il.
Le vieillard entra.
– Ah ! ah ! c’est vous, Pacheco, dit la reine, qui le reconnut pour avoir été servie par lui, pendant quinze ou vingt ans. – Je ne savais pas que vous fussiez encore de ce monde. Je suis aise de vous voir vivant et bien portant.
Le vieillard s’inclina.
– Vous pouvez, justement à cause de votre grand âge, me rendre un service.
– Je suis à la disposition de Sa Majesté.
– Vous devez, du temps du feu roi Charles III, – Dieu ait son âme ! – vous devez avoir eu connaissance ou entendu parler d’un passage secret donnant des caves du château sur la darse ou le port militaire ?
Le vieillard porta la main à son front.
– En effet, dit-il, je me rappelle quelque chose comme cela.
– Cherchez, Pacheco, cherchez ! nous avons besoin aujourd’hui de retrouver ce passage.
Le vieillard secoua la tête : la reine fit un mouvement d’impatience.
– Dame, on n’est plus jeune, fit Pacheco, à quatre-vingt-deux ans, la mémoire s’en va. M’est-il permis de consulter mes fils ?
– Que sont-ils, vos fils ? demanda la reine.
– L’aîné, Votre Majesté, qui a cinquante ans, m’a succédé dans ma charge de sommelier ; l’autre, qui en a quarante-huit, est serrurier.
– Serrurier, dites-vous ?
– Oui, Votre Majesté, pour vous servir, s’il en était capable.
– Serrurier ! Votre Majesté entend, dit Richard. Pour ouvrir la porte, on aura besoin d’un serrurier.
– C’est bien, dit la reine. Allez consulter vos fils, mais vos fils seulement, pas les femmes.
– Que Dieu soit toujours avec Votre Majesté, dit le vieillard en s’inclinant pour sortir.
– Suivez cet homme, monsieur Dick, fit la reine, et revenez le plus tôt possible me faire part du résultat de la conférence.
Dick salua et sortit derrière Pacheco.
Un quart d’heure après, il rentra.
– Le passage est trouvé, dit-il, et le serrurier se tient prêt à en ouvrir la porte sur l’ordre de Sa Majesté.
– Général, dit la reine, vous avez dans M. Richard un homme précieux et qu’un jour ou l’autre, je vous demanderai probablement.
– Ce jour-là, madame, répondit Acton, ses désirs les plus chers et les miens seront comblés. Qu’ordonne, en attendant, Votre Majesté ?
– Viens, dit la reine à Emma Lyonna : il y a des choses qu’il faut voir de ses propres yeux.
LXXI. La légende du mont Cassin. §
Le même jour et à la même heure où la porte du passage secret s’ouvrait devant la reine, et où Emma Lyonna, selon la promesse qu’elle en avait faite, s’aventurait en héroïne de roman dans ce souterrain, précédée et éclairée par Richard, un jeune homme montait à cheval la rampe du mont Cassin, que, d’habitude, on ne monte qu’à pied ou à mulet.
Mais, soit qu’il eût toute confiance dans le pied de sa monture ou dans sa manière de la diriger, soit que, habitué au danger, le danger lui fût devenu indifférent, il était parti à cheval de San-Germano, et, malgré les observations qu’on avait pu lui faire sur son imprudence, déjà grande à la montée, mais qui serait plus grande encore à la descente, il avait pris le sentier pierreux qui conduit au couvent fondé par saint Benoit, et qui couronne la cime la plus élevée du monte Cassino.
Au-dessous de lui s’étendait la vallée, où se tord un instant, mais d’où s’échappe bientôt, pour se jeter à la mer, près de Gaete, le Garigliano, sur les bords duquel Gonzalve de Cordoue nous battit en 1503 ; et, par un retour étrange de fortune, il pouvait à mesure qu’il s’élevait, distinguer les bivacs de l’armée française, qui, après trois siècles, venait venger, en renversant la monarchie espagnole, la défaite de Bayard, presque aussi glorieuse pour lui qu’une victoire.
Tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, selon les zigzags que faisait le chemin, il avait la ville de San-Germano, surmontée de sa vieille forteresse en ruine, fondée sur l’antique Cassinum des Romains, et qui porta ce nom, ainsi que la ville qu’il dominait, jusqu’en 844, époque à laquelle Lothaire, premier roi d’Italie, s’étant établi dans le duché de Bénévent et dans la Calabre, après en avoir chassé les Sarrasins, fit présent à l’église du Sauveur d’un doigt de saint Germain, évêque de Capoue.
La précieuse relique donna le nom du saint à la ville italienne, et le reste du corps, envoyé en France au couvent des Bénédictins, qui s’élevait dans la forêt de Ledia, donna ce même nom à la ville française où naquirent Henri II, Charles IX et Louis XIV23.
Le mont Cassin, que gravit en ce moment le voyageur imprudent et qui, comme on le voit, n’a pas changé de nom et s’est contenté d’italianiser celui de Cassinum, est la montagne sainte de la Terre de Labour. C’est là que se réfugient les grandes douleurs morales et les grandes infortunes politiques. Carloman, frère de Pépin le Bref, y repose dans son tombeau ; Grégoire VII y fit halte avant d’aller mourir à Salerne ; trois papes furent ses abbés : Étienne IX, Victor III et Léon X.
En 497, saint Benoît, né en 480, dégoûté par le spectacle de la corruption païenne à Rome, se retira à Sublaqueum, aujourd’hui Subiaco, où sa réputation de vertu lui attira de nombreux disciples et, à leur suite, la persécution. En 529, il quitta le pays, s’arrêta à Cassinum, et, voyant la colline qui domine la ville, il résolut, peut-être moins encore pour se rapprocher du ciel que pour s’élever au-dessus des vapeurs dont le Garigliano couvre la vallée, de fonder sur le point culminant de cette colline un monastère de son ordre.
Maintenant, à défaut de l’histoire, qui nous manque, que l’on nous permette d’appeler à notre aide la légende.
Saint Benoît, qui s’appelait alors Benoît tout court, ne fut pas plus tôt parvenu au sommet de la colline prédestinée, qu’il s’aperçut de la difficulté qu’il allait éprouver à transporter à une pareille hauteur les matériaux nécessaires à son édifice.
Il pensa alors à se faire aider dans ce travail par Satan.
Satan l’avait souvent tenté, jamais saint Benoît ne s’était laissé vaincre ; ce n’était pas assez de ne s’être point laissé vaincre par Satan pour lui donner des lois : il fallait l’avoir vaincu. Saint Antoine, sur ce point, avait fait autant que Dieu lui-même.
Il s’agissait de mettre le diable dans une position telle, qu’il n’eût rien à lui refuser.
Soit de sa propre imagination, soit par inspiration céleste, saint Benoît, un matin, crut avoir trouvé ce qu’il cherchait.
Il descendit à Cassinum, entra dans la boutique d’un brave serrurier, qu’il savait bon chrétien, l’ayant baptisé lui-même une semaine auparavant.
Il lui ordonna de lui faire une paire de pincettes.
Le serrurier lui en offrit une magnifique paire toute faite ; mais saint Benoît la refusa.
Il voulait une paire de pincettes toute particulière, avec deux griffes là où les pincettes se réunissent. Il bénit l’eau dans laquelle le serrurier devait tremper son fer rouge, et lui recommanda par-dessus tout de ne jamais commencer ni finir son travail sans faire le signe de la croix.
– Voulez-vous que je les porte à Votre Excellence quand elles seront faites ? demanda le serrurier.
Saint Benoît, en effet, en attendant que son monastère fût bâti, habitait la grotte qui, aujourd’hui encore, au sommet du mont Cassin, est en vénération chez les fidèles comme ayant été la demeure du saint.
– Non, lui répondit saint Benoît ; je viendrai les chercher moi-même. Quand seront-elles faites ?
– Après-demain, sur le midi.
– À après-demain, donc.
Le jour dit, à l’heure dite, saint Benoît entrait dans la forge du serrurier, et, dix minutes après, il en sortait, portant en mains les pincettes, mais les cachant avec soin sous son manteau.
Il y avait peu de nuits où, tandis que saint Benoît, dans sa grotte, lisait les Pères de l’Église, le diable n’entrât, soit par la porte, soit par la fenêtre et, de mille façons différentes, n’essayât de tenter le bienheureux.
Saint Benoît prépara un pacte ainsi conçu :
« Au nom du Seigneur tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et de Jésus-Christ, son fils unique :
» Moi, Satan, archange maudit pour ma rébellion, m’engage à aider de tout mon pouvoir son serviteur saint Benoît à bâtir le monastère qu’il veut élever au sommet du mont Cassinum, en y transportant les pierres, les colonnes, les poutres et en somme tous les matériaux nécessaires à la fabrique dudit couvent – obéissant exactement et sans ruse à tous les ordres que me donnera Benoît.
» Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il ! »
Il posa le papier plié sur la table, avec la plume et l’encrier qui lui avaient servi.
Le même soir, il fit ses apprêts et attendit tranquillement.
Ces apprêts consistaient à mettre au feu l’extrémité des pincettes bénites, et à faire rougir cette extrémité, c’est-à-dire les pinces.
Mais on eût dit que Satan se doutait de quelque piège : il se fit attendre trois jours ou plutôt trois nuits.
La quatrième nuit, il vint enfin, profitant d’une tempête qui menaçait de mettre la création tout entière sens dessus dessous.
Malgré le fracas de la foudre, malgré la lueur des éclairs, saint Benoît faisait semblant de dormir ; mais il dormait au coin de son feu, d’un œil seulement, et tenant les pincettes à portée de sa main.
Le saint simulait si bien le sommeil, que Satan s’y laissa prendre. Il s’avança sur la pointe des griffes et allongea le cou par-dessus l’épaule du saint.
C’était ce que demandait saint Benoit : il saisit les pincettes et lui prit adroitement le nez.
Si Satan eût eu affaire à des pincettes ordinaires, si rouges qu’elles eussent été, il en aurait ri, le feu étant son élément ; mais c’étaient des pincettes forgées, on se le rappelle, sous l’invocation de la croix et trempées dans l’eau bénite.
Satan, se sentant pris, commença de sauter à droite et à gauche, et à souffler le feu enflammé au visage de saint Benoît, à le menacer et à allonger les ongles de son côté. Mais saint Benoît était garanti par la longueur des pincettes, et plus Satan bondissait, plus il crachait feu et flammes, plus il menaçait saint Benoît, plus celui-ci serrait les pincettes d’une main et faisait le signe de la croix de l’autre.
Satan vit qu’il avait affaire à plus fort que lui, que Dieu était l’allié du saint, et il demanda à capituler.
– Soit, dit saint Benoît, je ne demande pas mieux.
Lis le parchemin qui est sur la table et signe-le.
– Comment veux-tu, demanda Satan, que je lise avec une paire de pincettes entre les deux yeux ?
Lis d’un œil.
Il fallut faire ce qu’exigeait le saint anachorète, et, en louchant horriblement, Satan lut le parchemin.
Une fois Satan pris, il est bon diable et se montre, en général, assez accommodant : le tout est de le prendre.
Le parchemin lu, il dit :
– Comment veux-tu que je signe ? Je ne sais point écrire.
– Eh bien, alors, fais ta croix, répondit le saint.
À ces mots : « Fais ta croix, » Satan fit un tel bond, que, sans le crochet que le saint avait eu la précaution de faire faire à l’extrémité des pincettes, il tirait son nez de l’étau où il était serré.
– Allons, dit Satan, je crois que le plus court est de signer.
Et il prit la plume.
– Maintenant, dit le saint, il s’agit de faire les choses régulièrement. Commençons par la date et le millésime de l’année. Et surtout, ajouta le saint, écrivons lisiblement, afin qu’il n’y ait pas d’ambiguïtés.
Satan écrivit d’une belle écriture bâtarde : 24 juillet de l’an 529.
– C’est fait, dit-il.
– Point de paresse, répliqua le saint. Ajoutons : De Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Il allait signer ; mais saint Benoît l’arrêta.
– Un instant, un instant, dit-il : approuvons l’écriture.
Satan fut forcé d’écrire, en soupirant, mais enfin il écrivit : « Approuvé l’écriture ci-dessus. »
– Et maintenant, signe, dit le saint.
Satan eut bien voulu chercher quelque nouvelle noise ; mais le saint serra les pincettes plus fort qu’il ne les avait encore serrées, et Satan, pour en finir, se hâta d’écrire son nom.
Le saint s’assura que, des cinq lettres du nom, aucune n’était absente, que le parafe y était ; il ordonna à Satan de plier le parchemin en quatre et posa son rosaire dessus.
Puis il ouvrit les pincettes.
D’un seul bond, Satan s’élança hors de la grotte.
Pendant trois jours, une horrible tempête désola les Abruzzes et se fit sentir jusqu’à Naples. Le Vésuve, le Stromboli et l’Etna jetèrent des flammes. Mais, comme cette tempête venait de Satan et non du Seigneur, le Seigneur ne permit point qu’aucune personne ni aucune créature vivante y périt.
La tempête à peine calmée, saint Benoît envoya chercher un architecte. Le saint, quoique non canonisé encore, était déjà tellement vénéré dans le pays, que, dès le lendemain, un architecte accourut.
Saint Benoit lui expliqua ce qu’il désirait, et lui montra l’emplacement sur lequel il voulait bâtir un couvent.
C’était, nous l’avons déjà dit, le point culminant de la montagne.
On y arrivait, à cette époque, par un étroit sentier frayé par les chèvres.
Quelque respect qu’il eût pour le saint, l’architecte ne put s’empêcher de rire.
Saint Benoit lui demanda la raison de son hilarité.
– Et par qui ferez-vous monter les matériaux jusqu’ici ? demanda l’architecte.
– Cela me regarde, répondit saint Benoît.
Saint Benoit ayant beaucoup voyagé, l’architecte crut qu’il avait recueilli dans ses voyages d’Orient quelques moyens dynamiques connus des seuls Égyptiens, qui étaient, comme on sait, les plus forts mécaniciens de l’antiquité ; et, le saint anachorète ne lui demandant point autre chose qu’un dessin, il le lui fit sur-le-champ.
Le lendemain, son pacte en main, saint Benoît appela Satan.
Satan accourut ; saint Benoit eut peine à le reconnaître : la colère lui avait donné la jaunisse, et il avait le nez rouge comme un charbon ardent.
En général, lorsque Satan a pris un engagement quelconque, il le remplit très-fidèlement : c’est une justice à lui rendre.
Le saint lui donna la liste des matériaux de toute espèce dont il avait besoin. Satan appela une vingtaine de ses diables les plus alertes, qui à l’instant même se mirent à la besogne.
Le lieu choisi par le saint était voisin d’un bois et d’un temple consacré à Apollon ; le saint commanda, avant tout, à Satan d’incendier la forêt.
Satan frotta son nez à un arbre résineux, et l’arbre, s’enflammant à l’instant, communiqua sa flamme à toute la forêt.
Après cela, il lui ordonna de faire disparaître du paysage le temple païen, moins quelques colonnes très-belles qu’il réservait pour l’église de son monastère.
Satan prit les colonnes une à une sur son épaule, et, de peur qu’il ne leur arrivât malheur, il les transporta lui-même à l’endroit indiqué par le saint ; puis il souffla sur ce qui restait du temple, et le temple disparut.
En même temps, armé d’un marteau, saint Benoit mettait en pièces la statue du dieu.
Grâce à la coopération de Satan, le monastère fut promptement bâti. Et, si l’on doutait de la part que le diable eut dans cette œuvre, nous renverrions les incrédules aux fresques de Giordano, son chef-d’œuvre peut-être, parce qu’il l’exécuta à son retour d’Espagne, c’est-à-dire à l’apogée de son talent, et qui représentent le roi des enfers et ses principaux ministres occupés, bien à contre-cœur, à bâtir le monastère de saint Benoît.
Le premier monastère, bâti par cette miraculeuse puissance que saint Benoît avait prise sur le démon, était dans toute sa splendeur, et saint Benoît, vieux de soixante ans, dans toute sa renommée, lorsque, Totila, roi des Goths, qui avait beaucoup entendu parler du saint fondateur, eut l’idée de le visiter. Mais, les Goths n’étant pas encore chrétiens, c’était la curiosité et non la foi qui guidait Totila vers le mont Cassinum. Il résolut donc de s’assurer par lui-même si celui auquel il rendait visite était assez avant dans la grâce de Dieu pour voir clair à travers un déguisement. Il prit les habits d’un de ses valets nommé Riga, lui fit revêtir les siens, et monta au monastère, perdu dans la foule, espérant ainsi induire saint Benoît en erreur.
Instruit de la visite du roi, saint Benoît alla au-devant de lui, et, voyant de loin Riga qui marchait en tête du cortège, revêtu du manteau royal et la couronne en tête, il lui cria :
– Mon fils, quitte cet habit, qui n’est pas le tien.
À cette apostrophe, qui prouvait que l’esprit de Dieu était avec son serviteur, Riga, plein de repentir et d’humilité, tomba à genoux, et tous les autres, même le roi, l’imitèrent.
Saint Benoît, sans s’arrêter à aucun autre, alla droit à Totila et le releva ; puis, lui ayant reproché ses mœurs dissolues, il l’exhorta à devenir meilleur, lui prédit qu’il prendrait Rome, régnerait neuf années encore après l’avoir prise, et mourrait.
Totila se retira tout contrit, en promettant de s’amender.
Vers le même temps, c’est-à-dire le 12 février 543, sainte Scholastique, sœur jumelle de saint Benoît, mourut. Le saint, qui était en prière dans son oratoire, entendit un soupir, leva les mains au ciel, et, le toit s’étant ouvert, il vit passer une colombe qui montait au ciel.
– C’est l’âme de ma sœur, dit-il joyeusement. Grâces soient rendues au Seigneur !
Puis il appela ses religieux, leur annonça l’heureuse nouvelle, et tous allèrent, en chantant et tenant à la main, en signe de joie, des rameaux verts et des fleurs, tous allèrent prendre le corps, d’où l’âme en effet était sortie, et l’ensevelirent dans la tombe déjà préparée pour la sainte et pour son frère.
L’année suivante – d’autres chroniqueurs disent la même année – le 21 mars, saint Benoît lui-même passa doucement de cette vie à l’autre, et, chargé d’ans, riche de renommée, resplendissant de miracles, alla s’asseoir à la droite du Seigneur.
Son corps fut couché près du corps de sainte Scholastique, dans le même tombeau.
Saint Benoît était né à Norcia, dans l’Ombrie ; il était de la noble famille des Guardati. Sa mère, renommée par son amour céleste et sa charité, fut sanctifiée avec lui et sa sœur, sous le nom de sainte Abondance.
Les mères et les sœurs de tous ces grands saints de la décadence de Rome et du moyen âge, dont Dante fut l’Homère, sont presque toutes saintes aussi, et, appuyées sur leurs fils et leurs frères, ces femmes, compagnes de leur vie, ont part au culte qui leur est rendu.
Ainsi, près de saint Augustin apparaît sainte Monique, et sainte Marcelline près de saint Ambroise.
Le monastère bâti par saint Benoît fut, en 884, – Satan ayant sans doute repris le dessus, – brûlé par ses alliés les Sarrasins. Il avait déjà été saccagé par les Lombards en 589, et devint, du temps des Normands, une véritable forteresse. Les abbés, qui avaient déjà le titre d’évêque, prirent celui de premier baron du royaume, qu’ils portent encore aujourd’hui.
Les tremblements de terre succédèrent aux barbares et arrachèrent le monastère à ses fondements, une première fois en 1349, et une seconde fois en 1649. Urbain V, Guillaume de Grimoard, élu à Avignon, mais qui ramena la papauté à Rome, pontife pieux et lettré, érudit et artiste, ami de Pétrarque, et que la tiare alla chercher dans un couvent de bénédictins, contribua fort à rebâtir le saint monastère.
On sait tous les services rendus en France à l’histoire par les laborieux disciples de saint Benoît. Au mont Cassin, les ouvrages des plus grands écrivains de l’antiquité furent conservés par eux.
Au IXe siècle, l’abbé Desiderio, de la maison des ducs de Capoue, faisait copier par ses religieux Horace, Térence, les Fastes d’Ovide et les Idylles de Théocrite. Il faisait, en outre, venir de Constantinople des artistes mosaïstes, qu’il faut compter au nombre de ceux qui restaurèrent l’art en Italie.
La route qui serpente aux flancs de la montagne sur laquelle est bâti le monastère fut construite par les soins de l’abbé Ruggi. Elle est pavée de grandes dalles d’inégale grandeur, comme celles des voies antiques, dalles que l’on retrouve sur la via Appia, que les Romains nommaient la reine des routes, et qui passe à deux lieues de là.
C’était le sentier que suivait le cavalier qui a donné lieu à cette digression archéologique. Enveloppé dans un grand manteau, il s’inquiétait peu de la violence du vent, qui, soufflant par rafales, s’apaisait tout à coup pour laisser tomber de larges ondées qu’accompagnaient, quoique l’on fût au mois de décembre, des tonnerres et des éclairs pareils à ceux de la nuit où Satan s’aventura si malencontreusement dans la grotte de saint Benoît. Puis, cette pluie tombée, le vent soufflait de nouveau, faisant rouler des masses de nuages si rapprochés de la terre, que le cavalier disparaissait au milieu d’eux pour reparaître dans une éclaircie, et cela sans que pluie, tonnerres, éclairs ou nuages parussent avoir prise sur lui et lui eussent fait, depuis le moment de son départ, hâter ou ralentir l’allure de son cheval.
Arrivé, au bout de trois quarts d’heure de marche, au sommet de la montagne, il disparut une dernière fois, non pas dans les nuages, mais dans la grotte que la tradition veut avoir été la demeure de saint Benoît, et, en reparaissant, se trouva en face du gigantesque couvent, qui, se découpant sur un ciel marbré de gris et de noir, se dressait devant lui avec l’imposante majesté des choses immobiles.
LXXII. Le frère Joseph. §
Les couvents des provinces méridionales de l’Italie, et particulièrement ceux de la Terre de Labour, des Abruzzes et de la Basilicate, à quelque ordre qu’ils appartiennent et si pacifique que soit cet ordre, après avoir été, au moyen âge, des citadelles élevées contre les invasions barbares, sont restés, de nos jours, des forteresses contre des invasions qui ne le cèdent en rien en barbarie aux invasions du moyen âge : nous voulons parler des brigands. Dans ces édifices qui revêtent à la fois le caractère religieux et guerrier, on n’arrive que par des espèces de ponts que l’on lève, que par des herses que l’on baisse, que par des échelles que l’on tire. Aussi, la nuit venue, c’est-à-dire à huit heures du soir, à peu près, les portes des monastères ne s’ouvrent plus que devant des recommandations puissantes ou sur un ordre de l’abbé.
Si calme qu’il se montrât en apparence, le jeune homme n’était point sans être préoccupé de l’idée de trouver le couvent du mont Cassin fermé. Mais, n’ayant qu’une nuit à lui pour la visite qu’il comptait y faire et ne pouvant pas renvoyer cette visite au lendemain, il s’était mis en route à tout hasard. Arrivé à San-Germano à sept heures et demie du soir avec le corps d’armée du général Championnet, il s’était informé, sans descendre de cheval, si l’on ne connaissait point, parmi les bénédictins de la montagne sainte, un certain frère Joseph, tout à la fois chirurgien et médecin du couvent, et, à l’instant même, il lui avait été répondu par un concert de bénédictions et de louanges. Frère Joseph était, à dix lieues à la ronde, admiré comme un praticien de la plus grande habileté et vénéré comme un homme de la plus haute philanthropie. Quoiqu’il n’appartînt à l’ordre que par l’habit, puisqu’il n’avait point fait de vœux et était simple frère servant, nul d’un cœur plus chrétien ne se dévouait aux douleurs physiques et morales de l’humanité. Nous disons morales, parce que ce qui manque aux prêtres surtout, pour accomplir leur mission fraternelle et consolatrice, c’est que, n’ayant jamais été père ni mari, n’ayant jamais perdu une épouse chérie ni un enfant bien-aimé, ils ne savent point la langue terrestre qu’il faut parler aux orphelins du cœur. Dans un vers sublime, Virgile fait dire à Didon que l’on compatit facilement aux maux qu’on a soufferts. Eh bien, c’est surtout dans cette sympathique compassion que Dieu a mis l’adoucissement des douleurs morales. Pleurer avec celui qui souffre, c’est le consoler. Or, les prêtres, qui ont des paroles pour toutes les souffrances, ont rarement, si terrible qu’elle soit, des larmes pour la douleur.
Il n’en était point ainsi du frère Joseph, dont, au reste, on ignorait complétement la vie passée, et qui, un jour, était venu au couvent y demander l’hospitalité en échange de l’exercice de son art.
La proposition du frère Joseph avait été acceptée, l’hospitalité lui avait été accordée, et, alors, non-seulement sa science, mais son cœur, son âme, toute sa personne s’étaient livrés à ses nouveaux concitoyens. Pas une douleur physique et morale à laquelle il ne fût prêt, jour et nuit, à apporter la consolation ou le soulagement. Pour les douleurs morales, il avait des paroles prises au plus profond des entrailles. On eût dit qu’il avait été lui-même en proie à toutes ces douleurs qu’il consolait par le baume souverain des pleurs que Dieu nous a donné contre des angoisses qui deviendraient mortelles sans lui, comme il nous a donné l’antidote contre le poison. Pour les douleurs physiques, il semblait non moins privilégié de la nature qu’il ne l’était de la Providence pour les douleurs morales. S’il ne guérissait pas toujours le mal, du moins arrivait-il presque toujours à endormir la souffrance. Le règne minéral et le règne végétal semblaient, pour arriver à ce but du soulagement de la souffrance matérielle, lui avoir confié leurs secrets les plus cachés. S’agissait-il, au lieu de ces longues et terribles maladies qui détruisent peu à peu un organe, et, par sa destruction, mènent lentement à la mort, – s’agissait-il d’un de ces accidents qui attaquent brusquement, inopinément la vie dans ses sources, c’était là surtout que frère Joseph devenait l’opérateur merveilleux. Le bistouri, instrument d’ablation dans les mains des autres, devenait dans les siennes un instrument de conservation. Pour le plus pauvre comme pour le plus riche blessé, toutes ces précautions que la science moderne a inventées dans le but d’adoucir l’introduction du fer dans la plaie, il les avait devinées et les appliquait. Soit imagination du patient, soit habileté de l’opérateur, le malade le voyait toujours arriver avec joie, et, lorsque, près de son lit d’angoisses, frère Joseph développait cette trousse terrible aux instruments inconnus, au lieu d’un sentiment d’effroi, c’était toujours un rayon d’espérance qui s’éveillait chez le pauvre malade.
Au reste, les paysans de la Terre de Labour et des Abruzzes, qui connaissaient tous le frère Joseph, le désignaient par un mot qui exprimait à merveille leur ignorante reconnaissance pour sa double influence physique et morale ; ils l’appelaient le Charmeur.
Et, le jour et la nuit, sans jamais se plaindre d’être dérangé dans ses études ou d’être réveillé dans son sommeil, au milieu des neiges de l’hiver, des ardeurs de l’été, frère Joseph, sans une plainte, sans un mouvement d’impatience, le sourire sur les lèvres, quittait son fauteuil ou son lit, demandant au messager de la douleur : « Où faut-il aller ? » et il y allait.
Voilà l’homme que venait chercher le jeune républicain ; car, à son manteau bleu, à son chapeau à trois cornes orné de la cocarde tricolore, et qui coiffait sa belle tête calme et martiale à la fois, il était facile, ne fût-on pas entré au milieu de l’état-major du général en chef, de reconnaître dans le voyageur nocturne un officier de l’armée française.
Mais, à son grand étonnement, au lieu de trouver, comme il s’y attendait, les portes du couvent fermées et son intérieur silencieux, il trouva ces portes ouvertes, et la cloche, cette âme des monastères, qui se plaignait lugubrement.
Il mit pied à terre, attacha son cheval à un anneau de fer, le couvrit de son manteau avec ce soin presque fraternel que le cavalier a pour sa monture, lui recommanda le calme et la patience comme il eût fait à une personne raisonnable, franchit le seuil, s’engagea dans le cloître, suivit un long corridor, et, guidé par une lumière et des chants lointains, il parvint jusqu’à l’église.
Là, un spectacle lugubre l’attendait.
Au milieu du chœur, une bière, couverte d’un drap blanc et noir, était posée sur une estrade ; autour du chœur, dans les stalles, les moines priaient ; des milliers de cierges brûlaient sur l’autel et autour du cénotaphe ; et, de temps en temps, la cloche, lentement ébranlée, jetait dans l’air sa plainte douloureuse et vibrante.
C’était la mort qui était entrée au couvent et qui, en entrant, avait laissé la porte ouverte.
Le jeune officier arriva jusqu’au chœur sans que le retentissement de ses éperons eût fait tourner une seule tête. Il interrogea des yeux tous ces visages les uns après les autres, et avec une angoisse croissante ; car, parmi ceux qui priaient autour du cercueil, il ne reconnaissait point celui qu’il venait chercher. Enfin, la sueur au front, le tremblement dans la voix, il s’approcha de l’un de ces moines qui, pareils aux sénateurs romains, immobiles sur leurs chaises curules, semblaient avoir, en esprit du moins, quitté la terre pour suivre le trépassé dans le monde inconnu, et lui demanda, en lui touchant l’épaule du doigt :
– Mon père, qui est mort ?
– Notre saint abbé, répondit le moine.
Le jeune homme respira.
Puis, comme s’il eût eu besoin de quelques minutes pour vaincre cette émotion qu’il savait si bien étouffer dans sa poitrine, qu’elle ne transparaissait jamais sur son visage, après un instant de silence pendant lequel ses yeux reconnaissants se levèrent au ciel :
– Frère Joseph, demanda-t-il, serait-il absent ou malade, que je ne le vois point avec vous ?
– Frère Joseph n’est ni absent ni malade : il est dans sa cellule, où il veille et travaille, ce qui est encore prier.
Puis le moine, appelant un novice :
– Conduisez cet étranger, dit-il, à la cellule du frère Joseph.
Et, sans avoir détourné la tête, sans avoir regardé ni l’un ni l’autre de ceux à qui il avait adressé la parole, le moine reprit sa psalmodie et rentra dans son isolement. Quant à son immobilité, elle n’avait point été un moment interrompue.
Le novice fit signe à l’officier de le suivre. Tous deux s’engagèrent dans le corridor, au milieu duquel le novice prit un escalier d’une architecture imposante, rendue plus imposante encore par la faible et tremblante lumière du cierge que l’enfant tenait à la main et qui rendait tous les objets incertains et mobiles. Ils montèrent ensemble quatre étages de cellules ; puis enfin, au quatrième étage, l’enfant prit à gauche, et marcha jusqu’à l’extrémité du corridor, et, montrant une porte à l’étranger :
– Voici la cellule du frère Joseph, dit-il.
Pendant que l’enfant s’approchait pour la désigner, le jeune homme, sur cette porte, put lire ces mots :
« Dans le silence, Dieu parle au cœur de l’homme ;
» Dans la solitude, l’homme parle au cœur de Dieu »
– Merci, répondit-il à l’enfant.
L’enfant s’éloigna sans ajouter un mot, déjà atteint de cette impassibilité du cloître par lequel les moines croient témoigner de leur détachement des choses humaines en ne témoignant que de leur indifférence pour l’humanité.
Le jeune homme resta immobile devant la porte, la main appuyée sur son cœur, comme pour en comprimer les battements, et regardant s’éloigner l’enfant et diminuer le point lumineux que faisait sa marche dans les épaisses ténèbres de l’immense corridor.
L’enfant rencontra l’escalier, s’y engouffra lentement, sans avoir une seule fois détourné la tête du côté de celui qu’il avait conduit. Le reflet de son cierge joua encore un instant sur les murailles, pâlissant de plus en plus, et, enfin, disparut tout à fait, – tandis que l’on put, pendant quelques secondes encore, percevoir, mais s’affaiblissant toujours, le bruit de son pas traînant sur les dalles de l’escalier.
Le jeune homme, vivement impressionné par tous ces détails de la vie automatique des couvents, frappa enfin à la porte.
– Entrez, dit une voix sonore et qui le fit tressaillir par sa vivace accentuation, faisant contraste avec tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.
Il ouvrit la porte et se trouva en face d’un homme de cinquante ans à peu près, qui en paraissait quarante à peine. Une seule ride, celle de la pensée, sillonnait son front ; mais pas un fil d’argent ne brillait, messager de la vieillesse, au milieu de son abondante chevelure noire, où l’on cherchait en vain la trace de la tonsure. La main droite appuyée sur une tête de mort, il tournait, de la gauche, les feuillets d’un livre qu’il lisait avec attention. Une lampe à abat-jour éclairait ce tableau en l’isolant dans un cercle de lumière ; le reste de la chambre était dans la demi-teinte.
Le jeune homme s’avança les bras ouverts ; le lecteur leva la tête, regardant avec étonnement son élégant uniforme qui lui paraissait inconnu ; mais à peine celui qui le portait fut-il dans le cercle de lumière projeté par la lampe, que ces deux cris s’échappèrent à la fois de la bouche des deux hommes :
– Salvato !
– Mon père !
C’étaient, en effet, le père et le fils qui, après dix ans de séparation, se revoyaient ; et, se revoyant, se précipitaient dans les bras l’un de l’autre.
Nos lecteurs avaient probablement déjà reconnu Salvato dans le voyageur nocturne ; mais peut-être n’avaient-ils pas reconnu son père dans le frère Joseph.
LXXIII. Le père et le fils. §
La joie de ce père, privé depuis dix ans de toutes les joies de la famille, et qui, en revoyant son fils, sentait en même temps se réveiller en lui les fibres les plus douces et les plus violentes de l’amour paternel, sembla parcourir la gamme entière des sensations humaines, et, dans son expression, qui avait à la fois quelque chose de charmant par sa douceur et de terrible par sa violence, toucher d’un côté à la plainte de la colombe, de l’autre au rugissement du lion.
Il ne courut point au-devant de son fils, il bondit sur lui ; il ne lui suffit pas de le baiser sur les joues, il le saisit entre ses bras, il l’enleva comme il eût fait d’un enfant, le serrant contre son cœur, sanglotant et riant tout ensemble, et paraissant chercher un endroit où l’emporter pour toujours, hors du monde, loin de la terre, près des cieux.
Enfin, il se jeta sur un escabeau de bois de chêne, le tenant en travers de sa poitrine, comme la Madone de Michel-Ange tient sur ses genoux son fils crucifié, tandis que sa voix haletante ne savait que dire et redire :
– Comment ! c’est toi, mon fils, mon Salvato, mon enfant ! c’est toi ! c’est donc toi !
– Ô mon père ! mon père ! répondait le jeune homme haletant lui-même, je vous aime, je vous le jure, autant qu’un fils peut aimer ; mais j’ai presque honte de la faiblesse de cet amour en le comparant à la grandeur du vôtre !
– Non, non, n’aie pas de honte, mon enfant, répondait Palmieri : la féconde nature, l’Isis aux cent mamelles, le veut ainsi : amour immense, incommensurable, infini dans le cœur des pères, amour restreint dans celui des enfants. Elle regarde devant elle, cette bonne, toujours logique et intelligente nature ; elle a voulu que l’enfant pût se consoler de la mort du père, qui doit quitter ce monde avant lui, mais que le père fût inconsolable, au contraire, lorsque, par malheur, il voit mourir l’enfant destiné à lui survivre. Regarde-moi, Salvato, et que nos dix ans de séparation s’effacent dans ton regard !
Le jeune homme fixa ses grands yeux noirs, un peu sauvages, sur son père, en donnant à son austère visage la plus douce expression qu’il put lui donner.
– Oui, dit Palmieri en regardant Salvato avec un singulier mélange d’amour et d’orgueil, oui, j’ai fait de toi un chêne robuste et vigoureux, et non pas un élégant palmier, roseau des tropiques. J’aurais donc tort de me plaindre aujourd’hui en voyant ce bois solide recouvert d’une rude écorce. Je voulais que tu devinsses un homme et un soldat, et tu es devenu ce que je voulais que tu fusses. Laisse-moi baiser tes épaulettes de chef de brigade : elles prouvent ton courage. Tu as eu la force de m’obéir lorsqu’en te quittant, je t’ai dit : « Ne m’écris que si tu as besoin de mon amour et de mes soins. » Car je crains les affaiblissements terrestres, et j’ai espéré un instant que, touché de mes aspirations, Dieu se révélerait à mon esprit ; car, si mon cœur veut croire (plains-moi, mon enfant !) l’esprit s’obstine à douter. Mais tu n’as pas eu la force de passer près de moi, n’est-ce pas ? sans me voir, sans m’embrasser, sans me dire : « Mon père, il te reste de par le monde un cœur qui t’aime, et ce cœur est celui de ton fils ! » Merci, mon bien-aimé Salvato, merci !
– Non, mon père, non, je n’ai point hésité ; car une voix intérieure me disait que je vous apportais une joie attendue par vous depuis longtemps. Et cependant, une fois en chemin, le doute m’a pris. C’était au bas de cette montagne que nous nous étions séparés, il y a dix ans, moi pour me perdre dans le monde, vous pour vous retrouver avec Dieu. Je suis venu au pas de mon cheval, sans le ralentir, sans le hâter ; mais j’ai senti combien je vous aimais, lorsque, ayant franchi le seuil de l’église, parvenu à l’entrée du chœur, j’ai, au milieu de toutes ces têtes inclinées sur le cercueil de l’abbé, cherché vainement la vôtre. Un instant, cette idée m’est venue que c’était vous, mon père bien-aimé, qui étiez couché sous le drap mortuaire. Moi-même, je n’ai point reconnu le son de ma voix quand j’ai demandé où vous étiez. Un mot m’a rassuré, un enfant m’a conduit. En face de votre porte, le doute m’a repris. Je tremblais de vous retrouver pétrifié comme ces statues murmurantes que j’avais vues dans la nef, et qui semblaient ne pas plus appartenir à l’humanité que celle de Memnon, car rendre des sons, ce n’est pas vivre ; mais, pour me rassurer, il ne m’a fallu que ce mot : « Entrez, » prononcé par vous. Mon père, mon père, grâce à Dieu, vous êtes le seul vivant parmi tous ces morts !
– Hélas ! mon cher Salvato, répondit Palmieri, c’était cependant ce trépas factice que je cherchais en me retirant dans un monastère. Le couvent a cela de bon, qu’en général, il combat victorieusement le suicide. Après une grande douleur, après une perte irréparable, se retirer dans un couvent, c’est se brûler moralement la cervelle, c’est tuer son corps sans toucher à l’âme, au dire de l’Église ; et voilà où le doute commence pour moi, parce que le précepte se trouve en opposition avec la nature. Au dire de l’Église, dépouiller l’homme, c’est tendre à la perfection, – tandis qu’une voix secrète me crie que plus l’homme est homme, et, par conséquent, se répand, par la science, par la charité, par le génie, par l’art, par la bonté, sur l’humanité tout entière, meilleur est l’homme. Celui qui, dans cette pieuse retraite, aperçoit le moins de bruits terrestres, disent nos frères, est celui qui, étant le plus loin de la terre, est le plus près de Dieu. J’ai voulu plier mon corps et mon esprit à cette maxime, et, vivant encore, me faire cadavre ; mon esprit et mon corps ont réagi et m’ont dit, au contraire : « La perfection, si elle existe, est dans la route opposée. Vis dans la solitude, mais pour doubler, au profit de l’humanité, le trésor de science que tu as acquis ; vis dans la méditation, mais que ta méditation soit féconde et non pas stérile ; fais de ta douleur un baume composé de philosophie, de charité et de larmes, pour l’appliquer sur les douleurs des autres. » N’est-il pas dit dans l’Iliade que la rouille de la lance d’Achille guérissait les blessures que cette lance avait faites. Il est vrai que la pauvre humanité m’a bien secondé en venant à moi quand j’hésitais à aller à elle, et en appelant à son secours la parole de vie, au lieu de la parole de mort. Alors, j’ai suivi la vocation qui m’entraînait. À tous ceux qui ont crié vers moi, j’ai répondu : « Me voilà ! » Je ne suis pas devenu plus parfait ; mais, à coup sûr, je suis devenu plus utile. Et, chose étrange, en m’écartant des principes vulgaires, en écoutant cette voix de ma conscience qui me disait : « Tu as, dans le cours de ton existence, coûté la vie à trois personnes ; au lieu de faire pénitence, au lieu de jeûner, au lieu de prier, – ce qui ne peut être utile qu’à toi, en supposant que la prière, le jeûne et la pénitence expient le sang répandu, – soulage le plus de douleurs qu’il te sera possible, prolonge le plus d’existences que tu pourras, et, crois-moi, les actions de grâce de ceux dont tu auras prolongé la vie et calmé les angoisses étoufferont l’accusation des misérables que tu as envoyés avant le temps rendre compte de leurs crimes au souverain juge. »
– Continuez votre vie de charité et de dévouement : vous êtes dans le vrai, mon père… Ces hommes qui vous entourent, j’ai entendu parler d’eux et de vous : on les craint et on les respecte ; mais, vous, on vous aime et l’on vous bénit.
– Et cependant ils sont plus heureux que moi, au point de vue religieux du moins. Ils se courbent sous la croyance ; moi, je me débats contre le doute. Pourquoi Dieu a-t-il mis dans son paradis l’arbre maudit de la science ? Pourquoi, pour arriver à la foi, pourquoi faut-il toujours abdiquer une partie, la plus saine, la meilleure souvent, de sa raison, tandis que la science, implacable, nous défend non-seulement de rien affirmer, mais encore de rien croire sans preuves ?
– Je comprends, mon père. Vous êtes homme honnête, sans espérer une rétribution ; vous êtes homme de bien, sans espérer une récompense. Vous ne croyez pas, enfin, à une autre vie que la nôtre.
– Et toi, crois-tu ? demanda Palmieri.
Salvato sourit.
– À mon âge, dit-il, on s’occupe peu de ces graves questions de la vie et de la mort, quoique, dans l’état que j’exerce, je sois toujours entre la vie et la mort, et souvent plus près de la mort que les vieillards qui, les genoux débiles et les cheveux blancs, frappent à la porte du campo-santo.
Puis, après un instant de silence :
– Moi aussi, ajouta Salvato, dernièrement, j’ai frappé à cette porte ; mais, si je n’attendais pas la réponse à la demande que j’adressais à la tombe avec certitude, je l’attendais du moins avec espérance. Pourquoi ne faites-vous pas comme moi, mon père ? Pourquoi donc essayer, comme Hamlet, de sonder la nuit du sépulcre et de chercher quels rêves s’agiteront dans notre cerveau pendant le sommeil éternel ? Pourquoi, ayant bien vécu, craignez-vous de mal mourir ?
– Je ne crains pas de mal mourir, mon enfant : je crains de mourir entier. Je suis de ceux qui ne savent point enseigner ce qu’ils ne croient pas. Mon art n’est point si infaillible, qu’il sache éternellement lutter contre la mort. Hercule seul peut être sûr de la vaincre toujours. Or, quand, dans le pressentiment de sa fin prochaine, un malade me dit : « Vous ne pouvez plus rien pour moi comme médecin ; essayez de me consoler, ne sachant point me guérir, » au lieu de profiter de l’affaiblissement de son esprit pour faire naître en lui une croyance qui n’est point en moi, je me tais alors, afin de ne point donner à un mourant une affirmation sans preuve, un espoir sans certitude. Je ne conteste pas l’existence d’un monde surnaturel ; je me contente, et c’est bien assez, de n’y pas croire. Or, n’y croyant pas, je ne puis le promettre à ceux qui le cherchent dans les ténèbres de l’agonie. Craignant de ne plus revoir, une fois que mes yeux seront fermés pour toujours, ni la femme que j’ai aimée, ni le fils que j’aime, je ne puis dire au mari : « Tu reverras ta femme, » au père : « Tu reverras ton enfant. »
– Mais, vous le savez, moi, j’ai revu ma mère.
– Pas toi, mon enfant. Une femme du peuple, une intelligence grossière, un esprit frappé de terreur, a dit : « Il y avait là, près du lit de l’enfant, une ombre qui berçait son fils en chantant ; et moi, jeune encore alors, ami du merveilleux, j’ai dit : « Oui, cela peut être ; » j’ai cru même que cela avait été. Mais c’est en vieillissant – tu sauras cela, Salvato, – c’est en vieillissant que le doute vient, parce que l’on se rapproche de plus en plus de la terrible et inévitable réalité. Que de fois, dans cette cellule, seul avec cette dévorante pensée du néant qui, à un certain âge, entre dans la vie pour n’en plus sortir, et qui, spectre invisible mais palpable, marche côte à côte avec nous, – que de fois, en face de ce crucifix, me suis-je agenouillé à ce souvenir, légende poétique de ton enfance, et, à l’heure où la tradition veut que les fantômes apparaissent, plongé dans la plus profonde obscurité, n’ai-je pas supplié Dieu de renouveler en ma faveur le miracle qu’il avait fait pour toi ? Jamais Dieu n’a daigné répondre. Je sais qu’il ne doit pas de manifestation de sa puissance et de sa volonté à un atome comme moi ; mais enfin il eût été bon, clément, miséricordieux à lui de m’exaucer : il ne l’a point fait.
– Il le fera, mon père.
– Non : ce serait un miracle, et les miracles ne sont pas dans l’ordre logique de la nature. Que sommes-nous, d’ailleurs, pour que Dieu se donne la peine, dans son immuable éternité, de changer la marche imposée par lui à la création ? que sommes-nous pour lui ? Une imperceptible efflorescence de la matière, sur laquelle, depuis des milliers de siècles, s’exerce un phénomène complexe, inexplicable, fugitif, appelé la vie. Ce phénomène s’étend, dans la végétation, du lichen au cèdre ; dans l’animalisation, de l’infusoire au mastodonte. Le chef-d’œuvre de la végétation, c’est la sensitive ; le chef-d’œuvre de l’animalisation, c’est l’homme. Qui fait la supériorité de l’animal à deux pieds et sans plumes de Platon sur les autres animaux ? Un hasard. Son chiffre dans l’échelle des êtres créés s’est trouvé le plus élevé : ce chiffre lui donnait droit à une portion de son individu plus complète que dans ses frères inférieurs. Qu’est-ce que les Homère, les Pindare, les Eschyle, les Socrate, les Périclès, les Phidias, les Démosthène, les César, les Virgile, les Justinien, les Charlemagne ? Des cerveaux un peu mieux organisés que celui de l’éléphant, un peu plus parfaits que celui du singe. Quel est le signe de cette perfection ? La substitution de la raison à l’instinct. La preuve de cette organisation supérieure ? La faculté de parler, au lieu d’aboyer ou de rugir. Mais, que la mort arrive, qu’elle éteigne la parole, qu’elle détruise la raison, que le crâne de celui qui fut Charlemagne, Justinien, Virgile, César, Démosthène, Phidias, Périclès, Socrate, Eschyle, Pindare ou Homère, comme celui d’Yorik se remplisse de belle et bonne fange, tout sera dit : la farce de la vie sera jouée, et la chandelle éteinte dans la lanterne ne se rallumera plus ! Tu as vu souvent l’arc-en-ciel, mon enfant. C’est une arche immense, s’étendant d’un horizon à l’autre et montant jusque dans les nuées, mais dont les deux extrémités touchent à la terre : ces deux extrémités, c’est l’enfant et le vieillard. Étudie l’enfant, et tu verras, au fur et à mesure que son cerveau se développe, se perfectionne, mûrit, la pensée, c’est-à-dire l’âme, se développer, se perfectionner, mûrir ; étudie le vieillard, et tu verras, au contraire, au fur et à mesure que le cerveau se fatigue, se rapetisse, s’atrophie, la pensée, c’est-à-dire l’âme, se troubler, s’obscurcir, s’éteindre. Née avec nous, elle a suivi la féconde croissance de la jeunesse ; devant mourir avec nous, elle suivra la vieillesse dans sa stérile décadence. Où était l’homme avant de naître ? Nul ne le sait. Qu’était-il ? Rien. Que sera-t-il, n’étant plus ? Rien, c’est-à-dire ce qu’il était avant de naître. Nous devons revivre sous une autre forme, dit l’espérance ; passer dans un monde meilleur, dit l’orgueil. Que m’importe, à moi, si, pendant le voyage, j’ai perdu la mémoire, si j’ai oublié que j’ai vécu, et si la même nuit qui s’étendait en deçà du berceau doit s’étendre au delà de la tombe ? Le jour où l’homme gardera le souvenir de ses métamorphoses et de ses pérégrinations, il sera immortel, et la mort ne sera plus qu’un accident de son immortalité. Pythagore, seul, se souvenait d’une vie antérieure. Qu’est-ce qu’un thaumaturge qui se souvient devant un monde entier qui oublie ?… Mais, fit Palmieri en secouant la tête, assez sur cette désolante question. C’est la solitude qui enfante ces rêves mauvais. Je t’ai dit ma vie ; dis-moi la tienne. À ton âge, la vie s’écrit avec des lettres d’or. Jette un rayon de ton aurore et de tes espérances au milieu de mon crépuscule et de mes doutes ; parle, mon bien-aimé Salvato ! et fais-moi oublier jusqu’au son de ma voix, jusqu’au bruit de mes paroles.
Le jeune homme obéit. Il avait, de son côté, toute l’aube d’une existence à raconter à son père. Il lui dit ses combats, ses triomphes, ses dangers, ses amours. Palmieri sourit et pleura tour à tour. Il voulut voir la blessure, ausculter la poitrine ; et, le père ne se lassant pas d’interroger, le fils ne se lassant point de répondre, ils virent ainsi venir le jour, et, avec le jour, monter jusqu’à eux le roulement du tambour et les fanfares des trompettes, leur annonçant qu’il était temps de se quitter.
Mais alors Palmieri voulut se séparer de son fils le plus tard possible, et, comme il avait fait dix ans auparavant, il reconduisit jusqu’aux premières maisons de San-Germano le cavalier, appuyé à son bras et tenant son cheval par la bride.
LXXIV. La réponse de l’empereur. §
Cependant le temps marchait avec son impassible régularité, et, quoique harcelée de tous côtés par les bandes de Pronio, de Gaetano Mammone et de Fra-Diavolo, l’armée française suivait, aussi impassible que le temps, sa triple route à travers les Abruzzes, la Terre de Labour et cette partie de la Campanie dont la mer Tyrrhénienne baigne le rivage. On était averti à Naples de tous les mouvements des républicains, et l’on y avait su, dès le 20, que le corps principal, c’est-à-dire celui qui était commandé par le général Championnet en personne, avait campé le 18 au soir à San-Germano et s’avançait sur Capoue par Mignano et Calvi.
Le 20, à huit heures du matin, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, chacun à la tête d’un régiment de volontaires recrutés parmi la jeunesse noble ou riche de Naples et de ses environs, étaient venus prendre congé de la reine et étaient partis pour marcher au-devant des républicains.
Plus le danger approchait, plus se séparaient en deux camps opposés le parti du roi et celui de la reine.
Le parti du roi se composait du cardinal Ruffo, de l’amiral Caracciolo, du ministre de la guerre Ariola, et de tous ceux qui, tenant à l’honneur du nom napolitain, voulaient la résistance à tout prix et la défense de Naples poussée à la dernière extrémité.
Le parti de la reine, se composant de sir William, d’Emma Lyonna, de Nelson, d’Acton, de Castelcicala, de Vanni et de Guidobaldi, voulait l’abandon de Naples, la fuite prompte et sans lutte comme sans délai.
Puis, au milieu de tout cela, un grand trouble agitait l’esprit de la reine ; elle craignait d’un moment à l’autre le retour de Ferrari. Le roi, se voyant insolemment trompé, sachant enfin à qui il devait s’en prendre de tous les désastres qui accablaient le royaume, pouvait, comme les natures faibles, puiser dans sa terreur même un moment d’énergie et de volonté… et, pendant ce moment, échapper pour toujours à cette pression qu’opéraient sur lui depuis vingt ans un ministre qu’il n’avait jamais aimé et une épouse qu’il n’aimait plus. Tant qu’elle avait été jeune et belle, Caroline avait eu à sa disposition un moyen infaillible de ramener le roi à elle, et elle en avait usé ; mais elle commençait, comme dit Shakespeare, à descendre la vallée de la vie, et le roi, entouré de jeunes et jolies femmes, échappait facilement à ses fascinations.
Dans la soirée du 20, il y eut conseil d’État : le roi se prononça ouvertement et fermement pour la défense.
Le conseil fut clos à minuit.
De minuit à une heure, la reine resta dans la chambre obscure, et elle ramena chez elle Pasquale de Simone, lequel reçut des instructions secrètes de la bouche d’Acton, qui l’attendait chez la reine. À une heure et demie, Dick partit pour Bénévent, où, depuis deux jours déjà, avait été envoyé, par un palefrenier de confiance, un des chevaux les plus vites des écuries d’Acton.
La journée du 21 s’ouvrit par un de ces ouragans qui, à Naples, durent habituellement trois jours, et qui ont donné lieu à ce proverbe : Nasce, pasce, mori ; il naît, se repaît et meurt.
Malgré les alternatives de pluie tombant par ondées, de vent soufflant par rafales, le peuple, qui avait ce vague sentiment d’une grande catastrophe, encombrait, plein d’émotion, les rues, les places, les carrefours.
Mais ce qui indiquait quelque circonstance extraordinaire, c’est que ce n’était point dans les vieux quartiers que le peuple se pressait ; et, quand nous disons le peuple, nous disons cette multitude de mariniers, de pêcheurs et de lazzaroni qui tient lieu de peuple à Naples. On remarquait, au contraire, des groupes nombreux et animés, parlant haut, gesticulant avec rage, dispersés de la strada del Molo à la place du Palais, c’est-à-dire sur toute l’étendue du largo del Castello, du théâtre de San-Carlo et de la rue de Chiaïa. Ces groupes semblaient, tout en enveloppant le palais royal, veiller sur la rue de Tolède et la strada del Piliero. Enfin, au milieu de ces groupes, trois hommes, fatalement connus déjà dans les émeutes précédentes, parlaient plus haut et s’agitaient plus ardemment. Ces trois hommes, c’étaient Pasquale de Simone, le beccaïo, rendu hideux par la cicatrice qui lui balafrait le visage et lui fendait l’œil, et fra Pacifico, qui, sans être dans le secret, sans savoir de quoi il était question, lâchant la bride à son caractère violent et tapageur, frappait de son bâton de laurier, tantôt le pavé, tantôt la muraille, tantôt le pauvre Jacobino, bouc émissaire des passions du terrible franciscain.
Toute cette foule, sans savoir ce qu’elle attendait, semblait attendre quelqu’un ou quelque chose ; et le roi, qui n’en savait pas plus qu’elle, mais que ce rassemblement inquiétait, caché derrière la jalousie d’une fenêtre de l’entre-sol, regardait, tout en caressant machinalement Jupiter, cette foule qui faisait de temps en temps, comme un roulement de tonnerre ou un rugissement de l’eau, entendre le double cri de « Vive le roi ! » et de « Mort aux jacobins ! »
La reine, qui s’était informée où était le roi, se tenait dans la pièce à côté avec Acton, prête à agir selon les circonstances, tandis qu’Emma, dans l’appartement de la reine, emballait avec la San-Marco les papiers les plus secrets et les bijoux les plus précieux de sa royale amie.
Vers onze heures, un jeune homme déboucha, au grand galop d’un cheval anglais, par le pont de la Madeleine, suivit la Marinella, la strada Nuova, la rue du Pilier, le largo Castello, la rue Saint-Charles, échangea des signes avec Pasquale de Simone et le beccaïo, s’engouffra par la grande porte dans les cours du palais royal, sauta sur les dalles, jeta la bride de son cheval aux mains d’un palefrenier, et, comme s’il eût su d’avance où retrouver la reine, entra dans le cabinet où elle attendait avec Acton, et dont, comme par enchantement, la porte, à son approche, s’ouvrit devant lui.
– Eh bien ? demandèrent ensemble la reine et Acton.
– Il me suit, dit-il.
– Dans combien de temps, à peu près, sera-t-il ici ?
– Dans une demi-heure.
– Ceux qui l’attendent sont-ils prévenus ?
– Oui.
– Eh bien, allez chez moi, et dites à lady Hamilton de prévenir Nelson.
Le jeune homme monta par les escaliers de service avec une rapidité qui indiquait combien lui étaient familiers tous les détours du palais, et transmit à Emma Lyonna les désirs de la reine.
– Avez-vous un homme sûr pour porter un billet à milord Nelson ?
– Moi, répondit le jeune homme.
– Vous savez qu’il n’y a pas de temps à perdre.
– Je m’en doute.
– Alors…
Elle prit une plume, de l’encre, une feuille de papier sur le secrétaire de la reine et écrivit cette seule ligne :
« Ce sera probablement pour ce soir ; tenez-vous prêt.
» EMMA. »
Le jeune homme, avec la même promptitude qu’il avait mise à monter les escaliers, les descendit, traversa les cours, prit la pente qui conduit au port militaire, se jeta dans une barque, et, malgré le vent et la pluie, se fit conduire au Van-Guard, qui, ses mâts de perroquet abattus, pour donner moins de prise à la tempête, se tenait à cinq ou six encablures du port militaire, affourché sur ses ancres, environné des autres bâtiments anglais et portugais placés sous les ordres de l’amiral Nelson.
Le jeune homme, qui – nos lecteurs l’ont deviné – n’était autre que Richard, se fit reconnaître de l’amiral, monta lestement l’escalier de tribord, trouva Nelson dans sa cabine et lui remit le billet.
– Les ordres de Sa Majesté vont être exécutés, dit Nelson ; et, pour que vous en rendiez bon témoignage, vous-même en serez porteur.
– Henry, dit Nelson à son capitaine de pavillon, faites armer le canot et que l’on se tienne prêt à conduire monsieur à bord de l’Alcmène.
Puis, mettant le billet d’Emma dans sa poitrine, il écrivit à son tour :
« Très-secret24
» Trois barques et le petit cutter de l’Alcmène, armés d’armes blanches seulement, pour se trouver à la Vittoria à sept heures et demie précises.
» Une seule barque accostera ; les autres se tiendront à une certaine distance, les rames dressées. La barque qui accostera sera celle du Van-Guard.
» Toutes les barques seront réunies à bord de l’Alcmène avant sept heures, sous les ordres du commandant Hope.
» Les grappins dans les chaloupes.
» Toutes les autres chaloupes du Van-Guard et de l’Alcmène, armées de couteaux, et les canots avec leurs caronades seront réunis à bord du Van-Guard, sous le commandement du capitaine Hardi, qui s’en éloignera à huit heures précises pour prendre la mer à moitié chemin du Molosiglio.
» Chaque chaloupe devra porter de quatre à six soldats.
» Dans le cas où l’on aurait besoin de secours, faire des signaux au moyen de feux.
» HORACE NELSON.
» L’Alcmène se tiendra prête à filer dans la nuit, si la chose est nécessaire. »
Pendant que ces ordres étaient reçus avec un respect égal à la ponctualité avec laquelle ils devaient être exécutés, un second courrier débouchait à son tour du pont de la Madeleine, et, suivant la route du premier, s’engageait sur le quai de la Marinella, longeait la strada Nuova et arrivait à la strada del Piliero.
Là, il commença de trouver la foule plus épaisse, et, malgré son costume, dans lequel il était facile de reconnaître un courrier du cabinet du roi, il éprouva de la difficulté à continuer son chemin, en conservant à son cheval la même allure. D’ailleurs, comme s’ils l’eussent fait exprès, des hommes du peuple se faisaient heurter par son cheval, et, mécontents du heurt, commençaient à l’injurier. Ferrari, car c’était lui, habitué à voir respecter son uniforme, répondit d’abord par quelques coups de fouet solidement sanglés à droite et à gauche. Les lazzaroni s’écartèrent et se turent par habitude. Mais, comme il arrivait à l’angle du théâtre Saint-Charles, un homme voulut croiser le cheval, et le croisa si maladroitement, qu’il fut renversé par lui.
– Mes amis, cria-t-il en tombant, ce n’est pas un courrier du roi, comme son costume pourrait vous le faire croire. C’est un jacobin déguisé qui se sauve ! À mort le jacobin ! à mort !
Les cris « Le jacobin ! le jacobin ! à mort le jacobin ! » retentirent alors dans la foule.
Pasquale de Simone lança au cheval son couteau, qui entra jusqu’au manche au défaut de l’épaule.
Le beccaïo se précipita à la tête, et, habitué à saigner les brebis et les moutons, il lui ouvrit l’artère du cou.
Le cheval se dressa, hennit de douleur, battit l’air de ses pieds de devant, tandis qu’un flot de sang jaillissait sur les assistants.
La vue du sang a une influence magique sur les peuples méridionaux. À peine les lazzaroni se sentirent-ils arrosés par la rouge et tiède liqueur, à peine respirèrent-ils l’âcre parfum qu’elle répand, qu’ils se ruèrent avec des cris féroces sur l’homme et sur le cheval.
Ferrari sentit que, si son cheval s’abattait, il était perdu. Il le soutint tant qu’il put de la bride et des jambes ; mais le malheureux animal était blessé mortellement. Il se jeta, en trébuchant, à gauche et à droite, puis il butta des jambes de devant, se releva par un effort désespéré de son maître, et fit un bond en avant. Ferrari sentit que sa monture pliait sous lui. Il n’était qu’à cinquante pas du corps de garde du palais : il appela au secours ; mais le bruit de sa voix se perdit dans les cris, cent fois répétés, « À mort le jacobin ! » Il saisit un pistolet dans ses fontes, espérant que la détonation serait mieux entendue que ses cris. En ce moment, son cheval s’abattit. La secousse fit partir le pistolet au hasard, et la balle alla frapper un jeune garçon de huit ou dix ans, qui tomba.
– Il assassine les enfants ! cria une voix.
À ce cri, fra Pacifico, qui s’était, jusque-là, tenu assez tranquille, se rua dans la foule, qu’il écarta de ses coudes aigus et durs comme des coins de chêne. Il pénétra jusqu’au centre de la mêlée au moment où, tombé avec son cheval, le malheureux Ferrari essayait de se remettre sur ses pieds. Avant qu’il y fût parvenu, la massue du moine s’abattait sur sa tête ; il tomba comme un bœuf frappé du maillet. Mais ce n’était point cela qu’on voulait : c’était sous les yeux du roi que Ferrari devait mourir. Les cinq ou six sbires qui étaient dans le secret du drame, entourèrent le corps et le défendirent, tandis que le beccaïo, le traînant par les pieds, criait :
– Place au jacobin !
On laissa le cadavre du cheval où il était, mais après l’avoir dépouillé, et l’on suivit le beccaïo. Au bout de vingt pas, on se trouva en face de la fenêtre du roi. Voulant savoir la cause de cet effroyable tumulte, le roi ouvrit la jalousie. À sa vue, les cris se changèrent en vociférations. En entendant ces hurlements, le roi crut qu’effectivement c’était quelque jacobin dont on faisait justice. Il ne détestait point cette manière de le débarrasser de ces ennemis. Il salua le peuple, le sourire sur les lèvres ; le peuple, se sentant encouragé, voulu montrer à son roi qu’il était digne de lui. Il souleva le malheureux Ferrari, sanglant, déchiré, mutilé, mais vivant encore, entre ses bras ; le cadavre venait de reprendre connaissance : il ouvrit les yeux, reconnut le roi, étendit les bras vers lui en criant :
– À l’aide ! au secours ! Sire, c’est moi ! moi, votre Ferrari !
À cette vue inattendue, terrible, inexplicable, le roi se rejeta en arrière et alla dans les profondeurs de la chambre tomber à moitié évanoui sur un fauteuil, – tandis qu’au contraire, Jupiter, qui, n’étant ni homme ni roi, n’avait aucune raison d’être ingrat, jeta un hurlement de douleur, et, les yeux sanglants, l’écume à la bouche, sautant par la fenêtre, s’élança au secours de son ami.
Dans ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit : la reine entra, saisit le roi par la main, le força de se lever, le traîna vers la fenêtre, et, lui montrant ce peuple de cannibales qui se partageait les morceaux de Ferrari :
– Sire, dit-elle, vous voyez les hommes sur lesquels vous comptez pour la défense de Naples et pour la nôtre ; aujourd’hui, ils égorgent vos serviteurs ; demain, ils égorgeront nos enfants ; après-demain, ils nous égorgeront nous-mêmes. Persistez-vous toujours dans votre désir de rester ?
– Faites tout préparer ! s’écria le roi : ce soir, je pars…
Et, croyant toujours voir l’égorgement du malheureux Ferrari, croyant toujours entendre sa voix mourante qui appelait au secours, il s’enfuit la tête dans les mains, fermant les yeux, bouchant ses oreilles et se réfugiant dans celle des chambres de ses appartements qui était la plus éloignée de la rue.
Lorsqu’il en sortit, deux heures après, la première chose qu’il vit, fut Jupiter couché tout sanglant sur un morceau de drap qui paraissait, par des restes de fourrure et des fragments de brandebourgs, avoir appartenu au malheureux courrier.
Le roi s’agenouilla près de Jupiter, s’assura que son favori n’avait aucune blessure grave, et, désirant savoir sur quoi le fidèle et courageux animal était couché, il tira de dessous lui, malgré ses gémissements, un fragment de la veste de Ferrari que le chien avait disputé et arraché à ses bourreaux.
Par un hasard providentiel, ce morceau était celui où se trouvait la poche de cuir destinée à renfermer les dépêches ; le roi ouvrit le bouton qui la fermait et trouva intact le pli impérial que le courrier rapportait en réponse à sa lettre.
Le roi rendit à Jupiter le lambeau de vêtement, sur lequel celui-ci se recoucha en poussant un hurlement lugubre ; puis il rentra dans sa chambre, s’y enferma, décacheta la lettre impériale et lut :
« À mon très-cher frère et aimé cousin, oncle, beau-père, allié et confédéré.
» Je n’ai jamais écrit la lettre que vous m’envoyez par votre courrier Ferrari, et qui est falsifiée d’un bout à l’autre.
» Celle que j’ai eu l’honneur d’écrire à Votre Majesté était tout entière de ma main, et, au lieu de l’exciter à entrer en campagne, l’invitait à ne rien tenter avant le mois d’avril prochain, époque seulement où je compte voir arriver nos bons et fidèles alliés les Russes.
» Si les coupables sont de ceux que la justice de Votre Majesté peut atteindre, je ne lui cache point que j’aimerais à les voir punir comme ils le méritent.
» J’ai l’honneur d’être avec respect, de Votre Majesté, le très-cher frère, aimé cousin, neveu, gendre, allié et confédéré.
» FRANÇOIS. »
La reine et Acton venaient de commettre un crime inutile.
Nous nous trompons : ce crime avait son utilité, puisqu’il déterminait Ferdinand à quitter Naples et à se réfugier en Sicile !
LXXV. La fuite. §
À partir de ce moment, la fuite, comme nous l’avons dit, fut résolue et fixée au soir même, 21 décembre.
Il fut convenu que le roi, la reine, toute la famille royale, – moins le prince héréditaire, sa femme et sa fille, – sir William, Emma Lyonna, Acton et les plus familiers du palais passeraient en Sicile sur le Van-Guard.
Le roi, on se le rappelle, avait promis à Caracciolo que, s’il quittait Naples, ce ne serait que sur son bâtiment ; mais, retombé par la terreur sous le joug de la reine, le roi oublia sa promesse devant deux raisons.
La première, qui venait de lui-même, était la honte qu’il éprouvait en face de l’amiral de quitter Naples, après avoir promis d’y rester.
La seconde, qui venait de la reine, était que Caracciolo, partageant les principes patriotiques de toute la noblesse napolitaine, pourrait, au lieu de conduire le roi en Sicile, le livrer aux jacobins, qui, maîtres d’un pareil otage, le forceraient alors à établir le gouvernement qu’ils voudraient, où, pis encore, lui feraient peut-être son procès, comme les Anglais avaient fait à Charles Ier, et les Français à Louis XVI.
Comme consolation et dédommagement de l’honneur qui lui était enlevé, on décida que l’amiral aurait celui de transporter ensuite le duc de Calabre, sa famille et sa maison.
On prévint les vieilles princesses de France de la résolution prise, les invitant à pourvoir, à l’aide de leurs sept gardes du corps, comme elles l’entendraient, à leur sûreté, et on leur envoya quinze mille ducats pour les aider dans leur fuite.
Ce devoir rempli, on ne s’occupa plus autrement d’elles.
Toute la journée, on descendit et l’on entassa dans le passage secret les bijoux, l’argent, les meubles précieux, les œuvres d’art, les statues que l’on voulait emporter en Sicile. Le roi eût bien voulu y transporter ses kangourous ; mais c’était chose impossible. Il se contenta, par une lettre de sa main, de les recommander au jardinier en chef de Caserte.
Le roi, qui avait sur le cœur la trahison de la reine et d’Acton, dont la lettre de l’empereur lui donnait la preuve, resta enfermé dans ses appartements et refusa d’y recevoir qui que ce fût. La consigne fut sévèrement tenue à l’égard de François Caracciolo, qui, ayant, de son bâtiment, vu des allées et venues et des signaux à bord des navires anglais, se doutait de quelque chose, et à l’égard du marquis Vanni, qui, ayant trouvé la porte de la reine fermée, et sachant par le prince de Castelcicala qu’il était question de départ, venait, en désespoir de cause, heurter à celle du roi.
Celui-ci eut, un instant, l’idée de faire venir le cardinal Ruffo et de se le donner pour compagnon et pour conseiller pendant le voyage ; mais il ne lui avait point été difficile de surprendre des signes de mésintelligence entre lui et Nelson. D’ailleurs, on le sait, le cardinal était détesté de la reine, et Ferdinand préféra, comme toujours, son repos aux délicatesses de l’amitié et de la reconnaissance.
Et puis il se dit que, habile comme il l’était, le cardinal se tirerait parfaitement d’affaire tout seul.
L’embarquement fut arrêté pour dix heures du soir. Il fut, en conséquence, convenu qu’à dix heures toutes les personnes qui devaient être, en compagnie de Leurs Majestés, embarquées sur le Van-Guard, se rassembleraient dans l’appartement de la reine.
À dix heures sonnantes, le roi entrait, tenant son chien en laisse ; c’était le seul ami sur lequel il comptât comme fidélité, et le seul, par conséquent, qu’il emmenât avec lui.
Il avait bien pensé à Ascoli et à Malaspina ; mais il avait pensé aussi que, comme le cardinal, ils se tireraient d’affaire tout seuls.
Il jeta les yeux dans l’immense salon éclairé à peine, – on avait craint qu’une trop grande illumination ne donnât des soupçons de départ, – et il vit tous les fugitifs réunis ou plutôt dispersés en différents groupes.
Le groupe principal se composait de la reine, de son fils bien-aimé, le prince Léopold, du jeune prince Albert, des quatre princesses et d’Emma Lyonna.
La reine était assise sur un canapé près d’Emma Lyonna, qui tenait sur ses genoux le prince Albert, son favori, tandis que le prince Léopold appuyait sa tête sur l’épaule de la reine. Les quatre princesses, groupées autour de leur mère, étaient, les unes assises, les autres couchées sur le tapis.
Acton, sir William, le prince de Castelcicala causaient debout dans l’embrasure d’une fenêtre, écoutant le vent siffler et la pluie battre contre les carreaux.
Un autre groupe de dames d’honneur, parmi lesquelles on distinguait la comtesse de San-Marco, confidente intime de la reine, entouraient une table.
Enfin, loin de tous, à peine visible dans l’obscurité, se dessinait la silhouette de Dick, qui avait si habilement et si fidèlement, ce jour même, suivi les ordres de son maître et de la reine, qu’il pouvait aussi regarder un peu désormais comme sa maîtresse.
À l’entrée du roi, chacun se leva et se tourna de son côté ; mais lui fit un signe de la main, afin que chacun restât à sa place.
– Ne vous dérangez point, dit-il, ne vous dérangez point, cela n’en vaut plus la peine.
Et il s’assit dans un fauteuil, près de la porte par laquelle il était entré, prenant entre ses genoux la tête de Jupiter.
À la voix de son père, le jeune prince Albert, qui, peu sympathique à la reine, demandait aux autres cet amour si nécessaire et si précieux aux enfants, qu’il cherchait vainement auprès de sa mère, se laissa glisser des genoux d’Emma et alla présenter au roi son front pâle et un peu maladif, noyé dans une forêt de cheveux blonds.
Le roi écarta les cheveux de l’enfant, le baisa au front, et, après l’avoir, pensif, gardé un instant appuyé contre sa poitrine, le renvoya à Emma Lyonna, que l’enfant appelait sa petite mère.
Il se faisait un silence lugubre dans cette salle sombre ; ceux qui parlaient, parlaient bas.
C’était à dix heures et demie que le comte de Thurn, Allemand au service de Naples, mis avec le marquis de Nizza, qui commandait la flotte portugaise, sous les ordres de Nelson, devait, par la poterne et l’escalier du Colimaçon, pénétrer dans le palais. Le comte de Thurn avait, à cet effet, reçu une clef des appartements de la reine, qui, par une seule porte, solide, presque massive, communiquait avec cette sortie donnant sur le port militaire.
La pendule, au milieu du silence, sonna donc dix heures et demie.
Presque aussitôt, on entendit frapper à la porte de communication.
Pourquoi le comte de Thurn frappait-il, au lieu d’ouvrir, puisqu’il avait la clef ?
Dans les circonstances suprêmes comme celle où l’on se trouvait, tout ce qui, dans une autre situation, ne serait qu’une cause de trouble et d’inquiétude, devient une cause de terreur.
La reine tressaillit et se leva.
– Qu’est-ce encore ? dit-elle.
Le roi se contenta de regarder ; il ne savait rien des dispositions prises.
– Mais, dit Acton toujours calme et logique, ce ne peut être que le comte de Thurn.
– Pourquoi frappe-t-il, puisque je lui ai donné une clef ?
– Si Votre Majesté le permet, dit Acton, je vais aller voir.
– Allez, répondit la reine.
Acton alluma un bougeoir et s’engagea dans le corridor. La reine le suivit des yeux avec anxiété. Le silence, de lugubre qu’il était, devint mortel. Au bout de quelques instants, Acton reparut.
– Eh bien ? demanda la reine.
– Probablement, la porte n’avait point été ouverte depuis longtemps : la clef s’est brisée dans la serrure. Le comte frappait pour savoir s’il y a un moyen d’ouvrir la porte du dedans. J’ai essayé, il n’y en a point.
– Que faire, alors ?
– L’enfoncer.
– Vous lui en avez donné l’ordre ?
– Oui, madame, et voilà qu’il l’exécute.
On entendit, en effet, des coups violents frappés contre la porte, puis le craquement de cette porte, qui se brisait.
Tous ces bruits avaient quelque chose de sinistre.
Des pas s’approchèrent, la porte du salon s’ouvrit, le comte de Thurn parut.
– Je demande pardon à Vos Majestés, dit-il, du bruit que je viens de faire et des moyens que j’ai été forcé d’employer ; mais la rupture de la clef était un accident impossible à prévoir.
– C’est un présage, dit la reine.
– En tout cas, si c’est un présage, dit le roi avec son bon sens naturel, c’est un présage qui signifie que nous ferions mieux de rester que de partir.
La reine eut peur d’un retour de volonté chez son auguste époux.
– Partons, dit-elle.
– Tout est prêt, madame, dit le comte de Thurn ; mais je demande la permission de communiquer au roi un ordre que j’ai reçu, ce soir, de l’amiral Nelson.
Le roi se leva et s’approcha du candélabre, auprès duquel l’attendait le comte de Thurn un papier à la main.
– Lisez, sire, lui dit-il.
– L’ordre est en anglais, dit le roi, et je ne sais pas l’anglais.
– Je vais le traduire à Votre Majesté.
À l’amiral comte de Thurn.
» Golfe de Naples, 21 décembre.
» Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes napolitaines. »
– Comment dites-vous ? demanda le roi.
Le comte de Thurn répéta :
« Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes napolitaines. »
– Vous êtes sûr de ne point vous tromper ? demanda le roi.
– J’en suis sûr, sire.
– Et pourquoi brûler des frégates et des corvettes qui ont coûté si cher et qu’on a mis dix ans à construire ?
– Pour qu’elles ne tombent pas aux mains des Français, sire.
– Mais ne pourrait-on pas les emmener en Sicile ?
– Tel est l’ordre de milord Nelson, sire, et c’est pour cela qu’avant de transmettre cet ordre au marquis de Nizza, qui est chargé de son exécution, j’ai voulu le soumettre à Votre Majesté.
– Sire, sire, dit la reine en s’approchant du roi, nous perdons un temps précieux, et pour des misères !
– Peste, madame ! s’écria le roi, vous appelez cela des misères ? Consultez le budget de la marine depuis dix ans, et vous verrez qu’il monte à plus de cent soixante millions.
– Sire, voilà onze heures qui sonnent, dit la reine, et milord Nelson nous attend.
– Vous avez raison, dit le roi, et milord Nelson n’est pas fait pour attendre, même un roi, même une reine. Vous suivrez les ordres de milord Nelson, monsieur le comte, vous brûlerez ma flotte. Ce que l’Angleterre n’ose pas prendre, elle le brûle. Ah ! mon pauvre Caracciolo, que tu avais bien raison, et que j’ai eu tort, moi, de ne pas suivre tes conseils ! Allons, messieurs, allons, mesdames, ne faisons point attendre milord Nelson.
Et le roi, prenant le bougeoir des mains d’Acton, marcha le premier ; tout le monde le suivit.
Non-seulement la flotte napolitaine était condamnée, mais encore le roi venait de signer son exécution.
Nous avons, depuis ce 21 décembre 1798, vu tant de fuites royales, que ce n’est presque plus la peine aujourd’hui de les décrire. Louis XVIII quittant les Tuileries, le 20 mars, – Charles X fuyant, le 29 juillet, – Louis-Philippe s’esquivant, le 24 février, – nous ont montré une triple variété de ces départs forcés. Et, de nos jours, à Naples, nous avons vu le petit-fils sortir par le même corridor, descendre le même escalier que l’aïeul et quitter pour le sol amer de l’exil la terre bien-aimée de la patrie. Seulement, l’aïeul devait revenir, et, selon toute probabilité, le petit-fils est proscrit à tout jamais.
Mais, à cette époque, c’était Ferdinand qui ouvrait la voie à ces départs nocturnes et furtifs. Aussi marchait-il silencieux, l’oreille tendue, le cœur palpitant. Arrivé au milieu de l’escalier, en face d’une fenêtre donnant sur la descente du Géant, il crut entendre du bruit sur cette descente, qui conduit, par une pente rapide, de la place du Palais à la rue Chiatamone. Il s’arrêta et, le même bruit parvenant une seconde fois à son oreille, il souffla sa bougie, et tout le monde se trouva dans l’obscurité.
Il fallut alors descendre à tâtons et pas à pas l’escalier étroit et difficile dans lequel on était engagé. L’escalier, sans rampe, était roide et dangereux. Cependant, l’on arriva à la dernière marche sans accident, et l’on sentit une franche et humide bouffée de l’air extérieur.
On était à quelques pas de l’embarcadère.
Dans le port militaire, la mer, emprisonnée entre la jetée du môle et celle du port marchand, était assez calme ; mais on sentait le vent souffler avec violence, et l’on entendait le bruit des flots venant furieusement se briser contre le rivage.
En arrivant sur l’espèce de quai qui longe les murailles du château, le comte de Thurn jeta un regard rapide et interrogateur sur le ciel. Le ciel était chargé de nuages lourds, bas, rapides ; on eût dit une mer aérienne roulant au-dessus de la mer terrestre et s’abaissant pour venir mêler ses vagues aux siennes. Dans cet étroit intervalle existant entre les nuages et l’eau, passaient des bouffées de ce terrible vent du sud-ouest qui fait les naufrages et les désastres, dont le golfe de Naples est si souvent témoin dans les mauvais jours de l’année.
Le roi remarqua le coup d’œil inquiet du comte de Thurn.
– Si le temps était trop mauvais, lui dit-il, il ne faudrait pourtant pas nous embarquer cette nuit.
– C’est l’ordre de milord, répondit le comte ; cependant, si Sa Majesté s’y refuse absolument…
– C’est l’ordre ! c’est l’ordre ! répéta le roi, impatient ; mais s’il y a péril de vie cependant ! Voyons, répondez-vous de nous, comte ?
– Je ferai tout ce qui sera au pouvoir d’un homme luttant contre le vent et la mer pour vous conduire à bord du Van-Guard.
– Mordieu ! ce n’est pas répondre, cela. Vous embarqueriez-vous par une pareille nuit ?
– Votre Majesté le voit, puisque je n’attends qu’elle pour la conduire à bord du vaisseau amiral.
– Je dis : si vous étiez à ma place.
– À la place de Votre Majesté, et n’ayant d’ordre à recevoir que des circonstances et de Dieu, j’y regarderais à deux fois.
– Eh bien, demanda la reine impatiente, mais n’osant – tant est puissante la loi de l’étiquette – descendre dans la barque avant son mari, eh bien, qu’attendons-nous ?
– Ce que nous attendons ? s’écria le roi. N’entendez-vous point ce que dit le comte de Thurn ? Le temps est mauvais ; il ne répond pas de nous, et il n’y a pas jusqu’à Jupiter qui, en tirant sur sa laisse, ne me donne le conseil de rentrer au palais.
– Rentrez-y donc, monsieur, et faites-nous déchirer tous comme vous avez vu déchirer aujourd’hui un de vos plus fidèles serviteurs. Quant à moi, j’aime encore mieux la mer et les tempêtes que Naples et sa population.
– Mon fidèle serviteur, je le regrette plus que personne, je vous prie de le croire, surtout maintenant que je sais que penser de sa mort. Mais, quant à Naples et à sa population, ce n’est pas moi qui aurais quelque chose à en craindre.
– Oui, je sais cela. Comme elle voit en vous son représentant, elle vous adore. Mais, moi qui n’ai pas le bonheur de jouir de ses sympathies, je pars.
Et, malgré le respect dû à l’étiquette, la reine descendit la première dans le canot.
Les jeunes princesses et le prince Léopold, habitués à obéir à la reine, bien plus qu’au roi, la suivirent comme de jeunes cygnes suivent leur mère.
Le jeune prince Albert, seul, quitta la main d’Emma Lyonna, courut au roi, et, le saisissant par le bras et le tirant du côté de la barque :
– Viens avec nous, père ! dit-il.
Le roi n’avait l’habitude de la résistance que lorsqu’il était soutenu. Il regarda autour de lui pour voir s’il trouverait appui dans quelqu’un ; mais, sous son regard, qui contenait cependant plus de prières que de menaces, tous les yeux se baissèrent. La reine avait, chez les uns la peur, chez les autres l’égoïsme pour auxiliaire. Il se sentit complétement seul et abandonné, courba la tête, et, se laissant conduire par le petit prince, tirant son chien, le seul qui fût d’avis, comme lui, de ne pas quitter la terre, il descendit à son tour dans la barque et s’assit sur un banc à part, en disant :
– Puisque vous le voulez tous… Allons, viens. Jupiter, viens !
À peine le roi fut-il assis, que le lieutenant qui, pour la barque du roi, tenait lieu de contre-maître, cria :
– Larguez !
Deux matelots armés de gaffes repoussèrent la barque du quai, les rames s’abaissèrent, et la barque nagea vers la sortie du port.
Les canots destinées à recevoir les autres passagers s’approchèrent tour à tour de l’embarcadère, y prirent leur noble chargement et suivirent la barque royale.
Il y avait loin de cette sortie furtive, dans la nuit, malgré les sifflements de la tempête et les hurlements des flots, à cette joyeuse fête du 22 septembre, où, sous les ardents rayons d’un soleil d’automne, par une mer unie, au son de la musique de Cimarosa, au bruit des cloches, au retentissement du canon, on était allé au-devant du vainqueur d’Aboukir. Trois mois à peine, s’étaient passés, et c’était pour fuir ces Français, dont on avait d’une façon trop précoce célébré la défaite, que l’on était obligé, à minuit, dans l’ombre, par une mer mauvaise, d’aller demander l’hospitalité au même Van-Guard que l’on avait reçu en triomphe.
Maintenant, il s’agissait de savoir si l’on pourrait l’atteindre.
Nelson s’était rapproché de l’entrée du port autant que la sûreté de son vaisseau pouvait le lui permettre ; mais il restait toujours un quart de mille à franchir entre le port militaire et le vaisseau amiral. Dix fois, pendant ce trajet, les barques pouvaient sombrer.
En effet, plus la barque royale, – et l’on nous permettra, dans cette grave situation, de nous occuper tout particulièrement d’elle, – plus la barque royale s’avançait vers la sortie du port, plus le danger apparaissait réel et menaçant. La mer, poussée comme nous avons dit, par le vent du sud-ouest, c’est-à-dire venant des rivages d’Afrique et d’Espagne, passant entre la Sicile et la Sardaigne, entre Ischia et Capri, sans rencontrer aucun obstacle, depuis les îles Baléares jusqu’au pied du Vésuve, roulait d’énormes vagues qui, en se rapprochant de la terre, se repliaient sur elles-mêmes et menaçaient d’engloutir ces frêles embarcations sous les voûtes humides, qui dans l’obscurité semblaient des gueules de monstres prêtes à les dévorer.
En approchant de cette limite où l’on allait passer d’une mer comparativement calme à une mer furieuse, la reine elle-même sentit son cœur faiblir et sa résolution chanceler. Le roi, de son côté, muet et immobile, tenant son chien entre ses jambes en le serrant convulsivement par le cou, regardait d’un œil fixe et dilaté par la terreur ces longues vagues qui venaient, comme une troupe de chevaux marins, se heurter au môle, et, se brisant contre l’obstacle de granit, s’écrouler à ses pieds en jetant une plainte sinistre et en faisant voler par-dessus la muraille une écume impalpable et frémissante, qui, dans l’obscurité, semblait une pluie d’argent.
Malgré cette terrible apparition de la mer, le comte de Thurn, fidèle observateur des ordres reçus, essaya de franchir l’obstacle et de dompter la résistance. Debout à l’avant de la barque, cramponné au plancher, grâce à cet équilibre du marin que de longues années de navigation peuvent seules donner, faisant face au vent qui avait enlevé son chapeau et à la mer qui le couvrait de son embrun, il encourageait les rameurs par ces trois mots répétés de temps en temps avec une monotone mais ferme accentuation :
– Nagez ferme ! nagez !
La barque avançait.
Mais, arrivée à cette limite que nous avons indiquée, la lutte devint sérieuse. Trois fois, la barque victorieuse surmonta la vague et glissa sur le versant opposé ; mais trois fois la vague suivante la repoussa.
Le comte de Thurn comprit lui-même que c’était de la démence que de lutter avec un pareil adversaire et se détourna pour demander au roi :
– Sire, qu’ordonnez-vous ?
Mais il n’eut pas même le temps d’achever la phrase. Pendant le mouvement qu’il fit, pendant la seconde qu’il eut l’imprudence d’abandonner la conduite du bateau, une vague, plus haute et plus furieuse que les autres, s’abattit sur l’embarcation et la couvrit d’eau. La barque frémit et craqua. La reine et les jeunes princes, qui crurent leur dernière heure venue, jetèrent un cri ; le chien poussa un hurlement lugubre.
– Rentrez ! cria le comte de Thurn ; c’est vouloir tenter Dieu que de prendre la mer par un pareil temps. D’ailleurs, vers les cinq heures du matin, il est probable que la mer se calmera.
Les rameurs, évidemment enchantés de l’ordre qui leur était donné, par un brusque mouvement, se rejetèrent dans le port et allèrent aborder à l’endroit du quai le plus voisin de la passe.
FIN DU DEUXIÈME TOME.
LXXVI. Où Michèle se fâche sérieusement avec le Beccaïo. §
Les illustres fugitifs n’étaient pas les seuls qui, dans cette nuit terrible, eussent eu à lutter contre le vent et la mer.
À deux heures et demie, selon sa coutume, le chevalier San-Felice était rentré chez lui, et, avec une agitation en dehors de toutes ses habitudes, avait deux fois appelé :
– Luisa ! Luisa !
Luisa s’était élancée dans le corridor ; car, au son de la voix de son mari, elle avait compris qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire : elle en fut convaincue en le voyant.
En effet, le chevalier était fort pâle.
Des fenêtres de la bibliothèque, il avait vu ce qui s’était passé dans la rue San-Carlo, c’est-à-dire la mutilation du malheureux Ferrari. Comme le chevalier était, sous sa douce apparence, extrêmement brave et surtout de cette bravoure que donne aux grands cœurs un profond sentiment d’humanité, son premier mouvement avait été de descendre et de courir au secours du courrier, qu’il avait parfaitement reconnu pour celui du roi ; mais, à la porte de la bibliothèque, il avait été arrêté par le prince royal, qui, de sa voix câline et froide, lui avait demandé :
– Où allez-vous, San-Felice ?
– Où je vais ? où je vais ? avait répondu San-Felice. Votre Altesse ne sait donc pas ce qui se passe ?
– Si fait, on égorge un homme. Mais est-ce chose si rare qu’un homme égorgé dans les rues de Naples, pour que vous vous en préoccupiez à ce point ?
– Mais celui qu’on égorge est un serviteur du roi.
– Je le sais.
– C’est le courrier Ferrari.
– Je l’ai reconnu.
– Mais comment, pourquoi égorge-t-on un malheureux aux cris de « Mort aux jacobins ! » quand, au contraire, ce malheureux est un des plus fidèles serviteurs du roi ?
– Comment ? pourquoi ? Avez-vous lu la correspondance de Machiavel, représentant de la magnifique république florentine à Bologne ?
– Certainement que je l’ai lue, monseigneur.
– Eh bien, alors, vous connaissez la réponse qu’il fit aux magistrats florentins à propos du meurtre de Ramiro d’Orco, dont on avait trouvé les quatre quartiers empalés sur quatre pieux, aux quatre coins de la place d’Imola ?
– Ramiro d’Orco était Florentin ?
– Oui, et, en cette qualité, le sénat de Florence croyait avoir droit de demander à son ambassadeur des détails sur cette mort étrange.
San-Felice interrogea sa mémoire.
– Machiavel répondit : « Magnifiques seigneurs, je n’ai rien à vous dire sur la mort de Ramiro d’Orco, sinon que César Borgia est le prince qui sait le mieux faire et défaire les hommes, selon leurs mérites. »
– Eh bien, répliqua le duc de Calabre avec un pâle sourire, remontez sur votre échelle, mon cher chevalier, et pesez-y la réponse de Machiavel.
Le chevalier remonta sur son échelle, et il n’en avait pas gravi les trois premiers échelons, qu’il avait compris qu’une main qui avait intérêt à la mort de Ferrari, avait dirigé les coups qui venaient de le frapper.
Un quart d’heure après, on appelait le prince de la part de son père.
– Ne quittez pas le palais sans m’avoir revu, dit le duc de Calabre au chevalier ; car j’aurai, selon toute probabilité, quelque chose de nouveau à vous annoncer.
En effet, moins d’une heure après, le prince rentra.
– San-Felice, lui dit-il, vous vous rappelez la promesse que vous m’avez faite de m’accompagner en Sicile ?
– Oui, monseigneur.
– Êtes-vous toujours prêt à la remplir ?
– Sans doute. Seulement, monseigneur…
– Quoi ?
– Quand j’ai dit à madame de San-Felice l’honneur que me faisait Votre Altesse…
– Eh bien ?
– Eh bien, elle a demandé à m’accompagner.
Le prince poussa une exclamation joyeuse.
– Merci de la bonne nouvelle, chevalier ! s’écria-t-il. Ah ! la princesse va donc avoir une compagne digne d’elle ! Cette femme, San-Felice, est le modèle des femmes, je le sais, et vous vous rappellerez que je vous l’ai demandée pour dame d’honneur de la princesse ; car, alors, elle eût été, de nom et de fait, une vraie dame d’honneur ; c’est vous qui me l’avez refusée. Aujourd’hui, c’est elle qui vient à nous. Dites-lui, mon cher chevalier, qu’elle sera la bienvenue.
– Je vais le lui dire, en effet, monseigneur.
– Attendez donc, je ne vous ai pas tout dit.
– C’est vrai.
– Nous partons tous cette nuit.
Le chevalier ouvrit de grands yeux.
– Je croyais, dit-il, que le roi avait décidé de ne partir qu’à la dernière extrémité ?
– Oui ; mais tout a été bouleversé par le meurtre de Ferrari. À dix heures et demie, Sa Majesté quitte le château et s’embarque avec la reine, les princesses, mes deux frères, les ambassadeurs et les ministres, à bord du vaisseau de lord Nelson.
– Et pourquoi pas à bord d’un vaisseau napolitain ? Il me semble que c’est faire injure à toute la marine napolitaine que de donner cette préférence à un bâtiment anglais.
– La reine l’a voulu ainsi, et, sans doute par compensation, c’est moi qui m’embarque sur le bâtiment de l’amiral Caracciolo, et, par conséquent, vous vous y embarquez avec moi.
– À quelle heure ?
– Je ne sais encore rien de tout cela : je vous le ferai dire. Tenez-vous prêt en tout cas ; ce sera probablement de dix heures à minuit.
– C’est bien, monseigneur.
Le prince lui prit la main, et, le regardant :
– Vous savez, lui dit-il, que je compte sur vous.
– Votre Altesse a ma parole, répondit San-Felice en s’inclinant, et c’est un trop grand honneur pour moi de l’accompagner pour que j’hésite un moment à le recevoir.
Puis, prenant son chapeau et son parapluie, il sortit.
La foule, toute grondante encore, encombrait les rues ; deux ou trois feux étaient allumés sur la place même du palais, et l’on y faisait rôtir sur les braises des morceaux du cheval de Ferrari.
Quant au malheureux courrier, il avait été mis en morceaux. L’un avait pris les jambes, l’autre les bras ; on avait tout mis au bout de bâtons pointus, – les lazzaroni n’avaient encore ni piques ni baïonnettes, – et l’on portait dans les rues ces hideux trophées en criant : « Vive le roi ! Mort aux jacobins ! »
À la descente du Géant, le chevalier avait rencontré le beccaïo, qui s’était emparé de la tête de Ferrari, lui avait mis une orange dans la bouche, et portait cette tête au bout d’un bâton.
En voyant un homme bien mis, – ce qui était à Naples le signe du libéralisme, – le beccaïo avait eu l’idée de faire baiser au chevalier la tête de Ferrari. Mais, nous l’avons dit, le chevalier n’était pas homme à céder à la crainte. Il avait refusé de donner la sanglante accolade et avait rudement repoussé l’ignoble assassin.
– Ah ! misérable jacobin ! s’écria le beccaïo, j’ai décidé que vous vous embrasseriez, cette tête et toi, et, mannaggia la Madonna ! vous vous embrasserez.
Et il revint à la charge.
Le chevalier, qui n’avait pour toute arme que son parapluie, se mit en défense avec son parapluie.
Mais, au cri « Le jacobin ! le jacobin ! » poussé par le beccaïo, tous les misérables qui venaient d’habitude à ce cri étaient accourus, et déjà un cercle menaçant se formait autour du chevalier, – quand un homme fendit ce cercle, envoya, d’un coup de pied dans la poitrine, le beccaïo rouler à dix pas, tira son sabre, et, se plaçant devant le chevalier :
– En voilà un drôle de jacobin ! dit-il ; le chevalier San-Felice, bibliothécaire de Son Altesse royale le prince de Calabre, rien que cela ! Eh bien, continua-t-il en faisant le moulinet avec son sabre, que lui voulez-vous, au chevalier San-Felice ?
– Le capitaine Michele ! crièrent les lazzaroni. Vive le capitaine Michele ! il est des nôtres !
– Ce n’est point « Vive le capitaine Michele ! » qu’il faut crier ; c’est « Vive le chevalier San-Felice ! » et cela tout de suite.
La foule, à laquelle il est égal de crier : Vive un tel ! ou Mort à un tel ! pourvu qu’elle crie, hurla d’une seule voix :
– Vive le chevalier San-Felice !
Seul, le beccaïo s’était tu.
– Allons, allons, lui dit Michele, ce n’est point une raison parce que c’est devant la porte de son jardin que tu as reçu ta pile, pour que tu ne cries pas : « Vive le chevalier ! »
– Et s’il ne me plaît pas de le crier, à moi ! dit le beccaïo.
– Ce sera absolument comme si tu chantais, attendu qu’il me plaît, à moi, que tu le cries ! Ainsi donc, continua Michele, vive le chevalier San-Felice, et tout de suite, ou je t’appareille l’autre œil !
Et il fit tourner son sabre autour de la tête du beccaïo, qui devint très-pâle, encore plus de terreur que de colère.
– Mon ami, mon bon Michele, dit le chevalier, laisse cet homme tranquille. Tu vois bien qu’il ne me connaît pas.
– Et quand il ne vous connaîtrait pas, serait-ce une raison pour vouloir vous forcer de baiser la tête de ce malheureux qu’il a tué ? Il est vrai qu’il vaudrait mieux encore baiser cette tête, qui est celle d’un honnête homme, que la sienne, qui est celle d’un coquin.
– Vous l’entendez ! hurla le beccaïo, il appelle des jacobins des honnêtes gens !
– Tais-toi, misérable ! Cet homme n’était pas un jacobin, tu le sais bien : c’était Antonio Ferrari, le courrier du roi et l’un des plus résolus serviteurs de Sa Majesté. Et, si vous ne me croyez pas, demandez au chevalier. Chevalier, dites à ces hommes qui ne sont point méchants, mais qui ont le malheur de suivre un méchant, dites-leur ce qu’était le pauvre Antonio.
– Mes amis, dit le chevalier, Antonio Ferrari, qui vient d’être tué, a, en effet, été victime de quelque erreur fatale ; car c’était un des serviteurs dévoués de votre bon roi, qui pleure en ce moment sa mort.
La foule écoutait avec stupéfaction.
– Ose dire maintenant que cette tête n’est pas celle de Ferrari et que Ferrari n’était pas un honnête homme ! Dis-le ! mais dis-le donc, que j’aie l’occasion de te couper l’autre moitié du visage !
Et Michele leva son sabre sur le beccaïo.
– Grâce ! dit celui-ci en tombant à genoux : je dirai tout ce que tu voudras.
– Et moi, je ne dirai qu’une chose, c’est que tu es un lâche ! Va-t’en, et, quand tu te trouveras sur mon chemin, vingt pas à l’avance, à droite ou à gauche, aie soin de te déranger.
Le beccaïo se retira au milieu des huées de cette foule qui, un instant auparavant, l’applaudissait, et qui se divisa en deux bandes : l’une suivit le beccaïo en l’injuriant ; l’autre suivit Michele et le chevalier en criant :
– Vive Michele ! Vive le chevalier San-Felice !
Michele resta à la porte du jardin pour congédier son escorte ; le chevalier rentra chez lui, et, comme nous l’avons dit, appela Luisa.
Nous venons de raconter ce qu’il avait vu des fenêtres de la bibliothèque et ce qui lui était arrivé à la descente du Géant : deux choses suffisantes, à notre avis, pour motiver sa pâleur.
À peine eut-il dit à Luisa le motif qui le ramenait, qu’elle devint à son tour plus pâle que lui ; mais elle ne répliqua point une parole, ne fit point une observation ; seulement :
– À quelle heure, le départ ? demanda-t-elle.
– Entre dix heures et minuit, répondit le chevalier.
– Je serai prête, dit-elle ; ne vous inquiétez pas de moi, mon ami.
Et elle se retira dans sa chambre, sous prétexte de faire ses préparatifs de départ, en donnant l’ordre que le dîner fût, comme d’habitude, servi à trois heures.
LXXVII. Fatalité. §
Ce n’était point dans sa chambre que s’était retirée Luisa ; c’était dans celle de Salvato.
Dans la lutte entre le devoir et l’amour, le premier avait vaincu ; mais, ayant sacrifié son amour au devoir, elle se croyait par cela même le droit de donner des larmes à son amour.
Aussi, depuis le jour où Luisa avait dit à son mari : « Je partirai avec vous, » elle avait beaucoup pleuré.
Ne sachant comment faire tenir ses lettres à Salvato, elle ne lui avait point écrit ; mais elle avait reçu deux nouvelles lettres de lui.
Cet amour si ardent, cette joie si profonde qu’elle trouvait à chaque ligne dans les lettres du jeune homme lui brisait le cœur, lorsqu’elle songeait surtout à quel amer désappointement Salvato serait en proie quand, plein d’espérance et de sécurité, croyant trouver la fenêtre ouverte et Luisa dans la chambre où elle pleurait si douloureusement à cette heure, il trouverait Luisa absente et la fenêtre fermée.
Et pourtant, elle ne se repentait point de ce qu’elle avait promis ou plutôt offert : elle eût eu le choix, maintenant que l’heure du départ était arrivée, qu’elle eût agi comme elle avait fait.
Elle appela Giovannina.
Celle-ci accourut. Elle avait vu Michele à la cuisine et se doutait qu’il arrivait quelque chose d’extraordinaire.
– Nina, lui dit sa maîtresse, nous quittons Naples cette nuit. C’est vous que je charge du soin de réunir et de mettre dans des caisses les objets de mon usage habituel. Vous les connaissez aussi bien que moi, n’est-ce pas ?
– Sans doute, je les connais, répondit la femme de chambre, et je ferai ce que madame m’ordonne ; mais j’ai besoin que madame ait la bonté de m’éclairer sur un point.
– Lequel ? Dites Nina, répliqua la San-Felice, un peu étonnée de la fermeté progressive avec laquelle la femme de chambre avait répondu à l’ordre qu’elle lui donnait.
– Mais sur ces paroles : « Nous quittons Naples ; » madame a dit cela, je crois ?
– Sans doute, je l’ai dit.
– Est-ce que madame comptait m’emmener avec elle ?
– Si vous eussiez voulu, oui ; mais, pour peu que la chose vous déplaise…
Nina vit qu’elle avait été trop loin.
– Si je ne dépendais que de moi, ce serait avec le plus grand plaisir que je suivrais madame jusqu’au bout du monde, dit-elle ; mais, par malheur, j’ai une famille.
– Ce n’est jamais un malheur d’avoir une famille mon enfant, dit Luisa avec une suprême douceur.
– Excusez-moi, madame, si je dis un peu trop franchement…
– Vous n’avez pas besoin d’excuse. Vous avez une famille, disiez-vous, et cette famille, alliez-vous dire, ne permettra point que vous quittiez Naples.
– Non, madame, j’en suis sûre, répondit vivement Giovannina.
– Mais cette famille permettrait-elle, continua Luisa, qui venait de songer qu’il serait moins cruel à Salvato de trouver, elle absente, quelqu’un à qui parler d’elle, qu’une porte fermée et une maison muette, – cette famille permettrait-elle que vous restassiez ici comme une personne de confiance chargée de veiller sur la maison ?
– Oh ! pour cela, oui, s’écria Nina avec une vivacité qui, si elle eût eu le moindre soupçon de ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, eût ouvert les yeux de Luisa.
Puis, se modérant :
– Car ce sera toujours, ajouta-t-elle, un honneur et un plaisir pour moi d’être chargée des intérêts de madame.
– Eh bien, alors, Nina, quoique je sois habituée à votre service, dit la jeune femme, vous resterez. Peut-être notre absence ne sera pas longue. Pendant cette absence, à ceux qui viendront pour me voir – retenez bien mes paroles, Nina, – vous direz que le devoir de mon mari était de suivre le prince, et que mon devoir, à moi, était de suivre mon mari ; vous direz – car vous appréciez mieux que personne, vous qui ne voulez pas quitter Naples, ce que je souffre, moi, en le quittant – vous direz, que c’est les yeux baignés de larmes que je fais mes premiers, et qu’à l’heure de mon départ, je ferai mes derniers adieux à chacune des chambres de cette maison et à chacun des objets renfermés dans ces chambres. Et, quand vous parlerez de ces larmes, vous saurez que ce ne sont point de vaines paroles, car vous les aurez vues couler.
Luisa acheva ces paroles en sanglotant.
Nina la regardait avec une certaine joie, profitant de ce qu’ayant son mouchoir sur les yeux, sa maîtresse ne pouvait lire l’expression fugitive qui éclairait son visage.
– Et… – elle hésita un instant, – et si M. Salvato vient, que lui dirai-je, à lui ?
Luisa découvrit son visage et, avec une suprême sérénité :
– Que je l’aime toujours, répondit-elle, et que cet amour durera autant que ma vie. Allez dire à Michele qu’il ne s’éloigne pas : j’ai à lui parler avant mon départ et je compte sur lui pour me conduire jusqu’au bateau.
Nina sortit.
Restée seule, Luisa imprima son visage dans l’oreiller resté sur le lit, laissa un baiser dans l’empreinte qu’elle avait faite et sortit à son tour.
Trois heures venaient de sonner, et, avec sa ponctualité ordinaire que rien ne pouvait troubler, le chevalier entrait dans la salle à manger par la porte de son cabinet de travail, tandis que Luisa y entrait par celle de sa chambre à coucher.
Michele se tenait debout sur le perron en dehors de la porte.
Le chevalier le chercha des yeux.
– Où est donc Michele ? demanda-t-il. J’espère bien qu’il n’est point parti ?
– Non, dit Luisa, le voici. Viens donc, Michele ! le chevalier t’appelle, et, moi, j’ai besoin de te parler.
Michele entra.
– Tu sais ce qu’a fait ce garçon-là ! dit le chevalier à Luisa en lui posant la main sur l’épaule.
– Non, fit la jeune femme ; quelque chose de bien, j’en suis sûre.
Puis, mélancoliquement :
– On l’appelle Michele le Fou à la Marinella ; mais l’amitié qu’il a pour nous, à mes yeux, du moins, ajouta-t-elle, lui tient lieu de raison.
– Ah ! pardieu ! dit Michele, voilà une belle affaire !
– Il est vrai que cela ne vaut pas la peine d’en parler, continua San-Felice avec son bon sourire ; – je suis si distrait, qu’en rentrant, je ne t’en ai rien dit ; – il m’a très-probablement sauvé la vie.
– Allons donc ! fit Michele.
– Sauvé la vie ! Et comment cela ? demanda Luisa avec une vive altération dans la voix.
– Imagine-toi qu’il y avait un drôle qui voulait me faire baiser la tête de ce malheureux Ferrari, et qui, parce que je ne voulais pas la baiser, m’appelait jacobin. C’est malsain, d’être appelé jacobin, par le temps qui court. Le mot commençait à faire son effet. Michele s’est élancé entre moi et la foule, il a joué du sabre et l’homme s’en est allé en me menaçant, je crois. Que pouvait-il donc avoir contre moi ?
– Pas contre vous, mais contre la maison probablement. Vous vous rappelez ce que vous a dit le docteur Cirillo d’un assassinat qui avait eu lieu sous vos fenêtres dans la nuit du 22 au 23 septembre ; eh bien, c’est un des cinq ou six coquins qui ont été si bien étrillés par celui-là même qu’ils voulaient assassiner.
– Ah ! ah ! et c’est sous mes fenêtres qu’il a reçu la balafre qu’il a sous l’œil.
– Justement.
– Je comprends que l’endroit lui paraisse néfaste ; mais qu’ai-je à voir là dedans ?
– Rien, bien entendu ; mais, si jamais vous aviez affaire dans le Vieux-Marché, je vous dirais : « Si cela vous est égal, monsieur le chevalier, n’y allez pas sans moi. »
– Je te le promets. Et maintenant embrasse ta sœur, mon garçon, et mets-toi à table avec nous.
Michele était habitué à cet honneur que lui faisaient de temps en temps le chevalier et Luisa. Il ne fit donc aucune difficulté d’accepter l’invitation, maintenant surtout qu’étant nommé capitaine, il avait monté quelques-uns des degrés de l’échelle sociale qui, autrefois, le séparaient de ses nobles amis.
Vers quatre heures, une voiture s’arrêta à la porte de la rue, Nina introduisit le secrétaire du duc de Calabre, qui passa avec le chevalier dans son cabinet, mais en sortit presque aussitôt.
Michele avait fait semblant de ne rien voir.
En sortant du cabinet, et après avoir reconduit le secrétaire du prince, le chevalier fit à Luisa un signe pour lui demander s’il pouvait se confier à Michele.
Luisa qui savait que Michele se ferait tuer pour elle encore bien plus que pour le chevalier, lui répondit que oui.
Le chevalier regarda un instant Michele.
– Mon cher Michele, lui dit-il, tu vas nous promettre de ne pas dire à qui que ce soit au monde un seul mot du secret que nous allons te confier.
– Ah ! ah ! tu sais ce que c’est, petite sœur ?
– Oui.
– Et il faut se taire ?
– Tu entends bien ce que te dit le chevalier ?
Michele fit une croix sur sa bouche.
– Parlez : c’est comme si le beccaïo m’eût coupé la langue.
– Eh bien, Michele, tout le monde part ce soir.
– Comment, tout le monde ? Qui cela ?
– Le roi, la reine, la famille royale, nous-mêmes.
Les larmes vinrent aux yeux de Luisa. Michele jeta un rapide coup d’œil sur elle et vit ces larmes.
– Et pour quel pays part-on ? demanda Michele.
– Pour la Sicile.
Le lazzarone secoua la tête.
– Ah ! ah ! fit le chevalier.
– Je n’ai pas l’honneur d’être du conseil de Sa Majesté, dit Michele ; mais, si j’en étais, je lui dirais : « Sire, vous avez tort. »
– Oh ! pourquoi n’a-t-il pas des conseillers aussi francs que toi, Michele !
– On le lui a dit, reprit le chevalier ; l’amiral Caracciolo, le cardinal Ruffo le lui ont dit ; mais la reine a eu peur, mais M. Acton a eu peur, et, à la suite du meurtre d’aujourd’hui, le roi s’est décidé à partir.
– Ah ! ah ! fit Michele, je commence à comprendre pourquoi, au nombre des assassins, j’ai vu Pasquale de Simone et le beccaïo. Quant à fra Pacifico, pauvre homme, il y était, comme son âne, sans savoir pourquoi.
– Alors, Michele, demanda Luisa, tu crois que c’est la reine… ?
– Chut ! petit sœur ; on ne dit pas de ces choses-là à Naples, on se contente de les penser. N’importe ! le roi a tort. Si le roi était resté à Naples, jamais les Français n’y seraient entrés, non, jamais : nous nous serions plutôt fait tuer tous ! Ah ! si le peuple savait que le roi veut partir !
– Oui ; mais il ne faut pas qu’il le sache, Michele. Voilà pourquoi je t’ai fait faire serment de ne rien dire ce que j’allais te révéler. Enfin, nous partons ce soir, Michele.
– Et petite sœur aussi ? demanda Michele avec un accent dont il n’avait pu chasser toute surprise.
– Oui ; elle a voulu venir, elle a voulu me suivre, cette chère enfant bien-aimée, dit le chevalier en étendant sa main au-dessus de la table pour chercher celle de Luisa.
– Eh bien, dit Michele, vous pouvez vous vanter d’avoir épousé une sainte, vous !
– Michele !… fit Luisa.
– Je sais ce que je dis. Et vous partez, vous partez ce soir ! Madonna ! moi, je voudrais bien être quelqu’un : je partirais aussi avec vous.
– Viens, Michele ! viens ! s’écria Luisa, qui voyait dans Michele un ami auquel elle pourrait parler de Salvato.
– Par malheur, c’est impossible, petite sœur ; chacun a son devoir. Le tien veut que tu partes, et le mien m’ordonne de rester. Je suis capitaine et chef du peuple, et ce n’est pas seulement pour faire le moulinet autour de la tête du beccaïo que j’ai un sabre au côté : c’est pour me battre, c’est pour défendre Naples, c’est pour tuer le plus de Français que je pourrai.
Luisa ne put réprimer un mouvement.
– Oh ! sois tranquille, petite sœur, reprit Michele en riant, je ne les tuerai pas tous.
– Eh bien, pour en finir, continua le chevalier, nous nous embarquons ce soir à la Vittoria, pour rejoindre la frégate de l’amiral Caracciolo, derrière le château de l’Œuf. Je voulais te prier de ne pas quitter ta sœur et, au besoin, de faire pour elle, au moment de l’embarquement, ce que tu as fait, il y a deux heures, pour moi, c’est-à-dire de la protéger.
– Oh ! sous ce rapport-là, vous pouvez être tranquille, chevalier. Pour vous, je me ferais tuer ; mais, pour elle, je me ferais hacher en morceaux. Mais, c’est égal, si le peuple savait cela, il y aurait une fière émeute.
– Ainsi, dit le chevalier se levant de table, j’ai ta parole, Michele : tu ne quittes Luisa que quand elle sera dans la barque.
– Soyez tranquille, je ne la quitte d’ici là pas plus que son ombre un jour de soleil, attendu qu’aujourd’hui je ne sais pas trop ce que chacun de nous a fait de la sienne.
Le chevalier, qui avait tous ses papiers à mettre en ordre, tous ses livres à emballer, tous ses manuscrits commencés à emporter avec lui, rentra dans son cabinet.
Quant à Michele, qui n’avait rien à faire qu’à regarder sa petite sœur, il fixa son regard bienveillant sur elle, et, voyant deux grosses larmes qui coulaient silencieusement de ses beaux yeux sur ses joues :
– C’est égal, dit-il, il y a des hommes qui ont une fière chance, et le chevalier est de ces hommes-là. Mannaggia la Madonna ! ce n’est pas Assunta qui ferait pour moi ce que tu fais pour lui.
Luisa se leva, et, si vite qu’elle rentrât dans sa chambre, si rapidement qu’elle en refermât la porte, Michele put entendre le bruit des sanglots qui, malgré elle, maintenant qu’elle était seule, s’échappaient tumultueusement de sa poitrine.
Nous avons déjà, dans une autre circonstance, et quand c’était Salvato et non Luisa qui quittait Naples, suivi de l’œil le mouvement lent et inégal de l’aiguille sur la pendule. Ce mouvement, en même temps que nous, deux cœurs le suivaient ; mais, appuyés l’un à l’autre, il leur paraissait à coup sûr moins douloureux qu’à ce pauvre cœur isolé qui n’avait d’autre soutien que le sentiment du devoir accompli.
Luisa n’avait, comme d’habitude, fait que passer par sa chambre et avait regagné sur la pointe du pied celle de Salvato. En traversant le corridor, elle avait, avec un certain étonnement, recueilli quelques notes de la voix de Giovannina chantant une gaie chanson napolitaine. Aux accents de cette gaieté un peu intempestive, Luisa avait soupiré et s’était contentée de se dire à elle-même :
– Pauvre fille ! elle est contente de ne pas quitter Naples, et, si j’étais libre et que je restasse comme elle à Naples, comme elle, moi aussi, je chanterais quelque gaie chanson napolitaine.
Et elle était rentrée dans sa chambre, le cœur encore plus oppressé qu’auparavant de cette gaieté qui faisait contraste avec sa douleur.
Il est inutile de dire quelles pensées occupaient le cœur de Luisa une fois qu’elle était rentrée dans le sanctuaire de son amour. Toute sa vie repassait devant ses yeux, et nous disons toute sa vie, car, dans ses souvenirs, elle n’avait vécu que pendant les six semaines que Salvato avait habité cette chambre.
Alors, depuis le moment où le blessé avait été apporté sur son lit de douleur jusqu’à celui où, appuyé à son bras, le convalescent était sorti de la maison par cette fenêtre donnant sur la petite ruelle ; où, avant de quitter cette fenêtre, il avait, dans un premier et dernier baiser, appuyé ses lèvres sur les siennes et versé son âme dans sa poitrine, – alors, non-seulement chaque jour, mais chaque heure du jour passait devant elle, triste ou joyeuse, sombre ou éclairée.
Et, comme toujours, elle suivait, les yeux du corps fermés, mais avec les yeux de l’âme, cette longue et blanche théorie, – lorsqu’elle entendit gratter doucement à sa porte, et que, de sa voix la plus douce, Michele lui souffla par le trou de la serrure :
– C’est moi, petite sœur.
– Entre, Michele, entre, dit-elle ; tu sais bien que, toi, tu peux entrer.
Michele entra ; il tenait une lettre à la main.
Luisa resta les yeux fixés sur cette lettre, les bras étendus, la respiration suspendue.
Aurait-elle cette suprême consolation dans un pareil moment de recevoir une dernière lettre de Salvato ?
– C’est une lettre de Portici, dit Michele. Je l’ai prise des mains du facteur, et je te l’apporte.
– Oh ! donne, donne ! s’écria Luisa, c’est de lui !
Michele lui remit la lettre et alla fermer la porte. Mais, avant de la fermer :
– Dois-je rester ? dois-je sortir ? demanda-t-il.
– Reste, reste, cria Luisa. Tu sais bien que je n’ai pas de secrets pour toi.
Michele resta, mais se tint près de la porte.
Luisa décacheta vivement la lettre, et, comme toujours, essaya vainement de la lire. Les larmes et l’émotion étendaient devant ses yeux un brouillard qu’il fallait quelques secondes pour dissiper.
Enfin, elle put lire :
« San-Germano, 19 décembre, au matin. »
– Il est à San-Germano, ou plutôt il y était lorsqu’il m’écrivait cette lettre, dit Luisa à Michele.
– Lis, petite sœur, lui répondit celui-ci : cela te fera du bien.
Elle reprit, – car elle s’était interrompue pour respirer en renversant sa tête en arrière et en appuyant la lettre contre son cœur, – elle reprit :
« San-Germano, 19 décembre, au matin.
» Chère Luisa,
» Laissez-moi partager avec vous une grande joie : je viens de revoir la seule personne que j’aime d’un amour égal à celui que je vous ai voué, quoiqu’il soit bien différent : je viens de revoir mon père !
» Ce qu’il est et où il est, c’est un secret que je dois garder, même vis-à-vis de vous, mais que néanmoins je vous dirais bien certainement si j’étais près de vous. Un secret pour vous ! En vérité, j’en ris moi-même. Est-ce qu’on a des secrets pour sa seconde âme ?
» Je viens de passer une nuit, depuis neuf heures du soir jusqu’à six heures du matin avec mon père, que, depuis dix ans, je n’avais pas vu. Toute la nuit, il m’a parlé de la mort et de Dieu ; toute la nuit, je lui ai parlé de mon amour et de vous.
» C’est à la fois, chose rare, un esprit élevé et un cœur tendre que mon père. Il a beaucoup aimé, beaucoup souffert, et, plaignez-le, il ne croit pas.
» Priez pour le père, cher ange du fils, et Dieu, qui ne doit avoir rien à vous refuser, lui accordera peut-être la foi.
» Une autre femme que vous, Luisa, se serait étonnée de ne pas avoir trouvé vingt fois dans ces lignes le mot : « Je vous aime ! » Vous l’avez déjà lu cent fois, vous, n’est-ce pas ? Vous parler de mon père, dont je ne puis parler à personne, vous dire ma joie de l’avoir revu, vous le comprenez bien, n’est-ce pas ? c’est mettre mon cœur dans vos mains, et c’est vous dire à deux genoux : « Je vous aime, ma Luisa ! je vous aime ! »
» Me voilà donc à vingt lieues de vous, ma belle fée du Palmier, et, quand vous recevrez cette lettre, j’en serai plus rapproché encore. Les brigands nous harcèlent, nous assassinent, nous mutilent, mais ne nous arrêtent point. C’est que nous ne sommes point une armée, c’est que nous ne sommes point des hommes en marche pour envahir un royaume et conquérir une capitale : nous sommes une idée faisant le tour du monde.
» Bon ! voilà que je parle politique !
» Je parie que je devine où vous lisez ma lettre. Vous la lisez dans notre chambre, assise au chevet de mon lit, dans cette chambre où nous nous reverrons et ou j’oublierai, en vous revoyant, les longs jours passés loin de vous… »
Luisa s’interrompit : les larmes lui voilaient les yeux, les sanglots lui coupaient la voix.
Michele courut à elle et se mit à ses genoux.
– Voyons, petite sœur, lui dit-il, du courage ! C’est beau, ce que tu fais, et le bon Dieu t’en récompensera. Et qui sait, mon Dieu ! vous êtes jeunes tous deux : peut-être, un jour, vous reverrez-vous.
Luisa secoua la tête.
– Non, non, dit-elle avec un mouvement qui fit pleuvoir les larmes de ses yeux fermés ; non, nous ne nous reverrons jamais. Et il vaut mieux que je ne le revoie pas ; je l’aime trop, Michele, et ce n’est que depuis que j’ai décidé de ne plus le revoir que je sais combien je l’aime.
– Enfin, tu sais, dit Michele, il y a dans ta douleur quelque chose de bon à ce que tu ne le revoies pas ; il y avait, au bout de votre amour, une triste prédiction de Nanno.
– Oh ! s’écria Luisa, que m’importeraient toutes les prédictions du monde si je pouvais l’aimer sans crime !
– Voyons, lis, lis ; cela vaudra mieux, dit Michele.
– Non, dit Luisa mettant la lettre à moitié lue dans sa poitrine, non, s’il me parlait trop du bonheur qu’il aura de me revoir, peut-être ne partirais-je pas !
En ce moment, on entendit la voix de San-Felice qui appelait Luisa.
La jeune femme s’élança dans le corridor, dont Michele ferma la porte derrière elle et derrière lui.
La porte de la salle à manger donnant sur le salon était ouverte ; dans le salon, était le docteur Cirillo.
Une vive rougeur monta aux joues de Luisa. Le docteur Cirillo, lui aussi, était dans son secret. D’ailleurs, elle n’ignorait point que c’était par les mains du comité libéral, dont Cirillo faisait partie, que lui parvenaient les lettres de Salvato.
– Chère amie, dit le chevalier à Luisa, voici notre bon docteur, que nous n’avions pas vu depuis longtemps, qui vient prendre des nouvelles de ta santé ; j’espère qu’il en sera content.
Le docteur salua la jeune femme et s’aperçut, au premier coup d’œil, du trouble moral qui l’agitait.
– Elle va mieux, dit-il, mais elle n’est point encore guérie, et je suis enchanté d’être venu aujourd’hui.
Le docteur appuya sur le mot aujourd’hui ; Luisa baissa les yeux.
– Allons, dit San-Felice, il faut encore que je vous laisse seul avec elle. En vérité, vous autres médecins, vous avez des privilèges que les maris eux-mêmes n’ont pas. Heureusement pour vous, j’ai quelque chose à faire ; sans quoi, bien certainement j’écouterais à la porte.
– Et vous auriez tort, mon cher chevalier, dit Cirillo ; car nous avons à nous dire des choses de la plus haute importance politique ; n’est-ce pas, ma chère enfant ?
Luisa essaya de sourire ; mais ses lèvres ne se crispèrent que pour laisser passer un soupir.
– Allons, allons, laissez-nous, chevalier, dit Cirillo ; c’est plus grave que je ne croyais.
Et, en riant, il poussa San-Felice vers la porte, qu’il ferma derrière lui.
Puis, revenant à Luisa et lui prenant les deux mains.
– À nous deux, ma chère fille, lui dit-il. Vous avez pleuré ?
– Oh ! oui, et beaucoup ! murmura-t-elle.
– Depuis que vous avez reçu une lettre de lui, ou auparavant ?
– Auparavant et depuis.
– Lui est-il arrivé quelque accident ?
– Aucun, Dieu merci !
– Tant mieux, car c’est une noble et vigoureuse nature ; un de ces hommes comme nous n’en aurons jamais assez dans notre pauvre royaume de Naples. Vous avez donc un autre sujet de chagrin ?
Luisa ne répondit point, mais ses yeux se mouillèrent.
– Vous n’avez point à vous plaindre de San-Felice, je présume ? demanda Cirillo.
– Oh ! s’écria Luisa en joignant les mains, c’est l’ange de la paternelle bonté.
– Je comprends, il part et vous restez.
– Il part, et je le suis.
Cirillo regarda la jeune femme d’un œil étonné qui, peu à peu, se mouilla de larmes.
– Et vous, lui dit-il, quel ange êtes-vous ? Je n’en connais pas au ciel un seul dont vous ne soyez digne de porter le nom, et qui soit digne de porter le vôtre.
– Vous voyez bien que je ne suis pas un ange, puisque je pleure ; les anges ne pleurent pas pour faire leur devoir.
– Faites-le, et pleurez en le faisant, vous n’en aurez que plus de mérite ; faites-le, et, moi, je ferai le mien en lui disant combien vous l’aimez, combien vous avez souffert. Allez ! et, de temps en temps, dans vos prières, dites un mot de moi : ce sont les voix comme la vôtre qui ont l’oreille du Seigneur.
Cirillo voulut lui baiser les mains ; mais Luisa lui jeta ses bras au cou.
– Oh ! embrassez-moi comme un père embrasse sa fille, lui dit-elle.
Et, comme l’illustre docteur l’embrassait avec un respect mêlé d’admiration :
– Oh ! vous le lui direz ! vous le lui direz ! n’est-ce pas ? murmura-t-elle tout bas à son oreille.
Cirillo lui serra la main en signe de promesse.
San-Felice entra et trouva Luisa dans les bras de son ami.
– Eh bien, lui dit-il en riant ; c’est donc en les embrassant que vous donnez des consultations à vos malades, docteur ?
– Non ; mais c’est en les embrassant que je prends congé de ceux que j’aime, de ceux que j’estime, de ceux que je vénère. Ah ! chevalier, chevalier, vous êtes un homme heureux !
– Il est si digne de l’être, dit Luisa tendant la main à son mari.
– Ce n’est pas toujours une raison, dit Cirillo. Et maintenant, au revoir, chevalier, car j’espère que nous nous reverrons. Allez ! et servez votre prince. Moi, je reste et vais tâcher de servir mon pays.
Puis, réunissant la main du mari et celle de la femme dans la sienne :
– Je voudrais être saint Janvier, leur dit-il, non pas pour faire un miracle deux fois par an, ce qui est bien joli cependant dans notre époque où les miracles sont rares, mais pour vous bénir comme vous méritez de l’être. Adieu !
Et il s’élança hors de la maison.
San-Felice le suivit jusqu’au perron, lui fit encore un signe d’adieu de la main ; puis, revenant à sa femme :
– À dix heures, lui dit-il, la voiture du prince vient nous prendre ici.
– À dix heures, je serai prête, répondit Luisa.
Elle l’était, en effet. Après avoir dit adieu à la chambre bien-aimée, après avoir pris congé de tous les objets qu’elle renfermait, après avoir coupé une boucle de ses beaux cheveux blonds, après avoir noué avec eux, aux pieds du crucifix, un billet sur lequel elle avait écrit ces quatre mots : « Mon frère, je t’aime ! » elle prit le bras de son mari, et, éplorée comme la Madeleine, mais pure comme la Vierge, elle monta avec lui dans la voiture du prince.
Michele monta sur le siège.
Nina, les lèvres frémissantes de joie, baisa la main de sa maîtresse.
Puis la portière se referma et la voiture partit.
Nous avons dit le temps qu’il faisait. Le vent, la grêle et la pluie battaient les vitres de la voiture, et le golfe que, malgré l’obscurité, l’on apercevait dans toute son étendue, n’était qu’une nappe d’écume boursouflée par les vagues. San-Felice jeta un regard d’effroi sur cette mer furieuse, que Luisa, battue d’une tempête bien autrement violente, ne voyait même pas. L’idée du danger auquel il allait exposer la seule créature qu’il aimât au monde, l’épouvanta. Il tourna les yeux vers Luisa. Elle était pâle et immobile dans l’angle de la voiture. Ses yeux étaient fermés, et, ne croyant pas être vue dans l’obscurité, elle laissait couler des larmes sur ses joues. Alors, pour la première fois, l’idée vint au chevalier que sa femme lui faisait quelque grand sacrifice qu’il ignorait. Il prit sa main et la porta à ses lèvres. Luisa rouvrit les yeux, et, souriant à son mari à travers les larmes :
– Que vous êtes bon, mon ami, lui dit-elle, et que je vous aime !
Le chevalier passa un bras autour de son cou, appuya la tête de Luisa contre sa poitrine, et, relevant le capuchon de la mante de satin qui les couvrait, il baisa ses cheveux d’une lèvre frémissante et plus que paternelle cette fois.
Luisa ne put retenir un gémissement.
Le chevalier fit semblant de ne pas l’entendre.
On arriva à la descente de la Vittoria.
Une barque, montée de six rameurs, attendait, se maintenant à grand’peine contre les vagues qui la poussaient vers la plage.
À peine les rameurs avaient-ils vu la voiture s’arrêter, que, comprenant que ceux qu’ils attendaient étaient dedans, ils crièrent :
– Faites vite ! la mer est mauvaise ; à peine sommes-nous maîtres de la barque.
Et, en effet, San-Felice n’eut qu’à jeter un coup d’œil sur l’embarcation pour voir qu’elle et ceux qui la montaient étaient en danger de perdition.
Le chevalier dit un mot tout bas au cocher, un mot tout bas à Michele, prit Luisa par le bras et descendit avec elle jusqu’à la plage.
Avant qu’ils fussent arrivés au bord de la mer, une vague, en se brisant sur le sable, les avait couverts d’écume.
Luisa jeta un cri.
Le chevalier la prit entre ses bras et la pressa contre son cœur.
Puis, appelant Michele d’un signe :
– Attends, dit-il à Luisa ; je descends dans la barque, et, une fois descendu, Michele et moi, nous t’aiderons à descendre à ton tour.
Luisa en était à ce point de la douleur qui précède le complet anéantissement des forces et qui laisse à peine à la volonté la facilité de s’exprimer. Elle passa donc, presque sans s’en apercevoir, des bras du chevalier dans ceux de son frère de lait.
Le chevalier s’approcha résolument de la barque, et, au moment où, à l’aide d’une gaffe, deux hommes la maintenaient, sinon immobile, du moins proche du rivage, il sauta dans l’embarcation en criant :
– Au large !
– Et la petite dame ? demanda le patron.
– Elle reste, dit San-Felice.
– Le fait est, répliqua le patron, que ce n’est pas là un temps à embarquer des femmes. Nagez, mes garçons ! nagez d’ensemble, et vivement !
En une seconde, la barque fut à dix brasses du rivage.
Tout cela s’était passé si rapidement, que Luisa n’avait pas eu le temps de deviner la résolution de son mari, et, par conséquent, de la combattre.
En voyant la barque s’éloigner, elle jeta un cri :
– Et moi ! et moi ! dit-elle en essayant de s’arracher des bras de Michele pour suivre son mari, et moi ! vous m’abandonnez donc ?
– Que dirait ton père, à qui j’ai promis de veiller sur toi, en me voyant t’exposer à un pareil danger ? répondit San-Felice en haussant la voix.
– Mais je ne puis rester à Naples ! cria Luisa en se tordant les bras ; je veux partir, je veux vous suivre ! À moi, Luciano ! si je reste, je suis perdue !
Le chevalier était déjà loin ; une rafale de vent apporta ces mots :
– Michele, je te la confie !
– Non, non, cria Luisa désespérée ; à personne qu’à toi, Luciano ! Tu ne sais donc pas ! je l’aime !
Et, en jetant au chevalier ces derniers mots, dans lesquels Luisa avait mis tout ce qui lui restait de force, son âme sembla l’abandonner.
Elle s’évanouit.
– Luisa ! Luisa ! fit Michele en essayant vainement de rappeler sa sœur de lait à la vie.
– Anankè ! murmura une voix derrière Michele.
Le lazzarone se retourna.
Une femme était debout derrière eux, et, à la lueur d’un éclair, il reconnut l’Albanaise Nanno, qui, voyant le chevalier parti pour la Sicile et Luisa rester à Naples, prononçait en grec le mot mystérieux et terrible que nous avons donné pour titre à ce chapitre : FATALITÉ.
Au même moment, la barque qui emportait le chevalier disparaissait derrière la sombre et massive construction du château de l’Œuf.
LXXVIII. Justice de Dieu. §
Le 22 décembre au matin, c’est-à-dire le lendemain du jour et de la nuit où s’étaient accomplis les événements que nous venons de raconter, des groupes nombreux stationnaient dès le point du jour devant des affiches aux armes royales apposées pendant la nuit sur les murailles de Naples.
Ces affiches renfermaient un édit déclarant que le prince de Pignatelli était nommé vicaire du royaume, et Mack lieutenant général.
Le roi promettait de revenir de la Sicile avec de puissants secours.
La vérité terrible était donc enfin révélée aux Napolitains. Toujours lâche, le roi abandonnait son peuple, comme il avait abandonné son armée. Seulement, cette fois, en fuyant, il dépouillait la capitale de tous les chefs-d’œuvre recueillis depuis un siècle, et de tout l’argent qu’il avait trouvé dans les caisses.
Alors, ce peuple désespéré courut au port. Les vaisseaux de la flotte anglaise, retenus par le vent contraire, ne pouvaient sortir de la rade. À la bannière flottant à son mât, on reconnaissait celui qui portait le roi : c’était, comme nous l’avons dit, le Van-Guard.
En effet, vers les quatre heures du matin, ainsi que l’avait prévu le comte de Thurn, le vent étant un peu tombé, la mer avait calmi ; et, après avoir passé la nuit dans la maison de l’inspecteur du port, sans pouvoir se réchauffer, les fugitifs s’étaient remis en mer et à grand’ peine avaient abordé le vaisseau de l’amiral.
Les jeunes princesses avaient eu faim et avaient soupé avec des anchois salés, du pain dur et de l’eau. La princesse Antonia, la plus jeune des filles de la reine, dans un journal que nous avons sous les yeux, raconte ce fait et décrit ses angoisses et celles de ses augustes parents pendant cette terrible nuit.
Quoique la mer fût encore horriblement houleuse et le port mal garanti, l’archevêque de Naples, les barons, les magistrats et les élus du peuple montèrent dans des barques, et, à force d’argent, ayant décidé les plus braves patrons à les conduire, allèrent supplier le roi de revenir à Naples, promettant de sacrifier à la défense de la ville jusqu’à la dernière goutte de leur sang.
Mais le roi ne consentit à recevoir que le seul archevêque, monseigneur Capece Zurlo, lequel, malgré ses prières, ne put en tirer que ces paroles :
– Je me fie à la mer, parce que la terre m’a trahi.
Au milieu de ces barques, il y en avait une qui conduisait un homme seul. Cet homme, vêtu de noir, tenait son front abaissé dans ses mains, et, de temps en temps, relevait sa tête pâle pour regarder d’un œil hagard si l’on approchait du vaisseau qui servait d’asile au roi.
Le vaisseau, comme nous l’avons dit, était entouré de barques ; mais, devant cette barque isolée et cet homme seul, les barques s’écartèrent.
Il était facile de voir que c’était par répugnance et non par respect.
La barque et l’homme arrivèrent au pied de l’échelle ; mais là se tenait un soldat de marine anglais, dont la consigne était de ne laisser monter personne à bord.
L’homme insista pour qu’on lui accordât, à lui, la faveur refusée à tous. Son insistance amena un officier de marine.
– Monsieur, cria celui à qui l’on refusait l’entrée du vaisseau, ayez la bonté de dire à ma reine que c’est le marquis Vanni qui sollicite l’honneur d’être reçu par elle pendant quelques instants.
Un murmure s’éleva de toutes les barques.
Si le roi et la reine, qui refusaient de recevoir les magistrats, les barons et les élus du peuple, recevaient Vanni, c’était une insulte faite à tous.
L’officier avait transmis la demande à Nelson. Nelson, qui connaissait le procureur fiscal, de nom, du moins, et qui savait les odieux services rendus à la royauté par ce magistrat, l’avait transmise à la reine.
L’officier reparut au haut de l’échelle, et, en anglais :
– La reine est malade, dit-il, et ne peut recevoir personne.
Vanni, ne comprenant pas l’anglais ou feignant de ne pas le comprendre, continuait à se cramponner à l’échelle, d’où le factionnaire le repoussait sans cesse.
Un autre officier vint, qui lui notifia le refus en mauvais italien.
– Alors, demandez au roi, cria Vanni. Il est impossible que le roi, que j’ai si fidèlement servi, repousse la requête que j’ai à lui présenter.
Les deux officiers se consultaient sur ce qu’il y avait à faire, lorsque, en ce moment même, le roi parut sur le pont, reconduisant l’archevêque.
– Sire ! sire ! cria Vanni en apercevant le roi, c’est moi ! c’est votre fidèle serviteur !
Le roi, sans répondre à Vanni, baisa la main de l’archevêque.
L’archevêque descendit l’escalier, et, arrivé à Vanni, s’effaça le plus qu’il put pour ne point le toucher, même de ses vêtements.
Ce mouvement de répulsion, fort peu chrétien, du reste, fut remarqué des barques, où il souleva un murmure d’approbation.
Le roi saisit cette démonstration au passage et résolut d’en tirer profit.
C’était une lâcheté de plus ; mais Ferdinand, à cet endroit, avait cessé de calculer.
– Sire, répéta Vanni, la tête découverte et les bras étendus vers le roi, c’est moi !
– Qui, vous ? demanda le roi avec ce nasillement qui, dans ses goguenarderies, lui donnait tant de ressemblance avec Polichinelle.
– Moi, le marquis Vanni.
– Je ne vous connais pas, dit le roi.
– Sire, s’écria Vanni, vous ne reconnaissez pas votre procureur fiscal, le rapporteur de la junte d’État ?
– Ah ! oui, dit le roi, c’est vous qui disiez que la tranquillité ne serait rétablie dans le royaume que lorsqu’on aurait arrêté tous les nobles, tous les barons, tous les magistrats, tous les jacobins, enfin ; c’est vous qui demandiez la tête de trente-deux personnes et qui vouliez donner la torture à Medici, à Canzano, à Teodoro Montecelli.
La sueur coulait du front de Vanni.
– Sire ! murmura-t-il.
– Oui, répondit le roi, je vous connais, mais de nom seulement ; je n’ai jamais eu affaire à vous, ou plutôt vous n’avez jamais eu affaire à moi. Vous ai-je jamais personnellement donné un seul ordre ?
– Non, sire, c’est vrai, dit Vanni en secouant la tête. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par le commandement de la reine.
– Eh bien, alors, dit le roi, si vous avez quelque chose à demander, demandez-le à la reine et non à moi.
– Sire, je me suis, en effet, adressé à la reine.
– Bon ! dit le roi, qui voyait combien son refus était approuvé par tous les assistants et qui, reconquérant un peu de sa popularité par l’acte d’ingratitude qu’il faisait, au lieu d’abréger la conversation, cherchait à la prolonger ; eh bien ?
– La reine a refusé de me recevoir, sire.
– C’est désagréable pour vous, mon pauvre marquis ; mais, comme je n’approuvais pas la reine quand elle vous recevait, je ne puis la désapprouver quand elle ne vous reçoit pas.
– Sire ! s’écria Vanni avec l’accent d’un naufragé qui sent glisser entre ses bras l’épave à laquelle il s’était cramponné, et sur laquelle il fondait son salut ; sire ! vous savez bien qu’après les soins que j’ai rendus à votre gouvernement, je ne puis rester à Naples… Me refuser l’asile que je vous demande sur un des bâtiments de la flotte anglaise, c’est me condamner à mort : les jacobins me pendront !
– Et avouez, dit le roi, que vous l’aurez bien mérité !
– Oh ! sire ! sire ! il manquait à mon malheur l’abandon de Votre Majesté !
– Ma Majesté, mon cher marquis, n’est pas plus puissante ici qu’à Naples. La vraie Majesté, vous le savez bien, c’est la reine. C’est la reine qui règne. Moi, je chasse et je m’amuse, – pas dans ce moment-ci, je vous prie de le croire ; c’est la reine qui a fait venir M. Mack et qui l’a nommé général en chef ; c’est la reine qui fait la guerre ; c’est la reine qui veut aller en Sicile. Chacun sait que, moi, je voulais rester à Naples. Arrangez-vous avec la reine ; mais je ne puis m’occuper de vous.
Vanni prit, d’un geste désespéré, sa tête entre ses mains.
– Ah ! si fait, dit le roi, je puis vous donner un conseil…
Vanni releva le front, un rayon d’espoir passa sur son visage livide.
– Je puis, continua le roi, vous donner le conseil d’aller à bord de la Minerve, où est embarqué le duc de Calabre et sa maison, demander passage à l’amiral Caracciolo. Mais, quant à moi, bonjour, cher marquis ! bon voyage !
Et le roi accompagna ce souhait d’un bruit grotesque qu’il faisait avec la bouche et qui imitait, à s’y méprendre, celui que fait le diable dont parle Dante et qui se servait de sa queue au lieu de trompette.
Quelques rires éclatèrent, malgré la gravité de la situation ; quelques cris de « Vive le roi ! » se firent entendre ; mais ce qui fut unanime, ce fut le concert de huées et de sifflets qui accompagna le départ de Vanni.
Si peu de chance qu’il y eût dans ce conseil donné par le roi, c’était un dernier espoir. Vanni s’y cramponna et donna l’ordre de ramer vers la frégate la Minerve, qui se balançait gracieusement à l’écart de le flotte anglaise, portant à son grand mât le pavillon indiquant qu’elle avait à bord le prince royal.
Trois hommes montés sur la dunette suivaient, avec des longues-vues, la scène que nous venons de raconter. C’étaient le prince royal, l’amiral Caracciolo et le chevalier San-Felice, dont la lunette, nous devons le dire, se tournait plus souvent du côté de Mergellina, où s’élevait la maison du Palmier, que du côté de Sorrente, dans la direction de laquelle était ancré le Van-Guard.
Le prince royal vit cette barque qui, à force de rames, se dirigeait vers la Minerve, et, comme il avait vu l’homme qui la montait parler longtemps au roi, il fixa avec une attention toute particulière sa lunette sur cet homme.
Tout à coup, le reconnaissant :
– C’est le marquis Vanni, le procureur fiscal ! s’écria-t-il.
– Que vient faire à mon bord ce misérable ? demanda Caracciolo en fronçant le sourcil.
Puis, se rappelant tout à coup que Vanni était l’homme de la reine :
– Pardon, Altesse, dit-il en riant, vous savez que les marins et les juges ne portent pas le même uniforme ; peut-être un préjugé me rend-il injuste.
– Il ne s’agit point ici de préjugé, mon cher amiral, répondit le prince François : il s’agit de conscience. Je comprends tout. Vanni a peur de rester à Naples, Vanni veut fuir avec nous. Il a été demander au roi de le recevoir sur le Van-Guard : le roi ayant refusé, le malheureux vient à nous.
– Et quel est l’avis de Votre Altesse à l’endroit de cet homme ? demanda Caracciolo.
– S’il vient avec un ordre écrit de mon père, mon cher amiral, comme nous devons obéissance à mon père, recevons-le ; mais, s’il n’est point porteur d’un ordre écrit bien en règle, vous êtes maître suprême à votre bord, amiral, vous ferez ce que vous voudrez. Viens, San-Felice.
Et le prince descendit dans la cabine de l’amiral, que celui-ci lui avait cédée, entraînant derrière lui son secrétaire.
La barque s’approchait. L’amiral fit descendre un matelot sur le dernier degré de l’escalier, au haut duquel il se tint les bras croisés.
– Ohé ! de la barque ! cria le matelot, qui vive ?
– Ami, répondit Vanni.
L’amiral sourit dédaigneusement.
– Au large ! dit le matelot. Parlez à l’amiral.
Les rameurs, qui savaient à quoi s’en tenir sur Caracciolo à l’endroit de la discipline, se tinrent au large.
– Que voulez-vous ? demanda l’amiral de sa voix rude et brève.
– Je suis…
L’amiral l’interrompit.
– Inutile de me dire qui vous êtes, monsieur : comme tout Naples, je le sais. Je vous demande, non pas qui vous êtes, mais ce que vous voulez.
– Excellence, Sa Majesté le roi, n’ayant point de place à bord du Van-Guard pour m’emmener en Sicile, me renvoie à Votre Excellence en la priant…
– Le roi ne prie pas, monsieur, il ordonne : où est l’ordre ?
– Où est l’ordre ?
– Oui, je vous demande où il est ; sans doute, en vous envoyant à moi, il vous a donné un ordre ; car le roi doit bien savoir que, sans un ordre de lui, je ne recevrais pas à mon bord un misérable tel que vous.
– Je n’ai pas d’ordre, dit Vanni consterné.
– Alors, au large !
– Excellence !…
– Au large ! répéta l’amiral.
Puis, s’adressant au matelot :
– Et, quand vous aurez crié une troisième fois : « Au large ! » si cet homme ne s’éloigne pas, feu dessus !
– Au large ! cria le matelot.
La barque s’éloigna.
Tout espoir était perdu. Vanni rentra chez lui. Sa femme et ses enfants ne s’attendaient point à le revoir. Ces demandeurs de têtes ont des femmes et des enfants comme les autres hommes ; ils ont même quelquefois, assure-t-on, des cœurs d’époux et des entrailles de père… Femme et enfants accoururent à lui, tout étonnés de son retour :
Vanni s’efforça de leur sourire, leur annonça qu’il partait avec le roi ; mais, comme le départ n’aurait probablement lieu que dans la nuit, à cause du vent contraire, il était venu chercher des papiers importants que, dans son empressement à quitter Naples, il n’avait pas eu le temps de réunir.
C’était ce soin, auquel il allait se livrer, disait-il, qui le ramenait.
Vanni embrassa sa femme et ses enfants, entra dans son cabinet et s’y renferma.
Il venait de prendre une résolution terrible : celle de se tuer.
Il se promena quelque temps, passant de son cabinet dans sa chambre à coucher, qui communiquaient l’une avec l’autre, flottant entre les différents genres de mort qu’il se trouvait avoir sous la main. La corde, le pistolet, le rasoir.
Enfin, il s’arrêta au rasoir.
Il s’assit devant son bureau, plaça en face de lui une petite glace, puis, à côté de la petite glace, son rasoir.
Après quoi, trempant dans l’encre cette plume qui tant de fois avait demandé la mort d’autrui, il rédigea en ces termes son propre arrêt de mort :
« L’ingratitude dont je suis victime, l’approche d’un ennemi terrible, l’absence d’asile, m’ont déterminé à m’enlever la vie, qui, désormais, est pour moi un fardeau.
» Que l’on n’accuse personne de ma mort et qu’elle serve d’exemple aux inquisiteurs d’État. »
Au bout de deux heures, la femme de Vanni, inquiète de ne point voir se rouvrir la chambre de son mari, inquiète surtout de n’entendre aucun bruit dans cette chambre, quoique plusieurs fois elle eût écouté, frappa à la porte.
Personne ne lui répondit.
Elle appela : même silence.
On essaya de pénétrer par la porte de la chambre à coucher : elle était fermée, comme celle du cabinet.
Un domestique offrit alors de casser un carreau et d’entrer par la fenêtre.
On n’avait que ce moyen ou celui de faire ouvrir la porte par un serrurier.
On redoutait un malheur : la préférence fut donnée au moyen proposé par le domestique.
Le carreau fut cassé, la fenêtre ouverte : le domestique entra.
Il jeta un cri et recula jusqu’à la fenêtre.
Vanni était renversé sur un bras de son fauteuil, en arrière, la gorge ouverte. Il s’était tranché la carotide avec son rasoir, tombé près de lui.
Le sang avait jailli sur ce bureau où tant de fois le sang avait été demandé ; le miroir devant lequel Vanni s’était ouvert l’artère en était rouge ; la lettre où il donnait la cause de son suicide en était souillée.
Il était mort presque instantanément, sans se débattre, sans souffrir.
Dieu, qui avait été sévère envers lui au point de ne lui laisser que la tombe pour refuge, avait du moins été miséricordieux pour son agonie.
« Du sang des Gracques, a dit Mirabeau, naquit Marius. » Du sang de Vanni naquit Speciale.
Il eût peut-être été mieux, pour l’unité de notre livre, de ne faire de Vanni et de Speciale qu’un seul homme ; mais l’inexorable histoire est là, qui nous force à constater que Naples a fourni à son roi deux Fouquier-Tinville, quand la France n’en avait donné qu’un à la Révolution.
L’exemple qui aurait dû survivre à Vanni fut perdu. Il manque parfois de bourreaux pour exécuter les arrêts, jamais de juges pour les rendre.
Le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, le temps s’étant éclairci et le vent étant devenu favorable, les vaisseaux anglais, ayant appareillé, s’éloignèrent et disparurent à l’horizon.
LXXIX. La trêve. §
Le départ du roi, auquel on s’attendait cependant depuis deux jours, laissa Naples dans la stupeur. Le peuple, pressé sur les quais, et qui avait toujours espéré, tant qu’il avait vu les vaisseaux anglais à l’ancre, que le roi changerait d’avis et se laisserait toucher par ses prières et ses promesses de dévouement, resta jusqu’à ce que le dernier bâtiment se fût confondu avec l’horizon grisâtre, et, une fois le dernier bâtiment disparu, s’écoula triste et silencieux. On en était encore à la période de prostration.
Le soir, une voix étrange courut par les rues de Naples. Nous nous servons de la forme napolitaine, qui exprime à merveille notre pensée. Ceux qui se rencontraient se disaient les uns aux autres : « Le feu ! » et personne ne savait où était ce feu ni ce qui le causait.
Le peuple se rassembla de nouveau sur le rivage. Une épaisse fumée, partant du milieu du golfe, montait au ciel, inclinée de l’ouest vers l’est.
C’était la flotte napolitaine qui brûlait par l’ordre de Nelson et par les soins du marquis de Nezza.
C’était un beau spectacle ; mais il coûtait cher !
On livrait aux flammes cent vingt barques canonnières.
Ces cent vingt barques brûlées en un seul et immense bûcher, on vit sur un autre point du golfe, – où, à quelque distance les uns des autres, étaient à l’ancre deux vaisseaux et trois frégates, – on vit tout à coup un rayon de flamme courir d’un bâtiment à l’autre, puis les cinq bâtiments prendre feu à la fois, et cette flamme, qui d’abord avait glissé à la surface de la mer, s’étendre le long des flancs des vaisseaux, et, dessinant leurs formes, monter le long des mâts, suivre les vergues, les câbles goudronnés, les hunes, s’élancer enfin jusqu’au sommet des mâts, où flottaient les flammes de guerre, puis, après quelques instants de cette fantastique illumination, les vaisseaux tomber en cendre, s’éteindre et disparaître engloutis dans les flots.
C’était le résultat de quinze ans de travaux, c’étaient des sommes immenses qui venaient d’être anéanties en une soirée, et cela, sans aucun but, sans aucun résultat. Le peuple rentra dans la ville comme en un jour de fête, après un feu d’artifice ; seulement, le feu d’artifice avait coûté cent vingt millions !
La nuit fut sombre et silencieuse ; mais c’était un de ces silences qui précèdent les irruptions du volcan. Le lendemain, au point du jour, le peuple se répandit dans les rues, bruyant, menaçant, tumultueux.
Les bruits les plus étranges couraient. On racontait qu’avant de partir la reine avait dit à Pignatelli :
– Incendiez Naples s’il le faut. Il n’y a de bon à Naples que le peuple. Sauvez le peuple et anéantissez le reste.
On s’arrêtait devant des affiches sur lesquelles était inscrite cette recommandation :
« Aussitôt que les Français mettront le pied sur le sol napolitain, toutes les communes devront s’insurger en masse, et le massacre commencera.
» Pour le roi :
» PIGNATELLI, vicaire général. »
Au reste, pendant la nuit du 23 au 24 décembre, c’est-à-dire pendant la nuit qui avait suivi le départ du roi, les représentants de la ville s’étaient réunis pour pourvoir à la sûreté de Naples.
On appelait la ville ce que, de nos jours, on appellerait la municipalité, c’est-à-dire sept personnes élues par les sedili.
Les sedili étaient les titulaires de privilèges qui remontaient à plus de huit cents ans.
Lorsque Naples était encore ville et république grecque, elle avait, comme Athènes, des portiques où se réunissaient, pour causer des affaires publiques, les riches, les nobles, les militaires.
Ces portiques étaient son agora.
Sous ces portiques, il y avait des sièges circulaires appelés sedili.
Le peuple et la bourgeoisie n’étaient point exclus de ces portiques ; mais, par humilité, ils s’en excluaient eux-mêmes, et les laissaient à l’aristocratie, qui, comme nous l’avons dit, y délibérait sur les affaires de l’État.
Il y eut d’abord quatre sedili, autant que Naples avait de quartiers, puis six, puis dix, puis vingt.
Ces sedili, enfin, s’élevèrent jusqu’à vingt-neuf ; mais, s’étant confondus les uns avec les autres, ils furent réduits définitivement à cinq, qui prirent les noms des localités où ils se trouvaient, c’est-à-dire de Capuana, de Montagna, de Nido, de Porto et de Porta-Nuova.
Les sedili acquirent une telle importance, que Charles d’Anjou les reconnut comme des puissances dans le gouvernement. Il leur accorda le privilège de représenter la capitale et le royaume, de nommer parmi eux les membres du conseil municipal de Naples, d’administrer les revenus de la ville, de concéder le droit de citoyen aux étrangers et d’être juges dans certaines causes.
Peu à peu, un peuple et une bourgeoisie se formèrent. Ce peuple et cette bourgeoisie, en voyant les nobles, les riches et les militaires seuls administrateurs des affaires de tous, demandèrent à leur tour un seggio ou sedile, qui leur fût accordé, et l’on nomma le sedile du peuple.
Sauf la noblesse, ce sedile eut les mêmes privilèges que les cinq autres.
La municipalité de Naples se forma alors d’un syndic et de six élus, un par sedile. Vingt-neuf membres choisis dans les mêmes réunions, et rappelait les vingt-neuf sedili qui, un instant, avaient existé dans la ville, leur furent adjoints.
Ce furent donc, le roi parti, le syndic, ces dix élus et ces vingt-neuf adjoints formant la cité, qui se réunirent et qui prirent, comme première mesure, la résolution de former une garde nationale et d’élire quatorze députés ayant mission de prendre la défense et les intérêts de Naples, dans les événements encore inconnus, mais, à coup sûr, graves, qui se préparaient.
Que nos lecteurs excusent la longueur de nos explications : nous les croyons nécessaires à l’intelligence des faits qui nous restent à raconter, et sur lesquels l’ignorance de la constitution civile de Naples et des droits et des privilèges des Napolitains jetterait une certaine obscurité, puisque l’on assisterait à cette grande lutte de la royauté et du peuple, sans connaître, nous ne dirons pas les forces, mais les droits de chacun d’eux.
Donc, le 24 décembre, c’est-à-dire le lendemain du départ du roi, tandis qu’ils étaient occupés de l’élection de leurs quatorze députés, la ville et la magistrature allèrent présenter leurs hommages à M. le vicaire général prince Pignatelli.
Le prince Pignatelli, homme médiocre dans toute la force du terme, fort au-dessous de la situation que les événements lui faisaient, et, comme toujours, d’autant plus orgueilleux, qu’il était plus inférieur à sa position, – le prince Pignatelli les reçut avec une telle insolence, que la députation se demanda si les prétendues instructions que l’on disait laissées par la reine n’étaient pas réelles, et si la reine n’avait point lancé, en effet, l’acte fatal qui faisait trembler les Napolitains.
Sur ces entrefaites, les quatorze députés, ou plutôt représentants, que la ville devait élire, avaient été élus. Ils résolurent, comme premier acte constatant leur nomination et leur existence, malgré le médiocre succès de la première ambassade, d’en envoyer une seconde au prince Pignatelli, ambassade qui serait particulièrement chargée de lui démontrer l’utilité de la garde nationale, que la ville venait de décréter.
Mais le prince Pignatelli fut encore plus rogue et plus brutal cette fois que la première, répondant aux députés qui lui étaient adressés que c’était à lui, et non pas à eux, que la sécurité de la ville avait été confiée, et qu’il rendrait compte de cette sécurité à qui de droit.
Il arriva ce qui, d’habitude, arrive dans les circonstances où les pouvoirs populaires commencent, en vertu de leurs droits, à exercer leurs fonctions. La ville, à laquelle il fut rendu compte de la réponse insolente du vicaire général, ne se laissa aucunement intimider par cette réponse. Elle nomma de nouveaux députés qui, une troisième fois, se présentèrent devant le prince, et qui, voyant qu’il leur parlait plus grossièrement encore cette troisième fois que les deux premières, se contentèrent de lui répondre :
– Très bien ! Agissez de votre côté, nous agirons du nôtre, et nous verrons en faveur de qui le peuple décidera.
Après quoi, ils se retirèrent.
On en était à Naples à peu près où en avait été la France après le serment du Jeu-de-Paume ; seulement, la situation était plus nette pour les Napolitains, le roi et la reine n’étant plus là.
Deux jours après, la ville reçut l’autorisation de former la garde nationale qu’elle avait décrétée.
Mais, dans la manière de la former, bien plus encore que dans l’autorisation accordée ou refusée par le prince Pignatelli, était la difficulté.
Le mode de formation était l’enrôlement ; mais l’enrôlement n’était point l’organisation.
La noblesse, habituée, à Naples, à occuper toutes les charges, avait la prétention, dans le nouveau corps qui s’organisait, d’occuper tous les grades ou, du moins, de ne laisser à la bourgoisie que les grades inférieurs, dont elle ne se souciait pas.
Enfin, après trois ou quatre jours de discussion, il fut convenu que les grades seraient également répartis entre les bourgeois et les nobles.
Sur cette base, un bon plan fut établi, et, en moins de trois jours, les enrôlements montèrent à quatorze mille.
Mais, à cette heure que l’on avait les hommes, il s’agissait de se procurer les armes. Ce fut à cet endroit que l’on rencontra, de la part du vicaire général, une opposition obstinée.
À force de lutter, on obtint une première fois cinq cents fusils, et une seconde fois deux cents.
Alors les patriotes, le mot circulait déjà hautement, – les patriotes furent invités à prêter leurs armes, les patrouilles commencèrent immédiatement, et la ville prit un certain air de tranquillité.
Mais tout à coup, et au grand étonnement de chacun, on apprit à Naples qu’une trêve de deux mois, dont la première condition devait être la reddition de Capoue, avait été signée la veille, c’est-à-dire le 9 janvier 1799, à la demande du général Mack, entre le prince de Migliano et le duc de Geno, d’un côté, pour le compte du gouvernement, représenté par le vicaire général, et le commissaire ordonnateur Archambal, de l’autre, pour l’armée républicaine.
La trêve était arrivée à merveille pour tirer Championnet d’un grand embarras. Les ordres donnés par le roi pour le massacre des Français avaient été suivis à la lettre. Outre les trois grandes bandes de Pronio, de Mammone et de Fra-Diavolo que nous avons vues à l’œuvre, chacun s’était mis en chasse des Français. Des milliers de paysans couvraient les routes, peuplaient les bois et la montagne, et, embusqués derrière les arbres, cachés derrière les rochers, couchés dans les plis du terrain, massacraient impitoyablement tous ceux qui avaient l’imprudence de rester en arrière des colonnes ou de s’éloigner de leurs campements. En outre, les troupes du général Naselli, de retour de Livourne, réunies aux restes de la colonne de Damas, s’étaient embarquées dans le but de descendre aux bouches du Garigliano et d’attaquer les Français par derrière, tandis que Mack leur présenterait la bataille de front.
La position de Championnet, perdu avec ses deux mille soldats au milieu de trente mille soldats révoltés, et ayant affaire à la fois à Mack, qui tenait Capoue avec 15,000 hommes, à Naselli, qui en avait 8,000, à Damas, à qui il en restait 5,000, et à Rocca-Romana et à Maliterno, chacun avec son régiment de volontaires, était assurément fort grave.
Le corps d’armée de Macdonald avait voulu prendre Capoue par surprise. En conséquence, il s’était avancé nuitamment, et il enveloppait déjà le fort avancé de Saint-Joseph, lorsqu’un artilleur, entendant du bruit et voyant des hommes se glisser dans l’obscurité, avait mis le feu à sa pièce et tiré au hasard, mais, en tirant au hasard, avait donné l’alarme.
D’un autre côté, les Français avaient tenté de passer le Volturne au gué de Caïazzo ; mais ils avaient été repoussés par Rocca-Romana et ses volontaires. Rocca-Romana avait fait des merveilles dans cette occasion.
Championnet avait aussitôt donné l’ordre à son armée de se concentrer autour de Capoue, qu’il voulait prendre, avant de marcher sur Naples. L’armée accomplit son mouvement. Ce fut alors qu’il vit son isolement et comprit dans toute son étendue le danger de la situation. Il en était à chercher, dans quelqu’un de ces actes d’énergie qu’inspire le désespoir, le moyen de sortir de cette position, en intimidant l’ennemi par quelque coup d’éclat, lorsque, tout à coup et au moment où il s’y attendait le moins, il vit s’ouvrir les portes de Capoue et s’avancer au-devant de lui, précédés de la bannière parlementaire, quelques officiers supérieurs chargés de proposer l’armistice.
Ces officiers supérieurs, qui ne connaissaient pas Championnet, étaient, comme nous l’avons dit, le prince de Migliano et le duc de Geno.
L’armistice, était-il dit dans les préliminaires, avait pour objet d’arriver à la conclusion d’une paix solide et durable.
Les conditions que les deux plénipotentiaires napolitains étaient autorisés à proposer étaient la reddition de Capoue et le tracé d’une ligne militaire, de chaque côté de laquelle les deux armées napolitaine et française attendraient chacune la décision de leur gouvernement.
Dans la situation où était Championnet, de telles conditions étaient non-seulement acceptables, mais avantageuses. Cependant Championnet les repoussa, disant que les seules conditions qu’il pût écouter étaient celles qui auraient pour résultat la soumission des provinces et la reddition de Naples.
Les plénipotentiaires n’étaient point autorisés à aller jusque-là ; ils se retirèrent.
Le lendemain, ils revinrent avec les mêmes propositions, qui, comme la veille, furent repoussées.
Enfin, deux jours après, deux jours pendant lesquels la situation de l’armée française, enveloppée de tous côtés, n’avait fait qu’empirer, le prince de Migliano et le duc de Geno revinrent pour la troisième fois et déclarèrent qu’ils étaient autorisés à accorder toute condition qui ne serait point la reddition de Naples.
Cette nouvelle concession des plénipotentiaires napolitains était si étrange dans la situation où se trouvait l’armée française, que Championnet crut à quelque embûche, tant elle était avantageuse. Il réunit ses généraux, prit leur avis : l’avis unanime fut d’accorder l’armistice.
L’armistice fut donc accordé, pour trois mois, et aux conditions suivantes :
Les Napolitains rendraient la citadelle de Capoue avec tout ce qu’elle contenait ;
Une contribution de deux millions et demi de ducats serait levée pour couvrir les dépenses de la guerre à laquelle l’agression du roi de Naples avait forcé la France ;
Cette somme serait payable en deux fois : moitié le 15 janvier, moitié le 25 du même mois ;
Une ligne était tracée de chaque côté de laquelle se tenaient les deux armées.
Cette trêve fut un objet d’étonnement pour tout le monde, même pour les Français, qui ignoraient quels motifs l’avaient fait conclure. Elle prit le nom de Sparanisi, du nom du village où elle fut conclue, et signée le 10 du mois de décembre.
Nous qui connaissons les motifs qui la firent conclure et qui furent révélés depuis, disons-les.
LXXX. Les trois partis de Naples au commencement de l’année 1789. §
Notre livre – on a dû depuis longtemps s’en apercevoir – est un récit historique dans lequel se trouve, comme par accident, mêlé l’élément dramatique ; mais cet élément romanesque, au lieu de diriger les événements et de les faire plier sous lui, se soumet entièrement à l’exigence des faits et ne transparaît en quelque sorte que pour relier les faits entre eux.
Ces faits sont si curieux, les personnages qui les accomplissent si étranges, que, pour la première fois depuis que nous tenons une plume, nous nous sommes plaint de la richesse de l’histoire, qui l’emportait sur notre imagination. Nous ne craignons donc pas, lorsque la nécessité l’exige, d’abandonner pour quelques instants, nous ne disons pas le récit fictif, – tout est vrai dans ce livre, – mais le récit pittoresque, et de souder Tacite à Walter Scott. Notre seul regret, et l’on en comprendra l’étendue, est de ne pas posséder à la fois la plume de l’historien romain et celle du romancier écossais ; car, avec les éléments qui nous étaient donnés, nous eussions écrit un chef-d’œuvre.
Nous avons à faire connaître à la France une révolution qui lui est encore à peu près inconnue, parce qu’elle s’est accomplie dans un temps où sa propre révolution absorbait son attention tout entière, et ensuite parce qu’une partie des événements que nous racontons, par les soins du gouvernement qui les opprimait, était inconnue aux Napolitains eux-mêmes.
Ceci posé, nous reprenons notre narration et nous allons consacrer quelques lignes à l’explication de cette trêve de Sparanisi, qui, le 10 décembre, jour où elle fut connue, faisait l’étonnement de Naples.
Nous avons dit comment la ville avait nommé des représentants, comment elle avait été elle-même trouver le vicaire général, comment elle lui avait envoyé des députés.
Le résultat de ces allées et venues avait été d’établir que le prince Pignatelli représentait le pouvoir absolu du roi, pouvoir vieilli, mais encore dans toute sa puissance, et la ville, le pouvoir populaire, naissant, mais ayant déjà la conscience de droits qui ne devaient être reconnus que soixante ans plus tard. Ces deux pouvoirs, naturellement antipathiques et agressifs, avaient compris qu’ils ne pouvaient marcher ensemble. Cependant, le pouvoir populaire avait remporté une victoire sur le pouvoir royal : c’était la création de la garde nationale.
Mais, à côté de ces deux partis, représentant, l’un l’absolutisme royal, l’autre la souveraineté populaire, il en existait un troisième qui était, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le parti de l’intelligence.
C’était le parti français, dont nous avons, dans un des premiers chapitres de ce livre, présenté les principaux chefs à nos lecteurs.
Celui-là, connaissant l’ignorance des basses classes à Naples, la corruption de la noblesse, le peu de fraternité de la bourgeoisie, à peine née et n’ayant jamais été appelée au maniement des affaires, – celui-là croyait les Napolitains incapables de rien faire par eux-mêmes et voulait à toute force l’invasion française, sans laquelle, à son avis, on se consumerait en dissensions civiles et en querelles intestines.
Il fallait donc, pour fonder un gouvernement durable à Naples, – et ce gouvernement, selon les hommes de ce parti, devait être une république, – il fallait donc, pour fonder une république, la main ferme et surtout loyale de Championnet.
Ce parti-là seul savait fermement et clairement ce qu’il voulait.
Quant au parti royaliste et au parti national, que les utopistes nourrissaient l’espoir de réunir en un seul, tout était trouble chez eux, et le roi ne savait pas plus les concessions qu’il devait faire que le peuple les droits qu’il devait exiger.
Le programme des républicains était simple et clair : Le gouvernement du peuple par le peuple, c’est-à-dire par ses élus.
Une des choses bizarres de notre pauvre monde, c’est que ce soient toujours les choses les plus claires qui ont le plus de difficulté à s’établir.
Laissés libres d’agir par le départ du roi, les chefs du parti républicain s’étaient réunis, non plus au palais de la reine Jeanne, – un si grand mystère devenait inutile, quoique l’on dût garder encore certaines précautions, – mais à Portici, chez Schipani.
Là, il avait été décidé que l’on ferait tout au monde pour faciliter l’entrée des Français à Naples, et pour fonder, à l’abri de la république française, la république parthénopéenne.
Mais, de même que la ville avait appelé à son aide des députés, de même les chefs républicains avaient ouvert les portes de leurs conciliabules à un certain nombre d’hommes de leur parti, et, comme tout se décidait à la pluralité des voix, les quatre chefs, débordés, – l’emprisonnement de Nicolino au fort Saint-Elme et l’absence d’Hector Caraffa réduisaient le nombre des chefs républicains à quatre, – les quatre chefs, débordés, n’avaient plus été assez puissants pour conduire les délibérations et diriger les décisions.
Il fut donc, dans le club républicain de Portici, décidé à l’unanimité moins quatre voix, qui étaient celles de Cirillo, de Manthonnet, de Schipani et de Velasco, que l’on ouvrirait des négociations avec Rocca-Romana, qui venait de se distinguer contre les Français dans le combat de Caïazzo, et Maliterno, qui venait de donner de nouvelles preuves de cet ardent courage qu’il avait, en 1796, montré dans le Tyrol.
Et, en effet, des propositions leur furent faites, par lesquelles on offrait à chacun d’eux une haute position dans le nouveau gouvernement qui allait se créer à Naples, s’ils voulaient se réunir au parti républicain. Le parlementaire chargé de cette négociation fit chaudement valoir près des deux colonels les malheurs qui pouvaient rejaillir sur Naples de la retraîte des Français, et, soit ambition, soit patriotisme, les deux nobles consentirent à pactiser avec les républicains.
Mack et Pignatelli étaient donc les seuls hommes qui s’opposassent à la régénération de Naples, puisque, sans aucun doute, Mack et Pignatelli, c’est-à-dire le pouvoir civil et le pouvoir militaire disparus, le parti national, séparé de lui par des nuances seulement, se réunirait au parti républicain.
Nous empruntons les détails suivants, que nos lecteurs ne trouveront ni dans Cuoco, écrivain consciencieux, mais homme de parti pris sans s’en douter lui-même, ni dans Colletta, écrivain partial et passionné, qui écrivait loin de Naples et sans autres renseignements que ses souvenirs de haine ou de sympathie, – nous empruntons, disons-nous, les détails suivants aux Mémoires pour servir à la dernière révolution de Naples, ouvrage très-rare et très-curieux, publié en France en 1803.
L’auteur, Bartolomeo N***, est Napolitain, et, avec la naïveté de l’homme qui n’a qu’une notion confuse du bien et du mal, il raconte les faits en l’honneur de ses compatriotes comme ceux qui sont à leur déshonneur. C’est une espèce de Suétone qui écrit ad narrandum, non ad probandum.
« Une entrevue eut lieu alors, dit-il, entre le prince de Maliterno et un des chefs du parti jacobin de Naples, que je ne nomme pas, de peur de le compromettre25. Dans cette entrevue, il fut convenu que, dans le courant de la nuit du 10 décembre, on assassinerait Mack au milieu de Capoue, que Maliterno prendrait immédiatement le commandement de l’armée, et enverrait devant les murs du palais royal de Naples un de ses officiers, qui chercherait un conjuré facile à reconnaître à son signalement d’abord, et ensuite à un mot d’ordre convenu. Ce conjuré, certain de la mort de Mack, pénétrerait sous prétexte de visite amicale jusqu’au prince Pignatelli, et l’assassinerait, comme on aurait assassiné Mack. Aussitôt, on s’emparerait du Château-Neuf, sur le commandant duquel on pouvait compter ; puis on prendrait toutes les mesures nécessaires à un changement de gouvernement, et l’on ferait, avec les Français, devenus des frères, la paix la plus avantageuse qui serait possible. »
L’envoyé de Capoue se trouva à l’heure dite devant le palais royal et y trouva les conjurés ; seulement, au lieu d’avoir à leur annoncer la mort de Mack, il avait à leur annoncer l’arrestation de Maliterno.
Mack, ayant eu quelque révélation du complot, avait, dès la veille, fait arrêter Maliterno ; mais les patriotes de Capoue, en communication avec ceux de Naples, avaient soulevé le peuple en faveur de Maliterno. Maliterno, en conséquence, avait été relâché, mais envoyé, par le général Mack, à Sainte-Marie.
La conspiration était éventée, et il devenait inutile, Mack vivant, de se débarrasser de Pignatelli.
Mais Pignatelli, averti par Mack, sans aucun doute, du complot dont tous deux avaient failli être victimes, avait pris peur et avait envoyé le prince de Migliano et le duc de Geno pour conclure un armistice avec les Français.
Et voilà pourquoi Championnet, au moment où il s’y attendait le moins et devait le moins s’y attendre, avait vu s’ouvrir les portes de Capoue et venir à lui les deux envoyés du vicaire général.
Maintenant, une courte explication à l’endroit des mots que nous avons soulignés tout à l’heure et qui ont rapport à l’assassinat de Mack et à celui de Pignatelli.
Ce serait un grand tort aux moralistes français, et ce serait surtout le tort d’hommes qui ne connaîtraient pas l’Italie méridionale, d’examiner l’assassinat à Naples et dans les provinces napolitaines au point de vue où nous l’examinons en France. Naples, et même la haute Italie, ont des noms différents pour désigner l’assassinat, selon qu’il s’exécute sur un individu ou sur un despote.
En Italie, il y a l’homicide et le tyrannicide.
L’homicide est l’assassinat d’individu à individu. Le tyrannicide est l’assassinat du citoyen au tyran ou à l’agent du despotisme.
Nous avons vu, au reste, des peuples du Nord – et nous citerons les Allemands – partager cette grave erreur morale.
Les Allemands ont presque élevé des autels à Karl Sand, qui a assassiné Kotzebüe, et à Staps, qui a tenté d’assassiner Napoléon.
Le meurtrier inconnu de Rossi et Agésilas Milano, qui a tenté de tuer d’un coup de baïonnette le roi Ferdinand II au milieu d’une revue, sont considérés à Rome et à Naples, non point comme des assassins, mais comme des tyrannicides.
Cela ne justifie pas, mais explique les attentats des Italiens.
Sous quelque despotisme qu’ait été courbée l’Italie, l’éducation des Italiens a toujours été classique et, par conséquent, républicaine.
Or, l’éducation classique glorifie l’assassinat politique, que nos lois flétrissent, que notre conscience réprouve.
Et cela est si vrai, que non-seulement la popularité de Louis-Philippe s’est soutenue, grâce aux nombreux attentats dont il a failli être victime pendant dix-huit ans de règne, mais encore qu’elle s’en était accrue.
Faites dire en France une messe en l’honneur de Fieschi, d’Alibaud, de Lecomte, à peine si une vieille mère, une sœur pieuse, un fils innocent du crime paternel, oseront y assister.
À chaque anniversaire de la mort de Milano, une messe se dit à Naples pour le salut de son âme ; à chaque anniversaire, l’église déborde dans la rue.
Et, en effet, l’histoire glorieuse de l’Italie est comprise entre la tentative de meurtre de Mucius Scœvola sur le roi des Étrusques et l’assassinat de César par Brutus et Cassius.
Et que fait le Sénat, de l’aveu duquel Mucius Scœvola allait tenter le meurtre de Porsenna, lorsque le meurtrier, gracié par l’ennemi de Rome, rentre à Rome avec son bras brûlé ?
Au nom de la République, il vote une récompense à l’assassin, et, au nom de la République, qu’il a sauvée, lui donne un champ.
Que fait Cicéron, qui passe à Rome pour l’honnête homme par excellence, lorsque Brutus et Cassius assassinent César ?
Il ajoute un chapitre à son livre De officiis pour prouver que, lorsqu’un membre de la société est nuisible à la société, chaque citoyen, se faisant chirurgien politique, a le droit de retrancher ce membre du corps social.
Et il résulte de ce que nous venons de dire que, si nous croyions orgueilleusement que notre livre a une importance qu’il n’a pas, nous inviterions les philosophes et même les juges à peser ces considérations, que ne songent à faire valoir ni les avocats ni les prévenus eux-mêmes, chaque fois qu’un Italien, et surtout un Italien des provinces méridionales, se trouvera mêlé à quelque tentative d’assassinat politique.
La France seule est assez avancée en civilisation pour placer sur le même rang Louvel et Lacenaire, et, si elle fait une exception en faveur de Charlotte Corday, c’est à cause de l’horreur physique et morale qu’inspirait le batracien Marat.
LXXXI. Où ce qui devait arriver arrive. §
L’armistice fut, comme nous l’avons dit, signé le 10 décembre, et la ville de Capoue fut, ainsi que la chose avait été convenue, remise aux Français le 11.
Le 13, le prince Pignatelli fit venir au palais les représentants de la ville.
Cet appel avait pour but de les inviter à trouver le moyen de répartir, entre les grands propriétaires et les principaux négociants de Naples, la moitié de la contribution de deux millions et demi de ducats qui devait être payée le surlendemain. Mais les députés, qui pour la première fois étaient bien accueillis, refusèrent positivement de se charger de cette impopulaire mission, disant que cela ne les regardait aucunement, et que c’était à celui qui avait pris l’engagement de le tenir.
Le 14, – les événements vont devenir quotidiens et de plus en plus graves, de sorte que nous n’aurons qu’à les noter jusqu’au 20, – le 14, les 8,000 hommes du général Naselli, rembarqués aux bouches du Volturne, entrèrent dans le golfe de Naples avec leurs armes et leurs munitions.
On pouvait prendre ces 8,000 hommes, les placer sur la route de Capoue à Naples, les faire soutenir par 30,000 lazzaroni, et rendre ainsi la ville imprenable.
Mais le prince Pignatelli, manquant de toute popularité, ne se regardait point, à juste titre, comme assez fort pour prendre une pareille résolution, que rendait cependant urgente la prochaine rupture de l’armistice. Nous disons prochaine, car, si les cinq millions, dont le premier sou n’était point trouvé, n’étaient pas prêts le lendemain, l’armistice était rompu de droit.
D’un autre côté, les patriotes désiraient la rupture de cet armistice, qui empêchait les Français, leurs frères d’opinion, de marcher sur Naples.
Le prince Pignatelli ne prit aucune mesure à l’endroit des 8,000 hommes qui entraient dans le port ; ce que voyant, les lazzaroni montèrent sur toutes les barques qui bordaient le rivage, depuis le pont de la Madeleine jusqu’à Mergellina, voguèrent vers les felouques et s’emparèrent des canons, des fusils et des munitions des soldats, qui se laissèrent désarmer sans opposer aucune résistance.
Inutile de dire que nos amis Michele, Pagliuccella et fra Pacifico se trouvaient naturellement à la tête de cette expédition, grâce à laquelle leurs hommes se trouvèrent admirablement armés.
Quand ils se virent si bien armés, les huit mille lazzaroni se mirent à crier : « Vive le roi ! vive la religion ! » et : « Mort aux Français ! »
Quant aux soldats, ils furent mis à terre et eurent permission de se retirer où ils voulaient.
Au lieu de se retirer, ils se réunirent aux groupes et crièrent plus haut que les autres : « Vive le roi ! vive la religion ! » et : « Mort aux Français ! »
En apprenant ce qui se passait et en entendant ces cris, le commandant du Château-Neuf, Massa, comprit qu’il ne tarderait probablement pas à être attaqué, et il envoya un de ses officiers, le capitaine Simonei, pour demander, en cas d’attaque, quelles étaient les instructions du vicaire général.
– Défendez le château, répondit le vicaire général ; mais gardez-vous bien de faire aucun mal au peuple.
Simonei rapporta au commandant cette réponse, qui, au commandant comme à lui, parut singulièrement manquer de clarté.
Et, en effet, il était difficile, on en conviendra, de défendre le château contre le peuple, sans faire de mal au peuple.
Le commandant renvoya le capitaine Simonei pour demander une réponse plus positive.
– Faites feu à poudre, lui fut-il répondu : cela suffira pour disperser la multitude.
Simonei se retira en levant les épaules ; mais, sur la place du palais, il fut rejoint par le duc de Geno, l’un des négociateurs de l’armistice de Sparanisi, qui lui ordonna, de la part du prince Pignatelli, de ne pas faire feu du tout.
De retour au Château-Neuf, Simonei raconta ses deux entrevues avec le vicaire général ; mais, au moment même où il entamait son récit, une foule immense se précipita vers le château, brisa la première porte, et s’empara du pont en criant : « La bannière royale ! la bannière royale ! »
En effet, depuis le départ du roi, la bannière royale avait disparu de dessus le château, comme en l’absence du chef de l’État, le drapeau disparaît du dôme des Tuileries.
La bannière royale fut déployée selon le désir du peuple.
Alors, la foule, et particulièrement les soldats qui venaient de se laisser désarmer, demandèrent des armes et des munitions.
Le commandant répondit que, ayant les armes et les munitions en compte et sous sa responsabilité, il ne pouvait délivrer ni un seul fusil ni une seule cartouche, sans l’ordre du vicaire général.
Que l’on vînt avec un ordre du vicaire général, et il était prêt à tout donner, même le château.
Mais, tandis que l’inspecteur de la cantine Minichini, parlementait avec le peuple, le régiment samnite, qui avait la garde des portes, les ouvrit au peuple.
La foule se précipita dans le château et en chassa le commandant et les officiers.
Le même jour et à la même heure, comme si c’était un mot d’ordre, – et probablement, en effet, en était-ce un, – les lazzaroni s’emparèrent des trois autres châteaux, Saint-Elme, de l’Œuf et del Carmine.
Était-ce mouvement instantané du peuple ? était-ce impulsion du vicaire général, qui voyait dans la dictature populaire un double moyen de neutraliser les projets des patriotes et d’exécuter les instructions incendiaires de la reine ?
La chose demeura un mystère ; mais, quoique les causes restassent cachées, les faits furent visibles.
Le lendemain 15 janvier, vers deux heures de l’après-midi, cinq calèches chargées d’officiers français, parmi lesquels se trouvait l’ordonnateur général Archambal, signataire du traité de Sparanisi, entrèrent à Naples par la porte de Capoue et descendirent à l’Albergo reale.
Ils venaient pour recevoir les cinq millions qui devaient être payés à titre d’indemnité au général Championnet, et, comme il y a du caractère français partout où il y a des Français, pour aller au théâtre de Saint-Charles.
Immédiatement, le bruit se répandit qu’ils venaient prendre possession de la ville, que le roi était trahi et qu’il fallait venger le roi.
Qui avait intérêt à propager ce bruit ? Celui qui, ayant cinq millions à payer, n’avait pas ces cinq millions pour faire honneur à sa parole, et qui, ne pouvant payer en argent, voulait trouver une défaite, si mauvaise et si coupable qu’elle fût.
Vers sept heures du soir, quinze ou vingt mille soldats ou lazzaroni armés se portèrent à l’Albergo reale en criant : « Vive le roi ! vive la religion ! mort aux Français ! »
À la tête de ces hommes étaient ceux que l’on avait vus à la tête de l’émeute où avaient péri les frères della Torre, et de celle où le malheureux Ferrari avait été mis en morceaux, c’est-à-dire les Pasquale, les Rinaldi, les Beccaïo. Quant à Michele, nous dirons plus tard où il était.
Par bonheur, Archambal était au palais, près de Pignatelli, qui essayait de le payer en belles paroles, ne pouvant le payer en argent.
Les autres officiers étaient au spectacle.
Tout ce peuple fanatisé se précipita vers Saint-Charles. Les sentinelles de la porte voulurent faire résistance et furent tuées. On vit tout à coup un flot de lazzaroni, hurlant et menaçant, se répandre dans le parterre.
Les cris de « Mort aux Français ! » retentissaient dans la rue, dans les corridors, dans la salle.
Que pouvaient douze ou quinze officiers armés de leurs sabres seulement, contre des milliers d’assassins ?
Des patriotes les enveloppèrent, leur firent un rempart de leurs corps, les poussèrent dans le corridor, ignoré du peuple et réservé au roi seul, qui conduisait de la salle au palais. Là, ils trouvèrent Archambal près du prince, et, sans avoir reçu un sou des cinq millions, mais après avoir couru le risque de la vie, ils reprirent le chemin de Capoue, protégés par un fort piquet de cavalerie.
À la vue de cette populace qui envahissait la salle, les acteurs avaient baissé la toile et interrompu le spectacle.
Quant aux spectateurs, fort indifférents à ce qui pouvait arriver aux Français, ils ne songèrent qu’à se mettre en sûreté.
Ceux qui connaissent l’agilité des mains napolitaines peuvent se faire une idée du pillage qui eut lieu pendant cette invasion. Plusieurs personnes furent, en fuyant, étouffées aux portes de sortie, d’autres foulées aux pieds dans les escaliers.
Le pillage se continua dans la rue. Il fallait bien que ceux qui n’avaient pas pu entrer eussent leur part de l’aubaine.
Sous prétexte de s’assurer si elles ne cachaient pas des Français, toutes les voitures furent ouvertes et ceux qui étaient dedans dévalisés.
Les membres de la municipalité, les patriotes, les hommes les plus distingués de Naples essayèrent vainement de mettre de l’ordre parmi cette multitude, qui, courant par les rues, volait, dépouillait, assassinait ; ce que voyant, d’un commun accord, ils se rendirent chez l’archevêque de Naples, monseigneur Capece Zurlo, homme fort estimé de tous, d’une grande douceur d’esprit, d’une grande régularité de mœurs, et le supplièrent de recourir au secours et, s’il le fallait, aux pompes de la religion, pour faire rentrer dans l’ordre toute cette abominable populace, qui roulait désordonnée et dévastatrice dans les rues de Naples comme un torrent de lave.
L’archevêque monta en carrosse découvert, mit des torches aux mains de ses domestiques, laboura, pour ainsi dire, cette multitude en tout sens, sans pouvoir faire entendre une seule parole, sa voix étant incessamment couverte par les cris de « Vive le roi ! vive la religion ! vive saint Janvier ! mort aux jacobins ! »
Et, en effet, le peuple, maître des trois châteaux, était maitre de la ville entière, et il commença d’inaugurer sa dictature en organisant le meurtre et le pillage, sous les yeux mêmes de l’archevêque. Depuis Masaniello, c’est-à-dire depuis cent cinquante-deux ans, la cavale que le peuple de Naples a pour armes n’avait point été lâchée à sa fantaisie sans mors et sans selle. Elle s’en donnait à plaisir et rattrapait le temps perdu. Jusque-là, les assassinats avaient été, pour ainsi dire, accidentels ; à partir de ce moment, ils furent régularisés.
Tout homme vêtu avec élégance, et portant ses cheveux coupés court, était désigné sous le nom de jacobin, et ce nom était un arrêt de mort. Les femmes des lazzaroni, toujours plus féroces que leurs maris aux jours de révolution, les accompagnaient, armées de ciseaux, de couteaux et de rasoirs, et exécutaient, au milieu des huées et des rires, sur les malheureux que condamnaient leurs maris, les mutilations les plus horribles et les plus obscènes. Dans ce moment de crise suprême, où la vie de tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens à Naples ne tenait qu’à un caprice, à un mot, à un fil, quelques patriotes pensèrent à un reste de leurs amis prisonniers et oubliés par Vanni dans les cachots de la Vicaria et del Carmine. Ils se déguisèrent en lazzaroni, criant qu’il fallait délivrer les prisonniers pour accroître les forces d’autant de braves. La proposition fut accueillie par acclamation. On courut aux prisons, on délivra les prisonniers, mais, avec eux, cinq ou six mille forçats, vétérans de l’assassinat et du vol, qui se répandirent dans la ville et redoublèrent le tumulte et la confusion.
C’est une chose remarquable, à Naples et dans les provinces méridionales, que la part que prennent les forçats à toutes les révolutions. Comme les gouvernements despotiques qui se sont succédé dans l’Italie méridionale, depuis les vice-rois espagnols jusqu’à la chute de François II, c’est-à-dire depuis 1503 jusqu’en 1860, ont toujours eu pour premier principe de pervertir le sens moral, il en résulte que le galérien n’y inspire point la même répulsion que chez nous. Au lieu d’être parqués dans leurs bagnes et sans communication avec la société qui les a repoussés de son sein, ils sont mêlés à la population, qui ne les rend pas meilleurs et qu’ils rendent plus mauvaise. Leur nombre est immense, presque le double de celui de la France, et, à un moment donné, ils sont pour les rois, qui ne dédaignent pas leur alliance, un puissant et terrible secours à Naples, – et, par Naples, nous entendons toutes les provinces napolitaines. Il n’y a pas de galères à vie. Nous avons fait un calcul, bien facile à faire, du reste, qui nous a donné une moyenne de neuf ans pour les galères à vie. Ainsi, depuis 1799, c’est-à-dire depuis soixante-cinq ans, les portes des galères ont été ouvertes six fois, et toujours par la royauté, qui, en 1799, en 1806, en 1809, en 1821, en 1848 et en 1860, y recruta des champions. Nous verrons le cardinal Ruffo aux prises avec ces étranges auxiliaires, ne sachant comment s’en débarrasser, et, dans toutes les occasions, les poussant au feu.
J’avais pour voisins, pendant les deux ans et demi que j’ai passés à Naples, une centaine de forçats habitant une succursale du bagne située dans la même rue que mon palais. Ces hommes n’étaient employés à aucun travail et passaient leurs journées dans l’inaction la plus absolue. Aux heures fraîches de l’été, c’est-à-dire de six heures à dix heures du matin et de quatre à six heures du soir, ils se tenaient soit à cheval, soit accoudés sur le mur, regardant ce magnifique horizon qui n’a pour borne que la mer de Sicile, sur laquelle se découpe la sombre silhouette de Caprée.
– Quels sont ces hommes ? demandai-je un jour aux agents de l’autorité.
– Gentiluomini (des gentlemen), me répondit celui-ci.
– Qu’ont-ils fait ?
– Nulla ! hanno amazzato (rien ! ils ont tué).
Et, en effet, à Naples, l’assassinat n’est qu’un geste, et le lazzarone ignorant, qui n’a jamais sondé les mystères de la vie et de la mort, ôte la vie et donne la mort sans avoir aucune idée, ni philosophique ni morale, de ce qu’il donne et de ce qu’il ôte.
Que l’on se figure donc le rôle sanglant que doivent jouer, dans les situations pareilles à celles où nous venons de montrer Naples, des hommes dont les prototypes sont les Mammone, qui boivent le sang de leurs prisonniers, et les La Gala, qui les font cuire et qui les mangent !
LXXXII. Le prince de Maliterno. §
Il fallait au plus tôt porter remède à la situation, ou Naples était perdue et les ordres de la reine étaient exécutés à la lettre, c’est-à-dire que la bourgeoisie et la noblesse disparaissaient dans un massacre général et qu’il ne restait que le peuple, ou plutôt que la populace.
Les députés de la ville, alors, se réunirent dans la vieille basilique de Saint-Laurent, dans laquelle tant de fois avaient été discutés les droits du peuple et ceux du pouvoir royal.
Le parti républicain, qui, nous l’avons vu, avait déjà été en relation avec le prince de Maliterno, et qui, d’après ses promesses, croyait pouvoir compter sur lui, faisant valoir son courage dans la campagne de 1796, et ce que, quelques jours auparavant encore, il venait de faire pour la défense de Capoue, le proposa comme général du peuple.
Les lazzaroni, qui venaient de le voir combattre contre les Français, n’eurent aucune défiance et accueillirent son nom par acclamation.
Son entrée était préparée pour se faire au milieu de l’enthousiasme général. Au moment où le peuple criait : « Oui ! oui ! Maliterno ! vive Maliterno ! mort aux Français ! mort aux jacobins ! » Maliterno parut à cheval et armé de pied en cap.
Le peuple napolitain est un peuple d’enfants, facile à se laisser prendre à des coups de théâtre. L’arrivée du prince, au milieu des bravos qui signalaient sa nomination, lui parut providentielle. À sa vue, les cris redoublèrent. On enveloppa son cheval, comme, la veille et le matin encore, on avait enveloppé le carrosse de l’archevêque, et chacun hurla, de cette voix qu’on n’entend qu’à Naples :
– Vive Maliterno ! vive notre défenseur ! vive notre père !
Maliterno descendit de cheval, laissa l’animal aux mains des lazzaroni et entra dans l’église de San-Lorenzo. Déjà accepté par le peuple, il fut proclamé dictateur par le municipe, revêtu de pouvoirs illimités, et libre de choisir lui-même son lieutenant :
Séance tenante, et avant même que Maliterno sortit de l’église, on annonça une députation chargée de se rendre près du vicaire général et de lui dire que la ville et le peuple ne voulaient plus obéir à un autre chef que celui qu’ils s’étaient choisi, et que ce chef, qui venait d’être élu, était le seigneur San-Girolame, prince de Maliterno.
Le vicaire général devait donc être invité par la députation à reconnaître les nouveaux pouvoirs créés par le municipe et acceptés, mieux encore, proclamés par le peuple.
La députation qui s’était offerte, et qui avait été acceptée, se composait de Manthonnet, Cirillo, Schipani, Velasco et Pagano.
Elle se présenta au palais.
La révolution, depuis deux jours, avait marché à pas de géant. Le peuple, trompé par elle, lui prêtait momentanément son appui, et, cette fois, les députés ne venaient plus en suppliants, mais en maîtres.
Ces changements n’étonneront point nos lecteurs, qui les ont vus s’opérer sous leurs yeux.
Ce fut Cirillo qui fut chargé de porter la parole.
Sa harangue fut courte ; il supprima le titre de prince et même celui d’excellence.
– Monsieur, dit-il au vicaire général, nous venons, au nom de la ville, vous inviter à renoncer aux pouvoirs que vous avez reçus du roi, vous prier de nous remettre, ou plutôt de remettre à la municipalité, l’argent de l’État qui est à votre disposition ; et de prescrire, par un édit, le dernier que vous rendrez, obéissance entière à la municipalité et au prince de Maliterno, nommé général par le peuple.
Le vicaire général ne répondit point positivement, mais demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, en disant que la nuit porte conseil.
Le conseil que lui porta la nuit fut de s’embarquer au point du jour, avec le reste du trésor royal, sur un bâtiment faisant voile pour la Sicile.
Revenons au prince de Maliterno.
L’important était de désarmer le peuple, et, en le désarmant, d’arrêter les massacres.
Le nouveau dictateur, après avoir engagé sa parole aux patriotes et juré de marcher en tout point d’accord avec eux, sortit de l’église, monta de nouveau à cheval, et, le sabre à la main, après avoir répondu par le cri de « Vive le peuple ! » au cri de « Vive Maliterno ! » nomma pour son lieutenant don Lucio Caracciolo, duc de Rocca-Romana, presque aussi populaire que lui, à cause de son brillant combat de Caïazzo. Le nom du beau gentilhomme qui depuis quinze ans, avait changé trois fois d’opinions et qui devait se les faire pardonner par une troisième trahison, fut salué par une immense acclamation.
Après quoi, le prince de Maliterno fit une harangue, pour inviter le peuple à déposer les armes dans un couvent voisin destiné à servir de quartier général, et ordonna, sous peine de mort, d’obéir à toutes les mesures qu’il croirait nécessaires pour rétablir la tranquillité publique.
En même temps, pour donner plus de poids à ses paroles, il fit dresser des potences dans toutes les rues et sur toutes les places, et sillonna la ville de patrouilles composées des citoyens les plus braves et les plus honnêtes, chargées d’arrêter et de pendre, sans autre forme de procès, les voleurs et les assassins pris en flagrant délit.
Puis il fut convenu qu’à la bannière blanche, c’est-à-dire à la bannière royale, était substituée la bannière du peuple, c’est-à-dire la bannière tricolore. Les trois couleurs du peuple napolitain étaient le bleu, le jaune et le rouge.
À ceux qui demandèrent des explications sur ce changement et qui essayèrent de le discuter, Maliterno répondit qu’il changeait le drapeau napolitain pour ne pas montrer aux Français une bannière qui avait fui devant eux. Le peuple, orgueilleux d’avoir sa bannière, accepta.
Lorsque, le matin du 17 janvier, on connut à Naples, la fuite du vicaire général et les nouveaux malheurs dont cette fuite menaçait Naples, la colère du peuple, jugeant inutile de poursuivre Pignatelli, qu’il ne pouvait atteindre, se tourna tout entière contre Mack.
Une bande de lazzaroni se mit à sa recherche. Mack, selon eux, était un traître, qui avait pactisé avec les jacobins et avec les Français, et qui, par conséquent, méritait d’être pendu. Cette bande se dirigea vers Caserte, où elle croyait le trouver.
Il y était, en effet, avec le major Riescach, le seul officier qui lui fût resté fidèle dans ce grand désastre, lorsqu’on vint lui annoncer le danger qu’il courait. Ce danger était sérieux. Le duc de Salandra, que les lazzaroni avaient rencontré sur la route de Caserte et qu’ils avaient pris pour lui, avait failli y laisser la vie. Il ne restait qu’une ressource au malheureux général : c’était d’aller chercher un asile sous la tente de Championnet ; mais il l’avait, on se le rappelle, si grossièrement traité dans la lettre qu’en entrant en campagne, il lui avait fait porter par le major Riescach ; il avait, en quittant Rome, rendu contre les Français un ordre du jour si cruel, qu’il n’osait espérer dans la générosité du général français. Mais le major Riescach le rassura, lui proposant de le précéder et de préparer son arrivée. Mack accepta la proposition, et, tandis que le major accomplissait sa mission, il se retira dans une petite maison de Cirnao, à la sûreté de laquelle il croyait à cause de son isolement.
Championnet était campé en avant de la petite ville d’Aversa, et, toujours curieux de monuments historiques, il venait de reconnaître avec son fidèle Thiébaut, dans un vieux couvent abandonné, les ruines du château où Jeanne avait assassiné son mari, et jusqu’aux restes du balcon où André fut pendu avec l’élégant lacet de soie et d’or tressé par la reine elle-même. Il expliquait à Thiébaut, moins savant que lui en pareille matière, comment Jeanne avait obtenu l’absolution de ce crime en vendant au pape Clément VI Avignon pour soixante mille écus, lorsqu’un cavalier s’arrêta à la porte de sa tente et que Thiébaut jeta un cri de joie et de surprise en reconnaissant son ancien collègue, le major Riescach.
Championnet reçut le jeune officier avec la même courtoisie qu’il l’avait reçu à Rome, lui exprima son regret de ce qu’il ne fût point arrivé une heure plus tôt pour prendre part à la promenade archéologique qu’il venait de faire ; puis, sans s’informer du motif qui l’amenait, lui offrit ses services comme à un ami, et comme si cet ami ne portait point l’uniforme napolitain.
– D’abord, mon cher major, lui dit-il, permettez que je commence par des remercîments. J’ai trouvé, à mon retour à Rome, le palais Corsini, que je vous avais confié, dans le meilleur état possible. Pas un livre, pas une carte, pas une plume ne manquait. Je crois même que l’on ne s’était, pendant deux semaines qu’il a été habité, servi d’aucun des objets dont je me sers tous les jours.
– Eh bien, mon général, si vous êtes aussi reconnaissant que vous le dites du petit service que vous prétendez avoir reçu de moi, vous pouvez, à votre tour, m’en rendre un grand.
– Lequel ? demanda Championnet en souriant.
– C’est d’oublier deux choses.
– Prenez garde ! oublier est moins facile que de se souvenir. Quelles sont ces deux choses ? Voyons !
– D’abord, la lettre que je vous ai portée à Rome de la part du général Mack.
– Vous avez pu voir qu’elle avait été oubliée cinq minutes après avoir été lue. La seconde ?
– La proclamation relative aux hôpitaux.
– Celle-là, monsieur, répondit Championnet, je ne l’oublie pas, mais je la pardonne.
Riescach s’inclina.
– Je ne puis demander davantage de votre générosité, dit-il. Maintenant, le malheureux général Mack…
– Oui, je le sais, on le poursuit, on le traque, on veut l’assassiner ; comme Tibère, il est forcé de coucher chaque nuit dans une nouvelle chambre. Pourquoi ne vient-il pas tout simplement me trouver ? Je ne pourrai pas, comme le roi des Perses à Thémistocle, lui donner cinq villes de mon royaume pour subvenir à son entretien ; mais j’ai ma tente, elle est assez grande pour deux, et, sous cette tente, il recevra l’hospitalité du soldat.
Championnet achevait à peine ces paroles, qu’un homme couvert de poussière sautait à bas d’un cheval ruisselant d’écume, et se présentait timidement au seuil de la tente que le général français venait de lui offrir.
Cet homme, c’était Mack, qui, apprenant que les hommes lancés à sa poursuite se dirigeaient sur Carnava, n’avait pas cru devoir attendre le retour de son envoyé et la réponse de Championnet.
– Mon général, s’écria Riescach, entrez, entrez ! Comme je vous l’avais dit, notre ennemi est le plus généreux des hommes.
Championnet se leva et s’avança au-devant de Mack, la main ouverte.
Mack crut sans doute que cette main s’ouvrait pour lui demander son épée.
La tête basse, le front rougissant, muet, il la tira du fourreau, et, la prenant par la lame, il la présenta au général français par la poignée.
– Général, lui dit-il, je suis votre prisonnier, et voici mon épée.
– Gardez-la, monsieur, répondit Championnet avec son fin sourire ; mon gouvernement m’a défendu de recevoir des présents de fabrique anglaise.
Finissons-en avec le général Mack, que nous ne retrouverons plus sur notre chemin, et que nous quittons, nous devons l’avouer, sans regret.
Mack fut traité par le général français comme un hôte et non comme un prisonnier. Dès le lendemain de son arrivée sous sa tente, il lui donna un passeport pour Milan, en le mettant à la disposition du Directoire.
Mais le Directoire traita Mack avec moins de courtoisie que Championnet. Il le fit arrêter, l’enferma dans une petite ville de France, et, après la bataille de Marengo, l’échangea contre le père de celui qui écrit ces lignes, lequel était à Brindisi prisonnier par surprise du roi Ferdinand.
Malgré ses revers en Belgique, malgré l’incapacité dont il avait fait preuve dans cette campagne de Rome, le général Mack obtint, en 1804, le commandement de l’armée de Bavière.
En 1805, à l’approche de Napoléon, il se renferma dans Ulm, où, après deux mois de blocus, il signa la plus honteuse capitulation que l’on ait jamais mentionnée dans les annales de la guerre.
Il se rendit avec 35,000 hommes.
Cette fois, on lui fit son procès, et il fut condamné à mort ; mais sa peine fut commuée en une détention perpétuelle au Spitzberg.
Au bout de deux ans, le général Mack obtint sa grâce et fut mis en liberté.
À partir de 1808, il disparaît de la scène du monde, et l’on n’entend plus parler de lui.
On a très-justement dit de lui que, pour avoir la réputation de premier général de son siècle, il ne lui avait manqué que de ne pas avoir eu d’armées à commander.
Continuons à dérouler, dans toute sa simplicité historique, la liste des événements qui conduisirent les Français à Naples, et qui, d’ailleurs, forment un tableau de mœurs où ne manque ni la couleur ni l’intérêt.
LXXXIII. Rupture de l’Armistice. §
Les lazzaroni, furieux de voir le général Mack leur échapper, ne voulurent point avoir fait une si longue course pour rien.
Ils marchèrent, en conséquence, sur les avant-postes français, battirent les gardes avancées et repoussèrent la grand’garde. Mais, au premier coup de fusil, le général Championnet ayant dit à Thiébaut d’aller voir ce qui se passait, celui-ci rallia ses hommes que cette irruption imprévue avait dispersés et chargea toute cette multitude au montent où elle traversait la ligne de démarcation tracée entre les deux armées. Il en détruisit une partie, mit l’autre en fuite, mais, sans la poursuivre, s’arrêta dans les limites tracées à l’armée française.
Deux événements avaient rompu la trêve : le défaut de payement des cinq millions stipulés dans le traité et l’agression des lazzaroni.
Le 19 janvier, les vingt-quatre députés de la ville comprirent à quels dangers les exposaient ces deux insultes, qui, faites à un vainqueur, ne pouvaient manquer de le déterminer à marcher sur Naples.
Ils partirent donc pour Caserte, où Championnet avait son quartier général ; mais ils n’eurent point la peine d’aller jusque-là, le général, nous l’avons dit, s’étant avancé jusqu’à Maddalone.
Le prince de Maliterno marchait à leur tête.
En arrivant en présence du général français, tous, comme c’est l’habitude en pareil cas, commencèrent de parler à la fois, les uns priant, les autres menaçant, ceux-ci demandant humblement la paix, ceux-là jetant à la face des Français des défis de guerre.
Championnet écouta avec sa courtoisie et sa patience ordinaires pendant dix minutes ; puis, comme il lui était impossible d’entendre un mot de ce qui se disait :
– Messieurs, dit-il en excellent italien, si l’un d’entre vous était assez bon pour prendre la parole au nom de tous, je ne doute pas que nous ne finissions par nous entendre, du moins par nous comprendre.
Puis, s’adressant à Maliterno, qu’il reconnaissait au coup de sabre qui lui partageait le front et la joue :
– Prince, lui dit-il, quand on sait se battre comme vous, on doit savoir défendre son pays avec la parole comme avec le sabre. Voulez-vous me faire l’honneur de me dire la cause qui vous amène ? J’écoute, je vous le jure, avec le plus grand intérêt.
Cette élocution si pure, cette grâce si parfaite, étonnèrent les députés, qui se turent et qui, faisant un pas en arrière, laissèrent au prince de Maliterno le soin de défendre les intérêts de Naples.
N’ayant point, comme Tite-Live, la prétention de faire les discours des orateurs que nous mettons en scène, nous nous empressons de dire que nous ne changeons point une parole au texte du discours du prince de Maliterno.
– Général, dit-il, s’adressant à Championnet, depuis la fuite du roi et du vicaire général, le gouvernement du royaume est dans les mains du sénat de la ville. Nous pouvons donc faire, avec Votre Excellence, un durable et légitime traité.
Au titre d’excellence, donné au général républicain, Championnet avait souri et salué.
Le prince lui présenta un paquet.
– Voici une lettre, continua-t-il, qui renferme les pouvoirs des députés ici présents. Peut-être, vous qui, en vainqueur et à la tête d’une armée victorieuse, êtes venu au pas de course de Civita-Castellana à Maddalone, regardez-vous comme un faible espace les dix milles qui vous séparent de Naples ; mais vous remarquerez que cet espace est immense, infranchissable même, lorsque vous réfléchirez que vous êtes entouré de populations armées et courageuses, et que soixante mille citoyens enrégimentés, quatre châteaux forts, des vaisseaux de guerre, défendent une ville de cinq cent mille habitants enthousiasmés par la religion, exaltés par l’indépendance. Maintenant, supposez que la victoire continue de vous être fidèle et que vous entriez en conquérant à Naples ; il vous sera impossible de vous maintenir dans votre conquête. Ainsi, tout vous conseille de faire la paix avec nous. Nous vous offrons, non-seulement les deux millions et demi de ducats stipulés dans le traité de Sparanisi, mais encore tout l’argent que vous nous demanderez en vous renfermant dans les limites de la modération. En outre, nous mettons à votre disposition, pour que vous puissiez vous retirer, des vivres, des voitures, des chevaux, et enfin des routes de la sécurité desquelles nous vous répondons… Vous avez remporté de grands succès, vous avez pris des canons et des drapeaux, vous avez fait un grand nombre de prisonniers, vous avez emporté quatre forteresses : nous vous offrons un tribut et nous vous demandons la paix comme à un vainqueur. Ainsi, du même coup, vous conquérez la gloire et l’argent. Considérez, général, que nous sommes beaucoup trop faibles pour votre armée ; que, si vous nous accordez la paix, que, si vous consentez à ne pas entrer à Naples, le monde applaudira à votre magnanimité. Si, au contraire, la résistance désespérée des habitants, sur laquelle nous avons le droit de compter, vous repousse, vous ne recueillerez que la honte d’avoir échoué au bout de votre entreprise.
Championnet avait écouté, non sans étonnement, ce long discours, qui lui paraissait plutôt une lecture qu’une improvisation.
– Prince, répondit-il poliment mais froidement à l’orateur, je crois que vous commettez une erreur grave : vous parlez à des vainqueurs comme vous parleriez à des vaincus. La trêve est rompue pour deux raisons : la première, c’est que vous n’avez pas payé, le 15, la somme que vous deviez payer ; la seconde, c’est que vos lazzaroni sont venus nous attaquer dans nos lignes. Demain, je marche sur Naples ; mettez-vous en mesure de me recevoir, je suis, moi, en mesure d’y entrer.
Le général et les députés, chacun de leur côté, échangèrent un froid salut ; le général rentra dans sa tente, les députés reprirent la route de Naples.
Mais, aux jours de révolution comme aux jours orageux de l’été, le temps change vite, et le ciel, serein à l’aurore, est sombre à midi.
Les lazzaroni, en voyant partir Maliterno avec les députés de la ville pour le camp français, se crurent trahis, et, soulevés par les prêtres prêchant dans les églises, par les moines prêchant dans les rues, tous couvrant l’égoïsme ecclésiastique du manteau royal, ils s’élancèrent vers le couvent où ils avaient déposé leurs armes, s’en emparèrent de nouveau, se répandirent dans les rues, enlevèrent à Maliterno la dictature qu’ils lui avaient votée la veille, et se nommèrent des chefs, ou plutôt se remirent sous le commandement des anciens.
On avait abaissé les bannières royales ; mais on n’avait pas encore inauguré le drapeau populaire.
Les bannières royales furent remises partout où elles avaient été enlevées.
Le peuple s’empara, en outre, de sept ou huit pièces de canon, qu’il traîna par les rues et qu’il mit en batterie à Tolède, à Chiaïa et à Largo del Pigne.
Puis les pillages et les exécutions commencèrent. Les gibets que Maliterno avait fait dresser pour pendre les voleurs et les assassins servirent à pendre les jacobins.
Un sbire bourbonien dénonça l’avocat Fasulo : les lazzaroni firent irruption chez lui. Il n’eut que le temps de se sauver avec son frère par les terrasses. On trouva chez eux une cassette pleine de cocardes françaises, et on allait égorger leur jeune sœur, lorsqu’elle s’abrita d’un grand crucifix qu’elle prit entre ses bras. La terreur religieuse arrêta les assassins, qui se contentèrent de piller la maison et d’y mettre le feu.
Maliterno revenait de Maddalone, lorsque, par bonheur, en dehors de la ville, il fut instruit de ce qui s’y passait, par les fugitifs qu’il rencontra.
Il expédia alors deux messagers, porteurs chacun d’un billet dont ils avaient pris connaissance. S’ils étaient arrêtés, ils devaient déchirer ou avaler les billets, et, comme ils les savaient par cœur, s’ils échappaient aux mains des lazzaroni, exécuter de même leur mission.
Un de ces billets était pour le duc de Rocca-Romana : Maliterno lui disait où il était caché, et, la nuit tombée, l’invitait à le venir rejoindre avec une vingtaine d’amis.
L’autre était pour l’archevêque : il lui enjoignait, sous peine de mort, à dix heures précises du soir, de mettre en branle toutes ses cloches, de réunir son chapitre, ainsi que tout le clergé de la cathédrale, et d’exposer le sang et la tête de saint Janvier.
Le reste, disait-il, le regardait.
Deux heures après, les deux messagers étaient arrivés sans accident à destination.
Vers sept heures du soir, Rocca-Romana vint seul ; mais il annonçait que ses vingt amis étaient prêts et se trouveraient au rendez-vous qui leur serait indiqué.
Maliterno le renvoya immédiatement à Naples, le priant de se trouver, lui et ses amis, à minuit, sur la place du couvent de la Trinité, où il s’engageait à les rejoindre. Ils devaient réunir, en même temps qu’eux, le plus grand nombre possible de leurs serviteurs, – maîtres et serviteurs bien armés.
Le mot d’ordre était Patrie et Liberté. On ne devait s’occuper de rien. Maliteno répondait de tout.
Seulement, Rocca-Romana devait donner cet ordre et revenir aussitôt. En supposant l’absence de tous deux, on écrirait à Manthonnet, qui était prévenu de son côté.
À dix heures du soir, fidèle à l’ordre reçu, le cardinal-archevêque fit sonner toutes les cloches d’un même coup.
À ce bruit inattendu, à cette immense vibration qui semblait le vol d’une troupe d’oiseaux aux ailes de bronze, les lazzaroni, étonnés, s’arrêtèrent au milieu de leur œuvre de destruction. Les uns, croyant que c’était un signal de joie, dirent que les Français avaient pris la fuite ; les autres, au contraire, crurent que les Français ayant attaqué la ville, on les appelait aux armes.
Dans l’un et l’autre cas, et quelle que fût sa croyance, chacun courut à la cathédrale.
On y trouva le cardinal revêtu de ses habits pontificaux, au milieu de son clergé, dans l’église illuminée d’un millier de cierges. La tête et le sang de saint Janvier étaient exposés sur l’autel.
On sait la dévotion que les Napolitains ont pour les saintes reliques du protecteur de leur ville. À la vue de ce sang et de cette tête, – qui ont peut-être joué encore un plus grand rôle en politique qu’en religion, les plus ardents et les plus furieux commencèrent à s’apaiser, tombant à genoux, dans l’église, s’ils avaient pu y pénétrer, dehors, si la foule qui encombrait la cathédrale les avait forcés de demeurer dans la rue ; et tous, dans l’église et au dehors, se mirent à prier.
Alors, la procession, le cardinal-archevêque en tête, s’apprêta pour sortir et pour parcourir la ville.
En ce moment, à la droite et à la gauche du prélat, parurent, comme représentants de la douleur populaire, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, vêtus de deuil, pieds nus, les larmes aux yeux. Le peuple voyant tout à coup, en costumes de pénitents, implorant la colère de Dieu contre les Français, les deux plus grands seigneurs de Naples, accusés d’avoir trahi Naples en faveur de ces Français, on ne songea plus à les accuser de trahison, mais seulement à prier et à s’humilier avec eux. Le peuple, tout entier alors, suivit les saintes reliques portées par l’archevêque, fit en procession un grand tour dans la ville et revint à l’église, d’où il était parti.
Là, Maliterno monta en chaire et fit au peuple un discours dans lequel il lui dit que saint Janvier, protecteur céleste de la ville, ne permettrait certainement pas qu’elle tombât aux mains des Français ; puis il invita chacun à rentrer chez soi, à se reposer, en dormant, des fatigues de la journée, afin que ceux qui voudraient combattre se trouvassent au point du jour les armes à la main.
Enfin l’archevêque donna sa bénédiction aux assistants, et chacun se retira en répétant les paroles qu’il avait prononcées :
« Nous n’avons que deux mains, comme les Français ; mais saint Janvier est pour nous. »
L’église évacuée, les rues redevinrent solitaires. Alors, Maliterno et Rocca-Romana reprirent leurs armes, qu’ils avaient laissées dans la sacristie, et, se glissant dans l’ombre, se rendirent à la place de la Trinité, où leurs compagnons les attendaient.
Ils y trouvèrent Manthonnet, Velasco, Schipani et trente ou quarante patriotes.
La question était de s’emparer du château Saint-Elme, où, l’on se le rappelle, était prisonnier Nicolino Caracciolo. Rocca-Romana, inquiet sur le sort de son frère, et les autres sur celui de leur ami, avaient décidé de le délivrer. Un coup de main pour arriver à ce but était urgent. Après avoir échappé si heureusement à la torture de Vanni, Nicolino ne pouvait manquer d’être assassiné si les lazzaroni s’emparaient du château Saint-Elme, le seul que, dans sa position imprenable, ils se fussent abstenus d’attaquer.
À cet effet, Maliterno, pendant ses vingt-quatre heures de dictature, n’osant ouvrir les portes à Nicolino, de peur que les lazzaroni ne l’accusassent de trahison, avait mêlé à la garnison trois ou quatre hommes faisant partie de sa domesticité. Par un de ces hommes, il avait eu le mot d’ordre du château Saint-Elme pour la nuit du 20 au 21 janvier. Le mot d’ordre était Parthénope et Pausilippe.
Or, voici ce que comptait faire Maliterno : simuler une patrouille venant de la ville apporter des ordres au commandant du fort ; ensuite, faire irruption dans la citadelle et s’en emparer.
Par malheur, Maliterno, Rocca-Romana, Manthonnet, Velasco et Schipani étaient trop connus pour prendre le commandement de la petite troupe. Ils durent le céder à un homme du peuple, enrôlé dans leur parti. Mais celui-ci, peu familier avec les usages de la guerre, au lieu de donner le mot Parthénope pour mot d’ordre, croyant que c’était la même chose, donna celui de Napoli. La sentinelle reconnut la fraude et appela aux armes. La petite troupe fut alors accueillie par une vive fusillade et trois coups de canon qui, par bonheur, ne firent aucun mal aux assaillants.
Cet échec avait une double gravité : d’abord de ne point délivrer Nicolino Caracciolo, et ensuite de ne pas donner à Championnet le signal qui lui avait été promis par les républicains.
Et, en effet, Championnet avait promis aux républicains d’être en vue de Naples, le 21 janvier dans la journée, et les républicains, de leur côté, lui avaient promis qu’il verrait, en signe d’alliance, flotter la bannière tricolore française sur le château Saint-Elme.
Leur attaque de la nuit manquée, ils ne pouvaient tenir à Championnet la parole qu’ils lui avaient donnée.
Maliterno et Rocca-Romana, qui voulaient tout simplement délivrer Nicolino Caracciolo, et qui n’étaient que les alliés et non les complices des républicains, n’étaient point dans cette partie de leur secret.
Pour les uns comme pour les autres, l’étonnement fut donc grand, lorsque le 21, au point du jour, on vit flotter la bannière tricolore française sur les tours du château Saint-Elme.
Disons comment s’était faite cette substitution inattendue, comment le drapeau français avait été arboré sur le château Saint-Elme et de quelles matières il était fait.
LXXXIV. Un géôlier qui s’humanise. §
On se rappelle comment, à la suite du billet remis par Roberto Brandi, commandant du château Saint-Elme, au procureur fiscal Vanni, celui-ci avait suspendu les apprêts de la torture et fait reconduire Nicolino Caracciolo dans le cachot numéro 3, « au second au-dessous de l’entre-sol, » comme disait le prisonnier.
Roberto Brandi ne connaissait point la teneur du billet adressé à Vanni par le prince de Castelcicala ; mais, au changement qui s’était fait sur la physionomie de ce dernier, à la pâleur qui avait enseveli son visage, à l’ordre donné de reconduire Nicolino dans sa prison, à la rapidité avec laquelle il s’était élancé hors de la salle de la torture, il avait été facile à Brandi de deviner que la nouvelle contenue dans la lettre était des plus graves.
Vers quatre heures de l’après-midi, il avait, comme tout le monde, appris, par les affiches de Pronio, le retour du roi à Caserte, et, le soir, il avait, du haut des murailles de son donjon, assisté au triomphe du roi et joui de la vue des illuminations qui en avaient été la suite.
La cause de ce retour royal, sans lui faire un effet aussi électrique qu’à Vanni, lui avait cependant donné à penser.
Il avait songé que Vanni, dans sa crainte des Français, s’était arrêté au moment de donner la torture à Nicolino, et qu’il pourrait bien, lui aussi, avoir maille à partir avec eux pour l’avoir tenu prisonnier.
Il songea donc à se faire, pour l’hypothèse désormais possible de la venue des Français à Naples, il songea donc à se faire un ami de ce prisonnier lui-même.
Vers cinq heures du soir, c’est-à-dire au moment où le roi entrait par la porte Campana, le commandant du château se fit ouvrir le cachot du prisonnier, et, s’approchant de lui avec une politesse de laquelle, d’ailleurs, il ne s’était jamais écarté entièrement :
– Monsieur le duc, lui dit-il, je vous ai entendu vous plaindre hier à M. le procureur fiscal de l’ennui que vous causait dans votre cachot le manque de livres.
– C’est vrai, monsieur, je m’en suis plaint, répondit Nicolino avec sa bonne humeur éternelle. Quand je jouis de ma liberté, je suis plutôt un oiseau chanteur comme l’alouette, ou siffleur comme le merle, que rêveur comme le hibou ; mais, une fois en cage, j’aime encore mieux, par ma foi, pour causer avec lui, un livre, si ennuyeux qu’il soit, que notre geôlier, qui a l’habitude de répondre aux demandes les plus prolixes par ce seul mot : Oui, ou : Non, quand il répond toutefois.
– Eh bien, monsieur le duc, j’aurai l’honneur de vous envoyer quelques livres ; et, si vous voulez bien me dire ceux qui vous seraient le plus agréables…
– Vraiment ! Est-ce que vous avez une bibliothèque au château ?
– Deux ou trois cents volumes.
– Diable ! en liberté, il y en aurait pour toute ma vie ; en prison, il y en a bien pour six ans. Voyons, avez-vous le premier volume des Annales de Tacite, traitant des amours de Claude et des débordements de Messaline ? Je ne serais point fâché de relire cela, que je n’ai point lu depuis le collège.
– Nous avons un Tacite, monsieur le duc ; mais le premier volume manque. Désirez-vous les autres ?
– Merci. J’aime tout particulièrement Claude, et j’ai toujours été on ne peut plus sympathique à Messaline ; et, comme je trouve que nos augustes souverains, avec lesquels j’ai eu le malheur de me brouiller bien innocemment, ont de grands points de ressemblance avec ces deux personnages, j’eusse voulu faire des parallèles dans le genre de ceux de Plutarque, parallèles qui, mis sous leurs yeux, eussent produit, j’en suis certain, l’excellent résultat de me raccommoder avec eux.
– Je suis au regret, monsieur le duc, de ne pouvoir vous donner cette facilité. Mais demandez un autre livre, et, s’il se trouve dans la bibliothèque…
– N’en parlons plus. Avez-vous la Science nouvelle de Vico ?
– Je ne connais pas cela, monsieur le duc.
– Comment ! vous ne connaissez pas Vico ?
– Non, monsieur le duc.
– Un homme de votre instruction qui ne connaît pas Vico ! c’est extraordinaire. Vico était le fils d’un petit libraire de Naples. Il fut, pendant neuf ans, précepteur des fils d’un évêque dont j’ai oublié et dont bien d’autres avec moi ont oublié le nom, malgré la confiance que cet évêque avait bien certainement que son nom vivrait plus longtemps que celui de Vico. Or, pendant que monseigneur disait sa messe, donnait sa bénédiction et élevait paternellement ses trois neveux, Vico écrivait un livre qu’il intitulait la Science nouvelle, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, livre où il distinguait, dans l’histoire des différents peuples, trois âges qui se succèdent uniformément : L’âge divin, enfance des nations, pendant lequel tout est divinité, et où les prêtres possèdent l’autorité ; L’âge héroïque, qui est le règne de la force matérielle et des héros, et l’âge humain, période de civilisation après laquelle les hommes reviennent à l’état primitif. Or, comme nous en sommes à l’âge des héros, j’aurais voulu établir un parallèle entre Achille et le général Mack, et, comme, bien certainement, le parallèle eût été en faveur de l’illustre général autrichien, je me fusse fait de celui-ci un ami qui eût pu plaider ma cause vis-à-vis du marquis Vanni, lequel a si lestement, et sans nous dire adieu, disparu ce matin.
– Ce serait avec plaisir que je vous y eusse aidé, monsieur le duc ; mais nous n’avons point Vico.
– Alors, laissons de côté les historiens et les philosophes, et passons aux chroniqueurs. Avez-vous la Chronique du couvent de San Archangelo à Bajano ? Étant cloîtré comme un religieux, je me sens plein de bienveillance pour mes sœurs cloitrées les religieuses. Imaginez-vous donc, mon cher commandant, que ces dignes religieuses avaient trouvé moyen, par une porte secrète dont elles possédaient une clef en même temps que l’abbesse, de faire entrer leurs amants dans les jardins. Seulement, une des sœurs qui venait de prononcer ses vœux quelques jours auparavant, et qui, par conséquent, n’avait pas encore eu le temps de rompre tous les liens qui l’attachaient au monde, prit mal ses mesures, confondit les dates et donna pour la même nuit rendez-vous à deux de ses amants. Les deux jeunes gens se rencontrèrent, se reconnurent, et, au lieu de prendre la chose gaiement, comme je l’eusse prise, moi, la prirent au sérieux : ils tirèrent leurs épées. On ne devrait jamais entrer avec une épée dans un couvent. L’un des deux tua l’autre et se sauva. On trouva le cadavre. Vous comprenez bien, mon cher commandant, impossible de dire qu’il était venu là tout seul. On fit une enquête, on voulut chasser le jardinier : le jardinier dénonça la jeune sœur, à laquelle on reprit la clef, et l’abbesse seule eut le droit de faire entrer qui elle voulut, de jour comme de nuit. Cette restriction ennuya deux jeunes nonnes des plus grandes maisons de Naples. Elles réfléchirent que, puisqu’une de leurs compagnes avait deux amants pour elle seule, elles pouvaient bien avoir un amant pour elles deux. Elles demandèrent un clavecin. Un clavecin est un meuble fort innocent, et il faudrait une abbesse de bien mauvais caractère pour refuser un clavecin à deux pauvres recluses qui n’ont que la musique pour toute distraction. On apporta le clavecin. Par malheur, la porte de la cellule était trop étroite pour qu’il pût entrer. C’était un dimanche, au moment de la grand’ messe : on remit à le faire entrer avec des cordes par la fenêtre quand la grand’ messe serait dite. La grand’ messe dura trois heures, on mit une heure à monter le clavecin, il avait mis une autre heure à venir de Naples au couvent : cinq heures en tout. Aussi, les pauvres religieuses étaient-elles affamées de mélodie. Les fenêtres et les portes fermées, elles ouvrirent en toute hâte l’instrument. L’instrument était devenu, de clavecin, un cercueil : le beau jeune homme qui y était enfermé et dont les deux bonnes amies comptaient faire leur maître de chant était asphyxié. Autre embarras, à l’endroit du second cadavre, bien autrement difficile à cacher dans une cellule que le premier dans un jardin. La chose s’ébruita. Naples avait alors pour archevêque un jeune prélat très-sévère. Il réfléchit à la satisfaction qu’il pouvait donner à la vindicte publique. Un procès faisait connaître au monde entier le scandale qui n’était connu que de Naples ; il résolut d’en finir sans procès. Il alla chez un pharmacien, se fit préparer un extrait de ciguë aussi puissant que possible, mit la fiole sous sa robe d’archevêque, se rendit au couvent, fit venir l’abbesse et les deux religieuses ; puis il divisa la ciguë en trois parts, et força les coupables à boire chacune leur part du poison sanctifié par Socrate. Elles moururent au milieu d’atroces douleurs. Mais l’archevêque avait de grands pouvoirs : il leur remit leurs péchés in articulo mortis. Seulement, il ferma le couvent et envoya les autres religieuses faire pénitence dans les monastères les plus sévères de leur ordre. Eh bien, vous comprenez : sur un texte comme celui-là, dont, faute de mémoire, je m’écarte peut-être sur certains points, mais pas, à coup sûr, à l’endroit des principaux, je comptais faire un roman moral dans le genre de la Religieuse, de Diderot, ou un drame de la famille des Victimes cloîtrées, de Monvel ; cela eût occupé mes loisirs pendant le temps plus ou moins long que j’ai encore à demeurer votre hôte. Vous n’avez rien de tout cela, donnez-moi ce que vous voudrez : l’Histoire de Polybe, les Commentaires de César, la Vie de la Vierge, le Martyre de saint Janvier. Tout me sera bon, cher monsieur Brandi, et je vous aurai de tout une égale reconnaissance.
Le commandant Brandi remonta chez lui, et choisit dans sa bibliothèque cinq ou six volumes, que Nicolino se garda bien d’ouvrir.
Le lendemain, vers huit heures du soir, le commandant entra dans la prison de Nicolino, précédé d’un geôlier portant deux bougies.
Le prisonnier s’était déjà jeté sur son lit, quoiqu’il ne dormît pas encore. Il ouvrit des yeux étonnés de ce luxe de cire. Trois jours auparavant, il avait demandé une lampe et on la lui avait refusée.
Le geôlier disposa les deux bougies sur la table et sortit.
– Ah çà ! mon cher commandant, demanda Nicolino, est-ce que, par hasard, vous me feriez la surprise de me donner une soirée ?
– Non : je vous faisais une simple visite, mon cher prisonnier, et, comme je déteste parler sans voir, j’ai, comme vous le voyez, fait apporter des lumières.
– Je me félicite bien sincèrement de votre antipathie pour les ténèbres ; mais il est impossible que le désir de venir causer avec moi vous soit poussé tout à coup comme cela, de lui-même et sans raison extérieure. Qu’avez-vous à me dire ?
– J’ai à vous dire une chose assez importante, et à laquelle j’ai longtemps réfléchi avant de vous en parler.
– Et, aujourd’hui, vos réflexions sont faites ?
– Oui.
– Dites, alors.
– Vous savez, mon cher hôte, que vous êtes ici sur une recommandation toute particulière de la reine ?
– Je ne le savais pas, mais je m’en doutais.
– Et au secret le plus absolu ?
– Quant à cela, je m’en suis aperçu.
– Eh bien, imaginez-vous, mon cher hôte, que dix fois, depuis que vous êtes ici, une dame s’est présentée pour vous parler.
– Une dame ?
– Oui ; une dame voilée qui n’a jamais voulu dire son nom et qui a prétendu qu’elle venait de la part de la reine, à la maison de laquelle elle était attachée.
– Bon ! fit Nicolino, est-ce que ce serait Elena, par hasard ? Ah ! par ma foi ! voilà qui la réhabiliterait dans mon esprit. Et, naturellement, vous lui avez constamment refusé la porte ?
– Venant de la part de la reine, j’ai pensé que sa visite pourrait ne pas vous être agréable, et j’ai craint de vous désobliger en l’introduisant près de vous.
– La dame est-elle jeune ?
– Je le crois.
– Est-elle jolie ?
– Je le gagerais.
– Eh bien, mon cher commandant, une femme jeune et jolie ne désoblige jamais un prisonnier au secret depuis six semaines, vînt-elle de la part du diable, et, je dirai même plus, surtout de la part du diable.
– Alors, dit Roberto Brandi, si cette dame revenait ?
– Si cette dame revenait, faites-la entrer, mordieu !
– Je suis bien aise de savoir cela. Je ne sais pourquoi j’ai dans l’idée qu’elle reviendra ce soir.
– Mon cher commandant, vous êtes un homme charmant, d’une conversation pleine de verve et de fantaisie ; mais vous comprenez : fussiez-vous l’homme le plus spirituel de Naples…
– Oui, vous préféreriez la conversation de la dame inconnue à la mienne ; soit : je suis bon diable et n’ai point d’amour-propre. Maintenant, n’oubliez pas une chose ou plutôt deux choses.
– Lesquelles ?
– C’est que, si je n’ai pas fait entrer la dame plus tôt, c’est que j’ai craint que sa visite ne vous déplût, et que, si je la fais entrer aujourd’hui, c’est que vous m’affirmez que sa visite vous est agréable.
– Je vous l’affirme, mon cher commandant. Êtes-vous satisfait ?
– Je le crois bien ! rien ne me satisfait plus que de rendre de petits services à mes prisonniers.
– Oui ; seulement, vous prenez votre temps.
– Monsieur le duc, vous connaissez le proverbe : Tout vient à point à qui sait attendre.
Et, se levant avec son plus aimable sourire, le commandant salua son prisonnier et sortit.
Nicolino le suivit des yeux, se demandant ce qui avait pu arriver d’extraordinaire depuis la veille au matin pour qu’il se fit dans les manières de son juge et de son geôlier un si grand changement à son égard ; et il n’avait pu encore se faire une réponse satisfaisante à sa question, lorsque la porte de son cachot se rouvrit et donna passage à une femme voilée, qui se jeta dans ses bras en levant son voile.
LXXXV. Quelle était la diplomatie du gouverneur du château Saint-Elme. §
Comme l’avait deviné Nicolino Caracciolo, la femme voilée n’était autre que la marquise de San-Clemente.
Au risque de perdre sa faveur et sa position près de la reine, qui ne lui avait pas dit, au reste, un mot de ce qui était arrivé, et qui n’avait changé en rien ses façons vis-à-vis d’elle, la marquise de San-Clemente, comme l’avait dit Roberto Brandi, était venue deux fois pour essayer de voir Nicolino.
Le commandant avait été inflexible : les prières n’avaient pu le toucher, l’offre d’un millier de ducats n’avait pu le corrompre.
Ce n’était point que le commandant Brandi fût la perle des honnêtes gens ; il s’en fallait, au contraire, du tout au tout. Mais c’était un homme assez fort en arithmétique pour calculer que, quand une place vaut dix ou douze mille ducats par an, il ne faut pas s’exposer à la perdre pour mille.
Et, en effet, quoique le traitement du gouverneur du château Saint-Elme ne fut en réalité que de quinze cents ducats, comme il était chargé de nourrir les prisonniers et que les arrestations venaient de durer et promettaient de durer encore longtemps à Naples, – de même que M. Delaunay, dont le traitement, comme gouverneur de la Bastille, était de douze mille francs fixe, parvenait à lui faire produire cent quarante mille livres, – de même Roberto Brandi, dont le traitement était de cinq ou six mille francs, tirait de son fort quarante ou cinquante mille francs.
Cela explique l’intégrité de Roberto Brandi. En apprenant les nouvelles du 9 décembre, c’est-à-dire le retour du roi, la défaite des Napolitains et la marche de l’armée française sur Naples, il avait été plus loin que le marquis Vanni, qui n’avait pas voulu se faire, de Nicolino, un ennemi acharné : Roberto Brandi avait rêvé de se faire, de Nicolino, non-seulement un ami, mais encore un protecteur. Et, à cet effet, il avait, comme nous l’avons vu, essayé de semer dans le cœur de son prisonnier, avant que celui-ci pût se douter dans quel but, cette graine qui fleurit si rarement, et qui, plus rarement encore, porte ses fruits, la reconnaissance.
Mais, quoiqu’il ne fût qu’à demi Napolitain, puisqu’il était Français par sa mère, Nicolino Caracciolo n’avait pas été assez naïf pour attribuer à une sympathie spontanée le changement qui, depuis la veille, s’était fait pour lui dans les façons du commandant. Aussi, l’avons-nous vu se demander quels étaient les événements extraordinaires qui avaient pu amener envers lui ce changement de façons.
La marquise, en lui apprenant la catastrophe de Rome et la fuite prochaine de la famille royale pour Palerme, lui apprit sur ce point tout ce qu’il désirait savoir.
Mais, nous n’avons pas besoin de le dire à nos lecteurs, qui, nous l’espérons, s’en seront aperçus, Nicolino était homme d’esprit. Il résolut de tirer tout le parti possible de la situation, en laissant peu à peu venir à lui Roberto Brandi. Il y avait évidemment, dans l’avenir et à un moment donné, un pacte avantageux pour tout le monde à faire entre le gouverneur du château Saint-Elme et les républicains.
Jusque-là, toutes les avances avaient été faites par le commandant du château, tandis que Nicolino n’était nullement engagé de son côté.
Quoique les instances obstinées de la marquise San-Clemente, pour arriver jusqu’à lui, instances qui avaient été couronnées par le succès, eussent laissé à Nicolino, si sceptique qu’il fût, peu de doutes sur son dévouement, soit que ce peu de doutes qui lui restait fut suffisant pour le tenir en réserve vis-à-vis d’elle, soit qu’il craignît qu’elle ne fût épiée, et qu’en la chargeant de quelque message pour ses compagnons, il ne les compromît et, en même temps, ne compromît la marquise elle-même, Nicolino n’occupa les deux heures qu’elle passa près de lui qu’à lui parler de son amour ou à le lui prouver.
Les amants se séparèrent enchantés l’un de l’autre et s’aimant plus que jamais. La marquise San-Clemente promit à Nicolino que, tous les soirs où elle ne serait pas de service près de la reine, elle les viendrait passer avec lui ; et Roberto Brandi ayant été interrogé sur la possibilité de mettre ce projet à exécution, et n’y ayant vu aucun empêchement de son côté, il fut convenu que les choses se passeraient ainsi.
Le commandant n’avait point été sans savoir que la dame voilée était la marquise de San-Clemente, c’est-à-dire une des dames d’honneur les plus avant dans l’intimité de la reine ; et, par un jeu de bascule des plus simples, il comptait bien toujours se trouver sur ses pieds par la marquise de San-Clemente, si c’était le parti royal qui l’emportait, par Nicolino Caracciolo, si c’était, au contraire, les républicains qui avaient le dessus.
Les jours s’écoulèrent, nous avons vu de quelle façon, en projets de résistance de la part du roi et ensuite de la part de la reine. Rien ne fut changé à la position de Nicolino, si ce n’est que les soins du commandant à son égard, non-seulement continuèrent, mais allèrent toujours augmentant… Il eut du pain blanc, trois plats à son déjeuner, cinq à son dîner, du vin de France à discrétion, et la permission de se promener deux fois par jour sur les remparts, à la condition de donner sa parole d’honneur de ne point sauter du haut en bas.
La situation de Nicolino ne lui paraissait pas, surtout depuis la disparition du procureur fiscal et l’apparition de la marquise, tellement désespérée, qu’il dût, pour en sortir, risquer un suicide ; aussi, sans se faire prier, donna-t-il sa parole d’honneur, et put-il, sur sa foi, se promener tout à son aise.
Par la marquise, qui tenait exactement sa parole et qui, grâce à l’indifférence qu’elle affectait pour le prisonnier et aux précautions qu’elle prenait pour le venir voir, n’était aucunement inquiétée, Nicolino Caracciolo savait toutes les nouvelles de la cour. Il connaissait le roi et ne crut jamais sérieusement à sa résistance, et, comme la marquise de San-Clemente faisait partie des personnes qui devaient suivre la cour à Palerme, il sut la vérité, entre sept et huit heures, le soir même du 21 décembre, c’est-à-dire trois heures avant la fuite de la famille royale.
La marquise ne savait rien positivement de ce qui devait se passer. Elle avait reçu l’ordre de se trouver à dix heures du soir dans les appartements de la reine ; là, il lui serait fait communication de la résolution prise. La marquise n’avait aucun doute que la résolution prise ne fût celle du départ.
Elle revenait donc à tout hasard faire ses adieux à Nicolino. Ces adieux faits ne l’engageaient à rien, et, si elle restait, il serait toujours temps de les refaire.
On pleura beaucoup, on promit de s’aimer toujours, on fit venir le commandant, qui s’engagea, pourvu qu’elles lui fussent adressées, à remettre à Nicolino les lettres de la marquise, et qui, pourvu qu’il en prit lecture auparavant, promit de faire passer à la marquise les lettres de Nicolino ; puis, toutes choses bien convenues, on échangea le plus près possible quelques paroles d’un désespoir assez calme pour ne point donner aux amants eux-mêmes de trop grandes inquiétudes l’un sur l’autre.
C’est une charmante chose que les amours faciles et les passions raisonnables. Comme les goëlands dans la tempête, elles ne font que mouiller le bout de leurs ailes au sommet des vagues ; puis le vent les emporte du côté vers lequel il souffle, et, plutôt que de lutter contre lui, elles se laissent, souriantes au milieu des larmes, dans une pose gracieuse, emporter par le vent comme les Océanides de Flaxman.
Le chagrin donna grand appétit à Nicolino. Il soupa de manière à effrayer son geôlier, qu’il força de boire avec lui à la santé de la marquise. Le geôlier protesta contre la violence qui lui était faite, mais il but.
Sans doute, la douleur avait tenu Nicolino éveillé fort avant dans la nuit ; car, lorsque le commandant, vers huit heures du matin, entra dans le cachot de son prisonnier, il le trouva profondément endormi.
Cependant la nouvelle qu’il lui apportait était assez grave pour qu’il prit sur lui de l’éveiller. On lui avait envoyé, pour les afficher à l’intérieur et à l’extérieur du château, quelques-unes des proclamations qui annonçaient le départ du roi, qui promettaient son prochain retour, qui nommaient le prince Pignatelli vicaire général, et Mack lieutenant du royaume.
Les égards que le commandant avait voués à son prisonnier lui faisaient un devoir de lui communiquer cette proclamation avant de la faire connaître à personne.
La nouvelle, en effet, était grave ; mais Nicolino y était préparé. Il se contenta de murmurer : « Pauvre marquise ! » Puis, écoutant les sifflements du vent dans les corridors et les battements de la pluie au-dessus de sa tête, il ajouta, comme Louis XV regardant passer le convoi de madame de Pompadour :
– Elle aura mauvais temps pour son voyage.
– Si mauvais, répondit Roberto Brandi, que les vaisseaux anglais sont encore dans la rade et n’ont pu partir.
– Bah ! vraiment ! répondit Nicolino. Et peut-on, quoique ce ne soit pas l’heure de la promenade, monter sur les remparts ?
– Certainement ! La gravité de la situation serait une excuse, si l’on venait à me faire un crime de ma complaisance. Dans ce cas, n’est-ce pas, monsieur le duc, vous auriez la bonté de dire que cette complaisance, vous l’avez exigée de moi ?
Nicolino monta sur le rempart, et, en sa qualité de neveu d’un amiral, comme il disait, reconnut, sur le Van-Guard et la Minerve, les pavillons qui indiquaient la présence du roi sur l’un de ces bâtiments et du prince de Calabre sur l’autre.
Le commandant, qui l’avait quitté un instant, le rejoignit en lui apportant une excellente lunette d’approche.
Grâce à cette excellente lunette, il put suivre les péripéties du drame que nous avons raconté. Il vit la municipalité et les magistrats venant supplier vainement le roi de ne point partir ; il vit le cardinal-archevêque monter à bord du Van-Guard et en descendre ; il vit Vanni, chassé de la Minerve, rentrer désespéré derrière le môle. Une ou deux fois même, il vit apparaître sur le pont la belle marquise. Il lui sembla qu’elle levait tristement les yeux au ciel et essuyait une larme ; et ce spectacle lui parut d’un intérêt tel, qu’il resta toute la journée sur le rempart, tenant sa lunette à la main, et ne quitta son observatoire que pour descendre, à la hâte, déjeuner et diner.
Le lendemain, ce fut encore le commandant qui entra le premier dans sa chambre. Rien n’était changé depuis la veille ; le vent continuait d’être contraire ; les vaisseaux étaient toujours dans le port.
Enfin vers trois heures, on appareilla. Les voiles descendirent gracieusement le long des mâts et semblèrent faire un appel au vent. Le vent obéit, les voiles se gonflèrent : vaisseaux et frégates se mirent en mouvement et s’avancèrent lentement vers la haute mer. Nicolino reconnut à bord du Van-Guard une femme qui faisait des signes non équivoque de reconnaissance, et, comme cette femme ne pouvait être autre que la marquise de San-Clemente, il lui jeta à travers l’espace un tendre et dernier adieu.
Au moment où la flotte commençait à disparaître derrière Caprée, on vint annoncer à Nicolino que le dîner était servi, et, comme rien ne le retenait plus sur le rempart, il descendit vivement, pour ne pas donner aux plats, qui devenaient de plus en plus délicats, le temps de se refroidir.
Le même soir, le commandant, inquiet de la situation de cœur et d’esprit dans laquelle devait se trouver son prisonnier, après les terribles émotions de la journée, descendit dans son cachot, et le trouva aux prises avec une bouteille de syracuse.
Le prisonnier paraissait très-ému. Il avait le front rêveur et l’œil humide.
Il tendit mélancoliquement la main au commandant, lui versa un verre de syracuse et trinqua avec lui en secouant la tête.
Puis, après avoir vidé son verre jusqu’à la dernière goutte :
– Et quand je pense, dit-il, que c’est avec un pareil nectar qu’Alexandre VI empoisonnait ses convives ! Il fallait que ce Borgia fût un bien grand coquin.
Puis, vaincu par l’émotion que lui causait ce souvenir historique, Nicolino laissa tomber sa tête sur la table et s’endormit !
LXXXVI. Ce qu’attendait le gouverneur du château Saint-Elme. §
Il est inutile que nous passions en revue de nouveau chacun des événements que nous avons déjà vus se dérouler sous nos yeux. Seulement, il est bon de dire que, du haut des remparts du château Saint-Elme, grâce à l’excellente lunette que lui avait laissée le commandant, Nicolino assistait à tout ce qui se passait dans les rues de Naples. Quant aux événements qui ne se produisaient point au grand jour, le commandant Roberto Brandi, qui était devenu pour son prisonnier un véritable ami, les lui racontait avec une fidélité qui eût fait honneur à un préfet de police faisant son rapport à son souverain.
C’est ainsi que Nicolino vit, du haut des remparts le terrible et magnifique spectacle de l’incendie de la flotte, apprit le traité de Sparanisi, put suivre des yeux les voitures amenant les officiers français qui venaient toucher les deux millions et demi, sut le lendemain en quelle monnaie les deux millions et demi avaient été payés, assista enfin à toutes les péripéties qui suivirent le départ du vicaire général, depuis la nomination de Maliterno à la dictature jusqu’à l’amende honorable que nous lui avons vu faire de compte à demi avec Rocca-Ramana. Tous ces événements lui eussent, perçus par les yeux seulement, paru assez obscurs ; mais les explications du commandant venaient les élucider et jouaient dans ce labyrinthe politique le rôle du fil d’Ariane.
On atteignit ainsi le 20 janvier.
Le 20 janvier, on apprit la rupture définitive de la trêve, à la suite de l’entrevue entre le général français et le prince de Maliterno, et l’on sut qu’à six heures du matin, les troupes françaises s’étaient ébranlées pour marcher sur Naples.
À cette nouvelle, les lazzaroni hurlèrent de rage, et, brisant toute discipline, mirent à leur tête Michele et Pagliuccella, criant qu’ils ne voulaient reconnaître qu’eux pour capitaines ; puis, s’adjoignant les soldats et les officiers qui étaient revenus de Livourne avec le général Naselli, ils commencèrent à traîner des canons à Poggioreale, à Capodichino et à Capodimonte. D’autres batteries furent établies à la porte Capuana, à la Marinella, au largo delle Pigne et sur tous les points par lesquelles les Français pouvaient tenter d’entrer à Naples. C’était pendant cette journée où se préparait la défense, que, malgré les efforts de Michele et de Pagliucella, les pillages, les incendies et les meurtres avaient été le plus terribles.
Du haut des murailles du fort de Saint-Elme, Nicolino voyait avec terreur les cruautés qui s’accomplissaient. Il s’étonnait de ne voir le parti républicain prendre aucune mesure contre de pareilles atrocités, et se demandait si le comité républicain était réduit à un tel abandon, qu’il dût laisser les lazzaroni maîtres de la ville sans rien tenter contre les désordres qu’ils commettaient.
À tout moment, des clameurs nouvelles s’élevaient de quelque point de la ville et montaient jusqu’aux hauteurs où est située la forteresse. Des tourbillons de fumée s’élançaient tout à coup d’un pâté de maisons, et, poussés par le sirocco, passaient comme un voile entre la ville et le château. Des assassinats commencés dans les rues se continuaient par les escaliers et venaient se dénouer sur les terrasses des palais, presque à portée de fusil des sentinelles. Roberto Brandi veillait aux portes et aux poternes du château, dont il avait doublé les sentinelles, avec ordre de faire feu sur quiconque se présenterait, lazzaroni ou républicains. Il conduisait évidemment, avec des intentions hostiles, à un but caché, un plan arrêté avec lui-même.
La bannière royale continuait de flotter sur les murailles du fort, et, malgré le départ du roi, n’avait point disparu un instant.
Cette bannière, gage pour eux de la fidélité du commandant, réjouissait les yeux des lazzaroni.
Sa longue-vue à la main, Nicolino cherchait vainement dans les rues de Naples quelques figures de connaissance. On le sait, Maliterno n’était point rentré à Naples ; Rocca-Romana se tenait caché ; Manthonnet, Schipani, Cirillo et Velasco attendaient.
À deux heures de l’après-midi, on releva les sentinelles, comme cela se pratiquait, de deux heures en deux heures.
Il sembla à Nicolino que la sentinelle qui se trouvait la plus proche de lui, lui faisait un signe de tête.
Il ne parut point l’avoir remarqué ; mais, au bout de quelques secondes, il tourna de nouveau les yeux de son côté.
Cette fois, il ne lui resta aucun doute. Ce signe avait été d’autant plus visible que les trois autres sentinelles, les yeux fixés, les unes à l’horizon du côté de Capoue, où l’on s’attendait à voir déboucher les Français, les autres sur Naples, se débattant sous le fer et au milieu du feu, ne faisaient aucune attention à la quatrième sentinelle et au prisonnier.
Nicolino put donc se diriger vers le factionnaire et passer à un pas de lui.
– Aujourd’hui, en dînant, faites attention à votre pain, lui jeta en passant la sentinelle.
Nicolino tressaillit et continua sa route.
Son premier mouvement fut un mouvement de crainte : il crut qu’on voulait l’empoisonner.
Au bout d’une vingtaine de pas, il revint sur lui-même, et, en repassant devant le factionnaire :
– Du poison ? demanda-t-il.
– Non, répondit celui-ci, un billet.
– Ah ! fit Nicolino, la poitrine un peu dégagée.
Et, s’éloignant du factionnaire, il se tint à distance sans plus regarder de son côté.
Enfin, les républicains se décidaient donc à quelque chose ! Le défaut d’initiative dans le mezzo ceto et dans la noblesse est le défaut capital des Napolitains. Autant le peuple, poussière soulevée au moindre vent, est toujours prêt aux émeutes, autant la classe moyenne et l’aristocratie sont difficiles aux révolutions.
C’est qu’à tout changement qui arrive, mezzo ceto et aristocratie craignent de perdre une portion de ce qu’ils possèdent, tandis que le peuple, qui ne possède rien, ne peut que gagner.
Il était trois heures de l’après-midi ; Nicolino dînait à quatre : il n’avait, en conséquence, qu’une heure à attendre. Cette heure lui parut un siècle.
Enfin, elle passa. Nicolino comptant les quarts et les demies qui sonnaient aux trois cents églises de Naples.
Nicolino descendit, trouva son couvert mis comme d’habitude et son pain sur la table. Il examina négligemment son pain, n’y vit aucune rupture ; sur toute sa rotondité, la croûte était lisse et intacte. Si un billet avait été introduit dans l’intérieur, c’était pendant la fabrication même du pain.
Le prisonnier commença de croire à un faux avis.
Il regarda le geôlier chargé de le servir à table, depuis l’amélioration croissante de ses repas, espérant voir en lui quelque encouragement à rompre son pain.
Le geôlier resta impassible.
Nicolino, pour avoir une occasion de le faire sortir, regarda si rien ne manquait sur la table. La table était irréprochablement préparée.
– Mon cher ami, dit-il au geôlier, le commandant est si bon pour moi, que je ne doute pas que, pour m’ouvrir l’appétit, il ne me donne une bouteille d’asprino, si je la lui demande.
L’asprino correspond à Naples, au vin de Suresne, à Paris.
Le geôlier sortit en faisant un mouvement des épaules qui signifiait :
– En voilà une idée de demander du vinaigre quand on a sur sa table du lacrima-cristi et du monte de Procida.
Mais, comme on lui avait recommandé d’avoir les plus grands égards pour le prisonnier, il s’empressa d’obéir avec tant de diligence, que, pour aller plus vite, il ne ferma même pas, en s’éloignant, la porte du cachot.
Nicolino le rappela.
– Qu’y a-t-il, Excellence ? demanda le geôlier.
– Il y a que je vous prie de fermer votre porte, mon ami, répondit Nicolino : les portes ouvertes donnent des tentations aux prisonniers.
Le geôlier, qui savait la fuite impossible au château Saint-Elme, à moins que, comme Hector Caraffa, on ne descendit du haut des murailles avec une corde, referma la porte, non point pour sa conscience, mais pour ne pas désobliger Nicolino.
La clef ayant fait dans la serrure son mouvement et son bruit de rotation qui indiquaient la clôture à double tour, Nicolino, certain de ne pas être surpris, brisa son pain.
On ne l’avait point trompé : au beau milieu de la mie était un billet roulé, lequel, collé à la pâte, indiquait qu’il n’avait pu y être introduit que pendant la fabrication, comme l’avait pensé le prisonnier.
Nicolino prêta l’oreille, et, n’entendant aucun bruit, ouvrit vivement le billet.
Il contenait ces mots :
« Jetez-vous sur votre lit sans vous déshabiller ; ne vous inquiétez point du bruit que vous entendrez de onze heures à minuit ; il sera fait par des amis ; seulement, tenez-vous prêt à les seconder. »
– Diable ! murmura Nicolino, ils ont bien fait de me prévenir ; je les eusse pris pour des lazzaroni, et j’eusse tapé dessus. Voyons le post-scriptum :
« Il est urgent que, demain, le drapeau français flotte, au point du jour, sur les murailles du château Saint-Elme. Si notre tentavive échouait, faites ce que vous pourrez de votre côté pour arriver à ce but. Le comité met cinq cent mille francs à votre disposition. »
Nicolino déchira le billet en morceaux impalpables, qu’il éparpilla sur toute la longueur de son cachot.
Il achevait cette opération lorsque la clef tourna dans la serrure, et que son geôlier entra une bouteille d’asprino à la main.
Nicolino, qui tenait de sa mère un palais français, n’avait jamais pu souffrir l’asprino ; mais, dans cette occasion, il lui parut qu’il devait faire un sacrifice à la patrie. Il remplit son verre, le leva en l’air, porta un toast à la santé du commandant, le vida d’un trait et fit clapper sa langue avec autant d’énergie qu’il eût pu le faire après un verre de chambertin, de château-laffitte ou de bouzi.
L’admiration du geôlier pour Nicolino redoubla : il fallait être doué d’un courage héroïque pour boire sans grimace un verre d’un pareil vin.
Le dîner était encore meilleur que d’habitude. Nicolino en fit son compliment au gouverneur, qui vint, comme il en prenait de plus en plus l’habitude, lui faire sa visite au café.
– Bon ! dit Roberto Brandi, les compliments reviennent, non pas au cuisinier, mais à l’asprino, qui vous aura ouvert l’appétit.
Nicolino n’avait point l’habitude de remonter sur le rempart après son dîner, qu’il prolongeait, surtout depuis qu’il s’était amélioré, jusqu’à cinq heures et demie et même six heures du soir. Mais, surexcité, non point par l’asprino qu’il avait bu, comme le croyait le commandant, mais par le billet qu’il avait reçu ; voyant le seigneur Roberto Brandi de bonne humeur et ne doutant pas que Naples ne fût au moins aussi curieux à voir de nuit que de jour, il se plaignit avec tant d’insistance d’une certaine lourdeur d’estomac et d’un certain embarras de tête, que, de lui-même, le commandant lui demanda s’il ne voulait point prendre l’air.
Nicolino se fit prier un instant ; puis enfin, pour ne pas le désobliger, consentit à monter avec le commandant sur le rempart.
Naples présentait dans la soirée le même spectacle que pendant le jour, excepté que, vu à travers les ténèbres, il devenait plus effrayant. Et, en effet, le pillage et les assassinats s’exécutaient à la lueur des torches qui, courant dans l’obscurité comme des insensées, semblaient jouer quelque jeu fantastique et terrible inventé par la mort. De leur côté, les incendies, détachant les flammes ardentes de la fumée épaisse qui les couronnait, offraient à Nicolino la même représentation que Rome, dix-huit cents ans auparavant, avait donnée à Néron. Rien n’eût empêché Nicolino, s’il eût voulu se couronner de roses et chanter des vers d’Horace sur sa lyre, de se croire le divin empereur successeur de Claude et fils d’Agrippine et de Domitius.
Mais Nicolino n’était pas fantaisiste à ce point ; Nicolino avait tout simplement sous les yeux le spectacle d’une scène de meurtre et d’incendie comme Naples n’en avait point donné depuis la révolte de Masaniello, et Nicolino, la rage au fond du cœur, regardait ces canons dont le col de bronze s’allongeait hors des remparts, et se disait que, s’il était gouverneur du château à la place de Roberto Brandi, il aurait bientôt forcé toute cette canaille à chercher un abri dans les égouts d’où elle sortait.
En ce moment, il sentit une main qui s’appuyait sur son épaule, et, comme si elle eût pu lire au plus profond de sa pensée, une voix lui dit :
– À ma place, que feriez-vous ?
Nicolino n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qui lui parlait ainsi : il reconnut la voix du digne commandant.
– Par ma foi, répondit Nicolino, je n’hésiterais pas, je vous le jure : je ferais feu sur les assassins, au nom de l’humanité et de la civilisation.
– Comme cela ? sans savoir ce que me rapportera ou me coûtera chaque coup de canon que je tirerai ? À votre âge et en paladin français, vous dites : Fais ce que dois, advienne que pourra.
– C’est le chevalier Bayard qui a dit cela.
– Oui ; mais, à mon âge, et père de famille comme je suis, je dis : Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. Ce n’est pas le chevalier Bayard qui a dit cela : c’est le bon sens.
– Ou l’égoïsme, mon cher gouverneur.
– Cela se ressemble diablement, mon cher prisonnier.
– Mais, enfin, que voulez-vous ?
– Mais je ne veux rien. Je suis à mon balcon, balcon bien tranquille : rien ne m’atteindra ici. Je regarde et j’attends.
– Je vois bien que vous regardez ; mais je ne sais pas ce que vous attendez.
– J’attends ce qu’attend le gouverneur d’une forteresse imprenable : j’attends qu’on me fasse des propositions.
Nicolino prit ces paroles pour ce qu’elles étaient, en effet, c’est-à-dire pour une ouverture ; mais, outre qu’il n’avait pas mission de traiter au nom des républicains, mission qu’à la rigueur il se fut donnée à lui-même, le billet qu’il avait reçu lui recommandait tout simplement de se tenir tranquille, et d’aider, s’il était en son pouvoir, aux événements qui devaient s’accomplir de onze heures à minuit.
Qui lui disait que ce qu’il arrêterait avec le commandant, si avantageux que cela fût, selon lui, aux intérêts de la future république parthénopéenne, s’accorderait avec les plans des républicains ?
Il garda donc le silence, ce que voyant le commandant Roberto Brandi, fit, pour la troisième ou la quatrième fois, le tour des remparts en sifflant et en recommandant aux sentinelles la plus grande vigilance, aux artilleurs de veiller près de leurs pièces, la mèche allumée.
LXXXVII. Où l’on voit enfin comment le drapeau français avait été arboré sur le chateau Saint-Elme. §
Nicolino écouta en silence le commandant donner des ordres, d’une voix assez haute, au contraire, pour qu’elle fût entendue de son prisonnier.
Ce redoublement de surveillance l’inquiéta ; mais il connaissait la prudence et le courage de ceux qui lui avaient fait passer l’avis qu’il avait reçu, et il se confiait à eux.
Seulement, il lui fut démontré plus clair que jamais que toutes les attentions successives et croissantes qu’avait eues pour lui le directeur de la forteresse n’avaient d’autre but que d’amener Nicolino à lui faire quelque ouverture ou à recueillir les siennes ; ce qui serait arrivé, sans aucun doute, si Nicolino ne se fût, à cause de l’avis reçu, tenu sur la réserve.
Le temps s’écoula sans aucun rapprochement entre le gouverneur et son prisonnier. Seulement, comme par oubli, celui-ci eut la permission de rester sur le rempart.
Dix heures sonnèrent. On se rappelle que c’était l’heure indiquée par Maliterno à l’archevêque, pour sonner, sous peine de mort, toutes les cloches de Naples. À la dernière vibration des bronzes, toutes les cloches éclatèrent à la fois.
Nicolino était préparé à tout, excepté à ce concert de cloches, et le gouverneur, à ce qu’il paraît, n’y était pas plus préparé que lui ; car, à ce bruit inattendu, Roberto Brandi se rapprocha de son prisonnier et le regarda avec étonnement.
– Oui, je comprends bien, dit Nicolino, vous me demandez ce que signifie cet effroyable charivari ; j’allais vous faire la même question.
– Alors, vous l’ignorez ?
– Parfaitement. Et vous ?
– Moi aussi.
– Alors, promettons-nous que le premier des deux qui l’apprendra en fera part à son voisin.
– Je vous le promets.
– C’est incompréhensible, mais c’est curieux, et j’ai payé bien cher, souvent, ma loge à Saint-Charles pour voir un spectacle qui ne valait pas celui-ci.
Mais, contre l’attente de Nicolino, le spectacle devenait de plus en plus curieux.
En effet, comme nous l’avons dit, arrêtés au milieu de leur infernale besogne par une voix qui semblait leur parler d’en haut, les lazzaroni, qui entendent mal la langue céleste, coururent en demander l’explication à la cathédrale.
On sait ce qu’ils y trouvèrent : la vieille métropole éclairée à giorno, le sang et la tête de saint Janvier exposés, le cardinal-archevêque en habits sacerdotaux, enfin Rocca-Romana et Maliterno en costume de pénitents, pieds nus, en chemise et la corde au cou.
Les deux spectateurs, pour lesquels on eût pu croire que le spectacle était fait, virent alors l’étrange procession sortir de l’église, au milieu des pleurs, des cris, des lamentations. Les torches étaient si nombreuses et jetaient un tel éclat, qu’à l’aide de sa lunette, que le commandant envoya chercher, Nicolino reconnut l’archevêque sous son dais, portant le saint sacrement, les chanoines portant à ses côtés le sang et la tête de saint Janvier, et enfin, derrière les chanoines, Maliterno et Rocca-Romana, dans leur étrange costume, et qui, comme le quatrième officier de Malbrouck, ne portaient rien, ou plutôt portaient, de tous les poids, le plus pesant : les péchés du peuple.
Nicolino savait son frère Rocca-Romana aussi sceptique que lui, et Maliterno aussi sceptique que son frère. Il fut donc, malgré la grande préoccupation qui le tenait, pris d’un rire homérique en reconnaissant les deux pénitents.
Quelle était cette comédie ? dans quel but était-elle jouée ? C’était ce que ne pouvait s’expliquer Nicolino que par ce mélange, tout particulier à Naples, du grotesque au sacré.
Sans doute, entre onze heures et minuit, aurait-il l’explication de tout cela.
Roberto Brandi, qui n’attendait aucune explication, paraissait plus inquiet et plus impatient que son prisonnier ; car lui aussi connaissait Naples et se doutait qu’il y avait quelque immense piège caché sous cette comédie religieuse.
Nicolino et le commandant suivirent des yeux, avec la plus grande curiosité, la procession dans les différentes évolutions qu’elle accomplit depuis sa sortie de la cathédrale jusqu’à sa rentrée ; puis ils virent le bruit diminuer, les torches s’éteindre, et y succéder le silence et l’obscurité.
Quelques maisons auxquelles le feu avait été mis continuèrent de brûler ; mais personne ne s’en occupa.
Onze heures sonnèrent.
– Je crois, dit Nicolino, qui désirait suivre les instructions du billet en rentrant dans son cabinet, je crois que la représentation est terminée. Qu’en dites-vous, mon commandant ?
– Je dis que j’ai encore quelque chose à vous faire voir avant que vous rentriez chez vous, mon cher prisonnier.
Et il lui fit signe de le suivre.
– Nous nous sommes, lui dit-il, jusqu’à présent préoccupés de ce qui se passe à Naples, depuis Mergellina jusqu’à la porte Capuana, – c’est-à-dire à l’ouest, au midi et à l’est : – occupons-nous un peu de ce qui se passe au nord. Quoique ce qui nous vient de ce côté fasse peu de bruit et jette peu de lumière, cela vaut la peine que nous y accordions un instant d’attention.
Nicolino se laissa conduire par le gouverneur sur la partie du rempart exactement opposée à celle du haut de laquelle il venait de contempler Naples, et, sur les collines qui enveloppent la ville, depuis celle de Capodimonte jusqu’à celle de Poggioreale, il vit une ligne de feux disposés avec la régularité d’une armée en marche.
– Ah ! ah ! fit Nicolino, voilà du nouveau, ce me semble.
– Oui, et qui n’est pas sans intérêt, n’est-ce pas ?
– C’est l’armée française ? demanda Nicolino.
– Elle-même, répondit le gouverneur.
– Demain, alors, elle entrera à Naples.
– Oh ! que non ! On n’entre point à Naples comme cela quand les lazzaroni ne veulent pas qu’on y entre. On se battra deux, trois jours, peut-être.
– Eh bien, après ? demanda Nicolino.
– Après ?… Rien, répondit le gouverneur. C’est à nous de songer à ce que peut, dans un pareil conflit, faire de bien ou de mal à ses alliés, quels qu’ils soient, le gouverneur du château Saint-Elme.
– Et peut-on savoir, en cas de conflit, pour qui seraient vos préférences ?
– Mes préférences ! Est-ce qu’un homme d’esprit a des préférences, mon cher prisonnier ? Je vous ai fait ma profession de foi en vous disant que j’étais père de famille, et en vous citant le proverbe français : Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. Rentrez chez vous ; méditez là-dessus. Demain, nous causerons politique, morale et philosophie, et, comme les Français ont encore un autre proverbe qui dit : La nuit porte conseil, eh bien, demandez des conseils à la nuit ; au jour, vous me ferez part de ceux qu’elle vous aura donnés. Bonsoir, monsieur le duc !
Et, comme, tout en causant, on était arrivé au haut de l’escalier qui conduisait aux prisons inférieures, le geôlier reconduisit Nicolino à son cachot et l’y enferma, comme d’habitude, à double tour.
Nicolino se trouva dans la plus complète obscurité.
Par bonheur, les instructions qu’il avait reçues n’étaient point difficiles à suivre. Il se dirigea à tâtons vers son lit, le trouva et se jeta dessus tout habillé.
À peine y était-il depuis cinq minutes, qu’il entendit le cri d’alarme, cri suivi d’une fusillade assez vive et de trois coups de canon.
Puis tout rentra dans le silence le plus absolu.
Qu’était-il arrivé ?
Nous sommes obligés de dire que, malgré le courage bien éprouvé de Nicolino, le cœur lui battait fort en se faisant cette question.
Dix autres minutes ne s’étaient point écoulées, que Nicolino entendit un pas dans l’escalier, une clef tourna dans la serrure, les verrous grincèrent et la porte s’ouvrit, donnant passage au digne commandant, éclairé d’une bougie qu’il tenait lui-même à la main.
Roberto Brandi referma la porte avec la plus grande précaution, déposa sa bougie sur la table, prit une chaise et vint s’asseoir près du lit de son prisonnier, qui, ignorant absolument où aboutirait toute cette mise en scène, le laissait faire sans lui adresser une seule parole.
– Eh bien, lui dit le gouverneur lorsqu’il fut assis à son chevet, je vous le disais bien, mon cher prisonnier, que le château Saint-Elme était d’une certaine importance dans la question qui doit se plaider demain.
– Et à quel propos, mon cher commandant, venez-vous, à une pareille heure, vous féliciter près de moi de votre perspicacité ?
– Parce que c’est toujours une satisfaction d’amour-propre, que de pouvoir dire à un homme d’esprit comme vous : « Vous voyez bien que j’avais raison ; » ensuite parce que je crois que, si nous attendons à demain pour causer de nos petites affaires, dont vous n’avez pas voulu causer ce soir, – je sais maintenant pourquoi, – si nous attendons à demain, dis-je, il pourra bien être trop tard.
– Voyons, mon cher commandant, demanda Nicolino, il s’est donc passé quelque chose de bien important depuis que nous nous sommes quittés ?
– Vous allez en juger. Les républicains, qui avaient, je ne sais comment, surpris mon mot d’ordre, qui était Pausilippe et Parthénope, se sont présentés à la sentinelle ; seulement, celui qui était chargé de dire Parthénope a confondu la nouvelle ville avec l’ancienne et a dit Napoli au lieu de Parthénope. La sentinelle, qui ne savait probablement pas que Parthénope et Napoli ne font qu’un ou plutôt ne font qu’une, a donné l’alarme ; le poste a fait feu, mes artilleurs ont fait feu, et le coup a été manqué. De sorte, mon cher prisonnier, que, si c’est dans l’attente de ce coup-là que vous vous êtes jeté tout habillé sur votre lit, vous pouvez vous déshabiller et vous coucher, à moins cependant que vous n’aimiez mieux vous lever pour que nous causions chacun d’un côté de cette table, comme deux bons amis.
– Allons, allons, dit Nicolino en se levant, ramassez les atouts, abattez votre jeu, et causons.
– Causons ! dit le gouverneur, c’est bientôt dit.
– Dame, c’est vous qui me l’offrez, ce me semble.
– Oui, mais après quelques éclaircissements.
– Lesquels ? Dites.
– Avez-vous des pouvoirs suffisants pour causer avec moi ?
– J’en ai.
– Ce dont nous causerons ensemble sera-t-il ratifié par vos amis ?
– Foi de gentilhomme !
– Alors, il n’y a plus d’empêchements. Asseyez-vous, mon cher prisonnier.
– Je suis assis.
– MM. les républicains ont donc bien besoin du château Saint-Elme ? Voyons !
– Après la tentative qu’ils viennent de faire, vous me traiteriez de menteur si je vous disais que sa possession leur est tout à fait indifférente.
– Et, en supposant que messire Roberto Brandi, gouverneur de ce château, substituât en son lieu et place le très-haut et très-puissant seigneur Nicolino, des ducs de Rocca-Romana et des princes Caraccioli, que gagnerait à cette substitution ce pauvre Roberto Brandi ?
– Messire Roberto Brandi m’a prévenu, je crois, qu’il était père de famille ?
– J’ai oublié de dire époux et père de famille.
– Il n’y a pas de mal, puisque vous réparez à temps votre oubli. Donc, une femme ?
– Une femme.
– Combien d’enfants ?
– Deux : des enfants charmants, surtout la fille, qu’il faut songer à marier.
– Ce n’est point pour moi que vous dites cela, je présume ?
– Je n’ai pas l’orgueil de porter mes yeux si haut : c’est une simple observation que je vous faisais, comme digne d’exciter votre intérêt.
– Et je vous prie de croire qu’elle l’excite au plus haut degré.
– Alors, que pensez-vous que puissent faire pour un homme qui leur rend un très-grand service, pour la femme et les enfants de cet homme, les républicains de Naples ?
– Eh bien, que diriez-vous de dix mille ducats ?
– Oh ! interrompit le gouverneur.
– Attendez donc, laissez-moi dire.
– C’est juste ; dites.
– Je répète. Que diriez-vous de dix mille ducats de gratification pour vous, de dix mille ducats d’épingles pour votre femme, de dix mille ducats de bonne main à votre fils, et de dix mille ducats de dot à votre fille ?
– Quarante mille ducats ?
– Quarante mille ducats.
– En tout ?
– Dame !
– Cent quatre-vingt-dix mille francs ?
– Juste.
– Ne trouvez-vous pas qu’il est indigne d’hommes comme ceux que vous représentez de ne pas offrir des sommes rondes ?
– Deux cent mille livres, par exemple ?
– Oui, à deux cent mille livres, on réfléchit.
– Et à combien terminerait-on ?
– Tenez, pour ne pas vous faire marchander, à deux cent cinquante mille livres.
– C’est un joli denier que deux cent cinquante mille livres !
– C’est un joli morceau que le château Saint-Elme.
– Hum !
– Vous refusez ?
– Je me consulte.
– Vous comprendrez ceci, mon cher prisonnier : on dit… Toute la journée, nous avons parlé par proverbes ; passez-moi donc encore celui-ci : je vous promets que ce sera le dernier.
– Je vous le passe.
– Eh bien, on dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l’occasion de faire fortune, que le tout est pour lui de ne pas laisser échapper l’occasion. L’occasion passe à côté de la main : je la prends par ses trois cheveux, et je ne la lâche pas, morbleu !
– Je ne veux pas y regarder de trop près avec vous, mon cher gouverneur, reprit Nicolino, d’autant plus que je n’ai qu’à me louer de vos bons procédés : vous aurez vos deux cent cinquante mille livres.
– À la bonne heure.
– Seulement, vous comprenez que je n’ai pas deux cent cinquante mille livres dans ma poche.
– Bon ! monsieur le duc, si l’on voulait faire toutes les affaires au comptant, on ne ferait jamais d’affaires.
– Alors, vous vous contenterez de mon billet ?
Roberto Brandi se leva et salua.
– Je me contenterai de votre parole, prince, les dettes de jeu sont sacrées, et nous jouons dans ce moment-ci, et gros jeu, car nous jouons chacun notre tête.
– Je vous remercie de votre confiance en moi, monsieur, répondit Nicolino avec une suprême dignité ; je vous prouverai que j’en étais digne. Maintenant, il ne s’agit plus que de l’exécution, des moyens.
– C’est pour arriver à ce but que je vous demanderai, mon prince, toute la complaisance possible.
– Expliquez-vous.
– J’ai eu l’honneur de vous dire que, puisque je tenais l’occasion par les cheveux, je ne la lâcherais point sans y trouver une fortune.
– Oui. Eh bien, il me semble qu’une somme de deux cent cinquante mille francs…
– Ce n’est point une fortune, cela, monsieur le duc. Vous qui êtes riche à millions, vous devez le comprendre.
– Merci !
– Non : il me faut cinq cent mille francs.
– Monsieur le commandant, je suis fâché de vous dire que vous manquez à votre parole.
– En quoi, si ce n’est pas à vous que je les demande ?
– Alors, c’est autre chose.
– Et si j’arrive à me faire donner par Sa Majesté le roi Ferdinand, pour ma fidélité, le même prix que vous m’offrez pour ma trahison ?
– Oh ! le vilain mot que vous venez de dire là !
Le commandant, avec le comique sérieux particulier aux Napolitains, prit la bougie, alla regarder derrière la porte, sous le lit, et revint poser la bougie sur la table.
– Que faites-vous ? lui demanda Nicolino.
– J’allais voir si quelqu’un nous écoutait.
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que, si nous ne sommes que nous deux, vous savez bien que je suis un traître, un peu plus adroit, un peu plus spirituel que les autres peut-être, mais voilà tout.
– Et comment comptez-vous vous faire donner par le roi Ferdinand deux cent cinquante mille francs pour prix de votre fidélité ?
– C’est pour cela justement que j’ai besoin de toute votre complaisance.
– Comptez dessus ; seulement, expliquez-vous.
– Pour en arriver là, mon cher prisonnier, il ne faut pas que je sois votre complice, il faut que je sois votre victime.
– C’est assez logique, ce que vous me dites là. Eh bien, voyons, comment pouvez-vous devenir ma victime ?
– C’est bien facile.
Le commandant tira des pistolets de sa poche.
– Voilà des pistolets.
– Tiens, dit Nicolino, ce sont les miens.
– Que le procureur fiscal a oubliés ici… Vous savez comment il a fini, ce bon marquis Vanni ?
– Vous m’avez annoncé sa mort, et je vous ai même répondu que j’avais le regret de ne pas le regretter.
– C’est vrai. Vous vous êtes donc procuré vos pistolets, qui étaient je ne sais où, par vos intelligences dans le château ; de sorte que, quand je suis descendu, vous m’avez mis le pistolet sur la gorge.
– Très-bien, fit Nicolino en riant : comme cela.
– Prenez garde ! ils sont chargés. Puis, le pistolet sur la gorge toujours, vous m’avez lié à cet anneau scellé dans la muraille.
– Avec quoi ? avec les draps de mon lit ?
– Non, avec une corde.
– Je n’en ai pas.
– Je vous en apporte une.
– À la bonne heure : vous êtes homme de précaution.
– Quand on veut que les choses réussissent, n’est-ce pas ? il ne faut rien négliger.
– Après ?
– Après ? Lorsque je suis bien lié et bien garrotté à cet anneau, vous me bâillonnez avec votre mouchoir afin que je ne crie pas ; vous refermez la porte sur moi, et vous profitez de ce que j’ai eu l’imprudence d’envoyer en patrouille tous les hommes dont je suis sûr, et de ne laisser dans l’intérieur et aux portes que les déserteurs, pour faire une émeute.
– Et comment ferai-je cette émeute ?
– Rien de plus facile. Vous offrirez dix ducats par homme. Ils sont une trentaine d’hommes, mettez-en trente-cinq avec les employés : c’est trois cent cinquante ducats. Vous distribuez immédiatement vos trois cent cinquante ducats ; vous changez le mot d’ordre, et vous commandez de faire feu sur la patrouille, si elle insiste pour entrer.
– Et où prendrai-je les trois cent cinquante ducats ?
– Dans ma poche ; seulement, c’est un compte à part, vous comprenez.
– À joindre aux deux cent cinquante mille livres : très-bien !
– Une fois maître du château, vous me déliez, vous me laissez dans votre cachot, vous me traitez aussi mal que je vous y ai bien traité ; puis, une nuit, quand vous m’avez payé mes deux cent cinquante mille francs et rendu mes trois cent cinquante ducats, vous me faites jeter à la porte, par pitié ; je descends jusqu’au port, je frète une barque, un speronare, une felouque ; j’aborde en Sicile à travers mille périls, et je vais demander au roi Ferdinand le prix de ma fidélité. Le chiffre auquel je l’étendrai me regarde ; au reste, vous le connaissez.
– Oui, deux cent cinquante mille francs.
– Tout cela est-il bien entendu ?
– Oui.
– J’ai votre parole d’honneur ?
– Vous l’avez.
– À l’œuvre, alors ! Vous tenez le pistolet, que vous pouvez reposer sur la table de peur d’accident ; voici les cordes, et voici la bourse. Ne craignez pas de serrer les cordes ; ne m’étouffez pas avec le mouchoir. Vous en avez encore pour une bonne demi-heure avant que la patrouille rentre.
Tout se passa exactement comme l’avait prévu l’intelligent gouverneur, et l’on eût dit qu’il avait donné ses ordres d’avance pour que Nicolino ne rencontrât aucun obstacle. Le commandant fut lié, garrotté, bâillonné à point ; la porte fut refermée sur lui. Nicolino ne rencontra personne, ni sur les escaliers, ni dans les caves. Il alla droit au corps de garde, y entra, fit un magnifique discours patriotique, et, comme, à la fin de son discours, il remarquait une certaine hésitation parmi ceux auxquels il s’adressait, il fit sonner son argent et lâcha la parole magique qui devait tout enlever : « Dix ducats par homme. » À ces mots, en effet, les gestes d’hésitation disparurent, les cris de « Vive la liberté ! » retentirent. On sauta sur les armes, on courut aux postes et aux remparts, on menaça la patrouille de faire feu sur elle si elle ne disparaissait à l’instant même dans les profondeurs du Vomero ou dans les vicoli de l’Infrascata. La patrouille disparut comme disparait un fantôme par une trappe de théâtre.
Puis on s’occupa de confectionner un drapeau tricolore, opération à laquelle on arriva, non sans peine, avec un morceau d’une ancienne bannière blanche, un rideau de fenêtre et un couvre-pieds rouge. Ce travail terminé, on abattit la bannière blanche et l’on éleva la bannière tricolore.
Enfin, tout à coup Nicolino sembla songer au malheureux commandant dont il avait usurpé les fonctions. Il descendit avec quatre hommes dans son cachot, le fit délier et débâillonner en lui tenant le pistolet sur la gorge, et, malgré ses gémissements, ses prières et ses supplications, il le laissa à sa place, dans le fameux cachot numéro 3, au deuxième au-dessous de l’entre-sol.
Et voilà comment, le 21 janvier au matin, Naples, en se réveillant, vit la bannière tricolore française flotter sur le château Saint-Elme.
LXXXVIII. Les fourches caudines. §
Championnet aussi la vit, la bannière sainte, et aussitôt il donna l’ordre à son armée de marcher sur Naples, afin de l’attaquer vers onze heures du matin.
Si nous écrivions un roman au lieu d’écrire un livre historique, où l’imagination n’est qu’accessoire, on ne doute pas que nous n’eussions trouvé moyen d’amener Salvato à Naples, ne fût-ce qu’avec les officiers français venant toucher les cinq millions convenus par la trêve de Sparanisi. Au lieu d’aller au spectacle avec ses compagnons, au lieu de s’occuper de la rentrée des cinq millions avec Archambal, – rentrée qui, on se le rappelle, ne rentra point, – nous l’eussions conduit à cette maison du Palmier, où il avait laissé, sinon la totalité, du moins la moitié de cette âme à laquelle le sceptique chirurgien du mont Cassin ne pouvait croire, et, au lieu d’un long récit intéressant, mais froid comme toute narration politique, nous eussions eu des scènes passionnées, rehaussées de toutes les craintes qu’eussent inspirées à la pauvre Luisa les terribles scènes de carnage dont la rumeur arrivait jusqu’à elle. Mais nous sommes forcés de nous renfermer dans l’inflexible exigence des faits, et, quel que fût l’ardent désir de Salvato, il lui avait fallu avant tout suivre les ordres de son général, qui, dans son ignorance de l’irrésistible aimant qui attirait son chef de brigade vers Naples, l’en avait plutôt éloigné que rapproché.
À San-Germano, au moment même où, après avoir passé la nuit au couvent du mont Cassin, Salvato venait d’embrasser et de quitter son père, Championnet lui avait donné l’ordre de prendre la 17e demi-brigade, et, en faisant un circuit pour protéger et éclairer le reste de l’armée, de marcher sur Bénévent par Venafro, Marcone et Ponte-Landolfo. Salvato devait constamment se tenir en communication avec le général en chef.
Ainsi jeté au milieu des brigands, Salvato eut tous les jours une attaque nouvelle à repousser ; toutes les nuits, une surprise à découvrir et à déjouer. Mais Salvato, né dans le pays, parlant la langue du pays, était à la fois l’homme de la grande guerre, c’est-à-dire de la bataille rangée, par son sang-froid, par son courage et par ses études stratégiques, et celui de la petite guerre, c’est-à-dire de la guerre de montagnes, par son infatigable activité, sa vigilance perpétuelle et cet instinct du danger que Fenimore Cooper nous montre si bien développés chez les peuplades rouges de l’Amérique du Nord. Pendant cette marche longue et difficile dans laquelle on eut, au mois de décembre, des rivières glacées à franchir, des montagnes couvertes de neige à traverser, des chemins boueux et défoncés à suivre, ses soldats, au milieu desquels il vivait, secourant les blessés, soutenant les faibles, louant les forts, ses soldats purent reconnaître l’homme supérieur et bon à la fois, et, n’ayant à lui reprocher ni une erreur, ni une faiblesse, ni une injustice, se groupèrent autour de lui avec le respect non-seulement de subordonnés pour leur chef, mais encore d’enfants pour leur père.
Arrivé à Venafro, Salvato avait appris que le chemin ou plutôt le sentier des montagnes était impraticable. Il était remonté jusqu’à Isernia par une assez belle route, qu’il lui avait fallu conquérir pas à pas sur les brigands ; puis, de là, par un chemin détourné, il avait, à travers monts, bois et vallées, atteint le village ou plutôt la ville de Bocano.
Il lui fallut cinq jours pour faire cette route, que, dans les temps ordinaires, on peut faire en une étape.
Ce fut à Bocano qu’il apprit la trêve de Sparanisi, qu’il reçut l’ordre de s’arrêter et d’attendre de nouvelles instructions.
La trêve de Sparanisi rompue, Salvato se remit en marche, et, en combattant toujours, gagna Marcone. À Marcone, il apprit l’entrevue de Championnet avec les députés de la ville, et la décision prise le même jour par le général en chef d’attaquer Naples le lendemain.
Ses instructions portaient de marcher sur Bénévent et de se rabattre immédiatement sur Naples pour seconder le général dans son attaque du 21.
Le 20 au soir, après une double étape, il entrait à Bénévent.
La tranquillité avec laquelle s’était opérée cette marche donnait à Salvato de grandes inquiétudes. Si les brigands lui avaient laissé le chemin libre de Marcone à Bénévent, c’était, sans aucun doute, pour le lui disputer ailleurs et dans une meilleure position.
Salvato, qui n’avait jamais parcouru le pays dans lequel il était engagé, le connaissait du moins stratégiquement. Il savait qu’il ne pouvait aller de Bénévent à Naples sans passer par l’ancienne vallée Caudia, c’est-à-dire par ces fameuses Fourches Caudines, où, trois cent vingt et un ans avant le Christ, les légions romaines, commandées par le consul Spurnius Postumus, furent battues par les Samnites et forcées de passer sous le joug.
Une de ces illuminations comme en ont des hommes de guerre lui dit que c’était là que l’attendaient les brigands.
Mais Salvato résolut, les cartes de la Terre de Labour et de la principauté étant incomplètes, de visiter le pays par lui-même.
À huit heures du soir, il se déguisa en paysan, monta son meilleur cheval, se fit accompagner d’un hussard de confiance, à cheval comme lui, et se mit en chemin.
À une lieue de Bénévent, à peu près, il laissa dans un bouquet de bois son hussard et les chevaux, et s’avança seul.
La vallée se rétrécissait de plus en plus, et, à la clarté de la lune, il pouvait distinguer la place où elle semblait se fermer tout à fait. Il était évident que c’était à cette même place que les Romains s’étaient aperçus, mais trop tard, du piège qui leur avait été tendu.
Salvato, au lieu de suivre le chemin, se glissa au milieu des arbres qui garnissent le fond de la vallée, et arriva ainsi à une ferme située à cinq cents pas, à peu près, de cet étranglement de la montagne.
Il sauta par-dessus une haie et se trouva dans un verger.
Une grande lueur venait d’une partie de la maison séparée du reste de la ferme. Salvato se glissa jusqu’à un endroit où ses regards pouvaient plonger dans la chambre éclairée.
La cause de cet éclairage était un four que l’on venait de chauffer et où deux hommes se tenaient prêts à enfourner une centaine de pains.
Il était évident qu’une pareille quantité de pain n’était point destinée à l’usage du fermier et de sa maison.
En ce moment, on frappa violemment à la porte de la ferme donnant sur la grande route.
Un des deux hommes dit :
– Ce sont eux.
Le regard de Salvato ne pouvait s’étendre jusqu’à la grande porte ; mais il l’entendit crier sur ses gonds et vit bientôt entrer, dans le cercle de lumière projeté par le bois brûlant dans le four, quatre hommes qu’à leur costume il reconnut pour des brigands.
Ils demandèrent à quelle heure serait prête la première fournée, combien on en pourrait faire dans la nuit, et quelle quantité de pains pouvaient donner quatre fournées.
Les deux boulangers leur répondirent qu’à onze heures et demie, ils pourraient livrer la première fournée, à deux heures la seconde, à cinq heures la troisième.
Chaque fournée pourrait donner de cent à cent vingt pains.
– Ce n’est guère, répondit un des brigands en secouant la tête.
– Combien êtes-vous donc ? demanda un des boulangers.
Le brigand qui avait déjà parlé calcula un instant sur ses doigts.
– Huit cent cinquante hommes environ, dit-il.
– Ce sera à peu près une livre et demie de pain par homme, dit le boulanger, qui jusque-là avait gardé le silence.
– Ce n’est point assez, répondit le brigand.
– Il faudra pourtant bien vous contenter de cela, répondit le boulanger d’un ton bourru. Le four ne peut contenir que cent dix pains chaque fois.
– C’est bien : dans deux heures, les mules seront ici.
– Elles attendront une bonne demi-heure, je vous en préviens.
– Ah çà ! tu oublies que nous avons faim, à ce qu’il paraît ?
– Emportez le pain comme il est, si vous voulez, dit le boulanger, et faites-le cuire vous-mêmes.
Les brigands comprirent qu’il n’y avait rien à faire avec ces hommes, qui avaient de pareilles réponses à tout ce qu’on pouvait dire.
– A-t-on des nouvelles de Bénévent ? dirent-ils.
– Oui, répondit un boulanger ; j’en arrive il y a une heure.
– Y avait-on entendu parler des Français ?
– Ils venaient d’y entrer.
– Disait-on qu’ils y feraient séjour ?
– On disait que, demain, au point du jour, ils se remettraient en marche.
– Pour Naples ?
– Pour Naples.
– Combien étaient-ils ?
– Six cents, à peu près.
– En les rangeant bien, combien peut-il tenir de Français dans ton four ?
– Huit.
– Eh bien, demain soir, si nous manquons de pain, nous aurons de la viande.
Un éclat de rire accueillit cette plaisanterie de cannibales, et les quatre hommes, en ordonnant aux deux boulangers de se presser, regagnèrent la porte qui donnait sur la grande route.
Salvato traversa le verger, en évitant de passer dans le rayon de lumière projeté par le four, franchit la seconde haie, suivit, à cent cinquante pas en arrière, les quatre hommes qui regagnaient leurs compagnons, les vit gravir la montagne, et put étudier à son aise, grâce à un clair de lune assez transparent, la disposition du terrain.
Il avait vu tout ce qu’il avait voulu voir : son plan était fait. Il passa devant la masserie cette fois, au lieu de passer derrière, rejoignit son hussard, remonta à cheval, et rentra avant minuit à son logement.
Il y trouva l’officier d’ordonnance du général Championnet, ce même Villeneuve que nous ayons vu, à la bataille de Civita-Castellana, traverser tout le champ de bataille pour aller porter à Macdonald l’ordre de reprendre l’offensive.
Championnet faisait dire à Salvato qu’il attaquerait Naples à midi. Il l’invitait à faire la plus grande diligence possible, afin d’arriver à temps au combat, et il autorisait Villeneuve à rester près de lui et à lui servir d’aide-de-camp, le prévenant de se défier des Fourches Caudines.
Salvato raconta alors à Villeneuve la cause de son absence ; puis, prenant une grande feuille de papier et une plume, il fit un plan détaillé du terrain qu’il venait de visiter et sur lequel, le lendemain, devait se livrer le combat.
Après quoi, les deux jeunes gens se jetèrent chacun sur un matelas et s’endormirent.
Ils furent réveillés au point du jour par les tambours de cinq cents hommes d’infanterie et par les cinquante ou soixante hussards qui formaient toute la cavalerie du détachement.
Les fenêtres de l’appartement de Salvato donnaient sur la place où se rassemblait la petite troupe. Il les ouvrit et invita les officiers, qui se composaient d’un major, de quatre capitaines et de huit ou dix lieutenants ou sous-lieutenants, à monter dans sa chambre.
Le plan qu’il avait fait pendant la nuit était étendu sur la table.
– Messieurs, dit-il aux officiers, examinez cette carte avec attention. Arrivé sur le terrain, que, par l’étude que vous allez faire, vous connaîtrez aussi bien que moi, je vous expliquerai ce qu’il y a à exécuter. De votre adresse et de votre intelligence à me seconder dépendra non-seulement le succès de la journée, mais encore notre salut à tous. La situation est grave : nous avons affaire à un ennemi qui a, tout à la fois, l’avantage du nombre et celui de la position.
Salvato fit apporter du pain, du vin, quelques viandes rôties qu’il avait demandées la veille, et invita les officiers à manger, tout en étudiant la topographie du terrain où devait avoir lieu le combat.
Quant aux soldats, une distribution de vivres leur fut faite sur la place même de Bénévent et vingt-quatre de ces grandes bouteilles de verre contenant chacune une dizaine de litres leur furent apportées.
Le repas fini, Salvato fit battre à l’ordre, et les soldats formèrent un immense cercle, dans lequel Salvato entra avec les officiers.
Cependant, comme ils n’étaient que six cents, nous l’avons dit, tous se trouvèrent à portée de la voix.
– « Mes amis, leur dit Salvato, nous allons avoir aujourd’hui une belle journée ; car nous remporterons une victoire sur le lieu même où le premier peuple du monde a été battu. Vous êtes des hommes, des soldats, des citoyens, et non pas de ces machines à conquête et de ces instruments de despotisme comme en traînaient derrière eux les Cambise, les Darius et les Xercès. Ce que vous venez apporter aux peuples que vous combattez, c’est la liberté et non l’esclavage, la lumière et non la nuit. Sachez donc sur quelle terre vous marchez et quels peuples avant vous foulaient la terre que vous allez fouler.
» Il y a environ deux mille ans que des bergers samnites – c’était le nom des peuples qui habitaient ces montagnes – firent croire aux Romains que la ville de Luceria, aujourd’hui Lucera, était sur le point d’être prise et que, pour la secourir en temps utile, il fallait traverser les Apennins. Les légions romaines partirent, conduites par le consul Spurnius Postumus ; seulement, venant de Naples, où nous allons, elles suivaient le chemin opposé à celui que nous allons suivre. Arrivés à une gorge étroite où nous serons dans deux heures, et où les brigands nous attendent, les Romains se trouvèrent entre deux rochers à pic, couronnés de bois épais ; puis, arrivés au point le plus étranglé de la vallée, ils la trouvèrent fermée par un immense amas d’arbres coupés et entassés les uns sur les autres. Ils voulurent retourner en arrière. Mais de tous côtés les Samnites, qui leur coupaient d’ailleurs le chemin, firent pleuvoir sur eux des rochers qui, roulant du haut en bas de la montagne, les écrasaient par centaines. C’était le général samnite Caius Pontius qui avait préparé le piège ; mais, en voyant les Romains pris, il fut épouvanté d’avoir réussi ; car, derrière les légions romaines, il y avait l’armée, et, derrière l’armée, Rome ! Il pouvait écraser les deux légions, depuis le premier jusqu’au dernier soldat, rien qu’en faisant rouler sur eux des quartiers de granit : il laissa la mort suspendue sur leur tête et envoya consulter son père Erennius.
» Erennius était un sage.
» – Détruis-les tous, dit-il, ou renvoie-les tous libres et honorablement. Tuez vos ennemis, ou faites-vous-en des amis.
» Caïus Pontius n’écouta point ces sages conseils. Il donna la vie aux Romains, mais à la condition qu’ils passeraient en courbant la tête sous une voûte formée des massues, des lances et des javelots de leurs vainqueurs.
» Les Romains, pour venger cette humiliation, firent une guerre d’extermination aux Samnites et finirent par conquérir tout leur pays.
» Aujourd’hui, soldats, vous le verrez, l’aspect du pays est loin d’être aussi formidable : ces rochers à pic ont disparu pour faire place à une pente douce, et des buissons de deux ou trois pieds de haut ont remplacé les bois qui le couvraient.
» Cette nuit, veillant à votre salut, je me suis déguisé en paysan et j’ai été moi-même explorer le terrain. Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous dis que, là où les Romains ont été vaincus, nous triompherons. »
Des hourras, des cris de « Vive Salvato ! » éclatèrent de tous les côtés. Les soldats agrafèrent d’eux-mêmes la baïonnette au bout du fusil, entonnèrent la Marseillaise, et se mirent en marche.
En arrivant à un quart de lieue de la ferme, Salvato recommanda le plus grand silence. Un peu au delà, la route faisait un coude.
À moins que les brigands n’eussent des sentinelles en avant de la masserie, ils ne pouvaient voir les dispositions qu’allait prendre Salvato. C’était bien sur quoi le jeune chef de brigade avait compté. Les brigands voulaient surprendre les Français, et des sentinelles placées sur le chemin éventaient le plan.
Les officiers avaient reçu d’avance leurs instructions. Villeneuve, avec trois compagnies, alla par un détour, et en côtoyant le verger, s’embusquer dans le fossé grâce auquel Salvato avait pu suivre pendant plus de cinq cents pas les quatre brigands retournant à leur embuscade ; lui-même se plaça avec ses soixante hussards derrière la ferme ; enfin, le reste de ses hommes, conduits par le major, vieux soldat sur le sang-froid duquel il pouvait compter, devaient paraître donner dans l’embuscade, résister un instant, puis se débander et attirer l’ennemi jusqu’au delà de la masserie, en donnant peu à peu à leur retraite l’apparence d’une fuite.
Ce qu’avait espéré Salvato s’accomplit en tout point. Après une fusillade de dix minutes, les brigands, voyant les Français plier, s’élancèrent hors de leurs couverts en poussant de grands cris ; comme s’ils étaient épouvantés à la fois et par le nombre et par l’impétuosité des assaillants, les Français reculèrent en désordre et tournèrent le dos. Les huées succédèrent aux cris et aux menaces, et, ne doutant pas que les républicains ne fussent en déroute complète, les brigands les poursuivirent en désordre, et, sans garder aucune précaution, se précipitèrent sur le chemin. Villeneuve les laissa bien s’engager ; puis, tout à coup, se levant et faisant signe à ses trois compagnies de se lever, il ordonna à bout portant un feu, qui tua plus de deux cents hommes. Aussitôt, au pas de course et en rechargeant les armes, Villeneuve alla derrière les brigands prendre la position qu’ils venaient de quitter. En même temps, Salvato et ses soixante cavaliers débouchaient de derrière la ferme, coupaient la colonne en deux, sabrant à droite et à gauche, tandis qu’au cri de « Halte ! » les prétendus fuyards se retournaient et recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes les prétendus vainqueurs.
Ce fut une horrible boucherie. Les brigands se trouvaient enfermés comme dans un cirque par les soldats de Villeneuve et ceux du major, et, au milieu de ce cirque, Salvato et ses soixante hussards hachaient et pointaient à loisir.
Cinq cents brigands restèrent sur le champ de bataille. Ceux qui s’enfuirent gagnèrent le haut de la montagne au milieu du double feu qui les décimait. À onze heures du matin, tout était fini, et Salvato et ses six cents hommes, qui comptaient trois ou quatre morts et une douzaine de blessés au plus, reprenaient au pas de course la route de Naples, vers laquelle les attirait le grondement sourd du canon.
LXXXIX. Première journée. §
À peine Championnet avait-il fait un quart de lieue sur la route de Maddalone à Aversa, qu’il vit venir un cavalier sur un cheval lancé à toute bride : c’était le prince de Maliterno, qui fuyait à son tour la colère des lazzaroni.
À peine ceux-ci avaient-ils vu la bannière tricolore flotter sur le château Saint-Elme, que les cris : « Aux armes ! » avaient retenti par la ville et que, de Portici à Pouzzoles, tout ce qui était en état de porter un fusil, une pique, un bâton, un couteau, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au vieillard de soixante, s’était précipité vers la ville en criant ou plutôt en hurlant : « Mort aux Français ! »
Cent mille hommes répondaient à l’appel frénétique des prêtres et des moines, qui, un drapeau blanc d’une main, un crucifix de l’autre, prêchaient à la porte des églises et sur les bornes des carrefours.
Ces prédications efficaces avaient poussé les lazzaroni au plus haut degré d’exaltation contre les Français et les jacobins. Tout homicide commis sur un jacobin ou sur un Français était une action méritoire, tout lazzarone tué serait un martyr.
Depuis cinq ou six jours, cette population à moitié sauvage, si facile à conduire à la férocité quand on la laisse s’enivrer de sang, de pillage et d’incendie, en était arrivée à cette folie furieuse dans laquelle, devenu un instrument de destruction, l’homme, qui ne songe plus qu’à tuer, oublie jusqu’à l’instinct de sa propre conservation.
Mais, lorsque les lazzaroni apprirent que les Français s’avançaient à la fois par Capodichino et Poggioseale, qu’on apercevait la tête des deux colonnes, tandis qu’un nuage de poussière annonçait qu’une troisième tournait la ville, et, par les marais et la via del Pascone, s’avançait vers le pont de la Madeleine, il sembla qu’une secousse électrique poussait, comme un tourbillon, cette foule sur les points menacés.
La colonne française qui suivait le chemin d’Aversa était commandée par le général Dufresse, qui remplaçait Macdonald, lequel, à la suite d’une discussion qu’il avait eue à Capoue avec Championnet, avait donné sa démission, et, pareil à un cheval encore blanc d’écume, écoutait en frissonnant tous ces bruits de trompette et de tambour, forcé qu’il était au repos.
Le général Dufresse avait sous ses ordres Hector Caraffa, qui, Coriolan de la Liberté, venait, au nom de la grande déesse, faire la guerre au despotisme.
La colonne qui s’avançait par Capodichino était commandée par Kellermann, ayant sous ses ordres le général Rusca, que celui qui écrit ces lignes a vu tomber, en 1814, au siège de Soissons, la tête emportée par un boulet de canon.
La colonne qui s’avançait par Poggioreale était sous le commandement du général en chef lui-même, lequel avait sous ses ordres les généraux Duhesme et Monnier.
Enfin, celle qui, par les marais et la via del Pascone, tournait la ville, marchait conduite par le général Mathieu Maurice et le chef de brigade Broussier.
La colonne la plus avancée dans sa marche, parce qu’elle suivait le plus beau chemin, était celle de Championnet. Elle appuyait sa droite à la route de Capodichino, que suivait, comme nous l’avons dit, Kellermann, et sa gauche aux marais, dans lesquels manœuvrait Mathieu Maurice, mal remis d’une balle de Fra-Diavolo qui lui avait traversé le côté.
Duhesme, encore pâle de ses deux blessures, mais chez lequel l’ardeur militaire suppléait au sang perdu, commandait l’avant-garde de Championnet. Il avait l’ordre d’enlever de haute lutte tout ce qu’il rencontrerait sur son chemin. Duhesme était l’homme de ces coups de main vigoureux qui veulent, avant tout, la décision et le courage.
À un quart de lieue en avant de la porte de Capoue, il rencontra une masse de cinq ou six mille lazzaroni ; elle traînait avec elle une batterie de canons servie par les soldats du général Naselli, qui s’étaient joints à eux.
Duhesme lança Monnier et six cents hommes sur cette foule, avec ordre de la percer d’outre en outre à la baïonnette, et de s’emparer des pièces de canon établies sur une petite hauteur et qui mitraillaient la colonne française par-dessus la tête des lazzaroni.
Contre des troupes régulières, un pareil ordre eût été insensé ; l’ennemi que l’on eût attaqué ainsi n’eût eu qu’à s’ouvrir et à faire feu des deux côtés pour détruire en un instant ses six cents agresseurs. Mais Duhesme ne fit point aux lazzaroni l’honneur de compter avec eux. Monnier partit la baïonnette en avant, et, sans s’inquiéter des coups de fusil, des coups de pistolet et des coups de poignard, il pénétra au milieu de ce flot, y disparut, lardant à coups de baïonnette tout ce qui était à sa portée, le traversa comme un torrent traverse un lac, au milieu des cris, des hurlements et des imprécations, tandis que Duhesme, impassible à la tête de ses hommes et sous le feu de la batterie, gravissait, toujours au pas de charge et la baïonnette en avant, la colline occupée par l’ennemi, tuait sur leurs pièces tous les artilleurs qui tentaient de résister, abaissait le point de mire des pièces et faisait feu sur les lazzaroni avec leurs propres canons.
En même temps, profitant du désordre que cette décharge avait jeté au milieu de cette foule, Duhesme fit battre la charge et marcha sur elle à la baïonnette.
Incapables de se former en colonnes d’attaque pour reprendre la batterie, ou en carrés pour soutenir l’assaut de Duhesme, les lazzaroni s’éparpillèrent dans la plaine, comme une bande d’oiseaux effarouchés.
Sans s’inquiéter davantage de ces six ou huit mille hommes, Duhesme, traînant avec lui les canons qu’il venait de conquérir, marcha sur la porte Capuana.
Mais, à deux cents pas de la place irrégulière qui s’étend devant la porte Capuana, Duhesme, au commencement de la montée de Casanuova, trouva un petit pont et, aux deux côtés de ce petit pont, des maisons crénelées, desquelles partit un feu si bien dirigé, que les soldats hésitèrent. Monnier vit cette hésitation, s’élança à leur tête en élevant son chapeau au bout de son sabre ; mais à peine eut-il fait dix pas, qu’il tomba dangereusement blessé. Ses officiers et ses soldats s’élancèrent pour le soutenir et le conduire hors du champ de bataille ; mais les lazzaroni firent feu sur cette masse. Trois ou quatre officiers, huit ou dix soldats tombèrent sur leur général blessé : le désordre se mit dans les rangs, l’avant-garde fit un pas en arrière.
Les lazzaroni se précipitèrent sur les morts et sur les blessés : sur les blessés pour les achever, sur les morts pour les mutiler.
Duhesme vit ce mouvement, appela son aide de camp Ordonneau, lui commanda de prendre deux compagnies de grenadiers, et, à quelque prix que ce fût, de forcer le passage du pont.
C’étaient les vieux soldats de Montebello et de Rivoli : ils avaient forcé, avec Augereau, le pont d’Arcole ; avec Bonaparte, le pont de Rivoli. Ils abaissèrent la baïonnette, s’élancèrent au pas de course, et, à travers une grêle de balles, chassèrent les lazzaroni devant eux et arrivèrent au sommet de la montée. Le général, les soldats et les officiers blessés étaient sauvés ; mais ils se trouvaient entre un double feu partant de toutes les fenêtres et de toutes les terrasses, tandis qu’au milieu de la rue s’élevait, pareille à une tour, une maison à trois étages vomissant la flamme depuis le rez-de-chaussée jusqu’au faîte.
Deux barricades s’élevant à la hauteur du premier étage avaient été construites de chaque côté de la maison et interceptaient la rue.
Trois mille lazzaroni défendaient la rue, la maison, les barricades. Cinq où six mille, éparpillés dans la plaine, se reliaient à ceux-ci par les ruelles et les ouvertures des jardins.
Ordonneau se trouva en face de la position et la jugea inexpugnable. Cependant, il hésitait à donner l’ordre de la retraite, lorsqu’une balle l’atteignit et le renversa.
Duhesme arrivait, traînant derrière lui les canons pris le matin aux lazzaroni sous le feu des tirailleurs. On mit ces pièces en batterie, et, à la troisième volée, la maison oscilla, fit un craquement terrible, et s’abîma en écrasant dans sa chute et ceux qu’elle renfermait, et les défenseurs des barricades.
Duhesme s’élança à la baïonnette, et, au cri de « Vive la république ! » planta le drapeau tricolore sur les ruines de la maison.
Mais, pendant ce temps, les lazzaroni avaient établi une vaste batterie de douze pièces de canon sur une hauteur qui dominait de beaucoup l’amas de pierres au sommet duquel flottait le drapeau ; et les républicains, maîtres des deux barricades et des ruines de la maison, furent bientôt couverts d’une pluie de mitraille.
Duhesme abrita sa colonne derrière les ruines et les barricades, ordonna au 25e régiment de chasseurs à cheval de prendre une trentaine d’artilleurs en croupe, de tourner la colline, où les douze pièces étaient en batterie, et de charger sur elles par derrière.
Avant que les lazzaroni eussent pu reconnaître l’intention des chasseurs, ceux-ci, à travers plaine, sans s’inquiéter des coups de fusil qu’on leur tirait de la route, accomplirent leur demi-cercle ; puis, tout à coup, enfonçant les éperons dans le ventre de leurs chevaux, ils s’élancèrent sur la colline, qu’ils gravirent au galop. Au bruit de cet ouragan d’hommes qui faisait trembler la terre, les lazzaroni abandonnèrent leurs canons à moitié chargés. De leur côté, arrivés au faîte de la colline, les artilleurs sautèrent à terre et se mirent à la besogne ; puis, se laissant rouler comme une avalanche sur la pente opposée, les chasseurs se mirent à la poursuite des lazzaroni, qu’ils dispersèrent dans la plaine.
Débarrassé de ces assaillants, Duhesme ordonna aux sapeurs d’ouvrir un chemin dans la barricade, et, poussant ses canons devant lui, il s’avança, balayant la route, tandis que, du haut de la colline, les artilleurs républicains faisaient feu sur tout groupe qui essayait de se former.
En ce moment, Duhesme entendit battre la charge derrière lui : il se retourna et vit la 64e et la 73e demi-brigade de ligne, conduites par Thiébaut, qui arrivaient au pas de course et aux cris de « Vive la République ! »
Championnet, entendant la terrible canonnade engagée, reconnaissant, au nombre et à l’irrégularité des coups de fusil, que Duhesme avait affaire à des milliers d’hommes, avait mis son cheval au galop en ordonnant à Thiébaut de le suivre aussi vite que possible et de soutenir Duhesme. Thiébaut ne se l’était pas fait dire à deux fois : il était parti et arrivait au pas de course.
Ils traversèrent le pont, passèrent par-dessus les morts qui jonchaient les rues, franchirent les ouvertures des barricades et arrivèrent au moment où Duhesme, maître du champ de bataille, faisait faire halte à ses soldats harassés.
À cent pas des premiers soldats de Duhesme, se dressait la porte Capuana et ses tours, et deux rangées de maisons formant faubourg s’avançaient, pour ainsi dire, au-devant des républicains.
Tout à coup, et au moment où ceux-ci s’y attendaient le moins, une fusillade terrible partit des terrasses et des fenêtres de ces maisons, tandis que, de la plate-forme de la porte Capuana, deux petites pièces de canon portées à bras vomissaient leur mitraille.
– Ah ! pardieu ! s’écria Thiébaut, je craignais d’être arrivé trop tard. En avant, mes amis !
Ces troupes fraîches, conduites par un des plus braves officiers de l’armée, pénétrèrent dans le faubourg au milieu d’un double feu. Mais, au lieu de suivre le haut du pavé, la droite de la colonne suivait le pied des maisons, tirant sur les fenêtres et les terrasses de gauche, et la colonne de gauche faisait feu sur les terrasses de droite, tandis que, armés de leurs haches, les sapeurs enfonçaient les maisons.
Alors, les braves de Duhesme, suffisamment reposés, comprirent la manœuvre ordonnée par Thiébaut, et, en s’élançant dans les maisons au fur et à mesure qu’elles étaient éventrées par les sapeurs, ils attaquèrent les lazzaroni corps à corps, les poursuivant à travers les escaliers, du rez-de-chaussée au premier étage, du premier étage au second, du second étage sur les terrasses. On vit alors déborder, dans un combat aérien, lazzaroni et républicains. Les terrasses se couvrirent de feu et de fumée, tandis que les fugitifs qui n’avaient pas le temps de gagner les terrasses, croyant, d’après ce que leur avaient dit leurs prêtres et leurs moines, qu’ils n’avaient point de grâce à attendre des Français, sautaient par les fenêtres, se brisaient les jambes sur le pavé, ou tombaient sur la pointe des baïonnettes.
Toutes les maisons du faubourg furent ainsi prises et évacuées ; puis, comme la nuit était venue, qu’il était trop tard pour attaquer la porte Capuana, et que l’on craignait quelque surprise, les sapeurs reçurent l’ordre d’incendier les maisons, et le corps de Championnet prit position devant la porte, qu’il devait attaquer le lendemain, et dont il fut bientôt séparé par un double rideau de flammes.
Championnet arriva sur ces entrefaites, embrassa Duhesme, et, pour récompenser Thiébaut de ses belles actions oubliées et du magnifique mouvement offensif qu’il venait d’accomplir :
– En face de la porte Capuana, que tu prendras demain, lui dit-il, je te nomme adjudant général.
– Eh bien, dit Duhesme, enchanté de cette récompense accordée à un brave officier pour lequel il avait la plus grande estime, voilà ce qui s’appelle arriver à un beau grade et par une belle porte !
XC. La nuit. §
Sur les trois points où les Français ont attaqué Naples, on s’est battu avec le même acharnement. De toutes parts, les aides de camp arrivent au quartier général de la porte Capuana, et trouvent le bivac du général entre la via del Vasto et l’Arenaccia, derrière la double ligne de maisons qui brûlent.
Le général Dufresse, entre Aversa et Naples, a trouvé, sur un point où le chemin se rétrécit, un corps de dix ou douze mille lazzaroni avec six pièces de canon. Les lazzaroni étaient au pied d’une colline, les canons au sommet. Les hussards de Dufresse ont fait cinq charges sur eux sans parvenir à les entamer. Ils étaient si nombreux et si pressés, que les morts restaient debout, soutenus par les vivants.
Il a fallu les grenadiers chargeant à la baïonnette pour faire une trouée. Quatre pièces d’artillerie volante, dirigées par le général Éblé, ont, pendant trois heures, criblé de mitraille les lazzaroni ; ils se sont réfugiés sur les hauteurs de Capodimonte, où Dufresse les attaquera demain.
Vers la fin du combat, un corps de patriotes, conduit par Schipani et Manthonnet, est venu se jeter dans les rangs du général Dufresse. Ils annoncent que Nicolino s’est emparé du fort Saint-Elme ; mais il n’a que trente hommes et est bloqué par des milliers de lazzaroni, qui amassent des fascines pour mettre le feu aux portes, et qui apportent des échelles pour monter aux murailles. Ils se sont emparés du couvent de San-Martino, situé aux pieds des remparts du fort, ou plutôt les moines les ont appelés et leur ont ouvert les portes ; des terrasses du couvent, ils font feu sur les murailles. Si Nicolino n’est pas secouru dans la nuit, le fort Saint-Elme sera incontestablement pris au point du jour.
Trois cents hommes, conduits par Hector Caraffa et les patriotes, s’ouvriront, pendant la nuit, un chemin jusqu’aux portes du fort Saint-Elme ; deux cents renforceront la garnison, cent enlèveront aux lazzaroni le couvent de San-Martino.
Kellermann, après un combat acharné, s’est emparé des hauteurs de Capodichino ; mais il n’a pas pu dépasser le Campo-Santo. Il lui a fallu enlever les unes après les autres à la baïonnette les masseries, les églises, les villas, qui toutes ont fait une résistance héroïque. La cavalerie, qui constitue sa principale force, lui a été inutile au milieu de cette multitude de collines qui bossellent le terrain. De son bivac, il voit s’étendre devant lui la longue rue de Foria, encombrée de lazzaroni ; l’immense bâtiment de l’hospice des Pauvres les protège. On voit une lumière à chacune de ses fenêtres ; le lendemain, toutes ces fenêtres cracheront des balles.
À la strada San-Giovanella, il y a une batterie de canons ; au largo delle Pigne, un bivac en grande partie composé de soldats de l’armée royale. Deux pièces de canon défendent la montée du musée Borbonico, qui donne sur la grande rue de Tolède.
À l’aide de sa lunette, Kellermann voit les chefs qui parcourent les rues à cheval en encourageant leurs hommes. L’un de ces chefs est vêtu en capucin et monté sur un âne.
Mathieu Maurice et le chef de brigade Broussier se sont emparés des marais. Seulement, coupés par un réseau de fossés, ces marais ont dû être conquis avec des pertes considérables, les lazzaroni étant protégés par les mouvements du terrain, et les républicains attaquant à découvert. Ils sont arrivés jusqu’aux Granili, qu’on n’avait point songé à garder ; ils ont coupé la route de Portici. Broussier est campé sur la plage de la Marinella ; Mathieu Maurice, qui a été légèrement blessé au bras gauche, est au moulin de l’Inferno. Le lendemain, ils seront prêts à attaquer le pont de la Madeleine, tout resplendissant des cierges qui brûlent devant la statue de saint Janvier.
Des fenêtres des Granili, on distingue tout Naples, depuis la plage de la Marinella jusqu’à la hauteur du môle : la ville regorge de lazzaroni qui se préparent à la défense.
Championnet écoutait ce dernier rapport, lorsque tout à coup de grands cris s’élèvent derrière lui, et une fusillade éclate sur un immense cercle, dont une des extrémités touche à la route de Capoue et l’autre à l’Arenaccia. Les balles font voler les cendres du feu auquel se chauffe le général en chef.
En un instant, Championnet et Duhesme, Monnier et Thiébaut sont sur pied. Les trois mille hommes qui composent le corps d’armée du général en chef se forment en carré et font feu sur les assaillants, qu’ils ne connaissent pas encore.
Ce sont les insurgés de tous les villages que les Français ont traversés dans la journée qui se sont réunis et qui attaquent à leur tour ; ils ont profité de l’obscurité et ont fait leur première décharge presque à bout portant.
La multiplicité des coups de fusil indique que l’on a affaire à un corps de quatre à cinq mille hommes au moins.
Mais, au milieu du pétillement de la fusillade, au-dessus des cris et des hurlements des lazzaroni, de l’autre côté de cette ligne qui menace, on entend battre la charge et sonner des trompettes, puis des feux de peloton admirablement nourris, qui annoncent l’approche d’une troupe régulière. Les lazzaroni, qui croyaient surprendre, étaient surpris.
D’où vient ce secours, aussi inattendu que l’attaque ?
Championnet et Duhesme se regardent et s’interrogent inutilement.
Le tambour et les fanfares se rapprochent, les cris de « Vive la République ! » répondent aux cris de « Vive la République ! » Le général en chef s’écrie :
– Soldats ! c’est Salvato et Villeneuve qui arrivent de Bénévent. Chargeons toute cette canaille, qui n’osera pas nous attendre, je vous en réponds.
Duhesme et Monnier changent leurs carrés en colonnes d’attaque, les chasseurs montent à cheval, tout s’ébranle d’un irrésistible mouvement. Les lazzaroni sont percés à jour par les hussards de Salvato et par les chasseurs de Thiébaut, par les baïonnettes de Duhesme et de Monnier, et, sur un monceau de morts, les deux troupes se rejoignent et s’embrassent au cri de « Vive la République ! »
Championnet et Salvato échangent quelques paroles rapides. Comme toujours, Salvato est arrivé au bon moment et a révélé sa présence par un coup de tonnerre.
Il ira renforcer avec ses six cents hommes Mathieu Maurice et Broussier. Si la blessure de Mathieu Maurice est plus grave qu’on ne le croit, ou si ce général, toujours atteint, parce qu’il est toujours au premier rang, reçoit une nouvelle blessure, Salvato prendra le commandement.
Il portera au général Mathieu Maurice l’ordre d’attaquer le pont de la Madeleine au point du jour. Ce pont est défendu par les maisons crénelées de la Marine et du bourg de San-Loreto ; derrière lui, il a pour le soutenir le fort del Carmine, défendu par six pièces de canon, par un bataillon d’Albanais et par des milliers de lazzaroni, auxquels s’est joint un millier de soldats revenus de Livourne.
Vers trois heures du matin, on réveilla Championnet, qui dormait dans son manteau.
Un aide de camp de Kellermann venait lui donner des nouvelles de l’expédition du château Saint-Elme.
Hector Caraffa, profitant de l’obscurité, s’était glissé à travers cette multitude de collines qui réunissent Capodimonte à Saint-Elme. Outre la difficulté du terrain, horriblement accidenté, il avait eu, pendant quatre heures de marche, un combat continuel à soutenir, souvent inégal, meurtrier toujours. Il lui avait fallu franchir cinq milles d’embuscades entassées les unes sur les autres, et, de plus, un quartier de Naples insurgé.
Arrivé sous le feu de Saint-Elme, – qui le soutenait de son mieux en tirant des coups de canon à poudre, de peur que les boulets ne se trompassent de but, et, croyant atteindre des ennemis, n’atteignissent des amis, – Hector Caraffa, au lieu de séparer ses hommes en deux bandes, avait réuni toutes ses forces, et, au moment où l’on croyait qu’il allait les porter sur le fort Saint-Elme, il s’était jeté sur la chartreuse de San-Martino. Les lazzaroni, qui ne s’attendaient point à l’attaque, essayèrent de se défendre, mais inutilement. Les patriotes, jaloux de montrer aux Français qu’ils ne le cédaient à personne en courage, s’élancèrent en avant de la colonne, et entrèrent les premiers aux cris de « Vive la République ! » En moins de dix minutes, les lazzaroni furent chassés du couvent et les portes refermées sur les Français.
Cent, comme il était convenu, restèrent à la chartreuse ; les deux autres cents, par la rampe del Petrio, montèrent au fort, dont les portes leur furent ouvertes, non-seulement comme à des alliés, mais encore comme à des libérateurs.
Nicolino faisait demander à Championnet de lui accorder l’honneur de donner, le lendemain, le signal du combat en faisant, au premier rayon du jour, tirer un coup de canon.
Cette faveur lui fut accordée, et le général envoya son aide de camp à tous les chefs de corps pour leur dire que le signal de l’attaque serait un coup de canon tiré par les patriotes napolitains du haut du fort Saint-Elme.
XCI. Deuxième journée. §
À six heures précises du matin, une ligne de feu raya le crépuscule au-dessus de la masse noire du château Saint-Elme, un coup de canon se fit entendre : le signal était donné.
Les trompettes et le tambour français y répondirent, et toutes les hauteurs plongeant sur les rues de Naples, garnies de canon pendant la nuit par le général Éblé, s’allumèrent à la fois.
À ce signal, les Français attaquèrent Naples sur trois points différents.
Kellermann, commandant l’extrême droite, se réunit à Dufresse, et attaqua Naples par Capodimonte et Capodichino. La double attaque devait aboutir à la porte de Saint-Janvier, strada Foria.
Le général Championnet devait, comme il l’avait dit la veille, enfoncer la porte Capuana, devant laquelle Thiébaut avait été fait général de brigade, et entrer dans la ville par la strada dei Tribunali et par San-Giovanni à Carbonara.
Enfin, Salvato, Mathieu Maurice et Broussier devaient, comme nous l’avons dit encore, forcer le pont de la Madeleine, s’emparer du château del Carmine ; par la place du Vieux-Marché, remonter jusqu’à la strada dei Tribunali, et, par un autre courant qui suivrait le bord de la mer, pénétrer jusqu’au môle.
Les lazzaroni qui devaient défendre Naples du côté de Capodimonte et de Capodichino, étaient commandés par fra Pacifico ; ceux qui défendaient la porte Capuana étaient commandés par notre ami Michele le Fou ; enfin ceux qui défendaient le pont de la Madeleine et la porte del Carmine étaient commandés par son compère Pagliuccella.
Dans ces espèces de combats qui consistent non pas à prendre une ville d’assaut, mais à prendre d’assaut, et les unes après les autres, toutes les maisons d’une ville, une populace mutinée est bien autrement terrible qu’une troupe régulière. Une troupe régulière se bat mécaniquement, avec sang-froid, et, pour ainsi dire, avec le moins de frais possible26, tandis que, dans un combat comme celui que nous allons essayer de décrire, cette populace mutinée substitue aux mouvements stratégiques, faciles à repousser, parce qu’ils sont faciles à prévoir, les élans furieux des passions, l’opiniâtreté du délire, et les ruses de l’imagination individuelle.
Alors, ce n’est plus un combat, c’est une lutte à toute outrance, une boucherie, un carnage, un massacre dans lequel les assaillants sont forcés d’opposer l’entêtement du courage à la frénésie du désespoir ; dans cette circonstance surtout, où dix mille Français attaquaient en face une population de cinq cent mille âmes, menacés sur leurs flancs et sur leurs derrières par la triple insurrection des Abruzzes, de la Capitanate et de la Terre de Labour ; craignant de voir revenir par mer au secours de cette population et de cette insurrection une armée dont les débris pouvaient encore monter à quatre fois leur nombre, il s’agissait tout simplement, non plus de vaincre pour l’honneur, mais de vaincre pour sa propre conservation. César disait : « Dans toutes les batailles que j’ai livrées, j’ai combattu pour la victoire ; à Munda, j’ai combattu pour la vie. » À Naples, Championnet pouvait dire comme César, et il fallait, pour ne pas mourir, vaincre comme César avait vaincu à Munda.
Les soldats le savaient : de la prise de Naples dépendait le salut de l’armée. Le drapeau français devait donc flotter sur Naples, flottât-il sur un monceau de cendres.
Par chaque compagnie, il y avait deux hommes portant des torches incendiaires préparées par l’artillerie. À défaut du canon, de la hache, de la baïonnette, le feu devait, comme dans les inextricables forêts de l’Amérique, – dans cet inextricable labyrinthe de ruelles et de vicoli, – le feu devait ouvrir un chemin.
Presque en même temps, c’est-à-dire vers sept heures du matin, Kellermann entrait, précédé de ses dragons, dans le faubourg de Capodimonte, Dufresse, à la tête de ses grenadiers, dans celui de Capodichino, Championnet enfonçait la porte Capuana, et Salvato, portant à la main le drapeau tricolore de la république italienne, c’est-à-dire bleu, jaune et noir, forçait le pont de la Madeleine, et voyait le canon del Carmine abattre autour de lui les premières files de ses hommes.
Il serait impossible de suivre ces trois attaques dans tous leurs détails. Les détails, d’ailleurs, sont les mêmes. Sur quelque point de la ville que les Français essayassent de s’ouvrir un passage, ils trouvaient la même résistance acharnée, inouïe, mortelle. Il n’y avait pas une fenêtre, pas une terrasse, pas un soupirail de cave qui n’eût ses défenseurs et qui ne vomit le feu et la mort. Les Français, de leur côté, s’avançaient, poussant leur artillerie devant eux, se faisant précéder par des torrents de mitraille, enfonçant les portes, éventrant les maisons, passant de l’une à l’autre, et laissant l’incendie sur leurs flancs et derrière eux. Ainsi, les maisons que l’on ne pouvait prendre étaient brûlées. Alors, du milieu d’un cratère de flammes, dont le vent poussait, comme un dôme funèbre, la fumée au-dessus de la ville, sortaient les imprécations d’agonie, les hurlements de mort des malheureux qui brûlaient vivants. Les rues présentaient l’aspect d’une voûte de feu sous laquelle roulait un fleuve de sang. Maîtres d’une formidable artillerie, les lazzaroni défendaient chaque place, chaque rue, chaque carrefour, avec une intelligence, une vigueur qu’était loin d’avoir soupçonnées l’armée de ligne ; et, tour à tour repoussés ou agressifs, vaincus ou victorieux, se réfugiaient dans les ruelles sans cesser de combattre et reprenaient l’offensive avec l’énergie du désespoir et l’obstination du fanatisme.
Nos soldats, non moins acharnés à l’attaque qu’eux à la défense, les poursuivaient au milieu des flammes, qui semblaient devoir les dévorer, tandis que, pareils à des démons qui combattent dans leur élément naturel, ceux-ci, noircis et fumants, s’élançaient hors des maisons brûlantes pour revenir à la charge avec plus d’audace qu’auparavant. On combat, on marche, on avance, on recule sur un monceau de ruines. Les maisons qui s’écroulent écrasent les combattants ; la baïonnette enfonce les masses, qui se resserrent, et qui offrent l’étrange spectacle d’un combat corps à corps entre trente mille combattants, ou plutôt trente mille combats dans lesquels les armes ordinaires deviennent inutiles. Nos soldats arrachent la baïonnette du canon de leur fusil et s’en servent comme de poignards, tandis que, de leurs fusils éteints et qu’ils n’ont pas le temps de recharger, ils font des massues. Les mains cherchent à étrangler, les dents à mordre, les poitrines à étouffer. Sur les cendres, sur les pierres, sur les charbons enflammés, dans le sang qui coule, rampent les blessés, qui, comme des serpents foulés aux pieds, déchirent en expirant. Le terrain est disputé pas à pas, et le pied, à chaque pas qu’il fait, se pose sur un mort ou un mourant.
Vers midi, un hasard fit qu’un nouveau renfort arriva aux lazzaroni. Dix mille des leurs, excités par les moines et par les prêtres, étaient partis la surveille par la route de Pontana pour reprendre Capoue. Du haut de la chaire, on leur avait promis la victoire. Ils ne doutaient pas que les murailles de Capoue ne tombassent devant eux, comme celles de Jéricho étaient tombées devant les Israélites.
Ces lazzaroni étaient ceux du petit môle et de Santa-Lucia.
Mais, en voyant cette foule soulever la poussière de la plaine qui dépasse Santa-Maria, et qui sépare la vieille Capoue de la nouvelle, Macdonald, resté Français, tout démissionnaire qu’il était, se mit comme volontaire à la tête de la garnison, et, tandis que, du haut des remparts, dix pièces de canon crachaient à mitraille sur cette foule, il fit deux sorties par les deux portes opposées, et, formant un immense cercle dont le centre était Capoue et son artillerie, et les deux ailes, son infanterie et sa fusillade, il fit un carnage horrible de toute cette multitude. Deux mille lazzaroni tués ou blessés restèrent sur le champ de bataille, couchés entre Caserte et Pontana. Tout ce qui était sain et sauf ou légèrement blessé s’enfuit et ne se rallia qu’à Casanuova.
Le lendemain, le canon se fit entendre dans la direction de Naples ; mais, encore harassés de leur déroute de la veille, ils attendirent, en buvant, des nouvelles du combat. Le matin, ils apprirent que la journée avait été aux Français, qui avaient pris à leurs camarades vingt-sept pièces de canon, leur avaient tué mille hommes et leur avaient fait six cents prisonniers.
Alors, ils se réunirent à sept mille et marchèrent à toute course pour venir au secours des lazzaroni qui défendaient la ville, laissant sur la route, comme des jalons de carnage, ceux de leurs blessés qui, ralliés la veille et dans la nuit, n’eurent point la force de les suivre.
Arrivés au largo del Castello, ils se divisèrent en trois bandes. Les uns, par Toledo, portèrent secours au largo delle Pigne ; les autres, par la strada dei Tribunali, au Castel-Capuano ; les autres, par la Marina, au Marché-Vieux.
Couverts de poussière et de sang, ivres du vin qui leur avait été offert tout le long de la route, ils vinrent se jeter, combattants nouveaux, dans les rangs de ceux qui luttaient depuis la veille. Vaincus une première fois, accourant au secours de leurs frères vaincus, ils ne voulurent pas l’être une seconde. Tout républicain qui combattait déjà un contre six, eut un ou deux ennemis de plus à terrasser ; et, pour les terrasser, il fallait non-seulement les blesser, mais encore les tuer ; car, nous l’avons dit déjà, tant qu’il leur restait un souffle de vie, les blessés s’obstinaient à combattre.
La lutte dura ainsi presque sans avantage jusqu’à trois heures de l’après-midi. Salvato, Monnier et Mathieu Maurice avaient pris le château del Carmine et le Marché-Vieux ; Championnet, Thiébaut et Duhesme s’étaient emparés de Castel-Capuano et poussaient leurs avant-postes jusqu’au largo San-Giuseppe et le tiers de la strada dei Tribunali ; Kellermann s’était avancé jusqu’à l’extrémité de la rue dei Cristallini, tandis que Dufresse, après un combat acharné, s’était emparé de l’Albergo dei Poveri.
Il y eut alors une espèce de trêve due à la fatigue ; des deux côtés, on était las de tuer. Championnet espérait que cette terrible journée, dans laquelle les lazzaroni avaient perdu quatre ou cinq mille hommes, serait une leçon pour eux et qu’ils demanderaient quartier. Voyant qu’il n’en était rien, il rédigea, au milieu du feu, sur un tambour, une proclamation adressée au peuple napolitain, et il chargea son aide de camp Villeneuve, qui avait repris ses fonctions près de lui, de la porter aux magistrats de Naples. En conséquence, il lui donna, comme parlementaire, un trompette avec un drapeau blanc. Mais, au milieu de l’effroyable désordre auquel Naples était en proie, les magistrats avaient perdu toute autorité. Les patriotes, sachant qu’ils seraient égorgés chez eux, se tenaient cachés ; Villeneuve, malgré sa trompette et son drapeau blanc, partout où il se présenta pour passer, fut accueilli par des coups de fusil. Une balle brisa l’arçon de sa selle, et il fut obligé de revenir sur ses pas sans avoir pu faire connaître à l’ennemi la proclamation du général.
La voici. Elle était rédigée en italien, langue que Championnet parlait aussi bien que la langue française :
Championnet, général en chef, au peuple napolitain.
« Citoyens,
» J’ai pour un instant suspendu la vengeance militaire provoquée par une horrible licence et par la fureur de quelques individus payés par vos assassins. Je sais combien le peuple napolitain est bon, et je gémis du plus profond de mon cœur sur le mal que je suis forcé de lui faire. Aussi, je profite de ce moment de calme pour m’adresser à vous, comme un père ferait à ses enfants rebelles, mais toujours aimés, pour vous dire : Renoncez à une défense inutile, déposez les armes, et les personnes, la propriété et la religion seront respectées.
» Toute maison de laquelle partira un coup de fusil sera brûlée, et les habitants en seront fusillés. Mais que le calme se rétablisse, j’oublierai le passé, et les bénédictions du ciel pleuvront de nouveau sur cette heureuse contrée.
» Naples, 3 pluviôse, an VII de la République
(22 janvier 1790). »
Après la manière dont Villeneuve avait été accueilli, il n’y avait point d’espoir à garder, pour ce jour-là du moins. À quatre heures, les hostilités furent reprises avec plus d’acharnement que jamais. La nuit même descendit du ciel sans séparer les combattants. Les uns continuèrent à tirer des coups de fusil dans l’obscurité ; les autres se couchèrent au milieu des cadavres, sur les cendres brûlantes et les ruines enflammées.
L’armée française, écrasée de fatigue, après avoir perdu mille hommes, tant tués que blessés, planta l’étendard tricolore sur le fort del Carmine, sur le Castel-Capuano et sur l’Albergo dei Poveri.
Comme nous l’avons dit, un tiers de la ville, à peu près, était en son pouvoir.
L’ordre fut donné de rester toute la nuit sous les armes, de garder les positions et de reprendre le combat au point du jour.
XCII. Troisième journée. §
L’ordre n’eût point été donné par le général en chef de rester toute la nuit sous les armes, que le soin de leur propre conservation eût forcé les soldats de ne pas les abandonner un seul instant. Pendant toute la nuit, le tocsin sonna à toutes les églises situées dans les quartiers de Naples demeurés aux Napolitains. Sur tous les postes avancés des Français, les lazzaroni tentèrent des attaques ; mais partout ils furent repoussés avec des pertes considérables.
Pendant la nuit, chacun reçut son ordre de bataille pour le lendemain. Salvato, en venant annoncer au général qu’il était maître du fort del Carmine, reçut l’ordre, pour le lendemain, de s’avancer à la baïonnette et au pas de course, par le bord de la mer, avec les deux têtes de son corps, vers le Château-Neuf et de l’enlever coûte que coûte, afin de tourner immédiatement ses canons contre les lazzaroni, tandis que Monnier et Mathieu Maurice, avec l’autre tiers, se maintiendraient dans leur position, et que Kellermann, Dufresse et le général en chef, réunis à la strada Foria, perceraient jusqu’à Toledo par le largo delle Pigne.
Vers deux heures du matin, un homme se présenta au bivac du général en chef à San-Giovanni à Carbonara. Au premier coup d’œil, sous son costume de paysan des Abruzzes, le général reconnut Hector Caraffa.
Il avait quitté le château Saint-Elme et venait dire à Championnat que le fort, mal approvisionné et n’ayant que cinq ou six cents coups à tirer, n’avait point voulu user inutilement ses munitions, mais que, le lendemain, pour le seconder, son canon combattrait par derrière, et en plongeant sur tous les points où l’on pourrait les apercevoir, les lazzaroni, que l’armée attaquerait en face.
Las de son inaction, Hector Caraffa venait non-seulement pour annoncer cette nouvelle au général, mais encore pour prendre part au combat du lendemain.
À sept heures, les fanfares sonnèrent et les tambours battirent. Pendant la nuit, Salvato avait gagné du terrain. Avec quinze cents hommes, au signal donné, il déboucha de derrière la Douane et s’élança au pas de course vers le Château-Neuf. En ce moment, un hasard providentiel vint à son aide.
Nicolino, impatient de commencer l’attaque de son côté, se promenait sur les remparts, encourageant ses artilleurs à employer utilement le peu de munitions qu’ils avaient.
Un d’eux, plus hardi que les autres, l’appela.
Nicolino vint.
– Que me veux-tu ? lui demanda-t-il.
– Voyez-vous cette bannière qui flotte au Château-Neuf ? reprit l’artilleur.
– Sans doute que je la vois, fit le jeune homme, et je t’avoue même qu’elle m’agace horriblement.
– Mon commandant veut-il me permettre de l’abattre ?
– Avec quoi ?
– Avec un boulet.
– Tu es capable d’une pareille adresse ?
– Je l’espère, mon commandant.
– Combien de coups demandes-tu ?
– Trois.
– Je veux bien ; mais je te préviens que, si tu ne l’abats pas en trois coups, tu feras trois jours de salle de police.
– Et si je l’abats ?
– Il y a dix ducats pour toi.
– Accepté, le marché.
L’artilleur pointa sa pièce, y mit le feu : le boulet passa entre le blason et la hampe, trouant la toile du drapeau.
– C’est bien, dit Nicolino ; mais ce n’est point encore cela.
– Je le sais bien, répondit l’artilleur ; aussi, je vais essayer de faire mieux.
La pièce fut pointée une seconde fois avec plus d’attention encore que la première. L’artilleur étudia de quel côté soufflait le vent ; il apprécia le faible changement de direction que ce souffle avait pu imposer au boulet, se releva, se baissa de nouveau, changea d’un centième de ligne le point de mire de sa pièce, approcha la mèche de la lumière : une détonation qui domina le tumulte se fit entendre, et la bannière, coupée par sa base, tomba.
Nicolino battit des mains et donna à l’artilleur, sans se douter de l’influence qu’allait avoir cet incident, les dix ducats qu’il lui avait promis.
En ce moment, la tête de la colonne de Salvato arrivait à l’Immacolatella. Salvato, comme toujours, marchait le premier. Il vit tomber la bannière, et, quoiqu’il eût reconnu que sa disparition était causée par un accident, il s’écria :
– On abaisse la bannière ; le fort se rend. En avant, mes amis ! en avant !
Et il s’élança au pas de course.
De leur côté, les défenseurs du fort, ne voyant plus le drapeau et croyant qu’on l’avait enlevé volontairement, crièrent à la trahison. Il en résulta un tumulte au milieu duquel la défense languit. Salvato profita de ce temps d’arrêt pour franchir au pas de course la strada del Piliere. Il lança ses sapeurs contre la porte du fort : un pétard la fit sauter. Il s’élança dans l’intérieur du Château-Neuf en criant :
– Suivez-moi !
Dix minutes après, le fort était pris, et son canon, balayant le largo del Castello et la descente du Géant, forçait les lazzaroni à se réfugier dans les rues qui donnent sur cette place et dans lesquelles la position des maisons les mettait à l’abri des boulets.
Immédiatement, le drapeau tricolore français fut substitué à la bannière blanche.
Une sentinelle placée au sommet du Castel-Capuano transmit au général Championnet la nouvelle de la prise du fort.
Les trois châteaux dans le triangle desquels la ville est enfermée, étaient au pouvoir des Français.
Championnet, lorsqu’il reçut la nouvelle de la prise de Castel-Nuovo, venait de faire sa jonction avec Dufresse, dans la rue de Foria. Il envoya Villeneuve, par le bord de la mer libre, féliciter Salvato et lui ordonner de laisser la garde du château-Neuf à un officier, et lui dire de venir le rejoindre à l’instant même.
Villeneuve trouva le jeune chef de brigade appuyé aux créneaux et l’œil fixé sur Mergellina. De là, il pouvait apercevoir cette chère maison du Palmier, que, depuis deux mois, il ne voyait plus que dans ses rêves. Toutes les fenêtres en étaient fermées ; cependant, à l’aide de sa longue-vue, il lui semblait voir ouverte la porte du perron donnant sur le jardin.
L’ordre du général vint le prendre au milieu de cette contemplation.
Il céda le commandement à Villeneuve lui-même, prit son cheval et partit au galop.
Au moment où Championnet et Dufresse réunis poussaient les lazzaroni vers la rue de Tolède, et où un effroyable feu partait, non-seulement du largo delle Pigne, mais encore de toutes les fenêtres, on aperçut une légère fumée qui couronnait les remparts du château Saint-Elme ; puis on entendit la détonation de plusieurs pièces de gros calibre, et l’on vit un grand trouble se produire parmi les lazzaroni.
Nicolino tenait sa parole.
En même temps, une charge de dragons descendit comme un torrent qui se précipite par la strada della Stalla, tandis qu’une vive fusillade se faisait entendre derrière le musée Borbonico.
C’était Kellermann qui, à son tour, faisait sa jonction avec les corps de Dufresse et de Championnet.
En un instant, le largo delle Pigne fut balayé, et les trois généraux purent s’y donner la main.
Les lazzaroni battaient en retraite par la strada Santa-Maria in Costantinopoli et la salita dei Studi. Mais, pour traverser le largo San-Spirito et le Mercatello, ils étaient forcés de passer sous le feu du château Saint-Elme, qui, malgré la célérité de leur passage, eut le temps d’envoyer dans leurs rangs cinq ou six messagers de mort.
Pendant que s’opérait la retraite des lazzaroni, on amenait à Championnet un de leurs chefs qu’on avait pris après une résistance désespérée. Couvert de sang, les habits déchirés, la figure menaçante, la voix railleuse, il était le vrai type du Napolitain porté au plus haut degré de l’exaltation.
Championnet haussa les épaules, et, lui tournant le dos :
– C’est bien, dit-il. Qu’on me fusille ce gaillard-là pour l’exemple.
– Bon ! dit le lazzarone, il paraît que décidément Nanno s’est trompée. Je devais être colonel et mourir pendu : je ne suis que capitaine et je vais mourir fusillé. Cela me console pour ma petite sœur.
Championnet entendit et comprit ces paroles. Il fut sur le point d’interroger le condamné ; mais, comme en ce moment il voyait un cavalier accourir à toute bride, et que, dans ce cavalier, il reconnaissait Salvato, son attention tout entière se porta du côté du nouvel arrivant.
On entraîna le lazzarone, on l’appuya contre les fondations du musée Bourbonien, et l’on voulut lui bander les yeux.
Mais lui, alors, se révolta.
– Le général a dit qu’on me fusille, cria-t-il ; mais il n’a pas dit qu’on me bande les yeux.
Salvato tressaillit à cette voix, se retourna et reconnut Michele ; Michele, lui aussi, reconnut le jeune officier.
– Sangue di Cristo ! cria le lazzarone, dites-leur donc, monsieur Salvato, que l’on n’a pas besoin de me bander les yeux pour me fusiller.
Et, repoussant ceux qui l’entouraient, il croisa les bras et s’appuya de lui-même à la muraille.
– Michele ! s’écria Salvato. – Général, cet homme m’a sauvé la vie, je vous prie de m’accorder la sienne.
Et, sans attendre la réponse du général, bien sûr d’avoir obtenu ce qu’il demandait, Salvato sauta à bas de son cheval, écarta le cercle de soldats qui déjà apprêtaient leurs armes pour fusiller Michele, et se jeta dans les bras du lazzarone, qu’il embrassa en le serrant contre son cœur.
Championnet vit à l’instant tout le parti qu’il pouvait tirer de cet événement. Faire justice est d’un grand exemple, mais faire grâce est parfois d’un grand calcul.
Il fit aussitôt un signe à Salvato, qui lui amena Michele. Un immense cercle se forma autour des deux jeunes gens et du général.
Ce cercle se composait de Français vainqueurs, de Napolitains prisonniers, de patriotes accourus, soit pour féliciter Championnet, soit pour se mettre sous sa protection.
Championnet, qui dominait ce cercle de toute la hauteur de son buste, leva la main en signe qu’il voulait parler, et le silence se fit.
– Napolitains, dit-il en italien, j’allais, comme vous l’avez vu, fusiller cet homme, pris les armes à la main et combattant contre nous ; mais mon ancien aide de camp, le chef de brigade Salvato, me demande la grâce de cet homme, qui, me dit-il, lui a sauvé la vie. Non-seulement je lui accorde cette grâce, mais encore je désire donner une récompense à l’homme qui a sauvé la vie à un officier français.
Puis, s’adressant à Michele tout émerveillé de ce langage :
– Quel grade occupais-tu parmi tes compagnons ?
– J’étais capitaine, Excellence, lui répondit le prisonnier.
Et, avec la liberté de langage familière à ses pareils, il ajouta :
– Mais il paraît que je ne m’arrêterai pas là. Une sorcière m’a prédit que je serais nommé colonel, et puis pendu.
– Je ne puis et ne veux me charger que de la première partie de la prédiction, répondit le général ; mais je m’en charge. Je te fais colonel au service de la république parthénopéenne. Organise ton régiment. Je me charge de ta paye et de ton uniforme.
Michele fit un bond de joie.
– Vive le général Championnet ! cria-t-il, vivent les Français ! vive la république parthénopéenne !
Nous l’avons dit, un certain nombre de patriotes entouraient le général. Le cri de Michele trouva donc un écho plus étendu que l’on n’aurait dû s’y attendre.
– Maintenant, dit le général s’adressant aux Napolitains qui l’entouraient, on vous a dit que les Français étaient des impies, ne croyant ni à Dieu, ni à la Madone, ni aux saints : on vous a trompés. Les Français ont une dévotion très-grande en Dieu, à la Madone, et particulièrement à saint Janvier. Et la preuve, c’est que ma seule préoccupation en ce moment est de faire respecter l’église et les reliques du bienheureux évêque de Naples, à qui je veux donner une garde d’honneur, si Michele se charge de la conduire.
– Je m’en charge ! s’écria Michele en agitant son bonnet de laine rouge, je m’en charge ! et il y a plus : je réponds d’elle !
– Surtout, lui dit Championnet à voix basse, si je lui donne pour chef ton ami Salvato.
– Ah ! pour lui et ma petite sœur, je me ferai tuer, général.
– Tu entends, Salvato, dit Championnet au jeune officier : la mission est des plus importantes ; il s’agit d’enrôler saint Janvier parmi les républicains.
– Et c’est moi que vous chargez de lui mettre une cocarde tricolore à l’oreille ? répondit en riant le jeune homme. Je ne me croyais pas tant de vocation pour la diplomatie ; mais n’importe : on fera ce que l’on pourra.
– Une plume, de l’encre et du papier, demanda Championnet.
On se précipita, et, au bout d’un instant, Championnet avait pu choisir entre dix feuilles de papier et autant de plumes.
Le général, sans descendre de cheval, écrivit, sur l’arçon de sa selle, cette lettre, adressée au cardinal-archevêque :
« Éminence,
» J’ai suspendu un instant la fureur de mes soldats et la vengeance des crimes qui ont été commis. Profitez de cette trêve pour faire ouvrir toutes les églises ; exposez le saint sacrement et prêchez la paix, le bon ordre et l’obéissance aux lois. À ces conditions, je jetterai un voile sur le passé et m’appliquerai à faire respecter la religion, les personnes et la propriété.
» Déclarez au peuple que, quels que soient ceux contre lesquels je devrai sévir, j’arrêterai le pillage, et que le calme et la tranquillité renaîtront dans cette malheureuse ville, trahie et trompée. Mais, en même temps, je déclare qu’un seul coup de fusil tiré d’une fenêtre fera brûler la maison et fusiller les habitants qu’elle renfermera. Remplissez donc les devoirs de votre ministère, et votre zèle religieux sera, je l’espère, utile au bien public.
» Je vous envoie une garde d’honneur pour l’église de saint Janvier.
» CHAMPIONNET.
» Naples, 4 pluviôse, an VII de la République (23 janvier 1799.) »
Michele, ayant entendu comme tout le monde la lecture de cette lettre, chercha des yeux dans la foule son ami Pagliuccella ; mais, ne le trouvant pas, il choisit quatre lazzaroni sur lesquels il savait pouvoir compter comme sur lui-même, et marcha devant Salvato, derrière lequel marchait une compagnie de grenadiers.
Le petit cortège se rendit du largo delle Pigne à l’archevêché, assez voisin de cette place, par la strada dell’Orticello, le vico di San-Giacomo dei Ruffi et la strada de l’Arcivescovado, c’est-à-dire par quelques-unes des rues les plus étroites et les plus populeuses du vieux Naples. Les Français n’avaient point encore pénétré sur ce point de la ville, où pétillaient de temps en temps quelques coups de fusil tirés par la populace en manière d’encouragement, et où, en passant, les républicains pouvaient lire sur les visages trois impressions seulement : la terreur, la haine et la stupéfaction.
Par bonheur, Michele, sauvé par Palmieri, gracié par Championnet, se voyant déjà caracolant sur un beau cheval, dans son uniforme de colonel, s’était franchement, et avec toute l’ardeur de sa loyale nature, rallié aux Français, et marchait devant eux en criant de toute la force de ses poumons : « Vivent les Français ! vive le général Championnet ! vive saint Janvier ! » Puis, quand les visages lui paraissaient par trop refrognés, Salvato lui mettait dans la main une poignée de carlini, qu’il jetait en l’air, en expliquant à ses compatriotes la mission que Salvato était chargé d’accomplir et qui avait généralement cette bienheureuse influence de donner aux physionomies une expression plus douce et plus bienveillante.
En outre, Salvato, qui était des provinces napolitaines et qui parlait le patois de Naples comme un homme de Porto-Basso, adressait de temps en temps à ses compatriotes des allocutions qui, corroborées des poignées de carlins de Michele, avaient aussi leur influence.
On parvint ainsi à l’archevêché : les grenadiers s’établirent sous le portique. Michele fit un long discours pour expliquer leur présence à tous ses compatriotes ; il ajouta que l’officier qui les commandait lui avait sauvé la vie au moment où il allait être fusillé, et demanda, au nom de l’amitié que l’on avait pour lui, Michele, qu’il ne fut fait aucune insulte ni a lui, ni à ses soldats, devenus les protecteurs de saint Janvier.
XCIII. Saint Janvier et Virgile §
À peine Championnet eut-il vu disparaître Michele, Salvato et la compagnie française, au coin de la strada dell’Orticello, qu’il lui vint à l’esprit une de ces idées que l’on peut appeler une illumination. Il pensa que le meilleur moyen de rompre les rangs des lazzaroni qui s’obstinaient à combattre encore, et de faire cesser le pillage individuel, était de livrer le palais du roi à un pillage général.
Il s’empressa de communiquer cette idée à quelques-uns des lazzaroni prisonniers, auxquels on rendit la liberté, à la condition qu’ils retourneraient vers les leurs et leur feraient part du projet comme venant d’eux. C’était une manière de s’indemniser eux-mêmes de la fatigue qu’ils avaient prise et du sang qu’ils avaient perdu.
La communication eut tout le succès qu’en attendait le général en chef. Les plus acharnés, voyant la ville aux trois quarts prise, avaient perdu l’espoir de vaincre, et trouvaient, par conséquent, plus avantageux de se mettre à piller que de continuer à combattre.
En effet, à peine cette espèce d’autorisation de piller le château fut-elle connue des lazzaroni, auxquels on ne laissa point ignorer qu’elle venait du général français, que toute cette multitude se débanda, se ruant à travers la rue de Tolède et à travers la rue des Tribunaux vers le palais royal, entraînant avec elle les femmes et les enfants, renversant les sentinelles, brisant les portes et inondant comme un flot les trois étages du palais.
En moins de trois heures, tout fut emporté, jusqu’au plomb des fenêtres.
Pagliuccella, que Michele avait vainement cherché sur le largo delle Pigne pour lui faire partager sa bonne fortune, s’était, un des premiers, empressé de se précipiter vers le château et de le visiter, avec une curiosité qui n’avait pas été sans fruit, de la cave au grenier, et de la façade qui donne sur l’église San-Ferdinand à celle qui donne sur la Darsena.
Fra Pacifico, au contraire, voyant tout perdu, avait méprisé l’indemnité offerte à son courage humilié ; et, avec un désintéressement qui faisait honneur aux anciennes leçons de discipline reçues sur la frégate de son amiral, il avait, pas à pas et à la manière du lion, c’est-à-dire en faisant face à l’ennemi, battu en retraite dans son couvent par l’Infrascata et la salita dei Capuccini ; puis, la porte de son couvent refermée, il avait mis son âne à l’écurie, son bâton dans le bûcher, et s’était mêlé aux autres frères qui chantaient dans l’église le Dies iræ, dies illa.
Eût été bien malin celui qui eût été chercher là et qui y eût reconnu, sous son froc, un des chefs des lazzaroni qui avaient combattu pendant trois jours.
Nicolino Caracciolo, du haut des remparts du château Saint-Elme, avait suivi toutes les phases du combat du 21, du 22 et du 23, et nous avons vu qu’au moment où il avait pu venir en aide aux Français, il n’avait pas manqué à ses engagements vis-à-vis d’eux.
Son étonnement fut grand lorsqu’il vit, sans que personne songeât à les poursuivre, les lazzaroni abandonner leurs postes, et, sans quitter leurs armes, avec les apparences d’une déroute, non point rétrograder vers le palais royal, mais au contraire se ruer dessus.
Au bout d’un instant, tout lui fut expliqué. À la manière dont ils culbutaient les sentinelles, dont ils envahissaient les portes, dont ils reparaissaient aux fenêtres de tous les étages, dont ils dégorgeaient sur les balcons, il comprit que les combattants, dans un moment de trêve, pour ne pas perdre leur temps, s’étaient faits pillards ; et, comme il ignorait que ce fût à l’instigation du général français que le pillage était organisé, il envoya à toute cette canaille trois coups de canon à boulet, qui tuèrent dix-sept personnes, parmi lesquelles un prêtre, et qui cassèrent la jambe au géant de marbre, ancienne statue de Jupiter Stator, qui décorait la place du Palais.
Veut-on savoir à quel point l’amour du pillage s’était emparé de la multitude, et s’était substitué chez elle à tout autre sentiment ? Nous citerons deux faits pris entre mille ; ils donneront une idée de la mobilité d’esprit de ce peuple, qui venait de faire des prodiges de valeur pour défendre son roi.
Au milieu de toute cette foule, acharnée au pillage, l’aide de camp Villeneuve, qui continuait de tenir le Château-Neuf, envoya un lieutenant à la tête d’une patrouille d’une cinquantaine d’hommes, avec ordre de remonter Tolède jusqu’à ce qu’il eût pris langue avec les avant-postes français. Le lieutenant eut soin de se faire précéder par quelques lazzaroni patriotes, criant : « Vivent les Français ! vive la liberté ! » À ces cris, un marinier de Sainte-Lucie, bourbonien enragé, – les mariniers de Sainte-Lucie sont encore bourboniens aujourd’hui, – un marinier de Sainte-Lucie, disons-nous, se mit à crier, lui : « Vive le roi ! » Comme ce cri pouvait avoir un écho et servir de signal à l’égorgement de toute la patrouille, le lieutenant saisit le marinier au collet, et, le maintenant au bout de son bras, cria : « Feu ! »
Le marinier tomba fusillé au milieu de la foule, sans que la foule, préoccupée maintenant d’autres intérêts, songeât à le défendre et à le venger.
Le second exemple fut celui d’un domestique du palais qui, ayant eu l’imprudence de sortir avec une livrée galonnée d’or, vit le peuple mettre sa livrée en morceaux pour en arracher l’or, quoique cette livrée fût celle du roi.
Au même moment où on laissait le serviteur du roi Ferdinand en chemise pour lui arracher les galons de sa livrée, Kellermann, qui était descendu avec un détachement de deux ou trois cents hommes, du côté de Mergellina, remontait, par Sainte-Lucie, sur la place du château.
Mais, avant d’arriver là, il avait fait une halte à l’église de Santa-Maria di Porto-Salvo, et avait fait demander don Michelangelo Ciccone.
C’était, on se le rappelle, ce même prêtre patriote que Cirillo avait envoyé chercher pour conférer les derniers sacrements au sbire blessé par Salvato dans la nuit du 22 au 23 septembre, sbire qui, le 23 septembre, au matin, expira dans la maison où il avait été transporté, à l’angle de la fontaine du Lion.
Kellermann était porteur d’un billet de Cirillo qui faisait appel au patriotisme du digne prêtre et l’invitait à se rallier aux Français.
Don Michelangelo Ciccone n’avait pas hésité un instant : il avait suivi Kellermann.
À midi, les lazzaroni avaient déposé les armes, et Championnet, vainqueur, parcourait la ville. Les négociants, les bourgeois, toute la partie tranquille de la population qui n’avait pas pris part à la lutte, n’entendant plus ni coups de fusil, ni cris de mort, commencèrent alors d’ouvrir timidement les portes et les fenêtres des magasins et des maisons. La première vue du général était déjà une promesse de sécurité ; car il était entouré d’hommes que leur talent, leur science et leur courage avaient faits la vénération de Naples. C’étaient les Baffi, les Poerio, les Pagano, les Cuoco, les Logoteta, les Carlo Lambert, les Bassal, les Fasulo, les Maliterno, les Rocca-Romana, les Ettore Caraffa, les Cirillo, les Manthonnet, les Schipani. Le jour de la rémunération était enfin arrivé pour tous ces hommes qui avaient passé du despotisme à la persécution, et qui passaient de la persécution à la liberté. Le général, alors, au fur et à mesure qu’il voyait une porte s’ouvrir, s’approchait de cette porte, et, dans leur propre langue, essayait de rassurer ceux qui se hasardaient sur le seuil, leur disant que tout était fini, qu’il venait leur apporter la paix et non la guerre, et substituer la liberté à la tyrannie. Alors, en jetant les yeux sur la route que le général avait suivie, en voyant le calme régner là où, un instant auparavant, Français et lazzaroni s’égorgeaient, les Napolitains se rassuraient en effet, et toute cette population di mezzo ceto, c’est-à-dire de la bourgeoisie, qui fait la force et la richesse de Naples, la cocarde tricolore à l’oreille, criant : « Vivent les Français ! vive la liberté ! vive la République ! » commença de se répandre gaiement dans les rues, agitant des mouchoirs, et, au fur et à mesure qu’elle se tranquillisait, se laissant emporter à cette joie ardente qui s’empare de ceux qui, déjà plongés dans l’abîme ténébreux de la mort, se retrouvent tout à coup et comme par miracle rendus au jour, à la lumière et à la vie.
Et, en effet, si les Français eussent tardé de vingt-quatre heures encore à entrer à Naples, qui peut dire ce qu’il fût resté de maisons debout et de patriotes vivants ?
À deux heures de l’après-midi, Rocca-Romana et Maliterno, confirmés dans leur grade de chefs du peuple, rendirent un édit pour l’ouverture des boutiques.
Cet édit portait la date de l’an Ier et du deuxième jour de la république parthénopéenne.
Championnet avait vu avec inquiétude que la bourgeoisie et la noblesse seules s’étaient réunies à lui et que le peuple se tenait à l’écart. Alors, il résolut de frapper le lendemain un grand coup.
Il savait parfaitement que, s’il pouvait faire passer saint Janvier dans son camp, le peuple suivrait saint Janvier partout où il irait.
Il envoya un message à Salvato. Salvato, qui gardait la cathédrale, c’est-à-dire le point le plus important de Naples, avait reçu la consigne de ne point quitter son poste sans être réclamé par un ordre émané directement du général.
Le message envoyé à Salvato ordonnait à celui-ci de s’aboucher avec les chanoines, et de les inviter à exposer, le lendemain, la sainte ampoule à la vénération publique, dans l’espérance que saint Janvier, auquel les Français avaient la plus grande dévotion, daignerait faire ses miracles en leur faveur.
Les chanoines se trouvaient entre deux feux.
Si saint Janvier faisait son miracle, ils étaient compromis vis-à-vis de la cour.
S’il ne le faisait pas, ils s’exposaient à la colère du général français.
Ils trouvèrent un biais et répondirent que ce n’était point l’époque où saint Janvier avait l’habitude de faire son miracle, et qu’ils doutaient fort que l’illustre bienheureux consentît, même pour les Français, à changer sa date habituelle.
Salvato transmit, par Michele, la réponse des chanoines à Championnet.
Mais, à son tour, Championnet répondit que c’était l’affaire du saint et non la leur ; qu’ils n’avaient point à préjuger des bonnes ou des mauvaises intentions de saint Janvier, et qu’il connaissait, lui, une certaine prière à laquelle il espérait que saint Janvier ne demeurerait pas insensible.
Les chanoines répondirent que, puisque Championnet le voulait absolument, ils exposeraient les ampoules, mais que, de leur côté, ils ne répondaient de rien.
À peine Championnet eut-il cette certitude, qu’il fit annoncer par toute la ville la nouvelle que les saintes ampoules seraient exposées le lendemain, et qu’à dix heures et demie précises du matin, la liquéfaction du précieux sang aurait lieu.
C’était une nouvelle étrange et tout à fait incroyable pour les Napolitains. Saint Janvier n’avait rien fait qui motivât de sa part une suspicion de partialité en faveur des Français. Depuis quelque temps, au contraire, il s’était montré capricieux jusqu’à la manie. Ainsi, au moment de son départ pour la campagne de Rome, le roi Ferdinand s’était personnellement présenté à la cathédrale pour demander à saint Janvier son secours et sa protection, et saint Janvier, malgré son instante prière, lui avait obstinément refusé la liquéfaction de son sang ; ce qui avait fait prévoir une défaite à un grand nombre de personnes.
Or, si saint Janvier faisait pour les Français ce qu’il avait refusé au roi de Naples, c’est que saint Janvier avait changé d’opinion, c’est que saint Janvier s’était fait jacobin.
À quatre heures du soir, Championnet, voyant la tranquillité rétablie, monta à cheval et se fit conduire au tombeau d’un autre patron de Naples, pour lequel il avait une bien plus grande vénération que pour saint Janvier. Ce tombeau était celui de Publius Virgilius Maro, ou, du moins, celui dont les ruines ont, disent les archéologues, renfermé les cendres de l’auteur de l’Énéide.
Tout le monde sait qu’à son retour d’Athènes, d’où le ramenait Auguste, Virgile mourut à Brindes, et que ses cendres revirent ce Pausilippe qu’il avait tant aimé, et d’où il pouvait embrasser tous les lieux immortalisés par lui dans son sixième livre de l’Énéide.
Championnet descendit de cheval au monument élevé par Sannazar, et monta la pente rapide et escarpée qui conduit à la petite rotonde que l’on montre au voyageur comme le columbariun où fut déposée l’urne du poëte. Dans le centre du monument poussait un laurier sauvage que la tradition donnait comme étant immortel. Championnet en brisa une branche, qu’il passa dans la ganse de son chapeau, ne permettant à ceux qui l’accompagnaient d’en prendre qu’une feuille chacun, de peur qu’une récolte plus considérable ne fit tort à l’arbre d’Apollon, et que la vénération ne correspondit, par son résultat, à l’impiété.
Puis, lorsqu’il eut rêvé pendant quelques instants sur ces pierres sacrées, il demanda un crayon, et, déchirant une page de son portefeuille, il rédigea le décret suivant, qui fut envoyé le même soir à l’imprimerie, et qui parut le lendemain matin.
« Championnet, général en chef,
» Considérant que le premier devoir d’une république est d’honorer la mémoire des grands hommes, et de pousser ainsi les citoyens vers l’émulation, en mettant sous leurs yeux la gloire qui suit jusque dans la tombe les génies sublimes de tous les pays et de tous les temps,
» Avons décrété ce qui suit :
» 1° Il sera élevé à Virgile un tombeau en marbre au lieu même où se trouve sa tombe, près de la grotte de Pouzzoles.
» 2° Le ministre de l’intérieur ouvrira un concours dans lequel seront admis tous les projets de monument que les artistes voudront présenter. Sa durée sera de vingt jours.
» Cette période expirée, une commission composée de trois membres, nommée par le ministre de l’intérieur, choisira, parmi les projets qui auront été présentés, celui qui semblera le meilleur, et la curie élèvera le monument, dont l’érection sera confiée à celui dont le projet aura été adopté.
» Le ministre de l’intérieur est chargé de l’exécution de la présente ordonnance.
» CHAMPIONNET. »
Il est curieux que les deux monuments décrétés à Virgile, l’un à Mantoue, l’autre à Naples, aient été décrétés par deux généraux français : celui de Mantoue par Miollis ; celui de Naples par Championnet.
Après soixante-cinq ans, la première pierre de celui de Naples n’est point encore posée.
XCIV. Où le lecteur rentre dans la maison du Palmier. §
La nécessité où nous avons été de suivre sans interruption les événements politiques et militaires à la suite desquels Naples était tombée au pouvoir des Français, nous a forcé de nous éloigner de la partie romanesque de notre récit et de laisser de côté les personnages passifs qui subissaient ces événements, pour nous occuper, au contraire, des personnages actifs qui les dirigeaient. Que l’on nous permette donc, maintenant que nous avons donné aux acteurs épisodiques de cette histoire toute l’importance qu’ils réclamaient, de revenir aux premiers rôles sur lesquels doit se concentrer tout l’intérêt de notre drame.
Au nombre de ces personnages, pour lesquels on nous accuse peut-être, mais à tort, d’oubli, est la pauvre Luisa San-Felice, qu’au contraire nous n’avons pas perdue de vue un seul instant.
Restée évanouie entre les bras de son frère de lait Michele, sur la plage de la Vittoria, tandis que son mari, fidèle à la fois à ses devoirs envers son prince et à ses promesses envers son ami, rejoignait le duc de Calabre, au risque de sa vie, et laissait Luisa à Naples, au risque de son bonheur, Luisa, reportée dans la voiture, avait été ramenée, au grand étonnement de Giovannina, à la maison du Palmier.
Michele, qui ignorait les causes réelles de cet étonnement auquel le sourcil froncé et l’œil presque menaçant de Giovannina donnaient un caractère tout particulier, raconta les choses comme elles s’étaient passées.
Luisa se mit au lit avec une fièvre ardente. Michele passa la nuit dans la maison, et, comme le lendemain, au point du jour, l’état de Luisa ne s’était point amélioré, il courut prévenir le docteur Cirillo.
Pendant ce temps, le facteur apporta une lettre à l’adresse de Luisa.
Nina reconnut le timbre de Portici. Elle avait remarqué, que chaque fois qu’arrivait une lettre pareille à celle qu’elle tenait entre ses mains, l’émotion de sa maîtresse en la recevant était grande ; puis qu’elle se retirait et s’enfermait dans la chambre de Salvato, d’où elle ne sortait que les yeux rouges de larmes.
Elle comprit donc que c’était une lettre de Salvato, et, à tout hasard, et sans savoir encore si elle la lirait ou non, elle la garda, ayant pour excuse de ne pas l’avoir remise, si la lettre était réclamée, l’état dans lequel se trouvait Luisa.
Cirillo accourut. Il avait cru Luisa partie ; mais, au simple récit de Michele, qui le ramenait, il devina tout.
On sait la tendresse paternelle du bon docteur pour Luisa. Il reconnut chez la malade tous les symptômes de la fièvre cérébrale, et, sans lui faire une question qui pût ajouter au trouble moral qu’elle avait éprouvé, il s’occupa de combattre le mal matériel. Trop habile pour se laisser vaincre par une maladie connue quand cette maladie en était à peine à son début, il la combattit énergiquement, et, au bout de trois jours, Luisa était, sinon guérie, du moins hors de danger.
Le quatrième jour, elle vit sa porte s’ouvrir, et, à la vue de la personne qui entra, poussa un cri de joie et tendit ses deux bras vers elle. Cette personne, c’était son amie de cœur, la duchesse Fusco. Comme l’avait prédit San-Felice, la reine partie, la duchesse disgraciée revenait à Naples. En quelques instants, la duchesse fut au courant de la situation. Depuis trois mois, Luisa avait été forcée de tout enfermer dans son cœur ; depuis quatre jours, son cœur débordait, et, malgré cette maxime d’un grand moraliste, que les hommes gardent mieux les secrets des autres, mais que les femmes gardent mieux les leurs, au bout d’un quart d’heure, Luisa n’avait plus de secrets pour son amie.
Inutile de dire que la porte de communication fut plus ouverte que jamais, et qu’à toute heure du jour et de la nuit, la duchesse eut la disposition de la chambre sacrée.
Le jour où elle avait quitté le lit, Luisa avait reçu une nouvelle lettre de Portici. Giovannina l’avait vue avec inquiétude prendre cette lettre. Puis elle avait attendu que la lecture en fût faite. Si cette lettre indiquait la lettre précédente, et si Luisa la réclamait, Giovannina cherchait cette lettre, la retrouvait intacte, et mettait son oubli sur le compte de la préoccupation que lui avait causée la maladie de sa maîtresse. Si Luisa ne la réclamait pas, Giovannina la conservait à tout hasard, comme un auxiliaire dans un sombre projet qu’elle n’avait pas encore mûri, mais qui déjà était en germe dans son cerveau.
Les événements suivaient leur cours. On connaît ces événements : nous les avons longuement racontés. La duchesse Fusco, lancée dans le parti patriote, avait rouvert ses salons et y recevait tous les hommes éminents et toutes les femmes distinguées de ce parti. Au nombre de ces femmes était Éléonore Fonseca-Pimentel, que nous allons bientôt voir, avec l’âme d’une femme et le courage d’un homme, se mêler aux événements politiques de son pays.
Ces événements politiques avaient pris pour Luisa, qui, jusque-là, ne s’en était jamais préoccupée, une importance suprême. Si bien que fussent renseignés les familiers de la duchesse Fusco, il y avait toujours un point sur lequel Luisa était mieux renseignée qu’eux : c’était la marche des Français sur Naples. En effet, tous les trois ou quatre jours, elle savait précisément où étaient les républicains.
Elle avait reçu aussi deux lettres du chevalier. Dans la première, où il lui annonçait son arrivée à bon port à Palerme, il lui exprimait tout son regret de ce que l’état orageux de la mer l’eût empêchée de s’embarquer avec lui ; mais il ne lui disait point de venir le rejoindre. La lettre était tendre, calme et paternelle, comme toujours. Il était probable que le chevalier n’avait point entendu ou n’avait pas voulu entendre le dernier cri de désespoir jeté par Luisa.
La seconde lettre contenait, sur la situation de la cour à Palerme, des détails que l’on trouvera dans la suite de notre récit. Mais, pas plus que la première, elle n’exprimait le désir de la voir quitter Naples. Au contraire, elle lui donnait des conseils sur la manière dont elle devait se conduire au milieu des crises politiques qui allaient agiter la capitale, et la prévenait que, par le même courrier, la maison Backer recevait avis de mettre à la disposition de la chevalière San-Felice les sommes dont elle pourrait avoir besoin.
Le même jour, la lettre du chevalier à la main, André Backer, que Luisa n’avait point revu depuis le jour de sa visite à Caserte, se présentait à la maison du Palmier.
Luisa le reçut avec la grâce sérieuse qui lui était habituelle, le remercia de son empressement, mais le prévint que, vivant très-retirée, elle avait décidé de ne recevoir aucune visite pendant l’absence de son mari. S’il arrivait qu’elle eût besoin d’argent, elle passerait elle-même à la banque, ou y enverrait Michele avec un reçu.
C’était un congé dans toutes les formes. André le comprit, et se retira en soupirant.
Luisa le reconduisit jusqu’au perron et dit à Giovannina, qui venait de fermer la porte derrière lui :
– Si jamais M. André Backer se représentait à la maison et demandait à me parler, souvenez-vous que je n’y suis pas.
On connaît la familiarité des serviteurs napolitains avec leurs maîtres.
– Ah ! mon Dieu ! répondit Giovannina, comment un si beau jeune homme a-t-il pu déplaire à madame ?
– Il ne m’a point déplu, mademoiselle, répondit froidement Luisa ; mais, en l’absence de mon mari, je ne recevrai personne.
Giovannina, toujours mordue au cœur par la jalousie, fut sur le point de répliquer : « Excepté M. Salvato ; » mais elle se retint, et un sourire dubitatif fut sa seule réponse.
La dernière lettre que Luisa avait reçue de Salvato portait la date du 19 janvier : elle arriva le 20.
Toute la journée du 20 se passa pour Naples dans les angoisses, et pour Luisa ces angoisses furent plus grandes que pour tout autre. Elle savait par Michele les formidables préparatifs de défense qui s’exécutaient ; elle savait par Salvato que le général en chef avait juré de prendre la ville à tout prix.
Salvato suppliait Luisa, si l’on bombardait Naples, de se mettre à l’abri des projectiles dans les caves les plus profondes de sa maison.
Ce danger était surtout à craindre si le château Saint-Elme ne tenait point la promesse qu’il avait faite et se déclarait contre les Français et les patriotes.
Le 21, au matin, une grande agitation se manifesta dans Naples. Le château Saint-Elme, on se le rappelle, avait arboré le drapeau tricolore ; donc, il tenait sa promesse et se déclarait pour les patriotes et pour les Français.
Luisa en fut joyeuse, non point pour les patriotes, non point pour les Français : elle n’avait jamais eu aucune opinion politique ; mais il lui sembla que cet appui donné aux Français et aux patriotes diminuait le danger que courait son amant, puisqu’il était patriote de cœur, Français d’adoption.
Le même jour, Michele vint lui faire visite. Michele, l’un des chefs du peuple, décidé à combattre jusqu’à la mort pour une cause qu’il ne comprenait pas très-bien, mais à laquelle il appartenait par le milieu dans lequel il était né et par le tourbillon qui l’entraînait, – Michele, en cas d’accident, venait faire ses adieux à Luisa et lui recommander sa mère.
Luisa pleurait fort en prenant congé de son frère de lait ; mais toutes ses larmes n’étaient pas pour le danger que courait Michele : une bonne moitié coulait sur les dangers qu’allait courir Salvato.
Michele, moitié riant, moitié pleurant, de son côté, et ne voyant pas plus loin que les paroles de Luisa, essaya de rassurer celle-ci sur son sort en lui rappelant la prédiction de Nanno. Selon la sorcière albanaise, Michele devait mourir colonel et pendu. Or, Michele n’était encore que capitaine, et, s’il était exposé à la mort, c’était à la mort par le fer ou par le feu, et non par la corde.
Il est vrai que, si la prédiction de Nanno se réalisait pour Michele, elle devait se réaliser aussi pour Luisa, et que, si Michele mourait pendu, Luisa devait mourir sur l’échafaud.
L’alternative n’était pas consolante.
Au moment où Michele s’éloignait de Luisa, la main de celle-ci le retint, et ces paroles qui depuis longtemps erraient sur ses lèvres, s’en échappèrent :
– Si tu rencontres Salvato…
– Oh ! petite sœur ! s’écria Michele.
Tous deux s’étaient parfaitement compris.
Une heure après leur séparation, les premiers coups de canon se faisaient entendre.
La plupart des patriotes de Naples, ceux qui, par leur âge avancé ou l’état pacifique qu’ils exerçaient, n’étaient point appelés à prendre les armes, étaient réunis chez la duchesse Fusco. Là, d’heure en heure, arrivaient les nouvelles du combat. Mais Luisa prenait trop d’intérêt à ce combat pour attendre ces nouvelles dans le salon et au milieu de la société réunie chez la duchesse. Seule, dans la chambre de Salvato, à genoux devant le crucifix, elle priait.
Chaque coup de canon lui répondait au cœur.
De temps en temps, la duchesse Fusco venait à son amie et lui donnait des nouvelles des progrès que faisaient les Français, mais, en même temps, avec une espèce d’orgueil national, lui disait la merveilleuse défense des lazzaroni.
Luisa répondait par un gémissement. Il lui semblait que chaque boulet, chaque balle, menaçait le cœur de Salvato. Cette lutte terrible serait-elle donc éternelle ?
Pendant les événements du 21 et du 22, Luisa se coucha tout habillée sur le lit de Salvato. Plusieurs alertes furent causées par les lazzaroni : la réputation de patriotisme de la duchesse n’était pas sans danger. Luisa ne se préoccupait point de ce qui faisait l’inquiétude des autres : elle ne songeait qu’à Salvato, ne pensait qu’à Salvato.
Dans la matinée du troisième jour, la fusillade cessa, et l’on vint annoncer que les Français étaient vainqueurs sur tous les points, mais pas encore maîtres de la ville.
Qu’était-il arrivé après cette lutte acharnée ? Salvato était-il mort ou vivant ?
Le bruit du combat avait cessé tout à fait avec les trois derniers coups de canon du château Saint-Elme, tirés sur les pillards du palais royal.
Elle allait revoir ou Michele ou Salvato, s’il ne leur était point arrivé malheur ; – Michele le premier sans doute, car Michele pouvait venir à toute heure du jour, trouver Luisa, tandis que Salvato, ignorant qu’elle fût seule, n’oserait jamais se présenter chez elle qu’à la nuit et par le chemin convenu.
Luisa se mit à la fenêtre, les yeux fixés sur Chiaïa : c’était de ce côté que devaient lui venir les nouvelles.
Les heures s’écoulaient. Elle apprit la reddition complète de la ville ; elle entendit les cris de la foule qui accompagnait Championnet au tombeau de Virgile ; elle sut l’annonce faite, pour le lendemain, de la liquéfaction du bienheureux sang de saint Janvier ; mais toutes ces choses passèrent devant son intelligence comme des fantômes passent près du lit d’un homme endormi. Ce n’était rien de tout cela qu’elle attendait, qu’elle demandait, qu’elle espérait.
Laissons Luisa à sa fenêtre, rentrons dans la villa et assistons aux angoisses d’une autre âme, non moins troublée que la sienne.
On sait de qui nous voulons parler.
Ou nous avons bien mal réussi dans le portrait physique et moral que nous avons essayé de tracer de Salvato, ou nos lecteurs savent que, de quelque ardent désir que notre jeune officier fût atteint de revoir Luisa, le devoir du soldat prenait, en toute circonstance, le pas sur le désir de l’amant.
Il s’était donc détaché de l’armée, il s’était donc éloigné de Naples, il s’en était donc rapproché sans une plainte, sans une observation, quoiqu’il eût parfaitement su qu’au premier mot qu’il eût dit à Championnet de l’aimant qui l’attirait à Naples, son général, qui avait pour lui la tendresse de l’admiration, la plus profonde peut-être de toutes les tendresses, l’eût poussé en avant et lui eût donné toutes facilités pour entrer le premier à Naples.
Au moment où, arrivé à temps au largo delle Pigne pour sauver la vie à Michele, il tint le jeune lazzarone pressé sur sa poitrine, son cœur bondit d’une double joie, d’abord parce qu’il pouvait, dans une mesure plus complète, reconnaître le service qu’il lui avait rendu, ensuite parce que, resté seul avec lui, il allait avoir des nouvelles de Luisa et quelqu’un à qui parler d’elle.
Mais, cette fois encore, son attente avait été trompée. La vive imagination de Championnet avait vu dans la réunion des lazzaroni et de Salvato un événement dont il pouvait tirer parti. Le germe de l’idée qu’il avait mûrie au point de faire faire à saint Janvier son miracle lui était entré dans l’esprit, et il avait résolu de donner en garde la cathédrale à Salvato, et de choisir Michele pour conduire celui-ci à la cathédrale.
On a vu que ce double choix était bon, puisqu’il avait réussi.
Seulement, Salvato était consigné jusqu’au lendemain à la garde de la cathédrale, dont il répondait.
Mais à peine parvenu jusqu’à l’archevêché, à peine ses grenadiers disposés sous le portail de l’église et sur la petite place qui donne sur la strada dei Tribunali, Salvato avait jeté son bras autour du cou de Michele et l’avait entraîné dans la cathédrale, sans lui dire autre chose que ces deux mots, qui contenaient un monde d’interrogations :
– ET ELLE ?
Et Michele, avec la profonde intelligence qu’il puisait dans le triple sentiment de vénération, de tendresse et de reconnaissance qu’il avait pour Luisa, Michele lui avait tout raconté, depuis les efforts impuissants de la jeune femme pour partir avec son mari, jusqu’à ce dernier mot échappé, il y avait trois jours, au plus profond de son cœur : SI TU RENCONTRES SALVATO !…
Ainsi, les derniers mots de Luisa et les premiers mots de Salvato pouvaient se traduire ainsi :
– Je l’aime toujours !
– Je l’adore plus que jamais !
Quoique le sentiment que Michele portait à Assunta n’eût pas atteint les proportions de l’amour que Salvato et Luisa avaient l’un pour l’autre, le jeune lazzarone pouvait mesurer les hauteurs auxquelles il n’atteignait point ; et, dans l’effusion de sa reconnaissance, dans cette joie de vivre que la jeunesse éprouve à la suite d’un grand danger disparu, Michele s’était fait l’interprète des sentiments de Luisa avec plus de vérité et même d’éloquence qu’elle n’eût osé le faire elle-même, et, au nom de Luisa, sans en avoir été chargé par Luisa, il lui avait vingt fois répété, – chose que Salvato ne se lassait pas d’entendre, – il lui avait vingt fois répété que Luisa l’aimait.
C’était Michele à le dire et Salvato à l’écouter que tous deux passaient leur temps, tandis que, comme sœur Anne, Luisa regardait si elle ne voyait rien venir sur la route de Chiaïa.
XCV. Le vœu de Michele. §
La nuit tomba lentement du ciel. Tant qu’elle eut l’espoir de distinguer quelque chose dans le crépuscule, Luisa tint ses regards à la fenêtre ; seulement, son regard s’élevait de temps en temps vers le ciel, comme pour demander à Dieu s’il n’était pas là-haut, près de lui, celui qu’elle cherchait vainement sur la terre.
Vers huit heures, il lui sembla reconnaître dans les ténèbres un homme ayant la tournure de Michele. Cet homme s’arrêta à la porte du jardin ; mais, avant qu’il eût eu le temps d’y frapper, Luisa avait crié : « Michele ! » et Michele avait répondu : « Petite sœur ! »
Au son de cette voix qui l’appelait, Michele était accouru, et, comme la fenêtre n’était qu’à la hauteur de huit ou dix pieds, profitant des interstices des pierres, il avait grimpé le long de la muraille, et, se cramponnant au balcon, il avait sauté dans l’intérieur de la salle à manger.
Au premier son de la voix de Michele, au premier regard que Luisa jeta sur lui, elle comprit qu’elle n’avait à redouter aucun malheur, tant le visage du jeune lazzarone respirait la paix et le bonheur.
Ce qui la frappa surtout, ce fut l’étrange costume dont son frère de lait était revêtu.
Il portait d’abord une espèce de bonnet de uhlan, surmonté d’un plumet qui semblait emprunté au panache d’un tambour-major ; son torse était enfermé dans une courte jaquette bleu de ciel, toute passementée de ganses d’or sur la poitrine et toute soutachée d’or sur les manches ; à son cou pendait, couvrant l’épaule gauche seulement, un dolman rouge, non moins riche que la jaquette. Un pantalon gris à ganse d’or complétait ce costume, rendu plus formidable encore par le grand sabre que le lazzarone tenait de la libéralité de Salvato et qui, il faut rendre justice à son maître, n’était pas resté oisif pendant les trois jours qui venaient de s’écouler.
C’était le costume de colonel du peuple que, sachant la fidélité que le lazarone avait montrée à Salvato, le général en chef s’était empressé de lui envoyer.
Michele l’avait revêtu à l’instant même, et, sans dire à Salvato dans quel but il lui demandait cette grâce, il avait sollicité de l’officier français un congé d’une heure, que celui-ci lui avait accordé.
Il n’avait fait qu’un bond du porche de la cathédrale chez les Assunta, où sa présence à une pareille heure et dans un pareil costume avait jeté la stupéfaction, non-seulement chez la jeune fille, mais encore chez le vieux Basso-Tomeo et ses trois fils, dont deux étaient occupés à panser dans un coin les blessures qu’ils avaient reçues. Il avait été droit à l’armoire, avait choisi le plus beau costume de sa maîtresse, l’avait roulé sous son bras ; puis, en lui promettant de revenir le lendemain matin, il était parti avec une multiplicité de gambades et un décousu de paroles qui lui eussent bien certainement fait donner le surnom del Pazzo, s’il n’eût point été depuis longtemps décoré de ce surnom.
Il y a loin de la Marinella à Mergellina, et, pour aller de l’une à l’autre, il faut traverser Naples dans toute sa largeur ; mais Michele connaissait si bien tous les vicoli et toutes les ruelles qui pouvaient lui faire gagner un mètre de terrain, qu’il ne mit qu’un quart d’heure à faire le trajet qui le séparait de Luisa et l’on a vu que, pour diminuer d’autant ce trajet, il venait de grimper par la fenêtre au lieu d’entrer par la porte.
– D’abord, dit Michele en sautant du rebord de la fenêtre dans l’appartement, il vit, il se porte bien, il n’est pas blessé, et t’aime comme un fou !
Luisa jeta un cri de joie ; puis, mêlant la tendresse qu’elle avait pour son frère de lait à la joie que lui causait la bonne nouvelle apportée par lui, elle le prit dans ses bras et le pressa sur son cœur en murmurant :
– Michele ! cher Michele ! que je suis heureuse de te revoir !
– Et tu peux t’en réjouir, car il ne s’en est pas fallu de beaucoup que tu ne me revisses pas : sans lui, j’étais fusillé.
– Sans qui ? demanda Luisa, quoiqu’elle sût bien de qui parlait Michele.
– Lui, pardieu ! dit Michele, c’est lui ! Est-ce qu’il y en avait un autre que M. Salvato qui put m’empêcher d’être fusillé ? Qui diable se serait inquiété des trous que sept ou huit balles peuvent faire à la peau d’un pauvre lazzarone ? Mais lui, il est accouru, il a dit : « C’est Michele ! il m’a sauvé la vie : je demande grâce pour lui. » Il m’a pris dans ses bras, il m’a embrassé comme du pain, et le général en chef m’a fait colonel ; ce qui me rapproche fièrement de la potence, ma chère Luisa.
Puis, voyant que sa sœur de lait l’écoutait sans rien comprendre à ses paroles :
– Mais il ne s’agit pas de tout cela, continua-t-il. Au moment d’être fusillé, j’ai fait un vœu dans lequel tu es pour quelque chose, petite sœur.
– Moi ?
– Oui, toi. J’ai fait vœu que, si j’en réchappais, et il n’y avait pas grande chance, je t’en réponds ! j’ai fait vœu que, si j’en réchappais, la journée ne se passerait pas sans que j’allasse avec-toi, petite sœur, faire ma prière à saint Janvier. Or, il n’y a pas de temps à perdre, et, comme on pourrait être étonné de voir une grande dame comme toi courir les rues de Naples en donnant le bras à Michele le Fou, tout colonel qu’il est, je t’apporte un costume sous lequel on ne te reconnaîtra pas. Tiens !
Et il laissa tomber aux pieds de Luisa le paquet contenant les habits d’Assunta.
Luisa comprenait de moins en moins ; mais son instinct lui disait qu’il y avait, au fond de tout cela, pour son cœur bondissant, quelque surprise que ne pouvait deviner son esprit ; et peut-être ne voulait-elle pas approfondir la mystérieuse proposition de Michele, de peur d’être obligée de le refuser.
– Allons, dit Luisa, puisque tu as fait un vœu, mon pauvre Michele, et que tu crois devoir la vie à ce vœu, il faut le remplir ; y manquer te porterait malheur. Et, d’ailleurs, jamais, je te le jure, je ne me suis trouvée en meilleure disposition de prier qu’en ce moment. Mais…, ajouta-t-elle timidement.
– Quoi, mais ?
– Tu te rappelles qu’il m’avait dit de tenir la fenêtre de la petite ruelle ouverte, ainsi que les portes qui, de cette fenêtre, conduisent à sa chambre ?
– De sorte, dit Michele, que la fenêtre est ouverte et que les portes conduisant à sa chambre sont ouvertes ?
– Oui. Juge donc ce qu’il eût pensé en les trouvant fermées !
– Cela lui eût causé, en effet, je te le jure, une bien grande peine. Mais, par malheur, depuis qu’il se porte bien, M. Salvato n’est plus son maître, et, cette nuit, il est de garde près du commandant général, et, comme il ne pourra quitter ce poste que demain à onze heures du matin, nous pouvons fermer fenêtres et portes, et aller accomplir à saint Janvier le vœu que je lui ai fait.
– Allons donc, soupira Luisa en emportant dans sa chambre les vêtements d’Assunta, tandis que Michele allait fermer les portes et les fenêtres.
En entrant dans la pièce qui donnait sur la ruelle, Michele crut voir une ombre qui se dissimulait dans l’angle le plus obscur de l’appartement. Comme cette hâte à se cacher pouvait venir de mauvaises intentions, Michele s’avança les bras tendus dans les ténèbres.
Mais l’ombre, voyant qu’elle allait être prise, vint au-devant de lui en disant :
– C’est moi, Michele : je suis là par l’ordre de madame.
Michele reconnut la voix de Giovannina, et, comme la chose n’avait rien d’invraisemblable, il ne s’en inquiéta pas davantage et seulement se mit à fermer les fenêtres.
– Mais, demanda Giovannina, si M. Salvato vient ?
– Il ne viendra pas, répondit Michele.
– Lui serait-il arrivé malheur ? demanda la jeune fille avec un accent qui trahissait, plus qu’un intérêt ordinaire et dont elle comprit elle-même l’imprudence ; car, presque aussitôt : – Il faudrait en ce cas, continua-t-elle, apprendre cette nouvelle à madame avec toute sorte de ménagements.
– Madame, répondit Michele, sait à ce sujet tout ce qu’elle doit savoir, et, sans qu’il soit arrivé malheur à M. Salvato, il est retenu où il est jusqu’à demain matin.
En ce moment, on entendit la voix de Luisa qui appelait sa camériste.
Giovannina, pensive et le sourcil froncé, se rendit lentement à l’appel de sa maîtresse, tandis que Michele, habitué aux excentricités de la jeune fille, les remarquant peut-être, mais ne cherchant même pas à les expliquer, fermait les fenêtres et les portes, que Luisa s’était vingt fois promis de ne pas ouvrir, et que, depuis trois jours, cependant, elle tenait ouvertes.
Lorsque Michele revint dans la salle à manger, Luisa avait complété sa toilette. Le lazzarone jeta un cri d’étonnement : jamais sa sœur de lait ne lui avait paru si belle que sous ce costume, qu’elle portait comme s’il eût toujours été le sien.
Giovannina, de son côté, regardait sa maîtresse avec une étrange expression de jalousie. Elle lui pardonnait d’être belle sous ses habits de dame ; mais, fille du peuple, elle ne pouvait lui pardonner d’être charmante sous les habits d’une fille du peuple.
Quant à Michele, il admirait Luisa franchement et naïvement, et, ne pouvant deviner que chacun de ses éloges était un coup de poignard pour la femme de chambre, il ne cessait de répéter sur tous les tons du ravissement :
– Mais regarde donc, Giovannina, comme elle est belle !
Et, en effet, une espèce d’auréole non-seulement de beauté, mais encore de bonheur, rayonnait autour du front de Luisa. Après tant de jours d’angoisses et de douleurs, le sentiment si longtemps combattu par elle avait pris le dessus. Pour la première fois, elle aimait Salvato sans arrière-pensée, sans regret, presque sans remords.
N’avait-elle pas fait tout ce qu’elle avait pu pour échapper à cet amour ? et n’était-ce pas la fatalité elle-même qui l’avait enchaînée à Naples et empêchée de suivre son mari ? Or, un cœur vraiment religieux, comme l’était celui de Luisa, ne croit pas à la fatalité. Si ce n’était pas la fatalité qui l’avait retenue, c’était donc la Providence ; et si c’était la Providence, comment redouter le bonheur qui lui venait de cette fille bénie du Seigneur !
Aussi dit-elle joyeusement à son frère de lait :
– J’attends, tu le vois, Michele ; je suis prête.
Et, la première, elle descendit le perron.
Mais, alors, Giovannina ne put s’empêcher de saisir et d’arrêter Michele par le bras.
– Où va donc madame ? demanda-t-elle.
– Remercier saint Janvier de ce qu’il a bien voulu sauver aujourd’hui la vie à son serviteur, répondit le lazzarone se hâtant de rejoindre la jeune femme pour lui offrir son bras.
Du côté de Mergellina, où aucun combat n’avait eu lieu, Naples présentait encore un aspect assez calme. La rive de la Chiaïa était illuminée dans toute sa longueur, et des patrouilles françaises sillonnaient la foule, qui, toute joyeuse d’avoir échappé aux dangers qui, pendant trois jours, avaient atteint une partie de la population et avaient menacé le reste, manifestait sa joie à la vue de l’uniforme républicain en secouant ses mouchoirs, en agitant ses chapeaux et en criant : « Vive la république française ! vive la république parthénopéenne ! »
Et, en effet, quoique la république ne fût point encore proclamée à Naples et ne dût l’être que le lendemain, chacun savait d’avance que ce serait le mode de gouvernement adopté.
En arrivant à la rue de Tolède, le spectacle s’assombrissait quelque peu. Là, en effet, commençait la série des maisons brûlées ou livrées au pillage. Les unes n’étaient plus qu’un tas de ruines fumantes ; les autres, sans portes, sans fenêtres, sans volets, avec leurs monceaux de meubles brisés devant leur façade, donnaient une idée de ce qu’avait été ce règne des lazzaroni et surtout de ce qu’il eût été s’il eût duré quelques jours de plus. Vers certains points où avaient été déposés les morts et les blessés et où s’étendaient, sur les dalles qui pavent les rues, de larges taches de sang, des voitures chargées de sable étaient arrêtées, et des hommes armés de pelles faisaient tomber le sable des voitures, tandis que d’autres, avec des râteaux, étendaient ce sable, comme font en Espagne les valets du cirque lorsque les cadavres des taureaux, des chevaux et quelquefois des hommes sont enlevés de l’arène.
En arrivant à la place du Mercatello, le spectacle devint plus triste. On avait fait, devant la place circulaire qui s’étend devant le collège des Jésuites, une ambulance, et, tandis que l’on chantait des chansons contre la reine, que l’on allumait des feux d’artifice, que l’on tirait des coups de fusil en l’air, on abattait avec des cris de rage une statue de Ferdinand Ier, placée sous le portique, et l’on faisait disparaître les derniers cadavres.
Luisa détourna les yeux avec un soupir et passa.
Sous la porte Blanche, on avait fait une barricade à moitié démolie, et, en face, au coin de la rue San-Pietro à Mazella, un palais achevait de brûler et s’écroulait en lançant vers le ciel des gerbes de feu aussi nombreuses que les fusées du bouquet d’un feu d’artifice.
Luisa se serrait toute tremblante au flanc de Michele, et cependant sa terreur était mêlée d’un sentiment de bien-être dont il lui eût été impossible d’indiquer la cause. Seulement, au fur et à mesure qu’elle approchait de la vieille église, son pas devenait de plus en plus léger, et les anges qui avaient transporté au ciel le bienheureux saint Janvier semblaient lui avoir prêté leurs ailes, pour franchir les degrés qui vont de la rue à l’intérieur du temple.
Michele conduisit Luisa dans un des coins les plus sombres de la métropole ; il lui mit une chaise devant les genoux et posa une autre chaise à côté de celle-là ; puis il dit à sa sœur de lait :
– Prie, je reviens.
En effet, Michele s’élança hors de l’église. Il avait cru reconnaître, appuyé, rêvant contre une des colonnes, Salvato Palmieri. Il alla à l’officier : c’était bien lui.
– Venez avec moi, mon commandant, lui dit-il ; j’ai quelque chose à vous montrer qui vous fera plaisir, j’en suis sûr.
– Tu sais, lui répondit Salvato, que je ne puis point quitter mon poste.
– Bon ! c’est dans votre poste même.
– Alors…, dit le jeune homme suivant Michele par complaisance, soit.
Ils entrèrent dans la cathédrale, et, à la lueur de la lampe qui brûlait dans le chœur éclairant les rares fidèles venus là pour faire leurs prières nocturnes, Michele montra à Salvato une jeune femme qui priait avec ce profond recueillement des âmes amoureuses.
Salvato tressaillit.
– Voyez-vous ? demanda Michele en la lui montrant du doigt.
– Quoi ? fit Salvato.
– Cette femme qui prie si dévotement.
– Eh bien ?
– Eh bien, mon commandant, tandis que je veillerai pour vous et que je veillerai consciencieusement, soyez tranquille, allez vous agenouiller près d’elle. Je ne sais pourquoi j’ai dans l’idée qu’elle vous donnera de bonnes nouvelles de ma petite sœur Luisa.
Salvato regarda Michele avec étonnement.
– Allez ! mais allez donc ! lui disait Michele en le poussant.
Salvato fit ce que lui disait Michele ; mais, avant qu’il fût agenouillé près d’elle, au bruit de son pas, qu’elle avait reconnu, Luisa s’était retournée, et un faible cri, retenu à moitié par la majesté du lieu, s’était échappé de la poitrine des deux jeunes gens.
À ce cri, tout imprégné d’une ineffable bonheur, qui annonçait à Michele qu’il avait réussi selon ses intentions, la joie du lazzarone fut si grande, que, malgré la dignité nouvelle dont il était revêtu, malgré cette majesté du lieu qui avait imposé à Salvato et à Luisa et qui avait éteint dans une prière leur double cri d’amour, il se livra, à sa sortie de l’église, à une série de gambades qui faisaient suite à celles qu’il avait exécutées en sortant de chez Assunta.
Et maintenant, si l’on juge au point de vue de notre moralité, à nous, cette action de Michele ayant pour but de rapprocher les deux amants, sans s’inquiéter si, en faisant le bonheur des uns, il n’ébranlait point la félicité d’un autre, nous y trouverons, certes, quelque chose d’inconsidéré et même de répréhensible ; mais la morale du peuple napolitain n’a pas les mêmes susceptibilités que la nôtre, et quelqu’un qui eût dit à Michele qu’il venait de faire une action douteuse, l’eût bien étonné, lui qui était convaincu qu’il venait de faire la plus belle action de sa vie.
Peut-être eût-il pu répondre qu’en ménageant aux deux amants leur première entrevue dans une église, il lui avait, par cela même, en la forçant de se passer dans les limites de la plus stricte bienséance, enlevé ce que le tête-à-tête, l’isolement, la solitude lui eussent, en tout autre lieu, donné de hasardé ; mais nous devons à la plus stricte vérité de dire que le brave garçon n’y avait pas même songé.
XCVI. Saint Janvier patron de Naples. §
Nous avons dit l’effet qu’avait produit à Naples l’annonce faite par Championnet du miracle de saint Janvier pour le lendemain.
Championnet avait joué le tout pour le tout. Si le miracle ne se faisait point, c’était une seconde sédition à étouffer ; s’il se faisait, c’était la tranquillité, et, par conséquent, la fondation de la république parthénopéenne.
Pour expliquer cette immense influence de saint Janvier sur le peuple napolitain, disons, en quelques mots, sur quels mérites s’est fondée cette influence.
Saint Janvier n’est pas, comme les autres saints du calendrier, un saint banal à force d’être cosmopolite, invoqué, comme saint Pierre et saint Paul, dans toutes les basiliques du monde : saint Janvier est un saint local, patriote, napolitain.
Saint Janvier remonte aux premiers siècles de l’Église. Il prêcha la parole du Christ à la fin du IIIe et au commencement du IVe siècle, et convertit des milliers de païens. Comme tous les convertisseurs, il s’attira naturellement la haine des empereurs et subit le martyre l’an 305 du Christ.
Nous serons forcé, pour faire comprendre le miracle de la liquéfaction du sang, de donner quelques détails sur ce martyre.
La supériorité de saint Janvier sur les autres saints est, au dire des Napolitains, incontestable. Et, en effet, les autres saints ont bien fait, de leur vivant et même après leur mort, quelques miracles qui, discutés par les philosophes, sont arrivés jusqu’à nous sous la forme de tradition vague et d’une demi-authenticité, tandis qu’au contraire, le miracle de saint Janvier s’est perpétué jusqu’à nos jours et se renouvelle deux fois par an, à la plus grande gloire de la ville de Naples et à la suprême confusion des athées.
Citoyen avant tout, saint Janvier n’aime réellement que sa patrie et ne fait rien que pour elle. Le monde entier serait menacé d’un second déluge, ou croulerait autour de l’homme juste d’Horace, que saint Janvier ne lèverait pas le bout du doigt pour le sauver. Mais que les pluies torrentielles de novembre menacent de noyer les récoltes, que les ardeurs caniculaires d’août sèchent les citernes de son pays bien-aimé, saint Janvier remuera le ciel et la terre pour avoir du soleil en novembre et de l’eau en août.
Si saint Janvier n’avait pas pris Naples sous sa garde toute spéciale, il y a dix siècles que Naples n’existerait plus, ou serait abaissée au rang de Pouzzoles et de Baïa. Et, en effet, il n’y a pas de ville au monde qui ait été plus de fois conquise et dominée par l’étranger ! mais, grâce à l’intervention active et persévérante de son patron, les conquérants ont disparu et Naples est restée.
Les Normands ont régné sur Naples ; mais saint Janvier les a chassés.
Les Souabes ont régné sur Naples ; mais saint Janvier les a chassés.
Les Angevins ont régné sur Naples ; mais saint Janvier les a chassés.
Les Aragonais ont, à leur tour, occupé le trône de Naples ; mais saint Janvier les a punis.
Les Espagnols ont tyrannisé Naples ; mais saint Janvier les a battus.
Enfin, les Français ont occupé Naples ; mais saint Janvier les a éconduits.
Et, comme nous écrivions ces mêmes paroles en 1836, nous ajoutions : « Et qui sait ce que saint Janvier fera encore pour sa patrie ? »
Et, en effet, quelle que soit la domination indigène ou étrangère, légitime ou usurpatrice, équitable ou despotique, qui pèse sur ce beau pays, il est une croyance au fond du cœur de tous les Napolitains et qui les rend patients jusqu’au stoïcisme : c’est que tous les rois et tous les gouvernements passeront et qu’il ne restera, en définitive, à Naples que les Napolitains et saint Janvier.
L’histoire de saint Janvier commence avec l’histoire de Naples et ne finira probablement qu’avec elle.
La famille de saint Janvier appartient naturellement à la plus haute noblesse de l’antiquité. Le peuple qui, en 1647, donnait à sa république de lazzaroni, commandée par un lazzarone, le titre de sérénissime royale république napolitaine, et, qui, en 1799, poursuivait les patriotes à coups de pierres pour avoir osé abolir le titre d’Excellence, n’aurait jamais consenti à se choisir un patron d’origine plébéienne. Le lazzarone est essentiellement aristocrate, ou plutôt, avant tout, a besoin d’aristocratie.
La famille de saint Janvier descend en droite ligne de la famille des Januari de Rome, qui, eux-mêmes, avaient la prétention de descendre de Janus. Ses premières années sont obscures. En 304 seulement, sous le pontificat de saint Marcelin, il est nommé à l’évêché de Bénévent, que le pape vient de créer.
Étrange destinée de l’évêché bénéventin, qui commence à saint Janvier et qui finit à M. de Talleyrand !
La dernière persécution qui avait atteint les chrétiens avait eu lieu sous les empereurs Dioclétien et Maximien ; elle datait de deux ans, c’est-à-dire de 302, et avait été des plus terribles : dix-sept mille martyrs consacrèrent de leur sang la religion naissante.
Aux empereurs Dioclétien et Maximien succédèrent les empereurs Constance et Galère, sous lesquels les chrétiens respirèrent un instant.
Au nombre des prisonniers entassés sous le règne précédent dans les prisons de Gumes étaient Sosius, diacre de Misène, et Proculus, diacre de Pouzzoles. Pendant tout le temps qu’avait duré la persécution de 302, saint Janvier n’avait jamais manqué de leur apporter, au péril de sa vie, les secours de sa parole.
Relâchés provisoirement, les prisonniers chrétiens, qui croyaient toute persécution finie, rendaient grâce au Seigneur dans l’église de Pouzzoles, saint Janvier officiant et Sosius et Proculus l’aidant à l’œuvre sainte, quand, tout à coup, la trompette se fit entendre, et un héraut à cheval et tout armé entra dans l’église et lut à haute voix un ancien décret de Dioclétien, que les nouveaux césars remettaient en vigueur.
Ce décret, fort curieux, qu’il soit vrai ou apocryphe, existe dans les archives de l’archevêché. Nous pouvons donc le mettre sous les yeux de nos lecteurs, où nous avons déjà mis quelques pièces historiques ne manquant point d’un certain intérêt.
Le voici :
« Dioclétien, trois fois grand, toujours juste, empereur éternel, à tous les préfets et proconsuls de l’empire romain, salut !
» Un bruit qui ne nous a point médiocrement déplu étant parvenu à nos oreilles divines, c’est-à-dire que l’hérésie de ceux qui s’appellent chrétiens, hérésie de la plus grande impiété, reprend de nouvelles forces ; que lesdits chrétiens honorent comme Dieu ce Jésus enfanté par je ne sais quelle femme juive, insultent par des injures et des malédictions le grand Apollon, et Mercure, et Hercule, et Jupiter lui-même, tandis qu’ils vénèrent ce même Christ, que les Juifs ont cloué sur une croix comme sorcier.
« À cet effet, nous ordonnons que tous les chrétiens, hommes et femmes, dans toutes les villes et contrées, subissent les supplices les plus cruels, s’ils refusent de sacrifier à nos dieux et d’abjurer leur erreur. Si cependant quelques-uns se montrent obéissants, nous voulons bien leur accorder leur pardon. Au cas contraire, nous exigeons qu’ils soient frappés par le glaive et punis par la mort la plus dure (pessimo morte.) Sachez, enfin, que, si vous négligez nos divins décrets nous vous punirons des mêmes peines dont nous menaçons les coupables. »
Dans la suite de cette histoire, nous aurons, pour faire pendant à celui-ci, à citer un ou deux décrets du roi Ferdinand. On pourra les comparer à ceux de Dioclétien, et l’on verra qu’ils se ressemblent beaucoup. Seulement, ceux de l’empereur romain sont mieux rédigés.
Comme on le comprend bien, ni saint Janvier ni les deux diacres ne se soumirent à ce décret. Saint Janvier continua de dire la messe, les deux diacres de la servir ; si bien qu’un beau matin, ils furent arrêtés tous trois dans l’exercice de leurs fonctions.
Inutile de dire que ceux qui assistaient à la messe furent arrêtés avec eux ; plus inutile encore de dire que les prisonniers ne se laissèrent point intimider par les menaces du proconsul, nommé Timothée, et confessèrent obstinément le Christ.
Consignons seulement ceci, c’est qu’au moment de l’arrestation, une vielle femme, qui regardait déjà saint Janvier comme un saint, le supplia de lui donner quelques reliques. Saint Janvier alors lui présenta les deux fioles avec lesquelles il venait d’accomplir le mystère de l’Eucharistie, en lui disant :
– Prends ces deux fioles, ma sœur, et recueilles-y mon sang !
– Mais je suis paralytique et ne puis mettre un pied devant l’autre.
– Bois le vin et l’eau qui y restent, et tu marcheras.
Ce fut sur saint Janvier que s’acharna plus particulièrement le proconsul, parce que c’était lui que protégeait particulièrement le Seigneur.
On commença par le jeter dans une fournaise ardente ; mais le feu s’éteignit, et les charbons enflammés qui couvraient le plancher se changèrent en une jonchée de fleurs.
Saint Janvier fut condamné à être jeté dans le cirque et dévoré par les lions.
Au jour indiqué pour le supplice, la foule se pressa dans l’amphithéâtre. Elle y était accourue de tous les points de la province ; car l’amphithéâtre de Pouzzoles était, avec celui de Capoue, – d’où se sauva, on s’en souvient, Spartacus, – un des plus beaux de la Campanie.
C’était le même, au reste, dont les ruines existent encore aujourd’hui et dans lequel, deux cent trente ans auparavant, le divin empereur Néron avait donné une fête à Tiridate, premier roi d’Arménie, lequel, chassé de son royaume par Corbulon, qui soutenait Tigrane, était venu redemander sa couronne au fils de Domitius et d’Agrippine. Tout avait été préparé pour frapper d’étonnement le barbare. Les animaux les plus puissants, les gladiateurs les plus habiles avaient combattu devant lui, et, comme il était resté impassible à ce spectacle et que Néron lui demandait ce qu’il pensait de ces combattants dont les efforts surhumains avaient fait éclater le cirque en applaudissements, Tiridate, sans rien répondre, s’était levé en souriant, et, lançant son javelot dans le cirque, il avait percé de part en part deux taureaux d’un seul coup.
Depuis le jour où Tiridate avait donné cette preuve de sa force, jamais le cirque n’avait contenu un si grand nombre de spectacteurs.
À peine le proconsul eut-il pris place sur son trône et les licteurs se furent-ils groupés autour de lui, que les trois saints, amenés par son ordre, furent placés en face de la porte par laquelle les animaux devaient être introduits. À un signe de Timothée, cette porte s’ouvrit et les animaux de carnage s’élancèrent dans l’arène. À leur vue, trente mille spectateurs battirent des mains avec joie. De leur côté, les animaux, étonnés, répondirent par un rugissement de menace qui couvrit toutes les voix et éteignit tous les applaudissements ; puis, excités par les cris de la multitude, dévorés par la faim à laquelle, depuis trois jours, leurs gardiens les condamnaient, alléchés par l’odeur de la chair humaine, dont on les nourrissait aux grands jours, les lions commencèrent à secouer leur crinière, les tigres à bondir et les hyènes à lécher leurs lèvres… Mais l’étonnement du proconsul fut grand quand il vit les hyènes, les tigres et les lions se coucher aux pieds des trois martyrs, en signe de respect et d’obéissance, tandis que les liens de saint Janvier tombaient d’eux-mêmes, et que, de sa main, redevenue libre, il bénissait en souriant les spectateurs.
Timothée, vous le comprenez bien, proconsul pour l’empereur, ne pouvait pas avoir le dernier avec un misérable évêque, d’autant qu’à la vue du dernier miracle opéré par lui, cinq mille spectateurs s’étaient faits chrétiens. Voyant que le feu ne pouvait rien sur son prisonnier et que les lions se couchaient à ses pieds, il ordonna que l’évêque et les deux diacres fussent mis à mort par le glaive.
Ce fut par une belle matinée d’automne, le 19 septembre 305, que saint Janvier, accompagné de Proculus et de Sosius, fut conduit au forum de Vulcano, près d’un cratère à moitié éteint, dans la plaine de la Solfatare, pour y subir le dernier supplice. Mais à peine avait-il fait une cinquantaine de pas dans la direction du forum, qu’un pauvre mendiant, fendant la foule, vint, en trébuchant, se jeter à ses genoux.
– Où êtes-vous, saint homme ? demanda le mendiant ; car je suis aveugle et je ne vous vois pas.
– Par ici, mon fils, dit saint Janvier s’arrêtant pour écouter le vieillard.
– Oh ! mon père ! s’écria le mendiant, il m’est donc, avant de mourir, accordé de baiser la poussière que vos pieds ont foulée !
– Cet homme est fou, dit le bourreau en s’apprêtant à le repousser.
– Laissez approcher cet aveugle, je vous prie, dit saint Janvier ; car la grâce du Seigneur est avec lui.
Le bourreau s’écarta en haussant les épaules.
– Que veux-tu, mon fils ? demanda le saint.
– Un simple souvenir de vous, quel qu’il soit. Je le garderai jusqu’à la fin de mes jours, et cela me portera bonheur dans ce monde et dans l’autre.
– Mais, lui dit le bourreau, ne sais-tu pas que les condamnés n’ont rien à eux ? Imbécile, qui demande l’aumône à un homme qui va mourir !
– Qui va mourir ? répéta le vieillard en secouant la tête. La chose n’est pas bien sûre, et ce n’est point la première fois qu’il vous échappe.
– Sois tranquille, répondit le bourreau ; cette fois, il aura affaire à moi.
– Mon fils, dit saint Janvier, il ne me reste plus rien que le linge avec lequel on me bandera les yeux au moment de me décapiter ; je te le laisserai après ma mort.
– Et si les soldats ne me permettent pas d’approcher de vous ?
– Sois tranquille, je te le porterai moi-même.
– Merci, mon père.
– Adieu, mon fils.
L’aveugle s’éloigna : le cortège reprit sa marche.
Arrivé au forum de Vulcano, les trois martyrs s’agenouillèrent, et saint Janvier dit à haute voix :
– Mon Dieu, par grâce, veuillez aujourd’hui m’accorder le martyre que vous m’avez déjà refusé deux fois ! et puisse notre sang qui va couler calmer votre colère et être le dernier sang versé par les persécutions des tyrans contre notre sainte Église !
Se levant alors, il embrassa tendrement ses deux compagnons de martyre et fit signe au bourreau de commencer son œuvre de sang.
Le bourreau trancha d’abord les deux têtes de Proculus et de Sosius, qui moururent en chantant les louanges du Seigneur ; mais, comme il s’approchait de saint Janvier pour le décapiter à son tour, il fut pris d’un tremblement convulsif si violent, que l’épée lui tomba des mains et que la force lui manqua pour se courber et la ramasser.
Alors, saint Janvier se banda les yeux lui-même, et, se mettant dans la position la plus favorable à la terrible opération :
– Eh bien, demanda-t-il au bourreau, qu’attends-tu, mon frère ?
– Je ne pourrai jamais relever cette épée si tu ne m’en donnes la permission, et je ne pourrai jamais te trancher la tête si je n’en reçois l’ordre de ta propre bouche.
– Non-seulement je te permets et te l’ordonne, frère, mais encore je t’en prie.
Aussitôt les forces revinrent au bourreau, qui frappa avec tant de vigueur, que la tête du saint et un de ses doigts furent tranchés du même coup.
Quant à la double prière que saint Janvier avait adressée à Dieu avant de mourir, elle fut sans doute agréée du Seigneur ; car le bourreau, en lui tranchant la tête, le mit au rang des martyrs, et, la même année de la mort du saint, Constantin, qui fut depuis Constantin le Grand et qui assura le triomphe de la religion chrétienne, s’enfuit de Nicomédie, reçut à York le dernier soupir de Constance Chlore, son père, et fut proclamé empereur par les légions de la Grande-Bretagne, des Gaules et de l’Espagne. C’est donc de l’année même de la mort de saint Janvier que date le triomphe de l’Église.
Le soir même de l’exécution, vers neuf heures, deux personnes, pareilles à deux ombres, s’avançaient timidement vers le forum désert, en cherchant des yeux les trois cadavres, que l’on avait laissés sur le lieu même du supplice.
La lune, qui venait de se lever, répandait sa lumière sur la plaine jaunâtre de la Solfatare, de sorte que l’on pouvait distinguer chaque objet dans tous ses détails.
Les deux personnages qui hantaient seuls ce lieu désolé étaient, l’un un vieillard, l’autre une vieille femme.
Tous deux s’observèrent un instant avec défiance, puis, enfin, se décidèrent à marcher l’un vers l’autre.
Arrivés à la distance de trois pas seulement, tous deux portèrent la main à leur front en faisant le signe de la croix.
S’étant alors reconnus pour chrétiens :
– Bonjour, mon frère, dit la femme !
– Bonjour, ma sœur, dit le vieillard.
– Qui êtes-vous ?
– Un ami de saint Janvier. Et vous ?
– Une de ses parentes.
– De quel pays êtes-vous ?
– De Naples. Et vous ?
– De Pouzzoles. Qui vous amène à cette heure ?
– Je viens pour recueillir le sang du martyr. Et vous ?
– Je viens pour ensevelir son corps.
– Voici les deux fioles avec lesquelles il a dit sa dernière messe, et qu’il m’a données en sortant de l’église et en m’ordonnant de boire l’eau et le vin qui y restaient. J’étais paralytique, ne pouvant remuer ni bras ni jambes depuis dix ans ; mais à peine, selon l’ordre du bienheureux saint Janvier, eus-je vidé les fioles, que je me levai et que je marchai.
– Et moi, j’étais aveugle. Je demandai au martyr, au moment où il marchait au supplice, un souvenir de lui : il me promit de me donner, après sa mort, le mouchoir avec lequel on lui banderait les yeux. Au moment même où le bourreau lui trancha la tête, il m’apparut, me donna le mouchoir, m’ordonna de l’appuyer sur mes yeux et de venir le soir ensevelir son corps. Je ne savais comment exécuter la seconde partie de son ordre ; car j’étais aveugle ; mais à peine eus-je porté la relique sainte à mes paupières, que, pareil à saint Paul sur la route de Damas, je sentis tomber les écailles de mes yeux, et me voici prêt à obéir aux ordres du bienheureux martyr.
– Soyez béni, mon frère ! car je sais maintenant que vous étiez bien véritablement l’ami de saint Janvier, qui m’est apparu en même temps qu’à vous pour m’ordonner une seconde fois de recueillir son sang.
– Soyez bénie, ma sœur ! car, à mon tour, je vois que vous êtes bien véritablement sa parente. Mais, à propos, j’oubliais une chose…
– Laquelle ?
– Il m’a bien recommandé de chercher un doigt qui lui a été coupé en même temps que la tête, et de les réunir religieusement à ses saintes reliques.
– Il m’a dit de même que je trouverais dans son sang un fétu de paille, et m’a ordonné de le garder avec soin dans la plus petite des deux fioles.
– Cherchons, ma sœur.
– Cherchons, mon frère.
– Heureusement, la lune nous éclaire.
– C’est encore un bienfait du saint ; car, depuis un mois, la lune était couverte de nuages.
– Voici le doigt que je cherchais.
– Voici le fétu de paille dont on m’a parlé.
Et, tandis que le vieillard de Pouzzoles plaçait dans un coffre le corps, la tête et le doigt du martyr, la vieille femme napolitaine, agenouillée pieusement, recueillait, avec une éponge, jusqu’à la dernière goutte du sang précieux et en remplissait les deux fioles que le saint lui avait données.
C’est ce même sang qui, depuis quinze siècles et demi, se met en ébullition, chaque fois qu’on le rapproche du saint, et c’est dans cette ébullition prodigieuse, inexplicable, et qui se produit deux fois par an, que consiste le fameux miracle de saint Janvier, qui fait tant de bruit de par le monde et que, de gré ou de force, Championnet comptait bien obtenir du saint.
XCVII. Où l’auteur est forcé d’emprunter à son livre du corricolo un chapitre tout fait, n’espérant pas faire mieux. §
Nous ne suivrons pas les reliques de saint Janvier dans les différentes pérégrinations qu’elles ont accomplies et qui les conduisirent de Pouzzoles à Naples, de Naples à Bénévent, et enfin les ramenèrent de Bénévent à Naples ; cette narration nous entraînerait à l’histoire du moyen âge tout entière, et l’on a tant abusé de cette intéressante époque, qu’elle commence à passer de mode.
C’est depuis le commencement du XVIe siècle seulement que saint Janvier a un domicile fixe et inamovible, d’où il ne sort que deux fois par an, pour aller faire son miracle à la cathédrale de Sainte-Claire, sépulture des rois de Naples. Deux ou trois fois, par hasard, on dérange bien encore le saint ; mais il faut de ces grandes circonstances qui remuent un empire ou qui bouleversent une province pour le faire sortir de ses habitudes sédentaires, et chacune de ces sorties devient un événement dont le souvenir se perpétue et grandit par tradition orale dans la mémoire du peuple napolitain.
C’est à l’archevêché, et dans la chapelle du trésor, que, tout le reste de l’année, demeure saint Janvier. Cette chapelle fut bâtie par les nobles et les bourgeois napolitains ; c’est le résultat d’un vœu qu’ils firent simultanément, en 1527, épouvantés qu’ils étaient par la peste qui désola, cette année, la très-fidèle ville de Naples. La peste cessa, grâce à l’intervention du saint, et la chapelle fut bâtie comme signe de la reconnaissance publique.
À l’opposé des votants ordinaires qui, lorsque le danger est passé, oublient le plus souvent le saint auquel ils se sont voués, les Napolitains mirent une telle conscience à remplir vis-à-vis de leur patron l’engagement pris, que doña Catherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi de Naples, leur ayant offert de contribuer, de son côté, pour une somme de trente mille ducats, à la confection de la chapelle, ils refusèrent cette somme, déclarant qu’ils ne voulaient partager avec aucun étranger, fût-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l’honneur de loger dignement leur saint protecteur.
Or, comme ni l’argent ni le zèle ne manquèrent, la chapelle fut bientôt bâtie. Il est vrai que, pour se maintenir mutuellement en bonne volonté, nobles et bourgeois avaient passé une obligation, laquelle existe encore, devant maître Vicenzo de Bassis, notaire public. Cette obligation porte la date du 13 janvier 1527. Ceux qui l’ont signée s’engagent à fournir, pour les frais du bâtiment, la somme de treize mille ducats ; mais il paraît qu’à partir de cette époque, il fallait déjà commencer à se défier du devis des architectes : la porte seule coûta cent trente cinq mille francs, c’est-à-dire une somme triple de celle qui était allouée pour les frais généraux de la chapelle.
La chapelle terminée, on décida qu’on appellerait, pour l’orner de fresques représentant les principales actions de la vie du saint, les premiers peintres du monde. Malheureusement, cette décision ne fut point approuvée par les peintres napolitains, qui décidèrent, à leur tour, que la chapelle ne serait ornée que par les artistes indigènes, lesquels jurèrent que tout rival qui répondrait à l’appel s’en repentirait cruellement.
Soit qu’ils ignorassent ce serment, soit qu’ils ne crussent point à son exécution, le Guide, le Dominiquin et le chevalier d’Arpino accoururent. Mais le chevalier d’Arpino fut obligé de fuir, avant même d’avoir mis le pinceau à la main. Le Guide, après deux tentatives d’assassinat, auxquelles il n’échappa que par miracle, quitta Naples à son tour. Le Dominiquin seul, aguerri par les persécutions qu’il avait éprouvées, las d’une vie que ses rivaux lui avaient faite si triste et si douloureuse, n’écouta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il avait fait successivement la Femme guérissant les malades (avec l’huile de la lampe qui brûle devant saint Janvier) ; la Résurrection d’un jeune homme, et la coupole, lorsqu’un jour il se trouva mal sur son échafaud. On le rapporta chez lui : il était empoisonné.
Alors, les peintres napolitains se crurent délivrés de toute concurrence ; mais il n’en était point ainsi. Un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux de ses élèves pour remplacer le Guide, son maître. Huit jours après, les deux élèves, attirés sur une galère, avaient disparu, sans que jamais plus depuis on entendît reparler d’eux. Alors, Gessi, abandonné, perdit courage et se retira à son tour, et l’Espagnolet, Corenzio, Lanfranco et Sfanzoni se trouvèrent maîtres à eux seuls de ce trésor de gloire et d’avenir auquel ils étaient arrivés par des crimes.
Ce fut alors que l’Espagnolet peignit son Saint sortant de la fournaise, composition titanesque ; – Stanzoni, la Possédée délivrée par le saint, – et enfin Lanfranco, la coupole, à laquelle il refusa de mettre la main tant que les fresques commencées par le Dominiquin aux angles des voûtes ne seraient pas entièrement effacées.
Ce fut à cette chapelle, où l’art aussi avait eu ses martyrs, que furent confiées les reliques du saint.
Ces reliques se conservent dans une niche placée derrière le maître-autel ; cette niche est séparée en deux parties par un compartiment de marbre, afin que la tête du saint ne puisse regarder son sang, événement qui pourrait faire arriver le miracle avant l’époque fixée, puisque, disent les chanoines, c’est par le contact de la tête et des fioles que le sang figé se liquéfie ; enfin, elle est close par deux portes d’argent massif, sculptées aux armes du roi d’Espagne Charles II.
Ces portes sont fermées par deux clefs, dont l’une est gardée par l’archevêque, et l’autre par une compagnie tirée au sort parmi les nobles, et qu’on appelle les députés du Trésor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de la liberté accordée aux doges, qui ne pouvaient jamais dépasser l’enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu’avec la permission du sénat. Si cette réclusion a ses inconvénients, elle a bien aussi ses avantages. Saint Janvier y gagne de ne point être dérangé à toute heure du jour et de la nuit comme un médecin de village. Aussi, les chanoines, les diacres, les sous-diacres, les bedeaux, les sacristains et jusqu’aux enfants de chœur de l’archevêché connaissent-ils bien la supériorité de leur position sur leurs confrères les gardiens des autres saints.
Un jour que le Vésuve faisait des siennes, et que sa lave, au lieu de suivre sa route ordinaire, ou d’aller pour la huitième ou neuvième fois faucher Torre-del-Greco, se dirigeait sur Naples, il y eut émeute des lazzaroni, qui justement avaient le moins à perdre en tout cela, mais qui sont toujours à la tête des émeutes, par tradition probablement. Ces lazzaroni se portèrent à l’archevêché et commencèrent à crier pour que l’on sortît le buste de saint Janvier, et qu’on le portât à l’encontre de l’inondation de flammes. Mais ce n’était point chose facile que de leur accorder ce qu’ils demandaient. Saint Janvier était sous double clef, et une de ces deux clefs était entre les mains de l’archevêque, pour le moment en course dans son diocèse, tandis que l’autre était entre les mains des députés, qui, occupés à déménager ce qu’ils avaient de plus précieux, couraient, les uns d’un côté, les autres de l’autre.
Heureusement, le chanoine de garde était un gaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique que son saint occupait au ciel et sur la terre. Il se présenta au balcon de l’archevêché, qui dominait toute la place encombrée de monde ; il fit signe qu’il voulait parler, et, balançant la tête de haut en bas, en homme étonné de l’audace de ceux à qui il a affaire :
– Vous me paraissez encore de plaisants drôles, dit-il, de venir ici crier : « Saint Janvier ! saint Janvier ! » comme vous crieriez : « Saint Fiacre ! » ou : « Saint Crépin ! » Apprenez, canailles ! que saint Janvier est un seigneur qui ne se dérange pas ainsi pour le premier venu.
– Tiens ! dit un raisonneur, Jésus-Christ se dérange bien pour le premier venu. Quand je demande le bon Dieu, moi, est-ce qu’on me le refuse ?
Le chanoine se mit à rire avec une expression de foudroyant mépris.
– Voilà justement où je vous attendais, reprit-il. De qui est fils Jésus-Christ, s’il vous plait ? D’un charpentier et d’une pauvre fille. Jésus-Christ est tout simplement un lazzarone de Nazareth, tandis que saint Janvier, c’est bien autre chose : il est fils d’un sénateur et d’une patricienne. C’est donc, vous le voyez bien, un autre personnage que Jésus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu, si vous voulez. Quant à saint Janvier, c’est moi qui vous le dis, vous aurez beau vous réunir en nombre dix fois plus grand et crier dix fois plus fort, il ne se dérangera pas, car il a le droit de ne pas se déranger.
– C’est juste, dit la foule. Allons chercher le bon Dieu.
Et l’on alla chercher le bon Dieu, qui, moins aristocrate, en effet, que saint Janvier, sortit de l’église Sainte-Claire et s’en vint, suivi de son cortège populaire, au lieu qui réclamait sa miséricordieuse présence.
Mais, soit que le bon Dieu ne voulût pas empiéter sur les droits de saint Janvier, soit qu’il n’eût pas le pouvoir de dire à la lave ce qu’il a dit à la mer, la lave continua d’avancer quoiqu’elle fût conjurée au nom de l’hostie sainte et de la présence réelle.
Le danger redoublait donc, et les cris avec le danger, lorsque la statue de marbre de saint Janvier, qui domine le pont de la Madeleine, et qui, jusque-là, avait tenu sa main droite appuyée sur son cœur, la détacha et l’étendit vers la lave avec un geste de domination répondant à celui qui accompagnait le Quos ego de Neptune.
La lave s’arrêta.
On comprend quelle fut la gloire de saint Janvier après ce nouveau miracle.
Le roi Charles III, père de Ferdinand, avait été témoin du fait. Il chercha ce qu’il pouvait faire pour honorer saint Janvier. Ce n’était pas chose facile. Saint Janvier était noble, saint Janvier était riche, saint Janvier était saint, saint Janvier – il venait de le prouver – était plus puissant que le bon Dieu. Il donna à saint Janvier une dignité à laquelle celui-ci n’avait évidemment jamais eu même l’idée d’atteindre : il le nomma COMMANDANT GÉNÉRAL des troupes napolitaines, avec trente mille ducats d’appointements.
C’est pourquoi Michele, sans mentir, pouvait répondre à Luisa Felice, qui lui demandait où était Salvato :
– Il est de garde jusqu’à demain dix heures et demie du matin près du COMMANDANT GÉNÉRAL.
Et, en effet, comme le disait le bon chanoine, et comme nous l’avons répété après lui, saint Janvier est un saint aristocratique. Il a un cortège de saints inférieurs qui reconnaissent sa suprématie, à peu près comme les clients romains reconnaissaient celle de leur patron. Ces saints le suivent quand il sort, le saluent quand il passe, l’attendent quand il rentre. C’est le conseil des ministres de saint Janvier.
Voici comment se recrute cette troupe de saints secondaires, garde, cortège et cour du bienheureux évêque de Bénévent.
Toute confrérie, tout ordre religieux, toute paroisse, tout particulier qui tient à faire déclarer un saint de ses amis patron de Naples, sous la présidence de saint Janvier, n’a qu’à faire fondre une statue d’argent massif du prix de huit mille ducats et à l’offrir à la chapelle du Trésor. La statue, une fois admise, est retenue à perpétuité dans la susdite chapelle. À partir de ce moment, elle jouit de toutes les prérogatives de sa présentation en règle. Comme les anges et les archanges qui, au ciel, glorifient éternellement Dieu, autour duquel ils forment un chœur, eux glorifient éternellement saint Janvier. En échange de cette béatitude qui leur est accordée, ils sont condamnés à la même réclusion que saint Janvier. Ceux mêmes qui en ont fait don à la chapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu’en déposant entre les mains d’un notaire le double de la valeur de la statue à laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dans l’intérêt général, on désire faire voir le jour. La somme déposée, le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentré, son identité constatée, le propriétaire, muni du reçu de son saint, va retirer sa somme. De cette façon, on est sûr que les saints ne s’égarent point, ou que, s’ils s’égarent, ils ne seront, du moins, pas perdus, puisque, avec l’argent déposé, on pourra en faire fondre deux au lieu d’un.
Cette mesure qui, au premier abord, peut paraître arbitraire, n’a été prise, il faut le dire, qu’après que le chapitre de saint Janvier a été dupe de sa trop grande confiance. La statue de san Gaetano, sortie sans dépôt, non-seulement ne rentra point au jour convenu, mais ne rentra même jamais. On eut beau essayer d’accuser le saint lui-même et prétendre qu’ayant toujours été assez médiocrement affectionné à saint Janvier, il avait profité de la première occasion qui s’était présentée pour faire une fugue, les témoignages les plus respectables vinrent en foule contredire cette calomnieuse assertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c’était un cocher de fiacre qui avait détourné la précieuse statue. On se mit à la poursuite du voleur ; mais, comme il avait eu deux jours devant lui, qu’il avait une voiture attelée de deux chevaux pour fuir, et que la police, n’en ayant pas, était obligée de le poursuivre à pied, il avait probablement passé la frontière romaine ; de sorte que, si minutieuses que fussent les recherches, elles n’amenèrent aucun résultat. Depuis ce malheureux jour, une tache indélébile s’étendit sur la respectable corporation des cochers de fiacre, qui, jusque-là, à Naples comme en France, avait disputé aux caniches la suprématie de la fidélité, et qui n’osa plus se faire peindre, revenant au domicile de la pratique une bourse à la main, avec cet exergue : Au Cocher fidèle. Il y a plus : si vous avez à Naples une discussion avec un cocher de fiacre et que vous pensiez que la discussion vaille la peine d’appliquer à votre adversaire une de ces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez ni par la Pasque-Dieu, comme jurait Louis XI, ni par Ventre-saint-gris, comme jurait Henri IV ; jurez tout simplement par san Gaetano, et vous verrez votre ennemi tomber à vos pieds pour vous demander excuse. Il est vrai que, deux fois sur trois, il se relèvera pour vous donner un coup de couteau.
Comme on le comprend bien, les portes du Trésor sont toujours ouvertes pour recevoir les saints qui désirent faire partie de la cour de saint Janvier, et cela, sans aucune investigation de date et sans que le récipiendaire ait besoin de faire ses preuves de 1399 ou de 1426. La seule règle exigée, la seule condition sine qua non, c’est que la statue soit d’argent pur, qu’elle soit contrôlée et qu’elle pèse le poids.
Cependant, la statue serait d’or et pèserait le double, qu’on ne la refuserait pas pour cela. Les seuls jésuites, qui, comme on le sait, ne négligent aucun moyen de maintenir ou d’augmenter leur popularité, ont déposé cinq statues au Trésor dans l’espace de moins de trois ans.
Maintenant, nous espérons que ces détails, que nous avons crus indispensables, une fois donnés, le lecteur comprendra l’importance de l’annonce faite par le général en chef de l’armée française.
XCVIII. Comment saint Janvier fit son miracle et de la part qu’y prit Championnet. §
Dès le point du jour, les accès de la cathédrale de Sainte-Claire étaient encombrés par une effroyable affluence de peuple. Les parents de saint Janvier, les descendants de la vieille femme que l’aveugle rencontra dans le forum de Vulcano recueillant, le sang du saint dans des fioles, avaient pris leurs places dans le chœur, non pour activer le miracle, comme c’est leur habitude, mais pour l’empêcher, si c’était possible. La cathédrale était déjà pleine et dégorgeait dans la rue.
Toute la nuit, les cloches avaient sonné à pleine volée. On eût dit qu’un tremblement de terre les mettait en branle, tant elles carillonnaient, isolées les unes des autres, dans une indépendance tout individuelle.
Championnet avait donné l’ordre que pas une cloche ne dormît cette nuit-là. Il fallait non-seulement que Naples, mais que toutes les villes, tous les villages, toutes les populations environnantes fussent avertis que saint Janvier était mis en demeure de faire son miracle.
Aussi, dès le point du jour, les principales rues de Naples apparurent-elles comme des canaux roulant des fleuves d’hommes, de femmes et d’enfants. Toute cette foule se dirigeait vers l’archevêché pour prendre sa place à la procession qui, à sept heures du matin, devait se mettre en route, de l’archevêché à la cathédrale.
En même temps, par toutes les portes de la ville, entraient les pêcheurs de Castellamare et de Sorrente, les corailleurs de Torre-del-Greco, les marchands de macaroni de Portici, les jardiniers de Pouzzoles et de Baïa, enfin les femmes de Procida, d’Ischia, d’Acera, de Maddalone, dans leurs plus riches atours. Au milieu de toute cette foule diaprée, bruyante, dorée, passait de temps en temps une vieille femme aux cheveux gris et épars, pareille à la sibylle de Cumes, criant plus haut, gesticulant plus fort que tout le monde, fendant la presse sans s’inquiéter des coups qu’elle donnait, entourée, au reste, sur tout son chemin, de respect et de vénération. C’était quelque parente de saint Janvier en retard, se hâtant de rejoindre ses compagnes pour prendre, à la procession ou dans le chœur de Sainte-Claire, la place qui lui appartenait de droit.
Dans les temps ordinaires, et quand le miracle doit se faire à sa date, la procession met un jour pour se rendre de l’archevêché à la cathédrale ; les rues sont tellement encombrées, qu’il lui faut quatorze ou quinze heures pour parcourir un trajet d’un demi-kilomètre.
Mais, cette fois, il ne s’agissait point de s’amuser en route, de s’arrêter aux portes des cafés et des cabarets, de faire trois pas en avant et un en arrière, comme les pèlerins qui ont fait un vœu. Une double haie de soldats républicains s’étendait de l’archevêché à Sainte-Claire, dégageant le passage, dissipant les groupes, faisant disparaître enfin tout obstacle que la procession pouvait rencontrer. Seulement, ils avaient la baïonnette au côté et des bouquets de fleurs dans le canon de leur fusil.
Et, en effet, la procession devait faire en soixante minutes le trajet qu’elle fait ordinairement en quinze heures.
À sept heures précises, Salvato et sa compagnie, c’est-à-dire la garde d’honneur de saint Janvier, ayant au milieu d’eux Michele, revêtu de son bel uniforme, et portant une bannière sur laquelle était écrit en lettres d’or : GLOIRE À SAINT JANVIER ! se mirent en route, partant de l’archevêché pour la cathédrale.
Aussi cherchait-on vainement, dans cette cérémonie toute militaire, cet étrange laisser aller qui fait le caractère distinctif de la procession de saint Janvier à Naples.
D’habitude, en effet, et lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, la procession s’en va vagabonde comme la Durance ou indépendante comme la Loire, battant de ses flots le double rang de maisons qui forme ses rives, s’arrêtant tout à coup sans qu’on sache pourquoi elle s’arrête, se remettant en marche sans que l’on puisse deviner le motif qui lui rend le mouvement. On ne voyait pas briller au milieu des flots du peuple les uniformes couverts d’or, de cordons, de croix, des officiers napolitains, un cierge renversé à la main, escortés chacun de trois ou quatre lazzaroni qui se heurtent, se culbutent, se renversent pour recueillir dans un cornet de papier gris la cire qui tombe de leurs cierges, tandis que les officiers, la tête haute, ne s’occupant point de ce qui se passe à leurs pieds et autour d’eux, faisant royalement largesse d’un ou deux carlins de cire, lorgnent les dames amassées aux fenêtres et sur les balcons, lesquelles, tout en ayant l’air de jeter des fleurs sur le chemin de la procession, leur envoient des bouquets en échange de leurs clins d’œil.
On cherchait encore et vainement, autour de la croix ou de la bannière, mêlés au peuple dont le flot les enveloppe en les isolant, ces moines de tous les ordres et de toutes les couleurs, capucins, chartreux, dominicains, camaldules, carmes chaussés ou déchaussés ; – les uns au corps gros, gras, rond, court, avec une tête enluminée posée carrément sur de larges épaules, s’en allant comme à une fête de campagne ou à une foire de village, sans aucun respect de cette croix qui les domine, de cette bannière qui jette son ombre flottante sur leur front ; riant, chantant, causant, offrant, dans leur tabatière de corne, du tabac aux maris, donnant des consultations aux femmes enceintes, des numéros de loterie à celles qui ne le sont pas, regardant, un peu plus charnellement qu’il ne convient aux règles de leur ordre, les jeunes filles étagées sur le pas des portes, sur les bornes des coins de rue et sur le perron des palais ; – les autres, longs, minces, maigres, émaciés par le jeûne, pâlis par l’abstinence, affaiblis par les austérités, levant au ciel leur front d’ivoire, leurs yeux caves et bistrés, marchant sans voir, emportés par le flot humain, spectres vivants, fantômes palpables qui se sont fait un enfer de ce monde, dans l’espoir que cet enfer les conduira tout droit en paradis, et qui, aux grands jours des fêtes religieuses, recueillent le fruit de leurs douleurs claustrales par le respect craintif dont ils sont environnés.
Non ! pas de peuple, pas de moines, gras ou maigres, ascétiques ou mondains, à la suite de la croix et de la bannière. Le peuple est entassé dans les rues étroites, dans les ruelles et les vicoli : il regarde d’un œil menaçant les soldats français, qui marchent insoucieusement au pas au milieu de cette foule, où chaque individu qui la compose a la main sur son couteau, n’attendant que le moment de le tirer de sa poitrine, de sa poche ou de sa ceinture, et de le plonger dans le cœur de cet ennemi victorieux, qui a déjà oublié sa victoire et qui remplace les moines dans les œillades et dans les compliments, mais qui, moins bien reçu qu’eux, n’obtient, en échange de ses avances, que des murmures et des grincements de dents.
Quant aux moines, ils sont là, mais disséminés dans la foule, qu’ils excitent tout bas au meurtre et à la rébellion. Cette fois, si différente que soit la robe qu’ils portent, leur opinion est la même, et cette voix, comme on dit à Naples, serpente dans la foule, pareille à un éclair chargé d’orage : « Mort aux hérétiques ! mort aux ennemis du roi et de notre sainte religion ! mort aux profanateurs de saint Janvier ! mort aux Français ! »
Après la croix et la bannière, portées par des gens d’Église et escortées seulement de Pagliuccella, que Michele avait rallié à lui, puis fait sous-lieutenant, et qui lui-même avait rallié une centaine de lazzaroni, objets pour le moment des sarcasmes de leurs compagnons et des anathèmes des moines, venaient les soixante-quinze statues d’argent des patrons secondaires de la ville de Naples, lesquels, comme nous l’avons dit, forment la cour de saint Janvier.
Quant à saint Janvier, pendant la nuit, son buste avait été transporté à Sainte-Claire, et il attendait sur l’autel, exposé à la vénération des fidèles.
Cette escorte de saints, qui, par la réunion des noms les plus honorés du calendrier et du martyrologe, commande ordinairement sur son passage le respect et la vénération, devait être fort indignée, ce jour-là, de la façon dont elle était reçue et des apostrophes qui lui étaient adressées.
Et, en effet, comme on craignait que la plupart de ces saints, adorés en France, ne donnassent à saint Janvier le conseil de favoriser les Français, les lazzaroni, que la chronique publique avait mis au courant des peccadilles que les bienheureux avaient à se reprocher, les apostrophaient au fur et à mesure qu’ils passaient, reprochant à saint Pierre ses trahisons, à saint Paul son idolâtrie, à saint Augustin ses fredaines, à sainte Thérèse ses extases, à saint François Borgia ses principes, à saint Gaetano son insouciance, et cela, avec des vociférations qui faisaient le plus grand honneur au caractère des saints et qui prouvaient qu’en tête des vertus qui leur avaient ouvert le paradis, figuraient la patience et l’humilité.
Chacune de ces statues s’avançait portée sur les épaules de six hommes, et précédée de six prêtres appartenant aux églises où ces saints étaient particulièrement honorés, et chacune d’elles soulevait sur sa route les hourras que nous avons dits et qui, au fur et à mesure qu’elles approchaient de l’église, passaient des vociférations aux menaces.
Ainsi apostrophées, ainsi menacées, les statues arrivèrent enfin à l’église Sainte-Claire, firent humblement la révérence à saint Janvier, et allèrent prendre leur place en face de lui.
Après les saints, venait l’archevêque, monseigneur Capece Zurlo, que nous avons déjà vu apparaître dans les troubles qui ont précédé l’arrivée des Français, et qui était fortement soupçonné de patriotisme.
Le torrent aboutit à l’église Sainte-Claire, où tout s’engouffra. Les cent vingt hommes de Salvato formaient une haie allant du portail au chœur, et lui-même était à l’entrée de la nef, son sabre à la main.
Voici le spectacle que présentait l’église encombrée :
Sur le maître-autel était, d’un côté, le buste de saint Janvier ; de l’autre, la fiole contenant le sang.
Un chanoine était de garde devant l’autel ; l’archevêque, qui n’a rien à faire avec le miracle, s’était retiré sous son dais.
À droite et à gauche de l’autel était une tribune, de manière qu’entre ces deux tribunes se trouvait l’autel : la tribune de gauche chargée de musiciens attendant, leurs instruments à la main, que le miracle se fît pour le célébrer ; la tribune de droite encombrée de vieilles femmes s’intitulant parentes de saint Janvier, venant là, d’habitude, pour activer le miracle par leurs accointances avec le saint, et venues, cette fois, pour l’empêcher de se faire.
Au haut des marches conduisant au chœur s’étendait une grande balustrade de cuivre doré, à l’ouverture de laquelle, nous l’avons dit, se tenait Salvato, le sabre à la main.
Devant cette balustrade, c’est-à-dire à sa droite et à sa gauche, venaient s’agenouiller les fidèles.
Le chanoine, debout devant l’autel, prenait alors la fiole et la leur faisait baiser, montrant à tous le sang parfaitement coagulé ; puis les fidèles, satisfaits, se retiraient pour faire place à d’autres. Cette adoration du bienheureux sang avait commencé à huit heures et demie du matin.
Le saint, qui a ordinairement un jour, deux jours et même trois jours pour faire son miracle, et qui quelquefois, au bout de trois jours, ne l’a pas fait, avait deux heures et demie pour le faire.
Le peuple était convaincu que le miracle ne se ferait pas, et les lazzaroni, en se comptant et en voyant le peu de Français qu’il y avait dans l’église, se promettaient si, à dix heures et demie sonnantes, le miracle n’était pas fait, d’avoir bon marché d’eux.
Salvato avait donné l’ordre à ses cent vingt hommes, lorsqu’ils entendraient sonner dix heures, et, par conséquent, lorsque le moment décisif approcherait, d’enlever les bouquets qui ornaient les canons des fusils et d’y substituer les baïonnettes.
Si, à dix heures et demie, le miracle ne s’opérait point et si des menaces se faisaient entendre, une manœuvre était commandée pour que les cent vingt grenadiers fissent demi-tour, les uns à droite, les autres à gauche, abaissassent les armes, et, au lieu de présenter le dos à la foule, lui présentassent la pointe de leurs baïonnettes. Au commandement « Feu ! » une fusillade terrible s’engagerait ; chaque Français avait cinquante cartouches à tirer.
En outre, une batterie de canons avait été établie pendant la nuit au Mercatello, enfilant toute la rue de Tolède ; une autre à la strada dei Studi, enfilant le largo delle Pigne et la strada Foria ; enfin deux batteries, adossées, l’une au château de l’Œuf, l’autre à la Victoria, enfilaient d’un côté tout le quai de Santa-Lucia, et de l’autre toute la rivière de Chiaïa.
Le Château-Neuf et le château del Carmine, pourvus de garnison française, se tenaient prêts à tout événement, et Nicolino, sur les remparts du château Saint-Elme, une lunette à la main, n’avait qu’un signe à faire à ses artilleurs pour qu’ils commençassent le feu qui, terrible traînée de poudre, incendierait Naples.
Championnet était à Capodimonte, avec une réserve de trois mille hommes, à la tête de laquelle il devait, selon les circonstances, faire son entrée solennelle et pacifique à Naples, ou descendre, la baïonnette en avant, sur Tolède. On voit que, même à part cette prière à saint Janvier, qui devait être décisive et sur laquelle comptait Championnet, toutes les mesures étaient prises, et que, si l’on s’apprêtait à attaquer d’un côté, on était près de l’autre à se défendre.
Au reste, jamais rumeurs plus menaçantes n’avaient couru dans les rues, au-dessus d’une foule plus compacte, et jamais angoisses plus émouvantes ne furent ressenties par ceux qui, de leurs balcons ou de leurs fenêtres, dominaient cette foule et attendaient ou que la paix fut définitivement rétablie, ou que les massacres, les incendies et les pillages recommençassent.
Au milieu de cette foule, et la poussant à la révolte, étaient ces mêmes agents de la reine que nous avons déjà vus si souvent à l’œuvre, les Pasquale de Simone, le beccaïo et ce terrible prêtre calabrais, le curé Rinaldi, qui, de même que l’écume ne se montre à la surface de la mer que les jours de tempête, ne se montrait à la surface de la société que les jours d’émeute et de boucherie.
Tous ces cris, tout ce tumulte, toutes ces menaces cessaient à l’instant même, comme par magie, dès que l’on entendait la première vibration du marteau des horloges frappant le timbre et marquant l’heure. Cette multitude, attentive, comptait alors les coups de marteau, mais, l’heure sonnée, remontait aussitôt à ce diapason de rumeurs confuses qui n’a de comparable que le mugissement de la mer.
Elle compta ainsi huit heures, neuf heures, dix heures.
À dix heures sonnantes, au milieu du silence qui se faisait pour écouter sonner l’heure dans l’église comme dehors, les grenadiers de Salvato enlevèrent les bouquets du canon de leurs fusils et les armèrent de leurs baïonnettes. La vue de cette manœuvre exaspéra les assistants.
Jusque-là, les lazzaroni s’étaient contentés de montrer le poing à nos soldats : cette fois, ils leur montrèrent les couteaux.
De leur côté, les vieilles hideuses qui s’intitulent les parentes de saint Janvier et qui, en vertu de cette parenté, se croient le droit de parler librement au saint, le menaçaient de leurs plus terribles malédictions, si le miracle s’accomplissait ; jamais tant de bras maigres et ridés ne s’étaient étendus vers le saint, jamais tant de bouches tordues par la colère et par la vieillesse n’avaient hurlé au pied de l’autel de plus grossières injures. Le chanoine qui faisait voir la fiole, et qu’on relayait de demi-heure en demi-heure, en était assourdi, et semblait près de devenir fou.
Tout à coup, on entendit, dans la rue, un redoublement de cris et de menaces. Il était occasionné par un peloton de vingt-cinq hussards qui, le mousqueton sur la cuisse, s’avançaient dans l’espace laissé vide, c’est-à-dire entre la double haie formée par les soldats français depuis l’archevêché jusqu’à la cathédrale. Ce peloton, commandé par l’aide de camp Villeneuve, calme, impassible, prit une des petites rues qui contournaient la cathédrale, et s’arrêta à la porte extérieure de la sacristie.
Dix heures sonnaient, et il se faisait un de ces moments de silence que nous avons indiqués.
Villeneuve descendit de cheval.
– Mes amis, dit-il aux hussards, si, à dix heures trente-cinq minutes, vous ne me voyez pas revenir et si le miracle n’est point accompli, entrez dans la sacristie sans vous inquiéter de la défense, des menaces ou même de la résistance qui pourraient vous être faites.
Un simple « Oui, mon commandant ! » fut la réponse.
Villeneuve pénétra jusqu’à la sacristie, où tous les chanoines, moins celui qui faisait baiser la fiole, étaient assemblés et s’encourageaient les uns les autres à ne point laisser s’opérer le miracle.
En voyant entrer Villeneuve, ils firent un mouvement d’étonnement ; mais, comme c’était un jeune officier de bonne maison, à la figure douce, plutôt mélancolique que sévère, et qui entrait en souriant, ils se rassurèrent, et même ils s’apprêtaient à lui demander compte d’une pareille inconvenance, lorsque, celui-ci, s’avançant vers eux :
– Mes chers frères, dit-il, je viens de la part du général.
– Pour quoi faire ? demanda le chef du chapitre d’une voix assez assurée.
– Pour assister au miracle, répondit l’aide de camp.
Les chanoines secouèrent la tête.
– Ah ! ah ! dit Villeneuve, vous avez peur, à ce qu’il paraît, que le miracle ne se fasse point ?
– Nous ne vous cacherons pas, répondit le chef du chapitre, que saint Janvier est mal disposé.
– Eh bien, répliqua Villeneuve, je viens, moi, vous dire une chose qui changera peut-être ses dispositions.
– Nous en doutons, répondirent en chœur les chanoines.
Alors, Villeneuve, toujours souriant, s’approcha d’une table, et, de la main gauche, tira de sa poche cinq rouleaux de cent louis chacun, tandis que, de la main droite, il prenait une paire de pistolets à sa ceinture ; puis, tirant sa montre à son tour et la plaçant entre les cinq cents louis et les pistolets :
– Voici, dit-il, cinq cents louis destinés à l’honorable chapitre de Saint-Janvier, si, à dix heures et demie précises, le miracle est fait. Vous le voyez, il est dix heures quatorze minutes ; vous avez donc encore seize minutes devant vous.
– Et si le miracle ne se fait point ?… demanda le chef du chapitre d’un ton légèrement goguenard.
– Ah ! ceci, c’est autre chose, répondit tranquillement l’officier, mais en cessant de sourire. Si, à dix heures et demie, le miracle n’est point fait, à dix heures trente-cinq minutes, je vous fais tous fusiller, depuis le premier jusqu’au dernier.
Les chanoines firent un mouvement pour fuir ; mais Villeneuve, prenant un pistolet de chaque main :
– Que pas un de vous ne bouge, dit-il, à l’exception de celui qui va sortir d’ici pour faire le miracle.
– C’est moi qui le ferai, dit le chef du chapitre.
– À dix heures et demie précises, riposta Villeneuve, pas une minute avant, pas une minute après.
Le chanoine fit un signe d’obéissance et sortit en se courbant jusqu’à terre.
Il était dix heures vingt minutes.
Villeneuve jeta les yeux sur sa montre.
– Vous avez encore dix minutes, dit-il.
Puis, sans détourner les yeux de la montre, il continua avec un sang-froid terrible :
– Saint Janvier n’a plus que cinq minutes ! Saint Janvier n’a plus que trois minutes ! Saint Janvier n’a plus que deux minutes !
Il est impossible de s’imaginer le tumulte qui se faisait et qui, toujours croissant, semblait les rugissements de la mer et de la foudre réunis, quand la demie sonna, précédée de deux tintements préparatoires.
Un silence de mort lui succéda.
La demie vibra lentement au milieu de ce silence ; puis on entendit la voix du chanoine qui, d’un accent plein et sonore, au moment où les cris, les menaces recommençaient, s’écria, en élevant la fiole au dessus des têtes :
– Le miracle est fait !
À l’instant même, rumeurs, cris et menaces cessèrent comme par enchantement. Chacun tomba la face contre terre en criant : « Gloire à saint Janvier ! » tandis que Michele, s’élançant hors de l’église, s’écriait du haut du perron en agitant sa bannière :
– Il miracolo è fatto !
Chacun tomba à genoux.
Puis toutes les cloches de Naples, partant avec un ensemble admirable, sonnèrent à pleine volée.
Comme l’avait dit Championnet, il savait une prière à laquelle saint Janvier ne manquerait pas de se rendre.
Et, en effet, comme on le voit, saint Janvier s’y était rendu.
Une joyeuse volée d’artillerie, partant des quatre forts, annonça à Naples et à ses environs que saint Janvier venait de se déclarer pour les Français.
XCIX. La république parthénopéenne. §
À peine Championnet eut-il entendu le carillon des cloches, mêlé à la quadruple bordée d’artillerie, qu’il comprit que le miracle était fait, et qu’il sortit de Capodimonte pour faire son entrée solennelle à Naples.
Il traversa toute la ville, entrant par la strada dei Cristallini, suivant le largo delle Pigne, le largo San-Spirito, le Mercatello, au milieu de la joie la plus bruyante et des cris mille fois répétés de « Vivent les Français ! vive la république française ! vive la république parthénopéenne ! » Toute cette populace, qui, pendant trois jours, avait combattu contre lui, avait égorgé, mutilé, brûlé ses soldats, qui, une heure auparavant, était prête à les brûler, à les mutiler, à les égorger encore, – avait été, à l’instant même, convertie par le miracle de saint Janvier, et, du moment que le saint était pour les Français, ne trouvait plus aucune raison d’être contre eux !
– Saint Janvier sait mieux que nous ce qu’il y a à faire, disaient-ils : faisons donc comme saint Janvier.
De la part du mezzo ceto et de la noblesse, que l’invasion française arrachait à la tyrannie bourbonienne, la joie et l’enthousiasme étaient non moins grands. Toutes les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux tricolores français et de drapeaux tricolores napolitains mêlant leurs plis en confondant leurs couleurs. Des milliers de jeunes femmes se tenaient à ces fenêtres, agitant leurs mouchoirs, et criant : « Vive la République ! vivent les Français ! vive le général en chef ! » Les enfants couraient devant son cheval en agitant de petites banderoles jaunes, rouges et noires. Il restait bien encore, il est vrai, quelques taches de sang sur le pavé, quelques ruines de maisons fumaient bien encore ; mais, dans ce pays de la sensation du moment, où les orages passent sans laisser leur trace dans un ciel d’azur, le deuil était déjà oublié.
Championnet se rendit directement à la cathédrale, où l’archevêque Capece Zurlo chanta un Te Deum, en face du buste et du sang de saint Janvier, exposés à tous les regards, et que Championnet, en reconnaissance de la protection spéciale qu’il accordait aux Français, couvrit d’une mitre ornée de diamants, que le saint daigna accepter et se laissa mettre sans résistance.
Nous verrons plus tard ce que devait coûter à l’archevêque cette faiblesse pour les Français.
Pendant que l’on chantait le Te Deum dans l’église, on affichait sur tous les murs la proclamation suivante :
« Napolitains27 !
» Soyez libres et sachez user de votre liberté. La république française trouvera dans votre bonheur une large compensation de ses fatigues et de ses combats. S’il en est encore parmi vous qui restent partisans du gouvernement tombé, ils sont libres de quitter cette terre de liberté. Qu’ils fuient un pays où il n’y a plus que des citoyens, et, esclaves, retournent avec les esclaves. À partir de ce moment, l’armée française prend le nom d’armée napolitaine et s’engage, par un serment solennel, à maintenir vos droits et à prendre pour vous les armes toutes les fois que l’exigeront les intérêts de votre liberté. Les Français respecteront le culte, les droits sacrés de la propriété et des personnes. De nouveaux magistrats, nommés par vous, par une sage et paternelle administration, veilleront au repos et au bonheur des citoyens, feront évanouir les terreurs de l’ignorance, calmeront les fureurs du fanatisme, et vous montreront enfin autant d’affection que vous montrait de perfidie le gouvernement tombé. »
Avant de sortir de l’église, Championnet, en rendant Salvato à la liberté, constitua une garde d’honneur qui devait reconduire saint Janvier à l’archevêché et veiller sur lui, avec cette consigne : Respect à saint Janvier.
Dès le matin, et dans la prévision que saint Janvier aurait la complaisance de faire son miracle, complaisance dont ne doutait point Championnet, un gouvernement provisoire avait été arrêté et six comités avaient été nommés : le comité central, – le comité de l’intérieur, – le comité des finances, – le comité de la justice et de la police, – le comité de la législation.
Tous les membres des comités avaient été pris dans le gouvernement provisoire.
Cirillo et Manthonnet, nos conspirateurs des premiers chapitres, étaient membres du gouvernement provisoire, et Manthonnet, de plus, ministre de la guerre ; Ettore Caraffa était nommé chef de la légion napolitaine ; Schipani prendrait l’un des premiers commandements de l’armée lorsque l’armée serait réorganisée ; Nicolino gardait son commandement du château Saint-Elme ; Velasco n’avait rien voulu être, que volontaire.
De la cathédrale, Championnet se rendit à l’église Saint-Laurent. Cette église, pour les Napolitains, qui, depuis le XIIe siècle, ne se sont jamais gouvernés eux-mêmes, est une espèce de municipalité dans laquelle, aux jours de trouble ou de danger, se sont retirés pour délibérer les élus et les chefs du peuple. Le général était accompagné des membres du gouvernement provisoire, qui, ainsi que nous l’avons dit, étaient en même temps les membres du comité.
Là, au milieu d’une foule immense, Championnet prit la parole, et, en excellent italien :
« Citoyens, dit-il, vous gouvernerez provisoirement la république napolitaine ; le gouvernement définitif sera nommé par le peuple, lorsque vous-mêmes, constituants et constitués, gouvernant avec les règles qui ont été le but de cette révolution, vous aurez abrégé le travail qu’exige la rédaction des nouvelles lois, et c’est dans cette espérance que je vous ai provisoirement remis la charge de législateurs et de gouvernants. Vous avez donc autorité sans limites, mais, en même temps, immense responsabilité. Pensez qu’entre vos mains est le bonheur public ou le malheur suprême de la patrie, votre gloire ou votre déshonneur. Je vous ai nommés ; vos noms ne m’ont été présentés ni par la faveur ni par l’intrigue, mais recommandés de votre seule renommée : vous répondrez par vos œuvres à la confiance qui voit en vous non-seulement des hommes de génie, mais encore de jeunes, chauds et sincères amants de la patrie.
» Dans la constitution de la république napolitaine, vous prendrez, autant que le permettront les mœurs et les lois du pays, exemple de la constitution française, mère de la nouvelle république et de la nouvelle civilisation. En gouvernant votre patrie, faites la république parthénopéenne, amie, alliée, compagne, sœur de la république française. Quelles ne fassent qu’une, qu’elles soient indivisibles ! N’espérez point de bonheur séparés d’elle. Si la république française chancelle, la république napolitaine tombe.
» L’armée française, qui garantit votre liberté, prendra, comme je vous l’ai déjà dit, le nom d’armée napolitaine. Elle soutiendra vos droits et vous aidera dans vos travaux ; elle combattra avec vous et pour vous, et, en mourant pour votre défense, ne vous demandera d’autre prix que votre alliance et votre amitié. »
Ce discours s’acheva au milieu des acclamations et des applaudissements, des cris de joie et des larmes de la foule. Ce spectacle était nouveau pour le pays, ces paroles étaient inconnues aux Napolitains. C’était la première fois que, parmi eux, on proclamait la grande loi de la fraternité des peuples, suprême vœu du cœur, dernière parole de la civilisation humaine.
Aussi ce jour, 24 janvier 1799, fut-il un jour de fête pour les Napolitains : ce que fut pour nous notre 14 juillet. Les républicains s’embrassaient en se rencontrant dans les rues et levaient, en action de grâces, leurs yeux au ciel. Pour la première fois, les corps et les âmes se sentaient libres à Naples. La révolution de 1647 avait été la révolution du peuple, toute matérielle et constamment menaçante : celle de 1799 était la révolution de la bourgeoisie et de la noblesse, c’est-à-dire toute intellectuelle et toute miséricordieuse. La révolution de Masaniello était la réclamation de sa nationalité par un peuple conquis à un peuple conquérant ; la révolution de Championnet était la réclamation de sa liberté faite par un peuple opprimé à son oppresseur. Il y avait donc une immense différence et surtout un immense progrès entre les deux révolutions.
Et alors, une chose touchante s’accomplit.
Nous avons déjà parlé des trois premiers martyrs de la liberté italienne, de Vitagliano, de Galiani et d’Emanuele de Deo. Ce dernier avait refusé la vie qu’on lui offrait s’il voulait trahir ses complices. C’étaient des enfants : à eux trois, ils avaient soixante-deux ans. Deux avaient été pendus ; puis le troisième, Vitagliano, – comme le supplice des deux premiers avait produit une certaine émotion dans le peuple, – le troisième avait été poignardé par le bourreau, de peur qu’à la faveur d’un mouvement, il ne lui échappât, et pendu mort avec sa plaie sanglante au côté comme le Christ. Une députation patriotique s’organisa spontanément, et dix mille citoyens environ vinrent, au nom de la liberté naissante, saluer les familles de ces généreux jeunes gens, dont le sang avait consacré la place où l’on allait planter l’arbre de la liberté.
Le soir, des feux de joie furent allumés dans toutes les rues et sur toutes les places, et, comme s’il eût voulu se réunir à saint Janvier, son rival en popularité, le Vésuve lança des flammes qui furent plutôt de sa part une communion à l’allégresse publique qu’une menace. Ces flammes, muettes et sans lave, étaient une espèce de buisson ardent, un Sinaï politique.
Aussi, Michele le Fou, vêtu de son magnifique costume, se démenant sur un magnifique cheval, au milieu de son armée de lazzaroni, criant à cette heure : « Vive la liberté ! » comme la veille elle avait crié : « Vive le roi ! » disait-il à toute cette populace :
– Vous le voyez, ce matin, c’était saint Janvier qui se faisait jacobin, ce soir, c’est le Vésuve qui met le bonnet rouge !
C. Un grain. §
On n’a pas oublié qu’après avoir été retenu depuis le 21 jusqu’au 23 janvier dans le port de Naples par les vents contraires, Nelson, profitant d’une forte brise du nord-ouest, avait enfin pu appareiller vers les trois heures de l’après-midi, et que la flotte anglaise, le même soir, avait disparu dans le crépuscule, à la hauteur de l’île de Capri.
Fier de la préférence dont il était l’objet de la part de la reine, Nelson avait tout fait pour reconnaître cette faveur, et, depuis trois jours, lorsque les augustes fugitifs vinrent lui demander l’hospitalité, toutes les dispositions étaient prises à bord du Van-Guard pour que cette hospitalité fût la plus confortable possible.
Ainsi, tout en conservant pour lui sa chambre de la dunette, Nelson avait fait préparer, pour le roi, pour la reine et pour les jeunes princes, la grande chambre des officiers à l’arrière de la batterie haute. Les canons avaient disparu dans des draperies, et chaque intervalle était devenu un appartement orné avec la plus grande élégance.
Les ministres et les courtisans auxquels le roi avait fait l’honneur de les emmener à Palerme, étaient logés, eux, dans le carré des officiers, c’est-à-dire dans la partie de l’entre-pont autour de laquelle sont les cabines.
Caracciolo avait fait encore mieux : il avait cédé son propre appartement au prince royal et à la princesse Clémentine, et le carré des officiers à leur suite.
La saute de vent, à l’aide de laquelle Nelson avait pu lever l’ancre, avait eu lieu, comme nous l’avons dit, entre trois et quatre heures de l’après-midi. Il avait passé – nous l’avons dit – du sud à l’ouest-nord-ouest.
À peine Nelson s’était-il aperçu de ce changement, qu’il avait donné à Henry, son capitaine de pavillon, qu’il traitait en ami plutôt qu’en subordonné, l’ordre d’appareiller.
– Faut-il nous élever beaucoup au large de Capri ? demanda le capitaine.
– Avec ce vent-là, c’est inutile, répondit Nelson. Nous naviguerons grand largue.
Henry étudia un instant le vent et secoua la tête.
– Je ne crois pas que ce vent-là soit fait, dit-il.
– N’importe, profitons-en tel qu’il est… Quoique je sois prêt à mourir et à faire tuer mes hommes, depuis le premier jusqu’au dernier, pour le roi et la famille royale, je ne verrai Leurs Majestés véritablement en sûreté que quand elles seront à Palerme.
– Quels signaux faut-il faire, aux autres bâtiments ?
– D’appareiller comme nous et de naviguer dans nos eaux, route de Palerme, manœuvre indépendante.
Les signaux furent faits, et, on l’a vu, l’appareillage eut lieu.
Mais, à la hauteur de Capri, en même temps que la nuit, le vent tomba, donnant raison au capitaine de pavillon Henry.
Ce moment d’accalmie donna le temps aux illustres fugitifs, malades et tourmentés depuis trois jours par le mal de mer, de prendre un peu de nourriture et de repos.
Inutile de dire qu’Emma Lyonna n’avait point suivi son mari dans le carré des officiers, mais était restée près de la reine.
Aussitôt le souper fini, Nelson, qui y avait assisté, remonta sur le pont. Une partie de la prédiction de Henry s’était déjà accomplie, puisque le vent était tombé, et il craignait pour le reste de la nuit, sinon une tempête, du moins quelque grain.
Le roi s’était jeté sur son lit, mais ne pouvait dormir. Ferdinand n’était pas plus marin qu’homme de guerre. Tous les sublimes aspects et tous les grands mouvements de la mer, qui font le rêve des esprits poétiques, lui échappaient entièrement. De la mer, il ne connaissait que le malaise qu’elle donne et le danger dont elle menace.
Vers minuit donc, voyant qu’il avait beau se retourner sur son lit, lui auquel le sommeil ne faisait jamais défaut, il se jeta à bas de son cadre, et, suivi de son fidèle Jupiter, qui avait partagé et partageait encore le malaise de son maître, sortit par le panneau de commandement et prit un des deux escaliers de la dunette.
Au moment où sa tête dépassait le plancher, il vit à trois pas de lui Nelson et Henry, qui semblaient interroger l’horizon avec inquiétude.
– Tu avais raison, Henry, et ta vieille expérience ne t’avait point trompé. Je suis un soldat de mer ; mais, toi, tu es un homme de mer. Non-seulement le vent n’a point tenu, mais nous allons avoir un grain.
– Sans compter, milord, répondit Henry, que nous sommes en mauvaise position pour le recevoir. Nous aurions dû faire même route que la Minerve.
Nelson ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.
– Je n’aime pas plus que Votre Seigneurie cet orgueilleux Caracciolo qui la commande ; mais il faut convenir, milord, que le compliment que vous vouliez bien me faire tout à l’heure, lui aussi le mérite. C’est un véritable homme de mer, et la preuve, c’est qu’en passant entre Capri et le cap Campanella, il a au vent Capri, – qui va adoucir pour lui la violence du grain que nous recevrons, sans en perdre une goutte de pluie ni une bouffée de vent, – et sous le vent tout le golfe de Salerne.
Nelson se tourna avec inquiétude vers la masse noire qui se dressait devant lui et qui, du côté du sud-ouest, ne présente aucun abri.
– Bon ! dit-il, nous sommes à un mille de Capri.
– Je voudrais en être à dix milles, dit Henry entre ses dents, mais pas assez bas, cependant, pour que Nelson ne l’entendît pas.
Une rafale d’ouest passa, précurseur du grain dont parlait Henry.
– Faites amener les perroquets et serrez le vent.
– Votre Seigneurie ne craint point pour la mâture ? demanda Henry.
– Je crains la côte, voilà tout, répondit Nelson.
Henry, de cette voix pleine et sonore du marin qui commande aux vents et aux flots, répéta le commandement, qui s’adressait à la fois aux matelots de quart et au timonier.
– Amenez les perroquets ! Lofez !
Le roi avait entendu cette conversation et ce commandement, sans y rien comprendre ; seulement, il avait deviné qu’on était menacé d’un danger et que ce danger venait de l’ouest.
Il acheva donc de monter sur la dunette, et, quoique Nelson n’entendît guère mieux l’italien que, lui, Ferdinand, n’entendait l’anglais, il lui demanda :
– Est-ce qu’il y a du danger, milord ?
Nelson s’inclina, et, se tournant vers Henry :
– Je crois que Sa Majesté me fait l’honneur de m’interroger, dit-il. Répondez, Henry, si vous avez compris ce qu’a demandé le roi.
– Il n’y a jamais de danger, sire, répondit Henry, sur un bâtiment commandé par milord Nelson, parce que sa prévoyance va au-devant de tous les dangers ; seulement, je crois que nous allons avoir un grain.
– Un grain de quoi ? demanda le roi.
– Un grain de vent, répondit Henry ne pouvant s’empêcher de sourire.
– Je trouve le temps assez beau cependant, dit le roi en regardant, au-dessus de sa tête, la lune qui glissait sur un ciel ouaté de nuages laissant entre eux des intervalles d’un bleu foncé.
– Ce n’est point au-dessus de notre tête qu’il faut regarder, sire. C’est là-bas, à l’horizon, devant nous. Votre Majesté voit-elle cette ligne noire qui monte lentement dans le ciel et qui n’est séparée de la mer, aussi sombre qu’elle, que par un trait de lumière, qui semble un fil d’argent ? Dans dix minutes elle éclatera au dessus de nous.
Une seconde bouffée de vent passa, chargée d’humidité ; sous sa pression, le Van-Guard s’inclina et gémit.
– Carguez la grande voile ! dit Nelson laissant Henry continuer la conversation avec le roi et jetant ses commandements sans transmission intermédiaire. Hâlez bas le grand foc !
Cette manœuvre fut exécutée avec une promptitude qui indiquait que l’équipage en comprenait l’importance, et le vaisseau, déchargé d’une partie de sa toile, navigua sous sa brigantine, sous ses trois huniers et sous son petit foc.
Nelson se rapprocha de Henry et lui dit quelques mots en anglais.
– Sire, dit Henry, Sa Seigneurie me prie de faire observer à Votre Majesté que, dans quelques minutes, le grain va s’abattre sur nous, et que, si elle reste sur le pont, la pluie n’aura pas plus de respect pour elle que pour le dernier de nos midshipmen.
– Puis-je rassurer la reine et lui dire qu’il n’y a pas de danger ? demanda le roi, qui n’était point fâché d’être rassuré lui-même en passant.
– Oui, sire, répondit Henry. Avec l’aide de Dieu, milord et moi répondons de tout.
Le roi descendit, toujours suivi de Jupiter, qui, soit redoublement de malaise, soit pressentiment comme en ont parfois les animaux à l’approche du danger, le suivit en gémissant. Comme l’avait annoncé Henry, quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que le grain s’abattait sur le Van-Guard et qu’avec un effroyable accompagnement de tonnerre et un déluge de pluie, il déclarait la guerre à toute la flotte.
Ferdinand jouait de malheur : après qu’il avait été trahi par la terre, la mer à son tour le trahissait.
Malgré l’assurance que lui avait donnée le roi en descendant près d’elle, la reine, aux premières secousses qu’éprouva le vaisseau et aux premiers gémissements qu’il poussa, comprit que le Van-Guard était aux prises avec l’ouragan. Placée immédiatement au-dessous du pont, elle entendait sans en rien perdre ce piétinement pressé et irrégulier des matelots qui indique le danger par les efforts que l’on fait pour lutter contre lui. Elle était assise sur son lit, avec toute sa famille groupée autour d’elle, et Emma, comme d’habitude, couchée à ses pieds.
Lady Hamilton, épargnée par le mal de mer, s’était entièrement vouée aux soins à donner à la reine, aux jeunes princesses et aux deux jeunes princes, Albert et Léopold. Elle ne se levait des pieds de la reine que pour donner une tasse de thé aux uns, un verre d’eau sucrée aux autres, pour embrasser au front sa royale amie, en lui disant quelques-unes de ces paroles qui rendent le courage en indiquant le dévouement.
Au bout d’une demi-heure, Nelson descendit à son tour. Le grain était passé ; mais un grain qui n’est parfois qu’un simple accident destiné à épurer le ciel, est parfois aussi l’avant-coureur d’une tempête. Il ne pouvait donc dire à la reine que tout était fini et lui promettre une nuit parfaitement tranquille.
Sur son invitation, il s’assit et prit une tasse de thé. Les enfants de la reine, le jeune prince Albert excepté, s’étaient endormis, et la fatigue et l’insouciance de l’âge, avaient triomphé de la crainte qui, autant que le malaise, tenait leurs parents éveillés.
Nelson était depuis un quart d’heure à peu près dans la grande chambre, et, depuis cinq minutes déjà, il semblait interroger les mouvements du vaisseau, lorsque l’on gratta à la porte, et que, sur l’invitation de la reine, cette porte s’ouvrant, un jeune officier parut sur le seuil.
C’était évidemment pour Nelson qu’il venait.
– C’est vous, monsieur Parkenson ? dit l’amiral. Qu’y a-t-il ?
– Milord, c’est M. le capitaine Henry, répondit le jeune homme, qui m’envoie dire à Votre Seigneurie que, depuis cinq minutes, les vents ont passé au sud, et que, si nous continuons la même bordée, nous serons jetés sur Capri.
– Eh bien, dit Nelson, virez de bord.
– Milord, la mer est dure, le navire fatigue et a perdu toute sa vitesse.
– Ah ! ah ! dit Nelson. Et vous avez peur de manquer à virer ?
– Le navire oscille.
Nelson se leva, salua la reine et le roi avec un sourire, et suivit le lieutenant.
Le roi, nous l’avons dit, ne savait pas l’anglais ; la reine le savait ; mais, les termes de marine ne lui étant pas familiers, elle avait compris seulement qu’il venait de surgir un nouveau danger ; elle interrogea Emma des yeux.
– Il paraît, répondit Emma, qu’il y a à exécuter une manœuvre difficile, et qu’on n’ose le faire en l’absence de milord.
La reine fronça le sourcil et poussa une espèce de gémissement ; Emma, chancelant sur le plancher mobile, alla écouter à la porte.
Nelson, qui comprenait le danger, était remonté vivement sur la dunette. Le vent, comme l’avait dit le lieutenant Parkenson, avait sauté au sud ; il faisait sirocco, et le bâtiment avait le vent complétement debout.
L’amiral jeta un regard rapide et inquiet autour de lui. Le temps, nuageux toujours, s’était cependant éclairci. Capri se dessinait à bâbord, et l’on s’en était approché au point de distinguer, à la pâle lueur de la lune, tamisée à travers les nuages, les points blancs indiquant les maisons. Mais ce que l’on distinguait surtout, c’était une large frange d’écume blanchissant sur toute la longueur de l’île et indiquant avec quelle fureur la vague s’y brisait.
À peine Nelson eut-il jeté un coup d’œil autour de lui, qu’il jugea la situation. Le vent du sud avait masqué la voilure : les mâts, surchargés de toile, craquaient. De sa voix bien connue de l’équipage, il cria :
– Changez la barre ! changez derrière !
Et, s’adressant au capitaine Henry :
– Virons en culant ! ajouta-t-il.
La manœuvre était hasardeuse. Si le vaisseau manquait son abattée, il était jeté à la côte.
À peine fut-elle commencée, qu’on eût cru que le vent et la mer avaient compris le commandement de Nelson et s’entendaient pour s’y opposer. La voile du petit hunier pesant de plus en plus sur le mât de hune, le mât plia comme un roseau et fit entendre un craquement terrible. S’il se rompait, le bâtiment était perdu.
En ce moment d’angoisses, Nelson sentit quelque chose peser légèrement à son bras gauche. Il tourna la tête : c’était Emma.
Ses lèvres s’appuyèrent au front de la jeune femme avec une fiévreuse énergie, et, frappant du pied, comme si le navire eût pu l’entendre :
– Vire donc ! murmura-t-il, vire donc !
Le navire obéit. Il fit son abattée, et, après quelques minutes de doute, se trouva courant, bâbord amures, à l’ouest-nord-ouest.
– Bon ! murmura Nelson en respirant, nous avons maintenant cent cinquante lieues de mer devant nous avant de rencontrer la côte.
– Ma chère lady Hamilton, dit une voix, ayez la bonté de me traduire en italien ce que vient de dire milord.
Cette voix était celle du roi, qui, ayant vu sortir Emma, l’avait suivie, et, derrière elle, était monté sur la dunette.
Emma lui donna l’explication des paroles de Nelson.
– Mais, dit le roi, qui n’avait aucune notion de l’art maritime, il me semble que nous n’allons point en Sicile et qu’au contraire le bâtiment, comme disent les marins, a le cap sur la Corse.
Emma transmit à Nelson l’observation du roi.
– Sire, répondit Nelson avec une certaine impatience, nous nous élevons au vent pour courir des bordées, et, si Sa Majesté me fait l’honneur de rester sur la dunette, elle va, dans vingt minutes, nous voir virer de bord et rattraper le temps et le chemin que nous avons perdus.
– Virer de bord ? Oui, je comprends, dit le roi : c’est faire ce que vous venez de faire tout à l’heure. Mais est-ce que vous ne pourriez pas virer de bord un peu moins souvent ? Tout à l’heure, il m’a semblé que vous m’arrachiez l’âme.
– Sire, si nous étions dans l’Atlantique et que, vent debout, j’allasse des Açores à Rio-de-Janeiro, je ferais, pour épargner à Votre Majesté une indisposition à laquelle je suis sujet moi-même et que, par conséquent, je connais, des virements de bord de soixante et de quatre-vingts milles ; mais nous sommes dans la Méditerranée, nous allons de Naples à Palerme, et nous devons faire des virements de bord de trois en trois milles au plus. Au reste, continua Nelson en jetant un regard sur Capri, dont on s’éloignait de plus en plus, Sa Majesté peut rester tranquillement dans son appartement et rassurer la reine. Je réponds de tout.
À son tour, le roi respira, quoiqu’il n’eût pas entendu directement les paroles de Nelson ; Nelson les avait prononcées avec une telle conviction, que cette conviction était passée dans le cœur d’Emma, et, du cœur d’Emma, dans celui du roi.
Ferdinand descendit donc, annonça que tout danger était passé et qu’Emma le suivait pour donner à la reine la même assurance.
Emma suivit le roi, en effet ; mais, comme elle dévia de la ligne droite en passant par la cabine de Nelson, ce ne fut qu’une demi-heure après que la reine, complétement rassurée, commença de s’endormir, la tête appuyée sur l’épaule de son amie.
Le grain qui avait failli jeter Nelson sur les côtes de Capri avait atteint Caracciolo mais d’une façon moins sensible. D’abord, une partie de sa violence avait été brisée par les hauts sommets de l’île qui se trouvaient au vent ; ensuite, ayant à manœuvrer un bâtiment plus léger, l’amiral napolitain lui avait commandé plus facilement que Nelson n’avait pu le faire au lourd Van-Guard, encore tout mutilé par les boulets d’Aboukir.
Aussi, quand, au point du jour, après avoir pris deux ou trois heures de repos, Nelson remonta sur la dunette de son bâtiment, vit-il que, lorsque, avec grand’peine, il était parvenu à doubler Capri, Caracciolo et son bâtiment étaient à la hauteur du cap Licosa, c’est-à-dire avaient de quinze à vingt milles d’avance sur lui.
Il y avait plus : tandis que Nelson naviguait seulement sous ses trois huniers, sa brigantine et son petit foc, lui avait conservé toutes ses voiles, et, à chaque virement de bord, gagnait dans le vent.
Malheureusement, dans ce moment, le roi monta à son tour sur la dunette, et vit Nelson, qui, sa lunette à la main, suivait d’un œil jaloux la marche de la Minerve.
– Eh bien, demanda-t-il à Henry, où en sommes-nous ?
– Vous le voyez, sire, répliqua Henry, nous venons de doubler Capri.
– Comment ! dit le roi, ce rocher est encore Capri ?
– Oui, sire.
– De sorte que, depuis hier trois heures du soir, nous avons fait vingt-six ou vingt-huit milles ?
– À peu près.
– Que dit le roi ? demanda Nelson.
– Il s’étonne que nous n’ayons pas fait plus de chemin, milord.
Nelson haussa les épaules.
Le roi devina la question de l’amiral et la réponse du capitaine, et, comme le geste de Nelson lui avait paru peu respectueux, il résolut de s’en venger en humiliant son orgueil.
– Que regardait donc milord, demanda-t-il, quand je suis monté sur la dunette ?
– Un bâtiment qui est sous le vent à nous.
– Vous voulez dire en avant de nous, capitaine.
– L’un et l’autre.
– Et quel est ce bâtiment ? Je ne présume pas qu’il appartienne à notre flotte.
– Pourquoi cela, sire ?
– Parce que, le Van-Guard étant le meilleur bâtiment et milord Nelson le meilleur marin de la flotte, aucun bâtiment ni aucun capitaine, il me semble, ne peuvent les dépasser.
– Que dit le roi ? demanda Nelson.
Henry traduisit à l’amiral anglais la réponse de Ferdinand.
Nelson se mordit les lèvres.
– Le roi a raison, dit-il, nul ne devrait dépasser le vaisseau amiral, surtout lorsqu’il a l’honneur de porter Leurs Majestés. Aussi, celui qui a commis cette inconvenance va-t-il en être puni, et à l’instant même. Capitaine Henry, faites signe à M. le prince Caracciolo de ne plus gagner dans le vent et de nous attendre.
Ferdinand avait deviné, au visage de Nelson, que le coup avait porté, et, ayant compris, à son intonation brève et impérative, que l’amiral anglais donnait un ordre, il suivit des yeux le capitaine Henry, pour lui voir accomplir cet ordre.
Henry descendit de la dunette, resta quelques minutes absent et revint avec divers pavillons arrangés dans un certain ordre, qu’il fit attacher lui-même à la drisse des signaux.
– Avez-vous fait prévenir la reine, dit Nelson, qu’un coup de canon allait être tiré et qu’elle ne s’en inquiétât point ?
– Oui, milord, répondit Henry.
En effet, au même moment, une détonation se fit entendre et une colonne de fumée jaillit de la batterie supérieure.
Les cinq pavillons apportés par Henry montèrent en même temps à la drisse des signaux, transmettant l’ordre de Nelson dans toute sa brutalité.
Le coup de canon avait pour but d’attirer l’attention de la Minerve, qui hissa un pavillon pour indiquer qu’elle prêtait attention au signal du Van Guard.
Mais, quelque effet que produisit sur lui la vue des signaux, Caracciolo ne s’empressa pas moins d’obéir.
Il amena ses perroquets, cargua sa misaine et sa grande voile, et tint ses voiles en ralingue.
Nelson, la lunette à la main, suivait la manœuvre ordonnée par lui. Il vit les voiles de la Minerve fasier28 : la brigantine et le foc seuls restèrent pleins, et la frégate perdit les trois quarts de sa vitesse, tandis qu’au contraire Nelson, voyant une espèce d’accalmie dans le temps, fit hisser toutes ses voiles, jusqu’à celles de perroquet.
En quelques heures, le Van-Guard eut rattrapé son avantage sur la Minerve. Ce fut alors seulement que celui-ci remit du vent dans ses voiles.
Mais, quoique, à son tour, Caracciolo ne naviguât plus que sous ses huniers, sa brigantine et son foc, tout en se tenant d’un quart de mille en arrière du Van-Guard, il ne perdit pas un pouce de terrain sur le lourd colosse chargé de toutes ses voiles.
CI. La tempête §
En voyant la facilité des manœuvres de la Minerve et comment, pareille à un bon cheval, elle semblait obéir à son commandant, Ferdinand commençait à regretter de ne s’être point embarqué avec son vieil ami Caracciolo, comme il lui avait promis de le faire, au lieu de s’embarquer sur le Van-Guard.
Il descendit dans la grande chambre et trouva la reine et les jeunes princesses assez calmes. Depuis le jour venu, elles avaient pris quelque repos. Le jeune prince Albert seul, délicat de santé, avait été atteint de vomissements et était couché sur la poitrine d’Emma Lyonna, qui, admirable dans son dévouement, n’avait pas pris un instant de repos et ne s’était occupée que de la reine et de ses enfants.
On courut des bordées toute la journée ; seulement, les bordées devenaient d’autant plus fatigantes que la mer était devenue plus dure. À chaque virement de bord, les souffrances du jeune prince redoublaient.
Vers trois heures de l’après-midi, Emma Lyonna monta sur le pont. Il ne fallait pas moins que sa présence pour dérider le front de Nelson. Elle venait lui dire que le prince était très-mal et que la reine faisait demander s’il n’y avait pas moyen d’atterrir quelque part ou de changer de route.
On était à la hauteur d’Amantea, à peu près : on pouvait relâcher dans le golfe de Sainte-Euphémie. Mais que penserait Caracciolo ? Que le Van-Guard n’avait pas pu tenir la mer, et que Nelson, ce vainqueur des hommes, avait été à son tour vaincu par la mer ?
Ses désastres maritimes étaient célèbres presque à l’égal de ses victoires. Il y avait un mois à peine que, dans le golfe de Lyon, son bâtiment, dans un coup de vent, avait été démâté de ses trois mâts, et était rentré dans le port de Cagliari rasé comme un ponton, à la remorque d’un autre de ses bâtiments, moins endommagé que lui.
Il interrogea l’horizon avec cet œil profond du marin, à qui tous les signes du danger sont connus.
Le temps n’était point rassurant. Le soleil, perdu dans les nuages, qu’il teignait à grand’peine d’une lueur jaunâtre, s’affaissait lentement à l’occident, en coupant le ciel de ces irradiations qui annoncent du vent pour le lendemain, et qui font dire aux pilotes : « Gare à nous ! le soleil est affourché sur ses ancres ! » Le Stromboli, que l’on commençait d’entendre gronder dans le lointain, était complétement perdu, ainsi que l’archipel d’îles au-dessus desquelles il s’élève, dans une masse de vapeurs qui semblaient flotter sur la mer et venir au-devant des fugitifs. Du côté opposé, c’est-à-dire vers le nord, le temps était assez dégagé ; mais, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on ne voyait d’autre bâtiment que la Minerve, qui, opérant exactement les mêmes évolutions que le Van-Guard, semblait son ombre. Les autres vaisseaux, profitant de la permission donnée par Nelson, manœuvre indépendante, ou s’étaient abrités dans le port de Castellamare, ou, prenant la bordée de l’ouest, s’étaient réfugiés dans la haute mer.
Si le vent tenait et que l’on continuât de faire route sur Palerme, il fallait courir des bordées toute la nuit et probablement toute la journée du lendemain.
C’était encore deux ou trois jours de mer à subir, et lady Hamilton affirmait que le jeune prince ne pouvait les supporter.
Si, au contraire, le même vent tenait et que l’on mit le cap sur Messine, comme on naviguait avec du largue, on pouvait, en profitant du courant, malgré le vent contraire, entrer dans le port pendant la nuit.
En agissant ainsi, Nelson ne relâchait point : il obéissait à un ordre du roi. Aussi se décida-t-il pour Messine.
– Henry, dit-il, faites le signal à la Minerve.
– Lequel ?
Il y eut un moment de silence.
Nelson réfléchissait dans quels termes l’ordre devait être donné pour sauvegarder son amour propre.
– Le roi donne l’ordre au Van-Guard, dit-il, de se porter sur Messine. La Minerve peut continuer sa route vers Palerme.
Au bout de cinq minutes, l’ordre était transmis.
Caracciolo répondit qu’il allait obéir.
Nelson n’eut qu’à ouvrir très-légèrement sa voilure pour prendre de largue ce que le vent du sud pouvait en donner, et le timonier reçut l’ordre de mettre le cap de manière à avoir Salina au vent et à passer entre Panaria et Lipari.
Si le temps était trop mauvais, débarrassé qu’il était du contrôle de Caracciolo, Nelson se réfugiait dans le golfe de Sainte-Euphémie.
Cet ordre donné, Nelson jeta un dernier regard sur la Minerve, qui, sur cette mer houleuse, continuait à courir ses bordées avec la légèreté d’un oiseau, et, laissant la garde du bâtiment à Henry, il descendit à la grande, où le dîner était servi.
Personne n’y avait fait honneur, pas même le roi Ferdinand, si grand mangeur qu’il fût. Le mal de mer d’abord, puis une sourde et constante inquiétude avaient suspendu chez lui les sollicitations de l’appétit. Cependant, comme d’habitude, la vue de Nelson rassura les illustres fugitifs, et tout le monde se rapprocha de la table, excepté Emma Lyonna et le jeune prince, dont les vomissements redoublaient de violence et prenaient un caractère inquiétant.
Deux fois le chirurgien du bord, le docteur Beaty, était venu visiter l’enfant royal ; mais, on le sait, aujourd’hui même, on ignore encore le spécifique qui peut calmer la terrible indisposition.
Le docteur Beaty s’était borné à ordonner l’emploi du thé ou de la limonade à grandes tasses. Mais le jeune prince ne voulait rien recevoir que de la main d’Emma Lyonna, de sorte que la reine, qui, au reste, ne comprenait pas toute la gravité de son état, avait, dans un moment de jalousie maternelle, complétement abandonné l’enfant aux soins de lady Hamilton.
Quant au roi, il était assez insensible aux souffrances des autres, et, quoiqu’il aimât ses enfants d’un amour plus grand que celui de la reine, des préoccupations personnelles l’empêchaient de donner à la maladie du jeune prince toute l’attention qu’elle méritait.
Nelson s’approcha de l’enfant pour s’approcher d’Emma Lyonna.
Depuis quelque temps, le vent mollissait et le vaisseau se balançait lourdement sur la houle. Au supplice des virements de bord avait succédé celui du roulis.
– Voyez ! dit Emma en présentant à Nelson le corps presque inanimé de l’enfant.
– Oui, répondit Nelson, je comprends pourquoi la reine m’a fait demander si je ne pouvais pas entrer dans quelque port. Par malheur, je n’en connais pas un dans tout l’archipel lipariote auquel je voudrais confier un vaisseau de la taille du Van-Guard, surtout quand il porte avec lui les destinées d’un royaume, et nous sommes encore loin de Messine, de Milazzo ou du golfe de Sainte-Euphémie !
– Il me semble, fit Emma, que la tempête se calme.
– Vous voulez dire que le vent tombe ; car, de tempête, il n’y en a pas eu de la journée. Dieu nous garde de voir une tempête, milady, et dans ces parages surtout ! Oui, le vent tombe ; mais ce n’est qu’une trêve qu’il nous accorde, et je ne vous cacherai point que je crains une nuit pire que celle d’hier.
– Ce n’est point rassurant, ce que vous dites là, milord ! interrompit la reine, qui s’était approchée doucement de la cabine et qui, parlant anglais, avait entendu et compris ce que disait Nelson.
– Mais Votre Majesté peut être certaine, au moins, que le respect et le dévouement veillent sur elle, répondit Nelson.
En ce moment, la porte de la chambre haute s’ouvrit, et le lieutenant Parkenson s’informa si l’amiral n’était point près de Leurs Majestés.
Nelson entendit la voix du jeune officier et alla au-devant de lui.
Tous deux échangèrent quelques paroles à voix basse.
– C’est bien, dit Nelson assez haut et reprenant le ton du commandement ; faites mettre les canons à la serre et faites-les amarrer par le plus fort grelin que vous pourrez trouver. Je monte sur le pont… Madame, ajouta Nelson, si je n’avais pas un précieux chargement, je laisserais le capitaine Henry gouverner le vaisseau à sa guise ; mais, ayant l’honneur d’avoir Votre Majesté à mon bord, je ne m’en rapporte qu’à moi du soin de le diriger. Que Votre Majesté ne s’inquiète donc point si je me prive sitôt du bonheur de demeurer auprès d’elle.
Et il s’avança rapidement vers la porte.
– Attendez, attendez, milord, dit Ferdinand, je monte avec vous.
– Que dit Sa Majesté ? demanda Nelson, qui ne comprenait pas l’italien.
La reine lui traduisit la demande de son époux.
– Pour Dieu, madame, dit Nelson, obtenez du roi qu’il reste ici. Sur la dunette, il intimidera les officiers et gênera la manœuvre.
La reine transmit à son mari la demande de Nelson.
– Ah ! Caracciolo ! Caracciolo ! murmura le roi en tombant sur un fauteuil.
Nelson n’eut besoin que de mettre le pied sur la dunette pour voir que non-seulement quelque chose de grave, mais encore quelque chose d’insolite se passait à bord.
La chose grave, c’était non plus un grain, mais une tempête qui s’amassait au ciel.
La chose insolite, c’était la boussole qui avait perdu sa fixité et qui variait du nord à l’est.
Nelson comprit aussitôt que le voisinage du volcan créait des courants magnétiques, dont l’aiguille aimantée subissait l’influence.
Par malheur, la nuit était sombre ; il n’y avait pas au ciel une étoile sur laquelle le bâtiment pût se guider, à défaut de la boussole devenue insensée.
Si le vent du sud continuait à mollir, si la mer calmissait, le danger devenait moindre et même disparaissait. On mettait le bâtiment en panne et l’on attendait le jour. Mais, par malheur, il n’en était point ainsi, et il était évident que le vent ne tombait au sud que pour souffler d’un autre côté.
Les dernières bouffées du vent du sud s’affaiblirent par degrés et s’éteignirent tout à fait, et bientôt on entendit les lourdes voiles fouetter les mâts. Un calme effrayant s’abattit sur les flots. Matelots et officiers se regardèrent avec angoisse. Et ce silence menaçant du ciel semblait une trêve donnée par un ennemi généreux mais mortel, pour laisser à ceux qu’il allait combattre le temps de se préparer à la lutte. La flamme d’une lumière se fût élevée verticalement vers le ciel. L’eau clapotait tristement contre les flancs du navire, et il sortait des profondeurs de la mer des sons inconnus pleins d’une mystérieuse solennité.
– Voilà une terrible nuit qui s’apprête, milord, dit Henry.
– Bon ! fit Nelson, pas si terrible que la journée d’Aboukir.
– Est-ce le tonnerre que l’on entend ? et, dans ce cas, comment se fait-il que, l’orage venant à l’arrière, le tonnerre gronde à l’avant ?
– Ce n’est point le tonnerre, c’est le Stromboli. Nous allons avoir une saute de vent terrible. Ordonnez d’abattre les perroquets, les petits huniers, la grande voile et la misaine.
Henry répéta l’ordre de l’amiral, et, surexcités par le danger, les matelots s’élancèrent dans les agrès, et, en moins de cinq minutes, les vastes nappes de toile furent rendues inoffensives et assujetties sur leurs vergues.
Le calme devenait de plus en plus profond. Les vagues cessaient de se briser à l’avant du vaisseau. La mer elle-même semblait avertie qu’un changement prochain et violent se préparait.
De légers rivolins commencèrent à voltiger autour des mâts, précurseurs de la rafale. Tout à coup, aussi loin que le regard pouvait s’étendre au milieu des ténèbres, on vit la superficie de la mer onduler. Cette ondulation se couvrit d’écume, un rugissement terrible accourut de l’horizon, et le vent d’ouest, le plus puissant de tous, s’abattit sur les flancs du vaisseau, qui, le recevant en plein travers, inclina ses mâts sous le choc irrésistible.
– La barre au vent ! cria Nelson, la barre au vent !
Puis, tout bas, et comme se parlant à lui-même :
– Il y va de la vie ! dit-il.
Le timonier obéit ; mais, pendant une minute qui parut un siècle à l’équipage, le vaisseau resta incliné sur bâbord.
Pendant ce moment d’anxieuse attente, un canon de tribord rompit ses amarres, et, roulant dans toute la largeur du bâtiment, tua un homme et en blessa cinq ou six.
Henry fit un mouvement pour s’élancer sur le pont ; Nelson l’arrêta par le bras.
– Du sang-froid ! lui dit-il. Que des hommes se tiennent prêts avec des haches. Je raserai, s’il est nécessaire, le navire comme un ponton.
– Il se relève ! il se relève ! crièrent à la fois les cent voix des matelots.
Et, en effet, le vaisseau se releva lentement et majestueusement, comme un courtois et courageux adversaire qui salue avant de combattre ; puis, cédant au gouvernail et présentant sa haute poupe au vent, il fendit les vagues, courant devant la tempête.
– Voyez si la boussole a repris sa fixité, dit Nelson à Henry.
Henry alla à la boussole et revint.
– Non, milord, dit Henry, et j’ai peur que nous ne courions droit sur le Stromboli.
En ce moment, comme pour répondre à un éclat de tonnerre venant de l’occident, on entendit à l’avant un de ces rugissements qui précèdent les éruptions du volcan ; puis un immense jet de flamme monta vers le ciel, et s’éteignit presque aussitôt.
Ce jet de flamme était à un mille à peine à l’avant. Comme l’avait craint Henry, on courait juste sur le volcan, qui sembla avoir tout exprès allumé son phare pour indiquer le danger à Nelson.
– La barre à tribord ! cria l’amiral.
Le timonier obéit, et le bâtiment, en passant de l’est-sud-est au sud-est, obéit au timonier.
– Votre Seigneurie sait, dit Henry, que, de Stromboli à Panaria, c’est-à-dire pendant près de sept ou huit milles, la mer est couverte de petites îles et de rochers à fleur d’eau ?
– Oui, dit Nelson. Placez à l’avant une de vos meilleures vigies, et dans les porte-haubans vos meilleurs contre-maîtres, et envoyez M. Parkenson surveiller le sondage.
– J’irai moi-même, dit Henry. Apportez une lumière dans les chaînes de haubans du grand mât ! Il faut que milord, de la dunette, puisse entendre ce que je dirai.
Ce commandement prépara l’équipage à une crise.
Nelson s’approcha de la boussole pour la surveiller lui-même : la boussole n’avait point repris sa fixité.
– Terre en avant ! cria l’homme en vigie dans le mât de misaine.
– La barre à bâbord ! cria Nelson.
Le bâtiment tourna légèrement son cap au sud. La tempête en profita pour s’engouffrer dans ses voiles. Un craquement se fit entendre, un nuage sembla flotter un instant à l’avant du Van-Guard. On entendit l’explosion de plusieurs cordages qui se brisaient, et un immense lambeau de toile fut emporté au-dessous du vent.
– Ce n’est rien, cria Henry ; le grand foc a quitté ses ralingues.
– Brisants à tribord ! cria l’homme en vigie.
– Il est inutile d’essayer de virer par un pareil temps, murmura Nelson se parlant à lui-même : nous manquerions notre abattée. Si rapprochés que soient les îlots, il y aura place entre eux pour un bâtiment. La barre à tribord !
Ce commandement fit tressaillir tout l’équipage ; on allait au-devant du danger, on s’y jetait à plein corps, on prenait, comme on dit proverbialement, le taureau par les cornes.
– Sondez ! dit la voix ferme et impérative de Nelson dominant celle de la tempête.
– Dix brasses, répondit la voix de Henry.
– Attention partout ! cria Nelson.
– Brisants à bâbord ! cria le matelot en vigie.
Nelson s’approcha du bastingage et vit, en effet, la mer qui brisait furieusement à une demi-encâblure.
Le vaisseau était poussé avec une telle rapidité, que les brisants étaient déjà presque dépassés.
– Ferme à la barre ! dit Nelson au pilote.
– Brisants à tribord ! cria le matelot en vigie.
– Sondez ! dit Nelson.
– Sept brasses, répondit Henry. Mais je crois que nous marchons trop vite ; si nous avions des brisants à l’avant, nous ne pourrions pas les éviter.
– Abaissez le hunier de misaine et celui du grand mât ! faites prendre trois ris dans le hunier d’artimon ! Sondez !
– Six brasses, répondit Henry.
– Nous sommes dans la passe entre Panaria et Stromboli, dit Nelson.
Puis, il ajouta à voix basse :
– Dans dix minutes, nous serons sauvés ou au fond de la mer.
Et, en effet, au lieu de cette espèce de régularité que conservent toujours les vagues, même au milieu de la tempête, en courant devant elles, les vagues semblaient se briser les unes contre les autres, et l’on ne voyait, dans tout ce chaos d’écume, dont les mugissements rappelaient les hurlements des chiens de Scylla, qu’une seule ligne sombre tracée entre deux murailles de brisants.
C’était dans cet étroit chenal que devait s’engager le Van-Guard.
– Combien de brasses ? demanda Nelson.
– Six.
L’amiral fronça le sourcil : une brasse de moins, le Van-Guard touchait.
– Milord, dit le timonier d’une voix sourde, le bâtiment ne marche plus.
En effet, le mouvement du Van-Guard était à peine sensible, et, après avoir couru devant la tempête avec une vitesse de onze nœuds à l’heure, si l’on eût jeté le loch, on n’eût point constaté plus de trois nœuds.
Nelson regarda tout autour de lui. Le vent, brisé par les îlots au milieu desquels il naviguait, n’aurait eu de prise que sur les hautes voiles si elles avaient été ouvertes. D’un autre côté, un courant sous-marin semblait s’opposer à la marche du vaisseau.
– Combien de brasses ? demanda Nelson.
– Six, toujours, répondit Henry.
– Milord, dit le vieux timonier, qui était Sicilien, du petit village de la Pace, et qui vit ce qui préoccupait Nelson, milord, sauf votre respect, m’est-il permis de dire un mot ?
– Parle.
– C’est le courant qui remonte.
– Quel courant ?
– Celui du détroit. Et, par bonheur, il nous donne un demi-pied et même un pied d’eau de plus.
– Tu crois que le courant remonte jusqu’ici ?
– Il remonte jusqu’à Paolo, milord.
– Pare à hisser les huniers et les perroquets ! cria Nelson.
Quoique l’ordre étonnât les matelots, il fut exécuté avec cette obéissance passive et muette qui est la première qualité des marins, surtout dans les heures de danger.
On vit donc, aussitôt que l’ordre eut été répété par l’officier de quart, se dérouler, le long des mâts et des mâtereaux, les hautes voiles, que seules pouvait atteindre le vent.
– Il marche ! il marche ! s’écria le timonier avec un accent joyeux qui indiquait la crainte qu’il avait eue un instant qu’au lieu de suivre intelligemment et fidèlement la route qui était tracée, le Van-Guard ne roulât sur les brisants dont il était entouré.
– Sondez ! cria Nelson.
– Sept brasses, répondit Henry.
– Des brisants à l’avant ! cria le matelot en vigie dans la hune de misaine.
– Des brisants à tribord ! cria le matelot appuyé au bossoir d’avant.
– La barre à tribord ! cria Nelson d’une voix tonnante ; toute ! toute ! toute !
Cette triple répétition du commandement de l’amiral indiquait l’imminence du danger. Le vaisseau, en effet, n’obéit qu’au moment où l’effort réuni de deux matelots porta la barre toute à tribord et quand l’extrémité du boute-hors s’étendait déjà au dessus de l’écume.
Tout ce qu’il y avait d’hommes sur le pont avaient suivi avec anxiété le mouvement du vaisseau. Dix secondes de résistance au gouvernail, et il touchait.
Par malheur, en appuyant à bâbord, le bâtiment se trouva dans la ligne du vent, sans aucun obstacle pour le briser. Une rafale effroyable s’abattit sur le vaisseau, qui, pour la seconde fois, s’inclina sur tribord, si bien que l’extrémité de ses grandes vergues effleura le sommet argenté d’une vague. En même temps, les mâts plièrent en gémissant et, comme ils n’étaient pas soutenus par les basses voiles, les trois mâts de perroquet se brisèrent avec un bruit terrible.
– Des hommes dans les hunes avec des couteaux ! cria Nelson. Coupez et jetez à la mer !
Une douzaine de matelots, pour obéir à cet ordre, se précipitèrent sur les haubans, qu’ils escaladèrent malgré leur inclinaison avec l’agilité d’une bande de quadrumanes, et, une fois arrivés au lieu de l’avarie, ils se mirent à tailler avec un tel acharnement, qu’au bout de quelques minutes, voiles, vergues et mâtereaux, tout était à la mer.
Le vaisseau se redressa lentement ; mais, au moment où il se redressait, un énorme paquet de mer entra dans la civadière, qui, ne pouvant porter un pareil poids, brisa sa vergue avec un craquement qui eût pu faire croire que le bâtiment s’entr’ouvrait.
Cette fois encore, il venait d’échapper miraculeusement au naufrage. Les marins reprirent haleine et regardèrent autour d’eux, comme des hommes qui reviennent à la vie après un évanouissement.
Au même instant, une voix de femme se fit entendre, criant :
– Milord, au nom du ciel, descendez près de nous !
Nelson reconnut la voix d’Emma Lyonna appelant à l’aide. Il jeta un regard anxieux autour de lui. À l’arrière, il avait Stromboli fumant et grondant ; à tribord et à bâbord, l’immensité ; à l’avant, une nappe d’eau qui s’étendait jusqu’aux côtes de Calabre, et sur laquelle le vaisseau, majestueusement sorti des écueils, tanguait mutilé, mais vainqueur.
Nelson donna l’ordre d’abaisser les petits huniers et de naviguer grand largue avec les huniers, la misaine, le clin-foc et le petit foc.
Puis, ayant remis à Henry le porte-voix, c’est-à-dire le signe du commandement, il se hâta de descendre l’escalier de la dunette, au bas duquel il trouva Emma Lyonna.
– Oh ! mon ami, dit-elle, venez, venez vite ! Le roi est fou de terreur, la reine est évanouie, et le jeune prince est mort !
Nelson entra. Le roi, en effet, était à genoux, la tête enfoncée dans les coussins d’un fauteuil, et la reine était renversée sur un divan, tenant entre ses bras le cadavre de son fils !
CII. Où le roi recouvre enfin l’appétit. §
Les scènes qui s’étaient passées sur le pont et que nous avons essayé de décrire, avaient eu, comme on le comprend bien, leur contre-partie dans la grande salle. Le mouvement extraordinaire du vaisseau, le sifflement de la tempête, les éclats du tonnerre, les manœuvres précipitées, les demandes de Nelson, les réponses de Henry, rien n’avait été perdu pour les illustres fugitifs. Mais c’était surtout au moment où, sortant des récifs, le vaisseau avait reçu, par le travers, le terrible coup de vent qui l’avait courbé sous lui, que le roi, la reine et Emma Lyonna elle-même avaient cru leur dernière heure arrivée. L’inclinaison du Van-Guard avait été telle, en effet, que les boulets s’étaient échappés de leurs cases, installées dans les intervalles des canons, et, roulant sur la pente du vaisseau avec un bruit terrible, avaient imprimé, par ce tonnerre intérieur dont on ne pouvait pas se rendre compte, une suprême terreur aux passagers.
Quant au pauvre petit prince, nous avons vu ce qu’il avait souffert pendant la traversée. Le mal de mer était arrivé chez lui à son paroxysme. À chaque mouvement violent du vaisseau, il était saisi d’effroyables convulsions, d’autant plus douloureuses, que, depuis le matin, il refusait de rien prendre, même de la main d’Emma, quoique ce fût sur ses genoux qu’il se tint constamment, ne mangeant rien depuis deux jours, passant successivement des vomissements aux convulsions et des convulsions aux vomissements. Il avait, lors de l’inclinaison du Van-Guard, éprouvé une si forte secousse et ressenti une si grande terreur, qu’un vaisseau s’était brisé dans sa poitrine, que le sang s’était échappé de sa bouche et qu’après une courte agonie, il avait rendu le dernier soupir sur le sein d’Emma.
L’enfant était si faible, et le passage de la vie à la mort avait été si facile chez lui, qu’Emma, tout en s’effrayant de cette émission de sang et des mouvements convulsifs qui l’avaient suivie, avait pris son immobilité pour le repos qui suit une crise et que ce n’était qu’au bout de quelques instants que, reconnaissant la véritable cause de cette immobilité, elle s’était, dans un mouvement de suprême effroi, écriée sans ménagement aucun, soit qu’elle connût la philosophie de la reine, soit que sa terreur dédaignât les ménagements :
– Grand Dieu, madame, le prince est mort !
Ce cri, parti du fond des entrailles d’Emma, avait produit un effet bien opposé chez Caroline et chez Ferdinand.
La reine avait répondu :
– Pauvre enfant ! tu nous précèdes de si peu dans la tombe, que ce n’est pas la peine de te pleurer. Mais, si jamais je reprends ma couronne, malheur, à ceux qui ont été cause de ta mort !
Un sinistre sourire avait suivi sa menace.
Puis, tendant les bras vers Emma :
– Donne-moi l’enfant, avait-elle dit.
Emma avait obéi, ne croyant pas que l’on pût refuser à une mère, si peu tendre qu’elle fût, le cadavre de son enfant.
Quant à Ferdinand, l’imminence du danger avait fait disparaître chez lui jusqu’aux traces du malaise dont il avait d’abord été atteint. N’osant point monter sur la dunette, après ce que lui avait fait dire Nelson de son désir qu’il restât dans la chambre haute afin de ne point gêner la manœuvre par sa royale présence, il avait passé par toutes les angoisses du danger, angoisses d’autant plus grandes que, le danger lui étant inconnu, il ne pouvait l’apprécier, et que, si imminent qu’il fût, son imagination le lui faisait plus imminent encore. Aussi, lorsque les boulets, sortant de leurs cases au moment de l’inclinaison du vaisseau, envahirent la batterie haute avec un bruit semblable à celui du tonnerre, devint-il, comme l’avait dit Emma, presque fou de terreur, et, lorsque celle-ci eut crié : « Grand Dieu, madame, le prince est mort ! » répéta-t-il ce cri à genoux, en exprimant son mépris pour saint Janvier, qui l’abandonnait dans une pareille extrémité, et à haute voix vota-t-il à saint François de Paule, bienheureux, de mille ans plus récent que saint Janvier, une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome.
Ce fut dans ce moment qu’Emma, ayant déposé le cadavre du jeune prince sur les genoux de sa mère et se trouvant libre, sortit de la chambre, courut jusqu’au pied de l’escalier de la dunette et appela Nelson.
Nelson jeta un coup d’œil rapide autour de lui, vit, comme nous l’avons dit, la reine renversée sur un sofa, étreignant dans ses bras le cadavre de son fils, et le roi, en face de son propre péril, oubliant tout sentiment de paternité, à genoux et faisant son vœu de salut, sans même songer à faire entrer dans ce vœu et à recommander au saint les personnes de sa famille qui devaient lui être les plus chères. Il s’empressa donc de rassurer ses illustres passagers.
– Madame, dit-il à la reine, je ne puis rien contre le malheur qui vient de vous arriver, c’est une affaire entre Dieu, qui console, et vous ; mais je puis vous affirmer, au moins, que, quant aux survivants, ils sont à peu près hors de tout danger.
– Vous entendez, chère reine ! dit Emma en soulevant la tête de Caroline entre ses bras ; vous entendez, sire !
– Hélas ! non, dit le roi. Vous savez bien, milady, que je n’entends pas un mot de votre baragouin.
– Milord dit que le danger est passé.
Le roi se releva.
– Ah ! ah ! fit-il, milord dit cela ?
– Oui, sire.
– Et pas par complaisance, pas pour nous rassurer ?
– Milord dit cela, parce que c’est la vérité.
Le roi se releva, épousseta ses genoux avec sa main.
– Est-ce que nous sommes à Palerme ? demanda-t-il.
– Non, pas encore tout à fait, répondit Nelson, à qui la demande fut transmise par Emma Lyonna ; mais, comme il est probable que nous aurons, au point du jour, une saute de vent au nord ou au sud, nous pourrions y être ce soir. Nous n’avions même dévié de notre chemin que sur l’ordre de la reine.
– Vous voulez dire sur ma prière, milord. Mais, à l’heure qu’il est, vous pouvez suivre la route que vous voudrez. Je n’ai plus de prière à faire qu’à Dieu et pour l’enfant que je tiens mort sur mes genoux.
– C’est donc au roi, dit Nelson, que je demanderai mes instructions.
– Mes instructions, dit le roi, du moment que vous me dites qu’il n’y a plus de danger, mes instructions sont que j’aimerais mieux aller à Palerme que partout ailleurs. Mais, continua le roi en chancelant sous le roulis, il me semble qu’il y a encore bien du mouvement sur votre diable de château branlant, et que, si nous sommes disposés à dire bon voyage à la tempête, elle n’est point disposée à nous en dire autant.
– Le fait est que nous n’en avons pas encore fini avec elle, dit Nelson. Mais, ou je me trompe fort, ou sa plus grande colère est épuisée.
– Alors, votre avis à vous, milord ?
– Mon avis serait, sire, que le roi et la reine feraient bien de prendre un repos dont ils me paraissent avoir grand besoin, et de s’en rapporter à moi du soin de la route.
– Que dites-vous de cela, ma chère maîtresse ? demanda le roi.
– Je dis que les avis de milord sont toujours bons à suivre, surtout lorsqu’il s’agit des choses de la mer.
– Vous entendez, milord. Agissez à votre guise ; ce que vous ferez sera bien fait.
Nelson s’inclina, et, comme c’était, sous sa rude écorce, un cœur religieux toujours, poétique quelquefois, avant de sortir de la chambre, il s’agenouilla devant le jeune prince.
– Que Votre Altesse dorme en paix, lui dit-il ; elle n’a aucun compte à rendre à Dieu, qui, dans sa mystérieuse bonté, a envoyé l’ange de la mort l’attendre au seuil de la vie. Puissions-nous jouir de la même pureté lorsque nous nous présenterons à notre tour devant le trône du Seigneur pour y rendre compte de nos actions ! Amen !
Et, se relevant, il s’inclina de nouveau et sortit.
Lorsque Nelson reprit sa place au poste du commandement, le jour commençait à paraître, et la tempête, fatiguée, exhalait ses derniers soupirs, soupirs terribles et pareils à ceux du Titan qui remue la Sicile à chaque mouvement qu’il fait dans son tombeau.
Tout autre que Nelson, à qui ce spectacle eût été moins familier, aurait été surpris par sa majestueuse grandeur. Sous le vent, qui mollissait de plus en plus, se dressait, pareil à un brouillard bleuâtre, l’extrême chaîne des Apennins ; à bâbord, s’étendait l’immensité, champ de bataille où le vent et la mer se livraient un dernier combat ; à tribord, on distinguait dans un ciel assez pur les côtes de la Sicile, au-dessus desquelles s’élevait, comme un caprice de la création, le colossal Etna, dont la tête se perdait dans les nuages ; à l’arrière, on laissait, blanchissant sous les vagues, ces rochers, débris de volcans éteints ou émiettés auxquels on venait d’échapper par miracle ; enfin, sous le bâtiment, la mer, émue jusque dans ses profondeurs, creusait de profondes vallées où le Van-Guard descendait en gémissant, et, à chaque descente, semblait près de s’engloutir comme dans un tombeau.
Nelson jeta un regard sur cette splendide page de la nature qui se déroulait sous ses yeux ; mais il avait vu trop souvent le même spectacle pour que, si splendide qu’il fût, il absorbât longtemps son attention.
Il appela Henry.
– Que pensez-vous du temps ? lui demanda-t-il.
Il était évident que l’habile capitaine auquel s’adressait Nelson, n’avait point attendu à ce moment pour se faire une opinion à ce sujet. Mais, ne voulant rien dire à la légère, il interrogea de nouveau les quatre points de l’horizon, essayant de sonder, à travers les vapeurs et les nuées, les mystérieuses profondeurs de l’espace.
– Milord, dit-il, cet examen fait, mon avis est que nous en avons fini avec la tempête, et que, dans une heure, son dernier souffle sera éteint. Mais, alors, je crois à une saute de vent, qui viendra soit du sud, soit du nord. Dans l’un ou l’autre cas, nous aurons le vent bon pour aller à Palerme puisque nous aurons du largue.
– Voilà justement ce que j’ai dit à Leurs Majestés, et j’ai cru pouvoir leur promettre qu’elles coucheraient ce soir dans le palais du roi Roger.
– Alors, dit Henry, il ne s’agit plus que d’acquitter la parole de milord, et cela, je m’en charge.
– Vous êtes aussi fatigué que moi, Henry, attendu que, pas plus que moi, vous n’avez dormi.
– Eh bien, en ce cas, voici comment, avec la permission de Votre Seigneurie, nous allons nous partager la besogne de la journée : Milord va prendre cinq ou six heures de repos ; pendant ce temps, le vent fera telle évolution qu’il lui plaira. Milord sait, que, quand j’ai de l’eau à bâbord et à tribord, devant et derrière moi, je ne suis pas plus embarrassé qu’un autre ; par conséquent, que le vent vienne du nord ou du sud, je mettrai le cap sur Palerme, et, quand milord se réveillera, nous serons en route. Alors, je lui rendrai son commandement, que milord conservera tant qu’il lui fera plaisir.
Nelson était brisé ; puis, comme toujours, il avait, quoique naviguant dès sa jeunesse, le mal de mer. Il céda donc aux instances de Henry, et, le laissant maître du bâtiment, il rentra chez lui pour y prendre quelques heures de repos.
Lorsque Nelson remonta sur la dunette, il était onze heures du matin. Le vent avait passé au sud et soufflait grand frais, le Van-Guard avait doublé le cap d’Orlando et filait huit nœuds à l’heure.
Nelson jeta un coup d’œil sur le bâtiment. Il fallait le regard expérimenté d’un marin pour reconnaître qu’il y avait eu une tempête et qu’elle avait laissé les traces de son passage dans les agrès du vaisseau. Il tendit la main à Henry avec un sourire de remercîment et l’envoya se reposer à son tour.
Seulement, au moment où il descendait de la dunette, il le rappela pour lui demander ce que l’on avait fait du corps du jeune prince ; il avait été, par les soins du médecin, M. Beaty, et du chapelain, M. Scott, porté dans la chambre du lieutenant Parkenson.
L’amiral s’assura si le vaisseau était bien orienté, commanda au timonier de faire même route, et descendit dans l’entre-pont du vaisseau.
L’enfant royal, en effet, était couché sur le lit du jeune lieutenant ; un drap était jeté sur lui, et le chapelain, assis sur une chaise, oubliant que, protestant, il priait pour un catholique, lui disait l’office des morts.
Nelson s’agenouilla, fit sa prière, et, soulevant le drap qui lui couvrait le visage, jeta un dernier regard sur l’enfant.
Quoique déjà il fût atteint de la rigidité cadavérique, la mort lui avait rendu la sérénité des traits, que lui avaient momentanément enlevée les douleurs de son agonie. Ses longs cheveux blonds, de la nuance de ceux de sa mère, descendaient en anneaux le long de ses joues décolorées et de son cou, marbré de grosses veines bleuâtres ; une chemise à col rabattu et garnie d’une riche dentelle encadrait sa poitrine. On eût dit qu’il dormait.
Seulement, au lieu de sa mère ou d’Emma, c’était un prêtre qui veillait sur son sommeil.
Nelson, quoique de cœur peu tendre, ne put s’empêcher de penser que le jeune prince, qui dormait seul avec un prêtre protestant priant sur lui, – et lui, Nelson, le regardant dormir, – avait à quelques pas de lui son père, sa mère, quatre sœurs et un frère, dont pas un n’avait eu l’idée de lui faire la pieuse visite qu’il lui faisait. Une larme mouilla son œil et tomba sur la main roidie du mort, à moitié couverte par une manchette de magnifique dentelle.
En ce moment, il sentit une main légère qui se posait doucement sur son épaule. Il se retourna et effleura deux lèvres parfumées : c’était la main, c’étaient les lèvres d’Emma.
C’était dans ses bras, et non dans ceux de sa mère, on se le rappelle, que l’enfant était mort, et, tandis que sa mère dormait, ou, les yeux fermés, roulait sous son front assombri par la haine ses projets de vengeance, c’était encore Emma qui venait accomplir, ne voulant pas que les mains brutales d’un matelot touchassent ce corps délicat, le pieux devoir de l’ensevelissement.
Nelson lui baisa respectueusement la main. Le cœur le plus vaste et le plus ardent, s’il n’est point dénué de toute poésie, a, devant la mort, de suprêmes pudeurs.
En remontant sur la dunette, il y trouva le roi.
Encore plein du spectacle funèbre dont il emportait le souvenir avec lui, Nelson s’attendait à avoir le cœur d’un père à consoler : Nelson se trompait. Le roi se trouvait mieux, le roi avait faim : le roi venait recommander à Nelson le plat de macaroni sans lequel il n’y avait point pour lui de dîner possible.
Puis, comme on avait en vue tout l’archipel lipariote, il s’informa du nom de chacune des îles, qu’il montrait du doigt à Nelson, lui racontant qu’il avait eu dans sa jeunesse un régiment de jeunes hommes tirés tous de ces îles, et qu’il appelait ses Lipariotes.
Alors vint le récit d’une fête qu’il avait, quelques années auparavant, donnée aux officiers de ce régiment, fête dans laquelle lui, Ferdinand, habillé en cuisinier, jouait le rôle de maître d’hôtel, tandis que la reine, vêtue d’un costume de paysanne et entourée des plus jolies femmes de sa cour, remplissait celui d’hôtelière.
Ce jour-là, Ferdinand avait lui-même une immense chaudronnée de macaroni, et jamais il n’en avait mangé de pareil. En outre, comme, la veille, il avait pêché lui-même son poisson dans le golfe de Mergellina, et la surveille tué, lui-même toujours, ses chevreuils, ses sangliers, ses lièvres et ses faisans dans la forêt de Persano, ce dîner lui avait laissé des souvenirs ineffaçables, qui se traduisirent par un profond soupir et ces mots invocateurs :
– Pourvu que je trouve autant de gibier dans mes forêts de Sicile que j’en ai ou plutôt que j’en avais dans mes forêts de terre ferme !
Ainsi, ce roi, que les Français dépouillaient de son royaume ; ainsi, ce père, auquel la mort enlevait son fils, ne demandait, pour se consoler de ce double malheur, qu’une chose à Dieu : c’était qu’il lui restât au moins des forêts giboyeuses.
On doubla vers deux heures de l’après-midi, le cap Cefallu.
Deux choses préoccupaient Nelson et lui faisaient interroger tour à tour la mer et la côte : Où pouvaient être Caracciolo et sa frégate ? Comment ferait-il, avec le vent du sud, pour entrer dans la baie de Palerme ?
Nelson, qui avait passé sa vie sur l’Atlantique, était peu pratique des mers dans lesquelles il se trouvait et où il avait rarement navigué. Il est vrai qu’il avait à bord, comme nous l’avons vu, deux autres matelots siciliens. Mais comment, lui, Nelson, le premier homme de mer de son époque, recourrait – il à un simple matelot pour diriger un vaisseau de soixante et douze dans la passe de Palerme ?
Si l’on arrivait de jour, on ferait des signaux pour demander un pilote ; si l’on arrivait de nuit, on courrait des bordées jusqu’au lendemain matin.
Mais, alors, le roi, dans son ignorance des difficultés, demanderait :
– Puisque voilà Palerme, pourquoi n’y entrons nous pas ?
Et il faudrait répondre :
– Parce que je ne connais pas assez l’entrée du port pour m’y engager.
Jamais Nelson ne consentirait à faire un pareil aveu.
D’ailleurs, dans ce pays si mal organisé, où la vie de l’homme est la moins chère des marchandises, y avait-il même un office de pilotage ?
On le saurait bientôt, au reste ; car on commençait à découvrir le mont Pellegrino, qui s’élève et s’allonge à l’occident de Palerme, et, vers les cinq heures du soir, c’est-à-dire au jour tombant, on serait en vue de la capitale de la Sicile.
Le roi était descendu vers deux heures, et, comme son macaroni avait été fait d’après ses instructions, il avait parfaitement dîné. La reine était restée sur son lit, sous prétexte de malaise ; les jeunes princesses et le prince Léopold s’étaient mis à table avec leur père.
Vers trois heures et demie, au moment où l’on allait doubler le cap, le roi, suivi de Jupiter, qui avait assez bien supporté la traversée, et du jeune prince Léopold, vinrent rejoindre Nelson sur la dunette. L’amiral était soucieux, car il interrogeait vainement la mer, et nulle part on n’apercevait la Minerve.
C’eût été un grand triomphe pour lui d’arriver avant l’amiral napolitain ; mais, au contraire, selon toute probabilité, c’était l’amiral napolitain qui était arrivé avant lui.
Vers quatre heures, on doubla le cap. Le vent soufflait avec force du sud-sud-est. On ne pouvait entrer dans le port qu’en courant des bordées, et, en courant des bordées, on pouvait s’échouer sur quelques bas-fonds ou toucher sur quelque rocher.
Aussitôt que le port fut en vue, Nelson fit donc des signaux pour qu’on lui envoyât un pilote.
À l’aide d’une excellente longue-vue, Nelson pouvait distinguer tous les bâtiments en rade, et n’eut point de peine à reconnaître, en avant de tous et comme un soldat au port d’arme attendant son chef, la Minerve avec tous ses agrès intacts et se balançant sur ses ancres.
Il se mordit les lèvres avec dépit : ce qu’il craignait était arrivé.
La nuit venait rapidement. Nelson multipliait ses signaux, et, impatient de ne voir venir aucune barque, tira un coup de canon, après avoir eu la précaution de faire prévenir la reine que ce coup de canon avait pour but de faire venir un pilote.
L’obscurité était déjà assez épaisse pour que le fond du golfe disparût, et que l’on ne vît plus que les nombreuses lumières de Palerme qui trouaient, pour ainsi dire, les ténèbres. Nelson allait ordonner de tirer un second coup de canon, lorsque Henry, qui explorait la mer avec une excellente lunette de nuit, annonça qu’une barque se dirigeait sur le Van-Guard.
Nelson prit la lunette des mains de Henry et vit effectivement venir, avec sa toile triangulaire, une barque montée par quatre matelots et par un homme couvert du grossier caban des matelots siciliens.
– Holà ! de la barque ! cria le matelot en vigie, que voulez-vous ?
– Pilote, répondit simplement l’homme au caban.
– Jetez un cordage à cet homme et amarrez sa barque au bâtiment, dit Nelson.
Le vaisseau se présentait par bâbord. Il amena sa voile. Les quatre matelots prirent leurs rames et accostèrent le Van-Guard.
On jeta une corde au pilote, qui la saisit, et, s’aidant, en marin exercé, des anfractuosités du bâtiment, entra par un des sabords dans la batterie haute et apparut bientôt sur le pont.
Il se dirigea droit au poste du commandement, où l’attendaient Nelson, le capitaine Henry, le roi et le prince royal.
– Vous vous êtes bien fait attendre, lui dit Henry en italien.
– Je suis venu au premier coup de canon, capitaine.
– Vous n’aviez donc pas vu les signaux ?
Le pilote ne répondit point.
– Voyons, dit Nelson, ne perdons pas de temps ; demandez-lui en italien, Henry, s’il est pratique du port et s’il répond de conduire sans accident un vaisseau de haut bord à son ancrage.
– Je parle votre langue, milord, répondit le pilote en excellent anglais. Je suis pratique du port et je réponds de tout.
– C’est bien, dit Nelson. Commandez la manœuvre : vous êtes le maître ici. Seulement, n’oubliez pas que vous manœuvrez un bâtiment monté par vos souverains.
– Je sais que j’ai cet honneur, milord.
Puis, sans prendre le porte-voix que lui tendait Henry, d’une voix sonore qui retentit d’un bout à l’autre du vaisseau, il commanda la manœuvre en aussi bon anglais et avec des termes aussi techniques que s’il eût servi dans la marine du roi George.
Comme un cheval qui se sent monté par un écuyer habile et qui comprend que toute l’opposition qu’il pourrait faire à sa volonté serait inutile, le Van-Guard s’inclina sous le commandement du pilote, et obéit non-seulement sans résistance, mais avec une espèce d’empressement qui n’échappa point au roi.
Ferdinand s’approcha du pilote, dont Nelson et Henry, mus du même sentiment d’orgueil national, s’étaient éloignés.
– Mon ami, lui demanda le roi, est-ce que tu crois que je pourrai descendre ce soir ?
– Rien n’empêchera Votre Majesté : avant une heure, nous serons au mouillage.
– Quel est le meilleur hôtel de Palerme ?
– Le roi, je suppose, ne descendra point dans un hôtel lorsqu’il a le palais du roi Roger.
– Où personne ne m’attend, où je ne trouverai pas à manger, où les intendants, qui ne se doutent pas de mon arrivée, auront volé jusqu’aux draps de mon lit !
– Votre Majesté, au contraire, trouvera toutes choses en ordre… L’amiral Caracciolo, arrivé à Palerme ce matin, à huit heures, a, je le sais, veillé à tout.
– Et comment le sais-tu ?
– C’est moi qui suis le pilote de l’amiral, et je puis répondre à Votre Majesté que, mouillé à huit heures, il était à neuf heures au palais.
– Alors, je n’aurai à m’occuper que d’une voiture ?
– Comme l’amiral avait prévu que Votre Majesté arriverait dans la soirée, depuis cinq heures du soir trois carrosses stationnent à la Marine.
– En vérité, dit le roi, l’amiral Caracciolo est un homme précieux, et, si jamais je fais un voyage par terre, je le prendrai pour mon maréchal des logis.
– Ce serait un grand honneur pour lui, sire, moins pour le poste en lui-même que pour la confiance qu’il indiquerait.
– Et avait-il subi de grandes avaries pendant la tempête, l’amiral ?
– Aucune.
– Décidément, murmura le roi en se grattant l’oreille, j’eusse bien fait de tenir la parole que je lui avais donnée.
Le pilote tressaillit.
– Quoi ? demanda le roi.
– Rien, sire, si ce n’est que l’amiral serait bien heureux, je crois, s’il entendait sortir de la bouche de Votre Majesté les paroles que je viens d’entendre.
– Ah ! je ne m’en cache pas.
Puis, se tournant vers Nelson :
– Savez-vous, milord, lui dit-il, que l’amiral est arrivé ce matin, à huit heures, sans la plus petite avarie. Il faut qu’il soit sorcier, puisque le Van-Guard, quoique commandé par vous, c’est-à-dire par le premier marin du monde, a perdu ses perroquets, sa voile de grand foc et – comment dites-vous cela ? – sa cira… sa civadière.
– Dois-je traduire à milord ce que Sa Majesté vient de dire ? demanda Henry.
– Pourquoi pas ? répliqua le roi.
– Littéralement.
– Littéralement, si cela vous fait plaisir.
Henry traduisit les paroles du roi à Nelson.
– Sire, répondit froidement Nelson, Votre Majesté était libre de choisir entre le Van-Guard et la Minerve ; elle a choisi le Van-Guard, et tout ce que peuvent faire le bois, le fer et la toile réunis, le Van-Guard l’a fait.
– C’est égal, dit le roi, qui prenait plaisir à se venger de Nelson à l’endroit de la pression que, par son intermédiaire, l’Angleterre opérait sur lui, et qui avait sur le cœur sa flotte brûlée, si j’étais venu par la Minerve, je serais arrivé depuis le matin, et j’aurais passé une bonne journée à terre. Mais cela ne fait rien ; je ne vous en suis pas moins reconnaissant, milord : vous avez fait de votre mieux.
Et il ajouta avec sa feinte bonhomie :
– Qui fait ce qu’il peut, fait ce qu’il doit.
Nelson se mordit les lèvres, frappa du pied, et, laissant le capitaine Henry sur le pont, rentra dans sa cabine.
En ce moment, le pilote criait :
– Chacun à son poste, pour le mouillage !
Le mouillage, comme l’appareillage, est un des moments solennels d’un grand bâtiment de guerre. Aussi, dès que l’ordre de se rendre à son poste, pour le mouillage, fut donné, le silence le plus profond régna-t-il à bord.
En général, ce silence observé par les passagers eux-mêmes a quelque chose de prestigieux : huit cents hommes, attentifs et muets, attendent un mot.
L’officier de manœuvre, le porte-voix à la main, répéta et le maître d’équipage traduisit au sifflet l’ordre donné par le pilote.
Aussitôt, les matelots, rangés sur les cordages, commencèrent à hâler d’ensemble. Les vergues pivotèrent comme par magie, et le Van-Guard, frémissant, passa entre les navires déjà ancrés sans en heurter aucun, et, malgré le peu d’espace qu’il avait pour évoluer, il arriva fièrement au lieu destiné pour son mouillage.
Pendant cette manœuvre, la plupart des voiles avaient été carguées et pendaient en festons sous les vergues. Celles qui étaient encore ouvertes ne servaient qu’à amortir la trop grande vitesse du bâtiment. Le pilote avait placé au gouvernail le matelot sicilien qui avait déjà donné à lord Nelson des renseignements sur les courants et les contre-courants du détroit.
– Mouillez ! cria le pilote.
Le porte-voix de l’officier de manœuvre et le sifflet du contre-maître répétèrent le commandement.
Aussitôt, l’ancre se détacha des flancs du vaisseau et tomba avec fracas à la mer : la chaîne massive la suivit en serpentant et faisant jaillir des étincelles des écubiers.
Le vaisseau gronda et frémit, ébranlé jusqu’au plus profond de ses entrailles ; il craqua dans toute sa membrure, et, au milieu de la mer bouillonnant à son avant, une dernière secousse se fit sentir, et l’ancre mordit le fond.
L’œuvre du pilote était accomplie : il n’avait plus rien à faire. Il s’approcha respectueusement de Henry et le salua.
Henry lui présenta vingt guinées qu’il était chargé, par lord Nelson, de lui remettre.
Mais le pilote secoua la tête en souriant, et, repoussant la main de Henry :
– Je suis payé par mon gouvernement, dit-il, et, d’ailleurs, je ne reçois d’argent qu’à l’effigie du roi Ferdinand ou du roi Charles.
Le roi ne l’avait point un instant perdu des yeux, et, au moment où il passait près de lui en s’inclinant, il le saisit par la main.
– Dis donc, l’ami, lui demanda-t-il, peux-tu me rendre un petit service ?
– Que le roi ordonne, et, s’il est au pouvoir d’un homme d’exécuter son ordre, son ordre sera exécuté.
– Peux-tu me conduire à terre ?
– Rien de plus facile, sire… Mais cette pauvre barque, bonne pour un pilote, est-elle digne d’un roi ?
– Je te demande si tu peux me conduire à terre ?
– Oui, sire.
– Eh bien, conduis-moi.
Le pilote s’inclina, et, revenant à Henry :
– Capitaine, dit-il, le roi veut aller à terre ; ayez la bonté de faire descendre l’escalier d’honneur.
Le capitaine Henry demeura un instant stupéfait de ce désir du roi.
– Eh bien ? demanda le roi.
– Sire, répondit Henry, je dois transmettre le désir de Votre Majesté à lord Nelson : nul ne peut quitter le vaisseau de Sa Majesté Britannique sans l’ordre de l’amiral.
– Pas même moi ? dit le roi. Ainsi, je suis prisonnier sur le Van-Guard ?
– Le roi n’est prisonnier nulle part ; mais plus le voyageur est illustre, plus son hôte se croirait en disgrâce si le voyageur partait sans prendre congé de lui.
Et, saluant le roi, Henry se dirigea vers le cabinet.
– Anglais maudits ! murmura le roi entre ses dents, je ne sais à quoi tient que je ne me fasse jacobin pour n’avoir désormais plus d’ordres à recevoir de vous !
Ce désir du roi n’avait pas moins étonné Nelson que Henry. Aussi l’amiral monta-t-il rapidement sur la dunette.
– Est-il vrai, demanda-t-il s’adressant au roi, au mépris de l’étiquette qui ne veut pas que l’on interroge les souverains, est-il vrai que le roi veuille quitter le Van-Guard à l’instant ?
– Rien de plus vrai, mon cher lord, dit le roi. Je suis à merveille sur le Van-Guard ; mais je serai encore mieux à terre. Décidément, je n’étais pas né pour être marin.
– Votre Majesté ne reviendra point sur cette résolution ?
– Non, je vous le proteste, mon cher amiral.
– Le grand canot à la mer ! cria Nelson.
– Inutile, dit le roi. Que Votre Seigneurie ne dérange pas ces braves gens, qui sont fatigués.
– Mais je ne puis croire à ce que m’a dit le capitaine Henry.
– Que vous a dit le capitaine Henry, milord ?
– Que le roi voulait descendre à terre dans la barque de ce marin.
– C’est la vérité. Il me paraît à la fois un habile homme et un fidèle sujet. Je crois donc pouvoir me fier à lui.
– Mais, sire, je ne puis permettre qu’un autre patron que moi, qu’un autre canot que celui du Van-Guard, et que d’autres matelots que ceux de Sa Majesté Britannique vous déposent à terre.
– Alors, fit le roi, comme je le disais au capitaine Henry tout à l’heure, je suis prisonnier.
– Plutôt que de laisser le roi un instant dans cette croyance, je m’inclinerai à l’instant même devant son désir.
– À la bonne heure ; c’est le moyen de nous quitter bons amis, milord.
– Mais la reine ? insista Nelson.
– Oh ! la reine est fatiguée ; la reine est souffrante : ce serait un grand embarras pour elle et les jeunes princesses de quitter ce soir le Van-Guard. La reine débarquera demain. Je vous la recommande, milord, avec tout le reste de ma cour.
– Irai-je avec vous, mon père ? demanda le jeune prince Léopold.
– Non ; non, répondit le roi. Que dirait la reine si je lui prenais son favori !
Nelson s’inclina.
– Descendez l’escalier de tribord, dit-il.
L’escalier fut descendu : le pilote s’affala à un cordage, et fut, en quelques secondes, dans la barque, qu’il amena au pied de l’échelle.
– Milord Nelson, dit le roi, au moment de quitter votre bâtiment, laissez-moi vous dire que je n’oublierai jamais les attentions dont nous avons été comblés à bord du Van-Guard, et, demain, vos matelots recevront une preuve de ma satisfaction.
Nelson s’inclina une seconde fois, mais cette fois sans répondre. Le roi descendit l’escalier et s’assit dans la barque avec un soupir d’allégement qui fut entendu de l’amiral resté sur la première marche.
– Pousse ! dit le pilote au matelot qui tenait la gaffe.
La barque se détacha de l’escalier et s’en éloigna.
– Nagez, mes garçons, et vivement ! dit le pilote.
Les quatre avirons tombèrent en cadence dans la mer, et, sous leur vigoureuse impulsion, la barque s’avança vers la Marine, c’est-à-dire vers l’endroit du port où attendaient les voitures du roi, en face de la rue de Tolède.
Le pilote sauta le premier à terre, tira la barque et l’assujettit contre la jetée.
Mais, avant qu’il eût tendu la main au roi, le roi avait pris son élan et avait sauté sur le quai.
– Ah ! dit-il avec une joyeuse exclamation, me voilà donc sur la terre ferme. Que le diable emporte maintenant le roi George, l’amirauté, lord Nelson, le Van-Guard et toute la flotte de Sa Majesté Britannique ! Tiens, mon ami, voilà pour toi.
Et il tendit sa bourse au pilote.
– Merci, sire, répondit celui-ci en faisant un pas en arrière, mais Votre Majesté a entendu ce que j’ai répondu au capitaine Henry. Je suis payé par mon gouvernement.
– Et tu as même ajouté que tu ne recevais d’argent qu’à l’effigie du roi Ferdinand et du roi Charles : prends donc.
– Sire, êtes-vous sûr que celui que vous me donnez ne soit pas à l’effigie du roi George ?
– Tu es un hardi coquin de vouloir donner une leçon à ton roi. En tout cas, apprends une chose, c’est que, si j’ai reçu de l’argent de l’Angleterre, elle m’en fait payer cher les intérêts. L’argent est pour tes hommes, et cette montre sera pour toi. Si jamais je redeviens roi et que tu aies quelque grâce à me demander, tu viendras à moi, tu me présenteras cette montre, et la grâce te sera accordée.
– Demain, sire, dit le pilote en prenant la montre et en jetant la bourse à ses matelots, je serai au palais, et j’espère que Votre Majesté ne me refusera pas la grâce que j’aurai l’honneur de lui demander.
– Eh bien, dit le roi, celui-là n’aura point perdu de temps.
Et, sautant dans celle des trois voitures qui était la plus rapprochée de lui :
– Au palais royal ! dit-il.
La voiture partit au galop.
CIII. Quelle était la grâce qu’avait à demander le pilote. §
Prévenu par l’amiral Caracciolo de l’arrivée du roi, le gouverneur du château avait officiellement annoncé cette arrivée aux autorités de Palerme.
Le syndic, la municipalité, les magistrats et le haut clergé de Palerme attendaient le roi depuis trois heures de l’après-midi dans la grande cour du palais. Le roi, qui avait besoin de manger et aussi de dormir, se dit que c’étaient trois discours à entendre, et il en frissonna de la pointe des pieds à la racine des cheveux.
Aussi, prenant le premier la parole :
– Messieurs, dit-il, quel que soit votre talent d’orateurs, je doute que vous trouviez moyen de me dire quelque chose d’agréable. J’ai voulu faire la guerre aux Français, et ils m’ont battu ; j’ai voulu défendre Naples, et j’ai été forcé de la quitter ; je me suis embarqué, et j’ai essuyé une tempête. Me dire que ma présence vous réjouit serait me dire que vous êtes contents des malheurs qui m’arrivent, et, par-dessus tout, en me disant cela, vous m’empêcheriez de souper et de me coucher ; ce qui, dans ce moment, me serait plus désagréable encore que d’avoir été battu par les Français, d’avoir été forcé de me sauver de Naples, et d’avoir eu, pendant trois jours, le mal de mer et la perspective d’être mangé par les poissons, attendu que je meurs de faim et de sommeil. Sur ce, je regarde vos discours comme faits, monsieur le syndic et messieurs du corps municipal. Je donne dix mille ducats pour les pauvres : vous pouvez les envoyer prendre demain.
Avisant alors l’évêque au milieu de son clergé :
– Monseigneur, dit-il, demain, à Sainte-Rosalie, vous direz un Te Deum d’actions de grâces pour la façon miraculeuse dont j’ai échappé au naufrage. J’y renouvellerai solennellement le vœu que j’ai fait à saint François de Paule de lui bâtir une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, et vous nous désignerez les membres de votre clergé les plus méritants. Si réduits que soient nos moyens, nous tâcherons de les récompenser selon leurs mérites.
Puis, se tournant vers les magistrats et reconnaissant à leur tête le président Cardillo :
– Ah ! ah ! c’est vous, maître Cardillo ! lui dit-il.
– Oui, sire, répondit le président en saluant jusqu’à terre.
– Êtes-vous toujours mauvais joueur ?
– Toujours, sire.
– Et chasseur enragé ?
– Plus que jamais.
– C’est bien. Je vous invite à mon jeu, à la condition que vous m’inviterez à vos chasses.
– C’est un double honneur que me fait Votre Majesté.
– Maintenant, messieurs, continua le roi s’adressant à tout le monde, si vous avez aussi faim et aussi soif que moi, j’ai un bon conseil à vous donner : c’est de faire comme moi, c’est-à-dire de souper et vous coucher après.
Cette invitation était un congé bien en règle ; aussi la triple députation se retira-t-elle après avoir salué le roi.
Ferdinand, éclairé par quatre domestiques, monta le grand escalier d’honneur, suivi par Jupiter, le seul convive qu’il eût jugé à propos de retenir.
Un dîner de trente couverts était servi.
Le roi s’assit à une extrémité de la table et fit asseoir Jupiter à l’autre, garda un domestique pour lui et en donna deux à son chien, auquel il fit servir de tous les plats qu’il mangea.
Jamais Jupiter ne s’était trouvé à pareille fête.
Puis, après le souper, Ferdinand l’emmena dans sa chambre, lui fit apporter, au pied de son lit, les tapis les plus moelleux, et, passant, avant de se coucher lui-même, la main sur la belle tête intelligente du fidèle animal :
– J’espère, dit-il, que tu ne diras pas, comme je sais quel poëte, que l’escalier d’autrui est rude et que le pain de l’exil est amer.
Sur quoi, il s’endormit, rêva qu’il faisait une pêche miraculeuse dans le golfe de Castellamare et tuait des sangliers par centaines dans la forêt de Ficuzza.
L’ordre était donné à Naples, lorsque le roi n’avait pas sonné à huit heures, d’entrer dans sa chambre et de l’éveiller ; mais, comme le même ordre n’avait pas été donné à Palerme, le roi se réveilla et sonna à dix heures seulement.
Pendant la matinée, la reine, le prince Léopold, les princesses, les ministres et les courtisans avaient débarqué et avaient cherché leurs logements, les uns au palais, les autres dans la ville. Le corps du petit prince avait, en outre, été porté dans la chapelle du roi Roger.
Le roi demeura un instant soucieux et se leva. Cette dernière circonstance qu’il paraissait avoir complétement oubliée, maintenant qu’il était hors de danger, pesait-elle plus tristement sur son cœur paternel, ou bien réfléchissait-il que saint François de Paule avait un peu lésiné dans la protection qu’il lui avait accordée, et qu’en bâtissant l’église qu’il avait votée, il allait payer bien cher une protection qui s’était si incomplétement étendue sur sa famille ?
Le roi donna l’ordre que le corps du jeune prince restât exposé toute la journée dans la chapelle et qu’il fût, le lendemain, enterré sans aucune solennité.
Sa mort seulement serait signifiée aux autres cours, et celle des Deux-Siciles, réduite à la Sicile seule, porterait un deuil de quinze jours en violet.
Cet ordre donné, on annonça au roi que l’amiral Caracciolo, qui, la veille, comme nous le savons déjà par le récit du pilote, avait fait le maréchal des logis pour le roi et la famille royale, sollicitait l’honneur d’être reçu par Sa Majesté et attendait son bon plaisir dans l’antichambre.
Le roi s’était rattaché à Caracciolo de toute l’antipathie que commençait à lui inspirer Nelson ; aussi s’empressa-t-il d’ordonner qu’on le fit entrer dans le cabinet-bibliothèque attenant à sa chambre à coucher, et, dans son empressement à voir l’amiral, y entra-t-il lui-même avant d’être complétement habillé, et, donnant à son visage l’expression la plus riante possible :
– Ah ! mon cher amiral, lui dit-il, je suis bien aise de te voir, d’abord pour te remercier de ce qu’étant arrivé avant moi, tu as aussitôt pensé à moi.
L’amiral s’inclina, et, sans que le bon accueil du roi changeât rien à la gravité de son visage :
– Sire, dit-il, c’était mon devoir comme fidèle et obéissant sujet de Votre Majesté.
– Puis je voulais te faire des compliments sur la façon dont tu as manœuvré ta frégate au milieu de la tempête. Sais-tu que tu as failli faire crever Nelson de rage ? J’aurais bien ri, je t’en réponds, si je n’avais pas eu si grand’peur.
– L’amiral Nelson, répondit Caracciolo, ne pouvait faire, avec un bâtiment lourd et mutilé comme le Van-Guard, ce que je pouvais faire avec ma frégate, bâtiment léger de construction moderne, et qui n’a jamais souffert. L’amiral Nelson a fait ce qu’il a pu.
– C’est ce que je lui ai dit, avec un autre sens peut-être, mais absolument dans les mêmes termes, et j’ai même ajouté que j’avais un profond regret de t’avoir manqué de parole et d’être venu avec lui, au lieu d’être venu avec toi.
– Je le sais, sire, et j’en suis profondément touché.
– Tu le sais ! et qui te l’a dit ? Ah ! je comprends : le pilote ?
Caracciolo ne répondit point à la question du roi. Mais, au bout d’un instant :
– Sire, dit-il, je viens demander une grâce au roi.
– Bien ! tu tombes dans un bon moment ! Parle.
– Je viens demander au roi de vouloir bien accepter ma démission d’amiral de la flotte napolitaine.
Le roi recula d’un pas, tant il s’attendait peu à cette demande.
– Ta démission d’amiral de la flotte napolitaine ! dit-il. Et pourquoi ?
– D’abord, sire, parce qu’il est inutile d’avoir un amiral quand on n’a plus de flotte.
– Oui, je le sais bien, dit le roi avec une visible expression de colère, milord Nelson l’a brûlée ; mais, un jour où l’autre, nous serons les maîtres chez nous, et nous la reconstruirons.
– Mais, alors, répondit froidement Caracciolo, comme j’ai perdu la confiance de Votre Majesté, je ne pourrai plus la commander.
– Tu as perdu ma confiance, toi, Caracciolo ?
– J’aime mieux croire cela, sire, que d’avoir à reprocher, à un roi dans les veines duquel coule le plus vieux sang royal d’Europe, d’avoir manqué à sa parole.
– Oui, c’est vrai, dit le roi, je t’avais promis…
– De ne point quitter Naples, d’abord, ou, si vous le quittiez, de ne le quitter que sur mon bâtiment.
– Voyons, mon cher Caracciolo ! dit le roi tendant la main à l’amiral.
L’amiral prit la main du roi, la baisa respectueusement, fit un pas en arrière, et tira un papier de sa poche.
– Sire, dit-il, voici ma démission, que je prie Votre Majesté d’accepter.
– Eh bien, non, je ne l’accepte pas, ta démission, je la refuse.
– Votre Majesté n’en a pas le droit.
– Comment, je n’en ai pas le droit ? Je n’ai pas le droit de refuser ta démission ?
– Non, sire ; car Votre Majesté m’a promis hier de m’accorder la première grâce que je lui demanderais ; eh bien, cette grâce, c’est de vouloir bien recevoir et accepter ma démission.
– Hier, je t’ai promis ?… Tu deviens fou !
Caracciolo secoua la tête.
– J’ai toute ma raison, sire.
– Hier, je ne t’ai point vu.
– C’est-à-dire que Votre Majesté ne m’a point reconnu. Mais peut-être reconnaîtra-t-elle cette montre ?
Et Caracciolo tira de sa poitrine une montre magnifique, ornée du portrait du roi et enrichie de diamants.
– Le pilote ! s’écria le roi en reconnaissant la montre qu’il avait donnée, la veille, à l’homme qui, si habilement, l’avait conduit dans le port ; le pilote !
– C’était moi, sire, répondit Caracciolo en s’inclinant.
– Comment ! tu as consenti, toi, un amiral, à faire le métier de pilote ?
– Sire, il n’y a point de métier inférieur quand il s’agit du salut du roi.
La figure de Ferdinand prit une expression de mélancolie qu’elle ne revêtait qu’à de bien rares intervalles.
– En vérité, dit-il, je suis un prince bien malheureux : ou l’on éloigne mes amis de moi, ou ils s’éloignent de moi eux-mêmes.
– Sire, répondit Caracciolo, vous avez tort de vous en prendre à Dieu du mal que vous faites ou du mal que vous laissez faire. Dieu vous a donné pour père un roi non-seulement puissant, mais illustre ; vous aviez un frère aîné qui devait hériter du sceptre et de la couronne de Naples : Dieu a permis que la folie le touchât du doigt au front et l’écartât de votre chemin. Vous êtes homme, vous êtes roi, vous avez la volonté, vous avez le pouvoir ; doué du libre arbitre, vous pouvez choisir entre le bien et le mal, le bon et le mauvais : vous choisissez le mal, sire, de sorte que le bien et le bon s’éloignent de vous.
– Caracciolo, dit le roi, plus triste qu’irrité, sais-tu que personne ne m’a jamais parlé comme tu me parles ?
– Parce qu’à part un homme qui, comme moi, aime le roi et veut le bien de l’État, Votre Majesté n’a autour d’elle que des courtisans qui n’aiment qu’eux-mêmes et ne veulent que les honneurs de la fortune.
– Et cet homme, quel est-il ?
– Celui que le roi avait oublié à Naples, et que j’ai transporté, moi, en Sicile, le cardinal Ruffo.
– Le cardinal sait, comme toi, que je suis toujours prêt à le recevoir et à l’écouter.
– Oui, sire ; seulement, après nous avoir reçus et écoutés, vous suivrez les conseils de la reine, d’Acton et de Nelson. Sire, je suis désespéré de manquer au respect que je dois à une auguste personne, mais ces trois noms seront maudits dans les temps et dans l’éternité.
– Et crois-tu que je ne les maudisse pas, moi ? dit le roi ; crois-tu que je ne voie pas qu’ils mènent l’État à sa ruine, et moi à ma perte ? Je suis un imbécile, mais je ne suis pas un sot.
– Eh bien, alors, luttez, sire !
– Lutter, lutter ! cela t’est bien aisé à dire, à toi. Je ne suis pas un homme de lutte, Dieu ne m’a pas créé pour le combat. Je suis un homme de sensations et de plaisirs, un bon cœur que l’on rend mauvais à force de le tourmenter et de l’aigrir. Ils sont là trois ou quatre à se disputer le pouvoir, à tirailler, l’un la couronne, l’autre le sceptre… Je les laisse faire. Le sceptre, la couronne, c’est mon Calvaire ; le trône, c’est mon Golgotha. Je n’ai point demandé à Dieu d’être roi. J’aime la chasse, la pêche, les chevaux, les belles filles, et n’ai pas d’autre ambition. Avec dix mille ducats de rente et la liberté de vivre à ma guise, j’eusse été l’homme le plus heureux de la terre. Mais non, sous prétexte que je suis roi, on ne me laisse pas un instant de repos. Cela se comprendrait si je régnais ; mais ce sont les autres qui règnent sous mon nom, ce sont les autres qui font la guerre, et c’est moi qui reçois les coups ; ce sont les autres qui font les fautes, et c’est moi qui, officiellement, dois les réparer. Tu me demandes ta démission, tu as bien raison ; mais c’est aux autres que tu devrais la demander, car ce sont eux que tu sers, et non pas moi.
– Et voilà pourquoi, voulant servir mon roi, et non les autres, je désire rentrer dans cette vie privée que Votre Majesté ambitionnait tout à l’heure. Sire, pour la troisième fois, je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien accepter ma démission, et, au besoin, je l’en adjure, au nom de la parole qu’elle m’a donnée hier.
Et Caracciolo présenta au roi d’une main sa démission et de l’autre une plume pour l’accepter.
– Tu le veux ? dit le roi.
– Sire, je vous en supplie.
– Et, si je signe, où iras-tu ?
– Je retournerai à Naples, sire.
– Qu’iras-tu faire à Naples ?
– Servir mon pays, sire. Naples est dans cette situation où elle a besoin de l’intelligence et du courage de tous ses enfants.
– Prends garde à ce que tu feras à Naples, Caracciolo !
– Sire, je tâcherai de m’y conduire comme je l’ai fait jusqu’ici, en honnête homme et en bon citoyen.
– Cela te regarde. Tu insistes toujours ?
Caracciolo se contenta de montrer à Ferdinand, du bout du doigt, la montre qu’il avait déposée sur la table.
– Tête de fer ! dit le roi avec impatience.
Et, prenant la plume, il écrivit au bas de la démission :
« Accordé ; mais que le chevalier Caracciolo n’oublie pas que Naples est au pouvoir de mes ennemis. »
Et il signa, comme d’habitude : FERDINAND B.29»
Caracciolo jeta les yeux sur les trois lignes que venait d’écrire le roi, plia sa démission, la tint dans sa poche, salua respectueusement Ferdinand, et s’apprêta à sortir.
– Tu oublies ta montre, dit le roi.
– Cette montre n’a pas été donnée à l’amiral, elle a été donnée au pilote. Sire, hier, le pilote n’existait point ; aujourd’hui, l’amiral n’existe plus.
– Mais j’espère, dit le roi avec cette dignité qui de temps en temps, apparaissait chez lui comme un éclair, j’espère que l’ami leur survit. Prends cette montre, et, si jamais tu es prêt à trahir ton roi, regarde le portrait de celui qui te l’a donnée.
– Sire, répondit Caracciolo, je ne suis plus au service du roi ; je suis simple citoyen : je ferai ce que m’ordonnera mon pays.
Et il sortit, laissant le roi non-seulement triste, mais rêveur.
Le lendemain, ainsi que Ferdinand l’avait ordonné, les obsèques de son fils le prince Albert eurent lieu sans pompe, comme eussent eu lieu celles d’un enfant ordinaire.
Le corps fut déposé dans les caveaux de la chapelle du château connue sous le nom de chapelle du roi Roger.
CIV. La royauté à Palerme. §
Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, que la première chose que le roi avait réorganisée avant son conseil des ministres, et aussitôt son arrivée à Palerme, c’était sa partie de reversi.
Par bonheur, comme l’avait pensé Ferdinand, le duc d’Ascoli, dont il ne s’était pas occupé, avait trouvé moyen de passer en Sicile, poussé par ce dévouement naïf et persévérant qui était sa principale vertu, vertu dont le roi ne lui savait pas plus gré qu’à Jupiter de sa fidélité.
Le duc d’Ascoli était allé trouver Caracciolo pour lui demander passage à son bord, et, comme Caracciolo savait que le duc d’Ascoli était le meilleur et le plus désintéressé des amis du roi, il avait à l’instant même accordé au duc ce qu’il lui demandait.
Le roi trouva donc, au nombre des personnes qui, dès le soir de son arrivée, vinrent lui faire leur cour, son compagnon de fuite d’Albano, le duc d’Ascoli. Mais sa présence n’étonna point le roi, et, pour tout compliment :
– Je savais bien, lui dit-il, que tu trouverais moyen de venir.
On se rappelle, en outre, qu’au nombre des magistrats qui étaient venus faire leur cour au roi était une vieille connaissance à lui, le président Cardillo, qui ne venait jamais à Naples sans avoir l’honneur de dîner une fois à la table du roi ; en échange de quoi, le roi lui faisait l’honneur, chaque fois qu’il venait à Palerme, d’aller chasser une fois au moins dans son magnifique fief d’Illice.
Le roi faisait, en faveur du président Cardillo, une exception à ses sympathies et à ses antipathies. D’habitude, Ferdinand, très-aristocrate, quoique très-populaire, et même très-populacier, exécrait la noblesse de robe. Mais le président Cardillo l’avait séduit par deux puissants attraits. Le roi aimait la chasse, et le président Cardillo était, depuis Nemrod et après le roi Ferdinand, un des plus puissants chasseurs devant Dieu qui eussent jamais existé. Le roi détestait les cheveux à la Titus, les moustaches et les favoris, et le président Cardillo n’avait pas un cheveu sur la tête et pas un poil sur les joues ni au menton ; la majestueuse perruque sous laquelle le digne magistrat dissimulait sa calvitie avait donc le rare privilège d’être bien reçue par le roi. Aussi jeta-t-il immédiatement les yeux sur lui pour faire, avec d’Ascoli et Malaspina, les partenaires habituels de sa partie de reversi.
Les autres joueurs sans carte, comme on pourrait dire des ministres sans portefeuille, étaient le prince de Castelcicala, le seul des trois membres de la junte d’État que la reine eût daigné couvrir de sa protection en l’emmenant avec elle ; le marquis de Cirillo, que le roi venait de faire son ministre de l’intérieur, et le prince de San-Cataldo, un des plus riches propriétaires de la Sicile méridionale.
Cet attelage du roi, si l’on nous permet de désigner ainsi les trois courtisans qui avaient l’honneur d’être désignés pour son jeu, était bien la plus étrange réunion d’originaux qui se pût voir.
Nous connaissons le duc d’Ascoli, auquel à tort nous donnerions le nom de courtisan. Le duc d’Ascoli était une de ces figures sereines, courageuses et loyales comme on en rencontre si rarement à la cour. Son dévouement au roi était désintéressé de toute ambition. Jamais il ne lui était arrivé de solliciter une faveur pécuniaire ou honorifique ; ni, le roi lui ayant offert une de ces faveurs, de lui rappeler qu’il la lui avait offerte, s’il l’oubliait. Le duc d’Ascoli était le type du véritable gentilhomme, amoureux de la royauté comme d’une institution sacro-sainte, s’étant imposé de son plein gré des devoirs avec elle, et convertissant de son plein gré ces devoirs en obligations.
Le marquis Malaspina, tout au contraire, était un de ces caractères quinteux, querelleurs et rétifs, qui regimbent à tout, et qui cependant finissent par obéir, quel que soit l’ordre donné par le maître, se vengeant de cette obéissance par des mots piquants et des boutades misanthropiques, mais enfin obéissant. C’était, comme le disait Catherine de Médicis, du duc de Guise, un de ces roseaux peints en fer qui plient quand on appuie dessus.
Le quatrième, le président Cardillo, a été déjà esquissé par nous, et nous n’avons plus que quelques traits à ajouter pour compléter son portrait.
Le président Cardillo, avant que le roi y vînt, était l’homme le plus violent, et, en même temps, le plus mauvais joueur de la Sicile ; le roi venu, il était, comme César, s’il tenait absolument à rester le premier, obligé d’aller chercher quelque village de la Sardaigne ou de la Calabre.
Dès le premier soir où il fut admis au jeu du roi, le président Cardillo donna, par un mot, la mesure de sa soumission à l’étiquette royale.
Une des principales préoccupations du joueur au reversi est de se défaire de ses as. Or, le roi Ferdinand, s’étant aperçu que, pouvant se défaire d’un as, il l’avait gardé dans sa main, s’était écrié :
– Suis-je assez bête ! je pouvais me défaire de mon as, et je l’ai gardé !
– Eh bien, moi, répondit le président, je suis encore plus bête que Votre Majesté ; car, pouvant faire quinola, je ne l’ai point fait.
Le roi se mit à rire, et le président, qui était déjà fort dans son estime, y entra d’un nouveau cran. Sa franchise rappelait probablement au roi celle de ses bons lazzaroni.
Cela n’était qu’un mot ; mais le président ne se bornait pas toujours aux mots. Il entrait dans la série des faits et des gestes. À la moindre contradiction, par exemple, ou à la moindre faute de son partenaire contre les règles du jeu, il faisait voler les jetons, les cartes, l’argent, les chandeliers. Mais, lorsqu’il se vit assis à la table de Sa Majesté, le pauvre président eut une muselière et fut obligé de ronger son frein.
Cela alla bien pendant trois ou quatre soirées. Mais le roi, qui connaissait par expérience le caractère du président, et qui, d’ailleurs, voyait la violence qu’il se faisait, s’amusait à le pousser à bout ; puis, lorsqu’il était près d’éclater, il le regardait et lui adressait la première question venue. Alors le pauvre président, forcé de répondre courtoisement, souriait avec rage, mais en même temps aussi gracieusement qu’il lui était possible, reposait sur la table l’objet quelconque qu’il était prêt à lancer au plafond ou à briser sur le parquet, et s’en prenait aux boutons de son habit, qu’il se contentait d’arracher et que l’on retrouvait le lendemain semés sur le tapis.
Le quatrième jour, cependant, le président n’y put tenir. Il jeta au nez du marquis Malaspina les cartes qu’il n’osait jeter au nez du roi, et, comme il tenait son mouchoir d’une main et sa perruque de l’autre, et qu’une sueur de colère ruisselait sur son visage, il se trompa de main, commença par s’essuyer la figure avec sa perruque et finit par se moucher dedans.
Le roi pensa mourir de rire et se promit de se donner le plus souvent possible cette comédie.
Aussi, Ferdinand se garda-t-il bien de refuser la première invitation de chasse que lui fit le président Cardillo.
Le président Cardillo avait, comme nous l’avons dit, un magnifique fief donnant cinq mille onces d’or de revenus à Illice30 : au milieu de ce fief, s’élevait un château digne de loger un roi.
Le roi y arriva la veille de la chasse pour y dîner et pour y coucher.
Ferdinand était curieux, il se fit montrer le château dans tous ses détails. Sa chambre, qui était la chambre d’honneur, était en face de celle de son hôte.
Le soir, après avoir fait, comme d’habitude, sa partie de reversi et avoir, comme d’habitude encore, exaspéré son hôte, il se coucha ; mais, quoique son lit eût un dais comme un trône, le roi, toujours jeune et neuf à l’endroit de la chasse, se réveilla une heure avant que le cor sonnât la diane.
Ne sachant que faire dans son lit, et ne pouvant se rendormir, il eut l’idée de voir quelle figure faisait un président dans son lit, sans perruque et en bonnet de nuit.
La chose était d’autant moins indiscrète que le président était veuf.
En conséquence, le roi se leva, alluma sa bougie, se dirigea en chemise vers la porte de la chambre de son hôte, tourna la clef et entra.
Si grotesque que fut le spectacle auquel s’attendait le roi, il ne pouvait même soupçonner celui qui s’offrit à ses yeux.
Le président, sans perruque et en chemise, lui aussi, était assis, au milieu de la chambre, sur cette espèce de trône où M. de Vendôme reçut Alberoni. Le roi, au lieu de s’étonner et de refermer la porte, alla directement à lui, tandis que, surpris à l’improviste, le pauvre président demeurait immobile et sans dire une parole. Le roi, alors, lui mit sa bougie sous le nez pour mieux voir quel visage il faisait, puis commença de faire le tour de la statue et de son piédestal avec une admirable gravité, tandis que la tête seule du président, qui s’appuyait des deux mains sur son siège, pareille à celle d’un magot de la Chine, accompagnait Sa Majesté par un mouvement central pareil à son mouvement circulaire.
Enfin, les deux astres, qui accomplissaient leur périple, se retrouvèrent en face l’un de l’autre, et, comme le roi s’était redressé et gardait le silence :
– Sire, dit le président avec le plus grand sang-froid, le cas n’étant pas prévu par l’étiquette, dois-je rester assis ou me lever ?
– Reste assis, reste assis ! dit le roi ; mais voilà quatre heures qui sonnent, ne nous fais pas attendre.
Et Ferdinand sortit de la chambre avec la même gravité qu’il y était entré.
Mais, quelque gravité que le roi eût affectée, cette aventure n’en était pas moins une de celles que, dans l’avenir, il avait le plus de plaisir à raconter, toutefois après celle de sa fuite avec Ascoli, fuite dans laquelle, selon lui, Ascoli avait mille chances pour une d’être pendu.
La chasse chez le président fut magnifique. Mais quel jour, fut-ce dans la bienheureuse Sicile, peut être sûr de s’écouler sans quelque petit nuage au ciel ? Le roi, nous l’avons dit, était un admirable tireur, et qui n’avait probablement pas son égal. Il ne tirait jamais qu’à balle franche et était toujours sûr de mettre sa balle au défaut de l’épaule ; ce qui, à la chasse au sanglier, est d’une grande importance, parce que l’animal n’est vulnérable mortellement que là. Mais ce qu’il y avait de curieux, c’est qu’il exigeait de ceux qui chassaient avec lui la même adresse que lui.
Aussi, le soir de cette première et fameuse chasse qu’il faisait chez le président Cardillo, comme tous les chasseurs étaient réunis autour d’un monceau de sangliers, trophée cynégétique de la journée, il en vit un qui était frappé au ventre.
Aussitôt, la rougeur lui monta au front, et, jetant un regard furieux autour de lui :
– Quel est, demanda-t-il, le porc qui a fait un pareil coup ?
– Moi, sire, répondit Malaspina. Faut-il me pendre pour cela ?
– Non, répondit le roi ; mais, les jours de chasse, il faut rester chez vous.
Le marquis Malaspina, à partir de ce moment, non-seulement resta chez lui les jours de chasse, mais encore fut remplacé au jeu du roi par le marquis de Circello.
Au reste, le jeu du roi n’était pas le seul établi dans le grand salon du palais royal, situé dans le pavillon carré qui surmonte la porte de Montreale. À quelques pas de la table de reversi du roi, il y avait la table de pharaon, où trônait Emma Lyonna, soit qu’elle fît la banque ou pontât. C’était au jeu surtout que l’on pouvait, sur les traits mobiles de la belle Anglaise, étudier le flux et le reflux des passions. Extrême en tout, Emma jouait avec rage, et aimait à plonger ses belles mains dans les flots d’or qu’elle amassait sur ses genoux et qu’elle faisait rouler en fauves cascades de ses genoux sur le tapis vert. Lord Nelson, qui ne jouait jamais, se tenait assis derrière elle ou debout appuyé à son fauteuil, dévorant ses belles épaules de l’œil qui lui restait, ne parlant à personne qu’à elle et toujours à voix basse et en anglais.
Là, tandis que le roi jouait à gagner ou à perdre mille ducats au plus, on jouait à en gagner ou en perdre vingt, trente, quarante mille.
C’était autour de cette table que se tenaient les plus riches seigneurs de la Sicile, et, au milieu de ces hommes, quelques-uns de ces joueurs heureux qui sont renommés par leur constante fortune au jeu.
Si Emma voyait à l’un d’eux une bague ou une épingle qui lui plût, elle la faisait remarquer à Nelson, qui, le lendemain, se présentait chez le propriétaire du diamant, du rubis ou de l’émeraude ; et, à quelque prix que ce fût, l’émeraude, le rubis ou le diamant passait du doigt ou du cou de son propriétaire au doigt ou au cou de la belle favorite.
Quant à sir William, occupé d’archéologie ou de politique, il ne voyait rien, n’entendait rien, faisait sa correspondance politique avec Londres, ou classait ses échantillons géologiques.
Si l’on nous accusait d’exagérer la cécité conjugale du digne ambassadeur, nous répondrions par cette lettre de Nelson, en date du 12 mars 1799, adressée à sir Spencer Smith, et qui fait partie des lettres et dépêches publiées à Londres, après la mort de l’illustre amiral :
« Mon cher monsieur,
» Je désire deux ou trois beaux châles de l’Inde, quels qu’en soient les prix. Comme je ne connais personne à Constantinople que je puisse charger de cette emplette, je prends la liberté de vous prier de me faire rendre ce service. J’en payerai le prix avec mille remercîments, soit à Londres, soit partout ailleurs, aussitôt qu’on me le fera connaître.
» En faisant ce que je vous demande, vous acquerrez un nouveau titre à la reconnaissance de
» Nelson. »
Cette lettre n’a pas besoin de commentaires, il nous semble ; elle prouve qu’Emma Lyonna, en épousant sir William, n’avait point tout à fait oublié les habitudes de son ancien métier.
Quant à la reine, elle ne jouait jamais, ou du moins jouait sans animation et sans plaisir. Chose étrange, il y avait une passion inconnue à cette femme de passion. En deuil du jeune prince Albert, si vite disparu, plus vite encore oublié, elle se tenait avec les jeunes princesses, en deuil comme elle, dans un coin du salon, occupée à quelque travail d’aiguille. Pendant le jeu, trois fois par semaine, le prince de Calabre venait avec sa jeune épouse faire au roi sa visite. Ni lui ni la princesse Clémentine ne jouaient. La princesse s’asseyait près de la reine sa belle-mère, au milieu des jeunes princesses ses belles-sœurs, et se mettait à dessiner ou à faire de la tapisserie avec elles.
Le duc de Calabre allait d’un groupe à l’autre et se mêlait à la conversation, quelle qu’elle fût, avec cette faconde facile et superficielle qui, aux yeux des ignorants, passe pour de la science.
Un étranger qui fût entré dans ce salon et qui n’eût point su à qui il avait affaire, n’eût jamais deviné que ce roi qui faisait si gaiement sa partie de reversi, que cette femme qui brodait si froidement un dossier de fauteuil, que ce jeune homme enfin qui, d’un visage si riant, saluait tout le monde, étaient un roi, une reine et un prince royal venant de perdre leur royaume et ayant depuis peu de jours seulement mis le pied sur la terre de l’exil.
Le visage seul de la princesse Clémentine portait la trace d’un profond chagrin ; mais on sentait que, tombant dans l’extrémité opposée, le chagrin était plus grand que celui qu’on éprouve de la perte d’un trône ; on comprenait que la pauvre archiduchesse avait perdu son bonheur, sans espoir de le retrouver jamais.
CV. Les nouvelles. §
Quoique le roi Ferdinand eût mis, comme nous l’avons dit, moins d’empressement à réorganiser son ministère que sa partie de reversi, au bout de deux ou trois jours, il avait établi quelque chose qui ressemblait à un conseil d’État. Il avait rendu à Ariola, disgracié d’abord, son ministère de la guerre, car il avait bien vite reconnu que les traîtres étaient ceux qui lui avaient conseillé la guerre, et non ceux qui l’en avaient dissuadé. Il avait nommé le marquis de Circello à l’intérieur, et le prince de Castelcicala – auquel il fallait une compensation de la perte de sa place d’ambassadeur à Londres et de membre de la junte d’État à Naples – ministre des affaires étrangères.
Le premier qui apporta à Palerme des nouvelles de Naples fut le vicaire général prince Pignatelli. Il avait, nous l’avons dit, pris la fuite le même soir où, mis en demeure de livrer le trésor de l’État à la municipalité et de se démettre de ses pouvoirs aux mains des élus, il avait demandé douze heures pour réfléchir.
Le prince Pignatelli fut fort mal reçu du roi et surtout de la reine. Le roi lui avait recommandé de ne traiter à aucun prix avec les Français et les rebelles, ce qui, à ses yeux, était tout un, et cependant il avait signé la trêve de Sparanisi ; la reine lui avait ordonné de brûler Naples en la quittant et de tout égorger, à partir des notaires et au-dessus, et il n’avait pas incendié le plus petit palais, égorgé le moindre patriote.
Le prince Pignatelli fut exilé à Castanisetta.
Successivement, et par des voies diverses, on apprit l’émeute contre Mack et la protection que celui-ci avait trouvée sous la tente du général français, la nomination de Maliterno comme général du peuple, l’adjonction qu’il s’était faite de Rocca-Romana comme lieutenant, et enfin la marche toujours plus rapprochée des Français sur Naples.
Enfin, un matin, par une tartane de Castellamare, après trois jours et demi de traversée, un homme aborda à Palerme, se disant porteur des nouvelles les plus importantes. Il avait, disait-il, échappé par miracle aux jacobins, et, montrant ses poignets meurtris par les cordes qui l’avaient lié, il demandait à parler au roi.
Le roi, prévenu, fit demander qui il était.
Il répondit qu’il se nommait Roberto Brandi et était gouverneur du château Saint-Elme.
Le roi, jugeant, en effet, qu’il devait apporter des nouvelles positives, ordonna qu’il fût introduit.
Roberto Brandi, introduit, raconta au roi que, la nuit qui avait précédé l’attaque des Français sur Naples, une émeute terrible avait éclaté parmi les hommes de la garnison du château Saint-Elme. Il était alors, racontait-il toujours, sorti un pistolet de chaque main ; mais les rebelles s’étaient jetés sur lui. Il avait fait une résistance désespérée. De ses deux coups, il avait tué un homme et en avait blessé un autre. Mais que pouvait-il faire contre cinquante hommes ? Ils s’étaient rués sur lui, l’avaient garrotté, et jeté dans le cachot de Nicolino Caracciolo, qu’ils avaient délivré et nommé commandant du château à sa place. Il était resté, ajoutait-il encore soixante et douze heures enfermé dans son cachot, sans que personne songeât à lui apporter ni un verre d’eau, ni un morceau de pain. Enfin, un geôlier, qui lui devait sa place, en avait eu pitié, et, le troisième jour, au milieu de la confusion du combat, était descendu près de lui et lui avait apporté un déguisement à l’aide duquel il avait pu fuir. Mais, comme, dans le premier moment, il lui avait été impossible de trouver un moyen de transport, il avait été obligé de rester deux jours caché chez un ami, ce qui lui avait permis d’assister à l’entrée des Français à Naples et à la trahison de saint Janvier. Enfin, après la proclamation de la république parthénopéenne, il avait gagné Castellamare, où, à prix d’or, le patron d’une tartane avait consenti à le prendre à son bord et à le transporter en Sicile. Il avait fait la traversée en trois jours, et arrivait pour mettre son dévouement aux pieds de ses augustes souverains.
Le récit était des plus touchants. Roberto Brandi, après l’avoir fait au roi, le renouvela devant la reine, et, comme la reine, bien autrement que le roi, était appréciatrice des grands dévouements, elle fit compter à la victime de Nicolino Caracciolo et des jacobins une somme de dix mille ducats, d’abord, puis le fit nommer gouverneur du château de Palerme aux mêmes appointements qu’il avait au château Saint-Elme, promettant de faire quelque chose de mieux pour lui, le jour où, son royaume reconquis, elle rentrerait à Naples.
Un conseil fut à l’instant même réuni chez la reine : Acton, Castelcicala, Nelson et le marquis de Circello y furent convoqués.
Il s’agissait d’empêcher la Révolution, triomphante à Naples, de traverser le détroit et de pénétrer en Sicile. C’était peu de chose que de posséder une île, après avoir possédé une île et un continent ; c’était peu de chose que d’avoir un million et demi de sujets, après en avoir eu sept millions ; mais enfin une île et un million et demi de sujets valent mieux que rien, et le roi tenait à garder Palerme, où il faisait sa partie de reversi tous les soirs, où le président Cardillo lui donnait de si belles chasses, et à régner sur ses quinze cent mille Siciliens.
Comme on le pense bien, le conseil ne décida rien ; la reine, qui saisissait les petits détails et pouvait monter les rouages inférieurs d’une machine, était incapable d’avoir une grande idée et d’organiser un plan d’une certaine importance. Le roi se contentait de dire :
– Moi, vous le savez, je ne voulais pas la guerre. Je m’en suis lavé et je m’en lave encore les mains. Que ceux qui ont fait le mal y trouvent un remède. Seulement, saint Janvier me le payera ! Et, pour commencer, en arrivant à Naples, je fais bâtir une église à saint François de Paule.
Acton, écrasé par les événements, et surtout par la connaissance que le roi avait eue de la part qu’il avait prise à la falsification de la lettre de son gendre l’empereur d’Autriche, sentant son impopularité grandir chaque jour, craignait de donner un avis qui conduisît l’État plus bas encore qu’il n’était, et offrait de donner sa démission en faveur de celui qui ouvrirait cet avis. Le prince de Castelcicala, diplomate inférieur, qui ne dut la haute position qu’il occupa en France et en Angleterre qu’à la faveur de Ferdinand et à la récompense de ses crimes, était impuissant aux situations extrêmes. Nelson, homme de guerre, marin terrible, capitaine de génie sur son élément, devenait d’une effrayante nullité en face de toute situation qui ne devait point se terminer par un branle-bas de combat. Enfin, le marquis de Circello, qui, pendant dix ou onze ans, garda près du roi la position qui venait de lui être faite, était ce que les rois appellent un bon serviteur, en ce qu’il obéit sans réplique aux ordres qu’il reçoit, ces ordres fussent-ils absurdes ; – et ce que l’avenir n’appelle d’aucun nom, cherchant inutilement sa trace dans les événements contemporains et n’y trouvant que sa signature au-dessous de celle du roi.
Le seul homme qui, en pareille circonstance, eût pu donner un bon conseil et qui même l’avait déjà plusieurs fois donné au roi, c’était le cardinal Ruffo. Son génie plein d’audace, de ressources et d’invention, était de ceux auxquels les rois peuvent recourir en toute circonstance. Le roi le savait et il y avait personnellement recouru.
Mais le cardinal lui avait constamment répondu par ces paroles : « Transporter la contre-révolution en Calabre, et mettre à la tête de la contre-révolution le duc de Calabre. »
La première moitié du conseil agréait assez au roi ; mais la seconde partie lui paraissait absolument impraticable.
Le duc de Calabre était le digne fils de son père, et il avait horreur de tout moyen politique qui pût compromettre sa précieuse existence. Il n’avait jamais voulu aller en Calabre, de peur d’y attraper la fièvre, et cela, quelques instances que le roi eût pu lui faire. À coup sûr, le roi n’obtiendrait point de lui d’y aller lorsqu’il s’agirait non-seulement d’y risquer la fièvre, mais d’y recevoir, en outre, des coups de fusil.
Aussi le roi, sachant d’avance l’inutilité de l’ouverture, n’avait-il pas dit un mot à son fils de ce projet.
Le conseil se sépara donc, comme nous l’avons dit, sans avoir rien décidé, se donnant à lui-même ce prétexte que, les renseignements sur l’état des choses étant insuffisants, il fallait en attendre de nouveaux.
La situation était claire cependant et ne pouvait guère le devenir davantage.
Les Français étaient maîtres de Naples, la république parthénopéenne était proclamée et le gouvernement provisoire envoyait des représentants pour démocratiser la province.
Seulement, comme le conseil voulait avoir l’air de délibérer, s’il ne faisait point autre chose, il décida qu’il se réunirait le lendemain et les jours suivants.
Et cependant, comme on va le voir, le conseil avait bien fait de décider qu’il fallait attendre d’autres nouvelles ; car, le lendemain, arriva une nouvelle à laquelle personne ne s’attendait.
Son Altesse le prince royal avait fait une descente en Calabre, s’était fait reconnaître à Brindisi et à Tarente, et avait soulevé toute la pointe méridionale de la péninsule.
À cette nouvelle, annoncée officiellement par le marquis de Circello, qui la tenait d’un courrier arrivé le jour même de Reggio, les membres du conseil se regardèrent avec étonnement, et le roi éclata de rire.
Nelson, qui comprenait un pareil événement parce qu’il était dans sa nature de le conseiller ou de l’accomplir, fit observer que, depuis huit jours, le prince avait quitté Palerme pour se rendre au château de la Favorite ; que, depuis huit jours, on ne l’avait point vu, et qu’il était possible que, sans en rien dire à personne, poussé par son courage, il eût rêvé et mis à exécution cette entreprise, qui paraissait avoir si bien réussi.
Cette fois, le roi haussa les épaules.
Mais, comme, à tout prendre, l’invraisemblable est encore possible, le roi consentit à ce que l’on fit monter un homme à cheval, qui courrait à la Favorite et demanderait, au nom du roi, inquiet de cette longue absence, des nouvelles de son fils.
L’homme monta à cheval, partit au galop et revint annoncer que le prince saluait son auguste père et se portait à merveille. Il l’avait vu, lui avait parlé, et sa reconnaissance était grande pour cette sollicitude paternelle à laquelle le roi ne l’avait pas habitué.
Le conseil, qui, la veille, s’était séparé sans prendre de décision, parce que les nouvelles n’étaient point assez importantes, se sépara, cette fois, sans en prendre encore parce qu’elles l’étaient trop.
Le roi, en rentrant chez lui, ouvrait la bouche pour donner l’ordre d’aller chercher le cardinal Ruffo, lorsque l’on prévint Sa Majesté que celui-ci l’attendait dans son appartement, usant du privilège qui lui avait été donné d’entrer chez le roi à toute heure et sans jamais faire antichambre.
Le cardinal attendait le roi debout et le sourire sur les lèvres.
– Eh bien, mon éminentissime, dit le roi, vous savez les nouvelles ?
– Le prince héréditaire est débarqué à Brindisi, et toute la pointe méridionale de la Calabre est en feu.
– Oui ; mais, par malheur, il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Le prince héréditaire n’est pas plus en Calabre que moi, qui me garderai bien d’y aller : il est à la Favorite.
– Où il commente fort savamment, avec le chevalier San-Felice, l’Erotika Biblion.
– Qu’est-ce que cela, l’Erotika Biblion ?
– Un livre fort savant sur l’Antiquité, écrit par M. le comte de Mirabeau, pendant sa captivité au château d’If.
– Mais enfin, si grand savant que soit mon fils, il n’a pas encore découvert la baguette de l’enchanteur Merlin, et il ne peut être à la fois en Calabre et à la favorite.
– Cela est pourtant ainsi.
– Voyons, mon cher cardinal, ne me faites pas languir et donnez-moi le mot de l’énigme.
– Le roi le veut ?
– Votre ami vous en prie.
– Eh bien, sire, le mot de l’énigme, qui est pour Votre Majesté seule, comprenez bien…
– Pour moi seul, c’est convenu.
– Eh bien, le mot de l’énigme est que, quand, pour un grand projet, j’ai besoin d’un prince héréditaire, et que le roi est assez ennemi de lui-même pour ne pas vouloir me le donner…
– Eh bien ? demanda le roi.
– Eh bien, j’en fabrique un ! répondit le cardinal.
– Oh ! pardieu ! dit le roi, voilà du nouveau. Vous allez me dire comment vous vous y prenez, n’est-ce pas ?
– Bien volontiers, sire. Seulement, accommodez-vous confortablement dans un fauteuil, comme dit mon ami Nelson ; car le récit est un peu long, je vous en préviens.
– Parlez, parlez, mon cher cardinal, dit le roi s’accommodant, en effet, dans une causeuse ; et ne craignez jamais d’être trop long. Vous parlez si bien, que je ne me lasse jamais de vous entendre.
Ruffo salua et commença son récit.
CVI. Comment le prince héréditaire pouvait être, à la fois, en Sicile et en Calabre. §
– Sire, Votre Majesté se rappelle Leurs Altesses royales mesdames Victoire et Adélaïde, filles de Sa Majesté le roi Louis XV ?
– Parfaitement ; pauvres vieilles princesses ! à telles enseignes qu’au moment de quitter Naples, je leur ai envoyé quelque chose comme dix ou douze mille ducats, en leur faisant dire de s’embarquer à Manfredonia pour Trieste, ou de venir, si elles l’aimaient mieux, nous rejoindre à Palerme.
– Votre Majesté se rappelle aussi les sept gardes du corps qu’elles avaient avec elles, et dont l’un, M. de Boccheciampe, était particulièrement recommandé par M. le comte de Narbonne ?
– Je me rappelle tout cela.
– L’un d’eux – Votre Majesté n’a pas dû, certes, oublier ce détail – avait une merveilleuse ressemblance avec Son Altesse royale le prince héréditaire.
– Au point que, moi-même, quand je l’ai vu pour la première fois, j’y ai été trompé.
– Eh bien, sire, dans les circonstances où nous nous trouvions, il m’est venu à l’esprit d’utiliser ce phénomène.
Le roi regarda Ruffo en homme qui ne sait pas encore ce qu’il va entendre, mais qui a une telle confiance dans le narrateur, qu’il admire déjà.
Ruffo continua :
– Au moment du départ, j’appelai près de moi de Cesare, et, comme je doutais que M. le prince de Calabre consentît jamais à jouer un rôle actif dans une guerre comme celle qui se préparait, sans faire part de mon projet à Cesare, sur la bravoure de qui je savais pouvoir compter, puisqu’il est Corse, je lui dis que ce n’était, certes, point par hasard et sans avoir de grands desseins sur lui que la nature l’avait doué d’une ressemblance si extraordinaire avec le prince héréditaire.
– Et que répondit-il ? demanda le roi.
– Je dois lui rendre cette justice, qu’il n’hésita pas un instant. « Je ne suis, dit-il, qu’un atome dans le drame qui se joue ; mais ma vie et celle de mes compagnons est au service du roi. Qu’ai-je à faire ? – Rien, répondis-je. Vous n’avez qu’à vous laisser faire. – Encore, avons-nous un plan quelconque à suivre ? – Vous accompagnerez Leurs Altesses royales à Manfredonia ; lorsqu’elles seront embarquées, vous suivrez la côte orientale de la Calabre jusqu’à Brindisi. Si, le long de la route, il ne vous est rien arrivé, prenez à Brindisi un bateau, une barque, une tartane, et gagnez la Sicile ; si, au contraire, il vous est arrivé quelque chose d’extraordinaire et d’inattendu, vous êtes homme d’esprit et de courage, profitez des circonstances : votre fortune et celle de vos compagnons – une fortune à laquelle, dans vos rêves d’ambition les plus hardis, vous ne pouviez vous attendre, – est entre vos mains… »
– Vous aviez quelque projet sur eux ?
– Évidemment.
– Alors, pourquoi, connaissant leur courage, ne les mettiez-vous pas au courant de ce projet ?
– Parce que, sur les sept, sire, un pouvait me trahir… Qui peut répondre que, sur sept hommes, un seul ne trahira point ?
Le roi poussa un soupir.
– Mais ce projet, dit-il, à moi, vous n’avez aucune raison de me le cacher.
– D’autant mieux, sire, continua Ruffo, qu’il a réussi.
– J’écoute, reprit le roi.
– Eh bien, sire, nos sept jeunes gens suivirent de point en point les instructions données. Les deux princesses embarquées, ils prirent la côte méridionale de la Calabre, où les attendait un de mes agents par lequel je ne craignais pas plus d’être trahi que par eux, attendu qu’il n’était guère mieux instruit qu’eux.
– Vous étiez fait pour être premier ministre, mon cher Ruffo, non pas d’un petit État comme Naples, mais d’une grande puissance comme la France, l’Angleterre ou la Russie. Continuez, continuez, je vous écoute. Voyons, quel était cet agent, et qu’était-il chargé de faire ? Quel maître en politique vous êtes, mon cher cardinal ! et quel malheur que vous n’ayez pas eu en moi un meilleur élève !
– Cet agent que Votre Majesté a nommé, il y a un an, intendant à ma recommandation, habite la ville de Montejasi, qui devait naturellement se trouver sur la route de nos aventuriers. Je lui écrivis que Son Altesse royale le duc de Calabre, décidé à tenter un coup désespéré pour reconquérir le royaume de son père, venait de s’embarquer pour la Calabre avec le duc de Saxe, son connétable et son grand écuyer, et que je le priais de veiller à leur sûreté en sujet fidèle, dans le cas où il croirait que leur projet ne dût pas réussir, mais aussi de les seconder de tout son pouvoir dans le cas où il aurait la moindre chance de réussite. Il était invité à transmettre le secret de cette expédition aux amis dont il serait sûr. J’avais le briquet et le caillou : j’attendis l’étincelle.
– Le caillou se nommait de Cesare, je le sais déjà ; mais comment se nommait le briquet ?
– Buonafedo Gironda, sire.
– Il ne faut oublier aucun de ces noms, mon éminentissime ; car je sais que, si un jour j’ai à punir, j’aurai aussi à récompenser.
– Ce que j’avais prévu est arrivé. Les sept jeunes gens passèrent par la ville de Montejasi, chef-lieu du district de notre intendant ; ils descendirent à une mauvaise auberge, sur le balcon de laquelle ils vinrent prendre l’air après avoir dîné. Le préfet était déjà prévenu de leur présence, et le nombre sept lui fit immédiatement naître dans l’esprit l’idée que ces sept personnages pourraient bien être monseigneur le duc de Calabre, le duc de Saxe, le connétable Colonna, le grand écuyer Boccheciampe et leur suite. D’un autre côté, un bruit tout opposé s’était répandu dans la ville : on disait que les sept jeunes gens étaient des agents jacobins qui venaient démocratiser la province. Or, la province étant peu démocrate, quatre ou cinq cents personnes, déjà réunies sur la place, s’apprêtaient à faire un mauvais parti à nos voyageurs, lorsque arriva le préfet Buonafedo Gironda, c’est-à-dire mon homme, lequel écouta les bruits qui circulaient et répondit que c’était à lui, la première autorité du pays, de s’assurer de l’identité des gens qui traversaient le chef-lieu de son district ; qu’en conséquence, il allait se rendre près des étrangers et procéderait à leur interrogatoire ; les Montéjasiens sauraient donc dans dix minutes à quoi s’en tenir.
» Les jeunes gens avaient quitté le balcon et refermé la fenêtre, car il ne leur était point difficile de voir que quelque chose d’inconnu soulevait contre eux un orage qui ne tarderait point à éclater, lorsqu’on leur annonça la visite de l’intendant. Cette annonce, au lieu de la calmer, redoubla leur inquiétude. Il paraît que, dans toutes les circonstances épineuses, c’était de Cesare qui portait la parole ; il se prépara donc à demander au préfet la cause des mauvaises intentions des habitants de Montejasi à son égard, lorsque celui-ci entra et se trouva face à face avec lui.
» À la vue de Cesare, tous les soupçons de Buonafedo furent confirmés. Il était évident que les sept voyageurs étaient ceux que je lui avais recommandés et qu’il se trouvait en face du prince héréditaire.
» Aussi ce cri s’échappa-t-il de sa bouche :
» – Le prince royal ! Son Altesse le duc de Calabre !
» De Cesare tressaillit. Cette circonstance inattendue et incroyable que je lui avais prédite et dont je l’avais invité à profiter, c’était à n’en point douter, celle dans laquelle il se trouvait ; cette fortune inespérée, inouïe à laquelle il n’avait pas osé penser dans ses rêves, elle venait au-devant de lui, elle allait passer à portée de sa main, il n’avait qu’à la saisir aux cheveux.
» Il regarda ses compagnons, cherchant dans leur regard un signe approbateur, et, encouragé par ce signe, il fit pour toute réponse un pas au-devant de l’intendant, et, avec une dignité suprême, lui donna sa main à baiser.
– Mais savez-vous, mon éminentissime, que c’est un homme très-fort que votre de Cesare ? fit le roi.
– Attendez donc, sire !… L’intendant, en se relevant, demanda à être présenté au duc de Saxe, au connétable Colonna et au grand écuyer Boccheciampe ; lui-même indiquait au faux prince royal les noms dont il devait nommer ses compagnons et les titres dont il devait les qualifier. Mais les hurlements de la multitude ne donnèrent pas le temps à la présentation de s’achever. Trois ou quatre pierres brisèrent les vitres et vinrent tomber aux pieds des princes et de l’intendant, qui ouvrit la fenêtre, prit de Cesare par la main, et, le montrant à la population ébahie de voir la bonne intelligence qui régnait entre l’intendant royal et les envoyés jacobins, il cria d’une voix qui domina le tumulte : « Vive le roi Ferdinand ! vive notre prince héréditaire François ! » Vous jugez, sire, de l’effet que firent sur la foule cette apparition et ce cri. Quelques Montéjasiens qui avaient été à Naples et qui y avaient vu le duc de Calabre, le reconnurent ou crurent le reconnaître. Un immense cri de « Vive le roi ! vive le prince héréditaire ! » répondit au cri de l’intendant. De Cesare salua, fort princièrement à ce qu’il paraît. Au milieu des hourras qui se continuaient avec fureur, deux ou trois voix crièrent : « À la cathédrale ! à la cathédrale ! » Rien ne réjouit le peuple comme un Te Deum. Aussi la foule répéta-t-elle d’une seule voix : « À la cathédrale ! à la cathédrale ! » Dix messagers se détachèrent et allèrent prévenir l’archevêque de se préparer à chanter un Te Deum. Enfin, au milieu d’un concours de peuple immense, le faux prince se rendit à l’église, porté dans les bras de la multitude et accompagné de l’enthousiasme universel… Vous comprenez bien, sire, qu’une fois le Te Deum chanté, si quelques soupçons subsistaient encore, ces soupçons s’évanouirent. Qui pouvait douter du prince royal, quand Dieu lui-même l’avait reconnu et béni ? Une si heureuse nouvelle se répandit dans les campagnes avec la rapidité de la foudre. Dans toutes les localités où elle parvint, on nomma des députés, qui, le lendemain, vinrent à Montejasi rendre hommage au faux prince. De Cesare les reçut avec sa dignité accoutumée, leur annonça qu’il venait de votre part pour reconquérir le royaume, et qu’il se confiait au courage et à la loyauté de ceux qui devaient être un jour ses sujets.
– Allons, allons ! dit le roi, tout cela n’est point d’un homme ordinaire, et je vois que je n’avais pas trop fait pour lui en lui mettant sur le dos l’habit de lieutenant.
– Attendez, sire, répliqua Ruffo, car le meilleur me reste à vous raconter. Dans la journée, le bruit arriva à Montejasi que les princesses de France, qui voulaient se rendre à Trieste, repoussées par les vents contraires, venaient d’entrer dans le port de Brindisi. Il y avait un grand coup à risquer et qui fermerait la bouche aux plus sceptiques et aux plus incrédules : c’était d’aller faire une visite à Mesdames, de leur confier franchement la situation et de se faire reconnaître par elles. Elles aimaient assez le chef de leurs gardes et elles étaient assez dévouées à Leurs Majestés Siciliennes pour ne point hésiter un instant à charger leur conscience d’un mensonge qui pouvait servir à l’intérêt de la cause. Arrivé où il en était, de Cesare était décidé à pousser la chose jusqu’au bout. On partit le même soir pour Brindisi en annonçant que le prince royal allait faire une visite à ses respectables cousines Mesdames de France. Le lendemain, toute la ville de Brindisi savait l’arrivée du prince, et les autorités venaient le féliciter au palais de don Francesco Errico, à qui il avait fait l’honneur de descendre chez lui.
» Vers midi, au milieu d’un concours immense de peuple, nos sept jeunes gens s’acheminèrent vers le port, marchant derrière le prince royal et lui rendant tous les honneurs dus à son rang. Les princesses étaient à bord de leur felouque et n’avaient pas voulu débarquer.
» En voyant leurs sept gardes du corps, elles manifestèrent une grande joie, et de Cesare, ayant demandé à les entretenir en particulier, descendit près d’elles, tandis que ses six compagnons restaient sur le pont avec de Châtillon, leur ancienne connaissance.
» Les vieilles princesses avaient appris la présence du prince héréditaire en Calabre ; mais elles étaient loin de s’attendre que ce prince héréditaire ne fût autre que de Cesare. Celui-ci leur raconta les événements tels qu’ils s’étaient passés et leur demanda s’il devait ou non leur donner suite.
» Leur avis fut qu’il fallait profiter de la bonne chance que lui offrait le destin, et, sur l’observation que de Cesare leur fit que Votre Majesté trouverait peut-être mauvais qu’il se fît passer pour le prince héréditaire, et le prince héréditaire qu’il se fît passer pour lui, elles s’engagèrent à arranger la chose avec Votre Majesté et le duc de Calabre.
» De Cesare, au comble de la joie, demanda alors aux vieilles princesses une preuve d’estime qui pût confirmer aux yeux du public leur parenté. Leurs Altesses royales y consentirent, remontèrent avec lui sur le pont, lui donnèrent leurs mains à baiser, et reconduisirent l’illustre visiteur jusqu’à l’escalier de leur felouque. Là, de Cesare eut l’honneur de les embrasser toutes les deux.
– Mais vous savez, mon éminentissime, que c’est le brave des braves, votre de Cesare ! dit le roi.
– Oui, sire, et la preuve, c’est que ses compagnons, n’osant poursuivre l’aventure, l’ont abandonné avec Boccheciampe, et se sont embarqués pour Corfou.
– De sorte que… ?
– De sorte que de Cesare et Boccheciampe, c’est-à-dire le prince François et son grand écuyer sont à Tarente avec trois ou quatre cents hommes, et que toute la terre de Bari est soulevée en leur nom et au vôtre.
– Voilà de riches nouvelles, mon éminentissime ! Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’en profiter ?
– Si fait, sire, et c’est pour cela que me voici.
– Et vous êtes le bienvenu, comme toujours… Voyons, si philosophe que je sois, je ne serais point fâché de chasser les Français de Naples et de faire pendre quelques jacobins sur la place du Mercato-Vecchio. Qu’y a-t-il à faire, mon cher cardinal, pour arriver à cela ?… Entends-tu, Jupiter, nous allons pendre des jacobins. Eh ! eh ! ce sera drôle.
– Ce qu’il y a à faire pour arriver à cela ? demanda Ruffo.
– Oui, je désire le savoir.
– Eh bien, sire, il y a à me laisser achever ce que j’ai commencé : voilà tout.
– Achevez, mon éminentissime, achevez.
– Mais seul, sire !
– Comment, seul ?
– Oui, c’est-à-dire sans le concours d’aucun Mack, d’aucun Pallavicini, d’aucun Maliterno, d’aucun Romana.
– Comment ! tu veux reconquérir Naples seul ?
– Oui, seul, avec de Cesare pour lieutenant, et mes bon Calabrais pour armée. Je suis né parmi eux, ils me connaissent ; mon nom ou plutôt celui de mes aïeux est en vénération dans les chaumières les plus écartées. Dites seulement oui, donnez-moi les pouvoirs nécessaires, et, avant trois mois, je suis avec soixante mille hommes aux portes de Naples.
– Et, comment les réuniras-tu, tes soixante mille hommes ?
– En prêchant la guerre sainte, en élevant le crucifix de la main gauche, l’épée de la main droite, en menaçant et en bénissant. Ce qu’on fait les Fra-Diavolo, les Mammone, les Pronio, dans les Abruzzes, dans la Campanie et dans la Terre de Labour, je le ferai bien, Dieu aidant, en Calabre et dans la Basilicate.
– Mais des armes ?
– Nous n’en manquerons point, dussions-nous n’avoir que celles des jacobins qu’on enverra pour nous combattre. D’ailleurs, chaque Calabrais n’a-t-il pas un fusil ?
– Mais de l’argent ?
– J’en trouverai dans les caisses des provinces. Il ne me faut pour tout cela que l’agrément de Votre Majesté.
– Mon agrément ? Vive saint Janvier !… Non pas, je me trompe, saint Janvier est un renégat. – Mon agrément, tu l’as. Quand te mets-tu en campagne ?
– Dès aujourd’hui, sire. Mais vous savez mes conditions ?
– Seul, sans armes et sans argent, n’est-ce point cela ?
– Oui, sire. Me trouvez-vous trop exigeant ?
– Non, pardieu !
– Mais seul, avec tout pouvoir : je serai votre vicaire général, votre alter ego.
– Tu seras tout cela, et, aujourd’hui même, en plein conseil, je déclare que telle est ma volonté.
– Alors, tout est perdu.
– Comment, tout est perdu ?
– Sans doute. Au conseil, je n’ai que des ennemis. La reine ne m’aime pas, M. Acton me déteste, milord Nelson m’exècre, le prince de Castelcicala m’abhorre. Quand bien même les autres ministres me soutiendraient, voilà une majorité toute faite contre moi… Non, sire, pas ainsi.
– Comment, alors ?
– Sans conseil d’État, sans autre volonté que celle du roi, sans autre aide que celle de Dieu. Ai-je besoin de quelqu’un pour faire ce que j’ai fait jusqu’à présent ? Pas plus que je n’en aurai besoin pour ce qui me reste à faire. Ne disons pas un mot de notre plan ; gardons le secret. Je pars sans bruit pour Messine avec mon secrétaire et mon chapelain, je traverse le détroit ; et, là seulement, je déclare aux Calabrais ce que je viens faire en Calabre. Le conseil d’État alors se réunira sans Votre Majesté ou avec Votre Majesté ; mais il sera trop tard. Je me moquerai du conseil d’État. Je marcherai sur Cosenza, j’ordonnerai à de Cesare de faire sa jonction avec moi, et, dans trois mois, comme je l’ai dit à Votre Majesté, je serai sous les murs de Naples.
– Si tu fais cela, Fabrizio, je te nomme premier ministre à vie et je reprends à mon imbécile de François le titre de duc de Calabre pour te le donner.
– Si je fais cela, sire, vous ferez ce que font les rois pour lesquels on se dévoue, vous vous hâterez d’oublier. Il y a des services si grands, que l’on ne peut les payer que par l’ingratitude, et celui que je vous aurai rendu sera de ceux-là. Mais mon but va plus loin que la richesse, plus haut que les honneurs. Je suis ambitieux de gloire et de renommée, sire : je veux être à la fois dans l’histoire Monk et Richelieu.
– Et je t’y aiderai de tout mon pouvoir, quoique je ne sache pas trop ce qu’ils sont ou plutôt ce qu’ils étaient. Quand dis-tu que tu veux partir ?
– Aujourd’hui, si Votre Majesté y consent.
– Comment, si j’y consens ? Tu es bon ! Je t’y pousse, je t’y pousse des pieds et des mains. Mais tu ne penses pas, cependant, partir sans argent ?
– J’ai un millier de ducats, sire.
– Et, moi, je dois en avoir deux ou trois mille dans mon secrétaire.
– C’est tout ce qu’il me faut.
– Attends donc… mon nouveau ministre des finances, le prince Luzzi, m’a prévenu hier que le marquis Francesco Taccone était arrivé à Messine avec cinq cent mille ducats, qu’il a touchés chez Backer en échange de billets de banque. En voilà que je vous recommande, les Backer, mon éminentissime ; quand nous serons rentrés à Naples, et que vous serez premier ministre, nous les ferons ministres des finances.
– Oui, sire, mais revenons à nos cinq cent mille ducats.
– Eh bien, attends : je vais te signer l’ordre de les prendre à Taccone. Ce sera ta caisse militaire.
Le cardinal se mit à rire.
– Pourquoi ris-tu ? demanda le roi.
– Je ris de ce que Votre Majesté ne sait pas que cinq cent mille ducats qui voyagent de Naples en Sicile se perdent toujours en route.
– C’est possible. Mais, au moins, Danero, le général Danero, le gouverneur de la place de Messine, mettra à ta disposition les armes et les munitions nécessaires à la petite troupe avec laquelle tu te mettras en marche.
– Pas plus que le trésorier Taccone ne me remettra les cinq cent mille ducats. N’importe, sire : remettez-moi ces deux ordres. Si Taccone me donne l’argent et Danero les armes, tant mieux ; s’ils ne me les donnent pas, je me passerai d’eux.
Le roi prit deux papiers, écrivit et signa les deux ordres.
Pendant ce temps, le cardinal tirait un troisième papier de sa poche, le dépliait et le glissait sous les yeux du roi.
– Qu’est-ce que cela ? demanda le roi.
– C’est mon diplôme de vicaire général et d’alter ego.
– Que tu as rédigé toi-même ?
– Pour ne pas perdre de temps, sire.
– Et, comme je ne veux pas te retarder…
Le roi posa la main au-dessous de la dernière ligne.
Le cardinal l’arrêta au moment où il allait signer.
– Lisez d’abord, sire, fit le cardinal.
– Je lirai après, dit le roi.
Et il signa.
Ceux de nos lecteurs qui craindront de perdre leur temps à la lecture d’une pièce diplomatique des plus curieuses, mais qui n’est, au bout du compte, qu’une pièce diplomatique inconnue jusqu’aujourd’hui, peuvent passer le chapitre suivant ; mais ceux qui cherchent dans un livre historique autre chose qu’une simple distraction ou un frivole amusement, nous sauront gré, nous en sommes sûr, d’avoir tiré ce document des tiroirs secrets de Ferdinand, où il était enseveli depuis soixante ans, et de lui faire voir le jour pour la première fois.
CVII. Diplôme du cardinal Ruffo. §
« Cardinal Ruffo,
» La nécessité d’arriver le plus promptement possible, et par les moyens les plus efficaces, au salut des provinces du royaume de Naples et de les préserver des nombreuses intrigues que les ennemis de la religion, de la couronne et de l’ordre ourdissent pour les entraîner dans la rébellion, me détermine à commettre au talent, au zèle et à l’attachement de Votre Éminence le soin grave et l’importante mission de la défense de cette partie du royaume encore pure des désordres de tout genre et de la ruine qui menace le royaume dans cette terrible crise.
» Je charge, par conséquent, Votre Éminence de se porter en Calabre, cette province de notre royaume étant celle que nous chérissons le plus particulièrement, et dans laquelle il est le plus facile d’organiser la défense et de combiner les opérations à l’aide desquelles on peut arrêter la marche de l’ennemi commun et sauvegarder l’un et l’autre littoral de toute tentative soit d’hostilité, soit de séduction, qui pourrait être essayée, par les malintentionnés de la capitale ou du reste de l’Italie.
» Les Calabres, la Basilicate, les provinces de Lecce, Barri et Salerne seront l’objet de mes soins les plus empressés et les plus énergiques.
» Tous les moyens de salut que Votre Éminence croira pouvoir employer, au nom de l’attachement à la religion, du désir de sauver la propriété, la vie et l’honneur des familles, les récompenses à accorder à ceux qui se distingueront dans l’œuvre de restauration que vous allez entreprendre, seront adoptées par moi sans discussion, sans limite, ainsi que les châtiments les plus sévères que vous croirez devoir appliquer aux rebelles. Enfin, quelque ressource à laquelle, dans l’extrémité où nous nous trouvons, Votre Éminence croira devoir recourir et qu’elle jugera capable d’exciter les habitants à une juste défense, elle devra l’employer ; mais c’est surtout le feu de l’enthousiasme dirigé dans la bonne voie qui nous paraît le plus apte à lutter contre les nouveaux principes et à les renverser. Ces principes régicides et désorganisateurs des sociétés sont plus puissants que vous ne le croyez peut-être ; car ils flattent l’ambition des uns et la cupidité des autres, et la vanité et l’amour-propre de tous, en faisant naître dans les cœurs les plus vulgaires ces trompeuses espérances que répandent les fauteurs des opinions modernes et des manèges révolutionnaires, manèges qui, partout où ils ont été employés, opinions qui, partout où elles ont triomphé, ont fait le malheur de l’État, comme on peut le voir en jetant les yeux sur la France et l’Italie.
» À cet effet, pour remédier à toutes nos misères par de promptes mesures destinées à reconquérir nos provinces envahies, ainsi que cette insolente capitale qui leur donne l’exemple du désordre, j’autorise Votre Éminence à exercer la charge de commissaire général dans la première province où se manifestera le besoin de sa mission, celle de vicaire général du royaume lorsqu’elle se trouvera en possession de tout ou partie de ce royaume, à la tête des forces actives qu’elle va recevoir, avec le droit de faire en notre nom toute proclamation qu’elle croira utile au bien de la cause.
» Je donne, en outre, à Votre Éminence, comme mon alter ego, le droit de changer tout préside, de révoquer tout administrateur, tout président de tribunal, tout employé supérieur ou inférieur de l’administration politique ou civile ; comme aussi de suspendre, d’éloigner, de faire arrêter tout employé militaire, s’il croit avoir des raisons d’user de cette rigueur, et d’employer intérimairement ceux auxquels il aura confiance et qu’il chargera des postes vacants, jusqu’à ce que j’aie approuvé leur nomination, sur la demande qui m’en sera faite, et cela, afin que tous ceux qui dépendent de mon gouvernement reconnaissent dans Votre Éminence mon agent suprême et agissent activement, sans retard ni opposition, et cela, ainsi qu’il convient et est indispensable aux heures critiques et difficiles où nous nous trouvons.
» Cette charge de commissaire général et de vicaire du royaume sera, par Votre Éminence, appliquée et exercée comme elle l’entendra, attendu que, grâce à cette faculté d’alter ego que je lui concède de la façon et selon le mode le plus étendu, j’entends qu’elle fasse valoir et respecter mon autorité souveraine, et que, par son emploi, elle préserve mon royaume de dommages ultérieurs, ceux qu’il a subis jusqu’aujourd’hui étant déjà trop grands.
» Elle devra, en conséquence, procéder avec la plus grande sévérité et la plus rigoureuse justice, soit pour se faire obéir, selon que l’exigera la nécessité du moment, soit pour donner les bons exemples et faire disparaître les mauvais, soit enfin pour faire avorter la semence ou arracher les racines de cette mauvaise plante de la liberté, qui a si facilement germé et poussé aux endroits où mon autorité est méconnue, afin que le mal déjà fait soit réparé et que nous ne marchions pas à un mal plus grand et à de nouveaux malheurs.
» Toutes les caisses du royaume, sous quelque dénomination qu’elles soient classées, relèveront de Votre Éminence et obéirait à ses ordres. Elle veillera à ce que l’on ne fasse parvenir aucune somme à la capitale tant que celle-ci se trouvera dans l’état d’anarchie où elle est maintenant. L’argent desdites caisses sera, par Votre Éminence, employé, pour le bien et le besoin des provinces, au payement nécessaire au gouvernement civil et aux moyens de défense que nous devons improviser, ainsi qu’à la solde de nos défenseurs.
» Il me sera donné un état régulier de ce que Votre Éminence aura fait et comptera faire, afin que, sur les choses faites et à faire, je puisse vous notifier mes résolutions et transmettre mes ordres.
» Votre Éminence choisira deux ou trois assesseurs probes et dignes de sa confiance, choisis dans la magistrature, pour rendre leurs jugements dans les causes graves, qui, pour appel, dans les temps ordinaires, s’envoient au tribunal de la capitale. Ils remplaceront les tribunaux de Naples, afin que les affaires ne traînent pas en longueur. Pour ces emplois, Votre Éminence pourra se servir des magistrats provinciaux, les autorisant à prononcer en même temps sur toute autre cause qu’il lui plaira de leur soumettre, ainsi que sur les appels qui seraient portés devant eux, et elle s’assurera, en destituant les-dits magistrats, à l’occasion, que la plus stricte justice sera rendue dans les provinces qu’elle administrera en mon nom.
» Par les différents papiers que je remets à Votre Éminence, elle s’assurera que, dans la persuasion que la nombreuse armée que j’entretenais dans mon royaume, armée par laquelle j’ai été si mal servi, n’est point encore entièrement dispersée ; j’avais donné l’ordre que ses restes se portassent à Palerme et jusque dans les Calabres, dans le but de défendre ces provinces et de maintenir leurs communications avec la Sicile. Dans les circonstances où nous sommes, quels que soient les commandants qui, sur son chemin, se présenteront à Votre Éminence avec ces débris de troupes, ces commandants devront marcher d’accord avec Votre Éminence, quelle que soit la position qui leur ait été créée par mes ordonnances précédentes. Quant au général de la Salandra ou tout autre général qui se réunirait à Votre Éminence avec ces mêmes troupes, ils suivront les prescriptions nouvelles qui leur sont données. Votre Éminence les leur notifiera, et, aussitôt que je serai prévenu de cette notification, j’expédierai les commissions ultérieures que Votre Éminence réclamera de moi.
» Relativement à la force militaire, et nous devons supposer raisonnablement qu’il n’en reste plus de régulière, Votre Éminence, et c’est là le but principal de sa commission, aura soin de la créer ou réorganiser par tous les moyens, et l’on tâchera, puisque, cette fois, elle combattra sur le sol de la patrie, bien que cette force ne puisse être composée que de soldats fugitifs et déserteurs, on tâchera de leur rendre ou de leur inspirer le courage qu’ont montré mes braves Calabrais dans les combats qu’ils viennent de soutenir contre l’ennemi. Il en sera ainsi des corps qui se formeront, composés des habitants des provinces que leur patriotisme et leur amour pour la religion porteront à prendre les armes et à défendre ma cause.
» Pour arriver à ce but, je ne prescris aucun moyen à Votre Éminence ; je les laisse, au contraire, tous à son zèle, tant relativement au mode d’organisation que pour la distribution des récompenses de tout genre qu’elle croira devoir accorder. Si ces récompenses sont pécuniaires, elle pourra les distribuer elle-même ; si ce sont des honneurs et des emplois, elle pourra temporairement accorder ces honneurs et distribuer ces emplois, et ce sera à moi de les ratifier ; car toute haute faveur devra être soumise à ma ratification.
» Lorsque les troupes régulières que j’attends seront arrivées, on pourra en expédier une partie en Calabre, ou dans toute autre partie de la terre ferme, ainsi que toutes munitions et pièces d’artillerie que l’on pourra partager entre la Sicile et la Calabre.
» Votre Éminence choisira les employés militaires et politiques dont elle croira devoir s’entourer ; elle établira pour eux des conditions provisoires, et placera chacun au poste qu’elle croira le mieux lui convenir.
» Pour les dépenses de Votre Éminence, il lui sera accordé la somme de quinze cents ducats (six mille francs par mois), somme que nous regardons comme indispensable à ses besoins ; mais je lui accorde, en outre, toute somme ultérieure plus considérable qu’elle croira nécessaire à l’emploi de sa commission, surtout dans ses passages d’un lieu à un autre, sans que ce surcroît de dépense puisse en aucune façon peser sur mes peuples.
» Je lui concède, en outre, le maniement de l’argent qu’elle trouvera dans les caisses publiques et qui, par ses soins, rentrera. Elle en emploiera une partie à se procurer les nouvelles nécessaires, indispensables à sa sûreté, soit que ces nouvelles viennent de la capitale, soit qu’elles viennent des mouvements de l’ennemi à l’extérieur ; et, comme la capitale se trouve en ce moment dans le plus grand désordre, vu les nombreux partis opposés qui la déchirent, et dont le peuple est la victime, elle fera veiller par des hommes habiles et experts dans cet art, sur tout ce qui s’y passera et qui immédiatement de tout ce qui se passera l’informeront. C’est pour cet objet qu’elle n’épargnera pas l’argent lorsqu’elle pensera que la prodigalité doive porter ses fruits.
» Dans d’autres cas où de pareilles dépenses lui paraîtraient nécessaires, Votre Éminence pourra engager sa promesse et donner des sommes vis-à-vis des personnages qui pourraient rendre des services à l’État, à la religion et à la couronne.
» Je ne m’étends point sur les mesures de défense que j’attends d’elle au plus haut degré, et encore moins sur la manière dont elle devra réprimer les émeutes, les troubles intérieurs, les attroupements, les séductions et les manœuvres des émissaires jacobins. Je laisse donc à Votre Éminence le soin de prendre les déterminations les plus promptes pour que justice soit faite de tous ces délits. Les présides, celui de Lecce spécialement, ceux de mes vassaux qui auront un essor loyal, les évêques, les curés et tous les honnêtes ecclésiastiques, l’informeront de tous les besoins comme de toutes les ressources locales, et bien certainement ceux-ci seront aiguillonnés par l’ardente énergie et la puissante nécessité que commandent les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons.
» J’attends de l’empereur d’Autriche des secours de tout genre ; le Turc m’en promet également ; la Russie a pris vis-à-vis de moi les mêmes engagements, et déjà les escadres de cette dernière puissance, rapprochées de notre littoral, sont prêtes à nous secourir.
» J’en avise Votre Éminence, afin que, dans l’occasion, elle puisse s’appuyer d’elles, et même faire descendre une partie de ses troupes dans la province, au cas où leur secours lui deviendrait nécessaire ; comme aussi je l’autorise à réclamer de ces escadres toutes les ressources que la nature de l’opération lui feront considérer comme utiles à sa défense.
» Je la préviens aujourd’hui, et vaguement encore, qu’elle peut trouver asile et secours chez mes alliés ; mais, d’ici, je lui ferai passer des instructions ultérieures qui assureront dans l’avenir un concours plus efficace. Il en sera de même de l’escadre anglaise, pour laquelle je lui transmettrai mes nouvelles instructions, et qui, naviguant sur les côtes de Sicile et de Calabre, veillera à leur sûreté.
» Il sera établi par Votre Éminence de sûrs moyens de me faire passer et de recevoir de moi deux fois la semaine des nouvelles concernant les affaires importantes de sa mission. Je regarde comme indispensable à la défense du royaume que nos courriers se succèdent souvent et dans des délais opportuns.
» Enfin, je me confie à son attachement, à ses lumières, et je suis certain qu’elle répondra à cette haute confiance que je mets dans son attachement à ma cause et à son dévouement pour moi.
» Ferdinand B.
» Palerme, 25 janvier 1799. »
CVIII. Le premier pas vers Naples. §
Tout était disposé, on le voit, non-seulement avec la sage ordonnance de l’homme de guerre, mais encore avec la méticuleuse prévoyance de l’homme d’Église.
Ferdinand était émerveillé.
Généraux, officiers, soldats, ministres l’avaient trahi. Ceux dont c’était l’état de porter l’épée au côté, ou n’avaient pas tiré l’épée, ou l’avaient rendue à l’ennemi ; ceux dont c’était l’état de savoir les nouvelles et d’en profiter ne les avaient pas sues, ou, les sachant, n’en profitaient point ; les conseillers, dont c’était l’état de donner des conseils, n’avaient point trouvé de conseils à donner ; le roi, enfin, avait inutilement demandé à ceux chez lesquels il devait s’attendre à les trouver, le courage, la fidélité, l’intelligence et le dévouement.
Et voici qu’il trouvait tout cela, non pas dans un de ceux qu’il avait comblés de faveurs, mais dans l’homme d’Église qui pouvait se renfermer dans la limite des devoirs d’un homme d’Église, c’est-à-dire se borner à lire son bréviaire et à donner sa bénédiction.
Cet homme d’Église avait tout prévu. Il avait organisé la révolte comme un homme politique ; il s’était mis au courant des nouvelles comme un ministre de la police ; il avait préparé la guerre comme un général ; et, en même temps que Mack laissait tomber son épée aux pieds de Championnet, il tirait le glaive de la guerre sainte, et, sans munitions, il offrait de marcher à la conquête de Naples en montrant le labarum de Constantin et en criant : In hoc signo vinces !
Étrange pays, société étrange, où c’étaient les voleurs de grand chemin qui défendaient le royaume et où, ce royaume une fois perdu, c’était un prêtre qui allait le reconquérir.
Cette fois, par hasard, Ferdinand sut conserver un secret et tenir sa promesse. Il donna au cardinal les deux mille ducats promis, qui, joints aux mille qu’il avait, lui complétèrent une somme de douze mille cinq cents francs de notre monnaie.
Le jour même où les provisions du cardinal avaient été signées, c’est-à-dire le 27 janvier, – le diplôme, nous ignorons pour quelle cause, fut antidaté de deux jours, – le cardinal prit congé du roi sous prétexte de faire un voyage à Messine et se mit immédiatement en voyage, faisant la route tantôt par mer, tantôt par terre, selon que les moyens lui étaient offerts d’aller en avant.
Il mit quatre jours à faire le voyage, et arriva à Messine dans l’après-midi du 31 janvier.
Il se mit aussitôt à la recherche du marquis Taccone, qui, par l’ordre du roi, devait lui remettre les deux millions qu’il rapportait de Naples ; seulement, comme il l’avait prévu, on trouva le marquis, mais les millions furent introuvables.
À la sommation du cardinal, le marquis Taccone répondit qu’avant son départ de Naples, il avait, par l’ordre du général Acton, remis au prince Pignatelli toutes les sommes qu’il avait entre les mains. En vertu de son mandat, le cardinal le somma alors de lui donner le compte de sa situation, ou plutôt l’état de sa caisse. Mais, poussé au pied du mur, le marquis répondit qu’il lui était impossible de rendre des comptes lorsque les registres et tous les papiers de la trésorerie étaient restés à Naples. Le cardinal, qui avait prévu ce qui arrivait, et qui l’avait prédit au roi, se tourna du côté du général Danero, pensant qu’à tout prendre les armes et les munitions lui étaient plus nécessaires encore que l’argent. Mais le général Danero, sous le prétexte que ce n’était pas la peine de donner au cardinal des armes qui ne pouvaient manquer de tomber entre les mains de l’ennemi, les lui refusa, malgré les ordres formels du roi.
Le cardinal écrivit à Palerme pour se plaindre au roi, Danero écrivit, Taccone écrivit, chacun accusant les autres et essayant de se disculper.
Le cardinal, pour en avoir le cœur net, résolut d’attendre à Messine la réponse du roi. Elle lui arriva le sixième jour, apportée par le marquis Malaspina.
Le roi se plaignait fort mélancoliquement de n’être servi que par des voleurs et des traîtres. Il invitait le cardinal à faire la guerre et à tenter l’expédition avec les seules ressources de son génie ; et il lui envoyait, en le priant de lui donner le poste de son aide de camp, le marquis Malaspina.
Il était clair comme le jour que, dans son habitude de douter de tout le monde, Ferdinand commençait à douter de Ruffo comme des autres, et lui envoyait un surveillant.
Par bonheur, ce surveillant était mal choisi : le marquis Malaspina était avant tout un homme d’opposition. Le cardinal, en recevant la lettre du roi, sourit et le regarda.
– Il va sans dire, monsieur le marquis, que la recommandation du roi est un ordre, dit-il ; quoique ce soit une singulière position pour un homme d’épée comme vous d’être l’aide de camp d’un homme d’Église. Mais sans doute, continua-t-il, Sa Majesté vous a fait quelque recommandation particulière qui rehausse votre position près de moi ?
– Oui, Votre Éminence, répondit Malaspina. Elle m’a promis une brillante rentrée dans ses bonnes grâces si je voulais la tenir, dans une correspondance particulière, au courant de vos faits et gestes. Il paraît qu’elle a plus de confiance en moi comme espion que comme chasseur.
– Vous avez donc le malheur, monsieur le marquis, d’être dans la disgrâce de Sa Majesté ?
– Il y a trois semaines, Éminence, que je ne fais plus partie de son jeu.
– Et quel crime avez-vous commis, continua le cardinal, pour subir une pareille punition ?
– Un impardonnable, Éminence.
– Confessez-le-moi, continua le cardinal en riant ; j’ai les pouvoirs de Rome.
– J’ai atteint un sanglier au ventre, au lieu de l’atteindre au défaut de l’épaule.
– Marquis, répondit le cardinal, mes pouvoirs ne sont pas assez étendus pour remettre un pareil crime ; mais, de même que le roi vous a recommandé à moi, je puis vous recommander au grand pénitencier de Saint-Pierre.
Puis, gravement et lui tendant la main :
– Trêve de plaisanteries, dit le cardinal. Je ne vous demande, monsieur le marquis, ni d’être pour le roi, ni d’être pour moi. Je vous dis : Voulez-vous, en franc et loyal Napolitain, être pour le pays ?
– Éminence, dit Malaspina, touché, tout sceptique qu’il était, de cette franchise et de cette loyauté, j’ai pris l’engagement vis-à-vis du roi de lui écrire une fois par semaine : je lui obéirai ; mais, sur mon honneur, pas une lettre ne partira que vous ne l’ayez lue.
– Inutile, monsieur le marquis. Je tâcherai de me conduire de façon que vous puissiez exercer votre mission en conscience et tout dire à Sa Majesté.
Et, comme on venait de lui annoncer que le conseiller don Angelo de Fiore était arrivé de la Calabre, il donna l’ordre de le faire entrer à l’instant même.
Le marquis voulut se retirer ; le cardinal le retint.
– Pardon, marquis, lui dit-il, vous entrez en fonctions. Soyez donc assez bon pour rester.
On introduisit le conseiller don Angelo de Fiore.
C’était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, dont les traits durs et rudement accentués, dont l’œil sinistre et habitué à voir le mal partout contrastaient avec le doux nom.
Il arrivait, comme nous l’avons dit, de la Calabre et venait annoncer que Palmi, Bagnara, Scylla et Reggio étaient en train de se démocratiser. Il invitait donc le cardinal à débarquer le plus tôt possible, le débarquement devenant une folie du moment que ces villes seraient démocratisées ; et déjà, affirmait le conseiller, il n’y avait que trop de temps perdu pour ramener au roi les cœurs chancelants.
Le cardinal regarda Malaspina.
– Que pensez-vous de cela, monsieur mon aide de camp ? lui demanda-t-il.
– Mais, dit Malaspina, qu’il n’y a pas un instant à perdre et qu’il faut débarquer à l’instant même.
– C’est aussi mon avis, dit le cardinal.
Seulement, comme il était déjà trop tard pour partir le jour même, on remit au lendemain matin le passage du détroit.
Le lendemain, 8 février 1799, le cardinal s’embarqua, en conséquence, à six heures du matin, à Messine, et, une heure après, il débarquait sur la plage de Catona, en face de Messine, c’est-à-dire au point même que l’on désignait, lorsque la Calabre était la grande Grèce, sous le nom de Columna Regina.
Toute sa suite consistait dans le marquis Malaspina, lieutenant du roi, l’abbé Lorenzo Spazzoni, son secrétaire, don Annibal Caporoni, son chapelain, ces deux derniers sexagénaires, et don Carlo Occara de Caserte, son valet de chambre.
Il emportait avec lui une bannière sur laquelle, d’un côté, étaient brodées les armes royales, de l’autre, une croix, avec cette légende des conquêtes religieuses, légende déjà citée par nous :
In hoc signo vinces.
Don Angelo de Fiore l’avait précédé de la veille et l’attendait au lieu du débarquement avec trois cents hommes, la plupart vassaux des Ruffo de Scylla et des Ruffo de Bagnara, frères et cousins du cardinal.
Scipion tomba en touchant la terre d’Afrique, et, se relevant sur un genou, dit : « Cette terre est à moi. »
Ruffo en mettant pied à terre sur la plage de Catona, leva les mains au ciel et dit : « Calabre, reçois-moi comme un fils. »
Des cris de joie, des acclamations d’enthousiasme accueillirent cette prière d’un des plus célèbres enfants de ce rude Brutium qui, du temps des Romains, servait d’asile aux esclaves fugitifs.
Le cardinal, à la tête de ses trois cents hommes, auxquels il fit une courte harangue, alla prendre son logement chez son frère, le duc de Baranella, dont la villa était située dans le plus beau site de ce magnifique détroit. Aussitôt, sous la garde de ses trois cents hommes, le cardinal déploya la bannière royale sur le balcon, au bas duquel bivaquait la petite troupe, noyau de l’armée à venir.
De cette première étape, le cardinal écrivit et expédia une encyclique aux évêques, aux curés, au clergé, à toute la population non-seulement des Calabres, mais de tout le royaume.
Dans cette encyclique, le cardinal disait :
« Au moment où la Révolution procède en France par le régicide, par la proscription, par l’athéisme, par les menaces contre les prêtres, par le pillage des églises, par la profanation des lieux saints ; quand la même chose vient de s’accomplir à Rome par le sacrilège attentat commis sur le vicaire de Jésus-Christ ; quand le contre-coup de cette révolution se fait ressentir à Naples par la trahison de l’armée, l’oubli de l’obéissance chez les sujets, la rébellion dans la capitale et les provinces, il est du devoir de tout honnête citoyen de défendre la religion, le roi, la patrie, l’honneur de la famille, la propriété, et cette œuvre sainte, cette mission sacrée est surtout celle dans laquelle les hommes de Dieu doivent donner l’exemple ! »
En conséquence, il exposait dans quel but il venait de quitter la Sicile, et dans quelle espérance il marchait sur Naples et donnait pour point de réunion à tous les hommes de la montagne et de la plaine qui répondraient à son appel : aux hommes de la montagne, Palmi ; aux hommes de la plaine, Mileto.
Les Calabrais de la plaine et de la montagne étaient donc invités à prendre les armes et à se trouver au rendez-vous assigné.
Son encyclique écrite, copiée à vingt-cinq ou trente exemplaires, faute d’imprimeur, expédiée par des courriers aux quatre points cardinaux, le vicaire général se mit au balcon pour respirer et jouir du magnifique coup d’œil qui se déroulait devant ses yeux.
Mais, quoiqu’il y eût, dans le cercle de l’horizon que son regard embrassait, des objets d’une bien autre importance, son regard s’arrêta malgré lui sur une petite chaloupe doublant la pointe du Phare et montée par trois hommes.
Deux hommes placés à l’avant s’occupaient de la manœuvre d’une petite voile latine, dont un troisième, placé à l’arrière, tenait l’écoute de la main droite, tandis que, de la gauche, il s’appuyait sur le gouvernail.
Plus le cardinal regardait ce dernier, plus il croyait le reconnaître. Enfin, la barque avançant toujours, il ne conserva plus aucun doute.
Cet homme, c’était l’amiral Caracciolo, qui, en vertu de son congé, retournait à Naples, et presque en même temps que Ruffo, mais dans un but tout différent et dans un esprit tout opposé, débarquait en Calabre.
En calculant la diagonale que suivait la barque, il était évident quelle devait atterrir devant la villa.
Le cardinal descendit pour se trouver au point du débarquement, et offrir la main à l’amiral au moment où il mettrait pied à terre.
Et, en effet, au moment où Caracciolo sautait de la barque sur la plage, il y trouva le cardinal prêt à le recevoir.
L’amiral jeta un cri de surprise. Il avait quitté Palerme le jour même où sa démission avait été acceptée, et, dans cette même barque avec laquelle il arrivait, il avait suivi le littoral, relâchant chaque soir et se remettant en route chaque matin, allant à la voile quand il y avait du vent et que ce vent était bon, à la rame quand il n’y avait point de vent ou qu’on ne pouvait pas l’utiliser.
Il ignorait donc l’expédition du cardinal, et, en voyant un rassemblement d’hommes armés, reconnaissant la bannière royale, il avait dirigé sa barque vers ce rassemblement et cette bannière, pour avoir l’explication de cette énigme.
Il n’y avait pas grande sympathie entre François Caracciolo et le cardinal Ruffo. Ces deux hommes étaient trop différents d’esprit, d’opinions, de sentiments, pour être amis. Mais Ruffo estimait le caractère de l’amiral, et l’amiral estimait le génie de Ruffo.
Tous deux, on le sait déjà, représentaient deux des plus puissantes familles de Naples, ou plutôt du royaume.
Ils s’abordèrent donc avec cette considération que ne peuvent se refuser deux hommes supérieurs, et tous deux le sourire sur les lèvres.
– Venez-vous vous joindre à moi, prince ? demanda le cardinal.
– Cela se pourrait, Votre Éminence, et ce serait un grand honneur pour moi de voyager dans votre compagnie, répondit Caracciolo, si j’étais encore au service de Sa Majesté ; mais le roi a bien voulu, sur ma prière, m’accorder mon congé, et vous voyez un simple touriste.
– Ajoutez, reprit le cardinal, qu’un homme d’Église ne vous paraît probablement pas l’homme qu’il faut à une expédition militaire, et que tel qui a le droit de servir comme chef ne reconnaît point de supérieur.
– Votre Éminence a tort de me juger ainsi, reprit Caracciolo. J’ai offert au roi, s’il voulait organiser la défense de Naples et vous donner le commandement général des troupes, de me mettre, moi et mes marins, sous les ordres de Votre Éminence : le roi a refusé. Aujourd’hui, il est trop tard.
– Pourquoi trop tard ?
– Parce que le roi m’a fait une insulte qu’un prince de ma maison ne pardonne pas.
– Mon cher amiral, dans la cause que je soutiens et à laquelle je suis prêt à sacrifier ma vie, il n’est point question du Roi, il ne s’agit que de la patrie.
L’amiral secoua la tête.
– Sous un roi absolu, Votre Éminence, dit-il, il n’y a point de patrie ; car il n’y a de patrie que là où il y a des citoyens. Il y avait une patrie à Sparte, lorsque Léonidas se fit tuer aux Thermopyles ; il y avait une patrie à Athènes, lorsque Thémistocle vainquit les Perses à Salamine ; il y avait une patrie à Rome, quand Curtius se jeta dans le gouffre : et voilà pourquoi l’histoire offre à la vénération de la postérité la mémoire de Léonidas, celle de Thémistocle et celle de Curtius ; mais trouvez-moi l’équivalent de cela dans les gouvernements absolus ! Non, se dévouer aux rois absolus et aux principes tyranniques, c’est se dévouer à l’ingratitude et à l’oubli ; non, Votre Éminence, les Caracciolo ne font point de ces fautes-là. Citoyen, je regarde comme un bonheur qu’un roi faible et idiot tombe du trône ; prince, je me réjouis que la main qui pesait sur moi soit désarmée ; homme, je suis heureux qu’une cour dissolue, qui donnait à l’Europe l’exemple de l’immoralité, soit reléguée dans l’obscurité de l’exil. Mon dévouement au roi allait jusqu’à protéger sa vie et celle de la famille royale dans leur fuite : il n’ira point jusqu’à aider au rétablissement sur le trône d’une dynastie imbécile. Croyez-vous que, si une tempête politique eût, un beau jour, renversé du trône des Césars Claude et Messaline, Corbulon, par exemple, eût rendu un grand service à l’humanité en quittant la Germanie avec ses légions et en replaçant sur le trône un empereur imbécile et une impératrice débauchée ? Non. J’ai le bonheur d’être retombé dans la vie privée, je regarderai ce qui se passe, mais sans m’y mêler.
– Et c’est un homme intelligent comme l’amiral François Caracciolo, repartit le cardinal, qui rêve une pareille impossibilité ! Est-ce qu’il y a une vie privée pour un homme de votre valeur, au milieu des événements politiques qui vont s’accomplir ? Est-ce qu’il y a une obscurité possible pour celui qui porte sa lumière en lui-même ? Est-ce que, quand les uns combattent pour la royauté, les autres pour la république, est-ce qu’il y a un moyen quelconque pour tout cœur loyal, pour tout esprit courageux de ne point prendre part pour l’un ou pour l’autre ? Les hommes que Dieu a largement dotés de la richesse, de la naissance, du génie, ne s’appartiennent pas ; ils appartiennent à Dieu et accomplissent une mission sur la terre. Maintenant, aveugles qu’ils sont, parfois ils suivent la voie du Seigneur, parfois ils s’opposent à ses desseins ; mais, dans l’un ou l’autre cas, ils éclairent leurs concitoyens par leurs défaites aussi bien que par leurs triomphes. Les seuls à qui Dieu ne pardonne pas, croyez-moi, ce sont ceux qui s’enferment dans leur égoïsme comme dans une citadelle imprenable et qui, à l’abri des traits et des blessures, regardent, du haut de leurs murailles, la grande bataille que, depuis dix-huit siècles, livre l’humanité. N’oubliez point ceci, Excellence : c’est que les anges que Dante juge les plus dignes de mépris sont ceux qui ne jurent ni pour Dieu ni pour Satan.
– Et, dans la lutte qui se prépare, qui appelez-vous Dieu, qui appelez-vous Satan ?
– Ai-je besoin de vous dire, prince, que j’estime, ainsi que vous, le roi auquel je donne ma vie à sa juste valeur, et qu’un homme comme moi, – et quand je dis un homme comme moi, permettez-moi de dire en même temps un homme comme vous, – sert non pas un autre homme qu’il reconnaît lui être inférieur sous le rapport de l’éducation, sous le rapport de l’intelligence, sous le rapport du courage, mais le principe immortel qui réside en lui, ainsi que vit l’âme dans un corps mal conformé, informe et laid. Or, les principes – laissez-moi vous dire ceci, mon cher amiral, – paraissent justes ou injustes à nos yeux humains, selon le milieu d’où ils les considèrent. Ainsi, par exemple, prince, faites-moi un instant l’honneur de m’accorder en tout point une intelligence égale à la vôtre ; eh bien, nous pouvons examiner, apprécier, juger le même principe à un point de vue parfaitement opposé, et cela, par cette simple raison que je suis un prélat, haut dignitaire de l’Église de Rome, et que vous êtes un prince laïque, ambitieux de toutes les dignités mondaines.
– J’admets cela.
– Or, le vicaire du Christ, le pape Pie VI, a été détrôné ; eh bien, en poursuivant la restauration de Ferdinand, c’est celle de Pie VI que je poursuis ; en remettant le roi des Deux-Siciles sur le trône de Naples, c’est Ange Broschi que je remets sur le trône de saint Pierre. Je ne m’inquiète pas si les Napolitains seront heureux de revoir leur roi et les Romains satisfaits de retrouver leur pape ; non, je suis cardinal et, par conséquent, soldat de la papauté, je combats pour la papauté, voilà tout.
– Vous êtes bien heureux, Éminence, d’avoir devant vous une ligne si nettement tracée. La mienne est moins facile. J’ai à choisir entre des principes qui blessent mon éducation, mais qui satisfont mon esprit, et un prince que mon esprit repousse, mais auquel se rattache mon éducation. De plus, ce prince m’a manqué de parole, m’a blessé dans mon honneur, m’a insulté dans ma dignité. Si je puis rester neutre entre lui et ses ennemis, mon intention positive est de conserver ma neutralité ; si je suis forcé de choisir, je préférerai bien certainement l’ennemi qui m’honore au roi qui me méprise.
– Rappelez-vous Coriolan chez les Volsques, mon cher amiral !
– Les Volsques étaient les ennemis de la patrie, tandis que, moi, tout au contraire, si je passe aux républicains, je passerai aux patriotes, qui veulent la liberté, la gloire, le bonheur de leur pays. Les guerres civiles ont leur code à part, monsieur le cardinal ; Condé n’est point déshonoré pour avoir passé du côté des frondeurs, et ce qui tachera Dumouriez dans l’histoire, ce n’est pas, après avoir été ministre de Louis XVI, d’avoir combattu pour la République, c’est d’avoir déserté à l’Autriche.
– Oui, je sais tout cela. Mais ne m’en voulez pas de désirer vous voir dans les rangs où je combats, et de regretter, au contraire, de vous rencontrer dans les rangs opposés. Si c’est moi qui vous rencontre, vous n’aurez rien à craindre, et je réponds de vous tête pour tête ; mais prenez garde aux Acton, aux Nelson, aux Hamilton ; prenez garde à la reine, à sa favorite. Une fois dans leurs mains, vous serez perdu, et, moi, je serai impuissant à vous sauver.
– Les hommes ont leur destinée à laquelle ils ne peuvent échapper, dit Caracciolo avec cette insouciance particulière aux hommes qui ont tant de fois échappé au danger, qu’ils ne croient pas que le danger puisse avoir prise sur eux ; quelle qu’elle soit, je subirai la mienne.
– Maintenant, demanda le cardinal, voulez-vous dîner avec moi ? Je vous ferai manger le meilleur poisson du détroit.
– Merci ; mais permettez-moi de refuser, pour deux raisons : la première, c’est que, justement à cause de cette tiède amitié que le roi me porte et de cette grande haine dont les autres me poursuivent, je vous compromettrais en acceptant votre invitation ; ensuite, vous le dites vous-même, les événements qui se passent à Naples sont graves, et cette gravité réclame ma présence. J’ai de grands biens, vous le savez : on parle de mesures de confiscation qu’adopteraient les républicains à l’endroit des émigrés ; on pourrait me déclarer émigré et saisir mes biens. Au service du roi, établi dans la confiance de Sa Majesté, j’aurais pu risquer cela ; mais, démissionnaire et disgracié, je serais bien fou de faire à un souverain ingrat le sacrifice d’une fortune qui, sous tous les princes, m’assurera mon indépendance. Adieu donc, mon cher cardinal, ajouta le prince en tendant la main au prélat, et laissez-moi vous souhaiter toute sorte de prospérités.
– Je serai moins large dans mes souhaits, prince ; je prierai seulement Dieu de vous préserver de tout malheur. Adieu donc, et que le Seigneur vous garde !
Et, sur ces paroles, après s’être serré cordialement la main, ces deux hommes, qui représentaient chacun une si puissante individualité, se quittèrent pour ne plus se retrouver que dans les circonstances terribles que nous aurons à raconter plus tard.
CIX. Eleonora Fonseca Pimentel. §
Le soir même du jour où le cardinal Ruffo se séparait de François Caracciolo sur la plage de Catona, le salon de la duchesse Fusco réunissait celles des personnes les plus distinguées de Naples qui avaient adopté les nouveaux principes et s’étaient déclarées pour la République, proclamée depuis huit jours, et pour les Français qui l’avaient apportée.
Nous connaissons déjà à peu près tous les promoteurs de cette révolution ; nous les avons vus à l’œuvre, et nous savons avec quel courage ils y travaillaient.
Mais il nous reste à faire connaissance avec quelques autres patriotes que les besoins de notre récit n’ont point encore conduits sous nos yeux, et que cependant ce serait une ingratitude à nous d’oublier, lorsque la postérité conservera d’eux une si glorieuse mémoire.
Nous ouvrirons donc la porte du salon de la duchesse, entre huit et neuf heures du soir, et, grâce au privilège donné à tout romancier de voir sans être vu, nous assisterons à une des premières soirées où Naples respirait à pleins poumons l’air enivrant de la liberté.
Le salon où était réunie l’intéressante société au milieu de laquelle nous allons introduire le lecteur avait la majestueuse grandeur que les architectes italiens ne manquent jamais de donner aux pièces principales de leurs palais. Le plafond, cintré et peint à fresque, était soutenu par des colonnes engagées dans la muraille. Les fresques étaient de Solimène, et, selon l’habitude du temps, représentaient des sujets mythologiques.
Sur une des faces, la plus étroite de l’appartement, qui avait la forme d’un carré long, on avait élevé un praticable, comme on dit en termes de théâtre, auquel on parvenait par trois marches et qui pouvait servir à la fois de théâtre pour jouer de petites pièces et d’estrade pour mettre les musiciens un jour de bal. Un piano, trois personnes, dont l’une tenait un papier de musique à la main, causaient ou plutôt étudiaient les notes et les paroles dont était couvert le papier.
Ces trois personnes étaient Eleonora Fonseca Pimentel, le poëte Vicenzo Monti, et le maestro Dominique Cimarosa.
Eleonora Fonseca Pimentel, dont plusieurs fois déjà nous avons prononcé le nom, et toujours avec l’admiration qui s’attache à la vertu et le respect qui suit le malheur, était une femme de trente à trente-cinq ans, plus sympathique que belle. Elle était grande, bien faite, avec l’œil noir, comme il convient à une Napolitaine d’origine espagnole, le geste grave et majestueux comme l’aurait une statue antique animée. Elle était à la fois poëte, musicienne et femme politique ; il y avait en elle de la baronne de Staël, de la Delphine Gay et de madame Roland.
Elle était, en poésie, l’émule de Métastase ; en musique, celle de Cimarosa ; en politique, celle de Mario Pagano.
Elle étudiait en ce moment une ode patriotique de Vicenzo Monti, dont Cimarosa avait composé la musique.
Vicenzo Monti était un homme de quarante-cinq ans, le rival d’Alfieri, sur lequel il l’emporte par l’harmonie, la poésie du langage et l’élégance. Jeune, il avait été secrétaire de cet imbécile et insatiable prince Braschi, neveu de Pie VI, et pour l’enrichissement duquel le pape avait soutenu le scandaleux procès Lepri. Il avait fait trois tragédies : Aristodeme, Caïus Gracchus et Manfredi ; puis un poëme en quatre chants, la Basvigliana, dont la mort de Basville était le sujet. Puis il était devenu secrétaire du directoire de la république cisalpine, professeur d’éloquence à Paris et de belles-lettres à Milan. Il venait de faire la Marseillaise italienne, dont Cimarosa venait de faire la musique, et ces vers qu’Eleonora Pimentel lisait avec enthousiasme, parce qu’ils correspondaient à ses sentiments, étaient les siens.
Dominique Cimarosa, qui était assis devant le piano, sur les touches duquel erraient distraitement ses doigts, était né la même année que Monti ; mais jamais deux hommes n’avaient plus différé, physiquement du moins, l’un de l’autre, que le poëte et le musicien. Monti était grand et élancé, Cimarosa était gros et court ; Monti avait l’œil vif et incisif, Cimarosa, myope, avait des yeux à fleur de tête et sans expression ; tandis qu’à la seule vue de Monti, l’on pouvait se dire que l’on avait devant les yeux un homme supérieur, rien, au contraire, ne révélait dans Cimarosa le génie dont il était doué, et à peine pouvait-on croire, lorsque son nom était prononcé, que c’était là l’homme qui, à dix-neuf ans, commençait une carrière qui, en fécondité et en hauteur, égale celle de Rossini.
Le groupe le plus remarquable après celui-ci, qui, du reste, dominait les autres comme celui d’Apollon et des Muses dominait ceux du Parnasse de Tithon du Tillet, se composait de trois femmes et de deux hommes.
Les trois femmes étaient trois des femmes les plus irréprochables de Naples. La duchesse Fusco, dans le salon de laquelle on était réuni et que nous connaissons de longue date comme la meilleure et la plus intime amie de Luisa, la duchesse de Pepoli et la duchesse de Cassano.
Lorsque les femmes n’ont point reçu de la nature quelque talent hors ligne, comme Angelica Kauffmann en peinture, comme madame de Staël en politique, comme George Sand en littérature, le plus bel éloge que l’on puisse faire d’elles est de dire qu’elles étaient de chastes épouses et d’irréprochables mères de famille. Domum mansit, lanam fecit, disaient les anciens : Elle garda la maison et fila de la laine, et tout était dit.
Nous bornerons donc l’éloge de la duchesse Fusco, de la duchesse de Pepoli et de la duchesse de Cassano à ce que nous en avons dit.
Quant au plus âgé et au plus remarquable des hommes qui faisaient partie du groupe, nous nous étendrons plus longuement sur lui.
Cet homme, qui paraissait avoir soixante ans, à peu près, portait le costume du XVIIIe siècle dans toute sa pureté, c’est-à-dire la culotte courte, les bas de soie, les souliers à boucles, le gilet taillé en veste, l’habit classique de Jean-Jacques Rousseau et, sinon la perruque, du moins la poudre dans ses cheveux. Ses opinions très-libérales et très-avancées n’avaient eu l’influence de le modifier en rien.
Cet homme était Mario Pagano, un des avocats les plus distingués non-seulement de Naples, mais de toute l’Europe.
Il était né à Brienza, petit village de la Basilicate, et était élève de cet illustre Genovesi qui, le premier, ouvrit, par ses ouvrages, aux Napolitains, un horizon politique qui, jusque-là, leur était inconnu. Il avait été ami intime de Gaetano Filangieri, auteur de la Science de la Législation, et, guidé par ces deux hommes de génie, il était devenu une des lumières de la loi.
La douceur de sa voix, la suavité de sa parole, l’avaient fait surnommer le Platon de la Campanie. Encore jeune, il avait écrit la Juridiction criminelle, livre qui avait été traduit dans toutes les langues et qui avait obtenu une mention honorable de notre Assemblée nationale. Les jours de la persécution arrivés, Mario Pagano avait eu le courage d’accepter la défense d’Emmanuele de Deo et de ses deux compagnons ; mais toute défense était inutile, et, si brillante que fût la sienne, elle n’eut d’effet que d’augmenter la réputation de l’orateur et la pitié que l’on portait aux victimes qu’il n’avait pu sauver. Les trois accusés étaient condamnés d’avance ; et tous trois, comme nous l’avons déjà dit, furent exécutés ; le gouvernement, étonné du courage et de l’éloquence de l’illustre avocat, comprit qu’il était un de ces hommes qu’il vaut mieux avoir pour soi que contre soi. Pagano fut nommé juge. Mais, dans ce nouveau poste, il conserva une telle énergie de caractère et une telle intégrité, qu’il devint pour les Vanni et les Guidobaldi un reproche vivant. Un jour, sans que l’on sût pour quelle cause, Mario Pagano fut arrêté et mis dans un cachot, espèce de tombe anticipée, où il resta treize mois. Dans ce cachot, filtrait, à travers une étroite ouverture, un seul rayon de lumière qui semblait venir dire de la part du soleil : « Ne désespère pas, Dieu te regarde. » À la lueur de ces rayons, il écrivit son Discours sur le beau, œuvre si pleine de douceur et de sérénité, qu’il est facile de reconnaître qu’elle est écrite sous un rayon de soleil. Enfin, sans être déclaré innocent, afin que la junte d’État pût toujours remettre la main sur lui, il fut rendu à la liberté, mais privé de tous ses emplois.
Alors, reconnaissant qu’il ne pouvait plus vivre sur cette terre d’iniquité, il avait passé la frontière et s’était réfugié à Rome, qui venait de proclamer la République. Mais Mack et Ferdinand l’y avaient suivi de près, et force lui fut de chercher un refuge dans les rangs de l’armée française.
Il était revenu à Naples, où Championnet, qui connaissait toute sa valeur, l’avait fait nommer membre du gouvernement provisoire.
Son interlocuteur, moins célèbre alors qu’il ne le fut depuis par ses fameux Essais sur les révolutions de Naples, était déjà cependant un magistrat distingué par son érudition et son équité. Sa conversation très-animée, avec Pagano, roulait sur la nécessité de fonder à Naples un journal politique dans le genre du Moniteur français. C’était la première feuille de ce genre qui paraîtrait dans la capitale des Deux-Siciles. Maintenant, le point en litige était celui-ci : Tous les articles seraient-ils signés, ou paraîtraient-ils, au contraire, sans signature ?
Pagano prenait la question à son point de vue moral. Rien, selon lui, n’était plus naturel que, du moment que l’on affirmait une question, on la signât. Cuoco prétendait, au contraire, que, par cette sévérité de principes, on écartait de soi une foule de gens de talent qui, par timidité, n’oseraient plus donner leur concours au journal de la République, du moment qu’ils seraient forcés d’avouer qu’ils y travaillaient.
Championnet, qui assistait à la soirée, fut appelé par Pagano pour donner son avis sur cette grave question. Il dit qu’en France les seuls articles Variétés et Sciences étaient signés, ou bien encore quelques appréciations hors ligne que leurs auteurs n’avaient point la modestie de laisser passer sous le voile de l’incognito.
L’opinion de Championnet sur cette matière faisait d’autant plus loi que c’était lui qui avait donné l’idée de cette fondation.
Il fut donc convenu que ceux qui voudraient signer leurs articles les signeraient, mais aussi que ceux qui voudraient garder l’incognito pourraient le garder.
Restait la question d’un rédacteur en chef. C’était, en supposant une restauration, un cas pendable, comme disent les matassins de M. de Pourceaugnac, que d’avoir été rédacteur en chef du Moniteur parthénopéen. Mais, cette fois encore, Championnet leva la difficulté, en disant que le rédacteur en chef était déjà trouvé.
À ces mots, la susceptibilité nationale de Cuoco se souleva. Présenté par Championnet, ce rédacteur en chef devait naturellement être un étranger ; et, si prudent que fût le digne magistrat, il eût préféré risquer sa tête en mettant son nom au bas de la feuille officielle que d’y laisser mettre le nom d’un Français.
C’était le lendemain, au reste, que paraissait le premier numéro : pendant que l’on discutait si le Moniteur parthénopéen serait ou non signé, le Moniteur se composait.
Autour d’une grande table couverte d’un tapis vert et sur lequel se trouvaient réunis encre, plume et papier, cinq ou six membres des comités étaient assis et rédigeaient des ordonnances qui devaient être affichées le lendemain ; Carlo Laubert les présidait.
Les ordonnances que rédigeaient les membres des comités concernaient la dette royale, qui était reconnue dette nationale, dette dans laquelle se trouvaient compris tous les vols qu’au moment de son départ le roi avait faits, soit dans les banques privées, soit dans les établissements de bienfaisance, tels que le Mont-de-Piété, l’hospice des Orphelins, le serraglio dei Poveri.
Puis venait un décret concernant les secours accordés aux veuves des martyrs de la révolution ou des victimes de la guerre, aux mères des héros qui, dans l’avenir, mourraient pour la patrie. C’était Manthonnet qui rédigeait ce décret, et, après l’avoir rédigé, il écrivit en marge de ce dernier paragraphe cette simple annotation :
J’espère que ma mère aura droit un jour à cette faveur.
Puis un autre décret concernant l’abaissement du prix du pain et du macaroni, la suppression des droits d’entrée sur l’huile et l’abolition des baise-mains entre hommes et du titre d’excellence.
Sur une table à part, le général Dufresse, commandant de la ville et des châteaux, rédigeait cette curieuse ordonnance sur les théâtres :
« Le général commandant la place et les châteaux.
» Les rapports que la municipalité et les directeurs des différents théâtres me font parvenir chaque jour contre les militaires de tous grades, m’obligent à rappeler ceux-ci à leurs devoirs en les prévenant régulièrement. Cet avis donné, ceux qui, au mépris de la discipline, s’oublieront eux-mêmes, et, en s’oubliant eux-mêmes, oublieront ce qu’ils doivent à la société, seront sévèrement punis.
» Les théâtres, dans tous les temps, ont été institués pour reproduire les ridicules, les vertus et les vices des nations, de la société et des individus ; dans tous les temps, ils ont été un centre de réunion, un objet de respect, un lieu d’instruction pour les uns, de récréation tranquille pour les autres, de repos pour tous. En vue de telles considérations, et depuis la régénération française, les théâtres sont appelés l’école des mœurs.
» En conséquence, tout militaire ou tout individu qui y troublera l’ordre et qui s’éloignera de la décence, qui doit être la première loi des lieux publics, soit par une approbation ou une désapprobation immodérée envers les acteurs, et finalement interrompra la représentation, de quelque manière que ce soit, sera immédiatement arrêté et conduit par la garde du buon governo, à la maison du commandant de place, pour y être puni selon la gravité de la faute qu’il aura commise.
» Tout militaire ou tout individu qui, malgré les lois rendues et les ordres donnés par le général en chef de respecter les personnes et la propriété, prétendra s’approprier une place qui n’est point la sienne, – et cela arrive tous les jours, – sera également conduit au commandant de place.
» Tout militaire ou tout individu qui, contre le bon ordre et l’usage des théâtres, essayera de forcer la sentinelle pour entrer sur la scène ou dans les loges des acteurs, sera arrêté et de même conduit au commandant de place.
» L’officier de garde et l’adjudant-major de la place sont chargés de veiller à l’exécution du présent règlement, et ceux qui, en cas de trouble, n’en feraient pas arrêter les auteurs, seront considérés et punis comme perturbateurs eux-mêmes. »
Ce règlement achevé, le général Dufresse fit signe à Championnet, qui lisait un papier à la lueur d’un candélabre, que son rapport était fini et qu’il désirait le lui communiquer. Championnet interrompit sa lecture, vint à Dufresse, écouta son rapport et l’approuva en tout point.
Fort de cette approbation, Dufresse le signa.
Alors, Championnet pria qu’on voulût bien l’écouter un instant, invita Velasco et Nicolino Caracciolo, ces deux hommes politiques qui avaient quarante-trois ans à eux deux, et qui, tandis que les personnages graves s’occupaient de l’éducation des peuples, s’occupaient, eux, de celle du perroquet de la duchesse Fusco, pria, disons-nous, Velasco et Nicolino de faire silence.
La chose ne fut pas difficile à obtenir. Par sa douceur, sa fermeté, son respect des mœurs, son amour de l’art, Championnet avait conquis les sympathies de toutes les classes, et, dans Naples, la ville ingrate par excellence, aujourd’hui encore, un certain écho affaibli par le temps, mais perceptible cependant, apporte aux contemporains son nom à travers cinq générations et les deux tiers d’un siècle.
Championnet se rapprocha de la cheminée, se replaça dans le rayon de lumière projeté par le candélabre, déplia le papier qu’il était en train de lire, lorsque Dufresse l’avait interrompu, et, de sa voix douce et sonore à la fois, en excellent italien :
– Mesdames et messieurs, dit-il, je vous demande la permission de vous lire le premier article du Moniteur parthénopéen, qui paraît demain samedi, 6 février 1799, vieux style, – et je me sers du vieux style, parce que je ne vous crois pas encore parfaitement habitués au nouveau ; sans quoi, je dirais samedi 18 pluviôse. Ce sont les épreuves de cet article que je reçois à l’instant même de l’imprimerie. Voulez-vous l’entendre, et, comme il doit être en quelques mots l’expression de l’opinion de tous, faire vos observations, si vous avez des observations à faire ?
Cette espèce d’annonce excita la plus vive curiosité. Nous l’avons dit, le nom du rédacteur en chef du Moniteur était encore inconnu, et chacun était avide de savoir de quelle façon il débuterait dans cet art, complétement ignoré à Naples, de la publicité quotidienne.
Chacun se tut donc, même Monti, même Cimarosa, même Velasco, même Nicolino, même leur élève, le perroquet de la duchesse.
Championnet, au milieu du plus profond silence, lut alors l’espèce de programme suivant :
Liberté. ………… Egalité.
MONITEUR PARTHÉNOPÉEN.
N° 1er
» Samedi 18 pluviôse, au vu de la liberté et 1er de la République napolitaine une et indivisible.
» Enfin, nous sommes libres !… »
Un frémissement courut dans l’assemblée, et chacun fut prêt à répéter par acclamation ce cri qui s’échappait de tous les cœurs généreux, et par lequel un nouvel organe des grands principes propagés par la France annonçait son existence au monde.
Championnet, avant même que ce frémissement fût éteint, continua :
« Enfin, le jour est venu où nous pouvons prononcer sans crainte les saints noms de liberté et d’égalité, en nous proclamant les dignes fils de la république mère, les dignes frères des peuples libres de l’Italie et de l’Europe.
» Si le gouvernement tombé a donné un exemple inouï d’aveugle et implacable persécution, le nombre des martyrs de la patrie s’est augmenté, voilà tout. Pas un seul d’entre eux, en face de la mort, n’a fait un pas en arrière ; tous, au contraire, d’un œil serein, ont regardé l’échafaud et d’un pas ferme en ont monté les degrés. Beaucoup, au milieu des plus atroces douleurs, sont restés sourds aux promesses de l’impunité, aux offres de récompenses que l’on murmurait à leurs oreilles, stables dans leur foi, immuables dans leurs convictions.
» Les passions mauvaises insinuées depuis tant d’années, par tous les moyens de séduction possibles, dans les classes les plus ignorantes du peuple, à qui les proclamations et les instructions pastorales dépeignaient la généreuse nation française sous les plus noires couleurs, les basses menées du vicaire général François Pignatelli, dont le nom seul soulève le cœur, menées qui avaient pour but de faire croire au peuple que la religion serait abolie, la propriété ruinée, ses femmes et ses filles violées, ses fils assassinés, ont, par malheur, taché de sang la belle œuvre de notre régénération. Plusieurs pays se sont insurgés pour attaquer les garnisons françaises et ont succombé sous la justice militaire ; d’autres, après avoir assassiné beaucoup de leurs concitoyens, se sont armés pour s’opposer au nouvel ordre de choses, et ont dû, après une courte lutte, céder à la force. La nombreuse population de Naples, à laquelle, par la bouche de ses sbires, le vicaire général distillait la haine et l’assassinat, cette population, après sept jours d’anarchie sanglante, après s’être emparée des châteaux et des armes, après avoir saccagé la propriété et menacé la vie des honnêtes citoyens, cette population, pendant deux jours et demi, s’opposa à l’entrée de l’armée française. Les braves qui composaient cette armée, six fois moins nombreux que leurs adversaires, foudroyés du haut des toits, du haut des fenêtres, du haut des bastions par des ennemis invisibles, soit dans les chemins de traverse, soit dans les sentiers montueux, soit dans les rues étroites et tortueuses de la ville, ont dû conquérir le terrain pied à pied, plus encore par le courage intelligent que par la force matérielle. Mais, opposant un exemple de vertu et de civilisation à tant d’abrutissement et de cruauté, au fur et à mesure que le peuple était forcé de déposer les armes, le vainqueur généreux embrassait les vaincus et leur pardonnait.
» Quelques valeureux citoyens, profitant de l’intelligente victoire de notre brave Nicolino Caracciolo, digne du nom illustre qu’il porte, quelques valeureux citoyens, entrés au fort Saint-Elme dans la nuit du 20 au 21 janvier, avaient juré de s’ensevelir sous ses ruines, mais de proclamer la liberté du fond même de leur tombe, et, là, ils avaient dressé l’arbre symbolique non-seulement en leur nom, mais encore au nom des autres patriotes que les circonstances tenaient éloignés d’eux. Dans la journée du 21 janvier, jour à jamais mémorable, on voyait s’avancer les invincibles drapeaux de la république française ; ils lui jurèrent alliance et fidélité. Enfin, le 23, à une heure de l’après-midi, l’armée fit son entrée victorieuse à Naples. Oh ! ce fut alors un magique spectacle que de voir succéder, entre les vaincus et les vainqueurs, la fraternité à la boucherie, et que d’entendre le brave général Championnet reconnaître notre république, saluer notre gouvernement, et, par de nombreuses et loyales proclamations, assurer à chacun la possession de la propriété, donner à tous l’assurance de la vie. »
La lecture, qui avait déjà, au précédent paragraphe, été interrompue par de nombreux applaudissements, le fut cette fois par un hourra unanime. L’auteur avait touché une fibre sensible et résonnante dans tous les cœurs napolitains, celle de la reconnaissance de la partie éclairée de la population à la république française, qui, à travers tant de périls, par des succès incroyables ou inespérés, venait lui apporter ces deux lumières qui émanent de Dieu lui-même, la civilisation et la liberté.
Championnet salua les applaudisseurs avec son charmant sourire et reprit :
« L’entrée, par la trahison, du despote déchu à Rome, sa fuite honteuse à Palerme sur les vaisseaux anglais, l’encombrement sur ces vaisseaux des trésors publics et privés, des dépouilles de nos galeries et de nos musées, des richesses de nos institutions pieuses, du pillage de nos banques, vol impudent et manifeste, qui a enlevé à la nation les dernières ressources de son numéraire, tout est connu maintenant.
» Citoyens, vous savez le passé, vous voyez le présent, c’est à vous de préparer et d’assurer l’avenir ! »
La lecture de ce cri de liberté, jeté à la fois par la bouche et par le cœur, cet appel patriotique à la fraternité des citoyens dans une ville où, jusqu’à ce jour, la fraternité était un mot inconnu, ce dévouement à la patrie dont les martyrs du passé avaient donné l’exemple aux martyrs de l’avenir, récompensé par l’éloge public, tout cela porta plus encore que la valeur du discours, si bien en harmonie, au reste, avec le sentiment de nationalité qui, au jour des révolutions, s’éveille et bout dans les âmes, tout cela porta le succès de la lecture jusqu’à l’exaltation. Ceux qui venaient de l’entendre crièrent d’une seule voix : « L’auteur ! » et l’on vit alors descendre de son estrade et venir, d’un pas lent et timide dans sa majesté, se ranger près de Championnet, pareille à la muse de la patrie, protégée par la victoire, la belle, chaste et noble Eleonora Pimentel.
L’article était écrit par elle ; c’était elle, ce rédacteur en chef inconnu du Moniteur parthénopéen. Une femme avait réclamé l’honneur, mortel peut-être, de cette rédaction, pour laquelle des hommes timides demandaient, patriotes bien connus cependant, le bénéfice de l’incognito.
Alors, de l’exaltation, on passa à l’enthousiasme ; des hourras frénétiques éclatèrent ; tous ces patriotes, quels qu’ils fussent, juges, législateurs, lettrés, savants, officiers généraux se précipitèrent vers elle avec cet enthousiasme méridional qui se traduit par des gestes désordonnés et des cris furieux. Les hommes tombèrent à genoux, les femmes s’approchèrent en s’inclinant. C’était le succès de Corinne chantant au Capitole la grandeur évanouie des Romains, succès d’autant plus grand pour Eleonora que ce n’était point la grandeur du passé qu’elle chantait, mais les espérances de l’avenir. Et, comme il faut toujours que le grotesque se mêle au sublime, au moment où cessait une triple salve d’applaudissements, on entendit une voix rauque et avinée qui criait : « Vive la République ! mort aux tyrans ! »
C’était celle du perroquet de la duchesse Fusco, élève, comme nous l’avons dit, de Velasco et de Nicolino, qui faisait honneur à ses maîtres et montrait qu’il avait profité de leurs leçons.
Il était deux heures du matin : cet épisode comique termina la soirée. Chacun, enveloppé de son manteau ou de sa coiffe, appela ses gens et fit appeler sa voiture ; car tous ces sans-culottes, comme le roi les appelait, appartenant à l’aristocratie de la fortune ou de la science, tout au contraire des sans-culottes français, avaient des voitures et des gens.
Après avoir embrassé les femmes, serré la main des hommes, pris congé de tous, la duchesse Fusco resta seule dans le salon, tout à l’heure plein de monde et de bruit, maintenant solitaire et mort, et, allant droit à une fenêtre devant laquelle retombait un riche rideau de damas cramoisi, elle souleva ce rideau, et, côte à côte dans l’embrasure de cette fenêtre comme deux oiseaux dans un même nid, elle découvrit Luisa et Salvato, qui, au milieu de toute cette foule, avec ce laisser aller auquel, en Italie, nul ne trouve à redire, s’étaient isolés et, la main dans la main, la tête appuyée contre l’épaule, se disaient de ces douces choses qui, quoique dites à voix basse, couvrent, pour ceux qui les écoutent, les roulements du tonnerre et les éclats de la foudre.
Les deux jeunes gens, au rayon de lumière qui pénétrait dans leur réduit, éclairé jusque-là seulement par une douce pénombre, rentrèrent dans la vie réelle, de laquelle ils étaient sortis sur les ailes dorées de l’idéal, et tournèrent, sans changer de position, leurs yeux souriants vers la duchesse, comme durent le faire les premiers habitants du Paradis surpris par un ange du Seigneur sous le berceau de verdure et au milieu des massifs de fleurs, au moment où, pour la première fois, ils venaient d’échanger le mot je t’aime !
Ils étaient entrés là au commencement de la soirée et y étaient restés jusqu’à la fin. De tout ce qui avait été dit, ils n’avaient rien entendu ; de tout ce qui s’était passé, ils ne se doutaient même pas. Les vers de Monti, la musique de Cimarosa, l’article de la Pimentel, tout était venu se briser contre cette tenture de damas qui séparait du monde leur Éden ignoré.
En voyant le salon vide, en voyant la duchesse seule, ils ne comprirent qu’une chose, c’est qu’il était l’heure de se séparer.
Ils poussèrent un soupir, et, en même temps, ensemble, avec le même accent, ils murmurèrent :
– À demain !
Puis, ému, chancelant d’amour, Salvato serra une dernière fois Luisa contre son cœur, prit congé de la duchesse, et sortit, tandis que Luisa, jetant les bras au cou de son amie, dans la pose où la jeune fille antique confiait son secret à Vénus, murmurait aux oreilles de la duchesse :
– Oh ! si tu savais combien je l’aime !
CX. André Backer. §
En repassant le seuil de la porte de communication, Luisa trouva Giovannina qui l’attendait dans le corridor.
La jeune fille laissait transparaître sur sa figure cette satisfaction qu’éprouvent les inférieurs quand une occasion importante leur est donnée d’entrer dans la vie de leurs maîtres.
Luisa sentit pour sa femme de chambre un mouvement de répulsion qu’elle n’avait point encore éprouvé.
– Que faites-vous là et que me voulez-vous ? demanda-t-elle.
– J’attendais madame pour lui dire une chose de la plus haute importance, répondit Giovannina.
– Et quelle chose avez-vous à me dire ?
– Que le beau banquier est là.
– Le beau banquier ? De qui voulez-vous parler, mademoiselle ?
– De M. André Backer.
– De M. André Backer ! Et comment M. André Backer est-il là ?
– Il est venu dans la soirée, madame, vers dix heures ; il a demandé à vous parler ; selon les ordres que madame m’avait donnés, j’ai d’abord refusé de le recevoir ; il a insisté alors avec tant d’obstination, que je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que madame n’y était pas ; il a cru que c’était une défaite, et, comme il me suppliait, au nom de l’intérêt de madame, de le laisser lui dire quelques paroles seulement, je lui ai fait voir toute la maison pour lui montrer que vous étiez bien véritablement sortie ; alors, comme, malgré ses prières, je refusais de lui dire où vous étiez, il a pénétré, malgré moi, dans la salle à manger, s’est assis sur une chaise et a dit qu’il vous attendrait.
– Alors, comme je n’ai aucune raison de recevoir M. André Backer à deux heures du matin, je rentre chez la duchesse, et je n’en sortirai que quand M. André Backer sera hors de chez moi.
Et Luisa fit, en effet, un mouvement pour rentrer chez son amie.
– Madame !… dit à l’autre bout du corridor une voix suppliante.
Cette voix fit passer Luisa de l’étonnement, nous ne dirons pas à la colère, son cœur de colombe ne connaissant pas ce sentiment extrême, mais à l’irritation.
– Ah ! c’est vous, monsieur, lui dit-elle en marchant résolument à lui.
– Oui, madame, répondit le jeune homme, incliné, le chapeau à la main, dans l’attitude la plus respectueuse.
– Alors, vous avez entendu ce que je viens, à propos de vous, de dire à ma femme de chambre ?
– Je l’ai entendu.
– Comment, vous étant introduit chez moi presque de force, et sachant que je désapprouve vos visites, comment êtes-vous encore ici ?
– Parce qu’il y a urgence à ce que je vous parle, urgence absolue ; comprenez-vous, madame ?
– Urgence absolue ? répéta Luisa avec un accent de doute.
– Madame, je vous engage ma parole d’honnête homme, – cette parole qu’un homme de notre nom et de notre maison n’a jamais, depuis trois cents ans, engagée légèrement, – je vous engage ma parole que, pour la sécurité de votre fortune et le salut de votre vie, je vous donne ma parole qu’il faut que vous m’entendiez.
L’accent de conviction avec lequel le jeune homme prononça ces paroles ébranla la San-Felice.
– Sur cette assurance, monsieur, demain, à une heure convenable, je vous recevrai.
– Demain, madame, peut-être sera-t-il trop tard ; puis, une heure convenable… Qu’entendez-vous par une heure convenable ?
– Dans la journée, vers midi, par exemple, de plus grand matin même, si vous le voulez.
– Pendant le jour, on me verra entrer chez vous, madame, et il est important que nul ne sache que vous m’avez vu.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, de ma visite, il pourrait résulter un grand danger.
– Pour moi ou pour vous ? dit en essayant de sourire Luisa.
– Pour tous deux, répondit gravement le jeune banquier.
Il se fit un instant de silence. Il n’y avait point à se tromper à l’intonation sérieuse du visiteur nocturne.
– Et, d’après les précautions que vous prenez, répliqua Luisa, il me paraît que cette conversation doit avoir lieu sans témoins.
– Ce que j’ai à vous dire, madame, ne peut-être dit que seul à seul.
– Et vous savez que, dans une conversation seul à seul, il est une chose dont il vous est interdit de me parler ?
– Aussi, madame, si je vous en parle, ne sera-ce que pour vous faire comprendre qu’à vous seule je pouvais faire la révélation que vous allez entendre.
– Venez, monsieur, dit Luisa.
Et, passant devant André, qui, pour la laisser passer, se rangea contre le mur des corridors, elle le conduisit dans la salle à manger, que Giovannina avait éclairée, et referma la porte derrière lui.
– Vous êtes certaine, madame, dit Backer regardant autour de lui, que personne ne peut nous écouter et nous entendre ?
– Il n’y a ici que Giovannina, et vous l’avez vue rentrer chez elle.
– Mais derrière cette porte, ou derrière celle de votre chambre à coucher, elle pourrait écouter.
– Fermez les toutes deux, Monsieur, et passons dans le cabinet de travail de mon mari.
Les précautions mêmes que prenait André Backer pour que sa conversation ne fût point entendue avaient complétement rassuré Luisa sur le sujet de la conversation. Le jeune homme n’eût point osé se livrer à de pareilles insistances, s’il eût été question de lui parler d’un amour si franchement repoussé déjà.
La porte du cabinet resta ouverte, et les deux portes de la salle à manger fermées avec soin donnèrent à Backer la certitude qu’il ne pouvait être entendu.
Luisa était tombée sur une chaise, et, la tête dans sa main, le coude appuyé à la table sur laquelle, autrefois, travaillait son mari, elle rêvait :
Depuis le départ du chevalier, c’était la première fois qu’elle rentrait dans ce cabinet : une foule de souvenirs y rentraient avec elle et l’assiégeaient.
Elle pensait à cet homme si parfaitement bon pour elle, dont la mémoire s’était cependant si facilement et presque si complétement éloignée de sa pensée ; elle mesurait presque avec effroi l’étendue de cet amour qu’elle avait voué à Salvato, amour jaloux et envahisseur qui s’était emparé d’elle et avait, pour ainsi dire, chassé de son cœur tout autre sentiment ; elle se demandait, de là à une infidélité complète, quelle distance il y avait, et elle s’aperçut que la distance morale parcourue était plus grande que la distance matérielle qui lui restait à parcourir.
La voix d’André Backer la tira de cette rêverie rapide et la fit tressaillir. Elle avait déjà oublié qu’il était là.
Elle lui fit signe de s’asseoir.
André s’inclina, mais resta debout.
– Madame, dit André, quelle que soit la défense que vous m’avez faite de jamais vous parler de mon amour, il faut cependant, pour que vous compreniez la démarche que je fais près de vous et l’étendue du danger auquel je m’expose en la faisant, il faut cependant que vous compreniez combien cet amour était dévoué, profond et respectueux.
– Monsieur, dit Luisa en se levant, que vous parliez de cet amour au passé au lieu d’en parler au présent, vous n’en parlez pas moins d’un sentiment dont je vous ai absolument interdit l’expression. J’espérais, en vous recevant à cette heure, et après vous avoir manifesté ma répugnance à vous recevoir, n’avoir point à vous rappeler ma défense.
– Daignez m’entendre, madame, et veuillez me donner le temps de m’expliquer. Je vous ai dit qu’il était nécessaire que je vous rappelasse cet amour pour vous faire comprendre l’importance de la révélation que je vais vous faire.
– Eh bien, monsieur, arrivez vite à cette révélation.
– Mais cette révélation, madame, je voudrais que vous comprissiez bien que, de ma part, c’est une folie, presque une trahison.
– Alors, monsieur, ne la faites pas ; ce n’est pas moi qui vais vous chercher, ce n’est pas moi qui vous presse.
– Je le sais, madame, et je prévois même que, probablement, vous ne m’aurez nulle reconnaissance de ce que je vais vous dire ; mais n’importe ! une fatalité me pousse, il faut que ma destinée s’accomplisse.
– J’attends, monsieur, répondit Luisa.
– Eh bien, madame, sachez donc qu’une grande conspiration est ourdie, et que de nouvelles Vêpres siciliennes se préparent non-seulement contre les Français, mais aussi contre leurs partisans.
Luisa sentit un frisson courir par tout son corps, et, à l’instant même, devint attentive. Ce n’était plus d’elle qu’il était question, c’était des Français, et, par conséquent, de Salvato. La vie de Salvato était menacée, et peut-être cette révélation de Backer allait-elle lui donner moyen de sauver cette vie si chère qu’elle avait déjà conservée.
Par un mouvement involontaire, en se penchant sur la table, elle se rapprocha du jeune homme ; sa bouche était muette, mais ses yeux interrogeaient.
– Dois-je continuer ? demanda Backer.
– Continuez, monsieur, fit Luisa.
– Dans trois jours, c’est-à-dire dans la nuit de vendredi à samedi, non-seulement les dix mille Français qui sont à Naples et dans les environs, mais encore, comme je vous l’ai dit, madame, tous ceux qui sont leurs partisans seront égorgés. Entre dix et onze heures du soir, les maisons où les meurtres doivent s’accomplir seront marquées d’une croix rouge ; à minuit, le massacre aura lieu.
– Mais c’est horrible, mais c’est atroce, monsieur, ce que vous me dites là !
– Pas plus horrible que les Vêpres siciliennes, pas plus atroce que la Saint-Barthélémy. Ce que Palerme a fait pour échapper aux Angevins et Paris pour se délivrer des huguenots, Naples peut bien le faire pour se débarrasser des Français.
– Et vous ne craignez point que, vous hors de cette maison, je ne coure révéler ce projet ?
– Non, madame ! car vous réfléchirez que je ne vous ai pas même demandé la promesse de garder le secret ; non, madame ! car vous réfléchirez qu’un dévouement comme le mien ne doit pas être payé par une ingratitude ; non, madame, car vous réfléchirez que votre nom est trop beau et trop pur pour être attaché par l’histoire au pilori de la trahison.
Luisa tressaillit ; car elle comprit, en effet, ce qu’il y avait de grandeur et de dévouement dans ce secret que lui confiait, sans condition aucune, le jeune banquier. Seulement, il lui restait à savoir pourquoi il le lui confiait.
– Excusez-moi, monsieur, dit-elle, mais j’en suis à me demander ce que j’ai à faire avec les Français et avec les partisans des Français, moi, la femme du bibliothécaire, je dirai plus, de l’ami du prince royal.
– C’est vrai, madame ; mais le chevalier San-Felice n’est plus là pour vous protéger par sa présence, pour vous couvrir par son loyalisme ; et laissez-moi vous dire ceci, madame : j’ai vu avec terreur que votre maison était de celles qui devaient être marquées d’une croix.
– Ma maison ? s’écria Luisa en se levant.
– Madame, je conçois que ce que je vous dis vous étonne, vous révolte même. Mais écoutez-moi jusqu’au bout. Dans des temps comme les nôtres, temps de trouble et d’orage, nul n’est exempt de soupçon, et, d’ailleurs, quand les soupçons dorment, les dénonciateurs sont là pour les éveiller. Eh bien, madame, j’ai vu, j’ai tenu entre mes mains, j’ai lu de mes yeux une dénonciation, anonyme, c’est vrai, mais tellement précise, qu’il n’y a pas à douter de sa véracité.
– Une dénonciation ? fit Luisa étonnée.
– Une dénonciation, oui, madame.
– Mais une dénonciation contre moi ?
– Contre vous.
– Et que disait cette dénonciation ? demanda Luisa pâlissant malgré elle.
– Elle disait, madame, que, dans la nuit du 22 au 23 septembre de l’année dernière, vous aviez recueilli chez vous un aide de camp du général Championnet.
– Oh ! murmura Luisa sentant la sueur lui monter au front.
– Que cet aide de camp blessé par Pasquale de Simone avait été soustrait par vous à la vengeance de la reine ; qu’il avait été pansé par une sorcière albanaise nommée Nanno ; qu’il était resté six semaines caché chez vous, et n’en était sorti, déguisé en paysan des Abruzzes, que pour aller rejoindre le général Championnet assez à temps pour prendre part à la bataille de Civita-Castellana.
– Eh bien, monsieur, dit Luisa, lorsque cela serait, y a-t-il un crime à recueillir un blessé, à sauver la vie à un homme, et faut-il, avant de verser sur ses blessures le baume du bon Samaritain, faut-il s’informer de son nom, de sa patrie ou de son opinion ?
– Non, madame, il n’y a pas crime aux yeux de l’humanité ; seulement, il y a crime aux yeux des partis. Mais peut-être les royalistes vous eussent-ils pardonné, madame, si, depuis, vous n’aviez point, en assistant à toutes les soirées de la duchesse Fusco, donné une gravité plus grande à cette dénonciation. Les soirées de la duchesse Fusco, madame, ne sont pas seulement des soirées : ce sont des clubs où les projets se discutent, où les lois s’élaborent, où les hymnes patriotiques se composent, se mettent en musique, se chantent ; eh bien, madame, vous êtes de toutes ces soirées, et, quoiqu’on sache très-bien que vous y assistez par un autre motif qu’un motif politique…
– Prenez garde, monsieur, vous allez me manquer de respect !
– Dieu m’en garde, madame ! répondit le jeune homme, et la preuve, c’est que c’est un genou en terre que j’achèverai ce que j’ai à vous dire.
Et Backer mit un genou en terre.
– Madame, dit-il, sachant que votre vie était compromise, puisque votre maison était au nombre des maisons désignées au couteau des lazzaroni, je suis venu vous apporter un talisman, un signe destiné à vous sauvegarder… Ce talisman, madame, le voici.
Il déposa sur la table une carte sur laquelle était gravée une fleur de lis.
– Ce signe, ne l’oubliez pas, c’est de porter le pouce de votre main droite à votre bouche et d’en mordre la première phalange.
– Il n’était pas besoin de mettre un genou en terre pour me dire cela, monsieur, dit Luisa avec une expression de bienveillance qui, malgré elle, illuminait son visage.
– Non, madame, mais pour ce qui me reste à vous dire.
– Dites.
– Il ne m’appartient pas, madame, de pénétrer dans vos secrets ; ce n’est donc point une question que je vous fais, c’est un avis que je vous donne, et vous allez voir si cet avis est non-seulement désintéressé, mais généreux. À tort ou à raison, on dit que ce jeune aide de camp du général français que vous avez sauvé, on dit que vous l’aimez.
Luisa fit un mouvement.
– Ce n’est pas moi qui dis cela, ce n’est pas moi qui le crois ; je ne veux rien dire, je ne veux rien croire ; je veux que vous soyez heureuse, voilà tout ; je veux que ce cœur si noble, si chaste, si pur, ne se brise pas sous les atteintes de la douleur ; je veux que ces beaux yeux, amours des anges, ne soient pas noyés dans les larmes. Je vous dis donc seulement, madame : Si vous aimez un homme, quel qu’il soit, d’un amour de sœur ou d’amante, et, si cet homme, comme Français, comme patriote, court un risque quelconque à passer ici la nuit de vendredi à samedi, sous un prétexte quelconque, éloignez cet homme, afin que, par son absence, il échappe aux massacres, et que je puisse me dire, moi, – ce sera ma récompense : – « À celle qui m’a fait tant souffrir, j’ai épargné une douleur. » Je me relève, madame, car j’ai dit.
Luisa, devant cette abnégation, si grande et si simple, sentit les larmes monter à ses yeux et lui mouiller les paupières. Elle tendit à André sa main, sur laquelle il se précipita.
– Merci, monsieur, dit-elle. Je ne puis deviner d’où vient la trahison, mais à vous je dirai : Le dénonciateur était bien instruit. Je n’ai jamais confié mon secret à personne, mais à vous je dirai : Eh bien, oui ! j’aime, mais d’un amour maternel, quoique immense, un homme à qui j’ai sauvé la vie. Quand j’ai senti cet amour me prendre le cœur avec la violence d’une irrésistible passion, j’ai voulu partir, quitter Naples, suivre mon mari en Sicile, non point pour échapper à un sort fatal, à un sort mortel, qui m’est prédit, mais pour conserver au chevalier la foi que je lui ai promise, pour garder intact mon honneur de femme. Dieu ne l’a pas voulu : la tempête nous a séparés, la vague qui l’emportait m’a repoussée sur le rivage. Vous me direz que, la tempête calmée, j’eusse dû monter sur le premier bâtiment venu et rejoindre mon mari en Sicile. S’il l’eût ordonné, ou s’il eût simplement paru le désirer, je l’eusse fait ; n’y étant point sollicitée, je n’en ai pas eu la force : je suis restée. Vous parliez de la fatalité qui vous pousse à me révéler votre secret ; si vous avez la vôtre, moi aussi, j’ai la mienne. Suivons chacun la pente où le destin nous entraîne. Quelque part où le mien me conduise, là où je serai il y aura pour vous un cœur reconnaissant. Adieu, monsieur Backer. Fût-ce au milieu des plus affreuses tortures, votre nom ne sortira point de ma bouche, je vous le promets !
– Et le vôtre, répondit Backer en s’inclinant, fût-ce sur l’échafaud où je serais monté par vous, ne sortira jamais de mon cœur.
Et, saluant Luisa, il sortit laissant sur la table la carte fleurdelisée qui devait lui servir de signe de reconnaissance.
CXI. Le secret de Luisa. §
Restée seule, Luisa retomba sur sa chaise et demeura immobile, perdue dans un abîme de réflexions.
Et d’abord quel pouvait être cet ennemi caché et anonyme si bien au courant de tout ce qui se passait dans la maison, et qui, dans une dénonciation adressée au comité royaliste, avait mentionné les moindres détails de la vie privée de Luisa ?
Quatre personnes seulement connaissaient les détails mentionnés dans la dénonciation. Le docteur Cirillo, Michel le Fou, la sorcière Nanno et Giovannina. Le docteur Cirillo ! le soupçon ne pouvait pas même s’arrêter sur lui ; Michel le Fou eût donné sar vie pour sa sœur de lait.
Restaient la sorcière Nanno et Giovannina.
La sorcière Nanno pouvait dénoncer Salvato et Luisa à une époque où cette dénonciation eût été payée ce qu’elle valait : elle ne l’avait point fait. On ne pouvait donc attribuer à la cupidité la dénonciation qu’avait reçue Backer, elle ne pouvait être l’effet de la haine.
Giovannina : les soupçons s’arrêtèrent et, quoique bien vaguement, se fixèrent sur elle.
Quelle cause Giovannina pouvait-elle avoir de haïr sa maîtresse ?
Évidemment, aucune ne se présentait à l’esprit de Luisa ; cependant, déjà depuis longtemps la jeune femme remarquait dans l’humeur de sa camériste des altérations qui, tant qu’elle n’avait point eu à s’en rendre compte, lui avaient paru de simples bizarreries de caractère, mais qui maintenant lui revenaient en mémoire et lui inspiraient des doutes sans lui donner une explication. Elle avait surpris chez sa femme de chambre des coups d’œil furtifs, des sourires mauvais, des paroles amères, et cela surtout depuis la nuit où, devant s’embarquer, au lieu de s’embarquer elle était revenue à la maison, et avait, d’une façon inattendue, reparu aux yeux de la jeune fille. Ces signes de mécontentement étaient devenus plus fréquents encore depuis l’arrivée des Français à Naples, et surtout depuis qu’elle et Salvato s’étaient revus.
Dans son dédain trop grand de l’humble position de Giovannina, il ne lui vint pas même à l’idée qu’elle pût aimer Salvato et être jalouse, et que les mêmes passions qui s’agitaient dans le cœur de la grande dame pussent s’agiter dans le cœur de la paysanne.
Seulement, ces soupçons de haine de la part de Giovannina persistèrent sans que la cause de cette haine lui fût connue.
Elle prit la carte fleurdelisée, la mit dans sa poitrine, et, s’éclairant elle-même, elle sortit du cabinet du chevalier, en referma la porte et passa dans sa chambre à coucher.
Dans sa chambre à coucher, elle trouva Giovannina, qui lui préparait sa toilette de nuit.
Prévenue qu’elle était contre la jeune fille, elle surprit le coup d’œil dont celle-ci l’accueillit à son entrée dans sa chambre. Ce coup d’œil malfaisant fut suivi d’un sourire gracieux ; mais le sourire ne fut point tellement rapide, que la première impression ne demeurât dans son esprit.
Ne pouvant se douter de ce qui s’était passé, et n’ayant aucune idée des soupçons qui germaient dans le cœur de sa maîtresse, Nina voulut entamer une conversation avec elle. Cette conversation, quelques détours qu’elle eût pris, si Luisa lui eût permis de continuer, eût certainement abouti à la visite qu’elle venait de recevoir ; mais Luisa y coupa court en lui disant sèchement qu’elle n’avait pas besoin de ses services.
Nina tressaillit, – elle n’était point habituée à être congédiée si durement, – et, avec son mauvais sourire, elle regagna sa chambre.
La visite du jeune banquier lui donnait fort à penser. Après lui avoir défendu sa porte, non-seulement Luisa avait consenti à le recevoir à deux heures du matin, mais encore elle l’avait reçu loin de tous les regards, les portes fermées, et dans l’appartement du chevalier.
Luisa, il est vrai, avait accueilli le jeune homme avec une physionomie sévère ; mais, à son départ, elle était rentrée dans sa chambre le visage préoccupé seulement, attendri même. On voyait que ses yeux avaient, sinon pleuré, du moins senti l’humidité des larmes.
Qui avait pu ramener cette fière Luisa à des sentiments plus doux ?
L’amour du beau jeune homme avait-il trouvé grâce dans son cœur, et y avait-il place dans ce cœur pour un amour nouveau à côté de l’amour ancien ?
C’était impossible à croire ; cependant, ce qui venait de se passer était bien extraordinaire.
Luisa, nous l’avons dit, avait remarqué le mauvais regard de Giovannina ; mais elle avait à réfléchir sur quelque chose de plus grave que le nom du dénonciateur à trouver. Elle avait à réfléchir sur l’emploi qu’elle ferait de ce secret sans compromettre celui qui le lui avait confié, et comment elle sauverait Salvato sans perdre Backer.
Il fallait, avant tout, qu’elle vît le jeune officier ; mais elle ne le voyait jamais que le soir chez la duchesse. Là, leur rencontre était toute naturelle, le salon de la duchesse étant, comme l’avait dit Backer, un véritable club.
Or, c’était bien du temps perdu que d’attendre un soir sur trois jours : c’était un jour de perdu. Il fallait donc l’envoyer chercher, et à Michele seul on pouvait confier un message de cette espèce.
Elle étendit le bras pour sonner Giovannina ; mais, depuis dix minutes à peu près qu’elle l’avait renvoyée, Giovannina était peut-être couchée. Luisa pensa qu’il était plus simple d’aller à la chambre de la jeune fille et de lui porter l’ordre que de la forcer à le venir chercher.
La chambre de Giovannina n’était séparée de celle de sa maîtresse que par le corridor qui conduisait chez la duchesse Fusco.
Cette chambre était fermée par une porte vitrée seulement. La lumière y brillait encore, et, soit que le pas de Luisa fût si léger que Giovannina ne pût l’entendre, soit que l’occupation à laquelle elle se livrait l’absorbât trop profondément pour qu’elle songeât à autre chose, Luisa, en arrivant à la porte, put voir, à travers le rideau de fine mousseline qui en couvrait le vitrage, sa femme de chambre assise à une table et écrivant.
Comme peu importait à Luisa de savoir à qui Giovannina écrivait, elle ouvrit tout simplement et tout naturellement la porte. Mais sans doute il importait à Giovannina que sa maîtresse ne sût point qu’elle écrivait ; car elle poussa un faible cri de surprise et se leva pour se placer entre Luisa et sa lettre.
Quoique étonnée que Nina écrivît à trois heures du matin, au lieu de se coucher et de dormir, Luisa ne lui fit aucune question, et se contenta de lui dire :
– Je voudrais voir Michele ce matin d’aussi bonne heure que possible : faites-le-lui savoir.
Puis, refermant la porte et rentrant chez elle, Luisa laissa sa femme de chambre libre de continuer sa lettre.
Comme on le comprend bien, Luisa dormit peu. Vers sept heures du matin, elle entendit du bruit dans la maison : c’était Giovannina qui se levait et sortait pour accomplir l’ordre de sa maîtresse.
Giovannina fut absente pendant près d’une heure et demie. Il est vrai qu’elle rentra avec Michele. Pour que la commission de sa maîtresse fût bien faite, elle avait voulu sans doute la faire elle-même.
Au premier coup d’œil que le lazzarone jeta sur Luisa, il comprit qu’il venait de se passer quelque chose de grave.
Luisa était tout à la fois pâle et fiévreuse ; ses yeux étaient entourés de ce cercle bleuâtre qui dénonce l’insomnie.
– Qu’as-tu donc, petite sœur ? demanda Michele avec inquiétude.
– Rien, répondit Luisa en essayant de sourire ; seulement, le plus promptement possible j’ai besoin de voir Salvato.
– Ce ne sera pas difficile, petite sœur, et un saut est vite fait d’ici au palais d’Angri.
Et, en effet, Salvato logeait, avec le général Championnet, rue Toledo, à ce même palais d’Angri où, soixante ans plus tard, logea Garibaldi.
– Alors, dit Luisa, va, et reviens vite !
Michele ne fit qu’un saut, comme il avait dit ; mais, avant qu’il fût revenu, un soldat de planton apportait une lettre de Salvato.
Elle était conçue en ces termes :
« Ma bien-aimée Luisa, ce matin, à cinq heures, j’ai reçu l’ordre du général de partir pour Salerne et d’y organiser une colonne que l’on envoie en Basilicate, où, à ce qu’il paraît, nous avons quelques troubles. J’estime que cette organisation, en y mettant toute l’activité possible, me prendra deux jours. Je pense donc être de retour vendredi soir.
» Si j’espérais, à mon retour, trouver la fenêtre de la ruelle ouverte, et si je pouvais passer une heure avec vous dans la chambre heureuse, je bénirais presque mon exil de deux jours qui me vaudrait une pareille faveur.
» J’ai laissé au palais d’Angri des hommes chargés de m’apporter mes lettres. J’en attends plusieurs, mais je n’en espère qu’une.
» Oh ! l’adorable soirée que j’ai passée hier ! oh ! l’ennuyeuse soirée que je vais passer aujourd’hui !
» Au revoir, ma belle madone au Palmier ! J’attends et j’espère.
» Votre SALVATO. »
Luisa fit un geste de désespoir.
Si Salvato n’était de retour que vendredi soir, comment aurait-elle le temps de le soustraire au massacre de la nuit ?
Elle aurait le temps de mourir avec lui à peine !
Le planton attendait une réponse.
Qu’allait répondre Luisa ? Elle n’en savait rien. Sans doute, la conspiration était organisée à Salerne comme à Naples. Le révélateur n’avait-il pas dit qu’elle devait éclater à Naples et dans ses environs ?
Elle crut un instant qu’elle allait devenir folle.
Giovannina, implacable comme la haine, lui répétait que le messager attendait une réponse.
Elle prit une plume et écrivit :
« Je reçois votre lettre, mon frère bien-aimé. En toute autre circonstance, je me serais contentée de vous répondre : « Vous aurez votre fenêtre ouverte, » et je vous attendrai dans la chambre heureuse. » Mais il faut que je vous voie avant deux jours. Je vous enverrai aujourd’hui Michele à Salerne ; il vous portera une lettre de moi, que je vous écrirai aussitôt que j’aurai remis un peu d’ordre dans mes idées.
» Si vous quittez votre hôtel, ou le palais de l’Intendance, ou le logement que vous aurez choisi enfin et où Michele ira vous chercher, dites où vous serez, afin que, partout où vous serez, il vous trouve.
Votre sœur, LUISA. »
Elle ferma, cacheta cette lettre et la remit au planton.
Celui-ci se croisa dans le jardin avec Michele.
Michele venait annoncer à Luisa ce que Luisa savait déjà, c’est-à-dire l’absence de Salvato et l’ordre qu’il avait donné de lui envoyer ses lettres à Salerne.
Luisa le pria de rester à la maison. Elle aurait sans doute, dans la journée, quelques commissions importantes à lui donner ; peut-être l’enverrait-elle à Salerne.
Puis, plus agitée que jamais, elle rentra dans sa chambre et s’y enferma.
Michele, qui avait l’habitude de voir sa sœur de lait si calme, se retourna vers la jeune femme de chambre.
– Qu’a donc ce matin Luisa ? lui demanda-t-il. Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable, elle deviendrait folle, par hasard ?
– Je ne sais, répondît Giovannina ; mais elle est ainsi depuis la visite que lui a faite, cette nuit, M. André Backer.
Michele vit le mauvais sourire qui passait sur les lèvres de Giovannina. Ce n’était point la première fois qu’il le remarquait, mais, cette fois, ce sourire avait une telle expression de haine, que peut-être allait-il en demander l’explication, lorsque Luisa sortit de sa chambre enveloppée d’une mante de voyage. Son visage, plus ferme, sinon plus calme, donnait à sa physionomie l’impression d’une résolution prise et à laquelle il eût été inutile de s’opposer.
– Michele, dit-elle, tu peux disposer de toute ta journée, n’est-ce pas ?
– De toute ma journée, de toute ma nuit, de toute ma semaine.
– Alors, viens avec moi.
Puis, se retournant vers Giovannina :
– Si je ne reviens pas ce soir, ne soyez pas inquiète, dit-elle ; cependant, attendez-moi toute la nuit.
Et, faisant signe à Michele de la suivre, elle sortit la première.
– Madame, pour la première fois de sa vie, ne m’a pas tutoyée, dit Giovannina à Michele ; tâchez donc de savoir d’elle pourquoi.
– Bon ! répondit le lazzarone, elle t’aura vue sourire.
Et il descendit rapidement le perron pour rejoindre Luisa, qui l’attendait impatiente à la porte du jardin.
À Naples, les moyens de locomotion sont faciles, justement parce qu’il n’y a aucun service officiel arrêté.
S’il s’agit, par exemple, d’aller à Salerne et que le vent soit favorable, on traverse le golfe en barque, on prend une voiture à Castellamare, et l’on est à Salerne en trois heures et demie ou quatre heures.
Si le vent est contraire, on prend une voiture à Naples, à la première place, au premier angle de rue, au premier carrefour ; on contourne le golfe par Resina, Portici, Torre-del-Greco ; on s’enfonce dans la montagne par la Cava, et l’on arrive à Salerne à peu près dans le même espace de temps.
À peine sur le quai, Michele s’informa du but du voyage, et, ayant appris que le but du voyage était Salerne, demanda à sa sœur de lait quel était le mode de locomotion qu’elle préférait.
– Le plus rapide, répondit Luisa.
Michele interrogea des yeux l’horizon ; l’horizon était pur et promettait une journée magnifique. À Naples, le printemps commence en janvier, et, avec le printemps, les beaux jours. Une jolie brise soufflait du large et ridait doucement la surface du golfe, sur lequel on voyait glisser en tout sens une foule de balancelles, de tartanes, de felouques, dont on reconnaissait la destination à leur grandeur, et la nationalité à leur coupe ou à leur voilure. Michele proposa à Luisa la voie de mer, qui fut acceptée sans discussion.
Michele descendit sur la plage de Mergellina et fit prix : moyennant deux piastres, il avait la barque pour vingt-quatre heures.
S’il eût fallu ramer, la barque eût coûté le double ; mais on pouvait aller à la voile, et l’absence de fatigue fut estimée deux piastres.
Luisa, enveloppée dans une mante de voyage qui lui cachait entièrement le visage, descendit dans la barque et s’assit sur le manteau de Michele plié en quatre.
La petite voile triangulaire fut orientée, et la barque partit, gracieuse et blanche comme une mouette qui ouvre ses ailes.
On rasa la pointe du château de l’Œuf, sur lequel flottait le drapeau tricolore français, uni au drapeau tricolore napolitain, et l’on coupa diagonalement le golfe, le sillage du bateau formant la corde de l’arc.
Les deux mariniers avaient reconnu Michele. Malgré son brillant uniforme, ou peut-être même à cause de cela, la conversation s’engagea sur les affaires du temps.
Michele était un des auditeurs les plus assidus de Michelangelo Ceccone, ce bon prêtre patriote qui, mandé par Cirillo, avait assisté à ses derniers moments le sbire blessé par Salvato. Il avait traduit l’évangile en patois napolitain, et expliquait aux lazzaroni ce livre, source de toute morale, qui leur était parfaitement inconnu.
L’esprit souple et facile du jeune lazzarone s’était rapidement imprégné de l’esprit démocratique dont le souffle divin anime ce grand livre ; et, prosélyte de la Révolution, il ne manquait jamais une occasion de lui faire des prosélytes.
Aussi, dès que l’on fut en marche et qu’après avoir d’un regard insouciant interrogé l’horizon, les deux mariniers eurent abandonné leur barque à la brise du nord-ouest, Michele leur adressa-t-il la parole.
– Eh bien, leur demanda-t-il en se frottant les mains, vous êtes contents, mes bons amis, j’espère ?
– Contents de quoi ? demanda le plus vieux des deux mariniers, qui ne paraissait point apprécier son bonheur à la mesure de celui de Michele.
– Sans doute, vous pourrez pêcher partout dans le golfe maintenant, du Pausilippe au cap Campanella, sans que le tyran vous en empêche.
– Quel tyran ? demanda toujours le plus vieux.
– Comment, quel tyran ? Mais Ferdinand, je suppose.
– On n’est point un tyran, parce que l’on pêche chez soi, répliqua le plus jeune, qui paraissait partager entièrement les opinions de son aîné, et qu’on empêche les autres d’y pêcher.
– Comment ! tu prétends que la mer est au roi ?
– Certainement que je le prétends.
– Eh bien, moi, je soutiens que la mer est à toi, à moi, à tout le monde.
– Tu as là une drôle d’idée.
– Sans doute. Et la preuve…
– Voyons la preuve.
– Écoute bien ceci.
– Nous écoutons.
– La terre est aux riches.
– Tu en conviens.
– Oui ; et la preuve qu’elle est à eux et qu’ils y ont des droits, c’est qu’elle est divisée entre eux par des murs, des fossés, des bornes, des limites quelconques, tandis que fais-moi un peu le plaisir de me montrer les limites, les bornes, les haies, les fossés et les murs de la mer !
Un des deux mariniers voulut faire une observation.
– Attends, dit Michele, je n’ai pas fini. La terre, pour qu’elle produise, il faut la labourer, l’ensemencer ; la mer se laboure toute seule et s’ensemence d’elle-même. Nous avons beau y puiser des moissons de soles, de rougets, de mulets, de lamproies, de murènes, de raies, de homards, de turbots, de langoustes, plus nous en prenons, plus il y en a ; les moissons succèdent aux moissons, sans qu’on ait besoin d’engraisser ou de fumer la mer. C’est ce qui me fait dire : la terre est aux riches, mais la mer est aux pauvres et à Dieu. Or, il faut être un tyran, et un tyran abominable, pour ôter aux pauvres ce que Dieu leur a donné, quand l’Évangile dit : « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. »
– Hum ! hum ! fit le plus éloquent des deux mariniers, embarrassé un instant.
– Voyons, réponds à cela, dit Michele se croyant déjà vainqueur.
– Eh bien, oui, je réponds.
– Que réponds-tu ?
– Je réponds que le roi a un casino à Mergellina…
– Oui, celui où il vendait son poisson.
– Un palais à Naples, un château à Portici, une villa à la Favorite, tout cela au bord du golfe.
– Eh bien, que prouve cela ?
– Cela prouve que le golfe est à lui, sinon la mer. Est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe, nous ?
– Oui, répéta le second marinier, encouragé par la polémique du premier, est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe ? Et toi, tout le premier, avec tes beaux habits, en as-tu ? Réponds.
– Alors, dit Michele, pourquoi ne bâtit-il pas un grand mur de la pointe du Pausilippe au cap Campanella, avec des portes pour laisser passer les barques et les vaisseaux ?
– Il est assez riche pour cela, s’il le voulait faire.
– Oui ; mais il n’est point assez puissant ; et rien qu’à la première tempête, Dieu, en soufflant sur ces murs, les ferait tomber comme ceux de Jéricho.
– Mais, alors, pourquoi, puisque toute sorte de prospérités devaient nous arriver, du moment que les Français seraient maîtres de Naples, pourquoi le pain et le macaroni sont-ils toujours au même prix que du temps du tyran ?
– C’est vrai : mais la municipalité a rendu un décret qui fixe, à partir du 15 février prochain, le prix du pain et du macaroni au-dessous de l’ancien cours.
– Pourquoi au 15 février et pas tout de suite ?
– Parce que le tyran a fait vendre à ses amis les Anglais tous les navires chargés de grain qui viennent des Pouilles et de Barbarie ; il faut bien donner le temps à d’autres d’arriver. Que devons-nous faire en les attendant ? Le haïr, le combattre, mourir plutôt que de rentrer sous sa domination. Les Français n’ont-ils pas fait ce qu’ils ont pu faire ? N’ont-ils pas aboli le privilège de la pêche ? Tout le monde ne peut-il pas pêcher aujourd’hui dans les réserves du roi ?
– Ça, c’est vrai.
– Et n’y trouvez-vous pas des poissons en abondance ?
– Le fait est que c’est à croire qu’il avait choisi pour lui le plus beau et le meilleur.
– N’ont-ils pas aboli l’impôt du sel ?
– C’est vrai.
– L’impôt de l’huile ?
– C’est vrai.
– L’impôt sur le poisson séché ?
– C’est vrai. Mais pourquoi ont-ils aboli le titre d’excellence ? Qu’est-ce qu’elle leur a fait, cette pauvre excellence ? Elle ne coûtait rien à personne.
– À cause de l’égalité.
– Qu’est-ce que cela, l’égalité ? Est-ce que nous connaissons cela, nous ?
– Et voilà justement le malheur, c’est que vous ne la connaissiez pas. Autrefois, il y avait des princes, des ducs ; aujourd’hui, il n’y a que des citoyens. Tu es citoyen, toi, comme le prince de Maliterno, comme le duc de Rocca-Romana, comme les ministres, comme le maire, comme les conseillers municipaux !
– À quoi cela m’avance-t-il ?
– À quoi cela t’avance ?
– Oui, je te le demande.
– Regarde-moi.
– Je te regarde.
– Suis-je habillé comme toi ?
– Il s’en faut.
– Eh bien, voilà ce que c’est que l’égalité, Giambardella. L’égalité, c’est pouvoir, étant né lazzarone, devenir colonel… Autrefois, les seigneurs étaient colonels dans le ventre de leur mère. Es-tu venu au monde avec un parchemin dans ta poche et des galons sur tes manches, toi ? As-tu vu nos femmes faire de pareils enfants ? Non, c’étaient les nobles qui en faisaient ainsi. Eh bien, moi, je suis colonel, grâce à quoi ? À l’égalité. Avec l’égalité, tu peux devenir lieutenant de marine, ton fils peut devenir capitaine, ton petit-fils amiral.
Giambardella fit un geste de doute.
– Il faudra du temps pour arriver là, dit-il.
– Bon ! répondit Michele, il ne faut pas tout demander à la fois. Le bon Dieu lui-même, qui est tout-puissant, a fait le monde en sept jours. Le gouvernement d’aujourd’hui est, comme on dit, un gouvernement provisoire, ce n’est point encore la république. La constitution qui doit faire notre bonheur se discute : quand elle sera faite, nous pourrons, selon notre bien-être ou nos souffrances, établir une comparaison entre le présent et le passé. Les savants, comme le chevalier San-Felice, le docteur Cirillo, M. Salvato, savent pourquoi les saisons changent ; nous autres imbéciles, nous nous apercevons seulement que nous avons chaud et froid. Nous en avons souffert bien d’autres sous le tyran, et, grâce à Dieu, nous y avons survécu : guerres, pestes, famines, sans compter les tremblements de terre. Les savants disent que nous serons heureux sous la république ; ils se réunissent et travaillent à notre bien ; laissons-leur le temps d’accomplir leur ouvrage.
Et il ajouta sentencieusement :
– Celui qui veut récolter vite sème des radis, et, au bout d’un mois, mange des radis ; celui qui veut du pain sème du blé et attend un an. Il en est ainsi de la république : c’est le blé du peuple. Attendons patiemment qu’il pousse, et, quand il sera mûr, nous le moissonnerons.
– Amen ! dit Giambardella fort ébranlé, sinon convaincu, par la démonstration de Michele. Mais, c’est égal, ajouta-t-il avec un soupir, tant qu’il faudra que l’homme travaille pour vivre, il ne sera point parfaitement heureux.
– Dame, fit Michele, il y a du vrai là dedans ; mais, que veux-tu ! il paraît que cela ne peut pas être autrement, et la preuve, c’est que voilà le vent qui tombe et que tu vas être obligé d’amener ta voile et de ramer jusqu’à Castellamare.
En effet, depuis quelques minutes, le vent mollissait et la voile battait contre le mât. Les mariniers l’abaissèrent, prirent leurs avirons et, avec un soupir, commencèrent à ramer.
Heureusement, on était arrivé à la hauteur de Torre-del-Greco, et, après trois quarts d’heure de nage, on aborda à Castellamare.
Les mariniers payés, Michele se mit en quête d’une voiture, et l’on partit pour Salerne, où l’on arriva deux heures après.
La voiture s’arrêta à l’Intendance. Là, Michele s’informa et apprit que Salvato venait de la quitter, il y avait une demi-heure à peine, et on lui dit qu’on le trouverait à l’hôtel de la Ville.
Le cocher reçut l’ordre d’aller à l’hôtel de la Ville.
Salvato était dans son appartement, et avait dit que, si quelqu’un venait de Naples, on l’introduisit à l’instant même près de lui.
Il était évident qu’il avait reçu la réponse de la lettre adressée à Luisa, et qu’il attendait Michele.
Lorsque s’ouvrit sa porte, il se leva vivement pour aller au-devant du messager ; mais, en voyant entrer une femme au lieu d’un homme qu’il attendait, il jeta un cri de surprise, puis, en reconnaissant Luisa au lieu de Michele, un cri de joie.
Son premier mouvement fut de bondir vers la jeune femme, de la serrer contre son cœur et d’appuyer ses lèvres contre ses lèvres.
Ce fut au tour de Luisa de pousser un cri d’étonnement et de bonheur. Elle n’avait jamais été si complétement abandonnée aux bras de son amant, et, sous la flamme de ce baiser, elle avait éprouvé une sensation de volupté telle, que cette sensation ne s’était arrêtée que sur les limites de la douleur.
Michele n’avait point dépassé le seuil de la porte, et, sans avoir été vu, il se retira sur la pointe du pied et se tint dans la chambre qui précédait celle des deux amants.
– Vous ! vous ! s’écria Salvato. Vous êtes venue vous-même !
– Oui, moi-même, mon bien-aimé Salvato ; car ni messager si habile qu’il fût, ni lettre si pressante qu’elle fût, ne pouvaient me remplacer.
– Vous avez raison, ma sœur chérie. Qui pourrait, fût-ce l’ange de l’amour lui-même, remplacer votre présence bénie ? Est-ce que toutes les flammes de la terre réunies pourraient remplacer un rayon de soleil ? Mais enfin, qui me vaut un pareil bonheur ? Vous savez, chère Luisa, que je ne serai bien sûr que vous êtes là que quand je connaîtrai la cause qui vous amène.
– Ce qui m’amène, Salvato, – écoute bien ceci ! – c’est la certitude que tu ne sauras pas me refuser une prière que je te ferai à genoux, une chose à laquelle je te dirai que ma vie est attachée ; c’est que tu m’accorderas ma demande sans t’informer pourquoi cette demande t’est adressée ; c’est que, lorsque je te dirai : « Fais cela ! » tu le feras aveuglément, sans discussion, sans retard, à l’instant même.
– Et tu as eu raison de compter sur mon obéissance, Luisa, si tu ne me demandes rien contre mon devoir ni contre mon honneur.
– Oh ! je me doutais bien que tu allais me faire quelque objection du genre de celle-là. Contre ton devoir ! contre ton honneur ! N’as-tu pas fait ton devoir jusqu’aujourd’hui, au delà du devoir ? Ton honneur, ne l’as tu pas porté assez haut pour qu’il ne puisse recevoir aucune atteinte ? Il ne s’agit point de ton honneur, il ne s’agit point de ton devoir ; il s’agit de savoir si tu m’obéiras aveuglément dans une circonstance où il est question de ma vie.
– Ta vie ! Quel risque peut courir ta vie, je te le demande ?
– Crois-tu en moi, Salvato ?
– Comme je croirais dans l’ange de la vérité.
– Eh bien, alors, fais ce que je vais te dire, sans objection et sans lutte.
– Dis.
– Demande à ton général, aujourd’hui, pour Rome, par exemple, une mission qui te fasse sortir du royaume avant vendredi soir.
Salvato regarda Luisa avec un profond étonnement.
– Que je demande une mission qui m’éloigne du royaume, c’est-à-dire qui me sépare de toi ! répondit Salvato. Quel besoin as-tu donc de me voir loin de toi ?
– Écoute, mon Salvato, ne te quitter jamais, t’avoir sans cesse sous les yeux, demeurer éternellement à tes côtés comme j’y suis maintenant, ce serait le vœu de mon cœur, le bonheur de ma vie ; mais, que veux-tu ! il y a des choses mystérieuses et absolues auxquelles il faut obéir. Crois-moi quand je te dis : nous sommes menacés d’un grand malheur, épargne-nous ce malheur en t’éloignant.
– Ce malheur qui nous menace, car il me semble, ma bien-aimée Luisa, que tu parles pour moi et pour toi ?…
– Pour moi et pour toi, Salvato, plus pour moi encore que pour toi.
– Ce malheur qui nous menace, reprit Salvato, vient-il de la Sicile ? Le chevalier San-Felice a-t-il des soupçons et rentre-t-il à Naples ?
– Le chevalier n’a pas de soupçons et ne rentre point à Naples. Si le chevalier avait des soupçons et me disait le premier mot de ces soupçons, je me jetterais à ses pieds et je lui dirais : « Pardonne-moi, mon père ! un amour irrésistible, une indomptable fatalité m’a entraînée vers lui. Je l’aime plus que ma vie, puisque je l’aime plus que mon devoir. Ce malheur que, dans ta sagesse infinie, tu avais prévu, au lit de mort de mon père, ce malheur est arrivé. Pardonne-moi, pardonne-nous ! » Et il nous pardonnerait. Non : la menace est plus terrible et ne vient point de là.
– D’où vient-elle donc, alors ? Dis-le ; et, au lieu de fuir devant elle comme un enfant, on y fera face comme un homme et comme un soldat.
– Tu ne peux point y faire face, tu ne peux pas la combattre ; là est le malheur ; tu peux l’éviter, voilà tout, et en faisant aveuglément ce que je te dis.
– Chère Luisa, permets à ma raison de se révolter contre mon amour lui-même. Je ne fuirais pas un danger que je connaîtrais, à plus forte raison un danger inconnu.
– Ah ! voilà justement ce que je craignais. Le démon de l’orgueil est là qui te dit : « Résiste ! » Cependant, si j’avais la prescience d’un tremblement de terre qui dût t’engloutir, d’un orage dont la foudre pût te frapper, est-ce que, quand je te dirais : « Dérobe-toi au tremblement de terre, évite la foudre, » je te conseillerais quelque chose contre ton devoir ou contre ton honneur ?
– Oui, si, placé par mon général à un poste quelconque, j’abandonnais ce poste, dans la crainte d’un danger imaginaire ou réel.
– Eh bien, Salvato, si ma prière prenait une autre forme, si je te disais : « J’ai à faire à Rome un voyage indispensable ; j’ai peur de traverser seule ces implacables bandes de brigands ; demande à ton général la permission d’accompagner une sœur, une amie, » ne la demanderais-tu pas ?
– Attends que ce que j’ai à faire ici soit achevé, et, samedi matin, je te le promets, je demande un congé de huit jours au général.
– Samedi matin ! C’est trop tard ! c’est trop tard !… Ah ! mon Dieu, inspirez-moi ! Que faire, que dire pour le décider ?
– Une chose bien simple, ma Luisa : transmets-moi tes craintes, apprends-moi ce qui te fait désirer mon absence, et fais-moi juge de la question ; tu seras sûre alors de ne pas m’entraîner dans quelque fausse voie où s’égarerait mon honneur.
– Et voilà justement ce qui fait ma situation fausse, voilà pourquoi tu hésites, voilà pourquoi tu doutes. C’est que, moi aussi, j’ai, quoique femme, mon honneur d’honnête homme, si je puis dire cela ; c’est que j’ai reçu une confidence, c’est que j’ai promis, c’est que j’ai juré, c’est que j’ai fait un serment à moi-même de ne pas dire le nom de celui qui me l’a faite ; car sa confiance en moi a été telle, que, tout en mettant sa vie entre mes mains, il ne m’a demandé aucune garantie.
– Et comment ne m’as-tu rien dit de cela hier au soir ?
– Hier au soir, je n’en savais rien.
– Alors, dit Salvato en regardant fixement Luisa, c’est le jeune homme qui t’attendait chez toi et qui n’est sorti de chez toi qu’à trois heures du matin, qui est venu te faire cette confidence que tu ne peux révéler.
Luisa pâlit.
– Qui t’a dit cela, Salvato ? demanda-t-elle.
– C’est donc vrai ?
– Oui, c’est vrai. Mais est-il possible, mon bien-aimé Salvato, qu’après l’avoir quittée, tu aies eu l’idée d’épier ta Luisa ?
– Moi, t’épier, faire le rôle de jaloux autour d’un ange ? Dieu me garde, je ne dirai pas d’une pareille folie, mais d’une pareille lâcheté ! Ma Luisa peut recevoir qui elle voudra, à quelque heure que ce soit, sans que jamais, de ma part du moins, un soupçon ternisse le pur miroir de sa chasteté. Non, je n’ai point cherché à voir ; non, je n’ai point vu. J’ai reçu cette lettre un quart d’heure avant ton arrivée, par un des messagers que j’avais laissés pour m’apporter ma correspondance ; je la lisais quand tu es entrée, et je me demandais quelle âme abjecte pouvait vouloir semer entre toi et moi la plante amère du doute.
– Une lettre ? demanda Luisa ; tu as reçu une lettre ?
– La voici ; tiens, lis.
Et Salvato, en effet, présenta à Luisa une lettre visiblement écrite par un de ces hommes qui prêtent leur plume à l’amour comme à la haine et que vont chercher, pour leurs sombres projets, les dénonciateurs anonymes.
Luisa lut la lettre ; elle était conçue en ces termes :
« M. Salvato Palmieri est prévenu que madame Luisa San-Felice a trouvé chez elle, en rentrant de chez la duchesse Fusco, un homme jeune, beau et riche, avec lequel elle est restée enfermée jusqu’à trois heures du matin.
» Cette lettre est d’un ami, désespéré de voir M. Salvato Palmieri si mal placer son cœur. »
Luisa vit, comme à la lueur d’un éclair, Giovannina écrivant dans sa chambre et se levant pour lui cacher ce qu’elle écrivait. Mais l’idée que cette jeune fille qui lui devait tant pouvait la trahir s’écarta rapidement, et d’elle-même, de son esprit.
– Il n’y a pas dans cette lettre un mot qui ne soit vrai, mon ami ; par bonheur, soit que celui ou celle qui l’a écrite ne sache pas le nom de l’homme que j’ai reçu, soit qu’elle n’ait pas voulu le dire, Dieu a permis que ce nom ne s’y trouvât point.
– Et pourquoi, chère Luisa, est-ce une permission de Dieu ?
– Parce que, s’il s’y trouvait, j’étais, aux yeux de ce malheureux qui a risqué sa tête pour moi, une femme sans foi, sans honneur, une dénonciatrice enfin.
– Tu dis vrai, Luisa, répliqua Salvato devenu plus sombre ; car, s’il y était, je me trouvais, d’après ce que je devine maintenant, obligé de tout dire au général.
– Et que devines-tu ?
– Que cet homme, pour un motif quelconque que je ne cherche point à approfondir, est venu te révéler quelque conspiration qui menace ma vie, celle de mes compagnons, la sûreté du nouveau gouvernement, et voilà pourquoi, dans ton irréflexion dévouée, tu voulais m’éloigner, me faire passer la frontière, me mettre hors de l’atteinte des conspirateurs ; voilà pourquoi tu ne voulais pas me révéler le danger que je devais fuir, parce qu’un tel danger, je ne le fuirais pas.
– Eh bien, tu as deviné juste, mon bien-aimé, et je vais tout te dire, excepté le nom de celui qui m’a avertie ; et alors, toi, l’homme d’honneur, l’esprit juste, le cœur loyal, tu me conseilleras.
– Dis, ma bien-aimée Luisa, dis ; je t’écoute. Oh ! si tu savais combien je t’aime ! Parle, parle ! Contre moi, contre ma poitrine, sur mon cœur !
La jeune femme resta un instant la tête renversée, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, aux bras du jeune homme ; puis, comme s’arrachant à un rêve délicieux :
– Oh ! mon ami, dit-elle, pourquoi ne nous est-il point donné de vivre ainsi, loin des troubles politiques, loin des révolutions, loin des conspirateurs ! Quelles délices ce serait, une pareille vie ! Dieu ne le veut pas ; soumettons-nous à Dieu !
Luisa poussa un soupir et passa sa main sur ses yeux ; puis :
– C’est ce que tu as dit, mon ami, continua-t-elle. Oh ! pourquoi cet homme m’a-t-il fait cette confidence ? Ne valait-il pas mieux que nous mourussions ensemble ?
– Explique – toi, ma bien-aimée.
– Une conspiration contre-révolutionnaire doit éclater dans la nuit de jeudi à vendredi : tous les Français, tous les patriotes dont les maisons seront marquées dans la soirée, doivent être massacrés pendant la nuit, à l’exception de ceux qui pourront présenter cette carte et faire ce signe de reconnaissance.
Et Luisa montra à Salvato la carte fleurdelisée et fit le signe indiqué par André Backer.
– Une carte avec une fleur de lis, répéta Salvato, se mordre la première phalange du pouce. (Tels étaient, on s’en souvient, les signes de salut.) Les malheureux ! qu’on veut arracher à l’esclavage et qui veulent être esclaves à tout prix !
– Eh bien, maintenant que je t’ai tout raconté, dit Luisa se laissant glisser aux genoux du jeune homme, que faut-il faire ? Réfléchis et conseille-moi.
– Il est inutile de réfléchir, ma Luisa bien-aimée. Il faut répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu te sauver.
– Et toi aussi ; car il sait tout, ta blessure, les soins que j’ai pris de toi, ton séjour de six semaines chez la duchesse ; il sait notre mutuel amour, et il m’a dit : « Sauvez-le avec vous. »
– Raison de plus, comme je te le disais, pour répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu nous sauver : sauvons-le.
– Comment cela ?
– En lui disant : « Votre complot est découvert ; le général Championnet est prévenu ; où vous croyez trouver un massacre facile, vous trouverez une résistance désespérée ; vous allez inutilement faire couler le sang dans les rues de Naples. Renoncez à votre complot, et gagnez l’étranger ; le conseil que vous m’avez donné, suivez-le.
– C’est l’honneur lui-même qui parle par ta voix, mon Salvato ; ce que tu me dis de faire, je le ferai. Mais écoute donc.
– Quoi ?
– Il m’a semblé entendre du bruit dans cette chambre, on a fermé une porte. Nous écoutait-on ? sommes-nous épiés ?
Salvato s’élança : la chambre était vide.
– Nul n’était dans cette chambre que Michele, dit-il ; vois-tu un malheur à ce que Michele nous ait entendus ?
– Non, car il ignore le nom de la personne qui est venue chez moi. Sans cela, mon cher Salvato, ajouta Luisa en riant, tu en as fait un tel patriote, qu’il serait capable d’aller tout courant le dénoncer.
– Et bien, dit Salvato, tout est convenu ainsi, et ta conscience est en repos, n’est-ce pas ?
– Tu m’assures que nous avons agi selon toutes les lois de la loyauté ?
– Je te le jure.
– Tu es bon juge en matière d’honneur, Salvato, et je te crois. À son retour à Naples, je préviendrai le chef des conjurés. Son nom n’est point sorti de ma bouche, même vis-à-vis de toi. Il ne peut donc être compromis en rien ; ou, s’il l’est, ce sera en dehors de ma volonté. Ne pensons plus qu’à nous, au bonheur d’être ensemble. Tout à l’heure, je maudissais les troubles politiques, les révolutions, les conspirateurs… j’étais folle. Sans les troubles politiques, tu n’eusses point été envoyé à Naples par ton général ; sans les révolutions, je ne t’eusse pas connu ; sans les conspirateurs, je ne serais pas à cette heure près de toi. Bénies soient les choses que Dieu fait, elles sont bien faites.
Et la jeune femme, toute joyeuse, toute consolée, toute souriante, se jeta dans les bras de son amant.
CXII. Michele le Sage. §
Qui donc a dit – auteur sacré ou profane, je ne sais plus qui et n’ai point le temps de chercher, – qui donc a dit : « L’amour est puissant comme la mort ? »
Ceci, qui a l’air d’une pensée, n’est qu’un fait, et un fait inexact.
César dit, dans Shakspeare, ou plutôt Shakspeare fait dire à César : « Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour, et je suis l’aîné. »
L’amour et la mort aussi sont nés le même jour, le jour de la création ; seulement, l’amour est l’aîné.
On a aimé avant que de mourir.
Lorsque Ève, à la vue d’Abel tué par Caïn, tordit ses bras maternels et s’écria « Malheur ! malheur ! malheur ! la mort est entrée dans le monde ! » la mort n’y était entrée qu’après l’amour, puisque ce fils que la mort venait d’enlever au monde était le fils de son amour.
Il est donc imparfait de dire : « L’amour est puissant comme la mort ; » il faut dire : « L’amour est plus puissant que la mort, » puisque tous les jours l’amour combat et terrasse la mort.
Cinq minutes après que Luisa eut dit : « Bénies soient les choses que Dieu fait : elles sont bien faites ! » Luisa avait tout oublié, jusqu’à la cause qui l’avait amenée près de Salvato ; elle savait seulement qu’elle était près de Salvato, et que Salvato était près d’elle.
Il fut convenu entre les jeunes gens qu’ils ne se quitteraient que le soir ; que, le soir même, Luisa verrait le chef de la conspiration, et que, le lendemain, quand il aurait eu le temps de donner contre-ordre et de se mettre en sûreté, lui et ses complices, Salvato dirait tout au général, qui s’entendrait avec le pouvoir civil pour prendre les mesures nécessaires à l’avortement du complot, en supposant que, malgré l’avis de la San-Felice, les insurgés s’obstinassent dans leur entreprise.
Puis, ce point arrêté, les deux beaux jeunes gens furent tout à leur amour.
Être tout à l’amour, quand on est bien réellement amoureux, c’est emprunter les ailes des colombes ou des anges, s’envoler bien loin de la terre, se reposer sur quelque nuage de pourpre, sur quelque rayon de soleil, se regarder, se sourire, parler bas, voir l’Éden sous ses pieds, le paradis sur sa tête, et, dans l’intervalle de ces deux mots magiques, mille fois répétés : « Je t’aime ! » entendre les chœurs célestes.
La journée passa comme un rêve. Fatigués du bruit de la rue, à l’étroit entre les quatre murs d’une chambre, aspirant à l’air, à la liberté, à la solitude, ils se jetèrent dans la campagne, qui, dans les provinces napolitaines, commence à revivre à la fin de janvier. Mais, là, aux environs de la ville, on rencontrait un importun à chaque pas. L’un des deux dit en souriant : « Un désert ! » L’autre répondit : « Pœstum ! »
Une calèche passait : Salvato appela le cocher, les deux amants y montèrent ; le but du voyage fut indiqué, les chevaux partirent comme le vent.
Ni l’un ni l’autre ne connaissaient Pœstum. Salvato avait quitté l’Italie méridionale avant, pour ainsi dire, que ses yeux fussent ouverts, et, quoique le chevalier eût vint fois parlé de Pœstum à Luisa, il n’avait jamais voulu l’y conduire, de peur de la malaria.
Eux n’y avaient pas même songé. L’un d’eux, au lieu de Pœstum, eût nommé les marais Pontins, que l’autre eût répété : « Les marais Pontins. » Est-ce que la fièvre pourrait, dans un pareil moment, avoir prise sur eux ! Le bonheur n’est-il point le plus efficace des antidotes ?
Luisa n’avait rien à apprendre sur les localités que l’on traverse en contournant ce golfe magnifique qui, avant que Salerne existât, s’appelait le golfe de Pœstum. Et cependant, comme une curieuse et ignorante élève en archéologie, elle laissait parler Salvato parce qu’elle aimait à l’entendre. Elle savait d’avance tout ce qu’il allait dire, et cependant il semblait qu’elle entendit pour la première fois tout ce qu’il disait.
Mais ce qu’aucun écrit n’avait pu faire comprendre ni à l’un ni à l’autre, c’est la majesté du paysage, c’est la grandeur des lignes qui se déroulèrent à leurs yeux quand, à l’un des détours de la route, ils aperçurent tout à coup les trois temples se détachant, avec leur chaude couleur feuille morte, sur l’azur foncé de la mer. C’était bien là ce qui devait rester de la rigide architecture de ces tribus helléniques, nées au pied de l’Ossa et de l’Olympe, qui, au retour d’une expédition infructueuse dans le Péloponèse, où les avait conduites Hyllus, fils d’Hercule, trouvèrent leurs pays envahi par les Perrhèbes ; et qui, ayant abandonné les riches plaines du Pénée aux Lapythes et aux Ioniens, s’établirent dans la Dryopide, laquelle, dès lors, prit le nom de Doride, et, cent ans après la guerre de Troie, enlevèrent aux Pelasges, qu’ils poursuivirent jusqu’en Attique, Messène et Tyrenthe, célèbres encore aujourd’hui par leurs ruines titaniques ; l’Argolide, où ils trouvèrent le tombeau d’Agamemnon ; la Laconie, dont ils réduisirent les habitants à l’état d’ilotes, et où ils firent de Sparte la vivante représentation de leur grave et sombre génie, dont Lycurgue fut l’interprète. Pendant six siècles, la civilisation fut arrêtée par ces conquérants, hostiles ou indifférents à l’industrie, aux lettres et aux arts, et qui, lorsque, dans leurs guerres de Messénie, ils eurent besoin d’un poëte, empruntèrent Tyrtée aux Athéniens.
Comment purent-ils vivre dans ces mornes plaines de Pœstum, ces rudes fils de l’Olympe et de l’Ossa, au milieu de la civilisation de la Grande Grèce, où les brises du sud leur apportaient les parfums de Sybaris, et le vent du nord, les émanations de Baïa ? Aussi, au milieu de leurs champs de rosiers, qui fleurissaient deux fois l’an, élevèrent-ils, comme une protestation contre ce doux climat, contre cette civilisation élégante, tout imprégnée du souffle ionien, ces trois terribles temples de granit, qui, sous Auguste, déjà en ruine, sont aujourd’hui encore ce qu’ils étaient du temps d’Auguste, et voulurent-ils laisser à l’avenir ce lourd spécimen de leur art, puissant comme tout ce qui est primitif.
Aujourd’hui, rien ne reste des conquérants de Sparte que ces trois squelettes de granit, où, entourée de miasmes mortels, règne la fièvre, et cette enceinte de murailles tracée par un inflexible cordeau et dont on peut suivre en une heure, par les bossellements du terrain, le quadrilatère exigu. Ces quelques fantômes errants, dévorés par la mal’aria, qui regardent le voyageur d’un œil cave et curieux ne sont, certes, pas plus leurs descendants que ces herbes insalubres ou vénéneuses qui poussent dans des marais fétides ne sont les rejetons de ces rosiers dont les voyageurs qui venaient de Syracuse à Naples voyaient de loin la terre couverte et sentaient en passant les parfums.
À cette époque où l’archéologie était inculte et où la couleuvre frileuse rampait seule dans les ruines solitaires, il n’y avait pas, comme aujourd’hui, un chemin pour conduire à ces temples ; il fallait traverser ces herbes gigantesques sans savoir sur quel reptile on risquait de mettre le pied. Luisa, au moment d’entrer dans ces jungles putrides, sembla hésiter ; mais Salvato la prit dans ses bras comme il eût fait d’un enfant, la souleva au-dessus de la fauve et aride moisson, et ne la déposa que sur les degrés du plus grand des temples.
Laissons-les à cette solitude qu’ils étaient venus chercher si loin, à cet amour profond et mystérieux qu’ils essayaient de cacher à tous les regards et qu’une plume jalouse avait dénoncé à un rival, et voyons quelle avait été la cause de ce bruit que les deux amants avaient entendu dans la chambre contiguë, qui les avait un instant d’autant plus inquiétés qu’ils en avaient vainement cherché la cause.
Michele, on se le rappelle, avait suivi Luisa et ne s’était arrêté que sur le seuil de l’appartement de Salvato, au moment où le jeune officier s’était élancé au-devant de Luisa et l’avait pressée contre son cœur. Alors, il s’était discrètement retiré en arrière, quoiqu’il n’eût rien de nouveau à apprendre sur le sentiment que se portaient l’un à l’autre les deux amants, et s’était assis, sentinelle attentive, près de la porte, attendant les ordres ou de sa sœur de lait ou de son chef de brigade !
Luisa avait oublié que Michele fût là. Salvato, qui savait pouvoir compter sur sa discrétion, ne s’en inquiétait point, et la jeune femme, on s’en souvient, après avoir commencé par des instances pour faire fuir sans explication son amant, avait fini par lui tout avouer, hors le nom du chef de la conspiration.
Mais le nom du chef de la conspiration. Michele le savait.
Le chef de la conspiration, Luisa l’avouait elle-même à Salvato, c’était le jeune homme qui l’avait attendue jusqu’à deux heures du matin, qui n’était sorti de chez elle qu’à trois, et Giovannina avait dit à Michele, répondant à cette question du jeune lazzarone : « Qu’a donc Luisa, ce matin ? Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable, elle deviendrait folle, par hasard ? » Giovannina avait dit, ne comprenant pas la terrible importance de sa réponse : « Je ne sais ; mais elle est ainsi depuis la visite que lui a faite, cette nuit, M. André Backer. »
Donc, c’était M. André Backer, le banquier du roi, ce beau jeune homme si follement épris de Luisa, qui était le chef de la conspiration.
Maintenant, quel était le but de cette conspiration ?
D’égorger dans une nuit les six ou huit mille Français qui occupaient Naples, et, avec eux, tous leurs partisans.
Michele, à ce projet de nouvelles Vêpres siciliennes, s’était senti frémir dans son beau costume.
Il était un partisan des Français, lui, et un des plus chauds ; il serait donc égorgé un des premiers, ou plutôt pendu, puisqu’il devait être colonel et pendu, et qu’il était déjà colonel.
Si la prédiction de Nanno devait se réaliser, Michele tenait au moins à ce que ce fût le plus tard possible.
Le délai qui lui était donné du jeudi matin à la nuit du vendredi ne lui paraissait point assez long.
Il lui sembla donc qu’en vertu de ce proverbe : « Il vaut mieux tuer le Diable que le diable ne nous tue, » il n’avait pas de temps à perdre pour se mettre en défense contre le diable.
Cela lui était d’autant plus facile, que sa conscience, à lui, n’était nullement agitée par les doutes qui bouleversaient celle de sa sœur de lait. On ne lui avait fait aucune confidence, il n’avait fait aucun serment.
La conspiration, il l’avait surprise en écoutant à la porte, comme le rémouleur, celle de Catilina ; et encore, il n’avait pas écouté, il avait entendu, voilà tout.
Le nom du chef du complot, il le devinait parce que Giovannina le lui avait dit sans lui recommander le moins du monde le secret.
Il lui parut que c’était en laissant s’accomplir les projets réactionnaires de MM. Simon et André Backer qu’il mériterait véritablement le nom de fou, qu’on lui avait, à son avis, donné un peu légèrement, et qu’au contraire, devant les contemporains et la postérité, il mériterait, ni plus ni moins que Thalès et Solon, le nom de sage si, empêchant la contre-révolution d’avoir lieu, au prix de la vie de deux hommes, il sauvait celle de vingt-cinq ou trente mille.
Il était donc, sans perdre de temps, sorti de la chambre contiguë à celle où se tenaient les deux amants, et, en sortant, avait refermé la porte derrière lui, de manière que personne ne pût entrer sans être entendu.
C’était le bruit de cette porte qui avait inquiété Luisa et Salvato, lesquels eussent été bien plus inquiets encore si, sachant que c’était Michele le Fou qui l’ouvrait, ils eussent su dans quel but la fermait Michele le Sage.
CXIII. Les scrupules de Michele. §
Michele, en sortant de l’hôtel de la Ville, se jeta dans un calessino, au cocher duquel il promit un ducat si dans trois quarts d’heure il était à Castellamare.
Le cocher partit au galop.
J’ai raconté, il y a longtemps, l’histoire de ces malheureux chevaux-spectres qui n’ont que le souffle et qui vont comme le vent.
En quarante minutes, celui qui conduisait Michele eut franchi l’espace qui sépare Salerne de Castellamare.
Michele avait d’abord eu l’idée, en arrivant sur le pont et en voyant Giambardella orienter sa voile pour profiter d’une saute de vent qui avait eu lieu, de remonter à bord de la barque et de revenir à Naples avec lui. Mais le vent, qui était tombé une fois, pouvait tomber encore, ou, ayant sauté une première fois du sud-est au nord-est, sauter une seconde sur quelque autre point du compas, où il deviendrait tout à fait contraire, et où il faudrait recourir à la rame. Tout cela était excellent pour un fou, mais véritablement trop chanceux pour un sage.
Il résolut donc de s’arrêter à la locomotion terrestre, et, pour aller plus vite, de diviser sa route en deux relais : un premier, de Castellamare à Portici ; un second, de Portici à Naples.
De cette façon, et moyennant un ducat par chaque relais, il pouvait être en moins de deux heures au palais d’Angri.
Nous disons au palais d’Angri, parce que c’était d’abord avec le général Championnet que Michele désirait conférer.
Car Michele, tout en allant au galop de son cheval, et tout en se grattant désespérément la tête, comme on herse une terre, pour y faire germer des idées, Michele sentait s’éveiller dans son esprit toute sorte de scrupules.
C’était un honnête garçon et un cœur loyal que Michele, et, au bout du compte, il se faisait dénonciateur.
Oui ; mais, en se faisant dénonciateur, il sauvait la République.
Il était donc à peu près, et même tout à fait, décidé à dénoncer le complot ; il n’hésitait plus que sur la façon de le dénoncer.
Or, en allant trouver le général Championnet, et en le consultant comme il ferait d’un confesseur sur un cas de conscience, il s’éclairerait de l’avis d’un homme qui, aux yeux de ses ennemis mêmes, passait pour un modèle de loyauté.
Voilà pourquoi nous avons dit qu’en moins de deux heures, il pouvait être au palais d’Angri, au lieu de dire qu’en moins de deux heures, il pouvait être au ministère de la police.
Et, en effet, grâce au relais de Portici, grâce au ducat français donné à chaque relais, une heure cinquante minutes après être parti de Castellamare, Michele mettait le pied sur la première marche de l’escalier du palais d’Angri.
Le lazzarone s’était informé si le général Championnet était chez lui, et avait reçu du factionnaire une réponse affirmative.
Mais, dans l’antichambre, le planton lui dit que le général ne pouvait recevoir, étant fort occupé avec les architectes qui avaient fait les projets du tombeau de Virgile.
Il répondit qu’il arrivait pour une chose bien autrement importante que le tombeau de Virgile, et qu’il fallait, sous peine des plus grands malheurs, qu’il parlât à l’instant même au général.
Tout le monde connaissait Michele le Fou ; tout le monde savait comment, grâce à Salvato, il avait échappé à la mort ; comment le général l’avait fait colonel, et quel service il avait rendu en conduisant saine et sauve une garde d’honneur à saint Janvier ; on savait le général très-accessible ; on lui transmit donc la demande du colonel improvisé.
Il entrait dans les habitudes du général en chef de l’armée de Naples de ne négliger aucun avis.
Il s’excusa donc près des architectes, qu’il laissa au salon, en leur promettant de revenir aussitôt qu’il serait débarrassé de Michele ; ce qui probablement ne serait pas long.
Puis il passa dans son cabinet et ordonna qu’on y introduisît Michele.
Michele se présenta et salua militairement ; mais, malgré cet aplomb apparent et ce salut militaire, le pauvre garçon, qui n’avait jamais eu de prétention comme orateur, paraissait fort embarrassé.
Championnet devina cet embarras, et, avec sa bonté ordinaire, résolut de venir à son aide.
– Ah ! c’est toi, ragazzo, dit-il en patois napolitain. Tu sais que je suis content de toi ; tu te conduis à merveille et tu prêches comme don Michelangelo Ciccone.
Michele fut tout réconforté en entendant si bien parler son patois et en écoutant un homme comme Championnet faire un si bel éloge de lui.
– Mon général, répondit-il, je suis fier et heureux que vous soyez content de moi ; mais ce n’est point assez.
– Comment, ce n’est point assez ?
– Non ; il faut encore que j’en sois content moi-même.
– Oh ! diable, mon pauvre ami, tu es bien exigeant. Être content de soi-même, c’est la béatitude morale sur la terre. Quel est l’homme qui, interrogeant sévèrement sa conscience, sera content de lui-même ?
– Moi, mon général, si vous voulez vous donner la peine d’éclairer et de diriger ma conscience.
– Mon cher ami, dit Championnet en riant, je crois que tu te trompes de porte ; tu as cru entrer chez monseigneur Capece Zurlo, archevêque de Naples, et tu es entré chez Jean-Étienne Championnet, général en chef de l’armée française.
– Oh ! non pas, mon général, répondit Michele ; je sais bien chez qui je suis entré : chez le plus honnête, le plus brave et le plus loyal soldat de l’armée qu’il commande.
– Oh ! oh ! de la flatterie : tu as donc une grâce à me demander ?
– Non pas ; au contraire, j’ai un service à vous rendre.
– À me rendre ?
– Oui, et un solide !
– À moi ?
– À vous, à l’armée française, au pays… Seulement, il faut que je sache si je puis vous rendre ce service et rester honnête homme, et si, le service rendu, vous me donnerez encore la main comme vous venez de me la donner tout à l’heure.
– Il me semble que tu as sur ce point un meilleur guide que moi, ta conscience.
– Justement, c’est ma conscience qui ne sait pas parfaitement à quoi s’en tenir.
– Tu connais le proverbe, dit le général, qui oubliait ses architectes et s’amusait de la conversation du lazzarone : « Dans le doute, abstiens-toi. »
– Et, si je m’abstiens, et que, m’étant abstenu, il arrive de grands malheurs ?
– Ainsi, comme tu le disais tout à l’heure, tu doutes ?
– Oui, mon général, je doute, reprit Michele, et je crains de m’abstenir. C’est un singulier pays que le nôtre, voyez-vous, mon général, dans lequel par malheur, grâce à l’influence de nos souverains, il n’y a plus de sens moral ni de conscience publique. Vous n’entendrez jamais dire : « Monsieur tel est un honnête homme, » ou : « Monsieur tel est un coquin ; » vous entendrez dire : « Monsieur tel est riche, » ou « Monsieur tel est pauvre. » S’il est riche, cela suffit : c’est un honnête homme ; s’il est pauvre, il est jugé : c’est une canaille. Vous avez envie de tuer quelqu’un, vous allez trouver un prêtre et vous lui dites : « Mon père, est-ce un crime d’ôter la vie à son prochain ? » Le prêtre vous répond : « C’est selon, mon fils. Si ton prochain est un jacobin, tue en toute sûreté de conscience ; mais, si c’est un royaliste, garde-t’en bien ! » Autant tuer un jacobin est une œuvre méritoire aux yeux de la religion, autant tuer un royaliste est un crime abominable aux yeux du Seigneur. « Espionnez, dénoncez, nous disait la reine ; je donnerai de si grandes faveurs aux espions, je récompenserai si bien les délateurs, que les premiers du royaume se feront dénonciateurs et espions. » Eh bien, mon général, que voulez-vous que nous devenions, nous, quand nous entendons dire par la voix générale : « Tout riche est un honnête homme, tout pauvre est un coquin ; » quand nous entendons dire par la religion : « Il est bon de tuer les jacobins ; mais il est mauvais de tuer les royalistes ; » enfin, quand nous entendons dire par la royauté : « L’espionnage est un mérite, la délation est une vertu ? » Nous n’avons qu’une chose à faire : c’est de venir à un étranger et de lui dire : Vous avez été élevé dans d’autres principes que les nôtres ; que pensez-vous qu’un honnête homme doive faire dans telle circonstance ?
– Voyons la circonstance, demanda le général étonné.
– Elle est grave, mon général. Ainsi, supposez que, sans vouloir l’entendre, j’aie entendu dans tous ses détails le récit d’un complot, que ce complot menace d’assassinat trente mille personnes à Naples, quelles que soient les personnes menacées, patriotes ou royalistes, que dois-je faire ?
– Empêcher le complot d’avoir lieu, c’est incontestable, et, en le faisant avorter, sauver la vie à trente mille personnes.
– Même quand ce complot menacerait nos ennemis ?
– Surtout si ce complot menaçait nos ennemis !
– Si vous pensez ainsi, mon général, comment faites-vous la guerre ?
– Je fais la guerre pour combattre au grand jour et non pour assassiner la nuit. Combattre est glorieux ; assassiner est lâche.
– Mais je ne puis faire avorter le complot qu’en le dénonçant.
– Dénonce-le.
– Mais, alors, je suis…
– Quoi ?
– Un délateur.
– Un délateur est celui qui révèle le secret qui lui a été confié et qui, dans l’espoir d’une récompense, trahit ses complices. Les hommes qui conspiraient étaient-ils tes complices ?
– Non, mon général.
– Les dénonces-tu dans l’espoir d’une récompense ?
– Non, mon général.
– Alors, tu n’es point un délateur : tu es un honnête homme qui, ne voulant point que le mal ait lieu, coupe le mal dans sa racine.
– Mais, si, au lieu de menacer les royalistes, ce complot vous menaçait, vous, mon général, menaçait les soldats français, menaçait les patriotes, que devrais-je faire ?
– Je t’ai indiqué ton devoir à l’égard de nos ennemis : ma morale sera la même à l’endroit de nos amis. En sauvant les ennemis, tu eusses bien mérité de l’humanité ; en sauvant les amis, tu auras bien mérité de la patrie.
– Et vous continuerez de me donner la main ?
– Je te la donne.
– Eh bien, attendez, mon général, je vais vous dire une partie de la chose, et je laisserai une autre personne vous dire le reste.
– Je t’écoute.
– Pendant la nuit de vendredi à samedi, une conspiration doit éclater. Les dix mille déserteurs de Mack et de Naselli, réunis à vingt mille lazzaroni, doivent égorger tous les Français et tous les patriotes ; des croix seront faites, dans la soirée, sur les portes des maisons condamnées, et, à minuit, la boucherie commencera.
– Tu es sûr de cela ?
– Comme de mon existence, mon général.
– Mais, enfin, les meurtriers risquent d’assassiner les royalistes en même temps que les jacobins ?
– Non ; car les royalistes n’auront qu’à montrer une carte de sûreté et à faire un signe, ils seront épargnés.
– Sais-tu ce signe ? connais-tu cette carte de sûreté ?
– La carte de sûreté représente une fleur de lis ; le signe consiste à se mordre la première phalange du pouce.
– Et comment peux-tu empêcher le complot d’avoir lieu ?
– En faisant arrêter les chefs.
– Connais-tu les chefs ?
– Oui.
– Quels sont leurs noms ?
– Ah ! voilà…
– Que veux-tu dire par ce mot Voilà ?
– Je veux dire que voilà où le doute non-seulement commence, mais redouble.
– Ah ! ah !
– Que fera-t-on aux chefs du complot ?
– Leur procès.
– Et, s’ils sont coupables ?…
– Ils seront condamnés.
– À quoi ?
– À mort.
– Eh bien, à tort ou à raison, ma conscience crie. On m’appelle Michele le Fou ; mais jamais je n’ai fait de mal ni à un homme, ni à un chien, ni à un chat, pas même à un oiseau. Je voudrais ne pas être cause de la mort d’un homme. Je voudrais que l’on continuât de m’appeler Michele le Fou ; mais je voudrais bien qu’on ne m’appellât jamais ni Michele le dénonciateur, ni Michele le traître, ni Michele l’homicide.
Championnet regarda le lazzarone avec une espèce de respect.
– Et, si je te baptise Michele l’honnête homme, te contenteras-tu de ce titre ?
– C’est-à-dire que je n’en demanderai jamais d’autre, et que j’oublierai mon premier parrain pour ne me souvenir que du second.
– Et bien, au nom de la république française et de la république napolitaine, je te baptise du nom de Michele l’honnête homme.
Michele saisit la main du général pour la lui baiser.
– Oublies-tu, lui dit Championnet, que j’ai aboli le baisemain entre hommes ?
– Que faire, alors ? dit Michele en se grattant l’oreille. Je voudrais cependant bien vous dire combien je vous suis reconnaissant.
– Embrasse-moi ! dit Championnet en lui ouvrant ses bras.
Michele embrassa le général en sanglotant de joie.
– Maintenant, lui dit le général, parlons raison, ragazzo.
– Je ne demande pas mieux, mon général.
– Tu connais les chefs du complot ?
– Oui, mon général.
– Eh bien, suppose un instant ici que la révélation vienne d’un autre.
– Bien.
– Que cet autre m’ait dit : « Faites arrêter Michele : il sait le nom des chefs du complot. »
– Bien.
– Que je t’aie fait arrêter.
– Très-bien.
– Et que je dise : « Michele, tu sais le nom des chefs du complot, tu vas me les nommer, ou je vais te faire fusiller. » Que ferais-tu ?
– Je vous dirais : « Faites-moi fusiller, mon général ; j’aime mieux mourir que de causer la mort d’un homme. »
– Parce que tu aurais l’espoir que je ne te ferais pas fusiller ?
– Parce que j’aurais l’espoir que la Providence, qui m’a déjà sauvé une fois, me sauverait une seconde.
– Diable ! voilà qui devient embarrassant, fit Championnet en riant. Je ne puis cependant pas te faire fusiller pour voir si tu dis la vérité.
Michele réfléchit un instant.
– Il est donc bien nécessaire que vous connaissiez le chef ou les chefs du complot ?
– Absolument nécessaire. Ne sais tu pas qu’on ne guérit du ver solitaire qu’en lui arrachant la tête ?
– Pouvez-vous me promettre qu’ils ne seront pas fusillés ?
– Tant que je serai à Naples, oui.
– Mais, si vous quittez Naples ?…
– Je ne réponds plus de rien.
– Madonna ! que faire ?
– Cherche !… Ne vois-tu aucun moyen pour nous tirer tous deux d’embarras.
– Si, mon général, j’en vois un !
– Dis-le.
– Et tant que vous serez à Naples, personne ne sera mis à mort à cause du complot que je vous aurai découvert ?
– Personne.
– Eh bien, il y a une autre personne que moi qui connaît le nom des chefs du complot ; seulement, cette personne-là ne sait point qu’il y ait un complot.
– Quelle est-elle ?
– C’est la femme de chambre de ma sœur de lait, la chevalière San-Felice.
– Et comment appelles-tu cette femme de chambre ?
– Giovannina.
– Où demeure-t-elle ?
– À Mergellina, maison du Palmier.
– Et comment saurons-nous quelque chose par elle, si elle ne connaît pas le complot ?
– Vous la ferez comparaître devant le chef de la police, le citoyen Nicolas Fasulo, et le citoyen Fasulo la menacera de la prison si elle ne dit point quelle est la personne qui a attendu sa maîtresse, la nuit passée, chez elle, jusqu’à deux heures du matin, et qui n’est sortie de chez elle qu’à trois.
– Et la personne qu’elle nommera sera le chef du complot ?
– Surtout si son prénom commence par la lettre A, et son nom par la lettre B. Et maintenant, mon général, foi de Michele l’honnête homme, je vous ai dit, non pas tout ce que j’ai à vous dire, mais tout ce que je vous dirai.
– Et tu ne me demandes rien pour les services que tu rends à Naples ?
– Je demande que vous n’oubliiez jamais que vous êtes mon parrain.
Et, baisant de force cette fois la main que le général lui tendait, Michele s’élança hors de l’appartement, laissant, d’après les renseignements donnés par lui, le général libre de faire tout ce qui lui conviendrait.
CXIV. L’arrestation. §
Il était deux heures de l’après-midi au moment où Michele sortit de chez le général Championnet.
Il sauta dans le premier corricolo venu, et, par le même procédé qu’il était arrivé, en changeant de véhicule à Portici et à Castellamare, il se trouva à Salerne un peu avant cinq heures.
À cent pas de l’auberge, il descendit, régla ses comptes avec son dernier cocher et rentra à pied à l’hôtel, sans faire plus de bruit que s’il venait de faire une promenade à Eboli ou à Montalta.
Luisa n’était pas encore de retour.
À six heures, on entendit le bruit d’une voiture ; Michele courut à la porte : c’étaient sa sœur de lait et Salvato qui revenaient de Pœstum.
Michele ne connaissait pas Pœstum ; mais, en admirant le visage rayonnant des deux jeunes gens, il dut penser qu’il y avait de bien belles choses à voir à Pœstum.
Et, en effet, il semblait que Luisa eût la tête ceinte d’une auréole de bonheur et Salvato d’un rayon d’orgueil.
Luisa était plus belle, Salvato était plus grand.
Quelque chose d’inconnu, et de visible cependant, s’était complété dans la beauté de Luisa. Il y avait en elle cette différence qu’il dut y avoir entre Galathée statue, et Galathée femme.
Supposez la Vénus pudique entrant dans l’Éden et, sous le souffle de l’ange de l’amour, devenant l’Ève de la Genèse.
C’était sur ses joues la blancheur du lis avec la teinte et le velouté de la pêche ; c’était dans ses yeux la dernière lueur de la virginité se mêlant aux premières flammes de l’amour.
Sa tête, renversée en arrière, semblait n’avoir point la force de porter le poids de son bonheur ; ses narines, dilatées, cherchaient à aspirer dans l’air des parfums nouveaux et jusque-là ignorés ; sa bouche, entr’ouverte, laissait passer un souffle haletant et voluptueux.
Michele, en la voyant, ne put s’empêcher de lui dire :
– Qu’as-tu donc, petite sœur ? Oh ! comme tu es belle !
Luisa sourit, regarda Salvato et tendit la main à Michele.
Elle semblait lui dire :
– Je dois ma beauté à celui à qui je dois mon bonheur.
Puis, d’une voix douce et caressante comme un chant d’oiseau :
– Oh ! comme c’est beau, Pœstum ! dit-elle. Quel malheur de ne point pouvoir y retourner demain, après-demain, tous les jours !
Salvato la serra contre son cœur. Il est évident qu’il trouvait, comme Luisa, que Pœstum était le paradis du monde.
Les deux jeunes gens, d’un pas si léger semblait effleurer les marches de l’escalier, rentrèrent dans leur chambre. Mais, avant d’y rentrer, Luisa se retourna et laissa tomber ces mots :
– Michele, dans un quart d’heure, nous partons.
Au bout d’un quart d’heure, la voiture était prête ; mais ce ne fut qu’au bout d’une heure que Luisa descendit.
Cette fois, sa physionomie était bien différente. Son visage s’était couvert d’une légère teinte de tristesse, et la flamme de son regard s’était tempérée dans les larmes.
Quoiqu’ils dussent se revoir le lendemain, les adieux des jeunes gens n’en avaient pas moins été tristes. En effet, lorsqu’on s’aime et qu’on se quitte, ne fût-ce que pour un jour, on remet pendant un jour son bonheur aux mains du hasard.
Quelle est la sagesse si profonde qu’elle puisse prévoir ce qui se passera entre deux soleils ?
Lorsque Luisa descendit, la nuit commençait à tomber, et la voiture était prête depuis trois quarts d’heure.
Elle était attelée de trois chevaux ; sept heures sonnaient ; le cocher promettait d’être de retour à Naples vers dix heures.
Luisa se ferait conduire droit chez les Backer, et suivrait vis-à-vis d’André le conseil que lui avait donné Salvato.
Salvato reviendrait, le lendemain dans l’après-midi, se mettre aux ordres de son général.
Dix minutes s’écoulèrent en adieux. Les deux jeunes gens semblaient ne point pouvoir se séparer. Tantôt c’était Salvato qui retenait Luisa ; tantôt c’était Luisa qui retenait Salvato.
Enfin, la voiture partit, les grelots sonnèrent, et le mouchoir de Luisa, trempé de larmes, jeta à son amant un dernier adieu, que celui-ci lui rendit en agitant son chapeau.
Puis la voiture, qui avait commencé à disparaître dans l’obscurité, disparut tout à fait dans la courbe de la rue.
Au fur et à mesure que Luisa s’éloignait de Salvato, cette puissance magnétique que le jeune homme avait exercée sur elle se calmait, et Luisa, se rappelant le sujet qui l’avait amenée, redevenait sérieuse, et, du sérieux, passait à la tristesse.
Pendant toute la route, Michele ne dit pas un mot qui pût faire allusion au secret qu’il avait surpris et au voyage qu’il avait fait.
On traversa successivement Torre-del-Greco, Portici, Resina, le pont de la Madeleine, la Marinella.
Les Backer demeuraient strada Medina, entre la strada del Fiorentini et la via Schizzitella.
Dès Marinella, Luisa avait donné l’ordre au cocher de la déposer à la fontaine Medina, c’est-à-dire à l’extrémité de la strada del Molo.
Mais, à l’extrémité de la rue del Piliere, Luisa commença de s’apercevoir, à l’affluence du monde qui se précipitait vers la strada del Molo, que quelque chose d’extraordinaire se passait dans le quartier.
À la hauteur de la strada del Porto, le cocher déclara qu’il lui était impossible d’aller plus loin avec sa voiture : son cheval risquait d’être éventré par ceux que lui-même menaçait d’écraser.
Michele fit ce qu’il put pour obtenir de sa sœur de lait qu’elle revînt sur ses pas, suivit un autre chemin ou prît une barque au Môle.
Cette barque, en une demi-heure, l’eut conduite à Mergellina.
Mais Luisa avait un but qu’elle considérait comme sacré, et elle refusa de s’éloigner. D’ailleurs, cette foule se précipitait vers la rue Medina, le bruit qu’on entendait venait de la rue Medina, et, aux quelques paroles que surprenait la jeune femme, se mêlaient des mots qui éveillaient l’inquiétude dans son cœur.
Il lui semblait que tout ce peuple qui s’engouffrait dans la rue Medina, parlait de complots, de trahisons, de massacres, et nommait les Backer.
Elle sauta à bas de la voiture, et, toute frissonnante, prit le bras de Michele, avec lequel elle se laissa entraîner par le flot.
On voyait au fond de la rue briller des torches et étinceler des baïonnettes ; puis, au milieu d’une rumeur confuse, on entendait des cris de menace.
– Michele, dit Luisa, monte donc sur la margelle de la fontaine, et dis-moi ce que tu vois.
– Michele obéit, et ainsi, dépassant toutes les têtes, put plonger au fond de la rue.
– Eh bien ? demanda Luisa.
Michele hésitait à répondre.
– Mais parle donc ! s’écria Luisa de plus en plus inquiète, parle donc ! Que vois-tu ?
– Je vois, dit Michele, des hommes de la police qui portent des torches, et des soldats qui gardent la maison de MM. Backer.
– Ah ! dit Luisa, ils ont été dénoncés, les malheureux ! Il faut que je pénètre jusqu’à eux, il faut que je les voie.
– Non, non, petite sœur, dit Michele. Tu n’es pour rien là dedans, n’est-ce pas ?
– Dieu merci, non.
– Alors, viens ; éloignons-nous.
– Au contraire, au contraire, dit Luisa, avançons.
Et, tirant à elle Michele, elle le força de descendre de la margelle et de rentrer dans la foule.
En ce moment, les cris redoublèrent, et il se fit un grand mouvement parmi cette foule. On entendit les crosses des fusils retentir sur le pavé, des voix impératives crièrent : « Place ! » une espèce de tranchée s’ouvrit, et Michele et Luisa se trouvèrent en face des deux prisonniers, dont l’un – c’était le plus jeune – tenait, entre ses bras liés autour du corps, le drapeau blanc des Bourbons.
Ils étaient au milieu d’hommes portant d’une main des torches et de l’autre des sabres, et, malgré les injures, les huées et les insultes de la canaille, toujours prête à insulter, à huer, à injurier le plus faible, ils marchaient tête levée, comme des gens qui confessent hautement leur foi.
Stupéfaite à cette vue, Luisa, au lieu de se ranger comme les autres, resta immobile et se trouva en face du plus jeune des deux prisonniers, c’est-à-dire d’André Backer.
Tous deux, en se reconnaissant, firent un pas en arrière.
– Ah ! madame, dit amèrement le jeune homme, je savais bien que c’était vous qui m’aviez trahi ; mais je ne savais pas que vous eussiez le courage d’assister à mon arrestation !
La San-Felice voulut répondre, nier, protester, jurer Dieu ; mais le prisonnier l’écarta doucement, et passa en disant :
– Je vous pardonne, au nom de mon père et au mien, madame ; puissent Dieu et le roi vous pardonner comme moi !
Luisa voulut répondre, la voix lui manqua ; et, au milieu des cris : « C’est elle ! c’est cette femme, c’est la San-Felice qui les a dénoncés ! » elle tomba dans les bras de Michele.
Les prisonniers continuèrent leur route vers le Castel-Nuovo, où ils furent enfermés sous la garde de son commandant, le colonel Massa.
CXV. L’apothéose. §
Lorsque Luisa revint à elle, elle se trouva dans une espèce de café faisant l’angle de la strada del Molo et de la calata San-Marco. Michele l’y avait transportée à travers la foule, qui s’était amassée à la porte, et la regardait par les fenêtres fermées et par les portes ouvertes.
Cette foule répétait les paroles du prisonnier et disait en la montrant du doigt :
– C’est elle qui les a dénoncés.
En rouvrant les yeux, elle avait d’abord tout oublié ; mais peu à peu, en regardant autour d’elle, en reconnaissant où elle se trouvait, en voyant cette multitude amassée autour de la maison, elle se souvint de tout ce qui s’était passé, jeta un cri et cacha sa tête dans ses mains.
– Une voiture ! au nom du ciel, mon cher Michele ! une voiture, et rentrons chez moi !
La chose n’était point difficile ; il y avait alors et il y a encore aujourd’hui, entre le théâtre Saint-Charles et le théâtre du Fondo, une station de voitures pour la commodité des dilettanti qui venaient, à cette époque, assister à la représentation des chefs-d’œuvre de Cimarosa et de Paesiello, et qui viennent aujourd’hui assister à celle des œuvres de Bellini, de Rossini et de Verdi. Michele sortit, appela une voiture fermée, la fit approcher de la porte qui donne sur la strada del Molo, y conduisit Luisa au milieu des vivats ou des murmures des assistants, selon que ceux-ci, étaient patriotes ou bourboniens, lui savaient gré ou lui voulaient mal pour sa prétendue délation, y monta avec elle et referma la portière en disant :
– À Mergellina !
La foule s’ouvrit, la voiture passa, traversa le largo Castello, prit la rue Chiaïa, et, au bout d’un quart d’heure, s’arrêta à la maison du Palmier.
Michele sonna vigoureusement ; Giovannina vint ouvrir.
La jeune fille avait sur les lèvres cette joyeuse expression des mauvais serviteurs qui ont une fâcheuse nouvelle à annoncer.
– Ah ! dit-elle entamant la conversation la première, pendant que madame n’y était point, il s’est passé de belles choses ici.
– Ici ? demanda Luisa.
– Oui, ici, madame.
– Ici, dans la maison ou à Naples ?
– Ici, dans la maison.
– Que s’est-il donc passé ?
– Madame aurait dû me dire, dans le cas où l’on m’interrogerait sur M. André Backer, ce qu’il faudrait répondre.
– On vous a donc interrogée sur M. André Backer ?
– Comment, madame ! j’ai été arrêtée, conduite à la police, menacée de la prison si je ne disais pas qui était venu la nuit passée chez madame. On savait que quelqu’un était venu ; seulement, on ne savait pas qui.
– Et vous avez nommé M. Backer ?
– Il l’a bien fallu. Dame, je n’ai pas été tentée d’aller en prison, moi. Ce n’était point pour moi que M. Backer était venu.
– Malheureuse ! qu’avez-vous fait ! dit Luisa tombant assise et inclinant sa tête dans ses mains.
– Que voulez-vous ! j’ai eu peur, en niant, d’être convaincue, malgré ma dénégation, et que les mauvaises langues, voyant que j’avais voulu dissimuler la présence de M. André Backer chez madame, ne dissent que M. André Backer était l’amant de madame, comme on commence à le dire de M. Salvato.
– Oh ! Giovannina ! s’écria Michele.
Luisa se leva, lança un regard d’étonnement et de reproche à la jeune fille, et, d’une voix douce mais ferme :
– Giovannina, dit-elle, je ne sais quelle raison vous avez de reconnaître mes bontés par une si grande ingratitude. Demain, vous sortirez de chez moi.
– Comme il fera plaisir à madame, répondit insolemment la jeune fille.
Et elle sortit sans même se retourner.
Luisa sentit les larmes lui venir aux yeux. Elle tendit la main à Michele, qui s’agenouilla devant elle.
– Oh ! Michele ! mon cher Michele ! murmura-t-elle en éclatant en sanglots.
Michele lui prit la main et la lui baisa, d’autant plus émotionné qu’il sentait au fond du cœur que tout ce trouble venait de lui.
– Voilà une soirée mauvaise, en effet, après une belle journée, dit-il. Pauvre petite sœur ! tu étais si heureuse en revenant de Pœstum !
– Bien heureuse ! bien heureuse ! murmura-t-elle. Mais je ne sais quelle voix me dit à l’oreille que le plus beau et surtout le plus pur de mon bonheur est passé. Oh ! Michele ! Michele ! quelle chose horrible a dite cette folle !
– Oui ; mais, pour qu’elle ne dise point aux autres ce qu’elle vient de te dire, à toi, il ne faut pas la chasser. Songe qu’elle sait tout : l’assassinat de Salvato, l’asile que nous lui avons donné, son séjour dans la maison, tes intimités avec lui. Eh ! mon Dieu, je sais bien, moi, qu’il n’y a pas de mal à tout cela ; mais le monde y verra du mal, et, si, au lieu d’avoir intérêt à se taire en restant chez toi, elle a intérêt à parler, ne fût-ce que par vengeance, ta réputation en souffrira.
– Ne fût-ce que par vengeance, dis-tu ? Et pourquoi Giovannina se vengerait-elle de moi ? Je ne lui ai jamais fait que du bien.
– La belle raison ! Il y a des esprits mauvais, petite sœur, qui d’autant plus vous en veulent, qu’on leur a fait plus de bien ; et, depuis quelque temps, j’ai cru m’apercevoir que Giovannina était de ces esprits-là. Tu ne t’en es point aperçue, toi ?
Luisa regarda Michele. Depuis quelque temps aussi, les rébellions de la jeune fille l’étonnaient en effet. Elle s’était demandé plusieurs fois la cause de ce changement de caractère et n’avait pu s’en rendre compte. Elle avait pu s’être trompée ; mais, du moment que Michele reconnaissait comme elle cette mauvaise disposition de la jeune femme de chambre, c’est que, réellement, cette mauvaise disposition existait.
Tout à coup une lueur lui passa par l’esprit. Elle jeta les yeux avec inquiétude autour d’elle.
– Regarde, dit-elle, si l’on ne nous écoute point.
Michele s’avança vers la porte, mais sans avoir le soin d’amortir le bruit de ses pas, de sorte qu’au moment où la porte de la chambre de Luisa s’ouvrait, celle de la chambre de Nina se refermait. Nina écoutait-elle, ou cette porte ouverte d’une part et fermée de l’autre était-elle un pur effet du hasard ?
Michele referma la porte, poussa le verrou, et, reprenant sa place aux pieds de sa sœur :
– Tu peux parler, lui dit-il. Je ne dirai point : « Personne ne nous écoutait, » mais je dirai : « Personne ne nous écoute plus. »
– Eh bien, dit Luisa en éteignant sa voix et en se penchant sur Michele, voilà deux choses qui m’arrivent et qui me confirment dans mes soupçons. Lorsque, la nuit dernière, le pauvre André Backer est venu me voir, il savait de point en point ce qui s’était passé entre Salvato et moi. Ce matin, tandis qu’à Salerne je causais avec Salvato, une lettre anonyme est arrivée, racontant à Salvato qu’un jeune homme m’avait attendu chez moi la nuit précédente, jusqu’à deux heures du matin, et ne s’était retiré qu’à trois, après avoir causé une heure avec moi. De qui viennent ces dénonciations, sinon de Giovannina, je te le demande ?
– Managgia la Madonna ! murmura Michele, voilà qui était grave. Mais je ne t’en dirai pas moins : « Dans ce moment-ci, et à moins d’une certitude, ne fais pas d’éclat. » Je te donnerais bien un autre conseil, mais tu ne le suivrais pas.
– Lequel ?
– Je te dirais bien : Va rejoindre le chevalier à Palerme ; voilà ce qui coupera court à tous les mauvais propos.
Un vive rougeur envahit les joues de Luisa ; elle laissa tomber sa tête dans ses mains, et, d’une voix étouffée :
– Hélas ! répondit-elle, le conseil est bon et vient d’un ami…
– Eh bien ?
– Je pouvais le suivre hier ; je ne puis plus le suivre aujourd’hui.
Et un gémissement profond s’échappa du cœur de Luisa.
Michele regarda Luisa et comprit tout : la tristesse de Naples confirmait les soupçons qu’avait fait naître en lui la joie de Salerne.
En ce moment, Luisa entendit des pas dans le corridor de communication. Mais ces pas ne cherchaient point à se dissimuler. Elle releva la tête et écouta avec inquiétude. Dans la situation où elle se trouvait, tout était, en effet, inquiétant.
Bientôt on frappa à sa porte, et la voix de la duchesse Fusco demanda :
– Chère Luisa, êtes-vous chez vous ?
– Oh ! oui, oui ; entrez, entrez ! cria Luisa.
La duchesse entra, Michele voulut se lever ; mais la main de Luisa le maintint où il était.
– Que faites-vous donc ici, ma belle Luisa, s’écria la duchesse, seule et presque dans l’obscurité, avec votre frère de lait, tandis que l’on vous fait chez moi un triomphe ?
– Un triomphe, chez vous, chère Amélie ? demanda Luisa tout étonnée. Et à quel propos ?
– Mais à propos de ce qui s’est passé. N’est-il pas vrai que vous avez découvert une conspiration qui nous menaçait tous, et qu’en la dénonçant, non-seulement vous nous avez sauvés tous, mais encore vous avez sauvé la patrie !
– Oh ! vous aussi, Amélie, s’écria Luisa en laissant échapper un sanglot, vous aussi, vous avez pu me croire capable d’une pareille infamie !
– Infamie ! s’écria à son tour la duchesse, à laquelle son ardent patriotisme et sa haine des Bourbons faisaient apparaître les choses sous un tout autre point de vue qu’elles apparaissaient à Luisa ; tu appelles infamie une action qui eût illustré une Romaine du temps de la République ! Ah ! pourquoi n’étais-tu pas ce soir chez nous quand cette nouvelle est arrivée : tu eusses vu l’enthousiasme qu’elle a excité. Monti a improvisé des vers en ton honneur ; Cirillo et Pagano ont proposé de te décerner la couronne civique ; Cuoco, qui écrit l’histoire de notre révolution, t’y garde une de ses plus belles pages. Pimentel annoncera demain, dans son Moniteur, la dette immense que Naples a contractée envers toi ; les femmes, la duchesse de Pepoli t’appelaient pour t’embrasser ; les hommes t’attendaient à genoux pour te baiser la main ; quant à moi, j’étais fière et joyeuse d’être ta meilleure amie. Demain, Naples ne s’occupera que de toi ; demain, Naples t’élèvera des autels, comme Athènes en élevait à Minerve, déesse protectrice de la patrie.
– Oh ! malheur ! s’écria Luisa. Un seul jour a suffi pour imprimer une double tache sur moi ! 7 février ! 7 février ! date terrible !
Et elle tomba renversée, presque mourante, dans les bras de la duchesse Fusco, tandis que Michele, plein de doute maintenant sur l’action qu’il avait commise, plein de remords en voyant dans cet état celle qu’il aimait plus que sa vie, déchirait avec ses ongles sa poitrine ensanglantée.
Le lendemain, 8 février 1799, on lisait dans le Moniteur parthénopéen, en premier article et en grosses lettres, les lignes suivantes :
« Une admirable citoyenne, Luisa Molina San-Felice, a découvert hier soir, vendredi, la conspiration ourdie par quelques scélérats insensés, qui, se fiant à la présence de plusieurs vaisseaux de l’escadre anglaise dans nos ports, de concert avec elle, devaient, dans la nuit de samedi à dimanche, c’est-à-dire ce soir, renverser le gouvernement, massacrer les bons patriotes et tenter une contre-révolution.
» Les chefs de ce projet impie étaient les banquiers Backer père et fils, Allemands tous deux d’origine et demeurant rue Medina. Ils ont été arrêtés hier au soir et conduits en prison, André Backer portant, comme symbole de sa honte, le drapeau royal trouvé chez lui. On y a trouvé aussi un certain nombre de cartes de sûreté qui devaient être distribuées à ceux que l’on voulait épargner. Tous ceux qui n’auraient point été porteurs de ces cartes étaient désignés pour la mort.
» Diverses arrestations secondaires ont eu lieu à la suite de cette arrestation principale, et le monastère de San-Francesco-delle-Monache, attendu l’opportunité du local (chacun sait qu’il forme une espèce d’île), a été désigné pour servir de prison aux prévenus. Les religieuses l’ont, par conséquent, abandonné, et sont passées à celui de Donna-Albina.
» Au nombre des individus arrêtés, outre Backer père et fils, on compte le curé des Carmes, le prince de Canassa, les deux frères Jorio, l’un magistrat, l’autre évêque, et un juge nommé Jean-Baptiste Vecchione.
» Un dépôt de cent cinquante fusils et d’autres armes, telles que sabres et baïonnettes, a été, en outre, trouvé à la douane.
» Gloire à Luisa Molina San-Felice ! Elle a sauvé la patrie ! »
CXVI. Les sanfédistes. §
L’encyclique du cardinal Ruffo avait produit dans toute la basse Calabre l’effet de l’étincelle électrique.
Et, en effet, plus on était éloigné de Naples, plus le faible reflet intellectuel qui émanait de la capitale allait s’amoindrissant. Le cardinal avait mis les pieds, nous l’avons dit, dans l’antique Brutium, cet asile des esclaves fugitifs, et toute cette partie de la Calabre avait traversé les siècles en demeurant dans la plus exacte ignorance et dans la stagnation la plus complète ; de sorte que les mêmes hommes qui, la veille, sans savoir ce qu’ils disaient, criaient : « Vive la République ! meurent les tyrans ! » se mirent à crier, de la même voix : « Vive la religion ! vive le roi ! à mort les jacobins ! »
Malheur à ceux qui se montraient indifférents à la cause bourbonienne et qui ne criaient pas plus fort ou du moins aussi fort que les autres ; ils étaient accueillis de ce cri : « Voilà un jacobin ! » et ce cri, dès qu’il se faisait entendre, était, comme à Naples, une condamnation à mort.
Les partisans de la révolution ou ceux qui avaient manifesté leur sympathie pour les Français étaient forcés de quitter leurs maisons et de fuir. Jamais le Dulcia linquimus arva de Virgile n’eut un écho plus triste et plus retentissant.
Tous ces patriotes fugitifs prenaient la route de la haute Calabre, s’arrêtant lorsqu’ils parvenaient à échapper aux poignards de leurs compatriotes, les uns à Monteleone, les autres à Catanzaro ou à Cotrone, seules villes où eussent pu s’établir des municipes et un pouvoir démocratique. Cette persistance dans une opinion républicaine était maintenue dans ces trois villes par l’espérance de l’arrivée de l’armée française.
Mais, de toutes les autres villes soulevées par l’encyclique du cardinal, on voyait sortir, comme si elles allaient en procession, des multitudes de citoyens, précédés de leur curé la croix en main, et ayant à leur chapeau des rubans blancs, signes visibles de leurs opinions ; ces bandes, si elles venaient de la montagne, se dirigeant vers Mileto, si elles venaient de la plaine, se dirigeant vers Palmi ; des villes et des villages tout entiers abandonnés par les hommes valides n’étaient plus habités que par les femmes, les vieillards et les enfants, de façon qu’en peu de jours le seul camp de Palmi réunit environ vingt mille hommes armés, tandis que celui de Mileto en comptait presque autant, tous ces hommes portant avec eux leurs vivres et leurs munitions, les riches donnant aux pauvres, les couvents à tous.
Au milieu de ces masses de volontaires, on remarquait des ecclésiastiques de tout grade, depuis le simple curé d’un hameau de quelques centaines d’hommes jusqu’à l’évêque des grandes villes. Il y avait des propriétaires riches à millions, de pauvres journaliers gagnant à grand’peine dix grains par jour.
« Enfin, dit l’écrivain sanfédiste Dominique Sacchinelli, auquel nous empruntons une partie des détails de cette miraculeuse campagne, enfin il y avait dans cette foule quelques honnêtes gens mus par l’amour du roi et le respect de la religion, mais, malheureusement, un bien plus grand nombre d’assassins et de voleurs poussés par l’esprit de rapine et par la soif de la vengeance et du sang. »
Cinq ou six jours après son arrivée à Catona, le cardinal, qui passait toutes les journées à son balcon, vit se détacher de la pointe du Phare et se diriger vers lui une petite barque manœuvrée par un moine et montée par deux pêcheurs. Mais, comme moine et pêcheurs avaient pour eux le courant et la brise, les pêcheurs laissaient reposer leurs avirons, et le moine, à l’arrière, tenait l’écoute de la voile et dirigeait la barque, qui aborda sur la plage de Catona, à l’endroit même où le cardinal avait débarqué quelques jours auparavant.
Ce moine marin avait d’abord intrigué quelque peu le cardinal, qui avait demandé sa lunette d’approche pour examiner le phénomène ; mais le phénomène lui avait été bien vite expliqué. Dans le moine marin, il avait reconnu notre ancienne connaissance fra Pacifico.
À peine la barque eut-elle abordé, que le frère capucin sauta à terre, et, d’un pied aussi ferme sur terre que sur mer l’avait été sa main, se dirigea vers la maison qu’habitait Son Éminence.
Le cardinal connaissait fra Pacifico et de réputation et de vue. De réputation, il savait qu’il était un ancien marin de la frégate la Minerve, et n’ignorait point de quelle façon la vocation lui était venue. De vue, il l’avait rencontré chez le roi Ferdinand, posant pour la crèche avec son âne Giacobino, et la renommée lui avait apporté le récit des faits et gestes du belliqueux capucin pendant les trois jours du combat qui avaient précédé la prise de Naples.
Il l’honora donc de loin d’un signe de main qui fit hâter le pas au moine, lequel, cinq minutes après, avait l’honneur de baiser la main de Son Éminence.
Maintenant, quelle cause avait fait quitter à fra Pacifico son couvent de Saint-Herem et l’amenait en Calabre ?
En deux mots, nous allons l’expliquer à nos lecteurs.
La conspiration contre-révolutionnaire de Backer, confiée si imprudemment par André à Luisa, et dénoncée si prudemment par Michele au général Championnet, avait commencé à s’organiser dès la fin de décembre, c’est-à-dire quelques jours à peine après le départ de Ferdinand.
Vers le 15 du mois de janvier, tous les fils en étaient noués, et l’on cherchait un homme sûr pour en porter la communication à Ferdinand.
On s’adressa au vicaire de l’église del Carmine, qui, comme nous l’avons dit, faisait partie de la conspiration.
Celui-ci proposa fra Pacifico, qui fut accepté par acclamation. Fra Pacifico, déjà populaire à Naples par sa manière de faire la quête, avait obtenu, dans les derniers événements, un surcroît de popularité qui ne permettait pas de mettre un instant en doute son courage et son royalisme.
Des ouvertures avaient donc été faites à fra Pacifico pour se rendre à Palerme et faire part au roi du gigantesque complot qui se tramait en sa faveur.
Fra Pacifico avait accepté avec joie cette dangereuse mission. Son oisiveté lui pesait au moins autant qu’à Oreste son innocence, et, au milieu de tous ses confrères imbéciles ou poltrons, le moine mordait rageusement son frein et entrait dans des orages de colère qui retombaient en grêle de coups de bâton sur le dos du pauvre Giacobino.
À peine eut-il été mis au courant de la mission qui lui était confiée, et eut-il, sous la direction du chanoine Jorio, appris par cœur ce qu’il avait à dire au roi Ferdinand, – car, de peur que le moine ne tombât aux mains des patriotes, on n’avait voulu lui confier aucun papier, – qu’il tira Giacobino de l’écurie comme s’il allait en quête, sortit du couvent son bâton de laurier à la main, descendit le largo delle Pigne, prit la strada San-Giovanni à Carbonara, par l’Arenaccia, gagna le pont de la Maddalena, et, le même jour, tantôt marchant à pied, tantôt porté par Giacobino, alla coucher à Salerne.
Fra Pacifico, en faisant les plus fortes journées possibles, devait suivre les bords de la mer Thyrrénienne, et, à la première occasion qu’il trouverait, passer en Sicile.
En cinq ou six jours, fra Pacifico était parvenu au Pizzo. Il avait, là, des recommandations pressantes pour un certain Trenta-Capelli, ami du vicaire des Carmes, et dont le dévouement à la famille des Bourbons était bien connu.
Et, en effet, Trenta-Capelli non-seulement avait reçu fra Pacifico chez lui, mais encore lui avait ménagé sur une balancelle son passage pour Palerme.
Fra Pacifico s’était donc embarqué au Pizzo, laissant, après une onctueuse et touchante recommandation, Giacobino aux mains de Trenta-Capelli, qui avait promis d’avoir pour le compagnon d’armes du moine les plus grands égards. Fra Pacifico voulait bien battre son âne, fra Pacifico ne pouvait même point se passer de le battre, mais il ne voulait point que d’autres le battissent.
En passant au Pizzo, le moine reprendrait sa bête.
Fra Pacifico avait heureusement abordé à Palerme et s’était immédiatement dirigé vers le palais royal.
Mais, là, il avait appris que le roi chassait dans les bois de la Ficuzza.
Il avait demandé, pour cause d’urgence, à être introduit près de la reine. La reine, à qui le nom de fra Pacifico était bien connu, ne l’avait point fait attendre, et l’avait reçu à l’instant même.
Fra Pacifico, qui connaissait parfaitement la suprématie qu’exerçait Sa Majesté, n’avait point hésité une minute à lui débiter le discours que lui avait fait apprendre de mémoire le chanoine Jorio.
La reine avait jugé la nouvelle si importante, qu’elle avait, à l’instant même, fait mettre les chevaux à une voiture, y avait fait monter avec elle Acton et fra Pacifico, et était partie pour la Ficuzza.
On était arrivé juste au moment où le roi arrivait lui-même de la chasse. Sa Majesté était de fort mauvaise humeur.
Son fusil, ce qui ne lui était jamais arrivé, avait raté deux fois : une première fois sur un sanglier, l’autre sur un chevreuil ; ce que le roi regardait non-seulement comme un accident déplorable, mais encore comme le pire de tous les présages.
Il tourna donc le dos à Acton, rudoya la reine et écouta à peine fra Pacifico, qui lui débita, comme il avait fait à Caroline, tous les détails du complot.
Au nom de Backer, le roi se rassénéra quelque peu ; mais, à celui de Jorio, son visage se bouleversa.
– Les imbéciles ! s’écria-t-il, ils conspirent avec le premier jettatore de Naples, et ils veulent que leur complot réussisse ! J’estime fort le vicaire del Carmine, quoique je ne le connaisse pas, et le prince de Canossa, quoique je le connaisse ; j’aime les Backer comme la prunelle de mes yeux ; mais, parole d’honneur, je ne donnerais pas deux grains de leur tête. Conspirer avec Jorio ! il faut qu’ils soient bien las de la vie.
La reine n’avait point contre les jettatori les mêmes préventions que Ferdinand, parce qu’elle n’avait point les mêmes préjugés ; mais elle avait pour le gros bon sens du roi un certain respect. Elle multiplia donc les questions à fra Pacifico, qui répondit à tout avec la franchise d’un marin et la confiance d’un enthousiaste.
Selon fra Pacifico, avec les précautions prises, il n’y avait aucune crainte à concevoir et la conspiration ne pouvait manquer de réussir.
Le roi, la reine et Acton se réunirent en comité, et il fut convenu que l’on enverrait fra Pacifico au cardinal pour que celui-ci fût prévenu de ce qui se passait à Naples et tirât des capacités guerrières et religieuses du moine le meilleur parti qu’il pouvait en tirer.
En conséquence, après avoir eu l’honneur de dîner à la table de Leurs Majestés Siciliennes, fra Pacifico revint à Palerme dans la compagnie du roi, de la reine et du lieutenant général.
Là, on avisa au moyen de l’expédier en Calabre le plus tôt possible ; et, comme le moine, en sa qualité de partie intéressée, était admis au conseil, il déclara qu’à son avis, le mode de locomotion le plus rapide était une bonne barque, avec la voile latine pour les heures où il y aurait du vent, et deux bons rameurs pour les heures où il n’y en aurait pas.
En conséquence, on donna mille ducats à fra Pacifico pour l’achat ou la nolisation de la barque, le reste de la somme devant, à titre de gratification, revenir au couvent.
Dès le même soir, fra Pacifico, moyennant six ducats, eut frété une barque, montée de deux rameurs, et, avant minuit, il se mettait en route.
Au bout de quatre jours, la barque doublait le Phare, et, deux heures après, comme nous l’avons dit, abordait à Catona.
Fra Pacifico était porteur d’une lettre autographe de Ferdinand pour le cardinal.
Cette lettre était conçue en ces termes :
« Mon éminentissime, j’ai reçu, comme vous le comprenez bien, avec la plus vive satisfaction, la nouvelle de votre arrivée à Messine, et, subséquemment, celle de votre heureux débarquement en Calabre.
» Votre encyclique, que vous m’avez fait parvenir, est un modèle d’éloquence guerrière et religieuse, et je ne doute pas qu’elle ne nous vaille bientôt, jointe à la popularité de votre nom, une brave et nombreuse armée.
» Je vous envoie un de nos bons amis, qui, ne vous est pas inconnu : c’est fra Pacifico, du couvent des capucins de Saint-Hérem. Il arrive de Naples et nous apporte du bon et du mauvais, et, comme le dit le proverbe napolitain, dans ce qu’il vous racontera, il y a à boire et à manger.
» Le bon est que l’on s’occupe de nous à Naples et que l’on songe à faire de nouvelles Vêpres siciliennes contre ces brigands de jacobins ; le mal est que l’on ait admis dans les rangs de la conspiration des jettateurs comme le chanoine Jorio, qui ne peuvent manquer de lui porter malheur.
» C’est vous dire, mon éminentissime, que, plus que jamais, je compte sur vous, ne voyant mon salut qu’en vous.
» Je mets, avec son autorisation et celle de son supérieur, fra Pacifico à votre disposition. C’est, vous le savez, un serviteur brave et dévoué. Je ne doute pas qu’il ne vous soit d’une grande utilité, soit que vous vous décidiez à le renvoyer à Naples, soit que vous préfériez le garder près de vous.
» Ne quittez point Catona, et n’entrez point en Calabre sans m’avoir adressé un plan détaillé de la marche matérielle et politique que vous comptez suivre. Mais ce que je vous recommande avant tout, c’est de n’accorder aucun pardon aux coupables, de les punir sans pitié, pour l’exemple des autres, et cela, dès que le crime commis par eux vous sera avéré. La trop grande indulgence dont nous avons usé est cause de l’état déplorable dans lequel nous nous trouvons.
» Que le Seigneur vous conserve et bénisse de plus en plus vos opérations, comme l’en prie dans son indignité et comme vous le souhaite votre affectionné
» FERDINAND B. »
Le cardinal avait une mission toute prête à donner à fra Pacifico.
C’était de l’envoyer à de Cesare pour ordonner à son lieutenant de faire sa jonction avec lui, Ruffo.
On avait eu des nouvelles du faux prince héréditaire, et les nouvelles étaient des plus satisfaisantes.
Du moment que de Cesare avait été reconnu pour le duc de Calabre par l’intendant de Bari et par les deux vieilles princesses, nul n’eût osé émettre un doute sur son identité.
En conséquence, après avoir reçu à Brindisi les députations de toutes les villes environnantes, il se mit en marche pour Tarente, où il arriva avec trois cents hommes, à peu près.
Là, lui, Boccheciampe et leurs compagnons résolurent, sur le conseil que leur avaient donné M. de Narbonne et les vieilles princesses, de se séparer. De Cesare, c’est-à-dire le prince François, et Boccheciampe, c’est-à-dire le duc de Saxe, resteraient en Calabre ; les autres, c’est-à-dire Corbara, Geronda, Colonna Durazzo et Pitta Luga, s’embarqueraient sur la felouque qu’ils avaient nolisée à Brindisi et qui viendrait les prendre à Tarente, et iraient à Corfou presser l’arrivée de la flotte turco-russe.
Disons tout de suite, pour en finir avec les cinq aventuriers que nous venons de nommer les derniers, qu’à peine furent-ils en mer, une galère tunisienne leur donna la chasse et les fit prisonniers.
Il est vrai que le consul d’Angleterre les réclama et qu’ils furent rendus à la liberté après une captivité de quelques mois. Mais, comme ils sortirent d’esclavage trop tard pour prendre part aux événements qui nous restent à raconter, nous nous contenterons de rassurer nos lecteurs sur leur sort, et nous reviendrons à de Cesare et à Boccheciampe, qui, comme on va le voir, faisaient merveille.
De Tarente, ils étaient partis pour Mesagne : là, ils furent reçus avec tous les honneurs dus à leur rang supposé. Ils s’arrêtèrent un instant dans cette ville, rétablirent l’ordre dans la province et la mirent en état de soutenir, en faveur de la cause royale, la lutte qu’ils préparaient.
À Mesagne, ils apprirent que la ville d’Oria s’était démocratisée. Ils se mirent aussitôt en marche, se recrutèrent en route d’une centaine d’hommes et rétablirent le gouvernement bourbonien.
Là, les députations se succédèrent. Elles arrivèrent non-seulement de Lecce, de la province de Bari, mais encore de la Basilicate, c’est-à-dire de l’extrémité opposée à la Calabre. De Cesare recevait les députés avec beaucoup de dignité, mais aussi de reconnaissante affection. À tous il disait qu’il fallait que tout fidèle sujet du roi prît les armes et combattît la révolution, de sorte que, de ces réceptions gracieuses et de ces élégants discours, il résulta une grande augmentation de volontaires.
Mais les choses ne devaient pas toujours aller sur un terrain si facile. À Francavilla, on s’était tiré des coups de fusil et donné des coups de couteau. Les royalistes, se sentant les plus forts, avaient tué ou blessé quelques démocrates. De Cesare et Boccheciampe arrivèrent, et, il faut leur rendre cette justice, leur arrivée fit cesser à l’instant même les assassinats.
Nous avons eu entre les mains une proclamation de Cesare, signée François, duc de Calabre, dans laquelle le faux prince, se dénonçant par son humanité, disait que se rendre justice soi-même était usurper les droits de la justice royale ; qu’il fallait laisser aux magistrats la terrible responsabilité de la vie et de la mort, et que Son Altesse voyait avec le plus grand déplaisir les royalistes se livrer à de semblables excès. »
C’était assez imprudent au faux prince de parler sur ce ton, lorsque Ferdinand recommandait à Ruffo l’extermination des jacobins.
À Naples, il eût été immédiatement reconnu pour un aventurier ; mais, en Calabre, on ne continua pas moins, malgré cette imprudente pitié, de le prendre pour un prince.
Après deux jours passés à Francavilla, de Cesare et Boccheciampe étaient entrés à Ostuni, qu’ils avaient trouvée dans la plus complète anarchie.
Le parti royaliste, triomphant à leur approche, s’était emparé de toute l’autorité et avait voulu massacrer un des patriotes les plus connus et les plus intelligents du pays, et, avec lui, toute sa famille.
Ce patriote, homme non-seulement d’un grand talent comme médecin, mais encore d’un grand cœur, ainsi qu’on va le voir, se nommait Airoldi.
Voyant l’inévitable danger venu à lui, il résolut de se sacrifier, mais, en se sacrifiant, de sauver sa famille.
En conséquence, il barricada l’entrée principale de sa maison, qu’il se prépara à défendre jusqu’à la dernière extrémité, tout en faisant fuir sa famille par une porte abandonnée depuis longtemps et qui donnait sur une ruelle sombre et déserte.
Les brigands se ruèrent alors contre la façade de la maison, qui donnait sur la grande rue et qui était barricadée.
Au moment où la porte s’ouvrait, afin que la colère de toute cette multitude se tournât contre lui, il lâcha ses deux coups de fusil sur les assaillants, tua un homme et en blessa un autre.
Puis il jeta derrière lui son fusil déchargé et se livra à ses bourreaux.
Ceux-ci avaient préparé un bûcher pour le brûler, lui, sa femme et ses trois enfants ; mais il leur fallut, à leur grand regret, se contenter d’une seule victime.
Ils le lièrent sur le bûcher et le brûlèrent à petit feu.
De Cesare et Boccheciampe avaient été prévenus de ce qui se passait. Ils mirent leurs chevaux au galop ; mais, quelque diligence qu’ils fissent, ils arrivèrent trop tard.
Le docteur venait d’expirer.
Ah ! nous le savons bien, c’est une triste histoire que celle que nous écrivons sous la forme du roman, et peut-être ne lui avons-nous donné cette forme que pour avoir le droit de la publier et la certitude de la faire lire, et ce sont de misérables alliés, ceux que, de tout temps, de Ferdinand Ier à François II, de Mammone à La Gala, les Bourbons ont eu pour défenseurs de leur cause.
Mais aussi, passant derrière l’histoire et par les mêmes chemins qu’elle a suivis, nous avons le bonheur de pouvoir, à l’égard de certains hommes, rectifier ses jugements. Nous avons déjà peint le cardinal Ruffo, tel qu’il était et non point tel que les historiens, qui n’avaient pas lu sa correspondance avec Ferdinand, nous l’avaient donné.
À un plan moins important et plus éloigné, nous sommes heureux de dire la vérité sur de Cesare et Boccheciampe.
Leur arrivée à Ostuni arrêta le sang et fit cesser les massacres.
Il y a, à notre avis, une grande joie et un grand orgueil à sauver la vie d’un homme ; mais l’orgueil ne doit-il pas être aussi grand, la joie aussi grande lorsque l’on tire une mémoire des gémonies où un historien peu consciencieux ou mal renseigné l’avait traînée et qu’on la réhabilite aux yeux de la postérité ?
Et voilà ce qui donnera, nous l’espérons, à ce livre un cachet particulier : c’est la conscience avec laquelle il répandra la lumière sur tous et même sur ceux qui, au point de vue de notre opinion, seraient nos ennemis, si, au point de vue de notre conscience, nous ne devions, avant tout, être leur juge.
Ce fut sur la place d’Ostuni, près du bûcher du docteur Airoldi, que fra Pacifîco rejoignit de Cesare et son compagnon. Ils étaient occupés à recevoir des députations qui non seulement venaient rendre hommage au faux prince, mais encore lui demander des secours. Lecce était séparée en deux parties, et les républicains étaient les plus forts. Tarente et Martina étaient dans la même situation ; Aquaviva était démocratisée jusqu’au fanatisme : Altamura surtout avait fait serment de s’ensevelir sous ses ruines plutôt que de rester sous la domination des Bourbons. Considérées à leur véritable point de vue, les choses ne présentaient donc pas un succès si facile qu’on l’avait cru d’abord.
Fra Pacifico attendit que le faux prince eût reçu les trois ou quatre députations qui lui étaient envoyées, et s’annonça comme venant de la part du vicaire général.
De Cesare pâlit et regarda Boccheciampe ; selon lui, le seul vicaire général qui pût envoyer vers lui était le prince François.
L’humilité du messager ne prouvait rien. De Cesare lui-même choisissait pour porter ses ordres ou ses dépêches des moines de bas étage ; le moine, quel qu’il soit et à quelque robe qu’il appartienne, étant toujours bien reçu partout, dans l’Italie méridionale, mais à plus forte raison s’il a fait vœu de pauvreté et appartient à quelque ordre mendiant.
– Quel est ce vicaire général ? demanda de Cesare pour l’acquit de sa conscience, mais croyant savoir d’avance quelle réponse serait faite à cette question.
– Ce vicaire général, répondit fra Pacifico, est Son Éminence le cardinal Ruffo, et voici la dépêche dont je suis chargé de sa part pour Votre Altesse.
De Cesare regarda Boccheciampe avec une inquiétude croissante.
– Voyons, monseigneur, dit Boccheciampe, décachetez cette lettre et lisez-la, puisqu’elle est à votre adresse.
Et, en effet, la lettre portait cette suscription :
« À Son Altesse royale monseigneur le duc de Calabre. »
De Cesare l’ouvrit et lut :
« Monseigneur,
» Votre auguste père, Sa Majesté Ferdinand, que Dieu garde ! m’a fait l’honneur de me nommer son lieutenant, avec charge de reconquérir son royaume de terre ferme, envahi à la fois par les jacobins français et leurs principes.
» Ayant appris, tant à Palerme qu’à Messine, et surtout à mon débarquement en Calabre, où je suis descendu le 8 février du présent mois, l’entreprise hardie que Votre Altesse avait tentée de son côté, et la façon miraculeuse dont Dieu l’avait secondée, je dépêche à Votre Altesse un de nos partisans les plus chaleureux et les plus éprouvés, pour lui dire que le roi votre père, que Dieu garde ! malgré le rang suprême que vous êtes destiné à occuper, ayant daigné, tant sa confiance en moi est grande, mettre Votre Altesse sous mes ordres, j’ai l’honneur de lui faire savoir que, dès qu’elle aura assuré la tranquillité des provinces où elle se trouve, je la prie de venir me rejoindre avec ce qu’elle aura de volontaires, d’armes et de munitions, pour que nous marchions ensemble sur Naples, où seulement nous parviendrons à trancher les sept têtes de l’hydre.
» Tout en laissant à Votre Altesse le soin d’apprécier l’époque où elle doit me rejoindre, je lui ferai observer que le plus tôt sera le mieux.
» J’ai l’honneur d’être, avec respect,
» De Votre Altesse royale,
» Le très-humble serviteur et sujet,
» Le cardinal RUFFO. »
Dans cette lettre était inséré un petit papier où, de sa plus fine écriture, le cardinal avait tracé les mots suivants :
« Capitaine de Cesare, le roi connaît vôtre dévouement et l’approuve, ainsi que celui de vos compagnons. Le jour où vous me rejoindrez, vous abdiquerez le titre de prince, mais vous prendrez à mes côtés le rang de brigadier.
» En attendant, demeurez pour tous le prince héréditaire et que Dieu vous garde ni plus ni moins que si vous étiez lui-même !
» Celui qui vous porte ce billet, quoique tout dévoué à notre cause, ne sait que ce que voudrez lui dire, et il me paraît important, surtout si vous le renvoyez à Naples, qu’il y rentre avec la croyance que vous êtes bien véritablement le duc de Calabre. »
De Cesare lut la lettre, ou plutôt les deux lettres, d’un bout à l’autre avec toute l’attention que l’on peut imaginer ; puis il les passa à Boccheciampe, tandis que fra Pacifico, qui prenait l’aventurier corse pour le vrai prince, se tenait respectueusement à quelque distance, attendant ses ordres.
– Vous savez lire, mon ami ? demanda Boccheciampe lorsqu’il eut achevé les deux lettres et rendu à de Cesare le billet particulier qui était joint à la dépêche officielle.
– Par la grâce de Dieu, oui, dit fra Pacifico.
– Eh bien, alors, comme Son Altesse ne veut point avoir de secret pour un serviteur si dévoué que vous paraissez l’être, et désire que vous connaissiez le cas que monseigneur le cardinal fait de vous, elle vous autorise à prendre connaissance de cette lettre.
Fra Pacifico reçut, en s’inclinant jusqu’à terre, la lettre des mains du faux duc de Saxe, et la lut à son tour.
Après quoi, il s’inclina de nouveau en signe de remercîment et la rendit à celui qu’il prenait pour le prince.
– Eh bien, dit celui-ci, nous allons en finir, selon les instructions du cardinal, avec les quelques villes qui ont oublié leur devoir et qui résistent au pouvoir royal ; après quoi, selon ses instructions toujours, nous nous rangerons immédiatement sous ses ordres.
– Et moi, monseigneur, dit fra Pacifico se redressant de toute la hauteur de sa longue taille avec la confiance d’un homme qui sait combien il peut être utile si on l’emploie convenablement, à quoi allez-vous m’occuper ?
Les deux jeunes gens se regardèrent, et, reportant leurs yeux sur fra Pacifico :
– Nous avons besoin d’un messager brave et habile qui nous précède à Martina et à Tarente, qui s’introduise dans ces deux villes et qui y répande nos proclamations.
– Me voilà, dit fra Pacifico frappant la terre de son bâton de laurier. Ah ! si j’avais Giacobino !
Les jeunes gens ignoraient ce que c’était que Giacobino, et apprirent du moine que c’était son âne, qu’il avait laissé au Pizzo en s’embarquant pour la Sicile.
Le même soir, fra Pacifico partit pour Martina, portant une charge de proclamations pareille à celle qu’eût pu porter Giacobino.
CXVII. Où le faux duc de Calabre fait ce qu’aurait du faire le vrai duc. §
Fra Pacifico parti, c’est-à-dire le dé jeté, les deux jeunes gens se demandèrent comment ils allaient faire si les deux villes résistaient.
Ils avaient une espèce d’armée ; mais, comme ils ne possédaient que des couteaux et de mauvais fusils, et qu’ils manquaient de canons et de munitions de siège, cette armée ne pouvait rien contre des murailles.
En ce moment, on prévint Son Altesse royale monseigneur le duc de Calabre qu’un certain Jean-Baptiste Petrucci demandait audience. Dans le cas où monseigneur le duc de Calabre ne pourrait le recevoir, il désirait être au moins reçu par monseigneur le duc de Saxe, les nouvelles qu’il apportait étant de la plus haute importance.
Et, en effet, à une heure du matin, il eût été bien indiscret de déranger deux personnages si élevés pour des nouvelles ordinaires.
Don Jean-Baptiste Petrucci fut, à l’instant même, introduit en présence des deux jeunes gens.
Don Jean-Baptiste Petrucci était inspecteur de la marine au nom de la république parthénopéenne. Il venait de recevoir l’ordre d’envoyer à Lecce un détachement de cavalerie et deux pièces de canon avec leurs caissons, leurs munitions et tous leurs accessoires.
Il venait offrir aux deux princes de leur donner ses cavaliers et ses canons, au lieu de les conduire à Lecce.
Il va sans dire que ceux-ci acceptèrent avec joie une offre qui leur arrivait en temps si opportun.
De Cesare nomma don Giovanni-Battista Petrucci inspecteur général de la marine, au lieu d’inspecteur ordinaire. Il lui donna un certificat de loyalisme à valoir autant que de droit, et qu’il signa de son faux nom ; puis, comme il fallait attendre le retour de fra Pacifico pour savoir ce que l’on pouvait espérer ou craindre de Tarente et de Martina, on résolut de marcher, afin de se pas perdre de temps, sur Lecce, qui envoyait une députation pour demander des secours contre les républicains, et particulièrement contre un certain Fortunato Andreoli qui s’était emparé de la forteresse et avait organisé une garde civique, des chasseurs et des cavaliers.
Petrucci offrit d’être de l’expédition, afin de donner par sa présence du cœur à ses cavaliers.
On se mit à neuf heures du matin en route pour Lecce. Chemin faisant, on recueillit deux ou trois cents chasseurs qui s’enfuyaient de la ville, ne voulant pas servir contre leur opinion : ces hommes se réunirent à la petite armée bourbonienne, qui se trouva ainsi portée à plus de mille hommes.
De Cesare entra donc à Lecce avec une force imposante.
Andreoli s’était retiré dans le château et s’y était enfermé ; de Cesare le fit sommer de se rendre, et, sur son refus, donna l’ordre d’attaquer.
La résistance ne fut pas longue. Aux premiers coups de fusil, la garnison ouvrit une porte sur la campagne et s’enfuit par cette porte.
Cette victoire, quoique facile, n’en avait pas moins une grande importance. C’était la première rencontre qui avait lieu entre les royalistes et les républicains, et, aux premiers coups de fusil, les républicains avaient cédé la place.
Nous répétons avec intention : aux premiers coups de fusil, car on n’avait pas pu se servir des canons. On avait de l’artillerie et pas d’artilleurs.
La joie fut grande. Toutes les cloches de Lecce et des environs se mirent en branle pour célébrer le triomphe de monseigneur le duc de Calabre, et l’on illumina la ville à giorno.
Le lendemain de la prise de Lecce, on vit arriver fra Pacifico, attiré par le bruit des cloches. Il avait accompli fidèlement et intelligemment sa mission dans les deux villes, et rapportait à la fois du bon et du mauvais.
Le bon était que Tarente était prête à ouvrir ses portes sans coup férir.
Le mauvais était que Martina était prête à se défendre jusqu’à la dernière extrémité.
On résolut alors de diviser la petite armée en deux troupes. L’une de ces troupes, sous la conduite de Boccheciampe, rallierait complétement Tarente au parti bourbonien ; l’autre, sous la conduite de Cesare, marcherait lentement sur Martina, de manière à être rejointe par la colonne de Boccheciampe avant d’être arrivée sous les murs de la ville.
Tarente, comme l’avait prédit fra Pacifico, ouvrit ses portes sans même attendre les sommations militaires, et les habitants vinrent au-devant de Boccheciampe, portant en main la bannière royale ; mais il n’en fut pas de même de Martina : la municipalité avait décrété la défense et mis à prix les têtes des deux princes, celle du duc de Calabre à trois mille ducats et celle du duc de Saxe à quinze cents.
Peut-être trouvera-t-on que c’était bien bon marché ; mais la ville de Martina n’était point riche.
À un quart de lieue de la ville, la colonne de Boccheciampe rejoignit celle de Cesare, et, la jonction faite, on résolut de donner l’assaut à la ville, résolution presque téméraire, en l’absence, non pas d’artillerie, mais d’artilleurs.
On tenta donc, avant d’en venir aux mains, tous les moyens d’accommodement possibles.
En conséquence, on appela un trompette, on le fit monter à cheval et on lui donna pour les habitants de Martina une proclamation leur annonçant que les troupes royales, loin de vouloir commettre la moindre hostilité contre les Martinésiens, ne réclamaient d’eux autre chose que l’obéissance à leurs légitimes souverains ; mais que, cependant, s’ils refusaient de satisfaire à cette juste demande, le sort des armes déciderait de la question.
Le trompette partit à cheval, suivi des yeux par toute l’armée bourbonienne et particulièrement par ses deux chefs ; mais il ne put remplir sa mission ; car, au moment où il arrivait à portée de la balle, une effroyable fusillade l’accueillit, et l’homme et le cheval roulèrent sur le pavé.
Mais le cheval seul était mort. L’homme se releva, et, quoique à cheval pour aller et à pied pour revenir, il revint plus vite qu’il n’était allé.
Les deux chefs ordonnèrent à l’instant même l’assaut et s’avancèrent contre la ville sous une grêle de balles, attaquant les postes avancés en dehors de la porte et les forçant à rentrer dans la ville.
Mais, en ce moment, une pluie diluvienne et une grêle effroyable vinrent au secours des assiégés et empêchèrent les troupes royales de profiter de leur victoire ; puis, comme, immédiatement après la pluie, vint la nuit, force fut de remettre la continuation du siège au lendemain.
Fra Pacifico n’avait point pris part à l’action ; mais n’était point demeuré oisif pour cela.
À Lecce, à Tarente, sur la route, partout, au nombre des volontaires qui s’étaient joints à la petite troupe, il s’était trouvé des moines.
Ces moines appartenaient presque tous aux ordres mineurs, c’est-à-dire à la règle de saint François.
Fra Pacifico, en mission de la part du cardinal, avait naturellement exercé sur eux une certaine suprématie. Il les avait, en conséquence, enrégimentés, et, pour que les deux pièces de canon ne restassent point oisives, organisés en artilleurs.
En conséquence, le soir même de l’escarmouche, au grand étonnement des deux chefs et à la grande édification de l’armée, on vit douze moines, attelés six par six aux deux pièces, et qui les traînaient sur une petite hauteur dominant la ville et s’élevant en face de la porte.
Le matin, au point du jour, les deux pièces de canon étaient en batterie.
De Cesare, voyant au point du jour ces dispositions prises par fra Pacifico, voulut visiter lui-même la batterie.
Là, tout fut expliqué d’un seul mot.
À bord de la Minerve, fra Pacifîco, du temps qu’il y servait, avait été chef de pièce.
Non-seulement il s’était rappelé son ancien métier, mais encore, pendant les deux ou trois jours qui venaient de s’écouler, il l’avait appris aux moines qu’il avait enrôlés.
De Cesare le nomma, séance tenante, chef de l’artillerie.
Malgré cette amélioration dans son matériel, amélioration qui lui promettait la victoire, de Cesare voulut user de modération envers les Martinésiens et leur envoya un second parlementaire, porteur des mêmes instructions que le premier.
Mais, lorsqu’ils virent le parlementaire à portée de fusil, les Martinésiens firent feu sur lui, comme ils avaient fait feu sur le premier.
En réponse à cette fusillade, les deux pièces de fra Pacifico grondèrent, et, en grondant, semèrent sur les défenseurs des murs une pluie de mitraille qui les décima.
À cette reconnaissance d’une artillerie ignorée qui tout à coup, et sans avoir crié gare, s’était mêlée à la conversation et avait couché sur le carreau une douzaine d’entre eux, il y eut dans les rangs des assiégés un moment d’hésitation.
Les deux chefs royalistes en profitèrent.
Corses tous deux et braves comme des Corses, ils oublièrent leur prétendue grandeur qui eût dû les attacher au rivage, et, une hache à la main, s’élancèrent contre les portes, qu’ils se mirent à enfoncer.
Toute l’armée les suivit avec enthousiasme ; les Calabrais n’avaient jamais entendu dire que les princes fissent, pendant les sièges, la besogne des pionniers, et les capucins celle des artilleurs. La porte fut enfoncée du coup, et, de Cesare et Boccheciampe en tête, la petite armée entra dans la ville comme un torrent qui a brisé sa digue.
Les Martinésiens essayèrent d’arrêter ce flot humain, de tenir dans les maisons, de défendre les places, de se fortifier dans les églises. Poursuivis pied à pied, fusillés à bout portant, ils ne purent se rallier, et, forcés de traverser la ville en courant, ils sortirent en désordre, en fugitifs, par le côté opposé à celui où les bourboniens étaient entrés.
Un seul groupe de républicains se rallia autour de l’arbre de la liberté, et s’y fit tuer depuis le premier jusqu’au dernier.
L’arbre fut abattu comme ses défenseurs, coupé en morceaux, mis en bûcher, et servit à brûler les morts, et, avec eux, quelque peu de vivants.
Cette fois encore, de Cesare et Boccheciampe firent ce qu’ils purent pour arrêter le carnage ; mais il y avait parmi les vainqueurs une telle animation, qu’ils réussirent moins bien que dans les autres villes.
La chute d’Aquaviva suivit celle de Martina, et nos deux aventuriers croyaient toutes choses apaisées dans les provinces, lorsqu’ils apprirent que Bari, malgré l’exemple fait sur Martina et sur Aquaviva, venait de proclamer le gouvernement républicain et avait juré de le maintenir.
La chose lui était d’autant plus facile qu’elle avait reçu par mer un secours de sept à huit cent Français.
De Cesare et Boccheciampe en étaient à se demander s’ils devaient attaquer Bari malgré ce renfort, ou, laissant derrière eux la révolution soutenue par les baïonnettes françaises, se rendre à l’ordre du cardinal en le rejoignant.
Sur ces entrefaites, ils apprirent que les Français avaient quitté Bari et s’avançaient sur Casa-Massima. Ils savaient que la colonne française comptait sept cents hommes seulement. L’armée bourbonienne en comptait près de deux mille, c’est-à-dire une force presque triple. Ils résolurent de risquer une rencontre avec les troupes régulières. C’était, d’ailleurs, une extrémité à laquelle il fallait toujours arriver.
Mais, pour s’assurer plus certainement encore l’avantage, les deux amis décidèrent de surprendre les Français dans une embuscade qu’ils établiraient sur leur chemin. Ils disséminèrent donc leurs troupes. Boccheciampe laissa mille hommes à de Cesare, et, avec mille hommes, s’avança sur la route de Monteroni.
Il trouva dans la vallée un lieu propre à une embuscade et s’y établit avec sa troupe.
De Cesare, au contraire, se tint en vue sur la colline de Casa-Massima, espérant attirer les regards sur lui et les distraire ainsi de l’embuscade de Boccheciampe.
Boccheciampe devait attaquer les Français, et de Cesare profiter du désordre que cette attaque causerait dans leurs rangs pour tomber sur eux et achever de les mettre en déroute.
De Cesare avait levé à Martina et à Aquaviva une contribution de douze chevaux qu’il avait donnés à fra Pacifico pour son artillerie, toujours servie par ses douze moines, qui, exercés trois fois par jour, étaient devenus d’excellents artilleurs.
Cette fois, on plaça fra Pacifico et ses canons sur la grande route, afin qu’il pût se porter partout où besoin serait, et l’on attendit.
Tout arriva comme on l’avait prévu, excepté le dénoûment. Les Français, préoccupés de Cesare et de ses hommes, qu’ils apercevaient au haut de la colline de Casa-Massima, donnèrent en plein dans l’embuscade de Bocceciampe. Attaqués vigoureusement et ne sachant point d’abord à qui ils avaient affaire, il y eut dans leurs rangs un mouvement d’hésitation ; mais, reconnaissant quelle espèce d’ennemis ils avaient à combattre, ils se massèrent au sommet d’une colline appuyée à un bois, et, de là, soutenus par leur artillerie, ils marchèrent contre Boccheciampe au pas de charge, tête baissée, la baïonnette en avant.
En ce moment, le hasard voulut que le bruit se répandit parmi les bourboniens qu’une forte colonne de patriotes sortait de Bari pour les prendre à revers.
Alors, tout fut dit. Les gardes armés, les campieri, les chasseurs de Lecce furent les premiers à prendre la fuite, et leur exemple fut suivi par le reste de la colonne.
Ce fut en vain que de Cesare, à la tête de quelques cavaliers restés fidèles, se précipita au milieu de la mêlée : il ne put rallier les fuyards.
Une invincible panique s’était emparée de ses hommes. Par bonheur pour les deux aventuriers, les Français, si vigoureusement attaqués, crurent, en voyant cesser non-seulement toute attaque, mais encore toute résistance, à quelque ruse de guerre ayant pour but de les attirer dans une seconde embuscade, et s’arrêtèrent court d’abord, puis ne reprirent leur marche que pas à pas, avec les plus grandes précautions.
Mais bientôt, reconnaissant que c’était une vraie déroute, la cavalerie républicaine se mit à la poursuite des vaincus. Au moment où elle arriva sur la grande route, fra Pacifico la salua de deux coups de canon à mitraille, qui lui tua quelques chevaux et quelques hommes ; et, moins un caisson qu’il renversa en y plaçant une mèche communiquant avec une traînée de poudre, il enleva au grand galop le reste de son artillerie.
Or, le hasard ou un calcul juste de fra Pacifico, voulut qu’au moment même où, pour ne point se heurter au caisson renversé et barrant la route, les dragons se séparaient en deux files, chacune suivant un revers du chemin, le feu se communiquât de la mèche à la traînée de poudre et de la traînée de poudre au caisson, qui éclata avec un effroyable bruit, en mettant en lambeaux les chevaux et les hommes qui se trouvèrent à portée de ses débris.
La poursuite s’arrêta là. Les Français craignirent quelque nouveau guet-apens du même genre, et les bourboniens purent se retirer sans être inquiétés.
Mais le prestige qui s’attachait à leur mission divine était détruit. À la première lutte avec les troupes républicaines, quoique trois fois supérieurs en nombre à celles-ci, ils avaient été vaincus.
Des deux mille hommes qu’avaient les deux jeunes gens avant le combat, il leur en restait à peine cinq cents.
Les autres s’étaient dispersés.
Il fut convenu que de Cesare, avec quatre cents hommes, irait rejoindre le cardinal, et que Boccheciampe, avec cent hommes, se rendrait à Brindisi pour tâcher d’y réorganiser une colonne avec laquelle il rejoindrait à son tour le gros de l’armée sanfédiste.
Fra Pacifico, les deux pièces de canon, le caisson qu’il avait sauvés et ses douze moines restaient attachés à la colonne de Cesare.
Les deux amis s’embrassèrent, et, dès le même soir, prirent le chemin qui devait conduire chacun d’eux à sa destination.
CXVIII. Niccola Addone. §
Nous avons raconté comment Salvato avait été envoyé par le général Championnet à Salerne dans le but d’organiser et de diriger une colonne sur Potenza, où l’on craignait une réaction et les malheurs terribles qui l’accompagnent toujours dans un pays à demi sauvage où les guerres civiles ne sont que des prétextes aux vengeances particulières.
Quoique les événements de Potenza appartiennent plutôt à l’histoire générale de 99 qu’au récit particulier que nous avons entrepris, lequel ne met sous les yeux de nos lecteurs que les faits et gestes des personnages qui y jouent un rôle, – comme ces événements ont le caractère terrible, et de l’époque dans laquelle ils ont été accomplis et du peuple chez lequel ils se passent, nous leur consacrerons un chapitre, auquel ils ont un double droit, et par la grandeur de la catastrophe et par l’influence néfaste que le voyage qui amena la révélation par Michele du complot des Backer, eut sur la vie de l’héroïne de notre histoire.
En rentrant de cette soirée chez la duchesse Fusco, où les vers de Monti avaient été lus, où le Moniteur parthénopéen avait été fondé et où le perroquet de la duchesse avait, grâce à ses deux professeurs, Velasco et Nicolino, appris à crier : « Vive la République ! meurent les tyrans ! » le général Championnet avait trouvé au palais d’Angri un riche propriétaire de la Basilicate nommé Niccola Addone.
Don Niccola Addone, comme on l’appelait dans le pays, par un reste d’habitude de mœurs espagnoles, habitait Potenza et avait pour ami intime l’évêque monseigneur Serrao.
Monseigneur Serrao, Calabrais d’origine, s’était fait dans l’épiscopat une double renommée de science et de vie exemplaire. Il avait acquis l’une par des publications estimées et l’autre par sa charité évangélique. Doué d’un sens juste, d’une âme généreuse, il avait salué la liberté comme l’ange du peuple promis par les Évangiles, et propagé le mouvement libéral et la doctrine régénératrice.
Mais l’azur de ce beau ciel républicain, à peine à son aurore, commençait déjà à s’obscurcir. De toutes parts des bandes de sanfédistes s’organisaient. Le dévouement aux Bourbons était le prétexte ; le pillage et l’assassinat étaient le but. Monseigneur Serrao, qui avait compromis ses concitoyens par son exemple et par ses conseils, avait résolu de pourvoir au moins à leur sûreté.
Alors, il eut l’idée de faire venir de Calabre, c’est-à-dire de son pays, une garde de ces hommes d’armes connus sous le nom de campieri, restes de ces bandes du moyen âge, qui, aux jours de la féodalité, se mettaient à la solde des haines et des ambitions baroniales, descendants ou, qui sait ? peut-être ancêtres de nos anciens condottieri.
Le pauvre évêque croyait avoir dans ces hommes, ses compatriotes, surtout en les payant bien, des défenseurs courageux et dévoués.
Par malheur, quelque temps auparavant, monseigneur Serrao avait censuré la conduite d’un de ces mauvais prêtres, dont il y a tant dans les provinces méridionales, qu’ils espèrent toujours échapper aux regards de leurs supérieurs en se confondant dans la foule. Ce prêtre s’appelait Angelo-Felice Vinciguerra.
Il était du même village que l’un des deux chefs de campieri, nommé Falsetta.
Le second chef se nommait Capriglione.
Le prêtre avait été lié dans son enfance avec Falsetta, et se lia de nouveau avec lui.
Il fit comprendre à Falsetta que la paye que lui donnait monseigneur Serrao, si forte qu’elle fût, ne pouvait se comparer à ce que lui rapporteraient les contributions qu’il pourrait lever et le pillage qu’il pourrait faire, si Capriglione et lui, au lieu de se consacrer au maintien du bon ordre, se faisaient, grâce aux hommes qu’ils avaient sous leurs ordres, chefs de bande et se rendaient maîtres de la ville.
Falsetta, entraîné par les conseils de Vinciguerra, fit part de la proposition à Capriglione, qui l’accepta.
Les hommes, on le comprend, ne résistèrent point où avaient succombé leurs chefs.
Un matin, monseigneur Serrao, étant encore au lit, vit ouvrir sa porte, et Capriglione, son fusil à la main, apparaissant sur le seuil de sa chambre, lui dit sans autre préparation :
– Monseigneur, le peuple veut votre mort.
L’évêque leva la main droite, et, faisant le geste d’un homme qui donne sa bénédiction :
– Je bénis le peuple, dit-il.
Sans lui laisser le temps de rien ajouter à ces paroles évangéliques, le bandit le coucha en joue et fit feu.
Le prélat, qui s’était soulevé pour bénir son assassin, retomba mort, la poitrine percée d’une balle.
Au bruit du coup de fusil, le vicaire de monseigneur l’évêque Serrao accourut, et, comme il témoignait son indignation du meurtre qui venait d’être commis, Capriglione le tua d’un coup de couteau.
Ce double assassinat fut presque immédiatement suivi de la mort de deux des propriétaires les plus riches et les plus distingués de la ville.
Ils se nommaient Gerardangelo et Giovan Liani.
Ils étaient frères.
Ce qui donna créance à ce bruit que l’assassinat de monseigneur Serrao avait été commis par Capriglione, mais à l’instigation du prêtre, c’est que, le lendemain du crime, le susdit Vinciguerra se réunit à la bande de Capriglione, et contribua avec elle à plonger Potenza dans le sang et le deuil.
Alors, libéraux, patriotes, républicains, tous ceux qui, par un point quelconque, appartenaient aux idées nouvelles, furent pris d’une profonde terreur, laquelle s’augmenta encore du bruit qui courut que, le jour où devait se célébrer la fête du Sang-du-Christ, c’est-à-dire le jeudi d’après Pâques, les brigands, devenus maîtres de la ville, devaient massacrer, au milieu de la procession, non-seulement tous les patriotes, mais encore tous les riches.
Le plus riche de ceux qui étaient menacés par ce bruit qui courait, et en même temps un des plus honnêtes citoyens de la ville, était ce même Niccola Addone, ami de monseigneur Serrao, qui attendait le général français chez lui, à sa sortie de la soirée de la duchesse Fusco. C’était un homme brave et résolu, et il décida, d’accord avec son frère Basilio Addone, de purger la ville de cette troupe de bandits.
Il fit donc appeler chez lui ceux de ses amis qu’il estimait les plus courageux. Au nombre de ceux-ci se trouvaient trois hommes dont la tradition orale a conservé les noms, qui ne se retrouvent dans aucune histoire.
Ces trois hommes se nommaient : Giuseppe Scafanelli, Jorio Mandiglia et Gaetano Maffi.
Sept ou huit autres entrèrent aussi dans la conspiration ; mais j’ai inutilement interrogé les plus vieux habitants de Potenza pour savoir leurs noms.
Rassemblés chez Niccola Addone, fenêtres et portes closes, ces patriotes arrêtèrent que l’on anéantirait d’un seul coup Capriglione, Falsetta et toute leur bande, depuis le premier jusqu’au dernier.
Pour arriver au but que l’on se proposait, il s’agissait de se réunir en armes, moitié dans la maison d’Addone, moitié dans la maison voisine.
Les bandits eux-mêmes, comme s’ils eussent été d’accord avec ceux-ci, fournirent aux patriotes l’occasion qui leur manquait.
Ils levèrent une contribution de trois mille ducats sur la ville de Potenza, laissant aux citoyens le soin de régler la façon dont elle serait répartie et payée, pourvu qu’elle fût payée dans les trois jours.
La contribution fut levée et déposée publiquement dans la maison de Niccola Addone.
Un homme du peuple, nommé Gaetano Scoletta, cordonnier de son état, connu sous le sobriquet de Sarcetta, se chargea de porter à domicile, chez les bandits, une invitation de venir recevoir chez Addone chacun la part qui lui revenait.
Les heures du rendez-vous étaient différentes pour chaque bandit, afin que la compagnie ne vînt point en masse, ce qui eût rendu l’exécution du projet difficile.
Scoletta, tout en bavardant avec les bandits, était chargé de leur faire la topographie intérieure de la maison et de leur dire, entre autres choses, que la caisse, de crainte des voleurs, était placée à l’extrémité la plus retirée de l’habitation.
Le jour arrivé, Niccola Addone fit cacher dans une espèce de cabinet précédant la chambre où Scoletta avait dit que se tenait le caissier, deux vigoureux muletiers attachés à son service, et se nommant, l’un Loreto et l’autre Sarraceno.
Ces deux hommes se tenaient, une hache à la main, chacun d’un côté d’une porte basse sous laquelle on ne pouvait passer sans courber la tête.
Les deux haches, solidement emmanchées, avaient été achetées la veille et affilées pour cette occasion.
Tout fut prêt et chacun au poste qui lui avait été assigné un quart d’heure avant l’heure convenue.
Les premiers bandits arrivèrent un à un et furent introduits aussitôt leur arrivée. Après avoir traversé un long corridor, ils arrivèrent à la chambre où se tenaient Loreto et Sarraceno.
Ceux-ci frappaient et, d’un seul coup, abattaient leur homme avec autant de justesse et de promptitude que le boucher abat un bœuf dans sa boucherie.
Au moment même où le bandit tombait, deux autres domestiques d’Addone, nommés Piscione et Musano, faisaient passer le cadavre à travers une trappe.
Le cadavre tombait dans une écurie.
Aussitôt le cadavre disparu, une vieille femme, impassible comme une Parque, sortait d’une chambre voisine, un seau d’eau d’une main, une éponge de l’autre, lavait le plancher, et rentrait dans sa chambre avec le mutisme et la roideur d’un automate.
Le chef Capriglione vint à son tour. Basilio Addone, frère de Niccola, le suivit par derrière comme pour lui indiquer les détours de la maison ; mais, au milieu du corridor, le bandit, inquiet et soupçonneux, eut sans doute un pressentiment. Il voulut retourner. Alors, sans insistance pour le faire aller plus avant, sans discussion aucune avec lui, au moment où il se retournait, Basilio Addone lui plongea jusqu’au manche son poignard dans la poitrine.
Capriglione tomba sans pousser un cri. Basilio le tira dans la première chambre venue, et, s’étant assuré qu’il était bien mort, l’y enferma et mit tranquillement la clef dans sa poche.
Quant à Falsetta, il avait eu un des premiers la tête fendue.
Seize des brigands, leurs deux chefs compris, étaient déjà tués et jetés dans le charnier, lorsque les autres, voyant leurs camarades entrer et ne les voyant pas sortir, formèrent une petite troupe, et, guidés par Gennarino, le fils de Falsetta, vinrent pour frapper à la porte d’Addone.
Mais ils n’eurent pas même le temps de frapper à cette porte. Au moment où ils n’étaient plus qu’à une quinzaine de pas de la maison, Basilio Addone, qui se tenait en vedette à une fenêtre, avec cette même main ferme et ce même coup d’œil sûr dont il avait frappé Capriglione, envoya une balle au milieu du front de Gennarino.
Ce coup de fusil fut le signal d’une horrible mêlée. Les conjurés, comprenant que le moment était venu de payer chacun de sa personne, se lancèrent dans la rue, et, à visage découvert cette fois, attaquèrent les brigands avec une telle fureur, que tous y restèrent depuis le premier jusqu’au dernier.
On compta trente-deux cadavres. Pendant la nuit, ces trente-deux cadavres furent portés et couchés les uns à côté des autres sur la place du Marché, de manière qu’au lever du jour, toute la ville pût avoir sous les yeux ce sanglant spectacle.
Mais, dès la veille, Niccola Addone était parti, était venu raconter l’événement à Championnet et lui demander d’envoyer une colonne française à Potenza pour y maintenir l’ordre et s’opposer à la réaction.
Championnet, après avoir écouté le récit de Niccola Addone, avait, en effet, reconnu l’urgence de sa demande, avait chargé Salvato d’organiser la colonne à Salerne et avait donné le commandement de cette colonne à son aide de camp Villeneuve.
CXIX. Le vautour et le chacal. §
En revenant de Salerne et en rentrant dans le cabinet du général Championnet, auquel il apportait la nouvelle du débarquement du cardinal Ruffo en Calabre, Salvato y trouva deux personnages qui lui étaient complétement inconnus et au milieu desquels il crut reconnaître, à son sourcil froncé et à sa lèvre dédaigneusement abaissée, que le général en chef se trouvait assez mal à l’aise.
L’un portait le costume des grands fonctionnaires civils, c’est-à-dire l’habit bleu sans épaulettes et sans broderies, la ceinture tricolore, la culotte blanche, les bottes à retroussis et le sabre ; l’autre, le costume d’adjudant-major.
Le premier était le citoyen Faypoult, chef d’une commission civile envoyée à Naples pour toucher les contributions et s’emparer de ce que les Romains appelaient les dépouilles opimes.
Le second était le citoyen Victor Mejean, que le Directoire venait de nommer à la place de Thiébaut, fait adjudant général par Championnet devant la porte Capuana, au mépris de la présentation que le général avait faite pour occuper ce poste de son aide de camp Villeneuve, occupé à cette heure à protéger les patriotes de Potenza et particulièrement Niccola et Basilio Addone, les deux principaux auteurs de la dernière catastrophe.
Le citoyen Faypoult était un homme de quarante-cinq ans, grand, mince, courbé en avant, comme sont d’habitude les hommes de bureau et de chiffres ; il avait le nez d’un oiseau de proie, les lèvres minces, la tête étroite au front, renflée à la partie postérieure, le menton saillant, les cheveux courts, les doigts plats à leur extrémité.
Le citoyen Mejean était un homme de trente-deux ans, au front plissé par des rides verticales qui, partant de la naissance du nez, indiquent l’homme soucieux et facile à se laisser aller aux mauvaises pensées ; son œil, qui, dans certains moments, s’éclairait d’une lueur d’envie, de haine ou de colère, s’éteignait habituellement par un effort de sa volonté. Il avait une certaine gaucherie sous son uniforme, et cela s’expliquait quand on savait qu’il avait trouvé, un beau matin, ses épaulettes d’adjudant-major sous l’oreiller d’une des nombreuses maîtresses de Barras, forcé lui-même de le renvoyer de ses bureaux pour certaine irrégularité dans ses comptes et de le faire passer dans l’armée, non point comme un brave et loyal serviteur auquel on donne un noble avancement, mais comme un employé infidèle que l’on punit par l’exil.
En entendant ouvrir la porte de son cabinet par une main connue, pour ainsi dire, Championnet se retourna, et, en apercevant la figure à la fois franche et sévère de Salvato, sa physionomie passa de l’expression du dédain à celle de la raillerie.
– Mon cher Salvato, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous présenter M. le colonel Mejean, qui remplace notre brave Thiébaut, passé adjudant général, comme vous le savez, sur le champ de bataille, j’avais demandé ce poste pour notre cher Villeneuve, qui n’en a pas été jugé digne par MM. les directeurs. Ils avaient des services particuliers à récompenser dans monsieur, et l’ont préféré. Nous trouverons pour Villeneuve autre chose de mieux. Voici votre brevet, citoyen Mejean. Je ne puis ni ne veux m’opposer aux décisions du Directoire lorsqu’elles ne compromettent point l’intérêt de l’armée que je commande et celui de la France. Remarquez bien que je ne dis pas : et celui du gouvernement, je dis : et celui de la France, que je sers. Car je sers la France avant tout. Les gouvernements passent, – et, Dieu merci, depuis dix ans, j’en ai vu passer pas mal, sans compter ceux que probablement je verrai passer encore, – mais la France reste. Allez, monsieur, allez prendre votre poste.
Le colonel Mejean fronça le sourcil, selon son habitude, pâlit légèrement, et, sans répondre une seule parole, salua et sortit.
Le général attendit que la porte se refermât derrière celui qui sortait, fit à Salvato un signe perceptible pour lui seul, et, se retournant vers l’autre envoyé du Directoire :
– Maintenant, mon cher Salvato, continua-t-il, je vous présente M. Jean-Baptiste Faypoult, chef de commission civile. Il a eu le dévouement d’accepter une lourde et incommode mission, surtout dans ce pays-ci : il est chargé de lever les contributions, et, en outre, de veiller à ce que je ne me fasse ni César ni Cromwell. Je ne crois point, d’après les aperçus donnés par monsieur, que nous restions longtemps d’accord. Si nous nous brouillons tout à fait, – et nous avons déjà commencé de nous brouiller un peu, – il faudra que l’un de nous deux quitte Naples. (Salvato fit un mouvement.) Et tranquillisez-vous, mon cher Salvato, celui qui quittera Naples, à moins, bien entendu, d’ordres supérieurs, ce ne sera pas moi. En attendant, ajouta Championnet en s’adressant à Faypoult, ayez la bonté de me laisser les instructions de MM. les directeurs. Je les étudierai à tête reposée. Je vous aiderai dans l’exécution de celles que je croirai justes ; mais, je vous en préviens, je m’opposerai de tout mon pouvoir à l’exécution de celles que je croirai injustes. Et, maintenant, citoyen, ajouta Championnet allongeant la main pour recevoir les instructions du chef de la commission civile, croyez-vous que ce soit trop de vous demander quarante-huit heures pour étudier vos instructions ?
– Ce n’est pas à moi, répondit le citoyen Jean-Baptiste Faypoult, à limiter au général Championnet le temps qu’il doit mettre à cette étude ; mais je me permettrai de lui dire que le Directoire est pressé, et que le plus tôt qu’il me permettra de remplir les intentions de mon gouvernement sera le mieux.
– C’est convenu. Il n’y a pas péril en la demeure, et quarante-huit heures de retard ne compromettront pas le salut de l’État ; je l’espère, du moins.
– Ainsi donc, général ?…
– Ainsi donc, après-demain, à la même heure, citoyen commissaire. Je vous attendrai, si vous le voulez bien.
Faypoult salua et sortit, non pas humble et muet comme Mejean, mais bruyant et gros de menaces, comme Tartufe signifiant à Orgon que sa maison lui appartient.
Championnet se contenta de hausser les épaules.
Puis, à son jeune ami :
– Ma foi, Salvato, lui dit-il, vous ne m’avez quitté qu’un moment, et, à votre retour, vous me retrouvez entre deux méchants animaux, entre un vautour et un chacal. Pouah !
– Vous savez, mon cher général, dit en riant Salvato, que vous n’avez qu’un mot à dire pour que je mette la main sur l’un et le pied sur l’autre.
– Vous allez rester avec moi, n’est-ce pas, mon cher Salvato, afin que nous visitions ensemble les écuries d’Augias ? Je crois bien que nous ne les nettoierons pas ; mais enfin nous empêcherons peut-être qu’elles ne débordent chez nous.
– Volontiers, répondit Salvato, et vous savez que je suis tout à vos ordres. Mais j’ai deux nouvelles de la plus haute importance à vous annoncer.
– Ce serait qu’il vous arrive un grand bonheur, mon cher Salvato, que cela me réjouirait, mais ne m’étonnerait pas. Vous avez le visage rayonnant.
Salvato tendit en souriant la main à Championnet.
– Oui, en effet, dit-il, je suis un homme heureux ; mais les nouvelles que j’ai à vous annoncer sont des nouvelles politiques, dans lesquelles mon bonheur ou mon malheur n’est pour rien. Son Éminence le cardinal Ruffo a traversé le détroit et est débarqué à Catona. Il paraît, en outre, que le duc de Calabre, de son côté, a contourné la botte, et, tandis que Son Éminence débarquait au cou-de-pied, il débarquait, lui, au talon, c’est-à-dire à Brindisi.
– Diable ! fit Championnet, voilà, comme vous le dites, de graves nouvelles, mon cher Salvato. Les croyez-vous fondées ?
– Je suis sûr de la première, la tenant de l’amiral Caracciolo, qui, ce matin, a débarqué à Salerne, venant de Catona, où il a vu le cardinal Ruffo, au milieu de trois ou quatre cents hommes, la bannière royale déployée au balcon de la maison qu’il habitait et prêt à partir pour Palmi et pour Mileto, où il a donné rendez-vous à ses recrues. Quant à la seconde, je la tiens de lui aussi ; seulement, il ne me l’a pas affirmée, il en doute lui-même, ne croyant pas le duc de Calabre capable d’un tel acte de vigueur. Dans tous les cas, ce qu’il y a de certain, c’est que, quelle que soit la bouche qui souffle l’incendie, la Calabre ultérieure et toute la Terre d’Otrante sont en feu.
En ce moment, le planton entra et annonça le ministre de la guerre.
– Faites entrer, dit vivement Championnet.
À l’instant même, Gabriel Manthonnet fut introduit.
L’illustre patriote avait eu, quelques jours auparavant, avec le général en chef, à propos des dix millions stipulés dans la trêve de Sparanisi, et qui n’étaient point encore payés, un démêlé assez grave ; mais, en face des nouvelles importantes que le ministre de la guerre venait de recevoir, de son côté, tout ressentiment avait disparu, et il accourait à Championnet comme à un supérieur militaire, comme à un maître en politique, venant lui demander des avis, au besoin même des ordres.
– Venez vite, lui dit Championnet en lui tendant la main avec sa loyauté et sa franchise ordinaires : vous êtes le bienvenu, j’allais vous envoyer chercher.
– Vous savez ce qui se passe ?
– Oui ; car je pense que vous voulez parler du double débarquement, en Calabre et dans la Terre d’Otrante, du cardinal Ruffo et du duc de Calabre ?
– C’est justement cette nouvelle qui m’amène chez vous, mon cher général. L’amiral Caracciolo, de qui je la tiens, arrive de Salerne et m’a raconté y avoir trouvé le citoyen Salvato et lui avoir tout dit.
Salvato s’inclina.
– Et le citoyen Salvato, dit Championnet, m’a déjà tout répété. Maintenant, voyons, il s’agit d’expédier vivement des hommes, et des hommes sûrs, à la rencontre de l’insurrection, afin de l’enfermer dans la Calabre ultérieure et la Terre d’Otrante. Si nous pouvons la laisser bouillir dans sa propre marmite, peu nous importe le bouillon qu’elle y fera. Mais il faut tâcher que, d’un côté, elle ne dépasse point Catanzaro, et, de l’autre, Altamura. Je vais donner l’ordre à Duhesme et à six mille Français de partir pour la Pouille. Voulez-vous lui adjoindre un de vos généraux et un corps napolitain ?
– Ettore Caraffa, si vous le voulez, général, avec mille hommes. Seulement, je vous préviens qu’Ettore Caraffa voudra marcher à l’avant-garde.
– Tant mieux ! il aimera mieux avoir à soutenir nos Napolitains, répondit Championnet avec un sourire, que d’être soutenu par eux. Voilà pour la Pouille.
– N’avez-vous pas une colonne dans la Basilicate ?
– Oui ; Villeneuve est avec six cents hommes à Potenza. Mais je vous avoue franchement que je me soucie peu de faire battre mes Français contre un cardinal. En supposant une victoire, elle sera sans gloire ; en supposant une défaite, elle sera honteuse. Envoyez là des Napolitains, des Calabrais, si vous pouvez ; outre le courage, ils ont la haine.
– J’ai votre homme, général, ou plutôt notre homme : c’est Schipani.
– J’ai causé avec lui deux fois. Il m’a paru plein de courage et de patriotisme, mais bien inexpérimenté.
– C’est vrai, mais, en temps de révolution, les généraux s’improvisent. Vos Hoche, vos Marceau, vos Kléber sont des généraux improvisés et n’en sont point de plus mauvais généraux pour cela. Nous mettrons sous les ordres de Schipani douze cents Napolitains et nous le chargerons de recueillir et d’organiser tous les patriotes qui fuient ou qui doivent fuir devant le cardinal et ses bandits… Le premier corps, ajouta Manthonnet, c’est-à-dire Duhesme avec ses Français, Caraffa avec ses Napolitains, après avoir soumis la Pouille, pénétrera dans la Calabre, tandis que Schipani, avec ses Calabrais, se bornera à maintenir Ruffo et ses sanfédistes. Le but de Caraffa sera de vaincre ; le but de Schipani, de résister. Seulement, général, vous recommanderez à Duhesme de vaincre bien vite, et nous nous en rapportons à lui pour cela, attendu qu’il nous faut le plus vite possible reconquérir notre mère nourrice, la Pouille, que les bourboniens par terre et les Anglais par mer empêchent de nous envoyer ses blés et sa farine. Quand pourrez-vous nous donner Duhesme et ses six mille hommes, général ?
– Demain, ce soir, aujourd’hui !… Comme vous le dites, le plus tôt sera le mieux. Quant aux Abruzzes, ne vous en inquiétez point ; elles sont contenues par les postes français de la ligne d’opérations entre la Romagne et Naples et par les forts de Civitella et de Pescara.
– Alors, tout va bien. Quant au général Duhesme ?
– Salvato, dit Championnet, vous préviendrez Duhesme, de ma part, qu’il ait à s’entendre immédiatement avec le comte de Ruvo et qu’il se tienne prêt à partir ce soir. Vous ajouterez que j’espère qu’il ne partira point sans me faire voir son plan et prendre non pas mes ordres, mais mes avis.
– Eh bien, de mon côté, dit Manthonnet, je vais lui envoyer Hector.
– À propos, reprit Championnet, un mot !
– Dites, général.
– Êtes-vous d’avis que l’on tienne ces nouvelles secrètes, ou que l’on dise tout au peuple ?
– Je suis d’avis que l’on dise tout au peuple. Le gouvernement que nous venons de renverser était celui de la ruse et du mensonge, il faut que le nôtre soit celui de la droiture et de la vérité.
– Faites, mon ami, dit Championnet. Peut-être ce que vous faites est-il d’un mauvais politique, mais c’est d’un bon, brave et honnête citoyen.
Et, tendant une main à Salvato, l’autre à Manthonnet, il les suivit des yeux jusqu’à ce que la porte fût fermée derrière eux, et, laissant sa figure prendre l’expression du dégoût, il s’allongea dans un fauteuil, ouvrit les instructions de Faypoult et, en haussant les épaules, il commença de les lire avec une attention remarquable.
FIN DU TROISIÈME TOME.
CXX. Aigle et vautour §
Ce qui rendait Championnet si rebelle à l’endroit du citoyen Faypoult et de la mission dont il était chargé de la part du Directoire, c’est qu’au moment où il avait pris le commandement de l’armée de Rome, il avait vu le misérable état où était réduite la vieille capitale du monde, exténuée par les contributions et les avances de tout genre. Il avait alors recherché les causes de cette misère, et il avait reconnu qu’il fallait l’attribuer aux agents directoriaux qui, sous différents noms, s’étaient établis dans la ville éternelle, et qui, au milieu d’un luxe insolent, laissaient le reste de cette belle armée sans pain, sans habits, sans souliers, sans solde.
Championnet avait aussitôt écrit au Directoire :
« Citoyens directeurs,
» Les ressources de la république romaine sont déjà épuisées : des fripons ont tout englouti. Ils veillent avec des yeux avides pour s’emparer du peu qui reste. Ces sangsues de la patrie se cachent sous toutes les formes ; mais, sans crainte d’être désavoué par vous, je ne souffrirai pas que ces spoliateurs impunis envahissent les ressources de l’armée. Je ferai disparaître ces horribles harpies qui dévorent le sol conquis par nos sacrifices. »
Puis il avait rassemblé ses troupes, et leur avait dit :
– Braves camarades, vous ressentez de grands besoins, je le sais. Attendez quelques jours encore, et le règne des dilapidateurs sera fini ; les vainqueurs de l’Europe ne seront plus exposés à ce triste abaissement de la misère qui humilie des fronts que la gloire environne.
Ou Championnet était bien imprudent, ou il connaissait bien mal les hommes auxquels il s’adressait. Poursuivre les dilapidateurs, c’était s’attaquer aux directeurs eux-mêmes, attendu que la commission, fondation nouvelle, investie par les directeurs de ses pouvoirs, n’avait à rendre compte de sa gestion qu’au Directoire. Ainsi, pour donner une idée de la remise qui devait être faite par lui aux cinq majestés du Luxembourg, nous nous contenterons de dire qu’il était alloué au caissier percepteur un droit de trois centimes par franc sur les contributions ; ce qui, sur soixante millions, par exemple, faisait, pour la part de cet employé, complétement étranger aux dangers de la guerre, une somme d’un million huit cent mille francs, quand nos généraux touchaient douze ou quinze mille francs par an, si toutefois ils les touchaient.
Ce qui préoccupait aussi fortement le Directoire, dont quelques membres avaient occupé des grades élevés dans l’armée, c’est l’ascendant qu’à la suite d’une guerre longue et triomphale peut prendre le pouvoir militaire entouré d’une glorieuse auréole. Une fois lancé dans la voie du doute et de la crainte, une des premières dispositions que devait prendre le Directoire, qui savait très-bien la puissance de corruption que donnent les richesses, c’était de ne point permettre que de trop fortes sommes s’accumulassent aux mains des généraux.
Mais le Directoire n’avait pas pris des précautions complètes.
Tout en enlevant aux généraux en chef la faculté de recevoir et celle d’administrer, il leur avait laissé le droit de fixer le chiffre et la nature des contributions.
Lorsque Championnet se fut assuré que ce droit lui était laissé, il attendit tranquillement le citoyen Faypoult, qui, on se le rappelle, devait revenir le surlendemain à la même heure.
Le citoyen Faypoult, qui avait eu le soin de faire nommer son beau-père caissier-percepteur, n’eut garde de manquer au rendez-vous, et trouva Championnet juste à la même place où il l’avait laissé, comme si depuis quarante-huit heures le général n’avait point quitté son fauteuil.
Le général, sans se lever, le salua de la tête et lui indiqua un fauteuil en face du sien.
– Eh bien ? lui demanda le commissaire civil en s’asseyant.
– Eh bien, mon cher monsieur, répondit le général, vous arrivez trop tard.
– Comment ! pour toucher les contributions ?
– Non, mais pour organiser la chose sur le même pied qu’à Rome. Quoique le droit que vous percevez de vos trois centimes par franc soit énorme, je vous l’abandonne.
– Parce que vous ne pouvez pas faire autrement ; général : avouez-le.
– Oh ! je l’avoue de grand cœur. Si je pouvais ne pas vous laisser percevoir un denier, je le ferais. Mais, songez-y bien, votre travail se bornera à la perception ; ce qui vous donnera encore un assez joli bénéfice, puisque la simple perception fera entrer dans votre poche un peu plus de deux millions.
– Comment cela, général ? Les contributions que le gouvernement français prélèvera sur le royaume de Naples ne monteront donc qu’à soixante millions ?
– À soixante-cinq millions. Je vous ait dit à un peu plus de deux millions ; ayant affaire à un comptable, j’aurais dû vous dire : deux millions cent cinquante mille francs.
– Je ne comprends pas, général.
– Comment, vous ne comprenez pas ? C’est bien simple, cependant. Du moment que j’ai trouvé, dans la noblesse et dans la bourgeoisie napolitaine, non plus des ennemis, mais des alliés, j’ai déclaré solennellement renoncer au droit de conquête, et je me suis borné à demander une contribution de soixante-cinq millions de francs pour l’entretien de l’armée libératrice. Vous comprenez, mon cher monsieur, que je n’ai pas chassé le roi de Naples pour coûter à Naples plus cher que ne lui coûtait son roi, et que je n’ai pas brisé les fers des Napolitains pour en faire des esclaves de la république française. Il n’y a qu’un barbare, sachez-le, monsieur le commissaire civil, un Attila ou un Genséric qui puisse déshonorer une conquête comme la nôtre, c’est-à-dire une conquête de principes, en usurpant à force armée les biens et les propriétés du peuple chez lequel il est entré en lui promettant la liberté et le bonheur.
– Je doute, général, que le Directoire accepte ces conditions.
– Il faudra bien qu’il les accepte, monsieur, dit Championnet avec hauteur, puisque je les ai non-seulement faites ayant le droit de les faire, mais que je les ai signifiées au gouvernement napolitain et qu’elles ont été acceptées par lui. Il va sans dire que je vous laisse tout droit de contrôle, monsieur le commissaire, et que, si vous pouvez me prendre en faute, je vous autorise de tout cœur à le faire.
– Général, permettez-moi de vous dire que vous me parlez comme si vous n’aviez pas pris connaissance des instructions du gouvernement.
– Si fait ! et c’est vous, monsieur, qui insistez comme si vous ignoriez la date de ces instructions. Elles sont du 5 février, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Eh bien, mon traité avec le gouvernement napolitain est du 1er : la date de mon traité prime donc celle de vos instructions, puisqu’elle lui est antérieure de cinq jours.
– Alors, vous refusez de reconnaître mes instructions ?
– Non : je les reconnais, au contraire, comme arbitraires, antigénéreuses, antirépublicaines, antifraternelles, antifrançaises, et je leur oppose mon traité.
– Tenez, général, dit le commissaire civil, croyez-moi, au lieu de nous faire la guerre comme deux sots, entendons-nous, comme deux hommes d’esprit que nous sommes. C’est un pays neuf que Naples, et il y a des millions à y gagner.
– Pour des voleurs, oui, monsieur, je sais cela. Mais, tant que je serai à Naples, les voleurs n’auront rien à y faire. Pesez bien mes paroles, monsieur le commissaire civil, et, croyez-moi, repartez le plus tôt possible avec votre suite pour Rome. Vous avez oublié quelques lambeaux de chair sur les os de ce squelette qui fut le peuple romain ; allez bien vite les ronger ; sans cela, les corbeaux ne laisseront rien aux vautours.
Et Championnet, se levant, montra d’un geste plein de mépris la porte au commissaire civil.
– C’est bien, dit celui-ci, vous voulez la guerre ; vous l’aurez, général.
– Soit, répondit Championnet, la guerre, c’est mon état. Mais ce qui n’est pas mon état, c’est de spéculer sur le casuel qu’entraînent les saisies de biens, les réquisitions de denrées et de subsistances, les ventes frauduleuses, les comptes simulés ou fictifs ; ce qui n’est pas mon état, c’est de ne protéger les citoyens de Naples, frères des citoyens de Paris, qu’à la condition qu’ils ne se gouverneront qu’à ma volonté, c’est de confisquer les biens des émigrés dans un pays où il n’y a pas d’émigrés ; ce qui n’est pas mon état, enfin, c’est de piller les banques dépositaires des deniers des particuliers ; c’est, quand les plus grands barbares hésitent à violer la tombe d’un individu ; c’est de violer la tombe d’une ville, c’est d’éventrer le sépulcre de Pompéi pour lui prendre les trésors qu’elle y cache, depuis près de deux mille ans : voilà ce qui n’est pas mon état, et, si c’est le vôtre, je vous préviens, monsieur, que vous ne l’exercerez pas ici tant que j’y serai. Et, maintenant que je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire, sortez !
Le matin même, dans l’attente de ce qui allait se passer entre lui et le commissaire civil, Championnet avait fait afficher son traité avec le gouvernement napolitain, lequel traité fixait à soixante-cinq millions la contribution annuelle à payer par Naples pour les besoins de l’armée française.
Le lendemain, le général trouva toutes ses affiches couvertes par celles du commissaire civil. Elles annonçaient qu’en vertu du droit de conquête, le Directoire déclarait patrimoine de la France les biens de la couronne de Naples, les palais et maisons du roi, les chasses royales, les dotations des ordres de Malte et de Constantin, les biens des monastères, les fiefs allodiaux, les banques, les fabriques de porcelaine, et, comme l’avait dit Championnet, jusqu’aux antiquités encore enfouies dans les sables de Pompéi et dans la lave d’Herculanum.
Le général regarda cet acte non-seulement comme une atteinte portée à ses droits, mais encore comme une insulte, et, après avoir envoyé Salvato et Thiébaut pour demander satisfaction au commissaire civil, il le fit arrêter sur son refus, conduire hors de la frontière napolitaine et déposer sur la grande route de Rome.
Cet acte fut accueilli par les Napolitains avec des hourras d’enthousiasme. Aimé et respecté des nobles et de la bourgeoisie, Championnet devint populaire jusque dans les plus basses classes de la société.
Le curé de l’église Sainte-Anne découvrit, dans les actes de son église, qu’un certain Giovanni Championne, qui n’avait avec le général aucun rapport d’âge ni de parenté, y avait été baptisé. Il exposa l’acte, réclama le général comme son paroissien, et le peuple, que son habileté à parler le patois napolitain avait déjà plusieurs fois étonné, trouva une explication à son étonnement et voulut absolument voir dans le général français un compatriote.
Une telle croyance pouvait être utile à la cause ; dans l’intérêt de la France, Championnet la laissa non-seulement subsister, mais s’accroître.
Éclairé par les sanglantes expériences de la révolution française, Championnet, tout en dotant Naples des bienfaits immenses qu’elle avait produits, voulait la préserver de ses excès intérieurs et de ses fautes extérieures. Son espérance était celle-ci : réaliser la philanthropique utopie de faire une révolution sans arrestations, sans proscriptions, sans exécutions. Au lieu de suivre le précepte de Saint-Just, qui recommandait de creuser profond avec le soc révolutionnaire, il voulait simplement passer sur la société la herse de la civilisation. Comme Fourier a voulu depuis faire concourir toutes les aptitudes, même les mauvaises, à un but social, il voulait faire concourir tout le monde à la régénération publique : le clergé, en ménageant l’influence de ses préjugés, chers au peuple ; la noblesse, en l’attirant par la perspective d’un glorieux avenir dans le nouvel ordre de choses ; la bourgeoisie, qui n’avait eu jusque-là qu’une part de servitude, en lui donnant une part de souveraineté ; les classes libérales des avocats, des médecins, des lettrés, des artistes, en les encourageant et en les récompensant, et enfin les lazzaroni, en les instruisant et en leur donnant, par un gain convenable et jusqu’alors inconnu, le goût du travail.
Tel était le rêve d’avenir que Championnet avait fait pour Naples lorsque la brutale réalité vint le prendre au collet au moment où, maître paisible de Naples, il mettait, pour éteindre les insurrections des Abruzzes, d’un côté en mouvement les colonnes mobiles organisées à Rome par le général Sainte-Suzanne, chargeait Duhesme et Caraffa de marcher contre celui que l’on croyait être le prince héréditaire, Schipani contre Ruffo, et où, s’apprêtant à marcher sur Reggio, il se proposait de conduire lui-même une forte colonne en Sicile.
Mais, dans la nuit du 15 au 16 mars, Championnet reçut l’ordre du Directoire de se rendre à Paris, auprès du ministre de la guerre. Maître suprême à Naples, aimé, vénéré de tous, au milieu de la puissance qu’il avait créée et dans laquelle il lui eût été facile de se perpétuer, cet homme que l’on accusait d’ambition et d’empiétement, comme un Romain des jours héroïques, s’inclina devant l’ordre reçu, et, se tournant vers Salvato qui était près de lui :
– Je pars content, lui dit-il, j’ai payé à mes soldats les cinq mois de solde arriérés qui leur étaient dus ; j’ai remplacé les lambeaux de leurs uniformes par de bons habits ; ils ont tous une paire de souliers neufs et mangent du pain meilleur qu’ils n’en ont jamais mangé.
Salvato le serra contre son cœur.
– Mon général, lui dit-il, vous êtes un homme de Plutarque.
– Et pourtant, murmura Championnet, j’avais bien des choses à faire, que mon successeur ne fera probablement pas. Mais qui va d’un bout à l’autre de son rêve ? Personne.
Puis, avec un soupir :
– Il est une heure du matin, continua-t-il en tirant sa montre ; je ne me coucherai pas, ayant beaucoup de choses à faire avant mon départ. Soyez demain, à trois heures chez moi, mon cher Salvato, et gardez sur ce qui m’arrive le secret le plus absolu.
Le lendemain, à trois heures précises, Salvato était au palais d’Angri. Aucun préparatif n’annonçait un départ. Championnet, comme d’habitude, travaillait dans son cabinet ; en voyant entrer le jeune homme, il se leva et lui tendit la main.
– Vous êtes exact, mon cher Salvato, lui dit-il, et je vous remercie de votre exactitude. Là, maintenant, si vous le voulez bien, nous allons aller faire une petite promenade.
– À pied ? demanda Salvato.
– Oui, à pied, répondit Championnet. Venez.
À la porte, Championnet s’arrêta, et jetant un dernier regard sur le cabinet qu’il habitait depuis deux mois et où il avait décidé, décrété et exécuté de si grandes choses :
– On assure que les murs ont des oreilles, dit-il ; s’ils ont une voix, j’adjure ceux-ci de parler et de témoigner s’ils ont jamais entendu dire, s’ils ont jamais vu faire une chose qui ne fût pas pour le bien de l’humanité depuis que j’ai ouvert, comme général en chef, cette porte que je referme sur moi comme accusé.
Et il referma la porte et descendit l’escalier, le visage souriant et appuyé au bras de Salvato.
CXXI. L’accusé §
Le général et son aide de camp suivirent la rue de Toledo jusqu’au musée Bourbonien, descendirent la strada dei Studi, traversèrent le largo delle Pigne, suivirent la strada Foria, et gagnèrent Poggiareale.
Là, une voiture attendait Championnet, ayant pour toute escorte son valet de chambre Scipion, assis sur le siège.
– Allons, mon cher Salvato, dit le général, l’heure est venue de se quitter. Ma consolation est, en prenant la mauvaise route, de vous laisser au moins dans la bonne. Nous reverrons-nous jamais ? J’en doute. Dans tous les cas, vous qui avez été plus que mon ami, presque mon enfant, gardez ma mémoire.
– Oh ! toujours ! toujours ! murmura Salvato. Mais pourquoi ces pressentiments. Vous êtes rappelé, voilà tout.
Championnet tira un journal de sa poche et le donna à Salvato.
Salvato le déplia : c’était le Moniteur, il y lut les lignes suivantes :
« Attendu que le général Championnet a employé l’autorité et la force pour empêcher l’action du pouvoir conféré par nous au commissaire Faypoult et que, par conséquent, il s’est mis en rébellion ouverte contre le gouvernement, le citoyen Championnet, général de division, commandant l’armée de Naples, sera mis en arrestation, traduit devant un conseil de guerre et jugé pour son infraction aux lois. »
– Vous voyez, cher ami, reprit Championnet, que c’est plus sérieux que vous ne croyiez.
Salvato poussa un soupir, et, haussant les épaules :
– Général, je puis affirmer une chose, dit-il, c’est que, si vous êtes condamné, il y aura au monde une ville qui effacera Athènes, en ingratitude : cette ville sera Paris.
– Hélas ! dit Championnet, je m’en consolerais si j’étais Thémistocle.
Et, serrant à son tour Salvato contre son cœur, il s’élança dans la voiture.
– Et vous partez ainsi seul, sans escorte ? lui dit Salvato.
– Les accusés sont sous la garde de Dieu, répondit Championnet.
Les deux amis échangèrent un dernier signe d’adieu, et la voiture partit.
Le général Championnet a pris une trop large part aux événements que nous venons de raconter et a laissé une trop grande mémoire de lui à Naples pour que, l’accompagnant en France, nous ne le suivions pas jusqu’à la fin de sa glorieuse vie, qui, au reste, ne devait pas être longue.
En passant par Rome, une dernière ovation attendait le général Championnet ; le peuple romain, qu’il avait rendu libre, lui offrit un équipement complet, armes, uniforme, cheval, avec cette inscription :
Au général Championnet
les consuls de la république romaine.
Avant de quitter la ville éternelle, il reçut, en outre, du gouvernement napolitain la lettre suivante :
« Général,
» Rien ne vous peindra la douleur du gouvernement provisoire, lorsqu’il a appris la funeste nouvelle de votre départ. C’est vous qui avez fondé notre république ; c’est sur vous que reposaient nos plus douces espérances. Brave général, vous emportez nos regrets, notre amour, notre reconnaissance.
» Nous ignorons quelles seront les intentions de votre successeur à notre égard : nous espérons qu’il sera assez ami de la gloire et de son devoir pour affermir votre ouvrage ; mais, quelle que soit sa conduite, nous ne pourrons jamais oublier la vôtre, cette modération, cette douceur, ce caractère franc et loyal, cette âme grande et généreuse qui vous attiraient tous les cœurs. Ce langage n’est point celui de la flatterie : vous êtes parti, et nous n’avons plus à attendre de vous qu’un doux souvenir. »
Nous avons dit que la mémoire laissée par Championnet à Naples était grande. Son départ y fut considéré, en effet, comme une calamité publique, et, deux ans après son départ, l’historien Cuoco écrivait dans l’exil :
« Ô Championnet ! maintenant, tu as cessé de vivre ; mais ton souvenir recevra dans ce livre l’hommage dû à ta fermeté et à ta justice. Que t’importe que le Directoire ait voulu t’opprimer ! Il n’était point en son pouvoir de t’avilir. Du jour de ta disgrâce, tu devins l’idole de notre nation. »
À Bologne, le général Lemoine remit à ce nouveau Scipion, qui semblait monter au Capitole pour rendre grâce aux dieux, plutôt que descendre au Forum pour y être accusé, une lettre de Barras, qui, s’isolant complétement de la décision prise par ses collègues contre Championnet, l’appelait son ami et prédisait à sa disgrâce une glorieuse fin et une éclatante réparation.
Aussi, la surprise de Championnet fut-elle grande lorsque, à Milan, il fut éveillé, à minuit, et que, de la part de Scherer, général en chef de l’armée d’Italie, on lui signifia un nouveau décret du Directoire lequel l’accusait de révolte contre le gouvernement, fait qui le rendait passible de six années de détention.
Le rédacteur du décret signifié à Championnet était le directeur Merlin, le même qui, après la chute du pouvoir auquel il appartenait, devait recommencer sa carrière dans les emplois subalternes de la magistrature, sous Bonaparte, et devenir procureur général sous Napoléon.
Inutile de dire que le général Scherer, qui signifiait à Championnet le décret de Merlin, était le même Scherer qui, sur le théâtre même des victoires du proscrit, devait être si cruellement battu par le général autrichien Kray et par le général russe Souvorov.
Mais, en même temps que Championnet était victime de cette triste et odieuse mesure, il éprouvait une grande consolation. Joubert, un des cœurs les plus dévoués à la Révolution, Joubert, une des gloires les plus pures de la République, Joubert donnait sa démission en apprenant la mise en accusation de son collègue.
Aussi, plein de confiance dans le tribunal devant lequel il allait paraître, Championnet écrivait-il, cette même nuit, à Scherer pour lui demander dans quelle forteresse il devait se constituer prisonnier, et à Barras pour que l’on hâtât son jugement.
Mais, si l’on avait été pressé d’éloigner Championnet de Naples, pour que les commissaires du Directoire pussent y exercer leurs déprédations, on n’était aucunement pressé de le juger, attendu que l’on savait parfaitement d’avance quelle serait la fin du procès.
Aussi Scherer se tira-t-il d’embarras en le faisant voyager, au lieu de le juger. Il l’envoya de Milan à Modène, de Modène le renvoya à Milan, et, de Milan, enfin, il le constitua prisonnier à Turin.
Il habitait la citadelle de cette dernière ville, lorsqu’un matin, aussi loin que pouvait s’étendre son regard, il vit toute la route qui conduisait d’Italie en France couverte de piétons, de chariots, de fourgons : c’était notre armée en déroute, notre armée battue bien plus par l’impéritie de Scherer que par le génie de Kray et le courage de Souvorov.
L’arrière-garde de notre armée victorieuse, qui devenait l’avant-garde de notre armée battue, était principalement formée de fournisseurs, de commissaires civils et d’autres agents financiers qui, chassés par les Autrichiens et les Russes, regagnaient, pareils à des oiseaux de rapine, la France à tire-d’aile, pour mettre leur butin à l’abri derrière ses frontières.
C’était la vengeance de Championnet. Par malheur, cette vengeance, c’était la honte de la France. Tous ces malheureux fuyaient parce que la France était vaincue. Puis, à ce sentiment moral, si douloureux déjà, se joignait le spectacle matériel, plus douloureux encore, de malheureux soldats qui, les pieds nus, les vêtements déchirés, escortaient leurs propres dépouilles.
Championnet revoyait fugitifs ces malheureux soldats qu’il avait conduits à la victoire ; il revoyait nus ceux qu’il avait habillés, mourants de faim ceux qu’il avait nourris, orphelins ceux dont il avait été le père…
C’étaient les vétérans de son armée de Sambre-et-Meuse !
Aussi, lorsqu’ils surent que celui qui avait été leur chef était là prisonnier, ils voulurent enfoncer les portes de sa prison et le remettre à leur tête pour marcher de nouveau contre l’ennemi. C’est que cette armée, armée toute révolutionnaire, était douée d’une intelligence que n’ont point les armées du despotisme, et que cette intelligence lui disait que, si l’ennemi était vainqueur, il devait cette victoire bien plus à l’impéritie de nos généraux qu’au courage et au mérite des siens.
Championnet refusa de commander comme chef, mais prit un fusil pour combattre comme volontaire.
Par bonheur, son défenseur l’en empêcha.
– Que pensera votre ami Joubert, lorsqu’il saura ce que vous aurez fait, lui dit-il, lui qui a donné sa démission, parce que l’on vous avait enlevé votre épée ! Si vous vous faites tuer sans jugement, on dira que vous vous êtes fait tuer, parce que vous étiez coupable.
Championnet se rendit à ce raisonnement.
Quelques jours après la retraite de l’armée française, sur le point d’abandonner Turin, on força le général Moreau, qui avait succédé à Scherer dans le commandement de l’armée d’Italie, d’envoyer Championnet à Grenoble.
C’était presque sa patrie.
Par un singulier jeu du hasard, il eut pour compagnons de voyage ce même général Mack, qui avait, à Caserte, voulu lui rendre une épée qu’il n’avait point voulu recevoir, et ce même Pie VI que la Révolution envoyait mourir à Valence.
C’était à Grenoble que Championnet devait être jugé.
« Vous traduisez Championnet à la barre d’un tribunal français, s’écria Marie-Joseph Chénier à la tribune des Cinq-Cents : c’est sans doute pour lui faire faire amende honorable d’avoir renversé le dernier trône de l’Italie ! »
Le premier qui fut appelé comme témoin devant le conseil de guerre fut son aide de camp Villeneuve.
Il s’avança d’un pas ferme en face du président, et, après avoir respectueusement salué l’accusé :
– Que n’appelez-vous aussi, dit-il, en même temps que moi tous les compagnons de ses victoires ? Leur témoignage serait unanime comme leur indignation. Entendez cet arrêt d’un historien célèbre : « Une puissance injuste peut maltraiter un honnête homme, mais ne peut le déshonorer. »
Pendant que le procès se jugeait, arriva la journée du 30 prairial, qui chassa du Directoire Treilhard, Revellière-Lepaux et Merlin, pour y introduire Gohier, Roger-Ducos et le général Moulin.
Cambacérès eut le portefeuille de la justice, François de Neufchâteau celui de l’intérieur, et Bernadotte celui de la guerre.
Aussitôt arrivé au pouvoir, Bernadotte donna l’ordre d’interrompre, comme honteux et antinational, le procès intenté à Championnet, son compagnon d’armes à l’armée de Sambre-et-Meuse, et lui écrivit la lettre suivante :
« Mon cher camarade,
» Le Directoire exécutif, par décret du 17 courant, vous nomme commandant en chef de l’armée des Alpes. Trente mille hommes attendent impatiemment l’occasion de reprendre l’offensive sous vos ordres.
» Il y a quinze jours, vous étiez dans les fers ; le 30 prairial vous a délivré. L’opinion publique accuse aujourd’hui vos oppresseurs ; ainsi, votre cause est devenue, pour ainsi dire, nationale : pouviez-vous désirer un sort plus heureux ?
» Assez d’autres trouvent dans la Révolution le prétexte de calomnier la République ; pour des hommes tels que vous, l’injustice est une raison d’aimer davantage la patrie. On a voulu vous punir d’avoir renversé des trônes ; vous vous vengerez sur les trônes qui menaceront la forme de notre gouvernement.
» Allez, monsieur, couvrez de nouveaux lauriers la trace de vos chaînes ; effacez, ou plutôt conservez cette honorable empreinte : il n’est point inutile à la liberté de remettre incessamment sous nos yeux les attentats du despotisme.
» Je vous embrasse comme je vous aime.
» Bernadotte. »
Championnet partit pour l’armée des Alpes ; mais la mauvaise fortune de la France avait eu le temps de prendre le dessus sur le bonheur du bâtard. Joubert, consacrant à sa jeune femme quinze jours précieux qu’il eût dû donner à son armée, perdit la bataille de Novi et se fit tuer.
Moins heureux que son ami, Championnet perdit celle de Fossano, et, ne pouvant se faire tuer comme Joubert, tomba malade et mourut, en disant :
– Heureux Joubert !
Ce fut à Antibes qu’il rendit le dernier soupir. Son corps fut déposé dans le fort Carré.
On trouva un peu moins de cent francs dans les tiroirs de son secrétaire, et ce fut son état-major qui fit les frais de ses funérailles.
CXXII. L’armée de la sainte foi. §
Le 16 mars, à peu près à la même heure où Championnet sortait de Naples, appuyé au bras de Salvato, le cardinal Ruffo, en passant dans la petite commune de Borgia, rencontra une députation de la ville de Catanzaro, qui venait au-devant de lui.
Elle se composait du chef de la rota (du tribunal), don Vicenzo Petroli, du cavalier don Antonio Perruccoli, de l’avocat Saverio Landari, de don Antonio Greco et de don Alessandro Nava.
Saverio Landari, en sa qualité d’avocat, prit la parole, et, contre les habitudes du barreau, exposa au cardinal, dans toute leur simplicité et toute leur clarté, les faits suivants :
Que, quoique les royalistes eussent tué, mis en fuite ou arrêté à peu près tous ceux qui étaient soupçonnés d’appartenir au parti républicain, la ville de Catanzaro, dans sa désolation, ne cessait de nager dans la plus horrible anarchie, au milieu des meurtres, des pillages et des vengeances privées.
En conséquence, au nom de tout ce qui restait d’honnêtes gens à Catanzaro, le cardinal était prié de venir le plus tôt possible au secours de la malheureuse ville.
Il fallait que la situation fût bien grave pour que les royalistes demandassent des secours contre les gens de leur propre parti.
Il est vrai que quelques-uns des membres de la députation que Catanzaro avait envoyée au cardinal, avaient fait partie des comités démocratiques, et, entre autres, le chef de la rote, Vicenzo Petroli, qui ayant été du gouvernement provisoire, était un de ceux qui avaient mis à prix la tête du cardinal et celle du conseiller de Fiore.
Le cardinal fit semblant de ne rien savoir de tout cela : ce qui lui importait, à lui, c’était que les villes lui ouvrissent leurs portes, quels que fussent ceux qui les lui ouvraient. En conséquence, pour apporter au mal le plus prompt remède possible, il demanda qui était chef du peuple à Catanzaro.
On lui répondit que c’était un certain don François de Giglio.
Il demanda une plume, de l’encre, et, sans descendre de son cheval, écrivit sur son genou :
« Don François de Giglio,
» La guerre comme vous la faites est bonne contre les jacobins obstinés qui se font tuer ou prendre les armes à la main, et non contre ceux qui ont été contraints par la menace ou la violence de se réunir aux rebelles, surtout si ces derniers se repentent et s’en remettent à la clémence du roi : à plus forte raison cette guerre n’a-t-elle point d’excuse contre les citoyens pacifiques.
» En conséquence, je vous ordonne, et sous votre propre responsabilité, de faire immédiatement cesser les meurtres, le pillage et toute voie de fait. »
Cet ordre fut immédiatement envoyé à Catanzaro, sous la protection d’une escorte de cavalerie.
Puis, accompagné de la députation, le cardinal reprit, vers Catanzaro, sa marche un instant interrompue.
L’avant-garde, arrivée au fleuve Corace, l’antique Crotalus, fut forcée, faute de ponts, de passer en char et à la nage. Pendant ce temps, le cardinal, qui n’oubliait pas les études d’archéologie faites par lui à Rome, s’écarta du chemin pour aller visiter les ruines d’un temple grec.
Ces ruines, que l’on voit encore aujourd’hui, et que l’auteur de ce livre a visitées en suivant la même route que le cardinal Ruffo, sont celles d’un temple de Cérès, à une heure duquel sont les ruines d’Amphissum, où mourut Cassiodore, premier consul et ministre de Théodoric, roi des Goths. Cassiodore avait vécu près de cent ans, et passa de ce monde à l’autre dans une petite retraite qui domine toute la contrée, et où il écrivit son dernier livre du Traité de l’âme.
Le cardinal passa le Corace après tout le monde et s’arrêta à la marine de Catanzaro, riante plage, semée de riches villas où les familles nobles ont l’habitude de passer la saison d’hiver.
La plage de Catanzaro n’offrant au cardinal aucun abri pour loger sa troupe, et les pluies d’hiver commençant à venir avec cette abondance particulière à la Calabre, il décida d’envoyer une partie de son armée au blocus de Cotrone, où la garnison royale avait pris du service sous les républicains, où s’étaient réunis tous les patriotes fugitifs de la province, et où avaient débarqué, sur un bâtiment venu d’Égypte, trente-deux officiers subalternes d’artillerie, un colonel et un chirurgien français.
Le cardinal détacha donc de son armée deux mille hommes de troupes régulières, et spécialement les compagnies des capitaines Joseph Spadea et Giovanni Celia. À ces deux compagnies il en adjoignit une troisième, de ligne, avec deux canons et un obusier. Toute l’expédition fut mise sous les ordres du lieutenant-colonel Perez de Vera. Il y adjoignit comme officier parlementaire le capitaine Dandano de Marceduse. Enfin, un bandit de la pire espèce, mais qui connaissait parfaitement le pays, où il exerçait depuis vingt ans le métier de voleur de grand chemin, fut chargé des importantes fonctions de guide de l’armée.
Ce bandit, nommé Pansanera, était célèbre par dix ou douze meurtres.
Le jour de l’arrivée du cardinal à la plage de Catanzaro, il se jeta à ses pieds et sollicita de lui la faveur d’être entendu en confession.
Le cardinal comprit que ce n’était point un pénitent ordinaire qui lui venait ainsi le fusil à l’épaule et la cartouchière aux reins, le poignard et les pistolets à la ceinture.
Il descendit de cheval, s’écarta de la route et alla s’asseoir au pied d’un arbre.
Le bandit s’agenouilla et déroula, avec les marques du plus profond repentir, la longue série de ses crimes.
Mais le cardinal n’avait point le choix des instruments qu’il employait. Celui-là pouvait lui être utile. Il se contenta de l’assurance de son repentir, et, sans s’informer si ce repentir était bien sincère, il lui donna l’absolution. Le cardinal était pressé d’utiliser au profit du roi les connaissances topographiques que don Alonzo Pansanera avait acquises en manœuvrant contre la société.
L’occasion ne tarda point à s’offrir, et, comme nous l’avons dit, Pansanera fut nommé guide de la colonne expéditionnaire. La colonne se mit en route, et le cardinal resta derrière elle pour réorganiser l’armée et organiser la réaction.
Au bout de trois jours, il se mit à son tour en marche ; mais, comme il fallait faire trois étapes en suivant le rivage de la mer, et sans passer par aucun lieu habité, le cardinal chargea son commissaire aux vivres, don Gaetano Peruccioli, de réunir un certain nombre de voitures chargées de pains, de biscuits, de jambons, de fromage et de farine, puis, ses ordres exécutés, de se mettre en marche sur Cotrone.
À la fin de la première journée, on arriva sur les bords du fleuve Trocchia, qui se trouvait gonflé par les pluies et par la fonte des neiges.
Pendant le passage, qui s’effectua avec une grande difficulté, et en conséquence avec un grand désordre, le commissaire des vivres et les vivres disparurent, avec toute l’administration.
On le voit, don Alonzo Pansanera n’eut pas mieux fait que Gaetano Peruccioli.
Nommé de la veille, il n’avait pas perdu de temps pour poser la première pierre de l’édifice de sa fortune.31
Ce fut dans la nuit seulement, et lorsque l’armée s’arrêta pour bivaquer, que la disparition de Peruccioli se fit connaître par la complète absence des vivres.
On ne mangea point cette nuit-là.
Le lendemain, par bonheur, après deux lieues de marche, on trouva un magasin plein d’excellente farine et des bandes de porcs à moitié sauvages, telles qu’on en rencontre à chaque pas dans la Calabre. Cette double manne fut la bienvenue au désert et immédiatement convertie en soupe au lard. Le cardinal en mangea comme les autres, quoique ce fût un samedi, c’est-à-dire jour maigre. Mais, en sa qualité de haut dignitaire de l’Église, il avait pour lui des pouvoirs qu’il étendit à toute l’armée.
L’armée sanfédiste put donc sans remords manger sa soupe au lard, et la trouver excellente. Le cardinal fut de l’avis de l’armée.
Une chose qui n’étonna pas moins le cardinal que la disparition du commissaire des vivres Peruccioli, fut l’apparition du marquis Taccone, chargé, par ordre du général Acton, de suivre l’armée de la sainte foi comme trésorier et venant la joindre à cet effet.
Le cardinal était justement dans le magasin aux farines lorsqu’on lui annonça le marquis Taccone. Son Excellence arrivait dans un mauvais moment : le cardinal était de mauvaise humeur, n’ayant pas mangé depuis la veille à midi.
Il crut que le marquis Taccone lui rapportait les cinq cent mille ducats qu’il n’avait pas pu se procurer à Messine, ou plutôt il fit semblant de le croire. Le cardinal était un homme trop expérimenté pour commettre de pareilles erreurs.
Il était assis à une table, et, sur un escabeau que l’on avait trouvé à grand’peine, il expédiait des ordres.
– Ah ! vous voilà, marquis, dit-il avant même que celui-ci eût franchi la porte. En effet, j’ai reçu avis de Sa Majesté que vous aviez retrouvé les cinq cent mille ducats et que vous me les rapportiez.
– Moi ? dit Taccone étonné. Il faut que Sa Majesté ait été induite en erreur.
– Eh bien, alors, demanda le cardinal, que venez-vous faire ici ? À moins, cependant, que vous ne veniez comme volontaire ?
– Je viens envoyé par le capitaine général Acton, Votre Éminence.
– À quel titre ?
– À titre de trésorier de l’armée.
Le cardinal éclata de rire.
– Est-ce que vous croyez, lui demanda-t-il, que j’ai cinq cent mille ducats à vous donner pour compléter le million ?
– Je vois avec douleur, dit le marquis Taccone, que Votre Excellence me soupçonne d’infidélité.
– Vous vous trompez, marquis. Mon Éminence vous accuse de vol, et, jusqu’à ce que vous m’ayez donné la preuve du contraire, j’affirmerai l’accusation.
– Monseigneur, dit Taccone en tirant un portefeuille de sa poche, je vais avoir l’honneur de vous prouver que cette somme et beaucoup d’autres ont été employées à divers usages par ordre de monseigneur le capitaine général Acton.
Et, s’approchant du cardinal, il ouvrit son portefeuille.
Le cardinal y plongea son œil perçant, et, voyant une foule de papiers qui lui parurent non-seulement de la plus haute importance, mais encore de la plus grande curiosité, il allongea la main, prit le portefeuille, et, appelant la sentinelle de garde à sa porte :
– Faites venir deux de vos camarades, dit-il ; qu’ils prennent monsieur au collet, qu’ils le conduisent à un quart de lieue d’ici et qu’ils le laissent sur la grande route. Si monsieur fait mine de revenir, tirez sur lui comme sur un chien, attendu que j’estime un chien bien au delà d’un voleur.
Puis, au marquis Taccone, tout abasourdi de l’accueil :
– Ne vous inquiétez point de vos papiers, dit-il ; j’en ferai prendre fidèle copie, je les ferai numéroter avec soin et je les enverrai au roi. Retournez donc à Palerme ; vos papiers y seront aussitôt que vous.
Et, pour prouver au marquis Taccone qu’il lui disait la vérité, le cardinal commença la revue de ses papiers avant même que le marquis fût sorti de la chambre.
Le cardinal, en mettant la main sur le portefeuille du marquis Taccone, avait fait une véritable trouvaille. Mais, comme nous n’avons pas eu ce portefeuille sous les yeux, nous nous contenterons de répéter à cette occasion ce que dit Dominique Sacchinelli, historien de l’illustre porporato :
« À la vue de ces papiers, qui avaient tous rapport à des dépenses secrètes, écrit-il, le cardinal put se convaincre que le plus grand ennemi du roi était Acton. C’est pourquoi, emporté par son zèle, il écrivit au roi, en lui envoyant tous les papiers de Taccone, dont il avait eu la précaution de conserver un double :
« Sire, la présence du général Acton à Palerme compromet la sûreté de Votre Majesté et de la famille royale… »
Sacchinelli, à qui nous empruntons ce fait et qui, après avoir été le secrétaire du cardinal, est devenu son historien, ne put surprendre au passage autre chose que la phrase que nous guillemetons, la lettre du cardinal au roi étant écrite tout entière de sa main et n’étant restée qu’un instant sous ses yeux, tant le cardinal avait hâte de l’envoyer au roi.
Mais ce que nous pouvons dire en toute connaissance de cause, c’est que les cinq cent mille ducats ne se retrouvèrent jamais.
À la nouvelle de la disparition du commissaire des vivres Peruccioli, le cardinal n’avait pas jugé à propos de traverser le fleuve gonflé par la pluie.
Pendant que l’on amasserait les vivres nécessaires à l’expédition, l’eau baisserait.
Et, en effet, le 23 mars au matin, le fleuve étant devenu guéable, et une quantité suffisante de vivres ayant été amassée, le cardinal ordonna de se remettre en route, lança le premier son cheval dans l’eau, et, quoiqu’il en eût jusqu’à la ceinture, il traversa le fleuve heureusement.
Toute l’armée le suivit.
Trois hommes seulement furent entraînés par le courant et sauvés par des mariniers du Pizzo.
Au moment où le cardinal mettait le pied sur la rive opposée, il lui arriva un messager courant à toute bride et tout souillé de boue, qui lui annonçait que la ville de Cotrone avait été prise la veille 22 mars.
Cette nouvelle fut reçue aux cris de « Vive le roi ! vive la religion ! »
Le cardinal poursuivit son chemin à marches forcées, et, passant par Cutro, il arriva le 25 mars, seconde fête de Pâques, en vue de Cotrone.
La ville fumait en plusieurs endroits et dénotait des restes d’incendie.
Le cardinal, en s’approchant, entendit des coups de feu, des cris, des clameurs qui lui indiquèrent que sa présence était urgente.
Il mit son cheval au galop ; mais à peine avait-il franchi la porte de la ville, qu’il s’arrêta épouvanté ; les rues étaient jonchées de morts ; les maisons, saccagées, n’avaient plus ni portes ni fenêtres ; quelques-unes, comme nous l’avons dit, brûlaient.
Arrêtons-nous un instant sur Cotrone, dont la destruction fut un des plus douloureux épisodes de cette guerre inexpiable.
Cotrone, sur le nom de laquelle vingt-cinq siècles ont passé et ont, voilà tout, changé une lettre de place, est l’ancienne Crotone, rivale de Sybaris. Elle fut la capitale d’une des plus anciennes républiques de la Grande Grèce, dans le Brutium. La pureté de ses mœurs, la sagesse de ses institutions dues à Pythagore, qui y fonda une école, la fit l’ennemie de Sybaris. Elle donna naissance à plusieurs athlètes célèbres, et, entre autres, au fameux Milon, qui, comme M. Martin (du Nord) et M. Mathieu (de la Drôme), fit, non pas du département, mais de la ville où il était né, un appendice à son nom. C’était lui qui, serrant sa tête avec une corde, la faisait éclater en enflant ses tempes ; c’était lui qui portait un bœuf autour du Cirque au pas gymnastique, et, après l’avoir porté, l’assommait d’un coup de poing et le mangeait dans la journée. Le célèbre médecin Démocède, qui vivait à la cour de Polycrate de Samos, ce tyran trop heureux, qui retrouvait dans le ventre des poissons les anneaux qu’il jetait à la mer, était de Crotone, et encore cet Alcméon, disciple d’Amyntas, qui fit un livre sur la nature de l’âme, qui écrivit sur la médecine et qui, le premier, ouvrit des porcs et des singes pour se rendre compte de la conformation du corps humain.
Cotrone fut dévastée par Pyrrhus, prise par Annibal, et reprise par les Romains, qui y envoyèrent une colonie.
À l’époque où nous sommes arrivé de notre récit, Cotrone n’était plus qu’une espèce de bourg, qui n’en avait pas moins conservé le nom de son aïeule. Elle avait un petit port, un château sur la mer, des restes de fortifications et de murailles qui la faisaient compter au rang des places fortes.
Comme les républicains y étaient en majorité, la garnison royale, au moment où éclata la révolution, fut forcée de pactiser avec eux. Son commandant, Foglia, avait été destitué et arrêté comme royaliste, et à sa place avait été nommé le capitaine Ducarne, qui était en prison comme suspect de patriotisme. Par un chassé-croisé assez ordinaire dans ces sortes de circonstances, Foglia, qu’il avait remplacé à son poste, l’avait remplacé dans son cachot.
En outre, à cette garnison, sur laquelle il ne fallait pas trop compter, on devait ajouter tous les patriotes fuyant devant Ruffo et de Cesare, qui s’étaient réunis à Cotrone et renfermés dans ses murs, ainsi que trente-deux Français venant, comme nous l’avons dit, d’Égypte.
Ces trente-deux Français étaient la vraie force résistante de la ville, et la preuve, c’est que, sur trente-deux, quinze se firent tuer.
Les deux mille hommes envoyés par le cardinal contre Cotrone firent sur la route la boule de neige. Tous les paysans qui, aux environs de Cotrone et de Catanzaro, purent prendre un fusil, prirent ce fusil et se réunirent à l’expédition. En outre, sans tenir compte de l’armée sanfédiste, une masse d’individus armés, de ceux-là qui se réunissent en toute occasion et dans tous les temps, se tenait aux environs de Cotrone, attendant le moment de faire un coup, et, en attendant, coupant, pour faire quelque chose, les communications de la ville avec les villages et occupant les meilleures positions.
Dans la matinée du jeudi saint, le 21 mars, le capitaine parlementaire Dardano fut expédié à Cotrone par le chef de l’expédition royaliste. Les Cotronais le reçurent les yeux bandés. Il montra alors ses lettres de créance signées du cardinal ; mais peut-être y manquait-il quelque formalité d’étiquette ; car le capitaine Dardano fut pris, jeté en prison, soumis à une commission militaire et condamné à mort, comme brigandant contre la République. Peut-être le verbe brigander n’est-il point français ; mais, à coup sûr, il est napolitain, et l’on nous permettra de le franciser, vu le grand usage que nous aurons à en faire.
Les sanfédistes, voyant que leur parlementaire ne revenait point, et qu’ils ne recevaient aucune réponse à la sommation qu’ils avaient faite à la ville de se rendre, résolurent de ne pas perdre un instant, afin de délivrer le capitaine Dardano, s’il était encore vivant, et de le venger s’il était mort. En conséquence, ils recoururent à leur guide Pansanera, se groupèrent autour de lui, lui adjoignirent, pour plus grande sûreté, un homme du pays, et, conduits par eux, s’avancèrent, pendant une nuit obscure, jusque sous les murs de la ville, où, du côté du Nord, ils occupèrent une position avantageuse.
Ils profitèrent de l’obscurité, toujours pour faire arriver et mettre en batterie au milieu d’eux leur petite artillerie, et, montrant seulement les deux compagnies de ligne, ils cachèrent les volontaires, c’est-à-dire une masse de trois ou quatre mille hommes, dans les plis du terrain, ne s’inquiétant de la pluie qui tombait à torrents que pour leur recommander de mettre à l’abri leurs cartouchières et la batterie de leurs fusils.
Ils demeurèrent là toute la nuit du vendredi saint, et, au point du jour, le chef de l’expédition, le colonel-lieutenant Perez, envoya, en manière de défi, dans la place quelques obus et quelques grenades.
Au bruit que firent en éclatant ces projectiles, à la vue des deux compagnies de ligne qui se tenaient debout et découvertes, les Crotonais crurent que le cardinal, dont ils connaissaient la marche, était sous leurs murs avec une armée régulière.
On savait que la forteresse, en mauvais état, ne pouvait opposer qu’une médiocre résistance. Un conseil de guerre fut, en conséquence, réuni chez le lieutenant-colonel français, lequel déclara hautement et clairement qu’il n’y avait que deux partis à prendre, et ajouta qu’en sa qualité d’étranger il se réunirait à la majorité.
Ces deux partis étaient :
Ou d’accepter les propositions que le cardinal avait fait faire par son parlementaire Dardano, et, dans ce cas, il fallait à l’instant même mettre en liberté le parlementaire ;
Ou de faire une vigoureuse sortie et de chasser les brigands, de prendre place immédiatement sur les remparts et d’attendre derrière eux, en faisant une défense désespérée, l’armée française, qui, disait-on, était en marche vers la Calabre.
Ce dernier avis avait été adopté. Le lieutenant-colonel français s’y rangea, et tout se prépara pour la sortie, de la réussite ou de l’insuccès de laquelle allait dépendre le salut ou la chute de la ville.
En conséquence, ce même jour du vendredi saint, dès neuf heures du matin, tambour battant, mèche allumée, les républicains sortirent de la ville. Les royalistes, de leur côté, ne présentant qu’un front étroit et dissimulant les trois quarts de leurs forces, les laissèrent accomplir une fausse manœuvre, à l’aide de laquelle les républicains croyaient les envelopper.
Mais à peine, de part et d’autre, le feu de l’artillerie eut-il commencé, que les masses cachées, qui avaient réglé leur plan de bataille, d’après les conseils de Pansanera, se levèrent à droite et à gauche, laissant au centre, pour faire tête aux républicains, les deux compagnies de ligne et l’artillerie ; puis, favorisées pas l’inclinaison même du terrain, les deux ailes se rabattirent au pas de course sur le flanc des républicains, et, à demi-portée de fusil, firent, à droite et à gauche, une décharge qui, grâce à l’adresse des tireurs, eut un terrible résultat.
Les patriotes virent au premier coup d’œil l’embuscade dans laquelle ils étaient tombés, et, comme il n’y avait d’autre parti à prendre que de se faire tuer sur place et d’abandonner, par conséquent, la ville à l’ennemi, ou de faire une prompte retraite et de chercher à réparer, derrière les murs, le désastre que l’on venait d’éprouver, ils s’arrêtèrent à la retraite, et l’ordre en fut donné. Mais, enveloppés comme ils l’étaient, les patriotes ne purent opérer cette retraite que dans le plus grand désordre et hâtivement, abandonnant leur artillerie, poursuivis de si près, que, Pansanera et sept ou huit de ses hommes étant arrivés en même temps que les fuyards à la porte de la ville, ils empêchèrent, avec le feu qu’ils firent, que ces derniers ne levassent le pont derrière eux, de manière que les républicains, ne pouvant refermer la porte par laquelle ils étaient rentrés, et les sanfédistes s’étant rendus maîtres de cette porte, ils furent obligés d’abandonner la ville et de se renfermer dans la citadelle.
La porte restée ouverte et sans défense, chacun s’y précipita, déchargeant son arme sur ce qu’il rencontrait, hommes, femmes, enfants, animaux même, et répandant de tous côtés la terreur ; mais, dès qu’un peu d’ordre put être établi dans l’agression, les forces isolées se réunirent et se combinèrent contre la forteresse.
Les assaillants commencèrent par s’emparer de toutes les maisons environnant le château, et, de toutes les fenêtres, le feu commença contre lui.
Mais, tandis que cette fusillade s’échangeait entre les troupes régulières et les défenseurs du château, les deux compagnies de troupes de ligne entraient dans la ville, mettaient leur artillerie en position et faisaient feu à leur tour.
Or, le hasard voulut qu’un obus coupât la lance du drapeau républicain et renversât la bannière aux trois couleurs napolitaines qui avait été élevée sur le château. À cette vue, l’ancienne garnison royale, qui, à contre-cœur, s’était réunie aux patriotes, crut que c’était pour elle un avis du ciel de redevenir royaliste, et tourna immédiatement ses armes contre les républicains et les Français : elle abaissa le pont-levis et ouvrit les portes.
Les deux compagnies de ligne entrèrent aussitôt dans le château, et les Français, réduits à dix-sept, furent, avec les patriotes, enfermés dans le même château où ils étaient venus chercher un asile.
Le parlementaire Dardano, condamné à mort, mais qui n’avait pas subi sa peine, fut mis en liberté.
De ce moment, la ville de Cotrone avait été abandonnée à toutes les horreurs d’une ville prise d’assaut, c’est-à-dire au meurtre, au pillage, au viol et à l’incendie.
Le cardinal arrivait au moment où, repue de sang, d’or, de vin, de luxure, son armée accordait à la malheureuse ville expirante la trêve de la lassitude.
CXXIII. Les petits cadeaux entretiennent l’amitié §
Pendant que le cheval du cardinal Ruffo, portant son illustre maître, entrait dans la ville de Cotrone ayant du sang jusqu’au ventre, et se cabrait à la vue et au bruit des maisons s’écroulant dans les flammes, le roi chassait, pêchait et jouait.
Nous ne savons point quelles améliorations l’exil avait apportées à sa pêche et à son jeu ; mais nous savons que jamais saint Hubert lui-même, patron des chasseurs, ne fut entouré de délices pareilles à celles au milieu desquelles le roi Ferdinand oubliait la perte de son royaume.
L’honneur que le roi avait fait au président Cardillo en acceptant une chasse dans son fief d’Illice avait empêché bien des gens de dormir et, entre autres, l’abbesse des Ursulines de Caltanizetta.
Son couvent, situé à moitié chemin à peu près de Palerme à Girgenti, possédait d’immenses domaines en plaines et en forêts. Ces plaines et ces forêts, déjà fort giboyeuses, furent peuplées, par cette excellente abbesse, d’un surcroît de daims, de cerfs et de sangliers, et, lorsque la chasse fut véritablement devenue digne d’un roi, l’abbesse elle-même, avec quatre de ses plus jolies religieuses, partit pour Palerme, demanda une audience à Sa Majesté, et la supplia de vouloir bien donner à de pauvres recluses, dont elle dirigeait les âmes, la satisfaction d’une chasse. Celle qui était offerte se présentait dans des conditions si exceptionnelles et si attrayantes, que le roi n’eut garde de la refuser, et qu’il fut convenu que, le lendemain, le roi partirait avec l’abbesse et ses quatre aides de camp, passerait un jour à se préparer par ses dévotions aux massacres des daims, des cerfs et des chevreuils, comme Charles IX, par les mêmes pratiques saintes, s’était préparé aux massacres des huguenots, et que, le lendemain de cette préparation, il passerait de la vie contemplative à la vie active.
Le roi partit en effet. Un courrier envoyé d’avance avait annoncé au reste de la communauté que les vœux de l’abbesse avaient été agréés, et que Sa Majesté arriverait seule d’abord, mais bientôt serait suivie de toute sa cour.
Le roi se promettait une grande liesse de cette partie de chasse, faite dans des conditions si nouvelles. Au moment où il allait monter en voiture, on lui remit, de la part de la reine, le numéro du Moniteur parthénopéen, qui annonçait la découverte du complot Backer et l’arrestation des deux chefs de ce complot, c’est-à-dire du père et du fils. On se rappelle la grande amitié que le roi avait vouée au jeune André : aussi, sa colère fut-elle double, d’abord de voir découvert un complot qui devait, à la fois, le débarrasser, sans qu’il eût à s’en mêler lui-même, des Français et des jacobins, et ensuite de voir arrêtés les deux hommes qui, au milieu d’une indifférence qu’il n’était point sans avoir remarquée, lui avaient donné de si grandes marques de dévouement.
Par bonheur, les affaires du cardinal et celles de Troubridge, qui allaient à merveille, lui laissaient l’espoir de la vengeance. Il prit sur ses tablettes le nom de Luisa Molina San-Felice, et se jura à lui-même que, s’il remontait jamais sur le trône, la Mère de la patrie payerait cher le titre dont l’avait décorée le Moniteur parthénopéen.
Par bonheur, chez Ferdinand, les sensations, et surtout les sensations pénibles, ne persistaient point avec opiniâtreté. Une fois qu’il eut poussé un soupir à l’adresse de Simon et un autre soupir à l’adresse d’André Backer, une fois qu’il se fut promis la mort de la San-Felice, il se livra tout entier aux sensations complétement opposées que devaient faire naître dans son esprit quatre jeunes et jolies religieuses, et une abbesse poussant si loin le respect de la royauté, que les moindres désirs du roi étaient pour elle des ordres aussi sacrés que s’ils lui venaient de Dieu même et lui fussent transmis par l’intermédiaire de ses anges.
Tout le monde connaissait l’ardeur du roi pour la chasse. Aussi fut-on bien étonné à Palerme lorsque, dans la nuit, arriva un courrier annonçant que Sa Majesté, s’étant trouvée un peu fatiguée du voyage, et, ayant besoin de repos, faisait dire, non point que la chasse était contremandée, mais que le départ des autres chasseurs était retardé de quarante-huit heures. Le messager était chargé de rassurer les trop grandes inquiétudes que ce contre-ordre pouvait éveiller à Palerme, en disant que le médecin de la communauté n’avait conçu aucune inquiétude sur la santé du roi, mais avait seulement ordonné des bains aromatisés.
Au moment où le courrier était parti, le roi prenait son premier bain.
La chronique ne dit point si la chambre de l’abbesse, comme celle du président Cardillo, était en face de celle du roi, et si, à quatre heures du matin, Ferdinand eut envie de voir quelle figure faisait une abbesse en cornette de nuit, comme il avait eu envie de voir quelle figure faisait un président en bonnet de coton ; elle se contente de dire que le roi resta une semaine entière au couvent ; que, pendant cinq jours consécutifs, on chassa ; que les chasses furent aussi abondantes que dans les forêts de Persano et d’Asproni ; que le roi s’amusa fort et que les religieuses eurent toutes les distractions qu’elles pouvaient espérer de sa présence royale.
Le roi promit solennellement de revenir, et ce ne fut qu’à cette condition que les saintes colombes écartèrent, pour laisser partir Ferdinand, les ailes sous lesquelles elles l’abritaient.
À moitié route de Caltanizette à Palerme, le roi rencontra un courrier du cardinal. Ce courrier lui apportait une lettre dans laquelle se trouvaient tous les détails de la prise de Cotrone et des horreurs qui avaient été commises. Le cardinal déplorait ces horreurs, s’en excusait auprès du roi et lui disait que, la ville ayant été prise en son absence, il n’avait pu les empêcher.
Il lui demandait aussi ce qu’il devait faire des dix-sept Français qui se trouvaient enfermés dans la citadelle avec les patriotes calabrais.
Le roi ne voulut point tarder à exprimer toute sa satisfaction au cardinal. Une halte avait été fixée pour son dîner à Villafrati.
Sa Majesté demanda une plume et de l’encre, et, de sa propre main, répondit au cardinal la lettre suivante.
Si nous avons eu le regret de ne pouvoir mettre sous les yeux de nos lecteurs la lettre du cardinal Ruffo, nous avons, en échange, la satisfaction de pouvoir leur faire lire la réponse du roi, que nous avons traduite sur l’original lui-même, et dont nous garantissons l’authenticité.
« Villafrati, 5 avril 1799.
» Mon éminentissime, je reçois, sur la route de Caltanizette à Palerme, votre lettre du 26 mars, dans laquelle vous me racontez toutes les affaires de cette malheureuse ville de Crotone. Le sac qu’elle a subi me fait grand’peine, quoique, à vrai dire, entre nous, les habitants méritaient bien ce qui leur est arrivé pour leur rébellion contre moi. C’est pourquoi je vous répète que je veux qu’on ne fasse aucune miséricorde à ceux qui se sont montrés rebelles à Dieu et à moi. Quant aux Français que vous avez trouvés dans la forteresse, j’expédie à l’instant l’ordre qu’ils soient immédiatement renvoyés en France, attendu qu’il faut les regarder comme une race empestée et se garantir de leur contact par l’éloignement.
» À mon tour de vous donner des nouvelles. Deux expéditions m’ont été faites par le commodore Troubridge, une de Procida, qui m’est arrivée dimanche dernier à Caltanizetta, où j’étais en retraite, et l’autre, avant-hier. Comme personne près de moi ne savait l’anglais, je les ai immédiatement renvoyées à Palerme pour que lady Hamilton me les traduisît. Aussitôt traduites, je vous enverrai la copie de ces lettres. J’espère que les nouvelles qu’elles contiennent et celles que je pourrai recueillir en arrivant, et que je vous enverrai aussitôt, ne vous feront point de peine, d’après ce qu’a pu comprendre Circello, qui baragouine un peu d’anglais. Troubridge demandait qu’on lui envoyât un juge pour juger et condamner les rebelles. J’ai écrit à Cardillo de m’en choisir un de sa main, de sorte que, s’il a exécuté mon ordre et que le juge soit parti lundi, Dieu et le vent aidant, il doit, recommandation étant donnée audit juge de ne pas faire de cérémonie avec les accusés, il doit, dis-je, à cette heure y avoir pas mal de casicavalli de faits.
» Je vous recommande, de mon côté, mon éminentissime, d’agir conformément à ce que je vous ai écrit, avec la plus grande activité. De grands coups de bâton et de petits morceaux de pain font de beaux enfants, comme dit le proverbe napolitain.
» Nous sommes ici dans la plus grande anxiété, attendant des nouvelles de nos chers petits Russes. S’ils arrivent vite, j’espère qu’en peu de temps nous ferons la noce, et, qu’avec l’aide du Seigneur, nous verrons la fin de cette maudite histoire.
» Je suis au désespoir que le temps continue d’être pluvieux, attendu que la pluie doit nuire à nos opérations. J’espère qu’elle ne nuit pas à votre santé. La nôtre est bonne, Dieu merci ! et, fût-elle mauvaise, que les bonnes nouvelles que nous recevons de vous la rendraient meilleure. Que le Seigneur vous conserve et bénisse de plus en plus vos opérations, comme le désire et l’en prie indignement,
» Votre affectionné
» Ferdinand B. »
Il y a dans la lettre de Sa Majesté une phrase que nos lecteurs peu habitués à la langue italienne, ou plutôt au patois napolitain, n’ont pas dû comprendre ; c’est celle où le roi dit, par manière de plaisanteries : Si le juge est arrivé, il doit, à cette heure, y avoir pas mal de casicavalli de faits.
Quiconque s’est promené dans les rues de Naples a vu les plafonds des marchands de fromage garnis d’un comestible de cette espèce qui se fabrique particulièrement en Calabre. Il a la forme d’un énorme navet qui aurait une tête.
Dans une enveloppe très-dure, il contient une certaine quantité de beurre frais, qui grâce à la suppression complète de l’air, peut se maintenir frais pendant des années.
Ces fromages sont pendus par le col.
Le roi, en disant qu’il y a, il l’espère bien, pas mal de casicavalli de faits, veut dire tout simplement qu’il espère qu’il y a déjà bon nombre de patriotes pendus.
Quant au proverbe royal : De grands coups de bâton et de petits morceaux de pain font de beaux enfants, je crois qu’il n’a pas besoin d’explication. Il n’y a pas de peuple qui n’ait entendu sortir de la bouche de quelqu’un de ses rois un proverbe du même genre et qui n’ait fait sa révolution pour avoir des coups de bâton moins lourds et des morceaux de pain plus gros.
La première chose que demanda, en arrivant à Palerme, le roi Ferdinand, fut la traduction des lettres de Troubridge.
Cette traduction l’attendait.
Il n’eut donc qu’à la joindre à la lettre qu’il avait écrite au cardinal à Villafratri, et le même messager put tout emporter :
À lord Nelson.
« 3 avril 1799,
» Les couleurs napolitaines flottent sur toutes les îles de Ponsa. Votre Seigneurie n’a jamais assisté à semblable fête. Le peuple est littéralement fou de joie et demande à cor et à cri son monarque bien-aimé. Si la noblesse était composée de gens d’honneur ou d’hommes à principes, rien ne serait plus facile que de faire tourner l’armée du côté du roi. Ayez seulement mille braves soldats anglais, et je vous promets que le roi sera remonté sur son trône dans quarante-huit heures. Je prie Votre Seigneurie de recommander particulièrement au roi le capitaine Cianchi. C’est un brave et hardi marin, un bon et loyal sujet, désireux de faire du bien à son pays. Si toute la flotte du roi de Naples avait été composée d’hommes comme lui, le peuple ne se fût point révolté.
» J’ai à bord un brigand nommé Francesco, ex-officier napolitain. Il a ses propriétés dans l’île d’Ischia. Il tenait le commandement du fort lorsque nous nous en emparâmes. Le peuple a mis en lambeaux son infâme habit tricolore et a arraché ses boutons, qui portaient le bonnet de la Liberté. Étant alors sans habit, il eut l’audace de revêtir son ancien uniforme d’officier napolitain. Mais, tout en lui laissant l’habit, je lui ai arraché les épaulettes et la cocarde, et l’ai forcé à jeter ces objets par-dessus le bord ; après quoi, je lui fis l’honneur de le mettre aux doubles fers. Le peuple a mis en morceaux l’arbre de la Liberté et en charpie la bannière qui le surmontait ; de sorte que, de cette bannière, je ne puis mettre le plus petit morceau aux pieds de Sa Majesté. Mais, quant à l’arbre de la Liberté, je suis plus heureux : je vous en envoie deux bûches, avec les noms de ceux qui les ont données.
» J’espère que Sa Majesté en fera du feu et s’y chauffera.
» Troubridge.
» P.-S. – J’apprends à l’instant même que Caracciolo a l’honneur de monter la garde comme simple soldat, et qu’hier il était en sentinelle à la porte du palais. Ils obligent tout le monde, bon gré ou mal gré, à servir.
» Vous savez que Caracciolo a donné sa démission au roi. »
Nous avons souligné dans le post-scriptum de Troubridge, ce qui a rapport à Caracciolo.
Ces deux phrases, comme on le verra plus tard, si Nelson eût eu la loyauté de produire la lettre de Troubridge, eussent pu avoir une grande influence sur l’esprit des juges lorsqu’on fit son procès à l’amiral.
Voici la seconde lettre de Troubridge ; elle porte la date du lendemain :
« 4 avril 1799.
» Les troupes françaises montent à un peu plus de deux mille hommes.
» Elles sont ainsi distribuées :
» 300 soldats à Saint-Elme ;
» 200 au château de l’Œuf ;
» 1,400 au château Neuf ;
» 100 à Pouzzoles ;
» 30 à Baïa.
» Leurs combats à Salerne ont été suivis de grandes pertes ; pas un de leurs hommes n’est revenu sans blessures. Ils étaient 1,500.
» D’un autre côté, on dit qu’à l’attaque d’une ville nommée Andria, dans les Abruzzes, trois mille Français ont été tués.
» Les Français et les patriotes napolitains se querellent. Il règne entre les uns et les autres une grande défiance. Il arrive souvent que, dans les rondes de nuit, quand l’un crie : « Qui vive ? » et que l’autre répond : « Vive la République ! » on échange des coups de feu.
» Votre Seigneurie voit qu’il n’est point prudent de s’aventurer dans les rues de Naples.
» Je reçois à l’instant la nouvelle qu’un prêtre nommé Albavena prêche la révolte à Ischia. J’envoie soixante Suisses et trois cents sujets fidèles pour lui donner la chasse. J’espère l’avoir mort ou vif dans la journée. Je prie en grâce Votre Seigneurie de demander au roi un juge honnête par le retour du Perséus ; autrement, il me sera impossible de continuer ainsi. Les misérables peuvent être, d’un moment à l’autre, arrachés de mes mains et être mis en morceaux par le peuple. Pour le calmer, il faudrait, au plus vite, pendre une douzaine de républicains. »
Troubridge venait à peine d’expédier ces deux lettres et de perdre de vue le petit aviso grec qui les portait à Palerme, qu’il vit s’avancer vers sa frégate une balancelle venant dans la direction de Salerne.
À tout moment, il lui arrivait de la terre, des communications importantes. Aussi, après s’être assuré que c’était bien au Sea-Horse, qu’il montait, que la barque avait affaire, il attendit qu’elle accostât le bâtiment ; ce qu’elle fit après avoir répondu aux questions habituelles en pareille circonstance.
La balancelle était montée par deux hommes, dont l’un prit sur sa tête une espèce de bourriche qu’il apporta sur le pont. Arrivé là, il demanda où était Son Excellence le commodore Troubridge.
Troubridge s’avança. Il parlait un peu italien : il put donc interroger lui-même l’homme à la bourriche.
Celui-ci ne savait pas même ce qu’il apportait. Il était chargé de remettre l’objet, quel qu’il fût, au commodore, et d’en prendre un reçu, comme preuve que lui et son camarade s’étaient acquittés de leur commission.
Avant de donner le reçu, Troubridge voulut savoir ce que contenait le panier. En conséquence, il coupa les ficelles qui retenaient la paille, et, au milieu du double cercle de ses officiers et de ses matelots, attirés par la curiosité, il plongea sa main dans la paille ; mais aussitôt il la retira avec un mouvement de dégoût.
Toutes les lèvres s’ouvrirent pour demander ce que c’était ; mais la discipline qui règne à bord des bâtiments anglais arrêta la question sur les lèvres.
– Ouvre ce panier, dit Troubridge au matelot qui l’avait apporté, en même temps qu’il s’essuyait les doigts avec un mouchoir de batiste, comme fait Hamlet après avoir tenu dans sa main le crâne d’Yorick.
Le matelot obéit, et l’on vit apparaître d’abord une épaisse chevelure noire.
C’était le contact de cette chevelure qui avait causé au commodore la sensation de dégoût qu’il n’avait pu réprimer.
Mais le marinier n’était point aussi dégoûté que l’aristocrate capitaine. Après la chevelure, il mit à découvert le front, après le front les yeux, après les yeux le reste du visage.
– Tiens, dit-il en la prenant par les cheveux, et en tirant hors du panier qui la contenait et dans lequel elle avait été emballée avec toute sorte de soins une tête fraîchement coupée et reposant délicieusement sur une couche de son, – tiens, c’est la tête de don Carlo Granosio di Gaffoni.
Et, en tirant la tête de son enveloppe, il fit tomber un billet.
Troubridge le ramassa. Il était justement à son adresse.
Il contenait les lignes suivantes32 :
Au commandant de la station anglaise.
« Salerne, 24 avril au matin.
» Monsieur,
» Comme fidèle sujet de Sa Majesté mon roi Ferdinand, que Dieu garde ! j’ai la gloire de présenter à Votre Excellence la tête de don Carlo Granosio di Gaffoni, qui était employé dans l’administration directe de l’infâme commissaire Ferdinand Ruggi. Ledit Granosio a été tué par moi dans un lieu appelé les Puggi, dans le district de Ponte-Cognaro, tandis qu’il prenait la fuite.
» Je prie Votre Excellence d’accepter cette tête et de vouloir bien considérer mon action comme une preuve de mon attachement à la couronne.
» Je suis, avec le respect qui vous est dû,
» Le fidèle sujet du roi,
» Giuseppe Maniutio Vitella. »
– Une plume et du papier, demanda Troubridge après avoir lu.
On lui apporta ce qu’il demandait.
Il écrivit en italien :
« Je soussigné reconnais avoir reçu de M. Giuseppe Maniutio Vitella, par les mains de son messager, la tête en bon état de don Carlo Granosio di Gaffoni, et m’empresse de lui assurer que, par la première occasion, cette tête sera envoyée au roi, à Palerme, qui appréciera, je n’en doute point, un pareil cadeau.
» Troubridge.
» Le 24 avril 1799, à quatre heures de l’après-midi. »
Il enveloppa une guinée dans le reçu et le donna au marinier, qui se hâta d’aller rejoindre son compagnon, moins pressé probablement de partager la guinée avec lui que de lui raconter l’événement.
Troubridge fit signe à un de ses matelots de prendre la tête par les cheveux, de la réintégrer dans le sac et de remettre la bourriche dans l’état où elle était avant d’être ouverte.
Puis, lorsque l’opération fut terminée :
– Porte cela dans ma cabine, dit-il.
Et, avec ce flegme qui n’appartient qu’aux Anglais et un mouvement d’épaules qui n’appartenait qu’à lui :
– Un gai compagnon, dit-il. Quel malheur qu’il faille s’en séparer !
Et, en effet, l’occasion s’étant trouvée, le lendemain, d’envoyer un bâtiment à Palerme, le précieux cadeau de don Giuseppe Mannutio Vitella fut expédié à Sa Majesté.
CXXIV. Ettore Caraffa §
On se rappelle que le commodore Troubridge, dans sa lettre à lord Nelson, parlait de deux échecs éprouvés par les patriotes napolitains unis aux Français, l’un devant la ville d’Andria, l’autre du côté de Salerne.
Cette nouvelle, dont une moitié était fausse et l’autre vraie, était la conséquence du plan arrêté, on se le rappelle, entre Manthonnet, ministre de la guerre de la République, et Championnet, général en chef des armées françaises.
On se rappelle que, depuis ce temps, Championnet avait été rappelé pour rendre compte de sa conduite.
Mais, lorsque Championnet quitta Naples, les deux colonnes étaient déjà en route.
Comme chacune d’elles est conduite par un de nos principaux personnages, nous allons les suivre, l’une dans sa marche triomphale, l’autre dans ses désastres.
La plus forte de ces deux colonnes, composée de six mille Français et de mille Napolitains, avait été dirigée sur les Pouilles. Il s’agissait de reconquérir le grenier de Naples, bloqué par la flotte anglaise et presque entièrement tombé au pouvoir des bourboniens.
Les six mille Français étaient commandés par le général Duhesme, à qui nous avons vu faire des prodiges de valeur dans la campagne contre Naples, et les mille Napolitains par un des premiers personnages de cette histoire que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs, par Ettore Caraffa, comte de Ruvo.
Le hasard fit que la première ville contre laquelle la colonne franco-napolitaine dut marcher, était Andria, l’antique fief de sa famille, dont, comme l’aîné, il se trouvait comte.
Andria était bien fortifiée ; mais Ruvo espéra qu’une ville qui l’avait pour seigneur ne résisterait point à sa parole. Il employa, en conséquence, tous les moyens, entama toutes les négociations pour déterminer les habitants à adopter les principes républicains. Tout fut inutile, et il vit bien qu’il serait forcé d’employer vis-à-vis d’eux les derniers arguments des rois qui veulent rester tyrans, des peuples esclaves qui veulent devenir libres, la poudre et le fer.
Mais, avant de s’emparer d’Andria, il fallait occuper San-Severo.
Les bourboniens réunis à San-Severo avaient pris le titre d’armée coalisée de la Pouille et des Abruzzes. Cette agglomération d’hommes, qui pouvait monter à 12,000 individus, se composait du triple élément qui formait toutes les armées sanfédistes de cette époque, c’est-à-dire des restes de l’armée royaliste de Mack, des forçats que le roi avait mis en liberté avant de quitter Naples33, pour mêler au peuple qu’il abandonnait l’effroyable dissolvant du crime, et de quelques royalistes purs qui affrontaient ce voisinage par enthousiasme de leur opinion.
Cette troupe, qui avait abandonné San-Severo, parce que la ville n’offrait point à ses défenseurs une forte position, avait occupé une colline dont le choix dénonçait, chez les chefs qui la commandaient, quelques connaissances militaires. C’était un monticule planté de lauriers qui dominait une large et longue plaine. L’artillerie des sanfédistes commandait tous les débouchés par lesquels on pouvait entrer dans la plaine, où manœuvrait une belle et nombreuse cavalerie.
Le 25 février, Duhesme avait laissé à Foggia, pour garder ses derrières, Broussier et Hector Caraffa, et avait marché sur San-Severo.
En s’approchant des bourboniens, Duhesme se contenta de leur faire dire :
– À Bovino, j’ai fait fusiller les révoltés et trois soldats coupables de vol ; il en sera de même de vous : aimez-vous mieux la paix ?
Les bourboniens répondirent :
– Et nous, nous avons fusillé les républicains, les citoyens et les prêtres patriotes qui demandaient la paix ; rigueur pour rigueur : la guerre !
Le général divisa sa troupe en trois détachements : l’un marcha sur la ville ; les deux autres enveloppèrent la colline, afin qu’aucun sanfédiste ne pût s’échapper.
Le général Forest, qui commandait un des deux détachements, arriva le premier. Il avait cinq cents hommes, à peu près, sous ses ordres, tant en infanterie qu’en cavalerie.
En voyant ces cinq cents hommes et en calculant qu’ils étaient plus de douze mille, les sanfédistes firent sonner le tocsin à San-Severo et descendirent à leur rencontre dans la plaine.
Le détachement français, en voyant cette avalanche d’hommes descendre de la colline, se forma en bataillon carré et s’apprêta à la recevoir sur ses baïonnettes. Mais l’attaque n’avait pas encore commencé, que l’on entendit une vive fusillade qui retentissait dans San-Severo même, et que l’on vit, par une porte, déboucher les fugitifs.
C’était Duhesme en personne qui avait attaqué la ville, qui s’en était emparé et qui apparaissait du côté opposé à Forest.
Cette apparition changeait la face du combat. Les sanfédistes furent obligés de se diviser en deux troupes. Mais, au moment où ils venaient d’achever ce mouvement et où ils commençaient le combat, la troisième colonne apparaissait d’un troisième côté et achevait d’envelopper les bourboniens.
Ceux-ci, se voyant pris dans un triangle de feu, essayèrent de regagner leur première position, imprudemment abandonnée ; mais de trois côtes le tambour battit, et les Français s’élancèrent sur les sanfédistes au pas de charge.
Dès que la terrible baïonnette put faire son œuvre sur cette troupe massée en désordre au haut de la colline, ce ne fut plus un combat, ce fut une boucherie.
Duhesme avait à venger trois cents patriotes égorgés et l’insolente réponse faite à son parlementaire.
Les trompettes continuèrent de sonner, donnant le signal de l’extermination. Le carnage dura trois heures. Trois mille cadavres demeurèrent sur le champ de bataille, et, trois heures après, on en eût compté le double si, tout à coup, pareilles à ces Romaines qui vinrent implorer Coriolan, un groupe de femmes tenant leurs enfants par la main ne fût sorti de San-Severo et, en habits de deuil, ne fût venu implorer la pitié des Français.
Duhesme avait juré de brûler San-Severo ; mais, à, la vue de cette grande douleur des filles, des sœurs, des mères et des épouses, Duhesme fit grâce.
Cette victoire eut un grand résultat et produisit un grand effet. Tous les habitants du Gargano, du mont Taburne et du Corvino envoyèrent des députations et donnèrent des otages en signe de soumission.
Duhesme envoya à Naples les drapeaux pris à la cavalerie. Quant aux étendards, c’était tout simplement des devants d’autel.
San-Severo pris, il ne restait plus aux bourboniens de position importante qu’Andria et Trani.
Nous avons dit que l’expédition était partie quand Championnet était encore commandant en chef des troupes françaises à Naples ; nous avons assisté à son rappel et dit dans quelles conditions il avait été rappelé.
Quelques jours après le combat de San-Severo, Macdonald, ayant été nommé général en chef à la place de Championnet, appela Duhesme près de lui.
Broussier remplaça Duhesme et eut la direction des mouvements qui devaient s’opérer sur Andria et Trani. Il réunit aux 17e et 64e demi-brigades les grenadiers de la 76e, la 16e de dragons, six pièces d’artillerie légère, un détachement venu des Abruzzes sous le commandement du chef de brigade Berger, et la légion napolitaine d’Hector Caraffa, qui brûlait de combattre à son tour, n’ayant point pris part aux derniers événements.
Andria et Trani avaient restauré leurs fortifications, et aux vieux ouvrages qui les défendaient en avaient ajouté de nouveaux ; excepté une seule, toutes leurs portes étaient murées, et, derrière chacune d’elles, on avait creusé un large fossé, entouré d’un large parapet ; les rues étaient coupées et barricadées, les maisons crénelées, et les portes de ces maisons blindées.
Le 21 mars, on marcha contre Andria. Le lendemain, au point du jour, la ville était enveloppée, et les dragons, sous les ordres du chef de brigade Leblanc, furent placés de manière à interrompre les communications entre Andria et Trani.
Une colonne formée de deux bataillons de la 17e demi-brigade et de la légion Caraffa fut chargé de l’attaque de la porte Camazza, tandis que le général Broussier devait attaquer celle de Trani, et que l’aide de camp du général Duhesme, Ordonneau, guéri de la blessure qu’il avait reçue a l’attaque de Naples, s’avançait par la porte Barra.
Nous avons dit ce qu’était Hector Caraffa, homme de guerre, général et soldat à la fois, mais plus soldat que général, cœur de lion dont le champ de bataille était la véritable patrie. Il prit non-seulement le commandement, mais la tête de sa colonne, saisit d’une main son épée nue, de l’autre la bannière rouge, jaune et bleue, s’avança jusqu’au pied des murailles au milieu d’une grêle de balles, prit avec une échelle la mesure du rempart, la dressa sur le point dont elle atteignait le sommet, et, criant : « Qui m’aime me suive ! » il commença, comme un héros d’Homère ou du Tasse, de monter le premier à l’assaut.
La lutte fut terrible. Hector Caraffa, l’épée aux dents, portant d’une main sa bannière, se tenant de l’autre au montant de son échelle, gravissait, échelon par échelon, sans que les projectiles de toute espèce que l’on faisait pleuvoir sur lui eussent le pouvoir de l’arrêter.
Enfin, il saisit un créneau que rien ne parvint à lui faire lâcher.
Un moulinet de son épée fit un grand cercle vide autour de lui, et, au milieu de ce cercle vide, on vit Hector Caraffa plantant le premier la bannière tricolore sur les murs d’Andria.
Pendant qu’Hector Caraffa, suivi de quelques hommes à peine, s’emparait de la muraille, et, malgré les efforts d’une troupe dix fois plus considérable que la sienne, s’y maintenait, un obus effondrait la porte de Trani, et, par cette ouverture, les Français se ruaient dans la ville.
Mais, derrière la porte, ils trouvèrent le fossé, dans lequel ils se précipitèrent, mais qu’ils eurent comblé en un instant.
Alors, s’aidant les uns les autres, les blessés prêtant leurs épaules à ceux qui ne l’étaient pas, avec cette furie française à laquelle rien ne résiste, les soldats de Broussier franchirent le fossé, s’élancèrent dans les rues au pas de course, à travers une grêle de balles, qui partant de toutes les maisons, tua en quelques minutes plus de douze officiers et de cent soldats, et pénétrèrent jusqu’à la grande place, où ils s’établirent.
Hector Caraffa et sa colonne vinrent les y joindre : Hector était ruisselant du sang des autres et du sien.
La colonne d’Ordonneau, qui n’avait pu entrer par la porte de Barra, laquelle était murée, entendant la fusillade dans l’intérieur de la ville, en conclut que Broussier ou Hector Caraffa avaient trouvé une brèche et en avaient profité. Elle se mit donc à faire au pas de course le tour de la ville, trouva la porte de Trani enfoncée et entra par la porte de Trani.
Sur la place, où se trouvaient réunies, après le terrible combat que nous avons essayé de décrire, les trois colonnes françaises et la colonne napolitaine, s’expliqua cette rage frénétique qui avait animé les habitants d’Andria, et dont nous ne donnerons qu’un seul exemple.
Douze hommes barricadés dans une maison étaient assiégés par un bataillon entier.
Sommés trois fois de se rendre, ils refusèrent trois fois.
On fit venir de l’artillerie et l’on fit crouler la maison sur eux. Tous furent écrasés, mais pas un ne se rendit.
Cette explication, la voici :
Un autel surmonté d’un grand crucifix était dressé sur la place, et, la veille du combat, le Christ, au point du jour, avait été trouvé tenant une lettre à la main. Cette lettre, signée : Jésus, disait que ni les boulets ni les balles des Français n’avaient de pouvoir sur les habitants d’Andria, et annonçait un renfort considérable.
Et, en effet, pendant la soirée, quatre cents hommes du corps qui se réunissait à Bitonto arrivèrent, confirmant la prédiction faite par la lettre de Jésus, et se réunirent aux assiégés ou plutôt à ceux qui devaient l’être le lendemain.
La défense, on l’a vu, fut acharnée. Les Français et les Napolitains laissèrent au pied des murailles trente officiers et deux cent cinquante sous-officiers et soldats. Deux mille hommes, du côté des bourboniens, furent passés au fil de l’épée.
Hector Caraffa fut le héros de la journée.
Le soir, il y eut conseil de guerre. Hector Caraffa, comme Brutus condamnant ses fils, vota pour la destruction complète de la ville et demanda qu’Audria, son fief, fût réduite en cendres, auto-da-fé expiatoire et terrible.
Les chefs français combattirent cette proposition, dont l’âpre patriotisme les effrayait ; mais la voix de Caraffa l’emporta sur la leur : Andria fut condamnée a l’incendie, et, de la même main qu’il avait dressé l’échelle contre les murailles d’Andria, Hector Caraffa porta la torche au pied de ses maisons.
Restait Trani, Trani qui, loin de s’effrayer du sort d’Andria, redoublait d’énergie et de menaces.
Broussier marcha contre elle avec sa petite armée, diminuée de plus de cinq cents hommes par les deux combats de San-Severo et d’Andria.
Trani était mieux fortifiée qu’Andria : elle était considérée comme le boulevard de l’insurrection et comme la principale place d’armes des révoltés, ceinte d’une muraille bastionnée, protégée par un fort régulier et défendue par plus de huit mille hommes. Ces huit mille hommes, habitués aux armes, étaient des marins, des corsaires, d’anciens soldats de l’armée napolitaine.
Dans une autre époque et dans un temps de guerre stratégique, Trani eût peut-être obtenu les honneurs d’un siège régulier ; mais le temps et les hommes manquaient, et il fallait substituer les coups de main hasardeux aux combinaisons habiles. Et cependant Trani ne laissait pas que d’inquiéter le chef de l’expédition, qui opposait à la confiance de Caraffa une garnison de huit mille hommes commandés par d’excellents officiers, à l’abri derrière de bonnes murailles, sans compter dans le port une flottille composée de barques et de chaloupes canonnières. Mais à toutes les objections de Broussier, Hector Caraffa répondait :
– Du moment qu’il y aura une échelle assez haute pour atteindre les murailles de Trani, je prendrai Trani comme j’ai pris Andria.
Broussier se rendit, convaincu par cette héroïque confiance. Il fit avancer l’armée sur trois colonnes et par trois chemins différents pour bloquer complétement la ville. Dans la journée du 1er avril, les avant-postes s’en approchèrent à un tir de pistolet.
La nuit vint, et on l’occupa à établir différentes batteries de brèche.
Ettore Caraffa demanda à ne point entrer dans les combinaisons générales et à suivre son inspiration en disposant à sa volonté de ses hommes.
La chose lui fut accordée.
Le 2 avril, au point du jour, les batteries commencèrent à tirer du côté de Biseglia.
Quant à Hector et à ses hommes, ils avaient, bien avant le point du jour, contourné les murailles et étaient arrivés, sans reconnaître aucun endroit faible, de l’autre côté de Trani, jusque sur la plage de la mer.
Là, le comte de Ruvo s’arrêta, fit cacher ses hommes, se dépouilla de ses habits et se jeta à la mer pour aller faire une reconnaissance.
L’attaque générale était dirigée, comme nous l’avons dit, par Broussier en personne. Il s’avança avec quelques compagnies de grenadiers, soutenues par la 64e demi-brigade, portant avec elle des fascines pour combler les fossés et des échelles pour escalader les murs.
Les assiégés avaient deviné le projet du général et s’étaient portés en masse sur la partie de la muraille menacée par lui, de sorte qu’à peine à portée de fusil, il fut assailli par une avalanche de balles qui renversa presque toute la file de ses grenadiers et tua le capitaine au milieu de ses soldats.
Les grenadiers, étourdis par la violence du feu et par la chute de leur capitaine, hésitèrent un instant.
Broussier ordonna de continuer de marcher contre les murailles, mit le sabre à la main et donna l’exemple.
Mais, tout à coup, on entendit une vive canonnade du côté de la mer, et un grand trouble se manifesta chez les défenseurs des murailles.
Un de ceux-ci, coupé en deux par un boulet, tomba des créneaux dans le fossé.
D’où venaient ces boulets qui tuaient les assiégés sur leurs propres remparts ?
De Caraffa, qui tenait sa parole.
Il était, comme nous l’avons dit, parvenu jusque sur la plage, avait dépouillé ses vêtements et s’était jeté à la mer pour faire une reconnaissance.
Il avait, dans cette reconnaissance, découvert un petit fortin caché parmi les écueils, qui, n’étant point menacé, puisqu’il s’élevait du côté de la mer, lui parut mal gardé.
Il revint vers ses compagnons et demanda vingt hommes de bonne volonté, tous nageurs.
Il s’en présenta quarante.
Hector leur ordonna de ne conserver que leurs caleçons, de lier leur giberne sur leur tête, de prendre leur sabre entre leurs dents, de tenir leur fusil de la main gauche, de nager de la droite, et, en restant couverts le plus possible, de s’avancer vers le fortin.
Entièrement nu, Hector leur servait de guide, les encourageant, les soutenant sous les épaules quand l’un ou l’autre était fatigué.
Ils atteignirent ainsi le pied des murailles, trouvèrent un vieux mur troué, passèrent par le trou, et, se suspendant aux aspérités de la pierre, atteignirent la crête du bastion, avant d’avoir été éventés par les sentinelles, qui furent poignardées sans qu’elles eussent eu le temps de jeter un seul cri.
Hector et ses hommes se précipitèrent dans l’intérieur du bastion, tuèrent tout ce qui s’y trouvait, tournèrent immédiatement les canons sur la ville et firent feu34.
C’était le boulet sorti d’un de ces canons qui avait coupé en deux et précipité du haut des murailles le soldat bourbonien dont la mort et la chute avaient fait penser à bon droit à Broussier qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans la ville.
En voyant venir l’attaque du côté où ils avaient placé la défense, la mort du point même où ils attendaient leur salut, les bourboniens poussèrent de grand cris et s’élancèrent du côté d’où venaient ces nouveaux assaillants, déjà renforcés de ceux de leurs compagnons qu’ils avaient laissés sur la plage. De leur côté, les grenadiers, sentant faiblir la défense, reprirent l’offensive, marchèrent contre la muraille, y appuyèrent les échelles et donnèrent l’assaut. Après un combat d’un quart d’heure, les Français, vainqueurs, couronnaient les murailles, et Hector Caraffa, nu comme le Romulus de David, guidant ses compagnons demi-nus et tout ruisselants d’eau, s’élançait dans une des rues de Trani ; car être maître des murailles et des bastions, ce n’était point être maître de la ville.
En effet, les maisons étaient crénelées.
Cette fois encore, le comte de Ruvo indiqua par l’exemple une autre manière d’attaque. On escalada les maisons comme on avait fait des murailles ; on éventra les terrasses, et, par les toits, on se laissa glisser dans les intérieurs. On combattait en l’air d’abord, comme ces fantômes que Virgile vit annonçant la mort de César ; puis, de chambre en chambre, d’escalier en escalier, corps à corps, à la baïonnette, arme la plus familière aux Français, la plus terrible à leurs ennemis.
Après trois heures d’une lutte acharnée, les armes tombèrent des mains des assaillants : Trani était prise. Un conseil de guerre se réunit. Broussier inclinait à la clémence. Nu encore, couvert de poussière, tout marbré du sang ennemi et du sien, son sabre faussé et ébréché à la main, Hector Caraffa, comme un autre Brennus, jeta son avis dans la balance, et, cette fois encore, il l’emporta. Son avis était : Mort et incendie. Les assiégés furent passés au fil de l’épée, la ville fut réduite en cendres.
Les troupes françaises laissèrent Trani fumante encore. Le comte de Ruvo, comme un juge armé de la vengeance des dieux, en sortit avec eux, et avec eux sillonna la Pouille, laissant sur ses pas la ruine et la dévastation, qu’à l’autre extrémité de l’Italie méridionale répandaient, de leur côté, les soldats de Ruffo. Quand les insurgés imploraient sa pitié pour les cités rebelles : « Ai-je épargné ma propre ville ? » répondait-il. Quand ils lui demandaient la vie, il leur montrait ses blessures, dont toujours quelques-unes étaient assez fraîches pour que le sang en coulât encore, et il répondait en frappant : « Ai-je épargné ma propre vie ? »
Mais, en même temps qu’arrivait à Naples la nouvelle de la triple victoire de Duhesme, de Broussier et d’Hector Caraffa, on y apprenait la défaite de Schipani.
CXXV. Schipani. §
Nous avons dit qu’en même temps qu’Hector Caraffa avait été envoyé contre de Cesare, Schipani avait été envoyé contre le cardinal.
Schipani avait été nommé au poste élevé de chef de corps, non point à cause de ses talents militaires, car, quoique entré jeune au service, il n’avait jamais eu l’occasion de combattre, mais à cause de son patriotisme bien connu et de son courage incontestable. – Nous l’avons vu à l’œuvre, conspirant sous le poignard des sbires de Caroline. – Mais les vertus du citoyen, le courage du patriote ne sont que des qualités secondaires sur le champ de bataille, et, là, mieux vaut le génie du douteux Dumouriez que l’honnêteté de l’inflexible Roland.
Aussi lui avait-il été expressément recommandé par Manthonnet de ne point livrer bataille, de se contenter de garder les défilés de la Basilicate, comme Léonidas avait gardé les Thermopyles et d’arrêter purement et simplement la marche de Ruffo et de ses sanfédistes.
Schipani, plein d’enthousiasme et d’espérance, traversa Salerne et plusieurs autres villes amies sur lesquelles flottait la bannière de la République.
La vue de cette bannière faisait bondir son cœur de joie ; mais, un jour, il arriva au pied du village de Castelluccio, sur le clocher duquel flottait la bannière royale.
Le blanc produisait sur Schipani l’effet que produit le rouge sur les taureaux.
Au lieu de passer en détournant les yeux, au lieu de continuer son chemin vers la Calabre, au lieu de couper aux sanfédistes les défilés des montagnes qui conduisent de Cosenza à Castrovillari, comme la chose lui était expressément recommandée, il se laissa emporter à la colère et voulut punir Castelluccio de son insolence.
Malheureusement, Castelluccio, misérable village contenant quelques milliers d’hommes seulement, était défendu par deux puissances : l’une visible, l’autre invisible.
La puissance visible était sa position ; la puissance invisible était le capitaine, ou plutôt l’huissier Sciarpa.
Sciarpa, un des hommes dont la renommée s’est élevée à la hauteur de celles des Pronio, des Mammone, des Fra-Diavolo, était encore complétement inconnu à cette époque.
Comme nous l’avons dit, il avait occupé un des bas emplois du barreau de Salerne. La révolution venue, la république proclamée, il en adopta les principes avec ardeur et demanda à passer dans la gendarmerie.
D’huissier à gendarme, peut-être pensait-il qu’il n’y avait que la main à étendre, qu’un pas à faire.
À sa demande, il reçut cette imprudente réponse :
« Les républicains n’ont pas besoin des sbires dans leurs rangs. »
Peut-être, de leur côté, les républicains pensaient-ils que, d’huissier à sbire, il n’y avait que la main.
Ne pouvant offrir son sabre à Manthonnet, il offrit son poignard à Ferdinand.
Ferdinand était moins scrupuleux que la République, il prenait de toute main, tout était bon pour lui, et, moins ses défenseurs avaient à perdre, plus, pensait-il, il avait, lui, à gagner.
La fatalité voulut donc que Sciarpa se trouvât commander le petit détachement sanfédiste qui occupait Castelluccio.
Schipani pouvait sans crainte laisser Castelluccio en arrière : il n’y avait pas de danger que la contre-révolution qu’il renfermait s’étendit au dehors : tous les villages qui l’environnaient étaient patriotes.
On pouvait réduire Castelluccio par la faim. Il était facile de bloquer ce village, qui n’avait que pour trois ou quatre jours de vivres, et qui était en hostilité avec tous les villages voisins.
En outre, pendant le blocus, on pouvait transporter de l’artillerie sur une colline, qui le dominait, et, de là, le réduire par quelques coups de canon.
Malheureusement, ces conseils étaient donnés à un homme incapable de les comprendre par les habitants de Rocca et d’Albanetta. Schipani était une espèce de Henriot calabrais, plein de confiance en lui-même et qui eût cru descendre du piédestal où la République l’avait mis en suivant un plan qui ne venait pas de lui.
Il pouvait, en outre, accepter l’offre des habitants de Castelluccio, qui déclaraient être tout prêts à se réunir à la République et à arborer la bannière tricolore, pourvu que Schipani ne leur fît point la honte de passer en vainqueur par leur ville.
Enfin il pouvait traiter avec Sciarpa, homme de bonne composition, qui lui offrait de réunir ses troupes à celles de la République, pourvu qu’on lui payât sa défection d’un prix équivalant à ce qu’il pouvait perdre en abandonnant la cause des Bourbons.
Mais Schipani répondit :
– Je viens pour faire la guerre et non pour négocier : je ne suis point un marchand, je suis un soldat.
Le caractère de Schipani une fois connu du lecteur, on peut comprendre que son plan pour s’emparer de Castelluccio, fut bientôt fait.
Il ordonna d’escalader les sentiers à pic qui conduisaient de la vallée au village.
Les habitants de Castelluccio étaient réunis dans l’église, attendant une réponse aux propositions qu’ils avaient faites.
On leur rapporta le refus de Schipani.
Les localités sont pour beaucoup dans les résolutions que les hommes prennent.
Paysans simples, et croyant, en réalité, que la cause de Ferdinand était celle de Dieu, les habitants de Castelluccio s’étaient réunis dans l’église pour y recevoir l’inspiration du Seigneur.
Le refus de Schipani outrageait leurs deux croyances.
Au milieu du tumulte qui suivit le rapport du messager, Sciarpa escalada la chaire et demanda la parole.
On ignorait ses négociations avec les républicains : aux yeux des habitants de Castelluccio, Sciarpa était l’homme pur.
Le silence se fit donc comme par enchantement, et la parole lui fut accordée à l’instant même.
Alors, sous la voûte sainte aux arcades sonores, il éleva la voix et dit :
– Frères ! vous n’avez plus maintenant que deux partis à prendre : ou fuir comme des lâches, ou vous défendre en héros. Dans le premier cas, je quitterais la ville avec mes hommes et me réfugierais dans la montagne, vous laissant la défense de vos femmes et de vos enfants ; dans le second cas, je me mettrai à votre tête, et, avec l’aide de Dieu, qui nous écoute et nous regarde, je vous conduirai à la victoire. Choisissez !
Un seul cri répondit à ce discours, si simple et, par conséquent, si bien fait pour ceux auxquels il s’adressait :
– La guerre !
Le curé, au pied de l’autel, dans ses habits d’officiant, bénit les armes et les combattants.
Sciarpa fut, à l’unanimité, nommé commandant en chef, et on lui laissa le soin du plan de bataille. Les habitants de Castellucio mirent leur ville sous sa garde et leur vie à sa disposition.
Il était temps. Les républicains n’étaient plus qu’à une centaine de pas des premières maisons ; ils arrivaient à l’entrée du village, haletants, exténués de cette montée rapide. Mais, là, avant qu’ils eussent eu le temps de se remettre, ils furent accueillis par une grêle de balles lancées de toutes les fenêtres par un ennemi invisible.
Cependant, si l’ardeur de la défense était vive, l’acharnement de l’attaque était terrible. Les républicains ne plièrent même pas sous le feu ; ils continuèrent de marcher en avant, guidés par Schipani, tenant la tête de la colonne, son sabre à la main. Il y eut alors un instant, non pas de lutte, mais d’obstination à mourir. Cependant, après avoir perdu un tiers de ses hommes, force fut à Schipani de donner l’ordre de battre en retraite.
Mais à peine lui et ses hommes avaient-ils fait deux pas en arrière, que chaque maison sembla vomir des adversaires, formidables quand on ne les voyait pas, plus formidables encore quand on les vit. La troupe de Schipani ne descendit point : elle roula jusqu’au fond de la vallée, avalanche humaine poussée par la main de la mort, laissant sur le versant rapide de la montagne une telle quantité de morts et de blessés, qu’en dix endroits différents le sang coulait en ruisseau comme s’il sortait d’une source.
Heureux ceux qui furent tués roides et qui tombèrent sans souffle sur le champ de bataille ! Ils ne subirent pas la mort lente et terrible que la férocité des femmes, toujours plus cruelles que les hommes en pareille circonstance, infligeait aux blessés et aux prisonniers.
Un couteau à la main, les cheveux au vent, l’injure à la bouche, on voyait ces furies, pareilles aux magiciennes de Lucain, errer sur le champ de bataille et pratiquer, au milieu des rires et des insultes, les mutilations les plus obscènes.
À ce spectacle inouï, Schipani devint insensé, plus de rage que de terreur, et, avec sa colonne diminuée de plus d’un tiers, il revint sur ses pas et ne s’arrêta qu’à Salerne.
Il laissait le chemin libre au cardinal Ruffo.
Celui-ci s’approchait lentement, mais sûrement et sans faire un seul pas en arrière. Seulement, le 6 avril, il avait failli être victime d’un accident.
Sans aucun symptôme qui pût faire prévoir cet accident, son cheval s’était cabré, avait battu l’air de ses jambes de devant et était retombé mort. Excellent cavalier, le cardinal avait saisi le moment, et, en sautant à terre, avait évité d’être pris sous le corps du cheval.
Le cardinal, sans paraître attacher aucune importance à cet accident, se fit amener un autre cheval, se mit en selle et continua son chemin.
Le même jour, on arriva à Cariati, où Son Éminence fut reçue par l’évêque.
Ruffo était à table avec tout son état-major, lorsqu’on entendit dans la rue le bruit d’une troupe nombreuse d’hommes armés arrivant en désordre avec de grands cris de « Vive le roi ! vive la religion ! » Le cardinal se mit au balcon et recula d’étonnement.
Quoique habitué aux choses extraordinaires, il ne s’attendait pas à celle-ci.
Une troupe de mille hommes à peu près, ayant colonel, capitaines, lieutenants et sous-lieutenants, vêtus de jaune et de rouge, boitant tous d’une jambe, venaient se joindre à l’armée de la sainte foi.
Le cardinal reconnut des forçats. Les habillés de jaune, qui représentaient les voltigeurs, étaient les condamnés à temps ; les rouges, qui représentaient les grenadiers et, par conséquent, avaient le privilège de marcher en tête, étaient les condamnés à perpétuité.
Ne comprenant rien à cette formidable recrue, le cardinal fit appeler leur chef. Leur chef se présenta. C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, nommé Panedigrano, condamné aux travaux forcés à perpétuité pour huit ou dix meurtres et autant de vols.
Ces détails lui furent donnés par le forçat lui-même avec une merveilleuse assurance.
Le cardinal lui demanda alors à quelle heureuse circonstance il devait l’honneur de sa compagnie et de celle de ses hommes.
Panedigrano raconta alors au cardinal que, lord Stuart étant venu prendre possession de la ville de Messine, il avait jugé inconvenant que les soldats de la Grande-Bretagne logeassent sous le même toit que des forçats.
En conséquence, il avait mis ces derniers à la porte, les avait entassés sur un bâtiment, leur avait laissé la faculté de nommer leurs chefs et les avait débarqués au Pizzo, en leur faisant ordonner par le capitaine de la felouque de continuer leur route jusqu’à ce qu’ils eussent rejoint le cardinal.
Le cardinal rejoint, ils devaient se mettre à sa disposition.
C’est ce que fit Panedigrano avec toute la grâce dont il était capable.
Le cardinal était encore tout étourdi du singulier cadeau que lui faisaient ses alliés les Anglais, lorsqu’il vit arriver un courrier porteur d’une lettre du roi.
Ce courrier avait débarqué au golfe de Sainte-Euphémie, et il apportait au cardinal la nouvelle que Panedigrano venait de lui transmettre de vive voix. Seulement, le roi, ne voulant pas accuser ses bons alliés les Anglais, rejetait la faute sur le commandant Danero, déjà bouc émissaire de tant d’autres méfaits.
Quoique la rougeur ne montât pas facilement au visage de Ferdinand, cette fois il avait honte de l’étrange cadeau que faisait, soit lord Stuart, soit Danero, à son vicaire général, c’est-à-dire à son alter ego, et il lui écrivait cette lettre dont nous avons eu l’original entre les mains.
« Mon éminentissime, combien j’ai été heureux de votre lettre du 20, qui m’annonce la continuation de nos succès et le progrès que fait notre sainte cause ! Cependant, cette joie, je vous l’avoue, est troublée par les sottises que fait Danero, ou plutôt que lui font faire ceux qui l’entourent. Parmi beaucoup d’autres, je vous signalerai celle-ci :
» Le général Stuart ayant demandé de mettre les forçats hors de la citadelle pour y loger ses troupes, le Danero, au lieu de suivre l’ordre que je lui avais donné d’envoyer les susdits forçats sur la plage de Gaete, a eu l’intelligence de les jeter en Calabre, à seule fin probablement de vous troubler dans vos opérations et de gâter par le mal qu’ils feront le bien que vous faites. Quelle idée vont se faire de moi mes braves et fidèles Calabrais quand ils verront qu’en échange des sacrifices qu’ils s’imposent pour la cause royale, leur roi leur envoie cette poignée de scélérats pour dévaster leurs propriétés et inquiéter leurs familles ? Je vous jure, mon éminentissime, que, de ce coup, le misérable Danero a failli perdre sa place, et que je n’attends que le retour de lord Stuart à Palerme pour frapper un coup de vigueur, après m’être concerté avec lui.
» Par des lettres venues sur un vaisseau anglais, de Livourne, nous avons appris que l’empereur avait enfin rompu avec les Français. Il faut nous en féliciter, quoique les premières opérations n’aient pas été des plus heureuses.
» Par bonheur, il y a toute chance que le roi de Prusse s’unisse à la coalition en faveur de la bonne cause.
» Que le Seigneur vous bénisse, vous et vos opérations, comme le prie indignement
» Votre affectionné,
» Ferdinand B. »
Mais, dans le post-scriptum, le roi revient sur la mauvaise opinion qu’il a exprimée à l’endroit des forçats en faisant un retour sur les mérites de leur chef.
« P.-S. Il ne faudrait cependant point trop mépriser les services que peut rendre le nommé Panedigrano, chef de la troupe qui va vous rejoindre. Danero prétend que c’est un ancien militaire et qu’il a servi avec zèle et intelligence au camp de San-Germano. Son véritable nom est Nicolo Gualtieri. »
Les craintes du roi relativement aux honorables auxiliaires qu’avait reçus le cardinal n’étaient que trop fondées. Comme la plupart d’entre eux étaient Calabrais, la première chose qu’ils firent fut d’acquitter certaines dettes de vengeance privée. Mais, au deuxième assassinat qui lui fut dénoncé, le cardinal fit faire halte à l’armée, enveloppa ces mille forçats avec un corps de cavalerie et de campieri baroniaux, fit tirer des rangs les deux meurtriers et les fit fusiller à la vue de tous.
Cet exemple produisit le meilleur résultat, et, le lendemain, Panedigrano vint dire au cardinal que, si l’on voulait donner une solde raisonnable à ses hommes, il répondait d’eux corps pour corps.
Le cardinal trouva la demande trop juste. Il leur fit faire sur le pied de vingt-cinq grains par jour, c’est-à-dire d’un franc, un rappel à partir du jour où ils s’étaient organisés et avaient nommé leurs chefs, avec promesse que cette solde de vingt-cinq grains leur serait continuée tant que durerait la campagne.
Seulement, comme les casaques et les bonnets jaunes et rouges donnaient un cachet par trop caractéristique à ce corps privilégié, on leva une contribution sur les patriotes de Cariati pour leur donner un uniforme moins voyant.
Mais, lorsque ceux qui n’étaient point prévenus où ce corps avait pris son origine le voyaient marcher à l’avant-garde, c’est-à-dire au poste le plus dangereux, ils s’étonnaient que tous boitassent, soit de la jambe droite, soit de la jambe gauche.
Chacun boitait de la jambe dont il avait tiré la chaîne.
Ce fut avec cette avant-garde exceptionnelle que le cardinal continua sa marche sur Naples, dont les chemins lui étaient livrés par la défaite de Schipani à Castelluccio.
Ce sera, au reste, à notre avis, une grande leçon pour les peuples et pour les rois que de comparer à cette marche du cardinal Ruffo celle qui fut exécutée, soixante ans plus tard, par Garibaldi, et d’opposer, au prélat représentant le droit divin, l’homme de l’humanité représentant le droit populaire.
L’un, celui qui est revêtu de la pourpre romaine, qui marche au nom de Dieu et du roi, passe à travers le pillage, les homicides, l’incendie, laissant derrière lui les larmes, la désolation et la mort.
L’autre, vêtu de la simple blouse du peuple, de la simple casaque du marin, marche sur une jonchée de fleurs et s’avance au milieu de la joie et des bénédictions, laissant sur ses pas les peuples libres et radieux.
Le premier a pour alliés les Panedigrano, les Scarpa, les Fra-Diavolo, les Mammone, les Pronio, c’est-à-dire des forçats et des voleurs de grand chemin.
L’autre a pour lieutenants les Tuckery, les de Flotte, les Turr, les Bixio, les Teleki, les Sirtori, les Cosenza, c’est-à-dire des héros.
CXXVI. Le cadeau de la reine §
C’est une chose bizarre et qui présente un singulier problème à résoudre au philosophe et à l’historien que le soin que prend la Providence de faire réussir certaines entreprises qui marchent évidemment à l’encontre de la volonté de Dieu.
En effet, Dieu, en douant l’homme d’intelligence et en lui laissant le libre arbitre, l’a chargé incontestablement de cette grande et sainte mission de s’améliorer et de s’éclairer sans cesse, et cela, afin qu’il arrivât au seul résultat qui donne aux nations la conscience de leur grandeur, c’est-à-dire à la liberté et à la lumière.
Mais cette liberté et cette lumière, les nations doivent les acheter par des retours d’esclavage et des périodes d’obscurité qui donnent des défaillances aux esprits les plus forts, aux âmes les plus vaillantes, aux cœurs les plus convaincus.
Brutus meurt en disant : « Vertu, tu n’es qu’un mot ! » Grégoire VII fait écrire sur son tombeau : « J’ai aimé la justice et haï l’iniquité ; voilà pourquoi je meurs dans l’exil. » Kosciusko, en tombant, murmure : Finis Poloniæ !
Ainsi, à moins de penser qu’en plaçant les Bourbons sur le trône de Naples, la Providence n’ait voulu donner assez de preuves de leur mauvaise foi, de leur tyrannie et de leur incapacité, pour rendre impossible une troisième restauration, on se demande dans quel but elle couvre de la même égide le cardinal Ruffo en 1799 et Garibaldi en 1860, et comment les mêmes miracles s’opèrent pour sauvegarder deux existences dont l’une devrait logiquement exclure l’autre, puisqu’elles sont destinées à accomplir deux opérations sociales diamétralement opposées, et dont l’une, si elle est bonne, rend naturellement l’autre mauvaise.
Eh bien, rien de plus patent que l’intervention de ce pouvoir supérieur que l’on appelle la Providence dans les événements que nous racontons. Pendant trois mois, Ruffo devient l’élu du Seigneur ; pendant trois mois, Dieu le conduit par la main.
Mystère !
Nous avons vu, le 6 avril, le cardinal échapper au danger d’avoir les reins brisés par son cheval, frappé lui-même d’un coup de sang.
Dix jours après, c’est-à-dire le 16 avril, il échappa non moins miraculeusement à un autre danger.
Depuis la mort du premier cheval avec lequel il avait commencé la campagne, le cardinal montait un cheval arabe, blanc et sans aucune tache.
Le 16, au matin, au moment où son Éminence allait mettre le pied à l’étrier, on s’aperçut que le cheval boitait légèrement. Le palefrenier lui fit plier la jambe et lui tira un caillou de la corne du pied.
Pour ne point fatiguer son arabe, ce jour-là, le cardinal décida qu’on le conduirait en main et se fit amener un cheval alezan.
On se mit en marche.
Vers onze heures du matin, en traversant le bois de Ritorto-Grande, près de Tarsia, un prêtre qui était monté sur un cheval blanc et qui marchait à l’avant-garde, servit de point de mire à une fusillade qui tua roide le cheval sans toucher le cavalier.
À peine le bruit eut-il éclaté que l’on avait tiré sur le cardinal, – et, en effet, le prêtre avait été pris pour lui, – qu’il se répandit dans l’armée sanfédiste et y souleva une telle fureur, qu’une vingtaine de cavaliers s’élancèrent dans le bois et se mirent à la poursuite des assassins. Douze furent pris, dont quatre étaient sérieusement blessés.
Deux furent fusillés ; les autres, condamnés à une prison perpétuelle dans la forteresse de Maritima.
L’armée sanfédiste s’arrêta deux jours après avoir traversé la plaine où s’élevait l’antique Sybaris, aujourd’hui maremmes infectés : la halte eut lieu dans la buffalerie du duc de Cassano.
Arrivé là, le cardinal la passa en revue. Elle se composait de dix bataillons complets de cinquante hommes chacun, tirés tous de l’armée de Ferdinand. Ils étaient armés de fusils, de munition et de sabres seulement, un tiers des fusils, à peu près, manquait de baïonnette.
La cavalerie consistait en douze cents chevaux. Cinq cents hommes appartenant à la même arme suivaient à pied, manquant de monture.
En outre, le cardinal avait organisé deux escadrons de campagne, composés de bargelli, c’est-à-dire de gens de la prévôté et de campieri. Ce corps était le mieux équipé, le mieux armé, le mieux vêtu.
L’artillerie consistait en onze canons de tout calibre et en deux obusiers. Les troupes irrégulières, c’est-à-dire celles que l’on appelait les masses, montaient à dix mille hommes et formaient cent compagnies de chacune cent hommes. Elles étaient armées à la calabraise, c’est-à-dire de fusils, de baïonnettes, de pistolets, de poignards, et chaque homme portait une de ces énormes cartouchières nommées patroncina, pleine de cartouches et de balles. Ces cartouchières, qui avaient plus de deux palmes de hauteur, couvraient tout le ventre et formaient une espèce de cuirasse.
Enfin, restait un dernier corps, honoré du nom de troupes régulières, parce qu’il se composait, en effet, des restes de l’ancienne armée. Mais ce corps n’avait pu s’équiper faute d’argent et ne servait qu’à faire nombre. En somme, le cardinal s’avançait à la tête de vingt-cinq mille hommes, dont vingt mille parfaitement organisés.
Seulement, comme on ne pouvait pas exiger de pareils hommes une marche bien régulière, l’armée paraissait trois fois plus nombreuse qu’elle n’était, et semblait, par l’immense espace qu’elle occupait, une avant-garde de Xerxès.
Aux deux côtés de cette armée, et formant des espèces de barrières dans lesquelles elle était contenue, roulaient deux cents voitures chargées de tonneaux pleins des meilleurs vins de la Calabre, dont les propriétaires et les fermiers s’empressaient de faire don au cardinal. Autour de ces voitures se tenaient les employés chargés de tirer le vin et de le distribuer. Toutes les deux heures, un roulement de tambours annonçait une halte : les soldats se reposaient un quart d’heure et buvaient chacun un verre de vin. À neuf heures, à midi et à cinq heures, les repas avaient lieu.
On bivaquait ordinairement auprès de quelques-unes de ces belles fontaines si communes dans les Calabres et dont l’une, celle de Blandusie, a été immortalisée par Horace.
L’armée sanfédiste, qui voyageait, comme on le voit, avec toutes les commodités de la vie, voyageait, en outre, avec quelques-uns de ses divertissements.
Elle avait, par exemple, une musique, sinon bonne et savante, du moins bruyante et nombreuse. Elle se composait de cornemuses, de flûtes, de violons, de harpes, et de tous ces musiciens ambulants et sauvages qui, sous le nom de compagnari, ont l’habitude de venir à Naples pour la neuvaine de l’Immocolata et de la Natale. Ces musiciens, qui eussent pu former une armée à part, se comptaient par centaines, de telle façon que la marche du cardinal semblait non-seulement un triomphe, mais encore une fête. On dansait, on incendiait, on pillait. C’était une armée véritablement bien heureuse que celle de Son Éminence le cardinal Ruffo !
Ce fut ainsi qu’elle parvint, sans autre obstacle que la résistance de Cotrone, jusqu’à Matera, chef-lieu de la Basilicate, dans la journée du 8 mai.
L’armée sanfédiste venait à peine de déposer ses armes en faisceaux sur la grande place de Matera, que l’on entendit sonner une trompette, et que l’on vit s’avancer, par une des rues aboutissant à la place, un petit corps d’une centaine de cavaliers conduits par un chef portant l’uniforme de colonel et suivi d’une coulevrine du calibre trente-trois, d’une pièce de canon de campagne, d’un mortier à bombe et de deux caissons remplis de gargousses.
Cette artillerie avait cela de particulier qu’elle était servie par des frères capucins, et que celui qui la commandait marchait en tête, monté sur un âne qui paraissait aussi fier de ce poids que le fameux âne chargé de reliques, de la Fontaine.
Ce chef, c’était de Cesare, qui, obéissant aux ordres du cardinal, faisait sa jonction avec lui. Ces cent cavaliers, c’était tout ce qui lui était resté de son armée après la défaite de Casa-Massima. Ces douze artilleurs enfroqués et leur chef, monté sur cet âne si fier de le porter, c’étaient fra Pacifico et son âne Giacobino, qu’il avait retrouvé au Pizzo, non-seulement sain et sauf, mais gros et gras, et qu’il avait repris en passant.
Quant aux douze artilleurs enfroqués, c’étaient les moines que nous avons vus manœuvrant courageusement et habilement leurs pièces aux sièges de Martina et d’Acquaviva.
Quant au faux duc de Saxe et au vrai Boccheciampe, il avait eu le malheur d’être pris par les Français dans un débarquement que ceux-ci avaient fait à Barlette, et nous verrons plus tard qu’ayant été blessé dans ce débarquement, il mourut de sa blessure.
Le cardinal fit quelques pas au-devant de la troupe qui s’avançait, et, ayant reconnu que ce devait être celle de Cesare, il attendit. Celui-ci, de son côté, ayant reconnu que c’était le cardinal, mit son cheval au galop, et, passant à deux pas de Son Éminence, sauta à terre et le salua en lui demandant sa main à baiser. Le cardinal, qui n’avait aucune raison de conserver au jeune aventurier son faux nom, le salua du vrai, et, comme il le lui avait promis, lui donna le grade de brigadier, correspondant à celui de notre général de brigade, en le chargeant d’organiser la cinquième et la sixième division.
De Cesare arrivait, comme le lui avait commandé le cardinal, pour prendre part au siège d’Altamura.
Juste en face de Matera, en marchant vers le nord, s’élève la ville d’Altamura. Son nom, comme il est facile de le voir, lui vient de ses hautes murailles. La population, qui montait à vingt-quatre mille hommes en temps ordinaire, s’était accrue d’une multitude de patriotes qui avaient fui la Basilicate et la Pouille, et s’étaient réfugiés à Altamura, regardé comme le plus puissant boulevard de la république napolitaine.
Et, en effet, la considérant comme telle, le gouvernement y avait envoyé deux escadrons de cavalerie commandés par le général Mastrangelo del Montalbano, auquel il avait adjoint, comme commissaire de la République, un prêtre nommé Nicolo Palomba d’Avigliano, un des premiers qui eut, avec son frère, embrassé le parti français. La difficulté d’entasser dans notre récit les détails pittoresques que présente l’histoire, nous a empêché de montrer Nicolo Palomba faisant le coup de fusil, sa soutane retroussée, à Pigna-Secca, contre les lazzaroni, et entrant dans la rue de Tolède en tête de nos soldats la carabine à la main. Mais, après avoir donné au combat l’exemple du courage et du patriotisme, il avait donné à la Chambre celui de la discussion en accusant de malversation un de ses collègues nommé Massimo Rotondo. On avait regardé l’exemple comme dangereux, et, pour satisfaire cette ambition inquiète, on l’avait envoyé à Altamura comme commissaire de la République. Là, il avait pu donner l’essor à ce caractère inquisitorial qui semble être l’apanage du prêtre, et, au lieu de prêcher la concorde et la fraternité parmi les citoyens, il avait fait arrêter une quarantaine de royalistes, qu’il avait enfermés dans le couvent de Saint-François, et dont il pressait le procès au moment même où le cardinal, réuni à de Cesare, s’apprêtait à assiéger la ville.
Il avait sous ses ordres, – car il réunissait en lui le triple caractère de prêtre, de commissaire républicain et de capitaine – il avait sous ses ordres sept cents hommes d’Avigliano, et, avec le concours de son collègue, il avait renforcé Altamura d’un certain nombre de pièces d’artillerie et surtout de nombre d’espingoles qui furent placées sur les murailles et sur le clocher de l’église.
Le 6 mai, les Altamurais firent une reconnaissance extérieure, et, dans cette reconnaissance, surprirent les deux ingénieurs Vinci et Olivieri, qui étudiaient les abords de la ville.
C’était une grande perte pour l’armée sanfédiste.
Aussi, dans la matinée du 7, le cardinal expédia-t-il à Altamura un officier appelé Rafaello Vecchione, avec le titre de plénipotentiaire, afin de proposer à Mastrangelo et à Palomba de bonnes conditions pour la reddition de la place. Il réclamait, en outre, les deux ingénieurs qui avaient été pris la veille.
Mastrangelo et Palomba ne firent aucune réponse, ou plutôt ils en firent une des plus significatives : ils retinrent le parlementaire.
Dans la soirée du 8 mai, le cardinal ordonna que de Cesare partit avec tout ce qu’il y avait de troupes de ligne, et une portion des troupes irrégulières pour mettre le blocus devant Altamura, lui recommandant expressément de ne rien entreprendre avant son arrivée.
Tout le reste des troupes irrégulières et une multitude de volontaires accourus des pays voisins, voyant partir de Cesare à la tête de sa division, craignirent que l’on ne saccageât sans eux Altamura. Or, ils avaient conservé un trop bon souvenir du pillage de Cotrone pour permettre une telle injustice. Ils levèrent donc le camp d’eux-mêmes et marchèrent à la suite de de Cesare, de sorte que le cardinal resta avec une seule garde de deux cents hommes et un piquet de cavalerie.
Il habitait à Matera le palais du duc de Candida.
Mais, à moitié chemin d’Altamura, de Cesare reçut l’ordre du cardinal de se porter immédiatement, avec toute la cavalerie, sur le territoire de la Terza, pour y arrêter certains patriotes qui avaient révolutionné toute la population, de manière que les bourboniens avaient été obligés de quitter la ville et de chercher un refuge dans les villages et dans les campagnes.
De Cesare obéit aussitôt et laissa le commandement de ses hommes à son lieutenant Vicenzo Durante, qui poursuivit son chemin ; puis, à l’heure et au lieu convenus, c’est-à-dire à deux heures et à la taverne de Canita, fit faire halte aux troupes.
Là, on lui conduisit un homme de la campagne qu’il prit d’abord pour un espion des républicains, mais qui n’était en somme qu’un pauvre diable ayant quitté sa masserie, et qui, le matin même, avait été fait prisonnier par un parti de républicains.
Il raconta alors au lieutenant Vicenzo Durante qu’il avait vu deux cents patriotes, les uns à pied, les autres à cheval, qui prenaient le chemin de Matera, mais que ces deux cents hommes s’étaient arrêtés aux environs d’une petite colline voisine de la grande route.
Le lieutenant Durante pensa alors, avec raison, que cette embuscade avait pour objet de surprendre ses hommes dans le désordre de la marche et de lui enlever son artillerie, et particulièrement son mortier, qui faisait la terreur des villes menacées de siège.
En l’absence de son chef, Durante hésitait à prendre une décision, quand un homme à cheval, envoyé par le capitaine commandant l’avant-garde, vint lui annoncer que cette avant-garde était aux mains avec les patriotes et lui faisait demander secours.
Alors, le lieutenant Durante ordonna à ses hommes de presser le pas, et il se trouva bientôt en présence des républicains, qui, évitant les chemins où pouvait les attaquer la cavalerie, suivaient les sentiers les plus âpres de la montagne, pour tomber à un moment donné sur le derrière des sanfédistes.
Ceux-ci prirent à l’instant même position au sommet d’une colline, et fra Pacifico mit son artillerie en batterie.
En même temps, le capitaine commandant la cavalerie calabraise, jeta en tirailleurs contre les patriotes une centaine de montagnards, lesquels devaient attaquer de front les Altamurais, tandis qu’avec sa cavalerie il leur couperait la retraite de la ville.
La petite troupe, qui avait des chances de succès tant que son projet était ignoré, n’en avait plus du moment qu’il était découvert. Elle se mit donc en retraite et rentra dans la ville.
L’armée sanfédiste se trouva dès lors maîtresse de continuer son chemin.
Vers les neuf heures du soir, de Cesare était de retour avec sa cavalerie.
En même temps, de son côté, le cardinal rejoignait l’armée.
Une conférence fut tenue entre Son Éminence et les principaux chefs, à la suite de laquelle il fut convenu que l’on attaquerait sans retard Altamura.
On prit, en conséquence, et séance tenante, toutes les dispositions pour remettre en marche et l’on arrêta que de Cesare partirait avant le jour.
Le mouvement fut exécuté, et, à neuf heures du matin, de Cesare se trouvait à portée du canon d’Altamura.
Une heure après, le cardinal arrivait avec le reste de l’armée.
Les Altamurais avaient formé un camp hors de leur ville, sur le sommet des montagnes qui l’entourent.
Le cardinal, pour reconnaître le point par lequel il devait attaquer, résolut de faire le tour des remparts. Il était monté sur un cheval blanc, et, d’ailleurs, son costume de porporato le désignait aux coups.
Il fut donc reconnu des républicains et devint dès lors le point de mire pour tous ceux qui possédaient un fusil à longue portée, de façon que les balles commencèrent à pleuvoir autour de lui.
Ce que voyant, le cardinal s’arrêta, mit sa lunette à son œil et demeura immobile et impassible au milieu du feu.
Tous ceux qui l’entouraient lui crièrent de se retirer ; mais lui leur répondit :
– Retirez-vous vous-mêmes. Je serais au désespoir que quelqu’un fût blessé à cause de moi.
– Mais vous, monseigneur ! mais vous ! lui cria-t-on de toutes parts.
– Oh ! moi, c’est autre chose, répondit le cardinal ; moi, j’ai fait un pacte avec les balles.
Et, en effet, le bruit courait dans l’armée que le cardinal était porteur d’un talisman et que les balles ne pouvaient rien contre lui. Or, il était important pour la puissance et la popularité de Ruffo qu’un pareil bruit s’accréditât.
Le résultat de la reconnaissance du cardinal fut que tous les chemins et même tous les sentiers qui conduisaient à Altamura étaient commandés par l’artillerie, et que ces sentiers et ces chemins étaient, en outre, défendus par des barricades.
On décida, en conséquence, de s’emparer de l’une des hauteurs dominant Altamura et qui étaient gardées par les patriotes.
Après un combat acharné, la cavalerie de Lecce, c’est-à-dire les cent hommes que de Cesare avait amenés avec lui, s’empara d’une de ces hauteurs sur laquelle fra Pacifico établit à l’instant même sa coulevrine, pointée sur les murailles, et son mortier, pointé sur les édifices intérieurs. Deux autres pièces furent dirigées sur d’autres points ; mais leur petit calibre les rendait plus bruyantes que dangereuses.
Le feu commença ; mais, bien attaquée, la ville était bien défendue. Les Altamurais avaient juré de s’ensevelir sous leurs remparts et paraissaient disposés à tenir leur parole. Les maisons croulaient, ruinées et incendiées par les obus ; mais, comme si les pères et les maris avaient oublié les dangers de leurs enfants et de leurs femmes, comme s’ils n’entendaient point les cris des mourants qui les appelaient à leur secours, ils restaient fermes à leur poste, repoussant toutes les attaques et mettant en fuite dans une sortie les meilleures troupes de l’armée sanfédiste, c’est-à-dire les Calabrais.
De Cesare accourut avec sa cavalerie et soutint leur retraite.
Il fallut la nuit pour interrompre le combat.
Cette nuit se passa presque entière, chez les Altamurais, à discuter leurs moyens de défense.
Inexpérimentés dans cette question de siège, ils n’avaient réuni qu’un certain nombre de projectiles. Il y avait encore des boulets et de la mitraille pour un jour ; mais les balles manquaient.
Les habitants furent invités à apporter sur la place publique tout ce qu’ils avaient chez eux de plomb et de matières fusibles.
Les uns apportèrent le plomb de leurs vitraux, les autres ceux de leurs gouttières. On apporta l’étain, on apporta l’argenterie. Un curé apporta les tuyaux de l’orgue de son église.
Les forges allumées liquéfiaient le plomb, l’étain et l’argent, que des fondeurs convertissaient en balles.
La nuit se passa à ce travail. Au point du jour, chaque assiégé avait quarante coups à tirer.
Quant aux artilleurs, on calcula qu’ils avaient des projectiles pour les deux tiers de la journée, à peu près.
À six heures du matin, la canonnade et la fusillade commencèrent.
À midi, on vint annoncer au cardinal que l’on avait extrait, des plaies de plusieurs blessés, des balles d’argent.
À trois heures de l’après-midi, on s’aperçut que les Altamurais tiraient à mitraille avec de la monnaie de cuivre, puis avec de la monnaie d’argent, puis avec de la monnaie d’or.
Les projectiles manquaient, et chacun apportait tout ce qu’il possédait d’or et d’argent, aimant mieux se ruiner volontairement que de se laisser piller par les sanfédistes.
Mais, tout en admirant ce dévouement que les historiens constatent, le cardinal calculait que les assiégés, épuisant ainsi leurs dernières ressources, ne pouvaient tenir longtemps.
Vers quatre heures, on entendit une grande explosion, comme serait celle d’une centaine de coups de fusil qui partiraient à la fois.
Puis le feu cessa.
Le cardinal crut à quelque ruse, et, jugeant, d’après ce qu’il voyait, que, si l’on ne donnait pas aux républicains quelques facilités de fuite, ils s’enseveliraient, comme ils l’avaient juré, sous les murs de leur ville, feignant de réunir ses troupes sur un seul point, afin de rendre sur ce point l’attaque plus terrible, il laissa libre celle des portes de la ville qu’on appelle la porte de Naples.
Et, en effet, Nicolo Palomba et Mastrangelo, profitant de ce moyen de retraite, sortirent des premiers.
De temps en temps, fra Pacifico jetait une bombe dans l’intérieur de la ville, afin que les habitants demeurassent bien sous le coup du danger qui les attendait le lendemain.
Mais la ville, en proie à un triste et mystérieux silence, ne répondait point à ces provocations. Tout y était muet et immobile comme dans une ville des morts.
Vers minuit, une patrouille de chasseurs se hasarda à s’approcher de la porte de Matera, et, la voyant sans défense, eut l’idée de l’incendier.
En conséquence, chacun se mit en quête de matières combustibles. On réunit un bûcher près de la porte, déjà percée à jour par les boulets de canon, et on la réduisit en cendre, sans qu’il y eût aucun empêchement de la part de la place.
On porta cette nouvelle au cardinal, qui, craignant quelque embuscade, ordonna de ne point entrer dans Altamura ; seulement, pour ne pas ruiner entièrement la ville, il fit cesser le feu du mortier.
Le vendredi 10 mai, un peu avant le jour, le cardinal ordonna à l’armée de se mettre en mouvement, et, l’ayant disposée en bataille, il la fit avancer vers la porte brûlée. Mais, par l’ouverture de cette porte, on ne vit personne. Les rues étaient solitaires et silencieuses comme celles de Pompéi. Il fit alors lancer dans la ville deux bombes et quelques grenades, s’attendant qu’à leur explosion quelque mouvement s’apercevrait ; tout resta muet et sans mouvement ; enfin, sur cette inerte et funèbre solitude le soleil se leva sans rien éveiller dans l’immense tombeau. Le cardinal ordonna alors à trois régiments de chasseurs d’entrer par la porte brûlée et de traverser la ville d’un bout à l’autre pour voir ce qui arriverait.
La surprise du cardinal fut grande lorsqu’on lui rapporta qu’il n’était resté dans la ville que les êtres trop faibles pour fuir : les malades, les vieillards, les enfants, et un couvent de jeunes filles.
Mais, tout à coup, on vit revenir un homme dont le visage portait les signes de la plus vive épouvante.
C’était le capitaine de la première compagnie envoyée à la découverte par le cardinal, et auquel il avait été ordonné de faire toutes les recherches possibles, afin de retrouver les ingénieurs Vinci et Olivieri, ainsi que le parlementaire Vecchione.
Voici les nouvelles qu’il apportait. En entrant dans l’église de San-Francisco, on avait trouvé des traces de sang frais : on avait suivi ces traces, elles avaient conduit à un caveau plein de royalistes, morts ou mourants de leurs blessures. C’étaient les quarante suspects qu’avait fait arrêter Nicolo Palomba et qui, enchaînés deux à deux, avaient été fusillés en masse dans le réfectoire de Saint-François, le soir précédent, au moment où l’on avait entendu cette fusillade suivie d’un profond silence.
Après quoi, on les avait, morts ou respirant encore, jetés pêle-mêle dans ce caveau.
C’était ce spectacle qui avait bouleversé l’officier envoyé dans la ville par le cardinal.
En apprenant que quelques-uns de ces malheureux respiraient encore, le cardinal se rendit à l’instant même à l’église Saint-François et ordonna que, morts ou vivants, tous fussent tirés hors du caveau où ils avaient été jetés. Trois seulement, qui n’étaient point mortellement atteints, furent soignés et guéris parfaitement. Cinq ou six autres qui respiraient encore moururent dans le courant de la journée sans avoir même repris connaissance.
Les trois qui survécurent étaient : le père Maestro Lomastro, ex-provincial des dominicains, lequel, vingt-cinq ans après, mourut de vieillesse ; Emmanuel de Mazzio di Matera ; et le parlementaire don Raffaelo Vecchione, qui ne mourut, lui, qu’en 1820 ou 1821, employé à la secrétairerie de la guerre.
Les deux ingénieurs Vinci et Olivieri étaient au nombre des morts.
Les écrivains royalistes avouent eux-mêmes que le sac d’Almatura fut une épouvantable chose.
« Qui pourra jamais – dit ce même Vicenzo Durante, lieutenant de de Cesare, et qui a écrit l’histoire de cette incroyable campagne de 99 – qui pourra jamais se rappeler sans sentir les pleurs jaillir de ses yeux le deuil et la désolation de cette pauvre ville ! Qui pourra décrire cet interminable pillage de trois jours qui cependant fut insuffisant à satisfaire la cupidité du soldat !
» La Calabre, la Basilicate et la Pouille furent enrichies des trophées d’Altamura. Tout fut enlevé aux habitants, auxquels on ne laissa que le douloureux souvenir de leur rébellion. »
Pendant trois jours, Altamura épuisa toutes les horreurs que la guerre civile la plus implacable réserve aux villes prises d’assaut. Les vieillards et les enfants restés chez eux furent égorgés, le couvent de jeunes filles fut profané. Les écrivains libéraux, et entre autres Coletta, cherchent inutilement dans les temps modernes un désastre pareil à celui d’Altamura, et ils sont obligés, pour obtenir un point de comparaison, de remonter à ceux de Sagonte et de Carthage.
Il fallut qu’une action horrible s’accomplît sous les yeux du cardinal pour que celui-ci osât donner l’ordre de cesser le carnage.
On trouva un patriote caché dans une maison ; on l’amena devant le cardinal, qui, sur la place publique, au milieu des morts, les pieds dans le sang, entouré de maisons incendiées et croulantes, disait un Te Deum d’actions de grâces sur un autel improvisé.
Ce patriote se nommait le comte Filo.
Au moment où il s’inclinait pour demander la vie, un homme qui se disait parent de l’ingénieur Olivieri, retrouvé, comme nous l’avons dit, parmi les morts, s’approcha de lui, et, à bout portant, lui tira un coup de fusil. Le comte Filo tomba mort aux pieds du cardinal, et son sang rejaillit sur sa robe de pourpre.
Ce meurtre, accompli sous les yeux du cardinal, lui fut un prétexte pour ordonner la fin de toutes ces horreurs. Il fit battre la générale : tous les officiers et tous les prêtres eurent ordre de parcourir la ville et de faire cesser le pillage et les meurtres qui duraient depuis trois jours.
Au moment où il venait de donner cet ordre, on vit s’avancer au galop de son cheval un homme portant l’uniforme d’officier napolitain. Cet homme arrêta sa monture devant le cardinal, mit pied à terre et lui présenta respectueusement une lettre de l’écriture de la reine.
Le cardinal reconnut cette écriture, baisa la lettre, la décacheta et lut ce qui suit :
« Braves et généreux Calabrais !
» Le courage, la valeur et la fidélité que vous montrez pour la défense de notre sainte religion catholique et de votre bon roi et père établi par Dieu lui-même pour régner sur vous, vous gouverner et vous rendre heureux, ont excité dans notre âme un sentiment de si vive satisfaction et de reconnaissance si grande, que nous avons voulu broder de nos propres mains la bannière que nous vous envoyons35.
» Cette bannière sera une preuve lumineuse de notre sincère attachement pour vous et de notre gratitude à votre fidélité ; mais, en même temps, elle devra devenir un vif aiguillon pour vous pousser à continuer d’agir avec la même valeur et avec le même zèle, jusqu’à ce qu’ils soient dispersés et vaincus, les ennemis de l’État et de notre sacro-sainte religion, jusqu’à ce qu’enfin vous, vos familles, la patrie, puissent jouir tranquillement des fruits de vos travaux et de votre courage, sous la protection de votre bon roi et père Ferdinand et de nous tous, qui ne nous lasserons jamais de chercher des occasions de vous prouver que nous conserverons inaltérable dans notre cœur la mémoire de vos glorieux exploits.
» Continuez donc, braves Calabrais, à combattre avec votre valeur accoutumée sous cette bannière où, de nos propres mains, nous avons brodé la croix, signe glorieux de notre rédemption ; rappelez-vous, preux guerriers, que, sous la protection d’un tel signe, vous ne pouvez manquer d’être victorieux ; ayez-le pour guide, courez intrépidement au combat, et soyez sûrs que vos ennemis seront vaincus.
» Et nous, pendant ce temps, avec les sentiments de la plus vive reconnaissance, nous prierons le Très-Haut, dispensateur de tous les biens de ce monde, qu’il se plaise à nous assister dans les entreprises qui regardent principalement son honneur, sa gloire, la nôtre et notre tranquillité.
» Et, pleine de gratitude pour vous, nous sommes constamment
» Votre reconnaissante et bonne mère,
» Maria-Carolina.
» Palerme, 30 avril. »
À la suite de la signature de la reine, et sur la même ligne, venaient les signatures suivantes :
« Maria-Clementina.
» Leopold Borbone.
» Maria-Christina.
» Maria-Amalia36.
» Maria-àntonia. »
Pendant que le cardinal lisait la lettre de la reine, le messager avait déroulé la bannière brodée par la reine et les jeunes princesses, et qui était véritablement magnifique.
Elle était de satin blanc et portait d’un côté les armes des Bourbons de Naples avec cette légende : À mes chers Calabrais, et, de l’autre, la croix avec cette inscription, consacrée depuis le labarum de Constantin :
IN HOC SIGNO VINCES.
Le porteur de la bannière, Scipion Lamarra, était recommandé au cardinal par une lettre de la reine comme un brave et excellent officier.
Le cardinal fit sonner la trompette, battre les tambours, réunit enfin toute l’armée, et, au milieu des cadavres, des maisons éventrées, des ruines fumantes, il lut à haute voix, aux Calabrais, la lettre qui leur était adressée, et déploya la bannière royale, qui devait les guider vers d’autres pillages, d’autres meurtres et d’autres incendies, que la reine semblait autoriser, que Dieu semblait bénir !
Mystère ! avons-nous dit ; mystère ! répétons-nous.
CXXVII. Le commencement de la fin. §
Tandis que ces graves événements s’accomplissaient dans la Terre de Bari, Naples était témoin d’événements non moins graves.
Comme avait dit Ferdinand dans le post-scriptum d’une de ses lettres, l’empereur d’Autriche s’était enfin décidé à se remuer.
Ce mouvement avait été fatal à l’armée française.
L’empereur avait attendu les Russes, et il avait bien fait.
Souvorov, encore tout chaud de ses victoires contre les Turcs, avait traversé l’Allemagne, et, débouchant par les montagnes du Tyrol, était entré à Vérone, avait pris le commandement des armées unies sous le nom d’armée austro-russe, et s’était emparé de Brescia.
Nos armées, en outre, avaient été battues à Rokack en Allemagne et à Magnano, en Italie.
Macdonald, comme nous l’avons dit, avait succédé à Championnet.
Mais celui qui succède ne remplace pas toujours. Avec de grandes vertus militaires, Macdonald manquait de ces formes douces et amicales qui avaient fait la popularité de Championnet à Naples.
On vint, un jour, lui annoncer qu’il y avait une révolte parmi les lazzaroni du Marché-Vieux.
Ces hommes, descendants de ceux qui s’étaient révoltés avec Masaniello, et qui, après s’être révoltés avec lui, après avoir pillé avec lui, après avoir assassiné avec lui, l’avaient fait ou tout au moins laissé assassiner, – qui, Masaniello mort, avaient traîné ses membres dans la fange et jeté sa tête dans un égout ; – les descendants de ces mêmes hommes qui, par une de ces réactions inconcevables et cependant fréquentes chez les Méridionaux, avaient ramassé ses membres épars, les avaient réunis sur une litière dorée et les enterrèrent avec des honneurs presque divins ; – les lazzaroni, toujours les mêmes en 1799 qu’en 1647, se réunirent, désarmèrent la garde nationale, prirent les fusils et s’avancèrent vers le port pour soulever les mariniers.
Macdonald, en cette circonstance, suivit les traditions de Championnet. Il envoya chercher Michele et lui promit le grade et la paye de chef de légion, avec un habit plus brillant encore que celui qu’il portait, s’il calmait la révolte.
Michele monta à cheval, se jeta au milieu des lazzaroni et parvint, grâce à son éloquence ordinaire, à leur faire rendre les armes et à les faire rentrer dans leurs maisons.
Les lazzaroni, abaissés, envoyèrent des députés pour demander pardon à Macdonald.
Macdonald tint sa promesse à l’endroit de Michele, le nomma chef de légion et lui donna un habit magnifique, avec lequel il s’alla montrer immédiatement au peuple.
Ce fut ce jour-là même que l’on apprit à Naples la perte de la bataille de Magnano, la retraite qui s’en était suivie, et la conséquence de cette retraite, c’est-à-dire la perte de la ligne du Mincio.
Macdonald recevait l’ordre de rejoindre en Lombardie l’armée française, en pleine retraite devant l’armée autro-russe. Par malheur, il n’était pas tout à fait libre d’obéir. Nous avons vu qu’avant son départ, Championnet avait expédié un corps français dans la Pouille et un corps napolitain dans la Calabre.
Nous savons le résultat de ces deux expéditions.
Broussier et Ettore Caraffa avaient été vainqueurs ; mais Schipani avait été vaincu.
Macdonald envoya aussitôt, aux corps français épars tout autour de Naples, l’ordre de se concentrer sur Caserte.
Au fur et à mesure que les républicains se retiraient, les sanfédistes avançaient, et Naples commençait à se trouver resserrée dans un cercle bourbonien. Fra-Diavolo était à Itri ; Mammone et ses deux frères étaient à Sora ; Pronio était dans les Abruzzes ; Sciarpa, dans le Cilento ; enfin Ruffo et de Cesare marchaient de front, occupant toute la Calabre, donnant, par la mer Ionienne, la main aux Russes et aux Turcs, et, par la mer Tyrrhénienne, la main aux Anglais.
Sur ces entrefaites, les députés envoyés à Paris pour obtenir la reconnaissance de la république parthénopéenne et faire avec le Directoire une alliance défensive et offensive, revinrent à Naples. Mais la situation de la France n’était point assez brillante pour défendre Naples, et celle de Naples assez forte pour offenser les ennemis de la France.
Le Directoire français faisait donc dire à la république napolitaine ce que se disent les uns aux autres, malgré les traités qui les lient, deux États dans les situations extrêmes : Chacun pour soi. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de lui céder le citoyen Abrial, homme expert en pareille matière, pour donner une organisation meilleure à la République.
Au moment où Macdonald s’apprêtait à obéir secrètement à l’ordre de retraite qu’il avait reçu, et où il réunissait ses soldats à Caserte, sous le prétexte qu’ils s’amollissaient aux délices de Naples, on apprit que cinq cents bourboniens et un corps anglais beaucoup plus considérable débarquaient près de Castellamare, sous la protection de la flotte anglaise. Cette troupe s’empara de la ville et du petit fort qui la protège. Comme on ne s’attendait pas à ce débarquement, une trentaine de Français seulement occupaient le fort. Ils capitulèrent, à la condition de se retirer avec les honneurs de la guerre. Quant à la ville, comme elle avait été enlevée par surprise, elle n’avait pu faire ses conditions et avait été mise à sac.
Lorsqu’ils surent ce qui arrivait à Castellamare, les paysans de Lettere, de Groguana, les montagnards des montagnes voisines, espèce de pâtres dans le genre des anciens Samnites, descendirent dans la ville et se mirent à la piller de leur côté.
Tout ce qui était patriote, ou tout ce qui était dénoncé comme tel, fut mis à sac ; enfin, le sang donnant la soif du sang, la garnison elle-même fut égorgée au mépris de la capitulation.
Ces événements se passaient la veille du jour où Macdonald devait quitter Naples avec l’armée française ; mais ils changèrent ses dispositions. Le hardi capitaine ne voulut point avoir l’air de quitter Naples sous la pression de la peur. Il se mit à la tête de l’armée et marcha droit sur Castellamare. Ce fut inutilement que les Anglais tentèrent d’inquiéter la marche de la colonne française par le feu de leurs vaisseaux ; sous le feu de ces mêmes vaisseaux, Macdonald reprit la ville et le fort, y remit garnison, non plus de Français, mais de patriotes napolitains, et, le soir même, de retour à Naples, il faisait don à la garde nationale de trois étendards, de dix-sept canons et de trois cents prisonniers.
Le lendemain, il annonça son départ pour le camp de Caserte, où il allait, disait-il, commander à ses troupes de grandes manœuvres d’exercice, promettant qu’il serait toujours prêt à revenir sur Naples pour la défendre, et priant qu’on lui fit tenir, tous les soirs, un rapport sur les événements de la journée.
Il laissait entendre qu’il était temps que la République jouît de toute sa liberté, se soutînt par ses propres forces et achevât une révolution commencée sous de si heureux auspices. Et, en effet, il ne restait plus aux Napolitains, guidés par les conseils d’Abrial, qu’à soumettre les insurgés et à organiser le gouvernement.
Le 6 mai au soir, tandis qu’il était occupé à écrire une lettre au commodore Troubridge, lettre dans laquelle il faisait appel à son humanité et l’adjurait de faire tous ses efforts pour éteindre la guerre civile au lieu de l’attiser, on lui annonça le brigadier Salvato.
Salvato, deux jours auparavant, avait fait, à la reprise de Castellamare, des prodiges de valeur sous les yeux du général en chef. Cinq des dix-sept canons avaient été pris par sa brigade ; un des trois drapeaux avait été pris par lui.
On connaît déjà le caractère de Macdonald pour être plus âpre et plus sévère que celui de Championnet ; mais, brave lui-même jusqu’à la témérité, il était un juste et digne appréciateur de la valeur chez les autres.
En voyant entrer Salvato, Macdonald lui tendit la main.
– Monsieur le chef de brigade, lui dit-il, je n’ai pas eu le temps de vous faire, sur le champ de bataille, ni après le combat, tous les compliments qui vous étaient dus ; mais j’ai fait mieux que cela : j’ai demandé pour vous au directoire le grade de général de brigade, et je compte, en attendant, vous confier le commandement de la division du général Mathieu Maurice, qu’une blessure grave met, pour le moment, en non-activité.
Salvato s’inclina.
– Hélas ! mon général, dit-il, je vais peut-être bien mal reconnaître vos bontés ; mais, dans le cas où, comme on le dit, vous seriez rappelé dans l’Italie centrale…
Macdonald regarda fixement le jeune homme.
– Qui dit cela, monsieur ? demanda-t-il.
– Mais le colonel Mejean, par exemple, que j’ai rencontré faisant des provisions pour le château Saint-Elme, et qui m’a dit, sans autrement me recommander le secret, d’ailleurs, que vous le laissiez au fort Saint-Elme avec cinq cents hommes.
– Il faut, répliqua Macdonald, que cet homme se sente singulièrement appuyé pour jouer avec de pareils secrets, surtout quand on lui a recommandé, sur sa tête, de ne les révéler à qui que ce soit.
– Pardon, mon général : j’ignorais cette circonstance ; sans quoi, je vous avoue que je ne vous eusse point nommé M. Mejean.
– C’est bien. Et vous aviez quelque chose à me dire dans le cas où je serais rappelé dans l’Italie centrale ?
– J’avais à vous dire, mon général, que je suis un enfant de ce malheureux pays que vous abandonnez ; que, privé de l’appui des Français, il va avoir besoin de toutes ses forces et surtout de tous ses dévouements. Pouvez-vous, en quittant Naples, mon général, me laisser un commandement quelconque, si infime qu’il soit, le commandement du château de l’Œuf, le commandement du château del Carmine, comme vous laissez le commandement du château Saint-Elme au colonel Mejean ?
– Je laisse le commandement du château Saint-Elme au colonel Mejean par ordre exprès du Directoire. L’ordre porte le nombre d’hommes que je dois y laisser et le chef sous les ordres duquel je dois laisser ces hommes. Mais, n’ayant rien reçu de pareil relativement à vous, je ne puis prendre sur moi de priver l’armée d’un de ses meilleurs officiers.
– Mon général, répondit Salvato, de ce même ton ferme dont lui parlait Macdonald et auquel l’avait si peu habitué Championnet, qui le traitait comme son fils, – mon général, ce que vous me dites là me désespère ; car, convaincu que je suis de la nécessité de ma présence dans ce pays, et ne pouvant oublier que je suis Napolitain avant d’être Français, et que, par conséquent, je dois ma vie à Naples avant de la devoir à la France, je serais obligé, sur un refus formel de votre part de me laisser ici, je serais obligé de vous donner ma démission.
– Pardon, monsieur, répondit Macdonald, j’apprécie d’autant mieux votre position, que, de même que vous êtes Napolitain, je suis, moi, Irlandais, et que, quoique né en France de parents qui, depuis longtemps, y étaient fixés, si je me trouvais à Dublin dans les conditions où vous êtes à Naples, peut-être le souvenir de la patrie se réveillerait-il en moi et ferais-je la même demande que vous faites.
– Alors, mon général, dit Salvato, vous acceptez ma démission ?
– Non, monsieur ; mais je vous accorde un congé de trois mois.
– Oh ! mon général ! s’écria Salvato.
– Dans trois mois, tout sera fini pour Naples…
– Comment l’entendez-vous, mon général ?
– C’est bien simple, dit Macdonald avec un triste sourire : je veux dire que, dans trois mois, le roi Ferdinand sera remonté sur son trône, que les patriotes seront tués, pendus ou proscrits. Pendant ces trois mois-là, monsieur, consacrez-vous à la défense de votre pays. La France n’aura rien à voir à ce que vous ferez, ou, si elle y voit quelque chose, elle n’aura probablement qu’à y applaudir ; et, si dans trois mois, vous n’êtes ni tué ni pendu, revenez reprendre parmi nous, près de moi, s’il est possible, le rang que vous occupez dans l’armée.
– Mon général, dit Salvato, vous m’accordez plus que je n’osais espérer.
– Parce que vous êtes de ceux, monsieur, à qui l’on n’accordera jamais assez. Avez-vous un ami à me présenter pour tenir votre commandement en votre absence de la brigade ?
– Mon général, il me ferait grand plaisir, je vous l’avoue, d’être remplacé par mon ami de Villeneuve ; mais…
Salvato hésita.
– Mais ? reprit Macdonald.
– Mais Villeneuve était officier d’ordonnance du général Championnet, et peut-être cet emploi occupé par lui n’est-il pas aujourd’hui un titre de recommandation.
– Près du Directoire, c’est possible, monsieur ; mais près de moi il n’y a de titre de recommandation que le patriotisme et le courage. Et vous en êtes une preuve, monsieur ; car, si M. de Villeneuve était officier d’ordonnance du général Championnet, vous étiez, vous, son aide de camp, et c’est avec ce titre, s’il m’en souvient, que vous avez si vaillamment combattu à Civita-Castellana. Écrivez vous-même à votre ami M. de Villeneuve, et dites-lui qu’à votre demande, je me suis empressé de lui confier le commandement intérimaire de votre brigade.
Et, de la main, il désigna au jeune homme le bureau où il écrivait lui-même lorsque Salvato était entré. Salvato s’y assit et écrivit, d’une main tremblante de joie, quelques lignes à Villeneuve.
Il avait signé, cacheté la lettre, mis l’adresse et allait se lever, lorsque Macdonald, lui posant la main sur l’épaule, le maintint à sa place.
– Maintenant, un dernier service, lui dit-il.
– Ordonnez, mon général.
– Vous êtes Napolitain, quoique, à vous entendre parler le français ou l’anglais, on vous prendrait ou pour un Français ou pour un Anglais. Vous devez donc parler au moins aussi correctement votre langue maternelle que vous parlez ces langues étrangères. Eh bien, faites-moi le plaisir de traduire en italien la proclamation que je vais vous dicter.
Salvato fit signe qu’il était prêt à obéir.
Macdonald se redressa de toute la hauteur de sa grande taille, appuya sa main au dossier du fauteuil du jeune officier et dicta :
« Naples, 6 mai 1799.
» Toute ville rebelle sera brûlée, et, sur ses ruines, on passera la charrue. »
Salvato regarda Macdonald.
– Continuez, monsieur, lui dit tranquillement celui-ci.
Salvato fit signe qu’il était prêt. Macdonald continua :
« Les cardinaux, les archevêques, les évêques, les abbés, en somme tous les ministres du culte, seront regardés comme fauteurs de la révolte des pays et villes où ils se trouveront, et punis de mort.
» La perte de la vie entraînera la confiscation des biens. »
– Vos lois sont dures, général, dit en souriant Salvato.
– En apparence, monsieur, répondit Macdonald ; car, en faisant cette proclamation, j’ai un tout autre but, qui vous échappe, jeune homme.
– Lequel ? demanda Salvato.
– La république parthénopéenne, si elle veut se soutenir, va être forcée à de grandes rigueurs, et peut-être même ces rigueurs ne la sauveront-elles pas. Eh bien, en cas de restauration, il est bon, ce me semble, que ceux qui auront appliqué ces rigueurs puissent les rejeter sur moi. Tout éloigné que je serai de Naples, peut-être lui rendrai-je un dernier service et sauverai-je la tête de quelques-uns de ses enfants en prenant sur moi cette responsabilité. Passez-moi la plume, monsieur, dit Macdonald.
Salvato se leva et passa la plume au général.
Celui-ci signa sans s’asseoir, et, se retournant vers Salvato :
– Ainsi, c’est convenu, dit-il, dans trois mois, si vous n’êtes ni tué, ni prisonnier, ni pendu ?
– Dans trois mois, mon général, je serai près de vous.
– En allant vous remercier, aujourd’hui, M. de Villeneuve vous portera votre congé.
Et il tendit à Salvato une main que celui-ci serra avec reconnaissance.
Le lendemain, 7 mai, Macdonald partait de Caserte avec l’armée française.
CXXVIII. La fête de la fraternité §
« Il est impossible, disent les Mémoires pour servir à l’histoire des dernières révolutions de Naples, il est impossible de décrire la joie qu’éprouvèrent les patriotes lors du départ des Français. Ils disaient, en se félicitant et en s’embrassant, que c’était à partir de ce moment heureux qu’ils étaient véritablement libres, et leur patriotisme, en répétant ces paroles, touchait le dernier degré de l’enthousiasme et de la fureur. »
Et, en effet, il y eut alors un moment à Naples où les folies de 1792 et 1793 se renouvelèrent, non pas les folies sanglantes, heureusement, mais celles qui, en exagérant le patriotisme, placent le ridicule à côté du sublime. Les citoyens qui avaient le malheur de porter le nom de Ferdinand, nom que l’adulation avait rendu on ne peut plus commun, ou le nom de tout autre roi, demandèrent au gouvernement républicain l’autorisation de changer juridiquement de nom, rougissant d’avoir quelque chose de commun avec les tyrans37. Mille pamphlets dévoilant les mystères amoureux de la cour de Ferdinand et de Caroline furent publiés. Tantôt, c’était le Sebetus, petit ruisseau qui se jette dans la mer au pont de la Madeleine et qui, pareil à l’antique Scamandre, prenait la parole et se mettait du côté du peuple ; tantôt, c’était une affiche, appliquée contre les murs de l’église del Carmine, et sur laquelle étaient écrits ces mots : Esci fuori, Lazzaro ! (Lève-toi, Lazare, et sors de ta tombe.) Bien entendu que, dans cette circonstance, Lazare signifiait lazzarone, et lazzarone Masaniello. De son côté, Eleonora Pimentel, dans son Moniteur parthénopéen, excitait le zèle des patriotes et peignait Ruffo comme un chef de brigands et d’assassins, aspect sous lequel, grâce à l’ardente républicaine, il apparaît encore aujourd’hui aux yeux de la postérité.
Les femmes, excitées par elle, donnaient l’exemple du patriotisme, recherchant l’amour des patriotes, méprisant celui des aristocrates. Quelques-unes haranguaient le peuple du haut des balcons de leurs palais, lui expliquant ses intérêts et ses devoirs, tandis que Michelangelo Ciccone, l’ami de Cirillo, continuait de traduire en patois napolitain l’Évangile, c’est-à-dire le grand livre démocratique, adaptant à la liberté toutes les maximes de la doctrine chrétienne. Au milieu de la place Royale, tandis que les autres prêtres luttaient, dans les églises et dans les confessionnaux, contre les principes révolutionnaires, employant, pour effrayer les femmes, les menaces, pour réduire les hommes, les promesses, – au milieu de la place Royale, le père Benoni, religieux franciscain de Bologne, avait dressé sa chaire au pied de l’arbre de la Liberté, là justement où Ferdinand, dans sa terreur de la tempête, avait juré d’élever une église à saint François de Paule, si jamais la Providence lui rendait son trône. Là, le crucifix à la main, il comparait les pures maximes dictées par Jésus aux peuples et aux rois à celles dont les rois avaient, pendant des siècles, usé vis-à-vis des peuples, qui, lions endormis, les avaient laissés faire pendant des siècles. Et, maintenant que ces lions étaient éveillés et prêts à rugir et à déchirer, il expliquait à l’un de ces peuples-lions le triple dogme, complétement inconnu à Naples à cette époque et à peine entrevu aujourd’hui, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Le cardinal-archevêque Capece Zurlo, soit crainte, soit conviction, appuyait les maximes prêchées par les prêtres patriotes et ordonnait des prières dans lesquelles le Domine salvam fac rempublicam remplaçait le Domine salvum fac regem. Il alla plus loin : il déclara dans une encyclique que les ennemis du nouveau gouvernement qui, d’une façon quelconque, travailleraient à sa ruine, seraient exclus de l’absolution, excepté in extremis. Il étendait même l’interdit jusqu’à ceux qui, connaissant des conspirateurs, des conspirations ou des dépôts d’armes, ne les dénonceraient pas. Enfin, les théâtres ne représentaient que des tragédies ou des drames dont les héros étaient Brutus, Timoléon, Harmodius, Cassius ou Caton.
Ce fut à la fin de ces spectacles, le 14 mai, que l’on apprit la prise et la dévastation d’Altamura. L’acteur chargé du principal rôle vint non-seulement annoncer cette nouvelle, mais raconter les circonstances terribles qui avaient suivi la chute de la ville républicaine. Un inexprimable sentiment d’horreur accueillit ce récit ; tous les spectateurs se levèrent comme secoués par une commotion électrique, et, d’une seule voix, s’écrièrent : « Mort aux tyrans ! Vive la liberté ! »
Puis, à l’instant même, et sans que l’ordre en eût été donné, éclata comme un tonnerre, à l’orchestre, la Marseillaise napolitaine, l’Hymne à la Liberté, de Vicenzo Monti, qu’avait récité la Pimentel chez la duchesse Fusco, la veille du jour où avait été fondé le Moniteur parthénopéen.
Cette fois, le danger soulevait le voile des illusions et montrait son visage effaré. Il ne s’agissait plus de perdre le temps en vaines paroles : il fallait agir.
Salvato, usant de la liberté momentanée qui lui était rendue, donna le premier l’exemple. Au risque d’être pris par des brigands, muni des pouvoirs de son père, il partit pour le comté de Molise, et, tant par ses fermiers que par ses intendants, réunit une somme de près de deux cent mille francs, et créa un corps de volontaires calabrais qui prit le nom de légion calabraise. C’étaient d’ardents soutiens de la liberté, tous ennemis personnels du cardinal Ruffo, et ayant chacun quelque mort à venger contre les sanfédistes ou leur chef, et résolus à laver le sang avec le sang. Ces mots inscrits sur leurs bannières indiquaient le serment terrible qu’ils avaient fait :
NOUS VENGER, VAINCRE OU MOURIR !
Le duc de Rocca-Romana, excité par cet exemple, – on le croyait du moins, – sortit de son harem de la Descente du géant et demanda et obtint l’autorisation de lever un régiment de cavalerie.
Schipani réorganisa son corps d’armée, détruit et dispersé : il en fit deux légions, donna le commandement de l’une à Spano, Calabrais comptant de longues années de service dans les grades inférieurs de l’armée, et prit le commandement de l’autre.
Abrial, de son côté, remplissait consciencieusement la mission à lui confiée par le Directoire.
Le pouvoir législatif fut remis par lui aux mains de vingt-cinq citoyens ; le pouvoir exécutif à cinq, le ministère à quatre.
Lui-même choisit les membres qui devaient faire partie de ces trois pouvoirs.
Au nombre des nouveaux élus à ce terrible honneur, qui devait coûter la vie à la plupart, était une de nos premières connaissances, le docteur Dominique Cirillo.
Lorsqu’on lui annonça le choix que l’agent français avait fait de lui, il répondit :
– Le danger est grand, mais l’honneur est plus grand encore. Je dévoue à la République mes faibles talents, mes forces, ma vie.
Manthonnet, de son côté, travaillait nuit et jour à la réorganisation de l’armée. Au bout de quelques jours, en effet, une armée nouvelle était prête à marcher au-devant du cardinal, que l’on sentait pour ainsi dire s’approcher d’instant en instant.
Mais, auparavant, cœur généreux qu’était le ministre de la guerre, il voulut donner à la ville un spectacle qui, tout à la fois, la rassurât et l’exaltât.
Il annonça la fête de la Fraternité.
Le jour marqué pour cette fête, la ville s’éveilla au son des cloches, des canons et des tambourins, comme elle avait l’habitude de le faire dans ses jours les plus heureux.
Toute la garde nationale à pied eut l’ordre de se placer en haie dans la rue de Tolède ; toute la garde nationale à cheval se rangea en bataille sur la place du Palais ; toute l’infanterie de ligne se massa place du Château.
Disons en passant, qu’il n’y a peut-être pas une capitale au monde où la garde nationale soit si bien organisée qu’à Naples.
Un grand espace était resté libre autour de l’arbre de la Liberté, à dix pas duquel était dressé un bûcher.
Vers onze heures du matin, par une magnifique journée de la fin du mois de mai, toutes les fenêtres étant pavoisées de drapeaux aux couleurs de la République, toutes les femmes garnissant ces fenêtres et secouant leurs mouchoirs aux cris de « Vive la République ! » on vit, du haut de la rue de Tolède, s’avancer un immense cortège.
C’étaient d’abord tous les membres du nouveau gouvernement nommés par Abrial, ayant à leur tête le général Manthonnet.
Derrière eux, marchait l’artillerie ; puis venaient les trois bannières prises aux bourboniens, une aux Anglais, les deux autres aux sanfédistes, puis cinq ou six cents portraits de la reine et du roi recueillis de toutes parts et destinés au feu ; enfin, enchaînés deux à deux, les prisonniers de Castellamare et des villages voisins.
Une masse de peuple, pleine de rumeurs de vengeance et de menaces de haine, suivait en hurlant : « À mort les sanfédistes ! à mort les bourboniens ! » Car le peuple, avec ses idées de sang, ne pouvait se figurer que l’on tirât les captifs de leur prison pour autre chose que pour les égorger.
Et c’était bien aussi la conviction des pauvres prisonniers, qui, à part quelques-uns qui semblaient porter un défi à leurs futurs bourreaux, marchaient la tête basse et pleurant.
Manthonnet fit un discours à l’armée pour lui rappeler ses devoirs aux jours de l’invasion.
L’orateur du gouvernement fit un discours au peuple, dans lequel il lui prêcha le respect de la vie et de la propriété.
Après quoi, on alluma le bûcher.
Alors, le ministre des finances s’approcha des flammes et y jeta une masse de billets de banque montant à la somme de six millions de francs, économies que, malgré la misère publique, le gouvernement avait faites en deux mois.
Après les billets de banque vinrent les portraits.
Depuis le premier jusqu’au dernier, tous furent brûlés, aux cris de « Vive la République ! »
Mais, quand le tour vint d’y jeter les bannières, le peuple se rua sur ceux qui les portaient, s’empara d’elles, les traîna dans la boue et finit par les déchirer en petits morceaux, que les soldats placèrent, fragments presque impalpables, au bout de leur baïonnette.
Restaient les prisonniers.
On les força de s’approcher du bûcher, on les groupa au pied de l’arbre de la Liberté, on les entoura d’un cercle de baïonnettes, et, au moment où ils n’attendaient plus que la mort, au moment où le peuple, les yeux flamboyants, aiguisait ses ongles et ses couteaux, Manthonnet cria :
– À bas les chaînes !
Alors, les principales dames de la ville, la duchesse de Popoli, la duchesse de Conzano, la duchesse Fusco, Eleonora Pimentel se précipitèrent, au milieu des hourras, des bravos, des larmes, des étonnements ; elles détachèrent les chaînes des trois cents prisonniers sauvés de la mort, au milieu des cris de « Grâce ! » et de ceux mille fois répétés de « Vive la République ! »
En même temps, d’autres dames entrèrent dans le cercle avec des verres et des bouteilles, et les prisonniers, en étendant vers l’arbre de la Liberté leurs bras redevenus libres, burent au salut et à la prospérité de ceux qui avaient su vaincre, et, chose plus difficile, qui avaient su pardonner.
Cette fête, comme nous l’avons dit, reçut le nom de fête de la Fraternité.
Le soir, Naples fut illuminé à giorno.
Hélas ! c’était son dernier jour de fête : le lendemain était celui du départ de l’armée, et l’on commençait d’entrer dans les jours de deuil.
Un triste épisode marqua les dernières heures de cette grande journée.
Vers cinq heures du soir, on apprit que le duc de Rocca-Romana, qui avait demandé et obtenu l’autorisation de former un régiment de cavalerie, ayant formé ce régiment, était passé avec lui aux insurgés.
Une heure après, sur la place même du Château, où l’on venait de délivrer les prisonniers, et où eux-mêmes buvaient au salut de la République, son frère Nicolino Caracciolo, se présentait la tête basse, la rougeur au front, la voix tremblante.
Il venait déclarer au Directoire napolitain que le crime de son frère était si grand à ses propres yeux, qu’il lui semblait que, comme aux jours antiques, ce crime devait être expié par un innocent. Il venait, en conséquence, demander dans quelle prison il devait se rendre pour y subir le jugement qu’il plairait à un tribunal militaire de lui imposer, et qui seul pouvait laver la honte que la défection de son frère faisait rejaillir sur sa famille ; que si, au contraire, la République lui conservait son estime, il prouverait à la République qu’il était son fils et non le frère de Rocca-Romana, en levant un régiment avec lequel il s’engageait à aller combattre son frère.
D’unanimes applaudissements accueillirent la proposition du jeune patriote. On lui vota d’enthousiasme la permission qu’il demandait. Enfin le Directoire déclara à l’unanimité que le crime de son frère était un crime personnel qui ne pouvait aucunement rejaillir sur les membres de sa famille.
Et, en effet, Nicolino Caracciolo leva, de ses propres deniers, un régiment de hussards, avec lequel il put, en brave et loyal patriote, prendre part aux dernières batailles de la République.
CXXIX. Hommes et loups de mer §
Le nom de Nicolino Caracciolo, que nous venons de prononcer, nous rappelle qu’il est temps que nous revenions à un des personnages principaux de notre histoire, oublié par nous depuis longtemps, à l’amiral François Caracciolo.
Oublié, non ; nous avons eu tort de nous servir de cette expression : aucun des personnages prenant part aux événements de ce long récit n’est jamais oublié complétement par nous ; seulement, notre œil, comme celui du lecteur, ne peut embrasser qu’un certain horizon, et, dans cet horizon, où il n’y a de place à la fois que pour un certain nombre de personnages, les uns, en entrant, doivent nécessairement, momentanément du moins, pousser les autres dehors, jusqu’au moment où, la progression des événements y ramenant ceux-ci à leur tour, ils rentrent en lumière et font, par l’ombre qu’ils jettent, rentrer ceux auxquels ils succèdent dans la demi-teinte ou dans l’obscurité.
L’amiral François Caracciolo eût bien voulu rester dans cette obscurité ou dans cette demi-teinte ; mais c’était chose impossible à un homme de cette valeur. Bloquée par mer, en même temps que la réaction, pas à pas, s’avançait vers elle par terre, Naples, qui avait vu détruire par Nelson, sous ses yeux et sous les yeux de son roi, cette marine qui lui avait coûté si cher, avait songé à réorganiser non point quelque chose de pareil à la magnifique flotte qu’elle avait perdue, mais tout au moins quelques chaloupes canonnières avec lesquelles elle pût aider le canon de ses forts à s’opposer au débarquement de l’ennemi.
Le seul officier de marine napolitain qui eût un mérite incontestable et incontesté, était François Caracciolo. Aussi, dès que le gouvernement républicain eût décidé de créer des moyens de défense maritimes, quels qu’ils fussent, on jeta les yeux sur lui non-seulement pour en faire le ministre de la marine, mais encore pour lui donner comme amiral le commandement du peu de bâtiments que, comme ministre, il pourrait mettre en mer.
Caracciolo hésita un instant entre le salut de la patrie et le péril personnel qu’il affrontait en prenant parti pour la République. D’ailleurs, ses sentiments personnels, sa naissance princière, le milieu dans lequel il avait vécu, l’entraînaient bien plutôt vers les principes royalistes que vers des opinions démocratiques. Mais Manthonnet et ses collègues insistèrent tellement près de lui, qu’il céda, tout en avouant qu’il cédait à regret et contre ses intimes convictions.
Mais, on l’a vu, Caracciolo avait été profondément blessé de la préférence donnée à Nelson sur lui, pour le passage de la famille royale en Sicile. La présence du duc de Calabre à son bord lui avait paru plutôt un accident qu’une faveur, et, au fond du cœur, un certain désir de vengeance, dont il ne se rendait pas compte lui-même et qu’il déguisait sous le nom d’amour de la patrie, le poussait à faire repentir ses souverains du mépris qu’ils avaient fait de lui.
Il en résulta que, dès qu’il eut pris son parti de servir la République, Caracciolo s’y appliqua non-seulement en homme d’honneur, mais en homme de génie qu’il était. Il arma du mieux qu’il put, et avec une merveilleuse rapidité, une douzaine de barques canonnières, qui, réunies à celles qu’il fit construire, et à trois navires que le commandant du port de Castellamare avait sauvés de l’incendie, lui constituèrent une petite flottille d’une trentaine de bâtiments.
L’amiral en était là et n’attendait qu’une occasion d’en venir aux mains d’une façon avantageuse avec les Anglais, lorsqu’il s’aperçut, un matin, qu’au lieu des douze ou quinze bâtiments anglais qui, la veille encore, bloquaient la baie de Naples, il n’en restait plus que trois ou quatre : les autres avaient disparu dans la nuit.
Faisons une enjambée de Naples à Palerme, et voyons ce qui s’y est passé depuis le départ de la bannière royale.
On se rappelle que le commodore Troubridge, cédant au besoin qu’éprouvait la population de voir pendre dix ou douze républicains, avait prié le roi d’envoyer un juge par le retour du Perseus, et que, le roi ayant demandé ce juge au président Cardillo, celui-ci lui avait indiqué comme un homme sur lequel il pouvait compter le conseiller Speciale.
Speciale avait, avant son départ, été reçu en audience particulière par le roi et par la reine, qui lui avaient donné ses instructions, et était, comme l’avait demandé Troubridge, arrivé à Ischia par le retour du Perseus.
Son premier acte fut de condamner à mort un pauvre diable de tailleur dont le crime unique était d’avoir fourni des habits républicains aux nouveaux officiers municipaux.
Au reste, nous laisserons, pour donner à nos lecteurs une idée de ce qu’était au moral le conseiller Speciale, nous laisserons, disons-nous, parler Troubridge, qui, on le sait, n’est pas tendre à l’endroit des républicains.
Voici quelques lettres du commodore Troubridge que nous traduisons de l’original et que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs.
Comme celles que nous avons déjà lues, elles sont adressées à l’amiral Nelson.
« À bord du Culloden, en vue de Procida,
13 avril 1799.
» Le juge est arrivé. Je dois dire qu’il m’a fait l’impression de la plus venimeuse créature qui se puisse voir. Il a l’air d’avoir complétement perdu la raison. Il dit qu’une soixantaine de familles lui sont indiquées (par qui ?), et qu’il lui faut absolument un évêque pour désacrer les prêtres, ou que, sinon, il ne pourra pas les faire exécuter. Je lui ai dit : « Pendez-les toujours, et, si vous ne les trouvez pas assez désacrés par la corde, nous verrons après. »
» Troubridge. »
Ceci demande une explication : nous la donnerons, si terrible qu’elle soit et quelque souvenir qu’elle éveille.
En effet, en Italie, – je ne sais s’il en est de même en France, et si Vergès, avant d’être exécuté, avait été dégradé, – en effet, en Italie, la personne du prêtre est sacrée, et le bourreau ne peut le toucher, quelque crime qu’il ait commis, que lorsqu’il a été dégradé par un évêque.
Or, on se le rappelle, Troubridge avait lâché toute sa meute, espions et sbires, il le dit lui-même, soixante Suisses et trois cents fidèles, sujets contre un pauvre prêtre nommé Albavena. Il ajoutait : « Avant la fin de la journée, j’espère l’avoir mort ou vivant. » Sa bonne fortune avait été complète. Le commodore Troubridge avait eu Albavena vivant.
Il avait cru que, dès lors, la chose irait toute seule, qu’il n’aurait qu’à remettre le prêtre aux mains du bourreau qui le pendrait, et que tout serait dit.
La moitié du chemin vers la potence se fit comme l’avait prévu Troubridge ; mais, au moment de pendre l’homme, il se trouva qu’il y avait un nœud à la corde.
Le bourreau qui, en sa qualité de chrétien, savait ce qu’ignorait le protestant Troubridge, – le bourreau déclara qu’il ne pouvait pas pendre un prêtre avant dégradation.
Pendant que cette petite discussion avait lieu, Troubridge, qui l’ignorait encore, écrivait à Nelson cette seconde lettre, en date du 18 avril :
« Cher ami,
» Il y a deux jours que le juge est venu me trouver, m’offrant de prononcer toutes les sentences nécessaires ; seulement, il m’a laissé entendre que cette manière de procéder n’était peut-être pas très-régulière. D’après ce qu’il m’a dit, j’ai cru comprendre que ses instructions lui enjoignaient de procéder le plus sommairement possible et sous ma direction. Oh ! oh !
» Je lui ai dit que, quant à ce dernier point, il se trompait, attendu qu’il s’agissait de sujets italiens et non anglais38.
» Au reste, sa manière de procéder est curieuse. Presque toujours les accusés sont absents, de manière que la procédure – cela est facile à comprendre – se trouve facilement terminée. Ce que je vois de plus clair dans tout cela, mon cher lord, c’est que l’on voudrait nous mettre sur le dos tout le côté odieux de l’affaire. Mais ce n’est point mon avis, et vous marcherez plus droit que cela, monsieur le juge, ou je vous bousculerai.
» Troubridge. »
Comme on le voit, le digne Anglais, qui s’était contenté de saluer la tête du commissaire Ferdinand Ruggi de ces mots : Voilà un gai compagnon ; quel dommage qu’il faille s’en séparer ! commençait déjà à se révolter contre Speciale. L’affaire de la dégradation du prêtre l’exaspéra, comme on va voir.
Le 7 mai suivant, Troubridge écrivait à Nelson :
« Milord, j’ai eu une longue conversation avec notre juge : il m’a dit qu’il aurait terminé toutes ses opérations la semaine prochaine, et que ce n’était point l’habitude de ses collègues, et par conséquent la sienne, de se retirer sans avoir condamné. Il a ajouté que les condamnations prononcées, il s’embarquerait immédiatement sur un vaisseau de guerre. Il a dit encore – et il y tient – que, n’ayant pas d’évêque pour dégrader ses prêtres, il les enverrait en Sicile, où le roi les ferait désacrer, et que, de là, on les ramènerait ici pour les pendre. Et savez-vous sur quoi il compte pour faire cette besogne ? Sur un vaisseau anglais ! Goddem ! Ce n’est pas le tout. Il paraît que le bourreau, faute d’habitude pend mal ; ce qui fait crier non-seulement le pendu, mais encore les assistants. Qu’est-il venu me demander ? Un pendeur ! Un pendeur, à moi ! comprenez-vous ? Oh ! quant à cela, je refuse et tout net. Si l’on ne trouve pas de bourreau à Procida ni à Ischia, qu’on en envoie un de Palerme. Je vois bien leur affaire. Ce sont eux qui tueront, et le sang retombera sur nous. On n’a pas idée de la façon de procéder de cet homme et de la manière dont se fait l’audition des témoins. Presque jamais les prévenus ne paraissent devant le juge pour entendre lire leur sentence. Mais notre juge y trouve son compte, attendu que la majeure partie des condamnés est fort riche.
» Troubridge. »
En vérité, ne vous semble-t-il pas que nous ne sommes plus à Naples, que nous ne sommes plus en Europe ? Ne vous semble-t-il pas que nous sommes dans quelque petite baie de la Nouvelle-Calédonie et que nous assistons à un conseil d’anthropophages !
Mais attendez.
C’était à tort que le commodore Troubridge espérait faire partager à Nelson ses répugnances pour les actes, les faits et gestes, et surtout pour les demandes du juge Speciale. Le vaisseau anglais qui devait conduire les trois malheureux prêtres, – car ce n’était pas un prêtre seulement, ce n’était plus le curé Albavena qu’il s’agissait de désacrer, c’étaient trois prêtres, – fut accordé sans difficulté.
Or, savez-vous en quoi consistait cette cérémonie de la déconsécration ?
On arracha aux trois prêtres la peau de la tonsure avec des tenailles, et on leur coupa avec un rasoir la chair des trois doigts avec lesquels les prêtres donnent la bénédiction ; puis, ainsi mutilés, on les ramena, sur un vaisseau anglais, toujours aux îles, où ils furent pendus, et cela, par un pendeur anglais que Troubridge fut chargé de fournir39.
Aussi tout était-il en train de se passer à merveille, lorsque, le 6 mai, c’est-à-dire la veille du jour où Troubridge écrivait à lord Nelson la lettre que nous venons de lire, l’amiral comte de Saint-Vincent, qui croisait dans le détroit de Gibraltar, fut étonné, vers les cinq heures de l’après-midi, par un temps pluvieux et obscur, de voir passer l’escadre française de Brest, qui avait glissé entre les doigts de lord Keith. Le comte de Saint-Vincent compta vingt-quatre vaisseaux.
Il écrivit aussitôt à lord Nelson pour lui annoncer cette étrange nouvelle, sur laquelle il ne pouvait conserver aucun doute. Un de ses bâtiments, le Caméléon, étant venu le rejoindre après avoir escorté des navires de Terra-Nova, chargés de sel, de Lisbonne à Saint-Uval, se trouva, le 5 au matin, engagé au beau milieu de la flotte. Il eût même été pris, sans aucun doute, si un lougre n’eût hissé sa bannière tricolore et tiré sur lui, le capitaine Style, qui commandait le Caméléon, ne faisant aucune attention à cette flotte, qu’il prenait pour celle de lord Keith.
L’amiral comte de Saint-Vincent ne pouvait avoir aucune communication avec lord Keith à cause du vent d’ouest qui continuait de souffler : il n’en fit pas moins partir un bâtiment léger pour lui donner, s’il le rencontrait, l’ordre de le rejoindre immédiatement, et il nolisa à Gibraltar un petit bâtiment pour porter sa lettre à Palerme.
Son opinion était que l’escadre française irait directement à Malte, et, de là, selon toute probabilité, à Alexandrie. Aussi expédia-t-il immédiatement le Caméléon vers ces deux points, et ordonna-t-il au capitaine Style de se tenir sur ses gardes.
Le comte de Saint-Vincent ne se trompait point dans ses conjectures : la flotte que le Caméléon avait vue passer, et que l’amiral avait entrevue à travers la pluie et le brouillard, était, en effet, la flotte française, commandée par le célèbre Brueix, qu’il ne faut pas confondre avec Brueis, coupé en deux par un boulet à Aboukir.
Cette flotte avait ordre de tromper la surveillance de lord Keith, de quitter Brest, d’entrer dans la Méditerranée et de faire voile pour Toulon, où elle attendrait les ordres du Directoire.
Ces ordres étaient d’une grande importance. Le Directoire, épouvanté des progrès des Autrichiens et des Russes en Italie, progrès qui avaient fait, comme nous l’avons dit, rappeler Macdonald de Naples, redemandait Bonaparte à grands cris. La lettre que l’amiral Brueix devait recevoir à Toulon et qu’il était chargé de remettre au général en chef de l’armée d’Égypte, était conçue en ces termes :
Au général Bonaparte, commandant en chef l’armée d’Orient.
« Paris, le 26 mai 1799.
» Les efforts extraordinaires, citoyen général, que l’Autriche et la Russie ont déployés, l’aspect sérieux et presque alarmant qu’a pris la guerre, exigent que la République concentre ses forces.
» Le Directoire a, en conséquence, donné l’ordre à l’amiral Brueix d’employer tous les moyens en son pouvoir pour se rendre maître de la Méditerranée, toucher en Égypte, y prendre l’armée française et la ramener en France.
» Il est chargé de se concerter avec vous sur les moyens à prendre pour l’embarquement et le transport. Vous jugerez, citoyen général, si vous pouvez, sans danger, laisser en Égypte une partie de nos forces, et le Directoire vous autorise, en ce cas, à laisser le commandement de cette fraction à celui de vos lieutenants que vous en jugerez le plus digne.
» Le Directoire vous verrait avec plaisir, de nouveau à la tête des armées de la République, que vous avez si glorieusement commandées jusqu’aujourd’hui. »
Cette lettre était signée de Treilhard, de la Révellière-Lepaux et de Barras.
L’amiral Brueix l’allait chercher à Toulon, lorsqu’il traversa le détroit de Gibraltar, et c’était là les derniers ordres du gouvernement qu’il devait y prendre.
Le comte de Saint-Vincent ne se trompait donc point en pensant et en écrivant à lord Nelson que la destination de la flotte française était probablement Malte et Alexandrie.
Mais Ferdinand, qui n’avait pas le coup d’œil stratégique de l’amiral anglais, quitta immédiatement son château de Ficuzza, où un messager vint lui apporter la copie de la lettre du comte de Saint-Vincent à lord Nelson, et il accourut tout effaré à Palerme, ne doutant pas que la France, préoccupée de lui surtout, n’envoyât cette flotte pour s’emparer de la Sicile.
Il appela près de lui son bon ami le marquis de Circillo, et, qu’elle que fût sa répugnance à écrire, il traça sur le papier la proclamation suivante, qui indique le trouble où l’avait jeté la terrible nouvelle.
Comme toujours, nous copions sur l’original cette pièce d’autant plus curieuse que, circonscrite à la Sicile, elle n’a jamais été connue des historiens français ni même napolitains.
La voici :
« Ferdinand, par la grâce de Dieu, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem, infant d’Espagne, duc de Parme, Plaisance, Castro, grand prince héréditaire de Toscane.
» Mes fidèles et bien-aimés sujets.
» Nos ennemis, les ennemis de la sainte religion, et, en un mot, de tout gouvernement régulier, les Français, battus de tous côtés, tentent un dernier effort.
» Dix-neuf vaisseaux et quelques frégates, derniers restes de leur puissance maritime à l’agonie, sont sortis du port de Brest, et, profitant d’un coup de vent favorable, sont entrés dans la Méditerranée.
» Ils vont peut-être tenter de faire lever le blocus de Malte et se flattent probablement de pouvoir atteindre impunément l’Égypte avant que les formidables et toujours victorieuses escadres anglaises puissent les rejoindre ; mais plus de trente vaisseaux britanniques sont à leur poursuite, et cela, sans compter l’escadre turque et russe, qui croise dans l’Adriatique. Tout promet que ces Français dévastateurs, une fois encore, porteront la peine de cette tentative, aussi téméraire que désespérée.
» Il pourrait arriver que, dans le passage sur les côtes de Sicile, ils tentassent contre nous quelque insulte momentanée, ou que, contraints par les Anglais et le vent, ils voulussent forcer l’entrée de quelque port ou la rade de quelque île. Prévoyant donc cette possibilité, je me tourne vers vous, mes chers, mes bien-aimés sujets, mes braves et religieux Siciliens. Voici une occasion de vous montrer ce que vous êtes. Soyez vigilants sur tous les points de la côte, et, à l’apparition de tout bâtiment ennemi, armez-vous, accourez sur les points menacés et empêchez toute insulte et tout débarquement qu’aurait l’audace de tenter ce cruel destructeur, cet insatiable ennemi, et cela, comme vous le faisiez du temps des invasions barbaresques. Pensez que, plus avides de rapine, cent fois plus inhumains, sont les Français. Les chefs militaires, la troupe de ligne et les milices avec leurs chefs accourront avec vous à la défense de notre territoire, et, s’ils osent débarquer, ils éprouveront, pour la seconde fois, le courage de la brave nation sicilienne. Montrez-vous donc dignes de vos ancêtres, et que les Français trouvent dans cette île leur tombeau.
» Si vos aïeux combattirent aussi bravement qu’ils le firent en faveur d’un roi éloigné, avec quel courage et quelle ardeur ne combattrez-vous pas, vous, pour défendre votre roi, que dis-je ! votre père, qui, au milieu de vous et à votre tête, combattra le premier, pour défendre votre tendre mère et souveraine, sa famille, qui s’est confiée à votre fidélité, notre sainte religion, qui n’a d’appui que vous, nos autels, nos propriétés, vos pères, vos mères, vos épouses, vos fils ! Jetez un regard sur mon malheureux royaume du continent ; voyez quels excès les Français y commettent, et enflammez-vous d’un saint zèle ; car la religion elle-même, tout ennemie du sang qu’elle est, vous ordonne de saisir vos armes et de repousser cet ennemi rapace et immonde qui, non content de dévaster une grande partie de l’Europe, a osé mettre la main sur la personne sacrée du vicaire même de Jésus-Christ et le traîne captif en France. Ne craignez rien : Dieu soutiendra vos bras et vous donnera la victoire. Il s’est déjà déclaré pour nous.
» Les Français sont battus par les Autrichiens et par les Russes en Italie, en Suisse, sur le Rhin et jusque par nos fidèles paysans des Abruzzes, de la Pouille et de la Terre de Labour.
» Qui ne les craint pas les bat, et leurs victoires passées ne sont l’effet que de la trahison et de la lâcheté. Courage donc, ô mes braves Siciliens ! Je suis à votre tête, vous combattrez sous mes yeux et je récompenserai les braves ; et nous aussi alors, nous pourrons nous vanter d’avoir contribué à détruire l’ennemi de Dieu, du trône et de la société.
» Ferdinand B.
» Palerme, 15 mai 1799. »
C’étaient ces événements qui avaient amené la levée du blocus de Naples, et, sauf trois, la disparition des bâtiments anglais. Le post-scriptum d’une lettre de Caroline au cardinal Ruffo, en date du 17 mai 1799, annonce que dix de ces bâtiments sont déjà en vue de Palerme :
« 17 mai après dîner.
» P.-S. – L’avis nous est arrivé que Naples et Capoue son évacués par l’armée française et que cinq cents Français seulement sont demeurés au château Saint-Elme. Je n’en crois rien : nos ennemis ont trop de cervelle pour laisser ainsi cinq cents hommes perdus au milieu de nous. Qu’ils aient évacué Capoue et Gaete, je le crois ; qu’ils prennent quelque bonne position, je le crois encore. Quant au château de l’Œuf, on assure qu’il est gardé par trois cents étudiants calabrais. En somme, voilà de bonnes nouvelles, surtout si l’on ajoute que dix vaisseaux anglais sont déjà en vue de Palerme et qu’on espère qu’ils seront tous réunis cette nuit ou demain matin. Voilà donc le plus fort du danger passé, et je voudrais donner des ailes à ma lettre pour qu’elle portât plus rapidement ces bonnes nouvelles à Votre Éminence, et l’assure de nouveau de la constante estime et de la reconnaissance éternelle avec laquelle je suis pour toujours votre véritable amie.
» Caroline. »
Peut-être le lecteur, croyant que j’oublie les deux héros de notre histoire, me demandera-t-il ce qu’ils faisaient au milieu de ces grands événements : ils faisaient ce que font les oiseaux dans les tempêtes, ils s’abritaient à l’ombre de leur amour.
Salvato était heureux, Luisa tâchait d’être heureuse.
Par malheur, Simon et André Backer n’avaient point été compris dans l’amnistie de la fête de la Fraternité.
CXXX. Le rebelle §
Un matin, Naples tressaillit au bruit du canon.
Trois bâtiments, nous l’avons dit, restaient seuls en observation dans la rade de Naples. Au nombre de ces trois bâtiments était la Minerve, autrefois montée par l’amiral Caracciolo, maintenant par un capitaine allemand nommé le comte de Thurn.
La nouvelle de l’apparition d’une flotte française dans la Méditerranée était parvenue au gouvernement républicain, et Éléonore Pimentel avait, dans son Moniteur, hautement annoncé que cette flotte venait au secours de Naples.
Caracciolo, qui avait franchement pris le parti de la République, et qui, comme tous les hommes de loyauté et de cœur, ne se donnait pas à moitié ; Caracciolo résolut de profiter du départ de la majeure partie des vaisseaux anglais pour essayer de reprendre les îles, déjà couvertes de gibets par Speciale.
Il choisit un beau jour de mai où la mer était calme, et, sortant de Naples, protégé par les batteries du fort de Baïa et par celles de Miliscola, il fit attaquer par son aile gauche les bâtiments anglais, tandis que de sa personne il attaquait le comte de Thurn, qui commandait, ainsi que nous l’avons dit, la Minerve, c’est-à-dire l’ancienne frégate de Caracciolo.
Ce fut cette attaque contre un bâtiment portant la bannière royale qui, plus tard, fournit la principale accusation contre Caracciolo.
Par malheur, le vent soufflait du sud-ouest et était entièrement contraire aux chaloupes canonnières et aux petits bâtiments de la République. Caracciolo aborda deux fois corps à corps la Minerve, qui, deux fois, par la puissance de ses manœuvres, lui échappa. Son aile gauche, sous le commandement de l’ancien gouverneur de Castellamare, le même qui avait conservé trois vaisseaux à la République, et qui, quoiqu’il s’appelât de Simone, n’avait aucun rapport de parenté avec le sbire de la reine, allait même s’emparer de Procida, lorsque le vent, qui s’était levé pendant le combat, se changea en tempête et força toute la petite flottille à virer de bord et à rentrer à Naples.
Ce combat – qui s’était passé sous les yeux des Napolitains, lesquels, sortis de la ville, couvraient les rivages du Pausilippe, de Pouzzoles et de Misène, tandis que les terrasses des maisons étaient couvertes de femmes qui n’avaient point osé se hasarder hors de la ville, – fit le plus grand honneur à Caracciolo, et fut un triomphe pour ses hommes. Tout en faisant éprouver une perte sérieuse aux Anglais, il n’eut que cinq marins tués, ce qui était un miracle après trois heures de combat. Il est vrai que, comme il était indispensable de faire croire que l’on pouvait lutter avec les Anglais, on fit grand bruit de cette escarmouche, à laquelle l’amour-propre national et surtout le Moniteur parthénopéen donnèrent beaucoup plus d’importance qu’elle n’en avait. Il en résulta, que cette prétendue victoire parvint jusqu’à Palerme, augmenta encore la haine de la reine contre Caracciolo, et lui donna contre lui une arme auprès du roi.
Et, en effet, à partir de ce moment, Carraciolo était véritablement un rebelle, ayant tiré sur le drapeau de son souverain.
Au reste, satisfait de la tentative qu’il avait essayée avec sa marine naissante, le gouvernement républicain vota des remercîments à Caracciolo, fit donner cinquante ducats à chaque veuve des marins tués pendant la bataille, ordonna que leurs fils seraient adoptés par la patrie et toucheraient la même paye que recevaient leurs pères morts.
Ce ne fut point le tout. On donna un banquet sur la place Nationale, l’ancienne place du Château, et à ce banquet furent invités avec toute leur famille ceux qui avaient pris part à l’expédition.
Pendant le banquet, une quête et une souscription furent faites parmi les spectateurs pour subvenir aux frais de construction de nouveaux bâtiments, et, dès le lendemain, avec les premiers fonds versés, on se mit à l’œuvre.
À aucune de ces fêtes patriotiques, à aucun de ces banquets, à aucune de ces assemblées Luisa ne paraissait. Elle avait complétement cessé de fréquenter le salon de la duchesse Fusco : elle restait renfermée chez elle. Son seul désir était de se faire oublier.
Puis un remords lui rongeait le cœur. Cette accusation portée contre les Backer, accusation qui lui était attribuée, cette arrestation qui en avait été la suite, cette épée de Damoclès suspendue sur la tête d’un homme qui s’était perdu pour l’avoir trop aimée, étaient pour elle, du moment qu’elle se trouvait seule avec sa pensée, un éternel sujet de tristesse et de larmes.
Nous avons dit qu’un dernier effort avait été fait, et que l’on avait mis sur pied, pour marcher contre les sanfédistes, tout ce qu’on avait pu réunir de patriotes dévoués.
Mais le départ des Français avait porté un coup terrible à la République.
Réduit à son corps de Napolitains, Hector Caraffa, le héros d’Andria et de Trani, s’était trouvé trop faible pour résister aux nombreux ennemis qui l’entouraient, et s’était renfermé dans Pescara, où il était bloqué par Pronio.
Banetti, ancien officier bourbonien dont on avait fait un chef de brigade, avait été battu par Fra-Diavolo et par Mammone, et était revenu blessé à Naples.
Schipani, avec une nouvelle armée réorganisée tant bien que mal, avait été attaqué et vaincu par les populations de la Cava, de Castellamare et des villages voisins, et ne s’était reformé que derrière le village de Torre-del-Greco.
Enfin, Manthonnet, qui marchait contre Ruffo, ne put arriver jusqu’à lui ; serré de tous côtés par les populations, menacé d’être coupé par les sanfédistes, il avait été contraint de battre en retraite sans avoir été plus loin que la Terre de Bari.
Toutes ces nouvelles arrivaient à Salvato, chargé de garder Naples et d’y maintenir la tranquillité avec sa légion calabraise. Ce poste difficile, mais qui lui permettait de veiller sur Luisa, de la voir tous les jours, de la soutenir, de la consoler, lui avait été donné, non pas sur sa demande, mais à cause de sa fermeté et de son courage bien reconnus, et puis encore du profond dévouement qu’avait pour lui Michele, qui, comme chef du peuple, pouvait rendre de grands services ou faire de grands torts à la République, soit en la servant, soit en la trahissant. Mais, par bonheur, Michele était ferme dans sa foi. Devenu républicain par reconnaissance, il restait républicain par conviction.
Le miracle de saint Janvier a lieu deux fois l’an, sans compter les miracles hors tour. Le jour du miracle officiel approchait, et tout le monde se demandait si saint Janvier resterait fidèle aux sympathies qu’il avait manifestées pour la République au moment où la République, abandonnée par les Français, était si cruellement menacée par les sanfédistes. Il s’agissait pour saint Janvier d’une position importante à perdre ou à gagner. En trahissant les patriotes comme Rocca-Romana, il se raccommodait évidemment avec le roi, et restait, en cas de restauration, le protecteur de Naples ; en demeurant fidèle à la République, il partageait sa fortune, tombait avec elle ou restait debout avec elle.
Toutes les autres préoccupations politiques furent mises à part pour faire place aux préoccupations religieuses.
Salvato, chargé de la tranquillité de la ville et sûr de ses Calabrais, les disposa stratégiquement, de manière à faire face à l’émeute, mais laissa entièrement au saint son libre arbitre. Jeune patriote, ardent, brave jusqu’à la témérité, peut-être n’eût-il point été fâché d’avoir à en finir d’un seul coup avec le parti réactionnaire, qu’il était facile de reconnaître plus agité et plus agissant que jamais.
Un soir, Michele était venu prévenir Salvato qu’il avait su par Assunta, qui le tenait de ses frères et du vieux Basso-Tomeo, que la contre-révolution devait avoir lieu le lendemain et qu’un complot dans le genre de celui des Backer devait éclater.
Il prit à l’instant même toutes ses dispositions, ordonna à Michele de faire mettre ses hommes sous les armes, prit cinq cents hommes de ses lazzaroni pour garder les quartiers aristocratiques avec ses Calabrais, lui donna mille Calabrais pour garder les vieux quartiers avec ses lazzaroni, et attendit tranquillement que la réaction donnât signe de vie.
La réaction resta muette ; mais, au lever du jour, sans que l’on sût comment ni par qui, on trouva plus de mille maisons marquées d’une croix rouge.
C’étaient les maisons désignées au pillage seulement.
Sur les portes de trois ou quatre cents maisons, la croix rouge était surmontée d’un signe noir pareil à un point posé sur un i.
C’étaient les maisons destinées au massacre.
Ces menaces qui indiquaient une guerre implacable, étaient mal venues s’adressant à Salvato, dont la sauvage valeur se roidissait contre les obstacles et les brisait, au risque d’être brisé par eux.
Il alla trouver le Directoire, qui, sur sa proposition, ordonna que tous les citoyens en état de porter les armes, à l’exception des lazzaroni, seraient forcés d’entrer dans la garde nationale ; déclara que tous les employés, excepté les membres du Directoire, forcés de rester à leur poste, et des quatre ministres, seraient également inscrits sur les rôles de la garde nationale, attendu que c’était à eux, attachés par leur emploi au gouvernement, de donner, en combattant au premier rang, l’exemple du courage et du patriotisme.
Puis, comme plein pouvoir lui fut donné pour la compression de la révolte, il fit arrêter plus de trois mille personnes, au nombre desquelles le troisième frère du cardinal Ruffo ; fit conduire les trois cents principaux au Château-Neuf ou au château de l’Œuf, fit miner les forteresses pour les faire sauter avec les prisonniers qu’elles renfermaient, quand il n’y aurait plus moyen de les défendre, et laissa entendre qu’il se proposait de faire passer sous la ville des conduits pleins de poudre, afin que les royalistes comprissent qu’il s’agissait non pas d’un combat à armes courtoises, mais d’une guerre d’extermination, et qu’il n’y avait pour eux et les républicains d’autre espérance qu’une même mort, dans le cas où le cardinal Ruffo s’obstinerait à vouloir reprendre Naples.
Enfin, toujours à l’instigation de Salvato, dont l’âme ardente semblait se répandre en langues de feu, toutes les sociétés patriotiques, s’armèrent, se choisirent des officiers et élurent pour leur commandant un brave colonel suisse, autrefois au service des Bourbons, mais à la parole duquel on pouvait se fier, nommé Joseph Writz.
Au milieu de tous ces événements, le jour du miracle arriva. Il était facile de comprendre avec quelle impatience ce jour était attendu par les bourboniens, et avec quelle terreur les patriotes aux âmes faibles le voyaient venir.
Avons-nous besoin de dire à quelle angoisse, au milieu de tous ces événements divers, était en proie le cœur de la pauvre Luisa, qui ne vivait que dans Salvato et par Salvato, lequel lui-même ne vivait que par miracle au milieu des poignards auxquels il avait déjà si miraculeusement échappé une première fois, et qui, à toutes les terreurs de sa maîtresse, répondait :
– Tranquillise-toi, chère Luisa ; ce qu’il y a de plus prudent à Naples, c’est le courage.
Quoique Luisa ne sortît plus depuis longtemps, le jour où devait s’opérer le miracle elle était, au point du jour, dans l’église de Santa-Chiara, priant devant la balustrade. L’instruction n’avait pu, chez elle, tuer le préjugé napolitain : elle croyait à saint Janvier et à son miracle.
Seulement, en priant pour le miracle, elle priait pour Salvato.
Saint Janvier l’exauça. À peine le Directoire, le Corps législatif et les fonctionnaires publics, revêtus de leurs uniformes, furent-ils entrés dans l’église, à peine la cavalerie et l’infanterie de la garde nationale se furent-elles massées à la porte, que le miracle se fit.
Décidément, saint Janvier restait ferme dans son opinion et était toujours jacobin.
Luisa rentra chez elle en bénissant saint Janvier et en croyant plus que jamais à sa puissance.
CXXXI. De quels éléments se composait l’armée catholique de la sainte-foi. §
Nous avons, on se le rappelle, laissé le cardinal Ruffo à Altamura. Après une halte de quatorze jours, le 24 mai, il se remit en marche, passant successivement par Gravina, Paggio, Ursino, Spinazzola, Venosa, la patrie d’Horace, puis Melfi, Ascoli et Bovino.
Que l’on permette à celui qui écrit ces lignes de s’arrêter un instant à un épisode par lequel l’histoire de sa famille se trouve mêlée à l’histoire de Naples.
Pendant son séjour à Altamura, le cardinal reçut du savant Dolomieu une lettre datée de Brindisi ; il était prisonnier dans la forteresse de cette ville, avec le général Manscourt et le général Alexandre Dumas, mon père.
Voici comment la chose était arrivée :
Le général Alexandre Dumas, à la suite de sa brouille avec Bonaparte, avait demandé et obtenu la permission de revenir en France.
En conséquence, le 9 mars 1799, ayant frété un petit bâtiment et y ayant donné passage à ses deux amis, le général Manscourt et le savant Dolomieu, il partit d’Alexandrie.
Le bâtiment s’appelait la Belle-Maltaise ; le capitaine était Maltais, on voyageait sous pavillon neutre.
Le capitaine s’appelait Félix.
Le bâtiment avait besoin de réparations. Il fut convenu que ces réparations seraient faites au nom de celui qui le nolisait. Les experts les estimant à soixante louis, le capitaine Félix en reçut cent, dit qu’il avait fait les réparations, et l’on partit sur cette assurance.
Il ne les avait pas faites.
À quarante lieues d’Alexandrie, le bâtiment avait commencé de faire eau. Par malheur, il était impossible, à cause du vent contraire, de rentrer dans le port dont on venait de sortir. On résolut de continuer la route avec le plus de toile possible ; seulement, plus il allait vite, plus le bâtiment se fatiguait.
Le troisième jour, la situation était presque désespérée.
On commença par jeter à la mer les dix pièces de canon qui faisaient la défense du bâtiment, puis neuf chevaux arabes que le général Dumas ramenait en France, puis un chargement de café, et enfin jusqu’aux malles des passagers.
Malgré cet allégement, le navire s’enfonçait de plus en plus. On prit hauteur, on était à l’entrée du golfe Adriatique. On convint de gagner le port le plus proche, c’était Tarente.
Le dixième jour, on eut connaissance de la terre. Il était temps : vingt-quatre heures de plus, et le navire sombrait sous voiles.
Les passagers, privés de toute nouvelle depuis leur séjour en Égypte, ignoraient que Naples fût en guerre avec la France.
On mouilla à une petite île située à une lieue de Tarente, à peu près ; de cette île, le général Dumas avait envoyé le patron au gouverneur de la ville pour exposer la détresse des passagers et réclamer des secours.
Le capitaine rapporta du gouverneur de Tarente une réponse verbale qui invitait les Français à débarquer en toute confiance.
En conséquence, la Belle-Maltaise reprit la mer, et, une demi-heure après, elle entrait dans le port de Tarente.
Les passagers descendirent les uns après les autres, furent fouillés, entassés dans la même chambre, où l’on finit par leur déclarer qu’ils étaient prisonniers de guerre.
Le troisième jour, on donna, aux trois prisonniers principaux, c’est-à-dire au général Manscourt, à Dolomieu et au général Dumas une chambre particulière.
Ce fut alors que Dolomieu, en son nom et en celui de ses compagnons, écrivit au cardinal Ruffo pour se plaindre à lui de la violation du droit des gens et lui apprendre de quelle trahison ils étaient victimes.
Le cardinal répondit à Dolomieu que, sans entrer en discussion sur le droit qu’avait ou n’avait pas le roi de Naples de le retenir prisonnier ainsi que les deux généraux français et ses autres compagnons, il lui faisait seulement connaître qu’il lui était impossible de lui accorder un passage par voie de terre, ne sachant pas d’escorte assez puissante et assez courageuse pour les empêcher d’être massacrés en traversant la Calabre, tout entière insurgée contre les Français ; que, quant à les renvoyer en France par la voie de mer, il ne le pouvait sans la permission des Anglais ; que tout ce qu’il pouvait faire était d’en référer au roi et à la reine.
Il ajoutait, en manière de conseil, qu’il invitait les généraux Manscourt et Alexandre Dumas à traiter avec les généraux en chef des armées de Naples et d’Italie de leur échange avec le colonel Boccheciampe, qui venait d’être fait prisonnier, déclarant que le roi de Naples faisait plus de cas del signor Boccheciampe tout seul que de tous les autres généraux napolitains prisonniers, soit en France, soit en Italie.
Des négociations furent, en conséquence, ouvertes sur cette base ; mais bientôt on apprit que Boccheciampe, blessé dans l’affaire où il avait été fait prisonnier, était mort des suites de ses blessures.
Cette nouvelle coupa court aux négociations.
Un mois après, le général Manscourt et le général Dumas furent transportés au château de Brindisi.
Quant à Dolomieu, il fut, lorsque Naples retomba au pouvoir du roi, transporté dans les prisons de Naples, où il fut traité avec la dernière rigueur.
Un jour qu’il réclamait de son geôlier quelque adoucissement à sa position, le geôlier refusa ce que lui demandait l’illustre savant.
– Prends garde ! lui dit celui-ci : je sens qu’avec de pareils traitements, je n’ai plus que quelques jours à vivre.
– Que m’importe ? lui répondit le geôlier. Je ne dois compte que de vos os.
Les instances de Bonaparte l’arrachèrent de sa captivité après la bataille de Marengo ; mais il ne rentra en France que pour y mourir.
Le surlendemain de son entrée au château de Brindisi, comme le général Dumas reposait sur son lit, sa fenêtre ouverte, un paquet d’un certain volume passa à travers les barreaux de cette fenêtre et vint tomber au milieu de la chambre.
Le prisonnier se leva et ramassa le paquet : il était ficelé ; il coupa les cordelettes qui le ficelaient et reconnut que ce paquet se composait de deux volumes.
Ces deux volumes étaient intitulés le Médecin de campagne, par Tissot.
Un petit papier, plié entre la première et la seconde page, renfermait ces mots : De la part des patriotes calabrais. Voir au mot poison.
Le général Dumas chercha le mot indiqué ; il était doublement souligné.
Il comprit que sa vie était menacée. Il cacha les deux volumes, de peur qu’ils ne lui fussent enlevés ; mais il lut et relut assez souvent l’article recommandé pour apprendre par cœur les remèdes applicables aux différents genres d’empoisonnement que l’on pouvait tenter sur lui.
Nous avons publié, dans nos Mémoires, un récit de la captivité du général Dumas écrit par lui-même. Échangé, après neuf tentatives d’empoisonnement, contre le général Mack, le même que nous avons vu figurer dans cette histoire, il revint mourir en France d’un cancer à l’estomac.
Quant au général Manscourt, empoisonné dans son tabac, il devint fou et mourut dans sa prison.
Quoique cet épisode ne se rattache que faiblement à notre histoire, nous l’avons cité comme digne de figurer au troisième plan de notre tableau.
En arrivant à Spinazzola, le cardinal Ruffo reçut avis que quatre cent cinquante Russes étaient débarqués à Manfredonia, sous les ordres du capitaine Baillie.
Ils avaient avec eux onze pièces de canon.
Le cardinal écrivit à l’instant même pour que cette petite troupe, qui, si faible qu’elle fût, représentait et engageait un grand empire, ne manquât de rien et fût reçue avec tous les égards dus aux soldats du czar Paul Ier.
Le 29 mai, au soir, le cardinal arriva à Melfi, où il s’arrêta pour célébrer la fête de saint Ferdinand et faire reposer un jour son armée.
« La Providence voulut, dit son historien, – tout ce qui arrivait au cardinal Ruffo arrivait naturellement par ordre de la Providence. – la Providence voulut donc que, pour rendre la fête plus brillante, apparût tout à coup à Melfi le capitaine Achmeth, expédié de Corfou par Kadi-Bey, et porteur de lettres du commandant de la flotte ottomane, annonçant que le grand visir avait définitivement donné l’ordre de secourir le roi des Deux-Siciles, allié de la Sublime Porte, avec toutes les forces dont on pourrait disposer. Il venait, en conséquence, demander s’il n’y aurait pas moyen de débarquer dans les Pouilles quelques milliers d’hommes pour les faire marcher, unis aux Russes, contre les patriotes napolitains.
La Providence, à force de faire pour le cardinal, faisait trop. Quoique son éducation romaine l’eût fait exempt de préjugés, ce n’était pas sans une certaine hésitation qu’il faisait marcher côte à côte la croix de Jésus et le croissant de Mahomet, sans compter les Anglais hérétiques et les Russes schismatiques.
Cela ne s’était point vu depuis Manfred, et, on le sait, à Manfred la chose avait assez mal réussi.
Le cardinal répondit donc que ce secours serait utile devant Naples, dans le cas où la cité rebelle s’obstinerait à persister dans sa rébellion ; que le trajet par terre sur la plage de l’Adriatique était long et incommode ; qu’au contraire, tout devenait facile si les Turcs voulaient bien adopter la voie de mer et se rendre de Corfou dans le golfe de Naples ; ce qui était l’affaire de quelques jours, surtout dans le mois de mai, le plus propice de tous à la navigation dans la Méditerranée. La flotte turque, en passant, pourrait s’arrêter à Palerme, et tout y combiner avec l’amiral Nelson et le roi Ferdinand.
Cette réponse fut remise à l’ambassadeur, que le cardinal invita à dîner. Mais là se présenta un autre obstacle, ou plutôt un autre embarras. Les officiers turcs de la suite du capitaine Achmeth ne buvaient ou plutôt ne devaient pas boire de vin. Le cardinal avait eu l’idée de lever la difficulté en leur donnant de l’eau-de-vie ; mais les Turcs, sachant de quoi il s’agissait, levèrent cette difficulté plus simplement encore que ne le faisait le cardinal, en disant que, puisqu’ils venaient défendre des chrétiens, ils pouvaient boire du vin comme eux.
Grâce à cette infraction, nous ne dirons pas aux lois, mais aux conseils de Mahomet, – Mahomet ne défendant pas, mais conseillant seulement de ne pas boire du vin, – le dîner fut des plus gais, et l’on put boire à la fois à la santé du sultan Sélim et du roi Ferdinand.
Le 31 mai, au point du jour, l’armée sanfédiste partit de Melfi, passa l’Ofanto et arriva à Ascoli, où Son Éminence reçut le capitaine Baillie, Irlandais commandant les Russes. Quatre cent cinquante Russes étaient arrivés heureusement à Montecalvello, et s’y étaient immédiatement établis dans un camp retranché auquel ils avaient donné le nom de fort Saint-Paul.
On entra aussitôt au conseil et il fut convenu que le commandant Baillie retournerait à l’instant même à Montecalvello, et que le colonel Carbone, avec trois bataillons de ligne et un détachement de chasseurs calabrais, servirait d’avant-garde aux troupes russes. Un commissaire spécial nommé Apa, fut désigné pour veiller au soin des vivres, et reçut les plus pressantes recommandations pour que les bons alliés du roi Ferdinand ne manquassent de rien.
De son côté, le commandant Baillie promit de laisser, et laissa, en effet, au pont de Bovino, où le cardinal devait arriver le 2 juin, une escorte de trente grenadiers russes qui devaient lui servir de garde d’honneur.
Le cardinal descendit au palais du duc de Bovino, où il rencontra le baron don Luis de Riseis, qui venait au-devant de lui en qualité d’aide de camp de Pronio.
C’était pour la première fois que le cardinal avait des nouvelles précises des Abruzzes.
Ce fut alors seulement qu’il apprit les trois victoires remportées par les Français et par la légion napolitaine à San-Severo, à Andria et à Trani ; mais, en même temps, il apprit leur retraite rapide, causée par le rappel de Macdonald dans la haute Italie. Les chefs royalistes opérant dans les Abruzzes, dans les provinces de Chieti et dans celle de Teramo, demandaient les ordres du vicaire général.
Les instructions qu’ils reçurent par l’intermédiaire de don Luis de Riseis furent de bloquer étroitement Pescara, où s’était enfermé le comte de Ruvo. Ce dont ils pourraient disposer de troupes en dehors du blocus marcherait sur Naples et combinerait ses mouvements avec ceux de l’armée sanfédiste.
Quant à la Terre de Labour, elle était entièrement au pouvoir de Mammone, auquel le roi écrivait : « Mon cher général et ami, » et de Fra-Diavolo, auquel la reine envoyait une bague à son chiffre et une boucle de ses cheveux !
CXXXII. Correspondance royale §
On a vu, par la proclamation du roi, l’état dans lequel la nouvelle du passage de la flotte française dans la Méditerranée avait mis la cour de Palerme.
Nous consacrerons ce chapitre à mettre sous les yeux de nos lecteurs des lettres de la reine. Elles compléteront le tableau des craintes royales, et, en même temps, donneront une idée exacte de la façon dont Caroline, de son côté, envisageait les choses.
« 17 mai.
» Je viens, par celle-ci, parler à Votre Éminence des bonnes et des mauvaises nouvelles que nous avons reçues. En commençant par les tristes, vous saurez que la flotte française, sortie de Brest le 25 avril, a passé le détroit de Gibraltar et est entrée dans la Méditerranée le 5 juin, échappant à la vigilance de la flotte anglaise, dont le commandant s’était fourré dans la tête que le Directoire avait décidé une expédition en Irlande, et qui, croyant que la flotte prenait ce chemin, ne s’en est point inquiété. Le fait est qu’elle a passé le détroit et que, tant de bâtiments de ligne que d’autres, elle est forte de trente-cinq voiles. Or, dans l’espérance ou dans la certitude que la flotte française ne tromperait pas deux flottes anglaises, et que, gardé par l’amiral Bridgeport et l’amiral Jarvis, le détroit de Gibraltar lui était fermé, lord Nelson a divisé et subdivisé son escadre de telle façon, qu’il se trouvait à Palerme avec un seul vaisseau et un bâtiment portugais, c’est-à-dire deux contre vingt-deux ou vingt-trois. Cela, vous le comprenez bien, nous a causé une vive alarme, et l’on a envoyé des messagers de tous côtés pour réunir à Palerme le plus de bâtiments possible. On va donc, en tout ou en partie, lever le blocus de Naples et de Malte, attendu que Nelson doit réunir le plus de forces possible pour nous sauver d’un bombardement ou d’un coup de main. Mais, onze jours s’étant déjà passés sans qu’on ait aperçu une voile française, je commence à espérer que l’escadre républicaine est allée à Toulon prendre des troupes de débarquement, et, par conséquent, laissera le temps à celle du comte de Saint-Vincent de se réunir à celle de lord Nelson, et que les deux escadres réunies pourront non-seulement résister aux Français, mais encore les battre.
» Quant à moi, voici ce que mon imagination me porte à croire : c’est que l’expédition française a pour but de faire lever le siège de Malte et, de là, courir en Égypte, y prendre Bonaparte et le ramener en Italie. Quoi qu’il en soit, la nouvelle nous a tout à fait troublés.
» Peut-être se pourrait-il encore qu’en faisant lever toujours le blocus de Naples, la flotte française se portât directement sur Constantinople, afin d’y faire une vaste diversion aux Russes et aux Turcs.
» Il y a encore cette possibilité que la flotte française ait pour mission de faire lever le blocus de Naples, d’y prendre les troupes françaises, et, leur adjoignant quelques milliers de nos fanatiques, ne vienne attaquer la Sicile.
» Mais, comme toutes ces opérations demandent du temps, nous aurons, nous, celui de rallier l’escadre de Nelson, qui fera sa jonction avec le comte Saint-Vincent, et qui alors pourra combattre les Français à forces égales. La seule crainte est maintenant que la flotte de Cadix, se trouvant sans blocus, et, par conséquent, libre de ses mouvements, ne vienne augmenter le nombre de nos ennemis. Et mon avis encore, à moi, c’est que les Français feront tout au monde pour arriver à ce résultat. Enfin, quelques jours encore, et nous saurons ce que nous aurons à craindre ou à espérer. En tout cas, si nous avons le bonheur de battre cette escadre, tout sera fini, les Français n’en ayant pas d’autres à nous opposer. Mais qui peut dire ce qui arrivera si elle nous tombe dessus avant la réunion de Nelson au comte Saint-Vincent ?
» Maintenant, pour en venir aux bonnes nouvelles, je vous dirai que nous avons appris, d’une frégate anglaise partie le 5 de Livourne, que l’armée française avait été détruite presque entièrement à Lodi, dans une bataille des plus sanglantes, à la suite de laquelle les impériaux sont entrés sans résistance à Milan, aux acclamations du peuple, qui avait injurié et souffleté le gouverneur français. Nos alliés ont également pris Ferrare et Bologne, où les Russes ont passé au fil de l’épée tous ceux qui, lors de la retraite, avaient insulté l’innocent grand-duc et sa famille. Le 5 au matin, jour même du départ de la frégate, l’armée impériale devait faire sa rentrée à Florence, ramenant le grand-duc. Une colonne autrichienne, en outre, marchait sur Gênes et une autre sur le Piémont, dans les forteresses duquel les Français se sont retirés. Après toutes ces victoires, il reste encore à nos alliés 40,000 hommes de troupes fraîches, prêtes à combattre, sous le général Strasoldo, et qui, je l’espère, suffiront pour délivrer bientôt l’Italie.
» Je fais faire en ce moment le bulletin de tous ces événements, que j’enverrai, lorsqu’ils seront imprimés, à Votre Éminence, comme je lui envoie deux copies de la proclamation qu’a faite le roi aux Siciliens, et que l’on enverra en province, attendu qu’en ce moment nous ne voulons pas trop exciter les passions dans la capitale.
» Ai-je besoin de vous dire que j’attends avec la plus grande impatience des nouvelles de Votre Éminence ? Tout ce qu’elle fait, je le lui affirme, excite mon admiration par la profondeur de la pensée et la sagesse des maximes. Cependant, je dois lui dire que je ne suis pas tout à fait de son avis, c’est-à-dire de dissimuler et d’oublier, vis-à-vis des chefs de nos brigands, surtout lorsque Votre Éminence va jusqu’à parler de les acheter par des récompenses. Et je ne suis pas de cet avis, non pas par esprit de vengeance, cette passion est inconnue à mon cœur, et, si je vous parle comme si, au contraire, je voulais me venger, je parle inspirée par le suprême mépris et le peu de compte que je fais de nos scélérats, qui ne méritent ni d’être gagnés ni d’être achetés à notre cause, mais qui doivent être séparés du reste de la société qu’ils corrompent. Les exemples de clémence, de pardon et surtout de récompense, loin d’inspirer à une nation aussi corrompue que la nôtre40 des sentiments de reconnaissance et de gratitude, n’inspireraient au contraire, que le remords de n’avoir pas fait cent fois davantage… Je le dis donc avec peine, et il n’y a pas à hésiter, tous ces hommes doivent être punis de mort, et particulièrement Caracciolo, Maliterno, Rocca-Romana41, Frederici, etc.
» Quant aux autres, ils doivent tous être déportés, avec engagement pris par eux de ne jamais revenir, et leur consentement par écrit, s’ils reviennent jamais, d’être enfermés pour le reste de leurs jours dans une prison et de voir leurs biens confisqués. Ceux-là n’augmenteront pas les forces françaises, car ils n’auront ni le courage ni l’énergie de combattre avec les Français ; ils n’augmenteront pas nos maux, par la même raison de lâcheté, et nous nous délivrerons ainsi d’une race pernicieuse, sans mœurs, qui jamais, de bonne foi, ne reviendrait à nous, et la perte de quelques milliers de pareils gredins est un bien pour l’État qui s’en purge, et, cette purgation-là, opérez-la, non point sur des dénonciations, mais sur des faits, sur les services rendus, sur les alliances signées avec les ennemis du roi et de la patrie ; opérez-la, dis-je, indifféremment et sans distinction de rang et de sexe sur les nobles, sur le mezzo ceto, sur les femmes, et cela, sans aucun égard aux familles ni à rien. En Amérique tout cela ! en Amérique… ou en France, si la dépense est trop grande.
» Et alors, quand les uns seront morts et les autres exilés, nous pourrons mettre en oubli les indignités commises. Mais d’abord, mais avant tout mais en commençant, je crois la suprême rigueur de toute nécessité ; car non-seulement c’est une félonie de s’être donné à un autre souverain, mais c’est le renversement de tous les principes de la religion et l’oubli de tous les devoirs. Je croirais donc la clémence fatale, en ce qu’ils la regarderaient, eux, comme une faiblesse, et le peuple, dont la fidélité n’a pas vacillé un seul instant, comme une injustice. Donc, pour la sûreté future et la tranquillité à venir de l’État, une bonne purgation, je vous le répète, de toute cette canaille, dont le départ, sans augmenter les forces de la France, assure au moins notre tranquillité. Et ceci est si bien ma conviction, que je préférerais ne pas même tenter de reprendre Naples, mais attendre des forces imposantes pour m’en emparer d’assaut, et alors lui imposer, – je ne me lasserai pas de le redire et de répéter le même mot, parce que lui seul répond à ma pensée, – et sur la base que j’ai dite, cette purgation qui seule peut assurer notre future tranquillité. Si, aujourd’hui, vous n’avez pas les forces nécessaires pour agir ainsi, je préférerais ne pas même tenter de rentrer dans ma capitale que d’y rentrer en y laissant toute cette infection. Les armées austro-russes s’approchent de Naples. J’eusse mieux aimé que nos Russes, à nous, fussent venus, et qu’avec eux nous eussions reconquis le royaume. Mais, en tout cas, mon avis est d’accepter le secours, de quelque part qu’il vienne. Mais, de quelque part que vienne ce secours, Naples reprise, il ne faut point pardonner à des gens qui sont l’unique cause de la perte du royaume…42 Que Votre Éminence m’excuse d’insister si fort sur la punition des coupables, mais j’ai voulu à ce sujet, pour que vous ne prétendissiez cause d’ignorance, vous dire mes sentiments et mes intentions. Après tout, j’espère que Votre Éminence sait ce qu’elle a à faire et qu’elle le fera.
» Que Votre Éminence ne me croie ni le cœur mauvais, ni l’esprit tyrannique, ni l’âme vindicative. Je suis prête à accueillir les coupables et à leur pardonner ; seulement, je suis convaincue que ce serait la perte du royaume, quand une juste rigueur peut le sauver.
» Adieu. Je désire bien vivement recevoir des nouvelles de vous et que ces nouvelles soient bonnes.
» Je suis, avec une vraie et reconnaissante estime, votre éternelle et affectionnée amie,
» Caroline. »
Les nouvelles qu’attendait Caroline du cardinal avaient été bonnes, en effet. Le cardinal avait continué de marcher sur Naples, avait, comme nous l’avons dit, été rejoint par les Russes et par les Turcs, et, quelle que fût la défense préparée par les patriotes, il n’y avait point de doute que, dans un temps plus ou moins long, Naples ne fût reprise.
Cela avait donné une telle confiance à tout le monde, que le duc de Calabre s’était enfin décidé à se mettre de la partie. Ses augustes parents l’avaient confié à Nelson, et il devait faire sa première campagne sous le pavillon anglais contre le drapeau de la République.
On va voir, par une nouvelle lettre de la reine, quels événements, à son grand regret, empêchèrent le jeune prince d’acquérir toute la gloire et toute la popularité que l’on attendait de cette expédition.
La seconde lettre de la reine ne nous paraît pas moins curieuse et surtout moins caractéristique que la première.
« 14 juin 1799.
» Cette lettre, Votre Éminence, selon toute probabilité, la recevra à Naples, c’est-à-dire lorsque Votre Éminence aura reconquis le royaume.
» La fatalité, qui est toujours contre nous, a forcé hier la flotte anglaise, qui était partie pour Naples, de rentrer à Palerme. Sortie du port par le plus beau temps et le meilleur vent possible, elle prit congé de nous vers onze heures du matin, et, à quatre heures de l’après-midi, on l’avait perdue de vue. Il était probable, le vent continuant d’être propice, qu’elle serait aujourd’hui à Procida. Malheureusement, entre les îles et Capri, on rencontra deux bâtiments de renfort, qui annonçaient à l’amiral que la flotte française venait de sortir de Toulon et s’avançait vers les côtes méridionales de l’Italie. Un conseil de guerre fut tenu, et Nelson y déclara que son premier devoir était de veiller sur la Sicile, et, se débarrassant des troupes de débarquement et de l’artillerie, de courir au-devant de l’ennemi et de le combattre.
En conséquence de cette décision, Nelson est revenu ce soir en toute hâte à Palerme pour faire son débarquement et reprendre aussitôt la mer.
» Jugez quel désappointement pour nous ! Quelque chose que je dise, je ne saurais vous le faire comprendre. L’escadre était belle, imposante, superbe ; avec tous ses transports, elle eût fait le plus grand effet. Mon fils, embarqué pour sa première expédition, était plein d’enthousiasme. En somme, ce contre-temps m’a désespérée. Les lettres reçues de Procida, le 11 et le 12, me disent que la bombe est près d’éclater. Le manque de vivres et d’eau doit hâter leur reddition. Je laisse à Votre Éminence le soin de tout conduire. Mais aussi, je désire avec vous que l’on massacre et que l’on pille le moins possible, attendu que je suis convaincue que les Napolitains ne se défendront pas. Quant aux classes rebelles, elles n’ont aucun courage, et le peuple, qui seul en a montré, est pour la bonne cause. Je crois donc que vous reprendrez Naples sans grande et même sans aucune peine. Le seul fort Saint-Elme m’embarrasse avec ses Français. À la place de Votre Éminence, je poserais cette proposition à son commandant, avec intimation de répondre dans les vingt-quatre heures : Où il se rendra dans la journée même, et, muni d’un sauf-conduit ou d’une escorte, se retirera, emmenant avec lui cinquante ou même cent jacobins, mais laissant munitions, canons, murailles, tout en bon état ; – ou, s’il refuse, il n’aura à attendre aucun quartier, et lui et sa garnison seront passés au fil de l’épée. Ainsi, on paralyserait Saint-Elme. Et, si ce commandant s’obstinait, en avant à l’instant même et à l’assaut, Russes et Turcs, et quelques-uns des nôtres, les mieux choisis ! une once d’or à l’assaut et une autre au retour. Avec cette promesse, je suis sûr qu’avant une demi-heure, Saint-Elme est à nous. Mais, alors, tenons la parole à tous, aux assiégeants comme aux assiégés. Quant aux députés et aux élus, vous comprenez bien que c’est au roi seul à les nommer, les sedili étant abolis ; c’est le moins que mérite leur félonie pour avoir détrôné le roi, chassé son vicaire et assumé la responsabilité sans sa permission. Mais ce qui me paraît instant surtout, c’est de créer l’ordre, d’empêcher les vols, de remettre Saint-Elme à un commandant honnête, brave et fidèle ; d’organiser une armée, de mettre le port en état de défense et de prendre immédiatement un compte exact des forces maritimes, de l’artillerie et de ce que les magasins contiennent ; en somme, de remettre un peu d’unité dans les rouages de la machine. Et si, dans le premier moment d’enthousiasme, on pouvait pousser le peuple à entrer dans les États romains, à délivrer Rome, à la rendre à son pasteur, et à nous donner à nous la montagne pour frontière, ce serait un coup de maître qui réparerait la blessure faite à notre honneur.
» Si tout autre que Votre Éminence était chargé d’un pareil labeur, je mourrais d’inquiétude ; mais, au contraire, je suis parfaitement tranquille, connaissant toute l’étendue et la profondeur de son génie, qui n’a de comparable que son zèle et son activité.
» J’ai reçu la lettre de Votre Éminence, écrite de Bovino, en date du 4, – celle du 6, d’Ariano ; j’ai là, en outre, celle qu’elle a écrite à Acton, et j’ai admiré les sages et profonds raisonnements qui y sont contenus, et, quoique mon intime conviction, fondée sur une longue et pénible expérience, ne soit point d’accord avec Votre Éminence, elle m’a fait faire de profondes réflexions, dont le résultat a été une admiration croissante pour elle. Plus j’y pense, en effet, plus je suis convaincue que le gouvernement de Naples sera d’une difficulté infinie et aura besoin de toutes ses connaissances, de tout son génie, de toute sa fermeté. Bien que le passé semble, en apparence, présenter le peuple napolitain comme un peuple docile, les haines, les passions privées, les craintes des coupables qui se voient dévoilés, en feront un gouvernement horriblement difficile ; mais le génie de Votre Éminence remédiera à tout.
» Laissez-moi vous dire encore que je désire ardemment, Naples prise, que vous entriez en arrangement avec Saint-Elme et le commandant français. Mais, vous entendez ! aucun traité avec nos vassaux rebelles. Le roi, dans sa clémence, leur pardonnera ou allégera leur châtiment, en raison de sa bonté ; mais traiter avec des coupables rebelles qui sont à l’agonie et qui ne peuvent pas faire plus de mal que la souris dans la trappe, non, non, jamais ! Si le bien de l’État le veut, je consentirai à leur pardonner ; mais pactiser avec de si lâches scélérats, jamais !
» C’est mon humble opinion que je soumets, comme toutes les autres, à vos lumières et à votre appréciation.
« Que Votre Éminence croie d’ailleurs, que je sens avec une vive gratitude tout ce que nous lui devons, et que, si parfois nos opinions diffèrent à l’endroit de l’indulgence, qu’elle croit bonne et que je crois mauvaise, je n’en professe pas moins une reconnaissance éternelle pour les services qu’elle nous a rendus ; et, pour moi, la réorganisation de Naples sera certainement le plus grand et le plus difficile de tous ses services, et mettra le comble à l’œuvre gigantesque qui, déjà accomplie aux trois quarts, est sur le point de l’être tout à fait.
» Je termine en priant Votre Éminence, dans ces moments critiques et décisifs, de ne point nous laisser manquer de nouvelles, devant comprendre avec quelle anxiété nous les attendons.
» Et je la prie encore de me croire, avec une éternelle et profonde gratitude, sa reconnaissante et très-affectionnée amie,
» Caroline. »
À ces deux lettres-ci doit se joindre l’analyse de la lettre du roi, que nous avons mise à tort dans le prologue de notre livre, et dont la place serait ici.
Les lecteurs verront par cette analyse que les deux augustes époux, si rarement d’accord en toute chose, avaient du moins un point sur lequel ils s’entendaient admirablement : c’était de poursuivre leurs vengeances jusqu’au bout et de ne faire grâce sous aucun prétexte.
On verra, d’un autre côté, ce que nous sommes bien aise, au reste, de constater comme rectification historique, que les suprêmes rigueurs arrêtées par les deux époux servent de réponse à des lettres où le cardinal Ruffo conseille l’indulgence.
Et, pour cela, nous nous contenterons de remettre sous les yeux de nos lecteurs les recommandations que fait le roi au cardinal à l’endroit des différentes catégories de coupables, ainsi que l’énumération des différents supplices dont il désire qu’ils soient punis ; nous laisserons le roi parler lui-même :
« De mort :
» Tous ceux qui ont fait partie du gouvernement provisoire ;
» Tous ceux qui ont fait partie de la commission législative et exécutive de Naples ;
» Tous les membres de la commission militaire et de police formée par les républicains ;
» Tous ceux qui ont fait partie des municipalités patriotes, et, qui, en général, ont reçu une commission de la république parthénopéenne ou des Français, et plus particulièrement encore ceux qui ont fait partie de la commission chargée d’enquérir sur les prétendues déprédations faites par moi et par mon gouvernement ;
» Tous les officiers qui étaient à mon service et qui sont passés au service de la soi-disant République ou des Français : bien entendu que ma volonté est que ceux desdits officiers qui seraient pris les armes à la main contre mes soldats ou ceux de mes alliés, soient fusillés dans les vingt-quatre heures, sans aucune forme de procès et militairement, comme aussi tous les barons qui, les armes à la main, se seraient opposés ou s’opposeraient à mon retour ;
» Tous ceux qui ont créé ou imprimé des gazettes républicaines, des proclamations et autres écrits, tendant à exciter mes peuples à la révolte et à répandre les maximes du nouveau gouvernement, et particulièrement un certain Vicenzo Cuoco.
» Je veux que soit également arrêtée et punie une certaine Luisa Molina San-Felice, qui a découvert et dénoncé la contre-révolution des royalistes, à la tête desquels étaient Backer, père et fils ;
» Enfin, tous les élus de la cité et députés de la place qui chassèrent de son gouvernement mon vicaire général Pignatelli et le traversèrent dans toutes ses opérations par des observations ou des mesures contraires à la fidélité qu’ils me devaient.
» Après quoi, ceux qui seront reconnus moins coupables seront économiquement déportés hors de nos domaines leur vie durant, et leurs biens seront confisqués. Et, sur ce point particulièrement, je dois vous dire que j’ai trouvé très-sensé ce que vous me proposez à l’endroit de la déportation en général mais, tout bien pensé, je crois qu’il vaut mieux se défaire de ces vipères que de les garder dans sa maison. Ah ! si j’avais quelque île fort éloignée de mes domaines du continent, je ne dis pas, et j’adopterais volontiers votre système de substituer la déportation à la mort. Mais le voisinage des îles où sont mes deux royaumes donnerait facilité aux exilés d’ourdir des trames avec les mécontents. Il est vrai que, d’un autre côté, les revers que subissent les Français en Italie, et que ceux que, grâce au ciel, ils vont souffrir encore, mettront les déportés hors d’état de nous nuire ; mais alors, si nous consentons à l’exil, il faudra bien songer au lieu de la déportation et aux moyens de l’exécuter avec sécurité. Je suis en train d’y aviser.
» Je me réserve, aussitôt que j’aurai repris Naples, de faire à la liste que je vous adresse quelques adjonctions que les événements et les connaissances que nous acquerrons pourront me suggérer. Après quoi, mon intention est, en bon chrétien et en père amoureux de mes peuples, d’oublier entièrement le passé et d’accorder un pardon général qui puisse rassurer ceux des égarés qui ne l’ont point été par perversité d’âme, mais par crainte et pusillanimité. »
Nous ignorons si cette phrase, écrite à la suite l’une liste de proscription digne de Sylla, d’Octave ou de Tibère, est une sombre plaisanterie, ou, ce qui est possible encore au point de vue où certains rois envisagent la royauté, si elle a été écrite sérieusement.
Mais ce qui avait été écrit sérieusement et au moment où elle s’en doutait le moins, c’était l’arrêt de la pauvre San-Felice.
CXXXIII. La monnaie russe §
Nous l’avons dit, Luisa tâchait d’être heureuse.
Hélas ! la chose lui était bien difficile.
Son amour pour Salvato était toujours aussi grand, plus grand même : chez la femme, et surtout chez une femme du caractère de Luisa, l’abandon d’elle-même double l’amour au lieu de le diminuer.
Quant à Salvato, toute son âme était à Luisa. C’était plus que de l’amour qu’il avait pour elle, c’était de la religion.
Mais il s’était fait deux taches sombres dans la vie de la pauvre Luisa.
L’une, qui ne se présentait que de temps en temps à son esprit, qu’écartait la présence de Salvato, que lui faisaient oublier ses caresses : c’était cet homme moitié père, moitié époux, dont, à des intervalles égaux, elle recevait des lettres toujours affectueuses, mais dans lesquelles il lui semblait distinguer les traces d’une tristesse visible à elle seule, et qui était plutôt devinée par son cœur qu’analysée par son esprit.
À ces lettres, elle répondait par des lettres toutes filiales. Elle n’avait point un seul mot à changer aux sentiments qu’elle exprimait au chevalier : c’étaient toujours ceux d’une fille soumise, aimante et respectueuse.
Mais l’autre tache, tache sombre, tache de deuil, qui s’était faite dans la vie de la pauvre Luisa et que rien ne pouvait écarter de son regard, c’était cette implacable idée qu’elle était cause de l’arrestation des deux Backer, et, s’ils étaient exécutés, qu’elle serait cause de leur mort.
Au reste, peu à peu la vie des deux jeunes gens s’était rapprochée et était devenue plus commune. Tout le temps que Salvato ne donnait point à ses devoirs militaires, il le donnait à Luisa.
Selon le conseil de Michele, la San-Felice avait pardonné à Giovannina son étrange sortie, que rendait, d’ailleurs, moins coupable qu’elle ne l’eut été chez nous la familiarité des domestiques italiens avec leurs maîtres.
Au milieu des événements si graves qui s’accomplissaient, au milieu des événements plus graves encore qui se préparaient, les esprits, moins occupés de la chronique privée que de la chose publique, avaient vu, sans autrement s’en préoccuper, cette intimité s’établir entre Salvato et Luisa. Cette intimité, au reste, si complète qu’elle fût, n’avait rien de scandaleux dans un pays qui, n’ayant pas d’équivalent pour le mot maîtresse, traduit le mot maîtresse par le mot amie.
En supposant donc que, par son indiscrétion, Giovannina eût eu l’intention de faire du tort à sa maîtresse, elle avait eu beau être indiscrète, elle ne lui avait point fait le tort qu’elle espérait.
La jeune fille était devenue sombre et taciturne, mais avait cessé d’être irrespectueuse.
Michele seul avait conservé dans la maison, où, de temps en temps, il venait secouer les grelots de son esprit, sa joyeuse insouciance. Se voyant arrivé à ce fameux grade de colonel qu’il n’eût jamais osé rêver dans ses ambitions les plus insensées, il pensait bien de temps en temps à certain bout de corde voltigeant dans l’espace et vu de lui seul ; mais cette vision n’avait d’autre influence sur son moral que de lui faire dire, avec un surcroît de gaieté et en frappant ses mains bruyamment l’une contre l’autre : « Bon ! l’on ne meurt qu’une fois ! » Exclamation à laquelle le diable seul, qui tenait l’autre bout de cette corde, pouvait comprendre quelque chose.
Un matin qu’en allant de chez Assunta chez sa sœur de lait, c’est-à-dire de Marinella à Mergellina, trajet qu’il faisait à peu près tous les jours, il passait devant la porte du beccaïo, et qu’avec cette flânerie naturelle aux Méridionaux, il s’arrêtait sans aucun motif de s’arrêter, il lui parut qu’à son arrivée, la conversation changeait d’objet et que l’on se faisait certains signes qui voulaient dire visiblement : « Défions-nous : voilà Michele ! »
Michele était trop fin pour avoir l’air de voir ce qu’il avait vu ; mais, en même temps, il était trop curieux pour ne pas chercher à savoir ce qu’on lui cachait. Il causa un instant avec le beccaïo, qui faisait le républicain enragé et dont il ne put rien tirer ; mais, en sortant de chez lui, il entra chez un boucher nommé Cristoforo, ennemi naturel du beccaïo par la seule raison qu’il exerçait, à peu près, le même état que lui.
Cristoforo, qui, lui, était véritablement patriote, avait remarqué, depuis le matin, une assez grande agitation au Marché-Vieux. Cette agitation, à ce qu’il avait cru reconnaître, était causée par deux hommes qui avaient distribué, à quelques individus bien connus pour leur attachement à la cause des Bourbons, des monnaies étrangères d’or et d’argent. Dans un de ces deux hommes, Cristoforo avait reconnu un ancien cuisinier du cardinal Ruffo nommé Coscia et qui, comme tel, était en relation avec les marchands du Marché-Vieux.
– Bon ! dit Michele, as-tu vu cette monnaie, compère ?
– Oui ; mais je ne l’ai pas reconnue.
– Pourrais-tu nous en procurer une, de ces monnaies ?
– Rien de plus facile.
– Alors, je sais quelqu’un qui nous dira bien de quel pays elle vient.
Et Michele tira de sa poche une poignée de pièces de toute espèce pour que Cristoforo pût rendre en monnaie napolitaine l’équivalent des monnaies étrangères qu’il allait quérir.
Dix minutes après, il revint avec une pièce d’argent de la valeur d’une piastre, mais plus mince. Elle représentait, d’un côté, une femme à la tête altière, à la gorge presque nue, portant une petite couronne sur le front ; – de l’autre, un aigle à deux têtes, tenant dans une de ses serres le globe, dans l’autre le sceptre.
Tout autour de la pièce, à l’endroit et au revers étaient gravées des légendes en lettres inconnues.
Michele épuisa inutilement sa science à essayer de lire ces légendes. Il fut obligé d’avouer, à sa honte, qu’il ne connaissait pas les lettres dont elles se composaient.
Cristoforo reçut de Michele mission de s’informer. S’il apprenait quelque chose, il viendrait lui dire ce qu’il aurait appris.
Le boucher, dont la curiosité n’était pas moins excitée que celle de Michele, se mit immédiatement en quête, tandis que Michele, par la rue de Tolède et le pont de Chiaïa, gagnait Mergellina.
En passant devant le palais d’Angri, Michele s’était informé de Salvato : Salvato était sorti depuis une heure.
Salvato, comme s’en était douté Michele, était à la maison du Palmier, où la duchesse Fusco, confidente de Luisa, avait mis à sa disposition la chambre où il avait été conduit après sa blessure et où il avait passé de si douces et de si cruelles heures.
De cette façon, il entrait chez la duchesse Fusco, qui recevait hautement et publiquement toutes les sommités patriotiques de l’époque, saluait ou ne saluait pas la duchesse, selon qu’elle était visible ou non, et passait dans sa chambre, devenue un cabinet de travail.
Luisa, de chez elle, l’y venait trouver par la porte de communication ouverte entre les deux hôtels.
Michele, qui n’avait pas les mêmes raisons de se cacher, vint tout simplement sonner à la porte du jardin, que Giovannina lui ouvrit.
Michele parlait peu à la jeune fille depuis les soupçons qu’il avait conçus sur elle à l’endroit de sa sœur de lait. Il se contenta donc de la saluer assez cavalièrement. Michele, qu’on ne l’oublie pas, était devenu colonel, et, comme chez Luisa, il était à peu près chez lui, il entra sans rien demander, ouvrit les portes, et, voyant les chambres vides, alla droit à celle qu’il était à peu près sûr de trouver occupée.
Le jeune lazarone avait une manière de frapper qui révélait sa présence ; les deux jeunes gens la reconnurent, et la douce voix de Luisa prononça le mot :
– Entrez !
Michele poussa la porte. Salvato et Luisa étaient assis l’un près de l’autre. Luisa avait la tête appuyée à l’épaule de Salvato, qui l’enveloppait de son bras.
Luisa avait les yeux pleins de larmes ; Salvato, le front resplendissant d’orgueil et de joie.
Michele sourit ; il lui semblait voir un jeune époux triomphant, à l’annonce d’une future paternité.
Quel que fût, au reste, le sentiment qui mettait la joie au front de l’un et les larmes aux yeux de l’autre, il devait, sans doute, rester un secret entre les deux amants ; car, à la vue de Michele, Luisa posa un doigt sur ses lèvres.
Salvato se pencha en avant et tendit la main au jeune homme.
– Quelles nouvelles ? lui demanda-t-il.
– Aucune précise, mon général, mais beaucoup de bruit en l’air.
– Et qui fait ce bruit ?
– Une pluie d’argent qui vient on ne sait d’où.
– Une pluie d’argent ! Tu t’es mis sous la gouttière, au moins ?
– Non. J’ai tendu mon chapeau, et voici une des gouttes qui y est tombée.
Et il présenta la pièce d’argent à Salvato.
Le jeune homme la prit, et, au premier regard :
– Ah ! dit-il, un rouble de Catherine II.
Cela n’apprenait rien à Michele.
– Un rouble ? demanda-t-il ; qu’est-ce que cela ?
– Une piastre russe. Quant à Catherine II, c’est la mère de Paul Ier, l’empereur actuellement régnant.
– Où cela ?
– En Russie.
– Allons, bon ! voilà les Russes qui s’en mêlent. On nous les promettait, en effet, depuis longtemps. Est-ce qu’ils sont arrivés ?
– Il paraît, répondit Salvato.
Puis, se levant :
– Cela est grave, ma bien chère Luisa, dit le jeune officier, et je suis forcé de vous quitter ; car il n’y a pas de temps à perdre pour savoir d’où viennent ces roubles répandus dans le peuple.
– Allez, dit la jeune femme avec cette douce résignation qui était devenue le caractère principal de sa physionomie depuis la malheureuse affaire des Backer.
En effet, elle sentait qu’elle ne s’appartenait plus à elle-même ; que, comme l’Iphigénie antique, elle était une victime aux mains du Destin, et, ne pouvant lutter contre lui, on eût dit qu’elle tentait de le fléchir par sa résignation.
Salvato boucla son sabre et revint à elle avec ce sourire plein de force et de sérénité qui ne s’effaçait de son visage que pour lui rendre la rigidité du marbre, et, l’enveloppant de son bras, sous l’étreinte duquel son corps plia comme une branche de saule :
– Au revoir, mon amour ! dit-il.
– Au revoir ! répéta la jeune femme. Quand cela ?
– Oh ! le plus tôt possible ! Je ne vis que près de toi, surtout depuis la bienheureuse nouvelle !
Luisa se serra contre Salvato, en cachant sa tête dans sa poitrine ; mais Michele put voir la rougeur de son visage s’étendre jusqu’à ses tempes.
Hélas ! cette nouvelle que, dans son orgueil égoïste, Salvato appelait une bonne nouvelle, c’est que Luisa était mère !
CXXXIV. Les dernières heures §
Voici ce qui s’était passé et de quelle façon la monnaie russe avait fait son apparition sur la place du Vieux-Marché à Naples.
Le 3 juin, le cardinal était arrivé à Ariano, ville qui, située au plus haut sommet des Apennins, a reçu de sa position le nom de balcon de la Pouille. Elle n’avait alors d’autre route que la route consulaire qui va de Naples à Brindisi, la même qui fut suivie par Horace dans son fameux voyage avec Mécène. Du côté de Naples, la montée est si rapide, que les voitures de poste ne peuvent ou plutôt ne pouvaient y monter alors qu’à l’aide de bœufs ; de l’autre côté, on n’y arrivait qu’en suivant la longue et étroite vallée de Bovino, qui servait, en quelque sorte, de Thermopyles à la Calabre. Au fond de cette gorge, roule le Cervaro, torrent impétueux jusqu’à la folie, et, sur la rive du torrent, rampe la route qui va d’Ariano au pont de Bovino. Le versant de cette montagne est si encombré de rochers, qu’une centaine d’hommes suffiraient pour arrêter la marche d’une armée. C’est là que Schipani avait reçu l’ordre de s’arrêter, et, s’il eût suivi les ordres donnés, au lieu de se laisser aller à la folle passion de prendre Castellucio, c’est là que probablement se fût terminée la marche triomphale du cardinal.
À son grand étonnement, au contraire, le cardinal était arrivé à Ariano sans empêchement aucun.
Il y trouva le camp russe.
Or, comme, le lendemain même de son arrivée, il était occupé à visiter ce camp, on lui amena deux individus que l’on venait d’arrêter dans un calessino.
Ces deux individus se donnaient pour des marchands de grains allant dans la Pouille pour y faire leurs achats.
Le cardinal s’apprêtait à les interroger, lorsque, en les regardant avec attention, et voyant que l’un d’eux, au lieu d’être embarrassé ou effrayé, souriait, il reconnut dans le faux marchand de grains un ancien cuisinier à lui nommé Coscia.
Se voyant reconnu, Coscia prit, selon l’habitude napolitaine, la main du cardinal et la baisa ; et, comme le cardinal comprit bien que ce n’était point le hasard qui amenait les deux voyageurs au-devant de lui, il les conduisit hors du camp russe, dans une maison isolée, où il put, en toute tranquillité, causer avec eux.
– Vous venez de Naples ? demanda le cardinal.
– Nous en sommes partis hier matin, répondit Coscia.
– Vous pouvez me donner des nouvelles fraîches, alors ?
– Oui, monseigneur, d’autant mieux que nous-mêmes en venions chercher auprès de Votre Éminence.
En effet, les deux messagers étaient envoyés par le comité royaliste. Ce qui préoccupait le plus tout à la fois les bourgeois et les patriotes, c’était de savoir positivement si les Russes étaient ou n’étaient point arrivés, la coopération des Russes étant une grande garantie pour la réussite de l’expédition sanfédiste, puisqu’elle avait pour appui le plus puissant des empires, numériquement parlant.
Sous ce rapport, le cardinal put satisfaire pleinement les deux envoyés. Il les fit passer au milieu des rangs moscovites, leur assurant que ce n’était que l’avant-garde et que l’armée venait derrière.
Les deux voyageurs, quoique moins incrédules que saint Thomas, purent cependant faire comme lui : voir et toucher.
Ce qu’ils touchèrent particulièrement, ce fut un sac de pièces russes que le cardinal leur remit pour distribuer aux bons amis du Marché-Vieux.
On a vu que maître Coscia s’était acquitté de son message en conscience, puisqu’un des roubles était parvenu jusqu’à Salvato.
Salvato avait aussi compris la gravité du fait, et était sorti pour le vérifier.
Deux heures après, il n’avait plus aucun doute : les Russes avaient fait leur jonction avec le cardinal, et les Turcs étaient près de faire la leur.
La journée n’était point achevée encore, que le bruit s’en était déjà répandu par toute la ville.
Salvato, en rentrant au palais d’Angri, avait trouvé des nouvelles plus désastreuses encore.
Ettore Caraffa, le héros d’Andria et de Trani, était bloqué par Pronio à Pescara, et ne pouvait venir au secours de Naples, qui le considérait cependant comme un de ses plus braves défenseurs.
Bassetti, nommé par Macdonald, avant son départ de Naples, général en chef des troupes régulières, battu par Fra-Diavolo et Mammone, venait de rentrer blessé à Naples.
Schipani, attaqué et battu sur les rives du Sarno, s’était arrêté seulement à Torre-del-Greco et s’était enfermé avec une centaine d’hommes dans le petit fort de Granatello.
Enfin, Manthonnet, le ministre de la guerre, Manthonnet lui-même, qui avait marché contre Ruffo et qui avait compté qu’Ettore Caraffa se joindrait à lui, Manthonnet, privé du secours de ce brave capitaine, n’avait pu, au milieu des populations, qui, excitées par l’exemple de Castellucio, se soulevaient menaçantes, n’avait pu arriver jusqu’à Ruffo, et, sans avoir dépassé Baïa, avait été contraint de battre en retraite.
Salvato, à la lecture de ces nouvelles fatales, demeura un instant pensif ; puis il parut avoir pris une résolution, descendit rapidement dans la rue, sauta dans un calessino et se fit conduire à la maison du Palmier.
Cette fois, il ne prit point la précaution d’entrer par la maison de la duchesse Fusco : il alla droit à cette petite porte du jardin qui s’était si heureusement ouverte pour lui pendant la nuit du 22 au 23 septembre, et y sonna.
Giovannina vint ouvrir, et, en voyant le jeune homme, ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise : ce n’était jamais par là qu’il entrait.
Salvato ne se préoccupa point de son étonnement et ne s’inquiéta point de son cri.
– Ta maîtresse est là ? lui demanda-t-il.
Et, comme elle ne répondait point, fascinée qu’elle semblait par son regard, il l’écarta doucement de la main et s’avança vers le perron, sans même s’apercevoir que Giovannina la lui avait saisie et l’avait serrée avec une passion que, d’ailleurs, il attribua peut-être à la crainte qu’une situation si précaire faisait naître dans les plus fermes esprits, à plus forte raison dans celui de Giovannina.
Luisa était dans la même chambre où Salvato l’avait laissée. Au bruit inattendu de son pas, à la surprise qu’elle éprouva en l’entendant venir du côté opposé à celui par lequel elle l’attendait, elle se leva vivement, alla vers la porte et l’ouvrit. Salvato se trouva en face d’elle.
Le jeune homme lui prit les deux mains, et, la regardant quelques secondes avec un sourire d’une ineffable douceur et en même temps d’une inexprimable tristesse :
– Tout est perdu ! lui dit-il. Dans huit jours, le cardinal Ruffo et ses hommes seront sous les murs de Naples, et il sera trop tard pour prendre un parti. Il faut donc prendre ce parti à l’instant même.
Luisa, de son côté, le regardait avec étonnement, mais sans crainte.
– Parle, dit-elle, je t’écoute.
– Il y a trois choses à faire dans les circonstances où nous nous trouvons, continua Salvato.
– Lesquelles ?
– La première, c’est de monter à cheval avec cent de mes braves Calabrais, de renverser tous les obstacles que nous rencontrerons sur notre route, d’atteindre Capoue. Capoue a conservé une garnison française. Je te confie à la loyauté de son commandant, quel qu’il soit, et, si Capoue capitule, il te fait comprendre dans la capitulation, et tu es sauvée, car tu te trouves sous la sauvegarde des traités.
– Et toi, demanda Luisa, restes-tu à Capoue ?
– Non, Luisa, je reviens ici, car ma place est ici ; mais, aussitôt libre de mes devoirs, je te rejoins.
– La seconde ? dit-elle.
– C’est de prendre la barque du vieux Basso-Tomeo, qui ira avec ses trois fils t’attendre au tombeau de Scipion, et, profitant de ce qu’il n’y a plus de blocus, de suivre la côte de Terracine jusqu’à Ostie ; et, une fois à Ostie, de suivre, en le remontant, le Tibre jusqu’à Rome.
– Viens-tu avec moi ? demanda Luisa.
– Impossible.
– La troisième, alors ?
– C’est de rester ici, y faire la meilleure défense possible et d’y attendre les événements.
– Quels événements ?
– Les conséquences d’une ville prise d’assaut et les vengeances d’un roi lâche et, par conséquent, impitoyable.
– Serons-nous sauvés ou mourrons-nous ensemble ?
– C’est probable.
– Alors, restons.
– C’est ton dernier mot, Luisa ?
– Le dernier, mon ami.
– Réfléchis jusqu’à ce soir : je serai ici ce soir.
– Reviens ce soir ; mais, ce soir, je te dirai, comme à cette heure : si tu restes, restons.
Salvato regarda à sa montre.
– Il est trois heures, dit-il : je n’ai pas un instant à perdre.
– Tu me quittes ?
– Je monte au fort Saint-Elme.
– Mais le fort Saint-Elme, lui aussi, est commandé par un Français : pourquoi ne me confies-tu point à lui ?
– Parce que je ne l’ai vu qu’un instant, et que cet homme m’a fait l’effet d’un misérable.
– Les misérables font parfois, pour de l’argent, ce que les grands cœurs font par dévouement.
Salvato sourit.
– C’est justement ce que je vais tenter.
– Fais, mon ami : tout ce que tu feras sera bien fait, pourvu que tu restes près de moi.
Salvato donna un dernier baiser à Luisa, et, par un sentier côtoyant la montagne, on put le voir disparaître derrière le couvent de Saint-Martin.
Le colonel Mejean, qui, du haut de la forteresse, planait sur la ville et sur ses alentours comme un oiseau de proie, vit et reconnut Salvato. Il connaissait de réputation cette nature franche et honnête, antipode de la sienne. Peut-être le haïssait-il, mais il ne pouvait s’empêcher de l’estimer.
Il eut le temps de rentrer dans son cabinet, et, comme les hommes de cette espèce n’aiment point le grand jour, il abaissa les rideaux, se plaça le dos tourné à la lumière, de manière que son œil clignotant et douteux ne pût être épié dans la pénombre.
Quelques secondes après que ces mesures étaient prises, on annonça le général de brigade Salvato Palmieri.
– Faites entrer, dit le colonel Mejean.
Salvato fut introduit, et la porte se referma sur eux.
CXXXV. Où un honnête homme propose une mauvaise action que d’honnêtes gens ont la bétise de refuser. §
L’entretien dura près d’une heure.
Salvato en sortit l’œil sombre et la tête inclinée.
Il descendit la rampe qui conduit de San-Martino à l’Infrascata, prit un calessino qu’il trouva à la descente dei Studi et se fit conduire à la porte du palais royal, où siégeait le directoire.
Son uniforme lui ouvrait toutes les portes : il pénétra jusqu’à la salle des séances.
Il trouva les directeurs assemblés et Manthonnet leur faisant un rapport sur la situation.
La situation était celle que nous avons dite :
Le cardinal à Ariano, c’est-à-dire, en quatre marches, pouvant être à Naples ;
Sciarpa à Nocera, c’est-à-dire à deux marches de Naples ;
Fra-Diavolo à Sessa et à Teano, c’est-à-dire à deux marches de Naples ;
La République, enfin, menacée par les Napolitains, les Siciliens, les Anglais, les Romains, les Toscans, les Russes, les Portugais, les Dalmates, les Turcs, les Albanais.
Le rapporteur était sombre ; ceux qui l’écoutaient étaient plus sombres que lui.
Lorsque Salvato entra, tous les yeux se tournèrent de son côté. Il fit signe à Manthonnet de continuer et demeura debout, gardant le silence.
Quand Manthonnet eut fini :
– Avez-vous quelque chose de nouveau à nous annoncer, mon cher général ? demanda le président à Salvato.
– Non ; mais j’ai une proposition à vous faire.
On connaissait le courage fougueux et l’inflexible patriotisme du jeune homme : on écouta.
– D’après ce que vient de vous dire le brave général Manthonnet, vous reste-t-il encore quelque espoir ?
– Bien peu.
– Ce peu, sur quoi repose-t-il ? Dites-le-nous.
On se tut.
– C’est-à-dire, reprit Salvato, qu’il ne vous en reste aucun, et que vous essayez de vous faire illusion à vous mêmes.
– Et à vous, vous en reste-t-il ?
– Oui, si l’on fait de point en point ce que je vais vous dire.
– Dites.
– Vous êtes tous braves, tous courageux ? vous êtes tous prêts à mourir pour la patrie ?
– Tous ! s’écrièrent les membres du directoire en se levant d’un seul élan.
– Je n’en doute pas, continua Salvato avec son calme ordinaire ; mais mourir pour la patrie n’est pas aimer la patrie, et il faut, avant tout, sauver la patrie ; car sauver la patrie, c’est sauver la République, et sauver la République, c’est fixer sur cette malheureuse terre l’intelligence, le progrès, la légalité, la lumière, la liberté, qui, avec le retour de Ferdinand, disparaîtraient pour un demi-siècle, pour un siècle peut-être.
Les auditeurs ne répondirent que par le silence, tant le raisonnement était juste et impossible à combattre.
Salvato continua :
– Lorsque Macdonald a été rappelé dans la haute Italie et que les Français ont quitté Naples, je vous ai vus, joyeux, vous féliciter d’être enfin libres. Votre amour-propre national, votre patriotisme de terroir vous aveuglaient ; vous veniez de refaire votre premier pas vers l’esclavage.
Une vive rougeur passa sur le front des membres du directoire ; Manthonnet murmura :
– Toujours l’étranger !
Salvato haussa les épaules.
– Je suis plus Napolitain que vous, Manthonnet, dit-il, puisque votre famille, originaire de Savoie, habite Naples depuis cinquante ans seulement ; moi, je suis de la Terre de Molise, mes aïeux y sont nés, mes aïeux y sont morts. Dieu me donne ce suprême bonheur d’y mourir comme eux !
– Écoutez, dit une voix, c’est la sagesse qui parle par la voix de ce jeune homme.
– Je ne sais pas ce que vous appelez l’étranger ; mais je sais ceux que j’appelle mes frères. Mes frères, ce sont les hommes, de quelque pays qu’ils soient, qui veulent comme moi la dignité de l’individu par l’indépendance de la nation. Que ces hommes soient Français, Russes, Turcs, Tartares, du moment qu’ils entrent dans ma nuit un flambeau à la main et les mots de progrès et de liberté à la bouche, ces hommes, ce sont mes frères. Les étrangers, pour moi, ce sont les Napolitains, mes compatriotes, qui, réclamant le pouvoir de Ferdinand, marchant sous la bannière de Ruffo, veulent nous imposer de nouveau le despotisme d’un roi imbécile et d’une reine débauchée.
– Parle, Salvato ! parle ! dit la même voix.
– Eh bien, je vous dis ceci : vous savez mourir, mais vous ne savez pas vaincre.
Il se fit un mouvement dans l’assemblée : Manthonnet se retourna brusquement vers Salvato.
– Vous savez mourir, répéta Savalto ; mais vous ne savez pas vaincre, et la preuve, c’est que Bassetti a été battu, c’est que Schipani a été battu ; c’est que vous-même, Manthonnet, avez été battu.
Manthonnet courba la tête.
– Les Français, au contraire, savent mourir. Ils étaient trente-deux à Cotrone ; sur trente-deux, quinze sont morts et onze ont été blessés. Ils étaient neuf mille à Civita-Castellana, ils avaient devant eux quarante mille ennemis, qui ont été vaincus. Donc, je le répète, les Français non-seulement savent mourir, mais encore savent vaincre.
Nulle voix ne répondit.
– Sans les Français, nous mourrons, nous mourrons glorieusement, nous mourrons avec éclat, nous mourrons comme Brutus et Cassius sont morts à Philippes ; mais nous mourrons en désespérant, nous mourrons en doutant de la Providence, nous mourrons en disant : « Vertu, tu n’es qu’un mot ! » et, ce qu’il y a de plus terrible à penser, c’est que la République mourra avec nous. Avec les Français, nous vaincrons, et la République sera sauvée !
– C’est donc à dire, s’écria Manthonnet, que les Français sont plus braves que nous ?
– Non, mon cher général, nul n’est plus brave que vous, nul n’est plus brave que moi, nul n’est plus brave que Cirillo, qui m’écoute et qui déjà deux fois m’a approuvé ; et, lorsque l’heure de mourir sera venue, nous donnerons la preuve, je l’espère, que nul ne mourra mieux que nous. Kosciusko aussi était brave ; mais, en tombant, il a dit ce mot terrible que trois démembrements ont justifié : Finis Poloniœ ! Nous dirons en tombant, et vous tout le premier, je n’en doute pas, des mots historiques ; mais, je le répète, si ce n’est pour nous, du moins pour nos enfants, qui auront notre besogne à refaire, mieux vaut ne pas tomber.
– Mais, dit Cirillo, ces Français, où sont-ils ?
– Je descends de Saint-Elme, répondit Salvato ; je quitte le colonel Mejean.
– Connaissez-vous cet homme ? demanda Manthonnet.
– Oui c’est un misérable, répondit Salvato avec son calme habituel, et voilà pourquoi l’on peut traiter avec lui. Il me vend mille Français.
– Il n’en a que cinq cent cinquante ! s’écria Manthonnet.
– Pour Dieu, mon cher Manthonnet, laissez-moi finir ; le temps est précieux, et, si je pouvais acheter du temps comme je puis acheter des hommes, j’en achèterais aussi. Il me vend mille Français.
– Nous pouvons, tout battus que nous sommes, rassembler encore dix ou quinze mille hommes, dit Manthonnet, et vous comptez faire avec mille Français ce que vous ne pouvez pas faire avec quinze mille Napolitains ?
– Je ne compte point faire avec mille Français ce que je ne puis pas faire avec quinze mille Napolitains ; mais, avec quinze mille Napolitains et mille Français, je puis faire ce que je ne ferais pas avec trente mille Napolitains seuls !
– Vous nous calomniez, Salvato.
– Dieu m’en garde ! Mais l’exemple est là. Croyez-vous que, si Mack eût eu mille hommes de vieilles troupes, mille vieux soldats disciplinés, habitués à la victoire, mille soldats du prince Eugène ou de Souvarov, notre défaite eût été si rapide, notre déroute si honteuse ? Car j’étais d’esprit, sinon de cœur, avec les Napolitains qui fuyaient et contre lesquels j’avais combattu ; mille Français, voyez-vous, mon cher Manthonnet, c’est un bataillon carré, et un bataillon carré, c’est une forteresse que rien n’entame, ni artillerie ni cavalerie ; mille Français, c’est une barrière que l’ennemi ne franchit pas, une muraille derrière laquelle le soldat brave, mais peu habitué au feu, mal discipliné, se rallie, se reforme. Donnez-moi le commandement de douze mille Napolitains et de mille Français, et je vous amène ici dans huit jours le cardinal Ruffo pieds et poings liés.
– Et il faut absolument que ce soit vous qui commandiez ces douze mille Napolitains et ces mille Français, Salvato ?
– Prenez garde, Manthonnet ! voici un mauvais sentiment, quelque chose de pareil à l’envie qui vous mord le cœur.
Et, sous le regard placide du jeune homme, Manthonnet, courbé, quitta sa place et vint lui donner la main.
– Pardonnez, mon cher Salvato, dit-il, à un homme encore tout meurtri de sa dernière défaite. Si la chose vous est accordée, voulez-vous de moi pour votre lieutenant ?
– Continuez donc, Salvato, dit Cirillo.
– Oui, il faut absolument que ce soit moi qui commande, reprit Salvato, et je vais vous dire pourquoi : c’est qu’il faut que les Français sur lesquels je compte m’appuyer, les mille Français qui seront mon pilier d’airain, ces mille Français me voient combattre, parce que ces mille Français savent que non-seulement j’étais l’aide de camp, mais encore l’ami du général Championnet. Si j’eusse été ambitieux, j’eusse suivi Macdonald dans la haute Italie, c’est-à-dire sur le terrain des grandes batailles, là où l’on devient en trois ou quatre ans Desaix, Kléber, Bonaparte, Murat, et je n’eusse point demandé mon congé pour commander une bande de Calabrais sauvages et mourir obscurément dans quelque escarmouche contre des paysans commandés par un cardinal.
– Et ces Français, demanda le président, quel prix vous les vend le commandant de Saint-Elme ?
– Pas ce qu’ils valent, certainement, – il est vrai que ce n’est point à eux, mais à lui que je les paye, – cinq cent mille francs.
– Et ces cinq cent mille francs, où les prenez-vous ? demanda le président.
– Attendez, répondit Salvato toujours calme ; car ce n’est point cinq cent mille francs qu’il me faut, c’est un million.
– Raison de plus. Je le répète, où prendrez-vous un million, quand nous n’avons peut-être pas dix mille ducats en caisse ?
– Donnez-moi pouvoir sur la vie et sur les biens de dix riches citoyens que je vous désignerai par leur nom, et, demain, le million sera ici, apporté par eux-mêmes.
– Citoyen Salvato, s’écria le président, vous nous proposez là ce que nous reprochons à nos ennemis de faire.
– Salvato ! murmura Cirillo.
– Attendez, dit le jeune homme. J’ai demandé à être écouté jusqu’au bout, et, à chaque instant, vous m’interrompez.
– C’est vrai, nous avons tort, dit Cirillo en s’inclinant. Parlez.
– J’ai, à la connaissance de tous, reprit Salvato, pour deux millions de biens, de masseries, de terre, de maisons, de propriétés enfin, dans la province de Molise. Ces deux millions de propriétés, je les donne à la nation. Naples sauvée, Ruffo en fuite ou pris, la nation fera vendre mes terres et remboursera les dix citoyens qui m’auront prêté ou plutôt qui lui auront prêté cent mille francs.
Un murmure d’admiration se fit entendre parmi les directeurs. Manthonnet jeta ses bras au cou du jeune homme.
– Je demandais à servir sous toi comme lieutenant, dit-il ; veux-tu de moi comme simple volontaire ?
– Mais, demanda le président, tandis que tu conduiras tes quinze mille Napolitains et tes mille Français contre Ruffo, qui veillera à la sûreté et à la tranquillité de la ville ?
– Ah ! dit Salvato, vous venez de toucher le seul écueil : c’est un sacrifice à faire, c’est un parti terrible à prendre. Les patriotes se réfugieront dans les forts et les garderont en se gardant eux-mêmes.
– Mais la ville ! la ville ! répétèrent les directeurs en même temps que le président.
– C’est huit jours, dix jours d’anarchie peut-être à risquer !
– Dix jours d’incendie, de pillage, de meurtres ! répéta le président.
– Nous reviendrons victorieux et nous châtierons les rebelles.
– Leur châtiment rebâtira-t-il les maisons brûlées ? reconstruira-t-il les fortunes détruites ? rendra-t-il la vie aux morts ?
– Dans vingt ans, qui s’apercevra que vingt maisons ont été brûlées, que vingt fortunes ont été détruites, que vingt existences ont été tranchées ? L’important est que la République triomphe : car, si elle succombe, sa chute sera suivie de mille injustices, de mille malheurs, de mille morts.
Les directeurs se regardèrent.
– Passe donc dans la chambre voisine, dit le président à Salvato, nous allons délibérer.
– Je vote pour toi, Salvato ! cria Cirillo au jeune homme.
– Je reste pour influer, s’il est possible, sur la délibération, dit Manthonnet.
– Citoyens directeurs, dit Salvato en sortant, rappelez-vous ce mot de Saint-Just : « En matière de révolution, celui qui ne creuse pas profond, creuse sa propre fosse. »
Salvato sortit et attendit, comme il en avait reçu l’ordre, dans la chambre voisine.
Au bout de dix minutes, la porte de la chambre s’ouvrit ; Manthonnet vint au jeune homme, lui prit le bras, et, l’entraînant vers la rue :
– Viens, lui dit-il.
– Où cela ? demanda Salvato.
– Où l’on meurt.
La proposition du jeune homme était repoussée à l’unanimité, moins une voix.
Cette voix, c’était celle de Cirillo.
CXXXVI. La Marseillaise napolitaine §
Ce même jour, il y avait grande soirée à Saint-Charles.
On chantait les Horaces et les Curiaces, un des cent chefs-d’œuvre de Cimarosa. On n’eût jamais dit, en voyant cette salle éclairée à giorno, ces femmes élégantes et parées comme pour une fête, ces jeunes gens qui venaient de déposer le fusil en entrant dans la salle et qui allaient le reprendre en sortant, on n’eût jamais dit qu’Annibal fût si près des portes de Rome.
Entre le deuxième et le troisième acte, la toile se leva, et la principale actrice du théâtre, sous le costume du génie de la patrie, tenant un drapeau noir à la main, vint annoncer les nouvelles que nous connaissons déjà, et qui ne laissaient aux patriotes d’autre alternative que d’écraser, par un suprême effort, le cardinal au pied des murailles de Naples ou de mourir eux-mêmes en les défendant.
Ces nouvelles, si terribles qu’elles fussent, n’avaient point découragé les spectateurs qui les écoutaient. Chacune d’elles avait été accueillie par les cris de « Vive la liberté ! mort aux tyrans ! »
Enfin, lorsqu’on apprit la dernière, c’est-à-dire la défaite et le retour de Manthonnet, ce ne fut plus seulement du patriotisme, ce fut de la rage ; on cria de tous côtés :
– L’hymne à la liberté ! l’hymne à la liberté !
L’artiste qui venait de lire le sinistre bulletin salua, indiquant qu’elle était prête à dire l’hymne national, lorsque tout à coup on aperçut dans une loge Éléonore Pimentel entre Monti, l’auteur des paroles, et Cimarosa, l’auteur de la musique.
Un seul cri retentit alors par toute la salle :
– La Pimentel ! la Pimentel !
Le Moniteur parthénopéen, rédigé par cette noble femme, lui donnait une popularité immense.
La Pimentel salua ; mais ce n’était pas cela qu’on voulait ; on voulait que ce fût elle-même qui chantât l’hymne.
Elle s’en défendit un instant ; mais, devant l’unanimité de la démonstration, il lui fallut céder.
Elle sortit de sa loge et reparut sur le théâtre au milieu des cris, des hourras, des vivats, des applaudissements, des bravos de la salle tout entière.
On lui présenta le drapeau noir.
Mais, elle, secouant la tête :
– Celui-ci est le drapeau des morts, dit-elle, et, Dieu merci ! tant que nous respirerons, la République et la liberté ne sont pas mortes. Donnez-moi le drapeau des vivants.
On lui apporta le drapeau tricolore napolitain.
D’un geste passionné, elle le pressa contre son cœur.
– Sois notre bannière triomphante, drapeau de la liberté ! dit-elle, ou sois notre linceul à tous !
Puis, au milieu d’un tumulte à faire croire que la salle allait crouler, le chef d’orchestre ayant fait un signe de son bâton et les premières notes ayant retenti, un silence étrange, en ce qu’il semblait plein de frémissements, succéda à ce tumulte, et, de sa voix pleine et sonore, de sa splendide voix de contralto, pareille à la muse de la patrie, Éléonore Pimentel aborda la première strophe, qui commence par ces vers :
Peuples qui rampiez à genoux,
Courbés sur les marches du trône,
Le tyran tombe, levez-vous
Et brisez du pied sa couronne43.
Il faut connaître le peuple napolitain, il faut avoir vu ses admirations montant jusqu’à la frénésie, ses enthousiasmes, qui, ne trouvant plus de mots pour s’exprimer, appellent à leur secours des gestes furibonds et des cris inarticulés, pour se faire une idée de l’état d’ébullition où se trouva la salle, lorsque le dernier vers de la Marseillaise parthénopéenne fut sorti de la bouche de la chanteuse, et lorsque la dernière note de l’accompagnement se fut éteinte dans l’orchestre.
Les couronnes et les bouquets tombèrent sur le théâtre comme une grêle d’orage.
Éléonore ramassa deux couronnes de laurier, posa l’une sur la tête de Monti, l’autre sur celle de Cimarosa.
Alors, sans qu’on pût voir qui l’avait jetée, tomba, au milieu de cette jonchée, une branche de palmier.
Quatre mille mains applaudirent, deux mille voix crièrent :
– À Éléonore la palme ! à Éléonore la palme !
– Du martyre ! répondit la prophétesse en la ramassant et en l’appuyant sur sa poitrine avec ses deux mains croisées.
Alors, ce fut un délire. On se précipita sur le théâtre. Les hommes s’agenouillèrent devant elle, et, comme sa voiture était à la porte, on la détela et on la ramena chez elle, traînée par des patriotes enthousiastes et accompagnée de l’orchestre qui, jusqu’à une heure du matin, joua sous sa fenêtre.
Toute la nuit, le chant de Monti retentit dans les rues de Naples.
Mais ce grand enthousiasme, enfermé dans la salle Saint-Charles, et qui avait failli faire éclater la salle, se refroidit le lendemain en se répandant par la ville. Cette ardeur de la veille était due à des conditions d’atmosphère, de chaleur, de lumière, de bruits, d’effluves magnétiques, et devait s’éteindre lorsque la réunion de ces circonstances fiévreuses n’existerait plus.
La ville, voyant rentrer en désordre ses derniers défenseurs blessés, fugitifs, couverts de poussière, les uns par la porte de Capoue, les autres par la porte del Carmine, tomba dans une tristesse qui devint bientôt de la consternation.
En même temps, une ligne se formait autour de Naples, qui, se resserrant toujours, tendait à l’étouffer dans un cercle de fer, dans une ceinture de feu.
En effet, de quelque côté que Naples se tournât, les républicains ne voyaient qu’ennemis acharnés, qu’adversaires implacables :
Au nord, Fra-Diavolo et Mammone ;
À l’est, Pronio ;
Au sud-est, Ruffo, de Cesare et Sciarpa ;
Au sud et à l’ouest, les restes de la flotte britannique, que l’on s’attendait à voir reparaître plus puissante que jamais, renforcée de quatre vaisseaux russes, de cinq vaisseaux portugais, de trois vaisseaux turcs ; enfin, toutes les tyrannies de l’Europe, qui semblaient s’être levées et se donner la main pour étouffer le cri de liberté poussé par la malheureuse ville.
Mais, hâtons-nous de le dire, les patriotes napolitains furent à la hauteur de la situation. Le 5 juin, le directoire, avec toutes les cérémonies employées dans les temps antiques, déploya le drapeau rouge et déclara la patrie en danger. Il invita tous les citoyens à s’armer pour la défense commune, ne forçant personne, mais ordonnant qu’au signal de trois coups de canon, tirés des forts à intervalles égaux, tout citoyen qui ne serait point porté sur les rôles de la garde nationale ou sur les registres d’une société patriotique, serait obligé de rentrer chez lui et d’en fermer les portes et les fenêtres jusqu’à ce qu’un autre coup de canon isolé lui eût donné la liberté de les rouvrir. Tous ceux qui, les trois coups de canon tirés, seraient trouvés dans la rue, le fusil à la main, sans être ni de la garde nationale, ni d’aucune société patriotique, devaient être arrêtés et fusillés comme ennemis de la patrie.
Les quatre châteaux de Naples, celui del Carmine, le castello Nuovo, le castello del Ovo et le château Saint-Elme furent approvisionnés pour trois mois.
Un des premiers qui se présenta pour recevoir des armes et des cartouches et pour marcher à l’ennemi fut un avocat de grande réputation, déjà vieux et presque aveugle, qui, autrefois savant dans les antiquités napolitaines, avait servi de cicérone à l’empereur Joseph II lors de son voyage en Italie.
Il était accompagné de ses deux neveux, jeunes gens de dix-neuf à vingt ans.
On voulut, tout en donnant des fusils et des cartouches aux deux jeunes gens, en refuser au vieillard, sous prétexte qu’il était presque aveugle.
– J’irai si près de l’ennemi, répondit-il, que je serai bien malheureux si je ne le vois pas.
Comme aux préoccupations politiques se joignait une grande préoccupation sociale : c’est que le peuple manquait de pain, il fut résolu au directoire que l’on porterait des secours à domicile ; ce qui était à la fois une mesure d’humanité et de bonne politique.
Dominique Cirillo imagina alors de fonder une caisse de secours, et, le premier, donna tout ce qu’il avait d’argent comptant, plus de deux mille ducats.
Les plus nobles cœurs de Naples, Pagana, Conforti, Baffi, vingt autres, suivirent l’exemple de Cirillo.
On choisit dans chaque rue le citoyen le plus populaire, la femme la plus vénérée ; ils reçurent les noms de père et de mère des pauvres et mission de quêter pour eux.
Ils visitaient les plus humbles maisons, descendaient dans les plus misérables cantines, montaient aux derniers étages et y portaient le pain et l’aumône de la patrie. Les ouvriers qui avaient une profession trouvaient aussi du travail, les malades des secours et des soins. Les deux dames qui se vouèrent avec le plus d’ardeur à cette œuvre de miséricorde furent les duchesses de Pepoli et de Cassano.
Dominique Cirillo était venu prier Luisa d’être une des quêteuses ; mais elle répondit que sa position de femme du bibliothécaire du prince François lui interdisait toute démonstration publique du genre de celle que l’on réclamait d’elle.
N’avait-elle point fait assez, n’avait-elle point fait trop en amenant, sans le savoir, l’arrestation des deux Backer ?
Cependant, en son nom et en celui de Salvato, elle donna trois mille ducats à la duchesse Fusco, l’une des quêteuses.
Mais la misère était si grande, que, malgré la générosité des citoyens, la caisse se trouva bientôt vide.
Le Corps législatif proposa alors que tous les employés de la République, quels qu’ils fussent, laissassent aux indigents la moitié de leur solde. Cirillo, qui avait abandonné tout ce qu’il possédait d’argent comptant, renonça à la moitié de son traitement comme membre du Corps législatif ; tous ses collègues suivirent son exemple. On donna à chaque quartier de Naples des chirurgiens et des médecins qui devaient assister gratuitement tous ceux qui réclameraient leur secours.
La garde nationale eut la responsabilité de la tranquillité publique.
Avant son départ, Macdonald avait distribué des armes et des drapeaux. Il avait nommé pour général en chef ce même Bassetti que nous avons vu revenir battu et blessé par Mammone et Fra-Diavolo ; son second, Gennaro Ferra, frère du duc de Cassano ; pour adjudant général, Francesco Grimaldi.
Le commandant de la place fut le général Frederici ; le gouvernement du Château-Neuf resta au chevalier Massa, mais celui du château de l’Œuf fut donné au colonel L’Aurora.
Un corps de garde fut établi dans chaque quartier ; des sentinelles furent placées de trente pas en trente pas.
Le 7 juin, le général Writz fit arrêter tous les anciens officiers de l’armée royale qui se trouvaient à Naples et qui avaient refusé de prendre du service pour la République.
Le 9, à huit heures du soir, on tira les trois coups d’alarme. Aussitôt, selon l’ordre donné, tous ceux qui n’étaient sur les contrôles ni de la garde nationale, ni d’aucune société patriotique, se retirèrent dans leurs maisons et fermèrent portes et fenêtres.
Au contraire, la garde nationale et les volontaires s’élancèrent dans la rue de Tolède et sur les places publiques.
Manthonnet, redevenu ministre de la guerre, les passa en revue avec Writz et Bassetti, remis de sa blessure, au reste peu dangereuse. Ce dernier les complimenta sur leur zèle, leur déclara qu’au point où l’on en était arrivé, il n’y avait plus que deux partis à prendre : vaincre ou mourir. Après quoi, il les congédia, leur disant que les trois coups de canon d’alarme n’avaient été tirés que pour connaître le nombre des hommes sur lesquels ou pouvait compter à l’heure du danger.
La nuit fut tranquille. Le lendemain, au point du jour, on tira le coup de canon qui indiquait que chacun pouvait sortir librement par la ville, aller où il voudrait et vaquer à ses propres affaires.
Le 31, on apprit que le cardinal était arrivé à Nola, c’est-à-dire qu’il n’était plus qu’à sept ou huit lieues de Naples.
CXXXVII. Où Simon Backer demande une faveur §
Dans un des cachots du Château-Neuf, dont la fenêtre grillée d’un triple barreau donnait sur la mer, deux hommes, l’un de cinquante-cinq à soixante ans, l’autre de vingt-cinq à trente, couchés tout habillés sur leur lit, écoutaient avec une attention plus qu’ordinaire cette mélopée lente et monotone des pêcheurs napolitains, tandis que la sentinelle, placée auprès de la muraille et dont la consigne était d’empêcher les prisonniers de fuir, mais non les pêcheurs de chanter, se promenait insoucieusement sur l’étroite bande de terre qui empêche les tours aragonaises de plonger à pic dans la mer.
Certes, si mélomanes que fussent ces deux hommes, ce n’était point l’harmonie du chant qui pouvait fixer ainsi leur attention. Rien de moins poétique et surtout rien de moins harmonieux que le rhythme sur lequel le peuple napolitain module ses interminables improvisations.
Il y avait donc pour eux évidemment dans les paroles un intérêt qu’il n’y avait pas dans le prélude ; car, au premier couplet, le plus jeune des deux prisonniers se dressa sur son lit, saisit vigoureusement les barreaux de fer, se hissa jusqu’à la fenêtre et plongea son regard ardent à travers les ténèbres pour tâcher de voir le chanteur à la pâle et vacillante lueur de la lune.
– J’avais reconnu sa voix, dit le plus jeune des deux hommes, celui qui regardait et qui écoutait : c’est Spronio, notre premier garçon de banque.
– Écoutez ce qu’il dit, André, dit le plus vieux des deux hommes avec un accent allemand très-prononcé : vous comprenez mieux que moi le dialecte napolitain.
– Chut, mon père ! dit le jeune homme, car le voilà qui s’arrête en face de notre fenêtre comme pour jeter ses filets. Sans doute a-t-il quelque bonne nouvelle à nous apprendre.
Les deux hommes se turent, et le faux pêcheur commença de chanter.
Notre traduction rendra mal la simplicité du récit, mais elle en donnera au moins le sens.
Comme l’avait pensé le plus jeune des deux prisonniers, c’étaient des nouvelles que leur apportait celui qu’ils avaient désigné sous le nom de Spronio.
Voici quel était le premier couplet, simple appel à l’attention de ceux pour lesquels la chanson était chantée :
Il est descendu sur la terre,
L’ange qui nous délivrera ;
Il a brisé comme du verre
La lance de son adversaire,
Et celui qui vivra verra !
– Il est question du cardinal Ruffo, dit le jeune homme à l’oreille duquel était parvenu le bruit de l’expédition, mais qui ignorait complétement où en était cette expédition.
– Écoutez, André, dit le père, écoutez !
Le chant continua :
Rien ne résiste à sa puissance,
Après Cotrone, Altamura
Tombe, malgré sa résistance.
Vainqueur du démon, il s’avance,
Et celui qui vivra verra.
– Vous entendez, mon père, dit le jeune homme : le cardinal a pris Cotrone et Altamura.
Le chanteur poursuivit :
Pour punir la ville rebelle,
Hier, il partait de Nocera,
Et ce soir, dit-on, la nouvelle
Est qu’il couche à Noja la Belle.
Et celui qui vivra verra.
– Entendez-vous, père ? dit joyeusement le jeune homme, il est à Nola.
– Oui, j’entends, j’entends, dit le vieillard ; mais il y a bien plus loin de Nola à Naples, peut-être, que de Palerme à Nola.
Comme si elle répondait à cette inquiétude du vieillard, la voix continua :
Pour accomplir son entreprise,
Demain, sur Naples il marchera,
Et soit par force ou par surprise,
Naples dans trois jours sera prise,
Et celui qui vivra verra.
À peine le dernier vers avait-il grincé par la voix du chanteur, que le jeune homme lâcha les barreaux et se laissa retomber sur son lit : on entendait des pas dans le corridor et ces pas s’approchaient de la porte.
À la lueur de la triste lampe qui brûlait suspendue au plafond, le père et le fils n’eurent que le temps d’échanger un regard.
Ce n’était pas l’heure où l’on descendait dans leur cachot, et tout bruit inaccoutumé est, on le sait, inquiétant pour des prisonniers.
La porte du cachot s’ouvrit. Les prisonniers virent dans le corridor une dizaine de soldats armés, et une voix impérative prononça ces mots :
– Levez-vous, habillez-vous et suivez-nous.
– La moitié de la besogne est faite, dit gaiement le plus jeune des deux hommes ; nous aurons donc l’avantage de ne pas vous faire attendre.
Le vieillard se leva en silence. Chose étrange, c’était celui qui avait le plus vécu qui semblait le plus tenir à la vie.
– Où nous conduisez-vous ? demanda-t-il d’une voix légèrement altérée.
– Au tribunal, répondit l’officier.
– Hum ! fit André, s’il en est ainsi, j’ai peur qu’il n’arrive trop tard.
– Qui ? demanda l’officier croyant que c’était à lui que l’observation était faite.
– Oh ! dit négligemment le jeune homme, quelqu’un que vous ne connaissez pas et dont nous parlions quand vous êtes entré.
Le tribunal devant lequel on conduisait les deux prévenus était le tribunal qui avait succédé à celui qui punissait les crimes de lèse-majesté ; seulement, il punissait, lui, les crimes de lèse-nation.
Il était présidé par un célèbre avocat, nommé Vicenzo Lupo.
Il se composait de quatre membres et du président ; et, pour que l’on n’eût point à conduire les prévenus à la Vicairie, ce qui pouvait exciter quelque émeute, il siégeait au Château-Neuf.
Les prisonniers montèrent deux étages et furent introduits dans la salle du tribunal.
Les cinq membres du tribunal, l’accusateur public et le greffier étaient à leur place, ainsi que les huissiers.
Deux sièges ou plutôt deux tabourets étaient préparés pour les accusés.
Deux avocats nommés d’office étaient assis et attendaient dans deux fauteuils placés à la droite et à la gauche des tabourets.
Ces deux avocats étaient les deux premiers jurisconsultes de Naples.
C’était Mario Pagano et Francisco Conforti.
Simon et André Backer saluèrent les deux jurisconsultes avec la plus grande courtoisie. Quoique appartenant à une opinion entièrement opposée, ils reconnaissaient qu’on avait choisi pour les défendre deux princes du barreau.
– Citoyens Simon et André Backer, leur dit le président, vous avez une demi-heure pour conférer avec vos avocats.
André salua.
– Messieurs, dit-il, agréez tous mes remercîments, non-seulement pour nous avoir donné, à mon père et à moi, des moyens de défense, mais encore pour avoir mis ces moyens de défense en des mains habiles. Toutefois, la manière dont je compte diriger les débats rendra, je le crois, inutile l’intervention de toute parole étrangère ; ce qui ne diminuera en rien ma reconnaissance envers ces messieurs, qui ont bien voulu se charger de causes si désespérées. Maintenant, comme on est venu nous chercher dans notre prison au moment où nous nous y attendions le moins, nous n’avons pas pu, mon père et moi, arrêter un plan quelconque de défense. Je vous demanderai donc, au lieu de conférer une demi-heure avec nos avocats, de pouvoir conférer cinq minutes avec mon père. Dans une chose aussi grave que celle qui va se passer devant vous, c’est bien le moins que je prenne son avis.
– Faites, citoyen Backer.
Les deux avocats s’éloignèrent ; les juges se retournèrent et causèrent ; le greffier et les huissiers sortirent.
Les deux accusés échangèrent quelques paroles à voix basse, puis, même avant le temps qu’ils avaient demandé, se retournèrent vers le tribunal.
– Monsieur le président, dit André, nous sommes prêts.
La sonnette du président se fit entendre pour que chacun reprît sa place et pour faire rentrer les huissiers et le greffier absents.
Les défenseurs, de leur côté, se rapprochèrent des accusés. Au bout de quelques secondes, chacun se retrouva à son poste.
– Messieurs, dit Simon Backer avant de se rasseoir, je suis originaire de Francfort, et, par conséquent, je parle mal et difficilement l’italien. Je me tairai donc ; mais mon fils, qui est né à Naples, plaidera ma cause en même temps que la sienne. Elles sont identiques : le jugement doit donc être le même pour lui et pour moi. Réunis par le crime, en supposant qu’il y ait crime à aimer son roi, nous ne devons pas être séparés dans le châtiment. Parle, André ; ce que tu diras sera bien dit ; ce que tu feras sera bien fait.
Et le vieillard se rassit.
Le jeune homme se leva à son tour, et, avec une extrême simplicité :
– Mon père, dit-il, se nomme Jacques Simon, et moi, je me nomme Jean-André Backer ; il a cinquante-neuf ans, et moi, j’en ai vingt-sept ; nous habitons rue Medina, n° 32 ; nous sommes banquiers de Sa Majesté Ferdinand. Instruit depuis mon enfance à honorer le roi et à vénérer la royauté, je n’ai eu, comme mon père, une fois la royauté abolie et le roi parti, qu’un désir : rétablir la royauté, ramener le roi. Nous avons conspiré dans ce but, c’est-à-dire pour renverser la République. Nous savions très-bien que nous risquions notre tête ; mais nous avons cru qu’il était de notre devoir de la risquer. Nous avons été dénoncés, arrêtés, conduits en prison. Ce soir, on nous a tirés de notre cachot et amenés devant vous pour être interrogés. Tout interrogatoire est inutile. J’ai dit la vérité.
Tandis que le jeune homme parlait, au milieu de la stupéfaction du président, des juges, de l’accusateur public, du greffier, des huissiers et des avocats, le vieillard le regardait avec un certain orgueil et confirmait de la tête tout ce qu’il disait.
– Mais, malheureux, lui dit Mario Pagano, vous rendez toute défense impossible.
– Quoique ce fût un grand honneur pour moi d’être défendu par vous, monsieur Pagano, je ne veux pas être défendu. Si la République a besoin d’exemples de dévouement, la royauté a besoin d’exemples de fidélité. Les deux principes du droit populaire et du droit divin entrent en lutte ; ils ont peut-être encore des siècles à combattre l’un contre l’autre ; il faut qu’ils aient à citer leurs héros et leurs martyrs.
– Mais il est cependant impossible, citoyen André Backer, que vous n’ayez rien à dire pour votre défense, insista Mario.
– Rien, monsieur, rien absolument. Je suis coupable dans toute l’étendue du mot, et je n’ai d’autre excuse à faire valoir que celle-ci : le roi Ferdinand fut toujours bon pour mon père, et, mon père et moi, nous lui serons dévoués jusqu’à la mort.
– Jusqu’à la mort, répéta le vieux Simon Backer continuant d’approuver son fils de la tête et de la main.
– Alors, citoyen André, dit le président, vous venez à nous non-seulement avec la certitude d’être condamné, mais encore avec le désir de vous faire condamner ?
– Je viens à vous, citoyen président, comme un homme qui sait qu’en venant à vous, il fait son premier pas vers l’échafaud.
– C’est-à-dire avec la conviction qu’en notre âme et conscience, nous ne pouvons faire autrement que de vous condamner ?
– Si notre conspiration avait réussi, nous vous avions condamné d’avance.
– Alors, c’était un massacre de patriotes que vous comptiez faire ?
– Cent cinquante au moins devaient périr.
– Mais vous n’étiez pas seuls pour accomplir cette horrible action ?
– Tout ce qu’il y a de cœurs royalistes à Naples, et il y en a plus que vous ne croyez, se fût rallié à nous.
– Inutile, sans doute, de vous demander les noms de ces fidèles serviteurs de la royauté ?
– Vous avez trouvé des traîtres pour nous dénoncer ; trouvez-en pour dénoncer les autres. Quant à nous, nous avons fait le sacrifice de notre vie.
– Nous l’avons fait, répéta le vieillard.
– Alors, dit le président, il ne nous reste plus qu’à rendre le jugement.
– Pardon, répondit Mario Pagano, il vous reste à m’entendre.
André se retourna avec étonnement vers l’illustre jurisconsulte.
– Et comment défendriez-vous un homme qui ne veut pas être défendu et qui réclame comme un salaire la peine qu’il a méritée ? demanda le président.
– Ce n’est pas le coupable que je défendrai, répondit Mario Pagano, c’est la peine que j’attaquerai.
Et, à l’instant même, avec une merveilleuse éloquence, il établit la différence qui doit exister entre le code d’un roi absolu et la législation d’un peuple libre. Il donna, comme dernières raisons des tyrans, le canon et l’échafaud ; il donna, comme suprême but des peuples, la persuasion ; il montra les esclaves de la force en hostilité éternelle contre leurs maîtres ; il montra ceux du raisonnement, d’ennemis qu’ils étaient, se faisant apôtres. Il invoqua tour à tour Filangieri et Beccaria, ces deux lumières qui venaient de s’éteindre et qui avaient appliqué la toute-puissance de leur génie à combattre la peine de mort, peine inutile et barbare selon eux. Il rappela Robespierre, nourri de la lecture des deux jurisconsultes italiens, disciple du philosophe de Genève, demandant à l’Assemblée législative l’abolition de la peine de mort. Il en appela au cœur des juges pour leur demander, au cas où la motion de Robespierre eût passé, si la révolution française eût été moins grande pour avoir été moins sanglante et si Robespierre n’eût pas laissé une plus éclatante mémoire comme destructeur que comme applicateur de la peine de mort. Il déroula les quatre mois d’existence de la république parthénopéenne et la montra pure de sang versé, tandis qu’au contraire la réaction s’avançait contre elle par une route encombrée de cadavres. Était-ce la peine d’attendre la dernière heure de la liberté pour déshonorer son autel par un holocauste humain ? Enfin, tout ce qu’une parole puissante et érudite peut puiser d’inspiration dans un noble cœur et d’exemples dans l’histoire du monde entier, Pagano le donna, et, terminant sa péroraison par un élan fraternel, il ouvrit les bras à André en le priant de lui donner le baiser de paix.
André pressa Pagano sur son cœur.
– Monsieur, lui dit-il, vous m’auriez mal compris si vous avez pu croire un instant que, mon père et moi, nous avons conspiré contre des individus : non, nous avons conspiré pour un principe. Nous croyons que la royauté seule peut faire la félicité des peuples ; vous croyez, vous, que leur bonheur est dans la république : assises un jour à côté l’une de l’autre, nos deux âmes regarderont de là-haut juger ce grand procès, et, alors, j’espère que nous aurons oublié nous-mêmes que je suis israélite et vous chrétien, vous républicain et moi royaliste.
Puis, s’adressant à son père et lui offrant le bras :
– Allons, mon père, dit-il, laissons délibérer ces messieurs.
Et, se replaçant au milieu des gardes, il sortit de la chambre du tribunal sans laisser à Francesco Conforti le temps de rien ajouter au discours de son confrère Mario Pagano.
La délibération ne pouvait être longue : le délit était patent et, on l’a vu, les coupables n’avaient pas cherché à le dissimuler.
Cinq minutes après, on rappela les prévenus ; ils étaient condamnés à mort.
Une légère pâleur couvrit les traits du vieillard lorsque les paroles fatales furent prononcées ; le jeune homme, au contraire, sourit à ses juges et les salua courtoisement.
– Inutile, dit le président, puisque vous avez refusé de vous défendre, inutile de vous demander, comme juges, si vous avez quelque chose à ajouter à votre défense ; mais, comme hommes, comme citoyens, comme compatriotes, désespérés d’avoir à porter un si terrible jugement contre vous, nous vous demanderons si vous n’avez pas quelque désir à exprimer, quelque recommandation à faire ?
– Mon père a, je crois, une faveur à vous demander, messieurs, faveur que, sans vous compromettre, je crois, vous pouvez lui accorder.
– Citoyen Backer, dit le président, nous vous écoutons.
– Monsieur, répondit le vieillard, la maison Backer et Ce existe depuis plus de cent cinquante ans, et c’est de sa pleine et entière volonté qu’elle a passé de Francfort à Naples. Depuis le 5 mai 1652, jour où elle fut fondée par mon trisaïeul Frédéric Backer, elle n’a jamais eu une discussion avec ses correspondants ni un retard dans ses échéances ; or, voici déjà plus de deux mois que nous sommes prisonniers et que la maison marche hors de notre présence.
Le président fit signe qu’il écoutait avec la plus bienveillante attention, et, en effet, non-seulement le président, mais tout le tribunal avait les yeux fixés sur le vieillard. Le jeune homme seul, qui savait probablement ce que son père avait à demander, regardait la terre, tout en fouettant distraitement le bas de son pantalon avec une badine.
Le vieillard continua :
– La faveur que je demande est donc celle-ci.
– Nous écoutons, dit le président, qui avait hâte de connaître cette faveur.
– Dans le cas, reprit le vieillard, où l’on aurait dû nous exécuter demain, nous demanderions, mon fils et moi, que l’on ne nous exécutât qu’après-demain, afin que nous eussions une journée pour faire notre inventaire et établir notre bilan. Si nous faisons ce travail nous-mêmes, je suis certain, malgré les mauvais jours que nous venons de traverser, les services que nous avons rendus au roi et l’argent que nous avons dépensé pour la cause, de laisser la maison Backer de quatre millions au moins au-dessus de ses affaires, et, comme elle fermera pour une cause indépendante de notre volonté, elle fermera honorablement. Puis, vous comprenez bien, monsieur le président, que, dans une maison comme la nôtre, qui fait pour cent millions d’affaires par an, il y a, malgré la confiance qu’on accorde à certains employés, bien des choses dont les maîtres ont seuls le secret. Ainsi, par exemple, il y a peut-être plus de cinq cent mille francs de dépôts confiés à notre honneur, dont les propriétaires n’ont pas même de reçu et ne sont point portés sur nos registres. Vous comprenez, dans le cas où vous me refuseriez notre demande, les risques auxquels serait exposée notre réputation ; c’est pourquoi j’espère, monsieur le président, que vous voudrez bien nous faire reconduire demain à la maison, sous bonne garde, nous laisser toute la journée pour faire notre liquidation et ne nous faire fusiller qu’après-demain.
Le vieillard prononça ces paroles avec tant de simplicité et de grandeur à la fois, que non-seulement le président en fut ému, mais tout le tribunal profondément touché. Conforti lui saisit la main, la serra avec un élan qui triomphait de la différence d’opinions, tandis que Mario Pagano ne se cachait nullement pour essuyer une larme qui roulait de ses yeux.
Le président n’eut besoin que de consulter le tribunal d’un regard ; puis, saluant le vieillard :
– Il sera fait comme vous désirez, citoyen Backer, et nous regrettons de ne pouvoir faire autre chose pour vous.
– Inutile ! répondit Simon, puisque nous ne vous demandons pas autre chose.
Et, saluant le tribunal comme il eût fait d’une société d’amis qu’il quitterait, il prit le bras de son fils, alla avec lui se ranger au milieu des soldats, et tous deux redescendirent vers leur cachot.
Le chant du faux pêcheur avait cessé. André Backer se souleva, à la pointe des poignets, jusqu’à la fenêtre.
La mer était non-seulement silencieuse, mais déserte.
CXXXVIII. La liquidation §
Le lendemain, le guichetier entra à sept heures du matin dans le cachot des deux condamnés. Le jeune homme dormait encore, mais le vieillard, un crayon à la main, une feuille de papier sur les genoux, faisait des chiffres.
L’escorte qui devait les conduire rue Medina attendait.
Le vieillard jeta un coup d’œil sur son fils.
– Voyons, lui dit-il, lève-toi, André. Tu as toujours été paresseux, mon enfant ; il faudra te corriger.
– Oui, répondit André en ouvrant les yeux et en disant bonjour de la tête à son père ; seulement, je doute que Dieu m’en laisse le temps.
– Quand tu étais enfant, reprit mélancoliquement le vieillard, et que ta mère t’avait appelé deux ou trois fois, quoique éveillé par elle, tu ne pouvais te décider à quitter ton lit. J’étais parfois obligé de monter moi-même et de te forcer à te lever.
– Je vous promets, mon père, dit en se levant et en commençant de s’habiller le jeune homme, que, si je me réveille après-demain, je me lèverai tout de suite.
Le vieillard se leva à son tour, et, avec un soupir :
– Ta pauvre mère ! dit-il, elle a bien fait de mourir !
André alla à son père, et, sans dire une parole, l’embrassa tendrement.
Le vieux Simon le regarda.
– Si jeune !… murmura-t-il. Enfin !…
Au bout de dix minutes, les deux prisonniers étaient habillés.
André frappa à la porte de son cachot ; le geôlier reparut.
– Ah ! dit-il, vous êtes prêts ? Venez, votre escorte vous attend.
Simon et André Backer prirent place au milieu d’une douzaine d’hommes chargés de les conduire jusqu’à leur maison de banque, située, comme nous l’avons dit, rue de Medina.
De la porte du Château-Neuf à la maison des Backer, il n’y avait qu’un pas. À peine quelques regards curieux s’arrêtèrent-ils à leur passage, sur les prisonniers, qui, en un instant, furent arrivés à la porte de la maison de banque.
Il était huit heures du matin à peine ; cette porte était encore fermée, les employés n’arrivant d’habitude qu’à neuf heures.
Le sergent qui commandait l’escorte sonna : le valet de chambre du vieux Backer vint ouvrir, poussa un cri, et, du premier mouvement, fut prêt à se jeter dans les bras de son maître. C’était un vieux serviteur allemand, qui, tout enfant, l’avait suivi de Francfort.
– Ô mon cher seigneur, lui dit-il, est-ce vous ? et mes pauvres yeux qui ont tant pleuré votre absence, ont-ils le bonheur de vous revoir ?
– Oui, mon Fritz, oui. Et tout va-t-il bien dans la maison ? demanda Simon.
– Pourquoi tout n’irait-il pas bien en votre absence, comme en votre présence ? Dieu merci, chacun connaît son devoir. À neuf heures du matin, tous les employés sont à leur poste et chacun fait sa besogne en conscience. Il n’y a que moi qui, malheureusement, aie du temps de reste, et cependant, tous les jours, je brosse vos habits ; deux fois par semaine, je compte votre linge ; tous les dimanches, je remonte les pendules, et je console du mieux que je puis votre chien César, qui, depuis votre départ, mange à peine et ne fait que se lamenter.
– Entrons, mon père, dit André : ces messieurs s’impatientent et le peuple s’amasse.
– Entrons, répéta le vieux Backer.
On laissa une sentinelle à la porte, deux dans l’antichambre, on dispersa les autres dans le corridor. Au reste, comme c’est l’habitude dans ces sortes de maisons, le rez-de-chaussée était grillé. Les deux prisonniers, en rentrant chez eux, n’avaient donc fait que changer de prison.
André Backer s’achemina vers la caisse, et, le caissier n’étant point encore arrivé, l’ouvrit avec sa double clef, tandis que Simon Backer prenait place dans son cabinet, qui n’avait point été ouvert depuis son arrestation.
On plaça des sentinelles aux deux portes.
– Ah ! fit le vieux Backer poussant un soupir de satisfaction en reprenant sa place dans le fauteuil où il s’était assis pendant trente-cinq ans.
Puis il ajouta :
– Fritz, ouvrez le volet de communication.
Fritz obéit, ouvrit un ressort donnant du cabinet dans la caisse, de façon que le père et le fils pouvaient, sans quitter chacun son bureau, se parler, s’entendre et même se voir.
À peine le vieux Backer était-il assis, qu’avec des cris et des hurlements de joie un grand épagneul, traînant sa chaîne brisée, se précipita dans son cabinet et bondit sur lui comme pour l’étrangler.
Le pauvre animal avait senti son maître, et, comme Fritz, venait lui souhaiter la bienvenue.
Les deux Backer commencèrent à dépouiller leur correspondance. Toutes les lettres sans recommandation avaient été décachetées par le premier commis ; toutes celles qui portaient une mention particulière ou le mot Personnelle avaient été mises en réserve.
C’étaient ces lettres-là qu’on n’avait pu faire parvenir aux prisonniers, avec lesquels toute communication était défendue, que ceux-ci retrouvaient sur leur bureau en rentrant chez eux.
Neuf heures sonnaient à la grande pendule du temps de Louis XIV qui ornait le cabinet de Simon Backer, lorsque, avec sa régularité habituelle, le caissier arriva.
C’était, comme le valet de chambre, un Allemand, nommé Klagmann.
Il n’avait trop rien compris à la sentinelle qu’il avait vue à la porte, ni aux soldats qu’il avait trouvés dans les corridors. Il les avait interrogés ; mais, esclaves de leur consigne, ils ne lui avaient pas répondu.
Cependant, comme l’ordre avait été donné de laisser entrer et sortir tous les employés de la maison, il pénétra jusqu’à sa caisse sans difficulté.
Son étonnement fut grand lorsque, à sa place, assis sur sa chaise, il trouva son jeune maître, André Backer, et qu’à travers le vasistas, il put voir, assis dans son cabinet et à sa place habituelle, le vieux Backer.
Hors les sentinelles à la porte, dans l’antichambre et dans les corridors, rien n’était changé.
André répondit cordialement, quoique en conservant la distance du maître à l’employé, aux démonstrations joyeuses du caissier, qui, à travers le vasistas, s’empressa de faire au père les mêmes compliments qu’il venait de faire au fils.
– Où est le chef de la comptabilité ? demanda André à Klagmann.
Le caissier tira sa montre.
– Il est neuf heures cinq minutes, monsieur André ; je parierais que M. Sperling tourne en ce moment la rue San-Bartolomeo. Votre Seigneurie sait qu’il est toujours ici entre neuf heures cinq et neuf heures sept minutes.
Et, en effet, à peine le caissier avait-il achevé, que l’on entendit dans l’antichambre la voix du chef de la comptabilité qui s’informait à son tour.
– Sperling ! Sperling ! cria André en appelant le nouvel arrivant ; venez, mon ami, nous n’avons pas de temps à perdre.
Sperling, de plus en plus étonné, mais n’osant faire de questions, passa dans le cabinet du chef de la maison.
– Mon cher Sperling, fit Simon Backer en l’apercevant, tandis que Klagmann, attendant des ordres, se tenait debout dans la caisse, mon cher Sperling, je n’ai pas besoin de vous demander si nos écritures sont au courant ?
– Elles y sont, mon cher seigneur, répondit Sperling.
– Alors, vous avez une position de la maison ?
– Elle a été arrêtée hier par moi, à quatre heures.
– Et que constate votre inventaire ?
– Un bénéfice d’un million cent soixante-quinze mille ducats.
– Tu entends, André ? dit le père à son fils.
– Oui, mon père : un million cent soixante-quinze mille ducats. Est-ce d’accord avec les valeurs que vous avez en caisse, Klagmann ?
– Oui, monsieur André, nous avons vérifié hier.
– Et nous allons vérifier de nouveau ce matin, si tu veux, mon brave garçon.
– À l’instant, monsieur.
Et, tandis que Sperling attendant la vérification de la caisse, causait à voix basse avec Simon Backer, Klagmann ouvrit une armoire de fer à triple serrure, compliquée de chiffres et de numéros, et tira un portefeuille s’ouvrant lui-même à clef. Klagmann ouvrit le portefeuille, et le déposa devant André.
– Combien contient ce portefeuille ? demanda le jeune homme.
– 635,412 ducats en traites sur Londres, Vienne et Francfort.
André vérifia et trouva le compte exact.
– Mon père, dit-il, j’ai les 635,412 ducats de traites.
Puis, se tournant vers Klagmann :
– Combien en caisse ? demanda-t-il.
– 425,604 ducats, monsieur André.
– Vous entendez, mon père ? demanda le jeune homme.
– Parfaitement, André. Mais, de mon côté, j’ai sous les yeux la balance générale des écritures. Les comptes créanciers s’élèvent à 1,455,612 ducats, et les comptes débiteurs présentent le chiffre de 1,650,000 ducats, lequel, avec d’autres comptes de débiteurs divers et de banques, montant à 1,065,087 ducats, nous donnent un avoir de 2,715,087 ducats. Vois, de ton côté, ce qui existe à notre débit. En même temps que tu vérifieras avec Klagmann, je vérifierai, moi, avec Sperling.
En ce moment, la porte du cabinet s’ouvrit et Fritz, avec sa régularité accoutumée, avant que la pendule eût cessé de sonner onze heures, annonçait que monsieur était servi.
– As-tu faim, André ? demanda le vieux Backer.
– Pas beaucoup, répondit André ; mais, comme, au bout du compte, il faut manger, mangeons.
Il se leva et retrouva son père dans le corridor. Tous deux s’acheminèrent vers la salle à manger, suivis des deux sentinelles.
Tous les employés étaient arrivés entre neuf heures et neuf heures un quart, moins Spronio.
Ils n’avaient point osé entrer à la caisse ni dans le cabinet pour présenter leurs respects aux deux prisonniers ; mais ils les attendaient au passage, les uns sur la porte de leur bureau, les autres à celle de la salle à manger.
Comme on savait dans quelles conditions les deux prisonniers étaient revenus à la maison de banque, un voile épais de tristesse était répandu sur les visages. Deux ou trois des plus anciens employés détournaient la tête : ceux-là pleuraient.
Le père et le fils, après s’être arrêtés un instant un milieu d’eux, entrèrent dans la salle à manger.
Les sentinelles restèrent à la porte, mais au dedans de la salle à manger. Ordre leur était donné de ne point perdre de vue les deux condamnés.
La table était servie comme de coutume. Fritz se tenait debout derrière la chaise du vieux Simon.
– Quand nous aurons fait notre compte, il ne faudra point oublier tous ces vieux serviteurs-là, dit Simon Backer.
– Oh ! soyez tranquille, mon père, répliqua André ; par bonheur, nous sommes assez riches pour ne point forcer notre reconnaissance à faire sur eux des économies.
Le déjeuner fut court et silencieux. À la fin de son repas, André, en raison d’une vieille coutume allemande, avait l’habitude de boire à la santé de son père.
– Fritz, dit-il au vieux serviteur, descendez à la cave, prenez une demi-bouteille de tokay impérial de 1672, c’est le plus vieux et le meilleur : j’ai une santé à porter.
Simon regarda son fils.
Fritz obéit sans demander d’explication, et remonta tenant à la main la demi-bouteille de tokay désignée.
André emplit son verre et celui de son père ; puis, il demanda à Fritz un troisième verre, l’emplit à son tour et le présenta à Fritz.
– Ami, lui dit-il, car, depuis plus de trente ans que tu es dans la maison, tu n’es plus un serviteur, tu es un ami, – bois avec nous un verre de vin impérial à la santé de ton vieux maître, et que, malgré les hommes et leur jugement, Dieu lui accorde, aux dépens des miens, de longs et honorables jours.
– Que dis-tu, que fais-tu mon fils ? s’écria le vieillard.
– Mon devoir de fils, dit en souriant André. Il a bien entendu la voix d’Abraham priant pour Isaac : peut-être entendra-t-il la voix d’Isaac priant pour Abraham.
Simon porta d’une main tremblante son verre à sa bouche et le vida à trois reprises.
André porta le sien d’une main ferme à ses lèvres et le vida d’un trait.
Fritz essaya plusieurs fois de boire le sien : il n’y put parvenir : il étranglait.
André remplit du reste de la demi-bouteille les deux verres que Simon et lui venaient de vider, et, les présentant aux deux soldats :
– Et vous aussi, dit-il, buvez, comme je viens de le faire, à la santé de la personne qui vous est la plus chère.
Les deux soldats burent en prononçant chacun un nom.
– Allons, André, dit le vieillard, à la besogne, mon ami !
Puis, à Fritz :
– Tu t’informeras de Spronio, dit-il ; j’ai peur qu’il ne lui soit arrivé malheur.
Les deux prisonniers rentrèrent dans leur bureau, et le travail continua.
– Nous en étions à notre crédit, n’est-ce pas mon père ? demanda André.
– Et ce crédit montait à 2,715,087 ducats, répondit le vieillard.
– Eh bien, reprit André, notre débit se compose de 1,125,412 ducats en dettes diverses à Londres, Vienne et Francfort.
– C’est bien, j’inscris.
– 275,000 ducats à la chevalière San-Felice.
Le jeune homme ne put prononcer ce nom sans un cruel serrement de cœur.
Un soupir du père répondit au tremblement de voix du fils.
– C’est inscrit, dit-il.
– 27,000 ducats à Sa Majesté Ferdinand, que Dieu garde ! solde de l’emprunt Nelson.
– Inscrit, répéta Simon.
– 28,200 ducats sans nom.
– Je sais ce que c’est, répondit Simon. Quand le prince de Tarsia fut poursuivi par le procureur fiscal Vanni, il déposa chez moi cette somme. Il est mort subitement et sans avoir eu le temps de rien dire à sa famille du dépôt qu’il avait fait chez moi. Tu écriras un mot à son fils, et Klagmann, aujourd’hui même, ira lui porter ces 28,200 ducats.
Il y eut un instant de silence pendant lequel André exécuta l’ordre de son père.
La lettre écrite, il la remit à Klagmann en lui disant :
– Tu porteras cette lettre au prince de Tarsia ; tu lui diras qu’il peut se présenter quand il voudra à la caisse ; on payera à vue.
– Après ? demanda Simon.
– C’est tout ce que nous devons, mon père. Vous pouvez additionner.
Simon additionna et trouva que la maison Backer devait une somme de 1,455,612 ducats, c’est-à-dire 4,922,548 francs de notre monnaie.
Une satisfaction visible se peignit sur les traits du vieillard. Une certaine panique s’était, depuis l’arrestation des deux chefs de la maison, répandue parmi les créanciers. Chacun s’était hâté de réclamer le remboursement de ce qui lui était dû. On avait, en moins de deux mois, fait face à plus de treize millions de traites.
Ce qui aurait renversé toute autre maison, n’avait pas même ébranlé la maison Backer.
– Mon cher Sperling, dit Simon au chef de la comptabilité, pour couvrir les comptes créanciers, vous allez à l’instant même faire préparer des traites sur les débiteur de la maison pour une somme égale à celle dont nous sommes débiteurs. Ces traites faites, vous les présenterez à André, qui les signera, ayant la signature.
Le chef de la comptabilité sortit pour exécuter l’ordre qui lui était donné.
– Dois-je porter tout de suite cette lettre au prince de Tarsia ? demanda Klagmann.
– Oui, allez, et revenez le plus vite possible ; mais, en route, tâchez de savoir quelque nouvelle de Spronio.
Le fils et le père restèrent seuls, le père dans son cabinet, le fils à la caisse.
– Il serait bon, je crois, mon père, dit André, de faire une circulaire annonçant la liquidation de notre maison.
– J’allais te le dire, mon enfant. Rédige-la ; on en fera faire autant de copies qu’il sera nécessaire, ou, mieux encore, on la fera imprimer ; de sorte que tu n’auras la peine de signer qu’une fois.
– Économie de temps. Vous avez raison, mon père, il ne nous en reste pas trop.
Et André rédigea la circulaire suivante :
« Les chefs de la maison Simon et André Backer, de Naples, ont l’honneur de prévenir les personnes avec lesquelles ils sont en relations d’affaires, et particulièrement celles qui pourraient avoir quelque créance sur eux, que, par suite de la condamnation à mort des chefs de la maison, la susdite maison commencera sa liquidation à partir de demain 13 mai, jour de leur exécution.
» Le terme de la liquidation est fixé à un mois.
» On payera à bureau ouvert. »
Cette circulaire terminée. André Backer la lut à son père en lui demandant s’il ne voyait rien à y retrancher ou à y ajouter.
– Il y a à y ajouter la signature, répondit froidement le père.
Et, comme, ainsi que nous l’avons dit, André Backer avait la signature, il signa.
Simon Backer sonna : un garçon de bureau ouvrit la porte de son cabinet.
– Passez chez mon fils, dit-il, prenez-y et portez à l’imprimerie une circulaire qu’il faut composer le plus tôt possible.
Les deux condamnés restèrent de nouveau seuls.
– Mon père, dit André, nous avons à notre actif 1,259,475 ducats. Que comptez-vous en faire ? Ayez la bonté de me donner vos ordres et je les exécuterai.
– Mon ami, dit le père, il me semble que nous devons, avant tout, penser à ceux qui nous ont bien servis pendant la prospérité et qui nous sont restés fidèles pendant le malheur. Tu as dit que nous étions assez riches pour ne pas faire d’économies sur notre reconnaissance : comment la leur prouverais-tu ?
– Mais, mon père, en leur continuant leurs appointements leur vie durant.
– Je voudrais faire mieux que cela, André. Nous avons ici dix-huit personnes attachées à notre service, tant employés que serviteurs ; le total des gages et appointements, depuis les plus forts jusqu’aux plus faibles, monte à dix mille ducats. Dix mille ducats représentent un capital de deux cent mille ducats ; en prélevant 200,000 ducats, il nous reste une somme de 1,059,475 ducats, somme encore considérable. Mon avis est donc, qu’au bout de notre liquidation, qui peut durer un mois, chacun de nos employés ou de nos serviteurs touche, non pas la rente, mais le capital de ses gages et de ses appointements ; est-ce aussi ton avis ?
– Mon père, vous êtes la véritable charité, je ne suis, moi, que son ombre ; seulement, j’ajouterai ceci : en temps de révolution comme celui où nous vivons, nul ne peut répondre du lendemain. Au milieu d’une émeute, notre maison peut-être pillée, incendiée, que sais-je ? Nous avons un encaisse de 400,000 ducats : payons aujourd’hui même à ceux que nous laissons derrière nous le legs qu’ils ne devaient toucher qu’après notre mort. Ce sont des voix qui nous béniront et qui prieront pour nous ; et, au point où nous en sommes, ces voix-là sont le meilleur appui que nous puissions imaginer pour nous devant le Seigneur.
– Qu’il soit fait ainsi. Prépare pour Klagmann un ordre de payer aujourd’hui même les 200,000 ducats à qui de droit et le mois qu’ils ont encore à travailler pour nous à appointements doubles.
– L’ordre est signé, mon père.
– Maintenant, mon ami, chacun de nous a dans son cœur certains souvenirs qui, pour être secrets, n’en sont pas moins religieux. Ces souvenirs imposent des obligations. Plus jeune que moi, tu dois en avoir plus que moi, qui ai déjà vu s’éteindre une partie de ces souvenirs. Sur le million cinquante-neuf mille quatre cent soixante-quinze ducats qui nous restent, je prends cent mille ducats et t’en laisse deux cent mille : chacun de nous, sans en rendre compte, fera de cette somme ce que bon lui semblera.
– Merci, mon père. Il nous restera 759,475 ducats.
– Veux-tu que nous laissions 100,000 ducats à chacun des trois établissements humanitaires de Naples, aux Enfants trouvés, aux Incurables, à l’auberge des Pauvres ?
– Faites, mon père. Restera 459,475 ducats.
– Dont l’héritier naturel est, notre cousin, Moïse Backer, de Francfort.
– Lequel est plus riche que nous, mon père, et qui aura honte de recevoir un pareil héritage de sa famille.
– À ton avis, que faire de cette somme ?
– Mon père, je n’ai point de conseil à vous donner lorsqu’il s’agit de philosophie et d’humanité. On va combattre : dans un parti comme dans l’autre, avant que Naples soit prise, il y aura bien des hommes tués. Haïssez-vous nos ennemis, mon père ?
– Je ne hais plus personne, mon fils.
– C’est un des salutaires effets de la mort qui vient, dit, comme en se parlant à lui-même et à demi-voix, André.
Puis, tout haut :
– Eh bien, mon père, que diriez-vous de laisser la somme qui nous reste, moins celle nécessaire à la liquidation, aux veuves et aux orphelins que fera la guerre civile, de quelque parti qu’ils soient ?
Le vieillard se leva sans répondre, passa de son cabinet dans celui d’André Backer et embrassa son fils en pleurant.
– Et qui chargeras-tu de cette répartition ?
– Avez-vous quelqu’un à me proposer, mon père ?
– Non, mon enfant. Et toi ?
– J’ai une sainte créature, mon père, j’ai la chevalière de San-Felice.
– Celle qui nous a dénoncés ?
– Mon père, j’ai beaucoup réfléchi, j’ai appelé, pendant de longues nuits, mon cœur et mon esprit à mon aide, afin qu’ils me donnassent le mot de cette terrible énigme. Mon père, j’ai la conviction que Luisa n’est point coupable.
– Soit, répondit le vieux Simon. Si elle n’est pas coupable, le choix que tu fais est digne d’elle ; si elle est coupable, c’est un pardon, et je me joins à toi pour le lui donner.
Cette fois, ce fut le fils qui se jeta dans les bras de son père et qui le pressa contre son cœur.
– Eh bien, dit le vieux Simon, voici notre liquidation faite. Ce n’a point été aussi difficile que je l’aurais cru.
Deux heures après, toutes les dispositions prises par Simon et André Backer étaient connues de toute la maison ; employés et serviteurs avaient reçu le capital de leurs appointements et de leurs gages, et les deux condamnés rentraient dans la prison, d’où ils ne devaient plus sortir que pour marcher au supplice au milieu d’un concert de louanges et de bénédictions.
Quant à Spronio, on avait enfin su ce qu’il était devenu.
On s’était présenté la nuit à son domicile pour l’arrêter ; il s’était sauvé par une fenêtre, et il était probable qu’il était allé rejoindre le cardinal à Nola.
CXXXIX. Un dernier avertissement §
Pendant la nuit qui suivit la réintégration des deux Backer à leur prison, dans une des chambres du palais d’Angri, où il continuait de demeurer, Salvato, assis à une table, le front appuyé dans sa main gauche, écrivait de cette écriture ferme et lisible qui était l’emblème de son caractère, la lettre suivante :
Au frère Joseph, couvent du Mont-Cassin.
« 12 juin 1799.
» Mon père bien-aimé,
» Le jour de la lutte suprême est venu. J’ai obtenu du général Macdonald de rester à Naples, attendu qu’il m’a semblé que mon premier devoir, comme Napolitain, était de défendre mon pays. Je ferai tout ce que je pourrai pour le sauver ; si je ne puis le sauver, je ferai tout ce que je pourrai pour mourir. Et, si je meurs, deux noms bien-aimés flotteront sur ma bouche à mon dernier soupir et serviront d’ailes à mon âme pour monter au ciel : le vôtre et celui de Luisa.
» Quoique je connaisse votre profond amour pour moi, je ne vous demande rien pour moi, mon père ; – mon devoir m’est tracé, je vous l’ai dit, je l’accomplirai ; – mais, si je meurs, ô père bien-aimé ! je la laisse seule, et, cause innocente de la mort de deux hommes condamnés hier à être fusillés, qui sait si la vengeance du roi ne la poursuivra pas, tout innocente qu’elle est !
» Si nous sommes vainqueurs, elle n’a point à craindre cette vengeance, et cette lettre n’est qu’un témoignage de plus du grand amour que j’ai pour vous et de l’éternel espoir que j’ai en vous.
» Si nous sommes vaincus, au contraire, si je suis hors d’état de lui porter secours, c’est vous, mon père, qui me remplacerez.
» Alors, mon père, vous quitterez les hauteurs sublimes de votre montagne sainte, et vous redescendrez dans la vie. Vous vous êtes imposé cette mission de disputer l’homme à la mort ; vous ne vous écarterez pas de votre but en sauvant cet ange dont je vous ai dit le nom et raconté les vertus.
» Comme, à Naples, l’argent est le plus sûr auxiliaire que l’on puisse avoir, j’ai, dans un voyage à Molise, réuni cinquante mille ducats, dont quelques centaines ont été dépensées par moi, mais dont la presque totalité est enfouie dans une caisse de fer au Pausilippe près des ruines du tombeau de Virgile, au pied de son laurier éternel : vous les trouverez là.
» Nous sommes entourés, je ne dirai pas seulement d’ennemis, ce qui ne serait rien, mais de trahisons, ce qui est horrible. Le peuple est tellement aveuglé, ignorant, abruti par ses moines et ses superstitions, qu’il tient pour ses plus grands ennemis ceux qui veulent le faire libre, et qu’il voue une espèce de culte à quiconque ajoute une chaîne aux chaînes qu’il porte déjà.
» Ô mon père, mon père, celui qui, comme nous, se consacre au salut des corps, acquiert un grand mérite devant Dieu ; mais bien plus grand, croyez-moi, sera le mérite de celui qui se vouera à l’éducation de ces esprits, à l’illumination de ces âmes.
» Adieu, mon père ; le Seigneur tient en ses mains la vie des nations ; vous tenez dans vos mains plus que ma vie : vous tenez mon âme.
» Tous les respects du cœur.
» Votre Salvato.
» P.-S. – Inutile et même dangereux que vous me répondiez, au milieu de tout ce qui se passe ici. Votre messager peut être arrêté et votre réponse lue. Vous remettrez au porteur trois grains de votre chapelet ; ils représenteront pour moi cette foi qui me manque, cette espérance que j’ai en vous, cette charité qui déborde de votre cœur. »
Cette lettre achevée, Salvato se retourna et appela Michele.
La porte s’ouvrit aussitôt et Michele parut.
– As-tu trouvé l’homme qu’il nous faut ? demanda Salvato.
– Retrouvé, vous voulez dire, car c’est le même qui a fait trois voyages à Rome pour remettre au général Championnet les lettres du comité républicain et lui donner de vos nouvelles.
– Alors, c’est un patriote ?
– Qui n’a qu’un regret, Excellence, dit le messager en paraissant à son tour, c’est que vous l’éloigniez de Naples au moment du danger.
– C’est toujours servir Naples, crois-moi, que d’aller où tu vas.
– Ordonnez, je sais qui vous êtes et ce que vous valez.
– Voici une lettre que tu vas porter au mont Cassin : tu demanderas frère Joseph et lui remettras cette lettre, à lui seul, entends-tu ?
– Attendrai-je une réponse ?
– Comme je ne sais point qui sera maître de Naples lorsque tu reviendras, cette réponse sera un signe convenu entre nous : pour moi, ce signe voudra tout dire, Michele a-t-il fait prix avec toi ?
– Oui, répondit le messager, une poignée de main à mon retour.
– Allons, allons, dit Salvato, je vois qu’il y a encore de braves gens à Naples. Va, frère, et que Dieu te conduise !
Le messager partit.
– Maintenant, Michele, dit Salvato, pensons à elle.
– Je vous attends, mon brigadier, dit le lazzarrone.
Salvato boucla son sabre, passa une paire de pistolets dans sa ceinture, donna l’ordre à son calabrais de l’attendre à minuit, avec deux chevaux de main, place du Môle, longea Toledo, prit la rue de Chiaïa, suivit la plage de la mer et atteignit Mergellina.
À mesure qu’il approchait de la maison du Palmier, il lui semblait entendre une espèce de psalmodie étrange, récitée sur un air qui n’en était pas un.
La personne qui faisait entendre ce chant se tenait debout contre la maison, au-dessous de la fenêtre de la salle à manger, et l’on voyait sa longue taille se dessiner sur la muraille par un relief sombre et immobile.
Michele, le premier, reconnut la sorcière albanaise qui, dans toutes les circonstances importantes de la vie de Luisa, lui était apparue.
Il prit le bras de Salvato pour que celui-ci écoutât ce qu’elle disait. Elle en était à la dernière strophe de son chant ; mais les deux hommes purent encore entendre ces paroles :
Loin de nous s’enfuit l’hirondelle
Lorsque du nord soufflent les vents.
Pauvre colombe, fais comme elle,
Puisque ton aile
Connaît la route du printemps !
– Entrez chez Luisa, dit Michele à Salvato : je vais retenir Nanno ; et, si Luisa juge à propos de la consulter, appelez-nous.
Salvato avait une clef de la porte du jardin ; car peu à peu, nous l’avons dit, tous ces mystères qui enveloppent un amour naissant et craintif avaient enfin disparu, du moins été un peu éclaircis, quoique les amis seuls pussent lire à travers leur demi-transparence.
Salvato laissa la porte poussée seulement contre la muraille, monta le perron, ouvrit la porte de la salle à manger et trouva Luisa debout devant sa jalousie.
Il était évident que la jeune femme n’avait point perdu un vers de la ballade de Nanno.
En apercevant Salvato, elle alla à lui, et, avec un triste sourire, posa sa tête sur son épaule.
– Je t’ai vu venir de loin avec Michele, dit-elle ; j’écoutais cette femme.
– Et moi aussi, dit Salvato ; mais je n’ai entendu que la dernière strophe de son chant.
– C’était une répétition des autres. Il y en avait trois : toutes annoncent un danger et invitent à le fuir.
– Tu n’as jamais eu à te plaindre de cette femme ?
– Jamais, au contraire. Dès le premier jour où je l’ai vue, elle m’a, il est vrai, prédit une chose qu’alors je croyais impossible.
– La crois-tu plus vraisemblable maintenant ?
– Tant de choses impossibles à prévoir sont arrivées depuis que nous nous connaissons, mon ami, que tout me semble devenu possible.
– Veux-tu que nous fassions monter cette sorcière ? Si tu n’as jamais eu à te plaindre d’elle, j’ai eu, moi, à m’en louer, puisque c’est elle qui a posé le premier appareil sur ma blessure, que cette blessure pouvait être mortelle et que je n’en suis pas mort.
– Seule, je n’eusse point osé ; mais, avec toi, je ne crains rien.
– Et pourquoi n’eusses-tu point osé ? dit derrière les deux jeunes gens une voix qui les fit tressaillir, parce qu’ils la reconnurent pour celle de la sorcière. Est-ce que je n’ai pas toujours, comme un bon génie, essayé de détourner de toi le malheur ? Est-ce que, si tu avais suivi mes conseils, tu ne serais point à Palerme, auprès de ton protecteur naturel, au lieu d’être ici, tremblante, sous l’accusation d’avoir dénoncé deux hommes qui seront fusillés demain ? Est-ce que, aujourd’hui, enfin, tandis qu’il en est temps encore, si tu voulais les suivre, est-ce que tu n’échapperais pas au destin que je t’ai prédit, et vers lequel tu t’achemines fatalement ? Je te l’ai dit, Dieu a écrit la destinée des mortels dans leur main, pour que, avec une volonté ferme, ils pussent lutter contre cette destinée. Je n’ai pas vu ta main depuis le jour où je t’ai prédit une mort fatale et violente. Eh bien, regarde-la aujourd’hui, et dis-moi si cette étoile que je t’ai signalée et qui coupait en deux la ligne de la vie, à peine visible à cette époque, n’a pas doublé d’apparence et de grandeur !
La San-Felice regarda sa main et poussa un cri.
– Regarde toi-même, jeune homme, continua la sorcière s’adressant à Salvato, et tu verras si un poinçon rougi au feu la marquerait d’un pourpre plus vif que ne le fait la Providence, qui, par ma bouche, te donne un dernier avis.
Salvato prit Luisa dans ses bras, l’entraîna vers la lumière, ouvrit la main qu’elle s’efforçait de tenir fermée, et jeta à son tour un léger cri d’étonnement : une étoile, large comme une petite lentille, dont les cinq rayons, bien visibles, divergeaient, coupait en deux la ligne de la vie.
– Nanno, dit le jeune homme, je reconnais que tu es notre amie ; quand j’avais encore ma liberté d’action, quand je pouvais m’éloigner de Naples, j’ai proposé à Luisa de l’emmener à Capoue, à Gaete, ou même à Rome ; aujourd’hui, il est trop tard : je suis enchaîné à la fortune de Naples.
– Voilà pourquoi je suis venue, dit la sorcière ; car ce que tu ne peux plus faire, moi, je puis le faire encore.
– Je ne comprends pas, dit Salvato.
– C’est bien simple cependant. Je prends cette jeune femme avec moi, et je l’emmène au nord, c’est-à-dire où le danger n’est pas.
– Et comment l’emmènes-tu ?
Nanno écarta sa longue mante, et, montrant un paquet qu’elle tenait à la main :
– Il y a, dit-elle, dans ce paquet un costume complet de paysanne de Maïda. Sous le costume albanais, nul ne reconnaîtra la chevalière San-Felice : elle sera ma fille. Tout le monde connaît la vieille Nanno, et ni républicains ni sanfédistes ne diront rien à la fille de la sorcière albanaise.
Salvato regarda Luisa.
– Tu entends, Luisa, dit-il.
Michele, qui, jusque-là, était reste inaperçu dans l’ombre de la porte, s’approcha de Luisa, et, se mettant à genoux devant elle :
– Je t’en prie, Luisa, lui dit-il, écoute la voix de Nanno. Tout ce qu’elle a prédit est arrivé jusqu’à présent, pour toi comme pour moi. Pour moi, elle a prédit que, de lazzarone, je deviendrais colonel, et voilà que, contre toute probabilité, je le suis devenu. Reste maintenant le mauvais côté de sa prédiction, et il est probable qu’il s’accomplira aussi. Pour toi, elle a prédit qu’un beau jeune homme serait blessé sous tes fenêtres, et le beau jeune homme a été blessé ; elle a prédit que tu l’aimerais, et tu l’aimes ; elle a prédit que cet amant te perdrait, et il te perd, puisque, par amour pour lui, tu refuses de fuir. Luisa, écoute ce que te dit Nanno ! Tu n’es pas homme, toi : tu ne seras pas déshonorée si tu fuis. Nous, il nous faut rester et combattre, combattons. Si nous survivons tous deux, nous allons te rejoindre ; si un seul survit, un seul y va. Je sais bien que, si c’est moi qui y vais, je ne remplacerai pas Salvato ; mais ce n’est point probable : aucune prédiction ne condamne d’avance Salvato à mort, tandis que, moi, je suis condamné. Quand la sorcière t’a dit tout à l’heure de regarder dans ta main, ma pauvre Luisa, j’ai, malgré moi, regardé dans la mienne. L’étoile y est toujours et bien autrement visible qu’elle ne l’était il y a huit mois, c’est-à-dire le jour de la prédiction. Revêts donc ces habits, chère petite sœur ; tu sais comme tu étais jolie sous le costume d’Assunta.
– Hélas ! murmura Luisa, ce fut une douce soirée pour moi que celle où je le revêtis. Comme ce temps-là est déjà loin de nous, mon Dieu !
– Ce temps-là peut revenir pour toi, si tu le veux, chère petite sœur ; il te faut seulement avoir le courage de quitter Salvato.
– Oh ! jamais ! jamais ! murmura Luisa en passant ses bras autour du cou de Salvato. Vivre avec lui ou mourir avec lui !
– Je le sais bien, insista Michele ; certainement, vivre avec lui ou mourir avec lui, ce serait superbe ; mais qui te dit qu’en restant ici tu vivras avec lui, ou mourras avec lui ? Le désir que tu en as, l’espoir que ce désir te donne ; mais, en supposant que tu restes, resteras-tu ici ?
– Oh ! non ! s’écria Salvato, je l’emmène au Château-Neuf. Je sais bien que le château Saint-Elme vaudrait mieux ; mais, après ce qui s’est passé entre Mejean et moi, je ne me fie plus à lui.
– Et que faites-vous après l’avoir conduite au Château-Neuf ?
– Je me mets à la tête de mes Calabrais, et je combats.
– Donc, vous voyez, monsieur Salvato, que vous ne vivez pas avec elle, et que vous pouvez mourir loin d’elle.
– Vois, chère Luisa, dit Salvato ; les choses peuvent, en effet, arriver comme Michele le dit.
– Qu’importe que tu meures loin de moi ou près de moi, Salvato ? Toi mort, tu sais bien que je mourrai.
– Et as-tu le droit de mourir, répliqua Salvato en anglais, maintenant que tu ne mourrais plus seule ?
– Oh ! mon ami ! mon ami ! murmura Luisa en cachant sa tête dans la poitrine de Salvato.
En ce moment, Giovannina entra, et, le sourire du mauvais ange sur les lèvres :
– Une lettre de M. André Backer pour madame, dit-elle.
Luisa tressaillit, comme si elle eût vu apparaître le fantôme de Backer lui-même.
Salvato la regarda avec étonnement.
Michele se releva et tourna ses regards vers la porte.
Le caissier Klagmann parut. Il était bien connu de la San-Felice : c’était lui qui, d’habitude, lui apportait les intérêts de l’argent qu’elle avait placé ou plutôt que le chevalier avait placé dans la maison Backer.
Il était porteur, non pas d’une lettre, mais de deux lettres pour Luisa.
Ces deux lettres devaient, sans doute, être lues chacune à son tour ; car le messager commença par en donner une à Luisa en lui faisant signe que, lorsqu’elle aurait lu la première, il lui donnerait la seconde.
Cette première était la circulaire imprimée adressée aux créanciers de la maison Backer.
Au fur et à mesure que Luisa avait lu le funèbre écrit, sa voix s’était altérée, et, à ces mots : Par suite de la condamnation à mort des chefs de la maison, le papier avait échappé à sa main tremblante et sa voix s’était éteinte.
Michele avait ramassé le papier, et, tandis que Luisa sanglotait contre la poitrine de Salvato, qui, de ses deux bras, la pressait sur son cœur, il l’avait lu tout haut jusqu’au bout.
Puis il s’était fait un grand et douloureux silence.
Ce silence, la voix du messager l’avait rompu ; le premier.
– Madame, dit-il, le papier que l’on vient de lire est la circulaire adressée à tous ; mais je suis, en outre, porteur d’une lettre de M. André Backer : cette lettre vous est personnellement adressée et contient ses dernières intentions.
Salvato desserra ses bras pour laisser Luisa lire l’espèce de testament qui lui était annoncé. Celle-ci étendit la main vers Klagmann, reçut la lettre ; mais, au lieu de la décacheter elle-même, elle la présenta à Salvato, en lui disant :
– Lisez.
Le premier mouvement de celui-ci fut de repousser doucement la lettre ; mais Luisa insista en disant :
– Ne voyez-vous pas, mon ami, que je suis hors d’état de lire moi-même ?
Salvato décacheta la lettre, et, comme il était près de la cheminée, sur laquelle brûlaient les bougies d’un candélabre, il put, en continuant de presser Luisa contre son cœur, lire la lettre suivante :
« Madame,
» Si je connaissais une créature plus pure que vous, c’est elle que je chargerais de la sainte mission que je vous laisse en quittant la vie.
» Toutes nos dettes sont payées, notre liquidation faite ; il reste à notre maison une somme de quatre cent mille ducats, à peu près.
» Cette somme, mon père et moi la destinons à soulager les victimes de la guerre civile dans laquelle nous succombons, et cela, sans acception des principes que ces victimes professaient, ni des rangs dans lesquels elles seront tombées.
» Nous ne pouvons rien pour les morts, que prier pour eux nous-mêmes en mourant ; aussi ne sont-ce point les morts que nous désignons sous le nom de victimes ; mais nous pouvons quelque chose – et les victimes, à notre avis, les voilà – pour les enfants et les veuves de ceux qui, d’une façon quelconque, auront été frappés dans la lutte que nous voyons sous son vrai jour à cette heure seulement, et qui, nous le disons avec regret, est une lutte fratricide.
» Mais, pour que cette somme de quatre cent mille ducats soit répartie intelligemment, loyalement, impartialement, c’est entre vos mains bénies, madame, que nous la déposons ; vous la répartirez, nous en sommes certains, selon le droit et l’équité.
» Cette dernière preuve de confiance et de respect vous prouve, madame, que nous descendons dans la tombe convaincus que vous n’êtes pour rien dans notre mort sanglante et prématurée, et que la fatalité a tout fait.
» J’espère que cette lettre pourra vous être remise ce soir, et que nous aurons, en mourant, la consolation de savoir que vous acceptez la mission qui a pour but de faire descendre la grâce du ciel sur notre maison et la bénédiction des malheureux sur notre tombe !
» Avec les mêmes sentiments que j’ai vécu, je meurs en me disant, madame, votre respectueux admirateur.
» André Backer. »
Tout au contraire de la première, cette seconde lettre sembla rendre des forces à Luisa. À mesure que Salvato, ne pouvant commander lui-même à son émotion, en faisait la lecture d’une voix tremblante, elle redressait radieusement sa tête courbée sous la crainte de l’anathème, et un sourire de triomphe rayonnait au milieu de ses larmes.
Elle s’avança vers la table, sur laquelle il y avait de l’encre, une plume et du papier et écrivit ces mots :
« J’allais partir, j’allais quitter Naples, lorsque je reçois votre lettre : pour remplir le devoir sacré qu’elle m’impose, je reste.
» Vous m’avez bien jugée, et à vous je dis, comme je dirai au Dieu devant qui vous allez paraître et devant qui peut-être je ne tarderai pas à vous suivre, – à vous je dis : Je suis innocente.
» Adieu !
» Votre amie en ce monde et dans l’autre, où, je l’espère, nous nous retrouverons.
» Luisa. »
Luisa tendit cette réponse à Salvato, qui la prit en souriant, et, sans la lire, la remit à Klagmann.
Le messager sortit et Michele après lui.
– Ainsi dit Nanno, tu restes ?
– Je reste, répondit Luisa, dont le cœur ne demandait qu’un prétexte pour se décider en faveur de Salvato, et avait, sans s’en rendre compte peut-être, avidement saisi celui que lui offrait le condamné.
Nanno leva la main, et, d’un ton solennel :
– Vous qui aimez cette femme plus que votre vie et à l’égal de votre âme, dit-elle à Salvato, vous m’êtes témoin que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour la sauver ; vous m’êtes témoin que je l’ai éclairée sur le danger qu’elle courait, que je l’ai invitée à fuir, et que, contrairement aux ordres donnés par le destin à ceux à qui il révèle l’avenir, je lui ai offert mon appui matériel. Si cruel que soit le sort pour vous, ne maudissez pas la vieille Nanno, et dites, au contraire, qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu pour vous sauver.
Et, glissant dans l’ombre, avec laquelle son costume sombre se confondait, elle disparut sans que ni l’un ni l’autre des deux jeunes gens songeassent à la retenir.
CXL. Les avant-postes §
Avant que Salvato et Luisa se fussent adressé parole, Michele rentrait.
– Luisa, dit-il, sois tranquille ; tout ce qui était un mystère pour les Backer, sera bientôt éclairci pour eux, et ils sauront quel est celui qu’ils doivent maudire comme leur dénonciateur. Il ne peut pas m’arriver pis que d’être pendu ; eh bien, au moins, avant d’être pendu, je me serai confessé.
Les deux jeunes gens regardèrent Michele avec étonnement.
Mais lui :
– Nous n’avons pas de temps à perdre en explications, dit-il ; la nuit s’avance, et vous savez ce qui nous reste à faire.
– Oui, tu as raison, répondit Salvato. Es-tu prête, Luisa ?
– J’ai commandé une voiture pour onze heures, dit Luisa ; elle doit être à la porte.
– Elle y est, dit Michele, je l’ai vue.
– C’est bien, Michele. Fais-y porter les quelques effets dont j’aurai besoin pendant mon séjour au Château-Neuf. Ils sont enfermés dans une malle. Moi, je vais donner quelques ordres à Giovannina.
Elle sonna, mais inutilement ; la jeune fille ne vint pas.
Elle sonna une seconde fois ; mais en vain son regard se fixa-t-il sur la porte par laquelle la servante devait entrer, la porte ne s’ouvrit point.
Luisa se leva et alla elle-même à la chambre de la jeune fille, pensant que peut-être elle était endormie.
La bougie brûlait sur sa table ; auprès de la bougie était une lettre cachetée à l’adresse de Luisa.
Cette lettre était de l’écriture de Giovannina.
Luisa la prit et l’ouvrit.
Elle était conçue en ces termes :
« Signora.
» Si vous aviez quitté Naples, je vous eusse suivie partout où vous auriez été, pensant que mes services vous étaient nécessaires.
» Vous restez à Naples, où, entourée de gens qui vous aiment, vous n’avez plus besoin de moi.
» Je n’oserais au milieu des événements qui vont se passer, rester seule à la maison, et rien, pas même un dévouement dont vous n’avez pas besoin, ne me forçant à m’enfermer dans une forteresse où je ne serais pas libre de mes actions, je retourne chez mes parents.
» D’ailleurs, vous avez eu la bonté de régler mes comptes ce matin, et, dans les circonstances où nous sommes, j’ai dû regarder ce règlement comme un congé.
» Je vous quitte donc, signora, pleine de reconnaissance pour les bontés que vous avez eues pour moi, et si triste de cette séparation, que je m’impose le chagrin de ne point vous faire mes adieux, de peur du chagrin, plus grand encore, que j’éprouverais en vous les faisant.
» Croyez-moi, signora, votre très-humble, très-obéissante, très-dévouée servante,
» Giovannina. »
Luisa frissonna en lisant cette lettre. Il y avait, malgré les protestations de dévouement et de fidélité qu’elle contenait, un étrange sentiment de froide haine semé de l’un à l’autre bout. On ne le voyait pas avec les yeux, c’est vrai ; mais on l’apercevait avec l’intelligence, on le sentait avec le cœur.
Elle revint dans la salle à manger, où était resté Salvato, et lui remit la lettre.
Celui-ci la lut, haussa les épaules et murmura le mot « Vipère ! »
En ce moment, Michele rentra. Il n’avait pas trouvé la voiture à la porte et demandait s’il devait en aller chercher une autre.
Il n’y avait point à attendre son retour, c’était évidemment Giovannina qui l’avait prise pour partir.
Ce que Michele avait de mieux à faire, c’était de courir jusqu’à Pie-di-Grotta, où il avait une place de fiacres, et d’en ramener une autre.
– Mon ami, dit Luisa, laisse-moi profiter de ces quelques moments de retard qui nous sont imposés par le hasard pour faire une dernière visite à la duchesse Fusco et lui proposer une dernière fois de courir une même chance en la conduisant avec moi au Château-Neuf. Si elle reste, je lui recommanderai la maison qui va être complétement abandonnée.
– Va, mon enfant chéri, dit Salvato en l’embrassant au front ; comme un père, en effet, eût fait à son enfant.
Luisa s’engagea dans le corridor, ouvrit la porte de communication et pénétra dans le salon.
Le salon, comme toujours, était plein de toutes les notabilités républicaines.
Malgré l’imminence du danger, malgré le hasard de l’événement, les visages étaient calmes. On sentait que tous ces hommes de progrès, qui s’étaient engagés par conviction dans la voie périlleuse, étaient prêts à la suivre jusqu’au bout, et, comme les vieux sénateurs de la République, à attendre la mort sur leurs chaises curules.
Luisa fit sa sensation ordinaire de beauté et d’intérêt ; on se groupa autour d’elle. Chacun, dans ce moment suprême ayant un parti pris pour soi, demandait aux autres le parti qu’ils allaient prendre, espérant peut-être que celui-là était le meilleur.
La duchesse restait chez elle et y attendait les événements. Elle tenait prêt un costume de femme du peuple, sous lequel, en cas de danger imminent, elle comptait fuir. La fermière d’une de ses masseries lui tenait une retraite préparée.
Luisa la pria de veiller sur sa maison jusqu’au moment où elle-même quitterait la sienne, et lui annonça que Salvato, ne sachant point si, au milieu du combat, il aurait la possibilité de veiller sur elle, lui avait fait préparer une chambre au Château-Neuf, où elle restait sous la garde du gouverneur Massa, ami de Salvato.
C’était là, d’ailleurs, qu’à la dernière extrémité devaient se réfugier les patriotes, personne ne se fiant à l’hospitalité de Mejean, qui, on le savait, avait demandé cinq cent mille francs pour protéger Naples, et qui, pour cinq cent cinquante mille francs, était disposé à l’anéantir.
On disait même – ce qui, au reste, n’était point vrai – qu’il avait traité avec le cardinal Ruffo.
Luisa chercha des yeux Éléonore Pimentel, pour laquelle elle avait une grande admiration ; mais, un instant avant son entrée, Éléonore avait quitté le salon pour se rendre à son imprimerie.
Nicolino vint la saluer, tout fier de son bel uniforme de colonel de hussards, qui, le lendemain, devait être déchiqueté par les sabres ennemis.
Cirillo, qui, comme nous l’avons dit, faisait partie de l’Assemblée législative, laquelle s’était déclarée en permanence, vint l’embrasser. Il lui souhaita, non pas toute sorte de bonheurs, – dans la situation où l’on se trouvait, il y avait peu de bonheur à espérer, – mais la vie saine et sauve, et, lui posant la main sur la tête, il lui donna tout bas sa bénédiction.
La visite de Luisa était faite. Elle embrassa une dernière fois la duchesse Fusco : les deux femmes sentirent ensemble jaillir les larmes de leur cœur.
– Ah ! murmura Luisa en voyant les larmes de son amie se mêler aux siennes, nous ne devons plus nous revoir !
La duchesse Fusco leva son regard vers le ciel, comme pour lui dire : « Là-haut, on se retrouve toujours. »
Puis elle la reconduisit jusqu’à la porte de communication.
Là, elles se séparèrent, et, comme l’avait prophétisé Luisa, pour ne plus se revoir.
Salvato attendait Luisa, Michele avait amené une voiture. Les deux jeunes gens, les bras enlacés et sans avoir eu besoin de se communiquer leur idée, allèrent dire adieu à la chambre heureuse, comme ils l’appelaient ; puis ils fermèrent les portes, dont Michele prit les clefs. Salvato et Luisa montèrent dans la voiture ; Michele, malgré son bel uniforme, monta sur le siège, et le fiacre roula vers le Château-Neuf.
Quoiqu’il ne fût point encore tard, toutes les portes et toutes les fenêtres étaient fermées, et l’on sentait qu’une profonde terreur planait sur la ville : des hommes, de temps en temps, s’approchaient des maisons, stationnaient un instant et s’enfuyaient effarés.
Salvato remarqua ces hommes, et, inquiet de ce qu’ils faisaient, dit à Michele, en ouvrant la vitre de devant, de tâcher de mettre la main sur un de ces coureurs nocturnes et de s’assurer de ce qu’ils faisaient.
En arrivant au palais Caramanico, l’on aperçut un de ces hommes ; sans que la voiture s’arrêtât Michele sauta à terre et bondit sur l’homme.
Il jetait un rouleau de cordes par le soupirail de la cave.
– Qui es-tu ? lui demanda Michele.
– Je suis le facchino du palais.
– Que fais-tu ?
– Vous le voyez bien. J’ai été chargé par le locataire du premier étage d’acheter vingt-cinq brasses de cordes et de les lui apporter ce soir. Je me suis attardé à boire au Marché-Vieux, et, en arrivant au palais, j’ai trouvé tout fermé : ne voulant pas réveiller le garde-poste, j’ai jeté le paquet dans la cave du palais par le soupirail : on les y trouvera demain.
Michele, ne voyant rien de bien répréhensible dans le fait, lâcha l’homme qu’il tenait au collet et qui, à peine libre, prit ses jambes à son cou et s’enfonça dans la strada del Pace.
Cette brusque fuite l’étonna.
Du palais Caramanico au Château-Neuf, tout le long de la Chiaïa et de la montée du Géant, il vit le même fait se reproduire. Deux fois, Michele essaya de s’emparer de ces rôdeurs chargés de quelque mission inconnue ; mais, comme s’ils se fussent tenus sur leurs gardes, il n’en put venir à bout.
On arriva au Château-Neuf. Grâce au mot d’ordre, que connaissait Salvato, la voiture put entrer dans l’intérieur : elle passa devant l’arc de triomphe aragonais et s’arrêta devant la porte du gouverneur.
Il faisait une ronde de nuit sur les remparts : il rentra un quart d’heure après l’arrivée de Salvato.
Tous deux conduisirent Luisa à la chambre préparée pour elle : elle faisait suite aux appartements de madame Massa elle-même, et il était évident qu’on lui avait réservé la plus jolie et la plus commode des chambres.
Minuit sonnait : il était l’heure de se séparer. Luisa prit congé de son frère de lait, puis de Salvato, lesquels, par la même voiture qui les avait amenés, se firent conduire jusqu’au môle.
Là, ils trouvèrent aux mains du Calabrais les chevaux qu’ils avaient commandés, montèrent en selle, et, suivant la strada del Piliere, la rade, la Marine-Neuve et la Marinella, ils traversèrent le pont de la Madeleine et se lancèrent au galop sur la route de Portici.
La route était garnie de troupes républicaines, échelonnées du pont de la Madeleine, premier poste extérieur, jusqu’au Granatello, poste le plus rapproché de l’ennemi, commandé, comme nous l’avons dit, par Schipani.
Tout le monde veillait sur le chemin. À tous les corps de garde, Salvato s’arrêtait, descendait de cheval, s’informait et donnait quelques instructions.
La première station qu’il fit fut au fort de Vigliana.
Ce petit fort s’élève au bord de la mer, à la droite du chemin qui va de Naples à Portici ; il défend l’arrivée du pont de la Madeleine.
Salvato fut reçu avec des acclamations. Le fort de Vigliana était défendu par cent cinquante de ses Calabrais, sous le commandement d’un prêtre nommé Toscano.
Il était évident que c’était sur ce petit fort, qui défendait l’approche de Naples, que se porterait tout l’effort des sanfédistes ; aussi la défense avait-elle été confiée à des hommes choisis.
Toscano fit voir à Salvato tous ses préparatifs de défense. Il comptait, lorsqu’il serait forcé, mettre le feu à ses poudres et se faire sauter, lui et ses hommes.
Au reste, Toscano ne comptait pas les prendre par surprise ; tous étaient prévenus, tous avaient consenti à ce suprême sacrifice à la patrie, et le drapeau qui flottait au-dessus de la porte portait cette légende :
Nous venger ! vaincre ou mourir !
Salvato embrassa le digne curé, remonta à cheval aux cris de « Vive la République ! » et continua son chemin.
À Portici, les républicains témoignèrent à Salvato de grandes inquiétudes. Ils avaient affaire à des populations rendues essentiellement royalistes par leurs intérêts. Ferdinand avait à Portici un palais où il passait l’automne ; presque tout l’été, le duc de Calabre habitait le palais voisin de la Favorite. Ils ne pouvaient se fier à personne, se sentaient entourés de pièges et de trahisons. Comme aux jours de tremblement de terre, le sol semblait frissonner sous leurs pieds.
Il arriva au Granatello.
Avec sa confiance ou plutôt son imprudence accoutumée, Schipani dormait ; Salvato le fit éveiller et lui demanda des nouvelles de l’ennemi.
Schipani lui répondit qu’il comptait être attaqué par lui le lendemain, et qu’il prenait des forces pour le bien recevoir.
Salvato lui demanda s’il ne tenait point quelques renseignements plus précis des espions qu’il avait dû envoyer. Le général républicain lui avoua qu’il n’avait envoyé aucun espion et que ces moyens déloyaux de faire la guerre lui répugnaient. Salvato s’informa s’il avait fait garder la route de Nola, où était le cardinal, et d’où, par les pentes du Vésuve, il pourrait faire filer des troupes sur Portici et sur Résina, pour lui couper la retraite. Il répondit que c’était à ceux de Résina et de Portici de prendre ces précautions, et que, quant à lui, s’il trouvait les sanfédistes sur son chemin, il passerait au milieu d’eux.
Cette manière de faire la guerre et de disposer de la vie des hommes faisait hausser les épaules à l’habile stratégiste, élevé à l’école des Championnet et des Macdonald. Il comprit qu’avec un homme comme Schipani, il n’y avait aucune observation à faire, et qu’il fallait tout abandonner au génie sauveur des peuples.
Voyons un peu ce que le cardinal, plus méticuleux que Schipani sur les moyens de se garder, faisait pendant ce temps.
À minuit, c’est-à-dire à l’heure où nous avons vu Salvato partir du Château-Neuf, le cardinal Ruffo, dans la chambre principale de l’évêché de Nola, assis devant une table, ayant près de lui son secrétaire Sacchinelli et le marquis Malaspina, son aide de camp, recevait les nouvelles et donnait ses ordres.
Les courriers se succédaient avec une rapidité qui témoignait de l’activité que le général improvisé avait mise à organiser ses correspondances.
Lui-même décachetait toutes les lettres, de quelque part qu’elle vinssent, et dictait les réponses, tantôt à Sacchinelli, tantôt à Malaspina. Rarement répondait-il lui-même, excepté aux lettres secrètes, un tremblement nerveux rendant sa main inhabile à écrire.
Au moment où nous entrons dans la chambre où il attend les messagers, il a déjà reçu de l’évêque Ludovici l’annonce que Panedigrano et ses mille forçats doivent être arrivés à Bosco, dans la matinée du 12.
Il tient à la main une lettre du marquis de Curtis, qui lui annonce que le colonel Tchudy, voulant faire oublier sa conduite de Capoue, parti de Palerme avec quatre cents grenadiers et trois cents soldats formant une espèce de légion étrangère, doit être débarqué à Sorrente pour attaquer par terre le fort de Castellamare, tandis que le Sea-Horse et la Minerve l’attaqueront par mer.
Cette lettre lue, il se leva et alla consulter, sur une autre table, une grande carte qui y était déployée, et, debout, appuyé d’une main sur la table, il dicta à Sacchinelli les ordres suivants :
« Le colonel Tchudy suspendra, si elle est commencée, l’attaque du fort de Castellamare et se mettra immédiatement d’accord avec Sciarpa et Panedigrano pour attaquer l’armée de Schipani le 13 au matin.
» Tchudy et Sciarpa attaqueront de front, tandis que Panedigrano glissera sur les flancs et côtoiera la lave du Vésuve, de manière à dominer le chemin par lequel Schipani tentera de faire sa retraite.
» En outre, comme il est possible que, sachant l’arrivée du cardinal à Nola, le général républicain veuille se retirer sur Naples, dans la crainte que la retraite ne lui soit coupée, ils le pousseront vigoureusement devant eux.
» À la Favorite, le général républicain trouvera le cardinal Ruffo, qui aura contourné le Vésuve. Enveloppé de tout côté, Schipani sera forcé de se faire tuer ou de se rendre. »
Le cardinal fit faire une triple copie de cet ordre, signa chacune des copies et, par trois messagers, les expédia à ceux auxquels elles étaient adressées.
Ces ordres étaient à peine partis, que le cardinal, supposant quelqu’une de ces mille combinaisons qui font échouer les plans les mieux arrêtés, fit appeler de Cesare.
Au bout de cinq minutes, le jeune brigadier entrait tout armé et tout botté : la fiévreuse activité du cardinal gagnait tout ce qui l’entourait.
– Bravo, mon prince ! lui dit Ruffo, qui parfois, en plaisantant, lui conservait ce titre. Êtes-vous prêt ?
– Toujours, Éminence, répondit le jeune homme.
– Alors, prenez quatre bataillons d’infanterie de ligne, quatre pièces d’artillerie de campagne, dix compagnies de chasseurs calabrais et un escadron de cavalerie ; longez le flanc septentrional du Vésuve, celui qui regarde la Madonna-del-Arco, et arrivez de nuit, s’il est possible, à Résina. Les habitants vous attendent, prévenus par moi, et tout prêts à s’insurger en notre faveur.
Puis, se tournant vers le marquis :
– Malaspina, lui dit-il, donnez au brigadier cet ordre écrit et signez-le pour moi.
En ce moment, le chapelain du cardinal, entrant dans la chambre, s’approcha de lui et lui dit tout bas :
– Éminence, le capitaine Scipion Lamarra arrive de Naples et attend vos ordres dans la chambre à côté.
– Ah ! enfin ! dit le cardinal respirant avec plus de liberté qu’il n’avait fait jusqu’alors. J’avais peur qu’il ne lui fût arrivé malheur, à ce pauvre capitaine. Dites-lui que je suis à lui à l’instant même et faites-lui compagnie en m’attendant.
Le cardinal tira une bague de son doigt et l’appliqua sur les ordres qui étaient expédiés en son nom.
Ce Scipion Lamarra, dont le cardinal paraissait attendre l’arrivée avec tant d’impatience, était ce même messager par lequel la reine avait envoyé sa bannière au cardinal, et qu’elle lui avait recommandé comme bon à tout.
Il arrivait de Naples, où il avait été envoyé par le cardinal. Le but de cette mission était de s’aboucher avec un des principaux complices de la conspiration Backer, nommé Gennaro Tansano.
Gennaro Tansano faisait le patriote, était inscrit des premiers aux registres de tous les clubs républicains, mais dans le seul but d’être au courant de leurs délibérations, dont il donnait avis au cardinal Ruffo, avec lequel il était en correspondance.
Une partie des armes qui devaient servir lorsque éclaterait la conjuration Backer étaient en dépôt chez lui.
Les lazzaroni de Chiaïa, de Pie-di-Grotta, de Pouzzoles et des quartiers voisins étaient à sa disposition.
Aussi, comme on l’a vu, le cardinal attendait-il impatiemment sa réponse.
Il entra dans le cabinet où l’attendait Lamarra, déguisé en garde national républicain.
– Eh bien ? lui demanda-t-il en entrant.
– Eh bien, Votre Éminence, tout va au gré de nos désirs. Tansano passe toujours pour un des meilleurs patriotes de Naples, et personne n’a l’idée de le soupçonner.
– Mais a-t-il fait ce que j’ai dit ?
– Il l’a fait, oui, Votre Éminence.
– C’est-à-dire qu’il a fait jeter des cordes dans les soupiraux des maisons des principaux patriotes.
– Oui ; il eût bien voulu savoir dans quel but ; mais, comme je l’ignorais moi-même, je n’ai pu le renseigner là-dessus. N’importe ; l’ordre venant de Votre Éminence, il a été exécuté de point en point.
– Vous en êtes sûr ?
– J’ai vu les lazzaroni à l’œuvre.
– Ne vous a-t-il pas remis un paquet pour moi ?
– Si fait, Éminence, et le voici enveloppé d’une toile cirée.
– Donnez.
Le cardinal coupa avec un canif les bandelettes qui tenaient le paquet fermé, et tira de son enveloppe une grande bannière, où il était représenté à genoux devant saint Antoine, suppliant le saint, tandis que celui-ci lui montre ses deux mains pleines de cordes.
– C’est bien cela, dit le cardinal enchanté. Maintenant, il me faut un homme qui puisse répandre dans Naples le bruit du miracle.
Pendant un instant, il demeura pensif, se demandant quel était l’homme qui pouvait lui rendre ce service.
Tout à coup, il se frappa le front.
– Que l’on me fasse venir fra Pacifico, dit-il.
On appela fra Pacifico, qui entra dans le cabinet, où il resta une demi-heure enfermé avec Son Éminence.
Après quoi, on le vit aller à l’écurie, en tirer Giaccobino et prendre avec lui la route de Naples.
Quant au cardinal, il rentra dans le salon, expédia encore quelques ordres et se jeta tout habillé sur son lit, recommandant qu’on le réveillât au point du jour.
Au point du jour, le cardinal fut réveillé. Un autel avait été dressé pendant la nuit au milieu du camp sanfédiste, placé en dehors de Nola. Le cardinal, vêtu de la pourpre, y dit la messe en l’honneur de saint Antoine, qu’il comptait substituer dans la protection de la ville à saint Janvier, qui, ayant fait deux fois son miracle en faveur des Français, avait été déclaré jacobin et dégradé par le roi de son titre de commandant général des troupes napolitaines.
Le cardinal avait longtemps cherché, saint Janvier dégradé, à qui pouvait échoir sa succession, et s’était enfin arrêté à saint Antoine de Padoue.
Pourquoi pas à saint Antoine le Grand qui, si l’on scrute sa vie, méritait bien autrement cet honneur que saint Antoine de Padoue ? Mais sans doute le cardinal craignait-il que la légende de ses tentations popularisées par Gallot, jointe au singulier compagnon qu’il s’était choisi, ne nuisissent à sa dignité.
Saint Antoine de Padoue, plus moderne que son homonyme de mille ans, obtint, quel qu’en soit le motif, la préférence et ce fut à lui qu’au moment de combattre, le cardinal jugea à propos de remettre la sainte cause.
La messe dite, le cardinal monta à cheval avec sa robe de pourpre et se plaça à la tête du principal corps.
L’armée sanfédiste était séparée en trois divisions.
L’une descendait par Capodichino pour attaquer la porte Capuana.
L’autre contournait la base du Vésuve par le versant nord.
La troisième faisait même route par le versant méridional.
Pendant ce temps, Tchudy, Sciarpa et Panedigrano attaquaient ou devaient attaquer Schipani de face.
Le 15 juin, vers huit heures du matin, on vit, du haut du fort Saint-Elme, apparaître et s’avancer l’armée sanfédiste soulevant autour d’elle un nuage de poussière.
Immédiatement, les trois coups de canon d’alarme furent tirés du Château-Neuf, et les rues de Naples devinrent, en un instant, solitaires comme celles de Thèbes, muettes comme celles de Pompéi.
Le moment suprême était arrivé, moment solennel et terrible quand il s’agit de l’existence d’un homme, bien autrement solennel et bien autrement terrible quand il s’agit de la vie ou de la mort d’une ville.
CXLI. La journée du 13 juin. §
Sans doute, des ordres avaient été donnés d’avance pour que ces trois coups de canon fussent un double signal.
Car à peine le grondement du dernier se fut éteint, que les deux prisonniers du Château-Neuf, qui avaient été condamnés la surveille, entendirent, dans le corridor qui conduisait à leur cachot, les pas pressés d’une troupe d’hommes armés.
Sans dire une parole, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comprenant que leur dernière heure était arrivée.
Ceux qui ouvrirent la porte les trouvèrent embrassés, mais résignés et souriants.
– Êtes-vous prêts, citoyens ? demanda l’officier qui commandait l’escorte, et à qui les plus grands égards avaient été recommandés pour les condamnés.
Tous deux répondirent : « Oui, » en même temps, André avec la voix, Simon par un signe de tête.
– Alors, suivez-nous, dit l’officier.
Les deux condamnés jetèrent sur leur prison ce dernier regard que jette, mêlé de regrets et de tendresse, sur son cachot celui que l’on conduit à la mort, et, par ce besoin qu’a l’homme de laisser quelque chose après lui, André, avec un clou, grava sur la muraille son nom et celui de son père.
Les deux noms furent gravés au-dessus du lit de chacun.
Puis il suivit les soldats, au milieu desquels son père était déjà allé prendre place.
Une femme vêtue de noir les attendait dans la cour qu’ils avaient à traverser. Elle s’avança d’un pas ferme au-devant d’eux ; André jeta un cri et tout son corps trembla.
– La chevalière San-Felice ! s’écria-t-il.
Luisa s’agenouilla.
– Pourquoi à genoux, madame, quand vous n’avez à demander pardon à personne ? dit André. Nous savons tout : le véritable coupable s’est dénoncé lui-même. Mais rendez-moi cette justice qu’avant que j’eusse reçu la lettre de Michele, vous aviez déjà la mienne.
Luisa sanglotait.
– Mon frère ! murmura-t-elle.
– Merci ! dit André. Mon père, bénissez votre fille.
Le vieillard s’approcha de Luisa et lui mit la main sur la tête.
– Puisse Dieu te bénir comme je te bénis, mon enfant, et écarter de ton front jusqu’à l’ombre du malheur !
Luisa laissa tomber sa tête sur ses genoux et éclata en sanglots.
Le jeune Backer prit une longue boucle de ses cheveux blonds flottants, la porta à ses lèvres et la baisa avidement.
– Citoyens ! murmura l’officier.
– Nous voici, monsieur, dit André.
Au bruit des pas qui s’éloignaient, Luisa releva la tête, et, toujours à genoux, les bras tendus, les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu à l’angle de l’arc de triomphe aragonais.
Si quelque chose pouvait ajouter à la tristesse de cette marche funèbre, c’étaient la solitude et le silence des rues que les condamnés traversaient, et pourtant ces rues étaient les plus populeuses de Naples.
De temps en temps, cependant, au bruit des pas d’une troupe armée, une porte s’entre-bâillait, une fenêtre s’ouvrait, on voyait une tête craintive, de femme presque toujours, passer par l’ouverture, puis la porte ou la fenêtre se refermait plus rapidement encore qu’elle ne s’était ouverte : on avait vu deux hommes désarmés au milieu d’une troupe d’hommes armés, et l’on devinait que ces deux hommes marchaient à la mort.
Ils traversèrent ainsi Naples dans toute sa longueur et débouchèrent sur le Marché-Vieux, place ordinaire des exécutions.
– C’est ici, murmura André Backer.
Le vieux Backer regarda autour de lui.
– Probablement, murmura-t-il. Cependant, on dépassa le Marché.
– Où vont-ils donc ? demanda Simon en allemand.
– Ils cherchent probablement une place plus commode que celle-ci, répondit André dans la même langue : ils ont besoin d’un mur, et, ici, il n’y a que des maisons.
En arrivant sur la petite place de l’église del Carmine, André Backer toucha du coude le bras de Simon et lui montra des yeux, en face de la maison du curé desservant l’église, un mur en retour sans aucune ouverture.
C’est celui contre lequel est élevé aujourd’hui un grand crucifix.
– Oui, répondit Simon.
En effet, l’officier qui dirigeait la petite troupe s’achemina de ce côté.
Les deux condamnés pressèrent le pas, et, sortant des rangs, allèrent se placer contre la muraille.
– Qui des deux mourra le premier ? demanda l’officier.
– Moi ! s’écria le vieux.
– Monsieur, demanda André, avez-vous des ordres positifs pour nous fusiller l’un après l’autre ?
– Non, citoyen, répondit l’officier, je n’ai reçu aucune instruction à cet égard.
– Eh bien, alors, si cela vous était égal, nous vous demanderions la grâce d’être fusillés ensemble et en même temps.
– Oui, oui, dirent cinq ou six voix dans l’escorte, nous pouvons bien faire cela pour eux.
– Vous l’entendez, citoyen, dit l’officier chargé de cette triste mission, je ferai tout ce que je pourrai pour adoucir vos derniers moments.
– Ils nous accordent cela ! s’écria joyeusement le vieux Backer.
– Oui, mon père, dit André en jetant son bras au cou de Simon. Ne faisons point attendre ces messieurs, qui sont si bons pour nous.
– Avez-vous quelque dernière grâce à demander, quelques recommandations à faire ? demanda l’officier.
– Aucune, répondirent les deux condamnés.
– Allons donc, puisqu’il le faut, murmura l’officier ; mais, sang du Christ ! on nous fait faire là un vilain métier !
Pendant ce temps, les deux condamnés, André tenant toujours son bras jeté autour du cou de son père, étaient allés s’adosser à la muraille.
– Sommes-nous bien ainsi, messieurs ? demanda le jeune Backer.
L’officier fit un signe affirmatif. Puis, se retournant vers ses hommes :
– Les fusils sont chargés ? demanda-t-il.
– Oui.
– Eh bien, à vos rangs ! Faites vite et tâchez qu’ils ne souffrent pas : c’est le seul service que nous puissions leur rendre.
– Merci, monsieur, dit André.
Ce qui se passa alors fut rapide comme la pensée.
On entendit se succéder les commandements de « Apprêtez armes ! – En joue ! – Feu ! »
Puis une détonation se fit entendre.
Tout était fini !
Les républicains de Naples, entraînés par l’exemple de ceux de Paris, venaient de commettre une de ces actions sanglantes auxquelles la fièvre de la guerre civile entraîne les meilleures natures et les causes les plus saintes. Sous prétexte d’enlever aux citoyens toute espérance de pardon, aux combattants toute chance de salut, ils venaient de faire passer un ruisseau de sang entre eux et la clémence royale ; – cruauté inutile qui n’avait pas même l’excuse de la nécessité.
Il est vrai que ce furent les seules victimes. Mais elles suffirent pour marquer d’une tache de sang le manteau immaculé de la République.
Au moment même où les deux Backer, frappés des mêmes coups, tombaient enlacés aux bras l’un de l’autre, Bassetti allait prendre le commandement des troupes de Capodichino, Manthonnet celui des troupes de Capodimonte, et Writz celui des troupes de la Madeleine.
Si les rues étaient désertes, en échange toutes les murailles des forts, toutes les terrasses des maisons étaient couvertes de spectateurs qui, à l’œil nu ou la lunette à la main, cherchaient à voir ce qui allait se passer sur cet immense champ de bataille qui s’étendait du Granatello à Capodimonte.
On voyait sur la mer, s’allongeant de Torre-del-Annonciata au pont de la Madeleine, toute la petite flottille de l’amiral Caracciolo, que dominaient les deux vaisseaux ennemis, la Minerve, commandée par le comte de Thurn, et le Sea-Horse, commandé par le capitaine Bail, que nous avons vu accompagner Nelson à cette fameuse soirée où chaque dame de la cour avait fait son vers, et où tous ces vers réunis avaient composé l’acrostiche de Carolina.
Les premiers coups de fusil qui se firent entendre, la première fumée que l’on vit s’élever, fut en avant du petit fort du Granatello.
Soit que Tchudy et Sciarpa n’eussent point reçu les ordres du cardinal, soit qu’ils eussent mis de la lenteur à les exécuter, Panedigrano et ses mille forçats se trouvèrent seuls au rendez-vous, et n’en marchèrent pas moins hardiment vers le fort. Il est vrai qu’en les voyant s’avancer, les deux frégates commencèrent, pour les soutenir, leur feu contre le Granatello.
Salvato demanda cinq cents hommes de bonne volonté, se rua à la baïonnette sur cette trombe de brigands, les enfonça, les dispersa, leur tua une centaine d’hommes et rentra au fort avec quelques-uns des siens seulement hors de combat ; encore avaient-ils été atteints par les projectiles lancés des deux bâtiments.
En arrivant à Somma, le cardinal fut averti de cet échec.
Mais de Cesare avait été plus heureux. Il avait ponctuellement suivi les ordres du cardinal ; seulement, apprenant que le château de Portici était mal gardé et que la population était pour le cardinal, il attaqua Portici et se rendit maître du château. Ce poste était plus important que celui de Resina, fermant mieux la route.
Il fit parvenir la nouvelle de son succès au cardinal en lui demandant de nouveaux ordres.
Le cardinal lui ordonna de se fortifier du mieux qu’il lui serait possible, pour couper toute retraite à Schipani, et lui envoya mille hommes pour l’y aider.
C’était ce que craignait Salvato. Du haut du petit fort du Granatello, il avait vu une troupe considérable, contournant la base du Vésuve, s’avancer vers Portici ; il avait entendu des coups de fusil, et, après une courte lutte, la mousquetade avait cessé.
Il était clair pour lui que la route de Naples était coupée, et il insistait fortement pour que Schipani, sans perdre un instant, marchât vers Naples, forçât l’obstacle et revînt avec ses quinze cents ou deux mille hommes, protégés par le fort de Vigliana, défendre les approches du pont de la Madeleine.
Mais, mal renseigné, Schipani s’obstinait à voir arriver l’ennemi par la route de Sorrente.
Une vive canonnade, qui se faisait entendre du côté du pont de la Madeleine, indiquait que le cardinal attaquait Naples de ce côté.
Si Naples tenait quarante-huit heures, et si les républicains faisaient un suprême effort, on pouvait tirer parti de la position où s’était mis le cardinal, et, au lieu que ce fût Schipani qui fût coupé, c’était le cardinal qui se trouvait entre deux feux.
Seulement, il fallait qu’un homme de courage, de volonté et d’intelligence, capable de surmonter tous les obstacles, retournât à Naples et pesât sur la délibération des chefs.
La position était embarrassante. Comme Dante, Salvato pouvait dire : « Si je reste, qui ira ? Si je vais, qui restera ? »
Il se décida à partir, recommandant à Scipani de ne pas sortir de ses retranchements qu’il n’eût reçu de Naples un ordre positif qui lui indiquât ce qu’il avait à faire.
Puis, toujours suivi du fidèle Michele, qui lui faisait observer qu’inutile en rase campagne, il pourrait être fort utile dans les rues de Naples, il sauta dans une barque, se dirigea droit sur la flottille de Caracciolo, se fit reconnaître de l’amiral, auquel il communiqua son plan et qui l’approuva, passa à travers la flottille, qui couvrait la mer d’une nappe de feu et le rivage d’une pluie de boulets et de grenades, rama droit sur le Château-Neuf, et aborda dans l’anse du môle.
Il n’y avait pas un instant à perdre, ni d’un côté ni de l’autre. Salvato et Michele s’embrassèrent. Michele courut au Marché-Vieux et Salvato au Château-Neuf, où se tenait le conseil.
Esclave de son devoir, il monta droit à la chambre où il savait trouver le directoire et exposa son plan aux directeurs, qui l’approuvèrent.
Mais on connaissait Schipani pour une tête de fer. On savait qu’il ne recevrait d’ordres que de Writz ou de Bassetti, ses deux chefs. On renvoya Salvato à Writz, qui combattait au pont de la Madeleine.
Salvato s’arrêta un instant chez Luisa, qu’il trouva mourante et à laquelle il rendit la vie comme un rayon de soleil rend la chaleur. Il lui promit de la revoir avant de retourner au combat, et, s’élançant sur un cheval neuf qu’il avait ordonné pendant ce temps, il suivit au grand galop le quai qui conduit au pont de la Madeleine.
C’était le fort du combat. Le petit fleuve du Sebeto séparait les combattants. Deux cents hommes jetés dans l’immense bâtiment des Granili faisaient feu par toutes les fenêtres.
Le cardinal était là, bien reconnaissable à son manteau de pourpre, donnant ses ordres au milieu du feu et affirmant dans l’esprit de ses hommes qu’il était invulnérable aux balles qui sifflaient à ses oreilles, et que les grenades qui venaient éclater entre les jambes de son cheval ne pouvaient rien sur lui.
Aussi, fiers de mourir sous les yeux d’un pareil chef ; sûrs, en mourant, de voir s’ouvrir à deux battants pour eux les portes du paradis, les sanfédistes, toujours repoussés, revenaient-ils sans cesse à la charge avec une nouvelle ardeur.
Du côté des patriotes, le général Writz était aussi facile à voir que, du côté des sanfédistes, le cardinal. À cheval comme lui, il parcourait les rangs, excitant les républicains à la défense comme le cardinal, lui, excitait à l’attaque.
Salvato le vit de loin et piqua droit à lui. Le jeune général semblait être tellement habitué au bruit des balles, qu’il n’y faisait pas plus attention qu’au sifflement du vent.
Si pressés que fussent les rangs des républicains, ils s’écartèrent devant lui : on reconnaissait un officier supérieur, alors même que l’on ne reconnaissait pas Salvato.
Les deux généraux se joignirent au milieu du feu.
Salvato exposa à Writz le but de sa course. Il tenait l’ordre tout prêt : il le fit lire à Writz, qui l’approuva. Seulement, la signature manquait.
Salvato sauta à bas de son cheval, qu’il donna à tenir à l’un de ses Calabrais, qu’il reconnut dans la mêlée, et alla dans une maison voisine, qui servait d’ambulance, chercher une plume toute trempée d’encre.
Puis il revint à Writz et lui remit la plume.
Writz s’apprêta à signer l’ordre sur l’arçon de sa selle.
Profitant de ce moment d’immobilité, un capitaine sanfédiste prit aux mains d’un Calabrais son fusil, ajusta le général et fit feu.
Salvato entendit un bruit mat suivi d’un soupir. Writz se pencha de son côté et tomba dans ses bras.
Aussitôt, ce cri retentit :
– Le général est mort ! le général est mort !
– Blessé ! blessé seulement ! cria à son tour Salvato, et nous allons le venger !
Et, sautant sur le cheval de Writz :
– Chargeons cette canaille, dit-il, et vous la verrez se disperser comme de la poussière au vent.
Et, sans s’inquiéter s’il était suivi, il s’élança sur le pont de la Madeleine, accompagné de trois ou quatre cavaliers seulement.
Une décharge d’une vingtaine de coups de fusil tua deux de ses hommes et cassa la cuisse à son cheval, qui s’abattit sous lui.
Il tomba, mais, avec son sang-froid ordinaire, les jambes écartées pour ne pas être engagé sous sa monture, et les deux mains sur ses fontes, qui étaient heureusement garnies de leurs pistolets.
Les sanfédistes se ruèrent sur lui. Deux coups de pistolet tuèrent deux hommes ; puis, de son sabre, qu’il tenait entre ses dents et qu’il y reprit après avoir jeté loin de lui ses pistolets devenus inutiles, il en blessa un troisième.
En ce moment, on entendit comme un tremblement de terre, le sol trembla sous les pieds des chevaux. C’était Nicolino, qui, ayant appris le danger que courait Salvato, chargeait, à la tête de ses hussards, pour le secourir ou le délivrer.
Les hussards tenaient toute la largeur du pont.
Après avoir failli être poignardé par les baïonnettes sanfédistes, Salvato allait être écrasé sous les pieds des chevaux patriotes.
Dégagé de ceux qui l’entouraient par l’approche de Nicolino, mais risquant, comme nous l’avons dit, d’être foulé aux pieds, il enjamba le pont et sauta par-dessus.
Le pont était dégagé, l’ennemi repoussé ; l’effet moral de la mort de Writz était combattu par un avantage matériel. Salvato traversa le Sebeto et se retrouva au milieu des rangs des républicains.
On avait porté Writz à l’ambulance, Salvato y courut. S’il lui restait assez de force pour signer, il signerait ; tant qu’un souffle de vie palpitait encore dans la poitrine du général en chef, ses ordres devaient être exécutés.
Writz n’était pas mort, il n’était qu’évanoui.
Salvato récrivit l’ordre qui avait échappé avec la plume à la main mourante du général, se mit en quête de son cheval, qu’il retrouva, et, en recommandant une défense acharnée, il repartit à fond de train pour aller trouver Bassetti à Capodichino.
En moins d’un quart d’heure, il y était.
Bassetti y maintenait la défense, avec moins de peine que là où était le cardinal.
Salvato put donc le tirer à part, lui faire signer par duplicata l’ordre pour Schipani, afin que, si l’un des deux ne parvenait pas à sa destination, l’autre y parvînt.
Il lui raconta ce qui venait de se passer au pont de la Madeleine et ne le quitta qu’après lui avoir fait faire serment de défendre Capodichino jusqu’à la dernière extrémité et de concourir au mouvement du lendemain.
Salvato, pour revenir au Château-Neuf, devait traverser toute la ville. À la strada Floria, il vit un immense rassemblement qui lui barrait la rue.
Ce rassemblement était causé par un moine monté sur un âne, et portant une grande bannière.
Cette bannière représentait le cardinal Ruffo, à genoux devant saint Antoine de Padoue, tenant dans ses mains des rouleaux de cordes qu’il présentait au cardinal.
Le moine, de grande taille déjà, grâce à sa monture, dominait toute la foule, à laquelle il expliquait ce que représentait la bannière.
Saint Antoine était apparu en rêve au cardinal Ruffo, et lui avait dit, en lui montrant des cordes, que, pour la nuit du 13 au 14 juin, c’est-à-dire pour la nuit suivante, les patriotes avaient fait le complot de pendre tous les lazzaroni, ne laissant la vie qu’aux enfants pour les élever dans l’athéisme, et que, dans ce but, une distribution de cordes avait été faite par le directoire aux jacobins.
Par bonheur, saint Antoine, dont la fête tombait le 14, n’avait pas voulu qu’un tel attentat s’accomplit le jour de sa fête, et avait, comme le constatait la bannière que déroulait le moine en la faisant voltiger, obtenu du Seigneur la permission de prévenir ses fidèles bourboniens du danger qu’ils couraient.
Le moine invitait les lazzaroni à fouiller les maisons des patriotes et à pendre tous ceux dans les maisons desquels on trouverait des cordes.
Depuis deux heures, le moine, qui remontait du Vieux-Marché vers le palais Borbonico, faisait, de cent pas en cent pas, une halte, et, au milieu des cris, des vociférations, des menaces de plus de cinq cents lazzaroni, répétait une proclamation semblable. Salvato, ne sachant point la portée que pouvait avoir la harangue du capucin, que nos lecteurs ont déjà reconnu, sans doute, pour fra Pacifico, lequel, en reparaissant dans les bas quartiers de Naples y avait retrouvé sa vieille popularité avec recrudescence de popularité nouvelle, – Salvato, disons-nous, allait passer outre, lorsqu’il vit venir, par la rue San-Giovanni à Carbonara, une troupe de ces misérables portant au bout d’une baïonnette une tête couronnée de cordes.
Celui qui la portait était un homme de quarante à quarante-cinq ans, hideux à voir, couvert qu’il était de sang, la tête qu’il portait au bout de la baïonnette étant fraîchement coupée et dégouttant sur lui. À sa laideur naturelle, à sa barbe rousse comme celle de Judas, à ses cheveux roidis et collés à ses tempes par la pluie sanglante, il faut joindre une large balafre lui coupant la figure en diagonale et lui crevant l’œil gauche.
Derrière lui venaient d’autres hommes portant des cuisses et des bras.
Ces hideux trophées de chair s’avançaient au milieu des cris de « Vive le roi ! vive la religion ! »
Salvato s’informa de ce que signifiait la sinistre procession et apprit qu’à la suite de la proclamation de fra Pacifico, des cordes ayant été trouvées dans la cave d’un boucher, le pauvre diable, au milieu des cris « Voilà les lacets qui devaient nous pendre ! » avait été égorgé à petits coups, puis dépecé en morceaux. Son torse, déchiré en vingt parties, avait été pendu aux crochets de la boutique, tandis que sa tête, couronnée de cordes, était, avec ses bras et ses cuisses, portée par la ville.
Il se nommait Cristoforo ; c’était le même qui avait procuré à Michele une pièce de monnaie russe.
Quant à son assassin, que Salvato ne reconnut point au visage, mais qu’il reconnut au nom, c’était ce même beccaïo qui l’avait attaqué, lui sixième, sous les ordres de Pasquale de Simone, dans la nuit du 22 au 23 septembre, et à qui il avait fendu l’œil d’un coup de sabre.
À cette explication, que lui donna un bourgeois qui, ayant entendu tout ce bruit, s’était hasardé sur le pas de sa porte, Salvato n’y put tenir. Il mit le sabre à la main et s’élança sur cette bande de cannibales.
Le premier mouvement des lazzaroni fut de prendre la fuite ; mais, voyant qu’ils étaient cent et que Salvato était seul, la honte les gagna, et ils revinrent menaçants sur le jeune officier. Trois ou quatre coups de sabre bien appliqués écartèrent les plus hardis, et Salvato se serait encore tiré de cette mauvaise affaire si les cris des blessés et surtout les vociférations du beccaïo n’eussent donné l’éveil à la troupe qui accompagnait fra Pacifico, et qui, en l’accompagnant, fouillait les maisons désignées.
Une trentaine d’hommes se détachèrent et vinrent prêter main-forte à la bande du beccaïo.
Alors, on vit ce spectacle singulier d’un seul homme se défendant contre soixante, par bonheur, mal armés, et faisant bondir son cheval au milieu d’eux comme si son cheval eût eu des ailes. Dix fois, une voie lui fut ouverte et il eût pu fuir, soit par la strada de l’Orticello, soit par la grotta della Marsa, soit par le vico dei Ruffi ; mais il semblait ne pas vouloir quitter la partie, évidemment si mauvaise pour lui, tant qu’il n’aurait pas atteint et puni le misérable chef de cette bande d’assassins. Mais, plus libre que lui de ses mouvements, parce qu’il était au milieu de la foule, le beccaïo lui échappait sans cesse, glissant, pour ainsi dire, entre ses mains comme l’anguille entre les mains du pêcheur. Tout à coup, Salvato se souvint des pistolets qu’il avait dans ses fontes. Il passa son sabre dans sa main gauche, tira son pistolet de sa fonte et l’arma. Par malheur, pour viser sûrement, il fut obligé d’arrêter son cheval. Au moment où Salvato touchait du doigt la gâchette, son cheval s’affaissa tout à coup sous lui ; un lazzarone, qui s’était glissé entre les jambes de l’animal, lui avait coupé le jarret.
Le coup de pistolet partit en l’air.
Cette fois, Salvato n’eut pas le temps de se relever ni de chercher son autre pistolet dans son autre fonte : dix lazzaroni se ruèrent sur lui, cinquante couteaux le menacèrent.
Mais un homme se jeta au milieu de ceux qui allaient le poignarder, en criant :
– Vivant ! vivant !
Le beccaïo, en voyant l’acharnement de Salvato à le poursuivre, l’avait reconnu et avait compris qu’il était reconnu lui-même. Or, il estimait assez le courage du jeune homme pour savoir avec quelle indifférence il recevrait la mort en combattant.
Ce n’était donc pas cette mort-là qu’il lui réservait.
– Et pourquoi vivant ? répondirent vingt voix.
– Parce que c’est un Français, parce que c’est l’aide de camp du général Championnet, parce que c’est celui, enfin, qui m’a donné ce coup de sabre !
Et il montrait la terrible balafre qui lui sillonnait le visage.
– Eh bien, qu’en veux-tu faire ?
– Je veux me venger, donc ! cria le beccaïo ; je veux le faire mourir à petit feu ! je veux le hacher comme chair à pâté ! je veux le rôtir ! je veux le pendre !
Mais, comme il crachait, pour ainsi dire, toutes ces menaces au visage de Salvato, celui-ci, sans daigner lui répondre, par un effort surhumain, rejeta loin de lui les cinq ou six hommes qui pesaient sur ses bras et sur ses épaules, et, se relevant de toute sa hauteur, fit tournoyer son sabre au-dessus de sa tête, et, d’un coup de taille qu’eût envié Roland, il lui eût fendu la tête jusqu’aux épaules si le beccaïo n’eût paré le coup avec le fusil à la baïonnette duquel était embrochée la tête du malheureux boucher.
Si Salvato avait la force de Roland, son sabre, par malheur, n’avait point la trempe de Durandal : la lame, en rencontrant le canon du fusil, se brisa comme du verre. Mais, comme elle ne rencontra le canon du fusil qu’après avoir rencontré la main du beccaïo, trois de ses doigts tombèrent à terre.
Le beccaïo poussa un rugissement de douleur et surtout de colère.
– Heureusement, dit-il, que c’est à la main gauche : il me reste la main droite pour te pendre !
Salvato fut garrotté avec les cordes que l’on avait prises chez le boucher et emporté dans un palais, au fond de la cave duquel on venait de trouver des cordes et dont on jetait les meubles et les habitants par la fenêtre.
Quatre heures sonnaient à l’horloge de la Vicaria.
À la même heure, le curé Antonio Toscano tenait la parole qu’il avait donnée au jeune général.
Comme toutes les heures de cette journée, célèbre dans les annales de Naples, furent marquées par quelques traits de dévouement, d’héroïsme ou de cruauté, je suis forcé d’abandonner Salvato, si précaire que soit sa situation, pour dire à quel point en était le combat.
Après la mort du général Writz, le commandant en second Grimaldi avait pris la direction de la bataille. C’était un homme d’une force herculéenne et d’un courage éprouvé. Deux ou trois fois, les sanfédistes, lancés au delà du pont par ces élans des montagnards auxquels rien ne résiste, vinrent attaquer corps à corps les républicains. C’était alors que l’on voyait le géant Grimaldi, se faisant une massue d’un fusil ramassé à terre, frapper avec la régularité d’un batteur en grange et abattre à chaque coup un homme, avec son terrible fléau.
En ce moment, on vit ce vieillard presque aveugle qui avait demandé un fusil en promettant de s’approcher si près de l’ennemi qu’il serait bien malheureux s’il ne le voyait pas ; – en ce moment, disons-nous, on vit Louis Serio, traînant ses deux neveux plutôt qu’il n’était conduit par eux, s’avancer jusqu’au bord du Sebeto, où ils l’abandonnèrent. Mais, là, il n’était plus qu’à vingt pas des sanfédistes. Pendant une demi-heure, on le vit charger et décharger son fusil avec le calme et le sang-froid d’un vieux soldat, ou plutôt avec le stoïque désespoir d’un citoyen qui ne veut pas survivre à la liberté de son pays. Il tomba enfin, et, au milieu des nombreux cadavres qui encombraient les abords du fleuve, son corps resta perdu ou plutôt oublié.
Le cardinal comprit que jamais on ne forcerait le passage du pont tant que la double canonnade du fort de Vigliana et de la flottille de Caracciolo prendrait ses hommes en flanc.
Il fallait d’abord s’emparer du fort ; puis, le fort pris, on foudroierait la flottille avec les canons du fort.
Nous avons dit que le fort était défendu par cent cinquante ou deux cents Calabrais, commandés par le curé Antonio Toscane.
Le cardinal mit tout ce qu’il avait de Calabrais sous les ordres du colonel Rapini, Calabrais lui-même, et leur ordonna de prendre le fort, coûte que coûte.
Il choisissait des Calabrais pour combattre les Calabrais, parce qu’il savait qu’entre compatriotes la lutte serait mortelle : les luttes fratricides sont les plus terribles et les plus acharnées.
Dans les duels entre étrangers, parfois les deux adversaires survivent ; nul n’a survécu d’Étéocle et de Polynice.
En voyant le drapeau aux trois couleurs flottant au-dessus de la porte et en lisant la légende gravée au-dessous du drapeau : Nous venger, vaincre ou mourir ! les Calabrais, ivres de fureur, se ruèrent sur le petit fort, des haches et des échelles à la main.
Quelques-uns parvinrent à entamer la porte à coups de hache ; d’autres arrivèrent jusqu’au pied des murailles, où ils tentèrent d’appuyer leurs échelles ; mais on eût dit que, comme l’arche sainte, le fort de Vigliana frappait de mort quiconque le touchait.
Trois fois les assaillants revinrent à la charge et trois fois furent repoussés en laissant les approches du fort jonchées de cadavres.
Le colonel Rapini, blessé de deux balles, envoya demander du secours.
Le cardinal lui envoya cent Russes et deux batteries de canon.
Les batteries furent établies, et, au bout de deux heures, la muraille offrait une brèche praticable.
On envoya alors un parlementaire au commandant : il offrait la vie sauve.
– Lis ce qui est écrit sur la porte du fort, répondit le vieux prêtre : Nous venger, vaincre ou mourir ! Si nous ne pouvons vaincre, nous mourrons et nous nous vengerons.
Sur cette réponse, Russes et Calabrais s’élancèrent à l’assaut.
La fantaisie d’un empereur, le caprice d’un fou, de Paul Ier, envoyait des hommes nés sur les rives de la Neva, du Volga et du Don, mourir pour des princes dont ils ignoraient le nom, sur les plages de la Méditerranée.
Deux fois ils furent repoussés et couvrirent de leurs cadavres le chemin qui conduisait à la brèche.
Une troisième fois, ils revinrent à la charge, les Calabrais conduisant l’attaque. Au fur et à mesure que ceux-ci déchargeaient leurs fusils, ils les jetaient ; puis, le couteau à la main, ils s’élançaient dans l’intérieur du fort. Les Russes les suivaient, poignardant avec leurs baïonnettes tout ce qu’ils trouvaient devant eux.
C’était un combat muet et mortel, un combat corps à corps, dans lequel la mort se faisait jour, au milieu d’embrassements si étroits, qu’on eût pu les croire des embrassements fraternels. Cependant, la brèche une fois ouverte, les assaillants croissaient toujours, tandis que les assiégés tombaient les uns après les autres sans être remplacés.
De deux cents qu’ils étaient d’abord, à peine en restait-il soixante, et plus de quatre cents ennemis les entouraient. Ils ne craignaient pas la mort ; seulement, ils mouraient désespérés de mourir sans vengeance.
Alors, le vieux prêtre, couvert de blessures, se dressa au milieu deux, et, d’une voix qui fut entendue de tous :
– Êtes-vous toujours décidés ? demanda-t-il.
– Oui ! oui ! oui ! répondirent toutes les voix.
À l’instant même, Antonio Toscano se laissa glisser dans le souterrain où était la poudre, il approcha d’un baril un pistolet qu’il avait conservé comme suprême ressource, et fit feu.
Alors, au milieu d’une épouvantable explosion, vainqueurs et vaincus, assiégeants et assiégés, furent enveloppés dans le cataclysme.
Naples fut secouée comme par un tremblement de terre, l’air s’obscurcit sous un nuage de poussière, et, comme si un cratère se fût ouvert au pied du Vésuve, pierres, solives, membres écartelés retombèrent sur une immense circonférence.
Tout ce qui se trouvait dans le fort fut anéanti : un seul homme, étonné de vivre sans blessures, emporté dans l’air, retomba dans la mer, nagea vers Naples et regagna le Château-Neuf, où il raconta la mort de ses compagnons et le sacrifice du prêtre.
Ce dernier des Spartiates calabrais se nommait Fabiani.
La nouvelle de cet événement se répandit en un instant dans les rues de Naples et y souleva un enthousiasme universel.
Quant au cardinal, il vit immédiatement le parti qu’il pouvait tirer de l’événement.
Le feu du fort de Vigliana éteint, rien ne lui défendait plus d’approcher de la mer, et il pouvait, à son tour, avec ses pièces de gros calibre, foudroyer la petite escadre de Caracciolo.
Les Russes avaient des pièces de seize. Ils établirent une batterie au milieu des débris mêmes du fort, qui leur servirent à construire des épaulements, et ils commencèrent, vers cinq heures du soir, à foudroyer la flottille.
Caracciolo, écrasé par des boulets russes, dont un seul suffisait pour couler bas une de ses chaloupes, quelquefois deux, fut obligé de prendre le large.
Alors le cardinal put faire avancer ses hommes par la plage, demeurée sans défense depuis la prise du fort de Vigliana, et les deux champs de bataille de la journée restèrent aux sanfédistes, qui campèrent sur les ruines du fort et poussèrent leurs avant-postes jusqu’au delà du pont de la Madeleine.
Bassetti, nous l’avons dit, défendait Capodichino, et, jusque-là, avait paru combattre franchement pour la République, qu’il trahit depuis. Tout à coup, il entendit retentir derrière lui les cris de « Vive la religion ! vive le roi ! » poussés par fra Pacifico et les lazzaroni sanfédistes qui, profitant de ce que les rues de Naples étaient demeurées sans défenseurs, s’en étaient emparés. En même temps, il apprit la blessure et la mort de Writz. Il craignit alors de demeurer dans une position avancée où la retraite pouvait lui être coupée. Il croisa la baïonnette et s’ouvrit, à travers les rues encombrées de lazzaroni, un passage jusqu’au Château-Neuf.
Manthonnet, avec sept ou huit cents hommes, avait vainement attendu une attaque sur les hauteurs de Capodimonte ; mais, ayant vu sauter le fort de Vigliana, ayant vu la flottille de Caracciolo forcée de s’éloigner, ayant appris la mort de Writz et la retraite de Bassetti, il se retira lui-même par le Ramero sur Saint-Elme, où le colonel Mejean refusa de le recevoir. Il s’établit en conséquence, lui et ses patriotes, dans le couvent Saint-Martin, placé au pied de Saint-Elme, moins fortifié que lui par l’art, mais aussi fortifié par la position.
De là, il pouvait voir les rues de Naples livrées aux lazzaroni, tandis que les patriotes se battaient au pont de la Madeleine et sur toute la plage, du port de Vigliana à Portici.
Exaspérés par le prétendu complot dressé contre eux par les patriotes, et à la suite duquel ils devaient être tous étranglés si saint Antoine, meilleur gardien de leur vie que ne l’était saint Janvier, ne fût venu en personne révéler le complot au cardinal, les lazzaroni, excités par fra Pacifico, se livraient à des cruautés qui dépassaient toutes celles qu’ils avaient commises jusque-là.
Pendant le trajet que Salvato dut parcourir pour aller de l’endroit où il avait été arrêté à celui où il devait attendre la mort que lui promettait le beccaïo, il put voir quelques-unes de ces cruautés auxquelles se livraient les lazzaroni.
Un patriote attaché à la queue d’un cheval passa, emporté par l’animal furieux, laissant, sur les dalles qui pavent les rues, une large traînée de sang et achevant de laisser aux angles des rues et des vicoli les débris d’un cadavre chez lequel le supplice survivait à la mort.
Un autre patriote, les yeux crevés, le nez et les oreilles coupés, le croisa trébuchant. Il était nu, et des hommes qui le suivaient en l’insultant, le forçaient de marcher en le piquant par derrière avec des sabres et des baïonnettes.
Un autre, à qui l’on avait scié les pieds, était forcé à coups de fouet de courir sur les os de ses jambes comme sur des échasses, et, chaque fois qu’il tombait, à coups de fouet était forcé de se relever et de reprendre cette course effroyable.
Enfin à la porte était dressé un bûcher sur lequel on brûlait des femmes et des enfants que l’on y jetait vivants ou moribonds, et dont ces cannibales, et, entre autres, le curé Rinaldi, que nous avons déjà eu l’occasion de nommer deux ou trois fois, s’arrachaient les morceaux à moitié cuits pour les dévorer44.
Ce bûcher était fait d’une partie des meubles du palais jetés par les fenêtres. Mais, la rue s’étant trouvée encombrée, le rez-de-chaussée avait été moins dévasté que les autres pièces, et dans la salle à manger restaient une vingtaine de chaises et une pendule qui continuait à marquer l’heure avec l’impassibilité des choses mécaniques.
Salvato jeta un coup d’œil machinal sur cette pendule : elle marquait quatre heures un quart.
Les hommes qui le portaient le déposèrent sur la table. Décidé à ne pas échanger une parole avec ses bourreaux, soit par le mépris qu’il faisait d’eux, soit par la conviction que cette parole serait inutile, il se coucha sur le côté comme un homme qui dort.
Alors, entre tous ces hommes, experts en torture, il fut débattu de quel genre de mort mourrait Salvato.
Brûlé à petit feu, écorché vif, coupé en morceaux, Salvato pouvait supporter tout cela sans jeter une plainte, sans pousser un cri.
C’était du meurtre, et, aux yeux de ces hommes, le meurtre ne déshonorait pas, n’humiliait pas, n’abaissait pas celui qui en était la victime.
Le beccaïo voulait autre chose. D’ailleurs, il déclarait qu’ayant été défiguré et mutilé par Salvato, Salvato lui appartenait. C’était son bien, sa propriété, sa chose. Il avait donc le droit de le faire mourir comme il voudrait.
Or, il voulait que Salvato mourût pendu.
La pendaison est une mort ridicule, où le sang n’est point répandu, – le sang ennoblit la mort ; – les yeux sortent de leurs orbites, la langue enfle et jaillit hors de la bouche, le patient se balance avec des gestes grotesques. C’était ainsi, pour qu’il mourût dix fois, que Salvato devait mourir.
Salvato entendait toute cette discussion, et il était forcé de se dire que le beccaïo, eût-il été Satan lui-même, et, en sa qualité de roi des réprouvés, eût-il pu lire en son âme, il n’eût pas mieux deviné ce qui s’y passait.
Il fut donc convenu que Salvato mourrait pendu.
Au-dessus de la table où était couché Salvato se trouvait un anneau ayant servi à suspendre un lustre.
Seulement, le lustre avait été brisé.
Mais on n’avait pas besoin du lustre pour ce que voulait faire le beccaïo : on n’avait besoin que de l’anneau.
Il prit une corde dans sa main droite, et, si mutilée que fût sa main gauche, il parvint à y faire un nœud coulant.
Puis il monta sur la table, et, de la table, comme il eût fait d’un escabeau, sur le corps de Salvato, qui demeura aussi insensible à la pression du pied immonde que s’il eût été déjà changé en cadavre.
Il passa la corde dans l’anneau.
Tout à coup il s’arrêta ; il était évident qu’une idée nouvelle venait de lui traverser l’esprit.
Il laissa le nœud coulant pendre à l’anneau et jeta à terre l’autre extrémité de la corde.
– Oh ! dit-il, camarades, je vous demande un quart d’heure, rien qu’un quart d’heure ! Pendant un quart d’heure, promettez-moi de me le garder vivant, et je vous promets, moi, pour ce jacobin, une mort dont vous serez tous contents.
Chacun demanda au beccaïo ce qu’il voulait dire et de quelle mort il entendait parler ; mais le beccaïo, refusant obstinément de répondre aux questions qui lui furent faites, s’élança hors du palais et prit sa course vers la via dei Sospiri-dell’Abisso.
CXLII. Ce qu’allait faire le Beccaïo via dei sospiri dell’abisso §
La via dei Sospiri-dell’Abisso, c’est-à-dire la rue des Soupirs-de-l’Abîme, donnait d’un côté sur le quai della strada Nuova, de l’autre sur le Vieux-Marché, où se faisaient d’habitude les exécutions.
On l’appelait ainsi, parce qu’en entrant dans cette rue, les condamnés, pour la première fois, apercevaient l’échafaud et qu’il était bien rare que cette vue ne leur tirât point un amer soupir du fond des entrailles.
Dans une maison à porte si basse qu’il semblait qu’aucune créature humaine n’y pût entrer la tête levée, et dans laquelle on n’entrait, en effet, qu’en descendant deux marches et en se courbant, comme pour entrer dans une caverne, deux hommes causaient à une table sur laquelle étaient posés un fiasco de vin du Vésuve et deux verres.
L’un de ces hommes nous est complétement étranger ; l’autre est notre vieille connaissance Basso Tomeo, le pêcheur de Mergellina, le père d’Assunta et des trois gaillards que nous avons vus tirer le filet le jour de la pèche miraculeuse, qui fut le dernier jour des deux frères della Torre.
On se rappelle à la suite de quelles craintes qui le poursuivaient à Mergellina il était venu demeurer à la Marinella, c’est-à-dire à l’autre bout de la ville.
En tirant ses filets, ou plutôt les filets de son père, Giovanni, son dernier fils, avait remarqué, à la fenêtre de la maison faisant le coin du quai de la strada Nuova et de la rue des Soupirs-de-l’Abîme, fenêtre à fleur de terre à cause des deux marches à l’aide desquelles on descendait dans l’appartement que, dans le jargon de nos constructeurs modernes, on appellerait un sous-sol, – Giovanni avait, disons-nous, remarqué une belle jeune fille dont il était devenu amoureux.
Il est vrai que son nom semblait la prédestiner à épouser un pêcheur : elle s’appelait Marina.
Giovanni, qui arrivait de l’autre côté de la ville, ne savait pas ce que personne n’ignorait du pont de la Madeleine à la strada del Piliere : c’était à qui appartenait cette maison à porte basse et de qui était fille cette belle fleur de grève qui s’épanouissait ainsi au bord de la mer.
Il s’informa, et apprit que la maison et la fille appartenaient à maître Donato, le bourreau de Naples.
Quoique les peuples méridionaux, et particulièrement le peuple napolitain, n’aient point pour l’exécuteur des hautes œuvres cette répulsion qu’il inspire, en général, aux hommes du Nord, nous ne saurions cacher à nos lecteurs que la nouvelle ne fut point agréable à Giovanni.
Son premier sentiment fut de renoncer à la belle Marina. Comme nos deux jeunes gens n’avaient encore échangé que des regards et des sourires, la rupture n’exigeait pas de grandes formalités. Giovanni n’avait qu’à ne plus passer devant la maison, ou, quand il y passerait, à tourner les yeux d’un autre côté.
Il fut huit jours sans y passer ; mais, le neuvième, il n’y put tenir : il y passa. Seulement, en y passant, il tourna la tête vers la mer.
Par malheur, ce mouvement avait été fait trop tard, et, lorsqu’il avait détourné la tête, la fenêtre où stationnait d’habitude la belle Marina s’était trouvée comprise dans le cercle parcouru par son rayon visuel.
Il avait entrevu la jeune fille ; il lui avait même semblé qu’un nuage de tristesse voilait son visage.
Mais la tristesse, qui enlaidit les vilains visages, fait un effet contraire sur les beaux.
La tristesse avait encore embelli Marina.
Giovanni s’arrêta court. Il lui sembla qu’il avait oublié quelque chose à la maison. Il eût bien de la peine à dire quoi ; mais cette chose, quelle qu’elle fût, lui sembla si nécessaire, qu’il se retourna, mû par une force supérieure, et qu’en se retournant, les mesures qu’il avait déjà si mal prises, étant plus mal prises encore, il se trouva face à face avec celle qu’il s’était promis à lui-même de ne plus regarder.
Cette fois, les regards des deux jeunes gens se croisèrent et se dirent, avec ce langage si rapide et si expressif des yeux, tout ce qu’auraient pu se dire leurs paroles.
Notre intention n’est point de suivre, quelque intérêt que nous serions sûr de lui donner, cet amour dans ses développements. Il suffira à nos lecteurs de savoir que, comme Marina était aussi sage que belle et que l’amour de Giovanni allait toujours croissant, force lui fut, un beau matin, de s’ouvrir à son père, de lui avouer son amour et de lui dire, le plus sentimentalement qu’il put, qu’il n’y avait plus de bonheur pour lui en ce monde s’il n’obtenait pas la main de la belle Marina.
Au grand étonnement de Giovanni, le vieux Basso Tomeo ne vit point à ce mariage une insurmontable difficulté. C’était un grand philosophe que le pêcheur de Mergellina, et la même raison qui lui avait fait refuser sa fille à Michele le poussait à offrir son fils à Marina.
Michele, au su de tout le monde, n’avait pas le sou, tandis que maître Donato, exerçant un métier, exceptionnel, c’est vrai, mais, par cela même, lucratif, devait avoir une escarcelle bien garnie.
Le vieux pêcheur consentit donc à s’aboucher avec maître Donato.
Il alla le trouver et lui exposa le motif de sa visite.
Quoique Marina, ainsi que nous l’avons dit, fût charmante, et quoique le préjugé social soit moins grand chez les Méridionaux que chez les hommes du Nord, à Naples qu’à Paris, une fille de bourreau n’est point marchandise facile à placer, et maître Donato ouvrit l’oreille aux propositions du vieux Basso Tomeo.
Toutefois, le vieux Basso Tomeo, avec une franchise qui lui faisait honneur, avouait que l’état de pêcheur, suffisant à nourrir son homme, ne suffisait pas à nourrir une famille, et qu’il ne pouvait pas donner à son fils le moindre ducat en mariage.
Il fallait donc que les jeunes époux fussent dotés par maître Donato, ce qui lui serait d’autant plus facile qu’on entrait dans une phase de révolution, et, comme il est de tradition qu’il n’est point de révolution sans exécutions, maître Donato, qui, à six cents ducats, c’est-à-dire à deux mille quatre cents francs de fixe par an, joignait dix ducats de prime, c’est-à-dire quarante francs à chaque exécution, allait, en quelques mois, faire une fortune, non-seulement rapide, mais colossale.
Dans la perspective de ce travail lucratif, il promit de donner à Marina une dot de trois cents ducats.
Seulement, voulant donner cette somme, non point sur ses économies déjà faites, mais sur son gain à venir, il avait remis le mariage à quatre mois. C’était bien le diable si la révolution ne lui donnait point à faire huit exécutions en quatre mois, une par quinzaine.
Ce bas chiffre représentait trois cents vingt ducats ; ce qui lui donnait encore vingt ducats de bénéfice.
Par malheur pour Donato, on a vu de quelle façon philanthropique s’était faite la révolution de Naples ; de sorte que, trompé dans son calcul et n’ayant pas eu la moindre pendaison à exécuter, maître Donato se faisait tirer l’oreille pour consentir au mariage de Marina avec Giovanni, ou plutôt au versement de la dot qui devait assurer l’existence des deux jeunes gens.
Voilà pourquoi il était assis à la même table que Basso Tomeo ; car, nous ne le cacherons pas plus longtemps à nos lecteurs, cet homme qui leur est inconnu, qui est assis en face du vieux pêcheur, qui saisit le fiasco par son col mince et flexible et qui remplit le verre de son partner, c’est maître Donato, le bourreau de Naples.
– Si ce n’est pas fait pour moi ! Comprenez-vous, compère Tomeo ? c’est-à-dire que, quand j’ai vu s’établir la République, que j’ai demandé à des gens instruits ce que c’était que la République, et que ceux-ci m’ont expliqué que c’était une situation politique dans laquelle la moitié des citoyens coupait le cou à l’autre, je me suis dit : « Ce n’est point trois cents ducats que je vais gagner, c’est mille, cinq mille, dix mille ducats, c’est-à-dire une fortune ! »
– C’était à penser, en effet. On m’a assuré qu’en France il y avait un citoyen nommé Marat qui demandait trois cent mille têtes dans chaque numéro de son journal. Il est vrai qu’on ne les lui donnait pas toutes ; mais enfin on lui en donnait quelques-unes.
– Eh bien, pendant cinq mois qu’a duré notre révolution, à nous, pas un seul des Cirillo, des Pagano, des Charles Laubert, des Manthonnet tant qu’on en a voulu, c’est-à-dire des philanthropes qui ont crié sur les terrasses : « Ne touchez pas aux individus ! respectez les propriétés ! »
– Ne m’en parlez pas, confrère, dit Basso Tomeo en haussant les épaules ; on n’a jamais vu une pareille chose. Aussi, vous voyez où ils en sont, MM. les patriotes ; cela ne leur a point porté bonheur.
– C’est au point que, quand j’ai vu qu’on pendait à Procida et à Ischia, j’ai réclamé. Partout où l’on pend, il me semble que je dois en être ; mais savez-vous ce que l’on m’a répondu ?
– Non.
– On m’a répondu qu’on ne pendait pas dans les îles pour le compte de la République, mais pour le compte du roi ; que le roi avait envoyé de Palerme un juge pour juger, et que les Anglais avaient fourni un bourreau pour pendre. Un bourreau anglais ! Je voudrais bien voir comment il s’y prend !
– C’est un passe-droit, compère Donato.
– Enfin, il me restait un dernier espoir. Il y avait dans les prisons du Château-Neuf deux conspirateurs ; ceux-là ne pouvaient m’échapper : ils avouaient hautement leur crime, ils s’en vantaient même.
– Les Backer ?
– Justement… Avant-hier, on les condamne à mort. Je dis : « Bon ! c’est toujours vingt ducats et leur défroque. » Comme ils étaient riches, leurs habits auraient une valeur. Pas du tout : savez-vous ce que l’on fait ?
– On les fusille : je les ai vu fusiller.
– Fusiller ! A-t-on jamais vu fusiller à Naples ! Tout cela pour faire sur un pauvre diable une économie de vingt ducats ! Oh ! tenez, compère, un gouvernement qui ne pend pas et qui fusille ne peut pas tenir. Aussi, voyez, dans ce moment-ci, comment nos lazzaroni les arrangent, vos patriotes !
– Mes patriotes, compère ? Ils n’ont jamais été à moi. Je ne savais pas même ce que c’était qu’un patriote. Je l’ai demandé à fra Pacifico, qui m’a répondu que c’était un jacobin ; alors, je lui ai demandé ce que c’était qu’un jacobin, et il m’a répondu que c’était un patriote, c’est-à-dire un homme qui avait commis toute sorte de crimes, et qui serait damné.
– En attendant, nos pauvres enfants ?
– Que voulez-vous, père Tomeo ! Je ne peux pourtant pas me tirer le sang des veines pour eux. Qu’ils attendent. J’attends bien, moi ! Peut-être que, si le roi rentre, cela changera et que j’aurai à pendre (maître Donato grimaça un sourire), même votre gendre Michele.
– Michele n’est pas mon gendre, Dieu merci ! Il a voulu l’être ; j’ai refusé.
– Oui, quand il était pauvre ; mais, depuis qu’il est riche, il n’a plus reparlé de mariage.
– Ça, c’est vrai. Le bandit ! Aussi, le jour où vous le pendrez, je tirerai la corde ; et, s’il nous faut l’aide de nos trois fils, ils la tireront avec moi.
En ce moment, et comme Basso Tomeo offrait obligeamment son aide et celle de ses trois fils à maître Donato, la porte de cette espèce de cave qui servait de demeure à maître Donato s’ouvrit, et beccaïo, secouant toujours sa main sanglante, parut devant les deux amis.
Le beccaïo était bien connu de maître Donato, étant son voisin. Aussi, à la vue du beccaïo, appela-t-il sa fille Marina pour qu’elle apportât un verre.
Marina parut, belle et gracieuse comme une vision. On se demandait comment une si belle fleur avait pu pousser en un pareil charnier.
– Merci, merci, dit le beccaïo. Il ne s’agit point ici de boire, même à la santé du roi : il s’agit, maître Donato, de venir pendre un rebelle.
– Pendre un rebelle ? dit maître Donato. Cela me va.
– Et un vrai rebelle, maître, vous pouvez vous en vanter ; et, en cas de doute, vous enquérir à Pasquale de Simone. Nous avons été chargés ensemble de son exécution et nous l’avons manqué comme des imbéciles.
– Ah ! ah ! fit maître Donato ; et lui ne t’a pas manqué ? Car je présume que c’est lui qui t’a donné ce fameux coup de sabre qui t’a balafré le visage.
– Et celui-ci qui m’a coupé la main, répliqua le beccaïo montrant sa main mutilée et sanglante.
– Oh ! oh ! voisin, dit maître Donato, laissez-moi panser cela. Vous savez que nous sommes un peu chirurgiens, nous autres.
– Non, sang du Christ ! non ! dit le beccaïo. Quand il sera mort, à la bonne heure ; mais, tant qu’il sera vivant, saigne ma main, saigne. Allons, venez, maître : on vous attend.
– On m’attend ? C’est bientôt dit ; mais qui me payera ?
– Moi.
– Vous dites cela parce qu’il est vivant ; mais quand il sera pendu ?
– Nous ne sommes qu’à un pas de ma boutique, nous nous y arrêterons, et je te conterai dix ducats.
– Hum ! fit maître Donato, c’est dix ducats pour les exécutions légales ; mais, pour les exécutions illégales, cela en vaut vingt, et encore je ne sais pas si c’est bien prudent à moi.
– Viens, et je t’en donnerai vingt ; seulement, décide-toi ; car, si tu ne veux pas le pendre, je le pendrai, moi, et ce sera vingt ducats de gagnés.
Maître Donato réfléchit qu’en effet, ce n’était pas chose difficile que de pendre un homme, puisque tant de gens se pendent tout seuls, et, craignant que cette aubaine ne lui échappât :
– C’est bien, dit-il : je ne veux pas désobliger un voisin.
Et il alla prendre un rouleau de corde suspendu au mur par un clou.
– Où allez-vous donc ? demanda le beccaïo.
– Vous le voyez bien, je vais prendre mes instruments.
– Des cordes ? Nous en avons de reste là-bas.
– Mais elles ne sont point préparées ; plus une corde a servi, mieux elle glisse, et, par conséquent, plus elle est douce au patient.
– Plaisantes-tu ? s’écria le beccaïo. Est-ce que je veux que sa mort soit douce ? Une corde neuve, mordieu ! une corde neuve !
– Au fait, dit maître Donato avec son sourire sinistre, c’est vous qui payez : c’est à vous de faire votre carte. Au revoir, père Tomeo !
– Au revoir, répondit le vieux pêcheur, et bon courage, compère ! J’ai idée que voilà votre mauvaise veine coupée.
Puis, à lui-même :
– Légale ou illégale, qu’importe ! c’est toujours vingt ducats à compte sur la dot.
On sortit de la rue des Soupirs-de-l’Abîme et l’on se rendit chez le beccaïo.
Celui-ci alla droit au tiroir du comptoir et y prit vingt ducats, qu’il allait donner à maître Donato, quand tout à coup, se ravisant :
– Voilà dix ducats, maître, lui dit-il ; le reste après l’exécution.
– L’exécution de qui ? demanda la femme du beccaïo en sortant de la chambre du fond.
– Si on te le demande, tu diras que tu ne l’as jamais su ou que tu l’as oublié.
S’apercevant alors seulement de l’état dans lequel était la main de son mari :
– Jésus Dieu ! dit-elle, qu’est-ce que cela ?
– Rien.
– Comment, rien ? Trois doigts coupés, tu appelles cela rien !
– Bon ! dit le beccaïo, s’il faisait du vent, ce serait déjà séché. Venez, maître.
Et il sortit de sa boutique : le bourreau le suivit.
Les deux hommes gagnèrent la rue de Lavinago, le beccaïo guidant maître Donato, et marchant si vite, que maître Donato avait de la peine à le suivre.
Lorsque le beccaïo rentra, tout était dans la même situation que lorsqu’il était parti. Le prisonnier, toujours couché sur la table, insulté et frappé par les lazzaroni, n’avait pas fait un seul mouvement et semblait plongé dans une immobilité complète.
Au reste, il avait fallu presque autant de force morale pour supporter les injures, qu’il avait fallu de force physique pour supporter les coups et les blessures même à l’aide desquels on avait, à vingt reprises différentes, essayé de réveiller ce dormeur obstiné. Injures et coups, nous l’avons dit, tout avait été inutile.
Des cris de joie et des acclamations de triomphe saluèrent l’apparition du tueur de boucs et du tueur d’hommes, et les cris : Il boïa ! il boïa ! s’élancèrent de toutes les bouches.
Si ferme que fût Salvato, il tressaillit à ce cri ; car il venait de comprendre la véritable cause du succès qu’il avait obtenu. Non-seulement, dans sa vengeance, le beccaïo voulait sa mort, mais il voulait qu’il mourût d’une main infâme.
Il réfléchit, toutefois, que sa mort, résultat d’une main exercée, serait plus prompte et moins douloureuse.
L’œil qu’il avait entr’ouvert se referma, et il retomba dans son impassibilité, dont personne, d’ailleurs, ne s’était aperçu qu’il fût sorti.
Le beccaïo s’approcha de lui, et, le montrant à maître Donato :
– Tenez, dit-il, voici votre homme.
Maître Donato jeta les yeux autour de lui pour chercher un endroit convenable où établir un gibet provisoire ; mais le beccaïo lui montra l’anneau et la corde.
– On t’a préparé la besogne, lui dit-il. Cependant, ne te presse pas, tu as le temps.
Maître Donato monta sur la table ; mais, plus respectueux que le beccaïo pour le pauvre bipède qui se prétend fait à la ressemblance de Dieu et que l’on appelle l’homme, il n’osa monter sur le corps du patient, comme avait fait le beccaïo.
Il monta sur une chaise pour s’assurer que l’anneau était solide et le nœud coulant bien fait.
L’anneau était solide ; mais le nœud coulant ne coulait pas.
Maître Donato haussa les épaules, murmura quelques paroles railleuses à l’adresse de ceux qui se mêlaient de choses qu’ils ne savaient pas, et refit le nœud mal fait.
Pendant ce temps, le beccaïo insultait de son mieux le prisonnier, toujours muet et immobile comme s’il eût été mort.
La pendule sonna sept heures.
– Compte maintenant les minutes, dit le tueur de boucs à Salvato ; car tu as fini de compter les heures.
La nuit n’était point encore venue ; mais, dans les rues étroites et aux hautes maisons de Naples, l’obscurité commence à descendre bien avant que se couche le soleil.
On commençait à voir un peu confusément dans cette salle à manger, où se préparait un spectacle dont personne ne voulait perdre le moindre détail.
Plusieurs voix s’écrièrent :
– Des torches ! des torches !
Il était bien rare que, dans une réunion de cinq ou six lazzaroni, il n’y eût pas un homme muni d’une torche. Incendier était une des recommandations faites par le cardinal Ruffo au nom de saint Antoine, et, en effet, l’incendie est un des accidents qui jettent le plus de trouble dans une ville.
Or, comme il y avait dans la salle à manger quarante ou cinquante lazzaroni, il s’y trouvait sept ou huit torches.
En une seconde, elles furent allumées, et au jour triste du crépuscule tombant succéda la lumière funèbre et enfumée des torches.
À cette lumière, mêlée de grandes ombres, à cause du mouvement qui leur était imprimé par ceux qui les portaient, les figures de tous ces hommes de meurtre et de pillage prirent une expression plus sinistre encore.
Cependant, le nœud coulant était fait, et la corde n’attendait plus que le cou du condamné.
Le bourreau mit un genou en terre près du patient, et, soit pitié, soit conscience de son état :
– Vous savez que vous pouvez demander un prêtre, lui dit-il, et que nul n’a le droit de vous le refuser.
À ces paroles, dans lesquelles il sembla à Salvato sentir luire la première étincelle de sympathie qui lui eût été témoignée depuis qu’il était tombé aux mains des lazzaroni, sa résolution de garder le silence s’évanouit.
– Merci, mon ami, dit-il d’une voix douce en souriant au bourreau : je suis soldat, et, par conséquent, toujours prêt à mourir ; je suis honnête homme, et, par conséquent, toujours prêt à me présenter devant Dieu.
– Quel temps voulez-vous pour faire votre dernière prière ? Foi de Donato, ce temps vous sera accordé, ou vous ne serez pas pendu par moi.
– J’ai eu le temps de faire ma prière depuis que je suis couché sur cette table, dit Salvato. Ainsi, mon ami, si vous êtes pressé, que je ne vous retarde pas.
Maître Donato n’était point habitué à trouver cette courtoisie chez ceux auxquels il avait affaire. Aussi, tout bourreau qu’il était, et par cela même qu’il était le bourreau, elle le toucha profondément.
Il se gratta l’oreille un instant.
– Je crois, dit-il, qu’il y a des préjugés contre ceux qui exercent notre état, et que certaines personnes délicates n’aiment pas à être touchées par nous. Voulez-vous dénouer votre cravate et rabattre le col de votre chemise vous-même, ou voulez-vous que je vous rende ce dernier service ?
– Je n’ai pas de préjugés, répondit Salvato, et, non-seulement vous êtes pour moi ce qu’est un autre homme, mais encore je vous sais gré de ce que vous faites pour moi, et, si j’avais la main libre, ce serait pour vous serrer la main avant de mourir.
– Par le sang du Christ ! vous me la serrerez alors, dit maître Donato en se mettant en devoir de délier les Cordes qui liaient les poignets de Salvato : ce sera un bon souvenir pour le reste de ma vie.
– Ah ! c’est comme cela que tu gagnes ton argent ! s’écria le beccaïo, furieux de voir que Salvato allait mourir aussi impassiblement aux mains du bourreau qu’à celles d’un autre homme. Du moment que cela est ainsi, je n’ai plus besoin de toi.
Et, poussant maître Donato hors de la plate-forme que représentait la table, il y prit sa place.
– Défaire la cravate ! rabattre la chemise ! à quoi bon tout cela ? dit le beccaïo. Je vous le demande un peu ! Non pas ! non pas ! Mon bel ami, nous ne ferons pas tant de cérémonies avec vous. Vous n’avez pas besoin de prêtre ? vous n’avez pas besoin de prières ? Tant mieux ! la chose va plus couramment.
Et, pressant le nœud coulant de la corde, il souleva la tête de Salvato par les cheveux et lui passa le lacet au cou.
Salvato était retombé dans son impassibilité première. Cependant quelqu’un qui eût pu voir son visage, plongé dans l’ombre, eût reconnu, à l’œil entr’ouvert, au cou légèrement tendu du côté de la fenêtre, que quelque bruit extérieur attirait son attention, bruit que, dans leur préoccupation haineuse, ne remarquait aucun des assistants.
En effet, tout à coup deux ou trois lazzaroni, restés dans la cour, se précipitèrent dans la salle à manger en criant : « Alarme ! alarme ! » en même temps qu’une décharge de mousqueterie se faisait entendre, que les vitres de la fenêtre volaient en éclats, et que le beccaïo, en poussant un horrible blasphème, tombait sur le prisonnier.
Une effroyable confusion succéda à cette première décharge, qui avait tué ou blessé cinq ou six hommes et cassé la cuisse au beccaïo.
Puis, par une fenêtre ouverte, une troupe armée s’élança, ayant à sa tête Michele, dont la voix, dominant le tumulte, criait de toute la force de ses poumons :
– Est-il encore temps, mon général ? Si vous êtes vivant, dites-le ; mais, si vous êtes mort, par la madone del Carmine ! je jure qu’aucun de ceux qui sont ici n’en sortira vivant !
– Rassure-toi, mon bon Michele, répondit Salvato de sa voix ordinaire, et sans qu’on pût remarquer dans son accent la moindre altération ; je suis vivant et parfaitement vivant.
En effet, en tombant sur lui, le beccaïo l’avait protégé contre les balles qui s’égaraient dans ce combat nocturne et qui pouvaient atteindre l’ami aussi bien que l’ennemi, la victime aussi bien que le meurtrier.
Puis, il faut le dire à l’honneur de maître Donato, le digne exécuteur, trompant complétement les espérances que l’on avait mises en lui, avait tiré Salvato de dessus la table, si bien qu’en un clin d’œil le jeune homme s’était trouvé dessous. En un autre clin d’œil, et avec une adresse qui démontrait une habitude longtemps exercée, Donato avait achevé de dénouer la corde qui lui liait les mains, et dans la main droite de l’ex-prisonnier il avait glissé à tout hasard un couteau.
Salvato avait fait un bond en arrière, s’était adossé à la muraille et s’apprêtait à vendre chèrement sa vie, si par hasard le combat se prolongeait et si la victoire paraissait ne pas favoriser ses libérateurs.
C’était de là, l’œil ardent, la main repliée contre la poitrine, le corps ramassé comme un tigre prêt à s’élancer sur sa proie, qu’il avait répondu à Michele et l’avait rassuré en lui répondant.
Mais ce qu’il avait craint n’arriva pas. La victoire ne fut pas un instant douteuse. Ceux qui avaient des torches les jetèrent ou les éteignirent pour fuir plus rapidement, et, au bout de cinq minutes, il ne restait dans la salle que les morts et les blessés, le jeune officier, maître Donato, Michele, Pagliucella, son fidèle lieutenant, et les trente ou quarante hommes que les deux lazzaroni avaient réussi à rassembler à grand’peine, lorsque Michele avait appris que Salvato était prisonnier du beccaïo et avait deviné le danger qu’il courait.
Par bonheur, se croyant absolument maître de la ville aux cris de désolation que l’on poussait de tous côtés, le beccaïo n’avait point songé à poser des sentinelles, de sorte que Michele avait pu s’approcher de la maison où on lui avait dit que Salvato était prisonnier.
Arrivé là, il était monté sur les débris des meubles brisés, était parvenu à la hauteur des fenêtres du rez-de-chaussée et avait pu voir le beccaïo passant la corde au cou de Salvato.
Il avait alors fort judicieusement jugé qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; il avait visé le beccaïo et avait fait feu en criant :
– À l’aide du général Salvato !
Puis, le premier, il s’était élancé ; tous l’avaient suivi, faisant feu chacun de l’arme qu’il avait en ce moment : celui-ci de son fusil, celui-là de son pistolet.
Le premier soin de Michele, une fois dans la salle à manger, fut de ramasser une torche jetée par un sanfédiste et qui avait continué de brûler, quoique dans la position horizontale ; de sauter sur la table et de secouer la torche pour éclairer l’appartement jusque dans ses profondeurs.
C’est alors qu’il avait vu clair sur le champ de bataille, qu’il avait reconnu le beccaïo râlant à ses pieds, distingué deux ou trois cadavres, quatre ou cinq blessés se traînant dans leur sang et cherchant à s’appuyer contre la muraille ; Salvato, le couteau à la main droite et prêt au combat, tandis qu’il protégeait de la main gauche un homme qu’à son grand étonnement il reconnut peu à peu pour maître Donato.
Si intelligent que fût Michele, il avait peine à s’expliquer le dernier groupe. Comment Salvato, qu’il venait de voir, cinq minutes auparavant, la corde au cou et les poignets liés, se retrouvait-il libre et le couteau à la main ? et comment enfin le bourreau, qui ne pouvait être venu là que pour pendre Salvato, se trouvait-il protégé par lui ?
En deux mots, Michele fut au courant de ce qui s’était passé ; mais l’explication ne fut donnée qu’après que Salvato se fut jeté dans ses bras.
C’était la contre-partie de la scène du largo del Pigne, quand Salvato avait sauvé la vie à Michele qu’on allait fusiller. Cette fois, c’était Michele qui avait sauvé la vie à Salvato qu’on allait pendre.
– Ah ! ah ! dit Michele lorsqu’il eut su, par maître Donato lui-même, comment il avait été invité à la fête et ce qu’il y était venu faire, il ne sera pas dit, compère, qu’on t’aura dérangé pour rien. Seulement, au lieu de pendre un honnête homme et un brave officier, tu vas pendre un misérable assassin, un vil bandit.
– Colonel Michele, répondit maître Donato, je ne me refuse pas plus à votre demande que je ne m’étais refusé à celle du beccaïo, et je dois dire que je pendrai même avec moins de regret le beccaïo que ce brave officier. Mais je suis honnête homme avant tout, et, comme j’avais reçu du beccaïo dix ducats pour pendre ce jeune homme, je ne crois pas qu’il soit dans mes droits de garder les dix ducats quand ce n’est plus le jeune homme que je pends, mais lui-même. Vous êtes donc témoins, tous tant que vous êtes ici, que j’ai rendu au voisin ses dix ducats avant de me porter à aucune voie de fait contre lui.
Et, tirant les dix ducats de sa poche, il les aligna sur la table où le beccaïo était couché.
– Maintenant, dit-il s’adressant à Salvato, je suis prêt à obéir aux ordres de Votre Seigneurie.
Et, prenant la corde qu’un instant auparavant il tenait pour la passer au cou de Salvato, il s’apprêta à la passer au cou du beccaïo, n’attendant qu’un signe de Salvato pour commencer l’opération.
Salvato étendit son regard calme sur tous les assistants, amis comme ennemis.
– Est-ce en effet à moi de donner des ordres ici ? demanda-t-il, et, si j’en donne, seront-ils exécutés ?
– Là où vous êtes, général, dit Michele, personne ne peut songer à commander, et personne, vous commandant, n’aurait l’audace de désobéir.
– Eh bien, alors, reprit Salvato, tu vas me reconduire avec tes hommes jusqu’au Château-Neuf ; car, ayant des ordres de la plus haute importance à faire passer à Schipani, il est important que j’arrive le plus promptement possible, et sain et sauf. Pendant ce temps-là, maître Donato…
– Grâce ! murmura le beccaïo, qui croyait entendre sortir de la bouche du jeune homme la sentence de mort, grâce ! je me repens.
Mais lui, sans l’écouter, continua :
– Pendant ce temps, vous ferez porter cet homme chez lui, et vous veillerez à ce que tous les soins que nécessite sa blessure lui soient donnés. Cela lui apprendra peut-être qu’il y a des hommes qui combattent et qui tuent, et des gens qui assassinent et qui pendent. Seulement, comme les abominables actions de ces derniers sont contraires aux saintes volontés du Seigneur, ils n’assassinent qu’à moitié et ne pendent pas du tout.
Puis, tirant de sa poche un papier de banque :
– Tenez, maître Donato, dit-il, voici une police de cent ducats pour vous indemniser des vingt ducats que vous avez perdus.
Maître Donato prit les cent ducats d’un air mélancolique qui donnait à sa figure une expression plus grotesque que sentimentale.
– Vous m’aviez promis autre chose que de l’argent si vous aviez les mains libres, Excellence.
– C’est vrai, dit Salvato, je t’avais promis ma main, et, comme un honnête homme n’a que sa parole, la voici.
Maître Donato saisit la main du jeune officier avec reconnaissance et la baisa avec effusion.
Salvato la lui laissa quelques secondes, sans que sa physionomie exprimât la moindre répugnance, et, quand maître Donato la lui eut rendue :
– Allons, Michele, dit-il, nous n’avons pas un instant à perdre : rechargeons les fusils, et droit au Château-Neuf !
Et en effet, Salvato et Michele, à la tête des lazzaroni libéraux qui venaient de seconder ce dernier dans la délivrance du prisonnier, s’élancèrent dans la strada dei Tribunali, gagnèrent la rue de Tolède par Porta-Alba et le Mercatello, la suivirent jusqu’à la strada de Santa-Anna-dei-Lombardi, et prirent enfin celles de Monte-Oliveto et de Médina, qui les conduisirent droit à la porte du Castello-Nuovo.
Lorsque Salvato se fut fait reconnaître, il apprit que l’événement qui venait de lui arriver était déjà parvenu aux oreilles des patriotes enfermés dans le château et que le gouverneur Massa venait de donner l’ordre à une patrouille de cent hommes de partir au pas de course et d’aller le délivrer.
Salvato songea dans quelle inquiétude devait être Luisa, si la nouvelle de son arrestation était parvenue jusqu’à elle ; mais, toujours esclave de son devoir, il chargea Michele d’aller la rassurer, tandis qu’il aviserait avec le directoire aux moyens de faire passer à Schipani les ordres de son général en chef.
En conséquence, il monta droit à la salle où les directeurs tenaient leurs séances. À sa vue, un cri de joie s’échappa de toutes les poitrines. On le savait pris, et, comme on connaissait, en pareille occasion, la rapidité d’exécution des lazzaroni, on le croyait fusillé, poignardé ou pendu.
On voulut le féliciter, mais lui :
– Citoyens, dit-il, nous n’avons pas une minute à perdre. Voici l’ordre de Bassetti en duplicata, prenez-en connaissance et veillez, en ce qui vous regarde, à ce qu’il soit exécuté. Je vais, si vous le voulez bien, m’occuper, moi, de trouver des messagers pour le porter.
Salvato avait une manière claire et résolue de présenter les choses qui ne permettait que l’acceptation ou le refus. Dans cette circonstance, il n’y avait qu’à accepter. Les directeurs acceptèrent, gardèrent un double de l’ordre, pour le cas où le premier serait intercepté, et remirent l’autre à Salvato.
Salvato, sans perdre une seconde, prit congé d’eux, descendit rapidement, et, sûr de retrouver Michele près de Luisa, il courut à l’appartement vers lequel, il n’en doutait pas, l’appelaient les vœux les plus ardents.
Et, en effet, Luisa l’attendait sur le seuil de la porte. Dès qu’elle aperçut son amant, un long cri de « Salvato ! » s’élança de la bouche de la jeune femme. Elle était dans les bras de celui qu’elle attendait, que, les yeux fermés, le cœur palpitant, renversée en arrière, comme si elle allait s’évanouir, elle murmurait encore :
– Salvato ! Salvato !
Ce nom qui, en italien, veut dire sauvé, avait, dans la bouche de la jeune femme, la double tendresse de sa double signification, c’est-à-dire, qu’il alla, frémissant, éveiller jusqu’aux dernières fibres le cœur de celui qu’il appelait.
Salvato prit Luisa dans ses bras et l’emporta dans sa chambre, où, comme il l’avait présumé, l’attendait Michele.
Puis, quand la San-Felice fut un peu revenue à elle, que son cœur, encore bondissant dans sa poitrine, mais se calmant peu à peu, eut permis au cerveau de reprendre le fil de ses idées momentanément interrompu :
– Tu l’as bien remercié, n’est-ce pas, lui dit Salvato, ce cher Michele ? Car c’est à lui que nous devons le bonheur de nous revoir. Sans lui, à cette heure, au lieu de serrer entre tes bras un corps vivant qui t’aime, te répond, vit de ta vie et frissonne sous tes baisers, tu ne tiendrais qu’un cadavre froid, inerte, insensible, et avec lequel tu tenterais vainement de partager cette flamme précieuse qui, une fois éteinte, ne se rallume plus !
– Mais non, dit avec étonnement Luisa ; il ne m’a rien dit de tout cela, le mauvais garçon ! Il m’a dit seulement que tu étais tombé aux mains des sanfédistes, et que, grâce à ton courage et à ton sang-froid, tu t’en étais tiré.
– Eh bien, dit Salvato, connais enfin ton frère de lait pour un affreux menteur. Moi, je m’étais laissé prendre comme un sot, et j’allais être pendu comme un chien, lorsque… Mais attends : sa punition va être de te raconter la chose lui-même.
– Mon général, dit Michele, le plus pressé, je crois, est de faire passer la dépêche au général Schipani : elle doit être d’une certaine importance, à en juger par le danger que vous avez affronté pour vous la procurer. Il y a une barque en bas prête à partir au premier ordre que vous donnerez.
– Es-tu sûr de ceux qui la montent ?
– Autant qu’un homme peut l’être d’autres hommes ; mais au nombre des matelots, déguisé en matelot, sera Pagliucella, dont je suis sûr comme de moi-même. Je vais expédier la barque et la dépêche. Vous, pendant ce temps-là, racontez à Luisa comment je vous ai sauvé la vie : vous raconterez la chose beaucoup mieux que moi.
Et, poussant Luisa dans les bras de Salvato, il referma la porte sur les deux amants, et descendit l’escalier en chantant la chanson, si populaire à Naples, des Souhaits, et qui commence par ce couplet :
Que ne suis-je, hélas ! l’enfant sans demeure
Qui marche courbé sous son tombereau !
Devant ton palais, j’irais à toute heure
Criant : « Voici l’eau ! Je suis porteur d’eau. »
Tu dirais : « Quel est cet enfant qui crie ?
De cette eau qu’il vend qu’il me monte un seau. »
Et je répondrais : « Cruelle Marie,
Ce sont pleurs d’amour et non pas de l’eau ! »
CXLIII. La nuit du 13 au 14 juin §
La nuit du 13 au 14 juin descendit sombre sur cette plage couverte de cadavres et sur ces rues rouges de sang.
Le cardinal Ruffo avait réussi dans son projet : avec son histoire de cordes et son apparition de saint Antoine, il était arrivé à allumer la guerre civile au cœur de Naples.
Le feu avait cessé au pont de la Madeleine et sur la plage de Portici et de Résina ; mais on se fusillait dans les rues de Naples.
Les patriotes, voyant que l’on avait commencé à égorger dans les maisons, avaient résolu de ne pas attendre chez eux une mort sans vengeance.
Chacun s’était donc armé, était sorti et s’était réuni au premier groupe qu’il avait rencontré, et, à chaque coin de rue où se rencontrait une patrouille de patriotes et une bande de lazzaroni, on échangeait des coups de fusil.
Ces coups de fusil, qui avaient leur écho jusque dans le Château-Neuf, semblaient, comme autant de remords, venir dire à Salvato qu’il y avait quelque chose de mieux à faire que de dire à sa maîtresse qu’on l’aime, lorsque la ville est abandonnée à une populace sans frein comme sans pitié.
D’ailleurs, il lui pesait lourdement d’avoir été deux heures le jouet de trente lazzaroni et de ne pas encore s’être vengé de cet affront.
Michele, qui le fit demander, lui fut un prétexte pour sortir.
Michele venait lui annoncer qu’il avait vu la barque se mettre en mer et Pagliucella prendre place au gouvernail.
– Maintenant, lui dit Salvato, sais-tu où bivaquent Nicolino et ses hussards ?
– À l’Immacolatella, répondit Michele.
– Où sont tes hommes ? demanda Salvato.
– Ils sont en bas, où je leur ai fait donner à boire et à manger. Ai-je mal fait ?
– Non pas, et, au contraire, ils ont bien gagné leur repos. Seulement, les crois-tu disposés à te suivre de nouveau ?
– Je les crois disposés à descendre en enfer ou à monter à la lune avec moi, mais à la condition que vous leur direz un mot d’encouragement.
– Qu’à cela ne tienne. Allons !
Salvato et Michele entrèrent dans la salle basse où les lazzaroni buvaient et mangeaient.
À la vue de leur chef et du jeune officier, ils poussèrent des cris de « Vive Michele ! Vive le général Salvato ! »
– Mes enfants, leur dit Salvato, si vous étiez réunis au grand complet, combien seriez-vous ?
– Six ou sept cents, au moins.
– Où sont vos compagnons ?
– Heu ! qui sait cela ! répondirent deux autres lazzaroni en allongeant les lèvres.
– Est-il impossible de réunir vos compagnons ?
– Impossible, non ; difficile, oui.
– Si je vous donnais à chacun deux carlins par homme que vous réunirez, regarderiez-vous toujours la chose comme aussi difficile ?
– Non ; cela aiderait beaucoup.
– Voilà d’abord deux ducats par homme ; c’est sur le pied de dix compagnons chacun. Vous êtes payés d’avance pour trois cents.
– À la bonne heure ! voilà qui est parler. À votre santé, général !
Puis, d’une seule voix :
– Commandez, général, dirent-ils.
– Écoute bien ce que je vais dire, Michele, et fais exécuter ponctuellement ce que j’aurai dit.
– Vous pouvez être tranquille, mon général, je ne perdrai pas une de vos paroles.
– Que chacun de tes hommes, reprit Salvato, réunisse le plus qu’il pourra de compagnons et se fasse chef de la petite bande qu’il aura réunie ; prenez rendez-vous à la strada del Tendeno ; une fois là, comptez-vous ; si vous êtes quatre cents, divisez-vous en quatre bandes ; si vous êtes six cents, en six ; dans les rues de Naples, des bandes de cent hommes peuvent résister à tout, et, si elles sont résolues, tout vaincre. Quand onze heures sonneront à Castel-Capuano, mettez-vous en marche en poussant tout ce que vous rencontrerez sur Tolède et en tirant des coups de fusil pour indiquer où vous êtes. Trouvez-vous cela trop difficile ?
– Non, c’est bien facile, au contraire. Faut-il partir ?
– Pas encore. Trois hommes de bonne volonté.
Trois hommes se présentèrent.
– Vous êtes chargés tous trois de la même mission.
– Pourquoi trois hommes là où il n’est besoin que d’un ?
– Parce que, sur trois hommes, deux peuvent être pris ou tués.
– C’est juste, dirent les lazzaroni, à qui ce langage ferme et tranchant donnait un surcroît de courage.
– Cette mission dont vous êtes chargés tous trois, c’est de parvenir, par où vous voudrez, par les chemins qu’il vous plaira de choisir, jusqu’au couvent de San-Martino, où sont réunis six ou sept cents patriotes que Mejean a refusé de recevoir à Saint-Elme : vous leur direz d’attendre onze heures.
– Nous le leur dirons.
– Aux premiers coups de fusil qu’ils jugeront partir de vos rangs, ils descendront sans résistance aucune ; – ce n’est point de ce côté-là que sont les lazzaroni, – et ils barreront tous les petits vicoli par lesquels ceux que nos compagnons pousseront devant eux voudraient se réfugier dans le haut Naples. Pris entre deux feux, les sanfédistes se trouveront réunis et massés dans la rue de Tolède. Le reste me regarde.
– Du moment que le reste vous regarde, cela ne nous inquiète point.
– As-tu bien compris, Michele ?
– Pardieu !
– Avez-vous bien compris, vous autres ?
– Parfaitement.
– Alors, agissons.
On ouvrit la porte, on baissa les ponts-levis : les trois hommes chargés de monter au couvent Saint-Martin, dans le haut de la strada del Mala, partirent ; les autres se divisèrent en deux troupes qui disparurent, l’une dans la strada Médina, l’autre dans la strada del Porte.
Quant à Salvato, il prit seul le chemin de l’Immacolatella.
Comme le lui avait dit Michele, Nicolino et ses hussards bivaquaient entre l’Immacolatella et le petit port où est aujourd’hui la Douane.
Il était gardé par des vedettes à cheval, placées du côté de la rue del Pilière, du côté de la strada Nuova et du côté de la strada Olivare.
Salvato se fit reconnaître des sentinelles et pénétra jusqu’à Nicolino.
Il était couché sur le lastrico, la tête sur la selle de son cheval ; il avait près de lui une cruche et un verre d’eau.
C’étaient le lit et le souper de ce sybarite qu’un an auparavant le pli d’une feuille de rose empêchait de dormir et qui faisait manger son lévrier dans des plats d’argent.
Salvato l’éveilla. Nicolino demanda, d’assez mauvaise humeur, ce qu’on lui voulait.
Salvato se nomma.
– Ah ! cher ami, lui dit Nicolino, il faut que ce soit vous qui m’ayez réveillé pour que je vous pardonne de m’avoir tiré d’un si charmant rêve. Imaginez-vous que je rêvais que j’étais le beau berger Pâris, que je venais de distribuer les pommes et que je buvais le nectar en mangeant l’ambroisie avec la déesse Vénus, qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à la marquise de San-Clemente. Si vous avez des nouvelles d’elle, donnez-m’en.
– Aucune. À quel propos voulez-vous que j’aie des nouvelles de la marquise ?
– Pourquoi pas ? Vous aviez bien une lettre d’elle dans votre poche le jour où vous avez été assassiné.
– Trêve de plaisanterie, cher ami, il s’agit de parler de choses sérieuses.
– Je suis sérieux comme saint Janvier… Que voulez-vous de plus ?
– Rien. Avez-vous une monture et un sabre à me donner ?
– Une monture ? Mon domestique doit être au bord de la mer avec mon cheval, à moi, et un second cheval de main. Quant à un sabre, j’ai trois ou quatre hommes assez grièvement blessés pour qu’ils vous laissent prendre le leur sans que cela leur fasse tort. Quant aux pistolets, vous en trouverez dans les fontes, et de tout chargés. Vous savez que je suis votre fournisseur de pistolets. Faites un aussi joyeux usage de ceux-ci que des autres, et je n’aurai rien à dire.
– Eh bien, cher ami, maintenant que tout est arrêté, je vais monter un de vos chevaux, ceindre le sabre d’un de vos hommes, prendre la moitié de vos hussards, et monter par Foria, tandis que vous remonterez par largo del Castello, et, quand nous serons aux deux bouts de Tolède, et que minuit sonnera, nous chargerons chacun de notre côté, et soyez tranquille : la besogne ne nous manquera point.
– Je ne comprends pas très-bien ; mais n’importe, la chose doit être parfaitement arrangée puisqu’elle est arrangée par vous. Je sabre de confiance, c’est convenu.
Nicolino fit amener les deux chevaux ; Salvato prit le sabre d’un blessé, les deux jeunes gens se mirent en selle, et, comme il était convenu, avec chacun moitié des hussards, remontèrent vers Tolède, l’un par la strada Foria, l’autre par largo dei Castello.
Et maintenant, tandis que les deux amis vont tâcher de prendre les lazzaroni sanfédistes non-seulement entre deux feux, mais encore entre deux fers, nous allons franchir le pont de la Madeleine et entrer dans une petite maison d’aspect assez pittoresque, située entre le pont et les Graneli. Cette maison que l’on montre encore aujourd’hui comme celle qui fut habitée, pendant le siège, par le cardinal Ruffo, était ou plutôt, – car elle existe encore aujourd’hui en état de parfaite conservation, – est celle où il avait établi son quartier général.
Placé dans cette maison, il n’était qu’à une portée de fusil des avant-postes républicains ; mais il avait une partie de l’armée sanfédiste campée tout près de lui, sur le pont de la Madeleine, et au largo del Peate. Ses avant-postes venaient jusqu’à via della Gabella.
Ces avant-postes étaient composés de Calabrais.
Or, les Calabrais étaient furieux.
Dans cette grande lutte qu’ils avaient engagée dans la journée, et dont le principal épisode avait été l’explosion du fort de Vigliana, les Calabrais n’avaient point été vaincus, c’est vrai, mais ne se regardaient point comme vainqueurs. Les vainqueurs, c’étaient ceux qui étaient morts héroïquement ; les vaincus, c’étaient ceux qui étaient revenus quatre fois à la charge sans pouvoir emporter le fort, qui avaient eu besoin, pour lui faire une brèche, des Russes et de leurs canons.
Aussi, ayant devant eux, à cent cinquante pas à peine le fort del Carmine, ils complotèrent tout bas de s’en emparer sans en demander l’autorisation à leurs chefs. La proposition avait été acceptée avec un tel enthousiasme, que les Turcs, qui campaient avec eux, leur avaient demandé de faire partie de l’expédition. L’offre avait été accueillie et l’on s’était ainsi distribué les rôles.
Les calabrais allaient s’emparer, les unes après les autres, de toutes les maisons qui séparaient la via della Gabella de la rue qui longeait le château del Carmine. Les étages supérieurs de la dernière maison donnant sur le château, ils dominaient les murailles du fort et, par conséquent, voyaient ses défenseurs à découvert. Au fur et à mesure que ses défenseurs s’approchaient de la muraille, ils les fusilleraient, et, pendant ce temps, les Turcs, cimeterre aux dents, escaladeraient les murailles en montant sur les épaules les uns des autres.
À peine ce plan fut-il arrêté, que les assaillants le mirent à exécution. La journée avait été rude, et les défenseurs de la ville, croyant les soldats du cardinal aussi fatigués qu’eux, espéraient une nuit tranquille. Ceux qui occupaient les maisons les plus proches du fort, c’est-à-dire ceux qui formaient les avant-postes républicains, furent surpris dans leur sommeil et égorgés, et, en moins d’un quart d’heure, une cinquantaine de Calabrais, choisis parmi les meilleurs tireurs, se trouvaient établis au second, au troisième étage et sur la terrasse de la maison en avant de Fiumicello, c’est-à-dire à trente pas à peine du fort del Carmine.
Dès les premiers cris, dès les premières portes brisées, les sentinelles du fort avaient crié : « Alarme ! » et les patriotes étaient accourus sur la plate-forme de la citadelle, se croyant à l’abri derrière leurs créneaux ; mais tout à coup un feu plongeant éclata, et un ouragan de fer tomba sur eux.
Pendant ce temps, les Turcs étaient, en quelques bonds, arrivés au pied des murailles et avaient commencé l’escalade. Les assiégés ne pouvaient s’opposer à leur ascension qu’en se découvrant, et chaque homme qui se découvrait était un homme mort.
Une pareille lutte ne pouvait durer longtemps. Les patriotes qui restaient debout, sur la plate-forme de la forteresse jonchée de cadavres, avisèrent une porte de derrière ouvrant sur la place del Mercato, et, par la rue de la Conciana, gagnèrent d’un côté le quai, de l’autre la rue San-Giovanni, et se dispersèrent dans la ville.
Le cardinal, au bruit de cette terrible fusillade faite par les Calabrais sur les défenseurs du fort, avait cru à une attaque de républicains, avait fait battre la générale et se tenait prêt à tout événement, et il avait envoyé des coureurs s’informer d’où venait tout ce bruit, lorsque, tout enivrés de leurs succès, Turcs et Calabrais vinrent lui annoncer qu’ils étaient maîtres du fort.
C’était une grande nouvelle. Le cardinal ne pouvait plus être attaqué ni par Marinella ni par le Vieux-Marché, les canons du fort commandant ces deux passages ; et, comme fra Pacifico venait de rentrer, ayant promené toute la journée sa bannière et laissant la ville en feu, le cardinal, en récompense de ses bons services, l’envoya, avec ses douze capucins, diriger l’artillerie du fort.
À peine avait-il donné cet ordre, qu’on lui annonça que l’on venait de prendre une barque qui, partie du Château-Neuf, paraissait se diriger vers le Granatello.
Celui qui paraissait le patron de la barque était porteur d’un billet dont on s’était emparé.
Le cardinal rentra chez lui et se fit amener le patron de la barque capturée.
Mais, au premier mot que le cardinal lui adressa, il répondit par un mot d’ordre qui appartenait à la famille Ruffo, à leurs domestiques et à leurs serviteurs en général, et qui était une espèce de sauf-conduit dans les occasions difficiles :
– La Malaga è siempre Malaga.
C’était déjà par ce mot de passe que l’ancien cuisinier Corcia s’était fait reconnaître, lorsqu’on l’avait, au camp des Russes, amené devant le cardinal.
En effet, au lieu de passer hors de vue, comme il lui était facile de le faire, le patron s’était approché du rivage, de manière à être remarqué, et enfin, au lieu de se diriger vers le Granatello, où il eût pu arriver avant ceux qui le poursuivaient, il avait poussé au large ; de sorte qu’il avait été facile à la barque qui le poursuivait de le rejoindre, montée qu’elle était par six rameurs.
Quant à la lettre qu’il portait, rien ne lui eût été plus facile, s’il n’eût pas été dans les intérêts du cardinal, ou de la déchirer où de la jeter à l’eau avec une balle de plomb qui l’eût entraînée au fond de la mer.
Au contraire, ce billet, il l’avait conservé et l’avait remis à l’officier sanfédiste, à la première requête qui lui avait été faite.
Cet officier sanfédiste était justement Scipion Lamarra, qui avait apporté la bannière de la reine au cardinal. Le cardinal le fit venir, et il confirma tout ce qu’avait dit le patron, déjà sauvegardé, du reste, par le mot d’ordre qu’il tenait de la sœur du cardinal même, c’est-à-dire de la princesse de Campana.
Ce mot d’ordre, il l’avait transmis, au reste, à tous ceux de ses compagnons sur lesquels il croyait pouvoir compter et qui, comme lui, jouaient les patriotes jusqu’au moment de jeter le masque.
Seulement, il annonça au cardinal que, sans doute par défiance de lui, le colonel Michele, qui l’avait envoyé au Granatello, avait placé dans sa barque un homme à lui qui n’était autre que son lieutenant Pagliucella. Au moment où la barque avait été accostée par ceux qui la poursuivaient ; soit accident, soit ruse pour ne point être pris, Pagliucella était tombé ou s’était jeté à la mer et n’avait pas reparu.
Ceci parut au cardinal un détail d’une médiocre importance, et il demanda la lettre dont le patron était porteur.
Scipion Lamarra la lui remit.
Le cardinal la décacheta. Elle contenait les dispositions suivantes :
Le général Bassetti au général Schipani, au Granatello45.
« Les destins de la République exigent que nous tentions un coup décisif et que nous détruisions en un seul combat cette masse de brigands agglomérés au pont de la Madeleine.
» En conséquence, demain, au signal qui vous sera donné par trois coups de canon tirés au Château-Neuf, vous vous dirigerez sur Naples avec votre armée. Arrivé à Portici, vous forcerez la position et passerez au fil de l’épée tout ce que vous trouverez devant vous. Alors, les patriotes de San-Martino feront une descente en même temps que ceux du château del Carmine, du Château-Neuf et du château de l’Œuf. Pendant que nous les attaquerons de trois côtés différents et de front, vous tomberez sur les derrières de l’ennemi et les exterminerez. Toute notre espérance est en vous,
» Salut et fraternité.
» Bassetti. »
– Eh bien, demanda le patron de la barque en voyant que pour la seconde fois le cardinal relisait la lettre avec plus d’attention encore que la première, la Malaga est-elle toujours Malaga, Votre Éminence ?
– Oui, garçon, répondit le cardinal, et je vais te le prouver.
Se tournant alors vers le marquis Malaspina :
– Marquis, lui dit-il, faites donner à ce garçon cinquante ducats et un bon souper. Les nouvelles qu’il nous apporte valent bien cela.
Malaspina accomplit la partie de l’ordre que venait de donner le cardinal, en ce qui le concernait, c’est-à-dire remit les cinquante ducats au patron ; mais, quant à la seconde partie, c’est-à-dire au souper, il le confia aux soins de Carlo Cuccaro, valet de chambre de Son Éminence.
À peine Malaspina fut-il rentré, que le cardinal fit écrire à de Cesare, qui était à Portici, de ne pas perdre de vue l’armée de Schipani. En conservant toutes les dispositions prises la veille, il lui envoyait un renfort de deux ou trois cents Calabrais et de cent Russes, et il ordonnait en même temps à mille hommes des masses de se glisser sur les pentes du Vésuve, depuis Reniso jusqu’à Torre-de-Annunziata.
Ces hommes étaient destinés à fusiller l’armée de Schipani derrière de petits bois, des scories de lave et des quartiers de rocher, dont abonde le versant occidental du Vésuve.
De Cesare, en recevant la dépêche, ordonna, de son côté, au commandant des troupes de Portici de feindre de reculer devant Schipani et de l’attirer dans la ville. Une fois engouffré dans cette rue de trois lieues qui conduit de la Favorite à Naples, il lui couperait la retraite sur les flancs, tandis que les insurgés de Sorrente, de Castellamare et de la Cava l’attaqueraient par derrière et l’écraseraient.
Toutes ces mesures étaient prises pour le cas où la dépêche aurait été expédiée en double et où, le duplicata parvenant à Schipani, il exécuterait la manœuvre qui lui était ordonnée.
Le cardinal ne prenait point une précaution inutile. La dépêche n’avait pas été expédiée en double ; mais elle allait l’être, et, pour son malheur, ce double, Schipani devait le recevoir.
CXLIV. La journée du 14 juin §
Pagliucella n’était point tombé à la mer : Pagliucella s’était jeté à la mer.
Voyant les allures suspectes du patron, il avait compris que son colonel Michele avait mal placé sa confiance, et, comme Pagliucella nageait aussi bien que le fameux Pesce Colas, dont le portrait orne le marché au poisson de Naples, il avait piqué une tête, avait filé entre d’eux eaux, n’avait reparu à la surface de la mer que juste le temps de respirer, avait replongé de nouveau ; puis, se jugeant hors de la portée de la vue, avait continué son chemin vers le môle, avec le calme d’un homme qui avait trois ou quatre fois gagné le pari d’aller de Naples à Procida en nageant.
Il est vrai que, cette fois, il nageait avec ses habits, ce qui est moins commode que de nager tout nu.
Il mit un peu plus de temps au trajet, voilà tout, mais n’en aborda pas moins sain et sauf au môle, prit terre, se secoua et s’achemina vers le Château-Neuf.
Il y arrivait vers une heure du matin, juste au moment où Salvato y rentrait lui-même avec son cheval couvert de blessures, atteint de son côté de cinq ou six coups de couteau peu dangereux par bonheur, mais aussi avec ses pistolets déchargés, et son sabre faussé et ne pouvant plus rentrer au fourreau ; ce qui prouvait que, s’il avait reçu des coups, il les avait rendus avec usure.
Mais, à la vue de Pagliucella, tout ruisselant d’eau, au récit de ce qui était arrivé et surtout de la façon dont les choses s’étaient passées, il ne songea plus à s’occuper de lui, il ne pensa qu’à remédier à l’accident qui était arrivé en envoyant un second messager et un second message.
Au reste, cet accident, Salvato l’avait prévu, puisque, on se le rappelle, il s’était fait donner l’ordre par duplicata.
En conséquence, il monta à la salle du directoire, lequel, nous l’avons dit, s’était déclaré en permanence. Deux membres sur cinq dormaient, tandis que trois, nombre suffisant pour prendre des décisions, veillaient toujours, s’entretenant au nombre voulu.
Salvato, qui semblait insensible à la fatigue, entra dans la salle, amenant derrière lui Pagliucella. Son habit était littéralement déchiqueté de coups de couteau, et, en plusieurs endroits, tâché de sang.
Il raconta en deux mots ce qui était arrivé : comment, avec Nicolino et Michele, il avait étouffé l’émeute en pavant littéralement de morts la rue de Tolède. Il croyait donc pouvoir répondre de la tranquillité de Naples pour le reste de la nuit.
Michele, blessé au bras gauche d’un coup de couteau, était allé se faire panser.
Mais on pouvait compter sur lui pour le lendemain : la blessure n’était point dangereuse.
Son influence sur la partie patriote des lazzaroni de Naples rendait sa présence nécessaire. Ce fut donc avec une grande satisfaction que les directeurs apprirent que, dès le lendemain, il reprendrait ses fonctions.
Puis vint le tour de Pagliucella, qui s’était tenu modestement derrière Salvato tout le temps que celui-ci avait parlé.
En deux mots, il fit à son tour son récit.
Les directeurs se regardèrent.
Si Michele, lazzarone lui-même, avait été trompé par des mariniers de Santa-Lucca, sur qui pouvaient-ils compter, eux qui n’avaient sur ces hommes aucune influence de rang ni d’amitié ?
– Il nous faudrait, dit Salvato, un homme sûr qui pût aller en nageant d’ici au Granatello.
– Près de huit milles, dit un des directeurs.
– C’est impossible, dit l’autre.
– La mer est calme, quoique la nuit soit tombée, dit Salvato en s’approchant d’une fenêtre ; si vous ne trouvez personne, j’essayerai.
– Pardon, mon général, dit Pagliucella en s’approchant : vous avez besoin ici, vous ; c’est moi qui irai.
– Comment, toi ? dit Salvato en riant. Tu en reviens !
– Raison de plus : je connais la route.
Les directeurs se regardèrent.
– Si tu te sens la force de faire ce que tu offres, dit sérieusement cette fois Salvato, tu auras bien mérité de la patrie.
– J’en réponds, dit Pagliucella.
– Alors, prends une heure de repos, et que Dieu veille sur toi !
– Je n’ai pas besoin de prendre une heure de repos, répondit le lazzarone ; d’ailleurs, une heure de repos peut tout compromettre. Nous sommes aux plus courtes nuits de l’été, c’est-à-dire au 14 juin ; à trois heures, le jour va venir : pas une minute à perdre. Donnez-moi la seconde lettre, cousue dans un morceau de toile cirée ; je me la pendrai au cou comme une image de la Vierge ; je boirai un verre d’eau-de-vie avant que de partir, et, à moins que saint Antoine, mon patron, ne soit décidément passé aux sanfédistes, avant quatre heures du matin, le général Schipani aura votre lettre.
– Oh ! s’il le dit, il le fera, dit Michele, qui venait d’ouvrir la porte et qui avait entendu la promesse de Pagliucella.
La présence de son camarade donna à Pagliucella une nouvelle confiance en lui-même. Là lettre fut cousue dans un morceau de toile cirée et fermée hermétiquement ; puis, comme il était de la plus haute importance que personne ne vît sortir le messager, on le fit descendre par une fenêtre basse donnant sur la mer. Arrivé sur la plage, il se débarrassa de ses habits, et, liant seulement sur sa tête sa chemise et son caleçon, il se laissa couler à la mer.
Pagliucella l’avait dit, il n’y avait pas de temps à perdre. Il fallait échapper aux barques du cardinal et passer sans être vu au milieu de la croisière anglaise.
Tout réussit comme on pouvait l’espérer. Seulement, fatigué de sa première course, Pagliucella fut obligé d’aborder à Portici : par bonheur, le jour n’était pas encore venu, et il put suivre le rivage jusqu’au Granatello, toujours prêt, au moindre danger, à se rejeter à la mer.
Les patriotes avaient eu raison de compter sur le courage de Schipani ; mais, on le sait d’avance, il ne fallait pas compter sur autre chose que son courage.
Il reçut de son mieux le messager, lui fit servir à boire, à manger, le coucha dans son propre lit, et ne s’occupa plus que d’exécuter les ordres du directoire.
Pagliucella ne lui cacha aucun des détails de la première expédition manquée et de la barque surprise par le cardinal. Schipani put donc comprendre, et, d’ailleurs, Pagliucella insista fort là-dessus, que le cardinal, étant au courant de son projet de marcher sur Naples, s’y opposerait par tous les moyens possibles. Mais les gens du caractère de Schipani ne croient pas aux obstacles matériels, et, de même qu’il avait dit : « Je prendrai Castelluccio, » il dit : « Je forcerai Portici. »
À six heures, sa petite armée, se composant de quatorze à quinze cents hommes, fut sous les armes et prête à partir. Il passa dans les rangs des patriotes, s’arrêta au centre, monta sur un tertre qui lui permettait de dominer ses soldats, et, là, avec cette sauvage et puissante éloquence si bien en harmonie avec sa force d’hercule et son courage de lion, il leur rappela leurs fils, leurs femmes, leurs amis, exposés au mépris, abandonnés à l’opprobre, demandant vengeance et attendant de leur courage et de leur dévouement la fin de leurs maux et de leur oppression. Enfin, leur lisant la lettre et particulièrement le passage où Bassetti lui annonçait, ignorant la prise du château del Carmine, la quadruple sortie qui devait seconder son mouvement, il leur montra les patriotes les plus purs, l’espérance de la République, venant au-devant d’eux sur les cadavres de leurs ennemis.
À peine avait-il terminé ce discours, qu’à intervalles égaux trois coups de canon retentirent du côté de Castello-Nuovo, et que l’on vit trois fois une légère fumée paraître et s’évaporer au-dessus de la tour du Midi, la seule qui fût en vue de Schipani.
C’était le signal. Il fut accueilli aux cris de « Vive la République ! La liberté ou la mort ! »
Pagliucella, armé d’un fusil, vêtu de son caleçon et de sa chemise seulement, – ce qui, au reste, était son costume habituel avant qu’il fût élevé par Michele aux honneurs de la lieutenance, – prit place dans les rangs ; les tambours donnèrent le signal de la charge, et l’on s’élança sur l’ennemi.
L’ennemi, nous l’avons dit, avait ordre de laisser Schipani s’engager dans les rues de Portici. Mais, n’eût-il pas eu cet ordre, la fureur avec laquelle le général républicain attaqua les sanfédistes lui eût ouvert le passage, tant qu’il n’eut eu que des hommes pour le lui fermer.
Dans ces sortes de récits, c’est chez l’ennemi qu’il faut aller chercher des renseignements ; car lui n’est pas intéressé à louer le courage de ses adversaires.
Voici ce que dit de ce choc terrible Vicenzo Durante, aide de camp de Cesare, dans le livre où il raconte la campagne de l’aventurier corse :
« L’audacieux chef de cette troupe de désespérés s’avançait menaçant et furieux, frappant avec rage la terre de ses pieds et semblable au taureau qui répand la terreur par ses mugissements. »
Mais, nous l’avons dit, malheureusement Schipani avait les défauts de ses qualités. Au lieu de jeter des éclaireurs sur ses deux ailes, éclaireurs qui eussent fait lever les tirailleurs embusqués par de Cesare, il négligea toute précaution, força les passages de Torre-del-Greco et de la Favorite, et s’engagea dans la longue rue de Portici, sans même remarquer que toutes les portes et toutes les fenêtres étaient fermées.
La petite et longue ville de Portici ne se compose, en réalité, que d’une rue. Cette rue, en supposant que l’on vienne de la Favorite, tourne si brusquement à gauche, qu’il semble, à une distance de cent pas, qu’elle est fermée par une église qui s’élève juste en face du voyageur. On dirait alors qu’elle n’a d’autre issue qu’une ruelle étroite ouverte entre l’église et la file de maisons qui continue en droite ligne. Arrivé à quelques pas de l’église seulement, on reconnaît à gauche le véritable passage.
C’était là, dans cette espèce d’impasse, que de Cesare attendait Schipani.
Deux canons défendaient l’entrée de la ruelle et plongeaient dans toute la longueur de la rue par laquelle les républicains devaient arriver, tandis qu’une barricade crénelée, réunissant l’église au côté gauche de la rue, présentait, même sans défenseurs, un obstacle presque insurmontable.
De Cesare et deux cents hommes se tenaient dans l’église ; les artilleurs, s’appuyant à trois cents hommes, défendaient la ruelle ; cent hommes étaient embusqués derrière la barricade ; enfin, mille hommes, à peu près, occupaient les maisons dans la double longueur de la rue.
Au moment où Schipani, chassant tout devant lui, ne fut plus qu’à cent pas de cette embuscade, au signal donné par les deux pièces de canon chargées à mitraille, tout éclata à la fois.
La porte de l’église s’ouvrit et, tandis que l’on voyait le chœur illuminé comme pour l’exposition du saint-sacrement, et, devant l’autel, le prêtre levant l’hostie, l’église, pareille à un cratère qui se déchire, vomit le feu et la mort.
Au même instant, toutes les fenêtres s’enflammèrent, et l’armée républicaine, attaquée de face, sur ses flancs, sur ses derrières, se trouva dans une fournaise.
La ruelle, défendue par les deux pièces de canon, pouvait seule être forcée. Trois fois, Schipani, avec une troupe décimée chaque fois, revint à la charge, conduisant ses hommes jusqu’à la gueule des pièces, qui alors éclataient et emportaient des files entières.
À la troisième fois, il détacha cinq cents hommes de huit ou neuf cents qui lui restaient, leur ordonna de faire le tour par le rivage de la mer et de charger la batterie par la queue, tandis que lui l’attaquerait de face.
Mais, par malheur, au lieu de confier cette mission aux plus dévoués et aux plus braves, Schipani, avec son imprudence ordinaire, en chargea les premiers venus. Pour ce patriote d’élite, tous les hommes avaient le même cœur, c’est-à-dire le sien. Les hommes envoyés par lui pour attaquer les sanfédistes firent la manœuvre commandée ; mais, au lieu d’attaquer les sanfédistes, ils se réunirent à eux aux cris de « Vive le roi ! »
Schipani prit ces cris pour un signal. Il chargea une quatrième fois ; mais, cette quatrième fois, il fut reçu par un feu plus violent encore que les trois autres, puisqu’il était renforcé de celui de ses cinq cents hommes. La petite troupe, fouillée de tous côtés par les boulets et les balles, tourbillonna comme si elle eût eu le vertige, puis, réduite à sa dixième partie, sembla s’évanouir comme une fumée.
Schipani restait avec une centaine d’hommes éparpillés ; il parvint à les rallier, se mit à leur tête, et, désespérant de passer, se retourna comme un sanglier qui revient sur le chasseur.
Soit respect, soit terreur, la masse qui lui coupait la retraite s’ouvrit devant lui ; mais il passa entre un double feu.
Il y laissa la moitié de ses hommes, et, toujours poursuivi, avec trente ou quarante seulement, il arriva à Castellamare. Il avait deux blessures : une au bras, l’autre à la cuisse.
Là, il se jeta dans une ruelle. Une porte était ouverte : il y entra. Par bonheur, c’était celle d’un patriote, qui le reconnut, le cacha, pansa ses blessures et lui donna d’autres habits.
Le même jour, Schipani ne voulant pas plus longtemps compromettre ce généreux citoyen, prit congé de lui et, la nuit venue, se jeta dans la montagne.
Il erra ainsi deux ou trois jours ; mais, reconnu pour ce qu’il était, il fut arrêté et conduit à Procida avec deux autres patriotes, Spano et Battistessa.
On se rappelle que c’était Speciale, cet homme qui avait fait à Troubridge l’effet de la plus venimeuse bête qu’il eût jamais vue, qui jugeait à Procida.
Finissons-en avec Schipani, comme nous en aurons bientôt fini avec tant d’autres, et faisons du même coup connaissance avec Speciale par une de ces atrocités qui peignent mieux un homme que toutes les descriptions que l’on en pourrait faire.
Spano était un officier dont les services dataient de la monarchie ; la République en avait fait un général, chargé de s’opposer à la marche de Cesare : il avait été surpris par un détachement sanfédiste et fait prisonnier.
Battistessa avait occupé une position plus obscure ; il avait trois enfants et passait pour un des plus honnêtes citoyens de Naples : le cardinal Ruffo s’approchant, sans bruit, sans ostentation, il avait pris son fusil et s’était mis dans les rangs des patriotes, où il s’était battu avec le franc courage de l’homme véritablement brave.
Nul au monde n’avait un reproche à lui faire.
Il avait obéi à l’appel de son pays, voilà tout. Il est vrai qu’il y a des moments où cela mérite la mort, et quelle mort ! Vous allez voir.
Que l’on ne s’étonne pas que, quand celui qui écrit ces lignes sort du roman pour retomber dans l’histoire, il s’indigne et éclate en imprécations. Jamais, dans les terribles conceptions de la fièvre, il n’inventerait ce qu’il a vu repasser sous ses yeux le jour où il a mis la main dans ce charnier royal de 99.
Les prisonniers, par jugement de Speciale, furent tous trois condamnés à mort.
Cette mort, c’était le gibet, mort déjà terrible par l’idée infamante que l’on attache à la corde.
Mais une circonstance rendit la mort de Battistessa plus terrible encore qu’on n’avait pu le prévoir.
Après être restés vingt-quatre heures suspendus au gibet, les corps de Battistessa, de Spano et de Schipani furent exposés dans l’église de Spirito-Santo, à Ischia.
Mais, une fois couché sur le lit funéraire, le corps de Battistessa poussa un soupir, et le prêtre s’aperçut, avec un étonnement mêlé d’épouvante, que cette longue suspension n’avait point amené la mort.
Un râle sourd, mais continu, attestait la persistance de la vie, en même temps que l’on voyait sa poitrine s’abaisser et se soulever.
Peu à peu, il reprit ses sens et revint entièrement à lui.
L’avis de tous était que cet homme, qui avait été supplicié, en avait fini avec la mort, laquelle, pendant vingt-quatre heures, l’avait tenu entre ses bras ; mais personne, pas même le prêtre, dont c’était peut-être le devoir d’avoir du courage, n’osa rien décider sans prendre les ordres de Speciale.
On envoya, en conséquence, un message à Procida.
Que l’on se figure l’angoisse d’un malheureux qui sort du tombeau, qui revoit le jour, le ciel, la nature, qui se reprend à la vie, qui respire, qui se souvient, qui dit : « Mes enfants ! » et qui pense que tout cela n’est peut-être qu’un de ces rêves du trépas que Hamlet craint de voir survivre à la vie.
C’est Lazare ressuscité, qui a embrassé Marthe, remercié Madeleine, glorifié Jésus, et qui sent retomber sur son crâne la pierre du tombeau.
Ce fut ce qu’éprouva, ce que dut éprouver du moins le malheureux Battistessa en voyant revenir le messager accompagné du bourreau.
Le bourreau avait ordre de tirer Battistessa de l’église, qui, pour servir les vengeances d’un roi, cessait d’avoir droit d’asile ; puis, sur les marches, il devait, pour qu’il n’en revînt pas, cette fois, le poignarder à coups de couteau.
Non-seulement, le juge ordonnait le supplice ; mais il l’inventait : un supplice à sa fantaisie, un supplice qui n’était pas dans la loi.
L’ordre fut exécuté à la lettre.
Et que l’on dise que la main des morts n’est pas plus puissante que celle des vivants pour renverser les trônes des rois qui ont envoyé au ciel de pareils martyrs !
Revenons à Naples.
Le désordre était si grand à Naples, que pas un des fugitifs échappé au massacre du château des Carmes n’avait eu l’idée d’aller prévenir le directoire que ce château était tombé au pouvoir des sanfédistes.
Le commandant du Château-Neuf, qui ignorait ce qui s’était passé pendant la nuit, tira donc, à sept heures du matin, comme la chose en était convenue, les trois coups de canon qui devaient servir de signal à Schipani.
On a vu le fâcheux résultat de son mouvement.
À peine les trois coups de canon étaient-ils tirés, que l’on vint annoncer aux commandants des châteaux et aux autres officiers supérieurs que le fort del Carmine était pris et que les canons, au lieu de continuer à être tournés vers le pont de la Madeleine, étaient retournés vers la strada Nuova et contre la place du Marché-Vieux, c’est-à-dire qu’ils menaçaient la ville au lieu de la défendre.
Il n’en fut pas moins décidé qu’au moment où l’on verrait Shipani et sa petite armée sortir de Portici, au risque de ce qui pourrait arriver, on marcherait, pour faire une diversion, sur le camp du cardinal Ruffo.
C’était du Château-Neuf que le signal de la descente de San-Martino et de la sortie des châteaux devait être donné. Aussi, les officiers supérieurs au nombre desquels était Salvato, se tenaient-ils, la lunette en main, l’œil fixé sur Portici.
On vit partir du Granatello une espèce de tourbillon de poussière au milieu duquel brillaient des jets de flamme.
C’était Schipani marchant sur la Favorite et sur Portici.
On vit les patriotes s’engouffrer dans la longue rue que nous avons décrite ; puis on entendit gronder le canon ; puis un nuage de fumée monta par-dessus les maisons.
Pendant deux heures les détonations de l’artillerie se succédèrent, séparées par le seul intervalle nécessaire pour recharger les pièces ; et la fumée, toujours plus épaisse, continua de monter au ciel ; puis ce bruit s’éteignit, la fumée se dissipa peu à peu. On vit, sur les points où la route était découverte, un mouvement en sens inverse de celui que l’on avait vu il y avait trois heures.
C’était Schipani qui, avec ses trente ou quarante hommes, regagnait Castellamare.
Tout était fini.
Michele et Salvato s’obstinaient seuls à suivre, en parlant bas et en se le montrant l’un à l’autre, chaque fois qu’il reparaissait à la surface de l’eau, un point noir qui allait se rapprochant.
Quand ce point ne fut plus qu’à une demi-lieue, à peu près, il leur sembla voir, de temps en temps, sortir de l’eau une main qui leur faisait des signes.
Depuis longtemps, tous deux avaient, dans ce point noir, cru reconnaître la tête de Pagliucella. En voyant les signes qu’il faisait, une même idée les frappa tous deux : c’est qu’il appelait au secours.
Ils descendirent précipitamment, s’emparèrent d’une barque qui servait à communiquer du Château-Neuf au château de l’Œuf, s’y jetèrent tous deux, saisirent chacun une rame, et, réunissant leurs efforts, doublèrent la lanterne.
La lanterne doublée, ils regardèrent autour d’eux et ne virent plus rien.
Mais, au bout d’un instant, à vingt-cinq ou trente pas d’eux seulement, la tête reparut. Cette fois, ils n’eurent plus de doute : c’était bien Pagliucella.
La face était livide, les yeux sortaient de leur orbite, la bouche s’ouvrait pour crier et appeler du secours.
Il était évident que le nageur était au bout de ses forces et se noyait.
– Ramez seul, mon général, cria Michele : je serai plus promptement près de lui en nageant qu’en ramant.
Puis, jetant bas ses habits, Michele s’élança à la mer.
De cette seule impulsion, il franchit sous l’eau la moitié de la distance qui les séparait de Pagliucella, et reparut à une douzaine de mètres de lui.
– Courage ! lui cria-t-il en reparaissant.
Pagliucella voulut répondre : l’eau de la mer s’engouffra dans sa bouche, il disparut.
Michele plongea aussitôt et fut dix ou douze secondes sans reparaître.
Enfin la mer bouillonna, la tête de Michele fendit l’eau ; il fit un effort pour revenir entièrement à la surface ; mais, se sentant enfoncer à son tour, il n’eut que le temps de crier :
– À nous, mon général ! à l’aide ! au secours !
En deux coups de rame, Salvato fut à une longueur d’aviron de lui ; mais, au moment où il étendait la main pour le saisir aux cheveux, Michele s’enfonça, entraîné dans le gouffre par une force invisible.
Salvato ne pouvait qu’attendre : il attendit.
Un nouveau bouillonnement apparut à l’avant de la barque : Salvato s’allongea presque entièrement en dehors et saisit Michele par le collet de sa chemise.
Attirant la barque à lui avec ses genoux, il maintint la tête du lazzarone hors de l’eau jusqu’à ce qu’il eût repris sa respiration.
Avec la respiration revint le cœur.
Michele se cramponna à la barque, qu’il pensa faire chavirer.
Salvato se porta rapidement de l’autre côté pour faire contre-poids.
– Il me tient, balbutia Michele, il me tient !
– Tâche de monter avec lui dans la barque, lui répondit Salvato.
– Aidez-moi, mon général, en me donnant la main ; mais ayez soin de passer du côté opposé !
Tout en restant assis sur le banc de bâbord, Salvato étendit la main jusqu’à tribord.
Michele saisit cette main.
– Alors, avec sa merveilleuse vigueur, Salvato tira Michele à lui.
En effet, Pagliucella le tenait à bras-le-corps et avait paralysé tous ses mouvements.
– Corps du Christ ! s’écria Michele en enjambant avec peine par-dessus le bordage du bateau, peu s’en est fallu que je ne fisse mentir la prophétie de la vieille Nanno, et c’eût été à mon ami Pagliucella que j’en eusse eu l’obligation ! Mais il paraît que décidément celui qui doit être pendu ne peut pas se noyer. Je ne vous en remercie pas moins, mon général. Il est dit que nous jouons à nous sauver la vie. Vous venez de gagner la belle, ce qui fait que je reste votre obligé. Là ! maintenant, occupons-nous de ce gaillard-là.
Il s’agissait, comme on le comprend bien, de Pagliucella. Il était sans connaissance et le sang coulait d’une double blessure : une balle, sans attaquer l’os, lui avait traversé les muscles de la cuisse.
Salvato jugea que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de ramer vigoureusement vers le Château-Neuf et de remettre Pagliucella, qui donnait des signes non équivoques de vie, aux mains d’un médecin.
En abordant au pied de la muraille, ils trouvèrent un homme qui les attendait : c’était le docteur Cirillo, qui avait cherché, la nuit précédente, un refuge au Château-Neuf.
Il avait suivi des yeux et dans ses moindres détails le drame qui venait de se passer, et il venait, comme le Deus ex machina, en faire le dénoûment.
Grâce à des couvertures chaudes, à des frictions d’eau-de-vie camphrée, à des insufflations d’air dans les poumons, Pagliucella revint bientôt à lui, et put raconter l’effroyable boucherie à laquelle il avait échappé par miracle.
Il venait d’achever le récit qui ne laissait plus aux patriotes de Naples d’autre ressource que de se défendre, à l’abri des forts, jusqu’à la dernière extrémité, et le docteur Cirillo pansait la plaie de la cuisse, à laquelle la fraîcheur de l’eau et surtout le danger qu’il avait couru avaient empêché le blessé de songer jusqu’alors, lorsqu’on vint annoncer que Bassetti, attaqué à Capodichino par Fra-Diavolo et Mammone, avait été obligé de se mettre en retraite, et, poursuivi vigoureusement, rentrait en désordre dans la ville.
Les lazzaroni, disait-on, avaient dépassé la strada dei Studi et étaient au largo San-Spirito.
Salvato sauta sur un fusil, Michele en fit autant ; ils sortirent du Château-Neuf avec deux ou trois patriotes, en recrutèrent quelques-uns encore au largo del Castello. Michele, avec ses lazzaroni campés strada Medina, s’élança strada dei Lombardi, afin de déboucher à Tolède, un peu avant le Mercatello ; Salvato tourna par Saint-Charles et l’église Saint-Ferdinand pour rallier les hommes de Bassetti, qui, disait-on, fuyaient dans Tolède en criant à la trahison, envoya deux ou trois messagers aux patriotes de San-Martino, afin qu’ils descendissent de leur hauteur et appuyassent son mouvement ; puis il s’élança de son côté dans la rue de Tolède, qui, en effet, était pleine de cris, de désordre et de confusion.
Pendant quelque temps, ce fleuve que conduisait Salvato coula entre deux remous de fuyards éperdus. Mais, en voyant ce beau jeune homme, la tête nue, les cheveux flottants, le fusil à la main, les encourageant dans leur langue, les rappelant au combat, ils commencèrent à rougir de leur panique, puis s’arrêtèrent et osèrent regarder derrière eux.
Les sanfédistes barraient la rue au bas de la montée dei Studi, et l’on voyait au premier rang Fra-Diavolo, avec son costume élégant et pittoresque, et Gaetano Mammone avec ses pantalons et sa veste de meunier, autrefois blancs et couverts de farine, aujourd’hui rouges et dégouttants de sang.
À la vue de ces deux formidables chefs de masses, la terreur de la Terre de Labour, il y eu un mouvement d’hésitation parmi les patriotes. Mais, en ce moment, par bonheur, Michele débouchait par la via dei Lombardi, et l’on entendait battre la charge dans la rue de l’Infrascata. Fra-Diavolo et Mammone craignirent de s’être trop avancés, et, sans doute mal renseignés sur les positions occupées par le cardinal, ignorant la défaite de Schipani, ordonnèrent la retraite.
Seulement, en se retirant, ils laissèrent deux ou trois cents hommes dans le musée Bourbonien, où ils se barricadèrent.
De cette position excellente, qu’avaient négligé d’occuper les patriotes, ils commandaient la descente de l’Infrascata, la montée dei Studi, qui est une prolongation de la rue de Tolède, et le largo del Pigne, par lequel ils pouvaient se mettre en communication avec le cardinal.
Au reste, arrivés à l’imbrecciata della Sanita, Fra-Diavolo et Gaetano Mammone s’arrêtèrent, s’emparèrent des maisons à droite et à gauche de la rue, et établirent une batterie de canon à la hauteur de la via delle Cala.
Salvato et Michele n’étaient point assez sûrs de leurs hommes, fatigués d’une lutte de deux jours, pour attaquer une position aussi forte que l’était celle du musée Borbonico. Ils s’arrêtèrent au largo Spirito-Santo, barricadèrent la salita dei Studi et la petite rue qui conduit à la porte du palais, et mirent un poste de cent hommes dans la rue de Sainte-Marie-de-Constantinople.
Salvato avait ordonné de s’emparer du couvent du même nom, qui, placé sur une hauteur, domine le musée ; mais il ne trouva point, parmi les six ou sept cents hommes qu’il commandait, cinquante esprits forts qui osassent commettre une pareille impiété, tant certains préjugés étaient encore enracinés dans l’esprit des patriotes eux-mêmes.
La nuit s’avançait. Républicains et sanfédistes étaient aussi fatigués les uns que les autres. Des deux côtés, on ignorait la vraie situation des choses et le changement que les divers combats de la journée avaient amenés dans les positions des assiégeants et des assiégés. D’un commun accord, le feu cessa, et, au milieu des cadavres, sur ces dalles rouges de sang, chacun se coucha, la main sur ses armes, s’essayant, sur la foi de la vigilance des sentinelles, par le sommeil momentané de la vie au sommeil éternel de la mort.
CXLV. La nuit du 14 au 15 juin §
Salvato ne dormait pas. Il semblait que ce corps de fer avait trouvé le moyen de se passer de repos et que le sommeil lui était devenu inutile.
Jugeant important de savoir, pour le lendemain, où chaque chose en était, tandis que chacun s’accommodait, celui-ci d’une botte de paille, celui-là d’un matelas pris à la maison voisine ; pour passer la meilleure nuit possible, après avoir dit tout bas à Michele quelques mots où se trouvait mêlé le nom de Luisa, il remonta la rue de Tolède comme s’il voulait aller au palais royal, devenu palais national, et, par le vico San-Sepolcro, il commença de gravir la pente rapide qui conduit à la chartreuse de San-Martino.
Un proverbe napolitain dit que le plus beau panorama du monde est celui que l’on voit de la fenêtre de l’abbé San-Martino, dont le balcon, en effet, semble suspendu sur la ville, et d’où le regard embrasse l’immense cercle qui s’étend du golfe de Baïa au village de Maddalone.
Après la révolte de 1647, c’est-à-dire après la courte dictature de Masaniello, les peintres qui avaient pris part à cette révolution, et qui, sous le titre de Compagnons de la mort, avaient juré de combattre et de tuer les Espagnols partout où ils les rencontreraient, les Salvator Rosa, les Aniello Falcone, les Mica Spadazo, ces raffinés du temps, pour éviter les représailles dont ils étaient menacés, se réfugièrent à la chartreuse de San-Martino, qui avait droit d’asile. Mais, une fois là, l’abbé songea à tirer parti d’eux. Il leur donna son église et son cloître à peindre, et, lorsqu’ils demandèrent quel prix leur serait alloué pour leurs peines :
– La nourriture et le logement, répondit l’abbé.
Et, comme ils trouvaient la rétribution médiocre, l’abbé fit ouvrir les portes en leur disant :
– Cherchez ailleurs : peut-être trouverez-vous mieux.
Chercher ailleurs, c’était tomber dans les mains des Espagnols et être pendus : ils firent contre fortune bon cœur et couvrirent les murailles de chefs-d’œuvre.
Mais ce n’était point pour voir ces chefs-d’œuvre que Salvato gravissait les pentes de San-Martino, – Rubens, de son fulgurant pinceau, nous a montré les arts fuyants devant le sombre génie de la guerre, – c’était pour voir où le sang avait été versé pendant la journée qui venait de s’écouler, et où il serait versé le lendemain.
Salvato se fit reconnaître des patriotes, qui, au nombre de cinq ou six cents, s’étaient réfugiés dans le couvent de San-Martino, au refus de Mejean, qui avait fermé de nouveau les portes du château Saint-Elme.
Cette fois, ce n’était point l’abbé qui leur dictait ses lois, c’étaient eux qui se trouvaient maîtres du couvent et des moines. Aussi, les moines leur obéissaient-ils avec la servilité de la peur.
On s’empressa de conduire Salvato dans la chambre de l’abbé : celui-ci n’était pas encore couché et lui en fit les honneurs en le conduisant à cette fameuse fenêtre qui, au dire des Napolitains, s’ouvrant sur Naples, s’ouvre tout simplement sur le paradis.
La vue du paradis s’était quelque peu changée en une vue de l’enfer.
De là, on voyait parfaitement la position des san-fédistes et celle des républicains. Les sanfédistes s’avançaient sur la strada Nuova, c’est-à-dire sur la plage, jusqu’à la rue Francesca, où ils avaient une batterie de canon de gros calibre, commandant le petit port et le port commercial.
C’était le point extrême de leur aile gauche.
Là, étaient de Cesare, Lamarra, Durante, c’est-à-dire les lieutenants du cardinal.
L’autre aile, c’est-à-dire l’aile droite, commandée par Fra-Diavolo et Mammone, avait, comme nous l’avons dit, des avant-postes au musée Borbonico, c’est-à-dire au haut de la rue de Tolède.
Tout le centre s’étendait, par San-Giovanni à Carbonara, par la place des Tribunaux et par les rues San-Pietro et Arena, jusqu’au château del Carmine.
Le cardinal était toujours dans sa maison du pont de la Madeleine.
Il était facile d’estimer à trente-cinq ou quarante mille hommes le nombre des sanfédistes qui attaquaient Naples.
Ces trente-cinq ou quarante mille ennemis extérieurs étaient d’autant plus dangereux qu’ils pouvaient compter sur un nombre à peu près égal d’ennemis intérieurs.
Les républicains, en réunissant toutes les forces, étaient à peine cinq ou six mille.
Salvato, en embrassant cet immense horizon, comprit que, du moment où sa sortie n’avait point chassé l’ennemi hors de la ville, il était imprudent de laisser subsister cette longue pointe qu’il avait faite dans la rue de Tolède, pointe qui permettait à l’ennemi, grâce aux relations qu’il avait dans l’intérieur, de lui couper la retraite des forts. Sa résolution fut donc prise à l’instant même. Il appela près de lui Manthonnet, lui fit voir les positions, lui expliqua en stratégiste les dangers qu’il courait, et l’amena à son opinion.
Tous deux descendirent alors et se firent annoncer au directoire.
Le directoire était en délibération. Sachant qu’il n’y avait rien à attendre de Mejean, il avait envoyé un messager au colonel Giraldon, commandant la ville de Capoue. Il lui demandait un secours d’hommes et s’appuyait sur le traité d’alliance offensive et défensive entre la république française et la république parthénopéenne.
Le colonel Giraldon faisait répondre qu’il lui était impossible de tenter une pointe jusqu’à Naples ; mais il déclarait que, si les patriotes voulaient suivre son conseil, placer au milieu d’eux les vieillards, les femmes et les enfants, faire une sortie à la baïonnette et venir le rejoindre à Capoue, il promettait, sur l’honneur français, de les conduire jusqu’en France.
Soit que le conseil fût bon, soit que ses craintes pour Luisa l’emportassent sur son patriotisme, Salvato, qui venait d’entendre le rapport du messager, se rangea de l’avis du colonel et insista pour que ce plan, qui livrait Naples mais qui sauvait les patriotes, fût adopté. Il présenta, pour appuyer le conseil, la situation où se trouvaient les deux armées ; il en appela à Manthonnet, qui, comme lui, venait de reconnaître l’impossibilité de défendre Naples.
Manthonnet reconnut que Naples était perdue, mais déclara que les Napolitains devaient se perdre avec Naples, et qu’il tiendrait à honneur de s’ensevelir sous les ruines de la ville, qu’il reconnaissait lui même ne pouvoir plus défendre.
Salvato reprit la parole, combattit l’avis de Manthonnet, démontra que tout ce qu’il y avait de grand, de noble, de généreux, avait pris parti pour la République ; que décapiter les patriotes, c’était décapiter la Révolution. Il dit que le peuple, encore trop aveugle et trop ignorant pour soutenir sa propre cause, c’est-à-dire celle du progrès et de la liberté, tomberait, les patriotes anéantis, sous un despotisme et dans une obscurité plus grands qu’auparavant, tandis qu’au contraire, les patriotes, c’est-à-dire le principe vivant de la liberté, n’étant que transplanté hors de Naples, continuerait son œuvre avec moins d’efficacité sans doute, mais avec la persistance de l’exil et l’autorité du malheur. Il demanda – la hache de la réaction abattant des têtes comme celle des Pagano, des Cirillo, des Conforti, des Ruvo – si la sanglante moisson ne stériliserait pas la terre de la patrie pour cinquante ans, pour un siècle peut-être, et si quelques hommes avaient droit, dans leur convoitise de gloire et dans leur ambition du martyre, de faire sitôt la postérité veuve de ses plus grands hommes.
Nous l’avons vu, un faux orgueil avait déjà plusieurs fois égaré à Naples, non-seulement les individus, dans le sacrifice qu’ils faisaient d’eux-mêmes, mais aussi les corps constitués, dans le sacrifice qu’ils faisaient de la patrie. Cette fois encore, l’avis de la majorité fut pour le sacrifice.
– C’est bien, se contenta de dire Salvato, mourons !
– Mourons ! répétèrent d’une seule voix les assistants, comme eût pu faire le sénat romain à l’approche des Gaulois ou d’Annibal.
– Et maintenant, reprit Salvato, mourons, mais en faisant le plus de mal possible à nos ennemis. Le bruit court qu’une flotte française, après avoir traversé le détroit de Gibraltar, s’est réunie à Toulon, et vient d’en sortir pour nous porter secours. Je n’y crois pas ; mais enfin la chose est possible. Prolongeons donc la défense, et, pour la prolonger, bornons-la aux points qui se peuvent défendre.
– Quant à cela, dit Manthonnet, je me range à l’avis de mon collègue Salvato, et, comme je le reconnais pour plus habile stratégiste que nous, je m’en rapporterai à lui pour cette concentration.
Les directeurs inclinèrent la tête en signe d’adhésion.
– Alors, reprit Salvato, je proposerai de tracer une ligne qui, au midi, commencera à l’Immacolatella, comprendra le port marchand et la Douane, passera par la strada del Molo, aura ses avant-postes rue Médina, poursuivra par le largo del Castello, par Saint-Charles, par le palais national, la montée du Géant, en embrassant Pizzofalcone, et descendra par la rue Chiatomone jusqu’à la Vittoria, puis se reliera, par la strada San-Caterina et les Giardini, au couvent de Saint-Martin. Cette ligne s’appuiera sur le Château-Neuf, sur le palais national, sur le château de l’Œuf et sur-le château Saint-Elme. Par conséquent, elle offrira des refuges à ceux qui la défendront, au cas où ils seraient forcés. En tout cas, si nous ne comptons pas de traîtres dans nos rangs, nous pouvons tenir huit jours, et même davantage. Et qui sait ce qui se passera en huit jours ? La flotte française, à tout prendre, peut venir ; et, grâce à une défense énergique, – et elle ne peut être énergique qu’étant concentrée, – peut-être obtiendrons-nous de bonnes conditions.
Le plan était sage : il fut adopté. On laissa à Salvato le soin de le mettre à exécution, et, après avoir rassuré Luisa par sa présence, il sortit de nouveau du Château-Neuf pour faire rentrer les troupes républicaines dans les limites qu’il avait indiquées.
Pendant ce temps-là, un messager du colonel Mejean descendait, par la via del Cacciottoli, par la strada Monte-Mileto, par la strada del Infrascata, passait derrière le musée Bourbonien, descendait la strada Carbonara, et, par la porte Capuana et l’Arenaccia, gagnait le pont de la Madeleine et se faisait annoncer chez le cardinal comme un envoyé du commandant français.
Il était trois heures du matin. Le cardinal s’était jeté sur son lit depuis une heure à peine ; mais, comme il était le seul chef chargé des pouvoirs du roi, c’était à lui que de toute chose importante on référait.
Le messager fut introduit près du cardinal.
Il le trouva couché sur son lit, tout habillé, avec des pistolets posés sur une table, à la portée de sa main.
Le messager étendit la main vers le cardinal et lui tendit un papier qui représentait pour lui ce que les plénipotentiaires appellent leurs lettres de créance.
– Alors, demanda le cardinal après avoir lu, vous venez de la part du commandant du château Saint-Elme ?
– Oui, Votre Éminence, dit le messager, et vous avez dû remarquer que M. le colonel Mejean a conservé, dans les combats qui se sont livrés jusqu’aujourd’hui sous les murs de Naples, la plus stricte neutralité.
– Oui, monsieur, répliqua le cardinal, et je dois vous dire que, dans l’état d’hostilité où les Français sont contre le roi de Naples, cette neutralité a été l’objet de mon étonnement.
– Le commandant du fort Saint-Elme désirait, avant de prendre un parti pour ou contre, se mettre en communication avec Votre Éminence.
– Avec moi ? Et dans quel but ?
– Le commandant du fort Saint-Elme est un homme sans préjugés et qui reste maître d’agir comme il lui conviendra : il consultera ses intérêts avant d’agir.
– Ah ! ah !
– On dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l’occasion de faire fortune ; le commandant du fort Saint-Elme pense que cette occasion est venue pour lui.
– Et il compte sur moi pour lui aider ?
– Il pense que Votre Éminence a plus d’intérêt à être son ami que son ennemi, et il offre son amitié à Votre Éminence.
– Son amitié ?
– Oui.
– Comme cela ? gratis ? sans condition ?
– J’ai dit à Votre Éminence qu’il pensait que l’occasion était venue pour lui de faire fortune. Mais que Votre Éminence se rassure : il n’est point ambitieux, et cinq cent mille francs lui suffiront.
– En effet, dit le cardinal, la chose est d’une modestie exemplaire : par malheur, je doute que le trésor de l’armée sanfédiste possède la dixième partie de cette somme. D’ailleurs, nous pouvons nous en assurer.
Le cardinal frappa sur un timbre : son valet de chambre entra.
Comme le cardinal, tout ce qui l’entourait ne dormait que d’un œil.
– Demandez à Sacchinelli combien nous avons en caisse.
Le valet de chambre s’inclina et sortit.
Un instant après, il rentra.
– Dix mille deux cent cinquante ducats, dit-il.
– Vous voyez ; quarante et un mille francs en tout : c’est moins encore que je ne vous disais.
– Quelle conséquence dois-je tirer de la réponse de Votre Éminence ?
– Celle-ci, monsieur, dit le cardinal en se soulevant sur son coude et en jetant un regard de mépris au messager, celle-ci : qu’étant un honnête homme, – ce qui est incontestable, puisque, si je ne l’étais pas, j’aurais vingt fois cette somme à ma disposition, – je ne saurais traiter avec un misérable comme M. le colonel Mejean. Mais, eussé-je cette somme, je lui répondrais ce que je vous réponds à cette heure. Je suis venu faire la guerre aux Français et aux Napolitains avec de la poudre, du fer et du plomb, et non avec de l’or. Portez ma réponse avec l’expression de mon mépris au commandant du fort Saint-Elme.
Et, indiquant du doigt au messager la porte de la chambre :
– Ne me réveillez désormais que pour des choses importantes, dit-il en se laissant retomber sur son lit.
Le messager remonta au fort Saint-Elme, et reporta la réponse du cardinal au colonel Mejean.
– Ah ! pardieu ! murmura celui-ci quand il l’eut écouté, ces choses-là sont faites pour moi ! Rencontrer à la fois d’honnêtes gens chez les sanfédistes et chez les républicains ! Décidément, je n’ai pas de chance !
CXLVI. Chute de saint Janvier – triomphe de saint Antoine. §
Le lendemain, au point du jour, c’est-à-dire le 15 au matin, les sanfédistes s’aperçurent que les avant-postes républicains étaient évacués et poussèrent devant eux des reconnaissances, timides d’abord, mais qui s’enhardirent peu à peu, car ils soupçonnaient quelque piège.
En effet, pendant la nuit, Salvato avait fait établir quatre batteries de canon :
L’une à l’angle du palais Chiatamone, qui battait toute la rue du même nom, dominée en même temps par le château de l’Œuf ;
L’autre, derrière un retranchement dressé à la hâte, entre la strada Nardonne et l’église Sainte Ferdinand ;
La troisième, strada Médina ;
Et la quatrième entre porto Piccolo, aujourd’hui la Douane, et l’Immacolatella.
Aussi, à peine les sanfédistes furent-ils arrivés à la hauteur de la strada Concezione, à peine apparurent-ils au bout de la rue Monte-Oliveto, et atteignirent-ils la strada Nuova, que la canonnade éclata à la fois sur ces trois points, et qu’il virent qu’ils s’étaient complétement trompés en croyant que les républicains leur avaient cédé la partie.
Ils se retirèrent donc hors de l’atteinte des projectiles, se réfugiant dans les rues transversales, où les boulets et la mitraille ne les pouvaient atteindre.
Mais les trois quarts de la ville ne leur appartenaient pas moins.
Donc, ils pouvaient tout à leur aise piller, incendier, brûler les maisons des patriotes, et tuer, égorger, rôtir et manger leurs propriétaires.
Mais, chose singulière et inattendue, celui contre lequel se porta tout d’abord la colère des lazzaroni fut saint Janvier.
Une espèce de conseil de guerre se réunit au Vieux-Marché, en face de la maison du beccaïo blessé, conseil auquel prenait part celui-ci, dans le but de juger saint Janvier.
D’abord, on commença par envahir son église, malgré la résistance des chanoines, qui furent renversés et foulés aux pieds.
Puis on brisa la porte de la sacristie, où est renfermé son buste avec celui des autres saints formant sa cour. Un homme le prit irrévérencieusement entre ses bras, l’emporta au milieu des cris « À bas saint Janvier ! » poussés par la populace, et on le déposa sur une borne, au coin de la rue Sant’Eligio.
Là, on eut grand’peine à empêcher les lazzaroni de le lapider.
Mais, pendant qu’on était allé chercher le buste dans son église, un homme était arrivé qui, par son autorité sur le peuple et sa popularité dans les bas quartiers de Naples, avait pris un grand ascendant sur les lazzaroni.
Cet homme était fra Pacifico.
Fra Pacifico avait vu, du temps qu’il était marin, deux ou trois conseils de guerre à bord de son bâtiment. Il savait donc comment la chose se passait et donna une espèce de régularité au jugement.
On alla à la Vicaria, où l’on prit au vestiaire cinq habits de juge et deux robes d’avocat, et le procès commença.
De ces deux avocats, l’un était l’accusateur public, l’autre le défenseur d’office.
Saint Janvier fut interrogé légalement.
On lui demanda ses noms, ses prénoms, son âge, ses qualités, et on l’interrogea pour qu’il eût à dire à l’aide de quels mérites il était parvenu à la position élevée qu’il occupait.
Son avocat répondit pour lui, et, il faut le dire, avec plus de conscience que n’en mettent ordinairement les avocats. Il fit valoir sa mort héroïque, son amour paternel pour Naples, ses miracles, non pas seulement de la liquéfaction du sang, mais encore les paralytiques jetant leurs béquilles, – les gens tombant d’un cinquième étage et se relevant sains et saufs, – les bâtiments luttant contre la tempête et rentrant au port, – le Vésuve s’éteignant à sa seule présence, – enfin, les Autrichiens vaincus à Velletri, à la suite du vœu fait par Charles III, pendant qu’il était caché dans son four.
Par malheur pour saint Janvier, sa conduite, jusque-là exemplaire et limpide, devenait obscure et ambiguë du moment que les Français entraient dans la ville. Son miracle fait à l’heure annoncée d’avance par Championnet, et tous ceux qu’il avait faits en faveur de la République, étaient des accusations graves et dont il avait de la peine à se laver.
Il répondit que Championnet avait employé l’intimidation ; qu’un aide de camp et vingt-cinq hussards étaient dans la sacristie ; qu’il y avait eu enfin menace de mort si le miracle ne se faisait point.
À cela, il lui fut répondu qu’un saint qui avait déjà subi le martyre ne devait pas être si facile à intimider.
Mais saint Janvier répondit, avec une dignité suprême, que, s’il avait craint, ce n’était point pour lui, que sa position de bienheureux mettait à l’abri de toute atteinte, mais pour ses chers chanoines, moins disposés que lui à subir le martyre ; que leur frayeur, à la vue du pistolet de l’envoyé du général français, avait été si grande et leur prière si fervente, qu’il n’avait pas pu y résister ; que, s’il les avait vus dans la disposition de subir le martyre, rien n’eût pu le décider à faire son miracle ; mais que ce martyre, il ne pouvait le leur imposer.
Il va sans dire que toutes ces raisons furent victorieusement rétorquées par l’accusateur, qui finit par réduire son adversaire au silence.
On alla aux voix, et, à la suite d’une chaude délibération, saint Janvier fut condamné, non-seulement à la dégradation, mais à la noyade.
Puis, séance tenante, on nomma à sa place, par acclamation, saint Antoine, qui, en découvrant la conjuration des cordes, avait enlevé à saint Janvier son reste de popularité, – on nomma saint Antoine patron de Naples.
La France, en 1793, avait détrôné Dieu ; Naples pouvait bien, en 1799, détrôner saint Janvier.
Une corde fut passée autour du cou du buste de saint Janvier, et le buste fut traîné par toutes les rues du vieux Naples, puis conduit au camp du cardinal, qui confirma le jugement porté contre lui, le déclara déchu de son grade de capitaine général du royaume, et, mettant, au nom du roi, le séquestre sur son trésor et sur ses biens, reconnut non-seulement saint Antoine pour son successeur, mais encore – ce qui prouvait qu’il n’était point étranger à la révolution qui venait de s’opérer – remit aux lazzaroni une immense bannière sur laquelle était peint saint Janvier fuyant devant saint Antoine, qui le poursuivait armé de verges.
Quant à saint Janvier, le fuyard, il tenait d’une main un paquet de cordes et de l’autre une bannière tricolore napolitaine.
Lorsqu’on connaît les lazzaroni, on peut se faire une idée de la joie que leur causa un pareil présent, avec quels cris il fut reçu et combien il redoubla leur enthousiasme de meurtre et de pillage.
Fra Pacifico fut nommé, à l’unanimité, porte-enseigne, et prit, bannière à la main, la tête de la procession.
Derrière lui, venait la première bannière, où était représenté le cardinal à genoux devant saint Antoine, lui révélant la conjuration des cordes.
Celle-là était portée par le vieux Basso Tomeo, escorté de ses trois fils, comme de trois gardes du corps.
Puis venait maître Donato, tirant saint Janvier par sa corde, attendu que, du moment qu’il était condamné, il appartenait au bourreau, ni plus ni moins qu’un simple mortel.
Enfin des milliers d’hommes, armés de tout ce qu’ils avaient pu rencontrer d’armes, hurlant, vociférant, enfonçant les portes, jetant les meubles par les fenêtres, mettant le feu à ces bûchers et laissant derrière eux une traînée de sang.
Et puis, soit superstition, soit raillerie, le bruit s’était répandu que tous les patriotes s’étaient fait graver l’arbre de la liberté sur l’une ou l’autre partie du corps, et ce bruit servait de prétexte à des avanies étranges. Chaque patriote que les lazzaroni rencontraient, soit dans la rue, soit chez lui, était dépouillé de ses habits et chassé par les rues à coups de fouet, jusqu’à ce que, las de cette course, celui qui le poursuivait lui tirât quelque coup de fusil ou de pistolet dans les reins, pour en finir tout de suite avec lui, ou dans la cuisse, pour lui casser une jambe et faire durer le plaisir plus longtemps.
Les duchesses de Pepoli et de Cassano, qui avaient commis ce crime, impardonnable aux yeux des lazzaroni, de quêter pour les patriotes pauvres, furent arrachées de leur palais ; on leur coupa avec des ciseaux leurs robes, leurs jupons, tous leurs vêtements enfin, à la hauteur de la ceinture, et on les promena nues – chastes matrones qu’aucun outrage ne pouvait avilir ! – de rue en rue, de place en place, de carrefour en carrefour ; après quoi, elles furent conduites au castel Capuana, et jetées dans les prisons de la Vicairie.
Une troisième femme avait mérité, comme elles, le titre de mère de la patrie : c’était la duchesse Fusco, l’amie de Luisa. Son nom fut tout à coup prononcé, on ne sait par qui, – la tradition veut que ce soit par un de ceux qu’elle avait secourus. Il fut aussitôt décidé qu’on irait la chercher chez elle, et qu’on la soumettrait au même supplice. Seulement, il fallait, pour arriver à Mergellina, traverser la ligne formée par les républicains de la place de la Vittoria au château Saint-Elme. Mais, en arrivant aux Giardini, qu’ils ne savaient pas gardés, ils furent accueillis par une telle fusillade, que force leur fut de rétrograder en laissant une douzaine de morts ou de blessés sur le champ de bataille.
Cet échec ne les fit point renoncer à leur dessein : ils se représentèrent à la salita di San-Nicolas-de-Tolentino. Mais ils rencontrèrent le même obstacle à la strada San-Carlo-delle-Tartelle, où ils laissèrent encore un certain nombre de morts et de blessés.
Enfin, ils comprirent que, dans leur ignorance des positions prises par les républicains, ils donnaient dans quelque ligne stratégique. Ils résolurent, en conséquence, de tourner le sommet de Saint-Martin, sur lequel ils voyaient flotter le drapeau des patriotes, par la rue de l’Infrascata, de gagner celle de Saint-Janvier-Antiquano, et de descendre à Chiaïa par la salita del Vomero.
Là, ils étaient complétement maîtres du terrain. Quelques-uns s’arrêtèrent pour faire leurs dévotions à la madone de Pie-di-Grotta, et les autres – et ce fut la majeure partie – continuèrent leur route par Mergellina, jusqu’à la maison de la duchesse Fusco.
En arrivant à la fontaine du Lion, celui qui conduisait la bande proposa, pour plus grande certitude de s’emparer de la duchesse, de cerner la maison sans bruit. Mais un homme cria qu’il y avait une femme bien autrement coupable que la duchesse Fusco : c’était celle qui avait recueilli l’aide de camp du général Championnet blessé, celle qui avait dénoncé le père et le fils Backer, et qui, en les dénonçant, avait été cause de leur mort.
Or, cette femme, c’était la San-Felice.
Sur cette proposition, il n’y eut qu’un cri : « Mort à la San-Felice ! »
Et, sans prendre les précautions nécessaires pour s’emparer de la duchesse Fusco, les lazzaroni s’élancèrent vers la maison du Palmier, enfoncèrent les portes du jardin, et, par le perron, se ruèrent dans la maison.
La maison, on le sait, était complétement vide.
La première rage se passa sur les vitres, que l’on brisa, sur les meubles, que l’on jeta par les fenêtres ; mais cette destruction d’objets néanmoins parut bientôt insuffisante.
Les cris « La duchesse Fusco ! la duchesse Fusco ! à mort la mère de la patrie ! » se firent bientôt entendre. On enfonça la porte du corridor qui joignait les deux maisons, et l’on se rua, de celle de la San-Felice dans celle de la duchesse.
En examinant la maison de la San-Felice, il était facile de voir que cette maison avait été complétement abandonnée depuis quelques jours, tandis qu’on n’avait qu’à jeter les yeux sur celle de la duchesse Fusco pour s’assurer qu’elle avait été abandonnée à l’instant même.
Les restes d’un dîner se voyaient sur une table servie de très-belle argenterie ; dans la chambre de la duchesse, gisaient à terre la robe et les jupons qu’elle venait de quitter, et dont la présence indiquait qu’elle s’était enfuie protégée par un déguisement. S’ils ne s’étaient pas amusés à piller et à saccager la maison de la San-Felice, ils prenaient la duchesse Fusco, qu’ils venaient chercher de si loin et pour laquelle ils avaient fait tuer inutilement une vingtaine d’entre eux.
Une rage féroce les prit. Ils commencèrent à tirer des coups de pistolet dans les glaces, à mettre le feu aux tentures, à hacher les meubles de coups de sabre, – lorsque, tout à coup, les faisant tressaillir au milieu de cette occupation, une voix venant du jardin cria insolemment à leur oreilles :
– Vive la République ! Mort au tyrans !
Un hurlement de cannibales répondit à ce cri ; ils allaient donc avoir quelqu’un sur qui ils se vengeraient de leur déception.
Ils s’élancèrent dans le jardin par les fenêtres et par les portes.
Le jardin formait un grand carré long, planté de beaux arbres et fermé de murs ; seulement, comme ce jardin ne présentait aucun abri, l’imprudent qui venait de révéler sa présence par le cri provocateur ne pouvait leur échapper.
La porte du jardin qui donnait sur le Pausilippe était encore ouverte : il était probable que cette porte avait donné passage à la duchesse Fusco.
Cette probabilité se changea en certitude, lorsque, sur le seuil de cette porte s’ouvrant sur la montagne, les lazzaroni trouvèrent un mouchoir aux initiales de la duchesse.
La duchesse ne pouvait être loin, et ils allaient faire une battue aux environs ; mais, pour la seconde fois, sans qu’ils pussent deviner d’où il venait, retentit le cri, poussé avec plus d’impudence encore que la première fois, de « Vive la République ! Mort aux tyrans ! »
Les lazzaroni, furieux, se retournèrent : les arbres n’étaient ni assez gros, ni assez serrés pour cacher un homme ; d’ailleurs, le cri semblait parti du premier étage de la maison.
Quelques-uns des pillards rentrèrent dans la maison et se jetèrent par les degrés, tandis que les autres restaient dans le jardin, en criant :
– Jetez-le-nous par les fenêtres !
C’était bien l’intention des dignes sanfédistes ; mais ils eurent beau chercher, regarder par les cheminées, dans les armoires, sous les lits : ils ne trouvèrent pas le moindre patriote.
Tout à coup, au-dessus de la tête de ceux qui étaient restés dans le jardin, retentit, pour la troisième fois, le cri révolutionnaire.
Il était évident que celui qui poussait ce cri était caché dans les branches d’un magnifique chêne vert qui étendait son ombre sur un tiers du jardin.
Tous les yeux se portèrent vers l’arbre et fouillèrent son feuillage. Enfin, sur l’une des branches, on aperçut, juché comme sur un perchoir, le perroquet de la duchesse Fusco, l’élève de Nicolino et de Velasco, qui, dans le trouble répandu par l’invasion des lazzaroni, avait gagné le jardin, et qui, dans son effroi, ne trouvait rien de mieux à dire que le cri patriotique que lui avaient appris les deux républicains.
Mal prit au pauvre papagallo d’avoir révélé sa présence et son opinion dans une circonstance où son premier soin eût du être de cacher l’une et l’autre. À peine fut-il découvert et reconnu pour le coupable, qu’il devint le point de mire des fusils sanfédistes, qu’une décharge retentit, et qu’il tomba au pied de l’arbre, percé de trois balles.
Ceci consola un peu les lazzaroni de leur mésaventure : ils n’avaient pas fait buisson creux tout à fait. Il est vrai qu’un oiseau n’est pas un homme ; mais rien ne ressemble plus à certains hommes qu’un oiseau qui parle.
Cette exécution faite, on se rappela saint Janvier, que Donato traînait toujours au bout d’une corde, et, comme on n’était qu’à deux pas de la mer, on monta dans une barque, on gagna le large, et, après avoir plongé plusieurs fois le buste du saint dans l’eau, Donato, au milieu des cris et des huées, lâcha la corde, et saint Janvier, ne pensant point que ce fût le moment de faire un miracle, au lieu de remonter à la surface de la mer, soit impuissance, soit mépris des grandeurs célestes, disparut dans les profondeurs de l’abîme.
CXLVII. Le messager §
Du haut des tours du Château-Neuf, Luisa San-Felice et Salvato, la jeune femme appuyée au bras du jeune homme, avaient pu voir ce qui se passait dans la maison du Palmier et dans la maison de la duchesse Fusco.
Luisa ignorait d’où venait cette invasion, et dans quel but elle était faite. Seulement, on se rappelle que la duchesse avait refusé de suivre Luisa au Château-Neuf, disant qu’elle préférait rester chez elle et que, si elle était menacée d’un danger sérieux, elle aurait des moyens de fuite.
Il était incontestable, à voir tout le mouvement qui se faisait à Mergellina, que le danger était sérieux ; mais Luisa espérait que la duchesse avait pu fuir.
Elle fut fort effrayée lorsqu’elle entendit cette fusillade éclatant tout à coup : elle était loin de se douter qu’elle fût dirigée contre un perroquet.
En ce moment, un homme vêtu en paysan des Abruzzes toucha du bout du doigt l’épaule de Salvato ; celui-ci se retourna et poussa un cri de joie.
Il venait de reconnaître ce messager patriote qu’il avait envoyé à son père.
– Tu l’as vu ? demanda vivement Salvato.
– Oui, Excellence, répondit le messager.
– Que lui as-tu dis ?
– Rien. Je lui ai remis votre lettre.
– Que t’a-t-il dit, lui ?
– Rien. Il m’a donné ces trois grains tirés de son chapelet.
– C’est bien. Que puis-je faire pour toi ?
– Me donner le plus d’occasions possible de servir la République, et, quand tout sera désespéré, celle de me tuer pour elle.
– Ton nom ?
– Mon nom est un nom obscur et qui ne vous apprendrait rien. Je ne suis pas même Napolitain, quoique j’aie dix ans habité les Abruzzes : je suis citoyen de cette ville encore inconnue qui sera un jour la capitale de l’humanité.
Salvato le regarda avec étonnement.
– Reste au moins avec nous, lui dit-il.
– C’est à la fois mon désir et mon devoir, répondit le messager.
Salvato lui tendit la main : il comprenait qu’à un tel homme on ne pouvait offrir d’autre récompense.
Le messager entra dans le fort ; Salvato revint près de Luisa.
– Ton visage m’annonce une bonne nouvelle, bien-aimé Salvato ! lui dit Luisa.
– Oui, cet homme vient de m’apporter une bonne nouvelle, en effet.
– Cet homme !
– Vois ces grains de chapelet.
– Eh bien ?
– Ils nous indiquent qu’un cœur dévoué et une volonté persistante veillent, à partir de ce moment, sur nous, et que, dans quelque danger que nous nous trouvions, il ne faudra point désespérer.
– Et de qui vient ce talisman, qui a le privilège de t’inspirer une telle confiance ?
– D’un homme qui m’a voué un amour égal à celui que j’ai pour toi, – de mon père.
Et alors, Salvato, qui avait déjà eu l’occasion, on se le rappelle peut-être, de parler à Luisa de sa mère, lui raconta pour la première fois la terrible légende de sa naissance, telle qu’il l’avait racontée aux six conspirateurs le soir de son apparition au palais de la reine Jeanne.
Salvato touchait à la fin de son récit, quand son attention fut attirée par le mouvement de la frégate anglaise le Sea-Horse, commandée, comme nous l’avons déjà dit, par le capitaine Bail. Cette frégate, qui était ancrée d’abord en face du port militaire, avait décrit, en passant devant le Château-Neuf et le château de l’Œuf, un grand cercle qui aboutissait à Mergellina, c’est-à-dire à l’endroit même où les lazzaroni, descendus par le Vomero, accomplissaient, dans la maison du Palmier et dans celle de la duchesse Fusco, l’œuvre de vengeance à laquelle nous avons assisté.
À l’aide d’une longue-vue, il crut reconnaître que les Anglais débarquaient quatre pièces de canon de gros calibre, et les mettaient en batterie dans la villa, à l’endroit désigné sous le nom des Tuileries.
Deux heures après, le bruit d’une vive canonnade se faisait entendre à l’extrémité de Chiaïa, et des boulets venaient s’enfoncer dans les murailles du château de l’Œuf.
Le cardinal, ayant appris que, par le Vomero, les lazzaroni étaient descendus à Mergellina, leur avait, par le même chemin, envoyé un renfort de Russes et d’Albanais, tandis que le capitaine Bail leur apportait des canons que l’on pouvait faire monter par l’Infrascata et descendre par le Vomero.
C’étaient ces canons, qui venaient d’être mis en batterie, qui battaient le fort de l’Œuf.
Grâce à ce nouveau poste conquis par les sanfédistes, les patriotes étaient investis de tous les côtés, et il était facile de comprendre que, garantie comme elle l’était, la batterie que l’on venait d’élever ferait le plus grand mal au château de l’Œuf.
Aussi, à la cinquième ou sixième décharge d’artillerie, Salvato vit-il une barque se détacher des flancs du colosse, qui semblait attaché à la terre par un fil.
Cette barque était montée par un patriote qui, en voyant Salvato sur l’une des tours du Château-Neuf, et, en le reconnaissant à son uniforme pour un officier supérieur, lui montra une lettre.
Salvato donna l’ordre qu’on ouvrit la porte de la poterne.
Dix minutes après, le messager était près de lui et la lettre dans sa main.
Il la lut, et, comme cette lettre paraissait d’un intérêt général, il ramena Luisa à sa chambre, descendit dans la cour, et, faisant appeler le commandant Massa et les officiers enfermés dans le château, il leur lut la lettre suivante :
« Mon cher Salvato,
» J’ai remarqué que vous suiviez, avec le même intérêt que moi, mais sans jouir d’une aussi bonne place, les scènes qui viennent de se passer à Mergellina.
» Je ne sais pas si Pizzofalcone, qui vous masque tant soit peu la rivière de Chiaïa, ne vous empêche pas de voir aussi distinctement ce qui se passe aux Tuileries : en tout cas, je vais vous le dire.
» Les Anglais viennent d’y débarquer quatre pièces de canon, qu’un détachement d’artilleurs russes a mis en batterie sous la garde d’un bataillon d’Albanais.
» Vous entendez son ramage !
» Si elle chante ainsi pendant vingt-quatre heures seulement, il suffira qu’un autre Josué vienne avec une demi-douzaine de trompettes pour faire tomber les murailles du château de l’Œuf.
» Cette alternative, qui m’est assez indifférente, n’est pas prise avec la même philosophie par les femmes et les enfants qui sont réfugiés au château de l’Œuf et qui, à chaque boulet qui ébranle ses murailles, éclatent en plaintes et en gémissements.
» Voilà l’exposé de la situation assez inquiétante dans laquelle nous nous trouvons.
» Voici maintenant la proposition que je prends sur moi de vous faire pour en sortir.
» Les lazzaroni disent que, quand Dieu s’ennuie là-haut, il ouvre les fenêtres du ciel et regarde Naples.
» Or, je ne sais pourquoi j’ai l’idée que Dieu s’ennuie, et que, pour se récréer ce soir, il ouvrira une de ses fenêtres pour nous regarder.
» Essayons ce soir de contribuer à sa distraction en lui donnant, s’il est tel que je me le figure, le spectacle qui doit être le plus agréable à ses yeux : celui d’une troupe d’honnêtes gens houspillant une bande de canailles.
» Qu’en pensez-vous ?
» J’ai avec moi deux cents de mes hussards, qui se plaignent d’engourdissement dans les jambes, et qui, ayant conservé leurs carabines, et chacun d’eux une douzaine de cartouches, ne demandent pas mieux que de les utiliser.
» Voulez-vous transmettre ma proposition à Manthonnet et aux patriotes de Saint-Martin ? Si elle leur agrée, une fusée tirée par eux indiquera qu’à minuit nous nous joindrons pour chanter la messe sur la place de Vittoria.
» Faisons en sorte que cette messe soit digne d’un cardinal !
» Votre ami sincère et dévoué,
» Nicolino. »
Les dernières lignes de la lettre furent couvertes d’applaudissements.
Le gouverneur du Château-Neuf voulait prendre le commandement du détachement que fournirait pour cette exécution nocturne le Château-Neuf.
Mais Salvato lui fit observer que son devoir et l’intérêt de tous étaient qu’il restât au château dont il avait le gouvernement, pour en tenir les portes ouvertes aux blessés et aux patriotes, s’ils étaient repoussés.
Massa se rendit aux instances de Salvato, à qui échut alors, sans conteste, le commandement.
– Maintenant, demanda le jeune brigadier, un homme de résolution pour porter un double de cette lettre à Manthonnet !
– Me voici, dit une voix.
Et, perçant la foule, Salvato vit venir à lui ce patriote génois qui lui avait servi de messager auprès de son père.
– Impossible ! dit Salvato.
– Et pourquoi impossible ?
– Vous êtes arrivé depuis deux heures à peine : vous devez être écrasé de fatigue.
– Sur ces deux heures, j’ai dormi une heure et je me suis reposé.
Salvato, qui connaissait le courage et l’intelligence de son messager, n’insista point davantage dans son refus ; il fit une double copie de la lettre de Nicolino et la lui donna, avec injonction de ne la remettre qu’à Manthonnet lui-même.
Le messager prit la lettre et partit.
Par le vico della Strada-Nuova, par la strada de Monte-di-Dio, par la strada Ponte-di-Chiaïa et enfin par la rampe del Petrigo, le messager atteignit le couvent de San-Martino.
Il trouva les patriotes très-inquiets. Cette canonnade qu’ils entendaient du côté de la rivière de Chiaïa les préoccupait désagréablement. Aussi, lorsqu’ils surent qu’ils s’agissait d’enlever les pièces qui la faisaient, furent-ils tous, et Manthonnet le premier, d’accord qu’une troupe de deux cents hommes se joindrait aux deux cents Calabrais de Salvato et aux deux cents hussards de Nicolino.
On venait d’achever la lecture de la lettre, lorsqu’une fusillade se fit entendre aux Giardini. Manthonnet ordonna aussitôt une sortie pour porter secours à ceux que l’on attaquait. Mais, avant que ces hommes fussent à la salita San-Nicola-de-Tolentino, des fuyards remontaient vers le quartier général, annonçant que, attaqués par un bataillon d’Albanais venant à l’improviste du vico del Vasto, le petit poste des Giardini n’avait pu résister et avait été emporté de vive force.
Les Albanais n’avaient fait grâce à personne, et une prompte fuite avait pu seule sauver ceux qui apportaient cette nouvelle.
On remonta vers San-Martino.
L’événement était désastreux, surtout avec le plan que l’on venait d’arrêter pour la nuit suivante. Les communications étaient coupées entre San-Martino et le château de l’Œuf. Si l’on essayait de passer de vive force, ce qui était possible, on passait, mais en éveillant par le bruit du combat ceux qu’on voulait surprendre.
Manthonnet était d’avis, coûte que coûte, de reprendre à l’instant même les Giardini ; mais le patriote génois qui avait apporté la lettre de Salvato et que celui-ci avait présenté comme un homme d’une rare intelligence et d’un vrai courage, annonça qu’il se ferait fort, entre dix et onze heures du soir, de débarrasser toute la rue de Tolède de ses lazzaroni et de livrer ainsi le passage aux républicains. Manthonnet lui demanda la communication de son projet ; le Génois y consentit, mais ne voulut le dire qu’à lui seul. La confidence faite, Manthonnet parut partager la confiance que le messager avait en lui-même.
On attendit donc la nuit.
Au dernier tintement de l’Ave Maria, une fusée, partie de San-Martino, s’éleva dans les airs et annonça à Nicolino et à Salvato de se tenir prêts pour minuit.
À dix heures du soir, le messager, sur lequel tout le monde avait les yeux fixés, attendu que, de la réussite de sa ruse, dépendait le succès de l’expédition nocturne qui, au dire de Nicolino, devait distraire et réjouir Dieu, – à dix heures, le messager demanda une plume et du papier, et écrivit une lettre.
Puis, la lettre écrite, il mit bas son habit, endossa une veste déchirée et sale, changea sa cocarde tricolore pour une cocarde rouge, plaça la lettre qu’il venait d’écrire entre la baguette et le canon de son fusil, gagna, en faisant un grand tour par des chemins détournés, la strada Foria, et, se présentant dans la rue de Tolède par le musée Borbonico, comme s’il venait du pont de la Madeleine, il s’ouvrit, après des efforts inouïs, une route dans la foule, et finit par arriver au quartier général des deux chefs.
Ces deux chefs étaient, on se le rappelle, Fra-Diavolo et Mammone.
Tous deux occupaient le rez-de-chaussée du palais Stigliano.
Mammone était à table, et, selon son habitude, avait près de lui un crâne nouvellement scié à la tête d’un mort, peut-être même à la tête d’un mourant, et auquel adhéraient encore des débris de cervelle.
Il était seul et sombre à table : personne ne se souciait de partager ses repas de tigre.
Fra-Diavolo, lui aussi, soupait dans une chambre voisine. Près de lui était assise, vêtue en homme, cette belle Francesca dont il avait tué le fiancé et qui, huit jours après, était venue le rejoindre dans la montagne.
Le messager fut conduit à Fra-Diavolo.
Il lui présenta les armes, et l’invita à prendre la dépêche dont il était porteur.
Et effet, la dépêche était adressée à Fra-Diavolo, et venait, ou plutôt était censée venir du cardinal Ruffo.
Elle donnait l’ordre au célèbre chef de bande de le rejoindre immédiatement au pont de la Madeleine avec tous les hommes dont il pouvait disposer. Il s’agissait, disait Son Éminence, d’une expédition de nuit qui ne pouvait être confiée qu’à un homme d’exécution tel qu’était Fra-Diavolo.
Quant à Mammone, comme ses troupes se trouvaient diminuées de plus de moitié, il se retirerait pour cette nuit, quitte à reprendre son poste le lendemain matin, derrière le musée Borbonico et s’y fortifierait.
L’ordre était signé du cardinal Ruffo, et un post-scriptum portait qu’il n’y avait pas un instant à perdre pour obéir. Fra-Diavolo se leva pour aller se consulter avec Mamonne. Le messager le suivit.
Nous l’avons dit, Mammone soupait.
Soit qu’il se défiât du messager, soit qu’il voulût tout simplement faire honneur au cardinal, Mammone emplit de vin le crâne qui lui servait de coupe et le présenta tout sanglant et garni de ses longs cheveux au messager, en l’invitant à boire à la santé du cardinal Ruffo.
Le messager prit le crâne des mains du meunier de Sora, cria : « Vive le cardinal Ruffo ! » et, sans la moindre apparence de dégoût, après ce cri, le vida d’un seul trait.
– C’est bien, dit Mammone : retourne auprès de Son Éminence, et dis-lui que nous allons lui obéir.
Le messager s’essuya la bouche avec sa manche, jeta son fusil sur son épaule et sortit.
Mammone secoua la tête.
– Je n’ai pas foi dans ce messager-là, dit-il.
– Le fait est, dit Fra-Diavolo, qu’il a un singulier accent.
– Si nous le rappelions, dit Mammone.
Tous deux coururent à la porte : le messager allait tourner le coin du vico San-Tommaso, mais on pouvait encore l’apercevoir.
– Hé ! l’ami ! lui dit Mammone.
Il se retourna.
– Viens donc un peu, continua le meunier : nous avons quelque chose à te dire.
Le messager revint avec un air d’indifférence parfaitement joué.
– Qu’y a-t-il pour le service de Votre Excellence ? demanda-t-il en posant le pied sur la première marche du palais.
– Il y a que je voulais te demander de quelle province tu es.
– Je suis de la Basilicate.
– Tu mens ! répondit un matelot qui se trouvait là par hasard ; tu es Génois comme moi : je te reconnais à ton accent.
Le matelot n’avait pas encore achevé le dernier mot, que Mammone tirait un pistolet de sa ceinture et faisait feu sur le malheureux patriote, qui tombait mort.
La balle lui avait traversé le cœur.
– Que l’on enlève le crâne à ce traître, dit Mammone à ses gens, et qu’on me le rapporte plein de son sang.
– Mais, répondit un de ses hommes, à qui sans doute la besogne déplaisait, Votre Excellence en a déjà un sur la table.
– Tu jetteras l’ancien et me rapporteras le nouveau. À partir de cette heure, je fais serment de ne plus boire deux fois dans le même.
Ainsi mourut un des plus ardents patriotes de 1799. Il mourut sans laisser autre chose que son souvenir. Quant à son nom, il est resté ignoré, et, quelques recherches que celui qui écrit ces lignes ait faites pour le connaître, il lui a été impossible de le découvrir.
CXLVIII. Le dernier combat §
En ne voyant pas revenir celui dont il connaissait et avait approuvé le projet, Manthonnet comprit ce qui était arrivé : c’est que son messager était prisonnier ou mort.
Il avait prévu le cas, et, à la ruse qui venait d’échouer, il était prêt à substituer une autre ruse.
Il ordonna à six tambours d’aller battre la charge au haut de la rue de l’Infrascata, et cela, avec autant d’élan et d’ardeur que s’ils étaient suivis d’un corps d’armée de vingt mille hommes.
L’ordre portait, en outre, de battre non pas la charge napolitaine, mais la charge française.
Il était évident que Fra-Diavolo et Mammone croiraient que le commandant du fort Saint-Elme se décidait enfin à les attaquer et se précipiteraient au-devant des Français.
Ce que Manthonnet avait prévu arriva : aux premiers roulements du tambour, Fra-Diavolo et Mammone sautèrent sur leurs armes.
Ce battement de caisse, ce retentissement sombre, venaient à l’appui de l’ordre donné par le cardinal.
C’était sans doute dans la prévision de cette sortie qu’il avait rappelé Fra-Diavolo près de lui, et ordonné à Mammone de se retrancher derrière le musée Borbonico, qui est justement en face de la descente de l’Infrascata.
– Oh ! oh ! fit Diavolo en secouant la tête, je crois que tu t’es un peu pressé, Mammone, et le cardinal pourrait bien te dire : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »
– D’abord, dit Mammone, un Génois n’est pas et ne sera jamais mon frère.
– Bon ! si ce n’était pas ce messager qui eût menti, si c’était le matelot génois ?
– Eh bien, alors, cela me ferait un crâne de plus.
– Lequel ?
– Celui du Génois.
Et, tout en parlant ainsi, les deux chefs appelaient leurs hommes aux armes, et, dégarnissant Tolède, couraient avec eux vers le musée Borbonico.
Manthonnet entendit tout ce tumulte ; il vit des torches qui semblaient des feux follets voltigeant au-dessus d’une mer de têtes, et qui, de la place du couvent de Monte-Oliveto, s’élançait vers la salita dei Studi.
Il comprit que le moment était venu de se laisser rouler dans la rue de Tolède, par la strada Taverna-Penta et par le vico Cariati. Il occupa, avec deux cents hommes, dans la rue de Tolède, la place que les avant-postes de Fra-Diavolo et de Mammone y occupaient dix minutes auparavant.
Ils prirent aussitôt leur course vers le largo del Palazzo, le rendez-vous commun étant à l’extrémité de Santa-Lucia, au pied de Pizzo-Falcone, en face du château de l’Œuf.
Le château de l’Œuf était, en effet, le point central, eu supposant que les patriotes de Manthonnet descendissent par les Giardini et la rue Ponte-di-Chiaïa.
Mais, comme on l’a vu, la prise des Giardini avait tout changé.
Il en résulta que, comme la troupe de Manthonnet n’était point attendue par la rue de Tolède, on la prit, dans l’obscurité, pour une troupe de sanfédistes, et le poste de Saint-Ferdinand fit feu sur elle.
Quelques hommes de la troupe de Manthonnet ripostèrent, et les patriotes allaient se fusiller entre eux, lorsque Manthonnet s’élança seul en avant en criant :
– Vive la République !
À ce cri, répété avec enthousiasme des deux côtés, patriotes des barricades et patriotes de San-Martino se jetèrent dans les bras les uns des autres.
Par bonheur, quoiqu’on eût tiré une cinquantaine de coups de fusil, il n’y avait qu’un homme tué et deux légèrement blessés.
Une quarantaine d’hommes des barricades demandèrent à faire partie de l’expédition et furent accueillis par acclamation.
On descendit en silence la rue du Géant, on longea Santa-Lucia ; à cinq cents pas du château de l’Œuf, quatre hommes des barricades, qui avaient le mot d’ordre, formèrent l’avant-garde, et, pour que même accident ne se renouvelât point, on fit reconnaître la petite troupe à Saint-Ferdinand.
La précaution n’était point inutile. Salvato avait rejoint avec ses deux cents Calabrais, et Michele avec une centaine de lazzaroni. On n’attendait plus personne du côté du Château-Neuf, et une troupe aussi considérable arrivant par Santa-Lucia eût causé quelque inquiétude.
En deux mots, tout fut expliqué.
Minuit sonna. Tout le monde avait été exact au rendez-vous. On se compta : on était près de sept cents, chacun armé jusqu’aux dents, et disposé à vendre chèrement sa vie. On jura donc de faire payer cher aux sanfédistes la mort du patriote tué par erreur. Les républicains savaient que les sanfèdistes n’avaient point de mot d’ordre et se reconnaissaient au cris de « Vive le roi ! »
Le premier poste de sanfédistes était à Santa-Maria-in-Portico.
Ils n’ignoraient pas que l’attaque des Albanais sur les Giardini avait réussi.
Les sentinelles ne furent donc pas étonnées, surtout après avoir entendu une fusillade du côté de la tue de Tolède, de voir s’avancer une troupe qui, de temps en temps, poussait le cri de « Vive le roi ! »
Elles la laissèrent approcher sans défiance, et prête à fraterniser avec elles ; mais, victimes de leur confiance, les unes après les autres, elles tombèrent poignardées.
La dernière, seule, eut le temps de lâcher son coup de fusil en criant : « Alarme ! »
Le commandant de la batterie, qui était un vieux soldat, se gardait mieux que les sanfédistes, soldats improvisés. Aussi, au coup de fusil et au cri d’alarme, fut-il sous les armes, lui et ses hommes, et le cri « Halte ! » se fit-il entendre.
À ce cri, les patriotes comprirent qu’ils étaient découverts, et, ne gardant plus aucune réserve, fondirent sur la batterie au cri de « Vive la République ! »
Ce poste était composé de Calabrais et des meilleurs soldats de ligne du cardinal : aussi le combat fut-il acharné. D’un autre côté, Nicolino, Manthonnet et Salvato faisaient des prodiges, que Michele imitait de son mieux. Le terrain se couvrait de morts. Il fut repris, abreuvé de sang pendant deux heures. Enfin, les républicains, vainqueurs, restèrent maîtres de la batterie. Les artilleurs furent tués sur leurs pièces et les pièces enclouées.
Après cette expédition, qui était le but principal de la triple sortie, comme il restait encore une heure de nuit, Salvato proposa de l’employer en surprenant le bataillon d’Albanais qui s’était emparé des Giardini, et qui avait coupé les communications du château de l’Œuf avec le couvent de San-Martino.
La proposition fut accueillie avec enthousiasme.
Alors, les républicains se séparèrent en deux troupes.
L’une, sous les ordres de Salvato et de Michele, prit par la via Pasquale, la strada Santa-Teresa à Chiaïa, et fit halte sans avoir été découverte, strada Rocella, derrière le palais del Vasto.
L’autre, sous les ordres de Nicolino et de Manthonnet, remonta par la strada Santa-Catarina, et, découverte à la strada de Chiaïa, commença le feu.
À peine Salvato et Michele entendirent-ils les premiers coups de fusil, qu’ils s’élancèrent par toutes les portes du palais et des jardins del Vasto, escaladèrent les murailles des Giardini et tombèrent sur les derrières des Albanais.
Ceux-ci firent une héroïque résistance, une résistance de montagnards ; mais ils avaient affaire à des hommes désespérés, jouant leur vie dans un dernier combat.
Tous, depuis le premier jusqu’au dernier, furent égorgés : nul n’échappa.
Alors, on laissa pêle-mêle, dans une boue sanglante, Albanais et républicains, et, tout enivrés de leur victoire, les vainqueurs tournèrent les yeux vers la rue de Tolède.
Revenus de leur erreur, Mammone et Fra-Diavolo, après avoir reconnu que les tambours de l’Infrascata, en simulant une fausse attaque, ne servaient qu’à voiler la véritable, étaient revenus prendre leur poste dans la rue de Tolède. Ils écoutaient avec une certaine inquiétude le bruit du combat des Giardini, et, le bruit du combat ayant cessé depuis une demi-heure, ils s’étaient un peu relâchés de leur surveillance, lorsque, tout à coup, par un réseau de petites rues qui descend du vico d’Afflito au vico della Carita, une avalanche d’hommes se précipita, repoussant les sentinelles et les avant-postes sur les masses, fusillant ou poignardant tout ce qui s’opposait à son passage, et, désastreuse, mortelle, dévastatrice, passa à travers l’immense artère, laissant, sur une largeur de trois cents mètres, les dalles couvertes de cadavres, et s’écoula par les rues faisant face à celles par lesquelles elle avait débouché.
Toute la troupe patriote se rallia au largo Castello et à la strada Médina. Les trois chefs s’embrassèrent, car, dans ces situations extrêmes, on ignore, lorsqu’on se quitte, si l’on se reverra jamais.
– Par ma foi ! dit Nicolino en regagnant le château de l’Œuf avec ses deux cents hommes, réduits d’un cinquième, je ne sais si Dieu a ouvert sa fenêtre, mais, s’il ne l’a pas fait, il a eu tort : il eût vu un beau spectacle ! celui d’hommes qui aiment mieux mourir libres que de vivre sous la tyrannie.
Salvato était en face du Château-Neuf. Le commandant Massa s’était tenu éveillé, écoutant avec anxiété la fusillade, qui avait commencé par s’éloigner et s’était rapprochée peu à peu. Voyant, aux premiers rayons du jour, les républicains déboucher par le largo del Castello et la strada Médina, il ouvrit les portes, prêt à les recevoir tous s’ils étaient vaincus.
Ils étaient vainqueurs, et chacun, même Manthonnet, maintenant que les communications étaient rétablies, pouvait regagner le point d’où il était parti.
La porte du château, qui avait ouvert ses larges mâchoires, les referma donc sur Salvato et ses Calabrais, sur Michele et ses lazzaroni diminués d’un quart.
Nicolino avait déjà repris le chemin du château de l’Œuf ; Manthonnet le suivit, pour regagner la montagne et rentrer à San-Martino.
Les républicains avaient perdu deux cents hommes à peu près ; mais ils en avaient tué plus de sept cents aux sanfédistes, tout étonnés, au moment où ils se croyaient vainqueurs et n’ayant plus rien à craindre, de subir un si effroyable échec.
CXLVIII bis. Le repas libre46 §
Cette sortie, qui éclairait le cardinal sur ce que peuvent faire des hommes poussés au désespoir, l’épouvanta. Il avait entendu pendant toute la nuit l’écho de cette fusillade, mais sans savoir ce dont il était question ; au point du jour, il apprit avec terreur le massacre de la nuit.
Il monta aussitôt à cheval, et voulut se rendre compte par ses propres yeux des événements de la nuit. En conséquence, accompagné de de Cesare, de Malaspina, de Lamarra et de deux cents de ses meilleurs cavaliers, il gagna, par la porte Saint-Janvier, la strada Foria, traversa, au milieu des sanfédistes, le largo delle Pigne, et aborda la rue de Tolède par la strada dei Studi.
Au largo San-Spirito, il fut reçu par Fra-Diavolo et Mammone, et vit immédiatement, au visage sombre des deux chefs, que le rapport des pertes faites par les sanfédistes n’était point exagéré.
On n’avait pas eu le temps d’enlever les morts et de laver le sang. Arrivé au largo della Carita, son cheval refusa d’aller en avant ; il n’eût pu faire un pas sans marcher sur un cadavre.
Le cardinal s’arrêta, descendit, entra dans le couvent de Monte Oliveto et envoya Lamarra et de Cesare à la découverte, leur ordonnant, sous peine de sa disgrâce, de ne lui rien cacher.
En attendant, il appela près de lui Fra-Diavolo et Mammone et les interrogea sur les événements de la nuit. Ils ne savaient que ce qui s’était passé dans la rue de Tolède.
Le peu de cohésion qu’il y avait entre les différents corps sanfédistes empêchait les communications d’être ce qu’elles eussent été dans une armée régulière.
Les deux chefs racontèrent que, vers trois heures du matin, ils avaient été assaillis par une troupe de démons qui leur était tombée sur les épaules, sans qu’ils pussent savoir d’où elle venait, et au moment où ils s’en doutaient le moins. Leurs hommes, attaqués à l’improviste, n’avaient fait aucune résistance, et le cardinal avait vu le résultat de leur irruption.
Les républicains, au reste, avaient disparu comme une vision ; seulement, cette vision laissait, pour preuve de sa réalité, cent cinquante ennemis couchés sur le champ de bataille.
Le cardinal fronça le sourcil.
Puis de Cesare et Lamarra arrivèrent à leur tour.
Les nouvelles qu’ils apportaient étaient désastreuses.
Lamarra annonçait que le bataillon albanais, une des forces de la coalition sanfédiste, était égorgé, depuis le premier jusqu’au dernier homme.
De Cesare avait appris que, du poste et de la batterie de Chiaïa, il ne restait pas vingt hommes. Les quatre canons fournis par le Sea-Horse étaient encloués et, par conséquent, hors d’usage, et les artilleurs russes s’étaient fait tuer sur leurs pièces.
Or, pendant la même nuit, c’est-à-dire pendant la nuit qui venait de se passer, le cardinal, par un messager qui avait débarqué à Salerne, avait reçu la lettre de la reine, en date du 14 ; dans laquelle lettre la reine lui disait que la flotte de Nelson, après avoir quitté Palerme pour conduire à Ischia l’héritier de la couronne, y était rentrée pour remettre à terre ce même héritier, sur la nouvelle, reçue par Nelson, que la flotte française était sortie de Toulon.
Il n’y avait que peu de probabilité que la flotte vînt à Naples ; cependant, il était possible qu’elle y vînt : alors son entreprise était ruinée.
Enfin, une chose pouvait arriver une seconde fois, comme elle était arrivée une première. Après Cotrone, le pillage avait été si grand, que les trois quarts des sanfédistes, s’étant regardés comme enrichis, avaient déserté avec armes, bagages et butin.
Or, la moitié de Naples était pillée par les lazzaroni, et l’armée sanfédiste pouvait bien ne pas estimer l’autre à la valeur des dangers que chaque homme courait en restant.
Le cardinal ne s’abusait point. Son armée, c’était bien plutôt une bande de corbeaux, de loups et de vautours venant à la curée, qu’une troupe de soldats faisant la guerre pour le triomphe d’une idée ou d’un principe.
Donc, la première mesure à prendre était d’arrêter le pillage des lazzaroni, afin qu’en tout cas, il restât quelque chose pour ceux qui avaient fait cent lieues dans l’espoir de piller eux-mêmes.
En conséquence, prenant son parti avec cette rapidité d’exécution qui était un des côtés saillants de son génie, il se fit apporter une plume, de l’encre et du papier, et rédigea une proclamation dans laquelle il ordonnait positivement de cesser le pillage et le massacre, promettant qu’il ne serait fait aucun mauvais traitement à ceux qui remettraient leurs armes, l’intention de Sa Majesté étant de leur accorder amnistie pleine et entière.
On conviendra qu’il est difficile de concilier cette promesse avec les ordres rigoureux du roi et de la reine concernant les rebelles, si l’intention positive du cardinal n’eût point été de sauver, en vertu de son pouvoir d’alter ego, autant de patriotes qu’il pourrait le faire.
La suite, au reste, prouva que c’était bien là son intention.
Il ajoutait, en outre, que toute hostilité cesserait à l’instant même contre tout château et toute forteresse arborant la bannière blanche, en signe qu’ils acceptaient l’amnistie offerte, et il garantissait sur son honneur la vie des officiers qui se présenteraient pour parlementer.
Cette proclamation fut imprimée et affichée, le même jour, à tous les coins de rue, à tous les carrefours, sur toutes les places de la ville ; et, comme il était possible que les patriotes de San-Martino, ne descendant point en ville, demeurassent dans l’ignorance de ces nouvelles dispositions du cardinal, il leur envoya Scipion Lamarra, précédé d’un drapeau blanc et accompagné d’un trompette, pour leur annoncer cette suspension d’armes.
Les patriotes de San-Martino, encore tout enfiévrés de leur succès de la nuit précédente et du résultat obtenu, – car ils ne doutaient point que ce ne fût à leur victoire qu’ils dussent cette démarche pacifique du cardinal, – répondirent qu’ils étaient résolus à mourir les armes en main et qu’ils n’entendraient à rien avant que Ruffo et les sanfédistes eussent évacué la ville.
Mais, cette fois encore, Salvato, qui joignait la sagesse du diplomate au bouillant courage du soldat, ne fut point de l’avis de Manthonnet, chargé, au nom de ses compagnons, de répondre par un refus. Il se présenta au corps législatif, les propositions du cardinal Ruffo à la main, et n’eut point de peine, après lui avoir exposé la véritable situation des choses, à le déterminer à ouvrir des conférences avec le cardinal, ces conférences, si elles aboutissaient à un traité, étant le seul moyen de sauver la vie des patriotes compromis. Puis, comme les châteaux étaient sous la dépendance du corps législatif, le corps législatif fit dire à Massa, commandant du Château-Neuf, et à L’Aurora, commandant du château de l’Œuf, que, s’ils ne traitaient pas directement avec le cardinal, il traiterait en leur nom.
Il n’y avait rien à ordonner de pareil à Manthonnet, qui, n’étant point enfermé dans un fort, mais occupant le couvent de San-Martino, ne dépendait que de lui-même.
Le corps législatif invitait, en même temps, Massa à s’aboucher avec le commandant du château Saint-Elme, non point pour qu’il acceptât les mêmes conditions qui seraient offertes aux commandants de forts napolitains, – en sa qualité d’officier français, il pouvait traiter à part, et comme bon lui semblait, – mais pour qu’il approuvât la capitulation des autres forteresses, et signât au traité, sa signature paraissant, avec raison, une garantie de plus de l’exécution des traités, puisque lui était tout simplement un ennemi, tandis que les autres étaient des rebelles.
On répondit donc au cardinal qu’il n’avait point à s’arrêter au refus des patriotes de San-Martino et que l’amnistie proposée par lui était acceptée.
On le priait d’indiquer le jour et l’heure où les chefs des deux partis se réuniraient pour jeter les bases de la capitulation.
Mais, pendant cette même journée du 19 juin, arriva une chose à laquelle on devait s’attendre.
Les Calabrais, les lazzaroni, les paysans, les forçats et tous ces hommes de rapine et de sang qui, pour piller et tuer à leur satisfaction, suivaient les Sciarpa, les Mammone, les Fra-Diavolo, les Panedigrano et autres bandits de même étoffe, tous ces hommes enfin, voyant la proclamation du cardinal qui mettait une fin aux massacres et aux incendies, résolurent de ne point obéir à cet ordre et de continuer le cours de leurs meurtres et de leurs dévastations.
Le cardinal frémit en sentant l’arme avec laquelle jusque-là il avait vaincu, lui tomber des mains.
Il donna l’ordre de ne plus ouvrir les prisons aux prisonniers que l’on y conduirait.
Il renforça les corps russes, turcs et suisses qui se trouvaient dans la ville, les seuls, en effet, sur lesquels il pût compter.
Alors, le peuple, ou plutôt des bandes d’assassins, de meurtriers et de brigands qui désolaient, incendiaient et ensanglantaient la Ville, voyant que les prisons restaient fermées devant les prisonniers qu’ils y conduisaient, les fusillèrent et les pendirent sans jugement. Les moins féroces conduisirent les leurs au commandant du roi à Ischia ; mais, là, les patriotes trouvèrent Speciale, lequel se contentait de rendre contre eux des jugements de mort, sans même les interroger, quand, pour en finir plus tôt avec eux, il ne les faisait pas jeter a la mer sans jugement.
Du haut de San-Martino, du haut du château de l’Œuf et du haut du Château-Neuf, les patriotes voyaient avec terreur et avec rage tout ce qui se passait dans la ville, dans le port et sur la mer.
Révoltés de ce spectacle, les patriotes allaient sans doute reprendre les armes, lorsque le colonel Mejean, furieux de n’avoir pu traiter ni avec le directoire ni avec le cardinal Ruffo, fit dire aux républicains qu’il avait au château Saint-Elme cinq ou six otages qu’il leur livrerait si les massacres ne cessaient pas.
Au nombre de ces otages était un cousin du chevalier Micheroux, lieutenant du roi, et un troisième frère du cardinal.
On fit savoir à Son Éminence l’état des choses.
Si les massacres continuaient, autant de patriotes massacrés, autant d’otages on jetterait du haut en bas des murailles du château Saint-Elme.
Les rapports s’envenimaient et conduisaient naturellement les deux partis à une guerre d’extermination. Il n’y avait aucun doute à avoir que des hommes courageux et désespérés ne tinssent point les menaces de représailles qu’ils avaient faites.
Le cardinal comprit qu’il n’y avait pas un instant à perdre. Il convoqua les chefs de tous les corps marchant sous son commandement, et les supplia de maintenir leurs soldats dans la plus rigoureuse discipline, et leur promettant de glorieuses récompenses s’ils y réussissaient.
On ordonna alors des patrouilles composées de sous-officiers seulement. Ces patrouilles parcouraient les rues en tout sens, et, à force de menaces, de promesses, d’argent jeté, les incendies s’éteignirent, le sang cessa de couler : Naples respira.
Il ne fallut pas moins de deux jours pour arriver à ce résultat.
Le 21 juin, profitant de l’armistice et de la tranquillité qui, après tant d’efforts, en était la suite, les patriotes de Saint-Martin et des deux châteaux résolurent de faire ce que faisaient les anciens quand ils étaient condamnés à la mort : Le repas libre.
César, seul, manquait pour recevoir les paroles sacramentelles : Morituri te salutant !
Ce fut une triste fête que cette solennité suprême dans laquelle chacun semblait célébrer ses propres funérailles, quelque chose de pareil à ce dernier festin des sénateurs de Capoue, à la fin duquel, au milieu des fleurs fanées et au son des lyres mourantes, on fit circuler la coupe empoisonnée dans laquelle quatre-vingts convives burent la mort.
La place choisie fut celle du Palais-National, aujourd’hui place du Plébiscite. Elle était alors beaucoup plus étroite qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Des mâts furent plantés sur toute la longueur de la table ; chaque mât déroulait au vent une flamme blanche, sur laquelle, en lettres noires, étaient écrits ces mots :
VIVRE LIBRE OU MOURIR !
Au-dessus de cette flamme, et au milieu de chaque mât, était un faisceau de trois bannières, dont les extrémités venaient caresser le front des convives.
L’une était tricolore : c’était la bannière de la liberté.
L’autre était rouge : c’était le symbole du sang répandu et qui restait à répandre encore.
L’autre était noire : c’était l’emblème du deuil qui couvrirait la patrie lorsque la tyrannie, un instant chassée, reviendrait régner sur elle.
Au milieu de la place, au pied de l’arbre de la liberté, s’élevait l’autel de la patrie.
On commença par y célébrer une messe mortuaire en l’honneur des martyrs morts pour la liberté. L’évêque della Torre, membre du corps législatif, y prononça leur oraison funèbre.
Puis on se mit à table.
Le repas fut sobre, triste, presque muet.
Trois fois seulement, il fut interrompu par un double toast : « À la liberté et à la mort ! » ces deux grandes déesses invoquées par les peuples opprimés.
De leurs avant-postes, les sanfédistes pouvaient voir le suprême festin ; mais ils n’en comprenaient point la sublime tristesse.
Seul le cardinal calculait de quels efforts désespérés sont capables des hommes qui se préparent à la mort avec cette solennelle tranquillité ; il n’en était, soit crainte, soit admiration, que plus affermi dans la résolution de traiter avec eux.
FIN DU QUATRIÈME TOME.
CXLIX. La capitulation §
Le 19 juin, comme nous l’avons dit, les bases de la capitulation avaient été jetées sur le papier.
Elles avaient été discutées pendant la journée du 20, au milieu de l’émeute qui ensanglantait la ville et faisait parfois croire à l’impossibilité de mener à bonne fin les négociations.
Le 21, à midi, l’émeute était calmée, et le repas libre avait eu lieu à quatre heures du soir.
Enfin, le 22 au matin, le colonel Mejean descendit du château Saint-Elme, escorté par la cavalerie royaliste, et vint conférer avec le directoire.
Salvato voyait avec une grande joie tous ces préparatifs de paix. La maison de Luisa pillée, le bruit généralement répandu qu’elle avait dénoncé les Backer et que la dénonciation était cause de leur mort, lui inspiraient de vives inquiétudes pour la sûreté de la jeune femme. Insensible à toute crainte pour lui-même, il était plus tremblant et plus timide qu’un enfant quand il s’agissait de Luisa.
Puis une seconde espérance pointait dans son cœur. Son amour pour Luisa avait toujours été croissant, et la possession n’avait fait que l’augmenter. Après la publicité qu’avait prise leur liaison, il était impossible que Luisa demeurât à Naples et y attendît le retour de son mari. Or, il était probable qu’elle profiterait de l’alternative donnée aux patriotes de rester à Naples ou de fuir, pour quitter non-seulement Naples, mais encore l’Italie. Alors, Luisa serait bien à lui, à lui pour toujours : rien ne pourrait la séparer de lui.
Au fait de la capitulation qui avait été discutée sous ses ordres, il avait plusieurs fois, avec intention, expliqué à Luisa l’article 5 de cette capitulation, qui portait que toutes les personnes qui y étaient comprises avaient le choix, ou de rester à Naples, ou de s’embarquer pour Toulon. Luisa, à chaque fois, avait soupiré, avait pressé son amant contre son cœur, mais n’avait rien répondu.
C’est que Luisa, malgré son ardent amour pour Salvato, n’avait rien décidé encore et reculait, en fermant les yeux pour ne pas voir l’avenir, devant l’immense douleur qu’il lui faudrait causer, le moment arrivé, ou à son époux, ou à son amant.
Certes, si Luisa eût été libre, pour elle comme pour Salvato, c’eût été le suprême bonheur de suivre au bout du monde l’ami de son cœur. Elle eût alors, sans regret, quitté ses amis, Naples et même cette petite maison où s’était écoulée son enfance, si calme, si tranquille et si pure. Mais, à côté de ce bonheur suprême, se dressait dans l’ombre un remords qu’elle ne pouvait écarter.
En partant, elle abandonnait à la douleur et à l’isolement la vieillesse de celui qui lui avait servi de père.
Hélas ! cette entraînante passion qu’on appelle l’amour, cette âme de l’univers qui fait commettre à l’homme ses plus belles actions et ses plus grands crimes, si ingénieuse en excuses tant que la faute n’est pas commise, n’a plus que des pleurs et des soupirs à opposer au remords.
Aux instances de Salvato, Luisa ne voulait pas répondre : « Oui » et n’osait répondre : « Non. »
Elle gardait au fond du cœur ce vague espoir des malheureux qui ne comptent plus que sur un miracle de la Providence pour les tirer de la situation sans issue où ils se sont placés par une erreur ou par une faute.
Cependant, le temps passait, et, comme nous l’avons dit, le 22 juin, au matin, le colonel Mejean descendait du château Saint-Elme, pour venir, escorté de la cavalerie royaliste, conférer avec le directoire.
Le but de sa visite était de s’offrir comme intermédiaire entre les patriotes et le cardinal, le directoire n’espérant point obtenir les conditions qu’il demandait.
On se rappelle la réponse de Manthonnet : « Nous ne traiterons que lorsque le dernier sanfédiste aura abandonné la ville. »
Voulant savoir si les forts étaient en mesure de soutenir les paroles hautaines de Manthonnet, le corps législatif, qui siégeait dans le palais national, fit appeler le commandant du Château-Neuf.
Oronzo Massa, dont nous avons plusieurs fois déjà prononcé le nom, sans nous arrêter autrement sur sa personne, a droit, dans un livre comme celui que nous nous sommes imposé le devoir d’écrire, à quelque chose de plus qu’une simple inscription au martyrologe de la patrie.
Il était né de famille noble. Officier d’artillerie dès ses jeunes années, il avait donné sa démission lorsque, quatre ans auparavant, le gouvernement était entré dans la voie sanglante et despotique ouverte par l’exécution d’Emmanuele de Deo, de Vitagliano et de Galiani. La république proclamée, il avait demandé à servir comme simple soldat.
La République l’avait fait général.
C’était un homme éloquent, intrépide, plein de sentiments élevés.
Ce fut Cirillo qui, au nom de l’assemblée législative, adressa la parole à Massa.
– Oronzo Massa, lui demanda-t-il, nous vous avons fait venir pour savoir de vous quel espoir nous reste pour la défense du château et le salut de la ville. Répondez-nous franchement, sans rien exagérer ni dans le bien ni dans le mal.
– Vous me demandez de vous répondre en toute franchise, répliqua Oronzo Massa : je vais le faire. La ville est perdue ; aucun effort, chaque homme fut-il un Curtius, ne peut la sauver. Quant au Château-Neuf, nous en sommes encore maîtres, mais par cette seule raison que nous n’avons contre nous que des soldats sans expérience, des bandes inexpérimentées, commandées par un prêtre. La mer, la darse, le port, sont au pouvoir de l’ennemi. Le palais n’a aucune défense contre l’artillerie. La courtine est ruinée, et si, au lieu d’assiégé, j’étais assiégeant, dans deux heures j’aurais pris le château.
– Vous accepteriez donc la paix ?
– Oui, pourvu, ce dont je doute, que nous pussions la faire à des conditions qu’il fût possible de concilier avec notre honneur, comme soldats et comme citoyens.
– Et pourquoi doutez-vous que nous puissions faire la paix à des conditions honorables ? Ne connaissez-vous point celles que le directoire propose ?
– Je les connais, et c’est pour cela que je doute que le cardinal les accepte. L’ennemi, enorgueilli par la marche triomphale qui l’a conduit jusque sous nos murs, poussé par la lâcheté de Ferdinand, par la haine de Caroline, ne voudra pas accorder la vie et la liberté aux chefs de la République. Il faudra donc, à mon avis, que vingt citoyens au moins s’immolent au salut de tous. Ceci étant ma conviction, je demande à être inscrit, ou plutôt à m’inscrire le premier sur la liste.
Et alors, au milieu d’un frémissement d’admiration, s’avançant vers le Bureau du président, en haut d’une feuille de papier blanc, il écrivit d’une main ferme :
ORONZO MASSA. – POUR LA MORT.
Les applaudissements éclatèrent, et, d’une seule voix, les législateurs s’écrièrent :
– Tous ! tous ! tous !
Le commandant du château de l’Œuf, L’Aurora, était, sur l’impossibilité de tenir, du même avis que son collègue Massa.
Restait Manthonnet, qu’il fallait ramener à l’avis des autres chefs : aveuglé par son merveilleux courage, il était toujours le dernier à se rendre aux prudents avis.
On décida que le général Massa monterait à San-Martino et conférerait avec les patriotes établis au pied du château Saint-Elme, et, s’il tombait d’accord avec eux, préviendrait le colonel Mejean que sa présence était nécessaire au directoire.
Un sauf-conduit du cardinal fut donné au commandant du château de l’Œuf.
Le commandant Massa convainquit Manthonnet que le meilleur parti à prendre était de traiter aux conditions proposées par le directoire, et même à des conditions pires ; et, comme il était convenu, il prévint le colonel Mejean qu’on l’attendait pour porter ces conditions au cardinal.
Voilà pourquoi, le 22 juin, le commandant du château Saint-Elme quittait sa forteresse et descendait vers la ville.
Il se rendit droit à la maison qu’occupait le cardinal, au pont de la Madeleine, mais en ne cachant point au directoire qu’il n’avait pas grand espoir que le cardinal acceptât de pareilles conditions.
Il fut immédiatement introduit près de Son Éminence, à laquelle il présenta les articles de la capitulation, déjà signés du général Massa et du commandant L’Aurora.
Le cardinal, qui l’attendait, avait près de lui le chevalier Micheroux, le commandant anglais Foote, le commandant des troupes russes, Baillie, et le commandant des troupes ottomanes, Achmet.
Le cardinal prit la capitulation, la lut, passa dans une chambre à côté, avec le chevalier Micheroux, et les chefs des camps anglais, russe et turc, pour en délibérer avec eux.
Dix minutes après, il rentra, prit la plume, et, sans discussion, mit son nom au-dessous de celui de L’Aurora.
Puis il passa la plume au commandant Foote ; celui-ci, à son tour, la passa au commandant Baillie, qui la passa au commandant Achmet.
La seule exigence du cardinal fut que le traité, quoique signé le 22, portât la date du 18.
Cette exigence, à laquelle n’hésita point à se rendre le colonel Mejean, et qui fut un mystère pour tout le monde, grâce à la connaissance approfondie que nous avons de cette époque, et à la correspondance du roi et de la reine, sur laquelle nous eûmes, en 1800, le bonheur de mettre la main, n’en est pas un pour nous.
Il voulait que la date fût antérieure à la lettre qu’il avait reçue de la reine et qui lui défendait de traiter, sous aucun prétexte, avec les rebelles.
Il aurait cette excuse de dire que la lettre était arrivée quand la capitulation était déjà signée.
Et maintenant, il est de la plus grande importance que, traitant à cette heure un point purement historique, nous mettions sous les yeux de nos lecteurs le texte même des dix articles, qui n’a jamais été publié qu’incomplet ou altéré.
Il s’agit d’un procès terrible, où le cardinal Ruffo, condamné en première instance par l’histoire, ou plutôt par un historien, juge partial ou mal renseigné, en appelle à la postérité contre Ferdinand, contre Caroline, contre Nelson.
Voici la capitulation :
« Article 1er. – Le Château-Neuf et le château de l’Œuf seront remis au commandant des troupes de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, et de celles de ses alliés, le roi d’Angleterre, l’empereur de toutes les Russies et le sultan de la Porte Ottomane, avec toutes les munitions de guerre et de bouche, artillerie et effets de toute espèce existant dans les magasins, et qui seront reconnus par l’inventaire des commissaires respectifs, après la signature de la présente capitulation.
» Art. 2. – Les troupes composant la garnison conserveront leurs forts jusqu’à ce que les bâtiments dont on parlera ci-après, destinés à transporter les personnes qui voudront aller à Toulon, soient prêts à mettre à la voile.
» Art. 3. – Les garnisons sortiront avec les honneurs militaires, c’est-à-dire avec armes et bagages, tambour battant, mèches allumées, enseignes déployées, chacune avec deux pièces de canon ; elles déposeront leurs armes sur le rivage.
» Art. 4. – Les personnes et les propriétés mobilières de tous les individus composant les deux garnisons seront respectées et garanties.
» Art. 5. – Tous les susdits individus pourront choisir, ou de s’embarquer sur les bâtiments parlementaires qui seront préposés pour les conduire à Toulon, ou de rester à Naples, sans être inquiétés, ni eux ni leurs familles.
» Art. 6. – Les conditions arrêtées dans la présente capitulation sont communes à toutes les personnes des deux sexes enfermées dans les forts.
» Art. 7. – Jouiront du bénéfice de ces conditions, tous les prisonniers faits sur les troupes régulières par les troupes de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles ou par celles de ses alliés, dans les divers combats qui ont eu lieu avant le blocus des forts.
Art. 8. – MM. l’archevêque de Salerne, Micheroux, Dillon et l’évêque d’Avellino resteront en otage entre les mains du commandant du fort Saint-Elme jusqu’à l’arrivée à Toulon des patriotes expatriés.
» Art. 9. – Excepté les personnages nommés ci-dessus, tous les otages et prisonniers d’État renfermés dans les forts seront mis en liberté aussitôt la signature de la présente capitulation.
» Art. 10. – Les articles de la présente capitulation ne pourront être exécutés qu’après avoir été complétement approuvés par le commandant du fort Saint-Elme.
» Fait au Château-Neuf, le 18 juin 1799.
» Ont signé :
» Massa, commandant du Château-Neuf ; L’Aurora, commandant du château de l’Œuf ; cardinal Ruffo, vicaire général du royaume de Naples ; Antonio, chevalier Micheroux, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles près les troupes russes ; E.-T. Foote, commandant les navires de Sa Majesté Britannique ; Baillie, commandant les troupes de Sa Majesté l’empereur de Russie ; Achmet, commandant les troupes ottomanes. »
Sous les signatures des différents chefs prenant part à la capitulation, on lisait les lignes suivantes :
« En vertu de la délibération prise par le conseil de guerre dans le fort Saint-Elme, le 3 messidor, sur la lettre du général Massa, commandant le Château-Neuf, lettre en date du 1er messidor, le commandant du château Saint-Elme approuve la susdite capitulation.
» Du fort Saint-Elme, 3 messidor an VII de la république française (21 juin 1799.)
» Mejean. »
Le même jour où la capitulation fut réellement signée, c’est-à-dire le 22 juin, le cardinal, enchanté d’en être arrivé à un si heureux résultat, écrivit au roi le récit détaillé des opérations accomplies, et chargea le capitaine Foote, l’un des signataires de la capitulation, de remettre sa lettre à Sa Majesté en personne.
Le capitaine Foote partit aussitôt pour Palerme, sur le Sea-Horse. – Depuis quelques jours, il avait succédé, dans le commandement de ce vaisseau, au capitaine Ball, rappelé par Nelson près de lui.
Le lendemain, le cardinal donna tous les ordres nécessaires pour que les bâtiments qui devaient transporter à Toulon la garnison patriote fussent prêts le plus tôt possible.
Le même jour, le cardinal écrivit à Ettore Caraffa pour l’inviter à céder les forts de Civitella et de Pescara à Pronio, aux mêmes conditions que venaient d’être cédés le Château-Neuf et le château de l’Œuf.
Et, comme il craignait que le comte de Ruvo ne se fiât point à sa parole ou vit quelque piège dans sa lettre, il fit demander s’il n’y avait point, dans l’un ou l’autre des deux châteaux, un ami d’Ettore Caraffa dans lequel celui-ci eût toute confiance, pour porter sa lettre et donner au comte une idée exacte de la situation des choses.
Nicolino Caracciolo s’offrit, reçut la lettre des mains du cardinal et partit.
Le même jour, un édit signé du vicaire général fut imprimé, publié et affiché.
Cet édit déclarait que la guerre était finie, qu’il n’y avait plus dans le royaume ni partis ni factions, ni amis ni ennemis, ni républicains ni sanfédistes, mais seulement un peuple de frères et de citoyens soumis également au prince, que le roi voulait confondre dans un même amour.
La certitude de la mort avait été telle chez les patriotes, que ceux mêmes qui, n’ayant pas confiance entière dans la promesse de Ruffo, avaient décidé de s’exiler, regardaient l’exil comme un bien, en comparant l’exil au sort auquel ils se croyaient réservés.
CL. Les élus de la vengeance §
Au milieu du chœur de joie et de tristesse qui s’élevait de cette foule d’exilés, selon qu’ils tenaient plus à la vie ou à la patrie, deux jeunes gens, silencieusement et tristement, se tenaient embrassés dans une des chambres du Château-Neuf.
Ces deux jeunes gens étaient Salvato et Luisa.
Luisa n’avait pris encore aucun parti, et c’était le lendemain, 24 juin, qu’il fallait choisir entre son mari et son amant, entre rester à Naples ou partir pour la France.
Luisa pleurait, mais, de toute la soirée, n’avait point eu la force de prononcer une parole.
Salvato était resté longtemps à genoux et, lui aussi, muet devant elle ; puis enfin il l’avait prise entre ses bras, et la tenait serrée contre son cœur.
Minuit sonna.
Luisa releva ses yeux baignés de larmes et brillants de fièvre, et compta, les unes après les autres, les douze vibrations du marteau sur le timbre ; puis, laissant tomber son bras autour du cou du jeune homme :
– Oh ! non, dit-elle, je ne pourrai jamais !
– Que ne pourras-tu jamais, ma Luisa bien-aimée ?
– Te quitter, mon Salvato. Jamais ! jamais !
– Ah ! fit le jeune homme respirant avec joie.
– Dieu fera de moi ce qu’il voudra, mais ou nous vivrons ou nous mourrons ensemble !
Et elle éclata en sanglots.
– Écoute, lui dit Salvato, nous ne sommes point forcés de nous arrêter en France ; où tu voudras aller, j’irai.
– Mais ton grade ? mais ton avenir ?
– Sacrifice pour sacrifice, ma bien-aimée Luisa. Je te le répète, si tu veux fuir au bout du monde les souvenirs que tu laisses ici, j’irai au bout du monde avec toi. Te connaissant comme je te connais, ange de pureté, ce ne sera pas trop de ma présence et de mon amour éternels pour te faire oublier.
– Mais je ne partirai point ainsi, comme une ingrate, comme une fugitive, comme une adultère ; je lui écrirai, je lui dirai tout. Son beau, son grand, son sublime cœur me pardonnera un jour, il me donnera l’absolution de ma faute, et, à partir de ce jour seulement, je me pardonnerai à moi-même.
Salvato détacha son bras du cou de Luisa, s’approcha d’une table, y prépara du papier, une plume et de l’encre ; puis, revenant à elle et l’embrassant au front :
– Je te laisse seule, sainte pécheresse, dit-il. Confesse-toi à Dieu et à lui. Celle sur laquelle Jésus a étendu son manteau n’était pas plus digne de pardon que toi.
– Tu me quittes ! s’écria la jeune femme presque effrayée de rester seule.
– Il faut que ta parole coule dans toute sa pureté, de ton âme chaste à ton cœur dévoué : ma présence en troublerait le limpide cristal. Dans une demi-heure, nous serons de retour et nous ne nous quitterons plus.
Luisa tendit son front à son amant, qui l’embrassa et sortit.
Puis elle se leva, et, à son tour, s’approchant de la table, s’assit devant elle.
Tous ses mouvements avaient la lenteur que prend le corps dans les moments suprêmes ; son œil fixe semblait chercher à reconnaître, à travers la distance et l’obscurité, la place où le coup frapperait, et à quelle profondeur s’enfoncerait le glaive de la douleur.
Un sourire triste passa sur ses lèvres, et elle murmura en secouant la tête :
– Oh ! mon pauvre ami ! comme tu vas souffrir !
Puis, plus bas, et d’une voix presque inintelligible :
– Mais pas plus, ajouta-t-elle, que je n’ai souffert moi-même.
Elle prit la plume, laissa tomber son front sur sa main gauche et écrivit :
« Mon bien-aimé père ! mon ami miséricordieux !
» Pourquoi m’avez-vous quittée quand je voulais vous suivre ! pourquoi n’êtes-vous pas revenu quand je vous ai crié du rivage, à vous qui disparaissiez dans la tempête :
« Ne savez-vous pas que je l’aime ! »
» Il était temps encore : je partais avec vous, j’étais sauvée !
» Vous m’avez abandonnée, je suis perdue !
» Il y a eu fatalité.
» Je ne veux pas m’excuser, je ne veux pas vous répéter les paroles que, la main étendue vers le crucifix, vous avez dites au lit de mort du prince de Caramanico, lorsqu’il insistait et que j’insistais moi-même peur que je devinsse votre épouse. Non : je suis sans excuse ; mais je connais votre cœur. La miséricorde sera toujours plus grande que la faute.
» Compromise politiquement par cette même fatalité qui me poursuit, je quitte Naples, et, partageant le sort des malheureux qui s’exilent, et parmi lesquels, ô mon doux juge ! je suis la plus malheureuse, je pars pour la France.
» Les derniers moments de mon exil sont à vous comme les dernières heures de ma vie seront à vous. En quittant la patrie, c’est à vous que je songe ; en quittant l’existence, c’est à vous que je songerai.
» Expliquez cet inexplicable mystère ; mon cœur a failli, mon âme est restée pure ; la meilleure partie de moi-même, vous l’avez prise et gardée.
» Écoutez, mon ami ! écoutez, mon père !
» Je vous fuis encore plus par honte de vous revoir, que par amour pour l’homme que je suis. Pour lui, je donnerais ma vie en ce monde ; mais, pour vous, mon salut dans l’autre. Partout où je serai, vous le saurez. Si, pour un dévouement quelconque, vous aviez besoin de moi, rappelez-moi, et je reviendrai tomber à genoux devant vous.
» Maintenant, laissez-moi vous prier pour une créature innocente, qui non-seulement ne sait pas encore qu’elle devra le jour à une faute, mais qui même ne sait pas encore qu’elle vit. Elle peut se trouver seule sur la terre. Son père est soldat : il peut être tué ; sa mère est désespérée : elle peut mourir. Promettez-moi que, tant que vous vivrez, mon enfant ne sera point orphelin.
» Je n’emporte point avec moi un seul ducat de l’argent déposé chez les Backer. Est-il besoin de vous dire que je suis parfaitement innocente de leur mort, et que j’eusse subi les tortures avant de dire un mot qui les compromit ! Sur cet argent, vous ferez à l’enfant que je vous lègue, en cas de mort, la part que vous voudrez.
» Vous ayant dit tout cela, vous pouvez croire, mon père adoré, que je vous ai tout dit ; il n’en est rien. Mon âme est pleine, ma tête déborde. Depuis que je vous écris, je vous revois, je repasse dans mon cœur les dix-huit ans de bontés que vous avez eues pour moi, je vous tends les bras comme au dieu qu’on adore, que l’on offense, et vers lequel on voudrait s’élancer. Oh ! que n’êtes-vous là, au lieu d’être à deux cents lieues de moi ! je sens que c’est à vous que j’irais, et qu’appuyée à votre cœur, rien ne pourrait m’en arracher.
» Mais ce que Dieu fait est bien fait. Aux yeux de tous, maintenant, je suis non-seulement épouse ingrate, mais encore sujette rebelle, et j’ai à rendre compte, tout à la fois, et de votre bonheur perdu et de votre loyauté compromise. Mon départ vous sauvegarde, ma fuite vous innocente, et vous avez à dire : « Il n’y a pas à s’étonner qu’étant femme adultère, elle soit sujette déloyale. »
» Adieu, mon ami, adieu, mon père ! Quand vous voudrez vous faire une idée de ma souffrance, songez à ce que vous avez souffert vous-même. Vous n’avez que la douleur ; moi, j’ai le remords.
» Adieu, si vous m’oubliez et si je vous suis inutile !
» Mais, si vous avez jamais besoin de moi, au revoir !
» Votre enfant coupable, mais qui ne cessera jamais de croire en votre miséricorde,
« Luisa. »
Comme Luisa achevait ces derniers mots, Salvato rentra. Elle l’entendit, se retourna, lui tendit la lettre ; mais, en voyant le papier tout baigné de larmes et en comprenant ce qu’elle aurait à souffrir tandis qu’il lirait ce papier, il le repoussa.
Elle comprit cette délicatesse de son amant.
– Merci, mon ami, dit-elle.
Elle plia la lettre, la cacheta, mit l’adresse.
– Maintenant, dit-elle, comment faire passer cette lettre au chevalier San-Felice ? Vous comprenez bien, n’est-ce pas, qu’il faut qu’il la reçoive, lui et non pas un autre ?
– C’est bien simple, répondit Salvato, le commandant Massa a un sauf-conduit. Je vais le lui demander, et je porterai moi même la lettre au cardinal, avec prière de la faire passer à Palerme, en lui disant de quelle importance il est qu’elle arrive sûrement.
Luisa avait grand besoin de la présence de Salvato. Tant qu’il était là, sa voix écartait les fantômes qui l’assaillaient dès qu’il avait disparu. Mais, comme elle l’avait dit, il était nécessaire que cette lettre parvînt au chevalier.
Salvato monta à cheval : Massa, outre son sauf-conduit, lui donna un homme pour porter devant lui le drapeau blanc ; de sorte qu’il arriva sans accident au camp du cardinal.
Celui-ci n’était pas encore couché. À peine Salvato se fut-il nommé, que le cardinal ordonna de l’introduire auprès de lui.
Le cardinal le connaissait de nom. Il savait quels prodiges de valeur il avait faits pendant le siège. Brave lui-même, il appréciait les hommes braves.
Salvato lui exposa la cause de sa visite, et ajouta qu’il avait voulu venir en personne non seulement pour veiller à la sûreté de la lettre, mais encore pour voir l’homme extraordinaire qui venait d’accomplir l’œuvre de la restauration. Malgré le mal qu’à son avis cette restauration faisait, Salvato ne pouvait s’empêcher de reconnaître que le cardinal avait été tempérant dans la victoire, et que les conditions qu’il avait accordées étaient celles d’un vainqueur généreux.
Tout en recevant les compliments de Salvato, ce qu’il semblait faire avec toutes les apparences de l’orgueil satisfait, le cardinal jeta les yeux sur la lettre que lui recommandait Salvato, et y lut l’adresse du chevalier San-Felice.
Il tressaillit malgré lui.
– Cette lettre, demanda le cardinal, serait-elle, par hasard, de la femme du chevalier ?
– D’elle-même, Votre Éminence.
Le cardinal se promena un instant soucieux.
Puis, tout à coup, s’arrêtant devant Salvato :
– Cette dame, lui dit-il en le regardant fixement, vous intéresse-t-elle ?
Salvato ne put réprimer une expression d’étonnement.
– Oh ! dit le cardinal, ce n’est point une question de curiosité que je vous fais, et vous le verrez tout à l’heure ; d’ailleurs, je suis prêtre, et un secret qu’on me confie devient dès lors une confession sacrée.
– Oui, Votre Éminence, elle m’intéresse, et infiniment !
– Eh bien, alors, monsieur Salvato, comme une preuve de l’admiration que j’ai pour votre courage, laissez-moi vous dire tout bas, bien bas, que la personne à laquelle vous vous intéressez est cruellement compromise, et, si elle était dans la ville, et ne se trouvait point comprise dans la capitulation des forts, il faudrait la conduire immédiatement soit au château de l’Œuf, soit au Château-Neuf, et trouver moyen d’y antidater son entrée de cinq ou six jours.
– Mais, dans le cas contraire, Votre Éminence, aurait-elle encore à craindre ?
– Non, ma signature la couvrirait, je l’espère. Seulement, dans l’un ou l’autre cas, prenez toutes vos précautions pour qu’elle soit embarquée une des premières. Une personne très-puissante la poursuit et veut sa mort.
Salvato pâlit affreusement.
– La signora San-Felice, dit-il d’une voix étouffée, n’a pas quitté le Château-Neuf depuis le commencement du siège. Elle se trouve donc jouir du bénéfice de la capitulation que le général Massa a signée avec Votre Éminence. Je ne vous en remercie pas moins, monsieur le cardinal, de l’avis que vous m’avez donné et dont j’ai pris bonne note.
Salvato salua et s’apprêta à se retirer ; mais le cardinal lui posa la main sur le bras.
– Encore un mot, lui dit-il.
– J’écoute, Éminence, répliqua le jeune homme.
Quoi qu’en eût dit le cardinal, il était évident qu’il hésitait à parler et qu’un combat se livrait en lui.
Enfin, le premier mouvement l’emporta.
– Vous avez dans vos rangs, dit-il, un homme qui n’est point mon ami, mais que j’estime à cause de son courage et de son génie. Cet homme, je voudrais le sauver.
– Cet homme est condamné ? demanda Salvato.
– Comme la chevalière San-Felice, répliqua le cardinal.
Salvato sentit une sueur froide perler à la racine de ses cheveux.
– Et par la même personne ? demanda Salvato.
– Par la même personne, répéta le cardinal.
– Et Votre Éminence dit que cette personne est très-puissante ?
– Ai-je dit très-puissante ? Je me suis trompé alors : j’aurais dû dire toute-puissante.
– J’attends que Votre Éminence me nomme celui qu’elle honore de son estime et couvre de sa protection.
– François Caracciolo.
– Et que lui dirai-je ?
– Vous lui direz ce que vous voudrez ; mais, à vous, je vous dis que sa vie n’est en sûreté, ou plutôt ne sera en sûreté que lorsqu’il aura les deux pieds hors du royaume.
– Je remercie pour lui Votre Éminence, dit Salvato ; il sera fait selon ses désirs.
– On ne confie de pareils secrets qu’à un homme comme vous, monsieur Salvato, et on ne lui recommande pas le silence, tant on est certain qu’il en comprend la valeur.
Salvato s’inclina.
– Votre Éminence, demanda-t-il, a-t-elle d’autres recommandations à me faire ?
– Une seule.
– Laquelle ?
– De vous ménager, général. Les plus braves de mes hommes qui vous ont vu combattre vous ont accusé de témérité. Votre lettre sera remise au chevalier San-Felice, monsieur Salvato, je vous en jure ma foi.
Salvato comprit que le cardinal lui donnait congé. Il salua, et, toujours précédé de son homme portant un drapeau blanc, reprit tout rêveur le chemin du Château-Neuf.
Mais, avant d’y rentrer, Salvato s’arrêta au môle, descendit dans une barque et se fit conduire dans le port militaire, où Caracciolo s’était réfugié avec sa flottille.
Les marins s’étaient dispersés ; quelques-uns de ces hommes seulement qui ne quittent le pont de leur bâtiment qu’à la dernière extrémité, étaient restés à bord.
Il parvint à la chaloupe canonnière qui avait porté Caracciolo dans le combat du 13.
Trois hommes seulement se trouvaient à bord.
L’un d’eux était le contre-maître, vieux marin qui avait fait toutes les campagnes avec l’amiral.
Salvato le fit venir et l’interrogea.
Le matin même, l’amiral, voyant que le cardinal n’avait pas traité directement avec lui, et qu’il n’était pas compris dans la capitulation des forts, s’était fait mettre à terre, déguisé en campagnard, disant qu’on ne s’inquiétât point de son sort, et qu’en attendant qu’il pût quitter le royaume, il avait un asile sûr chez un de ses serviteurs, du dévouement duquel il était certain.
Salvato rentra au Château-Neuf, monta à la chambre de Luisa et la retrouva assise devant la table, la tête appuyée dans sa main, dans l’attitude même où il l’avait laissée.
CLI. La flotte anglaise §
C’était, on se le rappelle, le 24 juin au matin que les exilés napolitains, c’est-à-dire ceux qui croyaient qu’il y avait plus de sûreté pour eux à s’expatrier qu’à rester à Naples, devaient s’embarquer sur les bâtiments préparés et mettre à la voile pour Toulon.
Toute la nuit du 23 au 24 juin, en effet, on avait réuni une petite flotte de tartanes, de felouques, de balancelles que l’on avait approvisionnées de vivres. Mais le vent soufflait de l’ouest et mettait les navires dans l’impossibilité de gagner la haute mer.
Dès le point du jour, les tours du Château-Neuf étaient couvertes de fugitifs qui attendaient qu’un vent favorable fît donner le signal de l’embarquement. Les parents et les amis se tenaient sur les quais et échangeaient des signes avec leurs mouchoirs.
Au milieu de tous ces bras mouvants, de tous ces mouchoirs agités, on pouvait distinguer un groupe immobile et ne faisant de signes à personne, quoique l’un de ceux qui le composaient cherchât évidemment à reconnaître quelqu’un dans la foule stationnant au bord de la mer.
Les trois individus composant ce groupe étaient Salvato, Luisa et Michele.
Salvato et Luisa se tenaient debout appuyés l’un à l’autre : ils étaient seuls au monde, et tout l’un pour l’autre, et l’on voyait bien qu’ils n’avaient rien à faire avec cette foule qui encombrait les quais.
Michele, au contraire, cherchait deux personnes : sa mère et Assunta. Au bout de quelque temps, il reconnut sa vieille mère ; mais, soit que son père et ses frères l’empêchassent de venir à ce dernier rendez-vous, soit que son chagrin fut si vif qu’elle craignait que la vue de Michele ne le rendît insupportable, Assunta resta invisible, quoique le regard perçant de Michele s’étendît des premières maisons de la strada del Piliero à l’Immacolatella.
Tout à coup son attention, comme celle des autres spectateurs, fut détournée de cet objet, si attachant qu’il fût, pour se porter vers la haute mer.
En effet, derrière Capri, au plus lointain horizon, on voyait poindre de nombreuses voiles. Ayant le vent grand largue, ces voiles grandissaient et s’avançaient rapidement.
La première idée de tous les pauvres fugitifs, fut que c’était la flotte franco-espagnole qui venait leur porter secours, et l’on commença de déplorer la hâte avec laquelle on avait signé les traités.
Et, cependant, pas une voix n’osa hasarder la proposition de les annuler, ou, si cette idée se présenta à quelques esprits, ceux à qui elle s’était présentée, – les mauvaises pensées se présentent aux meilleurs esprits, – l’étouffèrent en eux sans la communiquer à leurs voisins.
Mais un de ceux qui, la lunette à la main, du haut de la terrasse de sa maison, voyaient s’avancer ces vaisseaux avec le plus d’inquiétude, c’était, sans contredit, le cardinal.
En effet, le matin même, par la voie de terre, le cardinal avait reçu, l’une du roi, l’autre de la reine, deux lettres dont nous donnerons des fragments. En les lisant, on verra dans quel embarras elles devaient mettre le cardinal.
« Palerme, 20 juin 1799.
» Mon éminentissime,
» Répondez-moi sur un autre point, qui me pèse véritablement au cœur, mais que, je vous l’avoue franchement, je crois impossible. On croit ici que vous avez traité avec les châteaux, et que, d’après ce traité, il sera permis à tous les rebelles d’en sortir sains et saufs, même à Caracciolo, même à Manthonnet, et de se retirer en France. De ce bruit, je n’en crois rien, comme vous pouvez bien le comprendre. Du moment que Dieu nous délivre, ce serait insensé à nous de laisser en vie ces vipères enragées, et spécialement Caracciolo, qui connaît tous les coins et tous les recoins de nos côtes. Ah ! si je pouvais rentrer à Naples avec les douze mille Russes qui m’avaient été promis, et que ce brigand de Thugut, notre ennemi juré, a empêché de se rendre en Italie ! Alors, je ferais ce que je voudrais. Mais la gloire de tout terminer est réservée à vous et à nos braves paysans, et cela, sans autre aide que celle de Dieu et de sa miséricorde infinie.
» Ferdinand B. »
Voici maintenant la lettre de la reine. Pas plus qu’au fragment que nous venons de citer, la traduction ne changera une syllabe.
On y reconnaîtra toujours le même génie hypocrite et persévérant.
« Je n’écris pas tous les jours à Votre Éminence, comme mon cœur en a cependant l’ardent désir, respectant ses opérations pénibles et multipliées, et ressentant la plus vive reconnaissance, je le proclame, pour les promesses de clémence et les exhortations à la soumission auxquelles les obstinés patriotes n’ont point voulu se rendre, – ce qui m’attriste fort pour les maux que cette obstination va produire, – mais qui doivent vous prouver de plus en plus qu’avec de semblables gens, il n’y pas d’espérance de repentir.
» En même temps que cette lettre vous arrivera, arrivera probablement Nelson, avec son escadre. Il intimera aux républicains l’ordre de se rendre sans conditions. On dit que Caracciolo échappera. Cela me ferait grand’peine, un pareil forban pouvant être horriblement dangereux pour Sa Majesté sacrée. C’est pourquoi je voudrais que ce traître fût mis hors d’état de faire le mal.
» Je sens combien doivent affliger votre cœur toutes les horreurs que Votre Éminence raconte à Sa Majesté, dans sa lettre du 17 de ce mois ; mais il me semble, quant à moi, que nous avons fait ce que nous avons pu, et que nous nous sommes mis un peu trop en frais de clémence pour de semblables rebelles, et qu’en traitant avec eux, nous ne ferons que nous avilir sans en rien tirer. On peut traiter, je vous le répète, avec Saint-Elme, qui est dans la main des Français ; mais, si les deux autres châteaux ne se rendent pas immédiatement à l’intimation de Nelson, et cela sans condition aucune, ils seront pris de vive force et traités comme ils le méritent.
» Une des premières et des plus nécessaires opérations à accomplir est de renfermer le cardinal-archevêque dans le couvent de Monte-Virgine ou dans quelque autre, pourvu qu’il soit hors de son diocèse. Vous comprenez qu’il ne peut plus être pasteur d’un troupeau qu’il a cherché à égarer par des pastorales factieuses, ni dispenser des sacrements dont il a fait un usage si abusif. En somme, il est impossible que celui qui a si indignement parlé et abusé de sa charge reste archevêque exerçant à Naples.
» Il y a – Votre Éminence ne l’oubliera point – beaucoup d’autres évêques dans le même cas que notre archevêque. Il y a La Torre, il y a Natale, de Vico-Equense, il y a Rossini, malgré son Te Deum ; mais celui-ci, à cause de sa pastorale imprimée à Tarente, et beaucoup d’autres rebelles reconnus, ne peuvent point rester au gouvernement de leurs églises, non plus que trois autres évêques qui ont dénoncé un pauvre prêtre, lequel n’avait commis d’autre crime que d’avoir crié : « Vive le roi ! » Ce sont des moines infâmes et des prêtres scélérats qui ont scandalisé jusqu’aux Français eux-mêmes, et j’insiste sur leur punition, parce que la religion, influant sur l’opinion publique, quelle confiance les peuples pourraient-ils avoir dans des prêtres prétendus pasteurs des peuples, en les voyant rebelles au roi ! Et jugez quel pernicieux effet ce serait pour ces mêmes peuples que de les voir, traîtres, rebelles et renégats, continuer d’exercer leur mandat sacré !
» Je ne vous parle pas de ce qui concerne Naples, puisque Naples n’est pas encore à nous. Tous ceux qui en viennent nous en racontent des horreurs. Cela m’a fait une véritable peine ; mais qu’y faire ? Je vis dans l’anxiété, attendant à tout moment la nouvelle que Naples est reprise et que le bon ordre y est rétabli. Alors, je vous parlerai de mes idées, les soumettant toujours aux talents, lumières et connaissances de Votre Éminence, connaissances, talents, lumières que j’admire chaque jour davantage et qui lui ont donné l’incroyable possibilité d’entreprendre sa glorieuse mission et de reconquérir sans argent et sans armée un royaume perdu. Il reste maintenant à Votre Éminence une gloire plus grande, celle de le réorganiser sur les bases d’une tranquillité vraie et solide ; et, avec ces sentiments d’équité et de reconnaissance que je dois à mon peuple fidèle, je laisse au cœur dévoué de Votre Éminence de réfléchir à ce qui est arrivé pendant ces six mois et de décider ce qu’elle a à faire, comptant sur toute sa pénétration.
» Les deux Hamilton accompagnent lord Nelson dans son voyage.
» J’ai vu hier la sœur de Votre Éminence et son frère Pepe Antonio, qui se porte à merveille.
» Que Votre Éminence soit convaincue que ma reconnaissance est tellement grande, qu’elle s’étend à tous ceux qui lui appartiennent, et que je reste, en outre, avec un cœur rempli de gratitude, sa vraie et éternelle amie,
» Caroline.
« 20 juin 1799. »
Ces deux lettres, suivies de l’arrivée de la flotte, donnaient au cardinal l’idée qu’il allait avoir, à l’endroit des traités, maille à partir avec Nelson ; tandis qu’au contraire, en voyant le nouveau bâtiment monté par le vainqueur d’Aboukir arborer le pavillon de la Grande-Bretagne, les patriotes, qui croyaient plus en la foi de l’amiral anglais qu’en celle de Ruffo, se réjouissaient d’avoir affaire à une grande nation, au lieu d’avoir affaire à un ramassis de bandits.
Du reste, au moment où Nelson venait d’arborer le pavillon rouge et de l’assurer par un coup de canon, du milieu de la fumée répandue aux flancs du vaisseau, on vit se détacher la yole du commandant.
Cette yole, qui portait deux officiers, un contremaître et dix rameurs, se dirigea en droite ligne sur le port de la Madeleine, et, dès lors, le cardinal n’eut plus aucun doute que ce fût lui que cherchassent les officiers qui montaient la yole.
En effet, ils abordèrent à la Marinella.
Voyant qu’ils s’informaient auprès des lazzaroni qui se tenaient sur le quai, et présumant que ces informations avaient pour but de connaître sa demeure, il envoya au-devant d’eux son secrétaire Sacchinelli, avec invitation de les amener près de lui.
Un instant après, on annonçait au cardinal les capitaines Ball et Troubridge, et les deux officiers faisaient leur entrée dans le cabinet de Son Éminence avec cette roideur particulière aux Anglais, roideur que ne diminuait en rien le grade éminent que Ruffo tenait dans la prélature catholique, Ball et Troubridge étant protestants.
Quatre heures sonnaient.
Troubridge, étant le plus ancien en grade, s’avança vers le cardinal, qui lui-même avait fait un pas au-devant des deux officiers, et lui remit un large pli orné d’un grand cachet rouge aux armes d’Angleterre47.
Le cardinal, modelant son maintien sur celui des deux messagers, fit un léger salut, brisa le cachet rouge, et lut ce qui suit :
« À bord du Foudroyant48, à trois heures de l’après midi, dans le golfe de Naples.
» Éminence,
» Milord Nelson me prie d’informer Votre Éminence qu’il a reçu du capitaine Foote, commandant la frégate le Sea-Horse, une copie de la capitulation que Votre Éminence a jugé à propos de faire avec les commandants de Saint-Elme, du Château-Neuf et du château de l’Œuf ; qu’il désapprouve entièrement ces capitulations, et qu’il est résolu à ne point rester neutre avec les forces imposantes qu’il a l’honneur de commander. En conséquence, il a expédié à Votre Éminence les capitaines Troubridge et Ball, commandant les vaisseaux de Sa Majesté Britannique le Culloden et l’Alexandre. Ces deux capitaines sont parfaitement informés des sentiments de milord Nelson et auront l’honneur de les faire connaître à Votre Éminence. Milord espère que Votre Éminence sera de la même opinion que lui, et que, demain, au point du jour, il pourra agir d’accord avec Votre Éminence.
» Leur but ne peut être que le même, c’est-à-dire de réduire l’ennemi commun et soumettre les sujets rebelles à la clémence de Sa Majesté Sicilienne.
» J’ai l’honneur de me dire,
» De Votre Éminence,
» Le très-humble et très-obéissant serviteur,
» W. Hamilton.
» Envoyé extraordinaire de Sa Majesté Britannique près Sa Majesté Sicilienne. »
À quelque opposition que Ruffo s’attendît, il n’avait jamais pensé que cette opposition dût se formuler d’une manière si positive et si insolente.
Il relut une seconde fois la lettre, écrite en français, c’est-à-dire dans la langue diplomatique ; la lettre était, en outre, signée, non-seulement du nom, mais encore de tous les titres de sir William, de sorte qu’il était évident que sir William parlait à la fois au nom de milord Nelson, et au nom de l’Angleterre.
Au moment où, comme nous l’avons dit, le cardinal achevait de relire cette lettre, le capitaine Troubridge, avec une légère inclination de tête, demanda :
– Votre Éminence a-t-elle lu ?
– J’ai lu, oui, monsieur, répondit le cardinal ; mais je vous avoue que je n’ai pas compris.
– Votre Éminence a dû voir, dans la lettre de sir William, qu’étant tout à fait au courant des intentions de milord Nelson, nous pouvions, le capitaine et moi, répondre à toutes les questions qu’elle daignerait nous faire.
– Je n’en ferai qu’une, monsieur.
Troubridge s’inclina légèrement.
– Suis-je, continua le cardinal, dépouillé de mon pouvoir de vicaire général, et milord Nelson en est-il revêtu ?
– Nous ignorons si Votre Éminence est destituée de ses pouvoirs de vicaire général et si milord Nelson en est revêtu ; mais nous savons que milord Nelson a pris les ordres de Leurs Majestés Siciliennes, qu’il a eu l’honneur de faire savoir ses intentions à Votre Éminence, et qu’en cas de difficultés, il a sous ses ordres douze vaisseaux de ligne pour les appuyer.
– Vous n’avez rien autre chose à me dire de la part de milord Nelson, monsieur ?
– Si fait. Nous avons à demander à Votre Éminence une réponse positive à cette question : Au cas d’une reprise d’hostilités contre les rebelles, milord Nelson pourrait-il compter sur la coopération de Votre Éminence ?
– D’abord, messieurs, il n’y a plus de rebelles, puisque les rebelles ont fait leur soumission entre mes mains ; et, du moment qu’il n’y a plus de rebelles, il est inutile de marcher contre eux.
– Milord Nelson avait prévu cette subtilité. Je poserai donc de sa part la question ainsi : Dans le cas où milord Nelson marcherait contre ceux avec lesquels Votre Éminence a traité, Votre Éminence fera-t-elle cause commune avec lui ?
– La réponse sera aussi claire que la demande, monsieur. Non-seulement ni moi ni mes hommes ne marcherons contre ceux avec lesquels j’ai traité, mais encore je m’opposerai de tout mon pouvoir à ce que la capitulation signée par moi soit violée.
Les officiers anglais échangèrent un coup d’œil : il était évident qu’ils s’attendaient à cette réponse et que c’était surtout celle-là qu’ils étaient venus chercher.
Le cardinal sentit le frisson de la colère courir par tout son corps.
Seulement, il pensa que la chose allait prendre une tournure tellement grave, qu’il ne devait conserver aucun doute, et qu’une explication avec lord Nelson était indispensable.
– Milord Nelson, ajouta-t-il, a-t-il prévu le cas où je désirerais avoir une conférence avec lui, et, dans ce cas, êtes-vous autorisés, messieurs, à me conduire à son bord ?
– Milord Nelson, monsieur le cardinal, ne nous a rien dit à ce sujet ; mais nous avons tout lieu de penser qu’une visite de la part de Votre Éminence lui ferait toujours honneur et plaisir.
– Messieurs, dit le cardinal, je n’attendais pas moins de votre courtoisie. Quand vous voudrez partir, je suis prêt.
Et il indiqua aux deux officiers la sortie de sa maison.
– C’est nous, répondit Troubridge, qui sommes prêts à suivre Votre Éminence. Si elle est prête, à elle-même de nous montrer le chemin.
Le cardinal descendit d’un pas rapide l’escalier qui conduisait à la cour, et, marchant droit au rivage, fit signe à la barque d’arriver.
La barque obéit ; le cardinal, dès qu’elle fut à sa portée, y sauta avec la légèreté d’un jeune homme et s’assit à la place d’honneur entre les deux officiers.
À l’ordre « Nagez ! » les dix avirons retombèrent à la mer, et la barque rasa le sommet des vagues avec la rapidité d’un oiseau.
CLII. La Némésis lesbienne §
Le cardinal était vêtu de sa robe de pourpre. Nelson, qui se tenait debout sur le pont du Foudroyant, la lunette appuyée sur son œil unique, le reconnut et le fit saluer de cent coups de canon.
En arrivant à l’escalier d’honneur, le cardinal vit Nelson qui l’attendait sur la première marche.
Tous deux se saluèrent, mais ne purent échanger une parole.
Nelson ne parlait ni italien ni français ; le cardinal comprenait l’anglais, mais ne le parlait pas.
Nelson indiqua au cardinal le chemin de sa cabine.
Il y trouva sir William et Emma Lyonna.
Il se rappela alors cette phrase de la lettre de la reine : « Les deux Hamilton accompagnent lord Nelson dans son voyage. »
Voici ce qui était arrivé :
Le capitaine Foote, qui avait été expédié par le cardinal pour porter à Palerme la capitulation, avait rencontré, à la hauteur des îles Lipari, la flotte anglaise, et, ayant reconnu le vaisseau de Nelson, à son pavillon d’amiral, il avait mis le cap droit sur lui.
De son côté, Nelson avait reconnu le Sea-Horse et ordonné de mettre en panne.
Le capitaine Foote descendit dans le canot et se rendit à bord du Foudroyant.
Le Van-Guard était tellement mutilé, qu’on avait reconnu qu’il ne pouvait naviguer plus longtemps, surtout avec des chances de combat, et nous avons déjà dit que Nelson avait transporté son pavillon à bord du nouveau vaisseau.
Foote, qui ne s’attendait point à rencontrer l’amiral, n’avait pas pris copie de la capitulation ; mais, l’ayant signée, l’ayant lue et même discutée avec la plus grande attention, il put non-seulement annoncer à Nelson la capitulation, mais encore lui dire les termes dans lesquels elle était conçue.
Dès les premiers mots qu’il prononça, le capitaine Foote put voir la figure de l’amiral s’assombrir. En effet, sur les insistances de la reine, et s’écartant pour elle des ordres de l’amiral Keith, qui lui ordonnait de marcher au-devant de l’escadre française et de la combattre, il venait à toutes voiles à Naples pour porter à Ruffo, de la part de Leurs Majestés Siciliennes, l’ordre de ne traiter avec les républicains sous aucun prétexte ; et voilà qu’au tiers du chemin, il apprenait qu’il arriverait trop tard, et que, depuis deux jours, la capitulation était signée.
Ce cas n’étant point prévu, Nelson devait attendre de nouvelles instructions. Il ordonna, en conséquence, au capitaine Foote de continuer son chemin en faisant force de voiles, tandis que lui mettrait en panne et l’attendrait pendant vingt-quatre heures.
Le capitaine Foote remonta sur son bâtiment, et, cinq minutes après le Sea-Horse fendait les flots avec la rapidité de l’animal dont il portait le nom.
Le même soir, il jetait l’ancre dans la rade de Palerme.
La reine habitait sa villa de la Favorite, située à une lieue à peu près de la ville qui s’est donnée à elle-même l’épithète d’heureuse.
Le capitaine sauta dans une voiture et se fit conduire à la Favorite.
Le ciel semblait un tapis d’azur, tout brodé d’étoiles ; la lune versait sur la ravissante vallée qui conduit à Castellamare des cascades de lumière argentée.
Le capitaine se nomma, dit qu’il arrivait de Naples, porteur de nouvelles importantes.
La reine était en promenade avec lady Hamilton : les deux amies étaient allées sur la plage respirer la double fraîcheur de la nuit et de la mer.
Le roi seul était à la villa.
Foote, qui connaissait la puissance exercée par Caroline sur son mari, hésitait pour décider s’il ne se mettrait point à la recherche de la reine, lorsqu’on vint dire au capitaine que le roi, ayant appris son arrivée, lui faisait dire qu’il l’attendait.
Dès lors, l’hésitation était tranchée : cette invitation du roi était un ordre. Le capitaine se rendit chez le roi.
– Ah ! c’est vous, capitaine ! dit le roi le reconnaissant ; on dit que vous apportez des nouvelles de Naples : sont-elles bonnes au moins ?
– Excellentes, sire, à mon avis, du moins, puisque je viens vous annoncer que la guerre est terminée, que Naples est prise, que, dans deux jours, il n’y aura plus un républicain dans votre capitale, et, dans huit jours, plus un Français dans votre royaume.
– Voyons, voyons, comment dites-vous cela ? répliqua Ferdinand. Plus un Français dans le royaume, cela va bien, – plus loin nous serons de ces animaux enragés, mieux vaudra ; – mais plus un patriote à Naples ! Où seront-ils donc ? au fond de la mer ?
– Pas tout à fait ; mais ils vogueront à pleines voiles pour Toulon.
– Diable, voilà qui m’est assez égal, à moi ; – pourvu qu’on m’en débarrasse, je ne demande pas mieux ni autre chose ! – mais je vous préviens, capitaine, que la reine ne sera pas contente. Et comment se fait-il qu’ils vogueront vers Toulon, au lieu d’être classés par catégories dans les prisons de Naples ?
– Parce que force a été au cardinal de capituler avec eux.
– Le cardinal a capitulé avec eux, après les lettres que nous lui avons écrites ? Et à quelles conditions a-t-il capitulé ?
– Sire, voici un pli renfermant une copie du traité certifiée conforme par le cardinal.
– Capitaine, donnez cela vous-même à la reine : je ne m’en charge pas. Peste ! la première personne sur laquelle elle mettra la main, après avoir lu votre dépêche, passera un mauvais quart d’heure !
– Le cardinal nous a fait voir ses pleins pouvoirs comme vicaire général de Votre Majesté, et c’est après avoir vu ces pleins pouvoirs que nous avons signé le traité avec lui et en même temps que lui.
– Vous avez signé avec lui, alors ?
– Oui, sire : moi au nom de la Grande-Bretagne ; M. Baillie au nom de la Russie, et Achmet-bey au nom de la Porte.
– Et vous n’avez exclu personne de la capitulation ?
– Personne.
– Diable ! diable ! Pas même Caracciolo ? pas même la San-Felice ?
– Personne.
– Mon cher capitaine, je fais mettre les chevaux à la voiture et je pars pour la Ficuzza : vous vous tirerez de là comme vous pourrez. Une amnistie générale, après une pareille rébellion ! Ça ne s’est jamais vu. Mais que vont dire mes lazzaroni si, pour les amuser, on ne leur pend pas au moins une douzaine de républicains ? Ils vont dire que je suis un ingrat.
– Et qui empêchera qu’on ne les pende ? demanda la voix impérieuse de Caroline, qui, ayant appris qu’un officier anglais, porteur de nouvelles importantes, venait d’arriver chez le roi, s’était dirigée vers l’appartement de son mari, était entrée sans être vue et avait entendu le regret exprimé par Ferdinand.
– Messieurs nos alliés, madame, qui ont traité avec les rebelles et qui, à ce qu’il paraît, leur ont assuré la vie sauve.
– Et qui a osé faire cela ? demanda la reine avec une telle rage, que l’on entendit grincer ses dents les unes contre les autres.
– Le cardinal, madame, répondit le capitaine Foote d’une voix calme et assurée, et nous avec lui.
– Le cardinal ! dit la reine en jetant un regard de côté à son mari comme pour lui dire : « Vous voyez ! voilà ce qu’a fait votre créature ! »
– Et Son Éminence, continua le capitaine, prie Votre Majesté de prendre connaissance de la capitulation.
Et, en même temps, il présenta le pli à la reine.
– C’est bien, monsieur, dit celle-ci ; nous vous remercions de la peine que vous avez prise.
Et elle lui tourna le dos.
– Pardon, madame, dit le capitaine Foote avec le même calme ; mais je n’ai accompli que la moitié de ma mission.
– Acquittez-vous au plus vite de l’autre moitié, monsieur, dit la reine : vous comprenez que j’ai hâte de lire cette curieuse pièce.
– J’achèverai de la façon la plus laconique qu’il me sera possible, madame. J’ai rencontré l’amiral Nelson à la hauteur des îles Lipari ; je lui ai dit la teneur de la capitulation : il m’a ordonné de prendre les ordres de Votre Majesté et de les lui reporter immédiatement.
La reine, aux premiers mots, s’était retournée, et, regardant le capitaine anglais, elle dévorait, haletante, chacune de ses paroles.
– Vous avez rencontré l’amiral ? s’écria-t-elle ; il attend mes ordres ? Alors, tout n’est point perdu. Venez avec moi, sire !
Mais ce fut vainement qu’elle chercha des yeux le roi : le roi avait disparu.
– Bon ! dit-elle, je n’ai besoin de personne pour faire ce qui me reste à faire !
Puis, se tournant vers le capitaine :
– Dans une heure, capitaine, vous aurez notre réponse.
Et elle sortit.
Un instant après ; on entendit retentir furieusement la sonnette de la reine.
C’était la marquise de San-Clemente qui était de service près de Caroline : elle accourut.
– Je vous annonce une bonne nouvelle, ma chère marquise, dit la reine : votre ami Nicolino ne sera pas pendu.
C’était la première fois que la reine, parlant à la marquise, faisait allusion aux amours de sa dame d’honneur.
Celle-ci reçut le coup en pleine poitrine, et, un instant, en fut suffoquée ; mais elle n’était pas femme à laisser sans réponse une pareille apostrophe.
– Je m’en félicite d’abord, dit-elle, mais ensuite j’en félicite Votre Majesté. Un Caracciolo tué ou pendu laisse toujours une terrible tache sur un règne.
– Non point quand ils soufflettent les reines ; car, alors, ils descendent au rang de crocheteurs49 ; non point quand ils conspirent contre les rois, car ils descendent au rang des traîtres.
– Je présume, répondit la marquise de San-Clemente, que Votre Majesté ne m’a point fait l’honneur de m’appeler près d’elle pour entamer avec moi une discussion historique ?
– Non, dit la reine : je vous ai fait appeler pour vous dire que, si vous voulez porter vous-même nos félicitations à votre amant, rien ne vous retient ici…
La San-Clemente salua en signe d’adhésion.
– Et ensuite, continua la reine, pour prévenir lady Hamilton que je l’attends à l’instant même.
La marquise sortit. La reine l’entendit donner l’ordre à son valet de pied de prévenir Emma Lyonna.
Elle alla vivement à la porte, et, la rouvrant avec colère :
– Pourquoi transmettez-vous cet ordre à un autre, marquise, quand c’est à vous que je l’ai donné ? cria-t-elle avec cette voix stridente qui annonçait chez elle le paroxysme de la colère.
– Parce que, n’étant plus au service de Votre Majesté, je n’ai d’ordre à recevoir de personne, pas même de la reine.
Et elle disparut dans les corridors.
– Insolente ! s’écria Caroline. Oh ! si je ne me venge pas, je mourrai de rage.
Emma Lyonna accourut, et trouva la reine se roulant sur un canapé, et mordant les coussins à belles dents.
– Ah ! mon Dieu !… qu’a donc Votre Majesté ? Qu’est-il arrivé ?
La reine, à sa voix, se redressa et bondit sur la belle Anglaise comme une panthère.
– Ce qui est arrivé, Emma ? Il est arrivé que, si tu ne viens pas à mon aide, la royauté est à jamais déshonorée, et que je n’ai plus qu’à retourner à Vienne et à y vivre en simple archiduchesse d’Autriche !
– Bon Dieu ! et moi qui accourais vers Votre Majesté toute joyeuse ! On me disait que tout était fini, que Naples était reprise, et j’étais sur le point d’écrire à Londres que l’on nous envoyât ce qu’il y avait de plus nouveau et de plus frais en robes de bal, pour les fêtes auxquelles je prévoyais que votre retour donnerait lieu !
– Des fêtes ! Si nous donnons des fêtes pour notre retour à Naples, on pourra les appeler les fêtes de la honte ! Des fêtes ! Il s’agit bien de fêtes ! Oh ! misérable cardinal !
– Comment, madame, s’écria Emma, c’est contre le cardinal que Votre Majesté se met dans une pareille colère ?
– Oh ! quand tu sauras ce que ce faux prêtre a fait !
– Il ne peut rien faire qui vous donne le droit de tuer vous-même, comme vous le faites, votre chère beauté. Qu’est-ce que ces rougeurs sur vos beaux bras ? Ces traces de vos dents, laissez-moi les enlever avec mes lèvres. Qu’est que ces larmes qui brûlent vos beaux yeux ? Laissez-moi les sécher avec mon haleine. Qu’est-ce que ces morsures qui ensanglantent vos lèvres ? Laissez-moi recueillir ce sang avec mes baisers. Oh ! la méchante reine, qui fait grâce à tous, excepté à elle !
Et, tout en parlant, lady Hamilton promenait sa bouche des bras de Caroline à ses yeux, et de ses yeux à ses lèvres !
Le sein de la reine se gonfla comme si à la colère venait se joindre un sentiment plus doux, mais non moins puissant.
Elle jeta son bras autour du cou d’Emma et l’entraîna avec elle sur un canapé.
– Oh ! oui, toi seule m’aimes ! dit-elle en lui rendant ses caresses avec une espèce de fureur.
– Et je vous aime pour tous, répondit Emma à demi étouffée par les étreintes de la reine, croyez-le bien, ma royale amie !
– Eh bien, si tu m’aimes véritablement, dit la reine, le moment est venu de m’en donner la preuve.
– Que Votre chère Majesté donne ses ordres, et j’obéirai : voilà tout ce que je puis lui dire.
– Tu sais ce qui arrive, n’est-ce pas ?
– Je sais qu’un officier anglais est venu vous apporter, de la part du cardinal, une capitulation.
– Tiens ! dit la reine en montrant des fragments de papier épars et froissés sur le tapis, la voilà, sa capitulation ! Oh ! traiter avec ces misérables ! leur garantir la vie sauve ! leur donner des bâtiments pour les conduire à Toulon ! Comme si l’exil était une punition suffisante pour le crime qu’ils ont commis ! Et cela, cela, continua la reine avec un redoublement de rage, lorsque j’avais écrit de ne faire grâce à personne !
– Pas même au beau Rocca-Romana ? demanda Emma en souriant.
– Rocca-Romana, dit la reine, a racheté sa faute en revenant à nous. Mais il ne s’agit point de cela, continua la reine en pressant Emma sur sa poitrine. Écoute ! un espoir me reste, et, je te l’ai dit, cet espoir repose tout entier sur toi.
– Alors, ma belle reine, dit Emma écartant les cheveux de Caroline et l’embrassant au front, si tout dépend de moi, rien n’est perdu.
– De toi… et de Nelson, dit la reine.
Un sourire d’Emma Lyonna répondit à Caroline plus éloquemment que n’eussent pu le faire des paroles, si affirmatives qu’elles fussent.
– Nelson, continua la reine, n’a point signé au traité : il faut qu’il refuse de le ratifier.
– Mais je croyais qu’en son absence, le capitaine Foote avait signé en son nom ?
– Eh ! justement, là sera sa force. Il dira que, n’ayant pas donné de pouvoirs au capitaine Foote, le capitaine Foote n’avait point le droit de faire ce qu’il a fait.
– Eh bien ? demanda Emma.
– Eh bien, il faut que tu obtiennes de Nelson, – et ce sera pour toi chose facile, enchanteresse ! – il faut que tu obtiennes de Nelson qu’il fasse, de cette capitulation, ce que j’en ai fait, – qu’il la déchire.
– On essayera, dit lady Hamilton avec son sourire de sirène. Mais où est-il, Nelson ?
– Il croise à la hauteur des îles Lipari ; il attend Foote avec mes ordres : eh bien, ces ordres, c’est toi qui iras les lui porter. Crois-tu qu’il sera heureux de te voir ? crois-tu que ces ordres, il aura l’idée de les discuter, quand ils tomberont un à un de ta bouche ?
– Et les ordres de Votre Majesté sont… ?
– Pas de traité, pas de grâce. Comprends-tu ? Un Caracciolo, par exemple, qui nous a insultés, qui m’a trahie ! cet homme s’en va, sain et sauf, prendre du service, en France peut-être, pour revenir contre nous et débarquer les Français dans quelque coin de notre royaume qu’il saura sans défense ! Est-ce que tu ne veux pas comme moi qu’il meure, cet homme, dis ?
– Moi, je veux tout ce que ma reine veut.
– Eh bien, ta reine, qui connaît ton bon cœur, veut que tu lui jures de ne te laisser attendrir par aucune prière, par aucune supplication. Jure-moi donc que, visses-tu à tes genoux les mères, les sœurs, les filles des condamnés, tu répondrais ce que je répondrais moi-même : « Non ! non ! non ! »
– Je vous jure, ma chère reine, d’être aussi impitoyable que vous.
– Eh bien, c’est tout ce qu’il me faut. Oh ! chère lady de mon cœur ! c’est à toi que je devrai le plus beau diamant de ma couronne, la dignité ; car, je te le jure à mon tour, si ce honteux traité tenait, je ne rentrerais jamais dans ma capitale !
– Et maintenant, dit Emma en riant, tout est arrangé, sauf une tout petite chose. Je ne suis pas gênée par sir William ; cependant je ne puis ainsi courir les mers toute seule et rejoindre Nelson sans lui.
– Je m’en charge, dit la reine : je lui donnerai une lettre pour Nelson.
– Et à moi, que me donnerez-vous ?
– Ce baiser d’abord (la reine appuya passionnément ses lèvres sur celles d’Emma), puis ensuite tout ce que tu voudras.
– C’est bien, dit Emma en se levant. À mon retour, nous réglerons nos comptes.
Puis, faisant une révérence cérémonieuse à la reine :
– Quand Votre Majesté l’ordonnera, dit-elle : son humble servante est prête.
– Il n’y a pas une minute à perdre : j’ai promis à cet idiot d’Anglais que, dans une heure, il aurait ma réponse.
– Je reverrai la reine ?
– Je ne te quitterai qu’au moment où tu monteras dans la barque.
La reine, ainsi qu’elle l’avait prévu n’eut pas de peine à déterminer sir William à se charger de son refus, et, une heure après avoir quitté le capitaine Foote, elle l’invitait à recevoir à bord du Sea-Horse sir William, chargé de ses ordres écrits.
Mais les véritables ordres étaient ceux qu’Emma avait reçus entre deux baisers et qu’elle devait, de la même manière, transmettre à Nelson.
Comme elle le lui avait promis, la reine ne quitta lady Hamilton que sur le quai de Palerme, et, tant qu’elle put l’apercevoir dans l’obscurité, elle continua de la saluer en agitant son mouchoir.
Voilà comment sir William Hamilton et Emma Lyonna, étaient à bord du Foudroyant.
On a vu par la lettre qu’avait reçue le cardinal, que la belle ambassadrice avait complétement réussi dans sa mission.
Le cardinal, en entrant dans la cabine de l’amiral anglais, avait jeté un coup d’œil rapide sur les deux personnes qu’elle renfermait.
Sir William était assis dans un fauteuil, devant une table sur laquelle se trouvaient de l’encre, des plumes, du papier, et, sur ce papier, les morceaux de la capitulation déchirée par la reine.
Emma Lyonna était couchée sur un canapé, et, comme on était aux mois chauds de l’année, se faisait de l’air avec une éventail de plumes de paon.
Nelson, entré derrière le cardinal, lui montra un fauteuil et s’assit en face de lui sur l’affût d’un canon, ornement guerrier de sa cabine.
En voyant entrer le cardinal, sir William s’était levé ; mais Emma Lyonna s’était contentée de lui faire une simple inclination de tête.
Sur le pont, la réception faite au cardinal Ruffo par l’équipage, et cela, malgré les cent coups de canon dont on avait salué sa venue, n’avait guère été plus polie, et, si le cardinal eût aussi bien compris la langue parlée par les matelots qu’il comprenait la langue écrite par Pope et par Milton, il eût certes porté plainte à l’amiral des insultes faites à sa robe et à son caractère, et dont une des moins graves, que Nelson avait fait semblant de ne pas entendre, était : « À la mer, le homard papiste ! »
Ruffo salua les deux époux d’un air moitié sabre et moitié chapelet, et, s’adressant à l’ambassadeur d’Angleterre :
– Sir William, dit-il, je suis heureux de vous rencontrer ici, non-seulement parce que vous allez, je l’espère du moins, servir d’interprète entre milord Nelson et moi, mais encore parce que la lettre que Votre Seigneurie m’a fait l’honneur de m’écrire vous engage vous-même dans la question et y engage le gouvernement que vous représentez.
Sir William s’inclina.
– Que Votre Éminence, répondit-il, veuille bien dire à milord Nelson ce qu’elle a à répondre à cette lettre, et j’aurai l’honneur de traduire aussi fidèlement que possible à Sa Grâce la réponse de Votre Éminence.
– J’ai à répondre que, si milord était arrivé plus tôt dans la baie de Naples, et eût été mieux renseigné sur les événements qui s’y sont passés, au lieu de désapprouver les traités, il les eût signés comme moi et avec moi.
Sir William transmit cette réponse à Nelson, qui secoua la tête avec un sourire de dénégation.
Ce signe n’avait pas besoin d’être traduit. Ruffo se mordit les lèvres.
– Je persiste à croire, continua le cardinal, que milord Nelson ou ne sait rien ou a été mal conseillé. Dans l’un et l’autre cas, c’est à moi de l’édifier sur la situation.
– Édifiez-nous, monsieur le cardinal. En tout cas, la chose ne sera point difficile. L’édification, par la parole ou par l’exemple est un de vos devoirs.
– J’y tâcherai, dit le cardinal avec son fin sourire, quoique j’aie le malheur de parler à des hérétiques ; ce qui m’ôte, vous en conviendrez, plus de la moitié de ma chance.
Ce fut à sir William de se mordre les lèvres.
– Parlez, dit-il ; nous vous écoutons.
Alors, le cardinal commença en français, la seule langue, au reste, que l’on eût parlée jusque-là, la narration des événements du 13 et du 14 juin. Il dit le terrible combat contre Schipani, la défense du curé Toscano et de ses Calabrais, qui avaient préféré se faire sauter plutôt que se rendre. Il fit, avec une fidélité rare, le bulletin de chaque jour, depuis la journée du 14 jusqu’à cette meurtrière sortie de la nuit du 18 au 19, dans laquelle les républicains avaient encloué les batteries de la ville, égorgé, depuis le premier jusqu’au dernier homme, tout un bataillon d’Albanais ; avaient jonché de morts la rue de Tolède et avaient perdu seulement une douzaine d’hommes. Enfin, il en arriva à la nécessité où il s’était vu de proposer une trêve et de signer un armistice, dans la conviction où il était qu’un second échec éprouvé découragerait les sanfédistes, qu’il devait avouer être bien plutôt des hommes de pillage que des soldats gardant leurs rangs dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. Il ajouta qu’ayant su par le roi lui-même qu’une flotte franco-espagnole parcourait la Méditerranée, il avait craint que cette flotte ne se dirigeât vers le port de Naples ; ce qui remettait tout en question. Il s’était hâté, surtout dans cette prévision, voulant être maître des forts pour tenir le port en état de défense. Enfin, il termina en disant que, la capitulation ayant été faite volontairement et de bonne foi des deux côtés, devait être religieusement observée, et qu’agir d’une autre façon serait manquer au droit des gens.
Sir William traduisit à Nelson ce long plaidoyer en faveur de la foi due aux traités ; mais, lorsqu’il en fut à la crainte qu’avait eue le cardinal de voir arriver la flotte française dans la rade de Naples, Nelson interrompit le traducteur, et, avec l’accent de l’orgueil blessé :
– Monsieur le cardinal ne savait-il point, dit-il, que j’étais là, et craignait-il que je ne laissasse passer la flotte française pour venir prendre Naples ?
Sir William s’apprêta à traduire la réponse de l’amiral anglais ; mais le cardinal avait prêté une telle attention aux paroles que celui-ci venait de prononcer, qu’avant que l’ambassadeur eût eu le temps d’ouvrir la bouche :
– Votre Grâce, dit-il, a bien laissé passer une première fois la flotte française qui prit Malte : le même accident pouvait lui arriver une seconde fois.
Nelson se mordit lèvres ; Emma Lyonna resta muette et immobile comme une statue de marbre : elle avait laissé retomber son éventail de plumes, et, appuyée sur son coude, elle semblait une copie de l’Hermaphrodite Farnèse. Le cardinal jeta un regard sur elle, et il lui sembla, derrière ce masque impassible, voir le visage courroucé de la reine.
– J’attends une réponse de milord, insista froidement le cardinal ; une question n’est point une réponse.
– Cette réponse, je la ferai pour Sa Grâce, répliqua sir William : Les souverains ne traitent pas avec leurs sujets rebelles.
– Il est possible, reprit Ruffo, que les souverains ne traitent pas avec leurs sujets rebelles ; mais, une fois que les sujets rebelles ont traité avec leurs souverains, le devoir de ceux-ci est de respecter les traités.
– Cette maxime, répondit l’amiral anglais, est peut-être celle de M. le cardinal Ruffo ; mais, à coup sûr, elle n’est pas celle de la reine Caroline, et, si M. le cardinal doute, malgré notre affirmation, vous pouvez lui montrer les morceaux du traité déchirés par la reine, morceaux ramassés de la main de lady Hamilton sur le parquet de la chambre à coucher de Sa Majesté, et apportés par elle à bord du Foudroyant. Je ne sais quelles instructions Son Éminence a reçues comme vicaire général ; mais, quant à moi (et il montra du doigt le traité déchiré), voilà celles que j’ai reçues comme amiral commandant la flotte.
Lady Hamilton fit de la tête un imperceptible signe d’approbation, et, plus que jamais, le cardinal parut convaincu qu’elle représentait dans cette conférence sa royale amie.
Or, comme il vit que Nelson donnait raison à Hamilton, qu’il comprit qu’il s’agissait dans cette circonstance d’entrer en lutte non-seulement avec Hamilton, qui n’était que l’écho de sa femme, mais encore avec cette bouche de pierre qui apportait la mort de la part de la reine, et qui, comme la mort, était muette, il se leva et, s’avançant vers la table devant laquelle était assis Hamilton, déploya un des fragments du traité froissé par les mains fiévreuses de Caroline, et reconnut d’autant mieux que c’était un morceau de ce traité, que c’était la portion qui contenait son cachet et sa signature.
– Qu’avez-vous à répondre à cela, monsieur le cardinal ? demanda avec un sourire railleur l’ambassadeur d’Angleterre.
– Je répondrai, monsieur, dit le cardinal, que, si j’étais roi, j’aimerais mieux déchirer de mes mains mon manteau royal qu’un traité signé en mon nom par l’homme qui viendrait de reconquérir mon royaume.
Et il laissa dédaigneusement retomber sur la table le morceau de papier qu’il tenait à la main.
– Mais enfin, reprit avec impatience l’ambassadeur, vous regardez, je l’espère, le traité comme déchiré, non-seulement matériellement, mais encore moralement.
– Immoralement, voulez-vous dire !
Nelson, voyant que la discussion se prolongeait, et ne pouvant juger du sens des paroles que par la physionomie des interlocuteurs, se leva à son tour, et, s’adressant à sir William :
– Il est inutile de discuter plus longtemps, dit-il. Si nous devons nous battre à coups de sophismes et d’arguties, certainement le cardinal l’emportera sur l’amiral. Contentez-vous donc, mon cher Hamilton, de demander à Son Éminence si elle s’obstine, oui ou non, à maintenir les traités.
Sir William répéta à Ruffo la demande de Nelson traduite en français. Ruffo l’avait comprise, à peu près ; mais l’importance de la question était telle, qu’il ne voulait répondre qu’après l’avoir comprise tout à fait.
Et, comme sir William accentuait soigneusement la dernière phrase :
– Les représentants des puissances alliées étant intervenus dans le traité que Votre Seigneurie veut rompre, dit-il en s’inclinant, je ne puis répondre que pour mon compte, et cette réponse, je l’ai déjà faite à MM Troubridge et Ball.
– Et cette réponse est… ? demanda sir William.
– J’ai engagé ma signature et, en même temps que ma signature, mon honneur. Autant qu’il sera en mon pouvoir, je ne laisserai faire tache ni à l’une ni à l’autre. Quant aux honorables capitaines qui ont signé le traité en même temps que moi, je leur transmettrai les intentions de milord Nelson, et ils sauront ce qu’ils ont à faire. Cependant, comme, en pareille matière, un mot mal rapporté suffit à changer le sens de toute une phrase, je serais obligé à milord Nelson, de me donner par écrit son ultimatum.
La requête de Ruffo fut transmise à l’amiral.
– Dans quelle langue Son Éminence désire-t-elle que cet ultimatum soit écrit ? demanda Nelson.
– En anglais, répondit le cardinal : je lis l’anglais, et le capitaine Baillie est Irlandais. D’ailleurs, je tiens à avoir une pièce si importante écrite tout entière de la main de l’amiral.
Nelson fit un signe de tête indiquant qu’il ne voyait aucun inconvénient à satisfaire aux désirs du cardinal, et, de cette écriture renversée particulière aux gens qui écrivent de la main gauche, il traça les lignes suivantes, que nous regrettons de ne point avoir fait autographier tandis que nous étions à Naples et que nous avions l’original sous les yeux :
« Le grand amiral lord Nelson est arrivé Le 24 juin avec la flotte britannique dans la baie de Naples, où il a trouvé qu’un traité avait été conclu avec les rebelles, traité qui, selon lui, ne peut recevoir son exécution qu’après avoir été ratifié par Leurs Majestés Siciliennes.
» H. Nelson. »
L’ambassadeur prit la déclaration des mains de l’amiral anglais et s’apprêta à la lire au cardinal ; mais celui-ci fit signe que la chose était inutile, la prit, à son tour, des mains de l’ambassadeur, la lut et, saluant, une fois sa lecture terminée :
– Milord, dit-il, il me reste maintenant une dernière grâce à vous demander : c’est de me faire conduire à terre.
– Que Votre Éminence veuille bien monter sur le pont, répondit l’amiral, et les mêmes hommes qui l’ont amenée auront l’honneur de la reconduire.
Et, en même temps, l’amiral indiquait de la main l’escalier à Ruffo.
Ruffo monta les quelques marches qu’il avait devant lui et se trouva sur le pont.
Nelson se tint sur la première marche de l’escalier d’honneur jusqu’à ce que le cardinal fût dans la barque. Ils échangèrent alors un froid salut. La barque se détacha du bâtiment et s’éloigna. Mais les canons qui, selon le cérémonial d’usage, eussent dû saluer le départ du même nombre de coups que l’arrivée, restèrent silencieux.
L’amiral suivit quelque temps des yeux le cardinal ; mais bientôt une petite main s’appuya sur son épaule, tandis qu’un souffle murmurait à son oreille :
– Mon cher Horatio !
– Ah ! c’est vous, milady ! dit Nelson en tressaillant.
– Oui… L’homme que nous avons fait prévenir est là.
– Quel homme ? demanda Nelson.
– Le capitaine Scipion Lamarra.
– Et où est-il ?
– On l’a fait entrer chez sir William.
– Apporte-t-il des nouvelles de Caracciolo ? demanda vivement Nelson.
– Je n’en sais rien, mais c’est probable. Seulement, il a cru prudent de se cacher, pour ne pas être reconnu du cardinal, dont il est un des officiers d’ordonnance.
– Allons le rejoindre. À propos, avez-vous été content de moi, milady ?
– Vous avez été admirable, et je vous adore.
Et, sur cette assurance, Nelson prit tout joyeux la chemin de l’appartement de sir William.
CLIII. Où le cardinal fait ce qu’il peut pour sauver les patriotes, et où les patriotes font ce qu’ils peuvent pour se perdre. §
Comme nous ne saurions manquer d’apprendre bientôt ce qui se passa entre l’amiral Nelson et le capitaine Scipion Lamarra, suivons le cardinal, qui revient à terre avec l’intention bien positive, ainsi qu’il l’a dit à Nelson, de maintenir le traité envers et contre tous.
En conséquence, aussitôt rentré dans sa maison du pont de la Madeleine, il appela près de lui le ministre Micheroux, le commandant Baillie et le capitaine Achmet. Il leur raconta comment le capitaine Foote avait, sur son chemin, rencontré l’amiral, et comment il avait ramené de Palerme, à bord du Foudroyant, sir William et Emma Lyonna, laquelle avait rapporté, pour toute réponse de la reine, le traité déchiré par elle. Après quoi, il leur raconta son entrevue avec Nelson, sir William et lady Hamilton, et leur demanda s’ils auraient le honteux courage de consentir à la violation d’un traité dans lequel ils étaient intervenus comme ministres plénipotentiaires de leurs souverains.
Les trois représentants, – celui du roi de Sicile, Micheroux, – celui de Paul Ier, Baillie, – celui du sultan Selim, Achmet, – montrèrent tous trois, à cette proposition, une indignation égale.
Alors, séance tenante, le cardinal appela son secrétaire Sacchinelli, et, en son nom et en celui des trois signataires de la capitulation, rédigea la protestation suivante.
Est-il besoin de dire que cette pièce, comme toutes les autres qui ont été publiées dans ce livre – fait partie des correspondances secrètes retrouvées par nous dans les tiroirs réservés du roi Ferdinand II ?
La voici, sans autre changement que sa traduction en français :
« Le traité de la capitulation des châteaux de Naples est utile, nécessaire et honorable aux armes du roi des Deux-Siciles et de ses puissants alliés, le roi de la Grande-Bretagne, l’empereur de toutes les Russies et le sultan de la Sublime Porte ottomane, attendu que, sans autre effusion de sang, a été terminée par ce traité la guerre civile et meurtrière qui s’était élevée entre les sujets de Sa Majesté, et que ce traité a pour résultat l’expulsion de l’ennemi commun.
» En outre, ce traité ayant été solennellement conclu entre les commandants des châteaux et les représentants desdites puissances, ce serait commettre un abominable attentat contre la foi publique que de le violer ou même de ne pas le suivre exactement. En suppliant lord Nelson de le reconnaître, les représentants desdites puissances déclarent être irrévocablement déterminés à l’exécuter de point en point, et ils font responsable de sa violation devant Dieu et devant les hommes quiconque s’opposera à son exécution. »
Ruffo signa, et les trois autres signèrent après lui.
En outre, Micheroux, qui craignait avec raison des représailles contre les otages, attendu que, parmi ces otages, il avait un parent, le maréchal Micheroux ; en outre, Micheroux, disons-nous, tint à porter lui-même cette remontrance à bord du Foudroyant. Mais tout fut inutile : Nelson ne voulut, ni de vive voix ni par écrit, rien affirmer au nom de Ferdinand. Et, en effet, lui-même ignorait quelles étaient les intentions définitives du roi, puisque, pour échapper aux premiers éclats de colère de la reine, Ferdinand avait, comme on l’a vu, fait mettre les chevaux à sa voiture et s’était réfugié à la Ficuzza.
Mais, pour Ruffo, la chose était claire, et les lettres qu’il avait reçues du roi et de la reine lui avaient indiqué le chemin que ceux-ci comptaient suivre ; et, s’il eût conservé le moindre doute à cet égard, la muette mais inflexible Emma Lyonna, sphinx chargé de garder le secret de la reine, les eût dissipés.
La matinée du 25 juin se passa en continuelles allées et venues du Foudroyant au quartier général et du quartier général au Foudroyant. Troubridge et Ball, de la part de Nelson, et Micheroux, de la part du cardinal, furent les ambassadeurs inutiles de cette longue conférence ; nous disons inutiles parce que Nelson et Hamilton, inspirés tous deux par le même génie, se montrèrent de plus en plus obstinés dans la rupture du traité et dans la reprise des hostilités, tandis que le cardinal s’obstinait de plus en plus à faire respecter la capitulation.
Ce fut alors que le cardinal, ne voulant pas être confondu avec les violateurs du traité, prit la résolution d’écrire au général Massa, commandant du Château-Neuf, un billet de sa propre main.
Il était conçu en ces termes :
« Bien que les représentants des puissances alliées tiennent pour sacré et inviolable le traité signé entre nous pour la reddition des châteaux, le contre-amiral Nelson, commandant de la flotte anglaise, ne veut pas néanmoins le reconnaître ; et, comme il est loisible aux patriotes des châteaux de faire valoir en leur faveur l’article 5, et, comme ont fait les patriotes de San-Martino, qui sont presque tous partis par terre, de choisir ce moyen de salut, je leur fais cette ouverture et leur donne cet avis, ajoutant que les Anglais qui commandent le golfe n’ont aucun poste ni aucunes troupes qui puissent empêcher les garnisons des châteaux de se retirer par terre.
» F., cardinal Ruffo. »
Le cardinal espérait ainsi sauver les républicains. Mais, par malheur, ceux-ci, dans leur aveuglement, tenaient Ruffo pour leur plus cruel ennemi. Ils crurent donc que sa proposition cachait quelque piège ; et, après une délibération, dans laquelle Salvato insista vainement pour que l’on acceptât la proposition de Ruffo, on résolut, à une majorité immense, de la refuser, et, au nom de tous les patriotes, Massa répondit la lettre suivante :
LIBERTÉ ÉGALITÉ
Le général Massa, commandant de l’artillerie et du Château-Neuf.
« 26 juin 1799.
» Nous avons donné à votre lettre l’interprétation qu’elle méritait. Fermes dans notre devoir, nous observerons religieusement les articles du traité convenu, convaincus qu’un même lien oblige tous les contractants solennellement intervenus pour la rédaction et la signature de ce traité. Au reste, nous ne serons, quelque chose qui arrive, ni surpris ni intimidés, et nous saurons, si l’on nous y contraint par la violence, reprendre l’attitude hostile que nous avons volontairement quittée. Et, d’ailleurs, notre capitulation ayant été dictée par le commandant du château Saint-Elme, nous demandons une escorte pour accompagner le messager que nous enverrons conférer de votre ouverture avec le commandant français, – conférence après laquelle nous vous donnerons une réponse plus précise.
» Massa. »
Le cardinal, au désespoir de voir ses intentions si mal interprétées, envoya à l’instant même l’escorte demandée, chargeant le chef de cette escorte, qui n’était autre que de Cesare, d’affirmer aux patriotes, sur son honneur, qu’ils se perdaient en ne profitant point du conseil qu’il leur donnait.
Salvato fut choisi pour aller discuter avec Mejean sur ce qu’il y avait de mieux à faire dans cette grave circonstance.
C’était la troisième fois que Salvato et Mejean se retrouvaient en face l’un de l’autre.
Salvato, seulement, ne l’avait pas revu depuis le jour où Mejean avait, vis-à-vis de lui, abordé franchement la question de vendre sa protection aux Napolitains cinq cent mille francs, proposition qui, on se le rappelle, avait été si généreusement appuyée par Salvato, et qu’un faux point d’honneur avait fait repousser par le directoire.
Mejean avait, dans toutes les conférences qui avaient eu lieu pour la signature du traité, paru avoir oublié le honteux refus qu’il avait essuyé. Il avait longuement et obstinément discuté chaque article, et les patriotes reconnaissaient que c’était grâce à sa patiente obstination qu’ils avaient eu le bonheur d’obtenir des conditions que les plus optimistes d’entre eux étaient à cent lieues d’espérer.
Cette aide qu’il leur avait si gracieusement prêtée, rien, du moins, ne leur donnait soupçon du contraire, avait rendu au colonel Mejean la confiance des patriotes.
D’ailleurs, leur intérêt voulait qu’ils ne se brouillassent pas avec lui. Il pouvait, en prenant parti pour eux, les sauver ; en prenant parti contre eux, les anéantir.
Mejean, en apprenant que c’était Salvato qui lui était envoyé, fit sortir tout le monde ; il ne voulait point que qui que ce fût restât à portée d’entendre les allusions que Salvato pouvait faire aux conditions qu’il avait mises à sa protection.
Il salua le jeune homme avec une politesse pleine de déférence et lui demanda à quel heureux motif il devait le bonheur de sa visite.
Salvato lui répondit en lui remettant le billet du cardinal, et le pria, au nom des patriotes, de leur donner un avis, ceux-ci promettant de s’y conformer.
Le colonel lut et relut avec la plus grande attention le billet du cardinal ; puis, prenant une plume, au-dessous de sa signature, il écrivit un fragment de ce vers latin si significatif et si connu :
Timeo Danaos et dona ferentes.
Ce qui veut dire : « Je crains les Grecs, même lorsqu’ils portent des présents. »
Salvato lut les cinq mots écrits par le colonel Mejean.
– Colonel, lui dit-il, je suis d’un avis tout opposé au vôtre, et cela m’est d’autant plus permis que, seul avec Dominique Cirillo, j’ai appuyé la proposition de prendre vos cinq cents hommes à notre service et de les payer mille francs chaque homme.
– Cinq cents francs, général ; car je m’engageais à faire venir cinq cents autres Français de Capoue. Vous voyez qu’ils ne vous eussent point été inutiles.
– C’était si bien mon opinion, que j’ai offert cinq cent mille francs sur ma propre fortune.
– Oh ! oh ! vous êtes donc millionnaire, mon cher général ?
– Oui ; mais, malheureusement, ma fortune est en terres. Il fallait emprunter de gré ou de force, en attendant, sur ce gage, mais attendre la fin de la guerre pour les rendre.
– Pourquoi ? dit d’un ton railleur Mejean. Rome n’a-t-elle pas mis en vente et vendu un tiers au-dessus de sa valeur le champ sur lequel était campé Annibal ?
– Vous oubliez que nous sommes des Napolitains du temps de Ferdinand, et non des Romains du temps de Fabius.
– De sorte que vous êtes resté maître de vos fermes, de vos forêts, de vos vignes, de vos troupeaux ?
– Hélas ! oui.
– O fortunatos nimium sua si bona norint, agricolas ! continua le colonel d’un ton railleur.
– Cependant, monsieur le colonel, je suis encore assez riche d’argent comptant pour vous demander quelle somme vous demanderiez par chaque personne qui, ne se fiant pas à Nelson, viendrait vous demander une hospitalité que vous garantiriez sur l’honneur ?
– Vingt mille francs ; est-ce trop, général ?
– Quarante mille francs pour deux, alors ?
– Vous êtes libre de marchander si vous trouvez que c’est trop cher.
– Non : les deux personnes pour lesquelles je négocie cette affaire avec vous… car c’est une affaire ?
– Une espèce de contrat synallagmatique, comme nous disons, nous autres comptables ; car il faut vous dire que je suis excellent comptable, général.
– Je m’en suis aperçu, colonel, dit en riant Salvato.
– C’est donc, comme j’avais l’honneur de vous le dire, une espèce de contrat synallagmatique dans lequel celui qui s’exécute oblige l’autre, mais dans lequel le manque d’exécution rompt le contrat.
– C’est bien entendu.
– Alors, vous ne trouvez pas que ce soit trop cher ?
– Non, attendu que les deux personnes dont je vous parle peuvent racheter leur vie à ce prix-là.
– Eh bien, mon cher général, quand vos deux personnes voudront venir, elles seront les bienvenues.
– Et, une fois ici, elles ne vous demanderont que vingt-quatre heures pour réaliser les fonds.
– Je leur en donnerai quarante-huit. Vous voyez que je suis beau joueur.
– C’est marché fait, colonel.
– Au revoir, général.
Salvato, toujours suivi de son escorte, redescendit vers le Château-Neuf. Il montra le Timeo Danaos de Mejean à Massa et au conseil, qui s’était assemblé pour décider de cette importante affaire. Or, comme l’avis de Mejean était celui de la majorité, il n’y eut pas de discussion ; seulement, Salvato demanda à accompagner de Cesare et à reporter lui-même à Ruffo la réponse de Massa, afin de juger la situation par ses propres yeux.
La chose lui fut accordée sur-le-champ, et les deux jeunes gens qui, s’ils se fussent rencontrés sur le champ de bataille quinze jours auparavant, se fussent hachés en morceaux, s’en allèrent côte à côte, suivant le quai et réglant chacun le pas de son cheval sur celui de son compagnon.
CLIV. Où Ruffo fait son devoir d’honnête homme et Sir William Hamilton son métier de diplomate §
En moins de vingt minutes, les deux jeunes gens furent à la porte de la petite maison que le cardinal occupait près du pont de la Madeleine.
De Cesare servit d’introducteur à Salvato, qui parvint ainsi sans difficulté jusqu’auprès du cardinal.
Ruffo le reconnut, se leva en l’apercevant, et fit un pas vers lui.
– Heureux de vous revoir, général, lui dit-il.
– Et moi aussi, répondit Salvato, mais désespéré de rapporter un refus absolu à Votre Éminence.
Et il lui remit sa propre lettre avec l’apostille de Mejean.
Ruffo la lut et haussa les épaules.
– Le misérable ! dit-il.
– Votre Éminence le connaît donc ? demanda Salvato.
– Il m’a offert de me livrer le fort Saint-Elme pour cinq cent mille francs, et j’ai refusé.
– Cinq cent mille francs ! dit en riant Salvato, il paraît que c’est son chiffre.
– Ah ! vous avez eu affaire à lui ?
– Oui : pour la même somme, il nous a offert de combattre contre vous.
– Et… ?
– Et nous avons refusé.
– Laissons de côté ces coquins, – ils ne méritent pas que d’honnêtes gens s’occupent d’eux, – et revenons à vos amis, à qui je voudrais pouvoir persuader qu’ils sont aussi les miens.
– J’avoue, dit en riant Salvato, et cela à mon grand regret, que ce sera chose difficile.
– Peut-être pas tant que vous le croyez, si vous voulez être mon interprète auprès d’eux, d’autant plus que je vais agir envers vous comme j’ai fait à notre première entrevue. Je ferai même plus. À notre première entrevue, j’ai affirmé seulement ; aujourd’hui, je vous donnerai des preuves.
– Je vous ai cru sur parole, monsieur le cardinal.
– N’importe ! les preuves ne nuisent point quand il s’agit de la tête et de l’honneur. Asseyez-vous près de moi, général, et mesurez ce que je vais faire à sa valeur. Pour rester fidèle à ma parole, je trahis, je ne dis pas les intérêts, – je crois, au contraire, que je les sers, – mais les ordres de mon roi.
Salvato s’inclina, et, obéissant à l’invitation de Ruffo, il s’assit près de lui.
Le cardinal tira une clef de sa poche, et, posant la main sur le bras de Salvato :
– Les pièces que vous allez voir, dit-il, ce n’est point moi qui vous les ai montrées ; elles sont parvenues à votre connaissance n’importe comment ; vous inventerez une fable quelconque, et, si vous n’en trouvez pas, vous aurez recours aux roseaux du roi Midas.
Et, ouvrant son tiroir et présentant à Salvato la lettre de sir William Hamilton :
– Lisez d’abord cette pièce ; elle est tout entière de la main de l’ambassadeur d’Angleterre.
– Oh ! fit Salvato après avoir lu, je reconnais bien là la foi punique. « Comptons les canons d’abord, et, si nous sommes les plus forts, plus de traités. » Eh bien, après ?
– Après ? Ne voulant point discuter une affaire d’une telle importance avec de simples capitaines de vaisseau, je me suis rendu en personne à bord du Foudroyant, où j’ai eu une discussion d’une heure avec sir William et lord Nelson. Le résultat de cette discussion, dans laquelle j’ai refusé toute transaction avec ce que je crois mon devoir, a été cette pièce, comme vous le voyez, écrite tout entière de la main de milord Nelson.
Et il remit à Salvato la pièce qui commence par ces mots : « Le grand amiral Nelson est arrivé le 24 juin, » et qui se termine par ceux-ci : « Traité qui, selon son opinion, ne peut avoir lieu sans la ratification de Leurs Majestés Siciliennes. »
– Votre Éminence a raison, dit Salvato en rendant le papier au cardinal, et voilà, en effet, des pièces d’une haute importance historique.
– Maintenant, qu’avais-je à faire et qu’eussiez-vous fait à ma place ? Ce que j’ai fait ; car les honnêtes gens n’ont pas deux manières de procéder. Vous eussiez écrit, n’est-ce pas ? aux commandants des châteaux, c’est-à-dire à vos ennemis, pour leur donner avis de ce qui se passait. Voici ma lettre : est-elle claire ? contient-elle plus ou moins que ce qu’à ma place vous eussiez écrit vous-même ? Elle est ce qu’elle doit être, c’est-à-dire un bon conseil donné par un ennemi loyal.
– Je dois dire, monsieur le cardinal, puisque vous voulez bien me prendre pour juge, que, jusqu’ici, votre conduite est aussi digne que celle de milord Nelson est…
– Inexplicable, interrompit Ruffo.
– Ce n’est pas tout à fait inexplicable, que j’allais dire, reprit Salvato en souriant.
– Et moi, mon cher général, dit Ruffo avec un abandon qui était un des entraînements de cette puissante organisation, moi, j’ai dit inexplicable, parce qu’inexplicable, en effet, pour vous qui ne connaissez pas l’amiral, elle est explicable pour moi. Écoutez-moi en philosophe, c’est-à-dire en homme qui aime la sagesse ; car la sagesse n’est rien autre chose que la vérité, et la vérité, je vais vous la dire sur Nelson. Puisse, pour son honneur, mon jugement être celui de la postérité !
– J’écoute Votre Éminence, dit Salvato, et je n’ai pas besoin de lui dire que c’est avec le plus grand intérêt.
Le cardinal reprit :
– Nelson n’est point, mon cher général, un homme de cour comme moi, ni un homme d’éducation comme vous. Excepté son état de marin, il ne connaît rien au monde ; seulement, il a le génie de la mer. Non : Nelson, c’est un paysan, un bouledogue de la vieille Angleterre, un grossier marin, fils d’un simple pasteur de village, qui, toujours isolé du monde sur son bâtiment, n’est jamais entré ou plutôt n’était jamais entré, avant Aboukir, dans un palais, n’avait jamais salué un roi, mis un genou en terre devant une reine. Il est arrivé à Naples, lui, le navigateur des terres australes, habitué à disputer aux ours blancs leurs cavernes de glace ; il a été ébloui par l’éclat du soleil, aveuglé par le feu des diamants. Lui, l’époux d’une bourgeoise, d’une mistress Nisbeth, il a vu la reine lui donner sa main et une ambassadrice ses lèvres à baiser, – et non pas une reine et une ambassadrice, je me trompe ; non pas deux femmes, deux sirènes ! – alors, il est devenu purement et simplement l’esclave de l’une et le serviteur de l’autre. Toutes les notions du bien et du mal ont été confondues dans ce pauvre cerveau ; les intérêts des peuples ont disparu devant les droits fictifs ou réels des souverains. Il s’est fait l’Apôtre du despotisme, le séide de la royauté. Si vous l’aviez vu hier, pendant cette conférence où la royauté était représentée par ce que l’Ecclésiaste appelle l’Étrangère, par cette Venus Astarté, par cette impure Lesbienne ! Ses yeux, ou plutôt son œil ne quittait point ses yeux : la haine et la vengeance parlaient par la bouche muette de cette ambassadrice de la mort. J’avais pitié, je vous le jure, de cet autre Adamastor, mettant volontairement sa tête sous le pied d’une femme. Au reste, tous les grands hommes, – et, à tout prendre, Nelson est un grand homme, – tous les grands hommes ont de ces défaillances-là, d’Hercule à Samson et de Samson à Marc-Antoine. J’ai dit.
– Mais, répondit Salvato, quel que soit le sentiment qui fait agir Nelson, il n’en est pas moins un adversaire mortel pour nous. Que compte faire Votre Éminence pour neutraliser cette force brutale inaccessible à toute raison ?
– Ce que je compte faire, mon cher général ? Vous allez le voir.
Le cardinal prit une feuille de papier qu’il tira devant lui, une plume qu’il trempa dans l’encre, et écrivit :
« Si milord Nelson ne veut pas reconnaître le traité signé par le cardinal Ruffo avec les commandants des châteaux de Naples, traité auquel est intervenu, au nom du roi de la Grande-Bretagne, un officier anglais, toute la responsabilité de la rupture lui en restera. En conséquence, pour empêcher autant qu’il sera en lui la rupture de ce traité, le cardinal Fabrizzio Ruffo prévient milord Nelson qu’il remettra l’ennemi dans l’état où il était avant la signature du traité, c’est-à-dire qu’il retirera ses troupes des positions occupées depuis la capitulation et se retranchera dans un camp avec toute son armée, laissant les Anglais combattre et vaincre l’ennemi avec leurs propres forces. »
Et il signa.
Puis il passa le papier à Salvato en l’invitant à le lire.
Le cardinal suivait des yeux sur le visage du jeune homme l’effet produit par cette lecture.
Puis, quand elle fut terminée :
– Eh bien ? demanda-t-il.
– Le cardinal de Richelieu n’eût pas fait si bien ; Bayard n’eût pas fait mieux, répondit Salvato.
Et il rendit le papier au cardinal en s’inclinant devant lui.
Le cardinal sonna ; son valet de chambre entra.
– Faites venir Micheroux, dit-il.
Cinq minutes après, Micheroux entra.
– Tenez, mon cher chevalier, dit-il, Nelson m’a donné son ultimatum ; voici le mien. Allez, pour la dixième fois, au Foudroyant ; seulement, je puis vous promettre une chose, c’est que ce voyage sera le dernier.
Micheroux prit la dépêche tout ouverte, avec l’autorisation de Ruffo, la lut, salua et sortit.
– Montez donc avec moi sur la terrasse de la maison, général, dit Ruffo ; on a de là une vue magnifique.
Salvato suivit le cardinal ; car il pensait que ce n’était pas sans raison que celui-ci l’invitait à venir contempler une vue qu’il devait parfaitement connaître.
Une fois arrivé sur la terrasse de la maison, il distinguait en effet, à sa droite, le quai de Marinella, la strada Nuova, la strada del Piliere et le môle ; à sa gauche, Portici, Torre-del-Greco, Castellamare, le cap Campana, Capri ; en face de lui, la pointe de Procida et d’Ischia, et, dans l’intervalle compris entre ces îles, Capri et le rivage sur lequel était bâtie la maison habitée par le cardinal, toute la flotte anglaise, ses pavillons au vent et ses artilleurs se promenant mèche allumée derrière leurs canons.
Au milieu des bâtiments anglais, comme un monarque au milieu de ses sujets, s’élevait le Foudroyant, géant de quatre-vingt-dix canons, qui dépassait les autres bâtiments de toute la hauteur de ses mâts de perroquet sur l’un desquels, il portait le pavillon amiral.
Au milieu de ce grand et solennel spectacle, les détails n’échappaient point à l’œil exercé de Salvato. En conséquence, il vit une barque se détacher de la plage et s’avancer rapidement sous l’action de quatre vigoureux rameurs.
Cette barque, qui portait le chevalier Micheroux, se dirigeait droit vers le Foudroyant, qu’elle eut joint en moins de vingt minute. Le Foudroyant, au reste, était, de tous les bâtiments, celui qui se tenait le plus rapproché du Château-Neuf. En supposant que les hostilités recommençassent, il pouvait ouvrir immédiatement le feu, étant à peine à trois quarts de portée de canon.
Salvato vit la barque tourner autour de la proue du Foudroyant pour aborder le colosse par son escalier de tribord.
Alors, le cardinal se tourna vers Salvato :
– Si la vue a été selon vos désirs, général, dit-il, rapportez à vos compagnons ce que vous avez vu, et tâchez de les amener à suivre mon conseil. Vous aurez, pour en arriver là, j’espère, l’éloquence de la conviction.
Salvato salua le cardinal et pressa avec un certain respect la main que celui-ci lui tendait.
Mais, tout à coup, au moment où il allait prendre congé de lui :
– Ah ! pardon, dit-il, j’oubliais de rendre compte à Votre Éminence d’une importante commission dont elle m’a chargé.
– Laquelle ?
– L’amiral Caracciolo…
– Ah ! c’est vrai ! interrompit Ruffo avec une vivacité prouvant l’intérêt qu’il prenait à ce que Salvato allait dire. Parlez : j’écoute.
– L’amiral Caracciolo, reprit Salvato, n’était ni sur la flottille, ni dans aucun des châteaux ; depuis le matin, il s’était dérobé, déguisé en marin, disant qu’il avait chez un de ses serviteurs un asile sûr.
– Puisse-t-il avoir dit vrai ! reprit le cardinal ; car, s’il tombe entre les mains de ses ennemis, sa mort est jurée d’avance ; c’est vous dire, mon cher général, que, si vous avez quelque moyen de communiquer avec lui…
– Je n’en ai aucun.
– Alors, que Dieu le garde !
Cette fois, Salvato prit congé du cardinal, et, toujours escorté par de Cesare, reprit le chemin du Château-Neuf, où, comme on le comprend bien, ses compagnons l’attendaient avec impatience.
L’ultimatum de Ruffo mettait Nelson dans un immense embarras. L’amiral anglais n’avait à sa disposition que peu de troupes de débarquement. Si le cardinal se retirait, selon la menace qu’il avait faite, Nelson tombait dans une impuissance d’autant plus ridicule qu’il avait parlé avec plus d’autorité. Après avoir pris lecture de la dépêche du cardinal, il se contenta donc de répondre qu’il aviserait, et renvoya le chevalier Micheroux sans lui rien dire de positif.
Nelson, nous l’avons dit, à part son génie vraiment merveilleux pour conduire une flotte dans un combat, était sur tous les autres points un homme fort médiocre. Cette réponse : « J’aviserai, » signifiait en réalité : « Je consulterai ma pythie Emma, et mon oracle Hamilton. »
Aussi, à peine Micheroux avait-il le pied dans la barque qui le ramenait à terre, que Nelson faisait prier sir William et lady Hamilton de passer chez lui.
Cinq minutes après, le trium-feminavirat était réuni dans la cabine de l’amiral.
Une dernière espérance restait à Nelson : c’est que, comme la dépêche était en français et que, pour qu’il la comprît, Micheroux avait été obligé de la lui lire en anglais, le traducteur ou n’avait pas donné aux mots leur valeur réelle, ou avait fait quelque erreur importante.
Il remit donc la dépêche du cardinal à sir William, en l’invitant à la lire et à la lui traduire de nouveau.
Micheroux, contre l’habitude des traducteurs, avait été d’une exactitude parfaite. Il en résulta que la situation apparut aux deux Hamilton avec la même gravité qu’elle avait apparu à l’amiral.
Les deux hommes se tournèrent à la fois et d’un même mouvement du côté de lady Hamilton, dépositaire des volontés suprêmes de la reine : après que Nelson avait donné son ultimatum et le cardinal le sien, il fallait savoir quel était le dernier mot de la reine.
Emma Lyonna comprit l’interrogation, si muette qu’elle fût.
– Rompre le traité signé, répondit-elle, et, le traité rompu, réduire les rebelles par la force, s’ils ne se rendent point de bonne volonté.
– Je suis prêt à obéir, dit Nelson ; mais, abandonné à mes seules ressources, je ne puis répondre que de mon dévouement, sans pouvoir affirmer que ce dévouement nous conduira au but que la reine se propose.
– Milord ! milord ! dit Emma d’un ton de reproche.
– Trouvez le moyen, dit l’amiral, je me charge de le mettre à exécution.
Sir William réfléchit un instant. Sa figure sombre s’éclaira peu à peu : ce moyen, il l’avait trouvé.
Nous laissons à la postérité la tâche de juger l’amiral, le ministre et la favorite, qui ne craignirent point, soit pour servir leurs vengeances particulières, soit pour satisfaire les haines royales, d’user du subterfuge que nous allons raconter.
Après que sir William eut exposé son moyen, qu’Emma l’eut soutenu, que Nelson l’eut adopté, voici mot à mot la lettre que sir William écrivit au cardinal.
Nous ne craignons pas de commettre une erreur de traduction, le texte est en français.
La voici ; écrite probablement dans l’instant qui suivit la visite de Micheroux, elle porte le date du lendemain :
« À bord du Foudroyant, dans le golfe de Naples.
» Éminence,
» Milord Nelson me prie d’assurer Votre Éminence qu’il est résolu à ne rien faire qui puisse rompre l’armistice que Votre Éminence a accordé aux châteaux de Naples.
» J’ai l’honneur de, etc.
» W. Hamilton. »
La lettre fut, comme d’habitude, portée au cardinal par MM. les capitaines Troubridge et Ball, ambassadeurs ordinaires de Nelson.
Le cardinal la lut, et, au premier moment, parut ravi qu’on lui eût cédé la victoire ; mais, craignant quelque sens caché, quelque réticence, quelque piège enfin, il demanda aux deux officiers s’ils n’avaient pas quelque communication particulière à lui faire.
– Nous sommes autorisés, répondit Troubridge, à confirmer, au nom de l’amiral, les paroles écrites par l’ambassadeur.
– Me donnerez-vous une explication écrite de ce que signifie le texte de la lettre, et, à sa clarté, qui, s’il ne s’agissait que de mon propre salut, paraîtrait suffisante, ajouterez-vous quelques mots qui me rassurent sur celui des patriotes ?
– Nous affirmons, au nom de milord Nelson, à Votre Éminence, qu’il ne s’opposera en aucune façon à l’embarquement des rebelles.
– Auriez-vous, dit le cardinal, qui ne pouvait, à son avis, prendre trop de précautions, auriez-vous quelque répugnance à me renouveler par écrit l’assurance que vous venez de me donner de vive voix ?
Sans aucune difficulté, Ball prit la plume et écrivit sur un carré de papier les lignes suivantes :
Les capitaines Troubridge et Ball ont autorité, de la part de milord Nelson, pour déclarer à Son Éminence que milord ne s’opposera point à l’embarquement des rebelles et des gens qui composent la garnison du Château-Neuf et du château de l’Œuf.
Rien n’était plus clair, ou du moins ne paraissait plus clair, que cette note : aussi, comme le cardinal ne demandait rien de plus, pria-t-il ces messieurs de signer au-dessous de la dernière ligne.
Mais Troubridge s’y refusa, disant qu’il n’avait point pouvoir.
Ruffo mit sous les yeux du capitaine Troubridge la lettre écrite le 24 juin, c’est-à-dire la surveille, par sir William, et dont une phrase semblait, au contraire, donner aux deux ambassadeurs les pouvoirs les plus étendus.
Mais Troubridge répondit :
– Nous avons, en effet, pouvoir de traiter pour les affaires militaires, mais non pour les affaires diplomatiques. Maintenant, qu’importe notre signature, puisque la note est écrite de notre main ?
Ruffo n’insista point davantage ; il croyait avoir pris toutes ses précautions.
En conséquence, confiant dans la lettre écrite par l’ambassadeur, laquelle disait que milord était résolu à ne rien faire qui pût rompre l’armistice ; – confiant dans la note des capitaines Troubridge et Ball, qui déclaraient à Son Éminence que milord ne s’opposerait point à l’embarquement des rebelles, – mais voulant, cependant, malgré cette double assurance, se dégager de toute responsabilité, il chargea Micheroux de conduire les deux capitaines aux châteaux, et de donner à leurs commandants connaissance de la lettre qu’il venait de recevoir et de la note qu’il venait d’exiger, et, si ces deux assurances leur suffisaient, de s’entendre immédiatement avec eux pour l’exécution des articles de la capitulation.
Deux heures après, Micheroux revint et dit au cardinal que, grâce au ciel, tout s’était terminé à l’amiable et d’un commun accord.
CLV. La loi punique §
Le cardinal fut si heureux de cette solution, à laquelle il était loin de s’attendre, que, le 27 juin au matin, il chanta un Te Deum à l’église del Carmine, et cela, avec une pompe digne de la grandeur des événements.
Avant de se rendre à l’église, il avait écrit une lettre à lord Nelson et à sir William Hamilton, leur présentant ses plus sincères remercîments pour avoir bien voulu rendre la tranquillité à la ville, surtout à sa conscience, en ratifiant le traité.
Hamilton, toujours en français, répondit la lettre suivante :
« À bord du Foudroyant, le 27 juin 1799.
» Éminence,
» C’est avec le plus grand plaisir que j’ai reçu le billet que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Nous avons tous également travaillés pour le service du roi et de la bonne cause ; seulement, il y a, selon le caractère, différentes manières de prouver son dévouement. Grâce à Dieu, tout va bien, et je puis affirmer à Votre Éminence que milord Nelson se félicite de la décision qu’il a prise de ne point interrompre les opérations de Votre Éminence, mais de l’assister, au contraire, de tout son pouvoir, pour terminer l’entreprise que Votre Éminence a jusqu’à présent si bien menée, au milieu des circonstances critiques dans lesquelles Votre Éminence s’est trouvée.
» Milord et moi serons trop heureux si nous avons tant soit peu pu contribuer au service de Leurs Majestés Siciliennes et rendre à Votre Éminence sa tranquillité, un instant troublée.
» Milord me prie de remercier Votre Éminence de son billet, et de lui dire qu’il prendra, en temps opportun, toutes mesures nécessaires.
» J’ai l’honneur d’être, etc.
» W. Hamilton. »
Maintenant, on a vu, dans les quelques lettres de Ferdinand et de Caroline au cardinal Ruffo, quelles protestations d’inaltérable estime et d’éternelle reconnaissance terminaient ces lettres et précédaient les noms des deux monarques, qui lui devaient leur royaume.
Nos lecteurs désirent-ils savoir de quelle manière se traduisaient ces protestations de reconnaissance ?
Qu’ils veuillent bien alors prendre la peine de lire la lettre suivante, écrite, en date du même jour, par sir William Hamilton au capitaine général Acton :
« À bord du Foudroyant, baie de Naples, 27 juin 1799.
» Mon cher seigneur,
» Votre Excellence aura vu, par ma dernière lettre, que le cardinal et lord Nelson sont loin d’être d’accord. Mais, après mûres réflexions, lord Nelson m’autorisa à écrire à Son Éminence, hier matin, qu’il ne ferait plus rien pour rompre l’armistice que Son Éminence avait cru convenable de conclure avec les rebelles renfermés dans le Château-Neuf et le château de l’Œuf, et que Sa Seigneurie était prête à donner toute l’assistance dont était capable la flotte placée sous son commandement, et que Son Éminence croirait nécessaire pour le bon service de Sa Majesté Sicilienne. Cela produit le meilleur effet possible. Naples était sens dessus dessous, dans la crainte que lord Nelson ne rompît l’armistice, tandis qu’aujourd’hui tout est calme. Le cardinal est convenu, avec les capitaines Troubridge et Ball, que les rebelles du Château-Neuf et du château de l’Œuf, seraient embarqués le soir, tandis que cinq cents marins seraient descendus à terre pour occuper les deux châteaux sur lesquels, Dieu merci ! flotte enfin la bannière de Sa Majesté Sicilienne, tandis que les bannières de la République (courte a été leur vie !) sont dans la cabine du Foudroyant, où, je l’espère, la bannière française qui flotte encore sur Saint-Elme ne tardera point à les rejoindre.
» J’ai grand espoir que la venue de lord Nelson dans le golfe de Naples sera très-utile aux intérêts et à la gloire de Leurs Majestés Siciliennes. Mais, en vérité, il était temps que j’intervinsse entre le cardinal et lord Nelson ; sinon tout allait se perdant, et cela dès le premier jour. Hier, ce bon cardinal m’a écrit pour me remercier, ainsi que lady Hamilton. L’arbre de l’abomination qui s’élevait devant le palais royal a été abattu et le bonnet rouge arraché de la tête du géant.
» Maintenant, une bonne nouvelle ! Caracciolo et une douzaine d’autres rebelles comme lui seront bientôt entre les mains de lord Nelson. Si je ne me trompe, ils seront envoyés directement à Procida, où ils seront jugés, et, au fur et à mesure de leur jugement, renvoyés ici pour y être suppliciés. Caracciolo sera probablement pendu à l’arbre de trinquette de La Minerve, où il demeurera exposé du point du jour au coucher du soleil. Un tel exemple est nécessaire pour le service futur de Sa Majesté Sicilienne, dans le royaume de laquelle le jacobinisme a fait de si grands progrès.
» W. Hamilton.
» Huit heures du soir. – Les rebelles sont dans leurs bâtiments et ne peuvent bouger sans un passeport de lord Nelson. »
En effet, comme le disait Son Excellence l’ambassadeur de la Grande-Bretagne dans la lettre que nous venons de lire, les républicains, sur la foi du traité, et rassurés par la promesse de Nelson de ne point s’opposer à l’embarquement des patriotes, n’avaient fait aucune difficulté pour livrer les châteaux aux cinq cents marins anglais qui s’étaient présentés pour les occuper, et pour descendre dans les felouques, les tartanes et les balancelles qui devaient les conduire à Toulon.
Les Anglais prirent donc possession d’abord du Château-Neuf, de la darse et du palais royal.
Puis la remise du château de l’Œuf fut faite avec les mêmes formalités.
Un procès-verbal fut rédigé de cette remise des châteaux et signé par les commandants des châteaux pour les patriotes, et par le brigadier Minichini pour le roi Ferdinand.
Deux personnes seulement usèrent du droit qui leur était donné par la capitulation de chercher un asile à terre ou de s’embarquer, en allant demander un asile au château Saint-Elme.
Ces deux personnes furent Salvato et Luisa San-Felice.
Nous reviendrons plus tard, pour ne plus les quitter, aux héros de notre livre ; mais ce chapitre, nous l’avons indiqué par son titre, est tout entier consacré à un grand éclaircissement historique.
Comme nous allons faire, à la mémoire d’un des plus grands capitaines que l’Angleterre ait eus, une de ces taches indélébiles que les siècles n’effacent point, nous voulons, en faisant passer, les unes après les autres, sous les yeux de nos lecteurs, les pièces qui prouvent cette grande infamie, montrer jusqu’au bout que nous ne sommes ni dévoyé par l’ignorance, ni aveuglé par la haine.
Nous sommes purement et simplement le flambeau qui éclaire un point de l’histoire resté obscur jusqu’à nous.
Il arrivait au cardinal ce qui arrive à tout grand cœur qui entreprend une chose jugée impossible par les timides et les médiocres.
Il avait laissé autour du roi une cabale d’hommes qui, n’ayant souffert aucune fatigue, n’ayant couru aucun danger, devaient naturellement attaquer celui qui avait accompli une œuvre taxée par eux d’impossible.
Le cardinal, chose presque incroyable, si l’on ne savait point jusqu’où peut aller cette vipère des cours qu’on appelle la calomnie, le cardinal était accusé, en conquérant le royaume de Naples, de ne point travailler pour le roi, mais pour lui-même.
On disait que, par le moyen de l’armée qu’il avait réunie et qui lui était toute dévouée, il voulait faire proclamer roi de Naples son frère don Francesco Ruffo !
Nelson, avant son départ de Palerme, avait reçu des instructions à ce sujet, et, à la première preuve qui confirmerait les doutes conçus par Ferdinand et par la reine, Nelson devait attirer le cardinal à bord du Foudroyant et l’y retenir prisonnier.
On va voir qu’il s’en fallut de bien peu que cet acte de reconnaissance ne s’accomplît, et nous avouons regretter fort pour notre compte qu’il n’ait pas eu lieu, afin qu’il restât comme un exemple à ceux qui se dévouent pour les rois.
Nous copions les lettres suivantes sur les originaux.
« À bord du Foudroyant, baie de Naples, 29 juin 1799.
« Mon cher seigneur.
» Quoique notre ami commun, sir William, vous écrive avec détail sur tous les événements qui nous arrivent, je ne puis m’empêcher de prendre la plume pour vous dire clairement que je n’approuve aucune des choses qui se sont faites et qui sont en train de se faire ; bref, je dois vous dire que, quand même le cardinal serait un ange, la voix du peuple tout entier s’élève contre sa conduite. Nous sommes entourés ici de petites et mesquines cabales et de sottes plaintes, que, dans mon opinion, la présence du roi, de la reine et du ministère napolitain peut seule éteindre50 et apaiser, de manière à fonder un gouvernement régulier et qui soit le contraire du système qui est mis en pratique en ce moment. Il est vrai que, si j’eusse suivi mon inclination, l’état de la capitale serait encore pire qu’il n’est, attendu que le cardinal, de son côté, eût fait pis que de ne rien faire. C’est pourquoi j’espère et implore la présence de Leurs Majestés, répondant sur ma tête de leur sûreté. Je serai peut-être forcé de m’éloigner de ce port, avec le Foudroyant ; mais, si je suis forcé d’abandonner ce port, je crains que les conséquences de mon départ ne soient fatales.
» Le Sea-Horse est également un sûr abri pour Leurs Majestés ; elles y seront autant en sûreté qu’on peut l’être dans un vaisseau.
» Je suis, pour toujours, votre
» Nelson.
À sir John Acton.
Comme la première, cette seconde lettre est du même jour et adressée à Acton. L’ingratitude des deux illustres obligés y est encore plus visible, et à notre avis, ne laisse, cette fois, rien à désirer.
« 29 juin au matin.
» Mon cher monsieur,
Je ne saurais vous dire combien je suis heureux de voir arriver le roi, la reine et Votre Excellence. Je vous envoie le double d’une proclamation que je charge le cardinal de faire publier, ce que Son Éminence a refusé tout net, en disant qu’il était inutile de lui rien envoyer, attendu qu’il ne ferait rien imprimer. Le capitaine Troubridge sera ce soir à terre avec treize cents hommes de troupes anglaises, et je ferai tout ce que je pourrai pour rester d’accord avec le cardinal jusqu’à l’arrivée de Leurs Majestés. Le dernier arrêté du cardinal défend d’emprisonner qui que ce soit sans son ordre : c’est vouloir clairement sauver les rebelles. En somme, hier, nous avons délibéré pour savoir si le cardinal ne serait point arrêté lui-même. Son frère est gravement compromis ; mais il est inutile d’ennuyer plus longtemps Votre Excellence. Je m’arrangerai de manière à faire le mieux possible, et je répondrai sur ma tête du salut de Leurs Majestés. Puisse Dieu mettre une prompte et heureuse fin à tous ces événements, et veuille Votre Excellence me croire, etc.
» Horace Nelson.
À Son Excellence sir John Acton.
Sur ces entrefaites, le cardinal, ayant envoyé son frère à bord du Foudroyant, ne fut pas peu étonné de recevoir un billet de lui qui lui annonçait que l’amiral l’envoyait à Palerme pour porter à la reine la nouvelle que Naples était rendu selon ses intentions.
La lettre qui portait cette nouvelle se terminait par cette phrase :
« J’envoie tout à la fois à Votre Majesté, un messager et un otage. »
Comme on le voit, la récompense du dévouement ne s’était pas fait attendre.
Maintenant, que venait faire le frère du cardinal à bord du Foudroyant ?
Il venait y rapporter, avec refus de l’imprimer et de l’afficher, cette note de Nelson, à laquelle, dans la situation des choses et après les promesses faites, le cardinal n’avait rien compris.
Voici cette note ou plutôt cette notification :
NOTIFICATION
« À bord du Foudroyant, 29 juin 1799, au matin.
» Horace Nelson, amiral de la flotte britannique, dans la rade de Naples, donne avis à tous ceux qui ont servi, comme officiers dans l’armée, ou comme officiers dans les charges civiles, l’infâme soi-disant république napolitaine, que, s’ils se trouvent dans la ville de Naples, ils doivent, dans le terme de vingt-quatre heures, pour tout délai, se présenter aux commandants du Château-Neuf et du château de l’Œuf, se fiant en tous points à la clémence de Sa Majesté Sicilienne ; et, s’ils sont hors de la ville à une distance de cinq milles, ils doivent également se présenter auxdits commandants, seulement, à ceux-ci, il est accordé le terme de quarante-huit heures ; – autrement, ils seront considérés comme rebelles et ennemis de Sa susdite Majesté Sicilienne.
» Horace Nelson. »
Mais, si étonné que fut le cardinal du billet de son frère, qui lui annonçait que milord Nelson l’envoyait à Palerme sans lui demander si c’était son bon plaisir d’y aller, il le fut bien davantage en recevant cette lettre des patriotes :
À l’éminentissime cardinal Ruffo, vicaire général du royaume de Naples.
« Toute cette partie de la garnison qui, aux termes des traités, a été embarquée pour faire voile vers Toulon, se trouve à cette heure dans la plus grande consternation. Dans sa bonne foi, elle attendait l’exécution du traité, quoique peut-être, dans sa précipitation à sortir du château, toutes les clauses de cette capitulation n’aient pas été strictement observées. Maintenant, voici deux jours que le temps est propice pour mettre à la voile, et les approvisionnements ne sont pas encore faits pour le voyage. En outre, hier, nous, avons vu, avec une profonde douleur, enlever, des tartanes, vers sept heures du soir, les généraux Manthonet, Massa et Bassetti, – les présidents de la commission exécutive, Ercole et d’Agnese, – celui de la commission législative, Dominique Cirillo, – et plusieurs autres de nos compagnons, parmi lesquels Emanuele Borgo et Piati. Tous ont été conduits sur le bâtiment de l’amiral Nelson, où ils ont été retenus toute la nuit, et, finalement, où ils se trouvent encore maintenant, c’est-à-dire à sept heures du matin.
» La garnison attend de votre loyauté l’explication de ce fait et l’accomplissement loyal du traité.
» Albanese.
« De la rade de Naples, 29 juin 1799, six heures du matin. »
Un quart d’heure après, le capitaine Baillie et le chevalier Micheroux étaient près du cardinal, et celui-ci expédiait Micheroux à Nelson, en l’invitant à lui expliquer sa conduite, à laquelle il avouait ne rien comprendre, et en le suppliant, si son intention était celle qu’il craignait de deviner, de ne point faire une pareille tache non-seulement à son nom, mais encore au drapeau anglais.
Nelson ne fit que rire de la réclamation du chevalier Micheroux en disant :
– De quoi le cardinal se plaint-il ? J’ai promis de ne pas m’opposer à l’embarquement de la garnison : j’ai tenu parole, puisque la garnison est embarquée. Maintenant qu’elle l’est, je suis dégagé de ma parole et je puis faire ce que je veux.
Et, comme le chevalier Micheroux lui faisait observer que l’équivoque qu’il invoquait était indigne de lui, le sang lui monta au visage d’impatience, et il ajouta :
– D’ailleurs, j’agis selon ma conscience, et j’ai carte blanche du roi.
– Avez-vous les mêmes pouvoirs de Dieu ? lui demanda Micheroux. J’en doute.
– Ceci n’est point votre affaire, répliqua Nelson ; c’est moi qui agis, et je suis prêt à rendre compte de mes actions au roi et à Dieu. Allez.
Et il renvoya le messager au cardinal, sans prendre la peine de lui faire une autre réponse et de voiler sa mauvaise foi sous une excuse quelconque.
En vérité, la plume tombe des mains de tout honnête homme forcé, par la vérité, à écrire de pareilles choses.
En recevant cette réponse du chevalier Micheroux, le cardinal Ruffo jeta un regard plein d’éloquence au ciel, prit une plume, écrivit quelques lignes, les signa et les expédia à Palerme par un courrier extraordinaire.
C’était sa démission qu’il envoyait à Ferdinand et à Caroline.
CLVI. Deux honnêtes compagnons §
Reprenons cette plume échappée à nos doigts : nous ne sommes pas au bout de notre récit, et le pire nous reste à raconter.
On se rappelle qu’au moment où Nelson reconduisait le cardinal, après la visite au Foudroyant, et échangeait avec lui un froid salut, résultat de la dissidence qui s’était élevée entre leurs opinions à l’endroit du traité, Emma Lyonna, posant la main sur l’épaule de Nelson, était venue lui dire que Scipion Lamarra, le même qui avait apporté au cardinal la bannière brodée par la reine et par ses filles, était à bord et l’attendait chez sir William Hamilton.
Comme l’avait prévu Nelson, Scipion Lamarra venait s’entretenir avec lui sur les moyens de s’emparer de Caracciolo, qui avait quitté sa flottille le jour même de l’apparition dans la rade de la flotte de la Grande-Bretagne.
On n’a pas oublié que la reine avait recommandé de vive voix à Emma Lyonna, et par écrit au cardinal, de ne faire aucune grâce à l’amiral Caracciolo, dévoué par elle à la mort.
Elle avait écrit dans les mêmes termes à Scipion Lamarra, un de ses agents les plus actifs, afin qu’il s’entendit avec Nelson sur les moyens à employer pour s’emparer de l’amiral Caracciolo, si l’amiral Caracciolo était en fuite au moment où Nelson entrerait dans le port.
Or, Caracciolo était en fuite, comme on l’a vu par la réponse du contre-maître de la chaloupe canonnière que l’amiral avait montée dans le combat du 13, lorsque Salvato, prévenu par Ruffo des dangers que courait l’amiral, s’était mis en quête de lui et était venu demander de ses nouvelles dans le port militaire.
Par un motif tout opposé, l’espion Lamarra avait fait les mêmes démarches que Salvato et était arrivé au même but, c’est-à-dire à savoir que l’amiral avait quitté Naples et cherché un refuge près d’un de ses serviteurs.
Il venait annoncer cette nouvelle à Nelson et lui demander s’il voulait qu’il se mît en quête du fugitif.
Nelson, non-seulement l’y engagea, mais encore lui annonça qu’une prime de quatre mille ducats était promise à celui qui livrerait l’amiral.
À partir de ce moment, Scipion jura que ce serait lui qui toucherait la prime, ou tout au moins la majeure partie de la prime.
S’étant présenté en ami, il avait appris des matelots tout ce que ceux-ci savaient eux-mêmes sur Caracciolo, c’est-à-dire que l’amiral avait cherché un refuge chez un de ses serviteurs de la fidélité duquel il croyait être certain.
Selon toute probabilité, ce serviteur n’habitait point la ville : l’amiral était un homme trop habile pour rester si près de la griffe du lion.
Scipion ne prit donc même point la peine de s’enquérir aux deux maisons que l’amiral possédait à Naples, l’une à Santa-Lucia, presque attenante à l’église, – et c’était celle-là qu’il habitait, – l’autre, rue de Tolède.
Non, il était probable que l’amiral s’était retiré dans quelqu’une de ses fermes, afin d’avoir devant lui la campagne ouverte, s’il avait besoin de fuir le danger.
Une de ces fermes était à Calvezzano, c’est-à-dire au pied des montagnes.
En homme intelligent, Scipion jugea que c’était dans celle-là que Caracciolo devait s’être réfugié. Là, comme nous l’avons dit, il avait, en effet, non-seulement la campagne, mais encore la montagne, ce refuge naturel du proscrit.
Scipion se fit donner un sauf-conduit de Nelson, revêtit un habit de paysan et partit avec l’intention de se présenter à la ferme de Calvezzano comme un patriote qui, fuyant la proscription, exténué qu’il était par la faim, écrasé qu’il était par la fatigue, aimait mieux risquer la mort que d’essayer d’aller plus loin.
Il entra donc hardiment à la ferme, et, feignant la confiance du désespoir, il demanda au fermier un morceau de pain et un peu de paille dans une grange.
Le prétendu fugitif joua si bien son rôle, que le fermier ne prit aucun soupçon ; mais, au contraire, sous prétexte de s’assurer que personne ne l’avait vu entrer, le fit cacher dans une espèce de fournil, disant que, pour leur sûreté commune, il allait faire le tour de la ferme.
En effet, dix minutes après, il rentra avec un visage plus rassuré, le tira de sa cachette, le fit asseoir à la table de la cuisine, et lui donna un morceau de pain, un quartier de fromage et un fiasco de vin.
Scipion Lamarra se jeta sur le pain comme un homme affamé, mangeant et buvant avec tant d’avidité, que le fermier, en hôte compatissant, se crut obligé de l’inviter à se modérer, en lui disant que le pain ni le vin ne lui manqueraient ; qu’il pouvait donc boire et manger à loisir.
Comme Lamarra commençait à suivre ce conseil, un autre paysan entra, qui portait le même costume que le fermier, mais paraissait un peu plus âgé que lui.
Scipion fit un mouvement pour se lever et sortir.
– Ne craignez rien, dit le fermier : c’est mon frère.
En effet, le nouveau venu, après un salut d’homme qui est chez lui, prit un tabouret et alla s’asseoir dans un coin de la cheminée.
Le faux patriote remarqua que le frère du fermier choisissait le côté où il y avait le plus d’ombre.
Scipion Lamarra, qui avait vu l’amiral Caracciolo à Palerme, n’eut besoin que de jeter un regard sur le prétendu frère du fermier pour le reconnaître.
C’était François Caracciolo.
Dès lors, Scipion comprit toute la manœuvre. Le fermier n’avait point osé le recevoir sans la permission de son maître ; sous prétexte de voir si l’étranger n’était point suivi, il était sorti pour aller demander cette permission à Caracciolo, et Caracciolo, curieux d’apprendre des nouvelles de Naples, était entré dans la salle et était allé s’asseoir dans la cheminée, redoutant d’autant moins son hôte, que, d’après ce qui lui avait été rapporté, c’était un proscrit.
Aussi, au bout d’un instant :
– Vous venez de Naples ? demanda-t-il a Scipion avec une indifférence affectée.
– Hélas ! oui, répondit celui-ci.
– Que s’y passe-t-il donc ?
Scipion ne voulait pas trop effrayer Caracciolo, de peur que, lui parti, il ne cherchât un autre asile.
– On embarque les patriotes pour Toulon, dit-il.
– Et pourquoi donc ne vous êtes-vous pas embarqué pour Toulon avec eux ?
– Parce que je ne connais personne en France et qu’au contraire j’ai un frère à Corfou. Je vais donc tâcher de gagner Manfredonia et de m’y embarquer.
La conversation se borna là. Le fugitif paraissait tellement fatigué, que c’était pitié de le faire veiller plus longtemps : Caracciolo dit au fermier de le conduire à sa chambre, Scipion prit congé de lui avec de grandes protestations de reconnaissance, et, arrivé à sa chambre, pria son hôte de le réveiller avant le jour, afin qu’il pût continuer son chemin vers Manfredonia.
– Ce me sera d’autant plus facile, répondit celui-ci, qu’il faut que je me lève moi-même avant le jour pour aller à Naples.
Scipion ne fit aucune demande, ne risqua aucune observation ; il savait tout ce qu’il voulait savoir, et le hasard, qui se fait parfois complice des grands crimes, le servait au delà de ses souhaits.
Le lendemain, à deux heures, le fermier entra dans sa chambre. En un instant, il fut debout, habillé, prêt à partir. Le fermier lui donna un petit paquet préparé d’avance : c’était un pain, un morceau de jambon, une bouteille de vin.
– Mon frère m’a chargé de vous demander si vous avez besoin d’argent, ajouta le fermier.
Scipion eut honte. Il tira sa bourse, qui contenait quelques pièces d’or, et la montra à son hôte ; puis il se fit indiquer un chemin de traverse, prit congé de lui, le chargea de présenter tous ses remercîments à son frère et partit.
Mais à peine eut-il fait cent pas, qu’il changea de direction, contourna la ferme, et à un endroit où le chemin se resserrait entre deux collines, vint attendre le fermier, qui ne pouvait manquer de passer là en allant à Naples.
En effet, une demi-heure après, il distingua, au milieu des ténèbres qui commençaient à s’éclaircir, la silhouette d’un homme qui suivait le chemin de Calvezzano à Naples, et qu’il reconnut presque aussitôt pour son fermier.
Il marcha droit à lui : l’autre le reconnut à son tour et s’arrêta étonné.
Il était évident qu’il ne s’attendait pas à une pareille rencontre.
– C’est vous ? lui demanda-t-il.
– Comme vous voyez, répondit Scipion.
– Que faites-vous ici, au lieu d’être sur la route de Manfredonia ?
– Je vous attends.
– Dans quel but ?
– Dans celui de vous dire que, par ordonnance de lord Nelson, il y a peine de mort pour quiconque cache un rebelle.
– En quoi cela peut-il m’intéresser ? demanda le fermier.
– En ce que vous cachez l’amiral Caracciolo.
Le fermier essaya de nier.
– Inutile, dit Scipion, je l’ai reconnu : c’est l’homme que vous voulez faire passer pour votre frère.
– Ce n’est pas tout ce que vous avez à me dire ? demanda le fermier avec un sourire à l’expression duquel il n’y avait pas à se tromper.
C’était le sourire d’un traître.
– C’est bien, dit Scipion, je vois que nous nous entendrons.
– Combien vous a-t-on promis, demanda le fermier, si vous livriez l’amiral Caracciolo ?
– Quatre mille ducats, dit Scipion.
– Y en a-t-il deux mille pour moi ?
– Vous avez la bouche large, l’ami !
– Et cependant je ne l’ouvre qu’à moitié.
– Vous vous contenterez de deux mille ducats ?
– Oui, si l’on ne se préoccupe pas trop de ce que l’amiral peut avoir d’argent chez moi.
– Et si l’on n’en passe point par où vous voulez ?
Le fermier fit un bond en arrière, et, du même coup, tira un pistolet de chacune de ses poches.
– Si l’on ne passe point par où je veux, dit-il, je préviens l’amiral, et, avant que vous soyez à Naples, nous serons assez loin pour que vous ne nous rejoigniez jamais.
– Venez ici, mon camarade : je ne peux et surtout je ne veux rien faire sans vous.
– Ainsi, c’est convenu ?
– Pour ma part, oui ; mais, si vous voulez vous fier à moi, je vous mènerai en face de quelqu’un avec qui vous pourrez discuter vos intérêts et qui, je vous en réponds, sera coulant sur vos exigences ?
– Comment nommez-vous celui-là ?
– Milord Nelson.
– Oh ! oh ! j’ai entendu dire à l’amiral Caracciolo que milord Nelson était son plus grand ennemi.
– Il ne se trompait pas. Voilà pourquoi je puis vous répondre que milord ne marchandera point avec vous.
– Alors, vous venez de la part de l’amiral Nelson ?
– Je viens de plus loin.
– Allons, allons, dit le fermier, comme vous l’avez dit, nous nous entendrons à merveille. Venez.
Et les deux honnêtes compagnons continuèrent leur chemin vers Naples.
CLVII. De par Horace Nelson §
C’était à la suite de l’entrevue que le fermier et Scipion Lamarra avaient eue avec milord Nelson que sir William Hamilton avait écrit à sir John Acton :
« Caracciolo et douze de ces infâmes rebelles seront bientôt entre les mains de milord Nelson. »
Les douze infâmes rebelles, nous l’avons vu par la lettre d’Albanese au cardinal, avaient été expédiés à bord du Foudroyant.
C’étaient Manthonnet, Massa, Bassetti, Dominique Cirillo, Ercole, d’Agnese, Borgo, Piati, Mario Pagano, Conforti, Bassi et Velasco.
Quant à Caracciolo, il devait être livré le 29 au matin.
En effet, pendant la nuit, six matelots, déguisés en paysans et armés jusqu’aux dents, avaient abordé au Granatello, étaient descendus à terre, et, guidés par Scipion Lamarra, avaient pris le chemin de Calvezzano, où ils étaient arrivés vers trois heures du matin.
Le fermier veillait, tandis que Caracciolo, à qui il avait rapporté de Naples les nouvelles les plus tranquillisantes, s’était couché et dormait aveuglé par cette confiance que les honnêtes gens ont, par malheur, presque toujours, dans les coquins.
Caracciolo avait son sabre sous son chevet, deux pistolets sur sa table de nuit ; mais, prévenus par le fermier de ces précautions, les marins, en s’élançant dans la chambre, avaient commencé par mettre la main sur les armes.
Alors, en voyant qu’il était pris et que toute résistance était inutile, Caracciolo avait relevé la tête et tendu de lui-même les mains aux cordes dont on s’apprêtait à le lier.
Il avait bien voulu fuir la mort, tant que la mort n’était pas là ; mais, la sentant sous ses pas, il se retournait et lui faisait face.
Une espèce de charrette d’osier attelée de deux chevaux attendait à la porte. On y porta Caracciolo. Les soldats s’assirent autour de lui ; Scipion prit les rênes.
Le traître se tint à l’écart et ne parut pas.
Il avait discuté le prix de sa trahison, en avait reçu une partie et devait recevoir le reste après livraison faite de son maître.
On arriva à sept heures du matin au Granatello ; on transborda le prisonnier de la charrette dans la barque ; les six paysans redevinrent des matelots, ressaisirent leurs avirons et ramèrent vers le Foudroyant.
Depuis dix heures du matin, Nelson était sur le pont du Foudroyant, sa lunette à la main, et l’œil tourné vers le Granatello, c’est-à-dire entre Torre-del-Greco et Castellamare.
Il vit une barque se détacher du rivage ; mais, à sept ou huit milles de distance, il n’y avait pas moyen de la reconnaître. Cependant, comme elle était la seule qui sillonnât la surface unie et calme de la mer, son œil ne s’en détourna point.
Un instant après, la belle créature qu’il avait à bord, souriante comme si elle entrait dans un jour de fête, montra sa tête au-dessus de l’escalier du tillac et vint s’appuyer à son bras.
Malgré ses douces habitudes de paresse, qui souvent lui faisaient commencer sa journée lorsque plus de la moitié de la journée était passée, elle s’était levée, ce jour-là, dans l’attente des grands événements qu’il devait voir s’accomplir.
– Eh bien ? demanda-t-elle à Nelson.
Nelson lui montra silencieusement du doigt la barque qui s’approchait, n’osant encore lui affirmer que ce fût la barque attendue, mais jugeant, d’après la ligne rigide qu’elle suivait depuis qu’elle avait quitté le rivage en s’avançant vers le Foudroyant, que ce devait être elle.
– Où est sir William ? demanda Nelson.
– C’est à moi que vous faites cette question ? demanda en riant Emma.
Nelson rit à son tour ; puis, se retournant :
– Parkenson, dit-il au jeune officier qui se trouvait le plus rapproché de lui, et auquel d’ailleurs, soit sympathie, soit certitude d’être plus intelligemment obéi, il adressait plus volontiers ses ordres, – Parkenson, tâchez donc de découvrir sir William, et dites-lui que j’ai tout lieu de croire que la barque que nous attendons est en vue.
Le jeune homme salua et se mit en quête de l’ambassadeur.
Pendant les quelques minutes que le jeune lieutenant mit à trouver sir William et à l’amener, la barque continuait à s’approcher, et les doutes de Nelson commençaient à disparaître. Les rameurs nous l’avons dit, déguisés en paysans, ramaient d’une façon trop régulière pour être des paysans et, d’ailleurs, debout à la proue, se tenait et faisait des signes de triomphe un homme que Nelson finit par reconnaître pour Scipion Lamarra.
Parkenson avait trouvé sir William Hamilton occupé à écrire au capitaine général Acton, et il avait interrompu sa lettre, à peine commencée, pour venir en toute hâte joindre Nelson et Emma Lyonna sur le pont.
La lettre interrompue était sur son bureau, et nous allons donner une nouvelle preuve de la conscience que nous avons mise dans nos recherches, en mettant sous les yeux de nos lecteurs ce commencement de lettre, dont, plus tard, nous leur donnerons la suite. Voici ce commencement :
« À bord du Foudroyant, 29 juin 1799.
» Monsieur,
» J’ai reçu de Votre Excellence trois lettres, deux en date du 25, et l’autre en date du 26, et je suis enchanté de voir que tout ce que lord Nelson et moi avons fait, a obtenu l’approbation de Leurs Majestés Siciliennes. Le cardinal s’obstine à se séparer de nous et ne veut pas se mêler de la reddition de Saint-Elme. Il a envoyé, pour le remplacer et pour se mettre d’accord sur les moyens d’attaque avec lord Nelson le duc de la Salandra. Le capitaine Troubridge commandera les milices anglaises et les soldats russes ; vous arriverez avec quelques bonnes pièces d’artillerie, et alors ce sera le duc de Salandra qui commandera en chef. Troubridge n’a fait aucune opposition à cet arrangement.
» En somme, je me flatte que cette importante affaire sera promptement terminée et que la bannière du roi flottera dans quelques jours sur Saint-Elme, comme elle flotte déjà sur les autres châteaux… »
C’était là qu’en était sir William, lorsque le jeune officier était venu le déranger.
Il était monté sur le pont, comme nous l’avons dit, et était venu se joindre au groupe que formaient déjà Nelson et Emma Lyonna.
Quelques instants après, il n’y avait plus aucun doute : Nelson avait reconnu Scipion Lamarra, et les signes de celui-ci lui avaient donné à connaître que Caracciolo était prisonnier et qu’on le lui amenait.
Que se passa-t-il dans le cœur de l’amiral anglais lorsqu’il apprit cette nouvelle tant désirée ? Ni l’historien ni le romancier n’ont la vue assez perçante pour voir au delà de cette couche d’impassibilité qui s’étendit sur son visage.
Bientôt, l’œil des trois personnes intéressées à cette capture put bientôt, en plongeant au fond de la barque, y voir l’amiral couché et garrotté. Son corps, placé en travers de la barque, avait pu servir d’appui aux deux rameurs du milieu.
Sans doute ne jugea-t-on pas à propos de prendre la peine de contourner le bâtiment pour aborder par l’escalier d’honneur, ou peut-être encore eut-on honte de pousser jusque-là la dérision. Mais tant il y a que la gaffe des deux premiers matelots s’attacha à l’escalier de bâbord, et que Scipion Lamarra s’élança sur cet escalier pour annoncer le premier de vive voix à Nelson la réussite de l’entreprise.
Pendant ce temps, les marins déliaient les jambes de l’amiral pour qu’il pût monter à bord ; mais ils lui laissaient les mains liées derrière le dos avec une telle rigidité, que, lorsque ces liens tombèrent, ils avaient laissé autour des poignets la trace sanglante de leurs nombreux anneaux.
Caracciolo passa devant ce groupe ennemi dont la joie insultait à son malheur, et fut conduit dans une chambre de l’entre-pont, dont on laissa la porte ouverte en plaçant deux sentinelles à cette porte.
À peine Caracciolo avait-il fait cette courte apparition, que sir William, désireux d’annoncer le premier au roi et à la reine cette bonne nouvelle, se précipita dans sa chambre, reprit la plume et continua :
« Nous venons d’avoir le spectacle de Caracciolo, pâle, avec une longue barbe, à moitié mort, les yeux baissés, les mains garrottées. Il a été amené à bord du vaisseau le Foudroyant, où se trouvent déjà non-seulement ceux que je vous ai nommés, mais encore le fils de Cassano51, don Julio, le prêtre Pacifico et d’autres infâmes traîtres. Je suppose qu’il sera fait promptement justice des plus coupables. En vérité, c’est une chose qui fait horreur ; mais, moi qui connais leur ingratitude et leurs crimes, je suis moins impressionné du châtiment que les nombreuses personnes qui ont assisté à ce spectacle. Je crois, d’ailleurs, que c’est pour nous une excellente chose que d’avoir à bord du Foudroyant les principaux coupables, au moment où l’on va attaquer Saint-Elme, attendu que nous pourrons trancher une tête à chaque boulet que les Français tireront sur la ville de Naples.
» Adieu, mon très-cher monsieur, etc.
» W. Hamilton.
» P.-S. – Venez, s’il est possible, pour accommoder toutes choses. J’espère que nous aurons terminé, avant leur arrivée, quelques affaires qui pourraient affliger Leurs Majestés. Le procès de Caracciolo va être fait par les officiers de Leurs Majestés Siciliennes. S’il est condamné, comme c’est probable, la sentence sera immédiatement exécutée. Il semble déjà à moitié mort d’abattement. Il demandait à être jugé par des officiers anglais.
» Le bâtiment qui vous portera cette lettre partant à l’instant pour Palerme, je ne puis rien vous dire de plus. »
Et, cette fois, sir William Hamilton pouvait, sans crainte de se tromper, annoncer que le procès ne durerait pas longtemps.
Voici les ordres de Nelson ; on ne l’accusera point d’avoir fait attendre l’accusé :
Au capitaine comte de Thurn, commandant la frégate de Sa Majesté La Minerve.
« De par Horace Nelson :
» Puisque François Caracciolo, commodore de Sa Majesté Sicilienne, a été fait prisonnier, et est accusé de rébellion contre son légitime souverain, pour avoir fait feu sur la bannière royale hissée sur la frégate la Minerve, qui se trouvait sous vos ordres,
» Vous êtes requis et, en vertu de la présente, il vous est ordonné de réunir cinq des plus anciens officiers qui se trouvent sous votre commandement, en retenant la présidence pour vous, et d’informer pour savoir si le délit dont est accusé ledit Caracciolo peut être prouvé ; et, si la preuve du délit ressort de l’instruction, vous devez recourir à moi pour savoir quelle peine il subira.
« À bord du Foudroyant, golfe de Naples, 29 juin 1799.
» Horace Nelson. »
Ainsi, vous le voyez par le peu de mots que nous avons soulignés, ce n’était point le conseil de guerre qui faisait le procès, ce n’étaient pas les juges qui avaient reconnu la culpabilité, qui devaient appliquer la peine selon leur conscience ; non, c’était Nelson, qui n’assistait ni à l’instruction ni à l’interrogatoire ; qui, pendant ce temps peut-être, parlait d’amour avec la belle Emma Lyonna ; c’était Nelson qui, sans même avoir pris connaissance du procès, se chargeait de prononcer la sentence et de déterminer la peine !
Aussi, l’accusation est-elle si grave, qu’une fois encore, comme la chose nous est arrivée si souvent dans le cours de ce récit, le romancier, qui craint qu’on ne l’accuse de trop d’imagination, passe la plume à l’historien et lui dit : « À ton tour, frère : la fantaisie n’a pas le droit d’inventer, l’histoire seule a le droit de dire ce que tu vas dire. »
Nous affirmons donc qu’il n’y a pas un mot de ce que l’on a lu depuis le commencement de ce chapitre, nous affirmons donc qu’il n’y a pas un mot de ce qu’on va lire jusqu’à la fin de ce chapitre qui ne soit l’exacte vérité : ce n’est pas notre faute si, pour être nue, elle n’en est pas moins terrible.
Nelson, sans s’inquiéter du jugement de la postérité et même des contemporains, avait décidé que le procès de Caracciolo aurait lieu sur son propre bâtiment, attendu, comme le disent MM. Clarke et Marc Arthur dans leur Vie de Nelson, que l’amiral craignait que, si le procès se faisait à bord d’un navire napolitain, le navire ne se révoltât, tant, ajoutent ces messieurs, tant Caracciolo était aimé dans la marine !
Aussi le procès commença-t-il immédiatement après la publication de l’arrêté rendu par Nelson, celui-ci ne s’inquiétant point, dans son servilisme pour la reine Caroline, pour le roi Ferdinand, et peut-être même dans son orgueil personnel, si profondément offensé par Caracciolo ; celui-ci ne s’inquiétant point, disons-nous, s’il foulait aux pieds toutes les lois internationales, puisqu’il n’avait pas le droit de juger son égal en rang, son supérieur comme position sociale, lequel, s’il était coupable, n’était, coupable qu’envers le roi des Deux-Siciles, et non envers le roi d’Angleterre.
Et maintenant, pour que l’on ne nous accuse pas de sympathie à l’égard de Caracciolo et d’injustice envers Nelson, nous allons purement et simplement tirer du livre des panégyristes de l’amiral anglais le procès-verbal du jugement. Ce procès-verbal, dans sa simplicité, nous paraît bien autrement émouvant que le roman inventé par Cuoco ou fabriqué par Coletta.
Les officiers napolitains composant le conseil de guerre, sous la présidence du comte de Thurn, se réunirent immédiatement dans le carré des officiers.
Deux marins anglais, sur l’ordre du comte de Thurn, se rendirent à la chambre où était enfermé Caracciolo, lui enlevèrent les cordes qui le garrottaient et le conduisirent devant le conseil de guerre.
La chambre où il était réuni resta ouverte, selon l’usage, et tous purent y entrer.
Caracciolo, en reconnaissant dans ses juges, à part le comte de Thurn, tous les officiers qui avaient servi sous lui, sourit et secoua la tête.
Il était évident que pas un de ces hommes n’oserait l’absoudre.
Il y avait du vrai dans ce qu’avait dit sir William. Quoique âgé de quarante-neuf ans à peine, grâce à sa barbe inculte, à ses cheveux en désordre, Caracciolo en paraissait soixante et dix.
Cependant, arrivé en face de ses juges, il se redressa de toute la hauteur de sa taille et retrouva l’assurance, la fermeté, le regard d’un homme habitué à commander, et son visage, bouleversé par la rage, prit l’expression d’un calme hautain.
L’interrogatoire commença. Caracciolo ne dédaigna point d’y répondre, et le résumé de ses réponses fut celui-ci :
« Ce n’est point la République que j’ai servie, c’est Naples ; ce n’est point la royauté que j’ai combattue, c’est le meurtre, le pillage, l’incendie. Depuis longtemps, je faisais le service de simple soldat, lorsque j’ai été en quelque sorte contraint de prendre le commandement de la marine républicaine, commandement qu’il m’était impossible de refuser. »
Si Nelson eût assisté à l’interrogatoire, il eût pu appuyer cette assertion de Caracciolo ; car il n’y avait pas trois mois que Troubridge lui avait écrit, on se le rappelle :
« J’apprends que Caracciolo a l’honneur de monter la garde comme simple soldat. Hier, il a été vu faisant la sentinelle au palais. Il avait refusé de prendre du service ; mais il paraît que les jacobins forcent tout le monde. »
On lui demanda alors pourquoi, puisqu’il avait servi forcément, il n’avait pas profité des occasions nombreuses qui lui avaient été offertes de fuir.
Il répondit que fuir était toujours fuir ; que peut-être avait-il été retenu par un faux point d’honneur, mais qu’enfin il avait été retenu. Si c’était un crime, il l’avouait.
L’interrogatoire se borna là. On voulait de Caracciolo un simple aveu : cet aveu, il l’avait fait, et, quoique fait avec beaucoup de calme et de dignité, bien que la manière dont avait répondu Caracciolo lui eût, dit le procès-verbal, mérité la sympathie des officiers anglais parlant italien qui avaient assisté à la séance, la séance fut close : le crime était prouvé.
Caracciolo fut reconduit à sa chambre et gardé de nouveau par deux sentinelles.
Quant au procès-verbal, il fut porté à Nelson par le comte de Thurn. Nelson le lut avidement ; une expression de joie féroce passa sur son visage. Il prit une plume et écrivit :
Au commodore comte de Thurn.
« De par Horace Nelson :
» Attendu que le conseil de guerre, composé d’officiers au service de Sa Majesté Sicilienne, a été réuni pour juger François Caracciolo sur le crime de rébellion envers son souverain ;
» Attendu que ledit conseil de guerre a pleinement acquis la preuve de ce crime, et, par conséquent, dans cette conviction, rendu contre ledit Caracciolo un jugement qui a pour conséquence la peine de mort ;
» Vous êtes, par la présente, requis et commandé de faire exécuter ladite sentence de mort contre ledit Caracciolo, par le moyen de la pendaison, à l’antenne de l’arbre de trinquette de la frégate la Minerve, appartenant à Sa Majesté Sicilienne, laquelle frégate se trouve sous vos ordres. Ladite sentence devra être exécutée aujourd’hui, à cinq heures après midi ; et, après que le condamné sera resté pendu, depuis l’heure de cinq heures jusqu’au coucher du soleil, à ce moment la corde sera coupée et le cadavre jeté à la mer.
» À bord du Foudroyant, Naples, 29 juin 1799.
» Horace Nelson. »
Deux personnes étaient dans la cabine de Nelson au moment où il rendit cette sentence. Fidèle au serment qu’elle avait fait à la reine, Emma resta impassible et ne dit pas une parole en faveur du condamné. Sir William Hamilton, quoique médiocrement tendre à son égard, après avoir lu la sentence que venait d’écrire Nelson, ne put s’empêcher de lui dire :
– La miséricorde veut que l’on accorde vingt-quatre heures aux condamnés pour se préparer à la mort.
– Je n’ai point de miséricorde pour les traîtres, répondit Nelson.
– Alors, sinon la miséricorde, du moins la religion.
Mais, sans répondre à sir William, Nelson lui prit la sentence des mains, et, la tendant au comte de Thurn :
– Faites exécuter, dit-il.
CLVIII. L’exécution §
Nous l’avons dit et nous le répétons, dans ce funèbre récit, – qui imprime une si sombre tache à la mémoire d’un des plus grands hommes de guerre qui aient existé, – nous n’avons rien voulu donner à l’imagination, quoiqu’il soit possible que, par un artifice de l’art, nous ayons eu l’espoir d’arriver à produire sur nos lecteurs une plus profonde impression que par la simple lecture des pièces officielles. Mais c’était prendre une trop grave responsabilité, et, puisque nous en appelons d’office à la postérité du jugement de Nelson, puisque nous jugeons le juge, nous voulons que, tout au contraire du premier jugement, fruit de la colère et de la haine, l’appel ait tout le calme et toute la solennité d’une cause loyale et sûre de son succès.
Nous allons donc renoncer à ces auxiliaires qui nous ont si souvent prêté leur puissant concours, et nous en tenir à la relation anglaise, qui doit naturellement être favorable à Nelson et hostile à Caracciolo.
Nous copions.
Pendant ces heures solennelles qui s’écoulèrent entre le jugement et l’exécution de la sentence, Caracciolo fit deux fois appeler près de lui le lieutenant Parkenson et deux fois le pria d’aller intercéder pour lui près de Nelson.
La première, pour obtenir la révision de son jugement ;
La seconde, pour qu’on lui fit la grâce d’être fusillé au lieu d’être pendu.
Et, en effet, Caracciolo s’attendait bien à la mort, mais à la mort par la hache ou par la fusillade.
Son titre de prince lui donnait droit à la mort de la noblesse ; son titre d’amiral lui donnait droit à la mort du soldat.
Toutes deux lui échappaient pour faire place à la mort des assassins et des voleurs, à une mort infamante.
Non-seulement Nelson outrepassait ses pouvoirs en condamnant à mort son égal comme rang, son supérieur comme position sociale, mais encore il choisissait une mort qui devait, aux yeux de Caracciolo, doubler l’horreur du supplice.
Aussi, pour échapper à cette mort infâme, Caracciolo n’hésita-t-il point à descendre à la prière.
– Je suis un vieillard, monsieur, dit-il au lieutenant Parkenson ; je ne laisse point de famille pour pleurer ma mort, et l’on ne supposera point qu’à mon âge, et isolé comme je suis, j’aie grand’peine à quitter la vie ; mais la honte de mourir comme un pirate m’est insupportable, et, je l’avoue, me brise le cœur.
Pendant tout le temps que dura l’absence du jeune lieutenant, Caracciolo fut fort agité et parut fort inquiet.
Le jeune officier rentra : il était évident qu’il revenait avec un refus.
– Eh bien ? demanda vivement Caracciolo.
– Voici, mot pour mot, les paroles de milord Nelson, dit le jeune homme : « Caracciolo a été impartialement jugé par les officiers de sa nation : ce n’est point à moi, qui suis étranger, d’intervenir pour faire grâce. »
Caracciolo sourit amèrement.
– Ainsi, dit-il, milord Nelson a eu le droit d’intervenir pour me faire condamner à être pendu, et il n’a pas le droit d’intervenir pour me faire fusiller, au lieu de me faire pendre !
Puis, se retournant vers le messager :
– Peut-être, mon jeune ami, lui dit-il, n’avez-vous point insisté près de milord comme vous eussiez dû le faire.
Parkenson avait les larmes aux yeux.
– J’ai tellement insisté, prince, dit-il, que milord Nelson m’a renvoyé avec un geste de menace en me disant : « Lieutenant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous mêler de votre affaire. » Mais n’importe, continua-t-il, si Votre Excellence a quelque autre mission à me donner, dût-elle me faire tomber en disgrâce, je l’accomplirai de grand cœur.
Caracciolo sourit en voyant les larmes du jeune homme, et, lui tendant la main :
– Je me suis adressé à vous, lui dit-il, parce que vous êtes le plus jeune officier, et qu’à votre âge, il est rare que l’on ait le cœur mauvais. Eh bien, un conseil : croyez-vous qu’en m’adressant à lady Hamilton, elle obtienne quelque chose pour moi de milord Nelson ?
– Elle a une grande influence sur milord, dit le jeune homme ; essayons.
– Eh bien, allez ; suppliez-la. J’ai peut-être, dans un temps plus heureux, eu des torts envers elle ; qu’elle les oublie, et, en commandant le feu que l’on dirigera contre moi, je la bénirai.
Parkenson sortit, alla sur le tillac, et, voyant qu’elle n’y était point, essaya de pénétrer chez elle ; mais, malgré ses prières, la porte demeura fermée.
À cette réponse, Caracciolo vit qu’il lui fallait perdre tout espoir, et, ne voulant point abaisser plus bas sa dignité, il serra la main du jeune officier et résolut de ne plus prononcer une seule parole.
À une heure, deux matelots entrèrent chez lui, en même temps que le comte de Thurn lui annonçait qu’il fallait quitter le Foudroyant et passer à bord de la Minerve.
Caracciolo tendit les mains.
– C’est derrière et non pas devant que les mains doivent être liées, dit le comte de Thurn.
Caracciolo passa ses mains derrière lui.
On laissa un long bout pendant dont un matelot anglais tint l’extrémité. Sans doute craignait-on, si on lui laissait les mains libres, qu’il ne s’élançât à la mer et n’échappât au supplice par le suicide. Grâce à la corde et à la précaution prise d’en mettre l’extrémité aux mains d’un matelot, cette crainte ne pouvait se réaliser.
Ce fut donc lié et garrotté comme le dernier des criminels, que Caracciolo, un amiral, un prince, un des hommes les plus éminents de Naples, quitta le pont du Foudroyant, qu’il traversa tout entier entre deux haies de matelots.
Mais, quand l’outrage est poussé jusque là, il retombe sur celui qui le fait, et non pas sur celui qui le subit.
Deux barques, armées en guerre, accompagnaient à bâbord et à tribord la barque que montait Caracciolo.
On aborda à la Minerve. En revoyant de près ce beau bâtiment, sur lequel il avait régné et qui lui avait obéi avec tant de soumission pendant la traversée de Naples à Palerme, Caracciolo poussa un soupir et deux larmes perlèrent au coin de ses yeux.
Il monta par l’escalier de bâbord, c’est-à-dire par l’escalier des inférieurs.
Les officiers et les soldats étaient rangés sur le pont.
La cloche piquait une heure et demie.
Le chapelain attendait.
On demanda à Caracciolo s’il désirait employer le temps qui lui restait à une sainte conférence avec le prêtre.
– Est-ce toujours don Severo qui est chapelain de la Minerve ? demanda-t-il.
– Oui, Excellence, lui répondit-on.
– En ce cas, conduisez-moi à lui.
On conduisit le condamné à la cabine du prêtre.
Le digne homme avait dressé à la hâte un petit autel.
– J’ai pensé, dit-il à Caracciolo, qu’à cette heure suprême, vous auriez peut-être le désir de communier.
– Je ne crois pas mes péchés assez grands pour qu’ils ne puissent être lavés que par la communion ; mais, fussent-ils plus grands encore, la manière infâme dont je vais finir me paraîtrait suffisante à leur expiation.
– Refuserez-vous de recevoir le corps sacré de Nôtre-Seigneur ? demanda le prêtre.
– Non, Dieu m’en garde ! répondit Caracciolo en s’agenouillant.
Le prêtre dit les paroles saintes qui consacrent l’hostie, et Caracciolo reçut pieusement le corps de Notre-Seigneur.
– Vous aviez raison, mon père, dit-il ; je me sens plus fort et surtout plus résigné qu’auparavant.
La cloche piqua successivement deux heures, trois heures, quatre heures, cinq heures.
La porte s’ouvrit.
Caracciolo embrassa le prêtre, et, sans dire une parole, suivit le piquet qui venait le chercher.
En arrivant sur le pont, il vit un matelot qui pleurait.
– Pourquoi pleures-tu ? lui demanda Caracciolo.
Celui-ci, sans répondre, mais en sanglotant, lui montra la corde qu’il tenait entre ses mains.
– Comme nul ne sait que je vais mourir, dit Caracciolo, nul ne me pleure que toi, mon vieux compagnon d’armes. Embrasse-moi donc au nom de ma famille et de mes amis.
Puis, se tournant du côté du Foudroyant, il vit sur la dunette un groupe de trois personnes qui regardaient.
L’une d’elles tenait une longue-vue.
– Écartez-vous donc un peu, mes amis, dit Caracciolo aux marins qui faisaient la haie ; vous empêchez milord Nelson de voir.
Les marins s’écartèrent.
La corde avait été jetée par-dessus la vergue de misaine ; elle pendait au-dessus de la tête de Caracciolo.
Le comte de Thurn fit un signe.
Le nœud coulant fut passé au cou de l’amiral, et douze hommes, tirant le câble, enlevèrent le corps à une dizaine de pieds de hauteur.
En même temps, une détonation se fit entendre, et la fumée d’un coup de canon monta dans les agrès du bâtiment.
Les ordres de milord Nelson étaient exécutés.
Mais, quoique l’amiral anglais n’eût pas perdu le moindre détail du supplice, aussitôt ce coup de canon tiré, le comte de Thurn rentra dans sa cabine et écrivit :
« Avis est donné à Son Excellence l’amiral lord Nelson que la sentence rendue contre François Caracciolo a été exécutée de la manière qui avait été ordonnée.
» À bord de la frégate de Sa Majesté Sicilienne la Minerve, le 29 juin 1799.
» Comte de Thurn. »
Une barque fut mise immédiatement à la mer pour porter cet avis à Nelson.
Nelson n’avait pas besoin de cet avis pour savoir que Caracciolo était mort. Comme nous l’avons dit, il n’avait pas perdu un détail de l’exécution, et, d’ailleurs, en tournant ses regards vers la Minerve, il pouvait voir le cadavre se balançant au-dessous de la vergue et flottant dans l’espace.
Aussi, avant que la chaloupe eût atteint le bâtiment, avait-il déjà écrit à Acton la lettre suivante :
« Monsieur, je n’ai point le temps d’envoyer à Votre Excellence le procès fait à ce misérable Caracciolo ; je puis seulement vous dire qu’il a été jugé ce matin et qu’il s’est soumis à la juste sentence prononcée contre lui.
» J’envoie à Votre Excellence mon approbation telle que je l’ai donnée :
« J’approuve la sentence de mort prononcée contre François Caracciolo, laquelle sera exécutée aujourd’hui, à bord de la frégate la Minerve, à cinq heures. »
» J’ai l’honneur, etc.
» Horace Nelson. »
Le même jour, et par le même courrier, sir William Hamilton écrivait la lettre suivante, qui prouve avec quel acharnement Nelson avait suivi, à l’égard de l’amiral napolitain, les instructions du roi et de la reine :
À bord du Foudroyant, 29 juin 1799.
« Mon cher monsieur,
» J’ai à peine le temps d’ajouter à la lettre de milord Nelson, que Caracciolo a été condamné par la majorité de la cour martiale, et que milord Nelson a ordonné que l’exécution de la sentence aurait lieu aujourd’hui, à cinq heures de l’après-midi, a la vergue de la Minerve, et que le corps serait ensuite jeté à la mer. Thurn a fait observer qu’il était d’habitude, en pareille circonstance, d’accorder vingt-quatre heures au condamné pour pourvoir au salut de son âme ; mais les ordres de milord Nelson ont été maintenus, quoique j’aie appuyé l’opinion de Thurn.
» Les autres coupables sont demeurés à la disposition de Sa Majesté Sicilienne à bord des tartanes, enveloppées par toute notre flotte.
» Tout ce que fait lord Nelson est dicté par sa conscience et son honneur, et je crois que, plus tard, ses dispositions seront reconnues comme les plus sages que l’on ait pu prendre. Mais, en attendant, pour l’amour de Dieu, faites que le roi vienne à bord du Foudroyant et qu’il y arbore son étendard royal.
» Demain, nous attaquerons Saint-Elme : le dé est jeté. Dieu favorisera la bonne cause ! c’est à nous de ne point démentir notre fermeté et de persévérer jusqu’au bout.
» W. Hamilton. »
On voit que, malgré sa conviction que les décisions de Nelson sont les meilleures que l’on puisse prendre, sir William Hamilton et ceux dont il est l’interprète appellent avec une espèce de frénésie le roi sur le Foudroyant. Il leur tarde que la présence royale consacre l’horrible drame qui vient d’y être représenté.
Cette sentence et son exécution, sont ainsi consignées sur le livre de bord de Nelson, où nous les copions littéralement. On verra qu’ils n’y tiennent point grande place :
« Samedi 29 juin, le temps étant tranquille mais nuageux, est arrivé le vaisseau de Sa Majesté le Rainha et le brick Balloone. Une cour martiale a été réunie, a jugé, condamné et pendu François Caracciolo a bord de la frégate napolitaine La Minerve. »
Et, moyennant ces trois lignes, le roi Ferdinand fut rassuré, la reine Caroline satisfaite, Emma Lyonna maudite, et Nelson déshonoré !
CLIX. La reconnaissance royale §
L’exécution de Caracciolo répandit dans Naples une consternation profonde. À quelque parti que l’on appartint, on reconnaissait, dans l’amiral, un homme à la fois considérable par la naissance et par le génie ; sa vie avait été irréprochable et pure de toutes ces souillures morales dont est si rarement exempte la vie d’un homme de cour. Il est vrai que Caracciolo n’avait été un homme de cour que dans ses moments perdus, et, dans ces moments-là, on l’a vu, il avait essayé de défendre la royauté avec autant de franchise et de courage qu’il avait défendu depuis la patrie.
Cette exécution fut, surtout pour les prisonniers sous les yeux desquels elle avait eu lieu, un terrible spectacle. Ils y virent leur propre sentence, et, lorsque, au coucher du soleil, ainsi que le portait le jugement, la corde fut coupée et que ce cadavre, sur lequel tous les yeux étaient fixés, n’étant plus soutenu par rien, plongea dans la mer rapidement, entraîné par les boulets qu’on lui avait attachés aux pieds, un cri terrible, parti de la bouche des prisonniers, s’échappa de tous les bâtiments, et, courant à la surface des flots comme la plainte de l’esprit de la mer, eut son écho dans les flancs mêmes du Foudroyant.
Le cardinal ignorait tout ce qui venait de se passer dans cette terrible journée, non-seulement le procès, mais encore l’arrestation de Caracciolo. – Nelson, on l’a vu, avait eu grand soin de se faire amener le prisonnier par le Granatello, défendant expressément de le faire passer par le camp de Ruffo ; car, à coup sûr, le cardinal n’eût point permis qu’un officier anglais, avec lequel, d’ailleurs, il était depuis quelques jours en complète dissidence sur un point d’honneur aussi important que celui des traités, mît la main sur un prince napolitain, ce prince napolitain fût-il son ennemi ; à plus forte raison sur Caracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d’alliance sinon offensive, du moins défensive.
On se rappelle, en effet, qu’en se quittant sur la plage de Cotona, le cardinal et le prince s’étaient promis de se sauvegarder l’un l’autre, et, à cette époque où l’on ne pouvait rien préjuger sur l’avenir, à moins d’être doué de l’esprit prophétique, on pouvait aussi bien penser que ce serait le prince qui sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui sauvegarderait le prince.
Cependant, aux coups de canon tirés à bord Foudroyant, et à la vue d’un cadavre suspendu à la vergue de misaine, on était accouru dire au cardinal qu’une exécution venait, sans aucun doute, d’avoir lieu à bord de la frégate la Minerve. Entraîné alors par un simple mouvement de curiosité, le cardinal monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à l’œil nu, en effet, un cadavre qui se balançait en l’air, et envoya chercher une longue-vue. Mais, depuis que le cardinal avait quitté Caracciolo, celui-ci avait laissé pousser ses cheveux et sa barbe, ce qui, à cette distance surtout, le rendait méconnaissable à ses yeux. En outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels il avait été pris, était vêtu en paysan. Le cardinal pensa donc que ce cadavre était celui de quelque espion qui s’était laissé prendre ; et, sans plus se préoccuper de cet incident, il allait redescendre dans son cabinet, lorsqu’il vit une barque se détacher des flancs de la Minerve et s’avancer directement vers lui.
Cet incident le maintint à sa place.
Au fur et à mesure que la barque s’approchait, le cardinal demeurait convaincu que c’était à lui que l’officier qui la montait avait affaire. Cet officier portait l’uniforme de la marine napolitaine, et, quoiqu’il eût été difficile au cardinal d’appliquer un nom à son visage, ce visage ne lui était pas tout à fait inconnu.
Arrivé à quelques pas de la plage, l’officier, qui, depuis longtemps, de son côté, avait reconnu le cardinal, le salua respectueusement et lui montra le pli qu’il portait.
Le cardinal descendit et se trouva en même temps que le messager à la porte de son cabinet.
Le messager s’inclina, et, présentant le papier au cardinal :
– À Votre Éminence, dit-il, de la part de Son Excellence le comte de Thurn, capitaine de la frégate la Minerve.
– Y a-t-il une réponse, monsieur ? demanda le cardinal.
– Non, Votre Éminence, répondit l’officier.
Et, s’inclinant, il se retira.
Le cardinal demeura assez étonné, son papier à la main. La faiblesse de sa vue le forçait à rentrer dans son cabinet pour en prendre lecture. Il eût pu rappeler l’officier et l’interroger ; mais celui-ci avait répondu, avec un désir visible de se retirer : « Il n’y a point de réponse. » Il le laissa donc continuer son chemin, rentra dans son cabinet, appela des lunettes au secours de ses mauvais yeux, ouvrit la lettre et lut :
Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffo sur l’arrestation, le jugement, la condamnation et la mort de François Caracciolo.
Le cardinal ne put retenir un cri dans lequel il y avait plus d’étonnement que de douleur : il croyait avoir mal lu.
Il relut ; puis l’idée lui vint alors que ce cadavre qu’il avait vu flotter à la pointe d’une vergue, au bout d’une corde, était celui de l’amiral Caracciolo.
– Oh ! murmura-t-il en laissant tomber son bras inerte le long de son corps, où en sommes-nous, si les Anglais viennent pendre les princes napolitains jusque dans le port de Naples ?
Puis, après un instant, s’asseyant à son bureau et ramenant de nouveau la lettre sous ses yeux, il lut :
« Éminence,
» Je dois faire savoir à Votre Éminence que j’ai reçu ce matin, de l’amiral lord Nelson, de me porter immédiatement à bord de son bâtiment accompagné des cinq officiers de mon bord. J’ai accompli aussitôt cet ordre, et, en arrivant à bord du Foudroyant, j’ai reçu l’invitation par écrit de former sur le vaisseau même un conseil de guerre pour y juger le chevalier don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion envers Sa Majesté, notre auguste maître, et de porter une sentence sur la peine encourue par son délit. Cette invitation a été suivie immédiatement, et un conseil de guerre a été formé dans le carré des officiers dudit vaisseau. J’y ai, en même temps, fait amener le coupable. Je l’ai d’abord fait reconnaître par tous les officiers comme étant bien l’amiral ; ensuite, je lui ai fait lire les charges réunies contre lui et lui ai demandé s’il avait quelque chose à dire pour sa défense. Il a répondu que oui ; et, toute liberté lui ayant été donnée de se défendre, ses défenses se sont bornées à la dénégation d’avoir volontairement servi l’infâme République et à l’affirmation qu’il ne l’avait fait que contraint et forcé et sous la menace positive de le faire fusiller. Je lui ai adressé ensuite d’autres demandes, en réponse desquelles il n’a pu nier qu’il n’eût combattu en faveur de la soi-disant République contre les armées de Sa Majesté. Il a avoué aussi avoir dirigé l’attaque des chaloupes canonnières qui s’est opposée à l’entrée des troupes de Sa Majesté à Naples ; mais il a déclaré qu’il ignorait que ces troupes fussent conduites par le cardinal, et qu’il les regardait simplement comme des bandes d’insurgés. Il a, en outre, avoué avoir donné par écrit des ordres tendants à s’opposer à la marche de l’armée royale. Enfin, interrogé pourquoi, puisqu’il servait contre sa volonté, il n’avait point essayé de se réfugier à Procida, ce qui était, en même temps, un moyen de se rallier au gouvernement légitime et d’échapper au gouvernement usurpateur, il a répondu qu’il n’avait point pris ce parti dans la crainte d’être mal reçu.
» Éclairé sur ces divers points, le conseil de guerre, à la majorité des voix, a condamné François Caracciolo non-seulement à la peine de mort, mais encore à une mort ignominieuse.
» Ladite sentence ayant été présentée à milord Nelson, il a approuvé la condamnation et ordonné qu’à cinq heures de ce même jour la sentence fût mise à exécution, en pendant le condamné à la vergue de misaine et en l’y laissant pendu jusqu’au coucher du soleil, heure à laquelle la corde serait coupée et le corps jeté à la mer.
» Ce matin, à midi, j’ai reçu cet ordre ; à une heure et demie, le coupable, condamné, était transporté à bord de la Minerve et mis en chapelle, et, à cinq heures du soir, la sentence était accomplie selon l’ordre qui en avait été donné.
» Je m’empresse, pour remplir mon devoir, de vous faire cette communication, et, avec le profond respect que je vous ai voué, j’ai l’honneur d’être,
» De Votre Éminence,
» Le très-dévoué serviteur,
» Comte de Thurn. »
Ruffo, atterré, relut deux fois la dernière phrase. Cette communication était-elle l’accomplissement d’un devoir, ou simplement une insulte.
En tout cas, c’était un défi.
Ruffo y vit une insulte.
En effet, seul, comme vicaire général, seul, comme alter ego du roi, Ruffo avait le droit de vie et de mort dans le royaume des Deux-Siciles. D’où venait donc que cet intrus, cet étranger, cet Anglais, dans le port de Naples, sous ses yeux, pour le défier sans doute, – après avoir déchiré la capitulation, après avoir, à l’aide d’une équivoque indigne d’un soldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux les tartanes qui portaient les prisonniers, – condamnait à mort, et à une mort infâme, un prince napolitain, plus grand que lui par la naissance, égal à lui par la dignité ?
Qui avait donné à ce juge improvisé de pareils pouvoirs ?
En tout cas, si ces pouvoirs avaient été donnés à un autre, les siens étaient annulés.
Il est vrai que les gibets étaient dressés à Ischia ; mais lui, Ruffo, n’avait rien à faire avec les îles. Les îles n’avaient point, comme Naples, été reconquises par lui ; elles l’avaient été par les Anglais. Il n’y avait point de traité avec les îles. Enfin, le bourreau de Procida, Speciale, était un juge sicilien envoyé par le roi, et qui, conséquemment, condamnait légalement au nom du roi.
Mais Nelson, sujet de Sa Majesté Britannique George III, comment pouvait-il condamner au nom de Sa Majesté Sicilienne Ferdinand Ier ?
Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Un instant, tout ce que nous venons de dire se heurta et bouillonna dans son cerveau ; puis, enfin, sa résolution fut prise. Il saisit une plume, et écrivit au roi la lettre suivante :
À Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.
« Sire,
» L’œuvre de la restauration de Votre Majesté est accomplie, et j’en bénis le Seigneur.
» Mais c’est à la suite de beaucoup de peines et de longues fatigues que cette restauration s’est accomplie.
» Le motif qui m’avait fait prendre la croix d’une main et l’épée de l’autre n’existe plus.
» Je puis donc – je dirai plus – je dois donc rentrer dans cette obscurité dont je ne suis sorti qu’avec la conviction de servir les desseins de Dieu et dans l’espérance d’être utile à mon roi.
» D’ailleurs, l’affaiblissement de mes facultés physiques et morales m’en fait un besoin, quand ma conscience ne m’en ferait pas un devoir.
» J’ai donc l’honneur de supplier Votre Majesté de vouloir bien accepter ma démission.
» J’ai l’honneur d’être avec un profond respect, etc.
» F. cardinal Ruffo. »
À peine cette lettre était-elle expédiée à Palerme par un messager sûr et qui était autorisé à requérir au besoin la première barque venue pour passer en Sicile, qu’il fut donné au cardinal avis de la publication de la note de Nelson, note dans laquelle l’amiral anglais accordait vingt-quatre heures aux républicains de la ville, et quarante-huit à ceux des environs de la capitale, pour faire leur soumission au roi Ferdinand.
Au premier regard qu’il jeta sur cette note, il reconnut celle qu’il avait refusée à Nelson de faire imprimer. Cette note, comme tout ce qui sortait de la plume de l’amiral anglais, portait le caractère de la violence et de la brutalité.
En lisant cette note et en voyant le pouvoir que s’y attribuait Nelson, le cardinal se félicita d’autant plus d’avoir envoyé sa démission.
Mais, le 3 juillet, il recevait de la reine cette lettre, qui lui annonçait que sa démission était refusée :
« J’ai reçu et lu avec le plus grand intérêt et la plus profonde attention la très-sage lettre de Votre Éminence, en date du 29 juin.
» Tout ce que je pourrais dire à Votre Éminence des sentiments de gratitude dont mon cœur sera éternellement rempli à son égard resterait de beaucoup au-dessous de la vérité. J’apprécie ensuite ce que Votre Éminence me dit à l’endroit de sa démission et de son désir de repos. Mieux que personne, je sais combien la tranquillité est chose désirable, et combien ce calme devient précieux après avoir vécu au milieu des agitations et de l’ingratitude que porte avec soi le bien que l’on fait.
» Elle l’éprouve depuis quelques mois seulement, Votre Éminence : qu’elle sache donc combien je dois être plus fatiguée, moi qui l’éprouve depuis vingt-deux ans ! Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne puis admettre son affaiblissement ; car, quel que soit son dégoût, les admirables actions qu’elle a accomplies et la série de lettres à moi écrites avec tant de finesse et de talent prouvent, au contraire, toute la force et toute la puissance de ses facultés. C’est donc à moi, au lieu d’accepter cette fatale démission donnée par Votre Éminence dans un moment de fatigue, d’éperonner, au contraire, votre zèle, votre intelligence et votre cœur à terminer et à consolider l’œuvre si glorieusement entreprise par vous, et à la poursuivre en rétablissant l’ordre à Naples, sur une base si sûre et si solide, que, du terrible malheur qui nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration pour l’avenir, et c’est ce que me fait espérer le génie actif de Votre Éminence.
» Le roi part demain soir avec le peu de troupes qu’il a pu réunir. De vive voix, beaucoup de choses s’éclairciront qui restent obscures par écrit. Quant à moi, j’éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir accompagner le roi. Mon cœur eût été bien joyeux de voir son entrée à Naples. Entendre les acclamations de cette partie de son peuple qui lui est restée fidèle serait un baume infini pour mon cœur et adoucirait cette cruelle blessure dont je ne guérirai jamais. Mais mille réflexions m’ont retenue, et je reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine et fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup de ceux qui accompagnent le roi vous porteront de ma part l’expression de ma vraie et profonde reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration pour toute la miraculeuse opération que vous avez accomplie.
» Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire à Votre Éminence que cette capitulation avec les rebelles m’a souverainement déplu, et surtout après ce que je vous avais écrit et d’après ce que je vous avais dit. Aussi me suis-je tue là-dessus, ma sincérité ne me permettant pas de vous complimenter. Mais, aujourd’hui, tout est fini pour le mieux, et, comme je l’ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout s’expliquera et, je l’espère, aura bonne fin, tout ayant été fait pour le plus grand bien et la plus grande gloire de l’État.
» J’oserai, maintenant que Votre Éminence a un peu moins de travail à faire, la prier de m’entretenir régulièrement de toutes les choses importantes qui arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à lui en dire mon avis. Une seule chose me désespère, c’est de ne pouvoir l’assurer de vive voix de la vraie, profonde et éternelle reconnaissance et estime avec laquelle je suis, de Votre Éminence,
» La sincère amie,
» Caroline. »
D’après ce que nous avons démontré à nos lecteurs, par tous les détails précédents, par les lettres des augustes époux que l’on a déjà lues, par celles de la reine que l’on vient de lire, il est facile de voir que le cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture nous entraîne à rendre justice, a été, dans cette terrible réaction de 1799, le bouc émissaire de la royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes des erreurs des historiens : – erreurs intéressées de la part des écrivains royalistes, qui ont voulu le rendre responsable, aux yeux de la postérité, des massacres commis à l’instigation d’un roi sans cœur et d’une reine vindicative ; – erreurs innocentes de la part des écrivains patriotes, qui, ne possédant point les documents que la chute d’un trône pouvait seule mettre dans les mains d’un écrivain impartial, n’ont point osé faire peser sur deux têtes couronnées une si terrible imputation, et leur ont cherché non-seulement un complice, mais encore un instigateur.
Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement nous ne sommes point à la fin, mais à peine sommes-nous au commencement de la honte et du sang.
CLX. Ce qui empêchait le colonel Mejean de sortir du fort Saint-Elme avec Salvato, pendant la nuit du 27 au 28 juin §
On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la parole de Ruffo, mais dans l’adhésion de Nelson, Salvato et Luisa étaient allés chercher un refuge au château Saint-Elme, et l’on n’a point oublié que ce refuge avait été accordé par le comptable Mejean moyennant la somme de vingt-cinq mille francs par personne.
Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage rapide qu’il avait fait à Molise, avait réalisé une somme de deux cent mille francs.
Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu près, avaient passé dans l’organisation de ses volontaires calabrais, dans les dépenses que les besoins des plus pauvres avaient nécessitées, dans l’aide donnée aux blessés et dans les gratifications accordées aux serviteurs qui leur avaient rendu des soins pendant leur séjour au Château-Neuf.
Cent vingt-cinq mille francs, comme l’avait écrit Salvato à son père, avaient été enterrés, dans une cassette, au pied du laurier de Virgile, près de la grotte de Pouzzoles.
Au moment de se séparer de Michele, qui avait suivi le sort de ses compagnons et qui s’était embarqué à bord des tartanes, Salvato avait fait accepter au jeune lazzarone, afin qu’il ne se trouvât point complétement dénué sur la terre étrangère, une somme de trois mille francs.
Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia au fort Saint-Elme, une somme de vingt-deux à vingt-trois mille francs.
Son premier acte, au moment où il vint demander, au prix de quarante mille francs, l’hospitalité convenue entre le commandant du château Saint-Elme et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de la somme arrêtée, c’est-à-dire vingt mille francs, en lui promettant le reste pour la nuit même.
Le colonel Mejean compta les vingt mille francs avec le plus grand soin, et, comme le compte s’y trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa dans les deux meilleures chambres du château, après avoir enfermé les vingt mille francs dans le tiroir de son bureau.
Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean qu’il serait obligé de faire une course de nuit. Il le priait, en conséquence, de lui donner le mot d’ordre, afin de pouvoir rentrer au château quand le but de cette course serait rempli.
Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître mieux que personne la rigidité des règlements militaires ; qu’il lui était impossible de confier à qui que ce fût un mot d’ordre qui, tombé dans une oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du fort ; mais, devinant pourquoi Salvato demandait à quitter momentanément le fort, il ajouta qu’il pouvait faire accompagner Salvato d’un de ses officiers, ou, s’il préférait sa compagnie, l’accompagner lui-même.
Salvato répondit que la compagnie du colonel Mejean lui était on ne peut plus agréable, et que, si le colonel Mejean était libre, cette course aurait lieu la nuit même.
La chose était impossible, le lieutenant-colonel auquel la garde du château devait être confiée ne devant revenir que dans la journée du surlendemain.
Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si c’était pour le payement des vingt mille francs, il pouvait, ayant un gage vivant entre les mains, et la moitié du prix convenu étant donnée d’avance, il pouvait attendre quelques jours.
Salvato répondit que les bons comptes faisaient les bons amis, et que plus tôt il pourrait donner au colonel les vingt-mille francs restants, mieux vaudrait pour tous deux.
La vérité était que le colonel Mejean avait réservé la prochaine nuit à une négociation personnelle.
Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde ouverture, et, en conséquence, lui avait fait demander un sauf-conduit pour un de ses officiers, chargé de nouvelles propositions pour la reddition du fort.
Cet officier, c’était lui-même.
On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes. Il s’est trouvé, du commissaire Feypoult au colonel Mejean, dans toute cette affaire de la conquête de Naples, quelques misérables comme les bureaux en dégorgent toujours à la suite des armées ; et, de même que nous avons glorifié ceux qui avaient droit à la gloire, il faut que nous jetions la honte à la face de ceux qui n’ont droit qu’à la honte.
Le devoir du cardinal Ruffo était d’accueillir toutes les ouvertures ayant pour but de ménager l’effusion du sang. Il envoya donc, à l’heure convenue, c’est-à-dire à dix heures du soir, le marquis Malaspina, porteur du sauf-conduit, et lui donna une escorte de dix hommes pour le faire respecter.
Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se donna à lui-même pleins pouvoirs pour traiter, et, sous le titre de secrétaire du commandant du fort, suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes.
À onze heures, après être descendu par l’Infrascata, la rue Floria et la route de l’Arenaccia, jusqu’au pont de la Madeleine, le faux secrétaire arrivait à la maison du cardinal et était introduit près de Son Éminence.
Cette entrevue avait lieu – forcé que nous sommes de revenir en arrière par les divers embranchements des nombreux épisodes de notre histoire – dans la nuit du 27 au 28 juin, avant que le cardinal connût le manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire, ayant reçu dans la journée, des capitaines Troubridge et Bail, l’assurance que l’amiral ne s’opposait point à l’embarquement, il croyait encore à la fidèle observance des traités.
Seulement, nous l’avons dit, le colonel Mejean avait déjà fait une première tentative auprès du cardinal, tentative qui avait été repoussée par cette simple réponse : « Je fais la guerre avec du fer et non avec de l’or ! »
Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean, fit donc médiocre visage à son secrétaire, ou plutôt, sans s’en douter, à lui-même :
– Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé de me faire de vive voix des propositions, je ne dirai pas plus raisonnables, mais plus militaires que celles qui m’avaient été faites par écrit, et auxquelles vous connaissez sans doute ma réponse ?
Mejean se mordit les lèvres.
– Mes propositions, c’est-à-dire celles du colonel Mejean, que j’ai l’honneur de représenter près de Votre Éminence, dit-il, ont deux faces : l’une spécifique, et par laquelle l’humanité m’ordonne de débuter ; l’autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra qu’à la dernière extrémité, mais à laquelle il recourra si Votre Éminence l’y force.
– J’écoute, monsieur.
– Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel Mejean, le commandant Massa et le commandant L’Aurora, ont traité et ont fait et obtenu les conditions que des rebelles pouvaient faire et doivent être trop contents d’avoir obtenues. Mais il n’en est point ainsi du colonel Mejean : ce n’est point un rebelle, c’est un ennemi, et un ennemi puissant, puisqu’il représente la France. S’il traite, il a donc droit à une meilleure capitulation que celle de MM. L’Aurora et Massa.
– C’est trop juste, répondit le cardinal, et voici celle que j’offre : Les Français sortiront du fort Saint-Elme tambours battants, mèche allumée, avec tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à leurs compatriotes, encore en garnison à Capoue et à Gaete, sans aucun engagement qui enchaîne leur libre arbitre.
– Je ne vois pas là une grande amélioration sur le traité fait entre Votre Éminence et les commandants Massa et L’Aurora ; eux aussi sortaient tambours battants, mèche allumée, et avaient droit de rester à Naples ou de se retirer en France.
– Oui ; mais, sur la plage, avant de s’embarquer, ils déposaient les armes.
– Simple formalité, Votre Éminence en conviendra. Qu’eussent fait de leurs armes des bourgeois révoltés partant pour l’exil ou restant chez eux ?
– Alors, chez vous, monsieur, il me semble du moins, répliqua le cardinal, la question d’orgueil militaire est complétement mise de côté ?
– C’est la question avec laquelle on dirige les fanatiques et les sots. Les hommes intelligents, – et Votre Éminence ne trouvera point mauvais que je la range dans cette dernière catégorie, – les hommes intelligents voient au delà de cette fumée qu’on appelle la vanité.
– Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que voit le commandant Mejean au delà de cette fumée que l’on appelle la vanité ?
– Il voit une affaire, et même une bonne affaire ; pour Votre Éminence et lui.
– Une bonne affaire ? Je me connais mal en affaires, monsieur, je vous en préviens. N’importe, expliquez-vous.
– Voici deux forts rendus sur trois, c’est vrai ; mais le troisième, et par sa position et par les hommes qui la défendent, est à peu près imprenable, ou bien nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs, où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée pour faire le siège d’une citadelle comme celle que commande le colonel Mejean ? Vous échouerez en arrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence perdra tout le mérite d’une campagne magnifique, tandis que, pour quelques misérables centaines de mille livres que vous pouvez, en supposant que vous ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples, vous couronnez l’édifice de la restauration et vous pouvez dire au roi : « Sire, le général Mack, avec une armée de soixante mille soldats, avec cent canons, avec un trésor de vingt millions, a perdu les États romains, Naples, la Calabre, le royaume enfin ; moi, avec quelques paysans, j’ai reconquis tout ce que le général Mack avait perdu. Il m’en a coûté, il est vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre le fort Saint-Elme ; mais qu’est-ce qu’un million comparé au dégât qu’il pouvait faire ? Car, enfin, sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point pour défendre Naples, mais pour la menacer, et la preuve, c’est qu’il existe une loi, rendue par votre auguste père, qui défend d’élever des maisons au-dessus d’une certaine hauteur, attendu qu’à une certaine hauteur, elles pourraient gêner le jeu des boulets et des obus. Or, Naples bombardée, ce n’était point une perte de cinq cent mille francs ou d’un million, c’était une perte incalculable. » Et, devant cette explication de votre conduite, le roi, croyez-moi, est un homme d’un trop grand sens pour ne point vous donner raison.
– Alors, en cas de siège, reprit le cardinal, le colonel Mejean compte bombarder Naples ?
– Mais sans doute.
– Ce sera une infamie gratuite.
– Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime défense : on nous attaque, nous ripostons.
– Oui, mais ripostez du côté où l’on vous attaque, et, comme on vous attaquera du côté opposé à la ville, vous ne pourrez pas riposter du côté de la ville.
– Bon ! qui sait où vont les boulets et les bombes ?
– Ils vont du côté où on les pointe, monsieur : la chose est parfaitement sue, au contraire.
– Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en ce cas.
– Pardon, monsieur ; mais, si vous portiez l’habit militaire, au lieu de porter l’habit bourgeois, vous sauriez qu’une des premières lois de la guerre défend aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un point d’où ne vient point l’attaque. Or, les batteries que l’on dirigera contre le château Saint-Elme étant établies du côté opposé à la ville, le feu du château Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les conventions qui régissent les peuples civilisés, ne pourra lancer un seul boulet, un seul obus, ou une seule bombe du côté opposé aux batteries qui l’attaqueront. Ne vous obstinez donc pas dans une erreur que ne commettrait certainement point le colonel Mejean, si j’avais l’honneur de discuter avec lui, au lieu de discuter avec vous.
– Et si, cependant, il la commettait, cette erreur, et qu’au lieu de la reconnaître, il y persistât, que dirait Votre Éminence ?
– Je dirais, monsieur, que, s’écartant des lois reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la France, qui se prétend à la tête de la civilisation, doit connaître mieux qu’aucun autre pays, il doit s’attendre à être traité lui-même en barbare. Et, comme il n’y a pas de forteresse imprenable, et que, par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un jour ou l’autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus aux créneaux de la citadelle.
– Diable ! comme vous y allez, monseigneur ! dit le faux secrétaire avec une feinte gaieté.
– Et ce n’est pas le tout ! dit le cardinal en se levant à la force de ses poignets appuyés sur la table et en regardant fixement l’ambassadeur.
– Comment, ce n’est pas le tout ? Il lui arriverait donc encore quelque chose après avoir été pendu ?
– Non, mais avant de l’être, monsieur.
– Et que lui arriverait-il, monseigneur ?
– Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant comme indigne de son caractère et de son rang de discuter plus longtemps les intérêts des rois et la vie des hommes avec un coquin de son espèce, l’inviterait à sortir de sa maison, et, s’il n’obéissait pas à l’instant même, le ferait jeter par la fenêtre.
Le plénipotentiaire tressaillit.
– Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix jusqu’à la courtoisie et son visage jusqu’au sourire, comme vous n’êtes point le commandant du château Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je me contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter mot pour mot la conversation que nous venons d’avoir ensemble, en l’assurant bien positivement qu’il est tout à fait inutile qu’il tente à l’avenir aucune nouvelle négociation avec moi.
Sur quoi, le cardinal s’inclina, et, d’un geste moitié poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel, qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation manquée qu’humilié de l’injure qui lui était faite.
CLXI. Où il est prouvé que frère Joseph veillait sur Salvato §
C’était pendant la matinée du 27 que Salvato et Luisa avaient quitté le Château-Neuf pour le fort Saint-Elme : le même jour, les châteaux devaient être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.
Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu voir les Anglais prendre possession des forts et les patriotes descendre dans les tartanes.
Quoique tout parût s’accomplir loyalement et selon les conditions du traité, Salvato conserva les doutes qu’il avait conçus sur sa complète exécution.
Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l’ouest, et s’était opposé à ce que les tartanes missent à la voile.
Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenu tout à fait favorable au départ ; cependant, les tartanes ne bougeaient pas.
Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les regardait inquiet du haut des remparts, lorsqu’il fut joint par le colonel Mejean, lequel lui annonça que, contre son attente, le lieutenant-colonel étant de retour au fort vingt-quatre heures plus tôt qu’il ne le pensait, rien ne s’opposait à ce qu’il l’accompagnât dans la course qu’il comptait faire la prochaine nuit.
La chose fut donc arrêtée.
La journée se passa en conjectures. Le vent continuait d’être favorable, et Salvato ne voyait faire aucun préparatif de départ. Sa conviction était qu’il se préparait quelque catastrophe.
Du point élevé où il se trouvait, il planait sur tout le golfe, et pouvait voir, à l’aide d’une longue-vue, tout ce qui se passait dans les tartanes et même sur les vaisseaux de guerre.
Vers cinq heures, une barque, montée par un officier et quelques marins, se détacha des flancs du Foudroyant et s’avança vers l’une des tartanes.
Il se fit alors un grand mouvement à bord de la tartane que la barque venait d’accoster ; douze personnes furent tirées de la tartane et descendirent dans la barque ; puis la barque volta et rama de nouveau vers le Foudroyant, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes, qui bientôt, pour ne plus reparaître, s’enfoncèrent dans les flancs du vaisseau.
Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l’explication, lui donna beaucoup à penser.
La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la cause en lui faisant part du marché qu’il avait conclu avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur commun salut.
Luisa serra la main de Salvato.
– N’oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j’ai toute une fortune chez les pauvres Backer.
– Mais à cette fortune, qui n’est point entièrement à toi, répondit en souriant Salvato, n’était-il pas convenu que nous ne toucherions qu’à la dernière extrémité ?
Luisa fit un signe affirmatif.
Une heure avant la sortie du fort, c’est-à-dire vers les onze heures, on discuta si l’on irait au tombeau de Virgile, distant d’un quart de lieue à peu près du fort Saint-Elme avec une petite escorte, c’est-à-dire en ayant l’air de faire une patrouille, – ou bien si Salvato et Mejean iraient seuls et déguisés.
On opta pour le déguisement.
On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu que, si l’on faisait quelque rencontre inattendue, ce serait Salvato qui prendrait la parole. Il parlait le patois napolitain de telle façon, qu’il était impossible de le reconnaître pour ce qu’il était.
L’un prit un pic, et l’autre une bêche, et, à minuit, tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux ouvriers revenant de l’ouvrage et regagnant leur maison.
La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La lune, de temps en temps, disparaissait derrière des masses de vapeurs dont elle avait peine à percer l’opacité.
Ils sortirent par une petite poterne faisant face au village d’Antiguano, mais prirent presque aussitôt un petit sentier tournant à gauche et conduisant à Pietra-Catella ; puis ils s’engagèrent franchement dans le Vomero, prirent une ruelle qui les conduisit hors du village, laissèrent à gauche la Carone-del-Cielo, et, par l’étroit sentier qui conduit à la rampe du Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que l’on est convenu de désigner au voyageur sous le nom de tombeau de Virgile.
– Il est inutile, mon cher colonel, fit Savalto, de vous apprendre ce que nous venons chercher ici.
– Bon ! quelque trésor enfoui à ce que je présume ?
– Vous avez deviné. Seulement, la somme ne vaut pas la peine d’être désignée sous le nom de trésor. Cependant, soyez tranquille, ajouta-t-il on souriant, elle est suffisante pour m’acquitter envers vous.
Salvato s’avança vers le laurier et commença de fouiller la terre avec sa pioche.
Mejean le suivait d’un œil avide.
Au bout de cinq minutes, le fer de la pioche résonna sur un corps dur.
– Ah ! ah ! fit Mejean, qui suivait l’opération avec une attention ressemblant à de l’anxiété.
– N’avez-vous point entendu raconter, colonel, dit en souriant Salvato, que les dieux mânes étaient les gardiens naturels des trésors ?
– Si fait, répondit Mejean ; seulement, je ne crois point à tout ce que l’on me raconte… Mais chut ! n’entendez-vous point du bruit ?
Tous deux écoutèrent.
– C’est une charrette qui roule dans la grotte de Pouzzoles, répondit Salvato au bout de quelques secondes.
Puis, se mettant à genoux, il écarta la terre avec les mains.
– C’est étrange ! dit-il, il me semble que cette terre a été nouvellement remuée.
– Allons donc ! dit Mejean, pas de mauvaise plaisanterie, mon hôte.
– Ce n’est point une plaisanterie, dit Salvato en tirant le coffret hors de terre : la cassette est vide.
Et il se sentit frissonner malgré lui. Il connaissait trop Mejean pour ignorer qu’il ne lui ferait point de grâce, et, d’ailleurs, il ne voulait point lui en demander.
– Il est bizarre, dit Mejean, qu’on ait pris l’argent et laissé la cassette. Secouez-la donc ; peut-être entendrons-nous sonner quelque chose.
– Inutile ! je sens bien, au poids, qu’elle est vide. D’ailleurs, entrons dans le columbarium, nous l’ouvrirons.
– Vous en avez la clef ?
– Elle s’ouvre par un secret.
On entra dans le columbarium ; Mejean tira de sa poche une petite lanterne sourde, battit le briquet et alluma.
Salvato poussa le ressort de la cassette : elle s’ouvrit.
Elle était vide, en effet ; mais, à la place de l’or, elle contenait un billet.
Salvato et Mejean s’écrièrent en même temps :
– Un billet !
– Je comprends, dit Salvato.
– Bon ! l’or est-il retrouvé ? demanda vivement le colonel.
– Non ; mais il n’est pas perdu, répliqua le jeune homme.
Et, ouvrant le billet, à la lueur de la lanterne sourde, il lut :
« Suivant tes instructions, je suis venu, dans la nuit du 27 au 28, chercher l’or qui était dans cette cassette, que je remets à cette même place, avec le présent billet.
» Frère Joseph. »
– Dans la nuit du 27 au 28 ! s’écria Mejean.
– Oui ; de sorte que, si nous étions venus la nuit dernière, au lieu de celle-ci, nous fussions arrivés à temps.
– N’allez-vous pas dire que c’est ma faute ? demanda vivement Mejean.
– Non ; car le mal, au bout du compte, n’est pas si grand que vous le croyez, et peut-être même n’y a-t-il pas de mal du tout.
– Vous connaissez ce frère Joseph ?
– Oui.
– Vous êtes sûr de lui ?
– Un peu plus que de moi-même.
– Et vous savez où le trouver ?
– Je ne le chercherai même pas.
– Comment ferons nous, alors ?
– Mais nous laisserons les conventions dans les mêmes termes.
– Et les vingt mille francs ?
– Nous les prendrons ailleurs qu’où nous avons cru les trouver : voilà tout.
– Quand ?
– Demain.
– Vous êtes sûr ?
– Je l’espère.
– Et si vous vous trompiez ?
– Alors, je vous dirais, comme les sectateurs du Prophète : « Dieu est grand ! »
Mejean passa la main sur son front humide de sueur.
Salvato vit l’angoisse du colonel, lui dont la sérénité avait à peine été troublée un instant.
– Et maintenant, dit-il, il nous faut remettre cette cassette à sa place et retourner au château.
– Les mains vides ? fit piteusement le colonel.
– Je n’y retourne pas les mains vides, puisque j’y retourne avec ce billet.
– Quelle somme y avait-il dans le coffret ? demanda Mejean.
– Cent vingt-cinq mille francs, répondit Salvato en remettant le coffret à sa place et en ramenant dessus la terre avec ses pieds.
– Si bien qu’à votre avis, ce billet vaut cent vingt-cinq mille francs ?
– Il vaut ce que vaut pour un fils la certitude d’être aimé de son père… Mais rentrons au château comme je le disais, mon cher colonel, et, demain, à dix heures, venez me trouver.
– Pour quoi faire ?
– Pour recevoir de Luisa une lettre de change de vingt mille francs, à vue sur la première maison de banque de Naples.
– Vous croyez qu’il y a, dans ce moment-ci, à Naples, une maison de banque qui payera à vue un billet de vingt mille francs ?
– J’en suis sûr.
– Eh bien, moi, j’en doute. Les banquiers ne sont pas si bêtes que de payer en temps de révolution.
– Vous verrez que ceux-là seront assez bêtes pour payer même en temps de révolution, et ceux-là pour deux raisons : la première, parce que c’étaient d’honnêtes gens…
– Et la seconde ?
– Parce qu’ils sont morts.
– Ah ! ah ! c’est sur les Backer, alors ?
– Justement.
– En ce cas, c’est autre chose.
– Vous avez confiance ?
– Oui.
– C’est bien heureux !
Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvé un banquier qui, en temps de révolution, payait à vue une lettre de change : c’était plus que Diogène ne demandait à Athènes.
Salvato pressa de ses pieds la terre qui recouvrait le coffret. En cas de retour de son père, l’absence du billet devait lui dire que Salvato était venu.
Tous deux reprirent le même chemin qu’ils avaient déjà suivi et rentrèrent au château Saint-Elme aux premiers rayons du jour. Les nuits, au mois de juin, sont, on le sait, les plus courtes de l’année.
Luisa attendait debout et tout habillée le retour de Salvato : son inquiétude ne lui avait point permis de se coucher.
Salvato lui raconta tout ce qui s’était passé.
Luisa prit un papier et écrivit dessus un ordre à la maison Backer de payer, à son débit et à vue, une somme de vingt mille francs.
Puis, tendant le papier à Salvato :
– Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela au colonel ; le pauvre homme dormira mieux avec cette lettre de change sous son oreiller. Je sais bien, ajouta-t-elle en riant, qu’à défaut des vingt mille francs, il lui reste notre tête ; mais je doute que toutes les deux ensemble, une fois coupées, il les estimât vingt mille francs.
L’espérance de Luisa fut trompée, comme l’avait été celle de Salvato. Le juge Speciale était arrivé la veille de Procida, où il avait fait pendre trente-sept personnes, et il avait mis, au nom du roi, le séquestre sur la maison Backer.
Depuis la veille, les payements avaient cessé.
CLXII. La bienvenue de sa majesté §
Dès le 25 juin, avant qu’il eût appris de la bouche même de Ruffo que celui-ci se séparait de la coalition, Nelson avait envoyé au colonel Mejean l’intimation suivante :
« Monsieur, Son Éminence le cardinal Ruffo et le commandant en chef de l’armée russe vous ont fait sommation de vous rendre : je vous préviens que, si le terme qui vous à été accordé est outrepassé de deux heures, vous devrez en subir les conséquences, et que je n’accorderai plus rien de ce qui vous a été offert.
» Nelson. »
Pendant les jours qui suivirent cette sommation, c’est-à-dire du 26 au 29, Nelson fut occupé à faire arrêter les patriotes, à marchander la trahison du fermier et à faire pendre Caracciolo ; mais cette œuvre de honte terminée, il put s’occuper de l’arrestation des patriotes qui n’étaient point encore entre ses mains et du siège du château Saint-Elme.
En conséquence, il fit descendre à terre Troubridge avec treize cents Anglais, tandis que le capitaine Baillie se joignait à lui avec cinq cents Russes.
Pendant les six premiers jours, Troubridge fut secondé par son ami le capitaine Ball ; mais, celui-ci ayant été envoyé à Malte, il fut remplacé par le capitaine Benjamin Hallowel, celui-là même qui avait fait cadeau à Nelson d’un cercueil taillé dans le grand mât du vaisseau français l’Orient.
Quoi qu’en aient dit les historiens italiens, une fois acculé au pied de ses murailles, Mejean, qui, par ses négociations, avait compromis l’honneur national, voulut sauver l’honneur français.
Il se défendit courageusement, et le rapport à lord Keith, de Nelson, qui se connaissait en courage, rapport qui commence par ces mots : « Pendant un combat acharné de huit jours, dans lequel notre artillerie s’est avancée à cent quatre-vingts yards des fossés… » en est un éclatant témoignage.
Pendant ces huit jours, le cardinal était resté les bras croisés sous sa tente.
Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signala deux bâtiments que l’on crut reconnaître, l’un pour anglais, l’autre pour napolitain, et qui, passant à l’ouest de la flotte anglaise, faisaient voile vers Procida.
Le matin du 9, en effet, on vit dans le port de cette île deux vaisseaux, dont l’un, le Sea-Horse, portait le pavillon anglais, et l’autre, la Sirène, portait non-seulement le pavillon napolitain, mais encore la bannière royale.
Le 9, au matin, le cardinal recevait du roi cette lettre, sans grande importance pour notre histoire, mais qui prouvera du moins que nous n’avons laissé passer aucun document sans l’avoir lu et utilisé.
« Procida, 9 juillet 1799.
» Mon éminentissime,
» Je vous envoie une foule d’exemplaires d’une lettre que j’ai écrite pour mes peuples. Faites-la-leur connaître immédiatement, et rendez-moi compte de l’exécution de mes ordres par Simonetti, avec lequel j’ai longuement causé ce matin. Vous comprendrez ma détermination à l’égard des employés du barreau.
» Que Dieu vous garde comme je le désire.
» Votre affectionné,
» Ferdinand B. »
Le roi était attendu de jour en jour. Le 2 juillet, il avait reçu les lettres de Nelson et de Hamilton qui lui annonçaient la mort de Caracciolo et qui le pressaient de venir.
Le même jour, il écrivait au cardinal, dont il n’avait point encore reçu la démission :
« Palerme, 2 juillet 1799.
» Mon éminentissime,
» Les lettres que je reçois aujourd’hui, et celle surtout que j’ai reçue dans la soirée du 20, m’ont vraiment consolé en me montrant que les choses prennent un bon pli, celui que je désirais, que je m’étais fixé d’avance pour faire marcher d’accord les affaires terrestres avec l’aide divine et vous mettre en état de me mieux servir.
» Demain, selon l’invitation faite par l’amiral Nelson et par vous, et surtout pour faire honneur à ma parole, je partirai avec un convoi de troupes pour me rendre à Procida, où je vous reverrai, vous communiquerai mes ordres et prendrai toutes les dispositions nécessaires pour le bien, la sécurité et la félicité de tous les sujets qui sont restés fidèles.
» Je vous en préviens d’avance, en vous assurant que vous retrouverez en moi
» Votre toujours affectionné,
» Ferdinand B. »
Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le roi s’embarquait, non point sur le Sea-Horse, comme l’y avait invité Nelson, mais sur la frégate la Sirène. Il craignait, en donnant, au retour, le même signe de préférence aux Anglais qu’il leur avait donné en allant, – il craignait, disons-nous, de porter à son comble la désaffection de la marine napolitaine, déjà grande par suite de la condamnation et de la mort de Caracciolo.
Nous avons dit qu’aussitôt arrivé, le roi avait écrit au cardinal ; mais on peut voir, malgré la protestation d’amitié qui termine la lettre, ou plutôt par cette même protestation d’amitié, qu’il y a un refroidissement visible entre ces deux illustres personnages.
Ferdinand avait amené avec lui Acton et Castelcicala. La reine avait voulu rester à Palerme : elle savait combien elle était impopulaire à Naples et avait craint que sa présence ne nuisît au triomphe du roi.
Toute la journée du 9, le roi resta à Procida, écoutant le rapport de Speciale, et, malgré son dégoût pour le travail, dressant lui-même la liste des membres de la nouvelle junte d’État qu’il devait instituer, et celle des coupables qu’elle allait avoir à juger.
Il n’y a point à douter de la peine que daigna prendre, en cette circonstance, le roi Ferdinand, – cette double liste, que nous avons eu entre les mains et que nous avons renvoyée des archives de Naples à celles de Turin, étant tout entière écrite de la main de Sa Majesté.
Mettons d’abord sous les yeux de nos lecteurs la liste des bourreaux : à tout seigneur tout honneur !
Puis nous y mettrons celle des victimes.
Cette junte d’État nommée par le roi se composait ainsi :
Le président : Felice Ramani ;
Le procureur fiscal : Guidobaldi ;
Juges : les conseillers Antonio della Rocca, don Angelo di Fiore, don Gaetano Sambuti, don Vicenzo Speciale.
Juges de vicairie : don Salvatore di Giovanni.
Procureur des accusés : don Alessandro Nara.
Défenseurs des accusés : les conseillers Vanvitelli et Mulès.
Les deux derniers, comme on le comprend bien, n’étaient qu’une fiction de légalité.
Cette junte d’État fut chargée de juger, c’est-à-dire de condamner extraordinairement et sans appel,
À MORT :
Tous ceux qui avaient enlevé, des mains du gouverneur Ricciardo Brandi, le château Saint-Elme, – Nicolino Caracciolo en tête, bien entendu ;
(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avait reçu mission de Salvato de sauver l’amiral Caracciolo, étant arrivé à la ferme le jour même de son arrestation, et ayant appris la trahison du fermier, n’avait point perdu un instant, s’était jeté dans la campagne et était venu se mettre sous la protection du commandant français de Capoue, le colonel Giraldon.)
Tous ceux qui avaient aidé les Français à entrer à Naples ;
Tous ceux qui avaient pris les armes contre les lazzaroni ;
Tous ceux qui, après l’armistice, avaient conservé des relations avec les Français ;
Tous les magistrats de la République ;
Tous les représentants du gouvernement ;
Tous les représentants du peuple ;
Tous les ministres ;
Tous les généraux ;
Tous les juges de la haute commission militaire ;
Tous les juges du tribunal révolutionnaire ;
Tous ceux qui avaient combattu contre les armées du roi ;
Tous ceux qui avaient renversé la statue de Charles III ;
Tous ceux qui, à la place de cette statue, avaient planté l’arbre de la liberté ;
Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaient coopéré ou même simplement assisté à la destruction des emblèmes de la royauté et des bannières bourboniennes ou anglaises ;
Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits ou dans leurs discours, s’étaient servis de termes offensants pour la personne du roi, de la reine, ou des membres de la famille royale.
C’étaient à peu près quarante mille citoyens menacés de mort par une seule et même ordonnance.
Les dispositions plus douces, c’est-à-dire celles qui n’emportaient que la condamnation à l’exil, menaçaient à peu près soixante mille personnes.
C’était plus du quart de la population de Naples.
Cette occupation, que le roi regardait comme pressée avant toutes, lui prit toute la journée du 9.
Le 10 au matin, la frégate la Sirène quitta le port de Procida et fit voile vers le Foudroyant.
À peine le roi eut-il mis le pied sur le pont, que le Foudroyant, au coup de sifflet du contre-maître, se pavoisa comme pour une fête, et que l’on entendit les premières détonations d’une salve de trente et un coups de canon.
Le bruit s’était déjà répandu que le roi était à Procida ; la canonnade partie des flancs du Foudroyant apprit au peuple qu’il était à bord du vaisseau amiral.
Aussitôt, une foule immense accourut sur la plage de Chiaïa, de Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude de barques, ornées de bannières de toutes couleurs, sortirent du port, ou plutôt se détachèrent de la rive et voguèrent vers l’escadre anglaise pour saluer le roi et lui souhaiter la bienvenue. En ce moment, et pendant que le roi était sur le pont, regardant, avec une longue-vue, le château Saint-Elme, contre lequel, en l’honneur de son arrivée, sans doute, le canon anglais faisait rage, un boulet anglais coupa, par hasard, la hampe du drapeau français arboré sur la forteresse, comme si les assiégeants eussent calculé ce moment pour donner au roi ce spectacle, qu’il regarda comme un heureux présage.
Et, en effet, au lieu que ce fût la bannière tricolore qui reparût, ce fut la bannière blanche, c’est-à-dire le drapeau parlementaire.
L’apparition inattendue de ce symbole de paix, qui semblait ménagée pour l’arrivée du roi, produisit un effet magique sur tous les assistants, qui éclatèrent en hourras et en applaudissements, tandis que les canons du château de l’Œuf, du Château-Neuf et du château del Carmine répondaient joyeusemeut aux salves parties des flancs du vaisseau amiral anglais.
Et, à propos de la chute de cette bannière, qu’on nous permette d’emprunter quelques lignes à Dominique Sacchinelli, l’historien du cardinal : elles sont assez curieuses pour trouver place ici, n’interrompant d’ailleurs aucunement notre récit.
« Consacrons, dit-il, un paragraphe aux singuliers accidents du hasard, qui eurent lieu pendant cette révolution.
» Le 23 janvier, un boulet lancé par les jacobins de Saint-Elme, coupa la lance de la bannière royale qui flottait sur le Château-Neuf, et sa chute détermina l’entrée des troupes françaises à Naples.
» Le 22 mars, un obus fait tomber du château de Cotrone la bannière républicaine, et cet accident, considéré comme un miracle, amène la révolte de la garnison contre les patriotes et facilite aux royalistes l’occupation du château.
» Enfin, le 10 juillet, la chute de la bannière française, déployée au-dessus du château Saint-Elme, amène la capitulation de ce fort.
» Et, ajoute l’historien, celui qui voudrait confronter les dates verrait que tous ces accidents, de même que les plus importants qui eurent lieu pendant l’entreprise du cardinal Ruffo, eurent lieu des vendredis. »
Détournons les yeux du château Saint-Elme, où nous aurons plus d’une fois encore l’occasion de les reporter, pour suivre du regard une barque qui se détache du rivage un peu au-dessus du pont de la Madeleine, et s’avance, sans pavillon, silencieuse et sévère, au milieu de toutes ces barques bruyantes et pavoisées.
Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échange de l’hommage qu’il va faire au roi de son royaume reconquis, vient lui demander, pour toute grâce, de maintenir les traités qu’il a signés en son nom, et de ne pas faire à son honneur royal la souillure d’un manque de parole.
Voilà encore une de ces occasions où le romancier est forcé de céder la plume à l’historien, et des faits où l’imagination n’a pas le droit d’ajouter un mot au texte implacable de l’annaliste.
Et que le lecteur veuille bien se rappeler que les lignes que nous allons mettre sous ses yeux sont tirées d’un livre publié par Dominique Sacchinelli en 1836, c’est-à-dire en plein règne de Ferdinand II, ce grand étouffeur de la presse, et publié avec permission de la censure.
Voici les propres paroles de l’honorable historien :
« Pendant que l’on traitait avec le commandant français de la reddition du fort Saint-Elme, le cardinal se rendit à bord du Foudroyant, pour informer de vive voix le roi Ferdinand de ce qui était arrivé avec les Anglais, à l’endroit de la capitulation du Château-Neuf et du château de l’Œuf, et du scandale que produisait la violation de ces traités. Sa Majesté se montra d’abord disposée à observer et à suivre la capitulation ; cependant, elle ne voulut rien décider sans avoir entendu Nelson et Hamilton.
» Tous deux furent appelés à donner leur avis.
» Hamilton soutint cette doctrine diplomatique, que les souverains ne traitaient pas avec leurs sujets rebelles, et déclara que le traité devait être nul et non avenu.
» Nelson ne chercha point de faux-fuyants. Il manifesta une haine profonde contre tout révolutionnaire à la mode française, disant qu’il fallait extirper jusqu’à la racine du mal pour empêcher de nouveaux malheurs, puisque, les républicains étant obstinés dans le péché et incapables de repentir, ils commettraient, aussitôt que s’en présenterait l’occasion, de pires et plus funestes excès, et qu’enfin l’exemple de leur impunité servirait d’aiguillon à tous les malintentionnés.
» Et, de même que Nelson avait rendu inefficaces les remontrances faites par le cardinal Ruffo au moment du traité, de même il réussit par ses intrigues à paralyser les mêmes intentions du roi et le désir de clémence qu’il avait un moment manifesté. »
Le roi décida donc, malgré les instances que le cardinal Ruffo poussa jusqu’à la supplication, – Nelson et Hamilton, ces deux mauvais génies de son honneur, entendus, – que les capitulations du château de l’Œuf et du Château-Neuf seraient tenues pour nulles et non avenues.
À peine cette décision fut-elle prise, que le cardinal, se voilant le visage d’un pan de sa robe de pourpre, descendit dans le bateau qui l’avait amené et rentra dans cette maison où les traités avaient été signés, en vouant cette monarchie qu’il venait de rétablir aux vengeances, tardives peut-être, mais certaines, de la justice divine.
Et, le même jour, les prisonniers détenus à bord du Foudroyant et des felouques qui devaient les conduire en France furent débarqués et conduits, enchaînés deux à deux, dans les prisons du château de l’Œuf, du Château-Neuf, du château des Carmes et de la Vicairie. Et, comme, ces prisons n’étaient pas suffisantes, – les lettres du roi elles-mêmes accusent huit mille captifs, – ceux qui ne purent tenir dans ces quatre châteaux furent conduits aux Granili, convertis en prisons supplémentaires.
Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu’avec le roi Nasone, les jours des fêtes sanglantes étaient revenus, et, par conséquent, ils se remirent a piller, à brûler et à tuer avec plus d’entrain que jamais.
Selon l’habitude que nous avons prise, depuis le commencement de ce livre, de ne rien affirmer des horreurs commises à cette époque, de si haut ou de si bas qu’elles vinssent, sans appuyer notre dire de documents authentiques, nous emprunterons les lignes suivantes à l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de Naples :
« Les journées du 9 et du 10 furent signalées par les crimes et les infamies de toute espèce qui furent commis et desquels ma plume se refuse à tracer le tableau. Ayant allumé un grand feu en face du palais royal, les lazzaroni jetèrent dans les flammes sept malheureux arrêtés quelques jours auparavant, et poussèrent la cruauté jusqu’à manger les membres, tout saignants encore, de leurs victimes. L’infâme archiprêtre Rinaldi se glorifiait d’avoir pris part à cet immonde banquet. »
Outre l’archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait remarquer à cette orgie d’anthropophages : de même que Satan préside au sabbat, lui présidait à cette horrible subversion de toutes les lois de l’humanité.
Cet homme était Gaetano Mammone.
Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites ; Mammone buvait le sang à même les blessures. Le hideux vampire a laissé une telle impression de terreur dans l’esprit des Napolitains, qu’aujourd’hui encore, aujourd’hui qu’il est mort depuis plus de quarante-cinq ans, pas un habitant de Sora, c’est-à-dire du pays où il était né, n’a osé répondre à mes questions et me donner des renseignements sur lui. « Il buvait le sang comme un ivrogne boit du vin ! » voilà ce que j’ai entendu dire par dix vieillards qui l’avaient connu, et c’est en réalité la seule réponse qui m’ait été faite par vingt personnes différentes qui l’avaient vu s’enivrer de cette odieuse boisson.
Mais un homme que l’on se fût attendu à voir prendre une part frénétique à la réaction, et qui, au grand étonnement de tous, au lieu d’y prendre part, paraissait, au contraire, la voir s’accomplir avec terreur, c’était fra Pacifico.
Depuis le meurtre de l’amiral François Caracciolo, pour lequel il avait un culte, fra Pacifico avait senti toutes ses convictions l’abandonner. Comment pendait-on comme traître et comme jacobin un homme qu’il avait vu servir son roi avec tant de fidélité et combattre avec tant de courage ?
Puis un autre fait jetait encore un grand trouble dans son esprit, étroit mais loyal : comment, après avoir tant fait, – et fra Pacifico savait mieux que personne ce qu’il avait fait, – comment, après avoir tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans puissance, mais à peu près disgracié ? et comment était-ce Nelson, un Anglais, – qu’en sa qualité de bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique, qu’en sa qualité de bon royaliste il détestait les jacobins, – comment était-ce Nelson qui avait maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui condamnait, qui pendait ?
On avouera qu’il y avait dans ces deux faits de quoi jeter du doute même dans un cerveau plus fort que celui de fra Pacifico.
Aussi, comme nous l’avons dit, voyait-on le pauvre moine en simple spectateur aux exploits de Rinaldi, de Mammone et des lazzaroni qui suivaient leur exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales devenait trop grande, on le voyait même détourner la tête et s’éloigner, sans frapper comme d’habitude le pauvre Giacobino de son bâton ; et, si c’était à pied qu’il vaguait ainsi par les rues, préoccupé d’une idée secrète, cette fameuse tige de laurier, autrefois massue, était devenue un bourdon de pèlerin, sur lequel, comme s’il était fatigué d’un long voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et pensives, ses deux mains et son visage.
Quelques personnes, qui avaient remarqué ce changement et que ce changement préoccupait, prétendaient même avoir vu fra Pacifico entrer dans des églises, s’y agenouiller et prier.
Un capucin priant ! Ceux à qui l’on racontait cela ne voulaient pas le croire.
CLXIII. L’apparition §
Tandis que l’on égorgeait dans les rues de Naples, il y avait grande fête dans le port.
D’abord, comme l’avait indiqué la bannière blanche élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de la bannière tricolore, le château Saint-Elme demandait à capituler, et des négociations s’étaient à l’instant même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine Troubridge. Les principales questions étaient arrêtées ; ce qui fait que le roi qui tenait, sinon à avoir, du moins à paraître conserver quelques égards pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures de l’après-midi, le billet suivant :
« À bord du Foudroyant, 10 juillet 1799.
» Mon éminentissime, je viens, par la présente, vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera à nous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec cette heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en même temps, comme le méritent ses bons services et les vôtres. Faites donc qu’il soit prêt à partir avant l’Ave Maria. Conservez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours
» Votre même affectionné,
» Ferdinand B. »
Francesco Ruffo n’avait pas fait un long séjour à Naples, – arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 au soir ; – mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux don Ciccio, comme il l’appelait, à Palerme que près de son frère.
Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n’avait jamais eu la moindre intention de conspirer, se trouva prêt à l’heure indiquée, et partit pour Palerme sans faire d’observations.
Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir, le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le roi avait écarté le rapport de son juge de confiance Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues le visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix et distribué ses invitations pour le soir.
Il y avait bal et souper à bord du Foudroyant.
En un tour de main, et comme il arrive lorsque se fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons de l’entre-pont furent enlevées, chaque canon devint un massif de fleurs ou un buffet de rafraîchissements, et, à neuf heures du soir, le vaisseau, illuminé de ses grandes vergues aux vergues de cacatois, était prêt à recevoir ses invités.
On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme une illumination mouvante, se détacher du rivage des centaines de barques, les unes portant les élus qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades ; les autres, enfin, contenaient les simples curieux venant pour voir et surtout pour être vus.
Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes, couvertes de diamants et de fleurs, et d’hommes bariolés de cordons et constellés de croix. Tout cela s’était tenu caché sous la République, et semblait sortir de terre au soleil de la royauté.
Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette journée du 10 juillet, s’était levé et se couchait à travers une vapeur de sang !
Le bal commença : il avait lieu sur le pont.
Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse mouvante, illuminée de sa base à son faîte, qui déployait au vent ses mille pavillons, et dont tous les cordages disparaissaient sous des branches de laurier.
Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre 1798.
Comme l’autre, celle-ci devait avoir son apparition, mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre encore que la première !
Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore que l’amour, avait réuni une cour à laquelle il ne manquait que les quelques personnes qui avaient suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane était la reine, se pressaient, nous l’avons dit, plus de cent barques chargées de musiciens, qui, exécutant les mêmes airs que l’orchestre du vaisseau, étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par une lune magnifique, une nappe d’harmonie.
Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique, fille de la molle Eubée, et son golfe était bien celui des sirènes.
Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n’avait pas fourni un dais plus constellé d’étoiles, la mer un miroir plus limpide, l’atmosphère une brise plus parfumée.
Il est vrai que, de temps en temps, quelque cri de douleur, poussé par ceux que l’on égorgeait passait dans l’air, au milieu du frémissement des harpes, des violons et des guitares, pareil à une plainte de l’esprit des eaux ; mais Alexandrie, dans ses jours de fête, n’avait-elle pas eu, elle aussi, les gémissements des esclaves sur lesquels on essayait des poisons ?
À minuit, une fusée qui éclata dans le profond azur du ciel napolitain, éparpillant ses étincelles d’or, donna le signal du souper. Le bal cessa, sans que la musique s’éteignît, et les danseurs, devenus convives, descendirent dans l’entre-pont, dont l’entrée jusque-là avait été défendue par des sentinelles.
Si nous parlions encore place de la bannière en vogue à cette époque, nous dirions que Comus, Bacchus, Flore et Pomone avaient réuni, à bord du Foudroyant, leurs trésors les plus précieux. Les vins de France, de Hongrie, de Portugal, de Madère, du Cap, de la Commanderie, étincelaient dans des bouteilles du plus pur cristal d’Angleterre, et eussent pu donner non-seulement la gamme de toutes les couleurs, mais encore celle de toutes les pierres précieuses, depuis la limpidité du diamant jusqu’au carmin du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtis tout entiers, des paons étalant leur queue d’émeraudes et de saphirs, des faisans dorés dressant hors du plat leur tête de pourpre et d’or, des poissons à épée menaçant les convives de leur lame, des langoustes gigantesques descendant en droite ligne de celles qu’Apicius faisait venir de Stromboli, des fruits de toute espèce, des fleurs de toute saison, encombraient une table qui s’étendait de la proue à la poupe de l’immense bâtiment, dont la longueur devenait incommensurable, centuplée qu’elle était par d’immenses glaces dressées à ses extrémités. À bâbord et à tribord du bâtiment, c’est-à-dire à droite et à gauche, tous les sabords étaient ouverts, et, à la poupe, aux deux côtés de la glace, deux grandes portes donnaient sur l’élégante galerie qui servait de balcon à l’amiral.
Entre chaque sabord étincelaient – ornements pittoresques et guerriers tout à la fois – des trophées de mousquetons, de sabres, de pistolets, de piques et de haches d’abordage dont les lames, si souvent rougies de sang français, réfléchissaient et renvoyaient, éblouissant, l’éclat de mille bougies, et semblaient des soleils d’acier.
Si habitué que le fût Ferdinand aux luxueux repas du palais royal, de la Favorite et de Caserte, il ne put, en mettant le pied sur le plancher de cette nouvelle salle à manger, retenir un cri d’admiration.
Les palais d’Armide, popularisés par la poésie du Tasse, n’offraient rien de plus féerique ni de plus merveilleux.
Le roi prit place à table, et désigna pour s’asseoir à sa droite Emma Lyonna, à sa gauche Nelson, et devant lui sir William. Les autres prirent place, selon les droits que l’étiquette leur donnait d’être plus ou moins rapprochés du roi.
Tout le monde assis, l’œil de Ferdinand erra vaguement sur cette double file de convives. Peut-être pensait-il que celui qui avait les premiers droits à cette fête en était non-seulement absent, mais exilé, et prononçait-il tout bas le nom du cardinal Ruffo.
Mais Ferdinand n’était pas homme à garder longtemps dans son esprit une bonne pensée, surtout lorsque cette bonne pensée portait avec elle le reproche d’ingratitude.
Il secoua la tête, prit le sourire narquois qui lui était habituel, et, de même qu’il avait dit, en rentrant à Caserte, après sa fuite de Rome : « On est mieux ici que sur la route d’Albano ! » il se frotta les mains en disant, par allusion à la tempête qu’il avait essuyée lors de sa fuite en Sicile :
– On est mieux ici que sur la route de Palerme !
Une rougeur passa sur le front blafard et maladif de Nelson. Il pensait à Caracciolo, au triomphe de l’amiral napolitain pendant cette traversée, à l’injure qu’il lui avait faite en venant, déguisé en pilote, à son bord, et en conduisant le Van-Guard au milieu des écueils qui hérissent l’entrée du port de Palerme, écueils dans lesquels, moins pratique de ces parages difficiles, il n’avait point osé s’aventurer.
L’œil unique de Nelson lança une flamme, puis un sourire crispa ses lèvres, – probablement celui de la vengeance satisfaite.
Le pilote était parti pour l’Océan où il n’y a point de port !
À la fin du souper, la musique joua le God save the king, et Nelson, avec cet implacable orgueil anglais qui n’observe aucune convenance, se leva, et, sans songer, ou plutôt sans s’inquiéter s’il avait à sa table un autre souverain, porta la santé du roi George.
Les hourras frénétiques des officiers anglais assis à la table de Nelson et ceux des matelots postés sur les vergues répondirent à ce toast ; les canons de la seconde batterie éclatèrent.
Le roi Ferdinand, qui, sous des dehors vulgaires, cachait une grande science et surtout une grande observation de l’étiquette, se mordit les lèvres jusqu’au sang.
Cinq minutes après, sir William Hamilton porta, à son tour, la santé du roi Ferdinand. Les mêmes hourras éclatèrent, et le canon lui rendit les mêmes honneurs.
Il n’en parut pas moins au roi Ferdinand que l’on avait interverti l’ordre des toasts et que c’était à lui qu’était dû l’honneur de la santé.
Aussi, comme les barques qui entouraient le bâtiment et qui se pressaient surtout à l’arrière avaient fait entendre de frénétiques acclamations, le roi jugea qu’il devait partager ses remercîments entre les convives présents et ceux qui, moins heureux, mais non moins dévoués, entouraient le Foudroyant.
Il fit donc un léger signe de tête pour remercier sir William, vida son verre à moitié plein, puis sortit sur la galerie, et alla saluer ceux qui, par crainte, par dévouement ou par bassesse, venaient de lui donner cette marque de sympathie.
À la vue du roi, les hourras, les applaudissements, les acclamations, éclatèrent ; les cris de « Vive le roi ! » semblèrent sortir du fond de l’abîme pour monter au ciel.
Le roi salua et commença le geste de porter la main à sa bouche ; mais tout à coup sa main s’arrêta, son regard devint fixe, ses yeux se dilatèrent horriblement, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et un cri rauque, peignant à la fois l’étonnement et la terreur, érailla sa gorge et sortit de sa poitrine.
En même temps, un grand tumulte se fit à bord des barques, qui s’écartèrent à droite et à gauche en laissant un grand espace vide.
Au milieu de cet espace s’élevait, chose terrible à voir, sortant de l’eau jusqu’à la ceinture, le cadavre d’un homme que, malgré les algues dont était couverte sa chevelure, aplatie contre les tempes, malgré sa barbe hérissée, malgré son visage livide, on pouvait reconnaître pour celui de l’amiral Caracciolo.
Ces cris de « Vive le roi ! » semblaient l’avoir tiré du fond de la mer, où il dormait depuis treize jours pour venir mêler son cri de vengeance aux cris de la flatterie et de la lâcheté.
Le roi, au premier coup d’œil, l’avait reconnu ; tout le monde l’avait reconnu. Voilà pourquoi Ferdinand était resté le bras suspendu, le regard fixe, l’œil hagard, râlant un cri d’effroi ; voilà pourquoi les barques s’étaient écartées d’un mouvement unanime et précipité.
Ferdinand voulut un instant mettre en doute la réalité de cette apparition, mais inutilement : le cadavre, suivant le mouvement onduleux de la mer, s’inclinait et se redressait, comme s’il eût salué celui qui le regardait, muet et immobile d’épouvante.
Mais peu à peu les nerfs crispés du roi se détendirent, sa main trembla et laissa tomber son verre, qui se brisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré, haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant :
– Que veut-il ? que me demande-t-il ?
À la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait sur ses traits, tous les convives se levèrent effrayés, et, se doutant que le roi avait vu de la galerie quelque spectacle qui l’avait effrayé, coururent à la galerie.
Au même instant, ces mots, sortis de toutes les bouches comme un frisson électrique, passèrent par tous les cœurs :
– L’amiral Caracciolo !
Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil, répéta :
– Que veut-il ? que me demande-t-il ?
– Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison, sire, répondit sir William, courtisan jusqu’en face de ce roi éperdu et de ce cadavre menaçant.
– Non ! s’écria le roi, non ! il veut autre chose ! il demande autre chose !
– Une sépulture chrétienne, sire, murmura à l’oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.
– Il l’aura ! répondit le roi, il l’aura !
Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant aux murailles du navire, il se précipita dans sa chambre, dont il referma la porte derrière lui.
– Harry, prenez une barque et allez repêcher cette charogne, dit Nelson, de la même voix qu’il eût dit : « Déployez le grand hunier, » ou : « Carguez la voile de misaine. »
CLXIV. Les remords de Fra Pacifico §
La fête de Nelson avait fini, comme le songe d’Athalie, par un coup de tonnerre.
Emma Lyonna avait d’abord voulu tenir ferme devant la terrible apparition ; mais le mouvement de la houle qui venait du sud-est, poussant d’un mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle était rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie sur un fauteuil.
C’est alors que Nelson, inébranlable dans son courage comme il était implacable dans sa haine, avait donné à Harry l’ordre que nous avons entendu.
Harry avait obéi à l’instant même : une barque du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes et un contre-maître y étaient descendus, et le capitaine Harry les avait suivis.
Comme une volée d’oiseaux au milieu desquels s’abat un milan, toutes les barques, nous l’avons dit, s’étaient écartées du cadavre, et, musique muette, flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer, faisant jaillir à chaque coup de rames une gerbe d’étincelles.
Celles qui étaient séparées de la terre par le cadavre faisaient un grand détour pour le contourner et agitaient d’autant plus leurs avirons qu’elles avaient un plus grand cercle à parcourir.
Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table, s’étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté opposé à l’apparition, chacun appelant ses bateliers. Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et, par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient le cadavre, vers lequel s’avançaient à grands coups d’avirons le capitaine Harry et ses hommes.
Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient à le toucher, Harry le prit par les cheveux et essaya de le soulever hors de l’eau ; mais on eût dit, tant le corps était pesant, qu’il était retenu dans la mer par une force invisible, et les cheveux restèrent dans la main du capitaine.
Il fit entendre un juron dans l’accent duquel le dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna à deux de ses hommes de prendre le cadavre par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la barque.
Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait supporter le poids, obéit seule à leur effort et vint rouler dans la barque.
Harry frappa du pied.
– Ah ! démon ! murmura-t-il, tu as beau faire, tu y viendras tout entier, dussé-je t’arracher membre à membre !
Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain par le collet de son habit et le secouant d’un tremblement nerveux ; Nelson faisait respirer des sels à la belle Emma Lyonna ; sir William essayait d’expliquer l’apparition à l’aide de la science ; les officiers raillaient de plus en plus ; les barques continuaient de fuir.
Les matelots, d’après l’ordre du capitaine Harry, avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo, sous ses bras, et attiraient à eux ; mais, quoique les corps, dans l’eau, perdent un tiers à peu près de leur pesanteur, les efforts des quatre hommes réunis parvinrent à grand’peine à faire passer le tronc par-dessus le bordage du canot.
Les officiers anglais battirent des mains avec de grands éclats de rire et en criant :
– Hourra pour Harry !
La barque regagna le bâtiment et fut amarrée sous le beaupré.
Les officiers, curieux de connaître le cause de ce phénomène, passèrent du gaillard d’arrière au gaillard d’avant, tandis que les convives quittaient furtivement le vaisseau par les escaliers de tribord et de bâbord, pressés qu’ils étaient de fuir un spectacle qui, pour la plupart d’entre eux, avait quelque chose de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.
Sir William avait rencontré juste en disant que les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaient d’air et d’eau, et revenaient naturellement à la surface de la mer ; mais ce qu’il y avait d’étonnant, d’extraordinaire, de miraculeux, c’est que celui de l’amiral avait exécuté cette ascension, qui avait si fort épouvanté le roi, malgré les deux boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.
Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons ces détails, pesa les deux boulets ; il affirme qu’ils pesaient deux cent cinquante livres.
Le chapelain de la Minerve, celui-là même qui avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et consulté sur ce qu’il y avait à faire du cadavre.
– Le roi a-t-il été prévenu ? demanda-t-il.
– Le roi est un des premiers qui aient vu l’apparition, lui fut-il répondu.
– Et qu’a-t-il dit ?
– Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût une sépulture chrétienne.
– Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce que le roi a ordonné.
– Faites ce qu’il y a à faire, lui fut-il répondu.
Et l’on ne s’occupa plus de Caracciolo, tout le soin des funérailles étant abandonné au chapelain.
Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s’attendait pas.
Le corps de l’amiral était resté, toujours vêtu de ses habits de paysan, moins la veste, qu’on lui avait ôtée pour l’exécution, au fond du canot qui l’avait recueilli. Le chapelain s’était assis à l’arrière de la barque, et, à la lueur d’un falot, il lisait les prières des morts, que, par cette belle nuit de juillet, il eût pu lire à la simple lumière de la lune.
Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque conduite par deux bateliers et montée par un seul moine. Ce moine, qui était de haute taille, se tenait debout à l’avant, aussi solide sur la pointe la plus étroite du bateau que s’il eût été marin lui-même.
Comme il fut facilement reconnu par l’officier de quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à la barque mortuaire et non au bateau, et que Nelson avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser faire, on ne s’inquiétait aucunement de ce canot, qui, d’ailleurs, ne portait qu’un moine et deux bateliers.
En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot droit sur la barque, près de laquelle il se rangea bord à bord.
Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain, sauta dans la barque, contempla un instant le cadavre en silence et en laissant échapper de grosses larmes de ses yeux.
Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot qui avait amené le moine, et monta à bord du Foudroyant.
Il venait y demander les derniers ordres de Nelson.
Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce que l’on voudrait, le roi ayant permis qu’il eût une sépulture chrétienne.
Cette permission fut rapportée par le chapelain au moine, qui prit alors le cadavre entre ses bras robustes et le transborda de la barque dans le canot.
Le chapelain l’y suivit.
Puis, sur l’ordre du moine, les deux rameurs qui étaient partis du quai del Piliere, nagèrent directement vers Sainte-Lucie, paroisse de Caracciolo.
Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement royaliste, Caracciolo y avait fait tant de bien, qu’il y était adoré ; d’ailleurs, du quartier Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs matelots, et tous ceux qui avaient servi sous l’amiral avaient conservé un vif souvenir de ces trois qualités d’un homme qui commande à d’autres hommes : le courage, la bonté, la justice.
Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces trois qualités.
Aussi, aux premiers mots qu’eut échangés le moine avec les quelques pêcheurs qu’il rencontra, et à peine le bruit eut-il couru que le corps de l’amiral venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens amis, que tout le quartier fut en rumeur et que le moine n’eut que le choix à faire de la maison où le corps attendrait le moment de la sépulture.
Il donna la préférence à celle qui se trouvait la plus rapprochée de la barque.
Vingt bras s’offrirent pour transporter le cadavre ; mais, comme il avait déjà fait, le moine le prit entre ses bras, traversa le quai avec son précieux fardeau, le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour la transporter à son tour comme il avait fait du tronc.
Il demanda un drap pour l’ensevelir, et, cinq minutes après, vingt femmes revenaient, chacune criant :
– C’était un martyr : prenez le mien ; il portera bonheur à la maison.
Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus fin, et, tandis que le chapelain continuait de lire les prières, que les femmes à genoux faisaient cercle autour du lit où l’amiral était déposé, et que les hommes, debout derrière elles, encombraient la porte qui dégorgeait jusque dans la rue, le moine, pieusement, dépouilla le corps, réunit la tête au tronc et l’ensevelit dans un double linceul.
Dans la maison voisine, qui était celle d’un menuisier, on entendait retentir les coups de marteau : c’était la bière que l’on clouait à la hâte.
À neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y déposa le corps ; puis toutes les femmes du quartier y apportèrent chacune, soit une branche de ce laurier qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces fleurs qui pendent à toutes les fenêtres, de façon que le corps en fût entièrement couvert.
En ce moment, les cloches de la petite église de Sainte-Lucie tintèrent tristement, et le clergé parut à la porte.
On ferma la bière : six matelots la prirent sur leurs épaules ; le moine la suivit, marchant derrière elle ; toute la population de Sainte-Lucie suivit le moine.
Une dalle était levée dans le chœur, à gauche de l’autel ; les chants funèbres commencèrent.
Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être avait battu des mains en voyant pendre Caracciolo, fondait en larmes et éclatait en sanglots au chant des prêtres qui priaient sur sa bière.
Les hommes se frappaient la poitrine du poing, les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles.
On eût dit qu’un malheur public, qu’une calamité universelle frappait le royaume.
Mais cela ne s’étendait que de la descente du Géant au château de l’Œuf ; à cent pas de là, on égorgeait et l’on brûlait les patriotes.
Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau improvisé pour lui et qui n’était point celui de sa famille ; la pierre fut scellée sur son corps, et aucune marque distinctive n’indiqua que c’était là que reposait la victime de Nelson et le défenseur de la liberté napolitaine.
Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent jusqu’au soir sur la tombe, et le moine avec eux.
Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de laurier, qu’il avait laissé derrière la porte de la maison où avait été enseveli Caracciolo, remonta la descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu des marques de vénération que lui donnait toute la basse population, entra au couvent de Saint-Estreim, en sortit un quart d’heure après, en poussant devant lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de la Madeleine.
Quand il atteignit les avant-postes de l’armée du cardinal, les témoignages de sympathie qu’il recueillit furent encore plus nombreux et surtout plus bruyants que ceux qu’il avait recueillis dans la ville, et ce fut précédé de la rumeur qu’excitait sa vue qu’il arriva à la petite maison du cardinal, dont les portes s’ouvrirent devant lui comme devant une ancienne connaissance.
Il attacha son âne à l’un des anneaux de la porte et monta l’escalier qui conduisait au premier étage.
Le cardinal prenait le frais du soir sur sa terrasse, laquelle donnait sur la mer.
Au bruit des pas du moine, il se retourna :
– Ah ! c’est vous, fra Pacifico, dit-il.
Le moine poussa un soupir.
– Moi-même, Éminence, dit-il.
– Ah ! ah ! je suis aise de vous revoir. Vous avez été un bon et brave serviteur du roi pendant toute la campagne. Venez-vous me demander quelque chose ? Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir, je le ferai. Mais je vous préviens d’avance, ajouta-t-il avec un sourire amer, que mon pouvoir n’est pas grand.
Le moine secoua la tête.
– J’espère que ce que je viens vous demander, dit-il, ne dépasse pas les limites de votre pouvoir, monseigneur.
– Parlez, alors.
– Je viens vous demander deux choses, monseigneur : mon congé, la campagne étant finie, et la route que je dois suivre pour aller à Jérusalem.
Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement.
– Votre congé ? dit-il. Il me semble que vous l’avez pris sans me le demander.
– Monseigneur, j’étais rentré à mon couvent, c’est vrai ; mais je m’y tenais aux ordres de Votre Éminence.
Le cardinal fit un signe d’approbation.
– Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de plus facile que de vous l’indiquer. Mais, auparavant, cher fra Pacifico, puis-je vous demander, sans être indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte ?
– Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur.
– Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce une pénitence que vous vous imposez ?
– C’est une pénitence que je m’impose.
Le cardinal demeura un instant pensif.
– Vous avez commis quelque gros péché ? demanda-t-il.
– J’en ai peur ! répondit le moine.
– Vous savez, dit le cardinal, que j’ai reçu de grands pouvoirs de l’Église ?
Le moine secoua la tête.
– Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence que l’on s’impose soi-même est plus agréable à Dieu que celle qui nous est imposée.
– Et comment comptez-vous faire ce voyage ?
– À pied et en demandant l’aumône.
– Il est long et fatigant !
– Je suis fort.
– Il est dangereux !
– Tant mieux ! Je ne serais pas fâché d’avoir à frapper, pendant la route, sur autre chose que sur le pauvre Giacobino.
– Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop long temps à votre voyage, de demander de temps en temps passage à des capitaines de bâtiment.
– Je m’adresserai à des chrétiens, et, lorsque je leur dirai que je vais adorer le Christ, ils me l’accorderont.
– À moins, toutefois, que vous ne préfériez que je vous recommande à quelque bâtiment anglais faisant voile pour Beyrouth ou Saint-Jean-d’Acre ?
– Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques ! dit fra Pacifico avec une expression de haine bien prononcée.
– N’avez-vous que cela à leur reprocher ? demanda Ruffo en fixant sur le moine son œil perçant.
– Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing vers la flotte britannique, et puis ils ont pendu mon amiral !
– Et c’est là le crime dont tu vas demander pardon pour eux au tombeau du Christ ?
– Pour moi !… pas pour eux.
– Pour toi ? dit Ruffo avec étonnement.
– N’y ai-je pas contribué ? demanda le moine.
– Comment ?
– En servant une mauvaise cause.
Le cardinal sourit.
– Tu crois donc la cause du roi une mauvaise cause ?
– Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral – qui était la justice, l’honneur, la loyauté en personne – ne pouvait être une bonne cause.
Un nuage passa sur le front du cardinal, qui poussa un soupir.
– Puis, continua le moine d’une voix sombre, le ciel a fait un miracle.
– Lequel ? demanda le cardinal, déjà instruit de la singulière apparition qui avait troublé la fête donnée la veille à bord du Foudroyant.
– Le cadavre du martyr est sorti du fond de la mer, où il était depuis treize jours, pour venir reprocher sa mort au roi et à l’amiral Nelson ; et, certes, le Seigneur n’eût point permis cela si cette mort eût été juste.
Le cardinal baissa la tête.
Puis, après un instant de silence :
– Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part involontaire que tu as prise à cette mort ?
– Justement, monseigneur et voilà pourquoi je vous prie de m’enseigner la route la plus directe pour aller en terre sainte.
– La route la plus directe serait de t’embarquer à Tarente et de débarquer à Beyrouth ; mais, puisque tu ne veux rien devoir aux Anglais…
– Rien, monseigneur.
– Eh bien, voici ton itinéraire… Le veux-tu par écrit ?
– Je ne sais pas lire ; mais j’ai bonne mémoire, ne craignez rien.
– Eh bien, tu partiras d’ici par Avellino, Bénévent, Manfredonia ; à Manfredonia, tu t’embarqueras pour Scutari ou Delvino ; tu traverseras le Pirée et tu iras à Salonique ; à Salonique, tu trouveras un bâtiment qui te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre, soit à Beyrouth. Une fois à Beyrouth, en trois jours tu es à Jérusalem. Tu descends au couvent des Franciscains ; tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre, et, en priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le pries, en même temps, de me pardonner la mienne.
– Votre Éminence aussi a donc commis une faute ? demanda fra Pacifico en regardant le cardinal avec étonnement.
– Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans le fond des cœurs, me pardonnera peut-être, mais que la postérité ne me pardonnera point.
– Laquelle ?
– J’ai remis sur le trône, dont la Providence l’avait précipité, un roi parjure, stupide et cruel. Va, frère, va ! et prie pour nous deux !
Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son âne, prenait le chemin de Nola, sa première étape sur la route de Jérusalem.
CLXV. Un homme qui tient sa parole §
On se rappelle que, le jour même de l’arrivée du roi dans le golfe de Naples, un boulet anglais avait abattu la bannière tricolore qui flottait sur le château Saint-Elme, et que la bannière tricolore avait été remplacée par le drapeau parlementaire.
Ce drapeau parlementaire avait donné si bon espoir au roi, qu’il avait – on doit encore se le rappeler – écrit à Palerme qu’il espérait que la capitulation serait signée le lendemain.
Le roi se trompait ; mais ce ne fut pas la faute du colonel Mejean, il faut lui rendre cette justice, s’il ne se rendit point le lendemain : ce fut celle du roi.
Le roi avait eu si grand’peur lorsque, le 10 au soir, le cadavre de Caracciolo lui était apparu, qu’il resta au lit le lendemain toute la journée, tremblant la fièvre et refusant de monter sur le pont. On avait beau lui dire que, selon la permission qu’il en avait donnée, le cadavre avait été enterré le matin à dix heures, dans l’église de Sainte-Lucie ; il faisait un mouvement de tête qui voulait dire : « Avec un gaillard comme celui-là, je ne me fie à rien. »
Pendant la nuit, on changea d’ancrage et l’on alla jeter l’ancre entre le château de l’Œuf et le Château-Neuf.
Prévenu de ce changement, le roi consentit à sortir de sa chambre ; mais, avant de monter sur le pont, il s’informa soigneusement si l’on ne voyait pas flotter quelque chose à la surface de la mer.
Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait la surface azurée.
Le roi respira.
Le duc della Salandra, lieutenant général des armées de Sa Majesté Sicilienne, l’attendait pour lui soumettre les conditions auxquelles le colonel Mejean offrait de rendre le fort.
Voici ces conditions :
« Article premier. – La garnison française du fort Saint-Elme se rendra prisonnière de guerre de Sa Majesté Sicilienne et de ses alliés, et ne servira point contre les puissances actuellement en guerre avec la république française, qu’elle ne soit régulièrement échangée.
» Art. II. – Les grenadiers anglais prendront possession de la porte du fort dans la journée même de la capitulation.
» Art. III. – La garnison française sortira du fort le lendemain du jour de la Capitulation avec armes et bagages ; hors de la porte du fort, elle attendra, pour être remplacée par lui, un détachement portugais, anglais, russe et napolitain, qui, la garnison sortie, prendra immédiatement possession du fort ; là, elle déposera les armes.
» Art. IV. – Les officiers conserveront leur épée.
» Art. V. – La garnison sera embarquée sur l’escadre anglaise, jusqu’à ce que les bâtiments qui doivent la transporter en France soient prêts.
» Art. VI. – Quand les grenadiers anglais prendront possession de la porte, tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux alliés.
» Art. VII. – Une garde de soldats français sera mise autour du drapeau français pour empêcher qu’il ne soit détruit. Cette garde restera jusqu’à ce qu’un officier anglais et une garde anglaise viennent la relever ; seulement alors, le pavillon de Sa Majesté pourra flotter sur le fort.
» Art. VIII. – Toutes les propriétés particulières seront conservées à chaque propriétaire ; toute propriété de l’État sera consignée avec le fort, et également les effets provenant du pillage.
» Art. IX. – Les malades hors d’état d’être transportés resteront à Naples avec des chirurgiens français : ils y seront maintenus aux frais du gouvernement français et seront renvoyés en France aussitôt après leur guérison. »
Cette capitulation, rédigée et datée de la veille, était déjà signée Mejean, et n’attendait que l’approbation du roi pour recevoir les signatures du duc della Salandra, du capitaine Troubridge et du capitaine Baillie.
Le roi donna son autorisation, et elle fut signée le même jour.
La signature du cardinal Ruffo manque à cette capitulation ; ce qui prouve qu’il s’était complétement séparé des alliés.
La capitulation, quoiqu’elle portât la date du 11, n’avait été signée que le 12, comme nous avons dit. Ce fut donc le 13 seulement que les alliés se présentèrent à la porte du château Saint-Elme, pour prendre possession de la forteresse.
Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvato de venir le trouver dans son cabinet.
Salvato se rendit à l’invitation.
Les deux hommes échangèrent un salut poli mais froid. Le colonel montra une chaise à Salvato : celui-ci s’assit.
Le colonel resta debout, appuyé au dos de sa chaise.
– Monsieur le général, dit-il à Salvato, vous rappelez-vous ce qui s’est passé dans cette salle la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous y recevoir ?
– Parfaitement, colonel : nous y conclûmes un traité.
– Vous rappelez-vous dans quels termes le marché fut conclu ?
– Il fut convenu que, moyennant vingt mille francs par personne, vous nous déposeriez, la signora San-Felice et moi, sur la terre de France.
– Les conditions ont-elles été remplies ?
– Pour une personne seulement.
– Êtes-vous en mesure de les remplir pour l’autre ?
– Non.
– Que faire ?
– Mais c’est bien simple, il me semble : vous voudriez me rendre un service que je ne voudrais pas le recevoir de vous.
– Voilà qui me met à mon aise. Je devais recevoir quarante mille francs pour sauver deux personnes ; j’en ai reçu vingt mille, j’en sauverai une seulement. Laquelle des deux dois-je sauver ?
– La plus faible, celle qui ne pourrait se sauver elle-même.
– Avez-vous donc des chances de vous sauver, vous ?
– J’en ai.
– Lesquelles ?
– N’avez-vous pas vu ce papier qui remplaçait l’argent dans la cassette et qui m’annonçait que l’on veillait sur moi ?
– Me donnerez-vous le déplaisir de vous livrer ? Le sixième article de la capitulation dit que tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront livrés aux alliés.
– Tranquillisez-vous : je me livrerai moi-même.
– Je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire, fit Mejean avec une inclination de tête qui signifiait : « Vous pouvez remonter chez vous. »
– Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, dit à son tour Salvato, sans que l’on pût remarquer la moindre altération dans sa voix.
– Parlez.
– Ai-je le droit de vous demander quel moyen vous emploierez pour assurer le salut de la signora San-Felice ? Car, vous le comprenez, si je me dévoue c’est pour qu’elle soit sauvée.
– C’est trop juste, et vous avez le droit d’exiger sur ce point les détails les plus minutieux.
– J’écoute.
– Le neuvième article de la capitulation dit que les malades qui ne seront pas en état d’être transportés resteront à Naples. Une de nos vivandières est dans ce cas. Elle restera à Naples : la signora San-Felice prendra sa place, et son costume, et je vous réponds qu’il ne tombera pas un cheveu de sa tête.
– C’est tout ce que je voulais savoir, monsieur, dit Salvato en se levant. Il ne me reste plus qu’à vous prier de faire porter le plus tôt possible chez la signora le costume qu’elle doit revêtir.
– Il y sera dans cinq minutes.
Les deux hommes se saluèrent. Salvato sortit.
Luisa attendait avec anxiété ; elle n’ignorait point que Salvato n’avait pu payer que la moitié de la somme, et elle connaissait l’avarice du colonel Mejean.
Salvato entra dans la chambre le sourire sur les lèvres.
– Eh bien ? lui demanda vivement Luisa.
– Eh bien, tout est arrangé.
– Il accepte ta parole ?
– Non, je lui ai fait une obligation. Tu sors du château Saint-Elme déguisée en vivandière et protégée par l’uniforme français.
– Et toi ?
– Moi, j’aurai une petite formalité à remplir, qui me séparera de toi un instant.
– Laquelle ? demanda Luisa avec inquiétude.
– C’est de prouver que, quoique né à Molise, je suis au service de la France. Rien de plus facile, tu comprends : tous mes papiers sont au palais d’Angri.
– Mais tu me quittes ?
– Pour quelques heures seulement.
– Quelques heures ? Tu avais dit un instant.
– Un instant, quelques heures. Diable ! comme il faut être positif avec toi.
Luisa lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa tendrement.
– Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne, dit-elle ; moi, je suis un roseau. Si tu t’éloignes de moi, je plie à tout vent. Que veux-tu ! ton amour est le dévouement, le mien n’est que l’égoïsme.
Salvato la serra contre son cœur, et, malgré lui, ses nerfs de fer tressaillirent si violemment, que Luisa le regarda étonnée.
En ce moment, la porte s’ouvrit : on apportait l’habit de vivandière promis à Luisa.
Salvato profita de cet incident pour changer le cours des pensées de Luisa. Il lui montra en riant les diverses pièces du costume qu’elle devait revêtir, et la toilette commença.
Il était visible, à la sérénité du front de Luisa, que ses soupçons d’un instant étaient effacés. Elle était charmante dans sa jupe courte à revers rouges, et avec son chapeau orné de la cocarde tricolore.
Salvato ne se lassait pas de la regarder et de lui dire : « Je t’aime ! je t’aime ! je t’aime ! »
Elle souriait, et son sourire était plus éloquent que toutes les paroles.
L’heure passa comme une seconde.
Le tambour battit. Ce tambour annonçait que les grenadiers anglais prenaient possession de la porte du fort.
Salvato tressaillit malgré lui ; une légère pâleur envahit son visage.
Il jeta un regard sur la cour où était la garnison sous les armes.
– Il est temps de descendre, dit-il à Luisa, et de prendre notre place dans les rangs.
Tous deux descendirent ; mais, sur le seuil, Salvato s’était arrêté, et, une dernière fois, en soupirant et en embrassant la chambre d’un regard, avait pressé Luisa contre son cœur.
Là aussi, ils avaient été heureux.
Par ces mots : Les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux alliés, on avait entendu les otages qui avaient été confiés à Mejean. Ces otages, au nombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient un groupe à part.
Mejean fit signe à Salvato d’aller se joindre à eux et à Luisa de se mettre en serre-file.
Il la plaça le plus près de lui possible, afin de pouvoir, en cas de besoin, lui porter la plus immédiate protection.
Il n’y avait rien à dire : le colonel Mejean exécutait ses engagements avec la plus scrupuleuse régularité.
Les tambours battirent : le cri « Marche ! » retentit.
Les rangs s’ouvrirent, les otages prirent leurs places.
Les tambours débouchèrent par la porte du fort, toute l’armée russe, anglaise et napolitaine attendait à l’extérieur.
En avant de cette armée, les trois officiers supérieurs, le duc della Salandra, le capitaine Troubridge et le capitaine Baillie formaient un groupe.
Pour faire honneur à la garnison, ils tenaient d’une main leur chapeau, de l’autre leur épée nue.
Arrivé à l’endroit indiqué ; le colonel Mejean fit entendre le mot « Halte ! »
Les soldats s’arrêtèrent, les otages sortirent des rangs.
Puis, comme il était dit dans la capitulation, les soldats déposèrent leurs armes ; les officiers gardèrent leur épée, qu’ils remirent au fourreau.
Alors, le colonel Mejean s’avança vers le groupe des officiers alliés et dit :
– Messieurs, en vertu de l’article 6 de la capitulation, j’ai l’honneur de vous remettre les otages qui étaient enfermés dans le fort.
– Nous reconnaissons les avoir reçus, dit le duc della Salandra.
Puis, jetant les yeux sur le groupe qui s’avançait :
– Mais, dit-il, nous ne comptions que sur cinq, et ils sont six.
– Le sixième n’est point un otage, dit Salvato ; le sixième est un ennemi.
Puis, comme les regards des trois officiers étaient fixés sur lui, tandis que le colonel Mejean, ayant à son tour remis son épée au fourreau, allait reprendre son rang à la tête de la garnison :
– Je suis, continua le jeune homme d’une voix haute et fière, je suis Salvato Palmieri, sujet napolitain, mais général au service de la France.
Luisa, qui avait suivi toute la scène avec le regard d’une amante, jeta un cri.
– Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-il parlé ? Il était si simple de ne rien dire !
– Mais, s’il se perd, s’écria Luisa, je dois, je veux me perdre avec lui ! Salvato ! mon Salvato ! attends-moi !
Et, s’élançant hors des rangs, en écartant le colonel Mejean, qui lui barrait le passage, elle se jeta dans les bras du jeune homme en criant :
– Et moi, je suis Luisa San-Felice ! Tout avec lui ! la vie ou la mort !
– Messieurs, vous l’entendez, dit Salvato. Nous n’avons plus qu’une grâce à vous demander, c’est, pour le peu de temps que nous avons à vivre, de ne point nous séparer.
Le duc della Salandra se retourna vers les deux autres officiers, comme pour les consulter.
Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avec une certaine compassion.
– Vous savez, dit le duc, qu’il y a des instructions toutes particulières du roi qui ordonnent de condamner à mort la San-Felice.
– Mais elles ne défendent point de la condamner à mort avec son amant, fit observer Troubridge.
– Non.
– Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend de nous : donnons-leur cette dernière satisfaction.
– Le duc della Salandra fit un signe : quatre soldats napolitains sortirent des rangs.
– Conduisez ces deux prisonniers au Château-Neuf, dit-il : vous en répondez sur votre tête.
– Est-il permis à madame de quitter ce déguisement et de reprendre ses habits ? demanda Salvato.
– Et où sont ses habits ? demanda le duc.
– Dans sa chambre du château Saint-Elme.
– Jurez-vous que ce n’est pas un prétexte que vous prenez pour essayer de fuir ?
– Je vous jure que madame et moi, dans un quart d’heure, viendrons nous remettre entre vos mains.
– Allez ! nous nous fions à votre parole.
Les deux hommes se saluèrent, et Salvato et Luisa rentrèrent dans le fort.
En rouvrant la porte de cette chambre, qu’elle croyait avoir quittée pour la liberté, l’amour et le bonheur, et où elle rentrait prisonnière et condamnée, Luisa se laissa tomber dans un fauteuil et éclata en sanglots.
Salvato se mit à genoux devant elle.
– Luisa, lui dit-il, Dieu m’est témoin que j’ai fait tout au monde pour te sauver. Tu as toujours refusé de me quitter ; tu as dit : « Vivre ou mourir ensemble ! » Nous avons vécu, nous avons été heureux ensemble ; en quelques mois, nous avons épuisé plus de joie que la moitié des créatures humaines n’en éprouvent dans toute leur vie. Aujourd’hui, que l’heure de l’épreuve est venue, manqueras-tu de courage ? Pauvre enfant ! as-tu trop présumé de tes forces ? Chère âme, t’es-tu mal jugée ?
Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrine de Salvato, secoua ses longs cheveux qui lui retombaient sur le visage, et le regarda à travers ses larmes.
– Pardonne-moi un moment de faiblesse, Salvato, lui dit-elle ; tu vois que je n’ai pas peur de la mort, puisque c’est moi qui l’ai cherchée quand j’ai vu que tu m’avais trompée et que tu voulais mourir sans moi, mon bien-aimé. Tu as vu si j’ai hésité et si le cri qui devait nous réunir s’est fait attendre.
– Chère Luisa !
– Mais, en revoyant cette chambre, en songeant aux douces heures que nous y avons passées, en songeant que les portes d’un cachot vont s’ouvrir pour nous, en songeant que nous allons peut-être, éloignés l’un de l’autre, marcher à la mort séparés, oh ! oui, mon cœur s’est brisé. Mais, à ta voix, regarde ! les larmes tarissent, le sourire revient sur mes lèvres. Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous aimerons, et, tant que nous nous aimerons, nous serons heureux. Vienne la mort ! si la mort est l’éternité, la mort sera pour nous l’éternel amour.
– Ah ! je reconnais ma Luisa, dit Salvato.
Puis, se levant, et passant son bras autour de la taille de Luisa, tandis que de sa bouche il effleurait ses lèvres :
– Debout, lui dit-il, debout, Romaine ! debout, Aria ! Nous leur avons promis d’être de retour dans un quart d’heure : ne les faisons pas attendre une seconde.
Luisa avait repris son courage. Elle dépouilla rapidement son costume de vivandière et revêtit ses anciens habits, puis, avec la majesté d’une reine, avec ce pas que Virgile donne à la mère d’Énée et qui révèle les déesses, elle descendit l’escalier, traversa la cour, et, appuyée au bras de Salvato, sortit de la forteresse et marcha droit aux trois chefs de l’armée alliée.
– Messieurs, leur dit-elle avec une grâce suprême et avec les accents les plus mélodieux de sa voix, recevez, à la fois, les remercîments d’une femme et les bénédictions d’une mourante, – car, je vous l’ai déjà dit, je suis condamnée d’avance, – pour avoir permis que nous ne fussions point séparés ! Et, si vous pouvez faire que nous soyons enfermés ensemble, que nous marchions au supplice ensemble, que nous montions au même échafaud, cette bénédiction, je la renouvellerai sous la hache du bourreau.
Salvato détacha son épée et la tendit à Baillie et à Troubridge, qui se reculèrent, – puis au duc della Salandra.
– Je la prends, parce je suis forcé de la prendre, monsieur, dit celui-ci ; mais Dieu m’est témoin que j’aimerais mieux vous la laisser. Je dirai plus, monsieur : je suis un soldat et non un gendarme, et, comme je n’ai aucun ordre relativement à vous…
Il regarda les deux officiers, qui firent signe au duc qu’ils le laissaient absolument le maître.
– En me rendant la liberté, dit Salvato, qui comprit ce que voulaient dire et les paroles interrompues et le signe qui achevait la pensée du duc della Salandra, – en me rendant la liberté, la rendez-vous à madame ?
– Impossible, monsieur ! dit le duc : madame est nominativement désignée par le roi ; madame doit être jugée. De toute mon âme, je désire qu’elle ne soit pas condamnée.
Salvato salua.
– Ce qu’elle a fait pour moi, je le fais pour elle ; nos deux destinées sont inséparables dans la vie comme dans la mort.
Et Salvato déposa un baiser sur le front de celle à laquelle il venait de se fiancer pour l’éternité.
– Madame, dit le duc della Salandra, j’ai fait approcher une voiture, vous n’aurez pas l’ennui de traverser les rues de Naples entre quatre soldats.
Luisa fit un signe de remerciement.
Tous deux, précédés des quatre soldats, descendirent la route du Petraïo jusqu’au vico de Santa-Maria-Apparente. Là, une voiture les attendait au milieu d’une grande foule de curieux rassemblés.
Au premier rang de cette foule, était un moine de l’ordre de Saint-Benoît.
Au moment où Salvato passa devant lui, le moine leva son capuchon.
Salvato tressaillit.
– Qu’as-tu ? lui demanda Luisa.
– Mon père ! lui murmura Salvato à l’oreille ; rien n’est perdu !
CLXVI. La fosse du crocodile §
Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot qui porte le nom de Fosse du crocodile, le concierge vous montrera d’abord le squelette du gigantesque saurien qui lui a donné son nom, et que la tradition prétend avoir été pris dans cette fosse ; puis il vous fera passer sous la porte au-dessus de laquelle il s’étend, puis il vous conduira à une porte étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés et qui mène à une troisième porte de chêne massif, garnie de fer, laquelle s’ouvre enfin sur une profonde et obscure caverne.
Au milieu de ce sépulcre, œuvre impie, creusé par la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants de leurs semblables, on se heurte à une masse de granit, sur laquelle on n’a d’autre prise que la barre de fer qui la traverse. Cette masse de granit ferme l’orifice d’un puits qui communique avec la mer. Dans les jours d’orage, la vague tourmentée et bondissante lance son écume à travers les interstices de la pierre mal jointe au pavé ; l’eau salée envahit alors la caverne et poursuit le prisonnier jusque dans les angles les plus éloignés de sa prison.
Par cette bouche de l’abîme, dit la lugubre légende, sortant du vaste sein de la mer, apparaissait autrefois l’immonde reptile qui a donné son nom à cette fosse.
Presque toujours, il trouvait dans le cachot une proie humaine, et, après l’avoir dévorée, il se replongeait au gouffre.
Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par les Espagnols la femme et les quatre enfants de Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni plus ni moins qu’un Caligula ou un Néron.
Le peuple avait dévoré le père et le mari ; le crocodile, qui a bien quelque ressemblance avec le peuple, dévora la mère et les enfants.
Ce fut dans ce cachot que le commandant du Château-Neuf ordonna de conduire Salvato et Luisa.
À la lueur d’une lampe pendue au plafond, les deux amants virent plusieurs prisonniers qui, à leur entrée, s’interrompirent dans leur conversation et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais, plus habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus, et un cri, tout à la fois de joie et de compassion, les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa, une femme se jeta à son cou ; trois prisonniers entourèrent Salvato et se saisirent de ses mains ; et tous ne formèrent bientôt plus qu’un groupe, dans les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer s’il y avait plus de contentement que de douleur.
L’homme qui s’était jeté aux pieds de Luisa était Michele ; la femme qui s’était jetée à son cou était Éléonore Pimentel ; les trois prisonniers qui avaient entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet et Velasco.
– Ah ! pauvre chère petite sœur ! s’écria le premier Michele ; qui nous eût dit que la sorcière Nanno prédisait si juste et devinait si vrai ?
Luisa ne put s’empêcher de frissonner, et, avec un sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou si frêle et si délicat, et secoua la tête comme pour dire qu’il ne donnerait pas grand’peine au bourreau.
Hélas ! elle se trompait, même dans cette dernière espérance.
Le désordre causé parmi les prisonniers par l’arrivée de Salvato et de Luisa n’était pas encore calmé, lorsque la porte se rouvrit de nouveau et que l’on vit apparaître sur le sombre seuil un homme de haute taille, vêtu du costume de général républicain, déjà porté par Manthonnet.
– Diable ! dit-il en entrant, je suis tenté de dire, comme Jugurtha : « Les étuves de Rome ne sont pas chaudes. »
– Hector Caraffa ! s’écrièrent deux ou trois voix.
– Dominique Cirillo ! Velasco ! Manthonnet ! Salvato ! Dans tous les cas, il y a meilleure compagnie ici que dans la prison Mamertine. Mesdames, votre serviteur ! Comment donc ! la signora Pimentel ! la signora San-Felice ! mais tout est réuni ici : la science, le courage, la poésie, l’amour, la musique. Nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer.
– Je ne crois pas qu’on nous le laisse, dit Cirillo de sa voix douce et triste.
– Mais d’où venez-vous donc, mon cher Hector ? demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin de nous, en sûreté derrière les murs de Pescara.
– J’y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez capitulé, le cardinal Ruffo m’a envoyé un double de votre capitulation, et m’a écrit d’en faire autant que vous autres ; l’abbé Pronio m’écrivait, en même temps, de me rendre aux mêmes conditions, me promettant non-seulement la vie sauve, mais encore l’autorisation de me rendre en France. Je ne me suis pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait ; j’ai signé et livré la ville, comme vous avez livré les forts. Le lendemain, l’abbé est venu à moi, l’oreille basse et ne sachant comment m’annoncer la nouvelle. La nouvelle n’était pas bonne, en effet. Le roi lui avait écrit qu’ayant traité avec moi sans pouvoir, il eût à me remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait à sa tête, quoiqu’elle ne fût pas belle ; il m’a fait lier les pieds, il m’a fait lier les poings et m’a envoyé à Naples dans une charrette comme on envoie un veau au marché. Ce n’est qu’a l’intérieur du Château-Neuf, et quand la porte en a été refermée sur moi, qu’on m’a débarrassé de mes cordes et que l’on m’a conduit ici. Voilà toute mon histoire. À votre tour de conter les vôtres.
Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons aussi celles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet, de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques, sur la foi des traités, et Nelson les avait retenus prisonniers.
– À propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut fait son récit, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : Nicolino est sauvé.
Une joyeuse exclamation s’échappa de toutes les bouches, et l’on demanda des détails.
On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo, Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenir l’amiral que sa vie était menacée ; Nicolino était arrivé à la ferme où était caché son oncle une heure après que celui-ci avait été arrêté. Il avait appris la trahison du fermier, n’en avait point demandé davantage et était allé rejoindre Ettore Caraffa.
Ettore Caraffa l’avait reçu à Pescara, où il avait pris part à la défense de la ville pendant les derniers jours ; mais, lorsqu’il s’était agi de se rendre et de se livrer à l’abbé Pronio, Nicolino n’avait pas eu confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait gagné la montagne. Des six conjurés que nous avons vus au château de la reine Jeanne au commencement de notre récit, c’était le seul qui ne fût point tombé aux mains de la réaction.
Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui les prisonniers ; puis, comme nous l’avons dit, ils éprouvaient, au milieu de leur tristesse, une grande joie d’être réunis. Selon toute probabilité, ils seraient jugés et exécutes ensemble. Les girondins avaient joui du même bonheur, et l’on sait qu’ils l’avaient mis à profit.
On apporta le souper pour tous, et des matelas pour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo mit ses trois nouveaux compagnons au courant des us et coutumes de la prison, qu’ils habitaient déjà depuis treize jours et treize nuits.
Les prisons étaient combles : le roi, nous l’avons vu dans une de ses lettres, avouait huit mille prisonniers.
Chacun de ces cercles de l’enfer, qui aurait eu besoin d’un Dante pour être bien décrit, avait ses démons spéciaux chargés de tourmenter les damnés.
Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière, souiller les aliments, et, tout en faisant de la vie un cruel supplice, empêcher les prisonniers de mourir.
Et, en effet, on devait penser que, soumis à de pareilles tortures précédant des supplices infamants, le suicide serait invoqué par les prisonniers comme un ange libérateur.
Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait dans les cachots sous prétexte de perquisition, et l’on réveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes, mais encore les verres, sous prétexte qu’avec un fragment de verre, on pouvait s’ouvrir les veines ; – les draps et les serviettes, sous prétexte qu’en les découpant et en les tressant, on pouvait s’en servir comme de cordes ou même en faire des échelles.
L’histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs.
L’un était un Suisse nommé Duece, qui donnait pour excuse de sa cruauté une famille nombreuse qu’il avait à nourrir.
L’autre était un colonel de Gambs, un Allemand qui avait été sous les ordres de Mack et avait fui comme lui.
Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance, Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, que celle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal, et qui avait fait honneur à sa royale protectrice en arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant à bord du Foudroyant.
Mais il était convenu entre les prisonniers qu’ils ne donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectacle de leurs souffrances. S’ils venaient le jour, ils continuaient leur conversation, changeant de place, voilà tout, selon l’ordre des visiteurs ; tandis que Velasco, charmant musicien, auquel on avait permis d’emporter sa guitare, accompagnait leurs perquisitions de ses airs les plus gais et de ses chants les plus joyeux. Si c’était la nuit, chacun se levait sans plaintes ni murmures, – et c’était vite fait, attendu que chacun, n’ayant que son matelas, se jetait dessus tout habillé.
Pendant ce temps, on transformait, avec toute la célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en tribunal. Ce couvent avait été fondé en 1411, par Cuzella d’Origlia, favori du roi Ladislas ; le Tasse y avait trouvé un asile et fait une halte entre la folie et la prison : les prévenus devaient y faire une halte entre la prison et la mort.
La halte était courte, et la mort ne se faisait point attendre. La junte d’État agissait selon le code sicilien, c’est-à-dire en vertu de l’antique procédure des barons siciliens rebelles. On prenait, pour l’appliquer, une loi du code de Roger, et l’on oubliait que Roger, moins jaloux de ses prérogatives que ne l’était le roi Ferdinand, n’avait point déclaré qu’un roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, au contraire, après avoir signé un traité avec les habitants de Bari et de Trani, qui s’étaient révoltés contre lui, l’avait ponctuellement exécuté.
Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la chambre obscure, était terrible, en ce qu’elle ne présentait aucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations et les espionnages étaient admis comme preuves, et les dénonciateurs et les espions comme témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait en aide à la vengeance, pour laquelle elle était encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient tous les hommes de la junte, c’est-à-dire les hommes du roi. Ni les uns ni les autres n’étaient les hommes des accusés. En outre, les accusateurs à charge, entendus secrètement et sans confrontation avec les accusés, n’avaient point pour contre-poids les témoins à décharge, qui, n’étant appelés ni publiquement ni secrètement, laissaient le prévenu tout entier sous le poids de son accusation et à la merci de ses juges. La sentence, remise alors à la conscience de ceux qui étaient chargés de se prononcer, demeurait sous le funeste arbitrage de la haine royale, sans appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé à la porte du tribunal ; la sentence était prononcée dans la nuit, publiée le lendemain, et, le jour suivant, exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle, puis l’échafaud.
Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait la fosse de Favignana, c’est-à-dire une tombe.
Avant d’arriver en Sicile, le voyageur qui va d’orient en occident, voit s’élancer, du sein de la mer, entre Marsala et Trapani, un écueil surmonté d’un fort, c’est-à-dire l’Agusa des Romains, île fatale qui était déjà une prison du temps des empereurs païens. Un escalier, creusé dans la pierre, conduit de son sommet à une caverne placée au niveau de la mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais cette lumière soit réchauffée par un rayon de soleil. Enfin, de sa voûte tombe une eau glacée, pluie éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue l’homme le plus robuste.
Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c’était la clémence du roi de Naples !
Revenons à notre récit.
Nous avons vu – le soir où le beccaïo, tenant Salvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son bouge, le bourreau pour le pendre, – nous avons vu que maître Donato était en train de supputer les gains qu’allaient lui procurer les nombreuses exécutions qu’il ne pouvait manquer de faire.
Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats qu’il promettait à sa fille, le jour où elle épouserait Giovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.
Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie qui n’avait de comparable que celle du vieux Basso Tomeo, quand il avait vu, à la suite de la rupture des traités, les prisons s’emplir de prévenus, et avait appris de la bouche du roi lui-même, qu’il ne serait fait aucune grâce aux rebelles.
Il y avait huit mille prisonniers : en cotant au plus bas, c’était au moins quatre mille exécutions.
Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par exécution, c’étaient quarante mille ducats ; quarante mille ducats, c’étaient deux cent mille francs.
Aussi maître Donato et son compère le pêcheur Basso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de juillet, assis à la même table où nous les avons vus déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu’ils avaient cru pouvoir se permettre, vu la circonstance, supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner le minimum des exécutions.
Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous deux, ne pouvait s’élever à moins de trente à quarante mille ducats.
En faveur de ce chiffre, et si on l’atteignait, maître Donato promettait d’élever la dot jusqu’au chiffre de six cents ducats.
Maître Donato en était à cette concession, et peut-être, grâce à la bonne humeur que lui donnait cette perspective de potence et d’échafaud, qui s’étendait à perte de vue, comme l’allée des Sphinx, à Thèbes, allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte s’ouvrit et qu’un huissier de la Vicaria, perdu dans la pénombre, demanda :
– Maître Donato ?
– Avance à l’ordre ! répondit celui-ci ignorant à qui il avait affaire, et porté qu’il était à la gaieté par les calculs qu’il avait faits et le vin qu’il avait bu.
– Avancez à l’ordre vous-même ! répondit l’huissier d’une voix impérative ; car ce n’est pas moi qui ai un ordre à recevoir de vous, c’est vous qui avez un ordre à recevoir de moi.
– Ouais ! dit le père Basso Tomeo ! qui avait l’habitude de voir dans les ténèbres, il me semble que je vois briller une chaîne d’argent sur un habit noir.
– Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le faites attendre.
– Allez vite, allez vite, compère ! dit Basso Tomeo. Il paraît que ça va chauffer.
Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence par ce vers poétique :
Polichinelle a trois cochons…
– Voilà ! cria maître Donato en se levant vivement de la table et en courant à la porte. Vous l’avez dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi n’est point fait pour attendre.
Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau, maître Donato suivit l’huissier de la Vicaria.
Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l’Abîme à la Vicaria.
La Vicaria est l’ancien castel Capuano. Pendant la révolution napolitaine, elle joua le rôle qu’avait joué la Conciergerie dans la révolution française : elle servit de halte aux condamnés entre le jugement et la mort.
C’était là que les patients, pour nous servir de l’expression consacrée à Naples, étaient mis en chapelle.
Cette chapelle, qui n’est autre chose que la succursale de la prison, n’avait pas servi depuis les exécutions d’Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.
Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l’examinait et y faisait faire des réparations.
Il devait s’assurer des serrures, des verrous et des anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s’ils étaient d’une solidité à toute épreuve.
Se trouvant là, il avait pensé à faire d’une pierre deux coups et à envoyer chercher le bourreau.
Nous avons, avec une espèce de respect religieux, pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle, où tout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est dans le même état qu’alors.
Elle s’élève au centre de la prison. On y arrive en traversant trois ou quatre grilles de fer.
On monte deux gradins avant d’entrer dans la vraie chapelle, c’est-à-dire dans la chambre où est l’autel. Cette chambre prend sa lumière par une fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée d’un double barreau.
De cette chambre, on arrive, en descendant quatre ou cinq degrés, dans une autre.
C’est dans celle-là que les condamnés passaient les dernières vingt-quatre heures de la vie.
De gros anneaux de fer scellés dans le plancher indiquent la place où les condamnés, couchés sur des matelas, faisaient leur veille d’agonie. Leur chaîne correspondait à ces anneaux.
Sur l’une des faces de la muraille existait alors, et existe encore aujourd’hui, une grande fresque représentant Jésus en croix et Marie agenouillée à ses pieds.
Derrière cette chambre, et en communication avec elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à part.
C’est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière, que sont introduits les pénitents blancs qui se chargent d’accompagner, d’encourager, de soutenir les condamnés au moment de leur mort.
Il y a dans cette confrérie, dont les membres s’appellent bianchi, des prêtres et des laïques. Les prêtres écoutent la confession, donnent l’absolution et le viatique, c’est-à-dire les derniers sacrements, moins l’extrême-onction.
L’extrême-onction étant réservée aux malades, et les condamnés n’étant point malades, mais destinés à périr par accident, ne peuvent recevoir l’extrême-onction, qui est le sacrement de l’agonie.
Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue robe blanche qui leur a fait donner le nom de bianchi, les pénitents n’abandonnent plus le condamné que quand son corps est déposé dans la fosse.
Ils se tiennent près de lui pendant tout l’intervalle qui sépare la prison de l’échafaud. Sur l’échafaud, ils lui mettent la main sur l’épaule, afin de donner au patient tout le loisir de s’épancher en eux, et le bourreau ne peut le toucher que lorsqu’ils lèvent la main et disent :
– Cet homme vous appartient.
C’était vers cette dernière étape placée sur la route de la mort, que l’huissier de la Vicaria conduisait maître Donato.
Celui-ci entra à la Vicaria, prit l’escalier à gauche, qui conduisait à la prison, longea tout un corridor bordé de cachots, franchit deux grilles, monta un escalier, traversa une troisième grille et se trouva à la porte de la chapelle.
Il entra. La première pièce, c’est-à-dire celle de la chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vit le procureur fiscal qui faisait assurer la porte des bianchi, avec deux serrures et trois verrous.
Il se tint debout au bas de l’escalier, et attendit respectueusement que le procureur fiscal s’aperçût de sa présence et lui adressât la parole.
Au bout d’un instant, le procureur fiscal se retourna et découvrit celui qu’il avait envoyé chercher.
– Ah ! c’est vous, maître Donato, lui dit-il.
– Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit l’exécuteur.
– Vous savez que nous allons avoir pas mal d’exécutions à faire ?
– Je sais cela, répondit maître Donato avec une grimace qu’il avait l’intention de faire passer pour un sourire.
– C’est pourquoi j’ai désiré qu’avant de commencer, nous nous entendions bien sur le chiffre de vos gages.
– Ah ! c’est bien simple, Excellence, répondit maître Donato, d’un air détaché. J’ai six cents ducats de fixe et dix ducats de prime par exécution.
– C’est bien simple ! Peste ! comme vous y allez, mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout, moi.
– Pourquoi ? demanda maître Donato avec un commencement d’inquiétude.
– Parce que, supposé qu’il y ait quatre mille exécutions à dix ducats l’une, cela fait tout bonnement quarante mille ducats, sans compter les appointements fixes, c’est-à-dire à peu près le double de ce que gagne tout le tribunal, depuis le greffier jusqu’au président.
– C’est vrai, fit maître Donato ; mais je fais, à moi seul, la besogne qu’ils font tous ensemble, et ma besogne est plus dure : ils condamnent ; moi, j’exécute.
Le procureur fiscal, qui était en train de s’assurer qu’un anneau était bien scellé dans le parquet, se dressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda maître Donato.
– Ah ! ah ! dit-il, c’est votre opinion, maître Donato. Mais il y a une différence, cependant, entre vous et les juges : c’est que les juges sont inamovibles, et que vous pouvez être destitué, vous.
– Moi ? Et pourquoi serais-je destitué ? Ai-je jamais refusé de faire mon devoir ?
– On vous accuse d’être tiède pour la bonne cause.
– Ah ! par exemple ! moi qui me suis tenu les bras croisés tout le temps de la soi-disant République.
– Parce qu’elle a été assez bête pour ne pas vous décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose : c’est qu’il y a vingt-quatre dénonciations contre vous, et plus de douze cents demandes pour vous remplacer.
– Ah ! sainte madone del Carmine, que me dites-vous là, Excellence !
– Et sans augmentation, sans prime, à appointements fixes.
– Mais, Excellence, songez donc au travail que je vais avoir.
– Cela compensera le temps où tu es resté sans rien faire.
– Mais Votre Excellence veut donc la ruine d’un pauvre père de famille ?
– Ta ruine ! Pourquoi penses-tu que je veuille ta ruine ? Est-ce qu’il doit m’en revenir quelque chose ? D’ailleurs, un homme n’est pas ruiné, ce me semble, avec huit cents ducats d’appointements.
– D’abord, reprit vivement maître Donato, je n’en ai que six cents.
– La magnificence de la junte ajoute, en raison des circonstances, deux cents ducats à tes gages.
– Ah ! monsieur le procureur fiscal, vous savez bien que ce n’est pas raisonnable.
– Je ne sais pas si c’est raisonnable, dit Guidobaldi, qui commençait à se fatiguer de la discussion ; mais je sais que c’est à prendre ou à laisser.
– Mais songez donc, Excellence…
– Tu refuses ?
– Mais non ! mais non ! s’écria maître Donato ; seulement, je fais observer à Votre Excellence que j’ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont de défaite difficile, et que j’avais compté sur le retour de notre bien-aimé roi pour doter ma pauvre Marina.
– Elle est jolie, ta fille ?…
– C’est la plus belle fille de Naples.
– Eh bien, la junte fera un sacrifice : il y aura un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille. Seulement, elle viendra toucher elle même.
– Où ?
– Chez moi.
– Ce sera un grand honneur, Excellence ; mais n’importe !
– N’importe quoi ?
– Je suis un homme ruiné, voilà tout.
Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre qu’un procureur fiscal, maître Donato sortit de la Vicaria et regagna sa maison, où l’attendaient Basso Tomeo et Marina, le premier dans l’impatience, la seconde dans l’inquiétude.
La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte que, comme la plupart des nouvelles de ce monde, en vertu de la loi philosophique de compensation, elle apporta la douleur aux uns et la joie aux autres.
Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale de Giovanni, on lui laissa ignorer l’article du traité passé entre son père et le procureur fiscal, article par lequel Marina était obligée d’aller elle-même toucher la prime52.
CLXVII. Les exécutions §
Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe du Pausilippe, – car, ainsi que nous l’avons dit, il n’avait point osé descendre à Naples une seule fois pendant les vingt-huit jours qu’il était resté dans le golfe, – le roi, disons-nous, quitta la pointe du Pausilippe le 6 août, vers midi.
Comme on peut le voir par la lettre suivante, adressée au cardinal, la traversée fut bonne, et aucun cadavre, comme celui de Caracciolo, ne vint plus se dresser devant son bâtiment.
Voici la lettre du roi :
« Palerme, 6 août 1799.
» Mon éminentissime, je ne veux point tarder un moment à vous faire connaître mon heureuse arrivée à Palerme, après le plus heureux voyage du monde, attendu que, mardi matin, à onze heures, nous étions à la pointe du Pausilippe, et qu’aujourd’hui, à deux heures, nous avons jeté l’ancre dans le port de Palerme, avec une charmante brise et une mer comme un lac. J’ai revu toute ma famille en parfaite santé, et j’ai été reçu comme vous pouvez le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnes nouvelles de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi toujours votre même affectionné,
» Ferdinand B. »
Mais le roi n’avait pas voulu partir sans avoir vu manœuvrer la junte et officier le bourreau. Le 6 août, c’est-à-dire le jour où il partit, les supplices avaient commencé depuis longtemps, et déjà sept victimes avaient été sacrifiées sur l’autel de la vengeance.
Consignons ici les noms de ces sept premiers martyrs, et disons où ils furent exécutés.
À la porte Capuana :
6 juillet. – Dominico Perla.
7 juillet. – Antonio Tramaglia.
8 juillet. – Giuseppe Lotella.
13 juillet. – Michelangelo Ciccone.
14 juillet. – Nicola Carlomagno.
Au Vieux-Marché :
20 juillet. – Andrea Vitagliano.
Dans le château del Carmine :
3 août. – Gaetano Rossi.
Je n’ai trouvé trace de Dominico Perla que dans la liste des suppliciés. J’ai vainement cherché qui il était et le crime qu’il avait commis. Son nom, dernière ingratitude du sort, n’est pas même inscrit dans le livre des Martyrs de la liberté italienne d’Otto Vanucci.
Sur le second, c’est-à-dire sur Tramaglia, nous avons trouvé cette simple mention : « Antonio Tramaglia, officier. »
Le troisième, Giuseppe Lotella, était un pauvre traiteur établi près du théâtre des Florentins.
Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est une ancienne connaissance à nous : on se rappelle, en effet, le prêtre patriote que Dominico Cirillo envoya chercher pour recevoir la confession du sbire. Il s’était, comme nous croyons l’avoir dit, rendu célèbre par sa prédication libérale au grand air. Il avait fait dresser des chaires près de tous les arbres de la liberté, et, un crucifix à la main, parlant au nom du premier martyr de cette liberté dont il devait être martyr à son tour, il racontait à la foule les ténébreuses horreurs du despotisme et les splendides triomphes de la liberté, – appuyant surtout ses prédications sur ce que le Christ et les apôtres avaient toujours professé la liberté et l’égalité.
Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait été commissaire de la République. Monté sur l’échafaud, et tandis que l’on préparait la corde qui devait l’étrangler, il jeta un dernier regard sur la foule qui l’entourait, et, la voyant compacte et joyeuse :
– Peuple stupide ! s’écria-t-il à haute voix, tu te réjouis aujourd’hui de ma mort ; mais viendra un jour où tu la pleureras avec des larmes amères ; car mon sang retombera sur vos têtes à tous, et, si vous avez le bonheur d’être morts, sur celles de vos enfants !
André Vitagliano, le sixième, était un beau et charmant jeune homme de vingt-huit ans, qu’il ne faut pas confondre avec cet autre martyr de la liberté qui mourut, quatre ans auparavant, sur le même échafaud qu’Emmanuele de Deo et Galiani.
En sortant de sa prison pour aller au supplice, il dit au geôlier en lui donnant le peu d’argent qu’il avait sur lui :
– Je te recommande mes compagnons : ce sont des hommes, et, comme, toi aussi, tu es un homme, peut-être, un jour, seras-tu aussi malheureux qu’ils le sont.
Et il marcha souriant au supplice, monta souriant sur l’échafaud, et mourut en souriant.
Le septième, Gaetano Rossi, était officier ; mais, comme il fut exécuté dans l’intérieur du fort del Carmine, aucun détail n’a pu être recueilli sur sa mort.
Dans une seule bibliothèque, on pourrait trouver des détails curieux sur les morts ignorées : c’est dans les archives de la confrérie des bianchi, qui, ainsi que nous l’avons dit, accompagnent les condamnés à l’échafaud ; mais cette confrérie, entièrement dévouée à la dynastie déchue, nous a refusé tout renseignement.
Ces premières têtes tombées, ou ces premiers corps suspendus au gibet, Naples resta onze jours sans exécution. Peut-être attendait-on des nouvelles de France.
Nos affaires n’étaient point totalement désespérées en Italie. Championnet, comme nous l’avons dit, à la suite de la révolution du 20 prairial, avait été remis à la tête de l’armée des Alpes et avait obtenu un brillant succès. Or, le nom de Championnet était un épouvantail pour Naples, et on l’avait vu arriver si rapidement de Civita-Castellane à Capoue, que l’on croyait qu’il lui faudrait à peine le double de temps pour arriver de Turin à Naples.
Quelques voix commençaient à prononcer le nom de Bonaparte.
La reine elle-même, dans une de ses lettres, et nous croyons avoir cité cette lettre, disait, à propos de la flotte française qui menaçait la Sicile, que, sans aucun doute, cette flotte avait pour but d’aller chercher Bonaparte en Égypte. La reine avait vu juste. Non-seulement le Directoire pensait au retour de Bonaparte, mais encore son frère Joseph lui écrivait pour lui dire la situation de nos armées en Italie et presser son retour en France.
Cette lettre avait été portée à Bonaparte, au siège de Saint-Jean-d’Acre, par un Grec nommé Barbaki, auquel on avait promis trente mille francs s’il remettait cette lettre à Bonaparte en personne. Or, Bonaparte recevait cette lettre, qui lui donnait la première idée de son retour en France, au mois de mai 1799, c’est-à-dire au moment même où avait lieu la marche réactionnaire du cardinal.
Toutes ces circonstances, jointes à ce que l’absence du roi avait rendu quelque pouvoir au cardinal, faisaient faire une halte à la mort. Il en coûtait surtout au cardinal de laisser exécuter des hommes qu’il reconnaissait être garantis par sa capitulation, et, au nombre de ces hommes, ce fort parmi les forts, ce rude capitaine que nous avons vu, une échelle sur l’épaule, l’épée entre les dents, la bannière de l’indépendance à la main, escalader les murs de la cité qui était un fief de sa famille, Hector Caraffa, enfin, qu’il avait, par une lettre de sa main, invité lui-même à se rendre.
Mais, pendant cette trêve entre les bourreaux et les condamnés, le cardinal reçut du roi la lettre suivante, que nous reproduisons dans toute sa naïveté.
« Palerme, 10 août 1799.
« Mon éminentissime, j’ai reçu votre lettre, qui m’a fort réjoui par tout ce qu’elle me dit de la tranquillité et du repos dont on jouit à Naples. J’approuve que vous n’ayez pas permis à Fra-Diavolo d’entrer à Gaete comme il le désirait ; mais, tout en convenant avec vous que ce n’est qu’un chef de brigands, je n’en reconnais pas moins que nous lui avons de grandes obligations. Il faut donc continuer de s’en servir et prendre bien garde de le dégoûter. Mais, en même temps, il faut le convaincre de la nécessité d’imposer, à lui d’abord, et ensuite à ses hommes, le frein de la discipline, s’il veut acquérir un nouveau mérite à mes yeux.
» Passons à autre chose.
» Lorsque Pronio prit Pescara, il expédia un adjudant pour me donner avis qu’il avait en son pouvoir, et bien gardé, le célèbre comte de Ruvo, auquel il avait promis la vie, ce qui n’était pas en son pouvoir. Je lui renvoyai immédiatement le même adjudant avec ordre d’envoyer ledit Ruvo à Naples, en répondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir si Pronio a exécuté mes ordres.
» Tenez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours votre même affectionné.
» Ferdinand B. »
N’est-ce pas une chose curieuse et qui mérite la publicité que cette lettre d’un roi qui recommande, dans un de ses paragraphes, de récompenser un brigand, et, dans un autre, de punir un grand citoyen !
Mais plus curieux encore est ce post-scriptum :
« En rentrant à la maison, je reçois beaucoup de lettres de Naples par deux bâtiments qui en arrivent. J’apprends par ces lettres qu’il y a eu du bruit au Vieux-Marché, parce qu’il ne s’y est plus fait d’exécutions, et, sur ce point, ni de vous, ni du gouvernement, je ne reçois aucune nouvelle, quoique ce soit votre devoir de m’en donner.
» La junte d’État ne doit point hésiter dans ses opérations ni faire des rapports vagues et généraux. Il faut, quand les rapports sont faits, ordonner de les vérifier dans les vingt-quatre heures, frapper les chefs surtout, et, sans cérémonie aucune, les pendre. On m’avait promis des justices pour lundi : j’espère qu’on ne les a pas remises à un autre jour. Si vous laissez entrevoir que vous avez peur, vous êtes frits. »
Siete friti : la chose est en toutes lettres, et il est impossible de la traduire autrement.
Que vous semble-t-il du « Vous êtes frits ! » C’est peu royal, n’est-ce pas ? mais c’est expressif.
Après une pareille recommandation, il n’y avait plus moyen de différer. Ces lettres reçues le 10 août au soir, furent transmises immédiatement à la junte d’État.
Comme Hector Caraffa était particulièrement nommé dans la lettre royale, on résolut de commencer par lui et par sa fournée, c’est-à-dire par ses compagnons de captivité.
En conséquence, le lendemain 11, à la visite de midi, présidée par le Suisse Duecce, l’ordre fut donné de rouler les matelas et de les entasser dans un coin.
– Ah ! ah ! dit Hector Caraffa à Manthonnet, il paraît que c’est pour ce soir.
Salvato passa son bras autour de la taille de Luisa et l’embrassa au front.
Luisa, sans répondre, laissa tomber sa tête sur l’épaule de son amant.
– Pauvre femme ! murmura Éléonore, la mort lui sera cruelle : elle aime !
Luisa lui tendit la main.
– Enfin, dit Cirillo, nous allons donc connaître ce grand secret discuté depuis Sourate jusqu’à nous, à savoir si l’homme a une âme.
– Pourquoi pas ? dit Velasco. Ma guitare en a bien une.
Et il tira de son instrument quelques accords mélancoliques.
– Oui, elle a une âme quand tu la touches, dit Manthonnet : ta main, c’est sa vie ; retire ta main de dessus elle, l’instrument sera mort et l’âme envolée.
– Malheureux ! qui n’y croit pas, dit Éléonore Pimentel en levant au ciel ses grands yeux espagnols. J’y crois, moi.
– Ah ! vous êtes poëte, dit Cirillo, tandis que, moi, je suis médecin.
Salvato entraîna Luisa dans un angle de la prison, s’assit sur une pierre et la fit asseoir sur son genou.
– Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour la première fois nous allons parler gravement et sérieusement du danger que nous courons. Ce soir, nous serons conduits au tribunal ; cette nuit, nous serons condamnés ; demain, nous passerons la journée en chapelle ; après-demain, nous serons exécutés.
Salvato sentit tout le corps de Luisa frissonner entre ses bras.
– Nous mourrons ensemble, dit-elle avec un soupir.
– Pauvre chère créature ! c’est ton amour qui parle ; mais, chez toi, la nature se révolte à l’idée de la mort.
– Ami, au lieu de m’encourager, vas-tu m’affaiblir ?
– Oui ; car je veux obtenir de toi une chose, c’est que tu ne meures pas.
– Tu veux obtenir de moi que je ne meure pas ? Dépend-il donc de moi de vivre ou de mourir ?
– Tu n’as qu’un mot à dire pour échapper à la mort, momentanément, du moins.
– Et toi, vivrais-tu ?
– Tu sais qu’en te montrant cet homme vêtu d’un costume de moine, je t’ai dit : « Mon père ! tout n’est pas perdu. »
– Oui. Et tu espères qu’il pourra te sauver ?
– Un père fait des miracles pour sauver son enfant, et mon père est une tête puissante, un cœur courageux, un esprit résolu. Mon père risquera sa vie, non pas une fois, mais dix fois, pour sauver la mienne.
– S’il te sauve, il me sauvera avec toi.
– Et si l’on nous sépare ?
Luisa jeta un cri.
– Crois-tu donc qu’ils seront assez inhumains pour nous séparer ? demanda-t-elle.
– Il faut tout prévoir, dit Salvato, même le cas où mon père ne pourrait sauver que l’un de nous.
– Qu’il te sauve, alors.
Salvato sourit en haussant doucement les épaules.
– Tu sais bien qu’en ce cas, dit-il, je n’accepterais pas son secours ; mais…
– Mais quoi ? Achève.
– Mais si, de ton côté, tout en restant prisonnière, tu ne courais plus danger de mort, il y a cent à parier contre un que mon père et moi te sauverions à ton tour.
– Mon ami, mon cerveau se brise à chercher où tu veux en venir. Dis-moi tout de suite ce que tu as à me dire, ou je deviendrai folle.
– Calme-toi, appuie-toi sur mon cœur et écoute.
Luisa leva ses grands yeux interrogateurs sur son amant.
– J’écoute, dit-elle.
– Tu es enceinte, Luisa…
Luisa tressaillit une seconde fois.
– Oh ! mon pauvre enfant ! murmura-t-elle, qu’a-t-il fait, lui, pour mourir avec moi ?
– Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu’il vive, et qu’en vivant, il sauve sa mère.
– Que faire pour cela ? Je ne te comprends pas, Salvato.
– La femme enceinte est sacrée pour la mort, et la loi ne peut frapper la mère que lorsqu’elle ne frappe plus l’enfant.
– Que dis-tu ?
– La vérité. Attends le jugement, et, si, comme nous devons nous y attendre d’après ce que m’a dit le cardinal Ruffo, tu es condamnée d’avance, au moment où le juge prononcera ta sentence, déclare ta grossesse, et cette seule déclaration te donne un sursis de sept mois.
Luisa regarda tristement Salvato.
– Ami, dit-elle, est-ce toi, l’homme inébranlable dans l’honneur, qui me donnes le conseil de me déshonorer publiquement ?
– Je te donne le conseil de vivre, peu m’importe par quel moyen, pourvu que tu vives ! Comprends-tu ?
Luisa continua du même ton, et comme si elle n’eût point entendu :
– Tout le monde sait mon mari absent depuis plus de six mois, et j’irais dire hautement, quand on me condamnera injustement, pour un crime que je n’ai pas commis : « Je suis une femme infidèle, une épouse adultère. » Oh ! je mourrais de honte, mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir sur l’échafaud.
– Mais lui ?
– Qui, lui ?
– Lui, notre enfant ! As-tu le droit de le condamner à mort ?
– Dieu m’est témoin, mon ami, que, si, nous eussions vécu, que si, au sortir de mes entrailles déchirées, j’eusse entendu son premier vagissement, senti son haleine, baisé ses lèvres ; – Dieu m’est témoin que j’eusse porté avec orgueil la boule de ma maternité ; mais, toi mort demain, moi morte dans sept mois, – car il faut toujours que je meure ! – le pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais flétri de la tache éternelle de sa naissance. Un geôlier impitoyable le jettera au coin d’une borne : il y mourra de faim, il y mourra de froid, il y sera écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato, qu’il disparaisse avec nous, et, si l’âme est immortelle, comme le croit Léonore et comme je l’espère aussi, nous nous présenterons à Dieu chargés du poids de nos fautes, mais conduisant avec nous l’ange qui nous les fera pardonner.
– Luisa ! Luisa ! s’écria Salvato, pense ! réfléchis !
– Et lui ! lui, là-bas, lui si bon, lui si noble, si grand, lorsque, sachant que j’ai eu le courage de le tromper, il apprendrait que je n’ai pas eu le courage de mourir ; lorsque tout le monde autour de lui connaîtrait à quel prix j’ai racheté ma vie, sous quel fardeau de honte ne courberait-il pas le front ! Oh ! rien que de penser à cela, continua Luisa en se levant, mon ami, je me sens forte comme une Spartiate, et, si l’échafaud était là, j’y monterais en souriant !
Salvato se laissa glisser à ses genoux et lui baisa passionnément la main.
– J’ai fait ce que je devais faire, lui dit-il ; je te remercie de faire ce que tu dois !
CLXIX. Le tribunal de Monte-Oliveto §
Hector Caraffa ne s’était point trompé. À neuf heures du soir, on entendit les pas alourdis d’une troupe armée dans l’escalier qui conduisait au cachot des prisonniers ; la porte s’ouvrit, et l’on vit dans la pénombre reluire les fusils des soldats.
Les geôliers entrèrent ; ils portaient des chaînes qu’ils jetèrent sur le pavé du cachot et qui, en tombant, rendirent un son lugubre.
Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.
– Des chaînes ! des chaînes ! s’écria-t-il ; ce n’est point pour nous, je présume ?
– Bon ! Et pour qui donc voulez-vous que ce soit ? demanda en goguenardant un des geôliers.
Hector fit un geste de menace, chercha autour de lui un objet quelconque dont il put se faire une arme, et, n’en trouvant point, il pesa du regard le rocher qui couvrait l’orifice du puits et, comme Ajax, fut près de le soulever.
Cirillo l’arrêta.
– Ami, lui dit-il, la cicatrice la plus honorable, après celle que le fer de l’ennemi laisse au bras d’un héros, c’est celle que laissent au bras d’un patriote les chaînes d’un tyran. Voici mon bras ; où sont nos chaînes ?
Et le noble vieillard tendit ses deux bras.
Lorsque la porte s’était ouverte, Velasco, selon son habitude, jouait de la guitare et chantait, en s’accompagnant, une gaie chanson napolitaine. Les geôliers étaient entrés, ils avaient jeté leurs chaînes sur le pavé, et Velasco ne s’était pas interrompu.
Hector Caraffa regarda tour à tour Dominique Cirillo et l’imperturbable chanteur.
– Je suis honteux, dit-il ; car je crois, en vérité, qu’il y a ici deux hommes qui sont plus braves que moi.
Et il tendit les bras à son tour.
Puis vint celui de Manthonnet.
Puis Salvato s’approcha. Pendant qu’on l’enchaînait, Éléonore Pimentel et Michele, qui n’avaient pas perdu de vue Luisa pendant tout le temps qu’elle avait parlé à part avec son amant, soutenaient la jeune femme, tout près de tomber.
Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir, plutôt causé par le chagrin de quitter sa sœur que par la honte du traitement qu’il subissait, et s’approcha du geôlier.
Velasco continuait de chanter sans que l’on pût reconnaître la moindre altération dans sa voix.
Un geôlier vint à lui : il fit signe qu’on lui laissât finir son couplet, et, le couplet fini, brisa sa guitare et tendit les bras.
On ne jugea point à propos d’enchaîner les femmes.
Une portion des soldats remontèrent l’escalier, afin de laisser entre eux et leurs campagnons une place que prirent les prisonniers, car on ne pouvait monter que deux de front par l’étroite échelle ; puis le reste du détachement se mit à leur suite, et l’on arriva dans la cour.
Là, les soldats se placèrent sur deux rangs enfermant entre eux les prisonniers.
D’autres soldats, placés en serre-file et portant des torches, éclairaient la marche funèbre.
On parcourut ainsi, au milieu des insultes des lazzaroni, toute la rue Medina ; on passa devant la maison des deux Backer, où redoublèrent les injures, la San-Felice ayant été reconnue ; puis on prit la strada Monte-Oliveto, au bout de laquelle, sur le largo du même nom, s’ouvrait la porte du couvent transformé en tribunal.
Les juges, disons mieux, les bourreaux, siégeaient au second étage.
La grande salle, celle du réfectoire, avait été transformée en chambre de justice.
Tendue de noir, elle n’avait d’autre ornement que des trophées de drapeaux aux armes des Bourbons de Naples et d’Espagne, et un immense Christ placé au-dessus de la tête du président, symbole de douleur, non d’équité, et qui semblait être là pour prouver que la justice humaine avait toujours été égarée, soit par la haine, soit par l’abjection, soit par la crainte.
On fit passer les prisonniers par un couloir obscur longeant le prétoire ; ils pouvaient entendre les rugissements de la foule qui les attendait.
– Peuple immonde ! murmura Hector Caraffa ; sacrifiez-vous donc pour lui !
– Ce n’est pas pour lui seulement que nous nous sacrifions, répondit Cirillo ; c’est pour l’humanité tout entière. Le sang des martyrs est un terrible dissolvant pour les trônes !
On ouvrit la porte qui conduisait à l’estrade préparée pour les prévenus. Un flot de lumière, une bouffée de chaleur, une tempête de cris, arrivèrent jusqu’à eux.
Hector Caraffa, qui marchait le premier, s’arrêta comme suffoqué.
– Entre là comme à Audria, dit Cirillo.
Et l’intrépide capitaine apparut le premier sur l’estrade.
Chacun de ses compagnons fut accueilli, comme il l’avait été lui-même, par des cris et des huées.
À la vue des femmes, les cris et les huées redoublèrent.
Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau, lui passa son bras autour de la taille et la soutint.
Puis il embrassa toute la salle d’un regard.
Au premier rang des spectateurs, appuyé à la balustrade qui séparait le public des juges, était un moine bénédictin.
Au moment où les yeux de Salvato se fixèrent sur lui, il leva son capuchon.
– Mon père ! murmura tout bas Salvato à l’oreille de Luisa.
Et Luisa se releva sous un rayon d’espoir, comme un beau lis sous un rayon de soleil.
Les yeux des autres prévenus, qui n’avaient personne à chercher dans la salle, se portèrent sur le tribunal.
Il se composait de sept juges, y compris le président, assis dans un hémicycle, en souvenir probablement de l’aréopage athénien.
Les défenseurs et le procureur des accusés, dernière raillerie d’un semblant de justice, étaient adossés à l’estrade des accusés, avec lesquels ils n’avaient pas même été mis en communication.
Un seul des conseillers manquait : don Vicenzo Speciale, le juge du roi.
On savait si bien qu’il parlait au nom de Sa Majesté Sicilienne, que, quoique simple conseiller de nom, il était le véritable président du tribunal.
Il est vrai qu’il y avait un homme qui luttait de zèle avec lui : c’était l’homme qui avait réduit les gages du bourreau, le procureur fiscal Guidobaldi.
Les prévenus s’assirent.
Quoique les fenêtres de la salle du tribunal, située au second étage, fussent ouvertes, les nombreux spectateurs et les nombreuses lumières rendaient l’atmosphère presque impossible à respirer.
– Par le Christ ! dit Hector Caraffa, on voit bien que nous sommes dans l’antichambre de l’enfer ; on étouffe ici !
Guidobaldi se retourna vivement vers lui.
– Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il, quand la corde te serrera la gorge !
– Oh ! monsieur, répondit Hector Caraffa, on voit bien que vous n’avez pas l’honneur de me connaître. On ne pend pas un homme de mon nom ; on lui coupe le cou, et, alors, au lieu de ne pas respirer assez, il respire trop.
En ce moment, un frémissement qui ressemblait à de la terreur parcourut la salle : la porte du cabinet des délibérations venait de s’ouvrir, et Speciale entrait.
C’était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, aux traits fortement accusés, aux cheveux plats et tombant le long de ses tempes, aux yeux noirs, petits, vifs, haineux, s’arrêtant avec une fixité qui devenait douloureuse pour celui sur lequel ils s’arrêtaient ; un nez en bec de corbin s’abaissait sur des lèvres minces et sur un menton s’avançant presque de la longueur du nez.
Cette tête se maintenait droite, malgré la bosse bien visible, qui, par derrière, soulevait la longue robe noire du conseiller. Il eût été grotesque s’il ne se fût rendu terrible.
– J’ai toujours remarqué, dit Cirillo a Hector Caraffa à demi-voix, et cependant assez haut pour être entendu, que les hommes laids étaient méchants, les contrefaits pires. Et voilà, dit-il en montrant du doigt Speciale, voilà qui vient encore à l’appui de ma remarque.
Speciale entendit ces paroles, fit tourner sa tête comme sur un pivot et chercha des yeux celui qui les avait prononcées.
– Tournez-vous davantage, monsieur le juge, lui dit Michele, votre bosse nous empêche de voir.
Et il éclata de rire, enchanté d’avoir mêlé son mot à la conversation.
Cet éclat de rire eut dans la salle un écho homérique.
Si cela continuait, la séance promettait d’être amusante pour les spectateurs.
Speciale devint livide ; mais, presque aussitôt, le rouge lui monta au visage comme s’il allait avoir un coup de sang.
D’une seule enjambée, il franchit la distance qui le séparait de son fauteuil, et y tomba assis en grinçant des dents avec rage.
– Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comte de Ruvo, vos noms, prénoms, qualité, âge et profession ?
– Mes noms ? répondit celui à qui la question était adressée, Ettore Caraffa, comte de Ruvo, des princes d’Andria. Mon âge ? Trente-deux ans. Ma profession ? Patriote.
– Qu’avez-vous fait pendant la soi-disant République ?
– Vous pouvez prendre la chose de plus haut et me demander ce que j’ai fait sous la monarchie ?
– Inutile.
– Ce n’est pas mon avis, et je vais vous le dire : j’ai conspiré, j’ai été mis au château Saint-Elme par cet immonde Vanni, qui ne se doutait pas, en se coupant la gorge, que l’on pouvait trouver pire que lui ; je me suis sauvé ; j’ai rejoint le brave et illustre Championnet ; je l’ai aidé, avec mon ami Salvato, que voilà, à battre le général Mack à Civita-Castellana.
– Donc, interrompit Speciale, vous avez servi contre votre pays ?
– Contre mon pays, non ; contre le roi Ferdinand, oui. Mon pays est Naples, et la preuve que Naples n’a pas été d’avis que j’avais servi contre mon pays, c’est qu’elle m’a prié de la servir encore avec le grade de général.
– Ce que vous avez accepté ?
– De grand cœur.
– Messieurs, dit Speciale, j’espère que nous ne prendrons pas même la peine de délibérer sur le châtiment à infliger à ce traître, à ce renégat.
Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur ses pieds.
– Ah ! misérable, dit-il en secouant ses fers et en se penchant vers Speciale, ce sont ces chaînes qui te donnent le courage de m’insulter ! Si j’étais libre, tu me parlerais autrement.
– À mort ! dit Speciale ; et, comme tu as le droit, en ta qualité de prince, d’avoir la tête tranchée, tu l’auras, mais par la guillotine.
– Amen ! dit Hector se rasseyant avec la plus grande insouciance et tournant le dos au tribunal.
– À toi, Cirillo ! dit Speciale. Tes noms, ton âge, ta qualité ?
– Dominique Cirillo, répondit d’une voix calme celui qui était interrogé. J’ai soixante ans. Sous la monarchie, j’ai été médecin ; sous la République, représentant du peuple.
– Et devant moi, aujourd’hui, qu’es-tu ?
– Devant toi, lâche ! je suis un héros.
– À mort ! hurla Speciale.
– À mort !… répéta comme un écho funèbre le tribunal.
– Passons. À toi, là-bas ! à toi, qui portes l’uniforme de général de la soi-disant République !
– À moi ? dirent, en même, temps, Manthonnet et Salvato.
– Non, à toi qui as été ministre de la guerre. Vite, tes noms !…
Manthonnet l’interrompit.
– Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.
– Qu’as-tu fait sous la République ?
– De grandes choses, mais pas assez grandes encore, puisque nous avons fini par capituler.
– Qu’as-tu à dire pour ta défense.
– J’ai capitulé.
– Ce n’est point assez.
– C’est fâcheux ; mais je n’ai pas d’autre réponse à faire à ceux qui foulent aux pieds la loi sainte des traités.
– À mort !
– À mort ! répéta le tribunal.
– Et toi, Michele le Fou ! continua Speciale, Qu’as-tu fait sous la République ?
– Je suis devenu sage, répondit Michele.
– As-tu quelque chose à dire pour ta défense ?
– Ce serait inutile.
– Pourquoi ?
– Parce que la sorcière Nanno m’a prédit que je serais colonel, puis pendu. J’ai été colonel ; il me reste à être pendu. Tout ce que je pourrais dire ne m’en empêcherait pas. Ainsi donc, ne vous gênez pas pour chanter votre refrain : « À mort ! »
– À mort ! répéta Speciale. À vous maintenant, continua-t-il en montrant du doigt la Pimentel.
Elle se leva, belle, calme et grave comme une matrone antique.
– Moi ? dit-elle. Je me nomme Leonora Fonseca Pimentel ; je suis âgée de trente-deux ans.
– Qu’ayez-vous à dire pour votre défense ?
– Rien ; mais j’ai beaucoup à dire pour mon accusation, puisque, aujourd’hui, ce sont les héros que l’on accuse et les lâches que l’on récompense.
– Dites alors, puisqu’il vous plaît de vous accuser vous-même.
– J’ai la première crié aux Napolitains : « Vous êtes libres ! » j’ai publié un journal dans lequel j’ai dévoilé les parjures, les lâchetés, les crimes des tyrans ; j’ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l’Hymne à la Liberté, de Monti ; j’ai…
– Assez, interrompit Speciale ; vous continuerez votre panégyrique en marchant à la potence.
Leonora se rassit, calme, comme elle s’était levée.
– À toi, l’homme à la guitare ! dit Speciale s’adressant à Velasco ; car on m’a dit que tu passais ton temps à jouer de la guitare dans ta prison.
– Est-ce un crime de lèse-majesté ?
– Non ; et, si tu n’avais fait que cela, quoique ce soit le plaisir d’un fainéant, tu ne serais point ici. Mais, puisque tu y es, fais-moi le plaisir de nous dire tes noms, prénoms, âge, qualité.
– Et s’il ne me plait point de vous répondre ?
– Cela ne m’empêchera pas de t’envoyer à la mort.
– Bon ! dit Velasco, j’irai bien sans que tu m’y envoies.
Et, d’un seul bond, d’un bond de jaguar, il sauta par-dessus l’estrade et tomba au milieu du prétoire. Alors, sans qu’on eût le temps de l’arrêter, sans que l’on pût même deviner son intention, il s’élança vers la fenêtre en faisant tournoyer ses chaînes et en criant :
– Place ! place !
Chacun s’écarta devant lui. Il bondit sur le rebord de la croisée, mais n’y demeura qu’un instant. Toute la salle poussa un cri de terreur : il venait de plonger dans le vide. Puis, presque aussitôt, on entendit la chute d’un corps pesant qui s’écrasait sur le pavé.
Velasco était allé, comme il l’avait dit, à la mort, sans que Speciale l’y envoyât : il s’était brisé le crâne.
Il se fit un instant de silence pénible dans cette salle si bruyante. Juges, accusés, spectateurs frissonnaient. Luisa se jeta entre les bras de son amant.
– Faut-il lever la séance ? demanda le président.
– Pourquoi cela ? dit Speciale. Vous l’eussiez condamné à mort : il s’est donné la mort lui-même ; justice est faite. Répondez, monsieur le Français, continua-t-il en s’adressant à Salvato, et dites comment il se fait que vous comparaissiez devant nous.
– Je comparais devant vous, dit Salvato, parce que je suis, non pas Français, mais Napolitain. Je me nomme Salvato Palmieri : j’ai vingt-six ans ; j’adore la liberté, je déteste la tyrannie. C’est moi que la reine a voulu faire assassiner par son sbire Pasquale de Simone ; c’est moi qui ai eu l’audace, en me défendant contre six assassins, d’en tuer deux et d’en blesser deux. J’ai mérité la mort : condamnez-moi.
– Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuser à ce digne patriote ce qu’il demande : la mort !
– La mort ! répéta le tribunal.
Luisa s’attendait à ce résultat, et cependant elle laissa échapper un soupir qui ressemblait à un gémissement.
Le moine bénédictin leva son capuchon et échangea un regard rapide avec Salvato.
– La ! maintenant, dit Speciale, au tour de la signora, et ce sera fini. Allons, quoique nous la sachions aussi bien que vous, contez-nous votre petite affaire. Nom, prénoms, âge et qualité, et, ensuite, nous passerons aux Backer.
– Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à mon épaule, dit tout bas Salvato.
Luisa se leva et prit le point d’appui qui lui était offert.
En la voyant si jeune, si belle, si modeste, les spectateurs laissèrent échapper un murmure d’admiration et de pitié.
– Huissier, dit Speciale, faites faire silence.
– Silence ! cria l’huissier.
– Parlez, dit Salvato.
– Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit la jeune femme d’une voix douce et tremblante ; j’ai vingt-trois ans ; je suis innocente du crime dont on m’accuse, mais je ne demande pas mieux que de mourir.
– Alors, dit Speciale, impatient des marques de sympathie que de tous côtés on donnait à l’accusée ; alors, vous prétendez que ce n’est pas vous qui avez dénoncé les banquiers Backer ?
– Elle le prétend d’autant plus justement, dit Michele, que la personne qui les a dénoncés, c’est moi ; celui qui a été chez le général Championnet, c’est moi ; celui qui a donné le conseil d’interroger Giovannina, c’est moi. Elle n’est pour rien dans tout cela, pauvre petite sœur ! Aussi, vous pouvez bien la renvoyer tranquillement, elle, et lui demander des prières, comme à une sainte qu’elle est.
– Tais-toi, Michele, tais-toi !… murmura Luisa.
– Parle, au contraire, parle, Michele ! dit Salvato.
– Et je puis d’autant mieux parler, dit le lazzarone, qu’à cette heure où je suis condamné, il ne m’en reviendra ni plus ni moins. Pendu pour pendu, autant dire la vérité. Ce sont les mensonges qui étranglent les honnêtes gens, et non la corde. Eh bien, je disais donc que la Madone du pied de la Grotte, sa voisine, n’est pas plus pure qu’elle. Elle revenait tout exprès de Pœstum pour les prévenir, ces pauvres Backer, quand elle les a rencontrés aux mains des soldats qui les conduisaient au Château-Neuf ; et, avant de mourir, le fils lui a écrit pour lui dire qu’il savait bien que ce n’était point elle, mais que c’était moi qui étais la cause de sa mort. Donne la lettre, petite sœur, donne-la ! Ces messieurs la liront ; ils sont trop justes pour te condamner si tu es innocente.
– Je ne l’ai point, murmura la San-Felice : je ne sais ce que j’en ai fait.
– Je l’ai, moi, dit vivement Salvato ; fouille dans cette poche, Luisa, et donne-la.
– Tu le veux, Salvato ! murmura Luisa.
Puis, plus bas encore.
– Et s’ils allaient faire grâce !
– Plût au ciel !
– Mais toi ?
– Mon père est là.
Luisa prit la lettre dans la poche de Salvato et la tendit au juge.
– Messieurs, dit Speciale, cette lettre fût-elle de la main de Backer, vous ne lui accorderiez, je l’espère bien, que la confiance qu’elle mérite. Vous savez que Backer fils était l’amant de cette femme.
– L’amant ? s’écria Salvato. Oh ! misérable ! ne touche pas cette immaculée, même avec tes paroles !
– Amoureux de moi, voulez-vous dire, monsieur ?
– Et amoureux jusqu’à la folie, car il n’y a qu’un fou qui puisse confier à une femme le secret d’une conspiration.
– Lisez la lettre, dit Salvato en se levant, et tout haut.
– Oui, tout haut ! tout haut ! cria l’auditoire.
Speciale fut donc forcé d’obéir à cette voix publique, et lut la lettre que nous connaissons, et par laquelle André Backer, comme preuve de sa confiance envers Luisa, et de sa conviction qu’elle n’était pour rien dans la dénonciation du complot royaliste, donnait à la jeune femme la mission de distribuer une somme de quatre cent mille ducats aux victimes de la guerre civile.
Les juges se regardèrent : il n’y avait pas moyen de condamner sur un fait aussi complétement démenti, où la victime absolvait et où le coupable se dénonçait lui-même.
Cependant, l’ordre du roi était positif : il fallait condamner, et condamner à mort.
Mais Speciale n’était point homme à demeurer embarrassé pour si peu.
– C’est bien, dit-il, le tribunal abandonne ce chef d’accusation.
Un murmure favorable accueillit ces paroles.
– Mais, continua Speciale, vous êtes accusée d’un autre crime, non moins grave.
– Lequel ? demandèrent en même temps Luisa et Salvato.
– Vous êtes accusée d’avoir donné asile à un homme qui venait à Naples pour conspirer contre le gouvernement, de l’avoir gardé six semaines chez vous, et de ne l’avoir laissé sortir que pour aller combattre les troupes du roi légitime.
Luisa, pour toute réponse, baissa la tête et regarda tendrement Salvato.
– Ah bien, en voilà une bonne ! dit Michele. Est-ce qu’elle pouvait le laisser mourir à sa porte, sans secours ? est-ce que la première loi de l’Évangile n’est pas de secourir notre prochain ?
– Les traîtres, interrompit Speciale, ne sont le prochain de personne.
Puis, comme il était pressé d’en finir avec cette affaire, à laquelle plus qu’il n’eût voulu s’attachait l’intérêt public :
– Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu, caché, soigné un conspirateur, qui n’est sorti de chez vous que pour aller rejoindre les Français et les jacobins ?
– Je l’avoue, dit Luisa.
– Cela suffit. C’est de la trahison, le crime est capital. À mort !
– À mort ! répéta sourdement le tribunal.
Un long et douloureux murmure s’éleva de l’auditoire. Luisa San-Felice, calme et la main sur son cœur, se tourna vers les spectateurs pour les remercier ; mais, tout à coup, elle s’arrêta, immobile et l’œil fixe.
– Qu’as-tu ? lui demanda Salvato.
– Là, là, vois-tu ? dit-elle sans faire aucun geste et en se penchant en avant. Lui ! lui ! lui !
Salvato se pencha à son tour du côté que lui indiquait Luisa et vit un homme de cinquante-cinq à soixante ans, vêtu de noir avec élégance, portant la croix de Malte brodée sur son habit. Il s’avançait lentement vers le tribunal, à travers la foule qui s’écartait devant lui.
Il ouvrit la balustrade qui séparait le public de la junte, s’avança jusqu’au milieu du prétoire, et, s’adressant aux juges, qui le regardaient avec étonnement :
– Vous venez de condamner cette femme à mort, dit-il ; mais je viens vous dire que votre jugement ne peut recevoir son exécution.
– Et pourquoi cela ? demanda Speciale.
– Parce qu’elle est enceinte, répondit-il.
– Et comment le savez-vous ?
– Je suis son mari, le chevalier San-Felice.
Il y eut un cri de joie dans l’auditoire, un cri d’admiration sur l’estrade des prévenus. Speciale pâlit en sentant que sa proie lui échappait. Les juges, inquiets, se regardèrent.
– Luciano ! Luciano ! murmura Luisa en tendant les mains vers le chevalier, tandis que de grosses larmes d’attendrissement coulaient de ses yeux.
Le chevalier s’avança vers l’estrade : les soldats s’écartèrent d’eux-mêmes.
Il prit la main de sa femme et la baisa tendrement.
– Ah ! tu avais bien raison, Luisa, dit tout bas Salvato : cet homme est un ange, et je suis honteux d’être si peu de chose près de lui.
– Conduisez les condamnés à la Vicaria, dit Speciale ; et, ajouta-il, remmenez cette femme au Château-Neuf.
La porte qui avait donné passage aux prévenus s’ouvrit pour laisser sortir les condamnés ; mais, avant de quitter l’estrade, Salvato eut encore le temps d’échanger un dernier regard avec son père.
CLXX. En chapelle §
Selon l’ordre donné par Speciale, les condamnés furent conduits à la Vicaria, et Luisa ramenée au Château-Neuf.
Toutefois, les deux amants, trouvant dans les soldats plus de pitié que dans les juges, eurent le loisir de se faire leurs adieux et d’échanger un dernier baiser.
Plein de confiance dans son père, Salvato affirma à son amie qu’il avait bonne espérance, et que, cette espérance, il ne la perdrait même pas au pied de l’échafaud.
Luisa ne répondait que par ses larmes.
Enfin, à la porte, il fallut se séparer.
Les condamnés prirent par la calata Trinita-Maggiore, par la strada Trinita et par le vico Stoto ; après quoi, la rue des Tribunaux les conduisit tout droit à la Vicaria.
Luisa, au contraire, redescendit la strada Monte-Oliveto, la strada Medina et rentra au Château-Neuf, où, en vertu d’une recommandation du prince François, apportée par un homme inconnu, elle fut enfermée dans une chambre particulière.
Nous n’essayerons pas de peindre la situation dans laquelle on la laissa : c’est à nos lecteurs de s’en faire une idée.
Quant aux condamnés, ils s’acheminaient, comme nous l’avons dit, vers la Vicaria, jusqu’à la porte de laquelle leur firent cortège ceux qui avaient assisté à la séance du jugement.
Il faut en excepter cependant le chevalier San-Felice et le moine, qui s’étaient rapprochés l’un de l’autre, courant ensemble, au premier angle de la strada della Guercia, c’est-à-dire à l’angle du vico du même nom.
La porte de la Vicaria était constamment ouverte ; elle recevait du tribunal les condamnés, les gardait douze, quatorze, quinze heures, puis les rejetait à l’échafaud.
La cour était pleine de soldats. Le soir, on étendait pour eux des matelas sous les arcades, et ils y couchaient, enveloppés dans leur capote ou dans leur manteau. D’ailleurs, on était aux jours les plus chauds de l’année.
Les condamnés rentrèrent vers deux heures du matin, et furent conduits directement en chapelle.
Ils étaient évidemment attendus : la chambre où se trouvait l’autel était éclairée avec des cierges ; l’autre, avec une lampe suspendue au plafond.
À terre étaient six matelas.
Une escouade de geôliers attendaient dans cette chambre.
Les soldats s’arrêtèrent sur la porte, prêts à faire feu si, au moment où l’on ôterait les chaînes aux condamnés, quelque rébellion se manifestait parmi eux.
Ce n’était point à craindre. Arrivé à ce point, chacun d’eux se sentait non-seulement sous le regard curieux des contemporains, mais encore sous le regard impartial de la postérité, et nul n’était assez ennemi de sa renommée pour obscurcir, par quelque imprudente colère, la sérénité de sa mort.
Ils se laissèrent donc, avec la même tranquillité que s’il s’agissait d’autres qu’eux, détacher les chaînes qui leur liaient les mains et mettre aux pieds celles qui les scellaient au parquet.
L’anneau était assez près du lit et la chaîne assez longue pour que le condamné pût se coucher.
Levé, il ne pouvait pas s’écarter du lit de plus d’un pas.
En dix minutes, la double opération fut faite : les geôliers se retirèrent les premiers, les soldats ensuite.
Puis la porte, avec ses triples verrous et ses doubles barres, se referma sur eux.
– Mes amis, dit Cirillo, dès que le dernier grincement des portes fut éteint, laissez-moi, comme médecin, vous donner un conseil.
– Ah ! pardieu ! dit en riant le comte de Ruvo, il sera le bienvenu, attendu que je me sens bien malade ; si malade, que je ne passerai pas trois heures de l’après-midi.
– Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo, ai-je dit un conseil et non pas une ordonnance.
– Oh ! alors, je retire mon observation : prenons que je n’ai rien dit.
– Je parie, fit à son tour Salvato, que je devine le conseil que vous alliez nous donner, mon cher Hippocrate : vous alliez nous conseiller de dormir, n’est-ce pas ?
– Justement : le sommeil, c’est la force, et, quoique nous soyons hommes, l’heure venue, nous aurons besoin de notre force, et de toute notre force.
– Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet, vous qui êtes un homme de précaution, comment ne vous êtes-vous pas, dans la prévision de cette heure, prémuni d’une certaine poudre ou d’une liqueur quelconque qui nous dispense de danser au bout d’une corde, en face de ces imbéciles de lazzaroni, la gigue ridicule dont nous sommes menacés !
– J’y ai pensé ; mais, égoïste que je suis, ne me doutant pas que nous dussions mourir de compagnie, je n’y ai pensé que pour moi seul. Cette bague, comme celle d’Annibal, renferme la mort de celui qui la porte.
– Ah ! dit Caraffa, je comprends maintenant pourquoi vous nous conseillez de dormir : vous vous seriez endormi avec nous, mais vous ne vous seriez pas réveillé.
– Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitement décidé à mourir comme vous et avec vous, et, s’il y a quelqu’un qui ait mal dormi et qui, au moment de faire le grand voyage, se sente quelque faiblesse, cette bague est à lui.
– Diable ! fit Michele, c’est tentant.
– La veux-tu, pauvre enfant du peuple, qui n’as pas comme nous, pour t’aider à mourir, la ressource de la science et de la philosophie ? demanda Cirillo.
– Merci, merci, docteur ! dit Michele ; ce serait du poison perdu.
– Pourquoi cela ?
– Mais parce que la vieille Nanno m’a prédit que je serais pendu, et que rien ne peut m’empêcher d’être pendu. Faites donc votre cadeau à quelqu’un qui soit libre de mourir à sa façon.
– J’accepte, docteur, dit la Pimentel ; j’espère ne pas m’en servir ; mais je suis femme, et, au moment suprême, je puis avoir un moment de faiblesse. Si ce malheur m’arrive, vous me pardonnerez, n’est-ce pas ?
– La voici ; mais vous avez tort de douter de vous-même, dit Cirillo : je réponds de vous.
– N’importe ! fit Éléonore en tendant la main, donnez toujours.
Le matelas du docteur était trop éloigné de celui d’Éléonore Pimentel pour que Cirillo passât l’anneau de la main à la main ; mais il le donna au prisonnier le plus proche de lui, qui le fit passer à son voisin, lequel le remit à Éléonore.
– On dit, fit celle-ci, que, lorsqu’on apporta à Cléopâtre l’aspic couché dans un panier de figues, elle commença par caresser le reptile en disant : « Sois la bienvenue, hideuse petite bête ! tu me sembles belle, à moi, car tu es la liberté. » Toi aussi, tu es la liberté, ô bague précieuse, et je te baise comme une sœur.
Salvato, ainsi qu’on l’a vu, n’avait point pris part à la conversation. Il se tenait assis sur son lit, les coudes posés sur ses genoux, sa tête dans ses mains.
Hector Caraffa le regardait avec inquiétude. De son matelas, il pouvait atteindre jusqu’à lui.
– Dors-tu ou rêves-tu ? demanda-t-il.
Salvato tira de ses mains sa tête parfaitement calme, et qui n’était triste que parce que la tristesse était le caractère de cette physionomie.
– Non, dit-il, je réfléchis.
– À quoi ?
– À un cas de conscience.
– Ah ! dit en riant Manthonnet, quel malheur que le cardinal Ruffo ne soit pas là !
– Ce n’est pas à lui que je m’adresserais ; car, ce cas de conscience, vous seul pouvez le résoudre.
– Ah ! pardieu ! s’écria Hector Caraffa, je ne me doutais point que l’on m’enfermât ici pour faire partie d’un concile.
– Cirillo, notre maître en philosophie, en science, en honneur surtout, a dit tout à l’heure : « J’ai du poison, mais je n’en ai que pour moi seul ; donc, je ne m’en servirai pas. »
– Le voulez-vous ? dit vivement Éléonore. Je ne serais pas fâchée de vous le rendre, il me brûle les mains.
– Non, merci ; c’est une simple question qu’il me reste à vous poser. Vous ne voulez pas mourir seul, mon cher Cirillo, d’une mort douce et tranquille, tandis que vos compagnons mourraient d’une mort cruelle et infamante ?
– C’est vrai. Condamné en même temps qu’eux, il m’a semblé que je devais mourir avec eux et comme eux.
– Maintenant, si, au lieu de la possibilité de mourir, vous aviez la certitude de vivre ?
– J’eusse refusé la vie par les mêmes raisons qui m’ont fait repousser la mort.
– Vous pensez tous comme Cirillo ?
– Tous, répondirent d’une seule voix les quatre hommes.
Éléonore Pimentel écoutait avec une avidité croissante.
– Mais, continua Salvato, si votre salut pouvait amener le salut d’un autre, d’un être faible et innocent, qui, pour se soustraire à la mort, ne compte que sur vous, n’espère qu’en vous, et qui mourrait sans vous ?
– Oh ! alors, s’écria vivement Éléonore Pimentel, ce serait notre devoir d’accepter.
– Vous parlez en femme, Éléonore.
– Et nous parlons en hommes, nous, reprit Cirillo, et, comme elle, nous vous disons : « Salvato, ce serait notre devoir d’accepter. »
– C’est votre avis, Ruvo ? demanda le jeune homme.
– Oui.
– C’est votre avis, Manthonnet ?
– Oui.
– C’est votre avis, Michele ?
– Oh ! oui, cent fois oui !
Et, se penchant du côté de Salvato :
– Au nom de la Madone, monsieur Salvato, sauvez-vous et sauvez-la ! Ah ! si je pouvais être sûr qu’elle ne mourra point, j’irais à la potence en dansant, et je crierais : « Vive la Madone ! » la corde au cou.
– C’est bien, dit Salvato, je sais ce que je voulais savoir ; merci.
Et tout rentra dans le silence.
La lampe seule, qui avait épuisé son huile, pétilla un instant, jeta de petits éclairs, et lentement s’éteignit.
Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jour qui devait être le dernier jour des condamnés, transparut tristement à travers les barreaux.
– Voilà l’emblème de la mort : la lampe s’éteint, la nuit se fait, puis vient le crépuscule.
– Êtes-vous bien sûr du crépuscule ? demanda Cirillo.
À huit heures du matin, ceux des condamnés qui dormaient furent éveillés par le bruit que fit, en s’ouvrant, la porte de la première chambre, c’est-à-dire celle où était l’autel.
Les geôliers entrèrent dans la chambre des condamnés, et leur chef dit à haute voix :
– La messe des morts !
– À quoi bon la messe ? dit Manthonnet. Croit-on que nous ne sachions pas bien mourir sans cela ?
– Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu de leur côté, répondit Ettore Caraffa.
– Je ne vois nulle part que la messe soit instituée par l’Évangile, fit, à son tour, Cirillo, et l’Évangile est ma seule foi.
– C’est bien, dit la même voix impérative : ne détachez que ceux qui voudront assister à l’office divin.
– Détachez-moi, dit Salvato.
Éléonore Pimentel et Michele firent la même demande.
On les détacha tous trois.
Ils passèrent dans la chambre à côté. Le prêtre était à l’autel : des soldats gardaient la porte, et l’on voyait briller dans le corridor les baïonnettes indiquant que le détachement était nombreux et que, par conséquent, les précautions étaient prises.
Salvato ne s’était fait détacher que pour ne pas laisser échapper une occasion de se mettre en communication avec son père ou les agents de son père qui auraient entrepris de le sauver.
Éléonore avait demandé à entendre la messe parce que, femme et poëte, son esprit la portait à participer au mystère divin.
Michele, parce que, Napolitain et lazzarone, il était convaincu que, sans messe, il n’y avait pas de bonne mort.
Salvato se tint debout, près de la porte de communication des deux chambres ; mais il eut beau interroger des yeux les assistants et plonger son regard dans le corridor, il ne vit rien qui pût lui faire soupçonner que l’on s’occupât de son salut.
Éléonore prit une chaise et s’inclina, appuyée sur le dossier.
Michele s’agenouilla sur les marches mêmes de l’autel.
Michele représentait la foi absolue ; Éléonore, l’espérance ; Salvato, le doute.
Salvato écouta la messe avec distraction ; Éléonore avec recueillement ; Michele avec extase.
Il n’avait été que quatre mois patriote et colonel, il avait été toute sa vie lazzarone.
La messe finie, le prêtre demanda :
– Qui veut communier ?
– Moi ! s’écria Michele.
Éléonore s’inclina sans répondre ; Salvato secoua la tête en signe de dénégation.
Michele s’approcha du prêtre, se confessa à voix basse et communia.
Puis tous trois furent réintégrés dans la seconde chambre, où on leur apporta à déjeuner, ainsi qu’à leurs compagnons.
– Pour quelle heure ? demanda, Cirillo aux geôliers qui apportaient le repas.
L’un d’eux s’approcha de lui.
– Je crois que c’est pour quatre heures, monsieur Cirillo, lui dit-il.
– Ah ! lui dit le docteur, tu me reconnais ?
– Vous avez, l’année dernière, guéri une femme d’une fluxion de poitrine !
– Et elle va bien depuis ce temps ?
– Oui, Excellence.
– Puis, à voix basse :
– Je vous souhaiterais, ajouta-t-il en poussant un soupir, d’aussi longs jours que ceux qu’elle a probablement à vivre.
– Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours de l’homme sont comptés ; seulement, Dieu est moins sévère que Sa Majesté le roi Ferdinand : Dieu, parfois, fait grâce ; le roi Ferdinand, jamais ! Tu dis que c’est pour quatre heures ?
– Je le crois, répondit le geôlier ; mais, comme vous êtes beaucoup, ça avancera peut-être d’une heure, afin qu’on ait le temps.
Cirillo tira sa montre.
– Dix heures et demie, dit-il.
Puis, comme il allait la remettre à son gousset :
– Bon ! dit-il, j’allais oublier de la remonter. Ce n’est point une raison qu’elle s’arrête parce que je m’arrêterai.
Et il remonta tranquillement sa montre.
– Y a-t-il quelques-uns des condamnés qui désirent recevoir les secours de la religion ? demanda le prêtre en apparaissant sur le seuil de la porte.
– Non, répondirent d’une seule voix Cirillo, Ettore Caraffa et Manthonnet.
– Comme vous voudrez, répondit le prêtre ; c’est une affaire entre Dieu et vous.
– Je crois, mon père, répondit Cirillo, qu’il serait plus juste de dire entre Dieu et le roi Ferdinand.
CLXXI. La porte Sant’Agostino-Alla-Zecca §
Vers trois heures et demie, les condamnés entendirent s’ouvrir la porte extérieure du cabinet des bianchi, dont ils étaient séparés par une forte cloison et par une porte garnie de bandes de fer, de cadenas et de verrous ; puis, un bruit de pas et le chuchotement de plusieurs voix.
Cirillo tira sa montre.
– Trois heures et demie, dit-il : mon brave homme de geôlier ne s’est pas trompé.
– Michele ! dit Salvato au lazzarone, qui, depuis qu’il avait communié, se tenait absorbé dans sa prière.
Michele tressaillit, et, sur un signe de Salvato, s’approcha de lui autant que le permettait la longueur de sa chaîne.
– Excellence ? demanda-t-il.
– Tâche de ne pas t’éloigner de moi, et, s’il arrive quelque événement inattendu, profites-en.
Michele secoua la tête.
– Oh ! Excellence, murmura-t-il, Nanno a dit que je serais pendu, je dois être pendu ; cela ne peut se passer autrement.
– Bah ! qui sait ? dit Salvato.
On entendit s’ouvrir la porte opposée à celle qui donnait dans le cabinet des blanchi, c’est-à-dire celle de la chapelle, et un homme parut sur le seuil de la chambre des condamnés, tandis que le bruit des crosses de fusil que les soldats posaient à terre arrivait jusqu’à eux.
Il n’y avait point à se tromper à l’aspect de cet homme : c’était le bourreau.
Il compta les patients.
– Six ducats de prime seulement ! murmura-t-il avec un soupir. Et quand je songe que, de ce seul coup, soixante ducats me devaient revenir… Enfin, n’y pensons plus !
Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédé d’un huissier tenant l’arrêt de la junte.
– Détachez les condamnés, dit le procureur fiscal.
Les geôliers obéirent.
– À genoux pour entendre votre arrêt ! dit Guidobaldi.
– Avec votre permission, monsieur le procureur fiscal, dit Hector Carraffa, nous aimerions mieux l’entendre debout.
Le ton de raillerie avec lequel étaient prononcées ces paroles fit grincer les dents du juge.
– À genoux, debout, assis, peu importe de quelle façon vous l’entendrez, pourvu que vous l’entendiez et que l’arrêt s’exécute ! Greffier, lisez l’arrêt.
L’arrêt condamnait Dominique Cirillo, Gabriel Manthonnet, Salvato Palmieri, Michele il Pazzo et Leonora Pimentel à être pendus, et Hector Caraffa à avoir la tête tranchée.
– C’est bien cela, dit Hector, et il n’y a rien à reprendre au jugement.
– Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peut l’exécuter ?
– Quand vous voudrez. Je suis prêt pour mon compte, et je présume que mes amis sont prêts comme moi.
– Oui, répondirent les condamnés d’une seule voix.
– Je dois cependant tu dire une chose, à toi, Dominique Cirillo, dit Guidobaldi avec un effort qui prouvait ce que cette chose lui coûtait à dire.
– Laquelle ? demanda Cirillo.
– Demande ta grâce au roi, et peut-être, comme tu as été son médecin, te l’accordera-t-il. En tout cas, cette demande faite, j’ai ordre d’accorder un sursis.
Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.
Mais lui, avec sa voix douce, avec son visage calme, avec ses lèvres souriantes, répondit :
– C’est inutilement qu’on cherche à flétrir ma réputation par une bassesse. Je refuse d’entrer dans cette honteuse voie de salut qui m’est offerte. J’ai été condamné avec des amis qui me sont chers ; je veux mourir avec eux. J’attends mon repos de la mort, et je ne ferai rien pour la fuir et pour demeurer une heure de plus dans un monde où règnent l’adultère, le parjure et la perversité.
Léonore saisit la main de Cirillo, et, après l’avoir baisée, brisa sur le plancher le flacon d’opium qu’elle avait reçu de lui.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Guidobaldi en voyant la liqueur se répandre sur les dalles.
– Un poison qui, en dix minutes, m’eût mise hors de tes atteintes, misérable ! répondit-elle.
– Et pourquoi renonces-tu à ce poison ?
– Parce que ce serait, il me semble, une lâcheté, du moment que Cirillo ne veut pas nous abandonner, d’abandonner Cirillo.
– Bien, ma fille ! s’écria Cirillo. Je ne dirai pas : « Tu es digne de moi ! » je dirai : « Tu es digne de toi-même ! »
Léonore sourit, et, l’œil au ciel, la main étendue, le sourire à la bouche :
Forsan hæc olim meminisse juvabit !
dit-elle.
– Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-ce fini, et personne n’a-t-il plus rien à demander ?
– Personne n’a rien demandé, d’abord, dit le comte de Ruvo.
– Et personne ne demandera rien, dit Manthonnet, si ce n’est que nous finissions cette comédie de fausse clémence le plus tôt possible.
– Geôlier, ouvrez la porte aux bianchi, dit le procureur fiscal.
La porte du cabinet s’ouvrit, et les bianchi parurent, revêtus de leur longues robes blanches.
Ils étaient douze, deux par chaque condamné.
La porte du cabinet se referma derrière eux.
Un pénitent s’approcha de Salvato, lui prit la main, et fit, en la prenant, le signe maçonnique.
Salvato lui rendit le même signe, sans que son visage trahît la moindre émotion.
– Vous êtes prêt ? demanda le pénitent.
– Oui, répondit Salvato.
La réponse ayant un double sens, personne ne la remarqua.
Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas la voix ; mais le signe maçonnique lui apprenait qu’il avait affaire à un ami.
Il échangea un regard avec Michele.
– Rappelle-toi ce que je t’ai dit, Michele, dit Salvato.
– Oui, Excellence, répondit le lazzarone.
– Lequel de vous s’appelle Michele ? demanda un pénitent.
– Moi, dit vivement Michele croyant qu’il allait apprendre quelque bonne nouvelle.
Le pénitent s’approcha de lui.
– Vous avez une mère ? lui demanda-t-il.
– Oui, répondit Michele avec un soupir, et c’est le plus fort de ma peine, pauvre femme ! Mais comment savez-vous cela ?
– Une pauvre vieille m’a arrêté au moment où j’entrais à la Vicaria.
» – Excellence, m’a-t-elle dit, j’ai une prière à vous faire.
» – Laquelle ? ai-je demandé.
» – Je voudrais savoir si vous faites partie des pénitents qui conduisent les condamnés à l’échafaud.
» – Oui.
» – Eh bien, l’un d’eux s’appelle Michele Marino ; mais il est plus connu sous le nom de Michele il Pazzo.
» – N’est-ce pas, lui ai-je demandé, celui qui a été colonel sous la soi-disant République ?
» – Oui, le malheureux enfant, répondit-elle, c’est bien lui !
» – Eh bien, après ?
» – Eh bien, comme un brave chrétien que vous êtes, vous l’avertirez de tourner, en sortant de la Vicaria, la tête à gauche ; je serai sur la pierre des Banqueroutiers pour le voir une dernière fois et lui donner ma bénédiction.
– Merci, Excellence, dit Michele. C’est un fait que la pauvre chère femme m’aime de tout son cœur. Je lui ai bien fait de la peine toute ma vie ; mais, aujourd’hui, c’est la dernière que je lui ferai !
Puis, en essuyant une larme :
– Voulez-vous me faire l’honneur de m’assister ? demanda-t-il au pénitent.
– Volontiers, répondit celui-ci.
– Allons, Michele, dit Salvato, ne nous faisons pas attendre.
– Me voilà, monsieur Salvato, me voilà !
Et Michele se mit à la suite de Salvato.
Les condamnés sortirent de la salle où ils avaient été mis en chapelle, traversèrent la chambre où la messe leur avait été dite, et commencèrent d’entrer dans le corridor, le bourreau en tête.
Ils marchaient dans la disposition qui, sans doute, était celle dans laquelle ils devaient être exécutés :
Cirillo d’abord, puis Manthonnet, puis Michele, puis Éléonore Pimentel, puis Ettore Garaffa.
Chacun des condamnés marchait entre deux bianchi.
À la porte de la prison donnant dans la cour s’étendait une double file de soldats, allant de cette première porte à la seconde, qui débouchait sur la place de la Vicaria.
Cette place était encombrée de peuple.
À l’aspect des condamnés, une formidable rumeur s’éleva de la foule :
– À mort, les jacobins ! à mort !
Il était évident que, sans la double file de soldats qui les protégeait, ils n’eussent point fait cinq pas dans la rue sans être mis en pièces.
Des couteaux brillaient dans toutes les mains, des menaces dans tous les yeux.
– Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvato le pénitent qui marchait à sa droite et qui s’était fait connaître à lui pour maçon.
– Croyez-vous donc que j’aie besoin d’être soutenu ? lui demanda en souriant Salvato.
– Non ; mais j’ai des instructions à vous donner.
On avait fait une quinzaine de pas hors de la Vicaria, et l’on se trouvait en face de la colonne qui surmonte la pierre dite des Banqueroutiers, parce que c’était en s’asseyant, le derrière nu, sur cette pierre que les banqueroutiers du moyen âge se déclaraient en faillite.
– Halte ! dit le pénitent qui était à la gauche de Michele.
Dans ces sortes de marches funèbres, les pénitents jouissent d’une autorité que personne ne songe à leur contester.
Maître Donato s’arrêta le premier, et, derrière lui, s’arrêtèrent pénitents, soldats, condamnés.
– Jeune homme, dit à Michele le pénitent qui avait crié : « Halte ! » fais tes adieux à ta mère ! – Femme, ajouta-t-il en s’adressant à la vieille, donne la dernière bénédiction à ton fils !
La vieille descendit de la pierre sur laquelle elle était montée, et Michele se jeta dans ses bras.
Pendant quelques secondes, ni l’un ni l’autre ne purent parler.
Le pénitent qui était à la droite de Salvato en profita pour lui dire :
– Dans le vico Sant’Agostino-alla-Zecca, au moment où nous arriverons en face de l’église, il y aura un tumulte. Montez sur les marches de l’église et appuyez-vous contre la porte en la frappant du talon.
– Le pénitent qui est à ma gauche est-il des nôtres ?
– Non. Faites semblant de vous occuper de Michele.
Salvato se retourna vers le groupe que formaient Michele et sa mère.
Michele venait de relever la tête et regardait autour de lui.
– Et elle, demanda-t-il, elle n’est pas avec vous ?
– Qui, elle ?
– Assunta.
– Ses frères et son père l’ont enfermée au couvent de l’Annonciata, où elle pleure et se désespère, et ils ont juré que, s’ils pouvaient t’arracher aux mains des soldats, le bourreau n’aurait pas le plaisir de te pendre, attendu qu’ils auraient celui de te mettre en pièces. Giovanni a même ajouté : « Ça me coûtera un ducat, mais n’importe ! »
– Ma mère, vous lui direz que je lui en voulais de m’avoir abandonné, mais qu’à cette heure, où je sais qu’il n’y a pas de sa faute, je lui pardonne.
– Allons, dit le pénitent, il faut se quitter.
Michele se mit à genoux devant sa mère, qui lui posa les deux mains sur la tête et le bénit mentalement ; car la pauvre femme, étouffée par les sanglots, ne pouvait plus proférer une seule parole.
Le pénitent prit la vieille femme par-dessous les bras et l’assit sur la pierre, où elle resta comme une masse inerte, la tête appuyée sur ses deux genoux.
– Marchons, dit Michele.
Et, de lui-même, il reprit son rang.
Le pauvre garçon n’était ni un esprit fort comme Ruvo, ni un philosophe comme Cirillo, ni un cœur de bronze comme Manthonnet, ni un poëte comme Pimentel : c’était un enfant du peuple, accessible à tous les sentiments et ne sachant ni les réprimer ni les cacher.
Il marchait la jambe ferme, la tête droite, mais les joues humides de larmes.
On suivit un instant la strada dei Tribunali ; puis on prit à gauche le vico delle Lite ; on traversa la rue Forcella, et l’on entra dans le vico Sant’Agostino-alla-Zecca.
Un homme se tenait à l’entrée de cette rue avec une charrette attelée de deux buffles.
Il sembla à Salvato que le pénitent qui était à sa droite avait échangé un signe avec le charretier.
– Tenez-vous prêt.
– À quoi ?
– À ce que je vous ai dit.
Salvato se retourna et vit que l’homme aux buffles suivait le cortège avec sa charrette.
Un peu en avant de l’estrade del Pendino, la rue était barrée par une voiture de bois dont l’essieu était cassé.
L’homme dételait ses chevaux, afin de décharger la voiture.
Cinq ou six soldats se portèrent en avant en criant : « Place ! place ! » et en essayant, en effet, de débarrasser la rue.
On était en face de l’église de Sant’Agostino-alla-Zecca.
Tout à coup, des mugissements horribles se firent entendre, et, comme s’ils étaient atteints de folie, les buffles, les yeux sanglants, la langue pendante, soufflant le feu par les naseaux, traînant après eux la charrette avec un bruit pareil à celui du tonnerre, se ruèrent sur le cortège, foulant aux pieds, écrasant contre les maisons le peuple dont la rue était encombrée et l’arrière-garde des soldats, qui voulaient vainement les arrêter de leurs baïonnettes.
Salvato comprit que c’était le moment. Il écarta du coude le second pénitent qui était à sa gauche, renversa le soldat qui faisait la file à sa hauteur, et en criant : « Gare les buffles ! » et, comme s’il cherchait seulement à fuir le danger, il bondit sur les marches de l’église, et s’appuya à la porte, qu’il frappa du talon.
La porte s’ouvrit, comme, dans une féerie bien machinée, s’ouvre une trappe anglaise, et, avant que l’on eût eu le temps de voir par où il avait disparu, elle se referma sur lui.
Michele avait voulu suivre Salvato ; mais un bras de fer l’avait arrêté. C’était celui du vieux pêcheur Basso Tomeo, le père d’Assunta.
CLXXII. Comment on mourait à Naples en 1799 §
Quatre hommes armés jusqu’aux dents attendaient Salvato dans l’intérieur de l’église.
L’un d’eux lui ouvrit les bras. Salvato se jeta sur son cœur en criant :
– Mon père !
– Et maintenant, dit celui-ci, pas un instant à perdre ! Viens ! viens !
– Mais, fit Salvato résistant, ne pouvons-nous pas sauver mes compagnons ?
– N’y songeons même pas, dit Joseph Palmieri, ne songeons qu’à Luisa.
– Ah ! oui, s’écria Salvato. Luisa ! sauvons Luisa !
D’ailleurs, Salvato eût voulu résister, que la chose lui eût été impossible : au bruit des crosses de fusil contre la porte de l’église, Joseph Palmieri entraînait, avec la force d’un géant, son fils vers la sortie qui donne dans la rue des Chiarettieri-al-Pendino.
À cette sortie, quatre chevaux tout sellés, ayant chacun une carabine à l’arçon, attendaient leurs cavaliers, guidés par deux paysans des Abruzzes.
– Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri en sautant en selle ; et voilà le tien, ajouta-t-il en montrant un second cheval à son fils.
Salvato était, lui aussi, en selle avant que son père eût achevé la phrase.
– Suis-moi ! lui cria Joseph.
Et il s’élança le premier par le largo del Elmo, par le vico Grande, par la strada Egiziaca à Forcella.
Salvato le suivit ; les deux autres hommes galopèrent derrière Salvato.
Cinq minutes après, ils sortaient de Naples par la porte de Nola, prenaient la route de Saint-Corme, se jetaient à gauche par un sentier à travers les marais, gagnaient au-dessus de Capodichino la route de Casoria, laissaient Sant’Antonio à leur gauche, Acerra à leur droite, et, distançant, grâce à l’excellence de leurs chevaux, les deux hommes qui leur servaient d’escorte, ils s’enfonçaient dans la vallée des Fourches-Caudines.
Maintenant, pour ceux de nos lecteurs qui veulent l’explication de tout, nous donnerons cette explication en deux mots.
Joseph Palmieri, dans un court voyage qu’il avait fait à Molise, avait trouvé une douzaine d’hommes dévoués, qu’il avait ramenés avec lui à Naples.
Un de ses anciens amis, agrégé à la corporation des bianchi, s’était chargé, sous le prétexte d’assister Salvato comme pénitent, de faire savoir au condamné ce qui se tramait pour son salut.
Un des paysans de Joseph Palmieri avait barré la rue avec une charrette de bois.
L’autre attendait le passage du cortège avec une charrette attelée de deux buffles, tenant presque toute la largeur de la rue.
Le cortège passé, le paysan avait laissé tomber dans l’oreille de chacun de ses buffles un morceau d’amadou allumé.
Les buffles étaient entrés en fureur et s’étaient élancés en mugissant dans la rue, renversant tout ce qu’ils rencontraient devant eux.
De là le désordre dont Salvato avait profité.
Ce désordre ne s’était point calmé à la disparition de Salvato.
Nous avons dit que Michele avait été tenté de suivre celui-ci, mais avait été arrêté par le vieux pêcheur Basso Tomeo, qui avait juré de le disputer au bourreau.
Et, en effet, une lutte s’était établie non-seulement entre les lazzaroni, qui voulaient mettre Michele en pièces, attendu qu’il avait déshonoré leur respectable corps en portant l’uniforme français, mais encore entre eux et Michele, qui, à tout prendre, aimait encore mieux être pendu que mis en pièces.
Les soldats de l’escorte étaient venus en aide à Michele et étaient parvenus à le tirer des mains de ses anciens camarades, mais dans un déplorable état.
Les lazzaroni ont la main leste, et ils avaient eu le temps d’allonger à Michele deux ou trois coups de couteau.
Il en résulta que, comme le pauvre diable ne pouvait plus marcher, on s’empara de la charrette qui barrait la rue pour lui faire faire le reste du chemin.
Quant à Salvato, on s’était bien aperçu de sa fuite, puisque cette fuite avait été hâtée par les coups de crosse de fusil donnés par les soldats dans la porte de l’église ; mais cette porte était trop solide pour être enfoncée : il fallait faire le tour de l’église et même de la rue par la strada del Pendino. On le fit, mais cela dura un quart d’heure, et, quand on arriva à la sortie de l’église, Salvato était hors de Naples, et, par conséquent, hors de danger.
Aucun des autres condamnés n’avait fait le moindre mouvement pour fuir.
Salvato disparu, Michele couché dans sa charrette, le cortège funèbre reprit donc sa marche vers le lieu de l’exécution, c’est-à-dire vers la place du Vieux-Marché.
Mais, pour donner plus grande satisfaction au peuple, on lui lit faire un grand détour par la rue Francesca, de manière à le faire déboucher sur le quai.
Les lazzaroni avaient reconnu Éléonore Pimentel, et, en dansant aux deux côtés du cortège, qu’ils accompagnaient avec des huées et des gestes obscènes, ils chantaient :
La signora Dianora,
Che cantava neoppa lo triato,
Mo alballa muzzo a lo mercato.
Viva, viva lo papa santo,
Cho a marmato i cannoncini,
Per distruggere i giacobini !
Viva la forca e maestro Donato !
Sant’Antonio sia lodato !
Ce qui voulait dire :
La signora Dianora,
Qui chantait sur le théâtre,
Maintenant danse au milieu du marché.
Vive, vive le saint pape,
Qui a envoyé de petits canons
Pour détruire les jacobins !
Vive la potence et maître Donato !
Et que saint Antoine soit loué !
Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, de ces bouffonneries, de ces insultes, que les condamnés débouchèrent sur le quai, suivirent la strada Nuova, et atteignirent la rue des Soupirs-de-l’Abîme, d’où ils aperçurent les instruments du supplice, dressés au centre du Vieux-Marché.
Il y avait six gibets et un échafaud.
Un des gibets s’élevait au-dessus des autres à la hauteur de dix pieds.
Une pensée obscène l’avait fait dresser pour Éléonore Pimentel.
Comme on le voit, le roi de Naples était plein d’attention pour ses bons lazzaroni.
Au coin du vico della Conciaria, un homme, hideux de mutilation, avec une balafre lui fendant le visage en deux et lui crevant un œil, avec une main dont les doigts étaient coupés, avec une jambe de bois par laquelle il avait remplacé sa jambe brisée, attendait le cortège, au-devant duquel sa faiblesse ne lui avait pas permis d’aller.
C’était le beccaïo.
Il avait appris le jugement et la condamnation de Salvato et avait fait un effort, tout mal guéri qu’il était, pour avoir le plaisir de le voir pendre.
– Où est-il, le jacobin ? où est-il, le misérable ? où est-il, le brigand ? s’écria-t-il en essayant de franchir la haie des soldats.
Michele reconnut sa voix, et, tout mourant qu’il était, il se souleva dans sa charrette, et, avec un éclat de rire :
– Si c’est pour voir pendre le général Salvato que tu t’es dérangé, beccaïo, tu as perdu ta peine : il est sauvé !
– Sauvé ? s’écria le beccaïo ; sauvé ? Impossible !
– Demande plutôt à ces messieurs, et vois la longue mine qu’ils font. Mais il y a encore une chance : c’est que tu te mettes à courir après lui. Tu as de bonnes jambes, tu le rattraperas.
Le beccaïo poussa un hurlement de rage : une fois encore, sa vengeance lui échappait.
– Place ! crièrent les soldats en le repoussant à coups de crosse.
Et le cortège passa.
On arriva au pied des gibets. Là, un huissier attendait les condamnés pour leur lire la sentence.
La sentence fut lue au milieu des rires, des huées, des insultes et des chants.
La sentence lue, le bourreau s’avança vers le groupe des condamnés.
On n’avait point fixé l’ordre dans lequel les patients devaient être exécutés.
En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo et Manthonnet firent un pas en avant.
– Lequel des deux dois-je pendre le premier ? demanda maître Donato.
Manthonnet se baissa, ramassa deux pailles d’inégale grandeur et donna le choix à Cirillo.
Cirillo tira la plus longue.
– J’ai gagné, dit Manthonnet.
Et il se livra à maître Donato.
La corde au cou, il cria :
– Ô peuple, qui aujourd’hui nous insultes, un jour, tu vengeras ceux qui sont morts pour la patrie !
Maître Donato le poussa hors de l’échelle, et son corps se balança dans le vide.
C’était le tour de Cirillo.
Il essaya, une fois monté sur l’échelle, de prononcer quelques paroles ; mais le bourreau ne lui en laissa pas le temps, et, aux acclamations des lazzaroni, son corps se balança près de celui de Manthonnet.
Éléonore Pimentel s’avança.
– Ce n’est pas encore ton tour, lui dit brutalement le bourreau.
Elle fit un pas arrière et vit que l’on apportait Michele.
Mais, au pied de la potence, celui-ci dit :
– Laissez-moi essayer de monter tout seul à l’échelle, mes amis, ou sinon, on croira que c’est la peur qui m’ôte la force, et non mes blessures.
Et, sans être soutenu, il monta les degrés de l’échelle jusqu’à ce que maître Donato lui eût dit :
– Assez !
Alors, il s’arrêta, et, comme il avait la corde passée d’avance autour du cou, le bourreau n’eut qu’un coup de genou à lui donner pour en finir avec lui.
Au moment où il fut lancé dans le vide, il murmura le nom de « Nanno !… » Le reste de la phrase, si, toutefois, il y avait une phrase, fut étranglé par le nœud coulant.
Chacune de ces exécutions était saluée par des hourras frénétiques et des cris furieux.
Mais l’exécution que l’on attendait avec la plus grande impatience, c’était évidemment celle d’Éléonore Pimentel.
Son tour était enfin arrivé ; car maître Donato devait en finir avec les gibets avant de passer à la guillotine.
L’huissier dit quelques mots tout bas à maître Donato, qui s’approcha d’Éléonore.
L’héroïne avait repris son calme, un instant troublé par la vue de cette potence plus haute que les autres, vue qui avait, non pas brisé son courage, mais alarmé sa pudeur.
– Madame, lui dit le bourreau d’un autre ton que celui dont il venait de lui parler cinq minutes auparavant, je suis chargé de vous dire que, si vous demandez la vie, il vous sera accordé un sursis pendant lequel votre requête sera envoyée au roi Ferdinand, qui peut-être, dans sa clémence, daignera y faire droit.
– Demandez la vie ! demandez la vie ! répétèrent autour d’elle les pénitents qui l’avaient assistée, elle et ses compagnons.
Elle sourit à cette marque de sympathie.
– Et, si je demande autre chose que la vie, me l’accordera-t-on ?
– Peut-être, répliqua maître Donato.
– En ce cas, dit-elle, donnez-moi un caleçon.
– Bravo ! cria Hector Caraffa, une Spartiate n’eût pas mieux dit !
Le bourreau regarda l’huissier ; on avait espéré une lâcheté de la femme : on avait tiré une sublime réponse de l’héroïne.
L’huissier fit un signe.
Maître Donato laissa tomber sa main immonde sur l’épaule nue de Leonora et l’attira vers le gibet le plus élevé.
Arrivée au pied de la potence, elle en mesura des yeux la hauteur.
Puis, se tournant vers le cercle de spectateurs qui enveloppait de tous côtés l’instrument du supplice :
– Au nom de la pudeur, dit-elle, n’y a-t-il pas quelque mère de famille qui me donne un moyen d’échapper à cette infamie ?
Une femme lui jeta l’épingle d’argent avec laquelle elle attachait ses cheveux.
Leonora poussa un cri de joie, et, à la hauteur du genou, à l’aide de cette épingle d’argent, attachant l’un à l’autre le devant et le derrière de sa robe, elle improvisa le caleçon qu’elle avait inutilement demandé.
Puis elle gravit d’un pied ferme les degrés de l’échelle en disant les quatre premiers vers de la Marseillaise napolitaine, qu’elle avait chantée, le jour où l’on apprit la chute d’Altamura, sur le théâtre Saint-Charles.
Avant que le quatrième vers fût achevé, cette âme héroïque était remontée au ciel.
Les gibets étaient remplis, moins un : c’était celui qui était destiné à Salvato. Il ne restait plus personne à pendre, mais il restait quelqu’un à guillotiner.
C’était le comte de Ruvo.
– Enfin, dit-il lorsqu’il vit que maître Donato et ses aides en avaient fini avec le dernier cadavre, j’espère que c’est à mon tour, hein ?
– Oh ! sois tranquille, dit maître Donato, je ne te ferai pas attendre.
– Ah ! ah ! il paraît que, si je demande une faveur, cette faveur ne me sera pas accordée ?
– Qui sait ? demande toujours.
– Eh bien, je désire être guillotiné à l’envers, afin de voir tomber le fer qui me tranchera la gorge.
Maître Donato regarda l’huissier : l’huissier fit signe qu’il ne voyait aucun empêchement à l’accomplissement de ce désir.
– Il sera fait comme tu le veux, répondit le bourreau.
Alors, Hector Caraffa monta lestement les degrés de l’échafaud, et, arrivé sur la plate-forme, il se coucha de lui-même sur la planche, le dos à terre, la face au ciel.
On le lia ainsi ; puis on le poussa sous le couperet.
Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cet indomptable courage, tardait un instant à remplir son terrible office :
– Taglia dunque, per Dio ! lui cria le patient. (Coupe donc, pardieu !)
Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba et la tête d’Hector Caraffa roula sur l’échafaud.
Détournons les yeux de ce hideux champ de carnage que l’on appelle Naples, et reportons-les sur un autre point du royaume.
CLXXIII. La gœlette The Runner §
Trois mois s’étaient écoulés depuis les événements que nous venons de raconter. Beaucoup de choses étaient changées à Naples, qu’avait abandonnée la flotte anglaise, et d’où le cardinal Ruffo était parti après avoir licencié son armée et résigné ses pouvoirs pour aller à Venise, comme simple cardinal, donner, au conclave, un successeur à Pie VI.
Un des principaux changements avait été la nomination du prince de Cassero-Statella comme vice-roi de Naples, et celle du marquis Malaspina comme sous-secrétaire intime.
La restauration du roi Ferdinand étant désormais assurée, les récompenses furent distribuées.
Il était impossible de faire pour Nelson plus que l’on n’avait fait : il avait l’épée de Philippe V, il était duc de Bronte, il avait de son duché soixante-quinze mille livres de rente.
Le cardinal Ruffo eut une rente viagère de quinze mille ducats (soixante-cinq mille francs), à prendre sur le revenu de San-Georgia la Malara, fief du prince de la Riccia, passé au gouvernement par défaut d’héritiers.
Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal, eut l’abbaye de Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus riches du royaume.
François Ruffo, que son frère avait nommé inspecteur de la guerre, – le même que nous avons vu envoyer à la cour de Palerme par Nelson, moitié comme messager, moitié comme otage, – eut une pension viagère de trois mille ducats.
Le général Micheroux fut fait maréchal et eut un poste de confiance dans la diplomatie.
De Cesare, le faux duc de Calabre, eut trois mille ducats de rente, et fut fait général.
Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc de Cassano.
Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furent nommés colonels et barons, avec des pensions et des terres, et furent décorés de l’ordre de Saint-Georges Constantinien.
En outre, pour récompenser les services nouveaux, on créa un nouvel ordre qui reçut le nom d’ordre de Saint-Ferdinand et du Mérite, avec cette légende : Fidei et Merito.
Nelson en fut le premier dignitaire : en sa qualité d’hérétique, on ne pouvait lui donner l’ordre de Saint-Janvier, le premier de l’État.
Enfin, après avoir récompensé tout le monde, Ferdinand pensa qu’il était juste qu’il se récompensât lui-même.
Il fit venir de Rome Canova et lui commanda, – la chose est véritablement si étrange, que nous hésitons à la dire, de peur de n’être pas cru, – et lui commanda sa propre statue en Minerve !
Pendant soixante ans, on a pu voir le grotesque et colossal chef-d’œuvre dans une niche placée au dessus des premières marches du grand escalier du musée Borbonico, où il serait encore, si, à l’époque de ma nomination de directeur honoraire des beaux-arts, je ne l’eusse fait enlever de ce poste, non point parce qu’il était une reproduction ridicule de Ferdinand, mais parce que c’était une tache au génie du plus grand sculpteur de l’Italie, et une preuve du degré d’abaissement auquel peut descendre le ciseau d’un artiste qui, s’il eût eu quelque respect de lui-même, n’eût point consenti à prostituer son talent à l’exécution d’une pareille caricature.
Puis enfin, comme la monarchie napolitaine était dans une veine heureuse, la belle et mélancolique archiduchesse que nous avons vue sur la galère royale, à peine accouchée de cette petite fille que nous avons dit devoir être un jour la duchesse de Berry, était, vers le mois de février ou de mars 1800, devenue enceinte de nouveau, et, malgré tous les événements que nous avons racontés et qui eussent pu influer sur sa grossesse, avait, au contraire, mené le plus heureusement du monde cette grossesse à son neuvième mois ; de sorte que l’on n’attendait que son accouchement, surtout si elle accouchait d’un prince, pour faire à Palerme une série de fêtes dignes de la double circonstance qui en serait le motif.
Une autre femme aussi attendait, non pas dans un palais, non pas au milieu de la soie et du velours, mais sur la paille d’un cachot un accouchement fatal et mortel ; car à cet accouchement elle ne devait pas survivre.
Cette autre femme, c’était la malheureuse Luisa Molina San-Felice, qui, ainsi que nous l’avons entendu, déclarée enceinte par son mari, avait été, par ordre du roi Ferdinand, acharné dans sa vengeance, conduite à Palerme et soumise à un conseil de médecins qui avait reconnu la grossesse.
Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyable cependant, à une conjuration de la pitié ; il avait appelé son propre chirurgien, Antonio Villari, et, sous les peines les plus sévères, il lui avait ordonné de lui dire la vérité sur l’état de la prisonnière.
Antonio Villari reconnut comme les autres la grossesse et l’affirma au roi sur son âme et sa conscience.
Alors, le roi s’informa minutieusement de quelle époque à peu près datait la grossesse, afin de savoir à quelle époque, la mère étant délivrée, on pourrait l’abandonner au bourreau.
Par bonheur, elle était jugée et condamnée, et, le jour même où l’enfant qui la protégeait serait arraché de ses flancs, elle pourrait être exécutée, sans délai ni retard.
Ferdinand avait attaché son propre médecin, Antonio Villari, au service de la prisonnière, et il devait être non-seulement le premier, mais le seul, afin que nul ne contre-carrât ses projets de vengeance, prévenu de l’accouchement.
Les deux accouchements, celui de la princesse qui devait donner un héritier au trône et celui de la condamnée qui devait donner une victime au bourreau, devaient se suivre à quelques semaines de distance ; seulement, celui de la princesse devait précéder celui de la condamnée.
C’était sur cette circonstance que le chevalier San-Felice avait fondé son dernier espoir.
En effet, après avoir accompli sa miséricordieuse mission à Naples ; après avoir, par sa déclaration au tribunal et par son respect pour la prisonnière, sauvegardé l’honneur de la femme, il était revenu à Palerme reprendre, chez le duc de Calabre, qui habitait le palais sénatorial, sa place accoutumée.
Le jour même de son arrivée, comme il hésitait à se présenter devant le prince, celui-ci l’avait fait appeler, et, lui tendant sa main, que le chevalier avait baisée :
– Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m’avez demandé la permission d’aller à Naples, et, sans vous demander ce que vous aviez à y faire, cette permission, je vous l’ai accordée. Maintenant, beaucoup de bruits différents, vrais ou faux, se sont répandus sur la cause de votre voyage : j’attends de vous, non comme prince, mais comme ami, d’être mis au courant par vous de ce que vous y avez fait. J’ai une grande considération pour vous, vous le savez, et, le jour où j’aurai pu vous rendre un grand service, sans avoir cru m’acquitter de ce que je vous dois, je serai le plus heureux homme du monde.
Le chevalier avait voulu mettre un genou en terre ; mais le prince l’en avait empêché, l’avait pris dans ses bras et serré contre son cœur.
Alors, le chevalier lui avait tout raconté : son amitié avec le prince Caramanico, la promesse qu’il lui avait faite à son lit de mort, son mariage avec Luisa ; enfin, il lui avait tout dit, excepté les confessions de Luisa ; de sorte qu’aux yeux du prince, la paternité du chevalier ne fit aucun doute. Le chevalier finit par protester de l’innocence politique de Luisa et par demander sa grâce au prince.
Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissait le caractère cruel et vindicatif de son père ; il savait quel serment celui-ci avait fait, et combien il lui serait difficile de le faire revenir sur ce serment.
Mais tout à coup une idée lumineuse lui traversa le cerveau.
– Attends-moi ici, lui dit-il : c’est bien le moins que, dans une affaire de cette importance, je consulte la princesse ; en outre, elle est de bon conseil.
Et il entra dans la chambre à coucher de sa femme.
Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et, le prince, passant la tête par l’ouverture, appela à lui le chevalier.
Au moment où la porte de la chambre à coucher de la princesse se refermait sur San-Felice, une petite goëlette, qu’à la hauteur et à la flexibilité de ses mâts, on pouvait reconnaître de construction américaine, doublait le mont Pellegrino, suivait la longue jetée du château du Môle, terminée par la batterie, s’enfonçait dans la rade, et, naviguant, avec la même facilité que le ferait de nos jours un bateau à vapeur, entre les vaisseaux de guerre anglais et les bâtiments de commerce de tous les pays qui encombraient le port de Palerme, allait jeter l’ancre à une demi-encablure du château de Castellamare, transformé depuis longtemps en prison d’État.
Si le signe auquel nous avons dit qu’on pouvait reconnaître la nationalité de ce petit bâtiment n’eût point été suffisant à des yeux peu exercés, le drapeau qui se déployait à la corne de son grand mât, et sur lequel flottaient les étoiles d’Amérique, eût affirmé qu’il avait été construit sur le continent découvert par Christophe Colomb, et que, tout frêle qu’il était, il avait audacieusement et heureusement traversé l’Atlantique, comme un vaisseau à trois ponts ou une frégate de haut bord.
Son nom, écrit en lettres d’or à l’arrière, the Runner, c’est-à-dire le Coureur, indiquait qu’il avait reçu un nom selon son mérite, non selon le caprice de son propriétaire.
À peine l’ancre fut-elle jetée et eut-elle mordu le fond, que l’on vit le canot de la Santé s’approcher du Runner avec toutes les formalités et précautions habituelles et que les questions et les réponses d’usage s’échangèrent.
– Ohé ! de la goélette ! cria-t-on, d’où venez-vous ?
– De Malte.
– En droiture ?
– Non : nous avons touché à Marsala.
– Voyons votre patente.
Le capitaine, qui répondait à toutes ces questions en italien, mais avec un accent yankee très-prononcé, tendit le papier demandé, qu’on lui prit des mains avec une pincette, et qui, après avoir été lu, lui fut rendu de la même façon.
– C’est bien, dit l’employé ; vous pouvez descendre en canot et venir à la Santé avec nous.
Le capitaine descendit en canot ; quatre rameurs s’affalèrent après lui, et, escorté par la barque sanitaire, il traversa toute la rade pour aller joindre, de l’autre côté du port, le bâtiment appelé la Salute.
CLXXIV. Les nouvelles qu’apportait la gœlette the Runner §
Le soir même du jour où nous avons vu le chevalier San-Felice entrer dans la chambre à coucher de la duchesse de Calabre, et le capitaine de la goëlette the Runner se rendre à la Salute, toute la famille royale des Deux-Siciles était réunie dans cette même salle du palais où nous avons vu Ferdinand jouer au reversis avec le président Cardillo, Emma Lyonna faire tête avec des poignées d’or au banquier du pharaon, et la reine, retirée dans un coin avec les jeunes princesses, broder la bannière que le fidèle et intelligent Lamarra devait porter au cardinal Ruffo.
Rien n’était changé : le roi jouait toujours au reversis ; le président Cardillo arrachait toujours ses boutons ; Emma Lyonna couvrait toujours d’or la table, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à son fauteuil, et la reine et les jeunes princesses brodaient non plus un labarum de combat pour le cardinal, mais une bannière d’actions de grâce pour sainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de souiller le nom en la faisant protectrice de ce trône, en train de se raffermir dans le sang.
Seulement, depuis le jour où nous avons introduit nos lecteurs dans cette même salle, les choses étaient bien changées. D’exilé et vaincu qu’était Ferdinand, il était redevenu, grâce à Ruffo, conquérant et vainqueur. Aussi rien n’eût-il altéré le calme de cet auguste visage que Canova, nous l’avons dit, était occupé à faire jaillir en Minerve, non pas du cerveau de Jupiter, mais d’un magnifique bloc de marbre de Carrare, si quelques numéros du Moniteur républicain, arrivés de France, n’eussent jeté leur ombre sur cette nouvelle ère dans laquelle entrait la royauté sicilienne.
Les Russes avaient été battus à Zurich par Masséna, et les Anglais à Almaker par Brune. Les Anglais avaient été forcés de se rembarquer, et Souvorov, laissant dix mille Russes sur le champ de bataille, n’avait échappé qu’en traversant un précipice, au fond duquel coulait la Reuss, sur deux sapins liés avec les ceintures de ses officiers, et qu’en repoussant dans l’abîme, une fois passé, le pont sur lequel il venait de le franchir.
Ferdinand s’était donné quelques minutes de plaisir au milieu de l’ennui que lui causaient ces nouvelles, en raillant Nelson sur le rembarquement des Anglais, et Baillie sur la fuite de Souvorov.
Il n’y avait rien à dire à un homme qui, en pareille circonstance, s’était si cruellement et si gaiement, tout à la fois, raillé lui-même.
Aussi, Nelson s’était contenté de se mordre les lèvres, et Baillie, qui était Irlandais, mais d’origine française, ne s’était pas trop désespéré de l’échec arrivé aux troupes du tzar Paul Ier.
Il est vrai que cela ne changeait rien aux affaires qui intéressaient directement Ferdinand, c’est-à-dire aux affaires d’Italie. L’Autriche était, grâce à ses victoires de Kokack en Allemagne, de Magnano en Italie, de la Trebbia et de Novi, l’Autriche était au pied des Alpes, et le Var, notre frontière antique, était menacé.
Il est vrai encore que Rome et le territoire romain étaient reconquis par Burckard et Pronio, les deux lieutenants de Sa Majesté Sicilienne, et qu’en vertu du traité signé entre le général Burckard, commandant des troupes napolitaines, le commodore Troubridge, commandant des troupes britanniques, et le général Garnier, commandant des troupes françaises, il devait, en se retirant avec les honneurs de la guerre, avoir abandonné les États romains le 4 octobre.
Il y avait dans tout cela, comme disait le roi Ferdinand, à boire et à manger. Puis, avec son insouciance napolitaine, il jetait en l’air, quitte à ce qu’il lui retombât sur le nez, le fameux proverbe que les Napolitains appliquent plus souvent encore au moral qu’au physique :
– Bon ! tout ce qui n’étrangle pas engraisse.
Sa Majesté, assez peu inquiète des événements qui se passaient en Suisse et en Hollande, et fort rassurée sur ceux qui s’étaient accomplis, s’accomplissaient et devaient s’accomplir en Italie, faisait donc sa partie de reversis, raillant, tout à la fois, Cardillo, son adversaire, et Nelson et Baillie, ses alliés, lorsque le prince royal entra dans le salon, salua le roi, salua la reine, et, cherchant des yeux le prince de Castelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé ministre des affaires étrangères, à cause de son dévouement, alla droit à lui et entama vivement avec Son Excellence une conversation à voix basse.
Au bout de cinq minutes, le prince de Castelcicala traversa le salon dans toute sa longueur, alla droit, à son tour, à la reine, et lui dit tout bas quelques mots qui lui firent vivement redresser la tête.
– Prévenez Nelson, dit la reine, et venez me rejoindre avec le prince de Calabre dans le cabinet à côté.
Et, se levant, elle entra, en effet, dans un cabinet attenant au grand salon.
Quelques secondes après, le prince de Castelcicala introduisait le prince, et Nelson entrait lui-même derrière eux, et refermait la porte sur lui.
– Venez donc ici, François, dit la reine, et racontez-nous d’où vous tenez toute cette belle histoire que vient de me dire Castelcicala.
– Madame, dit le prince en s’inclinant avec ce respect mêlé de crainte qu’il avait toujours eu pour sa mère, dont il ne se sentait pas aimé, madame, un de mes hommes, un homme sur lequel je puis compter, se trouvant par hasard aujourd’hui, vers deux heures de l’après-midi, à la police, a entendu dire que le capitaine d’un petit bâtiment américain qui est entré aujourd’hui dans le port, poussé, en sortant de Malte par un coup de vent du côté du cap Bon, avait rencontré deux bâtiments de guerre français, sur l’un desquels il avait tout lieu de croire que se trouvait le général Bonaparte.
Nelson, voyant l’attention que chacun portait au récit du prince François, se le fit traduire en anglais par le ministre des affaires étrangères, et se contenta de hausser les épaules.
– Et vous n’avez pas, en face d’une nouvelle de cette sorte, si vague qu’elle fût, cherché à voir ce capitaine, à vous informer par vous-même de ce qu’il y avait de réel dans ce bruit ? Vraiment, François, vous êtes d’une insouciance impardonnable !
Le prince s’inclina.
– Madame, dit-il, ce n’était point à moi, qui ne suis rien dans le gouvernement, d’essayer de pénétrer des secrets de cette importance ; mais j’ai envoyé la personne même qui avait recueilli ces rumeurs à bord de la goëlette américaine, lui ordonnant de s’informer à la source même, et, si ce capitaine lui paraissait digne de quelque créance, de l’amener au palais.
– Eh bien ? demanda impatiemment la reine.
– Eh bien, madame, le capitaine attend dans le salon rouge.
– Castelcicala, dit la reine, allez ! et amenez-le ici par les corridors, afin qu’il ne traverse pas le salon.
Il se fit un profond silence parmi les trois personnes qui se tenaient dans l’attente ; puis, au bout d’une minute, la porte de dégagement se rouvrit et donna passage à un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, portant un uniforme de fantaisie.
– Le capitaine Skinner, dit le prince de Castelcicala en introduisant le touriste américain.
Le capitaine Skinner était, comme nous l’avons dit, un homme ayant déjà passé le midi de la vie, de taille un peu au-dessus de la moyenne, admirablement pris dans sa taille, d’une figure grave mais sympathique, avec des cheveux grisonnant à peine, rejetés en arrière comme si le vent de la tempête, en lui soufflant au visage, les avait inclinés ainsi. Il portait le devant du visage sans barbe ; mais d’épais favoris s’enfonçaient dans sa cravate de fine batiste et d’une irréprochable blancheur.
Il s’inclina respectueusement devant la reine et devant le duc de Calabre, et salua Nelson comme il eût fait d’un personnage ordinaire ; ce qui indiquait qu’il ne le connaissait point ou ne voulait point le connaître.
– Monsieur, lui dit la reine, on m’assure que vous êtes porteur de nouvelles importantes ; cela vous explique pourquoi j’ai désiré que vous prissiez la peine de passer au palais. Nous avons tous le plus grand intérêt à connaître ces nouvelles. Et, pour que vous sachiez devant qui vous allez parler, je suis la reine Marie-Caroline ; voici mon fils, M. le duc de Calabre ; voici mon ministre des affaires étrangères, M. le prince de Castelcicala ; enfin, voici mon ami, mon soutien, mon sauveur, milord Nelson, duc de Bronte, baron du Nil.
Le capitaine Skinner semblait chercher des yeux une cinquième personne, quand tout à coup la porte du cabinet donnant sur le salon s’ouvrit, et le roi parut.
C’était évidemment cette cinquième personne que cherchait des yeux le capitaine Skinner.
– Madonna ! s’écria le roi s’adressant à Caroline, savez-vous les nouvelles qui se répandent dans Palerme, ma chère maîtresse ?
– Je ne le sais pas encore, monsieur, répondit la reine ; mais je vais le savoir, car voici monsieur qui les a apportées et qui me les va donner.
– Ah ! ah ! fit le roi.
– J’attends que Leurs Majestés veuillent bien me faire l’honneur de m’interroger, dit le capitaine Skinner, et je me tiens à leurs ordres.
– On dit, monsieur, demanda la reine, que vous pouvez nous donner des nouvelles du général Bonaparte ?
Un sourire passa sur les lèvres de l’Américain.
– Et de sûres, oui, madame ; car il y a trois jours que je l’ai rencontré en mer.
– En mer ? répéta la reine.
– Que dit monsieur ? demanda Nelson.
Le prince de Castelcicala traduisit en anglais la réponse du capitaine américain.
– À quelle hauteur ? demanda Nelson.
– Entre la Sicile et le cap Bon, répondit en excellent anglais le capitaine Skinner, ayant la Pantellerie à bâbord.
– Alors, demanda Nelson, vers le 37e degré de latitude nord ?
– Vers le 37e degré de latitude nord et par le 9e degré et vingt minutes de longitude est.
Le prince de Castelcicala traduisit au fur et à mesure au roi ce qui se disait. Pour la reine et pour le duc de Calabre, une traduction était inutile : ils parlaient tous deux anglais.
– Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smith bloque le port d’Alexandrie, et il n’aurait pas laissé passer deux bâtiments français se rendant en France.
– Bon ! dit le roi, qui ne manquait jamais de donner son coup de dent à Nelson, vous avez bien laissé passer toute la flotte française, se rendant à Alexandrie !
– C’était pour mieux l’anéantir à Aboukir, répondit Nelson.
– Eh bien, dit le roi, courez donc après les deux bâtiments qu’a vus le capitaine Skinner, et anéantissez-les !
– Le capitaine voudrait-il nous dire, demanda le duc de Calabre en faisant un double signe de respect à son père et à sa mère comme pour s’excuser d’oser prendre la parole devant eux, par quelles circonstances il se trouvait dans ces parages, et quelles causes lui font croire qu’un des deux bâtiments français qu’il a rencontrés était monté par le général Bonaparte ?
– Volontiers, Altesse, répondit le capitaine en s’inclinant. J’étais parti de Malte pour aller passer au détroit de Messine, quand j’ai été pris par un coup de vent de nord-est, à une lieue au sud du cap Passaro. J’ai laissé courir à l’abri de la Sicile jusqu’à l’île de Maritimo, et laissé porter avec le même vent sur le cap Bon, filant grand largue.
– Et là ? demanda le duc.
– Là, je me suis trouvé en vue de deux bâtiments que j’ai reconnus pour français et qui m’ont reconnu pour américain. D’ailleurs, un coup de canon avait assuré leur pavillon et m’avait invité à déployer le mien. L’un d’eux m’a fait signe d’approcher, et, quand j’ai été à portée de la voix, un homme en costume d’officier général m’a crié :
– Ohé ! de la goélette ! avez-vous vu des bâtiments anglais ?
» – Aucun, général, ai-je répondu.
» – Que fait la flotte de l’amiral Nelson ?
» – Une partie bloque Malte, l’autre est dans le port de Palerme.
» – Où allez-vous ?
» – À Palerme.
» – Eh bien, si vous y voyez l’amiral, dites-lui que je vais prendre en Italie la revanche d’Aboukir.
» Et le bâtiment a continué sa route.
» – Savez-vous comment se nomme le général qui vous a interrogé ? m’a demandé mon second, qui s’était tenu près de moi pendant l’interrogatoire. Eh bien, c’est le général Bonaparte !
On traduisit tout le récit du capitaine américain à Nelson, tandis que le roi, la reine et le duc de Calabre se regardaient, inquiets.
– Et, demanda Nelson, vous ne savez pas les noms de ces deux bâtiments ?
– Je les ai approchés de si près, répondit le capitaine, que j’ai pu les lire : l’un s’appelle le Muiron, l’autre le Carrère.
– Que veulent dire ces noms ? demanda en allemand la reine au duc de Calabre. Je ne comprends pas leur signification.
– Ce sont deux noms d’homme, madame, répondit le capitaine Skinner en allemand, et en parlant cette langue aussi purement que les deux autres dans lesquelles il s’était déjà exprimé.
– Ces diables d’Américains ! dit en français la reine, ils parlent toutes les langues.
– Cela nous est nécessaire, madame, répondit en bon français le capitaine Skinner. Un peuple de marchands doit connaître toutes les langues dans lesquelles on peut demander le prix d’une balle de coton.
– Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, que dites-vous de la nouvelle ?
– Je dis qu’elle est grave, sire, mais qu’il ne faut pas s’en inquiéter outre mesure. Lord Keith croise entre la Corse et la Sardaigne, et, vous le savez, la mer et les vents sont pour l’Angleterre.
– Je vous remercie, monsieur, des renseignements que vous avez bien voulu me donner, dit la reine. Comptez-vous faire un long séjour à Palerme ?
– Je suis un touriste voyageant pour mon plaisir, madame, répondit le capitaine, et, à moins de désirs contraires de la part de Votre Majesté, vers la fin de la semaine prochaine, j’espère mettre à la voile.
– Où vous trouverait-on, capitaine, si l’on avait besoin de nouveaux renseignements ?
– À mon bord. J’ai jeté l’ancre en face du fort de Castellamare, et, à moins d’ordres contraires, la place m’étant commode, je resterai où je suis.
– François, dit la reine à son fils, vous veillerez à ce que le capitaine ne soit pas dérangé de la place qu’il a choisie. Il faut qu’on sache où le retrouver à la minute, si par hasard on a besoin de lui.
Le prince s’inclina.
– Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, à votre avis, qu’y a-t-il à faire, maintenant ?
– Sire, il y a votre partie de reversis à reprendre, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé. En supposant que le général Bonaparte aborde en France, ce n’est qu’un homme de plus.
– Si vous n’eussiez pas été à Aboukir, milord, dit Skinner, ce n’était qu’un homme de moins ; mais il est probable que, grâce à cet homme de moins, la flotte française était sauvée.
Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à la fois un compliment et une menace, le capitaine américain embrassa d’un salut les augustes personnages qui l’avaient appelé, et se retira.
Et, selon le conseil que lui avait donné Nelson, le roi alla reprendre sa place à la table où l’attendait impatiemment le président Cardillo, et où l’attendaient patiemment, comme il convient à des courtisans bien dressés, le duc d’Ascoli et le marquis Circillo.
Ceux-ci étaient trop bien formés à l’étiquette des cours pour se permettre d’interroger le roi ; mais le président Cardillo était moins rigide observateur du décorum que ces deux messieurs.
– Eh bien, sire, cela valait-il la peine d’interrompre notre partie, dit-il, et de nous laisser le bec dans l’eau pendant un quart d’heure ?
– Ah ! par ma foi ! non, dit le roi, à ce que prétend l’amiral Nelson, du moins. Bonaparte a quitté l’Égypte, a passé, sans être vu, à travers la flotte de Sydney Smith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur du cap Bon. Il passera à travers la flotte de milord Keith, comme il a passé à travers celle de sir Sydney Smith, et, dans trois semaines, il sera à Paris. À vous de battre les cartes, président, – en attendant que Bonaparte batte les Autrichiens !
Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, le roi reprit sa partie, comme si, en effet, ce qu’il venait d’apprendre ne valait point la peine de l’interrompre.
CLXXV. La femme et le mari. §
On se rappelle comment le prince de Calabre avait eu vent des nouvelles qu’il venait d’apporter à sa mère.
Un homme à lui, se trouvant à la police, avait entendu répéter quelques paroles dites en l’air par le capitaine Skinner au directeur de la Salute.
Le capitaine avait-il dit ces paroles avec intention ou au hasard ? C’est ce que lui seul eût pu expliquer.
Cet homme à lui, dont parlait le duc de Calabre, n’était autre que le chevalier San-Felice, qui, avec une recommandation du prince, allait demander au préfet de police une autorisation de pénétrer jusqu’à la malheureuse prisonnière.
Cette autorisation, il l’avait obtenue, mais en promettant la plus entière discrétion, la prisonnière étant recommandée à la sévérité du préfet par le roi lui-même.
Aussi était-ce pendant l’obscurité, entre dix et onze heures, que le chevalier devait être introduit dans la prison de sa femme.
En rentrant au palais sénatorial, qu’habitait, comme nous l’avons dit, le prince royal, le chevalier raconta à Son Altesse ce qu’il avait entendu répéter à la police des propos tenus par un officier américain sur la rencontre que celui-ci aurait faite en mer du général Bonaparte.
Le prince avait la vue longue, et il avait à l’instant même deviné les conséquences d’un pareil retour. Aussi la nouvelle lui avait-elle paru des plus importantes, et, pour en vérifier le degré de vérité, il avait prié le chevalier San-Felice de se faire conduire à l’instant même a bord du bâtiment américain.
San-Felice eût dans tous les temps obéi au prince avec la rapidité du dévouement ; mais, ce jour même, le prince l’avait comblé de bontés, et il regrettait de n’avoir, pour lui rendre service, qu’un ordre si simple à exécuter.
Le chevalier, le cas échéant, était chargé de ramener au prince le capitaine américain.
Il s’était donc, à l’instant même, rendu sur le port et, serrant soigneusement dans son portefeuille son ordre d’entrer dans la prison, il avait pris une de ces barques qui font des courses dans la rade et avait invité, avec sa douceur ordinaire, les mariniers qui la montaient à le conduire à la goëlette américaine.
Si vulgaire et si fréquent que soit l’événement, l’entrée d’un navire dans un port est toujours un événement. Aussi à peine le chevalier San-Felice eût-il annoncé le but de sa course, que les mariniers, secondant ses désirs, mirent le cap sur le petit bâtiment, dont les deux mâts, gracieusement penchés en arrière, juraient par leur hauteur avec l’exiguïté de sa coque.
Une garde assez sévère se faisait à bord de la goëlette ; car à peine le matelot de quart eut-il aperçu la barque et jugé qu’elle se dirigeait vers le petit bâtiment, que le capitaine, rentré depuis une heure à peine de la Salute, fut prévenu de l’incident et monta rapidement sur le pont, suivi de son lieutenant, jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Mais à peine eurent-ils jeté un coup d’œil rapide sur la barque, qu’avec l’accent de l’étonnement et de l’inquiétude, ils échangèrent quelques paroles, et que le jeune homme disparut par l’escalier qui conduisait au salon.
Le capitaine attendit seul.
Le chevalier San-Felice, quoiqu’il n’y eût que deux marches à franchir pour monter sur le pont, crut devoir demander en anglais, au capitaine, la permission d’entrer à son bord. Mais celui-ci répondit par un cri de surprise, l’attira à lui et l’entraîna tout étonné sur une petite plate-forme située à l’arrière, entourée d’une balustrade de cuivre et formant tillac.
Le chevalier ne savait que penser de cette réception, qui, au reste, n’avait rien d’hostile, et il regarda l’Américain d’un œil interrogateur.
Mais, alors, celui-ci, en excellent italien :
– Je vous remercie de ne pas me reconnaître, chevalier, lui dit-il ; cela prouve que mon déguisement est bon, quoique l’œil d’un ami soit souvent moins perçant que celui d’un ennemi.
Le chevalier continuait de regarder le capitaine, tâchant de rassembler ses souvenirs, mais ne se rappelant pas où il avait pu voir cette physionomie loyale et vigoureuse.
– Je vais entrer dans votre vie, monsieur, lui dit le faux Américain, par un triste mais noble souvenir. J’étais au tribunal de Monte-Oliveto le jour où vous êtes venu sauver la vie à votre femme. C’est moi qui vous ai suivi et abordé au sortir du tribunal. Je portais alors l’habit d’un moine bénédictin.
San-Felice fit un pas en arrière et pâlit légèrement.
– Alors, murmura-t-il, vous êtes le père ?
– Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous me dîtes lorsque je vous fis cette demi-confidence ?
– Je vous dis : « Faisons tout ce que nous pourrons pour la sauver. »
– Et aujourd’hui ?
– Oh ! aujourd’hui, de tout cœur, je vous répète la même chose.
– Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suis ici pour cela.
– Et moi, dit le chevalier, j’ai l’espoir d’y réussir cette nuit.
– Voudrez-vous me tenir au courant de vos tentatives ?
– Je vous le promets.
– Maintenant, qui vous conduit vers moi, puisque vous ne m’avez pas reconnu ?
– L’ordre du prince royal. Le bruit s’est répandu que vous apportiez des nouvelles très-graves, et le prince m’envoie à vous avec l’intention de vous conduire au roi. Répugnez-vous à être présenté à Sa Majesté.
– Je ne répugne à rien de ce qui peut servir vos projets et ne demande pas mieux que de détourner les regards de la police du véritable but qui m’amène ici. – Au reste, je doute qu’elle reconnaisse, sous ce costume et dans cette condition le frère Joseph, chirurgien du couvent du Mont-Cassin. Et reconnût-elle le frère Joseph, chirurgien du Mont-Cassin, qu’elle serait à cent lieues de se douter de ce qu’il vient faire à Palerme.
– Écoutez-moi donc, alors.
– J’écoute.
– Tandis qu’avec le prince royal, vous irez au palais, et tandis que le roi vous y recevra, moi, avec une permission de la police, je pénétrerai jusqu’auprès de la prisonnière. Je vais lui faire part d’un projet arrêté aujourd’hui entre le duc, la duchesse de Calabre et moi. Si notre projet réussit, et je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n’avez plus rien à faire : la malheureuse est sauvée et l’exil remplace pour elle la peine capitale. Or, l’exil pour elle, c’est le bonheur : que Dieu lui donne donc l’exil ! Si notre projet échoue, elle n’aura plus, je vous le déclare, d’espoir qu’en vous. Ce moment venu, vous me direz ce que vous désirez de moi. Coopération active ou simples prières, vous avez le droit de tout exiger. J’ai déjà fait le sacrifice de mon bonheur au sien : je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie à la sienne.
– Oh ! oui, nous savons cela : vous êtes l’ange du dévouement.
– Je fais ce que je dois, et c’est dans cette ville même que j’ai pris l’engagement que je remplis aujourd’hui. Maintenant, vous sortirez du palais à la même heure à peu près où je sortirai de la prison ; le premier libre attendra l’autre à la place des Quatre-Cantons.
– C’est convenu.
– Alors, venez.
– Un ordre à donner, et je suis à vous.
On comprend le sentiment de délicatesse qui avait éloigné Salvato au moment où le chevalier était monté ; mais son père, jugeant de quelles angoisses il devait être agité, voulait, en s’éloignant de la goëlette, lui dire ce qu’il ne savait que très-superficiellement, c’est-à-dire les conditions dans lesquelles les choses se trouvaient.
Donc, tout était pour le mieux : Luisa était prisonnière mais vivante, et le chevalier San-Felice, le duc et la duchesse de Calabre conspiraient pour elle.
Il était impossible qu’avec de pareilles protections, on ne parvînt pas à la sauver.
D’ailleurs, si l’on échouait, il serait là, lui, pour tenter, avec son père, quelque coup désespéré dans le genre de celui qui l’avait sauvé lui-même.
Joseph Palmieri remonta : le chevalier l’attendait dans le canot qui l’avait amené. Le faux capitaine donna, en effet, très-haut quelques ordres en américain, et prit place près du chevalier.
Nous avons vu comment les choses s’étaient passées au palais, et quelles nouvelles apportait le propriétaire de la goëlette ; il nous reste à voir maintenant ce qui, pendant ce temps-là, s’était passé dans la prison, et quel était le projet qui avait été arrêté entre le chevalier et ses deux puissants protecteurs, le duc et la duchesse de Calabre.
À dix heures précises, le chevalier frappait à la porte de la forteresse.
Ce mot de forteresse indique que la prison dans laquelle était renfermée la malheureuse Luisa était plus qu’une prison ordinaire : c’était un donjon d’État.
Ce fut donc au gouverneur que le chevalier fut conduit.
En général, les militaires sont exempts de ces petites passions qui, dans les prisons civiles, se mettent au service des haines de la puissance. Le colonel qui remplissait la charge de gouverneur reçut et salua poliment le chevalier, prit connaissance de l’autorisation qu’il avait de communiquer avec la prisonnière, fit appeler le geôlier en chef et lui ordonna de conduire le chevalier à la chambre de la personne qu’il avait la permission de visiter.
Puis, remarquant que la permission avait été délivrée sur la demande du prince et reconnaissant San-Felice pour être un des familiers du palais :
– Je prie Votre Excellence, dit-il en prenant congé du chevalier, de mettre mes respects et mes hommages aux pieds de Son Altesse royale.
Le chevalier, touché de rencontrer cette courtoisie là où il craignait de se heurter à quelque brutalité, promit non-seulement de s’acquitter de la commission, mais encore de dire à Son Altesse royale combien le gouverneur avait eu d’égards à sa recommandation.
De son côté, le geôlier en chef, voyant la courtoisie avec laquelle le gouverneur parlait au chevalier, jugea que le chevalier était un très-grand personnage, et se hâta de le conduire avec toute sorte de saluts à la chambre de Luisa, située au second étage d’une des tours.
Au fur et à mesure qu’il montait, le chevalier sentait sa poitrine s’oppresser. Comme nous l’avons dit, il n’avait pas revu Luisa depuis la séance du tribunal, et ce n’était point sans une profonde émotion qu’il allait se trouver en face d’elle. Aussi, en arrivant à la porte de la chambre, et au moment où le geôlier allait mettre la clef dans la serrure, il lui posa la main sur l’épaule en murmurant :
– Par grâce, mon ami, un instant !
Le geôlier s’arrêta. Le chevalier s’appuya contre la muraille, les jambes lui manquaient.
Mais les sens des prisonniers acquièrent, dans le silence, dans la solitude et dans la nuit, une acuité toute particulière. Luisa avait entendu des pas dans l’escalier, et avait reconnu que ces pas s’arrêtaient à sa porte.
Or, ce n’était pas l’heure à laquelle on avait l’habitude d’entrer dans sa prison. Inquiète, elle était descendue de son lit, où elle s’était jetée tout habillée ; l’oreille tendue, les bras allongés, elle s’était rapprochée de la porte dans l’espoir de saisir quelque bruit qui lui permît de deviner dans quel but on venait la visiter au tiers de la nuit.
Elle savait que, jusqu’à l’heure de son accouchement, sa vie était sauvegardée par l’ange protecteur qu’elle portait dans son sein ; mais elle comptait les jours avec terreur ; elle allait accomplir son septième mois.
Pendant que le chevalier, appuyé à la muraille extérieure, et la main sur sa poitrine, tâchait de calmer les battements de son cœur, elle, de l’autre côté de la porte, écoutait donc, haletante et pleine d’angoisses.
Le chevalier comprit qu’il ne pouvait rester ainsi éternellement. Il fit un appel à ses forces, et, d’une voix assez ferme :
– Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il au geôlier.
Ces paroles étaient à peine prononcées qu’il lui sembla, de l’autre côté de la porte, entendre un faible cri ; mais ce cri, si c’en était un, fut immédiatement étouffé par le grincement de la clef dans la serrure.
La porte s’ouvrit ; le chevalier s’arrêta sur le seuil.
À deux pas, dans l’intérieur de la chambre, baignée tout entière par un rayon de la lune qui passait à travers la fenêtre grillée, mais sans vitres, Luisa était agenouillée, blanche, les cheveux épars, les mains allongées sur ses genoux et pareille à la Madeleine de Canova.
Elle avait, à travers la porte, reconnu la voix de son mari, et elle l’attendait dans l’attitude où la femme adultère attendait le Christ.
Le chevalier, à son tour, poussa un cri, la souleva entre ses bras, et, à demi évanouie, l’emporta sur son lit.
Le geôlier referma la porte en disant :
– Quand Votre Excellence entendra sonner onze heures…
– C’est bien, lui répondit San-Felice ne lui donnant pas le temps d’achever sa phrase.
La chambre demeura sans autre lumière que le rayon de lune qui, suivant le mouvement de la nocturne planète, se rapprochait lentement des deux époux. Nous eussions dû dire : de ce père et de cette fille. Rien n’était plus paternel, en effet, que ce baiser dont Luciano couvrait le front pâle de Luisa ; rien n’était plus filial que cette étreinte dont les bras tremblants de Luisa serraient Luciano.
Ni l’un ni l’autre ne disaient une parole : on entendait seulement des sanglots étouffés.
Le chevalier comprenait que la honte n’était pas la seule cause des sanglots de Luisa. Elle n’avait pas revu Salvato, elle avait entendu prononcer sa condamnation, elle ne savait pas ce qu’il était devenu.
Elle n’osait faire une question, et, par un sentiment d’exquise délicatesse, le chevalier n’osait répondre à sa pensée.
En ce moment, les angoisses de la mère se traduisaient par un mouvement si violent de l’enfant, que Luisa poussa un cri.
Le chevalier l’avait senti, et un frisson avait passé par tous ses membres ; mais, de sa voix douce :
– Tranquillise-toi, innocente créature, dit-il : ton père vit, il est libre et ne court aucun danger.
– Oh ! Luciano ! Luciano ! s’écria Luisa en se laissant glisser aux pieds de San-Felice.
– Mais, continua vivement le chevalier, je suis venu pour autre chose : je suis venu pour parler de toi, avec toi, mon enfant chéri.
– De moi ?
– Oui, nous voulons te sauver, ma fille bien-aimée.
Luisa secoua la tête en signe qu’elle croyait la chose impossible.
– Je le sais, répondit San-Felice répondant à sa pensée, le roi t’a condamnée ; mais nous avons un moyen d’obtenir ta grâce.
– Ma grâce ! un moyen ! répéta Luisa ; vous connaissez un moyen d’obtenir ma grâce ?
Et elle secoua la tête une seconde fois.
– Oui, reprit San-Felice, et ce moyen, je vais te le dire. La princesse est grosse.
– Heureuse mère ! s’écria Luisa, elle n’attend pas avec terreur le jour où elle embrassera son enfant !
Et elle se renversa en arrière, sanglotant et se tordant les bras.
– Attends, attends, dit le chevalier, et prie pour sa délivrance : le jour de sa délivrance sera celui de ta liberté.
– Je vous écoute, dit Luisa, ramenant sa tête en avant et la laissant tomber sur la poitrine de son mari.
– Tu sais, continua San-Felice, que, quand la princesse royale de Naples accouche d’un garçon, elle a droit à trois grâces, qui ne lui sont jamais refusées ?
– Oui, je sais cela.
– Eh bien, le jour où la princesse royale accouchera, au lieu de trois grâces, elle n’en demandera qu’une, et cette grâce sera la tienne.
– Mais, dit Luisa, si elle accouche d’une fille ?
– D’une fille ! d’une fille ! s’écria San-Felice, à la pensée duquel cette alternative ne s’était pas présentée. C’est impossible ! Dieu ne le permettra pas !
– Dieu a bien permis que je fusse injustement condamnée, dit Luisa avec un douloureux sourire.
– C’est une épreuve ! s’écria le chevalier, et nous sommes sur une terre d’épreuves.
– Ainsi, c’est votre seul espoir ! demanda Luisa.
– Hélas ! oui, répondit San-Felice ; mais n’importe ! Tiens (il tira un papier de sa poche), voici une supplique rédigée par le duc de Calabre, écrite par sa femme, signe-la, et fions-nous en Dieu.
– Mais je n’ai ni plume ni encre.
– J’en ai, moi, répondit le chevalier.
Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempa une plume ; puis, soutenant Luisa, il la conduisit près de la fenêtre, pour que, éclairée par le rayon de la lune, elle pût signer.
Luisa signa.
– La ! dit-il en relevant la tête, je vais te laisser cette plume, cette encre et un cahier de papier ; tu trouveras bien moyen de les cacher quelque part : ils peuvent t’être utiles.
– Oh ! oui, oui, donnez, mon ami ! dit Luisa. Oh ! comme vous êtes bon et comme vous pensez à tout ! Mais qu’avez-vous, et que regardez-vous ?
En effet, les regards du chevalier s’étaient, à travers les doubles barreaux de la fenêtre, fixés sur la partie du port que l’on pouvait apercevoir par l’ouverture.
À trente ou quarante mètres du pied de la tour, se balançait la goëlette du capitaine Skinner.
– Miracle du ciel ! murmura le chevalier. Allons ! je commence à croire que c’est lui qui est destiné à te sauver.
Un homme se promenait de long en large sur le pont, et, de temps en temps, jetait un regard avide sur le fort, comme s’il eût voulu en sonder les murailles.
En ce moment, la clef grinça dans la serrure : onze heures sonnaient.
Le chevalier prit la tête de Luisa entre ses deux mains et dirigea son regard vers le pont du petit bâtiment.
– Vois-tu cet homme ? lui dit-il à voix basse.
– Oui, je le vois. Eh bien, après ?
– Eh bien, Luisa, cet homme, c’est lui.
– Qui, lui ? demanda la jeune femme toute frissonnante.
– Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas, moi. Mais (il lui prit la tête et lui baisa passionnément le front et les yeux) je te sauverai ! je te sauverai ! je te sauverai !
Et il s’élança hors de la prison, dont la porte se referma sans que Luisa s’en aperçût.
Toute son âme était passée dans ses yeux, et ses yeux dévoraient de leur regard cet homme qui se promenait sur le pont de la goëlette.
CLXXVI. Petits événements groupés autour des grands §
Si la scène se fût passée de jour, au lieu de se passer dans la nuit, le chevalier se fût précipité par les escaliers, sans s’inquiéter du geôlier en chef, et en continuant de s’écrier : « Je la sauverai ! » Mais le corridor était dans l’obscurité la plus complète, n’ayant pas même le rayon de lune qui éclairait la prison de Luisa.
Force lui fut donc d’attendre le guichetier et sa lanterne.
Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marques d’attention dont il l’avait comblé à son arrivée. Aussi, arrivé dans la cour, le chevalier mit-il la main à sa poche et, en tirant les quelques pièces d’or qu’elle contenait, les offrit-il au geôlier.
Celui-ci les prit et les pesa d’un air mélancolique dans sa main en secouant la tête.
– Mon ami, dit San-Felice, c’est bien peu, je le sais ; mais je me souviendrai de toi, sois tranquille ; seulement, c’est à la condition que tu auras toute sorte d’égards pour la pauvre femme qui est ta prisonnière.
– Je ne me plains pas de ce que Votre Excellence me donne, tant s’en faut ! répondit-il. Mais, si Son Excellence voulait, elle pourrait, d’un mot, faire plus pour moi que je ne pourrai jamais faire pour elle.
– Et que puis-je faire pour toi ? demanda San-Felice.
– J’ai un fils, Excellence, et, depuis un an, je sollicite sans pouvoir l’obtenir, son admission comme geôlier dans la forteresse. S’il y était, je le chargerais spécialement du service de la dame en question, dont je ne peux pas m’occuper, n’ayant que la surveillance générale.
– Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, qui pensa tout de suite au parti qu’il pouvait tirer de ce protecteur de bas étage. Et de qui dépend sa nomination ?
– Sa nomination dépend du chef de la police.
– T’es-tu déjà adressé à lui ?
– Oui ; mais, vous comprenez, Excellence, il faudrait pouvoir… (et il fit le geste d’un homme qui compte de l’argent), et je ne suis pas riche.
– C’est bien : tu feras une demande et tu me l’adresseras.
– Excellence, dit le geôlier en chef en tirant un papier de sa poche, pendant que vous étiez dans la chambre de la prisonnière, j’ai rédigé ma demande, pensant que vous seriez assez bon pour vous en charger.
– Je m’en charge, en effet, mon ami, dit le chevalier, et il ne dépendra pas de moi que tu n’obtiennes ce que tu désires. Si tu as besoin de moi, viens chez Son Altesse royale le duc de Calabre et demande le chevalier San-Felice.
Et, mettant la pétition dans sa poche, le chevalier prit congé de son protégé, sortit de la forteresse et se dirigea vers la place des Quatre-Cantons, où, on se le rappelle, il avait rendez-vous avec le faux capitaine américain.
Celui-ci l’attendait, et, en l’apercevant, marcha droit à lui.
Tous deux s’abordèrent en s’interrogeant.
Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, se félicita de la façon dont il avait été reçu et surtout de la certitude où il était maintenant de pouvoir rester à son mouillage, c’est-à-dire dans le voisinage du fort.
De son côte, le chevalier lui fit part de son projet, et, pour qu’il s’en rendit bien compte, lui donna à lire la demande en grâce rédigée par le duc de Calabre.
Joseph Palmieri s’approcha de la lampe d’une madone et lut ; dans sa distraction, le chevalier s’était trompé et lui avait donné à lire la supplique du geôlier en chef, au lieu de la demande en grâce du duc.
Mais Joseph Palmieri n’était pas homme à laisser passer à portée de sa main une circonstance qui pût lui être utile sans mettre la main dessus. Il commença par prendre l’adresse du futur geôlier : Tonino Monti, via della Salute, n° 7 ; et, rendant la supplique au chevalier :
– Vous vous êtes trompé de papier, lui dit-il.
Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva, en effet, le placet qu’il avait cru donner et en place duquel il avait donné la supplique du geôlier en chef.
Joseph Palmieri la lut avec plus d’attention encore que la première.
– Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a un cœur, il y a une chance ; mais je doute qu’il en ait un.
Et il remit la demande en grâce au chevalier.
– À quelle époque, demanda-t-il, comptez-vous sur l’accouchement de la princesse ?
– Mais elle attend sa délivrance du jour au lendemain.
– Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, si le roi refuse, ou si elle accouche d’une fille ?…
– Alors, vous recevrez cette même supplique déchirée en morceaux, ce qui voudra dire que vous pouvez agir à votre tour, attendu que, de notre côté, il n’y aura plus d’espoir ; ou sinon ce seul mot : Sauvée ! vous dira tout ce que vous aurez besoin de savoir. Seulement, vous me donnez votre parole de ne rien tenter d’ici là ?
– Je vous la donne ; seulement, vous me permettrez de m’informer topographiquement de la chambre qu’occupe la prisonnière dans la forteresse ?
Le chevalier saisit la main de son interlocuteur, en la lui serrant avec un mouvement de fiévreuse énergie.
– La jeunesse est puissante devant le Seigneur, dit-il. La fenêtre de la prisonnière donne directement sur la goëlette le Runner.
Et il s’éloigna rapidement en cachant son visage dans son manteau.
Le chevalier ne s’était pas trompé, et, cette fois encore, les sympathiques effluves de la jeunesse avaient divisé leurs courants magnétiques. À peine le chevalier avait-il quitté la chambre de Luisa, après lui avoir fait remarquer cet homme, qui, à une demi-encablure du pied de la forteresse, se promenait pensif sur le pont de la goëlette, que Salvato – car c’était bien Salvato lui-même – crut entendre passer dans l’air son nom emporté par la brise de la nuit.
Il leva la tête, ne vit rien et crut s’être trompé.
Mais le même son frappa une seconde fois son oreille.
Ses yeux se fixèrent alors sur l’ouverture sombre qui se dessinait dans la muraille grise, et, à travers les barreaux de cette ouverture, il crut voir s’agiter une main et un mouchoir.
Le cri correspondant à celui qui sortait du cœur de la prisonnière s’élança du sien, et les ondes de l’air frémirent de nouveau, agitées par ces deux syllabes : « Luisa ! »
Le mouchoir se détacha de la main, flotta un instant dans l’air et tomba au pied de la muraille.
Salvato eut la prudence d’attendre un instant, de regarder autour de lui si personne n’avait vu ce qui venait de se passer, et, s’étant assuré que tout était bien resté entre lui et la prisonnière, sans prévenir aucun des hommes de l’équipage, il mit le youyou à la mer, et, comme un pêcheur qui tend ses lignes, il s’approcha de la plage.
Un espace de terrain d’une dizaine de mètres séparait le quai du pied du mur de la prison, et le bonheur voulut qu’aucune sentinelle n’y fût placée.
Salvato amarra son canot au rivage, ne fit qu’un bond, se trouva au pied de la muraille, ramassa le mouchoir et revint au canot.
À peine y avait-il repris sa place, qu’il entendit le pas mesuré d’une patrouille ; mais, au lieu de s’éloigner du quai, ce qui eût pu donner des soupçons, il enfonça le mouchoir dans sa poitrine et resta dans le canot, faisant avec sa ligne ce mouvement de haut en bas que fait un homme qui pêche à la palangre.
La patrouille parut au pied de la tour ; le sergent qui la commandait se détacha des rangs et s’approcha du canot.
– Que fais-tu là ? demanda-t-il à Salvato, vêtu en simple marin.
Celui-ci lui fit répéter la question une seconde fois, comme s’il n’eût pas compris ; puis :
– Vous le voyez bien, répondit Salvato avec un accent anglais très-prononcé, je pêche.
Quoique détestés par les Siciliens, les Anglais devaient à la présence de Nelson certains égards que l’on n’accordait point aux individus des autres nations.
– Il est défendu d’amarrer des bateaux au quai, répondit le chef de la patrouille, et il y a de la place dans le port pour pêcher sans venir pêcher ici. Au large donc, l’ami !
Salvato fit entendre un grognement de mauvaise humeur, tira du fond de la mer sa palangre, à laquelle il eut la chance de trouver pendu un calamaris, et rama vers la goëlette.
– Bon ! dit le sergent en rejoignant sa patrouille, voilà qui le changera de son bœuf salé.
Et, enchanté de la plaisanterie, il disparut un instant sous une voûte dont il explora la profondeur sombre, reparut et continua sa ronde de nuit en longeant les murs extérieurs de la forteresse.
Quant à Salvato, il s’était déjà plongé dans l’intérieur de la goélette, baisant le mouchoir marqué d’une L, d’une S et d’une F.
Un des quatre coins était noué ; il y porta vivement la main et sentit un papier.
Sur le papier étaient écrits ces mots :
« Je t’ai reconnu, je te vois, je t’aime ! Voici mon premier moment de joie depuis que je t’ai quitté.
» Mon Dieu, pardonnez-moi si c’est parce que j’espère en lui que j’espère en vous !
» Ta Luisa. »
Salvato remonta sur le pont ; ses yeux se reportèrent immédiatement vers l’ouverture.
La main blanche se dessinait toujours sur les barreaux sombres.
Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et son nom passa de nouveau à son oreille avec la brise de la nuit.
Mais, comme il eût été imprudent, par une nuit aussi claire, de continuer un semblable échange de signes, Salvato s’assit et demeura immobile, tandis qu’à travers le double barreau, son œil, habitué aux ténèbres, pouvait encore distinguer la blanche apparition, vers laquelle ne le guidait plus la main imprudente.
Quelques instants après ; on entendit le bruit d’une double rame qui battait la mer, et l’on vit, à travers le labyrinthe de bâtiments qui couvraient le port, s’avancer une barque qui s’arrêta au pied du petit escalier de la goëlette.
C’était Joseph Palmieri qui rentrait à bord.
– Bonne nouvelle ! s’écria en anglais Salvato, s’élançant dans les bras de son père. Elle est là, là, à cette fenêtre ! Voilà son mouchoir et une lettre d’elle !
Joseph Palmieri sourit d’un ineffable sourire et murmura :
– Ô pauvre chevalier ! tu avais bien raison de dire : « La jeunesse est puissante devant Dieu ! »
CLXXVII. La naissance d’un prince royal. §
Quelques jours après les événements que nous venons de raconter, le roi chassait la caille à tir, escorté de son fidèle Jupiter, dans les jardins de la Bagaria et sur le versant septentrional des collines qui s’élèvent à quelque distance de la plage.
Il avait avec lui les deux plus fidèles compagnons de ces sortes de plaisirs, excellents tireurs comme lui, sir William Hamilton et le président Cardillo.
La chasse était splendide : c’était le retour des cailles.
Les cailles, comme tout chasseur sait, ont par an deux passages. Dans le premier, aux mois d’avril et de mai, elles vont du midi au nord ; à cette époque, elles sont maigres et sans saveur. Dans le second, qui a lieu au mois de septembre et d’octobre, elles sont, au contraire, grasses et succulentes, surtout en Sicile, leur première étape pour regagner l’Afrique.
Le roi Ferdinand s’amusait donc, – nous ne dirons pas comme un roi, nous savons trop bien que, tout roi qu’il était, il ne s’était pas toujours amusé, mais comme un chasseur qui nage dans le gibier.
Il avait tiré cinquante coups et tué cinquante pièces, et il offrait de parier qu’il irait ainsi jusqu’à la centaine, sans en manquer une seule.
Tout à coup, on vit venir un cavalier courant à toute bride ; et, guidé par les coups de fusil, à la distance de cinq cents pas à peu près des chasseurs, il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers pour voir lequel des trois était le roi, et, l’ayant reconnu, il vint droit à lui.
Ce cavalier était un messager que le duc de Calabre envoyait au roi, son père, pour lui annoncer que la duchesse était prise des premières douleurs, et, le prier, selon les lois de l’étiquette, d’assister à l’accouchement.
– Bon ! fit le roi, tu dis les premières douleurs ?
– Oui, sire.
– En ce cas, j’ai bien une heure ou deux devant moi. Antonio Villari est-il là ?
– Oui, sire, et deux autres médecins avec lui.
– Alors, tu vois bien : je n’y puis rien faire. Tout beau, Jupiter ! Je vais encore tuer quelques cailles. Retourne à Palerme, et dis au prince que je te suis.
Et il alla à Jupiter, qui, sur la recommandation de son maître, tenait l’arrêt aussi ferme que s’il eût été changé en pierre.
La caille partit, le roi la tua.
– Cinquante et une, Cardillo ! dit-il.
– Pardieu ! dit le président, de mauvaise humeur de n’en être qu’à la trentaine, avec un chien comme le vôtre, ce n’est pas malin. Je ne sais même pas comment Votre Majesté se donne la peine de brûler de la poudre et de semer du plomb. À sa place, je prendrais le gibier à la main.
Le domestique qui suivait le roi, lui passait, pendant ce temps, un autre fusil tout chargé.
– Eh bien, dit le roi au messager, tu n’es pas encore parti ?
– J’attendais pour savoir si le roi n’avait pas d’autres ordres à me donner.
– Tu diras à mon fils que j’en suis à ma cinquante et unième caille, et que Cardillo n’est encore qu’à sa trentième.
Le messager repartit au galop, et la chasse continua.
Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autres cailles.
Il changeait son fusil déchargé contre un fusil chargé, lorsqu’il vit revenir le même messager à fond de train.
– Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire que la duchesse est accouchée ?
– Non, sire ; je viens, au contraire, dire à Votre Majesté qu’elle souffre beaucoup.
– Que veut-elle que j’y fasse ?
– Votre Majesté sait qu’en pareille circonstance sa présence est commandée par le cérémonial. Il peut arriver un malheur.
– Eh bien, demanda le président, qu’y a-t-il ?
– Il y a que cela ne va pas tout seul, à ce qu’il paraît, répondit Ferdinand.
– De sorte que nous allons quitter la chasse au milieu de la journée ? Au reste, que Votre Majesté la quitte si elle veut, je reste : je ne m’en retournerai que quand j’aurai mes cent pièces.
– Ah ! dit Ferdinand, une idée ! Retourne vite à Palerme et ordonne de sonner toutes les cloches.
– Et je puis dire à Son Altesse royale… ?
– Tu peux lui dire que j’y suis aussitôt que toi. As-tu vu nos chevaux ?
– Ils sont à la grille de la Bagaria, sire.
– Eh bien, dis-leur, en passant, de se rapprocher.
Le messager repartit au galop.
Un quart d’heure après, toutes les cloches de Palerme étaient en branle.
– Ah ! dit le roi, voilà qui doit lui faire du bien.
Et il continua sa chasse.
Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille, sans en avoir manqué une seule.
– Voulez-vous parier que j’irai jusqu’à la centaine, sans un faux coup, Cardillo ?
– Ce n’est pas la peine.
– Pourquoi cela ?
– Parce que voilà le messager qui revient.
– Diable ! dit Ferdinand. Tout beau, Jupiter ! Je vais toujours tuer ma quatre-vingt-onzième, en attendant.
La caille partit, le roi la tua.
Lorsqu’il se retourna, le messager était près de lui.
– Eh bien, lui demanda Ferdinand, les cloches l’ont-elles soulagée ?
– Non, sire : les médecins ont des craintes.
– Les médecins ont des craintes ! répéta Ferdinand en se grattant l’oreille. C’est grave, alors ?
– Très-grave, sire.
– En ce cas, qu’on expose le saint sacrement.
– Sire, je ferai observer à Votre Majesté que les médecins disent que votre présence est urgente.
– Urgente ! urgente ! répéta Ferdinand avec impatience ; je n’y ferai pas plus que le bon Dieu !
– Sire, le cheval de Votre Majesté est là.
– Je le vois bien, pardieu ! Va, va, mon garçon ; et, si le saint sacrement n’y fait rien, j’irai moi-même.
Et il ajouta à voix basse :
– Quand j’aurai tué mes cent cailles, bien entendu.
Au bout d’un quart d’heure, le roi avait tué ces cent cailles. Sir William l’avait suivi de près et en avait tué quatre-vingt-sept. Le président Cardillo était de dix en arrière sur sir William et de vingt-trois sur le roi : aussi était-il furieux.
Les cloches sonnaient toujours à grande volée, ce qui prouvait qu’il n’y avait pas de nouveau.
– Alla malora ! dit le roi avec un soupir, il paraît qu’elle s’entête à ne rien finir que je ne sois là. Allons-y donc. On a bien raison de dire : « Ce que femme veut, Dieu le veut. »
Et, sautant à cheval :
– Vous êtes libres d’aller jusqu’à vos cent cailles, dit-il aux deux autres chasseurs. Moi, je retourne à Palerme.
– En ce cas, dit sir William, je suis Votre Majesté : ma charge m’oblige à ne pas vous quitter dans un pareil moment.
– C’est bien, allez, dit Cardillo ; moi, je reste.
Le roi et sir William mirent leurs montures au galop.
Au moment où ils entraient dans la ville, le carillon des cloches cessa.
– Ah ! Ah ! dit le roi, il paraît que c’est fini. Maintenant, reste à savoir si c’est un garçon ou une fille.
On passa devant une église : tous les cierges étaient allumés, le saint sacrement était exposé sur l’autel, l’église était pleine de gens qui priaient.
On entendit le bruit des pétards et l’on vit l’air sillonné par les fusées.
– Bien ! dit le roi, voilà qui est de bon augure.
Le roi vit de loin venir le même messager ; il tenait son chapeau en l’air et criait : « Vive le roi ! » Tout le monde courait après lui ou s’élançait au-devant de lui. C’était miracle qu’il n’écrasât personne.
Du plus loin qu’il aperçut le roi :
– Un prince, sire ! un prince ! cria-t-il.
– Eh bien, dit le roi à sir William, quand j’aurais été là, je n’y aurais rien ajouté.
Les cris du peuple annoncèrent l’arrivée de Ferdinand au palais.
Tout le monde était dans la joie, et le roi était attendu avec la plus grande impatience.
Le duc et la duchesse de Calabre avaient pris à cœur la cause de la San-Felice, non pour elle, qu’ils ne connaissaient pas, l’ayant vue à peine, mais pour son mari.
Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plus agité surtout que si c’était son propre sort qui allait se débattre, était à genoux dans un cabinet attenant à la chambre à coucher, et priait.
C’est qu’il connaissait le roi, et qu’il savait qu’il avait beaucoup à craindre et peu à espérer.
La jeune mère était dans son lit. Elle n’avait aucun doute, elle : qui pourrait refuser quelque chose à ce bel enfant qu’elle venait de mettre au monde avec tant de douleurs ? Ce serait une impiété !
Ne serait-il pas roi un jour ? n’était-il pas d’heureux augure qu’il entrât dans la vie par la porte de la clémence et en balbutiant le mot Grâce !
On avait eu le temps, son grand-père n’étant pas encore là au moment de sa naissance, de lui faire sa toilette et de lui passer une magnifique robe de dentelles.
Il avait les cheveux blonds des princes autrichiens, des yeux bleus étonnés qui regardaient sans voir, la peau fraîche comme une rose et blanche comme du satin.
La mère le tenait couché près d’elle, ne se lassant pas de l’embrasser. Elle lui avait glissé, dans les plis de la robe qui recouvrait ses langes royaux, la supplique de la malheureuse San-Felice.
On entendit dans la rue, se rapprochant du palais sénatorial, les cris de « Vive le roi ! »
Le prince pâlit : il lui sembla, à lui si craintif devant son père, qu’il allait commettre un crime de lèse-majesté.
La princesse fut plus courageuse que lui.
– Ô François, dit-elle, nous ne pouvons cependant pas abandonner cette pauvre femme !
San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit la porte de l’alcôve, et par cette porte passa sa tête pâle et effarée.
– Ô mon prince ! dit-il avec le ton du reproche.
– J’ai promis, je tiendrai, dit François. J’entends les pas du roi : ne te montre pas, ou tu perds tout.
San-Felice referma la porte du cabinet au moment où le roi ouvrait celle de la chambre à coucher.
– Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, tout est donc fini, et de la bonne façon, grâce à Dieu ! Je te fais mon compliment, François.
– Et à moi, sire ? demanda l’accouchée.
– À vous, je vous le ferai quand j’aurai vu l’enfant.
– Sire, vous savez que j’ai droit à trois faveurs, dit la princesse, comme ayant donné un héritier au royaume ?
– Et on vous les accordera, si c’est un beau mâle.
– Oh ! sire, c’est un ange !
Et elle prit l’enfant à son côté et le présenta au roi.
– Ah ! par ma foi, dit le roi en le lui prenant des mains et en se retournant vers son fils, je n’aurais pas mieux fait, moi qui m’en pique.
Il y eut un moment de silence ; toutes les respirations étaient arrêtées, tous les cœurs cessaient de battre.
On attendait que le roi vît le placet.
– Oh ! oh ! qu’a-t-il donc sous le bras ?
– Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu des trois faveurs que l’on accorde d’habitude à la princesse royale qui donne un héritier à la couronne, je n’en demande qu’une.
Et sa voix, en prononçant ces paroles, était si tremblante, que le roi la regardait avec étonnement.
– Diable ! ma chère fille, dit le roi, il paraît que c’est bien difficile, ce que vous désirez ?
Et, couchant l’enfant dans le pli de son bras gauche, il prit le papier de la main droite et le déplia lentement en regardant le prince François, qui pâlit, et la princesse Marie-Clémentine, qui se laissa retomber sur son oreiller.
Le roi commença de lire ; mais, dès les premiers mots, son sourcil se fronça et l’expression de son visage devint sinistre.
– Oh ! dit-il avant même d’avoir tourné la page, si c’était cela que vous aviez à me demander, monsieur mon fils, et vous, madame ma belle-fille, vous avez perdu votre peine. Cette femme est condamnée, cette femme mourra.
– Sire ! balbutia le prince.
– Dieu lui-même voudrait la sauver, que j’entrerais en lutte contre Dieu !
– Sire, au nom de cet enfant !
– Tenez ! s’écria le roi, reprenez-le, votre enfant ! le voilà, je vous le rends.
Et, le rejetant violemment sur le lit, il sortit en criant :
– Jamais ! jamais !
La princesse Marie-Clémentine poussa un gémissement et prit dans ses bras son enfant qui pleurait.
– Oh ! pauvre innocent ! dit-elle, cela te portera malheur…
Le prince tomba sur une chaise sans avoir la force de prononcer une parole.
Le chevalier poussa la porte du cabinet, et, plus pâle qu’un mort, il vint ramasser la supplique qui était tombée à terre.
– Ô mon ami ! dit le prince en lui tendant la main, tu le vois, il n’y a pas de notre faute.
Mais lui, sans paraître voir ni entendre le prince, sortit en déchirant la supplique et en disant :
– C’est véritablement un monstre que cet homme !
CLXXVIII. Tonino Monti. §
À l’instant même où le roi s’élançait, furieux, hors de la chambre de la princesse royale, et où San-Felice le suivait en déchirant la supplique, le capitaine Skinner discutait dans sa cabine le prix de son engagement avec un grand et beau garçon de vingt-cinq ans, qui était venu s’offrir à lui pour faire partie de l’équipage de la goëlette.
Quand nous disons s’offrir à lui, la chose pourrait être dite d’une façon plus exacte. La veille, un de ses meilleurs matelots, qui exerçait à bord le poste de contre-maître et qui était né à Palerme, chargé par le capitaine Skinner de recruter quelques hommes pour renforcer son équipage, avait vu, à la porte de la maison n° 7 de la rue della Salute, un beau jeune homme coiffé d’un bonnet de pêcheur et portant un caleçon relevé jusqu’au-dessus du genou, lequel laissait voir une jambe vigoureuse et fine tout à la fois.
Il s’était arrêté un instant devant lui et l’avait regardé avec une attention et une persistance qui lui avaient valu, en patois sicilien, cette question :
– Que me veux-tu ?
– Rien, avait répondu le contre-maître dans le même patois. Je te regarde et je me dis, à part moi, que c’est une honte.
– Qu’est-ce qui est une honte ?
– Qu’un grand et fort gaillard comme toi, qui ferait un si beau matelot, soit destiné à faire un si mauvais geôlier.
– Qui t’a dit cela ? demanda le jeune homme.
– Que t’importe, du moment que je le sais !
Le jeune homme haussa les épaules.
– Que veux-tu ! dit-il, l’état de pêcheur ne nourrit pas son homme, et l’état de geôlier rapporte deux carlins par jour.
– Bon ! deux carlins par jour ! dit le contre-maître en faisant claquer ses doigts : belle rétribution pour un si triste métier ! Moi, je suis à bord d’un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les novices quatre, et les matelots huit.
– Tu gagnes huit carlins par jour, toi ? demanda le jeune pêcheur.
– Moi ? J’en gagne douze : je suis contre-maître.
– Peste ! dit le pêcheur, quel commerce fait donc ton capitaine, pour payer ses hommes ce prix-là ?
– Il ne fait aucun commerce, il se promène.
– Il est donc riche ?
– Il est millionnaire.
– Bon état, et qui vaut encore mieux que celui de matelot à huit carlins.
– Lequel, cependant, vaut mieux que celui de geôlier à deux.
– Je ne dis pas ; mais c’est mon père qui s’est coiffé de cette idée-là. Il veut absolument que je lui succède comme geôlier en chef.
– Ce qui lui vaut ?
– Six carlins par jour.
Le contre-maître se mit à rire.
– Au fait, dit-il, voilà un riche avenir ! Et tu es décidé ?
– Ah ! je n’ai pas la vocation. Mais, ajouta-t-il avec l’insouciance des hommes du Midi, il faut bien faire quelque chose.
– Ce n’est pas amusant de se lever la nuit, de faire des rondes dans les corridors, d’entrer dans les cachots, de voir de malheureux prisonniers qui pleurent !
– Bah ! on s’y habitue. Est-ce qu’il n’y a pas partout des gens qui pleurent !
– Ah ! je vois ce que c’est, dit le contre-maître : tu es amoureux, et tu ne veux pas quitter Palerme.
– Amoureux ! j’ai eu deux maîtresses dans ma vie, et l’une m’a quitté pour un officier anglais, l’autre pour un chanoine de Sainte-Rosalie.
– Alors, libre comme l’air ?
– Libre comme l’air. Et, si tu as un bon poste à m’offrir, comme je ne suis pas encore nommé geôlier, que j’attends depuis trois ans ma nomination, fais tes offres.
– Un bon poste ?… Je n’en ai pas d’autre que celui de matelot à bord de mon bâtiment.
– Et quel est ton bâtiment ?
– Le Runner.
– Ah ! ah ! vous êtes de l’équipage américain ?
– Eh bien, as-tu quelque chose contre les Américains ?
– Ils sont hérétiques.
– Celui-là est catholique comme toi et moi.
– Et tu t’engages à me faire recevoir à bord ?
– J’en parlerai au capitaine.
– Et j’aurai huit carlins par jour comme les autres ?
– Oui.
– Fait-on la pagnote, ou est-on nourri ?
– On est nourri.
– Convenablement ?
– On a le café et le petit verre de rhum le matin ; à midi, la soupe, un morceau de bœuf ou de mouton rôti, du poisson, si l’on en a pincé, et, le soir, du macaroni.
– Je voudrais voir cela.
– Il ne tient qu’à toi. Il est onze heures et demie, on dîne à midi ; je t’invite à dîner avec nous.
– Et le capitaine ?
– Le capitaine ? Est-ce qu’il fera attention à toi !
– Ah ! ma foi, dit le jeune homme, j’accepte ; j’allais dîner avec un morceau de baccala.
– Pouah ! fit le contre-maître : il y a un chien à bord, il n’en veut pas.
– Madonna ! dit le jeune homme, il y a beaucoup de chrétiens alors qui ne demanderaient pas mieux que d’être chiens à bord de ton bâtiment.
Et, passant son bras sous celui du contre-maître, il suivit le quai jusqu’à la Marina.
À la Marina, il y avait un canot amarré, près du débarcadère. Il était gardé par un seul matelot ; mais le contre-maître fit entendre un roulement de son sifflet, et trois autres matelots accoururent et sautèrent dans la barque, où le contre-maître et le jeune pêcheur descendirent à leur tour.
– Au Runner ! et vivement ! leur dit en mauvais anglais le contre-maître en prenant place au gouvernail.
Les matelots se roidirent sur leurs rames, et la légère embarcation glissa sur l’eau.
Dix minutes après, elle abordait l’escalier de bâbord du Runner.
Le contre-maître avait dit la vérité : ni le capitaine ni son second ne parurent remarquer l’arrivée d’un étranger à bord. On se mit à table, et, comme la pêche avait été bonne et qu’un des matelots, Provençal de naissance, avait fait une bouillabaisse, le repas fut encore plus soigné que le contre-maître ne l’avait annoncé.
Nous devons avouer que les trois plats qui se succédèrent, arrosés d’une demi-bouteille de vin de Calabre, parurent produire une sensation favorable sur l’esprit de l’invité.
Au dessert, le capitaine parut sur le pont, accompagné de son second, et, en se promenant, se dirigea vers l’avant du petit bâtiment.
À l’approche du capitaine, les matelots se levèrent, et, comme le capitaine leur faisait signe de la main de se rasseoir :
– Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître, mais j’ai une prière à vous faire.
– Et que veux-tu ? demanda le capitaine Skinner en riant. Voyons, parle, mon brave Giovanni.
– Ce n’est pas moi, capitaine, c’est un de mes compatriotes que j’ai racolé par les rues de Palerme, et que j’ai invité à dîner avec nous.
– Ah ! ah ! Et où est-il, ton compatriote ?
– Le voilà, capitaine.
– Que demande-t-il ?
– Une grande faveur, capitaine.
– Laquelle ?
– Celle de boire à votre santé.
– C’est chose accordée, dit le capitaine, et tout le bénéfice en sera pour moi.
– Hourra pour le capitaine ! crièrent les matelots d’une seule voix.
Skinner salua de la tête.
– Et comment s’appelle ton compatriote ? demanda-t-il.
– Ma foi, dit Giovanni, je n’en sais rien.
– Je m’appelle votre serviteur, Excellence, répondit le jeune homme, et voudrais bien que vous me répondissiez que vous vous appelez mon maître.
– Ah ! ah ! tu as de l’esprit, garçon !
– Vous croyez, Excellence ?
– J’en suis sûr.
– Depuis que ma mère me le disait quand j’étais tout petit, personne cependant ne s’en est aperçu.
– Mais enfin tu as encore un autre nom que celui de mon serviteur ?
– J’en ai deux autres, Excellence.
– Lesquels ?
– Tonino Monti.
– Attends donc, attends donc, dit le capitaine comme s’il cherchait à rappeler ses souvenirs, il me semble que je te connais.
Le jeune homme secoua dubitativement la tête.
– Cela m’étonnerait bien, dit-il.
– Je me rappelle… Oui, c’est cela. N’es-tu pas le fils du geôlier en chef du fort de Castellamare ?
– Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyez sorcier pour avoir deviné cela…
– Je ne suis pas sorcier, mais je suis l’ami de quelqu’un qui sollicite pour toi le poste de geôlier, je suis l’ami du chevalier San-Felice.
– Et qui ne l’obtiendra pas, naturellement.
– Bon ! et pourquoi ne l’obtiendrait-il pas ? Le chevalier est non-seulement le bibliothécaire, mais encore l’ami du duc de Calabre.
– Oui ; mais il est le mari de la prisonnière si chaudement recommandée par Sa Majesté, et qui ne vit que par grâce. Si le chevalier avait eu quelqu’un d’influent, il aurait commencé par obtenir la vie de sa femme.
– C’est justement parce qu’on lui a refusé ou qu’on lui refusera probablement une grande faveur que l’on sera charmé de lui en accorder une petite.
– Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vous entendre !
– Et pourquoi cela ?
– Parce qu’il m’arrangerait mieux de vous servir que de servir le roi Ferdinand.
– Je ne veux cependant pas, je te le déclare, répliqua en riant le capitaine Skinner, lui faire concurrence.
– Oh ! vous ne lui ferez pas concurrence, capitaine : je donne ma démission avant d’être nommé.
– Ah ! capitaine, dit Giovanni, acceptez-la. Tonino est un bon garçon. Pêcheur d’enfance, ça fera un excellent marin. Je réponds de lui. Nous serons tous contents de le voir porter sur le rôle de l’équipage.
– Oh ! oui, oui ! s’écrièrent tous les matelots.
– Capitaine, dit Tonino, la main sur sa poitrine, foi de Sicilien, si Votre Excellence m’accorde ma demande, vous serez content de moi.
– Écoute, mon ami, répondit le capitaine, je ne demande pas mieux, car tu me parais un bon garçon. Mais je ne veux pas qu’on dise que je suis un racoleur, et qu’on m’accuse de t’avoir engagé pendant que tu étais ivre. Amuse-toi avec tes compagnons tant qu’il te plaira ; mais rentre ce soir chez toi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, demain au soir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, reviens, et nous terminerons.
– Vive le capitaine ! cria Tonino.
– Vive le capitaine ! répéta tout l’équipage.
– Voilà quatre piastres, dit Skinner : allez à terre, mangez-les, buvez-les, cela ne me regarde pas ; mais que tout le monde, ce soir, soit ici, et qu’il n’y ait pas trace du vin que l’on aura bu. Allez.
– Mais la goëlette, capitaine ? demanda Giovanni.
– Laisse deux hommes à bord.
– Bon, capitaine ! c’est à qui ne voudra pas rester.
– Vous tirerez au sort, et chacune des victimes recevra une piastre pour consolation.
On tira au sort, et les deux matelots qui tombèrent reçurent chacun une piastre.
Le soir, à neuf heures, tout le monde était rentré, et, comme l’avait recommandé le capitaine, on était gai, mais voilà tout.
Le capitaine passa la revue de son équipage, comme il avait l’habitude de le faire tous les soirs, et fit à Giovanni, mais pour lui seul, le signe de le suivre dans son cabinet.
Dix minutes après, excepté les matelots du premier quart de nuit, tout le monde était couché à bord.
Giovanni se glissa dans la cabine du capitaine, qui attendait avec son second. Tous deux paraissaient impatients.
– Eh bien ? lui demanda Skinner.
– Eh bien, capitaine, il est à nous.
– Tu en es sûr ?
– Comme si je le voyais déjà couché sur le rôle.
– Et tu crois que demain… ?
– Demain, à six heures du soir, aussi vrai que je m’appelle Giovanni Capriolo, il aura signé.
– Dieu le veuille ! murmura le second : ce sera déjà la moitié de notre affaire faite.
Et, en effet, le lendemain, comme l’avait promis Giovanni, et comme nous l’avons dit dans les premières lignes de ce chapitre, après avoir débattu pour la forme le chiffre des appointements, sur sa demande expresse consignée dans l’engagement, Tonino Monti, libre et majeur, s’engageait pour trois ans comme matelot à bord du Runner, et recevait d’avance trois mois d’appointements, se soumettant à toute la rigueur de la loi, s’il manquait à sa parole.
CLXXIX. Le geolier en chef §
Au moment où le nouvel enrôlé venait d’apposer – avec quelque difficulté d’exécution, mais lisiblement néanmoins, – sa signature au bas de l’engagement, un matelot entrait dans la cabine, tenant à la main une enveloppe contenant des papiers qu’un messager venait d’apporter de la part du chevalier San-Felice, avec recommandation expresse de ne les remettre qu’au capitaine Skinner lui-même.
Dès midi, le bruit s’était répandu dans Palerme que la duchesse de Calabre était atteinte des douleurs de l’enfantement. Les propriétaires de la goëlette étaient trop intéressés à cet événement pour n’être point des premiers à en être instruits ; puis le son des cloches, puis l’exposition du saint sacrement leur avaient appris les craintes de la cour ; enfin, les pétards, les fusées et les illuminations les avaient mis au courant de l’heureux résultat auquel ils portaient un si vif intérêt, puisque la vie de la prisonnière y était en quelque sorte attachée.
Le capitaine Skinner comprit donc à l’instant que l’enveloppe contenait, quelle qu’elle fût, la décision du roi.
Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coup d’œil sur l’engagement, dit à Tonino que tout était bien ainsi, prit l’engagement et le mit dans sa poche.
Tonino, enchanté de faire enfin légalement partie de l’équipage du Runner, remonta sur le pont.
Salvato et son père, restés seuls, s’empressèrent de briser le cachet : l’enveloppe contenait la supplique de Luisa déchirée en huit ou dix morceaux.
On le sait, cette réponse seule était significative ; elle disait clairement : « Le roi a été impitoyable. »
Mais à ces fragments déchirés étaient joints deux autres papiers intacts.
Le premier, que Salvato ouvrit, était de l’écriture du chevalier.
Il contenait ce qui suit :
« J’allais vous envoyer ces papiers déchirés sans aucun commentaire, – car, ainsi que la chose était convenue entre nous, ils signifiaient que la princesse avait échoué, et que, de notre côté, il n’y avait plus d’espoir, – quand j’ai reçu du directeur de la police la nomination, sollicitée par moi, de Tonino Monti au poste de geôlier adjoint. Y a-t-il dans cette nomination un moyen de salut ? Je n’en sais rien et n’essaye même pas de le chercher, tant ma tête est perdue ; mais vous, vous êtes des hommes de ressource et d’imagination, vous avez des moyens de fuite qui me manquent, des hommes d’exécution que je n’ai pas et que je ne saurais où trouver. Cherchez, imaginez, inventez, jetez-vous, s’il le faut, dans l’insensé, dans l’impossible ; mais sauvez-la !
» Moi, je ne puis que la pleurer.
» Ci-joint le brevet de Tonino Monti. »
La nouvelle était terrible ; mais ni Salvato ni son père n’avaient jamais compté sur la clémence royale. Le désappointement de ce côté-là était donc loin de produire l’effet qu’il avait produit sur le chevalier San-Felice.
Les deux hommes se regardèrent avec tristesse, mais non avec désespoir. Il y avait plus : il leur semblait que cette nomination de Tonino Monti était une compensation à l’échec annoncé par la supplique déchirée.
Comme on l’a vu, eux aussi avaient compté sur cet accident, et, en s’emparant à tout hasard de Tonino, avaient pris leurs mesures en conséquence.
Leurs projets étaient bien vagues encore, ou plutôt ils n’avaient pas encore de projets. Ils étaient là, l’œil au guet, l’oreille avide, le bras tendu, prêts à saisir l’occasion si l’occasion se présentait. Il leur avait semblé voir une lueur quelconque dans l’accaparement de Tonino ; cette lueur s’augmentait de sa nomination. Eh bien, à la lueur de ce crépuscule, ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve, jusque-là fugitif, insaisissable.
Il était sept heures du soir. À huit, ils paraissaient avoir pris une résolution ; car l’avis fut donné à tout l’équipage qu’on devait lever l’ancre dans l’après-midi du lendemain.
Tonino fut autorisé à aller, dans la soirée même ou le lendemain dans la journée, prendre congé de son père. Mais il déclara qu’il craignait tellement la colère du bonhomme, que, loin d’aller prendre congé de lui, il se sauverait à fond de cale s’il le voyait venir du côté du bâtiment.
Il paraît que Salvato et son père ne pouvaient rien désirer de mieux que cet effroi de Tonino ; car ils échangèrent un signe de satisfaction.
Maintenant, nous allons raconter les événements tels qu’ils se passèrent, sans essayer de leur donner d’autre explication que celle des faits.
Le lendemain, vers cinq heures du soir, par un temps nuageux et sombre, la goélette le Runner commença de faire ses préparatifs pour lever l’ancre.
Pendant cette opération, soit maladresse de l’équipage, soit défaut dans la chaîne, un anneau se rompit et l’ancre resta au fond.
Cet accident arrive parfois, et, quand l’ancre n’est point restée à une trop grande profondeur, des plongeurs descendent au fond de l’eau dans laquelle a échoué le cabestan.
Malgré l’accident arrivé à l’ancre, on ne continua pas moins d’appareiller ; seulement, il fut convenu que, l’ancre n’étant qu’à trois brasses de profondeur, un canot resterait avec huit hommes et le contre-maître Giovanni pour repêcher l’ancre, et que la goëlette attendrait en croisant à l’entrée du port.
Pour se faire visible dans une nuit sans lune, elle devait porter trois feux de couleurs différentes.
Vers huit heures du soir, elle fut dégagée des différents navires stationnant dans le port et commença de courir des bordées à l’endroit convenu, tandis que les huit matelots dont on avait eu besoin pour la manœuvre d’appareillage et de sortie revenaient avec la barque pour repêcher l’ancre.
À la même heure, le geôlier en chef du fort de Castellamare, Ricciardo Monti, sortait de la prison, prévenant le gouverneur qu’il recevait une lettre de son fils lui annonçant que ce fils était nommé geôlier adjoint, selon son plus grand désir, et qu’il reviendrait avec lui entre neuf et dix heures, ayant à remplir quelques formalités de police.
Sans doute, cette lettre lui avait été écrite par Tonino, sur le conseil de quelque camarade, afin de détourner l’attention de son père du départ de la goëlette, où il pouvait entendre dire que son fils était engagé.
Le rendez-vous avait été donné à Ricciardo Monti dans une des petites tavernes de la piazza Marina. Sans défiance aucune, il entra en demandant Tonino Monti. On lui indiqua un corridor conduisant à une salle où, lui dit-on, son fils buvait avec trois ou quatre camarades.
À peine fut-il entré dans la salle, où il chercha vainement des yeux celui qui lui avait donné rendez-vous, qu’il fut saisi par les quatre hommes, lié, baillonné et couché sur un lit, avec l’assurance qu’il serait libre le lendemain matin et qu’il ne lui serait fait aucun mal s’il n’essayait pas de fuir.
La seule violence qui lui fut faite et qui nécessita l’emploi de la force et surtout des menaces, fut de lui prendre le trousseau de clefs qu’il portait à sa ceinture, clefs à l’aide desquelles il entrait dans la chambre des prisonniers.
Ce trousseau de clefs fut passé, à travers la porte entre-bâillée, à quelqu’un qui attendait derrière cette porte.
Une demi-heure après, un jeune homme de l’âge et de la taille de Tonino frappait à la porte du fort et demandait à parler au gouverneur, de la part de son père.
Le gouverneur ordonna qu’il fût introduit près de lui.
Le jeune homme lui dit alors que Ricciardo Monti, au moment où il traversait la rue de Tolède, tout en fête à cause de l’accouchement de la princesse, avait été blessé par un mortarello qui avait éclaté, et transporté à l’hôpital dei Pellegrini.
Le blessé l’avait aussitôt fait appeler, lui avait remis son trousseau et lui avait donné l’ordre de se rendre sur-le-champ chez Son Excellence le gouverneur, qui était prévenu par lui, de justifier de sa nomination en présentant le brevet à Son Excellence, et de le remplacer jusqu’à sa guérison, qui ne pouvait tarder.
Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlier adjoint ; il était parfaitement en règle. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans l’accident de Ricciardo Monti, ces sortes d’accidents arrivant par centaines à chaque fête. Il avait, en effet, comme nous l’avons dit, été prévenu que son geôlier en chef sortait pour lui ramener son fils. Il ne prit donc aucun soupçon, invita le faux Tonino à garder provisoirement les clefs de son père, à se faire instruire de son service et à entrer en fonction.
Le nouveau geôlier remit précieusement son brevet dans sa poche, rattacha à sa ceinture les clefs qu’il avait déposées sur la table du gouverneur et sortit.
L’inspecteur, prévenu des désirs du gouverneur, le conduisit de corridor en corridor, lui montrant les chambres habitées.
Il y en avait neuf.
En passant devant celle de la San-Felice, il s’arrêta un instant pour lui expliquer l’importance de la prisonnière : on devait entrer dans sa chambre et s’assurer de sa présence trois fois le jour et deux fois la nuit : la première fois à neuf heures du soir, la seconde à trois heures du matin.
De nouveaux ordres, au reste, avaient été donnés le jour même de redoubler de surveillance à l’intérieur et à l’extérieur.
La tournée finie, l’inspecteur montra la chambre de garde. Le geôlier chargé de veiller sur cette partie de la forteresse devait y demeurer toute la nuit. Il avait quatre heures pour dormir dans le jour.
S’il s’ennuyait ou craignait de s’endormir dans la chambre de garde, il était libre de se promener dans les corridors.
Il était onze heures et demie lorsque l’inspecteur et le nouveau geôlier se séparèrent, l’inspecteur lui recommandant l’exactitude et la vigilance, le geôlier promettant que, sous ce nouveau rapport, il ferait encore plus qu’on n’attendait de lui.
En effet, qui l’eût vu debout à la porte de la chambre de garde, donnant sur le premier corridor et s’ouvrant au pied de l’escalier n° 1, l’œil ouvert, l’oreille au guet, n’aurait pu l’accuser de manquer à sa parole.
Il se tint là debout et immobile jusqu’à ce que tout bruit s’éteignît dans le fort.
Minuit sonna.
CLXXX. La patrouille §
Le douzième coup frappé sur le timbre avait à peine cessé de retentir, que le nouveau geôlier, que l’on eût pu prendre jusque-là pour la statue de l’attente, s’anima, et, comme mû d’une résolution subite, monta l’escalier sans hâte, mais sans lenteur. Et, en effet, si son pas était entendu, si son passage était remarqué, si une question lui avait été faite, il eût eu à répondre : « En l’absence de mon père, j’ai la surveillance de la prison ; je surveille. »
Mais tout dormait dans la citadelle : personne ne le vit, personne ne l’entendit, personne ne le questionna.
Arrivé au second étage, il parcourut le corridor dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas, mais avec plus de précautions, mais étouffant sa marche, l’oreille tendue, retenant son haleine.
Tout à coup, il s’arrêta devant la porte de la prison de la San-Felice.
Il tenait d’avance dans sa main la clef de cette porte.
Il l’introduisit dans la serrure avec tant de précaution et la fit tourner avec tant de lenteur, qu’à peine entendit-on le grincement du fer sur le fer : la porte s’ouvrit.
Cette fois, la nuit était sombre, le vent sifflait à travers les barreaux de la fenêtre, dont on ne distinguait pas même l’ouverture, tant l’obscurité était épaisse.
Le jeune homme fit un pas dans la chambre en retenant son souffle.
Puis, comme il cherchait en vain des yeux la prisonnière.
– Luisa ! murmura-t-il.
Un souffle apporta à son oreille le nom de Salvato ! puis, au moment même, deux bras s’élancèrent à son cou et une bouche s’appuya contre la sienne.
Un souffle de flamme, un murmure de joie se croisèrent. C’était la première fois depuis le jour de la condamnation au tribunal, et, par conséquent, de leur séparation, que les deux amants se retrouvaient dans les bras l’un de l’autre.
Sans doute, par des signes échangés entre eux dans la journée, Salvato avait prévenu Luisa de cette visite, de peur que la surprise ne lui arrachât quelque cri de terreur. Aussi, on l’a vu, pleine d’espérance, mais pleine de crainte, avait-elle attendu que Salvato prononçât son nom avant de lui répondre.
Il y eut dans le rapprochement de ces deux cœurs, si profondément dévoués l’un à l’autre, un moment d’extase muette et immobile.
Salvato en sortit le premier.
– Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pas un instant à perdre : nous sommes arrivés au moment suprême où notre sort commun va se décider. Je t’ai dit : « Sois calme et patiente : nous mourrons tous deux ou nous vivrons ensemble. » Tu as compté sur moi, me voilà.
– Oh ! oui, et Dieu est grand, Dieu est bon ! Maintenant, que puis-je faire ? comment puis-je t’aider ?
– Écoute, répondit Salvato. J’ai à accomplir un travail qui durera plus d’une heure, j’ai à scier les barreaux de ta fenêtre. Il est minuit et quelques minutes : nous avons encore quatre heures de nuit devant nous. Ne précipitons rien, mais réussissons cette nuit : demain, tout sera découvert.
– Je te le demande une seconde fois, que ferai-je pendant cette heure ?
– Je laisse la porte entr’ouverte, comme elle l’est : moitié dans ta prison, moitié dehors, tu écoutes si quelque bruit ne nous menace pas d’un danger. Au moindre soupçon, tu m’appelles, je sors, je referme la porte sur toi. La porte refermée, je suis en ronde de nuit, n’inspirant nulle défiance puisqu’on me trouve dans l’exercice de mon devoir. Je rentre un quart d’heure après et j’achève l’œuvre commencée. Maintenant, du courage et du sang-froid !
– Sois tranquille, ami, je serai digne de toi, répondit Luisa en lui serrant la main avec une force presque virile.
Salvato tira alors de sa poche deux limes fines à l’acier mordant, l’une pouvant casser pendant l’opération, et, Luisa s’étant, selon sa recommandation, placée de manière à percevoir tout bruit qui se ferait dans les corridors et dans les escaliers, Salvato commença de limer les barreaux de cette main ferme et assurée qu’aucun péril ne pouvait faire trembler.
La lime était si fine, que l’on entendait à peine le cri de la morsure sur le fer. D’ailleurs, ce bruit, même plus perceptible, se fût perdu dans les sifflements du vent et les premiers grondements du tonnerre, annonçant un orage prochain.
– Beau temps ! murmura Salvato remerciant tout bas le tonnerre de se mettre de la partie.
Et il continua son travail.
Rien ne vint l’en distraire.
Comme il l’avait prévu, au bout d’une heure, quatre barreaux furent sciés, et la fenêtre présenta une ouverture assez grande pour que deux personnes pussent passer par cette ouverture.
Alors, il releva de nouveau son surtout et détacha une corde roulée autour de sa ceinture. Cette corde, solide, quoique finement tressée, était d’une longueur plus que suffisante pour toucher la terre.
À l’une de ses extrémités était un anneau tout préparé, destiné à être passé dans la partie verticale du barreau scié par Salvato et restée adhérente et scellée à la muraille.
Salvato fit, de distance en distance, des nœuds à la corde, nœuds destinés à servir de point d’appui à ses mains et à ses genoux.
Puis il sortit de la chambre et parcourut le corridor jusqu’à l’endroit où il aboutissait à l’escalier.
Là, penché sur la lourde rampe de fer, l’œil interrogeant les ténèbres, l’oreille interrogeant le silence, il demeura un instant immobile et sans respiration.
– Rien !… murmura-t-il avec une expression de joie et de triomphe.
Et, revenant vivement sur ses pas, il rentra dans la chambre, retira la clef de la porte, la referma en dedans, paralysa la serrure en y glissant trois ou quatre clous, prit Luisa dans ses bras, la pressa contre son cœur en lui recommandant le courage, fixa l’anneau à la tige de fer, lia, de peur qu’elles ne se desserrassent par le poids, l’une à l’autre les deux mains de Luisa, et l’invita à lui passer les deux bras autour du cou.
Seulement alors, Luisa comprit le mode d’évasion que comptait employer Salvato, et le cœur lui faillit à l’idée qu’elle allait être suspendue dans le vide, et qu’il lui faudrait descendre de trente pieds de haut suspendue au cou de son amant, qui n’aurait lui-même d’autre appui que la corde.
Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba à genoux, leva au ciel ses mains liées par le mouchoir, fit à voix basse une courte prière à Dieu, et se releva en disant :
– Je suis prête.
En ce moment, un éclair sillonna les nuées, épaisses et basses, et, à la lueur de cet éclair, Salvato put voir de grosses gouttes de sueur sillonner le visage pâle de Luisa.
– Si c’est cette descente qui t’effraye, dit Salvato, qui comptait avec raison sur ses muscles de fer, je te réponds d’arriver à terre sans accident.
– Mon ami, répondit Luisa, je te répète que je suis prête. J’ai confiance en toi, et je crois en Dieu.
– Alors, dit Salvato, ne perdons pas une minute.
Salvato passa la corde en dehors de la fenêtre, s’assura de sa solidité, tendit sa tête à Luisa pour qu’elle passât la chaîne de ses bras autour de son cou, monta sur un tabouret qu’il avait préparé, passa avec Luisa à travers l’ouverture, et, sans s’inquiéter du frissonnement nerveux qui agitait tout le corps de la pauvre femme, il saisit de ses genoux la corde qu’il tenait déjà de ses mains, et se lança dans le vide.
Luisa retint un cri lorsqu’elle se sentit suspendue et balancée au-dessus de ces dalles, dont elle avait si souvent avec effroi mesuré la hauteur, et ferma les yeux en cherchant de ses lèvres celles de Salvato.
– Ne crains rien, murmura tout bas Salvato ; j’ai des forces pour trois fois la longueur de cette corde.
Et, en effet, elle se sentait descendre d’un mouvement lent et mesuré indiquant à la fois la force et le sang-froid du puissant gymnaste qui essayait de la rassurer. Mais, à la moitié de la longueur de la corde, Salvato s’arrêta tout à coup.
Luisa ouvrit les yeux.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
– Silence ! fit Salvato.
Et il parut écouter avec une attention profonde.
Au bout d’un instant :
– N’entends-tu rien ? demanda-t-il a Luisa d’une voix perceptible pour elle seule.
– Les pas de plusieurs hommes, il me semble, répondit celle-ci d’une voix faible comme le dernier soupir de la brise expirante.
– C’est quelque patrouille, fit Salvato. Nous n’aurions pas le temps de descendre avant qu’elle fût passée… Laissons-la passer, nous descendrons après.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’ai plus de force ! murmura Luisa.
– Qu’importe, si j’en ai, moi ! répondit Salvato.
Pendant ce court dialogue, les pas s’étaient rapprochés, et Salvato, dont les yeux seuls étaient restés ouverts, voyait, à la lueur d’une lanterne portée par un soldat, poindre une patrouille de neuf hommes, contournant le pied de la muraille. Mais peu importait à Salvato ; l’obscurité était si grande, qu’à moins d’un éclair, il était invisible à la hauteur à laquelle il était suspendu, et, comme il l’avait dit, il se sentait assez de forces pour attendre que la patrouille fût passée et eût disparu.
La patrouille, en effet, passa sous les pieds des deux fugitifs ; mais, au grand étonnement de Salvato, qui la suivait avidement des yeux, elle s’arrêta au pied de la tour, échangea quelques mots avec un soldat en sentinelle et qu’il n’avait pas encore aperçu, laissa un autre soldat à la place de celui-là, et s’enfonça sous la voûte, où un reflet de sa lanterne resta visible, preuve qu’elle ne l’avait pas franchie.
Si rudement trempée que fût l’âme de Salvato, un frisson passa dans ses veines. Il avait tout deviné. La demande du prince de Calabre et de la princesse Marie-Clémentine avait ravivé la haine contre la San-Felice ; de nouveaux ordres de surveillance avaient été donnés, et une sentinelle placée au pied de la tour était le résultat de ces ordres.
Luisa, appuyée au cœur de Salvato, sentit, en quelque sorte, son cœur frémir.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en ouvrant d’effroi ses grands yeux.
– Rien, répondit Salvato ; Dieu nous protégera !
Et, en effet, les fugitifs avaient grand besoin de la protection de Dieu : une sentinelle se promenait au pied de la tour, et les forces de Salvato, suffisantes pour descendre, étaient insuffisantes pour remonter.
D’ailleurs, descendre, c’était la mort possible ; remonter, c’était la mort assurée.
Salvato n’hésita point. Il profita du moment où, dans sa promenade régulière et bornée, la sentinelle s’éloignait tournant le dos pour achever de descendre. Mais, au moment même où il touchait la terre, le soldat se retournait. Il vit à dix pas de lui un groupe informe s’agiter dans l’ombre.
– Qui vive ? cria-t-il.
Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitié évanouie de terreur entre ses bras, prit sa course vers la mer, où certainement l’attendait la barque.
– Qui vive ? répéta la sentinelle en s’apprêtant à mettre en joue.
Salvato, toujours muet, pressa sa course. Il distinguait la barque, il voyait ses amis, il entendait la voix de son père, qui criait, à lui : « Courage ! » et, à ses matelots ; « Accostez ! »
– Qui vive ? cria une troisième fois le soldat, le fusil à l’épaule.
Et, comme la demande restait sans réponse, guidé par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le coup partit.
Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur un genou, poussant un cri où l’on pouvait distinguer encore plus de rage que de douleur.
Puis, d’une voix étouffée, tandis que le soldat qui venait de faire feu criait : « Aux armes ! » lui essayait de crier une dernière fois : « Sauvez-la ! »
Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur, incapable de faire un mouvement, les poignets liés l’un à l’autre, les bras passés autour du cou de Salvato, vit alors, comme dans un songe, se ruer l’une contre l’autre deux troupes d’hommes ou plutôt de démons furieux, luttant, se frappant, hurlant, la foulant aux pieds avec des cris de mort.
Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pour ainsi dire, se déchirait en deux : elle restait mourante aux mains des soldats, qui l’entraînaient vers la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans leur barque Salvato mort, la balle du factionnaire lui ayant traversé le cœur et le père de Salvato, évanoui, d’un coup de crosse de fusil qu’il avait reçu sur la tête.
En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte de sept mois seulement, Luisa, brisée par les émotions terribles qu’elle venait d’éprouver, fut prise des douleurs de l’enfantement, et, vers cinq heures du matin, accoucha d’un enfant mort.
Une faveur ou plutôt un repentir de la Providence lui épargnait cette dernière douleur d’avoir à se séparer de son enfant !
CLXXXI. L’ordre du roi §
Huit jours après les événements que nous venons de raconter, le vice-roi de Naples, prince de Cassero-Statella, étant au théâtre dei Fiorentini, avec notre vieille connaissance le marquis Malaspina, vit s’ouvrir la porte de sa loge, et, à travers cette porte, aperçut, debout dans le corridor, un huissier du palais, suivi d’un officier de marine.
L’officier de marine tenait un pli scellé d’un large cachet rouge.
– Monsieur le prince vice-roi ! dit l’huissier.
L’officier de marine s’inclina et tendit la dépêche au prince.
– De quelle part ? demanda le prince.
– De la part de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, répondit l’officier, et, la dépêche étant d’importance, j’oserai en demander un reçu à Votre Excellence.
– Alors, vous venez de Palerme ? demanda le prince.
– J’en suis parti avant-hier, sur la Sirène, monseigneur.
– La santé de Leurs Majestés était bonne ?
– Excellente, prince.
– Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.
Le marquis tira un portefeuille de sa poche et commença d’écrire le reçu.
– Que Votre Excellence, dit l’officier, ait la bonté d’indiquer le lieu et l’heure auxquels la dépêche a été remise au prince.
– Ah çà ! dit Malaspina, cette dépêche est donc bien importante ?
– De la plus haute importance, Excellence.
Le marquis donna le reçu dans les conditions où le demandait l’officier et rentra dans la loge, dont la porte se referma sur lui.
Le prince achevait de lire la dépêche.
– Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vous regarde.
Et il lui passa le papier.
Le marquis Malaspina le prit, et lut cet ordre, à la fois concis et terrible :
« Je vous expédie la San-Felice. Que, dans les douze heures de son arrivée à Naples, elle soit exécutée.
» Elle est confessée, et, par conséquent, en état de grâce.
» Ferdinand B. »
Malaspina regarda d’un œil étonné le prince de Cassero-Statella.
– Eh bien ? demanda-t-il.
– Eh bien, mon cher, avisez, cela vous regarde.
Et le prince se remit à écouter le Matrimonio segreto, chef-d’œuvre du pauvre Cimarosa, qui venait de mourir à Venise de la peur d’être pendu à Naples.
Malaspina resta muet. Il n’avait jamais cru qu’au nombre de ses devoirs comme secrétaire du vice-roi, fût celui de préparer les exécutions capitales.
Mais, nous l’avons dit, le marquis était un courtisan tout à la fois railleur obéissant ; aussi le prince de Cassero n’eut qu’à se retourner vers lui une seconde fois, et lui dire : « Vous avez entendu ! » pour qu’il s’inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.
Il descendit, prit une voiture qui stationnait à la porte du théâtre, et se fit conduire à la Vicaria.
La San-Felice venait d’y arriver, il y avait une heure à peine, brisée, mourante, anéantie. Elle avait été conduite à la chambre attenante à la chapelle, où nous avons vu Cirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet et Michele suer leur agonie.
La dépêche n’était accompagnée d’aucune autre instruction que celle-ci :
« Son Excellence le prince de Cassero-Statella est chargé de l’exécution de cette femme, exécution dont il répond sur sa propre tête. »
Le marquis Malaspina comprit, comme le lui avait dit le vice-roi, que c’était à lui d’aviser.
Il pouvait hésiter avant de prendre un parti ; mais, une fois son parti pris, il le mettait bravement à exécution.
Il remonta en voiture, et dit au cocher :
– Rue des Soupirs-de-l’Abîme !
On se rappelle qui demeurait rue des Soupirs-de-l’Abîme : c’était maître Donato, le bourreau de Naples.
Arrivé à la porte, le marquis Malaspina ressentit quelque répugnance à entrer dans cette demeure maudite.
– Appelle maître Donato, dit-il au cocher, et fais qu’il vienne me parler.
Le cocher descendit, ouvrit la porte, et cria :
– Maître Donato ! venez ici.
On entendit alors une voix de femme qui répondait :
– Mon père n’est point à Naples.
– Comment, son père n’est point à Naples ? Il est donc en congé, son père ?
– Non, Votre Excellence, répondit la même voix qui s’était rapprochée ; il est à Salerne pour affaire de son état.
– Comment, de son état ? répondit Malaspina. Expliquez-moi cela, la belle enfant.
Et, en effet, il venait de voir apparaître sur la porte une jeune femme, suivie pas à pas d’un homme qui semblait être son amant ou son époux.
– Oh ! Excellence, l’explication sera bien facile, répondit la jeune femme, qui n’était autre que Marina. Son confrère de Salerne est mort hier, et il y avait quatre exécutions à faire, deux demain, deux après-demain. Il est parti aujourd’hui à midi, et reviendra après-demain au soir.
– Et il n’a laissé personne pour le remplacer ? demanda le marquis.
– Dame, non : aucun ordre n’a été donné, et les prisons, à ce qu’il paraît, sont à peu près vides. Il a pris ses aides avec lui, ne se fiant point à des gens avec qui il n’a point travaillé.
– Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, le remplacer ? dit le marquis en montrant Giovanni.
Giovanni, – on a deviné que c’était lui, dont les vœux avaient été comblés en devenant l’époux de Marina, – Giovanni secoua la tête :
– Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suis pêcheur.
– Et comment faire ? demanda Malaspina. Donnez-moi un conseil, au moins, si vous ne voulez pas me donner un coup de main.
– Dame, voyez ! Vous êtes dans le quartier des bouchers, – les bouchers, en général, sont royalistes : – peut-être, lorsqu’il saura que ce n’est qu’un jacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu’un qui consente à faire la chose.
Malaspina comprit que c’était le seul parti qu’il eût à prendre, et, ne pouvant s’engager avec sa voiture dans le dédale de rues qui s’étendent entre le quai et le Vieux-Marché, il se mit en quête d’un bourreau amateur.
Le marquis s’adressa à trois braves gens, qui refusèrent, quoiqu’il offrît jusqu’à soixante et dix piastres et qu’il montrât, signé de la main du roi, l’ordre d’exécuter dans les douze heures.
Il sortait désespéré de chez le dernier, en murmurant : « Je ne peux pourtant pas la tuer moi-même ! » lorsque celui-ci, frappé d’une idée lumineuse, le rappela.
– Excellence, dit le boucher, je crois que j’ai votre affaire.
– Ah ! murmura Malaspina, c’est bien heureux !
– J’ai un voisin… Il n’est pas boucher, il est tueur de boucs : vous ne tenez point absolument à un boucher, n’est-ce pas ?
– Je tiens à trouver un homme qui, comme vous le disiez tout à l’heure, fasse mon affaire.
– Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a été fort persécuté par les républicains, le pauvre homme ! et il ne demandera pas mieux que de se venger.
– Et où demeure-t-il, le beccaïo ? demanda le marquis.
– Viens ici, Peppino, dit le boucher s’adressant à un jeune garçon couché dans un coin de la boutique sur un amas de peaux à moitié sèches ; viens ici, et conduis Son Excellence chez le beccaïo.
Le jeune garçon se leva, s’étira et, tout grognant d’être réveillé dans son premier sommeil, se prépara à obéir.
– Allons, mon garçon, dit Malaspina pour l’encourager, si nous réussissons, il y a une piastre pour toi.
– Mais, si vous ne réussissez pas, dit l’enfant avec la logique de l’égoïsme, j’aurai été dérangé tout de même, moi.
– C’est juste, dit Malaspina : voilà la piastre, pour le cas où nous ne réussirions pas, et, si nous réussissons, il y en aura une seconde.
– À la bonne heure ! voilà qui est parler. Donnez-vous la peine de me suivre, Excellence.
– Est-ce loin ? demanda Malaspina.
– C’est là, Excellence ; la rue à traverser, voilà tout.
L’enfant marcha devant, le marquis suivit.
Le guide avait dit vrai, il n’y avait que la rue à traverser. Seulement, la boutique du beccaïo était fermée ; mais, à travers les contrevents mal joints, on voyait transparaître de la lumière.
– Ohé ! le beccaïo ! cria l’enfant en frappant du poing contre la porte.
– Qu’y a-t-il ? demanda une voix rude.
– Un monsieur habillé de drap qui veut vous parler53.
Et, comme cette indication, si précise qu’elle fût, ne paraissait point hâter la détermination du beccaïo :
– Ouvre mon ami, dit Malaspina ; je viens de la part du vice-roi, et je suis son secrétaire.
Ces mots opérèrent comme la baguette d’une fée : la porte s’ouvrit par magie, et, à la lueur d’une lampe fumeuse et près de s’éteindre, éclairant des amas d’ossements et de peaux sanglantes, il aperçut un être informe, mutilé, hideux.
C’était le beccaïo avec son œil crevé, sa main mutilée, sa jambe de bois.
Debout à la porte de son charnier, il semblait le génie de la destruction.
Malaspina, quoiqu’il eût le cœur fort solide à certains endroits, ne put réprimer un mouvement de dégoût.
Le beccaïo s’en aperçut.
– Ah ! c’est vrai, dit-il en grinçant des dents, ce qui était sa manière de rire, je ne suis pas beau, Excellence. Mais je ne présume pas que vous veniez chercher ici une statue du musée Borbonico.
– Non, je viens chercher un fidèle serviteur du roi, un homme qui n’aime pas les jacobins et qui ait juré de se venger d’eux. On m’a adressé à vous, et l’on m’a dit que vous étiez cet homme-là.
– Et l’on ne vous a pas trompé. Donnez-vous donc la peine d’entrer, Excellence.
Malgré la répugnance qu’il éprouvait à mettre le pied dans ce charnier, le marquis entra.
Le gamin qui l’avait conduit, intéressé à connaître le résultat de la négociation, voulait se glisser derrière lui ; mais le beccaïo leva sur l’enfant son bras mutilé.
– Arrière, garçon ! dit-il ; tu n’as pas affaire avec nous.
Et il referma la porte au nez du gamin, qui resta dehors.
Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrent dix minutes, à peu près, enfermés ensemble ; puis le marquis sortit.
Le beccaïo l’accompagna jusqu’à la porte avec force révérences.
À dix pas dans la rue, Malaspina rencontra son guide.
– Ah ! ah ! dit-il, te voilà, garçon ?
– Certainement, me voilà, dit le gamin ; j’attendais.
– Et qu’attendais-tu ?
– J’attendais pour savoir si vous aviez réussi.
– Oui. Et, dans ce cas là… ?
– Votre Excellence se le rappelle, elle me devait une seconde piastre.
Le marquis fouilla à sa poche.
– Tiens, dit-il, la voilà.
Et il lui donna une pièce d’argent.
– Merci, Excellence, dit le gamin en la mettant dans la même main que la première, et en les faisant sauter toutes deux comme des castagnettes. Dieu vous donne une longue vie !
Le marquis remonta dans sa voiture, en donnant l’ordre au cocher de toucher aux Florentins.
Pendant ce temps, Peppino montait sur une borne, et, à la lueur de la lampe d’une madone, examinait la pièce qu’il venait de recevoir.
– Oh ! dit-il, il m’a donné un ducat au lieu d’une piastre ! c’est deux carlins qu’il me vole. Ces grands seigneurs, sont-ils canailles !
Pendant que Peppino faisait son apologie, le marquis Malaspina roulait vers les Florentins.
À la porte du théâtre, ou plutôt sur la petite place qui la précède, il vit la voiture du vice-roi ; ce qui indiquait que le prince était encore au spectacle.
Il sauta à bas de son carrocello, paya son cocher, monta vivement et se fit ouvrir la porte de la loge du prince.
Au bruit que fit cette porte en s’ouvrant, le prince se retourna.
– Ah ! ah ! Malaspina, dit-il, c’est vous ?
– Oui, mon prince, répondit le marquis avec sa brutalité ordinaire.
– Eh bien ?
– Tout est arrangé, et, demain, à dix heures du matin, les ordres de Sa Majesté seront exécutés.
– Merci, répondit le prince. Mettez-vous donc là. Vous avez perdu le duo du second acte ; mais, par bonheur, vous arrivez à temps pour le Pira che spunti l’aurora !
CLXXXII. La martyre §
Nous voudrions supprimer les derniers détails qui nous restent à raconter, et, arrivé au bout de la voie douloureuse, écrire simplement sur la pierre d’une tombe : Ci-gît Luisa Molina San-Felice, martyre ; mais l’implacable histoire qui nous a guidé pendant tout ce long récit veut que nous allions jusqu’au bout, les forces dussent-elles nous manquer, et dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur la route, succomber sous le poids de notre fardeau.
Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisons pas de l’horreur à plaisir. Nous n’inventons rien ; nous racontons l’événement comme un simple spectateur de la tragédie le raconterait. Hélas ! cette fois encore, la réalité dépassera tout ce que l’imagination pourrait inventer.
Dieu du jugement dernier ! Dieu vengeur ! Dieu de Michel-Ange ! donnez-nous la force d’aller jusqu’au bout !
Comme nous l’avons indiqué dans le chapitre précédent, la prisonnière du fort de Castellamare avait été transportée, sortie à peine des douleurs de l’enfantement, de Palerme à Naples, sur la corvette la Sirène, avait été conduite, en arrivant, à la prison de la Vicaria et déposée dans la chambre attenante à la chapelle.
Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise, elle était littéralement tombée sur un matelas, si faible, si mourante, si morte déjà, peut-on dire, que l’on avait jugé inutile de l’enchaîner. Les geôliers n’avaient pas plus craint de la voir fuir que le chasseur ne craint de voir s’envoler la colombe à laquelle son coup de fusil a brisé les deux ailes.
En effet, les deux liens qui eussent pu l’attacher à la vie étaient rompus. Elle avait senti Salvato plier, tomber, expirer pour elle, et, comme un avertissement qu’elle n’avait pas le droit de survivre à celui qui l’avait tant aimée, elle avait vu l’enfant qui la protégeait, avant le terme fixé par la nature, se hâter de sortir de ses entrailles.
Tirer à son tour l’âme de ce pauvre corps brisé était chose bien facile.
Soit pitié, soit pour suivre ce terrible cérémonial de la mort, ses geôliers lui demandèrent si elle avait besoin de quelque chose.
Elle n’eut point la force de répondre et se contenta de secouer la tête négativement.
L’avis donné par Ferdinand qu’elle était en état de grâce, et pouvait mourir sans confession, avait été transmis au gouverneur de la Vicaria, et le prêtre, en conséquence, n’avait été convoqué que pour l’heure à laquelle elle devait quitter la prison, c’est-à-dire pour huit heures du matin.
L’exécution ne devait avoir lieu qu’à dix heures ; mais la pauvre femme, mourant sous l’accusation d’avoir causé le supplice des deux Backer, devait faire amende honorable à la porte de leur maison et à la place où ils avaient été fusillés.
Puis il y avait un avantage très-grand à cette décision. On se rappelle cette lettre de Ferdinand où il dit au cardinal Ruffo qu’il ne s’étonne point qu’il y ait du bruit au Vieux-Marché, attendu que, depuis huit jours, on n’a pendu personne à Naples. Or, depuis plus d’un mois, il n’y avait pas eu d’exécution. On savait les prisons presque vidées par les bourreaux. On ne pouvait plus guère compter sur ce genre de spectacle pour maintenir le peuple dans la soumission. Le supplice de la San-Felice était donc le bienvenu, et il fallait le rendre le plus éclatant et le plus douloureux possible pour qu’il fit prendre patience à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que, depuis six mois, Ferdinand nourrissait de chair humaine et désaltérait avec du sang.
Il est vrai que le hasard, en éloignant maître Donato, c’est-à-dire le bourreau patenté, et en lui substituant le beccaïo, c’est-à-dire un bourreau amateur, ménageait, sous ce rapport, de douces surprises au peuple bien-aimé de Sa Majesté Sicilienne.
Nous n’essayerons pas de peindre ce que fut pour la pauvre femme cette nuit d’angoisses. Seule, son amant mort, son enfant mort ; jetée, le corps meurtri au dehors, mutilé au dedans, sur ce matelas funèbre, dans cette antichambre de l’échafaud qui avait vu passer tant de martyrs, elle resta dans l’atonie terrible de la prostration morale et physique ; ne sortant de cette prostration que pour compter les heures, dont chaque vibration, comme un coup de poignard, pénétrait dans son cœur ; puis, le dernier frisson du bronze éteint, le calcul fait du temps qui lui restait à vivre, laissant retomber sa tête sur sa poitrine, et rentrant dans sa somnolente agonie.
Enfin, quatre heures, cinq heures, six heures sonnèrent, et le jour parut : le dernier !
Il était sombre et pluvieux, en harmonie, du moins, avec la lugubre cérémonie qu’il allait éclairer : un sinistre jour de novembre, un de ces jours qui annoncent la mort de l’année.
Le vent sifflait dans les corridors ; la pluie, qui tombait à torrents, fouettait les fenêtres.
Luisa, sentant que l’heure approchait, se souleva avec effort sur ses genoux, appuya sa tête à la muraille, et, grâce à cet appui, pouvant demeurer à demi debout, se mit à prier.
Mais elle n’avait plus mémoire d’aucune prière, ou plutôt, n’ayant jamais prévu la situation où elle se trouvait, elle n’avait pas de prière pour cette situation, et, simple écho d’un cœur défaillant, ses lèvres répétaient : « Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! »
À sept heures, on ouvrit la porte extérieure des bianchi. Elle frissonna sans savoir quelle était la signification du bruit qu’elle entendait ; mais tout bruit était pour elle un coup frappé par la mort sur la porte de la vie !
À sept heures et demie, elle entendit un pas lourd et intermittent retentir dans la chapelle ; puis la porte de sa prison s’ouvrit, et, sur le seuil, elle vit apparaître quelque chose de fantastique et de hideux, un être comme en enfantent les étreintes du cauchemar.
C’était le beccaïo, avec sa jambe de bois, sa main gauche mutilée, son visage fendu, son œil crevé.
Un large couperet était passé dans sa ceinture, près de son couteau à égorger les moutons.
Il riait.
– Ah ! ah ! dit-il, te voilà, la belle ! Je ne connaissais pas toute ma chance. Je savais bien que tu étais la dénonciatrice des pauvres Backer ; mais je ne savais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme Salvato !… Il est donc mort ! ajouta-t-il en grinçant des dents, et je n’aurai pas la joie de vous tuer tous les deux ensemble !… Au fait, reprit-il, j’aurais été trop embarrassé de savoir par lequel des deux commencer !
Puis, descendant les trois ou quatre marches qui conduisaient de la chapelle dans la prison, et voyant la splendide chevelure de Luisa éparse sur ses épaules :
– Ah ! dit-il, voilà des cheveux qu’il faudra couper : c’est dommage.
Il s’avança vers la prisonnière.
– Allons, dit-il, levons-nous, il est temps.
Et, d’un geste brutal, il étendit la main pour la saisir sous le bras.
Mais, avant que sa jambe de bois lui eût permis de traverser la salle, la porte des bianchi s’était ouverte, et un pénitent vêtu de la longue robe blanche, dont les yeux seuls brillaient à travers les ouvertures de sa cagoule, s’était placé entre le bourreau et la victime, et, étendant la main pour empêcher le beccaïo de faire un pas de plus :
– Vous ne toucherez cette femme que sur l’échafaud, dit-il.
Au son de cette voix, la San-Felice jeta un cri, et, retrouvant des forces qu’elle-même croyait perdues, elle se dressa tout debout sur ses pieds, s’appuyant à la muraille, comme si cette voix, si douce qu’elle fût, lui eût causé plus de terreur que la voix menaçante ou railleuse du beccaïo.
– Il faut qu’elle soit en chemise et pieds nus pour faire amende honorable, répondit le beccaïo ; il faut que ses cheveux soient coupés pour que je lui coupe la tête : qui lui coupera les cheveux ? qui lui ôtera sa robe ?
– Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout à la fois douce et ferme.
– Oh ! oui, vous, dit Luisa avec un inexprimable accent, et enjoignant les mains.
– Tu entends, dit le pénitent, sors et attends-nous dans la chapelle : tu n’as rien à faire ici.
– J’ai tout droit sur cette femme ! s’écria le beccaïo.
– Tu as droit sur sa vie, non pas sur elle ; tu as reçu des hommes l’ordre de la tuer ; j’ai reçu de Dieu celui de l’aider à mourir ; exécutons chacun l’ordre que nous avons reçu.
– Ses effets m’appartiennent, son argent m’appartient, tout ce qui est à elle m’appartient. Rien que ses cheveux valent quatre ducats !
– Voici cent piastres, dit le pénitent, jetant une bourse pleine d’or dans la chapelle pour forcer le beccaïo de l’y aller chercher. Tais-toi, et sors.
Il y eut dans l’âme immonde de cet homme un instant de lutte entre l’avarice et la haine : l’avarice l’emporta. Il passa dans la chambre à côte, jurant et maudissant.
Le pénitent le suivit, tira la porte sans la fermer, mais suffisamment pour dérober la prisonnière aux regards curieux.
Nous avons dit quelle était la puissance des bianchi et comment leur protection s’étendait sur les derniers moments des condamnés, qui n’appartenaient au bourreau que lorsqu’ils avaient levé la main de dessus l’épaule du patient et qu’ils avaient dit à l’exécuteur : Cet homme (ou cette femme) est à toi.
Le pénitent descendit lentement les marches de l’escalier, et, tirant des ciseaux de dessous sa robe, s’approcha de Luisa en les lui montrant.
– Vous ou moi ? demanda-t-il.
– Vous ! oh ! vous ! s’écria Luisa.
Et elle se tourna vers lui, de manière qu’il pût accomplir cette suprême et funèbre tâche qu’on appelle la toilette du condamné.
Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeux au ciel, et l’on put voir, à travers l’ouverture de son masque de toile, de grosses larmes rouler de ses yeux.
Puis il réunit le plus doucement qu’il put, de sa main gauche, la luxuriante chevelure de la prisonnière en une seule poignée, et, glissant, de la main droite, les ciseaux entre sa main gauche et le cou, en prenant toute précaution pour que le fer ne le touchât point, il coupa lentement cet ornement de la vie, qui devenait un obstacle à l’heure de la mort.
– À qui voulez-vous que ces cheveux soient remis ? demanda le pénitent lorsque les cheveux furent coupés.
– Gardez-les pour l’amour de moi, je vous en supplie ! dit Luisa.
Le pénitent les approcha de sa bouche, pendant que Luisa ne pouvait le voir, et les baisa.
– Et maintenant, dit Luisa en passant avec un frisson sa main derrière son cou dénudé, que me reste-il à faire ?
– Le jugement vous condamne à l’amende honorable, en chemise et pieds nus.
– Oh ! les tigres ! murmura Luisa, chez qui la pudeur se révoltait.
Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans le vestiaire des bianchi, à la porte duquel se promenait une sentinelle, détacha une robe de pénitent, en coupa le capuchon avec ses ciseaux, et, la présentant à Luisa :
– Hélas ! dit-il, voilà tout ce que je puis faire pour vous.
La condamnée poussa un cri de joie : elle avait compris que cette robe montant jusqu’à la naissance du cou et s’étendant sur ses pieds, n’était pas une chemise, mais un linceul qui voilait sa nudité à tous les regards et qui étendait à l’avance sur elle le suaire sacré de la mort.
– Je sors, dit le pénitent : vous m’appellerez quand vous serez prête.
Dix minutes après, on entendit la voix de Luisa qui disait :
– Mon père !
Le pénitent rentra.
Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau. Elle était vêtue de sa chemise, ou plutôt de sa robe ; elle avait les pieds nus.
L’extrémité de l’un d’eux sortait du bas de la toile : l’œil du pénitent se porta sur la pointe de ce pied si délicat avec lequel elle devait, sur le pavé de Naples, marcher jusqu’à l’échafaud.
– Dieu ne veut pas, dit-il, qu’il manque quelque chose à votre passion… Courage, martyre ! vous êtes sur le chemin du ciel.
Et, lui présentant son épaule, sur laquelle la prisonnière s’appuya, il monta avec elle les marches du petit escalier ; et, poussant la porte de la chapelle :
– Nous voilà, dit-il.
– Vous y avez mis le temps ! dit le beccaïo. Il est vrai que, quand la condamnée est belle…
– Silence, misérable ! dit le pénitent : tu as le droit de mort, pas celui d’insulte.
On descendit l’escalier, on passa à travers les trois grilles, on arriva dans la cour.
Douze prêtres attendaient avec les enfants de chœur portant les bannières et les croix.
Vingt-quatre bianchi se tenaient prêts à accompagner la patiente, et des moines de plusieurs ordres à couvert sous les arcades devaient compléter le cortège.
La pluie tombait à torrents.
Luisa regarda autour d’elle ; elle semblait chercher quelque chose.
– Que désirez-vous ? demanda le pénitent.
– Je voudrais bien un crucifix, demanda Luisa.
Le pénitent tira de sa robe un petit crucifix d’argent suspendu par un ruban de velours noir, et lui passa le ruban au cou.
– Ô mon Sauveur ! dit-elle, jamais je ne souffrirai ce que vous avez souffert ; mais je suis une femme ! donnez-moi la force !
Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiée par ce baiser :
– Allons, dit-elle !
Le cortège s’ébranla. Les prêtres marchaient les premiers, chantant les prières des morts.
Puis, hideux dans sa joie, riant d’un rire féroce, agitant de la main droite son couperet avec le signe d’un homme qui coupe une tête, s’appuyant de la main gauche sur un bâton pour aider sa marche disloquée, derrière les prêtres, marchait le beccaïo.
Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé sur l’épaule du pénitent et pressant de la main gauche le crucifix sur ses lèvres.
Derrière eux marchaient les vingt-quatre bianchi.
Enfin, après les bianchi, venaient des moines de tous les ordres et de toutes les couleurs.
Le cortège déboucha sur la place de la Vicaria : la foule était immense.
Des cris de joie accueillirent le cortège, mêlés d’injures et de malédictions. Mais la victime était si jeune, si résignée, si belle ; tant de rapports divers, dont quelques-uns n’étaient pas dénués d’intérêt et de sympathie, avaient couru sur son compte, qu’au bout de quelques instants, les injures et les menaces s’éteignirent peu à peu et firent place au silence.
D’avance la voie douloureuse était tracée. Par la strada dei Tribunali, on gagna la rue de Tolède ; puis on suivit la rue encombrée de monde. Les maisons semblaient bâties de têtes.
À l’extrémité de la rue de Tolède, les prêtres tournèrent à gauche, passèrent devant Saint-Charles, tournèrent le largo Castello, et prirent la via Medina, où était située, on se le rappelle, la maison Backer.
La grande porte avait été changée en reposoir, dont une espèce d’autel, chargé de fleurs de papier et de cierges que le vent avait éteints, formait la base.
Le cortège s’y arrêta et fit autour de Luisa un grand demi-cercle dont elle devint le centre.
La pluie avait trempé sa robe et l’avait collée à ses membres : elle s’agenouilla toute grelottante.
– Priez ! lui dit durement un prêtre.
– Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa, priez pour une martyre comme vous !
On fit une station de dix minutes, à peu près ; puis on se remit en marche.
Cette fois, la funèbre procession revint sur ses pas, prit la strada del Molo, la strada Nuova, rentra dans le vieux Naples par la place du Marché, et s’arrêta en face du grand mur où les Backer avaient été fusillés.
Le mauvais pavé des quais avait mis en sang les pieds de la martyre, la bise de la mer l’avait glacée. Elle gémissait sourdement à chaque pas qu’elle faisait ; mais ses gémissements étaient couverts par les chants des hommes d’Église. Les forces lui manquaient ; mais le pénitent lui avait passé le bras autour du corps et la soutenait.
La même scène qu’à la porte de la maison se renouvela devant le mur.
La San-Felice s’agenouilla ou plutôt tomba sur ses genoux, fit, mais d’une voix presque éteinte, la même prière. Il était évident qu’à demi épuisée par ses couches récentes, par son voyage sur une mer houleuse, ces dernières fatigues, ces dernières douleurs achevaient de l’épuiser, et que, si elle eût eu à faire encore la moitié du chemin qu’elle avait déjà fait, elle serait morte avant d’arriver à l’échafaud.
Mais elle était arrivée !
Du pied de ce mur, sa dernière station, elle entendait gronder comme un orage les vingt ou trente mille lazzaroni, hommes et femmes, qui encombraient déjà la place du Marché, sans compter ceux qui, pareils à des torrents se jetant dans un lac, y affluaient par ces mille petites rues, par cet inextricable réseau de ruelles qui aboutissent à cette place, forum de la populace napolitaine, jamais elle n’eût pu passer au milieu de cette foule compacte, si la curiosité n’eût produit ce miracle de lui faire ouvrit ses rangs.
Elle marchait les yeux fermés, appuyée à son consolateur, soutenue par lui, lorsque, tout à coup, elle sentit frissonner le bras qui lui enveloppait le corps. Ses yeux s’ouvrirent malgré elle… Elle aperçut l’échafaud !
Il était dressé en face de la petite église de la Sainte-Croix, juste à l’endroit où fut décapité Conradin.
Il se composait simplement d’une plate-forme élevée de trois mètres au-dessus du niveau de la place, avec un billot dessus.
Il était découvert et sans balustrade, afin qu’aucun détail du drame qui allait s’y passer n’échappât aux spectateurs.
On y montait par un escalier.
L’escalier, chose de luxe, était là non point pour la commodité de la patiente, mais pour celle du beccaïo, qui, avec sa jambe de bois, n’eût pu gravir à une échelle.
Dix heures sonnaient à l’église de la Sainte-Croix, lorsque, les prêtres, les pénitents et les moines s’étant rangés autour de l’échafaud, la condamnée parvint au pied de l’escalier.
– Du courage ! lui dit le pénitent : dans dix minutes, au lieu de mon bras débile, ce sera le bras puissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a moins loin de cet échafaud au ciel qu’il n’y a du pavé de cette place à l’échafaud.
Luisa rassembla toutes ses forces et monta l’escalier. Le beccaïo l’avait précédée sur la plate-forme, où son apparition, hideuse et grotesque tout à la fois, avait excité une clameur universelle.
Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, on ne voyait que des têtes mouvantes, que des bouches ouvertes, que des yeux avides et flamboyants.
Par une seule ouverture, on voyait le quai chargé de monde, et, au delà du quai, la mer.
– Allons, dit le beccaïo en titubant sur sa jambe de bois et en agitant son couperet, sommes-nous prêts, enfin ?
– Quand le moment sera venu, c’est moi qui vous le dirai, répondit le pénitent.
Puis, à la patiente, avec une douceur infinie :
– Ne désirez-vous rien ? demanda-t-il.
– Votre pardon ! votre pardon ! s’écria Luisa en tombant à genoux devant lui.
Le pénitent étendit la main sur sa tête inclinée.
– Soyez tous témoins, dit-il d’une voix haute, qu’en mon nom, au nom des hommes et de Dieu, je pardonne à cette femme.
La même voix rude, qui, devant la maison des Backer avait ordonné à la San-Felice de prier, cria, du pied de l’échafaud :
– Êtes-vous un prêtre, pour donner l’absolution ?
– Non, répondit le pénitent ; mais, pour n’être point prêtre, mon droit n’en est pas moins sacré : je suis son mari !
Et, relevant la condamnée, rejetant en arrière sa cagoule, il lui ouvrit les deux bras, et chacun put reconnaître, malgré l’expression de douleur imprimée sur elle, la douce figure du chevalier San-Felice.
Luisa se laissa tomber en sanglotant sur la poitrine de son mari.
Si endurcis que fussent les spectateurs, bien peu d’yeux restèrent secs à ce spectacle.
Quelques voix, rares il est vrai, crièrent :
– Grâce !
C’était la protestation de l’humanité.
Luisa comprit elle-même que l’heure était venue.
Elle s’arracha des bras de son mari, et, chancelante, elle fit un pas du côté du bourreau en disant :
– Mon Dieu ! je me remets entre vos mains.
Puis elle tomba à genoux, et, posant d’elle-même sa tête sur le billot :
– Suis-je bien ainsi, monsieur ? dit-elle.
– Oui, répondit rudement le beccaïo.
– Ne me faites pas souffrir, je vous prie.
Le beccaïo, au milieu d’un silence de mort, leva le couperet…
Mais, alors, il se passa une chose horrible.
Soit que sa main fût mal assurée, soit que l’arme n’eût pas le poids nécessaire, le premier coup, en tombant, fit une large entaille au cou de la patiente, mais ne trancha point les vertèbres.
Luisa poussa un cri, se releva sanglante et battant l’air de ses bras.
Le bourreau la prit par ce qu’il lui restait de cheveux, la courba sur le billot, et frappa une seconde, une troisième fois, au milieu des imprécations de la multitude, sans parvenir à séparer la tête du tronc.
Au troisième coup, folle de douleur, appelant Dieu et les hommes à son secours, Luisa, toute ruisselante de sang, s’échappa de ses mains, et, s’élançant, allait se jeter au milieu de la foule, lorsque le beccaïo, laissant tomber son couperet et saisissant son couteau d’égorgeur, arme qui lui était plus familière, arrêta la pauvre martyre, en lui faisant une ceinture de son bras, et lui plongea son couteau au-dessus de la clavicule.
Le sang jaillit à flots : l’artère était coupée. Cette fois, la blessure était mortelle.
Luisa poussa un soupir, leva les mains et les yeux au ciel, puis s’affaissa sur elle-même.
Elle était morte.
Dès le premier coup de couperet, le chevalier San-Felice s’était évanoui.
C’était plus que n’en pouvait supporter, sans se mettre de la partie le peuple du Vieux-Marché, si habitué qu’il fût à de pareils spectacles. Il se rua sur l’échafaud, qu’il démolit en un instant ; sur le beccaïo, qu’il mit en pièces eu un clin d’œil.
Puis, de l’échafaud, il fit un bûcher, où il brûla le bourreau, tandis que quelques âmes pieuses priaient autour du corps de la victime, déposée au pied du grand autel de l’église del Carmine.
Le chevalier, toujours évanoui, avait été transporté à l’office des bianchi.
L’exécution de la malheureuse San-Felice fut la dernière qui eut lieu à Naples. Bonaparte, que le capitaine Skinner avait vu passer sur le Muiron, selon les prévisions du roi Ferdinand, trompant la vigilance de l’amiral Keith, débarquait, le 8 octobre, à Fréjus ; le 9 novembre suivant, il faisait le coup d’État connu sous le nom de 18 brumaire ; le 14 juin, gagnait la bataille de Marengo, et, en signant la paix avec l’Autriche et les Deux-Siciles, exigeait de Ferdinand la fin des supplices, l’ouverture des prisons, le retour des proscrits.
Pendant près d’un an, le sang avait coulé sur toutes les places publiques du royaume, et l’on évalue à plus de quatre mille les victimes de la réaction bourbonienne.
Seulement, la junte d’État, qui croyait ses sentences sans appel, se trompait. À défaut de la justice humaine, les victimes ont fait appel à la justice divine, et Dieu a cassé ses jugements.
La maison des Bourbons de Naples a cessé de régner, et, selon la parole du Seigneur, les crimes des pères sont retombés sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération.
Dieu seul est grand.
Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph – les derniers devoirs rendus à Salvato – rentra au couvent du Mont-Cassin, et les pauvres malades des environs qui l’avaient demandé inutilement pendant trois ou quatre mois, virent briller de nouveau, du crépuscule à l’aurore, une lueur à la fenêtre la plus haute du couvent.
C’était la lampe du moine sceptique, ou plutôt du père désolé, qui continuait de chercher Dieu et qui ne le trouvait pas.
Aujourd’hui 25 février 1865, à dix heures du soir, j’ai achevé ce récit, commencé le 24 juillet 1863, jour anniversaire de ma naissance.
Pendant près de dix-huit mois, j’ai laborieusement et consciencieusement élevé ce monument à la gloire du patriotisme napolitain et à la honte de la tyrannie bourbonienne.
Impartial comme la justice, qu’il soit durable comme l’airain !
Note §
Pendant le cours de la publication du roman historique qu’on vient de lire, la lettre suivante a été adressée, par la fille de la malheureuse Luisa San-Felice, au directeur du journal l’Indipendente, que M. Alex. Dumas publie à Naples, et dans lequel a paru une traduction italienne de la San-Felice. Nous reproduisons cette lettre, ainsi que la réponse qu’y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieux documents seront lus avec un vif intérêt.
Les Éditeurs.
À M. le Directeur de l’Indipendente, à Naples.
« Monsieur le directeur,
» Fille de Luisa Molina San-Felice, choisie pour sujet d’un roman que M. Dumas publie dans l’Indipendente, je sens le double devoir de revendiquer la véritable paternité de ma mère et de rectifier d’autres inexactitudes dans un roman qui veut être historique, l’histoire n’ayant jamais faussé l’âge ni les circonstances essentielles des personnes qu’elle se prend à décrire. Et, si j’accomplis un peu tard ce devoir, la raison en est que je mène une vie retirée et non occupée certainement à la lecture des journaux.
» Sachez donc, et je puis vous le démontrer par des documents, que Luisa était fille de M. Pierre Molina et de madame Camille Salinero, mariés. Elle naquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë à la paroisse de Santa-Anna di Palazzo, où elle fut baptisée. M. André delli Monti San-Felice, mari de Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763, dans l’arrondissement de la paroisse de San-Liborio, où il fut baptisé. Il n’y eut donc pas entre lui et sa femme cette disparité prononcée d’âge que l’historien-romancier affirme, et le mariage fut contracté le 9 septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco di Palazzo.
» Enfin, la dot de la Molina ne fut point de cinquante mille ducats ; mais ses parents lui en assignèrent une de six mille ducats, comme il résulte du contrat passé par maître Donato Corvolli.
» Ces renseignements auraient été donnés à M. Dumas, à seule fin d’épargner une qualification injurieuse à la Molina, – puisque, en vertu de la liberté de la presse, je ne puis empêcher la publication du roman, – s’il les avait demandés, sans se contenter d’affirmer, contre toute vérité, dans l’Histoire des Bourbons de Naples, pages 120 et 121, qu’il est venu chez moi et que j’ai renié ma mère et lui ai refusé tout éclaircissement.
» Veuillez donc publier la présente, et rectifier, dans l’édition que vous faites du roman, une filiation peu honorable pour ma famille, un âge contredit par les documents de naissance et une dot tout à fait imaginaire.
» La loyauté avec laquelle vous procédez me rend sûre que vous voudrez bien faire toutes ces corrections, dont je vous remercie d’avance.
» Votre très-dévouée,
» Maria-Emmanuela delli Monti San-felice.
» Naples, 25 août 1864.
Voici la réponse de M. Alex. Dumas à cette lettre :
« Madame,
» Si, dans le roman de la San-Felice, je me suis, en vertu des privilèges du romancier, écarté de la vérité matérielle pour me jeter dans le domaine de l’idéal, j’ai, au contraire, dans mon Histoire des Bourbons de Naples, suivi autant qu’il m’a été possible, cette voie sacrée du vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, s’écarter l’historien.
» Je dis autant qu’il m’a été possible, madame, parce que Naples est la ville où il est le plus facile de se perdre en marchant à la suite de l’histoire, et en essayant de suivre ses traces. C’est pourquoi j’avais résolu de m’adresser directement à vous, qui, comme fille de la malheureuse victime de Ferdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce que, pour la première fois, le jour se fit sur cette ténébreuse et sanglante aventure. J’essayai alors de parvenir jusqu’à vous, madame ; la chose me fut impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote, M. F., de me suppléer : il eut l’honneur de vous dire dans quel but il désirait vous voir et quel était le renseignement qu’il tenait à recevoir de vous ; mais il lui fut fait, de votre part, m’assure-t-il, une réponse si peu respectueuse pour la mémoire de madame votre mère, que, malgré son assurance, je ne pus croire que cette réponse vînt de vous. Je résolus donc de voir quelques personnes contemporaines de la martyre et de joindre aux renseignements renfermés dans Coletta, dans Cuoco et dans les autres historiens, ceux qui pourraient m’être donnés de vive voix.
» Je vis, à cette occasion, un vieux médecin de quatre-vingt-deux ans, dont j’ai oublié le nom, et qui soignait le jeune prince delle Grazie, marié depuis, une tante de madame la princesse Maria, et enfin le duc de Rocca-Romana, Nicolino Caracciolo, qui habitait au Pausilippe.
» Grâce à eux, je pus, à votre refus, madame, obtenir, pour mon Histoire des Bourbons de Naples, quelques renseignements que je crois exacts et contre lesquels, du moins, vous n’avez point protesté.
» Mais, je vous le répète, madame, le champ ouvert au romancier est plus large que le chemin tracé à l’historien. En abordant, dans une publication de fantaisie et d’imagination, la déplorable période au milieu de laquelle tomba madame votre mère, j’ai voulu, pour ainsi dire, et par un sentiment de pure délicatesse, idéaliser les deux personnages principaux de mon livre, les deux héros de mon récit. J’ai voulu qu’on reconnût Luisa Molina, mais comme on reconnaissait, dans l’antiquité, les déesses qui apparaissaient aux mortels, c’est-à-dire à travers un nuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition tout ce qu’elle aurait pu avoir de matériel, il devait isoler le personnage de ses liens de famille, afin que ses plus proches parents le reconnussent, mais comme on reconnaît une ombre qui sort du tombeau et qui, redevenue visible, reste du moins impalpable.
» Voilà pourquoi, madame, je lui ai créé cette filiation tout imaginaire du prince Caramanico, et cela, parce que, voulant faire de Luisa Molina une créature à part qui fût l’assemblage de toutes les perfections, je voulais détourner sur elle un des rayons poétiques qui environnent le souvenir d’un homme qui a, chose rare, en se mêlant à l’histoire de Ferdinand et aux amours de Caroline, conservé l’auréole vaporeuse de la passion, de la loyauté et du malheur.
» Quant à cela, madame, si c’est une faute, j’avoue l’avoir commise sciemment, et, persévérant dans mon erreur, j’ajouterai que, si mon roman était à faire au lieu d’être fait, votre réclamation, toute juste qu’elle est, ne me ferait rien changer à cette partie de mon récit.
» Quant au second personnage que j’ai mis en scène et que j’ai baptisé du nom de Salvato Palmieri, inutile de dire que je sais parfaitement qu’il n’a jamais existé ou que, s’il a existé, ce n’est point dans les conditions où l’a placé ma plume.
» Mais aurez-vous le courage, madame, de me faire le reproche de n’avoir pas fait revivre le personnage peu sympathique de Ferdinand Ferry, volontaire de la mort en 1799 et ministre de Ferdinand en 1648 ? Ferdinand Ferry, par malheur, n’était point un héros de roman, et peut-être cet amour immodéré que lui portait la chevalière San-Felice, et qui lui fit trahir le secret à elle confié par le malheureux Backer, eût été assez invraisemblable pour nuire à l’intérêt presque original que je voulais conserver à cet amour ; car il me semble, à moi, qu’écrivant cette douloureuse et sympathique histoire, je devais faire de l’héroïne non-seulement une martyre, mais encore une sainte. L’amour, à un certain point de vue, est une religion : lui aussi a ses saints, madame, et, de ces saints-là, je ne vous en citerai que deux, qui ne sont pas les moins éloquents et les moins adorés du calendrier. Ces deux saints sont sainte Thérèse et saint Augustin, et vous voyez que j’oublie la sainte la plus populaire de toutes, celle à laquelle, en récompense de cet amour qui lui avait fait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité, daigne apparaître ; vous voyez que j’oublie la Madeleine.
» Passons au chevalier San-Felice. Au milieu de toutes les sanglantes exécutions de 99, il reste aussi complétement inaperçu que ce fameux Vatia dont la tour s’élève au bord du lac Fusaro et dont Sénèque disait : Ô Vatia, solus scis vivere ! Son pâle fantôme n’est animé ni par la haine ni par la vengeance. Le seul reflet qu’il reçoive des amours adultères de sa femme et de Ferry n’est pas même un reflet sanglant, et, dans ce cas, vous le savez, quand on n’est point le don Guttière de Calderon, on est le Georges Dandin de Molière. J’ai fait mieux que cela, je crois, du héros imaginaire que j’ai créé. J’en ai fait, non pas un mari cruel ou ridicule, j’en ai fait un père dévoué. S’il est, dans mon livre, plus vieux d’années qu’il n’était, il est, en même temps, plus riche de vertus, et lui, non plus que votre mère, madame, n’aura point à se plaindre à la postérité d’avoir glissé de la plume de l’histoire à celle du poëte et du romancier.
» Et, dans l’avenir, madame, dans cet avenir qui est le véritable et probablement le seul Élysée où revivent les Didon et les Virgile, les Francesca et les Dante, les Herminie et les Tasse, quand quelque voyageur demandera : « Qu’est-ce que la San-Felice ? » au lieu de s’adresser, comme moi, à quelqu’un de sa famille, qui répondrait comme il m’a été répondu, à moi : Ne me parlez pas de cette femme, j’en ai honte ! on ouvrira mon livre, et, par bonheur pour la renommée de cette famille, l’histoire sera oubliée, et c’est le roman qui sera devenu de l’histoire.
» Veuillez agréer, madame, l’hommage de mes sentiments les plus distingués.
» Alex. Dumas.
» Saint-Gratien, 15 septembre 1864. »
FIN.