VIII.
Claire §
Quoi donc ! la vôtre aussi ! la vôtre suit la mienne !
O mère au cœur profond, mère, vous avez beau
Laisser la porte ouverte afin qu’elle revienne,
Cette pierre là-bas dans l’herbe est un tombeau !
La mienne disparut dans les flots qui se mêlent ;
Alors, ce fut ton tour, Claire, et tu t’envolas.
Est-ce donc que là-haut dans l’ombre elles s’appellent,
Qu’elles s’en vont ainsi l’une après l’autre, hélas ?
Enfant qui rayonnais, qui chassais la tristesse,
Que ta mère jadis berçait de sa chanson,
Qui d’abord la charmas avec ta petitesse
Et plus tard lui remplis de clarté l’horizon,
Voilà donc que tu dors sous cette pierre grise !
Voilà que tu n’es plus, ayant à peine été !
L’astre attire le lys, et te voilà reprise,
O vierge, par l’azur, cette virginité !
Te voilà remontée au firmament sublime,
Échappée aux grands cieux comme la grive aux bois,
Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée à l’abîme
Des rayons, des amours, des parfums et des voix !
Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuit noire.
Nous voyons seulement, comme pour nous bénir,
Errer dans notre ciel et dans notre mémoire
Ta figure, nuage, et ton nom, souvenir !
Pressentais-tu déjà ton sombre épithalame ?
Marchant sur notre monde à pas silencieux,
De tous les idéals tu composais ton âme,
Comme si tu faisais un bouquet pour les cieux !
En te voyant si calme et toute lumineuse,
Les cœurs les plus saignants ne haïssaient plus rien.
Tu passais parmi nous comme Ruth la glaneuse,
Et, comme Ruth l’épi, tu ramassais le bien.
La nature, ô front pur, versait sur toi sa grâce,
L’aurore sa candeur, et les champs leur bonté ;
Et nous retrouvions, nous sur qui la douleur passe,
Toute cette douceur dans toute ta beauté !
Chaste, elle paraissait ne pas être autre chose
Que la forme qui sort des deux éblouissants,
Et de tous les rosiers elle semblait la rose,
Et de tous les amours elle semblait l’encens.
Ceux qui n’ont pas connu cette charmante fille
Ne peuvent pas savoir ce qu’était ce regard
Transparent comme l’eau qui s’égaye et qui brille
Quand l’étoile surgit sur l’océan hagard.
Elle était simple, franche, humble, naïve et bonne ;
Chantant à demi-voix son chant d’illusion,
Ayant je ne sais quoi dans toute sa personne
De vague et de lointain comme la vision.
On sentait qu’elle avait peu de temps sur la terre,
Qu’elle n’apparaissait que pour s’évanouir,
Et qu’elle acceptait peu sa vie involontaire ;
Et la tombe semblait par moments l’éblouir.
Elle a passé dans l’ombre où l’homme se résigne ;
Le vent sombre soufflait ; elle a passé sans bruit,
Belle, candide, ainsi qu’une plume de cygne
Qui reste blanche, même en traversant la nuit !
Elle s’en est allée à l’aube qui se lève,
Lueur dans le matin, vertu dans le ciel bleu,
Bouche qui n’a connu que le baiser du rêve,
Âme qui n’a dormi que dans le lit de Dieu !
Nous voici maintenant en proie aux deuils sans bornes,
Mère, à genoux tous deux sur des cercueils sacrés,
Regardant à jamais dans les ténèbres mornes
La disparition des êtres adorés !
Croire qu’ils resteraient ! quel songe ! Dieu les presse.
Même quand leurs bras blancs sont autour de nos cous,
Un vent du ciel profond fait frissonner sans cesse
Ces fantômes charmants que nous croyons à nous.
Ils sont là, près de nous, jouant sur notre route ;
Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,
Et derrière eux, et sans que leur candeur s’en doute,
Leurs ailes font parfois de l’ombre sur le mur.
Ils viennent sous nos toits ; avec nous ils demeurent ;
Nous leur disons : Ma fille ! ou : Mon fils ! ils sont doux,
Riants, joyeux, nous font une caresse, et meurent. —
O mère, ce sont là les anges, voyez-vous !
C’est une volonté du sort, pour nous sévère
Qu’ils rentrent vite au ciel resté pour eux ouvert ;
Et qu’avant d’avoir mis leur lèvre à notre verre,
Avant d’avoir rien fait et d’avoir rien souffert,
Ils partent radieux ; et qu’ignorant l’envie,
L’erreur, l’orgueil, le mal, la haine, la douleur,
Tous ces êtres bénis s’envolent de la vie
A l’âge où la prunelle innocente est en fleur !
Nous qui sommes démons ou qui sommes apôtres,
Nous devons travailler, attendre, préparer ;
Pensifs, nous expions pour nous-même ou pour d’autres ;
Notre chair doit saigner, nos yeux doivent pleurer.
Eux, ils sont l’air qui fuit, l’oiseau qui ne se pose
Qu’un instant, le soupir qui vole, avril vermeil
Qui brille et passe ; ils sont le parfum de la rose
Qui va rejoindre, aux cieux le rayon du soleil !
Ils ont ce grand dégoût mystérieux de l’âme
Pour notre chair coupable et pour notre destin ;
Ils ont, êtres rêveurs qu’un autre azur réclame,
Je ne sais quelle soif de mourir le matin !
Ils sont l’étoile d’or se couchant dans l’aurore,
Mourant pour nous, naissant pour l’autre firmament ;
Car la mort, quand un astre en son sein vient éclore,
Continue, au delà, l’épanouissement !
Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,
Les envoyés divins, les ailés, les vainqueurs,
A qui Dieu n’a permis que d’effleurer la terre
Pour faire un peu de joie à quelques pauvres cœurs.
Comme l’ange à Jacob, comme Jésus à Pierre,
Ils viennent jusqu’à nous qui loin d’eux étouffons,
Beaux, purs, et chacun d’eux portant sous sa paupière
La sereine clarté des paradis profonds.
Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes les plaies,
Pansé notre douleur, azuré nos raisons,
Et fait luire un moment l’aube à travers nos claies,
Et chanté la chanson du ciel dans nos maisons,
Ils retournent là-haut parler à Dieu des hommes,
Et, pour lui faire voir quel est notre chemin,
Tout ce que nous souffrons et tout ce que nous sommes,
S’en vont avec un peu de terre dans la main.
Ils s’en vont ; c’est tantôt l’éclair qui les emporte,
Tantôt un mal plus fort que nos soins superflus.
Alors, nous, pâles, froids, l’œil fixé sur la porte,
Nous ne savons plus rien, sinon qu’ils ne sont plus.
Nous disons : — A quoi bon l’âtre sans étincelles ?
A quoi bon la maison où ne sont plus leurs pas ?
A quoi bon la ramée où ne sont plus les ailes :
Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendront pas ? —
Ils sont partis, pareils au bruit qui sort des lyres.
Et nous restons là, seuls, près du gouffre où tout fuit,
Tristes ; et la lueur de leurs charmants sourires
Parfois nous apparaît vaguement dans la nuit.
Car ils sont revenus, et c’est là le mystère ;
Nous entendons quelqu’un flotter, un souffle errer,
Des robes effleurer notre seuil solitaire,
Et cela fait alors que nous pouvons pleurer.
Nous sentons frissonner leurs cheveux dans notre ombre ;
Nous sentons, lorsqu’ayant la lassitude en nous,
Nous nous levons après quelque prière sombre,
Leurs blanches mains toucher doucement nos genoux.
Ils nous disent tout bas de leur voix la plus tendre :
« Mon père ! encore un peu ! ma mère ! encore un jour !
M’entends-tu ? Je suis là, je reste pour t’attendre
Sur l’échelon d’en bas de l’échelle d’amour.
« Je t’attends pour pouvoir nous en aller ensemble.
Cette vie est amère, et tu vas en sortir.
Pauvre cœur, ne crains rien, Dieu vit ! la mort rassemble.
Tu redeviendras ange ayant été martyr. »
Oh ! quand donc viendrez-vous ? vous retrouver, c’est naître.
Quand verrons-nous, ainsi qu’un idéal flambeau,
La douce étoile mort, rayonnante, apparaître
A ce noir horizon qu’on nomme le tombeau ?
Quand nous en irons-nous où vous êtes, colombes !
Où sont les enfants morts et les printemps enfuis,
Et tous les chers amours dont nous sommes les tombes,
Et toutes les clartés dont nous sommes les nuits ?
Vers ce grand ciel clément où sont tous les dictames,
Les aimés, les absents, les êtres purs et doux,
Les baisers des esprits et les regards des âmes,
Quand nous en irons-nous ? quand nous en irons-nous ?
Quand nous en irons-nous où sont l’aube et la foudre ?
Quand verrons-nous, déjà libres, hommes encor,
Notre chair ténébreuse en rayons se dissoudre,
Et nos pieds faits de nuit éclore en ailes d’or ?
Quand nous enfuirons-nous dans la joie infinie
Où les hymnes vivants sont des anges voilés,
Où l’on voit, à travers l’azur de l’harmonie,
La strophe bleue errer sur les luths étoilés ?
Quand viendrez-vous chercher notre humble cœur qui sombre,
Quand nous reprendrez-vous à ce monde charnel,
Pour nous bercer ensemble aux profondeurs de l’ombre,
Sous l’éblouissement du regard éternel ?
Décembre 1846.
XXIII.
Les mages §
I
Pourquoi donc faites-vous des prêtres
Quand vous en avez parmi vous ?
Les esprits conducteurs des êtres
Portent un signe sombre et doux.
Nous naissons tous ce que nous sommes.
Nous naissons tous ce que nous sommes.
Dieu de ses mains sacre des hommes
Dans les ténèbres des berceaux ;
Son effrayant doigt invisible
Écrit sous leur crâne la bible
Des arbres, des monts et des eaux.
Ces hommes, ce sont les poëtes ;
Ceux dont l’aile monte et descend ;
Toutes les bouches inquiètes
Qu’ouvre le verbe frémissant ;
Les Virgiles, les Isaïes ;
Toutes les âmes envahies
Par les grandes brumes du sort ;
Tous ceux en qui Dieu se concentre ;
Tous les yeux où la lumière entre,
Tous les fronts d’où le rayon sort.
Ce sont ceux qu’attend Dieu propice
Sur les Horebs et les Thabors ;
Ceux que l’horrible précipice
Retient blêmissants à ses bords ;
Ceux qui sentent la pierre vivre ;
Ceux que Pan formidable enivre ;
Ceux qui sont tout pensifs devant
Les nuages, ces solitudes
Où passent en mille attitudes
Les groupes sonores du vent.
Ce sont les sévères artistes
Que l’aube attire à ses blancheurs,
Les savants, les inventeurs tristes,
Les puiseurs d’ombre, les chercheurs,
Qui ramassent dans les ténèbres
Les faits, les chiffres, les algèbres,
Le nombre où tout est contenu,
Le doute où nos calculs succombent,
Et tous les morceaux noirs qui tombent
Du grand fronton de l’inconnu !
Ce sont les têtes fécondées
Vers qui monte et croît pas à pas
L’océan confus des idées,
Flux que la foule ne voit pas,
Mer de tous les infinis pleine,
Que Dieu suit, que la nuit amène.
Qui remplit l’homme de clarté,
Jette aux rochers l’écume amère,
Et lave les pieds nus d’Homère
Avec un flot d’éternité !
Le poëte s’adosse à l’arche.
David chante et voit Dieu de près ;
Hésiode médite et marche,
Grand prêtre fauve des forêts,
Moïse, immense créature,
Étend ses mains sur la nature ;
Manès parle au gouffre puni,
Écouté des astres sans nombre... —
Génie ! ô tiare de l’ombre !
Pontificat de l’infini !
L’un à Patmos, l’autre à Tyane ;
D’autres criant : Demain ! demain !
D’autres qui sonnent la diane
Dans les sommeils du genre humain ;
L’un fatal, l’autre qui pardonne ;
Eschyle en qui frémit Dodone,
Milton, songeur de Whitehall,
Toi, vieux Shakspeare, âme éternelle ;
Ô figures dont la prunelle
Est la vitre de l’idéal !
Avec sa spirale sublime,
Archimède sur son sommet
Rouvrirait le puits de l’abîme
Si jamais Dieu le refermait ;
Euclide a les lois sous sa garde ;
Kopernic éperdu regarde,
Dans les grands cieux aux mers pareils,
Gouffre où voguent des nefs sans proues,
Tourner toutes ces sombres roues
Dont les moyeux sont des soleils.
Les Thalès puis les Pythagores ;
Et l’homme, parmi ses erreurs,
Comme dans l’herbe les fulgores,
Voit passer ces grands éclaireurs.
Aristophane rit des sages ;
Lucrèce, pour franchir les âges,
Crée un poëme dont l’œil luit,
Et donne à ce monstre sonore
Toutes les ailes de l’aurore,
Toutes les griffes de la nuit.
Rites profonds de la nature !
Quelques-uns de ces inspirés
Acceptent l’étrange aventure
Des monts noirs et des bois sacrés ;
Ils vont aux Thébaïdes sombres,
Et, là, blêmes dans les décombres,
Ils courbent le tigre fuyant,
L’hyène rampant sur le ventre,
L’océan, la montagne et l’antre,
Sous leur sacerdoce effrayant !
Tes cheveux sont gris sur l’abîme,
Jérôme, ô vieillard du désert !
Élie, un pâle esprit t’anime,
Un ange épouvanté te sert.
Amos, aux lieux inaccessibles,
Des sombres clairons invisibles
Ton oreille entend les accords ;
Ton âme, sur qui Dieu surplombe,
Est déjà toute dans la tombe,
Et tu vis absent de ton corps.
Tu gourmandes l’âme échappée,
Saint Paul, ô lutteur redouté,
Immense apôtre de l’épée,
Grand vaincu de l’éternité !
Tu luis, tu frappes, tu réprouves ;
Et tu chasses du doigt ces louves,
Cythérée, Isis, Astarté ;
Tu veux punir et non absoudre,
Géant, et tu vois dans la foudre
Plus de glaive que de clarté.
Orphée est courbé sur le monde ;
L’éblouissant est ébloui ;
La création est profonde
Et monstrueuse autour de lui ;
Les rochers, ces rudes hercules,
Combattent dans les crépuscules
L’ouragan, sinistre inconnu ;
La mer en pleurs dans la mêlée
Tremble, et la vague échevelée
Se cramponne à leur torse nu.
Baruch au juste dans la peine
Dit : — Frère ! vos os sont meurtris ;
Votre vertu dans nos murs traîne
La chaîne affreuse du mépris ;
Mais comptez sur la délivrance,
Mettez en Dieu votre espérance,
Et de cette nuit du destin,
Demain, si vous avez su croire,
Vous vous lèverez plein de gloire,
Comme l’étoile du matin ! —
L’âme des Pindares se hausse
A la hauteur des Pélions ;
Daniel chante dans la fosse
Et fait sortir Dieu des lions.
Tacite sculpte l’infamie ;
Perse, Archiloque et Jérémie
Ont le même éclair dans les yeux ;
Car le crime à sa suite attire
Les âpres chiens de la satire
Et le grand tonnerre des cieux.
Et voilà les prêtres du rire,
Scarron, noué dans les douleurs,
Ésope, que le fouet déchire,
Cervante aux fers, Molière en pleurs !
Le désespoir et l’espérance !
Entre Démocrite et Térence,
Rabelais, que nul ne comprit ;
Il berce Adam pour qu’il s’endorme,
Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit !
Et Plaute, à qui parlent les chèvres,
Arioste chantant Médor,
Catulle, Horace, dont les lèvres
Font venir les abeilles d’or ;
Comme le double Dioscure,
Anacréon près d’Épicure,
Bion, tout pénétré de jour,
Moschus, sur qui l’Etna flamboie,
Voilà les prêtres de la joie !
Voilà les prêtres de l’amour !
Gluck et Beethoven sont à l’aise
Sous l’ange où Jacob se débat ;
Mozart sourit, et Pergolèse
Murmure ce grand mot : Stabat !
Le noir cerveau de Piranèse
Est une béante fournaise
Où se mêlent l’arche et le ciel,
L’escalier, la tour, la colonne ;
Où croît, monte, s’enfle et bouillonne
L’incommensurable Babel !
L’envie à leur ombre ricane.
Ces demi-dieux signent leur nom,
Bramante sur la Vaticane,
Phidias sur le Parthénon ;
Sur Jésus dans sa crèche blanche,
L’altier Buonarotti se penche
Comme un mage et comme un aïeul,
Et dans tes mains, ô Michel-Ange,
L’enfant devient spectre, et le lange
Est plus sombre que le linceul !
Chacun d’eux écrit un chapitre
Du rituel universel ;
Les uns sculptent le saint pupitre,
Les autres dorent le missel ;
Chacun fait son verset du psaume ;
Lysippe, debout sur l’Ithome,
Fait sa strophe en marbre serein,
Rembrandt à l’ardente paupière,
En toile, Primatice en pierre,
Job en fumier, Dante en airain.
Et toutes ces strophes ensemble
Chantent l’être et montent à Dieu ;
L’une adore et luit, l’autre tremble ;
Toutes sont les griffons de feu ;
Toutes sont le cri des abîmes,
L’appel d’en bas, la voix des cimes,
Le frisson de notre lambeau,
L’hymne instinctif ou volontaire,
L’explication du mystère
Et l’ouverture du tombeau !
A nous qui ne vivons qu’une heure,
Elles font voir les profondeurs,
Et la misère intérieure,
Ciel, à côté de vos grandeurs !
L’homme, esprit captif, les écoute,
Pendant qu’en son cerveau le doute,
Bête aveugle aux lueurs d’en haut,
Pour y prendre l’âme indignée,
Suspend sa toile d’araignée
Au crâne, plafond du cachot.
Elles consolent, aiment, pleurent,
Et, mariant l’idée aux sens,
Ceux qui restent à ceux qui meurent,
Les grains de cendre aux grains d’encens,
Mêlant le sable aux pyramides,
Rendent en même temps humides,
Rappelant à l’un que tout fuit,
A l’autre sa splendeur première,
L’œil de l’astre dans la lumière,
Et l’œil du monstre dans la nuit !
II
Oui, c’est un prêtre que Socrate !
Oui, c’est un prêtre que Caton !
Quand Juvénal fuit Rome ingrate,
Nul sceptre ne vaut son bâton ;
Ce sont des prêtres, les Tyrtées,
Les Solons aux lois respectées,
Les Platons et les Raphaëls !
Fronts d’inspirés, d’esprits, d’arbitres !
Plus resplendissants que les mitres
Dans l’auréole des Noëls !
Vous voyez, fils de la nature,
Apparaître à votre flambeau
Des faces de lumière pure,
Larves du vrai, spectres du beau ;
Le mystère, en Grèce, en Chaldée,
Penseurs, grave à vos fronts l’idée
Et l’hiéroglyphe à vos murs ;
Et les Indes et les Égyptes
Dans les ténèbres de vos cryptes
S’enfoncent en porches obscurs !
Quand les cigognes du Caystre
S’envolent aux souffles des soirs ;
Quand la lune apparaît sinistre
Derrière les grands dômes noirs ;
Quand la trombe aux vagues s’appuie ;
Quand l’orage, l’horreur, la pluie,
Que tordent les bises d’hiver,
Répandent avec des huées
Toutes les larmes des nuées
Sur tous les sanglots de la mer ;
Quand dans les tombeaux les vents jouent
Avec les os des rois défunts ;
Quand les hautes herbes secouent
Leur chevelure de parfums ;
Quand sur nos deuils et sur nos fêtes
Toutes les cloches des tempêtes
Sonnent au suprême beffroi ;
Quand l’aube étale ses opales,
C’est pour ces contemplateurs pâles
Penchés dans l’éternel effroi !
Ils savent ce que le soir calme
Pense des morts qui vont partir ;
Et ce que préfère la palme,
Du conquérant ou du martyr ;
Ils entendent ce que murmure
La voile, la gerbe, l’armure,
Ce que dit, dans le mois joyeux
Des longs jours et des fleurs écloses,
La petite bouche des roses
A l’oreille immense des cieux.
Les vents, les flots, les cris sauvages,
L’azur, l’horreur du bois jauni,
Sont les formidables breuvages
De ces altérés d’infini ;
Ils ajoutent, rêveurs austères,
A leur âme tous les mystères,
Toute la matière à leurs sens ;
Ils s’enivrent de l’étendue ;
L’ombre est une coupe tendue
Où boivent ces sombres passants.
Comme ils regardent, ces messies !
Oh ! comme ils songent effarés !
Dans les ténèbres épaissies
Quels spectateurs démesurés !
Oh ! que de têtes stupéfaites !
Poëtes, apôtres, prophètes,
Méditant, parlant, écrivant,
Sous des suaires, sous des voiles,
Les plis des robes pleins d’étoiles,
Les barbes au gouffre du vent !
III
Savent-ils ce qu’ils font eux-même,
Ces acteurs du drame profond ?
Savent-ils leur propre problème ?
Ils sont. Savent-ils ce qu’ils sont ?
Ils sortent du grand vestiaire
Où, pour s’habiller de matière,
Parfois l’ange même est venu.
Graves, tristes, joyeux, fantasques,
Ne sont-ils pas les sombres masques
De quelque prodige inconnu ?
La joie ou la douleur les farde ;
Ils projettent confusément,
Plus loin que la terre blafarde,
Leurs ombres sur le firmament ;
Leurs gestes étonnent l’abîme ;
Pendant qu’aux hommes, tourbe infime,
Ils parlent le langage humain,
Dans des profondeurs qu’on ignore,
Ils font surgir l’ombre ou l’aurore,
Chaque fois qu’ils lèvent la main.
Ils ont leur rôle ; ils ont leur forme ;
Ils vont, vêtus d’humanité,
Jouant la comédie énorme
De l’homme et de l’éternité ;
Ils tiennent la torche ou la coupe ;
Nous tremblerions si dans leur groupe,
Nous, troupeau, nous pénétrions !
Les astres d’or et la nuit sombre
Se font des questions dans l’ombre
Sur ces splendides histrions.
IV
Ah ! ce qu’ils font est l’œuvre auguste.
Ces histrions sont les héros !
Ils sont le vrai, le saint, le juste,
Apparaissant à nos barreaux.
Nous sentons, dans la nuit mortelle,
La cage en même temps que l’aile ;
Ils nous font espérer un peu ;
Ils sont lumière et nourriture ;
Ils donnent aux cœurs la pâture,
Ils émiettent aux âmes Dieu !
Devant notre race asservie
Le ciel se tait, et rien n’en sort.
Est-ce le rideau de la vie ?
Est-ce le voile de la mort ?
Ténèbres ! l’âme en vain s’élance,
L’Inconnu garde le silence,
Et l’homme, qui se sent banni,
Ne sait s’il redoute ou s’il aime
Cette lividité suprême
De l’énigme et de l’infini.
Eux, ils parlent à ce mystère !
Ils interrogent l’éternel,
Ils appellent le solitaire,
Ils montent, ils frappent au ciel,
Disent : Es-tu là ? dans la tombe,
Volent, pareils à la colombe
Offrant le rameau qu’elle tient,
Et leur voix est grave, humble ou tendre,
Et par moments on croit entendre
Le pas sourd de quelqu’un qui vient.
V
Nous vivons, debout à l’entrée
De la mort, gouffre illimité,
Nus, tremblants, la chair pénétrée
Du frisson de l’énormité ;
Nos morts sont dans cette marée ;
Nous entendons, foule égarée
Dont le vent souffle le flambeau,
Sans voir de voiles ni de rames,
Le bruit que font ces vagues d’âmes
Sous la falaise du tombeau.
Nous regardons la noire écume,
L’aspect hideux, le fond bruni ;
Nous regardons la nuit, la brume,
L’onde du sépulcre infini ;
Comme un oiseau de mer effleure
La haute rive où gronde et pleure
L’océan plein de Jéhovah,
De temps en temps, blanc et sublime
Par-dessus le mur de l’abîme
Un ange paraît et s’en va.
Quelquefois une plume tombe
De l’aile où l’ange se berçait ;
Retourne-t-elle dans la tombe ?
Que devient-elle ? On ne le sait.
Se mêle-t-elle à notre fange ?
Et qu’a donc crié cet archange ?
A-t-il dit non ? a-t-il dit oui ?
Et la foule cherche, accourue,
En bas la plume disparue,
En haut l’archange évanoui !
Puis, après qu’ont fui comme un rêve
Bien des cœurs morts, bien des yeux clos,
Après qu’on a vu sur la grève
Passer des flots, des flots, des flots,
Dans quelque grotte fatidique,
Sous un doigt de feu qui l’indique,
On trouve un homme surhumain
Traçant des lettres enflammées
Sur un livre plein de fumées,
La plume de l’ange à la main !
Il songe, il calcule, il soupire,
Son poing puissant sous son menton ;
Et l’homme dit : Je suis Shakspeare.
Et l’homme dit : Je suis Newton.
L’homme dit : Je suis Ptolémée ;
Et dans sa grande main fermée
Il tient le globe de la nuit.
L’homme dit : Je suis Zoroastre ;
Et son sourcil abrite un astre,
Et sous son crâne un ciel bleuit !
VI
Oui, grâce aux penseurs, à ces sages,
A ces fous qui disent : Je vois !
Les ténèbres sont des visages,
Le silence s’emplit de voix !
L’homme, comme âme, en Dieu palpite,
Et, comme être, se précipite
Dans le progrès audacieux ;
Le muet renonce à se taire ;
Tout luit ; la noirceur de la terre
S’éclaire à la blancheur des cieux.
Ils tirent de la créature
Dieu par l’esprit et le scalpel ;
Le grand caché de la nature
Vient hors de l’antre à leur appel ;
A leur voix, l’ombre symbolique
Parle, le mystère s’explique,
La nuit est pleine d’yeux de lynx ;
Sortant, de force, le problème
Ouvre les ténèbres lui-même,
Et l’énigme éventre le sphinx.
Oui, grâce à ces hommes suprêmes,
Grâce à ces poëtes vainqueurs,
Construisant des autels poëmes
Et prenant pour pierres les cœurs,
Comme un fleuve d’âme commune,
Du blanc pilône à l’âpre rune,
Du brahme au flamine romain,
De l’hiérophante au druide,
Une sorte de Dieu fluide
Coule aux veines du genre humain.
VII
Le noir cromlech, épars dans l’herbe,
Est sur le mont silencieux ;
L’archipel est sur l’eau superbe ;
Les pléiades sont dans les cieux ;
O mont ! ô mer ! voûte sereine !
L’herbe, la mouette, l’âme humaine,
Que l’hiver désole ou poursuit,
Interrogent, sombres proscrites,
Ces trois phrases dans l’ombre écrites
Sur les trois pages de la nuit.
— O vieux cromlech de la Bretagne,
Qu’on évite comme un récif,
Qu’écris-tu donc sur la montagne ?
— Nuit ! répond le cromlech pensif.
— Archipel où la vague fume,
Quel mot jettes-tu dans la brume ?
— Mort ! dit la roche à l’alcyon.
— Pléiades qui percez nos voiles,
Qu’est-ce que disent vos étoiles ?
— Dieu ! dit la constellation.
C’est, ô noirs témoins de l’espace,
Dans trois langues le même mot !
Tout ce qui s’obscurcit, vit, passe,
S’effeuille et meurt, tombe là-haut.
Nous faisons tous la même course.
Être abîme, c’est être source.
Le crêpe de la nuit en deuil,
La pierre de la tombe obscure,
Le rayon de l’étoile pure
Sont les paupières du même œil !
L’unité reste, l’aspect change ;
Pour becqueter le fruit vermeil,
Les oiseaux volent à l’orange
Et les comètes au soleil ;
Tout est l’atome et tout est l’astre ;
La paille porte, humble pilastre,
L’épi d’où naissent les cités ;
La fauvette à la tête blonde
Dans la goutte d’eau boit un monde... —
Immensités ! immensités !
Seul, la nuit, sur sa plate-forme,
Herschell poursuit l’être central
A travers la lentille énorme,
Cristallin de l’œil sidéral ;
Il voit en haut Dieu dans les mondes
Tandis que, des hydres profondes
Scrutant les monstrueux combats,
Le microscope formidable,
Plein de l’horreur de l’insondable,
Regarde l’infini d’en bas !
VIII
Dieu, triple feu, triple harmonie,
Amour, puissance, volonté,
Prunelle énorme d’insomnie,
De flamboiement et de bonté,
Vu dans toute l’épaisseur noire,
Montrant ses trois faces de gloire
A l’âme, à l’être, au firmament,
Effarant les yeux et les bouches,
Emplit les profondeurs farouches
D’un immense éblouissement.
Tous ces mages, l’un qui réclame,
L’autre qui voulut ou couva,
Ont un rayon qui de leur âme
Va jusqu’à l’œil de Jéhovah ;
Sur leur trône leur esprit songe ;
Une lueur qui d’en haut plonge,
Qui descend du ciel sur les monts
Et de Dieu sur l’homme qui souffre,
Rattache au triangle du gouffre
L’escarboucle des Salomons.
IX
Ils parlent à la solitude,
Et la solitude comprend ;
Ils parlent à la multitude,
Et font écumer ce torrent ;
Ils font vibrer les édifices ;
Ils inspirent les sacrifices
Et les inébranlables fois ;
Sombres, ils ont en eux, pour muse,
La palpitation confuse
De tous les êtres à la fois.
Comment naît un peuple ? Mystère !
A de certains moments, tout bruit
A disparu ; toute la terre
Semble une plaine de la nuit ;
Toute lueur s’est éclipsée ;
Pas de verbe, pas de pensée,
Rien dans l’ombre et rien dans le ciel,
Pas un œil n’ouvre ses paupières... —
Le désert blême est plein de pierres,
Ézéchiel ! Ézéchiel !
Mais un vent sort des cieux sans bornes,
Grondant comme les grandes eaux,
Et souffle sur ces pierres mornes,
Et de ces pierres fait des os ;
Ces os frémissent, tas sonore ;
Et le vent souffle, et souffle encore
Sur ce triste amas agité,
Et de ces os il fait des hommes,
Et nous nous levons et nous sommes,
Et ce vent, c’est la liberté !
Ainsi s’accomplit la genèse
Du grand rien d’où naît le grand tout.
Dieu pensif dit : Je suis bien aise
Que ce qui gisait soit debout.
Le néant dit : J’étais souffrance ;
La douleur dit : Je suis la France !
O formidable vision !
Ainsi tombe le noir suaire ;
Le désert devient ossuaire,
Et l’ossuaire nation.
X
Tout est la mort, l’horreur, la guerre ;
L’homme par l’ombre est éclipsé ;
L’Ouragan par toute la terre
Court comme un enfant insensé.
Il brise à l’hiver les feuillages,
L’éclair aux cimes, l’onde aux plages,
A la tempête le rayon ;
Car c’est l’ouragan qui gouverne
Toute cette étrange caverne
Que nous nommons Création.
L’ouragan, qui broie et torture,
S’alimente, monstre croissant,
De tout ce que l’âpre nature
A d’horrible et de menaçant ;
La lave en feu le désaltère ;
Il va de Quito, blanc cratère
Qu’entoure un éternel glaçon,
Jusqu’à l’Hékla, mont, gouffre et geôle,
Bout de la mamelle du pôle
Que tette ce noir nourrisson !
L’ouragan est la force aveugle,
L’agitateur du grand linceul ;
Il rugit, hurle, siffle, beugle,
Étant toute l’hydre à lui seul ;
Il flétrit ce qui veut éclore ;
Il dit au printemps, à l’aurore,
A la paix, à l’amour : Va-t’en !
Il est rage et foudre ; il se nomme
Barbarie et crime pour l’homme,
Nuit pour les cieux, pour Dieu Satan.
C’est le souffle de la matière,
De toute la nature craint ;
L’Esprit, ouragan de lumière,
Le poursuit, le saisit, l’étreint ;
L’Esprit terrasse, abat, dissipe
Le principe par le principe ;
Il combat, en criant : Allons !
Les chaos par les harmonies,
Les éléments par les génies,
Par les aigles les aquilons !
Ils sont là, hauts de cent coudées,
Christ en tête, Homère au milieu,
Tous les combattants des idées,
Tous les gladiateurs de Dieu ;
Chaque fois qu’agitant le glaive,
Une forme du mal se lève
Comme un forçat dans son préau,
Dieu, dans leur phalange complète,
Désigne quelque grand athlète
De la stature du fléau.
Surgis, Volta ! dompte en ton aire
Les Fluides, noir phlégéton !
Viens, Franklin ! voici le Tonnerre.
Le Flot gronde ; parais, Fulton !
Rousseau ! prends corps à corps la Haine.
L’Esclavage agite sa chaîne ;
O Voltaire ! aide au paria !
La Grève rit, Tyburn flamboie,
L’affreux chien Montfaucon aboie,
On meurt... — Debout, Beccaria !
Il n’est rien que l’homme ne tente.
La foudre craint cet oiseleur.
Dans la blessure palpitante
Il dit : Silence ! à la douleur.
Sa vergue peut-être est une aile ;
Partout où parvient sa prunelle,
L’âme emporte ses pieds de plomb ;
L’étoile, dans sa solitude,
Regarde avec inquiétude
Blanchir la voile de Colomb.
Près de la science l’art flotte,
Les yeux sur le double horizon ;
La poésie est un pilote ;
Orphée accompagne Jason.
Un jour, une barque perdue
Vit à la fois dans l’étendue
Un oiseau dans l’air spacieux,
Un rameau dans l’eau solitaire ;
Alors, Gama cria : La terre !
Et Camoëns cria : Les cieux !
Ainsi s’entassent les conquêtes.
Les songeurs sont les inventeurs.
Parlez, dites ce que vous êtes,
Forces, ondes, aimants, moteurs !
Tout est stupéfait dans l’abîme,
L’ombre, de nous voir sur la cime,
Les monstres, qu’on les ait bravés
Dans les cavernes étonnées,
Les perles, d’être devinées,
Et les mondes d’être trouvés !
Dans l’ombre immense du Caucase,
Depuis des siècles, en rêvant,
Conduit par les hommes d’extase,
Le genre humain marche en avant ;
Il marche sur la terre ; il passe,
Il va, dans la nuit, dans l’espace,
Dans l’infini, dans le borné,
Dans l’azur, dans l’onde irritée,
A la lueur de Prométhée,
Le libérateur enchaîné !
XI
Oh ! vous êtes les seuls pontifes,
Penseurs, lutteurs des grands espoirs,
Dompteurs des fauves hippogriffes,
Cavaliers des pégases noirs !
Ames devant Dieu toutes nues,
Voyant des choses inconnues,
Vous savez la religion !
Quand votre esprit veut fuir dans l’ombre,
La nuée aux croupes sans nombre
Lui dit : Me voici, Légion !
Et, quand vous sortez du problème,
Célébrateurs, révélateurs !
Quand, rentrant dans la foule blême,
Vous redescendez des hauteurs,
Hommes que le jour divin gagne,
Ayant mêlé sur la montagne
Où montent vos chants et nos vœux,
Votre front au front de l’aurore,
O géants ! vous avez encore
De ses rayons dans les cheveux !
Allez tous à la découverte !
Entrez au nuage grondant !
Et rapportez à l’herbe verte,
Et rapportez au sable ardent,
Rapportez, quel que soit l’abîme,
A l’Enfer, que Satan opprime,
Au Tartare, où saigne Ixion,
Aux cœurs bons, à l’âme méchante
À tout ce qui rit, mord ou chante,
La grande bénédiction !
Oh ! tous à la fois, aigles, âmes,
Esprits, oiseaux, essors, raisons,
Pour prendre en vos serres les flammes,
Pour connaître les horizons,
A travers l’ombre et les tempêtes,
Ayant au-dessus de vos têtes
Mondes et soleils, au-dessous
Inde, Égypte, Grèce et Judée,
De la montagne et de l’idée,
Envolez-vous ! envolez-vous !
N’est-ce pas que c’est ineffable
De se sentir immensité,
D’éclairer ce qu’on croyait fable
A ce qu’on trouve vérité,
De voir le fond du grand cratère,
De sentir en soi du mystère
Entrer tout le frisson obscur,
D’aller aux astres, étincelle,
Et de se dire : Je suis l’aile !
Et de se dire : J’ai l’azur !
Allez, prêtres ! allez, génies !
Cherchez la note humaine, allez,
Dans les suprêmes symphonies
Des grands abîmes étoilés !
En attendant l’heure dorée,
L’extase de la mort sacrée,
Loin de nous, troupeaux soucieux,
Loin des lois que nous établîmes,
Allez goûter, vivants sublimes,
L’évanouissement des cieux !
Janvier 1856.
XXVI.
Ce que dit la bouche d’ombre §
L’homme en songeant descend au gouffre universel.
J’errais près du dolmen qui domine Rozel,
A l’endroit où le cap se prolonge en presqu’île.
Le spectre m’attendait ; l’être sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M’emporta sur le haut du rocher, et me dit :
*
Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;
Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;
Que tout a conscience en la création ;
Et l’oreille pourrait avoir sa vision,
Car les choses et l’être ont un grand dialogue.
Tout parle ; l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,
Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément.
T’imaginais-tu donc l’univers autrement ?
Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,
Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,
L’orage, le torrent roulant de noirs limons,
Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,
La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,
Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternel murmure ?
Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,
S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient la voix ?
Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?
Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et qui lutte,
Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit
Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,
Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan qui vole,
Si son rugissement n’était une parole ?
Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu,
Ne soit rien qu’un silence ? et te figures-tu
Que la création profonde, qui compose
Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,
De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,
Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle à Dieu ?
Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ?
Crois-tu que la nature énorme balbutie,
Et que Dieu se serait, dans son immensité,
Donné pour tout plaisir, pendant l’éternité,
D’entendre bégayer une sourde-muette ?
Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est un poëte ;
Non, tout est une voix et tout est un parfum ;
Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un ;
Une pensée emplit le tumulte superbe.
Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe.
Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;
Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
Tout parle ? Écoute bien. C’est que vents, ondes, flamme
Arbres, roseaux, rochers, tout vit !
Tout est plein d’âmes.
Mais comment ! Oh ! voilà le mystère inouï.
Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,
Causons.
Dieu n’a créé que l’être impondérable.
Il le fit radieux, beau, candide, adorable,
Mais imparfait ; sans quoi, sur la même hauteur,
La créature étant égale au créateur,
Cette perfection, dans l’infini perdue,
Se serait avec Dieu mêlée et confondue,
Et la création, à force de clarté,
En lui serait rentrée et n’aurait pas été.
La création sainte où rêve le prophète,
Pour être, ô profondeur ! devait être imparfaite.
Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit le mal.
L’être créé, paré du rayon baptismal,
En des temps dont nous seuls conservons la mémoire,
Planait dans la splendeur sur des ailes de gloire ;
Tout était chant, encens, flamme, éblouissement ;
L’être errait, aile d’or, dans un rayon charmant,
Et de tous les parfums tour à tour était l’hôte ;
Tout nageait, tout volait.
Or, la première faute
Fut le premier poids.
Dieu sentit une douleur.
Le poids prit une forme, et, comme l’oiseleur
Fuit emportant l’oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l’ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis tout alla s’aggravant ;
Et l’éther devint l’air, et l’air devint le vent ;
L’ange devint l’esprit, et l’esprit devint l’homme.
L’âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l’arbre, et même, au-dessous d’eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Êtres vils qu’à regret les anges énumèrent !
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit.
Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatal fruit.
*
Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre ?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure, proteste,
D’où vient-elle ? De toi, de ta chair, du limon
Dont l’esprit se revêt en devenant démon ;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière ;
De ta matière, hélas ! de ton iniquité.
Cette ombre dit : — Je suis l’être d’infirmité ;
Je suis tombé déjà ; je puis tomber encore. —
L’ange laisse passer à travers lui l’aurore ;
Nul simulacre obscur ne suit l’être aromal ;
Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal.
*
Maintenant, c’est ici le rocher fatidique,
Et je vais t’expliquer tout ce que je t’indique ;
Je vais t’emplir les yeux de nuit et de lueurs.
Prépare-toi, front triste, aux funèbres sueurs.
Le vent d’en haut sur moi passe, et, ce qu’il m’arrache,
Je te le jette ; prends, et vois.
Et, d’abord, sache
Que le monde où tu vis est un monde effrayant
Devant qui le songeur, sous l’infini ployant,
Lève les bras au ciel et recule terrible.
Ton soleil est lugubre et ta terre est horrible.
Vous habitez le seuil du monde châtiment.
Mais vous n’êtes pas hors de Dieu complétement ;
Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendre étincelle,
N’est hors de rien, étant la fin universelle ;
L’éclair est son regard, autant que le rayon ;
Et tout, même le mal, est la création,
Car le dedans du masque est encor la figure.
— O sombre aile invisible à l’immense envergure
Esprit ! esprit ! esprit ! m’écriai-je éperdu.
Le spectre poursuivit sans m’avoir entendu :
*
Faisons un pas de plus dans ces choses profondes.
Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tu fondes,
Et tu dis : — Je suis seul, car je suis le penseur.
L’univers n’a que moi dans sa morne épaisseur.
En deçà, c’est la nuit ; au-delà, c’est le rêve.
L’idéal est un œil que la science crève.
C’est moi qui suis la fin et qui suis le sommet. —
Voyons ; observes-tu le bœuf qui se soumet ?
Écoutes-tu le bruit de ton pas sur les marbres ?
Interroges-tu l’onde ? et, quand tu vois des arbres,
Parles-tu quelquefois à ces religieux ?
Comme sur le versant d’un mont prodigieux,
Vaste mêlée aux bruits confus, du fond de l’ombre,
Tu vois monter à toi la création sombre.
Le rocher est plus loin, l’animal est plus près.
Comme le faîte altier et vivant, tu parais !
Mais, dis, crois-tu que l’être illogique nous trompe ?
L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle se rompe ?
Crois-tu, toi dont les sens d’en haut sont éclairés,
Que la création qui, lente et par degrés,
S’élève à la lumière, et, dans sa marche entière,
Fait de plus de clarté luire moins de matière
Et mêle plus d’instincts au monstre décroissant,
Crois-tu que cette vie énorme, remplissant
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l’arbre et de l’arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement,
S’arrête sur l’abîme à l’homme, escarpement ?
Non, elle continue, invincible, admirable,
Entre dans l’invisible et dans l’impondérable,
Y disparaît pour toi, chair vile, emplit l’azur
D’un monde éblouissant, miroir du monde obscur,
D’êtres voisins de l’homme et d’autres qui s’éloignent,
D’esprits purs, de voyants dont les splendeurs témoignent
D’anges faits de rayons comme l’homme d’instincts ;
Elle plonge à travers les deux jamais atteints,
Sublime ascension d’échelles étoilées,
Des démons enchaînés monte aux âmes ailées,
Fait toucher le front sombre au radieux orteil,
Rattache l’astre esprit à l’archange soleil,
Relie, en traversant des millions de lieues,
Les groupes constellés et les légions bleues,
Peuple le haut, le bas, les bords et le milieu,
Et dans les profondeurs s’évanouit en Dieu !
Cette échelle apparaît vaguement dans la vie
Et dans la mort. Toujours les justes l’ont gravie :
Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.
Ses échelons sont deuil, sagesse, exil, devoir.
Et cette échelle vient de plus loin que la terre.
Sache qu’elle commence aux mondes du mystère,
Aux mondes des terreurs et des perditions ;
Et qu’elle vient, parmi les pâles visions,
Du précipice où sont les larves et les crimes,
Où la création, effrayant les abîmes,
Se prolonge dans l’ombre en spectre indéfini.
Car, au-dessous du globe où vit l’homme banni,
Hommes, plus bas que vous, dans le nadir livide,
Dans cette plénitude horrible qu’on croit vide,
Le mal, qui par la chair, hélas ! vous asservit,
Dégorge une vapeur monstrueuse qui vit !
Là, sombre et s’engloutit, dans des flots de désastres,
L’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres ;
Là, tout flotte et s’en va dans un naufrage obscur ;
Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail, sans mur,
De tout ce qui vécut pleut sans cesse la cendre ;
Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose y descendre,
Au delà de la vie, et du souffle et du bruit,
Un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit !
*
Donc, la matière pend à l’idéal, et tire
L’esprit vers l’animal, l’ange vers le satyre,
Le sommet vers le bas, l’amour vers l’appétit.
Avec le grand qui croule elle fait le petit.
Comment de tant d’azur tant de terreur s’engendre,
Comment le jour fait l’ombre et le feu pur la cendre,
Comment la cécité peut naître du voyant,
Comment le ténébreux descend du flamboyant,
Comment du monstre esprit naît le monstre matière,
Un jour, dans le tombeau, sinistre vestiaire,
Tu le sauras ; la tombe est faite pour savoir ;
Tu verras ; aujourd’hui, tu ne peux qu’entrevoir ;
Mais, puisque Dieu permet que ma voix t’avertisse,
Je te parle.
Et, d’abord, qu’est-ce que la justice ?
Qui la rend ? qui la fait ? où ? quand ? à quel moment ?
Qui donc pèse la faute ? et qui le châtiment ?
*
L’être créé se meut dans la lumière immense.
Libre, il sait où le bien cesse, où le mal commence ;
Il a ses actions pour juges.
Il suffit
Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu’on fit,
Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre.
L’être ouvre à son insu de lui-même le livre ;
Sa conscience calme y marque avec le doigt
Ce que l’ombre lui garde ou ce que Dieu lui doit.
On agit, et l’on gagne ou l’on perd à mesure ;
On peut être étincelle ou bien éclaboussure ;
Lumière ou fange, archange au vol d’aigle ou bandit ;
L’échelle vaste est là. Comme je te l’ai dit,
Par des zones sans fin la vie universelle
Monte, et par des degrés innombrables ruisselle,
Depuis l’infâme nuit jusqu’au charmant azur.
L’être en la traversant devient mauvais ou pur.
En haut plane la joie ; en bas l’horreur se traîne.
Selon que l’âme, aimante, humble, bonne, sereine,
Aspire à la lumière et tend vers l’idéal,
Ou s’alourdit, immonde, au poids croissant du mal,
Dans la vie infinie on monte et l’on s’élance,
Ou l’on tombe ; et tout être est sa propre balance.
Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois,
Nous pesons, et chacun descend selon son poids.
*
Hommes ! nous n’approchons que les paupières closes,
De ces immensités d’en bas.
Viens, si tu l’oses !
Regarde dans ce puits morne et vertigineux,
De la création compte les sombres nœuds,
Viens, vois, sonde :
Au-dessous de l’homme qui contemple,
Qui peut être un cloaque ou qui peut être un temple,
Être en qui l’instinct vit dans la raison dissous,
Est l’animal courbé vers la terre ; au-dessous
De la brute est la plante inerte, sans paupière
Et sans cris ; au-dessous de la plante est la pierre ;
Au-dessous de la pierre est le chaos sans nom.
Avançons dans cette ombre et sois mon compagnon.
*
Toute faute qu’on fait est un cachot qu’on s’ouvre
Les mauvais, ignorant quel mystère les couvre,
Les êtres de fureur, de sang, de trahison,
Avec leurs actions bâtissent leur prison ;
Tout bandit, quand la mort vient lui toucher l’épaule
Et l’éveille, hagard, se retrouve en la geôle
Que lui fit son forfait derrière lui rampant ;
Tibère en un rocher, Séjan dans un serpent.
L’homme marche sans voir ce qu’il fait dans l’abîme.
L’assassin pâlirait s’il voyait sa victime ;
C’est lui. L’oppresseur vil, le tyran sombre et fou,
En frappant sans pitié sur tous, forge le clou
Qui le clouera dans l’ombre au fond de la matière.
Les tombeaux sont les trous du crible cimetière,
D’où tombe, graine obscure en un ténébreux champ,
L’effrayant tourbillon des âmes.
*
Tout méchant
Fait naître en expirant le monstre de sa vie,
Qui le saisit. L’horreur par l’horreur est suivie.
Nemrod gronde enfermé dans la montagne à pic ;
Quand Dalila descend dans la tombe, un aspic
Sort des plis du linceul, emportant l’âme fausse ;
Phryné meurt, un crapaud saute hors de la fosse ;
Ce scorpion au fond d’une pierre dormant,
C’est Clytemnestre aux bras d’Égysthe son amant ;
Du tombeau d’Anitus il sort une ciguë ;
Le houx sombre et l’ortie à la piqûre aiguë
Pleurent quand l’aquilon les fouette, et l’aquilon
Leur dit : Tais-toi, Zoïle ! et souffre, Ganelon !
Dieu livre, choc affreux dont la plaine au loin gronde,
Au cheval Brunehaut le pavé Frédégonde ;
La pince qui rougit dans le brasier hideux
Est faite du duc d’Albe et de Philippe Deux ;
Farinace est le croc des noires boucheries ;
L’orfraie au fond de l’ombre a les yeux de Jeffryes ;
Tristan est au secret dans le bois d’un gibet.
Quand tombent dans la mort tous ces brigands, Macbeth,
Ezzelin, Richard Trois, Carrier, Ludovic Sforce,
La matière leur met la chemise de force.
Oh ! comme en son bonheur, qui masque un sombre arrêt,
Messaline ou l’horrible Isabeau frémirait
Si, dans ses actions du sépulcre voisines,
Cette femme sentait qu’il lui vient des racines,
Et qu’ayant été monstre, elle deviendra fleur !
A chacun son forfait ! à chacun sa douleur !
Claude est l’algue que l’eau traîne de havre en havre ;
Xercès est excrément, Charles Neuf est cadavre ;
Hérode, c’est l’osier des berceaux vagissants ;
L’âme du noir Judas, depuis dix-huit cents ans,
Se disperse et renaît dans les crachats des hommes ;
Et le vent qui jadis soufflait sur les Sodomes
Mêle, dans l’âtre abject et sous le vil chaudron,
La fumée Érostrate à la flamme Néron.
*
Et tout, bête, arbre et roche, étant vivant sur terre,
Tout est monstre, excepté l’homme, esprit solitaire.
L’âme que sa noirceur chasse du firmament
Descend dans les degrés divers du châtiment
Selon que plus ou moins d’obscurité la gagne.
L’homme en est la prison, la bête en est le bagne,
L’arbre en est le cachot, la pierre en est l’enfer.
Le ciel d’en haut, le seul qui soit splendide et clair,
La suit des yeux dans l’ombre, et, lui jetant l’aurore,
Tâche, en la regardant, de l’attirer encore.
O chute ! dans la bête, à travers les barreaux
De l’instinct, obstruant de pâles soupiraux,
Ayant encor la voix, l’essor et la prunelle,
L’âme entrevoit de loin la lueur éternelle ;
Dans l’arbre elle frissonne, et, sans jour et sans yeux,
Sent encor dans le vent quelque chose des cieux ;
Dans la pierre elle rampe, immobile, muette,
Ne voyant même plus l’obscure silhouette
Du monde qui s’éclipse et qui s’évanouit,
Et face à face avec son crime dans la nuit,
L’âme en ces trois cachots traîne sa faute noire.
Comme elle en a la forme, elle en a la mémoire ;
Elle sait ce qu’elle est ; et, tombant sans appuis,
Voit la clarté décroître à la paroi du puits ;
Elle assiste à sa chute ; et, dur caillou qui roule,
Pense : Je suis Octave ; et, vil chardon qu’on foule,
Crie au talon : Je suis Attila le géant ;
Et, ver de terre au fond du charnier, et rongeant
Un crâne infect et noir, dit : Je suis Cléopâtre.
Et, hibou, malgré l’aube, ours, en bravant le pâtre,
Elle accomplit la loi qui l’enchaîne d’en haut ;
Pierre, elle écrase ; épine, elle pique ; il le faut.
Le monstre est enfermé dans son horreur vivante.
Il aurait beau vouloir dépouiller l’épouvante ;
Il faut qu’il reste horrible et reste châtié ;
O mystère ! le tigre a peut-être pitié !
Le tigre sur son dos, qui peut-être eut une aile,
A l’ombre des barreaux de la cage éternelle ;
Un invisible fil lie aux noirs échafauds
Le noir corbeau dont l’aile est en forme de faulx ;
L’âme louve ne peut s’empêcher d’être louve,
Car le monstre est tenu, sous le ciel qui l’éprouve,
Dans l’expiation par la fatalité.
Jadis, sans la comprendre et d’un œil hébété,
L’Inde a presque entrevu cette métempsychose.
La ronce devient griffe, et la feuille de rose
Devient langue de chat, et, dans l’ombre et les cris,
Horrible, lèche et boit le sang de la souris ;
Qui donc connaît le monstre appelé mandragore ?
Qui sait ce que, le soir, éclaire le fulgore,
Être en qui la laideur devient une clarté ?
Ce qui se passe en l’ombre où croît la fleur d’été
Efface la terreur des antiques avernes.
Étages effrayants ! cavernes sur cavernes.
Ruche obscure du mal, du crime et du remord !
Donc, une bête va, vient, rugit, hurle, mord ;
Un arbre est là, dressant ses branches hérissées,
Une dalle s’effondre au milieu des chaussées
Que la charrette écrase et que l’hiver détruit,
Et, sous ces épaisseurs de matière et de nuit,
Arbre, bête, pavé, poids que rien ne soulève,
Dans cette profondeur terrible, une âme rêve !
Que fait-elle ? Elle songe à Dieu !
*
Fatalité !
Echéance ! retour ! revers ! autre côté !
O loi ! pendant qu’assis à table, joyeux groupes,
Les pervers, les puissants, vidant toutes les coupes,
Oubliant qu’aujourd’hui par demain est guetté,
Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté,
Voilà ce qu’en sa nuit muette et colossale,
Montrant comme eux ses dents tout au fond de la salle,
Leur réserve la mort, ce sinistre rieur !
Nous avons, nous, voyants du ciel supérieur,
Le spectacle inouï de vos régions basses.
O songeur, fallait-il qu’en ces nuits tu tombasses !
Nous écoutons le cri de l’immense malheur.
Au-dessus d’un rocher, d’un loup ou d’une fleur,
Parfois nous apparaît l’âme à mi-corps sortie,
Pauvre ombre en pleurs qui lutte, hélas ! presque engloutie ;
Le loup la tient, le roc étreint ses pieds qu’il tord,
Et la fleur implacable et féroce la mord.
Nous entendons le bruit du rayon que Dieu lance,
La voix de ce que l’homme appelle le silence,
Et vos soupirs profonds, cailloux désespérés !
Nous voyons la pâleur de tous les fronts murés.
A travers la matière, affreux caveau sans portes,
L’ange est pour nous visible avec ses ailes mortes.
Nous assistons aux deuils, au blasphème, aux regrets,
Aux fureurs ; et, la nuit, nous voyons les forêts,
D’où cherchent à s’enfuir les larves enfermées,
S’écheveler dans l’ombre en lugubres fumées.
Partout, partout, partout ! dans les flots, dans les bois,
Dans l’herbe en fleurs, dans l’or qui sert de sceptre aux rois,
Dans le jonc dont Hermès se fait une baguette,
Partout le châtiment contemple, observe ou guette,
Sourd aux questions, triste, affreux, pensif, hagard ;
Et tout est l’œil d’où sort ce terrible regard.
O châtiment ! dédale aux spirales funèbres !
Construction d’en bas qui cherche les ténèbres,
Plonge au-dessous du monde et descend dans la nuit,
Et, Babel renversée, au fond de l’ombre fuit !
L’homme qui plane et rampe, être crépusculaire,
En est le milieu.
*
L’homme est clémence et colère ;
Fond vil du puits, plateau radieux de la tour ;
Degré d’en haut pour l’ombre, et d’en bas pour le jour.
L’ange y descend, la bête après la mort y monte ;
Pour la bête, il est gloire, et, pour l’ange, il est honte ;
Dieu mêle en votre race, hommes infortunés,
Les demi-dieux punis aux monstres pardonnés.
De là vient que, parfois, — mystère que Dieu mène ! —
On entend d’une bouche en apparence humaine
Sortir des mots pareils à des rugissements,
Et que, dans d’autres lieux et dans d’autres moments,
On croit voir sur un front s’ouvrir des ailes d’anges.
Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et, matière, mange.
L’âme en lui ne se peut dresser sur son séant.
L’homme, comme la brute abreuvé de néant,
Vide toutes les nuits le verre noir du somme.
La chaîne de l’enfer, liée au pied de l’homme,
Ramène chaque jour vers le cloaque impur
La beauté, le génie, envolés dans l’azur,
Mêle la peste au souffle idéal des poitrines,
Et traîne, avec Socrate, Aspasie aux latrines.
*
Par un côté pourtant l’homme est illimité.
Le monstre a le carcan, l’homme a la liberté.
Songeur, retiens ceci : l’homme est un équilibre.
L’homme est une prison où l’âme reste libre.
L’âme, dans l’homme, agit, fait le bien, fait le mal,
Remonte vers l’esprit, retombe à l’animal ;
Et, pour que, dans son vol vers les cieux, rien ne lie
Sa conscience ailée et de Dieu seul remplie,
Dieu, quand une âme éclôt dans l’homme au bien poussé,
Casse en son souvenir le fil de son passé ;
De là vient que la nuit en sait plus que l’aurore.
Le monstre se connaît lorsque l’homme s’ignore.
Le monstre est la souffrance, et l’homme est l’action.
L’homme est l’unique point de la création
Où, pour demeurer libre en se faisant meilleure,
L’âme doive oublier sa vie antérieure.
Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêve ébloui.
*
L’homme ne voit pas Dieu, mais peut aller à lui,
En suivant la clarté du bien, toujours présente ;
Le monstre, arbre, rocher ou bête rugissante,
Voit Dieu, c’est là sa peine, et reste enchaîné loin.
L’homme a l’amour pour aile, et pour joug le besoin.
L’ombre est sur ce qu’il voit par lui-même semée ;
La nuit sort de son œil ainsi qu’une fumée ;
Homme, tu ne sais rien ; tu marches, pâlissant !
Parfois le voile obscur qui te couvre, ô passant !
S’envole et flotte au vent soufflant d’une autre sphère,
Gonfle un moment ses plis jusque dans la lumière,
Puis retombe sur toi, spectre, et redevient noir.
Tes sages, tes penseurs ont essayé de voir ;
Qu’ont-ils vu ? qu’ont-ils fait ? qu’ont-ils dit, ces fils d’Ève ?
Rien.
Homme !autour de toi la création rêve.
Mille êtres inconnus t’entourent dans ton mur.
Tu vas, tu viens, tu dors sous leur regard obscur,
Et tu ne les sens pas vivre autour de ta vie :
Toute une légion d’âmes t’est asservie ;
Pendant qu’elle te plaint, tu la foules aux pieds.
Tous tes pas vers le jour sont par l’ombre épiés.
Ce que tu nommes chose, objet, nature morte,
Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de ta porte
Voit arriver ta faute et voudrait se fermer.
Ta vitre connaît l’aube, et dit : Voir ! croire ! aimer !
Les rideaux de ton lit frissonnent de tes songes.
Dans les mauvais desseins quand, rêveur, tu te plonges,
La cendre dit au fond de l’âtre sépulcral :
Regarde-moi ; je suis ce qui reste du mal.
Hélas ! l’homme imprudent trahit, torture, opprime.
La bête en son enfer voit les deux bouts du crime ;
Un loup pourrait donner des conseils à Néron.
Homme ! homme ! aigle aveuglé, moindre qu’un moucheron !
Pendant que dans ton Louvre ou bien dans ta chaumière,
Tu vis, sans même avoir épelé la première
Des constellations, sombre alphabet qui luit
Et tremble sur la page immense de la nuit,
Pendant que tu maudis et pendant que tu nies,
Pendant que tu dis : Non ! aux astres ; aux génies :
Non ! à l’idéal : Non ! à la vertu : Pourquoi ?
Pendant que tu te tiens en dehors de la loi,
Copiant les dédains inquiets ou robustes
De ces sages qu’on voit rêver dans les vieux bustes,
Et que tu dis : Que sais-je ? amer, froid, mécréant,
Prostituant ta bouche au rire du néant,
A travers le taillis de la nature énorme,
Flairant l’éternité de son museau difforme,
Là, dans l’ombre, à tes pieds, homme, ton chien voit Dieu.
Ah ! je t’entends. Tu dis : — Quel deuil ! la bête est peu,
L’homme n’est rien. O loi misérable ! ombre ! abîme ! —
*
O songeur ! cette loi misérable et sublime.
Il faut donc tout redire à ton esprit chétif !
A la fatalité, loi du monstre captif,
Succède le devoir, fatalité de l’homme.
Ainsi de toutes parts l’épreuve se consomme,
Dans le monstre passif, dans l’homme intelligent,
La nécessité morne en devoir se changeant,
Et l’âme, remontant à sa beauté première,
Va de l’ombre fatale à la libre lumière.
Or, je te le redis, pour se transfigurer,
Et pour se racheter, l’homme doit ignorer.
Il doit être aveuglé par toutes les poussières.
Sans quoi, comme l’enfant guidé par des lisières,
L’homme vivrait, marchant droit à la vision.
Douter est sa puissance et sa punition.
Il voit la rose, et nie ; il voit l’aurore, et doute ;
Où serait le mérite à retrouver sa route,
Si l’homme, voyant clair, roi de sa volonté,
Avait la certitude, ayant la liberté ?
Non. Il faut qu’il hésite en la vaste nature,
Qu’il traverse du choix l’effrayante aventure,
Et qu’il compare au vice agitant son miroir,
Au crime, aux voluptés, l’œil en pleurs du devoir ;
Il faut qu’il doute ! Hier croyant, demain impie ;
Il court du mal au bien ; il scrute, sonde, épie,
Va, revient, et, tremblant, agenouillé, debout,
Les bras étendus, triste, il cherche Dieu partout ;
Il tâte l’infini jusqu’à ce qu’il l’y sente ;
Alors, son âme ailée éclate frémissante ;
L’ange éblouissant luit dans l’homme transparent.
Le doute le fait libre, et la liberté, grand.
La captivité sait ; la liberté suppose,
Creuse, saisit l’effet, le compare à la cause,
Croit vouloir le bien-être et veut le firmament ;
Et, cherchant le caillou, trouve le diamant.
C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lents s’empare.
Dans le monstre, elle expie ; en l’homme, elle répare.
*
Oui, ton fauve univers est le forçat de Dieu.
Les constellations, sombres lettres de feu,
Sont les marques du bagne à l’épaule du monde.
Dans votre région tant d’épouvante abonde,
Que, pour l’homme, marqué lui-même du fer chaud,
Quand il lève les yeux vers les astres, là-haut,
Le cancer resplendit, le scorpion flamboie,
Et dans l’immensité le chien sinistre aboie !
Ces soleils inconnus se groupent sur son front
Comme l’effroi, le deuil, la menace et l’affront ;
De toutes parts s’étend l’ombre incommensurable ;
En bas l’obscur, l’impur, le mauvais, l’exécrable,
Le pire, tas hideux, fourmillent ; tout au fond,
Ils échangent entre eux dans l’ombre ce qu’ils font ;
Typhon donne l’horreur, Satan donne le crime ;
Lugubre intimité du mal et de l’abîme !
Amours de l’âme monstre et du monstre univers !
Baiser triste ! et l’informe engendré du pervers,
La matière, le bloc, la fange, la géhenne,
L’écume, le chaos, l’hiver, nés de la haine,
Les faces de beauté qu’habitent des démons,
Tous les êtres maudits, mêlés aux vils limons,
Pris par la plante fauve et la bête féroce,
Le grincement de dents, la peur, le rire atroce,
L’orgueil, que l’infini courbe sous son niveau,
Rampent, noirs prisonniers, dans la nuit, noir caveau.
La porte, affreuse et faite avec de l’ombre, est lourde ;
Par moments, on entend, dans la profondeur sourde,
Les efforts que les monts, les flots, les ouragans,
Les volcans, les forêts, les animaux brigands,
Et tous les monstres font pour soulever le pêne ;
Et sur cet amas d’ombre, et de crime, et de peine,
Ce grand ciel formidable est le scellé de Dieu.
Voilà pourquoi, songeur dont la mort est le vœu,
Tant d’angoisse est empreinte au front des cénobites !
Je viens de te montrer le gouffre. Tu l’habites.
*
Les mondes, dans la nuit que vous nommez l’azur,
Par les brèches que fait la mort blême à leur mur,
Se jettent en fuyant l’un à l’autre des âmes.
Dans votre globe où sont tant de geôles infâmes,
Vous avez des méchants de tous les univers,
Condamnés qui, venus des cieux les plus divers,
Rêvent dans vos rochers, ou dans vos arbres ploient ;
Tellement stupéfaits de ce monde qu’ils voient,
Qu’eussent-ils la parole, ils ne pourraient parler.
On en sent quelques-uns frissonner et trembler.
De là les songes vains du bronze et de l’augure.
Donc, représente-toi cette sombre figure :
Ce gouffre, c’est l’égout du mal universel.
Ici vient aboutir de tous les points du ciel
La chute des punis, ténébreuse traînée.
Dans cette profondeur, morne, âpre, infortunée,
De chaque globe il tombe un flot vertigineux
D’âmes, d’esprits malsains et d’êtres vénéneux,
Flot que l’éternité voit sans fin se répandre.
Chaque étoile au front d’or qui brille, laisse pendre
Sa chevelure d’ombre en ce puits effrayant.
Ame immortelle, vois, et frémis en voyant :
Voilà le précipice exécrable où tu sombres.
*
Oh ! qui que vous soyez, qui passez dans ces ombres,
Versez votre pitié sur ces douleurs sans fond !
Dans ce gouffre, où l’abîme en l’abîme se fond,
Se tordent les forfaits, transformés en supplices,
L’effroi, le deuil, le mal, les ténèbres complices,
Les pleurs sous la toison, le soupir expiré
Dans la fleur, et le cri dans la pierre muré !
Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur ces misères !
Pour Dieu seul, qui sait tout, elles sont nécessaires ;
Mais vous pouvez pleurer sur l’énorme cachot
Sans déranger le sombre équilibre d’en haut !
Hélas ! hélas ! hélas ! tout est vivant ! tout pense !
La mémoire est la peine, étant la récompense.
Oh ! comme ici l’on souffre et comme on se souvient !
Torture de l’esprit que la matière tient !
La brute et le granit, quel chevalet pour l’âme !
Ce mulet fut sultan, ce cloporte était femme.
L’arbre est un exilé, la roche est un proscrit.
Est-ce que, quelque part, par hasard, quelqu’un rit
Quand ces réalités sont là, remplissant l’ombre ?
La ruine, la mort, l’ossement, le décombre,
Sont vivants. Un remords songe dans un débris.
Pour l’œil profond qui voit, les antres sont des cris.
Hélas ! le cygne est noir, le lys songe à ses crimes ;
La perle est nuit ; la neige est la fange des cimes ;
Le même gouffre, horrible et fauve, et sans abri,
S’ouvre dans la chouette et dans le colibri ;
La mouche, âme, s’envole et se brûle à la flamme ;
Et la flamme, esprit, brûle avec angoisse une âme ;
L’horreur fait frissonner les plumes de l’oiseau ;
Tout est douleur.
Les fleurs souffrent sous le ciseau
Et se ferment ainsi que des paupières closes :
Toutes les femmes sont teintes du sang des roses ;
La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîches couleurs,
Et qui porte en sa main une touffe de fleurs,
Respire en souriant un bouquet d’agonies.
Pleurez sur les laideurs et les ignominies,
Pleurez sur l’araignée immonde, sur le ver,
Sur la limace au dos mouillé comme l’hiver,
Sur le vil puceron qu’on voit aux feuilles pendre,
Sur le crabe hideux, sur l’affreux scolopendre,
Sur l’effrayant crapaud, pauvre monstre aux doux yeux,
Qui regarde toujours le ciel mystérieux !
Plaignez l’oiseau de crime et la bête de proie.
Ce que Domitien, César, fit avec joie,
Tigre, il le continue avec horreur. Verrès,
Qui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts ;
Il descend, réveillé, l’autre côté du rêve :
Son rire, au fond des bois, en hurlement s’achève ;
Pleurez sur ce qui hurle et pleurez sur Verrès.
Sur ces tombeaux vivants, marqués d’obscurs arrêts,
Penchez-vous attendri ! versez votre prière !
La pitié fait sortir des rayons de la pierre.
Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau.
La matière, affreux bloc, n’est que le lourd monceau
Des effets monstrueux, sortis des sombres causes.
Ayez pitié ! voyez des âmes dans les choses.
Hélas ! le cabanon subit aussi l’écrou ;
Plaignez le prisonnier, mais plaignez le verrou ;
Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres ;
La hache et le billot sont deux êtres lugubres ;
La hache souffre autant que le corps, le billot
Souffre autant que la tête ; ô mystères d’en haut !
Ils se livrent une âpre et hideuse bataille ;
Il ébrèche la hache et la hache l’entaille ;
Ils se disent tout bas l’un à l’autre : Assassin !
Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,
Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,
Elle revient dans l’ombre, et luit, miroir sinistre,
Ruisselante de sang et reflétant les cieux ;
Et, la nuit, dans l’état morne et silencieux,
Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé, blême,
Seul, sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même.
Oh ! que la terre est froide et que les rocs sont durs !
Quelle muette horreur dans les halliers obscurs !
Les pleurs noirs de la nuit sur la colombe blanche
Tombent ; le vent met nue et torture la branche ;
Quel monologue affreux dans l’arbre aux rameaux verts !
Quel frisson dans l’herbe ! Oh ! quels yeux fixes ouverts
Dans les cailloux profonds, oubliettes des âmes !
C’est une âme que l’eau scie en ses froides lames ;
C’est une âme que fait ruisseler le pressoir.
Ténèbres ! l’univers est hagard. Chaque soir,
Le noir horizon monte et la nuit noire tombe ;
Tous deux, à l’occident, d’un mouvement de tombe ;
Ils vont se rapprochant, et, dans le firmament,
O terreur ! sur le jour, écrasé lentement,
La tenaille de l’ombre effroyable se ferme.
Oh ! les berceaux font peur. Un bagne est dans un germe.
Ayez pitié, vous tous et qui que vous soyez !
Les hideux châtiments, l’un sur l’autre broyés,
Roulent, submergeant tout, excepté les mémoires.
Parfois on voit passer dans ces profondeurs noires
Comme un rayon lointain de l’éternel amour ;
Alors, l’hyène Atrée et le chacal Timour,
Et l’épine Caïphe et le roseau Pilate,
Le volcan Alaric à la gueule écarlate,
L’ours Henri Huit, pour qui Morus en vain pria,
Le sanglier Selim et le porc Borgia,
Poussent des cris vers l’Être adorable ; et les bêtes
Qui portèrent jadis des mitres sur leurs têtes,
Les grains de sable rois, les brins d’herbe empereurs,
Tous les hideux orgueils et toutes les fureurs,
Se brisent ; la douceur saisit le plus farouche ;
Le chat lèche l’oiseau, l’oiseau baise la mouche ;
Le vautour dit dans l’ombre au passereau : Pardon !
Une caresse sort du houx et du chardon ;
Tous les rugissements se fondent en prières ;
On entend s’accuser de leurs forfaits les pierres ;
Tous ces sombres cachots qu’on appelle les fleurs
Tressaillent ; le rocher se met à fondre en pleurs.
Des bras se lèvent hors de la tombe dormante ;
Le vent gémit, la nuit se plaint, l’eau se lamente,
Et sous l’œil attendri qui regarde d’en haut,
Tout l’abîme n’est plus qu’un immense sanglot.
*
Espérez ! espérez ! espérez, misérables !
Pas de deuil infini, pas de maux incurables,
Pas d’enfer éternel !
Les douleurs vont à Dieu, comme la flèche aux cibles ;
Les bonnes actions sont les gonds invisibles
De la porte du ciel.
Le deuil est la vertu, le remords est le pôle
Des monstres garrottés dont le gouffre est la geôle ;
Quand, devant Jéhovah,
Un vivant reste pur dans les ombres charnelles,
La mort, ange attendri, rapporte ses deux ailes
À l’homme qui s’en va
Les enfers se refont édens ; c’est là leur tâche.
Tout globe est un oiseau que le mal tient et lâche.
Vivants, je vous le dis,
Les vertus, parmi vous, font ce labeur auguste
D’augmenter sur vos fronts le ciel ; quiconque est juste
Travaille au paradis.
L’heure approche. Espérez. Rallumez l’âme éteinte !
Aimez-vous ! aimez-vous, car c’est la chaleur sainte,
C’est le feu du vrai jour.
Le sombre univers, froid, glacé, pesant, réclame
La sublimation de l’être par la flamme,
De l’homme par l’amour !
Déjà, dans l’océan d’ombre que Dieu domine,
L’archipel ténébreux des bagnes s’illumine ;
Dieu, c’est le grand aimant ;
Et les globes, ouvrant leur sinistre prunelle,
Vers les immensités de l’aurore éternelle
Se tournent lentement !
Oh ! comme vont chanter toutes les harmonies,
Comme rayonneront dans les sphères bénies
Les faces de clarté,
Comme les firmaments se fondront en délires,
Comme tressailleront toutes les grandes lyres
De la sérénité,
Quand, du monstre matière ouvrant toutes les serres,
Faisant évanouir en splendeurs les misères,
Changeant l’absinthe en miel,
Inondant de beauté la nuit diminuée,
Ainsi que le soleil tire à lui la nuée
Et l’emplit d’arcs-en-ciel,
Dieu, de son regard fixe attirant les ténèbres,
Voyant vers lui, du fond des cloaques funèbres
Où le mal le pria,
Monter l’énormité, bégayant des louanges,
Fera rentrer, parmi les univers archanges,
L’univers paria !
On verra palpiter les fanges éclairées ;
Et briller les laideurs les plus désespérées
Au faîte le plus haut,
L’araignée éclatante au seuil des bleus pilastres,
Luire, et se redresser, portant des épis d’astres,
La paille du cachot !
La clarté montera dans tout comme une sève ;
On verra rayonner au front du bœuf qui rêve
Le céleste croissant ;
Le charnier chantera dans l’horreur qui l’encombre,
Et sur tous les fumiers apparaîtra dans l’ombre
Un Job resplendissant !
O disparition de l’antique anathème !
La profondeur disant à la hauteur : Je t’aime !
O retour du banni !
Quel éblouissement au fond des cieux sublimes !
Quel surcroît de clarté que l’ombre des abîmes
S’écriant :Sois béni !
On verra le troupeau des hydres formidables
Sortir, monter du fond des brumes insondables
Et se transfigurer ;
Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes,
Dieu juste ! et, par degrés devenant diaphanes,
Les monstres s’azurer !
Ils viendront, sans pouvoir ni parler ni répondre,
Éperdus ! on verra des auréoles fondre
Les cornes de leur front ;
Ils tiendront dans leur griffe, au milieu des cieux calmes,
Des rayons frissonnants semblables à des palmes ;
Les gueules baiseront !
Ils viendront ! ils viendront, tremblants, brisés d’extase,
Chacun d’eux débordant de sanglots comme un vase
Mais pourtant sans effroi ;
On leur tendra les bras de la haute demeure,
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira :C’est donc toi !
Et vers Dieu par la main il conduira ce frère !
Et, quand ils seront près des degrés de lumière
Par nous seuls aperçus,
Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œil flamboie
Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,
Bélial de Jésus !
Tout sera dit. Le mal expirera, les larmes
Tariront ; plus de fers, plus de deuils, plus d’alarmes ;
L’affreux gouffre inclément
Cessera d’être sourd, et bégaiera : Qu’entends-je ?
Les douleurs finiront dans toute l’ombre : un ange
Criera :Commencement !
Jersey, 1855.
À celle qui est restée en France §
I
Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux, dérange
Ce drap glacé qui fait des plis sur ton front d’ange,
Ouvre tes mains, et prends ce livre : il est à toi.
Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve, effroi
Ce livre qui contient le spectre de ma vie,
Mes angoisses, mon aube, hélas ! de pleurs suivie
L’ombre et son ouragan, la rose et son pistil,
Ce livre azuré, triste, orageux, d’où sort-il ?
D’où sort le blême éclair qui déchire la brume ?
Depuis quatre ans, j’habite un tourbillon d’écume ;
Ce livre en a jailli. Dieu dictait, j’écrivais ;
Car je suis paille au vent : Va ! dit l’esprit. Je vais.
Et, quand j’eus terminé ces pages, quand ce livre
Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,
Une église des champs que le lierre verdit,
Dont la tour sonne l’heure à mon néant, m’a dit :
Ton cantique est fini ; donne-le-moi, poëte.
Je le réclame, a dit la forêt inquiète ;
Et le doux pré fleuri m’a dit : Donne-le-moi.
La mer, en le voyant frémir, m’a dit : Pourquoi
Ne pas me le jeter, puisque c’est une voile !
C’est à moi qu’appartient cet hymne, a dit l’étoile.
Donne-le-nous, songeur, ont crié les grands vents.
Et les oiseaux m’ont dit : Vas-tu pas aux vivants
Offrir ce livre, éclos si loin de leurs querelles ?
Laisse-nous l’emporter dans nos nids sur nos ailes !
Mais le vent n’aura point mon livre, ô cieux profonds !
Ni la sauvage mer, livrée aux noirs typhons,
Ouvrant et refermant ses flots, âpres embûches ;
Ni la verte forêt qu’emplit un bruit de ruches,
Ni l’église où le temps fait tourner son compas ;
Le pré ne l’aura pas, l’astre ne l’aura pas,
L’oiseau ne l’aura pas, qu’il soit aigle ou colombe,
Les nids ne l’auront pas ; je le donne à la tombe.
II
Autrefois, quand septembre en larmes revenait,
Je partais, je quittais tout ce qui me connaît,
Je m’évadais ; Paris s’effaçait ; rien, personne !
J’allais, je n’étais plus qu’une ombre qui frissonne,
Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sans parler,
Sachant bien que j’irais où je devais aller ;
Hélas ! je n’aurais pu même dire : Je souffre !
Et, comme subissant l’attraction d’un gouffre,
Que le chemin fût beau, pluvieux, froid, mauvais,
J’ignorais, je marchais devant moi, j’arrivais.
O souvenirs ! ô forme horrible des collines !
Et, pendant que la mère et la sœur, orphelines,
Pleuraient dans la maison, je cherchais le lieu noir
Avec l’avidité morne du désespoir ;
Puis j’allais au champ triste à côté de l’église ;
Tète nue, à pas lents, les cheveux dans la bise,
L’œil aux cieux, j’approchais ; l’accablement soutient
Les arbres murmuraient : C’est le père qui vient !
Les ronces écartaient leurs branches desséchées ;
Je marchais à travers les humbles croix penchées,
Disant je ne sais quels doux et funèbres mots ;
Et je m’agenouillais au milieu des rameaux
Sur la pierre qu’on voit blanche dans la verdure.
Pourquoi donc dormais-tu d’une façon si dure,
Que tu n’entendais pas lorsque je t’appelais ?
Et les pêcheurs passaient en traînant leurs filets,
Et disaient : Qu’est-ce donc que cet homme qui songe ?
Et le jour, et le soir, et l’ombre qui s’allonge,
Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,
Tout avait disparu que j’étais encor là.
J’étais là, suppliant celui qui nous exauce ;
J’adorais, je laissais tomber sur cette fosse,
Hélas ! où j’avais vu s’évanouir mes cieux,
Tout mon cœur goutte à goutte en pleurs silencieux ;
J’effeuillais de la sauge et de la clématite ;
Je me la rappelais quand elle était petite,
Quand elle m’apportait des lys et des jasmins,
Ou quand elle prenait ma plume dans ses mains,
Gaie, et riant d’avoir de l’encre à ses doigts roses ;
Je respirais les fleurs sur cette cendre écloses,
Je fixais mon regard sur ces froids gazons verts,
Et par moments, ô Dieu, je voyais, à travers
La pierre du tombeau, comme une lueur d’âme !
Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui me réclame
Tintait dans le ciel triste et dans mon cœur saignant,
Rien ne me retenait, et j’allais ; maintenant,
Hélas !... — O fleuve ! ô bois ! vallons dont je fus l’hôte,
Elle sait, n’est-ce pas ? que ce n’est pas ma faute
Si, depuis ces quatre ans, pauvre cœur sans flambeau,
Je ne suis pas allé prier sur son tombeau !
III
Ainsi, ce noir chemin que je faisais, ce marbre
Que je contemplais, pâle, adossé contre un arbre,
Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaient marcher,
La nuit, que je voyais lentement approcher,
Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,
Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cette pierre,
O mon Dieu, tout cela, c’était donc du bonheur !
Dis, qu’as-tu fait pendant tout ce temps-là ? — Seigneur,
Qu’a-t-elle fait ? — Vois-tu la vie en vos demeures ?
A quelle horloge d’ombre as-tu compté les heures ?
As-tu sans bruit parfois poussé l’autre endormi ?
Et t’es-tu, m’attendant, réveillée à demi ?
T’es-tu, pâle, accoudée à l’obscure fenêtre
De l’infini, cherchant dans l’ombre à reconnaître
Un passant, à travers le noir cercueil mal joint,
Attentive, écoutant si tu n’entendais point
Quelqu’un marcher vers toi dans l’éternité sombre ?
Et t’es-tu recouchée ainsi qu’un mât qui sombre,
En disant : Qu’est-ce donc ? mon père ne vient pas !
Avez-vous tous les deux parlé de moi tout bas ?
Que de fois j’ai choisi, tout mouillés de rosée,
Des lys dans mon jardin, des lys dans ma pensée !
Que de fois j’ai cueilli de l’aubépine en fleur !
Que de fois j’ai, là-bas, cherché la tour d’Harfleur,
Murmurant : C’est demain que je pars ! et, stupide,
Je calculais le vent et la voile rapide,
Puis ma main s’ouvrait triste, et je disais : Tout fuit !
Et le bouquet tombait, sinistre, dans la nuit !
Oh ! que de fois, sentant qu’elle devait m’attendre,
J’ai pris ce que j’avais dans le cœur de plus tendre
Pour en charger quelqu’un qui passerait par là !
Lazare ouvrit les yeux quand Jésus l’appela ;
Quand je lui parle, hélas ! pourquoi les ferme-t-elle ?
Où serait donc le mal quand de l’ombre mortelle
L’amour violerait deux fois le noir secret,
Et quand, ce qu’un dieu fit, un père le ferait ?
IV
Que ce livre, du moins, obscur message, arrive,
Murmure, à ce silence, et, flot, à cette rive !
Qu’il y tombe, sanglot, soupir, larme d’amour !
Qu’il entre en ce sépulcre où sont entrés un jour
Le baiser, la jeunesse, et l’aube, et la rosée,
Et le rire adoré de la fraîche épousée,
Et la joie, et mon cœur, qui n’est pas ressorti !
Qu’il soit le cri d’espoir qui n’a jamais menti,
Le chant du deuil, la voix du pâle adieu qui pleure,
Le rêve dont on sent l’aile qui nous effleure !
Qu’elle dise : Quelqu’un est là ; j’entends du bruit !
Qu’il soit comme le pas de mon âme en sa nuit !
Ce livre, légion tournoyante et sans nombre
D’oiseaux blancs dans l’aurore et d’oiseaux noirs dans l’ombre,
Ce vol de souvenirs fuyant à l’horizon,
Cet essaim que je lâche au seuil de ma prison,
Je vous le confie, air, souffles, nuée, espace !
Que ce fauve océan qui me parle à voix basse,
Lui soit clément, l’épargne et le laisse passer !
Et que le vent ait soin de n’en rien disperser,
Et jusqu’au froid caveau fidèlement apporte
Ce don mystérieux de l’absent à la morte !
O Dieu ! puisqu’en effet, dans ces sombres feuillets,
Dans ces strophes qu’au fond de vos cieux je cueillais,
Dans ces chants murmurés comme un épithalame
Pendant que vous tourniez les pages de mon âme,
Puisque j’ai, dans ce livre, enregistré mes jours,
Mes maux, mes deuils, mes cris dans les problèmes sourds,
Mes amours, mes travaux, ma vie heure par heure ;
Puisque vous ne voulez pas encor que je meure,
Et qu’il faut bien pourtant que j’aille lui parler ;
Puisque je sens le vent de l’infini souffler
Sur ce livre qu’emplit l’orage et le mystère ;
Puisque j’ai versé là toutes vos ombres, terres,
Humanité, douleur, dont je suis le passant ;
Puisque de mon esprit, de mon cœur, de mon sang,
J’ai fait l’âcre parfum de ces versets funèbres,
Va-t’en, livre, à l’azur, à travers les ténèbres !
Fuis vers la brume où tout à pas lents est conduit !
Oui, qu’il vole à la fosse, à la tombe, à la nuit,
Comme une feuille d’arbre ou comme une âme d’homme !
Qu’il roule au gouffre où va tout ce que la voix nomme !
Qu’il tombe au plus profond du sépulcre hagard,
À côté d’elle, ô mort ! et que, là, le regard,
Près de l’ange qui dort, lumineux et sublime,
Le voie épanoui, sombre fleur de l’abîme !
V
O doux commencements d’azur qui me trompiez !
O bonheurs ! je vous ai durement expiés ;
J’ai le droit aujourd’hui d’être, quand la nuit tombe,
Un de ceux qui se font écouter de la tombe,
Et qui font, en parlant aux morts blêmes et seuls,
Remuer lentement les plis noirs des linceuls,
Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut les pierres,
Les grains dans les sillons, les ombres dans les bières,
La vague et la nuée, et devient une voix
De la nature, ainsi que la rumeur des bois.
Car voilà, n’est-ce pas, tombeaux ? bien des années,
Que je marche au milieu des croix infortunées,
Échevelé parmi les ifs et les cyprès,
L’âme au bord de la nuit, et m’approchant tout près ;
Et que je vais, courbé sur le cercueil austère,
Questionnant le plomb, les clous, le ver de terre
Qui pour moi sort des yeux de la tête de mort,
Le squelette qui rit, le squelette qui mord,
Les mains aux doigts noueux, les crânes, les poussières,
Et les os des genoux qui savent des prières !
Hélas ! j’ai fouillé tout. J’ai voulu voir le fond,
Pourquoi le mal en nous avec le bien se fond,
J’ai voulu le savoir. J’ai dit : Que faut-il croire ?
J’ai creusé la lumière, et l’aurore, et la gloire,
L’enfant joyeux, la vierge et sa chaste frayeur,
Et l’amour, et la vie, et l’âme, — fossoyeur.
Qu’ai-je appris ? J’ai, pensif, tout saisi sans rien prendre ;
J’ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup de cendre.
Qui sommes nous ? que veut dire ce mot : Toujours ?
J’ai tout enseveli, songes, espoirs, amours,
Dans la fosse que j’ai creusée en ma poitrine.
Qui donc a la science ? où donc est la doctrine ?
Oh ! que ne suis-je encor le rêveur d’autrefois,
Qui s’égarait dans l’herbe, et les prés, et les bois,
Qui marchait souriant, le soir, quand le ciel brille,
Tenant la main petite et blanche de sa fille,
Et qui, joyeux, laissant luire le firmament,
Laissant l’enfant parler, se sentait lentement
Emplir de cet azur et de cette innocence !
Entre Dieu qui flamboie et l’ange qui l’encense,
J’ai vécu, j’ai lutté, sans crainte, sans remord.
Puis ma porte soudain s’ouvrit devant la mort,
Cette visite brusque et terrible de l’ombre.
Tu passes en laissant le vide et le décombre,
O spectre ! tu saisis mon ange et tu frappas.
Un tombeau fut dès lors le but de tous mes pas.
VI
Je ne puis plus reprendre aujourd’hui dans la plaine
Mon sentier d’autrefois qui descend vers la Seine ;
Je ne puis plus aller où j’allais ; je ne puis,
Pareil à la laveuse assise au bord du puits,
Que m’accouder au mur de l’éternel abîme ;
Paris m’est éclipsé par l’énorme Solime ;
La haute Notre-Dame à présent, qui me luit,
C’est l’ombre ayant deux tours, le silence et la nuit,
Et laissant des clartés trouer ses fatals voiles ;
Et je vois sur mon front un panthéon d’étoiles ;
Si j’appelle Rouen, Villequier, Caudebec,
Toute l’ombre me crie : Horeb, Cédron, Balbeck !
Et, si je pars, m’arrête à la première lieue,
Et me dit : Tourne-toi vers l’immensité bleue !
Et me dit : Les chemins où tu marchais sont clos.
Penche-toi sur les nuits, sur les vents, sur les flots !
A quoi penses-tu donc ? que fais-tu, solitaire ?
Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor la terre ?
Où vas-tu de la sorte et machinalement ?
O songeur ! penche-toi sur l’être et l’élément !
Écoute la rumeur des âmes dans les ondes !
Contemple, s’il te faut de la cendre, les mondes ;
Cherche au moins la poussière immense, si tu veux
Mêler de la poussière à tes sombres cheveux,
Et regarde, en dehors de ton propre martyre,
Le grand néant, si c’est le néant qui t’attire !
Sois tout à ces soleils où tu remonteras !
Laisse là ton vil coin de terre. Tends les bras,
O proscrit de l’azur, vers les astres patries !
Revois-y refleurir tes aurores flétries ;
Deviens le grand œil fixe ouvert sur le grand tout.
Penche-toi sur l’énigme où l’être se dissout,
Sur tout ce qui naît, vit, marche, s’éteint, succombe,
Sur tout le genre humain et sur toute la tombe !
Mais mon cœur toujours saigne et du même côté.
C’est en vain que les cieux, les nuits, l’éternité,
Veulent distraire une âme et calmer un atome.
Tout l’éblouissement des lumières du dôme
M’ôte-t-il une larme ? Ah ! l’étendue a beau
Me parler, me montrer l’universel tombeau,
Les soirs sereins, les bois rêveurs, la lune amie ;
J’écoute, et je reviens à la douce endormie.
VII
Des fleurs ! oh ! si j’avais des fleurs ! si je pouvais
Aller semer des lys sur ces deux froids chevets !
Si je pouvais couvrir de fleurs mon ange pâle !
Les fleurs sont l’or, l’azur, l’émeraude, l’opale !
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher ;
Les fleurs aiment la mort, et Dieu les fait toucher
Par leur racine aux os, par leur parfum aux âmes !
Puisque je ne le puis, aux lieux que nous aimâmes,
Puisque Dieu ne veut pas nous laisser revenir,
Puisqu’il nous fait lâcher ce qu’on croyait tenir,
Puisque le froid destin, dans ma geôle profonde,
Sur la première porte en scelle une seconde,
Et, sur le père triste et sur l’enfant qui dort,
Ferme l’exil après avoir fermé la mort,
Puisqu’il est impossible à présent que je jette
Même un brin de bruyère à sa fosse muette,
C’est bien le moins qu’elle ait mon âme, n’est-ce pas ?
O vent noir dont j’entends sur mon plafond le pas !
Tempête, hiver, qui bats ma vitre de ta grêle !
Mers, nuits ! et je l’ai mise en ce livre pour elle !
Prends ce livre ; et dis-toi : Ceci vient du vivant
Que nous avons laissé derrière nous, rêvant.
Prends. Et quoique de loin, reconnais ma voix, âme !
Oh ! ta cendre est le lit de mon reste de flamme ;
Ta tombe est mon espoir, ma charité, ma foi ;
Ton linceul toujours flotte entre la vie et moi.
Prends ce livre, et fais-en sortir un divin psaume !
Qu’entre tes vagues mains il devienne fantôme !
Qu’il blanchisse, pareil à l’aube qui pâlit,
A mesure que l’œil de mon ange le lit,
Et qu’il s’évanouisse, et flotte, et disparaisse,
Ainsi qu’un âtre obscur qu’un souffle errant caresse,
Ainsi qu’une lueur qu’on voit passer le soir,
Ainsi qu’un tourbillon de feu de l’encensoir,
Et que, sous ton regard éblouissant et sombre,
Chaque page s’en aille en étoiles dans l’ombre !
VIII
Oh ! quoi que nous fassions et quoi que nous disions,
Soit que notre âme plane au vent des visions,
Soit qu’elle se cramponne à l’argile natale,
Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,
Gethsémani, qu’éclaire une vague lueur !
O rocher de l’étrange et funèbre sueur !
Cave où l’esprit combat le destin ! ouverture
Sur les profonds effrois de la sombre nature !
Antre d’où le lion sort rêveur, en voyant
Quelqu’un de plus sinistre et de plus effrayant,
La douleur, entrer, pâle, amère, échevelée !
O chute ! asile ! ô seuil de la trouble vallée
D’où nous apercevons nos ans fuyants et courts,
Nos propres pas marqués dans la fange des jours,
L’échelle où le mal pèse et monte, spectre louche,
L’âpre frémissement de la palme farouche,
Les degrés noirs tirant en bas les blancs degrés,
Et les frissons aux fronts des anges effarés !
Toujours nous arrivons à cette solitude,
Et, là, nous nous taisons, sentant la plénitude !
Paix à l’Ombre ! Dormez ! dormez ! dormez ! dormez !
Êtres, groupes confus lentement transformés !
Dormez, les champs ! dormez, les fleurs ! dormez les tombes !
Toits, murs, seuils des maisons, pierres des catacombes,
Feuilles au fond des bois, plumes au fond des nids,
Dormez ! dormez, brins d’herbe, et dormez, infinis !
Calmez-vous, forêt, chêne, érable, frêne, yeuse !
Silence sur la grande horreur religieuse,
Sur l’Océan qui lutte et qui ronge son mors,
Et sur l’apaisement insondable des morts !
Paix à l’obscurité muette et redoutée !
Paix au doute effrayant, à l’immense ombre athée,
A toi, nature, cercle et centre, âme et milieu,
Fourmillement de tout, solitude de Dieu !
O générations aux brumeuses haleines,
Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dans les plaines !
Dormez, vous qui saignez ; dormez, vous qui pleurez !
Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeux sacrés !
Tout est religion et rien n’est imposture.
Que sur toute existence et toute créature,
Vivant du souffle humain ou du souffle animal,
Debout au seuil du bien, croulante au bord du mal,
Tendre ou farouche, immonde ou splendide, humble ou grande,
La vaste paix des cieux de toutes parts descende !
Que les enfers dormants rêvent les paradis !
Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes, tandis
Qu’assis sur la montagne en présence de l’Être,
Précipice où l’on voit pêle-mêle apparaître
Les créations, l’astre et l’homme, les essieux
De ces chars de soleils que nous nommons les cieux,
Les globes, fruits vermeils des divines ramées,
Les comètes d’argent dans un champ noir semées,
Larmes blanches du drap mortuaire des nuits,
Les chaos, les hivers, ces lugubres ennuis,
Pâle, ivre d’ignorance, ébloui de ténèbres,
Voyant dans l’infini s’écrire des algèbres,
Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein,
Mesure le problème aux murailles d’airain,
Cherche à distinguer l’aube à travers les prodiges,
Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges,
Suit de l’œil des blancheurs qui passent, alcyons,
Et regarde, pensif, s’étoiler de rayons,
De clartés, de lueurs, vaguement enflammées,
Le gouffre monstrueux plein d’énormes fumées.
Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.