Madame de La Fayette

La princesse de Clèves

Première partie §

La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. Ce prince étoit galant, bien fait et amoureux : quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avoit plus de vingt ans, elle n’en étoit pas moins violente et il n’en donnoit pas des témoignages moins éclatans.

Comme il réussissoit admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisoit une de ses plus grandes occupations : c’étoient tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bague, ou de semblables divertissemens ; les couleurs et les chiffres de Mme de Valentinois paroissoient partout, et elle paroissoit elle-même avec tous les ajustemens que pouvoit avoir Mlle de La Marck, sa petite-fille, qui étoit alors à marier.

La présence de la reine autorisoit la sienne. Cette princesse étoit belle, quoiqu’elle eût passé la première jeunesse ; elle aimoit la grandeur, la magnificence et les plaisirs. Le roi l’avoit épousée lorsqu’il étoit encore duc d’Orléans et qu’il avoit pour aîné le dauphin, qui mourut à Tournon, prince que sa naissance et ses grandes qualités destinoient à remplir dignement la place du roi François Ier, son père.

L’humeur ambitieuse de la reine lui faisoit trouver une grande douceur à régner : il sembloit qu’elle souffrît sans peine l’attachement du roi pour la duchesse de Valentinois, et elle n’en témoignoit aucune jalousie ; mais elle avoit une si profonde dissimulation qu’il étoit difficile de juger de ses sentimens ; et la politique l’obligeoit d’approcher cette duchesse de sa personne, afin d’en approcher aussi le roi. Ce prince aimoit le commerce des femmes, même de celles dont il n’étoit pas amoureux : il demeuroit tous les jours chez la reine à l’heure du cercle, où tout ce qu’il y avoit de plus beau et de mieux fait de l’un et de l’autre sexe ne manquoit pas de se trouver.

Jamais cour n’a eu tant de belles personnes et d’hommes admirablement bien faits ; et il sembloit que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. Mme Élisabeth de France, qui fut depuis reine d’Espagne, commençoit à faire paroître un esprit surprenant et cette incomparable beauté qui lui a été si funeste. Marie Stuart, reine d’Écosse, qui venoit d’épouser M. le dauphin, et qu’on appeloit la reine dauphine, étoit une personne parfaite pour l’esprit et pour le corps : elle avoit été élevée à la cour de France ; elle en avoit pris toute la politesse, et elle étoit née avec tant de dispositions pour toutes les belles choses que, malgré sa grande jeunesse, elle les aimoit et s’y connoissoit mieux que personne. La reine, sa belle-mère, et Madame, sœur du roi, aimoient aussi les vers, la comédie et la musique : le goût que le roi François Ier avoit eu pour la poésie et pour les lettres régnoit encore en France ; et le roi, son fils, aimant les exercices du corps, tous les plaisirs étoient à la cour. Mais ce qui rendoit cette cour belle et majestueuse étoit le nombre infini de princes et de grands seigneurs d’un mérite extraordinaire. Ceux que je vais nommer étoient, en des manières différentes, l’ornement et l’admiration de leur siècle.

Le roi de Navarre attiroit le respect de tout le monde par la grandeur de son rang et par celle qui paroissoit en sa personne. Il excelloit dans la guerre, et le duc de Guise lui donnoit une émulation qui l’avoit porté plusieurs fois à quitter sa place de général pour aller combattre auprès de lui, comme un simple soldat, dans les lieux les plus périlleux. Il est vrai aussi que ce duc avoit donné des marques d’une valeur si admirable et avoit eu de si heureux succès qu’il n’y avoit point de grand capitaine qui ne dût le regarder avec envie. Sa valeur étoit soutenue de toutes les autres grandes qualités : il avoit un esprit vaste et profond, une âme noble et élevée et une égale capacité pour la guerre et pour les affaires. Le cardinal de Lorraine, son frère, étoit né avec une ambition démesurée, avec un esprit vif et une éloquence admirable, et il avoit acquis une science profonde, dont il se servoit pour se rendre considérable en défendant la religion catholique qui commençoit d’être attaquée. Le chevalier de Guise, que l’on appela depuis le grand prieur, étoit un prince aimé de tout le monde, bien fait, plein d’esprit, plein d’adresse, et d’une valeur célèbre par toute l’Europe. Le prince de Condé, dans un petit corps peu favorisé de la nature, avoit une âme grande et hautaine, et un esprit qui le rendoit aimable aux yeux même des plus belles femmes. Le duc de Nevers, dont la vie étoit glorieuse par la guerre et par les grands emplois qu’il avoit eus, quoique dans un âge un peu avancé, faisoit les délices de la cour. Il avoit trois fils parfaitement bien faits : le second, qu’on appeloit le prince de Clèves, étoit digne de soutenir la gloire de son nom ; il étoit brave et magnifique, et il avoit une prudence qui ne se trouve guère avec la jeunesse. Le vidame de Chartres, descendu de cette ancienne maison de Vendôme dont les princes du sang n’ont point dédaigné de porter le nom, étoit également distingué dans la guerre et dans la galanterie. Il étoit beau, de bonne mine, vaillant, hardi, libéral : toutes ces bonnes qualités étoient vives et éclatantes ; enfin, il étoit seul digne d’être comparé au duc de Nemours, si quelqu’un lui eût pu être comparable ; mais ce prince étoit un chef-d’œuvre de la nature ; ce qu’il avoit de moins admirable étoit d’être l’homme du monde le mieux fait et le plus beau. Ce qui le mettoit au-dessus des autres étoit une valeur incomparable, et un agrément dans son esprit, dans son visage et dans ses actions, que l’on n’a jamais vu qu’à lui seul : il avoit un enjouement qui plaisoit également aux hommes et aux femmes, une adresse extraordinaire dans tous ses exercices, une manière de s’habiller qui étoit toujours suivie de tout le monde, sans pouvoir être imitée, et, enfin, un air dans toute sa personne qui faisoit qu’on ne pouvoit regarder que lui dans tous les lieux où il paroissoit. Il n’y avoit aucune dame, dans la cour, dont la gloire n’eût été flattée de le voir attaché à elle ; peu de celles à qui il s’étoit attaché se pouvoient vanter de lui avoir résisté ; et même plusieurs à qui il n’avoit point témoigné de passion n’avoient pas laissé d’en avoir pour lui. Il avoit tant de douceur et tant de disposition à la galanterie qu’il ne pouvoit refuser quelques soins à celles qui tâchoient de lui plaire : ainsi il avoit plusieurs maîtresses ; mais il étoit difficile de deviner celle qu’il aimoit véritablement. Il alloit souvent chez la reine dauphine : la beauté de cette princesse, sa douceur, le soin qu’elle avoit de plaire à tout le monde et l’estime particulière qu’elle témoignoit à ce prince, avoient souvent donné lieu de croire qu’il levoit les yeux jusqu’à elle. MM. de Guise, dont elle étoit nièce, avoient beaucoup augmenté leur crédit et leur considération par son mariage ; leur ambition les faisoit aspirer à s’égaler aux princes du sang et à partager le pouvoir du connétable de Montmorency. Le roi se reposoit sur lui de la plus grande partie du gouvernement des affaires, et traitoit le duc de Guise et le maréchal de Saint-André comme ses favoris ; mais ceux que la faveur ou les affaires approchoient de sa personne ne s’y pouvoient maintenir qu’en se soumettant à la duchesse de Valentinois ; et, quoiqu’elle n’eût plus de jeunesse ni de beauté, elle le gouvernoit avec un empire si absolu que l’on peut dire qu’elle étoit maîtresse de sa personne et de l’État.

Le roi avoit toujours aimé le connétable, et, sitôt qu’il avoit commencé à régner, il l’avoit rappelé de l’exil où le roi François Ier l’avait envoyé. La cour étoit partagée entre MM. de Guise et le connétable, qui étoit soutenu des princes du sang. L’un et l’autre parti avoient toujours songé à gagner la duchesse de Valentinois. Le duc d’Aumale, frère du duc de Guise, avoit épousé une de ses filles ; le connétable aspiroit à la même alliance. Il ne se contentoit pas d’avoir marié son fils aîné avec Mme Diane, fille du roi et d’une dame de Piémont qui se fit religieuse aussitôt qu’elle fut accouchée. Ce mariage avoit eu beaucoup d’obstacles, par les promesses que M. de Montmorency avoit faites à Mlle de Piennes, une des filles d’honneur de la reine ; et, bien que le roi les eût surmontés avec une patience et une bonté extrêmes, ce connétable ne se trouvoit pas encore assez appuyé, s’il ne s’assuroit de Mme de Valentinois et s’il ne la séparoit de MM. de Guise, dont la grandeur commençoit à donner de l’inquiétude à cette duchesse. Elle avoit retardé autant qu’elle avoit pu le mariage du dauphin avec la reine d’Écosse : la beauté et l’esprit capable et avancé de cette jeune reine, et l’élévation que ce mariage donnoit à MM. de Guise, lui étoient insupportables. Elle haïssoit particulièrement le cardinal de Lorraine ; il lui avoit parlé avec aigreur et même avec mépris. Elle voyoit qu’il prenoit des liaisons avec la reine ; de sorte que le connétable la trouva disposée à s’unir avec lui et à entrer dans son alliance par le mariage de Mlle de La Marck, sa petite-fille, avec M. d’Anville, son second fils, qui succéda depuis à sa charge sous le règne de Charles IX. Le connétable ne crut pas trouver d’obstacles dans l’esprit de M. d’Anville pour un mariage, comme il en avoit trouvé dans l’esprit de M. de Montmorency ; mais, quoique les raisons lui en fussent cachées, les difficultés n’en furent guère moindres. M. d’Anville étoit éperdument amoureux de la reine dauphine, et, quelque peu d’espérance qu’il eût dans cette passion, il ne pouvoit se résoudre à prendre un engagement qui partageroit ses soins. Le maréchal de Saint-André étoit le seul dans la cour qui n’eût point pris de parti : il étoit un des favoris, et sa faveur ne tenoit qu’à sa personne ; le roi l’avoit aimé dès le temps qu’il étoit dauphin, et depuis il l’avoit fait maréchal de France, dans un âge où l’on n’a pas encore accoutumé de prétendre aux moindres dignités. Sa faveur lui donnoit un éclat qu’il soutenoit par son mérite et par l’agrément de sa personne, par une grande délicatesse pour sa table et pour ses meubles, et par la plus grande magnificence qu’on eût jamais vue en un particulier. La libéralité du roi fournissoit à cette dépense : ce prince alloit jusqu’à la prodigalité pour ceux qu’il aimoit. Il n’avoit pas toutes les grandes qualités ; mais il en avoit plusieurs, et surtout celle d’aimer la guerre et de l’entendre : aussi avoit-il eu d’heureux succès, et, si on en excepte la bataille de Saint-Quentin, son règne n’avoit été qu’une suite de victoires. Il avoit gagné, en personne, la bataille de Renti ; le Piémont avoit été conquis ; les Anglois avoient été chassés de France, et l’empereur Charles-Quint avoit vu finir sa bonne fortune devant la ville de Metz, qu’il avoit assiégée inutilement avec toutes les forces de l’Empire et de l’Espagne. Néanmoins, comme le malheur de Saint-Quentin avoit diminué l’espérance de nos conquêtes, et que, depuis, la fortune avoit semblé se partager entre les deux rois, ils se trouvèrent insensiblement disposés à la paix.

La duchesse douairière de Lorraine avoit commencé à en faire des propositions dans le temps du mariage de M. le dauphin ; il y avoit toujours eu depuis quelque négociation secrète. Enfin, Cercamp, dans le pays d’Artois, fut choisi pour le lieu où l’on devoit s’assembler. Le cardinal de Lorraine, le connétable de Montmorency et le maréchal de Saint-André s’y trouvèrent pour le roi ; le duc d’Albe et le prince d’Orange, pour Philippe II ; et le duc et la duchesse de Lorraine furent les médiateurs. Les principaux articles étoient le mariage de Mme Élisabeth de France avec don Carlos, infant d’Espagne, et celui de Madame, sœur du roi, avec M. de Savoie.

Le roi demeura cependant sur la frontière, et il y reçut la nouvelle de la mort de Marie, reine d’Angleterre. Il envoya le comte de Randan à Élisabeth pour la complimenter sur son avènement à la couronne ; elle le reçut avec joie : ses droits étoient si mal établis qu’il lui étoit avantageux de se voir reconnue par le roi. Ce comte la trouva instruite des intérêts de la cour de France et du mérite de ceux qui la composoient ; mais surtout il la trouva si remplie de la réputation du duc de Nemours, elle lui parla tant de fois de ce prince, et avec tant d’empressement, que, quand M. de Randan fut revenu et qu’il rendit compte au roi de son voyage, il lui dit qu’il n’y avoit rien que M. de Nemours ne pût prétendre auprès de cette princesse, et qu’il ne doutoit point qu’elle ne fût capable de l’épouser. Le roi en parla à ce prince dès le soir même ; il lui fit conter par M. de Randan toutes ses conversations avec Élisabeth, et lui conseilla de tenter cette grande fortune. M. de Nemours crut d’abord que le roi ne lui parloit pas sérieusement ; mais, comme il vit le contraire : « Au moins, Sire, lui dit-il, si je m’embarque dans une entreprise chimérique par le conseil et pour le service de Votre Majesté, je la supplie de me garder le secret jusqu’à ce que le succès me justifie envers le public, et de vouloir bien ne pas me faite paroître rempli d’une assez grande vanité pour prétendre qu’une reine qui ne m’a jamais vu me veuille épouser par amour. » Le roi lui promit de ne parler qu’au connétable de ce dessein, et il jugea même le secret nécessaire pour le succès. M. de Randan conseilloit à M. de Nemours d’aller en Angleterre sur le simple prétexte de voyager ; mais ce prince ne put s’y résoudre. Il envoya Lignerolle, qui étoit un jeune homme d’esprit, son favori, pour voir les sentimens de la reine et pour tâcher de commencer quelque liaison. En attendant l’événement de ce voyage, il alla voir le duc de Savoie, qui étoit alors à Bruxelles avec le roi d’Espagne. La mort de Marie d’Angleterre apporta de grands obstacles à la paix ; l’assemblée se rompit à la fin de novembre, et le roi revint à Paris.

Il parut alors une beauté à la cour qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’étoit une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on étoit si accoutumé à voir de belles personnes. Elle étoit de la même maison que le vidame de Chartres, et une des plus grandes héritières de France. Son père étoit mort jeune et l’avoit laissée sous la conduite de Mme de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étoient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avoit passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avoit donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avoit une opinion opposée : elle faisoit souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montroit ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenoit de dangereux ; elle lui contoit le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagemens ; et elle lui faisoit voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivoit la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnoit d’éclat et d’élévation à une personne qui avoit de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisoit voir aussi combien il étoit difficile de conserver cette vertu que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée.

Cette héritière étoit alors un des grands partis qu’il y eût en France, et, quoiqu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avoit déjà proposé plusieurs mariages. Mme de Chartres, qui étoit extrêmement glorieuse, ne trouvoit presque rien digne de sa fille : la voyant dans la seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu’elle arriva, le vidame alla au-devant d’elle : il fut surpris de la grande beauté de Mlle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnoient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle ; tous ses traits étoient réguliers, et son visage et sa personne étoient pleins de grâces et de charmes.

Le lendemain qu’elle fut arrivée, elle alla pour assortir des pierreries chez un Italien qui en trafiquoit par tout le monde. Cet homme étoit venu de Florence avec la reine, et s’était tellement enrichi dans son trafic que sa maison paroissoit plutôt celle d’un grand seigneur que d’un marchand. Comme elle y étoit, le prince de Clèves y arriva. Il fut tellement surpris de sa beauté qu’il ne put cacher sa surprise ; et Mlle de Chartres ne put s’empêcher de rougir en voyant l’étonnement qu’elle lui avoit donné : elle se remit néanmoins, sans témoigner d’autre attention aux actions de ce prince que celle que la civilité lui devoit donner pour un homme tel qu’il paroissoit. M. de Clèves la regardoit avec admiration, et il ne pouvoit comprendre qui étoit cette belle personne qu’il ne connoissoit point. Il voyoit bien, par son air et par tout ce qui étoit à sa suite, qu’elle devoit être d’une grande qualité. Sa jeunesse lui faisoit croire que c’étoit une fille ; mais, ne lui voyant point de mère, et l’Italien, qui ne la connoissoit point, l’appelant madame, il ne savoit que penser, et il la regardoit toujours avec étonnement. Il s’aperçut que ses regards l’embarrassoient, contre l’ordinaire des jeunes personnes qui voient toujours avec plaisir l’effet de leur beauté ; il lui parut même qu’il étoit cause qu’elle avoit de l’impatience de s’en aller, et en effet elle sortit assez promptement. M. de Clèves se consola de la perdre de vue dans l’espérance de savoir qui elle étoit ; mais il fut bien surpris quand il sut qu’on ne la connoissoit point ; il demeura si touché de sa beauté, et de l’air modeste qu’il avoit remarqué dans ses actions, qu’on peut dire qu’il conçut pour elle, dès ce moment, une passion et une estime extraordinaires : il alla le soir chez Madame, sœur du roi.

Cette princesse étoit dans une grande considération par le crédit qu’elle avoit sur le roi son frère, et ce crédit étoit si grand que le roi en faisant la paix, consentoit à rendre le Piémont pour lui faire épouser le duc de Savoie. Quoiqu’elle eût désiré toute sa vie de se marier, elle n’avoit jamais voulu épouser qu’un souverain, et elle avoit refusé, pour cette raison, le roi de Navarre lorsqu’il étoit duc de Vendôme, et avoit toujours souhaité M. de Savoie ; elle avoit conservé de l’inclination pour lui depuis qu’elle l’avoit vu à Nice, à l’entrevue du roi François Ier et du pape Paul III. Comme elle avoit beaucoup d’esprit et un grand discernement pour les belles choses, elle attiroit tous les honnêtes gens, et il y avoit de certaines heures où toute la cour étoit chez elle.

M. de Clèves y vint comme à l’ordinaire : il étoit si rempli de l’esprit et de la beauté de Mlle de Chartres qu’il ne pouvoit parler d’autre chose. Il conta tout haut son aventure, et ne pouvoit se lasser de donner des louanges à cette personne qu’il avoit vue et qu’il ne connoissoit point. Madame lui dit qu’il n’y avoit point de personne comme celle qu’il dépeignoit, et que, s’il y en avoit quelqu’une, elle seroit connue de tout le monde. Mme de Dampierre, qui étoit sa dame d’honneur et amie de Mme de Chartres, entendant cette conversation, s’approcha de cette princesse et lui dit tout bas que c’étoit sans doute Mlle de Chartres que M. de Clèves avoit vue. Madame se retourna vers lui, et lui dit que, s’il vouloit revenir chez elle le lendemain, elle lui feroit voir cette beauté dont il étoit si touché. Mlle de Chartres parut en effet le jour suivant ; elle fut reçue des reines avec tous les agrémens qu’on peut s’imaginer, et avec une telle admiration de tout le monde qu’elle n’entendoit autour d’elle que des louanges. Elle les recevoit avec une modestie si noble qu’il ne sembloit pas qu’elle les entendit, ou du moins qu’elle en fût touchée. Elle alla ensuite chez Madame, sœur du roi. Cette princesse, après avoir loué sa beauté, lui conta l’étonnement qu’elle avoit donné à M. de Clèves. Ce prince entra un moment après : « Venez, lui dit-elle, voyez si je ne vous tiens pas ma parole et si, en vous montrant Mlle de Chartres, je ne vous fais pas voir cette beauté que vous cherchiez : remerciez-moi au moins de lui avoir appris l’admiration que vous aviez déjà pour elle. »

M. de Clèves sentit de la joie de voir que cette personne qu’il avoit trouvée si aimable étoit d’une qualité proportionnée à sa beauté : il s’approcha d’elle, et il la supplia de se souvenir qu’il avoit été le premier à l’admirer et que, sans la connaître, il avoit eu pour elle tous les sentimens de respect et d’estime qui lui étoient dus.

Le chevalier de Guise et lui, qui étoient amis, sortirent ensemble de chez Madame. Ils louèrent d’abord Mlle de Chartres sans se contraindre. Ils trouvèrent enfin qu’ils la louoient trop, et ils cessèrent l’un et l’autre de dire ce qu’ils en pensoient ; mais ils furent contraints d’en parler les jours suivans partout où ils se rencontrèrent. Cette nouvelle beauté fut longtemps le sujet de toutes les conversations. La reine lui donna de grandes louanges, et eut pour elle une considération extraordinaire ; la reine dauphine en fit une de ses favorites, et pria Mme de Chartres de la mener souvent chez elle. Mesdames, filles du roi, l’envoyèrent chercher pour être de tous leurs divertissemens. Enfin elle étoit aimée et admirée de toute la cour, excepté de Mme de Valentinois. Ce n’est pas que cette beauté lui donnât de l’ombrage ; une trop longue expérience lui avoit appris qu’elle n’avoit rien à craindre auprès du roi ; mais elle avoit tant de haine pour le vidame de Chartres, qu’elle avoit souhaité d’attacher à elle par le mariage d’une de ses filles et qui s’étoit attaché à la reine, qu’elle ne pouvoit regarder favorablement une personne qui portoit son nom, et pour qui il faisoit paroître une grande amitié.

Le prince de Clèves devint passionnément amoureux de Mlle de Chartres, et souhaitoit ardemment de l’épouser ; mais il craignoit que l’orgueil de Mme de Chartres ne fût blessé de donner sa fille à un homme qui n’étoit pas l’aîné de sa maison. Cependant, cette maison étoit si grande, et le comte d’Eu, qui en étoit l’aîné, venoit d’épouser une personne si proche de la maison royale, que c’étoit plutôt la timidité que donne l’amour que de véritables raisons, qui causoient les craintes de M. de Clèves. Il avoit un grand nombre de rivaux : le chevalier de Guise lui paroissoit le plus redoutable par sa naissance, par son mérite et par l’éclat que la faveur donnoit à sa maison. Ce prince étoit devenu amoureux de Mlle de Chartres le premier jour qu’il l’avoit vue ; il s’étoit aperçu de la passion de M. de Clèves, comme M. de Clèves s’étoit aperçu de la sienne. Quoiqu’ils fussent amis, l’éloignement que donnent les mêmes prétentions ne leur avoit pas permis de s’expliquer ensemble ; et leur amitié s’étoit refroidie sans qu’ils eussent eu la force de s’éclaircir. L’aventure qui étoit arrivée à M. de Clèves, d’avoir vu le premier Mlle de Chartres, lui paroissoit un heureux présage et sembloit lui donner quelque avantage sur ses rivaux ; mais il prévoyoit de grands obstacles par le duc de Nevers, son père. Ce duc avoit d’étroites liaisons avec la duchesse de Valentinois : elle étoit ennemie du vidame, et cette raison étoit suffisante pour empêcher le duc de Nevers de consentir que son fils pensât à sa nièce.

Mme de Chartres, qui avoit eu tant d’application pour inspirer la vertu à sa fille, ne discontinua pas de prendre les mêmes soins dans un lieu où ils étoient si nécessaires, et où il y avoit tant d’exemples si dangereux. L’ambition et la galanterie étoient l’âme de cette cour et occupoient également les hommes et les femmes. Il y avoit tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avoient tant de part, que l’amour étoit toujours mêlé aux affaires et les affaires à l’amour. Personne n’étoit tranquille, ni indifférent ; on songeoit à s’élever, à plaire, à servir, ou à nuire ; on ne connoissoit ni l’ennui ni l’oisiveté, et on étoit toujours occupé des plaisirs ou des intrigues. Les dames avoient des attachemens particuliers pour la reine, pour la reine dauphine, pour la reine de Navarre, pour Madame, sœur du roi, ou pour la duchesse de Valentinois. Les inclinations, les raisons de bienséance ou le rapport d’humeur faisoient ces différens attachemens. Celles qui avoient passé la première jeunesse, et qui faisoient profession d’une vertu plus austère, étoient attachées à la reine. Celles qui étoient plus jeunes, et qui cherchoient la joie et la galanterie, faisoient leur cour à la reine dauphine. La reine de Navarre avoit ses favorites ; elle étoit jeune, et elle avoit du pouvoir sur le roi son mari : il étoit joint au connétable, et avoit par là beaucoup de crédit. Madame, sœur du roi, conservoit encore de la beauté et attiroit plusieurs dames auprès d’elle. La duchesse de Valentinois avoit toutes celles qu’elle daignoit regarder ; mais peu de femmes lui étoient agréables, et, excepté quelques-unes qui avoient sa familiarité et sa confiance et dont l’humeur avoit du rapport avec la sienne, elle n’en recevoit chez elle que les jours où elle prenoit plaisir à avoir une cour comme celle de la reine.

Toutes ces différentes cabales avoient de l’émulation et de l’envie les unes contre les autres ; les dames qui les composoient avoient aussi de la jalousie entre elles, ou pour la faveur, ou pour les amans ; les intérêts de grandeur et d’élévation se trouvoient souvent joints à ces autres intérêts moins importans, mais qui n’étoient pas moins sensibles. Ainsi il y avoit une sorte d’agitation sans désordre dans cette cour, qui la rendoit très agréable, mais aussi très dangereuse pour une jeune personne. Mme de Chartres voyoit ce péril, et ne songeoit qu’aux moyens d’en garantir sa fille. Elle la pria, non pas comme sa mère, mais comme son amie, de lui faire confidence de toutes les galanteries qu’on lui diroit, et elle lui promit de lui aider à se conduire dans des choses où l’on étoit souvent embarrassé quand on était jeune.

Le chevalier de Guise fit tellement paroître les sentimens et les desseins qu’il avoit pour Mlle de Chartres qu’ils ne furent ignorés de personne. Il ne voyoit néanmoins que de l’impossibilité dans ce qu’il désiroit : il savait bien qu’il n’étoit point un parti qui convînt à Mlle de Chartres, par le peu de biens qu’il avoit pour soutenir son rang ; et il savoit bien aussi que ses frères n’approuveroient pas qu’il se mariât, par la crainte de l’abaissement que les mariages des cadets apportent d’ordinaire dans les grandes maisons. Le cardinal de Lorraine lui fit bientôt voir qu’il ne se trompoit pas : il condamna l’attachement qu’il témoignoit pour Mlle de Chartres avec une chaleur extraordinaire ; mais il ne lui en dit pas les véritables raisons. Ce cardinal avoit une haine pour le vidame, qui étoit secrète alors et qui éclata depuis. Il eût plutôt consenti à voir son frère entrer dans toute autre alliance que dans celle de ce vidame ; et il déclara si publiquement combien il en étoit éloigné que Mme de Chartres en fut sensiblement offensée. Elle prit de grands soins de faire voir que le cardinal de Lorraine n’avoit rien à craindre, et qu’elle ne songeoit pas à ce mariage. Le vidame prit la même conduite, et sentit encore plus que Mme de Chartres celle du cardinal de Lorraine, parce qu’il en savoit mieux la cause.

Le prince de Clèves n’avoit pas donné des marques moins publiques de sa passion qu’avoit fait le chevalier de Guise. Le duc de Nevers apprit cet attachement avec chagrin ; il crut néanmoins qu’il n’avoit qu’à parler à son fils pour le faire changer de conduite ; mais il fut bien surpris de trouver en lui le dessein formé d’épouser Mlle de Chartres. Il blâma ce dessein ; il s’emporta, et cacha si peu son emportement que le sujet s’en répandit bientôt à la cour, et alla jusqu’à Mme de Chartres. Elle n’avoit pas mis en doute que M. de Nevers ne regardât le mariage de sa fille comme un avantage pour son fils ; elle fut bien étonnée que la maison de Clèves et celle de Guise craignissent son alliance, au lieu de la souhaiter. Le dépit qu’elle eut lui fit penser à trouver un parti pour sa fille, qui la mit au-dessus de ceux qui se croyoient au-dessus d’elle. Après avoir tout examiné, elle s’arrêta au prince dauphin, fils du duc de Montpensier. Il étoit lors à marier, et c’étoit ce qu’il y avoit de plus grand à la cour. Comme Mme de Chartres avoit beaucoup d’esprit, qu’elle étoit aidée du vidame qui étoit dans une grande considération, et qu’en effet sa fille étoit un parti considérable, elle agit avec tant d’adresse et tant de succès que M. de Montpensier parut souhaiter ce mariage, et il sembloit qu’il ne s’y pouvoit trouver de difficultés.

Le vidame, qui savoit l’attachement de M. d’Anville pour la reine dauphine, crut néanmoins qu’il falloit employer le pouvoir que cette princesse avoit sur lui pour l’engager à servir Mlle de Chartres auprès du roi, et auprès du prince de Montpensier dont il étoit ami intime. Il en parla à cette reine, et elle entra avec joie dans une affaire où il s’agissoit de l’élévation d’une personne qu’elle aimoit beaucoup ; elle le témoigna au vidame, et l’assura que, quoiqu’elle sût bien qu’elle feroit une chose désagréable au cardinal de Lorraine, son oncle, elle passeroit avec joie par-dessus cette considération, parce qu’elle avoit sujet de se plaindre de lui, et qu’il prenoit tous les jours les intérêts de la reine contre les siens propres.

Les personnes galantes sont toujours bien aises qu’un prétexte leur donne lieu de parler à ceux qui les aiment. Sitôt que le vidame eut quitté madame la dauphine, elle ordonna à Châtelart, qui étoit favori de M. d’Anville et qui savoit la passion qu’il avoit pour elle, de lui aller dire, de sa part, de se trouver le soir chez la reine. Châtelart reçut cette commission avec beaucoup de joie et de respect. Ce gentilhomme étoit d’une bonne maison de Dauphiné ; mais son mérite et son esprit le mettoient au-dessus de sa naissance. Il étoit reçu et bien traité de tout ce qu’il y avoit de grands seigneurs à la cour, et la faveur de la maison de Montmorency l’avoit particulièrement attaché à M. d’Anville ; il étoit bien fait de sa personne, adroit à toutes sortes d’exercices ; il chantoit agréablement, il faisoit des vers, et avoit un esprit galant et passionné qui plut si fort à M. d’Anville qu’il le fit confident de l’amour qu’il avoit pour la reine dauphine. Cette confidence l’approchoit de cette princesse, et ce fut en la voyant souvent qu’il prit le commencement de cette malheureuse passion qui lui ôta la raison, et qui lui coûta enfin la vie.

M. d’Anville ne manqua pas d’être le soir chez la reine ; il se trouva heureux que madame la dauphine l’eût choisi pour travailler à une chose qu’elle désiroit, et il lui promit d’obéir exactement à ses ordres ; mais Mme de Valentinois, ayant été avertie du dessein de ce mariage, l’avoit traversé avec tant de soin, et avoit tellement prévenu le roi, que, lorsque M. d’Anville lui en parla, il lui fit paroître qu’il ne l’approuvoit pas, et lui ordonna même de le dire au prince de Montpensier. L’on peut juger ce que sentit Mme de Chartres par la rupture d’une chose qu’elle avoit tant désirée, dont le mauvais succès donnait un si grand avantage à ses ennemis, et faisait un si grand tort à sa fille.

La reine dauphine témoigna à Mlle de Chartres, avec beaucoup d’amitié, le déplaisir qu’elle avait de lui avoir été inutile : « Vous voyez, lui dit-elle, que j’ai un médiocre pouvoir ; je suis si haïe de la reine et de la duchesse de Valentinois qu’il est difficile que, par elles ou par ceux qui sont dans leur dépendance, elles ne traversent toujours toutes les choses que je désire ; cependant, ajouta-t-elle, je n’ai jamais pensé qu’à leur plaire : aussi elles ne me haïssent qu’à cause de la reine ma mère, qui leur a donné autrefois de l’inquiétude et de la jalousie. Le roi en avoit été amoureux avant qu’il le fût de Mme de Valentinois ; et, dans les premières années de son mariage, qu’il n’avoit point encore d’enfant, quoiqu’il aimât cette duchesse, il parut quasi résolu de se démarier pour épouser la reine ma mère. Mme de Valentinois, qui craignoit une femme qu’il avoit déjà aimée, et dont la beauté et l’esprit pouvoient diminuer sa faveur, s’unit au connétable, qui ne souhaitoit pas aussi que le roi épousât une sœur de MM. de Guise : ils mirent le feu roi dans leurs sentimens, et, quoiqu’il haït mortellement la duchesse de Valentinois, comme il aimoit la reine, il travailla avec eux pour empêcher le roi de se démarier ; mais, pour lui ôter absolument la pensée d’épouser la reine ma mère, ils firent son mariage avec le roi d’Écosse, qui étoit veuf de Mme Magdeleine, sœur du roi, et ils le firent parce qu’il étoit le plus prêt à conclure, et manquèrent aux engagemens qu’on avoit avec le roi d’Angleterre qui la souhaitoit ardemment. Il s’en fallut peu même que ce manquement ne fît une rupture entre les deux rois. Henri VIII ne pouvoit se consoler de n’avoir pas épousé la reine ma mère ; et, quelque autre princesse françoise qu’on lui proposât, il disoit toujours qu’elle ne remplaceroit jamais celle qu’on lui avoit ôtée. Il est vrai aussi que la reine ma mère étoit une parfaite beauté, et que c’est une chose remarquable que, veuve d’un duc de Longueville, trois rois aient souhaité de l’épouser : son malheur l’a donnée au moindre, et l’a mise dans un royaume où elle ne trouve que des peines. On dit que je lui ressemble : je crains de lui ressembler aussi par sa malheureuse destinée, et, quelque bonheur qui semble se préparer pour moi, je ne saurois croire que j’en jouisse. »

Mlle de Chartres dit à la reine que ces tristes pressentimens étoient si mal fondés qu’elle ne les conserveroit pas longtemps, et qu’elle ne devoit point douter que son bonheur ne répondit aux apparences.

Personne n’osoit plus penser à Mlle de Chartres, par la crainte de déplaire au roi, ou par la pensée de ne pas réussir auprès d’une personne qui avoit espéré un prince du sang. M. de Clèves ne fut retenu par aucune de ces considérations. La mort du duc de Nevers, son père, qui arriva alors, le mit dans une entière liberté de suivre son inclination, et, sitôt que le temps de la bienséance du deuil fut passé, il ne songea plus qu’aux moyens d’épouser Mlle de Chartres. Il se trouvoit heureux d’en faire la proposition dans un temps où ce qui s’étoit passé avoit éloigné les autres partis, et où il étoit quasi assuré qu’on ne la lui refuseroit pas. Ce qui troubloit sa joie étoit la crainte de ne lui être pas agréable, et il eût préféré le bonheur de lui plaire à la certitude de l’épouser sans en être aimé.

Le chevalier de Guise lui avoit donné quelque sorte de jalousie ; mais, comme elle étoit plutôt fondée sur le mérite de ce prince que sur aucune des actions de Mlle de Chartres, il songea seulement à tâcher de découvrir s’il étoit assez heureux pour qu’elle approuvât la pensée qu’il avoit pour elle : il ne la voyoit que chez les reines, ou aux assemblées ; il étoit difficile d’avoir une conversation particulière. Il en trouva pourtant les moyens, et il lui parla de son dessein et de sa passion avec tout le respect imaginable ; il la pressa de lui faire connoître quels étoient les sentimens qu’elle avoit pour lui, et il lui dit que ceux qu’il avoit pour elle étoient d’une nature qui le rendroient éternellement malheureux si elle n’obéissoit que par devoir aux volontés de madame sa mère.

Comme Mlle de Chartres avoit le cœur très noble et très bien fait, elle fut véritablement touchée de reconnoissance du procédé du prince de Clèves. Cette reconnoissance donna à ses réponses et à ses paroles un certain air de douceur qui suffisoit pour donner de l’espérance à un homme aussi éperdument amoureux que l’étoit ce prince ; de sorte qu’il se flatta d’une partie de ce qu’il souhaitoit.

Elle rendit compte à sa mère de cette conversation, et Mme de Chartres lui dit qu’il y avoit tant de grandeur et de bonnes qualités dans M. de Clèves, et qu’il faisoit paroître tant de sagesse pour son âge, que, si elle sentoit son inclination portée à l’épouser, elle y consentiroit avec joie. Mlle de Chartres répondit qu’elle lui remarquoit les mêmes bonnes qualités, qu’elle l’épouseroit même avec moins de répugnance qu’un autre, mais qu’elle n’avoit aucune inclination particulière pour sa personne.

Dès le lendemain, ce prince fit parler à Mme de Chartres ; elle reçut la proposition qu’on lui faisoit, et elle ne craignit point de donner à sa fille un mari qu’elle ne pût aimer en lui donnant le prince de Clèves. Les articles furent conclus ; on parla au roi, et ce mariage fut su de tout le monde.

M. de Clèves se trouvoit heureux, sans être néanmoins entièrement content. Il voyoit avec beaucoup de peine que les sentimens de Mlle de Chartres ne passoient pas ceux de l’estime et de la reconnoissance, et il ne pouvoit se flatter qu’elle en cachât de plus obligeans, puisque l’état où ils étoient lui permettoit de les faire paroître sans choquer son extrême modestie. Il ne se passoit guère de jours qu’il ne lui en fit ses plaintes. « Est-il possible, lui disoit-il, que je puisse n’être pas heureux en vous épousant ? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n’avez pour moi qu’une sorte de bonté qui ne me peut satisfaire ; vous n’avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n’êtes pas plus touchée de ma passion que vous le seriez d’un attachement qui ne seroit fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas sur les charmes de votre personne. – Il y a de l’injustice à vous plaindre, lui répondit-elle ; je ne sais ce que vous pouvez souhaiter au delà de ce que je fais, et il me semble que la bienséance ne permet pas que j’en fasse davantage. – Il est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines apparences dont je serois content s’il y avoit quelque chose au delà ; mais, au lieu que la bienséance vous retienne, c’est elle seule qui vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination ni votre cœur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de trouble. – Vous ne sauriez douter, reprit-elle, que je n’aie de la joie de vous voir, et je rougis si souvent en vous voyant que vous ne sauriez douter aussi que votre vue ne me donne du trouble. – Je ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il ; c’est un sentiment de modestie, et non pas un mouvement de votre cœur, et je n’en tire que l’avantage que j’en dois tirer. »

Mlle de Chartres ne savoit que répondre, et ces distinctions étoient au-dessus de ses connoissances. M. de Clèves ne voyoit que trop combien elle étoit éloignée d’avoir pour lui des sentimens qui le pouvoient satisfaire, puisqu’il lui paroissoit même qu’elle ne les entendoit pas.

Le chevalier de Guise revint d’un voyage peu de jours avant les noces. Il avoit vu tant d’obstacles insurmontables au dessein qu’il avoit eu d’épouser Mlle de Chartres qu’il n’avoit pu se flatter d’y réussir ; et néanmoins il fut sensiblement affligé de la voir devenir la femme d’un autre : cette douleur n’éteignit pas sa passion, et il ne demeura pas moins amoureux. Mlle de Chartres n’avoit pas ignoré les sentimens que ce prince avoit eus pour elle. Il lui fit connoître, à son retour, qu’elle étoit cause de l’extrême tristesse qui paroissoit sur son visage ; et il avoit tant de mérite et tant d’agrémens qu’il étoit difficile de le rendre malheureux sans en avoir quelque pitié. Aussi ne se pouvoit-elle défendre d’en avoir ; mais cette pitié ne la conduisoit pas à d’autres sentimens ; elle contoit à sa mère la peine que lui donnoit l’affection de ce prince.

Mme de Chartres admiroit la sincérité de sa fille, et elle l’admiroit avec raison, car jamais personne n’en a eu une si grande et si naturelle ; mais elle n’admiroit pas moins que son cœur ne fût point touché, et d’autant plus qu’elle voyoit bien que le prince de Clèves ne l’avoit pas touchée, non plus que les autres. Cela fut cause qu’elle prit de grands soins de l’attacher à son mari, et de lui faire comprendre ce qu’elle devoit à l’inclination qu’il avoit eue pour elle avant que de la connoître, et à la passion qu’il lui avoit témoignée en la préférant à tous les autres partis dans un temps où personne n’osoit plus penser à elle.

Ce mariage s’acheva : la cérémonie s’en fit au Louvre ; et le soir le roi et les reines vinrent souper chez Mme de Chartres, avec toute la cour, où ils furent reçus avec une magnificence admirable. Le chevalier de Guise n’osa se distinguer des autres et ne pas assister à cette cérémonie ; mais il y fut si peu maître de sa tristesse qu’il étoit aisé de la remarquer.

M. de Clèves ne trouva pas que Mlle de Chartres eût changé de sentimens en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges ; mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d’être son amant, parce qu’il avoit toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession, et, quoiqu’elle vécût parfaitement bien avec lui, il n’étoit pas entièrement heureux. Il conservoit pour elle une passion violente et inquiète qui troubloit sa joie : la jalousie n’avoit point de part à ce trouble ; jamais mari n’a été si loin d’en prendre, et jamais femme n’a été si loin d’en donner. Elle étoit néanmoins exposée au milieu de la cour ; elle alloit tous les jours chez les reines et chez Madame. Tout ce qu’il y avoit d’hommes jeunes et galans la voyoient chez elle et chez le duc de Nevers, son beau-frère, dont la maison étoit ouverte à tout le monde ; mais elle avoit un air qui inspiroit un si grand respect, et qui paroissoit si éloigné de la galanterie, que le maréchal de Saint-André, quoique audacieux et soutenu de la faveur du roi, étoit touché de sa beauté, sans oser le lui faire paroître que par des soins et des devoirs. Plusieurs autres étoient dans le même état ; et Mme de Chartres joignoit à la sagesse de sa fille une conduite si exacte pour toutes les bienséances qu’elle achevoit de la faire paroître une personne où l’on ne pouvoit atteindre.

La duchesse de Lorraine, en travaillant à la paix, avoit aussi travaillé pour le mariage du duc de Lorraine, son fils ; il avoit été conclu avec Mme Claude de France, seconde fille du roi. Les noces en furent résolues pour le mois de février.

Cependant le duc de Nemours étoit demeuré à Bruxelles, entièrement rempli et occupé de ses desseins pour l’Angleterre. Il en recevoit ou y envoyoit continuellement des courriers : ses espérances augmentoient tous les jours ; et, enfin, Lignerolles lui manda qu’il étoit temps que sa présence vint achever ce qui étoit si bien commencé. Il reçut cette nouvelle avec toute la joie que peut avoir un jeune homme ambitieux, qui se voit porté au trône par sa seule réputation. Son esprit s’étoit insensiblement accoutumé à la grandeur de cette fortune, et, au lieu qu’il l’avoit rejetée d’abord comme une chose où il ne pouvoit parvenir, les difficultés s’étoient effacées de son imagination, et il ne voyoit plus d’obstacles.

Il envoya en diligence à Paris donner tous les ordres nécessaires pour faire un équipage magnifique, afin de paroître en Angleterre avec un éclat proportionné au dessein qui l’y conduisoit, et il se hâta lui-même de venir à la cour pour assister au mariage de M. de Lorraine.

Il arriva à la veille des fiançailles, et, dès le même soir qu’il fut arrivé, il alla rendre compte au roi de l’état de son dessein, et recevoir ses ordres et ses conseils pour ce qui lui restoit à faire. Il alla ensuite chez les reines. Mme de Clèves n’y étoit pas, de sorte qu’elle ne le vit point, et ne sut pas même qu’il fût arrivé. Elle avoit ouï parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu’il y avoit de mieux fait et de plus agréable à la cour ; et surtout madame la dauphine le lui avoit dépeint d’une sorte, et lui en avoit parlé tant de fois, qu’elle lui avoit donné de la curiosité, et même de l’impatience de le voir.

Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisoient au Louvre. Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure : le bal commença ; et, comme elle dansoit avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu’un qui entroit et à qui on faisoit place. Mme de Clèves acheva de danser, et, pendant qu’elle cherchoit des yeux quelqu’un qu’elle avoit dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivoit. Elle se tourna, et vit un homme qu’elle crut d’abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passoit par-dessus quelques sièges pour arriver où l’on dansoit. Ce prince étoit fait d’une sorte qu’il étoit difficile de n’être pas surpris de le voir quand on ne l’avoit jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu’il avoit pris de se parer augmentoit encore l’air brillant qui étoit dans sa personne ; mais il étoit difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.

M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu’il fut proche d’elle et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étoient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connoître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini, sans leur donner le loisir de parler à personne, et leur demandèrent s’ils n’avoient pas bien envie de savoir qui ils étoient, et s’ils ne s’en doutoient point. « Pour moi, Madame, dit M. de Nemours, je n’ai pas d’incertitude ; mais, comme Mme de Clèves n’a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j’ai pour la reconnoître, je voudrois bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom. – Je crois, dit madame la dauphine, qu’elle le sait aussi bien que vous savez le sien. – Je vous assure, Madame, reprit Mme de Clèves, qui paroissoit un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez. – Vous devinez fort bien, répondit madame la dauphine ; et il y a même quelque chose d’obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connoissez sans jamais l’avoir vu. » La reine les interrompit pour faire continuer le bal : M. de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse étoit d’une parfaite beauté, et avoit paru telle aux yeux de M. de Nemours avant qu’il allât en Flandre ; mais de tout le soir il ne put admirer que Mme de Clèves.

Le chevalier de Guise, qui l’adoroit toujours, étoit à ses pieds, et ce qui se venoit de passer lui avoit donné une douleur sensible. Il le prit comme un présage que la fortune destinoit M. de Nemours à être amoureux de Mme de Clèves ; et, soit qu’en effet il eût paru quelque trouble sur son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de Guise au delà de la vérité, il crut qu’elle avoit été touchée de la vue de ce prince, et il ne put s’empêcher de lui dire que M. de Nemours était bien heureux de commencer à être connu d’elle par une aventure qui avoit quelque chose de galant et d’extraordinaire.

Mme de Clèves revint chez elle l’esprit si rempli de ce qui s’étoit passé au bal que, quoiqu’il fût fort tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte ; et elle lui loua M. de Nemours avec un certain air qui donna à Mme de Chartres la même pensée qu’avoit eue le chevalier de Guise.

Le lendemain, la cérémonie des noces se fit ; Mme de Clèves y vit le duc de Nemours avec une mine et une grâce si admirables qu’elle en fut encore plus surprise.

Les jours suivans, elle le vit chez la reine dauphine ; elle le vit jouer à la paume avec le roi ; elle le vit courre la bague ; elle l’entendit parler ; mais elle le vit toujours surpasser de si loin tous les autres, et se rendre tellement maître de la conversation dans tous les lieux où il étoit, par l’air de sa personne et par l’agrément de son esprit, qu’il fit en peu de temps une grande impression dans son cœur.

Il est vrai aussi que, comme M. de Nemours sentoit pour elle une inclination violente, qui lui donnoit cette douceur et cet enjouement qu’inspirent les premiers désirs de plaire, il étoit encore plus aimable qu’il n’avoit accoutumé de l’être ; de sorte que, se voyant souvent et se voyant l’un et l’autre ce qu’il y avoit de plus parfait à la cour, il étoit difficile qu’ils ne se plussent infiniment.

La duchesse de Valentinois étoit de toutes les parties de plaisir, et le roi avoit pour elle la même vivacité et les mêmes soins que dans les commencemens de sa passion. Mme de Clèves, qui étoit dans cet âge où l’on ne croit pas qu’une femme puisse être aimée quand elle a passé vingt-cinq ans, regardoit avec un extrême étonnement l’attachement que le roi avoit pour cette duchesse, qui étoit grand’mère, et qui venoit de marier sa petite-fille. Elle en parloit souvent à Mme de Chartres. « Est-il possible, Madame, lui disoit-elle, qu’il y ait si longtemps que le roi en soit amoureux ? Comment s’est-il pu attacher à une personne qui étoit beaucoup plus âgée que lui, qui avoit été maîtresse de son père, et qui l’est encore de beaucoup d’autres, à ce que j’ai ouï dire ? – Il est vrai, répondit-elle, que ce n’est ni le mérite, ni la fidélité de Mme de Valentinois qui a fait naître la passion du roi, ni qui l’a conservée, et c’est aussi en quoi il n’est pas excusable : car, si cette femme avoit eu de la jeunesse et de la beauté jointes à sa naissance, qu’elle eût eu le mérite de n’avoir jamais rien aimé, qu’elle eût aimé le roi avec une fidélité exacte, qu’elle l’eût aimé par rapport à sa seule personne, sans intérêt de grandeur ni de fortune, et sans se servir de son pouvoir que pour des choses honnêtes ou agréables au roi même, il faut avouer qu’on auroit eu de la peine à s’empêcher de louer ce prince du grand attachement qu’il a pour elle. Si je ne craignois, continua Mme de Chartres, que vous disiez de moi ce que l’on dit de toutes les femmes de mon âge, qu’elles aiment à conter les histoires de leur temps, je vous apprendrois le commencement de la passion du roi pour cette duchesse, et plusieurs choses de la cour du feu roi, qui ont même beaucoup de rapport avec celles qui se passent encore présentement. – Bien loin de vous accuser, reprit Mme de Clèves, de redire les histoires passées, je me plains, Madame, que vous ne m’ayez pas instruite des présentes, et que vous ne m’ayez point appris les divers intérêts et les diverses liaisons de la cour. Je les ignore si entièrement que je croyois, il y a peu de jours, que M. le connétable étoit fort bien avec la reine. – Vous aviez une opinion bien opposée à la vérité, répondit Mme de Chartres. La reine hait M. le connétable, et, si elle a jamais quelque pouvoir, il ne s’en apercevra que trop. Elle sait qu’il a dit plusieurs fois au roi que, de tous ses enfans, il n’y avoit que les naturels qui lui ressemblassent. – Je n’eusse jamais soupçonné cette haine, interrompit Mme de Clèves, après avoir vu le soin que la reine avoit d’écrire à M. le connétable pendant sa prison, la joie qu’elle a témoignée à son retour, et comme elle l’appelle toujours mon compère, aussi bien que le roi. – Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit Mme de Chartres, vous serez souvent trompée : ce qui paroît n’est presque jamais la vérité.

« Mais, pour revenir à Mme de Valentinois, vous savez qu’elle s’appelle Diane de Poitiers : sa maison est très illustre, elle vient des anciens ducs d’Aquitaine ; son aïeule étoit fille naturelle de Louis XI, et enfin il n’y a rien que de grand dans sa naissance. Saint-Vallier, son père, se trouva embarrassé dans l’affaire du connétable de Bourbon, dont vous avez ouï parler. Il fut condamné à avoir la tête tranchée, et conduit sur l’échafaud. Sa fille, dont la beauté étoit admirable, et qui avoit déjà plu au feu roi, fit si bien (je ne sais par quels moyens) qu’elle obtint la vie de son père. On lui porta sa grâce comme il n’attendoit que le coup de la mort ; mais la peur l’avoit tellement saisi qu’il n’avoit plus de connoissance, et il mourut peu de jours après. Sa fille parut à la cour comme la maîtresse du roi. Le voyage d’Italie et la prison de ce prince interrompirent cette passion ; lorsqu’il revint d’Espagne et que madame la régente alla au-devant de lui à Bayonne, elle mena toutes ses filles, parmi lesquelles étoit Mlle de Pisseleu, qui a été depuis la duchesse d’Étampes. Le roi en devint amoureux. Elle étoit inférieure en naissance, en esprit et en beauté à Mme de Valentinois, et elle n’avoit au-dessus d’elle que l’avantage de la grande jeunesse. Je lui ai ouï dire plusieurs fois qu’elle étoit née le jour que Diane de Poitiers avoit été mariée. La haine le lui faisoit dire, et non pas la vérité : car je suis bien trompée si la duchesse de Valentinois n’épousa M. de Brézé, grand sénéchal de Normandie, dans le même temps que le roi devint amoureux de Mme d’Étampes. Jamais il n’y a eu une si grande haine que l’a été celle de ces deux femmes. La duchesse de Valentinois ne pouvoit pardonner à Mme d’Étampes de lui avoir ôté le titre de maîtresse du roi. Mme d’Étampes avoit une jalousie violente contre Mme de Valentinois, parce que le roi conservoit un commerce avec elle. Ce prince n’avoit pas une fidélité exacte pour ses maîtresses ; il y en avoit toujours une qui avoit le titre et les honneurs ; mais les dames que l’on appeloit de la petite bande le partageoient tour à tour. La perte du dauphin, son fils, qui mourut à Tournon, et que l’on crut empoisonné, lui donna une sensible affliction. Il n’avoit pas la même tendresse ni le même goût pour son second fils, qui règne présentement ; il ne lui trouvoit pas assez de hardiesse, ni assez de vivacité. Il s’en plaignit un jour à Mme de Valentinois, et elle lui dit qu’elle vouloit le faire devenir amoureux d’elle pour le rendre plus vif et plus agréable. Elle y réussit, comme vous le voyez ; il y a plus de vingt ans que cette passion dure, sans qu’elle ait été altérée ni par le temps ni par les obstacles.

« Le feu roi s’y opposa d’abord ; et, soit qu’il eût encore assez d’amour pour Mme de Valentinois pour avoir de la jalousie, ou qu’il fût poussé par la duchesse d’Étampes, qui étoit au désespoir que M. le dauphin fût attaché à son ennemie, il est certain qu’il vit cette passion avec une colère et un chagrin dont il donnoit tous les jours des marques. Son fils ne craignit ni sa colère ni sa haine, et rien ne put l’obliger à diminuer son attachement ni à le cacher, il fallut que le roi s’accoutumât à le souffrir. Aussi cette opposition à ses volontés l’éloigna encore de lui, et l’attacha davantage au duc d’Orléans, son troisième fils. C’étoit un prince bien fait, beau, plein de feu et d’ambition, d’une jeunesse fougueuse, qui avoit besoin d’être modéré, mais qui eût fait aussi un prince d’une grande élévation, si l’âge eût mûri son esprit.

« Le rang d’aîné qu’avoit le dauphin, et la faveur du roi qu’avoit le duc d’Orléans, faisoient entre eux une sorte d’émulation qui alloit jusqu’à la haine. Cette émulation avoit commencé dès leur enfance, et s’étoit toujours conservée. Lorsque l’Empereur passa en France, il donna une préférence entière au duc d’Orléans sur M. le dauphin, qui la ressentit si vivement que, comme cet Empereur étoit à Chantilly, il voulut obliger M. le connétable à l’arrêter sans attendre le commandement du roi. M. le connétable ne le voulut pas ; le roi le blâma dans la suite de n’avoir pas suivi le conseil de son fils, et, lorsqu’il l’éloigna de la cour, cette raison y eut beaucoup de part.

« La division des deux frères donna la pensée à la duchesse d’Étampes de s’appuyer de M. le duc d’Orléans pour la soutenir auprès du roi contre Mme de Valentinois. Elle y réussit : ce prince, sans être amoureux d’elle, n’entra guère moins dans ses intérêts que le dauphin étoit dans ceux de Mme de Valentinois. Cela fit deux cabales dans la cour, telles que vous pouvez vous les imaginer ; mais ces intrigues ne se bornèrent pas seulement à des démêlés de femmes.

« L’Empereur, qui avoit conservé de l’amitié pour le duc d’Orléans, avoit offert plusieurs fois de lui remettre le duché de Milan. Dans les propositions qui se firent depuis pour la paix, il faisoit espérer de lui donner les dix-sept provinces et de lui faire épouser sa fille. M. le dauphin ne souhaitoit ni la paix, ni ce mariage. Il se servit de M. le connétable, qu’il a toujours aimé, pour faire voir au roi de quelle importance il étoit de ne pas donner à son successeur un frère aussi puissant que le seroit un duc d’Orléans avec l’alliance de l’Empereur et les dix-sept provinces. M. le connétable entra d’autant mieux dans les sentimens de M. le dauphin qu’il s’opposoit par là à ceux de Mme d’Étampes, qui étoit son ennemie déclarée, et qui souhaitoit ardemment l’élévation de M. le duc d’Orléans.

« M. le dauphin commandoit alors l’armée du roi en Champagne, et avait réduit celle de l’Empereur en une telle extrémité qu’elle eût péri entièrement, si la duchesse d’Étampes, craignant que de trop grands avantages ne nous fissent refuser la paix et l’alliance de l’Empereur pour M. le duc d’Orléans, n’eût fait secrètement avertir les ennemis de surprendre Épernay et Château-Thierry, qui étoient pleins de vivres. Ils le firent, et sauvèrent par ce moyen toute leur armée.

« Cette duchesse ne jouit pas longtemps du succès de sa trahison. Peu après, M. le duc d’Orléans mourut à Farmoutier d’une espèce de maladie contagieuse. Il aimoit une des plus belles femmes de la cour, et en étoit aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu’elle a vécu depuis avec tant de sagesse, et qu’elle a même caché avec tant de soin la passion qu’elle avoit pour ce prince, qu’elle a mérité que l’on conserve sa réputation. Le hasard fit qu’elle reçut la nouvelle de la mort de son mari le même jour qu’elle apprit celle de M. d’Orléans, de sorte qu’elle eut ce prétexte pour cacher sa véritable affliction sans avoir la peine de se contraindre.

« Le roi ne survécut guère au prince son fils ; il mourut deux ans après. Il recommanda à M. le dauphin de se servir du cardinal de Tournon et de l’amiral d’Annebauld, et ne parla point de M. le connétable, qui étoit pour lors relégué à Chantilly. Ce fut néanmoins la première chose que fit le roi, son fils, de le rappeler et de lui donner le gouvernement des affaires.

« Mme d’Étampes fut chassée, et reçut tous les mauvais traitemens qu’elle pouvoit attendre d’une ennemie toute-puissante : la duchesse de Valentinois se vengea alors pleinement et de cette duchesse et de tous ceux qui lui avoient déplu. Son pouvoir parut plus absolu sur l’esprit du roi qu’il ne paroissoit encore pendant qu’il étoit dauphin. Depuis douze ans que ce prince règne, elle est maîtresse absolue de toutes choses ; elle dispose des charges et des affaires ; elle a fait chasser le cardinal de Tournon, le chancelier Olivier et Villeroy. Ceux qui ont voulu éclairer le roi sur sa conduite ont péri dans cette entreprise. Le comte de Taix, grand maître de l’artillerie, qui ne l’aimoit pas, ne put s’empêcher de parler de ses galanteries, et surtout de celles du comte de Brissac, dont le roi avoit déjà eu beaucoup de jalousie ; néanmoins elle fit si bien que le comte de Taix fut disgracié ; on lui ôta sa charge ; et, ce qui est presque incroyable, elle la fit donner au comte de Brissac, et l’a fait ensuite maréchal de France. La jalousie du roi augmenta néanmoins d’une telle sorte qu’il ne put souffrir que ce maréchal demeurât à la cour ; mais la jalousie, qui est aigre et violente en tous les autres, est douce et modérée en lui par l’extrême respect qu’il a pour sa maîtresse ; en sorte qu’il n’osa éloigner son rival que sur le prétexte de lui donner le gouvernement de Piémont. Il y a passé plusieurs années : il revint, l’hiver dernier, sur le prétexte de demander des troupes et d’autres choses nécessaires pour l’armée qu’il commande. Le désir de revoir Mme de Valentinois, et la crainte d’en être oublié, avoit peut-être beaucoup de part à ce voyage. Le roi le reçut avec une grande froideur. MM. de Guise, qui ne l’aiment pas, mais qui n’osent le témoigner à cause de Mme de Valentinois, se servirent de M. le vidame, qui est son ennemi déclaré, pour empêcher qu’il n’obtînt aucune des choses qu’il étoit venu demander. Il n’étoit pas difficile de lui nuire : le roi le haïssoit, et sa présence lui donnoit de l’inquiétude ; de sorte qu’il fut contraint de s’en retourner, sans remporter aucun fruit de son voyage que d’avoir peut-être rallumé dans le cœur de Mlle de Valentinois des sentimens que l’absence commençoit d’éteindre. Le roi a bien eu d’autres sujets de jalousie ; mais, ou il ne les a pas connus, ou il n’a osé s’en plaindre.

« Je ne sais, ma fille, ajouta Mme de Chartres, si vous ne trouverez point que je vous ai plus appris de choses que vous n’aviez envie d’en savoir. – Je suis très éloignée, Madame, de faire cette plainte, répondit Mme de Clèves, et, sans la peur de vous importuner, je vous demanderois encore plusieurs circonstances que j’ignore. »

La passion de M. de Nemours pour Mme de Clèves fut d’abord si violente qu’elle lui ôta le goût et même le souvenir de toutes les personnes qu’il avoit aimées et avec qui il avoit conservé des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles ; il ne put se donner la patience d’écouter leurs plaintes et de répondre à leurs reproches. Madame la dauphine, pour qui il avoit eu des sentimens assez passionnés, ne put tenir dans son cœur contre Mme de Clèves. Son impatience pour le voyage d’Angleterre commença même à se ralentir, et il ne pressa plus avec tant d’ardeur les choses qui étoient nécessaires pour son départ. Il alloit souvent chez la reine dauphine, parce que Mme de Clèves y alloit souvent, et il n’étoit pas fâché de laisser imaginer ce que l’on avoit cru de ses sentimens pour cette reine. Mme de Clèves lui paroissoit d’un si grand prix qu’il se résolut de manquer plutôt à lui donner des marques de sa passion que de hasarder de la faire connoître au public. Il n’en parla pas même au vidame de Chartres, qui étoit son ami intime et pour qui il n’avoit rien de caché. Il prit une conduite si sage et s’observa avec tant de soin, que personne ne le soupçonna d’être amoureux de Mme de Clèves, que le chevalier de Guise ; et elle auroit eu peine à s’en apercevoir elle-même, si l’inclination qu’elle avoit pour lui ne lui eût donné une attention particulière pour ses actions, qui ne lui permit pas d’en douter.

Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère ce qu’elle pensoit des sentimens de ce prince qu’elle avoit eue à lui parler de ses autres amans ; sans avoir un dessein formé de le lui cacher, elle ne lui en parla point. Mais Mme de Chartres ne le voyoit que trop, aussi bien que le penchant que sa fille avoit pour lui. Cette connoissance lui donna une douleur sensible ; elle jugeoit bien le péril où étoit cette jeune personne, d’être aimée d’un homme fait comme M. de Nemours, pour qui elle avoit de l’inclination. Elle fut entièrement confirmée dans les soupçons qu’elle avoit de cette inclination par une chose qui arriva peu de jours après.

Le maréchal de Saint-André, qui cherchoit toutes les occasions de faire voir sa magnificence, supplia le roi, sur le prétexte de lui montrer sa maison qui ne venoit que d’être achevée, de lui vouloir faire l’honneur d’y aller souper avec les reines. Ce maréchal étoit bien aise aussi de faire paroître aux yeux de Mme de Clèves cette dépense éclatante qui alloit jusqu’à la profusion.

Quelques jours avant celui qui avoit été choisi pour ce souper, le roi dauphin, dont la santé étoit assez mauvaise, s’étoit trouvé mal, et n’avoit vu personne. La reine sa femme avoit passé tout le jour auprès de lui. Sur le soir, comme il se portoit mieux, il fit entrer toutes les personnes de qualité qui étoient dans son antichambre. La reine dauphine s’en alla chez elle ; elle y trouva Mme de Clèves et quelques autres dames qui étoient les plus dans sa familiarité.

Comme il étoit déjà assez tard et qu’elle n’étoit point habillée, elle n’alla pas chez la reine ; elle fit dire qu’on ne la voyoit point, et fit apporter ses pierreries afin d’en choisir pour le bal du maréchal de Saint-André, et pour en donner à Mme de Clèves, à qui elle en avoit promis. Comme elles étoient dans cette occupation, le prince de Condé arriva. Sa qualité lui rendoit toutes les entrées libres. La reine dauphine lui dit qu’il venoit sans doute de chez le roi son mari, et lui demanda ce que l’on y faisoit. « L’on dispute contre M. de Nemours, Madame, répondit-il ; et il défend avec tant de chaleur la cause qu’il soutient qu’il faut que ce soit la sienne. Je crois qu’il a quelque maîtresse qui lui donne de l’inquiétude, quand elle est au bal, tant il trouve que c’est une chose fâcheuse pour un amant que d’y voir la personne qu’il aime.

– Comment ! reprit madame la dauphine, M. de Nemours ne veut pas que sa maîtresse aille au bal ! J’avois bien cru que les maris pouvoient souhaiter que leurs femmes n’y allassent pas ; mais, pour les amans, je n’avois jamais pensé qu’ils pussent être de ce sentiment. – M. de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que le bal est ce qu’il y a de plus insupportable pour les amans, soit qu’ils soient aimés, ou qu’ils ne le soient pas. Il dit que, s’ils sont aimés, ils ont le chagrin de l’être moins pendant plusieurs jours ; qu’il n’y a point de femme que le soin de sa parure n’empêche de songer à son amant ; qu’elles en sont entièrement occupées ; que ce soin de se parer est pour tout le monde, aussi bien que pour celui qu’elles aiment ; que, lorsqu’elles sont au bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les regardent ; que, quand elles sont contentes de leur beauté, elles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit aussi que, quand on n’est point aimé, on souffre encore davantage de voir sa maîtresse dans une assemblée ; que plus elle est admirée du public, plus on se trouve malheureux de n’en être point aimé ; que l’on craint toujours que sa beauté ne fasse naître quelque amour plus heureux que le sien ; enfin, il trouve qu’il n’y a point de souffrance pareille à celle de voir sa maîtresse au bal, si ce n’est de savoir qu’elle y est, et de n’y être pas. »

Mme de Clèves ne faisoit pas semblant d’entendre ce que disoit le prince de Condé ; mais elle l’écoutoit avec attention. Elle jugeoit aisément quelle part elle avoit à l’opinion que soutenoit M. de Nemours, et surtout à ce qu’il disoit du chagrin de n’être pas au bal où étoit sa maîtresse, parce qu’il ne devoit pas être à celui du maréchal de Saint-André et que le roi l’envoyoit au-devant du duc de Ferrare.

La reine dauphine rioit avec le prince de Condé, et n’approuvoit pas l’opinion de M. de Nemours. « Il n’y a qu’une occasion, Madame, lui dit ce prince, où M. de Nemours consente que sa maîtresse aille au bal, c’est lorsque c’est lui qui le donne, et il dit que, l’année passée qu’il en donna un à Votre Majesté, il trouva que sa maîtresse lui faisoit une faveur d’y venir, quoiqu’elle ne semblât que vous y suivre ; que c’est toujours faire une grâce à un amant que d’aller prendre sa part à un plaisir qu’il donne ; que c’est aussi une chose agréable pour l’amant, que sa maîtresse le voie le maître d’un lieu où est toute la cour, et qu’elle le voie se bien acquitter d’en faire les honneurs. – M. de Nemours avoit raison, dit la reine dauphine en souriant, d’approuver que sa maîtresse allât au bal. Il y avoit alors un si grand nombre de femmes à qui il donnoit cette qualité que, si elles n’y fussent point venues, il y auroit eu peu de monde.

Sitôt que le prince de Condé avoit commencé à conter les sentimens de M. de Nemours sur le bal, Mme de Clèves avoit senti une grande envie de ne point aller à celui du maréchal de Saint-André. Elle entra aisément dans l’opinion qu’il ne falloit pas aller chez un homme dont on étoit aimée, et elle fut bien aise d’avoir une raison de sévérité pour faire une chose qui étoit une faveur pour M. de Nemours ; elle emporta néanmoins la parure que lui avoit donnée la reine dauphine ; mais le soir, lorsqu’elle la montra à sa mère, elle lui dit qu’elle n’avoit pas dessein de s’en servir ; que le maréchal de Saint-André prenoit tant de soin de faire voir qu’il étoit attaché à elle qu’elle ne doutoit point qu’il ne voulût aussi faire croire qu’elle auroit part au divertissement qu’il devoit donner au roi, et que, sous prétexte de faire l’honneur de chez lui, il lui rendroit des soins dont peut-être elle seroit embarrassée.

Mme de Chartres combattit quelque temps l’opinion de sa fille, comme la trouvant particulière ; mais, voyant qu’elle s’y opiniâtroit, elle s’y rendit, et lui dit qu’il falloit donc qu’elle fit la malade pour avoir un prétexte de n’y pas aller, parce que les raisons qui l’en empêchoient ne seroient pas approuvées, et qu’il falloit même empêcher qu’on ne les soupçonnât. Mme de Clèves consentit volontiers à passer quelques jours chez elle, pour ne point aller dans un lieu où M. de Nemours ne devoit pas être ; et il partit sans avoir le plaisir de savoir qu’elle n’iroit pas.

Il revint le lendemain du bal, il sut qu’elle ne s’y étoit pas trouvée ; mais, comme il ne savoit pas que l’on eût redit devant elle la conversation de chez le roi dauphin, il étoit bien éloigné de croire qu’il fût assez heureux pour l’avoir empêchée d’y aller.

Le lendemain, comme il étoit chez la reine et qu’il parloit à madame la dauphine, Mme de Chartres et Mme de Clèves y vinrent et s’approchèrent de cette princesse. Mme de Clèves étoit un peu négligée, comme une personne qui s’étoit trouvée mal ; mais son visage ne répondoit pas à son habillement. « Vous voilà si belle, lui dit madame la dauphine, que je ne saurois croire que vous ayez été malade. Je pense que M. le prince de Condé, en vous contant l’avis de M. de Nemours sur le bal, vous a persuadée que vous feriez une faveur au maréchal de Saint-André d’aller chez lui, et que c’est ce qui vous a empêchée d’y venir. » Mme de Clèves rougit de ce que madame la dauphine devinoit si juste, et de ce qu’elle disoit devant M. de Nemours ce qu’elle avoit deviné.

Mme de Chartres vit dans ce moment pourquoi sa fille n’avoit pas voulu aller au bal, et, pour empêcher que M. de Nemours ne le jugeât aussi bien qu’elle, elle prit la parole avec un air qui sembloit être appuyé sur la vérité. « Je vous assure, Madame, dit-elle à madame la dauphine, que Votre Majesté fait plus d’honneur à ma fille qu’elle n’en mérite. Elle étoit véritablement malade ; mais je crois que, si je ne l’en eusse empêchée, elle n’eût pas laissé de vous suivre et de se montrer aussi changée qu’elle étoit, pour avoir le plaisir de voir tout ce qu’il y a eu d’extraordinaire au divertissement d’hier au soir. » Madame la dauphine crut ce que disoit Mme de Chartres ; M. de Nemours fut bien fâché d’y trouver de l’apparence : néanmoins la rougeur de Mme de Clèves lui fit soupçonner que ce que madame la dauphine avoit dit n’étoit pas entièrement éloigné de la vérité. Mme de Clèves avoit d’abord été fâchée que M. de Nemours eût eu lieu de croire que c’étoit lui qui l’avoit empêchée d’aller chez le maréchal de Saint-André ; mais ensuite elle sentit quelque espèce de chagrin que sa mère lui en eût entièrement ôté l’opinion.

Quoique l’assemblée de Cercamp eût été rompue, les négociations pour la paix avoient toujours continué, et les choses s’y disposèrent d’une telle sorte que, sur la fin de février, on se rassembla à Cateau-Cambresis. Les mêmes députés y retournèrent ; et l’absence du maréchal de Saint-André défit M. de Nemours du rival qui lui étoit le plus redoutable, tant par l’attention qu’il avoit à observer ceux qui approchoient Mme de Clèves que par le progrès qu’il pouvoit faire auprès d’elle.

Mme de Chartres n’avoit pas voulu laisser voir à sa fille qu’elle connoissoit ses sentimens pour ce prince, de peur de se rendre suspecte sur les choses qu’elle avoit envie de lui dire. Elle se mit un jour à parler de lui ; elle lui en dit du bien, et y mêla beaucoup de louanges empoisonnées sur la sagesse qu’il avoit d’être incapable de devenir amoureux, et sur ce qu’il ne se faisoit qu’un plaisir, et non pas un attachement sérieux, du commerce des femmes. « Ce n’est pas, ajouta-t-elle, qu’on ne l’ait soupçonné d’avoir une grande passion pour la reine dauphine ; je vois même qu’il y va très souvent, et je vous conseille d’éviter, autant que vous pourrez, de lui parler, et surtout en particulier, parce que, madame la dauphine vous traitant comme elle fait, on diroit bientôt que vous êtes leur confidente, et vous savez combien cette réputation est désagréable. Je suis d’avis, si ce bruit continue, que vous alliez un peu moins chez madame la dauphine, afin de ne vous pas trouver mêlée dans des aventures de galanterie. »

Mme de Clèves n’avoit jamais ouï parler de M. de Nemours et de madame la dauphine : elle fut si surprise de ce que lui dit sa mère, et elle crut si bien voir combien elle s’étoit trompée dans tout ce qu’elle avoit pensé des sentimens de ce prince, qu’elle en changea de visage. Mme de Chartres s’en aperçut ; il vint du monde dans ce moment, Mme de Clèves s’en alla chez elle et s’enferma dans son cabinet.

L’on ne peut exprimer la douleur qu’elle sentit de connoître, par ce que lui venoit de dire sa mère, l’intérêt qu’elle prenoit à M. de Nemours : elle n’avoit encore osé se l’avouer à elle-même. Elle vit alors que les sentimens qu’elle avoit pour lui étoient ceux que M. de Clèves lui avoit tant demandés ; elle trouva combien il étoit honteux de les avoir pour un autre que pour un mari qui les méritoit. Elle se sentit blessée et embarrassée de la crainte que M. de Nemours ne la voulût faire servir de prétexte à madame la dauphine, et cette pensée la détermina à conter à Mme de Chartres ce qu’elle ne lui avoit point encore dit.

Elle alla le lendemain matin dans sa chambre pour exécuter ce qu’elle avoit résolu ; mais elle trouva que Mme de Chartres avoit un peu de fièvre, de sorte qu’elle ne voulut pas lui parler. Ce mal paroissoit néanmoins si peu de chose que Mme de Clèves ne laissa pas d’aller l’après-dînée chez madame la dauphine : elle étoit dans son cabinet avec deux ou trois dames qui étoient le plus avant dans sa familiarité. « Nous parlions de M. de Nemours, lui dit cette reine en la voyant, et nous admirions combien il est changé depuis son retour de Bruxelles : devant que d’y aller, il avoit un nombre infini de maîtresses, et c’étoit même un défaut en lui, car il ménageoit également celles qui avoient du mérite et celles qui n’en avoient pas ; depuis qu’il est revenu, il ne connoît ni les unes ni les autres ; il n’y a jamais eu un si grand changement ; je trouve même qu’il y en a dans son humeur, et qu’il est moins gai que de coutume. »

Mme de Clèves ne répondit rien, et elle pensoit avec honte qu’elle auroit pris tout ce que l’on disoit du changement de ce prince pour des marques de sa passion si elle n’avoit point été détrompée. Elle se sentoit quelque aigreur contre madame la dauphine de lui voir chercher des raisons et s’étonner d’une chose dont apparemment elle savoit mieux la vérité que personne. Elle ne put s’empêcher de lui en témoigner quelque chose ; et, comme les autres dames s’éloignèrent, elle s’approcha d’elle et lui dit tout bas : « Est-ce aussi pour moi, Madame, que vous venez de parler ? et voudriez-vous me cacher que vous fussiez celle qui a fait changer de conduite à M. de Nemours ? – Vous êtes injuste, lui dit madame la dauphine ; vous savez que je n’ai rien de caché pour vous. Il est vrai que M. de Nemours, devant que d’aller à Bruxelles, a eu, je crois, intention de me laisser entendre qu’il ne me haïssoit pas ; mais, depuis qu’il est revenu, il ne m’a pas même paru qu’il se souvînt des choses qu’il avoit faites ; et j’avoue que j’ai de la curiosité de savoir ce qui l’a fait changer. Il sera bien difficile que je ne le démêle, ajouta-t-elle : le vidame de Chartres, qui est son ami intime, est amoureux d’une personne sur qui j’ai quelque pouvoir, et je saurai par ce moyen ce qui a fait ce changement. » Madame la dauphine parla d’un air qui persuada Mme de Clèves, et elle se trouva, malgré elle, dans un état plus calme et plus doux que celui où elle étoit auparavant.

Lorsqu’elle revint chez sa mère, elle sut qu’elle étoit beaucoup plus mal qu’elle ne l’avoit laissée. La fièvre lui avoit redoublé, et, les jours suivans, elle augmenta de telle sorte qu’il parut que ce seroit une maladie considérable. Mme de Clèves étoit dans une affliction extrême, elle ne sortoit point de la chambre de sa mère ; M. de Clèves y passoit aussi presque tous les jours, et par l’intérêt qu’il prenoit à Mme de Chartres, et pour empêcher sa femme de s’abandonner à la tristesse, mais pour avoir aussi le plaisir de la voir : sa passion n’étoit point diminuée.

M. de Nemours, qui avoit toujours eu beaucoup d’amitié pour lui, n’avoit pas cessé de lui en témoigner depuis son retour de Bruxelles. Pendant la maladie de Mme de Chartres, ce prince trouva le moyen de voir plusieurs fois Mme de Clèves, en faisant semblant de chercher son mari, ou de le venir prendre pour le mener promener. Il le cherchoit même à des heures où il savoit bien qu’il n’y étoit pas, et, sous le prétexte de l’attendre, il demeuroit dans l’antichambre de Mme de Chartres, où il y avoit toujours plusieurs personnes de qualité. Mme de Clèves y venoit souvent, et, pour être affligée, elle n’en paroissoit pas moins belle à M. de Nemours. Il lui faisoit voir combien il prenoit d’intérêt à son affliction, et il lui en parloit avec un air si doux et si soumis qu’il la persuadoit aisément que ce n’étoit pas de madame la dauphine dont il étoit amoureux.

Elle ne pouvoit s’empêcher d’être troublée de sa vue, et d’avoir pourtant du plaisir à le voir ; mais, quand elle ne le voyoit plus, et qu’elle pensoit que ce charme qu’elle trouvoit dans sa vue étoit le commencement des passions, il s’en falloit peu qu’elle ne crût le haïr par la douleur que lui donnoit cette pensée.

Mme de Chartres empira si considérablement que l’on commença à désespérer de sa vie ; elle reçut ce que les médecins lui dirent du péril où elle étoit avec un courage digne de sa vertu et de sa piété. Après qu’ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde et appeler Mme de Clèves.

« Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle en lui tendant la main ; le péril où je vous laisse et le besoin que vous avez de moi augmentent le déplaisir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour M. de Nemours ; je ne vous demande point de me l’avouer : je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination ; mais je ne vous en ai pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connoissez que trop présentement ; vous êtes sur le bord du précipice : il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez à ce que vous devez à votre mari ; songez à ce que vous vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille ; retirez-vous de la cour ; obligez votre mari de vous emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles : quelque affreux qu’ils vous paroissent d’abord, ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d’une galanterie. Si d’autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvoient obliger à ce que je souhaite, je vous dirois que, si quelque chose étoit capable de troubler le bonheur que j’espère en sortant de ce monde, ce seroit de vous voir tomber comme les autres femmes ; mais, si ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie pour n’en être pas le témoin. »

Mme de Clèves fondoit en larmes sur la main de sa mère, qu’elle tenait serrée entre les siennes, et Mme de Chartres, se sentant touchée elle-même : « Adieu, ma fille, lui dit-elle ; finissons une conversation qui nous attendrit trop l’une et l’autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire. »

Elle se tourna de l’autre côté en achevant ces paroles, et commanda à sa fille d’appeler ses femmes, sans vouloir l’écouter ni parler davantage. Mme de Clèves sortit de la chambre de sa mère en l’état que l’on peut s’imaginer, et Mme de Chartres ne songea plus qu’à se préparer à la mort. Elle vécut encore deux jours, pendant lesquels elle ne voulut plus revoir sa fille, qui étoit la seule chose à quoi elle se sentoit attachée.

Mme de Clèves étoit dans une affliction extrême ; son mari ne la quittoit point, et, sitôt que Mme de Chartres fut expirée, il l’emmena à la campagne, pour l’éloigner d’un lieu qui ne faisait qu’aigrir sa douleur. On n’en a jamais vu de pareille : quoique la tendresse et la reconnoissance y eussent la plus grande part, le besoin qu’elle sentoit qu’elle avoit de sa mère pour se défendre contre M. de Nemours ne laissoit pas d’y en avoir beaucoup. Elle se trouvoit malheureuse d’être abandonnée à elle-même, dans un temps où elle étoit si peu maîtresse de ses sentimens, et où elle eût tant souhaité d’avoir quelqu’un qui pût la plaindre et lui donner de la force. La manière dont M. de Clèves en usoit pour elle lui faisoit souhaiter plus fortement que jamais de ne manquer à rien de ce qu’elle lui devoit. Elle lui témoignoit aussi plus d’amitié et plus de tendresse qu’elle n’avoit encore fait ; elle ne vouloit point qu’il la quittât, et il lui sembloit qu’à force de s’attacher à lui il la défendoit contre M. de Nemours.

Ce prince vint voir M. de Clèves à la campagne ; il fit ce qu’il put pour rendre aussi une visite à Mme de Clèves ; mais elle ne le voulut point recevoir, et, sentant bien qu’elle ne pouvoit s’empêcher de le trouver aimable, elle avoit fait une forte résolution de s’empêcher de le voir et d’en éviter toutes les occasions qui dépendroient d’elle.

M. de Clèves vint à Paris pour faire sa cour, et promit à sa femme de s’en retourner le lendemain ; il ne revint néanmoins que le jour d’après. « Je vous attendis tout hier, lui dit Mme de Clèves lorsqu’il arriva, et je vous dois faire des reproches de n’être pas venu, comme vous me l’aviez promis. Vous savez que, si je pouvois sentir une nouvelle affliction en l’état où je suis, ce seroit la mort de Mme de Tournon, que j’ai apprise ce matin ; j’en aurois été touchée quand je ne l’aurois point connue : c’est toujours une chose digne de pitié, qu’une femme jeune et belle comme celle-là soit morte en deux jours ; mais de plus, c’étoit une des personnes du monde qui me plaisoient davantage, et qui paroissoient avoir autant de sagesse et de mérite.

– Je fus très fâché de ne pas revenir hier, répondit M. de Clèves ; mais j’étois si nécessaire à la consolation d’un malheureux qu’il m’étoit impossible de le quitter. Pour Mme de Tournon, je ne vous conseille pas d’en être affligée, si vous la regrettez comme une femme pleine de sagesse et digne de votre estime. – Vous m’étonnez, reprit Mme de Clèves, et je vous ai ouï dire plusieurs fois qu’il n’y avoit point de femme à la cour que vous estimassiez davantage. – Il est vrai, répondit-il ; mais les femmes sont incompréhensibles, et, quand je les vois toutes, je me trouve si heureux de vous avoir que je ne saurois assez admirer mon bonheur. – Vous m’estimez plus que je ne vaux, répliqua Mme de Clèves en soupirant, et il n’est pas encore temps de me trouver digne de vous. Apprenez-moi, je vous en supplie, ce qui vous a détrompé de Mme de Tournon. – Il y a longtemps que je le suis, répliqua-t-il, et que je sais qu’elle aimoit le comte de Sancerre, à qui elle donnoit des espérances de l’épouser. – Je ne saurois croire, interrompit Mme de Clèves, que Mme de Tournon, après cet éloignement si extraordinaire qu’elle a témoigné pour le mariage depuis qu’elle est veuve, et après les déclarations publiques qu’elle a faites de ne se remarier jamais, ait donné des espérances à Sancerre. – Si elle n’en eût donné qu’à lui, répliqua M. de Clèves, il ne faudroit pas s’étonner ; mais ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’elle en donnoit aussi à Estouteville dans le même temps ; et je vais vous apprendre toute cette histoire. »

Seconde partie §

Vous savez l’amitié qu’il y a entre Sancerre et moi ; néanmoins il devint amoureux de Mme de Tournon, il y a environ deux ans, et me le cacha avec beaucoup de soin, aussi bien qu’à tout le reste du monde ; j’étois bien éloigné de le soupçonner. Mme de Tournon paroissoit encore inconsolable de la mort de son mari, et vivoit dans une retraite austère. La sœur de Sancerre étoit quasi la seule personne qu’elle vit, et c’étoit chez elle qu’il en étoit devenu amoureux.

« Un soir qu’il devoit y avoir une comédie au Louvre et que l’on n’attendoit plus que le roi et Mme de Valentinois pour commencer, l’on vint dire qu’elle s’étoit trouvée mal, et que le roi ne viendroit pas. On jugea aisément que le mal de cette duchesse étoit quelque démêlé avec le roi : nous savions les jalousies qu’il avoit eues du maréchal de Brissac pendant qu’il avoit été à la cour ; mais il étoit retourné en Piémont depuis quelques jours, et nous ne pouvions imaginer le sujet de cette brouillerie.

« Comme j’en parlois avec Sancerre, M. d’Anville arriva dans la salle, et me dit tout bas que le roi étoit dans une affliction et dans une colère qui faisoient pitié ; qu’en un raccommodement qui s’étoit fait entre lui et Mme de Valentinois, il y avoit quelques jours, sur des démêlés qu’ils avoient eus pour le maréchal de Brissac, le roi lui avoit donné une bague, et l’avoit priée de la porter ; que, pendant qu’elle s’habilloit pour venir à la comédie, il avoit remarqué qu’elle n’avoit point cette bague, et lui en avoit demandé la raison ; qu’elle avoit paru étonnée de ne la pas avoir, qu’elle l’avoit demandée à ses femmes, lesquelles, par malheur, ou faute d’être bien instruites, avoient répondu qu’il y avoit quatre ou cinq jours qu’elles ne l’avoient vue.

« Ce temps est précisément celui du départ du maréchal de Brissac, continua M. d’Anville ; le roi n’a point douté qu’elle ne lui ait donné la bague en lui disant adieu. Cette pensée a réveillé si vivement toute cette jalousie, qui n’étoit pas encore bien éteinte, qu’il s’est emporté, contre son ordinaire, et lui a fait mille reproches. Il vient de rentrer chez lui très affligé ; mais je ne sais s’il l’est davantage de l’opinion que Mme de Valentinois a sacrifié sa bague, que de la crainte de lui avoir déplu par sa colère. »

« Sitôt que M. d’Anville eut achevé de me conter cette nouvelle, je me rapprochai de Sancerre pour la lui apprendre ; je la lui dis comme un secret que l’on venoit de me confier, et dont je lui défendois de parler.

« Le lendemain matin, j’allai d’assez bonne heure chez ma belle-sœur : je trouvai Mme de Tournon au chevet de son lit ; elle n’aimoit pas Mme de Valentinois, et elle savoit bien que ma belle-sœur n’avoit pas sujet de s’en louer. Sancerre avoit été chez elle au sortir de la comédie. Il lui avoit appris la brouillerie du roi avec cette duchesse, et Mme de Tournon étoit venue la conter à ma belle-sœur sans savoir ou sans faire réflexion que c’étoit moi qui l’avois apprise à son amant.

« Sitôt que je m’approchai de ma belle-sœur, elle dit à Mme de Tournon que l’on pouvoit me confier ce qu’elle venoit de lui dire, et, sans attendre la permission de Mme de Tournon, elle me conta mot pour mot tout ce que j’avois dit à Sancerre le soir précédent. Vous pouvez juger comme j’en fus étonné. Je regardai Mme de Tournon : elle me parut embarrassée. Son embarras me donna du soupçon ; je n’avois dit la chose qu’à Sancerre ; il m’avoit quitté au sortir de la comédie sans m’en dire la raison ; je me souvins de lui avoir ouï extrêmement louer Mme de Tournon. Toutes ces choses m’ouvrirent les yeux, et je n’eus pas de peine à démêler qu’il avoit une galanterie avec elle, et qu’il l’avoit vue depuis qu’il m’avoit quitté.

« Je fus si piqué de voir qu’il me cachoit cette aventure que je dis plusieurs choses qui firent connoître à Mme de Tournon l’imprudence qu’elle avoit faite ; je la remis à son carrosse, et je l’assurai, en la quittant, que j’enviois le bonheur de celui qui lui avoit appris la brouillerie du roi et de Mme de Valentinois.

« Je m’en allai à l’heure même trouver Sancerre ; je lui fis des reproches, et je lui dis que je savois sa passion pour Mme de Tournon, sans lui dire comment je l’avois découverte : il fut contraint de me l’avouer. Je lui contai ensuite ce qui me l’avoit apprise, et il m’apprit aussi le détail de leur aventure ; il me dit que, quoiqu’il fût cadet de sa maison, et très éloigné de pouvoir prétendre à un aussi bon parti, que néanmoins elle étoit résolue de l’épouser. L’on ne peut être plus surpris que je le fus. Je dis à Sancerre de presser la conclusion de son mariage, et qu’il n’y avoit rien qu’il ne dût craindre d’une femme qui avoit l’artifice de soutenir aux yeux du public un personnage si éloigné de la vérité. Il me répondit qu’elle avoit été véritablement affligée ; mais que l’inclination qu’elle avoit eue pour lui avoit surmonté cette affliction, et qu’elle n’avoit pu laisser paroître tout d’un coup un si grand changement. Il me dit encore plusieurs autres raisons pour l’excuser, qui me firent voir à quel point il en étoit amoureux ; il m’assura qu’il la feroit consentir que je susse la passion qu’il avoit pour elle, puisque aussi bien c’étoit elle-même qui me l’avoit apprise. Il l’y obligea en effet, quoique avec beaucoup de peine, et je fus ensuite très avant dans leur confidence.

« Je n’ai jamais vu une femme avoir une conduite si honnête et si agréable à l’égard de son amant ; néanmoins j’étois toujours choqué de son affectation à paroître encore affligée. Sancerre étoit si amoureux, et si content de la manière dont elle en usoit pour lui, qu’il n’osoit quasi la presser de conclure leur mariage, de peur qu’elle ne crût qu’il le souhaitoit plutôt par intérêt que par une véritable passion. Il lui en parla toutefois, et elle lui parut résolue à l’épouser ; elle commença même à quitter cette retraite où elle vivoit et à se remettre dans le monde : elle venoit chez ma belle-sœur à des heures où une partie de la cour s’y trouvoit. Sancerre n’y venoit que rarement ; mais ceux qui y étoient tous les soirs, et qui l’y voyoient souvent, la trouvoient très aimable.

« Peu de temps après qu’elle eut commencé à quitter la solitude, Sancerre crut voir quelque refroidissement dans la passion qu’elle avoit pour lui. Il m’en parla plusieurs fois sans que je fisse aucun fondement sur ses plaintes ; mais à la fin, comme il me dit qu’au lieu d’achever leur mariage elle sembloit l’éloigner, je commençai à croire qu’il n’avoit pas de tort d’avoir de l’inquiétude : je lui répondis que, quand la passion de Mme de Tournon diminueroit après avoir duré deux ans, il ne faudroit pas s’en étonner ; que, quand même, sans être diminuée, elle ne seroit pas assez forte pour l’obliger à l’épouser, qu’il ne devroit pas s’en plaindre ; que ce mariage, à l’égard du public, lui feroit un extrême tort, non seulement parce qu’il n’était pas un assez bon parti pour elle, mais par le préjudice qu’il apporteroit à sa réputation ; qu’ainsi tout ce qu’il pouvoit souhaiter étoit qu’elle ne le trompât point, et qu’elle ne lui donnât pas de fausses espérances. Je lui dis encore que, si elle n’avoit pas la force de l’épouser, ou qu’elle lui avouât qu’elle en aimoit quelque autre, il ne falloit point qu’il s’emportât, ni qu’il se plaignît ; mais qu’il devoit conserver pour elle de l’estime et de la reconnoissance.

« Je vous donne, lui dis-je, le conseil que je prendrois pour moi-même : car la sincérité me touche d’une telle sorte que je crois que, si ma maîtresse, et même ma femme, m’avouoient que quelqu’un lui plût, j’en serois affligé sans en être aigri ; je quitterois le personnage d’amant ou de mari, pour la conseiller et pour la plaindre. »

Ces paroles firent rougir Mme de Clèves, et elle y trouva un certain rapport avec l’état où elle étoit, qui la surprit, et qui lui donna un trouble dont elle fut longtemps à se remettre.

« Sancerre parla à Mme de Tournon, continua M. de Clèves : il lui dit tout ce que je lui avois conseillé ; mais elle le rassura avec tant de soin et parut si offensée de ses soupçons qu’elle les lui ôta entièrement. Elle remit néanmoins leur mariage après un voyage qu’il alloit faire, et qui devoit être assez long ; mais elle se conduisit si bien jusqu’à son départ, et en parut si affligée, que je crus, aussi bien que lui, qu’elle l’aimoit véritablement. Il partit il y a environ trois mois ; pendant son absence, j’ai peu vu Mme de Tournon ; vous m’avez entièrement occupé, et je savois seulement qu’il devoit bientôt revenir.

« Avant-hier, en arrivant à Paris, j’appris qu’elle étoit morte : j’envoyai savoir chez lui si on n’avoit point eu de ses nouvelles ; on me manda qu’il étoit arrivé dès la veille, qui étoit précisément le jour de la mort de Mme de Tournon. J’allai le voir à l’heure même, me doutant bien de l’état où je le trouverois ; mais son affliction passoit de beaucoup ce que je m’en étois imaginé.

« Je n’ai jamais vu une douleur si profonde et si tendre ; dès le moment qu’il me vit, il m’embrassa, fondant en larmes : « Je ne la verrai plus, me dit-il, je ne la verrai plus, elle est morte ! je n’en étois pas digne ; mais je la suivrai bientôt. »

« Après cela il se tut ; et puis, de temps en temps, redisant toujours : « Elle est morte, et je ne la verrai plus ! « il revenoit aux cris et aux larmes, et demeuroit comme un homme qui n’avoit plus de raison. Il me dit qu’il n’avoit pas reçu souvent de ses lettres pendant son absence, mais qu’il ne s’en étoit pas étonné, parce qu’il la connoissoit et qu’il savoit la peine qu’elle avoit à hasarder de ses lettres. Il ne doutoit point qu’il ne l’eût épousée à son retour ; il la regardoit comme la plus aimable et la plus fidèle personne qui eût jamais été ; il s’en croyoit tendrement aimé, il la perdoit dans le moment qu’il pensoit s’attacher à elle pour jamais. Toutes ces pensées le plongeoient dans une affliction violente, dont il étoit entièrement accablé, et j’avoue que je ne pouvois m’empêcher d’en être touché.

« Je fus néanmoins contraint de le quitter pour aller chez le roi ; je lui promis que je reviendrois bientôt. Je revins en effet, et je ne fus jamais si surpris que de le trouver tout différent de ce que je l’avois quitté. Il étoit debout dans sa chambre, avec un visage furieux, marchant et s’arrêtant comme s’il eût été hors de lui-même. « Venez, venez, me dit-il, venez voir l’homme du monde le plus désespéré : je suis plus malheureux mille fois que je n’étois tantôt, et ce que je viens d’apprendre de Mme de Tournon est pire que sa mort. »

« Je crus que la douleur le troubloit entièrement, et je ne pouvois m’imaginer qu’il y eût quelque chose de pire que la mort d’une maîtresse que l’on aime, et dont on est aimé. Je lui dis que, tant que son affliction avoit eu des bornes, je l’avois approuvée, et que j’y étois entré ; mais que je ne le plaindrois plus s’il s’abandonnoit au désespoir et s’il perdoit la raison. « Je serois trop heureux de l’avoir perdue, et la vie aussi, s’écria-t-il : Mme de Tournon m’étoit infidèle, et j’apprends son infidélité et sa trahison le lendemain que j’ai appris sa mort, dans un temps où mon âme est remplie et pénétrée de la plus vive douleur et de la plus tendre amour que l’on ait jamais senties ; dans un temps où son idée est dans mon cœur comme la plus parfaite chose qui ait jamais été, et la plus parfaite à mon égard ; je trouve que je me suis trompé, et qu’elle ne mérite pas que je la pleure ; cependant j’ai la même affliction de sa mort que si elle m’étoit fidèle, et je sens son infidélité comme si elle n’étoit point morte. Si j’avois appris son changement devant sa mort, la jalousie, la colère, la rage, m’auroient rempli, et m’auroient endurci en quelque sorte contre la douleur de sa perte ; mais je suis dans un état où je ne puis ni m’en consoler ni la haïr. »

« Vous pouvez juger si je fus surpris de ce que me disoit Sancerre ; je lui demandai comment il avoit su ce qu’il venoit de me dire. Il me conta qu’un moment après que j’étois sorti de sa chambre, Estouteville, qui est son ami intime, mais qui ne savoit pourtant rien de son amour pour Mme de Tournon, l’étoit venu voir ; que, d’abord qu’il avoit été assis, il avoit commencé à pleurer, et qu’il lui avoit dit qu’il lui demandoit pardon de lui avoir caché ce qu’il lui alloit apprendre ; qu’il le prioit d’avoir pitié de lui ; qu’il venoit lui ouvrir son cœur, et qu’il voyoit l’homme du monde le plus affligé de la mort de Mme de Tournon.

« Ce nom, me dit Sancerre, m’a tellement surpris que, quoique mon premier mouvement ait été de lui dire que j’en étois plus affligé que lui, je n’ai pas eu néanmoins la force de parler. Il a continué, et m’a dit qu’il étoit amoureux d’elle depuis six mois ; qu’il avoit toujours voulu me le dire, mais qu’elle le lui avoit défendu expressément, et avec tant d’autorité qu’il n’avoit osé lui désobéir ; qu’il lui avoit plu quasi dans le même temps qu’il l’avoit aimée ; qu’ils avoient caché leur passion à tout le monde ; qu’il n’avoit jamais été chez elle publiquement ; qu’il avoit eu le plaisir de la consoler de la mort de son mari, et qu’enfin il l’alloit épouser dans le temps qu’elle étoit morte, mais que ce mariage, qui étoit un effet de passion, auroit paru un effet de devoir et d’obéissance ; qu’elle avoit gagné son père pour se faire commander de l’épouser, afin qu’il n’y eût pas un trop grand changement dans sa conduite, qui avoit été si éloignée de se remarier.

« Tant qu’Estouteville m’a parlé, me dit Santerre, j’ai ajouté foi à ses paroles, parce que j’y ai trouvé de la vraisemblance, et que le temps où il m’a dit qu’il avoit commencé à aimer Mme de Tournon est précisément celui où elle m’a paru changée ; mais, un moment après, je l’ai cru un menteur, ou du moins un visionnaire : j’ai été prêt à le lui dire ; j’ai pensé ensuite à vouloir m’éclaircir, je l’ai questionné ; je lui ai fait paroître des doutes : enfin j’ai tant fait pour m’assurer de mon malheur qu’il m’a demandé si je connoissois l’écriture de Mme de Tournon ; il a mis sur mon lit quatre de ses lettres et son portrait ; mon frère est entré dans ce moment. Estouteville avoit le visage si plein de larmes qu’il a été contraint de sortir pour ne se pas laisser voir ; il m’a dit qu’il reviendroit ce soir querir ce qu’il me laissoit ; et moi, je chassai mon frère, sur le prétexte de me trouver mal, par l’impatience de voir ces lettres que l’on m’avoit laissées, et espérant d’y trouver quelque chose qui ne me persuaderoit pas tout ce qu’Estouteville venoit de me dire. Mais, hélas ! que n’y ai-je point trouvé ! Quelle tendresse ! quels sermens ! quelles assurances de l’épouser ! quelles lettres ! Jamais elle ne m’en a écrit de semblables. Ainsi, ajouta-t-il, j’éprouve à la fois la douleur de la mort et celle de l’infidélité ; ce sont deux maux que l’on a souvent comparés, mais qui n’ont jamais été sentis en même temps par la même personne. J’avoue, à ma honte, que je sens encore plus sa perte que son changement ; je ne puis la trouver assez coupable pour consentir à sa mort. Si elle vivoit, j’aurois le plaisir de lui faire des reproches et de me venger d’elle en lui faisant connoître son injustice ; mais je ne la verrai plus, reprenoit-il, je ne la verrai plus ; ce mal est le plus grand de tous les maux : je souhaiterois de lui rendre la vie aux dépens de la mienne. Quel souhait ! si elle revenoit, elle vivroit pour Estouteville. Que j’étois heureux hier ! s’écrioit-il, que j’étois heureux ! j’étois l’homme du monde le plus affligé, mais mon affliction étoit raisonnable, et je trouvois quelque douceur à penser que je ne devois jamais me consoler. Aujourd’hui, tous mes sentimens sont injustes ; je paye à une passion feinte qu’elle a eue pour moi le même tribut de douleur que je croyois devoir à une passion véritable. Je ne puis ni haïr ni aimer sa mémoire ; je ne puis me consoler ni m’affliger ; du moins, me dit-il en se retournant tout d’un coup vers moi, faites, je vous en conjure, que je ne voie jamais Estouteville : son nom seul me fait horreur. Je sais bien que je n’ai nul sujet de m’en plaindre ; c’est ma faute de lui avoir caché que j’aimois Mme de Tournon ; s’il l’eût su, il ne s’y seroit peut-être pas attaché, elle ne m’auroit pas été infidèle ; il est venu me chercher pour me confier sa douleur ; il me fait pitié. Eh ! c’est avec raison, s’écrioit-il. Il aimoit Mme de Tournon ; il en étoit aimé, et il ne la verra jamais ; je sens bien néanmoins que je ne saurois m’empêcher de le haïr. Et encore une fois je vous conjure de faire en sorte que je ne le voie point. »

« Sancerre se remit ensuite à pleurer, à regretter Mme de Tournon, à lui parler et à lui dire les choses du monde les plus tendres ; il repassa ensuite à la haine, aux plaintes, aux reproches et aux imprécations contre elle. Comme je le vis dans un état si violent, je connus bien qu’il me falloit quelque secours pour m’aider à calmer son esprit : j’envoyai querir son frère, que je venois de quitter chez le roi ; j’allai lui parler dans l’antichambre, avant qu’il entrât, et je lui contai l’état où étoit Sancerre. Nous donnâmes des ordres pour empêcher qu’il ne vît Estouteville, et nous employâmes une partie de la nuit à tâcher de le rendre capable de raison. Ce matin, je l’ai encore trouvé plus affligé ; son frère est demeuré auprès de lui, et je suis revenu auprès de vous.

– L’on ne peut être plus surpris que je suis, dit alors Mme de Clèves, et je croyois Mme de Tournon incapable d’amour et de tromperie. – L’adresse et la dissimulation, reprit M. de Clèves, ne peuvent aller plus loin qu’elle les a portées. Remarquez que, quand Sancerre crut qu’elle étoit changée pour lui, elle l’étoit véritablement, et qu’elle commençoit à aimer Estouteville. Elle disoit à ce dernier qu’il la consoloit de la mort de son mari, et que c’étoit lui qui étoit cause qu’elle quittoit cette grande retraite, et il paroissoit à Sancerre que c’étoit parce que nous avions résolu qu’elle ne témoigneroit plus d’être si affligée. Elle faisoit valoir à Estouteville de cacher leur intelligence, et de paroître obligée à l’épouser par le commandement de son père, comme un effet du soin qu’elle avoit de sa réputation, et c’étoit pour abandonner Sancerre sans qu’il eût sujet de s’en plaindre. Il faut que je m’en retourne, continua M. de Clèves, pour voir ce malheureux, et je crois qu’il faut que vous reveniez aussi à Paris. Il est temps que vous voyiez le monde, et que vous receviez ce nombre infini de visites dont aussi bien vous ne sauriez vous dispenser. »

Mme de Clèves consentit à son retour, et elle revint le lendemain. Elle se trouva plus tranquille sur M. de Nemours qu’elle n’avoit été ; tout ce que lui avoit dit Mme de Chartres en mourant et la douleur de sa mort avoient fait une suspension à ses sentimens, qui lui faisoit croire qu’ils étoient entièrement effacés.

Dès le même soir qu’elle fut arrivée, madame la dauphine la vint voir, et, après lui avoir témoigné la part qu’elle avoit prise à son affliction, elle lui dit que, pour la détourner de ses tristes pensées, elle vouloit l’instruire de tout ce qui s’étoit passé à la cour en son absence ; elle lui conta ensuite plusieurs choses particulières. « Mais ce que j’ai le plus d’envie de vous apprendre, ajouta-t-elle, c’est qu’il est certain que M. de Nemours est passionnément amoureux, et que ses amis les plus intimes, non seulement ne sont point dans sa confidence, mais qu’ils ne peuvent deviner qui est la personne qu’il aime. Cependant cet amour est assez fort pour lui faire négliger, ou abandonner, pour mieux dire, les espérances d’une couronne. »

Madame la dauphine conta ensuite tout ce qui s’étoit passé sur l’Angleterre. « J’ai appris ce que je viens de vous dire, continua-t-elle, de M. d’Anville ; et il m’a dit ce matin que le roi envoya querir, hier au soir, M. de Nemours, sur des lettres de Lignerolles, qui demande à revenir, et qui écrit au roi qu’il ne peut plus soutenir auprès de la reine d’Angleterre les retardemens de M. de Nemours ; qu’elle commence à s’en offenser, et qu’encore qu’elle n’eût point donné de parole positive, elle en avoit assez dit pour faire hasarder un voyage. Le roi lut cette lettre à M. de Nemours, qui, au lieu de parler sérieusement, comme il avoit fait dans les commencemens, ne fit que rire, que badiner, et se moquer des espérances de Lignerolles. Il dit que toute l’Europe condamneroit son imprudence, s’il hasardoit d’aller en Angleterre comme un prétendu mari de la reine, sans être assuré du succès. « Il me semble aussi, ajouta-t-il, que je prendrois mal mon temps, de faire ce voyage présentement que le roi d’Espagne fait de si grandes instances pour épouser cette reine. Ce ne seroit peut-être pas un rival bien redoutable dans une galanterie, mais je pense que dans un mariage Votre Majesté ne me conseilleroit pas de lui disputer quelque chose. – Je vous le conseillerois en cette occasion, reprit le roi ; mais vous n’auriez rien à lui disputer ; je sais qu’il a d’autres pensées ; et, quand il n’en auroit pas, la reine Marie s’est trop mal trouvée du joug de l’Espagne pour croire que sa sœur le veuille reprendre, et qu’elle se laisse éblouir à l’éclat de tant de couronnes jointes ensemble. – Si elle ne s’en laisse pas éblouir, repartit M. de Nemours, il y a apparence qu’elle voudra se rendre heureuse par l’amour. Elle a aimé le milord Courtenay il y a déjà quelques années ; il étoit aussi aimé de la reine Marie, qui l’auroit épousé du consentement de toute l’Angleterre, sans qu’elle connût que la jeunesse et la beauté de sa sœur Élisabeth le touchoient davantage que l’espérance de régner. Votre Majesté sait que les violentes jalousies qu’elle en eut la portèrent à les mettre l’un et l’autre en prison, à exiler ensuite le milord Courtenay, et la déterminèrent enfin à épouser le roi d’Espagne. Je crois qu’Élisabeth, qui est présentement sur le trône, rappellera bientôt ce milord, et qu’elle choisira un homme qu’elle a aimé, qui est fort aimable, qui a tant souffert pour elle, plutôt qu’un autre qu’elle n’a jamais vu. – Je serois de votre avis, repartit le roi, si Courtenay vivoit encore ; mais j’ai su, depuis quelques jours, qu’il est mort à Padoue, où il étoit relégué. Je vois bien, ajouta-t-il en quittant M. de Nemours, qu’il faudroit faire votre mariage comme on feroit celui de M. le dauphin, et envoyer épouser la reine d’Angleterre par des ambassadeurs. »

« M. d’Anville et M. le Vidame, qui étoient chez le roi avec M. de Nemours, sont persuadés que c’est cette même passion dont il est occupé qui le détourne d’un si grand dessein. Le vidame, qui le voit de plus près que personne, a dit à Mme de Martigues que ce prince est tellement changé qu’il ne le reconnoît plus ; et ce qui l’étonne davantage, c’est qu’il ne lui voit aucun commerce, ni aucune heure particulière où il se dérobe, en sorte qu’il croit qu’il n’a point d’intelligence avec la personne qu’il aime ; et c’est ce qui fait méconnoître M. de Nemours de lui voir aimer une femme qui ne répond point à son amour. »

Quel poison pour Mme de Clèves que le discours de madame la dauphine ! Le moyen de ne se pas reconnoître pour cette personne dont on ne savoit point le nom ? et le moyen de n’être pas pénétrée de reconnoissance et de tendresse en apprenant, par une voie qui ne lui pouvoit être suspecte, que ce prince, qui touchoit déjà son cœur, cachoit sa passion à tout le monde et négligeoit, pour l’amour d’elle, les espérances d’une couronne ! Aussi ne peut-on représenter ce qu’elle sentit et le trouble qui s’éleva dans son âme. Si madame la dauphine l’eût regardée avec attention, elle eût aisément remarqué que les choses qu’elle venoit de dire ne lui étoient pas indifférentes ; mais, comme elle n’avoit aucun soupçon de la vérité, elle continua de parler sans y faire de réflexion. « M. d’Anville, ajouta-t-elle, qui, comme je vous viens de dire, m’a appris tout ce détail, m’en croit mieux instruite que lui, et il a une si grande opinion de mes charmes qu’il est persuadé que je suis la seule personne qui puisse faire de si grands changemens en M. de Nemours. »

Ces dernières paroles de madame la dauphine donnèrent une autre sorte de trouble à Mme de Clèves que celui qu’elle avoit eu quelques momens auparavant. « Je serois aisément de l’avis de M. d’Anville, répondit-elle ; et il y a beaucoup d’apparence, Madame, qu’il ne faut pas moins qu’une princesse telle que vous pour faire mépriser la reine d’Angleterre. – Je vous l’avouerois, si je le savois, repartit madame la dauphine, et je le saurois, s’il étoit véritable. Ces sortes de passions n’échappent point à la vue de celles qui les causent : elles s’en aperçoivent les premières. M. de Nemours ne m’a jamais témoigné que de légères complaisances ; mais il y a néanmoins une si grande différence de la manière dont il a vécu avec moi à celle dont il y vit présentement que je puis vous répondre que je ne suis pas la cause de l’indifférence qu’il a pour la couronne d’Angleterre.

« Je m’oublie avec vous, ajouta madame la dauphine, et je ne me souviens pas qu’il faut que j’aille voir Madame. Vous savez que la paix est quasi conclue ; mais vous ne savez pas que le roi d’Espagne n’a voulu passer aucun article qu’à condition d’épouser cette princesse, au lieu du prince don Carlos, son fils. Le roi a eu beaucoup de peine à s’y résoudre ; enfin il y a consenti, et il est allé tantôt annoncer cette nouvelle à Madame. Je crois qu’elle sera inconsolable ; ce n’est pas une chose qui puisse plaire d’épouser un homme de l’âge et de l’humeur du roi d’Espagne, surtout à elle qui a toute la joie que donne la première jeunesse jointe à la beauté, et qui s’attendoit d’épouser un jeune prince pour qui elle a de l’inclination sans l’avoir vu. Je ne sais si le roi en elle trouvera toute l’obéissance qu’il désire : il m’a chargée de la voir, parce qu’il sait qu’elle m’aime, et qu’il croit que j’aurai quelque pouvoir sur son esprit. Je ferai ensuite une autre visite bien différente : j’irai me réjouir avec Madame, sœur du roi. Tout est arrêté pour son mariage avec M. de Savoie ; et il sera ici dans peu de temps. Jamais personne de l’âge de cette princesse n’a eu une joie si entière de se marier. La cour va être plus belle et plus grosse qu’on ne l’a jamais vue, et, malgré votre affliction, il faut que vous veniez nous aider à faire connoître aux étrangers que nous n’avons pas de médiocres beautés. »

Après ces paroles, madame la dauphine quitta Mme de Clèves, et, le lendemain, le mariage de Madame fut su de tout le monde. Les jours suivans, le roi et les reines allèrent voir Mme de Clèves. M. de Nemours, qui avoit attendu son retour avec une extrême impatience, et qui souhaitoit ardemment de lui pouvoir parler sans témoins, attendit, pour aller chez elle, l’heure que tout le monde en sortiroit, et qu’apparemment il ne reviendroit plus personne. Il réussit dans son dessein, et il arriva comme les dernières visites en sortoient.

Cette princesse étoit sur son lit ; il faisoit chaud, et la vue de M. de Nemours acheva de lui donner une rougeur qui ne diminuoit pas sa beauté. Il s’assit vis-à-vis d’elle, avec cette crainte et cette timidité que donnent les véritables passions. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler. Mme de Clèves n’étoit pas moins interdite, de sorte qu’ils gardèrent assez longtemps le silence.

Enfin M. de Nemours prit la parole, et lui fit des complimens sur son affliction ; Mme de Clèves, étant bien aise de continuer la conversation sur ce sujet, parla assez longtemps de la perte qu’elle avoit faite, et, enfin, elle dit que, quand le temps auroit diminué la violence de sa douleur, il lui en demeureroit toujours une si forte impression que son humeur en seroit changée. « Les grandes afflictions et les passions violentes, repartit M. de Nemours, font de grands changemens dans l’esprit ; et, pour moi, je ne me reconnois pas depuis que je suis revenu de Flandre. Beaucoup de gens ont remarqué ce changement, et même madame la dauphine m’en parloit encore hier. – Il est vrai, repartit Mme de Clèves, qu’elle l’a remarqué, et je crois lui en avoir ouï dire quelque chose. – Je ne suis pas fâché, Madame, répliqua M. de Nemours, qu’elle s’en soit aperçue ; mais je voudrois qu’elle ne fût pas la seule à s’en apercevoir. Il y a des personnes à qui on n’ose donner d’autres marques de la passion qu’on a pour elles que par les choses qui ne les regardent point ; et, n’osant leur faire paroître qu’on les aime, on voudroit du moins qu’elles vissent que l’on ne veut être aimé de personne. L’on voudroit qu’elles sussent qu’il n’y a point de beauté, dans quelque rang qu’elle pût être, que l’on ne regardât avec indifférence, et qu’il n’y a point de couronne que l’on voulût acheter au prix de ne les voir jamais. Les femmes jugent d’ordinaire de la passion qu’on a pour elles, continua-t-il, par le soin qu’on prend de leur plaire et de les chercher ; mais ce n’est pas une chose difficile, pour peu qu’elles soient aimables ; ce qui est difficile, c’est de ne pas s’abandonner au plaisir de les suivre, c’est de les éviter, par la peur de laisser paroître au public, et quasi à elles-mêmes, les sentimens que l’on a pour elles ; et ce qui marque encore mieux un véritable attachement, c’est de devenir entièrement opposé à ce que l’on étoit, et de n’avoir plus d’ambition, ni de plaisir, après avoir été toute sa vie occupé de l’un et de l’autre. »

Mme de Clèves entendoit aisément la part qu’elle avoit à ces paroles. Il lui sembloit qu’elle devoit y répondre et ne les pas souffrir. Il lui sembloit aussi qu’elle ne devoit pas les entendre, ni témoigner qu’elle les prît pour elle ; elle croyoit devoir parler, et croyoit ne devoir rien dire. Le discours de M. de Nemours lui plaisoit et l’offensoit quasi également ; elle y voyoit la confirmation de tout ce que lui avoit fait penser madame la dauphine ; elle y trouvoit quelque chose de galant et de respectueux, mais aussi quelque chose de hardi et de trop intelligible. L’inclination qu’elle avoit pour ce prince lui donnoit un trouble dont elle n’étoit pas maîtresse. Les paroles les plus obscures d’un homme qui plaît donnent plus d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas. Elle demeuroit donc sans répondre, et M. de Nemours se fût aperçu de son silence, dont il n’auroit peut-être pas tiré de mauvais présages, si l’arrivée de M. de Clèves n’eût fini la conversation et sa visite.

Ce prince venoit conter à sa femme des nouvelles de Sancerre ; mais elle n’avoit pas une grande curiosité pour la suite de cette aventure. Elle étoit si occupée de ce qui venoit de se passer qu’à peine pouvoit-elle cacher la distraction de son esprit. Quand elle fut en liberté de rêver, elle connut bien qu’elle s’étoit trompée lorsqu’elle avoit cru n’avoir plus que de l’indifférence pour M. de Nemours. Ce qu’il lui avoit dit avoit fait toute l’impression qu’il pouvoit souhaiter, et l’avoit entièrement persuadée de sa passion. Les actions de ce prince s’accordoient trop bien avec ses paroles pour laisser quelque doute à cette princesse. Elle ne se flatta plus de l’espérance de ne le pas aimer ; elle songea seulement à ne lui en donner jamais aucune marque. C’étoit une entreprise difficile, dont elle connoissoit déjà les peines ; elle savoit que le seul moyen d’y réussir étoit d’éviter la présence de ce prince, et, comme son deuil lui donnoit lieu d’être plus retirée que de coutume, elle se servit de ce prétexte pour n’aller plus dans les lieux où il la pouvoit voir. Elle étoit dans une tristesse profonde ; la mort de sa mère en paroissoit la cause, et l’on n’en cherchoit point d’autre.

M. de Nemours étoit désespéré de ne la voir presque plus ; et, sachant qu’il ne la trouveroit dans aucune assemblée et dans aucun des divertissemens où étoit toute la cour, il ne pouvoit se résoudre d’y paroître ; il feignit une passion grande pour la chasse, et il en faisoit des parties les mêmes jours qu’il y avoit des assemblées chez les reines. Une légère maladie lui servit longtemps de prétexte pour demeurer chez lui, et pour éviter d’aller dans tous les lieux où il savoit bien que Mme de Clèves ne seroit pas.

M. de Clèves fut malade à peu près dans le même temps. Mme de Clèves ne sortit point de sa chambre pendant son mal ; mais, quand il se porta mieux, qu’il vit du monde, et entre autres M. de Nemours, qui, sur le prétexte d’être encore foible, y passoit la plus grande partie du jour, elle trouva qu’elle n’y pouvoit plus demeurer ; elle n’eut pas néanmoins la force d’en sortir les premières fois qu’il y vint : il y avoit trop longtemps qu’elle ne l’avoit vu pour se résoudre à ne le voir pas. Ce prince trouva le moyen de lui faire entendre par des discours qui ne sembloient que généraux, mais qu’elle entendoit néanmoins parce qu’ils avoient du rapport à ce qu’il lui avoit dit chez elle, qu’il alloit à la chasse pour rêver, et qu’il n’alloit point aux assemblées par ce qu’elle n’y étoit pas.

Elle exécuta enfin la résolution qu’elle avoit prise de sortir de chez son mari, lorsqu’il y seroit ; ce fut toutefois en se faisant une extrême violence. Ce prince vit bien qu’elle le fuyoit, et en fut sensiblement touché.

M. de Clèves ne prit pas garde d’abord à la conduite de sa femme ; mais enfin il s’aperçut qu’elle ne vouloit pas être dans sa chambre lorsqu’il y avoit du monde. Il lui en parla, et elle lui répondit qu’elle ne croyoit pas que la bienséance voulût qu’elle fût tous les soirs avec ce qu’il y avoit de plus jeune à la cour ; qu’elle le supplioit de trouver bon qu’elle fît une vie plus retirée qu’elle n’avoit accoutumé ; que la vertu et la présence de sa mère autorisoient beaucoup de choses qu’une femme de son âge ne pouvoit soutenir.

M. de Clèves, qui avoit naturellement beaucoup de douceur et de complaisance pour sa femme, n’en eut pas en cette occasion, et il lui dit qu’il ne vouloit pas absolument qu’elle changeât de conduite. Elle fut prête de lui dire que le bruit étoit dans le monde que M. de Nemours étoit amoureux d’elle ; mais elle n’eut pas la force de le nommer. Elle sentit aussi de la honte de se vouloir servir d’une fausse raison, et de déguiser la vérité à un homme qui avoit si bonne opinion d’elle.

Quelques jours après, le roi étoit chez la reine à l’heure du cercle ; l’on parla des horoscopes et des prédictions : les opinions étoient partagées sur la croyance que l’on y devoit donner. La reine y ajoutoit beaucoup de foi ; elle soutint qu’après tant de choses qui avoient été prédites, et que l’on avoit vues arriver, on ne pouvoit douter qu’il n’y eût quelque certitude dans cette science. D’autres soutenoient que, parmi ce nombre infini de prédictions, le peu qui se trouvoit véritable faisoit bien voir que ce n’étoit qu’un effet du hasard.

« J’ai eu autrefois beaucoup de curiosité pour l’avenir, dit le roi ; mais on m’a dit tant de choses fausses et si peu vraisemblables que je suis demeuré convaincu que l’on ne peut rien savoir de véritable. Il y a quelques années qu’il vint ici un homme d’une grande réputation dans l’astrologie. Tout le monde l’alla voir : j’y allai comme les autres, mais sans lui dire qui j’étois, et je menai M. de Guise et d’Escars ; je les fis passer les premiers. L’astrologue néanmoins s’adressa d’abord à moi, comme s’il m’eût jugé le maître des autres : peut-être qu’il me connoissoit ; cependant il me dit une chose qui ne me convenoit pas, s’il m’eût connu. Il me prédit que je serois tué en duel. Il dit ensuite à M. de Guise qu’il seroit tué par derrière, et à d’Escars qu’il auroit la tête cassée d’un coup de pied de cheval. M. de Guise s’offensa quasi de cette prédiction, comme si on l’eût accusé de devoir fuir. D’Escars ne fut guère satisfait de trouver qu’il devoit finir par un accident si malheureux. Enfin, nous sortîmes tous très mal contens de l’astrologue. Je ne sais ce qui arrivera à M. de Guise et à d’Escars ; mais il n’y a guère d’apparence que je sois tué en duel. Nous venons de faire la paix, le roi d’Espagne et moi ; et, quand nous ne l’aurions pas faite, je doute que nous nous battions, et que je le fisse appeler comme le roi mon père fit appeler Charles-Quint. »

Après le malheur que le roi conta qu’on lui avoit prédit, ceux qui avoient soutenu l’astrologie en abandonnèrent le parti, et tombèrent d’accord qu’il n’y falloit donner aucune croyance. « Pour moi, dit tout haut M. de Nemours, je suis l’homme du monde qui dois le moins y en avoir « ; et, se retournant vers Mme de Clèves, auprès de qui il étoit : « On m’a prédit, lui dit-il tout bas, que je serois heureux par les bontés de la personne du monde pour qui j’aurois la plus violente et la plus respectueuse passion. Vous pouvez juger, Madame, si je dois croire aux prédictions. »

Madame la dauphine, qui crut, par ce que M. de Nemours avoit dit tout haut, que ce qu’il disoit tout bas étoit quelque fausse prédiction qu’on lui avoit faite, demanda à ce prince ce qu’il disoit à Mme de Clèves. S’il eût eu moins de présence d’esprit, il eût été surpris de cette demande ; mais, prenant la parole sans hésiter : « Je lui disois, Madame, répondit-il, que l’on m’a prédit que je serois élevé à une si haute fortune que je n’oserois même y prétendre. – Si l’on ne vous a fait que cette prédiction, repartit madame la dauphine en souriant, et pensant à l’affaire d’Angleterre, je ne vous conseille pas de décrier l’astrologie, et vous pourriez trouver des raisons pour la soutenir. » Mme de Clèves comprit bien ce que vouloit dire madame la dauphine ; mais elle entendoit bien aussi que la fortune dont M. de Nemours vouloit parler n’étoit pas d’être roi d’Angleterre.

Comme il y avoit déjà assez longtemps de la mort de sa mère, il falloit qu’elle commençât à paroître dans le monde, et à faire sa cour comme elle avoit accoutumé : elle voyoit M. de Nemours chez madame la dauphine ; elle le voyoit chez M. de Clèves, où il venoit souvent avec d’autres personnes de qualité de son âge, afin de ne se pas faire remarquer ; mais elle ne le voyoit plus qu’avec un trouble dont il s’apercevoit aisément.

Quelque application qu’elle eût à éviter ses regards et à lui parler moins qu’à un autre, il lui échappoit de certaines choses qui partoient d’un premier mouvement qui faisoit juger à ce prince qu’il ne lui étoit pas indifférent. Un homme moins pénétrant que lui ne s’en fût peut-être pas aperçu ; mais il avoit déjà été aimé tant de fois qu’il étoit difficile qu’il ne connût pas quand on l’aimoit. Il voyoit bien que le chevalier de Guise étoit son rival, et ce prince connoissoit que M. de Nemours étoit le sien. Il étoit le seul homme de la cour qui eût démêlé cette vérité ; son intérêt l’avoit rendu plus clairvoyant que les autres ; la connoissance qu’ils avoient de leurs sentimens leur donnoit une aigreur qui paroissoit en toutes choses, sans éclater néanmoins par aucun démêlé ; mais ils étoient opposés en tout. Ils étoient toujours de différent parti dans les courses de bagues, dans les combats à la barrière et dans tous les divertissemens où le roi s’occupoit ; et leur émulation étoit si grande qu’elle ne se pouvoit cacher.

L’affaire d’Angleterre revenoit souvent dans l’esprit de Mme de Clèves : il lui sembloit que M. de Nemours ne résisteroit point aux conseils du roi et aux instances de Lignerolles. Elle voyoit avec peine que ce dernier n’étoit point encore de retour, et elle l’attendoit avec impatience. Si elle eût suivi ses mouvemens, elle se seroit informée avec soin de l’état de cette affaire ; mais le même sentiment qui lui donnoit de la curiosité l’obligeoit à la cacher, et elle s’enquéroit seulement de la beauté, de l’esprit et de l’humeur de la reine Élisabeth. On apporta un de ses portraits chez le roi, qu’elle trouva plus beau qu’elle n’avoit envie de le trouver ; et elle ne put s’empêcher de dire qu’il étoit flatté. « Je ne le crois pas, reprit madame la dauphine, qui étoit présente ; cette princesse a la réputation d’être belle, et d’avoir un esprit fort au-dessus du commun, et je sais bien qu’on me l’a proposée toute ma vie pour exemple. Elle doit être aimable, si elle ressemble à Anne de Boulen, sa mère. Jamais femme n’a eu tant de charmes et tant d’agrémens dans sa personne et dans son humeur. J’ai ouï dire que son visage avoit quelque chose de vif et de singulier, et qu’elle n’avoit aucune ressemblance avec les autres beautés angloises. – Il me semble aussi, reprit Mme de Clèves, que l’on dit qu’elle étoit née en France. – Ceux qui l’ont cru se sont trompés, répondit madame la dauphine, et je vais vous conter son histoire en peu de mots.

« Elle étoit d’une bonne maison d’Angleterre. Henri VIII avoit été amoureux de sa sœur et de sa mère et l’on a même soupçonné qu’elle étoit sa fille. Elle vint ici avec la sœur de Henri VII, qui épousa le roi Louis XII. Cette princesse, qui étoit jeune et galante, eut beaucoup de peine à quitter la cour de France après la mort de son mari ; mais Anne de Boulen, qui avoit les mêmes inclinations que sa maîtresse, ne se put résoudre à en partir. Le feu roi en étoit amoureux, et elle demeura fille d’honneur de la reine Claude. Cette reine mourut, et madame Marguerite, sœur du roi, duchesse d’Alençon, et depuis reine de Navarre, dont vous avez vu les contes, la prit auprès d’elle, et elle prit auprès de cette princesse les teintures de la religion nouvelle. Elle retourna ensuite en Angleterre, et y charma tout le monde ; elle avoit les manières de France qui plaisent à toutes les nations ; elle chantoit bien ; elle dansoit admirablement ; on la mit fille de la reine Catherine d’Aragon, et le roi Henri VIII en devint éperdument amoureux.

« Le cardinal de Wolsey, son favori et son premier ministre, avoit prétendu au pontificat ; et, mal satisfait de l’Empereur, qui ne l’avoit pas soutenu dans cette prétention, il résolut de s’en venger, et d’unir le roi son maître à la France. Il mit dans l’esprit de Henri VIII que son mariage avec la tante de l’Empereur étoit nul, et lui proposa d’épouser la duchesse d’Alençon, dont le mari venoit de mourir. Anne de Boulen, qui avoit de l’ambition, regarda ce divorce comme un chemin qui la pouvoit conduire au trône. Elle commença à donner au roi d’Angleterre des impressions de la religion de Luther, et engagea le feu roi à favoriser à Rome le divorce de Henri, sur l’espérance du mariage de Mme d’Alençon. Le cardinal de Wolsey se fit députer en France, sur d’autres prétextes, pour traiter cette affaire ; mais son maître ne put se résoudre à souffrir qu’on en fît seulement la proposition, et il lui envoya un ordre, à Calais, de ne point parler de ce mariage.

« Au retour de France, le cardinal de Wolsey fut reçu avec des honneurs pareils à ceux que l’on rendoit au roi même : jamais favori n’a porté l’orgueil et la vanité à un si haut point. Il ménagea une entrevue entre les deux rois, qui se fit à Boulogne. François Ier donna la main à Henri VIII, qui ne la vouloit point recevoir ; ils se traitèrent tour à tour avec une magnificence extraordinaire, et se donnèrent des habits pareils à ceux qu’ils avoient fait faire pour eux-mêmes. Je me souviens d’avoir ouï dire que ceux que le feu roi envoya au roi d’Angleterre étoient de satin cramoisi, chamarré en triangle, avec des perles et des diamans, et la robe de velours blanc brodé d’or. Après avoir été quelques jours à Boulogne, ils allèrent encore à Calais. Anne de Boulen étoit logée chez Henri VIII avec le train d’une reine ; et François Ier lui fit les mêmes présens et lui rendit les mêmes honneurs que si elle l’eût été. Enfin, après une passion de neuf années, Henri l’épousa sans attendre la dissolution de son premier mariage, qu’il demandoit à Rome depuis longtemps. Le pape prononça les fulminations contre lui avec précipitation, et Henri en fut tellement irrité qu’il se déclara chef de la religion, et entraîna toute l’Angleterre dans le malheureux changement où vous la voyez.

« Anne de Boulen ne jouit pas longtemps de sa grandeur : car, lorsqu’elle la croyoit plus assurée par la mort de Catherine d’Aragon, un jour qu’elle assistoit avec toute la cour à des courses de bagues que faisoit le vicomte de Rochefort, son frère, le roi en fut frappé d’une telle jalousie qu’il quitta brusquement le spectacle, s’en vint à Londres, et laissa ordre d’arrêter la reine, le vicomte de Rochefort et plusieurs autres qu’il croyoit amans ou confidens de cette princesse. Quoique cette jalousie parût née dans ce moment, il y avoit déjà quelque temps qu’elle lui avoit été inspirée par la vicomtesse de Rochefort, qui, ne pouvant souffrir la liaison étroite de son mari avec la reine, la fit regarder au roi comme une amitié criminelle ; en sorte que ce prince, qui d’ailleurs étoit amoureux de Jeanne Seimer, ne songea qu’à se défaire d’Anne de Boulen. En moins de trois semaines il fit faire le procès à cette reine et à son frère, leur fit couper la tête, et épousa Jeanne Seimer. Il eut ensuite plusieurs femmes qu’il répudia ou qu’il fit mourir, et entre autres Catherine Howard, dont la comtesse de Rochefort étoit confidente, et qui eut la tête coupée avec elle. Elle fut ainsi punie des crimes qu’elle avoit supposés à Anne de Boulen, et Henri VIII mourut, étant devenu d’une grosseur prodigieuse. »

Toutes les dames qui étoient présentes au récit de madame la dauphine la remercièrent de les avoir si bien instruites de la cour d’Angleterre, et entre autres Mme de Clèves, qui ne put s’empêcher de lui faire encore plusieurs questions sur la reine Élisabeth.

La reine dauphine faisoit faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour, pour les envoyer à la reine sa mère. Le jour qu’on achevoit celui de Mme de Clèves, madame la dauphine vint passer l’après-dînée chez elle. M. de Nemours ne manqua pas de s’y trouver : il ne laissoit échapper aucune occasion de voir Mme de Clèves, sans laisser paroître néanmoins qu’il les cherchât. Elle étoit si belle ce jour-là qu’il en seroit devenu amoureux, quand il ne l’auroit pas été : il n’osoit pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu’on la peignoit, et il craignoit de laisser trop voir le plaisir qu’il avoit à la regarder.

Madame la dauphine demanda à M. de Clèves un petit portrait qu’il avoit de sa femme, pour le voir auprès de celui qu’on achevoit ; tout le monde dit son sentiment de l’un et de l’autre, et Mme de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque chose à la coiffure de celui qu’on venoit d’apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta le portrait de la boîte où il étoit, et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table.

Il y avoit longtemps que M. de Nemours souhaitoit d’avoir le portrait de Mme de Clèves. Lorsqu’il vit celui qui étoit à M. de Clèves, il ne put résister à l’envie de le dérober à un mari qu’il croyoit tendrement aimé ; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étoient dans ce même lieu, il ne seroit pas soupçonné plutôt qu’un autre.

Madame la dauphine étoit assise sur le lit, et parloit bas à Mme de Clèves, qui étoit debout devant elle. Mme de Clèves aperçut, par un des rideaux qui n’étoit qu’à demi fermé, M. de Nemours le dos contre la table, qui étoit au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenoit adroitement quelque chose sur cette table. Elle n’eut pas de peine à deviner que c’étoit son portrait, et elle en fut si troublée que madame la dauphine remarqua qu’elle ne l’écoutoit pas, et lui demanda tout haut ce qu’elle regardoit. M. de Nemours se tourna à ces paroles ; il rencontra les yeux de Mme de Clèves, qui étoient encore attachés sur lui, et il pensa qu’il n’étoit pas impossible qu’elle eût vu ce qu’il venoit de faire.

Mme de Clèves n’étoit pas peu embarrassée : la raison vouloit qu’elle demandât son portrait ; mais, en le demandant publiquement, c’étoit apprendre à tout le monde les sentimens que ce prince avoit pour elle, et, en le lui demandant en particulier, c’étoit quasi l’engager à lui parler de sa passion : enfin, elle jugea qu’il valoit mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu’elle lui pouvoit faire, sans qu’il sût même qu’elle la lui faisoit. M. de Nemours, qui remarquoit son embarras, et qui en devinoit quasi la cause, s’approcha d’elle, et lui dit tout bas : « Si vous avez vu ce que j’ai osé faire, ayez la bonté, Madame, de me laisser croire que vous l’ignorez, je n’ose vous en demander davantage »; et il se retira après ces paroles, et n’attendit point sa réponse.

Madame la dauphine sortit pour s’aller promener, suivie de toutes les dames, et M. de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d’avoir un portrait de Mme de Clèves. Il sentoit tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable ; il aimoit la plus aimable personne de la cour ; il s’en faisoit aimer malgré elle, et il voyoit dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d’embarras que cause l’amour dans l’innocence de la première jeunesse.

Le soir on chercha ce portrait avec beaucoup de soin ; comme on trouvoit la boîte où il devoit être, l’on ne soupçonna point qu’il eût été dérobé, et l’on crut qu’il étoit tombé par hasard. M. de Clèves étoit affligé de cette perte, et, après qu’on l’eut encore cherché inutilement, il dit à sa femme, mais d’une manière qui faisoit voir qu’il ne le pensoit pas, qu’elle avoit sans doute quelque amant caché, à qui elle avoit donné ce portrait ou qui l’avoit dérobé, et qu’un autre qu’un amant ne se seroit pas contenté de la peinture sans la boîte.

Ces paroles, quoique dites en riant, firent une vive impression dans l’esprit de Mme de Clèves : elles lui donnèrent des remords ; elle fit réflexion à la violence de l’inclination qui l’entraînoit vers M. de Nemours ; elle trouva qu’elle n’étoit plus maîtresse de ses paroles et de son visage : elle pensa que Lignerolles étoit revenu ; qu’elle ne craignoit plus l’affaire d’Angleterre ; qu’elle n’avoit plus de soupçons sur madame la dauphine ; qu’enfin il n’y avoit plus rien qui la pût défendre, et qu’il n’y avoit de sûreté pour elle qu’en s’éloignant. Mais, comme elle n’étoit pas maîtresse de s’éloigner, elle se trouvoit dans une grande extrémité et prête à tomber dans ce qui lui paroissoit le plus grand des malheurs, qui étoit de laisser voir à M. de Nemours l’inclination qu’elle avoit pour lui. Elle se souvenoit de tout ce que Mme de Chartres lui avoit dit en mourant, et des conseils qu’elle lui avoit donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque difficiles qu’ils pussent être, plutôt que de s’embarquer dans une galanterie. Ce que M. de Clèves lui avoit dit sur la sincérité, en parlant de Mme de Tournon, lui revint dans l’esprit ; il lui sembla qu’elle lui devoit avouer l’inclination qu’elle avoit pour M. de Nemours. Cette pensée l’occupa longtemps ; ensuite elle fut étonnée de l’avoir eue ; elle y trouva de la folie, et retomba dans l’embarras de ne savoir quel parti prendre.

La paix étoit signée ; Mme Élisabeth, après beaucoup de répugnance, s’étoit résolue à obéir au roi son père. Le duc d’Albe avoit été nommé pour venir l’épouser au nom du Roi Catholique, et il devoit bientôt arriver. L’on attendoit le duc de Savoie, qui venoit épouser Madame, sœur du roi, et dont les noces se devoient faire en même temps. Le roi ne songeoit qu’à rendre ces noces celèbres, par des divertissemens où il pût faire paroître l’adresse et la magnificence de sa cour. On proposa tout ce qui se pouvoit faire de plus grand pour des ballets et des comédies ; mais le roi trouva ces divertissemens trop particuliers, et il en voulut d’un plus grand éclat.

Il résolut de faire un tournoi, où les étrangers seroient reçus, et dont le peuple pourroit être spectateur. Tous les princes et les jeunes seigneurs entrèrent avec joie dans le dessein du roi, et surtout le duc de Ferrare, M. de Guise et M. de Nemours, qui surpassoient tous les autres dans ces sortes d’exercices. Le roi les choisit pour être avec lui les quatre tenans du tournoi.

L’on fit publier par tout le royaume qu’en la ville de Paris le pas étoit ouvert au quinzième juin par Sa Majesté Très Chrétienne, et par les princes Alphonse d’Est, duc de Ferrare, François de Lorraine, duc de Guise, et Jacques de Savoie, duc de Nemours, pour être tenu contre tous venans : à commencer le premier combat à cheval en lice, en double pièce, quatre coups de lance et un pour les dames ; le deuxième combat, à coups d’épée, un à un, ou deux à deux, à la volonté des maîtres du camp ; le troisième combat, à pied, trois coups de pique et six coups d’épée ; que les tenans fourniroient de lances, d’épées et de piques, au choix des assaillans, et que, si en courant on donnoit au cheval, on seroit mis hors des rangs ; qu’il y auroit quatre maîtres du camp pour donner les ordres, et que ceux des assaillans qui auroient le plus rompu et le mieux fait auroient un prix dont la valeur seroit à la discrétion des juges ; que tous les assaillans, tant françois qu’étrangers, seroient tenus de venir toucher à l’un des écus qui seroient pendus au perron au bout de la lice, ou à plusieurs, selon leur choix ; que là ils trouveroient un officier d’armes qui les recevroit pour les enrôler selon leur rang et selon les écus qu’ils auroient touchés ; que les assaillans seroient tenus de faire apporter par un gentilhomme leur écu avec leurs armes pour le pendre au perron trois jours avant le commencement du tournoi ; qu’autrement, ils n’y seroient point reçus sans le congé des tenans.

On fit faire une grande lice proche de la Bastille, qui venoit du château des Tournelles, qui traversoit la rue Saint-Antoine, et qui alloit rendre aux écuries royales. Il y avoit des deux côtés des échafauds et des amphithéâtres, avec des loges couvertes, qui formoient des espèces de galeries qui faisoient un très bel effet à la vue, et qui pouvoient contenir un nombre infini de personnes. Tous les princes et seigneurs ne furent plus occupés que du soin d’ordonner ce qui leur étoit nécessaire pour paroître avec éclat, et pour mêler dans leurs chiffres ou dans leurs devises quelque chose de galant qui eût rapport aux personnes qu’ils aimoient.

Peu de jours avant l’arrivée du duc d’Albe, le roi fit une partie de paume avec M. de Nemours, le chevalier de Guise et le vidame de Chartres. Les reines les allèrent voir jouer, suivies de toutes les dames, et entre autres de Mme de Clèves. Après que la partie fut finie, comme l’on sortoit du jeu de paume, Châtelart s’approcha de la reine dauphine, et lui dit que le hasard lui venoit de mettre entre les mains une lettre de galanterie qui étoit tombée de la poche de M. de Nemours. Cette reine, qui avoit toujours de la curiosité pour ce qui regardoit ce prince, dit à Châtelart de la lui donner ; elle la prit et suivit la reine sa belle-mère, qui s’en alloit avec le roi voir travailler à la lice. Après que l’on y eut été quelque temps, le roi fit amener des chevaux qu’il avoit fait venir depuis peu. Quoiqu’ils ne fussent pas encore dressés, il les voulut monter, et en fit donner à tous ceux qui l’avoient suivi. Le roi et M. de Nemours se trouvèrent sur les plus fougueux ; ces chevaux se voulurent jeter l’un à l’autre. M. de Nemours, par la crainte de blesser le roi, recula brusquement, et porta son cheval contre un pilier du manège avec tant de violence que la secousse le fit chanceler. On courut à lui, et on le crut considérablement blessé. Mme de Clèves le crut encore plus blessé que les autres. L’intérêt qu’elle y prenoit lui donna une appréhension et un trouble qu’elle ne songea pas à cacher ; elle s’approcha de lui avec les reines, et avec un visage si changé qu’un homme moins intéressé que le chevalier de Guise s’en fût aperçu : aussi le remarqua-t-il aisément, et il eut bien plus d’attention à l’état où étoit Mme de Clèves qu’à celui où étoit M. de Nemours. Le coup que ce prince s’étoit donné lui causa un si grand éblouissement qu’il demeura quelque temps la tête penchée sur ceux qui le soutenoient. Quand il la releva, il vit d’abord Mme de Clèves ; il connut sur son visage la pitié qu’elle avoit de lui, et il la regarda d’une sorte qui put lui faire juger combien il en étoit touché. Il fit ensuite des remercîmens aux reines de la bonté qu’elles lui témoignoient, et des excuses de l’état où il avoit été devant elles. Le roi lui ordonna de s’aller reposer.

Mme de Clèves, après s’être remise de la frayeur qu’elle avoit eue, fit bientôt réflexion aux marques qu’elle en avoit données. Le chevalier de Guise ne la laissa pas longtemps dans l’espérance que personne ne s’en seroit aperçu ; il lui donna la main pour la conduire hors de la lice. « Je suis plus à plaindre que M. de Nemours, Madame, lui dit-il ; pardonnez-moi si je sors de ce profond respect que j’ai toujours eu pour vous, et si je vous fais paroître la vive douleur que je sens de ce que je viens de voir : c’est la première fois que j’ai été assez hardi pour vous parler, et ce sera aussi la dernière. La mort ou du moins un éloignement éternel m’ôteront d’un lieu où je ne puis plus vivre, puisque je viens de perdre la triste consolation de croire que tous ceux qui osent vous regarder sont aussi malheureux que moi. »

Mme de Clèves ne répondit que quelques paroles mal arrangées, comme si elle n’eût pas entendu ce que signifioient celles du chevalier de Guise. Dans un autre temps, elle auroit été offensée qu’il lui eût parlé des sentimens qu’il avoit pour elle ; mais, dans ce moment, elle ne sentit que l’affliction de voir qu’il s’étoit aperçu de ceux qu’elle avoit pour M. de Nemours. Le chevalier de Guise en fut si convaincu et si pénétré de douleur que, dès ce jour, il prit la résolution de ne penser jamais à être aimé de Mme de Clèves. Mais, pour quitter cette entreprise qui lui avoit paru si difficile et si glorieuse, il en falloit quelque autre dont la grandeur pût l’occuper. Il se mit dans l’esprit de prendre Rhodes, dont il avoit déjà eu quelques pensées ; et, quand la mort l’ôta du monde, dans la fleur de sa jeunesse et dans le temps qu’il avoit acquis la réputation d’un des plus grands princes de son siècle, le seul regret qu’il témoigna de quitter la vie fut de n’avoir pu exécuter une si belle résolution, dont il croyoit le succès infaillible par tous les soins qu’il en avoit pris.

Mme de Clèves, en sortant de la lice, alla chez la reine, l’esprit bien occupé de ce qui s’étoit passé. M. de Nemours y vint peu de temps après, habillé magnifiquement, et comme un homme qui ne se sentoit pas de l’accident qui lui étoit arrivé : il paroissoit même plus gai que de coutume ; et la joie de ce qu’il croyoit avoir vu lui donnoit un air qui augmentoit encore son agrément. Tout le monde fut surpris lorsqu’il entra, et il n’y eut personne qui ne lui demandât de ses nouvelles, excepté Mme de Clèves, qui demeura auprès de la cheminée sans faire semblant de le voir. Le roi sortit d’un cabinet où il étoit, et, le voyant parmi les autres, il l’appela pour lui parler de son aventure. M. de Nemours passa auprès de Mme de Clèves, et lui dit tout bas : « J’ai reçu aujourd’hui des marques de votre pitié, Madame ; mais ce n’est pas de celles dont je suis le plus digne. » Mme de Clèves s’étoit bien doutée que ce prince s’étoit aperçu de la sensibilité qu’elle avoit eue pour lui, et ses paroles lui firent voir qu’elle ne s’étoit pas trompée. Ce lui étoit une grande douleur de voir qu’elle n’étoit plus maîtresse de cacher ses sentimens, et de les avoir laissés paroître au chevalier de Guise. Elle en avoit aussi beaucoup que M. de Nemours les connût ; mais cette dernière douleur n’étoit pas si entière, et elle étoit mêlée de quelque sorte de douceur.

La reine dauphine, qui avoit une extrême impatience de savoir ce qu’il y avoit dans la lettre que Châtelart lui avoit donnée, s’approcha de Mme de Clèves : « Allez lire cette lettre, lui dit-elle ; elle s’adresse à M. de Nemours, et, selon les apparences, elle est de cette maîtresse pour qui il a quitté toutes les autres : si vous ne la pouvez lire présentement, gardez-la, venez ce soir à mon coucher pour me la rendre, et pour me dire si vous en connoissez l’écriture. » Madame la dauphine quitta Mme de Clèves après ces paroles, et la laissa si étonnée et dans un si grand saisissement qu’elle fut quelque temps sans pouvoir sortir de sa place. L’impatience et le trouble où elle étoit ne lui permirent pas de demeurer chez la reine ; elle s’en alla chez elle, quoiqu’il ne fût pas l’heure où elle avoit accoutumé de se retirer : elle tenoit cette lettre avec une main tremblante ; ses pensées étoient si confuses qu’elle n’en avoit aucune distincte, et elle se trouvoit dans une sorte de douleur insupportable qu’elle ne connoissoit point et qu’elle n’avoit jamais sentie. Sitôt qu’elle fut dans son cabinet, elle ouvrit cette lettre, et la trouva telle :

LETTRE

Je vous ai trop aimé pour vous laisser croire que le changement qui vous paroît en moi soit un effet de ma légèreté ; je veux vous apprendre que votre infidélité en est la cause. Vous êtes bien surpris que je vous parle de votre infidélité ; vous me l’aviez cachée avec tant d’adresse, et j’ai pris tant de soin de vous cacher que je la savois, que vous avez raison d’être étonné qu’elle me soit connue. Je suis surprise moi-même que j’aie pu ne vous en rien faire paroître. Jamais douleur n’a été pareille à la mienne : je croyois que vous aviez pour moi une passion violente ; je ne vous cachois plus celle que j’avois pour vous ; et, dans le temps que je vous la laissois voir tout entière, j’appris que vous me trompiez, que vous en aimiez une autre, et que, selon toutes les apparences, vous me sacrifiiez à cette nouvelle maîtresse. Je le sus le jour de la course de bague ; c’est ce qui fit que je n’y allai point : je feignis d’être malade pour cacher le désordre de mon esprit ; mais je le devins en effet, et mon corps ne put supporter une si violente agitation. Quand je commmençai à me porter mieux, je feignis encore d’être fort mal, afin d’avoir un prétexte de ne vous point voir et de ne vous point écrire. Je voulus avoir du temps pour résoudre de quelle sorte j’en devois user avec vous : je pris et je quittai vingt fois les mêmes résolutions ; mais, enfin, je vous trouvai indigne de voir ma douleur, et je résolus de ne vous la point faire paroître. Je voulus blesser votre orgueil en vous faisant voir que ma passion s’affoiblissoit d’elle-même. Je crus diminuer par là le prix du sacrifice que vous en faisiez ; je ne voulus pas que vous eussiez le plaisir de montrer combien je vous aimois pour en paroître plus aimable. Je résolus de vous écrire des lettres tièdes et languissantes, pour jeter dans l’esprit de celle à qui vous les donniez que l’on cessoit de vous aimer. Je ne voulus pas qu’elle eût le plaisir d’apprendre que je savois qu’elle triomphoit de moi, ni augmenter son triomphe par mon désespoir et par mes reproches. Je pensai que je ne vous punirois pas assez en rompant avec vous, et que je ne vous donnerois qu’une légère douleur si je cessois de vous aimer lorsque vous ne m’aimiez plus. Je trouvai qu’il falloit que vous m’aimassiez pour sentir le mal de n’être point aimé, que j’éprouvois si cruellement. Je crus que, si quelque chose pouvoit rallumer les sentimens que vous aviez eus pour moi, c’étoit de vous faire voir que les miens étoient changés, mais de vous le faire voir en feignant de vous le cacher, et comme si je n’eusse pas eu la force de vous l’avouer. Je m’arrêtai à cette résolution ; mais qu’elle me fut difficile à prendre ! et qu’en vous revoyant elle me parut impossible à exécuter ! Je fus prête cent fois à éclater par mes reproches et par mes pleurs : l’état où j’étois encore, par ma santé, me servit à vous déguiser mon trouble et mon affliction. Je fus soutenue ensuite par le plaisir de dissimuler avec vous comme vous dissimuliez avec moi ; néanmoins, je me faisois une si grande violence pour vous dire et pour vous écrire que je vous aimois, que vous vîtes plus tôt que je n’avois eu dessein de vous le laisser voir que mes sentimens étoient changés. Vous en fûtes blessé ; vous vous en plaignîtes : je tâchois de vous rassurer ; mais c’étoit d’une manière si forcée que vous en étiez encore mieux persuadé que je ne vous aimois plus : enfin, je fis tout ce que j’avois eu intention de faire. La bizarrerie de votre cœur vous fit revenir vers moi, à mesure que vous voyiez que je m’éloignois de vous. J’ai joui de tout le plaisir que peut donner la vengeance ; il m’a paru que vous m’aimiez mieux que vous n’aviez jamais fait, et je vous ai fait voir que je ne vous aimois plus. J’ai eu lieu de croire que vous aviez entièrement abandonné celle pour qui vous m’aviez quittée. J’ai eu aussi des raisons pour être persuadée que vous ne lui aviez jamais parlé de moi ; mais votre retour et votre discrétion n’ont pu réparer votre légèreté. Votre cœur a été partagé entre moi et une autre ; vous m’avez trompée : cela suffit pour m’ôter le plaisir d’être aimée de vous comme je croyois mériter de l’être, et pour me laisser dans cette résolution, que j’ai prise, de ne vous voir jamais, et dont vous êtes si surpris.

Mme de Clèves lut cette lettre et la relut plusieurs fois, sans savoir néanmoins ce qu’elle avoit lu : elle voyoit seulement que M. de Nemours ne l’aimoit pas comme elle avoit pensé, et qu’il en aimoit d’autres qu’il trompoit comme elle. Quelle vue et quelle connoissance pour une personne de son humeur, qui avoit une passion violente, qui venoit d’en donner des marques à un homme qu’elle en jugeoit indigne, et à un autre qu’elle maltraitoit pour l’amour de lui ! Jamais affliction n’a été si piquante et si vive : il lui sembloit que ce qui faisoit l’aigreur de cette affliction étoit ce qui s’étoit passé dans cette journée, et que, si M. de Nemours n’eût point eu lieu de croire qu’elle l’aimoit, elle ne se fût pas souciée qu’il en eût aimé une autre ; mais elle se trompoit elle-même, et ce mal, qu’elle trouvoit si insupportable, étoit la jalousie avec toutes les horreurs dont elle peut être accompagnée. Elle voyoit, par cette lettre, que M. de Nemours avoit une galanterie depuis longtemps. Elle trouvoit que celle qui avoit écrit la lettre avoit de l’esprit et du mérite : elle lui paroissoit digne d’être aimée ; elle lui trouvoit plus de courage qu’elle ne s’en trouvoit à elle-même, et elle envioit la force qu’elle avoit eue de cacher ses sentimens à M. de Nemours. Elle voyoit, par la fin de la lettre, que cette personne se croyoit aimée ; elle pensoit que la discrétion que ce prince lui avoit fait paroître, et dont elle avoit été si touchée, n’étoit peut-être que l’effet de la passion qu’il avoit pour cette autre personne, à qui il craignoit de déplaire ; enfin, elle pensoit tout ce qui pouvoit augmenter son affliction et son désespoir. Quels retours ne fit-elle point sur elle-même ! quelles réflexions sur les conseils que sa mère lui avoit donnés ! Combien se repentit-elle de ne s’être pas opiniâtrée à se séparer du commerce du monde, malgré M. de Clèves, ou de n’avoir pas suivi la pensée qu’elle avoit eue de lui avouer l’inclination qu’elle avoit pour M. de Nemours ! Elle trouvoit qu’elle auroit mieux fait de la découvrir à un mari dont elle connoissoit la bonté, et qui auroit eu intérêt à la cacher, que de la laisser voir à un homme qui en étoit indigne, qui la trompoit, qui la sacrifioit peut-être, et qui ne pensoit à être aimé d’elle que par un sentiment d’orgueil et de vanité ; enfin, elle trouva que tous les maux qui lui pouvoient arriver, et toutes les extrémités où elle se pouvoit porter, étoient moindres que d’avoir laissé voir à M. de Nemours qu’elle l’aimoit, et de connoître qu’il en aimoit une autre. Tout ce qui la consoloit étoit de penser au moins qu’après cette connoissance elle n’avoit plus rien à craindre d’elle-même, et qu’elle seroit entièrement guérie de l’inclination qu’elle avoit pour ce prince.

Elle ne pensa guère à l’ordre que madame la dauphine lui avoit donné de se trouver à son coucher ; elle se mit au lit et feignit de se trouver mal, en sorte que, quand M. de Clèves revint de chez le roi, on lui dit qu’elle étoit endormie ; mais elle étoit bien éloignée de la tranquillité qui conduit au sommeil. Elle passa la nuit sans faire autre chose que s’affliger et relire la lettre qu’elle avoit entre les mains.

Mme de Clèves n’étoit pas la seule personne dont cette lettre troubloit le repos. Le vidame de Chartres, qui l’avoit perdue, et non pas M. de Nemours, en étoit dans une extrême inquiétude ; il avoit passé tout le soir chez M. de Guise, qui avoit donné un grand souper au duc de Ferrare, son beau-frère, et à toute la jeunesse de la cour. Le hasard fit qu’en soupant on parla de jolies lettres. Le vidame de Chartres dit qu’il en avoit une sur lui, plus jolie que toutes celles qui avoient jamais été écrites. On le pressa de la montrer ; il s’en défendit. M. de Nemours lui soutint qu’il n’en avoit point, et qu’il n’en parloit que par vanité. Le vidame lui répondit qu’il poussoit sa discrétion à bout, que néanmoins il ne montreroit pas la lettre ; mais qu’il en liroit quelques endroits, qui feroient juger que peu d’hommes en recevoient de pareilles. En même temps il voulut prendre cette lettre, et ne la trouva point. Il la chercha inutilement ; on lui en fit la guerre ; mais il parut si inquiet que l’on cessa de lui en parler. Il se retira plus tôt que les autres, et s’en alla chez lui avec impatience, pour voir s’il n’y avoit point laissé la lettre qui lui manquoit. Comme il la cherchoit encore, un premier valet de chambre de la reine le vint trouver pour lui dire que la vicomtesse d’Uzès avoit cru nécessaire de l’avertir en diligence que l’on avoit dit chez la reine qu’il étoit tombé une lettre de galanterie de sa poche pendant qu’il étoit au jeu de paume ; que l’on avoit raconté une grande partie de ce qui étoit dans la lettre ; que la reine avoit témoigné beaucoup de curiosité de la voir ; qu’elle l’avoit envoyé demander à un de ses gentilshommes servans, mais qu’il avoit répondu qu’il l’avoit laissée entre les mains de Châtelart.

Le premier valet de chambre dit encore beaucoup d’autres choses au vidame de Chartres, qui achevèrent de lui donner un grand trouble. Il sortit à l’heure même pour aller chez un gentilhomme qui étoit ami intime de Châtelart ; il le fit lever, quoique l’heure fût extraordinaire, pour aller demander cette lettre, sans dire qui étoit celui qui la demandoit et qui l’avoit perdue. Châtelart, qui avoit l’esprit prévenu qu’elle étoit à M. de Nemours, et que ce prince étoit amoureux de madame la dauphine, ne douta point que ce ne fût lui qui la faisoit redemander. Il répondit, avec une maligne joie, qu’il avoit remis la lettre entre les mains de la reine dauphine. Le gentilhomme vint faire cette réponse au vidame de Chartres : elle augmenta l’inquiétude qu’il avoit déjà, et y en joignit encore de nouvelles. Après avoir été longtemps irrésolu sur ce qu’il devoit faire, il trouva qu’il n’y avoit que M. de Nemours qui pût lui aider à sortir de l’embarras où il étoit.

Il s’en alla chez lui, et entra dans sa chambre que le jour ne commençoit qu’à paroître. Ce prince dormoit d’un sommeil tranquille : ce qu’il avoit vu, le jour précédent, de Mme de Clèves, ne lui avoit donné que des idées agréables. Il fut bien surpris de se voir éveillé par le vidame de Chartres, et il lui demanda si c’étoit pour se venger de ce qu’il lui avoit dit pendant le souper qu’il venoit troubler son repos. Le vidame lui fit bien juger par son visage qu’il n’y avoit rien que de sérieux au sujet qui l’amenoit. « Je viens vous confier la plus importante affaire de ma vie, lui dit-il. Je sais bien que vous ne m’en devez pas être obligé, puisque c’est dans un temps où j’ai besoin de votre secours ; mais je sais bien aussi que j’aurois perdu de votre estime si je vous avois appris tout ce que je vais vous dire sans que la nécessité m’y eût contraint. J’ai laissé tomber cette lettre dont je parlois hier au soir ; il m’est d’une conséquence extrême que personne ne sache qu’elle s’adresse à moi. Elle a été vue de beaucoup de gens qui étoient dans le jeu de paume où elle tomba hier ; vous y étiez aussi, et je vous demande en grâce de vouloir bien dire que c’est vous qui l’avez perdue. – Il faut que vous croyiez que je n’ai point de maîtresse, reprit M. de Nemours en souriant, pour me faire une pareille proposition, et pour vous imaginer qu’il n’y ait personne avec qui je me puisse brouiller en laissant croire que je reçois de pareilles lettres. – Je vous prie, dit le vidame, écoutez-moi sérieusement : si vous avez une maîtresse, comme je n’en doute point, quoique je ne sache pas qui elle est, il vous sera aisé de vous justifier, et je vous en donnerai les moyens infaillibles ; quand vous ne vous justifieriez pas auprès, d’elle, il ne vous en peut coûter que d’être brouillé pour quelques momens ; mais moi, par cette aventure, je déshonore une personne qui m’a passionnément aimé, et qui est une des plus estimables femmes du monde ; et, d’un autre côté, je m’attire une haine implacable qui me coûtera ma fortune, et peut-être quelque chose de plus. – Je ne puis entendre tout ce que vous me dites, répondit M. de Nemours ; mais vous me faites entrevoir que les bruits qui ont couru de l’intérêt qu’une grande princesse prenoit à vous ne sont pas entièrement faux. – Ils ne le sont pas aussi, repartit le vidame de Chartres ; et plût à Dieu qu’ils le fussent ! je ne me trouverois pas dans l’embarras où je me trouve ; mais il faut vous raconter tout ce qui s’est passé, pour vous faire voir tout ce que j’ai à craindre.

« Depuis que je suis à la cour, la reine m’a toujours traité avec beaucoup de distinction et d’agrément, et j’avois eu lieu de croire qu’elle avoit de la bonté pour moi ; néanmoins il n’y avoit rien de particulier, et je n’avois jamais songé à avoir d’autres sentimens pour elle que ceux du respect. J’étois même fort amoureux de Mme de Themines : il est aisé de juger, en la voyant, qu’on peut avoir beaucoup d’amour pour elle, quand on en est aimé, et je l’étois. Il y a près de deux ans que, comme la cour étoit à Fontainebleau, je me trouvai deux ou trois fois en conversation avec la reine, à des heures ou il y avoit très peu de monde. Il me parut que mon esprit lui plaisoit, et qu’elle entroit dans tout ce que je disois. Un jour entre autres, on se mit à parler de la confiance : je dis qu’il n’y avoit personne en qui j’en eusse une entière ; que je trouvois que l’on se repentoit toujours d’en avoir, et que je savois beaucoup de choses dont je n’avois jamais parlé. La reine me dit qu’elle m’en estimoit davantage ; qu’elle n’avoit trouvé personne en France qui eût du secret, et que c’étoit ce qui l’avoit le plus embarrassée, parce que cela lui avoit ôté le plaisir de donner sa confiance ; que c’étoit une chose nécessaire dans la vie que d’avoir quelqu’un à qui on pût parler, et surtout pour les personnes de son rang. Les jours suivans, elle reprit encore plusieurs fois la même conversation ; elle m’apprit même des choses assez particulières qui se passoient. Enfin il me sembla qu’elle souhaitoit de s’assurer de mon secret, et qu’elle avoit envie de me confier les siens. Cette pensée m’attacha à elle, je fus touché de cette distinction, et je lui fis ma cour avec beaucoup plus d’assiduité que je n’avois accoutumé. Un soir que le roi et toutes les dames s’étoient allés promener à cheval dans la forêt, où elle n’avoit pas voulu aller, parce qu’elle s’étoit trouvée un peu mal, je demeurai auprès d’elle ; elle descendit au bord de l’étang, et quitta la main de ses écuyers, pour marcher avec plus de liberté. Après qu’elle eut fait quelques tours, elle s’approcha de moi et m’ordonna de la suivre. « Je veux vous parler, me dit-elle, et vous verrez par ce que je veux vous dire que je suis de vos amies. » Elle s’arrêta à ces paroles, et, me regardant fixement : « Vous êtes amoureux, continua-t-elle, et, parce que vous ne vous fiez peut-être à personne, vous croyez que votre amour n’est pas su ; mais il est connu, et même des personnes intéressées. On vous observe ; on sait les lieux où vous voyez votre maîtresse ; on a dessein de vous y surprendre. Je ne sais qui elle est ; je ne vous le demande point, et je veux seulement vous garantir des malheurs où vous pouvez tomber. » Voyez, je vous prie, quel piège me tendoit la reine, et combien il étoit difficile de n’y pas tomber. Elle vouloit savoir si j’étois amoureux ; et, en ne me demandant point de qui je l’étois, et en ne me laissant voir que la seule intention de me faire plaisir, elle m’étoit la pensée qu’elle me parlât par curiosité ou par dessein.

« Cependant, contre toutes sortes d’apparences, je démêlai la vérité. J’étois amoureux de Mme de Themines ; mais, quoiqu’elle m’aimât, je n’étois pas assez heureux pour avoir des lieux particuliers à la voir, et pour craindre d’y être surpris, et ainsi je vis bien que ce ne pouvoit être elle dont la reine vouloit parler. Je savois bien aussi que j’avois un commerce de galanterie avec une autre femme moins belle et moins sévère que Mme de Themines, et qu’il n’étoit pas impossible que l’on eût découvert le lieu où je la voyois ; mais, comme je m’en souciois peu, il m’étoit aisé de me mettre à couvert de toutes sortes de périls en cessant de la voir.

Ainsi, je pris le parti de ne rien avouer à la reine, et de l’assurer, au contraire, qu’il y avoit très longtemps que j’avois abandonné le désir de me faire aimer des femmes dont je pouvois espérer de l’être, parce que je les trouvois quasi toutes indignes d’attacher un honnête homme, et qu’il n’y avoit que quelque chose fort au-dessus d’elles qui pût m’engager. « Vous ne me répondez pas sincèrement, répliqua la reine ; je sais le contraire de ce que vous me dites. La manière dont je vous parle vous doit obliger à ne me rien cacher. Je veux que vous soyez de mes amis, continua-t-elle ; mais je ne veux pas, en vous donnant cette place, ignorer quels sont vos attachemens. Voyez si vous la voulez acheter au prix de me les apprendre je vous donne deux jours pour y penser ; mais, après ce temps-là, songez bien à ce que vous me direz, et souvenez-vous que, si dans la suite je trouve que vous m’ayez trompée, je ne vous le pardonnerai de ma vie. »

« La reine me quitta après m’avoir dit ces paroles, sans attendre ma réponse. Vous pouvez croire que je demeurai l’esprit bien rempli de ce qu’elle me venoit de dire. Les deux jours qu’elle m’avoit donnés pour y penser ne me parurent pas trop longs pour me déterminer. Je voyois qu’elle vouloit savoir si j’étois amoureux, et qu’elle ne souhaitoit pas que je le fusse. Je voyois les suites et les conséquences du parti que j’allois prendre ; ma vanité n’étoit pas peu flattée d’une liaison particulière avec une reine, et une reine dont la personne est encore extrêmement aimable. D’un autre côté, j’aimois Mme de Themines, et, quoique je lui fisse une espèce d’infidélité pour cette autre femme dont je vous ai parlé, je ne me pouvois résoudre à rompre avec elle. Je voyois aussi le péril où je m’exposois en trompant la reine, et combien il étoit difficile de la tromper ; néanmoins je ne pus me résoudre à refuser ce que la fortune m’offroit, et je pris le hasard de tout ce que ma mauvaise conduite pouvoit m’attirer. Je rompis avec cette femme dont on pouvoit découvrir le commerce, et j’espérai de cacher celui que j’avois avec Mme de Themines.

« Au bout des deux jours que la reine m’avoit donnés, comme j’entrois dans la chambre où toutes les dames étoient au cercle, elle me dit tout haut avec un air grave qui me surprit : « Avez-vous pensé à cette affaire dont je vous ai chargé, et en savez-vous la vérité ? – Oui, Madame, lui répondis-je, et elle est comme je l’ai dite à Votre Majesté. – Venez ce soir à l’heure que je dois écrire, répliqua-t-elle, et j’achèverai de vous donner mes ordres. » Je fis une profonde révérence sans rien répondre, et ne manquai pas de me trouver à l’heure qu’elle m’avoit marquée. Je la trouvai dans la galerie où étoient son secrétaire et quelqu’une de ses femmes. Sitôt qu’elle me vit, elle vint à moi et me mena à l’autre bout de la galerie. « Hé bien ! me dit-elle, est-ce après y avoir bien pensé que vous n’avez rien à me dire ; et la manière dont j’en use avec vous ne mérite-t-elle pas que vous me parliez sincèrement ? – C’est parce que je vous parle sincèrement, Madame, lui répondis-je, que je n’ai rien à vous dire ; et je jure à Votre Majesté, avec tout le respect que je lui dois, que je n’ai d’attachement pour aucune femme de la cour. – Je le veux croire, repartit la reine, parce que je le souhaite ; et je le souhaite, parce que je désire que vous soyez entièrement attaché à moi, et qu’il seroit impossible que je fusse contente de votre amitié si vous étiez amoureux. On ne peut se fier à ceux qui le sont ; on ne peut s’assurer de leur secret. Ils sont trop distraits et trop partagés, et leur maîtresse leur fait une première occupation qui ne s’accorde point avec la manière dont je veux que vous soyez attaché à moi. Souvenez-vous donc que c’est sur la parole que vous me donnez que vous n’avez aucun engagement que je vous choisis pour vous donner toute ma confiance. Souvenez-vous que je veux la vôtre tout entière, que je veux que vous n’ayez ni ami ni amie que ceux qui me seront agréables, et que vous abandonniez tout autre soin que celui de me plaire. Je ne vous ferai pas perdre celui de votre fortune ; je la conduirai avec plus d’application que vous-même, et, quoi que je fasse pour vous, je m’en tiendrai trop bien récompensée si je vous trouve pour moi tel que je l’espère. Je vous choisis pour vous confier tous mes chagrins, et pour m’aider à les adoucir. Vous pouvez juger qu’ils ne sont pas médiocres. Je souffre en apparence sans beaucoup de peine l’attachement du roi pour la duchesse de Valentinois ; mais il m’est insupportable. Elle gouverne le roi, elle le trompe ; elle me méprise ; tous mes gens sont à elle. La reine ma belle-fille, fière de sa beauté et du crédit de ses oncles, ne me rend aucun devoir. Le connétable de Montmorency est maître du roi et du royaume ; il me hait, et m’a donné des marques de sa haine que je ne puis oublier. Le maréchal de Saint-André est un jeune favori audacieux, qui n’en use pas mieux avec moi que les autres. Le détail de mes malheurs vous feroit pitié ; je n’ai osé jusqu’ici me fier à personne, je me fie à vous : faites que je ne m’en repente point, et soyez ma seule consolation. » Les yeux de la reine rougirent en achevant ces paroles ; je pensai me jeter à ses pieds, tant je fus véritablement touché de la bonté qu’elle me témoignoit. Depuis ce jour-là, elle eut en moi une entière confiance elle ne fit plus rien sans m’en parler, et j’ai conservé une liaison qui dure encore. »

Troisième partie §

Cependant, quelque rempli et quelque occupé que je fusse de cette nouvelle liaison avec la reine, je tenois à Mme de Themines par une inclination naturelle que je ne pouvois vaincre : il me parut qu’elle cessoit de m’aimer, et, au lieu que, si j’eusse été sage, je me fusse servi du changement qui paroissoit en elle pour aider à me guérir, mon amour en redoubla, et je me conduisois si mal que la reine eut quelque connoissance de cet attachement. La jalousie est naturelle aux personnes de sa nation, et peut-être que cette princesse a pour moi des sentimens plus vifs qu’elle ne pense elle-même. Mais enfin le bruit que j’étois amoureux lui donna de si grandes inquiétudes et de si grands chagrins que je me crus cent fois perdu auprès d’elle. Je la rassurai enfin à force de soins, de soumissions et de faux sermens ; mais je n’aurois pu la tromper longtemps si le changement de Mme de Themines ne m’avoit détaché d’elle malgré moi. Elle me fit voir qu’elle ne m’aimoit plus ; et j’en fus si persuadé que je fus contraint de ne la pas tourmenter davantage et de la laisser en repos. Quelque temps après, elle m’écrivit cette lettre que j’ai perdue. J’appris par là qu’elle avoit su le commerce que j’avois eu avec cette autre femme dont je vous ai parlé, et que c’étoit la cause de son changement. Comme je n’avois plus rien alors qui me partageât, la reine étoit assez contente de moi ; mais, comme les sentimens que j’ai pour elle ne sont pas d’une nature à me rendre incapable de tout autre attachement, et que l’on n’est pas amoureux par sa volonté, je le suis devenu de Mme de Martigues, pour qui j’avois déjà eu beaucoup d’inclination pendant qu’elle étoit VilleMontais, fille de la reine dauphine. J’ai lieu de croire que je n’en suis pas haï ; la discrétion que je lui fais paroître, et dont elle ne sait pas toutes les raisons, lui est agréable. La reine n’a aucun soupçon sur son sujet ; mais elle en a un autre qui n’est guère moins fâcheux. Comme Mme de Martigues est toujours chez la reine dauphine, j’y vais aussi beaucoup plus souvent que de coutume. La reine s’est imaginé que c’est de cette princesse que je suis amoureux. Le rang de la reine dauphine, qui est égal au sien, et la beauté et la jeunesse qu’elle a au-dessus d’elle, lui donnent une jalousie qui va jusques à la fureur, et une haine contre sa belle-fille qu’elle ne sauroit plus cacher. Le cardinal de Lorraine, qui me paroît depuis longtemps aspirer aux bonnes grâces de la reine, et qui voit bien que j’occupe une place qu’il voudroit remplir, sous prétexte de raccommoder madame la dauphine avec elle, est entré dans les différends qu’elles ont eus ensemble. Je ne doute pas qu’il n’ait démêlé le véritable sujet de l’aigreur de la reine, et je crois qu’il me rend toutes sortes de mauvais offices, sans lui laisser voir qu’il a dessein de me les rendre. Voilà l’état où sont les choses à l’heure que je vous parle. Jugez quel effet peut produire la lettre que j’ai perdue, et que mon malheur m’a fait mettre dans ma poche pour la rendre à Mme de Themines. Si la reine voit cette lettre, elle connoîtra que je l’ai trompée, et que, presque dans le temps que je la trompois pour Mme de Themines, je trompois Mme de Themines pour une autre : jugez quelle idée cela lui peut donner de moi, et si elle peut jamais se fier à mes paroles. Si elle ne voit point cette lettre, que lui dirai-je ? Elle sait qu’on l’a remise entre les mains de madame la dauphine ; elle croira que Châtelart a reconnu l’écriture de cette reine, et que la lettre est d’elle ; elle s’imaginera que la personne dont on témoigne de la jalousie est peut-être elle-même ; enfin, il n’y a rien qu’elle n’ait lieu de penser, et il n’y a rien que je ne doive craindre de ses pensées. Ajoutez à cela que je suis vivement touché de Mme de Martigues ; qu’assurément madame la dauphine lui montrera cette lettre qu’elle croira écrite depuis peu ; ainsi je serai également brouillé et avec la personne du monde que j’aime le plus, et avec la personne du monde que je dois le plus craindre. Voyez, après cela, si je n’ai pas raison de vous conjurer de dire que la lettre est à vous, et de vous demander, en grâce, de l’aller retirer des mains de madame la dauphine.

– Je vois bien, dit M. de Nemours, que l’on ne peut être dans un plus grand embarras que celui où vous êtes, et il faut avouer que vous le méritez. On m’a accusé de n’être pas un amant fidèle, et d’avoir plusieurs galanteries à la fois ; mais vous me passez de si loin que je n’aurois seulement osé imaginer les choses que vous avez entreprises. Pouviez-vous prétendre de conserver Mme de Themines en vous engageant avec la reine ? et espériez-vous de vous engager avec la reine et de la pouvoir tromper ? Elle est Italienne et reine, et par conséquent pleine de soupçons, de jalousie et d’orgueil : quand votre bonne fortune, plutôt que votre bonne conduite, vous a ôté des engagemens où vous étiez, vous en avez pris de nouveaux, et vous vous êtes imaginé qu’au milieu de la cour vous pourriez aimer Mme de Martigues sans que la reine s’en aperçût. Vous ne pouviez prendre trop de soin de lui ôter la honte d’avoir fait les premiers pas. Elle a pour vous une passion violente : votre discrétion vous empêche de me le dire, et la mienne de vous le demander ; mais enfin elle vous aime ; elle a de la défiance, et la vérité est contre vous. – Est-ce à vous à m’accabler de réprimandes, interrompit le vidame, et votre expérience ne vous doit-elle pas donner de l’indulgence pour mes fautes ? Je veux pourtant bien convenir que j’ai tort ; mais songez, je vous conjure, à me tirer de l’abîme où je suis. Il me paroît qu’il faudroit que vous vissiez la reine dauphine sitôt qu’elle sera éveillée, pour lui redemander cette lettre, comme l’ayant perdue. – Je vous ai déjà dit, reprit M. de Nemours, que la proposition que vous me faites est un peu extraordinaire, et que mon intérêt particulier m’y peut faire trouver des difficultés ; mais, de plus, si l’on a vu tomber cette lettre de votre poche, il me paroît difficile de persuader qu’elle soit tombée de la mienne. – Je croyois vous avoir appris, répondit le vidame, que l’on a dit à la reine dauphine que c’étoit de la vôtre qu’elle étoit tombée. – Comment ! reprit brusquement M. de Nemours, qui vit dans ce moment les mauvais offices que cette méprise lui pouvoit faire auprès de Mme de Clèves, l’on a dit à la reine dauphine que c’est moi qui ai laissé tomber cette lettre ? – Oui, reprit le vidame, on le lui a dit, et ce qui a fait cette méprise, c’est qu’il y avoit plusieurs gentilshommes des reines dans une des chambres du jeu de paume où étoient nos habits, et que vos gens et les miens les ont été querir en même temps : la lettre est tombée ; ces gentilshommes l’ont ramassée, et l’ont lue tout haut. Les uns ont cru qu’elle étoit à vous, et les autres à moi. Châtelart, qui l’a prise, et à qui je viens de la faire demander, a dit qu’il l’avoit donnée à la reine dauphine, comme une lettre qui étoit à vous ; et ceux qui en ont parlé à la reine ont dit, par malheur, qu’elle étoit à moi : ainsi vous pouvez faire aisément ce que je souhaite, et m’ôter de l’embarras où je suis. »

M. de Nemours avoit toujours fort aimé le vidame de Chartres, et ce qu’il étoit à Mme de Clèves le lui rendoit encore plus cher. Néanmoins il ne pouvoit se résoudre à prendre le hasard qu’elle entendît parler de cette lettre comme d’une chose où il avoit intérêt. Il se mit à rêver profondément, et le vidame, se doutant à peu près du sujet de sa rêverie : « Je crois bien, lui dit-il, que vous craignez de vous brouiller avec votre maîtresse, et même vous me donneriez lieu de croire que c’est avec la reine dauphine, si le peu de jalousie que je vous vois de M. d’Anville ne m’en ôtoit la pensée ; mais, quoi qu’il en soit, il est juste que vous ne sacrifiiez pas votre repos au mien, et je veux bien vous donner les moyens de faire voir à celle que vous aimez que cette lettre s’adresse à moi, et non pas à vous : voilà un billet de Mme d’Amboise, qui est amie de Mme de Themines, et à qui elle s’est fiée de tous les sentimens qu’elle a eus pour moi. Par ce billet elle me redemande cette lettre de son amie, que j’ai perdue. Mon nom est sur le billet ; et ce qui est dedans prouve, sans aucun doute, que la lettre que l’on me redemande est la même que l’on a trouvée. Je vous remets ce billet entre les mains, et je consens que vous le montriez à votre maîtresse pour vous justifier. Je vous conjure de ne perdre pas un moment, et d’aller dès ce matin chez madame la dauphine. »

M. de Nemours le promit au vidame de Chartres, et prit le billet de Mme d’Amboise : néanmoins son dessein n’étoit pas de voir la reine dauphine, et il trouvoit qu’il avoit quelque chose de plus pressé à faire. Il ne doutoit pas qu’elle n’eût déjà parlé de la lettre à Mme de Clèves, et il ne pouvoit supporter qu’une personne qu’il aimoit si éperdument eût lieu de croire qu’il eût quelque attachement pour une autre.

Il alla chez elle à l’heure qu’il crut qu’elle pouvoit être éveillée, et lui fit dire qu’il ne demanderoit pas à avoir l’honneur de la voir à une heure si extraordinaire si une affaire de conséquence ne l’y obligeoit. Mme de Clèves étoit encore au lit, l’esprit aigri et agité des tristes pensées qu’elle avoit eues pendant la nuit. Elle fut extrêmement surprise lorsqu’on lui dit que M. de Nemours la demandoit. L’aigreur où elle étoit ne la fit pas balancer à répondre qu’elle étoit malade et qu’elle ne pouvoit lui parler. Ce prince ne fut pas blessé de ce refus : une marque de froideur dans un temps où elle pouvoit avoir de la jalousie n’étoit pas un mauvais augure. Il alla à l’appartement de M. de Clèves, et lui dit qu’il venoit de celui de madame sa femme ; qu’il étoit bien fâché de ne la pouvoir entretenir, parce qu’il avoit à lui parler d’une affaire importante pour le vidame de Chartres. Il fit entendre en peu de mots à M. de Clèves la conséquence de cette affaire, et M. de Clèves le mena à l’heure même dans la chambre de sa femme. Si elle n’eût point été dans l’obscurité, elle eût eu peine à cacher son trouble et son étonnement de voir entrer M. de Nemours conduit par son mari. M. de Clèves lui dit qu’il s’agissoit d’une lettre où l’on avoit besoin de son secours pour les intérêts du vidame ; qu’elle verroit avec M. de Nemours ce qu’il y avoit à faire, et que, pour lui, il s’en alloit chez le roi, qui venoit de l’envoyer querir.

M. de Nemours demeura seul auprès de Mme de Clèves, comme il le pouvoit souhaiter. « Je viens vous demander, Madame, lui dit-il, si madame la dauphine ne vous a point parlé d’une lettre que Châtelart lui remit hier entre les mains ? – Elle m’en a dit quelque chose, répondit Mme de Clèves ; mais je ne vois pas ce que cette lettre a de commun avec les intérêts de mon oncle, et je vous puis assurer qu’il n’y est pas nommé. – Il est vrai, Madame, répliqua M. de Nemours : il n’y est pas nommé, néanmoins elle s’adresse à lui, et il lui est très important que vous la retiriez des mains de madame la dauphine. – J’ai peine à comprendre, reprit Mme de Clèves, pourquoi il lui importe que cette lettre soit vue, et pourquoi il faut la redemander sous son nom. – Si vous voulez vous donner le loisir de m’écouter, Madame, dit M. de Nemours, je vous ferai bientôt voir la vérité, et vous apprendrez des choses si importantes pour M. le vidame que je ne les aurois pas même confiées à M. le prince de Clèves, si je n’avois eu besoin de son secours pour avoir l’honneur de vous voir. – Je pense que tout ce que vous prendriez la peine de me dire seroit inutile, répondit Mme de Clèves avec un air assez sec ; et il vaut mieux que vous alliez trouver la reine dauphine, et que, sans chercher de détours, vous lui disiez l’intérêt que vous avez à cette lettre, puisque aussi bien on lui a dit qu’elle vient de vous. »

L’aigreur que M. de Nemours voyoit dans l’esprit de Mme de Clèves lui donnoit le plus sensible plaisir qu’il eût jamais eu, et balançoit son impatience de se justifier. « Je ne sais, Madame, reprit-il, ce qu’on peut avoir dit à madame la dauphine ; mais je n’ai aucun intérêt à cette lettre, et elle s’adresse à M. le vidame. – Je le crois, répliqua Mme de Clèves ; mais on a dit le contraire à la reine dauphine, et il ne lui paroîtra pas vraisemblable que les lettres de M. le vidame tombent de vos poches : c’est pourquoi, à moins que vous n’ayez quelque raison que je ne sais point à cacher la vérité à la reine dauphine, je vous conseille de la lui avouer. – Je n’ai rien à lui avouer, reprit-il, la lettre ne s’adresse pas à moi, et, s’il y a quelqu’un que je souhaite d’en persuader, ce n’est pas madame la dauphine ; mais, Madame, comme il s’agit en ceci de la fortune de M. le vidame, trouvez bon que je vous apprenne des choses qui sont même dignes de votre curiosité. » Mme de Clèves témoigna par son silence qu’elle étoit prête à l’écouter ; et M. de Nemours lui conta, le plus succinctement qu’il lui fut possible, tout ce qu’il venoit d’apprendre du vidame. Quoique ce fussent des choses propres à donner de l’étonnement et à être écoutées avec attention, Mme de Clèves les entendit avec une froideur si grande qu’il sembloit qu’elle ne les crût pas véritables, ou qu’elles lui fussent indifférentes. Son esprit demeura dans cette situation jusqu’à ce que M. de Nemours lui parlât du billet de Mme d’Amboise, qui s’adressoit au vidame de Chartres, et qui étoit la preuve de tout ce qu’il lui venoit de dire. Comme Mme de Clèves savoit que cette femme étoit amie de Mme de Themines, elle trouva une apparence de vérité à ce que lui disoit M. de Nemours, qui lui fit penser que la lettre ne s’adressoit peut-être pas à lui. Cette pensée la tira tout d’un coup, et malgré elle, de la froideur qu’elle avoit eue jusqu’alors. Ce prince, après lui avoir lu ce billet qui faisoit sa justification, le lui présenta pour le lire, et lui dit qu’elle en pouvoit connoître l’écriture ; elle ne put s’empêcher de le prendre, de regarder le dessus pour voir s’il s’adressoit au vidame de Chartres, et de le lire tout entier pour juger si la lettre que l’on redemandoit étoit la même qu’elle avoit entre les mains. M. de Nemours lui dit encore tout ce qu’il crut propre à la persuader ; et, comme on persuade aisément une vérité agréable, il convainquit Mme de Clèves qu’il n’avoit point de part à cette lettre.

Elle commença alors à raisonner avec lui sur l’embarras et le péril où étoit le vidame, à le blâmer de sa méchante conduite, à chercher les moyens de le secourir : elle s’étonna du procédé de la reine ; elle avoua à M. de Nemours qu’elle avoit la lettre ; enfin, sitôt qu’elle le crut innocent, elle entra avec un esprit ouvert et tranquille dans les mêmes choses qu’elle sembloit d’abord ne daigner pas entendre. Ils convinrent qu’il ne falloit point rendre la lettre à la reine dauphine, de peur qu’elle ne la montrât à Mme de Martigues, qui connoissoit l’écriture de Mme de Themines, et qui auroit aisément deviné, par l’intérêt qu’elle prenoit au vidame, qu’elle s’adressoit à lui. Ils trouvèrent aussi qu’il ne falloit pas confier à la reine dauphine tout ce qui regardait la reine sa belle-mère. Mme de Clèves, sous le prétexte des affaires de son oncle, entroit avec plaisir à garder tous les secrets que M. de Nemours lui confioit.

Ce prince ne lui eût pas toujours parlé des intérêts du vidame, et la liberté où il se trouvoit de l’entretenir lui eût donné une hardiesse qu’il n’avoit encore osé prendre, si l’on ne fût venu dire à Mme de Clèves que la reine dauphine lui ordonnoit de l’aller trouver. M. de Nemours fut contraint de se retirer. Il alla trouver le vidame pour lui dire qu’après l’avoir quitté, il avoit pensé qu’il étoit plus à propos de s’adresser à Mme de Clèves, qui étoit sa nièce, que d’aller droit à madame la dauphine. Il ne manqua pas de raisons pour faire approuver ce qu’il avoit fait et pour en faire espérer un bon succès.

Cependant Mme de Clèves s’habilla en diligence pour aller chez la reine. À peine parut-elle dans sa chambre que cette princesse la fit approcher, et lui dit tout bas : « Il y a deux heures que je vous attends, et jamais je n’ai été si embarrassée à déguiser la vérité que je l’ai été ce matin. La reine a entendu parler de la lettre que je vous donnai hier ; elle croit que c’est le vidame de Chartres qui l’a laissée tomber. Vous savez qu’elle y prend quelque intérêt : elle a fait chercher cette lettre ; elle l’a fait demander à Châtelart ; il a dit qu’il me l’avoit donnée : on me l’est venu demander, sur le prétexte que c’étoit une jolie lettre qui donnoit de la curiosité à la reine. Je n’ai osé dire que vous l’aviez ; j’ai cru qu’elle s’imagineroit que je vous l’avois mise entre les mains à cause du vidame, votre oncle, et qu’il y auroit une grande intelligence entre lui et moi. Il m’a déjà paru qu’elle souffroit avec peine qu’il me vit souvent ; de sorte que j’ai dit que la lettre étoit dans les habits que j’avois hier, et que ceux qui en avoient la clef étoient sortis. « Donnez-moi promptement cette lettre, ajouta-t-elle, afin que je la lui envoie, et que je la lise avant que de l’envoyer, pour voir si je n’en connoîtrai point l’écriture. »

Mme de Clèves se trouva encore plus embarrassée qu’elle n’avoit pensé. « Je ne sais, Madame, comment vous ferez, répondit-elle : car M. de Clèves, à qui je l’avois donnée à lire, l’a rendue à M. de Nemours, qui est venu, dès ce matin, le prier de vous la redemander. M. de Clèves a eu l’imprudence de lui dire qu’il l’avoit, et il a eu la foiblesse de céder aux prières que M. de Nemours lui a faites de la lui rendre. – Vous me mettez dans le plus grand embarras où je puisse jamais être, repartit madame la dauphine, et vous avez tort d’avoir rendu cette lettre à M. de Nemours ; puisque c’étoit moi qui vous l’avois donnée, vous ne deviez point la rendre sans ma permission. Que voulez-vous que je dise à la reine, et que pourra-t-elle s’imaginer ? Elle croira, et avec apparence, que cette lettre me regarde, et qu’il y a quelque chose entre le vidame et moi. Jamais on ne lui persuadera que cette lettre soit à M. de Nemours. – Je suis très affligée, répondit Mme de Clèves, de l’embarras que je vous cause ; je le crois aussi grand qu’il est ; mais c’est la faute de M. de Clèves, et non pas la mienne. – C’est la vôtre, répliqua madame la dauphine, de lui avoir donné la lettre, et il n’y a que vous de femme au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu’elle sait. – Je crois que j’ai tort, Madame, répliqua Mme de Clèves ; mais songez à réparer ma faute et non pas à l’examiner. – Ne vous souvenez-vous point, à peu près, de ce qui est dans cette lettre ? dit alors la reine dauphine. – Oui, Madame, répondit-elle, je m’en souviens, et l’ai relue plus d’une fois. – Si cela est, reprit madame la dauphine, il faut que vous alliez tout à l’heure la faire écrire d’une main inconnue ; je l’enverrai à la reine : elle ne la montrera pas à ceux qui l’ont vue ; quand elle le feroit, je soutiendrai toujours que c’est celle que Châtelart m’a donnée, et il n’oseroit dire le contraire. »

Mme de Clèves entra dans cet expédient, et d’autant plus qu’elle pensa qu’elle enverroit querir M. de Nemours pour ravoir la lettre même, afin de la faire copier mot à mot, et d’en faire à peu près imiter l’écriture, et elle crut que la reine y seroit infailliblement trompée. Sitôt qu’elle fut chez elle, elle conta à son mari l’embarras de madame la dauphine, et le pria d’envoyer chercher M. de Nemours. On le chercha ; il vint en diligence. Mme de Clèves lui dit tout ce qu’elle avoit déjà appris à son mari, et lui demanda la lettre ; mais M. de Nemours répondit qu’il l’avoit déjà rendue au vidame de Chartres, qui avoit eu tant de joie de la ravoir et de se trouver hors du péril qu’il auroit couru qu’il l’avoit renvoyée à l’heure même à l’amie de Mme de Themines. Mme de Clèves se retrouva dans un nouvel embarras ; et enfin, après avoir bien consulté, ils résolurent de faire la lettre de mémoire. Ils s’enfermèrent pour y travailler ; on donna ordre à la porte de ne laisser entrer personne, et on renvoya tous les gens de M. de Nemours. Cet air de mystère et de confidence n’étoit pas d’un médiocre charme pour ce prince et même pour Mme de Clèves. La présence de son mari et les intérêts du vidame de Chartres la rassuroient, en quelque sorte, sur ses scrupules ; elle ne sentoit que le plaisir de voir M. de Nemours ; elle en avoit une joie pure et sans mélange qu’elle n’avoit jamais sentie ; cette joie lui donnoit une liberté et un enjouement dans l’esprit que M. de Nemours ne lui avoit jamais vus, et qui redoubloient son amour. Comme il n’avoit point eu encore de si agréables momens, sa vivacité en étoit augmentée ; et, quand Mme de Clèves voulut commencer à se souvenir de la lettre et à l’écrire, ce prince, au lieu de lui aider sérieusement, ne faisoit que l’interrompre et lui dire des choses plaisantes. Mme de Clèves entra dans le même esprit de gaieté, de sorte qu’il y avoit déjà longtemps qu’ils étoient enfermés, et on étoit déjà venu deux fois de la part de la reine dauphine pour dire à Mme de Clèves de se dépêcher, qu’ils n’avoient pas encore fait la moitié de la lettre.

M. de Nemours étoit bien aise de faire durer un temps qui lui étoit si agréable, et oublioit les intérêts de son ami. Mme de Clèves ne s’ennuyoit pas, et oublioit aussi les intérêts de son oncle. Enfin, à peine à quatre heures la lettre étoit-elle achevée, et elle étoit si mal, et l’écriture dont on la fit copier ressembloit si peu à celle que l’on avoit eu dessein d’imiter, qu’il eût fallu que la reine n’eût guère pris de soin d’éclaircir la vérité pour ne la pas connoître : aussi n’y fut-elle pas trompée. Quelque soin que l’on prît de lui persuader que cette lettre s’adressoit à M. de Nemours, elle demeura convaincue, non seulement qu’elle étoit au vidame de Chartres, mais elle crut que la reine dauphine y avoit part, et qu’il y avoit quelque intelligence entre eux : cette pensée augmenta tellement la haine qu’elle avoit pour cette princesse qu’elle ne lui pardonna jamais, et qu’elle la persécuta jusqu’à ce qu’elle l’eût fait sortir de France.

Pour le vidame de Chartres, il fut ruiné auprès d’elle ; et, soit que le cardinal de Lorraine se fût déjà rendu maître de son esprit, ou que l’aventure de cette lettre, qui lui fit voir qu’elle étoit trompée, lui aidât à démêler les autres tromperies que le vidame lui avoit déjà faites, il est certain qu’il ne put jamais se raccommoder sincèrement avec elle. Leur liaison se rompit, et elle le perdit ensuite à la conjuration d’Amboise, où il se trouva embarrassé.

Après qu’on eut envoyé la lettre à madame la dauphine, M. de Clèves et M. de Nemours s’en allèrent. Mme de Clèves demeura seule, et, sitôt qu’elle ne fut plus soutenue par cette joie que donne la présence de ce que l’on aime, elle revint comme d’un songe, et regarda avec étonnement la prodigieuse différence de l’état où elle étoit le soir d’avec celui où elle se trouvoit alors ; elle se remit devant les yeux l’aigreur et la froideur qu’elle avoit fait paroître à M. de Nemours tant qu’elle avoit cru que la lettre de Mme de Themines s’adressoit à lui ; quel calme et quelle douceur avoient succédé à cette aigreur sitôt qu’il l’avoit persuadée que cette lettre ne le regardoit pas. Quand elle pensoit qu’elle s’étoit reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvoit avoir fait naître, et que, par son aigreur, elle lui avoit fait paroître des sentimens de jalousie qui étoient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnoissoit plus elle-même ; quand elle pensoit encore que M. de Nemours voyoit bien qu’elle connoissoit son amour, qu’il voyoit bien aussi que, malgré cette connoissance, elle ne l’en traitoit pas plus mal en présence même de son mari ; qu’au contraire, elle ne l’avoit jamais regardé si favorablement ; qu’elle étoit cause que M. de Clèves l’avoit envoyé querir et qu’ils venoient de passer une après-dînée ensemble en particulier, elle trouvoit qu’elle étoit d’intelligence avec M. de Nemours, qu’elle trompoit le mari du monde qui méritoit le moins d’être trompé, et elle étoit honteuse de paroître si peu digne d’estime aux yeux mêmes de son amant. Mais ce qu’elle pouvoit moins supporter que tout le reste étoit le souvenir de l’état où elle avoit passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avoit causées la pensée que M. de Nemours aimoit ailleurs, et qu’elle étoit trompée.

Elle avoit ignoré jusques alors les inquiétudes mortelles de la défiance et de la jalousie ; elle n’avoit pensé qu’à se défendre d’aimer M. de Nemours, et elle n’avoit point encore commencé à craindre qu’il en aimât une autre. Quoique les soupçons que lui avoit donnés cette lettre fussent effacés, ils ne laissèrent pas de lui ouvrir les yeux sur le hasard d’être trompée, et de lui donner des impressions de défiance et de jalousie qu’elle n’avoit jamais eues. Elle fut étonnée de n’avoir point encore pensé combien il étoit peu vraisemblable qu’un homme comme M. de Nemours, qui avoit toujours fait paroître tant de légèreté parmi les femmes, fût capable d’un attachement sincère et durable. Elle trouva qu’il étoit presque impossible qu’elle pût être contente de sa passion. « Mais, quand je le pourrois être, disoit-elle, qu’en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m’engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à M. de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Et veux-je enfin m’exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l’amour ? Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi ; toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd’hui, et je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier. Il faut m’arracher de la présence de M. de Nemours ; il faut m’en aller à la campagne, quelque bizarre que puisse paroître mon voyage ; et, si M. de Clèves s’opiniâtre à l’empêcher ou à vouloir en savoir les raisons, peut-être lui ferai-je le mal, et à moi-même aussi, de les lui apprendre. » Elle demeura dans cette résolution, et passa tout le soir chez elle, sans aller savoir de madame la dauphine ce qui étoit arrivé de la fausse lettre du vidame.

Quand M. de Clèves fut revenu, elle lui dit qu’elle vouloit aller à la campagne, qu’elle se trouvoit mal, et qu’elle avoit besoin de prendre l’air. M. de Clèves, à qui elle paroissoit d’une beauté qui ne lui persuadoit pas que ses maux fussent considérables, se moqua d’abord de la proposition de ce voyage, et lui répondit qu’elle oublioit que les noces des princesses et le tournoi s’alloient faire et qu’elle n’avoit pas trop de temps pour se préparer à y paroître avec la même magnificence que les autres femmes. Les raisons de son mari ne la firent pas changer de dessein ; elle le pria de trouver bon que, pendant qu’il iroit à Compiègne avec le roi, elle allât à Coulommiers, qui étoit une belle maison, à une journée de Paris, qu’ils faisoient bâtir avec soin. M. de Clèves y consentit ; elle y alla dans le dessein de n’en pas revenir sitôt, et le roi partit pour Compiègne, où il ne devoit être que peu de jours.

M. de Nemours avoit eu bien de la douleur de n’avoir point revu Mme de Clèves depuis cette après-dînée qu’il avoit passée avec elle si agréablement, et qui avoit augmenté ses espérances. Il avoit une impatience de la revoir qui ne lui donnoit point de repos, de sorte que, quand le roi revint à Paris, il résolut d’aller chez sa sœur la duchesse de Mercœur, qui étoit à la campagne, assez près de Coulommiers. Il proposa au vidame d’y aller avec lui, qui accepta aisément cette proposition, et M. de Nemours la fit dans l’espérance de voir Mme de Clèves et d’aller chez elle avec le vidame.

Mme de Mercœur les reçut avec beaucoup de joie et ne pensa qu’à les divertir et à leur donner tous les plaisirs de la campagne. Comme ils étoient à la chasse à courir le cerf, M. de Nemours s’égara dans la forêt. En s’enquérant du chemin qu’il devoit tenir pour s’en retourner, il sut qu’il étoit proche de Coulommiers. À ce mot de Coulommiers, sans faire aucune réflexion et sans savoir quel étoit son dessein, il alla à toute bride du côté qu’on lui montroit. Il arriva dans la forêt, et se laissa conduire au hasard par des routes faites avec soin, qu’il jugea bien qui conduisoient vers le château. Il trouva, au bout de ces routes, un pavillon dont le dessous étoit un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un étoit ouvert sur un jardin de fleurs qui n’étoit séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnoit sur une grande allée du parc. Il entra dans le pavillon, et il se seroit arrêté à en regarder la beauté sans qu’il vit venir par cette allée du parc M. et Mme de Clèves accompagnés d’un grand nombre de domestiques. Comme il ne s’étoit pas attendu à trouver M. de Clèves, qu’il avoit laissé auprès du roi, son premier mouvement le porta à se cacher : il entra dans le cabinet qui donnoit sur le jardin de fleurs, dans la pensée d’en ressortir par une porte qui étoit ouverte sur la forêt ; mais, voyant que Mme de Clèves et son mari s’étoient assis sous le pavillon, que leurs domestiques demeuroient dans le parc, et qu’ils ne pouvoient venir à lui sans passer dans le lieu où étoient M. et Mme de Clèves, il ne put se refuser le plaisir de voir cette princesse, ni résister à la curiosité d’écouter sa conversation avec un mari qui lui donnoit plus de jalousie qu’aucun de ses rivaux.

Il entendit que M. de Clèves disoit à sa femme : « Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m’étonne et qui m’afflige, parce qu’il nous sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutume, et je crains que vous n’ayez quelque sujet d’affliction. – Je n’ai rien de fâcheux dans l’esprit, répondit-elle avec un air embarrassé ; mais le tumulte de la cour est si grand et il y a toujours un si grand monde chez vous, qu’il est impossible que le corps et l’esprit ne se lassent et que l’on ne cherche du repos. – Le repos, répliqua-t-il, n’est guère propre pour une personne de votre âge. Vous êtes, chez vous et dans la cour, d’une sorte à ne vous pas donner de lassitude, et je craindrois plutôt que vous ne fussiez bien aise d’être séparée de moi. – Vous me feriez une grande injustice d’avoir cette pensée, reprit-elle avec un embarras qui augmentoit toujours ; mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j’en aurois beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul et que vous voulussiez bien n’y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent quasi jamais. – Ah ! Madame ! s’écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d’être seule ; je ne les sais point, et je vous conjure de me les dire. » Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l’y obliger ; et, après qu’elle se fut défendue d’une manière qui augmentoit toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés ; puis tout d’un coup, prenant la parole et le regardant : « Ne me contraignez, point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge et maîtresse de sa conduite demeure exposée au milieu de la cour. – Que me faites-vous envisager, Madame ! s’écria M. de Clèves : je n’oserois vous le dire de peur de vous offenser. » Mme de Clèves ne répondit point, et, son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu’il avoit pensé : « Vous ne me dites rien, reprit-il, et c’est me dire que je ne me trompe pas. – Eh bien, Monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à son mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons de m’éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de foiblesse, et je ne craindrois pas d’en laisser paroître, si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j’avois encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons si j’ai des sentimens qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on n’en a jamais eu : conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore si vous pouvez. »

M. de Clèves étoit demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n’avoit pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu’il jeta les yeux sur elle, qu’il la vit à ses genoux, le visage couvert de larmes, et d’une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et, l’embrassant en la relevant : « Ayez pitié de moi vous-même, Madame, lui dit-il, j’en suis digne, et pardonnez si, dans les premiers momens d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paroissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre, elle dure encore : je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, Madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre cœur ? Je m’étois consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché, par la pensée qu’il étoit incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire : j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne pas me donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini ; vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, Madame, je n’en abuserai pas, et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari ; mais, Madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter. – Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme. – Ne craignez point, Madame, reprit M. de Clèves ; je connois trop le monde pour ignorer que la considération d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont, et non pas s’en plaindre ; et, encore une fois, Madame, je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de savoir. – Vous m’en presseriez inutilement, répliqua-t-elle ; j’ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L’aveu que je vous ai fait n’a pas été par foiblesse, et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher. »

M. de Nemours ne perdoit pas une parole de cette conversation, et ce que venoit de dire Mme de Clèves ne lui donnoit guère moins de jalousie qu’à son mari. Il étoit si éperdument amoureux d’elle qu’il croyoit que tout le monde avoit les mêmes sentimens. Il étoit véritable aussi qu’il avoit plusieurs rivaux ; mais il s’en imaginoit encore davantage, et son esprit s’égaroit à chercher celui dont Mme de Clèves vouloit parler. Il avoit cru bien des fois qu’il ne lui étoit pas désagréable, et il avoit fait ce jugement sur des choses qui lui parurent si légères dans ce moment qu’il ne put s’imaginer qu’il eût donné une passion qui devoit être bien violente pour avoir recours à un remède si extraordinaire. Il étoit si transporté qu’il ne savoit quasi ce qu’il voyoit, et il ne pouvoit pardonner à M. de Clèves de ne pas assez presser sa femme de lui dire ce nom qu’elle lui cachoit.

M. de Clèves faisoit néanmoins tous ses efforts pour le savoir ; et, après qu’il l’en eut pressée inutilement : « Il me semble, répondit-elle, que vous devez être content de ma sincérité ; ne m’en demandez pas davantage, et ne me donnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire : contentez-vous de l’assurance, que je vous donne encore, qu’aucune de mes actions n’a fait paroître mes sentimens et que l’on ne m’a jamais rien dit dont j’aie pu m’offenser. – Ah ! Madame, reprit tout d’un coup M. de Clèves, je ne vous saurois croire. Je me souviens de l’embarras où vous fûtes le jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, Madame, vous avez donné ce portrait qui m’étoit si cher, et qui m’appartenoit si légitimement ; vous n’avez pu cacher vos sentimens ; vous aimez, on le sait ; votre vertu vous a jusqu’ici garantie du reste. – Est-il possible, s’écria cette princesse, que vous puissiez penser qu’il y ait quelque déguisement dans un aveu comme le mien, qu’aucune raison ne m’obligeoit à vous faire ? Fiez-vous à mes paroles ; c’est par un assez grand prix que j’achète la confiance que je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n’ai point donné mon portrait : il est vrai que je le vis prendre ; mais je ne voulus pas faire paroître que je le voyois, de peur de m’exposer à me faire dire des choses que l’on ne m’a pas encore osé dire. – Par où vous a-t-on donc fait voir qu’on vous aimoit, reprit M. de Clèves, et quelles marques de passion vous a-t-on données ? – Épargnez-moi la peine, répliqua-t-elle, de vous redire des détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués, et qui ne m’ont que trop persuadée de ma foiblesse. – Vous avez raison, Madame, reprit-il ; je suis injuste : refusez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses ; mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande. »

Dans ce moment, plusieurs de leurs gens qui étoient demeurés dans les allées vinrent avertir M. de Clèves qu’un gentilhomme venoit le chercher de la part du roi, pour lui ordonner de se trouver le soir à Paris. M. de Clèves fut contraint de s’en aller, et il ne put rien dire à sa femme, sinon qu’il la supplioit de venir le lendemain, et qu’il la conjuroit de croire que, quoiqu’il fût affligé, il avoit pour elle une tendresse et une estime dont elle devoit être satisfaite.

Lorsque ce prince fut parti, que Mme de Clèves demeura seule, qu’elle regarda ce qu’elle venoit de faire, elle en fut si épouvantée qu’à peine put-elle s’imaginer que ce fût une vérité. Elle trouva qu’elle s’étoit ôté elle-même le cœur et l’estime de son mari, et qu’elle s’étoit creusé un abîme dont elle ne sortiroit jamais. Elle se demandoit pourquoi elle avoit fait une chose si hasardeuse, et elle trouvoit qu’elle s’y étoit engagée sans en avoir presque eu le dessein. La singularité d’un pareil aveu, dont elle ne trouvoit point d’exemple, lui en faisoit voir tout le péril.

Mais, quand elle venoit à penser que ce remède, quelque violent qu’il fût, étoit le seul qui la pouvoit défendre contre M. de Nemours, elle trouvoit qu’elle ne devoit point se repentir et qu’elle n’avoit point trop hasardé. Elle passa toute la nuit pleine d’incertitude, de trouble et de crainte ; mais enfin le calme revint dans son esprit. Elle trouva même de la douceur à avoir donné ce témoignage de fidélité à un mari qui le méritoit si bien, qui avoit tant d’estime et tant d’amitié pour elle, et qui venoit de lui en donner encore des marques par la manière dont il avoit reçu ce qu’elle lui avoit avoué.

Cependant M. de Nemours étoit sorti du lieu où il avoit entendu une conversation qui le touchoit si sensiblement et s’étoit enfoncé dans la forêt. Ce qu’avoit dit Mme de Clèves de son portrait lui avoit redonné la vie, en lui faisant connoître que c’étoit lui qu’elle ne haïssoit pas. Il s’abandonna d’abord à cette joie ; mais elle ne fut pas longue, quand il fit réflexion que la même chose qui lui venoit d’apprendre qu’il avoit touché le cœur de Mme de Clèves le devoit persuader aussi qu’il n’en recevroit jamais nulle marque et qu’il étoit impossible d’engager une personne qui avoit recours à un remède si extraordinaire. Il sentit pourtant un plaisir sensible de l’avoir réduite à cette extrémité. Il trouva de la gloire à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe ; enfin, il se trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. La nuit le surprit dans la forêt, et il eut beaucoup de peine à retrouver le chemin de chez Mme de Mercœur. Il y arriva à la pointe du jour ; il fut assez embarrassé de rendre compte de ce qui l’avoit retenu ; il s’en démêla le mieux qu’il lui fut possible, et revint, ce jour même, à Paris avec le vidame.

Ce prince étoit si rempli de sa passion et si surpris de ce qu’il avoit entendu qu’il tomba dans une imprudence assez ordinaire, qui est de parler en termes généraux de ses sentimens particuliers et de conter ses propres aventures sous des noms empruntés. En revenant il tourna la conversation sur l’amour : il exagéra le plaisir d’être amoureux d’une personne digne d’être aimée ; il parla des effets bizarres de cette passion ; et enfin, ne pouvant renfermer en lui-même l’étonnement que lui donnoit l’action de Mme de Clèves, il la conta au vidame sans lui nommer la personne et sans lui dire qu’il y eût aucune part ; mais il la conta avec tant de chaleur et avec tant d’admiration que le vidame soupçonna aisément que cette histoire regardoit ce prince. Il le pressa extrêmement de le lui avouer ; il lui dit qu’il connoissoit depuis longtemps qu’il avoit quelque passion violente, et qu’il y avoit de l’injustice de se défier d’un homme qui lui avoit confié le secret de sa vie. M. de Nemours étoit trop amoureux pour avouer son amour ; il l’avoit toujours caché au vidame, quoique ce fût l’homme de la cour qu’il aimât le mieux. Il lui répondit qu’un de ses amis lui avoit conté cette aventure et lui avoit fait promettre de n’en point parler, et qu’il le conjuroit aussi de garder ce secret. Le vidame l’assura qu’il n’en parleroit point ; néanmoins M. de Nemours se repentit de lui en avoir tant appris.

Cependant M. de Clèves étoit allé trouver le roi, le cœur pénétré d’une douleur mortelle. Jamais mari n’avoit eu une passion si violente pour sa femme, et ne l’avoit tant estimée. Ce qu’il venoit d’apprendre ne lui ôtoit pas l’estime ; mais elle lui en donnoit d’une espèce différente de celle qu’il avoit eue jusqu’alors. Ce qui l’occupoit le plus étoit l’envie de deviner celui qui avoit su lui plaire. M. de Nemours lui vint d’abord dans l’esprit, comme ce qu’il y avoit de plus aimable à la cour ; et le chevalier de Guise, et le maréchal de Saint-André, comme deux hommes qui avoient pensé à lui plaire, et qui lui rendoient encore beaucoup de soins ; de sorte qu’il s’arrêta à croire qu’il falloit que ce fût l’un des trois. Il arriva au Louvre, et le roi le mena dans son cabinet pour lui dire qu’il l’avoit choisi pour conduire Madame en Espagne ; qu’il avoit cru que personne ne s’acquitteroit mieux que lui de cette commission, et que personne aussi ne feroit tant d’honneur à la France que Mme de Clèves. M. de Clèves reçut l’honneur de ce choix comme il le devoit, et le regarda même comme une chose qui éloigneroit sa femme de la cour sans qu’il parût de changement dans sa conduite ; néanmoins le temps de ce départ étoit encore trop éloigné pour être un remède à l’embarras où il se trouvoit. Il écrivit à l’heure même à Mme de Clèves pour lui apprendre ce que le roi venoit de lui dire, et il lui manda encore qu’il vouloit absolument qu’elle revînt à Paris. Elle y revint comme il l’ordonnoit, et, lorsqu’ils se virent, ils se trouvèrent tous deux dans une tristesse extraordinaire.

M. de Clèves lui parla comme le plus honnête homme du monde et le plus digne de ce qu’elle avoit fait. « Je n’ai nulle inquiétude de votre conduite, lui dit-il ; vous avez plus de force et plus de vertu que vous ne pensez ; ce n’est point aussi la crainte de l’avenir qui m’afflige, je ne suis affligé que de vous voir pour un autre des sentimens que je n’ai pu vous donner. – Je ne sais que vous répondre, lui dit-elle ; je meurs de honte en vous en parlant ; épargnez-moi, je vous en conjure, de si cruelles conversations ; réglez ma conduite ; faites que je ne voie personne, c’est tout ce que je vous demande ; mais trouvez bon que je ne vous parle plus d’une chose qui me fait paroître si peu digne de vous, et que je trouve si indigne de moi. – Vous avez raison, Madame, répliqua-t-il ; j’abuse de votre douceur et de votre confiance ; mais aussi ayez quelque compassion de l’état où vous m’avez mis, et songez que, quoi que vous m’ayez dit, vous me cachez un nom qui me donne une curiosité avec laquelle je ne saurois vivre. Je ne vous demande pourtant pas de la satisfaire ; mais je ne puis m’empêcher de vous dire que je crois que celui que je dois envier est le maréchal de Saint-André, le duc de Nemours ou le chevalier de Guise. – Je ne vous répondrai rien, lui dit-elle en rougissant, et je ne vous donnerai aucun lieu, par mes réponses, de diminuer ni de fortifier vos soupçons ; mais, si vous essayez de les éclaircir en m’observant, vous me donnerez un embarras qui paroîtra aux yeux de tout le monde. Au nom de Dieu, continua-t-elle, trouvez bon que, sur le prétexte de quelque maladie, je ne voie personne. – Non, Madame, répliqua-t-il ; on démêleroit bientôt que ce seroit une chose supposée, et, de plus, je ne me veux fier qu’à vous-même : c’est le chemin que mon cœur me conseille de prendre, et la raison me le conseille aussi. De l’humeur dont vous êtes, en vous laissant votre liberté, je vous donne des bornes plus étroites que je ne pourrois vous en prescrire. »

M. de Clèves ne se trompoit pas, la confiance qu’il témoignoit à sa femme la fortifioit davantage contre M. de Nemours, et lui faisoit prendre des résolutions plus austères qu’aucune contrainte n’auroit pu faire. Elle alla donc au Louvre et chez la reine dauphine à son ordinaire ; mais elle évitoit la présence et les yeux de M. de Nemours avec tant de soin qu’elle lui ôta quasi toute la joie qu’il avoit de se croire aimé d’elle. Il ne voyoit rien dans ses actions qui ne lui persuadât le contraire. Il ne savoit quasi si ce qu’il avoit entendu n’étoit point un songe, tant il y trouvoit peu de vraisemblance. La seule chose qui l’assuroit qu’il ne s’étoit pas trompé étoit l’extrême tristesse de Mme de Clèves, quelque effort qu’elle fît pour la cacher : peut-être que des regards et des paroles obligeantes n’eussent pas tant augmenté l’amour de M. de Nemours que faisoit cette conduite austère.

Un soir que M. et Mme de Clèves étoient chez la reine, quelqu’un dit que le bruit couroit que le roi mèneroit encore un grand seigneur de la cour pour aller conduire Madame en Espagne. M. de Clèves avoit les yeux sur sa femme dans le temps que l’on ajouta que ce seroit peut-être le chevalier de Guise ou le maréchal de Saint-André. Il remarqua qu’elle n’avoit point été émue de ces deux noms, ni de la proposition qu’ils fissent ce voyage avec elle. Cela lui fit croire que pas un des deux n’étoit celui dont elle craignoit la présence, et, voulant s’éclaircir de ses soupçons, il entra dans le cabinet de la reine, où étoit le roi. Après y avoir demeuré quelque temps, il revint auprès de sa femme et lui dit tout bas qu’il venoit d’apprendre que ce seroit M. de Nemours qui iroit avec eux en Espagne.

Le nom de M. de Nemours, et la pensée d’être exposée à le voir tous les jours pendant un long voyage, en présence de son mari, donna un tel trouble à Mme de Clèves qu’elle ne le put cacher ; et, voulant y donner d’autres raisons : « C’est un choix bien désagréable pour vous, répondit-elle, que celui de ce prince. Il partagera tous les honneurs, et il me semble que vous devriez essayer de faire choisir quelque autre. – Ce n’est pas la gloire, Madame, reprit M. de Clèves, qui vous fait appréhender que M. de Nemours ne vienne avec moi. Le chagrin que vous en avez vient d’une autre cause. Ce chagrin m’apprend ce que j’aurois appris d’une autre femme par la joie qu’elle en auroit eue. Mais ne craignez point : ce que je viens de vous dire n’est pas véritable, et je l’ai inventé pour m’assurer d’une chose que je ne croyois déjà que trop. » Il sortit après ces paroles, ne voulant pas augmenter par sa présence l’extrême embarras où il voyoit sa femme.

M. de Nemours entra dans cet instant, et remarqua d’abord l’état où étoit Mme de Clèves. Il s’approcha d’elle, et lui dit tout bas qu’il n’osoit, par respect, lui demander ce qui la rendoit plus rêveuse que de coutume. La voix de M. de Nemours la fit revenir, et, le regardant sans avoir entendu ce qu’il venoit de lui dire, pleine de ses propres pensées et de la crainte que son mari ne le vît auprès d’elle : « Au nom de Dieu, lui dit-elle, laissez-moi en repos. – Hélas ! Madame, répondit-il, je ne vous y laisse que trop ; de quoi pouvez-vous vous plaindre ? Je n’ose vous parler, je n’ose même vous regarder : je ne vous approche qu’en tremblant. Par où me suis-je attiré ce que vous venez de me dire ? et pourquoi me faites-vous paroître que j’ai quelque part au chagrin que je vous vois ? »Mme de Clèves fut bien fâchée d’avoir donné lieu à M. de Nemours de s’expliquer plus clairement qu’il n’avoit fait en toute sa vie. Elle le quitta sans lui répondre, et s’en revint chez elle, l’esprit plus agité qu’elle ne l’avoit jamais eu. Son mari s’aperçut aisément de l’augmentation de son embarras. Il vit qu’elle craignoit qu’il ne lui parlât de ce qui s’étoit passé. Il la suivit dans un cabinet où elle étoit entrée. « Ne m’évitez point, Madame, lui dit-il ; je ne vous dirai rien qui puisse vous déplaire ; je vous demande pardon de la surprise que je vous ai faite tantôt : j’en suis assez puni par ce que j’ai appris. M. de Nemours étoit de tous les hommes celui que je craignois le plus. Je vois le péril où vous êtes ; ayez du pouvoir sur vous, pour l’amour de vous-même, et, s’il est possible, pour l’amour de moi. Je ne vous le demande point comme un mari, mais comme un homme dont vous faites tout le bonheur et qui a pour vous une passion plus tendre et plus violente que celui que votre cœur lui préfère. » M. de Clèves s’attendrit en prononçant ces dernières paroles, et eut peine à les achever. Sa femme en fut pénétrée, et, fondant en larmes, elle l’embrassa avec une tendresse et une douleur qui le mirent dans un état peu différent du sien. Ils demeurèrent quelque temps sans se rien dire, et se séparèrent sans avoir la force de se parler.

Les préparatifs pour le mariage de Madame étoient achevés. Le duc d’Albe arriva pour l’épouser : il fut reçu avec toute la magnificence et toutes les cérémonies qui se pouvoient faire dans une pareille occasion. Le roi envoya au-devant de lui le prince de Condé, les cardinaux de Lorraine et de Guise, les ducs de Lorraine, de Ferrare, d’Aumale, de Bouillon, de Guise et de Nemours. Ils avoient plusieurs gentilshommes et grand nombre de pages vêtus de leurs livrées. Le roi attendit lui-même le duc d’Albe à la première porte du Louvre, avec les deux cents gentilshommes servans, et le connétable à leur tête. Lorsque ce duc fut proche du roi, il voulut lui embrasser les genoux ; mais le roi l’en empêcha, et le fit marcher à son côté jusque chez la reine et chez Madame, à qui le duc d’Albe apporta un présent magnifique de la part de son maître. Il alla ensuite chez Mme Marguerite, sœur du roi, lui faire les complimens de M. de Savoie et l’assurer qu’il arriveroit dans peu de jours. L’on fit de grandes assemblées au Louvre pour faire voir au duc d’Albe et au prince d’Orange qui l’avoit accompagné les beautés de la cour.

Mme de Clèves n’osa se dispenser de s’y trouver, quelque envie qu’elle en eût, par la crainte de déplaire à son mari qui lui commanda absolument d’y aller. Ce qui l’y déterminoit encore davantage étoit l’absence de M. de Nemours. Il étoit allé au-devant de M. de Savoie ; et, après que ce prince fut arrivé, il fut obligé de se tenir presque toujours auprès de lui, pour lui aider à toutes les choses qui regardoient les cérémonies de ses noces ; cela fit que Mme de Clèves ne rencontra pas ce prince aussi souvent qu’elle avoit accoutumé, et elle s’en trouvoit dans quelque sorte de repos.

Le vidame de Chartres n’avoit pas oublié la conversation qu’il avoit eue avec M. de Nemours. Il lui étoit demeuré dans l’esprit que l’aventure que ce prince lui avoit contée étoit la sienne propre, et il l’observoit avec tant de soin que peut-être auroit-il démêlé la vérité, sans que l’arrivée du duc d’Albe et celle de M. de Savoie firent un changement et une occupation dans la cour, qui l’empêchèrent de voir ce qui auroit pu l’éclairer. L’envie de s’éclaircir, ou plutôt la disposition naturelle que l’on a de conter tout ce que l’on sait à ce que l’on aime, fit qu’il redit à Mme de Martigues l’action extraordinaire de cette personne qui avoit avoué à son mari la passion qu’elle avoit pour un autre. Il l’assura que M. de Nemours étoit celui qui avoit inspiré cette violente passion, et il la conjura de lui aider à observer ce prince. Mme de Martigues fut bien aise d’apprendre ce que lui dit le vidame, et la curiosité qu’elle avoit toujours vue à madame la dauphine pour ce qui regardoit M. de Nemours lui donnoit encore plus d’envie de pénétrer cette aventure.

Peu de jours avant celui que l’on avoit choisi pour la cérémonie du mariage, la reine dauphine donnoit à souper au roi son beau-père et à la duchesse de Valentinois. Mme de Clèves, qui étoit occupée à s’habiller, alla au Louvre plus tard que de coutume. En y allant, elle trouva un gentilhomme qui la venoit querir de la part de madame la dauphine : comme elle entra dans sa chambre, cette princesse lui cria, de dessus son lit où elle étoit, qu’elle l’attendoit avec une grande impatience. « Je crois, Madame, lui répondit-elle, que je ne dois pas vous remercier de cette impatience, et qu’elle est sans doute causée par quelque autre chose que par l’envie de me voir. – Vous avez raison, lui répliqua la reine dauphine ; mais néanmoins vous devez m’en être obligée, car je veux vous apprendre une aventure que je suis assurée que vous serez bien aise de savoir. »

Mme de Clèves se mit à genoux devant son lit, et, par bonheur pour elle, elle n’avoit pas le jour au visage. « Vous savez, lui dit cette reine, l’envie que nous avions de deviner ce qui causoit le changement qui paroît au duc de Nemours : je crois le savoir, et c’est une chose qui vous surprendra. Il est éperdument amoureux et fort aimé d’une des plus belles personnes de la cour. » Ces paroles, que Mme de Clèves ne pouvoit s’attribuer, puisqu’elle ne croyoit pas que personne sût qu’elle aimoit ce prince, lui causèrent une douleur qu’il est aisé de s’imaginer. « Je ne vois rien en cela, répondit-elle, qui doive surprendre d’un homme de l’âge de M. de Nemours, et fait comme il est. – Ce n’est pas aussi, reprit madame la dauphine, ce qui vous doit étonner ; mais c’est de savoir que cette femme qui aime M. de Nemours ne lui en a jamais donné aucune marque, et que la peur qu’elle a eue de n’être pas toujours maîtresse de sa passion a fait qu’elle l’a avouée à son mari, afin qu’il l’ôtât de la cour. Et c’est M. de Nemours lui-même qui a conté ce que je vous dis. »

Si Mme de Clèves avoit eu d’abord de la douleur par la pensée qu’elle n’avoit aucune part à cette aventure, les dernières paroles de madame la dauphine lui donnèrent du désespoir par la certitude de n’y en avoir que trop. Elle ne put répondre et demeura la tête penchée sur le lit, pendant que la reine continuoit de parler, si occupée de ce qu’elle disoit qu’elle ne prenoit pas garde à cet embarras. Lorsque Mme de Clèves fut un peu remise : « Cette histoire ne me paroît guère vraisemblable, Madame, répondit-elle, et je voudrois bien savoir qui vous l’a contée. – C’est Mme de Martigues, répliqua madame la dauphine, qui l’a apprise du vidame de Chartres. Vous savez qu’il en est amoureux ; il la lui a confiée comme un secret, et il la sait du duc de Nemours lui-même : il est vrai que le duc de Nemours ne lui a pas dit le nom de la dame, et ne lui a pas même avoué que ce fût lui qui en fût aimé ; mais le vidame de Chartres n’en doute point. »

Comme la reine dauphine achevoit ces paroles, quelqu’un s’approcha du lit. Mme de Clèves étoit tournée d’une sorte qui l’empêchoit de voir qui c’étoit ; mais elle n’en douta pas lorsque madame la dauphine se récria avec un air de gaieté et de surprise : « Le voilà lui-même, et je veux lui demander ce qu’il en est. » Mme de Clèves connut bien que c’étoit le duc de Nemours, comme ce l’étoit en effet. Sans se tourner de son côté, elle s’avança avec précipitation vers madame la dauphine et lui dit tout bas qu’il falloit bien se garder de lui parler de cette aventure ; qu’il l’avoit confiée au vidame de Chartres, et que ce seroit une chose capable de les brouiller. Madame la dauphine lui répondit en riant qu’elle étoit trop prudente, et se retourna vers M. de Nemours. Il étoit paré pour l’assemblée du soir ; et, prenant la parole avec cette grâce qui lui étoit si naturelle : « Je crois, Madame, dit-il, que je puis penser sans témérité que vous parliez de moi quand je suis entré, que vous aviez dessein de me demander quelque chose et que Mme de Clèves s’y oppose. – Il est vrai, répondit madame la dauphine ; mais je n’aurai pas pour elle la complaisance que j’ai accoutumé d’avoir. Je veux savoir de vous si une histoire que l’on m’a contée est véritable, et si vous n’êtes pas celui qui êtes amoureux et aimé d’une femme de la cour qui vous cache sa passion avec soin, et qui l’a avouée à son mari. »

Le trouble et l’embarras de Mme de Clèves étoient au delà de tout ce que l’on peut s’imaginer, et, si la mort se fût présentée pour la tirer de cet état, elle l’auroit trouvée agréable ; mais M. de Nemours étoit encore plus embarrassé, s’il est possible. Le discours de madame la dauphine, dont il avoit eu lieu de croire qu’il n’étoit pas haï, en présence de Mme de Clèves, qui étoit la personne de la cour en qui elle avoit le plus de confiance, et qui en avoit aussi le plus en elle, lui donnoit une si grande contusion de pensées bizarres qu’il lui fut impossible d’être maître de son visage. L’embarras où il voyoit Mme de Clèves, par sa faute, et la pensée du juste sujet qu’il lui donnoit de le haïr, lui causa un saisissement qui ne lui permit pas de répondre. Madame la dauphine, voyant à quel point il étoit interdit : « Regardez-le, regardez-le, dit-elle à Mme de Clèves, et jugez si cette aventure n’est pas la sienne. »

Cependant M. de Nemours, revenant de son premier trouble et voyant l’importance de sortir d’un pas si dangereux, se rendit maître tout d’un coup de son esprit et de son visage. « J’avoue, Madame, dit-il, que l’on ne peut être plus surpris et plus affligé que je le suis de l’infidélité que m’a faite le vidame de Chartres en racontant l’aventure d’un de mes amis que je lui avois confiée. Je pourrois m’en venger, continua-t-il en souriant avec un air tranquille qui ôta quasi à madame la dauphine les soupçons qu’elle venoit d’avoir. Il m’a confié des choses qui ne sont pas d’une médiocre importance ; mais je ne sais, Madame, poursuivit-il, pourquoi vous me faites l’honneur de me mêler à cette aventure : le vidame ne peut pas dire qu’elle me regarde, puisque je lui ai dit le contraire. La qualité d’un homme amoureux me peut convenir ; mais, pour celle d’un homme aimé, je ne crois pas, Madame, que vous puissiez me la donner. » Ce prince fut bien aise de dire quelque chose à madame la dauphine qui eût du rapport à ce qu’il lui avoit fait paroître en d’autres temps, afin de lui détourner l’esprit des pensées qu’elle avoit pu avoir. Elle crut bien aussi entendre ce qu’il disoit ; mais, sans y répondre, elle continua à lui faire la guerre de son embarras. « J’ai été troublé, Madame, lui répondit-il, pour l’intérêt de mon ami et par les justes reproches qu’il me pourroit faire d’avoir redit une chose qui lui est plus chère que la vie. Il ne me l’a néanmoins confiée qu’à demi, et il ne m’a pas nommé la personne qu’il aime : je sais seulement qu’il est l’homme du monde le plus amoureux et le plus à plaindre. – Le trouvez-vous si à plaindre, répliqua madame la dauphine, puisqu’il est aimé ? – Croyez-vous qu’il le soit, Madame, reprit-il, et qu’une personne qui auroit une véritable passion pût la découvrir à son mari ? Cette personne ne connoît pas sans doute l’amour, et elle a pris pour lui une légère reconnoissance de l’attachement que l’on a pour elle. Mon ami ne se peut flatter d’aucune espérance ; mais, tout malheureux qu’il est, il se trouve heureux d’avoir du moins donné la peur de l’aimer, et il ne changeroit pas son état contre celui du plus heureux amant du monde. – Votre ami a une passion bien aisée à satisfaire, dit madame la dauphine, et je commence à croire que ce n’est pas de vous dont vous parlez. Il ne s’en faut guère, continua-t-elle, que je ne sois de l’avis de Mme de Clèves, qui soutient que cette aventure ne peut être véritable. – Je ne crois pas, en effet, qu’elle le puisse être, reprit Mme de Clèves, qui n’avoit point encore parlé ; et, quand il seroit possible qu’elle le fût, par où l’auroit-on pu savoir ? Il n’y a pas d’apparence qu’une femme capable d’une chose si extraordinaire eût la foiblesse de la raconter ; apparemment son mari ne l’auroit pas racontée non plus, ou ce seroit un mari bien indigne du procédé que l’on auroit eu avec lui. » M. de Nemours, qui vit les soupçons de Mme de Clèves sur son mari, fut bien aise de les lui confirmer ; il savoit que c’étoit le plus redoutable rival qu’il eût à détruire. « La jalousie, répondit-il, et la curiosité d’en savoir peut-être davantage que l’on ne lui en a dit, peuvent faire faire bien des imprudences à un mari. »

Mme de Clèves étoit à la dernière épreuve de sa force et de son courage, et, ne pouvant plus soutenir la conversation, elle alloit dire qu’elle se trouvoit mal, lorsque, par bonheur pour elle, la duchesse de Valentinois entra, qui dit à madame la dauphine que le roi alloit arriver. Cette reine passa dans son cabinet pour s’habiller. M. de Nemours s’approcha de Mme de Clèves comme elle la vouloit suivre. « Je donnerois ma vie, Madame, lui dit-il, pour vous parler un moment ; mais, de tout ce que j’aurois d’important à vous dire, rien ne me le paroît davantage que de vous supplier de croire que, si j’ai dit quelque chose où madame la dauphine puisse prendre part, je l’ai fait par des raisons qui ne la regardent pas. » Mme de Clèves ne fit pas semblant d’entendre M. de Nemours ; elle le quitta sans le regarder et se mit à suivre le roi qui venoit d’entrer. Comme il y avoit beaucoup de monde, elle s’embarrassa dans sa robe, et fit un faux pas : elle se servit de ce prétexte pour sortir d’un lieu où elle n’avoit pas la force de demeurer, et, feignant de ne se pouvoir soutenir, elle s’en alla chez elle.

M. de Clèves vint au Louvre, et fut étonné de n’y pas trouver sa femme : on lui dit l’accident qui lui étoit arrivé. Il s’en retourna à l’heure même pour apprendre de ses nouvelles ; il la trouva au lit, et il sut que son mal n’étoit pas considérable. Quand il eut été quelque temps auprès d’elle, il s’aperçut qu’elle étoit dans une tristesse si excessive qu’il en fut surpris. « Qu’avez-vous, Madame ? lui dit-il. Il me paroît que vous avez quelque autre douleur que celle dont vous vous plaignez. – J’ai la plus sensible affliction que je pouvois jamais avoir, répondit-elle : quel usage avez-vous fait de la confiance extraordinaire, ou, pour mieux dire, folle, que j’ai eue en vous ? Ne méritois-je pas le secret ? et, quand je ne l’aurois pas mérité, votre propre intérêt ne vous y engageoit-il pas ? Falloit-il que la curiosité de savoir un nom que je ne dois pas vous dire vous obligeât à vous confier à quelqu’un pour tâcher de le découvrir ? Ce ne peut être que cette seule curiosité qui vous ait fait faire une si cruelle imprudence ; les suites en sont aussi fâcheuses qu’elles pouvoient l’être. Cette aventure est sue, et on me la vient de conter, ne sachant pas que j’y eusse le principal intérêt. – Que me dites-vous, Madame ? lui répondit-il. Vous m’accusez d’avoir conté ce qui s’est passé entre vous et moi, et vous m’apprenez que la chose est sue ? Je ne me justifie pas de l’avoir redite ; vous ne le sauriez croire, et il faut, sans doute, que vous ayez pris pour vous ce que l’on vous a dit de quelque autre. – Ah ! Monsieur, reprit-elle, il n’y a pas dans le monde une autre aventure pareille à la mienne ; il n’y a point une autre femme capable de la même chose. Le hasard ne peut l’avoir fait inventer ; on ne l’a jamais imaginée, et cette pensée n’est jamais tombée dans un autre esprit que le mien. Madame la dauphine vient de me conter toute cette aventure ; elle l’a sue par le vidame de Chartres, qui la sait de M. de Nemours. – M. de Nemours s’écria M. de Clèves avec une action qui marquoit du transport et du désespoir : quoi ! M. de Nemours sait que vous l’aimez, et que je le sais ? – Vous voulez toujours choisir M. de Nemours plutôt qu’un autre, répliqua-t-elle : je vous ai dit que je ne vous répondrois jamais sur vos soupçons. J’ignore si M. de Nemours sait la part que j’ai dans cette aventure et celle que vous lui avez donnée ; mais il l’a contée au vidame de Chartres, et lui a dit qu’il la savoit d’un de ses amis, qui ne lui avoit pas nommé la personne. Il faut que cet ami de M. de Nemours soit des vôtres, et que vous vous soyez fié à lui pour tâcher de vous éclaircir. – A-t-on un ami au monde à qui on voulût faire une telle confidence, reprit M. de Clèves, et voudroit-on éclaircir ses soupçons au prix d’apprendre à quelqu’un ce que l’on souhaiteroit de se cacher à soi-même ? Songez plutôt, Madame, à qui vous avez parlé. Il est plus vraisemblable que ce soit par vous que par moi que ce secret soit échappé. Vous n’avez pu soutenir toute seule l’embarras où vous vous êtes trouvée, et vous avez cherché le soulagement de vous plaindre avec quelque confidente qui vous a trahie. – N’achevez point de m’accabler, s’écria-t-elle, et n’ayez point la dureté de m’accuser d’une faute que vous avez faite. Pouvez-vous m’en soupçonner, et, puisque j’ai été capable de vous parler, suis-je capable de parler à quelque autre ? »

L’aveu que Mme de Clèves avoit fait à son mari étoit une si grande marque de sa sincérité, et elle nioit si fortement de s’être confiée à personne, que M. de Clèves ne savoit que penser ; d’un autre côté, il étoit assuré de n’avoir rien redit ; c’étoit une chose que l’on ne pouvoit avoir devinée ; elle étoit sue : ainsi il falloit que ce fût par l’un des deux ; mais ce qui lui causoit une douleur violente étoit de savoir que ce secret étoit entre les mains de quelqu’un, et qu’apparemment il seroit bientôt divulgué.

Mme de Clèves pensoit à peu près les mêmes choses : elle trouvoit également impossible que son mari eût parlé, et qu’il n’eût pas parlé ; ce qu’avoit dit M. de Nemours, que la curiosité pouvoit faire faire des imprudences à un mari, lui paroissoit se rapporter si juste à l’état de M. de Clèves qu’elle ne pouvoit croire que ce fût une chose que le hasard eût fait dire ; et cette vraisemblance la déterminoit à croire que M. de Clèves avoit abusé de la confiance qu’elle avoit en lui. Ils étoient si occupés l’un et l’autre de leurs pensées qu’ils furent longtemps sans parler, et ils ne sortirent de ce silence que pour redire les mêmes choses qu’ils avoient déjà dites plusieurs fois, et demeurèrent le cœur et l’esprit plus éloignés et plus altérés qu’ils ne les avoient encore eus.

Il est aisé de s’imaginer en quel état ils passèrent la nuit. M. de Clèves avoit épuisé toute sa constance à soutenir le malheur de voir une femme qu’il adoroit touchée de passion pour un autre. Il ne lui restoit plus de courage ; il croyoit même n’en devoir pas trouver dans une chose où sa gloire et son honneur étoient si vivement blessés. Il ne savoit plus que penser de sa femme ; il ne voyoit plus quelle conduite il lui devoit faire prendre, ni comment il se devoit conduire lui-même, et il ne trouvoit de tous côtés que des précipices et des abîmes. Enfin, après une agitation et une incertitude très longues, voyant qu’il devoit bientôt s’en aller en Espagne, il prit le parti de ne rien faire qui pût augmenter les soupçons ou la connoissance de son malheureux état. Il alla trouver Mme de Clèves, et lui dit qu’il ne s’agissoit pas de démêler entre eux qui avoit manqué au secret ; mais qu’il s’agissoit de faire voir que l’histoire que l’on avoit contée étoit une fable où elle n’avoit aucune part ; qu’il dépendoit d’elle de le persuader à M. de Nemours et aux autres ; qu’elle n’avoit qu’à agir avec lui avec la sévérité et la froideur qu’elle devoit avoir pour un homme qui lui témoignoit de l’amour ; que, par ce procédé, elle lui ôteroit aisément l’opinion qu’elle eût de l’inclination pour lui ; qu’ainsi, il ne falloit point s’affliger de tout ce qu’il auroit pu penser, parce que, si dans la suite elle ne faisoit paroître aucune foiblesse, toutes ses pensées se détruiroient aisément, et que surtout il falloit qu’elle allât au Louvre et aux assemblées comme à l’ordinaire.

Après ces paroles, M. de Clèves quitta sa femme sans attendre sa réponse. Elle trouva beaucoup de raison dans tout ce qu’il lui dit, et la colère où elle étoit contre M. de Nemours lui fit croire qu’elle trouveroit aussi beaucoup de facilité à l’exécuter ; mais il lui parut difficile de se trouver à toutes les cérémonies du mariage et d’y paroître avec un visage tranquille et un esprit libre : néanmoins, comme elle devoit porter la robe de madame la dauphine et que c’étoit une chose où elle avoit été préférée à plusieurs autres princesses, il n’y avoit pas moyen d’y renoncer sans faire beaucoup de bruit et sans en faire chercher des raisons. Elle se résolut donc de faire un effort sur elle-même ; mais elle prit le reste du jour pour s’y préparer, et pour s’abandonner à tous les sentimens dont elle étoit agitée. Elle s’enferma seule dans son cabinet : de tous ses maux, celui qui se présentoit à elle avec le plus de violence étoit d’avoir sujet de se plaindre de M. de Nemours et de ne trouver aucun moyen de le justifier. Elle ne pouvoit douter qu’il n’eût conté cette aventure au vidame de Chartres, il l’avoit avoué ; et elle ne pouvoit douter aussi, par la manière dont il avoit parlé, qu’il ne sût que l’aventure la regardoit. Comment excuser une si grande imprudence, et qu’étoit devenue l’extrême discrétion de ce prince, dont elle avoit été si touchée ? « Il a été discret, disoit-elle, tant qu’il a cru être malheureux ; mais une pensée d’un bonheur même incertain a fini sa discrétion. Il n’a pu s’imaginer qu’il étoit aimé sans vouloir qu’on le sût. Il a dit tout ce qu’il pouvoit dire : je n’ai pas avoué que c’étoit lui que j’aimois ; il l’a soupçonné, et il a laissé voir ses soupçons. S’il eût eu des certitudes, il en auroit usé de la même sorte. J’ai eu tort de croire qu’il y eût un homme capable de cacher ce qui flatte sa gloire. C’est pourtant pour cet homme, que j’ai cru si différent du reste des hommes, que je me trouve comme les autres femmes, étant si éloignée de leur ressembler. J’ai perdu le cœur et l’estime d’un mari qui devoit faire ma félicité. Je serai bientôt regardée de tout le monde comme une personne qui a une folle et violente passion. Celui pour qui je l’ai ne l’ignore plus ; et c’est pour éviter ces malheurs que j’ai hasardé tout mon repos et même ma vie ! « Ces tristes réflexions étoient suivies d’un torrent de larmes ; mais, quelque douleur dont elle se trouvât accablée, elle sentoit bien qu’elle auroit eu la force de les supporter si elle avoit été satisfaite de M. de Nemours.

Ce prince n’étoit pas dans un état plus tranquille. L’imprudence qu’il avoit faite d’avoir parlé au vidame de Chartres et les cruelles suites de cette imprudence lui donnoient un déplaisir mortel. Il ne pouvoit se représenter sans être accablé l’embarras, le trouble et l’affliction où il avoit vu Mme de Clèves. Il étoit inconsolable de lui avoir dit des choses sur cette aventure qui, bien que galantes par elles-mêmes, lui paroissoient, dans ce moment, grossières et peu polies, puisqu’elles avoient fait entendre à Mme de Clèves qu’il n’ignoroit pas qu’elle étoit cette femme qui avoit une passion violente, et qu’il étoit celui pour qui elle l’avoit. Tout ce qu’il eût pu souhaiter eût été une conversation avec elle ; mais il trouvoit qu’il la devoit craindre plutôt que de la désirer. Qu’aurois-je à lui dire ? s’écrioit-il. Irois-je encore lui montrer ce que je ne lui ai déjà que trop fait connoître ? Lui ferai-je voir que je sais qu’elle m’aime, moi qui n’ai jamais seulement osé lui dire que je l’aimois ? Commencerai-je à lui parler ouvertement de ma passion, afin de lui paroître un homme devenu hardi par des espérances ? Puis-je penser seulement à l’approcher, et oserois-je lui donner l’embarras de soutenir ma vue ? Par où pourrois-je me justifier ? Je n’ai point d’excuse ; je suis indigne d’être regardé de Mme de Clèves, et je n’espère pas aussi qu’elle me regarde jamais. Je lui ai donné, par ma faute, de meilleurs moyens pour se défendre contre moi que tous ceux qu’elle cherchoit, et qu’elle eût peut-être cherchés inutilement. Je perds, par mon imprudence, le bonheur et la gloire d’être aimé de la plus aimable et de la plus estimable personne du monde ; mais, si j’avois perdu ce bonheur sans qu’elle en eût souffert et sans lui avoir donné une douleur mortelle, ce me seroit une consolation ; et je sens plus dans ce moment le mal que je lui ai fait que celui que je me suis fait auprès d’elle. »

M. de Nemours fut longtemps à s’affliger et à penser les mêmes choses. L’envie de parler à Mme de Clèves lui venoit toujours dans l’esprit. Il songea à en trouver les moyens : il pensa à lui écrire ; mais enfin, il trouva qu’après la faute qu’il avoit faite, et de l’humeur dont elle étoit, le mieux qu’il pût faire étoit de lui témoigner un profond respect par son affliction et par son silence, de lui faire voir même qu’il n’osoit se présenter devant elle, et d’attendre ce que le temps, le hasard et l’inclination qu’elle avoit pour lui pourroient faire en sa faveur. Il résolut aussi de ne point faire de reproches au vidame de Chartres de l’infidélité qu’il lui avoit faite, de peur de fortifier ses soupçons.

Les fiançailles de Madame, qui se faisoient le lendemain, et le mariage qui se faisoit le jour suivant, occupoient tellement toute la cour que Mme de Clèves et M. de Nemours cachèrent aisément au public leur tristesse et leur trouble. Madame la dauphine ne parla même qu’en passant à Mme de Clèves de la conversation qu’elles avoient eue avec M. de Nemours, et M. de Clèves affecta de ne plus parler à sa femme de tout ce qui s’étoit passé : de sorte qu’elle ne se trouva pas dans un aussi grand embarras qu’elle l’avoit imaginé.

Les fiançailles se firent au Louvre, et, après le festin et le bal, toute la maison royale alla coucher à l’évêché, comme c’étoit la coutume. Le matin, le duc d’Albe, qui n’étoit jamais vêtu que fort simplement, mit un habit de drap d’or, mêlé de couleur de feu, de jaune et de noir, tout couvert de pierreries, et il avoit une couronne fermée sur la tête. Le prince d’Orange, habillé aussi magnifiquement avec ses livrées, et tous les Espagnols suivis des leurs, vinrent prendre le duc d’Albe à l’hôtel de Villeroi, où il étoit logé, et partirent, marchant quatre à quatre, pour venir à l’évêché. Sitôt qu’il fut arrivé, on alla par ordre à l’église : le roi menoit Madame, qui avoit aussi une couronne fermée, et sa robe portée par Mlles de Montpensier et de Longueville ; la reine marchoit ensuite, mais sans couronne. Après elle, venoient la reine dauphine, Madame, sœur du roi, Mme de Lorraine et la reine de Navarre, leurs robes portées par des princesses. Les reines et les princesses avoient toutes leurs filles magnifiquement habillées des mêmes couleurs qu’elles étoient vêtues ; en sorte que l’on connoissoit à qui étoient les filles par la couleur de leurs habits. On monta sur l’échafaud qui étoit préparé dans l’église, et l’on fit la cérémonie des mariages. On retourna ensuite dîner à l’évêché, et, sur les cinq heures, on en partit pour aller au Palais, où se faisoit le festin, et où le parlement, les cours souveraines et la maison de ville étoient priés d’assister. Le roi, les reines, les princes et princesses, mangèrent sur la table de marbre dans la grande salle du Palais, le duc d’Albe assis auprès de la nouvelle reine d’Espagne. Au-dessous des degrés de la table de marbre, et à la main droite du roi, étoit une table pour les ambassadeurs, les archevêques et les chevaliers de l’ordre, et, de l’autre côté, une table pour messieurs du parlement.

Le duc de Guise, vêtu d’une robe de drap d’or frisé, servoit au roi de grand maître ; M. le prince de Condé, de panetier, et le duc de Nemours, d’échanson. Après que les tables furent levées, le bal commença ; il fut interrompu par des ballets et des machines extraordinaires : on le reprit ensuite ; et enfin, après minuit, le roi et toute la cour s’en retournèrent au Louvre. Quelque triste que fût Mme de Clèves, elle ne laissa pas de paroître aux yeux de tout le monde, et surtout aux yeux de M. de Nemours, d’une beauté incomparable. Il n’osa lui parler, quoique l’embarras de cette cérémonie lui en donnât plusieurs moyens ; mais il lui fit voir tant de tristesse et une crainte si respectueuse de l’approcher qu’elle ne le trouva plus si coupable, quoiqu’il ne lui eût rien dit pour se justifier. Il eut la même conduite les jours suivans, et cette conduite fit aussi le même effet sur le cœur de Mme de Clèves.

Enfin, le jour du tournoi arriva. Les reines se rendirent dans les galeries et sur les échafauds qui leur avoient été destinés. Les quatre tenans parurent au bout de la lice, avec une quantité de chevaux et de livrées, qui faisoient le plus magnifique spectacle qui eût jamais paru en France.

Le roi n’avoit point d’autres couleurs que le blanc et le noir, qu’il portoit toujours à cause de Mme de Valentinois qui étoit veuve. M. de Ferrare et toute sa suite avoient du jaune et du rouge ; M. de Guise parut avec de l’incarnat et du blanc : on ne savoit d’abord par quelle raison il avoit ces couleurs ; mais on se souvint que c’étoient celles d’une belle personne qu’il avoit aimée pendant qu’elle étoit fille, et qu’il aimoit encore, quoiqu’il n’osât plus le lui faire paroître ; M. de Nemours avoit du jaune et du noir : on en chercha inutilement la raison. Mme de Clèves n’eut pas de peine à la deviner : elle se souvint d’avoir dit devant lui qu’elle aimoit le jaune, et qu’elle étoit fâchée d’être blonde, parce qu’elle n’en pouvoit mettre. Ce prince crut pouvoir paroître avec cette couleur sans indiscrétion, puisque, Mme de Clèves n’en mettant point, on ne pouvoit soupçonner que ce fût la sienne.

Jamais on n’a fait voir tant d’adresse que les quatre tenans en firent paroître. Quoique le roi fût le meilleur homme de cheval de son royaume, on ne savoit à qui donner l’avantage. M. de Nemours avoit un agrément dans toutes ses actions, qui pouvoit faire pencher en sa faveur des personnes moins intéressées que Mme de Clèves. Sitôt qu’elle le vit paroître au bout de la lice, elle sentit une émotion extraordinaire ; et, à toutes les courses de ce prince, elle avoit de la peine à cacher sa joie lorsqu’il avoit heureusement fourni sa carrière.

Sur le soir, comme tout étoit presque fini et que l’on étoit près de se retirer, le malheur de l’État fit que le roi voulut encore rompre une lance. Il manda au comte de Montgomery, qui étoit extrêmement adroit, qu’il se mît sur la lice. Le comte supplia le roi de l’en dispenser, et allégua toutes les excuses dont il put s’aviser ; mais le roi, quasi en colère, lui fit dire qu’il le vouloit absolument. La reine manda au roi qu’elle le conjuroit de ne plus courir ; qu’il avoit si bien fait qu’il devoit être content, et qu’elle le supplioit de revenir auprès d’elle. Il répondit que c’étoit pour l’amour d’elle qu’il alloit courir encore, et entra dans la barrière. Elle lui renvoya M. de Savoie pour le prier une seconde fois de revenir ; mais tout fut inutile. Il courut : les lances se brisèrent, et un éclat de celle du comte de Montgomery lui donna dans l’œil et y demeura. Ce prince tomba du coup. Ses écuyers et M. de Montmorency, qui étoit un des maréchaux de camp, coururent à lui. Ils furent étonnés de le voir si blessé ; mais le roi ne s’étonna point. Il dit que c’étoit peu de chose, et qu’il pardonnoit au comte de Montgomery. On peut juger quel trouble et quelle affliction apporta un accident si funeste dans une journée destinée à la joie. Sitôt que l’on eut porté le roi dans son lit, et que les chirurgiens eurent visité sa plaie, ils la trouvèrent très considérable. M. le connétable se souvint, dans ce moment, de la prédiction que l’on avoit faite au roi, qu’il seroit tué dans un combat singulier ; et il ne douta point que la prédiction ne fût accomplie.

Le roi d’Espagne, qui étoit lors à Bruxelles, étant averti de cet accident, envoya son médecin, qui étoit un homme d’une grande réputation ; mais il jugea le roi sans espérance.

Une cour aussi partagée et aussi remplie d’intérêts opposés n’étoit pas dans une médiocre agitation à la veille d’un si grand événement ; néanmoins, tous les mouvemens étoient cachés, et l’on ne paroissoit occupé que de l’unique inquiétude de la santé du roi. Les reines, les princes et les princesses ne sortoient presque point de son antichambre.

Mme de Clèves, sachant qu’elle étoit obligée d’y être, qu’elle y verroit M. de Nemours, qu’elle ne pourroit cacher à son mari l’embarras que lui causoit cette vue, connoissant aussi que la seule présence de ce prince le justifioit à ses yeux et détruisoit toutes ses résolutions, prit le parti de feindre d’être malade. La cour étoit trop occupée pour avoir de l’attention à sa conduite, et pour démêler si son mal étoit faux ou véritable. Son mari seul pouvoit en connoître la vérité ; mais elle n’étoit pas fâchée qu’il la connût ; ainsi elle demeura chez elle peu occupée du grand changement qui se préparoit ; et, remplie de ses propres pensées, elle avoit toute la liberté de s’y abandonner. Tout le monde étoit chez le roi. M. de Clèves venoit à de certaines heures lui en dire des nouvelles. Il conservoit avec elle le même procédé qu’il avoit toujours eu, hors que, quand ils étoient seuls, il y avoit quelque chose d’un peu plus froid et de moins libre. Il ne lui avoit point reparlé de tout ce qui s’étoit passé ; et elle n’avoit pas eu la force et n’avoit pas même jugé à propos de reprendre cette conversation.

M. de Nemours, qui s’étoit attendu à trouver quelques momens à parler à Mme de Clèves, fut bien surpris et bien affligé de n’avoir pas seulement le plaisir de la voir. Le mal du roi se trouva si considérable que le septième jour il fut désespéré des médecins. Il reçut la certitude de sa mort avec une fermeté extraordinaire, et d’autant plus admirable qu’il perdoit la vie par un accident si malheureux, qu’il mouroit à la fleur de son âge, heureux, adoré de ses peuples, et aimé d’une maîtresse qu’il aimoit éperdument. La veille de sa mort, il fit faire le mariage de Madame, sa sœur, avec M. de Savoie, sans cérémonie. L’on peut juger en quel état étoit la duchesse de Valentinois. La reine ne permit point qu’elle vît le roi, et lui envoya demander les cachets de ce prince et les pierreries de la couronne qu’elle avoit en garde. Cette duchesse s’enquit si le roi étoit mort ; et, comme on lui eut répondu que non : « Je n’ai donc point encore de maître, répondit-elle, et personne ne peut m’obliger à rendre ce que sa confiance m’a mis entre les mains. » Sitôt qu’il fut expiré au château des Tournelles, le duc de Ferrare, le duc de Guise et le duc de Nemours conduisirent au Louvre la reine mère, le roi et la reine sa femme. M. de Nemours menoit la reine mère. Comme ils commençoient à marcher, elle se recula de quelques pas, et dit à la reine sa belle-fille que c’étoit à elle à passer la première ; mais il fut aisé de voir qu’il y avoit plus d’aigreur que de bienséance dans ce compliment.

Quatrième partie §

Le cardinal de Lorraine s’étoit rendu maître absolu de l’esprit de la reine mère ; le vidame de Chartres n’avoit plus aucune part dans ses bonnes grâces, et l’amour qu’il avoit pour Mme de Martigues et pour la liberté l’avoit même empêché de sentir cette perte autant qu’elle méritoit d’être sentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la maladie du roi, avoit eu le loisir de former ses desseins, et de faire prendre à la reine des résolutions conformes à ce qu’il avoit projeté ; de sorte que, sitôt que le roi fut mort, la reine ordonna au connétable de demeurer aux Tournelles, auprès du corps du feu roi, pour faire les cérémonies ordinaires. Cette commission l’éloignoit de tout, et lui ôtoit la liberté d’agir. Il envoya un courrier au roi de Navarre pour le faire venir en diligence, afin de s’opposer ensemble à la grande élévation où il voyoit que MM. de Guise alloient parvenir. On donna le commandement des armées au duc de Guise et les finances au cardinal de Lorraine. La duchesse de Valentinois fut chassée de la cour ; on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi declaré du connétable, et le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la duchesse de Valentinois : enfin, la cour changea entièrement de face. Le duc de Guise prit le même rang que les princes du sang à porter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles : lui et ses frères furent entièrement les maîtres, non seulement par le crédit du cardinal sur l’esprit de la reine, mais parce que cette princesse crut qu’elle pourroit les éloigner, s’ils lui donnoient de l’ombrage, et qu’elle ne pourroit éloigner le connétable, qui étoit appuyé des princes du sang.

Lorsque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable vint au Louvre et fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il voulut lui parler en particulier ; mais le roi appela MM. de Guise, et lui dit devant eux qu’il lui conseilloit de se reposer ; que les finances et le commandement des armées étoient donnés, et que, lorsqu’il auroit besoin de ses conseils, il l’appelleroit auprès de sa personne. Il fut reçu de la reine mère encore plus froidement que du roi, et elle lui fit même des reproches de ce qu’il avoit dit au feu roi que ses enfans ne lui ressembloient point. Le roi de Navarre arriva, et ne fut pas mieux reçu. Le prince de Condé, moins endurant que son frère, se plaignit hautement : ses plaintes furent inutiles ; on l’éloigna de la cour, sous le prétexte de l’envoyer en Flandre signer la ratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fausse lettre du roi d’Espagne, qui l’accusoit de faire des entreprises sur ses places ; on lui fit craindre pour ses terres ; enfin, on lui inspira le dessein de s’en aller en Béarn. La reine lui en fournit un moyen en lui donnant la conduite de Madame Élisabeth, et l’obligea même à partir devant cette princesse ; et ainsi il ne demeura personne à la cour qui pût balancer le pouvoir de la maison de Guise.

Quoique ce fût une chose fâcheuse pour M. de Clèves de ne pas conduire Madame Élisabeth, néanmoins il ne put s’en plaindre par la grandeur de celui qu’on lui préféroit ; mais il regrettoit moins cet emploi par l’honneur qu’il en eût reçu que parce que c’étoit une chose qui éloignoit sa femme de la cour sans qu’il parût qu’il eût dessein de l’en éloigner.

Peu de jours après la mort du roi, on résolut d’aller à Reims pour le sacre. Sitôt qu’on parla de ce voyage, Mme de Clèves, qui avoit toujours demeuré chez elle, feignant d’être malade, pria son mari de trouver bon qu’elle ne suivît point la cour et qu’elle s’en allât à Coulommiers prendre l’air et songer à sa santé. Il lui répondit qu’il ne vouloit point pénétrer si c’étoit la raison de sa santé qui l’obligeoit à ne pas faire le voyage ; mais qu’il consentoit qu’elle ne le fît point. Il n’eut pas de peine à consentir à une chose qu’il avoit déjà résolue : quelque bonne opinion qu’il eût de la vertu de sa femme, il voyoit bien que la prudence ne vouloit pas qu’il l’exposât plus longtemps à la vue d’un homme qu’elle aimoit.

M. de Nemours sut bientôt que Mme de Clèves ne devoit pas suivre la cour ; il ne put se résoudre à partir sans la voir, et, la veille du départ, il alla chez elle aussi tard que la bienséance le pouvoit permettre, afin de la trouver seule. La fortune favorisa son intention. Comme il entra dans la cour, il trouva Mme de Nevers et Mme de Martigues qui en sortoient, et qui lui dirent qu’elles l’avoient laissée seule. Il monta avec une agitation et un trouble qui ne se peuvent comparer qu’à celui qu’eut Mme de Clèves quand on lui dit que M. de Nemours venoit pour la voir. La crainte qu’elle eut qu’il ne lui parlât de sa passion, l’appréhension de lui répondre trop favorablement, l’inquiétude que cette visite pouvoit donner à son mari, la peine de lui en rendre compte ou de la lui cacher, toutes ces choses se présentèrent en un moment à son esprit, et lui firent un si grand embarras qu’elle prit la résolution d’éviter la chose du monde qu’elle souhaitoit peut-être le plus. Elle envoya une de ses femmes à M. de Nemours, qui étoit dans son antichambre, pour lui dire qu’elle venoit de se trouver mal, et qu’elle étoit bien fâchée de ne pouvoir recevoir l’honneur qu’il lui vouloit faire. Quelle douleur pour ce prince de ne pas voir Mme de Clèves, et de ne la pas voir parce qu’elle ne vouloit pas qu’il la vît ! Il s’en alloit le lendemain ; il n’avoit plus rien à espérer du hasard ; il ne lui avoit rien dit depuis cette conversation de chez madame la dauphine, et il avoit lieu de croire que la faute d’avoir parlé au vidame avoit détruit toutes ses espérances ; enfin, il s’en alloit avec tout ce qui peut aigrir une vive douleur.

Sitôt que Mme de Clèves fut un peu remise du trouble que lui avoit donné la pensée de la visite de ce prince, toutes les raisons qui la lui avoient fait refuser disparurent ; elle trouva même qu’elle avoit fait une faute ; et, si elle eût osé, ou qu’il eût encore été assez à temps, elle l’auroit fait rappeler.

Mmes de Nevers et de Martigues, en sortant de chez elle, allèrent chez la reine dauphine. M. de Clèves y étoit. Cette princesse leur demanda d’où elles venoient ; elles lui dirent qu’elles venoient de chez M. de Clèves, où elles avoient passé une partie de l’après-dînée avec beaucoup de monde, et qu’elles n’y avoient laissé que M. de Nemours. Ces paroles, qu’elles croyoient si indifférentes, ne l’étoient pas pour M. de Clèves. Quoiqu’il dût bien s’imaginer que M. de Nemours pouvoit trouver souvent des occasions de parler à sa femme, néanmoins la pensée qu’il étoit chez elle, qu’il y étoit seul, et qu’il lui pouvoit parler de son amour, lui parut, dans ce moment, une chose si nouvelle et si insupportable que la jalousie s’alluma dans son cœur avec plus de violence qu’elle n’avoit encore fait. Il lui fut impossible de demeurer chez la reine ; il s’en revint, ne sachant pas même pourquoi il revenoit, et s’il avoit dessein d’aller interrompre M. de Nemours. Sitôt qu’il approcha de chez lui, il regarda s’il ne verroit rien qui lui pût faire juger si ce prince y étoit encore : il sentit du soulagement en voyant qu’il n’y étoit plus, et il trouva de la douceur à penser qu’il ne pouvoit y avoir demeuré longtemps. Il s’imagina que ce n’étoit peut-être pas M. de Nemours dont il devoit être jaloux, et, quoiqu’il n’en doutât point, il cherchoit à en douter ; mais tant de choses l’en auroient persuadé qu’il ne demeuroit pas longtemps dans cette incertitude qu’il désiroit. Il alla d’abord dans la chambre de sa femme, et, après lui avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, il ne put s’empêcher de lui demander ce qu’elle avoit fait, et qui elle avoit vu ; elle lui en rendit compte. Comme il vit qu’elle ne lui nommoit point M. de Nemours, il lui demanda, en tremblant, si c’étoit tout ce qu’elle avoit vu, afin de lui donner lieu de nommer ce prince et de n’avoir pas la douleur qu’elle lui en fît une finesse. Comme elle ne l’avoit point vu, elle ne le lui nomma point, et M. de Clèves, reprenant la parole avec un ton qui marquoit son affliction : « Et M. de Nemours, lui dit-il, ne l’avez-vous point vu, ou l’avez-vous oublié ? – Je ne l’ai point vu en effet, répondit-elle ; je me trouvois mal, et j’ai envoyé une de mes femmes lui faire des excuses. – Vous ne vous trouviez donc mal que pour lui ? reprit M. de Clèves, puisque vous avez vu tout le monde ; pourquoi des distinctions pour M. de Nemours ? Pourquoi ne vous est-il pas comme un autre ? Pourquoi faut-il que vous craigniez sa vue ? Pourquoi lui laissez-vous voir que vous la craignez ? Pourquoi lui faites-vous connoître que vous vous servez du pouvoir que sa passion vous donne sur lui ? Oseriez-vous refuser de le voir, si vous ne saviez bien qu’il distingue vos rigueurs de l’incivilité ? Mais pourquoi faut-il que vous ayez des rigueurs pour lui ? D’une personne comme vous, Madame, tout est des faveurs, hors l’indifférence. – Je ne croyois pas, reprit Mme de Clèves, quelque soupçon que vous ayez sur M. de Nemours, que vous pussiez me faire des reproches de ne l’avoir pas vu. – Je vous en fais pourtant, Madame, répliqua-t-il, et ils sont bien fondés : pourquoi ne le pas voir, s’il ne vous a rien dit ? Mais, Madame, il vous a parlé ; si son silence seul vous avoit témoigné sa passion, elle n’auroit pas fait en vous une si grande impression ; vous n’avez pu me dire la vérité tout entière, vous m’en avez caché la plus grande partie ; vous vous êtes repentie même du peu que vous m’avez avoué, et vous n’avez pas eu la force de continuer. Je suis plus malheureux que je ne l’ai cru, et je suis le plus malheureux de tous les hommes. Vous êtes ma femme, je vous aime comme ma maîtresse, et je vous en vois aimer un autre ! cet autre est le plus aimable de la cour, et il vous voit tous les jours ; il sait que vous l’aimez. Et j’ai pu croire, s’écria-t-il, que vous surmonteriez la passion que vous avez pour lui ! Il faut que j’aie perdu la raison pour avoir cru qu’il fût possible. – Je ne sais, reprit tristement Mme de Clèves, si vous avez eu tort de juger favorablement d’un procédé aussi extraordinaire que le mien ; mais je ne sais si je ne me suis pas trompée d’avoir cru que vous me feriez justice. – N’en doutez pas, Madame, répliqua M. de Clèves, vous vous êtes trompée ; vous avez attendu de moi des choses aussi impossibles que celles que j’attendois de vous. Comment pouviez-vous espérer que je conservasse de la raison ? Vous aviez donc oublié que je vous aimois éperdument, et que j’étois votre mari ? L’un des deux peut porter aux extrémités : que ne peuvent point les deux ensemble ? Eh ! que ne font-ils point aussi ! continua-t-il ; je n’ai que des sentimens violens et incertains dont je ne suis pas le maître. Je ne me trouve plus digne de vous ; vous ne me paroissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais ; je vous offense, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer. Enfin, il n’y a plus en moi ni de calme ni de raison. Je ne sais comment j’ai pu vivre depuis que vous me parlâtes à Coulommiers, et depuis le jour que vous apprîtes de madame la dauphine que l’on savoit votre aventure. Je ne saurois démêler par où elle a été sue, ni ce qui se passa entre M. de Nemours et vous sur ce sujet ; vous ne me l’expliquerez jamais, et je ne vous demande point de me l’expliquer : je vous demande seulement de vous souvenir que vous m’avez rendu le plus malheureux homme du monde. »

M. de Clèves sortit de chez sa femme, après ces paroles, et partit le lendemain sans la voir ; mais il lui écrivit une lettre pleine d’affliction, d’honnêteté et de douceur ; elle lui fit une réponse si touchante et si remplie d’assurances de sa conduite passée et de celle qu’elle auroit à l’avenir, que, comme ses assurances étoient fondées sur la vérité et que c’étoient en effet ses sentimens, cette lettre fit de l’impression sur M. de Clèves et lui donna quelque calme ; joint que, M. de Nemours allant trouver le roi, aussi bien que lui, il avoit le repos de savoir qu’il ne seroit pas au même lieu que Mme de Clèves. Toutes les fois que cette princesse parloit à son mari, la passion qu’il lui témoignoit, l’honnêteté de son procédé, l’amitié qu’elle avoit pour lui, et ce qu’elle lut devoit, faisoient des impressions dans son cœur qui affoiblissoient l’idée de M. de Nemours ; mais ce n’étoit que pour quelque temps, et cette idée revenoit bientôt plus vive et plus présente qu’auparavant.

Les premiers jours du départ de ce prince, elle ne sentit quasi pas son absence ; ensuite elle lui parut cruelle : depuis qu’elle l’aimoit, il ne s’étoit point passé de jour qu’elle n’eût craint ou espéré de le rencontrer, et elle trouva une grande peine à penser qu’il n’étoit plus au pouvoir du hasard de faire qu’elle le rencontrât.

Elle s’en alla à Coulommiers, et, en y allant, elle eut soin d’y faire porter de grands tableaux qu’elle avoit fait copier sur des originaux qu’avoit fait faire Mme de Valentinois pour sa belle maison d’Anet. Toutes les actions remarquables qui s’étoient passées du règne du roi étoient dans ces tableaux. Il y avoit entre autres le siège de Metz, et tous ceux qui s’y étoient distingués étoient peints fort ressemblans. M. de Nemours étoit de ce nombre, et c’étoit peut-être ce qui avoit donné envie à Mme de Clèves d’avoir ces tableaux.

Mme de Martigues, qui n’avoit pu partir avec la cour, lui promit d’aller passer quelques jours à Coulommiers. La faveur de la reine qu’elles partageoient ne leur avoit point donné d’envie ni d’éloignement l’une de l’autre : elles étoient amies, sans néanmoins se confier leurs sentimens. Mme de Clèves savoit que Mme de Martigues aimoit le vidame ; mais Mme de Martigues ne savoit pas que Mme de Clèves aimât M. de Nemours, ni qu’elle en fût aimée. La qualité de nièce du vidame rendoit Mme de Clèves plus chère à Mme de Martigues, et Mme de Clèves l’aimoit aussi comme une personne qui avoit une passion aussi bien qu’elle, et qui l’avoit pour l’ami intime de son amant.

Mme de Martigues vint à Coulommiers, comme elle l’avoit promis à Mme de Clèves ; elle la trouva dans une vie fort solitaire. Cette princesse avoit même cherché le moyen d’être dans une solitude entière, et de passer les soirs dans les jardins sans être accompagnée de ses domestiques : elle venoit dans ce pavillon où M. de Nemours l’avoit écoutée ; elle entroit dans le cabinet qui étoit ouvert sur le jardin. Ses femmes et ses domestiques demeuroient dans l’autre cabinet ou sous le pavillon, et ne venoient point à elle qu’elle ne les appelât. Mme de Martigues n’avoit jamais vu Coulommiers ; elle fut surprise de toutes les beautés qu’elle y trouva, et surtout de l’agrément de ce pavillon : Mme de Clèves et elle y passoient tous les soirs. La liberté de se trouver seules, la nuit, dans le plus beau lieu du monde, ne laissoit pas finir la conversation entre deux jeunes personnes qui avoient des passions violentes dans le cœur ; et, quoiqu’elles ne s’en fissent point de confidence, elles trouvoient un grand plaisir à se parler. Mme de Martigues auroit eu de la peine à quitter Coulommiers, si en le quittant elle n’eût dû aller dans un lieu où étoit le vidame. Elle partit pour aller à Chambord, où la cour étoit alors.

Le sacre avoit été fait à Reims par le cardinal de Lorraine, et l’on devoit passer le reste de l’été dans le château de Chambord, qui étoit nouvellement bâti. La reine témoigna une grande joie de revoir Mme de Martigues, et, après lui en avoir donné plusieurs marques, elle lui demanda des nouvelles de Mme de Clèves et de ce qu’elle faisoit à la campagne. M. de Nemours et M. de Clèves étoient alors chez cette reine. Mme de Martigues, qui avoit trouvé Coulommiers admirable, en conta toutes les beautés, et elle s’étendit extrêmement sur la description de ce pavillon de la forêt et sur le plaisir qu’avoit Mme de Clèves de s’y promener seule une partie de la nuit. M. de Nemours, qui connoissoit assez le lieu pour entendre ce qu’en disoit Mme de Martigues, pensa qu’Il n’étoit pas impossible qu’il y pût voir Mme de Clèves, sans être vu que d’elle. Il fit quelques questions à Mme de Martigues, pour s’en éclaircir encore ; et M. de Clèves, qui l’avoit toujours regardé pendant que Mme de Martigues avoit parlé, crut voir dans ce moment ce qui lui passoit dans l’esprit. Les questions que fit ce prince le confirmèrent encore dans cette pensée : en sorte qu’il ne douta point qu’il n’eût dessein d’aller voir sa femme. Il ne se trompoit pas dans ses soupçons. Ce dessein entra si fortement dans l’esprit de M. de Nemours qu’après avoir passé la nuit à songer aux moyens de l’exécuter, dès le lendemain matin il demanda congé au roi pour aller à Paris, sur quelque prétexte qu’il inventa.

M. de Clèves ne douta point du sujet de ce voyage ; mais il résolut de s’éclaircir de la conduite de sa femme et de ne pas demeurer dans une cruelle incertitude. Il eut envie de partir en même temps que M. de Nemours, et de venir lui-même, caché, découvrir quel succès auroit ce voyage ; mais, craignant que son départ ne parût extraordinaire, et que M. de Nemours, en étant averti, ne prît d’autres mesures, il résolut de se fier à un gentilhomme qui étoit à lui, dont il connoissoit la fidélité et l’esprit. Il lui conta dans quel embarras il se trouvoit. Il lui dit quelle avoit été jusqu’alors la vertu de Mme de Clèves, et lui ordonna de partir sur les pas de M. de Nemours, de l’observer exactement, de voir s’il n’iroit point à Coulommiers, et s’il n’entreroit point la nuit dans le jardin.

Le gentilhomme, qui étoit très capable d’une telle commission, s’en acquitta avec toute l’exactitude imaginable. Il suivit M. de Nemours jusqu’à un village, à une demi-lieue de Coulommiers, où ce prince s’arrêta, et le gentilhomme devina aisément que c’étoit pour y attendre la nuit. Il ne crut pas à propos de l’y attendre aussi ; il passa le village, et alla dans la forêt à l’endroit par où il jugeoit que M. de Nemours pouvoit passer ; il ne se trompa point dans tout ce qu’il avoit pensé. Sitôt que la nuit fut venue, il entendit marcher, et, quoiqu’il fît obscur, il reconnut aisément M. de Nemours. Il le vit faire le tour du jardin, comme pour écouter s’il n’y entendoit personne, et pour choisir le lieu par où il pourroit passer le plus aisément. Les palissades étoffent fort hautes, et il y en avoit encore derrière, pour empêcher qu’on ne pût entrer, en sorte qu’il étoit assez difficile de se faire passage. M. de Nemours en vint à bout néanmoins ; sitôt qu’il fut dans ce jardin, il n’eut pas de peine à démêler où étoit Mme de Clèves ; il vit beaucoup de lumières dans le cabinet ; toutes les fenêtres en étoient ouvertes, et, en se glissant le long des palissades, il s’en approcha avec un trouble et une émotion qu’il est aisé de se représenter. Il se rangea derrière une des fenêtres qui servoient de porte, pour voir ce que faisoit Mme de Clèves. Il vit qu’elle étoit seule ; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître du transport que lui donna cette vue. Il faisoit chaud, et elle n’avoit rien sur sa tête et sur sa gorge que ses cheveux confusément rattachés. Elle étoit sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y avoit plusieurs corbeilles pleines de rubans ; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours remarqua que c’étoient les mêmes couleurs qu’il avoit portées au tournoi. Il vit qu’elle en faisoit des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire, qu’il avoit portée quelque temps, et qu’il avoit donnée à sa sœur, à qui M. de Clèves l’avoit prise sans faire semblant de la reconnoître pour avoir été à M. de Nemours. Après qu’elle eut achevé son ouvrage, avec une grâce et une douceur que répandoient sur son visage les sentimens qu’elle avoit dans le cœur, elle prit un flambeau et s’en alla proche d’une grande table, vis-à-vis du tableau du siège de Metz, où étoit le portrait de M. de Nemours ; elle s’assit, et se mit à regarder ce portrait avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner.

On ne peut exprimer ce que sentit M. de Nemours dans ce moment. Voir au milieu de la nuit, dans le plus beau lieu du monde, une personne qu’il adoroit ; la voir sans qu’elle sût qu’il la voyoit, et la voir tout occupée de choses qui avoient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachoit, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant.

Ce prince étoit aussi tellement hors de lui-même qu’il demeuroit immobile à regarder Mme de Clèves, sans songer que les momens lui étoient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devoit attendre à lui parler qu’elle allât dans le jardin ; il crut qu’il le pourroit faire avec plus de sûreté, parce qu’elle seroit plus éloignée de ses femmes ; mais, voyant qu’elle demeuroit dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ! Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avoit tant de douceur, et de le voir devenir plein de sévérité et de colère !

Il trouva qu’il y avoit eu de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans être vu, mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avoit point encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre, au milieu de la nuit, une personne à qui il n’avoit encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devoit pas prétendre qu’elle le voulût écouter, et qu’elle auroit une juste colère du péril où il l’exposoit par les accidens qui pouvoient arriver. Tout son courage l’abandonna, et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler, et rassuré par les espérances que lui donnoit tout ce qu’il avoit vu, il avança quelques pas, mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avoit s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’il fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête, et, soit qu’elle eût l’esprit rempli de ce prince, ou qu’il fût dans un lieu où la lumière donnoit assez pour qu’elle le pût distinguer, elle crut le reconnoître ; et, sans balancer ni se retourner du côté où il étoit, elle entra dans le lieu où étoient ses femmes. Elle y entra avec tant de trouble qu’elle fut contrainte, pour le cacher, de dire qu’elle se trouvoit mal ; et elle le dit aussi pour occuper tous ses gens, et pour donner le temps à M. de Nemours de se retirer. Quand elle eut fait quelque réflexion, elle pensa qu’elle s’étoit trompée, et que c’étoit un effet de son imagination d’avoir cru voir M. de Nemours. Elle savoit qu’il étoit à Chambord, elle ne trouvoit nulle apparence qu’il eût entrepris une chose si hasardeuse ; elle eut envie plusieurs fois de rentrer dans le cabinet, et d’aller voir dans le jardin s’il y avoit quelqu’un. Peut-être souhaitoit-elle, autant qu’elle le craignoit, d’y trouver M. de Nemours ; mais, enfin, la raison et la prudence l’emportèrent sur tous ses autres sentimens, et elle trouva qu’il valoit mieux demeurer dans le doute où elle étoit que de prendre le hasard de s’en éclaircir. Elle fut longtemps à se résoudre à sortir d’un lieu dont elle pensoit que ce prince étoit peut-être si proche, et il étoit quasi jour quand elle revint au château.

M. de Nemours étoit demeuré dans le jardin tant qu’il avoit vu de la lumière ; il n’avoit pu perdre l’espérance de revoir Mme de Clèves, quoiqu’il fût persuadé qu’elle l’avoit reconnu et qu’elle n’étoit sortie que pour l’éviter ; mais, voyant qu’on fermoit les portes, il jugea bien qu’il n’avoit plus rien à espérer. Il vint reprendre son cheval tout proche du lieu où attendoit le gentilhomme de M. de Clèves. Ce gentilhomme le suivit jusqu’au même village d’où il étoit parti le soir. M. de Nemours se résolut d’y passer tout le jour, afin de retourner la nuit à Coulommiers, pour voir si Mme de Clèves auroit encore la cruauté de le fuir, ou celle de ne se pas exposer à être vue : quoiqu’il eût une joie sensible de l’avoir trouvée si remplie de son idée, il étoit néanmoins très affligé de lui avoir vu un mouvement si naturel de le fuir.

La passion n’a jamais été si tendre et si violente qu’elle l’étoit alors en ce prince. Il s’en alla sous des saules, le long d’un petit ruisseau qui couloit derrière la maison où il étoit caché. Il s’éloigna le plus qu’il lui fut possible pour n’être vu ni entendu de personne ; il s’abandonna aux transports de son amour, et son cœur en fut tellement pressé qu’il fut contraint de laisser couler quelques larmes ; mais ces larmes n’étoient pas de celles que la douleur seule fait répandre : elles étoient mêlées de douceur et de ce charme qui ne se trouve que dans l’amour.

Il se mit à repasser toutes les actions de Mme de Clèves depuis qu’il en étoit amoureux : quelle rigueur honnête et modeste elle avoit toujours eue pour lui, quoiqu’elle l’aimât ! « Car, enfin, elle m’aime, disoit-il, elle m’aime, je n’en saurois douter ; les plus grands engagemens et les plus grandes faveurs ne sont pas des marques si assurées que celles que j’en ai eues ; cependant je suis traité avec la même rigueur que si j’étois haï ; j’ai espéré au temps, je n’en dois plus rien attendre ; je la vois toujours se défendre également contre moi et contre elle-même. Si je n’étois point aimé, je songerois à plaire ; mais je plais, on m’aime, et on me le cache. Que puis-je donc espérer, et quel changement dois-je attendre dans ma destinée ? Quoi ! je serai aimé de la plus aimable personne du monde, et je n’aurai cet excès d’amour que donnent les premières certitudes d’être aimé que pour mieux sentir la douleur d’être maltraité ! Laissez-moi voir que vous m’aimez, belle princesse, s’écria-t-il, laissez-moi voir vos sentimens. Pourvu, que je les connoisse par vous une fois en ma vie, je consens que vous repreniez pour toujours ces rigueurs dont vous m’accablez. Regardez-moi du moins avec ces mêmes yeux dont je vous ai vue cette nuit regarder mon portrait ; pouvez-vous l’avoir regardé avec tant de douceur, et m’avoir fui moi-même si cruellement ? Que craignez-vous ? Pourquoi mon amour vous est-il si redoutable ? Vous m’aimez, vous me le cachez inutilement ; vous-même m’en avez donné des marques involontaires. Je sais mon bonheur ; laissez-m’en jouir, et cessez de me rendre malheureux. Est-il possible, reprenoit-il, que je sois aimé de Mme de Clèves, et que je sois malheureux ? Quelle étoit belle cette nuit ! comment ai-je pu résister à l’envie de me jeter à ses pieds ? Si je l’avois fait, je l’aurois peut-être empêchée de me fuir, mon respect l’auroit rassurée ; mais peut-être elle ne m’a pas reconnu ; je m’afflige plus que je ne dois, et la vue d’un homme à une heure si extraordinaire l’a effrayée. »

Ces mêmes pensées occupèrent tout le jour M. de Nemours ; il attendit la nuit avec impatience ; et, quand elle fut venue, il reprit le chemin de Coulommiers. Le gentilhomme de M. de Clèves, qui s’étoit déguisé afin d’être moins remarqué, le suivit jusqu’au lieu où il l’avoit suivi le soir d’auparavant, et le vit entrer dans le même jardin. Ce prince connut bientôt que Mme de Clèves n’avoit pas voulu hasarder qu’il essayât encore de la voir ; toutes les portes étoient fermées : il tourna de tous les côtés pour découvrir s’il ne verroit point de lumières, mais ce fut inutilement.

Mme de Clèves, s’étant doutée que M. de Nemours pourroit revenir, étoit demeurée dans sa chambre ; elle avoit appréhendé de n’avoir pas toujours la force de le fuir, et elle n’avoit pas voulu se mettre au hasard de lui parler d’une manière si peu conforme à la conduite qu’elle avoit eue jusqu’alors.

Quoique M. de Nemours n’eût aucune espérance de la voir, il ne put se résoudre à sortir sitôt d’un lieu où elle étoit si souvent. Il passa la nuit entière dans le jardin, et trouva quelque consolation à voir du moins les mêmes objets qu’elle voyoit tous les jours. Le soleil étoit levé devant qu’il pensât à se retirer ; mais enfin la crainte d’être découvert l’obligea à s’en aller.

Il lui fut impossible de s’éloigner sans voir Mme de Clèves, et il alla chez Mme de Mercœur, qui étoit alors dans cette maison qu’elle avoit proche de Coulommiers. Elle fut extrêmement surprise de l’arrivée de son frère. Il inventa une cause de son voyage, assez vraisemblable pour la tromper, et, enfin, il conduisit si habilement son dessein qu’il l’obligea à lui proposer d’elle-même d’aller chez Mme de Clèves. Cette proposition fut exécutée dès le même jour, et M. de Nemours dit à sa sœur qu’il la quitteroit à Coulommiers, pour s’en retourner en diligence trouver le roi. Il fit ce dessein de la quitter à Coulommiers, dans la pensée de l’en laisser partir la première ; et il crut avoir trouvé un moyen infaillible de parler à Mme de Clèves.

Comme ils arrivèrent, elle se promenoit dans une grande allée qui borde le parterre. La vue de M. de Nemours ne lui causa pas un médiocre trouble et ne lui laissa plus douter que ce ne fût lui qu’elle avoit vu la nuit précédente : cette certitude lui donna quelque mouvement de colère par la hardiesse et l’imprudence qu’elle trouvoit dans ce qu’il avoit entrepris. Ce prince remarqua une impression de froideur sur son visage qui lui donna une sensible douleur. La conversation fut de choses indifférentes ; et, néanmoins, il trouva l’art d’y faire paroître tant d’esprit, tant de complaisance et tant d’admiration pour Mme de Clèves, qu’il dissipa, malgré elle, une partie de la froideur qu’elle avoit eue d’abord.

Lorsqu’il se sentit rassuré de sa première crainte, il témoigna une extrême curiosité d’aller voir le pavillon de la forêt : il en parla comme du plus agréable lieu du monde, et en fit même une description si particulière que Mme de Mercœur lui dit qu’il falloit qu’il y eût été plusieurs fois pour en connoître si bien toutes les beautés. « Je ne crois pourtant pas, reprit Mme de Clèves, que M. de Nemours y ait jamais entré ; c’est un lieu qui n’est achevé que depuis peu. – Il n’y a pas longtemps aussi que j’y ai été, reprit M. de Nemours en la regardant, et je ne sais si je ne dois point être bien aise que vous ayez oublié de m’y avoir vu. » Mme de Mercœur, qui regardoit la beauté des jardins, n’avoit point d’attention à ce que disoit son frère. Mme de Clèves rougit, et, baissant les yeux sans regarder M. de Nemours : « Je ne me souviens point, lui dit-elle, de vous y avoir vu ; et, si vous y avez été, c’est sans que je l’aie su. – Il est vrai, Madame, répliqua M. de Nemours, que j’y ai été sans vos ordres, et j’y ai passé les plus doux et les plus cruels momens de ma vie. »

Mme de Clèves entendoit trop bien tout ce que disoit ce prince ; mais elle n’y répondit point : elle songea à empêcher Mme de Mercœur d’aller dans ce cabinet, parce que le portrait de M. de Nemours y étoit, et qu’elle ne vouloit pas qu’elle l’y vît. Elle fit si bien que le temps se passa insensiblement, et Mme de Mercœur parla de s’en retourner ; mais, quand Mme de Clèves vit que M. de Nemours et sa sœur ne s’en alloient pas ensemble, elle jugea bien à quoi elle alloit être exposée : elle se trouva dans le même embarras où elle s’étoit trouvée à Paris, et elle prit aussi le même parti. La crainte que cette visite ne fût encore une confirmation des soupçons qu’avoit son mari ne contribua pas peu à la déterminer ; et, pour éviter que M. de Nemours ne demeurât seul avec elle, elle dit à Mme de Mercœur qu’elle l’alloit conduire jusqu’au bord de la forêt, et elle ordonna que son carrosse la suivit. La douleur qu’eut ce pince de trouver toujours cette même continuation des rigueurs en Mme de Clèves fut si violente qu’il en pâlit dans le même moment. Mme de Mercœur lui demanda s’il se trouvoit mal ; mais il regarda Mme de Clèves sans que personne s’en aperçût, et il lui fit juger par ses regards qu’il n’avoit d’autre mal que son désespoir. Cependant il fallut qu’il les laissât partir sans oser les suivre ; et, après ce qu’il avoit dit, il ne pouvoit plus retourner avec sa sœur : ainsi, il revint à Paris, et en partit le lendemain.

Le gentilhomme de M. de Clèves l’avoit toujours observé : il revint aussi à Paris ; et, comme il vit M. de Nemours parti pour Chambord, il prit la poste, afin d’y arriver devant lui et de rendre compte de son voyage. Son maître attendoit son retour comme ce qui alloit décider du malheur de toute sa vie.

Sitôt qu’il le vit, il jugea par son visage et par son silence qu’il n’avoit que des choses fâcheuses à lui apprendre. Il demeura quelque temps saisi d’affliction, la tête baissée, sans pouvoir parler ; enfin, il lui fit signe de la main de se retirer. « Allez, lui dit-il, je vois ce que vous avez à me dire ; mais je n’ai pas la force de l’écouter. – Je n’ai rien à vous apprendre, lui répondit le gentilhomme, sur quoi on puisse faire de jugement assuré ; il est vrai que M. de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt, et qu’il a été le jour d’après à Coulommiers avec Mme de Mercœur. – C’est assez, répliqua M. de Clèves, c’est assez, en lui faisant encore signe de se retirer, et je n’ai pas besoin d’un plus grand éclaircissement. » Le gentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonné à son désespoir. Il n’y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu d’hommes d’un aussi grand courage et d’un cœur aussi passionné que M. de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que causent l’infidélité d’une maîtresse et la honte d’être trompé par une femme.

M. de Clèves ne put résister à l’accablement où il se trouva. La fièvre lui prit dès la nuit même, et avec de si grands accidens que dès ce moment sa maladie parut très dangereuse : on en donna avis à Mme de Clèves ; elle vint en diligence. Quand elle arriva, il étoit encore plus mal ; elle lui trouva quelque chose de si froid et de si glacé pour elle qu’elle en fut extrêmement surprise et affligée. Il lui parut même qu’il recevoit avec peine les services qu’elle lui rendoit ; mais, enfin, elle pensa que c’étoit peut-être un effet de sa maladie.

D’abord qu’elle fut à Blois, où la cour étoit alors, M. de Nemours ne put s’empêcher d’avoir de la joie de savoir qu’elle étoit dans le même lieu que lui. Il essaya de la voir, et alla tous les jours chez M. de Clèves sur le prétexte de savoir de ses nouvelles ; mais ce fut inutilement. Elle ne sortoit point de la chambre de son mari, et avoit une douleur violente de l’état où elle le voyoit. M. de Nemours étoit désespéré qu’elle fût si affligée. Il jugeoit aisément combien cette affliction renouveloit l’amitié qu’elle avoit pour M. de Clèves, et combien cette amitié faisoit une diversion dangereuse à la passion qu’elle avoit dans le cœur. Ce sentiment lui donna un chagrin mortel pendant quelque temps ; mais l’extrémité du mal de M. de Clèves lui ouvrit de nouvelles espérances. Il vit que Mme de Clèves seroit peut-être en liberté de suivre son inclination, et qu’il pourroit trouver dans l’avenir une suite de bonheur et de plaisirs durables. Il ne pouvoit soutenir cette pensée, tant elle lui donnoit de troubles et de transports, et il en éloignoit son esprit par la crainte de se trouver trop malheureux s’il venoit à perdre ses espérances.

Cependant M. de Clèves étoit presque abandonné des médecins. Un des derniers jours de son mal, après avoir passé une nuit très fâcheuse, il dit sur le matin qu’il vouloit reposer.

Mme de Clèves demeura seule dans sa chambre : il lui parut qu’au lieu de reposer, il avoit beaucoup d’inquiétude ; elle s’approcha, et se vint mettre à genoux devant son lit, le visage tout couvert de larmes. M. de Clèves avoit résolu de ne lui point témoigner le violent chagrin qu’il avoit contre elle ; mais les soins qu’elle lui rendoit, et son affliction, qui lui paroissoit quelquefois véritable, et qu’il regardoit aussi quelquefois comme des marques de dissimulation et de perfidie, lui causoient des sentimens si opposés et si douloureux qu’il ne les put renfermer en lui-même.

« Vous versez bien des pleurs, Madame, lui dit-il, pour une mort que vous causez, et qui ne vous peut donner la douleur que vous faites paroître. Je ne suis plus en état de vous faire des reproches, continua-t-il avec une voix affoiblie par la maladie et par la douleur ; mais je meurs du cruel déplaisir que vous m’avez donné. Falloit-il qu’une action aussi extraordinaire que celle que vous aviez faite de me parler à Coulommiers eût si peu de suite ? Pourquoi m’éclairer sur la passion que vous aviez pour M. de Nemours, si votre vertu n’avoit pas plus d’étendue pour y résister ? Je vous aimois jusqu’à être bien aise d’être trompé, je l’avoue à ma honte ; j’ai regretté ce faux repos dont vous m’avez tiré. Que ne me laissiez-vous dans cet aveuglement tranquille dont jouissent tant de maris ? J’eusse peut-être ignoré toute ma vie que vous aimiez M. de Nemours. Je mourrai, ajouta-t-il ; mais sachez que vous me rendez la mort agréable, et qu’après m’avoir ôté l’estime et la tendresse que j’avois pour vous, la vie me feroit horreur. Que ferois-je de la vie, reprit-il, pour la passer avec une personne que j’ai tant aimée, et dont j’ai été si cruellement trompé, ou pour vivre séparé de cette même personne, et en venir à un éclat et à des violences si opposés à mon humeur et à la passion que j’avois pour vous ? Elle a été au delà de ce que vous en avez vu, Madame ; je vous en ai caché la plus grande partie, par la crainte de vous importuner, ou de perdre quelque chose de votre estime par des manières qui ne convenoient pas à un mari ; enfin, je méritois votre cœur : encore une fois, je meurs sans regret, puisque je n’ai pu l’avoir, et que je ne puis plus le désirer. Adieu, Madame, vous regretterez quelque jour un homme qui vous aimoit d’une passion véritable et légitime. Vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagemens, et vous connoîtrez la différence d’être aimée comme je vous aimois à l’être par des gens qui, en vous témoignant de l’amour, ne cherchent que l’honneur de vous séduire ; mais ma mort vous laissera en liberté, ajouta-t-il, et vous pourrez rendre M. de Nemours heureux sans qu’il vous en coûte des crimes. Qu’importe, reprit-il, ce qui arrivera quand je ne serai plus, et faut-il que j’aie la foiblesse d’y jeter les yeux ! »

Mme de Clèves étoit si éloignée de s’imaginer que son mari pût avoir des soupçons contre elle qu’elle écouta toutes ces paroles sans les comprendre, et sans avoir d’autre idée, sinon qu’il lui reprochoit son inclination pour M. de Nemours. Enfin, sortant tout d’un coup de son aveuglement : « Moi, des crimes ! s’écria-t-elle ; la pensée même m’en est inconnue. La vertu la plus austère ne peut inspirer d’autre conduite que celle que j’ai eue ; et je n’ai jamais fait d’action dont je n’eusse souhaité que vous eussiez été témoin. – Eussiez-vous souhaité, répliqua M. de Clèves en la regardant avec dédain, que je l’eusse été des nuits que vous avez passées avec M. de Nemours ? Ah ! Madame, est-ce de vous dont je parle quand je parle d’une femme qui a passé des nuits avec un homme ? – Non, Monsieur, reprit-elle, non, ce n’est pas de moi dont vous parlez : je n’ai jamais passé ni de nuits ni de momens avec M. de Nemours. Il ne m’a jamais vue en particulier ; je ne l’ai jamais souffert, ni écouté, et j’en ferois tous les sermens… – N’en dites pas davantage, interrompit M. de Clèves ; de faux sermens ou un aveu me feroient peut-être une égale peine. » Mme de Clèves ne pouvoit répondre : ses larmes et sa douleur lui ôtoient la parole ; enfin, faisant un effort : « Regardez-moi du moins, écoutez-moi, lui dit-elle : s’il n’y alloit que de mon intérêt, je souffrirois ces reproches ; mais il y va de votre vie : écoutez-moi, pour l’amour de vous-même ; il est impossible qu’avec tant de vérité je ne vous persuade mon innocence. – Plût à Dieu que vous me la puissiez persuader ! s’écria-t-il ; mais que pouvez-vous dire ? M. de Nemours n’a-t-il pas été à Coulommiers avec sa sœur ? Et n’avoit-il pas passé les deux nuits précédentes avec vous dans le jardin de la forêt ? – Si c’est là mon crime, répliqua-t-elle, il m’est aisé de me justifier : je ne vous demande point de me croire ; mais croyez tous vos domestiques, et sachez si j’allai dans le jardin de la forêt la veille que M. de Nemours vint à Coulommiers, et si je n’en sortis pas le soir d’auparavant deux heures plus tôt que je n’avois accoutumé. » Elle lui conta ensuite comme elle avoit cru voir quelqu’un dans ce jardin. Elle lui avoua qu’elle avoit cru que c’étoit M. de Nemours. Elle lui parla avec tant d’assurance, et la vérité se persuade si aisément, lors même qu’elle n’est pas vraisemblable, que M. de Clèves fut presque convaincu de son innocence. « Je ne sais, lui dit-il, si je me dois laisser aller à vous croire. Je me sens si proche de la mort que je ne veux rien voir de ce qui me pourroit faire regretter la vie. Vous m’avez éclairci trop tard ; mais ce me sera toujours un soulagement d’emporter la pensée que vous êtes digne de l’estime que j’ai eue pour vous. Je vous prie que je puisse encore avoir la consolation de croire que ma mémoire vous sera chère, et que, s’il eût dépendu de vous, vous eussiez eu pour moi les sentimens que vous avez pour un autre. » Il voulut continuer ; mais une foiblesse lui ôta la parole. Mme de Clèves fit venir les médecins ; ils le trouvèrent presque sans vie. Il languit néanmoins encore quelques jours, et mourut enfin avec une constance admirable.

Mme de Clèves demeura dans une affliction si violente qu’elle perdit quasi l’usage de la raison. La reine la vint voir avec soin, et la mena dans un couvent, sans qu’elle sût où on la conduisoit. Ses belles-sœurs la ramenèrent à Paris qu’elle n’étoit pas encore en état de sentir distinctement sa douleur. Quand elle commença d’avoir la force de l’envisager, et qu’elle vit quel mari elle avoit perdu, qu’elle considéra qu’elle étoit la cause de sa mort, et que c’étoit par la passion qu’elle avoit eue pour un autre qu’elle en étoit cause, l’horreur qu’elle eut pour elle-même et pour M. de Nemours ne se peut représenter.

Ce prince n’osa, dans ces commencemens, lui rendre d’autres soins que ceux que lui ordonnoit la bienséance. Il connoissoit assez Mme de Clèves pour croire qu’un plus grand empressement lui seroit désagréable ; mais ce qu’il apprit ensuite lui fit bien voir qu’il devoit avoir longtemps la même conduite.

Un écuyer qu’il avoit lui conta que le gentilhomme de M. de Clèves, qui étoit son ami intime, lui avoit dit, dans sa douleur de la perte de son maître, que le voyage de M. de Nemours à Coulommiers étoit cause de sa mort. M. de Nemours fut extrêmement surpris de ce discours ; mais, après y avoir fait réflexion, il devina une partie de la vérité, et il jugea bien quels seroient d’abord les sentimens de Mme de Clèves, et quel éloignement elle auroit de lui, si elle croyoit que le mal de son mari eût été causé par la jalousie. Il crut qu’il ne falloit pas même la faire sitôt souvenir de son nom ; et il suivit cette conduite, quelque pénible qu’elle lui parût.

Il fit un voyage à Paris, et ne put s’empêcher néanmoins d’aller à sa porte pour apprendre de ses nouvelles. On lui dit que personne ne la voyoit, et qu’elle avoit même défendu qu’on lui rendît compte de ceux qui l’iroient chercher. Peut-être que ces ordres si exacts étoient donnés en vue de ce prince, et pour ne point entendre parler de lui. M. de Nemours étoit trop amoureux pour pouvoir vivre si absolument privé de la vue de Mme de Clèves. Il résolut de trouver des moyens, quelque difficiles qu’ils pussent être, de sortir d’un état qui lui paroissoit si insupportable.

La douleur de cette princesse passoit les bornes de la raison. Ce mari mourant, et mourant à cause d’elle et avec tant de tendresse pour elle, ne lui sortoit point de l’esprit. Elle repassoit incessamment tout ce qu’elle lui devoit ; et elle se faisoit un crime de n’avoir pas eu de la passion pour lui, comme si c’eût été une chose qui eût été en son pouvoir. Elle ne trouvoit de consolation qu’à penser qu’elle le regrettoit autant qu’il méritoit d’être regretté, et qu’elle ne feroit, dans le reste de sa vie, que ce qu’il auroit été bien aise qu’elle eût fait s’il avoit vécu.

Elle avoit pensé plusieurs fois comment il avoit su que M. de Nemours étoit venu à Coulommiers : elle ne soupçonnoit pas ce prince de l’avoir conté, et il lui paroissoit même indifférent qu’il l’eût redit, tant elle se croyoit guérie et éloignée de la passion qu’elle avoit eue pour lui. Elle sentoit néanmoins une douleur vive de s’imaginer qu’il étoit cause de la mort de son mari, et elle se souvenoit avec peine de la crainte que M. de Clèves lui avoit témoignée en mourant qu’elle ne l’épousât ; mais toutes ces douleurs se confondoient dans celle de la perte de son mari, et elle croyoit n’en avoir point d’autre.

Après que plusieurs mois furent passés, elle sortit de cette violente affliction où elle étoit, et passa dans un état de tristesse et de langueur. Mme de Martigues fit un voyage à Paris, et la vit avec soin pendant le séjour qu’elle y fit. Elle l’entretint de la cour et de tout ce qui s’y passoit ; et, quoique Mme de Clèves ne parût pas y prendre intérêt, Mme de Martigues ne laissoit pas de lui en parler pour la divertir.

Elle lui conta des nouvelles du vidame, de M. de Guise, et de tous les autres qui étoient distingués par leur personne ou par leur mérite. « Pour M. de Nemours, dit-elle, je ne sais si les affaires ont pris dans son cœur la place de la galanterie ; mais il a bien moins de joie qu’il n’avoit accoutumé d’en avoir ; il paroît fort retiré du commerce des femmes ; il fait souvent des voyages à Paris, et je crois même qu’il y est présentement. » Le nom de M. de Nemours surprit Mme de Clèves et la fit rougir ; elle changea de discours, et Mme de Martigues ne s’aperçut point de son trouble.

Le lendemain, cette princesse, qui cherchoit des occupations conformes à l’état où elle étoit, alla, proche de chez elle, voir un homme qui faisoit des ouvrages de soie d’une façon particulière ; elle y fut dans le dessein d’en faire faire de semblables. Après qu’on les lui eut montrés, elle vit la porte d’une chambre où elle crut qu’il y en avoit encore ; elle dit qu’on la lui ouvrît. Le maître répondit qu’il n’en avoit pas la clef, et qu’elle étoit occupée par un homme qui y venoit quelquefois pendant le jour, pour dessiner de belles maisons et des jardins que l’on voyoit de ses fenêtres. « C’est l’homme du monde le mieux fait, ajouta-t-il, il n’a guère la mine d’être réduit à gagner sa vie. Toutes les fois qu’il vient céans, je le vois toujours regarder les maisons et les jardins ; mais je ne le vois jamais travailler. »

Mme de Clèves écoutoit ce discours avec une grande attention. Ce que lui avoit dit Mme de Martigues, que M. de Nemours étoit quelquefois à Paris, se joignit dans son imagination à cet homme bien fait qui venoit proche de chez elle, et lui fit une idée de M. de Nemours, et de M. de Nemours appliqué à la voir, qui lui donnoit un trouble confus dont elle ne savoit pas même la cause. Elle alla vers les fenêtres pour voir où elles donnoient : elle trouva qu’elles voyoient tout son jardin et la face de son appartement ; et, lorsqu’elle fut dans sa chambre, elle remarqua aisément cette même fenêtre où l’on lui avoit dit que venoit cet homme. La pensée que c’étoit M. de Nemours changea entièrement la situation de son esprit ; elle ne se trouva plus dans un certain triste repos qu’elle commençoit à goûter ; elle se sentit inquiète et agitée ; enfin, ne pouvant demeurer avec elle-même, elle sortit, et alla prendre l’air dans un jardin hors des faubourgs, où elle pensoit être seule. Elle crut, en y arrivant, qu’elle ne s’étoit pas trompée elle ne vit aucune apparence qu’il y eût quelqu’un, et elle se promena assez longtemps.

Après avoir traversé un petit bois, elle aperçut au bout d’une allée, dans l’endroit le plus reculé du jardin, une manière de cabinet ouvert de tous côtés où elle adressa ses pas. Comme elle en fut proche, elle vit un homme couché sur des bancs, qui paroissoit enseveli dans une rêverie profonde, et elle reconnut que c’étoit M. de Nemours. Cette vue l’arrêta tout court ; mais ses gens, qui la suivoient, firent quelque bruit qui tira M. de Nemours de sa rêverie. Sans regarder qui avoit causé le bruit qu’il avoit entendu, il se leva de sa place pour éviter la compagnie qui venoit vers lui, et tourna dans une autre allée, en faisant une révérence fort basse qui l’empêcha même de voir ceux qu’il saluoit.

S’il eût su ce qu’il évitoit, avec quelle ardeur seroit-il retourné sur ses pas ! Mais il continua à suivre l’allée ; et Mme de Clèves le vit sortir par une porte de derrière où l’attendoit son carrosse. Quel effet produisit cette vue d’un moment dans le cœur de Mme de Clèves ! Quelle passion endormie se ralluma dans son cœur, et avec quelle violence ! Elle s’alla asseoir dans le même endroit d’où venoit de sortir M. de Nemours ; elle y demeura comme accablée. Ce prince se présenta à son esprit, aimable au-dessus de tout ce qui étoit au monde ; l’aimant depuis longtemps avec une passion pleine de respect et de fidélité ; méprisant tout pour elle ; respectant jusqu’à sa douleur ; songeant à la voir sans songer à en être vu ; quittant la cour, dont il faisoit les délices, pour aller regarder les murailles qui la renfermoient, pour venir rêver dans les lieux où il ne pouvoit prétendre de la rencontrer ; enfin, un homme digne d’être aimé par son seul attachement, et pour qui elle avoit une inclination si violente qu’elle l’auroit aimé quand il ne l’auroit pas aimée ; mais, de plus, un homme d’une qualité élevée et convenable à la sienne. Plus de devoir, plus de vertu qui s’opposassent à ses sentimens ; tous les obstacles étoient levés, et il ne restoit de leur état passé que la passion de M. de Nemours pour elle, et que celle qu’elle avoit pour lui.

Toutes ces idées furent nouvelles à cette princesse. L’affliction de la mort de M. de Clèves l’avoit assez occupée pour avoir empêché qu’elle n’y eût jeté les yeux. La présence de M. de Nemours les amena en foule dans son esprit ; mais, quand il en eut été pleinement rempli et qu’elle se souvint aussi que ce même homme, qu’elle regardoit comme pouvant l’épouser, étoit celui qu’elle avoit aimé du vivant de son mari, et qui étoit la cause de sa mort ; que, même en mourant, il lui avoit témoigné de la crainte qu’elle ne l’épousât, son austère vertu étoit si blessée de cette imagination qu’elle ne trouvoit guère moins de crime à épouser M. de Nemours qu’elle en avoit trouvé à l’aimer pendant la vie de son mari. Elle s’abandonna à ces réflexions si contraires à son bonheur ; elle les fortifia encore de plusieurs raisons qui regardoient son repos et les maux qu’elle prévoyoit en épousant ce prince. Enfin, après avoir demeuré deux heures dans le lieu où elle étoit, elle s’en revint chez elle, persuadée qu’elle devoit fuir sa vue comme une chose entièrement opposée à son devoir.

Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n’entraînoit pas son cœur : il demeuroit attaché à M. de Nemours avec une violence qui la mettoit dans un état digne de compassion, et qui ne lui laissa plus de repos ; elle passa une des plus cruelles nuits qu’elle eût jamais passées. Le matin, son premier mouvement fut d’aller voir s’il n’y avoit personne à la fenêtre qui donnoit chez elle : elle y alla ; elle y vit M. de Nemours. Cette vue la surprit, et elle se retira avec une promptitude qui fit juger à ce prince qu’il avoit été reconnu. Il avoit souvent désiré de l’être, depuis que sa passion lui avoit fait trouver ces moyens de voir Mme de Clèves ; et, lorsqu’il n’espéroit pas d’avoir ce plaisir, il alloit rêver dans le même jardin où elle l’avoit trouvé.

Lassé enfin d’un état si malheureux et si incertain, il résolut de tenter quelque voie d’éclaircir sa destinée. « Que veux-je attendre ? disoit-il : il y a longtemps que je sais que j’en suis aimé ; elle est libre ; elle n’a plus de devoir à m’opposer. Pourquoi me réduire à la voir sans en être vu et sans lui parler ? Est-il possible que l’amour m’ait si absolument ôté la raison et la hardiesse, et qu’il m’ait rendu si différent de ce que j’ai été dans les autres passions de ma vie ? J’ai dû respecter la douleur de Mme de Clèves ; mais je la respecte trop longtemps, et je lui donne le loisir d’éteindre l’inclination qu’elle a pour moi. »

Après ces réflexions, il songea aux moyens dont il devoit se servir pour la voir. Il crut qu’il n’y avoit plus rien qui l’obligeât à cacher sa passion au vidame de Chartres ; il résolut de lui en parler, et de lui dire le dessein qu’il avoit pour sa nièce.

Le vidame étoit alors à Paris : tout le monde y étoit venu donner ordre à son équipage et à ses habits, pour suivre le roi qui devoit conduire la reine d’Espagne. M. de Nemours alla donc chez le vidame, et lui fit un aveu sincère de tout ce qu’il lui avoit caché jusqu’alors, à la réserve des sentimens de Mme de Clèves, dont il ne voulut pas paroître instruit.

Le vidame reçut tout ce qu’il lui dit avec beaucoup de joie, et l’assura que, sans savoir ses sentimens, il avoit souvent pensé, depuis que Mme de Clèves étoit veuve, qu’elle étoit la seule personne digne de lui. M. de Nemours le pria de lui donner les moyens de lui parler et de savoir quelles étoient ses dispositions.

Le vidame lui proposa de le mener chez elle ; mais M. de Nemours crut qu’elle en seroit choquée, parce qu’elle ne voyoit encore personne. Ils trouvèrent qu’il falloit que M. le vidame la priât de venir chez lui sur quelque prétexte, et que M. de Nemours y vînt par un escalier dérobé afin de n’être vu de personne. Cela s’exécuta comme ils l’avoient résolu : Mme de Clèves vint ; le vidame l’alla recevoir, et la conduisit dans un grand cabinet, au bout de son appartement ; quelque temps après, M. de Nemours entra comme si le hasard l’eût conduit. Mme de Clèves fut extrêmement surprise de le voir : elle rougit et essaya de cacher sa rougeur. Le vidame parla d’abord de choses indifférentes, et sortit, supposant qu’il avoit quelque ordre à donner. Il dit à Mme de Clèves qu’il la prioit de faire les honneurs de chez lui et qu’il alloit rentrer dans un moment.

L’on ne peut exprimer ce que sentirent M. de Nemours et Mme de Clèves de se trouver seuls et en état de se parler pour la première fois. Ils demeurèrent quelque temps sans rien dire ; enfin, M. de Nemours, rompant le silence : « Pardonnerez-vous à M. de Chartres, Madame, lui dit-il, de m’avoir donné l’occasion de vous voir et de vous entretenir, que vous m’avez toujours si cruellement ôtée ? – Je ne lui dois pas pardonner, répondit-elle, d’avoir oublié l’état où je suis, et à quoi il expose ma réputation. » En prononçant ces paroles, elle voulut s’en aller ; et M. de Nemours, la retenant : « Ne craignez rien, Madame, répliqua-t-il, personne ne sait que je suis ici, et aucun hasard n’est à craindre. Écoutez-moi, Madame, écoutez-moi ; si ce n’est par bonté, que ce soit du moins pour l’amour de vous-même, et pour vous délivrer des extravagances où m’emporteroit infailliblement une passion dont je ne suis plus le maître. »

Mme de Clèves céda pour la première fois au penchant qu’elle avoit pour M. de Nemours, et, le regardant avec des yeux pleins de douceur et de charmes : « Mais qu’espérez-vous, lui dit-elle, de la complaisance que vous me demandez ? Vous vous repentirez peut-être de l’avoir obtenue, et je me repentirai infailliblement de vous l’avoir accordée. Vous méritez une destinée plus heureuse que celle que vous avez eue jusqu’ici, et que celle que vous pouvez trouver à l’avenir, à moins que vous ne la cherchiez ailleurs. – Moi, Madame, lui dit-il, chercher du bonheur ailleurs ! et y en a-t-il d’autre que d’être aimé de vous ? Quoique je ne vous aie jamais parlé, je ne saurois croire, Madame, que vous ignoriez ma passion, et que vous ne la connoissiez pour la plus véritable et la plus violente qui sera jamais. À quelle épreuve a-t-elle été par des choses qui vous sont inconnues ? Et à quelle épreuve l’avez-vous mise par vos rigueurs ?

– Puisque vous voulez que je vous parle, et que je m’y résous, répondit Mme de Clèves en s’asseyant, je le ferai avec une sincérité que vous trouverez malaisément dans les personnes de mon sexe. Je ne vous dirai point que je n’ai pas vu l’attachement que vous avez eu pour moi ; peut-être ne me croiriez-vous pas quand je vous le dirois ; je vous avoue donc, non seulement que je l’ai vu, mais que je l’ai vu tel que vous pouvez souhaiter qu’il m’ait paru. – Et si vous l’avez vu, Madame, interrompit-il, est-il possible que vous n’en ayez point été touchée ? Et oserois-je vous demander s’il n’a fait aucune impression dans votre cœur ? – Vous en avez dû juger par ma conduite, lui répliqua-t-elle ; mais je voudrois bien savoir ce que vous en avez pensé. – Il faudroit que je fusse dans un état plus heureux pour vous l’oser dire, répondit-il ; et ma destinée a trop peu de rapport à ce que je vous dirois. Tout ce que je puis vous apprendre, Madame, c’est que j’ai souhaité ardemment que vous n’eussiez pas avoué à M. de Clèves ce que vous me cachiez, et que vous lui eussiez caché ce que vous m’eussiez laissé voir. – Comment avez-vous pu découvrir, reprit-elle en rougissant, que j’aie avoué quelque chose à M. de Clèves ? – Je l’ai su par vous-même, Madame, répondit-il ; mais, pour me pardonner la hardiesse que j’ai eue de vous écouter, souvenez-vous si j’ai abusé de ce que j’ai entendu, si mes espérances en ont augmenté, et si j’ai eu plus de hardiesse à vous parler. »

Il commença à lui conter comme il avoit entendu sa conversation avec M. de Clèves ; mais elle l’interrompit avant qu’il eût achevé. « Ne m’en dites pas davantage, lui dit-elle ; je vois présentement par où vous avez été si bien instruit ; vous ne me le parûtes déjà que trop chez madame la dauphine, qui avoit su cette aventure par ceux à qui vous l’aviez confiée. »

M. de Nemours lui apprit alors de quelle sorte la chose étoit arrivée. « Ne vous excusez point, reprit-elle ; il y a longtemps que je vous ai pardonné sans que vous m’ayez dit de raison ; mais, puisque vous avez appris par moi-même ce que j’avois eu dessein de vous cacher toute ma vie, je vous avoue que vous m’avez inspiré des sentimens qui m’étoient inconnus devant que de vous avoir vu, et dont j’avois même si peu d’idée qu’ils me donnèrent d’abord une surprise qui augmentoit encore le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je le puis faire sans crime, et que vous avez vu que ma conduite n’a pas été réglée par mes sentimens.

– Croyez-vous, Madame, lui dit M. de Nemours en se jetant à ses genoux, que je n’expire pas à vos pieds de joie et de transport ? – Je ne vous apprends, lui répondit-elle en souriant, que ce que vous ne saviez déjà que trop. – Ah ! Madame, répliqua-t-il, quelle différence de le savoir par un effet du hasard, ou de l’apprendre par vous-même, et de voir que vous voulez bien que je le sache ! – Il est vrai, lui dit-elle, que je veux bien que vous le sachiez, et que je trouve de la douceur à vous le dire : je ne sais même si je ne vous le dis point plus pour l’amour de moi que pour l’amour de vous. Car, enfin, cet aveu n’aura point de suite, et je suivrai les règles austères que mon devoir m’impose. – Vous n’y songez pas, Madame, répondit M. de Nemours : il n’y a plus de devoir qui vous lie ; vous êtes en liberté, et, si j’osois, je vous dirois même qu’il dépend de vous de faire en sorte que votre devoir vous oblige un jour à conserver les sentimens que vous avez pour moi. – Mon devoir, répliqua-t-elle, me défend de penser jamais à personne, et moins à vous qu’à qui que ce soit au monde, par des raisons qui vous sont inconnues. – Elles ne me le sont peut-être pas, Madame, reprit-il ; mais ce ne sont point de véritables raisons. Je crois savoir que M. de Clèves m’a cru plus heureux que je n’étois, et qu’il s’est imaginé que vous aviez approuvé des extravagances que la passion m’a fait entreprendre sans votre aveu. – Ne parlons point de cette aventure, lui dit-elle, je n’en saurois soutenir la pensée ; elle me fait honte, et elle m’est aussi trop douloureuse par les suites qu’elle a eues. Il n’est que trop véritable que vous êtes cause de la mort de M. de Clèves ; les soupçons que lui a donnés votre conduite inconsidérée lui ont coûté la vie comme si vous la lui aviez ôtée de vos propres mains. Voyez ce que je devrois faire si vous en étiez venus ensemble à ces extrémités et que le même malheur en fût arrivé. Je sais bien que ce n’est pas la même chose à l’égard du monde ; mais au mien il n’y a aucune différence, puisque je sais que c’est par vous qu’il est mort, et que c’est à cause de moi. – Ah ! Madame, lui dit M. de Nemours, quel fantôme de devoir opposez-vous à mon bonheur ? Quoi ! Madame, une pensée vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un homme que vous ne haïssez pas ? Quoi ! j’aurois pu concevoir l’espérance de passer ma vie avec vous ; ma destinée m’auroit conduit à aimer la plus estimable personne du monde ; j’aurois vu en elle tout ce qui peut faire une adorable maîtresse ; elle ne m’auroit pas haï, et je n’aurois trouvé dans sa conduite que tout ce qui peut être à désirer dans une femme ! car enfin, Madame, vous êtes peut-être la seule personne en qui ces deux choses se soient jamais trouvées au degré qu’elles sont en vous : tous ceux qui épousent des maîtresses dont ils sont aimés tremblent en les épousant, et regardent avec crainte, par rapport aux autres, la conduite qu’elles ont eue avec eux ; mais, en vous, Madame, rien n’est à craindre, et on ne trouve que des sujets d’admiration ; n’aurois-je envisagé, dis-je, une si grande félicité que pour vous y voir apporter vous-même des obstacles ? Ah ! Madame, vous oubliez que vous m’avez distingué du reste des hommes, ou plutôt vous ne m’en avez jamais distingué : vous vous êtes trompée, et je me suis flatté.

– Vous ne vous êtes point flatté, lui répondit-elle ; les raisons de mon devoir ne me paroîtroient peut-être pas si fortes sans cette distinction dont vous vous doutez, et c’est elle qui me fait envisager des malheurs à m’attacher à vous. – Je n’ai rien à répondre, Madame, reprit-il, quand vous me faites voir que vous craignez des malheurs ; mais je vous avoue qu’après tout ce que vous avez bien voulu me dire, je ne m’attendois pas à trouver une si cruelle raison. – Elle est si peu offensante pour vous, reprit Mme de Clèves, que j’ai même beaucoup de peine à vous l’apprendre. – Hélas ! Madame, répliqua-t-il, que pouvez-vous craindre qui me flatte trop, après ce que vous venez de me dire ? – Je veux vous parler encore avec la même sincérité que j’ai déjà commencé, reprit-elle, et je vais passer par-dessus toute la retenue et toutes les délicatesses que je devrois avoir dans une première conversation ; mais je vous conjure de m’écouter sans m’interrompre.

« Je crois devoir à votre attachement la foible récompense de ne vous cacher aucun de mes sentimens et de vous les laisser voir tels qu’ils sont. Ce sera apparemment la seule fois de ma vie que je me donnerai la liberté de vous les faire paroître ; néanmoins je ne saurois vous avouer sans honte que la certitude de n’être plus aimée de vous comme je le suis me paroît un si horrible malheur que, quand je n’aurois point des raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrois me résoudre à m’exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont d’une sorte que le public n’auroit peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais ; mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagemens éternels ? dois-je espérer un miracle en ma faveur, et puis-je me mettre en état de voir certainement finir cette passion dont je ferois toute ma félicité ? M. de Clèves étoit peut-être l’unique homme du monde capable de conserver de l’amour dans le mariage. Ma destinée n’a pas voulu que j’aie pu profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa passion n’avoit subsisté que parce qu’il n’en auroit pas trouvé en moi ; mais je n’aurois pas le même moyen de conserver la vôtre : je crois même que les obstacles ont fait votre constance ; vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre ; et mes actions involontaires, ou les choses que le hasard vous a apprises, vous ont donné assez d’espérance pour ne vous pas rebuter. – Ah ! Madame, reprit M. de Nemours, je ne saurois garder le silence que vous m’imposez : vous me faites trop d’injustice, et vous me faites trop voir combien vous êtes éloignée d’être prévenue en ma faveur. – J’avoue, répondit-elle, que les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauroient m’aveugler : rien ne me peut empêcher de reconnoître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie, et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux ; vous avez déjà eu plusieurs passions, vous en auriez encore ; je ne ferois plus votre bonheur ; je vous verrais pour une autre comme vous auriez été pour moi : j’en aurois une douleur mortelle, et je ne serois pas même assurée de n’avoir point le malheur de la jalousie. Je vous en ai trop dit pour vous cacher que vous me l’avez fait connoître, et que je souffris de si cruelles peines le soir que la reine me donna cette lettre de Mme de Thémines, que l’on disoit qui s’adressoit à vous, qu’il m’en est demeuré une idée qui me fait croire que c’est le plus grand de tous les maux.

« Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher ; il y en a peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience me feroit croire qu’il n’y en a point à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirois toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperois pas souvent ; dans cet état, néanmoins, je n’aurois d’autre parti à pendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserois me plaindre. On fait des reproches à un amant ; mais en fait-on à un mari, quand on n’a qu’à lui reprocher de n’avoir plus d’amour ? Quand je pourrois m’accoutumer à cette sorte de malheur, pourrois-je m’accoutumer à celui de croire voir toujours M. de Clèves vous accuser de sa mort, me reprocher de vous avoir aimé, de vous avoir épousé, et me faite sentir la différence de son attachement au vôtre ? Il est impossible, continua-t-elle, de passer par-dessus des raisons si fortes ; il faut que je demeure dans l’état où je suis, et dans les résolutions que j’ai prises de n’en sortir jamais. – Hé ! croyez-vous le pouvoir, Madame ? s’écria M. de Nemours. Pensez-vous que vos résolutions tiennent contre un homme qui vous adore, et qui est assez heureux pour vous plaire ? Il est plus difficile que vous ne pensez, Madame, de résister à ce qui nous plaît et à ce qui nous aime. Vous l’avez fait par une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple ; mais cette vertu ne s’oppose plus à vos sentimens, et j’espère que vous les suivrez malgré vous. – Je sais bien qu’il n’y a rien de plus difficile que ce que j’entreprends, répliqua Mme de Clèves ; je me défie de mes forces au milieu de mes raisons ; ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves seroit foible s’il n’étoit soutenu par l’intérêt de mon repos, et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir ; mais, quoique je me défie de moi-même, je crois que je ne vaincrai jamais mes scrupules, et je n’espère pas aussi de surmonter l’inclination que j’ai pour vous. Elle me rendra malheureuse, et je me priverai de votre vue, quelque violence qu’il m’en coûte. Je vous conjure par tout le pouvoir que j’ai sur vous de ne chercher aucune occasion de me voir. Je suis dans un état qui me fait des crimes de tout ce qui pourroit être permis dans un autre temps, et la seule bienséance interdit tout commerce entre nous. » M. de Nemours se jeta à ses pieds, et s’abandonna à tous les divers mouvemens dont il étoit agité. Il lui fit voir, et par ses paroles et par ses pleurs, la plus vive et la plus tendre passion dont un cœur ait jamais été touché. Celui de Mme de Clèves n’étoit pas insensible ; et, regardant ce prince avec des yeux un peu grossis par les larmes : « Pourquoi faut-il, s’écria-t-elle, que je vous puisse accuser de la mort de M. de Clèves ? Que n’ai-je commencé à vous connoître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connu devant que d’être engagée ? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle si invincible ? – Il n’y a point d’obstacle, Madame, reprit M. de Nemours ; vous seule vous opposez à mon bonheur ; vous seule vous imposez une loi que la vertu et la raison ne vous sauroient imposer. – Il est vrai, répliqua-t-elle, que je sacrifie beaucoup à un devoir qui ne subsiste que dans mon imagination : attendez ce que le temps pourra faire. M. de Clèves ne fait encore que d’expirer, et cet objet funeste est trop proche pour me laisser des vues claires et distinctes ; ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d’une personne qui n’auroit rien aimé si elle ne vous avoit jamais vu ; croyez que les sentimens que j’ai pour vous seront éternels, et qu’ils subsisteront également, quoi que je fasse. Adieu, lui dit-elle ; voici une conversation qui me fait honte : rendez-en compte à M. le vidame ; j’y consens, et je vous en prie. »

Elle sortit en disant ces paroles, sans que M. de Nemours pût la retenir. Elle trouva M. le vidame dans la chambre la plus proche. Il la vit si troublée qu’il n’osa lui parler, et il la remit dans son carrosse sans lui rien dire. Il revint trouver M. de Nemours, qui étoit si plein de joie, de tristesse, d’étonnement et d’admiration, enfin de tous les sentimens que peut donner une passion pleine de crainte et d’espérance, qu’il n’avoit pas l’usage de la raison. Le vidame fut longtemps à obtenir qu’il lui rendit compte de sa conversation. Il le fit enfin ; et M. de Chartres, sans être amoureux, n’eut pas moins d’admiration pour la vertu, l’esprit et le mérite de Mme de Clèves que M. de Nemours en avoit lui-même. Ils examinèrent ce que ce prince devoit espérer de sa destinée ; et, quelques craintes que son amour lui pût donner, il demeura d’accord avec M. le vidame qu’il étoit impossible que Mme de Clèves demeurât dans les résolutions où elle étoit. Ils convinrent néanmoins qu’il falloit suivre ses ordres, de crainte que, si le public s’apercevoit de l’attachement qu’il avoit pour elle, elle ne fît des déclarations et ne prît des engagemens vers le monde, qu’elle soutiendroit dans la suite par la peur qu’on ne crût qu’elle l’eût aimé du vivant de son mari.

M. de Nemours se détermina à suivre le roi. C’étoit un voyage dont il ne pouvoit aussi bien se dispenser, et il résolut à s’en aller sans tenter même de revoir Mme de Clèves du lieu où il l’avoit vue quelquefois. Il pria M. le vidame de lui parler. Que ne lui dit-il point pour lui redire ! Quel nombre infini de raisons pour la persuader de vaincre ses scrupules ! Enfin, une partie de la nuit étoit passée devant que M. de Nemours songeât à le laisser en repos.

Mme de Clèves n’étoit pas en état d’en trouver : ce lui étoit une chose si nouvelle d’être sortie de cette contrainte qu’elle s’étoit imposée, d’avoir souffert, pour la première fois de sa vie, qu’on lui dît qu’on étoit amoureux d’elle, et d’avoir dit elle-même qu’elle aimoit, qu’elle ne se connoissoit plus. Elle fut étonnée de ce qu’elle avoit fait ; elle s’en repentit ; elle en eut de la joie : tous ses sentimens étoient pleins de trouble et de passion. Elle examina encore les raisons de son devoir qui s’opposoient à son bonheur : elle sentit de la douleur de les trouver si fortes, et elle se repentit de les avoir si bien montrées à M. de Nemours. Quoique la pensée de l’épouser lui fût venue dans l’esprit sitôt qu’elle l’avoit revu dans ce jardin, elle ne lui avoit pas fait la même impression que venoit de faire la conversation qu’elle avoit eue avec lui, et il y avoit des momens où elle avoit de la peine à comprendre qu’elle pût être malheureuse en l’épousant. Elle eût bien voulu se pouvoir dire qu’elle étoit mal fondée et dans ses scrupules du passé et dans ses craintes de l’avenir. La raison et son devoir lui montroient dans d’autres momens des choses tout opposées, qui l’emportoient rapidement à la résolution de ne se point remarier et de ne voir jamais M. de Nemours ; mais c’étoit une résolution bien violente à établir dans un cœur aussi touché que le sien et aussi nouvellement abandonné aux charmes de l’amour. Enfin, pour se donner quelque calme, elle pensa qu’il n’étoit point encore nécessaire qu’elle se fît la violence de prendre des résolutions ; la bienséance lui donnoit un temps considérable à se déterminer ; mais elle résolut de demeurer ferme à n’avoir aucun commerce avec M. de Nemours. Le vidame la vint voir, et servit ce prince avec tout l’esprit et l’application imaginables. Il ne la put faire changer sur sa conduite, ni sur celle qu’elle avoit imposée à M. de Nemours. Elle lui dit que son dessein étoit de demeurer dans l’état où elle se trouvoit ; qu’elle connoissoit que ce dessein étoit difficile à exécuter, mais qu’elle espéroit d’en avoir la force. Elle lui fit si bien voir à quel point elle étoit touchée de l’opinion que M. de Nemours avoit causé la mort à son mari, et combien elle étoit persuadée qu’elle feroit une action contre son devoir en l’épousant, que le vidame craignit qu’il ne fût malaisé de lui ôter cette impression. Il ne dit pas à ce prince ce qu’il pensoit ; et, en lui rendant compte de sa conversation, il lui laissa toute l’espérance que la raison doit donner à un homme qui est aimé.

Ils partirent le lendemain et allèrent joindre le roi. M. le vidame écrivit à Mme de Clèves, à la prière de M. de Nemours, pour lui parler de ce prince ; et dans une seconde lettre, qui suivit bientôt la première, M. de Nemours y mit quelques lignes de sa main ; mais Mme de Clèves, qui ne vouloit pas sortir des règles qu’elle s’étoit imposées, et qui craignoit les accidens qui peuvent arriver par les lettres, manda au vidame qu’elle ne recevroit plus les siennes s’il continuoit à lui parler de M. de Nemours ; et elle le lui manda si fortement que ce prince le pria même de ne le plus nommer.

La cour alla conduire la reine d’Espagne jusqu’en Poitou. Pendant cette absence, Mme de Clèves demeura à elle-même, et, à mesure qu’elle étoit éloignée de M. de Nemours et de tout ce qui l’en pouvoit faire souvenir, elle rappeloit la mémoire de M. de Clèves, qu’elle se faisoit un honneur de conserver. Les raisons qu’elle avoit de ne point épouser M. de Nemours lui paroissoient fortes du côté de son devoir, et insurmontables du côté de son repos. La fin de l’amour de ce prince et les maux de la jalousie qu’elle croyoit infaillibles dans un mariage lui montroient un malheur certain où elle s’alloit jeter ; mais elle voyoit aussi qu’elle entreprenoit une chose impossible, que de résister en présence au plus aimable homme du monde, qu’elle aimoit et dont elle étoit aimée, et de lui résister sur une chose qui ne choquoit ni la vertu ni la bienséance. Elle jugea que l’absence seule et l’éloignement pouvoient lui donner quelque force ; elle trouva qu’elle en avoit besoin non seulement pour soutenir la résolution de ne se pas engager, mais même pour se défendre de voir M. de Nemours ; et elle résolut de faire un assez long voyage, pour passer tout le temps que la bienséance l’obligeoit à vivre dans la retraite. De grandes terres qu’elle avoit vers les Pyrénées lui parurent le lieu le plus propre qu’elle pût choisir. Elle partit peu de jours avant que la cour revînt ; et, en partant, elle écrivit à M. le vidame pour le conjurer que l’on ne songeât point à avoir de ses nouvelles, ni à lui écrire.

M. de Nemours fut affligé de ce voyage comme un autre l’auroit été de la mort de sa maîtresse. La pensée d’être privé pour longtemps de la vue de Mme de Clèves lui étoit une douleur sensible, et surtout dans un temps où il avoit senti le plaisir de la voir, et de la voir touchée de sa passion. Cependant il ne pouvoit faire autre chose que s’affliger ; mais son affliction augmenta considérablement. Mme de Clèves, dont l’esprit avoit été si agité, tomba dans une maladie violente sitôt qu’elle fut arrivée chez elle. Cette nouvelle vint à la cour. M. de Nemours étoit inconsolable ; sa douleur alloit au désespoir et à l’extravagance. Le vidame eut beaucoup de peine à l’empêcher de faire voir sa passion au public ; il en eut beaucoup aussi à le retenir et à lui ôter le dessein d’aller lui-même apprendre de ses nouvelles. La parenté et l’amitié de M. le vidame fut un prétexte à y envoyer plusieurs courriers ; on sut enfin qu’elle étoit hors de cet extrême péril où elle avoit été ; mais elle demeura dans une maladie de langueur qui ne laissoit guère d’espérance de sa vie.

Cette vue si longue et si prochaine de la mort firent paroître à Mme de Clèves les choses de cette vie de cet œil si différent dont on les voit dans la santé. La nécessité de mourir, dont elle se voyoit si proche, l’accoutuma à se détacher de toutes choses, et la longueur de sa maladie lui en fit une habitude. Lorsqu’elle revint de cet état, elle trouva néanmoins que M. de Nemours n’étoit pas effacé de son cœur ; mais elle appela à son secours, pour se défendre contre lui, toutes les raisons qu’elle croyoit avoir pour ne l’épouser jamais. Il se passa un assez grand combat en elle-même. Enfin, elle surmonta les restes de cette passion qui étoit affoiblie par les sentimens que sa maladie lui avoit donnés : les pensées de la mort lui avoient reproché la mémoire de M. de Clèves. Ce souvenir, qui s’accordoit à son devoir, s’imprima fortement dans son cœur. Les passions et les engagemens du monde lui parurent tels qu’ils paroissent aux personnes qui ont des vues plus grandes et plus éloignées. Sa santé, qui demeura considérablement affoiblie, lui aida à conserver ses sentimens ; mais, comme elle connoissoit ce que peuvent les occasions sur les résolutions les plus sages, elle ne voulut pas s’exposer à détruire les siennes, ni revenir dans les lieux où étoit ce qu’elle avoit aimé. Elle se retira, sur le prétexte de changer d’air, dans une maison religieuse, sans faire paroître un dessein arrêté de renoncer à la cour.

À la première nouvelle qu’en eut M. de Nemours, il sentit le poids de cette retraite, et il en vit l’importance. Il crut dans ce moment qu’il n’avoit plus rien à espérer ; la perte de ses espérances ne l’empêcha pas de mettre tout en usage pour faire revenir Mme de Clèves. Il fit écrire la reine ; il fit écrire le vidame, il l’y fit aller ; mais tout fut inutile. Le vidame la vit : elle ne lui dit point qu’elle eût pris de résolution. Il jugea néanmoins qu’elle ne reviendroit jamais. Enfin M. de Nemours y alla lui-même, sur le prétexte d’aller à des bains. Elle fût extrêmement troublée et surprise d’apprendre sa venue. Elle lui fit dire, par une personne de mérite qu’elle aimoit et qu’elle avoit alors auprès d’elle, qu’elle le prioit de ne pas trouver étrange si elle ne s’exposoit point au péril de le voir et de détruire, par sa présence, des sentimens qu’elle devoit conserver ; qu’elle vouloit bien qu’il sût qu’ayant trouvé que son devoir et son repos s’opposoient au penchant qu’elle avoit d’être à lui, les autres choses du monde lui avoient paru si indifférentes qu’elle y avoit renoncé pour jamais ; qu’elle ne pensoit plus qu’à celles de l’autre vie, et qu’il ne lui restoit aucun sentiment que le désir de le voir dans les même dispositions où elle étoit.

M. de Nemours pensa expirer de douleur en présence de celle qui lui parloit. Il la pria vingt fois de retourner à Mme de Clèves, afin de faire en sorte qu’il la vît ; mais cette personne lui dit que Mme de Clèves lui avoit non seulement défendu de lui aller redire aucune chose de sa part, mais même de lui rendre compte de leur conversation. Il fallut enfin que ce prince repartît, aussi accablé de douleur que le pouvoit être un homme qui perdoit toute sorte d’espérances de revoir jamais une personne qu’il aimoit d’une passion la plus violente, la plus naturelle et la mieux fondée qui ait jamais été. Néanmoins il ne se rebuta point encore, et il fit tout ce qu’il put imaginer de capable de la faire changer de dessein. Enfin, des années entières s’étant passées, le temps et l’absence ralentirent sa douleur et éteignirent sa passion. Mme de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passoit une partie de l’année dans cette maison religieuse et l’autre chez elle, mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvens les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables.