Au Lecteur §
C’est ici un livre de bonne foi, Lecteur. Il t’avertit dès l’entrée, que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée : je n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire : mes forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eu de moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse paré de beautés empruntées. Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, mes imperfections et ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que si j’eusse été parmi ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, Lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc. De Montaigne, ce 12. de Juin. 1580.
Livre premier §
Chapitre I. Par divers moyens on arrive à pareille fin §
La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensés, lorsqu’ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur merci, c’est de les émouvoir par soumission, à commisération et à pitié : Toutefois, la braverie, la constance, et la résolution, moyens tout contraires, ont quelquefois servi à ce même effet. Edouard Prince de Galles, celui qui régenta si longtemps notre Guienne : personnage duquel les conditions et la fortune ont beaucoup de notables parties de grandeur ; ayant été bien fort offensé par les Limosins, et prenant leur ville par force, ne put être arrêté par les cris du peuple, et des femmes, et enfants abandonnés à la boucherie, lui criant merci, et se jetant à ses pieds : jusqu’à ce que passant toujours outre dans la ville, il aperçut trois gentilshommes Français, qui d’une hardiesse incroyable soutenaient seuls l’effort de son armée victorieuse. La considération et le respect d’une si notable vertu, reboucha premièrement la pointe de sa colère : et commença par ces trois, à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville. Scanderberch, Prince de l’Épire, suivant un soldat des siens pour le tuer, et ce soldat ayant essayé par toute espèce d’humilité et de supplication de l’apaiser, se résolut à toute extrémité de l’attendre l’épée au poing : cette sienne résolution arrêta sus bout la furie de son maître, qui pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce. Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux, qui n’auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce Prince-là. L’Empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe Duc de Bavieres, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques viles et lâches satisfactions qu’on lui offrît, que de permettre seulement aux gentilles-femmes qui étaient assiégées avec le Duc, de sortir leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter sur elles. Elles d’un cœur magnanime, s’avisèrent de charger sur leurs épaules leurs maris, leurs enfants, et le Duc même. L’Empereur prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et capitale qu’il avait portée contre ce Duc : et dès lors en avant traita humainement lui et les siens. L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporterait aisément : car j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et mansuétude : Tant y a, qu’à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement à la compassion, qu’à l’estimation. Si est la pitié passion vicieuse aux Stoïques : Ils veulent qu’on secoure les affligés, mais non pas qu’on fléchisse et compatisse avec eux. Or ces exemples me semblent plus à propos, d’autant qu’on voit ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l’un sans s’ébranler, et courber sous l’autre. Il se peut dire, que de rompre son cœur à la commisération, c’est l’effet de la facilité, débonnaireté, et mollesse : d’où il advient que les natures plus faibles, comme celles des femmes, des enfants, et du vulgaire, y sont plus sujettes. Mais (ayant eu à dédain les larmes et les pleurs) de se rendre à la seule révérence de la sainte image de la vertu, que c’est l’effet d’une âme forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur mâle, et obstinée. Toutefois ès âmes moins généreuses, l’étonnement et l’admiration peuvent faire naître un pareil effet : Témoin le peuple Thébain, lequel ayant mis en Justice d’accusation capitale, ses capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur avait été prescrit et préordonné, absolut à toute peine Pelopidas, qui pliait sous le faix de telles objections, et n’employait à se garantir que requêtes et supplications : et au contraire Epaminondas, qui vint à raconter magnifiquement les choses par lui faites, et à les reprocher au peuple d’une façon fière et arrogante, il n’eut pas le cœur de prendre seulement les balotes en main, et se départit : l’assemblée louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. Dionysius le vieil, après des longueurs et difficultés extrêmes, ayant pris la ville de Rege, et en icelle le Capitaine Phyton, grand homme de bien, qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique exemple de vengeance. Il lui dit premièrement, comment le jour avant, il avait fait noyer son fils, et tous ceux de sa parenté. À quoi Phyton répondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux que lui. Après il le fit dépouiller, et saisir à des Bourreaux, et le traîner par la ville, en le fouettant très ignominieusement et cruellement : et en outre le chargeant de félonnes paroles et contumélieuses. Mais il eut le courage toujours constant, sans se perdre. Et d’un visage ferme, allait au contraire ramentevant à haute voix, l’honorable et glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre les mains d’un tyran : le menaçant d’une prochaine punition des dieux. Dionysius, lisant dans les yeux de la commune de son armée, qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris de leur chef, et de son triomphe : elle allait s’amollissant par l’étonnement d’une si rare vertu, et marchandait de se mutiner, et même d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergents, fit cesser ce martyre : et à cachette l’envoya noyer en la mer. Certes c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme : il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. Voilà Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins, contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeait seul de la faute publique, et ne requérait autre grâce que d’en porter seul la peine. Et l’hôte de Sylla, ayant usé en la ville de Peruse de semblable vertu, n’y gagna rien, ni pour soi, ni pour les autres. Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardi des hommes et si gracieux aux vaincus Alexandre, forçant après beaucoup de grandes difficultés la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandait, de la valeur duquel il avait, pendant ce siège, senti des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes dépecées, tout couvert de sang et de plaies, combattant encore au milieu de plusieurs Macédoniens, qui le chamaillaient de toutes parts : et lui dit, tout piqué d’une si chère victoire (car entre autres dommages, il avait reçu deux fraîches blessures sur sa personne) Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis : fais état qu’il te faut souffrir toutes les sortes de tourments qui se pourront inventer contre un captif. L’autre, d’une mine non seulement assurée, mais rogue et altière, se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre voyant l’obstination à se taire : A-t-il fléchi un genou ? lui est-il échappé quelque voix suppliante ? Vraiment je vaincrai ce silence : et si je n’en puis arracher parole, j’en arracherai au moins du gémissement. Et tournant sa colère en rage, commanda qu’on lui perçât les talons, et le fit ainsi traîner tout vif, déchirer et démembrer au cul d’une charrette. Serait-ce que la force de courage lui fût si naturelle et commune, que pour ne l’admirer point, il la respectât moins ? ou qu’il l’estimât si proprement sienne qu’en cette hauteur il ne pût souffrir de la voir en un autre, sans le dépit d’une passion envieuse ? ou que l’impétuosité naturelle de sa colère fût incapable d’opposition ? De vrai, si elle eût reçu bride, il est à croire, qu’en la prise et désolation de la ville de Thèbes elle l’eût reçue : à voir cruellement mettre au fil de l’épée tant de vaillants hommes, perdus, et n’ayant plus moyen de défense publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut vu ni fuyant, ni demandant merci. Au rebours cherchant, qui çà, qui là, par les rues, à affronter les ennemis victorieux : les provoquant à les faire mourir d’une mort honorable. Nul ne fut vu, qui n’essayât en son dernier soupir, de se venger encore : et à tout les armes du désespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemi. Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié : et ne suffit la longueur d’un jour à assouvir sa vengeance. Ce carnage dura jusques à la dernière goutte de sang qui se trouva épandable : et ne s’arrêta qu’aux personnes désarmées, vieillards, femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.
Chapitre II. De la Tristesse §
Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’aime ni l’estime : quoique le monde ait entrepris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Sot et vilain ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c’est une qualité toujours nuisible, toujours folle : et comme toujours couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages. Mais le conte dit que Psammenitus Roi d’Ægypte, ayant été défait et pris par Cambysez Roi de Perse, voyant passer devant lui sa fille prisonnière habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, tous ses amis pleurant et lamentant autour de lui, se tint coi sans mot dire, les yeux fichés en terre : et voyant encore tantôt qu’on menait son fils à la mort, se maintint en cette même contenance : mais qu’ayant aperçu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa tête, et mener un deuil extrême. Ceci se pourrait apparier à ce qu’on vit dernièrement d’un Prince des nôtres, qui ayant ouï à Trente, où il était, nouvelles de la mort de son frère aîné, mais un frère en qui consistait l’appui et l’honneur de toute sa maison, et bientôt après d’un puîné, sa seconde espérance, et ayant soutenu ces deux charges d’une constance exemplaire, comme quelques jours après un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident ; et quittant sa résolution, s’abandonna au deuil et aux regrets ; en manière qu’aucuns en prirent argument, qu’il n’avait été touché au vif que de cette dernière secousse : mais à la vérité ce fut, qu’étant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience. Il s’en pourrait (dis-je) autant juger de notre histoire, n’était qu’elle ajoute, que Cambyses s’enquérant à Psammenitus, pourquoi ne s’étant ému au malheur de son fils et de sa fille, il portait si impatiemment celui de ses amis : C’est, répondit-il, que ce seul dernier déplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassant de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer. À l’aventure reviendrait à ce propos l’invention de cet ancien peintre, lequel ayant à représenter au sacrifice de Iphigenia le deuil des assistants, selon les degrés de l’intérêt que chacun apportait à la mort de cette belle fille innocente : ayant épuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de la vierge, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait rapporter ce degré de deuil. Voilà pourquoi les Poètes feignent cette misérable mère Niobé, ayant perdu premièrement sept fils, et puis de suite autant de filles, surchargée de pertes, avoir été enfin transmuée en rocher,
diriguisse malis :
[avoir été figée par le malheur :]
Pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité, qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent surpassant notre portée. De vrai, l’effort d’un déplaisir, pour être extrême, doit étonner toute l’âme, et lui empêcher la liberté de ses actions : Comme il nous advient à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de tous mouvements : de façon que l’âme se relâchant après aux larmes et aux plaintes, semble se déprendre, se démêler, et se mettre plus au large, et à son aise.
Et via vix tandem voci laxata dolore est.
[Et à grand-peine la douleur rendit enfin le passage à sa voix.]
En la guerre que le Roi Ferdinand mena contre la veuve du Roi Jean de Hongrie, autour de Bude, un gendarme fut particulièrement remarqué de chacun, pour avoir excessivement bien fait de sa personne, en certaine mêlée : et inconnu, hautement loué, et plaint y étant demeuré. Mais de nul tant que de Raiscïac seigneur Allemand, épris d’une si rare vertu : le corps étant rapporté, celui-ci d’une commune curiosité, s’approcha pour voir qui c’était : et les armes ôtées au trépassé, il reconnut son fils. Cela augmenta la compassion aux assistants : lui seul, sans rien dire, sans ciller les yeux, se tint debout, contemplant fixement le corps de son fils : jusques à ce que la véhémence de la tristesse, ayant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre.
Chi puo dir com’ egli arde è in picciol fuoco,
[Qui peut dire comme il brûle est dans un petit feu,]
disent les amoureux, qui veulent représenter une passion insupportable.
misero quod omnes
Eripit sensus mihi. Nam simul te
Lesbia aspexi, nihil est super mi
Quod loquar amens.
Lingua sed torpet, tenuis sub artus
Flamma dimanat, sonitu suopte
Tinniunt aures, gemina teguntur
Lumina nocte.
[Malheureux de moi ! ce bonheur ravit tous les sens. Car dès que je te vois, Lesbie, éperdu, je n’ai plus de mots. Ma langue est paralysée, dans mes membres se répand une flamme subtile, d’elles-mêmes mes oreilles bourdonnent et une nuit couvre mes deux yeux.]
Aussi n’est-ce pas en la vive, et plus cuisante chaleur de l’accès, que nous sommes propres à déployer nos plaintes et nos persuasions : l’âme est lors aggravée de profondes pensées, et le corps abattu et languissant d’amour : Et de là s’engendre parfois la défaillance fortuite, qui surprend les amoureux si hors de saison ; et cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extrême, au giron même de la jouissance. Toutes passions qui se laissent goûter, et digérer, ne sont que médiocres,
Curæ leves loquuntur, ingentes stupent.
[Les légers chagrins parlent, les grands sont sans voix.]
La surprise d’un plaisir inespéré nous étonne de même.
Ut me conspexit venientem, et Troia circum
Arma amens vidit, magnis exterrita monstris,
Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,
Labitur, et longo vix tandem tempore fatur.
[Quand elle me vit venir et, éperdue, aperçut autour de moi des armes troyennes, épouvantée par de si grands prodiges, elle se figea à ce spectacle, la chaleur délaissa ses os ; elle tombe, et ce n’est qu’après un long temps qu’à grand-peine elle prend enfin la parole.]
Outre la femme Romaine, qui mourut surprise d’aise de voir son fils revenu de la route de Cannes : Sophocles et Denis le Tyran, qui trépassèrent d’aise : et Talva qui mourut en Corsègue, lisant les nouvelles des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés. Nous tenons en notre siècle, que le pape Léon dixième ayant été averti de la prise de Milan, qu’il avait extrêmement souhaitée, entra en tel excès de joie, que la fièvre l’en prit, et en mourut. Et pour un plus notable témoignage de l’imbécillité humaine, il a été remarqué par les anciens, que Diodorus le Dialecticien mourut sur-le-champ, épris d’une extrême passion de honte, pour en son école, et en public, ne se pouvoir développer d’un argument qu’on lui avait fait. Je suis peu en prise de ces violentes passions : J’ai l’appréhension naturellement dure ; et l’encroûte et épaissis tous les jours par discours
Chapitre III. Nos affections s’emportent au-delà de nous §
Ceux qui accusent les hommes d’aller toujours béant après les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents, et nous rasseoir en ceux-là : comme n’ayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs : s’ils osent appeler erreur, chose à quoi nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus jalouse de notre action, que de notre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance, nous élancent vers l’avenir : et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius [Le malheur accable l’esprit inquiet de l’avenir.] Ce grand précepte est souvent allégué en Platon, Fais ton fait, et te connais. Chacun de ces deux membres enveloppe généralement tout notre devoir : et semblablement enveloppe son compagnon. Qui aurait à faire son fait, verrait que sa première leçon, c’est connaître ce qu’il est, et ce qui lui est propre. Et qui se connaît, ne prend plus l’étranger fait pour le sien : s’aime, et se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues, et les pensées, et propositions inutiles. Comme la folie quand on lui octroiera ce qu’elle désire, ne sera pas contente : aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se déplaît jamais de soi. Epicurus dispense son sage de la prévoyance et souci de l’avenir. Entre les lois qui regardent les trépassés, celle ici me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à être examinées après leur mort : Ils sont compagnons, sinon maîtres des lois : ce que la Justice n’a pu sur leurs têtes, c’est raison qu’elle l’ait sur leur réputation, et biens de leurs successeurs : choses que souvent nous préférons à la vie. C’est une usance qui apporte des commodités singulières aux nations où elle est observée, et désirable à tous bons Princes : qui ont à se plaindre de ce, qu’on traite la mémoire des méchants comme la leur. Nous devons la sujétion et obéissance également à tous Rois : car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment, indignes : de celer leurs vices : d’aider de notre recommandation leurs actions indifférentes, pendant que leur autorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini, ce n’est pas raison de refuser à la justice, et à notre liberté, l’expression de nos vrais ressentiments. Et nommément de refuser aux bons sujets, la gloire d’avoir révéremment et fidèlement servi un maître, les imperfections duquel leur étaient si bien connues : frustrant la postérité d’un si utile exemple. Et ceux, qui, par respect de quelque obligation privée, épousent iniquement la mémoire d’un Prince mélouable, font justice particulière aux dépens de la justice publique. Titus Livius dit vrai, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est toujours plein de vaines ostentations et faux témoignages : chacun élevant indifféremment son Roi, à l’extrême ligne de valeur et grandeur souveraine. On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats, qui répondirent à Néron, à sa barbe, l’un enquis de lui, pourquoi il lui voulait du mal : Je t’aimais quand tu le valais : mais depuis que tu es devenu parricide, boutefeu, bateleur, cocher, je te hais, comme tu mérites. L’autre, pourquoi il le voulait tuer : Parce que je ne trouve autre remède à tes continuels maléfices. Mais les publics et universels témoignages, qui après sa mort ont été rendus, et le seront à tout jamais, à lui, et à tous méchants comme lui, de ses tyranniques et vilains déportements, qui de sain entendement les peut réprouver ? Il me déplaît, qu’en une si sainte police que la Lacédémonienne, se fût mêlée une si feinte cérémonie à la mort des Rois. Tous les confédérés et voisins, et tous les Ilotes, hommes, femmes, pêle-mêle, se découpaient le front, pour témoignage de deuil : et disaient en leurs cris et lamentations, que celui-là, quel qu’il eût été, était le meilleur Roi de tous les leurs : attribuant au rang, le los qui appartenait au mérite ; et, qui appartient au premier mérite, au postrême et dernier rang. Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon, Que nul avant mourir ne peut être dit heureux, Si celui-là même qui a vécu, et qui est mort à souhait, peut être dit heureux, si sa renommée va mal, si sa postérité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par préoccupation où il nous plaît : mais étant hors de l’être, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. Et serait meilleur de dire à Solon, que jamais homme n’est donc heureux, puisqu’il ne l’est qu’après qu’il n’est plus.
Quisquam
Vix radicitus e vita se tollit, et eiicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec remouet satis a proiecto corpore sese, et
Vindicat.
[On a peine à se retrancher et à s’arracher radicalement de la vie ; on suppose inconsciemment qu’il subsiste quelque reste de soi, et l’on ne se détache pas bien du corps dont on s’est dépouillé, mais on le revendique.]
Bertrand du Glesquin mourut au siège du château de Rançon, près du Puy en Auvergne : les assiégés s’étant rendus après, furent obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé. Barthélémy d’Alviane, général de l’armée des Vénitiens, étant mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant à être rapporté à Venise par le Véronois, terre ennemie : la plupart de ceux de l’armée étaient d’avis, qu’on demandât sauf-conduit pour le passage à ceux de Vérone : mais Theodore Trivulce y contredit ; et choisit plutôt de le passer par vive force, au hasard du combat : n’étant convenable, disait-il, que celui qui en sa vie n’avait jamais eu peur de ses ennemis, étant mort fît démonstration de les craindre. De vrai, en chose voisine, par les lois Grecques, celui qui demandait à l’ennemi un corps pour l’inhumer, renonçait à la victoire, et ne lui était plus loisible d’en dresser trophée : à celui qui en était requis, c’était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait nettement gagné sur les Corinthiens : et au rebours, Agesilaus assura celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Bœotiens. Ces traits se pourraient trouver étranges, s’il n’était reçu de tout temps, non seulement d’étendre le soin de nous, au-delà cette vie, mais encore de croire, que bien souvent les faveurs célestes nous accompagnent au tombeau, et continuent à nos reliques. De quoi il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nôtres, qu’il n’est besoin que je m’y étende. Edouard premier Roi d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d’entre lui et Robert Roi d’Escosse, combien sa présence donnait d’avantage à ses affaires, rapportant toujours la victoire de ce qu’il entreprenait en personne ; mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu’étant trépassé, il fît bouillir son corps pour déprendre sa chair d’avec les os, laquelle il fit enterrer ; et quant aux os, qu’il les réservât pour les porter avec lui, et en son armée, toutes les fois qu’il lui adviendrait d’avoir guerre contre les Escossais : comme si la destinée avait fatalement attaché la victoire à ses membres. Jean Zischa, qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de Wiclef, voulut qu’on l’écorchât après sa mort, et de sa peau qu’on fît un tambourin à porter à la guerre contre ses ennemis : estimant que cela aiderait à continuer les avantages qu’il avait eus aux guerres, par lui conduites contre eux. Certains Indiens portaient ainsi au combat contre les Espagnols, les ossements de l’un de leurs Capitaines, en considération de l’heur qu’il avait eu en vivant. Et d’autres peuples en ce même monde, traînent à la guerre les corps des vaillants hommes, qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune et d’encouragement. Les premiers exemples ne réservent au tombeau, que la réputation acquise par leurs actions passées : mais ceux-ci y veulent encore mêler la puissance d’agir. Le fait du Capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d’une arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée, répondit qu’il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemi : et ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant défaillir, et échapper du cheval, commanda à son maître d’hôtel, de le coucher au pied d’un arbre : mais que ce fût en façon qu’il mourût le visage tourné vers l’ennemi : comme il fît. Il me faut ajouter cet autre exemple aussi remarquable pour cette considération, que nul des précédents. L’Empereur Maximilian bisaïeul du Roi Philippes, qui est à présent, était Prince doué de tout plein de grandes qualités, et entre autres d’une beauté de corps singulière : mais parmi ses humeurs, il avait celle-ci bien contraire à celle des Princes, qui pour dépêcher les plus importantes affaires, font leur trône de leur chaire percée : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre, si privé, à qui il permît de le voir en sa garde-robe : Il se dérobait pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne découvrir ni à Médecin ni à qui que ce fût les parties qu’on a accoutumé de tenir cachées. Moi, qui ai la bouche si effrontée, suis pourtant par complexion touché de cette honte : Si ce n’est à une grande suasion de la nécessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de personne, les membres et actions, que notre coutume ordonne être couvertes : J’y souffre plus de contrainte que je n’estime bienséant à un homme, et surtout à un homme de ma profession : Mais lui en vint à telle superstition, qu’il ordonna par paroles expresses de son testament, qu’on lui attachât des caleçons, quand il serait mort. Il devait ajouter par codicille, que celui qui les lui monterait eût les yeux bandés. L’ordonnance que Cyrus fait à ses enfants, que ni eux, ni autre, ne voie et touche son corps, après que l’âme en sera séparée : je l’attribue à quelque sienne dévotion : Car et son Historien et lui, entre leurs grandes qualités, ont semé par tout le cours de leur vie, un singulier soin et révérence à la religion. Ce conte me déplut, qu’un grand me fit d’un mien allié, homme assez connu et en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extrêmes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernières avec un soin véhément, à disposer l’honneur et la cérémonie de son enterrement : et somma toute la noblesse qui le visitait, de lui donner parole d’assister à son convoi. À ce Prince même, qui le vit sur ces derniers traits, il fit une instante supplication que sa maison fut commandée de s’y trouver ; employant plusieurs exemples et raisons, à prouver que c’était chose qui appartenait à un homme de sa sorte : et sembla expirer content ayant retiré cette promesse, et ordonné à son gré la distribution, et ordre de sa montre. Je n’ai guère vu de vanité si persévérante. Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n’ai point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à celle-ci : d’aller se soignant et passionnant à ce dernier point, à régler son convoi, à quelque particulière et inusitée parcimonie, à un serviteur et une lanterne. Je vois louer cette humeur, et l’ordonnance de Marcus Æmilius Lepidus, qui défendit à ses héritiers d’employer pour lui les cérémonies qu’on avait accoutumé en telles choses. Est-ce encore tempérance et frugalité, d’éviter la dépense et la volupté, desquelles l’usage et la connaissance nous est imperceptible ? Voilà une aisée réformation et de peu de coût. S’il était besoin d’en ordonner, je serais d’avis qu’en celle-là, comme en toutes actions de la vie, chacun en rapportât la règle, au degré de sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis, de mettre son corps où ils aviseront pour le mieux : et quant aux funérailles, de les faire ni superflues ni mécaniques. Je laisserai purement la coutume ordonner de cette cérémonie : et m’en remettrai à la discrétion des premiers à qui je tomberai en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris. [C’est un point qui ne mérite que notre mépris en ce qui nous regarde, mais qui n’est pas à négliger en ce qui regarde les nôtres.] Et est saintement dit à un saint : Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt viuorum solatia, quam subsidia mortuorum. [Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des obsèques regardent la consolation des vivants plus que le besoin des morts.] Pourtant Socrates à Criton, qui sur l’heure de sa fin lui demande, comment il veut être enterré : Comme vous voudrez, répond-il. Si j’avais à m’en empêcher plus avant, je trouverais plus galant, d’imiter ceux qui entreprennent vivant et respirant, jouir de l’ordre et honneur de leur sépulture : et qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sachent réjouir et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre de leur mort ! À peu, que je n’entre en haine irréconciliable contre toute domination populaire : quoiqu’elle me semble la plus naturelle et équitable : quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple Athénien : de faire mourir sans rémission, et sans les vouloir seulement ouïr en leurs défenses, ces braves capitaines, venant de gagner contre les Lacédémoniens la bataille navale près les Îles Arginenses : la plus contestée, la plus forte bataille, que les Grecs aient onques donnée en mer de leurs forces : parce qu’après la victoire, ils avaient suivi les occasions que la loi de la guerre leur présentait, plutôt que de s’arrêter à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette exécution plus odieuse, le fait de Diomedon. Celui-ci est l’un des condamnés, homme de notable vertu, et militaire et politique : lequel se tirant avant pour parler, après avoir ouï l’arrêt de leur condamnation, et trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause, et à découvrir l’évidente iniquité d’une si cruelle conclusion, ne représenta qu’un soin de la conservation de ses juges : priant les Dieux de tourner ce jugement à leur bien, et afin que, par faute de rendre les vœux que lui et ses compagnons avaient voué, en reconnaissance d’une si illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des Dieux sur eux : les avertissant quels vœux c’étaient. Et sans dire autre chose, et sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice. La fortune quelques années après les punit de même pain soupe. Car Chabrias capitaine général de leur armée de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis Amiral de Sparte, en l’île de Naxe, perdit le fruit tout net et content de sa victoire, très important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple, et pour ne perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottaient en mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition.
Quaeris, quo iaceas, post obitum, loco ?
Quo non nata iacent.
[Tu veux savoir où tu seras gisant, une fois mort ? Là où gît ce qui n’est pas né.]
Cet autre redonne le sentiment du repos à un corps sans âme,
Neque sepulchrum, quo recipiat, habeat portum corporis :
Vbi, remissa humana vita, corpus requiescat a malis.
[Et qu’il n’ait pas de tombeau dans lequel il donne un asile à son corps, où, déchargé de la vie humaine, son corps se repose loin des maux.]
Tout ainsi que nature nous fait voir, que plusieurs choses mortes ont encore des relations occultes à la vie. Le vin s’altère aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d’état aux saloirs et de goût, selon les lois de la chair vive, à ce qu’on dit.
Chapitre IV. Comme l’âme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent §
Un gentilhomme des nôtres merveilleusement sujet à la goutte, étant pressé par les médecins de laisser du tout l’usage des viandes salées, avait accoutumé de répondre fort plaisamment, que sur les efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s’en prendre ; et que s’écriant et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de bœuf et le jambon, il s’en sentait d’autant allégé. Mais en bon escient, comme le bras étant haussé pour frapper, il nous deut si le coup ne rencontre, et qu’il aille au vent : aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne faut pas qu’elle soit perdue et écartée dans le vague de l’air, ains qu’elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance,
Ventus ut amittit vires, nisi robore densæ
Occurrant siluæ spatio diffusus inani.
[de même que le vent perd ses forces, se dissipant dans le vide de l’espace, à moins que de denses forêts ne lui opposent leur résistance.]
De même il semble que l’âme ébranlée et émue se perde en soi-même, si on ne lui donne prise : et faut toujours lui fournir d’objet où elle s’abutte et agisse. Plutarque dit à propos de ceux qui s’affectionnent aux guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s’en forge ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l’âme en ses passions se pipe plutôt elle-même, se dressant un faux sujet et fantastique, voire contre sa propre créance, que de n’agir contre quelque chose. Ainsi emporte les bêtes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer, qui les a blessées : et à se venger à belles dents sur soi-même du mal qu’elles sentent.
Pannonis haud aliter post ictum sæuior ursa
Cum iaculum parua Libys amentauit habena,
Se rotat in vulnus, telumque irata receptum Impetit, et secum fugientem circuit hastam.
[C’est ainsi que l’ourse de Pannonie, plus féroce d’avoir été frappée du javelot que, d’une courte lanière, lui a lancé le Libyen, se roule sur sa blessure et, furieuse, s’en prend au trait qu’elle a reçu et va tournant à l’entour de la hampe qui se dérobe avec elle.]
Quelles causes n’inventons-nous des malheurs qui nous adviennent ? à quoi ne nous prenons-nous à tort ou à droit, pour avoir où nous escrimer ? Ce ne sont pas ces tresses blondes, que tu déchires, ni la blancheur de cette poitrine, que dépitée tu bats si cruellement, qui ont perdu d’un malheureux plomb ce frère bien-aimé : prends-t’en ailleurs. Livius parlant de l’armée Romaine en Espaigne, après la perte des deux frères ses grands Capitaines, Flere omnes repente, et offensare capita [Et tous soudain de pleurer et de se frapper la tête] : C’est un usage commun. Et le Philosophe Bion, de ce Roi, qui de deuil s’arrachait les poils, fut plaisant, Celui-ci pense-t-il que la pelade soulage le deuil ? Qui n’a vu mâcher et engloutir les cartes, se gorger d’une balle de dés, pour avoir où se venger de la perte de son argent ? Xerxes fouetta la mer, et écrivit un cartel de défi au mont Athos : et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à se venger de la rivière de Gyndus, pour la peur qu’il avait eu en la passant : et Caligula ruina une très belle maison, pour le plaisir que sa mère y avait eu. Le peuple disait en ma jeunesse, qu’un Roi de nos voisins, ayant reçu de Dieu une bastonnade, jura de s’en venger : ordonnant que de dix ans on ne le priât, ni parlât de lui, ni autant qu’il était en son autorité, qu’on ne crût en lui. Par où on voulait peindre non tant la sottise, que la gloire naturelle à la nation, de quoi était le conte. Ce sont vices toujours conjoints : mais telles actions tiennent, à la vérité, un peu plus encore d’outrecuidance, que de bêtise. Augustus Cesar ayant été battu de la tempête sur mer, se prit à défier le dieu Neptunus, et en la pompe des jeux Circenses fit ôter son image du rang où elle était parmi les autres dieux, pour se venger de lui. En quoi il est encore moins excusable, que les précédents, et moins qu’il ne fut depuis, lorsqu’ayant perdu une bataille sous Quintilius Varus en Allemaigne, il allait de colère et de désespoir, choquant sa tête contre la muraille, en s’écriant : Varus rends-moi mes soldats : car ceux-là surpassent toute folie, d’autant que l’impiété y est jointe, qui s’en adressent à Dieu même, ou à la fortune, comme si elle avait des oreilles sujettes à notre batterie. À l’exemple des Thraces, qui, quand il tonne ou éclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une vengeance Titanienne, pour ranger Dieu à raison, à coups de flèche. Or, comme dit cet ancien Poète chez Plutarque,
Point ne se faut courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos colères.
Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au dérèglement de notre esprit.
Chapitre V. Si le chef d’une place assiégée, doit sortir pour parlementer §
Lucius Marcius Légat des Romains, en la guerre contre Perseus Roi de Macédoine, voulant gagner le temps qu’il lui fallait encore à mettre en point son armée, sema des entrejets d’accord, desquels le Roi endormi accorda trêve pour quelques jours : fournissant par ce moyen son ennemi d’opportunité et loisir pour s’armer : d’où le Roi encourut sa dernière ruine. Si est-ce, que les vieux du Sénat, mémoratifs des mœurs de leurs pères, accusèrent cette pratique, comme ennemie de leur style ancien : qui fut, disaient-ils, combattre de vertu, non de finesse, ni par surprises et rencontres de nuit, ni par fuites apostées, et recharges inopinées : n’entreprenant guerre, qu’après l’avoir dénoncée, et souvent après avoir assigné l’heure et lieu de la bataille. De cette conscience ils renvoyèrent à Pyrrhus son traître Médecin, et aux Phalisques leur desloyal maître d’école. C’étaient les formes vraiment Romaines, non de la Grecque subtilité et astuce Punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par fraude. Le tromper peut servir pour le coup : mais celui seul se tient pour surmonté, qui sait l’avoir été ni par ruse, ni de sort, mais par vaillance, de troupe à troupe, en une franche et juste guerre. Il appert bien par ce langage de ces bonnes gens, qu’ils n’avaient encore reçu cette belle sentence,
dolus an virtus quis in hoste requirat ?
[Ruse ou vaillance : à l’égard d’un ennemi, qui s’en inquiéterait ?]
Les Achaïens, dit Polybe, détestaient toute voie de tromperie en leurs guerres, n’estimant victoire, sinon où les courages des ennemis sont abattus. Eam vir sanctus et sapiens sciet veram esse victoriam, quæ salua fide, et integra dignitate parabitur [Un homme droit et sage saura que la vraie victoire est celle qu’on remportera sans faillir à la loyauté et sans attenter à l’honneur], dit un autre :
Vos ne velit, an me regnare hera : quidue ferat fors
Virtute experiamur.
[Est-ce à vous ou à moi que la fortune toute-puissante veut donner l’empire, et que nous réserve-t-elle ? Mettons notre vaillance à l’épreuve pour le savoir.]
Au Royaume de Ternate, parmi ces nations que si à pleine bouche nous appelons Barbares, la coutume porte, qu’ils n’entreprennent guerre sans l’avoir dénoncée : y ajoutant ample déclaration des moyens qu’ils ont à y employer, quels, combien d’hommes, quelles munitions, quelles armes, offensives et défensives. Mais aussi cela fait, ils se donnent loi de se servir à leur guerre, sans reproche, de tout ce qui aide à vaincre. Les anciens Florentins étaient si éloignés de vouloir gagner avantage sur leurs ennemis par surprise, qu’ils les avertissaient un mois avant que de mettre leur exercite aux champs, par le continuel son de la cloche qu’ils nommaient, Martinella. Quant à nous moins superstitieux, qui tenons celui avoir l’honneur de la guerre, qui en a le profit, et qui après Lysander, disons que, où la peau du Lion ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du Renard, les plus ordinaires occasions de surprise se tirent de cette pratique : et n’est heure, disons-nous, où un chef doive avoir plus l’œil au guet, que celle des parlements et traités d’accord. Et pour cette cause, c’est une règle en la bouche de tous les hommes de guerre de notre temps, Qu’il ne faut jamais que le gouverneur en une place assiégée sorte lui-même pour parlementer. Du temps de nos pères cela fut reproché aux seigneurs de Montmord et de l’Assigni, défendant Mouson contre le comte de Nansau. Mais aussi à ce compte, celui-là serait excusable, qui sortirait en telle façon, que la sûreté et l’avantage demeurât de son côté : Comme fit en la ville de Regge, le Comte Guy de Rangon (s’il en faut croire du Bellay, car Guicciardin dit que ce fut lui-même) lorsque le Seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer : car il abandonna de si peu son fort, qu’un trouble s’étant ému pendant ce parlement, non seulement Monsieur de l’Escut et sa troupe, qui était approchée avec lui, se trouva le plus faible, de façon qu’Alexandre Trivulce y fut tué, mais lui-même fut contraint, pour le plus sûr, de suivre le Comte, et se jeter sur sa foi à l’abri des coups dans la ville. Eumenes en la ville de Nora pressé par Antigonus qui l’assiégeait, de sortir pour lui parler, alléguant que c’était raison qu’il vînt devers lui, attendu qu’il était le plus grand et le plus fort : après avoir fait cette noble réponse : Je n’estimerai jamais homme plus grand que moi, tant que j’aurai mon épée en ma puissance, n’y consentit, qu’Antigonus ne lui eût donné Ptolomæus son propre neveu otage, comme il demandait. Si est-ce qu’encore en y a-t-il, qui se sont très bien trouvés de sortir sur la parole de l’assaillant : Témoin Henry de Vaux, Chevalier Champenois, lequel étant assiégé dans le Château de Commercy par les Anglais, et Barthélémy de Bonnes, qui commandait au siège, ayant par dehors fait saper la plupart du Château, si qu’il ne restait que le feu pour accabler les assiégés sous les ruines, somma ledit Henry de sortir à parlementer pour son profit, comme il fit lui quatrième ; et son évidente ruine lui ayant été montrée à l’œil, il s’en sentit singulièrement obligé à l’ennemi : à la discrétion duquel, après qu’il se fut rendu et sa troupe, le feu étant mis à la mine, les étançons de bois venus à faillir, le Château fut emporté de fond en comble. Je me fie aisément à la foi d’autrui : mais malaisément le ferais-je lorsque je donnerais à juger l’avoir plutôt fait par désespoir et faute de cœur, que par franchise et fiance de sa loyauté.
Chapitre VI. L’heure des parlements dangereuse §
Toutefois je vis dernièrement en mon voisinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogés à force par notre armée, et autres de leur parti, criaient comme de trahison, de ce que pendant les entremises d’accord, et le traité se continuant encore, on les avait surpris et mis en pièces. Chose qui eût eu à l’aventure apparence en un autre siècle ; mais, comme je viens de dire, nos façons sont entièrement éloignées de ces règles : et ne se doit attendre fiance des uns aux autres, que le dernier sceau d’obligation n’y soit passé : encore y a-t-il lors assez affaire. Et a toujours été conseil hasardeux, de fier à la licence d’une armée victorieuse l’observation de la foi, qu’on a donnée à une ville, qui vient de se rendre par douce et favorable composition, et d’en laisser sur la chaude, l’entrée libre aux soldats. L. Æmilius Regillus Préteur Romain, ayant perdu son temps à essayer de prendre la ville de Phocées à force, pour la singulière prouesse des habitants à se bien défendre, fit pacte avec eux, de les recevoir pour amis du peuple Romain, et d’y entrer comme en ville confédérée : leur ôtant toute crainte d’action hostile. Mais y ayant quant et lui introduit son armée, pour s’y faire voir en plus de pompe, il ne fut en sa puissance, quelque effort qu’il y employât, de tenir la bride à ses gens : et vit devant ses yeux fourrager bonne partie de la ville : les droits de l’avarice et de la vengeance, suppéditant ceux de son autorité et de la discipline militaire. Cleomenes disait, que quelque mal qu’on pût faire aux ennemis en guerre, cela était pardessus la justice, et non sujet à icelle, tant envers les dieux, qu’envers les hommes : et ayant fait trêve avec les Argiens pour sept jours, la troisième nuit après il les alla charger tout endormis, et les défit, alléguant qu’en sa trêve il n’avait pas été parlé des nuits : Mais les dieux vengèrent cette perfide subtilité. Pendant le Parlement, et qu’ils musaient sur leurs sûretés, la ville de Casilinum fut saisie par surprise. Et cela pourtant au siècle et des plus justes Capitaines et de la plus parfaite milice Romaine : Car il n’est pas dit, qu’en temps et lieu il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis, comme nous faisons de leur lâcheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de privilèges raisonnables au préjudice de la raison. Et ici faut la règle, neminem, id agere, ut ex alterius prædetur inscitia [que personne n’agisse de façon à faire sa proie de l’ignorance d’autrui]. Mais je m’étonne de l’étendue que Xenophon leur donne, et par les propos, et par divers exploits de son parfait Empereur : auteur de merveilleux poids en telles choses, comme grand Capitaine et Philosophe des premiers disciples de Socrates, et ne consens pas à la mesure de sa dispense en tout et partout. Monsieur d’Aubigny assiégeant Cappoue, et après y avoir fait une furieuse batterie, le Seigneur Fabrice Colonne, Capitaine de la ville, ayant commencé à parlementer de dessus un bastion, et ses gens faisant plus molle garde, les nôtres s’en emparèrent, et mirent tout en pièces. Et de plus fraîche mémoire à Yvoy, le seigneur Julian Rommero, ayant fait ce pas de clerc de sortir pour parlementer avec Monsieur le Connétable, trouva au retour sa place saisie. Mais afin que nous ne nous en allions pas sans revanche, le Marquis de Pesquaire assiégeant Gênes, où le Duc Octavian Fregose commandait sous notre protection, et l’accord entre eux ayant été poussé si avant, qu’on le tenait pour fait, sur le point de la conclusion, les Espagnols s’étant coulés dedans, en usèrent comme en une victoire plénière : et depuis à Ligny en Barrois, où le Comte de Brienne commandait, l’Empereur l’ayant assiégé en personne, et Bertheuille Lieutenant dudit Comte étant sorti pour parlementer, pendant le parlement la ville se trouva saisie.
Fu il vincer sempre mai laudabil cosa,
Vincasi ò per fortuna ò per ingegno,
[Vaincre fut toujours chose louable, qu’on vainque par chance ou par habileté,]
disent-ils : Mais le Philosophe Chrysippus n’eût pas été de cet avis : et moi aussi peu. Car il disait que ceux qui courent à l’envi, doivent bien employer toutes leurs forces à la vitesse, mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrêter : ni de lui tendre la jambe, pour le faire choir. Et plus généreusement encore ce grand Alexandre, à Polypercon, qui lui suadait de se servir de l’avantage que l’obscurité de la nuit lui donnait pour assaillir Darius : Point, dit-il, ce n’est pas à moi de chercher des victoires dérobées : malo me fortunæ pæniteat, quam victoriæ pudeat [j’aime mieux avoir à me plaindre de la fortune qu’à rougir de la victoire].
Atque idem fugientem haud est dignatus Orodem
Sternere, nec iacta cæcum dare cuspide vulnus :
Obvius, adversoque occurrit, seque viro vir
Contulit, haud furto melior, sed fortibus armis.
[Il (Mézence) dédaigna d’abattre Orode dans sa fuite, et, décochant un trait, de lui porter un coup inopiné ; s’avançant en face, il l’attaqua de front et lui livra un combat d’homme à homme, — supérieur, non par la ruse, mais par la force des armes.]
Chapitre VIl. Que l’intention juge nos actions §
La mort, dit-on, nous acquitte de toutes nos obligations J’en sais qui l’ont pris en diverse façon. Henry septième Roi d’Angleterre fit composition avec Dom Philippe fils de l’Empereur Maximilian, ou pour le confronter plus honorablement, père de l’Empereur Charles cinquième, que ledit Philippe remettait entre ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemi, lequel s’en était fui et retiré au pays bas, moyennant qu’il promettait de n’attenter rien sur la vie dudit Duc : toutefois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain après qu’il serait décédé. Dernièrement en cette tragédie que le Duc d’Albe nous fit voir à Bruxelles ès Comtes de Home et d’Aiguemond, il y eut tout plein de choses remarquables : et entre autres que ledit Comte d’Aiguemond, sous la foi et assurance duquel le Comte de Home s’était venu rendre au Duc d’Albe, requit avec grande instance, qu’on le fît mourir le premier : afin que sa mort l’affranchît de l’obligation qu’il avait audit Comte de Home. Il semble que la mort n’ait point déchargé le premier de sa foi donnée, et que le second en était quitte, même sans mourir. Nous ne pouvons être tenus au-delà de nos forces et de nos moyens. À cette cause, parce que les effets et exécutions ne sont aucunement en notre puissance, et qu’il n’y a rien en bon escient en notre puissance, que la volonté : en celle-là se fondent par nécessité et s’établissent toutes les règles du devoir de l’homme. Par ainsi le comte d’Aiguemond tenant son âme et volonté endettée à sa promesse, bien que la puissance de l’effectuer ne fût pas en ses mains, était sans doute absous de son devoir, quand il eût survécu le Comte de Home. Mais le Roi d’Angleterre faillant à sa parole par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusques après sa mort l’exécution de sa déloyauté : Non plus que le maçon de Herodote, lequel ayant loyalement conservé durant sa vie le secret des trésors du Roi d’Égypte son maître, mourant les découvrit à ses enfants. J’ai vu plusieurs de mon temps convaincus par leur conscience retenir de l’autrui, se disposer à y satisfaire par leur testament, et après leur décès. Ils ne font rien qui vaille. Ni de prendre terme à chose si pressante, ni de vouloir rétablir une injure avec si peu de leur ressentiment et intérêt. Ils doivent du plus leur. Et d’autant qu’ils payent plus pesamment, et incommodément : d’autant en est leur satisfaction plus juste et méritoire. La pénitence demande à charger. Ceux-là font encore pis, qui réservent la déclaration de quelque haineuse volonté envers le proche à leur dernière volonté, l’ayant cachée pendant la vie. Et montrent avoir peu de soin du propre honneur, irritant l’offensé à l’encontre de leur mémoire : et moins de leur conscience, n’ayant pour le respect de la mort même, su faire mourir leur maltalent : et en étendant la vie outre la leur. Iniques juges, qui remettent à juger alors qu’ils n’ont plus de connaissance de cause. Je me garderai, si je puis, que ma mort dise chose, que ma vie n’ait premièrement dit et apertement.
Chapitre VIII. De l’Oisiveté §
Comme nous voyons des terres oisives, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et que pour les tenir en office, il les faut assujettir et employer à certaines semences, pour notre service. Et comme nous voyons, que les femmes produisent bien toutes seules, des amas et pièces de chair informes, mais que pour faire une génération bonne et naturelle, il les faut embesogner d’une autre semence : ainsi est-il des esprits, si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contraigne, ils se jettent déréglés, par-ci par-là, dans le vague champ des imaginations.
Sicut aquæ tremulum labris ubi lumen ahenis
Sole repercussum, aut radiantis imagine Lunce,
Omnia peruolitat late loca, iamque sub auras
Erigitur, summique ferit laquearia tecti.
[Ainsi, quand la lumière tremblante réverbérée dans l’eau d’un vase d’airain par le soleil ou l’image des rayons de la lune voltige çà et là en tous lieux, s’élève dans les airs et va frapper les lambris du plafond.]
Et n’est folie ni rêverie, qu’ils ne produisent en cette agitation,
velut ægri somnia, vanæ
Finguntur species.
[semblables aux songes d’un malade, se forgent de vaines images.]
L’âme qui n’a point de but établi, elle se perd : car comme on dit, c’est n’être en aucun lieu, que d’être partout.
Quisquis ubique habitat, Maxime, nusquam habitat.
[Qui habite partout, Maxime, n’habite nulle part.]
Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrais, ne me mêler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi : Ce que j’espérais qu’il pût meshui faire plus aisément, devenu avec le temps, plus pesant, et plus mûr : Mais je trouve,
variam semper dant otia mentem,
[toujours l’oisiveté rend l’esprit inconstant,]
qu’au rebours faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-même, qu’il n’en prenait pour autrui : et m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de les mettre en rôle : espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même.
Chapitre IX Des Menteurs §
Il n’est homme à qui siée si mal de se mêler de parler de mémoire. Car je n’en reconnais quasi trace en moi : et ne pense qu’il y en ait au monde, une autre si merveilleuse en défaillance. J’ai toutes mes autres parties viles et communes, mais en celle-là je pense être singulier et très rare, et digne de gagner nom et réputation. Outre l’inconvénient naturel que j’en souffre (car certes, vu sa nécessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante déesse) si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent, qu’il n’a point de mémoire : et quand je me plains du défaut de la mienne : ils me reprennent et mécroient, comme si je m’accusais d’être insensé : Ils ne voient pas de choix entre mémoire et entendement. C’est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort : car il se voit par expérience plutôt au rebours, que les mémoires excellentes se joignent volontiers aux jugements débiles. Ils me font tort aussi en ceci, qui ne sais rien si bien faire qu’être ami, que les mêmes paroles qui accusent ma maladie, représentent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma mémoire, et d’un défaut naturel, on en fait un défaut de conscience. Il a oublié, dit-on, cette prière ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amis : il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moi. Certes je puis aisément oublier : mais de mettre à nonchaloir la charge que mon ami m’a donnée, je ne le fais pas. Qu’on se contente de ma misère, sans en faire une espèce de malice : et de la malice autant ennemie de mon humeur. Je me console aucunement. Premièrement sur ce, que c’est un mal duquel principalement j’ai tiré la raison de corriger un mal pire, qui se fût facilement produit en moi : Savoir est l’ambition, car cette défaillance est insupportable à qui s’empêtre des négociations du monde. Que comme disent plusieurs pareils exemples du progrès de nature, elle a volontiers fortifié d’autres facultés en moi, à mesure que celle-ci s’est affaiblie, et irais facilement couchant et alanguissant mon esprit et mon jugement, sur les traces d’autrui, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions étrangères m’étaient présentes par le bénéfice de la mémoire. Que mon parler en est plus court : Car le magasin de la mémoire, est volontiers plus fourni de matière, que n’est celui de l’invention. Si elle m’eût tenu bon, j’eusse assourdi tous mes amis de babil : les sujets éveillant cette telle quelle faculté que j’ai de les manier et employer, échauffant et attirant mes discours. C’est pitié : je l’essaie par la preuve d’aucuns de mes privés amis : à mesure que la mémoire leur fournit la chose entière et présente, ils reculent si arrière leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en étouffent la bonté : s’il ne l’est pas, vous êtes à maudire ou l’heur de leur mémoire, ou le malheur de leur jugement. Et c’est chose difficile, de fermer un propos, et de le couper depuis qu’on est arrouté. Et n’est rien, où la force d’un cheval se connaisse plus, qu’à faire un arrêt rond et net. Entre les pertinents même, j’en vois qui veulent et ne se peuvent défaire de leur course. Cependant qu’ils cherchent le point de clore le pas, ils s’en vont balivernant et traînant comme des hommes qui défaillent de faiblesse. Surtout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passées demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. J’ai vu des récits bien plaisants, devenir très ennuyeux, en la bouche d’un seigneur, chacun de l’assistance en ayant été abreuvé cent fois. Secondement qu’il me souvient moins des offenses reçues, ainsi que disait cet ancien. Il me faudrait un protocole, comme Darius, pour n’oublier l’offense qu’il avait reçue des Athéniens, faisait qu’un page à tous les coups qu’il se mettait à table, lui vînt rechanter par trois fois à l’oreille, Sire, souvienne vous des Athéniens, et que les lieux et les livres que je revois, me rient toujours d’une fraîche nouveauté. Ce n’est pas sans raison qu’on dit, que qui ne se sent point assez ferme de mémoire, ne se doit pas mêler d’être menteur. Je sais bien que les grammairiens font différence, entre dire mensonge, et mentir : et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraie, et que la définition du mot de mentir en Latin, d’où notre Français est parti, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par conséquent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils savent, desquels je parle. Or ceux ici, ou ils inventent marc et tout, ou ils déguisent et altèrent un fonds véritable. Lorsqu’ils déguisent et changent, à les remettre souvent en ce même conte, il est malaisé qu’ils ne se déferrent : parce que la chose, comme elle est, s’étant logée la première dans la mémoire, et s’y étant empreinte, par la voie de la connaissance et de la science, il est malaisé qu’elle ne se représente à l’imagination, délogeant la fausseté, qui n’y peut avoir le pied si ferme, ni si rassis : et que les circonstances du premier apprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne fassent perdre le souvenir des pièces rapportées fausses ou abâtardies. En ce qu’ils inventent tout à fait, d’autant qu’il n’y a nulle impression contraire, qui choque leur fausseté, ils semblent avoir d’autant moins à craindre de se mécompter. Toutefois encore ceci, parce que c’est un corps vain, et sans prise, échappe volontiers à la mémoire, si elle n’est bien assurée. De quoi j’ai souvent vu l’expérience, et plaisamment, aux dépens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu’il sert aux affaires qu’ils négocient, et qu’il plaît aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances à quoi ils veulent asservir leur foi et leur conscience, étant sujettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand : d’où il advient que de même chose, ils disent, tantôt gris, tantôt jaune : à tel homme d’une sorte, à tel d’une autre : et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que devient ce bel art ? Outre ce qu’imprudemment ils se déferrent eux-mêmes si souvent : car quelle mémoire leur pourrait suffire à se souvenir de tant de diverses formes, qu’ils ont forgées en un même sujet ? J’ai vu plusieurs de mon temps, envier la réputation de cette belle sorte de prudence : qui ne voient pas, que si la réputation y est, l’effet n’y peut être. En vérité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connaissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à châtier aux enfants des erreurs innocentes, très mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions téméraires, qui n’ont ni impression ni suite. La menterie seule, et un peu au-dessous, l’opiniâtreté, me semblent être celles desquelles on devrait à toute instance combattre la naissance et le progrès, elles croissent quant et eux : et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il advient, que nous voyons des honnêtes hommes d’ailleurs, y être sujets et asservis. J’ai un bon garçon de tailleur, à qui je n’ouïs jamais dire une vérité, non pas quand elle s’offre pour lui servir utilement : si comme la vérité, le mensonge n’avait qu’un visage, nous serions en meilleurs termes : car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que dirait le menteur. Mais le revers de la vérité a cent mille figures, et un champ indéfini. Les Pythagoriens font le bien certain et fini, le mal infini et incertain. Mille routes dévoient du blanc : une y va. Certes je ne m’assure pas, que je pusse venir à bout de moi, à garantir un danger évident et extrême, par une effrontée et solennelle mensonge. Un ancien père dit, que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien connu, qu’en celle d’un homme, duquel le langage nous est inconnu. Ut externus alieno non sit hominis vice. [Si bien qu’un étranger, pour un autre étranger, n’a pas rang d’homme.] Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence ? Le Roi François premier, se vantait d’avoir mis au rouet par ce moyen, Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme très fameux en science de parlerie. Celui-ci avait été dépêché pour excuser son maître envers sa Majesté, d’un fait de grande conséquence, qui était tel. Le Roi pour maintenir toujours quelques intelligences en Italie, d’où il avait été dernièrement chassé, même au duché de Milan, avait avisé d’y tenir près du Duc un Gentilhomme de sa part, ambassadeur par effet, mais par apparence homme privé, qui fît la mine d’y être pour ses affaires particulières : d’autant que le Duc, qui dépendait beaucoup plus de l’Empereur (lors principalement qu’il était en traité de mariage avec sa nièce, fille du Roi de Dannemarc, qui est à présent douairière de Lorraine) ne pouvait découvrir avoir aucune pratique et conférence avec nous, sans son grand intérêt. À cette commission, se trouva propre un Gentilhomme Milannois, écuyer d’écurie chez le Roi, nommé Merveille. Celui-ci dépêché avec lettres secrètes de créance, et instructions d’ambassadeur ; et avec d’autres lettres de recommandation envers le Duc, en faveur de ses affaires particulières, pour le masque et la montre, fut si longtemps auprès du Duc, qu’il en vint quelque ressentiment à l’Empereur : qui donna cause à ce qui s’ensuivit après, comme nous pensons : Ce fut, que sous couleur de quelque meurtre, voilà le Duc qui lui fait trancher la tête de belle nuit, et son procès fait en deux jours. Messire Francisque étant venu prêt d’une longue déduction contrefaite de cette histoire ; car le Roi s’en était adressé, pour demander raison, à tous les Princes de Chrétienté, et au Duc même : fut ouï aux affaires du matin, et ayant établi pour le fondement de sa cause, et dressé à cette fin, plusieurs belles apparences du fait : Que son maître n’avait jamais pris notre homme, que pour gentilhomme privé, et sien sujet, qui était venu faire ses affaires à Milan, et qui n’avait jamais vécu là sous autre visage : désavouant même avoir su qu’il fût en état de la maison du Roi, ni connu de lui, tant s’en faut qu’il le prît pour ambassadeur. Le Roi à son tour le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes parts, l’accula enfin sur le point de l’exécution faite de nuit, et comme à la dérobée. À quoi le pauvre homme embarrassé, répondit, pour faire l’honnête, que pour le respect de sa Majesté, le Duc eût été bien marri, que telle exécution se fût faite de jour. Chacun peut penser, comme il fut relevé, s’étant si lourdement coupé, à l’endroit d’un tel nez que celui du Roi François. Le Pape Julie second, ayant envoyé un ambassadeur vers le Roi d’Angleterre, pour l’animer contre le Roi François, l’ambassadeur ayant été ouï sur sa charge, et le Roi d’Angleterre s’étant arrêté en sa réponse, aux difficultés qu’il trouvait à dresser les préparatifs qu’il faudrait pour combattre un Roi si puissant, et en alléguant quelques raisons : l’ambassadeur répliqua mal à propos, qu’il les avait aussi considérées de sa part, et les avait bien dites au Pape. De cette parole si éloignée de sa proposition, qui était de le pousser incontinent à la guerre, le Roi d’Angleterre prit le premier argument de ce qu’il trouva depuis par effet, que cet ambassadeur, de son intention particulière pendait du côté de France, et en ayant averti son maître, ses biens furent confisqués, et ne tint à guère qu’il n’en perdît la vie.
Chapitre X. Du parler prompt ou tardif §
Onc ne furent à tous toutes grâces données.
Aussi voyons-nous qu’au don d’éloquence, les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu’on dit, le boute-hors si aisé, qu’à chaque bout de champ ils sont prêts : les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu’élaboré et prémédité. Comme on donne des règles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps, selon l’avantage de ce qu’elles ont le plus beau. Si j’avais à conseiller de même, en ces deux divers avantages de l’éloquence, de laquelle il semble en notre siècle, que les prêcheurs et les avocats fassent principale profession, le tardif serait mieux prêcheur, ce me semble, et l’autre mieux avocat : Parce que la charge de celui-là lui donne autant qu’il lui plaît de loisir pour se préparer ; et puis sa carrière se passe d’un fil et d’une suite, sans interruption : là où les commodités de l’avocat le pressent à toute heure de se mettre en lice : et les réponses imprévues de sa partie adverse, le rejettent de son branle, où il lui faut sur-le-champ prendre nouveau parti. Si est-ce qu’à l’entrevue du Pape Clement et du Roi François à Marseille, il advint tout au rebours, que monsieur Poyet, homme toute sa vie nourri au barreau, en grande réputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l’ayant de longue main pourpensée, voire, à ce qu’on dit, apportée de Paris toute prête, le jour même qu’elle devait être prononcée, le Pape se craignant qu’on lui tînt propos qui pût offenser les ambassadeurs des autres Princes qui étaient autour de lui, manda au Roi l’argument qui lui semblait être le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune, tout autre que celui, sur lequel monsieur Poyet s’était travaillé : de façon que sa harangue demeurait inutile, et lui en fallait promptement refaire une autre. Mais s’en sentant incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en prît la charge. La part de l’Avocat est plus difficile que celle du Prêcheur : et nous trouvons pourtant ce m’est avis plus de passables Avocats que Prêcheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l’esprit, d’avoir son opération prompte et soudaine, et plus le propre du jugement, de l’avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s’il n’a loisir de se préparer : et celui aussi, à qui le loisir ne donne avantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d’étrangeté. On récite de Severus Cassius, qu’il disait mieux sans y avoir pensé : qu’il devait plus à la fortune qu’à sa diligence : qu’il lui venait à profit d’être troublé en parlant : et que ses adversaires craignaient de le piquer, de peur que la colère ne lui fît redoubler son éloquence. Je connais par expérience cette condition de nature, qui ne peut soutenir une véhémente préméditation et laborieuse : si elle ne va gaiement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d’aucuns ouvrages qu’ils puent à l’huile et à la lampe, pour certaine âpreté et rudesse, que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la sollicitude de bien faire, et cette contention de l’âme trop bandée et trop tendue à son entreprise, la rompt et l’empêche, ainsi qu’il advient à l’eau, qui par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouver issue en un goulet ouvert. En cette condition de nature, de quoi je parle, il y a quant et quant aussi cela, qu’elle demande à être non pas ébranlée et piquée par ces passions fortes, comme la colère de Cassius, (car ce mouvement serait trop âpre) elle veut être non pas secouée, mais sollicitée : elle veut être échauffée et réveillée par les occasions étrangères, présentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que traîner et languir : l’agitation est sa vie et sa grâce. Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition : le hasard y a plus de droit que moi, l’occasion, la compagnie, le branle même de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n’y trouve lorsque je le sonde et emploie à part moi. Ainsi les paroles en valent mieux que les écrits, s’il y peut avoir choix où il n’y a point de prix. Ceci m’advient aussi, que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre, que par l’inquisition de mon jugement. J’aurai élancé quelque subtilité en écrivant. J’entends bien, mornée pour un autre, affilée pour moi. Laissons toutes ces honnêtetés. Cela se dit par chacun selon sa force. Je l’ai si bien perdue que je ne sais ce que j’ai voulu dire : et l’a l’étranger découverte parfois avant moi. Si je portais le rasoir partout où cela m’advient, je me déferais tout. La rencontre m’en offrira le jour quelque autre fois, plus apparent que celui du midi : et me fera étonner de mon hésitation.
Chapitre XI. Des pronostications §
Quant aux oracles, il est certain que bonne pièce avant la venue de Jésus Christ, ils avaient commencé à perdre leur crédit : car nous voyons que Cicero se met en peine de trouver la cause de leur défaillance. Et ces mots sont à lui : Cur isto modo iam oracula Delphis non eduntur, non modo nostra ætate, sed iamdiu, ut nihil possit esse comptentius ? [Pourquoi ne se rend-il plus d’oracles de cette façon à Delphes, non seulement à présent, mais depuis longtemps, si bien que rien ne saurait être plus méprisé ?] Mais quant aux autres pronostics, qui se tiraient de l’anatomie des bêtes aux sacrifices auxquels Platon attribue en partie la constitution naturelle des membres internes d’icelles, du trépignement des poulets, du vol des oiseaux, Aues quasdam rerum augurandarum causa natas esse putamus [Nous pensons que certains oiseaux sont nés pour la prédiction augurale], des foudres, du tournoiement des rivières, Multa cernunt aruspices : multa augures prouident : multa oraculis declarantur : multa uaticinationibus : multa somniis : multa portentis [Il est beaucoup d’événements que discernent les haruspices, beaucoup que prévoient les augures, beaucoup qui sont indiqués par des oracles, beaucoup par des vaticinations, beaucoup par des songes, beaucoup par des prodiges], et autres sur lesquels l’ancienneté appuyait la plupart des entreprises, tant publiques que privées ; notre Religion les a abolies. Et encore qu’il reste entre nous quelques moyens de divination ès astres, ès esprits, ès figures du corps, ès songes, et ailleurs : notable exemple de la forcenée curiosité de notre nature, s’amusant à préoccuper les choses futures, comme si elle n’avait pas assez à faire à digérer les présentes,
cur hanc tibi, rector Olympi,
Sollicitis uisum mortalibus addere curam,
Noscant uenturas ut dira per omina clades ?
Sit subitum quodcunque paras, sit cæca futuri
Mens hominum fati, liceat sperare timenti
[Pourquoi, maître de l’Olympe, as-tu jugé bon d’ajouter aux tourments des mortels ce souci de connaître par de sinistres présages les malheurs futurs ? — Que tout ce que tu prépares survienne à l’improviste, que l’esprit des hommes reste aveugle au destin à venir, qu’il soit permis d’espérer à celui qui craint.]
Ne utile quidem est scire quid futurum sit : Miserum est enim nihil proficientem angi [Il n’est pas non plus utile de savoir l’avenir. C’est une misère, en effet, de se tourmenter sans profit] : Si est-ce qu’elle est de beaucoup moindre autorité. Voilà pourquoi l’exemple de François Marquis de Sallusse m’a semblé remarquable : car Lieutenant du Roi François en son armée delà les monts, infiniment favorisé de notre cour, et obligé au Roi du Marquisat même, qui avait été confisqué de son frère : au reste ne se présentant occasion de le faire, son affection même y contredisant, se laissa si fort épouvanter, comme il a été avéré, aux belles pronostications qu’on faisait lors courir de tous côtés à l’avantage de l’Empereur Charles cinquième, et à notre désavantage (même en Italie, où ces folles prophéties avaient trouvé tant de place, qu’à Rome fut baillée grande somme d’argent au change, pour cette opinion de notre ruine) qu’après s’être souvent condolu à ses privés, des maux qu’il voyait inévitablement préparés à la couronne de France, et aux amis qu’il y avait, se révolta, et changea de parti : à son grand dommage pourtant, quelque constellation qu’il y eût. Mais il s’y conduisit en homme combattu de diverses passions : car ayant et villes et forces en sa main, l’armée ennemie sous Antoine de Leve à trois pas de lui, et nous sans soupçon de son fait, il était en lui de faire pis qu’il ne fit. Car pour sa trahison nous ne perdîmes ni homme, ni ville que Fossan : encore après l’avoir longtemps contestée.
Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit Deus,
Ridetque si mortalis ultra
Fas trepidat.
Ille potens sui
Lætusque deget, cui licet in diem
Dixisse, uixi, cras uel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro.
Lætus in presens animus, quod ultra est,
Oderit curare.
[Dans sa sagesse le Dieu couvre d’une nuit épaisse les événements à venir, et se rit du mortel qui tremble plus qu’il ne doit. Celui-là passera son temps, maître de soi et dans la joie, qui jour après jour peut dire : J’ai vécu ; demain, libre à Jupiter d’envelopper le ciel de sombres nuages ou des rayons d’un beau soleil. — Satisfait du présent, l’esprit détestera de se soucier de l’avenir.]
Et ceux qui croient ce mot au contraire, le croient à tort : Ista sic reciprocantur, ut et si diuinatio sit, dii sint : et si dii sint, sit diuinatio. [Ces deux propositions sont réciproques : s’il y a une divination, il y a des dieux, et, s’il y a des dieux, il y a une divination.] Beaucoup plus sagement Pacuvius,
Nam istis qui linguam auium intelligunt,
Plusque ex alieno iecore sapiunt, quam ex suo,
Magis audiendum quam auscultandum censeo.
[Car ceux qui comprennent la langue des oiseaux et sont plus savants par le foie d’autres êtres que par le leur, il vaut mieux, à mon avis, les entendre que les écouter.]
Cette tant célébrée art de deviner des Toscans naquit ainsi. Un laboureur perçant de son coutre profondément la terre, en vit sourdre Tages demi-dieu, d’un visage enfantin, mais de sénile prudence. Chacun y accourut, et furent ses paroles et science recueillie et conservée à plusieurs siècles, contenant les principes et moyens de cette art. Naissance conforme à son progrès. J’aimerais bien mieux régler mes affaires par le sort des dés que par ces songes. Et de vrai en toutes républiques on a toujours laissé bonne part d’autorité au sort. Platon en la police qu’il forge à discrétion, lui attribue la décision de plusieurs effets d’importance, et veut entre autres choses, que les mariages se fassent par sort entre les bons. Et donne si grand poids à cette élection fortuite, que les enfants qui en naissent, il ordonne qu’ils soient nourris au pays : ceux qui naissent des mauvais, en soient mis hors : Toutefois si quelqu’un de ces bannis venait par cas d’aventure à montrer en croissant quelque bonne espérance de soi, qu’on le puisse rappeler, et exiler aussi celui d’entre les retenus, qui montrera peu d’espérance de son adolescence. J’en vois qui étudient et glosent leurs Almanachs, et nous en allèguent l’autorité aux choses qui se passent. À tant dire, il faut qu’ils disent et la vérité et le mensonge. Quis est enim, qui totum diem iaculans, non aliquando conliniet ? [Qui, en effet, à force de tirer toute une journée, ne toucherait pas quelquefois le but ?] Je ne les estime de rien mieux, pour les voir tomber en quelque rencontre Ce serait plus de certitude s’il y avait règle et vérité à mentir toujours. Joint que personne ne tient registre de leurs mécomptes, d’autant qu’ils sont ordinaires et infinis : et fait-on valoir leurs divinations de ce qu’elles sont rares, incroyables, et prodigieuses. Ainsi répondit Diagoras, qui fut surnommé l’Athée, étant en la Samothrace, à celui qui en lui montrant au Temple force vœux et tableaux de ceux qui avaient échappé le naufrage, lui dit : Et bien vous, qui pensez que les Dieux mettent à nonchaloir les choses humaines, que dites-vous de tant d’hommes sauvés par leur grâce ? Il se fait ainsi, répondit-il : Ceux-là ne sont pas peints qui sont demeurés noyés, en bien plus grand nombre. Cicero dit, que le seul Xenophanes Colophonien entre tous les Philosophes, qui ont avoué les Dieux, a essayé de déraciner toutes sortes de divination. D’autant est-il moins de merveille, si nous avons vu parfois à leur dommage, aucunes de nos âmes principesques s’arrêter à ces vanités. Je voudrais bien avoir reconnu de mes yeux ces deux merveilles, du livre de Joachim Abbé Calabrois, qui prédisait tous les papes futurs : leurs noms et formes : Et celui de Léon l’Empereur qui prédisait les Empereurs et Patriarches de Grèce. Ceci ai-je reconnu de mes yeux, qu’ès confusions publiques, les hommes étonnés de leur fortune, se vont rejetant, comme à toute superstition, à rechercher au ciel les causes et menaces anciennes de leur malheur : et y sont si étrangement heureux de mon temps, qu’ils m’ont persuadé, qu’ainsi que c’est un amusement d’esprits aigus et oisifs, ceux qui sont duits à cette subtilité de les replier et dénouer, seraient en tous écrits capables de trouver tout ce qu’ils y demandent. Mais surtout leur prête beau jeu, le parler obscur, ambigu et fantastique du jargon prophétique, auquel leurs auteurs ne donnent aucun sens clair, afin que la postérité y en puisse appliquer de tel qu’il lui plaira. Le démon de Socrates était à l’aventure certaine impulsion de volonté, qui se présentait à lui sans le conseil de son discours. En une âme bien épurée, comme la sienne, et préparée par continu exercice de sagesse et de vertu, il est vraisemblable que ces inclinations, quoique téméraires et indigestes, étaient toujours importantes et dignes d’être suivies. Chacun sent en soi quelque image de telles agitations d’une opinion prompte, véhémente et fortuite. C’est à moi de leur donner quelque autorité, qui en donne si peu à notre prudence. Et en ai eu de pareillement faibles en raison, et violentes en persuasion, ou en dissuasion, qui était plus ordinaire à Socrates, auxquelles je me laissai emporter si utilement et heureusement, qu’elles pourraient être jugées tenir quelque chose d’inspiration divine.
Chapitre XII De la constance §
La loi de la résolution et de la constance ne porte pas que nous ne nous devions couvrir, autant qu’il est en notre puissance, des maux et inconvénients qui nous menacent, ni par conséquent d’avoir peur qu’ils nous surprennent. Au rebours, tous moyens honnêtes de se garantir des maux, sont non seulement permis, mais louables. Et le jeu de la constance se joue principalement à porter de pied ferme, les inconvénients où il n’y a point de remède. De manière qu’il n’y a souplesse de corps, ni mouvement aux armes de main, que nous trouvions mauvais, s’il sert à nous garantir du coup qu’on nous rue. Plusieurs nations très belliqueuses se servaient en leurs faits d’armes, de la fuite, pour avantage principal, et montraient le dos à l’ennemi plus dangereusement que leur visage. Les Turcs en retiennent quelque chose. Et Socrates en Platon se moquant de Laches, qui avait défini la fortitude, se tenir ferme en son rang contre les ennemis. Quoi, fit-il, serait-ce donc lâcheté de les battre en leur faisant place ? Et lui allègue Homere, qui loue en Æneas la science de fuir. Et parce que Laches se ravisant, avoue cet usage aux Scythes, et enfin généralement à tous gens de cheval : il lui allègue encore l’exemple des gens de pied Lacédémoniens (nation sur toutes duite à combattre de pied ferme) qui en la journée de Platées, ne pouvant ouvrir la phalange Persienne, s’avisèrent de s’écarter et scier arrière : pour, par l’opinion de leur fuite, faire rompre et dissoudre cette masse, en les poursuivant. Par où ils se donnèrent la victoire. Touchant les Scythes, on dit d’eux, quand Darius alla pour les subjuguer, qu’il manda à leur Roi force reproches, pour le voir toujours reculant devant lui, et gauchissant la mêlée. À quoi Indathyrsez (car ainsi se nommait-il) fit réponse, que ce n’était pour avoir peur de lui, ni d’homme vivant : mais que c’était la façon de marcher de sa nation : n’ayant ni terre cultivée, ni ville, ni maison à défendre, et à craindre que l’ennemi en pût faire profit. Mais s’il avait si grand’faim d’en manger, qu’il approchât pour voir le lieu de leurs anciennes sépultures, et que là il trouverait à qui parler tout son saoul. Toutefois aux canonnades, depuis qu’on leur est planté en butte, comme les occasions de la guerre portent souvent, il est messéant de s’ébranler pour la menace du coup : d’autant que par sa violence et vitesse nous le tenons inévitable : et en y a maint un qui pour avoir ou haussé la main, ou baissé la tête, en a pour le moins apprêté à rire à ses compagnons. Si est-ce qu’au voyage que l’Empereur Charles cinquième fit contre nous en Provence, le Marquis de Guast étant allé reconnaître la ville d’Arle, et s’étant jeté hors du couvert d’un moulin à vent, à la faveur duquel il s’était approché, fut aperçu par les Seigneurs de Bonneval et Sénéchal d’Agenois, qui se promenaient sur le théâtre aux arènes : lesquels l’ayant montré au Sieur de Villiers Commissaire de l’artillerie, il braqua si à propos une couleuvrine, que sans ce que ledit Marquis voyant mettre le feu se lança à quartier, il fut tenu qu’il en avait dans le corps. Et de même quelques années auparavant, Laurent de Medicis, Duc d’Urbin, père de la Reine mère du Roi, assiégeant Mondolphe, place d’Italie, aux terres qu’on nomme du Vicariat, voyant mettre le feu à une pièce qui le regardait, bien lui servit de faire la cane : car autrement le coup, qui ne lui rasa que le dessus de la tête, lui donnait sans doute dans l’estomac. Pour en dire le vrai, je ne crois pas que ces mouvements se fissent avec discours : car quel jugement pouvez-vous faire de la mire haute ou basse en chose si soudaine ? et est bien plus aisé à croire, que la fortune favorisa leur frayeur : et que ce serait moyen une autre fois aussi bien pour se jeter dans le coup, que pour l’éviter. Je ne me puis défendre si le bruit éclatant d’une arquebusade vient à me frapper les oreilles à l’imprévu, en lieu où je ne le dusse pas attendre, que je n’en tressaille : ce que j’ai vu encore advenir à d’autres qui valent mieux que moi. Ni n’entendent les Stoïciens, que l’âme de leur sage puisse résister aux premières visions et fantaisies qui lui surviennent : ains comme à une sujétion naturelle consentent qu’il cède au grand bruit du ciel, ou d’une ruine, pour exemple, jusques à la pâleur et contraction : Ainsi aux autres passions, pourvu que son opinion demeure sauve et entière, et que l’assiette de son discours n’en souffre atteinte ni altération quelconque, et qu’il ne prête nul consentement à son effroi et souffrance. De celui qui n’est pas sage, il en va de même en la première partie, mais tout autrement en la seconde. Car l’impression des passions ne demeure pas en lui superficielle : ains va pénétrant jusques au siège de sa raison, l’infectant et la corrompant. Il juge selon icelles, et s’y conforme. Voyez bien disertement et pleinement l’état du sage Stoïque :
Mens immota manet, lacrymae voluuntur inanes.
[L’esprit demeure inébranlé, et vainement roulent les larmes.]
Le sage Péripatéticien ne s’exempte pas des perturbations, mais il les modère.
Chapitre XIII. Cérémonie de l’entrevue des Rois §
Il n’est sujet si vain, qui ne mérite un rang en cette rhapsodie. À nos règles communes, ce serait une notable discourtoisie et à l’endroit d’un pareil, et plus à l’endroit d’un grand, de faillir à vous trouver chez vous, quand il vous aurait averti d’y voir venir : Voire ajoutait la Reine de Navarre Marguerite à ce propos, que c’était incivilité à un Gentilhomme de partir de sa maison, comme il se fait le plus souvent, pour aller au-devant de celui qui le vient trouver, pour grand qu’il soit : et qu’il est plus respectueux et civil de l’attendre, pour le recevoir, ne fut que de peur de faillir sa route : et qu’il suffit de l’accompagner à son parlement. Pour moi j’oublie souvent l’un et l’autre de ces vains offices : comme je retranche en ma maison autant que je puis de la cérémonie. Quelqu’un s’en offense : qu’y ferais-je ? Il vaut mieux que je l’offense pour une fois, que moi tous les jours : ce serait une sujétion continuelle. À quoi faire fuit-on la servitude des cours, si on l’entraîne jusques en sa tanière ? C’est aussi une règle commune en toutes assemblées, qu’il touche aux moindres de se trouver les premiers à l’assignation, d’autant qu’il est mieux dû aux plus apparents de se faire attendre. Toutefois à l’entrevue qui se dressa du Pape Clement, et du Roi François à Marseille, le Roi y ayant ordonné les apprêts nécessaires, s’éloigna de la ville, et donna loisir au Pape de deux ou trois jours pour son entrée et rafraîchissement, avant qu’il le vînt trouver. Et de même à l’entrée aussi du Pape et de l’Empereur à Bouloigne, l’Empereur donna moyen au Pape d’y être le premier et y survint après lui. C’est, disent-ils, une cérémonie ordinaire aux abouchements de tels Princes, que le plus grand soit avant les autres au lieu assigné, voire avant celui chez qui se fait l’assemblée : et le prennent de ce biais, que c’est afin que cette apparence témoigne, que c’est le plus grand que les moindres vont trouver, et le recherchent, non pas lui eux. Non seulement chaque pays, mais chaque cité et chaque vacation a sa civilité particulière : J’y ai été assez soigneusement dressé en mon enfance, et ai vécu en assez bonne compagnie, pour n’ignorer pas les lois de la nôtre Françoise : et en tiendrais école. J’aime à les ensuivre, mais non pas si couardement, que ma vie en demeure contrainte. Elles ont quelques formes pénibles, lesquelles pourvu qu’on oublie par discrétion, non par erreur, on n’en a pas moins de grâce. J’ai vu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie. C’est au demeurant une très utile science que la science de l’entregent. Elle est, comme la grâce et la beauté, conciliatrice des premiers abords de la société et familiarité : et par conséquent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d’autrui, et à exploiter et produire notre exemple, s’il a quelque chose d’instruisant et communicable.
Chapitre XIV. On est puni pour s’opiniâtrer en une place sans raison §
La vaillance a ses limites, comme les autres vertus : lesquels franchis, on se trouve dans le train du vice : en manière que par chez elle on se peut rendre à la témérité, obstination et folie, qui n’en sait bien les bornes, malaisées en vérité à choisir sur leurs confins. De cette considération est née la coutume que nous avons aux guerres, de punir, voire de mort, ceux qui s’opiniâtrent à défendre une place, qui par les règles militaires ne peut être soutenue. Autrement sous l’espérance de l’impunité il n’y aurait poullier qui n’arrêtât une armée. Monsieur le Connétable de Mommorency au siège de Pavie, ayant été commis pour passer le Tesin, et se loger aux faubourgs S. Antoine, étant empêché d’une tour au bout du pont, qui s’opiniâtra jusques à se faire battre, fit pendre tout ce qui était dedans : Et encore depuis accompagnant Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts, ayant pris par force le château de Villane, et tout ce qui était dedans ayant été mis en pièces par la furie des soldats, hormis le Capitaine et l’enseigne, il les fit pendre et étrangler pour cette même raison : Comme fit aussi le Capitaine Martin du Bellay lors gouverneur de Turin, en cette même contrée, le Capitaine de S. Bony : le reste de ses gens ayant été massacré à la prise de la place. Mais d’autant que le jugement de la valeur et faiblesse du lieu, se prend par l’estimation et contrepoids des forces qui l’assaillent (car tel s’opiniâtrerait justement contre deux couleuvrines, qui ferait l’enragé d’attendre trente canons) où se met encore en compte la grandeur du Prince conquérant, sa réputation, le respect qu’on lui doit : il y a danger qu’on presse un peu la balance de ce côté-là. Et en advient par ces mêmes termes, que tels ont si grande opinion d’eux et de leurs moyens, que ne leur semblant raisonnable qu’il y ait rien digne de leur faire tête, ils passent le couteau partout où ils trouvent résistance, autant que fortune leur dure : Comme il se voit par les formes de sommation et défi, que les Princes d’Orient et leurs successeurs, qui sont encore, ont en usage, fière, hautaine et pleine d’un commandement barbaresque. Et au quartier par où les Portugais écornèrent les Indes, ils trouvèrent des états avec cette loi universelle et inviolable, que tout ennemi vaincu par le Roi en présence, ou par son Lieutenant est hors de composition de rançon et de merci. Ainsi surtout il se faut garder qui peut, de tomber entre les mains d’un Juge ennemi, victorieux et armé.
Chapitre XV De la punition de la couardise §
J’ouïs autrefois tenir à un Prince, et très grand Capitaine, que pour lâcheté de cœur un soldat ne pouvait être condamné à mort : lui étant à table fait récit du procès du Seigneur de Vervins, qui fut condamné à mort pour avoir rendu Boulogne. À la vérité c’est raison qu’on fasse grande différence entre les fautes qui viennent de notre faiblesse, et celles qui viennent de notre malice. Car en celles ici nous nous sommes bandés à notre escient contre les règles de la raison, que nature a empreintes en nous : et en celles-là, il semble que nous puissions appeler à garant cette même nature pour nous avoir laissé en telle imperfection et défaillance. De manière que prou de gens ont pensé qu’on ne se pouvait prendre à nous, que de ce que nous faisons contre notre conscience : Et sur cette règle est en partie fondée l’opinion de ceux qui condamnent les punitions capitales aux hérétiques et mécréants : et celle qui établit qu’un Avocat et un Juge ne puissent être tenus de ce que par ignorance ils ont failli en leur charge. Mais quant à la couardise, il est certain que la plus commune façon est de la châtier par honte et ignominie. Et tient-on que cette règle a été premièrement mise en usage par le législateur Charondas : et qu’avant lui les lois de Grèce punissaient de mort ceux qui s’en étaient fuis d’une bataille : là où il ordonna seulement qu’ils fussent par trois jours assis emmi la place publique, vêtus de robe de femme : espérant encore s’en pouvoir servir, leur ayant fait revenir le courage par cette honte. Suffundere malis hominis sanguinem quam effundere. [<Mieux vaut> faire monter le sang aux joues d’un homme que de le répandre.] Il semble aussi que les lois Romaines punissaient anciennement de mort, ceux qui avaient fui. Car Ammianus Marcellinus dit que l’Empereur Julien condamna dix de ses soldats, qui avaient tourné le dos à une charge contre les Parthes, à être dégradés, et après à souffrir mort, suivant, dit-il, les lois anciennes. Toutefois ailleurs pour une pareille faute il en condamne d’autres, seulement à se tenir parmi les prisonniers sous l’enseigne du bagage. L’âpre châtiment du peuple Romain contre les soldats échappés de Cannes, et en cette même guerre, contre ceux qui accompagnèrent Cn. Fulvius en sa défaite, ne vint pas à la mort. Si est-il à craindre que la honte les désespère, et les rende non froids amis seulement, mais ennemis. Du temps de nos Pères le Seigneur de Franget jadis Lieutenant de la compagnie de Monsieur le Maréchal de Chastillon, ayant par Monsieur le Maréchal de Chabannes été mis Gouverneur de Fontarabie au lieu de Monsieur du Lude, et l’ayant rendue aux Espagnols, fut condamné à être dégradé de noblesse, et tant lui que sa postérité déclaré roturier, taillable et incapable de porter armes : et fut cette rude sentence exécutée à Lyon. Depuis souffrirent pareille punition tous les gentilshommes qui se trouvèrent dans Guyse, lorsque le Comte de Nansau y entra : et autres encore depuis. Toutefois quand il y aurait une si grossière et apparente ou ignorance ou couardise, qu’elle surpassât toutes les ordinaires, ce serait raison de la prendre pour suffisante preuve de méchanceté et de malice, et de la châtier pour telle.
Chapitre XVI. Un trait de quelques Ambassadeurs §
J’observe en mes voyages cette pratique, pour apprendre toujours quelque chose, par la communication d’autrui (qui est une des plus belles écoles qui puisse être) de ramener toujours ceux, avec qui je confère, aux propos des choses qu’ils savent le mieux.
Basti al nocchiero ragionar de’ vend,
Al bifolco dei tori, et le sue piaghe
Conti’l guerrier, conti’l pastor gli armenti.
[Que le nautonier se borne à parler des vents, le laboureur des taureaux, et le guerrier à compter ses blessures et le berger ses troupeaux.]
Car il advient le plus souvent au contraire, que chacun choisit plutôt à discourir du métier d’un autre que du sien : estimant que c’est autant de nouvelle réputation acquise : témoin le reproche qu’Archidamus fit à Periander, qu’il quittait la gloire d’un bon médecin, pour acquérir celle de mauvais poète. Voyez combien César se déploie largement à nous faire entendre ses inventions à bâtir ponts et engins : et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa milice. Ses exploits le vérifient assez capitaine excellent : il se veut faire connaître excellent ingénieur, qualité aucunement étrangère. Le vieil Dionysius était très grand chef de guerre, comme il convenait à sa fortune : mais il se travaillait à donner principale recommandation de soi, par la poésie : et si n’y savait guère. Un homme de vacation juridique, mené ces jours passés voir une étude fournie de toutes sortes de livres de son métier, et de tout autre métier, n’y trouva nulle occasion de s’entretenir : mais il s’arrêta à gloser rudement et magistralement une barricade logée sur la vis de l’étude, que cent capitaines et soldats reconnaissent tous les jours, sans remarque et sans offense.
Optat ephippia bos piger, optat arare caballus
[Le bœuf indolent aspire à la selle, le cheval aspire à labourer.]
Par ce train vous ne faites jamais rien qui vaille. Ainsi, il faut travailler de rejeter toujours l’architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste chacun à son gibier. Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le sujet de toutes gens, j’ai accoutumé de considérer qui en sont les écrivains : Si ce sont personnes, qui ne fassent autre profession que de lettres, j’en apprends principalement le style et le langage : si ce sont Médecins, je les crois plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la température de l’air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies : si Jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droits, les lois, l’établissement des polices, et choses pareilles : si Théologiens, les affaires de l’Église, censures Ecclésiastiques, dispenses et mariages : si courtisans, les mœurs et les cérémonies : si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les déductions des exploits où ils se sont trouvés en personne : si Ambassadeurs, les menées, intelligences, et pratiques, et manière de les conduire. À cette cause, ce que j’eusse passé à un autre, sans m’y arrêter, je l’ai pesé et remarqué en l’histoire du Seigneur de Langey, très entendu en telles choses. C’est qu’après avoir conté ces belles remontrances de l’Empereur Charles cinquième, faites au consistoire à Rome, présent l’Évêque de Mâcon, et le seigneur du Velly nos Ambassadeurs, où il avait mêlé plusieurs paroles outrageuses contre nous ; et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n’étaient d’autre fidélité et suffisance en l’art militaire, que ceux du Roi, tout sur l’heure il s’attacherait la corde au cou, pour lui aller demander miséricorde. Et de ceci il semble qu’il en crût quelque chose : car deux ou trois fois en sa vie depuis il lui advint de redire ces mêmes mots. Aussi qu’il défia le Roi de le combattre en chemise avec l’épée et le poignard, dans un bateau. Ledit Seigneur de Langey suivant son histoire, ajoute que les dits Ambassadeurs faisant une dépêche au Roi de ces choses, lui en dissimulèrent la plus grande partie, même lui celèrent les deux articles précédents. Or j’ai trouvé bien étrange, qu’il fût en la puissance d’un Ambassadeur de dispenser sur les avertissements qu’il doit faire à son maître, même de telle conséquence, venant de telle personne, et dits en si grande assemblée. Et m’eût semblé l’office du serviteur être, de fidèlement représenter les choses en leur entier, comme elles sont advenues : afin que la liberté d’ordonner, juger, et choisir demeurât au maître. Car de lui altérer ou cacher la vérité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais parti, et cependant le laisser ignorant de ses affaires, cela m’eût semblé appartenir à celui, qui donne la loi, non à celui qui la reçoit, au curateur et maître d’école, non à celui qui se doit penser inférieur, comme en autorité, aussi en prudence et bon conseil. Quoi qu’il en soit, je ne voudrais pas être servi de cette façon en mon petit fait. Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque prétexte, et usurpons sur la maîtrise : chacun aspire si naturellement à la liberté et autorité, qu’au supérieur nulle utilité ne doit être si chère, venant de ceux qui le servent, comme lui doit être chère leur simple et naïve obéissance. On corrompt l’office du commander, quand on y obéit par discrétion, non par sujétion. Et P. Crassus, celui que les Romains estimèrent cinq fois heureux, lorsqu’il était en Asie consul, ayant mandé à un Ingénieur Grec, de lui faire mener le plus grand des deux mâts de Navire, qu’il avait vu à Athènes, pour quelque engin de batterie, qu’il en voulait faire : celui-ci sous titre de sa science, se donna loi de choisir autrement, et mena le plus petit, et selon la raison de son art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouï ses raisons, lui fit très bien donner le fouet : estimant l’intérêt de la discipline plus que l’intérêt de l’ouvrage. D’autre part pourtant on pourrait aussi considérer, que cette obéissance si contrainte, n’appartient qu’aux commandements précis et préfix. Les Ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs parties dépend souverainement de leur disposition. Ils n’exécutent pas simplement, mais forment aussi, et dressent par leur conseil, la volonté du maître. J’ai vu en mon temps des personnes de commandement, repris d’avoir plutôt obéi aux paroles des lettres du Roi, qu’à l’occasion des affaires qui étaient près d’eux. Les hommes d’entendement accusent encore aujourd’hui, l’usage des Rois de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenants, qu’aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance. Ce délai, en une si longue étendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires. Et Crassus, écrivant à un homme du métier, et lui donnant avis de l’usage auquel il destinait ce mât, semblait-il pas entrer en conférence de sa délibération, et le convier à interposer son décret ?
Chapitre XVII. De la peur §
Obstupui, steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit.
[Je demeurai stupide, mes cheveux se dressèrent et ma voix s’arrêta dans ma gorge.]
Je ne suis pas bon naturaliste (qu’ils disent) et ne sais guère par quels ressorts la peur agit en nous, mais tant y a que c’est une étrange passion : et disent les médecins qu’il n’en est aucune, qui emporte plus tôt notre jugement hors de sa due assiette. De vrai, j’ai vu beaucoup de gens devenus insensés de peur : et au plus rassis il est certain pendant que son accès dure, qu’elle engendre de terribles éblouissements. Je laisse à part le vulgaire, à qui elle représente tantôt les bisaïeux sortis du tombeau enveloppés en leur suaire, tantôt des Loups-garous, des Lutins, et des Chimères. Mais parmi les soldats même, où elle devrait trouver moins de place, combien de fois a-t-elle changé un troupeau de brebis en escadron de corselets ? des roseaux et des cannes en gens d’armes et lanciers ? nos amis en nos ennemis ? et la croix blanche à la rouge ? Lorsque Monsieur de Bourbon prit Rome, un porte-enseigne, qui était à la garde du bourg saint Pierre, fut saisi de tel effroi à la première alarme, que par le trou d’une ruine il se jeta, l’enseigne au poing, hors la ville droit aux ennemis, pensant tirer vers le dedans de la ville ; et à peine enfin voyant la troupe de Monsieur de Bourbon se ranger pour le soutenir, estimant que ce fut une sortie que ceux de la ville fissent, il se reconnut, et tournant tête rentra par ce même trou, par lequel il était sorti, plus de trois cents pas avant en la campagne. Il n’en advint pas du tout si heureusement à l’enseigne du Capitaine Julie, lorsque Saint Paul fut pris sur nous par le Comte de Bures et Monsieur du Reu. Car étant si fort éperdu de frayeur, que de se jeter à tout son enseigne hors de la ville, par une canonnière, il fut mis en pièces par les assaillants. Et au même siège, fut mémorable la peur qui serra, saisit, et glaça si fort le cœur d’un gentilhomme, qu’il en tomba raide mort par terre à la brèche, sans aucune blessure. Pareille rage pousse parfois toute une multitude. En l’une des rencontres de Germanicus contre les Allemands, deux grosses troupes prirent d’effroi deux routes opposites, l’une fuyait d’où l’autre partait. Tantôt elle nous donne des ailes aux talons, comme aux deux premiers : tantôt elle nous cloue les pieds, et les entrave : comme on lit de l’Empereur Théophile, lequel en une bataille qu’il perdit contre les Agarenes, devint si étonné et si transi, qu’il ne pouvait prendre parti de s’enfuir : adeo pauor etiam auxilia formidat [tant la peur redoute même les secours] : jusques à ce que Manuel l’un des principaux chefs de son armée, l’ayant tirassé et secoué, comme pour l’éveiller d’un profond somme, lui dit : Si vous ne me suivez je vous tuerai : car il vaut mieux que vous perdiez la vie, que si étant prisonnier vous veniez à perdre l’Empire. Lors exprime-t-elle sa dernière force, quand pour son service elle nous rejette à la vaillance, qu’elle a soustraite à notre devoir et à notre honneur. En la première juste bataille que les Romains perdirent contre Hannibal, sous le Consul Sempronius, une troupe de bien dix mille hommes de pied, qui prit l’épouvante, ne voyant ailleurs par où faire passage à sa lâcheté, s’alla jeter au travers le gros des ennemis : lequel elle perça d’un merveilleux effort, avec grand meurtre de Carthaginois : achetant une honteuse fuite, au même prix qu’elle eût eu une glorieuse victoire. C’est ce de quoi j’ai le plus de peur que la peur. Aussi surmonte-t-elle en aigreur tous autres accidents. Quelle affection peut être plus âpre et plus juste, que celle des amis de Pompeius, qui étaient en son navire, spectateurs de cet horrible massacre ? Si est-ce que la peur des voiles Égyptiennes, qui commençaient à les approcher, l’étouffa de manière, qu’on a remarqué, qu’ils ne s’amusèrent qu’à hâter les mariniers de diligenter, et de se sauver à coups d’aviron ; jusques à ce qu’arrivés à Tyr, libres de crainte, ils eurent loi de tourner leur pensée à la perte qu’ils venaient de faire, et lâcher la bride aux lamentations et aux larmes, que cette autre plus forte passion avait suspendues.
Tum pauor sapientiam omnem mihi ex animo expectorat.
[Alors la peur chasse de mon cœur toute sagesse.]
Ceux qui auront été bien frottés en quelque estour de guerre, tous blessés encore et ensanglantés, on les ramène bien le lendemain à la charge. Mais ceux qui ont conçu quelque bonne peur des ennemis, vous ne les leur feriez pas seulement regarder en face. Ceux qui sont en pressante crainte de perdre leur bien, d’être exilés, d’être subjugués, vivent en continuelle angoisse, en perdant le boire, le manger, et le repos. Là où les pauvres, les bannis, les serfs, vivent souvent aussi joyeusement que les autres. Et tant de gens, qui de l’impatience des pointures de la peur, se sont pendus, noyés, et précipités, nous ont bien appris qu’elle est encore plus importune et insupportable que la mort. Les Grecs en reconnaissent une autre espèce, qui est outre l’erreur de notre discours : venant, disent-ils, sans cause apparente, et d’une impulsion céleste. Des peuples entiers s’en voient souvent frappés, et des armées entières. Telle fut celle qui apporta à Carthage une merveilleuse désolation. On n’y oyait que cris et voix effrayées : on voyait les habitants sortir de leurs maisons, comme à l’alarme, et se charger, blesser et entretuer les uns les autres, comme si ce fussent ennemis, qui vinssent à occuper leur ville. Tout y était en désordre, et en fureur : jusques à ce que par oraisons et sacrifices, ils eussent apaisé l’ire des dieux. Ils nomment cela terreurs Paniques.
Chapitre XVIII. Qu’il ne faut juger de notre heur, qu’après la mort §
Scilicet ultima semper
Expectanda dies homini est, dicique beatus
Ante obitum nemo, supremaque funera debet.
[Certes il faut toujours qu’un homme attende son dernier jour ; et nul ne doit être dit heureux avant son trépas et l’ultime moment de ses funérailles.]
Les enfants savent le conte du roi Crœsus à ce propos : lequel, ayant été pris par Cyrus, et condamné à la mort, sur le point de l’exécution, il s’écria : Ô Solon, Solon : Cela rapporté à Cyrus, et s’étant enquis que c’était à dire, il lui fit entendre, qu’il vérifiait lors à ses dépens l’avertissement qu’autrefois lui avait donné Solon : que les hommes, quelque beau visage que fortune leur fasse, ne se peuvent appeler heureux, jusques à ce qu’on leur ait vu passer le dernier jour de leur vie, pour l’incertitude et variété des choses humaines, qui d’un bien léger mouvement se changent d’un état en autre tout divers. Et pourtant Agesilaus, à quelqu’un qui disait heureux le Roi de Perse, de ce qu’il était venu fort jeune à un si puissant état : Oui mais, dit-il, Priam en tel âge ne fut pas malheureux. Tantôt des Rois de Macédoine, successeurs de ce grand Alexandre, il s’en fait des menuisiers et greffiers à Rome : des tyrans de Sicile, des pédants à Corinthe : d’un conquérant de la moitié du monde, et Empereur de tant d’armées, il s’en fait un misérable suppliant des bélîtres officiers d’un Roi d’Égypte : tant coûta à ce grand Pompeius la prolongation de cinq ou six mois de vie. Et, du temps de nos pères ce Ludovic Sforce dixième Duc de Milan, sous qui avait si longtemps branlé toute l’Italie, on l’a vu mourir prisonnier à Loches : mais après y avoir vécu dix ans, qui est le pis de son marché. La plus belle Reine, veuve du plus grand roi de la Chrétienté, vient-elle pas de mourir par la main d’un Bourreau ? indigne et barbare cruauté ! Et mille tels exemples. Car il semble que comme les orages et tempêtes se piquent contre l’orgueil et hautaineté de nos bâtiments, il y ait aussi là-haut des esprits envieux des grandeurs de çà bas.
Usque adeo res humanas vis abdita quædam
Obterit, et pulchros fasces sceuasque secures
Proculcare, ac ludibrio sibi habere videtur.
[Tant il est vrai qu’une force cachée broie les choses humaines et qu’elle semble piétiner la splendeur des faisceaux et la violence des haches et s’en jouer.]
Et semble que la fortune quelquefois guette à point nommé le dernier jour de notre vie, pour montrer sa puissance, de renverser en un moment ce qu’elle avait bâti en longues années ; et nous fait crier après Laberius, Nimirum hac die una plus vixi, mihi quam viuendum fuit [Vraiment j’ai vécu aujourd’hui un jour de plus que je n’aurais dû vivre]. Ainsi se peut prendre avec raison, ce bon avis de Solon. Mais d’autant que c’est un Philosophe, à l’endroit desquels les faveurs et disgrâces de la fortune ne tiennent rang, ni d’heur ni de malheur : et sont les grandeurs, et puissances, accidents de qualité à peu près indifférente, je trouve vraisemblable, qu’il ait regardé plus avant ; et voulu dire que ce même bonheur de notre vie, qui dépend de la tranquillité et contentement d’un esprit bien né, et de la résolution et assurance d’une âme réglée ne se doive jamais attribuer à l’homme, qu’on ne lui ait vu jouer le dernier acte de sa comédie : et sans doute le plus difficile. En tout le reste il y peut avoir du masque : Ou ces beaux discours de la Philosophie ne sont en nous que par contenance, ou les accidents ne nous essayant pas jusques au vif, nous donnent loisir de maintenir toujours notre visage rassis. Mais à ce dernier rôle de la mort et de nous, il n’y a plus que feindre, il faut parler François ; il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot.
Nam veræ voces tum demum pectore ab imo
Eiiciuntur, et eripitur persona, manet res.
[Car alors des paroles de vérité jaillissent enfin du fond du cœur ; le masque est arraché, demeure la réalité.]
Voilà pourquoi se doivent à ce dernier trait toucher et éprouver toutes les autres actions de notre vie. C’est le maître jour, c’est le jour juge de tous les autres : c’est le jour, dit un ancien, qui doit juger de toutes mes années passées. Je remets à la mort l’essai du fruit de mes études. Nous verrons là si mes discours me partent de la bouche, ou du cœur. J’ai vu plusieurs donner par leur mort réputation en bien ou en mal à toute leur vie. Scipion beau-père de Pompeius rhabilla en bien mourant la mauvaise opinion qu’on avait eu de lui jusques lors. Epaminondas interrogé lequel des trois il estimait le plus, ou Chabrias, ou Iphicrates, ou soi-même : Il nous faut voir mourir, fit-il, avant que d’en pouvoir résoudre. De vrai on déroberait beaucoup à celui-là, qui le pèserait sans l’honneur et grandeur de sa fin. Dieu l’a voulu comme il lui a plu : mais en mon temps trois les plus exécrables personnes, que je connusse en toute abomination de vie, et les plus infâmes, ont eu des morts réglées, et en toute circonstance composées jusques à la perfection. Il est des morts braves et fortunées. Je lui ai vu trancher le fil d’un progrès de merveilleux avancement : et dans la fleur de son croist, à quelqu’un, d’une fin si pompeuse, qu’à mon avis ses ambitieux et courageux desseins, n’avaient rien de si haut que fut leur interruption. Il arriva sans y aller, où il prétendait, plus grandement et glorieusement, que ne portait son désir et espérance. Et devança par sa chute, le pouvoir et le nom, où il aspirait par sa course. Au jugement de la vie d’autrui, je regarde toujours comment s’en est porté le bout, et des principaux études de la mienne, c’est qu’il se porte bien, c’est-à-dire quiètement et sourdement.
Chapitre XIX. Que Philosopher, c’est apprendre à mourir §
Cicéron dit que Philosopher ce n’est autre chose que s’apprêter à la mort. C’est d’autant que l’étude et la contemplation retirent aucunement notre âme hors de nous, et l’embesognent à part de corps, qui est quelque apprentissage et ressemblance de la mort : Ou bien, c’est que toute la sagesse et discours du monde se résout enfin à ce point, de nous apprendre à ne craindre point à mourir. De vrai, ou la raison se moque, ou elle ne doit viser qu’à notre contentement, et tout son travail tendre en somme à nous faire bien vivre, et à notre aise, comme dit la Sainte Écriture. Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est notre but, quoiqu’elles en prennent divers moyens ; autrement on les chasserait d’arrivée. Car qui écouterait celui, qui pour sa fin établirait notre peine et mésaise ? Les dissensions des sectes Philosophiques en ce cas, sont verbales. Transcurramus solertissimas nugas. [Laissons ces fort ingénieuses fadaises.] Il y a plus d’opiniâtreté et de picoterie, qu’il n’appartient à une si sainte profession. Mais quelque personnage que l’homme entreprenne, il joue toujours le sien parmi. Quoi qu’ils disent, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot, qui leur est si fort à contrecœur : Et s’il signifie quelque suprême plaisir, et excessif contentement, il est mieux dû à l’assistance de la vertu, qu’à nulle autre assistance. Cette volupté pour être plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n’en est que plus sérieusement voluptueuse. Et lui devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel : non celui de la vigueur, duquel nous l’avons dénommée. Cette autre volupté plus basse, si elle méritait ce beau nom : ce devait être en concurrence, non par privilège. Je la trouve moins pure d’incommodités et de traverses, que n’est la vertu. Outre que son goût est plus momentané, fluide et caduque, elle a ses veilles, ses jeûnes, et ses travaux, et la sueur et le sang. Et en outre particulièrement, ses passions tranchantes de tant de sortes ; et à son côté une satiété si lourde, qu’elle équipolle à pénitence. Nous avons grand tort d’estimer que ses incommodités lui servent d’aiguillon et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire se vivifie par son contraire : et de dire, quand nous venons à la vertu, que pareilles suites et difficultés l’accablent, la rendent austère et inaccessible. Là où beaucoup plus proprement qu’à la volupté, elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir divin et parfait, qu’elle nous moyenne. Celui-là est certes bien indigne de son accointance, qui contrepèse son coût, à son fruit : et n’en connaît ni les grâces ni l’usage. Ceux qui nous vont instruisant, que sa quête est scabreuse et laborieuse, sa jouissance agréable : que nous disent-ils par là, sinon qu’elle est toujours désagréable ? Car quel moyen humain arriva jamais à sa jouissance ? Les plus parfaits se sont bien contentés d’y aspirer, et de l’approcher, sans la posséder. Mais ils se trompent ; vu que de tous les plaisirs que nous connaissons, la poursuite même en est plaisante. L’entreprise se sent de la qualité de la chose qu’elle regarde : car c’est une bonne portion de l’effet, et consubstantielle. L’heur et la béatitude qui reluit en la vertu, remplit toutes ses appartenances et avenues, jusques à la première entrée et extrême barrière. Or des principaux bienfaits de la vertu, c’est le mépris de la mort, moyen qui fournit notre vie d’une molle tranquillité, et nous en donne le goût pur et aimable : sans qui toute autre volupté est éteinte. Voilà pourquoi toutes les règles se rencontrent et conviennent à cet article. Et combien qu’elles nous conduisent aussi toutes d’un commun accord à mépriser la douleur, la pauvreté, et autres accidents, à quoi la vie humaine est sujette, ce n’est pas d’un pareil soin : tant parce que ces accidents ne sont pas de telle nécessité, la plupart des hommes passent leur vie sans goûter de la pauvreté, et tels encore sans sentiment de douleur et de maladie, comme Xenophilus le Musicien, qui vécut cent et six ans d’une entière santé : qu’aussi d’autant qu’au pis-aller, la mort peut mettre fin, quand il nous plaira, et couper broche à tous autres inconvénients. Mais quant à la mort, elle est inévitable.
Omnes eodem cogimur, omnium
Versatur urna, serius ocius
Sors exitura, et nos in æter —
Num exitium impositura cymbæ.
[Tous, nous sommes poussés vers le même point, pour tous est agitée l’urne fatale, tôt ou tard en sortira notre billet, qui nous embarquera pour l’éternel exil.]
Et par conséquent, si elle nous fait peur, c’est un sujet continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n’est lieu d’où elle ne nous vienne. Nous pouvons tourner sans cesse la tête çà et là, comme en pays suspect : quæ quasi saxum Tantalo semper impendet [elle est toujours suspendue au-dessus de nous, comme le rocher au-dessus de Tantale]. Nos parlements renvoient souvent exécuter les criminels au lieu où le crime est commis : durant le chemin, promenez-les par de belles maisons, faites-leur tant de bonne chère, qu’il vous plaira,
non Siculæ dapes
Dulcem elaborabunt saporem,
Non auium, cytharæque cantus
Somnum reducent.
[Les festins siciliens ne leur ménageront pas leur douce saveur, les chants des oiseaux et de la cithare ne leur ramèneront pas le sommeil.]
Pensez-vous qu’ils s’en puissent réjouir ? et que la finale intention de leur voyage leur étant ordinairement devant les yeux, ne leur ait altéré et affadi le goût à toutes ces commodités ?
Audit iter, numeratque dies, spatioque viarum
Metitur vitam, torquetur peste futura.
[Il s’enquiert de la route, il compte les jours, il mesure sa vie à la longueur des chemins, il est torturé par le mal à venir.]
Le but de notre carrière c’est la mort, c’est l’objet nécessaire de notre visée : si elle nous effraie, comme est-il possible d’aller un pas avant, sans fièvre ? Le remède du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement ? Il lui faut faire brider l’âne par la queue,
Qui capite ipse suo instituit vestigia retro.
[Lui qui veut marcher la tête tournée en arrière.]
Ce n’est pas de merveille s’il est si souvent pris au piège. On fait peur à nos gens seulement de nommer la mort, et la plupart s’en signent, comme du nom du diable. Et parce qu’il s’en fait mention aux testaments, ne vous attendez pas qu’ils y mettent la main, que le médecin ne leur ait donné l’extrême sentence. Et Dieu sait lors entre la douleur et la frayeur, de quel bon jugement ils vous le pâtissent. Parce que cette syllabe frappait trop rudement leurs oreilles, et que cette voix leur semblait malencontreuse, les Romains avaient appris de l’amollir ou l’étendre en périphrases. Au lieu de dire, il est mort, il a cessé de vivre, disent-ils, il a vécu. Pourvu que ce soit vie, soit-elle passée, ils se consolent. Nous en avons emprunté, notre, feu Maître-Jehan. À l’aventure est-ce, que comme on dit, le terme vaut l’argent. Je naquis entre onze heures et midi le dernier jour de Février, mil cinq cent trente-trois : comme nous comptons à cette heure, commençant l’an en Janvier. Il n’y a justement que quinze jours que j’ai franchi. ans, il m’en faut pour le moins encore autant. Cependant s’empêcher du pensement de chose si éloignée, ce serait folie. Mais quoi ? les jeunes et les vieux laissent la vie de même condition. Nul n’en sort autrement que si tout présentement il y entrait, joint qu’il n’est homme si décrépit tant qu’il voit Mathusalem devant, qui ne pense avoir encore vingt ans dans le corps. D’avantage, pauvre fou que tu es, qui t’a établi les termes de ta vie ? Tu te fondes sur les comptes des Médecins. Regarde plutôt l’effet et l’expérience. Par le commun train des choses, tu vis piéça par faveur extraordinaire. Tu as passé les termes accoutumés de vivre : Et qu’il soit ainsi, compte de tes connaissants, combien il en est mort avant ton âge, plus qu’il n’en y a qui l’aient atteint : Et de ceux même qui ont ennobli leur vie par renommée, fais-en registre, et j’entrerai en gageure d’en trouver plus qui sont morts, avant, qu’après trente-cinq ans. Il est plein de raison, et de piété, de prendre exemple de l’humanité même de Jésus-Christ. Or il finit sa vie à trente et trois ans. Le plus grand homme, simplement homme, Alexandre, mourut aussi à ce terme. Combien a la mort de façons de surprise ?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas.
[Ce qu’on a à éviter, jamais on ne s’y est, heure après heure, assez préparé.]
Je laisse à part les fièvres et les pleurésies. Qui eût jamais pensé qu’un Duc de Bretaigne dût être étouffé de la presse, comme fut celui-là à l’entrée du Pape Clement mon voisin, à Lyon ? N’as-tu pas vu tuer un de nos Rois en se jouant ? et un de ses ancêtres mourut-il pas choqué par un pourceau ? Æschylus menacé de la chute d’une maison, a beau se tenir à l’erte, le voilà assommé d’un toit de tortue, qui échappa des pattes d’un Aigle en l’air : l’autre mourut d’un grain de raisin : un Empereur de l’égratignure d’un peigne en se testonnant : Æmylius Lepidus pour avoir heurté du pied contre le seuil de son huis : Et Aufidius pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil. Et entre les cuisses des femmes Cornelius Gallus préteur, Tigillinus Capitaine du guet à Rome, Ludovic fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoue. Et d’un encore pire exemple, Speusippus Philosophe Platonicien, et l’un de nos Papes. Le pauvre Bebius, Juge, cependant qu’il donne délai de huitaine à une partie, le voilà saisi, le sien de vivre étant expiré : Et Caius Julius médecin graissant les yeux d’un patient, voilà la mort qui clôt les siens. Et s’il m’y faut mêler, un mien frère le Capitaine S. Martin, âgé de vingt-trois ans, qui avait déjà fait assez bonne preuve de sa valeur, jouant à la paume, reçut un coup d’éteuf, qui l’asséna un peu au-dessus de l’oreille droite, sans aucune apparence de contusion, ni de blessure : il ne s’en assit, ni reposa : mais cinq ou six heures après il mourut d’une Apoplexie que ce coup lui causa. Ces exemples si fréquents et si ordinaires nous passant devant les yeux, comme est-il possible qu’on se puisse défaire du pensement de la mort, et qu’à chaque instant il ne nous semble qu’elle nous tienne au collet ? Qu’importe-t-il, me direz-vous, comment que ce soit, pourvu qu’on ne s’en donne point de peine ? Je suis de cet avis : et en quelque manière qu’on se puisse mettre à l’abri des coups, fût-ce sous la peau d’un veau, je ne suis pas homme qui y reculât : car il me suffit de passer à mon aise, et le meilleur jeu que je me puisse donner, je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez.
prætulerim delirus inersque videri,
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quam sapere et ringi.
[J’aimerais mieux passer pour fou ou incapable, du moment que mes défauts me plaisent ou à tout le moins m’échappent, que d’être sage et d’enrager.]
Mais c’est folie d’y penser arriver par là. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles. Tout cela est beau : mais aussi quand elle arrive, ou à eux ou à leurs femmes, enfants et amis, les surprenant en dessoude et au découvert, quels tourments, quels cris, quelle rage et quel désespoir les accable ? Vîtes-vous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus ? Il y faut pourvoir de meilleure heure : Et cette nonchalance bestiale, quand elle pourrait loger en la tête d’un homme d’entendement (ce que je trouve entièrement impossible) nous vend trop cher ses denrées. Si c’était ennemi qui se pût éviter, je conseillerais d’emprunter les armes de la couardise : mais puisqu’il ne se peut ; puisqu’il vous attrape fuyant et poltron aussi bien qu’honnête homme,
Nempe et fugacem persequitur virum,
Nec parcit imbellis iuuentæ
Poplitibus, timidoque tergo.
[Assurément il poursuit le fuyard sans épargner pour autant les jarrets et le dos apeuré d’une jeunesse non aguerrie.]
Et que nulle trempe de cuirasse vous couvre,
Ille licet ferro cautus se condat in ære,
Mors tamen inclusum protrahet inde caput.
[Il a beau, se défiant du fer, s’enfermer dans l’airain, la mort en extraira sa tête ainsi remparée.]
apprenons à le soutenir de pied ferme, et à le combattre : Et pour commencer à lui ôter son plus grand avantage contre nous, prenons voie toute contraire à la commune. Ôtons-lui l’étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le, n’ayons rien si souvent en la tête que la mort : à tous instants représentons-la à notre imagination et en tous visages. Au broncher d’un cheval, à la chute d’une tuile, à la moindre piqûre d’épingle, remâchons soudain, Et bien quand ce serait la mort même ? et là-dessus, raidissons-nous, et nous efforçons. Parmi les fêtes et la joie, ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que parfois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette notre allégresse est en butte à la mort, et de combien de prises elle la menace. Ainsi faisaient les Égyptiens, qui au milieu de leurs festins et parmi leur meilleure chère, faisaient apporter l’Anatomie sèche d’un homme, pour servir d’avertissement aux conviés.
Omnem crede diem tibi diluxisse supremum,
Grata superueniet, quæ non sperabitur hora.
[Dis-toi, de chaque jour, qu’il est pour toi le dernier à luire. Bienvenue sera l’heure de surcroît sur laquelle tu ne compteras pas.]
Il est incertain où la mort nous attende, attendons-la partout. La préméditation de la mort, est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Il n’y a rien de mal en la vie, pour celui qui a bien compris, que la privation de la vie n’est pas mal. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Paulus Æmylius répondit à celui, que ce misérable Roi de Macédoine son prisonnier lui envoyait, pour le prier de ne le mener pas en son triomphe, Qu’il en fasse la requête à soi-même. À la vérité en toutes choses si nature ne prête un peu, il est malaisé que l’art et l’industrie aillent guère avant. Je suis de moi-même non mélancolique, mais songe-creux : il n’est rien de quoi je me sois dès toujours plus entretenu que des imaginations de la mort ; voire en la saison la plus licencieuse de mon âge,
Iucundum cum ætas florida ver ageret.
[Lorsque ma vie en fleur passait son gai printemps.]
Parmi les dames et les jeux, tel me pensait empêché à digérer à part moi quelque jalousie, ou l’incertitude de quelque espérance, cependant que je m’entretenais de je ne sais qui surpris les jours précédents d’une fièvre chaude, et de sa fin au partir d’une fête pareille, et la tête pleine d’oisiveté, d’amour et de bon temps, comme moi : et qu’autant m’en pendait à l’oreille.
Iam fuerit, nec post unquam reuocare licebit.
[Bientôt ce temps sera passé, et plus jamais on ne pourra le rappeler.]
Je ne ridais non plus le front de ce pensement-là, que d’un autre. Il est impossible que d’arrivée nous ne sentions des piqûres de telles imaginations : mais en les maniant et repassant, au long aller, on les apprivoise sans doute : Autrement de ma part je fusse en continuelle frayeur et frénésie : Car jamais homme ne se défia tant de sa vie, jamais homme ne fit moins d’état de sa durée. Ni la santé, que j’ai joui jusques à présent très vigoureuse et peu souvent interrompue, ne m’en allonge l’espérance, ni les maladies ne me raccourcissent. À chaque minute il me semble que je m’échappe. Et me rechante sans cesse, Tout ce qui peut être fait un autre jour, le peut être aujourd’hui. De vrai les hasards et dangers nous approchent peu ou rien de notre fin : Et si nous pensons, combien il en reste, sans cet accident qui semble nous menacer le plus, de millions d’autres sur nos têtes, nous trouverons que gaillards et fiévreux, en la mer et en nos maisons, en la bataille et en repos elle nous est également près. Nemo altero fragilior est : nemo in crastinum sui certior. [Nul n’est plus fragile que l’autre ; nul n’est plus assuré de ce qu’il sera demain.] Ce que j’ai affaire avant mourir, pour l’achever tout loisir me semble court, fût-ce œuvre d’une heure. Quelqu’un feuilletant l’autre jour mes tablettes, trouva un mémoire de quelque chose, que je voulais être faite après ma mort : je lui dis, comme il était vrai, que n’étant qu’à une lieue de ma maison, et sain et gaillard, je m’étais hâté de l’écrire là, pour ne m’assurer point d’arriver jusque chez moi. Comme celui, qui continuellement me couve de mes pensées, et les couche en moi : je suis à toute heure préparé environ ce que je le puis être : et ne m’avertira de rien de nouveau la survenance de la mort. Il faut être toujours botté et prêt à partir, en tant qu’en nous est, et surtout se garder qu’on n’ait lors affaire qu’à soi.
Quid breui fortes iaculamur æuo
Multa ?
[Pourquoi, en cette courte vie, lancer hardiment mille projets ?]
Car nous y aurons assez de besogne, sans autre surcroît. L’un se plaint plus que de la mort, de quoi elle lui rompt le train d’une belle victoire : l’autre qu’il lui faut déloger avant qu’avoir marié sa fille, ou contrôlé l’institution de ses enfants : l’un plaint la compagnie de sa femme, l’autre de son fils, comme commodités principales de son être. Je suis pour cette heure en tel état, Dieu merci, que je puis déloger quand il lui plaira, sans regret de chose quelconque : Je me dénoue partout : mes adieux sont tantôt pris de chacun, sauf de moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus purement et pleinement, et ne s’en déprit plus universellement que je m’attends de faire. Les plus mortes morts sont les plus saines.
miser o miser (aiunt) omnia ademit
Vna dies infesta mihi tot præmia vitæ :
[Malheureux, ah ! malheureux, disent-ils, un seul jour ennemi m’enlève tous ces bienfaits de la vie :]
et le bâtisseur,
manent (dit-il) opera interrupta, minæque
Murorum ingentes.
[Voilà que demeurent interrompus les travaux et les murailles de redoutable taille.]
Il ne faut rien dessiner de si longue haleine, ou au moins avec telle intention de se passionner pour en voir la fin. Nous sommes nés pour agir :
Cum moriar, medium soluar et inter opus.
[Quand je mourrai, puissé-je être détruit en pleine action.]
Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie, tant qu’on peut : et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait. J’en vis mourir un, qui étant à l’extrémité se plaignait incessamment, de quoi sa destinée coupait le fil de l’histoire qu’il avait en main, sur le quinzième ou seizième de nos Rois.
Illud in his rebus non addunt, nec tibi earum
Iam desiderium rerum super insidet una.
[En cette affaire, on n’ajoute pas cette réflexion : Et le regret de ces biens ne te demeurera pas davantage.]
Il faut se décharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles. Tout ainsi qu’on a planté nos cimetières joignant les Églises, et aux lieux les plus fréquentés de la ville, pour accoutumer, disait Lycurgus, le bas populaire, les femmes et les enfants à ne s’effaroucher point de voir un homme mort : et afin que ce continuel spectacle d’ossements, de tombeaux, et de convois nous avertisse de notre condition.
Quin etiam exhilarare viris conuiuia cæde
Mos olim, et miscere epulis spectacula dira
Certantum ferro, sæpe et super ipsa cadentum
Pocula, respersis non parco sanguine mensis
[Bien plus, les hommes avaient jadis coutume d’égayer les banquets par des meurtres et de mêler aux repas les cruels spectacles de joutes à l’épée, dont les combattants souvent tombaient jusque sur les coupes, inondant sans mesure les tables de leur sang.]
Et comme les Égyptiens après leurs festins, faisaient présenter aux assistants une grande image de la mort, par un qui leur criait : Bois, et t’éjouis, car mort tu seras tel : Aussi ai-je pris en coutume, d’avoir non seulement en l’imagination, mais continuellement la mort en la bouche. Et n’est rien de quoi je m’informe si volontiers, que de la mort des hommes : quelle parole, quel visage, quelle contenance ils y ont eu : ni endroit des histoires, que je remarque si attentivement. Il y paraît, à la farcissure de mes exemples : et que j’ai en particulière affection cette matière. Si j’étais faiseur de livres, je ferais un registre commenté des morts diverses, qui apprendrait les hommes à mourir, leur apprendrait à vivre. Dicearchus en fît un de pareil titre, mais d’autre et moins utile fin. On me dira, que l’effet surmonte de si loin la pensée, qu’il n’y a si belle escrime, qui ne se perde, quand on en vient là : laissez-les dire ; le préméditer donne sans doute grand avantage : Et puis n’est-ce rien, d’aller au moins jusque-là sans altération et sans fièvre ? Il y a plus : nature même nous prête la main, et nous donne courage. Si c’est une mort courte et violente, nous n’avons pas loisir de la craindre : si elle est autre, je m’aperçois qu’à mesure que je m’engage dans la maladie, j’entre naturellement en quelque dédain de la vie. Je trouve que j’ai bien plus affaire à digérer cette résolution de mourir, quand je suis en santé, que je n’ai quand je suis en fièvre : d’autant que je ne tiens plus si fort aux commodités de la vie, à raison que je commence à en perdre l’usage et le plaisir, j’en vois la mort d’une vue beaucoup moins effrayée. Cela me fait espérer, que plus je m’éloignerai de celle-là, et approcherai de celle-ci, plus aisément j’entrerai en composition de leur échange. Tout ainsi que j’ai essayé en plusieurs autres occurrences, ce que dit César, que les choses nous paraissent souvent plus grandes de loin que de près : j’ai trouvé que sain j’avais eu les maladies beaucoup plus en horreur, que lorsque je les ai senties. L’allégresse où je suis, le plaisir et la force, me font paraître l’autre état si disproportionné à celui-là, que par imagination je grossis ces incommodités de la moitié, et les conçois plus pesantes, que je ne les trouve, quand je les ai sur les épaules. J’espère qu’il m’en adviendra ainsi de la mort. Voyons à ces mutations et déclinaisons ordinaires que nous souffrons, comme nature nous dérobe la vue de notre perte et empirement. Que reste-t-il à un vieillard de la vigueur de sa jeunesse, et de sa vie passée ?
Heu senibus vitæ portio quanta manet !
[Hélas, quelle part de vie reste aux vieillards !]
César à un soldat de sa garde recru et cassé, qui vint en la rue, lui demander congé de se faire mourir : regardant son maintien décrépit, répondit plaisamment : Tu penses donc être en vie. Qui y tomberait tout à un coup, je ne crois pas que nous fussions capables de porter un tel changement : mais conduits par la main, d’une douce pente et comme insensible, peu à peu, de degré en degré, elle nous roule dans ce misérable état, et nous y apprivoise. Si que nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous : qui est en essence et en vérité, une mort plus dure, que n’est la mort entière d’une vie languissante ; et que n’est la mort de la vieillesse : D’autant que le saut n’est pas si lourd du mal être au non être, comme il est d’un être doux et fleurissant, à un être pénible et douloureux. Le corps courbe et plié a moins de force à soutenir un faix, aussi a notre âme. Il la faut dresser et élever contre l’effort de cet adversaire. Car comme il est impossible, qu’elle se mette en repos pendant qu’elle le craint : si elle s’en assure aussi, elle se peut vanter (qui est chose comme surpassant l’humaine condition) qu’il est impossible que l’inquiétude, le tourment, et la peur, non le moindre déplaisir loge en elle.
Non vultus instantis tyranni
Mente quatit solida, neque
Auster Dux inquieti turbidus Adriæ,
Nec fulminantis magna Iouis manus.
[Ne l’ébranlent dans sa fermeté d’âme ni les regards d’un tyran menaçant, ni l’Autan roi des tempêtes qui agitent l’Adriatique, ni le bras puissant de Jupiter armé de son foudre.]
Elle est rendue maîtresse de ses passions et concupiscences ; maîtresse de l’indigence, de la honte, de la pauvreté, et de toutes autres injures de fortune. Gagnons cet avantage qui pourra : C’est ici la vraie et souveraine liberté, qui nous donne de quoi faire la figue à la force, et à l’injustice, et nous moquer des prisons et des fers.
in manicis, et
Compedibus, sæuo te sub custode tenebo.
Ipse Deus simul atque volam, me soluet : opinor,
Hoc sentit, moriar. Mors ultima linea rerum est.
[Je te tiendrai menotté et entravé sous la garde d’un cruel geôlier. — Quand je le voudrai, le dieu en personne me délivrera. — Je crois qu’il entend par là : je mourrai. La mort est l’universelle ligne d’arrivée.]
Notre religion n’a point eu de plus assuré fondement humain, que le mépris de la vie. Non seulement le discours de la raison nous y appelle ; car pourquoi craindrions-nous de perdre une chose, laquelle perdue ne peut être regrettée ? mais aussi puisque nous sommes menacés en tant de façons de mort, n’y a-t-il pas plus de mal à les craindre toutes, qu’à en soutenir une ? Que chaut-il, quand ce soit, puisqu’elle est inévitable ? À celui qui disait à Socrates ; Les trente tyrans t’ont condamné à la mort : Et nature, eux, répondit-il. Quelle sottise, de nous peiner, sur le point du passage à l’exemption de toute peine ? Comme notre naissance nous apporta la naissance de toutes choses : aussi fera la mort de toutes choses, notre mort. Par quoi c’est pareille folie de pleurer de ce que d’ici à cent ans nous ne vivrons pas, que de pleurer de ce que nous ne vivions pas, il y a cent ans. La mort est origine d’une autre vie : ainsi pleurâmes-nous, et ainsi nous coûta-t-il d’entrer en celle-ci : ainsi nous dépouillâmes-nous de notre ancien voile, en y entrant. Rien ne peut être grief, qui n’est qu’une fois. Est-ce raison de craindre si longtemps, chose de si bref temps ? Le longtemps vivre, et le peu de temps vivre est rendu tout un par la mort. Car le long et le court n’est point aux choses qui ne sont plus. Aristote dit, qu’il y a des petites bêtes sur la rivière Hypanis, qui ne vivent qu’un jour. Celle qui meurt à huit heures du matin, elle meurt en jeunesse : celle qui meurt à cinq heures du soir, meurt en sa décrépitude. Qui de nous ne se moque de voir mettre en considération d’heur ou de malheur, ce moment de durée ? Le plus et le moins en la nôtre, si nous la comparons à l’éternité, ou encore à la durée des montagnes, des rivières, des étoiles, des arbres, et même d’aucuns animaux, n’est pas moins ridicule. Mais nature nous y force. Sortez, dit-elle, de ce monde, comme vous y êtes entrés. Le même passage que vous fîtes de la mort à la vie, sans passion et sans frayeur, refaites-le de la vie à la mort. Votre mort est une des pièces de l’ordre de l’univers, c’est une pièce de la vie du monde.
inter se mortales mutua viuunt,
Et quasi cursores vitai lampada tradunt.
[Les mortels s’échangent mutuellement la vie, et, comme des coureurs, s’en transmettent le flambeau.]
Changerai-je pas pour vous cette belle contexture des choses ? C’est la condition de votre création ; c’est une partie de vous que la mort : vous vous fuyez vous-même. Celui votre être, que vous jouissez, est également parti à la mort et à la vie. Le premier jour de votre naissance vous achemine à mourir comme à vivre.
Prima, quæ vitam dedit, hora, carpsit.
Nascentes morimur, finisque ab origine pendet.
[La première heure qui nous a donné la vie l’a entamée. — En naissant nous mourons, et la fin dépend de l’origine.]
Tout ce que vous vivez, vous le dérobez à la vie : c’est à ses dépens. Le continuel ouvrage de votre vie, c’est bâtir la mort. Vous êtes en la mort, pendant que vous êtes en vie : car vous êtes après la mort, quand vous n’êtes plus en vie. Ou, si vous l’aimez mieux ainsi, vous êtes mort après la vie : mais pendant la vie vous êtes mourant : et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement. Si vous avez fait votre profit de la vie, vous en êtes repu, allez-vous-en satisfait.
Cur non ut plenus vitæ conuiua recedis ?
[Que ne te retires-tu en convive rassasié de la vie ?]
Si vous n’en avez su user, si elle vous était inutile, que vous chaut-il de l’avoir perdue ? à quoi faire la voulez-vous encore ?
cur amplius addere quæris
Rursum quod pereat male, et ingratum occidat omne ?
[Pourquoi chercher à lui ajouter encore un temps qui doit à son tour se perdre misérablement et s’évanouir tout entier sans plaisir ?]
La vie n’est de soi ni bien ni mal : c’est la place du bien et du mal, selon que vous la leur faites. Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout vu : un jour est égal à tous jours. Il n’y a point d’autre lumière, ni d’autre nuit. Ce Soleil, cette Lune, ces Etoiles, cette disposition, c’est celle même que vos aïeux ont jouie, et qui entretiendra vos arrière-neveux.
Non alium videre patres : aliumue nepotes
Aspicient.
[Vos pères n’en ont pas vu d’autre, et vos petits-enfants n’en apercevront pas d’autre.]
Et au pis-aller, la distribution et variété de tous les actes de ma comédie, se parfournit en un an. Si vous avez pris garde au branle de mes quatre saisons, elles embrassent l’enfance, l’adolescence, la virilité, et la vieillesse du monde. Il a joué son jeu : il n’y sait autre finesse, que de recommencer ; ce sera toujours cela même.
versamur ibidem, atque insumus usque,
Atque in se sua per vestigia voluitur annus.
[Nous tournons dans le même cercle où nous sommes à jamais enfermés. — Et l’an roule sur soi, repassant sur ses propres traces.]
Je ne suis pas délibérée de vous forger autres nouveaux passe-temps.
Nam tibi præterea quod machiner, inueniamque
Quod placeat, nihil est, eadem sunt omnia semper.
[Car il n’est rien que je puisse encore fabriquer et inventer pour te plaire ; tout est toujours pareil.]
Faites place aux autres, comme d’autres vous l’ont faite. L’équalité est la première pièce de l’équité. Qui se peut plaindre d’être compris où tous sont compris ? Aussi avez-vous beau vivre, vous n’en rabattrez rien du temps que vous avez à être mort : c’est pour néant ; aussi longtemps serez-vous en cet état-là, que vous craignez, comme si vous étiez mort en nourrice :
licet, quod vis, viuendo vincere secla,
Mors æterna tamen, nihilominus illa manebit.
[Tu peux bien vaincre les siècles en vivant ce que tu veux ; la mort pourtant, elle, n’en demeurera pas moins éternelle.]
Et si vous mettrai en tel point, auquel vous n’aurez aucun mécontentement.
In vera nescis nullum fore morte alium te,
Qui possit viuus tibi te lugere peremptum,
Stansque iacentem [?]
[Ne sais-tu pas que, dans la vraie mort, il n’y aura nul autre toi-même, qui puisse, vivant, te plaindre mort et, debout, te pleurer gisant ?]
Ni ne désirerez la vie que vous plaignez tant.
Nec sibi enim quisquam tum se vitamque requirit,
Nec desiderium nostri nos afficit ullum.
[Et en fait il n’est personne qui alors redemande son être et sa vie, et aucun regret de nous-même ne nous touche.]
La mort est moins à craindre que rien, s’il y avait quelque chose de moins, que rien.
multo mortem minus ad nos esse putandum,
Si minus esse potest quam quod nihil esse videmus.
[Il nous faut penser que la mort est bien moins encore pour nous, s’il peut y avoir moins que ce qui n’est rien à nos yeux.]
Elle ne vous concerne ni mort ni vif. Vif, parce que vous êtes : Mort, parce que vous n’êtes plus. Davantage nul ne meurt avant son heure. Ce que vous laissez de temps, n’était non plus vôtre, que celui qui s’est passé avant votre naissance : et ne vous touche non plus.
Respice enim quam nil ad nos ante acta vetustas
Temporis æterni fuerit.
[Regarde, en effet, combien ne nous est rien la durée infinie du temps qui nous a précédés.]
Où que votre vie finisse, elle y est toute. L’utilité du vivre n’est pas en l’espace : elle est en l’usage. Tel a vécu longtemps, qui a peu vécu. Attendez-vous-y pendant que vous y êtes. Il gît en votre volonté, non au nombre des ans, que vous ayez assez vécu. Pensiez-vous jamais n’arriver là, où vous alliez sans cesse ? encore n’y a-t-il chemin qui n’ait son issue. Et si la compagnie vous peut soulager, le monde ne va-t-il pas même train que vous allez ?
omnia te vita perfuncta sequentur.
[Toutes choses te suivront dans le trépas.]
Tout ne branle-t-il pas votre branle ? y a-t-il chose qui ne vieillisse quant et vous ? Mille hommes, mille animaux et mille autres créatures meurent en ce même instant que vous mourez.
Nam nox nulla diem, neque noctem aurora sequuta est,
Quæ non audierit mistos vagitibus ægris
Ploratus mortis comites et funeris atri.
[Car nulle nuit n’a succédé au jour, nulle aurore à la nuit, sans entendre, mêlés aux douloureux vagissements, les pleurs compagnons de la mort et des noires funérailles.]
À quoi faire y reculez-vous, si vous ne pouvez tirer arrière ? Vous en avez assez vu qui se sont bien trouvés de mourir, eschevant par là des grandes misères. Mais quelqu’un qui s’en soit mal trouvé, en avez-vous vu ? Si est-ce grande simplesse, de condamner chose que vous n’avez éprouvée ni par vous ni par autre. Pourquoi te plains-tu de moi et de la destinée ? Te faisons-nous tort ? Est-ce à toi de nous gouverner, ou à nous toi ? Encore que ton âge ne soit pas achevé, ta vie l’est. Un petit homme est homme entier comme un grand. Ni les hommes ni leurs vies ne se mesurent à l’aune. Chiron refusa l’immortalité, informé des conditions d’icelle, par le Dieu même du temps, et de la durée, Saturne son père : Imaginez de vrai, combien serait une vie perdurable, moins supportable à l’homme, et plus pénible, que n’est la vie que je lui ai donnée. Si vous n’aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé. J’y ai à escient mêlé quelque peu d’amertume, pour vous empêcher ; voyant la commodité de son usage, de l’embrasser trop avidement et indiscrètement : Pour vous loger en cette modération, ni de fuir la vie, ni de refuir à la mort, que je demande de vous ; j’ai tempéré l’une et l’autre entre la douceur et l’aigreur. J’appris à Thales le premier de vos sages, que le vivre et le mourir était indifférent : par où, à celui qui lui demanda, pourquoi donc il ne mourait : il répondit très sagement, Pour ce qu’il est indifférent. L’eau, la terre, l’air et le feu, et autres membres de ce mien bâtiment, ne sont non plus instruments de ta vie, qu’instruments de ta mort. Pourquoi crains-tu ton dernier jour ? Il ne confère non plus à ta mort que chacun des autres. Le dernier pas ne fait pas la lassitude : il la déclare. Tous les jours vont à la mort : le dernier y arrive. Voilà les bons avertissements de notre mère Nature. Or j’ai pensé souvent d’où venait cela, qu’aux guerres le visage de la mort, soit que nous la voyons en nous ou en autrui, nous semble sans comparaison moins effroyable qu’en nos maisons : autrement ce serait une armée de médecins et de pleurards : et elle étant toujours une, qu’il y ait toutefois beaucoup plus d’assurance parmi les gens de village et de basse condition qu’ès autres. Je crois à la vérité que ce sont ces mines et appareils effroyables, de quoi nous l’entournons, qui nous font plus de peur qu’elle : une toute nouvelle forme de vivre : les cris des mères, des femmes, et des enfants : la visitation de personnes étonnées, et transies : l’assistance d’un nombre de valets pâles et éplorés : une chambre sans jour : des cierges allumés : notre chevet assiégé de médecins et de prêcheurs : somme tout horreur et tout effroi autour de nous. Nous voilà déjà ensevelis et enterrés. Les enfants ont peur de leurs amis mêmes quand ils les voient masqués ; aussi avons-nous. Il faut ôter le masque aussi bien des choses, que des personnes. Ôté qu’il sera, nous ne trouverons au-dessous, que cette même mort, qu’un valet ou simple chambrière passèrent dernièrement sans peur. Heureuse la mort qui ôte le loisir aux apprêts de tel équipage !
Chapitre XX. De la force de l’imagination §
Fortis imaginatio generat casum [Une imagination forte produit l’événement], disent les clercs.
Je suis de ceux qui sentent très grand effort de l’imagination. Chacun en est heurté, mais aucuns en sont renversés. Son impression me perce ; et mon art est de lui échapper, par faute de force à lui résister. Je vivrais de la seule assistance de personnes saines et gaies. La vue des angoisses d’autrui m’angoisse matériellement : et a mon sentiment souvent usurpé le sentiment d’un tiers. Un tousseur continuel irrite mon poumon et mon gosier. Je visite plus mal volontiers les malades, auxquels le devoir m’intéresse, que ceux auxquels je m’attends moins, et que je considère moins. Je saisis le mal, que j’étudie, et le couche en moi. Je ne trouve pas étrange qu’elle donne et les fièvres, et la mort, à ceux qui la laissent faire, et qui lui applaudissent. Simon Thomas était un grand médecin de son temps. Il me souvient que me rencontrant un jour à Thoulouse chez un riche vieillard pulmonique, et traitant avec lui des moyens de sa guérison, il lui dit, que c’en était l’un, de me donner occasion de me plaire en sa compagnie : et que fichant ses yeux sur la fraîcheur de mon visage, et sa pensée sur cette allégresse et vigueur, qui regorgeait de mon adolescence : et remplissant tous ses sens de cet état florissant en quoi j’étais lors, son habitude s’en pourrait amender : Mais il oubliait à dire, que la mienne s’en pourrait empirer aussi. Gallus Vibius banda si bien son âme, à comprendre l’essence et les mouvements de la folie, qu’il emporta son jugement hors de son siège, si qu’onques puis il ne l’y put remettre : et se pouvait vanter d’être devenu fou par sagesse. Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau : et celui qu’on débandait pour lui lire sa grâce, se trouva roide mort sur l’échafaud du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pâlissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations ; et renversés dans la plume sentons notre corps agité à leur branle, quelquefois jusques à en expirer. Et la jeunesse bouillante s’échauffe si avant en son harnois toute endormie, qu’elle assouvit en songe ses amoureux désirs.
Ut quasi transactis sæpe omnibus rebus profundant
Fluminis ingentes fluctus, vestemque cruentent.
[Au point que souvent, comme s’ils avaient mené l’acte à son terme, ils répandent les longs flots d’un fleuve et en souillent leur vêtement.]
Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir croître la nuit des cornes à tel, qui ne les avait pas en se couchant : toutefois l’événement de Cyppus Roi d’Italie est mémorable, lequel pour avoir assisté le jour avec grande affection au combat des taureaux, et avoir eu en songe toute la nuit des cornes en la tête, les produisit en son front par la force de l’imagination. La passion donna au fils de Crœsus la voix, que nature lui avait refusée. Et Antiochus prit la fièvre, par la beauté de Stratonicé trop vivement empreinte en son âme. Pline dit avoir vu Lucius Cossitius, de femme changé en homme le jour de ses noces. Pontanus et d’autres racontent pareilles métamorphoses advenues en Italie ces siècles passés : Et par véhément désir de lui et de sa mère,
Vota puer soluit, quæ fæmina vouerat Iphis.
[Iphis accomplit, garçon, les vœux qu’il avait formés étant fille.]
Passant à Vitry le François je pus voir un homme que l’Évêque de Soissons avait nommé Germain en confirmation, lequel tous les habitants de là ont connu, et vu fille, jusques à l’âge de vingt-deux ans, nommée Marie. Il était à cette heure-là fort barbu, et vieux, et point marié. Faisant, dit-il, quelque effort en sautant, ses membres virils se produisirent : et est encore en usage entre les filles de là, une chanson, par laquelle elles s’entravertissent de ne faire point de grandes enjambées, de peur de devenir garçons, comme Marie Germain. Ce n’est pas tant de merveille que cette sorte d’accident se rencontre fréquent : car si l’imagination peut en telles choses, elle est si continuellement et si vigoureusement attachée à ce sujet, que pour n’avoir si souvent à rechoir en même pensée et âpreté de désir, elle a meilleur compte d’incorporer, une fois pour toutes, cette virile partie aux filles. Les uns attribuent à la force de l’imagination les cicatrices du Roi Dagobert et de Saint François. On dit que les corps s’en enlèvent telle fois de leur place. Et Celsus récite d’un Prêtre, qui ravissait son âme en telle extase, que le corps en demeurait longue espace sans respiration et sans sentiment. Saint Augustin en nomme un autre, à qui il ne fallait que faire ouïr des cris lamentables et plaintifs : soudain il défaillait, et s’emportait si vivement hors de soi, qu’on avait beau le tempêter, et hurler, et le pincer, et le griller, jusques à ce qu’il fut ressuscité : Lors il disait avoir ouï des voix, mais comme venant de loin : et s’apercevait de ses échaudures et meurtrissures. Et que ce ne fût une obstination apostée contre son sentiment, cela le montrait, qu’il n’avait cependant ni pouls ni haleine. Il est vraisemblable, que le principal crédit des visions, des enchantements, et de tels effets extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination, agissant principalement contre les âmes du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la créance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas. Je suis encore en ce doute, que ces plaisantes liaisons de quoi notre monde se voit si entravé qu’il ne se parle d’autre chose, ce sont volontiers des impressions de l’appréhension et de la crainte. Car je sais par expérience, que tel de qui je puis répondre, comme de moi-même, en qui il ne pouvait choir soupçon aucun de faiblesse, et aussi peu d’enchantement, ayant ouï faire le conte à un sien compagnon d’une défaillance extraordinaire, en quoi il était tombé sur le point qu’il en avait le moins de besoin, se trouvant en pareille occasion, l’horreur de ce conte lui vint à coup si rudement frapper l’imagination, qu’il encourut une fortune pareille. Et de là en hors fut sujet à y renchoir : ce vilain souvenir de son inconvénient le gourmandant et tyrannisant. Il trouva quelque remède à cette rêverie, par une autre rêverie. C’est qu’avouant lui-même, et prêchant avant la main, cette sienne sujétion, la contention de son âme se soulageait, sur ce, qu’apportant ce mal comme attendu, son obligation en amoindrissait, et lui en pesait moins. Quand il a eu loi, à son choix (sa pensée débrouillée et débandée, son corps se trouvant en son dû) de le faire lors premièrement tenter, saisir, et surprendre à la connaissance d’autrui : il s’est guéri tout net. À qui on a été une fois capable, on n’est plus incapable, sinon par juste faiblesse. Ce malheur n’est à craindre qu’aux entreprises, où notre âme se trouve outre mesure tendue de désir et de respect ; et notamment où les commodités se rencontrent imprévues et pressantes. On n’a pas moyen de se ravoir de ce trouble. J’en sais, à qui il a servi d’y apporter le corps même, demi-rassasié d’ailleurs, pour endormir l’ardeur de cette fureur, et qui par l’âge, se trouve moins impuissant, de ce qu’il est moins puissant : Et tel autre, à qui il a servi aussi qu’un ami l’ait assuré d’être fourni d’une contre-batterie d’enchantements certains, à le préserver. Il vaut mieux, que je dise comment ce fut. Un Comte de très bon lieu, de qui j’étais fort privé, se mariant avec une belle dame, qui avait été poursuivie de tel qui assistait à la fête, mettait en grande peine ses amis : et nommément une vieille dame sa parente, qui présidait à ces noces, et les faisait chez elle, craintive de ces sorcelleries : ce qu’elle me fit entendre. Je la priai s’en reposer sur moi. J’avais de fortune en mes coffres, certaine petite pièce d’or plate, où étaient gravées quelques figures célestes, contre le coup du Soleil, et pour ôter la douleur de tête, la logeant à point, sur la couture du test : et, pour l’y tenir, elle était cousue à un ruban propre à rattacher sous le menton. Rêverie germaine à celle de quoi nous parlons. Jacques Peletier, vivant chez moi, m’avait fait ce présent singulier. J’avisai d’en tirer quelque usage, et dis au Comte, qu’il pourrait courre fortune comme les autres, y ayant là des hommes pour lui en vouloir prêter une ; mais que hardiment il s’allât coucher : Que je lui ferais un tour d’ami : et n’épargnerais à son besoin, un miracle, qui était en ma puissance : pourvu que sur son honneur, il me promît de le tenir très fidèlement secret. Seulement, comme sur la nuit on irait lui porter le réveillon, s’il lui était mal allé, il me fît un tel signe. Il avait eu l’âme et les oreilles si battues, qu’il se trouva lié du trouble de son imagination : et me fit son signe à l’heure susdite. Je lui dis lors à l’oreille, qu’il se levât, sous couleur de nous chasser, et prît en se jouant la robe de nuit, que j’avais sur moi (nous étions de taille fort voisine) et s’en vêtît, tant qu’il aurait exécuté mon ordonnance, qui fut ; Quand nous serions sortis, qu’il se retirât à tomber de l’eau : dît trois fois telles paroles : et fît tels mouvements. Qu’à chacune de ces trois fois, il ceignît le ruban, que je lui mettais en main, et couchât bien soigneusement la médaille qui y était attachée, sur ses rognons : la figure en telle posture Cela fait, ayant à la dernière fois bien étreint ce ruban, pour qu’il ne se pût ni dénouer, ni mouvoir de sa place, qu’en toute assurance il s’en retournât à son prix fait : et n’oubliât de rejeter ma robe sur son lit, en manière qu’elle les abriât tous deux. Ces singeries sont le principal de l’effet. Notre pensée ne se pouvant démêler, que moyens si étranges ne viennent de quelque abstruse science. Leur inanité leur donne poids et révérence. Somme il fut certain, que mes caractères se trouvèrent plus Vénériens que Solaires, plus en action qu’en prohibition. Ce fut une humeur prompte et curieuse, qui me convia à tel effet, éloigné de ma nature. Je suis ennemi des actions subtiles et feintes : et hais la finesse, en mes mains, non seulement récréative, mais aussi profitable. Si l’action n’est vicieuse, la route l’est. Amasis Roi d’Ægypte, épousa Laodice très belle fille Grecque : et lui, qui se montrait gentil compagnon partout ailleurs, se trouva court à jouir d’elle : et menaça de la tuer, estimant que ce fût quelque sorcerie. Comme ès choses qui consistent en fantaisie, elle le rejeta à la dévotion : Et ayant fait ses vœux et promesses à Venus, il se trouva divinement remis, dès la première nuit, d’après ses oblations et sacrifices. Or elles ont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses et fuyardes, qui nous éteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras disait, que la femme qui se couche avec un homme, doit avec sa cotte laisser quant et quant la honte, et la reprendre avec sa cotte. L’âme de l’assaillant troublée de plusieurs diverses alarmes, se perd aisément : Et à qui l’imagination a fait une fois souffrir cette honte (et elle ne la fait souffrir qu’aux premières accointances, d’autant qu’elles sont plus ardentes et âpres ; et aussi qu’en cette première connaissance qu’on donne de soi, on craint beaucoup plus de faillir) ayant mal commencé, il entre en fièvre et dépit de cet accident, qui lui dure aux occasions suivantes. Les mariés, le temps étant tout leur, ne doivent ni presser ni tâter leur entreprise, s’ils ne sont prêts. Et vaut mieux faillir indécemment, à étrenner la couche nuptiale, pleine d’agitation et de fièvre, attendant une et une autre commodité plus privée et moins alarmée, que de tomber en une perpétuelle misère, pour s’être étonné et désespéré du premier refus. Avant la possession prise, le patient se doit à saillies et divers temps, légèrement essayer et offrir, sans se piquer et opiniâtrer, à se convaincre définitivement soi-même. Ceux qui savent leurs membres de nature dociles, qu’ils se soignent seulement de contrepiper leur fantaisie. On a raison de remarquer l’indocile liberté de ce membre, s’ingérant si importunément lorsque nous n’en avons que faire, et défaillant si importunément lorsque nous en avons le plus affaire : et contestant de l’autorité, si impérieusement, avec notre volonté, refusant avec tant de fierté et d’obstination nos sollicitations et mentales et manuelles. Si toutefois en ce qu’on gourmande sa rébellion, et qu’on en tire preuve de sa condamnation, il m’avait payé pour plaider sa cause : à l’aventure mettrais-je en soupçon nos autres membres ses compagnons, de lui être allé dresser par belle envie, de l’importance et douceur de son usage, cette querelle apostée, et avoir par complot, armé le monde à l’encontre de lui, le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car je vous donne à penser, s’il y a une seule des parties de notre corps, qui ne refuse à notre volonté souvent son opération, et qui souvent ne s’exerce contre notre volonté. Elles ont chacune des passions propres, qui les éveillent et endorment, sans notre congé. À quant de fois témoignent les mouvements forcés de notre visage, les pensées que nous tenions secrètes, et nous trahissent aux assistants ? Cette même cause qui anime ce membre, anime aussi sans notre su, le cœur, le poumon, et le pouls. La vue d’un objet agréable, répandant imperceptiblement en nous la flamme d’une émotion fiévreuse. N’y a-t-il que ces muscles et ces veines, qui s’élèvent et se couchent, sans l’aveu non seulement de notre volonté, mais aussi de notre pensée ? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se hérisser, et à notre peau de frémir de désir ou de crainte. La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas. La langue se transit, et la voix se fige à son heure. Lors même que n’ayant de quoi frire, nous le lui défendrions volontiers, l’appétit de manger et de boire ne laisse pas d’émouvoir les parties, qui lui sont sujettes, ni plus ni moins que cet autre appétit : et nous abandonne de même, hors de propos, quand bon lui semble. Les outils qui servent à décharger le ventre, ont leurs propres dilatations et compressions, outre et contre notre avis, comme ceux-ci destinés à décharger les rognons. Et ce que pour autoriser la puissance de notre volonté, Saint Augustin allègue avoir vu quelqu’un, qui commandait à son derrière autant de pets qu’il en voulait : et que Vives enchérit d’un autre exemple de son temps, de pets organisés, suivant le ton des voix qu’on leur prononçait, ne suppose non plus pure l’obéissance de ce membre. Car en est-il ordinairement de plus indiscret et tumultuaire ? Joint que j’en connais un, si turbulent et revêche, qu’il y a quarante ans, qu’il tient son maître à péter d’une haleine et d’une obligation constante et irrémittente, et le mène ainsi à la mort. Et plût à Dieu, que je ne le susse que par les histoires, combien de fois notre ventre par le refus d’un seul pet, nous mène jusques aux portes d’une mort très angoisseuse : et que l’Empereur qui nous donna liberté de péter partout, nous en eût donné le pouvoir. Mais notre volonté, pour les droits de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vraisemblablement la pouvons-nous marquer de rébellion et sédition, par son dérèglement et désobéissance ? Veut-elle toujours ce que nous voudrions qu’elle voulût ? Ne veut-elle pas souvent ce que nous lui prohibons de vouloir ; et à notre évident dommage ? se laisse-t-elle non plus mener aux conclusions de notre raison ? Enfin, je dirais pour monsieur ma partie que plaise à considérer, qu’en ce fait sa cause étant inséparablement conjointe à un consort, et indistinctement, on ne s’adresse pourtant qu’à lui, et par les arguments et charges qui ne peuvent appartenir à son dit consort. Car l’effet d’icelui est bien de convier inopportunément parfois, mais refuser, jamais : et de convier encore tacitement et quiètement. Partant se voit l’animosité et illégalité manifeste des accusateurs. Quoi qu’il en soit, protestant, que les Avocats et Juges ont beau quereller et sentencier : nature tirera cependant son train : Qui n’aurait fait que raison, quand elle aurait doué ce membre de quelque particulier privilège. Auteur du seul ouvrage immortel, des mortels. Ouvrage divin selon Socrates : et Amour désir d’immortalité, et Démon immortel lui-même. Tel à l’aventure par cet effet de l’imagination, laisse ici les écrouelles, que son compagnon reporte en Espaigne. Voilà pourquoi en telles choses l’on a accoutumé de demander une âme préparée. Pourquoi pratiquent les médecins avant main, la créance de leur patient, avec tant de fausses promesses de sa guérison : si ce n’est afin que l’effet de l’imagination supplée l’imposture de leur aposème ? Ils savent qu’un des maîtres de ce métier leur a laissé par écrit, qu’il s’est trouvé des hommes à qui la seule vue de la Médecine faisait l’opération : Et tout ce caprice m’est tombé présentement en main, sur le conte que me faisait un domestique apothicaire de feu mon père, homme simple et Souysse, nation peu vaine et mensongère : d’avoir connu longtemps un marchand à Toulouse maladif et sujet à la pierre, qui avait souvent besoin de clystères, et se les faisait diversement ordonner aux médecins, selon l’occurrence de son mal ; apportés qu’ils étaient, il n’y avait rien omis des formes accoutumées : souvent il tâtait s’ils étaient trop chauds : le voilà couché, renversé, et toutes les approches faites, sauf qu’il ne s’y faisait aucune injection. L’apothicaire retiré après cette cérémonie, le patient accommodé, comme s’il avait véritablement pris le clystère, il en sentait pareil effet à ceux qui les prennent. Et si le médecin n’en trouvait l’opération suffisante, il lui en redonnait deux ou trois autres, de même forme. Mon témoin jure, que pour épargner la dépense (car il les payait, comme s’il les eût reçus) la femme de ce malade ayant quelquefois essayé d’y faire seulement mettre de l’eau tiède, l’effet en découvrit la fourbe ; et pour avoir trouvé ceux-là inutiles, qu’il fallut revenir à la première façon. Une femme pensant avoir avalé une épingle avec son pain, criait et se tourmentait comme ayant une douleur insupportable au gosier, où elle pensait la sentir arrêtée : mais, parce qu’il n’y avait ni enflure ni altération par le dehors, un habile homme ayant jugé que ce n’était que fantaisie et opinion, prise de quelque morceau de pain qui l’avait piquée en passant, la fit vomir, et jeta à la dérobée dans ce qu’elle rendit, une épingle tortue. Cette femme cuidant l’avoir rendue, se sentit soudain déchargée de sa douleur. Je sais qu’un gentilhomme ayant traité chez lui une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours après par manière de jeu (car il n’en était rien) de leur avoir fait manger un chat en pâte : de quoi une demoiselle de la troupe prit telle horreur, qu’en étant tombée en un grand dévoiement d’estomac et fièvre, il fut impossible de la sauver. Les bêtes mêmes se voient comme nous, sujettes à la force de l’imagination : témoin les chiens, qui se laissent mourir de deuil de la perte de leurs maîtres : nous les voyons aussi japper et trémousser en songe, hennir les chevaux et se débattre : Mais tout ceci se peut rapporter à l’étroite couture de l’esprit et du corps s’entrecommuniquant leurs fortunes. C’est autre chose ; que l’imagination agisse quelquefois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d’autrui. Et tout ainsi qu’un corps rejette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la vérole, et au mal des yeux, qui se chargent de l’un à l’autre :
Dum spectant oculi læsos, læduntur et ipsi :
Multaque corporibus transitione nocent.
[En regardant des blessés, les yeux sont blessés eux aussi et bien des maux atteignent les corps par contagion.]
Pareillement l’imagination ébranlée avec véhémence, élance des traits, qui puissent offenser l’objet étranger. L’ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu’animées et courroucées contre quelqu’un, elles le tuaient du seul regard. Les tortues, et les autruches couvent leurs œufs de la seule vue, signe qu’ils y ont quelque vertu éjaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit avoir des yeux offensifs et nuisants.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.
[Je ne sais quel mauvais œil envoûte mes tendres agneaux.]
Ce sont pour moi mauvais répondants que magiciens. Tant y a que nous voyons par expérience, les femmes envoyer aux corps des enfants, qu’elles portent au ventre, des marques de leurs fantaisies : témoin celle qui engendra le More. Et il fut présenté à Charles Roi de Bohême et Empereur, une fille d’auprès de Pise toute velue et hérissée, que sa mère disait avoir été ainsi conçue, à cause d’une image de Saint Jean Baptiste pendue en son lit. Des animaux il en est de même : témoin les brebis de Jacob, et les perdrix et lièvres, que la neige blanchit aux montagnes. On vit dernièrement chez moi un chat guettant un oiseau au haut d’un arbre, et s’étant fiché la vue ferme l’un contre l’autre, quelque espace de temps, l’oiseau s’être laissé choir comme mort entre les pattes du chat, ou enivré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force attractive du chat. Ceux qui aiment la volerie ont ouï faire le conte du fauconnier, qui arrêtant obstinément sa vue contre un milan en l’air, gageait, de la seule force de sa vue le ramener contrebas : et le faisait, à ce qu’on dit. Car les Histoires que j’emprunte, je les renvoie sur la conscience de ceux de qui je les prends. Les discours sont à moi, et se tiennent par la preuve de la raison, non de l’expérience ; chacun y peut joindre ses exemples : et qui n’en a point, qu’il ne laisse pas de croire qu’il en est assez, vu le nombre et variété des accidents. Si je ne comme bien, qu’un autre comme pour moi. Aussi en l’étude que je traite, de nos mœurs et mouvements, les témoignages fabuleux, pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité : duquel je suis utilement avisé par ce récit. Je le vois, et en fais mon profit, également en ombre qu’en corps. Et aux diverses leçons, qu’ont souvent les histoires, je prends à me servir de celle qui est la plus rare et mémorable. Il y a des auteurs, desquels la fin c’est dire les événements. La mienne, si j’y savais advenir, serait dire sur ce qui peut advenir. Il est justement permis aux Écoles, de supposer des similitudes, quand ils n’en ont point. Je n’en fais pas ainsi pourtant, et surpasse de ce côté-là, en religion superstitieuse, toute foi historiale. Aux exemples que je tire céans, de ce que j’ai lu, ouï, fait, ou dit, je me suis défendu d’oser altérer jusques aux plus légères et inutiles circonstances, ma conscience ne falsifie pas un iota, mon inscience je ne sais. Sur ce propos, j’entre parfois en pensée, qu’il puisse assez bien convenir à un Théologien, à un Philosophe, et telles gens d’exquise et exacte conscience et prudence, d’écrire l’histoire. Comment peuvent-ils engager leur foi sur une foi populaire ? comment répondre des pensées de personnes inconnues ; et donner pour argent comptant leurs conjectures ? Des actions à divers membres, qui se passent en leur présence, ils refuseraient d’en rendre témoignage, assermentés par un juge. Et n’ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement répondre. Je tiens moins hasardeux d’écrire les choses passées, que présentes : d’autant que l’écrivain n’a à rendre compte que d’une vérité empruntée. Aucuns me convient d’écrire les affaires de mon temps : estimant que je les vois d’une vue moins blessée de passion, qu’un autre, et de plus près, pour l’accès que fortune m’a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, que pour la gloire de Salluste je n’en prendrais pas la peine : ennemi juré d’obligation, d’assiduité, de constance : qu’il n’est rien si contraire à mon style, qu’une narration étendue. Je me recoupe si souvent, à faute d’haleine. Je n’ai ni composition ni explication, qui vaille. Ignorant au-delà d’un enfant, des phrases et vocables, qui servent aux choses plus communes. Pourtant ai-je pris à dire ce que je sais dire : accommodant la matière à ma force. Si j’en prenais qui me guidât, ma mesure pourrait faillir à la sienne. Que ma liberté, étant si libre, j’eusse publié des jugements, à mon gré même, et selon raison, illégitimes et punissables. Plutarche nous dirait volontiers de ce qu’il en a fait, que c’est l’ouvrage d’autrui, que ses exemples soient en tout et partout véritables : qu’ils soient utiles à la postérité, et présentés d’un lustre, qui nous éclaire à la vertu, que c’est son ouvrage. Il n’est pas dangereux, comme en une drogue médicinale, en un conte ancien, qu’il soit ainsi ou ainsi.
Chapitre XXI. Le profit de l’un est dommage de l’autre §
Demades Athénien condamna un homme de sa ville, qui faisait métier de vendre les choses nécessaires aux enterrements, sous titre de ce qu’il en demandait trop de profit, et que ce profit ne lui pouvait venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble être mal pris ; d’autant qu’il ne se fait aucun profit qu’au dommage d’autrui, et qu’à ce compte il faudrait condamner toute sorte de gain. Le marchand ne fait bien ses affaires, qu’à la débauche de la jeunesse : le laboureur à la cherté des blés : l’architecte à la ruine des maisons : les officiers de la justice aux procès et querelles des hommes : l’honneur même et pratique des Ministres de la religion se tire de notre mort et de nos vices. Nul médecin ne prend plaisir à la santé de ses amis mêmes, dit l’ancien Comique Grec, ni soldat à la paix de sa ville : ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au-dedans, il trouvera que nos souhaits intérieurs pour la plupart naissent et se nourrissent aux dépens d’autrui. Ce que considérant, il m’est venu en fantaisie, comme nature ne se dément point en cela de sa générale police : car les Physiciens tiennent, que la naissance, nourrissement, et augmentation de chaque chose, est l’altération et corruption d’une autre.
Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Continuo hoc mors est illius, quod fuit ante.
[Car tout ce qui en changeant excède ses limites est aussitôt la mort de ce qui l’a précédé.]
Chapitre XXII. De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue §
Celui me semble avoir très bien conçu la force de la coutume, qui premier forgea ce conte, qu’une femme de village ayant appris de caresser et porter entre ses bras un veau dès l’heure de sa naissance, et continuant toujours à ce faire, gagna cela par l’accoutumance, que tout grand bœuf qu’il était, elle le portait encore. Car c’est à la vérité une violente et traîtresse maîtresse d’école, que la coutume. Elle établit en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son autorité : mais par ce doux et humble commencement, l’ayant rassis et planté avec l’aide du temps, elle nous découvre tantôt un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n’avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. Nous lui voyons forcer tous les coups les règles de nature : Usus efficacissimus rerum omnium magister [L’usage est en toutes choses le plus efficace des maîtres]. J’en crois l’antre de Platon en sa république, et les médecins, qui quittent si souvent à son autorité les raisons de leur art : et ce Roi qui par son moyen rangea son estomac à se nourrir de poison : et la fille qu’Albert récite s’être accoutumée à vivre d’araignées : et en ce monde des Indes nouvelles on trouva des grands peuples, et en fort divers climats, qui en vivaient, en faisaient provision, et les appâtaient : comme aussi des sauterelles, fourmis, lézards, chauves-souris, et fut un crapaud vendu six écus en une nécessité de vivres : ils les cuisent et apprêtent à diverses sauces. Il en fut trouvé d’autres auxquels nos chairs et nos viandes étaient mortelles et venimeuses. Consuetudinis magna vis est. Pernoctant venatores in niue : in montibus uri se patiuntur. Pugiles, cæstibus contusi, ne ingemiscunt quidem. [Grande est la force de l’habitude. Les chasseurs passent la nuit dans la neige ; en montagne, ils supportent les brûlures du soleil. Les pugilistes meurtris par les cestes ne poussent pas une plainte.] Ces exemples étrangers ne sont pas étranges, si nous considérons ce que nous essayons ordinairement ; combien l’accoutumance hébète nos sens. Il ne nous faut pas aller chercher ce qu’on dit des voisins des cataractes du Nil : et ce que les Philosophes estiment de la musique céleste ; que les corps de ces cercles, étant solides, polis, et venant à se lécher et frotter l’un à l’autre en roulant, ne peuvent faillir de produire une merveilleuse harmonie : aux coupures et muances de laquelle se manient les contours et changements des caroles des astres. Mais qu’universellement les ouïes des créatures de çà-bas, endormies, comme celles des Ægyptiens, par la continuation de ce son, ne le peuvent apercevoir, pour grand qu’il soit. Les maréchaux, meuniers, armuriers, ne sauraient durer au bruit, qui les frappe, s’il les perçait comme à nous. Mon collet de fleurs sert à mon nez : mais après que je m’en suis vêtu trois jours de suite, il ne sert qu’aux nez assistants. Ceci est plus étrange, que, nonobstant les longs intervalles et intermissions, l’accoutumance puisse joindre et établir l’effet de son impression sur nos sens : comme essayent les voisins des clochers. Je loge chez moi en une tour, où à la diane et à la retraite une fort grosse cloche sonne tous les jours l’Avé Maria. Ce tintamarre étonne ma tour même : et aux premiers jours me semblant insupportable, en peu de temps m’apprivoise de manière que je l’ois sans offense, et souvent sans m’en éveiller. Platon tança un enfant, qui jouait aux noix. Il lui répondit : Tu me tances de peu de chose. L’accoutumance, répliqua Platon, n’est pas chose de peu. Je trouve que nos plus grands vices prennent leur pli de notre plus tendre enfance, et que notre principal gouvernement est entre les mains des nourrices. C’est passe-temps aux mères de voir un enfant tordre le col à un poulet, et s’ébattre à blesser un chien et un chat. Et tel père est si sot, de prendre à bon augure d’une âme martiale, quand il voit son fils gourmer injurieusement un paysan, ou un laquais, qui ne se défend point : et à gentillesse, quand il le voit affiner son compagnon par quelque malicieuse déloyauté, et tromperie. Ce sont pourtant les vraies semences et racines de la cruauté, de la tyrannie, de la trahison. Elles se germent là, et s’élèvent après gaillardement, et profitent à force entre les mains de la coutume. Et est une très dangereuse institution, d’excuser ces vilaines inclinations, par la faiblesse de l’âge, et légèreté du sujet. Premièrement c’est nature qui parle ; de qui la voix est lors plus pure et plus naïve, qu’elle est plus grêle et plus neuve. Secondement, la laideur de la piperie ne dépend pas de la différence des écus aux épingles : elle dépend de soi. Je trouve bien plus juste de conclure ainsi : Pourquoi ne tromperait-il aux écus, puisqu’il trompe aux épingles ? que, comme ils font ; Ce n’est qu’aux épingles, il n’aurait garde de le faire aux écus. Il faut apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en faut apprendre la naturelle difformité, à ce qu’ils les fuient non en leur action seulement, mais surtout en leur cœur : que la pensée même leur en soit odieuse, quelque masque qu’ils portent. Je sais bien, que pour m’être duit en ma puérilité, de marcher toujours mon grand et plain chemin, et avoir eu à contrecœur de mêler ni tricotterie ni finesse à mes jeux enfantins, (comme de vrai il faut noter, que les jeux des enfants ne sont pas jeux : et les faut juger en eux, comme leurs plus sérieuses actions) il n’est passe-temps si léger, où je n’apporte du dedans, et d’une propension naturelle, et sans étude, une extrême contradiction à tromper. Je manie les cartes pour les doubles, et tiens compte, comme pour les doubles doublons, lorsque le gagner et le perdre, contre ma femme et ma fille, m’est indifférent, comme lorsqu’il va de bon. En tout et partout, il y a assez de mes yeux à me tenir en office : il n’y en a point, qui me veillent de si près, ni que je respecte plus. Je viens de voir chez moi un petit homme natif de Nantes, né sans bras, qui a si bien façonné ses pieds, au service que lui devaient les mains, qu’ils en ont à la vérité à demi oublié leur office naturel. Au demeurant il les nomme ses mains, il tranche, il charge un pistolet et le lâche, il enfile son aiguille, il coud, il écrit, il tire le bonnet, il se peigne, il joue aux cartes et aux dés, et les remue avec autant de dextérité que saurait faire quelque autre : l’argent que lui ai donné, il l’a emporté en son pied, comme nous faisons en notre main. J’en vis un autre étant enfant, qui maniait une épée à deux mains, et une hallebarde, du pli du col à faute de mains, les jetait en l’air et les reprenait, lançait une dague, et faisait craqueter un fouet aussi bien que charretier de France. Mais on découvre bien mieux ses effets aux étranges impressions, qu’elle fait en nos âmes, où elle ne trouve pas tant de résistance. Que ne peut-elle en nos jugements et en nos créances ? y a-t-il opinion si bizarre (je laisse à part la grossière imposture des religions, de quoi tant de grandes nations, et tant de suffisants personnages se sont vus enivrés : Car cette partie étant hors de nos raisons humaines, il est plus excusable de s’y perdre, à qui n’y est extraordinairement éclairé par faveur divine) mais d’autres opinions y en a-t-il de si étranges, qu’elle n’ait planté et établi par lois ès régions que bon lui a semblé ? Et est très juste cette ancienne exclamation : Non pudet physicum, id est speculatorem venatoremque naturæ, ab animis consuetudine imbutis quærere testimonium veritatis ? [N’y a-t-il pas de honte pour un physicien, c’est-à-dire un épieur et un chasseur de la nature, de demander à des esprits tout imprégnés de la coutume de témoigner de la vérité ?] J’estime qu’il ne tombe en l’imagination humaine aucune fantaisie si forcenée qui ne rencontre l’exemple de quelque usage public, et par conséquent que notre raison n’étaye et ne fonde. Il est des peuples où on tourne le dos à celui qu’on salue, et ne regarde-t-on jamais celui qu’on veut honorer. Il en est où quand le Roi crache, la plus favorite des dames de sa Cour tend la main : et en autre nation les plus apparents qui sont autour de lui se baissent à terre, pour amasser en du linge son ordure. Dérobons ici la place d’un conte. Un gentilhomme Français se mouchait toujours de sa main (chose très ennemie de notre usage) défendant là-dessus son fait : et était fameux en bonnes rencontres : Il me demanda, quel privilège avait ce sale excrément, que nous allassions lui apprêtant un beau linge délicat à le recevoir ; et puis, qui plus est, à l’empaqueter et serrer soigneusement sur nous. Que cela devait faire plus de mal au cœur, que de le voir verser où que ce fût : comme nous faisons toutes nos autres ordures. Je trouvai, qu’il ne parlait pas du tout sans raison : et m’avait la coutume ôté l’apercevance de cette étrangeté, laquelle pourtant nous trouvons si hideuse, quand elle est récitée d’un autre pays. Les miracles sont, selon l’ignorance en quoi nous sommes de la nature, non selon l’être de la nature. L’assuéfaction endort la vue de notre jugement. Les Barbares ne nous sont de rien plus merveilleux que nous sommes à eux : ni avec plus d’occasion, comme chacun avouerait, si chacun savait, après s’être promené par ces lointains exemples, se coucher sur les propres, et les conférer sainement. La raison humaine est une teinture infuse environ de pareil poids à toutes nos opinions et mœurs, de quelque forme qu’elles soient : infinie en matière, infinie en diversité. Je m’en retourne. Il est des peuples, où sauf sa femme et ses enfants aucun ne parle au Roi que par sarbacane. En une même nation et les vierges montrent à découvert leurs parties honteuses, et les mariées les couvrent et cachent soigneusement. À quoi cette autre coutume qui est ailleurs a quelque relation : la chasteté n’y est en prix que pour le service du mariage : car les filles se peuvent abandonner à leur poste, et engrossées se faire avorter par médicaments propres, au vu d’un chacun. Et ailleurs si c’est un marchand qui se marie, tous les marchands conviés à la noce, couchent avec l’épousée avant lui : et plus il y en a, plus a-t-elle d’honneur et de recommandation de fermeté et de capacité : si un officier se marie, il en va de même ; de même si c’est un noble ; et ainsi des autres : sauf si c’est un laboureur ou quelqu’un du bas peuple : car lors c’est au Seigneur à faire : et si on ne laisse pas d’y recommander étroitement la loyauté, pendant le mariage. Il en est, où il se voit des bordeaux publics de mâles, voire et des mariages : où les femmes vont à la guerre quand et leurs maris, et ont rang, non au combat seulement, mais aussi au commandement. Où non seulement les bagues se portent au nez, aux lèvres, aux joues, et aux orteils des pieds : mais des verges d’or bien pesantes au travers des tétins et des fesses. Où en mangeant on s’essuie les doigts aux cuisses, et à la bourse des génitoires, et à la plante des pieds. Où les enfants ne sont pas héritiers, ce sont les frères et neveux : et ailleurs les neveux seulement : sauf en la succession du Prince. Où pour régler la communauté des biens, qui s’y observe, certains Magistrats souverains ont charge universelle de la culture des terres, et de la distribution des fruits, selon le besoin d’un chacun. Où l’on pleure la mort des enfants, et festoie-t-on celle des vieillards. Où ils couchent en des lits dix ou douze ensemble avec leurs femmes. Où les femmes qui perdent leurs maris par mort violente, se peuvent remarier, les autres non. Où l’on estime si mal de la condition des femmes, qu’on y tue les femelles qui y naissent, et achète-t-on des voisins, des femmes pour le besoin. Où les maris peuvent répudier sans alléguer aucune cause, les femmes non pour cause quelconque. Où les maris ont loi de les vendre, si elles sont stériles. Où ils font cuire le corps du trépassé, et puis piler, jusques à ce qu’il se forme comme en bouillie, laquelle ils mêlent à leur vin, et la boivent. Où la plus désirable sépulture est d’être mangé des chiens : ailleurs des oiseaux. Où l’on croit que les âmes heureuses vivent en toute liberté, en des champs plaisants, fournis de toutes commodités : et que ce sont elles qui font cet écho que nous oyons. Où ils combattent en l’eau, et tirent sûrement de leurs arcs en nageant. Où pour signe de sujétion il faut hausser les épaules, et baisser la tête : et déchausser ses souliers quand on entre au logis du Roi. Où les Eunuques qui ont les femmes religieuses en garde, ont encore le nez et lèvres à dire, pour ne pouvoir être aimés : et les prêtres se crèvent les yeux pour accointer les démons, et prendre les oracles. Où chacun fait un Dieu de ce qu’il lui plaît, le chasseur d’un Lion ou d’un Renard, le pêcheur de certain poisson : et des Idoles de chaque action ou passion humaine : le soleil, la lune, et la terre, sont les dieux principaux : la forme de jurer, c’est toucher la terre regardant le soleil : et y mange-t-on la chair et le poisson cru. Où le grand serment, c’est jurer le nom de quelque homme trépassé, qui a été en bonne réputation au pays, touchant de la main sa tombe. Où les étrennes que le Roi envoie aux Princes ses vassaux, tous les ans, c’est du feu, lequel apporté, tout le vieil feu est éteint : et de ce nouveau sont tenus les peuples voisins venir puiser chacun pour soi, sur peine de crime de lèse-majesté. Où, quand le Roi pour s’adonner du tout à la dévotion, se retire de sa charge (ce qui advient souvent) son premier successeur est obligé d’en faire autant : et passe le droit du Royaume au troisième successeur. Où l’on diversifie la forme de la police, selon que les affaires semblent le requérir : on dépose le Roi quand il semble bon : et lui substitue-t-on des anciens à prendre le gouvernail de l’État : et le laisse-t-on parfois aussi ès mains de la commune. Où hommes et femmes sont circoncis, et pareillement baptisés. Où le soldat, qui en un ou divers combats, est arrivé à présenter à son Roi sept têtes d’ennemis, est fait noble. Où l’on vit sous cette opinion si rare et insociable de la mortalité des âmes. Où les femmes s’accouchent sans plainte et sans effroi. Où les femmes en l’une et l’autre jambe portent des grèves de cuivre : et si un pou les mord, sont tenues par devoir de magnanimité de le remordre : et n’osent épouser, qu’elles n’aient offert à leur Roi, s’il le veut, leur pucelage. Où l’on salue mettant le doigt à terre : et puis le haussant vers le ciel. Où les hommes portent les charges sur la tête, les femmes sur les épaules : elles pissent debout, les hommes, accroupis. Où ils envoient de leur sang en signe d’amitié, et encensent comme les dieux, les hommes qu’ils veulent honorer. Où non seulement jusques au quatrième degré, mais en aucun plus éloigné, la parenté n’est soufferte aux mariages. Où les enfants sont quatre ans à nourrice, et souvent douze : et là même il est estimé mortel de donner à l’enfant à téter tout le premier jour. Où les pères ont la charge du châtiment des mâles, et les mères à part, des femelles : et est le châtiment de les fumer pendus par les pieds. Où on fait circoncire les femmes. Où l’on mange toute sorte d’herbes sans autre discrétion, que de refuser celles qui leur semblent avoir mauvaise senteur. Où tout est ouvert : et les maisons pour belles et riches qu’elles soient sans porte, sans fenêtre, sans coffre qui ferme : et sont les larrons doublement punis qu’ailleurs. Où ils tuent les poux avec les dents comme les Magots, et trouvent horrible de les voir escacher sous les ongles. Où l’on ne coupe en toute la vie ni poil ni ongle : ailleurs où l’on ne coupe que les ongles de la droite, celles de la gauche se nourrissent par gentillesse. Où ils nourrissent tout le poil du côté droit, tant qu’il peut croître : et tiennent ras le poil de l’autre côté. Et en voisines provinces, celle-ci nourrit le poil de devant, celle-là le poil de derrière : et rasent l’opposite. Où les pères prêtent leurs enfants, les maris leurs femmes, à jouir aux hôtes, en payant. Où on peut honnêtement faire des enfants à sa mère, les pères se mêler à leurs filles, et à leurs fils. Où aux assemblées des festins ils s’entreprêtent sans distinction de parenté les enfants les uns aux autres. Ici on vit de chair humaine : là c’est office de piété de tuer son père en certain âge : ailleurs les pères ordonnent des enfants encore au ventre des mères, ceux qu’ils veulent être nourris et conservés, et ceux qu’ils veulent être abandonnés et tués : ailleurs les vieux maris prêtent leurs femmes à la jeunesse pour s’en servir : et ailleurs elles sont communes sans péché : voire en tel pays portent pour marque d’honneur autant de belles houppes frangées au bord de leurs robes, qu’elles ont accointé de mâles. N’a pas fait la coutume encore une chose publique de femmes à part ? leur a-t-elle pas mis les armes à la main ? fait dresser des armées, et livrer des batailles ? Et ce que toute la philosophie ne peut planter en la tête des plus sages, ne l’apprend-elle pas de sa seule ordonnance au plus grossier vulgaire ? car nous savons des nations entières, où non seulement la mort était méprisée, mais festoyée : où les enfants de sept ans souffraient à être fouettés jusques à la mort, sans changer de visage : où la richesse était en tel mépris, que le plus chétif citoyen de la ville n’eût daigné baisser le bras pour amasser une bourse d’écus. Et savons des régions très fertiles en toutes façons de vivre, où toutefois les plus ordinaires mets et les plus savoureux, c’étaient du pain, du nasitort et de l’eau. Fit-elle pas encore ce miracle en Chio, qu’il s’y passa sept cents ans, sans mémoire que femme ni fille y eût fait faute à son honneur ? Et somme, à ma fantaisie, il n’est rien qu’elle ne fasse, ou qu’elle ne puisse : et avec raison l’appelle Pindarus, à ce qu’on m’a dit, la Reine et Emperière du monde. Celui qu’on rencontra battant son père, répondit, que c’était la coutume de sa maison : que son père avait ainsi battu son aïeul, son aïeul son bisaïeul : et montrant son fils : Celui-ci me battra quand il sera venu au terme de l’âge où je suis. Et le père que le fils tirassait et saboulait emmi la rue, lui commanda de s’arrêter à certain huis ; car lui, n’avait traîné son père que jusque-là : que c’était la borne des injurieux traitements héréditaires, que les enfants avaient en usage faire aux pères en leur famille. Par coutume, dit Aristote, aussi souvent que par maladie, des femmes s’arrachent le poil, rongent leurs ongles, mangent des charbons et de la terre : et plus par coutume que par nature les mâles se mêlent aux mâles. Les lois de la conscience, que nous disons naître de nature, naissent de la coutume : chacun ayant en vénération interne les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de lui, ne s’en peut déprendre sans remords, ni s’y appliquer sans applaudissement. Quand ceux de Crète voulaient au temps passé maudire quelqu’un, ils priaient les dieux de l’engager en quelque mauvaise coutume. Mais le principal effet de sa puissance, c’est de nous saisir et empiéter de telle sorte, qu’à peine soit-il en nous, de nous ravoir de sa prise, et de rentrer en nous, pour discourir et raisonner de ses ordonnances. De vrai, parce que nous les humons avec le lait de notre naissance, et que le visage du monde se présente en cet état à notre première vue, il semble que nous soyons nés à la condition de suivre ce train. Et les communes imaginations, que nous trouvons en crédit autour de nous, et infuses en notre âme par la semence de nos pères, il semble que ce soient les générales et naturelles. Par où il advient, que ce qui est hors les gonds de la coutume, on le croit hors les gonds de la raison : Dieu sait combien déraisonnablement le plus souvent. Si comme nous, qui nous étudions, avons appris de faire, chacun qui oit une juste sentence, regardait incontinent par où elle lui appartient en son propre : chacun trouverait, que celle-ci n’est pas tant un bon mot comme un bon coup de fouet à la bêtise ordinaire de son jugement. Mais on reçoit les avis de la vérité et ses préceptes, comme adressés au peuple, non jamais à soi : et au lieu de les coucher sur ses mœurs, chacun les couche en sa mémoire, très sottement et très inutilement. Revenons à l’Empire de la coutume. Les peuples nourris à la liberté et à se commander eux-mêmes, estiment toute autre forme de police monstrueuse et contre nature : Ceux qui sont duits à la monarchie en font de même. Et quelque facilité que leur prête fortune au changement, lors même qu’ils se sont avec grandes difficultés défaits de l’importunité d’un maître, ils courent à en replanter un nouveau avec pareilles difficultés, pour ne se pouvoir résoudre de prendre en haine la maîtrise. C’est par l’entremise de la coutume que chacun est content du lieu où nature l’a planté : et les sauvages d’Escosse n’ont que faire de la Touraine, ni les Scythes de la Thessalie. Darius demandait à quelques Grecs, pour combien ils voudraient prendre la coutume des Indes, de manger leurs pères trépassés (car c’était leur forme, estimant ne leur pouvoir donner plus favorable sépulture, que dans eux-mêmes) ils lui répondirent que pour chose du monde ils ne le feraient : mais s’étant aussi essayé de persuader aux Indiens de laisser leur façon, et prendre celle de Grèce, qui était de brûler les corps de leurs pères, il leur fit encore plus d’horreur. Chacun en fait ainsi, d’autant que l’usage nous dérobe le vrai visage des choses.
Nil adeo magnum, nec tam mirabile quicquam
Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim.
[Il n’est rien de si grand ni de si étonnant au début, dont peu à peu tous ne s’étonnent moins.]
Autrefois ayant à faire valoir quelqu’une de nos observations, et reçue avec résolue autorité bien loin autour de nous : et ne voulant point, comme il se fait, l’établir seulement par la force des lois et des exemples, mais quêtant toujours jusques à son origine, j’y trouvai le fondement si faible, qu’à peine que je ne m’en dégoûtasse, moi, qui avais à la confirmer en autrui. C’est cette recette, par laquelle Platon entreprend de chasser les dénaturées et prépostères amours de son temps : qu’il estime souveraine et principale : À savoir, que l’opinion publique les condamne : que les Poètes, que chacun en fasse de mauvais contes. Recette, par le moyen de laquelle, les plus belles filles n’attirent plus l’amour des pères, ni les frères plus excellents en beauté, l’amour des sœurs. Les fables mêmes de Thyestes, d’Œdipus, de Macareus, ayant, avec le plaisir de leur chant, infus cette utile créance, en la tendre cervelle des enfants. De vrai, la pudicité est une belle vertu, et de laquelle l’utilité est assez connue : mais de la traiter et faire valoir selon nature, il est autant malaisé, comme il est aisé de la faire valoir selon l’usage, les lois, et les préceptes. Les premières et universelles raisons sont de difficile perscrutation. Et les passent nos maîtres en écumant, ou en ne les osant pas seulement tâter, se jettent d’abordée dans la franchise de la coutume : là ils s’enflent, et triomphent à bon compte. Ceux qui ne se veulent laisser tirer hors cette originelle source, faillent encore plus : et s’obligent à des opinions sauvages, témoin Chrysippus : qui sema en tant de lieux de ses écrits, le peu de compte en quoi il tenait les conjonctions incestueuses, quelles qu’elles fussent. Qui voudra se défaire de ce violent préjudice de la coutume, il trouvera plusieurs choses reçues d’une résolution indubitable, qui n’ont appui qu’en la barbe chenue et rides de l’usage, qui les accompagne : mais ce masque arraché, rapportant les choses à la vérité et à la raison, il sentira son jugement, comme tout bouleversé, et remis pourtant en bien plus sûr état. Pour exemple, je lui demanderai lors, quelle chose peut être plus étrange, que de voir un peuple obligé à suivre des lois qu’il n’entendit oncques : attaché en tous ses affaires domestiques, mariages, donations, testaments, ventes, et achats, à des règles qu’il ne peut savoir, n’étant écrites ni publiées en sa langue, et desquelles par nécessité il lui faille acheter l’interprétation et l’usage. Non selon l’ingénieuse opinion d’Isocrates qui conseille à son Roi de rendre les trafiques et négociations de ses sujets libres, franches, et lucratives ; et leurs débats et querelles, onéreuses, chargées de pesants subsides : mais selon une opinion prodigieuse, de mettre en trafique, la raison même, et donner aux lois cours de marchandise. Je sais bon gré à la fortune, de quoi (comme disent nos historiens) ce fut un gentilhomme Gascon et de mon pays, qui le premier s’opposa à Charlemaigne, nous voulant donner les lois Latines et Impériales. Qu’est-il plus farouche que de voir une nation, où par légitime coutume la charge de juger se vende ; et les jugements soient payés à purs deniers comptants ; et où légitimement la justice soit refusée à qui n’a de quoi la payer : et ait cette marchandise si grand crédit, qu’il se fasse en une police un quatrième état, de gens maniant les procès, pour le joindre aux trois anciens, de l’Église, de la Noblesse, et du Peuple : lequel état ayant la charge des lois et souveraine autorité des biens et des vies, fasse un corps à part de celui de la Noblesse : d’où il advienne qu’il y ait doubles lois, celles de l’honneur, et celles de la justice, en plusieurs choses fort contraires : aussi rigoureusement condamnent celles-là un démenti souffert, comme celles-ci un démenti revanché : par le devoir des armes, celui-là soit dégradé d’honneur et de noblesse qui souffre une injure, et par le devoir civil, celui qui s’en venge encoure une peine capitale ? qui s’adresse aux lois pour avoir raison d’une offense faite à son honneur, il se déshonore : et qui ne s’y adresse, il en est puni et châtié par les lois : Et de ces deux pièces si diverses, se rapportant toutefois à un seul chef, ceux-là aient la paix, ceux-ci la guerre en charge : ceux-là aient le gain, ceux-ci l’honneur : ceux-là le savoir, ceux-ci la vertu : ceux-là la parole, ceux-ci l’action : ceux-là la justice, ceux-ci la vaillance : ceux-là la raison, ceux-ci la force : ceux-là la robe longue, ceux-ci la courte en partage. Quant aux choses indifférentes, comme vêtements, qui les voudra ramener à leur vraie fin, qui est le service et commodité du corps, d’où dépend leur grâce et bienséance originelle, pour les plus fantastiques à mon gré qui se puissent imaginer, je lui donnerai entre autres nos bonnets carrés : cette longue queue de velours plissé, qui pend aux têtes de nos femmes, avec son attirail bigarré : et ce vain modèle et inutile, d’un membre que nous ne pouvons seulement honnêtement nommer, duquel toutefois nous faisons montre et parade en public. Ces considérations ne détournent pourtant pas un homme d’entendement de suivre le style commun : Ains au rebours, il me semble que toutes façons écartées et particulières partent plutôt de folie, ou d’affectation ambitieuse, que de vraie raison : et que le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses : mais quant au dehors, qu’il doit suivre entièrement les façons et formes reçues. La société publique n’a que faire de nos pensées : mais le demeurant comme nos actions, notre travail, nos fortunes et notre vie, il la faut prêter et abandonner à son service et aux opinions communes : comme ce bon et grand Socrates refusa de sauver sa vie par la désobéissance du magistrat, voire d’un magistrat très injuste et très inique. Car c’est la règle des règles, et générale loi des lois, que chacun observe celles du lieu où il est. Νόμοις ἕπεσθαι τοῖσιν ἐγχώροις καλόν. [Il est beau d’obéir aux lois de sa patrie.] En voici d’une autre cuvée. Il y a grand doute, s’il se peut trouver si évident profit au changement d’une loi reçue telle qu’elle soit, qu’il y a de mal à la remuer : d’autant qu’une police, c’est comme un bâtiment de diverses pièces jointes ensemble d’une telle liaison, qu’il est impossible d’en ébranler une que tout le corps ne s’en sente. Le législateur des Thuriens ordonna, que quiconque voudrait ou abolir une des vieilles lois, ou en établir une nouvelle, se présenterait au peuple la corde au col : afin que si la nouveauté n’était approuvée d’un chacun, il fût incontinent étranglé. Et celui de Lacédémone employa sa vie pour tirer de ses citoyens une promesse assurée, de n’enfreindre aucune de ses ordonnances. L’Éphore qui coupa si rudement les deux cordes que Phrinys avait ajouté à la musique, ne s’esmaie pas, si elle en vaut mieux, ou si les accords en sont mieux remplis : il lui suffit pour les condamner, que ce soit une altération de la vieille façon. C’est ce que signifiait cette épée rouillée de la justice de Marseille. Je suis dégoûté de la nouveauté, quelque visage qu’elle porte ; et ai raison, car j’en ai vu des effets très dommageables. Celle qui nous presse depuis tant d’ans, elle n’a pas tout exploité : mais on peut dire avec apparence, que par accident, elle a tout produit et engendré ; voire et les maux et ruines, qui se font depuis sans elle, et contre elle : c’est à elle à s’en prendre au nez,
Heu patior telis vulnera facta meis /
[Hélas ! je souffre des blessures faites par mes propres traits !]
Ceux qui donnent le branle à un état, sont volontiers les premiers absorbés en sa ruine. Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l’a ému ; il bat et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs. La liaison et contexture de cette monarchie et ce grand bâtiment, ayant été démis et dissous, notamment sur ses vieux ans par elle, donne tant qu’on veut d’ouverture et d’entrée à pareilles injures. La majesté Royale s’avale plus difficilement du sommet au milieu, qu’elle ne se précipite du milieu à fond. Mais si les inventeurs sont plus dommageables, les imitateurs sont plus vicieux, de se jeter en des exemples, desquels ils ont senti et puni l’horreur et le mal. Et s’il y a quelque degré d’honneur, même au mal faire, ceux-ci doivent aux autres, la gloire de l’invention, et le courage du premier effort. Toutes sortes de nouvelle débauche puisent heureusement en cette première et féconde source, les images et patrons à troubler notre police. On lit en nos lois mêmes, faites pour le remède de ce premier mal, l’apprentissage et l’excuse de toutes sortes de mauvaises entreprises : Et nous advient ce que Thucydides dit des guerres civiles de son temps, qu’en faveur des vices publics, on les baptisait de mots nouveaux plus doux pour leur excuse, abâtardissant et amollissant leurs vrais titres. C’est pourtant, pour réformer nos consciences et nos créances, honesta oratio est [le prétexte est honnête]. Mais le meilleur prétexte de nouveauté est très dangereux.
Adeo nihil motum ex antiquo probabile est.
[Tant on ne saurait approuver le moindre changement à l’usage antique.]
Si me semble-t-il, à le dire franchement, qu’il y a grand amour de soi et présomption, d’estimer ses opinions jusque là, que pour les établir, il faille renverser une paix publique, et introduire tant de maux inévitables, et une si horrible corruption de mœurs que les guerres civiles apportent, et les mutations d’état, en chose de tel poids, et les introduire en son pays propre. Est-ce pas mal ménagé d’avancer tant de vices certains et connus, pour combattre des erreurs contestées et débattables ? Est-il quelque pire espèce de vices, que ceux qui choquent la propre conscience et naturelle connaissance ? Le Sénat osa donner en payement cette défaite, sur le différend d’entre lui et le peuple, pour le ministère de leur religion : Ad deos, id magis quant ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua polluantur [Que c’était l’affaire des dieux plus que la sienne, qu’ils empêcheraient eux-mêmes la profanation de leur culte] : conformément à ce que répondit l’oracle à ceux de Delphes, en la guerre Médoise, craignant l’invasion des Perses. Ils demandèrent au Dieu, ce qu’ils avaient à faire des trésors sacrés de son temple, ou les cacher ; ou les emporter : Il leur répondit, qu’ils ne bougeassent rien, qu’ils se souciassent d’eux : qu’il était suffisant pour pourvoir à ce qui lui était propre. La religion Chrétienne a toutes les marques d’extrême justice et utilité : mais nulle plus apparente, que l’exacte recommandation de l’obéissance du Magistrat, et manutention des polices. Quel merveilleux exemple nous en a laissé la sapience divine, qui pour établir le salut du genre humain, et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché, ne l’a voulu faire qu’à la merci de notre ordre politique : et a soumis son progrès et la conduite d’un si haut effet et si salutaire, à l’aveuglement et injustice de nos observations et usances : y laissant courir le sang innocent de tant d’élus ses favoris, et souffrant une longue perte d’années à mûrir ce fruit inestimable ? Il y a grand à dire entre la cause de celui qui suit les formes et les lois de son pays, et celui qui entreprend de les régenter et changer. Celui-là allègue pour son excuse, la simplicité, l’obéissance et l’exemple : quoi qu’il fasse ce ne peut être malice, c’est pour le plus malheur. Quis est enim, quem non moueat clarissimis monimentis testata consignataque antiquitas ? [Qui en effet ne serait ému par une ancienneté attestée et certifiée par les plus éclatants témoignages ?] Outre ce que dit Isocrates, que la défectuosité, a plus de part à la modération, que n’a l’excès. L’autre est en bien plus rude parti. Car qui se mêle de choisir et de changer, usurpe l’autorité de juger : et se doit faire fort, de voir la faute de ce qu’il chasse, et le bien de ce qu’il introduit. Cette si vulgaire considération, m’a fermi en mon siège : et tenu ma jeunesse même, plus téméraire, en bride : de ne charger mes épaules d’un si lourd faix, que de me rendre répondant d’une science de telle importance. Et oser en celle-ci, ce qu’en sain jugement, je ne pourrais oser en la plus facile de celles auxquelles on m’avait instruit, et auxquelles la témérité de juger est de nul préjudice. Me semblant très inique, de vouloir soumettre les constitutions et observances publiques et immobiles, à l’instabilité d’une privée fantaisie (la raison privée n’a qu’une juridiction privée) et entreprendre sur les lois divines, ce que nulle police ne supporterait aux civiles. Auxquelles, encore que l’humaine raison ait beaucoup plus de commerce, si sont-elles souverainement juges de leurs juges : et l’extrême suffisance, sert à expliquer et étendre l’usage, qui en est reçu, non à le détourner et innover. Si quelquefois la providence divine a passé pardessus les règles, auxquelles elle nous a nécessairement astreints : ce n’est pas pour nous en dispenser. Ce sont coups de sa main divine : qu’il nous faut, non pas imiter, mais admirer : et exemples extraordinaires, marqués d’un exprès et particulier aveu : du genre des miracles, qu’elle nous offre, pour témoignage de sa toute-puissance, au-dessus de nos ordres et de nos forces : qu’il est folie et impiété d’essayer à représenter : et que nous ne devons pas suivre, mais contempler avec étonnement. Actes de son personnage, non pas du nôtre. Cotta proteste bien opportunément : Quum de religione agitur, T. Coruncanum, P. Scipionem, P. Scæuolam, pontifices maximos, non Zenonem, aut Cleanthem, aut Chrysippum, sequor [Quand il s’agit de religion, je suis T. Coruncanus, P. Scipion, P. Scævola, les grands pontifes, non Zénon, Cléanthe ou Chrysippe]. Dieu le sache en notre présente querelle, où il y a cent articles à ôter et remettre, grands et profonds articles, combien ils sont qui se puissent vanter d’avoir exactement reconnu les raisons et fondements de l’un et l’autre parti. C’est un nombre, si c’est nombre, qui n’aurait pas grand moyen de nous troubler. Mais toute cette autre presse où va-t-elle ? sous quelle enseigne se jette-t-elle à quartier ? Il advient de la leur, comme des autres médecines faibles et mal appliquées : les humeurs qu’elle voulait purger en nous, elle les a échauffées, exaspérées et aigries par le conflit, et si nous est demeurée dans les corps. Elle n’a su nous purger par sa faiblesse, et nous a cependant affaiblis : en manière que nous ne la pouvons vider non plus, et ne recevons de son opération que des douleurs longues et intestines. Si est-ce que la fortune réservant toujours son autorité au-dessus de nos discours, nous présente aucune fois la nécessité si urgente, qu’il est besoin que les lois lui fassent quelque place : Et quand on résiste à l’accroissance d’une innovation qui vient par violence à s’introduire, de se tenir en tout et partout en bride et en règle contre ceux qui ont la clef des champs, auxquels tout cela est loisible qui peut avancer leur dessein, qui n’ont ni loi ni ordre que de suivre leur avantage, c’est une dangereuse obligation et inéqualité.
Aditum nocendi perfido præstat fides.
[La bonne foi fournit au perfide un moyen de nuire.]
D’autant que la discipline ordinaire d’un état qui est en sa santé, ne pourvoit pas à ces accidents extraordinaires : elle présuppose un corps qui se tient en ses principaux membres et offices, et un commun consentement à son observation et obéissance. L’aller légitime, est un aller froid, pesant et contraint : et n’est pas pour tenir bon, à un aller licencieux et effréné. On sait qu’il est encore reproché à ces deux grands personnages, Octavius et Caton, aux guerres civiles, l’un de Sylla, l’autre de Cæsar, d’avoir plutôt laissé encourir toutes extrémités à leur patrie, que de la secourir aux dépens de ses lois, et que de rien remuer. Car à la vérité en ces dernières nécessités, où il n’y a plus que tenir, il serait à l’aventure plus sagement fait, de baisser la tête et prêter un peu au coup, que s’aheurtant outre la possibilité à ne rien relâcher, donner occasion à la violence de fouler tout aux pieds : et vaudrait mieux faire vouloir aux lois ce qu’elles peuvent, puisqu’elles ne peuvent ce qu’elles veulent. Ainsi fit celui qui ordonna qu’elles dormissent vingt et quatre heures : Et celui qui remua pour cette fois un jour du calendrier : Et cet autre qui du mois de Juin fit le second Mai. Les Lacédémoniens mêmes, tant religieux observateurs des ordonnances de leur pays, étant pressés de leur loi, qui défendait d’élire par deux fois Amiral un même personnage, et de l’autre part leurs affaires requérant de toute nécessité, que Lysander prît derechef cette charge, ils firent bien un Aracus Amiral, mais Lysander surintendant de la marine. Et de même subtilité, un de leurs Ambassadeurs étant envoyé vers les Athéniens, pour obtenir le changement de quelque ordonnance, et Pericles lui alléguant qu’il était défendu d’ôter le tableau, où une loi était une fois posée, lui conseilla de le tourner seulement, d’autant que cela n’était pas défendu. C’est ce de quoi Plutarque loue Philopoemen, qu’étant né pour commander, il savait non seulement commander selon les lois, mais aux lois mêmes, quand la nécessité publique le requérait.
Chapitre XXIII. Divers événements de même conseil §
Jaques Amiot, grand Aumônier de France, me récita un jour cette histoire à l’honneur d’un Prince des nôtres (et nôtre était-il à très bonnes enseignes encore que son origine fût étrangère) que durant nos premiers troubles au siège de Rouan, ce Prince ayant été averti par la Reine mère du Roi d’une entreprise qu’on faisait sur sa vie, et instruit particulièrement par ses lettres, de celui qui la devait conduire à chef, qui était un gentilhomme Angevin ou Manceau, fréquentant lors ordinairement pour cet effet, la maison de ce Prince : il ne communiqua à personne cet avertissement : mais, se promenant lendemain au mont sainte Catherine, d’où se faisait notre batterie à Rouan (car c’était au temps que nous la tenions assiégée) ayant à ses côtés ledit seigneur grand Aumônier et un autre Évêque, il aperçut ce gentilhomme, qui lui avait été remarqué, et le fit appeler. Comme il fut en sa présence, il lui dit ainsi, le voyant déjà pâlir et frémir des alarmes de sa conscience : Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, et votre visage le montre. Vous n’avez rien à me cacher : car je suis instruit de votre affaire si avant, que vous ne feriez qu’empirer votre marché, d’essayer à le couvrir. Vous savez bien telle chose et telle (qui étaient les tenants et aboutissants des plus secrètes pièces de cette menée) ne faillez sur votre vie à me confesser la vérité de tout ce dessein. Quand ce pauvre homme se trouva pris et convaincu (car le tout avait été découvert à la Reine par l’un des complices) il n’eut qu’à joindre les mains et requérir la grâce et miséricorde de ce Prince ; aux pieds duquel il se voulut jeter, mais il l’en garda, suivant ainsi son propos : Venez çà, vous ai-je autrefois fait déplaisir ? ai-je offensé quelqu’un des vôtres par haine particulière ? Il n’y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a pu mouvoir à entreprendre ma mort ? Le gentilhomme répondit à cela d’une voix tremblante, que ce n’était aucune occasion particulière qu’il en eût, mais l’intérêt de la cause générale de son parti, et qu’aucuns lui avaient persuadé que ce serait une exécution pleine de piété, d’extirper en quelque manière que ce fût, un si puissant ennemi de leur religion. Or (suivit ce Prince) je vous veux montrer, combien la religion que je tiens est plus douce, que celle de quoi vous faites profession. La vôtre vous a conseillé de me tuer sans m’ouïr, n’ayant reçu de moi aucune offense ; et la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous êtes de m’avoir voulu tuer sans raison. Allez-vous-en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici : et si vous êtes sage, prenez dorénavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux-là. L’Empereur Auguste étant en la Gaule, reçut certain avertissement d’une conjuration que lui brassait L. Cinna, il délibéra de s’en venger ; et manda pour cet effet au lendemain le conseil de ses amis : mais la nuit d’entre-deux il la passa avec grande inquiétude, considérant qu’il avait à faire mourir un jeune homme de bonne maison, et neveu du grand Pompeius : et produisait en se plaignant plusieurs divers discours. Quoi donc, faisait-il, sera-t-il dit que je demeurerai en crainte et en alarme, et que je laisserai mon meurtrier se promener cependant à son aise ? S’en ira-t-il quitte, ayant assailli ma tête, que j’ai sauvée de tant de guerres civiles, de tant de batailles, par mer et par terre ? et après avoir établi la paix universelle du monde, sera-t-il absous, ayant délibéré non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier ? Car la conjuration était faite de le tuer, comme il ferait quelque sacrifice. Après cela, s’étant tenu coi quelque espace de temps, il recommençait d’une voix plus forte, et s’en prenait à soi-même : Pourquoi vis-tu, s’il importe à tant de gens que tu meures ? n’y aura-t-il point de fin à tes vengeances et à tes cruautés ? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se fasse pour la conserver ? Livia sa femme le sentant en ces angoisses : Et les conseils des femmes y seront-ils reçus, lui dit-elle ? Fais ce que font les médecins, quand les recettes accoutumées ne peuvent servir, ils en essayent de contraires. Par sévérité tu n’as jusques à cette heure rien profité : Lepidus a suivi Savidienus, Murena Lepidus, Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à expérimenter comment te succéderont la douceur et la clémence. Cinna est convaincu, pardonne-lui ; de te nuire désormais, il ne pourra, et profitera à ta gloire. Auguste fut bien aise d’avoir trouvé un avocat de son humeur, et, ayant remercié sa femme et contremandé ses amis, qu’il avait assignés au Conseil, commanda qu’on fît venir à lui Cinna tout seul : Et ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et fait donner un siège à Cinna, il lui parla en cette manière : En premier lieu je te demande Cinna, paisible audience : n’interromps pas mon parler, je te donnerai temps et loisir d’y répondre. Tu sais Cinna que t’ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t’étant fait mon ennemi, mais étant né tel, je te sauvai ; je te mis entre mains tous tes biens, et t’ai enfin rendu si accommodé et si aisé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu : l’office du sacerdoce que tu me demandas, je te l’octroyai, l’ayant refusé à d’autres, desquels les pères avaient toujours combattu avec moi : t’ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. À quoi Cinna s’étant écrié qu’il était bien éloigné d’une si méchante pensée : Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m’avais promis, suivit Auguste : tu m’avais assuré que je ne serais pas interrompu : oui, tu as entrepris de me tuer, en tel lieu, tel jour, en telle compagnie, et de telle façon : et le voyant transi de ces nouvelles, et en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience : Pourquoi, ajouta-t-il, le fais-tu ? Est-ce pour être Empereur ? Vraiment il va bien mal à la chose publique, s’il n’y a que moi, qui t’empêche d’arriver à l’Empire. Tu ne peux pas seulement défendre ta maison, et perdis dernièrement un procès par la faveur d’un simple libertin. Quoi ? n’as-tu moyen ni pouvoir en autre chose qu’à entreprendre Cæsar ? Je le quitte, s’il n’y a que moi qui empêche tes espérances. Penses-tu, que Paulus, que Fabius, que les Cosséens et Serviliens te souffrent ? et une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honorent leur noblesse ? Après plusieurs autres propos (car il parla à lui plus de deux heures entières) Or va, lui dit-il, je te donne, Cinna, la vie à traître et à parricide, que je te donnai autrefois à ennemi : que l’amitié commence de ce jourd’hui entre nous : essayons qui de nous deux de meilleure foi, moi t’aie donné ta vie, ou tu l’aies reçue. Et se départit d’avec lui en cette manière. Quelque temps après il lui donna le consulat, se plaignant de quoi il ne le lui avait osé demander. Il l’eut depuis pour fort ami, et fut seul fait par lui héritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui advint à Auguste au quarantième an de son âge, il n’y eut jamais de conjuration ni d’entreprise contre lui, et reçut une juste récompense de cette sienne clémence. Mais il n’en advint pas de même au nôtre : car sa douceur ne le sut garantir, qu’il ne chût depuis aux lacs de pareille trahison. Tant c’est chose vaine et frivole que l’humaine prudence : et au travers de tous nos projets, de nos conseils et précautions, la fortune maintient toujours la possession des événements. Nous appelons les médecins heureux, quand ils arrivent à quelque bonne fin : comme s’il n’y avait que leur art, qui ne se pût maintenir d’elle-même, et qui eût les fondements trop frêles, pour s’appuyer de sa propre force : et comme s’il n’y avait qu’elle, qui ait besoin que la fortune prête la main à ses opérations. Je crois d’elle tout le pis ou le mieux qu’on voudra : car nous n’avons, Dieu merci, nul commerce ensemble. Je suis au rebours des autres : car je la méprise bien toujours, mais quand je suis malade, au lieu d’entrer en composition, je commence encore à la haïr et à la craindre : et réponds à ceux qui me pressent de prendre médecine, qu’ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces et à ma santé, pour avoir plus de moyen de soutenir l’effort et le hasard de leur breuvage. Je laisse faire nature, et présuppose qu’elle se soit pourvue de dents et de griffes, pour se défendre des assauts qui lui viennent, et pour maintenir cette contexture, de quoi elle fuit la dissolution. Je crains au lieu de l’aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien étroites et bien jointes avec la maladie, qu’on secoure son adversaire au lieu d’elle, et qu’on la recharge de nouveaux affaires. Or je dis que non en la médecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y a bonne part. Les saillies poétiques, qui emportent leur auteur, et le ravissent hors de soi, pourquoi ne les attribuerons-nous à son bon heur, puisqu’il confesse lui-même qu’elles surpassent sa suffisance et ses forces, et les reconnaît venir d’ailleurs que de soi, et ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvements et agitations extraordinaires, qui les poussent au-delà de leur dessein ? Il en est de même en la peinture, qu’il échappe parfois des traits de la main du peintre surpassant sa conception et sa science, qui le tirent lui-même en admiration, et qui l’étonnent. Mais la fortune montre bien encore plus évidemment, la part qu’elle a en tous ces ouvrages, par les grâces et beautés qui s’y trouvent, non seulement sans l’intention, mais sans la connaissance même de l’ouvrier. Un suffisant lecteur découvre souvent ès écrits d’autrui, des perfections autres que celles que l’auteur y a mises et aperçues, et y prête des sens et des visages plus riches. Quant aux entreprises militaires, chacun voit comment la fortune y a bonne part : En nos conseils mêmes et en nos délibérations, il faut certes qu’il y ait du sort et du bonheur mêlé parmi : car tout ce que notre sagesse peut, ce n’est pas grand-chose : Plus elle est aiguë et vive, plus elle trouve en soi de faiblesse, et se défie d’autant plus d’elle-même. Je suis de l’avis de Sylla : et quand je me prends garde de près aux plus glorieux exploits de la guerre, je vois, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n’y emploient la délibération et le conseil, que par acquit ; et que la meilleure part de l’entreprise, ils l’abandonnent à la fortune ; et sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au-delà des bornes de tout discours. Il survient des allégresses fortuites, et des fureurs étrangères parmi leurs délibérations, qui les poussent le plus souvent à prendre le parti le moins fondé en apparence, et qui grossissent leur courage au-dessus de la raison. D’où il est advenu à plusieurs grands Capitaines anciens, pour donner crédit à ces conseils téméraires, d’alléguer à leurs gens, qu’ils y étaient conviés par quelque inspiration, par quelque signe et pronostic. Voilà pourquoi en cette incertitude et perplexité, que nous apporte l’impuissance de voir et choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultés que les divers accidents et circonstances de chaque chose tirent : le plus sûr, quand autre considération ne nous y convierait, est à mon avis de se rejeter au parti, où il y a plus d’honnêteté et de justice : et puisqu’on est en doute du plus court chemin, tenir toujours le droit. Comme en ces deux exemples, que je viens de proposer, il n’y a point de doute, qu’il ne fût plus beau et plus généreux à celui qui avait reçu l’offense, de la pardonner, que s’il eût fait autrement. S’il en est mésadvenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein : et ne sait-on, quand il eût pris le parti contraire, s’il eût échappé la fin, à laquelle son destin l’appelait ; et si eût perdu la gloire d’une telle humanité. Il se voit dans les histoires, force gens, en cette crainte ; d’où la plupart ont suivi le chemin de courir au-devant des conjurations, qu’on faisait contre eux, par vengeance et par supplices : mais j’en vois fort peu auxquels ce remède ait servi ; témoin tant d’Empereurs Romains. Celui qui se trouve en ce danger, ne doit pas beaucoup espérer ni de sa force, ni de sa vigilance. Car combien est-il malaisé de se garantir d’un ennemi, qui est couvert du visage du plus officieux ami que nous ayons ? et de connaître les volontés et pensements intérieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations étrangères pour sa garde, et être toujours ceint d’une haie d’hommes armés : Quiconque aura sa vie à mépris, se rendra toujours maître de celle d’autrui. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, lui doit servir d’un merveilleux tourment. Pourtant Dion étant averti que Callipus épiait les moyens de le faire mourir, n’eut jamais le cœur d’en informer, disant qu’il aimait mieux mourir que vivre en cette misère, d’avoir à se garder non de ses ennemis seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu’Alexandre représenta bien plus vivement par effet, et plus roidement, quand ayant eu avis par une lettre de Parmenion, que Philippus son plus cher médecin était corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner ; en même temps qu’il donnait à lire sa lettre à Philippus, il avala le breuvage qu’il lui avait présenté. Fût-ce pas exprimer cette résolution, que si ses amis le voulaient tuer, il consentait qu’ils le pussent faire ? Ce Prince est le souverain patron des actes hasardeux : mais je ne sais s’il y a trait en sa vie, qui ait plus de fermeté que celui-ci, ni une beauté illustre par tant de visages. Ceux qui prêchent aux princes la défiance si attentive, sous couleur de leur prêcher leur sûreté, leur prêchent leur ruine et leur honte. Rien de noble ne se fait sans hasard. J’en sais un de courage très martial de sa complexion et entreprenant, de qui tous les jours on corrompt la bonne fortune par telles persuasions : Qu’il se resserre entre les siens, qu’il n’entende à aucune réconciliation de ses anciens ennemis, se tienne à part, et ne se commette entre mains plus fortes, quelque promesse qu’on lui fasse, quelque utilité qu’il y voie. J’en sais un autre, qui a inespérément avancé sa fortune, pour avoir pris conseil tout contraire. La hardiesse de quoi ils cherchent si avidement la gloire, se représente, quand il est besoin, aussi magnifiquement en pourpoint qu’en armes : en un cabinet, qu’en un camp : le bras pendant, que le bras levé. La prudence si tendre et circonspecte, est mortelle ennemie de hautes exécutions. Scipion sut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armée, et abandonnant l’Espaigne, douteuse encore sous sa nouvelle conquête, passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie, à la puissance d’un Roi barbare, à une foi inconnue, sans obligation, sans otage, sous la seule sûreté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur, et de la promesse de ses hautes espérances. Habita fides ipsam plerumque fidem obligat. [La confiance témoignée s’attache le plus souvent une confiance réciproque.] À une vie ambitieuse et fameuse, il faut au rebours, prêter peu, et porter la bride courte aux soupçons : La crainte et la défiance attirent l’offense et la convient. Le plus défiant de nos Rois établit ses affaires, principalement pour avoir volontairement abandonné et commis sa vie, et sa liberté, entre les mains de ses ennemis : montrant avoir entière fiance d’eux, afin qu’ils la prissent de lui. À ses légions mutinées et armées contre lui, Cæsar opposait seulement l’autorité de son visage, et la fierté de ses paroles ; et se fiait tant à soi et à sa fortune, qu’il ne craignait point de l’abandonner et commettre à une armée séditieuse et rebelle.
stetit aggere fulti
Cæspitis, intrepidus vultu, meruitque timeri
Nil metuens.
[Il se tint sur un tertre de gazon amoncelé, le visage intrépide, et mérita d’être craint, ne craignant rien.]
Mais il est bien vrai, que cette forte assurance ne se peut représenter bien entière, et naïve, que par ceux auxquels l’imagination de la mort, et du pis qui peut advenir après tout, ne donne point d’effroi : car de la présenter tremblante encore, douteuse et incertaine, pour le service d’une importante réconciliation, ce n’est rien faire qui vaille. C’est un excellent moyen de gagner le cœur et volonté d’autrui, de s’y aller soumettre et fier, pourvu que ce soit librement, et sans contrainte d’aucune nécessité, et que ce soit en condition, qu’on y porte une fiance pure et nette ; le front au moins déchargé de tout scrupule Je vis en mon enfance, un Gentilhomme commandant à une grande ville, empressé à l’émotion d’un peuple furieux : Pour éteindre ce commencement du trouble, il prit parti de sortir d’un lieu très assuré où il était, et se rendre à cette tourbe mutine : d’où mal lui prit, et y fut misérablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fut tant d’être sorti, ainsi qu’ordinairement on le reproche à sa mémoire, comme ce fut d’avoir pris une voie de soumission et de mollesse : et d’avoir voulu endormir cette rage, plutôt en suivant qu’en guidant, et en requérant plutôt qu’en remontrant : et estime qu’une gracieuse sévérité, avec un commandement militaire, plein de sécurité, et de confiance, convenable à son rang, et à la dignité de sa charge, lui eût mieux succédé, au moins avec plus d’honneur, et de bienséance. Il n’est rien moins espérable de ce monstre ainsi agité, que l’humanité et la douceur ; il recevra bien plutôt la révérence et la crainte. Je lui reprocherais aussi, qu’ayant pris une résolution plutôt brave à mon gré, que téméraire, de se jeter faible et en pourpoint, emmi cette mer tempétueuse d’hommes insensés, il la devait avaler toute, et n’abandonner ce personnage. Là où il lui advint après avoir reconnu le danger de près, de saigner du nez : et d’altérer encore depuis cette contenance démise et flatteuse, qu’il avait entreprise, en une contenance effrayée : chargeant sa voix et ses yeux d’étonnement et de pénitence : cherchant à conniller et à se dérober, il les enflamma et appela sur soi. On délibérait de faire une montre générale de diverses troupes en armes, (c’est le lieu des vengeances secrètes ; et n’est point où en plus grande sûreté on les puisse exercer) il y avait publiques et notoires apparences, qu’il n’y faisait pas fort bon pour aucuns, auxquels touchait la principale et nécessaire charge de les reconnaître. Il s’y proposa divers conseils, comme en chose difficile, et qui avait beaucoup de poids et de suite : Le mien fut, qu’on évitât surtout de donner aucun témoignage de ce doute, et qu’on s’y trouvât et mêlât parmi les files, la tête droite, et le visage ouvert ; et qu’au lieu d’en retrancher aucune chose (à quoi les autres opinions visaient le plus) au contraire, l’on sollicitât les capitaines d’avertir les soldats de faire leurs salves belles et gaillardes en l’honneur des assistants, et n’épargner leur poudre. Cela servit de gratification envers ces troupes suspectes, et engendra dès lors en avant une mutuelle et utile confidence. La voie qu’y tint Julius Cæsar, je trouve que c’est la plus belle, qu’on y puisse prendre. Premièrement il essaya par clémence, à se faire aimer de ses ennemis mêmes, se contentant aux conjurations qui lui étaient découvertes, de déclarer simplement qu’il en était averti : Cela fait, il prit une très noble résolution, d’attendre sans effroi et sans sollicitude, ce qui lui en pourrait advenir, s’abandonnant et se remettant à la garde des dieux et de la fortune. Car certainement c’est l’état où il était quand il fut tué. Un étranger ayant dit et publié partout qu’il pourrait instruire Dionysius Tyran de Syracuse, d’un moyen de sentir et découvrir en toute certitude, les parties que ses sujets machineraient contre lui, s’il lui voulait donner une bonne pièce d’argent, Dionysius en étant averti, le fit appeler à soi, pour s’éclaircir d’un art si nécessaire à sa conservation : cet étranger lui dit, qu’il n’y avait pas d’autre art, sinon qu’il lui fît délivrer un talent, et se vantât d’avoir appris de lui un singulier secret. Dionysius trouva cette invention bonne, et lui fit compter six cents écus. Il n’était pas vraisemblable ; qu’il eût donné si grande somme à un homme inconnu, qu’en récompense d’un très utile apprentissage, et servait cette réputation à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient les avis qu’ils reçoivent des menées qu’on dresse contre leur vie ; pour faire croire qu’ils sont bien avertis, et qu’il ne se peut rien entreprendre de quoi ils ne sentent le vent. Le Duc d’Athènes fit plusieurs sottises en l’établissement de sa fraîche tyrannie sur Florence : mais celle-ci la plus notable, qu’ayant reçu le premier avis des monopoles que ce peuple dressait contre lui, par Mattheo di Morozo, complice d’icelles : il le fit mourir, pour supprimer cet avertissement, et ne faire sentir, qu’aucun en la ville s’ennuyât de sa domination. Il me souvient avoir lu autrefois l’histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel fuyant la tyrannie du Triumvirat, avait échappé mille fois les mains de ceux qui le poursuivaient, par la subtilité de ses inventions : Il advint un jour, qu’une troupe de gens de cheval, qui avait charge de le prendre, passa tout joignant un hallier, où il s’était tapi, et faillit de le découvrir : Mais lui sur ce point-là, considérant la peine et les difficultés, auxquelles il avait déjà si longtemps duré, pour se sauver des continuelles et curieuses recherches, qu’on faisait de lui partout ; le peu de plaisir qu’il pouvait espérer d’une telle vie, et combien il lui valait mieux passer une fois le pas, que demeurer toujours en cette transe, lui-même les rappela, et leur trahit sa cachette, s’abandonnant volontairement à leur cruauté, pour ôter eux et lui d’une plus longue peine. D’appeler les mains ennemies, c’est un conseil un peu gaillard : si crois-je qu’encore vaudrait-il mieux le prendre que de demeurer en la fièvre continuelle d’un accident qui n’a point de remède. Mais, puisque les provisions qu’on y peut apporter sont pleines d’inquiétude et d’incertitude, il vaut mieux d’une belle assurance se préparer à tout ce qui en pourra advenir ; et tirer quelque consolation de ce qu’on n’est pas assuré qu’il advienne.
Chapitre XXIV. Du pédantisme §
Je me suis souvent dépité en mon enfance, de voir ès comédies Italiennes, toujours un pédant pour badin, et le surnom de magister, n’avoir guère plus honorable signification parmi nous. Car leur étant donné en gouvernement, que pouvais-je moins faire que d’être jaloux de leur réputation ? Je cherchais bien de les excuser par la disconvenance naturelle qu’il y a entre le vulgaire, et les personnes rares et excellentes en jugement, et en savoir : d’autant qu’ils vont un train entièrement contraire les uns des autres. Mais en ceci perdais-je mon latin : que les plus galants hommes c’étaient ceux qui les avaient le plus à mépris, témoin notre bon du Bellay :
Mais je hais par sur tout un savoir pédantesque.
Et est cette coutume ancienne : car Plutarque dit que Grec et Ecolier, étaient mots de reproche entre les Romains, et de mépris. Depuis avec l’âge j’ai trouvé qu’on avait une grandissime raison, et que magis magnos clericos, non sunt magis magnos sapientes [les plus grands clercs ne sont pas les plus grands sages]. Mais d’où il puisse advenir qu’une âme riche de la connaissance de tant de choses, n’en devienne pas plus vive, et plus éveillée, et qu’un esprit grossier et vulgaire puisse loger en soi, sans s’amender, les discours et les jugements des plus excellents esprits, que le monde ait porté, j’en suis encore en doute. À recevoir tant de cervelles étrangères, et si fortes, et si grandes, il est nécessaire (me disait une fille, la première de nos Princesses, parlant de quelqu’un), que la sienne se foule, se contraigne et rapetisse, pour faire place aux autres. Je dirais volontiers, que comme les plantes s’étouffent de trop d’humeur, et les lampes de trop d’huile, aussi fait l’action de l’esprit par trop d’étude et de matière : lequel occupé et embarrassé d’une grande diversité de choses, perde le moyen de se démêler. Et que cette charge le tienne courbe et croupi. Mais il en va autrement ; car notre âme s’élargit d’autant plus qu’elle se remplit. Et aux exemples des vieux temps, il se voit tout au rebours, des suffisants hommes aux maniements des choses publiques, des grands capitaines, et grands conseillers aux affaires d’état, avoir été ensemble très savants. Et quant aux Philosophes retirés de toute occupation publique, ils ont été aussi quelquefois à la vérité méprisés, par la liberté Comique de leur temps, leurs opinions et façons les rendant ridicules. Les voulez-vous faire juges des droits d’un procès, des actions d’un homme ? Ils en sont bien prêts ! Ils cherchent encore s’il y a vie, s’il y a mouvement, si l’homme est autre chose qu’un bœuf : que c’est qu’agir et souffrir, quelles bêtes ce sont, que lois et justice. Parlent-ils du magistrat, ou parlent-ils à lui ? c’est d’une liberté irrévérente et incivile. Oient-ils louer un Prince ou un Roi ? c’est un pâtre pour eux, oisif comme un pâtre, occupé à pressurer et tondre ses bêtes : mais bien plus rudement. En estimez-vous quelqu’un plus grand, pour posséder deux mille arpents de terre ? eux s’en moquent, accoutumés d’embrasser tout le monde, comme leur possession. Vous vantez-vous de votre noblesse, pour compter sept aïeux riches ? ils vous estiment de peu : ne concevant l’image universelle de nature, et combien chacun de nous a eu de prédécesseurs, riches, pauvres, Rois, valets, Grecs, Barbares. Et quand vous seriez cinquantième descendant de Hercules, ils vous trouvent vain, de faire valoir ce présent de la fortune. Ainsi les dédaignait le vulgaire, comme ignorant les premières choses et communes, et comme présomptueux et insolents. Mais cette peinture Platonique est bien éloignée de celle qu’il faut à nos hommes. On enviait ceux-là comme étant au-dessus de la commune façon, comme méprisant les actions publiques, comme ayant dressé une vie particulière et inimitable, réglée à certains discours hautains et hors d’usage : ceux-ci on les dédaigne, comme étant au-dessous de la commune façon, comme incapables des charges publiques, comme tramant une vie et des mœurs basses et viles après le vulgaire. Odi homines ignaua opera, philosopha sententia. [Je hais les hommes mous dans l’action, philosophes en paroles.] Quant à ces Philosophes, dis-je, comme ils étaient grands en science, ils étaient encore plus grands en toute action. Et tout ainsi qu’on dit de ce Géométrien de Syracuse, lequel ayant été détourné de sa contemplation, pour en mettre quelque chose en pratique, à la défense de son pays, qu’il mit soudain en train des engins épouvantables, et des effets surpassant toute créance humaine ; dédaignant toutefois lui-même toute cette sienne manufacture, et pensant en cela avoir corrompu la dignité de son art, de laquelle ses ouvrages n’étaient que l’apprentissage et le jouet. Aussi eux, si quelquefois on les a mis à la preuve de l’action, on les a vu voler d’une aile si haute, qu’il paraissait bien, leur cœur et leur âme s’être merveilleusement grossie et enrichie par l’intelligence des choses. Mais aucuns voyant la place du gouvernement politique saisie par hommes incapables, s’en sont reculés. Et celui qui demanda à Crates, jusques à quand il faudrait philosopher, en reçut cette réponse : Jusques à tant que ce ne soient plus des âniers, qui conduisent nos armées. Heraclitus résigna la Royauté à son frère. Et aux Éphésiens, qui lui reprochaient, qu’il passait son temps à jouer avec les enfants devant le temple : Vaut-il pas mieux faire ceci, que gouverner les affaires en votre compagnie ? D’autres ayant leur imagination logée au-dessus de la fortune et du monde, trouvèrent les sièges de la justice, et les trônes mêmes des Rois, bas et vils. Et refusa Empedocles la royauté, que les Agrigentins lui offrirent. Thales accusant quelquefois le soin du ménage et de s’enrichir, on lui reprocha que c’était à la mode du renard, pour n’y pouvoir advenir. Il lui prit envie par passe-temps d’en montrer l’expérience, et ayant pour ce coup ravalé son savoir au service du profit et du gain, dressa une trafique, qui dans un an rapporta telles richesses, qu’à peine en toute leur vie, les plus expérimentés de ce métier-là, en pouvaient faire de pareilles. Ce qu’Aristote récite d’aucuns, qui appelaient et celui-là, et Anaxagoras, et leurs semblables, sages et non prudents, pour n’avoir assez de soin des choses plus utiles : outre ce que je ne digère pas bien cette différence de mots, cela ne sert point d’excuse à mes gens, et à voir la basse et nécessiteuse fortune, de quoi ils se payent, nous aurions plutôt occasion de prononcer tous les deux, qu’ils sont, et non sages, et non prudents. Je quitte cette première raison, et crois qu’il vaut mieux dire, que ce mal vienne de leur mauvaise façon de se prendre aux sciences : et qu’à la mode de quoi nous sommes instruits, il n’est pas merveille, si ni les écoliers, ni les maîtres n’en deviennent pas plus habiles, quoiqu’ils s’y fassent plus doctes. De vrai le soin et la dépense de nos pères, ne vise qu’à nous meubler la tête de science : du jugement et de la vertu, peu de nouvelles. Criez d’un passant à notre peuple : Ô le savant homme ! Et d’un autre, Ô le bon homme ! Il ne faudra pas à détourner les yeux et son respect vers le premier. Il y faudrait un tiers crieur : Ô les lourdes têtes ! Nous nous enquérons volontiers, Sait-il du Grec ou du Latin ? écrit-il en vers ou en prose ? mais, s’il est devenu meilleur ou plus avisé, c’était le principal, et c’est ce qui demeure derrière. Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant. Nous ne travaillons qu’à remplir la mémoire, et laissons l’entendement et la conscience vide. Tout ainsi que les oiseaux vont quelquefois à la quête du grain, et le portent au bec sans le tâter, pour en faire becquée à leurs petits : ainsi nos pédants vont pillotant la science dans les livres, et ne la logent qu’au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement, et mettre au vent. C’est merveille combien proprement la sottise se loge sur mon exemple. Est-ce pas faire de même, ce que je fais en la plupart de cette composition ? Je m’en vais écorniflant par-ci par-là, des livres, les sentences qui me plaisent ; non pour les garder (car je n’ai point de gardoire) mais pour les transporter en celui-ci ; où, à vrai dire, elles ne sont non plus miennes, qu’en leur première place. Nous ne sommes, ce crois-je, savants, que de la science présente : non de la passée, aussi peu que de la future. Mais qui pis est, leurs écoliers et leurs petits ne s’en nourrissent et alimentent non plus, ainsi elle passe de main en main, pour cette seule fin, d’en faire parade, d’en entretenir autrui, et d’en faire des contes, comme une vaine monnaie inutile à tout autre usage et emploi, qu’à compter et jeter. Apud alios loqui didicerunt, non ipsi secum. [Ils ont appris à parler aux autres, non pas à eux-mêmes.] Non est loquendum, sed gubernandum. [Il ne faut pas parler, mais tenir la barre.] Nature pour montrer, qu’il n’y a rien de sauvage en ce qu’elle conduit, fait naître souvent ès nations moins cultivées par art, des productions d’esprit, qui luttent les plus artistes productions. Comme sur mon propos, le proverbe Gascon tiré d’une chalemie, est-il délicat, Bouha prou bouha, mas à remuda lous dits qu’em. Souffler prou souffler, mais à remuer les doigts, nous en sommes là. Nous savons dire, Cicero dit ainsi, voilà les mœurs de Platon, ce sont les mots mêmes d’Aristote : mais nous que disons-nous nous-mêmes ? que faisons-nous ? que jugeons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet. Cette façon me fait souvenir de ce riche Romain, qui avait été soigneux à fort grande dépense, de recouvrer des hommes suffisants en tout genre de science, qu’il tenait continuellement autour de lui, afin que quand il échéait entre ses amis, quelque occasion de parler d’une chose ou d’autre, ils suppléassent en sa place, et fussent tous prêts à lui fournir, qui d’un discours, qui d’un vers d’Homère, chacun selon son gibier : et pensait ce savoir être sien, parce qu’il était en la tête de ses gens. Et comme font aussi ceux, desquels la suffisance loge en leurs somptueuses librairies. J’en connais, à qui quand je demande ce qu’il sait, il me demande un livre pour le montrer : et n’oserait me dire, qu’il a le derrière galeux, s’il ne va sur-le-champ étudier en son lexicon que c’est que galeux, et que c’est que derrière. Nous prenons en garde les opinions et le savoir d’autrui, et puis c’est tout : il les faut faire nôtres. Nous semblons proprement celui, qui ayant besoin de feu, en irait quérir chez son voisin, et, y en ayant trouvé un beau et grand, s’arrêterait là à se chauffer, sans plus se souvenir d’en rapporter chez soi. Que nous sert-il d’avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère, si elle ne se transforme en nous ? si elle ne nous augmente et fortifie ? Pensons-nous que Lucullus, que les lettres rendirent et formèrent si grand capitaine sans expérience, les eût prises à notre mode ? Nous nous laissons si fort aller sur les bras d’autrui, que nous anéantissons nos forces. Me veux-je armer contre la crainte de la mort ? c’est aux dépens de Seneca. Veux-je tirer de la consolation pour moi, ou pour un autre ? je l’emprunte de Cicero : je l’eusse prise en moi-même, si on m’y eût exercé. Je n’aime point cette suffisance relative et mendiée. Quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons-nous être que de notre propre sagesse.
Μισῶ σοφιστὴν, ὅστις οὐχ αὑτῷ σοφός.
[Je hais le sage qui n’est pas sage pour soi-même.]
Ex quo Ennius : Nequidquam sapere sapientem, qui ipse sibi prodesse non quiret.
[D’où le mot d’Ennius : Le sage serait sage en vain, s’il ne savait être utile à lui-même.]
si cupidus, si
Vanus, et Euganea quantumuis vilior agna .
[S’il est cupide, s’il est vain, et de bien plus vil prix qu’une agnelle d’Euganée.]
Non enim paranda nobis solum, sed fruenda sapientia est. [Car il faut non seulement acquérir la sagesse, mais encore en tirer profit.] Dionysius se moquait des Grammairiens, qui ont soin de s’enquérir des maux d’Ulysses, et ignorent les propres : des musiciens, qui accordent leurs flûtes, et n’accordent pas leurs mœurs : des orateurs qui étudient à dire justice, non à la faire. Si notre âme n’en va un meilleur branle, si nous n’en avons le jugement plus sain, j’aimerais aussi cher que mon écolier eût passé le temps à jouer à la paume, au moins le corps en serait plus allègre. Voyez-le revenir de là, après quinze ou seize ans employés, il n’est rien si malpropre à mettre en besogne, tout ce que vous y reconnaissez d’avantage, c’est que son Latin et son Grec l’ont rendu plus sot et présomptueux qu’il n’était parti de la maison. Il en devait rapporter l’âme pleine, il ne l’en rapporte que bouffie : et l’a seulement enflée, au lieu de la grossir. Ces maîtres ici, comme Platon dit des Sophistes, leurs germains, sont de tous les hommes, ceux qui promettent d’être les plus utiles aux hommes, et seuls entre tous les hommes, qui non seulement n’amendent point ce qu’on leur commet, comme fait un charpentier et un maçon : mais l’empirent, et se font payer de l’avoir empiré. Si la loi que Protagoras proposait à ses disciples, était suivie : ou qu’ils le payassent selon son mot, ou qu’ils jurassent au temple, combien ils estimaient le profit qu’ils avaient reçu de sa discipline, et selon icelui satisfissent sa peine : mes pédagogues se trouveraient choués, s’étant remis au serment de mon expérience. Mon vulgaire Périgourdin appelle fort plaisamment Lettreferits, ces savanteaux, comme si vous disiez Lettre-férus, auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, comme on dit. De vrai le plus souvent ils semblent être ravalés, même du sens commun. Car le paysan et le cordonnier vous leur voyez aller simplement et naïvement leur train, parlant de ce qu’ils savent : ceux-ci pour se vouloir élever et gendarmer de ce savoir, qui nage en la superficie de leur cervelle, vont s’embarrassant, et empêtrant sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais qu’un autre les accommode : ils connaissent bien Galien, mais nullement le malade : ils vous ont déjà rempli la tête de lois, et si n’ont encore conçu le nœud de la cause : ils savent la Théorique de toutes choses, cherchez qui la mette en pratique. J’ai vu chez moi un mien ami, par manière de passe-temps, ayant affaire à un de ceux-ci, contrefaire un jargon de galimatias, propos sans suite, tissu de pièces rapportées, sauf qu’il était souvent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser ainsi tout un jour ce sot à débattre, pensant toujours répondre aux objections qu’on lui faisait. Et si était homme de lettres et de réputation, et qui avait une belle robe.
Vos ô patritius sanguis, quos viuere par est
Occipiti cæco, posticæ occurrite sannæ.
[Ô vous, de sang patricien, à qui il convient de vivre sans yeux derrière la tête, faites front à la grimace de derrière.]
Qui regardera de bien près à ce genre de gens, qui s’étend bien loin, il trouvera comme moi, que le plus souvent ils ne s’entendent, ni autrui, et qu’ils ont la souvenance assez pleine, mais le jugement entièrement creux : sinon que leur nature d’elle-même le leur ait autrement façonné. Comme j’ai vu Adrianus Turnebus, qui n’ayant fait autre profession que de lettres, en laquelle c’était, à mon opinion, le plus grand homme, qui fût il y a mille ans, n’ayant toutefois rien de pédantesque que le port de sa robe, et quelque façon externe, qui pouvait n’être pas civilisée à la courtisane : qui sont choses de néant. Et hais nos gens qui supportent plus malaisément une robe qu’une âme de travers : et regardent à sa révérence, à son maintien et à ses bottes, quel homme il est. Car au-dedans c’était l’âme la plus polie du monde. Je l’ai souvent à mon escient jeté en propos éloignés de son usage, il y voyait si clair, d’une appréhension si prompte, d’un jugement si sain, qu’il semblait, qu’il n’eût jamais fait autre métier que la guerre, et affaires d’État. Ce sont natures belles et fortes :
queis arte benigna
Et meliore luto finxit præcordia Titan,
[dont le Titan a façonné la poitrine d’un art bienveillant et d’une meilleure argile,]
qui se maintiennent au travers d’une mauvaise institution. Or ce n’est pas assez que notre institution ne nous gâte pas, il faut qu’elle nous change en mieux. Il y a aucuns de nos Parlements, quand ils ont à recevoir des officiers, qui les examinent seulement sur la science : les autres y ajoutent encore l’essai du sens, en leur présentant le jugement de quelque cause. Ceux-ci me semblent avoir un beaucoup meilleur style : Et encore que ces deux pièces soient nécessaires, et qu’il faille qu’elles s’y trouvent toutes deux : si est-ce qu’à la vérité celle du savoir est moins prisable, que celle du jugement ; celle-ci se peut passer de l’autre, et non l’autre de celle-ci. Car comme dit ce vers Grec,
ὡς οὐδὲν ἡ μάθησις, ἢν μὴ νοῦς παρῄ.
À quoi faire la science, si l’entendement n’y est ? Plût à Dieu que pour le bien de notre justice ces compagnies-là se trouvassent aussi bien fournies d’entendement et de conscience, comme elles sont encore de science. Non vitæ, sed scholæ discimus. [Nous apprenons, non pour la vie, mais pour l’école.] Or il ne faut pas attacher le savoir à l’âme, il l’y faut incorporer : il ne l’en faut pas arroser, il l’en faut teindre ; et s’il ne la change, et méliore son état imparfait, certainement il vaut beaucoup mieux le laisser là. C’est un dangereux glaive, et qui empêche et offense son maître s’il est en main faible, et qui n’en sache l’usage : ut fuerit melius non didicisse [comme il eût mieux valu ne rien apprendre]. À l’aventure est-ce la cause, que et nous, et la Théologie ne requérons pas beaucoup de science aux femmes, et que François Duc de Bretaigne fils de Jean V, comme on lui parla de son mariage avec Isabeau fille d’Escosse, et qu’on lui ajouta qu’elle avait été nourrie simplement et sans aucune instruction de lettres, répondit, qu’il l’en aimait mieux, et qu’une femme était assez savante, quand elle savait mettre différence entre la chemise et le pourpoint de son mari. Aussi ce n’est pas si grande merveille, comme on crie, que nos ancêtres n’aient pas fait grand état des lettres, et qu’encore aujourd’hui elles ne se trouvent que par rencontre aux principaux conseils de nos Rois : et si cette fin de s’en enrichir, qui seule nous est aujourd’hui proposée par le moyen de la Jurisprudence, de la Médecine, du pédantisme, et de la Théologie encore, ne les tenait en crédit, vous les verriez sans doute aussi marmiteuses qu’elles furent onques. Quel dommage, si elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien faire ? Postquam docti prodierunt, boni desunt. [Depuis que les doctes ont paru, on manque de gens de bien.] Toute autre science, est dommageable à celui qui n’a la science de la bonté. Mais la raison que je cherchais tantôt, serait-elle point aussi de là, que notre étude en France n’ayant quasi autre but que le profit, moins de ceux que nature a fait naître à plus généreux offices que lucratifs, s’adonnant aux lettres, ou si courtement (retirés avant que d’en avoir pris appétit, à une profession qui n’a rien de commun avec les livres) il ne reste plus ordinairement, pour s’engager tout à fait à l’étude, que les gens de basse fortune, qui y quêtent des moyens à vivre. Et de ces gens-là, les âmes étant et par nature, et par institution domestique et exemple, du plus bas aloi, rapportent faussement le fruit de la science. Car elle n’est pas pour donner jour à l’âme qui n’en a point : ni pour faire voir un aveugle. Son métier est, non de lui fournir de vue, mais de la lui dresser, de lui régler ses allures, pourvu qu’elle ait de soi les pieds, et les jambes droites et capables. C’est une bonne drogue que la science, mais nulle drogue n’est assez forte, pour se préserver sans altération et corruption, selon le vice du vase qui l’estuie. Tel a la vue claire, qui ne l’a pas droite : et par conséquent voit le bien, et ne le suit pas : et voit la science, et ne s’en sert pas. La principale ordonnance de Platon en sa république, c’est donner à ses citoyens selon leur nature, leur charge. Nature peut tout, et fait tout. Les boiteux sont mal propres aux exercices du corps, et aux exercices de l’esprit les âmes boiteuses. Les bâtardes et vulgaires sont indignes de la philosophie. Quand nous voyons un homme mal chaussé, nous disons que ce n’est pas merveille, s’il est chaussetier. De même il semble, que l’expérience nous offre souvent, un médecin plus mal médeciné, un Théologien moins réformé, et coutumièrement un savant moins suffisant qu’un autre. Aristo Chius avait anciennement raison de dire, que les philosophes nuisaient aux auditeurs : d’autant que la plupart des âmes ne se trouvent propres à faire leur profit de telle instruction : qui, si elle ne se met à bien, se met à mal : ἀσῴτους ex Aristippi, acerbos ex Zenonis schola exire [De l’école d’Aristippe sortent des débauchés, de celle de Zénon des fanatiques]. En cette belle institution que Xenophon prête aux Perses, nous trouvons qu’ils apprenaient la vertu à leurs enfants, comme les autres nations font les lettres. Platon dit que le fils aîné en leur succession royale, était ainsi nourri. Après sa naissance, on le donnait, non à des femmes, mais à des eunuques de la première autorité autour des Rois, à cause de leur vertu. Ceux-ci prenaient charge de lui rendre le corps beau et sain : et après sept ans le duisaient à monter à cheval, et aller à la chasse. Quand il était arrivé au quatorzième, ils le déposaient entre les mains de quatre : le plus sage, le plus juste, le plus tempérant, le plus vaillant de la nation. Le premier lui apprenait la religion : le second, à être toujours véritable : le tiers, à se rendre maître des cupidités : le quart, à ne rien craindre. C’est chose digne de très grande considération, qu’en cette excellente police de Lycurgus, et à la vérité monstrueuse par sa perfection, si soigneuse pourtant de la nourriture des enfants, comme de sa principale charge, et au gîte même des Muses, il s’y fasse si peu de mention de la doctrine : comme si cette généreuse jeunesse dédaignant tout autre joug que de la vertu, on lui ait dû fournir, au lieu de nos maîtres de science, seulement des maîtres de vaillance, prudence et justice. Exemple que Platon a suivi en ses lois. La façon de leur discipline, c’était leur faire des questions sur le jugement des hommes, et de leurs actions : et s’ils condamnaient et louaient, ou ce personnage, ou ce fait, il fallait raisonner leur dire, et par ce moyen ils aiguisaient ensemble leur entendement, et apprenaient le droit. Astyages en Xenophon, demande à Cyrus compte de sa dernière leçon ; C’est, dit-il, qu’en notre école un grand garçon ayant un petit saie, le donna à l’un de ses compagnons de plus petite taille, et lui ôta son saie, qui était plus grand : notre précepteur m’ayant fait juge de ce différend ; je jugeai qu’il fallait laisser les choses en cet état, et que l’un et l’autre semblait être mieux accommodé en ce point : sur quoi il me remontra que j’avais mal fait. Car je m’étais arrêté à considérer la bienséance, et il fallait premièrement avoir pourvu à la justice, qui voulait que nul ne fût forcé en ce qui lui appartenait. Et dit qu’il en fut fouetté, tout ainsi que nous sommes en nos villages, pour avoir oublié le premier Aoriste de τύπτω. Mon régent me ferait une belle harangue in genere demonstratiuo [dans le genre démonstratif], avant qu’il me persuadât que son école vaut celle-là. Ils ont voulu couper chemin : et puisqu’il est ainsi que les sciences, lors même qu’on les prend de droit fil, ne peuvent que nous enseigner la prudence, la prudhomie et la résolution, ils ont voulu d’arrivée mettre leurs enfants au propre des effets, et les instruire non par ouï-dire, mais par l’essai de l’action, en les formant et moulant vivement, non seulement de préceptes et paroles, mais principalement d’exemples et d’œuvres : afin que ce ne fût pas une science en leur âme, mais sa complexion et habitude : que ce ne fût pas un acquêt, mais une naturelle possession. À ce propos, on demandait à Agesilaus ce qu’il serait d’avis, que les enfants apprissent : Ce qu’ils doivent faire étant hommes, répondit-il. Ce n’est pas merveille, si une telle institution a produit des effets si admirables. On allait, dit-on, aux autres villes de Grèce chercher des Rhétoriciens, des peintres, et des Musiciens : mais en Lacédémone des législateurs, des magistrats, et Empereurs d’armée : à Athènes on apprenait à bien dire, et ici à bien faire : là à se démêler d’un argument sophistique, et à rabattre l’imposture des mots captieusement entrelacés ; ici à se démêler des appâts de la volupté, et à rabattre d’un grand courage les menaces de la fortune et de la mort : ceux-là s’embesognaient après les paroles, ceux-ci après les choses : là c’était une continuelle exercitation de la langue, ici une continuelle exercitation de l’âme. Par quoi il n’est pas étrange, si Antipater leur demandant cinquante enfants pour otages, ils répondirent tout au rebours de ce que nous ferions, qu’ils aimaient mieux donner deux fois autant d’hommes faits ; tant ils estimaient la perte de l’éducation de leur pays. Quand Agesilaus convie Xenophon d’envoyer nourrir ses enfants à Sparte, ce n’est pas pour y apprendre la Rhétorique, ou Dialectique : mais pour apprendre (ce dit-il) la plus belle science qui soit, à savoir la science d’obéir et de commander. Il est très plaisant, de voir Socrates, à sa mode se moquant de Hippias, qui lui récite, comment il a gagné, spécialement en certaines petites villettes de la Sicile, bonne somme d’argent, à régenter : et qu’à Sparte il n’a gagné pas un sol. Que ce sont gens idiots, qui ne savent ni mesurer ni compter : ne font état ni de grammaire ni de rythme : s’amusant seulement à savoir la suite des Rois, établissements et décadences des états, et tels fatras de contes. Et au bout de cela, Socrates lui faisant avouer par le menu, l’excellence de leur forme de gouvernement public, l’heur et vertu de leur vie privée, lui laisse deviner la conclusion de l’inutilité de ses arts. Les exemples nous apprennent, et en cette martiale police, et en toutes ses semblables, que l’étude des sciences amollit et effémine les courages, plus qu’il ne les fermit et aguerrit. Le plus fort état, qui paraisse pour le présent au monde, est celui des Turcs, peuples également duits à l’estimation des armes, et mépris des lettres. Je trouve Rome plus vaillante avant qu’elle fût savante. Les plus belliqueuses nations en nos jours, sont les plus grossières et ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous servent à cette preuve. Quand les Gots ravagèrent la Grèce, ce qui sauva toutes les librairies d’être passées au feu, ce fut un d’entre eux, qui sema cette opinion, qu’il fallait laisser ce meuble entier aux ennemis : propre à les détourner de l’exercice militaire, et amuser à des occupations sédentaires et oisives. Quand notre Roi, Charles huitième, quasi sans tirer l’épée du fourreau, se vit maître du Royaume de Naples, et d’une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite, attribuèrent cette inespérée facilité de conquête, à ce que les Princes et la noblesse d’Italie s’amusaient plus à se rendre ingénieux et savants, que vigoureux et guerriers.
Chapitre XXV. De l’institution des enfants, à Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurson §
Je ne vis jamais père, pour bossé ou teigneux que fût son fils, qui laissât de l’avouer : non pourtant, s’il n’est du tout enivré de cette affection, qu’il ne s’aperçoive de sa défaillance : mais tant y a qu’il est sien. Aussi moi, je vois mieux que tout autre, que ce ne sont ici que rêveries d’homme, qui n’a goûté des sciences que la croûte première en son enfance, et n’en a retenu qu’un général et informe visage : un peu de chaque chose, et rien du tout, à la Française. Car en somme, je sais qu’il y a une Médecine, une Jurisprudence, quatre parties en la Mathématique, et grossièrement ce à quoi elles visent. Et à l’aventure encore sais-je la prétention des sciences en général, au service de notre vie : mais d’y enfoncer plus avant, de m’être rongé les ongles à l’étude d’Aristote monarque de la doctrine moderne, ou opiniâtré après quelque science, je ne l’ai jamais fait : ni n’est art de quoi je pusse peindre seulement les premiers linéaments. Et n’est enfant des classes moyennes, qui ne se puisse dire plus savant que moi : qui n’ai seulement pas de quoi l’examiner sur sa première leçon. Et si l’on m’y force, je suis contraint assez ineptement, d’en tirer quelque matière de propos universel, sur quoi j’examine son jugement naturel. Leçon, qui leur est autant inconnue, comme à moi la leur. Je n’ai dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarche et Seneque, où je puise comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J’en attache quelque chose à ce papier, à moi, si peu que rien. L’Histoire c’est mon gibier en matière de livres, ou la poésie, que j’aime d’une particulière inclination : car, comme disait Cleanthes, tout ainsi que la voix contrainte dans l’étroit canal d’une trompette sort plus aiguë et plus forte : ainsi me semble-t-il que la sentence pressée aux pieds nombreux de la poésie, s’élance bien plus brusquement, et me fiert d’une plus vive secousse. Quant aux facultés naturelles qui sont en moi, de quoi c’est ici l’essai, je les sens fléchir sous la charge : mes conceptions et mon jugement ne marche qu’à tâtons, chancelant, bronchant et choppant : et quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfait : Je vois encore du pays au-delà : mais d’une vue trouble, et en nuage, que je ne puis démêler : Et entreprenant de parler indifféremment de tout ce qui se présente à ma fantaisie, et n’y employant que mes propres et naturels moyens, s’il m’advient, comme il fait souvent, de rencontrer de fortune dans les bons auteurs ces mêmes lieux, que j’ai entrepris de traiter, comme je viens de faire chez Plutarque tout présentement, son discours de la force de l’imagination : à me reconnaître au prix de ces gens-là, si faible et si chétif, si pesant et si endormi, je me fais pitié, ou dédain à moi-même. Si me gratifié-je de ceci, que mes opinions ont cet honneur de rencontrer souvent aux leurs, et que je vais au moins de loin après, disant que voire. Aussi que j’ai cela, que chacun n’a pas, de connaître l’extrême différence d’entre eux et moi : Et laisse ce néanmoins courir mes inventions ainsi faibles et basses, comme je les ai produites, sans en replâtrer et recoudre les défauts que cette comparaison m’y a découvert : Il faut avoir les reins bien fermes pour entreprendre de marcher front à front avec ces gens-là. Les écrivains indiscrets de notre siècle, qui parmi leurs ouvrages de néant, vont semant des lieux entiers des anciens auteurs pour se faire honneur, font le contraire. Car cette infinie dissemblance de lustres rend un visage si pâle, si terni, et si laid à ce qui est leur, qu’ils y perdent beaucoup plus qu’ils n’y gagnent. C’étaient deux contraires fantaisies. Le philosophe Chrysippus mêlait à ses livres, non les passages seulement, mais des ouvrages entiers d’autres auteurs : et en un la Medee d’Eurypides : et disait Apollodorus, que, qui en retrancherait ce qu’il y avait d’étranger, son papier demeurerait en blanc. Epicurus au rebours, en trois cents volumes qu’il laissa, n’avait pas mis une seule allégation. Il m’advint l’autre jour de tomber sur un tel passage : j’avais traîné languissant après des paroles Françaises, si exsangues, si décharnées, et si vides de matière et de sens, que ce n’étaient voirement que paroles Françaises : au bout d’un long et ennuyeux chemin, je vins à rencontrer une pièce haute, riche et élevée jusques aux nues : Si j’eusse trouvé la pente douce, et la montée un peu allongée, cela eût été excusable : c’était un précipice si droit et si coupé que des six premières paroles je connus que je m’envolais en l’autre monde : de là je découvris la fondrière d’où je venais, si basse et si profonde, que je n’eus oncques puis le cœur de m’y ravaler. Si j’étoffais l’un de mes discours de ces riches dépouilles, il éclairerait par trop la bêtise des autres. Reprendre en autrui mes propres fautes, ne me semble non plus incompatible, que de reprendre, comme je fais souvent, celles d’autrui en moi. Il les faut accuser partout, et leur ôter tout lieu de franchise. Si sais-je, combien audacieusement j’entreprends moi-même à tous coups, de m’égaler à mes larcins, d’aller pair à pair quant et eux : non sans une téméraire espérance, que je puisse tromper les yeux des juges à les discerner. Mais c’est autant par le bénéfice de mon application, que par le bénéfice de mon invention et de ma force. Et puis, je ne lutte point en gros ces vieux champions-là, et corps à corps : c’est par reprises, menues et légères atteintes. Je ne m’y aheurte pas : je ne fais que les tâter : et ne vais point tant, comme je marchande d’aller. Si je leur pouvais tenir pâlot, je serais honnête homme : car je ne les entreprends, que par où ils sont les plus roides. De faire ce que j’ai découvert d’aucuns, se couvrir des armes d’autrui, jusques à ne montrer pas seulement le bout de ses doigts : conduire son dessein (comme il est aisé aux savants en une matière commune) sous les inventions anciennes, rapiécées par-ci par-là : à ceux qui les veulent cacher et faire propres, c’est premièrement injustice et lâcheté, que n’ayant rien en leur vaillant, par où se produire, ils cherchent à se présenter par une valeur purement étrangère : et puis, grande sottise, se contentant par piperie de s’acquérir l’ignorante approbation du vulgaire, se décrier envers les gens d’entendement, qui hochent du nez cette incrustation empruntée : desquels seuls la louange a du poids. De ma part il n’est rien que je veuille moins faire. Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire. Ceci ne touche pas les centons, qui se publient pour centons : et j’en ai vu de très ingénieux en mon temps : entre autres un, sous le nom de Capilupus : outre les anciens. Ce sont des esprits, qui se font voir, et par ailleurs, et par là, comme Lipsius en ce docte et laborieux tissu de ses Politiques. Quoi qu’il en soit, veux-je dire, et quelles que soient ces inepties, je n’ai pas délibéré de les cacher, non plus qu’un mien portrait chauve et grisonnant, où le peintre aurait mis non un visage parfait, mais le mien. Car aussi ce sont ici mes humeurs et opinions : Je les donne, pour ce qui est en ma créance, non pour ce qui est à croire. Je ne vise ici qu’à découvrir moi-même, qui serai par aventure autre demain, si nouvel apprentissage me change. Je n’ai point l’autorité d’être cru, ni ne le désire, me sentant trop mal instruit pour instruire autrui. Quelqu’un donc ayant vu l’article précédent, me disait chez moi l’autre jour, que je me devais être un petit étendu sur le discours de l’institution des enfants. Or Madame si j’avais quelque suffisance en ce sujet, je ne pourrais la mieux employer que d’en faire un présent à ce petit homme, qui vous menace de faire tantôt une belle sortie de chez vous (vous êtes trop généreuse pour commencer autrement que par un mâle). Car ayant eu tant de part à la conduite de votre mariage, j’ai quelque droit et intérêt à la grandeur et prospérité de tout ce qui en viendra : outre ce que l’ancienne possession que vous avez sur ma servitude, m’oblige assez à désirer honneur, bien et avantage à tout ce qui vous touche : Mais à la vérité je n’y entends sinon cela, que la plus grande difficulté et importante de l’humaine science semble être en cet endroit, où il se traite de la nourriture et institution des enfants. Tout ainsi qu’en l’agriculture, les façons, qui vont devant le planter, sont certaines et aisées, et le planter même. Mais depuis que ce qui est planté, vient à prendre vie : à l’élever, il y a une grande variété de façons, et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu d’industrie à les planter : mais depuis qu’ils sont nés, on se charge d’un soin divers, plein d’embesognement et de crainte, à les dresser et nourrir. La montre de leurs inclinations est si tendre en ce bas âge, et si obscure, les promesses si incertaines et fausses, qu’il est malaisé d’y établir aucun solide jugement. Voyez Cimon, voyez Themistocles et mille autres, combien ils se sont disconvenus à eux-mêmes. Les petits des ours, et des chiens, montrent leur inclination naturelle ; mais les hommes se jetant incontinent en des accoutumances, en des opinions, en des lois, se changent ou se déguisent facilement. Si est-il difficile de forcer les propensions naturelles : D’où il advient que par faute d’avoir bien choisi leur route, pour néant se travaille-t-on souvent, et emploie-t-on beaucoup d’âge, à dresser des enfants aux choses, auxquelles ils ne peuvent prendre pied. Toutefois en cette difficulté mon opinion est, de les acheminer toujours aux meilleures choses et plus profitables ; et qu’on se doit peu appliquer à ces légères divinations et pronostics, que nous prenons des mouvements de leur enfance. Platon en sa république, me semble leur donner trop d’autorité. Madame c’est un grand ornement que la science, et un outil de merveilleux service, notamment aux personnes élevées en tel degré de fortune, comme vous êtes. À la vérité elle n’a point son vrai usage en mains viles et basses. Elle est bien plus fière de prêter ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l’amitié d’un prince, ou d’une nation étrangère, qu’à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pilules. Ainsi Madame, parce que je crois que vous n’oublierez pas cette partie en l’institution des vôtres, vous qui en avez savouré la douceur, et qui êtes d’une race lettrée (car nous avons encore les écrits de ces anciens Comtes de Foix, d’où monsieur le Comte votre mari et vous, êtes descendus : et François monsieur de Candale, votre oncle, en fait naître tous les jours d’autres, qui étendront la connaissance de cette qualité de votre famille, à plusieurs siècles) je vous veux dire là-dessus une seule fantaisie, que j’ai contraire au commun usage : C’est tout ce que je puis conférer à votre service en cela. La charge du gouverneur, que vous lui donnerez, du choix duquel dépend tout l’effet de son institution, elle a plusieurs autres grandes parties, mais je n’y touche point, pour n’y savoir rien apporter qui vaille : et de cet article, sur lequel je me mêle de lui donner avis, il m’en croira autant qu’il y verra d’apparence. À un enfant de maison, qui recherche les lettres, non pour le gain (car une fin si abjecte est indigne de la grâce et faveur des Muses, et puis elle regarde et dépend d’autrui) ni tant pour les commodités externes, que pour les siennes propres, et pour s’en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d’en réussir habile homme, qu’homme savant, je voudrais aussi qu’on fût soigneux de lui choisir un conducteur, qui eût plutôt la tête bien faite, que bien pleine : et qu’on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l’entendement que la science : et qu’il se conduisît en sa charge d’une nouvelle manière. On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir ; et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais qu’il corrigeât cette partie ; et que de belle arrivée, selon la portée de l’âme, qu’il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir, et discerner d’elle-même. Quelquefois lui ouvrant le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente, et parle seul : je veux qu’il écoute son disciple parler à son tour. Socrates, et depuis Arcesilaus, faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. Obest plerumque iis, qui discere volunt, auctoritas eorum, qui docent. [À ceux qui veulent apprendre nuit le plus souvent l’autorité de ceux qui enseignent.] Il est bon qu’il le fasse trotter devant lui, pour juger de son train : et juger jusques à quel point il se doit ravaler, pour s’accommoder à sa force. À faute de cette proportion, nous gâtons tout. Et de la savoir choisir, et s’y conduire bien mesurément, c’est une des plus ardues besognes que je sache : Et est l’effet d’une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles, et les guider. Je marche plus ferme et plus sûr, à mont qu’à val. Ceux qui, comme notre usage porte, entreprennent d’une même leçon et pareille mesure de conduite, régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes : ce n’est pas merveille, si en tout un peuple d’enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois, qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline. Qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance. Et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu’il viendra d’apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages, et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien fait sien, prenant l’instruction à son progrès, des pédagogismes de Platon. C’est témoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l’a avalée : l’estomac n’a pas fait son opération, s’il n’a fait changer la façon et la forme, à ce qu’on lui avait donné à cuire. Notre âme ne branle qu’à crédit, liée et contrainte à l’appétit des fantaisies d’autrui, serve et captivée sous l’autorité de leur leçon. On nous a tant assujettis aux cordes, que nous n’avons plus de franches allures : notre vigueur et liberté est éteinte.
Nunquam tutelæ suæ fiunt.
[Ils ne deviennent jamais leurs propres tuteurs.]
Je vis privément à Pise un honnête homme, mais si Aristotélicien, que le plus général de ses dogmes est : Que la touche et règle de toutes imaginations solides, et de toute vérité, c’est la conformité à la doctrine d’Aristote : que hors de là, ce ne sont que chimères et inanité : qu’il a tout vu et tout dit. Cette sienne proposition, pour avoir été un peu trop largement et iniquement interprétée, le mit autrefois et tint longtemps en grand accessoire à l’inquisition à Rome. Qu’il lui fasse tout passer par l’étamine, et ne loge rien en sa tête par simple autorité, et à crédit. Les principes d’Aristote ne lui soient principes, non plus que ceux des Stoïciens ou Épicuriens : Qu’on lui propose cette diversité de jugements, il choisira s’il peut : sinon il en demeurera en doute.
Che non men che saper dubbiar m’aggrada.
[Que, non moins que savoir, douter me plaît.]
Car s’il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon, par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien : Il ne trouve rien : voire il ne cherche rien. Non sumus sub rege, sibi quisque se vindicet. [Nous ne dépendons pas d’un roi, que chacun se réclame pour soi.] Qu’il sache, qu’il sait, au moins. Il faut qu’il emboive leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs préceptes : Et qu’il oublie hardiment s’il veut, d’où il les tient, mais qu’il se les sache approprier. La vérité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premièrement, qu’à qui les dit après. Ce n’est non plus selon Platon, que selon moi : puisque lui et moi l’entendons et voyons de même. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine : Ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à savoir son jugement, son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former. Qu’il cèle tout ce de quoi il a été secouru, et ne produise que ce qu’il en a fait. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bâtiments, leurs achats, non pas ce qu’ils tirent d’autrui. Vous ne voyez pas les épices d’un homme de parlement : vous voyez les alliances qu’il a gagnées, et honneurs à ses enfants. Nul ne met en compte public sa recette : chacun y met son acquêt. Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage. C’est (disait Epicharmus) l’entendement qui voit et qui oit : c’est l’entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui règne : toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans âme. Certes nous le rendons servile et couard, pour ne lui laisser la liberté de rien faire de soi. Qui demanda jamais à son disciple ce qu’il lui semble de la Rhétorique et de la Grammaire, de telle ou telle sentence de Cicéron ? On nous les plaque en la mémoire toutes empennées, comme des oracles, où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Savoir par cœur n’est pas savoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu’on sait droitement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Fâcheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque ! Je m’attends qu’elle serve d’ornement, non de fondement : suivant l’avis de Platon, qui dit, la fermeté, la foi, la sincérité, être la vraie philosophie : les autres sciences, et qui visent ailleurs, n’être que fard. Je voudrais que le Paluël ou Pompee, ces beaux danseurs de mon temps, apprissent des cabrioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-ci veulent instruire notre entendement, sans l’ébranler : ou qu’on nous apprît à manier un cheval, ou une pique, ou un Luth, ou la voix, sans nous y exercer : comme ceux-ci nous veulent apprendre à bien juger, et à bien parler, sans nous exercer à parler ni à juger. Or à cet apprentissage tout ce qui se présente à nos yeux, sert de livre suffisant : la malice d’un page, la sottise d’un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matières. À cette cause le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays étrangers : non pour en rapporter seulement, à la mode de notre noblesse Française, combien de pas a Santa rotonda, ou la richesse de caleçons de la Signora Livia, ou comme d’autres, combien le visage de Néron, de quelque vieille ruine de là, est plus long ou plus large, que celui de quelque pareille médaille. Mais pour en rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons : et pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui, je voudrais qu’on commençât à le promener dès sa tendre enfance : et premièrement, pour faire d’une pierre deux coups, par les nations voisines, où le langage est plus éloigné du nôtre, et auquel si vous ne la formez de bonne heure, la langue ne se peut plier. Aussi bien est-ce une opinion reçue d’un chacun, que ce n’est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents : Cette amour naturelle les attendrit trop, et relâche, voire les plus sages : ils ne sont capables ni de châtier ses fautes, ni de le voir nourri grossièrement comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sauraient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ni le voir sur un cheval rebours, ni contre un rude tireur le fleuret au poing, ou la première arquebuse. Car il n’y a remède, qui en veut faire un homme de bien, sans doute il ne le faut épargner en cette jeunesse : et faut souvent choquer les règles de la médecine :
vitamque sub dio et trepidis agat
in rebus.
[qu’il passe sa vie en plein air et dans les alarmes.]
Ce n’est pas assez de lui roidir l’âme, il lui faut aussi roidir les muscles ; elle est trop pressée, si elle n’est secondée : et a trop à faire, de seule fournir à deux offices. Je sais combien ahane la mienne en compagnie d’un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle. Et aperçois souvent en ma leçon, qu’en leurs écrits, mes maîtres font valoir pour magnanimité et force de courage, des exemples, qui tiennent volontiers plus de l’épaississure de la peau et dureté des os. J’ai vu des hommes, des femmes et des enfants, ainsi nés, qu’une bastonnade leur est moins qu’à moi une chiquenaude ; qui ne remuent ni langue ni sourcil, aux coups qu’on leur donne. Quand les Athlètes contrefont les Philosophes en patience, c’est plutôt vigueur de nerfs que de cœur. Or l’accoutumance à porter le travail, est accoutumance à porter la douleur : labor callum obducit dolori [le travail oppose le cal à la douleur]. Il le faut rompre à la peine, et âpreté des exercices, pour le dresser à la peine, et âpreté de la dislocation, de la colique, du cautère : et de la geôle aussi, et de la torture. Car de ces derniers ici, encore peut-il être en prise, qui regardent les bons, selon le temps, comme les méchants. Nous en sommes à l’épreuve. Quiconque combat les lois, menace les gens de bien d’escourgées et de la corde. Et puis, l’autorité du gouverneur, qui doit être souveraine sur lui, s’interrompt et s’empêche par la présence des parents. Joint que ce respect que la famille lui porte, la connaissance des moyens et grandeurs de sa maison, ce ne sont à mon opinion pas légères incommodités en cet âge. En cette école du commerce des hommes, j’ai souvent remarqué ce vice, qu’au lieu de prendre connaissance d’autrui, nous ne travaillons qu’à la donner de nous : et sommes plus en peine d’emploiter notre marchandise, que d’en acquérir de nouvelle. Le silence et la modestie sont qualités très commodes à la conversation. On dressera cet enfant à être épargnant et ménager de sa suffisance, quand il l’aura acquise, à ne se formaliser point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c’est une incivile importunité de choquer tout ce qui n’est pas de notre appétit. Qu’il se contente de se corriger soi-même. Et ne semble pas reprocher à autrui, tout ce qu’il refuse à faire : ni contraster aux mœurs publiques. Licet sapere sine pompa, sine inuidia. [On peut être sage sans ostentation, sans arrogance.] Fuie ces images régenteuses du monde et inciviles : et cette puérile ambition, de vouloir paraître plus fin, pour être autre ; et comme si ce fut marchandise malaisée, que répréhensions et nouveautés, vouloir tirer de là, nom de quelque péculière valeur. Comme il n’affiert qu’aux grands Poètes, d’user des licences de l’art : aussi n’est-il supportable, qu’aux grandes âmes et illustres de se privilégier au-dessus de la coutume. Si quid Socrates et Aristippus contra morem et consuetudinem fecerunt, idem sibi ne arbitretur licere : Magnis enim illi et diuinis bonis hanc licentiam assequebantur. [Si Socrate et Aristippe ont agi contre l’usage et la coutume, qu’il ne croie pas que la même chose lui soit permise : car eux obtenaient cette licence pour leurs qualités éminentes et divines.] On lui apprendra de n’entrer en discours et contestation, que là où il verra un champion digne de sa lutte : et là même à n’employer pas tous les tours qui lui peuvent servir, mais ceux-là seulement qui lui peuvent le plus servir. Qu’on le rende délicat au choix et triage de ses raisons, et aimant la pertinence, et par conséquent la brièveté. Qu’on l’instruise surtout à se rendre, et à quitter les armes à la vérité, tout aussitôt qu’il l’apercevra : soit qu’elle naisse ès mains de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravisement. Car il ne sera pas mis en chaise pour dire un rôle prescrit, il n’est engagé à aucune cause, que parce qu’il l’approuve. Ni ne sera du métier, où se vend à purs deniers comptants, la liberté de se pouvoir repentir et reconnaître. Neque, ut omnia, quæ præscripta et imperata sint, defendat, necessitate ulla cogitur. [Et il n’est contraint par aucune nécessité à défendre tout ce qui a été prescrit et ordonné.] Si son gouverneur tient de mon humeur, il lui formera la volonté à être très loyal serviteur de son Prince, et très affectionné, et très courageux : mais il lui refroidira l’envie de s’y attacher autrement que par un devoir public. Outre plusieurs autres inconvénients, qui blessent notre liberté, par ces obligations particulières, le jugement d’un homme gagé et acheté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d’imprudence et d’ingratitude. Un pur Courtisan ne peut avoir ni loi ni volonté, de dire et penser que favorablement d’un maître, qui parmi tant de milliers d’autres sujets, l’a choisi pour le nourrir et élever de sa main. Cette faveur et utilité corrompent non sans quelque raison, sa franchise, et l’éblouissent. Pourtant voit-on coutumièrement, le langage de ces gens-là, divers à tout autre langage, en un état, et de peu de foi en telle matière. Que sa conscience et sa vertu reluisent en son parler, et n’aient que la raison pour conduite. Qu’on lui fasse entendre, que de confesser la faute qu’il découvrira en son propre discours, encore qu’elle ne soit aperçue que par lui, c’est un effet de jugement et de sincérité, qui sont les principales parties qu’il cherche. Que l’opiniâtrer et contester, sont qualités communes : plus apparentes aux plus basses âmes. Que se raviser et se corriger, abandonner un mauvais parti, sur le cours de son ardeur, ce sont qualités rares, fortes, et philosophiques. On l’avertira, étant en compagnie, d’avoir les yeux partout : car je trouve que les premiers sièges sont communément saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent guère mêlées à la suffisance. J’ai vu cependant qu’on s’entretenait au haut bout d’une table, de la beauté d’une tapisserie, ou du goût de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traits à l’autre bout. Il sondera la portée d’un chacun : un bouvier, un maçon, un passant, il faut tout mettre en besogne, et emprunter chacun selon sa marchandise : car tout sert en ménage : la sottise même, et faiblesse d’autrui lui sera instruction. À contrôler les grâces et façons d’un chacun, il s’engendrera envie des bonnes, et mépris des mauvaises. Qu’on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s’enquérir de toutes choses : tout ce qu’il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d’une bataille ancienne, le passage de Cæsar ou de Charlemaigne.
Quæ tellus sit lenta gelu, quæ putris ab cestu,
Ventus in Italiam quis bene vela ferat.
[Quelle terre est engourdie par les glaces, laquelle est désagrégée par la chaleur, quel vent pousse favorablement les voiles vers l’Italie.]
Il s’enquerra des mœurs, des moyens et des alliances de ce Prince, et de celui-là. Ce sont choses très plaisantes à apprendre, et très utiles à savoir. En cette pratique des hommes, j’entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu’en la mémoire des livres. Il pratiquera par le moyen des histoires, ces grandes âmes des meilleurs siècles. C’est un vain étude qui veut : mais qui veut aussi c’est un étude de fruit estimable : et le seul étude, comme dit Platon, que les Lacédémoniens eussent réservé à leur part. Quel profit ne fera-t-il en cette part-là, à la lecture des vies de notre Plutarque ? Mais que mon guide se souvienne où vise sa charge ; et qu’il n’imprime pas tant à son disciple, la date de la ruine de Carthage, que les mœurs de Hannibal et de Scipion : ni tant où mourut Marcellus, que pourquoi il fut indigne de son devoir, qu’il mourût là. Qu’il ne lui apprenne pas tant les histoires, qu’à en juger. C’est à mon gré, entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure. J’ai lu en Tite Live cent choses que tel n’y a pas lu. Plutarche y en a lu cent ; outre ce que j’y ai su lire : et à l’aventure outre ce que l’auteur y avait mis. À d’aucuns c’est un pur étude grammairien : à d’autres, l’anatomie de la Philosophie, par laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pénètrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours étendus très dignes d’être sus : car à mon gré c’est le maître ouvrier de telle besogne : mais il y en a mille qu’il n’a que touché simplement : il guigne seulement du doigt par où nous irons, s’il nous plaît, et se contente quelquefois de ne donner qu’une atteinte dans le plus vif d’un propos. Il les faut arracher de là, et mettre en place marchande. Comme ce sien mot, Que les habitants d’Asie servaient à un seul, pour ne savoir prononcer une seule syllabe, qui est, Non, donna peut-être, la matière, et l’occasion à la Boetie, de sa Servitude volontaire. Cela même de lui voir trier une légère action en la vie d’un homme, ou un mot, qui semble ne porter pas cela, c’est un discours. C’est dommage que les gens d’entendement, aiment tant la brièveté : sans doute leur réputation en vaut mieux, mais nous en valons moins : Plutarque aime mieux que nous le vantions de son jugement, que de son savoir : il aime mieux nous laisser désir de soi, que satiété. Il savait qu’ès choses bonnes mêmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha justement, à celui qui tenait aux Éphores des bons propos, mais trop longs : Ô étranger, tu dis ce qu’il faut, autrement qu’il ne faut. Ceux qui ont le corps grêle, le grossissent d’embourrures : ceux qui ont la matière exile, l’enflent de paroles. Il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain, de la fréquentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à Socrates d’où il était, il ne répondit pas, d’Athènes, mais, du monde. Lui qui avait l’imagination plus pleine et plus étendue, embrassait l’univers, comme sa ville, jetait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain : non pas comme nous, qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes gèlent en mon village, mon prêtre en argumente l’ire de Dieu sur la race humaine, et juge que la pépie en tienne déjà les Cannibales. À voir nos guerres civiles, qui ne crie que cette machine se bouleverse, et que le jour du jugement nous prend au collet : sans s’aviser que plusieurs pires choses se sont vues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de galler le bon temps cependant ? Moi, selon leur licence et impunité, admire de les voir si douces et molles. À qui il grêle sur la tête, tout l’hémisphère semble être en tempête et orage : Et disait le Savoyard, que si ce sot de Roi de France, eut su bien conduire sa fortune, il était homme pour devenir maître d’hôtel de son Duc. Son imagination ne concevait autre plus élevée grandeur, que celle de son maître. Nous sommes insensiblement tous en cette erreur : erreur de grande suite et préjudice. Mais qui se présente comme dans un tableau, cette grande image de notre mère nature, en son entière majesté : qui lit en son visage, une si générale et constante variété : qui se remarque là-dedans, et non soi, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir, où il nous faut regarder, pour nous connaître de bon biais. Somme je veux que ce soit le livre de mon écolier. Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois, et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse : qui n’est pas un léger apprentissage. Tant de remuements d’état, et changements de fortune publique, nous instruisent à ne faire pas grand miracle de la nôtre. Tant de noms, tant de victoires et conquêtes ensevelies sous l’oubliance, rendent ridicule l’espérance d’éterniser notre nom par la prise de dix argolets, et d’un pouillier, qui n’est connu que de sa chute. L’orgueil et la fierté de tant de pompes étrangères, la majesté si enflée de tant de cours et de grandeurs, nous fermit et assure la vue, à soutenir l’éclat des nôtres, sans ciller les yeux. Tant de milliasses d’hommes enterrés avant nous, nous encouragent à ne craindre d’aller trouver si bonne compagnie en l’autre monde : ainsi du reste. Notre vie, disait Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblée des jeux Olympiques. Les uns exercent le corps, pour en acquérir la gloire des jeux : d’autres y portent des marchandises à vendre, pour le gain. Il en est (et qui ne sont pas les pires) lesquels n’y cherchent autre fruit, que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait : et être spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur. Aux exemples se pourront proprement assortir tous les plus profitables discours de la philosophie, à laquelle se doivent toucher les actions humaines, comme à leur règle. On lui dira,
quid fas optare, quid asper
Utile nummus habet, patriæ charisque propinquis
Quantum elargiri deceat, quem te Deus esse
Iussit, et humana qua parte locatus es in re,
Quid sumus, aut quidnam victuri gignimur :
[ce qu’il est permis de souhaiter, à quoi sert une pièce neuve, quelles largesses il convient de faire à sa patrie et à ses chers parents, ce que le dieu t’a ordonné d’être et à quelle place il t’a établi parmi les hommes, ce que nous sommes, ou pour quelle vie donc nous sommes mis au monde :]
Que c’est que savoir et ignorer, qui doit être le but de l’étude : que c’est que vaillance, tempérance, et justice : ce qu’il y a à dire entre l’ambition et l’avarice : la servitude et la sujétion, la licence et la liberté : à quelles marques on connaît le vrai et solide contentement : jusques où il faut craindre la mort, la douleur et la honte.
Et quo quemque modo fugiatque feratque laborem.
[Et de quelle façon fuir ou supporter chaque épreuve.]
Quels ressorts nous meuvent, et le moyen de tant divers branles en nous. Car il me semble que les premiers discours, de quoi on lui doit abreuver l’entendement, ce doivent être ceux, qui règlent ses mœurs et son sens, qui lui apprendront à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre. Entre les arts libéraux, commençons par l’art qui nous fait libres. Elles servent toutes voirement en quelque manière à l’instruction de notre vie, et à son usage : comme toutes autres choses y servent en quelque manière aussi. Mais choisissons celle qui y sert directement et professoirement. Si nous savions restreindre les appartenances de notre vie à leurs justes et naturels limites, nous trouverions, que la meilleure part des sciences, qui sont en usage, est hors de notre usage. Et en celles mêmes qui le sont, qu’il y a des étendues et enfonçures très inutiles, que nous ferions mieux de laisser là : et suivant l’institution de Socrates, borner le cours de notre étude en icelles, où faut l’utilité.
sapere aude,
Incipe : Viuendi qui recte prorogat horam,
Rusticus expectat dum defluat amnis, at ille
Labitur, et labetur in omne volubilis æuum :
[ose être sage, commence ; qui diffère l’heure de mener une vie droite attend en rustaud que le fleuve suspende son cours ; mais il coule et coulera à tout jamais, roulant ses eaux :]
C’est une grande simplesse d’apprendre à nos enfants,
Quid moueant pisces, animosaque signa leonis,
Lotus et Hesperia quid capricornus aqua.
[Quelle est l’influence des Poissons et des signes ardents du Lion, quelle est celle du Capricorne qui se baigne dans les eaux de l’Hespérie.]
La science des astres et le mouvement de la huitième sphère, avant que les leurs propres.
Τί πλειάδεσσι κᾀμοί.
Τί δ’ἀστράσι βοώτεω.
[Que m’importent les Pléiades, les étoiles du Bouvier !]
Anaximenes écrivant à Pythagoras : De quel sens puis-je m’amuser aux secrets des étoiles, ayant la mort ou la servitude toujours présente aux yeux ? Car lors les Rois de Perse préparaient la guerre contre son pays. Chacun doit dire ainsi. Etant battu d’ambition, d’avarice, de témérité, de superstition : et ayant au-dedans tels autres ennemis de la vie : irai-je songer au branle du monde ? Après qu’on lui aura appris ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l’entretiendra que c’est que Logique, Physique, Géométrie, Rhétorique : et la science qu’il choisira, ayant déjà le jugement formé, il en viendra bientôt à bout. Sa leçon se fera tantôt par devis, tantôt par livre : tantôt son gouverneur lui fournira de l’auteur même propre à cette fin de son institution : tantôt il lui en donnera la moelle, et la substance toute mâchée. Et si de soi-même il n’est assez familier des livres, pour y trouver tant de beaux discours qui y sont, pour l’effet de son dessein, on lui pourra joindre quelque homme de lettres, qui à chaque besoin fournisse les munitions qu’il faudra, pour les distribuer et dispenser à son nourrisson. Et que cette leçon ne soit plus aisée, et naturelle que celle de Gaza, qui y peut faire doute ? Ce sont là préceptes épineux et mal plaisants, et des mots vains et décharnés, où il n’y a point de prise, rien qui vous éveille l’esprit : en celle-ci l’âme trouve où mordre, où se paître. Ce fruit est plus grand sans comparaison, et si sera plus tôt mûri. C’est grand cas que les choses en soient là en notre siècle, que la philosophie soit jusques aux gens d’entendement, un nom vain et fantastique, qui se trouve de nul usage, et de nul prix par opinion et par effet. Je crois que ces ergotismes en sont cause, qui ont saisi ses avenues. On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants, et d’un visage renfrogné, sourcilleux et terrible : qui me l’a masquée de ce faux visage pâle et hideux ? Il n’est rien plus gai, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise folâtre. Elle ne prêche que fête et bon temps : Une mine triste et transie, montre que ce n’est pas là son gîte. Demetrius le Grammairien rencontrant dans le temple de Delphes une troupe de philosophes assis ensemble, il leur dit : Ou je me trompe, ou à vous voir la contenance si paisible et si gaie, vous n’êtes pas en grand discours entre vous. À quoi l’un d’eux, Heracleon le Mégarien, répondit : C’est à faire à ceux qui cherchent si le futur du verbe βάλλω a double λ, ou qui cherchent la dérivation des comparatifs χεῖρον et βέλτιον, et des superlatifs χεῖριστον et βέλτιστον, qu’il faut rider le front s’entretenant de leur science : mais quant aux discours de la philosophie, ils ont accoutumé d’égayer et réjouir ceux qui les traitent, non les renfrogner et contrister.
Deprendas animi tormenta latentis in cegro
Corpore, deprendas et gaudia, sumit utrumque
Inde habitum facies.
[On peut surprendre les tourments secrets de l’âme dans un corps malade, on peut en surprendre aussi les joies : le visage prend de là l’une et l’autre expression.]
L’âme qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encore le corps : elle doit faire luire jusques au-dehors son repos, et son aise : doit former à son moule le port extérieur, et l’armer par conséquent d’une gracieuse fierté, d’un maintien actif, et allègre, et d’une contenance contente et débonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c’est une éjouissance constante : son état est comme des choses au-dessus de la lune, toujours serein. C’est Baroco et Baralipton, qui rendent leurs suppôts ainsi crottés et enfumés ; ce n’est pas elle, ils ne la connaissent que par ouï-dire. Comment ? elle fait état de sereiner les tempêtes de l’âme, et d’apprendre la faim et les fièvres à rire : non par quelques Épicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. Elle a pour son but, la vertu : qui n’est pas, comme dit l’école, plantée à la tête d’un mont coupé, raboteux et inaccessible. Ceux qui l’ont approchée, la tiennent au rebours, logée dans une belle plaine fertile et fleurissante : d’où elle voit bien sous soi toutes choses ; mais si peut-on y arriver, qui en sait l’adresse, par des routes ombrageuses, gazonnées, et doux-fleurantes ; plaisamment, et d’une pente facile et polie, comme est celle des voûtes célestes. Pour n’avoir hanté cette vertu suprême, belle, triomphante, amoureuse, délicieuse pareillement et courageuse, ennemie professe et irréconciliable d’aigreur, de déplaisir, de crainte, et de contrainte, ayant pour guide nature, fortune et volupté pour compagnes : ils sont allés selon leur faiblesse, feindre cette sotte image, triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse, et la placer sur un rocher à l’écart, emmi des ronces : fantôme à étonner les gens. Mon gouverneur qui connaît devoir remplir la volonté de son disciple, autant ou plus d’affection, que de révérence envers la vertu, lui saura dire, que les poètes suivent les humeurs communes : et lui faire toucher au doigt, que les dieux ont mis plutôt la sueur aux avenues des cabinets de Venus que de Pallas. Et quand il commencera de se sentir, lui présentant Bradamant ou Angélique, pour maîtresse à jouir : et d’une beauté naïve, active, généreuse, non hommasse, mais virile, au prix d’une beauté molle, affétée, délicate, artificielle ; l’une travestie en garçon, coiffée d’un morion luisant : l’autre vêtue en garce, coiffée d’un attifet emperlé : il jugera mâle son amour même, s’il choisit tout diversement à cet efféminé pasteur de Phrygie. Il lui fera cette nouvelle leçon, que le prix et hauteur de la vraie vertu, est en la facilité, utilité et plaisir de son exercice : si éloigné de difficulté, que les enfants y peuvent comme les hommes, les simples comme les subtils. Le règlement c’est son outil, non pas la force. Socrates son premier mignon, quitte à escient sa force, pour glisser en la naïveté et aisance de son progrès. C’est la mère nourrice des plaisirs humains. En les rendant justes, elle les rend sûrs et purs. Les modérant, elle les tient en haleine et en appétit. Retranchant ceux qu’elle refuse, elle nous aiguise envers ceux qu’elle nous laisse : et nous laisse abondamment tous ceux que veut nature : et jusques à la satiété, sinon jusques à la lasseté ; maternellement : si d’aventure nous ne voulons dire, que le régime, qui arrête le buveur avant l’ivresse, le mangeur avant la crudité, le paillard avant la pelade, soit ennemi de nos plaisirs. Si la fortune commune lui faut, elle lui échappe : ou elle s’en passe, et s’en forge une autre toute sienne : non plus flottante et roulante : elle sait être riche, et puissante, et savante, et coucher en des matelas musqués. Elle aime la vie, elle aime la beauté, la gloire, et la santé. Mais son office propre et particulier, c’est savoir user de ces biens-là réglément, et les savoir perdre constamment : office bien plus noble qu’âpre, sans lequel tout cours de vie est dénaturé, turbulent et difforme : et y peut-on justement attacher ces écueils, ces halliers, et ces monstres. Si ce disciple se rencontre de si diverse condition, qu’il aime mieux ouïr une fable que la narration d’un beau voyage, ou un sage propos, quand il l’entendra : Qui au son du tambourin, qui arme la jeune ardeur de ses compagnons, se détourne à un autre, qui l’appelle au jeu des bateleurs. Qui par souhait ne trouve plus plaisant et plus doux, revenir poudreux et victorieux d’un combat, que de la paume ou du bal, avec le prix de cet exercice : je n’y trouve autre remède, sinon qu’on le mette pâtissier dans quelque bonne ville : fût-il fils d’un Duc : suivant le précepte de Platon, qu’il faut colloquer les enfants, non selon les facultés de leur père, mais selon les facultés de leur âme. Puisque la Philosophie est celle qui nous instruit à vivre, et que l’enfance y a sa leçon, comme les autres âges, pourquoi ne la lui communique-t-on ?
Udum et molle lutum est, nunc nunc properandus, et acri,
Fingendus sine fine rota.
[Humide et molle est l’argile ; c’est maintenant, maintenant, qu’il faut se hâter et la façonner indéfiniment sur la roue agile.]
On nous apprend à vivre, quand la vie est passée. Cent écoliers ont pris la vérole avant que d’être arrivés à leur leçon d’Aristote de la tempérance. Cicero disait, que quand il vivrait la vie de deux hommes, il ne prendrait pas le loisir d’étudier les Poètes Lyriques. Et je trouve ces ergotistes plus tristement encore inutiles. Notre enfant est bien plus pressé : il ne doit au pédagogisme que les premiers quinze ou seize ans de sa vie : le demeurant est dû à l’action. Employons un temps si court aux instructions nécessaires. Ce sont abus, ôtez toutes ces subtilités épineuses de la Dialectique, de quoi notre vie ne se peut amender, prenez les simples discours de la philosophie, sachez les choisir et traiter à point, ils sont plus aisés à concevoir qu’un conte de Boccace. Un enfant en est capable au partir de la nourrice, beaucoup mieux que d’apprendre à lire ou écrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes, comme pour la décrépitude. Je suis de l’avis de Plutarque, qu’Aristote n’amusa pas tant son grand disciple à l’artifice de composer syllogismes, ou aux principes de Géométrie, comme à l’instruire des bons préceptes, touchant la vaillance, prouesse, la magnanimité et tempérance, et l’assurance de ne rien craindre : et avec cette munition, il l’envoya encore enfant subjuguer l’Empire du monde à tout 30 000 hommes de pied, 4 000 chevaux, et quarante-deux mille écus seulement. Les autres arts et sciences, dit-il, Alexandre les honorait bien, et louait leur excellence et gentillesse, mais pour plaisir qu’il y prît, il n’était pas facile à se laisser surprendre à l’affection de les vouloir exercer.
petite hinc iuuenesque senesque
Finem animo certum, miserisque viatica canis.
[Tirez-en, jeunes gens et vieillards, un but assuré pour l’ardeur et un viatique pour les misères de l’âge chenu.]
C’est ce que disait Epicurus au commencement de sa lettre à Meniceus : Ni le plus jeune refuie à Philosopher, ni le plus vieil s’y lasse. Qui fait autrement, il semble dire, ou qu’il n’est pas encore saison d’heureusement vivre : ou qu’il n’en est plus saison. Pour tout ceci, je ne veux pas qu’on emprisonne ce garçon, je ne veux pas qu’on l’abandonne à la colère et humeur mélancolique d’un furieux maître d’école : je ne veux pas corrompre son esprit, à le tenir à la gêne et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaix : Ni ne trouverais bon, quand par quelque complexion solitaire et mélancolique, on le verrait adonné d’une application trop indiscrète à l’étude des livres, qu’on la lui nourrît. Cela les rend ineptes à la conversation civile, et les détourne de meilleures occupations. Et combien ai-je vu de mon temps, d’hommes abêtis, par téméraire avidité de science ? Carneades s’en trouva si affolé, qu’il n’eut plus le loisir de se faire le poil et les ongles. Ni ne veux gâter ses mœurs généreuses par l’incivilité et barbarie d’autrui. La sagesse Française a été anciennement en proverbe, pour une sagesse qui prenait de bonne heure, et n’avait guère de tenue. À la vérité nous voyons encore qu’il n’est rien si gentil que les petits enfants en France : mais ordinairement ils trompent l’espérance qu’on en a conçue, et hommes faits, on n’y voit aucune excellence. J’ai ouï tenir à gens d’entendement, que ces collèges où on les envoie, de quoi ils ont foison, les abrutissent ainsi. Au nôtre, un cabinet, un jardin, la table, et le lit, la solitude, la compagnie, le matin et le vêpre, toutes heures lui seront unes : toutes places lui seront étude : car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des mœurs, sera sa principale leçon, a ce privilège, de se mêler partout. Isocrates l’orateur étant prié en un festin de parler de son art, chacun trouve qu’il eut raison de répondre : Il n’est pas maintenant temps de ce que je sais faire, et ce de quoi il est maintenant temps, je ne le sais pas faire : Car de présenter des harangues ou des disputes de rhétorique, à une compagnie assemblée pour rire et faire bonne chère, ce serait un mélange de trop mauvais accord. Et autant en pourrait-on dire de toutes les autres sciences : Mais quant à la philosophie, en la partie où elle traite de l’homme et de ses devoirs et offices, ç’a été le jugement commun de tous les sages, que pour la douceur de sa conversation, elle ne devait être refusée, ni aux festins, ni aux jeux : Et Platon l’ayant invitée à son convive, nous voyons comme elle entretient l’assistance d’une façon molle, et accommodée au temps et au lieu, quoique ce soit de ses plus hauts discours et plus salutaires.
Æque pauperibus prodest, locupletibus æque,
Et neglecta æque pueris senibusque nocebit.
[Elle est utile également aux pauvres et aux riches, et si on la néglige, elle nuira également aux enfants et aux vieillards.]
Ainsi sans doute il chômera moins, que les autres : Mais comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoiqu’il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas, comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné : aussi notre leçon se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se mêlant à toutes nos actions, se coulera sans se faire sentir. Les jeux mêmes et les exercices seront une bonne partie de l’étude : la course, la lutte, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienséance extérieure, et l’entregent, et la disposition de la personne se façonne quant et quant l’âme. Ce n’est pas une âme, ce n’est pas un corps qu’on dresse, c’est un homme, il n’en faut pas faire à deux. Et comme dit Platon, il ne faut pas les dresser l’un sans l’autre, mais les conduire également, comme une couple de chevaux attelés à même timon. Et à l’ouïr semble-t-il pas prêter plus de temps et de sollicitude, aux exercices du corps : et estimer que l’esprit s’en exerce quant et quant, et non au contraire ? Au demeurant, cette institution se doit conduire par une sévère douceur, non comme il se fait. Au lieu de convier les enfants aux lettres, on ne leur présente à la vérité, qu’horreur et cruauté : Ôtez-moi la violence et la force, il n’est rien à mon avis qui abâtardisse et étourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu’il craigne la honte et le châtiment, ne l’y endurcissez pas : Endurcissez-le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hasards qu’il lui faut mépriser : Ôtez-lui toute mollesse et délicatesse au vêtir et coucher, au manger et au boire : accoutumez-le à tout : que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieux, j’ai toujours cru et jugé de même. Mais entre autres choses, cette police de la plupart de nos collèges, m’a toujours déplu. On eût failli à l’aventure moins dommageablement, s’inclinant vers l’indulgence. C’est une vraie geôle de jeunesse captive. On la rend débauchée, l’en punissant avant qu’elle le soit. Arrivez-y sur le point de leur office ; vous n’oyez que cris, et d’enfants suppliciés, et de maîtres enivrés en leur colère. Quelle manière, pour éveiller l’appétit envers leur leçon, à ces tendres âmes, et craintives, de les y guider d’une trogne effroyable, les mains armées de fouets ? Inique et pernicieuse forme. Joint ce que Quintilian en a très bien remarqué, que cette impérieuse autorité, tire des suites périlleuses : et nommément à notre façon de châtiment. Combien leurs classes seraient plus décemment jonchées de fleurs et de feuillées, que de tronçons d’osiers sanglants ? J’y ferais portraire la joie, l’allégresse, et Flora, et les Grâces : comme fit en son école le philosophe Speusippus. Où est leur profit, que là fut aussi leur ébat. On doit ensucrer les viandes salubres à l’enfant : et enfieller celles qui lui sont nuisibles. C’est merveille combien Platon se montre soigneux en ses lois, de la gaieté et passe-temps de la jeunesse de sa cité : et combien il s’arrête à leurs courses, jeux, chansons, sauts et danses : desquelles il dit, que l’antiquité a donné la conduite et le patronage aux dieux mêmes, Apollon, aux Muses et Minerve. Il s’étend à mille préceptes pour ses gymnases. Pour les sciences lettrées, il s’y amuse fort peu : et semble ne recommander particulièrement la poésie, que pour la musique. Toute étrangeté et particularité en nos mœurs et conditions est évitable, comme ennemie de société. Qui ne s’étonnerait de la complexion de Demophon, maître d’hôtel d’Alexandre, qui suait à l’ombre, et tremblait au Soleil ? J’en ai vu fuir la senteur des pommes, plus que les arquebusades ; d’autres s’effrayer pour une souris : d’autres rendre la gorge à voir de la crème : d’autres à voir brasser un lit de plume : comme Germanicus ne pouvait souffrir ni la vue ni le chant des coqs. Il y peut avoir à l’aventure à cela quelque propriété occulte, mais on l’éteindrait, à mon avis, qui s’y prendrait de bonne heure. L’institution a gagné cela sur moi, il est vrai que ce n’a point été sans quelque soin, que sauf la bière, mon appétit est accommodable indifféremment à toutes choses, de quoi on se paît. Le corps est encore souple, on le doit à cette cause plier à toutes façons et coutumes : et pourvu qu’on puisse tenir l’appétit et la volonté sous boucle, qu’on rende hardiment un jeune homme commode à toutes nations et compagnies, voire au dérèglement et aux excès, si besoin est. Son exercitation suive l’usage. Qu’il puisse faire toutes choses, et n’aime à faire que les bonnes. Les philosophes mêmes ne trouvent pas louable en Callisthenes, d’avoir perdu la bonne grâce du grand Alexandre son maître, pour n’avoir voulu boire d’autant à lui. Il rira, il folâtrera, il se débauchera avec son prince. Je veux qu’en la débauche même, il surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons, et qu’il ne laisse à faire le mal, ni à faute de force ni de science, mais à faute de volonté. Multum interest, utrum peccare quis nolit, aut nesciat. [La différence est grande entre ne pas vouloir et ne pas savoir faire le mal.] Je pensais faire honneur à un seigneur aussi éloigné de ces débordements, qu’il en soit en France, de m’enquérir à lui en bonne compagnie, combien de fois en sa vie il s’était enivré, pour la nécessité des affaires du Roi en Allemagne : il le prit de cette façon, et me répondit que c’était trois fois, lesquelles il récita. J’en sais, qui à faute de cette faculté, se sont mis en grand-peine, ayant à pratiquer cette nation. J’ai souvent remarqué avec grande admiration la merveilleuse nature d’Alcibiades, de se transformer si aisément à façons si diverses, sans intérêt de sa santé ; surpassant tantôt la somptuosité et pompe Persienne, tantôt l’austérité et frugalité Lacédémonienne ; autant réformé en Sparte, comme voluptueux en Ionie.
Omnis Aristippum decuit color, et status et res.
[Tout convenait à Aristippe : forme de vie, condition, fortune.]
Tel voudrais-je former mon disciple,
quem duplici panno patientia velat,
Mirabor, vitæ via si conuersa decebit,
Personamque feret non inconcinnus utramque.
[celui que l’endurance couvre d’un haillon plié en deux, je l’admirerai, si ce changement de vie lui convient et qu’il joue sans discordance les deux personnages.]
Voici mes leçons : Celui-là y a mieux profité, qui les fait, que qui les sait. Si vous le voyez, vous l’oyez : si vous l’oyez, vous le voyez. Jà à Dieu ne plaise, dit quelqu’un en Platon, que philosopher ce soit apprendre plusieurs choses, et traiter les arts. Hanc amplissimam omnium artium bene viuendi disciplinam, vita magis quam literis persequuti sunt. [Cet art le plus important de tous, de savoir bien vivre, ils l’ont acquis par leur vie davantage que par les livres.] Léon prince des Phliasiens, s’enquérant à Heraclides Ponticus, de quelle science, de quelle art il faisait profession : Je ne sais, dit-il, ni art, ni science : mais je suis Philosophe. On reprochait à Diogenes, comment, étant ignorant, il se mêlait de la Philosophie : Je m’en mêle, dit-il, d’autant mieux à propos. Hegesias le priait de lui lire quelque livre : Vous êtes plaisant, lui répondit-il : vous choisissez les figues vraies et naturelles, non peintes : que ne choisissez-vous aussi les exercitations naturelles vraies, et non écrites ? Il ne dira pas tant sa leçon, comme il la fera. Il la répétera en ses actions. On verra s’il y a de la prudence en ses entreprises : s’il y a de la bonté, de la justice en ses déportements : s’il a du jugement et de la grâce en son parler : de la vigueur en ses maladies : de la modestie en ses jeux : de la tempérance en ses voluptés : de l’ordre en son économie : de l’indifférence en son goût, soit chair, poisson, vin ou eau. Qui disciplinam suam, non ostentationem scientiæ sed legem vitæ putet, quique obtemperet ipse sibi, et decretis pareat. [Qui considère son savoir, non comme l’étalage d’une science, mais comme une règle de vie, qui se soumette à lui-même et obéisse à ses principes.] Le vrai miroir de nos discours, est le cours de nos vies. Zeuxidamus répondit à un qui lui demanda pourquoi les Lacédémoniens ne rédigeaient par écrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnaient à lire à leurs jeunes gens ; que c’était parce qu’ils les voulaient accoutumer aux faits, non pas aux paroles. Comparez au bout de 15 ou 16 ans, à celui-ci, un de ces latineurs de collège, qui aura mis autant de temps à n’apprendre simplement qu’à parler. Le monde n’est que babil, et ne vis jamais homme, qui ne dise plutôt plus, que moins qu’il ne doit : toutefois la moitié de notre âge s’en va là. On nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses, encore autant à en proportionner un grand corps étendu en quatre ou cinq parties, autres cinq pour le moins à les savoir brièvement mêler et entrelacer de quelque subtile façon. Laissons-le à ceux qui en font profession expresse. Allant un jour à Orléans, je trouvai dans cette plaine au-deçà de Cléry, deux régents qui venaient à Bourdeaux, environ à cinquante pas l’un de l’autre : plus loin derrière eux, je voyais une troupe, et un maître en tête, qui était feu Monsieur le Comte de la Rochefoucaut : un de mes gens s’enquit au premier de ces régents, qui était ce gentilhomme qui venait après lui : lui qui n’avait pas vu ce train qui le suivait, et qui pensait qu’on lui parlât de son compagnon, répondit plaisamment, Il n’est pas gentilhomme, c’est un grammairien, et je suis logicien. Or nous qui cherchons ici au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentilhomme, laissons-les abuser de leur loisir : nous avons affaire ailleurs. Mais que notre disciple soit bien pourvu de choses, les paroles ne suivront que trop : il les traînera, si elles ne veulent suivre. J’en ois qui s’excusent de ne se pouvoir exprimer ; et font contenance d’avoir la tête pleine de plusieurs belles choses, mais à faute d’éloquence, ne les pouvoir mettre en évidence : c’est une baie. Savez-vous à mon avis que c’est que cela ? ce sont des ombrages, qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu’ils ne peuvent démêler et éclaircir au-dedans, ni par conséquent produire au-dehors : Ils ne s’entendent pas encore eux-mêmes : et voyez-les un peu bégayer sur le point de l’enfanter, vous jugez que leur travail n’est point à l’accouchement, mais à la conception, et qu’ils ne font que lécher encore cette matière imparfaite. De ma part, je tiens, et Socrates ordonne, que qui a dans l’esprit une vive imagination et claire, il la produira, soit en Bergamasque, soit par mines, s’il est muet :
Verbaque præuisam rem non inuita sequentur.
[Et une fois l’idée vue, les mots la suivront sans se faire prier.]
Et comme disait celui-là, aussi poétiquement en sa prose, cum res animum occupauere, verba ambiunt [quand le sujet s’est emparé de l’esprit, les mots se pressent]. Et cet autre : ipsæ res verba rapiunt [le sujet même tire à lui les mots]. Il ne sait pas ablatif, conjonctif, substantif, ni la grammaire ; ne fait pas son laquais, ou une harengère de Petit pont : et si vous entretiendront tout votre soûl, si vous en avez envie, et se déferreront aussi peu, à l’aventure, aux règles de leur langage, que le meilleur maître ès arts de France. Il ne sait pas la rhétorique, ni pour avant-jeu capter la bénévolence du candide lecteur, ni ne lui chaut de le savoir. De vrai, toute belle peinture s’efface aisément par le lustre d’une vérité simple et naïve : Ces gentillesses ne servent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massive et plus ferme ; comme Afer montre bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos étaient venus à Cleomenes Roi de Sparte, préparés d’une belle et longue oraison, pour l’émouvoir à la guerre contre le tyran Polycrates : après qu’il les eut bien laissés dire, il leur répondit : Quant à votre commencement, et exorde, il ne m’en souvient plus, ni par conséquent du milieu ; et quant à votre conclusion, je n’en veux rien faire. Voilà une belle réponse, ce me semble, et des harangueurs bien camus. Et quoi cet autre ? Les Athéniens étaient à choisir de deux architectes, à conduire une grande fabrique ; le premier plus affété, se présenta avec un beau discours prémédité sur le sujet de cette besogne, et tirait le jugement du peuple à sa faveur : mais l’autre en trois mots : Seigneurs Athéniens ce que celui-ci a dit, je le ferai. Au fort de l’éloquence de Cicero, plusieurs en entraient en admiration, mais Caton n’en faisant que rire : Nous avons, disait-il, un plaisant Consul. Aille devant ou après : une utile sentence, un beau trait est toujours de saison. S’il n’est pas bien à ce qui va devant, ni à ce qui vient après, il est bien en soi. Je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rime faire le bon poème : laissez-lui allonger une courte syllabe s’il veut, pour cela non force ; si les inventions y rient, si l’esprit et le jugement y ont bien fait leur office : voilà un bon poète, dirai-je, mais un mauvais versificateur,
Emunctæ naris, durus componere versus.
[Il a le nez fin, mais forge des vers raboteux.]
Qu’on fasse, dit Horace, perdre à son ouvrage toutes ses coutures et mesures,
Tempora certa modosque, et quod prius ordine verbum est,
Posterius facias, præponens ultima primis,
Inuenias etiam disiecti membra poetæ :
[Les mesures réglées et les rythmes, et les mots placés devant, qu’on les fasse passer derrière, antéposant les derniers aux premiers, on peut encore retrouver les membres disjoints du poète :] il ne se démentira point pour cela : les pièces mêmes en seront belles. C’est ce que répondit Menander, comme on le tançât, approchant le jour, auquel il avait promis une comédie, de quoi il n’y avait encore mis la main : Elle est composée et prête, il ne reste qu’à y ajouter les vers. Ayant les choses et la matière disposée en l’âme, il mettait en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné crédit à notre poésie Française, je ne vois si petit apprenti, qui n’enfle des mots, qui ne range les cadences à peu près, comme eux. Plus sonat quam valet. [Plus de son que de sens.] Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant de poètes : Mais comme il leur a été bien aisé de représenter leurs rimes, ils demeurent bien aussi court à imiter les riches descriptions de l’un, et les délicates inventions de l’autre. Voire mais que fera-t-il, si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme ? Le jambon fait boire, le boire désaltère, par quoi le jambon désaltère. Qu’il s’en moque. Il est plus subtil de s’en moquer, que d’y répondre. Qu’il emprunte d’Aristippus cette plaisante contre-finesse : Pourquoi le délierai-je, puisque tout lié il m’empêche ? Quelqu’un proposait contre Cleanthes des finesses dialectiques : à qui Chrysippus dit, Joue-toi de ces batelages avec les enfants, et ne détourne à cela les pensées sérieuses d’un homme d’âge. Si ces sottes arguties, contorta et aculeata sophismata [sophismes contournés et épineux], lui doivent persuader une mensonge, cela est dangereux : mais si elles demeurent sans effet, et ne l’émeuvent qu’à rire, je ne vois pas pourquoi il s’en doive donner garde. Il en est de si sots, qu’ils se détournent de leur voie un quart de lieue, pour courir après un beau mot : aut qui non verba rebus aptant, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conueniant [ou bien qui n’adaptent pas les mots aux idées, mais vont chercher au-dehors des idées auxquelles les mots puissent convenir]. Et l’autre : Qui alicuius verbi decore placentis vocentur ad id quod non proposuerant scribere. [(Il en est) qui, pour un joli mot qui fait bien, se laissent entraîner vers ce qu’ils n’avaient pas prévu d’écrire.] Je tords bien plus volontiers une belle sentence, pour la coudre sur moi, que je ne détords mon fil, pour l’aller quérir. Au rebours, c’est aux paroles à servir et à suivre, et que le Gascon y arrive, si le Français n’y peut aller. Je veux que les choses surmontent, et qu’elles remplissent de façon l’imagination de celui qui écoute, qu’il n’ait aucune souvenance des mots. Le parler que j’aime, c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche : un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque.
Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet.
[Seul vaudra le style qui frappera.]
Plutôt difficile qu’ennuyeux, éloigné d’affectation : déréglé, décousu, et hardi : chaque lopin y fasse son corps : non pédantesque, non fratesque, non plaideresque, mais plutôt soldatesque, comme Suetone appelle celui de Julius Cæsar. Et si ne sens pas bien, pourquoi il l’en appelle. J’ai volontiers imité cette débauche qui se voit en notre jeunesse, au port de leurs vêtements. Un manteau en écharpe, la cape sur une épaule, un bas mal tendu, qui représente une fierté dédaigneuse de ces parements étrangers, et nonchalante de l’art : mais je la trouve encore mieux employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en la gaieté et liberté Française, est mésadvenante au courtisan. Et en une Monarchie, tout gentilhomme doit être dressé au port d’un courtisan. Par quoi nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et méprisant. Je n’aime point de tissure, où les liaisons et les coutures paraissent : tout ainsi qu’en un beau corps, il ne faut qu’on y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio, incomposita sit et simplex [Le discours qui s’attache à la vérité doit être sans apprêt et tout simple.] Quis accurate loquitur, nisi qui vult putide loqui ? [Qui parle avec soin, sinon celui qui veut parler avec affectation ?] L’éloquence fait injure aux choses, qui nous détourne à soi. Comme aux accoutrements, c’est pusillanimité, de se vouloir marquer par quelque façon particulière et inusitée. De même au langage, la recherche des phrases nouvelles, et des mots peu connus, vient d’une ambition scolastique et puérile. Puissé-je ne me servir que de ceux qui servent aux halles à Paris ! Aristophanes le Grammairien n’y entendait rien, de reprendre en Epicurus la simplicité de ses mots : et la fin de son art oratoire, qui était, perspicuité de langage seulement. L’imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout un peuple. L’imitation du juger, de l’inventer, ne va pas si vite. La plupart des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robe, pensent très faussement tenir un pareil corps. La force et les nerfs, ne s’empruntent point : les atours et le manteau s’empruntent. La plupart de ceux qui me hantent, parlent de même les Essais ; mais je ne sais, s’ils pensent de même. Les Athéniens (dit Platon) ont pour leur part, le soin de l’abondance et élégance du parler, les Lacédémoniens de la brièveté, et ceux de Crète, de la fécondité des conceptions, plus que du langage : ceux-ci sont les meilleurs. Zenon disait qu’il avait deux sortes de disciples : les uns qu’il nommait φιλολόγους, curieux d’apprendre les choses, qui étaient ses mignons : les autres λογοφίλους, qui n’avaient soin que du langage. Ce n’est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire : mais non pas si bonne qu’on la fait, et suis dépit de quoi notre vie s’embesogne toute à cela. Je voudrais premièrement bien savoir ma langue, et celle de mes voisins, où j’ai plus ordinaire commerce : C’est un bel et grand agencement sans doute, que le Grec et Latin, mais on l’achète trop cher. Je dirai ici une façon d’en avoir meilleur marché que de coutume, qui a été essayée en moi-même ; s’en servira qui voudra. Feu mon père, ayant fait toutes les recherches qu’homme peut faire, parmi les gens savants et d’entendement, d’une forme d’institution exquise ; fut avisé de cet inconvénient, qui était en usage : et lui disait-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coûtaient rien, est la seule cause, pourquoi nous ne pouvions arriver à la grandeur d’âme et de connaissance des anciens Grecs et Romains : Je ne crois pas que c’en soit la seule cause. Tant y a que l’expédient que mon père y trouva, ce fut qu’en nourrice, et avant le premier dénouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout ignorant de notre langue, et très bien versé en la Latine. Celui-ci, qu’il avait fait venir exprès, et qui était bien chèrement gagé, m’avait continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec lui deux autres moindres en savoir, pour me suivre, et soulager le premier : ceux-ci ne m’entretenaient d’autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison, c’était une règle inviolable, que ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière, ne parlaient en ma compagnie, qu’autant de mots de Latin, que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C’est merveille du fruit que chacun y fit : mon père et ma mère y apprirent assez de Latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance, pour s’en servir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui étaient plus attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant, qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore, et ont pris pied par l’usage, plusieurs appellations Latines d’artisans et d’outils. Quant à moi, j’avais plus de six ans, avant que j’entendisse non plus de Français ou de Périgourdin, que d’Arabesque : et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet, et sans larmes, j’avais appris du Latin, tout aussi pur que mon maître d’école le savait : car je ne le pouvais avoir mêlé ni altéré. Si par essai on me voulait donner un thème, à la mode des collèges ; on le donne aux autres en Français, mais à moi il me le fallait donner en mauvais Latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a écrit de comitiis Romanorum, Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan, ce grand poète Escossais, Marc Antoine Muret (que la France et l’Italie reconnaît pour le meilleur orateur du temps) mes précepteurs domestiques, m’ont dit souvent, que j’avais ce langage en mon enfance, si prêt et si à main, qu’ils craignaient à m’accoster. Bucanan, que je vis depuis à la suite de feu Monsieur le Maréchal de Brissac, me dit, qu’il était après à écrire de l’institution des enfants : et qu’il prenait l’exemplaire de la mienne : car il avait lors en charge ce Comte de Brissac, que nous avons vu depuis si valeureux et si brave. Quant au Grec, duquel je n’ai quasi du tout point d’intelligence, mon père desseigna me le faire apprendre par art. Mais d’une voie nouvelle, par forme d’ébat et d’exercice : nous pelotions nos déclinaisons, à la manière de ceux qui par certains jeux de tablier apprennent l’Arithmétique et la Géométrie. Car entre autres choses, il avait été conseillé de me faire goûter la science et le devoir, par une volonté non forcée, et de mon propre désir ; et d’élever mon âme en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte. Je dis jusques à telle superstition, que parce qu’aucuns tiennent, que cela trouble la cervelle tendre des enfants, de les éveiller le matin en sursaut, et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongés beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup, et par violence, il me faisait éveiller par le son de quelque instrument, et ne fus jamais sans homme qui m’en servît. Cet exemple suffira pour en juger le reste, et pour recommander aussi et la prudence et l’affection d’un si bon père : Auquel il ne se faut prendre, s’il n’a recueilli aucuns fruits répondant à une si exquise culture. Deux choses en furent cause : en premier, le champ stérile et incommode. Car quoique j’eusse la santé ferme et entière, et quant et quant un naturel doux et traitable, j’étais parmi cela si pesant, mou et endormi, qu’on ne me pouvait arracher de l’oisiveté, non pas pour me faire jouer. Ce que je voyais, je le voyais bien ; et sous cette complexion lourde, nourrissais des imaginations hardies, et des opinions au-dessus de mon âge. L’esprit, je l’avais lent, et qui n’allait qu’autant qu’on le menait : l’appréhension tardive, l’invention lâche, et après tout un incroyable défaut de mémoire. De tout cela il n’est pas merveille, s’il ne sut rien tirer qui vaille. Secondement, comme ceux que presse un furieux désir de guérison, se laissent aller à toute sorte de conseil, le bon homme, ayant extrême peur de faillir en chose qu’il avait tant à cœur, se laissa enfin emporter à l’opinion commune, qui suit toujours ceux qui vont devant, comme les grues ; et se rangea à la coutume, n’ayant plus autour de lui ceux qui lui avaient donné ces premières institutions, qu’il avait apportées d’Italie : et m’envoya environ mes six ans au collège de Guienne, très florissant pour lors, et le meilleur de France. Et là, il n’est possible de rien ajouter au soin qu’il eut, et à me choisir des précepteurs de chambre suffisants, et à toutes les autres circonstances de ma nourriture ; en laquelle il réserva plusieurs façons particulières, contre l’usage des collèges : mais tant y a que c’était toujours collège. Mon Latin s’abâtardit incontinent, duquel depuis par désaccoutumance j’ai perdu tout usage. Et ne me servit cette mienne inaccoutumée institution, que de me faire enjamber d’arrivée aux premières classes : Car à treize ans, que je sortis du collège, j’avais achevé mon cours (qu’ils appellent) et à la vérité sans aucun fruit, que je pusse à présent mettre en compte. Le premier goût que j’eus aux livres, il me vint du plaisir des fables de la Métamorphose d’Ovide. Car environ l’âge de. ou. ans, je me dérobais de tout autre plaisir, pour les lire : d’autant que cette langue était la mienne maternelle ; et que c’était le plus aisé livre, que je connusse, et le plus accommodé à la faiblesse de mon âge, à cause de la matière : Car des Lancelots du Lac, des Amadis, des Huons de Bordeaux, et tels fatras de livres, à quoi l’enfance s’amuse, je n’en connaissais pas seulement le nom, ni ne fais encore le corps : tant exacte était ma discipline. Je m’en rendais plus nonchalant à l’étude de mes autres leçons prescrites. Là il me vint singulièrement à propos, d’avoir affaire à un homme d’entendement de précepteur, qui sut dextrement conniver à cette mienne débauche, et autres pareilles. Car par là, j’enfilai tout d’un train Vergile en l’Æneide, et puis Terence, et puis Plaute, et des comédies Italiennes, leurré toujours par la douceur du sujet. S’il eût été si fou de rompre ce train, j’estime que je n’eusse rapporté du collège que la haine des livres, comme fait quasi toute notre noblesse. Il s’y gouverna ingénieusement, faisant semblant de n’en voir rien : Il aiguisait ma faim, ne me laissant qu’à la dérobée gourmander ces livres, et me tenant doucement en office pour les autres études de la règle. Car les principales parties que mon père cherchait à ceux à qui il donnait charge de moi, c’était la débonnaireté et facilité de complexion : Aussi n’avait la mienne autre vice, que langueur et paresse. Le danger n’était pas que je fisse mal, mais que je ne fisse rien. Nul ne pronostiquait que je dusse devenir mauvais, mais inutile : on y prévoyait de la fainéantise, non pas de la malice. Je sens qu’il en est advenu comme cela. Les plaintes qui me cornent aux oreilles, sont telles : Il est oisif, froid aux offices d’amitié, et de parenté : et aux offices publics, trop particulier, trop dédaigneux. Les plus injurieux ne disent pas, Pourquoi a-t-il pris, pourquoi n’a-t-il payé ? mais, Pourquoi ne quitte-t-il, pourquoi ne donne-t-il ? Je recevrais à faveur, qu’on ne désirât en moi que tels effets de superérogation. Mais ils sont injustes, d’exiger ce que je ne dois pas, plus rigoureusement beaucoup, qu’ils n’exigent d’eux ce qu’ils doivent. En m’y condamnant, ils effacent la gratification de l’action, et la gratitude qui m’en serait due. Là où le bien faire actif, devrait plus peser de ma main, en considération de ce que je n’en ai de passif nul qui soit. Je puis d’autant plus librement disposer de ma fortune, qu’elle est plus mienne : et de moi, que je suis plus mien. Toutefois si j’étais grand enlumineur de mes actions, à l’aventure rembarrerais-je bien ces reproches ; et à quelques-uns apprendrais, qu’ils ne sont pas si offensés que je ne fasse pas assez : que de quoi je puisse faire assez plus que je ne fais. Mon âme ne laissait pourtant en même temps d’avoir à part soi des remuements fermes : et des jugements sûrs et ouverts autour des objets qu’elle connaissait : et les digérait seule, sans aucune communication. Et entre autres choses je crois à la vérité qu’elle eût été du tout incapable de se rendre à la force et violence. Mettrai-je en compte cette faculté de mon enfance, une assurance de visage, et souplesse de voix et de geste, à m’appliquer aux rôles que j’entreprenais ? Car avant l’âge,
Alter ab undecimo tum me vix ceperat annus :
[À peine avais-je alors atteint ma douzième année :]
j’ai soutenu les premiers personnages, ès tragédies latines de Bucanan, de Guerente, et de Muret, qui se représentèrent en notre collège de Guienne avec dignité. En cela, Andréas Goveanus notre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France ; et m’en tenait-on maître ouvrier. C’est un exercice, que je ne méloue point aux jeunes enfants de maison ; et ai vu nos Princes s’y adonner depuis, en personne, à l’exemple d’aucuns des anciens, honnêtement et louablement. Il était loisible, même d’en faire métier, aux gens d’honneur et en Grèce, Aristoni tragico actori rem aperit : huic et genus et fortuna honesta erant : nec ars quia nihil tale apud Græcos pudori est, ea deformabat [il s’en ouvre à l’acteur tragique Ariston ; celui-ci était de naissance et de fortune honorables ; et son métier, parce qu’il n’a chez les Grecs rien de déshonorant, ne les dégradait pas]. Car j’ai toujours accusé d’impertinence, ceux qui condamnent ces ébattements : et d’injustice, ceux qui refusent l’entrée de nos bonnes villes aux comédiens qui le valent, et envient au peuple ces plaisirs publics. Les bonnes polices prennent soin d’assembler les citoyens, et les rallier, comme aux offices sérieux de la dévotion, aussi aux exercices et jeux : La société et amitié s’en augmente, et puis on ne leur saurait concéder des passe-temps plus réglés, que ceux qui se font en présence d’un chacun, et à la vue même du magistrat : et trouverais raisonnable que le prince à ses dépens en gratifiât quelquefois la commune, d’une affection et bonté comme paternelle : et qu’aux villes populeuses il y eût des lieux destinés et disposés pour ces spectacles : quelque divertissement de pires actions et occultes. Pour revenir à mon propos, il n’y a tel, que d’allécher l’appétit et l’affection, autrement on ne fait que des ânes chargés de livres : on leur donne à coups de fouet en garde leur pochette pleine de science. Laquelle pour bien faire, il ne faut pas seulement loger chez soi, il la faut épouser.
Chapitre XXVI. C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance §
Ce n’est pas à l’aventure sans raison, que nous attribuons à simplesse et ignorance, la facilité de croire et de se laisser persuader : Car il me semble avoir appris autrefois, que la créance était comme une impression, qui se faisait en notre âme ; et à mesure qu’elle se trouvait plus molle et de moindre résistance, il était plus aisé à y empreindre quelque chose. Ut necesse est lancem in libra ponderibus impositis deprimi : sic animum perspicuis cedere. [De même que le plateau penche forcément quand on a placé des poids sur la balance, de même l’esprit cède forcément aux évidences.] D’autant que l’âme est plus vide, et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. Voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles. Mais aussi de l’autre part, c’est une sotte présomption, d’aller dédaignant et condamnant pour faux, ce qui ne nous semble pas vraisemblable : qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance, outre la commune. J’en faisais ainsi autrefois, et si j’oyais parler ou des esprits qui reviennent, ou du pronostic des choses futures, des enchantements, des sorcelleries, ou faire quelque autre conte, où je ne pusse pas mordre,
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentaque Thessala :
[Songes, terreurs de la magie, merveilles, sorcières, spectres nocturnes et prodiges de Thessalie :]
il me venait compassion du pauvre peuple abusé de ces folies. Et à présent je trouve, que j’étais pour le moins autant à plaindre moi-même : Non que l’expérience m’ait depuis rien fait voir, au-dessus de mes premières créances ; et si n’a pas tenu à ma curiosité : mais la raison m’a instruit, que de condamner ainsi résolument une chose pour fausse, et impossible, c’est se donner l’avantage d’avoir dans la tête, les bornes et limites de la volonté de Dieu, et de la puissance de notre mère nature : Et qu’il n’y a point de plus notable folie au monde, que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance. Si nous appelons monstres ou miracles, ce où notre raison ne peut aller, combien s’en présente-t-il continuellement à notre vue ? Considérons au travers de quels nuages, et comment à tâtons on nous mène à la connaissance de la plupart des choses qui nous sont entre mains : certes nous trouverons que c’est plutôt accoutumance, que science, qui nous en ôte l’étrangeté :
iam nemo, fessus saturusque videndi,
Suspicere in cœli dignatur lucida templa.
[Maintenant, lassé et blasé du spectacle, personne ne daigne plus lever les yeux vers les espaces lumineux du ciel.]
et que ces choses-là, si elles nous étaient présentées de nouveau, nous les trouverions autant ou plus incroyables qu’aucunes autres :
si nunc primum mortalibus adsint
Ex improuiso, ceu sint obiecta repente,
Nil magis his rebus poterat mirabile dici,
Aut minus ante quod auderent fore credere gentes.
[si ces objets surgissaient aujourd’hui pour la première fois devant les mortels, s’ils leur apparaissaient soudain, on ne pourrait rien dire de plus merveilleux ou dont les hommes eussent moins osé imaginer l’existence.]
Celui qui n’avait jamais vu de rivière, à la première qu’il rencontra, il pensa que ce fut l’Océan : et les choses qui sont à notre connaissance les plus grandes, nous les jugeons être les extrêmes que nature fasse en ce genre.
Scilicet et fluuius qui non maximus, ei est
Qui non ante aliquem maiorem vidit, et ingens
Arbor homoque videtur, et omnia de genere omni
Maxima quæ vidit quisque, hæc ingentia fingit.
[À l’évidence, un fleuve qui n’est pas très grand l’est pour qui n’en a pas vu de plus grand auparavant, de même un arbre, un homme semblent immenses, et en tout genre, toutes les très grandes choses que l’on voit, on se figure qu’elles sont immenses.]
Consuetudine oculorum assuescunt animi, neque admirantur, neque requirunt rationes earum rerum, quas semper vident. [C’est par l’accoutumance des yeux que les esprits s’accoutument et ils ne s’étonnent ni ne cherchent les raisons des choses qu’ils voient toujours.] La nouveauté des choses nous incite plus que leur grandeur, à en rechercher les causes. Il faut juger avec plus de révérence de cette infinie puissance de nature, et plus de reconnaissance de notre ignorance et faiblesse. Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, témoignées par gens dignes de foi, desquelles si nous ne pouvons être persuadés, au moins les faut-il laisser en suspens : car de les condamner impossibles, c’est se faire fort, par une téméraire présomption, de savoir jusques où va la possibilité. Si l’on entendait bien la différence qu’il y a entre l’impossible et l’inusité ; et entre ce qui est contre l’ordre du cours de la nature, et contre la commune opinion des hommes, en ne croyant pas témérairement, ni aussi ne décroyant pas facilement : on observerait la règle de Rien trop, commandée par Chilon. Quand on trouve dans Froissard, que le comte de Foix sut en Béarn la défaite du Roi Jean de Castille à Juberoth, le lendemain qu’elle fut advenue, et les moyens qu’il en allègue, on s’en peut moquer : et de ce même que nos Annales disent, que le Pape Honorius le propre jour que le Roi Philippe Auguste mourut à Mante, fit faire ses funérailles publiques, et les manda faire par toute l’Italie. Car l’autorité de ces témoins n’a pas à l’aventure assez de rang pour nous tenir en bride. Mais quoi ? si Plutarque outre plusieurs exemples, qu’il allègue de l’antiquité, dit savoir de certaine science, que du temps de Domitian, la nouvelle de la bataille perdue par Antonius en Allemaigne à plusieurs journées de là, fut publiée à Rome, et semée par tout le monde le même jour qu’elle avait été perdue : et si Cæsar tient, qu’il est souvent advenu que la renommée a devancé l’accident : dirons-nous pas que ces simples gens-là, se sont laissés piper après le vulgaire, pour n’être pas clairvoyants comme nous ? Est-il rien plus délicat, plus net, et plus vif, que le jugement de Pline, quand il lui plaît de le mettre en jeu ? rien plus éloigné de vanité ? je laisse à part l’excellence de son savoir, duquel je fais moins de compte : en quelle partie de ces deux-là le surpassons-nous ? toutefois il n’est si petit écolier, qui ne le convainque de mensonge, et qui ne lui veuille faire leçon sur le progrès des ouvrages de nature. Quand nous lisons dans Bouchet les miracles des reliques de Saint Hilaire : passe : son crédit n’est pas assez grand pour nous ôter la licence d’y contredire : mais de condamner d’un train toutes pareilles histoires, me semble singulière impudence. Ce grand Saint Augustin témoigne avoir vu sur les reliques Saint Gervais et Protaise à Milan, un enfant aveugle recouvrer la vue : une femme à Carthage être guérie d’un cancer par le signe de la croix, qu’une femme nouvellement baptisée lui fit : Hesperius, un sien familier avoir chassé les esprits qui infestaient sa maison, avec un peu de terre du Sépulcre de notre Seigneur : et cette terre depuis transportée à l’Église, un Paralytique en avoir été soudain guéri : une femme en une procession ayant touché à la châsse S. Etienne, d’un bouquet, et de ce bouquet s’étant frottée les yeux, avoir recouvré la vue piéça perdue : et plusieurs autres miracles, où il dit lui-même avoir assisté. De quoi accuserons-nous et lui et deux S. Évêques Aurelius et Maximinus, qu’il appelle pour ses recors ? sera-ce d’ignorance, simplesse, facilité, ou de malice et imposture ? Est-il homme en notre siècle si impudent, qui pense leur être comparable, soit en vertu et piété, soit en savoir, jugement et suffisance ? Qui ut rationem nullam afferent, ipsa auctoritate me frangerent. [Ce sont des personnages tels que, quand ils n’apporteraient aucun argument, ils me dompteraient par leur seule autorité.] C’est une hardiesse dangereuse et de conséquence, outre l’absurde témérité qu’elle traîne quant et soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas. Car après que selon votre bel entendement, vous avez établi les limites de la vérité et de la mensonge, et qu’il se trouve que vous avez nécessairement à croire des choses où il y a encore plus d’étrangeté qu’en ce que vous niez, vous vous êtes déjà obligé de les abandonner. Or ce qui me semble apporter autant de désordre en nos consciences en ces troubles où nous sommes, de la Religion, c’est cette dispensation que les Catholiques font de leur créance. Il leur semble faire bien les modérés et les entendus, quand ils quittent aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en débat. Mais outre ce, qu’ils ne voient pas quel avantage c’est à celui qui vous charge, de commencer à lui céder, et vous tirer arrière, et combien cela l’anime à poursuivre sa pointe : ces articles-là qu’ils choisissent pour les plus légers, sont aucunefois très importants. Ou il faut se soumettre du tout à l’autorité de notre police ecclésiastique, ou du tout s’en dispenser : Ce n’est pas à nous à établir la part que nous lui devons d’obéissance. Et davantage, je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon choix et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de notre Église, qui semblent avoir un visage ou plus vain, ou plus étrange, venant à en communiquer aux hommes savants, j’ai trouvé que ces choses-là ont un fondement massif et très solide : et que ce n’est que bêtise et ignorance, qui nous fait les recevoir avec moindre révérence que le reste. Que ne nous souvient-il combien nous sentons de contradiction en notre jugement même ? combien de choses nous servaient hier d’articles de foi, qui nous sont fables aujourd’hui ? La gloire et la curiosité, sont les deux fléaux de notre âme. Celle-ci nous conduit à mettre le nez partout, et celle-là nous défend de rien laisser irrésolu et indécis.
Chapitre XXVII. De l’Amitié §
Considérant la conduite de la besogne d’un peintre que j’ai, il m’a pris envie de l’ensuivre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi, pour y loger un tableau élaboré de toute sa suffisance ; et le vide tout autour, il le remplit de grotesques : qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté. Que sont-ce ici aussi à la vérité que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite, ni proportion que fortuite ?
Desinit in piscem mulier formosa superne.
[Le corps d’une belle femme se termine en poisson.]
Je vais bien jusques à ce second point, avec mon peintre : mais je demeure court en l’autre, et meilleure partie : car ma suffisance ne va pas si avant, que d’oser entreprendre un tableau riche, poli et formé selon l’art. Je me suis avisé d’en emprunter un d’Estienne de la Boitie, qui honorera tout le reste de cette besogne. C’est un discours auquel il donna nom : La Servitude volontaire : mais ceux qui l’ont ignoré, l’ont bien proprement depuis rebaptisé, Le Contre-un. Il l’écrivit par manière d’essai, en sa première jeunesse, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. Il court piéça ès mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil, et plein ce qu’il est possible. Si y a-t-il bien à dire, que ce ne soit le mieux qu’il pût faire : et si en l’âge que je l’ai connu plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien, de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares, et qui nous approcheraient bien près de l’honneur de l’antiquité : car notamment en cette partie des dons de nature, je n’en connais point qui lui soit comparable. Mais il n’est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre, et crois qu’il ne le vit onc depuis qu’il lui échappa : et quelques mémoires sur cet édit de Janvier fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs peut-être leur place. C’est tout ce que j’ai pu recouvrer de ses reliques (moi qu’il laissa d’une si amoureuse recommandation, la mort entre les dents, par son testament, héritier de sa Bibliothèque et de ses papiers) outre le livret de ses œuvres que j’ai fait mettre en lumière : Et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a servi de moyen à notre première accointance. Car elle me fut montrée longue espace avant que je l’eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite, que certainement il ne s’en lit guère de pareilles : et entre nos hommes il ne s’en voit aucune trace en usage. Il faut tant de rencontre à la bâtir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles. Il n’est rien à quoi il semble que nature nous ait plus acheminés qu’à la société. Et dit Aristote, que les bons législateurs ont eu plus de soin de l’amitié, que de la justice. Or le dernier point de sa perfection est celui-ci. Car en général toutes celles que la volupté, ou le profit, le besoin public ou privé, forge et nourrit, en sont d’autant moins belles et généreuses, et d’autant moins amitiés, qu’elles mêlent autre cause et but et fruit en l’amitié qu’elle-même. Ni ces quatre espèces anciennes, naturelle, sociale, hospitalière, vénérienne, particulièrement n’y conviennent, ni conjointement. Des enfants aux pères, c’est plutôt respect. L’amitié se nourrit de communication, qui ne peut se trouver entre eux, pour la trop grande disparité, et offenserait à l’aventure les devoirs de nature : car ni toutes les secrètes pensées des pères ne se peuvent communiquer aux enfants, pour n’y engendrer une messéante privauté : ni les avertissements et corrections, qui est un des premiers offices d’amitié, ne se pourraient exercer des enfants aux pères. Il s’est trouvé des nations, où par usage les enfants tuaient leurs pères : et d’autres, où les pères tuaient leurs enfants, pour éviter l’empêchement qu’ils se peuvent quelquefois entreporter : et naturellement l’un dépend de la ruine de l’autre : Il s’est trouvé des philosophes dédaignant cette couture naturelle, témoin Aristippus qui quand on le pressait de l’affection qu’il devait à ses enfants pour être sortis de lui, il se mit à cracher, disant, que cela en était aussi bien sorti : que nous engendrions bien des poux et des vers. Et cet autre que Plutarque voulait induire à s’accorder avec son frère : Je n’en fais pas, dit-il, plus grand état, pour être sorti de même trou. C’est à la vérité un beau nom, et plein de dilection que le nom de frère, et à cette cause en fîmes-nous lui et moi notre alliance : mais ce mélange de biens, ces partages, et que la richesse de l’un soit la pauvreté de l’autre, cela détrempe merveilleusement et relâche cette soudure fraternelle : Les frères ayant à conduire le progrès de leur avancement, en même sentier et même train, il est force qu’ils se heurtent et choquent souvent. Davantage, la correspondance et relation qui engendre ces vraies et parfaites amitiés, pourquoi se trouvera-t-elle en ceux-ci ? Le père et le fils peuvent être de complexion entièrement éloignée, et les frères aussi : C’est mon fils, c’est mon parent : mais c’est un homme farouche, un méchant, ou un sot. Et puis, à mesure que ce sont amitiés que la loi et l’obligation naturelle nous commandent, il y a d’autant moins de notre choix et liberté volontaire : Et notre liberté volontaire n’a point de production qui soit plus proprement sienne, que celle de l’affection et amitié. Ce n’est pas que je n’aie essayé de ce côté-là, tout ce qui en peut être, ayant eu le meilleur père qui fut onc, et le plus indulgent, jusques à son extrême vieillesse : et étant d’une famille fameuse de père en fils, et exemplaire en cette partie de la concorde fraternelle :
et ipse
Notus in fratres animi paterni.
[et moi-même, connu pour les sentiments paternels que je porte à mes frères.]
D’y comparer l’affection envers les femmes, quoiqu’elle naisse de notre choix, on ne peut : ni la loger en ce rôle. Son feu, je le confesse,
(neque enim est dea nescia nostri
Quæ dulcem curis miscet amaritiem),
[car elle ne nous est pas inconnue, la déesse qui mêle aux soucis de l’amour une douce amertume,]
est plus actif, plus cuisant, et plus âpre. Mais c’est un feu téméraire et volage, ondoyant et divers, feu de fièvre, sujet à accès et remises, et qui ne nous tient qu’à un coin. En l’amitié, c’est une chaleur générale et universelle, tempérée au demeurant et égale, une chaleur constante et rassise, toute douceur et polissure, qui n’a rien d’âpre et de poignant. Qui plus est en l’amour ce n’est qu’un désir forcené après ce qui nous fuit,
Corne segue la lepre il cacciatore
Al freddo, al caldo, alla montagna, al lito,
Ne più l’estima poi, che presa vede,
Et sol dietro a chi fugge affreta il piede.
[Comme le chasseur poursuit le lièvre dans le froid, dans la chaleur, sur la montagne, sur le rivage, ne fait plus cas de lui une fois qu’il le voit pris, et ne désire l’atteindre qu’autant qu’il le fuit.]
Aussitôt qu’il entre aux termes de l’amitié, c’est-à-dire en la convenance des volontés, il s’évanouit et s’alanguit : la jouissance le perd, comme ayant la fin corporelle et sujette à satiété. L’amitié au rebours, est jouie à mesure qu’elle est désirée, ne s’élève, se nourrit, ni ne prend accroissance qu’en la jouissance, comme étant spirituelle, et l’âme s’affinant par l’usage. Sous cette parfaite amitié, ces affections volages ont autrefois trouvé place chez moi, afin que je ne parle de lui, qui n’en confesse que trop par ses vers. Ainsi ces deux passions sont entrées chez moi en connaissance l’une de l’autre, mais en comparaison jamais : la première maintenant sa route d’un vol hautain et superbe, et regardant dédaigneusement celle-ci passer ses pointes bien loin au-dessous d’elle. Quant au mariage, outre ce que c’est un marché qui n’a que l’entrée libre, sa durée étant contrainte et forcée, dépendant d’ailleurs que de notre vouloir : et marché, qui ordinairement se fait à autres fins : il y survient mille fusées étrangères à démêler parmi, suffisantes à rompre le fil et troubler le cours d’une vive affection : là où en l’amitié, il n’y a affaire ni commerce que d’elle-même. Joint qu’à dire vrai, la suffisance ordinaire des femmes, n’est pas pour répondre à cette conférence et communication, nourrice de cette sainte couture : ni leur âme ne semble assez ferme pour soutenir l’étreinte d’un nœud si pressé, et si durable. Et certes sans cela, s’il se pouvait dresser une telle accointance libre et volontaire, où non seulement les âmes eussent cette entière jouissance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fut engagé tout entier : il est certain que l’amitié en serait plus pleine et plus comble : mais ce sexe par nul exemple n’y est encore pu arriver, et par les écoles anciennes en est rejeté. Et cette autre licence Grecque est justement abhorrée par nos mœurs. Laquelle pourtant, pour avoir selon leur usage, une si nécessaire disparité d’âges, et différence d’offices entre les amants, ne répondait non plus assez à la parfaite union et convenance qu’ici nous demandons. Quis est enim iste amor amicitiæ ? cur neque deformem adolescentem quisquam amat, neque formosum senem ? [Qu’est-ce en effet que cet amour d’amitié ? Comment se fait-il que personne n’aime un adolescent laid, ou un beau vieillard ?] Car la peinture même qu’en fait l’Académie ne me désavouera pas, comme je pense, de dire ainsi de sa part : Que cette première fureur, inspirée par le fils de Vénus au cœur de l’amant, sur l’objet de la fleur d’une tendre jeunesse, à laquelle ils permettent tous les insolents et passionnés efforts, que peut produire une ardeur immodérée, était simplement fondée en une beauté externe : fausse image de la génération corporelle : Car en l’esprit elle ne pouvait, duquel la montre était encore cachée : qui n’était qu’en sa naissance, et avant l’âge de germer. Que si cette fureur saisissait un bas courage, les moyens de sa poursuite c’étaient richesses, présents, faveur à l’avancement des dignités : et telle autre basse marchandise, qu’ils réprouvent. Si elle tombait en un courage plus généreux, les entremises étaient généreuses de même : Instructions philosophiques, enseignements à révérer la religion, obéir aux lois, mourir pour le bien de son pays : exemples de vaillance, prudence, justice. S’étudiant l’amant de se rendre acceptable par la bonne grâce et beauté de son âme, celle de son corps étant piéça fanée : et espérant par cette société mentale, établir un marché plus ferme et durable. Quand cette poursuite arrivait à l’effet, en sa saison (car ce qu’ils ne requièrent point en l’amant, qu’il apportât loisir et discrétion en son entreprise ; ils requièrent exactement en l’aimé : d’autant qu’il lui fallait juger d’une beauté interne, de difficile connaissance, et abstruse découverte) lors naissait en l’aimé le désir d’une conception spirituelle, par l’entremise d’une spirituelle beauté. Celle-ci était ici principale : la corporelle, accidentelle et seconde : tout le rebours de l’amant. À cette cause préfèrent-ils l’aimé : et vérifient, que les Dieux aussi le préfèrent : et tancent grandement le poète Aischylus, d’avoir en l’amour d’Achilles et de Patroclus, donné la part de l’amant à Achilles, qui était en la première et imberbe verdeur de son adolescence, et le plus beau des Grecs. Après cette communauté générale, la maîtresse et plus digne partie d’icelle, exerçant ses offices, et prédominant : ils disent, qu’il en provenait des fruits très utiles au privé et au public. Que c’était la force des pays, qui en recevaient l’usage : et la principale défense de l’équité et de la liberté. Témoin les salutaires amours de Hermodius et d’Aristogiton. Pourtant la nomment-ils sacrée et divine, et n’est à leur compte, que la violence des tyrans, et lâcheté des peuples, qui lui soit adversaire : enfin, tout ce qu’on peut donner à la faveur de l’Académie, c’est dire, que c’était un amour se terminant en amitié : chose qui ne se rapporte pas mal à la définition Stoïque de l’amour : Amorem conatum esse amicitiæ faciendæ ex pulchritudinis specie. [L’amour est un effort pour construire une amitié à partir de la vue de la beauté.] Je reviens à ma description, de façon plus équitable et plus équable : Omnino amicitiæ, corroboratis iam, confirmatisque ingeniis et ætatibus, iudicandæ sunt. [En dernière analyse, on ne peut juger des amitiés que lorsque les caractères et les âges se sont affirmés et ont acquis de la maturité.] Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi. Il y a au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre : qui faisaient en notre affection plus d’effort, que ne porte la raison des rapports : je crois par quelque ordonnance du ciel. Nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche, que l’un à l’autre. Il écrivit une Satire Latine excellente, qui est publiée : par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits : et lui plus de quelque année) elle n’avait point à perdre temps. Et n’avait à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne, qui ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne : d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien. Quand Lælius en présence des Consuls Romains, lesquels après la condamnation de Tiberius Gracchus, poursuivaient tous ceux qui avaient été de son intelligence, vint à s’enquérir de Caius Blosius (qui était le principal de ses amis) combien il eût voulu faire pour lui, et qu’il eût répondu : Toutes choses. Comment toutes choses ? suivit-il, et quoi, s’il t’eût commandé de mettre le feu en nos temples ? Il ne me l’eût jamais commandé, répliqua Blosius. Mais s’il l’eût fait ? ajouta Lælius : J’y eusse obéi, répondit-il. S’il était si parfaitement ami de Gracchus, comme disent les histoires, il n’avait que faire d’offenser les Consuls par cette dernière et hardie confession : et ne se devait départir de l’assurance qu’il avait de la volonté de Gracchus. Mais toutefois ceux qui accusent cette réponse comme séditieuse, n’entendent pas bien ce mystère : et ne présupposent pas comme il est, qu’il tenait la volonté de Gracchus en sa manche, et par puissance et par connaissance. Ils étaient plus amis que citoyens, plus amis qu’amis ou qu’ennemis de leur pays, qu’amis d’ambition et de trouble. S’étant parfaitement commis, l’un à l’autre, ils tenaient parfaitement les rênes de l’inclination l’un de l’autre : et faites guider ce harnois, par la vertu et conduite de la raison (comme aussi est-il du tout impossible de l’atteler sans cela) la réponse de Blosius est telle, qu’elle devait être. Si leurs actions se démanchèrent, ils n’étaient ni amis, selon ma mesure, l’un de l’autre, ni amis à eux-mêmes. Au demeurant cette réponse ne sonne non plus que ferait la mienne, à qui s’enquerrait à moi de cette façon : Si votre volonté vous commandait de tuer votre fille, la tueriez-vous ? et que je l’accordasse : car cela ne porte aucun témoignage de consentement à ce faire : parce que je ne suis point en doute de ma volonté, et tout aussi peu de celle d’un tel ami. Il n’est pas en la puissance de tous les discours du monde, de me déloger de la certitude, que j’ai des intentions et jugements du mien : aucune de ses actions ne me saurait être présentée, quelque visage qu’elle eût, que je n’en trouvasse incontinent le ressort. Nos âmes ont charrié si uniment ensemble : elles se sont considérées d’une si ardente affection, et de pareille affection découvertes jusques au fin fond des entrailles l’une à l’autre : que non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à lui de moi, qu’à moi. Qu’on ne me mette pas en ce rang ces autres amitiés communes : j’en ai autant de connaissance qu’un autre, et des plus parfaites de leur genre : Mais je ne conseille pas qu’on confonde leurs règles, on s’y tromperait. Il faut marcher en ces autres amitiés, la bride à la main, avec prudence et précaution : la liaison n’est pas nouée en manière, qu’on n’ait aucunement à s’en défier. Aimez-le (disait Chilon) comme ayant quelque jour à le haïr : haïssez-le, comme ayant à l’aimer. Ce précepte qui est si abominable en cette souveraine et maîtresse amitié, il est salubre en l’usage des amitiés ordinaires et coutumières : À l’endroit desquelles il faut employer le mot qu’Aristote avait très familier : Ô mes amis, il n’y a nul ami. En ce noble commerce, les offices et les bienfaits nourriciers des autres amitiés, ne méritent pas seulement d’être mis en compte : cette confusion si pleine de nos volontés en est cause : car tout ainsi que l’amitié que je me porte, ne reçoit point augmentation, pour le secours que je me donne au besoin, quoi que disent les Stoïciens : et comme je ne me sais aucun gré du service que je me fais : aussi l’union de tels amis étant véritablement parfaite, elle leur fait perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d’entre eux, ces mots de division et de différence, bienfait, obligation, reconnaissance, prière, remerciement, et leurs pareils. Tout étant par effet commun entre eux, volontés, pensements, jugements, biens, femmes, enfants, honneur et vie : et leur convenance n’étant qu’une âme en deux corps, selon la très propre définition d’Aristote, ils ne se peuvent ni prêter ni donner rien. Voilà pourquoi les faiseurs de lois, pour honorer le mariage de quelque imaginaire ressemblance de cette divine liaison, défendent les donations entre le mari et la femme. Voulant inférer par là, que tout doit être à chacun d’eux, et qu’ils n’ont rien à diviser et partir ensemble. Si en l’amitié de quoi je parle, l’un pouvait donner à l’autre, ce serait celui qui recevrait le bienfait, qui obligerait son compagnon. Car cherchant l’un et l’autre, plus que toute autre chose, de s’entre-bienfaire, celui qui en prête la matière et l’occasion, est celui-là qui fait le libéral, donnant ce contentement à son ami, d’effectuer en son endroit ce qu’il désire le plus. Quand le Philosophe Diogenes avait faute d’argent, il disait, qu’il le redemandait à ses amis, non qu’il le demandait. Et pour montrer comment cela se pratique par effet, j’en réciterai un ancien exemple singulier. Eudamidas Corinthien avait deux amis, Charixenus Sycionien, et Aretheus Corinthien : venant à mourir étant pauvre, et ses deux amis riches, il fit ainsi son testament : Je lègue à Aretheus de nourrir ma mère, et l’entretenir en sa vieillesse : à Charixenus, de marier ma fille, et lui donner le douaire le plus grand qu’il pourra : et au cas que l’un d’eux vienne à défaillir, je substitue en sa part celui, qui survivra. Ceux qui premiers virent ce testament, s’en moquèrent : mais ses héritiers en ayant été avertis, l’acceptèrent avec un singulier contentement. Et l’un d’eux, Charixenus, étant trépassé cinq jours après, la substitution étant ouverte en faveur d’Aretheus, il nourrit curieusement cette mère, et de cinq talents qu’il avait en ses biens, il en donna les deux et demi en mariage à une sienne fille unique, et deux et demi pour le mariage de la fille d’Eudamidas, desquelles il fit les noces en même jour. Cet exemple est bien plein : si une condition en était à dire, qui est la multitude d’amis : Car cette parfaite amitié, de quoi je parle, est indivisible : chacun se donne si entier à son ami, qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs : au rebours il est marri qu’il ne soit double, triple, ou quadruple, et qu’il n’ait plusieurs âmes et plusieurs volontés, pour les conférer toutes à ce sujet. Les amitiés communes on les peut départir, on peut aimer en celui-ci la beauté, en cet autre la facilité de ses mœurs, en l’autre la libéralité, en celui-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste : mais cette amitié, qui possède l’âme, et la régente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double. Si deux en même temps demandaient à être secourus, auquel courriez-vous ? S’ils requéraient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez-vous ? Si l’un commettait à votre silence chose qui fût utile à l’autre de savoir, comment vous en démêleriez-vous ? L’unique et principale amitié découd toutes autres obligations. Le secret que j’ai juré ne déceler à nul autre, je le puis sans parjure, communiquer à celui, qui n’est pas autre, c’est moi. C’est un assez grand miracle de se doubler : et n’en connaissent pas la hauteur ceux qui parlent de se tripler. Rien n’est extrême, qui a son pareil. Et qui présupposera que de deux j’en aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’entr’aiment, et m’aiment autant que je les aime : il multiplie en confrérie, la chose la plus une et unie, et de quoi une seule est encore la plus rare à trouver au monde. Le demeurant de cette histoire convient très bien à ce que je disais : car Eudamidas donne pour grâce et pour faveur à ses amis de les employer à son besoin : il les laisse héritiers de cette sienne libéralité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de lui bien faire. Et sans doute, la force de l’amitié se montre bien plus richement en son fait, qu’en celui d’Aretheus. Somme, ce sont effets inimaginables, à qui n’en a goûté : et qui me font honorer à merveille la réponse de ce jeune soldat, à Cyrus, s’enquérant à lui, pour combien il voudrait donner un cheval, par le moyen duquel il venait de gagner le prix de la course : et s’il le voudrait échanger à un royaume : Non certes, Sire : mais bien le laisserais-je volontiers, pour en acquérir un ami, si je trouvais homme digne de telle alliance. Il ne disait pas mal, si je trouvais. Car on trouve facilement des hommes propres à une superficielle accointance : mais en celle-ci, en laquelle on négocie du fin fond de son courage, qui ne fait rien de reste : il est besoin, que tous les ressorts soient nets et sûrs parfaitement. Aux confédérations, qui ne tiennent que par un bout, on n’a à pourvoir qu’aux imperfections, qui particulièrement intéressent ce bout-là. Il ne peut chaloir de quelle religion soit mon médecin, et mon avocat ; cette considération n’a rien de commun avec les offices de l’amitié, qu’ils me doivent. Et en l’accointance domestique, que dressent avec moi ceux qui me servent, j’en fais de même : et m’enquiers peu d’un laquais, s’il est chaste, je cherche s’il est diligent : et ne crains pas tant un muletier joueur qu’imbécile : ni un cuisinier jureur, qu’ignorant. (Je ne me mêle pas de dire ce qu’il faut faire au monde : d’autres assez s’en mêlent : mais ce que j’y fais,
Mihi sic usus est : Tibi, ut opus est facto, face
[Moi, j’en ai usé ainsi ; fais, toi, comme il te convient].)
À la familiarité de la table, j’associe le plaisant, non le prudent : Au lit, la beauté avant la bonté : et en la société du discours, la suffisance, voire sans la prud’homie, pareillement ailleurs. Tout ainsi que celui qui fut rencontré à chevauchons sur un bâton, se jouant avec ses enfants, pria l’homme qui l’y surprit, de n’en rien dire, jusques à ce qu’il fût père lui-même, estimant que la passion qui lui naîtrait lors en l’âme, le rendrait juge équitable d’une telle action. Je souhaiterais aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que je dis : mais sachant combien c’est chose éloignée du commun usage qu’une telle amitié, et combien elle est rare, je ne m’attends pas d’en trouver aucun bon juge. Car les discours même que l’antiquité nous a laissé sur ce sujet, me semblent lâches au prix du sentiment que j’en ai : Et en ce point les effets surpassent les préceptes mêmes de la philosophie.
Nil ego contulerim iucundo sanus amico.
[En homme sensé, je ne comparerais rien à un doux ami.]
L’ancien Menander disait celui-là heureux, qui avait pu rencontrer seulement l’ombre d’un ami : il avait certes raison de le dire, même s’il en avait tâté : Car à la vérité si je compare tout le reste de ma vie, quoiqu’avec la grâce de Dieu je l’aie passée douce, aisée, et sauf la perte d’un tel ami, exempte d’affliction pesante, pleine de tranquillité d’esprit, ayant pris en paiement mes commodités naturelles et originelles, sans en rechercher d’autres : si je la compare, dis-je, toute, aux quatre années, qu’il m’a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n’est que fumée, ce n’est qu’une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdis,
quem semper acerbum,
Semper honoratum (sic Dii voluistis) habebo,
[que toujours je considérerai (vous l’avez voulu, ô Dieux) comme un jour d’amertume, comme un jour sacré,]
je ne fais que traîner languissant : et les plaisirs mêmes qui s’offrent à moi, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part,
Nec fas esse ulla me voluptate hic frui
Decreui, tantisper dum ille abest meus particeps.
[et j’ai décidé que je n’ai le droit de prendre aucun plaisir tant qu’il n’est pas là pour y prendre part.]
J’étais déjà si fait et accoutumé à être deuxième partout, qu’il me semble n’être plus qu’à demi.
Illam meæ si partem animæ tulit
Maturior vis, quid moror altera,
Nec charus æque nec superstes
Integer ? Ille dies utramque
Duxit ruinam.
[Puisqu’un coup prématuré m’a arraché cette partie de mon âme, pourquoi m’attardé-je, moi, l’autre moitié, qui ne suis pas autant aimée et qui survis amputée ? Ce jour-là a détruit l’une et l’autre moitié.]
Il n’est action ou imagination, où je ne le trouve à dire, comme si eût-il bien fait à moi : car de même qu’il me surpassait d’une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisait-il au devoir de l’amitié.
Quis desiderio sit pudor aut modus
Tam chari capitis ?
O misero frater adempte mihi !
Omnia tecum una perierunt gaudia nostra,
Quæ tuus in vita dulcis alebat amor.
Tu mea, tu moriens fregisti commoda frater,
Tecum una tota est nostra sepulta anima,
Cuius ego interitu tota de mente fugaui
Hæc studia, atque omnes delicias animi.
Alloquar ? audiero nunquam tua verba loquentem ?
Nunquam ego te vita frater amabilior,
Aspiciam posthac ? at certe semper amabo.
[Dans le regret d’une tête si chère, y aurait-il de la honte, y faudrait-il de la modération ? — Ô mon frère, qui m’as été malheureusement enlevé ! Avec toi ont péri en même temps toutes nos joies que nourrissait ton doux amour pendant ta vie. Toi, mon frère, tu as, en mourant, brisé tout mon bonheur, avec toi notre âme tout entière a été ensevelie ; à ta mort, j’ai chassé de mon esprit toutes les études auxquelles je tenais, et tous les plaisirs de la pensée. — M’adresserai-je à toi ? T’entendrai-je jamais prononcer des paroles ? Ne te reverrai-je désormais plus jamais, toi, mon frère, qui m’étais plus cher que la vie ? Du moins, je t’aimerai toujours.]
Mais oyons un peu parler ce garçon de seize ans.
Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre police, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont mêlé à d’autres écrits de leur farine, je me suis dédit de le loger ici. Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit intéressée en l’endroit de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actions : je les avise que ce sujet fut traité par lui en son enfance, par manière d’exercitation seulement, comme sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres. Je ne fais nul doute qu’il ne crût ce qu’il écrivait : car il était assez consciencieux, pour ne mentir pas même en se jouant : et sais davantage que s’il eût eu à choisir, il eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat ; et avec raison : Mais il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d’obéir et de se soumettre très religieusement aux lois, sous lesquelles il était né. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des remuements et nouveautés de son temps : il eût bien plutôt employé sa suffisance à les éteindre, qu’à leur fournir de quoi les émouvoir davantage : il avait son esprit moulé au patron d’autres siècles que ceux-ci. Or en échange de cet ouvrage sérieux j’en substituerai un autre, produit en cette même saison de son âge, plus gaillard et plus enjoué.
Chapitre XXVIII. Vingt-et-neuf Sonnets d’Estienne de la Boetie, à Madame de Grammont Comtesse de Guissen §
Madame je ne vous offre rien du mien, ou parce qu’il est déjà vôtre, ou pour ce que je n’y trouve rien digne de vous. Mais j’ai voulu que ces vers en quelque lieu qu’ils se vissent, portassent votre nom en tête, pour l’honneur que ce leur sera d’avoir pour guide cette grande Corisande d’Andoins. Ce présent m’a semblé vous être propre, d’autant qu’il est peu de dames en France, qui jugent mieux, et se servent plus à propos que vous, de la poésie : et puisqu’il n’en est point qui la puissent rendre vive et animée, comme vous faites par ces beaux et riches accords, de quoi parmi un million d’autres beautés, nature vous a étrennée : Madame ces vers méritent que vous les chérissiez : car vous serez de mon avis, qu’il n’en est point sorti de Gascongne, qui eussent plus d’invention et de gentillesse, et qui témoignent être sortis d’une plus riche main. Et n’entrez pas en jalousie, de quoi vous n’avez que le reste de ce que piéça j’en ai fait imprimer sous le nom de monsieur de Foix, votre bon parent : car certes ceux-ci ont je ne sais quoi de plus vif et de plus bouillant : comme il les fit en sa plus verte jeunesse, et échauffé d’une belle et noble ardeur que je vous dirai, Madame, un jour à l’oreille. Les autres furent faits depuis, comme il était à la poursuite de son mariage, en faveur de sa femme, et sentent déjà je ne sais quelle froideur maritale. Et moi je suis de ceux qui tiennent, que la poésie ne rit point ailleurs, comme elle fait en un sujet folâtre et déréglé.
Ces vingt neuf sonnets d’Estienne de La Boëtie qui étaient mis en ce lieu ont été depuis imprimés avec ses œuvres.
Chapitre XXIX. De la Modération §
Comme si nous avions l’attouchement infect, nous corrompons par notre maniement les choses qui d’elles-mêmes sont belles et bonnes. Nous pouvons saisir la vertu, de façon qu’elle en deviendra vicieuse : si nous l’embrassons d’un désir trop âpre et violent. Ceux qui disent qu’il n’y a jamais d’excès en la vertu, d’autant que ce n’est plus vertu, si l’excès y est, se jouent des paroles.
Insani sapiens nomen ferai, æquus iniqui,
Ultra quam satis est, virtutem si petat ipsam.
[Que le sage porte le nom d’insensé, le juste celui d’injuste, s’ils cherchent à atteindre la vertu même au-delà de la mesure.]
C’est une subtile considération de la philosophie. On peut et trop aimer la vertu, et se porter excessivement en une action juste. À ce biais s’accommode la voix divine, Ne soyez pas plus sages qu’il ne faut, mais soyez sobrement sages. J’ai vu tel grand, blesser la réputation de sa religion, pour se montrer religieux outre tout exemple des hommes de sa sorte. J’aime des natures tempérées et moyennes. L’immodération vers le bien même, si elle ne m’offense, elle m’étonne, et me met en peine de la baptiser. Ni la mère de Pausanias, qui donna la première instruction, et porta la première pierre à la mort de son fils : Ni le dictateur Posthumius, qui fit mourir le sien, que l’ardeur de jeunesse avait heureusement poussé sur les ennemis, un peu avant son rang, ne me semble si juste, comme étrange. Et n’aime ni à conseiller, ni à suivre une vertu si sauvage et si chère : L’archer qui outrepasse le blanc, faut comme celui, qui n’y arrive pas. Et les yeux me troublent à monter à coup, vers une grande lumière également comme à dévaler à l’ombre. Calliclez en Platon dit, l’extrémité de la philosophie être dommageable : et conseille de ne s’y enfoncer outre les bornes du profit : Que prise avec modération, elle est plaisante et commode : mais qu’enfin elle rend un homme sauvage et vicieux : dédaigneux des religions, et lois communes : ennemi de la conversation civile : ennemi des voluptés humaines : incapable de toute administration politique, et de secourir autrui, et de se secourir soi-même : propre à être impunément souffleté. Il dit vrai : car en son excès, elle esclave notre naturelle franchise : et nous dévoie par une importune subtilité, du beau et plain chemin, que nature nous trace. L’amitié que nous portons à nos femmes, elle est très légitime : la Théologie ne laisse pas de la brider pourtant, et de la restreindre. Il me semble avoir lu autrefois chez S. Thomas, en un endroit où il condamne les mariages des parents ès degrés défendus, cette raison parmi les autres : Qu’il y a danger que l’amitié qu’on porte à une telle femme soit immodérée : car si l’affection maritale s’y trouve entière et parfaite, comme elle doit ; et qu’on la surcharge encore de celle qu’on doit à la parentèle, il n’y a point de doute, que ce surcroît n’emporte un tel mari hors les barrières de la raison. Les sciences qui règlent les mœurs des hommes, comme la Théologie et la Philosophie, elles se mêlent de tout. Il n’est d’action si privée et secrète, qui se dérobe de leur connaissance et juridiction. Bien apprentis sont ceux qui syndiquent leur liberté. Ce sont les femmes qui communiquent tant qu’on veut leurs pièces à garçonner : à médeciner, la honte le défend. Je veux donc de leur part apprendre ceci aux maris, s’il s’en trouve encore qui y soient trop acharnés : c’est que les plaisirs mêmes qu’ils ont à l’accointance de leurs femmes, sont réprouvés, si la modération n’y est observée : et qu’il y a de quoi faillir en licence et débordement en ce sujet-là, comme en un sujet illégitime. Ces enchériments déhontés, que la chaleur première nous suggère en ce jeu, sont non indécemment seulement, mais dommageablement employés envers nos femmes. Qu’elles apprennent l’impudence au moins d’une autre main. Elles sont toujours assez éveillées pour notre besoin. Je ne m’y suis servi que de l’instruction naturelle et simple. C’est une religieuse liaison et dévote que le mariage : voilà pourquoi le plaisir qu’on en tire, ce doit être un plaisir retenu, sérieux et mêlé à quelque sévérité : ce doit être une volupté aucunement prudente et consciencieuse. Et parce que sa principale fin c’est la génération, il y en a qui mettent en doute, si lorsque nous sommes sans l’espérance de ce fruit, comme quand elles sont hors d’âge, ou enceintes, il est permis d’en rechercher l’embrassement. C’est un homicide, à la mode de Platon. Certaines nations (et entre autres la Mahométane) abominent la conjonction avec les femmes enceintes. Plusieurs aussi avec celles qui ont leurs flueurs. Zenobia ne recevait son mari que pour une charge ; et cela fait elle le laissait courir tout le temps de sa conception, lui donnant lors seulement loi de recommencer : brave et généreux exemple de mariage. C’est de quelque poète disetteux et affamé de ce déduit, que Platon emprunta cette narration : Que Jupiter fit à sa femme une si chaleureuse charge un jour ; que ne pouvant avoir patience qu’elle eût gagné son lit, il la versa sur le plancher : et par la véhémence du plaisir, oublia les résolutions grandes et importantes, qu’il venait de prendre avec les autres dieux en sa cour céleste : se vantant qu’il l’avait trouvé aussi bon ce coup-là, que lorsque premièrement il la dépucela à cachette de leurs parents. Les Rois de Perse appelaient leurs femmes à la compagnie de leurs festins, mais quand le vin venait à les échauffer en bon escient, et qu’il fallait tout à fait, lâcher la bride à la volupté, ils les renvoyaient en leur privé ; pour ne les faire participantes de leurs appétits immodérés ; et faisaient venir en leur lieu, des femmes, auxquelles ils n’eussent point cette obligation de respect. Tous plaisirs et toutes gratifications ne sont pas bien logées en toutes gens : Epaminondas avait fait emprisonner un garçon débauché ; Pelopidas le pria de le mettre en liberté en sa faveur, il l’en refusa, et l’accorda à une sienne garce, qui aussi l’en pria : disant, que c’était une gratification due à une amie, non à un capitaine. Sophocles, étant compagnon en la Préture avec Pericles, voyant de cas de fortune passer un beau garçon : Ô le beau garçon que voilà ! fit-il à Pericles. Cela serait bon à un autre qu’à un Préteur, lui dit Pericles ; qui doit avoir non les mains seulement, mais aussi les yeux chastes. Ælius Verus l’Empereur répondit à sa femme comme elle se plaignait, de quoi il se laissait aller à l’amour d’autres femmes ; qu’il le faisait par occasion consciencieuse, d’autant que le mariage était un nom d’honneur et dignité, non de folâtre et lascive concupiscence. Et notre histoire Ecclésiastique a conservé avec honneur la mémoire de cette femme, qui répudia son mari, pour ne vouloir seconder et soutenir ses attouchements trop insolents et débordés. Il n’est en somme aucune si juste volupté, en laquelle l’excès et l’intempérance ne nous soit reprochable. Mais à parler à bon escient, est-ce pas un misérable animal que l’homme ? À peine est-il en son pouvoir par sa condition naturelle, de goûter un seul plaisir entier et pur, encore se met-il en peine de le retrancher par discours : il n’est pas assez chétif, si par art et par étude il n’augmente sa misère,
Fortunæ miseras auximus arte vias.
[Par l’art, nous avons élargi les misérables voies de la Fortune.]
La sagesse humaine fait bien sottement l’ingénieuse, de s’exercer à rabattre le nombre et la douceur des voluptés, qui nous appartiennent : comme elle fait favorablement et industrieusement, d’employer ses artifices à nous peigner et farder les maux, et en alléger le sentiment. Si j’eusse été chef de part, j’eusse pris autre voie plus naturelle : qui est à dire, vraie, commode et sainte : et me fusse peut-être rendu assez fort pour la borner. Quoi que nos médecins spirituels et corporels, comme par complot fait entre eux, ne trouvent aucune voie à la guérison, ni remède aux maladies du corps et de l’âme, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les jeûnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpétuelles, les verges et autres afflictions, ont été introduites pour cela : Mais en telle condition, que ce soient véritablement afflictions, et qu’il y ait de l’aigreur poignante : Et qu’il n’en advienne point comme à un Gallio lequel ayant été envoyé en exil en l’île de Lesbos, on fut averti à Rome qu’il s’y donnait du bon temps, et que ce qu’on lui avait enjoint pour peine, lui tournait à commodité : Par quoi ils se ravisèrent de le rappeler près de sa femme, et en sa maison ; et lui ordonnèrent de s’y tenir, pour accommoder leur punition à son ressentiment. Car à qui le jeûne aiguiserait la santé et l’allégresse, à qui le poisson serait plus appétissant que la chair, ce ne serait plus recette salutaire : non plus qu’en l’autre médecine, les drogues n’ont point d’effet à l’endroit de celui qui les prend avec appétit et plaisir. L’amertume et la difficulté sont circonstances servant à leur opération. Le naturel qui accepterait la rhubarbe comme familière, en corromprait l’usage : il faut que ce soit chose qui blesse notre estomac pour le guérir : et ici faut la règle commune, que les choses se guérissent par leurs contraires : car le mal y guérit le mal. Cette impression se rapporte aucunement à cette autre si ancienne, de penser gratifier au Ciel et à la nature par notre massacre et homicide, qui fut universellement embrassée en toutes religions. Encore du temps de nos pères, Amurat en la prise de l’Isthme, immola six cents jeunes hommes Grecs à l’âme de son père : afin que ce sang servît de propitiation à l’expiation des péchés du trépassé. Et en ces nouvelles terres découvertes en notre âge, pures encore et vierges au prix des nôtres, l’usage en est aucunement reçu partout. Toutes leurs Idoles s’abreuvent de sang humain, non sans divers exemples d’horrible cruauté. On les brûle vifs, et demi-rôtis on les retire du brasier, pour leur arracher le cœur et les entrailles. À d’autres, voire aux femmes, on les écorche vives, et de leur peau ainsi sanglante en revêt-on et masque d’autres. Et non moins d’exemples de constance et résolution. Car ces pauvres gens sacrifiables, vieillards, femmes, enfants, vont quelques jours avant, quêtant eux-mêmes les aumônes pour l’offrande de leur sacrifice, et se présentent à la boucherie chantant et dansant avec les assistants. Les ambassadeurs du Roi de Mexico faisant entendre à Fernand Cortez la grandeur de leur maître ; après lui avoir dit, qu’il avait trente vassaux, desquels chacun pouvait assembler cent mille combattants, et qu’il se tenait en la plus belle et forte ville qui fût sous le Ciel, lui ajoutèrent, qu’il avait à sacrifier aux Dieux cinquante mille hommes par an. De vrai, ils disent qu’il nourrissait la guerre avec certains grands peuples voisins, non seulement pour l’exercice de la jeunesse du pays, mais principalement pour avoir de quoi fournir à ses sacrifices, par des prisonniers de guerre. Ailleurs, en certain bourg, pour la bienvenue du dit Cortez, ils sacrifièrent cinquante hommes tout à la fois. Je dirai encore ce conte : Aucuns de ces peuples ayant été battus par lui, envoyèrent le reconnaître et rechercher d’amitié : les messagers lui présentèrent trois sortes de présents, en cette manière : Seigneur, voilà cinq esclaves : si tu es un Dieu fier, qui te paisses de chair et de sang, mange-les, et nous t’en amènerons davantage : si tu es un Dieu débonnaire, voilà de l’encens et des plumes : si tu es homme, prends les oiseaux et les fruits que voici.
Chapitre XXX. Des Cannibales §
Quand le roi Pyrrhus passa en Italie, après qu’il eut reconnu l’ordonnance de l’armée que les Romains lui envoyaient au-devant ; Je ne sais, dit-il, quels barbares sont ceux-ci (car les Grecs appelaient ainsi toutes les nations étrangères) mais la disposition de cette armée que je vois, n’est aucunement barbare. Autant en dirent les Grecs de celle que Flaminius fit passer en leur pays : et Philippus voyant d’un tertre, l’ordre et distribution du camp Romain, en son Royaume, sous Publius Sulpicius Galba. Voilà comment il se faut garder de s’attacher aux opinions vulgaires, et les faut juger par la voie de la raison, non par la voix commune. J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde, qui a été découvert en notre siècle, en l’endroit où Vilegaignon prit terre, qu’il surnomma la France Antartique. Cette découverte d’un pays infini, semble de grande considération. Je ne sais si je me puis répondre qu’il ne s’en fasse à l’avenir quelqu’autre, tant de personnages plus grands que nous ayant été trompés en celle-ci. J’ai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité, que nous n’avons de capacité : Nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. Platon introduit Solon racontant avoir appris des Prêtres de la ville de Sais en Ægypte, que jadis et avant le déluge, il y avait une grande île nommée Atlantide, droit à la bouche du détroit de Gibaltar, qui tenait plus de pays que l’Afrique et l’Asie toutes deux ensemble : et que les Rois de cette contrée-là, qui ne possédaient pas seulement cette île, mais s’étaient étendus dans la terre ferme si avant, qu’ils tenaient de la largeur d’Afrique, jusques en Ægypte, et de la longueur de l’Europe, jusques en la Toscane, entreprirent d’enjamber jusques sur l’Asie, et subjuguer toutes les nations qui bordent la mer Méditerranée, jusques au golfe de la mer Maiour : et pour cet effet, traversèrent les Espaignes, la Gaule, l’Italie jusques en la Grèce, où les Athéniens les soutinrent : mais que quelque temps après, et les Athéniens et eux et leur île furent engloutis par le déluge. Il est bien vraisemblable, que cet extrême ravage d’eau ait fait des changements étranges aux habitations de la terre : comme on tient que la mer a retranché la Sicile d’avec l’Italie :
Hæc loca vi quondam, et vasta conuulsa ruina
Dissiluisse ferunt, cum protinus utraque tellus
Una foret.
[On dit que ces terres, jadis violemment ébranlées en un gigantesque écroulement, ont été séparées alors qu’elles ne formaient qu’un seul continent auparavant.]
Chypre d’avec la Syrie ; l’île de Nègrepont, de la terre ferme de la Béoce : et joint ailleurs les terres qui étaient divisées, comblant de limon et de sable les fosses d’entre deux.
sterilisque diu palus aptaque remis
Vicinas urbes alit, et graue sentit aratrum.
[Et un marais longtemps stérile et fait pour les rames nourrit les villes voisines et porte le poids de la charme.]
Mais il n’y a pas grande apparence, que cette île soit ce monde nouveau, que nous venons de découvrir : car elle touchait quasi l’Espaigne, et ce serait un effet incroyable d’inondation, de l’en avoir reculée comme elle est, de plus de douze cents lieues : Outre ce que les navigations des modernes ont déjà presque découvert, que ce n’est point une île, ains terre ferme, et continente avec l’Inde orientale d’un côté, et avec les terres, qui sont sous les deux pôles d’autre part : ou si elle en est séparée, que c’est d’un si petit détroit et intervalle, qu’elle ne mérite pas d’être nommée île, pour cela. Il semble qu’il y ait des mouvements naturels les uns, les autres fiévreux en ces grands corps, comme aux nôtres. Quand je considère l’impression que ma rivière de Dordoigne fait de mon temps, vers la rive droite de sa descente ; et qu’en vingt ans elle a tant gagné, et dérobé le fondement à plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est une agitation extraordinaire : car si elle fût toujours allée à ce train, ou dût aller à l’avenir, la figure du monde serait renversée : Mais il leur prend des changements : Tantôt elles s’épandent d’un côté, tantôt d’un autre, tantôt elles se contiennent. Je ne parle pas des soudaines inondations de quoi nous manions les causes. En Médoc, le long de la mer, mon frère Sieur d’Arsac, voit une sienne terre, ensevelie sous les sables, que la mer vomit devant elle : le faîte d’aucuns bâtiments paraît encore : ses rentes et domaines se sont échangés en pacages bien maigres. Les habitants disent que depuis quelque temps, la mer se pousse si fort vers eux, qu’ils ont perdu quatre lieues de terre : Ces sables sont ses fourriers. Et voyons des grandes mont-joies d’arènes mouvantes, qui marchent une demi-lieue devant elle, et gagnent pays. L’autre témoignage de l’antiquité, auquel on veut rapporter cette découverte, est dans Aristote, au moins si ce petit livret des merveilles inouïes est à lui. Il raconte là, que certains Carthaginois s’étant jetés au travers de la mer Atlantique, hors le détroit de Gibaltar, et navigué longtemps, avaient découvert enfin une grande île fertile, toute revêtue de bois, et arrosée de grandes et profondes rivières, fort éloignée de toutes terres fermes : et qu’eux, et autres depuis, attirés par la bonté et fertilité du terroir, s’y en allèrent avec leurs femmes et enfants, et commencèrent à s’y habituer. Les Seigneurs de Carthage, voyant que leur pays se dépeuplait peu à peu, firent défense expresse sur peine de mort, que nul n’eût plus à aller là, et en chassèrent ces nouveaux habitants, craignant, à ce qu’on dit, que par succession de temps ils ne vinssent à multiplier tellement qu’ils les supplantassent eux-mêmes, et ruinassent leur état. Cette narration d’Aristote n’a non plus d’accord avec nos terres neuves. Cet homme que j’avais, était homme simple et grossier, qui est une condition propre à rendre véritable témoignage : Car les fines gens remarquent bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent : et pour faire valoir leur interprétation, et la persuader, ils ne se peuvent garder d’altérer un peu l’Histoire : Ils ne vous représentent jamais les choses pures ; ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu : et pour donner crédit à leur jugement, et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là à la matière, l’allongent et l’amplifient. Ou il faut un homme très fidèle, ou si simple, qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance à des inventions fausses ; et qui n’ait rien épousé. Le mien était tel : et outre cela il m’a fait voir à diverses fois plusieurs matelots et marchands, qu’il avait connus en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m’enquérir de ce que les Cosmographes en disent. Il nous faudrait des topographes, qui nous fissent narration particulière des endroits où ils ont été. Mais, pour avoir cet avantage sur nous, d’avoir vu la Palestine, ils veulent jouir de ce privilège de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde. Je voudrais que chacun écrivît ce qu’il sait, et autant qu’il en sait : non en cela seulement, mais en tous autres sujets : Car tel peut avoir quelque particulière science ou expérience de la nature d’une rivière, ou d’une fontaine, qui ne sait au reste, que ce que chacun sait : Il entreprendra toutefois, pour faire courir ce petit lopin, d’écrire toute la Physique. De ce vice sourdent plusieurs grandes incommodités. Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai nous n’avons autre mire de la vérité, et de la raison, que l’exemple et idée des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même, que nous appelons sauvages les fruits, que nature de soi et de son progrès ordinaire a produits : là où à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses, les vraies, et plus utiles et naturelles, vertus et propriétés ; lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, les accommodant au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente à l’envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées-là, sans culture : ce n’est pas raison que l’art gagne le point d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions, que nous l’avons du tout étouffée. Si est-ce que partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.
Et veniunt ederæ sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt.
[Le lierre croît mieux spontanément, l’arbousier pousse plus beau dans les antres solitaires, et sans art, les oiseaux ont un chant plus mélodieux.]
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté, et l’utilité de son usage : non pas la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites ou par la nature, ou par la fortune, ou par l’art. Les plus grandes et plus belles par l’une ou l’autre des deux premières : les moindres et imparfaites par la dernière. Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de façon de l’esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres : Mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois déplaisir, de quoi la connaissance n’en soit venue plus tôt, du temps qu’il y avait des hommes qui en eussent su mieux juger que nous. Il me déplaît que Lycurgus et Platon ne l’aient eue : car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations-là, surpasse non seulement toutes les peintures de quoi la poésie a embelli l’âge doré, et toutes ses inventions à feindre une heureuse condition d’hommes : mais encore la conception et le désir même de la philosophie. Ils n’ont pu imaginer une naïveté si pure et simple, comme nous la voyons par expérience : ni n’ont pu croire que notre société se pût maintenir avec si peu d’artifice, et de soudure humaine. C’est une nation, dirais-je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espèce de trafic ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nul usage de service, de richesse, ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations, qu’oisives ; nul respect de parenté, que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles mêmes, qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouïes. Combien trouverait-il la république qu’il a imaginée, éloignée de cette perfection ?
Hos natura modos primum dedit.
[Tels sont les moyens que nature a donnés à l’origine.]
Au demeurant, ils vivent en une contrée de pays très plaisante, et bien tempérée : de façon qu’à ce que m’ont dit mes témoins, il est rare d’y voir un homme malade : et m’ont assuré, n’en y avoir vu aucun tremblant, chassieux, édenté, ou courbé de vieillesse. Ils sont assis le long de la mer, et fermés du côté de la terre, de grandes et hautes montagnes, ayant entre-deux, cent lieues ou environ d’étendue en large. Ils ont grande abondance de poisson et de chairs, qui n’ont aucune ressemblance aux nôtres ; et les mangent sans autre artifice, que de les cuire. Le premier qui y mena un cheval, quoiqu’il les eût pratiqués à plusieurs autres voyages, leur fit tant d’horreur en cette assiette, qu’ils le tuèrent à coups de trait, avant que le pouvoir reconnaître. Leurs bâtiments sont fort longs, et capables de deux ou trois cents âmes, étoffés d’écorce de grands arbres, tenant à terre par un bout, et se soutenant et appuyant l’un contre l’autre par le faîte, à la mode d’aucunes de nos granges, desquelles la couverture pend jusques à terre, et sert de flanc. Ils ont du bois si dur qu’ils en coupent et en font leurs épées, et des grils à cuire leur viande. Leurs lits sont d’un tissu de coton, suspendus contre le toit, comme ceux de nos navires, à chacun le sien : car les femmes couchent à part des maris. Ils se lèvent avec le Soleil, et mangent soudain après s’être levés, pour toute la journée : car ils ne font autre repas que celui-là. Ils ne boivent pas lors, comme Suidas dit, de quelques autres peuples d’Orient, qui buvaient hors du manger : ils boivent à plusieurs fois sur jour, et d’autant. Leur breuvage est fait de quelque racine, et est de la couleur de nos vins clairets. Ils ne le boivent que tiède : Ce breuvage ne se conserve que deux ou trois jours : il a le goût un peu piquant, nullement fumeux, salutaire à l’estomac, et laxatif à ceux qui ne l’ont accoutumé : c’est une boisson très agréable à qui y est duit. Au lieu du pain ils usent d’une certaine matière blanche, comme du coriandre confit. J’en ai tâté, le goût en est doux et un peu fade. Toute la journée se passe à danser. Les plus jeunes vont à la chasse des bêtes, à tout des arcs. Une partie des femmes s’amusent cependant à chauffer leur breuvage, qui est leur principal office. Il y a quelqu’un des vieillards, qui le matin avant qu’ils se mettent à manger, prêche en commun toute la grangée, en se promenant d’un bout à l’autre, et redisant une même clause à plusieurs fois, jusques à ce qu’il ait achevé le tour (car ce sont bâtiments qui ont bien cent pas de longueur) il ne leur recommande que deux choses, la vaillance contre les ennemis, et l’amitié à leurs femmes. Et ne faillent jamais de remarquer cette obligation, pour leur refrain, que ce sont elles qui leur maintiennent leur boisson tiède et assaisonnée. Il se voit en plusieurs lieux, et entre autres chez moi, la forme de leurs lits, de leurs cordons, de leurs épées, et bracelets de bois, de quoi ils couvrent leurs poignets aux combats, et des grandes cannes ouvertes par un bout, par le son desquelles ils soutiennent la cadence en leur danse. Ils sont ras partout, et se font le poil beaucoup plus nettement que nous, sans autre rasoir que de bois, ou de pierre. Ils croient les âmes éternelles ; et celles qui ont bien mérité des dieux, être logées à l’endroit du ciel où le Soleil se lève : les maudites, du côté de l’Occident. Ils ont je ne sais quels Prêtres et Prophètes, qui se présentent bien rarement au peuple, ayant leur demeure aux montagnes. À leur arrivée, il se fait une grande fête et assemblée solennelle de plusieurs villages (chaque grange, comme je l’ai décrite, fait un village, et sont environ à une lieue Française l’une de l’autre). Ce Prophète parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir : mais toute leur science éthique ne contient que ces deux articles de la résolution à la guerre, et affection à leurs femmes. Celui-ci leur pronostique les choses à venir, et les événements qu’ils doivent espérer de leurs entreprises : les achemine ou détourne de la guerre : mais c’est par tel si que où il faut à bien deviner, et s’il leur advient autrement qu’il ne leur a prédit, il est haché en mille pièces, s’ils l’attrapent, et condamné pour faux Prophète. À cette cause celui qui s’est une fois mécompté, on ne le voit plus. C’est don de Dieu, que la divination : voilà pourquoi ce devrait être une imposture punissable d’en abuser. Entre les Scythes, quand les devins avaient failli de rencontre, on les couchait enforgés de pieds et de mains, sur des chariotes pleines de bruyère, tirées par des bœufs, en quoi on les faisait brûler. Ceux qui manient les choses sujettes à la conduite de l’humaine suffisance, sont excusables d’y faire ce qu’ils peuvent. Mais ces autres, qui nous viennent pipant des assurances d’une faculté extraordinaire, qui est hors de notre connaissance : faut-il pas les punir, de ce qu’ils ne maintiennent l’effet de leur promesse, et de la témérité de leur imposture ? Ils ont leurs guerres contre les nations, qui sont au-delà de leurs montagnes, plus avant en la terre ferme, auxquelles ils vont tout nus, n’ayant autres armes que des arcs ou des épées de bois, appointées par un bout, à la mode des langues de nos épieux. C’est chose émerveillable que de la fermeté de leurs combats, qui ne finissent jamais que par meurtre et effusion de sang : car de routes et d’effroi, ils ne savent que c’est. Chacun rapporte pour son trophée la tête de l’ennemi qu’il a tué, et l’attache à l’entrée de son logis. Après avoir longtemps bien traité leurs prisonniers, et de toutes les commodités, dont ils se peuvent aviser, celui qui en est le maître, fait une grande assemblée de ses connaissants. Il attache une corde à l’un des bras du prisonnier, par le bout de laquelle il le tient, éloigné de quelques pas, de peur d’en être offensé, et donne au plus cher de ses amis, l’autre bras à tenir de même ; et eux deux en présence de toute l’assemblée l’assomment à coups d’épée. Cela fait ils le rôtissent, et en mangent en commun, et en envoient des lopins à ceux de leurs amis, qui sont absents. Ce n’est pas comme on pense, pour s’en nourrir, ainsi que faisaient anciennement les Scythes, c’est pour représenter une extrême vengeance. Et qu’il soit ainsi, ayant aperçu que les Portugais, qui s’étaient ralliés à leurs adversaires, usaient d’une autre sorte de mort contre eux, quand ils les prenaient ; qui était, de les enterrer jusques à la ceinture, et tirer au demeurant du corps force coups de trait, et les pendre après : ils pensèrent que ces gens ici de l’autre monde (comme ceux qui avaient semé la connaissance de beaucoup de vices parmi leur voisinage, et qui étaient beaucoup plus grands maîtres qu’eux en toute sorte de malice) ne prenaient pas sans occasion cette sorte de vengeance, et qu’elle devait être plus aigre que la leur, dont ils commencèrent de quitter leur façon ancienne, pour suivre celle-ci. Je ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il y a en une telle action, mais oui bien de quoi jugeant à point de leurs fautes, nous soyons si aveuglés aux nôtres. Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant, qu’à le manger mort, à déchirer par tourments et par gênes, un corps encore plein de sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens, et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu, mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et manger après qu’il est trépassé. Chrysippus et Zenon chefs de la secte Stoïque, ont bien pensé qu’il n’y avait aucun mal de se servir de notre charogne, à quoi que ce fut, pour notre besoin, et d’en tirer de la nourriture : comme nos ancêtres étant assiégés par Cæsar en la ville d’Alexia, se résolurent de soutenir la faim de ce siège par les corps des vieillards, des femmes et autres personnes inutiles au combat.
Vascones (fama est) alimentis talibus vsi
Produxere animas.
[Les Gascons sont réputés avoir prolongé leur vie en usant de tels aliments.]
Et les médecins ne craignent pas de s’en servir à toute sorte d’usage, pour notre santé ; soit pour l’appliquer au-dedans, ou au-dehors : Mais il ne se trouva jamais aucune opinion si déréglée, qui excusât la trahison, la déloyauté, la tyrannie, la cruauté, qui sont nos fautes ordinaires. Nous les pouvons donc bien appeler barbares, eu égard aux règles de la raison, mais non pas eu égard à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie. Leur guerre est toute noble et généreuse, et a autant d’excuse et de beauté que cette maladie humaine en peut recevoir : elle n’a autre fondement parmi eux, que la seule jalousie de la vertu. Ils ne sont pas en débat de la conquête de nouvelles terres : car ils jouissent encore de cette uberté naturelle, qui les fournit sans travail et sans peine, de toutes choses nécessaires, en telle abondance, qu’ils n’ont que faire d’agrandir leurs limites. Ils sont encore en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent : tout ce qui est au-delà, est superflu pour eux. Ils s’entr’appellent généralement ceux de même âge frères : enfants, ceux qui sont au-dessous ; et les vieillards sont pères à tous les autres. Ceux-ci laissent à leurs héritiers en commun, cette pleine possession de biens par indivis, sans autre titre, que celui tout pur, que nature donne à ses créatures, les produisant au monde. Si leurs voisins passent les montagnes pour les venir assaillir, et qu’ils emportent la victoire sur eux, l’acquêt du victorieux, c’est la gloire, et l’avantage d’être demeuré maître en valeur et en vertu : car autrement ils n’ont que faire des biens des vaincus, et s’en retournent à leur pays, où ils n’ont faute d’aucune chose nécessaire ; ni faute encore de cette grande partie, de savoir heureusement jouir de leur condition, et s’en contenter. Autant en font ceux-ci à leur tour. Ils ne demandent à leurs prisonniers, autre rançon que la confession et reconnaissance d’être vaincus : Mais il ne s’en trouve pas un en tout un siècle, qui n’aime mieux la mort, que de relâcher, ni par contenance, ni de parole, un seul point d’une grandeur de courage invincible. Il ne s’en voit aucun, qui n’aime mieux être tué et mangé, que de requérir seulement de ne l’être pas. Ils les traitent en toute liberté, afin que la vie leur soit d’autant plus chère : et les entretiennent communément des menaces de leur mort future, des tourments qu’ils y auront à souffrir, des apprêts qu’on dresse pour cet effet, du détranchement de leurs membres, et du festin qui se fera à leurs dépens. Tout cela se fait pour cette seule fin, d’arracher de leur bouche quelque parole molle ou rabaissée, ou de leur donner envie de s’enfuir ; pour gagner cet avantage de les avoir épouvantés, et d’avoir fait force à leur constance. Car aussi à le bien prendre, c’est en ce seul point que consiste la vraie victoire :
victoria nulla est
Quam quæ confessos animo quoque subiugat hostes.
[Il n’y a de victoire que celle qui, avouée par les ennemis, les soumet aussi moralement.]
Les Hongres très belliqueux combattants, ne poursuivaient jadis leur pointe outre avoir rendu l’ennemi à leur merci. Car en ayant arraché cette confession, ils le laissaient aller sans offense, sans rançon ; sauf pour le plus d’en tirer parole de ne s’armer dès lors en avant contre eux. Assez d’avantages gagnons-nous sur nos ennemis, qui sont avantages empruntés, non pas nôtres : C’est la qualité d’un portefaix, non de la vertu, d’avoir les bras et les jambes plus roides : c’est une qualité morte et corporelle, que la disposition : c’est un coup de la fortune, de faire broncher notre ennemi, et de lui éblouir les yeux par la lumière du Soleil : c’est un tour d’art et de science, et qui peut tomber en une personne lâche et de néant, d’être suffisant à l’escrime. L’estimation et le prix d’un homme consiste au cœur et en la volonté : c’est là où gît son vrai honneur : la vaillance c’est la fermeté, non pas des jambes et des bras, mais du courage et de l’âme : elle ne consiste pas en la valeur de notre cheval, ni de nos armes, mais en la nôtre. Celui qui tombe obstiné en son courage, si succiderit, de genu pugnat [s’il est tombé, il combat à genoux]. Qui pour quelque danger de la mort voisine, ne relâche aucun point de son assurance, qui regarde encores en rendant l’âme, son ennemi d’une vue ferme et dédaigneuse, il est battu, non pas de nous, mais de la fortune : il est tué, non pas vaincu : les plus vaillants sont parfois les plus infortunés. Aussi y a-t-il des pertes triomphantes à l’envi des victoires. Ni ces quatre victoires sœurs, les plus belles que le Soleil ait onc vu de ses yeux, de Salamine, de Platées, de Mycale, de Sicile, osèrent onc opposer toute leur gloire ensemble, à la gloire de la déconfiture du Roi Leonidas et des siens, au pas de Thermopyles. Qui courut jamais d’une plus glorieuse envie, et plus ambitieuse au gain du combat, que le capitaine Ischolas à la perte ? Qui plus ingénieusement et curieusement s’est assuré de son salut, que lui de sa ruine ? Il était commis à défendre certain passage du Péloponnèse, contre les Arcadiens ; pour quoi faire, se trouvant du tout incapable, vu la nature du lieu, et inégalité des forces : et se résolvant que tout ce qui se présenterait aux ennemis, aurait de nécessité à y demeurer : D’autre part, estimant indigne et de sa propre vertu et magnanimité, et du nom Lacédémonien, de faillir à sa charge : il prit entre ces deux extrémités, un moyen parti, de telle sorte : Les plus jeunes et dispos de sa troupe, il les conserva à la tuition et service de leur pays, et les y renvoya : et avec ceux desquels le défaut était moindre, il délibéra de soutenir ce pas : et par leur mort, en faire acheter aux ennemis l’entrée la plus chère, qu’il lui serait possible : comme il advint. Car étant tantôt environné de toutes parts par les Arcadiens : après en avoir fait une grande boucherie, lui et les siens furent tous mis au fil de l’épée. Est-il quelque trophée assigné pour les vainqueurs, qui ne soit mieux dû à ces vaincus ? Le vrai vaincre a pour son rôle l’estour, non pas le salut : et consiste l’honneur de la vertu, à combattre, non à battre. Pour revenir à notre histoire, il s’en faut tant que ces prisonniers se rendent, pour tout ce qu’on leur fait, qu’au rebours pendant ces deux ou trois mois qu’on les garde, ils portent une contenance gaie, ils pressent leurs maîtres de se hâter de les mettre en cette épreuve, ils les défient, les injurient, leur reprochent leur lâcheté et le nombre des batailles perdues contre les leurs. J’ai une chanson faite par un prisonnier, où il y a ce trait : Qu’ils viennent hardiment trétous, et s’assemblent pour dîner de lui, car ils mangeront quant et quant leurs pères et leurs aïeux, qui ont servi d’aliment et de nourriture à son corps : ces muscles, dit-il, cette chair et ces veines, ce sont les vôtres, pauvres fous que vous êtes : vous ne reconnaissez pas que la substance des membres de vos ancêtres s’y tient encore : savourez-les bien, vous y trouverez le goût de votre propre chair : invention, qui ne sent aucunement la barbarie. Ceux qui les peignent mourants, et qui représentent cette action quand on les assomme, ils peignent le prisonnier, crachant au visage de ceux qui le tuent, et leur faisant la moue. De vrai ils ne cessent jusques au dernier soupir, de les braver et défier de parole et de contenance. Sans mentir, au prix de nous, voilà des hommes bien sauvages : car ou il faut qu’ils le soient bien à bon escient, ou que nous le soyons : il y a une merveilleuse distance entre leur forme et la nôtre. Les hommes y ont plusieurs femmes, et en ont d’autant plus grand nombre, qu’ils sont en meilleure réputation de vaillance : C’est une beauté remarquable en leurs mariages, que la même jalousie que nos femmes ont pour nous empêcher de l’amitié et bienveillance d’autres femmes, les leurs l’ont toute pareille pour la leur acquérir. Étant plus soigneuses de l’honneur de leurs maris, que de toute autre chose, elles cherchent et mettent leur sollicitude à avoir le plus de compagnes qu’elles peuvent, d’autant que c’est un témoignage de la vertu du mari. Les nôtres crieront au miracle : ce ne l’est pas. C’est une vertu proprement matrimoniale : mais du plus haut étage. Et en la Bible, Lea, Rachel, Sara et les femmes de Jacob fournirent leurs belles servantes à leurs maris, et Livia seconda les appétits d’Auguste, à son intérêt : et la femme du Roi Deiotarus Stratonique, prêta non seulement à l’usage de son mari, une fort belle jeune fille de chambre, qui la servait, mais en nourrit soigneusement les enfants : et leur fit épaule à succéder aux états de leur père. Et afin qu’on ne pense point que tout ceci se fasse par une simple et servile obligation à leur usance, et par l’impression de l’autorité de leur ancienne coutume, sans discours et sans jugement, et pour avoir l’âme si stupide, que de ne pouvoir prendre autre parti, il faut alléguer quelques traits de leur suffisance. Outre celui que je viens de réciter de l’une de leurs chansons guerrières, j’en ai une autre amoureuse, qui commence en ce sens : Couleuvre arrête-toi, arrête-toi couleuvre, afin que ma sœur tire sur le patron de ta peinture, la façon et l’ouvrage d’un riche cordon, que je puisse donner à m’amie : ainsi soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les autres serpents : Ce premier couplet, c’est le refrain de la chanson. Or j’ai assez de commerce avec la poésie pour juger ceci, que non seulement il n’y a rien de barbarie en cette imagination, mais qu’elle est tout à fait Anacréontique. Leur langage au demeurant, c’est un langage doux, et qui a le son agréable, retirant aux terminaisons Grecques. Trois d’entre eux, ignorant combien coûtera un jour à leur repos, et à leur bonheur, la connaissance des corruptions de deçà, et que de ce commerce naîtra leur ruine, comme je présuppose qu’elle soit déjà avancée (bien misérables de s’être laissés piper au désir de la nouveauté, et avoir quitté la douceur de leur ciel, pour venir voir le nôtre) furent à Rouen, du temps que le feu Roi Charles neuvième y était : le Roi parla à eux longtemps, on leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville : après cela, quelqu’un en demanda leur avis, et voulut savoir d’eux, ce qu’ils y avaient trouvé de plus admirable ; ils répondirent trois choses, dont j’ai perdu la troisième, et en suis bien marri ; mais j’en ai encore deux en mémoire. Ils dirent qu’ils trouvaient en premier lieu fort étrange, que tant de grands hommes portant barbe, forts et armés, qui étaient autour du Roi (il est vraisemblable qu’ils parlaient des Suisses de sa garde) se soumissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissait plutôt quelqu’un d’entre eux pour commander : Secondement (ils ont une façon de leur langage telle qu’ils nomment les hommes, moitié les uns des autres) qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses, pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. Je parlai à l’un d’eux fort longtemps, mais j’avais un truchement qui me suivait si mal, et qui était si empêché à recevoir mes imaginations par sa bêtise, que je n’en pus tirer rien qui vaille. Sur ce que je lui demandai quel fruit il recevait de la supériorité qu’il avait parmi les siens (car c’était un Capitaine, et nos matelots le nommaient Roi) il me dit, que c’était, marcher le premier à la guerre : De combien d’hommes il était suivi ; il me montra une espace de lieu, pour signifier que c’était autant qu’il en pourrait en une telle espace, ce pouvait être quatre ou cinq mille hommes : Si hors la guerre toute son autorité était expirée ; il dit qu’il lui en restait cela, que quand il visitait les villages qui dépendaient de lui, on lui dressait des sentiers au travers des haies de leurs bois, par où il pût passer bien à l’aise. Tout cela ne va pas trop mal : mais quoi ? ils ne portent point de hauts-de-chausses.
Chapitre XXXI. Qu’il faut sobrement se mêler de juger les observances divines §
Le vrai champ et sujet de l’imposture, sont les choses inconnues : d’autant qu’en premier lieu l’étrangeté même donne crédit, et puis n’étant point sujettes à nos discours ordinaires, elles nous ôtent le moyen de les combattre. À cette cause, dit Platon, est-il bien plus aisé de satisfaire, parlant de la nature des Dieux, que de la nature des hommes : parce que l’ignorance des auditeurs prête une belle et large carrière, et toute liberté, au maniement d’une matière cachée. Il advient de là, qu’il n’est rien cru si fermement, que ce qu’on sait le moins, ni gens si assurés, que ceux qui nous content des fables, comme Alchimistes, Pronostiqueurs, Judiciaires, Chiromanciens, Médecins, id genus omne [toute cette espèce de gens]. Auxquels je joindrais volontiers, si j’osais, un tas de gens, interprètes et contrôleurs ordinaires des desseins de Dieu, faisant état de trouver les causes de chaque accident, et de voir dans les secrets de la volonté divine, les motifs incompréhensibles de ses œuvres. Et quoique la variété et discordance continuelle des événements, les rejette de coin en coin, et d’Orient en Occident, ils ne laissent de suivre pourtant leur éteuf, et de même crayon peindre le blanc et le noir. En une nation Indienne il y a cette louable observance, quand il leur mésadvient en quelque rencontre ou bataille, ils en demandent publiquement pardon au Soleil, qui est leur Dieu, comme d’une action injuste : rapportant leur heur ou malheur à la raison divine, et lui soumettant leur jugement et discours. Suffit à un Chrétien croire toutes choses venir de Dieu : les recevoir avec reconnaissance de sa divine et inscrutable sapience : pourtant les prendre en bonne part, en quelque visage qu’elles lui soient envoyées. Mais je trouve mauvais ce que je vois en usage, de chercher à fermir et appuyer notre religion par la prospérité de nos entreprises. Notre créance a assez d’autres fondements, sans l’autoriser par les événements : Car le peuple accoutumé à ces arguments plausibles, et proprement de son goût, il est danger, quand les événements viennent à leur tour contraires et désavantageux, qu’il en ébranle sa foi : Comme aux guerres où nous sommes pour la Religion, ceux qui eurent l’avantage au rencontre de La RochelAbeille, faisant grand fête de cet accident, et se servant de cette fortune, pour certaine approbation de leur parti : quand ils viennent après à excuser leurs défortunes de Mont-contour et de Jarnac, sur ce que ce sont verges et châtiments paternels, s’ils n’ont un peuple du tout à leur merci, ils lui font assez aisément sentir que c’est prendre d’un sac deux moutures, et de même bouche souffler le chaud et le froid. Il vaudrait mieux l’entretenir des vrais fondements de la vérité. C’est une belle bataille navale qui s’est gagnée ces mois passés contre les Turcs, sous la conduite de don Juan d’Austria : mais il a bien plu à Dieu en faire autrefois voir d’autres telles à nos dépens. Somme, il est malaisé de ramener les choses divines à notre balance, qu’elles n’y souffrent du déchet. Et qui voudrait rendre raison de ce que Arrius et Léon son Pape, chefs principaux de cette hérésie, moururent en divers temps, de morts si pareilles et si étranges (car retirés de la dispute par douleur de ventre à la garde-robe, tous deux y rendirent subitement l’âme) et exagérer cette vengeance divine par la circonstance du lieu, y pourrait bien encore ajouter la mort de Heliogabalus, qui fut aussi tué en un retrait. Mais quoi ? Irenee se trouve engagé en même fortune : Dieu nous voulant apprendre, que les bons ont autre chose à espérer : et les mauvais autre chose à craindre, que les fortunes ou infortunes de ce monde : il les manie et applique selon sa disposition occulte : et nous ôte le moyen d’en faire sottement notre profit. Et se moquent ceux qui s’en veulent prévaloir selon l’humaine raison. Ils n’en donnent jamais une touche, qu’ils n’en reçoivent deux. Saint Augustin en fait une belle preuve sur ses adversaires. C’est un conflit, qui se décide par les armes de la mémoire, plus que par celles de la raison. Il se faut contenter de la lumière qu’il plaît au Soleil nous communiquer par ses rayons, et qui élèvera ses yeux pour en prendre une plus grande dans son corps même, qu’il ne trouve pas étrange, si pour la peine de son outrecuidance il y perd la vue. Quis hominum potest scire consilium Dei ? aut quis poterit cogitare, quid velit Dominus ? [Qui parmi les hommes peut connaître le dessein de Dieu ? ou qui pourra concevoir ce que veut le Seigneur ?]
Chapitre XXXII. De fuir les voluptés au prix de la vie §
J’avais bien vu convenir en ceci la plupart des anciennes opinions : Qu’il est l’heure de mourir lorsqu’il y a plus de mal que de bien à vivre : et que de conserver notre vie à notre tourment et incommodité, c’est choquer les lois mêmes de nature, comme disent ces vieilles règles,
ἢ ζῇν ἀλύπως, ἢ θάνειν εὐδαιμόνως,
Καλὸν θνήσκειν οἷς ὕβριν τὸ ζῇν φέρει :
Κρεῖσσον τὸ μὴ ζῇν ἐστίν, ἢ ζῇν ἀθλίως.
[Ou une vie sans chagrin, ou une mort heureuse.
Il est beau de mourir quand vivre est pénible.
Mieux vaut ne pas vivre que de vivre dans la peine.]
Mais de pousser le mépris de la mort jusques à tel degré, que de l’employer pour se distraire des honneurs, richesses, grandeurs, et autres faveurs et biens que nous appelons de la fortune : comme si la raison n’avait pas assez affaire à nous persuader de les abandonner, sans y ajouter cette nouvelle recharge, je ne l’avais vu ni commander, ni pratiquer : jusques lorsque ce passage de Seneca me tomba entre mains, auquel conseillant à Lucilius, personnage puissant et de grande autorité autour de l’Empereur, de changer cette vie voluptueuse et pompeuse, et de se retirer de cette ambition du monde, à quelque vie solitaire, tranquille et philosophique : sur quoi Lucilius alléguait quelques difficultés : Je suis d’avis (dit-il) que tu quittes cette vie-là, ou la vie tout à fait : bien te conseillé-je de suivre la plus douce voie, et de détacher plutôt que de rompre ce que tu as mal noué ; pourvu que s’il ne se peut autrement détacher, tu le rompes. Il n’y a homme si couard qui n’aime mieux tomber une fois, que de demeurer toujours en branle. J’eusse trouvé ce conseil sortable à la rudesse Stoïque : mais il est plus étrange qu’il soit emprunté d’Epicurus, qui écrit à ce propos, choses toutes pareilles à Idomeneus. Si est-ce que je pense avoir remarqué quelque trait semblable parmi nos gens, mais avec la modération Chrétienne. Saint Hilaire Évêque de Poitiers, ce fameux ennemi de l’hérésie Arienne, étant en Syrie fut averti qu’Abra sa fille unique, qu’il avait laissée par-deçà avec sa mère, était poursuivie en mariage par les plus apparents Seigneurs du pays, comme fille très bien nourrie, belle, riche, et en la fleur de son âge : il lui écrivit (comme nous voyons) qu’elle ôtât son affection de tous ces plaisirs et avantages qu’on lui présentait : qu’il lui avait trouvé en son voyage un parti bien plus grand et plus digne, d’un mari de bien autre pouvoir et magnificence, qui lui ferait présent de robes et de joyaux, de prix inestimable. Son dessein était de lui faire perdre l’appétit et l’usage des plaisirs mondains, pour la joindre toute à Dieu : Mais à cela, le plus court et plus certain moyen lui semblant être la mort de sa fille, il ne cessa par vœux, prières, et oraisons, de faire requête à Dieu de l’ôter de ce monde, et de l’appeler à soi : comme il advint : car bientôt après son retour, elle lui mourut, de quoi il montra une singulière joie. Celui-ci semble enchérir sur les autres, de ce qu’il s’adresse à ce moyen de prime face, lequel ils ne prennent que subsidiairement, et puis que c’est à l’endroit de sa fille unique. Mais je ne veux omettre le bout de cette histoire, encore qu’il ne soit pas de mon propos. La femme de Saint Hilaire ayant entendu par lui, comme la mort de leur fille s’était conduite par son dessein et volonté, et combien elle avait plus d’heur d’être délogée de ce monde, que d’y être, prit une si vive appréhension de la béatitude éternelle et céleste, qu’elle sollicita son mari avec extrême instance, d’en faire autant pour elle. Et Dieu à leurs prières communes, l’ayant retirée à soi, bientôt après, ce fut une mort embrassée avec singulier contentement commun.
Chapitre XXXIII. La fortune se rencontre souvent au train de la raison §
L’inconstance du branle divers de la fortune, fait qu’elle nous doive présenter toute espèce de visages. Y a-t-il action de justice plus expresse que celle-ci ? Le Duc de Valentinois ayant résolu d’empoisonner Adrian Cardinal de Cornete, chez qui le Pape Alexandre sixième son père, et lui allaient souper au Vatican : envoya devant, quelque bouteille de vin empoisonné, et commanda au sommelier qu’il la gardât bien soigneusement : le Pape y étant arrivé avant le fils, et ayant demandé à boire, ce sommelier, qui pensait ce vin ne lui avoir été recommandé que pour sa bonté, en servit au Pape, et le Duc même y arrivant sur le point de la collation, et se fiant qu’on n’aurait pas touché à sa bouteille, en prit à son tour ; en manière que le Père en mourut soudain, et le fils après avoir été longuement tourmenté de maladie, fut réservé à une autre pire fortune. Quelquefois il semble à point nommé qu’elle se joue à nous : Le Seigneur d’Estrée, lors guidon de Monsieur de Vandôme, et le Seigneur de Liques, Lieutenant de la compagnie du Duc d’Ascot, étant tous deux serviteurs de la sœur du Sieur de Foungueselles, quoique de divers partis (comme il advient aux voisins de la frontière) le Sieur de Licques l’emporta : mais le même jour des noces, et qui pis est, avant le coucher, le marié ayant envie de rompre un bois en faveur de sa nouvelle épouse, sortit à l’escarmouche près de S. Orner, où le sieur d’Estrée se trouvant le plus fort, le fit son prisonnier : et pour faire valoir son avantage, encore fallut-il que la Demoiselle,
Coniugis ante coacta noui dimittere collum,
Quam veniens una atque altera rursus hyems
Noctibus in longis auidum saturasset amorem,
[contrainte de se détacher du cou de son nouvel époux, avant qu’un hiver succédant à un autre hiver n’eût rassasié dans de longues nuits son amour avide,]
lui fît elle-même requête par courtoisie de lui rendre son prisonnier : comme il fit, la noblesse Française, ne refusant jamais rien aux Dames. Semble-t-il pas que ce soit un sort artiste ? Constantin fils d’Helene fonda l’Empire de Constantinople : et tant de siècles après Constantin fils d’Helene le finit. Quelquefois il lui plaît envier sur nos miracles : Nous tenons que le Roi Clovis assiégeant Angoulesme, les murailles churent d’elles-mêmes par faveur divine : Et Bouchet emprunte de quelque auteur, que le Roi Robert assiégeant une ville, et s’étant dérobé du siège, pour aller à Orléans solenniser la fête Saint Aignan, comme il était en dévotion, sur certain point de la Messe, les murailles de la ville assiégée, s’en allèrent sans aucun effort en ruine. Elle fit tout à contrepoil en nos guerres de Milan : car le Capitaine Rense assiégeant pour nous la ville d’Eronne, et ayant fait mettre la mine sous un grand pan de mur, et le mur en étant brusquement enlevé hors de terre, rechut toutefois tout empanné, si droit dans son fondement, que les assiégés n’en valurent pas moins. Quelquefois elle fait la médecine. Jason Phereus étant abandonné des médecins, pour une apostume, qu’il avait dans la poitrine, ayant envie de s’en défaire, au moins par la mort, se jeta en une bataille à corps perdu dans la presse des ennemis, où il fut blessé à travers le corps, si à point, que son apostume en creva, et guérit. Surpassa-t-elle pas le peintre Protogenes en la science de son art ? Celui-ci ayant parfait l’image d’un chien las, et recru à son contentement en toutes les autres parties, mais ne pouvant représenter à son gré l’écume et la bave, dépité contre sa besogne, prit son éponge, et comme elle était abreuvée de diverses peintures, la jeta contre, pour tout effacer : la fortune porta tout à propos le coup à l’endroit de la bouche du chien, et y parfournit ce à quoi l’art n’avait pu atteindre. N’adresse-t-elle pas quelquefois nos conseils, et les corrige ? Isabel Reine d’Angleterre, ayant à repasser de Zélande en son Royaume, avec une armée, en faveur de son fils contre son mari, était perdue, si elle fut arrivée au port qu’elle avait projeté, y étant attendue par ses ennemis : mais la fortune la jeta contre son vouloir ailleurs, où elle prit terre en toute sûreté. Et cet ancien qui ruant la pierre à un chien, en assena et tua sa marâtre, eut-il pas raison de prononcer ce vers :
Ταὐτόματον ἡμῶν καλλίω βουλεύεται ;
[Le produit du hasard surpasse nos propres efforts ;]
La fortune a meilleur avis que nous. Icetes avait pratiqué deux soldats, pour tuer Timoleon, séjournant à Adrane en la Sicile. Ils prirent heure, sur le point qu’il ferait quelque sacrifice. Et se mêlant parmi la multitude, comme ils se guignaient l’un l’autre, que l’occasion était propre à leur besogne : voici un tiers, qui d’un grand coup d’épée, en assène l’un par la tête, et le rue mort par terre, et s’enfuit. Le compagnon se tenant pour découvert et perdu, recourut à l’autel, requérant franchise, avec promesse de dire toute la vérité. Ainsi qu’il faisait le conte de la conjuration, voici le tiers qui avait été attrapé, lequel comme meurtrier, le peuple pousse et saboule au travers la presse, vers Timoleon, et les plus apparents de l’assemblée. Là il crie merci : et dit avoir justement tué l’assassin de son père : vérifiant sur-le-champ, par des témoins que son bon sort lui fournit, tout à propos, qu’en la ville des Léontins son père, de vrai, avait été tué par celui sur lequel il s’était vengé. On lui ordonna dix mines Attiques, pour avoir eu cet heur, prenant raison de la mort de son père, de retirer de mort le père commun des Siciliens. Cette fortune surpasse en règlement, les règles de l’humaine prudence. Pour la fin : En ce fait ici, se découvre-t-il pas une bien expresse application de sa faveur, de bonté et piété singulière ? Ignatius Père et fils, proscrits par les Triumvirs à Rome, se résolurent à ce généreux office, de rendre leurs vies, entre les mains l’un de l’autre, et en frustrer la cruauté des Tyrans : ils se coururent sus, l’épée au poing : elle en dressa les pointes, et en fit deux coups également mortels : et donna à l’honneur d’une si belle amitié, qu’ils eussent justement la force de retirer encore des plaies leurs bras sanglants et armés, pour s’entrembrasser en cet état, d’une si forte étreinte, que les bourreaux coupèrent ensemble leurs deux têtes, laissant les corps toujours pris en ce noble nœud ; et les plaies jointes, humant amoureusement, le sang et les restes de la vie, l’une de l’autre.
Chapitre XXXIV. D’un défaut de nos polices §
Feu mon père, homme pour n’être aidé que de l’expérience et du naturel, d’un jugement bien net m’a dit autrefois, qu’il avait désiré mettre en train, qu’il y eût ès villes certain lieu désigné, auquel ceux qui auraient besoin de quelque chose, se pussent rendre, et faire enregistrer leur affaire à un officier établi pour cet effet : comme, je cherche à vendre des perles : je cherche des perles à vendre, tel veut compagnie pour aller à Paris ; tel s’enquiert d’un serviteur de telle qualité, tel d’un maître ; tel demande un ouvrier : qui ceci, qui cela, chacun selon son besoin. Et semble que ce moyen de nous entr’avertir, apporterait non légère commodité au commerce public : Car à tous coups, il y a des conditions, qui s’entrecherchent, et pour ne s’entr’entendre, laissent les hommes en extrême nécessité. J’entends avec une grande honte de notre siècle, qu’à notre vue, deux très excellents personnages en savoir, sont morts en état de n’avoir pas leur soûl à manger : Lilius Gregorius Giraldus en Italie, et Sebastianus Castalio en Allemagne : Et crois qu’il y a mille hommes qui les eussent appelés avec très avantageuses conditions, ou secourus où ils étaient s’ils l’eussent su. Le monde n’est pas si généralement corrompu, que je ne sache tel homme, qui souhaiterait de bien grande affection, que les moyens que les siens lui ont mis en main, se pussent employer tant qu’il plaira à la fortune qu’il en jouisse, à mettre à l’abri de la nécessité, les personnages rares et remarquables en quelque espèce de valeur, que le malheur combat quelquefois jusques à l’extrémité : et qui les mettrait pour le moins en tel état, qu’il ne tiendrait qu’à faute de bon discours, s’ils n’étaient contents. En la police économique mon père avait cet ordre, que je sais louer, mais nullement ensuivre. C’est qu’outre le registre des négoces du ménage, où se logent les menus comptes, paiements, marchés, qui ne requièrent la main du Notaire, lequel registre, un Receveur a en charge : il ordonnait à celui de ses gens, qui lui servait à écrire, un papier journal, à insérer toutes les survenances de quelque remarque, et jour par jour les mémoires de l’histoire de sa maison : très plaisante à voir, quand le temps commence à en effacer la souvenance, et très à propos pour nous ôter souvent de peine : Quand fût entamée telle besogne, quand achevée : quels trains y ont passé, combien arrêté : nos voyages, nos absences, mariages, morts : la réception des heureuses ou malencontreuses nouvelles : changement des serviteurs principaux : telles matières. Usage ancien, que je trouve bon à rafraîchir, chacun en sa chacunière : et me trouve un sot d’y avoir failli.
Chapitre XXXV. De l’usage de se vêtir §
Où que je veuille donner, il me faut forcer quelque barrière de la coutume, tant elle a soigneusement bridé toutes nos avenues. Je devisais en cette saison frileuse, si la façon d’aller tout nu de ces nations dernièrement trouvées, est une façon forcée par la chaude température de l’air, comme nous disons des Indiens, et des Mores, ou si c’est l’originelle des hommes. Les gens d’entendement, d’autant que tout ce qui est sous le ciel, comme dit la sainte Parole, est sujet à mêmes lois, ont accoutumé en pareilles considérations à celles ici, où il faut distinguer les lois naturelles des controuvées, de recourir à la générale police du monde, où il n’y peut avoir rien de contrefait. Or tout étant exactement fourni ailleurs de filet et d’aiguille, pour maintenir son être, il est mécréable, que nous soyons seuls produits en état défectueux et indigent, et en état qui ne se puisse maintenir sans secours étranger. Ainsi je tiens que comme les plantes, arbres, animaux, et tout ce qui vit, se trouve naturellement équipé de suffisante couverture, pour se défendre de l’injure du temps,
Proptereaque fere res omnes, aut corio sunt,
Aut seta, aut conchis, aut callo, aut cortice tectæ,
[Et c’est la raison pour laquelle presque toutes choses sont recouvertes de cuir, de soie, de coquille, de callosité ou d’écorce,]
aussi étions-nous : mais comme ceux qui éteignent par artificielle lumière celle du jour, nous avons éteint nos propres moyens, par les moyens empruntés. Et est aisé à voir que c’est la coutume qui nous fait impossible ce qui ne l’est pas : Car de ces nations qui n’ont aucune connaissance de vêtements, il s’en trouve d’assises environ sous même ciel, que le nôtre, et sous bien plus rude ciel que le nôtre : Et puis la plus délicate partie de nous est celle qui se tient toujours découverte : les yeux, la bouche, le nez, les oreilles : à nos contadins, comme à nos aïeux, la partie pectorale et le ventre. Si nous fussions nés avec condition de cotillons et de gréguesques, il ne faut faire doute, que nature n’eût armé d’une peau plus épaisse ce qu’elle eût abandonné à la batterie des saisons, comme elle a fait le bout des doigts et plante des pieds. Pourquoi semble-t-il difficile à croire ? entre ma façon d’être vêtu, et celle du paysan de mon pays, je trouve bien plus de distance, qu’il n’y a de sa façon, à celle d’un homme, qui n’est vêtu que de sa peau. Combien d’hommes, et en Turchie surtout, vont nus par dévotion ? Je ne sais qui demandait à un de nos gueux, qu’il voyait en chemise en plein hiver, aussi scarrebillat que tel qui se tient emmitonné dans les martes jusques aux oreilles, comme il pouvait avoir patience : Et vous monsieur, répondit-il, vous avez bien la face découverte : or moi je suis tout face. Les Italiens content du fou du Duc de Florence, ce me semble, que son maître s’enquérant comment ainsi mal vêtu, il pouvait porter le froid, à quoi il était bien empêché lui-même : Suivez, dit-il, ma recette de charger sur vous tous vos accoutrements, comme je fais les miens, vous n’en souffrirez non plus que moi. Le Roi Massinissa jusques à l’extrême vieillesse, ne put être induit à aller la tête couverte par froid, orage, et pluie qu’il fît, ce qu’on dit aussi de l’Empereur Severus. Aux batailles données entre les Égyptiens et les Perses, Herodote dit avoir été remarqué et par d’autres, et par lui, que de ceux qui y demeuraient morts, le test était sans comparaison plus dur aux Égyptiens qu’aux Perses : à raison que ceux-ci portent toujours leurs têtes couvertes de béguins, et puis de turbans : ceux-là rases dès l’enfance et découvertes. Et le Roi Agesilaus observa jusques à sa décrépitude, de porter pareille vêture en hiver qu’en été. Cæsar, dit Suetone, marchait toujours devant sa troupe, et le plus souvent à pied, la tête découverte, soit qu’il fît Soleil, ou qu’il plût, et autant en dit-on d’Hannibal,
tum vertice nudo
Excipere insanos imbres, cœlique ruinam.
[Tantôt il recevait, tête nue, les pluies diluviennes et l’écroulement du ciel.]
Un Vénitien, qui s’y est tenu longtemps, et qui ne fait que d’en venir, écrit qu’au Royaume du Pégu, les autres parties du corps vêtues, les hommes et les femmes vont toujours les pieds nus, même à cheval. Et Platon conseille merveilleusement pour la santé de tout le corps, de ne donner aux pieds et à la tête autre couverture, que celle que nature y a mise. Celui que les Polonais ont choisi pour leur Roi, après le nôtre, qui est à la vérité l’un des plus grands Princes de notre siècle, ne porte jamais gants, ni ne change pour hiver et temps qu’il fasse, le même bonnet qu’il porte au couvert. Comme je ne puis souffrir d’aller déboutonné et détaché, les laboureurs de mon voisinage se sentiraient entravés de l’être. Varro tient, que quand on ordonna que nous tinssions la tête découverte, en présence des Dieux ou du Magistrat, on le fit plus pour notre santé, et nous fermir contre les injures du temps, que pour compte de la révérence. Et puisque nous sommes sur le froid, et Français accoutumés à nous bigarrer, (non pas moi, car je ne m’habille guère que de noir ou de blanc, à l’imitation de mon père,) ajoutons d’une autre pièce, que le Capitaine Martin du Bellay récite, au voyage de Luxembourg, avoir vu les gelées si âpres, que le vin de la munition se coupait à coups de hache et de cognée, se débitait aux soldats par poids, et qu’ils l’emportaient dans des paniers : et Ovide,
Nudaque consistunt formam seruantia testæ
Vina, nec hausta meri, sed data frusta bibunt.
[Hors du récipient, les vins en gardent la forme, et ils ne se boivent pas purs, après avoir été puisés, mais donnés en morceaux.]
Les gelées sont si âpres en l’embouchure des Palus Mæotides, qu’en la même place où le Lieutenant de Mithridates avait livré bataille aux ennemis à pied sec, et les y avait défaits, l’été venu, il y gagna contre eux encore une bataille navale. Les Romains souffrirent grand désavantage au combat qu’ils eurent contre les Carthaginois près de Plaisance, de ce qu’ils allèrent à la charge, le sang figé, et les membres contraints de froid : là où Hannibal avait fait épandre du feu par tout son ost, pour échauffer ses soldats : et distribuer de l’huile par les bandes, afin que s’oignant, ils rendissent leurs nerfs plus souples et dégourdis, et encroûtassent les pores contre les coups de l’air et du vent gelé, qui courait lors. La retraite des Grecs, de Babylone en leur pays, est fameuse des difficultés et mésaises, qu’ils eurent à surmonter. Celle-ci en fut, qu’accueillis aux montagnes d’Arménie d’un horrible ravage de neiges, ils en perdirent la connaissance du pays et des chemins : et en étant assiégés tout court, furent un jour et une nuit, sans boire et sans manger, la plupart de leurs bêtes mortes : d’entre eux plusieurs morts, plusieurs aveugles du coup du grésil, et lueur de la neige : plusieurs estropiés par les extrémités : plusieurs roides transis immobiles de froid, ayant encore le sens entier. Alexandre vit une nation en laquelle on enterre les arbres fruitiers en hiver pour les défendre de la gelée : et nous en pouvons aussi voir. Sur le sujet de vêtir, le Roi du Mexique changeait quatre fois par jour d’accoutrements, jamais ne les réitérait, employant sa déferre à ses continuelles libéralités et récompenses : comme aussi ni pot, ni plat, ni ustensile de sa cuisine, et de sa table, ne lui étaient servis à deux fois.
Chapitre XXXVI. Du jeune Caton §
Je n’ai point cette erreur commune, de juger d’un autre selon que je suis. J’en crois aisément des choses diverses à moi. Pour me sentir engagé à une forme, je n’y oblige pas le monde, comme chacun fait, et crois, et conçois mille contraires façons de vie : et au rebours du commun reçois plus facilement la différence, que la ressemblance en nous. Je décharge tant qu’on veut, un autre être, de mes conditions et principes : et le considère simplement en lui-même, sans relation, l’étoffant sur son propre modèle. Pour n’être continent, je ne laisse d’avouer sincèrement, la continence des Feuillants et des Capucins, et de bien trouver l’air de leur train. Je m’insinue par imagination fort bien en leur place : et les aime et les honore d’autant plus, qu’ils sont autres que moi. Je désire singulièrement, qu’on nous juge chacun à part soi : et qu’on ne me tire en conséquence des communs exemples. Ma faiblesse n’altère aucunement les opinions que je dois avoir de la force et vigueur de ceux qui le méritent. Sunt, qui nihil suadent, quam quod se imitari posse confidunt. [Il y a des gens qui ne louent rien que ce qu’ils croient pouvoir imiter.] Rampant au limon de la terre, je ne laisse pas de remarquer jusques dans les nues la hauteur inimitable d’aucunes âmes héroïques : C’est beaucoup pour moi d’avoir le jugement réglé, si les effets ne le peuvent être, et maintenir au moins cette maîtresse partie, exempte de corruption : C’est quelque chose d’avoir la volonté bonne, quand les jambes me faillent. Ce siècle, auquel nous vivons, au moins pour notre climat, est si plombé, que je ne dis pas l’exécution, mais l’imagination même de la vertu en est à dire : et semble que ce ne soit autre chose qu’un jargon de collège.
virtutem verba putant, ut
Lucum ligna :
[Ils pensent que la vertu n’est qu’un mot, comme un bois sacré ne serait que du bois :]
quam vereri deberent, etiam si percipere non passent [elle, qu’ils devraient vénérer, même s’ils sont incapables de la comprendre]. C’est un affiquet à pendre en un cabinet, ou au bout de la langue, comme au bout de l’oreille, pour parement. Il ne se reconnaît plus d’action vertueuse : celles qui en portent le visage, elles n’en ont pas pourtant l’essence : car le profit, la gloire, la crainte, l’accoutumance, et autres telles causes étrangères nous acheminent à les produire. La justice, la vaillance, la débonnaireté, que nous exerçons lors, elles peuvent être ainsi nommées, pour la considération d’autrui, et du visage qu’elles portent en public : mais chez l’ouvrier, ce n’est aucunement vertu. Il y a une autre fin proposée, autre cause mouvante. Or la vertu n’avoue rien, que ce qui se fait par elle, et pour elle seule. En cette grande bataille de Potidée, que les Grecs sous Pausanias gagnèrent contre Mardonius, et les Perses : les victorieux suivant leur coutume, venant à partir entre eux la gloire de l’exploit, attribuèrent à la nation Spartiate la précellence de valeur en ce combat. Les Spartiates excellents juges de la vertu, quand ils vinrent à décider, à quel particulier devait demeurer l’honneur d’avoir le mieux fait en cette journée, trouvèrent qu’Aristodemus s’était le plus courageusement hasardé : mais pourtant ils ne lui en donnèrent point de prix, parce que sa vertu avait été incitée du désir de se purger du reproche, qu’il avait encouru au fait des Thermopyles : et d’un appétit de mourir courageusement, pour garantir sa honte passée. Nos jugements sont encore malades, et suivent la dépravation de nos mœurs : Je vois la plupart des esprits de mon temps faire les ingénieux à obscurcir la gloire des belles et généreuses actions anciennes, leur donnant quelque interprétation vile, et leur controuvant des occasions et des causes vaines : Grande subtilité : Qu’on me donne l’action la plus excellente et pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. Dieu sait, à qui les veut étendre, quelle diversité d’images ne souffre notre interne volonté : Ils ne font pas tant malicieusement, que lourdement et grossièrement, les ingénieux, à tout leur médisance. La même peine, qu’on prend à détracter de ces grands noms, et la même licence, je la prendrais volontiers à leur prêter quelque tour d’épaule pour les hausser. Ces rares figures, et triées pour l’exemple du monde, par le consentement des sages, je ne me feindrais pas de les recharger d’honneur, autant que mon invention pourrait, en interprétation et favorable circonstance. Et il faut croire, que les efforts de notre invention sont loin au-dessous de leur mérite. C’est l’office des gens de bien, de peindre la vertu la plus belle qui se puisse. Et ne messiérait pas, quand la passion nous transporterait à la faveur de si saintes formes. Ce que ceux-ci font au contraire, ils le font ou par malice, ou par ce vice de ramener leur créance à leur portée, de quoi je viens de parler : ou comme je pense plutôt, pour n’avoir pas la vue assez forte et assez nette ni dressée à concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naïve : Comme Plutarque dit, que de son temps, aucuns attribuaient la cause de la mort du jeune Caton, à la crainte qu’il avait eu de Cæsar : de quoi il se pique avec raison : Et peut-on juger par là, combien il se fût encore plus offensé de ceux qui l’ont attribuée à l’ambition. Sottes gens. Il eût bien fait une belle action, généreuse et juste plutôt avec ignominie, que pour la gloire. Ce personnage-là fut véritablement un patron, que nature choisit, pour montrer jusques où l’humaine vertu et fermeté pouvait atteindre : Mais je ne suis pas ici à même pour traiter ce riche argument : Je veux seulement faire lutter ensemble, les traits de cinq poètes Latins, sur la louange de Caton, et pour l’intérêt de Caton : et par incident, pour le leur aussi. Or devra l’enfant bien nourri, trouver au prix des autres, les deux premiers traînants. Le troisième, plus vert : mais qui s’est abattu par l’extravagance de sa force. Il estimera que là il y aurait place à un ou deux degrés d’invention encore, pour arriver au quatrième, sur le point duquel il joindra ses mains par admiration. Au dernier, premier de quelque espace : mais laquelle espace, il jurera ne pouvoir être remplie par nul esprit humain, il s’étonnera, il se transira. Voici merveilles. Nous avons bien plus de poètes, que de juges et interprètes de poésie. Il est plus aisé de la faire, que de la connaître. À certaine mesure basse, on la peut juger par les préceptes et par art. Mais la bonne, la suprême, la divine, est au-dessus des règles et de la raison. Quiconque en discerne la beauté, d’une vue ferme et rassise, il ne la voit pas : non plus que la splendeur d’un éclair. Elle ne pratique point notre jugement : elle le ravit et ravage. La fureur, qui époinçonne celui qui la sait pénétrer, fiert encore un tiers, à la lui ouïr traiter et réciter. Comme l’aimant attire non seulement une aiguille, mais infond encore en icelle, sa faculté d’en attirer d’autres : et il se voit plus clairement aux théâtres, que l’inspiration sacrée des muses, ayant premièrement agité le poète à la colère, au deuil, à la haine, et hors de soi, où elles veulent, frappe encore par le poète, l’acteur, et par l’acteur, consécutivement tout un peuple. C’est l’enfilure de nos aiguilles, suspendues l’une de l’autre. Dès ma première enfance, la poésie a eu cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien vif, qui est naturellement en moi, a été diversement manié, par diversité de formes, non tant, plus hautes et plus basses (car c’étaient toujours des plus hautes en chaque espèce) comme différentes en couleur. Premièrement, une fluidité gaie et ingénieuse : depuis une subtilité aiguë et relevée. Enfin, une force mûre et constante. L’exemple le dira mieux. Ovide, Lucain, Virgile. Mais voilà nos gens sur la carrière.
Sit Cato dum viidt sane vel Cœsare maior,
[Que Caton, pendant sa vie, soit plus grand que César lui-même,]
dit l’un :
Et inuictum, deuicta morte Catonem,
[Et Caton, invaincu, ayant vaincu la mort,]
dit l’autre. Et l’autre, parlant des guerres civiles d’entre Cæsar et Pompeius,
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
[La cause victorieuse plut aux dieux, la cause vaincue à Caton.]
Et le quatrième sur les louanges de Cæsar :
Et cuncta terrarum subacta,
Præter atrocem animum Catonis.
[Et la terre entière soumise, excepté l’âme inexorable de Caton.]
Et le maître du chœur, après avoir étalé les noms des plus grands Romains en sa peinture, finit en cette manière :
bis dantem jura Catonem.
[Caton leur prescrivant des lois.]
Chapitre XXXVII. Comme nous pleurons et rions d’une même chose §
Quand nous rencontrons dans les histoires, qu’Antigonus sut très mauvais gré à son fils de lui avoir présenté la tête du Roi Pyrrhus son ennemi, qui venait sur l’heure même d’être tué combattant contre lui : et que l’ayant vue il se prit bien fort à pleurer : Et que le Duc René de Lorraine, plaignit aussi la mort du Duc Charles de Bourgoigne, qu’il venait de défaire, et en porta le deuil en son enterrement : Et qu’en la bataille d’Auroy (que le comte de Montfort gagna contre Charles de Blois sa partie, pour le Duché de Bretaigne) le victorieux rencontrant le corps de son ennemi trépassé, en mena grand deuil, il ne faut pas s’écrier soudain,
Et cosi aven che l’animo ciascuna
Sua passion sotto el contrario manto
Ricopre, con la vista hor’ chiara, hor bruna.
[Et il arrive ainsi que l’âme cache chacune de ses émotions sous une apparence contraire, affichant le visage tantôt clair, tantôt sombre.]
Quand on présenta à Cæsar la tête de Pompeius, les histoires disent qu’il en détourna sa vue, comme d’un vilain et mal plaisant spectacle. Il y avait eu entre eux une si longue intelligence, et société au maniement des affaires publiques, tant de communauté de fortunes, tant d’offices réciproques et d’alliance, qu’il ne faut pas croire que cette contenance fut toute fausse et contrefaite, comme estime cet autre :
tutumque putauit
Iam bonus esse socer, lacrymas non sponte cadentes
Effudit, gemitusque expressit pectore læto.
[Il pensa pouvoir en toute sécurité se montrer désormais un beau-père plein de bonté, il versa des larmes forcées, et arracha des gémissements à son cœur joyeux.]
Car bien qu’à la vérité la plupart de nos actions ne soient que masque et fard, et qu’il puisse quelquefois être vrai,
Heredis fletus sub persona risus est :
[(que) sous le masque les larmes d’un héritier sont un rire :]
si est-ce qu’au jugement de ces accidents, il faut considérer, comme nos âmes se trouvent souvent agitées de diverses passions. Et tout ainsi qu’en nos corps ils disent qu’il y a une assemblée de diverses humeurs, desquelles celle-là est maîtresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos complexions : aussi en notre âme, bien qu’il y ait divers mouvements, qui l’agitent, si faut-il qu’il y en ait un à qui le champ demeure. Mais ce n’est pas avec si entier avantage, que pour la volubilité et souplesse de notre âme, les plus faibles par occasion ne regagnent encore la place, et ne fassent une courte charge à leur tour. D’où nous voyons non seulement les enfants, qui vont tout naïvement après la nature, pleurer et rire souvent de même chose : mais nul d’entre nous ne se peut vanter, quelque voyage qu’il fasse à son souhait, qu’encore au départir de sa famille, et de ses amis, il ne se sente frissonner le courage : et si les larmes ne lui en échappent tout à fait, au moins met-il le pied à l’étrier d’un visage morne et contristé. Et quelque gentille flamme qui échauffe le cœur des filles bien nées, encore les dépend-on à force du cou de leurs mères, pour les rendre à leur époux : quoique dise ce bon compagnon,
Est ne nouis nuptis odio Venus, anne parentum
Frustrantur falsis gaudia lacrymulis,
Vbertim thalami quas intra limina fundunt ?
Non, ita me diui, vera gemunt, iuuerint.
[Vénus est-elle odieuse aux nouvelles mariées, ou bien troublent-elles la joie de leurs parents par de fausses larmes qu’elles versent abondamment sur le seuil de la chambre nuptiale ? Que les Dieux me protègent, ces gémissements ne sont pas sincères.]
Ainsi il n’est pas étrange de plaindre celui-là mort, qu’on ne voudrait aucunement être en vie. Quand je tance avec mon valet, je tance du meilleur courage que j’aie : ce sont vraies et non feintes imprécations : mais cette fumée passée, qu’il ait besoin de moi, je lui bien ferai volontiers, je tourne à l’instant le feuillet. Quand je l’appelle un badin, un veau : je n’entreprends pas de lui coudre à jamais ces titres : ni ne pense me dédire, pour le nommer honnête homme tantôt après. Nulle qualité nous embrasse purement et universellement. Si ce n’était la contenance d’un fou, de parler seul, il n’est jour ni heure à peine, en laquelle on ne m’ouît gronder en moi-même, et contre moi, Bren du fat : et si n’entends pas, que ce soit ma définition. Qui pour me voir une mine tantôt froide, tantôt amoureuse envers ma femme, estime que l’une ou l’autre soit feinte, il est un sot. Néron prenant congé de sa mère, qu’il envoyait noyer, sentit toutefois l’émotion de cet adieu maternel : et en eut horreur et pitié. On dit que la lumière du Soleil, n’est pas d’une pièce continue : mais qu’il nous élance si dru sans cesse nouveaux rayons les uns sur les autres, que nous n’en pouvons apercevoir l’entre-deux.
Largus enim liquidi fons luminis ætherius sol
Inrigat assidue cælum candore recenti,
Suppeditatque nouo confestim lumine lumen :
[Source abondante de lumière liquide, le soleil dans l’éther inonde le ciel d’un éclat toujours frais, et à tout instant fournit la lumière à la lumière nouvelle :]
ainsi élance notre âme ses pointes diversement et imperceptiblement. Artabane surprit Xerxes son neveu, et le tança de la mutation soudaine de sa contenance. Il était à considérer la grandeur démesurée de ses forces, au passage de l’Hellespont, pour l’entreprise de la Grèce. Il lui prit premièrement un tressaillement d’aise, à voir tant de milliers d’hommes à son service, et le témoigna par l’allégresse et fête de son visage : Et tout soudain en même instant, sa pensée lui suggérant, comme tant de vies avaient à défaillir au plus loin, dans un siècle, il refrogna son front, et s’attrista jusques aux larmes. Nous avons poursuivi avec résolue volonté la vengeance d’une injure, et ressenti un singulier contentement de la victoire ; nous en pleurons pourtant : ce n’est pas de cela que nous pleurons : il n’y a rien de changé ; mais notre âme regarde la chose d’un autre œil, et se la représente par un autre visage : car chaque chose a plusieurs biais et plusieurs lustres. La parenté, les anciennes accointances et amitiés, saisissent notre imagination, et la passionnent pour l’heure, selon leur condition ; mais le contour en est si brusque, qu’il nous échappe.
Nil adeo fieri celeri ratione videtur,
Quam sibi mens fieri proponit et inchoat ipsa.
Ocius ergo animus quam res se perciet ulla,
Ante oculos quarum in promptu natura videtur.
[On le voit : rien ne s’accomplit aussi rapidement que la pensée qui se propose un acte et commence à l’entreprendre. L’esprit est donc plus prompt dans son mouvement qu’aucune des choses visibles que la nature a placées sous nos yeux.]
Et à cette cause, voulant de toute cette suite continuer un corps, nous nous trompons. Quand Timoleon pleure le meurtre qu’il avait commis d’une si mûre et généreuse délibération, il ne pleure pas la liberté rendue à sa patrie, il ne pleure pas le Tyran, mais il pleure son frère. L’une partie de son devoir est jouée, laissons-lui en jouer l’autre.
Chapitre XXXVIII. De la Solitude §
Laissons à part cette longue comparaison de la vie solitaire à l’active : Et quant à ce beau mot, de quoi se couvre l’ambition et l’avarice, Que nous ne sommes pas nés pour notre particulier, ains pour le public ; rapportons-nous-en hardiment à ceux qui sont en la danse ; et qu’ils se battent la conscience, si au contraire, les états, les charges, et cette tracasserie du monde, ne se recherche plutôt, pour tirer du public son profit particulier. Les mauvais moyens par où on s’y pousse en notre siècle, montrent bien que la fin n’en vaut guère. Répondons à l’ambition que c’est elle-même qui nous donne goût de la solitude. Car que fuit-elle tant que la société ? que cherche-t-elle tant que ses coudées franches ? Il y a de quoi bien et mal faire partout : Toutefois si le mot de Bias est vrai, que la pire part c’est la plus grande, ou ce que dit l’Ecclésiastique, que de mille il n’en est pas un bon :
Rari quippe boni numero vix sunt totidem, quot
Thebarum portæ vel diuitis ostia Nili :
[Rares sont de fait les hommes bons : ils sont à peine autant que les portes de Thèbes ou que les embouchures du Nil fertile :]
la contagion est très dangereuse en la presse. Il faut ou imiter les vicieux, ou les haïr : Tous les deux sont dangereux ; et de leur ressembler, par ce qu’ils sont beaucoup, et d’en haïr beaucoup parce qu’ils sont dissemblables.
Et les marchands, qui vont en mer, ont raison de regarder, que ceux qui se mettent en même vaisseau, ne soient dissolus, blasphémateurs, méchants : estimant telle société infortunée. Par quoi Bias plaisamment, à ceux qui passaient avec lui le danger d’une grande tourmente, et appelaient le secours des Dieux : Taisez-vous, fit-il, qu’ils ne sentent point que vous soyez ici avec moi. Et d’un plus pressant exemple : Albuquerque Vice-Roi en l’Inde, pour Emanuel Roi de Portugal, en un extrême péril de fortune de mer, prit sur ses épaules un jeune garçon pour cette seule fin, qu’en la société de leur péril, son innocence lui servît de garant, et de recommandation envers la faveur divine, pour le mettre à bord. Ce n’est pas que le sage ne puisse partout vivre content, voire et seul, en la foule d’un palais : mais s’il est à choisir, il en fuira, dit-il, même la vue : Il portera s’il est besoin cela, mais s’il est en lui, il élira ceci. Il ne lui semble point suffisamment s’être défait des vices, s’il faut encore qu’il conteste avec ceux d’autrui. Charondas châtiait pour mauvais ceux qui étaient convaincus de hanter mauvaise compagnie. Il n’est rien si dissociable et sociable que l’homme : l’un par son vice, l’autre par sa nature. Et Antisthenes ne me semble avoir satisfait à celui, qui lui reprochait sa conversation avec les méchants, en disant, que les médecins vivent bien entre les malades. Car s’ils servent à la santé des malades, ils détériorent la leur, par la contagion, la vue continuelle, et pratique des maladies. Or la fin, ce crois-je, en est tout une, d’en vivre plus à loisir et à son aise. Mais on n’en cherche pas toujours bien le chemin : Souvent on pense avoir quitté les affaires, on ne les a que changés. Il n’y a guère moins de tourment au gouvernement d’une famille que d’un état entier : Où que l’âme soit empêchée, elle y est toute : Et pour être les occupations domestiques moins importantes, elles n’en sont pas moins importunes. Davantage, pour nous être défaits de la Cour et du marché, nous ne sommes pas défaits des principaux tourments de notre vie.
ratio et prudentia curas,
Non locus effusi late maris arbiter aufert.
[C’est la raison et la sagesse qui emportent les soucis, non un site surplombant la vaste étendue de la mer.]
L’ambition, l’avarice, l’irrésolution, la peur et les concupiscences, ne nous abandonnent point pour changer de contrée :
Et post equitem sedet atra cura
[Et derrière le cavalier monte en selle le noir chagrin.]
Elles nous suivent souvent jusques dans les cloîtres, et dans les écoles de Philosophie. Ni les déserts, ni les rochers creusés, ni la haire, ni les jeûnes, ne nous en démêlent :
hæret lateri lethalis arundo.
[la flèche mortelle est enfoncée dans le flanc.]
On disait à Socrates, que quelqu’un ne s’était aucunement amendé en son voyage : Je crois bien, dit-il, il s’était emporté avec soi.
Quid terras alio calentes
Sole mutamus ? patria quis exul
Se quoque fugit ?
[Pourquoi changeons-nous pour des terres chauffées par un autre soleil ? Celui qui s’exile se fuit-il lui-même ?]
Si on ne se décharge premièrement et son âme, du faix qui la presse, le remuement la fera fouler davantage ; comme en un navire, les charges empêchent moins, quand elles sont rassises : Vous faites plus de mal que de bien au malade de lui faire changer de place. Vous ensachez le mal en le remuant : comme les pals s’enfoncent plus avant, et s’affermissent en les branlant et secouant. Par quoi ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple ; ce n’est pas assez de changer de place, il se faut écarter des conditions populaires, qui sont en nous : il se faut séquestrer et ravoir de soi.
rupi iam vincula, dicas,
Nam luctata canis nodum arripit, attamen illi,
Cum fugit, a collo trahitur pars longa catenæ.
[J’ai déjà rompu mes chaînes, diras-tu : après maints efforts, le chien a défait le nœud, mais en fuyant, il traîne à son cou une bonne longueur de chaîne.]
Nous emportons nos fers quand et nous : Ce n’est pas une entière liberté, nous tournons encore la vue vers ce que nous avons laissé ; nous en avons la fantaisie pleine.
nisi purgatum est pectus, quæ prœlia nobis
Atque pericula tunc ingratis insinuandum ?
Quantæ conscindunt hominem cuppedinis acres
Sollicitum curæ, quantique perinde timores ?
Quidue superbia, spurcitia, ac petulantia, quantas
Efficiunt clades, quid luxus desidiesque ?
[Et si notre cœur n’est pas purifié, quels combats, quels dangers ne devrons-nous pas affronter malgré nous ? Combien de soucis douloureux tiraillent l’homme sans cesse agité par des passions, et combien aussi de craintes ? Et l’orgueil, la débauche, l’impudence, combien de désastres n’entraînent-ils pas ? Et la dissipation, et la paresse ?]
Notre mal nous tient en l’âme : or elle ne se peut échapper à elle-même,
In culpa est animus, qui se non effugit unquam.
Ainsi il la faut ramener et retirer en soi : C’est la vraie solitude, et qui se peut jouir au milieu des villes et des cours des Rois ; mais elle se jouit plus commodément à part. Or puisque nous entreprenons de vivre seuls, et de nous passer de compagnie, faisons que notre contentement dépende de nous : Déprenons-nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autrui : Gagnons sur nous, de pouvoir à bon escient vivre seuls, et y vivre à notre aise. Stilpon étant échappé de l’embrasement de sa ville, où il avait perdu femme, enfants, et chevance ; Demetrius Poliorcetes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie, le visage non effrayé, lui demanda, s’il n’avait pas eu du dommage ; il répondit que non, et qu’il n’y avait Dieu merci rien perdu de sien. C’est ce que le Philosophe Antisthenes disait plaisamment, Que l’homme se devait pourvoir de munitions, qui flottassent sur l’eau, et pussent à nage avec lui échapper du naufrage. Certes l’homme d’entendement n’a rien perdu, s’il a soi-même. Quand la ville de Nole fut ruinée par les Barbares, Paulinus qui en était Évêque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, priait ainsi Dieu ; Seigneur garde-moi de sentir cette perte : car tu sais qu’ils n’ont encore rien touché de ce qui est à moi. Les richesses qui le faisaient riche, et les biens qui le faisaient bon, étaient encores en leur entier. Voilà que c’est de bien choisir les trésors qui se puissent affranchir de l’injure : et de les cacher en lieu, où personne n’aille, et lequel ne puisse être trahi que par nous-mêmes. Il faut avoir femmes, enfants, biens, et surtout de la santé, qui peut, mais non pas s’y attacher en manière que notre heur en dépende. Il se faut réserver une arrière-boutique, toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissions notre vraie liberté et principale retraite et solitude. En celle-ci faut-il prendre notre ordinaire entretien, de nous à nous-mêmes, et si privé, que nulle accointance ou communication de chose étrangère y trouve place : Discourir et y rire, comme sans femme, sans enfants, et sans biens, sans train, et sans valets : afin que quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une âme contournable en soi-même ; elle se peut faire compagnie, elle a de quoi assaillir et de quoi défendre, de quoi recevoir, et de quoi donner : ne craignons pas en cette solitude, nous croupir d’oisiveté ennuyeuse,
In solis sis tibi turba locis.
[Qu’en ces lieux solitaires tu sois un monde pour toi-même.]
La vertu se contente de soi : sans disciplines, sans paroles, sans effets. En nos actions accoutumées, de mille il n’en est pas une qui nous regarde. Celui que tu vois grimpant contremont les ruines de ce mur, furieux et hors de soi, en butte de tant d’arquebusades : et cet autre tout cicatricé, transi et pâle de faim, délibéré de crever plutôt que de lui ouvrir la porte ; penses-tu qu’ils y soient pour eux ? pour tel à l’aventure, qu’ils ne virent onc, et qui ne se donne aucune peine de leur fait, plongé cependant en l’oisiveté et aux délices. Celui-ci tout pituiteux, chassieux et crasseux, que tu vois sortir après minuit d’un étude, penses-tu qu’il cherche parmi les livres, comme il se rendra plus homme de bien, plus content et plus sage ? nulles nouvelles. Il y mourra, ou il apprendra à la postérité la mesure des vers de Plaute, et la vraie orthographe d’un mot Latin. Qui ne contrechange volontiers la santé, le repos, et la vie, à la réputation et à la gloire ? la plus inutile, vaine et fausse monnaie, qui soit en notre usage : Notre mort ne nous faisait pas assez de peur, chargeons-nous encore de celle de nos femmes, de nos enfants, et de nos gens. Nos affaires ne nous donnaient pas assez de peine, prenons encore à nous tourmenter, et rompre la tête, de ceux de nos voisins et amis.
Vah quemquamne hominem in animum instituere, aut
Parare, quod sit charius quam ipse est sibi ?
[Comment ! Un homme se mettrait dans l’esprit ou accueillerait quelque chose qui lui soit plus cher que lui-même ?]
La solitude me semble avoir plus d’apparence, et de raison, à ceux qui ont donné au monde leur âge plus actif et fleurissant, à l’exemple de Thales. C’est assez vécu pour autrui, vivons pour nous au moins ce bout de vie : ramenons à nous, et à notre aise nos pensées et nos intentions. Ce n’est pas une légère partie que de faire sûrement sa retraite ; elle nous empêche assez sans y mêler d’autres entreprises. Puisque Dieu nous donne loisir de disposer de notre délogement ; préparons-nous-y ; plions bagage ; prenons de bonne heure congé de la compagnie ; dépêtrons-nous de ces violentes prises, qui nous engagent ailleurs, et éloignent de nous. Il faut dénouer ces obligations si fortes : et méshui aimer ceci et cela, mais n’épouser rien que soi : C’est à dire, le reste soit à nous : mais non pas joint et collé en façon, qu’on ne le puisse déprendre sans nous écorcher, et arracher ensemble quelque pièce du nôtre. La plus grande chose du monde c’est de savoir être à soi. Il est temps de nous dénouer de la société, puisque nous n’y pouvons rien apporter. Et qui ne peut prêter, qu’il se défende d’emprunter. Nos forces nous faillent : retirons-les, et resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soi les offices de tant d’amitiés, et de la compagnie, qu’il le fasse. En cette chute, qui le rend inutile, pesant, et importun aux autres, qu’il se garde d’être importun à soi-même, et pesant et inutile. Qu’il se flatte et caresse, et surtout se régente, respectant et craignant sa raison et sa conscience : si qu’il ne puisse sans honte, broncher en leur présence. Rarum est enim, ut satis se quisque vereatur. [Il est rare en effet que l’on s’en impose suffisamment à soi-même.] Socrates dit, que les jeunes se doivent faire instruire ; les hommes s’exercer à bien faire : les vieux se retirer de toute occupation civile et militaire, vivant à leur discrétion, sans obligation à certain office. Il y a des complexions plus propres à ces préceptes de la retraite les unes que les autres. Celles qui ont l’appréhension molle et lâche, et une affection et volonté délicate, et qui ne s’asservit et ne s’emploie pas aisément, desquels je suis, et par naturelle condition et par discours, ils se plieront mieux à ce conseil, que les âmes actives et occupées, qui embrassent tout, et s’engagent partout, qui se passionnent de toutes choses : qui s’offrent, qui se présentent, et qui se donnent à toutes occasions. Il se faut servir de ces commodités accidentelles et hors de nous, en tant qu’elles nous sont plaisantes ; mais sans en faire notre principal fondement : Ce ne l’est pas ; ni la raison, ni la nature ne le veulent : Pourquoi contre ses lois asservirons-nous notre contentement à la puissance d’autrui ? D’anticiper aussi les accidents de fortune, se priver des commodités qui nous sont en main, comme plusieurs ont fait par dévotion, et quelques Philosophes par discours, se servir soi-même, coucher sur la dure, se crever les yeux, jeter ses richesses emmi la rivière, rechercher la douleur (ceux-là pour par le tourment de cette vie, en acquérir la béatitude d’une autre : ceux-ci pour s’étant logés en la plus basse marche, se mettre en sûreté de nouvelle chute) c’est l’action d’une vertu excessive. Les natures plus roides et plus fortes fassent leur cachette même, glorieuse et exemplaire.
tuta et paruula laudo,
Cum res deficiunt, satis inter vilia fortis :
Verum ubi quid melius contingit et unctius, idem
Hos sapere, et solos aio bene viuere, quorum
Conspicitur nitidis fundata pecunia villis.
[Je loue des ressources sûres et modestes, quand la fortune me fait défaut, assez courageux au milieu de choses de peu de valeur. Mais quand le hasard se trouve être meilleur et plus prospère, je dis que seuls sont sages et vivent heureux ceux dont on voit que la fortune se fonde sur des propriétés opulentes.]
Il y a pour moi assez affaire sans aller si avant. Il me suffit sous la faveur de la fortune, me préparer à sa défaveur ; et me représenter étant à mon aise, le mal advenir, autant que l’imagination y peut atteindre : tout ainsi que nous nous accoutumons aux joutes et tournois, et contrefaisons la guerre en pleine paix. Je n’estime point Arcesilaus le Philosophe moins réformé, pour le savoir avoir usé d’ustensiles d’or et d’argent, selon que la condition de sa fortune le lui permettait : et l’estime mieux, que s’il s’en fût démis, de ce qu’il en usait modérément et libéralement. Je vois jusques à quels limites va la nécessité naturelle : et considérant le pauvre mendiant à ma porte, souvent plus enjoué et plus sain que moi, je me plante en sa place : j’essaie de chausser mon âme à son biais. Et courant ainsi par les autres exemples, quoique je pense la mort, la pauvreté, le mépris, et la maladie à mes talons, je me résous aisément de n’entrer en effroi, de ce qu’un moindre que moi prend avec telle patience : Et ne veux croire que la bassesse de l’entendement, puisse plus que la vigueur, ou que les effets du discours, ne puissent arriver aux effets de l’accoutumance. Et connaissant combien ces commodités accessoires tiennent à peu, je ne laisse pas en pleine jouissance, de supplier Dieu pour ma souveraine requête, qu’il me rende content de moi-même, et des biens qui naissent de moi. Je vois des jeunes hommes gaillards, qui portent nonobstant dans leurs coffres une masse de pilules, pour s’en servir quand le rhume les pressera ; lequel ils craignent d’autant moins, qu’ils en pensent avoir le remède en main. Ainsi faut-il faire : Et encore si on se sent sujet à quelque maladie plus forte, se garnir de ces médicaments qui assoupissent et endorment la partie. L’occupation qu’il faut choisir à une telle vie, ce doit être une occupation non pénible ni ennuyeuse ; autrement pour néant ferions-nous état d’y être venus chercher le séjour. Cela dépend du goût particulier d’un chacun : Le mien ne s’accommode aucunement au ménage. Ceux qui l’aiment, ils s’y doivent adonner avec modération,
Conentur sibi res, non se submittere rebus.
[Qu’ils tâchent de maîtriser les affaires, au lieu de s’y assujettir.]
C’est autrement un office servile que la ménagerie, comme le nomme Salluste : Elle a des parties plus excusables, comme le soin des jardinages que Xenophon attribue à Cyrus : Et se peut trouver un moyen, entre ce bas et vil soin, tendu et plein de sollicitude, qu’on voit aux hommes qui s’y plongent du tout ; et cette profonde et extrême nonchalance laissant tout aller à l’abandon, qu’on voit en d’autres :
Democriti pecus edit agellos velox.
Cultaque, dum peregre est animus sine corpore
[Les troupeaux broutent les champs et les cultures de Démocrite, tandis que, rapide et libéré du corps, son esprit vagabonde.]
Mais oyons le conseil que donne le jeune Pline à Cornelius Rufus son ami, sur ce propos de la solitude : Je te conseille en cette pleine et grasse retraite, où tu es, de quitter à tes gens ce bas et abject soin du ménage, et t’adonner à l’étude des lettres, pour en tirer quelque chose qui soit toute tienne. Il entend la réputation : d’une pareille humeur à celle de Cicero, qui dit vouloir employer sa solitude et séjour des affaires publiques, à s’en acquérir par ses écrits une vie immortelle.
usque adeo ne
Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter ?
[En es-tu à ce point que savoir ce qui t’appartient n’est rien si quelqu’un d’autre ne sait pas que tu sais cela ?]
Il semble, que ce soit raison, puisqu’on parle de se retirer du monde, qu’on regarde hors de lui. Ceux-ci ne le font qu’à demi. Ils dressent bien leur partie, pour quand ils n’y seront plus : mais le fruit de leur dessein, ils prétendent le tirer encore lors, du monde, absents, par une ridicule contradiction. L’imagination de ceux qui par dévotion, cherchent la solitude ; remplissant leur courage, de la certitude des promesses divines, en l’autre vie, est bien plus sainement assortie. Ils se proposent Dieu, objet infini et en bonté et en puissance. L’âme a de quoi y rassasier ses désirs, en toute liberté. Les afflictions, les douleurs, leur viennent à profit, employées à l’acquêt d’une santé et réjouissance éternelle. La mort, à souhait : passage à un si parfait état. L’âpreté de leurs règles est incontinent aplanie par l’accoutumance : et les appétits charnels, rebutés et endormis par leur refus : car rien ne les entretient que l’usage et l’exercice. Cette seule fin, d’une autre vie heureusement immortelle, mérite loyalement que nous abandonnions les commodités et douceurs de cette vie nôtre. Et qui peut embraser son âme de l’ardeur de cette vive foi et espérance, réellement et constamment, il se bâtit en la solitude, une vie voluptueuse et délicieuse, au-delà de toute autre sorte de vie. Ni la fin donc ni le moyen de ce conseil ne me contente : nous retombons toujours de fièvre en chaud mal. Cette occupation des livres, est aussi pénible que toute autre ; et autant ennemie de la santé, qui doit être principalement considérée. Et ne se faut point laisser endormir au plaisir qu’on y prend : c’est ce même plaisir qui perd le ménager, l’avaricieux, le voluptueux, et l’ambitieux. Les sages nous apprennent assez, à nous garder de la trahison de nos appétits ; et à discerner les vrais plaisirs et entiers, des plaisirs mêlés et bigarrés de plus de peine. Car la plupart des plaisirs, disent-ils, nous chatouillent et embrassent pour nous étrangler, comme faisaient les larrons que les Ægyptiens appelaient Philistas : et si la douleur de tête nous venait avant l’ivresse, nous nous garderions de trop boire ; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant, et nous cache sa suite. Les livres sont plaisants : mais si de leur fréquentation nous en perdons enfin la gaieté et la santé, nos meilleures pièces, quittons-les : Je suis de ceux qui pensent leur fruit ne pouvoir contrepeser cette perte. Comme les hommes qui se sentent de longtemps affaiblis par quelque indisposition, se rangent à la fin à la merci de la médecine ; et se font desseigner par art certaines règles de vivre, pour ne les plus outrepasser : aussi celui qui se retire ennuyé et dégoûté de la vie commune, doit former celle-ci, aux règles de la raison ; l’ordonner et ranger par préméditation et discours. Il doit avoir pris congé de toute espèce de travail, quelque visage qu’il porte ; et fuir en général les passions, qui empêchent la tranquillité du corps et de l’âme ; et choisir la route qui est plus selon son humeur :
Unusquisque sua nouerit ire via.
[Que chacun connaisse et suive sa propre voie.]
Au ménage, à l’étude, à la chasse, et tout autre exercice, il faut donner jusques aux derniers limites du plaisir ; et garder de s’engager plus avant, où la peine commence à se mêler parmi. Il faut réserver d’embesognement et d’occupation, autant seulement, qu’il en est besoin, pour nous tenir en haleine, et pour nous garantir des incommodités que tire après soi l’autre extrémité d’une lâche oisiveté et assoupie. Il y a des sciences stériles et épineuses, et la plupart forgées pour la presse : il les faut laisser à ceux qui sont au service du monde. Je n’aime pour moi, que des livres ou plaisants et faciles ; qui me chatouillent ; ou ceux qui me consolent, et conseillent à régler ma vie et ma mort.
tacitum syluas inter reptare salubres,
Curantem quidquid dignum sapiente bonoque est.
[Flâner sans parler au bon air des forêts, en m’occupant de tout ce qui est digne d’un sage et d’un homme de bien.]
Les gens plus sages peuvent se forger un repos tout spirituel, ayant l’âme forte et vigoureuse : Moi qui l’ai commune, il faut que j’aide à me soutenir par les commodités corporelles : Et l’âge m’ayant tantôt dérobé celles qui étaient plus à ma fantaisie, j’instruis et aiguise mon appétit à celles qui restent plus sortables à cette autre saison. Il faut retenir à tout nos dents et nos griffes, l’usage des plaisirs de la vie, que nos ans nous arrachent des poings, les uns après les autres :
carpamus dulcia, nostrum est
Quod viuis, cinis et manes et fabula fies.
[Cueillons les plaisirs, le temps de la vie est nôtre ; tu deviendras cendre, esprit, simple mot.]
Or quant à la fin que Pline et Cicero nous proposent, de la gloire, c’est bien loin de mon compte : La plus contraire humeur à la retraite, c’est l’ambition : La gloire et le repos sont choses qui ne peuvent loger en même gîte : à ce que je vois, ceux-ci n’ont que les bras et les jambes hors de la presse ; leur âme, leur intention y demeure engagée plus que jamais.
Tun’ vetule auriculis alienis colligis escas ?
[Alors, vieux bonhomme, tu amasses afin de repaître les oreilles des autres ?]
Ils se sont seulement reculés pour mieux sauter, et pour d’un plus fort mouvement faire une plus vive faucée dans la troupe. Vous plaît-il voir comme ils tirent court d’un grain ? Mettons au contrepoids, l’avis de deux philosophes ; et de deux sectes très différentes, écrivant l’un à Idomeneus, l’autre à Lucilius leurs amis, pour du maniement des affaires et des grandeurs, les retirer à la solitude. Vous avez (disent-ils) vécu nageant et flottant jusques à présent, venez-vous-en mourir au port : Vous avez donné le reste de votre vie à la lumière, donnez ceci à l’ombre : Il est impossible de quitter les occupations, si vous n’en quittez le fruit ; à cette cause défaites-vous de tout soin de nom et de gloire. Il est danger que la lueur de vos actions passées, ne vous éclaire que trop, et vous suive jusques dans votre tanière : Quittez avec les autres voluptés, celle qui vient de l’approbation d’autrui : Et quant à votre science et suffisance, ne vous chaille, elle ne perdra pas son effet, si vous en valez mieux vous-même. Souvienne-vous de celui, à qui comme on demandât, à quoi faire il se peinait si fort en un art, qui ne pouvait venir à la connaissance de guère de gens : J’en ai assez de peu, répondit-il, j’en ai assez d’un, j’en ai assez de pas un. Il disait vrai : vous et un compagnon êtes assez suffisant théâtre l’un à l’autre, ou vous à vous-même. Que le peuple vous soit un, et un vous soit tout le peuple : C’est une lâche ambition de vouloir tirer gloire de son oisiveté, et de sa cachette : Il faut faire comme les animaux, qui effacent la trace, à la porte de leur tanière. Ce n’est plus ce qu’il vous faut chercher, que le monde parle de vous, mais comme il faut que vous parliez à vous-même : Retirez-vous en vous, mais préparez-vous premièrement de vous y recevoir : ce serait folie de vous fier à vous-même, si vous ne vous savez gouverner. Il y a moyen de faillir en la solitude, comme en la compagnie : jusques à ce que vous vous soyez rendu tel, devant qui vous n’osiez clocher, et jusques à ce que vous ayez honte et respect de vous-même, obuersentur species honestæ animo [que se présentent à votre esprit des images nobles] : présentez-vous toujours en l’imagination Caton, Phocion, et Aristides, en la présence desquels les fous mêmes cacheraient leurs fautes, et établissez-les contrôleurs de toutes vos intentions : Si elles se détraquent, leur révérence vous remettra en train : ils vous contiendront en cette voie, de vous contenter de vous-même, de n’emprunter rien que de vous, d’arrêter et fermir votre âme en certaines et limitées cogitations, où elle se puisse plaire : et ayant entendu les vrais biens, desquels on jouit à mesure qu’on les entend, s’en contenter, sans désir de prolongement de vie ni de nom. Voilà le conseil de la vraie et naïve philosophie, non d’une philosophie ostentatrice et parlière, comme est celle des deux premiers.
Chapitre XXXIX. Considération sur Cicéron §
Encore un trait à la comparaison de ces couples : Il se tire des écrits de Cicero, et de ce Pline peu retirant, à mon avis, aux humeurs de son oncle, infinis témoignages de nature outre mesure ambitieuse : Entre autres qu’ils sollicitent au su de tout le monde, les historiens de leur temps, de ne les oublier en leurs registres : et la fortune comme par dépit, a fait durer jusques à nous la vanité de ces requêtes, et piéça fait perdre ces histoires. Mais ceci surpasse toute bassesse de cœur, en personnes de tel rang, d’avoir voulu tirer quelque principale gloire du caquet, et de la parlerie, jusques à y employer les lettres privées écrites à leurs amis : en manière, qu’aucunes ayant failli leur saison pour être envoyées, ils les font ce néanmoins publier avec cette digne excuse, qu’ils n’ont pas voulu perdre leur travail et veillées. Sied-il pas bien à deux consuls Romains, souverains magistrats de la chose publique emperière du monde, d’employer leur loisir, à ordonner et fagoter gentiment une belle missive, pour en tirer la réputation, de bien entendre le langage de leur nourrice ? Que ferait pis un simple maître d’école qui en gagnât sa vie ? Si les gestes de Xenophon et de Cæsar, n’eussent de bien loin surpassé leur éloquence, je ne crois pas qu’ils les eussent jamais écrits. Ils ont cherché à recommander non leur dire, mais leur faire. Et si la perfection du bien parler pouvait apporter quelque gloire sortable à un grand personnage, certainement Scipion et Lælius n’eussent pas résigné l’honneur de leurs comédies, et toutes les mignardises et délices du langage Latin, à un serf Africain : Car que cet ouvrage soit leur, sa beauté et son excellence le maintient assez, et Terence l’avoue lui-même : et me ferait-on déplaisir de me déloger de cette créance. C’est une espèce de moquerie et d’injure, de vouloir faire valoir un homme, par des qualités mésavenantes à son rang ; quoiqu’elles soient autrement louables ; et par les qualités aussi qui ne doivent pas être les siennes principales : Comme qui louerait un Roi d’être bon peintre, ou bon architecte, ou encore bon arquebusier, ou bon coureur de bague : Ces louanges ne font honneur, si elles ne sont présentées en foule, et à la suite de celles qui lui sont propres : à savoir de la justice, et de la science de conduire son peuple en paix et en guerre : De cette façon fait honneur à Cyrus l’agriculture, et à Charlemaigne l’éloquence, et connaissance des bonnes lettres. J’ai vu de mon temps, en plus forts termes, des personnages, qui tiraient d’écrire, et leurs titres, et leur vocation, désavouer leur apprentissage, corrompre leur plume, et affecter l’ignorance de qualité si vulgaire, et que notre peuple tient, ne se rencontrer guère en mains savantes : et prendre souci, de se recommander par meilleures qualités. Les compagnons de Démosthenes en l’ambassade vers Philippus, louaient ce Prince d’être beau, éloquent, et bon buveur : Demosthenes disait que c’étaient louanges qui appartenaient mieux à une femme, à un Avocat, à une éponge, qu’à un Roi.
Imperet bellante prior, iacentem
Lenis in hostem.
[Qu’il commande, vainqueur de l’adversaire qui se bat, doux envers l’ennemi gisant.]
Ce n’est pas sa profession de savoir, ou bien chasser, ou bien danser,
Orabunt causas alii, cælique meatus
Describent radio, et fulgentia sidera dicent,
Hic regere imperio populos sciat.
[Les uns plaideront ; d’autres traceront au compas les mouvements du ciel et décriront les astres éclatants. Lui, qu’il sache soumettre les peuples à la loi de son pouvoir.]
Plutarque dit davantage, que de paraître si excellent en ces parties moins nécessaires, c’est produire contre soi le témoignage d’avoir mal dispensé son loisir, et l’étude, qui devait être employé à choses plus nécessaires et utiles. De façon que Philippus Roi de Macédoine, ayant ouï ce grand Alexandre son fils, chanter en un festin, à l’envi des meilleurs musiciens ; N’as-tu pas honte, lui dit-il, de chanter si bien ? Et à ce même Philippus, un musicien contre lequel il débattait de son art ; Jà à Dieu ne plaise Sire, dit-il, qu’il t’advienne jamais tant de mal, que tu entendes ces choses-là, mieux que moi. Un Roi doit pouvoir répondre, comme Iphicrates répondit à l’orateur qui le pressait en son invective de cette manière : Et bien qu’es-tu, pour faire tant le brave ? es-tu homme d’armes ? es-tu archer, es-tu piquier ? Je ne suis rien de tout cela, mais je suis celui qui sait commander à tous ceux-là. Et Antisthenes prit pour argument de peu de valeur en Ismenias, de quoi on le vantait d’être excellent joueur de flûtes. Je sais bien, quand j’ois quelqu’un, qui s’arrête au langage des Essais, que j’aimerais mieux, qu’il s’en tût. Ce n’est pas tant élever les mots, comme déprimer le sens : d’autant plus piquamment, que plus obliquement. Si suis-je trompé si guère d’autres donnent plus à prendre en la matière : et comment que ce soit, mal ou bien, si nul écrivain l’a semée, ni guère plus matérielle, ni au moins plus drue, en son papier. Pour en ranger davantage, je n’en entasse que les têtes. Que j’y attache leur suite, je multiplierai plusieurs fois ce volume. Et combien y ai-je épandu d’histoires, qui ne disent mot, lesquelles qui voudra éplucher un peu curieusement, en produira infinis Essais ? Ni elles, ni mes allégations, ne servent pas toujours simplement d’exemple, d’autorité ou d’ornement. Je ne les regarde pas seulement par l’usage, que j’en tire. Elles portent souvent, hors de mon propos, la semence d’une matière plus riche et plus hardie : et souvent à gauche, un ton plus délicat, et pour moi, qui n’en veux en ce lieu exprimer davantage, et pour ceux qui rencontreront mon air. Retournant à la vertu parlière, je ne trouve pas grand choix, entre ne savoir dire que mal, ou ne savoir rien que bien dire. Non est ornamentum virile concinnitas. [L’ajustement recherché n’est pas un ornement digne d’un homme.] Les Sages disent, que pour le regard du savoir, il n’est que la philosophie, et pour le regard des effets, que la vertu, qui généralement soit propre à tous degrés, et à tous ordres. Il y a quelque chose de pareil en ces deux autres philosophes : car ils promettent aussi éternité aux lettres qu’ils écrivent à leurs amis. Mais c’est d’autre façon, et s’accommodant pour une bonne fin, à la vanité d’autrui : Car ils leur mandent, que si le soin de se faire connaître aux siècles à venir, et de la renommée les arrête encore au maniement des affaires, et leur fait craindre la solitude et la retraite, où ils les veulent appeler ; qu’ils ne s’en donnent plus de peine : d’autant qu’ils ont assez de crédit avec la postérité, pour leur répondre, que ne fût que par les lettres qu’ils leur écrivent, ils rendront leur nom aussi connu et fameux que pourraient faire leurs actions publiques. Et outre cette différence ; encore ne sont-ce pas lettres vides et décharnées, qui ne se soutiennent que par un délicat choix de mots, entassés et rangés à une juste cadence ; ains farcies et pleines de beaux discours de sapience, par lesquelles on se rend non plus éloquent, mais plus sage, et qui nous apprennent non à bien dire, mais à bien faire. Fi de l’éloquence qui nous laisse envie de soi, non des choses : Si ce n’est qu’on dise que celle de Cicero, étant en si extrême perfection, se donne corps elle-même. J’ajouterai encore un conte que nous lisons de lui, à ce propos, pour nous faire toucher au doigt son naturel. Il avait à orer en public, et était un peu pressé du temps, pour se préparer à son aise : Eros, l’un de ses serfs, le vint avertir, que l’audience était remise au lendemain : il en fut si aise, qu’il lui donna liberté pour cette bonne nouvelle. Sur ce sujet de lettres, je veux dire ce mot ; que c’est un ouvrage, auquel mes amis tiennent, que je puis quelque chose : Et eusse pris plus volontiers cette forme à publier mes verves, si j’eusse eu à qui parler. Il me fallait, comme je l’ai eu autrefois, un certain commerce, qui m’attirât, qui me soutînt, et soulevât. Car de négocier au vent, comme d’autres, je ne saurais, que de songe : ni forger des vains noms à entretenir, en chose sérieuse : ennemi juré de toute espèce de falsification. J’eusse été plus attentif, et plus sûr, ayant une adresse forte et amie, que regardant les divers visages d’un peuple : et suis déçu, s’il ne m’eût mieux succédé. J’ai naturellement un style comique et privé : Mais c’est d’une forme mienne, inepte aux négociations publiques, comme en toutes façons est mon langage, trop serré, désordonné, coupé, particulier : Et ne m’entends pas en lettres cérémonieuses, qui n’ont autre substance, que d’une belle enfilure de paroles courtoises : Je n’ai ni la faculté, ni le goût de ces longues offres d’affection et de service : Je n’en crois pas tant ; et me déplaît d’en dire guère, outre ce que j’en crois. C’est bien loin de l’usage présent : car il ne fut jamais si abjecte et servile prostitution de présentations : la vie, l’âme, dévotion, adoration, serf, esclave, tous ces mots y courent si vulgairement, que quand ils veulent faire sentir une plus expresse volonté et plus respectueuse, ils n’ont plus de manière pour l’exprimer. Je hais à mort de sentir au flatteur. Qui fait que je me jette naturellement à un parler sec, rond et cru, qui tire à qui ne me connaît d’ailleurs, un peu vers le dédaigneux. J’honore le plus ceux que j’honore le moins : et où mon âme marche d’une grande allégresse, j’oublie les pas de la contenance : et m’offre maigrement et fièrement, à ceux à qui je suis : et me présente moins, à qui je me suis le plus donné. Il me semble qu’ils le doivent lire en mon cœur, et que l’expression de mes paroles, fait tort à ma conception. À bienvienner, à prendre congé, à remercier, à saluer, à présenter mon service, et tels compliments verbeux des lois cérémonieuses de notre civilité, je ne connais personne si sottement stérile de langage que moi. Et n’ai jamais été employé à faire des lettres de faveur et recommandation, que celui pour qui c’était, n’ait trouvées sèches et lâches. Ce sont grands imprimeurs de lettres, que les Italiens, j’en ai, ce crois-je, cent divers volumes : Celles d’Annibale Caro me semblent les meilleures. Si tout le papier que j’ai autrefois barbouillé pour les dames, était en nature, lorsque ma main était véritablemenent emportée par ma passion, il s’en trouverait à l’aventure quelque page digne d’être communiquée à la jeunesse oisive, embabouinée de cette fureur. J’écris mes lettres toujours en poste, et si précipiteusement, que quoique je peigne insupportablement mal, j’aime mieux écrire de ma main, que d’y en employer une autre, car je n’en trouve point qui me puisse suivre, et ne les transcris jamais : J’ai accoutumé les grands, qui me connaissent, à y supporter des litures et des trassures, et un papier sans pliure et sans marge. Celles qui me coûtent le plus, sont celles qui valent le moins : Depuis que je les traîne, c’est signe que je n’y suis pas. Je commence volontiers sans projet ; le premier trait produit le second. Les lettres de ce temps, sont plus en bordures et préfaces, qu’en matière : Comme j’aime mieux composer deux lettres, que d’en clore et plier une ; et résigne toujours cette commission à quelque autre : de même quand la matière est achevée, je donnerais volontiers à quelqu’un la charge d’y ajouter ces longues harangues, offres, et prières, que nous logeons sur la fin, et désire que quelque nouvel usage nous en décharge : Comme aussi de les inscrire d’une légende de qualités et titres, pour auxquels ne broncher, j’ai maintes fois laissé d’écrire, et notamment à gens de justice et de finance. Tant d’innovations d’offices, une si difficile dispensation et ordonnance de divers noms d’honneur ; lesquels étant si chèrement achetés, ne peuvent être échangés, ou oubliés sans offense. Je trouve pareillement de mauvaise grâce, d’en charger le front et inscription des livres, que nous faisons imprimer.
Chapitre XL. Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons §
Les hommes (dit une sentence Grecque ancienne) sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mêmes. Il y aurait un grand point gagné pour le soulagement de notre misérable condition humaine, qui pourrait établir cette proposition vraie tout partout. Car si les maux n’ont entrée en nous, que par notre jugement, il semble qu’il soit en notre pouvoir de les mépriser ou contourner à bien. Si les choses se rendent à notre merci, pourquoi n’en chevirons-nous, ou ne les accommoderons-nous à notre avantage ? Si ce que nous appelons mal et tourment, n’est ni mal ni tourment de soi, ains seulement que notre fantaisie lui donne cette qualité, il est en nous de la changer : et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes étrangement fous de nous bander pour le parti qui nous est le plus ennuyeux : et de donner aux maladies, à l’indigence et au mépris un aigre et mauvais goût, si nous le leur pouvons donner bon : et si la fortune fournissant simplement de matière, c’est à nous de lui donner la forme. Or que ce que nous appelons mal, ne le soit pas de soi, ou au moins tel qu’il soit, qu’il dépende de nous de lui donner autre saveur, et autre visage (car tout revient à un) voyons s’il se peut maintenir. Si l’être originel de ces choses que nous craignons, avait crédit de se loger en nous de son autorité, il logerait pareil et semblable en tous : car les hommes sont tous d’une espèce : et sauf le plus et le moins, se trouvent garnis de pareils outils et instruments pour concevoir et juger : Mais la diversité des opinions, que nous avons de ces choses-là, montre clairement qu’elles n’entrent en nous que par composition : Tel à l’aventure les loge chez soi en leur vrai être, mais mille autres leur donnent un être nouveau et contraire chez eux. Nous tenons la mort, la pauvreté et la douleur pour nos principales parties. Or cette mort que les uns appellent des choses horribles la plus horrible, qui ne sait que d’autres la nomment l’unique port des tourments de cette vie ? le souverain bien de nature ? seul appui de notre liberté ? et commune et prompte recette à tous maux ? Et comme les uns l’attendent tremblants et effrayés, d’autres la supportent plus aisément que la vie. Celui-là se plaint de sa facilité :
Mors utinam pauidos vitæ subducere nolles,
Sed virtus te sola daret !
[Ah ! si seulement, mort, tu refusais de soustraire les couards à la vie, et que seule la vertu te conférât !]
Or laissons ces glorieux courages : Theodorus répondit à Lysimachus menaçant de le tuer : Tu feras un grand coup d’arriver à la force d’une cantharide. La plupart des Philosophes se trouvent avoir ou prévenu par dessein, ou hâté et secouru leur mort. Combien voit-on de personnes populaires, conduites à la mort, et non à une mort simple, mais mêlée de honte, et quelquefois de griefs tourments, y apporter une telle assurance, qui par opiniâtreté, qui par simplesse naturelle, qu’on n’y aperçoit rien de changé de leur état ordinaire : établissant leurs affaires domestiques, se recommandant à leurs amis, chantant, prêchant et entretenant le peuple : voire y mêlant quelquefois des mots pour rire, et buvant à leurs connaissants, aussi bien que Socrates ? Un qu’on menait au gibet, disait que ce ne fût pas par telle rue, car il y avait danger qu’un marchand lui fît mettre la main sur le collet, à cause d’un vieux dette. Un autre disait au bourreau qu’il ne le touchât pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il était chatouilleux : l’autre répondit à son confesseur, qui lui promettait qu’il souperait ce jour-là avec notre Seigneur, Allez-vous-y-en vous, car de ma part je jeûne. Un autre ayant demandé à boire, et le bourreau ayant bu le premier, dit ne vouloir boire après lui, de peur de prendre la vérole. Chacun a ouï faire le conte du Picard, auquel étant à l’échelle on présente une garce, et que (comme notre justice permet quelquefois) s’il la voulait épouser, on lui sauverait la vie : lui l’ayant un peu contemplée, et aperçu qu’elle boitait : Attache, attache, dit-il, elle cloche. Et on dit de même qu’en Dannemarc un homme condamné à avoir la tête tranchée, étant sur l’échafaud, comme on lui présenta une pareille condition, la refusa, parce que la fille qu’on lui offrit, avait les joues avalées, et le nez trop pointu. Un valet à Thoulouse accusé d’hérésie, pour toute raison de sa créance, se rapportait à celle de son maître, jeune écolier prisonnier avec lui, et aima mieux mourir, que se laisser persuader que son maître pût errer. Nous lisons de ceux de la ville d’Arras, lorsque le Roi Loys onzième la prit, qu’il s’en trouva bon nombre parmi le peuple qui se laissèrent pendre, plutôt que de dire, Vive le Roi. Et de ces viles âmes de bouffons, il s’en est trouvé qui n’ont voulu abandonner leur gaudisserie en la mort même. Celui à qui le bourreau donnait le branle, s’écria, Vogue la galée, qui était son refrain ordinaire. Et l’autre qu’on avait couché sur le point de rendre sa vie le long du foyer sur une paillasse, à qui le médecin demandant où le mal le tenait ; Entre le banc et le feu, répondit-il. Et le prêtre, pour lui donner l’extrême-onction, cherchant ses pieds, qu’il avait resserrés et contraints par la maladie : Vous les trouverez, dit-il, au bout de mes jambes. À l’homme qui l’exhortait de se recommander à Dieu, Qui y va ? demanda-t-il : et l’autre répondant, Ce sera tantôt vous-même, s’il lui plaît : Y fussé-je bien demain au soir, répliqua-t-il : Recommandez-vous seulement à lui, suivit l’autre, vous y serez bientôt : Il vaut donc mieux, ajouta-t-il, que je lui porte mes recommandations moi-même. Au royaume de Narsingue encore aujourd’hui, les femmes de leurs prêtres sont vives ensevelies avec le corps de leurs maris. Toutes autres femmes sont brûlées aux funérailles des leurs : non constamment seulement, mais gaiement. À la mort du Roi, ses femmes et concubines, ses mignons et tous ses officiers et serviteurs, qui font un peuple, se présentent si allègrement au feu où son corps est brûlé, qu’ils montrent prendre à grand honneur d’y accompagner leur maître. Pendant nos dernières guerres de Milan, et tant de prises et rescousses, le peuple impatient de si divers changements de fortune, prit telle résolution à la mort, que j’ai ouï dire à mon père, qu’il y vit tenir compte de bien vingt et cinq maîtres de maison, qui s’étaient défaits eux-mêmes en une semaine : Accident approchant à celui des Xanthiens, lesquels assiégés par Brutus se précipitèrent pêle-mêle hommes, femmes, et enfants à un si furieux appétit de mourir, qu’on ne fait rien pour fuir la mort, que ceux-ci ne fissent pour fuir la vie : en manière qu’à peine put Brutus en sauver un bien petit nombre. Toute opinion est assez forte, pour se faire épouser au prix de la vie. Le premier article de ce courageux serment, que la Grèce jura, et maintint, en la guerre Médoise, ce fut, que chacun changerait plutôt la mort à la vie, que les lois Persiennes aux leurs. Combien voit-on de monde en la guerre des Turcs et des Grecs, accepter plutôt la mort très âpre, que de se décirconcire pour se baptiser ? Exemple de quoi nulle sorte de religion est incapable. Les Rois de Castille ayant banni de leurs terres, les Juifs, le Roi Jehan de Portugal leur vendit à huit écus pour tête, la retraite aux siennes pour un certain temps : à condition, que icelui venu, ils auraient à les vider : et leur promettait fournir de vaisseaux à les trajeter en Afrique. Le jour arrive, lequel passé il était dit, que ceux qui n’auraient obéi, demeureraient esclaves : les vaisseaux leur furent fournis écharsement : et ceux qui s’y embarquèrent, rudement et vilainement traités par les passagers : qui outre plusieurs autres indignités les amusèrent sur mer, tantôt avant, tantôt arrière, jusques à ce qu’ils eussent consommé leurs victuailles, et contraints d’en acheter d’eux si chèrement et si longuement, qu’on ne les mit à bord, qu’ils ne fussent du tout en chemise. La nouvelle de cette inhumanité, rapportée à ceux qui étaient en terre, la plupart se résolurent à la servitude : aucuns firent contenance de changer de religion. Emmanuel successeur de Jehan, venu à la couronne, les mit premièrement en liberté, et changeant d’avis depuis, leur ordonna de sortir de ses pays, assignant trois ports à leur passage. Il espérait, dit l’Évêque Osorius, non méprisable historien Latin, de nos siècles : que la faveur de la liberté, qu’il leur avait rendue, ayant failli de les convertir au Christianisme, la difficulté de se commettre à la volerie des mariniers, d’abandonner un pays, où ils étaient habitués, avec grandes richesses, pour s’aller jeter en région inconnue et étrangère, les y ramènerait. Mais se voyant déchu de son espérance, et eux tous délibérés au passage : il retrancha deux des ports, qu’il leur avait promis : afin que la longueur et incommodité du trajet en réduisît aucuns : ou qu’il eût moyen de les amonceler tous à un lieu, pour une plus grande commodité de l’exécution qu’il avait destinée. Ce fut, qu’il ordonna qu’on arrachât d’entre les mains des pères et des mères, tous les enfants au-dessous de quatorze ans, pour les transporter hors de leur vue et conversation, en lieu où ils fussent instruits à notre religion. Il dit que cet effet produisit un horrible spectacle : la naturelle affection d’entre les pères et enfants, et de plus, le zèle à leur ancienne créance, combattant à l’encontre de cette violente ordonnance. Il fut vu communément des pères et mères se défaisant eux-mêmes : et d’un plus rude exemple encore, précipitant par amour et compassion, leurs jeunes enfants dans des puits, pour fuir à la loi. Au demeurant le terme qu’il leur avait préfix expiré, par faute de moyens, ils se remirent en servitude. Quelques-uns se firent Chrétiens : de la foi desquels, ou de leur race, encore aujourd’hui, cent ans après, peu de Portugais s’assurent : quoique la coutume et la longueur du temps, soient bien plus fortes conseillères à telles mutations, que toute autre contrainte. En la ville de Castelnau Darry, cinquante Albigeois hérétiques, souffrirent à la fois, d’un courage déterminé, d’être brûlés vifs en un feu, avant désavouer leurs opinions. Quoties non modo ductores nostri, dit Cicero, sed uniuersi etiam exercitus, ad non dubiam mortem concurrerunt ? [Combien de fois non seulement nos chefs, mais aussi nos armées entières ont couru à une mort qui n’était pas douteuse !] J’ai vu quelqu’un de mes intimes amis courir la mort à force, d’une vraie affection, et enracinée en son cœur par divers visages de discours, que je ne lui sus rabattre : et à la première qui s’offrit coiffée d’un lustre d’honneur, s’y précipiter hors de toute apparence, d’une faim âpre et ardente. Nous avons plusieurs exemples en notre temps de ceux, jusques aux enfants, qui de crainte de quelque légère incommodité, se sont donnés à la mort. Et à ce propos, que ne craindrons-nous, dit un ancien, si nous craignons ce que la couardise même a choisi pour sa retraite ? D’enfiler ici un grand rôle de ceux de tous sexes et conditions, et de toutes sectes, ès siècles plus heureux, qui ont ou attendu la mort constamment, ou recherchée volontairement : et recherchée non seulement pour fuir les maux de cette vie, mais aucuns pour fuir simplement la satiété de vivre : et d’autres pour l’espérance d’une meilleure condition ailleurs, je n’aurais jamais fait. Et en est le nombre si infini, qu’à la vérité j’aurais meilleur marché de mettre en compte ceux qui l’ont crainte. Ceci seulement. Pyrrho le Philosophe se trouvant un jour de grande tourmente dans un bateau, montrait à ceux qu’il voyait les plus effrayés autour de lui, et les encourageait par l’exemple d’un pourceau, qui y était, nullement soucieux de cet orage. Oserons-nous donc dire que cet avantage de la raison, de quoi nous faisons tant de fête, et pour le respect duquel nous nous tenons maîtres et Empereurs du reste des créatures, ait été mis en nous, pour notre tourment ? À quoi faire la connaissance des choses, si nous en devenons plus lâches ? si nous en perdons le repos et la tranquillité, où nous serions sans cela ? et si elle nous rend de pire condition que le pourceau de Pyrrho ? L’intelligence qui nous a été donnée pour notre plus grand bien, l’emploierons-nous à notre ruine ; combattant le dessein de nature, et l’universel ordre des choses, qui porte que chacun use de ses outils et moyens pour sa commodité ? Bien, me dira l’on, votre règle serve à la mort ; mais que direz-vous de l’indigence ? que direz-vous encore de la douleur, qu’Aristippus, Hieronymus et la plupart des sages, ont estimé le dernier mal : et ceux qui le niaient de parole, le confessaient par effet ? Possidonius étant extrêmement tourmenté d’une maladie aiguë et douloureuse, Pompeius le fut voir, et s’excusa d’avoir pris heure si importune pour l’ouïr deviser de la Philosophie : Jà à Dieu ne plaise, lui dit Possidonius, que la douleur gagne tant sur moi, qu’elle m’empêche d’en discourir : et se jeta sur ce même propos du mépris de la douleur. Mais cependant elle jouait son rôle, et le pressait incessamment : À quoi il s’écriait : Tu as beau faire douleur, si ne dirai-je pas, que tu sois mal. Ce conte qu’ils font tant valoir, que porte-t-il pour le mépris de la douleur ? il ne débat que du mot. Et cependant si ces pointures ne l’émeuvent, pourquoi en rompt-il son propos ? Pourquoi pense-t-il faire beaucoup de ne l’appeler pas mal ? Ici tout ne consiste pas en l’imagination. Nous opinons du reste ; c’est ici la certaine science, qui joue son rôle, nos sens même en sont juges :
Qui nisi sunt veri, ratio quoque falsa sit omnis.
[S’ils ne sont pas véridiques, la raison aussi serait toute fausse.]
Ferons-nous accroire à notre peau, que les coups d’étrivière la chatouillent ? et à notre goût que l’aloès soit du vin de Graves ? Le pourceau de Pyrrho est ici de notre écot. Il est bien sans effroi à la mort : mais si on le bat, il crie et se tourmente : Forcerons-nous la générale loi de nature, qui se voit en tout ce qui est vivant sous le ciel, de trembler sous la douleur ? Les arbres mêmes semblent gémir aux offenses La mort ne se sent que par le discours, d’autant que c’est le mouvement d’un instant.
Aut fuit, aut veniet, nihil est præsentis in illa,
Morsque minus pœnæ, quam mora mortis habet.
[Ou elle a été, ou elle viendra, il n’est rien de présent en elle. — Et la mort comporte moins de peine que l’attente de la mort.]
Mille bêtes, mille hommes sont plus tôt morts, que menacés. Aussi ce que nous disons craindre principalement en la mort, c’est la douleur son avant-coureuse coutumière. Toutefois, s’il en faut croire un saint père, malam mortem non facit, nisi quod sequitur mortem [ce qui fait un mal de la mort n’est que ce qui suit la mort]. Et je dirais encore plus vraisemblablement, que ni ce qui va devant, ni ce qui vient après, n’est des appartenances de la mort. Nous nous excusons faussement. Et je trouve par expérience, que c’est plutôt l’impatience de l’imagination de la mort, qui nous rend impatients de la douleur : et que nous la sentons doublement griève, de ce qu’elle nous menace de mourir. Mais la raison accusant notre lâcheté, de craindre chose si soudaine, si inévitable, si insensible, nous prenons cet autre prétexte plus excusable. Tous les maux qui n’ont autre danger que du mal, nous les disons sans danger. Celui des dents, ou de la goutte, pour grief qu’il soit, d’autant qu’il n’est pas homicide, qui le met en compte de maladie ? Or bien présupposons-le, qu’en la mort nous regardons principalement la douleur. Comme aussi la pauvreté n’a rien à craindre, que cela, qu’elle nous jette entre ses bras par la soif, la faim, le froid, le chaud, les veilles, qu’elle nous fait souffrir. Ainsi n’ayons affaire qu’à la douleur. Je leur donne que ce soit le pire accident de notre être : et volontiers. Car je suis l’homme du monde qui lui veux autant de mal, et qui la fuis autant, pour jusques à présent n’avoir pas eu, Dieu merci, grand commerce avec elle ; mais il est en nous, sinon de l’anéantir, au moins de l’amoindrir par patience : et quand bien le corps s’en émouvrait, de maintenir ce néanmoins l’âme et la raison en bonne trempe. Et s’il ne l’était, qui aurait mis en crédit, la vertu, la vaillance, la force, la magnanimité et la résolution ? où joueraient-elles leur rôle, s’il n’y a plus de douleur à défier ? Avida est periculi virtus. [Le courage est avide du danger.] S’il ne faut coucher sur la dure, soutenir armé de toutes pièces la chaleur du midi, se paître d’un cheval, et d’un âne, se voir détailler en pièces, et arracher une balle d’entre les os, se souffrir recoudre, cautériser et sonder, par où s’acquerra l’avantage que nous voulons avoir sur le vulgaire ? C’est bien loin de fuir le mal et la douleur, ce que disent les Sages, que des actions également bonnes, celle-là est plus souhaitable à faire, où il y a plus de peine. Non enim hilaritate nec lasciuia, nec risu aut ioco comite leuitatis, sed sæpe etiam tristes firmitate et constantia sunt beati. [Car ce n’est pas par la gaieté ni la folâtrerie, ni par le rire et le badinage, compagnons de la légèreté, mais souvent aussi, dans la tristesse, par la fermeté et la constance, qu’ils sont heureux.] Et à cette cause il a été impossible de persuader à nos pères, que les conquêtes faites par vive force, au hasard de la guerre, ne fussent plus avantageuses, que celles qu’on fait en toute sûreté par pratiques et menées.
Lætius est, quoties magno sibi constat honestum.
[Quand le bien coûte cher, il donne plus de joie.]
Davantage cela doit nous consoler, que naturellement, si la douleur est violente, elle est courte : si elle est longue, elle est légère : si grauis, breuis : si longus, leuis [si elle est vive, elle est courte ; si longue, légère]. Tu ne la sentiras guère longtemps, si tu la sens trop : elle mettra fin à soi, ou à toi : l’un et l’autre revient à un. Si tu ne la portes, elle t’emportera. Memineris maximos morte finiri ; paruos multa habere interualla requietis : mediocrium nos esse dominos : ut si tolerabiles sint, feramus : sin minus, e vita, quum ea non placeat, tanquam e theatro exeamus. [Souviens-toi que les très grandes douleurs se terminent par la mort, que les petites connaissent des moments de répit, que, des moyennes, nous sommes maîtres, de sorte que, si elles sont tolérables, nous les supportions, et, sinon, que nous sortions, comme d’un théâtre, de la vie, puisqu’elle nous déplaît.] Ce qui nous fait souffrir avec tant d’impatience la douleur, c’est de n’être pas accoutumés de prendre notre principal contentement en l’âme, de ne nous attendre point assez à elle, qui est seule et souveraine maîtresse de notre condition. Le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’un train et qu’un pli. Elle est variable en toute sorte de formes, et range à soi, et à son état, quel qu’il soit, les sentiments du corps, et tous autres accidents. Pourtant la faut-il étudier, et enquérir : et éveiller en elle ses ressorts tout-puissants. Il n’y a raison, ni prescription, ni force, qui vaille contre son inclination et son choix. De tant de milliers de biais, qu’elle a en sa disposition, donnons-lui-en un, propre à notre repos et conservation : nous voilà non couverts seulement de toute offense, mais gratifiés même et flattés, si bon lui semble, des offenses et des maux. Elle fait son profit indifféremment de tout. L’erreur, les songes, lui servent utilement, comme une loyale matière, à nous mettre à garant, et en contentement. Il est aisé à voir, que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de notre esprit. Les bêtes, qui le tiennent sous boucle, laissent aux corps leurs sentiments libres et naïfs : et par conséquent uns, à peu près, en chaque espèce, ainsi qu’elles montrent par la semblable application de leurs mouvements. Si nous ne troublions en nos membres, la juridiction qui leur appartient en cela : il est à croire, que nous en serions mieux, et que nature leur a donné un juste et modéré tempérament, envers la volupté et envers la douleur. Et ne peut faillir d’être juste, étant égal et commun. Mais puisque nous nous sommes émancipés de ses règles, pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantaisies : au moins aidons-nous à les plier du côté le plus agréable. Platon craint notre engagement âpre à la douleur et à la volupté, d’autant qu’il oblige et attache par trop l’âme au corps : moi plutôt au rebours, d’autant qu’il l’en déprend et décloue. Tout ainsi que l’ennemi se rend plus âpre à notre fuite, aussi s’enorgueillit la douleur, à nous voir trembler sous elle. Elle se rendra de bien meilleure composition, à qui lui fera tête : il se faut opposer et bander contre. En nous acculant et tirant arrière, nous appelons à nous et attirons la ruine, qui nous menace. Comme le corps est plus ferme à la charge en le raidissant : ainsi est l’âme. Mais venons aux exemples, qui sont proprement du gibier des gens faibles de reins, comme moi : où nous trouverons qu’il va de la douleur, comme des pierres qui prennent couleur, ou plus haute, ou plus morne, selon la feuille où l’on les couche, et qu’elle ne tient qu’autant de place en nous, que nous lui en faisons. Tantum doluerunt, quantum doloribus se inseruerunt. [Ils n’ont souffert qu’autant qu’ils ont donné prise à la souffrance.] Nous sentons plus un coup de rasoir du Chirurgien, que dix coups d’épée en la chaleur du combat. Les douleurs de l’enfantement, par les Médecins, et par Dieu même estimées grandes, et que nous passons avec tant de cérémonies, il y a des nations entières, qui n’en font nul compte. Je laisse à part les femmes Lacédémoniennes : mais aux Souisses parmi nos gens de pied, quel changement y trouvez-vous ? sinon que trottant après leurs maris, vous leur voyez aujourd’hui porter au cou l’enfant, qu’elles avaient hier au ventre : et ces Ægyptiennes contrefaites ramassées d’entre nous, vont elles-mêmes laver les leurs, qui viennent de naître, et prennent leur bain en la plus prochaine rivière. Outre tant de garces qui dérobent tous les jours leurs enfants en la génération comme en la conception, cette belle et noble femme de Sabinus Patricien Romain, pour l’intérêt d’autrui porta seule et sans secours et sans voix et gémissements l’enfantement de deux jumeaux. Un simple garçonnet de Lacédémone, ayant dérobé un renard (car ils craignaient encore plus la honte de leur sottise au larcin, que nous ne craignons la peine de notre malice) et l’ayant mis sous sa cape, endura plutôt qu’il lui eût rongé le ventre, que de se découvrir. Et un autre, donnant de l’encens à un sacrifice, se laissa brûler jusques à l’os, par un charbon tombé dans sa manche, pour ne troubler le mystère. Et s’en est vu un grand nombre pour le seul essai de vertu, suivant leur institution, qui ont souffert en l’âge de sept ans, d’être fouettés jusques à la mort, sans altérer leur visage. Et Cicero les a vus se battre à troupes : de poings, de pieds, et de dents, jusques à s’évanouir avant que d’avouer être vaincus. Nunquam naturam mos vinceret : est enim ea semper inuicta ; sed nos umbris, delitiis, otio, languore, desidia, animum infecimus : opinionibus maloque more delinitum molliuimus. [Jamais la coutume ne vaincrait la nature, qui reste toujours invaincue ; mais, quant à nous, par une vie protégée, délicieuse, oisive, indolente, paresseuse, nous avons corrompu notre âme, et par la séduction des préjugés et des mauvaises habitudes nous l’avons amollie.] Chacun sait l’histoire de Scevola, qui s’étant coulé dans le camp ennemi, pour en tuer le chef, et ayant failli d’atteinte, pour reprendre son effet d’une plus étrange invention, et décharger sa patrie, confessa à Porsenna, qui était le Roi qu’il voulait tuer, non seulement son dessein, mais ajouta qu’il y avait en son camp un grand nombre de Romains complices de son entreprise tels que lui. Et pour montrer quel il était, s’étant fait apporter un brasier, vit et souffrit griller et rôtir son bras, jusques à ce que l’ennemi même en ayant horreur, commanda ôter le brasier. Quoi, celui qui ne daigna interrompre la lecture de son livre pendant qu’on l’incisait ? Et celui, qui s’obstina à se moquer et à rire à l’envi des maux, qu’on lui faisait : de façon que la cruauté irritée des bourreaux qui le tenaient, et toutes les inventions des tourments redoublés les uns sur les autres lui donnèrent gagné ? Mais c’était un Philosophe. Quoi ? un gladiateur de Cæsar, endura toujours riant qu’on lui sondât et détaillât ses plaies. Quis mediocris gladiator ingemuit ? quis vultum mutauit unquam ? Quis non modo stetit, verum etiam decubuit turpiter ? Quis cum decubuisset, ferrum recipere jussus, collum contraxit ? [Est-il un gladiateur de valeur moyenne qui ait gémi ? qui ait jamais changé de visage ? En est-il un qui, non seulement debout, mais même mis à terre, se soit honteusement conduit ? qui, mis à terre, et tenu de recevoir le coup mortel, ait rentré la tête ?] Mêlons-y les femmes. Qui n’a ouï parler à Paris de celle, qui se fit écorcher pour seulement en acquérir le teint plus frais d’une nouvelle peau ? Il y en a qui se sont fait arracher des dents vives et saines, pour en former la voix plus molle, et plus grasse, ou pour les ranger en meilleur ordre. Combien d’exemples du mépris de la douleur avons-nous en ce genre ? Que ne peuvent-elles ? Que craignent-elles, pour peu qu’il y ait d’agencement à espérer en leur beauté ?
Vellere queis cura est albos a stirpe capillos,
Et faciem dempta pelle referre nouam.
[Elles qui ont soin de s’arracher à la racine leurs cheveux blancs, de s’enlever la peau pour se refaire un nouveau visage.]
J’en ai vu engloutir du sable, de la cendre, et se travailler à point nommé de ruiner leur estomac, pour acquérir les pâles couleurs. Pour faire un corps bien espagnolé, quelle gêne ne souffrent-elles guindées et sanglées, avec de grosses coches sur les côtés, jusques à la chair vive ? oui quelquefois à en mourir. Il est ordinaire à beaucoup de nations de notre temps, de se blesser à escient, pour donner foi à leur parole : et notre Roi en récite des notables exemples, de ce qu’il en a vu en Poloigne, et en l’endroit de lui-même Mais outre ce que je sais en avoir été imité en France par aucuns, quand je vins de ces fameux États de Blois, j’avais vu peu auparavant une fille en Picardie, pour témoigner l’ardeur de ses promesses, et aussi sa constance, se donner du poinçon, qu’elle portait en son poil, quatre ou cinq bons coups dans le bras, qui lui faisaient craqueter la peau, et la saignaient bien en bon escient. Les Turcs se font des grandes escarres pour leurs dames : et afin que la marque y demeure, ils portent soudain du feu sur la plaie, et l’y tiennent un temps incroyable, pour arrêter le sang, et former la cicatrice. Gens qui l’ont vu, l’ont écrit, et me l’ont juré. Mais pour dix aspres, il se trouve tous les jours entre eux qui se donnera une bien profonde taillade dans le bras, ou dans les cuisses. Je suis bien aise que les témoins nous sont plus à main, où nous en avons plus affaire. Car la Chrétienté nous en fournit à suffisance. Et après l’exemple de notre saint guide, il y en a eu force, qui par dévotion ont voulu porter la croix. Nous apprenons par témoin très digne de foi, que le Roi S. Loys porta la haire jusques à ce que sur sa vieillesse, son confesseur l’en dispensa ; et que tous les Vendredis, il se faisait battre les épaules par son prêtre, de cinq chaînettes de fer, que pour cet effet on portait emmi ses besognes de nuit. Guillaume notre dernier Duc de Guyenne, père de cette Alienor, qui transmit ce Duché aux maisons de France et d’Angleterre, porta les dix ou douze derniers ans de sa vie, continuellement un corps de cuirasse, sous un habit de religieux, par pénitence. Foulques Comte d’Anjou alla jusques en Jérusalem, pour là se faire fouetter à deux de ses valets, la corde au cou, devant le sépulcre de notre Seigneur. Mais ne voit-on encore tous les jours le Vendredi S. en divers lieux un grand nombre d’hommes et femmes se battre jusques à se déchirer la chair et percer jusques aux os ? Cela ai-je vu souvent et sans enchantement. Et disait-on (car ils vont masqués) qu’il y en avait, qui pour de l’argent entreprenaient en cela de garantir la religion d’autrui ; par un mépris de la douleur, d’autant plus grand, que plus peuvent les aiguillons de la dévotion, que de l’avarice. Q. Maximus enterra son fils Consulaire : M. Cato le sien Préteur désigné : et L. Paulus les siens deux en peu de jours, d’un visage rassis, et ne portant nul témoignage de deuil. Je disais en mes jours, de quelqu’un en gaussant, qu’il avait choué la divine justice. Car la mort violente de trois grands enfants, lui ayant été envoyée en un jour, pour un âpre coup de verge, comme il est à croire : peu s’en fallut qu’il ne la prît à faveur et gratification singulière du ciel. Je n’ensuis pas ces humeurs monstrueuses : mais j’en ai perdu en nourrice, deux ou trois, sinon sans regret, au moins sans fâcherie. Si n’est-il guère accident, qui touche plus au vif les hommes. Je vois assez d’autres communes occasions d’affliction, qu’à peine sentirais-je, si elles me venaient. Et en ai méprisé quand elles me sont venues, de celles auxquelles le monde donne une si atroce figure, que je n’oserais m’en vanter au peuple sans rougir. Ex quo intelligitur, non in natura, sed in opinione esse ægritudinem. [Cela fait voir que le chagrin n’est pas le fait de la nature, mais de l’opinion.] L’opinion est une puissante partie, hardie, et sans mesure. Qui rechercha jamais de telle faim la sûreté et le repos, qu’Alexandre et Cæsar ont fait l’inquiétude et les difficultés ? Terez le Père de Sitalcez soulait dire que quand il ne faisait point la guerre, il lui était avis qu’il n’y avait point différence entre lui et son palefrenier. Caton Consul, pour s’assurer d’aucunes villes en Espaigne, ayant seulement interdit aux habitants d’icelles, de porter les armes : grand nombre se tuèrent : Ferox gens, nullam vitam rati sine armis esse. [Nation farouche qui pensait qu’on ne pouvait vivre sans armes.] Combien en savons-nous qui ont fui la douceur d’une vie tranquille, en leurs maisons parmi leurs connaissants, pour suivre l’horreur des déserts inhabitables ; et qui se sont jetés à l’abjection, vileté, et mépris du monde, et s’y sont plus jusques à l’affectation ? Le Cardinal Borrome, qui mourut dernièrement à Milan, au milieu de la débauche, à quoi le conviait et sa noblesse, et ses grandes richesses, et l’air de l’Italie, et sa jeunesse, se maintint en une forme de vie si austère, que la même robe qui lui servait en été, lui servait en hiver : n’avait pour son coucher que la paille : et les heures qui lui restaient des occupations de sa charge, il les passait étudiant continuellement, planté sur ses genoux, ayant un peu d’eau et de pain à côté de son livre : qui était toute la provision de ses repas, et tout le temps qu’il y employait. J’en sais qui à leur escient ont tiré et profit et avancement du Cocuage, de quoi le seul nom effraie tant de gens. Si la vue n’est le plus nécessaire de nos sens, il est au moins le plus plaisant : mais les plus plaisants et utiles de nos membres, semblent être ceux qui servent à nous engendrer : toutefois assez de gens les ont pris en haine mortelle, pour cela seulement, qu’ils étaient trop aimables ; et les ont rejetés à cause de leur prix. Autant en opina des yeux, celui qui se les creva. La plus commune et plus saine part des hommes, tient à grand heur l’abondance des enfants : moi et quelques autres, à pareil heur le défaut. Et quand on demande à Thales pourquoi il ne se marie point : il répond, qu’il n’aime point à laisser lignée de soi. Que notre opinion donne prix aux choses, il se voit par celles en grand nombre, auxquelles nous ne regardons pas seulement, pour les estimer : ains à nous. Et ne considérons ni leurs qualités, ni leurs utilités, mais seulement notre coût à les recouvrer : comme si c’était quelque pièce de leur substance : et appelons valeur en elles, non ce qu’elles apportent, mais ce que nous y apportons. Sur quoi je m’avise, que nous sommes grands ménagers de notre mise. Selon qu’elle pèse, elle sert, de ce même qu’elle pèse. Notre opinion ne la laisse jamais courir à faux fret. L’achat donne titre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la dévotion, et l’âpreté à la médecine. Tel pour arriver à la pauvreté jeta ses écus en cette même mer, que tant d’autres fouillent de toutes parts pour y pêcher des richesses. Epicurus dit que l’être riche n’est pas soulagement, mais changement d’affaires. De vrai, ce n’est pas la disette, c’est plutôt l’abondance qui produit l’avarice. Je veux dire mon expérience autour de ce sujet. J’ai vécu en trois sortes de condition, depuis être sorti de l’enfance. Le premier temps, qui a duré près de vingt années, je le passai, n’ayant autres moyens, que fortuits, et dépendant de l’ordonnance et secours d’autrui, sans état certain et sans prescription. Ma dépense se faisait d’autant plus allègrement et avec moins de soin, qu’elle était toute en la témérité de la fortune. Je ne fus jamais mieux. Il ne m’est oncques advenu de trouver la bourse de mes amis close : m’étant enjoint au-delà de toute autre nécessité, la nécessité de ne faillir au terme que j’avais pris à m’acquitter, lequel ils m’ont mille fois allongé, voyant l’effort que je me faisais pour leur satisfaire : en manière que j’en rendais une loyauté ménagère, et aucunement piperesse. Je sens naturellement quelque volupté à payer ; comme si je déchargeais mes épaules d’un ennuyeux poids, et de cette image de servitude. Aussi qu’il y a quelque contentement qui me chatouille à faire une action juste, et contenter autrui. J’excepte les paiements où il faut venir à marchander et compter ; car si je ne trouve à qui en commettre la charge, je les éloigne honteusement et injurieusement tant que je puis, de peur de cette altercation, à laquelle et mon humeur et ma forme de parler est du tout incompatible. Il n’est rien que je haïsse comme à marchander : c’est un pur commerce de trichoterie et d’impudence. Après une heure de débat et de barguignage, l’un et l’autre abandonne sa parole et ses serments pour cinq sous d’amendement. Et si empruntais avec désavantage. Car n’ayant point le cœur de requérir en présence, j’en renvoyais le hasard sur le papier, qui ne fait guère d’effort, et qui prête grandement la main au refuser. Je me remettais de la conduite de mon besoin plus gaiement aux astres, et plus librement, que je n’ai fait depuis à ma providence et à mon sens. La plupart des ménagers estiment horrible de vivre ainsi en incertitude ; et ne s’avisent pas, premièrement, que la plupart du monde vit ainsi. Combien d’honnêtes hommes ont rejeté tout leur certain à l’abandon, et le font tous les jours, pour chercher le vent de la faveur des Rois et de la fortune ? Cæsar s’endetta d’un million d’or outre son vaillant, pour devenir Cæsar. Et combien de marchands commencent leur trafic par la vente de leur métairie, qu’ils envoient aux Indes,
Tot per impotentia freta ?
[à travers tant de mers déchaînées ?]
En une si grande siccité de dévotion, nous avons mille et mille Collèges, qui la passent commodément, attendant tous les jours de la libéralité du Ciel, ce qu’il faut à eux dîner. Secondement, ils ne s’avisent pas, que cette certitude, sur laquelle ils se fondent, n’est guère moins incertaine et hasardeuse que le hasard même. Je vois d’aussi près la misère au-delà de deux mille écus de rente, que si elle était tout contre moi. Car outre ce que le sort a de quoi ouvrir cent brèches à la pauvreté au travers de nos richesses, n’y ayant souvent nul moyen entre la suprême et infime fortune.
Fortuna vitrea est : tum, quum splendet, frangitur.
[La fortune est de verre : c’est au moment où elle brille qu’elle se casse.]
Et envoyer cul sur pointe toutes nos défenses et levées ; je trouve que par diverses causes, l’indigence se voit autant ordinairement logée chez ceux qui ont des biens, que chez ceux qui n’en ont point : et qu’à l’aventure estelle aucunement moins incommode, quand elle est seule, que quand elle se rencontre en compagnie des richesses : Elles viennent plus de l’ordre, que de la recette : Faber est suæ quisque fortunæ. [Chacun est l’artisan de sa propre fortune.] Et me semble plus misérable un riche malaisé, nécessiteux, affaireux, que celui qui est simplement pauvre. In divitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est. [Des indigents au milieu des richesses, espèce de pauvreté de toutes la plus pesante.] Les plus grands princes et plus riches, sont par pauvreté et disette poussés ordinairement à l’extrême nécessité. Car en est-il de plus extrême, que d’en devenir tyrans, et injustes usurpateurs des biens de leurs sujets ? Ma seconde forme, ç’a été d’avoir de l’argent. À quoi m’étant pris, j’en fis bientôt des réserves notables selon ma condition : n’estimant que ce fût avoir, sinon autant qu’on possède outre sa dépense ordinaire : ni qu’on se puisse fier du bien, qui est encore en espérance de recette, pour claire qu’elle soit. Car, quoi, disais-je, si j’étais surpris d’un tel, ou d’un tel accident ? Et à la suite de ces vaines et vicieuses imaginations, j’allais faisant l’ingénieux à pourvoir par cette superflue réserve à tous inconvénients : Et savais encore répondre à celui qui m’alléguait que le nombre des inconvénients était trop infini ; que si ce n’était à tous, c’était à aucuns et plusieurs. Cela ne se passait pas sans pénible sollicitude. J’en faisais un secret : et moi, qui ose tant dire de moi, ne parlais de mon argent, qu’en mensonge : comme font les autres, qui s’appauvrissent riches, s’enrichissent pauvres : et dispensent leur conscience de ne témoigner jamais sincèrement de ce qu’ils ont. Ridicule et honteuse prudence. Allais-je en voyage ? il ne me semblait être jamais suffisamment pourvu : et plus je m’étais chargé de monnaie, plus aussi je m’étais chargé de crainte : Tantôt de la sûreté des chemins, tantôt de la fidélité de ceux qui conduisaient mon bagage : duquel, comme d’autres que je connais, je ne m’assurais jamais assez, si je ne l’avais devant mes yeux. Laissais-je ma boîte chez moi ? combien de soupçons et pensements épineux, et qui pis est incommunicables ? J’avais toujours l’esprit de ce côté. Tout compté, il y a plus de peine à garder l’argent qu’à l’acquérir. Si je n’en faisais du tout tant que j’en dis, au moins il me coûtait à m’empêcher de le faire. De commodité, j’en tirais peu ou rien : Pour avoir plus de moyen de dépense, elle ne m’en pesait pas moins. Car (comme disait Bion) autant se fâche le chevelu comme le chauve, qu’on lui arrache le poil : Et depuis que vous êtes accoutumé, et avez planté votre fantaisie sur certain monceau, il n’est plus à votre service : vous n’oseriez l’écorner. C’est un bâtiment qui, comme il vous semble, croulera tout, si vous y touchez : il faut que la nécessité vous prenne à la gorge pour l’entamer : Et auparavant j’engageais mes hardes, et vendais un cheval, avec bien moins de contrainte et moins envis, que lors je ne faisais brèche à cette bourse favorite, que je tenais à part. Mais le danger était, que mal aisément peut-on établir bornes certaines à ce désir (elles sont difficiles à trouver, ès choses qu’on croit bonnes) et arrêter un point à l’épargne : on va toujours grossissant cet amas, et l’augmentant d’un nombre à autre, jusques à se priver vilainement de la jouissance de ses propres biens : et l’établir toute en la garde, et n’en user point. Selon cette espèce d’usage, ce sont les plus riches gens du monde, ceux qui ont charge de la garde des portes et murs d’une bonne ville. Tout homme pécunieux est avaricieux à mon gré. Platon range ainsi les biens corporels ou humains : la santé, la beauté, la force, la richesse : Et la richesse, dit-il, n’est pas aveugle, mais très clairvoyante, quand elle est illuminée par la prudence. Dionysius le fils, eut bonne grâce. On l’avertit que l’un de ses Syracusains avait caché dans terre un trésor ; il lui manda de le lui apporter ; ce qu’il fit, s’en réservant à la dérobée quelque partie ; avec laquelle il s’en alla en une autre ville, où ayant perdu cet appétit de thésauriser, il se mit à vivre plus libéralement. Ce qu’entendant Dionysius, lui fit rendre le demeurant de son trésor ; disant que puisqu’il avait appris à en savoir user, il le lui rendait volontiers. Je fus quelques années en ce point : Je ne sais quel bon démon m’en jeta hors très utilement, comme le Syracusain ; et m’envoya toute cette conserve à l’abandon : le plaisir de certain voyage de grande dépense, ayant mis au pied cette sotte imagination : Par où je suis retombé à une tierce sorte de vie (je dis ce que j’en sens) certes plus plaisante beaucoup et plus réglée. C’est que je fais courir ma dépense quant et quant ma recette ; tantôt l’une devance, tantôt l’autre : mais c’est de peu qu’elles s’abandonnent. Je vis du jour à la journée, et me contente d’avoir de quoi suffire aux besoins présents et ordinaires : aux extraordinaires toutes les provisions du monde n’y sauraient suffire. Et est folie de s’attendre que fortune elle-même nous arme jamais suffisamment contre soi. C’est de nos armes qu’il la faut combattre. Les fortuites nous trahiront au bon du fait. Si j’amasse, ce n’est que pour l’espérance de quelque voisine emplette ; et non pour acheter des terres, de quoi je n’ai que faire, mais pour acheter du plaisir. Non esse cupidum, pecunia est : non esse emacem, vectigal est. [N’être pas avide de posséder, c’est une fortune ; n’être pas avide d’acheter, c’est un revenu.] Je n’ai ni guère peur que bien me faille, ni nul désir qu’il m’augmente. Diuitiarum fructus est in copia : copiam declarat satietas. [Le fruit de la richesse est l’abondance, et c’est l’abondance que signifie la satiété.] Et me gratifie singulièrement que cette correction me soit arrivée en un âge naturellement enclin à l’avarice, et que je me vois défait de cette folie si commune aux vieux, et la plus ridicule de toutes les humaines folies. Feraulez, qui avait passé par les deux fortunes, et trouvé que l’accroît de chevance, n’était pas accroît d’appétit, au boire, manger, dormir, et embrasser sa femme : et qui d’autre part, sentait peser sur ses épaules l’importunité de l’économie, ainsi qu’elle fait à moi ; délibéra de contenter un jeune homme pauvre, son fidèle ami, aboyant après les richesses ; et lui fit présent de toutes les siennes, grandes et excessives, et de celles encore qu’il était en train d’accumuler tous les jours par la libéralité de Cyrus son bon maître, et par la guerre : moyennant qu’il prît la charge de l’entretenir et nourrir honnêtement, comme son hôte et son ami. Ils vécurent ainsi depuis très heureusement : et également contents du changement de leur condition. Voilà un tour que j’imiterais de grand courage. Et loue grandement la fortune d’un vieux Prélat, que je vois s’être si purement démis de sa bourse, et de sa recette, et de sa mise, tantôt à un serviteur choisi, tantôt à un autre, qu’il a coulé un long espace d’années, autant ignorant cette sorte d’affaires de son ménage, comme un étranger. La fiance de la bonté d’autrui, est un non léger témoignage de la bonté propre : partant la favorise Dieu volontiers. Et pour son regard, je ne vois point d’ordre de maison, ni plus dignement ni plus constamment conduit que le sien. Heureux, qui ait réglé à si juste mesure son besoin, que ses richesses y puissent suffire sans son soin et empêchement : et sans que leur dispensation ou assemblage, interrompe d’autres occupations, qu’il suit, plus convenables, plus tranquilles, et selon son cœur. L’aisance donc et l’indigence dépendent de l’opinion d’un chacun, et non plus la richesse, que la gloire, que la santé, n’ont qu’autant de beauté et de plaisir, que leur en prête celui qui les possède. Chacun est bien ou mal, selon qu’il s’en trouve. Non de qui on le croit, mais qui le croit de soi, est content : et en cela seul la créance se donne essence et vérité. La fortune ne nous fait ni bien ni mal : elle nous en offre seulement la matière et la semence : laquelle notre âme, plus puissante qu’elle, tourne et applique comme il lui plaît : seule cause et maîtresse de sa condition heureuse ou malheureuse. Les accessions externes prennent saveur et couleur de l’interne constitution : comme les accoutrements nous échauffent non de leur chaleur, mais de la nôtre, laquelle ils sont propres à couver et nourrir : qui en abriterait un corps froid, il en tirerait même service pour la froideur : ainsi se conserve la neige et la glace. Certes tout en la manière qu’à un fainéant l’étude sert de tourment, à un ivrogne l’abstinence du vin, la frugalité est supplice au luxurieux, et l’exercice gêne à un homme délicat et oisif : ainsi en est-il du reste. Les choses ne sont pas si douloureuses, ni difficiles d’elles-mêmes : mais notre faiblesse et lâcheté les fait telles. Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même, autrement nous leur attribuons le vice, qui est le nôtre. Un aviron droit semble courbe en l’eau. Il n’importe pas seulement qu’on voie la chose, mais comment on la voie. Or sus, pourquoi de tant de discours, qui persuadent diversement les hommes de mépriser la mort, et de porter la douleur, n’en trouvons-nous quelqu’un qui fasse pour nous ? Et de tant d’espèces d’imaginations qui l’ont persuadé à autrui, que chacun n’en applique-t-il à soi une le plus selon son humeur ? S’il ne peut digérer la drogue forte et abstersive, pour déraciner le mal, au moins qu’il la prenne lénitive pour le soulager. Opinio est quædam effeminata ac leuis : nec in dolore magis, quam eadem in voluptate : qua, quum liquescimus fluimusque mollitia, apis aculeum sine clamore ferre non possumus. Totum in eo est, ut tibi imperes. [Il existe un préjugé efféminé et futile (et qui agit dans la douleur tout autant que dans le plaisir) qui fait que, dissous et fondus de mollesse, nous ne pouvons sans crier souffrir la piqûre d’une abeille. Le tout est que tu te commandes à toi-même.] Au demeurant on n’échappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’âpreté des douleurs, et humaine faiblesse. Car on la contraint de se rejeter à ces invincibles répliques : S’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité. Nul n’est mal longtemps qu’à sa faute. Qui n’a le cœur de souffrir ni la mort ni la vie, qui ne veut ni résister ni fuir, que lui ferait-on ?
Chapitre XLI. De ne communiquer sa gloire §
De toutes les rêveries du monde, la plus reçue et plus universelle, est le soin de la réputation et de la gloire, que nous épousons jusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suivre cette vaine image, et cette simple voix, qui n’a ni corps ni prise :
La fama ch’invaghisce a un dolce suono
Gli superbi mortali, et par’ si bella,
E un echo, un sogno, anzi d’un sogno un’ ombra
Ch’ad ogni vento si dilegua et sgombra.
[La renommée, qui charme de sa douce voix les mortels orgueilleux et qui paraît si belle, est un écho, un songe, ou plutôt l’ombre d’un songe qui, au moindre vent, se dissipe et s’évanouit.]
Et des humeurs déraisonnables des hommes, il semble que les philosophes mêmes se défassent plus tard et plus envis de celle-ci que de nulle autre : c’est la plus revêche et opiniâtre. Quia etiam bene proficientes animos tentare non cessat. [Parce qu’elle ne cesse de tenter les esprits, même ceux qui progressent dans le bien.] Il n’en est guère de laquelle la raison accuse si clairement la vanité : mais elle a ses racines si vives en nous, que je ne sais si jamais aucun s’en est pu nettement décharger. Après que vous avez tout dit et tout cru, pour la désavouer, elle produit contre votre discours une inclination si intestine, que vous avez peu que tenir à l’encontre : Car comme dit Cicero, ceux mêmes qui la combattent, encore veulent-ils, que les livres, qu’ils en écrivent, portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu’ils ont méprisé la gloire. Toutes autres choses tombent en commerce : Nous prêtons nos biens et nos vies au besoin de nos amis : mais de communiquer son honneur, et d’étrenner autrui de sa gloire, il ne se voit guéres. Catulus Luctatius en la guerre contre les Cymbres, ayant fait tous efforts pour arrêter ses soldats qui fuyaient devant les ennemis, se mit lui-même entre les fuyards, et contrefit le couard, afin qu’ils semblassent plutôt suivre leur Capitaine, que fuir l’ennemi : c’était abandonner sa réputation, pour couvrir la honte d’autrui. Quand Charles cinquième passa en Provence, l’an mil cinq cent trente-sept, on tient que Antoine de Leve voyant l’Empereur résolu de ce voyage, et l’estimant lui être merveilleusement glorieux, opinait toutefois le contraire, et le déconseillait, à cette fin que toute la gloire et honneur de ce conseil, en fût attribué à son maître : et qu’il fût dit, son bon avis et sa prévoyance avoir été telle, que contre l’opinion de tous, il eût mis à fin une si belle entreprise : qui était l’honorer à ses dépens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolant Archileonide mère de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut-louant, jusques à dire, qu’il n’avait point laissé son pareil : elle refusa cette louange privée et particulière, pour la rendre au public : Ne me dites pas cela, fit-elle, je sais que la ville de Sparte a plusieurs Citoyens plus grands et plus vaillants qu’il n’était. En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort jeune, avait l’avant-garde à conduire : le principal effort du rencontre, fut en cet endroit : les seigneurs qui l’accompagnaient se trouvant en dur parti d’armes, mandèrent au Roi Edouard de s’approcher, pour les secourir : il s’enquit de l’état de son fils, et lui ayant été répondu, qu’il était vivant et à cheval : Je lui ferais, dit-il, tort de lui aller maintenant dérober l’honneur de la victoire de ce combat, qu’il a si longtemps soutenu : quelque hasard qu’il y ait, elle sera toute sienne : et n’y voulut aller ni envoyer ; sachant s’il y fût allé, qu’on eût dit que tout était perdu sans son secours, et qu’on lui eût attribué l’avantage de cet exploit. Semper enim quod postremum adiectum est, id rem totam videtur traxisse. [C’est toujours en effet le renfort final qui semble avoir décidé de l’ensemble de l’affaire.] Plusieurs estimaient à Rome, et se disait communément que les principaux beaux-faits de Scipion étaient en partie dus à Lælius, qui toutefois alla toujours promouvant et secondant la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soin de la sienne. Et Theopompus Roi de Sparte à celui qui lui disait que la chose publique demeurait sur ses pieds, pour autant qu’il savait bien commander : C’est plutôt, dit-il, parce que le peuple sait bien obéir. Comme les femmes, qui succédaient aux pairies, avaient, nonobstant leur sexe, droit d’assister et opiner aux causes, qui appartiennent à la juridiction des pairs : aussi les pairs ecclésiastiques, nonobstant leur profession, étaient tenus d’assister nos Rois en leurs guerres, non seulement de leurs amis et serviteurs, mais de leur personne. Aussi l’Évêque de Beauvais, se trouvant avec Philippe Auguste en la bataille de Bouvines, participait bien fort courageusement à l’effet : mais il lui semblait, ne devoir toucher au fruit et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce jour-là, et les donnait au premier gentilhomme qu’il trouvait, à égosiller, ou prendre prisonniers, lui en résignant toute l’exécution. Et le fit ainsi de Guillaume comte de Salsberi à messire Jean de Nesle. D’une pareille subtilité de conscience, à cet autre : il voulait bien assommer, mais non pas blesser : et pourtant ne combattait que de masse. Quelqu’un en mes jours, étant reproché par le Roi d’avoir mis les mains sur un prêtre, le niait fort et ferme : c’était qu’il l’avait battu et foulé aux pieds.
Chapitre XLII. De l’inégalité qui est entre nous §
Plutarque dit en quelque lieu, qu’il ne trouve point si grande distance de bête à bête, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suffisance de l’âme et qualités internes. À la vérité je trouve si loin d’Epaminondas, comme je l’imagine, jusques à tel que je connais, je dis capable de sens commun, que j’enchérirais volontiers sur Plutarque : et dirais qu’il y a plus de distance de tel à tel homme, qu’il n’y a de tel homme à telle bête :
Hem vir viro quid præstat !
[Ah ! quelle supériorité d’un homme sur un autre !]
Et qu’il y a autant de degrés d’esprits, qu’il y a d’ici au ciel de brasses, et autant innumérables. Mais à propos de l’estimation des hommes, c’est merveille que sauf nous, aucune chose ne s’estime que par ses propres qualités. Nous louons un cheval de ce qu’il est vigoureux et adroit.
volucrem
Sic laudamus equum, facili cui plurima palma
Fervet, et exultat rauco victoria circo,
[Ainsi louons-nous un cheval rapide qui obtient sans effort d’unanimes applaudissements fervents et une victoire qui exulte dans le cirque enroué,]
non de son harnais : un lévrier, de sa vitesse, non de son collier : un oiseau, de son aile, non de ses longes et sonnettes.
Pourquoi de même n’estimons-nous un homme par ce qui est sien ? Il a un grand train, un beau palais, tant de crédit, tant de rente : tout cela est autour de lui, non en lui. Vous n’achetez pas un chat en poche : si vous marchandez un cheval, vous lui ôtez ses bardes, vous le voyez nu et à découvert : Ou s’il est couvert, comme on les présentait anciennement aux Princes à vendre, c’est par les parties moins nécessaires, afin que vous ne vous amusiez pas à la beauté de son poil, ou largeur de sa croupe, et que vous vous arrêtiez principalement à considérer les jambes, les yeux, et le pied, qui sont les membres les plus utiles,
Regibus hic mos est, ubi equos mercantur, opertos
Inspiciunt, ne si facies, ut sæpe, decora
Molli fulta pede est, emptorem inducat hiantem,
Quod pulchræ clunes, breue quod caput, ardua ceruix.
[C’est la coutume des rois, quand ils achètent des chevaux, de les examiner couverts, de peur que si, comme il arrive souvent, un bel aspect repose sur un pied faible, l’acheteur ne soit entraîné par son admiration pour une belle croupe, une tête petite, une haute encolure.]
Pourquoi estimant un homme l’estimez-vous tout enveloppé et empaqueté ? Il ne nous fait montre que des parties, qui ne sont aucunement siennes : et nous cache celles, par lesquelles seules on peut vraiment juger de son estimation. C’est le prix de l’épée que vous cherchez, non de la gaine : vous n’en donnerez à l’aventure pas un quatrain, si vous l’avez dépouillée. Il le faut juger par lui-même, non par ses atours. Et comme dit très plaisamment un ancien : Savez-vous pourquoi vous l’estimez grand ? Vous y comptez la hauteur de ses patins : La base n’est pas de la statue. Mesurez-le sans ses échasses : Qu’il mette à part ses richesses et honneurs, qu’il se présente en chemise : A-t-il le corps propre à ses fonctions, sain et allègre ? Quelle âme a-t-il ? Est-elle belle, capable, et heureusement pourvue de toutes ses pièces ? Est-elle riche du sien, ou de l’autrui ? la fortune n’y a-t-elle que voir ? Si les yeux ouverts elle attend les épées traites : s’il ne lui chaut par où lui sorte la vie, par la bouche, ou par le gosier : si elle est rassise, équable et contente : c’est ce qu’il faut voir, et juger par là les extrêmes différences qui sont entre nous. Est-il :
sapiens, sibique imperiosus,
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent,
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis, et in seipso totus teres atque rotundus,
Externi ne quid valeat per læue morari,
In quem manca ruit semper fortuna ?
[un sage, maître de lui-même, que ni la pauvreté, ni la mort, ni la prison n’effraient, ferme pour résister aux désirs et mépriser les honneurs, tout en soi rond et poli pour que rien d’extérieur n’ait le pouvoir de le freiner, que la fortune assaille toujours sans succès ?]
Un tel homme est cinq cents brasses au-dessus des Royaumes et des duchés : il est lui-même à soi son empire.
Sapiens pol ipse fingit fortunam sibi.
[Le sage, par Pollux, se forge lui-même sa fortune.]
Que lui reste-t-il à désirer ?
nonne videmus
Nil aliud sibi naturam latrare, nisi ut qui
Corpore seiunctus dolor absit, mente fruatur,
Iucundo sensu cura semotus metuque ?
[Ne voyons-nous pas que la nature ne réclame rien d’autre que l’absence de douleur physique, la jouissance de la raison, le plaisir d’être sans souci et sans crainte ?]
Comparez-lui la tourbe de nos hommes, stupide, basse, servile, instable, et continuellement flottante en l’orage des passions diverses, qui la poussent et repoussent, pendant toute d’autrui : il y a plus d’éloignement que du ciel à la terre : et toutefois l’aveuglement de notre usage est tel, que nous en faisons peu ou point d’état. Là où, si nous considérons un paysan et un Roi, un noble et un vilain, un magistrat et un homme privé, un riche et un pauvre, il se présente soudain à nos yeux une extrême disparité, qui ne sont différents par manière de dire qu’en leurs chausses. En Thrace, le Roi était distingué de son peuple d’une plaisante manière, et bien renchérie. Il avait une religion à part : un Dieu tout à lui, qu’il n’appartenait à ses sujets d’adorer : c’était Mercure : Et lui, dédaignait les leurs, Mars, Bacchus, Diane. Ce ne sont pourtant que peintures, qui ne font aucune dissemblance essentielle. Car comme les joueurs de comédie, vous les voyez sur l’échafaud faire une mine de Duc et d’Empereur, mais tantôt après, les voilà devenus valets et crocheteurs misérables, qui est leur naïve et originelle condition : aussi l’Empereur, duquel la pompe vous éblouit en public :
Scilicet et grandes viridi cum luce smaragdi
Auro includuntur, teriturque Thalassina vestis
Assidue, et Veneris sudorem exercita potat,
[de grosses émeraudes à l’éclat vert sont serties dans l’or, et les vêtements de pourpre se froissent sans cesse et boivent la sueur de Vénus,]
voyez-le derrière le rideau, ce n’est rien qu’un homme commun, et à l’aventure plus vil que le moindre de ses sujets. Ille beatus introrsum est : istius bracteata felicitas est. [Celui-là trouve en lui-même son bonheur, celui-ci a une félicité qui brille en surface.] La couardise, l’irrésolution, l’ambition, le dépit et l’envie l’agitent comme un autre :
Non enim gazæ, neque consularis
Summouet lictor, miseros tumultus
Mentis et curas laqueata circum
Tecta volantes :
[Ni les trésors, ni les licteurs consulaires ne chassent les pénibles troubles de l’esprit et les soucis qui volettent sous les plafonds lambrissés :]
et le soin et la crainte le tiennent à la gorge au milieu de ses armées.
Re veraque metus hominum, curœque sequaces,
Nec metuunt sonitus armorum, nec fera tela,
Audacterque inter reges, rerumque potentes
Versantur, neque fulgorem reuerentur ab auro.
[En vérité, les craintes des hommes et les soucis qui les poursuivent ne craignent ni le fracas des armes, ni les armes cruelles ; ils fréquentent impudemment les rois et les puissants et ne sont pas impressionnés par l’éclat donné par l’or.]
La fièvre, la migraine et la goutte l’épargnent-elles non plus que nous ? Quand la vieillesse lui sera sur les épaules, les archers de sa garde l’en déchargeront-ils ? Quand la frayeur de la mort le transira, se rassurera-t-il par l’assistance des gentilshommes de sa chambre ? Quand il sera en jalousie et caprice, nos bonnetades le remettront-elles ? Ce ciel de lit tout enflé d’or et de perles, n’a aucune vertu à rapaiser les tranchées d’une verte colique.
Nec calidæ citius decedunt corpore febres,
Textilibus si in picturis ostroque rubenti
lacteris, quam si plebeia in veste cubandum est.
[Et les fièvres brûlantes ne quittent pas plus tôt le corps si l’on s’agite dans des tissus brodés et dans la pourpre que s’il faut coucher dans des draps grossiers.]
Les flatteurs du grand Alexandre, lui faisaient à croire qu’il était fils de Jupiter : un jour étant blessé, regardant écouler le sang de sa plaie : Et bien qu’en dites-vous ? fit-il : est-ce pas ici un sang vermeil, et purement humain ? il n’est pas de la trempe de celui qu’Homere fait écouler de la plaie des dieux. Hermodorus le poète avait fait des vers en l’honneur d’Antigonus, où il l’appelait fils du Soleil : et lui au contraire : Celui, dit-il, qui vide ma chaise percée, sait bien qu’il n’en est rien. C’est un homme pour tous potages : Et si de soi-même c’est un homme mal né, l’empire de l’univers ne le saurait rhabiller :
puellæ
Hunc rapiant, quidquid calcauerit hic, rosa fiat.
[que les jeunes filles se l’arrachent, qu’une rose naisse sous chacun de ses pas.]
Quoi pour cela, si c’est une âme grossière et stupide ? la volupté même et le bonheur, ne s’aperçoivent point sans vigueur et sans esprit.
hæc perinde sunt, ut illius animus qui ea possidet,
Qui uti scit, ei bona, illi qui non utitur recte, mala.
[Ils valent autant que l’âme de qui les possède ; ils sont bons à qui sait en user, mauvais à qui ne s’en sert pas bien.]
Les biens de la fortune tous tels qu’ils sont, encore faut-il avoir le sentiment propre à les savourer : C’est le jouir, non le posséder, qui nous rend heureux.
Non domus et fundus, non æris aceruus et auri,
Ægroto domini deduxit corpore febres,
Non animo curas, valeat possessor oportet,
Qui comportatis rebus bene cogitat uti.
Qui cupit, aut metuit, juvat illum sic domus aut res,
Ut lippum pictæ tabulæ, fomenta podagram.
[Une maison et des terres, un monceau de monnaie et d’or ne sauraient chasser la fièvre du corps malade du maître, ni les soucis de son âme ; il faut que le possesseur soit en bonne santé pour songer à profiter des biens amassés. À qui éprouve désir ou crainte, sa maison et son bien donnent autant de plaisir qu’un tableau à un chassieux ou des baumes à un goutteux.]
Il est un sot, son goût est mousse et hébété ; il n’en jouit non plus qu’un morfondu de la douceur du vin Grec, ou qu’un cheval de la richesse du harnais, duquel on l’a paré. Tout ainsi comme Platon dit, que la santé, la beauté, la force, les richesses, et tout ce qui s’appelle bien, est également mal à l’injuste, comme bien au juste, et le mal au rebours. Et puis, où le corps et l’âme sont en mauvais état, à quoi faire ces commodités externes ? vu que la moindre piqûre d’épingle, et passion de l’âme, est suffisante à nous ôter le plaisir de la monarchie du monde : À la première strette que lui donne la goutte, il a beau être Sire et Majesté,
Totus et argento conflatus, totus et auro,
[tout forgé d’or et d’argent,]
perd-il pas le souvenir de ses palais et de ses grandeurs ? S’il est en colère, sa principauté le garde-t-elle de rougir, de pâlir, de grincer les dents comme un fou ? Or si c’est un habile homme et bien né, la royauté ajoute peu à son bonheur :
Si ventri bene, si lateri est pedibusque tuis, nil
Divitiæ poterunt regales addere maius.
[si ton ventre, tes poumons et tes pieds vont bien, les richesses d’un roi n’y pourront rien ajouter.]
il voit que ce n’est que biffe et piperie. Oui à l’aventure il sera de l’avis du Roi Seleucus, Que qui saurait le poids d’un sceptre, ne daignerait l’amasser quand il le trouverait à terre : il le disait pour les grandes et pénibles charges, qui touchent un bon Roi. Certes ce n’est pas peu de chose que d’avoir à régler autrui, puisqu’à régler nous-mêmes, il se présente tant de difficultés. Quant au commander, qui semble être si doux ; considérant l’imbécillité du jugement humain, et la difficulté du choix ès choses nouvelles et douteuses, je suis fort de cet avis, qu’il est bien plus aisé et plus plaisant de suivre, que de guider : et que c’est un grand séjour d’esprit de n’avoir à tenir qu’une voie tracée, et à répondre que de soi :
Ut satius multo iam sit, parere quietum,
Quam regere imperio res velle.
[Aussi vaut-il beaucoup mieux obéir tranquillement que vouloir régir l’État.]
Joint que Cyrus disait, qu’il n’appartenait de commander à l’homme, qui ne vaille mieux que ceux à qui il commande. Mais le Roi Hieron en Xenophon dit davantage, qu’à la jouissance des voluptés mêmes, ils sont de pire condition que les privés : d’autant que l’aisance et la facilité, leur ôte l’aigre-douce pointe que nous y trouvons.
Pinguis amor nimiumque potens, in tædia nobis
Vertitur, et stomacho dulcis ut esca nocet.
[Un amour comblé et trop assouvi nous mène à l’ennui et fait mal au cœur comme la douceur du sucre.]
Pensons-nous que les enfants de chœur prennent grand plaisir à la musique ? La satiété la leur rend plutôt ennuyeuse. Les festins, les danses, les mascarades, les tournois réjouissent ceux qui ne les voient pas souvent, et qui ont désiré de les voir : mais à qui en fait ordinaire, le goût en devient fade et mal plaisant : ni les dames ne chatouillent celui qui en jouit à cœur saoul. Qui ne se donne loisir d’avoir soif, ne saurait prendre plaisir à boire. Les farces des bateleurs nous réjouissent, mais aux joueurs elles servent de corvée. Et qu’il soit ainsi, ce sont délices aux Princes, c’est leur fête, de se pouvoir quelquefois travestir, et démettre à la façon de vivre basse et populaire.
Plerumque gratæ principibus vices,
Mundæque paruo sub lare pauperum
Cenæ sine aulæis et ostro,
Sollicitam explicuere frontem.
[Souvent le changement plaît aux princes, et des repas simples, sous le toit modeste des pauvres, sans tentures ni pourpres, ont déridé leur front soucieux.]
Il n’est rien si empêchant si dégoûté que l’abondance. Quel appétit ne se rebuterait, à voir trois cents femmes à sa merci, comme les a le grand Seigneur en son sérail ? Et quel appétit et visage de chasse, s’était réservé celui de ses ancêtres, qui n’allait jamais aux champs, à moins de sept mille fauconniers ? Et outre cela, je crois, que ce lustre de grandeur, apporte non légères incommodités à la jouissance des plaisirs plus doux : ils sont trop éclairés et trop en butte : Et je ne sais comment on requiert plus d’eux de cacher et couvrir leur faute : Car ce qui est à nous indiscrétion, à eux le peuple juge que ce soit tyrannie, mépris et dédain des lois : Et outre l’inclination au vice, il semble qu’ils y ajoutent encore le plaisir de gourmander, et soumettre à leurs pieds les observances publiques. De vrai, Platon en son Gorgias, définit tyran celui qui a licence en une cité d’y faire tout ce qui lui plaît. Et souvent, à cette cause, la montre et publication de leur vice, blesse plus que le vice même. Chacun craint à être épié et contrôlé : ils le sont jusques à leurs contenances et à leurs pensées ; tout le peuple estimant avoir droit et intérêt d’en juger. Outre ce que les taches s’agrandissent selon l’éminence et clarté du lieu, où elles sont assises : et qu’un seing et une verrue au front, paraissent plus que ne fait ailleurs une balafre. Voilà pourquoi les poètes feignent les amours de Jupiter conduites sous autre visage que le sien : et de tant de pratiques amoureuses qu’ils lui attribuent, il n’en est qu’une seule, ce me semble, où il se trouve en sa grandeur et Majesté. Mais revenons à Hieron : il récite aussi combien il sent d’incommodités en sa royauté, pour ne pouvoir aller et voyager en liberté, étant comme prisonnier dans les limites de son pays : et qu’en toutes ses actions il se trouve enveloppé d’une fâcheuse presse. De vrai, à voir les nôtres tous seuls à table, assiégés de tant de parleurs et regardants inconnus, j’en ai eu souvent plus de pitié que d’envie. Le Roi Alphonse disait que les ânes étaient en cela de meilleure condition que les Rois : leurs maîtres les laissent paître à leur aise, là où les Rois ne peuvent pas obtenir cela de leurs serviteurs. Et ne m’est jamais tombé en fantaisie que ce fût quelque notable commodité à la vie d’un homme d’entendement, d’avoir une vingtaine de contrôleurs à sa chaise percée : ni que les services d’un homme qui a dix mille livres de rente, ou qui a pris Casai, ou défendu Sienne, lui soient plus commodes et acceptables, que d’un bon valet et bien expérimenté. Les avantages principesques sont quasi avantages imaginaires : Chaque degré de fortune a quelque image de principauté. Cæsar appelle Roitelets, tous les Seigneurs ayant justice en France de son temps. De vrai, sauf le nom de Sire, on va bien avant avec nos Rois. Et voyez aux Provinces éloignées de la Cour, nommons Bretagne pour exemple, le train, les sujets, les officiers, les occupations, le service et cérémonie d’un Seigneur retiré et casanier, nourri entre ses valets ; et voyez aussi le vol de son imagination, il n’est rien plus royal : il ouït parler de son maître une fois l’an, comme du Roi de Perse : et ne le reconnaît, que par quelque vieux cousinage, que son secrétaire tient en registre. À la vérité nos lois sont libres assez ; et le poids de la souveraineté ne touche un gentilhomme Français, à peine deux fois en sa vie : La sujétion essentielle et effectuelle, ne regarde d’entre nous, que ceux qui s’y convient, et qui aiment à s’honorer et enrichir par tel service : car qui se veut tapir en son foyer, et sait conduire sa maison sans querelle, et sans procès, il est aussi libre que le Duc de Venise. Paucos seruitus, plures seruitutem tenent. [La servitude retient peu d’hommes, plus nombreux sont ceux qui retiennent la servitude.] Mais surtout Hieron fait cas, de quoi il se voit privé de toute amitié et société mutuelle : en laquelle consiste le plus parfait et doux fruit de la vie humaine. Car quel témoignage d’affection et de bonne volonté, puis-je tirer de celui, qui me doit, veuille-t-il ou non, tout ce qu’il peut ? Puis-je faire état de son humble parler et courtoise révérence, vu qu’il n’est pas en lui de me la refuser ? L’honneur que nous recevons de ceux qui nous craignent, ce n’est pas honneur : ces respects se doivent à la royauté, non à moi.
maximum hoc regni bonum est,
Quod facta domini cogitur populus sui
Quam ferre, tam laudare.
[Le plus grand avantage de la royauté, c’est que le peuple est obligé tant de supporter que de louer les actes de son maître.]
Vois-je pas que le méchant, le bon Roi, celui qu’on hait, celui qu’on aime, autant en a l’un que l’autre : de mêmes apparences, de même cérémonie, était servi mon prédécesseur, et le sera mon successeur : Si mes sujets ne m’offensent pas, ce n’est témoignage d’aucune bonne affection : pourquoi le prendrais-je en cette part-là, puisqu’ils ne pourraient quand ils voudraient ? Nul ne me suit pour l’amitié, qui soit entre lui et moi : car il ne s’y saurait coudre amitié, où il y a si peu de relation et de correspondance. Ma hauteur m’a mis hors du commerce des hommes : il y a trop de disparité et de disproportion : Ils me suivent par contenance et par coutume, ou plutôt que moi ma fortune, pour en accroître la leur : Tout ce qu’ils me disent, et font, ce n’est que fard, leur liberté étant bridée de toutes parts par la grande puissance que j’ai sur eux : je ne vois rien autour de moi que couvert et masqué. Ses courtisans louaient un jour Julien l’Empereur de faire bonne justice : Je m’enorgueillirais volontiers, dit-il, de ces louanges, si elles venaient de personnes, qui osassent accuser ou mélouer mes actions contraires, quand elles y seraient. Toutes les vraies commodités qu’ont les Princes, leur sont communes avec les hommes de moyenne fortune : C’est affaire aux Dieux, de monter des chevaux ailés, et se paître d’Ambroisie : ils n’ont point d’autre sommeil et d’autre appétit que le nôtre : leur acier n’est pas de meilleure trempe, que celui de quoi nous nous armons ; leur couronne ne les couvre ni du soleil, ni de la pluie. Diocletian qui en portait une si révérée et si fortunée, la résigna pour se retirer au plaisir d’une vie privée : et quelque temps après, la nécessité des affaires publiques, requérant qu’il revînt en prendre la charge, il répondit à ceux qui l’en priaient : Vous n’entreprendriez pas de me persuader cela, si vous aviez vu le bel ordre des arbres, que j’ai moi-même plantés chez moi, et les beaux melons que j’y ai semés. À l’avis d’Anacharsis le plus heureux état d’une police, serait où toutes autres choses étant égales, la préséance se mesurerait à la vertu, et le rebut au vice. Quand le Roi Pyrrhus entreprenait de passer en Italie, Cyneas son sage conseiller lui voulant faire sentir la vanité de son ambition : Et bien Sire, lui demanda-t-il, à quelle fin dressez-vous cette grande entreprise ? Pour me faire maître de l’Italie, répondit-il soudain : Et puis, suivit Cyneas, cela fait ? Je passerai, dit l’autre, en Gaule et en Espagne : Et après ? Je m’en irai subjuguer l’Afrique, et enfin, quand j’aurai mis le monde en ma sujétion, je me reposerai et vivrai content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cineas, dites-moi, à quoi il tient que vous ne soyez dès à présent, si vous voulez, en cet état ? Pourquoi ne vous logez-vous dès cette heure, où vous dites aspirer, et vous épargnez tant de travail et de hasard, que vous jetez entre deux ?
Nimirum quia non bene norat quæ esset habendi
Finis, et omnino quoad crescat vera voluptas.
[Parce que apparemment il ne savait pas bien quelle était la limite de la possession et jusqu’où, au total, peut monter le vrai plaisir.]
Je m’en vais clore ce pas par un verset ancien, que je trouve singulièrement beau à ce propos :
Mores cuique sui fingunt fortunam.
[Chacun forge sa fortune par son caractère.]
Chapitre XLIII. Des lois somptuaires §
La façon de quoi nos lois essayent à régler les folles et vaines dépenses des tables, et vêtements, semble être contraire à sa fin. Le vrai moyen, ce serait d’engendrer aux hommes le mépris de l’or et de la soie, comme de choses vaines et inutiles ; et nous leur augmentons l’honneur et le prix, qui est une bien inepte façon pour en dégoûter les hommes. Car dire ainsi, Qu’il n’y aura que les Princes qui mangent du turbot, qui puissent porter du velours et de la tresse d’or, et l’interdire au peuple, qu’est-ce autre chose que mettre en crédit ces choses-là, et faire croître l’envie à chacun d’en user ? Que les Rois quittent hardiment ces marques de grandeur, ils en ont assez d’autres ; tels excès sont plus excusables à tout autre qu’à un prince. Par l’exemple de plusieurs nations, nous pouvons apprendre assez de meilleures façons de nous distinguer extérieurement, et nos degrés (ce que j’estime à la vérité, être bien requis en un état) sans nourrir pour cet effet, cette corruption et incommodité si apparente : C’est merveille comme la coutume en ces choses indifférentes plante aisément et soudain le pied de son autorité. À peine fûmes-nous un an, pour le deuil du roi Henry second, à porter du drap à la cour, il est certain que déjà à l’opinion d’un chacun, les soies étaient venues à telle vilité, que si vous en voyiez quelqu’un vêtu, vous en faisiez incontinent quelque homme de ville. Elles étaient demeurées en partage aux médecins et aux chirurgiens : et quoiqu’un chacun fût à peu près vêtu de même, si y avait-il d’ailleurs assez de distinctions apparentes, des qualités des hommes. Combien soudainement viennent en honneur parmi nos armées, les pourpoints crasseux de chamois et de toile ; et la polissure et richesse des vêtements à reproche et à mépris ? Que les Rois commencent à quitter ces dépenses, ce sera fait en un mois sans édit, et sans ordonnance ; nous irons tous après. La Loi devrait dire au rebours, Que le cramoisi et l’orfèvrerie est défendue à toute espèce de gens, sauf aux bateleurs et aux courtisanes. De pareille invention corrigea Zeleucus, les mœurs corrompues des Locriens : Ses ordonnances étaient telles : Que la femme de condition libre, ne puisse mener après elle plus d’une chambrière, sinon lorsqu’elle sera ivre : ni ne puisse sortir hors la ville de nuit, ni porter joyaux d’or à l’entour de sa personne, ni robe enrichie de pierrerie, si elle n’est publique et putain : que sauf les ruffians, à homme ne loise porter en son doigt anneau d’or, ni robe délicate, comme sont celles des draps tissus en la ville de Milet. Et ainsi par ces exceptions honteuses, il divertissait ingénieusement ses citoyens des superfluités et délices pernicieuses. C’était une très utile manière d’attirer par honneur et ambition, les hommes à leur devoir et à l’obéissance. Nos Rois peuvent tout en telles réformations externes : leur inclination y sert de loi. Quicquid principes faciunt, præcipere videntur. [Tout ce que font les princes, il semble qu’ils le prescrivent.] Le reste de la France prend pour règle la règle de la Cour. Qu’ils se déplaisent de cette vilaine chaussure, qui montre si à découvert nos membres occultes : ce lourd grossissement de pourpoints, qui nous fait tous autres que nous ne sommes, si incommode à s’armer : ces longues tresses de poil efféminées : cet usage de baiser ce que nous présentons à nos compagnons, et nos mains en les saluant : cérémonie due autrefois aux seuls Princes : et qu’un gentilhomme se trouve en lieu de respect, sans épée à son côté, tout ébraillé, et détaché, comme s’il venait de la garde-robe : et que contre la forme de nos pères, et la particulière liberté de la noblesse de ce Royaume, nous nous tenons découverts bien loin autour d’eux, en quelque lieu qu’ils soient : et comme autour d’eux, autour de cent autres ; tant nous avons de tiercelets et quartelets de Rois : et ainsi d’autres pareilles introductions nouvelles et vicieuses : elles se verront incontinent évanouies et décriées. Ce sont erreurs superficielles, mais pourtant de mauvais pronostic : et sommes avertis que le massif se dément, quand nous voyons fendiller l’enduit, et la croûte de nos parois. Platon, en ces lois, n’estime peste au monde plus dommageable à sa cité, que de laisser prendre liberté à la jeunesse, de changer en accoutrements, en gestes, en danses, en exercices et en chansons, d’une forme à une autre : remuant son jugement, tantôt en cette assiette, tantôt en celle-là : courant après les nouveautés, honorant leurs inventeurs : par où les mœurs se corrompent, et les anciennes institutions, viennent à dédain et à mépris. En toutes choses, sauf simplement aux mauvaises, la mutation est à craindre : la mutation des saisons, des vents, des vivres, des humeurs. Et nulles lois ne sont en leur vrai crédit, que celles auxquelles Dieu a donné quelque ancienne durée : de mode, que personne ne sache leur naissance, ni qu’elles aient jamais été autres.
Chapitre XLIV. Du dormir §
La raison nous ordonne bien d’aller toujours même chemin, mais non toutefois même train : Et ores que le sage ne doive donner aux passions humaines, de se fourvoyer de la droite carrière, il peut bien sans intérêt de son devoir, leur quitter aussi, d’en hâter ou retarder son pas, et ne se planter comme un Colosse immobile et impassible. Quand la vertu même serait incarnée, je crois que le pouls lui battrait plus fort allant à l’assaut, qu’allant dîner : voire il est nécessaire qu’elle s’échauffe et s’émeuve. À cette cause j’ai remarqué pour chose rare, de voir quelquefois les grands personnages, aux plus hautes entreprises et importants affaires, se tenir si entiers en leur assiette, que de n’en accourcir pas seulement leur sommeil. Alexandre le grand, le jour assigné à cette furieuse bataille contre Darius, dormit si profondément, et si haute matinée, que Parmenion fut contraint d’entrer en sa chambre, et approchant de son lit, l’appeler deux ou trois fois par son nom, pour l’éveiller, le temps d’aller au combat le pressant. L’Empereur Othon ayant résolu de se tuer, cette même nuit, après avoir mis ordre à ses affaires domestiques, partagé son argent à ses serviteurs, et affilé le tranchant d’une épée de quoi il se voulait donner, n’attendant plus qu’à savoir si chacun de ses amis s’était retiré en sûreté, se prit si profondément à dormir, que ses valets de chambre l’entendaient ronfler. La mort de cet Empereur a beaucoup de choses pareilles à celle du grand Caton, et même ceci : car Caton étant prêt à se défaire, cependant qu’il attendait qu’on lui rapportât nouvelles si les sénateurs qu’il faisait retirer, s’étaient élargis du port d’Utique, se mit si fort à dormir, qu’on l’oyait souffler de la chambre voisine : et celui qu’il avait envoyé vers le port, l’ayant éveillé, pour lui dire que la tourmente empêchait les sénateurs de faire voile à leur aise, il y en renvoya encore un autre, et se renfonçant dans le lit, se remit encore à sommeiller, jusques à ce que ce dernier l’assurât de leur partement. Encore avons-nous de quoi le comparer au fait d’Alexandre, en ce grand et dangereux orage, qui le menaçait, par la sédition du Tribun Metellus, voulant publier le décret du rappel de Pompeius dans la ville avec son armée, lors de l’émotion de Catilina : auquel décret Caton seul insistait, et en avaient eu Metellus et lui, de grosses paroles et grandes menaces au Sénat : mais c’était au lendemain en la place, qu’il fallait venir à l’exécution ; où Metellus, outre la faveur du peuple et de Cæsar conspirant lors aux avantages de Pompeius, se devait trouver, accompagné de force esclaves étrangers, et escrimeurs à outrance, et Caton fortifié de sa seule constance : de sorte que ses parents, ses domestiques, et beaucoup de gens de bien, en étaient en grand souci : et en y eut qui passèrent la nuit ensemble, sans vouloir reposer, ni boire, ni manger, pour le danger qu’ils lui voyaient préparé : même sa femme, et ses sœurs ne faisaient que pleurer et se tourmenter en sa maison : là où lui au contraire, réconfortait tout le monde : et après avoir soupé comme de coutume, s’en alla coucher et dormir de fort profond sommeil, jusques au matin, que l’un de ses compagnons au Tribunat, le vint éveiller pour aller à l’escarmouche. La connaissance, que nous avons de la grandeur de courage de cet homme, par le reste de sa vie, nous peut faire juger en toute sûreté, que ceci lui partait d’une âme si loin élevée au-dessus de tels accidents, qu’il n’en daignait entrer en cervelle, non plus que d’accidents ordinaires. En la bataille navale qu’Augustus gagna contre Sextus Pompeius en Sicile, sur le point d’aller au combat, il se trouva pressé d’un si profond sommeil, qu’il fallut que ses amis l’éveillassent, pour donner le signe de la bataille. Cela donna occasion à M. Antonius de lui reprocher depuis, qu’il n’avait pas eu le cœur, seulement de regarder les yeux ouverts, l’ordonnance de son armée ; et de n’avoir osé se présenter aux soldats, jusques à ce qu’Agrippa lui vînt annoncer la nouvelle de la victoire, qu’il avait eue sur ses ennemis. Mais quant au jeune Marius, qui fit encore pis (car le jour de sa dernière journée contre Sylla, après avoir ordonné son armée, et donné le mot et signe de la bataille, il se coucha dessous un arbre à l’ombre, pour se reposer, et s’endormit si serré, qu’à peine se put-il éveiller de la route et fuite de ses gens, n’ayant rien vu du combat) ils disent que ce fut pour être si extrêmement aggravé de travail, et de faute de dormir, que nature n’en pourrait plus. Et à ce propos les médecins aviseront si le dormir est si nécessaire, que notre vie en dépende, car nous trouvons bien, qu’on fit mourir le Roi Perseus de Macédoine prisonnier à Rome, lui empêchant le sommeil, mais Pline en allègue, qui ont vécu longtemps sans dormir. Chez Herodote, il y a des nations, auxquelles les hommes dorment et veillent par demi-années. Et ceux qui écrivent la vie du sage Epimenides, disent, qu’il dormit cinquante-sept ans de suite.
Chapitre XLV. De la bataille de Dreux §
Il y eut tout plein de rares accidents en notre bataille de Dreux : mais ceux qui ne favorisent pas fort la réputation de monsieur de Guise, mettent volontiers en avant, qu’il ne se peut excuser d’avoir fait halte, et temporisé avec les forces qu’il commandait, cependant qu’on enfonçait monsieur le Connétable chef de l’armée, avec l’artillerie : et qu’il valait mieux se hasarder, prenant l’ennemi par flanc, qu’attendant l’avantage de le voir en queue, souffrir une si lourde perte. Mais outre ce, que l’issue en témoigna, qui en débattra sans passion, me confessera aisément, à mon avis, que le but et la visée, non seulement d’un capitaine, mais de chaque soldat, doit regarder la victoire en gros ; et que nulles occurrences particulières, quelque intérêt qu’il y ait, ne le doivent divertir de ce point-là. Philopœmen en une rencontre de Machanidas, ayant envoyé devant pour attaquer l’escarmouche, bonne troupe d’archers et gens de trait : et l’ennemi après les avoir renversés, s’amusant à les poursuivre à toute bride, et coulant après sa victoire le long de la bataille où était Philopœmen, quoique ses soldats s’en émussent, il ne fut d’avis de bouger de sa place, ni de se présenter à l’ennemi, pour secourir ses gens : ains les ayant laissé chasser et mettre en pièces à sa vue, commença la charge sur les ennemis au bataillon de leurs gens de pied, lorsqu’il les vit tout à fait abandonnés de leurs gens de cheval : et bien que ce fussent Lacédémoniens, d’autant qu’il les prit à heure, que pour tenir tout gagné, ils commençaient à se désordonner, il en vint aisément à bout, et cela fait se mit à poursuivre Machanidas. Ce cas est germain à celui de monsieur de Guise. En cette âpre bataille d’Agesilaus contre les Béotiens, que Xénophon qui y était, dit être la plus rude qu’il eût onques vu, Agesilaus refusa l’avantage que fortune lui présentait, de laisser passer le bataillon des Béotiens, et les charger en queue, quelque certaine victoire qu’il en prévît, estimant qu’il y avait plus d’art que de vaillance ; et pour montrer sa prouesse d’une merveilleuse ardeur de courage, choisit plutôt de leur donner en tête : mais aussi fut-il bien battu et blessé, et contraint en fin se démêler, et prendre le parti qu’il avait refusé au commencement, faisant ouvrir ses gens, pour donner passage à ce torrent de Béotiens : puis quand ils furent passés, prenant garde qu’ils marchaient en désordre, comme ceux qui cuidaient bien être hors de tout danger, il les fit suivre, et charger par les flancs : mais pour cela ne les put-il tourner en fuite à val de route ; ains se retirèrent le petit pas, montrant toujours les dents, jusques à ce qu’ils se fussent rendus à sauveté.
Chapitre XLVI. Des noms §
Quelque diversité d’herbes qu’il y ait, tout s’enveloppe sous le nom de salade. De même, sous la considération des noms, je m’en vais faire ici une galimafrée de divers articles. Chaque nation a quelques noms qui se prennent, je ne sais comment, en mauvaise part : et à nous Jehan, Guillaume, Benoist. Item, il semble y avoir en la généalogie des Princes, certains noms fatalement affectés : comme des Ptolemées à ceux d’Égypte, des Henrys en Angleterre, Charles en France, Baudoins en Flandre, et en notre ancienne Aquitaine des Guillaumes, d’où l’on dit que le nom de Guyenne est venu : par un froid rencontre, s’il n’en y avait d’aussi crus dans Platon même. Item, c’est une chose légère, mais toutefois digne de mémoire pour son étrangeté, et écrite par témoin oculaire, que Henry Duc de Normandie, fils de Henry second Roi d’Angleterre, faisant un festin en France, l’assemblée de la noblesse y fut si grande, que pour passe-temps, s’étant divisée en bandes par la ressemblance des noms : en la première troupe qui fut des Guillaumes, il se trouva cent dix Chevaliers assis à table portant ce nom, sans mettre en compte les simples gentilshommes et serviteurs. Il est autant plaisant de distribuer les tables par les noms des assistants, comme il était à l’Empereur Geta, de faire distribuer le service de ses mets, par la considération des premières lettres du nom des viandes : on servait celles qui se commençaient par M : mouton, marcassin, merlus, marsouin, ainsi des autres. Item, il se dit qu’il fait bon avoir bon nom, c’est-à-dire crédit et réputation : mais encore à la vérité, est-il commode, d’avoir un nom qui aisément se puisse prononcer et mettre en mémoire : car les Rois et les grands nous en connaissent plus aisément, et oublient plus mal volontiers ; et de ceux mêmes qui nous servent, nous commandons plus ordinairement et employons ceux, desquels les noms se présentent le plus facilement à la langue. J’ai vu le Roi Henry second, ne pouvoir nommer à droit un gentilhomme de ce quartier de Gascongne ; et à une fille de la Reine, il fut lui-même d’avis de donner le nom général de la race, parce que celui de la maison paternelle lui sembla trop revers. Et Socrates estime digne du soin paternel, de donner un beau nom aux enfants. Item, on dit que la fondation de Notre Dame la Grande à Poitiers, prit origine de ce qu’un jeune homme débauché, logé en cet endroit, ayant recouvré une garce, et lui ayant d’arrivée demandé son nom, qui était Marie, se sentit si vivement épris de religion et de respect de ce nom Sacro-saint de la Vierge mère de notre Sauveur, que non seulement il la chassa soudain, mais en amenda tout le reste de sa vie : et qu’en considération de ce miracle, il fut bâti en la place, où était la maison de ce jeune homme, une chapelle au nom de Notre Dame, et depuis l’Église que nous y voyons. Cette correction voyelle et auriculaire, dévotieuse, tira droit à l’âme : cette autre suivante, de même genre, s’insinua par les sens corporels. Pythagoras étant en compagnie de jeunes hommes, lesquels il sentit comploter, échauffés de la fête, d’aller violer une maison pudique, commanda à la menestrière, de changer de ton : et par une musique pesante, sévère, et spondaïque, enchanta tout doucement leur ardeur, et l’endormit. Item, ne dira pas la postérité, que notre réformation d’aujourd’hui ait été délicate et exacte, de n’avoir pas seulement combattu les erreurs, et les vices, et rempli le monde de dévotion, d’humilité, d’obéissance, de paix, et de toute espèce de vertu ; mais d’avoir passé jusques à combattre ces anciens noms de nos baptêmes, Charles, Loys, François, pour peupler le monde de Mathusalem, Ezechiel, Malachie, beaucoup mieux sentants de la foi ? Un gentilhomme mien voisin, estimant les commodités du vieux temps au prix du nôtre, n’oubliait pas de mettre en compte, la fierté et magnificence des noms de la noblesse de ce temps-là, Dom Grumedan, Quedragan, Agesilan, et qu’à les ouïr seulement sonner, il se sentait qu’ils avaient été bien autres gens, que Pierre, Guillot, et Michel. Item, je sais bon gré à Jacques Amiot d’avoir laissé dans le cours d’une oraison Française, les noms Latins tous entiers, sans les bigarrer et changer, pour leur donner une cadence Française. Cela semblait un peu rude au commencement : mais déjà l’usage par le crédit de son Plutarque, nous en a ôté toute l’étrangeté. J’ai souhaité souvent, que ceux qui écrivent les histoires en Latin, nous laissassent nos noms tous tels qu’ils sont : car en faisant de Vaudemont, Vallemontanus, et les métamorphosant, pour les garber à la Grecque ou à la Romaine, nous ne savons où nous en sommes, et en perdons la connaissance. Pour clore notre compte ; c’est un vilain usage et de très mauvaise conséquence en notre France, d’appeler chacun par le nom de sa terre et Seigneurie, et la chose du monde, qui fait plus mêler et méconnaître les races. Un cadet de bonne maison, ayant eu pour son apanage une terre, sous le nom de laquelle il a été connu et honoré, ne peut honnêtement l’abandonner : dix ans après sa mort, la terre s’en va à un étranger, qui en fait de même : devinez où nous sommes, de la connaissance de ces hommes. Il ne faut pas aller quérir d’autres exemples, que de notre maison Royale, où autant de partages, autant de surnoms : cependant l’originel de la tige nous est échappé. Il y a tant de liberté en ces mutations, que de mon temps je n’ai vu personne élevé par la fortune à quelque grandeur extraordinaire, à qui on n’ait attaché incontinent des titres généalogiques, nouveaux et ignorés à son père, et qu’on n’ait enté en quelque illustre tige ; Et de bonne fortune les plus obscures familles, sont plus idoines à falsification. Combien avons-nous de gentilshommes en France, qui sont de Royale race selon leurs comptes ? plus ce crois-je que d’autres. Fut-il pas dit de bonne grâce par un de mes amis ? Ils étaient plusieurs assemblés pour la querelle d’un Seigneur, contre un autre ; lequel autre, avait à la vérité quelque prérogative de titres et d’alliances, élevées au-dessus de la commune noblesse. Sur le propos de cette prérogative, chacun cherchant à s’égaler à lui, alléguait, qui une origine, qui une autre, qui la ressemblance du nom, qui des armes, qui une vieille pancarte domestique ; et le moindre se trouvait arrière-fils de quelque Roi d’outre-mer. Comme ce fut à dîner, celui-ci, au lieu de prendre sa place, se recula en profondes révérences, suppliant l’assistance de l’excuser, de ce que par témérité il avait jusque lors vécu avec eux en compagnon : mais qu’ayant été nouvellement informé de leurs vieilles qualités, il commençait à les honorer selon leurs degrés, et qu’il ne lui appartenait pas de se seoir parmi tant de Princes. Après sa farce, il leur dit mille injures : Contentez-vous de par Dieu, de ce de quoi nos pères se sont contentés : et de ce que nous sommes, nous sommes assez si nous le savons bien maintenir : ne désavouons pas la fortune et condition de nos aïeux, et ôtons ces sottes imaginations, qui ne peuvent faillir à quiconque a l’impudence de les alléguer. Les armoiries n’ont de sûreté, non plus que les surnoms. Je porte d’azur semé de trèfles d’or, à une patte de Lion de même, armée de gueules, mise en fasce. Quel privilège a cette figure, pour demeurer particulièrement en ma maison ? Un gendre la transportera en une autre famille ; quelque chétif acheteur en fera ses premières armes : il n’est chose où il se rencontre plus de mutation et de confusion. Mais cette considération me tire par force à un autre champ. Sondons un peu de près, et pour Dieu regardons, à quel fondement nous attachons cette gloire et réputation, pour laquelle se bouleverse le monde : où asseyons-nous cette renommée, que nous allons quêtant avec si grand peine ? C’est en somme Pierre ou Guillaume, qui la porte, prend en garde, et à qui elle touche. Ô la courageuse faculté que l’espérance : qui en un sujet mortel, et en un moment, va usurpant l’infinité, l’immensité, et remplissant l’indigence de son maître, de la possession de toutes les choses qu’il peut imaginer et désirer, autant qu’elle veut ! Nature nous a là donné, un plaisant jouet. Et ce Pierre ou Guillaume, qu’est-ce qu’une voix pour tous potages ? ou trois ou quatre traits de plume, premièrement si aisés à varier, que je demanderais volontiers à qui touche l’honneur de tant de victoires, à Guesquin, à Glesquin, ou à Gueaquin ? Il y aurait bien plus d’apparence ici qu’en Lucien, que Σ mît T en procès, car
non leuia aut ludicra petuntur
Prœmia :
[Ce ne sont pas des prix dérisoires ou futiles qu’on cherche à gagner :]
Il y va de bon ; il est question laquelle de ces lettres doit être payée de tant de sièges, batailles, blessures, prisons et services faits à la couronne de France, par ce sien fameux Connétable. Nicolas Denisot n’a eu soin que des lettres de son nom, et en a changé toute la contexture, pour en bâtir le Comte d’Alsinois qu’il a étrenné de la gloire de sa poésie et peinture. Et l’Historien Suetone n’a aimé que le sens du sien, et en ayant privé Lénis, qui était le surnom de son père, a laissé Tranquillus successeur de la réputation de ses écrits. Qui croirait que le Capitaine Bayard n’eut honneur, que celui qu’il a emprunté des faits de Pierre Terrail ? et qu’Antoine Escalin se laisse voler à sa vue tant de navigations et charges par mer et par terre au Capitaine Poulin, et au Baron de la Garde ? Secondement ce sont traits de plumes communs à mille hommes. Combien y a-t-il en toutes les races, des personnes de même nom et surnom ? Et en diverses races, siècles et pays, combien ? L’histoire a connu trois Socrates, cinq Platons, huit Aristotes, sept Xenophons, vingt Demetrius, vingt Theodores : et pensez combien elle n’en a pas connu. Qui empêche mon palefrenier de s’appeler Pompée le grand ? Mais après tout, quels moyens, quels ressorts y a-t-il qui attachent à mon palefrenier trépassé, ou à cet autre homme qui eut la tête tranchée en Égypte, et qui joignent à eux, cette voix glorifiée, et ces traits de plume, ainsi honorés, afin qu’ils s’en avantagent ?
Id cinerem et manes credis curare sepultos ?
[Crois-tu que les cendres et les mânes s’en soucient dans les tombeaux ?]
Quel ressentiment ont les deux compagnons en principale valeur entre les hommes : Epaminondas de ce glorieux vers, qui court tant de siècles pour lui en nos bouches,
Consiliis nostris laus est attonsa Laconum :
[Grâce à mes avis, la gloire de Sparte a été entamée :]
et Africanus de cet autre ;
A sole exoriente, supra Mæotis paludes
Nemo est, qui factis me æquiparare queat ?
[Du levant jusque au-delà du Palus-Méotide, il n’est personne qui puisse m’égaler par ses exploits.]
Les survivants se chatouillent de la douceur de ces voix : et par icelles sollicités de jalousie et désir, transmettent inconsidérément par fantaisie aux trépassés celui leur propre ressentiment : et d’une pipeuse espérance se donnent à croire d’en être capables à leur tour. Dieu le sait.
Toutefois,
ad hæc se
Romanus Graiusque et Barbarus Induperator
Erexit, causas discriminis atque laboris
Inde habuit, tanto major famæ sitis est quam Virtutis.
[c’est vers ce but que s’est tendu un chef romain, grec, barbare ; il a tiré de là le mobile de ses combats et de ses travaux, tant la soif de gloire surpasse celle de la vertu.]
Chapitre XLVII. De l’incertitude de notre jugement §
C’est bien ce que dit ce vers,
Έπέων δὲ πολὺς νόμος ἔνθα καὶ ἔνθα.
il y a prou de loi de parler partout, et pour et contre. Pour exemple :
Vince Hannibal, et non seppe usar’ poi
Ben la vittoriosa sua ventura.
[Hannibal fut vainqueur, mais ne sut pas ensuite exploiter sa victoire.]
Qui voudra être de ce parti, et faire valoir avec nos gens, la faute de n’avoir dernièrement poursuivi notre pointe à Moncontour ; ou qui voudra accuser le Roi d’Espagne, de n’avoir su se servir de l’avantage qu’il eut contre nous à Saint-Quentin ; il pourra dire cette faute partir d’une âme enivrée de sa bonne fortune, et d’un courage, lequel plein et gorgé de ce commencement de bonheur, perd le goût de l’accroître, déjà par trop empêché à digérer ce qu’il en a : il en a sa brassée toute comble, il n’en peut saisir davantage : indigne que la fortune lui ait mis un tel bien entre mains : car quel profit en sent-il, si néanmoins il donne à son ennemi moyen de se remettre sus ? Quelle espérance peut-on avoir qu’il ose une autre fois attaquer ceux-ci ralliés et remis, et de nouveau armés de dépit et de vengeance, qui ne les a osé ou su poursuivre tous rompus et effrayés ?
Dum fortuna calet, dum conficit omnia terror.
[Quand la fortune est au plus haut, quand la terreur emporte tout.]
Mais enfin, que peut-il attendre de mieux, que ce qu’il vient de perdre ? Ce n’est pas comme à l’escrime, où le nombre des touches donne gain : tant que l’ennemi est en pieds, c’est à recommencer de plus belle : ce n’est pas victoire, si elle ne met fin à la guerre. En cette escarmouche où Cæsar eut du pire près la ville d’Oricum, il reprochait aux soldats de Pompeius, qu’il eût été perdu, si leur Capitaine eût su vaincre : et lui chaussa bien autrement les éperons, quand ce fut à son tour. Mais pourquoi ne dira-t-on aussi au contraire ? que c’est l’effet d’un esprit précipiteux et insatiable, de ne savoir mettre fin à sa convoitise : que c’est abuser des faveurs de Dieu, de leur vouloir faire perdre la mesure qu’il leur a prescrite : et que de se rejeter au danger après la victoire, c’est la remettre encore un coup à la merci de la fortune : que l’une des plus grandes sagesses en l’art militaire, c’est de ne pousser son ennemi au désespoir. Sylla et Marius en la guerre sociale ayant défait les Marses, en voyant encore une troupe de reste, qui par désespoir se revenaient jeter à eux, comme bêtes furieuses, ne furent pas d’avis de les attendre. Si l’ardeur de Monsieur de Foix ne l’eût emporté à poursuivre trop âprement les restes de la victoire de Ravenne, il ne l’eût pas souillée de sa mort. Toutefois encore servit la récente mémoire de son exemple, à conserver Monsieur d’Anguien de pareil inconvénient, à Serisoles. Il fait dangereux assaillir un homme, à qui vous avez ôté tout autre moyen d’échapper que par les armes : car c’est une violente maîtresse d’école que la nécessité : grauissimi sunt morsus irritatæ necessitatis [terribles sont les morsures sous l’aiguillon de la nécessité].
Vincitur haud gratis jugulo qui prouocat hostem.
[Il vend chèrement sa défaite, celui qui provoque son ennemi en tendant sa gorge.]
Voilà pourquoi Pharax empêcha le Roi de Lacédémone, qui venait de gagner la journée contre les Mantinéens, de n’aller affronter mille Argiens, qui étaient échappés entiers de la déconfiture : ains les laisser couler en liberté, pour ne venir à essayer la vertu piquée et dépitée par le malheur. Clodomire Roi d’Aquitaine, après sa victoire, poursuivant Gondemar Roi de Bourgongne vaincu et fuyant, le força de tourner tête, mais son opiniâtreté lui ôta le fruit de sa victoire, car il y mourut. Pareillement qui aurait à choisir ou de tenir ses soldats richement et somptueusement armés, ou armés seulement pour la nécessité : il se présenterait en faveur du premier parti, duquel était Sertorius, Philopœmen, Brutus, Cæsar, et autres, que c’est toujours un aiguillon d’honneur et de gloire au soldat de se voir paré, et une occasion de se rendre plus obstiné au combat, ayant à sauver ses armes, comme ses biens et héritages. Raison, dit Xenophon, pourquoi les Asiatiques menaient en leurs guerres, femmes, concubines, avec leurs joyaux et richesses plus chères. Mais il s’offrirait aussi de l’autre part, qu’on doit plutôt ôter au soldat le soin de se conserver, que de le lui accroître : qu’il craindra par ce moyen doublement à se hasarder : joint que c’est augmenter à l’ennemi l’envie de la victoire, par ces riches dépouilles : et a l’on remarqué que d’autres fois cela encouragea merveilleusement les Romains à l’encontre des Samnites Antiochus montrant à Hannibal l’armée qu’il préparait contre eux pompeuse et magnifique en toute sorte d’équipage, et lui demandant : Les Romains se contenteront-ils de cette armée ? S’ils s’en contenteront ? répondit-il, vraiment oui, pour avares qu’ils soient. Lycurgus défendait aux siens non seulement la somptuosité de leur équipage, mais encore de dépouiller leurs ennemis vaincus, voulant, disait-il, que la pauvreté et frugalité reluisît avec le reste de la bataille. Aux sièges et ailleurs, où l’occasion nous approche de l’ennemi, nous donnons volontiers licence aux soldats de le braver, dédaigner, et injurier de toutes façons de reproches : et non sans apparence de raison. Car ce n’est pas faire peu, de leur ôter toute espérance de grâce et de composition, en leur représentant qu’il n’y a plus ordre de l’attendre de celui, qu’ils ont si fort outragé, et qu’il ne reste remède que de la victoire. Si est-ce qu’il en méprit à Vitellius : car ayant affaire à Othon, plus faible en valeur de soldats, désaccoutumés de longue main du fait de la guerre, et amollis par les délices de la ville, il les agaça tant enfin, par ses paroles piquantes, leur reprochant leur pusillanimité, et le regret des Dames et fêtes, qu’ils venaient de laisser à Rome, qu’il leur remit par ce moyen le cœur au ventre, ce que nuls enhortements n’avaient su faire : et les attira lui-même sur ses bras, où l’on ne les pouvait pousser. Et de vrai, quand ce sont injures qui touchent au vif, elles peuvent faire aisément, que celui qui allait lâchement à la besogne pour la querelle de son Roi, y aille d’une autre affection pour la sienne propre. À considérer de combien d’importance est la conservation d’un chef en une armée, et que la visée de l’ennemi regarde principalement cette tête, à laquelle tiennent toutes les autres, et en dépendent : il semble qu’on ne puisse mettre en doute ce conseil, que nous voyons avoir été pris par plusieurs grands chefs, de se travestir et déguiser sur le point de la mêlée. Toutefois l’inconvénient qu’on encourt par ce moyen, n’est pas moindre que celui qu’on pense fuir : car le capitaine venant à être méconnu des siens, le courage qu’ils prennent de son exemple et de sa présence, vient aussi quant et quant à leur faillir ; et perdant la vue de ses marques et enseignes accoutumées, ils le jugent ou mort, ou s’être dérobé désespérant de l’affaire. Et quant à l’expérience, nous lui voyons favoriser tantôt l’un tantôt l’autre parti. L’accident de Pyrrhus en la bataille qu’il eut contre le consul Levinus en Italie, nous sert à l’un et l’autre visage : car pour s’être voulu cacher sous les armes de Demogacles, et lui avoir donné les siennes, il sauva bien sans doute sa vie, mais aussi il en cuida encourir l’autre inconvénient de perdre la journée. Alexandre, Cæsar, Lucullus, aimaient à se marquer au combat par des accoutrements et armes riches, de couleur reluisante et particulière : Agis, Agesilaus, et ce grand Gilippus au rebours, allaient à la guerre obscurément couverts, et sans atour impérial. À la bataille de Pharsale entre autres reproches qu’on donne à Pompeius, c’est d’avoir arrêté son armée pied coi attendant l’ennemi : pour autant que cela (je déroberai ici les mots mêmes de Plutarque, qui valent mieux que les miens) affaiblit la violence, que le courir donne aux premiers coups, et quant à quant ôte l’élancement des combattants les uns contre les autres, qui a accoutumé de les remplir d’impétuosité, et de fureur, plus qu’autre chose, quand ils viennent à s’entrechoquer de roideur, leur augmentant le courage par le cri et la course : et rend la chaleur des soldats en manière de dire refroidie et figée. Voilà ce qu’il dit pour ce rôle. Mais si Cæsar eût perdu, qui n’eût pu aussi bien dire, qu’au contraire, la plus forte et roide assiette, est celle en laquelle on se tient planté sans bouger, et que qui est en sa marche arrêté, resserrant et épargnant pour le besoin, sa force en soi-même, a grand avantage contre celui qui est ébranlé, et qui a déjà consommé à la course la moitié de son haleine ? outre ce que l’armée étant un corps de tant de diverses pièces, il est impossible qu’elle s’émeuve en cette furie, d’un mouvement si juste, qu’elle n’en altère ou rompe son ordonnance : et que le plus dispos ne soit aux prises, avant que son compagnon le secoure. En cette vilaine bataille des deux frères Perses, Clearchus Lacédémonien, qui commandait les Grecs du parti de Cyrus, les mena tout bellement à la charge, sans se hâter : mais à cinquante pas près, il les mit à la course : espérant par la brièveté de l’espace, ménager et leur ordre, et leur haleine : leur donnant cependant l’avantage de l’impétuosité, pour leurs personnes, et pour leurs armes à trait. D’autres ont réglé ce doute en leur armée de cette manière : Si les ennemis vous courent sus, attendez-les de pied coi : s’ils vous attendent de pied coi, courez-leur sus. Au passage que l’Empereur Charles cinquième fit en Provence, le Roi François fut au propre d’élire, ou de lui aller au devant en Italie, ou de l’attendre en ses terres : et bien qu’il considérât combien c’est d’avantage, de conserver sa maison pure et nette des troubles de la guerre, afin qu’entière en ses forces, elle puisse continuellement fournir deniers, et secours au besoin : que la nécessité des guerres porte à tous les coups, de faire le gast, ce qui ne se peut faire bonnement en nos biens propres, et si le paysan ne porte pas si doucement ce ravage de ceux de son parti, que de l’ennemi, en manière qu’il s’en peut aisément allumer des séditions, et des troubles parmi nous : que la licence de dérober et piller, qui ne peut être permise en son pays, est un grand support aux ennuis de la guerre : et qui n’a autre espérance de gain que sa solde, il est mal aisé qu’il soit tenu en office, étant à deux pas de sa femme et de sa retraite : que celui qui met la nappe, tombe toujours des dépens : qu’il y a plus d’allégresse à assaillir qu’à défendre : et que la secousse de la perte d’une bataille dans nos entrailles, est si violente, qu’il est malaisé qu’elle ne croule tout le corps, attendu qu’il n’est passion contagieuse, comme celle de la peur, ni qui se prenne si aisément à crédit, et qui s’épande plus brusquement : et que les villes qui auront ouï l’éclat de cette tempête à leurs portes, qui auront recueilli leurs Capitaines et soldats tremblants encore, et hors d’haleine, il est dangereux sur la chaude, qu’ils ne se jettent à quelque mauvais parti : Si est-ce qu’il choisit de rappeler les forces qu’il avait delà les monts, et de voir venir l’ennemi. Car il put imaginer au contraire, qu’étant chez lui et entre ses amis, il ne pouvait faillir d’avoir plenté de toutes commodités, les rivières, les passages à sa dévotion, lui conduiraient et vivres et deniers, en toute sûreté et sans besoin d’escorte : qu’il aurait ses sujets d’autant plus affectionnés, qu’ils auraient le danger plus près : qu’ayant tant de villes et de barrières pour sa sûreté, ce serait à lui de donner loi au combat, selon son opportunité et avantage : et s’il lui plaisait de temporiser, qu’à l’abri et à son aise, il pourrait voir morfondre son ennemi, et se défaire soi-même, par les difficultés qui le combattraient engagé en une terre contraire, où il n’aurait devant ni derrière lui, ni à côté, rien qui ne lui fit guerre : nul moyen de rafraîchir ou d’élargir son armée, si les maladies s’y mettaient, ni de loger à couvert ses blessés ; nuls deniers, nuls vivres, qu’à pointe de lance ; nul loisir de se reposer et prendre haleine ; nulle science de lieux, ni de pays, qui le sût défendre d’embûches et surprises : et s’il venait à la perte d’une bataille, aucun moyen d’en sauver les reliques. Et n’avait pas faute d’exemples pour l’un et pour l’autre parti. Scipion trouva bien meilleur d’aller assaillir les terres de son ennemi en Afrique, que de défendre les siennes, et le combattre en Italie où il était ; d’où bien lui prit : Mais au rebours Hannibal en cette même guerre, se ruina, d’avoir abandonné la conquête d’un pays étranger, pour aller défendre le sien. Les Athéniens ayant laissé l’ennemi en leurs terres, pour passer en la Sicile, eurent la fortune contraire : mais Agathocles Roi de Syracuse l’eut favorable, ayant passé en Afrique, et laissé la guerre chez soi. Ainsi nous avons bien accoutumé de dire avec raison, que les événements et issues dépendent, notamment en la guerre, pour la plupart, de la fortune : laquelle ne se veut pas ranger et assujettir à notre discours et prudence, comme disent ces vers,
Et male consultis pretium est, prudentia fallax,
Nec fortuna probat causas sequiturque merentes :
Sed vaga per cunctos nullo discrimine fertur.
Scilicet est aliud quod nos cogatque regatque
Maius, et in proprias ducat mortalia leges.
[les mauvaises décisions aussi remportent le succès, la prévoyance est trompeuse, et la fortune n’approuve ni n’assiste les causes qui le méritent ; mais elle se promène chez tout le monde, sans aucun discernement. C’est qu’il y a une puissance plus grande qui nous contraint, nous gouverne, et mène les êtres mortels sous ses lois propres.]
Mais à le bien prendre, il semble que nos conseils et délibérations en dépendent bien autant ; et que la fortune engage en son trouble et incertitude, aussi nos discours. Nous raisonnons hasardeusement et inconsidérément, dit Timæus en Platon, parce que, comme nous, nos discours ont grande participation à la témérité du hasard.
Chapitre XLVIII. Des destriers §
Me voici devenu Grammairien, moi qui n’appris jamais langue, que par routine ; et qui ne sais encore que c’est d’adjectif, conjonctif, et d’ablatif : Il me semble avoir ouï dire que les Romains avaient des chevaux qu’ils appelaient funales, ou dextrarios, qui se menaient à dextre ou à relais, pour les prendre tout frais au besoin : et de là vient que nous appelons destriers les chevaux de service. Et nos Romans disent ordinairement, adestrer, pour accompagner. Ils appelaient aussi desultorios equos, des chevaux qui étaient dressés de façon que courant de toute leur roideur, accouplés côte à côte l’un de l’autre, sans bride, sans selle, les gentilshommes Romains, voire tous armés, au milieu de la course se jetaient et rejetaient de l’un à l’autre. Les Numides gendarmes menaient en main un second cheval, pour changer au plus chaud de la mêlée : quibus, desultorum in modum, binos trahentibus equos, inter acerrimam sæpe pugnam in recentem equum ex fesso armatis transsultare mos erat. Tanta velocitas ipsis, tamque docile equorum genus [eux qui avaient l’habitude, à la manière des voltigeurs, de mener deux chevaux et de sauter, tout armés, au plus fort du combat, du cheval fatigué sur le cheval frais, tant était grande leur agilité et si docile la race de leurs chevaux] ! Il se trouve plusieurs chevaux dressés à secourir leur maître, courir sus à qui leur présente une épée nue ; se jeter des pieds et des dents sur ceux qui les attaquent et affrontent : mais il leur advient plus souvent de nuire aux amis, qu’aux ennemis. Joint que vous ne les déprenez pas à votre poste quand ils sont une fois harpés ; et demeurés à la miséricorde de leur combat. Il méprit lourdement à Artibius général de l’armée de Perse combattant contre Onesilus Roi de Salamine, de personne à personne ; d’être monté sur un cheval façonné en cette école : car il fut cause de sa mort, le coustillier d’Onesilus l’ayant accueilli d’une faux, entre les deux épaules, comme il s’était cabré sur son maître. Et ce que les Italiens disent, qu’en la bataille de Fornuove, le cheval du Roi Charles se déchargea à ruades et pennades des ennemis qui le pressaient, qu’il était perdu sans cela : ce fut un grand coup de hasard, s’il est vrai. Les Mammelus se vantent, d’avoir les plus adroits chevaux, des gendarmes du monde. Que par nature, et par coutume, ils sont faits à connaître et distinguer l’ennemi, sur qui il faut qu’ils se ruent de dents et de pieds, selon la voix ou signe qu’on leur fait. Et pareillement, à relever de la bouche les lances et dards emmy la place, et les offrir au maître, selon qu’il le commande. On dit de Cæsar, et aussi du grand Pompeius, que parmi leurs autres excellentes qualités, ils étaient fort bons hommes de cheval : et de Cæsar, qu’en sa jeunesse monté à dos sur un cheval, et sans bride, il lui faisait prendre carrière les mains tournées derrière le dos. Comme nature a voulu faire de ce personnage, et d’Alexandre deux miracles en l’art militaire, vous diriez qu’elle s’est aussi efforcée à les armer extraordinairement : car chacun sait, du cheval d’Alexandre Bucefal, qu’il avait la tête retirant à celle d’un taureau, qu’il ne se souffrait monter à personne qu’à son maître, ne put être dressé que par lui-même, fut honoré après sa mort, et une ville bâtie en son nom. Cæsar en avait aussi un autre qui avait les pieds de devant comme un homme, ayant l’ongle coupée en forme de doigts, lequel ne put être monté ni dressé que par Cæsar, qui dédia son image après sa mort à la déesse Venus. Je ne démonte pas volontiers quand je suis à cheval : car c’est l’assiette, en laquelle je me trouve le mieux et sain et malade. Platon la recommande pour la santé : aussi dit Pline qu’elle est salutaire à l’estomac et aux jointures. Poursuivons donc, puisque nous y sommes. On lit en Xenophon la loi défendant de voyager à pied à homme qui eût cheval. Trogus et Justinus disent que les Parthes avaient accoutumé de faire à cheval, non seulement la guerre, mais aussi toutes leurs affaires publiques et privées, marchander, parlementer, s’entretenir, et se promener : et que la plus notable différence des libres, et des serfs parmi eux, c’est que les uns vont à cheval, les autres à pied : Institution née du Roi Cyrus. Il y a plusieurs exemples en l’histoire Romaine (et Suetone le remarque plus particulièrement de Cæsar) des Capitaines qui commandaient à leurs gens de cheval de mettre pied à terre, quand ils se trouvaient pressés de l’occasion, pour ôter aux soldats toute espérance de fuite, et pour l’avantage qu’ils espéraient en cette sorte de combat : Quo haud dubie superat Romanus [où sans aucun doute le Romain est supérieur], dit Tite Live. Si est-il, que la première provision, de quoi ils se servaient à brider la rébellion des peuples de nouvelle conquête, c’était leur ôter armes et chevaux. Pourtant voyons-nous si souvent en Cæsar : arma proferri, jumenta produci, obsides dari jubet [il ordonne qu’on livre les armes, qu’on amène les chevaux, qu’on donne des otages]. Le grand Seigneur ne permet aujourd’hui ni à Chrétien, ni à Juif, d’avoir cheval à soi, sous son empire. Nos ancêtres, et notamment du temps de la guerre des Anglais, ès combats solennels et journées assignées, se mettaient la plupart du temps tous à pied, pour ne se fier à autre chose qu’à leur force propre, et vigueur de leur courage, et de leurs membres, de chose si chère que l’honneur et la vie. Vous engagez, quoi qu’en dise Chrysanthes en Xenophon, votre valeur et votre fortune, à celle de votre cheval, ses plaies et sa mort tirent la vôtre en conséquence, son effroi ou sa fougue vous rendent ou téméraire ou lâche : s’il a faute de bouche ou d’éperon, c’est à votre honneur à en répondre. À cette cause je ne trouve pas étrange, que ces combats-là fussent plus fermes, et plus furieux que ceux qui se font à cheval,
cedebant pariter, pariterque ruebant
Victores victique, neque his fuga nota, neque illis.
[vainqueurs et vaincus, ils reculaient ensemble, ensemble ils se ruaient en avant, ni les uns ni les autres ne savaient ce qu’était la fuite.]
Leurs batailles se voient bien mieux contestées : ce ne sont à cette heure que routes : primus clamor atque impetus rem decernit [la première clameur, le premier assaut décident du combat]. Et chose que nous appelons à la société d’un si grand hasard, doit être en notre puissance le plus qu’il se peut : Comme je conseillerais de choisir les armes les plus courtes, et celles de quoi nous nous pouvons le mieux répondre. Il est bien plus apparent de s’assurer d’une épée que nous tenons au poing, que du boulet qui échappe de notre pistole, en laquelle il y a plusieurs pièces, la poudre, la pierre, le rouet, desquelles la moindre qui vienne à faillir, vous fera faillir votre fortune. On assène peu sûrement le coup, que l’air vous conduit,
Et quo ferre velint permittere vulnera ventis,
Ensis habet vires, et gens quæcumque virorum est,
Bella gerit gladiis.
[permettant aux vents de porter les coups où ils veulent ; l’épée tient en elle-même sa force, et toutes les nations viriles font la guerre par le glaive.]
Mais quant à cette arme-là, j’en parlerai plus amplement, où je ferai comparaison des armes anciennes aux nôtres : et sauf l’étonnement des oreilles, à quoi désormais chacun est apprivoisé, je crois que c’est une arme de fort peu d’effet, et espère que nous en quitterons un jour l’usage. Celle de quoi les Italiens se servaient de jet, et à feu, était plus effroyable. Ils nommaient Phalarica, une certaine espèce de javeline, armée par le bout, d’un fer de trois pieds, afin qu’il pût percer d’outre en outre un homme armé : et se lançait tantôt de la main, en la campagne, tantôt à tout des engins pour défendre les lieux assiégés ; la hante revêtue d’étoupe empoissée et huilée, s’enflammait de sa course : et s’attachant au corps, ou au bouclier, ôtait tout usage d’armes et de membres. Toutefois il me semble que pour venir au joindre, elle portât aussi empêchement à l’assaillant, et que le champ jonché de ces tronçons brûlants, produisît en la mêlée une commune incommodité.
magnum stridens contorta Phalarica venit
Fulminis acta modo.
[décochée avec un grand bruit strident, la phalarique tombe comme la foudre.]
Ils avaient d’autres moyens, à quoi l’usage les dressait, et qui nous semblent incroyables par inexpérience : par où ils suppléaient au défaut de notre poudre et de nos boulets. Ils dardaient leurs piles, de telle roideur, que souvent ils en enfilaient deux boucliers et deux hommes armés, et les cousaient. Les coups de leurs frondes n’étaient pas moins certains et lointains : saxis globosis funda, mare apertum incessentes : coronas modici circuli magno ex interuallo loci assueti traiicere : non capita modo hostium vulnerabant, sed quem locum destinassent. [exercés à lancer avec leur fronde des galets vers la haute mer et à faire passer, à grande distance, leurs projectiles à travers d’étroites couronnes, ils ne touchaient pas seulement les ennemis à la tête, mais à l’endroit qu’ils avaient choisi.] Leurs pièces de batterie représentaient, comme l’effet, aussi le tintamarre des nôtres : ad ictus mœnium cum terribili sonitu editos, pauor et trepidatio cepit, [aux coups portés avec un grand fracas sur la muraille la terreur et l’effroi les saisissent.] Les Gaulois nos cousins en Asie, haïssaient ces armes traîtresses, et volantes : duits à combattre main à main avec plus de courage. Non tam patentibus plagis mouentur, ubi latior quam altior plaga est, etiam gloriosius se pugnare putant : Udem cum aculeus sagittæ aut glandis abditæ introrsus tenui vulnere in speciem urit : tum in rabiem et pudorem tam paruæ perimentis pestis versi, prosternunt corpora humi : [ils ne s’émeuvent pas de plaies si étendues : quand la plaie est plus large que profonde, ils estiment que le combat leur apporte d’autant plus de gloire ; et quand les brûle la pointe d’une flèche ou d’une balle de fronde cachée en eux, avec une légère blessure apparente, les mêmes, saisis de rage et de honte pour la petitesse du mal qui leur donne la mort, se jettent par terre] Peinture bien voisine d’une arquebusade. Les dix mille Grecs, en leur longue et fameuse retraite, rencontrèrent une nation, qui les endommagea merveilleusement à coups de grands arcs et forts, et des sagettes si longues, qu’à les reprendre à la main on les pouvait rejeter à la mode d’un dard, et perçaient de part en part un bouclier et un homme armé. Les engins que Dionysius inventa à Syracuse, à tirer des gros traits massifs, et des pierres d’horrible grandeur, d’une si longue volée et impétuosité, représentaient de bien près nos inventions. Encore ne faut-il pas oublier la plaisante assiette qu’avait sur sa mule un maître Pierre Pol Docteur en Théologie, que Monstrelet récite avoir accoutumé se promener par la ville de Paris, assis de côté comme les femmes. Il dit aussi ailleurs, que les Gascons avaient des chevaux terribles, accoutumés de virer en courant, de quoi les Français, Picards, Flamands, et Brabançons, faisaient grand miracle, pour n’avoir accoutumé de les voir : ce sont ses mots. Cæsar parlant de ceux de Suède : Aux rencontres qui se font à cheval, dit-il, ils se jettent souvent à terre pour combattre à pied, ayant accoutumé leurs chevaux de ne bouger cependant de la place, auxquels ils recourent promptement, s’il en est besoin, et selon leur coutume, il n’est rien si vilain et si lâche que d’user de selles et bardelles, et méprisent ceux qui en usent : de manière que fort peu en nombre, ils ne craignent pas d’en assaillir plusieurs. Ce que j’ai admiré autrefois, de voir un cheval dressé à se manier à toutes mains, avec une baguette, la bride avallée sur ses oreilles, était ordinaire aux Massiliens, qui se servaient de leurs chevaux sans selle et sans bride.
Et gens quæ nudo residens Massilia dorso,
Ora leui flectit, frænorum nescia, virga
[Et le peuple qui habite Massilia, montant à cru et ignorant le mors, dirige ses chevaux avec une légère baguette.]
Et Numidæ infræni cingunt :
[Et les Numides montent sans mors :]
Equi sine frænis, deformis ipse cursus, rigida ceruice et extenso capite currentium. [d’un cheval monté sans mors, l’allure manque d’élégance, avec une encolure raide et une tête tendue en avant dans la course.] Le roi Alphonce, celui qui dressa en Espagne l’ordre des chevaliers de la Bande, ou de l’Écharpe, leur donna entre autres règles, de ne monter ni mule ni mulet, sur peine d’un marc d’argent d’amende : comme je viens d’apprendre dans les lettres de Guevara, desquelles ceux qui les ont appelées Dorées, faisaient jugement bien autre que celui que j’en fais. Le Courtisan dit, qu’avant son temps c’était reproche à un gentilhomme d’en chevaucher. Les Abyssins au rebours : à mesure qu’ils sont les plus avancés près le Prettejan leur prince, affectent pour la dignité et pompe, de monter des grandes mules. Xenophon récite que les Assyriens tenaient toujours leurs chevaux entravés au logis, tant ils étaient fâcheux et farouches : Et qu’il fallait tant de temps à les détacher et harnacher, que, pour que cette longueur ne leur apportât dommage s’ils venaient à être en dessoude surpris par les ennemis, ils ne logeaient jamais en camp, qui ne fût fossoyé et remparé. Son Cyrus, si grand maître au fait de chevalerie, mettait les chevaux de son écot : et ne leur faisait bailler à manger, qu’ils ne l’eussent gagné par la sueur de quelque exercice. Les Scythes, où la nécessité les pressait en la guerre, tiraient du sang de leurs chevaux, et s’en abreuvaient et nourrissaient,
Venit et epoto Sarmata pastus equo.
[Vient aussi le Sarmate nourri de sang de cheval.]
Ceux de Crotte assiégés par Metellus, se trouvèrent en telle disette de tout autre breuvage, qu’ils eurent à se servir de l’urine de leurs chevaux. Pour vérifier, combien les armées Turquesques se conduisent et maintiennent à meilleure raison, que les nôtres : ils disent, qu’outre ce que les soldats ne boivent que de l’eau, et ne mangent que riz et de la chair salée mise en poudre, (de quoi chacun porte aisément sur soi provision pour un mois) ils savent aussi vivre du sang de leurs chevaux, comme les Tartares et Moscovites, et le salent. Ces nouveaux peuples des Indes, quand les Espagnols y arrivèrent, estimèrent tant des hommes que des chevaux, que ce fussent, ou Dieux ou animaux, en noblesse au-dessus de leur nature : Aucuns après avoir été vaincus, venant demander paix et pardon aux hommes, et leur apporter de l’or et des viandes, ne faillirent d’en aller autant offrir aux chevaux, avec une toute pareille harangue à celle des hommes, prenant leur hennissement, pour langage de composition et de trêve. Aux Indes de deçà, c’était anciennement le principal et royal honneur de chevaucher un éléphant, le second d’aller en coche, traîné à quatre chevaux, le tiers de monter un chameau, le dernier et plus vil degré, d’être porté ou charrié par un cheval seul. Quelqu’un de notre temps, écrit avoir vu en ce climat-là, des pays, où l’on chevauche les bœufs, avec bastines, étriers et brides, et s’être bien trouvé de leur porture. Quintus Fabius Maximus Rutilianus, contre les Samnites, voyant que ses gens de cheval à trois ou quatre charges avaient failli d’enfoncer le bataillon des ennemis, prit ce conseil : qu’ils débridassent leurs chevaux, et brochassent à toute force des éperons : si que rien ne les pouvant arrêter, au travers des armes et des hommes renversés, ils ouvrirent le pas à leurs gens de pied, qui parfirent une très sanglante défaite. Autant en commanda Quintus Fulvius Flaccus, contre les Celtibériens : Id cum maiore vi equorum facietis, si effrænatos in hostes equos immittitis : quod sæpe Romanos equites cum laude fecisse memoriæ proditum est. Detractisque frænis bis ultro citroque cum magna strage hostium, infractis omnibus hastis, transcurrerunt. [Vous réussirez en renforçant la charge offensive des chevaux, si vous les jetez contre l’ennemi sans les brider : ce que les cavaliers romains ont souvent fait pour leur gloire, selon les annales. Ayant ôté les brides, ils passèrent deux fois à travers l’ennemi, en avant et en arrière, faisant un grand carnage et brisant toutes les lances]. Le Duc de Moscovie devait anciennement cette révérence aux Tartares, quand ils envoyaient vers lui des Ambassadeurs, qu’il leur allait au-devant à pied, et leur présentait un gobeau de lait de jument (breuvage qui leur est en délices) et si en buvant quelque goutte en tombait sur le crin de leurs chevaux, il était tenu de la lécher avec la langue. En Russie, l’armée que l’Empereur Bajazet y avait envoyée, fut accablée d’un si horrible ravage de neiges, que pour s’en mettre à couvert, et sauver du froid, plusieurs s’avisèrent de tuer et éventrer leurs chevaux, pour se jeter dedans, et jouir de cette chaleur vitale. Bajazet après cet âpre estour où il fut rompu par Tamburlan, se sauvait belle erre sur une jument Arabesque, s’il n’eût été contraint de la laisser boire son saoul, au passage d’un ruisseau : ce qui la rendit si flacque et refroidie, qu’il fut bien aisément après acconsuivi par ceux qui le poursuivaient. On dit bien qu’on les lâche, les laissant pisser : mais le boire, j’eusse plutôt estimé qu’il l’eût renforcée. Crœsus passant le long de la ville de Sardis, y trouva des pâtis, où il y avait grande quantité de serpents, desquels les chevaux de son armée mangeaient de bon appétit : qui fut un mauvais prodige à ses affaires, dit Herodote. Nous appelons un cheval entier qui a crin et oreille, et ne passent les autres à la montre. Les Lacédémoniens ayant défait les Athéniens, en la Sicile, retournant de la victoire en pompe en la ville de Syracuse, entre autres bravades, firent tondre les chevaux vaincus, et les menèrent ainsi en triomphe. Alexandre combattit une nation, Dahas, ils allaient deux à deux armés à cheval à la guerre, mais en la mêlée l’un descendait à terre, et combattaient ores à pied, ores à cheval, l’un après l’autre. Je n’estime point, qu’en suffisance, et en grâce à cheval, nulle nation nous emporte. Bon homme de cheval, à l’usage de notre parler, semble plus regarder au courage qu’à l’adresse. Le plus savant, le plus sûr, le mieux avenant à mener un cheval à raison, que j’aie connu, fut à mon gré monsieur de Carnevalet, qui en servait notre Roi Henry second. J’ai vu homme donner carrière à deux pieds sur sa selle, démonter sa selle, et au retour la relever, réaccommoder, et s’y rasseoir, fuyant toujours à bride avalée : Ayant passé par-dessus un bonnet, y tirer par derrière de bons coups de son arc : Amasser ce qu’il voulait, se jetant d’un pied à terre, tenant l’autre en l’étrier ; et autres pareilles singeries, de quoi il vivait. On a vu de mon temps à Constantinople, deux hommes sur un cheval, lesquels en sa plus roide course, se rejetaient à tours, à terre, et puis sur la selle : Et un, qui seulement des dents, bridait et harnachait son cheval. Un autre, qui entre deux chevaux, un pied sur une selle, l’autre sur l’autre, portant un second sur ses bras, piquait à toute bride : ce second tout debout, sur lui, tirant en la course, des coups bien certains de son arc. Plusieurs, qui les jambes contremont, donnaient carrière, la tête plantée sur leurs selles, entre les pointes des cimeterres attachés au harnais. En mon enfance le Prince de Sulmone à Naples, maniant un rude cheval, de toute sorte de maniements, tenait sous ses genoux et sous ses orteils des reales : comme si elles y eussent été clouées, pour montrer la fermeté de son assiette.
Chapitre XLIX. Des coutumes anciennes §
J’excuserais volontiers en notre peuple de n’avoir autre patron et règle de perfection, que ses propres mœurs et usances : car c’est un commun vice, non du vulgaire seulement, mais quasi de tous hommes, d’avoir leur visée et leur arrêt, sur le train auquel ils sont nés. Je suis content, quand il verra Fabricius ou Lælius, qu’il leur trouve la contenance et le port barbare, puisqu’ils ne sont ni vêtus ni façonnés à notre mode. Mais je me plains de sa particulière indiscrétion, de se laisser si fort piper et aveugler à l’autorité de l’usage présent, qu’il soit capable de changer d’opinion et d’avis tous les mois, s’il plaît à la coutume : et qu’il juge si diversement de soi-même. Quand il portait le buse de son pourpoint entre les mamelles, il maintenait par vives raisons qu’il était en son vrai lieu : quelques années après le voilà avalé jusques entre les cuisses, il se moque de son autre usage, le trouve inepte et insupportable. La façon de se vêtir présente, lui fait incontinent condamner l’ancienne, d’une résolution si grande, et d’un consentement si universel, que vous diriez que c’est une espèce de manie, qui lui tourneboule ainsi l’entendement. Parce que notre changement est si subit et si prompt en cela, que l’invention de tous les tailleurs du monde ne saurait fournir assez de nouveautés, il est force que bien souvent les formes méprisées reviennent en crédit, et celles-là mêmes tombent en mépris tantôt après ; et qu’un même jugement prenne en l’espace de quinze ou vingt ans, deux ou trois, non diverses seulement, mais contraires opinions, d’une inconstance et légèreté incroyable. Il n’y a si fin entre nous, qui ne se laisse embabouiner de cette contradiction, et éblouir tant les yeux internes, que les externes insensiblement. Je veux ici entasser aucunes façons anciennes, que j’ai en mémoire : les unes de même les nôtres, les autres différentes : afin qu’ayant en l’imagination cette continuelle variation des choses humaines, nous en ayons le jugement plus éclairci et plus ferme. Ce que nous disons de combattre à l’épée et la cape, il s’usait encore entre les Romains, ce dit Cæsar, sinistris sagos inuoluunt, gladiosque distringunt [ils roulent leur manteau autour de leur bras gauche et tirent l’épée]. Et remarque dès lors en notre nation ce vice, qui y est encore d’arrêter les passants que nous rencontrons en chemin, et de les forcer de nous dire qui ils sont, et de recevoir à injure et occasion de querelle, s’ils refusent de nous répondre. Aux bains que les anciens prenaient tous les jours avant le repas, et les prenaient aussi ordinairement que nous faisons de l’eau à laver les mains, ils ne se lavaient du commencement que les bras et les jambes, mais depuis, et d’une coutume qui a duré plusieurs siècles et en la plupart des nations du monde, ils se lavaient tout nus, d’eau mixtionnée et parfumée : de manière, qu’ils tenaient pour témoignage de grande simplicité de se laver d’eau simple. Les plus affétés et délicats se parfumaient tout le corps bien trois ou quatre fois par jour. Ils se faisaient souvent pinceter tout le poil, comme les femmes Françaises ont pris en usage depuis quelque temps, de faire leur front,
Quod pectus, quod crura tibi, quod brachia vellis
[tu t’épiles la poitrine, les jambes, les bras]
quoiqu’ils eussent des oignements propres à cela.
Psilotro nitet, aut arida latet abdita creta
[Sa peau brille de pâte épilatoire, ou se cache sous la craie sèche.]
Ils aimaient à se coucher mollement, et allèguent pour preuve de patience, de coucher sur le matelas. Ils mangeaient couchés sur des lits, à peu près en même assiette que les Turcs de notre temps.
Inde thoro pater Æneas sic orsus ab alto.
[De son lit élevé, le divin Énée commença ainsi son discours.]
Et dit-on du jeune Caton que depuis la bataille de Pharsale, étant entré en deuil du mauvais état des affaires publiques, il mangea toujours assis, prenant un train de vie austère. Ils baisaient les mains aux grands pour les honorer et caresser. Et entre les amis, ils s’entrebaisaient en se saluant, comme font les Vénitiens.
Gratatusque darem cum dulcibus oscula verbis.
[En te félicitant, je t’embrasserais, avec de douces paroles.]
Et touchaient aux genoux, pour requérir ou saluer un grand. Pasiclez le Philosophe, frère de Crates, au lieu de porter la main au genou, la porta aux génitoires. Celui à qui il s’adressait, l’ayant rudement repoussé, Comment, dit-il, cette partie n’est-elle pas vôtre, aussi bien que l’autre ? Ils mangeaient comme nous, le fruit à l’issue de la table. Ils se torchaient le cul (il faut laisser aux femmes cette vaine superstition des paroles) avec une éponge : voilà pourquoi spongia est un mot obscène en Latin : et était cette éponge attachée au bout d’un bâton : comme témoigne l’histoire de celui qu’on menait pour être présenté aux bêtes, devant le peuple, qui demanda congé d’aller à ses affaires, et n’ayant autre moyen de se tuer, il se fourra ce bâton et éponge dans le gosier, et s’en étouffa. Ils s’essuyaient le catze de laine parfumée, quand ils en avaient fait,
At tibi nil faciam, sed lota mentula lana.
[or je ne te ferai rien, mais le membre nettoyé avec de la laine.]
Il y avait aux carrefours à Rome, des vaisseaux et demi-cuves, pour y apprêter à pisser aux passants :
Pusi sæpe lacum propter, se ac dolia curta
Somno deuincti credunt extollere vestem.
[souvent les enfants, pris par le sommeil, croient qu’ils relèvent leurs tuniques devant un bassin ou des jarres tronquées.]
Ils faisaient collation entre les repas. Et y avait en été, des vendeurs de neige pour rafraîchir le vin : et en y avait qui se servaient de neige en hiver, ne trouvant pas le vin encore lors assez froid. Les grands avaient leurs échansons et tranchants, et leurs fols, pour leur donner du plaisir. On leur servait en hiver la viande sur les foyers qui se portaient sur la table : et avaient des cuisines portatives, comme j’en ai vu, dans lesquelles tout leur service se traînait après eux.
Has vobis epulas habete lauti,
Nos offendimur ambulante cœna.
[Gens raffinés, gardez pour vous ces festins ; nous, un repas ambulant nous importune.]
Et en été ils faisaient souvent en leurs salles basses, couler de l’eau fraîche et claire, dans des canaux au-dessous d’eux, où il y avait force poisson en vie, que les assistants choisissaient et prenaient en la main, pour le faire apprêter, chacun à sa poste Le poisson a toujours eu ce privilège, comme il a encore, que les grands se mêlent de le savoir apprêter ; aussi en est le goût beaucoup plus exquis, que de la chair, au moins pour moi. Mais en toute sorte de magnificence, débauche, et d’inventions voluptueuses, de mollesse et de somptuosité, nous faisons à la vérité ce que nous pouvons pour les égaler : car notre volonté est bien aussi gâtée que la leur, mais notre suffisance n’y peut arriver : nos forces ne sont non plus capables de les joindre, en ces parties-là vicieuses, qu’aux vertueuses : car les unes et les autres partent d’une vigueur d’esprit, qui était sans comparaison plus grande en eux qu’en nous : Et les âmes à mesure qu’elles sont moins fortes, elles ont d’autant moins de moyen de faire ni fort bien, ni fort mal. Le haut bout d’entre eux, c’était le milieu. Le devant et derrière n’avaient en écrivant et parlant aucune signification de grandeur, comme il se voit évidemment par leurs écrits : ils diront Oppius et Cæsar, aussi volontiers que Cæsar et Oppius ; et diront moi et toi indifféremment, comme toi et moi. Voilà pourquoi j’ai autrefois remarqué en la vie de Flaminius de Plutarque Français, un endroit, où il semble que l’auteur parlant de la jalousie de gloire, qui était entre les Étoliens et les Romains, pour le gain d’une bataille qu’ils avaient obtenu en commun, fasse quelque poids de ce qu’aux chansons Grecques, on nommait les Étoliens avant les Romains, s’il n’y a de l’Amphibologie aux mots Français. Les Dames étant aux étuves, y recevaient quant et quant des hommes, et se servaient là-même de leurs valets à les frotter et oindre.
Inguina succinctus nigra tibi servus aluta
Stat, quoties calidis nuda foueris aquis.
[Un esclave, ceint d’un tablier de cuir noir, est debout près de toi, chaque fois que, nue, tu te prélasses dans un bain chaud.]
Elles se saupoudraient de quelque poudre, pour réprimer les sueurs. Les anciens Gaulois, dit Sidonius Apollinaris, portaient le poil long par le devant, et le derrière de la tête tondu, qui est cette façon qui vient à être renouvelée par l’usage efféminé et lâche de ce siècle. Les Romains payaient ce qui était dû aux bateliers, pour leur naulage dès l’entrée du bateau, ce que nous faisons après être rendus à port.
dum as exigitur, dum mula ligatur,
Tota abit hora.
[à faire payer, à attacher la mule, toute une heure se passe.]
Les femmes couchaient au lit du côté de la ruelle : voilà pourquoi on appelait Cæsar, spondam Regis Nicomedis [la ruelle du roi Nicomède], Ils prenaient haleine en buvant. Ils baptisaient le vin,
quis puer ocius
Restinguet ardentis falerni Pocula prætereunte lympha ?
[quel petit esclave se hâtera d’éteindre le feu de nos coupes de Falerne avec cette eau courante ?]
Et ces champisses contenances de nos laquais y étaient aussi.
O Iane, a tergo quem nulla ciconia pinsit,
Nec manus auriculas imitata est mobilis albas,
Nec linguæ quantum sitiet canis Apula tantum.
[Ô Janus, on ne peut faire dans ton dos la cigogne qui donne des coups de bec, ni imiter de blanches oreilles d’une main agile, ni tirer une langue aussi longue qu’un chien d’Apulie assoiffé.]
Les Dames Argiennes et Romaines portaient le deuil blanc, comme les nôtres avaient accoutumé, et devraient continuer de faire, si j’en étais cru. Mais il y a des livres entiers faits sur cet argument.
Chapitre L. De Democritus et Heraclitus §
Le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout. À cette cause aux Essais que j’en fais ici, j’y emploie toute sorte d’occasion. Si c’est un sujet que je n’entende point, à cela même je l’essaie, sondant le gué de bien loin, et puis le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive. Et cette reconnaissance de ne pouvoir passer outre, c’est un trait de son effet, oui de ceux, dont il se vante le plus. Tantôt à un sujet vain et de néant, j’essaie voir s’il trouvera de quoi lui donner corps, et de quoi l’appuyer et l’étançonner. Tantôt je le promène à un sujet noble et tracassé, auquel il n’a rien à trouver de soi, le chemin en étant si frayé, qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autrui. Là il fait son jeu à élire la route qui lui semble la meilleure : et de mille sentiers, il dit que celui-ci, ou celui-là, a été le mieux choisi. Je prends de la fortune le premier argument : ils me sont également bons : et ne desseigne jamais de les traiter entiers. Car je ne vois le tout de rien : Ne font pas, ceux qui nous promettent de nous le faire voir. De cent membres et visages, qu’a chaque chose j’en prends un, tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer : et parfois à pincer jusqu’à l’os. J’y donne une pointe, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais. Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hasarderais de traiter à fond quelque matière, si je me connaissais moins, et me trompais en mon impuissance. Semant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris de leur pièce, écartés, sans dessein, sans promesse : je ne suis pas tenu d’en faire bon, ni de m’y tenir moi-même, sans varier, quand il me plaît, et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qui est l’ignorance. Tout mouvement nous découvre. Cette même âme de Cæsar, qui se fait voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi voir à dresser des parties oisives et amoureuses. On juge un cheval, non seulement à le voir manier sur une carrière, mais encore à lui voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l’étable. Entre les fonctions de l’âme, il en est de basses : Qui ne la voit encore par là, n’achève pas de la connaître. Et à l’aventure la remarque-t-on mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ses hautes assiettes, joint qu’elle se couche entière sur chaque matière et s’y exerce entière ; et n’en traite jamais plus d’une à la fois : et la traite non selon elle, mais selon soi. Les choses à part elles, ont peut-être leurs poids et mesures, et conditions : mais au-dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l’entend. La mort est effroyable à Cicero, désirable à Caton, indifférente à Socrates. La santé, la conscience, l’autorité, la science, la richesse, la beauté, et leurs contraires, se dépouillent à l’entrée, et reçoivent de l’âme nouvelle vêture, et de la teinture qu’il lui plaît : brune, claire, verte, obscure : aigre, douce, profonde, superficielle : et qu’il plaît à chacune d’elles. Car elles n’ont pas vérifié en commun leurs styles, règles et formes : chacune est Reine en son état. Par quoi ne prenons plus excuse des externes qualités des choses : c’est à nous, à nous en rendre compte Notre bien et notre mal ne tient qu’à nous. Offrons-y nos offrandes et nos vœux, non pas à la fortune : elle ne peut rien sur nos mœurs : Au rebours, elles l’entraînent à leur suite, et la moulent à leur forme. Pourquoi ne jugerais-je d’Alexandre à table devisant et buvant d’autant ? Ou s’il maniait des échecs, quelle corde de son esprit, ne touche et n’emploie ce niais et puéril jeu ? Je le hais et fuis, de ce qu’il n’est pas assez jeu, et qu’il nous ébat trop sérieusement ; ayant honte d’y fournir l’attention qui suffirait à quelque bonne chose. Il ne fut pas plus embesogné à dresser son glorieux passage aux Indes : ni cet autre à dénouer un passage, duquel dépend le salut du genre humain. Voyez combien notre âme trouble cet amusement ridicule, si tous ses nerfs ne bandent. Combien amplement elle donne loi à chacun en cela, de se connaître, et juger droitement de soi. Je ne me vois et retâte, plus universellement, en nulle autre posture. Quelle passion ne nous y exerce ? la colère, le dépit, la haine, l’impatience : et une véhémente ambition de vaincre, en chose, en laquelle il serait plus excusable d’être ambitieux d’être vaincu. Car la précellence rare et au-dessus du commun, messied à un homme d’honneur, en chose frivole. Ce que je dis en cet exemple, se peut dire en tous autres. Chaque parcelle, chaque occupation de l’homme, l’accuse, et le montre également qu’une autre. Democritus et Heraclitus ont été deux philosophes, desquels le premier trouvant vaine et ridicule l’humaine condition, ne sortait en public, qu’avec un visage moqueur et riant : Heraclitus, ayant pitié et compassion de cette même condition nôtre, en portait le visage continuellement triste, et les yeux chargés de larmes.
alter
Ridebat quoties a limine mouerat unum
Protuleratque pedem, flebat contrarius alter.
[l’un riait, dès qu’il avait mis un pied hors de chez lui, l’autre au contraire pleurait.]
J’aime mieux la première humeur, non parce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer : mais parce qu’elle est plus dédaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre : et il me semble, que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. La plainte et la commisération sont mêlées à quelque estimation de la chose qu’on plaint : les choses de quoi on se moque, on les estime sans prix. Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité, ni tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d’inanité : nous ne sommes pas si misérables, comme nous sommes vils. Ainsi Diogenes, qui baguenaudait à part soi, roulant son tonneau, et hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou des vessies pleines de vent, était bien juge plus aigre et plus poignant, et par conséquent, plus juste à mon humeur que Timon, celui qui fut surnommé le haïsseur des hommes. Car ce qu’on hait, on le prend à cœur. Celui-ci nous souhaitait du mal, était passionné du désir de notre ruine, fuyait notre conversation comme dangereuse, de méchants, et de nature dépravée : l’autre nous estimait si peu, que nous ne pourrions ni le troubler, ni l’altérer par notre contagion, nous laissait de compagnie, non pour la crainte, mais pour le dédain de notre commerce : il ne nous estimait capables ni de bien, ni de mal faire. De même marque fut la réponse de Statilius, auquel Brutus parla pour le joindre à la conspiration contre Cæsar : il trouva l’entreprise juste, mais il ne trouva pas les hommes dignes pour lesquels on se mit aucunement en peine : conformément à la discipline de Hegesias, qui disait, le sage ne devoir rien faire que pour soi : d’autant que, seul il est digne, pour qui on fasse. Et à celle de Theodorus, que c’est injustice, que le sage se hasarde pour le bien de son pays, et qu’il mette en péril la sagesse pour des fols. Notre propre condition est autant ridicule, que risible.
Chapitre LI. De la vanité des paroles §
Un Rhétoricien du temps passé, disait que son métier était, de choses petites les faire paraître et trouver grandes. C’est un cordonnier qui sait faire de grands souliers à un petit pied. On lui eût fait donner le fouet en Sparte, de faire profession d’une art piperesse et mensongère : Et crois qu’Archidamus qui en était Roi, n’ouït pas sans étonnement la réponse de Thucydides, auquel il s’enquérait, qui était plus fort à la lutte, ou Pericles ou lui : Cela, fit-il, serait malaisé à vérifier : car quand je l’ai porté par terre en luttant, il persuade à ceux qui l’ont vu, qu’il n’est pas tombé, et le gagne. Ceux qui masquent et fardent les femmes, font moins de mal : car c’est chose de peu de perte de ne les voir pas en leur naturel : là où ceux-ci font état de tromper, non pas nos yeux, mais notre jugement, et d’abâtardir et corrompre l’essence des choses. Les républiques qui se sont maintenues en un état réglé et bien policé, comme la Crétense ou Lacédémonienne, elles n’ont pas fait grand compte d’orateurs. Ariston définit sagement la Rhétorique, science à persuader le peuple : Socrates, Platon, art de tromper et de flatter. Et ceux qui le nient en la générale description, le vérifient partout, en leurs préceptes. Les Mahométans en défendent l’instruction à leurs enfants, pour son inutilité. Et les Athéniens, s’apercevant combien son usage, qui avait tout crédit en leur ville, était pernicieux, ordonnèrent, que sa principale partie, qui est, émouvoir les affections, fût ôtée, ensemble les exordes et péroraisons. C’est un outil inventé pour manier et agiter une tourbe, et une commune déréglée : et est outil qui ne s’emploie qu’aux états malades, comme la médecine : En ceux où le vulgaire, où les ignorants, où tous ont tout pu, comme celui d’Athènes, de Rhodes, et de Rome, et où les choses ont été en perpétuelle tempête, là ont afflué les orateurs. Et à la vérité, il se voit peu de personnages en ces républiques-là, qui se soient poussés en grand crédit sans le secours de l’éloquence : Pompeius, Cæsar, Crassus, Lucullus, Lentulus, Metellus, ont pris de là, leur grand appui à se monter à cette grandeur d’autorité, où ils sont enfin arrivés : et s’en sont aidés plus que des armes, contre l’opinion des meilleurs temps. Car L. Volumnius parlant en public en faveur de l’élection au Consulat, faite des personnes de Q. Fabius et P. Decius : Ce sont gens nés à la guerre, grands aux effets : au combat du babil, rudes : esprits vraiment consulaires. Les subtils, éloquents et savants, sont bons pour la ville, Préteurs à faire justice, dit-il. L’éloquence a fleuri le plus à Rome lorsque les affaires ont été en plus mauvais état, et que l’orage des guerres civiles les agitait ; comme un champ libre et indompté porte les herbes plus gaillardes. Il semble par là que les polices, qui dépendent d’un monarque, en ont moins de besoin que les autres : car la bêtise et facilité, qui se trouve en la commune, et qui la rend sujette à être maniée et contournée par les oreilles, au doux son de cette harmonie, sans venir à peser et connaître la vérité des choses par la force de raison ; cette facilité dis-je ne se trouve pas si aisément en un seul, et est plus aisé de le garantir par bonne institution et bon conseil, de l’impression de cette poison. On n’a pas vu sortir de Macédoine ni de Perse, aucun orateur de renom. J’en ai dit ce mot sur le sujet d’un Italien, que je viens d’entretenir, qui a servi le feu Cardinal Caraffe de maître d’hôtel jusques à sa mort. Je lui faisais conter de sa charge. Il m’a fait un discours de cette science de gueule, avec une gravité et contenance magistrale, comme s’il m’eût parlé de quelque grand point de Théologie. Il m’a déchiffré une différence d’appétits : celui qu’on a à jeun, qu’on a après le second et tiers service : les moyens tantôt de lui plaire simplement, tantôt de l’éveiller et piquer : la police de ses sauces ; premièrement en général, et puis particularisant les qualités des ingrédients, et leurs effets : les différences des salades selon leur saison, celle qui doit être réchauffée, celle qui veut être servie froide, la façon de les orner et embellir, pour les rendre encore plaisantes à la vue. Après cela il est entré sur l’ordre du service, plein de belles et importantes considérations.
nec minimo sane discrimine refert
Quo gestu lepores, et quo gallina secetur.
[et il n’est certes pas sans importance de distinguer la manière de découper un lièvre et une poule.]
Et tout cela enflé de riches et magnifiques paroles : et celles mêmes qu’on emploie à traiter du gouvernement d’un Empire. Il m’est souvenu de mon homme,
Hoc salsum est, hoc adustum est, hoc lautum est parum,
Illud recte, iterum sic memento, sedulo
Moneo quæ possum pro mea sapientia.
Postremo tanquam in speculum, in patinas, Demea,
Inspicere iubeo, et moneo quid facto usus sit.
[ceci est trop salé, ceci brûlé, ceci pas assez cuisiné ; cela va bien : souviens-toi de faire pareil la prochaine fois ; je leur dis avec soin ce que je peux, autant que j’en sais. Ensuite, Demea, je leur ordonne de se regarder dans les plats comme dans un miroir et je leur dis ce qu’il faut faire.]
Si est-ce que les Grecs mêmes louèrent grandement l’ordre et la disposition que Paulus Æmilius observa au festin, qu’il leur fit au retour de Macédoine : mais je ne parle point ici des effets, je parle des mots. Je ne sais s’il en advient aux autres comme à moi : mais je ne me puis garder quand j’ouïs nos architectes, s’enfler de ces gros mots de pilastres, architraves, corniches d’ouvrage Corinthien, et Dorique, et semblables de leur jargon, que mon imagination ne se saisisse incontinent du palais d’Apolidon, et par effet je trouve que ce sont les chétives pièces de la porte de ma cuisine. Oyez dire métonomie, métaphore, allégorie, et autres tels noms de la grammaire, semble-t-il pas qu’on signifie quelque forme de langage rare et pellegrin ? Ce sont titres qui touchent le babil de votre chambrière. C’est une piperie voisine à celle-ci, d’appeler les offices de notre état, par les titres superbes des Romains, encore qu’ils n’aient aucune ressemblance de charge, et encore moins d’autorité et de puissance. Et celle-ci aussi, qui servira (à mon avis) un jour de reproche à notre siècle, d’employer indignement à qui bon nous semble les surnoms les plus glorieux, de quoi l’ancienneté ait honoré un ou deux personnages en plusieurs siècles. Platon a emporté ce surnom de divin, par un consentement universel, qu’aucun n’a essayé lui envier : et les Italiens qui se vantent, et avec raison, d’avoir communément l’esprit plus éveillé, et le discours plus sain que les autres nations de leur temps, en viennent d’étrenner l’Arétin : auquel, sauf une façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingénieuses à la vérité, mais recherchées de loin, et fantastiques : et outre l’éloquence enfin, telle qu’elle puisse être, je ne vois pas qu’il y ait rien au-dessus des communs auteurs de son siècle : tant s’en faut qu’il approche de cette divinité ancienne. Et le surnom de Grand, nous l’attachons à des Princes, qui n’ont rien au-dessus de la grandeur populaire.
Chapitre LII. De la parcimonie des Anciens §
Attilius Regulus, général de l’armée Romaine en Afrique, au milieu de sa gloire et de ses victoires contre les Carthaginois, écrivit à la chose publique, qu’un valet de labourage, qu’il avait laissé seul au gouvernement de son bien, qui était en tout sept arpents de terre, s’en était enfui, ayant dérobé ses outils de labourage, et demandait congé pour s’en retourner et y pourvoir, de peur que sa femme et ses enfants n’en eussent à souffrir : Le Sénat pourvut à commettre un autre à la conduite de ses biens, et lui fit rétablir ce qui lui avait été dérobé, et ordonna que sa femme et enfants seraient nourris au dépens du public. Le vieux Caton revenant d’Espagne Consul, vendit son cheval de service pour épargner l’argent qu’il eût coûté à le ramener par mer en Italie : et étant au gouvernement de Sardaigne, faisait ses visitations à pied, n’ayant avec lui autre suite qu’un officier de la chose publique, qui lui portait sa robe, et un vase à faire des sacrifices : et le plus souvent il portait sa malle lui-même. Il se vantait de n’avoir jamais eu robe qui eût coûté plus de dix écus ; ni avoir envoyé au marché plus de dix sols pour un jour : et de ses maisons aux champs, qu’il n’en avait aucune qui fût crépie et enduite par-dehors. Scipion Æmylianus après deux triomphes et deux Consulats, alla en légation avec sept serviteurs seulement. On tient qu’Homere n’en eut jamais qu’un, Platon trois ; Zenon le chef de la secte stoïque, pas un. Il ne fut taxé que cinq sols et demi pour un jour, à Tyberius Gracchus, allant en commission pour la chose publique, étant lors le premier homme des Romains.
Chapitre LIII. D’un mot de Cæsar §
Si nous nous amusions parfois à nous considérer, et le temps que nous mettons à contrôler autrui, et à connaître les choses qui sont hors de nous, que nous l’employions à nous sonder nous-mêmes, nous sentirions aisément combien toute cette notre contexture est bâtie de pièces faibles et défaillantes. N’est-ce pas un singulier témoignage d’imperfection, ne pouvoir rasseoir notre contentement en aucune chose, et que par désir même et imagination il soit hors de notre puissance de choisir ce qu’il nous faut ? De quoi porte bon témoignage cette grande dispute, qui a toujours été entre les Philosophes, pour trouver le souverain bien de l’homme, et qui dure encore et durera éternellement, sans résolution et sans accord.
dum abest quod auemus, id exuperare videtur
Cætera, post aliud cum contigit illud auemus,
Et sitis æqua tenet.
[Tant qu’il est absent, l’objet de notre désir semble surpasser tous les autres ; quand il est là, nous en désirons un autre après lui, et une soif égale nous tient.]
Quoi que ce soit qui tombe en notre connaissance et jouissance, nous sentons qu’il ne nous satisfait pas, et allons béant après les choses à venir et inconnues, d’autant que les présentes ne nous soûlent point. Non pas à mon avis qu’elles n’aient assez de quoi nous soûler, mais c’est que nous les saisissons d’une prise malade et déréglée.
Nam cum vidit hic ad usum quæ flagitat usus,
Omnia jam ferme mortalibus esse parata,
Diuitiis homines et honore et laude potentes
Affluere, atque bona natorum excellere fama,
Nec minus esse domi, cuiquam tamen anxia corda,
Atque animum infestis cogi seruire querelis :
Intellexit ibi vitium vas facere ipsum,
Omniaque illius vitio corrumpier intus
Quæ collata foris et commoda quæque venirent.
[Car quand il vit que les mortels disposaient déjà de presque tout ce que réclame le besoin, que les puissants regorgeaient de richesses, d’honneur et de gloire, et s’enorgueillissaient de la bonne renommée de leurs fils, mais qu’à l’intérieur, chacun n’en avait pas moins un cœur rempli d’angoisse, une âme forcée de se soumettre à l’assaut des récriminations, il comprit qu’ici le mal venait du vase lui-même et qu’était corrompu par son mal tout ce qui, pris à l’extérieur, était mis dedans, même les choses agréables.]
Notre appétit est irrésolu et incertain : il ne sait rien tenir, ni rien jouir de bonne façon. L’homme estimant que ce soit le vice de ces choses qu’il tient, se remplit et se paît d’autres choses qu’il ne sait point, et qu’il ne connaît point, où il applique ses désirs et ses espérances, les prend en honneur et révérence : comme dit Cæsar, Communi fit vitio naturæ, ut inuisis, latitantibus atque incognitis rebus magis confidamus, vehementiusque exterreamur. [Il se fait, par un vice ordinaire de nature, que nous ayons et plus de fiance, et plus de crainte des choses que nous n’avons pas vues, et qui sont cachées et inconnues.]
Chapitre LIV. Des vaines subtilités §
Il est de ces subtilités frivoles et vaines, par le moyen desquelles les hommes cherchent quelquefois de la recommandation : comme les poètes, qui font des ouvrages entiers de vers commençant par une même lettre : nous voyons des œufs, des boules, des ailes, des haches façonnées anciennement par les Grecs, avec la mesure de leurs vers, en les allongeant ou accourcissant, en manière qu’ils viennent à représenter telle, ou telle figure. Telle était la science de celui qui s’amusa à compter en combien de sortes se pouvaient ranger les lettres de l’alphabet, et y en trouva ce nombre incroyable, qui se voit dans Plutarque. Je trouve bonne l’opinion de celui, à qui on présenta un homme, appris à jeter de la main un grain de mil, avec telle industrie, que sans faillir, il le passait toujours dans le trou d’une aiguille, et lui demanda-t-on après quelque présent pour loyer d’une si rare suffisance : sur quoi il ordonna bien plaisamment et justement à mon avis, qu’on fît donner à cet ouvrier deux ou trois minots de mil, afin qu’un si bel art ne demeurât sans exercice. C’est un témoignage merveilleux de la faiblesse de notre jugement, qu’il recommande les choses par la rareté ou nouveauté, ou encore par la difficulté, si la bonté et utilité n’y sont jointes. Nous venons présentement de nous jouer chez moi, à qui pourrait trouver plus de choses qui se tinssent par les deux bouts extrêmes, comme, Sire, c’est un titre qui se donne à la plus élevée personne de notre état, qui est le Roi, et se donne aussi au vulgaire, comme aux marchands, et ne touche point ceux d’entre-deux. Les femmes de qualité, on les nomme Dames, les moyennes Damoiselles, et Dames encore celles de la plus basse marche Les dais qu’on étend sur les tables, ne sont permis qu’aux maisons des princes et aux tavernes. Democritus disait, que les dieux et les bêtes avaient les sentiments plus aigus que les hommes, qui sont au moyen étage. Les Romains portaient même accoutrement les jours de deuil et les jours de fête. Il est certain que la peur extrême, et l’extrême ardeur de courage troublent également le ventre, et le lâchent. Le sobriquet de Tremblant, duquel le XII. Roy de Navarre Sancho fut surnommé, apprend que la hardiesse aussi bien que la peur engendrent du trémoussement aux membres. Ceux qui armaient ou lui ou quelque autre de pareille nature, à qui la peau frissonnait, essayèrent à le rassurer ; appetissant le danger auquel il s’allait jeter : Vous me connaissez mal, leur dit-il : Si ma chair savait jusques où mon courage la portera tantôt, elle se transirait tout à plat. La faiblesse qui nous vient de froideur, et dégoûtement aux exercices de Vénus, elle nous vient aussi d’un appétit trop véhément, et d’une chaleur déréglée. L’extrême froideur et l’extrême chaleur cuisent et rôtissent. Aristote dit que les cueux de plomb se fondent, et coulent de froid, et de la rigueur de l’hiver, comme d’une chaleur véhémente. Le désir et la satiété remplissent de douleur les sièges au-dessus et au-dessous de la volupté. La bêtise et la sagesse se rencontrent en même point de sentiment et de résolution à la souffrance des accidents humains : les sages gourmander et commandent le mal, et les autres l’ignorent : ceux-ci sont, par manière de dire, au-deçà des accidents, les autres au-delà : lesquels après en avoir bien pesé et considéré les qualités, les avoir mesurés et jugés tels qu’ils sont, s’élancent au-dessus, par la force d’un vigoureux courage : Ils les dédaignent et foulent aux pieds, ayant une âme forte et solide, contre laquelle les traits de la fortune venant à donner, il est force qu’ils rejaillissent et s’émoussent, trouvant un corps dans lequel ils ne peuvent faire impression : l’ordinaire et moyenne condition des hommes, loge entre ces deux extrémités : qui est de ceux qui aperçoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter. L’enfance et la décrépitude se rencontrent en imbécillité de cerveau. L’avarice et la profusion en pareil désir d’attirer et d’acquérir. Il se peut dire avec apparence, qu’il y a ignorance abécédaire, qui va devant la science : une autre doctorale, qui vient après la science : ignorance que la science fait et engendre, tout ainsi comme elle défait et détruit la première. Des esprits simples, moins curieux et moins instruits, il s’en fait de bons Chrétiens, qui par révérence et obéissance, croient simplement, et se maintiennent sous les lois. En la moyenne vigueur des esprits, et moyenne capacité, s’engendre l’erreur des opinions : ils suivent l’apparence du premier sens : et ont quelque titre d’interpréter à niaiserie et bêtise que nous soyons arrêtés en l’ancien train, regardant à nous qui n’y sommes pas instruits par étude. Les grands esprits plus rassis et clairvoyants, font un autre genre de bien croyants : lesquels par longue et religieuse investigation, pénètrent une plus profonde et abstruse lumière, ès écritures, et sentent le mystérieux et divin secret de notre police Ecclésiastique. Pourtant en voyons-nous aucuns être arrivés à ce dernier étage, par le second, avec merveilleux fruit, et confirmation : comme à l’extrême limite de la Chrétienne intelligence : et jouir de leur victoire avec consolation, action de grâces, réformation de mœurs, et grande modestie. Et en ce rang n’entends-je pas loger ces autres, qui pour se purger du soupçon de leur erreur passé, et pour nous assurer d’eux, se rendent extrêmes, indiscrets, et injustes, à la conduite de notre cause, et la tachent d’infinis reproches de violence. Les paysans simples, sont honnêtes gens : et honnêtes gens les Philosophes : ou, selon que notre temps les nomme, des natures fortes et claires, enrichies d’une large instruction de sciences utiles. Les métis, qui ont dédaigné le premier siège de l’ignorance de lettres, et n’ont pu joindre l’autre (le cul entre deux selles : desquels je suis, et tant d’autres) sont dangereux, ineptes, importuns : ceux-ci troublent le monde. Pourtant de ma part, je me recule tant que je puis, dans le premier et naturel siège, d’où je me suis pour néant essayé de partir. La poésie populaire et purement naturelle, a des naïvetés et grâces, par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art : comme il se voit ès villanelles de Gascongne et aux chansons, qu’on nous rapporte des nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même d’écriture. La poésie médiocre, qui s’arrête entre deux, est dédaignée, sans honneur, et sans prix. Mais parce qu’après que le pas a été ouvert à l’esprit, j’ai trouvé, comme il advient ordinairement, que nous avions pris pour un exercice malaisé et d’un rare sujet, ce qui ne l’est aucunement : et qu’après que notre invention a été échauffée, elle découvre un nombre infini de pareils exemples, je n’en ajouterai que celui-ci : que si ces Essais étaient dignes, qu’on en jugeât, il en pourrait advenir à mon avis, qu’ils ne plairaient guère aux esprits communs et vulgaires, ni guère aux singuliers et excellents : ceux-là n’y entendraient pas assez, ceux-ci y entendraient trop : ils pourraient vivoter en la moyenne région.
Chapitre LV. Des Senteurs §
Il se dit d’aucuns, comme d’Alexandre le grand, que leur sueur épandait une odeur suave, par quelque rare et extraordinaire complexion : de quoi Plutarque et autres recherchent la cause Mais la commune façon des corps est au contraire : et la meilleure condition qu’ils aient, c’est d’être exempts de senteur. La douceur même des haleines plus pures, n’a rien de plus parfait, que d’être sans aucune odeur, qui nous offense : comme sont celles des enfants bien sains. Voilà pourquoi dit Plaute,
Mulier tum bene olet, ubi nihil olet.
La plus exquise senteur d’une femme, c’est ne sentir rien ; Et les bonnes senteurs étrangères, on a raison de les tenir pour suspectes, à ceux qui s’en servent, et d’estimer qu’elles soient employées pour couvrir quelque défaut naturel de ce côté-là. D’où naissent ces rencontres des Poètes anciens, c’est puïr, que sentir bon.
Rides nos Coracine nil olentes.
Malo quam bene olere, nil olere.
[Tu ris de nous, Coracinus, car nous ne sentons rien. J’aime mieux ne rien sentir que sentir bon.]
Et ailleurs,
Posthume non bene olet, qui bene semper olet.
[Posthumus, il ne sent pas bon, celui qui sent toujours bon.]
J’aime pourtant bien fort à être entretenu de bonnes senteurs, et hais outre mesure les mauvaises, que je tire de plus loin que toute autre :
Namque sagacius unus odoror,
Polypus, an grauis hirsutis cubet hircus in alis,
Quam canis acer ubi lateat sus.
[car j’ai un odorat unique pour détecter si un polype ou un bouc nauséabond repose sous des aisselles hirsutes, avec plus de sagacité qu’un chien éveillé ne flaire où se cache un sanglier.]
Les senteurs plus simples et naturelles, me semblent plus agréables. Et touche ce soin principalement les dames. En la plus épaisse Barbarie, les femmes Scythes, après s’être lavées, se saupoudrent et encroûtent tout le corps et le visage, de certaine drogue, qui naît en leur terroir, odoriférante. Et pour approcher les hommes, ayant ôté ce fard, elles s’en trouvent et polies et parfumées. Quelque odeur que ce soit, c’est merveille combien elle s’attache à moi, et combien j’ai la peau propre à s’en abreuver. Celui qui se plaint de nature de quoi elle a laissé l’homme sans instrument à porter les senteurs au nez, a tort : car elles se portent elles-mêmes. Mais à moi particulièrement, les moustaches que j’ai pleines, m’en servent : si j’en approche mes gants, ou mon mouchoir, l’odeur y tiendra tout un jour : elles accusent le lieu d’où je viens. Les étroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants, s’y collaient autrefois, et s’y tenaient plusieurs heures après. Et si pourtant je me trouve peu sujet aux maladies populaires, qui se chargent par la conversation, et qui naissent de la contagion de l’air ; et me suis sauvé de celles de mon temps, de quoi il y en a eu plusieurs sortes en nos villes, et en nos armées. On lit de Socrates, que n’étant jamais parti d’Athènes pendant plusieurs rechutes de peste, qui la tourmentèrent tant de fois, lui seul ne s’en trouva jamais plus mal. Les médecins pourraient (ce crois-je) tirer des odeurs, plus d’usage qu’ils ne font : car j’ai souvent aperçu qu’elles me changent, et agissent en mes esprits, selon qu’elles sont : Qui me fait approuver ce qu’on dit, que l’invention des encens et parfums aux Églises, si ancienne et épandue en toutes nations et religions, regarde à cela, de nous réjouir, éveiller et purifier le sens, pour nous rendre plus propres à la contemplation. Je voudrais bien pour en juger, avoir eu ma part de l’ouvrage de ces cuisiniers, qui savent assaisonner les odeurs étrangères, avec la saveur des viandes. Comme on remarqua singulièrement au service du roi de Thunes, qui de notre âge prit terre à Naples, pour s’aboucher avec l’Empereur Charles. On farcissait ses viandes de drogues odoriférantes, en telle somptuosité, qu’un Paon, et deux Faisans, se trouvèrent sur ses parties, revenir à cent ducats, pour les apprêter selon leur manière. Et quand on les dépeçait, non la salle seulement, mais toutes les chambres de son Palais, et les rues d’autour, étaient remplies d’une très suave vapeur, qui ne s’évanouissait pas si soudain. Le principal soin que j’aie à me loger, c’est de fuir l’air puant et pesant. Ces belles villes, Venise et Paris, altèrent la faveur que je leur porte, par l’aigre senteur, l’une de son marais, l’autre de sa boue.
Chapitre LVI. Des prières §
Je propose des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient des questions douteuses, à débattre aux écoles : non pour établir la vérité, mais pour la chercher : Et les soumets au jugement de ceux, à qui il touche de régler non seulement mes actions et mes écrits, mais encore mes pensées. Egalement m’en sera acceptable et utile la condamnation, comme l’approbation, tenant pour absurde et impie, si rien se rencontre ignoramment ou inadvertamment couché en cette rhapsodie contraire aux saintes résolutions et prescriptions de l’Église Catholique Apostolique et Romaine, en laquelle je meurs, et en laquelle je suis né. Et pourtant me remettant toujours à l’autorité de leur censure, qui peut tout sur moi, je me mêle ainsi témérairement à toute sorte de propos : comme ici. Je ne sais si je me trompe : mais puisque par une faveur particulière de la bonté divine, certaine façon de prière nous a été prescrite et dictée mot à mot par la bouche de Dieu, il m’a toujours semblé que nous en devions avoir l’usage plus ordinaire, que nous n’avons : Et, si j’en étais cru, à l’entrée et à l’issue de nos tables, à notre lever et coucher, et à toutes actions particulières, auxquelles on a accoutumé de mêler des prières, je voudrais que ce fut le patenôtre, que les Chrétiens y employassent, sinon seulement, au moins toujours. L’Église peut étendre et diversifier les prières selon le besoin de notre instruction : car je sais bien que c’est toujours même substance, et même chose : Mais on devait donner à celle-là ce privilège, que le peuple l’eût continuellement en la bouche : car il est certain qu’elle dit tout ce qu’il faut, et qu’elle est très propre à toutes occasions. C’est l’unique prière, de quoi je me sers partout, et la répète au lieu d’en changer. D’où il advient, que je n’en ai aussi bien en mémoire, que celle-là. J’avais présentement en la pensée, d’où nous venait cette erreur, de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprises, et l’appeler à toute sorte de besoin, et en quelque lieu que notre faiblesse veut de l’aide, sans considérer si l’occasion est juste ou injuste ; et d’écrier son nom, et sa puissance, en quelque état, et action que nous soyons, pour vicieuse qu’elle soit. Il est bien notre seul et unique protecteur, et peut toutes choses à nous aider : mais encore qu’il daigne nous honorer de cette douce alliance paternelle, il est pourtant autant juste, comme il est bon, et comme il est puissant : mais il use bien plus souvent de sa justice, que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison d’icelle, non selon nos demandes. Platon en ses lois fait trois sortes d’injurieuse créance des Dieux, Qu’il n’y en ait point, Qu’ils ne se mêlent pas de nos affaires, Qu’ils ne refusent rien à nos vœux, offrandes et sacrifices. La première erreur, selon son avis, ne dura jamais immuable en homme, depuis son enfance, jusques à sa vieillesse. Les deux suivantes peuvent souffrir de la constance Sa justice et sa puissance sont inséparables : Pour néant implorons-nous sa force en une mauvaise cause : Il faut avoir l’âme nette, au moins en ce moment, auquel nous le prions, et déchargée de passions vicieuses : autrement nous lui présentons nous-mêmes les verges, de quoi nous châtier. Au lieu de rhabiller notre faute, nous la redoublons ; présentant à celui, à qui nous avons à demander pardon, une affection pleine d’irrévérence et de haine. Voilà pourquoi je ne loue pas volontiers ceux, que je vois prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la prière, ne me témoignent quelque amendement et réformation.
si nocturnus adulter Tempora sanctonico velas adoperta cucullo.
[si, la nuit, pour commettre l’adultère, tu te caches le visage sous un capuchon de saint homme.]
Et l’assiette d’un homme mêlant à une vie exécrable la dévotion, semble être aucunement plus condamnable, que celle d’un homme conforme à soi, et dissolu partout. Pourtant refuse notre Église tous les jours, la faveur de son entrée et société, aux mœurs obstinées à quelque insigne malice. Nous prions par usage et par coutume : ou pour mieux dire, nous lisons ou prononçons nos prières : ce n’est enfin que mine : Et me déplaît de voir faire trois signes de croix au Benedicite, autant à Grâces (et plus m’en déplaît-il de ce que c’est un signe que j’ai en révérence et continuel usage, mêmement quand je bâille) et cependant toutes les autres heures du jour, les voir occupées à la haine, l’avarice, l’injustice. Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C’est miracle, de voir continuer des actions si diverses d’une si pareille teneur, qu’il ne s’y sente point d’interruption et d’altération aux confins mêmes, et passage de l’une à l’autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en même gîte, d’une société si accordante et si paisible, le crime et le juge ? Un homme, de qui la paillardise, sans cesse régente la tête, et qui la juge très odieuse à la vue divine, que dit-il à Dieu, quand il lui en parle ? Il se ramène, mais soudain il rechoit. Si l’objet de la divine justice, et sa présence frappaient, comme il dit, et châtiaient son âme, pour courte qu’en fût la pénitence, la crainte même y rejetterait si souvent sa pensée, qu’incontinent il se verrait maître de ces vices, qui sont habitués et acharnés en lui. Mais quoi ! ceux qui couchent une vie entière, sur le fruit et émolument du péché, qu’ils savent mortel ? Combien avons-nous de métiers et vacations reçues, de quoi l’essence est vicieuse ? Et celui qui se confessant à moi, me récitait, avoir tout un âge fait profession et les effets d’une religion damnable selon lui, et contradictoire à celle qu’il avait en son cœur, pour ne perdre son crédit et l’honneur de ses charges ; comment pâtissait-il ce discours en son courage ? De quel langage entretiennent-ils sur ce sujet, la justice divine ? Leur repentance consistant en visible et maniable réparation, ils perdent et envers Dieu, et envers nous, le moyen de l’alléguer. Sont-ils si hardis de demander pardon, sans satisfaction et sans repentance ? Je tiens que de ces premiers il en va, comme de ceux-ci : mais l’obstination n’y est pas si aisée à convaincre. Cette contrariété et volubilité d’opinion si soudaine, si violente, qu’ils nous feignent, sent pour moi son miracle. Ils nous représentent l’état d’une indigestible agonie. Que l’imagination me semblait fantastique, de ceux qui ces années passées, avaient en usage de reprocher tout chacun, en qui il reluisait quelque clarté d’esprit, professant la religion Catholique, que c’était à feinte : et tenaient même, pour lui faire honneur, quoi qu’il dît par apparence, qu’il ne pouvait faillir au-dedans, d’avoir sa créance réformée à leur pied. Fâcheuse maladie, de se croire si fort, qu’on se persuade, qu’il ne se puisse croire au contraire : Et plus fâcheuse encore, qu’on se persuade d’un tel esprit, qu’il préfère je ne sais quelle disparité de fortune présente, aux espérances et menaces de la vie éternelle ! Ils m’en peuvent croire : Si rien eût dû tenter ma jeunesse, l’ambition du hasard et difficulté, qui suivaient cette récente entreprise, y eût eu bonne part. Ce n’est pas sans grande raison, ce me semble, que l’Église défend l’usage promiscue, téméraire et indiscret des saintes et divines chansons, que le Saint-Esprit a dicté en David. Il ne faut mêler Dieu en nos actions qu’avec révérence et attention pleine d’honneur et de respect. Cette voix est trop divine, pour n’avoir autre usage que d’exercer les poumons, et plaire à nos oreilles. C’est de la conscience qu’elle doit être produite, et non pas de la langue. Ce n’est pas raison qu’on permette qu’un garçon de boutique parmi ces vains et frivoles pensements, s’en entretienne et s’en joue. Ni n’est certes raison de voir tracasser par une salle, et par une cuisine, le Saint livre des sacrés mystères de notre créance. C’étaient autrefois mystères, ce sont à présent déduits et ébats. Ce n’est pas en passant, et tumultuairement, qu’il faut manier un étude si sérieux et vénérable. Ce doit être une action destinée, et rassise, à laquelle on doit toujours ajouter cette préface de notre office, sursum corda [élevons nos cœurs], et y apporter le corps même disposé en contenance, qui témoigne une particulière attention et révérence. Ce n’est pas l’étude de tout le monde : c’est l’étude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle : Les méchants, les ignorants s’y empirent. Ce n’est pas une histoire à conter : c’est une histoire à révérer, craindre et adorer. Plaisantes gens, qui pensent l’avoir rendue maniable au peuple, pour l’avoir mise en langage populaire. Ne tient-il qu’aux mots, qu’ils n’entendent tout ce qu’ils trouvent par écrit ? Dirai-je plus ? Pour l’en approcher de ce peu, ils l’en reculent. L’ignorance pure, et remise toute en autrui, était bien plus salutaire et plus savante, que n’est cette science verbale, et vaine, nourrice de présomption et de témérité. Je crois aussi que la liberté à chacun de dissiper une parole si religieuse et importante, à tant de sortes d’idiomes, a beaucoup plus de danger que d’utilité. Les Juifs, les Mahométans, et quasi tous autres, ont épousé et révèrent le langage, auquel originellement leurs mystères avaient été conçus, et en est défendue l’altération et changement, non sans apparence. Savons-nous bien qu’en Basque, et en Bretaigne, il y ait des Juges assez, pour établir cette traduction faite en leur langue ? l’Église universelle n’a point de jugement plus ardu à faire, et plus solemne : En prêchant et parlant, l’interprétation est vague, libre, muable, et d’une parcelle : ainsi ce n’est pas de même. L’un de nos historiens Grecs accuse justement son siècle, de ce que les secrets de la religion Chrétienne, étaient épandus emmi la place, ès mains des moindres artisans : que chacun en pouvait débattre et dire selon son sens. Et que ce nous devait être grande honte, nous qui par la grâce de Dieu, jouissons des purs mystères de la piété, de les laisser profaner en la bouche de personnes ignorantes et populaires, vu que les Gentils interdisaient à Socrates, à Platon, et aux plus sages, de s’enquérir et parler des choses commises aux Prêtres de Delphes. Dit aussi, que les factions des Princes, sur le sujet de la Théologie, sont armées non de zèle, mais de colère. Que le zèle tient de la divine raison et justice, se conduisant ordonnément et modérément : mais qu’il se change en haine et envie : et produit au lieu du froment et du raisin, de l’ivraie et des orties, quand il est conduit d’une passion humaine. Et justement aussi, cet autre, conseillant l’Empereur Théodose, disait, les disputes n’endormir pas tant les schismes de l’Église, que les éveiller, et animer les hérésies. Que pourtant il fallait fuir toutes contentions et argumentations Dialectiques, et se rapporter nuement aux prescriptions et formules de la foi, établies par les anciens. Et l’Empereur Andronicus, ayant rencontré en son palais, des principaux hommes, aux prises de parole, contre Lopadius, sur un de nos points de grande importance, les tança, jusques à menacer de les jeter en la rivière, s’ils continuaient. Les enfants et les femmes, en nos jours, régentent les hommes plus vieux et expérimentés, sur les lois Ecclésiastiques : Là où la première de celles de Platon leur défend de s’enquérir seulement de la raison des lois civiles, qui doivent tenir lieu d’ordonnances divines. Et permettant aux vieux, d’en communiquer entre eux, et avec le Magistrat : il ajoute, pourvu que ce ne soit pas en présence des jeunes, et personnes profanes Un Évêque a laissé par écrit, qu’en l’autre bout du monde, il y a une Ile, que les anciens nommaient Dioscoride : commode en fertilité de toutes sortes d’arbres et fruits, et salubrité d’air : de laquelle le peuple est Chrétien, ayant des Églises et des Autels, qui ne sont parés que de croix, sans autres images : grand observateur de jeûnes et de fêtes : exact payeur de dîmes aux Prêtres : et si chaste, que nul d’eux ne peut connaître qu’une femme en sa vie. Au demeurant, si content de sa fortune, qu’au milieu de la mer, il ignore l’usage des navires : et si simple, que de la religion qu’il observe si soigneusement, il n’en entend un seul mot. Chose incroyable, à qui ne saurait, les Païens si dévots idolâtres, ne connaître de leurs Dieux, que simplement le nom et la statue. L’ancien commencement de Menalippe, tragédie d’Euridipes, portait ainsi.
Ô Jupiter, car de toi rien sinon
Je ne connais seulement que le nom.
J’ai vu aussi de mon temps, faire plainte d’aucuns écrits, de ce qu’ils sont purement humains et philosophiques, sans mélange de Théologie. Qui dirait au contraire, ce ne serait pourtant sans quelque raison ; Que la doctrine divine tient mieux son rang à part, comme Reine et dominatrice : Qu’elle doit être principale partout, point suffragante et subsidiaire : Et qu’à l’aventure se prendraient les exemples à la Grammaire, Rhétorique, Logique, plus sortablement d’ailleurs que d’une si sainte matière ; comme aussi les arguments des Théâtres, jeux et spectacles publics. Que les raisons divines se considèrent plus vénérablement et révéremment seules, et en leur style, qu’appariées aux discours humains. Qu’il se voit plus souvent cette faute, que les Théologiens écrivent trop humainement, que cette autre, que les humanistes écrivent trop peu théologalement : La Philosophie, dit Saint Chrysostome, est piéça bannie de l’école sainte, comme servante inutile, et estimée indigne de voir seulement en passant de l’entrée, le sacraire des saints Trésors de la doctrine céleste. Que le dire humain a ses formes plus basses, et ne se doit servir de la dignité, majesté, régence, du parler divin. Je lui laisse pour moi, dire, verbis indisciplinatis [en termes indisciplinés], fortune, destinée, accident, heur, et malheur, et les Dieux, et autres phrases selon sa mode. Je propose les fantaisies humaines et miennes, simplement comme humaines fantaisies, et séparément considérées : non comme arrêtées et réglées par l’ordonnance céleste, incapable de doute et d’altercation. Matière d’opinion, non matière de foi. Ce que je discours selon moi, non ce que je crois selon Dieu, d’une façon laïque, non cléricale : mais toujours très religieuse. Comme les enfants proposent leurs essais, instruisables, non instruisants. Et ne dirait-on pas aussi sans apparence, que l’ordonnance de ne s’entremettre que bien réservément d’écrire de la Religion, à tous autres qu’à ceux qui en font expresse profession, n’aurait pas faute de quelque image d’utilité et de justice, et à moi avec, peut-être de m’en taire. On m’a dit que ceux mêmes, qui ne sont pas des nôtres, défendent pourtant entre eux l’usage du nom de Dieu, en leurs propos communs : Ils ne veulent pas qu’on s’en serve par une manière d’interjection, ou d’exclamation, ni pour témoignage, ni pour comparaison : en quoi je trouve qu’ils ont raison. Et en quelque manière que ce soit, que nous appelons Dieu à notre commerce et société, il faut que ce soit sérieusement, et religieusement. Il y a, ce me semble, en Xenophon un tel discours, où il montre que nous devons plus rarement prier Dieu : d’autant qu’il n’est pas aisé, que nous puissions si souvent remettre notre âme, en cette assiette réglée, réformée, et dévotieuse, où il faut qu’elle soit pour ce faire : autrement nos prières ne sont pas seulement vaines et inutiles, mais vicieuses. Pardonne-nous, disons-nous, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Que disons-nous par là, sinon que nous lui offrons notre âme exempte de vengeance et de rancune ? Toutefois nous invoquons Dieu et son aide, au complot de nos fautes, et le convions à l’injustice.
Quæ nisi seductis nequeas committere diuis.
[ce que tu ne saurais confier aux dieux, sinon en les prenant à part.]
L’avaricieux le prie pour la conservation vaine et superflue de ses trésors : l’ambitieux pour ses victoires, et conduite de sa fortune : le voleur l’emploie à son aide, pour franchir le hasard et les difficultés, qui s’opposent à l’exécution de ses méchantes entreprises : ou le remercie de l’aisance qu’il a trouvée à dégosiller un passant. Au pied de la maison, qu’ils vont écheller ou pétarder, ils font leurs prières, l’intention et l’espérance pleine de cruauté, de luxure, et d’avarice.
Hoc ipsum quo tu Iovis aurem impellere tentas,
Dic agedum, Staio, proh Iupiter, o bone clamet,
Iupiter, at sese non clamet Iupiter ipse.
[Ces paroles mêmes par lesquelles tu essaies de faire impression sur l’oreille de Jupiter, dis-les donc à Staius : O Jupiter, ô bon Jupiter ! invoquera-t-il. Mais Jupiter ne s’invoquera-t-il pas lui-même ?]
La Reine de Navarre Marguerite, récite d’un jeune Prince, et encore qu’elle ne le nomme pas, sa grandeur l’a rendu connaissable assez, qu’allant à une assignation amoureuse, et coucher avec la femme d’un Avocat de Paris, son chemin s’adonnant au travers d’une Église, il ne passait jamais en ce lieu saint, allant ou retournant de son entreprise, qu’il ne fît ses prières et oraisons. Je vous laisse à juger, l’âme pleine de ce beau pensement, à quoi il employait la faveur divine : Toutefois elle allègue cela pour un témoignage de singulière dévotion. Mais ce n’est pas par cette preuve seulement qu’on pourrait vérifier que les femmes ne sont guère propres à traiter les matières de la Théologie. Une vraie prière, et une religieuse réconciliation de nous à Dieu, elle ne peut tomber en une âme impure et soumise, lors même, à la domination de Satan. Celui qui appelle Dieu à son assistance, pendant qu’il est dans le train du vice, il fait comme le coupeur de bourse, qui appellerait la justice à son aide ; ou comme ceux qui produisent le nom de Dieu en témoignage de mensonge.
tacito mala vota susurro,
Concipimus.
[Nous faisons des vœux criminels, en les susurrant tout bas.]
Il est peu d’hommes qui osassent mettre en évidence les requêtes secrètes qu’ils font à Dieu,
Haud cuiuis promptum est, murmurque humilesque susurros
Tollere de templis, et aperto viuere voto.
[tout le monde ne peut pas chasser des temples les murmures et les chuchotements honteux, et vivre à vœux découverts.]
Voilà pourquoi les Pythagoriciens voulaient qu’elles fussent publiques, et ouïes d’un chacun ; afin qu’on ne le requît de chose indécente et injuste, comme celui-là :
clare cum dixit Apollo,
Labra mouet metuens audiri : pulchra Lauerna
Da mihi fallere, da justum sanctumque videri.
Noctem peccatis, et fraudibus objice nubem.
[quand il a dit à haute voix : « Apollon ! », il remue les lèvres, craignant d’être entendu : « Belle Laverna, accorde-moi de tromper, accorde-moi de paraître juste et bon, couvre d’une nuit mes fautes, et mes fraudes d’un nuage. »]
Les Dieux punirent grièvement les iniques vœux d’Œdipus en les lui octroyant. Il avait prié, que ses enfants vidassent entre eux par armes la succession de son état, il fut si misérable, de se voir pris au mot. Il ne faut pas demander, que toutes choses suivent notre volonté, mais qu’elle suive la prudence. Il semble, à la vérité, que nous nous servons de nos prières, comme d’un jargon, et comme ceux qui emploient les paroles saintes et divines à des sorcelleries et effets magiciens : et que nous fassions notre compte que ce soit de la contexture, ou son, ou suite des mots, ou de notre contenance, que dépende leur effet. Car ayant l’âme pleine de concupiscence, non touchée de repentance, ni d’aucune nouvelle réconciliation envers Dieu, nous lui allons présenter ces paroles que la mémoire prête à notre langue : et espérons en tirer une expiation de nos fautes. Il n’est rien si aisé, si doux, et si favorable que la loi divine : elle nous appelle à soi, ainsi fautiers et détestables comme nous sommes : elle nous tend les bras, et nous reçoit en son giron, pour vilains, ords, et bourbeux, que nous soyons, et que nous ayons à être à l’avenir. Mais encore en récompense, la faut-il regarder de bon œil : encore faut-il recevoir ce pardon avec action de grâces : et au moins pour cet instant que nous nous adressons à elle, avoir l’âme déplaisante de ses fautes, et ennemie des passions qui nous ont poussé à l’offenser : Ni les Dieux, ni les gens de bien, dit Platon, n’acceptent le présent d’un méchant.
Immunis aram si tetigit manus,
Non sumptuosa blandior hostia
Molliuit auersos Penates,
Farre pio et saliente mica.
[Si une main innocente a touché l’autel, un sacrifice fastueux n’aurait pas plus de charme pour apaiser des Lares hostiles qu’un gâteau sacré et du sel crépitant.]
Chapitre LVII. De l’âge §
Je ne puis recevoir la façon, de quoi nous établissons la durée de notre vie. Je vois que les sages raccourcissent bien fort au prix de la commune opinion. Comment, dit le jeune Caton, à ceux qui le voulaient empêcher de se tuer, suis-je à cette heure en âge, où l’on me puisse reprocher d’abandonner trop tôt la vie ? Si n’avait-il que quarante et huit ans. Il estimait cet âge-là bien mûr et bien avancé, considérant combien peu d’hommes y arrivent : Et ceux qui s’entretiennent de ce que je ne sais quel cours qu’ils nomment naturel, promet quelques années au-delà, ils le pourraient faire, s’ils avaient privilège qui les exemptât d’un si grand nombre d’accidents, auxquels chacun de nous est en butte par une naturelle sujétion, qui peuvent interrompre ce cours qu’ils se promettent. Quelle rêverie est-ce de s’attendre de mourir d’une défaillance de forces, que l’extrême vieillesse apporte, et de se proposer ce but à notre durée : vu que c’est l’espèce de mort la plus rare de toutes, et la moins en usage ? Nous l’appelons seule naturelle, comme si c’était contre nature, de voir un homme se rompre le col d’une chute, s’étouffer d’un naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à une pleurésie, et comme si notre condition ordinaire ne nous présentait à tous ces inconvénients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots : on doit à l’aventure appeler plutôt naturel, ce qui est général, commun, et universel. Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, singulière, et extraordinaire, et d’autant moins naturelle que les autres : c’est la dernière et extrême sorte de mourir : plus elle est éloignée de nous, d’autant est-elle moins espérable : c’est bien la borne, au-delà de laquelle nous n’irons pas, et que la loi de nature a prescrite, pour n’être point outrepassée : mais c’est un bien rare privilège de nous faire durer jusque-là. C’est une exemption qu’elle donne par faveur particulière, à un seul, en l’espace de deux ou trois siècles, le déchargeant des traverses et difficultés qu’elle a jetées entre deux, en cette longue carrière. Par ainsi mon opinion est, de regarder que l’âge auquel nous sommes arrivés, c’est un âge auquel peu de gens arrivent. Puisque d’un train ordinaire les hommes ne viennent pas jusque-là, c’est signe que nous sommes bien avant. Et puisque nous avons passé les limites accoutumées, qui est la vraie mesure de notre vie, nous ne devons espérer d’aller guère outre : Ayant échappé tant d’occasions de mourir, où nous voyons trébucher le monde, nous devons reconnaître qu’une fortune extraordinaire, comme celle-là qui nous maintient, et hors de l’usage commun, ne nous doit guère durer. C’est un vice des lois mêmes, d’avoir cette fausse imagination : elles ne veulent pas qu’un homme soit capable du maniement de ses biens, qu’il n’ait vingt et cinq ans, et à peine conservera-t-il jusque lors le maniement de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes ordonnances Romaines, et déclara qu’il suffisait à ceux qui prenaient charge de judicature, d’avoir trente ans. Servius Tullius dispensa les chevaliers qui avaient passé quarante-sept ans des corvées de la guerre : Auguste les remit à quarante et cinq. De renvoyer les hommes au séjour avant cinquante-cinq ou soixante ans, il me semble n’y avoir pas grande apparence. Je serais d’avis qu’on étendît notre vacation et occupation autant qu’on pourrait, pour la commodité publique : mais je trouve la faute en l’autre côté, de ne nous y embesogner pas assez tôt. Celui-ci avait été juge universel du monde à dix et neuf ans, et veut que pour juger de la place d’une gouttière on en ait trente. Quant à moi j’estime que nos âmes sont dénouées à vingt ans, ce qu’elles doivent être, et qu’elles promettent tout ce qu’elles pourront. Jamais âme qui n’ait donné en cet âge-là, arrhe bien évidente de sa force, n’en donna depuis la preuve. Les qualités et vertus naturelles produisent dans ce terme-là, ou jamais, ce qu’elles ont de vigoureux et de beau.
Si l’espine nou picque quand nai,
A pene que pique jamai,
[Si l’épine ne pique quand elle naît, sans doute elle ne piquera jamais,]
disent-ils en Dauphiné. De toutes les belles actions humaines, qui sont venues à ma connaissance, de quelque sorte qu’elles soient, je penserais en avoir plus grande part, à nombrer celles qui ont été produites et aux siècles anciens et au nôtre, avant l’âge de trente ans, qu’après. Oui, en la vie de mêmes hommes souvent. Ne le puis-je pas dire en toute sûreté, de celles de Hannibal et de Scipion son grand adversaire ? La belle moitié de leur vie, ils la vécurent de la gloire acquise en leur jeunesse : grands hommes depuis au prix de tous autres, mais nullement au prix d’eux-mêmes. Quant à moi je tiens pour certain que depuis cet âge, et mon esprit et mon corps ont plus diminué, qu’augmenté, et plus reculé, qu’avancé. Il est possible qu’à ceux qui emploient bien le temps, la science, et l’expérience croissent avec la vie : mais la vivacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus nôtres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s’alanguissent.
ubi jam validis quassatum est viribus æui
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguaque mens que.
[Quand le corps est désormais ébranlé par les rudes assauts du temps, que les membres ne se soutiennent plus, ayant perdu leur force, l’esprit boite, la langue et l’intelligence divaguent.]
Tantôt c’est le corps qui se rend le premier à la vieillesse : parfois aussi c’est l’âme : et en ai assez vu, qui ont eu la cervelle affaiblie, avant l’estomac et les jambes : Et d’autant que c’est un mal peu sensible à qui le souffre, et d’une obscure montre, d’autant est-il plus dangereux. Pour ce coup, je me plains des lois, non pas de quoi elles nous laissent trop tard à la besogne, mais de quoi elles nous y emploient trop tard. Il me semble que considérant la faiblesse de notre vie, et à combien d’écueils ordinaires et naturels elle est exposée, on n’en devrait pas faire si grande part à la naissance, à l’oisiveté et à l’apprentissage.
FIN DU PREMIER LIVRE
Livre second §
Chapitre I. De l’inconstance de nos actions §
Ceux qui s’exercent à contrôler les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empêchés, qu’à les rapiécer et mettre à même lustre : car elles se contredisent communément de si étrange façon, qu’il semble impossible qu’elles soient parties de même boutique. Le jeune Marius se trouve tantôt fils de Mars, tantôt fils de Venus. Le Pape Boniface huitième, entra, dit-on, en sa charge comme un renard, s’y porta comme un lion, et mourut comme un chien. Et qui croirait que ce fut Néron, cette vraie image de la cruauté, comme on lui présentât à signer, suivant le style, la sentence d’un criminel condamné, qui eût répondu : Plût à Dieu que je n’eusse jamais su écrire : tant le cœur lui serrait de condamner un homme à mort. Tout est si plein de tels exemples, voire chacun en peut tant fournir à soi-même, que je trouve étrange, de voir quelquefois des gens d’entendement, se mettre en peine d’assortir ces pièces : vu que l’irrésolution me semble le plus commun et apparent vice de notre nature ; témoin ce fameux verset de Publius le farceur,
Malum consilium est, quod mutari non potest.
[C’est un mauvais projet que celui qu’on ne peut pas changer.]
Il y a quelque apparence de faire jugement d’un homme, par les plus communs traits de sa vie ; mais vu la naturelle instabilité de nos mœurs et opinions, il m’a semblé souvent que les bons auteurs mêmes ont tort de s’opiniâtrer à former de nous une constante et solide contexture. Ils choisissent un air universel, et suivant cette image, vont rangeant et interprétant toutes les actions d’un personnage, et s’ils ne les peuvent assez tordre, les renvoient à la dissimulation. Auguste leur est échappé : car il se trouve en cet homme une variété d’actions si apparente, soudaine, et continuelle, tout le cours de sa vie, qu’il s’est fait lâcher entier et indécis, aux plus hardis juges. Je crois des hommes plus malaisément la constance que toute autre chose, et rien plus aisément que l’inconstance. Qui en jugerait en détail et distinctement, pièce à pièce, rencontrerait plus souvent à dire vrai. En toute l’ancienneté il est malaisé de choisir une douzaine d’hommes, qui aient dressé leur vie à un certain et assuré train, qui est le principal but de la sagesse : Car pour la comprendre tout en un mot, dit un ancien, et pour embrasser en une toutes les règles de notre vie, c’est vouloir, et ne vouloir pas toujours même chose : Je ne daignerais, dit-il, ajouter, pourvu que la volonté soit juste : car si elle n’est juste, il est impossible qu’elle soit toujours une. De vrai, j’ai autrefois appris, que le vice, n’est que dérèglement et faute de mesure ; et par conséquent, il est impossible d’y attacher la constance. C’est un mot de Demosthenes, dit-on, que le commencement de toute vertu, c’est consultation et délibération, et la fin et perfection, constance. Si par discours nous entreprenions certaine voie, nous la prendrions la plus belle, mais nul n’y a pensé,
Quod petiit, spernit, repetit quod nuper omisit,
Æstuat, et vitæ disconuenit ordine toto.
[Ce qu’il a recherché, il le dédaigne, il cherche à nouveau ce qu’il vient de laisser, il s’agite et contrevient à l’ordre entier de sa vie.]
Notre façon ordinaire c’est d’aller après les inclinations de notre appétit, à gauche, à dextre, contremont, contrebas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu’à l’instant que nous le voulons : et changeons comme cet animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que nous avons à cette heure proposé, nous le changeons tantôt, et tantôt encore retournons sur nos pas : ce n’est que branle et inconstance :
Ducimur ut neruis alienis mobile lignum.
[Nous sommes tirés comme une marionnette de bois par les ficelles d’autrui.]
Nous n’allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avec violence, selon que l’eau est ireuse ou bonasse.
nonne videmus
Quid sibi quisque velit nescire, et quærere semper,
Commutare locum quasi onus deponere possit ?
[Ne voyons-nous pas que chacun ignore ce qu’il veut, qu’il est toujours en quête, qu’il change de place pour une autre comme s’il pouvait jeter bas sa charge ?]
Chaque jour nouvelle fantaisie, et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps.
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter auctifero lustrauit lumine terras.
[Les pensées des hommes sont pareilles à la lumière fécondante que le Père lui-même, Jupiter, a répandue sur terre.]
Nous flottons entre divers avis : nous ne voulons rien librement, rien absolument, rien constamment. À qui aurait prescrit et établi certaines lois et certaine police en sa tête, nous verrions tout partout en sa vie reluire une équalité de mœurs, un ordre, et une relation infaillible des unes choses aux autres. (Empedocles remarquait cette difformité aux Agrigentins, qu’ils s’abandonnaient aux délices, comme s’ils avaient l’endemain à mourir : et bâtissaient, comme si jamais ils ne devaient mourir.) Le discours en serait bien aisé à faire. Comme il se voit du jeune Caton : qui en a touché une marche, a tout touché : c’est une harmonie de sons très accordants, qui ne se peut démentir. À nous au rebours, autant d’actions, autant faut-il de jugements particuliers : Le plus sûr, à mon opinion, serait de les rapporter aux circonstances voisines, sans entrer en plus longue recherche, et sans en conclure autre conséquence. Pendant les débauches de notre pauvre état, on me rapporta, qu’une fille de bien près de là où j’étais, s’était précipitée du haut d’une fenêtre, pour éviter la force d’un bélître de soldat son hôte : elle ne s’était pas tuée à la chute, et pour redoubler son entreprise, s’était voulu donner d’un couteau par la gorge, mais on l’en avait empêchée : toutefois après s’y être bien fort blessée, elle-même confessait que le soldat ne l’avait encore pressée que de requêtes, sollicitations, et présents, mais qu’elle avait eu peur, qu’enfin il en vînt à la contrainte : et là-dessus les paroles, la contenance, et ce sang témoin de sa vertu, à la vraie façon d’une autre Lucrèce. Or j’ai su à la vérité, qu’avant et depuis elle avait été garce de non si difficile composition. Comme dit le conte, tout beau et honnête que vous êtes, quand vous aurez failli votre pointe, n’en concluez pas incontinent une chasteté inviolable en votre maîtresse : ce n’est pas à dire que le muletier n’y trouve son heure. Antigonus ayant pris en affection un de ses soldats, pour sa vertu et vaillance, commanda à ses médecins de le panser d’une maladie longue et intérieure, qui l’avait tourmenté longtemps : et s’apercevant après sa guérison, qu’il allait beaucoup plus froidement aux affaires, lui demanda qui l’avait ainsi changé et encouardi : Vous-même, Sire, lui répondit-il, m’ayant déchargé des maux, pour lesquels je ne tenais compte de ma vie. Le soldat de Lucullus ayant été dévalisé par les ennemis, fit sur eux pour se revancher une belle entreprise : quand il se fut remplumé de sa perte, Lucullus l’ayant pris en bonne opinion, l’employait à quelque exploit hasardeux, par toutes les plus belles remontrances, de quoi il se pouvait aviser :
Verbis quæ timido quoque possent addere mentem :
[Par des mots propres à donner du cœur même à un poltron :]
Employez-y, répondit-il, quelque misérable soldat dévalisé :
(quantumuis rusticus : ibit,
Ibit eo, quo vis, qui zonam perdidit, inquit.)
[tout rustre qu’il était : il ira, dit-il, il ira où tu veux, celui qui a perdu sa bourse.]
et refusa résolument d’y aller. Quand nous lisons, que Mahomet ayant outrageusement rudoyé Chasan chef de ses Janissaires, de ce qu’il voyait sa troupe enfoncée par les Hongres, et lui se porter lâchement au combat, Chasan alla pour toute réponse se ruer furieusement seul en l’état qu’il était, les armes au poing, dans le premier corps des ennemis qui se présenta, où il fut soudain englouti : ce n’est à l’aventure pas tant justification, que ravisement : ni tant prouesse naturelle, qu’un nouveau dépit. Celui que vous vîtes hier si aventureux, ne trouvez pas étrange de le voir aussi poltron le lendemain : ou la colère, ou la nécessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d’une trompette, lui avait mis le cœur au ventre, ce n’est pas un cœur ainsi formé par discours : ces circonstances le lui ont fermi : ce n’est pas merveille, si le voilà devenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation et contradiction qui se voit en nous, si souple, a fait qu’aucuns nous songent deux âmes, d’autres deux puissances, qui nous accompagnent et agitent chacune à sa mode, vers le bien l’une, l’autre vers le mal : une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un sujet simple. Non seulement le vent des accidents me remue selon son inclination : mais en outre, je me remue et trouble moi-même par l’instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guère deux fois en même état. Je donne à mon âme tantôt un visage, tantôt un autre, selon le côté où je la couche. Si je parle diversement de moi, c’est que je me regarde diversement. Toutes les contrariétés s’y trouvent, selon quelque tour, et en quelque façon : Honteux, insolent, chaste, luxurieux, bavard, taciturne, laborieux, délicat, ingénieux, hébété, chagrin, débonnaire, menteur, véritable, savant, ignorant, et libéral et avare et prodigue : tout cela je le vois en moi aucunement, selon que je me vire : et quiconque s’étudie bien attentivement, trouve en soi, voire et en son jugement même, cette volubilité et discordance. Je n’ai rien à dire de moi, entièrement, simplement, et solidement, sans confusion et sans mélange, ni en un mot. Distinguo, est le plus universel membre de ma Logique. Encore que je sois toujours d’avis de dire du bien le bien, et d’interpréter plutôt en bonne part les choses qui le peuvent être, si est-ce que l’étrangeté de notre condition, porte que nous soyons souvent par le vice même poussés à bien faire, si le bien faire ne se jugeait par la seule intention. Par quoi un fait courageux ne doit pas conclure un homme vaillant : celui qui le serait bien à point, il le serait toujours, et à toutes occasions : Si c’était une habitude de vertu, et non une saillie elle rendrait un homme pareillement résolu à tous accidents : tel seul, qu’en compagnie : tel en camp clos, qu’en une bataille : car quoi qu’on dise, il n’y a pas autre vaillance sur le pavé et autre au camp. Aussi courageusement porterait-il une maladie en son lit, qu’une blessure au camp : et ne craindrait non plus la mort en sa maison qu’en un assaut. Nous ne verrions pas un même homme, donner dans la brèche d’une brave assurance, et se tourmenter après, comme une femme, de la perte d’un procès ou d’un fils. Quand étant lâche à l’infamie, il est ferme à la pauvreté : quand étant mou contre les rasoirs des barbiers, il se trouve roide contre les épées des adversaires : l’action est louable, non pas l’homme. Plusieurs Grecs, dit Cicero, ne peuvent voir les ennemis, et se trouvent constants aux maladies. Les Cimbres et Celtibériens tout au rebours. Nihil enim potest esse æquabile, quod non a certa ratione proficiscatur. [Rien en effet ne peut être constant, qui ne parte d’un principe ferme.] Il n’est point de vaillance plus extrême en son espèce, que celle d’Alexandre : mais elle n’est qu’en espèce, ni assez pleine partout, et universelle. Toute incomparable qu’elle est, si a-t-elle encore ses taches. Qui fait que nous le voyons se troubler si éperdument aux plus légers soupçons qu’il prend des machinations des siens contre sa vie : et se porter en cette recherche, d’une si véhémente et indiscrète injustice, et d’une crainte qui subvertit sa raison naturelle : La superstition aussi de quoi il était si fort atteint, porte quelque image de pusillanimité. Et l’excès de la pénitence, qu’il fit, du meurtre de Clytus, est aussi témoignage de l’inégalité de son courage. Notre fait ce ne sont que pièces rapportées, et voulons acquérir un honneur à fausses enseignes. La vertu ne veut être suivie que pour elle-même ; et si on emprunte parfois son masque pour autre occasion, elle nous l’arrache aussitôt du visage. C’est une vive et forte teinture, quand l’âme en est une fois abreuvée, et qui ne s’en va qu’elle n’emporte la pièce. Voilà pourquoi pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace : si la constance ne s’y maintient de son seul fondement, Cui viuendi via considerata atque prouisa est [Chez qui a examiné et prévu le chemin de sa vie], si la variété des occurrences lui fait changer de pas, (je dis de voie : car le pas s’en peut ou hâter, ou appesantir) laissez-le courre : celui-là s’en va à vau le vent, comme dit la devise de notre Talebot. Ce n’est pas merveille, dit un ancien, que le hasard puisse tant sur nous, puisque nous vivons par hasard. À qui n’a dressé en gros sa vie à une certaine fin, il est impossible de disposer les actions particulières. Il est impossible de ranger les pièces, à qui n’a une forme du total en sa tête. À quoi faire la provision des couleurs, à qui ne sait ce qu’il a à peindre ? Aucun ne fait certain dessein de sa vie, et n’en délibérons qu’à parcelles. L’archer doit premièrement savoir où il vise, et puis y accommoder la main, l’arc, la corde, la flèche, et les mouvements. Nos conseils fourvoient, parce qu’ils n’ont pas d’adresse et de but. Nul vent fait pour celui qui n’a point de port destiné. Je ne suis pas d’avis de ce jugement qu’on fit pour Sophocles, de l’avoir argumenté suffisant au maniement des choses domestiques, contre l’accusation de son fils, pour avoir vu l’une de ses tragédies. Ni ne trouve la conjecture des Pariens envoyés pour réformer les Milésiens, suffisante à la conséquence qu’ils en tirèrent. Visitant l’île, ils remarquaient les terres mieux cultivées, et maisons champêtres mieux gouvernées : Et ayant enregistré le nom des maîtres d’icelles, comme ils eurent fait l’assemblée des citoyens en la ville, ils nommèrent ces maîtres-là, pour nouveaux gouverneurs et magistrats : jugeant que soigneux de leurs affaires privées, ils le seraient des publiques. Nous sommes tous de lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous-mêmes, que de nous à autrui. Magnam rem puta, unum hominem agere. [Pense que c’est une grande chose de jouer un seul personnage.] Puisque l’ambition peut apprendre aux hommes, et la vaillance, et la tempérance, et la libéralité, voire et la justice : puisque l’avance peut planter au courage d’un garçon de boutique, nourri à l’ombre et à l’oisiveté, l’assurance de se jeter si loin du foyer domestique, à la merci des vagues et de Neptune courroucé dans un frêle bateau, et qu’elle apprend encore la discrétion et la prudence : et que Venus même fournit de résolution et de hardiesse la jeunesse encore sous la discipline et la verge ; et gendarme le tendre cœur des pucelles au giron de leurs mères :
Hac duce custodes furtim transgressa iacentes
Ad iuuenem tenebris sola puella venit.
[Sous sa conduite, la jeune fille passe furtivement parmi ses gardiens endormis, et seule dans les ténèbres s’en va trouver un jeune homme.]
Ce n’est pas tour de rassis entendement, de nous juger simplement par nos actions de dehors : il faut sonder jusqu’au dedans, et voir par quels ressorts se donne le branle. Mais d’autant que c’est une hasardeuse et haute entreprise, je voudrais que moins de gens s’en mêlassent.
Chapitre II. De l’ivrognerie §
Le monde n’est que variété et dissemblance. Les vices sont tous pareils en ce qu’ils sont tous vices : et de cette façon l’entendent à l’aventure les Stoïciens : mais encore qu’ils soient également vices, ils ne sont pas égaux vices : Et que celui qui a franchi de cent pas les limites,
Quos ultra citraque nequit consistere rectum,
[Au-delà et en deçà desquelles ne peut se trouver le bien,]
ne soit de pire condition, que celui qui n’en est qu’à dix pas, il n’est pas croyable : et que le sacrilège ne soit pire que le larcin d’un chou de notre jardin :
Nec vincet ratio, tantumdem ut peccet, idemque,
Qui teneros caules alieni fregerit horti,
Et qui nocturnus diuum sacra legerit.
[Et la raison ne convaincra pas que la faute soit de même gravité et de même nature, de celui qui piétine des choux encore tendres dans le jardin d’autrui, et de celui qui dérobe de nuit les objets sacrés des dieux.]
Il y a autant en cela de diversité qu’en aucune autre chose. La confusion de l’ordre et mesure des péchés, est dangereuse. Les meurtriers, les traîtres, les tyrans, y ont trop d’acquêt : ce n’est pas raison que leur conscience se soulage, sur ce que tel autre ou est oisif, ou est lascif, ou moins assidu à la dévotion : Chacun pèse sur le péché de son compagnon, et élève le sien. Les instructeurs mêmes les rangent souvent mal à mon gré. Comme Socrates disait, que le principal office de la sagesse était, distinguer les biens et les maux : Nous autres, à qui le meilleur est toujours en vice, devons dire de même de la science de distinguer les vices : sans laquelle, bien exacte, le vertueux et le méchant demeurent mêlés et inconnus. Or l’ivrognerie entre les autres, me semble un vice grossier et brutal. L’esprit a plus de part ailleurs : et il y a des vices, qui ont je ne sais quoi de généreux, s’il le faut ainsi dire. Il y en a où la science se mêle, la diligence, la vaillance, la prudence, l’adresse et la finesse : celui-ci est tout corporel et terrestre. Aussi la plus grossière nation de celles qui sont aujourd’hui, c’est celle-là seule qui le tient en crédit. Les autres vices altèrent l’entendement, celui-ci le renverse, et étonne le corps.
cum vini vis penetrauit,
Consequitur grauitas membrorum, præpediuntur
Crura vacillanti, tardescit lingua, madet mens,
Nant oculi, clamor, singultus, iurgia gliscunt :
[Quand la force du vin l’a pénétré, il s’ensuit une lourdeur des membres, les jambes sont embarrassées et chancelantes, la langue s’engourdit, l’intelligence est noyée, le regard flottant ; les cris, les hoquets, les querelles vont croissant :]
Le pire état de l’homme, c’est où il perd la connaissance et gouvernement de soi. Et en dit-on entre autres choses, que comme le moût bouillant dans un vaisseau, pousse à mont tout ce qu’il y a dans le fond, aussi le vin fait débonder les plus intimes secrets, à ceux qui en ont pris outre mesure.
tu sapientium
Curas, et arcanum iocoso
Consilium retegis Liæo.
[C’est toi qui dévoiles les soucis des sages et le secret des pensées dans les ébats de Bacchus.]
Josephe récite qu’il tira le ver du nez à un certain ambassadeur que les ennemis lui avaient envoyé, l’ayant fait boire d’autant. Toutefois Auguste s’étant fié à Lucius Piso, qui conquit la Thrace, des plus privés affaires qu’il eût, ne s’en trouva jamais mécompté : ni Tyberius de Cossus, à qui il se déchargeait de tous ses conseils : quoique nous les sachions avoir été si fort sujets au vin, qu’il en a fallu rapporter souvent du Sénat, et l’un et l’autre ivre,
Hesterno inflatum venas de more Lyæo.
[Les veines enflées, comme de coutume, du vin de la veille.]
Et commit-on aussi fidèlement qu’à Cassius buveur d’eau, à Cimber le dessein de tuer César : quoiqu’il s’enivrât souvent : D’où il répondit plaisamment, Que je portasse un tyran, moi, qui ne puis porter le vin ! Nous voyons nos Allemands noyés dans le vin, se souvenir de leur quartier, du mot, et de leur rang.
nec facilis victoria de madidis, et
Blæsis, atque mero titubantibus.
[Et il n’est pas facile de l’emporter sur des gens ivres, bégayant et titubant sous l’effet du vin.]
Je n’eusse pas cru d’ivresse si profonde, étouffée, et ensevelie, si je n’eusse lu ceci dans les histoires : Qu’Attalus ayant convié à souper pour lui faire une notable indignité, ce Pausanias, qui sur ce même sujet, tua depuis Philippus Roi de Macédoine (Roi portant par ses belles qualités témoignage de la nourriture, qu’il avait prise en la maison et compagnie d’Epaminondas) il le fit tant boire, qu’il put abandonner sa beauté, insensiblement, comme le corps d’une putain buissonnière, aux muletiers et nombre d’abjects serviteurs de sa maison. Et ce que m’apprit une dame que j’honore et prise fort, que près de Bordeaux, vers Castres, où est sa maison, une femme de village, veuve, de chaste réputation, sentant des premiers ombrages de grossesse, disait à ses voisines, qu’elle penserait être enceinte si elle avait un mari : Mais du jour à la journée, croissant l’occasion de ce soupçon, et enfin jusques à l’évidence, elle en vint là, de faire déclarer au prône de son Église, que qui serait consent de ce fait, en l’avouant, elle promettait de le lui pardonner, et s’il le trouvait bon, de l’épouser. Un sien jeune valet de labourage, enhardi de cette proclamation, déclara l’avoir trouvée un jour de fête, ayant bien largement pris son vin, endormie en son foyer si profondément et si indécemment, qu’il s’en put servir sans l’éveiller. Ils vivent encore mariés ensemble. Il est certain que l’antiquité n’a pas fort décrié ce vice : les écrits mêmes de plusieurs Philosophes en parlent bien mollement : et jusques aux Stoïciens il y en a qui conseillent de se dispenser quelquefois à boire d’autant, et de s’enivrer pour relâcher l’âme.
Hoc quoque virtutum quondam certamine magnum
Socratem palmam promeruisse ferunt.
[Dans cet assaut de vertus aussi le grand Socrate remporta jadis la palme, à ce qu’on dit.]
Ce censeur et correcteur des autres Caton, a été reproché de bien boire.
Narratur et prisci Catonis
Sæpe mero caluisse virtus.
[On raconte que Caton l’Ancien, lui aussi, réchauffait souvent dans le vin sa vertu.]
Cyrus Roi tant renommé, allègue entre ses autres louanges, pour se préférer à son frère Artaxerxes, qu’il savait beaucoup mieux boire que lui. Et ès nations les mieux réglées, et policées, cet essai de boire d’autant, était fort en usage. J’ai ouï dire à Silvius excellent médecin de Paris, que pour garder que les forces de notre estomac ne s’apparessent, il est bon une fois le mois, les éveiller par cet excès, et les piquer pour les garder de s’engourdir. Et écrit-on que les Perses après le vin consultaient de leurs principaux affaires. Mon goût et ma complexion est plus ennemie de ce vice, que mon discours : Car outre ce que je captive aisément mes créances sous l’autorité des opinions anciennes, je le trouve bien un vice lâche et stupide, mais moins malicieux et dommageable que les autres, qui choquent quasi tous de plus droit fil la société publique. Et si nous ne nous pouvons donner du plaisir, qu’il ne nous coûte quelque chose, comme ils tiennent, je trouve que ce vice coûte moins à notre conscience que les autres : outre ce qu’il n’est point de difficile apprêt, ni malaisé à trouver : considération non méprisable. Un homme avancé en dignité et en âge, entre trois principales commodités, qu’il me disait lui rester, en la vie, comptait celle-ci, et où les veut-on trouver plus justement qu’entre les naturelles ? Mais il la prenait mal. La délicatesse y est à fuir, et le soigneux triage du vin. Si vous fondez votre volupté à le boire friand, vous vous obligez à la douleur de le boire autre. Il faut avoir le goût plus lâche et plus libre. Pour être bon buveur, il ne faut le palais si tendre. Les Allemands boivent quasi également de tout vin avec plaisir : Leur fin c’est l’avaler, plus que le goûter. Ils en ont bien meilleur marché. Leur volupté est bien plus plantureuse et plus en main. Secondement, boire à la Française à deux repas, et modérément, c’est trop restreindre les faveurs de ce Dieu. Il y faut plus de temps et de constance. Les anciens franchissaient des nuits entières à cet exercice, et y attachaient souvent les jours. Et si faut dresser son ordinaire plus large et plus ferme. J’ai vu un grand seigneur de mon temps, personnage de hautes entreprises, et fameux succès, qui sans effort, et au train de ses repas communs, ne buvait guère moins de cinq lots de vin : et ne se montrait au partir de là, que trop sage et avisé aux dépens de nos affaires. Le plaisir, duquel nous voulons tenir compte au cours de notre vie, doit en employer plus d’espace. Il faudrait, comme des garçons de boutique ; et gens de travail, ne refuser nulle occasion de boire, et avoir ce désir toujours en tête. Il semble que tous les jours nous raccourcissons l’usage de celui-ci : et qu’en nos maisons, comme j’ai vu en mon enfance, les déjeuners, les ressiners, et les collations fussent plus fréquentes et ordinaires, qu’à présent. Serait-ce qu’en quelque chose nous allassions vers l’amendement ? Vraiment non. Mais ce peut être que nous nous sommes beaucoup plus jetés à la paillardise, que nos pères. Ce sont deux occupations, qui s’entr’empêchent en leur vigueur. Elle a affaibli notre estomac d’une part : et d’autre part la sobriété sert à nous rendre plus coints, plus damerets pour l’exercice de l’amour. C’est merveille des contes que j’ai ouï faire à mon père de la chasteté de son siècle. C’était à lui d’en dire, étant très avenant et par art et par nature à l’usage des dames. Il parlait peu et bien, et si mêlait son langage de quelque ornement des livres vulgaires, surtout Espaignols : et, entre les Espaignols, lui était ordinaire celui qu’ils nomment Marc Aurele. Le port, il l’avait d’une gravité douce, humble, et très modeste. Singulier soin de l’honnêteté et décence de sa personne, et de ses habits, soit à pied, soit à cheval. Monstrueuse foi en ses paroles : et une conscience et religion en général, penchant plutôt vers la superstition que vers l’autre bout. Pour un homme de petite taille, plein de vigueur, et d’une stature droite et bien proportionnée, d’un visage agréable, tirant sur le brun : adroit et exquis en tous nobles exercices. J’ai vu encore des cannes farcies de plomb, desquelles on dit qu’il s’exerçait les bras pour se préparer à ruer la barre, ou la pierre, ou à l’escrime : Et des souliers aux semelles plombées, pour s’alléger au courir et à sauter. Du primesaut il a laissé en mémoire des petits miracles. Je l’ai vu par-delà soixante ans se moquer de nos allégresses : se jeter avec sa robe fourrée sur un cheval ; faire le tour de la table sur son pouce, ne monter guère en sa chambre, sans s’élancer trois ou quatre degrés à la fois. Sur mon propos il disait, qu’en toute une province à peine y avait-il une femme de qualité, qui fut mal nommée. Récitait des étranges privautés, nommément siennes, avec des honnêtes femmes, sans soupçon quelconque. Et de soi, jurait saintement être venu vierge à son mariage, et si c’était après avoir eu longue part aux guerres delà les monts : desquelles il nous a laissé un papier journal de sa main suivant point par point ce qui s’y passa, et pour le public et pour son privé. Aussi se maria-t-il bien avant en âge, l’an m.d.xxviii, qui était son trente et troisième, sur le chemin de son retour d’Italie. Revenons à nos bouteilles. Les incommodités de la vieillesse, qui ont besoin de quelque appui et rafraîchissement, pourraient m’engendrer avec raison désir de cette faculté : car c’est quasi le dernier plaisir que le cours des ans nous dérobe. La chaleur naturelle, disent les bons compagnons, se prend premièrement aux pieds : celle-là touche l’enfance. De là elle monte à la moyenne région, où elle se plante longtemps, et y produit, selon moi, les seuls vrais plaisirs de la vie corporelle : Les autres voluptés dorment au prix. Sur la fin, à la mode d’une vapeur qui va montant et s’exhalant, elle arrive au gosier, où elle fait sa dernière pause. Je ne puis pourtant entendre comment on vienne à allonger le plaisir de boire outre la soif, et se forger en l’imagination un appétit artificiel, et contre nature. Mon estomac n’irait pas jusque-là : il est assez empêché à venir à bout de ce qu’il prend pour son besoin : Ma constitution est, ne faire cas du boire que pour la suite du manger : et bois à cette cause le dernier coup toujours le plus grand. Et parce qu’en la vieillesse, nous apportons le palais encrassé de rhume, ou altéré par quelque autre mauvaise constitution, le vin nous semble meilleur, à même que nous avons ouvert et lavé nos pores. Au moins il ne m’advient guère, que pour la première fois j’en prenne bien le goût. Anacharsis s’étonnait que les Grecs bussent sur la fin du repas en plus grands verres qu’au commencement. C’était, comme je pense, pour la même raison que les Allemands le font, qui commencent lors le combat à boire d’autant. Platon défend aux enfants de boire vin avant dix-huit ans, et avant quarante de s’enivrer. Mais à ceux qui ont passé les quarante, il pardonne de s’y plaire, et de mêler un peu largement en leurs convives l’influence de Dionysus : ce bon Dieu, qui redonne aux hommes la gaieté, et la jeunesse aux vieillards, qui adoucit et amollit les passions de l’âme, comme le fer s’amollit par le feu, et en ses lois, trouve telles assemblées à boire (pourvu qu’il y ait un chef de bande, à les contenir et régler) utiles : l’ivresse étant une bonne épreuve et certaine de la nature d’un chacun : et quant et quant propre à donner aux personnes d’âge le courage de s’ébaudir en danses, et en la musique : choses utiles, et qu’ils n’osent entreprendre en sens rassis. Que le vin est capable de fournir à l’âme de la tempérance, au corps de la santé. Toutefois ces restrictions, en partie empruntées des Carthaginois, lui plaisent. Qu’on s’en épargne en expédition de guerre. Que tout magistrat et tout juge s’en abstienne sur le point d’exécuter sa charge, et de consulter des affaires publiques. Qu’on n’y emploie le jour, temps dû à d’autres occupations : ni celle nuit, qu’on destine à faire des enfants. Ils disent, que le Philosophe Stilpon aggravé de vieillesse, hâta sa fin à escient, par le breuvage de vin pur. Pareille cause, mais non du propre dessein, suffoqua aussi les forces abattues par l’âge du Philosophe Arcesilaüs. Mais c’est une vieille et plaisante question, si l’âme du sage serait pour se rendre à la force du vin,
Si munitæ adhibet vim sapientiæ
[S’il fait violence à une sagesse fortifiée.]
À combien de vanité nous pousse cette bonne opinion, que nous avons de nous ? la plus réglée âme du monde, et la plus parfaite, n’a que trop affaire à se tenir en pieds, et à se garder de s’emporter par terre de sa propre faiblesse. De mille il n’en est pas une qui soit droite et rassise un instant de sa vie : et se pourrait mettre en doute, si selon sa naturelle condition elle y peut jamais être. Mais d’y joindre la constance, c’est sa dernière perfection : je dis quand rien ne la choquerait : ce que mille accidents peuvent faire. Lucrèce, ce grand poète, a beau philosopher et se bander, le voilà rendu insensé par un breuvage amoureux. Pensent-ils qu’une Apoplexie n’étourdisse aussi bien Socrates, qu’un portefaix ? Les uns ont oublié leur nom même par la force d’une maladie, et une légère blessure a renversé le jugement à d’autres. Tant sage qu’il voudra, mais enfin c’est un homme : qu’est-il plus caduc, plus misérable, et plus de néant ? La sagesse ne force pas nos conditions naturelles.
Sudores itaque et pallorem existere toto
Corpore, et infringi linguam, vocemque aboriri,
Caligare oculos, sonere aures, succidere artus,
Denique concidere ex animi terrore videmus.
[C’est pourquoi nous voyons les suées et la pâleur se répandre sur tout le corps, la langue se rompre, la voix s’éteindre, la vue s’obscurcir, les oreilles tinter, les membres défaillir, enfin l’homme succomber à cette terreur de l’esprit.]
Il faut qu’il cille les yeux au coup qui le menace : il faut qu’il frémisse planté au bord d’un précipice, comme un enfant : Nature ayant voulu se réserver ces légères marques de son autorité, inexpugnables à notre raison, et à la vertu Stoïque : pour lui apprendre sa mortalité et notre fadaise. Il pâlit à la peur, il rougit à la honte, il se plaint à la colique, sinon d’une voix désespérée et éclatante, au moins d’une voix cassée et enrouée.
Humani a se nihil alienum putet.
[Qu’il pense que rien d’humain ne lui est étranger.]
Les poètes qui feignent tout à leur poste, n’osent pas décharger seulement des larmes, leurs Héros :
Sic fatur lachrymans, classique immittit habenas.
[Ainsi parle-t-il tout en larmes, et il lâche les rênes à sa flotte.]
Lui suffise de brider et modérer ses inclinations : car de les emporter, il n’est pas en lui. Celui même nôtre Plutarque, si parfait et excellent juge des actions humaines, à voir Brutus et Torquatus tuer leurs enfants, est entré en doute, si la vertu pouvait donner jusque-là : et si ces personnages n’avaient pas été plutôt agités par quelque autre passion. Toutes actions hors les bornes ordinaires sont sujettes à sinistre interprétation : d’autant que notre goût n’advient non plus à ce qui est au-dessus de lui, qu’à ce qui est au-dessous. Laissons cette autre secte, faisant expresse profession de fierté. Mais quand en la secte même estimée la plus molle, nous oyons ces van-tances de Metrodorus : Occupaui te, Fortuna, atque cepi : omnesque aditus tuos interclusi, ut ad me aspirare non posses. [Je t’ai devancée, Fortune, et t’ai surprise ; j’ai fermé toutes tes voies d’accès, en sorte que tu ne saurais approcher de moi.] Quand Anaxarchus, par l’ordonnance de Nicocreon tyran de Cypre, couché dans un vaisseau de pierre, et assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire, Frappez, rompez, ce n’est pas Anaxarchus : c’est son étui que vous pilez. Quand nous oyons nos martyrs, crier au Tyran au milieu de la flamme, C’est assez rôti de ce côté-là, hache-le, mange-le, il est cuit, recommence de l’autre. Quand nous oyons en Josephe cet enfant tout déchiré de tenailles mordantes, et percé des alênes d’Antiochus, le défier encore, criant d’une voix ferme et assurée : Tyran, tu perds temps, me voici toujours à mon aise ; où est cette douleur, où sont ces tourments, de quoi tu me menaçais ? n’y sais-tu que ceci ? ma constance te donne plus de peine, que je n’en sens de ta cruauté : ô lâche bélître tu te rends, et je me renforce : fais-moi plaindre, fais-moi fléchir, fais-moi rendre si tu peux : donne courage à tes satellites et à tes bourreaux ; les voilà défaillis de cœur, ils n’en peuvent plus : arme-les, acharne-les. Certes il faut confesser qu’en ces âmes-là, il y a quelque altération, et quelque fureur, tant sainte soit-elle. Quand nous arrivons à ces saillies Stoïques, j’aime mieux être furieux que voluptueux : mot d’Antisthenez. Μανείειν μᾶλλον ἢ ἡσθείειν. Quand Sextius nous dit, qu’il aime mieux être enferré de la douleur que de la volupté : Quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la goutte, et refusant le repos et la santé, que de gaieté de cœur il défie les maux : et méprisant les douleurs moins âpres, dédaignant les lutter, et les combattre, qu’il en appelle et désire des fortes, poignantes, et dignes de lui :
Spumantemque dari pecora inter inertia votis
Optat aprum, aut fuluum descendere monte leonem :
[Il souhaite que parmi ce placide bétail lui soit donné un sanglier écumant ou qu’un lion fauve descende de la montagne :]
qui ne juge que ce sont boutées d’un courage élancé hors de son gîte ? Notre âme ne saurait de son siège atteindre si haut : il faut qu’elle le quitte, et s’élève, et prenant le frein aux dents, qu’elle emporte, et ravisse son homme, si loin, qu’après il s’étonne lui-même de son fait. Comme aux exploits de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats généreux souvent à franchir des pas si hasardeux, qu’étant revenus à eux, ils en transissent d’étonnement les premiers. Comme aussi les poètes sont épris souvent d’admiration de leurs propres ouvrages, et ne reconnaissaient plus la trace, par où ils ont passé une si belle carrière : C’est ce qu’on appelle aussi en eux ardeur et manie : Et comme Platon dit, que pour néant heurte à la porte de la poésie, un homme rassis : aussi dit Aristote qu’aucune âme excellente, n’est exempte de mélange de folie : Et a raison d’appeler folie tout élancement, tant louable soit-il, qui surpasse notre propre jugement et discours : D’autant que la sagesse est un maniement réglé de notre âme, et qu’elle conduit avec mesure et proportion, et s’en répond. Platon argumente ainsi, que la faculté de prophétiser est au-dessus de nous : qu’il nous faut être hors de nous, quand nous la traitons : il faut que notre prudence soit offusquée ou par le sommeil, ou par quelque maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement céleste.
Chapitre III. Coutume de l’Île de Cea §
Si Philosopher c’est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter : car c’est aux apprentis à enquérir et à débattre, et au cathédrant de résoudre. Mon cathédrant, c’est l’autorité de la volonté divine, qui nous règle sans contredit, et qui a son rang au-dessus de ces humaines et vaines contestations. Philippus étant entré à main armée au Péloponnèse, quelqu’un disait à Damidas, que les Lacédémoniens auraient beaucoup à souffrir, s’ils ne se remettaient en sa grâce : Et poltron, répondit-il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la mort ? On demandait aussi à Agis, comment un homme pourrait vivre libre, Méprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions et mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent évidemment quelque chose au-delà d’attendre patiemment la mort, quand elle nous vient : car il y a en la vie plusieurs accidents pires à souffrir que la mort même : témoin cet enfant Lacédémoniens pris par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé par son maître de s’employer à quelque service abject, Tu verras, dit-il, qui tu as acheté, ce me serait honte de servir, ayant la liberté si à main : et ce disant, se précipita du haut de la maison. Antipater menaçant âprement les Lacédémoniens, pour les ranger à certaine sienne demande : Si tu nous menaces de pis que la mort, répondirent-ils, nous mourrons plus volontiers. Et à Philippus leur ayant écrit, qu’il empêcherait toutes leurs entreprises, Quoi ? nous empêcheras-tu aussi de mourir ? C’est ce qu’on dit, que le sage vit tant qu’il doit, non pas tant qu’il peut ; et que le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clef des champs. Elle n’a ordonné qu’une entrée à la vie, et cent mille issues. Nous pouvons avoir faute de terre pour y vivre, mais de terre pour y mourir, nous n’en pouvons avoir faute, comme répondit Boiocatus aux Romains. Pourquoi te plains-tu de ce monde ? il ne te tient pas : si tu vis en peine, ta lâcheté en est cause : À mourir il ne reste que le vouloir.
Ubique mors est : optime hoc cauit Deus,
Eripere vitam nemo non homini potest :
At nemo mortem : mille ad hanc aditus patent.
[La mort est partout. La divinité y a pourvu pour le mieux : il n’est personne qui ne puisse ôter la vie à un homme, mais personne qui lui puisse ôter sa mort ; mille chemins s’ouvrent vers elle.]
Et ce n’est pas la recette à une seule maladie, la mort est la recette à tous maux : C’est un port très assuré, qui n’est jamais à craindre, et souvent à rechercher : tout revient à un, que l’homme se donne sa fin, ou qu’il la souffre, qu’il coure au-devant de son jour, ou qu’il l’attende : D’où qu’il vienne c’est toujours le sien : En quelque lieu que le filet se rompe, il y est tout, c’est le bout de la fusée. La plus volontaire mort, c’est la plus belle. La vie dépend de la volonté d’autrui, la mort de la nôtre. En aucune chose nous ne devons tant nous accommoder à nos humeurs, qu’en celle-là. La réputation ne touche pas une telle entreprise, c’est folie d’en avoir respect. Le vivre, c’est servir, si la liberté de mourir en est à dire. Le commun train de la guérison se conduit aux dépens de la vie : on nous incise, on nous cautérise, on nous détranche les membres, on nous soustrait l’aliment, et le sang : un pas plus outre, nous voilà guéris tout à fait. Pourquoi n’est la veine du gosier autant à notre commandement que la médiane ? Aux plus fortes maladies les plus forts remèdes. Servius le Grammairien ayant la goutte, n’y trouva meilleur conseil, que de s’appliquer du poison à tuer ses jambes : Qu’elles fussent podagres à leur poste, pourvu qu’elles fussent insensibles. Dieu nous donne assez de congé, quand il nous met en tel état, que le vivre nous est pire que le mourir. C’est faiblesse de céder aux maux, mais c’est folie de les nourrir. Les Stoïciens disent, que c’est vivre convenablement à nature, pour le sage, de se départir de la vie, encore qu’il soit en plein heur, s’il le fait opportunément : Et au fou de maintenir sa vie, encore qu’il soit misérable, pourvu qu’il soit en la plus grande part des choses, qu’ils disent être selon nature. Comme je n’offense les lois, qui sont faites contre les larrons, quand j’emporte le mien, et que je coupe ma bourse : ni des boutefeux, quand je brûle mon bois : Aussi ne suis-je tenu aux lois faites contre les meurtriers, pour m’avoir ôté ma vie. Hegesias disait, que comme la condition de la vie, aussi la condition de la mort devait dépendre de notre élection. Et Diogenes rencontrant le Philosophe Speusippus affligé de longue hydropisie, se faisant porter en litière : qui lui écria, Le bon salut, Diogenes : À toi, point de salut, répondit-il, qui souffres le vivre étant en tel état. De vrai, quelque temps après Speusippus se fit mourir, ennuyé d’une si pénible condition de vie. Mais ceci ne s’en va pas sans contraste : Car plusieurs tiennent, que nous ne pouvons abandonner cette garnison du monde, sans le commandement exprès de celui, qui nous y a mis ; et que c’est à Dieu, qui nous a ici envoyés, non pour nous seulement, ains pour sa gloire et service d’autrui, de nous donner congé, quand il lui plaira, non à nous de le prendre : Que nous ne sommes pas nés pour nous, ains aussi pour notre pays : les lois nous redemandent compte de nous, pour leur intérêt, et ont action d’homicide contre nous. Autrement comme déserteurs de notre charge, nous sommes punis en l’autre monde,
Proxima deinde tenent mæsti loca, qui sibi lethum
Insontes peperere manu, lucemque perosi
Proiecere animas.
[Puis les lieux les plus proches sont occupés par des ombres accablées : ceux qui, innocents, se sont donné la mort de leur propre main et, par haine de la lumière, ont rejeté le souffle de la vie.]
Il y a bien plus de constance à user la chaîne qui nous tient, qu’à la rompre : et plus d’épreuve de fermeté en Regulus qu’en Caton. C’est l’indiscrétion et l’impatience, qui nous hâte le pas. Nuls accidents ne font tourner le dos à la vive vertu : elle cherche les maux et la douleur, comme son aliment. Les menaces des tyrans, les gênes, et les bourreaux, l’animent et la vivifient.
Duris ut ilex tonsa bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes animumque ferro.
[Telle l’yeuse émondée par les doubles haches tranchantes sur l’Algide fécond en sombre feuillage, au milieu des dommages, au milieu des blessures, elle tire du fer même sa force et sa vie.]
Et comme dit l’autre :
Non est ut putas virtus, pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare.
[La vertu ne consiste pas comme tu le crois, mon père, à craindre la vie, mais à faire front aux pires maux, sans tourner le dos ni reculer.]
Rebus in aduersis facile est contemnere mortem.
Fortius ille facit, qui miser esse potest.
[Dans l’adversité il est facile de mépriser la mort ; il fait preuve d’un plus grand courage, celui qui peut supporter le malheur.]
C’est le rôle de la couardise, non de la vertu, de s’aller tapir dans un creux, sous une tombe massive, pour éviter les coups de la fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage qu’il fasse :
Si fractus illabatur orbis,
Impauidam ferient ruinæ.
[Que le monde se brise et s’écroule, ses ruines la frapperont sans l’effrayer.]
Le plus communément, la fuite d’autres inconvénients, nous pousse à celui-ci : Voire quelquefois la fuite de la mort, fait que nous y courons :
Hic, rogo, non furor est, ne moriare, mori ?
[N’est-ce pas folie, dites-moi, que de mourir par peur de mourir ?]
Comme ceux qui de peur du précipice s’y lancent eux-mêmes.
multos in summa pericula misit
Venturi timor ipse mali : fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest.
[Beaucoup ont été jetés dans les plus grands dangers par la crainte même du malheur à venir ; l’homme vraiment courageux est celui qui, prêt à affronter les périls s’ils le talonnent, sait aussi différer.]
usque adeo mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Ut sibi consciscant mærenti pectore lethum,
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.
[L’effroi de la mort inspire aux hommes un tel dégoût de la vie et de la lumière du jour, que dans leur désespoir ils se donnent la mort, oubliant que tous leurs maux viennent précisément de cette peur.]
Platon en ses lois ordonne sépulture ignominieuse à celui qui a privé son plus proche et plus ami, savoir est soi-même, de la vie, et du cours des destinées, non contraint par jugement public, ni par quelque triste et inévitable accident de la fortune, ni par une honte insupportable, mais par lâcheté et faiblesse d’une âme craintive. Et l’opinion qui dédaigne notre vie, elle est ridicule : Car enfin c’est notre être, c’est notre tout. Les choses qui ont un être plus noble et plus riche, peuvent accuser le nôtre : mais c’est contre nature, que nous nous méprisons et mettons nous-mêmes à nonchaloir ; c’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner. C’est de pareille vanité, que nous désirons être autre chose, que ce que nous sommes. Le fruit d’un tel désir ne nous touche pas, d’autant qu’il se contredit et s’empêche en soi : celui qui désire d’être fait d’un homme ange, il ne fait rien pour lui : Il n’en vaudrait de rien mieux, car n’étant plus, qui se réjouira et ressentira de cet amendement pour lui ?
Debet enim misere cui forte ægreque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cum male possit
Accidere.
[Il faut en effet que celui qui doit connaître dans l’avenir des malheurs et des souffrances existe encore lui-même au moment où ces maux pourraient le frapper.]
La sécurité, l’indolence, l’impassibilité, la privation des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne nous apporte aucune commodité. Pour néant évite la guerre, celui qui ne peut jouir de la paix, et pour néant fuit la peine qui n’a de quoi savourer le repos. Entre ceux du premier avis, il y a eu grand doute sur ce, quelles occasions sont assez justes, pour faire entrer un homme en ce parti de se tuer : ils appellent cela, εὔλογον ἐξαγωγὴν [sortie raisonnable]. Car quoiqu’ils disent, qu’il faut souvent mourir pour causes légères, puisque celles qui nous tiennent en vie, ne sont guère fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs fantastiques et sans discours, qui ont poussé, non des hommes particuliers seulement, mais des peuples à se défaire. J’en ai allégué par ci-devant des exemples ; et nous lisons en outre, des vierges Milésiennes, que par une conspiration furieuse, elles se pendaient les unes après les autres, jusques à ce que le magistrat y pourvût, ordonnant que celles qui se trouveraient ainsi pendues, fussent traînées du même licol toutes nues par la ville. Quand Threicion prêche Cleomenes de se tuer, pour le mauvais état de ses affaires, et ayant fui la mort plus honorable en la bataille qu’il venait de perdre, d’accepter cette autre, qui lui est seconde en honneur, et ne donner point loisir au victorieux de lui faire souffrir ou une mort, ou une vie honteuse : Cleomenes d’un courage Lacédémonien et Stoïque, refuse ce conseil comme lâche et efféminé : C’est une recette, dit-il, qui ne me peut jamais manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu’il y a un doigt d’espérance de reste : que le vivre est quelquefois constance et vaillance : qu’il veut que sa mort même serve à son pays, et en veut faire un acte d’honneur et de vertu. Threicion se crut dès lors, et se tua. Cleomenes en fit aussi autant depuis, mais ce fut après avoir essayé le dernier point de la fortune. Tous les inconvénients ne valent pas qu’on veuille mourir pour les éviter. Et puis y ayant tant de soudains changements aux choses humaines, il est malaisé à juger, à quel point nous sommes justement au bout de notre espérance :
Sperat et in sæua victus gladiator arena,
Sit licet infesto pollice turba minax.
[Il espère encore, le gladiateur vaincu dans l’arène cruelle, bien que la foule le condamne de son pouce hostile.]
Toutes choses, disait un mot ancien, sont espérables à un homme pendant qu’il vit. Oui mais, répond Seneca, pourquoi aurais-je plutôt en la tête cela, que la fortune peut toutes choses pour celui qui est vivant, que ceci, que fortune ne peut rien sur celui qui sait mourir ? On voit Josephe engagé en un si apparent danger et si prochain, tout un peuple s’étant élevé contre lui, que par discours il n’y pouvait avoir aucune ressource : toutefois étant, comme il dit, conseillé sur ce point, par un de ses amis de se défaire, bien lui servit de s’opiniâtrer encore en l’espérance : car la fortune contourna outre toute raison humaine cet accident, si qu’il s’en vit délivré sans aucun inconvénient. Et Cassius et Brutus au contraire, achevèrent de perdre les reliques de la Romaine liberté, de laquelle ils étaient protecteurs, par la précipitation et témérité, de quoi ils se tuèrent avant le temps et l’occasion. À la journée de Serisolles Monsieur d’Anguien essaya deux fois de se donner de l’épée dans la gorge, désespéré de la fortune du combat, qui se porta mal en l’endroit où il était : et cuida par précipitation se priver de la jouissance d’une si belle victoire. J’ai vu cent lièvres se sauver sous les dents des lévriers : Aliquis carnifici suo superstes fuit. [Tel a survécu à son bourreau.]
Multa dies variusque labor mutabilis æui
Rettulit in melius, multos alterna reuisens
Lusit, et in solido rursus fortuna locauit.
[Le jour qui passe et le travail capricieux du temps inconstant ont amélioré beaucoup de choses ; la fortune s’est jouée de beaucoup d’hommes en revenant sur ses pas, avant de les remettre en lieu sûr.]
Pline dit qu’il n’y a que trois sortes de maladie, pour lesquelles éviter on ait droit de se tuer : La plus âpre de toutes, c’est la pierre à la vessie, quand l’urine en est retenue. Seneque, celles seulement, qui ébranlent pour longtemps les offices de l’âme. Pour éviter une pire mort, il y en a qui sont d’avis de la prendre à leur poste Damocritus chef des Étoliens mené prisonnier à Rome, trouva moyen de nuit d’échapper. Mais suivi par ses gardes, avant que se laisser reprendre, il se donna de l’épée au travers le corps. Antinoüs et Theodotus, leur ville d’Épire réduite à l’extrémité par les Romains, furent d’avis au peuple de se tuer tous. Mais le conseil de se rendre plutôt, ayant gagné, ils allèrent chercher la mort, se ruant sur les ennemis, en intention de frapper, non de se couvrir. L’île de Goze forcée par les Turcs, il y a quelques années, un Sicilien qui avait deux belles filles prêtes à marier, les tua de sa main, et leur mère après, qui accourut à leur mort. Cela fait, sortant en rue avec une arbalète et une arquebuse, de deux coups il en tua les deux premiers Turcs, qui s’approchèrent de sa porte : et puis mettant l’épée au poing, s’alla mêler furieusement, où il fut soudain enveloppé et mis en pièces : se sauvant ainsi du servage, après en avoir délivré les siens. Les femmes Juives, après avoir fait circoncire leurs enfants, s’allaient précipiter quant et eux, fuyant la cruauté d’Antiochus. On m’a conté qu’un prisonnier de qualité, étant en nos conciergeries, ses parents avertis qu’il serait certainement condamné, pour éviter la honte de telle mort, apostèrent un Prêtre pour lui dire, que le souverain remède de sa délivrance, était qu’il se recommandât à tel saint, avec tel et tel vœu, et qu’il fut huit jours sans prendre aucun aliment, quelque défaillance et faiblesse qu’il sentît en soi. Il l’en crut, et par ce moyen se défit sans y penser de sa vie et du danger. Scribonia conseillant Libo son neveu de se tuer, plutôt que d’attendre la main de la justice, lui disait que c’était proprement faire l’affaire d’autrui que de conserver sa vie, pour la remettre entre les mains de ceux qui la viendraient chercher trois ou quatre jours après ; et que c’était servir ses ennemis, de garder son sang pour leur en faire curée. Il se lit dans la Bible, que Nicanor persécuteur de la Loi de Dieu, ayant envoyé ses satellites pour saisir le bon vieillard Rasias, surnommé pour l’honneur de sa vertu, le Père aux Juifs, comme ce bon homme n’y vît plus d’ordre, sa porte brûlée, ses ennemis prêts à le saisir, choisissant de mourir généreusement, plutôt que de venir entre les mains des méchants, et de se laisser mâtiner contre l’honneur de son rang, qu’il se frappa de son épée : mais le coup pour la hâte, n’ayant pas été bien assené, il courut se précipiter du haut d’un mur, au travers de la troupe, laquelle s’écartant et lui faisant place, il chut droitement sur la tête. Ce néanmoins se sentant encore quelque reste de vie, il ralluma son courage, et s’élevant en pieds, tout ensanglanté et chargé de coups, et faussant la presse, donna jusques à certain rocher coupé et précipiteux, où n’en pouvant plus, il prit par l’une de ses plaies à deux mains ses entrailles, les déchirant et froissant, et les jeta à travers les poursuivants, appelant sur eux et attestant la vengeance divine. Des violences qui se font à la conscience, la plus à éviter à mon avis, c’est celle qui se fait à la chasteté des femmes ; d’autant qu’il y a quelque plaisir corporel, naturellement mêlé parmi : et à cette cause, le dissentiment n’y peut être assez entier ; et semble que la force soit mêlée à quelque volonté L’histoire Ecclésiastique a en révérence plusieurs tels exemples de personnes dévotes qui appelèrent la mort à garant contre les outrages que les tyrans préparaient à leur religion et conscience. Pelagia et Sophronia, toutes deux canonisées, celle-là se précipita dans la rivière avec sa mère et ses sœurs, pour éviter la force de quelques soldats : et celle-ci se tua aussi pour éviter la force de Maxentius l’Empereur. Il nous sera à l’aventure honorable aux siècles à venir, qu’un savant auteur de ce temps, et notamment Parisien, se met en peine de persuader aux Dames de notre siècle, de prendre plutôt tout autre parti, que d’entrer en l’horrible conseil d’un tel désespoir. Je suis marri qu’il n’a su, pour mêler à ses contes, le bon mot que j’appris à Toulouse d’une femme, passée par les mains de quelques soldats : Dieu soit loué, disait-elle, qu’au moins une fois en ma vie, je m’en suis saoulée sans péché. À la vérité ces cruautés ne sont pas dignes de la douceur Française. Aussi Dieu merci notre air s’en voit infiniment purgé depuis ce bon avertissement. Suffit qu’elles disent Nenny, en le faisant, suivant la règle du bon Marot. L’Histoire est toute pleine de ceux qui en mille façons ont changé à la mort une vie peineuse. Lucius Aruntius se tua, pour, disait-il, fuir et l’avenir et le passé. Granius Silvanus et Statius Proximus, après être pardonnés par Néron, se tuèrent ; ou pour ne vivre de la grâce d’un si méchant homme, ou pour n’être en peine une autre fois d’un second pardon : vu sa facilité aux soupçons et accusations, à l’encontre des gens de bien. Spargapizés fils de la Reine Tomyris, prisonnier de guerre de Cyrus, employa à se tuer la première faveur, que Cyrus lui fit de le faire détacher ; n’ayant prétendu autre fruit de sa liberté, que de venger sur soi la honte de sa prise. Bogez gouverneur en Eione de la part du Roi Xerxes, assiégé par l’armée des Athéniens sous la conduite de Cimon, refusa la composition de s’en retourner sûrement en Asie à toute sa chevance, impatient de survivre à la perte de ce que son maître lui avait donné en garde : et après avoir défendu jusqu’à l’extrémité sa ville, n’y restant plus que manger, jeta premièrement en la rivière de Strymon tout l’or, et tout ce de quoi il lui sembla l’ennemi pouvoir faire plus de butin. Et puis ayant ordonné allumer un grand bûcher, et d’égosiller femmes, enfants, concubines et serviteurs, les mit dans le feu, et puis soi-même. Ninachetuen seigneur Indois, ayant senti le premier vent de la délibération du vice-Roi Portugais, de le déposséder, sans aucune cause apparente, de la charge qu’il avait en Malaca, pour la donner au Roi de Campar ; prit à part soi, cette résolution. Il fit dresser un échafaud plus long que large, appuyé sur des colonnes, royalement tapissé, et orné de fleurs, et de parfums en abondance. Et puis, s’étant vêtu d’une robe de drap d’or chargée de quantité de pierreries de haut prix, sortit en rue : et par des degrés monta sur l’échafaud, en un coin duquel il y avait un bûcher de bois aromatiques allumé. Le monde accourut voir, à quelle fin ces préparatifs inaccoutumés. Ninachetuen remontra d’un visage hardi et mal content, l’obligation que la nation Portugaloise lui avait : combien fidèlement il avait versé en sa charge : qu’ayant si souvent témoigné pour autrui, les armes à la main, que l’honneur lui était de beaucoup plus cher que la vie, il n’était pas pour en abandonner le soin pour soi-même : que fortune lui refusant tout moyen de s’opposer à l’injure qu’on lui voulait faire, son courage au moins lui ordonnait de s’en ôter le sentiment : et de ne servir de fable au peuple, et de triomphe, à des personnes qui valaient moins que lui. Ce disant il se jeta dans le feu. Sextilia femme de Scaurus, et Paxea femme de Labeo, pour encourager leurs maris à éviter les dangers, qui les pressaient, auxquels elles n’avaient part, que par l’intérêt de l’affection conjugale, engagèrent volontairement la vie pour leur servir en cette extrême nécessité, d’exemple et de compagnie. Ce qu’elles firent pour leurs maris, Cocceius Nerva le fit pour sa patrie, moins utilement, mais de pareil amour. Ce grand Jurisconsulte, fleurissant en santé, en richesses, en réputation, en crédit, près de l’Empereur, n’eut autre cause de se tuer, que la compassion du misérable état de la chose publique Romaine. Il ne se peut rien ajouter à la délicatesse de la mort de la femme de Fulvius, familier d’Auguste. Auguste ayant découvert, qu’il avait éventé un secret important qu’il lui avait fié : un matin qu’il le vint voir, lui en fit une maigre mine. Il s’en retourne au logis plein de désespoir, et dit tout piteusement à sa femme, qu’étant tombé en ce malheur, il était résolu de se tuer. Elle tout franchement, Tu ne feras que raison, vu qu’ayant assez souvent expérimenté l’incontinence de ma langue, tu ne t’en es point donné de garde Mais laisse, que je me tue la première : et sans autrement marchander, se donna d’une épée dans le corps. Vibius Virius désespéré du salut de sa ville assiégée par les Romains, et de leur miséricorde, en la dernière délibération de leur Sénat, après plusieurs remontrances employées à cette fin, conclut que le plus beau était d’échapper à la fortune par leurs propres mains. Les ennemis les en auraient en honneur, et Hannibal sentirait de combien fidèles amis il aurait abandonnés : Conviant ceux qui approuveraient son avis, d’aller prendre un bon souper, qu’on avait dressé chez lui, où après avoir fait bonne chère, ils boiraient ensemble de ce qu’on lui présenterait ; breuvage qui délivrera nos corps des tourments, nos âmes des injures, nos yeux et nos oreilles du sentiment de tant de vilains maux, que les vaincus ont à souffrir des vainqueurs très cruels, et offensés. J’ai, disait-il, mis ordre qu’il y aura personnes propres à nous jeter dans un bûcher au-devant de mon huis, quand nous serons expirés. Assez approuvèrent cette haute résolution : peu l’imitèrent. Vingt-sept Sénateurs le suivirent : et après avoir essayé d’étouffer dans le vin cette fâcheuse pensée, finirent leur repas par ce mortel mets : et s’entre-embrassant après avoir en commun déploré le malheur de leur pays : les uns se retirèrent en leurs maisons, les autres s’arrêtèrent, pour être enterrés dans le feu de Vibius avec lui : et eurent tous la mort si longue, la vapeur du vin ayant occupé les veines, et retardant l’effet du poison, qu’aucuns furent à une heure près de voir les ennemis dans Capoue, qui fut emportée le lendemain, et d’encourir les misères qu’ils avaient si chèrement fui. Taurea Jubellius, un autre citoyen de là, le Consul Fulvius retournant de cette honteuse boucherie qu’il avait faite de deux cent vingt-cinq Sénateurs, le rappela fièrement par son nom, et l’ayant arrêté : Commande, fit-il, qu’on me massacre aussi après tant d’autres, afin que tu te puisses vanter d’avoir tué un beaucoup plus vaillant homme que toi. Fulvius le dédaignant, comme insensé : aussi que sur l’heure il venait de recevoir lettres de Rome contraires à l’inhumanité de son exécution, qui lui liaient les mains : Jubellius continua : Puisque mon pays pris, mes amis morts, et ayant occis de ma main ma femme et mes enfants, pour les soustraire à la désolation de cette ruine, il m’est interdit de mourir de la mort de mes concitoyens : empruntons de la vertu la vengeance de cette vie odieuse. Et tirant un glaive, qu’il avait caché, s’en donna au travers la poitrine, tombant renversé, mourant aux pieds du Consul. Alexandre assiégeait une ville aux Indes, ceux de dedans se trouvant pressés, se résolurent vigoureusement à le priver du plaisir de cette victoire, et s’embrasèrent universellement tous, quant et leur ville, en dépit de son humanité. Nouvelle guerre, les ennemis combattaient pour les sauver, eux pour se perdre, et faisaient pour garantir leur mort, toutes les choses qu’on fait pour garantir sa vie. Astapa ville d’Espaigne se trouvant faible de murs et de défenses, pour soutenir les Romains, les habitants firent amas de leurs richesses et meubles en la place, et ayant rangé au-dessus de ce monceau les femmes et les enfants, et l’ayant entouré de bois et matière propre à prendre feu soudainement, et laissé cinquante jeunes hommes d’entre eux pour l’exécution de leur résolution, firent une sortie, où suivant leur vœu, à faute de pouvoir vaincre, ils se firent tous tuer. Les cinquante, après avoir massacré toute âme vivante éparse par leur ville, et mis le feu en ce monceau, s’y lancèrent aussi, finissant leur généreuse liberté en un état insensible plutôt, que douloureux et honteux : et montrant aux ennemis, que si fortune l’eût voulu, ils eussent eu aussi bien le courage de leur ôter la victoire, comme ils avaient eu de la leur rendre et frustratoire et hideuse, voire et mortelle à ceux, qui amorcés par la lueur de l’or coulant en cette flamme, s’en étant approchés en bon nombre, y furent suffoqués et brûlés : le reculer leur étant interdit par la foule, qui les suivait. Les Abydéens pressés par Philippus, se résolurent de même : mais étant pris de trop court, le Roi qui eut horreur de voir la précipitation téméraire de cette exécution (les trésors et les meubles, qu’ils avaient diversement condamnés au feu et au naufrage, saisis) retirant ses soldats, leur concéda trois jours à se tuer, avec plus d’ordre et plus à l’aise : lesquels ils remplirent de sang et de meurtre au-delà de toute hostile cruauté : et ne s’en sauva une seule personne, qui eût pouvoir sur soi. Il y a infinis exemples de pareilles conclusions populaires, qui semblent plus âpres, d’autant que l’effet en est plus universel. Elles le sont moins que séparées. Ce que le discours ne ferait en chacun, il le fait en tous : l’ardeur de la société ravissant les particuliers jugements. Les condamnés qui attendaient l’exécution, du temps de Tibere, perdaient leurs biens, et étaient privés de sépulture : ceux qui l’anticipaient en se tuant eux-mêmes, étaient enterrés, et pouvaient faire testament. Mais on désire aussi quelquefois la mort pour l’espérance d’un plus grand bien. Je désire, dit Saint Paul, être, dissous, pour être avec Jésus Christ : et, Qui me déprendra de ces liens ? Cleombrotus Ambraciota ayant lu le Phædon de Platon, entra en si grand appétit de la vie à venir, que sans autre occasion il s’alla précipiter en la mer. Par où il appert combien improprement nous appelons désespoir cette dissolution volontaire, à laquelle la chaleur de l’espoir nous porte souvent, et souvent une tranquille et rassise inclination de jugement. Jacques du Chastel Évêque de Soissons, au voyage d’outremer que fit Saint Loys, voyant le Roi et toute l’armée en train de revenir en France, laissant les affaires de la religion imparfaites, prit résolution de s’en aller plus tôt en Paradis ; et ayant dit adieu à ses amis, donna seul à la vue d’un chacun, dans l’armée des ennemis, où il fut mis en pièces. En certain Royaume de ces nouvelles terres, au jour d’une solemne procession, auquel l’idole qu’ils adorent, est promenée en public, sur un char de merveilleuse grandeur : outre ce qu’il se voit plusieurs se détaillant les morceaux de leur chair vive, à lui offrir : il s’en voit nombre d’autres, se prosternant emmi la place, qui se font moudre et briser sous les roues, pour en acquérir après leur mort, vénération de sainteté, qui leur est rendue, La mort de cet Évêque les armes au poing, a de la générosité plus, et moins de sentiment : l’ardeur du combat en amusant une partie. Il y a des polices qui se sont mêlées de régler la justice et opportunité des morts volontaires. En notre Marseille il se gardait au temps passé du venin préparé à tout de la ciguë, aux dépens publics, pour ceux qui voudraient hâter leurs jours, ayant premièrement approuvé aux six cents, qui était leur Sénat, les raisons de leur entreprise : et n’était loisible autrement que par congé du magistrat, et par occasions légitimes, de mettre la main sur soi. Cette loi était encore ailleurs. Sextus Pompeius, allant en Asie, passa par l’Ile de Cea de Negrepont ; il advint de fortune pendant qu’il y était, comme nous l’apprend l’un de ceux de sa compagnie, qu’une femme de grande autorité, ayant rendu compte à ses citoyens, pourquoi elle était résolue de finir sa vie, pria Pompeius d’assister à sa mort, pour la rendre plus honorable : ce qu’il fit, et ayant longtemps essayé pour néant, à force d’éloquence (qui lui était merveilleusement à main) et de persuasion, de la détourner de ce dessein, souffrit enfin qu’elle se contentât. Elle avait passé quatre-vingt-dix ans, en très heureux état d’esprit et de corps, mais lors couchée sur son lit, mieux paré que de coutume, et appuyée sur le coude : Les dieux, dit-elle, ô Sextus Pompeius, et plutôt ceux que je laisse, que ceux que je vais trouver, te sachent gré de quoi tu n’as dédaigné d’être et conseiller de ma vie, et témoin de ma mort. De ma part, ayant toujours essayé le favorable visage de fortune, de peur que l’envie de trop vivre ne m’en fasse voir un contraire, je m’en vais d’une heureuse fin donner congé aux restes de mon âme, laissant de moi deux filles et une légion de neveux : Cela fait, ayant prêché et enhorté les siens à l’union et à la paix, leur ayant départi ses biens, et recommandé les dieux domestiques à sa fille aînée, elle prit d’une main assurée la coupe, où était le venin, et ayant fait ses vœux à Mercure, et les prières de la conduire en quelque heureux siège en l’autre monde, avala brusquement ce mortel breuvage. Or entretint-elle la compagnie, du progrès de son opération ; et comme les parties de son corps se sentaient saisies de froid l’une après l’autre : jusqu’à ce qu’ayant dit enfin qu’il arrivait au cœur et aux entrailles, elle appela ses filles pour lui faire le dernier office, et lui clore les yeux. Pline récite de certaine nation Hyperborée, qu’en icelle, pour la douce température de l’air, les vies ne se finissent communément que par la propre volonté des habitants ; mais qu’étant las et saouls de vivre, ils ont en coutume au bout d’un long âge, après avoir fait bonne chère, se précipiter en la mer, du haut d’un certain rocher, destiné à ce service. La douleur, et une pire mort, me semblent les plus excusables incitations.
Chapitre IV. À demain les affaires §
Je donne avec raison, ce me semble, la Palme à Jacques Amiot, sur tous nos écrivains Français ; non seulement pour la naïveté et pureté du langage, en quoi il surpasse tous autres, ni pour la constance d’un si long travail, ni pour la profondeur de son savoir, ayant pu développer si heureusement un auteur si épineux et ferré (car on m’en dira ce qu’on voudra, je n’entends rien au grec, mais je vois un sens si bien joint et entretenu, partout en sa traduction, que ou il a certainement entendu l’imagination vraie de l’auteur, ou ayant par longue conversation, planté vivement dans son âme, une générale Idée de celle de Plutarque, il ne lui a au moins rien prêté qui le démente, ou qui le dédise) mais surtout, je lui sais bon gré, d’avoir su trier et choisir un livre si digne et si à propos, pour en faire présent à son pays. Nous autres ignorants étions perdus, si ce livre ne nous eût relevé du bourbier : sa merci nous osons à cette heure et parler et écrire : les dames en régentent les maîtres d’école : c’est notre bréviaire. Si ce bon homme vit, je lui résigne Xenophon pour en faire autant. C’est une occupation plus aisée, et d’autant plus propre à sa vieillesse. Et puis, je ne sais comment il me semble, quoiqu’il se démêle bien brusquement et nettement d’un mauvais pas, que toutefois son style est plus chez soi, quand il n’est pas pressé, et qu’il roule à son aise. J’étais à cette heure sur ce passage, où Plutarque dit de soi-même, que Rusticus assistant à une sienne déclamation à Rome, y reçut un paquet de la part de l’Empereur, et temporisa de l’ouvrir, jusques à ce que tout fût fait : En quoi (dit-il) toute l’assistance loua singulièrement la gravité de ce personnage. De vrai, étant sur le propos de la curiosité, et de cette passion avide et gourmande de nouvelles, qui nous fait avec tant d’indiscrétion et d’impatience abandonner toutes choses, pour entretenir un nouveau venu, et perdre tout respect et contenance, pour crocheter soudain, où que nous soyons, les lettres qu’on nous apporte : il a eu raison de louer la gravité de Rusticus : et pouvait encore y joindre la louange de sa civilité et courtoisie, de n’avoir voulu interrompre le cours de sa déclamation : Mais je fais doute qu’on le pût louer de prudence : car recevant à l’impourvu lettres, et notamment d’un Empereur, il pouvait bien advenir que le différer à les lire, eût été d’un grand préjudice. Le vice contraire à la curiosité, c’est la nonchalance : vers laquelle je penche évidemment de ma complexion ; et en laquelle j’ai vu plusieurs hommes si extrêmes, que trois ou quatre jours après, on retrouvait encore en leur pochette les lettres toutes closes, qu’on leur avait envoyées. Je n’en ouvris jamais, non seulement de celles, qu’on m’eût commises : mais de celles mêmes que la fortune m’eût fait passer par les mains. Et fais conscience si mes yeux dérobent par mégarde, quelque connaissance des lettres d’importance qu’il lit, quand je suis à côté d’un grand. Jamais homme ne s’enquit moins, et ne fureta moins ès affaires d’autrui. Du temps de nos pères Monsieur de Boutieres cuida perdre Turin, pour, étant en bonne compagnie à souper, avoir remis à lire un avertissement qu’on lui donnait des trahisons qui se dressaient contre cette ville, où il commandait. Et ce même Plutarque m’a appris que Julius Cæsar se fût sauvé, si allant au Sénat, le jour qu’il y fut tué par les conjurés, il eût lu un mémoire qu’on lui présenta. Et fait aussi le conte d’Archias Tyran de Thèbes, que le soir avant l’exécution de l’entreprise que Pelopidas avait faite de le tuer, pour remettre son pays en liberté, il lui fut écrit par un autre Archias Athénien de point en point, ce qu’on lui préparait : et que ce paquet lui ayant été rendu pendant son souper, il remit à l’ouvrir, disant ce mot, qui depuis passa en proverbe en Grèce : À demain les affaires. Un sage homme peut à mon opinion pour l’intérêt d’autrui, comme pour ne rompre indécemment compagnie ainsi que Rusticus, ou pour ne discontinuer un autre affaire d’importance, remettre à entendre ce qu’on lui apporte de nouveau : mais pour son intérêt ou plaisir particulier, même s’il est homme ayant charge publique ; pour ne rompre son dîner, voire ni son sommeil, il est inexcusable de le faire. Et anciennement était à Rome la place Consulaire, qu’ils appelaient, la plus honorable à table, pour être plus à délivre et plus accessible à ceux qui surviendraient, pour entretenir celui qui y serait assis. Témoignage, que pour être à table, ils ne se départaient pas de l’entremise d’autres affaires et survenances. Mais quand tout est dit, il est malaisé ès actions humaines, de donner règle si juste par discours de raison, que la fortune n’y maintienne son droit.
Chapitre V. De la conscience §
Voyageant un jour, mon frère sieur de la Brousse et moi, durant nos guerres civiles, nous rencontrâmes un gentilhomme de bonne façon : il était du parti contraire au nôtre, mais je n’en savais rien, car il se contrefaisait autre : Et le pis de ces guerres, c’est, que les cartes sont si mêlées, votre ennemi n’étant distingué d’avec vous d’aucune marque apparente, ni de langage, ni de port, nourri en mêmes lois, mœurs et même air, qu’il est malaisé d’y éviter confusion et désordre. Cela me faisait craindre à moi-même de rencontrer nos troupes, en lieu où je ne fusse connu, pour n’être en peine de dire mon nom, et de pis à l’aventure. Comme il m’était autrefois advenu : car en un tel mécompte, je perdis et hommes et chevaux, et m’y tua-t-on misérablement, entre autres, un page gentilhomme Italien, que je nourrissais soigneusement ; et fut éteinte en lui une très belle enfance, et pleine de grande espérance. Mais celui-ci en avait une frayeur si éperdue, et je le voyais si mort à chaque rencontre d’hommes à cheval, et passage de villes, qui tenaient pour le Roi, que je devinai enfin que c’étaient alarmes que sa conscience lui donnait. Il semblait à ce pauvre homme qu’au travers de son masque et des croix de sa casaque on irait lire jusque dans son cœur, ses secrètes intentions. Tant est merveilleux l’effort de la conscience : Elle nous fait trahir, accuser, et combattre nous-mêmes, et à faute de témoin étranger, elle nous produit, contre nous,
Occultum quatiens animo tortore flagellum.
[agitant son fouet invisible avec une âme de bourreau.]
Ce conte est en la bouche des enfants. Bessus Pœnien reproché d’avoir de gaieté de cœur abattu un nid de moineaux, et les avoir tués : disait avoir eu raison, parce que ces oisillons ne cessaient de l’accuser faussement du meurtre de son père. Ce parricide jusque lors avait été occulte et inconnu : mais les furies vengeresses de la conscience, le firent mettre hors à celui même qui en devait porter la pénitence. Hesiode corrige le dire de Platon, que la peine suit de bien près le péché : car il dit qu’elle naît en l’instant et quant et quant le péché. Quiconque attend la peine, il la souffre, et quiconque l’a méritée, l’attend. La méchanceté fabrique des tourments contre soi.
Malum consilium consultori pessimum.
[Un mauvais dessein est encore pire pour son auteur.]
Comme la mouche guêpe pique et offense autrui, mais plus soi-même, car elle y perd son aiguillon et sa force pour jamais ;
vitasque in vulnere ponunt.
[et elles laissent leur vie dans la blessure.]
Les Cantharides ont en elles quelque partie qui sert contre leur poison de contrepoison, par une contrariété de nature. Aussi à même qu’on prend le plaisir au vice, il s’engendre un déplaisir contraire en la conscience, qui nous tourmente de plusieurs imaginations pénibles, veillant et dormant,
Quippe ubi se multi per somnia sæpe loquentes
Aut morbo delirantes protraxe ferantur,
Et celata diu in medium peccata dedisse.
[Car beaucoup, parlant souvent dans leur sommeil ou délirant sous l’effet de la maladie, se sont, dit-on, dénoncés eux-mêmes et ont révélé des fautes longtemps cachées.]
Apollodorus songeait qu’il se voyait écorcher par les Scythes, et puis bouillir dedans une marmite, et que son cœur murmurait en disant ; Je te suis cause de tous ces maux. Aucune cachette ne sert aux méchants, disait Epicurus, parce qu’ils ne se peuvent assurer d’être cachés, la conscience les découvrant à eux-mêmes,
prima est hæc ultio, quod se ludice nemo nocens absoluitur.
[c’est le premier châtiment, qu’aucun coupable ne soit absous devant son propre tribunal.]
Comme elle nous remplit de crainte, aussi fait-elle d’assurance et de confiance. Et je puis dire avoir marché en plusieurs hasards, d’un pas bien plus ferme, en considération de la secrète science que j’avais de ma volonté, et innocence de mes desseins.
Conscia mens ut cuique sua est, ita concipit intra
Pectora pro facto, spemque metumque suo.
[Chacun, selon sa conscience, conçoit en son cœur pour ses actes espoir ou crainte.]
Il y en a mille exemples : il suffira d’en alléguer trois de même personnage. Scipion étant un jour accusé devant le peuple Romain d’une accusation importante, au lieu de s’excuser ou de flatter ses juges : Il vous siéra bien, leur dit-il, de vouloir entreprendre de juger de la tête de celui, par le moyen duquel vous avez l’autorité de juger de tout le monde. Et une autre fois, pour toute réponse aux imputations que lui mettait sus un Tribun du peuple, au lieu de plaider sa cause : Allons, dit-il, mes citoyens, allons rendre grâce aux Dieux de la victoire qu’ils me donnèrent contre les Carthaginois en pareil jour que celui-ci. Et se mettant à marcher devant vers le temple, voilà toute l’assemblée, et son accusateur même à sa suite. Et Petilius ayant été suscité par Caton pour lui demander compte de l’argent manié en la province d’Antioche, Scipion étant venu au Sénat pour cet effet, produisit le livre des raisons qu’il avait dessous sa robe, et dit, que ce livre en contenait au vrai la recette et la mise : mais comme on le lui demanda pour le mettre au greffe, il le refusa, disant, ne se vouloir pas faire cette honte à soi-même : et de ses mains en la présence du Sénat le déchira et mit en pièces. Je ne crois pas qu’une âme cautérisée sût contrefaire une telle assurance : il avait le cœur trop gros de nature, et accoutumé à trop haute fortune, dit Tite Live, pour savoir être criminel, et se démettre à la bassesse de défendre son innocence. C’est une dangereuse invention que celle des gênes, et semble que ce soit plutôt un essai de patience que de vérité. Et celui qui les peut souffrir, cache la vérité, et celui qui ne les peut souffrir. Car pourquoi la douleur me fera-t-elle plutôt confesser ce qui en est, qu’elle ne me forcera de dire ce qui n’est pas ? Et au rebours, si celui qui n’a pas fait ce de quoi on l’accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoi ne le sera celui qui l’a fait, un si beau guerdon, que de la vie, lui étant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention, vient de la considération de l’effort de la conscience. Car au coupable il semble qu’elle aide à la torture pour lui faire confesser sa faute, et qu’elle l’affaiblisse : et de l’autre part qu’elle fortifie l’innocent contre la torture. Pour dire vrai, c’est un moyen plein d’incertitude et de danger. Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour fuir à si grièves douleurs ?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor.
[La douleur force à mentir même les innocents.]
d’où il advient, que celui que le juge a gêné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir et innocent et gêné. Mille et mille en ont chargé leur tête de fausses confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considérant les circonstances du procès qu’Alexandre lui fit, et le progrès de sa gêne. Mais tant y a que c’est (dit-on) le moins mal que l’humaine faiblesse ait pu inventer : bien inhumainement pourtant, et bien inutilement à mon avis. Plusieurs nations moins barbares en cela que la Grecque et la Romaine, qui les appellent ainsi, estiment horrible et cruel de tourmenter et dérompre un homme, de la faute duquel vous êtes encore en doute. Que peut-il mais de votre ignorance ? Êtes-vous pas injustes, qui pour ne le tuer sans occasion, lui faites pis que le tuer ? Qu’il soit ainsi, voyez combien de fois il aime mieux mourir sans raison, que de passer par cette information plus pénible que le supplice, et qui souvent par son âpreté devance le supplice, et l’exécute. Je ne sais d’où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de notre justice. Une femme de village accusait devant le Général d’armée, grand justicier, un soldat, pour avoir arraché à ses petits enfants ce peu de bouillie qui lui restait à les sustenter, cette armée ayant tout ravagé. De preuve il n’y en avait point. Le Général après avoir sommé la femme, de regarder bien à ce qu’elle disait, d’autant qu’elle serait coupable de son accusation, si elle mentait : et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat, pour s’éclaircir de la vérité du fait : et la femme se trouva avoir raison. Condamnation instructive.
Chapitre VI. De l’exercitation §
Il est malaisé que le discours et l’instruction, encore que notre créance s’y applique volontiers, soient assez puissants pour nous acheminer jusques à l’action, si outre cela nous n’exerçons et formons notre âme par expérience au train, auquel nous la voulons ranger : autrement quand elle sera au propre des effets, elle s’y trouvera sans doute empêchée. Voilà pourquoi parmi les philosophes, ceux qui ont voulu atteindre à quelque plus grande excellence, ne se sont pas contentés d’attendre à couvert et en repos les rigueurs de la fortune, de peur qu’elle ne les surprît inexpérimentés et nouveaux au combat : ains ils lui sont allés au-devant, et se sont jetés à escient à la preuve des difficultés. Les uns en ont abandonné les richesses, pour s’exercer à une pauvreté volontaire : les autres ont recherché le labeur, et une austérité de vie pénible, pour se durcir au mal et au travail : d’autres se sont privés des parties du corps les plus chères, comme de la vue et des membres propres à la génération, de peur que leur service trop plaisant et trop mou, ne relâchât et n’attendrît la fermeté de leur âme. Mais à mourir, qui est la plus grande besogne que nous ayons à faire, l’exercitation ne nous y peut aider. On se peut par usage et par expérience fortifier contre les douleurs, la honte, l’indigence, et tels autres accidents : mais quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu’une fois : nous y sommes tous apprentis, quand nous y venons. Il s’est trouvé anciennement des hommes si excellents ménagers du temps, qu’ils ont essayé en la mort même, de la goûter et savourer : et ont bandé leur esprit, pour voir que c’était de ce passage : mais ils ne sont pas revenus nous en dire les nouvelles.
nemo expergitus extat
Frigida quem semel est vitai pausa sequuta.
[Nul au réveil ne se lève, une fois que l’a atteint la froide pause de la vie.]
Canius Julius noble Romain, de vertu et fermeté singulière, ayant été condamné à la mort par ce maraud de Caligula : outre plusieurs merveilleuses preuves qu’il donna de sa résolution, comme il était sur le point de souffrir la main du bourreau, un philosophe son ami lui demanda : Et bien Canius, en quelle démarche est à cette heure votre âme ? que fait-elle ? en quels pensements êtes-vous ? Je pensais, lui répondit-il, à me tenir prêt et bandé de toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et si bref, je pourrai apercevoir quelque délogement de l’âme, et si elle aura quelque ressentiment de son issue, pour, si j’en apprends quelque chose, en revenir donner après, si je puis, avertissement à mes amis. Celui-ci philosophe non seulement jusqu’à la mort, mais en la mort même. Quelle assurance était-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort lui servît de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire ?
ius hoc animi morientis habebat.
[il avait encore cet empire sur son âme expirante.]
Il me semble toutefois qu’il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle, et de l’essayer aucunement. Nous en pouvons avoir expérience, sinon entière et parfaite : au moins telle qu’elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiés et assurés. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnaître : et si nous ne donnons jusques à son fort, au moins verrons-nous et en pratiquerons les avenues. Ce n’est pas sans raison qu’on nous fait regarder à notre sommeil même, pour la ressemblance qu’il a de la mort. Combien facilement nous passons du veiller au dormir, avec combien peu d’intérêt nous perdons la connaissance de la lumière et de nous ! À l’aventure pourrait sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil, qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n’était que par icelui nature nous instruit, qu’elle nous a pareillement faits pour mourir, que pour vivre, et dès la vie nous présente l’éternel état qu’elle nous garde après icelle, pour nous y accoutumer et nous en ôter la crainte. Mais ceux qui sont tombés par quelque violent accident en défaillance de cœur, et qui y ont perdu tous sentiments, ceux-là à mon avis ont été bien près de voir son vrai et naturel visage : Car quant à l’instant et au point du passage, il n’est pas à craindre, qu’il porte avec soi aucun travail ou déplaisir : d’autant que nous ne pouvons avoir nul sentiment, sans loisir. Nos souffrances ont besoin de temps, qui est si court et si précipité en la mort, qu’il faut nécessairement qu’elle soit insensible. Ce sont les approches que nous avons à craindre : et celles-là peuvent tomber en expérience. Plusieurs choses nous semblent plus grandes par imagination, que par effet. J’ai passé une bonne partie de mon âge en une parfaite et entière santé : je dis non seulement entière, mais encore allègre et bouillante. Cet état plein de verdeur et de fête, me faisait trouver si horrible la considération des maladies, que quand je suis venu à les expérimenter, j’ai trouvé leurs pointures molles et lâches au prix de ma crainte. Voici que j’éprouve tous les jours : Suis-je à couvert chaudement dans une bonne salle, pendant qu’il se passe une nuit orageuse et tempéteuse : je m’étonne et m’afflige pour ceux qui sont lors en la campagne : y suis-je moi-même, je ne désire pas seulement d’être ailleurs. Cela seul, d’être toujours enfermé dans une chambre, me semblait insupportable : je fus incontinent dressé à y être une semaine, et un mois, plein d’émotion, d’altération et de faiblesse : Et ai trouvé que lors de ma santé, je plaignais les malades beaucoup plus, que je ne me trouve à plaindre moi-même, quand j’en suis ; et que la force de mon appréhension enchérissait près de moitié l’essence et vérité de la chose. J’espère qu’il m’en adviendra de même de la mort : et qu’elle ne vaut pas la peine que je prends à tant d’apprêts que je dresse, et tant de secours que j’appelle et assemble pour en soutenir l’effort. Mais à toutes aventures nous ne pouvons nous donner trop d’avantage. Pendant nos troisièmes troubles, ou deuxièmes (il ne me souvient pas bien de cela) m’étant allé un jour promener à une lieue de chez moi, qui suis assis dans le moyau de tout le trouble des guerres civiles de France ; estimant être en toute sûreté, et si voisin de ma retraite, que je n’avais point besoin de meilleur équipage, j’avais pris un cheval bien aisé, mais non guère ferme. À mon retour, une occasion soudaine s’étant présentée, de m’aider de ce cheval à un service, qui n’était pas bien de son usage, un de mes gens grand et fort, monté sur un puissant roussin, qui avait une bouche désespérée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardi et devancer ses compagnons, vint à le pousser à toute bride droit dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroyer de sa raideur et de sa pesanteur, nous envoyant l’un et l’autre les pieds contremont : si que voilà le cheval abattu et couché tout étourdi, moi dix ou douze pas au-delà, étendu à la renverse, le visage tout meurtri et tout écorché, mon épée que j’avais à la main, à plus de dix pas au-delà, ma ceinture en pièces, n’ayant ni mouvement, ni sentiment, non plus qu’une souche. C’est le seul évanouissement que j’aie senti, jusques à cette heure. Ceux qui étaient avec moi, après avoir essayé par tous les moyens qu’ils purent, de me faire revenir, me tenant pour mort, me prirent entre leurs bras, et m’emportaient avec beaucoup de difficulté en ma maison, qui était loin de là, environ une demi-lieue Française. Sur le chemin, et après avoir été plus de deux grosses heures tenu pour trépassé, je commençai à me mouvoir et respirer : car il était tombé si grande abondance de sang dans mon estomac, que pour l’en décharger, nature eut besoin de ressusciter ses forces. On me dressa sur mes pieds, où je rendis un plein seau de bouillons de sang pur : et plusieurs fois par le chemin, il m’en fallut faire de même. Par là je commençai à reprendre un peu de vie, mais ce fut par les menus, et par un si long trait de temps, que mes premiers sentiments étaient beaucoup plus approchants de la mort que de la vie.
Perche dubbiosa anchor del suo ritorno
Non s’assecura attonita la mente.
[Car, incertain encore de son retour, l’esprit stupéfait ne peut s’affermir.]
Cette recordation que j’en ai fort empreinte en mon âme, me représentant son visage et son idée si près du naturel, me concilie aucunement à elle. Quand je commençai à y voir, ce fut d’une vue si trouble, si faible, et si morte, que je ne discernais encore rien que la lumière,
corne quel ch’or apre, or chiude
Gli occhi, mezzo tra ’l sonno è l’esser desto.
[comme celui qui tantôt ouvre, tantôt ferme les yeux, à mi-chemin du sommeil et de la veille.]
Quant aux fonctions de l’âme, elles naissaient avec même progrès, que celles du corps. Je me vis tout sanglant : car mon pourpoint était taché partout du sang que j’avais rendu. La première pensée qui me vint, ce fut que j’avais une arquebusade en la tête : de vrai en même temps, il s’en tirait plusieurs autour de nous. Il me semblait que ma vie ne me tenait plus qu’au bout des lèvres : je fermais les yeux pour aider (ce me semblait) à la pousser hors, et prenais plaisir à m’alanguir et à me laisser aller. C’était une imagination qui ne faisait que nager superficiellement en mon âme, aussi tendre et aussi faible que tout le reste : mais à la vérité non seulement exempte de déplaisir, ains mêlée à cette douceur, que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je crois que c’est ce même état, où se trouvent ceux qu’on voit défaillants de faiblesse, en l’agonie de la mort : et tiens que nous les plaignons sans cause, estimant qu’ils soient agités de grièves douleurs, ou avoir l’âme pressée de cogitations pénibles. Ç’a été toujours mon avis, contre l’opinion de plusieurs, et même d’Estienne de la Boetie, que ceux que nous voyons ainsi renversés et assoupis aux approches de leur fin, ou accablés de la longueur du mal, ou par accident d’une apoplexie, ou mal caduc,
(vi morbi sæpe coactus
Ante oculos aliquis nostros ut fulminis ictu
Concidit, et spumas agit, ingemit, et fremit artus,
Desipit, extentat neruos, torquetur, anhelat,
Inconstanter et in iactando membra fatigat)
[(souvent, terrassé par la force du mal, un homme, comme frappé de la foudre, s’écroule sous nos yeux ; il écume, gémit et frémit de tous ses membres, il délire, raidit ses muscles, se tord, halète, et épuise son corps en mouvements désordonnés)]
ou blessés en la tête, que nous oyons rommeler, et rendre parfois des soupirs tranchants, quoique nous en tirons aucuns signes, par où il semble qu’il leur reste encore de la connaissance, et quelques mouvements que nous leur voyons faire du corps : j’ai toujours pensé, dis-je, qu’ils avaient et l’âme et le corps enseveli, et endormi.
Viuit et est vitæ nescius ipse suæ :
[Il vit, sans avoir lui-même conscience de vivre :]
Et ne pouvais croire qu’à un si grand étonnement de membres, et si grande défaillance des sens, l’âme pût maintenir aucune force au-dedans pour se reconnaître : et que par ainsi ils n’avaient aucun discours qui les tourmentât, et qui leur pût faire juger et sentir la misère de leur condition, et que par conséquent, ils n’étaient pas fort à plaindre. Je n’imagine aucun état pour moi si insupportable et horrible, que d’avoir l’âme vive, et affligée, sans moyen de se déclarer : Comme je dirais de ceux qu’on envoie au supplice, leur ayant coupé la langue : si ce n’était qu’en cette sorte de mort, la plus muette me semble la mieux séante, si elle est accompagnée d’un ferme visage et grave : Et comme ces misérables prisonniers qui tombent ès mains des vilains bourreaux soldats de ce temps, desquels ils sont tourmentés de toute espèce de cruel traitement, pour les contraindre à quelque rançon excessive et impossible : tenus cependant en condition et en lieu, où ils n’ont moyen quelconque d’expression et signification de leurs pensées et de leur misère. Les Poètes ont feint quelques dieux favorables à la délivrance de ceux qui traînaient ainsi une mort languissante :
hunc ego Diti Sacrum iussa fero, teque isto corpore soluo.
[j’emporte par ordre ce cheveu consacré à Dis, et te délie de ton corps.]
Et les voix et réponses courtes et décousues, qu’on leur arrache quelquefois à force de crier autour de leurs oreilles, et de les tempêter, ou des mouvements qui semblent avoir quelque consentement à ce qu’on leur demande, ce n’est pas témoignage qu’ils vivent pourtant, au moins une vie entière. Il nous advient ainsi sur le bégaiement du sommeil, avant qu’il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe, ce qui se fait autour de nous, et suivre les voix, d’une ouïe trouble et incertaine, qui semble ne donner qu’aux bords de l’âme : et faisons des réponses à la suite des dernières paroles, qu’on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens. Or à présent que je l’ai essayé par effet, je ne fais nul doute que je n’en ai bien jugé jusques à cette heure. Car premièrement étant tout évanoui, je me travaillais d’entrouvrir mon pourpoint à beaux ongles (car j’étais désarmé) et si sais que je ne sentais en l’imagination rien qui me blessât : Car il y a plusieurs mouvements en nous, qui ne partent pas de notre ordonnance.
Semianimesque micant digiti, ferrumque retractant.
[À demi morts, les doigts tressaillent et ressaisissent le fer.]
Ceux qui tombent, élancent ainsi les bras au-devant de leur chute, par une naturelle impulsion, qui fait que nos membres se prêtent des offices, et ont des agitations à part de notre discours :
Falciferos memorant currus abscindere membra,
Ut tremere in terra videatur ab artubus, id quod
Decidit abscissum, cum mens tamen atque hominis vis
Mobilitate mali non quit sentire dolorem.
[On dit que les chars armés de faux tranchent les membres de sorte qu’on en voit palpiter à terre les tronçons tombés, avant même que l’esprit et la force vitale de l’homme, tant le coup est rapide, puissent en ressentir la douleur.]
J’avais mon estomac pressé de ce sang caillé, mes mains y couraient d’elles-mêmes, comme elles font souvent, où il nous démange, contre l’avis de notre volonté. Il y a plusieurs animaux, et des hommes mêmes, après qu’ils sont trépassés, auxquels on voit resserrer et remuer des muscles. Chacun sait par expérience, qu’il a des parties qui se branlent, dressent et couchent souvent sans son congé. Or ces passions qui ne nous touchent que par l’écorce, ne se peuvent dire nôtres : Pour les faire nôtres, il faut que l’homme y soit engagé tout entier : et les douleurs que le pied ou la main sentent pendant que nous dormons, ne sont pas à nous. Comme j’approchai de chez moi, où l’alarme de ma chute avait déjà couru, et que ceux de ma famille m’eurent rencontré, avec les cris accoutumés en telles choses : non seulement je répondais quelque mot à ce qu’on me demandait, mais encore ils disent que je m’avisai de commander qu’on donnât un cheval à ma femme, que je voyais s’empêtrer et se tracasser dans le chemin, qui est montueux et malaisé. Il semble que cette considération dût partir d’une âme éveillée, si est-ce que je n’y étais aucunement : c’étaient des pensements vains en nue, qui étaient émus par les sens des yeux et des oreilles : ils ne venaient pas de chez moi. Je ne savais pourtant ni d’où je venais, ni où j’allais, ni ne pouvais peser et considérer ce qu’on me demandait : ce sont de légers effets, que les sens produisaient d’eux-mêmes, comme d’un usage : ce que l’âme y prêtait, c’était en songe, touchée bien légèrement, et comme léchée seulement et arrosée par la molle impression des sens. Cependant mon assiette était à la vérité très douce et paisible : je n’avais affliction ni pour autrui ni pour moi : c’était une langueur et une extrême faiblesse, sans aucune douleur. Je vis ma maison sans la reconnaître. Quand on m’eut couché, je sentis une infinie douceur à ce repos : car j’avais été vilainement tirassé. par ces pauvres gens, qui avaient pris la peine de me porter sur leurs bras, par un long et très mauvais chemin, et s’y étaient lassés deux ou trois fois les uns après les autres. On me présenta force remèdes, de quoi je n’en reçus aucun, tenant pour certain, que j’étais blessé à mort par la tête. C’eût été sans mentir une mort bienheureuse : car la faiblesse de mon discours me gardait d’en rien juger, et celle du corps d’en rien sentir. Je me laissais couler si doucement, et d’une façon si molle et si aisée, que je ne sens guère autre action moins pesante que celle-là était. Quand je vins à revivre, et à reprendre mes forces,
Ut tandem sensus conualuere mei,
[Quand enfin mes sens reprirent vigueur,]
qui fut deux ou trois heures après, je me sentis tout d’un train rengager aux douleurs, ayant les membres tous moulus et froissés de ma chute, et en fus si mal deux ou trois nuits après, que j’en cuidai remourir encore un coup : mais d’une mort plus vive, et me sens encore de la secousse de cette froissure. Je ne veux pas oublier ceci, que la dernière chose en quoi je me pus remettre, ce fut la souvenance de cet accident : et me fis redire plusieurs fois, où j’allais, d’où je venais, à quelle heure cela m’était advenu, avant que de le pouvoir concevoir. Quant à la façon de ma chute, on me la cachait, en faveur de celui, qui en avait été cause, et m’en forgeait-on d’autres. Mais longtemps après, et le lendemain, quand ma mémoire vint à s’entrouvrir, et me représenter l’état, où je m’étais trouvé en l’instant que j’avais aperçu ce cheval fondant sur moi (car je l’avais vu à mes talons, et me tins pour mort : mais ce pensement avait été si soudain, que la peur n’eut pas loisir de s’y engendrer) il me sembla que c’était un éclair qui me frappait l’âme de secousse, et que je revenais de l’autre monde. Ce conte d’un événement si léger, est assez vain, n’était l’instruction que j’en ai tirée pour moi : car à la vérité pour s’apprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. Or, comme dit Pline, chacun est à soi-même une très bonne discipline, pourvu qu’il ait la suffisance de s’épier de près. Ce n’est pas ici ma doctrine, c’est mon étude : et n’est pas la leçon d’autrui, c’est la mienne. Et ne me doit-on pourtant savoir mauvais gré, si je la communique. Ce qui me sert, peut aussi par accident servir à un autre. Au demeurant, je ne gâte rien, je n’use que du mien. Et si je fais le fou, c’est à mes dépens, et sans l’intérêt de personne : Car c’est en folie, qui meurt en moi, qui n’a point de suite. Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens, qui aient battu ce chemin : Et si ne pouvons dire, si c’est du tout en pareille manière à celle-ci, n’en connaissant que les noms. Nul depuis ne s’est jeté sur leur trace : C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde, que celle de notre esprit : de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations : Et est un amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde : oui, et des plus recommandées. Il y a plusieurs années que je n’ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et étudie que moi. Et si j’étudie autre chose, c’est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. Et ne me semble point faillir, si, comme il se fait des autres sciences, sans comparaison moins utiles, je fais part de ce que j’ai appris en celle-ci : quoique je ne me contente guère du progrès que j’y ai fait. Il n’est description pareille en difficulté, à la description de soi-même, ni certes en utilité. Encore se faut-il testonner, encore se faut-il ordonner et ranger pour sortir en place. Or je me pare sans cesse : car je me décris sans cesse. La coutume a fait le parler de soi, vicieux : Et le prohibe obstinément en haine de la vantance, qui semble toujours être attachée aux propres témoignages. Au lieu qu’on doit moucher l’enfant, cela s’appelle l’énaser,
In vicium ducit culpæ fuga.
[Fuir la faute mène au vice.]
Je trouve plus de mal que de bien à ce remède ; Mais quand il serait vrai, que ce fût nécessairement, présomption, d’entretenir le peuple de soi : je ne dois pas suivant mon général dessein, refuser une action qui publie cette maladive qualité, puisqu’elle est en moi : et ne dois cacher cette faute, que j’ai non seulement en usage, mais en profession. Toutefois à dire ce que j’en crois, cette coutume a tort de condamner le vin, parce que plusieurs s’y enivrent. On ne peut abuser que des choses qui sont bonnes. Et crois de cette règle, qu’elle ne regarde que la populaire défaillance ; Ce sont brides à veaux, desquelles ni les saints, que nous oyons si hautement parler d’eux, ni les Philosophes, ni les Théologiens ne se brident. Ne fais-je moi, quoique je sois aussi peu l’un que l’autre. S’ils n’en écrivent à point nommé, au moins, quand l’occasion les y porte, ne feignent-ils pas de se jeter bien avant sur le trottoir. De quoi traite Socrates plus largement que de soi ? À quoi achemine-t-il plus souvent les propos de ses disciples, qu’à parler d’eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l’être et branle de leur âme ? Nous nous disons religieusement à Dieu, et à notre confesseur, comme nos voisins à tout le peuple. Mais nous n’en disons, me répondra-t-on, que les accusations. Nous disons donc tout : car notre vertu même est fautière et repentable : Mon métier et mon art, c’est vivre. Qui me défend d’en parler selon mon sens, expérience et usage : qu’il ordonne à l’architecte de parler des bâtiments non selon soi, mais selon son voisin, selon la science d’un autre, non selon la sienne. Si c’est gloire, de soi-même publier ses valeurs, que ne met Cicero en avant l’éloquence de Hortense ; Hortense celle de Cicero ? À l’aventure entendent-ils que je témoigne de moi par ouvrage et effets, non nuement par des paroles. Je peins principalement mes cogitations, sujet informe, qui ne peut tomber en production ouvragère. À toute peine le puis-je coucher en ce corps aéré de la voix. Des plus sages hommes, et des plus dévots, ont vécu fuyant tous apparents effets. Les effets diraient plus de la fortune, que de moi. Ils témoignent leur rôle, non pas le mien, si ce n’est conjecturalement et incertainement : Échantillons d’une montre particulière. Je m’étale entier : C’est un skeletos, où d’une vue les veines, les muscles, les tendons paraissent, chaque pièce en son siège. L’effet de la toux en produisait une partie : l’effet de la pâleur ou battement de cœur une autre, et douteusement. Ce ne sont mes gestes que j’écris ; c’est moi, c’est mon essence. Je tiens qu’il faut être prudent à estimer de soi, et pareillement consciencieux à en témoigner : soit bas, soit haut, indifféremment. Si je me semblais bon et sage tout à fait, je l’entonnerais à pleine tête. De dire moins de soi, qu’il n’y en a, c’est sottise, non modestie : se payer de moins, qu’on ne vaut, c’est lâcheté et pusillanimité selon Aristote. Nulle vertu ne s’aide de la fausseté : et la vérité n’est jamais matière d’erreur. De dire de soi plus qu’il n’y en a, ce n’est pas toujours présomption, c’est encore souvent sottise. Se complaire outre mesure de ce qu’on est, en tomber en amour de soi indiscrète, est à mon avis la substance de ce vice. Le suprême remède à le guérir, c’est faire tout le rebours de ce que ceux ici ordonnent, qui en défendant le parler de soi, défendent par conséquent encore plus de penser à soi. L’orgueil gît en la pensée : la langue n’y peut avoir qu’une bien légère part. De s’amuser à soi, il leur semble que c’est se plaire en soi : de se hanter et pratiquer, que c’est se trop chérir. Mais cet excès naît seulement en ceux qui ne se tâtent que superficiellement, qui se voient après leurs affaires, qui appellent rêverie et oisiveté de s’entretenir de soi, et s’étoffer et bâtir, faire des châteaux en Espaigne : s’estimant chose tierce et étrangère à eux-mêmes. Si quelqu’un s’enivre de sa science, regardant sous soi : qu’il tourne les yeux au-dessus vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d’esprits, qui le foulent aux pieds. S’il entre en quelque flatteuse présomption de sa vaillance, qu’il se ramentoive les vies de Scipion, d’Epaminondas, de tant d’armées, de tant de peuples, qui le laissent si loin derrière eux. Nulle particulière qualité n’enorgueillira celui, qui mettra quand et quand en compte, tant d’imparfaites et faibles qualités autres, qui sont en lui, et au bout, la nihilité de l’humaine condition. Parce que Socrates avait seul mordu à certes au précepte de son Dieu, de se connaître, et par cette étude était arrivé à se mépriser, il fut estimé seul digne du nom de Sage. Qui se connaîtra ainsi, qu’il se donne hardiment à connaître par sa bouche.
Chapitre VII. Des récompenses d’honneur §
Ceux qui écrivent la vie d’Auguste Cæsar, remarquent ceci en sa discipline militaire, que des dons il était merveilleusement libéral envers ceux qui le méritaient : mais que des pures récompenses d’honneur il en était bien autant épargnant. Si est-ce qu’il avait été lui-même gratifié par son oncle, de toutes les récompenses militaires, avant qu’il eût jamais été à la guerre. Ç’a été une belle invention, et reçue en la plupart des polices du monde, d’établir certaines marques vaines et sans prix, pour en honorer et récompenser la vertu : comme sont les couronnes de laurier, de chêne, de myrte, la forme de certain vêtement, le privilège d’aller en coche par ville, ou de nuit avec flambeau, quelque assiette particulière aux assemblées publiques, la prérogative d’aucuns surnoms et titres, certaines marques aux armoiries, et choses semblables, de quoi l’usage a été diversement reçu selon l’opinion des nations, et dure encore. Nous avons pour notre part, et plusieurs de nos voisins, les ordres de chevalerie, qui ne sont établis qu’à cette fin. C’est à la vérité une bien bonne et profitable coutume, de trouver moyen de reconnaître la valeur des hommes rares et excellents, et de les contenter et satisfaire par des paiements, qui ne chargent aucunement le public, et qui ne coûtent rien au Prince. Et ce qui a été toujours connu par expérience ancienne, et que nous avons autrefois aussi pu voir entre nous, que les gens de qualité avaient plus de jalousie de telles récompenses, que de celles où il y avait du gain et du profit, cela n’est pas sans raison et grande apparence. Si au prix qui doit être simplement d’honneur, on y mêle d’autres commodités et de la richesse : ce mélange au lieu d’augmenter l’estimation, il la ravale et en retranche. L’ordre Saint Michel, qui a été si longtemps en crédit parmi nous, n’avait point de plus grande commodité que celle-là, de n’avoir communication d’aucune autre commodité. Cela faisait, qu’autrefois il n’y avait ni charge ni état, quel qu’il fût, auquel la noblesse prétendît avec tant de désir et d’affection, qu’elle faisait à l’ordre, ni qualité qui apportât plus de respect et de grandeur : la vertu embrassant et aspirant plus volontiers à une récompense purement sienne, plutôt glorieuse, qu’utile. Car à la vérité les autres dons n’ont pas leur usage si digne, d’autant qu’on les emploie à toute sorte d’occasions. Par des richesses on satisfait le service d’un valet, la diligence d’un courrier ; le danser, le voltiger, le parler, et les plus vils offices qu’on reçoive : voire et le vice s’en paie, la flatterie, le maquerellage, la trahison : ce n’est pas merveille si la vertu reçoit et désire moins volontiers cette sorte de monnaie commune, que celle qui lui est propre et particulière, toute noble et généreuse. Auguste avait raison d’être beaucoup plus ménager et épargnant de celle-ci, que de l’autre : d’autant que l’honneur, c’est un privilège qui tire sa principale essence de la rareté : et la vertu même.
Cui malus est nemo, quis bonus esse potest ?
[Pour qui nul n’est méchant, qui pourrait être bon ?]
On ne remarque pas pour la recommandation d’un homme, qu’il ait soin de la nourriture de ses enfants, d’autant que c’est une action commune, quelque juste qu’elle soit : non plus qu’un grand arbre, où la forêt est toute de même. Je ne pense pas qu’aucun citoyen de Sparte se glorifiât de sa vaillance : car c’était une vertu populaire en leur nation : et aussi peu de la fidélité et mépris des richesses. Il n’échoit pas de récompense à une vertu, pour grande qu’elle soit, qui est passée en coutume : et ne sais avec, si nous l’appellerions jamais grande, étant commune. Puis donc que ces loyers d’honneur, n’ont autre prix et estimation que celle-là, que peu de gens en jouissent, il n’est, pour les anéantir, que d’en faire largesse. Quand il se trouverait plus d’hommes qu’au temps passé, qui méritassent notre ordre, il n’en fallait pas pourtant corrompre l’estimation. Et peut aisément advenir que plus le méritent : car il n’est aucune des vertus qui s’épande si aisément que la vaillance militaire. Il y en a une autre vraie, parfaite et philosophique, de quoi je ne parle point (et me sers de ce mot, selon notre usage) bien plus grande que celle-ci, et plus pleine : qui est une force et assurance de l’âme, méprisant également toute sorte de contraires accidents ; équable, uniforme et constante, de laquelle la nôtre n’est qu’un bien petit rayon. L’usage, l’institution, l’exemple et la coutume, peuvent tout ce qu’elles veulent en l’établissement de celle, de quoi je parle, et la rendent aisément vulgaire, comme il est très aisé à voir par l’expérience que nous en donnent nos guerres civiles. Et qui nous pourrait joindre à cette heure, et acharner à une entreprise commune tout notre peuple, nous ferions refleurir notre ancien nom militaire. Il est bien certain, que la récompense de l’ordre ne touchait pas au temps passé seulement la vaillance, elle regardait plus loin. Ce n’a jamais été le paiement d’un valeureux soldat, mais d’un Capitaine fameux. La science d’obéir ne méritait pas un loyer si honorable ; on y requérait anciennement une expertise bellique plus universelle et qui embrassât la plupart et plus grandes parties d’un homme militaire, neque enim eædem militares et imperatoriæ artes sunt [car les qualités du soldat et celles du général ne sont pas les mêmes], qui fut encore, outre cela de condition accommodable à une telle dignité. Mais je dis, quand plus de gens en seraient dignes qu’il ne s’en trouvait autrefois, qu’il ne fallait pas pourtant s’en rendre plus libéral : et eût mieux valu faillir à n’en étrenner pas tous ceux, à qui il était dû, que de perdre pour jamais, comme nous venons de faire, l’usage d’une invention si utile. Aucun homme de cœur ne daigne s’avantager de ce qu’il a de commun avec plusieurs : Et ceux d’aujourd’hui qui ont moins mérité cette récompense, font plus de contenance de la dédaigner, pour se loger par là, au rang de ceux à qui on fait tort d’épandre indignement et avilir cette marque qui leur était particulièrement due. Or de s’attendre en effaçant et abolissant celle-ci, de pouvoir soudain remettre en crédit, et renouveler une semblable coutume, ce n’est pas entreprise propre à une saison si licencieuse et malade, qu’est celle, où nous nous trouvons à présent : et en adviendra que la dernière encourra dès sa naissance, les incommodités qui viennent de ruiner l’autre. Les règles de la dispensation de ce nouvel ordre, auraient besoin d’être extrêmement tendues et contraintes, pour lui donner autorité : et cette saison tumultuaire n’est pas capable d’une bride courte et réglée. Outre ce qu’avant qu’on lui puisse donner crédit, il est besoin qu’on ait perdu la mémoire du premier, et du mépris auquel il est chu. Ce lieu pourrait recevoir quelque discours sur la considération de la vaillance, et différence de cette vertu aux autres : mais Plutarque étant souvent retombé sur ce propos, je me mêlerais pour néant de rapporter ici ce qu’il en dit. Ceci est digne d’être considéré, que notre nation donne à la vaillance le premier degré des vertus, comme son nom montre, qui vient de valeur : et qu’à notre usage, quand nous disons un homme qui vaut beaucoup, ou un homme de bien, au style de notre cour, et de notre noblesse, ce n’est à dire autre chose qu’un vaillant homme : d’une façon pareille à la Romaine. Car la générale appellation de vertu prend chez eux étymologie de la force. La forme propre, et seule, et essentielle, de noblesse en France, c’est la vacation militaire. Il est vraisemblable que la première vertu qui se soit fait paraître entre les hommes, et qui a donné avantage aux uns sur les autres, ç’a été celle-ci : par laquelle les plus forts et courageux se sont rendus maîtres des plus faibles, et ont acquis rang et réputation particulière : d’où lui est demeuré cet honneur et dignité de langage : ou bien que ces nations étant très belliqueuses, ont donné le prix à celle des vertus, qui leur était plus familière, et le plus digne titre. Tout ainsi que notre passion, et cette fiévreuse sollicitude que nous avons de la chasteté des femmes, fait aussi qu’une bonne femme, une femme de bien, et femme d’honneur et de. vertu, ce ne soit en effet à dire autre chose pour nous, qu’une femme chaste : comme si pour les obliger à ce devoir, nous mettions à nonchaloir tous les autres, et leur lâchions la bride à toute autre faute, pour entrer en composition de leur faire quitter celle-ci.
Chapitre VIII. De l’affection des pères aux enfants §
À Madame d’Estissac
Madame, si l’étrangeté ne me sauve, et la nouveauté, qui ont accoutumé de donner prix aux choses, je ne sors jamais à mon honneur de cette sotte entreprise : mais elle est si fantastique, et a un visage si éloigné de l’usage commun, que cela lui pourra donner passage. C’est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que je m’étais jeté, qui m’a mis premièrement en tête cette rêverie de me mêler d’écrire. Et puis me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière, je me suis présenté moi-même à moi pour argument et pour sujet. C’est le seul livre au monde de son espèce, et d’un dessein farouche et extravagant. Il n’y a rien aussi en cette besogne digne d’être remarqué que cette bizarrerie : car à un sujet si vain et si vil, le meilleur ouvrier du monde n’eût su donner façon qui mérite qu’on en fasse compte. Or Madame, ayant à m’y portraire au vif, j’en eusse oublié un trait d’importance, si je n’y eusse représenté l’honneur, que j’ai toujours rendu à vos mérites. Et l’ai voulu dire signamment à la tête de ce chapitre, d’autant que parmi vos autres bonnes qualités, celle de l’amitié que vous avez montrée à vos enfants, tient l’un des premiers rangs. Qui saura l’âge auquel Monsieur d’Estissac votre mari vous laissa veuve, les grands et honorables partis, qui vous ont été offerts, autant qu’à Dame de France de votre condition, la constance et fermeté de quoi vous avez soutenu tant d’années et au travers de tant d’épineuses difficultés, la charge et conduite de leurs affaires, qui vous ont agitée par tous les coins de France, et vous tiennent encore assiégée, l’heureux acheminement que vous y avez donné, par votre seule prudence ou bonne fortune : il dira aisément avec moi, que nous n’avons point d’exemple d’affection maternelle en notre temps plus exprès que le vôtre. Je loue Dieu, Madame, qu’elle ait été si bien employée : car les bonnes espérances que donne de soi Monsieur d’Estissac votre fils, assurent assez que quand il sera en âge, vous en tirerez l’obéissance et reconnaissance d’un très bon enfant. Mais d’autant qu’à cause de sa puérilité, il n’a pu remarquer les extrêmes offices qu’il a reçu de vous en si grand nombre, je veux, si ces écrits viennent un jour à lui tomber en main, lorsque je n’aurai plus ni bouche ni parole qui le puisse dire, qu’il reçoive de moi ce témoignage en toute vérité : qui lui sera encore plus vivement témoigné par les bons effets, de quoi si Dieu plaît il se ressentira, qu’il n’est gentilhomme en France, qui doive plus à sa mère qu’il fait, et qu’il ne peut donner à l’avenir plus certaine preuve de sa bonté, et de sa vertu, qu’en vous reconnaissant pour telle. S’il y a quelque loi vraiment naturelle, c’est-à-dire quelque instinct, qui se voie universellement et perpétuellement empreint aux bêtes et en nous (ce qui n’est pas sans controverse) je puis dire à mon avis, qu’après le soin que chaque animal a de sa conservation, et de fuir ce qui nuit, l’affection que l’engendrant porte à son engeance, tient le second lieu en ce rang. Et parce que nature semble nous l’avoir recommandée, regardant à étendre et faire aller avant, les pièces successives de cette sienne machine : ce n’est pas merveille, si à reculons des enfants aux pères, elle n’est pas si grande. Joint cette autre considération Aristotélique : que celui qui bien fait à quelqu’un, l’aime mieux, qu’il n’en est aimé : Et celui à qui il est dû, aime mieux, que celui qui doit : et tout ouvrier aime mieux son ouvrage, qu’il n’en serait aimé, si l’ouvrage avait du sentiment : d’autant que nous avons cher, être, et être consiste en mouvement et action. Par quoi chacun est aucunement en son ouvrage. Qui bien fait, exerce une action belle et honnête : qui reçoit, l’exerce utile seulement. Or l’utile est de beaucoup moins aimable que l’honnête. L’honnête est stable et permanent, fournissant à celui qui l’a fait, une gratification constante. L’utile se perd et échappe facilement, et n’en est la mémoire ni si fraîche ni si douce. Les choses nous sont plus chères, qui nous ont plus coûté. Et donner, est de plus de coût que le prendre. Puisqu’il a plu à Dieu nous douer de quelque capacité de discours, afin que comme les bêtes nous ne fussions pas servilement assujettis aux lois communes, ains que nous nous y appliquassions par jugement et liberté volontaire : nous devons bien prêter un peu à la simple autorité de nature : mais non pas nous laisser tyranniquement emporter à elle : la seule raison doit avoir la conduite de nos inclinations. J’ai de ma part le goût étrangement mousse à ces propensions, qui sont produites en nous sans l’ordonnance et entremise de notre jugement. Comme sur ce sujet, duquel je parle, je ne puis recevoir cette passion, de quoi on embrasse les enfants à peine encore nés, n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimables : et ne les ai pas souffert volontiers nourrir près de moi. Une vraie affection et bien réglée, devrait naître, et s’augmenter avec la connaissance qu’ils nous donnent d’eux ; et lors, s’ils le valent, la propension naturelle marchant quant et quant la raison, les chérir d’une amitié vraiment paternelle ; et en juger de même s’ils sont autres, nous rendant toujours à la raison, nonobstant la force naturelle. Il en va fort souvent au rebours, et le plus communément nous nous sentons plus émus des trépignements, jeux et niaiseries puériles de nos enfants, que nous ne faisons après, de leurs actions toutes formées : comme si nous les avions aimés pour notre passe-temps, comme des guenons, non comme des hommes. Et tel fournit bien libéralement de jouets à leur enfance, qui se trouve resserré à la moindre dépense qu’il leur faut étant en âge. Voire il semble que la jalousie que nous avons de les voir paraître et jouir du monde, quand nous sommes à même de le quitter, nous rende plus épargnants et restreints envers eux : Il nous lâche qu’ils nous marchent sur les talons, comme pour nous solliciter de sortir : Et si nous avions à craindre cela, puisque l’ordre des choses porte qu’ils ne peuvent, à dire vérité, être, ni vivre, qu’aux dépens de notre être et de notre vie, nous ne devions pas nous mêler d’être pères. Quant à moi, je trouve que c’est cruauté et injustice de ne les recevoir au partage et société de nos biens, et compagnons en l’intelligence de nos affaires domestiques, quand ils en sont capables, et de ne retrancher et resserrer nos commodités pour pourvoir aux leurs, puisque nous les avons engendrés à cet effet. C’est injustice de voir qu’un père vieil, cassé, et demi-mort, jouisse seul à un coin du foyer, des biens qui suffiraient à l’avancement et entretien de plusieurs enfants, et qu’il les laisse cependant par faute de moyen, perdre leurs meilleures années, sans se pousser au service public, et connaissance des hommes. On les jette au désespoir de chercher par quelque voie, pour injuste qu’elle soit, à pourvoir à leur besoin. Comme j’ai vu de mon temps, plusieurs jeunes hommes de bonne maison, si adonnés au larcin, que nulle correction les en pouvait détourner. J’en connais un, bien apparenté, à qui par la prière d’un sien frère, très honnête et brave gentilhomme, je parlai une fois pour cet effet. Il me répondit et confessa tout rondement, qu’il avait été acheminé à cette ordure, par la rigueur et avarice de son père ; mais qu’à présent il y était si accoutumé, qu’il ne s’en pouvait garder. Et lors il venait d’être surpris en larcin des bagues d’une dame, au lever de laquelle il s’était trouvé avec beaucoup d’autres. Il me fit souvenir du conte que j’avais ouï faire d’un autre gentilhomme, si fait et façonné à ce beau métier, du temps de sa jeunesse, que venant après à être maître de ses biens, délibéré d’abandonner cette trafique, il ne se pouvait garder pourtant s’il passait près d’une boutique, où il y eût chose, de quoi il eût besoin, de la dérober, en peine de l’envoyer payer après. Et en ai vu plusieurs si dressés et duits à cela, que parmi leurs compagnons mêmes, ils dérobaient ordinairement des choses qu’ils voulaient rendre. Je suis Gascon, et si n’est vice auquel je m’entende moins. Je le hais un peu plus par complexion, que je ne l’accuse par discours : Seulement par désir, je ne soustrais rien à personne. Ce quartier en est à la vérité un peu plus décrié que les autres de la Française nation. Si est-ce que nous avons vu de notre temps à diverses fois, entre les mains de la justice, des hommes de maison, d’autres contrées, convaincus de plusieurs horribles voleries. Je crains que de cette débauche il s’en faille aucunement prendre à ce vice des pères. Et si on me répond ce que fit un jour un Seigneur de bon entendement, qu’il faisait épargne des richesses, non pour en tirer autre fruit et usage, que pour se faire honorer et rechercher aux siens ; et que l’âge lui ayant ôté toutes autres forces, c’était le seul remède qui lui restait pour se maintenir en autorité en sa famille, et pour éviter qu’il ne vînt à mépris et dédain à tout le monde (De vrai non la vieillesse seulement, mais toute imbécillité, selon Aristote, est promotrice d’avarice) Cela est quelque chose : mais c’est la médecine à un mal, duquel on devait éviter la naissance. Un père est bien misérable, qui ne tient l’affection de ses enfants, que par le besoin qu’ils ont de son secours, si cela se doit nommer affection : il faut se rendre respectable par sa vertu, et par sa suffisance, et aimable par sa bonté et douceur de ses mœurs. Les cendres mêmes d’une riche matière, elles ont leur prix : et les os et reliques des personnes d’honneur, nous avons accoutumé de les tenir en respect et révérence. Nulle vieillesse peut être si caduque et si rance, à un personnage qui a passé en honneur son âge, qu’elle ne soit vénérable ; et notamment à ses enfants, desquels il faut avoir réglé l’âme à leur devoir par raison, non par nécessité et par le besoin, ni par rudesse et par force.
et errat longe, mea quidem sententia,
Qui imperium credat esse grauius aut stabilius
Vi quod fit, quam illud quod amicitia adiungitur.
[Et il se trompe lourdement, à mon avis du moins, celui qui croit qu’un pouvoir exercé par la force est plus ferme et plus stable que celui qui s’adjoint l’affection.]
J’accuse toute violence en l’éducation d’une âme tendre, qu’on dresse pour l’honneur, et la liberté. Il y a je ne sais quoi de servile en la rigueur, et en la contrainte : et tiens que ce qui ne se peut faire par la raison, et par prudence, et adresse, ne se fait jamais par la force. On m’a ainsi élevé : ils disent qu’en tout mon premier âge, je n’ai tâté des verges qu’à deux coups, et bien mollement. J’ai dû la pareille aux enfants que j’ai eu : Ils me meurent tous en nourrice : mais Léonor, une seule fille qui est échappée à cette infortune, a atteint six ans et plus, sans qu’on ait employé à sa conduite, et pour le châtiment de ses fautes puériles (l’indulgence de sa mère s’y appliquant aisément) autre chose que paroles, et bien douces : Et quand mon désir y serait frustré, il est assez d’autres causes auxquelles nous prendre, sans entrer en reproche avec ma discipline, que je sais être juste et naturelle. J’eusse été beaucoup plus religieux encore en cela vers des mâles, moins nés à servir, et de condition plus libre : j’eusse aimé à leur grossir le cœur d’ingénuité et de franchise. Je n’ai vu autre effet aux verges, sinon de rendre les âmes plus lâches, ou plus malicieusement opiniâtres. Voulons-nous être aimés de nos enfants ? leur voulons-nous ôter l’occasion de souhaiter notre mort ? (combien que nulle occasion d’un si horrible souhait, ne peut être ni juste ni excusable, nullum scelus rationem habet [nul crime n’est fondé en raison]) accommodons leur vie raisonnablement, de ce qui est en notre puissance. Pour cela, il ne nous faudrait pas marier si jeunes que notre âge vienne quasi à se confondre avec le leur : Car cet inconvénient nous jette à plusieurs grandes difficultés. Je dis spécialement à la noblesse, qui est d’une condition oisive, et qui ne vit, comme on dit, que de ses rentes : car ailleurs, où la vie est questuaire, la pluralité et compagnie des enfants, c’est un agencement de ménage, ce sont autant de nouveaux outils et instruments à s’enrichir. Je me mariai à trente-trois ans, et loue l’opinion de trente-cinq, qu’on dit être d’Aristote. Platon ne veut pas qu’on se marie avant les trente ; mais il a raison de se moquer de ceux qui font les œuvres de mariage après cinquante-cinq : et condamne leur engeance indigne d’aliment et de vie. Thales y donna les plus vraies bornes : qui jeune, répondit à sa mère le pressant de se marier, qu’il n’était pas temps : et, devenu sur l’âge, qu’il n’était plus temps. Il faut refuser l’opportunité à toute action importune. Les anciens Gaulois estimaient à extrême reproche d’avoir eu accointance de femme, avant l’âge de vingt ans : et recommandaient singulièrement aux hommes, qui se voulaient dresser pour la guerre, de conserver bien avant en l’âge leur pucelage ; d’autant que les courages s’amollissent et divertissent par l’accouplage des femmes.
Ma hor congiunto a giovinetta sposa,
Lieto homai de’ figli, era invilito
Ne gli affetti di padre e di marito.
[Mais uni alors à une toute jeune épouse, heureux d’avoir désormais des fils, il s’était amolli dans les affections de père et de mari.]
Muleasses Roi de Thunes, celui que l’Empereur Charles cinquième remit en ses états, reprochait la mémoire de Mahomet son père, de sa hantise avec ses femmes, l’appelant brode, efféminé, engendreur d’enfants. L’histoire Grecque remarque de Jecus Tarentin, de Chryso, d’Astylus, de Diopopus, et d’autres, que pour maintenir leurs corps fermes au service de la course des jeux Olympiques, de la Palestrine, et tels exercices, ils se privèrent autant que leur dura ce soin, de toute sorte d’acte Vénérien. En certaine contrée des Indes Espagnolles, on ne permettait aux hommes de se marier, qu’après quarante ans, et si le permettait-on aux filles à dix ans. Un gentilhomme qui a trente-cinq ans, il n’est pas temps qu’il fasse place à son fils qui en a vingt : il est lui-même au train de paraître et aux voyages des guerres, et en la cour de son Prince : il a besoin de ses pièces ; et en doit certainement faire part, mais telle part, qu’il ne s’oublie pas pour autrui. Et à celui-là peut servir justement cette réponse que les pères ont ordinairement en la bouche : Je ne me veux pas dépouiller devant que de m’aller coucher. Mais un père atterré d’années et de maux, privé par sa faiblesse et faute de santé, de la commune société des hommes, il se fait tort, et aux siens, de couver inutilement un grand tas de richesses. Il est assez en état, s’il est sage, pour avoir désir de se dépouiller pour se coucher, non pas jusques à la chemise, mais jusques à une robe de nuit bien chaude : le reste des pompes, de quoi il n’a plus que faire, il doit en étrenner volontiers ceux, à qui par ordonnance naturelle cela doit appartenir. C’est raison qu’il leur en laisse l’usage, puisque nature l’en prive : autrement sans doute il y a de la malice et de l’envie. La plus belle des actions de l’Empereur Charles cinquième fut celle-là, à l’imitation d’aucuns anciens de son calibre, d’avoir su reconnaître que la raison nous commande assez de nous dépouiller, quand nos robes nous chargent et empêchent, et de nous coucher quand les jambes nous faillent. Il résigna ses moyens, grandeur et puissance à son fils, lorsqu’il sentit défaillir en soi la fermeté et la force pour conduire les affaires, avec la gloire qu’il y avait acquise.
Solue senescentem mature sanus equum, ne
Peccet ad extremum ridendus, et ilia ducat.
[En homme sensé, dételle à temps ton cheval vieillissant, de peur qu’il ne bronche à la fin au milieu des rires et ne fasse haleter ses flancs.]
Cette faute, de ne se savoir reconnaître de bonne heure, et ne sentir l’impuissance et extrême altération que l’âge apporte naturellement et au corps et à l’âme, qui à mon opinion est égale, si l’âme n’en a plus de la moitié, a perdu la réputation de la plupart des grands hommes du monde. J’ai vu de mon temps et connu familièrement, des personnages de grande autorité, qu’il était bien aisé à voir, être merveilleusement déchus de cette ancienne suffisance, que je connaissais par la réputation qu’ils en avaient acquise en leurs meilleurs ans. Je les eusse pour leur honneur volontiers souhaités retirés en leur maison à leur aise, et déchargés des occupations publiques et guerrières, qui n’étaient plus pour leurs épaules. J’ai autrefois été privé en la maison d’un gentilhomme veuf et fort vieil, d’une vieillesse toutefois assez verte. Celui-ci avait plusieurs filles à marier, et un fils déjà en âge de paraître ; cela chargeait sa maison de plusieurs dépenses et visites étrangères, à quoi il prenait peu de plaisir, non seulement pour le soin de l’épargne, mais encore plus, pour avoir, à cause de l’âge, pris une forme de vie fort éloignée de la nôtre. Je lui dis un jour un peu hardiment, comme j’ai accoutumé, qu’il lui siérait mieux de nous faire place, et de laisser à son fils sa maison principale, (car il n’avait que celle-là de bien logée et accommodée) et se retirer en une sienne terre voisine, où personne n’apporterait incommodité à son repos, puisqu’il ne pouvait autrement éviter notre importunité, vu la condition de ses enfants. Il m’en crut depuis, et s’en trouva bien. Ce n’est pas à dire qu’on leur donne, par telle voie d’obligation, de laquelle on ne se puisse plus dédire : je leur laisserais, moi qui suis à même de jouer ce rôle, la jouissance de ma maison et de mes biens, mais avec liberté de m’en repentir, s’ils m’en donnaient occasion : je leur en laisserais l’usage, parce qu’il ne me serait plus commode : Et de l’autorité des affaires en gros, je m’en réserverais autant qu’il me plairait. Ayant toujours jugé que ce doit être un grand contentement à un père vieil, de mettre lui-même ses enfants en train du gouvernement de ses affaires, et de pouvoir pendant sa vie contrôler leurs déportements : leur fournissant d’instruction et d’avis suivant l’expérience qu’il en a, et d’acheminer lui-même l’ancien honneur et ordre de sa maison en la main de ses successeurs, et se répondre par là, des espérances qu’il peut prendre de leur conduite à venir. Et pour cet effet, je ne voudrais pas fuir leur compagnie, je voudrais les éclairer de près, et jouir selon la condition de mon âge, de leur allégresse, et de leurs fêtes. Si je ne vivais parmi eux (comme je ne pourrais sans offenser leur assemblée par le chagrin de mon âge, et l’obligation de mes maladies, et sans contraindre aussi et forcer les règles et façons de vivre que j’aurais lors) je voudrais au moins vivre près d’eux en un quartier de ma maison, non pas le plus en parade, mais le plus en commodité. Non comme je vis il y a quelques années, un Doyen de S. Hilaire de Poictiers, rendu à telle solitude par l’incommodité de sa mélancolie, que lorsque j’entrai en sa chambre, il y avait vingt-deux ans, qu’il n’en était sorti un seul pas ; et si avait toutes ses actions libres et aisées, sauf un rhume qui lui tombait sur l’estomac. À peine une fois la semaine, voulait-il permettre qu’aucun entrât pour le voir : Il se tenait toujours enfermé par le dedans de sa chambre seul, sauf qu’un valet lui portait une fois le jour à manger, qui ne faisait qu’entrer et sortir. Son occupation était se promener, et lire quelque livre (car il connaissait aucunement les lettres) obstiné au demeurant de mourir en cette démarche, comme il fit bientôt après. J’essaierais par une douce conversation, de nourrir en mes enfants une vive amitié et bienveillance non feinte en mon endroit. Ce qu’on gagne aisément envers des natures bien nées : car si ce sont bêtes furieuses, comme notre siècle en produit à milliers, il les faut haïr et fuir pour telles. Je veux mal à cette coutume, d’interdire aux enfants l’appellation paternelle, et leur en enjoindre une étrangère, comme plus révérencielle : nature n’ayant volontiers pas suffisamment pourvu à notre autorité. Nous appelons Dieu tout-puissant, père, et dédaignons que nos enfants nous en appellent. J’ai réformé cette erreur en ma famille. C’est aussi folie et injustice de priver les enfants qui sont en âge, de la familiarité des pères, et vouloir maintenir en leur endroit une morgue austère et dédaigneuse, espérant par là, les tenir en crainte et obéissance. Car c’est une farce très inutile, qui rend les pères ennuyeux aux enfants, et qui pis est, ridicules. Ils ont la jeunesse et les forces en la main, et par conséquent le vent et la faveur du monde ; et reçoivent avec moquerie, ces mines fières et tyranniques, d’un homme qui n’a plus de sang, ni au cœur, ni aux veines : vrais épouvantails de chènevière. Quand je pourrais me faire craindre, j’aimerais encore mieux me faire aimer. Il y a tant de sortes de défauts en la vieillesse, tant d’impuissance, elle est si propre au mépris, que le meilleur acquêt qu’elle puisse faire, c’est l’affection et amour des siens : le commandement et la crainte, ce ne sont plus ses armes. J’en ai vu quelqu’un, duquel la jeunesse avait été très impérieuse, quand c’est venu sur l’âge, quoi qu’il le passe sainement ce qu’il se peut, il frappe, il mord, il jure, le plus tempestatif maître de France, il se ronge de soin et de vigilance, tout cela n’est qu’un batelage, auquel la famille même complote : du grenier, du cellier, voire et de sa bourse, d’autres ont la meilleure part de l’usage, cependant qu’il en a les clés en sa gibecière, plus chèrement que ses yeux. Cependant qu’il se contente de l’épargne et chicheté de sa table, tout est en débauche en divers réduits de sa maison, en jeu, et en dépense, et en l’entretien des contes de sa vaine colère et pourvoyance. Chacun est en sentinelle contre lui. Si par fortune quelque chétif serviteur s’y adonne, soudain il lui est mis en soupçon : qualité à laquelle la vieillesse mord si volontiers de soi-même. Quantes fois s’est-il vanté à moi, de la bride qu’il donnait aux siens, et exacte obéissance et révérence qu’il en recevait ; combien il voyait clair en ses affaires !
Ille solus nescit omnia.
[Lui seul ignore tout.]
Je ne sache homme qui pût apporter plus de parties et naturelles et acquises, propres à conserver la maîtrise, qu’il fait, et si en est déchu comme un enfant. Partant l’ai-je choisi parmi plusieurs telles conditions que je connais, comme plus exemplaire. Ce serait matière à une question scolastique, s’il est ainsi mieux, ou autrement. En présence, toutes choses lui cèdent. Et laisse-t-on ce vain cours à son autorité, qu’on ne lui résiste jamais : On le croit, on le craint, on le respecte tout son saoul. Donne-t-il congé à un valet ? il plie son paquet, le voilà parti : mais hors de devant lui seulement : Les pas de la vieillesse sont si lents, les sens si troubles, qu’il vivra et fera son office en même maison, un an, sans être aperçu. Et quand la saison en est, on fait venir des lettres lointaines, piteuses, suppliantes, pleines de promesse de mieux faire, par où on le remet en grâce. Monsieur fait-il quelque marché ou quelque dépêche qui déplaise ? on la supprime : forgeant tantôt après, assez de causes, pour excuser la faute d’exécution ou de réponse. Nulles lettres étrangères ne lui étant premièrement apportées, il ne voit que celles qui semblent commodes à sa science. Si par cas d’aventure il les saisit, ayant en coutume de se reposer sur certaine personne, de les lui lire, on y trouve sur-le-champ ce qu’on veut : et fait-on à tous coups que tel lui demande pardon, qui l’injurie par sa lettre. Il ne voit enfin affaires, que par une image disposée et desseignée et satisfactoire le plus qu’on peut, pour n’éveiller son chagrin et son courroux. J’ai vu sous des figures différentes, assez d’économies longues, constantes, de tout pareil effet. Il est toujours proclive aux femmes de disconvenir à leurs maris. Elles saisissent à deux mains toutes couvertures de leur contraster : la première excuse leur sert de plénière justification. J’en ai vu, qui dérobait gros à son mari, pour, disait-elle à son confesseur, faire ses aumônes plus grasses. Fiez-vous à cette religieuse dispensation. Nul maniement leur semble avoir assez de dignité, s’il vient de la concession du mari. Il faut qu’elles l’usurpent ou finement, ou fièrement, et toujours injurieusement, pour lui donner de la grâce et de l’autorité. Comme en mon propos, quand c’est contre un pauvre vieillard, et pour des enfants, lors empoignent-elles ce titre, et en servent leur passion, avec gloire : et comme en un commun servage, monopolent facilement contre sa domination et gouvernement. Si ce sont mâles, grands et fleurissants, ils subornent aussi incontinent ou par force, ou par faveur, et maître d’Hôtel et receveur, et tout le reste. Ceux qui n’ont ni femme ni fils, tombent en ce malheur plus difficilement, mais plus cruellement aussi et indignement. Le vieil Caton disait en son temps, qu’autant de valets, autant d’ennemis. Voyez si selon la distance de la pureté de son siècle au nôtre, il ne nous a pas voulu avertir, que femme, fils, et valet, autant d’ennemis à nous. Bien sert à la décrépitude de nous fournir le doux bénéfice d’inapercevance et d’ignorance, et facilité à nous laisser tromper. Si nous y mordions, que serait-ce de nous ; même en ce temps, où les Juges qui ont à décider nos controverses, sont communément partisans de l’enfance et intéressés ? Au cas que cette piperie m’échappe à voir, au moins ne m’échappe-t-il pas, à voir que je suis très pipable. Et aura-t-on jamais assez dit, de quel prix est un ami, à comparaison de ces liaisons civiles ? L’image même, que j’en vois aux bêtes, si pure, avec quelle religion je la respecte ! Si les autres me pipent, au moins ne me pipé-je pas moi-même à m’estimer capable de m’en garder : ni à me ronger la cervelle pour m’en rendre. Je me sauve de telles trahisons en mon propre giron, non par une inquiète et tumultuaire curiosité, mais par diversion plutôt, et résolution. Quand j’ois réciter l’état de quelqu’un, je ne m’amuse pas à lui : je tourne incontinent les yeux à moi, voir comment j’en suis. Tout ce qui le touche me regarde. Son accident m’avertit et m’éveille de ce côté-là. Tous les jours et à toutes heures, nous disons d’un autre ce que nous dirions plus proprement de nous, si nous savions replier aussi bien qu’étendre notre considération. Et plusieurs auteurs blessent en cette manière la protection de leur cause, courant en avant témérairement à l’encontre de celle qu’ils attaquent, et lançant à leurs ennemis des traits, propres à leur être relancés plus avantageusement. Feu M. le Maréchal de Monluc, ayant perdu son fils, qui mourut en l’Île de Madères, brave gentilhomme à la vérité et de grande espérance, me faisait fort valoir entre ses autres regrets, le déplaisir et crève-cœur qu’il sentait de ne s’être jamais communiqué à lui : et sur cette humeur d’une gravité et grimace paternelle, avoir perdu la commodité de goûter et bien connaître son fils ; et aussi de lui déclarer l’extrême amitié qu’il lui portait, et le digne jugement qu’il faisait de sa vertu. Et ce pauvre garçon, disait-il, n’a rien vu de moi qu’une contenance renfrognée et pleine de mépris, et a emporté cette créance, que je n’ai su ni l’aimer ni l’estimer selon son mérite. À qui gardais-je à découvrir cette singulière affection que je lui portais dans mon âme ? était-ce pas lui qui en devait avoir tout le plaisir et toute l’obligation ? Je me suis contraint et gêné pour maintenir ce vain masque : et y ai perdu le plaisir de sa conversation, et sa volonté quant et quant, qu’il ne me peut avoir portée autre que bien froide, n’ayant jamais reçu de moi que rudesse, ni senti qu’une façon tyrannique. Je trouve que cette plainte était bien prise et raisonnable : Car comme je sais par une trop certaine expérience, il n’est aucune si douce consolation en la perte de nos amis, que celle que nous apporte la science de n’avoir rien oublié à leur dire, et d’avoir eu avec eux une parfaite et entière communication d’un ami. En vaux-je mieux d’en avoir le goût, ou si j’en vaux moins ? j’en vaux certes bien mieux. Son regret me console et m’honore. Est-ce pas un pieux et plaisant office de ma vie, d’en faire à tout jamais les obsèques ? Est-il jouissance qui vaille cette privation ? Je m’ouvre aux miens tant que je puis, et leur signifie très volontiers l’état de ma volonté, et de mon jugement envers eux, comme envers un chacun : je me hâte de me produire, et de me présenter : car je ne veux pas qu’on s’y mécompte, à quelque part que ce soit. Entre autres coutumes particulières qu’avaient nos anciens Gaulois, à ce que dit Cæsar, celle-ci en était l’une, que les enfants ne se présentaient aux pères, ni s’osaient trouver en public en leur compagnie, que lorsqu’ils commençaient à porter les armes ; comme s’ils voulaient dire que lors il était aussi saison, que les pères les reçussent en leur familiarité et accointance. J’ai vu encore une autre sorte d’indiscrétion en aucuns pères de mon temps, qui ne se contentent pas d’avoir privé pendant leur longue vie, leurs enfants de la part qu’ils devaient avoir naturellement en leurs fortunes, mais laissent encore après eux, à leurs femmes cette même autorité sur tous leurs biens, et loi d’en disposer à leur fantaisie. Et ai connu tel Seigneur des premiers officiers de notre Couronne, ayant par espérance de droit à venir, plus de cinquante mille écus de rente, qui est mort nécessiteux et accablé de dettes, âgé de plus de cinquante ans, sa mère en son extrême décrépitude, jouissant encore de tous ses biens par l’ordonnance du père, qui avait de sa part vécu près de quatre-vingts ans. Cela ne me semble aucunement raisonnable. Pourtant trouvé-je peu d’avancement à un homme de qui les affaires se portent bien, d’aller chercher une femme qui le charge d’une grande dot ; il n’est point de dette étrangère qui apporte plus de ruine aux maisons : mes prédécesseurs ont communément suivi ce conseil bien à propos, et moi aussi. Mais ceux qui nous déconseillent les femmes riches, de peur qu’elles soient moins traitables et reconnaissantes, se trompent, de faire perdre quelque réelle commodité, pour une si frivole conjecture. À une femme déraisonnable, il ne coûte non plus de passer par-dessus une raison, que par-dessus une autre. Elles s’aiment le mieux où elles ont plus de tort. L’injustice les allèche : comme les bonnes, l’honneur de leurs actions vertueuses : Et en sont débonnaires d’autant plus, qu’elles sont plus riches : comme plus volontiers et glorieusement chastes, de ce qu’elles sont belles. C’est raison de laisser l’administration des affaires aux mères pendant que les enfants ne sont pas en l’âge selon les lois pour en manier la charge : mais le père les a bien mal nourris, s’il ne peut espérer qu’en leur maturité, ils auront plus de sagesse et de suffisance que sa femme, vu l’ordinaire faiblesse du sexe. Bien serait-il toutefois à la vérité plus contre nature, de faire dépendre les mères de la discrétion de leurs enfants. On leur doit donner largement, de quoi maintenir leur état selon la condition de leur maison et de leur âge, d’autant que la nécessité et l’indigence est beaucoup plus malséante et malaisée à supporter à elles qu’aux mâles : il faut plutôt en charger les enfants que la mère. En général, la plus saine distribution de nos biens en mourant, me semble être, les laisser distribuer à l’usage du pays. Les lois y ont mieux pensé que nous : et vaut mieux les laisser faillir en leur élection, que de nous hasarder de faillir témérairement en la nôtre. Ils ne sont pas proprement nôtres, puisque d’une prescription civile et sans nous, ils sont destinés à certains successeurs. Et encore que nous ayons quelque liberté au-delà, je tiens qu’il faut une grande cause et bien apparente pour nous faire ôter à un, ce que sa fortune lui avait acquis, et à quoi la justice commune l’appelait : et que c’est abuser contre raison de cette liberté, d’en servir nos fantaisies frivoles et privées. Mon sort m’a fait grâce, de ne m’avoir présenté des occasions qui me pussent tenter, et divertir mon affection de la commune et légitime ordonnance. J’en vois, envers qui c’est temps perdu d’employer un long soin de bons offices. Un mot reçu de mauvais biais efface le mérite de dix ans. Heureux, qui se trouve à point, pour leur oindre la volonté sur ce dernier passage. La voisine action l’emporte, non pas les meilleurs et plus fréquents offices, mais les plus récents et présents font l’opération. Ce sont gens qui se jouent de leurs testaments, comme de pommes ou de verges, à gratifier ou châtier chaque action de ceux qui y prétendent intérêt. C’est chose de trop longue suite, et de trop de poids, pour être ainsi promenée à chaque instant : et en laquelle les sages se plantent une fois pour toutes, regardant surtout à la raison et observance publique. Nous prenons un peu trop à cœur ces substitutions masculines : et proposons une éternité ridicule à nos noms. Nous pesons aussi trop les vaines conjectures de l’avenir, que nous donnent les esprits puérils. À l’aventure eût-on fait injustice, de me déplacer de mon rang, pour avoir été le plus lourd et plombé, le plus long et dégoûté en ma leçon, non seulement que tous mes frères, mais que tous les enfants de ma province : soit leçon d’exercice d’esprit, soit leçon d’exercice de corps. C’est folie de faire des triages extraordinaires, sur la foi de ces divinations, auxquelles nous sommes si souvent trompés. Si on peut blesser cette règle, et corriger les destinées aux choix qu’elles ont fait de nos héritiers, on le peut avec plus d’apparence, en considération de quelque remarquable et énorme difformité corporelle : vice constant inamendable : et selon nous, grands estimateurs de la beauté, d’important préjudice. Le plaisant dialogue du législateur de Platon, avec ses citoyens, fera honneur à ce passage. Comment donc, disent-ils sentant leur fin prochaine, ne pourrons-nous point disposer de ce qui est à nous, à qui il nous plaira ? Ô Dieux, quelle cruauté ! Qu’il ne nous soit loisible, selon que les nôtres nous auront servi en nos maladies, en notre vieillesse, en nos affaires, de leur donner plus et moins selon nos fantaisies ! À quoi le législateur répond en cette manière : Mes amis, qui avez sans doute bientôt à mourir, il est malaisé, et que vous vous connaissiez, et que vous connaissiez ce qui est à vous, suivant l’inscription Delphique. Moi, qui fais les lois, tiens, que ni vous n’êtes à vous, ni n’est à vous ce que vous jouissez. Et vos biens et vous, êtes à votre famille tant passée que future : mais encore plus sont au public, et votre famille et vos biens. Par quoi de peur que quelque flatteur en votre vieillesse ou en votre maladie, ou quelque passion vous sollicite mal à propos, de faire testament injuste, je vous en garderai. Mais ayant respect et à l’intérêt universel de la cité, et à celui de votre maison, j’établirai des lois, et ferai sentir, comme de raison, que la commodité particulière doit céder à la commune. Allez-vous-en joyeusement où la nécessité humaine vous appelle. C’est à moi, qui ne regarde pas l’une chose plus que l’autre, qui autant que je puis, me soigne du général, d’avoir souci de ce que vous laissez. Revenant à mon propos, il me semble en toutes façons, qu’il naît rarement des femmes à qui la maîtrise soit due sur des hommes, sauf la maternelle et naturelle : si ce n’est pour le châtiment de ceux, qui par quelque humeur fiévreuse, se sont volontairement soumis à elles : mais cela ne touche aucunement les vieilles, de quoi nous parlons ici. C’est l’apparence de cette considération, qui nous a fait forger et donner pied si volontiers, à cette loi, que nul ne vit onques, qui prive les femmes de la succession de cette couronne : et n’est guère Seigneurie au monde, où elle ne s’allègue, comme ici, par une vraisemblance de raison qui l’autorise : mais la fortune lui a donné plus de crédit en certains lieux qu’aux autres. Il est dangereux de laisser à leur jugement la dispensation de notre succession, selon le choix qu’elles feront des enfants, qui est à tous les coups inique et fantastique. Car cet appétit déréglé et goût malade, qu’elles ont au temps de leurs graisses, elles l’ont en l’âme, en tout temps. Communément on les voit s’adonner aux plus faibles et malotrus, ou à ceux, si elles en ont, qui leur pendent encore au cou. Car n’ayant point assez de force de discours, pour choisir et embrasser ce qui le vaut, elles se laissent plus volontiers aller, où les impressions de nature sont plus seules ; comme les animaux qui n’ont connaissance de leurs petits, que pendant qu’ils tiennent à leurs mamelles. Au demeurant il est aisé à voir par expérience, que cette affection naturelle, à qui nous donnons tant d’autorité, a les racines bien faibles. Pour un fort léger profit, nous arrachons tous les jours leurs propres enfants d’entre les bras des mères, et leur faisons prendre les nôtres en charge : nous leur faisons abandonner les leurs à quelque chétive nourrice, à qui nous ne voulons pas commettre les nôtres, ou à quelque chèvre ; leur défendant non seulement de les allaiter, quelque danger qu’ils en puissent encourir : mais encore d’en avoir aucun soin, pour s’employer du tout au service des nôtres. Et voit-on en la plupart d’entre elles, s’engendrer bientôt par accoutumance une affection bâtarde, plus véhémente que la naturelle, et plus grande sollicitude de la conservation des enfants empruntés, que des leurs propres. Et ce que j’ai parlé des chèvres, c’est d’autant qu’il est ordinaire autour de chez moi, de voir les femmes de village, lorsqu’elles ne peuvent nourrir les enfants de leurs mamelles, appeler des chèvres à leur secours. Et j’ai à cette heure deux laquais, qui ne tétèrent jamais que huit jours lait de femmes. Ces chèvres sont incontinent duites à venir allaiter ces petits enfants, reconnaissent leur voix quand ils crient, et y accourent : si on leur en présente un autre que leur nourrisson, elles le refusent, et l’enfant en fait de même d’une autre chèvre. J’en vis un l’autre jour, à qui on ôta la sienne, parce que son père ne l’avait qu’empruntée d’un sien voisin, il ne put jamais s’adonner à l’autre qu’on lui présenta, et mourut sans doute, de faim. Les bêtes altèrent et abâtardissent aussi aisément que nous, l’affection naturelle. Je crois qu’en ce que récite Herodote de certain détroit de la Lybie, il y a souvent du mécompte : il dit qu’on s’y mêle aux femmes indifféremment : mais que l’enfant ayant force de marcher, trouve son père celui, vers lequel, en la presse, la naturelle inclination porte ses premiers pas. Or à considérer cette simple occasion d’aimer nos enfants, pour les avoir engendrés, pour laquelle nous les appelons autres nous-mêmes : il semble qu’il y ait bien une autre production venant de nous, qui ne soit pas de moindre recommandation. Car ce que nous engendrons par l’âme, les enfantements de notre esprit, de notre courage et suffisance, sont produits par une plus noble partie que la corporelle, et sont plus nôtres. Nous sommes père et mère ensemble en cette génération : ceux-ci nous coûtent bien plus cher, et nous apportent plus d’honneur, s’ils ont quelque chose de bon. Car la valeur de nos autres enfants, est beaucoup plus leur, que nôtre : la part que nous y avons est bien légère : mais de ceux-ci, toute la beauté, toute la grâce et prix est nôtre. Par ainsi ils nous représentent et nous rapportent bien plus vivement que les autres. Platon ajoute, que ce sont ici des enfants immortels, qui immortalisent leurs pères, voire et les déifient, comme Lycurgus, Solon, Minos. Or les Histoires étant pleines d’exemples de cette amitié commune des pères envers les enfants, il ne m’a pas semblé hors de propos d’en trier aussi quelqu’un de celle-ci. Heliodorus ce bon Évêque de Tricea, aima mieux perdre la dignité, le profit, la dévotion d’une prélature si vénérable, que de perdre sa fille : fille qui dure encore bien gentille : mais à l’aventure pourtant un peu trop curieusement et mollement godronnée pour fille Ecclésiastique et Sacerdotale, et de trop amoureuse façon. Il y eut un Labiénus à Rome, personnage de grande valeur et autorité, et entre autres qualités, excellent en toute sorte de littérature, qui était, ce crois-je, fils de ce grand Labienus, le premier des capitaines qui furent sous Cæsar en la guerre des Gaules, et qui depuis s’étant jeté au parti du grand Pompeius, s’y maintint si valeureusement jusques à ce que Cæsar le défît en Espagne. Ce Labienus de quoi je parle, eut plusieurs envieux de sa vertu, et comme il est vraisemblable, les courtisans et favoris des Empereurs de son temps, pour ennemis de sa franchise, et des humeurs paternelles, qu’il retenait encore contre la tyrannie, desquelles il est croyable qu’il avait teint ses écrits et ses livres. Ses adversaires poursuivirent devant le magistrat à Rome, et obtinrent de faire condamner plusieurs siens ouvrages qu’il avait mis en lumière, à être brûlés. Ce fut par lui que commença ce nouvel exemple de peine, qui depuis fut continué à Rome à plusieurs autres, de punir de mort les écrits mêmes, et les études. Il n’y avait point assez de moyen et matière de cruauté, si nous n’y mêlions des choses que nature a exemptées de tout sentiment et de toute souffrance, comme la réputation et les inventions de notre esprit : et si nous n’allions communiquer les maux corporels aux disciplines et monuments des Muses. Or Labienus ne put souffrir cette perte, ni de survivre à cette sienne si chère géniture ; il se fit porter et enfermer tout vif dans le monument de ses ancêtres, là où il pourvut tout d’un train à se tuer et à s’enterrer ensemble. Il est malaisé de montrer aucune autre plus véhémente affection paternelle que celle-là. Cassius Severus, homme très éloquent et son familier, voyant brûler ses livres, criait que par même sentence on le devait quant et quant condamner à être brûlé tout vif, car il portait et conservait en sa mémoire ce qu’ils contenaient. Pareil accident advint à Greuntius Cordus accusé d’avoir en ses livres loué Brutus et Cassius. Ce Sénat vilain, servile, et corrompu, et digne d’un pire maître que Tibere, condamna ses écrits au feu. Il fut content de faire compagnie à leur mort, et se tua par abstinence de manger. Le bon Lucanus étant jugé par ce coquin Néron ; sur les derniers traits de sa vie, comme la plupart du sang fût déjà écoulé par les veines des bras, qu’il s’était faites tailler à son médecin pour mourir, et que la froideur eut saisi les extrémités de ses membres, et commença à s’approcher des parties vitales ; la dernière chose qu’il eut en sa mémoire, ce furent aucuns des vers de son livre de la guerre de Pharsale, qu’il récitait, et mourut ayant cette dernière voix en la bouche. Cela qu’était-ce, qu’un tendre et paternel congé qu’il prenait de ses enfants ; représentant les adieux et les étroits embrassements que nous donnons aux nôtres en mourant ; et un effet de cette naturelle inclination, qui rappelle en notre souvenance en cette extrémité, les choses, que nous avons eu les plus chères pendant notre vie ? Pensons-nous qu’Epicurus qui en mourant tourmenté, comme il dit, des extrêmes douleurs de la colique, avait toute sa consolation en la beauté de sa doctrine qu’il laissait au monde, eût reçu autant de contentement d’un nombre d’enfants bien nés et bien élevés, s’il en eût eu, comme il faisait de la production de ses riches écrits ? et que s’il eût été au choix de laisser après lui un enfant contrefait et mal né, ou un livre sot et inepte, il ne choisît plutôt, et non lui seulement, mais tout homme de pareille suffisance, d’encourir le premier malheur que l’autre ? Ce serait à l’aventure impiété en Saint Augustin (pour exemple) si d’un côté on lui proposait d’enterrer ses écrits, de quoi notre religion reçoit un si grand fruit, ou d’enterrer ses enfants au cas qu’il en eût, s’il n’aimait mieux enterrer ses enfants. Et je ne sais si je n’aimerais pas mieux beaucoup en avoir produit un parfaitement bien formé, de l’accointance des Muses, que de l’accointance de ma femme. À celui-ci tel qu’il est, ce que je donne, je le donne purement et irrévocablement, comme on donne aux enfants corporels. Ce peu de bien, que je lui ai fait, il n’est plus en ma disposition. Il peut savoir assez de choses que je ne sais plus, et tenir de moi ce que je n’ai point retenu : et qu’il faudrait que tout ainsi qu’un étranger, j’empruntasse de lui, si besoin m’en venait. Si je suis plus sage que lui, il est plus riche que moi. Il est peu d’hommes adonnés à la poésie, qui ne se gratifiassent plus d’être pères de l’Eneide que du plus beau garçon de Rome : et qui ne souffrissent plus aisément l’une perte que l’autre. Car selon Aristote, de tous ouvriers le poète est nommément le plus amoureux de son ouvrage. Il est malaisé à croire, qu’Epaminondas qui se vantait de laisser pour toute postérité des filles qui feraient un jour honneur à leur père (c’étaient les deux nobles victoires qu’il avait gagné sur les Lacédémoniens) eût volontiers consenti d’échanger celles-là, aux plus gorgiases de toute la Grèce : ou qu’Alexandre et Cæsar aient jamais souhaité d’être privés de la grandeur de leurs glorieux faits de guerre, pour la commodité d’avoir des enfants et héritiers, quelques parfaits et accomplis qu’ils pussent être. Voire je fais grand doute que Phidias ou autre excellent statuaire, aimât autant la conservation et la durée de ses enfants naturels, comme il ferait d’une image excellente, qu’avec long travail et étude il aurait parfaite selon l’art. Et quant à ces passions vicieuses et furieuses, qui ont échauffé quelquefois les pères à l’amour de leurs filles, ou les mères envers leurs fils, encore s’en trouve-t-il de pareilles en cette autre sorte de parenté : Témoin ce que l’on récite de Pygmalion, qu’ayant bâti une statue de femme de beauté singulière, il devint si éperdument épris de l’amour forcené de ce sien ouvrage, qu’il fallut, qu’en faveur de sa rage les dieux la lui vivifiassent :
Tentatum mollescit ebur, positoque rigore
Subsidit digitis.
[Au toucher l’ivoire s’amollit et, perdant sa dureté, il fléchit sous les doigts.]
Chapitre IX. Des armes des Parthes §
C’est une façon vicieuse de la noblesse de notre temps, et pleine de mollesse, de ne prendre les armes que sur le point d’une extrême nécessité : et s’en décharger aussitôt qu’il y a tant soit peu d’apparence, que le danger soit éloigné : D’où il survient plusieurs désordres : car chacun criant et courant à ses armes, sur le point de la charge, les uns sont à lacer encore leur cuirasse, que leurs compagnons sont déjà rompus. Nos pères donnaient leur salade, leur lance, et leurs gantelets à porter, et n’abandonnaient le reste de leur équipage, tant que la corvée durait. Nos troupes sont à cette heure toutes troublées et difformes, par la confusion du bagage et des valets qui ne peuvent éloigner leurs maîtres, à cause de leurs armes. Tite Live parlant des nôtres, Intolerantissima laboris corpora vix arma humeris gerebant. [Inaptes physiquement à tout effort, ils pouvaient à peine porter leurs armes sur leurs épaules.] Plusieurs nations vont encore et allaient anciennement à la guerre sans se couvrir : ou se couvraient d’inutiles défenses.
Tegmina queis capitum raptus de subere cortex.
[Ils se couvrent la tête de l’écorce arrachée à un liège.]
Alexandre le plus hasardeux Capitaine qui fut jamais, s’armait fort rarement : Et ceux d’entre nous qui les méprisent n’empirent pour cela de guère leur marché. S’il se voit quelqu’un tué par le défaut d’un harnois, il n’en est guère moindre nombre, que l’empêchement des armes a fait perdre, engagés sous leur pesanteur, ou froissés et rompus, ou par un contrecoup, ou autrement. Car il semble, à la vérité, à voir le poids des nôtres et leur épaisseur, que nous ne cherchons qu’à nous défendre, et en sommes plus chargés que couverts. Nous avons assez à faire à en soutenir le faix, entravés et contraints, comme si nous n’avions à combattre que du choc de nos armes : Et comme si nous n’avions pareille obligation à les défendre, qu’elles ont à nous. Tacitus peint plaisamment des gens de guerre de nos anciens Gaulois, ainsi armés pour se maintenir seulement, n’ayant moyen ni d’offenser ni d’être offensés, ni de se relever abattus. Lucullus voyant certains hommes d’armes Médois, qui faisaient front en l’armée de Tigranes, pesamment et malaisément armés, comme dans une prison de fer, prit de là opinion de les défaire aisément, et par eux commença sa charge et sa victoire. Et à présent que nos mousquetaires sont en crédit, je crois qu’on trouvera quelque invention de nous emmurer pour nous en garantir, et nous faire traîner à la guerre enfermés dans des bastions, comme ceux que les anciens faisaient porter à leurs éléphants. Cette humeur est bien éloignée de celle du jeune Scipion, lequel accusa aigrement ses soldats, de ce qu’ils avaient semé des chausse-trappes sous l’eau à l’endroit du fossé, par où ceux d’une ville qu’il assiégeait, pouvaient faire des sorties sur lui : disant que ceux qui assaillaient, devaient penser à entreprendre, non pas à craindre : Et craignant avec raison que cette provision endormît leur vigilance à se garder. Il dit aussi à un jeune homme, qui lui faisait montre de son beau bouclier : Il est vraiment beau, mon fils, mais un soldat Romain doit avoir plus de fiance en sa main dextre, qu’en la gauche. Or il n’est que la coutume, qui nous rende insupportable la charge de nos armes.
L’husbergo in dosso haveano, e l’elmo in testa,
Due di quelli guerrier d’i quali io canto.
Ne notte o di doppo ch’entraro in questa
Stanza, gl’haveano mai mesi da canto,
Che facile a portar comme la vesta
Era lor, perche in uso l’avean tanto
[Ils avaient le haubert sur le dos et le heaume sur la tête, les deux guerriers que je chante. Ni la nuit ni le jour, depuis qu’ils étaient entrés dans cette demeure, ils ne les avaient mis bas. Ils les portaient avec autant d’aisance que leurs vêtements, tant ils en avaient l’habitude.]
L’Empereur Caracalla allait par pays à pied armé de toutes pièces, conduisant son armée. Les piétons Romains portaient non seulement le morion, l’épée, et l’écu : car quant aux armes, dit Cicero, ils étaient si accoutumés à les avoir sur le dos, qu’elles ne les empêchaient non plus que leurs membres : arma enim, membra militis esse dicunt [car on dit que les armes sont les membres du soldat]. Mais quant et quant encore, ce qu’il leur fallait de vivres, pour quinze jours, et certaine quantité de paux pour faire leurs remparts, jusques à soixante livres de poids. Et les soldats de Marius ainsi chargés, marchant en bataille, étaient duits à faire cinq lieues en cinq heures, et six s’il y avait hâte. Leur discipline militaire était beaucoup plus rude que la nôtre ; aussi produisait-elle de bien autres effets. Le jeune Scipion réformant son armée en Espaigne, ordonna à ses soldats de ne manger que debout, et rien de cuit. Ce trait est merveilleux à ce propos, qu’il fut reproché à un soldat Lacédémonien, qu’étant à l’expédition d’une guerre, on l’avait vu sous le couvert d’une maison : ils étaient si durcis à la peine, que c’était honte d’être vu sous un autre toit que celui du ciel, quelque temps qu’il fît. Nous ne mènerions guère loin nos gens à ce prix-là. Au demeurant Marcellinus, homme nourri aux guerres Romaines, remarque curieusement la façon que les Parthes avaient de s’armer, et la remarque d’autant qu’elle était éloignée de la Romaine. Ils avaient, dit-il, des armes tissues en manière de petites plumes, qui n’empêchaient pas le mouvement de leur corps : et si étaient si fortes que nos dards rejaillissaient venant à les heurter (ce sont les écailles, de quoi nos ancêtres avaient fort accoutumé de se servir). Et en un autre lieu : Ils avaient, dit-il, leurs chevaux forts et raides, couverts de gros cuir, et eux étaient armés de cap à pied, de grosses lames de fer, rangées de tel artifice, qu’à l’endroit des jointures des membres elles prêtaient au mouvement. On eût dit que c’étaient des hommes de fer : car ils avaient des accoutrements de tête si proprement assis, et représentant au naturel la forme et parties du visage, qu’il n’y avait moyen de les assener que par des petits trous ronds, qui répondaient à leurs yeux, leur donnant un peu de lumière, et par des fentes, qui étaient à l’endroit des naseaux, par où ils prenaient assez malaisément haleine,
Flexilis inductis animatur lamina membris,
Horribilis visu, credas simulacra moueri
Ferrea, cognatoque viros spirare metallo.
Par vestitus equis, ferrata fronte minantur,
Ferratosque mouent securi vulneris armos.
[La lame flexible prend vie des membres qu’elle recouvre, vision d’effroi : on dirait que marchent des statues de fer, et que respirent des hommes ne faisant qu’un avec le métal. Les chevaux sont cuirassés de même, leur front ferré est menaçant et leurs flancs ferrés se meuvent, invulnérables.]
Voilà une description, qui retire bien fort à l’équipage d’un homme d’armes Français, à tout ses bardes. Plutarque dit que Demetrius fit faire pour lui, et pour Alcinus, le premier homme de guerre qui fût près de lui, à chacun un harnois complet du poids de six-vingts livres, là où les communs harnois n’en pesaient que soixante.
Chapitre X. Des livres §
Je ne fais point de doute, qu’il ne m’advienne souvent de parler de choses, qui sont mieux traitées chez les maîtres du métier, et plus véritablement. C’est ici purement l’essai de mes facultés naturelles, et nullement des acquises : Et qui me surprendra d’ignorance, il ne fera rien contre moi : car à peine répondrais-je à autrui de mes discours, qui ne m’en réponds point à moi, ni n’en suis satisfait. Qui sera en cherche de science, si la pêche où elle se loge : il n’est rien de quoi je fasse moins de profession. Ce sont ici mes fantaisies, par lesquelles je ne tâche point à donner à connaître les choses, mais moi : elles me seront à l’aventure connues un jour, ou l’ont autrefois été, selon que la fortune m’a pu porter sur les lieux, où elles étaient éclaircies. Mais il ne m’en souvient plus. Et si je suis homme de quelque leçon, je suis homme de nulle rétention. Ainsi je ne pleuvis aucune certitude, si ce n’est de faire connaître jusques à quel point monte pour cette heure, la connaissance que j’en ai. Qu’on ne s’attende pas aux matières, mais à la façon que j’y donne. Qu’on voie en ce que j’emprunte, si j’ai su choisir de quoi rehausser ou secourir proprement l’invention, qui vient toujours de moi. Car je fais dire aux autres, non à ma tête, mais à ma suite, ce que je ne puis si bien dire, par faiblesse de mon langage, ou par faiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m’en fusse chargé deux fois autant. Ils sont tous, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux et anciens, qu’ils me semblent se nommer assez sans moi. Ès raisons, comparaisons, arguments, si j’en transplante quelqu’un en mon solage, et confonds aux miens, à escient j’en cache l’auteur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hâtives, qui se jettent sur toute sorte d’écrits : notamment jeunes écrits, d’hommes encore vivants : et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler, et qui semble convaincre la conception et le dessein vulgaire de même. Je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez, et qu’ils s’échaudent à injurier Seneque en moi. Il faut musser ma faiblesse sous ces grands crédits. J’aimerais quelqu’un qui me sache déplumer : je dis par clarté de jugement, et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moi, qui, à faute de mémoire, demeure court tous les coups, à les trier, par reconnaissance de nation, sais très bien connaître, à mesurer ma portée, que mon terroir n’est aucunement capable d’aucunes fleurs trop riches, que j’y trouve semées, et que tous les fruits de mon cru ne les sauraient payer. De ceci suis-je tenu de répondre, si je m’empêche moi-même, s’il y a de la vanité et vice en mes discours, que je ne sente point, ou que je ne sois capable de sentir en me le représentant. Car il échappe souvent des fautes à nos yeux : mais la maladie du jugement consiste à ne les pouvoir apercevoir, lorsqu’un autre nous les découvre. La science et la vérité peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement y peut aussi être sans elles : voire la reconnaissance de l’ignorance est l’un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. Je n’ai point d’autre sergent de bande, à ranger mes pièces, que la fortune. À même que mes rêveries se présentent, je les entasse : tantôt elles se pressent en foule, tantôt elles se traînent à la file. Je veux qu’on voie mon pas naturel et ordinaire ainsi détraqué qu’il est. Je me laisse aller comme je me trouve. Aussi ne sont-ce point ici matières, qu’il ne soit pas permis d’ignorer, et d’en parler casuellement et témérairement. Je souhaiterais avoir plus parfaite intelligence des choses, mais je ne la veux pas. acheter si cher qu’elle coûte. Mon dessein est de passer doucement, et non laborieusement ce qui me reste de vie. Il n’est rien pour quoi je me veuille rompre la tête : non pas pour la science, de quelque grand prix qu’elle soit. Je ne cherche aux livres qu’à m’y donner du plaisir par un honnête amusement : ou si j’étudie, je n’y cherche que la science, qui traite de la connaissance de moi-même, et qui m’instruise à bien mourir et à bien vivre.
Has meus ad metas sudet oportet equus.
[Voilà le but vers lequel doit suer mon cheval.]
Les difficultés, si j’en rencontre en lisant, je n’en ronge pas mes ongles : je les laisse là, après leur avoir fait une charge ou deux. Si je m’y plantais, je m’y perdrais, et le temps : car j’ai un esprit primesautier : Ce que je ne vois de la première charge, je le vois moins en m’y obstinant. Je ne fais rien sans gaieté : et la continuation et contention trop ferme éblouit mon jugement, l’attriste, et le lasse. Ma vue s’y confond, et s’y dissipe. Il faut que je la retire, et que je l’y remette à secousses : Tout ainsi que pour juger du lustre de l’écarlate, on nous ordonne de passer les yeux par-dessus, en la parcourant à diverses vues, soudaines reprises et réitérées. Si ce livre me fâche, j’en prends un autre, et ne m’y adonne qu’aux heures, où l’ennui de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides : ni aux Grecs, parce que mon jugement ne sait pas faire ses besognes d’une puérile et apprentisse intelligence. Entre les livres simplement plaisants je trouve des modernes, le Décaméron de Boccace, Rabelays, et les baisers de Jean Second (s’il les faut loger sous ce titre) dignes qu’on s’y amuse. Quant aux Amadis, et telles sortes d’écrits, ils n’ont pas eu le crédit d’arrêter seulement mon enfance. Je dirai encore ceci, ou hardiment, ou témérairement, que cette vieille âme pesante, ne se laisse plus chatouiller, non seulement à l’Arioste, mais encore au bon Ovide : sa facilité, et ses inventions, qui m’ont ravi autrefois, à peine m’entretiennent-elles à cette heure. Je dis librement mon avis de toutes choses, voire et de celles qui surpassent à l’aventure ma suffisance, et que je ne tiens aucunement être de ma juridiction. Ce que j’en opine, c’est aussi pour déclarer la mesure de ma vue, non la mesure des choses. Quand je me trouve dégoûté de l’Axioche de Platon, comme d’un ouvrage sans force, eu égard à un tel auteur, mon jugement ne s’en croit pas : Il n’est pas si outrecuidé de s’opposer à l’autorité de tant d’autres fameux jugements anciens : qu’il tient ses régents et ses maîtres : et avec lesquels il est plutôt content de faillir : Il s’en prend à soi, et se condamne, ou de s’arrêter à l’écorce, ne pouvant pénétrer jusques au fond : ou de regarder la chose par quelque faux lustre : Il se contente de se garantir seulement du trouble et du dérèglement : quant à sa faiblesse, il la reconnaît, et avoue volontiers. Il pense donner juste interprétation aux apparences, que sa conception lui présente : mais elles sont imbéciles et imparfaites. La plupart des fables d’Esope ont plusieurs sens et intelligences : ceux qui les mythologisent, en choisissent quelque visage, qui cadre bien à la fable : mais pour la plupart, ce n’est que le premier visage et superficiel : il y en a d’autres plus vifs, plus essentiels et internes, auxquels ils n’ont su pénétrer : voilà comme j’en fais. Mais pour suivre ma route : il m’a toujours semblé, qu’en la poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle, et Horace, tiennent de bien loin le premier rang : et signamment Virgile en ses Géorgiques, que j’estime le plus accompli ouvrage de la Poésie : à comparaison duquel on peut reconnaître aisément qu’il y a des endroits de l’Æneide, auxquels l’auteur eût donné encore quelque tour de peigne s’il en eût eu loisir : Et le cinquième livre en l’Æneide me semble le plus parfait. J’aime aussi Lucain, et le pratique volontiers, non tant pour son style, que pour sa valeur propre, et vérité de ses opinions et jugements. Quant au bon Terence, la mignardise, et les grâces du langage Latin, je le trouve admirable à représenter au vif les mouvements de l’âme, et la condition de nos moeurs : à toute heure nos actions me rejettent à lui : Je ne le puis lire si souvent que je n’y trouve quelque beauté et grâce nouvelle. Ceux des temps voisins à Virgile se plaignaient, de quoi aucuns lui comparaient Lucrèce. Je suis d’opinion, que c’est à la vérité une comparaison inégale : mais j’ai bien à faire à me rassurer en cette créance, quand je me trouve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrèce. S’ils se piquaient de cette comparaison, que diraient-ils de la bêtise et stupidité barbaresque, de ceux qui lui comparent à cette heure Arioste : et qu’en dirait Arioste lui-même ?
O seclum insipiens et infacetum.
[Ô siècle sans goût et sans esprit !]
J’estime que les anciens avaient encore plus à se plaindre de ceux qui appariaient Plaute à Terence (celui-ci sent bien mieux son Gentilhomme) que Lucrèce à Virgile. Pour l’estimation et préférence de Terence, fait beaucoup, que le père de l’éloquence Romaine l’a si souvent en la bouche, seul de son rang : et la sentence, que le premier juge des poètes Romains donne de son compagnon. Il m’est souvent tombé en fantaisie, comme en notre temps, ceux qui se mêlent de faire des comédies (ainsi que les Italiens, qui y sont assez heureux) emploient trois ou quatre arguments de celles de Terence, ou de Plaute, pour en faire une des leurs. Ils entassent en une seule Comédie, cinq ou six contes de Boccace. Ce qui les fait ainsi se charger de matière, c’est la défiance qu’ils ont de se pouvoir soutenir de leurs propres grâces. Il faut qu’ils trouvent un corps où s’appuyer : et n’ayant pas du leur assez de quoi nous arrêter, ils veulent que le conte nous amuse. Il en va de mon auteur tout au contraire : les perfections et beautés de sa façon de dire, nous font perdre l’appétit de son sujet. Sa gentillesse et sa mignardise nous retiennent partout. Il est partout si plaisant,
Liquidus puroque simillimus amni,
[Limpide et tout semblable au pur courant,]
et nous remplit tant l’âme de ses grâces, que nous en oublions celles de sa fable. Cette même considération me tire plus avant. Je vois que les bons et anciens Poètes ont évité l’affectation et la recherche, non seulement des fantastiques élévations Espagnoles et Pétrarchistes, mais des pointes mêmes plus douces et plus retenues, qui sont l’ornement de tous les ouvrages Poétiques des siècles suivants. Si n’y a-t-il bon juge qui les trouve à dire en ces anciens, et qui n’admire plus sans comparaison, l’égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté fleurissante des Épigrammes de Catulle, que tous les aiguillons, de quoi Martial aiguise la queue des siens. C’est cette même raison que je disais tantôt, comme Martial de soi, minus illi ingenio laborandum fuit, in cuius locum materia successerat [son esprit n’avait guère à faire effort d’invention, le sujet en tenant lieu]. Ces premiers-là, sans s’émouvoir et sans se piquer se font assez sentir : ils ont de quoi rire partout, il ne faut pas qu’ils se chatouillent : ceux-ci ont besoin de secours étranger : à mesure qu’ils ont moins d’esprit, il leur faut plus de corps : ils montent à cheval parce qu’ils ne sont assez forts sur leurs jambes. Tout ainsi qu’en nos bals, ces hommes de vile condition, qui en tiennent école, pour ne pouvoir représenter le port et la décence de notre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts périlleux, et autres mouvements étranges et bateleresques. Et les Dames ont meilleur marché de leur contenance, aux danses où il y a diverses découpures et agitation de corps, qu’en certaines autres danses de parade, où elles n’ont simplement qu’à marcher un pas naturel, et représenter un port naïf et leur grâce ordinaire. Et comme j’ai vu aussi les badins excellents, vêtus en leur à tous les jours, et en une contenance commune, nous donner tout le plaisir qui se peut tirer de leur art : les apprentis, qui ne sont de si haute leçon, avoir besoin de s’enfariner le visage, se travestir, se contrefaire en mouvements de grimaces sauvages, pour nous apprêter à rire. Cette mienne conception se reconnaît mieux qu’en tout autre lieu, en la comparaison de l’Æneide et du Furieux. Celui-là on le voit aller à tire-d’aile, d’un vol haut et ferme, suivant toujours sa pointe : celui-ci voleter et sauteler de conte en conte, comme de branche en branche, ne se fiant à ses ailes, que pour une bien courte traverse : et prendre pied à chaque bout de champ, de peur que l’haleine et la force lui faille,
Excursusque breues tentat.
[Et il tente de brèves courses.]
Voilà donc quant à cette sorte de sujets, les auteurs qui me plaisent le plus. Quant à mon autre leçon, qui mêle un peu plus de fruit au plaisir, par où j’apprends à ranger mes opinions et conditions, les livres qui m’y servent, c’est Plutarque, depuis qu’il est Français, et Seneque. Ils ont tous deux cette notable commodité pour mon humeur, que la science que j’y cherche, y est traitée à pièces décousues, qui ne demandent pas l’obligation d’un long travail, de quoi je suis incapable. Ainsi sont les Opuscules de Plutarque et les Épîtres de Seneque, qui sont la plus belle partie de leurs écrits, et la plus profitable. Il ne faut pas grande entreprise pour m’y mettre, et les quitte où il me plaît. Car elles n’ont point de suite les unes aux autres. Ces auteurs se rencontrent en la plupart des opinions utiles et vraies : comme aussi leur fortune les fit naître environ même siècle : tous deux précepteurs de deux Empereurs Romains : tous deux venus de pays étranger : tous deux riches et puissants. Leur instruction est de la crème de la philosophie, et présentée d’une simple façon et pertinente. Plutarque est plus uniforme et constant : Seneque plus ondoyant et divers. Celui-ci se peine, se roidit et se tend pour armer la vertu contre la faiblesse, la crainte, et les vicieux appétits : l’autre semble n’estimer pas tant leur effort, et dédaigner d’en hâter son pas et se mettre sur sa garde. Plutarque a les opinions Platoniques, douces et accommodables à la société civile : l’autre les a Stoïques et Épicuriennes, plus éloignées de l’usage commun, mais selon moi plus commodes en particulier, et plus fermes. Il paraît en Seneque qu’il prête un peu à la tyrannie des Empereurs de son temps : car je tiens pour certain, que c’est d’un jugement forcé, qu’il condamne la cause de ces généreux meurtriers de Cæsar : Plutarque est libre partout. Seneque est plein de pointes et saillies, Plutarque de choses. Celui-là vous échauffe plus, et vous émeut, celui-ci vous contente davantage, et vous paye mieux : il nous guide, l’autre nous pousse. Quant à Cicero, les ouvrages, qui me peuvent servir chez lui à mon dessein, ce sont ceux qui traitent de la philosophie, spécialement morale. Mais à confesser hardiment la vérité (car puisqu’on a franchi les barrières de l’impudence, il n’y a plus de bride) sa façon d’écrire me semble ennuyeuse : et toute autre pareille façon. Car ses préfaces, définitions, partitions, étymologies, consument la plupart de son ouvrage. Ce qu’il y a de vif et de moelle, est étouffé par ces longueries d’apprêts. Si j’ai employé une heure à le lire, qui est beaucoup, pour moi, et que je ramentoive ce que j’en ai tiré de suc et de substance, la plupart du temps je n’y trouve que du vent : car il n’est pas encore venu aux arguments, qui servent à son propos, et aux raisons qui touchent proprement le nœud que je cherche. Pour moi, qui ne demande qu’à devenir plus sage, non plus savant ou éloquent, ces ordonnances logiciennes et Aristotéliques ne sont pas à propos. Je veux qu’on commence par le dernier point : j’entends assez que c’est que mort, et volupté, qu’on ne s’amuse pas à les anatomiser. Je cherche des raisons bonnes et fermes, d’arrivée, qui m’instruisent à en soutenir l’effort. Ni les subtilités grammairiennes, ni l’ingénieuse contexture de paroles et d’argumentations, n’y servent : Je veux des discours qui donnent la première charge dans le plus fort du doute : les siens languissent autour du pot. Ils sont bons pour l’école, pour le barreau, et pour le sermon, où nous avons loisir de sommeiller : et sommes encore un quart d’heure après, assez à temps, pour en retrouver le fil. Il est besoin de parler ainsi aux juges, qu’on veut gagner à tort ou à droit, aux enfants, et au vulgaire, à qui il faut tout dire, et voir ce qui portera. Je ne veux pas qu’on s’emploie à me rendre attentif, et qu’on me crie cinquante fois, Or oyez, à la mode de nos Hérauts. Les Romains disaient en leur religion, Hoc age [Fais attention à ceci] : que nous disons en la nôtre, Sursum corda [Haut les cœurs], ce sont autant de paroles perdues pour moi. J’y viens tout préparé du logis : il ne me faut point d’allèchement, ni de sauce : je mange bien la viande toute crue : et au lieu de m’aiguiser l’appétit par ces préparatoires et avant-jeux, on me le lasse et affadit. La licence du temps m’excusera-t-elle de cette sacrilège audace, d’estimer aussi traînants les dialogismes de Platon même, étouffant par trop sa matière ? Et de plaindre le temps que met à ces longues interlocutions vaines et préparatoires, un homme, qui avait tant de meilleures choses à dire ? Mon ignorance m’excusera mieux, sur ce que je ne vois rien en la beauté de son langage. Je demande en général les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent. Les deux premiers, et Pline, et leurs semblables, ils n’ont point de Hoc age, ils veulent avoir à faire à gens qui s’en soient avertis eux-mêmes : ou s’ils en ont, c’est un, Hoc age, substantiel et qui a son corps à part. Je vois aussi volontiers les Épîtres ad Atticum, non seulement parce qu’elles contiennent une très ample instruction de l’Histoire et affaires de son temps : mais beaucoup plus pour y découvrir ses humeurs privées. Car j’ai une singulière curiosité, comme j’ai dit ailleurs, de connaître l’âme et les naïfs jugements de mes auteurs. Il faut bien juger leur suffisance, mais non pas leurs mœurs, ni eux par cette montre de leurs écrits, qu’ils étalent au théâtre du monde. J’ai mille fois regretté, que nous ayons perdu le livre que Brutus avait écrit de la vertu : car il fait beau apprendre la théorique de ceux qui savent bien la pratique. Mais d’autant que c’est autre chose le prêche, que le prêcheur : j’aime bien autant voir Brutus chez Plutarque, que chez lui-même. Je choisirais plutôt de savoir au vrai les devis qu’il tenait en sa tente, à quelqu’un de ses privés amis, la veille d’une bataille, que les propos qu’il tint le lendemain à son armée : et ce qu’il faisait en son cabinet et en sa chambre, que ce qu’il faisait emmi la place et au Sénat. Quant à Cicero, je suis du jugement commun, que hors la science, il n’y avait pas beaucoup d’excellence en son âme : il était bon citoyen, d’une nature débonnaire, comme sont volontiers les hommes gras, et gausseurs, tel qu’il était, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avait sans mentir beaucoup. Et si ne sais comment l’excuser d’avoir estimé sa poésie digne d’être mise en lumière : Ce n’est pas grande imperfection, que de mal faire des vers, mais c’est imperfection de n’avoir pas senti combien ils étaient indignes de la gloire de son nom. Quant à son éloquence, elle est du tout hors de comparaison, je crois que jamais homme ne l’égalera. Le jeune Cicero, qui n’a ressemblé son père que de nom, commandant en Asie, il se trouva un jour en sa table plusieurs étrangers, et entre autres Cæstius assis au bas bout, comme on se fourre souvent aux tables ouvertes des grands : Cicero s’informa qui il était à l’un de ses gens, qui lui dit son nom : mais comme celui qui songeait ailleurs, et qui oubliait ce qu’on lui répondait, il le lui redemanda encore depuis deux ou trois fois : le serviteur pour n’être plus en peine de lui redire si souvent même chose, et pour le lui faire connaître par quelque circonstance, C’est, dit-il, ce Cæstius de qui on vous a dit, qu’il ne fait pas grand état de l’éloquence de votre père au prix de la sienne : Cicero s’étant soudain piqué de cela, commanda qu’on empoignât ce pauvre Cæstius, et le fit très bien fouetter en sa présence : voilà un mal courtois hôte. Entre ceux mêmes, qui ont estimé toutes choses comptées cette sienne éloquence incomparable, il y en a eu, qui n’ont pas laissé d’y remarquer des fautes : Comme ce grand Brutus son ami, disait que c’était une éloquence cassée et érénée, fractam et elumbem. Les orateurs voisins de son siècle, reprenaient aussi en lui, ce curieux soin de certaine longue cadence, au bout de ses clauses, et notaient ces mots, esse videatur [il semble être], qu’il y emploie si souvent. Pour moi, j’aime mieux une cadence qui tombe plus court, coupée en iambes. Si mêle-t-il parfois bien rudement ses nombres, mais rarement. J’en ai remarqué ce lieu à mes oreilles. Ego vero me minus diu senem esse mallem, quam esse senem, antequam essem. [J’aime mieux être moins longtemps vieil que d’être vieil, avant que de l’être.] Les historiens sont ma droite balle : car ils sont plaisants et aisés : et quant et quant l’homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu : la variété et vérité de ses conditions internes, en gros et en détail, la diversité des moyens de son assemblage, et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux événements : plus à ce qui part du dedans, qu’à ce qui arrive au-dehors : ceux-là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque. Je suis bien marri que nous n’ayons une douzaine de Laërtius, ou qu’il ne soit plus étendu, ou plus entendu : Car je suis pareillement curieux de connaître les fortunes et la vie de ces grands précepteurs du monde, comme de connaître la diversité de leurs dogmes et fantaisies. En ce genre d’étude des Histoires, il faut feuilleter sans distinction toutes sortes d’auteurs et vieils et nouveaux, et baragouins et Français, pour y apprendre les choses, de quoi diversement ils traitent. Mais Cæsar singulièrement me semble mériter qu’on l’étudie, non pour la science de l’Histoire seulement, mais pour lui-même : tant il a de perfection et d’excellence par-dessus tous les autres : quoique Salluste soit du nombre. Certes je lis cet auteur avec un peu plus de révérence et de respect, qu’on ne lit les humains ouvrages : tantôt le considérant lui-même par ses actions ; et le miracle de sa grandeur : tantôt la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Cicero, mais à l’aventure Cicero même : Avec tant de sincérité en ses jugements, parlant de ses ennemis, que sauf les fausses couleurs, de quoi il veut couvrir sa mauvaise cause, et l’ordure de sa pestilente ambition, je pense qu’en cela seul on y puisse trouver à redire, qu’il a été trop épargnant à parler de soi : car tant de grandes choses ne peuvent avoir été exécutées par lui, qu’il n’y soit allé beaucoup plus du sien, qu’il n’y en met. J’aime les Historiens, ou fort simples, ou excellents : Les simples, qui n’ont point de quoi y mêler quelque chose du leur, et qui n’y apportent que le soin, et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer à la bonne foi toutes choses, sans choix et sans triage, nous laissent le jugement entier, pour la connaissance de la vérité. Tel est entre autres pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d’une si franche naïveté, qu’ayant fait une faute, il ne craint aucunement de la reconnaître et corriger, en l’endroit, où il en a été averti : et qui nous représente la diversité même des bruits qui couraient, et les différents rapports qu’on lui faisait. C’est la matière de l’Histoire nue et informe : chacun en peut faire son profit autant qu’il a d’entendement. Les bien excellents ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’être su, peuvent trier de deux rapports celui qui est plus vraisemblable : de la condition des Princes et de leurs humeurs, ils en concluent les conseils, et leur attribuent les paroles convenables : ils ont raison de prendre l’autorité de régler notre créance à la leur : mais certes cela n’appartient à guère de gens. Ceux d’entre-deux (qui est la plus commune façon) ceux-là nous gâtent tout : ils veulent nous mâcher les morceaux ; ils se donnent loi de juger et par conséquent d’incliner l’Histoire à leur fantaisie : car depuis que le jugement pend d’un côté, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de choisir les choses dignes d’être sues, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruirait mieux : omettent pour choses incroyables celles qu’ils n’entendent pas : et peut-être encore telle chose pour ne la savoir dire en bon Latin ou Français. Qu’ils étalent hardiment leur éloquence et leurs discours : qu’ils jugent à leur poste, mais qu’ils nous laissent aussi de quoi juger après eux : et qu’ils n’altèrent ni dispensent par leurs raccourciments et par leur choix, rien sur le corps de la matière : ains qu’ils nous la renvoient pure et entière en toutes ses dimensions. Le plus souvent on trie pour cette charge, et notamment en ces siècles ici, des personnes d’entre le vulgaire, pour cette seule considération de savoir bien parler : comme si nous cherchions d’y apprendre la grammaire : et eux ont raison n’ayant été gagés que pour cela, et n’ayant mis en vente que le babil, de ne se soucier aussi principalement que de cette partie. Ainsi à force beaux mots ils nous vont pâtissant une belle contexture des bruits, qu’ils ramassent ès carrefours des villes. Les seules bonnes histoires sont celles, qui ont été écrites par ceux mêmes qui commandaient aux affaires, ou qui étaient participants à les conduire, ou au moins qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de même sorte. Telles sont quasi toutes les Grecques et Romaines. Car plusieurs témoins oculaires ayant écrit de même sujet (comme il advenait en ce temps-là, que la grandeur et le savoir se rencontraient communément) s’il y a de la faute, elle doit être merveilleusement légère, et sur un accident fort douteux. Que peut-on espérer d’un médecin traitant de la guerre, ou d’un écolier traitant les desseins des Princes ? Si nous voulons remarquer la religion, que les Romains avaient en cela, il n’en faut que cet exemple : Asinius Pollio trouvait ès histoires mêmes de Cæsar quelque mécompte, en quoi il était tombé, pour n’avoir pu jeter les yeux en tous les endroits de son armée, et en avoir cru les particuliers, qui lui rapportaient souvent des choses non assez vérifiées, ou bien pour n’avoir été assez curieusement averti par ses Lieutenants des choses, qu’ils avaient conduites en son absence. On peut voir par là, si cette recherche de la vérité est délicate, qu’on ne se puisse pas fier d’un combat à la science de celui, qui y a commandé ; ni aux soldats, de ce qui s’est passé près d’eux, si à la mode d’une information judiciaire, on ne confronte les témoins, et reçoit les objets sur la preuve des pointillés, de chaque accident. Vraiment la connaissance que nous avons de nos affaires est bien plus lâche. Mais ceci a été suffisamment traité par Bodin, et selon ma conception. Pour subvenir un peu à la trahison de ma mémoire, et à son défaut, si extrême, qu’il m’est advenu plus d’une fois, de reprendre en main des livres, comme récents, et à moi inconnus, que j’avais lu soigneusement quelques années auparavant, et barbouillé de mes notes : j’ai pris en coutume depuis quelque temps, d’ajouter au bout de chaque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ai achevé de le lire, et le jugement que j’en ai retiré en gros : afin que cela me représente au moins l’air et idée générale que j’avais conçu de l’auteur en le lisant. Je veux ici transcrire aucunes de ces annotations. Voici ce que je mis il y a environ dix ans en mon Guicciardin (car quelque langue que parlent mes livres, je leur parle en la mienne). Il est historiographe diligent, et duquel à mon avis, autant exactement que de nul autre, on peut apprendre la vérité des affaires de son temps : aussi en la plupart en a-t-il été acteur lui-même, et en rang honorable. Il n’y a aucune apparence que par haine, faveur, ou vanité il ait déguisé les choses : de quoi font foi les libres jugements qu’il donne des grands : et notamment de ceux, par lesquels il avait été avancé, et employé aux charges, comme du Pape Clement septième. Quant à la partie de quoi il semble se vouloir prévaloir le plus, qui sont ses digressions et discours, il y en a de bons et enrichis de beaux traits, mais il s’y est trop plu : Car pour ne vouloir rien laisser à dire, ayant un sujet si plein et ample, et à peu près infini, il en devient lâche, et sentant un peu le caquet scolastique. J’ai aussi remarqué ceci, que de tant d’âmes et effets qu’il juge, de tant de mouvements et conseils, il n’en rapporte jamais un seul à la vertu, religion, et conscience : comme si ces parties-là étaient du tout éteintes au monde : et de toutes les actions, pour belles par apparence qu’elles soient d’elles-mêmes, il en rejette la cause à quelque occasion vicieuse, ou à quelque profit. Il est impossible d’imaginer, que parmi cet infini nombre d’actions, de quoi il juge, il n’y en ait eu quelqu’une produite par la voie de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement, que quelqu’un n’échappe de la contagion : Cela me fait craindre qu’il y ait un peu du vice de son goût, et peut être advenu, qu’il ait estimé d’autrui selon soi. En mon Philippe de Comines, il y a ceci : Vous y trouverez le langage doux et agréable, d’une naïve simplicité, la narration pure, et en laquelle la bonne foi de l’auteur reluit évidemment, exempte de vanité parlant de soi, et d’affection et d’envie parlant d’autrui : ses discours et enhortements, accompagnés, plus de bon zèle et de vérité, que d’aucune exquise suffisance, et tout partout de l’autorité et gravité, représentant son homme de bon lieu, et élevé aux grands affaires. Sur les mémoires de monsieur du Bellay : C’est toujours plaisir de voir les choses écrites par ceux, qui ont essayé comme il les faut conduire : mais il ne se peut nier qu’il ne se découvre évidemment en ces deux seigneurs ici un grand déchet de la franchise et liberté d’écrire, qui reluit ès anciens de leur sorte : comme au Sire de Jouinville domestique de S. Loys, Eginard Chancelier de Charlemaigne, et de plus fraîche mémoire en Philippe de Comines. C’est ici plutôt un plaidoyer pour le Roi François, contre l’Empereur Charles cinquième, qu’une histoire. Je ne veux pas croire, qu’ils aient rien changé, quant au gros du fait, mais de contourner le jugement des événements souvent contre raison, à notre avantage, et d’omettre tout ce qu’il y a de chatouilleux en la vie de leur maître, ils en font métier : témoin les reculements de messieurs de Montmorency et de Brion, qui y sont oubliés, voire le seul nom de Madame d’Estampes, ne s’y trouve point. On peut couvrir les actions secrètes, mais de taire ce que tout le monde sait, et les choses qui ont tiré des effets publics, et de telle conséquence, c’est un défaut inexcusable. Somme pour avoir l’entière connaissance du Roi François, et des choses advenues de son temps, qu’on s’adresse ailleurs, si on m’en croit : Ce qu’on peut faire ici de profit, c’est par la déduction particulière des batailles et exploits de guerre, où ces gentilshommes se sont trouvés : quelques paroles et actions privées d’aucuns Princes de leur temps, et les pratiques et négociations conduites par le Seigneur de Langeay, où il y a tout plein de choses dignes d’être sues, et des discours non vulgaires.
Chapitre XI. De la cruauté §
Il me semble que la vertu est chose autre, et plus noble, que les inclinations à la bonté, qui naissent en nous. Les âmes réglées d’elles-mêmes et bien nées, elles suivent même train, et représentent en leurs actions, même visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sais quoi de plus grand et de plus actif, que de se laisser par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celui qui d’une douceur et facilité naturelle, mépriserait les offenses reçues, ferait chose très belle et digne de louange : mais celui qui piqué et outré jusques au vif d’une offense, s’armerait des armes de la raison contre ce furieux appétit de vengeance, et après un grand conflit, s’en rendrait enfin maître, ferait sans doute beaucoup plus. Celui-là ferait bien, et celui-ci vertueusement : l’une action se pourrait dire bonté, l’autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie. C’est à l’aventure pourquoi nous nommons Dieu bon, fort, et libéral, et juste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses opérations sont toutes naïves et sans effort. Des Philosophes non seulement Stoïciens, mais encore Épicuriens (et cette enchère je l’emprunte de l’opinion commune, qui est fausse, quoi que dise ce subtil rencontre d’Arcesilaüs, à celui qui lui reprochait, que beaucoup de gens passaient de son école en l’Épicurienne, mais jamais au rebours : Je crois bien. Des coqs il se fait des chapons assez, mais des chapons il ne s’en fait jamais des coqs. Car à la vérité en fermeté et rigueur d’opinions et de préceptes, la secte Épicurienne ne cède aucunement à la Stoïque. Et un Stoïcien reconnaissant meilleure foi, que ces disputateurs, qui pour combattre Epicurus, et se donner beau jeu, lui font dire ce à quoi il ne pensa jamais, contournant ses paroles à gauche, argumentant par la loi grammairienne, autre sens de sa façon de parler, et autre créance, que celle qu’ils savent qu’il avait en l’âme, et en ses mœurs, dit qu’il a laissé d’être Épicurien, pour cette considération entre autres, qu’il trouve leur route trop hautaine et inaccessible : et ii qui φιλήδονοι vocantur, sunt φιλόκαλοι et φιλοδίκαιοι omnesque virtutes et colunt et retinent [et eux que l’on nomme amoureux de la volupté, ils sont amoureux du beau et du juste, et ils révèrent et pratiquent toutes les vertus]). Des philosophes Stoïciens et Épicuriens, dis-je, il y en a plusieurs qui ont jugé, que ce n’était pas assez d’avoir l’âme en bonne assiette, bien réglée et bien disposée à la vertu : ce n’était pas assez d’avoir nos résolutions et nos discours, au-dessus de tous les efforts de fortune : mais qu’il fallait encore rechercher les occasions d’en venir à la preuve : ils veulent quêter de la douleur, de la nécessité, et du mépris, pour les combattre, et pour tenir leur âme en haleine : multum sibi adiicit virtus lacessita [la vertu ajoute beaucoup à sa valeur quand elle subit des assauts]. C’est l’une des raisons, pourquoi Epaminondas, qui était encore d’une tierce secte, refuse des richesses que la fortune lui met en main, par une voie très légitime : pour avoir, dit-il, à s’escrimer contre la pauvreté, en laquelle extrême il se maintint toujours. Socrates s’essayait, ce me semble, encore plus rudement, conservant pour son exercice, la malignité de sa femme, qui est un essai à fer émoulu. Metellus ayant seul de tous les Sénateurs Romains entrepris par l’effort de sa vertu, de soutenir la violence de Saturninus Tribun du peuple à Rome, qui voulait à toute force faire passer une loi injuste, en faveur de la commune : et ayant encouru par là, les peines capitales que Saturninus avait établies contre les refusants, entretenait ceux, qui en cette extrémité, le conduisaient en la place de tels propos : Que c’était chose trop facile et trop lâche que de mal faire ; et que de faire bien, où il n’y eût point de danger, c’était chose vulgaire : mais de faire bien, où il y eût danger, c’était le propre office d’un homme de vertu. Ces paroles de Metellus nous représentent bien clairement ce que je voulais vérifier, que la vertu refuse la facilité pour compagne ; et que cette aisée, douce, et penchante voie, par où se conduisent les pas réglés d’une bonne inclination de nature, n’est pas celle de la vraie vertu. Elle demande un chemin âpre et épineux, elle veut avoir ou des difficultés étrangères à lutter (comme celle de Metellus) par le moyen desquelles fortune se plaît à lui rompre la roideur de sa course : ou des difficultés internes, que lui apportent les appétits désordonnés et imperfections de notre condition. Je suis venu jusques ici bien à mon aise : Mais au bout de ce discours, il me tombe en fantaisie que l’âme de Socrates, qui est la plus parfaite qui soit venue à ma connaissance, serait à mon compte une âme de peu de recommandation : Car je ne puis concevoir en ce personnage aucun effort de vicieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n’y puis imaginer aucune difficulté ni aucune contrainte : je connais sa raison si puissante et si maîtresse chez lui, qu’elle n’eût jamais donné moyen à un appétit vicieux, seulement de naître. À une vertu si élevée que la sienne, je ne puis rien mettre en tête : Il me semble la voir marcher d’un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empêchement, ni détourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appétits contraires, dirons-nous donc qu’elle ne se puisse passer de l’assistance du vice, et qu’elle lui doive cela, d’en être mise en crédit et en honneur ? Que deviendrait aussi cette brave et généreuse volupté Épicurienne, qui fait état de nourrir mollement en son giron, et y faire folâtrer la vertu ; lui donnant pour ses jouets, la honte, les fièvres, la pauvreté, la mort et, les gênes ? Si je présuppose que la vertu parfaite se connaît à combattre et porter patiemment la douleur, à soutenir les efforts de la goutte, sans s’ébranler de son assiette : si je lui donne pour son objet nécessaire l’âpreté et la difficulté, que deviendra la vertu qui sera montée à tel point, que de non seulement mépriser la douleur, mais de s’en éjouir ; et de se faire chatouiller aux pointes d’une forte colique, comme est celle que les Épicuriens ont établie, et de laquelle plusieurs d’entre eux nous ont laissé par leurs actions, des preuves très certaines ? Comme ont bien d’autres, que je trouve avoir surpassé par effet les règles mêmes de leur discipline : Témoin le jeune Caton : Quand je le vois mourir et se déchirer les entrailles, je ne me puis contenter, de croire simplement, qu’il eût lors son âme exempte totalement de trouble et d’effroi : je ne puis croire, qu’il se maintînt seulement en cette démarche, que les règles de la secte Stoïque lui ordonnaient, rassise, sans émotion et impassible : il y avait, ce me semble, en la vertu de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s’en arrêter là. Je crois sans doute qu’il sentit du plaisir et de la volupté, en une si noble action, et qu’il s’y agréa plus qu’en autre de celles de sa vie : Sic abiit e vita, ut causam moriendi nactum se esse gauderet. [Il sortit de la vie dans une telle disposition qu’il se réjouît d’avoir trouvé une cause de mourir.] Je le crois si avant, que j’entre en doute s’il eût voulu que l’occasion d’un si bel exploit lui fût ôtée. Et si la bonté qui lui faisait embrasser les commodités publiques plus que les siennes, ne me tenait en bride, je tomberais aisément en cette opinion, qu’il savait bon gré à la fortune d’avoir mis sa vertu à une si belle épreuve, et d’avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l’ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action, je ne sais quelle éjouissance de son âme, et une émotion de plaisir extraordinaire, et d’une volupté virile, lorsqu’elle considérait la noblesse et hauteur de son entreprise :
Deliberata morte ferocior.
[Rendue plus acharnée parce que sa mort était délibérée.]
Non pas aiguisée par quelque espérance de gloire, comme les jugements populaires et efféminés d’aucuns hommes ont jugé : car cette considération est trop basse, pour toucher un cœur si généreux, si hautain et si roide, mais pour la beauté de la chose même en soi : laquelle il voyait bien plus clair, et en sa perfection, lui qui en maniait les ressorts, que nous ne pouvons faire. La Philosophie m’a fait plaisir de juger, qu’une si belle action eût été indécemment logée en toute autre vie qu’en celle de Caton : et qu’à la sienne seule il appartenait de finir ainsi. Pourtant ordonna-t-il selon raison et à son fils et aux Sénateurs qui l’accompagnaient, de pourvoir autrement à leur fait. Catoni, cum incredibilem natura tribuisset grauitatem, eamque ipse perpetua constantia roborauisset, semperque in proposito consilio permansisset : moriendum potius quam tyranni vultus aspiciendus erat. [Pour Caton, parce que la nature lui avait donné une incroyable force d’âme et qu’il l’avait lui-même raffermie avec une constance jamais relâchée, il fallait mourir plutôt que de devoir regarder le visage d’un tyran.] Toute mort doit être de même sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J’interprète toujours la mort par la vie. Et si on m’en récite quelqu’une forte par apparence, attachée à une vie faible : je tiens qu’elle est produite de cause faible et sortable à sa vie. L’aisance donc de cette mort, et cette facilité qu’il avait acquise par la force de son âme, dirons-nous qu’elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu ? Et qui de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraie philosophie, peut se contenter d’imaginer Socrates, seulement franc de crainte et de passion, en l’accident de sa prison, de ses fers, et de sa condamnation ? Et qui ne reconnaît en lui, non seulement de la fermeté et de la constance (c’était son assiette ordinaire que celle-là) mais encore je ne sais quel contentement nouveau, et une allégresse enjouée en ses propos et façons dernières ? À ce tressaillir, du plaisir qu’il sent à gratter sa jambe, après que les fers en furent hors : accuse-t-il pas une pareille douceur et joie en son âme, pour être désenforgée des incommodités passées, et à même d’entrer en connaissance des choses à venir ? Caton me pardonnera, s’il lui plaît ; sa mort est plus tragique, et plus tendue, mais celle-ci est encore, je ne sais comment, plus belle. Aristippus à ceux qui la plaignaient, Les dieux m’en envoient une telle, fit-il. On voit aux âmes de ces deux personnages, et de leurs imitateurs (car de semblables, je fais grand doute qu’il y en ait eu) une si parfaite habitude à la vertu, qu’elle leur est passée en complexion. Ce n’est plus vertu pénible, ni des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir il faille que leur âme se roidisse : c’est l’essence même de leur âme, c’est son train naturel et ordinaire. Ils l’ont rendue telle, par un long exercice des préceptes de la philosophie, ayant rencontré une belle et riche nature. Les passions vicieuses, qui naissent en nous, ne trouvent plus par où faire entrée en eux. La force et roideur de leur âme, étouffe et éteint les concupiscences, aussitôt qu’elles commencent à s’ébranler. Or qu’il ne soit plus beau, par une haute et divine résolution, d’empêcher la naissance des tentations ; et de s’être formé à la vertu, de manière que les semences mêmes des vices en soient déracinées : que d’empêcher à vive force leur progrès ; et s’étant laissé surprendre aux émotions premières des passions, s’armer et se bander pour arrêter leur course, et les vaincre : et que ce second effet ne soit encore plus beau, que d’être simplement garni d’une nature facile et débonnaire, et dégoûtée par soi-même de la débauche et du vice, je ne pense point qu’il y ait doute. Car cette tierce et dernière façon, il semble bien qu’elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux : exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l’imperfection et à la faiblesse, que je ne sais pas bien comment en démêler les confins et les distinguer. Les noms mêmes de bonté et d’innocence, sont à cette cause aucunement noms de mépris. Je vois que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobriété, et tempérance, peuvent arriver à nous, par défaillance corporelle. La fermeté aux dangers (si fermeté il la faut appeler) le mépris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se trouve souvent aux hommes, par faute de bien juger de tels accidents, et ne les concevoir tels qu’ils sont. La faute d’appréhension et la bêtise, contrefont ainsi parfois les effets vertueux. Comme j’ai vu souvent advenir, qu’on a loué des hommes, de ce, de quoi ils méritaient du blâme. Un Seigneur Italien tenait une fois ce propos en ma présence, au désavantage de sa nation : Que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions était si grande, qu’ils prévoyaient les dangers et accidents qui leur pouvaient advenir, de si loin, qu’il ne fallait pas trouver étrange, si on les voyait souvent à la guerre pourvoir à leur sûreté, voire avant que d’avoir reconnu le péril : Que nous et les Espagnols, qui n’étions pas si fins, allions plus outre ; et qu’il nous fallait faire voir à l’œil et toucher à la main, le danger avant que de nous en effrayer ; et que lors aussi nous n’avions plus de tenue : Mais que les Allemands et les Suisses, plus grossiers et plus lourds, n’avaient le sens de se raviser, à peine lors même qu’ils étaient accablés sous les coups. Ce n’était à l’aventure que pour rire : Si est-il bien vrai qu’au métier de la guerre, les apprentis se jettent bien souvent aux hasards, d’autre inconsidération qu’ils ne font après y avoir été échaudés.
haud ignarus, quantum noua gloria in armis
Et prædulce decus primo certamine possit.
[sans ignorer combien peuvent, dans un premier combat, la nouveauté de la gloire des armes et la séduction de l’honneur.]
Voilà pourquoi quand on juge d’une action particulière, il faut considérer plusieurs circonstances, et l’homme tout entier qui l’a produite, avant la baptiser. Pour dire un mot de moi-même : J’ai vu quelquefois mes amis appeler prudence en moi, ce qui était fortune ; et estimer avantage de courage et de patience, ce qui était avantage de jugement et opinion ; et m’attribuer un titre pour autre ; tantôt à mon gain, tantôt à ma perte. Au demeurant, il s’en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfait degré d’excellence, où de la vertu il se fait une habitude ; que du second même, je n’en ai fait guère de preuve. Je ne me suis mis en grand effort, pour brider les désirs de quoi je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c’est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentelle et fortuite. Si je fusse né d’une complexion plus déréglée, je crains qu’il fût allé piteusement de mon fait : car je n’ai essayé guère de fermeté en mon âme, pour soutenir des passions, si elles eussent été tant soit peu véhémentes. Je ne sais point nourrir des querelles, et du débat chez moi. Ainsi, je ne me puis dire nul grand merci, de quoi je me trouve exempt de plusieurs vices :
si vitiis mediocribus, et mea paucis
Mendosa est natura, alioqui recta, velut si
Egregio inspersos reprehendas corpore næuos.
[si ma nature, par ailleurs droite, est entachée de défauts modérés et peu nombreux, comme on pourrait reprocher à un beau corps quelques verrues dispersées.]
Je le dois plus à ma fortune qu’à ma raison : Elle m’a fait naître d’une race fameuse en prud’homie, et d’un très bon père : je ne sais s’il a écoulé en moi partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques, et la bonne institution de mon enfance, y ont insensiblement aidé ; ou si je suis autrement ainsi né ;
Seu libra, seu me scorpius aspicit
Formidolosus, pars violentior
Natalis horæ, seu tyrannus Hesperiæ
Capricornus undæ.
[Que me regarde la Balance ou le redoutable Scorpion, (placé au) lieu le plus puissant de l’horoscope, ou le Capricorne, tyran des ondes d’Hespérie.]
Mais tant y a que la plupart des vices, je les ai de moi-même en horreur. La réponse d’Antisthenes à celui, qui lui demandait le meilleur apprentissage : Désapprendre le mal : semble s’arrêter à cette image. Je les ai dis-je, en horreur, d’une opinion si naturelle et si mienne, que ce même instinct et impression, que j’en ai apporté de la nourrice, je l’ai conservé, sans qu’aucunes occasions me l’aient su faire altérer. Voire non pas mes discours propres, qui pour s’être débandés en aucunes choses de la route commune, me licencieraient aisément à des actions, que cette naturelle inclination me fait haïr. Je dirai un monstre : mais je le dirai pourtant. Je trouve par là en plusieurs choses plus d’arrêt et de règle en mes mœurs qu’en mon opinion : et ma concupiscence moins débauchée que ma raison. Aristippus établit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu’il mit en rumeur toute la philosophie à l’encontre de lui. Mais quant à ses mœurs, Dionysius le tyran lui ayant présenté trois belles garces, afin qu’il en fît le choix : il répondit, qu’il les choisissait toutes trois, et qu’il avait mal pris à Paris d’en préférer une à ses compagnes. Mais les ayant conduites à son logis, il les renvoya, sans en tâter. Son valet se trouvant surchargé en chemin de l’argent qu’il portait après lui : il lui ordonna qu’il en versât et jetât là, ce qui lui fâchait. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irréligieux et délicats, se porta en sa vie très dévotieusement et laborieusement. Il écrit à un sien ami, qu’il ne vit que de pain bis et d’eau ; le prie de lui envoyer un peu de fromage, pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Serait-il vrai, que pour être bon tout à fait, il nous le faille être par occulte, naturelle et universelle propriété, sans loi, sans raison, sans exemple ? Les débordements auxquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas Dieu merci des pires. Je les ai bien condamnés chez moi, selon qu’ils le valent : car mon jugement ne s’est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, je les accuse plus rigoureusement en moi, qu’en un autre. Mais c’est tout : car au demeurant j’y apporte trop peu de résistance, et me laisse trop aisément pencher à l’autre part de la balance, sauf pour les régler, et empêcher du mélange d’autres vices, lesquels s’entretiennent et s’entr’enchaînent pour la plupart les uns aux autres, qui ne s’en prend garde. Les miens, je les ai retranchés et contraints les plus seuls, et les plus simples que j’ai pu :
nec ultra
Errorem foueo.
[ma complaisance pour l’inconduite ne va pas au-delà.]
Car quant à l’opinion des Stoïciens, qui disent, le sage œuvrer quand il œuvre par toutes les vertus ensemble, quoi qu’il y en ait une plus apparente selon la nature de l’action : (et à cela leur pourrait servir aucunement la similitude du corps humain ; car l’action de la colère ne se peut exercer, que toutes les humeurs ne nous y aident, quoique la colère prédomine) si de là ils veulent tirer pareille conséquence ; que quand le fautier faut, il faut par tous les vices ensemble, je ne les en crois pas ainsi simplement ; ou je ne les entends pas : car je sens par effet le contraire. Ce sont subtilités aiguës, insubstantielles, auxquelles la philosophie s’arrête parfois. Je suis quelques vices : mais j’en fuis d’autres, autant que saurait faire un saint. Aussi désavouent les Péripatéticiens, cette connexité et couture indissolubles : et tient Aristote, qu’un homme prudent et juste, peut être et intempérant et incontinent. Socrates avouait à ceux qui reconnaissaient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c’était à la vérité sa propension naturelle, mais qu’il l’avait corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe Stilpo disaient, qu’étant né sujet au vin et aux femmes, il s’était rendu par étude très abstinent de l’un et de l’autre. Ce que j’ai de bien, je l’ai au rebours, par le sort de ma naissance : je ne le tiens ni de loi ni de précepte ou autre apprentissage. L’innocence qui est en moi, est une innocence niaise ; peu de vigueur, et point d’art. Je hais entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extrême de tous les vices. Mais c’est jusques à telle mollesse, que je ne vois pas égorger un poulet sans déplaisir, et ouïs impatiemment gémir un lièvre sous les dents de mes chiens : quoique ce soit un plaisir violent que la chasse. Ceux qui ont à combattre la volupté, usent volontiers de cet argument, pour montrer qu’elle est toute vicieuse et déraisonnable, que lorsqu’elle est en son plus grand effort, elle nous maîtrise de façon, que la raison n’y peut avoir accès : et allèguent l’expérience que nous en sentons en l’accointance des femmes,
cum iam præsagit gaudia corpus,
Atque in eo est Venus, ut muliebria conserat arua
[quand déjà le corps pressent le plaisir et que Vénus est en lui, pour ensemencer le champ du corps féminin]
où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous, que notre discours ne saurait lors faire son office tout perclus et ravi en la volupté. Je sais qu’il en peut aller autrement ; et qu’on arrivera parfois, si on veut, à rejeter l’âme sur ce même instant, à autres pensements : Mais il la faut tendre et roidir d’aguet. Je sais qu’on peut gourmander l’effort de ce plaisir, et m’y connais bien, et n’ai point trouvé Venus si impérieuse Déesse, que plusieurs et plus réformés que moi, la témoignent. Je ne prends pour miracle, comme fait la reine de Navarre, en l’un des contes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son étoffe) ni pour chose d’extrême difficulté, de passer des nuits entières, en toute commodité et liberté, avec une maîtresse de longtemps désirée, maintenant la foi qu’on lui aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchements. Je crois que l’exemple du plaisir de la chasse y serait plus propre : comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement, et de surprise, par où notre raison étonnée perd ce loisir de se préparer à rencontre : lorsqu’après une longue quête, la bête vient en sursaut à se présenter, en lieu où à l’aventure, nous l’espérions le moins. Cette secousse, et l’ardeur de ces huées, nous frappe, si qu’il serait malaisé à ceux qui aiment cette sorte de petite chasse, de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poètes font Diane victorieuse du brandon et des flèches de Cupidon.
Quis non malarum, quas amor curas habet,
Hæc inter obliuiscitur ?
[Qui n’oublie, parmi ces plaisirs, les mordants soucis qu’il y a dans l’amour ?]
Pour revenir à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d’autrui, et pleurerais aisément par compagnie, si pour occasion que ce soit, je savais pleurer. Il n’est rien qui tente mes larmes que les larmes : non vraies seulement, mais comment que ce soit, ou feintes, ou peintes. Les morts je ne les plains guère, et les envierais plutôt ; mais je plains bien fort les mourants. Les Sauvages ne m’offensent pas tant, de rôtir et manger les corps des trépassés, que ceux qui les tourmentent et persécutent vivants. Les exécutions même de la justice, pour raisonnables qu’elles soient, je ne les puis voir d’une vue ferme. Quelqu’un ayant à témoigner la clémence de Julius Cæsar : Il était, dit-il, doux en ses vengeances : ayant forcé les Pirates de se rendre à lui, qui l’avaient auparavant pris prisonnier et mis à rançon ; d’autant qu’il les avait menacés de les faire mettre en croix, il les y condamna, mais ce fut après les avoir fait étrangler. Philomon son secrétaire, qui l’avait voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d’une mort simple. Sans dire qui est cet auteur Latin, qui ose alléguer pour témoignage de clémence, de seulement tuer ceux, desquels on a été offensé, il est aisé à deviner qu’il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté, que les tyrans Romains mirent en usage. Quant à moi, en la justice même, tout ce qui est au-delà de la mort simple, me semble pure cruauté : Et notamment à nous, qui devrions avoir respect d’en envoyer les âmes en bon état ; ce qui ne se peut, les ayant agitées et désespérées par tourments insupportables. Ces jours passés, un soldat prisonnier, ayant aperçu d’une tour où il était, que le peuple s’assemblait en la place, et que des charpentiers y dressaient leurs ouvrages, crut que c’était pour lui : et entré en la résolution de se tuer, ne trouva qui l’y pût secourir, qu’un vieux clou de charrette, rouillé, que la fortune lui offrit. De quoi il se donna premièrement deux grands coups autour de la gorge : mais voyant que ce avait été sans effet ; bientôt après, il s’en donna un tiers, dans le ventre, où il laissa le clou fiché. Le premier de ses gardes, qui entra où il était, le trouva en cet état, vivant encore : mais couché et tout affaibli de ses coups. Pour employer le temps avant qu’il défaillît, on se hâta de lui prononcer sa sentence. Laquelle ouïe, et qu’il n’était condamné qu’à avoir la tête tranchée, il sembla reprendre un nouveau courage : accepta du vin, qu’il avait refusé ; remercia ses juges de la douceur inespérée de leur condamnation. Qu’il avait pris parti, d’appeler la mort, pour la crainte d’une mort plus âpre et insupportable : ayant conçu opinion par les apprêts qu’il avait vu faire en la place, qu’on le vousît tourmenter de quelque horrible supplice : et sembla être délivré de la mort, pour l’avoir changée. Je conseillerais que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s’exerçassent contre les corps des criminels. Car de les voir priver de sépulture, de les voir bouillir, et mettre à quartiers, cela toucherait quasi autant le vulgaire, que les peines qu’on fait souffrir aux vivants ; quoique par effet, ce soit peu ou rien, comme Dieu dit, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant. [Ceux qui tuent le corps et ensuite ne savent que faire.] Et les poètes font singulièrement valoir l’horreur de cette peinture, et au-dessus de la mort,
Heu reliquias semiassi regis, denudatis ossibus,
Per terram sanie delibutas fœde diuexarier.
[Hélas ! je serais honteusement traîné sur le sol, restes sanguinolents d’un roi à demi brûlé, dont les os ont été mis à nu.]
Je me rencontrai un jour à Rome, sur le point qu’on défaisait Catena, un voleur insigne : on l’étrangla sans aucune émotion de l’assistance, mais quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnait coup, que le peuple ne suivît d’une voix plaintive, et d’une exclamation, comme si chacun eût prêté son sentiment à cette charogne. Il faut exercer ces inhumains excès contre l’écorce, non contre le vif. Ainsi amollit, en cas aucunement pareil, Artaxerxes, l’âpreté des lois anciennes de Perse ; ordonnant que les Seigneurs qui avaient failli en leur état, au lieu qu’on les soulait fouetter, fussent dépouillés, et leurs vêtements fouettés pour eux ; et au lieu qu’on leur soulait arracher les cheveux, qu’on leur ôtât leur haut chapeau seulement. Les Égyptiens si dévotieux, estimaient bien satisfaire à la justice divine, lui sacrifiant des pourceaux en figure, et représentés : Invention hardie, de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle. Je vis en une saison en laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles : et ne voit-on rien aux histoires anciennes, de plus extrême, que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé. À peine me pouvais-je persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fût trouvé des âmes si farouches, qui pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre ; hacher et détrancher les membres d’autrui ; aiguiser leur esprit à inventer des tourments inusités, et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin, de jouir du plaisant spectacle, des gestes, et mouvements pitoyables, des gémissements, et voix lamentables, d’un homme mourant en angoisse. Car voilà l’extrême point, où la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus, occidat. [Qu’un homme tue un homme sans colère, sans crainte, simplement pour le spectacle.] De moi, je n’ai pas su voir seulement sans déplaisir, poursuivre et tuer une bête innocente, qui est sans défense, et de qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément que le cerf se sentant hors d’haleine et de force, n’ayant plus autre remède, se rejette et rend à nous-mêmes qui le poursuivons, nous demandant merci par ses larmes,
quæstuque, cruentus
Atque imploranti similis,
[gémissant, couvert de sang, et semblable à un suppliant,]
ce m’a toujours semblé un spectacle très déplaisant. Je ne prends guère bête en vie, à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetait des pêcheurs et des oiseleurs, pour en faire autant.
primoque a cæde ferarum
Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.
[Je pense que c’est par le massacre des bêtes que le fer, pour la première fois, s’est échauffé, taché de sang.]
Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes, témoignent une propension naturelle à la cruauté. Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, (ce crains-je) elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité. Nul ne prend son ébat à voir des bêtes s’entrejouer et caresser ; et nul ne faut de le prendre à les voir s’entredéchirer et démembrer. Et afin qu’on ne se moque de cette sympathie que j’ai avec elles, la Théologie même nous ordonne quelque faveur en leur endroit. Et considérant, qu’un même maître nous a logés en ce palais pour son service, et qu’elles sont, comme nous, de sa famille ; elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la Métempsycose, des Égyptiens, mais depuis elle a été reçue par plusieurs nations, et notamment par nos Druides :
Morte carent animæ, semperque priore relicta
Sede, nouis domibus viuunt, habitantque receptæ.
[Les âmes ne meurent pas, et toujours, quand elles quittent leur ancien domicile, elles sont reçues dans de nouvelles demeures où elles habitent et vivent.]
La Religion de nos anciens Gaulois, portait que les âmes étant éternelles, ne cessaient de se remuer et changer de place d’un corps à un autre : mêlant en outre à cette fantaisie, quelque considération de la justice divine. Car selon les déportements de l’âme, pendant qu’elle avait été chez Alexandre, ils disaient que Dieu lui ordonnait un autre corps à habiter, plus ou moins pénible, et rapportant à sa condition :
muta ferarum
Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis,
Prædonesque lupis, fallaces vulpibus addit,
Atque ubi per varios annos per mille figuras
Egit, lethæo purgatos flumine tandem
Rursus ad humanæ reuocat primordia formæ.
[il les force à subir la muette prison <de corps> de bêtes, fait entrer les féroces dans des ours, les voleurs dans des loups, attribue les trompeurs aux renards, et quand il les a menés à travers nombre d’années à travers mille figures, enfin, les ayant purgés dans le fleuve du Léthé, il les rappelle à leur forme humaine originelle.]
Si elle avait été vaillante, la logeaient au corps d’un Lion ; si voluptueuse, en celui d’un pourceau ; si lâche, en celui d’un cerf ou d’un lièvre ; si malicieuse, en celui d’un renard ; ainsi du reste ; jusques à ce que purifiée par ce châtiment, elle reprenait le corps de quelque autre homme ;
Ipse ego, nam memini, Troiani tempore belli Panthoides Euphorbus eram.
[Moi-même, car je m’en souviens, au temps de la guerre de Troie, j’étais Euphorbe, fils de Panthée.]
Quant à ce cousinage-là d’entre nous et les bêtes, je n’en fais pas grande recette : ni de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement reçu des bêtes à leur société et compagnie, mais leur ont donné un rang bien loin au-dessus d’eux ; les estimant tantôt familières, et favorites de leurs dieux, et les ayant en respect et révérence plus qu’humaine ; et d’autres ne reconnaissant autre Dieu, ni autre divinité qu’elles. Belluæ a barbaris propter beneficium consecrataæ [Bêtes rendues sacrées par les barbares, en vue d’un profit] :
crocodilon adorat
Pars hæc, illa pauet saturam serpentibus Ibin,
Effigies sacri hic nitet aurea Cercopitheci :
hic piscem fluminis, illic
Oppida tota canem venerantur.
[ceux-ci adorent le crocodile, ceux-là révèrent avec crainte l’ibis repu de serpents, ici brille la statue d’or d’un singe sacré ; des villes entières adorent ici un poisson du fleuve, là-bas un chien.]
Et l’interprétation même que Plutarque donne à cet erreur, qui est très bien prise, leur est encore honorable. Car il dit, que ce n’était le chat, ou le bœuf (pour exemple) que les Égyptiens adoraient ; mais qu’ils adoraient en ces bêtes-là, quelque image des facultés divines : En celle-ci la patience et l’utilité : en celle-là, la vivacité, ou comme nos voisins les Bourguignons avec toute l’Allemagne, l’impatience de se voir enfermés : par où ils représentaient la liberté, qu’ils aimaient et adoraient au-delà de toute autre faculté divine, et ainsi des autres. Mais quand je rencontre parmi les opinions plus modérées, les discours qui essaient à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux : et combien ils ont de part à nos plus grands privilèges ; et avec combien de vraisemblance on nous les apparie ; certes j’en rabats beaucoup de notre présomption, et me démets volontiers de cette royauté imaginaire, qu’on nous donne sur les autres créatures. Quand tout cela en serait à dire, si y a-t-il un certain respect, qui nous attache, et un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grâce et la bénignité aux autres créatures, qui en peuvent être capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crains point à dire la tendresse de ma nature si puérile, que je ne puis pas bien refuser à mon chien la fête, qu’il m’offre hors de saison, ou qu’il me demande. Les Turcs ont des aumônes et des hôpitaux pour les bêtes : les Romains avaient un soin public de la nourriture des oies, par la vigilance desquelles leur Capitole avait été sauvé : les Athéniens ordonnèrent que les mules et mulets, qui avaient servi au bâtiment du temple appelé Hecatompedon, fussent libres, et qu’on les laissât paître partout sans empêchement. Les Agrigentins avaient en usage commun, d’enterrer sérieusement les bêtes, qu’ils avaient eues chères : comme les chevaux de quelque rare mérite, les chiens et les oiseaux utiles : ou même qui avaient servi de passe-temps à leurs enfants. Et la magnificence, qui leur était ordinaire en toutes autres choses, paraissait aussi singulièrement, à la somptuosité et nombre des monuments élevés à cette fin : qui ont duré en parade, plusieurs siècles depuis. Les Égyptiens enterraient les loups, les ours, les crocodiles, les chiens, et les chats, en lieux sacrés : embaumaient leurs corps, et portaient le deuil à leur trépas. Cimon fit une sépulture honorable aux juments, avec lesquelles il avait gagné par trois fois le prix de la course aux jeux Olympiques. L’ancien Xanthippus fit enterrer son chien sur un chef, en la côte de la mer, qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisait, dit-il, conscience, de vendre et envoyer à la boucherie, pour un léger profit, un bœuf qui l’avait longtemps servi
Chapitre XII. Apologie de Raimond de Sebonde §
C’est à la vérité une très utile et grande partie que la science : ceux qui la méprisent témoignent assez leur bêtise : mais je n’estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extrême qu’aucuns lui attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeait en elle le souverain bien, et tenait qu’il fût en elle de nous rendre sages et contents : ce que je ne crois pas : ni ce que d’autres ont dit, que la science est mère de toute vertu, et que tout vice est produit par l’ignorance. Si cela est vrai, il est sujet à une longue interprétation. Ma maison a été dès longtemps ouverte aux gens de savoir, et en est fort connue ; car mon père qui l’a commandée cinquante ans, et plus, échauffé de cette ardeur nouvelle, de quoi le Roi François premier embrassa les lettres et les mit en crédit, rechercha avec grand soin et dépense l’accointance des hommes doctes, les recevant chez lui, comme personnes saintes, et ayant quelque particulière inspiration de sagesse divine, recueillant leurs sentences, et leurs discours comme des oracles, et avec d’autant plus de révérence, et de religion, qu’il avait moins de loi d’en juger : car il n’avait aucune connaissance des lettres, non plus que ses prédécesseurs. Moi je les aime bien, mais je ne les adore pas. Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande réputation de savoir en son temps, ayant arrêté quelques jours à Montaigne en la compagnie de mon père, avec d’autres hommes de sa sorte, lui fit présent au déloger d’un livre qui s’intitule Theologia naturalis ; siue, Liber creaturarum magistri Raimondi de Sebonde. Et parce que la langue Italienne et Espagnole étaient familières à mon père, et que ce livre est bâti d’un Espagnol baragouiné en terminaisons Latines, il espérait qu’avec bien peu d’aide, il en pourrait faire son profit, et le lui recommanda, comme livre très utile et propre à la saison, en laquelle il le lui donna : ce fut lorsque les nouveautés de Luther commençaient d’entrer en crédit, et ébranler en beaucoup de lieux notre ancienne créance. En quoi il avait un très bon avis ; prévoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie déclinerait aisément en un exécrable athéisme : Car le vulgaire n’ayant pas la faculté de juger les choses par elles-mêmes, se laissant emporter à la fortune et aux apparences, après qu’on lui a mis en main la hardiesse de mépriser et contrôler les opinions qu’il avait eues en extrême révérence, comme sont celles où il va de son salut, et qu’on a mis aucuns articles de sa religion en doute et à la balance, il jette tantôt après aisément en pareille incertitude toutes les autres pièces de sa créance, qui n’avaient pas chez lui plus d’autorité ni de fondement, que celles qu’on lui a ébranlées : et secoue comme un joug tyrannique toutes les impressions, qu’il avait reçues par l’autorité des lois, ou révérence de l’ancien usage,
Nam cupide conculcatur nimis ante metutum.
[Car on est avide de fouler aux pieds ce qu’on a auparavant redouté à l’excès.]
entreprenant dès lors en avant, de ne recevoir rien, à quoi il n’ait interposé son décret, et prêté particulier consentement. Or quelques jours avant sa mort, mon père ayant de fortune rencontré ce livre sous un tas d’autres papiers abandonnés, me commanda de le lui mettre en Français. Il fait bon traduire les auteurs, comme celui-là, où il n’y a guère que la matière à représenter : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grâce, et à l’élégance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à un idiome plus faible. C’était une occupation bien étrange et nouvelle pour moi : mais étant de fortune pour lors de loisir, et ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur père qui fut onc, j’en vins à bout, comme je pus : à quoi il prit un singulier plaisir, et donna charge qu’on le fît imprimer : ce qui fut exécuté après sa mort. Je trouvai belles les imaginations de cet auteur, la contexture de son ouvrage bien suivie ; et son dessein plein de piété. Parce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, et notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à même de les secourir, pour décharger leur livre de deux principales objections qu’on lui fait. Sa fin est hardie et courageuse, car il entreprend par raisons humaines et naturelles, établir et vérifier contre les athéistes tous les articles de la religion Chrétienne. En quoi, à dire la vérité, je le trouve si ferme et si heureux, que je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument-là ; et crois que nul ne l’a égalé : Cet ouvrage me semblant trop riche et trop beau, pour un auteur, duquel le nom soit si peu connu, et duquel tout ce que nous savons, c’est qu’il était Espagnol, faisant profession de Médecine à Thoulouse, il y a environ deux cents ans ; je m’enquis autrefois à Adrianus Turnebus, qui savait toutes choses, que ce pouvait être de ce livre : il me répondit, qu’il pensait que ce fut quelque quintessence tirée de S. Thomas d’Aquin : car de vrai cet esprit-là, plein d’une érudition infinie et d’une subtilité admirable, était seul capable de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l’auteur et inventeur (et ce n’est pas raison d’ôter sans plus grande occasion à Sebonde ce titre) c’était un très suffisant homme, et ayant plusieurs belles parties. La première répréhension qu’on fait de son ouvrage, c’est que les Chrétiens se font tort de vouloir appuyer leur créance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foi, et par une inspiration particulière de la grâce divine. En cette objection, il semble qu’il y ait quelque zèle de piété : et à cette cause nous faut-il avec autant plus de douceur et de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce serait mieux la charge d’un homme versé en la Théologie, que de moi, qui n’y sais rien. Toutefois je juge ainsi, qu’à une chose si divine et si hautaine, et surpassant de si loin l’humaine intelligence, comme est cette vérité, de laquelle il a plu à la bonté de Dieu nous éclairer, il est bien besoin qu’il nous prête encore son secours, d’une faveur extraordinaire et privilégiée, pour la pouvoir concevoir et loger en nous : et ne crois pas que les moyens purement humains en soient aucunement capables. Et s’ils l’étaient, tant d’âmes rares et excellentes, et si abondamment garnies de forces naturelles ès siècles anciens, n’eussent pas failli par leur discours, d’arriver à cette connaissance. C’est la foi seule qui embrasse vivement et certainement les hauts mystères de notre Religion. Mais ce n’est pas à dire, que ce ne soit une très belle et très louable entreprise, d’accommoder encore au service de notre foi, les outils naturels et humains, que Dieu nous a donnés. Il ne faut pas douter que ce ne soit l’usage le plus honorable, que nous leur saurions donner : et qu’il n’est occupation ni dessein plus digne d’un homme Chrétien, que de viser par tous ses études et pensements à embellir, étendre et amplifier la vérité de sa créance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d’esprit et d’âme : nous lui devons encore, et rendons une révérence corporelle : nous appliquons nos membres mêmes, et nos mouvements et les choses externes à l’honorer. Il en faut faire de même, et accompagner notre foi de toute la raison qui est en nous : mais toujours avec cette réservation, de n’estimer pas que ce soit de nous qu’elle dépende, ni que nos efforts et arguments puissent atteindre à une si supernaturelle et divine science. Si elle n’entre chez nous par une infusion extraordinaire : si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n’y est pas en sa dignité ni en sa splendeur. Et certes je crains pourtant que nous ne la jouissions que par cette voie. Si nous tenions à Dieu par l’entremise d’une foi vive : si nous tenions à Dieu par lui, non par nous : si nous avions un pied et un fondement divin, les occasions humaines n’auraient pas le pouvoir de nous ébranler, comme elles ont : notre fort ne serait pas pour se rendre à une si faible batterie : l’amour de la nouveauté, la contrainte des Princes, la bonne fortune d’un parti, le changement téméraire et fortuit de nos opinions, n’auraient pas la force de secouer et altérer notre croyance : nous ne la laisserions pas troubler à la merci d’un nouvel argument, et à la persuasion, non pas de toute la Rhétorique qui fût onc : nous soutiendrions ces flots d’une fermeté inflexible et immobile :
Illisos fluctus rupes ut vasta refundit,
Et varias circum latrantes dissipat undas
Mole sua.
[comme, de sa masse, un énorme rocher refoule les flots qui le heurtent et disperse les eaux nombreuses qui hurlent à l’entour.]
Si ce rayon de la divinité nous touchait aucunement, il y paraîtrait partout : non seulement nos paroles, mais encore nos opérations en porteraient la lueur et le lustre. Tout ce qui partirait de nous, on le verrait illuminé de cette noble clarté : Nous devrions avoir honte, qu’ès sectes humaines il ne fut jamais partisan, quelque difficulté et étrangeté que maintînt sa doctrine, qui n’y conformât aucunement ses déportements et sa vie : et une si divine et céleste institution ne marque les Chrétiens que par la langue. Voulez-vous voir cela ? comparez nos mœurs à un Mahométan, à un Païen, vous demeurez toujours au-dessous : Là où au regard de l’avantage de notre religion, nous devrions luire en excellence, d’une extrême et incomparable distance : et devrait-on dire, sont-ils si justes, si charitables, si bons ? ils sont donc Chrétiens. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : espérance, confiance, événements, cérémonies, pénitence, martyres. La marque péculière de notre vérité devrait être notre vertu, comme elle est aussi la plus céleste marque, et la plus difficile : et que c’est la plus digne production de la vérité. Pourtant eut raison notre bon S. Loys, quand ce Roi Tartare, qui s’était fait Chrétien, desseignait de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, et y reconnaître la sanctimonie qu’il espérait trouver en nos murs, de l’en détourner instamment, de peur qu’au contraire, notre débordée façon de vivre ne le dégoûtât d’une si sainte créance. Combien que depuis il advint tout diversement, à cet autre, lequel étant allé à Rome pour même effet, y voyant la dissolution des prélats, et peuple de ce temps-là, s’établit d’autant plus fort en notre religion, considérant combien elle devait avoir de force et de divinité, à maintenir sa dignité et sa splendeur, parmi tant de corruption, et en mains si vicieuses. Si nous avions une seule goutte de foi, nous remuerions les montagnes de leur place, dit la sainte parole : nos actions qui seraient guidées et accompagnées de la divinité, ne seraient pas simplement humaines, elles auraient quelque chose de miraculeux, comme notre croyance. Breuis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas. [En peu de temps, on apprend à vivre bien et heureusement, si l’on croit.] Les uns font accroire au monde, qu’ils croient ce qu’ils ne croient pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mêmes, ne sachant pas pénétrer que c’est que croire. Nous trouvons étrange si aux guerres, qui pressent à cette heure notre état, nous voyons flotter les événements et diversifier d’une manière commune et ordinaire : c’est que nous n’y apportons rien que le nôtre. La justice, qui est en l’un des partis, elle n’y est que pour ornement et couverture : elle y est bien alléguée, mais elle n’y est ni reçue, ni logée, ni épousée : elle y est comme en la bouche de l’avocat, non comme dans le cœur et affection de la partie. Dieu doit son secours extraordinaire à la foi et à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs, et s’y servent de la religion : ce devrait être tout le contraire. Sentez, si ce n’est par nos mains que nous la menons : à tirer comme de cire tant de figures contraires, d’une règle si droite et si ferme. Quand s’est-il vu mieux qu’en France en nos jours ? Ceux qui l’ont prise à gauche, ceux qui l’ont prise à droite, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l’emploient si pareillement à leurs violentes et ambitieuses entreprises, s’y conduisent d’un progrès si conforme en débordement et injustice, qu’ils rendent douteuse et malaisée à croire la diversité qu’ils prétendent de leurs opinions en chose de laquelle dépend la conduite et loi de notre vie. Peut-on voir partir de même école et discipline des mœurs plus unies, plus unes ? Voyez l’horrible impudence de quoi nous pelotons les raisons divines : et combien irréligieusement nous les avons et rejetées et reprises selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publics. Cette proposition si solennelle : S’il est permis au sujet de se rebeller et armer contre son Prince pour la défense de la religion : souvienne-vous en quelles bouches cette année passée l’affirmative d’icelle était l’arc-boutant d’un parti : la négative, de quel autre parti c’était l’arc-boutant : Et oyez à présent de quel quartier vient la voix et instruction de l’une et de l’autre : et si les armes bruissent moins pour cette cause que pour celle-là. Et nous brûlons les gens, qui disent, qu’il faut faire souffrir à la vérité le joug de notre besoin : et de combien fait la France pis que de le dire ? Confessons la vérité, qui trierait de l’armée même légitime, ceux qui y marchent par le seul zèle d’une affection religieuse, et encore ceux qui regardent seulement la protection des lois de leur pays, ou service du Prince, il n’en saurait bâtir une compagnie de gendarmes complète. D’où vient cela, qu’il s’en trouve si peu, qui aient maintenu même volonté et même progrès en nos mouvements publics, et que nous les voyons tantôt n’aller que le pas, tantôt y courir à bride avalée ? et mêmes hommes, tantôt gâter nos affaires par leur violence et âpreté, tantôt par leur froideur, mollesse et pesanteur ; si ce n’est qu’ils y sont poussés par des considérations particulières et casuelles selon la diversité desquelles ils se remuent ? Je vois cela évidemment, que nous ne prêtons volontiers à la dévotion que les offices, qui flattent nos passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la Chrétienne. Notre zèle fait merveilles, quand il va secondant notre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la détraction, la rébellion. À contre-poil, vers la bonté, la bénignité, la tempérance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l’y porte, il ne va ni de pied, ni d’aile. Notre religion est faite pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dit) Si nous le croyions, je ne dis pas par foi, mais d’une simple croyance : voire (et je le dis à notre grande confusion) si nous le croyions et connaissions comme une autre histoire, comme l’un de nos compagnons, nous l’aimerions au-dessus de toutes autres choses, pour l’infinie bonté et beauté qui reluit en lui : au moins marcherait-il en même rang de notre affection, que les richesses, les plaisirs, la gloire et nos amis. Le meilleur de nous ne craint point de l’outrager, comme il craint d’outrager son voisin, son parent, son maître. Est-il si simple entendement, lequel ayant d’un côté l’objet d’un de nos vicieux plaisirs, et de l’autre en pareille connaissance et persuasion, l’état d’une gloire immortelle, entrât en bigue de l’un pour l’autre ? Et si nous y renonçons souvent de pur mépris : car quelle envie nous attire au blasphémer, sinon à l’aventure l’envie même de l’offense ? Le philosophe Antisthenes, comme on l’initiait aux mystères d’Orpheus, le prêtre lui disant, que ceux qui se vouaient à cette religion, avaient à recevoir après leur mort des biens éternels et parfaits : Pourquoi si tu le crois ne meurs-tu donc toi-même ? lui fit-il. Diogenes plus brusquement selon sa mode, et plus loin de notre propos, au prêtre qui le prêchait de même, de se faire de son ordre, pour parvenir aux biens de l’autre monde : Veux-tu pas que je croie qu’Agesilaüs et Epaminondas, si grands hommes, seront misérables, et que toi qui n’es qu’un veau, et qui ne fais rien qui vaille, seras bien heureux, parce que tu es prêtre ? Ces grandes promesses de la béatitude éternelle si nous les recevions de pareille autorité qu’un discours philosophique, nous n’aurions pas la mort en telle horreur que nous avons :
Non iam se moriens dissolui conquereretur,
Sed magis ire foras, vestemque relinquere ut anguis
Gauderet, prælonga senex aut cornua ceruus.
[On ne se plaindrait plus, mourant, d’être dissous, on aurait plus de joie à partir, et à laisser son enveloppe, comme le serpent, ou comme le cerf chargé d’ans laisse ses bois trop longs.]
Je veux être dissous, dirions-nous, et être avec Jésus-Christ. La force du discours de Platon de l’immortalité de l’âme, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour jouir plus promptement des espérances qu’il leur donnait. Tout cela c’est un signe très évident que nous ne recevons notre religion qu’à notre façon et par nos mains, et non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrés au pays, où elle était en usage, ou nous regardons son ancienneté, ou l’autorité des hommes qui l’ont maintenue, ou craignons les menaces qu’elle attache aux mécréants, ou suivons ses promesses. Ces considérations-là doivent être employées à notre créance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre région, d’autres témoins, pareilles promesses et menaces, nous pourraient imprimer par même voie une croyance contraire. Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgordins ou Allemands. Et ce que dit Plato, qu’il est peu d’hommes si fermes en l’athéisme, qu’un danger pressant ne ramène à la reconnaissance de la divine puissance : Ce rôle ne touche point un vrai Chrétien : C’est à faire aux religions mortelles et humaines, d’être reçues par une humaine conduite. Quelle foi doit-ce être, que la lâcheté et la faiblesse de cœur plantent en nous et établissent ? Plaisante foi, qui ne croit ce qu’elle croit, que pour n’avoir le courage de le décroire. Une vicieuse passion, comme celle de l’inconstance et de l’étonnement, peut-elle faire en notre âme aucune production réglée ? Ils établissent, dit-il, par la raison de leur jugement, que ce qui se récite des enfers, et des peines futures est feint, mais l’occasion de l’expérimenter s’offrant lorsque la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort : la terreur d’icelle les remplit d’une nouvelle créance, par l’horreur de leur condition à venir. Et parce que telles impressions rendent les courages craintifs, il défend en ses lois toute instruction de telles menaces, et la persuasion que des Dieux il puisse venir à l’homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien quand il y échoit, et pour un médicinal effet. Ils récitent de Bion, qu’infect des athéismes de Theodorus, il avait été longtemps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu’il se rendit aux plus extrêmes superstitions : comme si les Dieux s’ôtaient et se remettaient selon l’affaire de Bion. Platon, et ces exemples, veulent conclure, que nous sommes ramenés à la créance de Dieu, ou par raison, ou par force. L’Athéisme étant une proposition, comme dénaturée et monstrueuse, difficile aussi, et malaisée d’établir en l’esprit humain, pour insolent et déréglé qu’il puisse être : il s’en est vu assez, par vanité et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, et réformatrices du monde, en affecter la profession par contenance : qui, s’ils sont assez fous, ne sont pas assez forts, pour l’avoir plantée en leur conscience. Pourtant ils ne laisseront de joindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d’épée en la poitrine : et quand la crainte ou la maladie aura abattu et appesanti cette licencieuse ferveur d’humeur volage, ils ne laisseront pas de se revenir, et se laisser tout discrètement manier aux créances et exemples publics. Autre chose est, un dogme sérieusement digéré, autre chose ces impressions superficielles : lesquelles nées de la débauche d’un esprit démanché, vont nageant témérairement et incertainement en la fantaisie. Hommes bien misérables et écervelés, qui tâchent d’être pires qu’ils ne peuvent ! L’erreur du paganisme, et l’ignorance de notre sainte vérité, laissa tomber cette grande âme : mais grande d’humaine grandeur seulement, encore en cet autre voisin abus, que les enfants et les vieillards se trouvent plus susceptibles de religion, comme si elle naissait et tirait son crédit de notre imbécillité. Le nœud qui devrait attacher notre jugement et notre volonté, qui devrait étreindre notre âme et joindre à notre Créateur, ce devrait être un nœud prenant ses replis et ses forces, non pas de nos considérations, de nos raisons et passions, mais d’une étreinte divine et supernaturelle, n’ayant qu’une forme, un visage, et un lustre, qui est l’autorité de Dieu et sa grâce. Or notre cœur et notre âme étant régie et commandée par la foi, c’est raison qu’elle tire au service de son dessein toutes nos autres pièces selon leur portée. Aussi n’est-il pas croyable, que toute cette machine n’ait quelques marques empreintes de la main de ce grand architecte, et qu’il n’y ait quelque image ès choses du monde rapportant aucunement à l’ouvrier, qui les a bâties et formées. Il a laissé en ces hauts ouvrages le caractère de sa divinité, et ne tient qu’à notre imbécillité, que nous ne le puissions découvrir. C’est ce qu’il nous dit lui-même, que ses opérations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde s’est travaillé à ce digne étude, et nous montre comment il n’est pièce du monde, qui démente son facteur. Ce serait faire tort à la bonté divine, si l’univers ne consentait à notre créance. Le ciel, la terre, les éléments, notre corps et notre âme, toutes choses y conspirent : il n’est que de trouver le moyen de s’en servir : elles nous instruisent, si nous sommes capables d’entendre. Car ce monde est un temple très saint, dedans lequel l’homme est introduit, pour y contempler des statues, non ouvrées de mortelle main, mais celles que la divine pensée a fait sensibles, le Soleil, les étoiles, les eaux et la terre, pour nous représenter les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Saint Paul, apparaissent par la création du monde, considérant sa sapience éternelle, et sa divinité par ses œuvres.
Atque adeo faciem cæli non inuidet orbi
Ipse Deus, vultusque suos corpusque recludit
Semper voluendo : seque ipsum inculcat et offert,
Ut bene cognosci possit, doceatque videndo
Qualis eat, doceatque suas attendere leges.
[Et Dieu même ne refuse pas à la terre la face du ciel ; son visage et son corps, il les fait voir par sa rotation perpétuelle ; c’est lui-même qu’il inculque et offre aux regards, afin de pouvoir être bien connu, d’enseigner par les yeux sa marche et d’apprendre à observer ses lois.]
Or nos raisons et nos discours humains c’est comme la matière lourde et stérile : la grâce de Dieu en est la forme : c’est elle qui y donne la façon et le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrates et de Caton demeurent vaines et inutiles pour n’avoir eu leur fin, et n’avoir regardé l’amour et obéissance du vrai créateur de toutes choses, et pour avoir ignoré Dieu : Ainsi est-il de nos imaginations et discours : ils ont quelque corps, mais une masse informe, sans façon et sans jour, si la foi et grâce de Dieu n’y sont jointes. La foi venant à teindre et illustrer les arguments de Sebonde, elle les rend fermes et solides : ils sont capables de servir d’acheminement, et de première guide à un apprenti, pour le mettre à la voie de cette connaissance : ils le façonnent aucunement et rendent capable de la grâce de Dieu, par le moyen de laquelle se parfournit et se parfait après notre créance. Je sais un homme d’autorité nourri aux lettres, qui m’a confessé avoir été ramené des erreurs de la mécréance par l’entremise des arguments de Sebonde. Et quand on les dépouillera de cet ornement, et du secours et approbation de la foi, et qu’on les prendra pour fantaisies pures humaines, pour en combattre ceux qui sont précipités aux épouvantables et horribles ténèbres de l’irréligion, ils se trouveront encore lors, aussi solides et autant fermes, que nuls autres de même condition qu’on leur puisse opposer. De façon que nous serons sur les termes de dire à nos parties,
Si melius quid habes, accerse, vel imperium fer.
[Si tu as mieux, produis-le, ou bien plie-toi à l’autorité.]
Qu’ils souffrent la force de nos preuves, ou qu’ils nous en fassent voir ailleurs, et sur quelque autre sujet, de mieux tissues, et mieux étoffées. Je me suis sans y penser à demi déjà engagé dans la seconde objection, à laquelle j’avais proposé de répondre pour Sebonde. Aucuns disent que ses arguments sont faibles et ineptes à vérifier ce qu’il veut, et entreprennent de les choquer aisément. Il faut secouer ceux-ci un peu plus rudement : car ils sont plus dangereux et plus malicieux que les premiers. On couche volontiers les dits d’autrui à la faveur des opinions qu’on a préjugées en soi : À un athéiste tous écrits tirent à l’athéisme. Il infecte de son propre venin la matière innocente. Ceux-ci ont quelque préoccupation de jugement qui leur rend le goût fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu’on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre notre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n’oseraient attaquer en sa majesté pleine d’autorité et de commandement. Le moyen que je prends pour rabattre cette frénésie, et qui me semble le plus propre, c’est de froisser et fouler aux pieds l’orgueil, et l’humaine fierté : leur faire sentir l’inanité, la vanité, et dénéantise de l’homme : leur arracher des poings, les chétives armes de leur raison : leur faire baisser la tête et mordre la terre, sous l’autorité et révérence de la majesté divine. C’est à elle seule qu’appartient la science et la sapience ; elle seule qui peut estimer de soi quelque chose, et à qui nous dérobons ce que nous nous comptons, et ce que nous nous prisons.
Οὐ γὰρ ἐᾷ φρονέειν ὁ θεὸς μέγα ἄλλον ἢ ἑαυτόν.
[Car Dieu ne permet pas qu’un autre que lui porte haut ses pensées.]
Abattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du malin esprit. Deus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam. [Dieu résiste aux orgueilleux ; aux humbles il accorde sa grâce.] L’intelligence est en tous les Dieux, dit Platon, et point ou peu aux hommes. Or c’est cependant beaucoup de consolation à l’homme Chrétien, de voir nos outils mortels et caducs, si proprement assortis à notre foi sainte et divine : que lorsqu’on les emploie aux sujets de leur nature mortels et caducs, ils n’y soient pas appropriés plus uniment, ni avec plus de force. Voyons donc si l’homme a en sa puissance d’autres raisons plus fortes que celles de Sebonde : voire s’il est en lui d’arriver à aucune certitude par argument et par discours. Car saint Augustin plaidant contre ces gens ici, a occasion de reprocher leur injustice, en ce qu’ils tiennent les parties de notre créance fausses, que notre raison faut à établir. Et pour montrer qu’assez de choses peuvent être et avoir été, desquelles notre discours ne saurait fonder la nature et les causes : il leur met en avant certaines expériences connues et indubitables, auxquelles l’homme confesse rien ne voir. Et cela fait-il, comme toutes autres choses, d’une curieuse et ingénieuse recherche. Il faut plus faire, et leur apprendre, que pour convaincre la faiblesse de leur raison, il n’est besoin d’aller triant des rares exemples : et qu’elle est si manque et si aveugle, qu’il n’y a nulle si claire facilité, qui lui soit assez claire : que l’aisé et le malaisé lui sont un : que tous sujets également, et la nature en général désavoue sa juridiction et entremise. Que nous prêche la vérité, quand elle nous prêche de fuir la mondaine philosophie : quand elle nous inculque si souvent, que notre sagesse n’est que folie devant Dieu : que de toutes les vanités la plus vaine c’est l’homme : que l’homme qui présume de son savoir, ne sait pas encore que c’est que savoir : et que l’homme, qui n’est rien, s’il pense être quelque chose, se séduit soi-même, et se trompe ? Ces sentences du saint Esprit expriment si clairement et si vivement ce que je veux maintenir, qu’il ne me faudrait aucune autre preuve contre des gens qui se rendraient avec toute soumission et obéissance à son autorité. Mais ceux-ci veulent être fouettés à leurs propres dépens, et ne veulent souffrir qu’on combatte leur raison que par elle-même. Considérons donc pour cette heure, l’homme seul, sans secours étranger, armé seulement de ses armes, et dépourvu de la grâce et connaissance divine, qui est tout son honneur, sa force, et le fondement de son être. Voyons combien il a de tenue en ce bel équipage. Qu’il me fasse entendre par l’effort de son discours, sur quels fondements il a bâti ces grands avantages, qu’il pense avoir sur les autres créatures. Qui lui a persuadé que ce branle admirable de la voûte céleste, la lumière éternelle de ces flambeaux roulant si fièrement sur sa tête, les mouvements épouvantables de cette mer infinie, soient établis et se continuent tant de siècles, pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule, que cette misérable et chétive créature, qui n’est pas seulement maîtresse de soi, exposée aux offenses de toutes choses, se dise maîtresse et emperière de l’univers ? duquel il n’est pas en sa puissance de connaître la moindre partie, tant s’en faut de la commander. Et ce privilège qu’il s’attribue d’être seul en ce grand bâtiment, qui ait la suffisance d’en reconnaître la beauté et les pièces, seul qui en puisse rendre grâces à l’architecte, et tenir compte de la recette et mises du monde : qui lui a scellé ce privilège ? qu’il nous montre lettres de cette belle et grande charge. Ont-elles été octroyées en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guère de gens. Les fous et les méchants sont-ils dignes de faveur si extraordinaire ? et étant la pire pièce du monde, d’être préférés à tout le reste ? en croirons-nous celui-là ; Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium, quæ ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profecto nihil est melius. [Pour quels êtres peut-on dire que le monde a été fait ? Assurément pour des êtres vivants, qui usent de raison. Tels sont les dieux et les hommes, qui sont certainement ce qu’il y a de meilleur.] Nous n’aurons jamais assez bafoué l’impudence de cet accouplage. Mais pauvret qu’a-t-il en soi digne d’un tel avantage ? À considérer cette vie incorruptible des corps célestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuée d’une si juste règle :
Cum suspicimus magni cælestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Æthera fixum,
Et venit in mentem Lunæ Solisque viarum :
[Lorsque nous levons les yeux vers les espaces célestes de ce grand monde, au-dessus de nous, et vers l’éther fiché d’étoiles scintillantes, et que notre esprit considère les routes de la lune et du soleil :]
À considérer la domination et puissance que ces corps-là ont, non seulement sur nos vies et conditions de notre fortune,
Facta etenim et vitas hominum suspendit ab astris :
[Car il a fait dépendre des astres les actes et les vies des hommes :]
mais sur nos inclinations mêmes, nos discours, nos volontés : qu’ils régissent, poussent et agitent à la merci de leurs influences, selon que notre raison nous l’apprend et le trouve :
speculataque longe
Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
Et totum alterna mundum ratione moueri,
Fatorumque vices certis discernere signis.
[Par de longues observations, elle découvrit que les astres règnent par des lois tacites, que le monde entier est mû selon une règle d’alternance, et elle sut discerner les vicissitudes des destinées à des signes certains.]
À voir que non un homme seul, non un Roi, mais les monarchies, les empires, et tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvements célestes :
Quantaque quam parui faciant discrimina motus :
Tantum est hoc regnum quod regibus imperat ipsis :
[Quels grands changements de si petits mouvements produisent. Si puissant est cet empire qui règne sur les rois eux-mêmes :]
si notre vertu, nos vices, notre suffisance et science, et ce même discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison d’eux à nous, elle vient, comme juge notre raison, par leur moyen et de leur faveur :
furit alter amore,
Et pontum tranare potest et vertere Troiam,
Alterius sors est scribendis legibus apta,
Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes,
Mutuaque armati coeunt in vulnera fratres,
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta mouere,
Inque suas ferri poenas, lacerandaque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.
[L’un est fou d’amour, et peut traverser la mer et renverser Troie ; le sort de l’autre est propre à la rédaction de lois ; voici des enfants qui tuent leur père, et des parents leurs enfants, des frères qui vont en armes s’affronter pour s’entreblesser. Cette guerre n’est pas notre fait, ils sont contraints à ces si vives agitations, à courir à leur châtiment et à se mettre en pièces. Et c’est encore l’effet du destin qui fait ainsi scruter le destin.]
si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra-t-elle égaler à lui ? comment soumettre à notre science son essence et ses conditions ? Tout ce que nous voyons en ces corps-là, nous étonne ; quæ molitio, quæ ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt ? [que fut la construction, que furent les outils, les leviers, les machines, les ouvriers d’un si grand édifice ?] pourquoi les privons-nous et d’âme, et de vie, et de discours ? y avons-nous reconnu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n’avons aucun commerce avec eux que d’obéissance ? Dirons-nous, que nous n’avons vu en nulle autre créature, qu’en l’homme, l’usage d’une âme raisonnable ? Et quoi ? Avons-nous vu quelque chose semblable au soleil ? Laisse-t-il d’être, parce que nous n’avons rien vu de semblable ? et ses mouvements d’être, parce qu’il n’en est point de pareils ? Si ce que nous n’avons pas vu, n’est pas, notre science est merveilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi angustiæ ? [Que les bornes de l’esprit sont étroites !] Sont-ce pas des songes de l’humaine vanité, de faire de la Lune une terre céleste ? y deviner des montagnes, des vallées, comme Anaxagoras ? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour notre commodité, comme fait Platon et Plutarque ? et de notre terre en faire un astre éclairant et lumineux ? Inter cætera mortalitatis incommoda, et hoc est, caligo mentium : nec tantum necessitas errandi, sed errorum amor. [Entre autres inconvénients de la condition mortelle est aussi l’aveuglement des esprits : ils ne sont pas seulement dans la nécessité d’errer, mais ils ont l’amour de leurs erreurs.] Corruptibile corpus aggrauat animam, et deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem. [Le corps corruptible appesantit l’âme et cette habitation terrestre accable l’esprit aux multiples pensées.] La présomption est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les créatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se voit logée ici parmi la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier étage du logis, et le plus éloigné de la voûte céleste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au-dessus du cercle de la Lune, et si notre vertu, nos vices, notre suffisance et science, et ce même discours que nous faisons de la force des astres, et cette comparaison d’eux à nous, elle vient, comme juge notre raison, par leur moyen et de leur faveur :
furit alter amore,
Et pontum tranare potest et vertere Troiam,
Alterius sors est scribendis legibus apta,
Ecce patrem nati perimunt, natosque parentes,
Mutuaque armati coeunt in vulnera fratres,
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta mouere,
Inque suas ferri pœnas, lacerandaque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.
[L’un est fou d’amour, et peut traverser la mer et renverser Troie ; le sort de l’autre est propre à la rédaction de lois ; voici des enfants qui tuent leur père, et des parents leurs enfants, des frères qui vont en armes s’affronter pour s’entreblesser. Cette guerre n’est pas notre fait, ils sont contraints à ces si vives agitations, à courir à leur châtiment et à se mettre en pièces. Et c’est encore l’effet du destin qui fait ainsi scruter le destin.]
si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra-t-elle égaler à lui ? comment soumettre à notre science son essence et ses conditions ? Tout ce que nous voyons en ces corps-là, nous étonne ; quæ molitio, quæ ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt ? [que fut la construction, que furent les outils, les leviers, les machines, les ouvriers d’un si grand édifice ?] pourquoi les privons-nous et d’âme, et de vie, et de discours ? y avons-nous reconnu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n’avons aucun commerce avec eux que d’obéissance ? Dirons-nous, que nous n’avons vu en nulle autre créature, qu’en l’homme, l’usage d’une âme raisonnable ? Et quoi ? Avons-nous vu quelque chose semblable au soleil ? Laisse-t-il d’être, parce que nous n’avons rien vu de semblable ? et ses mouvements d’être, parce qu’il n’en ramenant le ciel sous ses pieds. C’est par la vanité de cette même imagination qu’il s’égale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soi-même et sépare de la presse des autres créatures, taille les parts aux animaux ses confrères et compagnons, et leur distribue telle portion de facultés et de forces, que bon lui semble. Comment connaît-il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclut-il la bêtise qu’il leur attribue ? Quand je me joue à ma chatte, qui sait, si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ai mon heure de commencer ou de refuser, aussi a-t-elle la sienne. Platon en sa peinture de l’âge doré sous Saturne, compte entre les principaux avantages de l’homme de lors, la communication qu’il avait avec les bêtes, desquelles s’enquérant et s’instruisant, il savait les vraies qualités, et différences de chacune d’icelles : par où il acquérait une très parfaite intelligence et prudence, et en conduisait de bien loin plus heureusement sa vie, que nous ne saurions faire. Nous faut-il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le fait des bêtes ? Ce grand auteur a opiné qu’en la plupart de la forme corporelle, que nature leur a donné, elle a regardé seulement l’usage des pronostications, qu’on en tirait en son temps. Ce défaut qui empêche la communication d’entre elles et nous, pourquoi n’est-il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par cette même raison elles nous peuvent estimer bêtes, comme nous les estimons. Ce n’est pas grande merveille, si nous ne les entendons pas, aussi ne faisons-nous les Basques et les Troglodytes. Toutefois aucuns se sont vantés de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puisqu’il est ainsi, comme disent les Cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoivent un chien pour leur Roi, il faut bien qu’ils donnent certaine interprétation à sa voix et mouvements : Il nous faut remarquer la parité qui est entre nous : Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens, aussi ont les bêtes des nôtres, environ à même mesure. Elles nous flattent, nous menacent, et nous requièrent : et nous elles. Au demeurant nous découvrons bien évidemment, qu’entre elles il y a une pleine et entière communication, et qu’elles s’entr’entendent, non seulement celles de même espèce, mais aussi d’espèces diverses :
Et mutæ pecudes, et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variasque cluere
Cum metus aut dolor est, aut cum iam gaudia gliscunt.
[Le bétail sans parole et même les races sauvages émettent d’ordinaire des sons différents et variés, quand la peur ou la douleur est là ou quand la joie vient à croître.]
En certain aboyer du chien le cheval connaît qu’il y a de la colère : de certaine autre sienne voix, il ne s’effraie point. Aux bêtes mêmes qui n’ont pas de voix, par la société d’offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvements discourent et traitent.
Non alia longe ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.
[De manière assez peu différente on voit les enfants poussés à recourir au geste par l’impuissance même de leur langue.]
pourquoi non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes ? j’en ai vu de si souples et formés à cela, qu’à la vérité, il ne leur manquait rien à la perfection de se savoir faire entendre. Les amoureux se courroucent, se réconcilient, se prient, se remercient, s’assignent, et disent enfin toutes choses des yeux.
E ’l silentio ancor suole
Haver prieghi e parole.
[Et le silence encore sait d’ordinaire prier et parler.]
Quoi des mains ? nous requérons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergognons, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, dépitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions, moquons, réconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, réjouissons, complaignons, attristons, déconfortons, désespérons, étonnons, écrions, taisons : et quoi non ? d’une variation et multiplication à l’envi de la langue. De la tête nous convions, renvoyons, avouons, désavouons, démentons, bienveignons, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, égayons, lamentons, caressons, tançons, soumettons, bravons, exhortons, menaçons, assurons, enquérons. Quoi des sourcils ? Quoi des épaules ? Il n’est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage public : Qui fait, voyant la variété et usage distingué des autres, que celui-ci doit plutôt être jugé le propre de l’humaine nature. Je laisse à part ce que particulièrement la nécessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoin : et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes : et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment que par iceux : Et les nations que Pline dit n’avoir point d’autre langue. Un Ambassadeur de la ville d’Abdère, après avoir longuement parlé au Roi Agis de Sparte, lui demanda : Et bien, Sire, quelle réponse veux-tu que je rapporte à nos citoyens ? que je t’ai laissé dire tout ce que tu as voulu, et tant que tu as voulu, sans jamais dire mot : voilà pas un taire parlier et bien intelligible ? Au reste, quelle sorte de notre suffisance ne reconnaissons-nous aux opérations des animaux ? est-il police réglée avec plus d’ordre, diversifiée à plus de charges et d’offices, et plus constamment entretenue, que celle des mouches à miel ? Cette disposition d’actions et de vacations si ordonnée, la pouvons-nous imaginer se conduire sans discours et sans prudence ?
His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
Esse apibus partem divinæ mentis, et haustus
Æthereos dixere.
[Certains, à ces signes et suivant ces données, ont dit que les abeilles avaient en elles une parcelle de l’esprit divin et comme des effluves éthérés.]
Les hirondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent-elles sans jugement, et choisissent-elles sans discrétion de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et en cette belle et admirable contexture de leurs bâtiments, les oiseaux peuvent-ils se servir plutôt d’une figure carrée, que de la ronde, d’un angle obtus, que d’un angle droit, sans en savoir les conditions et les effets ? Prennent-ils tantôt de l’eau, tantôt de l’argile, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prévoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement et plus à l’aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, et plantent leur loge à l’Orient, sans connaître les conditions différentes de ces vents, et considérer que l’un leur est plus salutaire que l’autre ? Pourquoi épaissit l’araignée sa toile en un endroit, et relâche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de nœud, tantôt de celle-là, si elle n’a et délibération, et pensement, et conclusion ? Nous reconnaissons assez en la plupart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au-dessus de nous, et combien notre art est faible à les imiter. Nous voyons toutefois aux nôtres plus grossiers, les facultés que nous y employons, et que notre âme s’y sert de toutes ses forces : pourquoi n’en estimons-nous autant d’eux ? Pourquoi attribuons-nous à je ne sais quelle inclination naturelle et servile, les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature et par art ? En quoi sans y penser nous leur donnons un très grand avantage sur nous, de faire que nature par une douceur maternelle les accompagne et guide, comme par la main à toutes les actions et commodités de leur vie, et qu’à nous elle nous abandonne au hasard et à la fortune, et à quêter par art, les choses nécessaires à notre conservation ; et nous refuse quant et quant les moyens de pouvoir arriver par aucune institution et contention d’esprit, à la suffisance naturelle des bêtes : de manière que leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités, tout ce que peut notre divine intelligence. Vraiment à ce compte nous aurions bien raison de l’appeler une très injuste marâtre : Mais il n’en est rien, notre police n’est pas si difforme et déréglée. Nature a embrassé universellement toutes ses créatures : et n’en est aucune, qu’elle n’ait bien pleinement fourni de tous moyens nécessaires à la conservation de son être : Car ces plaintes vulgaires que j’ois faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les élève tantôt au-dessus des nues, et puis les ravale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné, nu sur la terre nue, lié, garrotté, n’ayant de quoi s’armer et couvrir que de la dépouille d’autrui : là où toutes les autres créatures, nature les a revêtues de coquilles, de gousses, d’écorce, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d’écaille, de toison, et de soie selon le besoin de leur être : les a armées de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir et pour défendre, et les a elles-mêmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter : là où l’homme ne sait ni cheminer, ni parler, ni manger, ni rien que pleurer sans apprentissage.
Tum porro, puer ut sæuis proiectus ab undis
Nauita, nudus humi iacet infans, indigus omni
Vitali auxilio, cum primum in luminis oras
Nexibus ex aluo matris natura profudit,
Vagituque locum lugubri complet, ut æquum est
Cui tantum in vita restet transire malorum :
At variæ crescunt pecudes, armenta, feræque,
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almæ nutricis blanda atque infracta loquela :
Nec varias quærunt vestes pro tempore coeli :
Denique non armis opus est, non mœnibus altis
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia large
Tellus ipsaparit, naturaque dædala rerum.
[De plus, l’enfant, semblable au matelot qu’ont rejeté les ondes cruelles, gît nu sur le sol, sans parole, privé de tous les secours de la vie, sitôt que la nature l’a détaché du sein de sa mère et l’a fait aborder aux rives de la lumière. Il remplit le lieu de lugubres vagissements, comme il est normal d’un être à qui la vie réserve de traverser tant de maux. Au contraire, on voit grandir toute sorte de grand et de petit bétail et de bêtes sauvages, sans qu’il leur faille des hochets ni qu’une tendre nourrice doive leur dispenser sans cesse la caresse de son babil. Ils ne sont pas en quête de vêtements variables selon le temps du ciel. D’armes ils n’ont nul besoin, ni de hauts remparts pour défendre leurs biens, puisque pour tous toutes choses sont produites en abondance par la terre elle-même et l’industrieuse nature.]
Ces plaintes-là sont fausses : il y a en la police du monde, une égalité plus grande, et une relation plus uniforme. Notre peau est pourvue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps, témoin plusieurs nations, qui n’ont encore essayé nul usage de vêtements. Nos anciens Gaulois n’étaient guère vêtus, ne sont pas les Irlandais nos voisins, sous un ciel si froid : Mais nous le jugeons mieux par nous-mêmes : car tous les endroits de la personne, qu’il nous plaît découvrir au vent et à l’air, se trouvent propres à le souffrir : S’il y a partie en nous faible, et qui semble devoir craindre la froidure, ce devrait être l’estomac, où se fait la digestion : nos pères le portaient découvert, et nos Dames, ainsi molles et délicates qu’elles sont, elles s’en vont tantôt entrouvertes jusques au nombril. Les liaisons et emmaillotements des enfants ne sont non plus nécessaires : et les mères Lacédémoniennes élevaient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ni plier. Notre pleurer est commun à la plupart des autres animaux, et n’en est guère qu’on ne voie se plaindre et gémir longtemps après leur naissance : d’autant que c’est une contenance bien sortable à la faiblesse, en quoi ils se sentent. Quant à l’usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel et sans instruction.
Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti.
[Car chacun sent de quelle aptitude propre il peut faire usage.]
Qui fait doute qu’un enfant arrivé à la force de se nourrir, ne sût quêter sa nourriture ? et la terre en produit, et lui en offre assez pour sa nécessité, sans autre culture et artifice : Et sinon en tout temps, aussi ne fait-elle pas aux bêtes, témoin les provisions, que nous voyons faire aux fourmis et autres, pour les saisons stériles de l’année. Ces nations, que nous venons de découvrir, si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soin et sans façon, nous viennent d’apprendre que le pain n’est pas notre seule nourriture : et que sans labourage, notre mère nature nous avait munis à planté de tout ce qu’il nous fallait : voire, comme il est vraisemblable, plus pleinement et plus richement qu’elle ne fait à présent, que nous y avons mêlé notre artifice :
Et tellus nitidas fruges vinetaque læta
Sponte sua primum mortalibus ipsa creauit,
Ipsa dedit dulces fœtus, et pabula læta,
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimusque boues et vires agricolarum.
[Les brillantes moissons et les riants vignobles, la terre spontanément se mit elle-même à les créer pour les mortels ; elle-même, elle leur donna de doux fruits et de riants pâturages, qui aujourd’hui ont peine à pousser malgré notre labeur pour les faire croître : nous y épuisons les bœufs et les forces des cultivateurs.]
le débordement et dérèglement de notre appétit devançant toutes les inventions, que nous cherchons de l’assouvir. Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plupart des autres animaux, plus de divers mouvements de membres, et en tirons plus de service, naturellement et sans leçon : ceux qui sont duits à combattre nus, on les voit se jeter aux hasards pareils aux nôtres. Si quelques bêtes nous surpassent en cet avantage, nous en surpassons plusieurs autres : Et l’industrie de fortifier le corps et le couvrir par moyens acquis, nous l’avons par un instinct et précepte naturel. Qu’il soit ainsi, l’éléphant aiguise et émoud ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulières pour cet usage, lesquelles il épargne, et ne les emploie aucunement à ses autres services). Quand les taureaux vont au combat, ils répandent et jettent la poussière à l’entour d’eux : les sangliers affinent leurs défenses : et l’ichneumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l’enduit et le croûte tout à l’entour, de limon bien serré et bien pétri, comme d’une cuirasse. Pourquoi ne dirons-nous qu’il est aussi naturel de nous armer de bois et de fer ? Quant au parler, il est certain, que s’il n’est pas naturel, il n’est pas nécessaire. Toutefois je crois qu’un enfant, qu’on aurait nourri en pleine solitude, éloigné de tout commerce (qui serait un essai malaisé à faire) aurait quelque espèce de parole pour exprimer ses conceptions : et n’est pas croyable, que nature nous ait refusé ce moyen qu’elle a donné à plusieurs autres animaux : Car qu’est-ce autre chose que parler, cette faculté, que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de s’entr’appeler au secours, se convier à l’amour, comme ils font par l’usage de leur voix ? Comment ne parleraient-elles entre elles ? elles parlent bien à nous, et nous à elles. En combien de sortes parlons-nous à nos chiens, et ils nous répondent ? D’autre langage, d’autres appellations, devisons-nous avec eux, qu’avec les oiseaux, avec les pourceaux, les bœufs, les chevaux : et changeons d’idiome selon l’espèce.
Cosi per entro loro schiera bruna
S’ammusa l’una con l’altra formica,
Forse a spiar lor via, et lor fortuna.
[C’est ainsi qu’en croisant leurs brunes légions, les fourmis, du museau, s’accointent l’une à l’autre, et semblent s’enquérir des chances de la route.]
Il me semble que Lactance attribue aux bêtes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la différence de langage, qui se voit entre nous, selon la différence des contrées, elle se trouve aussi aux animaux de même espèce. Aristote allègue à ce propos le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux :
variæque volucres
Longe alias alio iaciunt in tempore voces,
Et partim mutant cum tempestatibus una
Raucisonos cantus.
[Toutes sortes d’oiseaux jettent des cris bien différents selon les moments, et, pour une partie d’entre eux, modifient avec le temps leurs rauques ramages.]
Mais cela est à savoir, quel langage parlerait cet enfant : et ce qui s’en dit par divination, n’a pas beaucoup d’apparence. Si on m’allègue contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent point : Je réponds que ce n’est pas seulement pour n’avoir pu recevoir l’instruction de la parole par les oreilles, mais plutôt pour ce que le sens de l’ouïe, duquel ils sont privés, se rapporte à celui du parler, et se tiennent ensemble d’une couture naturelle : En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions premièrement à nous, et que nous le fassions sonner au-dedans à nos oreilles, avant que de l’envoyer aux étrangères. J’ai dit tout ceci, pour maintenir cette ressemblance, qu’il y a aux choses humaines : et pour nous ramener et joindre à la presse. Nous ne sommes ni au-dessus, ni au-dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loi et fortune pareille.
Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.
[Toutes choses sont entravées par les liens de leur propre destin.]
y a quelque différence, il y a des ordres et des degrés : mais c’est sous le visage d’une même nature :
res quæque suo ritu procedit, et omnes
Fœdere naturæ certo discrimina seruant.
[Chaque chose procède à sa manière, et toutes, par une ferme loi de nature, gardent leurs traits distinctifs.]
Il faut contraindre l’homme, et le ranger dans les barrières de cette police. Le misérable n’a garde d’enjamber par effet au-delà : il est entravé et engagé, il est assujetti de pareille obligation que les autres créatures de son ordre, et d’une condition fort moyenne, sans aucune prérogative, préexcellence vraie et essentielle. Celle qu’il se donne par opinion, et par fantaisie, n’a ni corps ni goût : Et s’il est ainsi, que lui seul de tous les animaux, ait cette liberté de l’imagination, et ce dérèglement de pensées, lui représentant ce qui est, ce qui n’est pas ; et ce qu’il veut ; le faux et le véritable ; c’est un avantage qui lui est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier : Car de là naît la source principale des maux qui le pressent, péché, maladie, irrésolution, trouble, désespoir. Je dis donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence d’estimer, que les bêtes fassent par inclination naturelle et forcée, les mêmes choses que nous faisons par notre choix et industrie. Nous devons conclure de pareils effets, pareilles facultés, et de plus riches effets des facultés plus riches : et confesser par conséquent, que ce même discours, cette même voie, que nous tenons à œuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure. Pourquoi imaginons-nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n’en éprouvons aucun pareil effet ? Joint qu’il est plus honorable d’être acheminé et obligé à réglément agir par naturelle et inévitable condition, et plus approchant de la divinité, que d’agir réglément par liberté téméraire et fortuite ; et plus sûr de laisser à nature, qu’à nous les rênes de notre conduite. La vanité de notre présomption fait, que nous aimons mieux devoir à nos forces, qu’à sa libéralité, notre suffisance : et enrichissons les autres animaux des biens naturels, et les leur renonçons, pour nous honorer et ennoblir des biens acquis : par une humeur bien simple, ce me semble ; car je priserais bien autant des grâces toutes miennes et naïves, que celles que j’aurais été mendier et quêter de l’apprentissage. Il n’est pas en notre puissance d’acquérir une plus belle recommandation que d’être favorisé de Dieu et de nature. Par ainsi le renard, de quoi se servent les habitants de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par-dessus la glace de quelque rivière gelée, et le lâchent devant eux pour cet effet, quand nous le verrions au bord de l’eau approcher son oreille bien près de la glace, pour sentir s’il orra d’une longue ou d’une voisine distance, bruire l’eau courant au-dessous, et selon qu’il trouve par là, qu’il y a plus ou moins d’épaisseur en la glace, se reculer, ou s’avancer, n’aurions-nous pas raison de juger qu’il lui passe par la tête ce même discours, qu’il ferait en la nôtre : et que c’est une ratiocination et conséquence tirée du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide, et ce qui est liquide plie sous le faix. Car d’attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l’ouïe, sans discours et sans conséquence, c’est une chimère, et ne peut entrer en notre imagination. De même faut-il estimer de tant de sortes de ruses et d’inventions, de quoi les bêtes se couvrent des entreprises que nous faisons sur elles. Et si nous voulons prendre quelque avantage de cela même, qu’il est en nous de les saisir, de nous en servir, et d’en user à notre volonté, ce n’est que ce même avantage, que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition nos esclaves, et les Climacides étaient-ce pas des femmes en Syrie qui servaient couchées à quatre pattes, de marchepied et d’échelle aux dames à monter en coche ? Et la plupart des personnes libres, abandonnent pour bien légères commodités, leur vie, et leur être à la puissance d’autrui. Les femmes et concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour être tuée au tombeau de son mari. Les tyrans ont-ils jamais failli de trouver assez d’hommes voués à leur dévotion : aucuns d’eux ajoutant davantage cette nécessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ? Des armées entières se sont ainsi obligées à leurs Capitaines. La formule du serment en cette rude école des escrimeurs à outrance, portait ces promesses : Nous jurons de nous laisser enchaîner, brûler, battre, et tuer de glaive, et souffrir tout ce que les gladiateurs légitimes souffrent de leur maître ; engageant très religieusement et le corps et l’âme à son service :
Ure meum si vis flamma caput, et pete ferro
Corpus, et intorto verbere terga seca.
[Brûle-moi, si tu le veux, la tête à la flamme, perce-moi le corps d’une épée et déchire-moi le dos d’un fouet retors.]
C’était une obligation véritable, et si il s’en trouvait dix mille telle année, qui y entraient et s’y perdaient. Quand les Scythes enterraient leur Roi, ils étranglaient sur son corps, la plus favorite de ses concubines, son échanson, écuyer d’écurie, chambellan, huissier de chambre et cuisinier. Et en son anniversaire ils tuaient cinquante chevaux montés de cinquante pages, qu’ils avaient empalé par l’épine du dos jusques au gosier, et les laissaient ainsi plantés en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, et pour un traitement moins curieux et moins favorable, que celui que nous faisons aux oiseaux, aux chevaux, et aux chiens. À quel souci ne nous démettons-nous pour leur commodité ? Il ne me semble point, que les plus abjects serviteurs fassent volontiers pour leurs maîtres, ce que les Princes s’honorent de faire pour ces bêtes. Diogenes voyant ses parents en peine de le racheter de servitude : Ils sont fous, disait-il, c’est celui qui me traite et nourrit, qui me sert ; et ceux qui entretiennent les bêtes, se doivent dire plutôt les servir, qu’en être servis. Et si elles ont cela de plus généreux que jamais Lion ne s’asservit à un autre Lion, ni un cheval à un autre cheval par faute de cœur. Comme nous allons à la chasse des bêtes, ainsi vont les Tigres et les Lions à la chasse des hommes : et ont un pareil exercice les unes sur les autres : les chiens sur les lièvres, les brochets sur les tanches, les hirondelles sur les cigales, les éperviers sur les merles et sur les alouettes :
serpente ciconia pullos
Nutrit, et inuenta per deuia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Iouis, et generosæ
In saltu venantur aues.
[la cigogne nourrit ses petits de serpents et de lézards trouvés par les champs écartés ; et les oiseaux de noble race qui servent Jupiter chassent dans les bocages le lièvre ou le chevreuil.]
Nous partons le fruit de notre chasse avec nos chiens et oiseaux, comme la peine et l’industrie. Et au-dessus d’Amphipolis en Thrace, les chasseurs et les faucons sauvages, partent justement le butin par moitié : comme le long des palus Mæotides, si le pêcheur ne laisse aux loups de bonne foi, une part égale de sa prise, ils vont incontinent déchirer ses rets. Et comme nous avons une chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme celle des colliers, de nos lignes et de l’hameçon, il s’en voit aussi de pareilles entre les bêtes. Aristote dit, que la Seiche jette de son cou un boyau long comme une ligne, qu’elle étend au loin en le lâchant, et le retire à soi quand elle veut : à mesure qu’elle aperçoit quelque petit poisson s’approcher, elle lui laisse mordre le bout de ce boyau, étant cachée dans le sable, ou dans la vase, et petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si près d’elle, que d’un saut elle puisse l’attraper. Quant à la force, il n’est animal au monde en butte de tant d’offenses, que l’homme : il ne nous faut point une baleine, un éléphant, et un crocodile, ni tels autres animaux, desquels un seul est capable de défaire un grand nombre d’hommes ; les poux sont suffisants pour faire vaquer la dictature de Sylla : c’est le déjeuner d’un petit ver, que le cœur et la vie d’un grand et triomphant Empereur. Pourquoi disons-nous, que c’est à l’homme science et connaissance, bâtie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre, et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de connaître la force de la rhubarbe et du polypode ; et quand nous voyons les chèvres de Candie, si elles ont reçu un coup de trait, aller entre un million d’herbes choisir le dictame pour leur guérison, et la tortue quand elle a mangé de la vipère, chercher incontinent de l’origanum pour se purger, le dragon fourbir et éclairer ses yeux avec du fenouil, les cigognes se donner elles-mêmes des clystères à tout de l’eau de marine, les éléphants arracher non seulement de leur corps et de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maîtres (témoin celui du roi Porus qu’Alexandre défit) les javelots et les dards qu’on leur a jetés au combat, et les arracher si dextrement, que nous ne le saurions faire avec si peu de douleur : pourquoi ne disons-nous de même, que c’est science et prudence ? Car d’alléguer, pour les déprimer, que c’est par la seule instruction et maîtrise de nature, qu’elles le savent, ce n’est pas leur ôter le titre de science et de prudence, c’est la leur attribuer à plus forte raison qu’à nous, pour l’honneur d’une si certaine maîtresse d’école. Chrysippus, bien qu’en toutes autres choses autant dédaigneux juge de la condition des animaux, que nul autre Philosophe, considérant les mouvements du chien, qui se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la quête de son maître qu’il a égaré, ou à la poursuite de quelque proie qui fuit devant lui, va essayant un chemin après l’autre, et après s’être assuré des deux, et n’y avoir trouvé la trace de ce qu’il cherche, s’élance dans le troisième sans marchander : il est contraint de confesser, qu’en ce chien-là, un tel discours se passe : J’ai suivi jusques à ce carrefour mon maître à la trace, il faut nécessairement qu’il passe par l’un de ces trois chemins : ce n’est ni par celui-ci, ni par celui-là, il faut donc infailliblement qu’il passe par cet autre : Et que s’assurant par cette conclusion et discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisième chemin, ni ne le sonde plus, ains s’y laisse emporter par la force de la raison. Ce trait purement dialecticien, et cet usage de propositions divisées et conjointes, et de la suffisante énumération des parties, vaut-il pas autant que le chien le sache de soi que de Trapezonce ? Si ne sont pas les bêtes incapables d’être encore instruites à notre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : et cette facilité, que nous reconnaissons à nous fournir leur voix et haleine si souple et si maniable, pour la former et l’astreindre à certain nombre de lettres et de syllabes, témoigne qu’ils ont un discours au-dedans, qui les rend ainsi disciplinables et volontaires à apprendre. Chacun est saoul, ce crois-je, de voir tant de sortes de singeries que les bateleurs apprennent à leurs chiens : les danses, où ils ne faillent une seule cadence du son qu’ils oient ; plusieurs divers mouvements et sauts qu’ils leur font faire par le commandement de leur parole : mais je remarque avec plus d’admiration cet effet, qui est toutefois assez vulgaire, des chiens de quoi se servent les aveugles, et aux champs et aux villes : je me suis pris garde comme ils s’arrêtent à certaines portes, d’où ils ont accoutumé de tirer l’aumône, comme ils évitent le choc des coches et des charrettes, lors même que pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage : j’en ai vu le long d’un fossé de ville, laisser un sentier plein et uni, et en prendre un pire, pour éloigner son maître du fossé. Comment pouvait-on avoir fait concevoir à ce chien, que c’était sa charge de regarder seulement à la sûreté de son maître, et mépriser ses propres commodités pour le servir ? et comment avait-il la connaissance que tel chemin lui était bien assez large, qui ne le serait pas pour un aveugle ? Tout cela se peut-il comprendre sans ratiocination ? Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir vu à Rome d’un chien, avec l’Empereur Vespasian le père au Théâtre de Marcellus. Ce chien servait à un bateleur qui jouait une fiction à plusieurs mines et à plusieurs personnages, et y avait son rôle. Il fallait entre autres choses qu’il contrefît pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue : après avoir avalé le pain qu’on feignait être cette drogue, il commença tantôt à trembler et branler, comme s’il eût été étourdi : finalement s’étendant et se roidissant, comme mort, il se laissa tirer et traîner d’un lieu à autre, ainsi que portait le sujet du jeu, et puis quand il connut qu’il était temps, il commença premièrement à se remuer tout bellement, ainsi que s’il se fût revenu d’un profond sommeil, et levant la tête regarda çà et là d’une façon qui étonnait tous les assistants. Les bœufs qui servaient aux jardins Royaux de Suse, pour les arroser et tourner certaines grandes roues à puiser de l’eau, auxquelles il y a des baquets attachés (comme il s’en voit plusieurs en Languedoc) on leur avait ordonné d’en tirer par jour jusques à cent tours chacun, ils étaient si accoutumés à ce nombre, qu’il était impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour davantage, et ayant fait leur tâche ils s’arrêtaient tout court. Nous sommes en l’adolescence avant que nous sachions compter jusques à cent, et venons de découvrir des nations qui n’ont aucune connaissance des nombres. Il y a encore plus de discours à instruire autrui qu’à être instruit. Or laissant à part ce que Democritus jugeait et prouvait, que la plupart des arts, les bêtes nous les ont apprises : Comme l’araignée à tisser et à coudre, l’hirondelle à bâtir, le cygne et le rossignol la musique, et plusieurs animaux par leur imitation à faire la médecine : Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, et y emploient du temps et du soin : d’où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n’ont point eu loisir d’aller à l’école sous leurs parents, perdent beaucoup de la grâce de leur chant. Nous pouvons juger par là, qu’il reçoit de l’amendement par discipline et par étude : Et entre les libres même, il n’est pas un et pareil ; chacun en a pris selon sa capacité. Et sur la jalousie de leur apprentissage, ils se débattent à l’envi, d’une contention si courageuse, que parfois le vaincu y demeure mort, l’haleine lui faillant plutôt que la voix. Les plus jeunes ruminent pensifs, et prennent à imiter certains couplets de chanson : le disciple écoute la leçon de son précepteur, et en rend compte avec grand soin : ils se taisent l’un tantôt, tantôt l’autre : on oit corriger les fautes, et sent-on aucunes répréhensions du précepteur. J’ai vu (dit Arrius) autrefois un éléphant ayant à chaque cuisse un cymbale pendu, et un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dansaient en rond, s’élevant et s’inclinant à certaines cadences, selon que l’instrument les guidait, et y avait plaisir à ouïr cette harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyait ordinairement des Éléphants dressés à se mouvoir et danser au son de la voix, des danses à plusieurs entrelaçures, coupures et diverses cadences très difficiles à apprendre. Il s’en est vu, qui en leur privé remémoraient leur leçon, et s’exerçaient par soin et par étude pour n’être tancés et battus de leurs maîtres. Mais cette autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque même pour répondant, est étrange : Elle était en la boutique d’un barbier à Rome, et faisait merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu’elle oyait ; Un jour, il advint que certaines trompettes s’arrêtèrent à sonner longtemps devant cette boutique : depuis cela et tout le lendemain, voilà cette pie pensive, muette et mélancolique ; de quoi tout le monde était émerveillé, et pensait-on que le son des trompettes l’eût ainsi étourdie et étonnée ; et qu’avec l’ouïe, la voix se fût quant et quant éteinte : Mais on trouva enfin, que c’était une étude profonde, et une retraite en soi-même, son esprit s’exercitant et préparant sa voix, à représenter le son de ces trompettes : de manière que sa première voix ce fut celle-là, d’exprimer parfaitement leurs reprises, leurs pauses, et leurs muances ; ayant quitté par ce nouvel apprentissage, et pris à dédain tout ce qu’elle savait dire auparavant. Je ne veux pas omettre d’alléguer aussi cet autre exemple d’un chien, que ce même Plutarque dit avoir vu (car quant à l’ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n’en observe non plus à ranger ces exemples, qu’au reste de toute ma besogne) lui étant dans un navire, ce chien étant en peine d’avoir l’huile qui était dans le fond d’une cruche, où il ne pouvait arriver de la langue, pour l’étroite embouchure du vaisseau, alla quérir des cailloux, et en mit dans cette cruche jusques à ce qu’il eût fait hausser l’huile plus près du bord, où il la pût atteindre. Cela qu’est-ce, si ce n’est l’effet d’un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de même, quand l’eau qu’ils veulent boire est trop basse. Cette action est aucunement voisine de ce que récitait des Éléphants, un Roi de leur nation, Juba ; que quand par la finesse de ceux qui les chassent, l’un d’entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu’on leur prépare, et les recouvre l’on de menues broussailles pour les tromper, ses compagnons y apportent en diligence force pierres, et pièces de bois, afin que cela l’aide à s’en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant d’autres effets à l’humaine suffisance, que si je voulais suivre par le menu ce que l’expérience en a appris, je gagnerais aisément ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d’un éléphant en une maison privée de Syrie, dérobait à tous les repas, la moitié de la pension qu’on lui avait ordonnée : un jour le maître voulut lui-même le panser, versa dans sa mangeoire la juste mesure d’orge, qu’il lui avait prescrite, pour sa nourriture : l’éléphant regardant de mauvais œil ce gouverneur, sépara avec la trompe, et en mit à part la moitié, déclarant par là le tort qu’on lui faisait. Et un autre, ayant un gouverneur qui mêlait dans sa mangeaille des pierres pour en croître la mesure, s’approcha du pot où il faisait cuire sa chair pour son dîner, et le lui remplit de cendre. Cela ce sont des effets particuliers : mais ce que tout le monde a vu, et que tout le monde sait, qu’en toutes les armées qui se conduisaient du pays de Levant, l’une des plus grandes forces consistait aux éléphants, desquels on tirait des effets sans comparaison plus grands que nous ne faisons à présent de notre artillerie, qui tient à peu près leur place en une bataille ordonnée (cela est aisé à juger à ceux qui connaissent les histoires anciennes)
siquidem Tyrio seruire solebant
Annibali, et nostris ducibus, regique Molosso
Horum maiores, et dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, et euntem in prælia turmam.
[Les ancêtres de ces éléphants servaient le Tyrien Annibal, nos généraux, le roi Molosse ; ils portaient sur le dos des cohortes, avaient part aux opérations, transportaient l’escadron qui allait combattre.]
Il fallait bien qu’on se répondît à bon escient de la créance de ces bêtes et de leur discours, leur abandonnant la tête d’une bataille ; là où le moindre arrêt qu’elles eussent su faire, pour la grandeur et pesanteur de leur corps, le moindre effroi qui leur eût fait tourner la tête sur leurs gens, était suffisant pour tout perdre. Et s’est vu peu d’exemples, où cela soit advenu, qu’ils se rejetassent sur leurs troupes, au lieu que nous-mêmes nous rejetons les uns sur les autres, et nous rompons. On leur donnait charge non d’un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat : comme faisaient aux chiens les Espagnols à la nouvelle conquête des Indes ; auxquels ils payaient solde et faisaient partage au butin. Et montraient ces animaux, autant d’adresse et de jugement à poursuivre et arrêter leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisaient d’ardeur et d’âpreté. Nous admirons et pesons mieux les choses étrangères que les ordinaires : et sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long registre : Car selon mon opinion, qui contrôlera de près ce que nous voyons ordinairement ès animaux, qui vivent parmi nous, il y a de quoi y trouver des effets autant admirables, que ceux qu’on va recueillant ès pays et siècles étrangers. C’est une même nature qui roule son cours. Qui en aurait suffisamment jugé le présent état, en pourrait sûrement conclure et tout l’avenir et tout le passé. J’ai vu autrefois parmi nous, des hommes amenés par mer de lointain pays, desquels parce que nous n’entendions aucunement le langage, et que leur façon au demeurant et leur contenance, et leurs vêtements, étaient du tout éloignés des nôtres, qui de nous ne les estimait et sauvages et brutes ? qui n’attribuait à stupidité et à bêtise, de les voir muets, ignorant la langue Française, ignorant nos baisemains, et nos inclinations serpentées, notre port et notre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine ? Tout ce qui nous semble étrange, nous le condamnons, et ce que nous n’entendons pas. Il nous advient ainsi au jugement que nous faisons des bêtes : Elles ont plusieurs conditions, qui se rapportent aux nôtres : de celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture : mais de ce qu’elles ont particulier, que savons-nous que c’est ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oiseaux, et la plupart des animaux, qui vivent avec nous, reconnaissent notre voix, et se laissent conduire par elle : si faisait bien encore la murène de Crassus, et venait à lui quand il l’appelait : et le font aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine d’Aréthuse : et j’ai vu des gardoirs assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cri de ceux qui les traitent.
nomen habent, et ad magistri
Vocem quisque sui venit citatus.
[Ils ont un nom, et chacun vient à la voix du maître qui l’appelle.]
Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons aussi dire, que les éléphants ont quelque participation de religion, d’autant qu’après plusieurs ablutions et purifications, on les voit haussant leur trompe, comme des bras ; et tenant les yeux fichés vers le Soleil levant, se planter longtemps en méditation et contemplation, à certaines heures du jour ; de leur propre inclination, sans instruction et sans précepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence ès autres animaux, nous ne pouvons pourtant établir qu’ils soient sans religion, et ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remarqua, parce qu’elle retire aux nôtres : Il vit, dit-il, des fourmis partir de leur fourmilière, portant le corps d’un fourmi mort, vers une autre fourmilière, de laquelle plusieurs autres fourmis leur vinrent au-devant, comme pour parler à eux, et après avoir été ensemble quelque pièce, ceux-ci s’en retournèrent, pour consulter, pensez, avec leurs concitoyens, et firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation : Enfin ces derniers venus, apportèrent aux premiers un ver de leur tanière, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargèrent sur leur dos, et emportèrent chez eux, laissant aux autres le corps du trépassé. Voilà l’interprétation que Cleanthes y donna : témoignant par là que celles qui n’ont point de voix, ne laissent pas d’avoir pratique et communication mutuelle, de laquelle c’est notre défaut que nous ne soyons participants ; et nous mêlons à cette cause sottement d’en opiner. Or elles produisent encore d’autres effets, qui surpassent de bien loin notre capacité, auxquels il s’en faut tant que nous puissions arriver par imitation, que par imagination même nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu’en cette grande et dernière bataille navale qu’Antonius perdit contre Auguste, sa galère capitainesse fut arrêtée au milieu de sa course, par ce petit poisson, que les Latins nomment rémora, à cause de cette sienne propriété d’arrêter toute sorte de vaisseaux, auxquels il s’attache. Et l’Empereur Caligula voguant avec une grande flotte en la côte de la Romanie, sa seule galère fut arrêtée tout court, par ce même poisson ; lequel il fit prendre attaché comme il était au bas de son vaisseau, tout dépit de quoi un si petit animal pouvait forcer et la mer et les vents, et la violence de tous ses avirons, pour être seulement attaché par le bec à la galère (car c’est un poisson à coquille) et s’étonna encore non sans grande raison, de ce que lui étant apporté dans le bateau, il n’avait plus cette force, qu’il avait au-dehors. Un citoyen de Cyzique acquit jadis réputation de bon Mathématicien, pour avoir appris la condition du hérisson. Il a sa tanière ouverte à divers endroits et à divers vents ; et prévoyant le vent à venir, il va boucher le trou du côté de ce vent-là ; ce que remarquant ce citoyen, apportait en sa ville certaines prédictions du vent, qui avait à tirer. Le caméléon prend la couleur du lieu, où il est assis : mais le poulpe se donne lui-même la couleur qu’il lui plaît, selon les occasions, pour se cacher de ce qu’il craint, et attraper ce qu’il cherche : Au caméléon c’est changement de passion, mais au poulpe c’est changement d’action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la colère, la honte, et autres passions, qui altèrent le teint de notre visage : mais c’est par l’effet de la souffrance, comme au caméléon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n’est pas en la disposition de notre volonté. Or ces effets que nous reconnaissons aux autres animaux, plus grands que les nôtres, témoignent en eux quelque faculté plus excellente, qui nous est occulte ; comme il est vraisemblable que sont plusieurs autres de leurs conditions et puissances, desquelles nulles apparences ne viennent jusques à nous. De toutes les prédictions du temps passé, les plus anciennes et plus certaines étaient celles qui se tiraient du vol des oiseaux. Nous n’avons rien de pareil ni de si admirable. Cette règle, cet ordre du branler de leur aile, par lequel on tire des conséquences des choses à venir, il faut bien qu’il soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble opération ; car c’est prêter à la lettre, d’aller attribuant ce grand effet, à quelque ordonnance naturelle, sans l’intelligence, consentement, et discours, de qui le produit : et est une opinion évidemment fausse. Qu’il soit, ainsi : La torpille a cette condition, non seulement d’endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets, et de la seine, elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent et manient : voire dit-on davantage, que si on verse de l’eau dessus, on sent cette passion qui gagne contremont jusques à la main, et endort l’attouchement au travers de l’eau. Cette force est merveilleuse : mais elle n’est pas inutile à la torpille : elle la sent et s’en sert ; de manière que pour attraper la proie qu’elle quête, on la voit se tapir sous le limon, afin que les autres poissons se coulant par-dessus, frappés et endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance. Les grues, les hirondelles, et autres oiseaux passagers, changeant de demeure selon les saisons de l’an, montrent assez la connaissance qu’elles ont de leur faculté divinatrice, et la mettent en usage. Les chasseurs nous assurent, que pour choisir d’un nombre de petits chiens, celui qu’on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mère au propre de le choisir elle-même ; comme si on les emporte hors de leur gîte, le premier qu’elle y rapportera, sera toujours le meilleur : ou bien si on fait semblant d’entourer de feu le gîte, de toutes parts, celui des petits, au secours duquel elle courra premièrement. Par où il appert qu’elles ont un usage de pronostic que nous n’avons pas : ou qu’elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre et plus vive que la nôtre. La manière de naître, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes, étant si voisine de la nôtre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, et que nous ajoutons à notre condition au-dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de notre raison. Pour règlement de notre santé, les médecins nous proposent l’exemple du vivre des bêtes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :
Tenez chauds les pieds et la tête,
Au demeurant vivez en bête.
La génération est la principale des actions naturelles : nous avons quelque disposition de membres qui nous est plus propre à cela : toutefois ils nous ordonnent de nous ranger à l’assiette et disposition brutale, comme plus effectuelle :
more ferarum,
Quadrupedumque magis ritu, plerumque putantur
Concipere uxores : quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis
[C’est en suivant la manière des bêtes, la façon des quadrupèdes, que les femmes, pense-t-on communément, sont plus fécondes ; car, ainsi, poitrines à plat et reins exhaussés, les semences peuvent trouver leur place.]
Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets, et insolents, que les femmes y ont mêlé de leur cru ; les ramenant à l’exemple et usage des bêtes de leur sexe, plus modeste et rassis.
Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat.
Clunibus ipsa viri Venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Eiicit enim sulci recta regione viaque
Vomerem, atque locis auertit seminis ictum.
[En effet, la femme empêche et contrarie la conception si, de la croupe, dans sa joie, elle repousse l’engin du mâle et, de tout le flexible mouvement de son sein, agite le flot de la semence. Car, de la ligne droite du sillon, elle chasse le soc et détourne de son lieu le jet séminal.]
Si c’est justice de rendre à chacun ce qui lui est dû, les bêtes qui servent, aiment et défendent leurs bienfaiteurs, et qui poursuivent et outragent les étrangers et ceux qui les offensent, elles représentent en cela quelque air de notre justice : comme aussi en conservant une égalité très équitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l’amitié, elles l’ont sans comparaison plus vive et plus constante, que n’ont pas les hommes. Hyrcanus le chien du Roi Lysimachus, son maître mort, demeura obstiné sur son lit, sans vouloir boire ni manger : et le jour qu’on en brûla le corps, il prit sa course, et se jeta dans le feu, où il fut brûlé. Comme fit aussi le chien d’un nommé Pyrrhus ; car il ne bougea de dessus le lit de son maître, depuis qu’il fut mort : et quand on l’emporta, il se laissa enlever quant et lui, et finalement se lança dans le bûcher où on brûlait le corps de son maître. Il y a certaines inclinations d’affection, qui naissent quelquefois en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d’une témérité fortuite, que d’autres nomment sympathie : les bêtes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager séparément : On les voit appliquer leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain visage : et où ils le rencontrent, s’y joindre incontinent avec fête et démonstration de bienveillance ; et prendre quelque autre forme à contrecœur et en haine. Les animaux ont choix comme nous, en leurs amours, et font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies et d’envies extrêmes et irréconciliables. Les cupidités sont ou naturelles et nécessaires, comme le boire et le manger ; ou naturelles et non nécessaires, comme l’accointance des femelles ; ou elles ne sont ni naturelles ni nécessaires : de cette dernière sorte sont quasi toutes celles des hommes : elles sont toutes superflues et artificielles : Car c’est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à désirer : Les apprêts à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoïciens disent qu’un homme aurait de quoi se sustenter d’une olive par jour. La délicatesse de nos vins, n’est pas de sa leçon, ni la recharge que nous ajoutons aux appétits amoureux :
neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.
[et elle n’exige pas une vulve issue d’un puissant consul.]
Ces cupidités étrangères, que l’ignorance du bien, et une fausse opinion ont coulées en nous, sont en si grand nombre, qu’elles chassent presque toutes les naturelles ; Ni plus ni moins que si en une cité, il y avait si grand nombre d’étrangers, qu’ils en missent hors les naturels habitants, ou éteignissent leur autorité et puissance ancienne, l’usurpant entièrement, et s’en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus réglés que nous ne sommes, et se contiennent avec plus de modération sous les limites que la nature nous a prescrits : Mais non pas si exactement, qu’ils n’aient encore quelque convenance à notre débauche. Et tout ainsi comme il s’est trouvé des désirs furieux, qui ont poussé les hommes à l’amour des bêtes, elles se trouvent aussi parfois éprises de notre amour, et reçoivent des affections monstrueuses d’une espèce à une autre : Témoin l’éléphant corrival d’Aristophanes le grammairien, en l’amour d’une jeune bouquetière en la ville d’Alexandrie, qui ne lui cédait en rien aux offices d’un poursuivant bien passionné : car se promenant par le marché, où l’on vendait des fruits, il en prenait avec sa trompe, et les lui portait : il ne la perdait de vue, que le moins qu’il lui était possible ; et lui mettait quelquefois la trompe dans le sein par-dessous son collet, et lui tâtait les tétins. Ils récitent aussi d’un dragon amoureux d’une fille ; et d’une oie éprise de l’amour d’un enfant en la ville d’Asope ; et d’un bélier serviteur de la ménestrière Glaucia : et il se voit tous les jours des magots furieusement épris de l’amour des femmes. On voit aussi certains animaux s’adonner à l’amour des mâles de leur sexe. Oppianus et autres récitent quelques exemples, pour montrer la révérence que les bêtes en leurs mariages portent à la parenté ; mais l’expérience nous fait bien souvent voir le contraire ;
nec habetur turpe iuuencæ
Ferre patrem tergo : fit equo sua filia coniux :
Quasque creauit, init pecudes caper : ipsaque cuius
Semine concepta est, ex illo concipit ales.
[Ce n’est pas une honte pour la génisse d’être montée par son père ; le cheval prend sa fille pour compagne ; le bouc saillit les chevrettes qu’il a engendrées ; et l’oiselle conçoit du mâle dont la semence l’a elle-même conçue.]
De subtilité malicieuse, en est-il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thales ? lequel passant au travers d’une rivière chargé de sel, et de fortune y étant bronché, si que les sacs qu’il portait en furent tous mouillés, s’étant aperçu que le sel fondu par ce moyen, lui avait, rendu la charge plus légère, ne faillait jamais aussitôt qu’il rencontrait quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge, jusques à ce que son maître découvrant la malice, ordonna qu’on le chargeât de laine, à quoi se trouvant mécompté, il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui représentent naïvement le visage de notre avarice ; car on leur voit un soin extrême de surprendre tout ce qu’elles peuvent, et de le curieusement cacher, quoiqu’elles n’en tirent point usage. Quant à la ménagerie, elles nous surpassent non seulement en cette prévoyance d’amasser et épargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science, qui y est nécessaire. Les fourmis étendent au-dehors de l’aire leurs grains et semences pour les éventer, rafraîchir et sécher, quand ils voient qu’ils commencent à se moisir et à sentir le rance, de peur qu’ils ne se corrompent et pourrissent. Mais la caution et prévention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine : Parce que le froment ne demeure pas toujours sec ni sain, ains s’amollit, se résout et détrempe comme en lait, s’acheminant à germer et produire : de peur qu’il ne devienne semence, et perde sa nature et propriété de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par où le germe a accoutumé de sortir. Quant à la guerre, qui est la plus grande et pompeuse des actions humaines, je saurais volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prérogative, ou au rebours pour témoignage de notre imbécillité et imperfection : comme de vrai, la science de nous entredéfaire et entretuer, de ruiner et perdre notre propre espèce, il semble qu’elle n’a pas beaucoup de quoi se faire désirer aux bêtes qui ne l’ont pas.
quando leoni Fortior eripuit vitam Leo, quo nemore unquam
Expirauit aper maioris dentibus apri ?
[Quand un lion s’est-il vu arracher la vie par un lion plus fort, dans quel bois un sanglier a-t-il jamais expiré sous la dent d’un plus grand sanglier ?]
Mais elles n’en sont pas universellement exemptes pourtant : témoin les furieuses rencontres des mouches à miel, et les entreprises des Princes des deux armées contraires :
sæpe duobus Regibus incessit magno discordia motu,
Continuoque animos vulgi et trepidantia bello
Corda licet longe præsciscere.
[Souvent entre deux rois s’est émue une violente dispute, et l’on peut incontinent prévoir de loin les emportements de la foule et l’agitation guerrière des esprits.]
Je ne vois jamais cette divine description, qu’il ne m’y semble lire peinte l’ineptie et vanité humaine. Car ces mouvements guerriers, qui nous ravissent de leur horreur et épouvantement, cette tempête de sons et de cris :
Fulgur ubi ad cælum se tollit, totaque circum
Ære renidescit tellus, subterque virum vi
Excitur pedibus sonitus, clamoreque monte
Icti reiectant voces ad sidera mundi.
[Quand les éclairs du combat s’élèvent jusqu’au ciel, que tout à l’entour la terre reluit des reflets de l’airain, que le pied des robustes guerriers fait monter le bruit de leurs pas et que les montagnes, frappées de leurs clameurs, en renvoient le son jusqu’aux astres de l’univers.]
cette effroyable ordonnance de tant de milliers d’hommes armés, tant de fureur, d’ardeur, et de courage, il est plaisant à considérer par combien vaines occasions elle est agitée, et par combien légères occasions éteinte.
Paridis propter narratur amorem Græcia Barbariæ diro collisa duello.
[On raconte que l’amour de Pâris mit aux prises, en un dur conflit, Grecs et Barbares.]
Toute l’Asie se perdit et se consomma en guerres pour le maquerellage de Paris. L’envie d’un seul homme, un dépit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devraient pas émouvoir deux harengères à s’égratigner, c’est l’âme et le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons-nous en croire ceux mêmes qui en sont les principaux auteurs et motifs ? Oyons le plus grand, le plus victorieux Empereur, et le plus puissant qui fut onc, se jouant et mettant en risée très plaisamment et très ingénieusement, plusieurs batailles hasardées et par mer et par terre, le sang et la vie de cinq cent mille hommes qui suivirent sa fortune, et les forces et richesses des deux parties du monde épuisées pour le service de ses entreprises :
Quod futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi pœnam
Fuluia constituit, se quoque uti futuam.
Fuluiam ego ut futuam ? quid si me Manius oret
Pædicem, faciam ? non, puto, si sapiam.
Aut futue, aut pugnemus, ait : quid si mihi vita
Charior est ipsa mentula ? signa canant.
[Parce que Antoine a baisé Glaphyra, Fulvia m’impose la peine de la baiser, elle aussi. Moi, baiser Fulvia ? Hé ! si Manius demande que je le sodomise, devrai-je le faire ? Non pas, je pense, si j’ai ma raison. Ou tu baises, ou c’est la guerre, dit-elle. Hé quoi, si, plus que la vie même, mon membre m’est cher ? Clairons, sonnez l’attaque !]
(J’use en liberté de conscience de mon Latin, avec le congé, que vous m’en avez donné.) Or ce grand corps à tant de visages et de mouvements, qui semblent menacer le ciel et la terre :
Quam multi Lybico voluuntur marmore fluctus,
Sævus ubi Orion hybernis conditur undis,
Vel cum sole nouo densæ torrentur aristæ,
Aut Hermi campo, aut Liciæ flauentibus arvis,
Scuta sonant, pulsuque pedum tremit excita tellus,
[Aussi nombreux que les vagues qui roulent à la surface de la mer de Libye, quand le fougueux Orion se plonge dans les ondes hivernales, ou que, sous les feux du soleil renaissant, les épis serrés qu’il rôtit dans la plaine de l’Hermus ou dans les campagnes dorées de Lycie, les écus résonnent et la terre ébranlée tremble sous les pas qui la frappent,]
ce furieux monstre, à tant de bras et à tant de têtes, c’est toujours l’homme faible, calamiteux, et misérable. Ce n’est qu’une fourmilière émue et échauffée,
It nigrum campis agmen :
[Par les plaines va le noir bataillon :]
un souffle de vent contraire, le croassement d’un vol de corbeaux, le faux pas d’un cheval, le passage fortuit d’un aigle, un songe, une voix, un signe, une brouée matinière, suffisent à le renverser et porter par ferre. Donnez-lui seulement d’un rayon de Soleil par le visage, le voilà fondu et évanoui : qu’on lui évente seulement un peu de poussière aux yeux, comme aux mouches à miel de notre Poète, voilà toutes nos enseignes, nos légions, et le grand Pompeius même à leur tête, rompu et fracassé : car ce fut lui, ce me semble, que Sertorius battit en Espagne à tout ces belles armes, qui ont aussi servi à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus :
Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
Pulueris exigui iactu compressa quiescent.
[Cette émotion et ces si rudes combats, le jet d’un peu de poussière les réprimera et les calmera.]
Qu’on découple même de nos mouches après, elles auront et la force et le courage de le dissiper. De fraîche mémoire, les Portugais assiégeant la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitants d’icelle portèrent sur la muraille grande quantité de ruches, de quoi ils sont riches. Et avec du feu chassèrent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu’ils abandonnèrent leur entreprise, ne pouvant soutenir leurs assauts et piqûres. Ainsi demeura la victoire et liberté de leur ville, à ce nouveau secours : avec telle fortune, qu’au retour du combat il ne s’en trouva une seule à dire. Les âmes des Empereurs et des savetiers sont jetées à même moule. Considérant l’importance des actions des Princes et leur poids, nous nous persuadons qu’elles soient produites par quelques causes aussi pesantes et importantes. Nous nous trompons : ils sont menés et ramenés en leurs mouvements, par les mêmes ressorts, que nous sommes aux nôtres. La même raison qui nous fait tancer avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre : la même raison qui nous fait fouetter un laquais, tombant en un Roi, lui fait ruiner une Province. Ils veulent aussi légèrement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appétits agitent un ciron et un éléphant. Quant à la fidélité, il n’est animal au monde traître au prix de l’homme. Nos histoires racontent la vive poursuite que certains chiens ont fait de la mort de leurs maîtres. Le Roi Pyrrhus ayant rencontré un chien qui gardait un homme mort, et ayant entendu qu’il y avait trois jours qu’il faisait cet office, commanda qu’on enterrât ce corps, et mena ce chien quant et lui. Un jour qu’il assistait aux montres générales de son armée, ce chien apercevant les meurtriers de son maître, leur courut sus, avec grands abois et âpreté de courroux, et par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faite bientôt après par la voie de la justice. Autant en fit le chien du sage Hesiode, ayant convaincu les enfants de Ganistor Naupactien, du meurtre commis en la personne de son maître. Un autre chien étant à la garde d’un temple à Athènes, ayant aperçu un larron sacrilège qui emportait les plus beaux joyaux, se mit à aboyer contre lui tant qu’il put ; mais les marguilliers ne s’étant point éveillés pour cela, il se mit à le suivre, et le jour étant venu, se tint un peu plus éloigné de lui, sans le perdre jamais de vue : s’il lui offrait à manger, il n’en voulait pas, et aux autres passants qu’il rencontrait en son chemin, il leur faisait fête de la queue, et prenait de leurs mains ce qu’ils lui donnaient à manger : si son larron s’arrêtait pour dormir, il s’arrêtait quant et quant au lieu même. La nouvelle de ce chien étant venue aux marguilliers de cette Église, ils se mirent à le suivre à la trace, s’enquérant des nouvelles du poil de ce chien, et enfin le rencontrèrent en la ville de Cromyon, et le larron aussi, qu’ils ramenèrent en la ville d’Athènes, où il fut puni. Et les juges en reconnaissance de ce bon office, ordonnèrent du public certaine mesure de blé pour nourrir le chien, et aux prêtres d’en avoir soin. Plutarque témoigne cette histoire, comme chose très avérée et advenue en son siècle. Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoin de mettre ce mot en crédit) ce seul exemple y suffira, qu’Appion récite comme en ayant été lui-même spectateur. Un jour, dit-il, qu’on donnait à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bêtes étranges, et principalement de Lions de grandeur inusitée, il y en avait un entre autres, qui par son port furieux, par la force et grosseur de ses membres, et un rugissement hautain et épouvantable, attirait à soi la vue de toute l’assistance. Entre les autres esclaves, qui furent présentés au peuple en ce combat des bêtes, fut un Androdus de Dace, qui était à un Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce Lion l’ayant aperçu de loin, s’arrêta premièrement tout court, comme étant entré en admiration, et puis s’approcha tout doucement d’une façon molle et paisible, comme pour entrer en reconnaissance avec lui. Cela fait, et s’étant assuré de ce qu’il cherchait, il commença à battre de la queue à la mode des chiens qui flattent leur maître, et à baiser, et lécher les mains et les cuisses de ce pauvre misérable, tout transi d’effroi et hors de soi. Androdus ayant repris ses esprits par la bénignité de ce lion, et rassuré sa vue pour le considérer et reconnaître : c’était un singulier plaisir de voir les caresses, et les fêtes qu’ils s’entrefaisaient l’un à l’autre. De quoi le peuple ayant élevé des cris de joie, l’Empereur fit appeler cet esclave, pour entendre de lui le moyen d’un si étrange événement. Il lui récita une histoire nouvelle et admirable. Mon maître, dit-il, étant proconsul en Aphrique, je fus contraint par la cruauté et rigueur qu’il me tenait, me faisant journellement battre, me dérober de lui, et m’enfuir. Et pour me cacher sûrement d’un personnage ayant si grande autorité en la province, je trouvai mon plus court, de gagner les solitudes et les contrées sablonneuses et inhabitables de ce pays-là, résolu, si le moyen de me nourrir venait à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moi-même. Le Soleil étant extrêmement âpre sur le midi, et les chaleurs insupportables, je m’embattis sur une caverne cachée et inaccessible, et me jetai dedans. Bientôt après y survint ce lion, ayant une patte sanglante et blessée, tout plaintif et gémissant des douleurs qu’il y souffrait : à son arrivée j’eus beaucoup de frayeur, mais lui me voyant mussé dans un coin de sa loge, s’approcha tout doucement de moi, me présentant sa patte offensée, et me la montrant comme pour demander secours : je lui ôtai lors un grand écot qu’il y avait, et m’étant un peu apprivoisé à lui, pressant sa plaie en fis sortir l’ordure qui s’y amassait, l’essuyai, et nettoyai le plus proprement que je pus : Lui se sentant allégé de son mal, et soulagé de cette douleur, se prit à reposer, et à dormir, ayant toujours sa patte entre mes mains. De là en hors lui et moi vécûmes ensemble en cette caverne trois ans entiers de mêmes viandes : car des bêtes qu’il tuait à sa chasse, il m’en apportait les meilleurs endroits, que je faisais cuire au Soleil à faute de feu, et m’en nourrissais. À la longue, m’étant ennuyé de cette vie brutale et sauvage, comme ce Lion était allé un jour à sa quête accoutumée, je partis de là, et à ma troisième journée fus surpris par les soldats, qui me menèrent d’Affrique en cette ville à mon maître, lequel soudain me condamna à mort, et à être abandonné aux bêtes. Or à ce que je vois ce Lion fut aussi pris bientôt après, qui m’a à cette heure voulu récompenser du bienfait et guérison qu’il avait reçu de moi. Voilà l’histoire qu’Androdus récita à l’Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Par quoi à la requête de tous il fut mis en liberté, et absous de cette condamnation, et par ordonnance du peuple lui fut fait présent de ce Lion. Nous voyions depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce Lion à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l’argent qu’on lui donnait : le Lion se laisser couvrir des fleurs qu’on lui jetait, et chacun dire en les rencontrant : Voilà le Lion hôte de l’homme, voilà l’homme médecin du Lion. Nous pleurons souvent la perte des bêtes que nous aimons, aussi font-elles la nôtre.
Post bellator equus positis, insignibus Æthon
It lachrymans, guttisque humectat grandibus ora
[Derrière va, dépouillé de ses insignes, son cheval de bataille, Éthon ; il pleure, et de grosses larmes mouillent sa face.]
Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes à chacun la sienne : cela ne se voit-il pas aussi entre les bêtes, et des mariages mieux gardés que les nôtres ? Quant à la société et confédération qu’elles dressent entre elles pour se liguer ensemble, et s’entresecourir, il se voit des bœufs, des pourceaux, et autres animaux, qu’au cri de celui que vous offensez, toute la troupe accourt à son aide, et se rallie pour sa défense. L’escare, quand il a avalé l’hameçon du pêcheur, ses compagnons s’assemblent en foule autour de lui, et rongent la ligne : et si d’aventure il y en a un, qui ait donné dedans la nasse, les autres lui baillent la queue par-dehors, et lui la serre tant qu’il peut à belles dents : ils le tirent ainsi au-dehors et l’entraînent : Les barbiers, quand l’un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressant une épine qu’ils ont dentelée comme une scie, à tout laquelle ils la scient et coupent. Quant aux particuliers offices, que nous tirons l’un de l’autre, pour le service de la vie, il s’en voit plusieurs pareils exemples parmi elles. Ils tiennent que la baleine ne marche jamais qu’elle n’ait au-devant d’elle un petit poisson semblable au goujon de mer, qui s’appelle pour cela la guide : la baleine le suit, se laissant mener et tourner aussi facilement, que le timon fait retourner la navire : et en récompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit bête ou vaisseau, qui entre dans l’horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu et englouti, ce petit poisson s’y retire en toute sûreté, et y dort, et pendant son sommeil la baleine ne bouge : mais aussitôt qu’il sort, elle se met à le suivre sans cesse : et si de fortune elle l’écarte, elle va errant çà et là, et souvent se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n’a point de gouvernail : Ce que Plutarque témoigne avoir vu en l’île d’Anticyre. Il y a une pareille société entre le petit oiseau qu’on nomme le roitelet, et le crocodile : le roitelet sert de sentinelle à ce grand animal : et si l’Ichneumon son ennemi s’approche pour le combattre, ce petit oiseau, de peur qu’il ne le surprenne endormi, va de son chant et à coup de bec l’éveillant, et l’avertissant de son danger. Il vit des demeurants de ce monstre, qui le reçoit familièrement en sa bouche, et lui permet de becqueter dans ses mâchoires, et entre ses dents, et y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurés : et s’il veut fermer la bouche, il l’avertit premièrement d’en sortir en la serrant peu à peu sans l’étreindre et l’offenser. Cette coquille qu’on nomme la Nacre, vit aussi ainsi avec le Pinnothère, qui est un petit animal de la sorte d’un cancre, lui servant d’huissier et de portier assis à l’ouverture de cette coquille, qu’il tient continuellement entrebâillée et ouverte, jusques à ce qu’il y voie entrer quelque petit poisson propre à leur prise : car lors il entre dans la nacre, et lui va pinçant la chair vive, et la contraint de fermer sa coquille : lors eux deux ensemble mangent la proie enfermée dans leur fort. En la manière de vivre des thons, on y remarque une singulière science de trois parties de la Mathématique. Quant à l’Astrologie, ils l’enseignent à l’homme : car ils s’arrêtent au lieu où le solstice d’hiver les surprend, et n’en bougent jusques à l’équinoxe ensuivant : voilà pourquoi Aristote même leur concède volontiers cette science. Quant à la Géométrie et Arithmétique, ils font toujours leur bande de figure cubique, carrée en tout sens, et en dressent un corps de bataillon, solide, clos, et environné tout à l’entour, à six faces toutes égales : puis nagent en cette ordonnance carrée, autant large derrière que devant, de façon que qui en voit et compte un rang, il peut aisément nombrer toute la troupe, d’autant que le nombre de la profondeur est égal à la largeur, et la largeur, à la longueur. Quant à la magnanimité, il est malaisé de lui donner un visage plus apparent, qu’en ce fait du grand chien, qui fut envoyé des Indes au Roi Alexandre : on lui présenta premièrement un cerf pour le combattre, et puis un sanglier, et puis un ours, il n’en fit compte, et ne daigna se remuer de sa place : mais quand il vit un Lion, il se dressa incontinent sur ses pieds, montrant manifestement qu’il déclarait celui-là seul digne d’entrer en combat avec lui. Touchant la repentance et reconnaissance des fautes, on récite d’un Éléphant, lequel ayant tué son gouverneur par impétuosité de colère, en prit un deuil si extrême, qu’il ne voulut onc puis manger, et se laissa mourir. Quant à la clémence, on récite d’un tigre, la plus inhumaine bête de toutes, que lui ayant été baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offenser, et le troisième il brisa la cage où il était enfermé, pour aller chercher autre pâture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier et son hôte. Et quant aux droits de la familiarité et convenance, qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d’apprivoiser des chats, des chiens, et des lièvres ensemble. Mais ce que l’expérience apprend à ceux qui voyagent par mer, et notamment en la mer de Sicile, de la condition des alcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espèce d’animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance, et l’enfantement ? car les Poètes disent bien qu’une seule île de Delos, étant auparavant vaguante, fut affermie pour le service de l’enfantement de Latone ; mais Dieu a voulu que toute la mer fût arrêtée, affermie et aplanie, sans vagues, sans vents et sans pluie, cependant que l’alcyon fait ses petits, qui est justement environ le Solstice, le plus court jour de l’an ; et par son privilège nous avons sept jours et sept nuits, au fin cœur de l’hiver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne reconnaissent autre mâle que le leur propre : l’assistent toute leur vie sans jamais l’abandonner : s’il vient à être débile et cassé, elles le chargent sur leurs épaules, le portent partout, et le servent jusques à la mort. Mais aucune suffisance n’a encore pu atteindre à la connaissance de cette merveilleuse fabrique, de quoi l’alcyon compose le nid pour ses petits, ni en deviner la matière. Plutarque, qui en a vu et manié plusieurs, pense que ce soit des arêtes de quelque poisson qu’elle conjoint et lie ensemble, les entrelaçant les unes de long, les autres de travers, et ajoutant des courbes et des arrondissements, tellement qu’enfin elle en forme un vaisseau rond prêt à voguer : puis quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au battement du flot marin, là où la mer le battant tout doucement, lui enseigne à radouber ce qui n’est pas bien lié, et à mieux fortifier aux endroits où elle voit que sa structure se dément, et se lâche pour les coups de mer : et au contraire ce qui est bien joint, le battement de la mer le vous étreint, et vous le serre de sorte, qu’il ne se peut ni rompre ni dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ni de fer, si ce n’est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c’est la proportion et figure de la concavité du dedans : car elle est composée et proportionnée de manière qu’elle ne peut recevoir ni admettre autre chose, que l’oiseau qui l’a bâtie : car à toute autre chose elle est impénétrable, close, et fermée, tellement qu’il n’y peut rien entrer, non pas l’eau de la mer seulement. Voilà une description bien claire de ce bâtiment et empruntée de bon lieu : toutefois il me semble qu’elle ne nous éclaircit pas encore suffisamment la difficulté de cette architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir, de loger au-dessous de nous, et d’interpréter dédaigneusement les effets que nous ne pouvons imiter ni comprendre ? Pour suivre encore un peu plus loin cette égalité et correspondance de nous aux bêtes, le privilège de quoi notre âme se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu’elle conçoit, de dépouiller de qualités mortelles et corporelles, tout ce qui vient à elle, de ranger les choses qu’elle estime dignes de son accointance, à dévêtir et dépouiller leurs conditions corruptibles, et leur faire laisser à part, comme vêtements superflus et vils, l’épaisseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l’odeur, l’âpreté, la polissure, la dureté, la mollesse, et tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle et spirituelle : de manière que Rome et Paris, que j’ai en l’âme, Paris que j’imagine, je l’imagine et le comprends, sans grandeur et sans lieu, sans pierre, sans plâtre, et sans bois : ce même privilège, dis-je, semble être bien évidemment aux bêtes : Car un cheval accoutumé aux trompettes, aux arquebusades, et aux combats, que nous voyons trémousser et frémir en dormant, étendu sur la litière, comme s’il était en la mêlée, il est certain qu’il conçoit en son âme un son de tambourin sans bruit, une armée sans armes et sans corps.
Quippe videbis equos fortes, cum membra iacebunt
In somnis, sudare tamen, spirareque sæpe,
Et quasi de palma summas contendere vires
[Tu verras certes de vigoureux chevaux qui, alors que leurs membres sont étendus dans le sommeil, suent cependant, souvent halètent et bandent toutes leurs forces comme pour disputer la palme.]
Ce lièvre qu’un lévrier imagine en songe, après lequel nous le voyons haleter en dormant, allonger la queue, secouer les jarrets, et représenter parfaitement les mouvements de sa course : c’est un lièvre sans poil et sans os.
Venantumque canes in molli sæpe quiete,
Iactant crura tamen subito, vocesque repente
Mittunt, et crebras reducunt naribus auras,
Ut vestigia si teneant inuenta ferarum :
Expergefactique, sequuntur inania sæpe
Ceruorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant :
Donec discussis redeant erroribus ad se.
[Souvent les chiens des chasseurs, mollement assoupis, remuent pourtant tout à coup les pattes, jettent soudain des aboiements, et, des narines, hument fréquemment l’air, comme s’ils avaient trouvé et tenaient les traces de bêtes ; une fois éveillés, ils poursuivent souvent de vains fantômes de cerfs, comme s’ils les voyaient livrés à la fuite, jusqu’à ce qu’ils secouent ces illusions et reviennent à eux.]
Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, et puis japper tout à fait, et s’éveiller en sursaut, comme s’ils apercevaient quelque étranger arriver ; cet étranger que leur âme voit, c’est un homme spirituel, et imperceptible, sans dimension, sans couleur, et sans être :
Consueta domi catulorum blanda propago
Degere, sæpe leuem ex oculis volucremque soporem
Discutere, et corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur.
[La race caressante des petits chiens, habituée à vivre au logis, souvent secoue instamment de ses yeux le léger sommeil ailé et, se redressant, ramasse le corps, tout comme si des visages et des traits inconnus apparaissaient à ses yeux.]
Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudrait savoir si nous sommes d’accord de sa description : Il est vraisemblable que nous ne savons guère, que c’est que beauté en nature et en général, puisque à l’humaine et notre beauté nous donnons tant de formes diverses, de laquelle, s’il y avait quelque prescription naturelle, nous la reconnaîtrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à notre appétit.
Turpis Romano Belgicus ore color.
[Un teint de Belge est chose laide en un visage romain.]
Les Indes la peignent noire et basanée, aux lèvres grosses et enflées, au nez plat et large : et chargent de gros anneaux d’or le cartilage d’entre les naseaux, pour le faire pendre jusques à la bouche, comme aussi la balèvre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu’elle leur tombe sur le menton, et est leur grâce de montrer leurs dents jusques au-dessous des racines. Au Péru les plus grandes oreilles sont les plus belles, et les étendent autant qu’ils peuvent par artifice. Et un homme d’aujourd’hui, dit avoir vu en une nation Orientale, ce soin de les agrandir, en tel crédit, et de les charger de pesants joyaux, qu’à tous coups il passait son bras vêtu au travers d’un trou d’oreille. Il est ailleurs des nations, qui noircissent les dents avec grand soin, et ont à mépris de les voir blanches : ailleurs, ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la tête rase : mais assez ailleurs : et qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dit Pline. Les Mexicanes comptent entre les beautés, la petitesse du front, et où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front, et peuplent par art : et ont en si grande recommandation la grandeur des tétins, qu’elles affectent de pouvoir donner la mamelle à leurs enfants par-dessus l’épaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse et massive : les Espagnols vidée et étrillée : et entre nous, l’un la fait blanche, l’autre brune : l’un molle et délicate, l’autre forte et vigoureuse : qui y demande de la mignardise, et de la douceur, qui de la fierté et majesté. Tout ainsi que la préférence en beauté, que Platon attribue à la figure sphérique, les Épicuriens la donnent à la pyramidale plutôt, ou carrée : et ne peuvent avaler un Dieu en forme de boule. Mais quoi qu’il en soit, nature ne nous a non plus privilégiés en cela qu’au demeurant, sur ses lois communes. Et si nous nous jugeons bien, nous trouverons que s’il est quelques animaux moins favorisés en cela que nous, il y en a d’autres, et en grand nombre, qui le sont plus. A multis animalibus decore vincimur [Beaucoup d’animaux nous surpassent en beauté] : voire des terrestres nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre : en couleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cédons assez : et non moins, en toutes qualités, aux aérées. Et cette prérogative que les Poètes font valoir de notre stature droite, regardant vers le ciel son origine,
Pronaque cum spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, cælumque videre
Iussit, et erectos ad sydera tollere vultus,
[alors que les autres animaux, courbés vers le sol, regardent la terre, à l’homme Dieu a donné un visage haut élevé et lui a fait voir le ciel et dresser ses regards vers les astres,]
elle est vraiment poétique : car il y a plusieurs bestioles, qui ont la vue renversée tout à fait vers le ciel : et l’encolure des chameaux, et des autruches, je la trouve encore plus relevée et droite que la nôtre. Quels animaux n’ont la face en haut, et ne l’ont devant, et ne regardent vis-à-vis, comme nous : et ne découvrent en leur juste posture autant du ciel et de la terre que l’homme ? Et quelles qualités de notre corporelle constitution en Platon et en Cicero ne peuvent servir à mille sortes de bêtes ? Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, et les plus abjectes de toute la bande : car pour l’apparence extérieure et forme du visage, ce sont les magots :
Simia quam similis, turpissima bestia, nobis !
[Combien le singe, bête laide entre toutes, nous ressemble !]
pour le dedans et parties vitales, c’est le pourceau. Certes quand j’imagine l’homme tout nu (oui en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté) ses tares, sa sujétion naturelle, et ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons été excusables d’emprunter ceux que nature avait favorisé en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, et nous cacher sous leur dépouille, de laine, plume, poil, soie. Remarquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le défaut offense nos propres compagnons, et seuls qui avons à nous dérober en nos actions naturelles, de notre espèce. Vraiment c’est aussi un effet digne de considération, que les maîtres du métier ordonnent pour remède aux passions amoureuses, l’entière vue et libre du corps qu’on recherche : que pour refroidir l’amitié, il ne faille que voir librement ce qu’on aime.
Ille quod obscænas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor.
[Parce que celui-ci, du corps mis à nu, avait vu les parties honteuses, au milieu de sa course s’arrêta son amour.]
Et encore que cette recette puisse à l’aventure partir d’une humeur un peu délicate et refroidie : si est-ce un merveilleux signe de notre défaillance, que l’usage et la connaissance nous dégoûte les uns des autres. Ce n’est pas tant pudeur, qu’art et prudence, qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l’entrée de leurs cabinets, avant qu’elles soient peintes et parées pour la montre publique.
Nec veneres nostras hoc fallit, quo magis ipsæ
Omnia summopere hos vitæ post scenia celant,
Quos retinere volunt adstrictoque esse in amore.
[Nos belles ne l’ignorent pas, et ne cachent que davantage, avec un soin extrême, toutes les coulisses de leur vie à ceux qu’elles veulent retenir et garder dans les chaînes de l’amour.]
Là où en plusieurs animaux, il n’est rien d’eux que nous n’aimions, et qui ne plaise à nos sens : de façon que de leurs excréments même et de leur décharge, nous tirons non seulement de la friandise au manger, mais nos plus riches ornements et parfums. Ce discours ne touche que notre commun ordre, et n’est pas si sacrilège d’y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles et extraordinaires beautés, qu’on voit parfois reluire entre nous, comme des astres sous un voile corporel et terrestre. Au demeurant la part même que nous faisons aux animaux, des faveurs de nature, par notre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absents, desquels l’humaine capacité ne se peut d’elle-même répondre : ou des biens que nous nous attribuons faussement, par la licence de notre opinion, comme la raison, la science et l’honneur : et à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la sécurité, l’innocence et la santé : la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche présent, que nature nous sache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu’Heraclitus et Pherecydes, s’ils eussent pu échanger leur sagesse avec la santé, et se délivrer par ce marché, l’un de l’hydropisie, l’autre de la maladie pédiculaire qui le pressait, ils eussent bien fait. Par où ils donnent encore plus grand prix à la sagesse, la comparant et contrepesant à la santé, qu’ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eût présenté à Ulysses deux breuvages, l’un pour faire devenir un homme de fou sage, l’autre de sage fou, qu’Ulysses eût dû plutôt accepter celui de la folie, que de consentir que Circé eût changé sa figure humaine en celle d’une bête : Et disent que la sagesse même eût parlé à lui en cette manière : Quitte-moi, laisse-moi là, plutôt que de me loger sous la figure et corps d’un âne. Comment ? cette grande et divine sapience, les Philosophes la quittent donc, pour ce voile corporel et terrestre ? Ce n’est donc plus par la raison, par le discours, et par l’âme, que nous excellons sur les bêtes : c’est par notre beauté, notre beau teint, et notre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre notre intelligence, notre prudence, et tout le reste à l’abandon. Or j’accepte cette naïve et franche confession : Certes ils ont connu que ces parties-là, de quoi nous faisons tant de fête, ce n’est que vaine fantaisie : Quand les bêtes auraient donc toute la vertu, la science, la sagesse et suffisance Stoïque, ce seraient toujours des bêtes : ni ne seraient comparables à un homme misérable, méchant et insensé. Car enfin tout ce qui n’est pas comme nous sommes, n’est rien qui vaille : Et Dieu pour se faire valoir, il faut qu’il y retire, comme nous dirons tantôt. Par où il appert que ce n’est par vrai discours, mais par une fierté folle et opiniâtreté, que nous nous préférons aux autres animaux, et nous séquestrons de leur condition et société. Mais pour revenir à mon propos, nous avons pour notre part, l’inconstance, l’irrésolution, l’incertitude, le deuil, la superstition, la sollicitude des choses à venir, voire après notre vie, l’ambition, l’avarice, la jalousie, l’envie, les appétits déréglés, forcenés et indomptables, la guerre, la mensonge, la déloyauté, la détraction, et la curiosité. Certes nous avons étrangement surpayé ce beau discours, de quoi nous nous glorifions, et cette capacité de juger et connaître, si nous l’avons achetée au prix de ce nombre infini des passions, auxquelles nous sommes incessamment en prise. S’il ne nous plaît de faire encore valoir, comme fait bien Socrates, cette notable prérogative sur les bêtes, que où nature leur a prescrit certaines saisons et limites à la volupté Vénérienne, elle nous en a lâché la bride à toutes heures et occasions. Ut vinum ægrotis, quia prodest raro, nocet sæpissime, melius est non adhibere omnino, quam, spe dubiæ salutis, in apertam perniciem incurrere : Sic, haud scio, an melius fuerit humano generi motum istum celerem, cogitationis acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munifice et tam large dari. [De même qu’en raison de sa rare utilité et de sa nocivité très fréquente, il vaut mieux, pour les malades, ne pas user du tout du vin, que de courir à un dommage manifeste dans l’espoir d’un salut douteux : de même, je ne sais s’il n’eût pas mieux valu pour le genre humain que cette rapidité, cette acuité d’esprit, cette sagacité que nous appelons la raison, puisqu’elles sont pernicieuses à beaucoup de gens et salutaires à très peu, ne lui fussent pas du tout données, que de lui être accordées si généreusement et si libéralement.] De quel fruit pouvons-nous estimer avoir été à Varro et Aristote, cette intelligence de tant de choses ? Les a-t-elle exemptés des incommodités humaines ? ont-ils été déchargés des accidents qui pressent un crocheteur ? ont-ils tiré de la Logique quelque consolation à la goutte ? pour avoir su comme cette humeur se loge aux jointures, l’en ont-ils moins sentie ? sont-ils entrés en composition de la mort, pour savoir qu’aucunes nations s’en réjouissent : et du Cocuage, pour savoir les femmes être communes en quelque région ? Au rebours, ayant tenu le premier rang en savoir, l’un entre les Romains, l’autre entre les Grecs, et en la saison où la science fleurissait le plus, nous n’avons pas pourtant appris qu’ils aient eu aucune particulière excellence en leur vie : voire le Grec a assez affaire à se décharger d’aucunes taches notables en la sienne. A-t-on trouvé que la volupté et la santé soient plus savoureuses à celui qui sait l’Astrologie et la Grammaire :
Illiterati num minus nerui rigent ?
[Pour être sans lettres, en a-t-on moins le membre qui se raidit ?]
et la honte et pauvreté moins importunes ?
Scilicet et morbis et debilitate carebis,
Et luctum et curam effugies, et tempora vitæ
Longa tibi post hæc fato meliore dabuntur.
[Certes tu seras préservé des maladies et de la décrépitude, tu échapperas au chagrin et au souci, et dorénavant un long temps de vie, d’un sort meilleur, te sera accordé.]
J’ai vu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université : et lesquels j’aimerais mieux ressembler. La doctrine, ce m’est avis, tient rang entre les choses nécessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité, ou pour le plus comme la richesse, et telles autres qualités qui y servent vraiment, mais de loin, et plus par fantaisie que par nature. Il ne nous faut guère non plus d’offices, de règles, et de lois de vivre, en notre communauté, qu’il en faut aux grues et fourmis en la leur. Et néanmoins nous voyons qu’elles s’y conduisent très ordonnément, sans érudition. Si l’homme était sage, il prendrait le vrai prix de chaque chose, selon qu’elle serait la plus utile et propre à sa vie. Qui nous comptera par nos actions et déportements, il s’en trouvera plus grand nombre d’excellents entre les ignorants, qu’entre les savants : je dis en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, et pour la paix, et pour la guerre, que cette Rome savante, qui se ruina soi-même. Quand le demeurant serait tout pareil, au moins la prud’homie et l’innocence demeureraient du côté de l’ancienne : car elle loge singulièrement bien avec la simplicité. Mais je laisse ce discours, qui me tirerait plus loin, que je ne voudrais suivre. J’en dirai seulement encore cela, que c’est la seule humilité et soumission, qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connaissance de son devoir : il le lui faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement selon l’imbécillité et variété infinie de nos raisons et opinions, nous nous forgerions enfin des devoirs, qui nous mettraient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La première loi, que Dieu donna jamais à l’homme, ce fut une loi de pure obéissance : ce fut un commandement, nu et simple où l’homme n’eût rien à connaître et à causer, d’autant que l’obéir est le propre office d’une âme raisonnable, reconnaissant un céleste, supérieur et bienfaiteur. De l’obéir et céder naît toute autre vertu, comme du cuider, tout péché. Et au rebours : la première tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa première poison, s’insinua en nous, par les promesses qu’il nous fit de science et de connaissance, Eritis sicut dii scientes bonum et malum. [Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.] Et les Sirènes, pour piper Ulysse en Homere, et l’attirer en leurs dangereux et ruineux lacs, lui offrent en don la science. La peste de l’homme c’est l’opinion de savoir. Voilà pourquoi l’ignorance nous est tant recommandée par notre religion, comme pièce propre à la créance et à l’obéissance. Cauete, nequis vox decipiat per philosophiam et inanes seductiones, secundum elementa mundi. [Prenez garde qu’on ne vous trompe par la philosophie et ses vaines séductions, selon les éléments du monde.] En ceci y a-t-il une générale convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l’âme et du corps : Mais où la trouvons-nous ?
Ad summum sapiens uno minor est Ioue, diues.
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum :
Præcipue sanus, nisi cum pituita molesta est.
[En somme, le sage ne le cède qu’à Jupiter : il est riche, libre, honoré, beau, enfin c’est le roi des rois ; il a surtout la santé, hormis quand la pituite l’incommode.] semble à la vérité, que nature, pour la consolation de notre état misérable et chétif, ne nous ait donné en partage que la présomption. C’est ce que dit Epictete, que l’homme n’a rien proprement sien, que l’usage de ses opinions : Nous n’avons que du vent et de la fumée en partage. Les dieux ont la santé en essence, dit la philosophie, et la maladie en intelligence : l’homme au rebours, possède ses biens par fantaisie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de notre imagination : car tous nos biens ne sont qu’en songe. Oyez braver ce pauvre et calamiteux animal. Il n’est rien, dit Cicero, si doux que l’occupation des lettres : de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l’infinité des choses, l’immense grandeur de nature, les cieux en ce monde même, et les terres, et les mers nous sont découvertes : ce sont elles qui nous ont appris la religion, la modération, la grandeur de courage : et qui ont arraché notre âme des ténèbres, pour lui faire voir toutes choses hautes, basses, premières, dernières, et moyennes : ce sont elles qui nous fournissent de quoi bien et heureusement vivre, et nous guident à passer notre âge sans déplaisir et sans offense. Celui-ci ne semble-t-il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant et tout-puissant ? Et quant à l’effet, mille femmelettes ont vécu au village une vie plus équable, plus douce, et plus constante, que ne fut la sienne.
Deus ille fuit Deus, inclute Memmi,
Qui princeps vitæ rationem invenit eam, quæ
Nunc appellatur sapientia, quique per artem
Fluctibus e tantis vitam tantisque tenebris,
In tam tranquillo et tam clara luce locauit.
[Il fut un dieu, illustre Memmius, oui, un dieu, celui qui le premier trouva ce règlement de vie qu’on appelle maintenant sagesse, et qui, par son art, enleva notre vie à si fortes tempêtes et à si profondes ténèbres et la logea dans un si grand calme et une si claire lumière.]
Voilà des paroles très magnifiques et belles : mais un bien léger accident, mit l’entendement de celui-ci en pire état, que celui du moindre berger : nonobstant ce Dieu précepteur et cette divine sapience. De même impudence est cette promesse du livre de Democritus : Je m’en vais parler de toutes choses. Et ce sot titre qu’Aristote nous prête, de Dieux mortels : et ce jugement de Chrysippus, que Dion était aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca reconnaît, dit-il, que Dieu lui a donné le vivre : mais qu’il a de soi le bien vivre. Conformément à cet autre, In virtute vere gloriamur : quod non contingeret, si id donum a Deo non a nobis haberemus. [C’est justement que nous nous glorifions de la vertu, ce qui ne serait pas si nous la tenions d’un don de Dieu, non de nous-mêmes.] Ceci est aussi de Seneca : Que le sage a la fortitude pareille à Dieu : mais en l’humaine faiblesse, par où il le surmonte. Il n’est rien si ordinaire que de rencontrer des traits de pareille témérité : Il n’y a aucun de nous qui s’offense tant de se voir apparier à Dieu, comme il fait de se voir déprimer au rang des autres animaux : tant nous sommes plus jaloux de notre intérêt, que de celui de notre créateur. Mais il faut mettre aux pieds cette sotte vanité, et secouer vivement et hardiment les fondements ridicules, sur quoi ces fausses opinions se bâtissent. Tant qu’il pensera avoir quelque moyen et quelque force de soi, jamais l’homme ne reconnaîtra ce qu’il doit à son maître : il fera toujours de ses œufs poules, comme on dit : il le faut mettre en chemise. Voyons quelque notable exemple de l’effet de sa philosophie. Possidonius étant pressé d’une si douloureuse maladie, qu’elle lui faisait tordre les bras, et grincer les dents, pensait bien faire la figue à la douleur pour s’écrier contre elle : Tu as beau faire, si ne dirai-je pas que tu sois mal. Il sent mêmes passions que mon laquais, mais il se brave sur ce qu’il contient au moins sa langue sous les lois de sa secte. Re succumbere non oportebat verbis gloriantem. [Il ne fallait pas succomber de fait, tout en faisant le glorieux en paroles.] Archesilas étant malade de la goutte, Carneades qui le vint visiter, s’en retournait tout fâché : il le rappela, et lui montrant ses pieds et sa poitrine : Il n’est rien venu de là ici, lui dit-il. Celui-ci a un peu meilleure grâce : car il sent avoir du mal, et en voudrait être dépêtré. Mais de ce mal pourtant son cœur n’en est pas abattu et affaibli. L’autre se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu’essentielle. Et Dionysius Heracleotes affligé d’une cuisson véhémente des yeux, fut rangé à quitter ces résolutions Stoïques. Mais quand la science ferait par effet ce qu’ils disent, d’émousser et rabattre l’aigreur des infortunes qui nous suivent, que fait-elle, que ce que fait beaucoup plus purement l’ignorance et plus évidemment ? Le philosophe Pyrrho courant en mer le hasard d’une grande tourmente, ne présentait à ceux qui étaient avec lui à imiter que la sécurité d’un pourceau, qui voyageait avec eux, regardant cette tempête sans effroi. La philosophie au bout de ses préceptes nous renvoie aux exemples d’un athlète et d’un muletier : auxquels on voit ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleurs, et d’autres inconvénients, et plus de fermeté, que la science n’en fournit onc à aucun, qui n’y fût né et préparé de soi-même par habitude naturelle. Qui fait qu’on incise et taille les tendres membres d’un enfant et ceux d’un cheval plus aisément que les nôtres, si ce n’est l’ignorance ? Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger, et médeciner pour guérir des maux qu’ils ne sentent qu’en leurs discours. Lorsque les vrais maux nous faillent, la science nous prête les siens : cette couleur et ce teint vous présagent quelque défluxion catarrheuse : cette saison chaude vous menace d’une émotion fiévreuse : cette coupure de la ligne vitale de votre main gauche, vous avertit de quelque notable et voisine indisposition : Et enfin elle s’en adresse tout détroussément à la santé même : Cette allégresse et vigueur de jeunesse, ne peut arrêter en une assiette, il lui faut dérober du sang et de la force, de peur qu’elle ne se tourne contre vous-même. Comparez la vie d’un homme asservi à telles imaginations, à celle d’un laboureur, se laissant aller après son appétit naturel, mesurant les choses au seul sentiment présent, sans science et sans pronostic, qui n’a du mal que lorsqu’il l’a : où l’autre a souvent la pierre en l’âme avant qu’il l’ait aux reins : comme s’il n’était point assez à temps pour souffrir le mal lorsqu’il y sera, il l’anticipe par fantaisie, et lui court au-devant. Ce que je dis de la médecine, se peut tirer par exemple généralement à toute science : De là est venue cette ancienne opinion des philosophes, qui logeaient le souverain bien à la reconnaissance de la faiblesse de notre jugement. Mon ignorance me prête autant d’occasion d’espérance que de crainte : et n’ayant autre règle de ma santé, que celle des exemples d’autrui, et des événements que je vois ailleurs en pareille occasion, j’en trouve de toutes sortes : et m’arrête aux comparaisons, qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, pleine et entière : et aiguise mon appétit à la jouir, d’autant plus qu’elle m’est à présent moins ordinaire et plus rare : tant s’en faut que je trouble son repos et sa douceur, par l’amertume d’une nouvelle et contrainte forme de vivre. Les bêtes nous montrent assez combien l’agitation de notre esprit nous apporte de maladies. Ce qu’on nous dit de ceux du Brésil, qu’ils ne mouraient que de vieillesse, on l’attribue à la sérénité et tranquillité de leur air, je l’attribue plutôt à la tranquillité et sérénité de leur âme, déchargée de toute passion, pensée et occupation tendue ou déplaisante : comme gens qui passaient leur vie en une admirable simplicité et ignorance, sans lettres, sans loi, sans Roi, sans religion quelconque. Et d’où vient ce qu’on trouve par expérience, que les plus grossiers et plus lourds sont plus fermes et plus désirables aux exécutions amoureuses ? et que l’amour d’un muletier se rend souvent plus acceptable, que celle d’un galant homme ? sinon qu’en celui-ci l’agitation de l’âme trouble sa force corporelle, la rompt et lasse : comme elle lasse aussi et trouble ordinairement soi-même. Qui la dément, qui la jette plus coutumièrement à la manie, que sa promptitude, sa pointe, son agilité, et enfin sa force propre ? De quoi se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse ? Comme des grandes amitiés naissent des grandes inimitiés, des santés vigoureuses les mortelles maladies : ainsi des rares et vives agitations de nos âmes, les plus excellentes manies, et plus détraquées : il n’y a qu’un demi-tour de cheville à passer de l’un à l’autre. Aux actions des hommes insensés, nous voyons combien proprement s’advient la folie, avec les plus vigoureuses opérations de notre âme. Qui ne sait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes élévations d’un esprit libre ; et les effets d’une vertu suprême et extraordinaire ? Platon dit les mélancoliques plus disciplinables et excellents : aussi n’en est-il point qui aient tant de propension à la folie. Infinis esprits se trouvent ruinés par leur propre force et souplesse. Quel saut vient de prendre de sa propre agitation et allégresse, l’un des plus judicieux, ingénieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poésie, qu’autre poète Italien ait de longtemps été ? N’a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtrière ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte, et tendue appréhension de la raison, qui l’a mis sans raison ? à la curieuse et laborieuse quête des sciences, qui l’a conduit à la bêtise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’âme, qui l’a rendu sans exercice et sans âme ? J’eus plus de dépit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux état survivant à soi-même, méconnaissant et soi et ses ouvrages ; lesquels sans son su, et toutefois à sa vue, on a mis en lumière incorrigés et informes. Voulez-vous un homme sain, le voulez-vous réglé, et en ferme et sûre posture ? affublez-le de ténèbres d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir : et nous éblouir, pour nous guider. Et si on me dit que la commodité d’avoir l’appétit froid et mousse aux douleurs et aux maux, tire après soi cette incommodité, de nous rendre aussi par conséquent moins aigus et friands, à la jouissance des biens et des plaisirs : Cela est vrai : mais la misère de notre condition porte, que nous n’avons pas tant à jouir qu’à fuir, et que l’extrême volupté ne nous touche pas comme une légère douleur : Segnius homines bona quam mala sentiunt [Les hommes ressentent plus mollement les biens que les maux] : Nous ne sentons point l’entière santé, comme la moindre des maladies :
pungit
In cute vix summa violatum plagula corpus,
Quando valere nihil quemquam mouet. Hoc iuuat unum,
Quod me non torquet latus aut pes : cætera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire valentem.
[Un petit coup qui effleure à peine la peau, le corps en ressent l’atteinte, alors que la bonne santé laisse indifférent. Je me réjouis seulement de ne pas souffrir du flanc ou du pied ; pour le reste, c’est à peine si l’on est en mesure de se sentir sain ou bien-portant.]
Notre bien-être, ce n’est que la privation d’être mal. Voilà pourquoi la secte de philosophie, qui a le plus fait valoir la volupté, encore l’a-t-elle rangée à la seule indolence. Le n’avoir point de mal, c’est le plus avoir de bien, que l’homme puisse espérer : comme disait Ennius.
Nimium boni est, cui nihil est mali.
[Le comble du bien, c’est de n’endurer rien de mal.]
Car ce même chatouillement et aiguisement, qui se rencontre en certains plaisirs, et semble nous enlever au-dessus de la santé simple, et de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, et je ne sais comment cuisante et mordante, celle-là même, ne vise qu’à l’indolence, comme à son but. L’appétit qui nous ravit à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chasser la peine que nous apporte le désir ardent et furieux, et ne demande qu’à l’assouvir, et se loger en repos, et en l’exemption de cette fièvre. Ainsi des autres. Je dis donc, que si la simplesse nous achemine à point n’avoir de mal, elle nous achemine à un très heureux état selon notre condition. Si ne la faut-il point imaginer si plombée, qu’elle soit du tout sans sentiment. Car Crantor avait bien raison de combattre l’indolence d’Epicurus, si on la bâtissait si profonde que l’abord même et la naissance des maux en fut à dire. Je ne loue point cette indolence qui n’est ni possible ni désirable. Je suis content de n’être pas malade : mais si je le suis, je veux savoir que je le suis, et si on me cautérise ou incise, je le veux sentir. De vrai, qui déracinerait la connaissance du mal, il extirperait quand et quand la connaissance de la volupté, et enfin anéantirait l’homme. Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore. [Votre absence de douleur ne s’obtient pas sans être cher payée du prix de la férocité de l’âme et de l’engourdissement du corps.] Le mal, est à l’homme bien à son tour. Ni la douleur ne lui est toujours à fuir, ni la volupté toujours à suivre. C’est un très grand avantage pour l’honneur de l’ignorance, que la science même nous rejette entre ses bras, quand elle se trouve empêchée à nous roidir contre la pesanteur des maux : elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lâcher la bride, et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre sous sa faveur à l’abri des coups et injures de la fortune. Car que veut-elle dire autre chose, quand elle nous prêche de retirer notre pensée des maux qui nous tiennent, et l’entretenir des voluptés perdues ; et de nous servir pour consolation des maux présents, de la souvenance des biens passés, et d’appeler à notre secours un contentement évanoui, pour l’opposer à ce qui nous presse ? Leuationes ægritudinum in auocatione a cogitanda molestia, et reuocatione ad contemplandas voluptates ponit [Le soulagement des chagrins, il le fait consister en ces deux points : détourner l’esprit de la pensée de la peine, le ramener à la contemplation des plaisirs], si ce n’est qu’où la force lui manque, elle veut user de ruse, et donner un tour de souplesse et de jambe, où la vigueur du corps et des bras vient à lui faillir. Car non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effet l’altération cuisante d’une fièvre chaude, quelle monnaie est-ce, de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec ? Ce serait plutôt lui empirer son marché,
Che ricordarsi il ben doppia la noia
[Car se souvenir du bien double la peine.]
De même condition est cet autre conseil, que la philosophie donne, de maintenir en la mémoire seulement le bonheur passé, et d’en effacer les déplaisirs que nous avons soufferts ; comme si nous avions en notre pouvoir la science de l’oubli : et conseil duquel nous valons moins encore un coup.
Suavis est laborum præteritorum memoria.
[Doux est le souvenir des peines passées.]
Comment ? la philosophie qui me doit mettre les armes à la main, pour combattre la fortune, qui me doit roidir le courage pour fouler aux pieds toutes les adversités humaines, vient-elle à cette mollesse, de me faire conniller par ces détours couards et ridicules ? Car la mémoire nous représente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui lui plaît. Voire il n’est rien qui imprime si vivement quelque chose en notre souvenance, que le désir de l’oublier : C’est une bonne manière de donner en garde, et d’empreindre en notre âme quelque chose, que de la solliciter de la perdre. Et cela est faux. Est situm in nobis, ut et aduersa quasi perpetua obliuione obruamus, et secunda iucunde et suauiter meminerimus. [Il est en notre pouvoir d’ensevelir les malheurs dans un oubli presque perpétuel et d’entretenir le souvenir agréable et doux de nos succès.] Et ceci est vrai, Memini etiam quæ nolo : obliuisci non possum quæ volo. [Je me souviens même de ce que je ne veux pas, et je ne puis oublier ce que je veux.] Et de qui est-ce conseil ? de celui, qui se unus sapientem profiteri sit ausus [qui seul osa se déclarer sage],
Qui genus humanum ingenio superauit, et omnes
Præstrinxit stellas, exortus uti ætherius sol.
[qui surpassa en génie le genre humain et éclipsa tous les astres, comme, à son lever, le soleil dans l’éther.]
De vider et démunir la mémoire, est-ce pas le vrai et propre chemin à l’ignorance ?
Iners malorum remedium ignorantia est.
[C’est un remède inefficace aux maux que l’ignorance.]
Nous voyons plusieurs pareils préceptes, par lesquels on nous permet d’emprunter du vulgaire des apparences frivoles, où la raison vive et forte ne peut assez : pourvu qu’elles nous servent de contentement et de consolation. Où ils ne peuvent guérir la plaie, ils sont contents de l’endormir et pallier. Je crois qu’ils ne me nieront pas ceci, que s’ils pouvaient ajouter de l’ordre, et de la constance, en un état de vie, qui se maintînt en plaisir et en tranquillité par quelque faiblesse et maladie de jugement, qu’ils ne l’acceptassent :
potare, et spargere flores
Incipiam, patiarque vel inconsultus haberi.
[Je serai le premier à boire et à répandre des fleurs, et je souffrirai qu’on me tienne pour un être inconsidéré.]
Il se trouverait plusieurs philosophes de l’avis de Lycas : Celui-ci ayant au demeurant ses mœurs bien réglées, vivant doucement et paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son devoir envers les siens et étrangers, se conservant très bien des choses nuisibles, s’était par quelque altération de sens imprimé en la fantaisie une rêverie : C’est qu’il pensait être perpétuellement aux théâtres à y voir des passe-temps, des spectacles, et des plus belles comédies du monde. Guéri qu’il fut par les médecins, de cette humeur peccante, à peine qu’il ne les mît en procès pour le rétablir en la douceur de ces imaginations.
pol me occidistis amici,
Non seruastis, ait, cui sic extorta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.
[Ah ! mes amis, vous m’avez tué, au lieu de me sauver, dit-il, en m’arrachant ainsi mon plaisir, en me retirant de force une si douce illusion.]
D’une pareille rêverie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus, qui se faisait à croire que tous les navires qui relâchaient du port de Pirée, et y abordaient, ne travaillaient que pour son service : se réjouissant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avec joie. Son frère Crito l’ayant fait remettre en son meilleur sens, il regrettait cette sorte de condition, en laquelle il avait vécu en liesse, et déchargé de tout déplaisir. C’est ce que dit ce vers ancien Grec, qu’il y a beaucoup de commodité à n’être pas si avisé :
Έν τῷ φρονεῖν γὰρ μηδέν, ἥδιστος βίος.
[Ne s’aviser de rien fait tout l’agrément de la vie.]
Et l’Ecclésiaste ; en beaucoup de sagesse, beaucoup de déplaisir : et, qui acquiert science, s’acquiert du travail et tourment. Cela même, à quoi la philosophie consent en général, cette dernière recette qu’elle ordonne à toute sorte de nécessités, qui est de mettre fin à la vie, que nous ne pouvons supporter. Placet ? pare : Non placet ? quacumque vis exi. Pungit dolor ? vel fodiat sane : si nudus es, da iugulum : sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, resiste. [Elle te plaît ? Soumets-toi. Elle ne te plaît pas ? Par où tu veux, va-t’en. — La douleur te point ? Mettons même qu’elle te fouaille : si tu es désarmé, tends la gorge ; si tu es revêtu des armes de Vulcain, c’est-à-dire de courage, tiens tête.] Et ce mot des Grecs convives qu’ils y appliquent, Aut bibat, aut abeat [Qu’il boive, ou qu’il s’en aille] : Qui sonne plus sortablement en la langue d’un Gascon, qu’en celle de Cicéron, qui change volontiers en V. le B.
Vivere si recte nescis, decede peritis.
Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti :
Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo
Rideat, et pulset lasciua decentius ætas,
[Si tu ne sais pas vivre bien, cède la place à qui le sait. Tu t’es assez amusé, tu as assez mangé et bu. C’est pour toi l’heure de partir, de peur, que, pris de boisson plus que de raison, tu ne sois raillé et malmené par des hommes d’un âge auquel folâtrer sied mieux,]
qu’est-ce autre chose qu’une confession de son impuissance ; et un renvoi, non seulement à l’ignorance, pour y être à couvert, mais à la stupidité même, au non-sentir, et au non-être ?
Democritum postquam matura vetustas Admonuit memorem, motus languescere mentis : Sponte sua letho caput obuius obtulit ipse
[Quand Democrite, averti par l’accomplissement de la vieillesse, s’aperçut que les mouvements de son esprit devenaient languissants, il alla de lui-même au-devant de la mort et lui offrit volontairement sa tête.]
C’est ce que disait Antisthenes, qu’il fallait faire provision ou de sens pour entendre, ou de licou pour se pendre : Et ce que Chrysippus alléguait sur ce propos du poète Tyrtæus,
De la vertu, ou de la mort approcher.
Et Crates disait, que l’amour se guérissait par la faim, sinon par le temps : et à qui ces deux moyens ne plairaient, par la hart. Celui Sextius, duquel Seneque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s’étant jeté, toutes choses laissées, à l’étude de la philosophie, délibéra de se précipiter en la mer, voyant le progrès de ses études trop tardif et trop long. Il courait à la mort, au défaut de la science. Voici les mots de la loi, sur ce sujet : Si d’aventure il survient quelque grand inconvénient qui ne se puisse remédier, le port est prochain : et se peut-on sauver à nage, hors du corps, comme hors d’un esquif qui fait eau : car c’est la crainte de mourir, non pas le désir de vivre, qui tient le fou attaché au corps. Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s’en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commençais tantôt à dire. Les simples, dit S. Paul, et les ignorants, s’élèvent et se saisissent du ciel ; et nous, à tout notre savoir, nous plongeons aux abîmes infernaux. Je ne m’arrête ni à Valentian, ennemi déclaré de la science et des lettres, ni à Licinius, tous deux Empereurs Romains, qui les nommaient le venin et la peste de tout état politique : ni à Mahumet, qui (comme j’ai entendu) interdit la science à ses hommes : mais l’exemple de ce grand Lycurgus et son autorité doit certes avoir grand poids, et la révérence de cette divine police Lacédémonienne, si grande, si admirable, et si longtemps fleurissante en vertu et en bonheur, sans aucune institution ni exercice de lettres. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau qui a été découvert du temps de nos pères, par les Espagnols, nous peuvent témoigner combien ces nations, sans magistrat, et sans loi, vivent plus légitimement et plus réglément que les nôtres, où il y a plus d’officiers et de lois, qu’il n’y a d’autres hommes, et qu’il n’y a d’actions.
Di cittatorie piene e di libelli,
D’esamine e di carte, di procure
Hanno le mani e il seno, et gran fastelli
Di chiose, di consigli e di letture,
Per cui le faculta de poverelli
Non sono mai ne le citta sicure,
Hanno dietro e dinanzi e d’ambi i lati,
Notai procuratori e advocati
[D’assignations, de requêtes, d’informations, de papiers, de procurations, iis en ont plein les bras et le sein, ainsi que de liasses de gloses, de consultations et d’interprétations, qui font que les biens des pauvres ne sont jamais dans les villes en sécurité ; par-derrière, par-devant et des deux côtés, ils ont notaires, procureurs et avocats.]
C’était ce que disait un Sénateur Romain des derniers siècles, que leurs prédécesseurs avaient l’haleine puante à l’ail, et l’estomac musqué de bonne conscience : et qu’au rebours, ceux de son temps ne sentaient au-dehors que le parfum, puant au-dedans à toute sorte de vices : c’est-à-dire, comme je pense, qu’ils avaient beaucoup de savoir et de suffisance, et grande faute de prud’homie. L’incivilité, l’ignorance, la simplesse, la rudesse s’accompagnent volontiers de l’innocence : la curiosité, la subtilité, le savoir, traînent la malice à leur suite : l’humilité, la crainte, l’obéissance, la débonnaireté (qui sont les pièces principales pour la conservation de la société humaine) demandent une âme vide, docile et présumant peu de soi. Les Chrétiens ont une particulière connaissance, combien la curiosité est un mal naturel et originel en l’homme. Le soin de s’augmenter en sagesse et en science, ce fut la première ruine du genre humain ; c’est la voie, par où il s’est précipité à la damnation éternelle. L’orgueil est sa perte et sa corruption : c’est l’orgueil qui jette l’homme à quartier des voies communes, qui lui fait embrasser les nouveautés, et aimer mieux être chef d’une troupe errante, et dévoyée, au sentier de perdition, aimer mieux être régent et précepteur d’erreur et de mensonge, que d’être disciple en l’école de vérité, se laissant mener et conduire par la main d’autrui, à la voie battue et droiturière. C’est à l’aventure ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition suit l’orgueil, et lui obéit comme à son père : ἡ δεισιδαιμονία κατάπερ πατρὶ τῷ τυφῷ πείθεται. Ô cuider, combien tu nous empêches ! Après que Socrates fut averti, que le Dieu de sagesse lui avait attribué le nom de Sage, il en fut étonné ; et se recherchant et secouant partout, n’y trouvait aucun fondement à cette divine sentence. Il en savait de justes, tempérants, vaillants, savants comme lui : et plus éloquents, et plus beaux, et plus utiles au pays. Enfin il se résolut, qu’il n’était distingué des autres, et n’était sage que parce qu’il ne se tenait pas tel : et que son Dieu estimait bêtise singulière à l’homme, l’opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine était la doctrine de l’ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse. La sainte Parole déclare misérables ceux d’entre nous, qui s’estiment : Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier ? et ailleurs, Dieu a fait l’homme semblable à l’ombre, de laquelle qui jugera, quand par l’éloignement de la lumière elle sera évanouie ? Ce n’est rien que de nous : Il s’en faut tant que nos forces conçoivent la hauteur divine, que des ouvrages de notre créateur, ceux-là portent mieux sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C’est aux Chrétiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable : Elle est d’autant plus selon raison, qu’elle est contre l’humaine raison. Si elle était selon raison, ce ne serait plus miracle ; et si elle était selon quelque exemple, ce ne serait plus chose singulière. Melius scitur Deus nesciendo [On connaît mieux Dieu en ne le connaissant pas], dit saint Augustin. Et Tacitus, Sanctius est ac reuerentius de actis Deorum credere quam scire. [Il est plus saint et plus respectueux, pour ce qui regarde les actions des dieux, de croire que de savoir.] Et Platon estime qu’il y ait quelque vice d’impiété à trop curieusement s’enquérir et de Dieu, et du monde, et des causes premières des choses. Atque illum quidem parentem huius uniuersitatis inuenire difficile : et. quum iam inueneris, indicare in vulgus, nefas [Trouver le père de cet univers est difficile ; et, une fois qu’on l’a trouve, le montrer au peuple est impie], dit Cicéron. Nous disons bien puissance, vérité, justice ; ce sont paroles qui signifient quelque chose de grand : mais cette chose-là, nous ne la voyons aucunement, ni ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu aime.
Immortalia mortali sermone notantes.
[Exprimant les réalités immortelles en un mortel langage.]
Ce sont toutes agitations et émotions, qui ne peuvent loger en Dieu selon notre forme, ni nous l’imaginer selon la sienne : c’est à Dieu seul de se connaître et interpréter ses ouvrages ; et le fait en notre langue, improprement, pour s’avaler et descendre à nous, qui sommes à terre couchés. La prudence comment lui peut-elle convenir, qui est l’élite entre le bien et le mal : vu que nul mal ne le touche ? Quoi la raison et l’intelligence, desquelles nous nous servons pour par les choses obscures arriver aux apparentes : vu qu’il n’y a rien d’obscur à Dieu ? la justice, qui distribue à chacun ce qui lui appartient, engendrée pour la société et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu ? La tempérance, comment ? qui est la modération des voluptés corporelles, qui n’ont nulle place en la divinité ? La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, lui appartiennent aussi peu : ces trois choses n’ayant nul accès près de lui. Par quoi Aristote le tient également exempt de vertu et de vice. Neque gratia neque ira teneri potest, quod quæ talia essent, imbecilla essent omnia. [Il n’est capable ni d’affection ni de colère, car de tels sentiments ne seraient le fait que d’êtres faibles.] La participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu’elle soit, ce n’est point par nos propres forces que nous l’avons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les témoins, qu’il a choisi du vulgaire, simples et ignorants, pour nous instruire de ses admirables secrets : Notre foi ce n’est pas notre acquêt, c’est un pur présent de la libéralité d’autrui. Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C’est par l’entremise de notre ignorance, plus que de notre science, que nous sommes savants de divin savoir. Ce n’est pas merveille, si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissance supernaturelle et céleste : apportons-y seulement du nôtre, l’obéissance et la sujétion : car comme il est écrit ; Je détruirai la sapience des sages, et abattrai la prudence des prudents. Où est le sage ? où est l’écrivain ? où est le disputateur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas abêti la sapience de ce monde ? Car puisque le monde n’a point connu Dieu par sapience, il lui a plu par la vanité de la prédication, sauver les croyants. Si me faut-il voir enfin, s’il est en la puissance de l’homme de trouver ce qu’il cherche : et si cette quête, qu’il y a employé depuis tant de siècles, l’a enrichi de quelque nouvelle force, et de quelque vérité solide. Je crois qu’il me confessera, s’il parle en conscience, que tout l’acquêt qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à reconnaître sa faiblesse. L’ignorance qui était naturellement en nous, nous l’avons par longue étude confirmée et avérée. Il est advenu aux gens véritablement savants, ce qui advient aux épis de blé : ils vont s’élevant et se haussant la tête droite et fière, tant qu’ils sont vides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayant tout essayé, tout sondé, et n’ayant trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses, rien de massif et ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur présomption, et reconnu leur condition naturelle. C’est ce que Velleius reproche à Cotta, et à Cicero, qu’ils ont appris de Philo, n’avoir rien appris : Pherecydes, l’un des sept sages, écrivant à Thales, comme il expirait, J’ai, dit-il, ordonné aux miens, après qu’ils m’auront enterré, de te porter mes écrits. S’ils contentent et toi et les autres Sages, publie-les : sinon, supprime-les. Ils ne contiennent nulle certitude qui me satisfasse à moi-même. Aussi ne fais-je pas profession de savoir la vérité, ni d’y atteindre. J’ouvre les choses plus que je ne les découvre. Le plus sage homme qui fut onc, quand on lui demanda ce qu’il savait, répondit, qu’il savait cela, qu’il ne savait rien. Il vérifiait ce qu’on dit, que la plus grande part de ce que nous savons, est la moindre de celles que nous ignorons : c’est-à-dire, que ce même que nous pensons savoir, c’est une pièce, et bien petite, de notre ignorance. Nous savons les choses en songe, dit Platon, et les ignorons en vérité. Omnes pene veteres nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt : angustos sensus, imbecilles animos, breuia curricula vitæ. [Presque tous les anciens ont dit qu’on ne peut rien connaître, rien concevoir, rien savoir, que bornés sont les sens, faibles les esprits et bref le cours de la vie.] Cicéron même, qui devait au savoir tout son vaillant, Valerius dit, que sur sa vieillesse il commença à désestimer les lettres. Et pendant qu’il les traitait, c’était sans obligation d’aucun parti : suivant ce qui lui semblait probable, tantôt en l’une secte, tantôt en l’autre : se tenant toujours sous la dubitation de l’Académie. Dicendum est, sed ita ut nihil affirmem, quæram omnia, dubitans plerumque et mihi diffidens. [Il faut prendre la parole, mais ce sera sans rien affirmer et en m’interrogeant sur toute chose, doutant le plus souvent et me défiant de moi-même.] J’aurais trop beau jeu, si je voulais considérer l’homme en sa commune façon et en gros : et le pourrais faire pourtant par sa règle propre ; qui juge la vérité non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,
Qui vigilans stertit,
Mortua cui vita est, prope iam vivo atque videnti,
[Qui ronfle tout éveillé, dont la vie est presque déjà morte, alors qu’il vit et voit,]
qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plupart de ses facultés naturelles oisives. Je veux prendre l’homme en sa plus haute assiette. Considérons-le en ce petit nombre d’hommes excellents et triés, qui ayant été doués d’une belle et particulière force naturelle, l’ont encore roidie et aiguisée par soin, par étude et par art, et l’ont montée au plus haut point de sagesse, où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur âme à tout sens, et à tout biais, l’ont appuyée et étançonnée de tout le secours étranger, qui lui a été propre, et enrichie et ornée de tout ce qu’ils ont pu emprunter pour sa commodité, du dedans et dehors du monde : c’est en eux que loge la hauteur extrême de l’humaine nature. Ils ont réglé le monde de polices et de lois. Ils l’ont instruit par arts et sciences, et instruit encore par l’exemple de leurs mœurs admirables. Je ne mettrai en compte, que ces gens-là, leur témoignage, et leur expérience. Voyons jusques où ils sont allés, et à quoi ils se sont tenus. Les maladies et les défauts que nous trouverons en ce collège-là, le monde les pourra hardiment bien avouer pour siens. Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce point, ou qu’il dit, qu’il l’a trouvée ; ou qu’elle ne se peut trouver ; ou qu’il en est encore en quête. Toute la philosophie est départie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la vérité, la science, et la certitude. Les Péripatéticiens, Épicuriens, Stoïciens, et autres, ont pensé l’avoir trouvée. Ceux-ci ont établi les sciences, que nous avons, et les ont traitées, comme notices certaines. Clitomachus, Carneades, et les Académiciens, ont désespéré de leur quête ; et jugé que la vérité ne se pouvait concevoir par nos moyens. La fin de ceux-ci, c’est la faiblesse et humaine ignorance. Ce parti a eu la plus grande suite, et les sectateurs les plus nobles. Pyrrho et autres Sceptiques ou Épéchistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenu, tirés d’Homère, des sept sages, et d’Archilochus, et d’Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent qu’ils sont encore en cherche de la vérité : Ceux-ci jugent, que ceux-là qui pensent l’avoir trouvée, se trompent infiniment ; et qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, qui assure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’établir la mesure de notre puissance, de connaître et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extrême science, de laquelle ils doutent que l’homme soit capable.
Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.
[Quiconque pense qu’on ne sait rien, ne sait pas non plus s’il est possible de savoir ce qui lui fait affirmer ne rien savoir.]
L’ignorance qui se sait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance ; Pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de branler, douter, et enquérir, ne s’assurer de rien, de rien ne se répondre. Des trois actions de l’âme, l’imaginative, l’appétitive, et la consentante, ils en reçoivent les deux premières : la dernière, ils la soutiennent, et la maintiennent ambiguë, sans inclination, ni approbation d’une part ou d’autre, tant soit-elle légère. Zenon peignait de geste son imagination sur cette partition des facultés de l’âme : La main épandue et ouverte, c’était apparence : la main à demi serrée, et les doigts un peu croches, consentement : le poing fermé, compréhension : quand de la main gauche il venait encore à clore ce poing plus étroit, science. Or cette assiette de leur jugement droite, et inflexible, recevant tous objets sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie ; qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion et science, que nous pensons avoir des choses. D’où naissent la crainte, l’avarice, l’envie, les désirs immodérés, l’ambition, l’orgueil, la superstition, l’amour de nouveauté, la rébellion, la désobéissance, l’opiniâtreté, et la plupart des maux corporels : Voire ils s’exemptent par là, de la jalousie de leur discipline. Car ils débattent d’une bien molle façon. Ils ne craignent point la revanche à leur dispute. Quand ils disent que le pesant va contrebas, ils seraient bien marris qu’on les en crût ; et cherchent qu’on les contredise, pour engendrer la dubitation et surséance de jugement, qui est leur fin. Ils ne mettent en avant leurs propositions, que pour combattre celles qu’ils pensent, que nous ayons en notre créance. Si vous prenez la leur, ils prendront aussi volontiers la contraire à soutenir : tout leur est un : ils n’y ont aucun choix. Si vous établissez que la neige soit noire, ils argumentent au rebours, qu’elle est blanche. Si vous dites qu’elle n’est ni l’un, ni l’autre, c’est à eux à maintenir qu’elle est tous les deux. Si par certain jugement vous tenez, que vous n’en savez rien, ils vous maintiendront que vous le savez. Oui, et si par un axiome affirmatif vous assurez que vous en doutez, ils vous iront débattant que vous n’en doutez pas, ou que vous ne pouvez juger et établir que vous en doutez. Et par cette extrémité de doute, qui se secoue soi-même, ils se séparent et se divisent de plusieurs opinions, de celles mêmes, qui ont maintenu en plusieurs façons, le doute et l’ignorance. Pourquoi ne leur sera-t-il permis, disent-ils, comme il est entre les dogmatistes, à l’un dire vert, à l’autre jaune, à eux aussi de douter ? Est-il chose qu’on vous puisse proposer pour l’avouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considérer comme ambiguë ? Et où les autres sont portés, ou par la coutume de leur pays, ou par l’institution des parents, ou par rencontre, comme par une tempête, sans jugement et sans choix, voire le plus souvent avant l’âge de discrétion, à telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Épicurienne, à laquelle ils se trouvent hypothéqués, asservis et collés, comme à une prise qu’ils ne peuvent démordre : ad quamcumque disciplinam, velut tempestate, delati, ad eam, tanquam ad saxum, adhærescunt [vers quelque doctrine qu’ils soient poussés comme par une tempête, ils s’attachent à elle ainsi qu’à un rocher]. Pourquoi à ceux-ci, ne sera-t-il pareillement concédé, de maintenir leur liberté, et considérer les choses sans obligation et servitude ? Hoc liberiores et solutiores, quod integra illis est indicandi potestas. [D’autant plus libres et indépendants qu’ils ont un entier pouvoir de juger.] N’est-ce pas quelque avantage, de se trouver désengagé de la nécessité, qui bride les autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s’infrasquer en tant d’erreurs que l’humaine fantaisie a produites ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion, que de se mêler à ces divisions séditieuses et querelleuses ? Qu’irai-je choisir ? Ce qu’il vous plaira, pourvu que vous choisissiez. Voilà une sotte réponse : à laquelle pourtant il semble que tout le dogmatisme arrive : par qui il ne nous est pas permis d’ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux parti, jamais il ne sera si sûr, qu’il ne vous faille pour le défendre, attaquer et combattre cent et cent contraires partis. Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette mêlée ? Il vous est permis d’épouser comme votre honneur et votre vie, la créance d’Aristote sur l’éternité de l’âme, et dédire et démentir Platon là-dessus, et à eux il sera interdit d’en douter ? S’il est loisible à Panætius de soutenir son jugement autour des haruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoïciens ne doutent aucunement : Pourquoi un sage n’osera-t-il en toutes choses, ce que celui-ci ose en celles qu’il a apprises de ses maîtres : établies du commun consentement de l’école, de laquelle il est sectateur et professeur ? Si c’est un enfant qui juge, il ne sait que c’est : si c’est un savant, il est préoccupé. Ils se sont réservés un merveilleux avantage au combat, s’étant déchargés du soin de se couvrir. Il ne leur importe qu’on les frappe, pourvu qu’ils frappent ; et font leurs besognes de tout : S’ils vainquent, votre proposition cloche ; si vous, la leur : s’ils faillent, ils vérifient l’ignorance ; si vous faillez, vous la vérifiez : s’ils prouvent que rien ne se sache, il va bien ; s’ils ne le savent pas prouver, il est bon de même : Ut quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inueniuntur, facilius ab utraque parte assertio sustineatur. [Afin que, trouvant sur un même sujet des raisons d’un poids égal dans des partis opposés, on puisse plus aisément des deux côtés s’abstenir d’affirmer.] Et font état de trouver bien plus facilement, pourquoi une chose soit fausse, que non pas qu’elle soit vraie ; et ce qui n’est pas, que ce qui est : et ce qu’ils ne croient pas, que ce qu’ils croient. Leurs façons de parler sont, Je n’établis rien : Il n’est non plus ainsi qu’ainsi, ou que ni l’un ni l’autre : Je ne le comprends point. Les apparences sont égales partout : la loi de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vrai, qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramentel, c’est ἐπέχω ; c’est-à-dire, je soutiens, je ne bouge. Voilà leurs refrains, et autres de pareille substance. Leur effet, c’est une pure, entière, et très parfaite surséance et suspension de jugement. Ils se servent de leur raison, pour enquérir et pour débattre : mais non pas pour arrêter et choisir. Quiconque imaginera une perpétuelle confession d’ignorance, un jugement sans pente, et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse être, il conçoit le Pyrrhonisme : J’exprime cette fantaisie autant que je puis, parce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir ; et les auteurs mêmes la représentent un peu obscurément et diversement. Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prêtent et accommodent aux inclinations naturelles, à l’impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des lois et des coutumes, et à la tradition des arts : non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit [car Dieu a voulu que nous en eussions, non la connaissance, mais seulement l’usage]. Ils laissent guider à ces choses-là, leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours, ce qu’on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le heurt des charrettes, se présentant aux précipices, refusant de s’accommoder aux lois. Cela est enchérir sur sa discipline. Il n’a pas voulu se faire pierre ou souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, jouissant de tous plaisirs et commodités naturelles, embesognant et se servant de toutes ses pièces corporelles et spirituelles, en règle et droiture. Les privilèges fantastiques, imaginaires, et faux, que l’homme s’est usurpé, de régenter, d’ordonner, d’établir, il les a de bonne foi renoncés et quittés. Si n’est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprises, ni perçues ni consenties, s’il veut vivre. Et quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s’il lui sera utile : et se plie, à ce que le vaisseau est bon, le pilote expérimenté, la saison commode : circonstances probables seulement : Après lesquelles il est tenu d’aller, et se laisser remuer aux apparences, pourvu qu’elles n’aient point d’expresse contrariété. Il a un corps, il a une âme : les sens le poussent, l’esprit l’agite. Encore qu’il ne trouve point en soi cette propre et singulière marque de juger, et qu’il s’aperçoive, qu’il ne doit engager son consentement, attendu qu’il peut être quelque faux pareil à ce vrai : il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodément. Combien y a-t-il d’arts, qui font profession de consister en la conjecture, plus qu’en la science ? qui ne décident pas du vrai et du faux, et suivent seulement ce qu’il semble ? Il y a, disent-ils, et vrai et faux, et y a en nous de quoi le chercher, mais non pas de quoi l’arrêter à la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition, à l’ordre du monde. Une âme garantie de préjugé, a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gens qui jugent et contrôlent leurs juges, ne s’y soumettent jamais dûment. Combien et aux lois de la religion, et aux lois politiques se trouvent plus dociles et aisés à mener, les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et pédagogues des causes divines et humaines ? Il n’est rien en l’humaine invention, où il y ait tant de vérisimilitude et d’utilité. Celle-ci présente l’homme nu et vide, reconnaissant sa faiblesse naturelle, propre à recevoir d’en haut quelque force étrangère, dégarni d’humaine science, et d’autant plus apte à loger en soi la divine, anéantissant son jugement, pour faire plus de place à la foi : ni mécréant ni établissant aucun dogme contre les lois et observances communes, humble, obéissant, disciplinable, studieux, ennemi juré d’hérésie, et s’exemptant par conséquent des vaines et irréligieuses opinions introduites par les fausses sectes. C’est une carte blanche préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il lui plaira d’y graver. Plus nous nous renvoyons et commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l’Ecclésiaste, en bonne part les choses au visage et au goût qu’elles se présentent à toi, du jour à la journée : le demeurant est hors de ta connaissance. Dominus novit cogitationes hominum, quoniam vanæ sunt. [Dieu connaît les pensées des hommes et sait qu’elles sont vaines.] Voilà comment, des trois générales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation et d’ignorance : et en celle des dogmatistes, qui est troisième, il est aisé à découvrir, que la plupart n’ont pris le visage de l’assurance que pour avoir meilleure mine. Ils n’ont pas tant pensé nous établir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils étaient allés en cette chasse de la vérité, quam docti fingunt magis quam norunt [que les savants imaginent, plus qu’ils ne la connaissent]. Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu’il sait des Dieux, du monde, et des hommes, propose d’en parler comme un homme à un homme ; et qu’il suffit, si ses raisons sont probables, comme les raisons d’un autre : car les exactes raisons n’être en sa main, ni en mortelle main. Ce que l’un de ses Sectateurs a ainsi imité : Ut potero, explicabo : nec tamen, ut Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quæ dixero : sed, ut homunculus, probabilia conjectura sequens. [Je ferai mon possible pour m’expliquer, non pas toutefois à la façon d’Apollon Pythien, en sorte que les paroles que j’aurai dites soient sûres et certaines, mais comme un homme ordinaire, qui s’attache par conjecture au probable.] Et cela sur le discours du mépris de la mort : discours naturel et populaire. Ailleurs il l’a traduit, sur le propos même de Platon. Si forte, de Deorum natura ortuque mundi disserentes, minus id quod habemus animo consequimur, haud erit mirum. Æquum est enim meminisse, et me, qui disseram, hominem esse, et vos qui iudicetis : ut, si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis. [Si, discourant de la nature des dieux et de l’origine du monde, nous n’atteignons pas bien ce que nous visons, il n’y aura là rien d’étonnant. Il est juste de nous souvenir, en effet, que moi qui vais discourir, je ne suis qu’un homme, et vous aussi qui allez juger : si des discours probables sont tenus, ne demandez rien de plus.] Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d’autres opinions, et d’autres créances, pour y comparer la sienne, et nous faire voir de combien il est allé plus outre, et combien il approche de plus près la vérisimilitude. Car la vérité ne se juge point par autorité et témoignage d’autrui. Et pourtant évita religieusement Epicurus d’en alléguer en ses écrits. Celui-là est le prince des dogmatistes, et si nous apprenons de lui, que le beaucoup savoir apporte l’occasion de plus douter. On le voit à escient se couvrir souvent d’obscurité si épaisse et inextricable, qu’on n’y peut rien choisir de son avis. C’est par effet un Pyrrhonisme sous une forme résolutive. Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantaisie d’autrui par la sienne. Qui requirunt, quid de quaque re ipsi sentiamus : curiosius id faciunt, quam necesse est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullamque rem aperte iudicandi, profecta a Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram viget cetatem. Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adiuncta esse dicamus, tanta similitudine, ut in iis nulla insit certe iudicandi et assentiendi nota. [Ceux qui, sur tout sujet, demandent ce que nous pensons nous-mêmes poussent la curiosité plus loin qu’il ne faut. Cette méthode qui, en philosophie, consiste à tout contester sans rien décider nettement, inaugurée par Socrate, reprise par Arcésilas, fortifiée par Carnéade, est encore en vigueur de notre temps. Nous sommes de ceux qui disent qu’à toutes les vérités sont associées des faussetés d’une si grande ressemblance qu’il n’y a en elles nulle marque propre à fonder avec certitude le jugement et l’assentiment.] Pourquoi, non Aristote seulement, mais la plupart des philosophes, ont-ils affecté la difficulté, si ce n’est pour faire valoir la vanité du sujet, et amuser la curiosité de notre esprit, lui donnant où se paître, à ronger cet os creux et décharné ? Clytomachus affirmait n’avoir jamais su, par les écrits de Carneades, entendre de quelle opinion il était. Pourquoi a évité aux siens Epicurus, la facilité, et Heraclytus en a été surnommé σκοτεινός ? La difficulté est une monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe pour ne découvrir la vanité de leur art : et de laquelle l’humaine bêtise se paie aisément.
Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes :
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque,
Inuersis quae sub verbis latitantia cernunt.
[Célèbre par son obscur langage, surtout parmi les esprits vides : les sots admirent et aiment davantage tout ce qu’ils voient dissimulé sous des mots contournés.]
Cicero reprend aucuns de ses amis d’avoir accoutumé de mettre à l’astrologie, au droit, à la dialectique, et à la géométrie, plus de temps, que ne méritaient ces arts : et que cela les divertissait des devoirs de la vie, plus utiles et honnêtes. Les philosophes Cyrénaïques méprisaient également la physique et la dialectique. Zenon tout au commencement des livres de la république, déclarait inutiles toutes les libérales disciplines. Chrysippus disait, que ce que Platon et Aristote avaient écrit de la Logique, ils l’avaient écrit par jeu et par exercice : et ne pouvait croire qu’ils eussent parlé à certes d’une si vaine matière. Plutarque le dit de la Métaphysique, Epicurus l’eût encore dit de la Rhétorique, de la grammaire, poésie, mathématique, et hors la physique, de toutes les autres sciences : et Socrates de toutes, sauf celle des mœurs et de la vie. De quelque chose qu’on s’enquit à lui, il ramenait en premier lieu toujours l’enquérant à rendre compte des conditions de sa vie, présente et passée, lesquelles il examinait et jugeait : estimant tout autre apprentissage subsécutif à celui-là et supernuméraire. Parum mihi placeant eæ litteræ quæ ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. [Je ne saurais approuver ces lettres qui n’ont en rien aidé les savants à être vertueux.] La plupart des arts ont été ainsi méprisés par le même savoir. Mais ils n’ont pas pensé qu’il fut hors de propos, d’exercer leur esprit ès choses mêmes, où il n’y avait nulle solidité profitable. Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste, les autres dubitateur, les autres en certaines choses l’un, et en certaines choses l’autre. Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va toujours demandant et émouvant la dispute, jamais l’arrêtant, jamais satisfaisant : et dit n’avoir autre science, que la science de s’opposer. Homere leur auteur a planté également les fondements à toutes les sectes de philosophie, pour montrer, combien il était indifférent par où nous allassions. De Platon naquirent dix sectes diverses, dit-on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante, et rien assévérante, si la sienne ne l’est. Socrates disait, que les sages femmes en prenant ce métier de faire engendrer les autres, quittent le métier d’engendrer elles. Que lui par le titre de sage homme, que les Dieux lui avaient déféré, s’était aussi défait en son amour virile et mentale, de la faculté d’enfanter : se contentant d’aider et favoriser de son secours les engendrants : ouvrir leur nature : graisser leurs conduits : faciliter l’issue de leur enfantement : juger d’icelui : le baptiser : le nourrir : le fortifier : l’emmailloter, et circoncire : exerçant et maniant son engin, aux périls et fortunes d’autrui. Il est ainsi de la plupart des auteurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remarqué des écrits d’Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes, et autres. Ils ont une forme d’écrire douteuse en substance et en dessein, enquérant plutôt qu’instruisant : encore qu’ils entresèment leur style de cadences dogmatistes. Cela se voit-il pas aussi bien en Seneque et en Plutarque ? combien disent-ils tantôt d’un visage, tantôt d’un autre, pour ceux qui y regardent de près ? Et les réconciliateurs des Jurisconsultes devaient premièrement les concilier chacun à soi. Platon me semble avoir aimé cette forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus décemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantaisies. Diversement traiter les matières, est aussi bien les traiter, que conformément, et. mieux : à savoir plus copieusement et utilement. Prenons exemple de nous. Les arrêts font le point extrême du parler dogmatiste et résolutif : Si est-ce que ceux que nos parlements présentent au peuple, les plus exemplaires, propres à nourrir en lui la révérence qu’il doit à cette dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l’exercent, prennent leur beauté, non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations, que la matière du droit souffre. Et le plus large champ aux répréhensions des uns philosophes à rencontre des autres, se tire des contradictions et diversités, en quoi chacun d’eux se trouve empêtré : ou par dessein, pour montrer la vacillation de l’esprit humain autour de toute matière, ou forcé ignoramment, par la volubilité et incompréhensibilité de toute matière. Que signifie ce refrain ? en un lieu glissant et coulant suspendons notre créance : car, comme dit Eurypides,
Les œuvres de Dieu en diverses
Façons, nous donnent des traverses.
Semblable à celui qu’Empedocles semait souvent en ses livres, comme agité d’une divine fureur, et forcé de la vérité. Non non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont occultes, il n’en est aucune de laquelle nous puissions établir quelle elle est : Revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidæ, et incertæ adinuentiones nostræ, et prouidentiæ [Timides sont les pensées des hommes, et incertaines nos inventions et nos précautions]. Il ne faut pas trouver étrange, si gens désespérés de la prise n’ont pas laissé d’avoir plaisir à la chasse, l’étude étant de soi une occupation plaisante : et si plaisante, que parmi les voluptés, les Stoïciens défendent aussi celle qui vient de l’exercitation de l’esprit, y veulent de la bride, et trouvent de l’intempérance à trop savoir. Democritus ayant mangé à sa table des figues, qui sentaient le miel, commença soudain à chercher en son esprit, d’où leur venait cette douceur inusitée, et pour s’en éclaircir, s’allait lever de table, pour voir l’assiette du lieu où ces figues avaient été cueillies : sa chambrière, ayant entendu la cause de ce remuement, lui dit en riant, qu’il ne se peinât plus pour cela, car c’était qu’elle les avait mises en un vaisseau, où il y avait eu du miel. Il se dépita, de quoi elle lui avait ôté l’occasion de cette recherche, et dérobé matière à sa curiosité. Va, lui dit-il, tu m’as fait déplaisir, je ne laisserai pourtant d’en chercher la cause, comme si elle était naturelle. Et volontiers n’eût failli de trouver quelque raison vraie, à un effet faux et supposé. Cette histoire d’un fameux et grand Philosophe, nous représente bien clairement cette passion studieuse, qui nous amuse à la poursuite des choses, de l’acquêt desquelles nous sommes désespérés. Plutarque récite un pareil exemple de quelqu’un, qui ne voulait pas être éclairci de ce, de quoi il était en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher : comme l’autre, qui ne voulait pas que son médecin lui ôtât l’altération de la fièvre, pour ne perdre le plaisir de l’assouvir en buvant. Satius est superuacua discere, quam nihil. [Mieux vaut apprendre des choses superflues que de ne rien apprendre.] Tout ainsi qu’en toute pâture il y a le plaisir souvent seul, et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n’est pas toujours nutritif, ou sain : Pareillement ce que notre esprit tire de la science, ne laisse pas d’être voluptueux, encore qu’il ne soit ni alimentant ni salutaire. Voici comme ils disent : La considération de la nature est une pâture propre à nos esprits, elle nous élève et enfle, nous fait dédaigner les choses basses et terriennes, par la comparaison des supérieures et célestes : la recherche même des choses occultes et grandes est très plaisante, voire à celui qui n’en acquiert que la révérence, et crainte d’en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de cette maladive curiosité, se voit plus expressément encore en cet autre exemple, qu’ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxus souhaitait et priait les Dieux, qu’il pût une fois voir le soleil de près, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa beauté, à peine d’en être brûlé soudainement. Il veut au prix de sa vie, acquérir une science, de laquelle l’usage et possession lui soit quand et quand ôtée. Et pour cette soudaine et volage connaissance, perdre toutes autres connaissances qu’il a, et qu’il peut acquérir par après. Je ne me persuade pas aisément, qu’Epicurus, Platon, et Pythagoras nous aient donné pour argent comptant leurs Atomes, leurs Idées, et leurs Nombres. Ils étaient trop sages pour établir leurs articles de foi, de chose si incertaine, et si débattable : Mais en cette obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages, s’est travaillé d’apporter une telle quelle image de lumière : et ont promené leur âme à des inventions, qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence, pourvu que toute fausse, elle se pût maintenir contre les oppositions contraires : Unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiæ vi. [Chacun d’eux forge ces inventions selon son talent, non par la puissance de son savoir.] Un ancien, à qui on reprochait, qu’il faisait profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement, il ne tenait pas grand compte, répondit que cela, c’était vraiment philosopher. Ils ont voulu considérer tout, balancer tout, et ont trouvé cette occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont écrites pour le besoin de la société publique, comme leurs religions : et a été raisonnable pour cette considération, que les communes opinions, ils n’aient voulu les éplucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obéissance des lois et coutumes de leur pays. Platon traite ce mystère d’un jeu assez découvert. Car où il écrit selon soi, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait le législateur, il emprunte un style régentant et assévérant : et si y mêle hardiment les plus fantastiques de ses inventions : autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soi-même : Sachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et sur toutes, les plus farouches et énormes. Et pourtant en ses lois, il a grand soin, qu’on ne chante en public que des poésies, desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin : étant si facile d’imprimer tous fantômes en l’esprit humain, que c’est injustice de ne les paître plutôt de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dit tout détroussément en sa République, que pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer, les unes sectes avoir plus suivi la vérité, les autres l’utilité, par où celles-ci ont gagné crédit. C’est la misère de notre condition, que souvent ce qui se présente à notre imagination pour le plus vrai, ne s’y présente pas pour le plus utile à notre vie. Les plus hardies sectes, Épicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Académique, encore sont-elles contraintes de se plier à la loi civile, au bout du compte. Il y a d’autres sujets qu’ils ont blutés, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant d’y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car, n’ayant rien trouvé de si caché, de quoi ils n’aient voulu parler, il leur est souvent force de forger des conjectures faibles et folles : non qu’ils les prissent eux-mêmes pour fondement, ni pour établir quelque vérité, mais pour l’exercice de leur étude. Non tam id sensisse, quod dicerent, quam exercere ingenia materiæ difficultate videntur voluisse. [Ils semblent moins avoir parlé selon leur sentiment qu’avoir voulu exercer leur esprit par la difficulté du sujet.] Et si on ne le prenait ainsi, comme couvririons-nous une si grande inconstance, variété, et vanité d’opinions, que nous voyons avoir été produites par ces âmes excellentes et admirables ? Car pour exemple, qu’est-il plus vain, que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures : le régler, et le monde, à notre capacité et à nos lois ? et nous servir aux dépens de la divinité, de ce petit échantillon de suffisance qu’il lui a plu départir à notre naturelle condition ? et parce que nous ne pouvons étendre notre vue jusques en son glorieux siège, l’avoir ramené çà-bas à notre corruption et à nos misères ? De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle-là me semble avoir eu plus de vraisemblance et plus d’excuse, qui reconnaissait Dieu comme une puissance incompréhensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l’honneur et la révérence, que les humains lui rendaient sous quelque visage, sous quelque nom et en quelque manière que ce fût.
Iupiter omnipotens rerum, regumque, Deumque,
Progenitor, genitrixque.
[Jupiter tout-puissant, père et mère du monde, des rois et des dieux.]
Ce zèle universellement a été vu du ciel de bon œil. Toutes polices ont tiré fruit de leur dévotion : Les hommes, les actions impies, ont eu partout les événements sortables. Les histoires païennes reconnaissent de la dignité, ordre, justice, et des prodiges et oracles employés à leur profit et instruction, en leurs religions fabuleuses : Dieu par sa miséricorde daignant à l’aventure fomenter par ces bénéfices temporels, les tendres principes d’une telle quelle brute connaissance, que la raison naturelle leur donnait de lui, au travers des fausses images de leurs songes : Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses, sont celles que l’homme a forgé de son invention. Et de toutes les religions, que Saint Paul trouva en crédit à Athènes, celle qu’ils avaient dédiée à une divinité cachée et inconnue, lui sembla la plus excusable. Pythagoras adombra la vérité de plus près : jugeant que la connaissance de cette cause première, et être des êtres, devait être indéfinie, sans prescription, sans déclaration : Que ce n’était autre chose, que l’extrême effort de notre imagination, vers la perfection : chacun en amplifiant l’idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprit de conformer à ce projet la dévotion de son peuple : l’attacher à une religion purement mentale, sans objet préfix, et sans mélange matériel : il entreprit chose de nul usage : L’esprit humain ne se saurait maintenir vaguant en cet infini de pensées informes : il les lui faut compiler à certaine image à son modèle. La majesté divine s’est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels : Ses sacrements supernaturels et célestes, ont des signes de notre terrestre condition : Son adoration s’exprime par offices et paroles sensibles : car c’est l’homme, qui croit et qui prie. Je laisse à part les autres arguments qui s’emploient à ce sujet. Mais à peine me ferait-on accroire, que la vue de nos crucifix, et peinture de ce piteux supplice que les ornements et mouvements cérémonieux de nos Églises, que les voix accommodées à la dévotion de notre pensée, et cette émotion des sens n’échauffent l’âme des peuples, d’une passion religieuse, de très utile effet. De celles auxquelles on a donné corps comme la nécessité l’a requis, parmi cette cécité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoraient le Soleil,
la lumière commune,
L’œil du monde : et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,
Et les faits des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil, qui nous fait les saisons,
Selon qu’il entre ou sort de ses douze maisons :
Qui remplit l‘univers de ses vertus connues :
Qui d’un trait de ses yeux nous dissipe les nues :
L’esprit, l’âme du monde, ardent et flamboyant,
En la course d’un jour tout le Ciel tournoyant,
Plein d’immense grandeur, rond, vagabond et ferme :
Lequel tient dessous lui tout le monde pour terme :
En repos sans repos, oisif, et sans séjour,
Fils aîné de nature, et le père du jour.
D’autant qu’outre cette sienne grandeur et beauté, c’est la pièce de cette machine, que nous découvrons la plus éloignée de nous : et par ce moyen si peu connue, qu’ils étaient pardonnables, d’en entrer en admiration et révérence. Thales, qui le premier s’enquêta de telle matière, estima Dieu un esprit, qui fit d’eau toutes choses. Anaximander, que les Dieux étaient mourants et naissants à diverses saisons : et que c’étaient des mondes infinis en nombre. Anaximenes, que l’air était Dieu, qu’il était produit et immense, toujours mouvant. Anaxagoras le premier a tenu, la description et manière de toutes choses, être conduite par la force et raison d’un esprit infini. Alcmæon a donné la divinité au Soleil, à la Lune, aux astres, et à l’âme. Pythagoras a fait Dieu, un esprit épandu par la nature de toutes choses, d’où nos âmes sont déprises. Parmenides, un cercle entourant le ciel, et maintenant le monde par l’ardeur de la lumière. Empedocles disait être des Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faites. Protagoras, n’avoir rien que dire, s’ils sont ou non, ou quels ils sont. Democritus, tantôt que les images et leurs circuitions sont Dieux : tantôt cette nature, qui élance ces images : et puis, notre science et intelligence. Platon dissipe sa créance à divers visages. Il dit au Timée, le père du monde ne se pouvoir nommer. Aux lois, qu’il ne se faut enquérir de son être. Et ailleurs en ces mêmes livres il fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos âmes Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont été reçus par l’ancienne institution en chaque république. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantôt qu’il ne se faut enquérir de la forme de Dieu : et puis il lui fait établir que le Soleil est Dieu, et l’âme Dieu : Qu’il n’y en a qu’un, et puis qu’il y en a plusieurs. Speusippus neveu de Platon, fait Dieu certaine force gouvernant les choses, et qu’elle est animale. Aristote, à cette heure, que c’est l’esprit, à cette heure le monde : à cette heure il donne un autre maître à ce monde, et à cette heure fait Dieu l’ardeur du ciel. Zenocrates en fait huit : Les cinq nommés entre les Planètes, le sixième composé de toutes les étoiles fixes, comme de ses membres : le septième et huitième, le Soleil et la Lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses avis, et enfin prive Dieu de sentiment : et le fait remuant de forme à autre, et puis dit que c’est le ciel et la terre. Théophraste se promène de pareille irrésolution entre toutes ses fantaisies : attribuant l’intendance du monde tantôt à l’entendement, tantôt au ciel, tantôt aux étoiles. Strato, que c’est nature ayant la force d’engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment. Zeno, la loi naturelle, commandant le bien et prohibant le mal : laquelle loi est un animant : et ôte les Dieux accoutumés, Jupiter, Juno, Vesta. Diogenes Apolloniates, que c’est l’âge. Xenophanes fait Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n’ayant rien de commun avec l’humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens, et ignore s’il est animant ou autre chose. Cleanthes, tantôt la raison, tantôt le monde, tantôt l’âme de nature, tantôt la chaleur suprême entourant et enveloppant tout. Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu’on a surnommé Dieux, ceux qui avaient apporté quelque notable utilité à l’humaine vie, et les choses mêmes profitables. Chrysippus faisait un amas confus de toutes les précédentes sentences, et compte entre mille formes de Dieux qu’il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisés. Diagoras et Theodorus niaient tout sec, qu’il y eût des Dieux. Epicurus fait les dieux luisants, transparents et perflables, logés, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups : revêtus d’une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage.
Ego Deum genus esse semper duxi, et dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.
[Moi, j’ai toujours pensé et je dirai toujours qu’elle existe, la race des dieux célestes, mais je crois qu’ils ne se soucient pas de ce que fait la race des hommes.]
Fiez-vous à votre Philosophie : vantez-vous d’avoir trouvé la fève au gâteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques. Le trouble des formes mondaines, a gagné sur moi, que les diverses mœurs et fantaisies aux miennes, ne me déplaisent pas tant, comme elles m’instruisent ; ne m’enorgueillissent pas tant comme elles m’humilient en les conférant. Et tout autre choix que celui qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prérogative. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce sujet, que les écoles : par où nous pouvons apprendre, que la fortune même n’est pas plus diverse et variable, que notre raison, ni plus aveugle et inconsidérée. Les choses les plus ignorées sont plus propres à être déifiées : Par quoi de faire de nous des Dieux, comme l’ancienneté, cela surpasse l’extrême faiblesse de discours. J’eusse encore plutôt suivi ceux qui adoraient le serpent, le chien et le bœuf : d’autant que leur nature et leur être nous est moins connu ; et avons plus de loi d’imaginer ce qu’il nous plaît de ces bêtes-là, et leur attribuer des facultés extraordinaires. Mais d’avoir fait des Dieux de notre condition, de laquelle nous devons connaître l’imperfection, leur avoir attribué le désir, la colère, les vengeances, les mariages, les générations et les parentèles, l’amour, et la jalousie, nos membres et nos os, nos fièvres et nos plaisirs, nos morts et sépultures, il faut que cela soit parti d’une merveilleuse ivresse de l’entendement humain.
Quæ procul usque adeo diuino ab numine distant,
Inque Deum numero quæ sint indigna videri.
[Toutes choses fort éloignées de la majesté divine et indignes de figurer au nombre des dieux.]
Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, coniugia, cognationes, omniaque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur : accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias. [Des dieux, formes, âges, vêtements, parures sont choses connues, et aussi lignées, mariages, alliances, tout cela ramené à l’image de la faiblesse humaine ; de fait, ils sont même représentés avec des âmes agitées, car nous savons leurs passions, leurs chagrins, leurs colères.] Comme d’avoir attribué la divinité non seulement à la foi, à la vertu, à l’honneur, concorde, liberté, victoire, piété : mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misère : à la peur, à la fièvre, et à la male fortune, et autres injures de notre vie, frêle et caduque.
Quid iuuat hoc, templis nostros inducere mores ?
O curuæ in terris animæ et cælestium inanes !
[À quoi bon introduire nos mœurs dans les temples ? Ô âmes courbées vers la terre et dénuées de célestes pensées !]
Les Ægyptiens d’une impudente prudence, défendaient sur peine de la hart, que nul eût à dire que Serapis et Isis leurs Dieux, eussent autrefois été hommes : et nul n’ignorait, qu’ils ne l’eussent été. Et leur effigie représentée le doigt sur la bouche, signifiait, dit Varro, cette ordonnance mystérieuse à leurs prêtres, de taire leur origine mortelle, comme par raison nécessaire annulant toute leur vénération. Puisque l’homme désirait tant de s’apparier à Dieu, il eût mieux fait, dit Cicero, de ramener à soi les conditions divines, et les attirer çà-bas, que d’envoyer là-haut sa corruption et sa misère : mais à le bien prendre, il a fait en plusieurs façons, et l’un, et l’autre, de pareille vanité d’opinion. Quand les Philosophes épluchent la hiérarchie de leurs dieux, et font les empressés à distinguer leurs alliances, leurs charges, et leur puissance, je ne puis pas croire qu’ils parlent à certes. Quand Platon nous déchiffre le verger de Pluton, et les commodités ou peines corporelles, qui nous attendent encore après la ruine et anéantissement de nos corps, et les accommode au ressentiment, que nous avons en cette vie :
Secreti celant colles, et myrtea circum
Sylua tegit, curæ non ipsa in morte relinquunt.
[À couvert de collines écartées et sous l’abri d’un bois de myrte à l’entour, les soucis dans la mort même ne les laissent pas.]
Quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or et de pierreries, peuplé de garces d’excellente beauté, de vins, et de vivres singuliers, je vois bien que ce sont des moqueurs qui se plient à notre bêtise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et espérances, convenables à notre mortel appétit. Si sont aucuns des nôtres tombés en pareil erreur, se promettant après la résurrection une vie terrestre et temporelle, accompagnée de toutes sortes de plaisirs et commodités mondaines. Croyons-nous que Platon, lui qui a eu ses conceptions si célestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom lui en est demeuré, ait estimé que l’homme, cette pauvre créature, eût rien en lui d’applicable à cette incompréhensible puissance ? et qu’il ait cru que nos prises languissantes fussent capables, ni la force de notre sens assez robuste, pour participer à la béatitude, ou peine éternelle ? Il faudrait lui dire de la part de la raison humaine : Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie, sont de ceux que j’ai senti çà-bas, cela n’a rien de commun avec l’infinité : Quand tous mes cinq sens de nature, seraient combles de liesse, et cette âme saisie de tout le contentement qu’elle peut désirer et espérer, nous savons ce qu’elle peut : cela, ce ne serait encore rien : S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin ; si cela n’est autre, que ce qui peut appartenir à cette notre condition présente, il ne peut être mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La reconnaissance de nos parents, de nos enfants, et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouiller en l’autre monde, si nous tenons encore à un tel plaisir, nous sommes dans les commodités terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : Pour dignement les imaginer, il faut les imaginer inimaginables, indicibles et incompréhensibles, et parfaitement autres, que celles de notre misérable expérience. Œil ne saurait voir, dit Saint Paul : et ne peut monter en cœur d’homme, l’heur que Dieu prépare aux siens. Et si pour nous en rendre capables, on réforme et rechange notre être (comme tu dis Platon par tes purifications) ce doit être d’un si extrême changement et si universel, que par la doctrine physique, ce ne sera plus nous :
Hector erat tune cum bello certabat, at ille
Tractus ab Æmonio non erat Hector equo,
[C’était bien Hector, au temps où il guerroyait ; mais celui que traînait le cheval du Thessalien, ce n’était pas Hector,]
ce sera quelque autre chose qui recevra ces récompenses.
quod mutatur, dissoluitur, interit ergo :
Traiiciuntur enim partes atque ordine migrant.
[Ce qui change se dissout et donc périt. Car ses parties sont déplacées, et leur ordre dérangé.]
Car en la Métempsycose de Pythagoras, et changement d’habitation qu’il imaginait aux âmes, pensons-nous que le lion, dans lequel est l’âme de Cæsar, épouse les passions, qui touchaient Cæsar, ni que ce soit lui ? Si c’était encore lui, ceux-là auraient raison, qui combattant cette opinion contre Platon, lui reprochent que le fils se pourrait trouver à chevaucher sa mère, revêtue d’un corps de mule, et semblables absurdités. Et pensons-nous qu’ès mutations qui se font des corps des animaux en autres de même espèce, les nouveaux venus ne soient autres que leurs prédécesseurs ? Des cendres d’un Phénix s’engendre, dit-on, un ver, et puis un autre Phénix : ce second Phénix, qui peut imaginer, qu’il ne soit autre que le premier ? Les vers qui font notre soie, on les voit comme mourir et assécher, et de ce même corps se produire un papillon, et de là un autre ver, qu’il serait ridicule estimer être encore le premier. Ce qui a cessé une fois d’être, n’est plus :
Nec si materiam nostram collegerit cetas
Post obitum, rursumque redegerit, ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quodque factum,
Interrupta semel cum sit repetentia nostra.
[Et si le temps, après notre mort, rassemblait notre matière et la restituait dans l’état où elle est maintenant et que nous fussent rendues les lumières de la vie, cela pourtant se ferait sans nous regarder en rien, une fois que serait interrompue notre aptitude au ressouvenir.]
Et quand tu dis ailleurs Platon, que ce sera la partie spirituelle de l’homme, à qui il touchera de jouir des récompenses de l’autre vie, tu nous dis choses d’aussi peu d’apparence.
Scilicet avolsis radicibus ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto.
[Comme l’œil, une fois ses ligaments arrachés, ne peut rien apercevoir de lui-même, indépendamment de la totalité du corps.]
Car à ce compte ce ne sera plus l’homme, ni nous par conséquent, à qui touchera cette jouissance : Car nous sommes bâtis de deux pièces principales essentielles, desquelles la séparation, c’est la mort et ruine de notre être.
In ter enim iacta est vitaï pausa, vageque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.
[Car l’arrêt de la vie est survenu et tous les mouvements se sont çà et là égarés, abandonnant les sens.]
Nous ne disons pas que l’homme souffre, quand les vers lui rongent ses membres, de quoi il vivait, et que la terre les consomme :
Et nihil hoc ad nos, qui coitu coniugioque
Corporis atque animæ consistimus uniter apti.
[Et cela ne nous touche en rien, nous qui, par la conjonction et le mariage du corps et de l’âme, formons un tout étroitement uni.]
Davantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux reconnaître et récompenser à l’homme après sa mort ses actions bonnes et vertueuses : puisque ce sont eux-mêmes, qui les ont acheminées et produites en lui ? Et pourquoi s’offensent-ils et vengent sur lui les vicieuses, puisqu’ils l’ont eux-mêmes produit en cette condition fautive, et que d’un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empêcher de faillir ? Epicurus opposerait-il pas cela à Platon, avec grande apparence de l’humaine raison, s’il ne se couvrait souvent par cette sentence, Qu’il est impossible d’établir quelque chose de certain, de l’immortelle nature, par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer partout, mais spécialement quand elle se mêle des choses divines. Qui le sent plus évidemment que nous ? Car encore que nous lui ayons donné des principes certains et infaillibles, encore que nous éclairions ses pas par la sainte lampe de la vérité, qu’il a plu à Dieu nous communiquer : nous voyons pourtant journellement, pour peu qu’elle se démente du sentier ordinaire, et qu’elle se détourne ou écarte de la voie tracée et battue par l’Église, comme tout aussitôt elle se perd, s’embarrasse et s’entrave, tournoyant et flottant dans cette mer vaste, trouble, et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussitôt qu’elle perd ce grand et commun chemin, elle se va divisant et dissipant en mille routes diverses. L’homme ne peut être que ce qu’il est, ni imaginer que selon sa portée : C’est plus grande présomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu’hommes, d’entreprendre de parler et discourir des dieux, et des demi-dieux, que ce n’est à un homme ignorant de musique, vouloir juger de ceux qui chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en présumant comprendre par quelque légère conjecture, les effets d’un art qui est hors de sa connaissance. L’ancienneté pensa, ce crois-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l’apparier à l’homme, la vêtir de ses facultés, et étrenner de ses belles humeurs et plus honteuses nécessités : lui offrant de nos viandes à manger, de nos danses, momeries et farces à la réjouir : de nos vêtements à se couvrir, et maisons à loger, la caressant par l’odeur des encens et sons de la musique, festons et bouquets, et pour l’accommoder à nos vicieuses passions, flattant sa justice d’une inhumaine vengeance : réjouissant de la ruine et dissipation des choses par elle créées et conservées : Comme Tiberius Sempronius, qui fit brûler pour sacrifice à Vulcain, les riches dépouilles et armes qu’il avait gagné sur les ennemis en la Sardeigne : Et Paul Æmyle, celles de Macédoine, à Mars et à Minerve. Et Alexandre, arrivé à l’Océan Indique, jeta en mer en faveur de Thetis, plusieurs grands vases d’or : Remplissant en outre ses autels d’une boucherie non de bêtes innocentes seulement, mais d’hommes aussi : ainsi que plusieurs nations, et entre autres la nôtre, avaient en usage ordinaire : Et crois qu’il n’en est aucune exempte d’en avoir fait essai.
Sulmone creatos
Quattuor hic iuuenes, totidem, quos educat Ufens,
Viuentes rapit, inferias quos immolet umbris.
[Quatre hommes jeunes nés de Sulmon, un nombre égal de fils d’Ufens, il les prend vivants, pour les immoler en offrande aux mânes (de Pallas).]
Les Gètes se tiennent immortels, et leur mourir n’est que s’acheminer vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils dépêchent vers lui quelqu’un d’entre eux, pour le requérir des choses nécessaires. Ce député est choisi au sort. Et la forme de le dépêcher après l’avoir de bouche informé de sa charge, est, que de ceux qui l’assistent, trois tiennent debout autant de javelines, sur lesquelles les autres le lancent à force de bras. S’il vient à s’enferrer en lieu mortel, et qu’il trépasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine : s’il en échappe, ils l’estiment méchant et exécrable, et en députent encore un autre de même. Amestris mère de Xerxes, devenue vieille, fit pour une fois ensevelir tous vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suivant la religion du pays, pour gratifier à quelque Dieu souterrain. Encore aujourd’hui les idoles de Themixtitan se cimentent du sang des petits enfants : et n’aiment sacrifice que de ces puériles et pures âmes : justice affamée du sang de l’innocence.
Tantum religio potuit suadere malorum.
[Tant la religion a pu inspirer de méfaits.]
Les Carthaginois immolaient leurs propres enfants à Saturne : et qui n’en avait point, en achetait, étant cependant le père et la mère tenus d’assister à cet office, avec contenance gaie et contente. C’était une étrange fantaisie, de vouloir payer la bonté divine, de notre affliction : Comme les Lacédémoniens qui mignardaient leur Diane, par bourrellement des jeunes garçons, qu’ils faisaient fouetter en sa faveur, souvent jusques à la mort. C’était une humeur farouche, de vouloir gratifier l’architecte de la subversion de son bâtiment : Et de vouloir garantir la peine due aux coupables, par la punition des non-coupables : et que la pauvre Iphigenia au port d’Aulide, par sa mort et par son immolation déchargeât envers Dieu l’armée des Grecs des offenses qu’ils avaient commises :
Et casta inceste nubendi tempore in ipso
Hostia concideret mactatu mæsta parentis.
[Et que, victime pure, sous une main impure, au moment même de prendre mari, elle tombât, pleurante, immolée par son père.]
Et ces deux belles et généreuses âmes des deux Decius, père et fils, pour propitier la faveur des Dieux envers les affaires Romaines, s’allassent jeter à corps perdu à travers le plus épais des ennemis. Quæ fuit tanta Deorum iniquitas, ut placari populo Romano non passent, nisi tales viri occidissent ? [Quelle fut donc la si grande iniquité des dieux, que leur faveur ne pût être acquise au peuple romain que par la mort de tels hommes ?] Joint que ce n’est pas au criminel de se faire fouetter à sa mesure, et à son heure : c’est au juge, qui ne met en compte de châtiment, que la peine qu’il ordonne : et ne peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celui qui le souffre. La vengeance Divine présuppose notre dissentiment entier, pour sa justice, et pour notre peine Et fut ridicule l’humeur de Polycrates tyran de Samos, lequel pour interrompre le cours de son continuel bonheur, et le compenser, alla jeter en mer le plus cher et précieux joyau qu’il eût, estimant que par ce malheur aposté, il satisfaisait à la révolution et vicissitude de la fortune. Et elle pour se moquer de son ineptie, fit que ce même joyau revînt encore en ses mains, trouvé au ventre d’un poisson. Et puis à quel usage, les déchirements et démembrements des Corybantes, des Ménades, et en nos temps des Mahométans, qui s’ébalafrent le visage, l’estomac, les membres, pour gratifier leur prophète : vu que l’offense consiste en la volonté, non en la poitrine, aux yeux, aux génitoires, en l’embonpoint, aux épaules, et au gosier ? Tantus est perturbatæ mentis et sedibus suis pulsæ furor, ut sic dii placentur, quemadmodum ne homines quidem sæviunt. [Si grande est la démence d’un esprit troublé et dérangé, qu’il entend apaiser les dieux par des emportements ignorés des hommes mêmes.] Cette contexture naturelle regarde par son usage, non seulement nous, mais aussi le service de Dieu et des autres hommes : c’est injustice de l’affoler à notre escient, comme de nous tuer pour quelque prétexte que ce soit. Ce semble être grande lâcheté et trahison, de mâtiner et corrompre les fonctions du corps, stupides et serves, pour épargner à l’âme, la sollicitude de les conduire selon raison. Ubi iratos Deos timent, qui sic propitios habere merentur [?] In regiæ libidinis voluptatem castrati sunt quidam ; sed nemo sibi, ne vir esset, iubente Domino, manus intulit. [Où ont-ils à craindre la colère des dieux, eux qui se concilient à ce prix leur faveur ? Pour satisfaire de royales voluptés, des hommes ont été châtrés ; mais personne, sur l’ordre d’un maître, n’a lui-même porté la main sur sa virilité.] Ainsi remplissaient-ils leur religion de plusieurs mauvais effets.
sæpius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.
[Bien souvent jadis la religion a suscité des actes criminels et impies.]
Or rien du nôtre ne se peut apparier ou rapporter en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d’autant d’imperfection. Cette infinie beauté, puissance, et bonté, comment peut-elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extrême intérêt et déchet de sa divine grandeur ? Infirmum Dei fortius est hominibus : et stultum Dei sapientius est hominibus. [Ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes, et ce qui est folie de Dieu, plus sage que les hommes.] Stilpon le philosophe interrogé si les Dieux s’éjouissent de nos honneurs et sacrifices : Vous êtes indiscret, répondit-il : retirons-nous à part, si vous voulez parler de cela. Toutefois nous lui prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiégée par nos raisons (j’appelle raison nos rêveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit, le fou même et le méchant, forcener par raison : mais que c’est une raison de particulière forme) nous le voulons asservir aux apparences vaines et faibles de notre entendement, lui qui a fait et nous et notre connaissance. Parce que rien ne se fait de rien, Dieu n’aura su bâtir le monde sans matière. Quoi, Dieu nous a-t-il mis en main les clés et les derniers ressorts de sa puissance ? S’est-il obligé à n’outrepasser les bornes de notre science ? Mets le cas, ô homme, que tu aies pu remarquer ici quelques traces de ses effets : penses-tu qu’il y ait employé tout ce qu’il a pu, et qu’il ait mis toutes ses formes et toutes ses idées, en cet ouvrage ? Tu ne vois que l’ordre et la police de ce petit caveau où tu es logé, au moins si tu la vois : sa divinité a une juridiction infinie au-delà : cette pièce n’est rien au prix du tout :
omnia cum cælo terraque manque,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.
[tout cela, y compris le ciel et la terre et la mer, n’est rien auprès du total de la totalité du tout.]
C’est une loi municipale que tu allègues, tu ne sais pas quelle est l’universelle. Attache-toi à ce à quoi tu es sujet, mais non pas lui : il n’est pas ton confrère, ou concitoyen, ou compagnon : S’il s’est aucunement communiqué à toi, ce n’est pas pour se ravaler à ta petitesse, ni pour te donner le contrôle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nues, c’est pour toi : le Soleil branle sans séjour sa course ordinaire : les bornes des mers et de la terre ne se peuvent confondre : l’eau est instable et sans fermeté ; un mur est sans froissure impénétrable à un corps solide : l’homme ne peut conserver sa vie dans les flammes : il ne peut être et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement. C’est pour toi qu’il a fait ces règles : c’est toi qu’elles attaquent. Il a témoigné aux Chrétiens qu’il les a toutes franchies quand il lui a plu. De vrai pourquoi tout-puissant, comme il est, aurait-il restreint ses forces à certaine mesure ? en faveur de qui aurait-il renoncé son privilège ? Ta raison n’a en aucune autre chose plus de vérisimilitude et de fondement, qu’en ce qu’elle te persuade la pluralité des mondes,
Terramque et solem, lunam, mare, cætera quæ sunt,
Non esse unica, sed numero magis innumerali
[que la terre et le soleil, la lune, la mer, tout le reste, ne sont pas uniques, mais plutôt en nombre innombrable.]
Les plus fameux esprits du temps passé, l’ont crue ; et aucuns des nôtres même, forcés par l’apparence de la raison humaine. D’autant qu’en ce bâtiment, que nous voyons, il n’y a rien seul et un,
cum in summa res nulla sit una,
Unica quæ gignatur, et unica solaque crescat :
[du moment qu’au total il n’est rien qui ne soit qu’un, qui naisse unique, qui croisse seul et unique :]
et que toutes les espèces sont multipliées en quelque nombre : Par où il semble n’être pas vraisemblable, que Dieu ait fait ce seul ouvrage sans compagnon : et que la matière de cette forme ait été toute épuisée en ce seul individu.
Quare etiam atque etiam taies fateare necesse est,
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est auido complexu quem tenet æther.
[C’est pourquoi, reconnais-le, il est nécessaire qu’ailleurs il y ait encore et encore d’autres amas de matière semblables à celui que notre éther tient avidement embrassé.]
Notamment si c’est un animant, comme ses mouvements le rendent si croyable, que Platon l’assure, et plusieurs des nôtres ou le confirment, ou ne l’osent infirmer : Non plus que cette ancienne opinion, que le ciel, les étoiles, et autres membres du monde, sont créatures composées de corps et âme : mortelles en considération de leur composition : mais immortelles par la détermination du créateur. Or s’il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que savons-nous si les principes et les règles de celui-ci touchent pareillement les autres ? Ils ont à l’aventure autre visage et autre police. Epicurus les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons en ce monde une infinie différence et variété, pour la seule distance des lieux. Ni le blé ni le vin se voit, ni aucun de nos animaux, en ce nouveau coin du monde, que nos pères ont découvert : tout y est divers. Et au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n’avait connaissance ni de Bacchus, ni de Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des espèces d’hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nôtre. Et y a des formes métisses et ambiguës, entre l’humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans tête, portant les yeux et la bouche en la poitrine : où ils sont tous androgynes : où ils marchent de quatre pattes : où ils n’ont qu’un œil au front, et la tête plus semblable à celle d’un chien qu’à la nôtre : où ils sont moitié poisson par en bas, et vivent en l’eau : où les femmes accouchent à cinq ans, et n’en vivent que huit : où ils ont la tête si dure et la peau du front, que le fer n’y peut mordre, et rebouche contre : où les hommes sont sans barbe : des nations, sans usage du feu : d’autres qui rendent le sperme de couleur noire. Quoi ceux qui naturellement se changent en loups, en juments, et puis encore en hommes ? Et s’il est ainsi, comme dit Plutarque, qu’en quelque endroit des Indes, il y ait des hommes sans bouche, se nourrissant de la senteur de certaines odeurs, combien y a-t-il de nos descriptions fausses ? Il n’est plus risible, ni à l’aventure capable de raison et de société : L’ordonnance et la cause de notre bâtiment interne, seraient pour la plupart hors de propos. Davantage, combien y a-t-il de choses en notre connaissance, qui combattent ces belles règles que nous avons taillées et prescrites à nature ? Et nous entreprendrons d’y attacher Dieu même ! Combien de choses appelons-nous miraculeuses, et contre-nature ? Cela se fait par chaque homme, et par chaque nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons-nous de propriétés occultes et de quintessences ? car aller selon nature pour nous, ce n’est qu’aller selon notre intelligence, autant qu’elle peut suivre, et autant que nous y voyons : ce qui est au-delà, est monstrueux et désordonné. Or à ce compte, aux plus avisés et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car à ceux-là, l’humaine raison a persuadé, qu’elle n’avait ni pied, ni fondement quelconque : non pas seulement pour assurer si la neige est blanche : et Anaxagoras la disait être noire : S’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose : s’il y a science ou ignorance : ce que Metrodorus Chius niait l’homme pouvoir dire.
Ou si nous vivons ; comme Eurypides est en doute, si la vie que nous vivons est vie, ou si c’est ce que nous appelons mort, qui soit vie :
Τίς δ’ οἶδεν εἰ ζῆν τοῦθ’ ὃ κέκληται θανεῖν,
τὸ ζῆν δὲ θνή σκειν ἐστί ;
[Qui sait si ce qu’on appelle mourir n’est pas vivre et si la vie n’est pas une mort ?]
Et non sans apparence. Car pourquoi prenons-nous titre d’être, de cet instant, qui n’est plus qu’une éloise dans le cours infini d’une nuit éternelle, et une interruption si brève de notre perpétuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derrière de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ni ce mouvement sphérique ne lui peut servir, ni le mouvement de lieu à autre, comme Platon prouve. Qu’il n’y a ni génération ni corruption en nature. Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doute ; Que de toutes choses on peut également disputer : et de cela même, si on peut également disputer de toutes choses : Nausiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en général. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un même n’est pas : Et qu’il n’y a rien. Si un était, il serait ou en un autre, ou en soi-même. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soi-même, ce sont encore deux, le comprenant, et le compris. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine. Il m’a toujours semblé qu’à un homme Chrétien cette sorte de parler est pleine d’indiscrétion, et d’irrévérence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut dédire. Dieu ne peut faire ceci, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine sous les lois de notre parole. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudrait représenter plus révéremment et plus religieusement. Notre parler a ses faiblesses et ses défauts, comme tout le reste. La plupart des occasions des troubles du monde sont Grammairiennes. Nos procès ne naissent que du débat de l’interprétation des lois ; et la plupart des guerres, de cette impuissance de n’avoir su clairement exprimer les conventions et traités d’accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doute du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique même nous présentera pour la plus claire. Si vous dites, Il fait beau temps, et que vous dissiez vérité, il fait donc beau temps. Voilà pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera-t-elle : Qu’il soit ainsi, suivons l’exemple : si vous dites, Je mens, et que vous dissiez vrai, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de celle-ci, sont pareilles à l’autre, toutefois nous voilà embourbés. Je vois les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur générale conception en aucune manière de parler : car il leur faudrait un nouveau langage. Le nôtre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doute, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouer, qu’au moins assurent et savent-ils cela, qu’ils doutent. Ainsi on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la médecine, sans laquelle leur humeur serait inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doute, ils disent que cette proposition s’emporte elle-même quant et quant le reste : ni plus ni moins que la rhubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s’emporte hors quant et quant elle-même. Cette fantaisie est plus sûrement conçue par interrogation : Que sais-je ? comme je la porte à la devise d’une balance. Voyez comment on se prévaut de cette sorte de parler pleine d’irrévérence. Aux disputes qui sont à présent en notre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout détroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce moqueur ancien comment il en fait son profit. Au moins, dit-il, est-ce une non légère consolation à l’homme, de ce qu’il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudrait, qui est la plus grande faveur que nous ayons en notre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ni revivre les trépassés, ni que celui qui a vécu n’ait point vécu, celui qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette société de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisants, il ne peut faire que deux fois dix ne soient vingt. Voilà ce qu’il dit, et qu’un Chrétien devrait éviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.
cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectumque reddet
Quod fugiens semel hora vexit.
[Que demain le père des dieux répande dans le ciel une noire nuée ou un clair soleil, il n’anéantira pourtant pas tout ce qui est derrière nous, il ne changera ni ne rendra nul et non avenu ce qu’a une fois emporté l’heure fugitive.]
Quand nous disons que l’infinité des siècles tant passés qu’à venir n’est à Dieu qu’un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont même chose avec son essence, notre parole le dit, mais notre intelligence ne l’appréhende point. Et toutefois notre outrecuidance veut faire passer la divinité par notre étamine : Et de là s’engendrent toutes les rêveries et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et pesant à sa balance, chose si éloignée de son poids. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, paruulo aliquo inuitata successu. [C’est merveille de voir jusqu’où va la malice du cœur de l’homme, quand elle est encouragée par quelque petit succès.] Combien insolemment rabrouent Epicurus les Stoïciens, sur ce qu’il tient l’être véritablement bon et heureux, n’appartenir qu’à Dieu, et l’homme sage n’en avoir qu’un ombrage et similitude ? Combien témérairement ont-ils attaché Dieu à la destinée ! (à la mienne volonté qu’aucuns du surnom de Chrétiens ne le fassent pas encore) et Thales, Platon, et Pythagoras, l’ont asservi à la nécessité. Cette fierté de vouloir découvrir Dieu par nos yeux, a fait qu’un grand personnage des nôtres a donné à la divinité une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les jours, d’attribuer à Dieu, les événements d’importance, d’une particulière assignation : Parce qu’ils nous pèsent, il semble qu’ils lui pèsent aussi, et qu’il y regarde plus entier et plus attentif, qu’aux événements qui nous sont légers, ou d’une suite ordinaire. Magna dii curant, parua negligunt. [Les dieux s’occupent des grandes choses, ils négligent les petites.] Écoutez son exemple : il vous éclaircira de sa raison : Nec in regnis quidem reges omnia minima curant. [Dans les royaumes non plus les rois ne s’occupent pas de tous les détails.] Comme si à ce Roi-là, c’était plus et moins de remuer un Empire, ou la feuille d’un arbre : et si sa providence s’exerçait autrement, inclinant l’événement d’une bataille, que le saut d’une puce. La main de son gouvernement, se prête à toutes choses de pareille teneur, même force, et même ordre : notre intérêt n’y apporte rien : nos mouvements et nos mesures ne le touchent pas. Deus ita artifex magnus in magnis, ut minor non sit in paruis. [Dieu, qui est un si grand artisan dans les grandes choses, ne l’est pas moins dans les petites.] Notre arrogance nous remet toujours en avant cette blasphémeuse appariation.
Parce que nos occupations nous chargent, Straton a étrenné les Dieux de toute immunité d’offices, comme sont leurs Prêtres. Il fait produire et maintenir toutes choses à nature : et de ses poids et mouvements construit les parties du monde : déchargeant l’humaine nature de la crainte des jugements divins. Quod beatum æternumque sit, id nec habere negotii quicquam, nec exhibere alteri. [Ce qui est heureux et éternel n’a pas de préoccupation, et n’en suscite pas à autrui.] Nature veut qu’en choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des mortels conclut un pareil nombre d’immortels : les choses infinies, qui tuent et ruinent, en présupposent autant qui conservent et profitent. Comme les âmes des Dieux, sans langue, sans yeux, sans oreilles, sentent entre elles chacune, ce que l’autre sent, et jugent nos pensées : ainsi les âmes des hommes, quand elles sont libres et déprises du corps, par le sommeil, ou par quelque ravissement, devinent, pronostiquent, et voient choses, qu’elles ne sauraient voir mêlées aux corps. Les hommes, dit Saint Paul sont devenus fous cuidant être sages, et ont mué la gloire de Dieu incorruptible, en l’image de l’homme corruptible. Voyez un peu ce batelage des déifications anciennes. Après la grande et superbe pompe de l’enterrement, comme le feu venait à prendre au haut de la pyramide, et saisir le lit du trépassé, ils laissaient en même temps échapper un aigle, lequel s’envolant à mont, signifiait que l’âme s’en allait en Paradis. Nous avons mille médailles, et notamment de cette honnête femme de Faustine, où cet aigle est représenté, emportant à la chèvre-morte vers le ciel ces âmes déifiées. C’est pitié que nous nous pipons de nos propres singeries et inventions,
Quod finxere, timent ;
[Leur propre invention les effraie ;]
comme les enfants qui s’effraient de ce même visage qu’ils ont barbouillé et noirci à leur compagnon. Quasi quicquam infelicius sit homine, cui sua figmenta dominantur. [Comme s’il était rien de plus misérable que l’homme à qui ses propres inventions en imposent.] C’est bien loin d’honorer celui qui nous a faits, que d’honorer celui que nous avons fait. Auguste eut plus de temples que Jupiter, servis avec autant de religion et créance de miracles. Les Thasiens en récompense des bienfaits qu’ils avaient reçus d’Agesilaus, lui vinrent dire qu’ils l’avaient canonisé : Votre nation, leur dit-il, a-t-elle ce pouvoir de faire Dieu qui bon lui semble ? Faites-en pour voir l’un d’entre vous, et puis quand j’aurai vu comme il s’en sera trouvé, je vous dirai grand merci de votre offre. L’homme est bien insensé : Il ne saurait forger un ciron, et forge des Dieux à douzaines. Oyez Trismégiste louant notre suffisance : De toutes les choses admirables a surmonté l’admiration, que l’homme ait pu trouver, la divine nature, et la faire. Voici des arguments de l’école même de la philosophie.
Nosse cui Diuos et cæli numina soli,
Aut soli nescire datum.
[À qui seule il est donné de connaître les dieux et les puissances du ciel, ou seule de savoir que c’est impossible.]
Si Dieu est, il est animal, s’il est animal, il a sens, et s’il a sens, il est sujet à corruption. S’il est sans corps, il est sans âme, et par conséquent sans action : et s’il a corps, il est périssable. Voilà pas triomphé ? Nous sommes incapables d’avoir fait le monde : il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la main. Ce serait une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaite chose de cet univers. Il y a donc quelque chose de meilleur : Cela c’est Dieu. Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, encore que vous ne sachiez qui en est le maître ; si ne direz-vous pas qu’elle soit faite pour des rats. Et cette divine structure, que nous voyons du palais céleste, n’avons-nous pas à croire, que ce soit le logis de quelque maître plus grand que nous ne sommes ? Le plus haut est-il pas toujours le plus digne ? et nous sommes placés au plus bas. Rien sans âme et sans raison ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit ; il a donc âme et raison. Chaque part de nous est moins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourni de sagesse et de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C’est belle chose d’avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance : Ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoin de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se paissent des vapeurs de çà-bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu : Ce ne sont donc pas biens à nous. L’offenser, et l’être offensé sont également témoignages d’imbécillité : C’est donc folie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature ; l’homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine, et l’humaine sagesse n’ont autre distinction, sinon que celle-là est éternelle. Or la durée n’est aucune accession à la sagesse : Par quoi nous voilà compagnons. Nous avons vie, raison et liberté, estimons la bonté, la charité, et la justice : ces qualités sont donc en lui. Somme le bâtiment et le débâtiment, les conditions de la divinité, se forgent par l’homme selon la relation à soi. Quel patron et quel modèle ! Étirons, élevons, et grossissons les qualités humaines tant qu’il nous plaira. Enfle-toi pauvre homme, et encore, et encore, et encore,
non si te ruperis, inquit.
[non pas même quand tu crèverais, dit-il.]
Profecto non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi sed sibi comparant. [Assurément, en pensant, non pas Dieu (qu’ils ne peuvent pas penser), mais, au lieu de lui, eux-mêmes, ce n’est pas lui, mais eux-mêmes, et non pas à lui, mais à eux-mêmes, qu’ils comparent.] Ès choses naturelles les effets ne rapportent qu’à demi leurs causes. Quoi celle-ci ? elle est au-dessus de l’ordre de nature, sa condition est trop hautaine, trop éloignée, et trop maîtresse, pour souffrir que nos conclusions l’attachent et la garrottent. Ce n’est par nous qu’on y arrive, cette route est trop basse. Nous ne sommes non plus près du ciel sur le mont Senis qu’au fond de la mer : consultez-en pour voir avec votre astrolabe. Ils ramènent Dieu jusques à l’accointance chamelle des femmes, à combien de fois, à combien de générations. Paulina femme de Saturninus, matrone de grande réputation à Rome, pensant coucher avec le Dieu Serapis, se trouve entre les bras d’un sien amoureux, par le maquerellage des Prêtres de ce temple. Varro le plus subtil et le plus savant auteur Latin, en ses livres de la Théologie, écrit, que le sacristain de Hercules, jetant au sort d’une main pour soi, de l’autre pour Hercules, joua contre lui un souper et une garce : s’il gagnait, aux dépens des offrandes : s’il perdait, aux siens. Il perdit, paya son souper et sa garce. Son nom fut Laurentine, qui vit de nuit ce Dieu entre ses bras, lui disant au surplus, que le lendemain, le premier qu’elle rencontrerait, la paierait célestement de son salaire. Ce fut Taruncius, jeune homme riche, qui la mena chez lui, et avec le temps la laissa héritière. Elle à son tour, espérant faire chose agréable à ce Dieu, laissa héritier le peuple Romain : Pourquoi on lui attribua des honneurs divins. Comme s’il ne suffisait pas, que par double estoc Platon fût originellement descendu des Dieux, et avoir pour auteur commun de sa race, Neptune : il était tenu pour certain à Athènes, qu’Ariston ayant voulu jouir de la belle Perictyone, n’avait su. Et fut averti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impoilue et intacte, jusques à ce qu’elle fût accouchée. C’étaient le père et mère de Platon. Combien y a-t-il ès histoires, de pareils cocuages, procurés par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement décriés en faveur des enfants ? En la religion de Mahomet, il se trouve par la croyance de ce peuple, assez de Merlins : à savoir enfants sans père, spirituels, nés divinement au ventre des pucelles : et portent un nom, qui le signifie en leur langue. Il nous faut noter, qu’à chaque chose, il n’est rien plus cher, et plus estimable que son être (le Lion, l’aigle, le dauphin, ne prisent rien au-dessus de leur espèce) et que chacune rapporte les qualités de toutes autres choses à ses propres qualités : Lesquelles nous pouvons bien étendre et raccourcir, mais c’est tout ; car hors de ce rapport, et de ce principe, notre imagination ne peut aller, ne peut rien deviner autre, et est impossible qu’elle sorte de là, et qu’elle passe au-delà. D’où naissent ces anciennes conclusions. De toutes les formes, la plus belle est celle de l’homme : Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut être heureux sans vertu : ni la vertu être sans raison : et nulle raison loger ailleurs qu’en l’humaine figure : Dieu est donc revêtu de l’humaine figure. Ita est informatum anticipatum mentibus nostris, ut homini, quum de Deo cogitet, forma occurrat humana. [Notre esprit est ainsi fait et disposé par avance, que, lorsque l’homme pense à Dieu, une forme humaine se présente à lui.] Pourtant disait plaisamment Xenophanes, que si les animaux se forgent des dieux, comme il est vraisemblable qu’ils fassent, ils les forgent certainement de même eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoi ne dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l’univers me regardent, la terre me sert à marcher, le Soleil à m’éclairer, les étoiles à m’inspirer leurs influences : j’ai telle commodité des vents, telle des eaux : Il n’est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi : Je suis le mignon de nature ? Est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moi qu’il fait et semer et moudre : S’il me mange, aussi fait-il bien l’homme son compagnon ; et si fais-je moi les vers qui le tuent, et qui le mangent. Autant en dirait une grue ; et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol, et la possession de cette belle et haute région. Tam blanda conciliatrix, et tam sui est lena ipsa natura. [Tant la nature est une flatteuse séductrice et tant elle est sa propre entremetteuse.] Or donc par ce même train, pour nous sont les destinées, pour nous le monde, il luit, il tonne pour nous ; et le créateur, et les créatures, tout est pour nous. C’est le but et le point où vise l’université des choses. Regardez le registre que la philosophie a tenu deux mille ans, et plus, des affaires célestes : les dieux n’ont agi, n’ont parlé, que pour l’homme : elle ne leur attribue autre consultation, et autre vacation. Les voilà contre nous en guerre.
domitosque Herculea manu
Telluris iuuenes, unde periculum
Fulgens contremuit domus
Saturni veteris.
[Et domptés par le bras d’Hercule, les jeunes fils de la Terre, dont le danger fit trembler l’étincelant palais du vieux Saturne.]
Les voici partisans de nos troubles, pour nous rendre la pareille de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs :
Neptunus muros magnoque emota tridenti
Fundamenta quatit, totamque a sedibus urbem
Eruit : hic luno Scæas sæuissima portas
Prima tenet.
[Neptune, des coups de son puissant trident, ébranle murs et fondations et arrache de son assiette la ville entière ; et voici la cruelle Junon qui avant tous tient les portes Scées.]
Les Cauniens, pour la jalousie de la domination de leurs dieux propres, prennent armes en dos, le jour de leur dévotion, et vont courant toute leur banlieue, frappant l’air par-ci par-là, à tout leurs glaives, pourchassant ainsi à outrance, et bannissant les dieux étrangers de leur territoire. Leurs puissances sont retranchées selon notre nécessité. Qui guérit les chevaux, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui une sorte de gale, qui une autre : adeo minimis etiam rebus praua religio inserit Deos [tant une mauvaise religion mêle les dieux même aux moindres choses] ; qui fait naître les raisins, qui les aulx : qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise ; à chaque race d’artisans, un Dieu : qui a sa province en Orient, et son crédit, qui en Ponant,
hic illius arma,
Hic currus fuit.
O Sancte Àpollo, qui umbilicum certum terrarum
Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam, obtines !
Vulcanum tellus Hipsipylæa colit.
Iunonem Sparte, Pelopeïadesque Micenæ,
Pinigerum Fauni Mænalis ora caput.
Mars Latio venerandus
[Ici étaient ses armes, ici son char. — Ô saint Apollon, qui occupes l’exact nombril de la terre. — À Pallas rendent un culte les enfants de Cécrops [les Athéniens] ; à Diane, la Crète de Minos ; à Vulcain, la terre d’Hypsipyle [Lemnos] ; à Junon, Sparte et Mycènes, cité des fils de Pélops ; à Faunus [Pan] à la tête couronnée de pin, la région du Ménale. Mars est vénéré dans le Latium.]
Qui n’a qu’un bourg ou une famille en sa possession : qui loge seul, qui en compagnie, ou volontaire ou nécessaire.
Iunctaque sunt magno templa nepotis auo.
[Le temple du petit-fils est réuni à celui de son grand aïeul.]
Il en est de si chétifs et populaires, (car le nombre s’en monte jusques à trente-six mille,) qu’il en faut entasser bien cinq ou six à produire un épi de blé, et en prennent leurs noms divers. Trois à une porte : celui de l’ais, celui du gond, celui du seuil. Quatre à un enfant, protecteurs de son maillot, de son boire, de son manger, de son téter. Aucuns certains, aucuns incertains et douteux. Aucuns, qui n’entrent pas encore en Paradis.
Quos, quoniam cæli nondum dignamur honore,
Quas dedimus certe terras habitare sinamus.
[Puisque nous ne les jugeons pas encore dignes des honneurs du ciel, laissons-les du moins habiter la terre que nous leur avons donnée.]
Il en est de physiciens, de poétiques, de civils. Aucuns, moyens entre la divine et humaine nature, médiateurs, entremetteurs de nous à Dieu. Adorés par certain second ordre d’adoration et diminutif : Infinis en titres et offices : les uns bons, les autres mauvais. Il en est de vieux et cassés, et en est de mortels. Car Chrysippus estimait qu’en la dernière conflagration du monde tous les dieux auraient à finir, sauf Juppiter. L’homme forge mille plaisantes sociétés entre Dieu et lui. Est-il pas son compatriote ?
Iouis incunabula Creten.
[La Crète, berceau de Jupiter.]
Voici l’excuse, que nous donnent, sur la considération de ce sujet, Scevola grand Pontife, et Varron grand Théologien, en leur temps : Qu’il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vraies, et en croie beaucoup de fausses. Quum veritatem, qua liberetur, inquirat : credatur ei expedire, quod fallitur. [Comme il cherche une vérité qui le libère, on croit qu’il a profit à ce qui le trompe.] Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance. Et ne nous souvient pas quel saut prit le misérable Phaëton pour avoir voulu manier les rênes des chevaux de son père, d’une main mortelle. Notre esprit retombe en pareille profondeur, se dissipe et se froisse de même, par sa témérité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matière est le Soleil, que vous répondra-t-elle, sinon, de fer, et de pierre, ou autre étoffe de son usage ? S’enquiert-on à Zenon que c’est que nature ? Un feu, dit-il, artiste, propre à engendrer, procédant réglément. Archimedes maître de cette science qui s’attribue la préséance sur toutes les autres en vérité et certitude ; Le soleil, dit-il, est un Dieu de fer enflammé. Voilà pas une belle imagination produite de l’inévitable nécessité des démonstrations géométriques ? Non pourtant si inévitable et utile, que Socrates n’ait estimé, qu’il suffisait d’en savoir, jusques à pouvoir arpenter la terre qu’on donnait et recevait : et que Polyænus, qui en avait été fameux et illustre docteur, ne les ait prises à mépris, comme pleines de fausseté, et de vanité apparente, après qu’il eut goûté les doux fruits des jardins poltronesques d’Epicurus. Socrates en Xenophon sur ce propos d’Anaxagoras, estimé par l’antiquité entendu au-dessus de tous autres, ès choses célestes et divines, dit, qu’il se troubla du cerveau, comme font tous hommes, qui perscrutent immodérément les connaissances, qui ne sont de leur appartenance. Sur ce qu’il faisait le Soleil une pierre ardente, il ne s’avisait pas, qu’une pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu’elle s’y consomme. En ce qu’il faisait un, du Soleil et du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu’il regarde : que nous regardons fixement le feu : que le feu tue les plantes et les herbes. C’est à l’avis de Socrates, et au mien aussi, le plus sagement jugé du ciel, que n’en juger point. Platon ayant à parler des démons au Timée : C’est entreprise, dit-il, qui surpasse notre portée : il en faut croire ces anciens, qui se sont dits engendrés d’eux. C’est contre raison de refuser foi aux enfants des Dieux, encore que leur dire ne soit établi par raisons nécessaires, ni vraisemblables : puisqu’ils nous répondent, de parler de choses domestiques et familières. Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la connaissance des choses humaines et naturelles. N’est-ce pas une ridicule entreprise, à celles auxquelles par notre propre confession notre science ne peut atteindre, leur aller forgeant un autre corps, et prêtant une forme fausse de notre invention : comme il se voit au mouvement des planètes, auquel d’autant que notre esprit ne peut arriver, ni imaginer sa naturelle conduite, nous leur prêtons du nôtre, des ressorts matériels, lourds, et corporels :
temo aureus, aurea summæ
Curuatura rotæ, radiorum argenteus ord.
[Le timon est d’or, d’or le grand cercle des roues, d’argent la suite de leurs rayons.]
Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers, et des peintres, qui sont allés dresser là-haut des engins à divers mouvements, et ranger les rouages et entrelacements des corps célestes bigarrés en couleur, autour du fuseau de la nécessité, selon Platon.
Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonae fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis,
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.
[Le monde est un immense palais, que ceignent cinq zones au bruit fracassant et que traverse, de biais dans les hauteurs de l’éther, une écharpe peinte de douze signes aux brillantes étoiles, accueillant le char à deux chevaux de la lune.]
Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaît-il un jour à nature nous ouvrir son sein, et nous faire voir au propre, les moyens et la conduite de ses mouvements, et y préparer nos yeux ? Ô Dieu quels abus, quels mécomptes nous trouverions en notre pauvre science ! Je suis trompé, si elle tient une seule chose, droitement en son point : et m’en partirai d’ici plus ignorant toute autre chose, que mon ignorance. Ai-je pas vu en Platon ce divin mot, que nature n’est rien qu’une poésie énigmatique ? Comme, peut être, qui dirait, une peinture voilée et ténébreuse, entreluisant d’une infinie variété de faux jours à exercer nos conjectures. Latent ista omnia crassis occultata et circumfusa tenebris : ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quæ penetrare in cælum, terram intrare possit. [Tout cela se dérobe aux regards, caché et enveloppé dans d’épaisses ténèbres, si bien que nul esprit humain n’a assez d’acuité pour pouvoir pénétrer dans le ciel, s’enfoncer dans la terre.] Et certes la philosophie n’est qu’une poésie sophistiquée : D’où tirent ces auteurs anciens toutes leurs autorités, que des poètes ? Et les premiers furent poètes eux-mêmes, et la traitèrent en leur art. Platon n’est qu’un poète décousu. Toutes les sciences surhumaines s’accoutrent du style poétique. Tout ainsi que les femmes emploient des dents d’ivoire, où les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vrai teint, en forgent un de quelque matière étrangère : comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l’embonpoint de coton : et au vu et su d’un chacun s’embellissent d’une beauté fausse et empruntée : ainsi fait la science (et notre droit même a, dit-on, des fictions légitimes sur lesquelles il fonde la vérité de sa justice) elle nous donne en paiement et en présupposition, les choses qu’elle-même nous apprend être inventées : car ces épicycles, excentriques, concentriques, de quoi l’Astrologie s’aide à conduire le branle de ses étoiles, elle nous les donne, pour le mieux qu’elle ait su inventer en ce sujet : comme aussi au reste, la philosophie nous présente, non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence et de gentillesse. Platon sur le discours de l’état de notre corps et de celui des bêtes : Que ce, que nous avons dit, soit vrai, nous en assurerions, si nous avions sur cela confirmation d’un oracle. Seulement nous assurons, que c’est le plus vraisemblablement, que nous ayons su dire. Ce n’est pas au ciel seulement qu’elle envoie ses cordages, ses engins et ses roues : considérons un peu ce qu’elle dit de nous-mêmes et de notre contexture. Il n’y a pas plus de rétrogradation, trépidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps célestes, qu’ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vraiment ils ont eu par là, raison de l’appeler le petit monde, tant ils ont employé de pièces, et de visages à le maçonner et bâtir. Pour accommoder les mouvements qu’ils voient en l’homme, les diverses fonctions et facultés que nous sentons en nous, en combien de parties ont-ils divisé notre âme ? en combien de sièges logée ? à combien d’ordres et d’étages ont-ils départi ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d’offices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C’est un sujet qu’ils tiennent et qu’ils manient ; on leur laisse toute puissance de le découdre, ranger, rassembler, et étoffer, chacun à sa fantaisie ; et si ne le possèdent pas encore. Non seulement en vérité, mais en songe même, ils ne le peuvent régler, qu’il ne s’y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui échappe à leur architecture, tout énorme qu’elle est, et rapiécée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n’est pas raison de les excuser : Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les îles écartées, nous leur condonnons, qu’ils nous en rapportent seulement quelque marque légère : et comme de choses ignorées, nous contentons d’un tel quel ombrage et feint. Mais quand ils nous tirent après le naturel, ou autre sujet, qui nous est familier et connu, nous exigeons d’eux une parfaite et exacte représentation des linéaments, et des couleurs : et les méprisons, s’ils y faillent. Je sais bon gré à la garce Milésienne, qui voyant le philosophe Thales s’amuser continuellement à la contemplation de la voûte céleste, et tenir toujours les yeux élevés contremont, lui mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’avertir qu’il serait temps d’amuser son pensement aux choses qui étaient dans les nues, quand il aurait pourvu à celles qui étaient à ses pieds. Elle lui conseillait certes bien, de regarder plutôt à soi qu’au ciel : Car, comme dit Democritus par la bouche de Cicero,
Quod est ante pedes, nemo spectat : cæli scrutantur plagas
[Ce qui est à ses pieds, personne ne le voit ; on fouille du regard les étendues du ciel.]
Mais notre condition porte, que la connaissance de ce que nous avons entre mains, est aussi éloignée de nous, et aussi bien au-dessus des nues, que celle des astres : Comme dit Socrates en Platon, qu’à quiconque se mêle de la philosophie, on peut faire le reproche que fait cette femme à Thales, qu’il ne voit rien de ce qui est devant lui. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin : oui, et ce qu’il fait lui-même, et ignore ce qu’ils sont tous deux, ou bêtes, ou hommes. Ces gens ici, qui trouvent les raisons de Sebonde trop faibles, qui n’ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui savent tout :
Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, iussæve vagentur et errent :
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors :
[Quelles causes maîtrisent la mer ; ce qui règle les saisons de l’année ; si c’est d’elles-mêmes ou sous la contrainte que les étoiles errent et vagabondent ; quelle force obscurcit le disque de la lune, quelle force le fait apparaître ; quelles sont la fin et la puissance de la concorde discordante des choses :]
n’ont-ils pas quelquefois sondé parmi leurs livres, les difficultés qui se présentent, à connaître leur être propre ? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu’aucunes parties se branlent d’elles-mêmes sans notre congé, et que d’autres nous les agitons par notre ordonnance, que certaine appréhension engendre la rougeur, certaine autre la pâleur, telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau, l’une nous cause le rire, l’autre le pleurer, telle autre transit et étonne tous nos sens, et arrête le mouvement de nos membres, à tel objet l’estomac se soulève, à tel autre quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle, fasse une telle faussée dans un sujet massif, et solide, et la nature de la liaison et couture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l’a su : Omnia incerta ratione, et in naturæ maiestate abdita [Toutes choses de causes incertaines et cachées dans la majesté de la nature], dit Pline : et S. Augustin, Modus, quo corporibus adhærent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest : et hoc ipse homo est. [La manière dont les esprits sont attachés aux corps est tout à fait étonnante et incompréhensible à l’homme : or cet assemblage, c’est l’homme même.] Et si ne le met-on pas pourtant en doute : car les opinions des hommes, sont reçues à la suite des créances anciennes, par autorité et à crédit, comme si c’était religion et loi. On reçoit comme un jargon ce qui en est communément tenu : on reçoit cette vérité, avec tout son bâtiment et attelage d’arguments et de preuves, comme un corps ferme et solide, qu’on n’ébranle plus, qu’on ne juge plus. Au contraire, chacun à qui mieux mieux, va plâtrant et confortant cette créance reçue, de tout ce que peut sa raison, qui est un outil souple contournable, et accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadaise et en mensonge. Ce qui fait qu’on ne doute de guère de choses, c’est que les communes impressions on ne les essaie jamais ; on n’en sonde point le pied, où gît la faute et la faiblesse : on ne débat que sur les branches : on ne demande pas si cela est vrai, mais s’il a été ainsi ou ainsi entendu. On ne demande pas si Galen a rien dit qui vaille : mais s’il a dit ainsi, ou autrement. Vraiment c’était bien raison que cette bride et contrainte de la liberté de nos jugements, et cette tyrannie de nos créances, s’étendît jusques aux écoles et aux arts. Le Dieu de la science scolastique, c’est Aristote : c’est religion de débattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loi magistrale : qui est à l’aventure autant fausse qu’une autre. Je ne sais pas pourquoi je n’acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d’Epicurus, ou le plein et le vide de Leucippus et Democritus, ou l’eau de Thales, ou l’infinité de nature d’Anaximander, ou l’air de Diogenes, ou les nombres et symétrie de Pythagoras, ou l’infini de Parmenides, ou l’un de Musæus, ou l’eau et le feu d’Apollodorus, ou les parties similaires d’Anaxagoras, ou la discorde et amitié d’Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion, (de cette confusion infinie d’avis et de sentences, que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance, en tout ce de quoi elle se mêle) que je ferais l’opinion d’Aristote, sur ce sujet des principes des choses naturelles : Lesquels principes il bâtit de trois pièces, matière, forme, et privation. Et qu’est-il plus vain que de faire l’inanité même, cause de la production des choses ? La privation c’est une négative : de quelle humeur en a-t-il pu faire la cause et origine des choses qui sont ? Cela toutefois ne s’oserait ébranler que pour l’exercice de la Logique. On n’y débat rien pour le mettre en doute, mais pour défendre l’auteur de l’école des objections étrangères : son autorité c’est le but, au-delà duquel il n’est pas permis de s’enquérir. Il est bien aisé sur des fondements avoués, de bâtir ce qu’on veut ; car selon la loi et ordonnance de ce commencement, le reste des pièces du bâtiment se conduit aisément, sans se démentir. Par cette voie nous trouvons notre raison bien fondée, et discourons à boule-vue : Car nos maîtres préoccupent et gagnent avant main, autant de lieu en notre créance, qu’il leur en faut pour conclure après ce qu’ils veulent ; à la mode des Géométriens par leurs demandes avouées : le consentement et approbation que nous leur prêtons, leur donnant de quoi nous traîner à gauche et à dextre, et nous pirouetter à leur volonté. Quiconque est cru de ses présuppositions, il est notre maître et notre Dieu : il prendra le plant de ses fondements si ample et si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusques aux nues. En cette pratique et négociation de science, nous avons pris pour argent comptant le mot de Pythagoras, que chaque expert doit être cru en son art. Le Dialecticien se rapporte au Grammairien de la signification des mots : le Rhétoricien emprunte du Dialecticien les lieux des arguments : le poète, du Musicien les mesures : le Géométrien, de l’Arithméticien les proportions : les Métaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Car chaque science a ses principes présupposés, par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à choquer cette barrière, en laquelle gît la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche ; qu’il ne faut pas débattre contre ceux qui nient les principes. Or n’y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a révélés ; de tout le demeurant, et le commencement, et le milieu et la fin, ce n’est que songe et fumée. À ceux qui combattent par présupposition, il leur faut présupposer au contraire, le même axiome, de quoi on débat. Car toute présupposition humaine, et toute énonciation, a autant d’autorité que l’autre, si la raison n’en fait la différence. Ainsi il les faut toutes mettre à la balance : et premièrement les générales, et celles qui nous tyrannisent. La persuasion de la certitude, est un certain témoignage de folie, et d’incertitude extrême. Et n’est point de plus folles gens, ni moins philosophes, que les Philodoxes de Platon. Il faut savoir si le feu est chaud, si la neige est blanche, s’il y a rien de dur ou de mou en notre connaissance. Et quant à ces réponses, de quoi il se fait des contes anciens ; comme à celui qui mettait en doute la chaleur, à qui on dit qu’il se jetât dans le feu : à celui qui niait la froideur de la glace, qu’il s’en mît dans le sein : elles sont très indignes de la profession philosophique. S’ils nous eussent laissé en notre état naturel, recevant les apparences étrangères selon qu’elles se présentent à nous par nos sens ; et nous eussent laissé aller après nos appétits simples, et réglés par la condition de notre naissance, ils auraient raison de parler ainsi : Mais c’est d’eux que nous avons appris de nous rendre juges du monde : c’est d’eux que nous tenons cette fantaisie, que la raison humaine est contrôleuse générale de tout ce qui est au-dehors et au-dedans de la voûte céleste, qui embrasse tout, qui peut tout : par le moyen de laquelle tout se sait, et connaît. Cette réponse serait bonne parmi les Cannibales, qui jouissent l’heur d’une longue vie, tranquille, et paisible, sans les préceptes d’Aristote, et sans la connaissance du nom de la Physique. Cette réponse vaudrait mieux à l’aventure, et aurait plus de fermeté, que toutes celles qu’ils emprunteront de leur raison et de leur invention. De celle-ci seraient capables avec nous, tous les animaux, et tout ce, où le commandement est encore pur et simple de la loi naturelle : mais eux ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu’ils me disent, il est vrai, car vous le voyez et sentez ainsi : il faut qu’ils me disent, si ce que je pense sentir, je le sens pourtant en effet : et si je le sens, qu’ils me disent après pourquoi je le sens, et comment, et quoi : qu’ils me disent le nom, l’origine, les tenants et aboutissants de la chaleur, du froid ; les qualités de celui qui agit, et de celui qui souffre : ou qu’ils me quittent leur profession, qui est de ne recevoir ni approuver rien, que par la voie de la raison : c’est leur touche à toutes sortes d’essais. Mais certes c’est une touche pleine de fausseté, d’erreur, de faiblesse, et défaillance. Par où la voulons-nous mieux éprouver, que par elle-même ? S’il ne la faut croire parlant de soi, à peine sera-t-elle propre à juger des choses étrangères : si elle connaît quelque chose, au moins sera-ce son être et son domicile. Elle est en l’âme, et partie, ou effet d’icelle : Car la vraie raison et essentielle, de qui nous dérobons le nom à fausses enseignes elle loge dans le sein de Dieu, c’est là son gîte et sa retraite, c’est de là où elle part, quand il plaît à Dieu nous en faire voir quelque rayon : comme Pallas saillit de la tête de son père, pour se communiquer au monde. Or voyons ce que l’humaine raison nous a appris de soi et de l’âme : non de l’âme en général, de laquelle quasi toute la Philosophie rend les corps célestes et les premiers corps participants : ni de celle que Thales attribuait aux choses mêmes, qu’on tient inanimées, convié par la considération de l’aimant : mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux connaître.
Ignoratur enim quæ sit natura animaï,
Nata sit, an contra nascentibus insinuetur.
Et simul intereat nobiscum morte dirempta,
An tenebras orci visat, vastasque lacunas,
An pecudes alias diuinitus insinuet se.
[On ignore en effet quelle est la nature de l’âme, si elle prend naissance ou au contraire s’introduit en nous quand nous naissons, si elle périt en même temps que nous quand la mort l’en sépare, ou si elle va voir les sombres bords et les vastes marais de l’enfer, ou si, divinement, elle s’introduit en d’autres animaux.]
À Crates et Dicæarchus, qu’il n’y en avait du tout point, mais que le corps s’ébranlait ainsi d’un mouvement naturel : à Platon, que c’était une substance se mouvant de soi-même : à Thales, une nature sans repos : à Asclepiades, une exercitation des sens : à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d’eau : à Parmenides, de terre et de feu : à Empedocles, de sang :
Sanguineam vomit ille animam :
[Il vomit son âme de sang :]
à Possidonius, Cleanthes et Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse,
Igneus est ollis vigor, et cælestis origo :
[Elles ont une vigueur ignée et une céleste origine :]
à Hippocrates, un esprit épandu par le corps : à Varro, un air reçu par la bouche, échauffé au poumon, attrempé au cœur, et épandu par tout le corps : à Zeno, la quintessence des quatre éléments : à Heraclides Ponticus, la lumière : à Xenocrates, et aux Ægyptiens, un nombre mobile : aux Chaldées, une vertu sans forme déterminée.
habitum quendam vitalem corporis esse,
Harmoniam Græci quam dicunt.
[Il y a une certaine disposition vitale du corps, que les Grecs appellent harmonie.]
N’oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu’il nomme entéléchie : d’une autant froide invention que nulle autre : car il ne parle ni de l’essence, ni de l’origine, ni de la nature de l’âme, mais en remarque seulement l’effet. Lactance, Seneque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé que c’était chose qu’ils n’entendaient pas. Et après tout ce dénombrement d’opinions : Harum sententiarum quæ vera sit, Deus aliquis viderit [De ces avis quel est le vrai, c’est un dieu qui pourrait le voir], dit Cicero. Je connais par moi, dit S. Bernard, combien Dieu est incompréhensible, puisque les pièces de mon être propre, je ne les puis comprendre. Heraclitus, qui tenait, tout être plein d’âmes et de démons, maintenait pourtant, qu’on ne pouvait aller tant avant vers la connaissance de l’âme, qu’on y pût arriver, si profonde être son essence. Il n’y a pas moins de dissension ni de débat à la loger. Hippocrates et Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau : Democritus et Aristote, par tout le corps :
Ut bona sæpe valetudo cum dicitur esse
Corporis, et non est tamen hæc pars ulla valentis.
[De même que l’on parle souvent de la bonne santé du corps, sans pourtant que ce soit aucune partie du corps sain.]
Epicurus, en l’estomac :
Hic exultat enim pauor ac metus, hæc loca circum
Lœtitiæ mulcent.
[C’est ici, en effet, que tressaillent la peur et la crainte, c’est en ces régions que les joies répandent leur caresse.]
Les Stoïciens, autour et dedans le cœur : Erasistratus, joignant la membrane de l’Épicrâne : Empedocles, au sang : comme aussi Moyse, qui fut la cause pourquoi il défendit de manger le sang des bêtes, auquel leur âme est jointe : Galen a pensé que chaque partie du corps ait son âme : Strato l’a logée entre les deux sourcils : Qua facie quidem sit animus, aut ubi habitet, ne quærendum quidem est [Quel visage a l’âme et où elle siège, ces questions ne doivent même pas être posées], dit Cicero. Je laisse volontiers à cet homme ses mots propres : Irais-je à l’éloquence altérer son parler ? Joint qu’il y a peu d’acquêt à dérober la matière de ses inventions. Elles sont et peu fréquentes, et peu roides, et peu ignorées. Mais la raison pourquoi Chrysippus l’argumente autour du cœur, comme les autres de sa secte, n’est pas pour être oubliée : C’est parce, dit-il, que quand nous voulons assurer quelque chose, nous mettons la main sur l’estomac : et quand nous voulons prononcer, ἐγώ, qui signifie moi, nous baissons vers l’estomac la mâchoire d’en bas. Ce lieu ne se doit passer, sans remarquer la vanité d’un si grand personnage : Car outre ce que ces considérations sont d’elles-mêmes infiniment légères, la dernière ne prouve qu’aux Grecs, qu’ils aient l’âme en cet endroit-là. Il n’est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille parfois. Que craignons-nous à dire ? Voilà les Stoïciens pères de l’humaine prudence, qui trouvent, que l’âme d’un homme accablé sous une ruine, traîne et ahane longtemps à sortir, ne se pouvant démêler de la charge, comme une souris prise à la trapelle. Aucuns tiennent, que le monde fut fait pour donner corps par punition, aux esprits déchus par leur faute, de la pureté en quoi ils avaient été créés : la première création n’ayant été qu’incorporelle : Et que selon qu’ils se sont plus ou moins éloignés de leur spiritualité, on les incorpore plus ou moins allègrement ou lourdement. De là vient la variété de tant de matière créée. Mais l’esprit, qui fut pour sa peine investi du corps du Soleil, devait avoir une mesure d’altération bien rare et particulière. Les extrémités de notre perquisition tombent toutes en éblouissement. Comme dit Plutarque de la tête des histoires, qu’à la mode des cartes, l’orée des terres connues est saisie de marais, forêts profondes, déserts et lieux inhabitables. Voilà pourquoi les plus grossières et puériles rêvasseries, se trouvent plus en ceux qui traitent les choses plus hautes, et plus avant : s’abîmant en leur curiosité et présomption. La fin et le commencement de science, se tiennent en pareille bêtise. Voyez prendre à mont l’essor à Platon en ses nuages poétiques : Voyez chez lui le jargon des Dieux. Mais à quoi songeait-il, quand il définit l’homme, un animal à deux pieds, sans plume : fournissant à ceux qui avaient envie de se moquer de lui, une plaisante occasion ? car ayant plumé un chapon vif, ils allaient le nommant, l’homme de Platon. Et quoi les Épicuriens, de quelle simplicité étaient-ils allés premièrement imaginer, que leurs atomes, qu’ils disaient être des corps ayant quelque pesanteur, et un mouvement naturel contre bas, eussent bâti le monde : jusques à ce qu’ils fussent avisés par leurs adversaires, que par cette description, il n’était pas possible qu’ils se joignissent et se prissent l’un à l’autre, leur chute étant ainsi droite et perpendiculaire, et engendrant partout des lignes parallèles ? Par quoi il fut force, qu’ils y ajoutassent depuis un mouvement de côté, fortuit : et qu’ils fournissent encore à leurs atomes, des queues courbes et crochues, pour les rendre aptes à s’attacher et se coudre. Et lors même, ceux qui les poursuivent de cette autre considération, les mettent-ils pas en peine ? Si les Atomes ont par sort formé tant de sortes de figures, pourquoi ne se sont-ils jamais rencontrés à faire une maison et un soulier ? Pourquoi de même ne croit-on, qu’un nombre infini de lettres Grecques versées emmi la place, seraient pour arriver à la contexture de l’Iliade ? Ce qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n’en est point capable : Il n’est rien meilleur que le monde : Il est donc capable de raison. Cotta par cette même argumentation fait le monde mathématicien : Et le fait musicien et organiste, par cette autre argumentation aussi de Zenon : Le tout est plus que la partie : Nous sommes capables de sagesse, et sommes parties du monde : Il est donc sage. Il se voit infinis pareils exemples, non d’arguments faux seulement, mais ineptes, ne se tenant point, et accusant leurs auteurs non tant d’ignorance que d’imprudence, ès reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissensions de leurs opinions, et de leurs sectes. Qui fagoterait suffisamment un amas des âneries de l’humaine sapience, il dirait merveilles. J’en assemble volontiers, comme une montre, par quelque biais non moins utile que les instructions plus modérées. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l’homme, de son sens et de sa raison, puisqu’en ces grands personnages, et qui ont porté si haut l’humaine suffisance, il s’y trouve des défauts si apparents et si grossiers. Moi j’aime mieux croire qu’ils ont traité la science casuellement ainsi, qu’un jouet à toutes mains, et se sont ébattus de la raison, comme d’un instrument vain et frivole, mettant en avant toutes sortes d’inventions et de fantaisies tantôt plus tendues, tantôt plus lâches. Ce même Platon, qui définit l’homme comme une poule, dit ailleurs après Socrates, qu’il ne sait à la vérité que c’est que l’homme, et que c’est l’une des pièces du monde d’autant difficile connaissance. Par cette variété et instabilité d’opinions, ils nous mènent comme par la main tacitement à cette résolution de leur irrésolution. Ils font profession de ne présenter pas toujours leur avis à visage découvert et apparent : ils l’ont caché tantôt sous des ombrages fabuleux de la Poésie, tantôt sous quelque autre masque : Car notre imperfection porte encore cela, que la viande crue n’est pas toujours propre à notre estomac : il la faut assécher, altérer et corrompre : Ils font de même : ils obscurcissent parfois leurs naïves opinions et jugements, et les falsifient pour s’accommoder à l’usage public. Ils ne veulent pas faire profession expresse d’ignorance, et de l’imbécillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfants : Mais ils nous la découvrent assez sous l’apparence d’une science trouble et inconstante. Je conseillais en Italie à quelqu’un qui était en peine de parler Italien, que pourvu qu’il ne cherchât qu’à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu’il’ employât seulement les premiers mots qui lui viendraient à la bouche, Latins, Français, Espagnols, ou Gascons, et qu’en y ajoutant la terminaison Italienne, il ne faudrait jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Toscan, ou Romain, ou Vénitien, ou Piémontais, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu’une de tant de formes. Je dis de même de la Philosophie : elle a tant de visages et de variété, et a tant dit, que tous nos songes et rêveries s’y trouvent. L’humaine fantaisie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n’y soit : Nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. [On ne peut rien dire de si absurde que quelqu’un des philosophes ne le dise.] Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en public : d’autant que bien qu’ils soient nés chez moi, et sans patron, je sais qu’ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne, et ne faudra quelqu’un de dire : Voilà d’où il le prit. Mes mœurs sont naturelles : je n’ai point appelé à les bâtir, le secours d’aucune discipline : Mais toutes imbéciles qu’elles sont, quand l’envie m’a pris de les réciter, et que pour les faire sortir en public, un peu plus décemment, je me suis mis en devoir de les assister, et de discours, et d’exemples : ç’a a été merveille à moi-même, de les rencontrer par cas d’aventure, conformes à tant d’exemples et discours philosophiques. De quel régiment était ma vie, je ne l’ai appris qu’après qu’elle est exploitée et employée. Nouvelle figure : Un philosophe imprémédité et fortuit. Pour revenir à notre âme, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l’ire au cœur, et la cupidité au foie, il est vraisemblable que ç’a été plutôt une interprétation des mouvements de l’âme, qu’une division, et séparation qu’il en ait voulu faire, comme d’un corps en plusieurs membres. Et la plus vraisemblable de leurs opinions est, que c’est toujours une âme, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, désire et exerce toutes ses autres opérations par divers instruments du corps, comme le nocher gouverne son navire selon l’expérience qu’il en a, ores tendant ou lâchant une corde, ores haussant l’antenne, ou remuant l’aviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et qu’elle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures et accidents qui touchent cette partie, offensent incontinent les facultés de l’âme : de là il n’est pas inconvénient qu’elle s’écoule par le reste du corps :
medium non deserit unquam
Cæli Phœbus iter : radiis tamen omnia lustrat.
[Phébus ne quitte jamais la route du milieu du ciel ; pourtant de ses rayons il visite toutes choses.]
comme le soleil épand du ciel en hors sa lumière et ses puissances, et en remplit le monde.
Cætera pars animæ per totum dissita corpus
Paret, et ad numen mentis momenque movetur.
[La partie restante, l’âme, disséminée par tout le corps, obéit et se meut selon l’injonction et l’impulsion de l’esprit.]
Aucuns ont dit, qu’il y avait une âme générale, comme un grand corps, duquel toutes les âmes particulières étaient extraites, et s’y en retournaient, se remêlant toujours à cette matière universelle ;
Deum namque ire per omnes
Terrasque tractusque maris cælumque profundum :
Hinc pecudes, armenta, viros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere vitas.
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia : nec morti esse locum :
[Car un dieu va par toutes les terres, les étendues de la mer et le ciel profond ; de là, bêtes de petit et gros bétail, hommes, animaux sauvages de toute espèce, tout être qui naît, tirent les subtils principes de la vie ; là, assurément, tout est ensuite rendu et, une fois dissous, restitué, sans qu’il y ait place pour la mort :]
d’autres, qu’elles ne faisaient que s’y rejoindre et rattacher : d’autres, qu’elles étaient produites de la substance divine : d’autres, par les anges, de feu et d’air. Aucuns, de toute ancienneté : aucuns, sur l’heure même du besoin. Aucuns les font descendre du rond de la Lune, et y retourner. Le commun des anciens, qu’elles sont engendrées de père en fils, d’une pareille manière et production que toutes autres choses naturelles : argumentant cela par la ressemblance des enfants aux pères,
Instillata patris virtus tibi :
Fortes creantur fortibus et bonis :
[La vertu de ton père en toi s’est infusée. — Les êtres braves naissent d’êtres braves et probes :] et qu’on voit écouler des pères aux enfants, non seulement les marques du corps, mais encore une ressemblance d’humeurs, de complexions, et inclinations de l’âme.
Denique cur acrum violentia triste leonum
Seminium sequitur, dolus vulpibus, et fuga ceruis
A patribus datur, et patrius pauor incitat artus,
Si non certa suo quia semine seminioque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto ?
[Enfin pourquoi la violence des lions est-elle le triste partage de leur fougueuse descendance, pourquoi la ruse est-elle donnée aux renards par leurs pères, et l’instinct de la fuite aux cerfs, et pourquoi la peur paternelle agite-t-elle leurs membres, sinon parce que l’âme, d’une nature déterminée par son germe et sa semence, croît de pair avec le corps entier ?]
que là-dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfants la faute des pères : d’autant que la contagion des vices paternels est aucunement empreinte en l’âme des enfants, et que le dérèglement de leur volonté les touche. Davantage, que si les âmes venaient d’ailleurs, que d’une suite naturelle, et qu’elles eussent été quelque autre chose hors du corps, elles auraient recordation de leur être premier ; attendu les naturelles facultés, qui lui sont propres de discourir, raisonner et se souvenir.
si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur super ante actam ætatem meminisse nequimus,
Nec vestigia gestarum rerum ulla tenemus ?
[Si l’âme s’introduit dans le corps à la naissance, pourquoi ne pouvons-nous pas nous souvenir aussi de notre vie passée et ne gardons-nous aucune trace des actions accomplies ?]
Car pour faire valoir la condition de nos âmes, comme nous voulons, il les faut présupposer toutes savantes, lorsqu’elles sont en leur simplicité et pureté naturelle. Par ainsi elles eussent été telles, étant exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d’y entrer, comme nous espérons qu’elles seront après qu’elles en seront sorties. Et de ce savoir, il faudrait qu’elles se ressouvinssent encore étant au corps, comme disait Platon, que ce que nous apprenions, n’était qu’un ressouvenir de ce que nous avions su : chose que chacun par expérience peut maintenir être fausse. En premier lieu d’autant qu’il ne nous ressouvient justement que de ce qu’on nous apprend : et que si la mémoire faisait purement son office, au moins nous suggérerait-elle quelque trait outre l’apprentissage. Secondement ce qu’elle savait étant en sa pureté, c’était une vraie science, connaissant les choses comme elles sont, par sa divine intelligence : là où ici on lui fait recevoir la mensonge et le vice, si on l’en instruit ; en quoi elle ne peut employer sa réminiscence, cette image et conception n’ayant jamais logé en elle. De dire que la prison corporelle étouffe de manière ses facultés naïves, qu’elles y sont toutes éteintes : cela est premièrement contraire à cette autre créance, de reconnaître ses forces si grandes, et les opérations que les hommes en sentent en cette vie, si admirables, que d’en avoir conclu cette divinité et éternité passée, et l’immortalité à venir ;
Nam si tantopere est animi mutata potestas,
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non ut opinor ea ab letho jam longior errat.
[Car si le pouvoir de l’esprit est à ce point altéré que tout souvenir des actions accomplies soit sorti de la mémoire, il va, je crois, sur une route où il n’est plus très loin de la mort.]
En outre, c’est ici chez nous, et non ailleurs, que doivent être considérées les forces et les effets de l’âme : tout le reste de ses perfections, lui est vain et inutile : c’est de l’état présent, que doit être payée et reconnue toute son immortalité, et de la vie de l’homme, qu’elle est comptable seulement : Ce serait injustice de lui avoir retranché ses moyens et ses puissances, de l’avoir désarmée, pour du temps de sa captivité et de sa prison, de sa faiblesse et maladie, du temps où elle aurait été forcée et contrainte, tirer le jugement et une condamnation de durée infinie et perpétuelle : et de s’arrêter à la considération d’un temps si court, qui est à l’aventure d’une ou de deux heures, ou au pis aller, d’un siècle (qui n’a non plus de proportion à l’infinité qu’un instant) pour de ce moment d’intervalle, ordonner et établir définitivement de tout son être. Ce serait une disproportion inique, de tirer une récompense éternelle en conséquence d’une si courte vie. Platon, pour se sauver de cet inconvénient, veut que les paiements futurs se limitent à la durée de cent ans, relativement à l’humaine durée : et des nôtres assez leur ont donné bornes temporelles. Par ainsi ils jugeaient, que sa génération suivait la commune condition des choses humaines : Comme aussi sa vie, par l’opinion d’Epicurus et de Democritus, qui a été la plus reçue, suivant ces belles apparences. Qu’on la voyait naître ; à même que le corps en était capable ; on voyait élever ses forces comme les corporelles ; on y reconnaissait la faiblesse de son enfance, et avec le temps sa vigueur et sa maturité : et puis sa déclinaison et sa vieillesse, et enfin sa décrépitude :
gigni pariter cum corpore, et una
Crescere sentimus, pariterque senescere mentem.
[Nous sentons que l’esprit est engendré de pair avec le corps, qu’il croît avec lui et qu’il vieillit de pair avec lui.]
Ils l’apercevaient capable de diverses passions et agitée de plusieurs mouvements pénibles, d’où elle tombait en lassitude et en douleur, capable d’altération et de changement, d’allégresse, d’assoupissement, et de langueur, sujette à ses maladies et aux offenses, comme l’estomac ou le pied :
mentem sanari, corpus ut ægrum
Cernimus, et flecti medicina posse videmus :
[nous apercevons que l’esprit se soigne comme le corps malade et nous voyons que la médecine peut agir sur lui :]
éblouie et troublée par la force du vin ; démue de son assiette, par les vapeurs d’une fièvre chaude : endormie par l’application d’aucuns médicaments, et réveillée par d’autres.
corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictuque laborat.
[Il faut que l’âme soit de nature corporelle, puisque des traits, des coups de nature corporelle la font souffrir.]
On lui voyait étonner et renverser toutes ses facultés par la seule morsure d’un chien malade, et n’y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle résolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la pût exempter de la sujétion de ces accidents : La salive d’un chétif mâtin versée sur la main de Socrates, secouer toute sa sagesse et toutes ses grandes et si réglées imaginations, les anéantir de manière qu’il ne restât aucune trace de sa connaissance première :
vis animaï
Conturbatur, et diuisa seorsum
Disiectatur eodem illo distracta veneno.
[La vigueur de l’âme est toute perturbée, et elle est disjointe, dissociée, dispersée par ce même poison qui la met en pièces.]
Et ce venin ne trouver non plus de résistance en cette âme, qu’en celle d’un enfant de quatre ans : venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle était incarnée, furieuse et insensée : si que Caton, qui tordait le cou à la mort même et à la fortune, ne pût souffrir la vue d’un miroir, ou de l’eau, accablé d’épouvantement et d’effroi, quand il serait tombé par la contagion d’un chien enragé, en la maladie que les médecins nomment Hydrophobie.
vis morbi distracta per artus
Turbat agens animam, spumantes æquore salso
Ventorum ut validis feruescunt viribus undæ.
[La force du mal, répandue dans les membres, agite et trouble l’âme, comme, sur la mer salée, les forces impétueuses des vents font bouillonner les flots écumeux.]
Or quant à ce point, la philosophie a bien armé l’homme pour la souffrance de tous autres accidents, ou de patience, ou si elle coûte trop à trouver, d’une défaite infaillible, en se dérobant tout à fait du sentiment : mais ce sont moyens, qui servent à une âme étant à soi, et en ses forces, capable de discours et de délibération : non pas à cet inconvénient, où chez un philosophe, une âme devient l’âme d’un fou, troublée, renversée, et perdue. Ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop véhémente, que, par quelque forte passion, l’âme peut engendrer en soi-même : ou une blessure en certain endroit de la personne : ou une exhalation de l’estomac, nous jetant à un éblouissement et tournoiement de tête :
morbis in corporis auius errat
Scepe animus, dementit enim, deliraque fatur,
Interdumque graui lethargo fertur in altum
Æternumque soporem, oculis nutuque cadenti.
[Dans les maladies du corps souvent l’esprit en déroute s’égare : il déraisonne et tient des discours délirants ; et parfois une lourde léthargie le plonge dans un sommeil profond et interminable, les yeux et le front tombants.]
Les philosophes n’ont, ce me semble, guère touché cette corde, non plus qu’une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme toujours en la bouche, pour consoler notre mortelle condition : Ou l’âme est mortelle, ou immortelle : Si mortelle, elle sera sans peine : Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l’autre branche : Quoi, si elle va en empirant ? Et laissent aux poètes les menaces des peines futures : Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s’offrent à moi souvent en leurs discours. Je reviens à la première : Cette âme perd l’usage du souverain bien Stoïque, si constant et si ferme. Il faut que notre belle sagesse se rende en cet endroit, et quitte les armes. Au demeurant, ils considéraient aussi par la vanité de l’humaine raison, que le mélange et société de deux pièces si diverses, comme est le mortel et l’immortel, est inimaginable :
Quippe etenim mortale æterno iungere, et una
Consentire putare, et fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diuersius esse putandum est,
Aut magis inter se disiunctum discrepitansque,
Quam mortale quod est, immortali atque perenni
Iunctum in concilio sævas tolerare procellas ?
[Car joindre le mortel à l’éternel et penser qu’ils puissent s’accorder et avoir des impressions communes, c’est être fou. Que peut-on penser de plus disparate, de plus incohérent, de plus discordant, que l’idée d’un être mortel qui, joint à un être immortel et sans fin, soit, en ce concert, soumis à de rudes tempêtes ?]
Davantage ils sentaient l’âme s’engager en la mort, comme le corps.
simul ævo fessa fatiscit.
[Fatiguée par les ans, elle s’affaisse avec lui.]
Ce que, selon Zeno, l’image du sommeil nous montre assez. Car il estime que c’est une défaillance et chute de l’âme aussi bien que du corps. Contrahi animum, et quasi labi putat atque decidere. [Il pense que l’esprit se contracte, et pour ainsi dire glisse et tombe.] Et ce qu’on apercevait en aucuns, sa force, et sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportaient à la diversité des maladies, comme on voit les hommes en cette extrémité, maintenir, qui un sens, qui un autre, qui l’ouïr, qui le fleurer, sans altération : et ne se voit point d’affaiblissement si universel, qu’il n’y reste quelques parties entières et vigoureuses :
Non alio pacto quam, si pes cum dolet ægri,
In nullo caput interea sit forte dolore.
[Tout de même que si, le pied d’un malade étant douloureux, sa tête cependant peut n’être pas du tout dans la douleur.]
La vue de notre jugement se rapporte à la vérité, comme fait l’œil du chat-huant, à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote : Par où le saurions-nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglements en une si apparente lumière ? Car l’opinion contraire, de l’immortalité de l’âme, laquelle Cicero dit avoir été premièrement introduite ; au moins du témoignage des livres, par Pherecydes Syrus du temps du Roi Tullius (d’autres en attribuent l’invention à Thales : et autres à d’autres) c’est la partie de l’humaine science traitée avec plus de réservation et de doute. Les dogmatistes les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement, de se rejeter à l’abri des ombrages de l’Académie. Nul ne sait ce qu’Aristote a établi de ce sujet, non plus que tous les anciens en général, qui le manient d’une vacillante créance : rem gratissimam promittentium magis quam probantium [qui promettent plus qu’ils ne prouvent un bien fort agréable]. Il s’est caché sous le nuage des paroles et sens difficiles, et non intelligibles, et a laissé à ses sectateurs, autant à débattre sur son jugement que sur la matière. Deux choses leur rendaient cette opinion plausible : l’une, que sans l’immortalité des âmes, il n’y aurait plus de quoi asseoir les vaines espérances de la gloire, qui est une considération de merveilleux crédit au monde : l’autre, que c’est une très utile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se déroberont de la vue et connaissance de l’humaine justice, demeurent toujours en butte à la divine, qui les poursuivra, voire après la mort des coupables. Un soin extrême tient l’homme d’allonger son être ; il y a pourvu par toutes ses pièces. Et pour la conservation du corps, sont les sépultures : pour la conservation du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebâtir (impatient de sa fortune) et à s’étançonner par ses inventions. L’âme par son trouble et sa faiblesse, ne pouvant tenir sur son pied, va quêtant de toutes parts des consolations, espérances et fondements, et des circonstances étrangères, où elle s’attache et se plante. Et pour légers et fantastiques que son invention les lui forge, s’y repose plus sûrement qu’en soi, et plus volontiers. Mais les plus aheurtés à cette si juste et claire persuasion de l’immortalité de nos esprits ; c’est merveille comme ils se sont trouvés courts et impuissants à l’établir par leurs humaines forces. Somnia sunt non docentis, sed optantis [Ce sont rêveries d’un esprit, non pas qui enseigne, mais qui désire] : disait un ancien. L’homme peut reconnaître par ce témoignage, qu’il doit à la fortune et au rencontre, la vérité qu’il découvre lui seul ; puisque lors même, qu’elle lui est tombée en main, il n’a pas de quoi la saisir et la maintenir, et que sa raison n’a pas la force de s’en prévaloir. Toutes choses produites par notre propre discours et suffisance, autant vraies que fausses, sont sujettes à incertitude et débat. C’est pour le châtiment de notre fierté, et instruction de notre misère et incapacité, que Dieu produisit le trouble, et la confusion de l’ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grâce, ce n’est que vanité et folie : L’essence même de la vérité, qui est uniforme et constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons et abâtardissons par notre faiblesse. Quelque train que l’homme prenne de soi, Dieu permet qu’il arrive toujours à cette même confusion, de laquelle il nous représente si vivement l’image par le juste châtiment, de quoi il battit l’outrecuidance de Nemroth, et anéantit les vaines entreprises du bâtiment de sa Pyramide. Perdam sapientiam sapientium, et prudentiam prudentium reprobabo. [Je détruirai la sagesse des sages et rejetterai la prudence des prudents.] La diversité d’idiomes et de langues, de quoi il troubla cet ouvrage, qu’est-ce autre chose, que cette infinie et perpétuelle altercation et discordance d’opinions et de raisons, qui accompagne et embrouille le vain bâtiment de l’humaine science ? Et l’embrouille utilement. Qui nous tiendrait, si nous avions un grain de connaissance ? Ce Saint m’a fait grand plaisir : Ipsa utilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. [Le secret même qui entoure l’utilité est ou une épreuve pour l’humilité, ou une mortification pour la vanité.] Jusques à quel point de présomption et d’insolence, ne portons-nous notre aveuglement et notre bêtise ? Mais pour reprendre mon propos : c’était vraiment bien raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, et au bénéfice de sa grâce, de la vérité d’une si noble créance, puisque de sa seule libéralité, nous recevons le fruit de l’immortalité, lequel consiste en la jouissance de la béatitude éternelle. Confessons ingénument, que Dieu seul nous l’a dit, et la foi : Car leçon n’est-ce pas de nature et de notre raison. Et qui retentera son être et ses forces, et dedans et dehors, sans ce privilège divin : qui verra l’homme, sans le flatter, il n’y verra ni efficace, ni faculté, qui sente autre chose que la mort et la terre. Plus nous donnons, et devons, et rendons à Dieu, nous en faisons d’autant plus chrétiennement. Ce que ce philosophe Stoïcien dit tenir du fortuit consentement de la voix populaire, valait-il pas mieux qu’il le tînt de Dieu ? Cum de animorum æternitate disserimus, non leue momentum apud nos habet consensus hominum, aut timentium inferos, aut colentium. Utor hac publica persuasione. [Lorsque nous traitons de l’éternité des âmes, ce n’est pas auprès de nous chose de peu de poids que l’accord unanime des hommes craignant ou honorant les dieux infernaux. Je fais mienne cette croyance populaire.] Or la faiblesse des arguments humains sur ce sujet, se connaît singulièrement par les fabuleuses circonstances, qu’ils ont ajoutées à la suite de cette opinion, pour trouver de quelle condition était cette notre immortalité. Laissons les Stoïciens, Usuram nobis largiuntur ; tanquam cornicibus ; diu mansuros aiunt animos, semper negant [Ils nous en dispensent la jouissance comme à des corneilles : ils disent que les âmes sont appelées à subsister longtemps, non pas toujours] : qui donnent aux âmes une vie au-delà de celle-ci, mais finie. La plus universelle et plus reçue fantaisie, et qui dure jusques à nous, ç’a été celle, de laquelle on fait auteur Pythagoras ; non qu’il en fût le premier inventeur, mais d’autant qu’elle reçut beaucoup de poids, et de crédit, par l’autorité de son approbation : C’est que les âmes au partir de nous, ne faisaient que rouler de l’un corps à un autre, d’un lion à un cheval, d’un cheval à un Roi, se promenant ainsi sans cesse, de maison en maison. Et lui, disait se souvenir avoir été Æthalides, depuis Euphorbus, en après Hermotimus, enfin de Pyrrhus être passé en Pythagoras : ayant mémoire de soi de deux cent six ans. Ajoutaient aucuns, que ces mêmes âmes remontent au ciel parfois, et en dévalent encore :
O pater, anne aliquas ad cælum hinc ire putandum est
Sublimes animas, iterumque ad tarda reuerti
Corpora ? quæ lucis miseris tam dira cupido ?
[Ô père, ne faut-il pas penser que certaines âmes s’en vont d’ici vers les hauteurs du ciel et de nouveau retournent aux lenteurs des corps ? D’où vient, en ces malheureux, une si funeste envie de la lumière ?]
Origene les fait aller et venir éternellement du bon au mauvais état. L’opinion que Varro récite ; est, qu’en quatre cent quarante ans de révolution elles se rejoignent à leur premier corps. Chrysippus, que cela doit advenir après certain espace de temps inconnu et non limité. Platon (qui dit tenir de Pindare et de l’ancienne poésie cette croyance) des infinies vicissitudes de mutation, auxquelles l’âme est préparée, n’ayant ni les peines, ni les récompenses en l’autre monde, que temporelles, comme sa vie en celui-ci n’est que temporelle, conclut en elle une singulière science des affaires du ciel, de l’enfer, et d’ici, où elle a passé, repassé, et séjourné à plusieurs voyages ; matière à sa réminiscence. Voici son progrès ailleurs : Qui a bien vécu, il se rejoint à l’astre, auquel il est assigné ; qui mal, il passe en femme : et si lors même il ne se corrige point, il se rechange en bête de condition convenable à ses mœurs vicieuses ; et ne verra fin à ses punitions, qu’il ne soit revenu à sa naïve constitution, s’étant par la force de la raison défait des qualités grossières, stupides, et élémentaires, qui étaient en lui. Mais je ne veux oublier l’objection que font les Épicuriens à cette transmigration de corps en autre. Elle est plaisante ; Ils demandent quel ordre il y aurait, si la presse des mourants venait à être plus grande que des naissants. Car les âmes délogées de leur gîte seraient à se fouler à qui prendrait place la première dans ce nouvel étui. Et demandent aussi, à quoi elles passeraient leur temps, cependant qu’elles attendraient qu’un logis leur fût apprêté : ou au rebours s’il naissait plus d’animaux, qu’il n’en mourrait, ils disent que les corps seraient en mauvais parti, attendant l’infusion de leur âme, et en adviendrait qu’aucuns d’iceux se mourraient avant que d’avoir été vivants.
Denique connubia ad veneris, partusque ferarum,
Esse animas præsto deridiculum esse videtur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numero, certareque præproperanter
Inter se, quæ prima potissimaque insinuetur
[Enfin, qu’aux unions amoureuses et aux enfantements des bêtes, les âmes assistent à point nommé, paraît chose ridicule : des âmes immortelles en nombre innombrable épier des membres mortels, et lutter entre elles de vitesse, à qui la première et le mieux s’y introduira !]
D’autres ont arrêté l’âme au corps des trépassés, pour en animer les serpents, les vers, et autres bêtes, qu’on dit s’engendrer de la corruption de nos membres, voire et de nos cendres : D’autres la divisent en une partie mortelle, et l’autre immortelle : Autres la font corporelle, et ce néanmoins immortelle : Aucuns la font immortelle, sans science et sans connaissance. Il y en a aussi des nôtres même qui ont estimé, que des âmes des condamnés, il s’en faisait des diables : comme Plutarque pense, qu’il se fasse des dieux de celles qui sont sauvées : Car il est peu de choses que cet auteur-là établisse d’une façon de parler si résolue, qu’il fait celle-ci : maintenant partout ailleurs une manière dubitatrice et ambiguë. Il faut estimer (dit-il) et croire fermement, que les âmes des hommes vertueux selon nature et selon justice divine, deviennent d’hommes saints, et de saints demi-dieux, et de demi-dieux, après qu’ils sont parfaitement, comme ès sacrifices de purgation, nettoyés et purifiés, étant délivrés de toute passibilité et de toute mortalité, ils deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la vérité et selon raison vraisemblable, dieux entiers et parfaits, en recevant une fin très heureuse et très glorieuse. Mais qui le voudra voir, lui, qui est des plus retenus pourtant et modérés de la bande, s’escarmoucher avec plus de hardiesse, et nous conter ses miracles sur ce propos, je le renvoie à son discours de la Lune, et du Démon de Socrates, là où aussi évidemment qu’en nul autre lieu, il se peut avérer, les mystères de la philosophie avoir beaucoup d’étrangetés communes avec celles de la poésie : l’entendement humain se perdant à vouloir sonder et contrôler toutes choses jusques au bout : tout ainsi comme, lassés et travaillés de la longue course de notre vie, nous retombons en enfantillage. Voilà les belles et certaines instructions, que nous tirons de la science humaine, sur le sujet de notre âme. Il n’y a point moins de témérité en ce qu’elle nous apprend des parties corporelles. Choisissons-en un, ou deux exemples : car autrement nous nous perdrions dans cette mer trouble et vaste des erreurs médicinales. Sachons, si on s’accorde au moins en ceci, de quelle matière les hommes se produisent les uns des autres. Car quant à leur première production, ce n’est pas merveille, si en chose si haute et ancienne, l’entendement humain se trouble et dissipe. Archelaüs le physicien, duquel Socrates fut le disciple et le mignon, selon Aristoxenus, disait, et les hommes et les animaux avoir été faits d’un limon laiteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pythagoras dit notre semence être l’écume de notre meilleur sang : Platon, l’écoulement de la moelle de l’épine du dos : ce qu’il argumente de ce, que cet endroit se sent le premier, de la lasseté de la besogne ; Alcmeon, partie de la substance du cerveau ; et qu’il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se travaillent outre mesure à cet exercice : Democritus, une substance extraite de toute la masse corporelle : Epicurus, extraite de l’âme et du corps : Aristote, un excrément tiré de l’aliment du sang le dernier qui s’épand en nos membres : autres, du sang, cuit et digéré par la chaleur des génitoires : ce qu’ils jugent de ce qu’aux extrêmes efforts, on rend des gouttes de pur sang : en quoi il semble qu’il y ait plus d’apparence, si on peut tirer quelque apparence d’une confusion si infinie. Or pour mener à effet cette semence, combien en font-ils d’opinions contraires ? Aristote et Democritus tiennent que les femmes n’ont point de sperme : et que ce n’est qu’une sueur qu’elles élancent par la chaleur du plaisir et du mouvement, qui ne sert de rien à la génération. Galen au contraire, et ses suivants, que sans la rencontre des semences, la génération ne se peut faire. Voilà les médecins, les philosophes, les jurisconsultes, et les théologiens, aux prises pêle-mêle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruit. Et moi je secours par l’exemple de moi-même, ceux d’entre eux, qui maintiennent la grossesse d’onze mois. Le monde est bâti de cette expérience, il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son avis sur toutes ces contestations, et si nous n’en saurions être d’accord. En voilà assez pour vérifier que l’homme n’est non plus instruit de la connaissance de soi, en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé lui-même à soi, et sa raison, à sa raison, pour voir ce qu’elle nous en dirait. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s’entend en elle-même. Et, qui ne s’entend en soi, en quoi se peut-il entendre ? Quasi vero mensuram ullius rei possit agere, qui sui nesciat. [Comme si l’on pouvait prendre la mesure d’aucune chose, quand on ignore la sienne propre.] Vraiment Protagoras nous en contait de belles, faisant l’homme la mesure de toutes choses, qui ne sut jamais seulement la sienne. Si ce n’est lui, sa dignité ne permettra pas qu’autre créature ait cet avantage. Or lui étant en soi si contraire, et l’un jugement subvertissant l’autre sans cesse, cette favorable proposition n’était qu’une risée, qui nous menait à conclure par nécessité la néantise du compas et du compasseur. Quand Thales estime la connaissance de l’homme très difficile à l’homme, il lui apprend, la connaissance de toute autre chose lui être impossible. Vous, pour qui j’ai pris la peine d’étendre un si long corps, contre ma coutume, ne refuirez point de maintenir votre Sebonde, par la forme ordinaire d’argumenter, de quoi vous êtes tous les jours instruite, et exercerez en cela votre esprit et votre étude : car ce dernier tour d’escrime ici, il ne le faut employer que comme un extrême remède. C’est un coup désespéré, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à votre adversaire les siennes : et un tour secret, duquel il se faut servir rarement et réservément : C’est grande témérité de vous perdre pour perdre un autre. Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias : Car étant aux prises bien étroites avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l’épée au poing, qui craignait de frapper, de peur d’assener Gobrias : il lui cria, qu’il donnât hardiment, quand il devrait donner au travers tous les deux. J’ai vu réprouver pour injustes, des armes et conditions de combat singulier désespérées, et auxquelles celui qui les offrait, mettait lui et son compagnon en termes d’une fin à tous deux inévitable. Les Portugais prirent en la mer des Indes certains Turcs prisonniers : lesquels impatients de leur captivité, se résolurent, et leur succéda, frottant des clous de navire l’un à l’autre, et faisant tomber une étincelle de feu dans les caques de poudre (qu’il y avait en l’endroit où ils étaient gardés) d’embraser et mettre en cendre eux, leurs maîtres et le vaisseau. Nous secouons ici les limites et dernières clôtures des sciences : auxquelles l’extrémité est vicieuse, comme en la vertu. Tenez-vous dans la route commune, il ne fait mie bon être si subtil et si fin. Souvienne-vous de ce que dit le proverbe Toscan,
Chi troppo s’assotiglia, si scavezza.
[À trop se subtiliser, on se rompt.]
Je vous conseille en vos opinions et en vos discours, autant qu’en vos mœurs, et en toute autre chose, la modération et l’attrempance, et la fuite de la nouveauté et de l’étrangeté. Toutes les voies extravagantes me fâchent. Vous qui par l’autorité que votre grandeur vous apporte, et encore plus par les avantages que vous donnent les qualités plus vôtres, pouvez d’un clin d’œil commander à qui il vous plaît, deviez donner cette charge à quelqu’un, qui fît profession des lettres, qui vous eût bien autrement appuyé et enrichi cette fantaisie. Toutefois en voici assez, pour ce que vous en avez à faire. Epicurus disait des lois, que les pires nous étaient si nécessaires, que sans elles, les hommes s’entremangeraient les uns les autres. Et Platon vérifie que sans lois, nous vivrions comme bêtes. Notre esprit est un outil vagabond, dangereux et téméraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au-dessus des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous, débordés en licence d’opinions, et de mœurs : c’est miracle s’il s’en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l’esprit humain les barrières les plus contraintes qu’on peut. En l’étude, comme au reste, il lui faut compter et régler ses marches : il lui faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de lois, de coutumes, de science, de préceptes, de peines, et récompenses mortelles et immortelles ; encore voit-on que par sa volubilité et dissolution, il échappe à toutes ces liaisons. C’est un corps vain, qui n’a par où être saisi et assené : un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir nœud ni prise. Certes il est peu d’âmes si réglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduite ; et qui puissent avec modération et sans témérité, voguer en la liberté de leurs jugements, au-delà des opinions communes. Il est plus expédient de les mettre en tutelle. C’est un outrageux glaive à son possesseur même, que l’esprit, à qui ne sait s’en armer ordonnément et discrètement. Et n’y a point de bête, à qui il faille plus justement donner des orbières, pour tenir sa vue sujette, et contrainte devant ses pas ; et la garder d’extravaguer ni çà ni là, hors les ornières que l’usage et les lois lui tracent. Par quoi il vous siéra mieux de vous resserrer dans le train accoutumé, quel qu’il soit, que de jeter votre vol à cette licence effrénée. Mais si quelqu’un de ces nouveaux docteurs, entreprend de faire l’ingénieux en votre présence, aux dépens de son salut et du vôtre : pour vous défaire de cette dangereuse peste, qui se répand tous les jours en vos cours, ce préservatif à l’extrême nécessité, empêchera que la contagion de ce venin n’offensera, ni vous, ni votre assistance. La liberté donc et gaillardise de ces esprits anciens, produisait en la philosophie et sciences humaines, plusieurs sectes d’opinions différentes, chacun entreprenant de juger et de choisir pour prendre parti. Mais à présent, que les hommes vont tous un train : qui certis quibusdam destinatisque sententiis addicti et consecrati sunt, ut etiam, quæ non probant, cogantur defendere [qui sont assignés et voués à des opinions fixées et arrêtées, au point d’être tenus de défendre même ce qu’ils n’approuvent pas] : Et que nous recevons les arts par civile autorité et ordonnance : Si que les écoles n’ont qu’un patron et pareille institution et discipline circonscrite, on ne regarde plus ce que les monnaies pèsent et valent, mais chacun à son tour, les reçoit selon le prix, que l’approbation commune et le cours leur donne : on ne plaide pas de l’aloi, mais de l’usage : ainsi se mettent également toutes choses. On reçoit la médecine, comme la Géométrie ; et les batelages, les enchantements, les liaisons, le commerce des esprits des trépassés, les pronostications, les domifications, et jusques à cette ridicule poursuite de la pierre philosophale, tout se met sans contredit. Il ne faut que savoir, que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celui de Venus au pouce, et de Mercure au petit doigt : et que quand la mensale coupe le tubercle de l’enseigneur, c’est signe de cruauté : quand elle faut sous le mitoyen, et que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale, sous même endroit, que c’est signe d’une mort misérable : Que si à une femme, la naturelle est ouverte, et ne ferme point l’angle avec la vitale, cela dénote qu’elle sera mal chaste. Je vous appelle vous-même à témoin, si avec cette science, un homme ne peut passer avec réputation et faveur parmi toutes compagnies. Theophrastus disait, que l’humaine connaissance, acheminée par les sens, pouvait juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu’étant arrivée aux causes extrêmes et premières, il fallait qu’elle s’arrêtât, et qu’elle rebouchât : à cause ou de sa faiblesse, ou de la difficulté des choses. C’est une opinion moyenne et douce ; que notre suffisance nous peut conduire jusques à la connaissance d’aucunes choses, et qu’elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c’est témérité de l’employer. Cette opinion est plausible, et introduite par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à notre esprit : il est curieux et avide, et n’a point occasion de s’arrêter plutôt à mille pas qu’à cinquante : Ayant essayé par expérience, que ce à quoi l’un s’était failli, l’autre y est arrivé : et que ce qui était inconnu à un siècle, le siècle suivant l’a éclairci : et que les sciences et les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment et figurent peu à peu, en les maniant et polissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les léchant à loisir : ce que ma force ne peut découvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer : et en retâtant et pétrissant cette nouvelle matière, la remuant et réchauffant, j’ouvre à celui qui me suit, quelque facilité pour en jouir plus à son aise, et la lui rends plus souple, et plus maniable :
ut hymettia sole
Cera remollescit, tractataque pollice multas
Vertitur in facies, ipsoque fit utilis usu.
[comme la cire de l’Hymette s’amollit au soleil et, pétrie par le pouce, revêt nombre de figures et, par le service même, devient apte à servir.]
Autant en fera le second au tiers : qui est cause que la difficulté ne me doit pas désespérer ; ni aussi peu mon impuissance, car ce n’est que la mienne. L’homme est capable de toutes choses, comme d’aucunes : Et s’il avoue, comme dit Theophrastus, l’ignorance des causes premières et des principes, qu’il me quitte hardiment tout le reste de sa science : Si le fondement lui faut, son discours est par terre : Le disputer et l’enquérir, n’a autre but et arrêt que les principes : si cette fin n’arrête son cours, il se jette à une irrésolution infinie. Non potest aliud alio magis minusve comprehendi, quoniam omnium rerum una est definitio comprehendendi. [Il ne se peut pas qu’un objet soit plus ou moins compris qu’un autre, puisque, pour toutes choses, il n’y a, de l’acte de comprendre, qu’une définition.] Or il est vraisemblable que si l’âme savait quelque chose, elle se saurait premièrement elle-même ; et si elle savait quelque chose hors d’elle, ce serait son corps et son étui, avant toute autre chose. Si on voit jusques aujourd’hui les dieux de la médecine se débattre de notre anatomie,
Mulciber in Troiam, pro Troia stabat Apollo :
[Vulcain était contre Troie, et pour Troie Apollon :]
quand attendons-nous qu’ils en soient d’accord ? Nous nous sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la neige, ou la pesanteur de la pierre. Si l’homme ne se connaît, comment connaît-il ses fonctions et ses forces ? Il n’est pas à l’aventure, que quelque notice véritable ne loge chez nous ; mais c’est par hasard. Et d’autant que par même voie, même façon et conduite, les erreurs se reçoivent en notre âme, elle n’a pas de quoi les distinguer, ni de quoi choisir la vérité du mensonge. Les Académiciens recevaient quelque inclination de jugement ; et trouvaient trop cru, de dire qu’il n’était pas plus vraisemblable que la neige fût blanche, que noire ; et que nous ne fussions non plus assurés du mouvement d’une pierre, qui part de notre main, que de celui de la huitième sphère. Et pour éviter cette difficulté et étrangeté, qui ne peut à la vérité loger en notre imagination, que malaisément ; quoiqu’ils établissent que nous n’étions aucunement capables de savoir, et que la vérité est engouffrée dans des profonds abîmes, où la vue humaine ne peut pénétrer ; si avouaient-ils, les unes choses plus vraisemblables que les autres ; et recevaient en leur jugement cette faculté, de se pouvoir incliner plutôt à une apparence, qu’à une autre. Ils lui permettaient cette propension, lui défendant toute résolution. L’avis des Pyrrhoniens est plus hardi, et quant et quant plus vraisemblable. Car cette inclination Académique, et cette propension à une proposition plutôt qu’à une autre, qu’est-ce autre chose que la reconnaissance de quelque plus apparente vérité, en celle-ci qu’en celle-là ? Si notre entendement est capable de la forme, des linéaments, du port, et du visage, de la vérité, il la verrait entière, aussi bien que demie, naissante, et imparfaite. Cette apparence de vérisimilitude, qui les fait prendre plutôt à gauche qu’à droite, augmentez-la ; cette once de vérisimilitude, qui incline la balance, multipliez-la de cent, de mille onces ; il en adviendra enfin, que la balance prendra parti tout à fait, et arrêtera un choix et une vérité entière. Mais comment se laissent-ils plier à la vraisemblance, s’ils ne connaissent le vrai ? Comment connaissent-ils la semblance de ce, de quoi ils ne connaissent pas l’essence ? Ou nous pouvons juger tout à fait, ou tout à fait nous ne le pouvons pas. Si nos facultés intellectuelles et sensibles, sont sans fondement et sans pied, si elles ne font que flotter et venter, pour néant laissons-nous emporter notre jugement à aucune partie de leur opération, quelque apparence qu’elle semble nous présenter. Et la plus sûre assiette de notre entendement, et la plus heureuse, ce serait celle-là, où il se maintiendrait rassis, droit, inflexible, sans branle et sans agitation. Inter visa, vera, aut falsa, ad animi assensum, nihil interest. [Entre les représentations vraies ou fausses, il n’y a nulle différence quant à l’assentiment de l’âme.] Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme et en leur essence, et n’y fassent leur entrée de leur force propre et autorité, nous le voyons assez. Parce que s’il était ainsi, nous les recevrions de même façon : le vin serait tel en la bouche du malade, qu’en la bouche du sain. Celui qui a des crevasses aux doigts, ou qui les a gourds, trouverait une pareille dureté au bois ou au fer, qu’il manie, que fait un autre. Les sujets étrangers se rendent donc à notre merci, ils logent chez nous, comme il nous plaît. Or si de notre part nous recevions quelque chose sans altération, si les prises humaines étaient assez capables et fermes, pour saisir la vérité par nos propres moyens, ces moyens étant communs à tous les hommes, cette vérité se rejetterait de main en main de l’un à l’autre. Et au moins se trouverait-il une chose au monde, de tant qu’il y en a, qui se croirait par les hommes d’un consentement universel. Mais ce, qu’il ne se voit aucune proposition, qui ne soit débattue et controverse entre nous, ou qui ne le puisse être, montre bien que notre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu’il saisit : car mon jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon compagnon : qui est signe que je l’ai saisi par quelque autre moyen, que par une naturelle puissance, qui soit en moi et en tous les hommes. Laissons à part cette infinie confusion d’opinions, qui se voit entre les philosophes mêmes, et ce débat perpétuel et universel en la connaissance des choses. Car cela est présupposé très véritablement, que d’aucune chose les hommes, je dis les savants, les mieux nés, les plus suffisants, ne sont d’accord : non pas que le ciel soit sur notre tête : car ceux qui doutent de tout, doutent aussi de cela : et ceux qui nient que nous puissions comprendre aucune chose, disent que nous n’avons pas compris que le ciel soit sur notre tête : et ces deux opinions sont, en nombre, sans comparaison les plus fortes. Outre cette diversité et division infinie, par le trouble que notre jugement nous donne à nous-même, et l’incertitude que chacun sent en soi, il est aisé à voir qu’il a son assiette bien mal assurée. Combien diversement jugeons-nous des choses ? combien de fois changeons-nous nos fantaisies ? Ce que je tiens aujourd’hui, et ce que je crois, je le tiens, et le crois de toute ma croyance ; tous mes outils et tous mes ressorts empoignent cette opinion, et m’en répondent, sur tout ce qu’ils peuvent : je ne saurais embrasser aucune vérité ni conserver avec plus d’assurance, que je fais celle-ci. J’y suis tout entier ; j’y suis vraiment : mais ne m’est-il pas advenu non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d’avoir embrassé quelque autre chose à tout ces mêmes instruments, en cette même condition, que depuis j’aie jugée fausse ? Au moins faut-il devenir sage à ses propres dépens. Si je me suis trouvé souvent trahi sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fausse, et ma balance inégale et injuste, quelle assurance en puis-je prendre à cette fois, plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise, de me laisser tant de fois piper à un guide ? Toutefois, que la fortune nous remue cinq cents fois de place, qu’elle ne fasse que vider et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans notre croyance, autres et autres opinions, toujours la présente et la dernière c’est la certaine, et l’infaillible. Pour celle-ci, il faut abandonner les biens, l’honneur, la vie, et le salut, et tout,
posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quæque.
[cette dernière découverte ruine toutes les anciennes et change nos sentiments à leur égard.]
Quoi qu’on nous prêche, quoi que nous apprenions, il faudrait toujours se souvenir que c’est l’homme qui donne, et l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le présente ; c’est une mortelle main qui l’accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droit et autorité de persuasion, seules marque de vérité : laquelle aussi ne voyons-nous pas de nos yeux, ni ne la recevons par nos moyens : cette sainte et grande image ne pourrait pas en un si chétif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prépare, si Dieu ne le réforme et fortifie par sa grâce et faveur particulière et supernaturelle. Au moins devrait notre condition fautive, nous faire porter plus modérément et retenuement en nos changements. Il nous devrait souvenir, quoi que nous reçussions en l’entendement, que nous recevons souvent des choses fausses, et que c’est par ces mêmes outils qui se démentent et qui se trompent souvent. Or n’est-il pas merveille, s’ils se démentent, étant si aisés à incliner et à tordre par bien légères occurrences. Il est certain que notre appréhension, notre jugement et les facultés de notre âme en général, souffrent selon les mouvements et altérations du corps, lesquelles altérations sont continuelles. N’avons-nous pas l’esprit plus éveillé, la mémoire plus prompte, le discours plus vif, en santé qu’en maladie ? La joie et la gaieté ne nous font-elles pas recevoir les sujets qui se présentent à notre âme, d’un tout autre visage, que le chagrin et la mélancolie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sappho, rient à un vieillard avaricieux et rechigné, comme à un jeune homme vigoureux et ardent ? Cleomenes fils d’Anaxandridas étant malade, ses amis lui reprochaient qu’il avait des humeurs et fantaisies nouvelles, et non accoutumées : Je crois bien, fit-il, aussi ne suis-je pas celui que je suis étant sain : étant autre, aussi sont autres mes opinions et fantaisies. En la chicane de nos palais, ce mot est en usage, qui se dit des criminels qui rencontrent les juges en quelque bonne trempe, douce et débonnaire, gaudeat de bona fortuna. Car il est certain que les jugements se rencontrent parfois plus tendus à la condamnation, plus épineux et âpres, tantôt plus faciles, aisés, et enclins à l’excuse. Tel qui rapporte de sa maison la douleur de la goutte, la jalousie, ou le larcin de son valet, ayant toute l’âme teinte et abreuvée de colère, il ne faut pas douter que son jugement ne s’en altère vers cette part-là. Ce vénérable Sénat d’Aréopage, jugeait de nuit, de peur que la vue des poursuivants corrompît sa justice. L’air même et la sérénité du ciel, nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en Cicero,
Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter, auctifera lustrauit lampade terras.
[Les esprits des hommes sont semblables au flambeau dont le père des dieux lui-même, Jupiter, a répandu la fécondante lumière sur la terre.]
Ce ne sont pas seulement les fièvres, les breuvages, et les grands accidents, qui renversent notre jugement : les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas douter, encore que nous ne le sentions pas, que si la fièvre continue peut atterrer notre âme, que la tierce n’y apporte quelque altération selon sa mesure et proportion. Si l’apoplexie assoupit et éteint tout à fait la vue de notre intelligence, il ne faut pas douter que le morfondement ne l’éblouisse. Et par conséquent, à peine se peut-il rencontrer une seule heure en la vie, où notre jugement se trouve en sa due assiette, notre corps étant sujet à tant de continuelles mutations, et étoffé de tant de sortes de ressorts, que j’en crois les médecins, combien il est malaisé, qu’il n’y en ait toujours quelqu’un qui tire de travers. Au demeurant, cette maladie ne se découvre pas si aisément, si elle n’est du tout extrême et irrémédiable : d’autant que la raison va toujours torte, boiteuse, et déhanchée : et avec le mensonge comme avec la vérité. Par ainsi, il est malaisé de découvrir son mécompte, et dérèglement. J’appelle toujours raison, cette apparence de discours que chacun forge en soi : cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent contraires autour d’un même sujet : c’est un instrument de plomb, et de cire, allongeable, ployable, et accommodable à tout biais et à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de le savoir contourner. Quelque bon dessein qu’ait un juge, s’il ne s’écoute de près, à quoi peu de gens s’amusent ; l’inclination à l’amitié, à la parenté, à la beauté, et à la vengeance, et non pas seulement choses si pesantes, mais cet instinct fortuit, qui nous fait favoriser une chose plus qu’une autre, et qui nous donne sans le congé de la raison, le choix, en deux pareils sujets, ou quelque ombrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement, la recommandation ou défaveur d’une cause, et donner pente à la balance. Moi qui m’épie de plus près, qui ai les yeux incessamment tendus sur moi, comme celui qui n’a pas fort affaire ailleurs,
quis sub arcto
Rex gelidæ metuatur oræ,
Quid Tyridatem terreat, unice
Securus,
[singulièrement insoucieux de savoir quel roi est redouté sous l’Ourse glacée, de quoi est terrifié Tiridate,]
à peine oserais-je dire la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi. J’ai le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aisé à crouler, et si prêt au branle, et ma vue si déréglée, qu’à jeun je me sens autre, qu’après le repas : si ma santé me rit, et la clarté d’un beau jour, me voilà honnête homme : si j’ai un cor qui me presse l’orteil, me voilà renfrogné, mal plaisant et inaccessible. Un même pas de cheval me semble tantôt rude, tantôt aisé ; et même chemin à cette heure plus court, une autre fois plus long : et une même forme ores plus ores moins agréable : Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire : ce qui m’est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscrètes et casuelles chez moi. Ou l’humeur mélancolique me tient, ou la colérique ; et de son autorité privée, à cette heure le chagrin prédomine en moi, à cette heure l’allégresse. Quand je prends des livres, j’aurai aperçu en tel passage des grâces excellentes, et qui auront féru mon âme ; qu’une autre fois j’y retombe, j’ai beau le tourner et virer, j’ai beau le plier et le manier, c’est une masse inconnue et informe pour moi. En mes écrits mêmes, je ne retrouve pas toujours l’air de ma première imagination : je ne sais ce que j’ai voulu dire : et m’échaude souvent à corriger, et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier qui valait mieux. Je ne fais qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas toujours avant, il flotte, il vague,
velut minuta magno
Deprensa nauis in mari vesaniente vento.
[comme un frêle esquif surpris sur la vaste mer par un vent furieux.]
Maintes fois (comme il m’advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour ébat, à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit s’appliquant et tournant de ce côté-là, m’y attache si bien, que je ne trouve plus la raison de mon premier avis, et m’en dépars. Je m’entraîne quasi où je penche, comment que ce soit, et m’emporte de mon poids. Chacun à peu près en dirait autant de soi, s’il se regardait comme moi. Les Prêcheurs savent, que l’émotion qui leur vient en parlant, les anime vers la créance : et qu’en colère nous nous adonnons plus à la défense de notre proposition, l’imprimons en nous, et l’embrassons avec plus de véhémence et d’approbation, que nous ne faisons étant en notre sens froid et reposé. Vous récitez simplement une cause à l’avocat, il vous y répond chancelant et douteux : vous sentez qu’il lui est indifférent de prendre à soutenir l’un ou l’autre parti : l’avez-vous bien payé pour y mordre, et pour s’en formaliser, commence-t-il d’en être intéressé, y a-t-il échauffé sa volonté ? sa raison et sa science s’y échauffent quant et quant ; voilà une apparente et indubitable vérité, qui se présente à son entendement : il y découvre une toute nouvelle lumière, et le croit à bon escient, et se le persuade ainsi. Voire je ne sais si l’ardeur qui naît du dépit, et de l’obstination, à l’encontre de l’impression et violence du magistrat, et du danger : ou l’intérêt de la réputation, n’ont envoyé tel homme soutenir jusques au feu, l’opinion pour laquelle entre ses amis, et en liberté, il n’eût pas voulu s’échauder le bout du doigt. Les secousses et ébranlements que notre âme reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle : mais encore plus les siennes propres ; auxquelles elle est si fort prise, qu’il est à l’aventure soutenable, qu’elle n’a aucune autre allure et mouvement, que du souffle de ses vents, et que sans leur agitation elle resterait sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui maintiendrait cela, suivant le parti des Péripatéticiens, ne nous ferait pas beaucoup de tort, puisqu’il est connu, que la plupart des plus belles actions de l’âme, procèdent et ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans l’assistance de la colère.
Semper Ajax fortis, fortissimus tamen in furore.
[Ajax, toujours vaillant, le fut au plus haut point quand la folie le prit.]
Ni ne court-on sus aux méchants, et aux ennemis, assez vigoureusement, si on n’est courroucé : Et veulent que l’Avocat inspire le courroux aux juges, pour en tirer justice. Les cupidités émurent Themistocles, émurent Demosthenes : et ont poussé les philosophes aux travaux, veillées, et pérégrinations : Nous mènent à l’honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles. Et cette lâcheté d’âme à souffrir l’ennui et la fâcherie, sert à nourrir en la conscience, la pénitence et la repentance : et à sentir les fléaux de Dieu, pour notre châtiment, et les fléaux de la correction politique. La compassion sert d’aiguillon à la clémence ; et la prudence de nous conserver et gouverner, est éveillée par notre crainte : et combien de belles actions par l’ambition ? combien par la présomption ? Aucune éminente et gaillarde vertu enfin, n’est sans quelque agitation déréglée. Serait-ce pas l’une des raisons qui aurait mû les Épicuriens, à décharger Dieu de tout soin et sollicitude de nos affaires : d’autant que les effets mêmes de sa bonté ne se pouvaient exercer envers nous, sans ébranler son repos, par le moyen des passions, qui sont comme des piqûres et sollicitations acheminant l’âme aux actions vertueuses ? Ou bien ont-ils cru autrement, et les ont prises, comme tempêtes, qui débauchent honteusement l’âme de sa tranquillité ? Ut maris tranquillitas intelligitur, nulla, ne minima quidem, aura fluctus commouente : Sic animi quietus et placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est, qua moueri queat. [De même que la tranquillité de la mer se reconnaît à l’absence du moindre souffle de vent agitant les flots, de même l’état de quiétude et de calme de l’âme se discerne quand il n’est nulle passion qui puisse l’émouvoir.] Quelles différences de sens et de raison, quelle contrariété d’imaginations nous présente la diversité de nos passions ? Quelle assurance pouvons-nous donc prendre de chose si instable et si mobile, sujette par sa condition à la maîtrise du trouble, n’allant jamais qu’un pas forcé et emprunté ? Si notre jugement est en main à la maladie même, et à la perturbation, si c’est de la folie et de la témérité, qu’il est tenu de recevoir l’impression des choses, quelle sûreté pouvons-nous attendre de lui ? N’y a-t-il point de hardiesse à la philosophie, d’estimer des hommes qu’ils produisent leurs plus grands effets, et plus approchants de la divinité, quand ils sont hors d’eux, et furieux et insensés ? Nous nous amendons par la privation de notre raison, et son assoupissement. Les deux voies naturelles, pour entrer au cabinet des Dieux, et y prévoir le cours des destinées, sont la fureur et le sommeil. Ceci est plaisant à considérer. Par la dislocation, que les passions apportent à notre raison, nous devenons vertueux : par son extirpation, que la fureur ou l’image de la mort apporte, nous devenons prophètes et devins. Jamais plus volontiers je ne l’en crus. C’est un pur enthousiasme, que la sainte vérité a inspiré en l’esprit philosophique, qui lui arrache contre sa proposition, que l’état tranquille de notre âme, l’état rassis, l’état plus sain, que la philosophie lui puisse acquérir, n’est pas son meilleur état. Notre veillée est plus endormie que le dormir : notre sagesse moins sage que la folie : nos songes valent mieux, que nos discours : la pire place, que nous puissions prendre, c’est en nous. Mais pense-t-elle pas, que nous ayons l’avisement de remarquer, que la voix, qui fait l’esprit, quand il est dépris de l’homme, si clairvoyant, si grand, si parfait, et pendant qu’il est en l’homme, si terrestre, ignorant et ténébreux, c’est une voix partant de l’esprit qui est en l’homme terrestre, ignorant et ténébreux ; et à cette cause voix infiable et incroyable ? Je n’ai point grande expérience de ces agitations véhémentes, étant d’une complexion molle et pesante ; desquelles la plupart surprennent subitement notre âme, sans lui donner loisir de se reconnaître. Mais cette passion, qu’on dit être produite par l’oisiveté, au cœur des jeunes hommes, quoiqu’elle s’achemine avec loisir et d’un progrès mesuré, elle représente bien évidemment, à ceux qui ont essayé de s’opposer à son effort, la force de cette conversion et altération, que notre jugement souffre. J’ai autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soutenir et rabattre : car il s’en faut tant que je sois de ceux, qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement, s’ils ne m’entraînent ; je la sentais naître, croître, et s’augmenter en dépit de ma résistance ; et enfin tout voyant et vivant, me saisir et posséder, de façon que, comme d’une ivresse, l’image des choses me commençait à paraître autre que de coutume : je voyais évidemment grossir et croître les avantages du sujet que j’allais désirant, et agrandir et enfler par le vent de mon imagination : les difficultés de mon entreprise, s’aiser et se planir ; mon discours et ma conscience, se tirer arrière : Mais ce feu étant évaporé, tout à un instant, comme de la clarté d’un éclair, mon âme reprendre une autre sorte de vue, autre état, et autre jugement ; Les difficultés de la retraite, me sembler grandes et invincibles, et les mêmes choses de bien autre goût et visage, que la chaleur du désir ne me les avait présentées. Lequel plus véritablement, Pyrrho n’en sait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fièvres ont leur chaud et leur froid : des effets d’une passion ardente, nous retombons aux effets d’une passion frileuse. Autant que je m’étais jeté en avant, je me relance d’autant en arrière.
Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus,
Nunc ruit ad terras scopulisque superiacit undam,
Spumeus, extremamque sinu perfundit arenam :
Nunc rapidus retro atque cestu reuoluta resorbens
Saxa fugit, littusque vado labente relinquit.
[Ainsi fait la mer quand, dans la course alternée de la masse de ses eaux, tantôt elle se rue vers la terre, lance ses vagues pardessus les rochers, écumante, et dans ses replis baigne au plus loin la grève, tantôt, reculant rapide et ravalant dans sa houle les rocs qu’elle a roulés, elle s’enfuit et, au déclin des eaux, délaisse le rivage.]
Or de la connaissance de cette mienne volubilité, j’ai par accident engendré en moi quelque constance d’opinions : et n’ai guère altéré les miennes premières et naturelles ; Car quelque apparence qu’il y ait en la nouveauté, je ne change pas aisément, de peur que j’ai de perdre au change ; Et puisque je ne suis pas capable de choisir, je prends le choix d’autrui, et me tiens en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement je ne me saurais garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grâce de Dieu, conservé entier, sans agitation et trouble de conscience, aux anciennes créances de notre religion, au travers de tant de sectes et de divisions, que notre siècle a produites. Les écrits des anciens, je dis les bons écrits, pleins et solides, me tentent, et remuent quasi où ils veulent : celui que j’ois, me semble toujours le plus roide : je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoiqu’ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont, de rendre ce qu’ils veulent vraisemblable, et qu’il n’est rien si étrange, à quoi ils n’entreprennent de donner assez de couleur, pour tromper une simplicité pareille à la mienne, cela montre évidemment la faiblesse de leur preuve. Le ciel et les étoiles ont branlé trois mille ans, tout le monde l’avait ainsi cru, jusques à ce que Cleanthes le Samien, ou (selon Theophraste) Nicetas Syracusien s’avisa de maintenir que c’était la terre qui se mouvait, par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son essieu. Et de notre temps Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu’il s’en sert très réglément à toutes les conséquences Astrologiennes. Que prendrons-nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui sait qu’une tierce opinion d’ici à mille ans, ne renverse les deux précédentes ?
Sic voluenda ætas commutat tempora rerum,
Quod fuit in pretio, fit nullo denique honore,
Porro aliud succedit, et e contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, floretque repertum
Laudibus, et miro est mortales inter honore.
[Ainsi le déroulement du temps change les conjonctures. Ce qui fut apprécié finit par n’être plus du tout à l’honneur. Vient un autre objet qui prend la place et sort du mépris, on le recherche chaque jour davantage, sa découverte fait fleurir les éloges et il est parmi les hommes merveilleusement à l’honneur.]
Ainsi quand il se présente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en défier, et de considérer qu’avant qu’elle fut produite, sa contraire était en vogue : et comme elle a été renversée par celle-ci, il pourra naître à l’avenir une tierce invention, qui choquera de même la seconde. Avant que les principes qu’Aristote a introduits, fussent en crédit, d’autres principes contentaient la raison humaine, comme ceux-ci nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-ci, quel privilège particulier, que le cours de notre invention s’arrête à eux, et qu’à eux appartient pour tout le temps à venir, la possession de notre créance ? ils ne sont non plus exempts du boute-hors, qu’étaient leurs devanciers. Quand on me presse d’un nouvel argument, c’est à moi à estimer que ce, à quoi je ne puis satisfaire, un autre y satisfera : Car de croire toutes les apparences, desquelles nous ne pouvons nous défaire, c’est une grande simplesse : Il en adviendrait par là, que tout le vulgaire, et nous sommes tous du vulgaire, aurait sa créance contournable, comme une girouette : car son âme étant molle et sans résistance, serait forcée de recevoir sans cesse, autres et autres impressions, la dernière effaçant toujours la trace de la précédente. Celui qui se trouve faible, il doit répondre suivant la pratique, qu’il en parlera à son conseil, ou s’en rapporter aux plus sages, desquels il a reçu son apprentissage. Combien y a-t-il que la médecine est au monde ? On dit qu’un nouveau venu, qu’on nomme Paracelse, change et renverse tout l’ordre des règles anciennes, et maintient que jusques à cette heure, elle n’a servi qu’à faire mourir les hommes. Je crois qu’il vérifiera aisément cela : Mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle expérience, je trouve que ce ne serait pas grande sagesse. Il ne faut pas croire à chacun, dit le précepte, parce que chacun peut dire toutes choses. Un homme de cette profession de nouveautés, et de réformations physiques, me disait, il n’y a pas longtemps, que tous les anciens s’étaient notoirement mécomptés en la nature et mouvements des vents, ce qu’il me ferait très évidemment toucher à la main, si je voulais l’entendre. Après que j’eus eu un peu de patience à ouïr ses arguments, qui avaient tout plein de vérisimilitude : Comment donc, lui fis-je, ceux qui naviguaient sous les lois de Théophraste, allaient-ils en Occident, quand ils tiraient en Levant ? allaient-ils à côté, ou à reculons ? C’est la fortune, me répondit-il : tant y a qu’ils se mécomptaient. Je lui répliquai lors, que j’aimais mieux suivre les effets, que la raison. Or ce sont choses, qui se choquent souvent : et m’a l’on dit qu’en la Géométrie (qui pense avoir gagné le haut point de certitude parmi les sciences) il se trouve des démonstrations inévitables, subvertissant la vérité de l’expérience : Comme Jacques Peletier me disait chez moi, qu’il avait trouvé deux lignes s’acheminant l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il vérifiait toutefois ne pouvoir jamais jusques à l’infinité, arriver à se toucher : Et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs arguments et de leur raison, que pour ruiner l’apparence de l’expérience : et est merveille, jusques où la souplesse de notre raison, les a suivis à ce dessein de combattre l’évidence des effets : Car ils vérifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu’il n’y a point de pesant ou de chaud, avec une pareille force d’argumentations, que nous vérifions les choses plus vraisemblables. Ptolemeus, qui a été un grand personnage, avait établi les bornes de notre monde : tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques îles écartées, qui pouvaient échapper à leur connaissance : c’eût été pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doute la science de la Cosmographie, et les opinions qui en étaient reçues d’un chacun : c’était hérésie d’avouer des Antipodes : voilà de notre siècle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une île, ou une contrée particulière, mais une partie égale à peu près en grandeur, à celle que nous connaissions, qui vient d’être découverte. Les Géographes de ce temps, ne faillent pas d’assurer, que méshui tout est trouvé et que tout est vu ;
Nam quod adest præsto, placet, et pollere videtur.
[Car ce dont on dispose agrée et paraît chose de valeur.]
Savoir mon si Ptolomée s’y est trompé autrefois, sur les fondements de sa raison, si ce ne serait pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux-ci en disent : Et s’il n’est pas plus vraisemblable, que ce grand corps, que nous appelons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons. Platon dit, qu’il change de visage à tout sens : que le ciel, les étoiles et le Soleil, renversent parfois le mouvement, que nous y voyons : changeant l’Orient à l’Occident. Les Prêtres Ægyptiens dirent à Herodote, que depuis leur premier Roi, de quoi il y avait onze mille tant d’ans (et de tous leurs Rois ils lui firent voir les effigies en statues tirées après le vif) le Soleil avait changé quatre fois de route : Que la mer et la terre se changent alternativement, l’un en l’autre : Que la naissance du monde est indéterminée. Aristote, Cicero de même. Et quelqu’un d’entre nous, qu’il est de toute éternité, mortel et renaissant, à plusieurs vicissitudes : appelant à témoins Salomon et Isaïe : pour éviter ces oppositions, que Dieu a été quelquefois créateur sans créature : qu’il a été oisif : qu’il s’est dédit de son oisiveté, mettant la main à cet ouvrage : et qu’il est par conséquent sujet au changement. En la plus fameuse des Grecques écoles, le monde est tenu un Dieu, fait par un autre Dieu plus grand : et est composé d’un corps et d’une âme, qui loge en son centre, s’épandant par nombres de Musique, à sa circonférence : divin, très heureux, très grand, très sage, éternel. En lui sont d’autres Dieux, la mer, la terre, les astres, qui s’entretiennent d’une harmonieuse et perpétuelle agitation et danse divine : tantôt se rencontrant, tantôt s’éloignant : se cachant, montrant, changeant de rang, ores devant, et ores derrière. Heraclytus établissait le monde être composé par feu, et par l’ordre des destinées, se devoir enflammer et résoudre en feu quelque jour, et quelque jour encore renaître. Et des hommes dit Apulée : sigillatim mortales, cunctim perpetui [individuellement mortels, collectivement éternels], Alexandre écrivit à sa mère, la narration d’un Prêtre Ægyptien, tirée de leurs monuments, témoignant l’ancienneté de cette nation infinie, et comprenant la naissance et progrès des autres pays au vrai. Cicero et Diodorus disent de leurs temps, que les Chaldéens tenaient registre de quatre cent mille tant d’ans. Aristote, Pline, et autres, que Zoroastre vivait six mille ans avant l’âge de Platon. Platon dit, que ceux de la ville de Saïs, ont des mémoires par écrit, de huit mille ans : et que la ville d’Athènes fut bâtie mille ans avant ladite ville de Saïs. Epicurus, qu’en même temps que les choses sont ici comme nous les voyons, elles sont toutes pareilles, et en même façon, en plusieurs autres mondes. Ce qu’il eût dit plus assurément, s’il eût vu les similitudes, et convenances de ce nouveau monde des Indes Occidentales, avec le nôtre, présent et passé, en si étranges exemples. En vérité considérant ce qui est venu à notre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent émerveillé de voir en une très grande distance de lieux et de temps, les rencontres d’un si grand nombre d’opinions populaires, sauvages, et des mœurs et créances sauvages, et qui par aucun biais ne semblent tenir à notre naturel discours. C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain. Mais cette relation a je ne sais quoi encore de plus hétéroclite ; elle se trouve aussi en noms, et en mille autres choses. Car on y trouva des nations, n’ayant (que nous sachions) jamais ouï nouvelles de nous, où la circoncision était en crédit : où il y avait des états et grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes : où nos jeûnes et notre carême était représenté, y ajoutant l’abstinence des femmes : où nos croix étaient en diverses façons en crédit, ici on en honorait les sépultures, on les appliquait là, et nommément celle de S. André, à se défendre des visions nocturnes, et à les mettre sur les couches des enfants contre les enchantements : ailleurs ils en rencontrèrent une de bois de grande hauteur, adorée pour Dieu de la pluie, et celle-là bien fort avant dans la terre ferme : on y trouva une bien expresse image de nos pénitenciers : l’usage des mitres, le célibat des Prêtres, l’art de deviner par les entrailles des animaux sacrifiés : l’abstinence de toute sorte de chair et poisson, à leur vivre, la façon aux Prêtres d’user en officiant de langue particulière, et non vulgaire : et cette fantaisie, que le premier dieu fut chassé par un second son frère puîné ; qu’ils furent créés avec toutes commodités, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur péché ; changé leur territoire, et empiré leur condition naturelle : qu’autrefois ils ont été submergés par l’inondation des eaux célestes, qu’il ne s’en sauva que peu de familles, qui se jetèrent dans les hauts creux des montagnes, lesquels creux ils bouchèrent, si que l’eau n’y entra point, ayant enfermé là-dedans, plusieurs sortes d’animaux ; que quand ils sentirent la pluie cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels étant revenus nets et mouillés, ils jugèrent l’eau n’être encore guère abaissée ; depuis en ayant fait sortir d’autres, et les voyant revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu’ils trouvèrent plein seulement de serpents. On rencontra en quelque endroit, la persuasion du jour du jugement, si qu’ils s’offensaient merveilleusement contre les Espagnols qui épandaient les os des trépassés, en fouillant les richesses des sépultures, disant que ces os écartés ne se pourraient facilement rejoindre : la trafique par échange, et non autre, foires et marchés pour cet effet : des nains et personnes difformes, pour l’ornement des tables des Princes : l’usage de la fauconnerie selon la nature de leurs oiseaux ; subsides tyranniques : délicatesses de jardinages ; danses, sauts bateleresques ; musique d’instruments ; armoiries ; jeux de paume ; jeu de dés et de sort, auquel ils s’échauffent souvent, jusques à s’y jouer eux-mêmes, et leur liberté : médecine non autre que de charmes : la forme d’écrire par figures : créance d’un seul premier homme père de tous les peuples : adoration d’un Dieu qui vécut autrefois homme en parfaite virginité, jeûne, et pénitence, prêchant la loi de nature, et des cérémonies de la religion, et qui disparut du monde, sans mort naturelle ; l’opinion des géants ; l’usage de s’enivrer de leurs breuvages, et de boire d’autant : ornements religieux peints d’ossements et têtes de morts, surplis, eau bénite, aspergés ; femmes et serviteurs, qui se présentent à l’envi à se brûler et enterrer, avec le mari ou maître trépassé ; loi que les aînés succèdent à tout le bien, et n’est réservé aucune part au puîné, que d’obéissance : coutume à la promotion de certain office de grande autorité, que celui qui est promu prend un nouveau nom, et quitte le sien : de verser de la chaux sur le genou de l’enfant fraîchement né, en lui disant, Tu es venu de poudre, et retourneras en poudre : l’art des augures. Ces vains ombrages de notre religion, qui se voient en aucuns de ces exemples, en témoignent la dignité et la divinité. Non seulement elle s’est aucunement insinuée en toutes les nations infidèles de deçà, par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune et supernaturelle inspiration ; car on y trouva aussi la créance du purgatoire, mais d’une forme nouvelle ; ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, et imaginent les âmes, et purgées, et punies, par la rigueur d’une extrême froidure. Et m’avertit cet exemple, d’une autre plaisante diversité : car comme il s’y trouva des peuples qui aimaient à défubler le bout de leur membre, et en retranchaient la peau à la Mahumétane et à la Juive, il s’y en trouva d’autres, qui faisaient si grande conscience de le défubler, qu’à tout des petits cordons, ils portaient leur peau bien soigneusement étirée et attachée au-dessus, de peur que ce bout ne vît l’air. Et de cette diversité aussi, que comme nous honorons les Rois et les fêtes, en nous parant des plus honnêtes vêtements que nous ayons : en aucunes régions, pour montrer toute disparité et soumission à leur Roi, les sujets se présentaient à lui, en leurs plus vils habillements, et entrant au palais prennent quelque vieille robe déchirée sur la leur bonne, à ce que tout le lustre, et l’ornement soit au maître. Mais suivons : Si nature enserre dans les termes de son progrès ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les créances, les jugements, et opinions des hommes : si elles ont leur révolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les choux : si le ciel les agite, et les roule à sa poste, quelle magistrale autorité et permanente, leur allons-nous attribuant ? Si par expérience nous touchons à la main que la forme de notre être dépend de l’air, du climat, et du terroir où nous naissons : non seulement le teint, la taille, la complexion et les contenances, mais encore les facultés de l’âme : Et plaga cæli non solum ad robur corporum, sed etiam animorum facit [Et le elimat a un effet, non seulement sur la vigueur des corps, mais aussi sur celle des esprits], dit Vegece : Et que la Déesse fondatrice de la ville d’Athènes, choisit à la situer, une température de pays, qui fît les hommes prudents, comme les prêtres d’Ægypte apprirent à Solon : Athenis tenue cælum : ex quo etiam acutiores putantur Attici : crassum Thebis : itaque pingues Thebani, et valentes [À Athènes l’atmosphère est subtile : de là vient, pense-t-on, que les gens de l’Attique sont plus fins ; elle est dense à Thèbes : aussi les Thébains sont-ils épais et forts] : en manière qu’ainsi que les fruits naissent divers, et les animaux, les hommes naissent aussi plus ou moins belliqueux, justes, tempérants et dociles : ici sujets au vin, ailleurs au larcin ou à la paillardise : ici enclins à superstition, ailleurs à la mécréance : ici à la liberté, ici à la servitude : capables d’une science ou d’un art : grossiers ou ingénieux : obéissants ou rebelles : bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, et prennent nouvelle complexion, si on les change de place, comme les arbres : qui fut la raison, pour laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses d’abandonner leur pays âpre et bossu, pour se transporter en un autre doux et plain : disant que les terres grasses et molles font les hommes mous, et les fertiles les esprits infertiles. Si nous voyons tantôt fleurir un art, une créance, tantôt une autre, par quelque influence céleste : tel siècle produire telles natures, et incliner l’humain genre à tel ou tel pli : les esprits des hommes tantôt gaillards, tantôt maigres, comme nos champs : que deviennent toutes ces belles prérogatives de quoi nous nous allons flattant ? Puisqu’un homme sage se peut mécompter, et cent hommes, et plusieurs nations : voire et l’humaine nature selon nous, se mécompte plusieurs siècles, en ceci ou en cela : quelle sûreté avons-nous que parfois elle cesse de se mécompter, et qu’en ce siècle elle ne soit en mécompte ? Il me semble entre autres témoignages de notre imbécillité, que celui-ci ne mérite pas d’être oublié, que par désir même, l’homme ne sache trouver ce qu’il lui faut : que non par jouissance, mais par imagination et par souhait, nous ne puissions être d’accord de ce de quoi nous avons besoin pour nous contenter. Laissons à notre pensée tailler et coudre à son plaisir : elle ne pourra pas seulement désirer ce qui lui est propre, et se satisfaire.
quid enim ratione timemus
Aut cupimus ? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non pœniteat, votique peracti ?
[Car que craignons-nous ou que désirons-nous par raison ? dans quel projet s’engage-t-on de si bon pied qu’on n’ait pas à se repentir de ses efforts et de l’accomplissement de son vœu ?]
C’est pourquoi Socrates ne requérait les Dieux, sinon de lui donner ce qu’ils savaient lui être salutaire. Et la prière des Lacédémoniens publique et privée portait, simplement les choses bonnes et belles leur être octroyées : remettant à la discrétion de la puissance suprême le triage et choix d’icelles.
Coniugium petimus partumque uxoris, at illi
Notum qui pueri, qualisque futura sit uxor.
[Nous demandons à nous marier et à procréer de notre femme, mais c’est lui [Dieu] qui sait ce que seront nos enfants et quelle sera notre femme.]
Et le Chrétien supplie Dieu que sa volonté soit faite : pour ne tomber en l’inconvénient que les poètes feignent du Roi Midas. Il requit les dieux que tout ce qu’il toucherait se convertît en or : sa prière fut exaucée, son vin fut or, son pain or, et la plume de sa couche, et d’or sa chemise et son vêtement : de façon qu’il se trouva accablé sous la jouissance de son désir, et étrenné d’une insupportable commodité : il lui fallut déprier ses prières :
Attonitus nouitate mali, diuesque miserque,
Effugere optat opes, et quæ modo vouerat, odit.
[Stupéfait d’un malheur si nouveau, opulent et misérable à la fois, il souhaite échapper à la richesse, et prend en haine ces biens qu’il avait naguère appelés de ses vœux.]
Disons de moi-même. Je demandais à la fortune autant qu’autre chose, l’ordre Saint Michel étant jeune ; car c’était lors l’extrême marque d’honneur de la noblesse Française, et très rare. Elle me l’a plaisamment accordé. Au lieu de me monter et hausser de ma place, pour y aveindre, elle m’a bien plus gracieusement traité, elle l’a ravalé et rabaissé jusques à mes épaules et au-dessous. Cleobis et Biton, Trophonius et Agamedes, ayant requis ceux-là leur Déesse, ceux-ci leur Dieu, d’une récompense digne de leur piété, eurent la mort pour présent : tant les opinions célestes sur ce qu’il nous faut, sont diverses aux nôtres. Dieu pourrait nous octroyer les richesses, les honneurs, la vie et la santé même, quelquefois à notre dommage : car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas toujours salutaire : si au lieu de la guérison, il nous envoie la mort, ou l’empirement de nos maux : Virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt [Ta verge et ton bâton même m’ont consolé] : il le fait par les raisons de sa providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est dû, que nous ne pouvons faire : et le devons prendre en bonne part, comme d’une main très sage et très amie.
si consilium vis,
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conueniat nobis, rebusque sit utile nostris :
Charior est illis homo quam sibi.
[Veux-tu un conseil ? Remets-toi aux dieux mêmes du soin d’apprécier ce qui nous convient et sert nos intérêts : l’homme leur est plus cher qu’à soi-même.]
Car de les requérir des honneurs, des charges, c’est les requérir, qu’ils vous jettent à une bataille, ou au jeu de dés, ou telle autre chose, de laquelle l’issue vous est inconnue, et le fruit douteux. Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, et si âpre, que celui qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme : duquel par le calcul de Varro, naquirent deux cent quatre-vingts sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiæ ratione disputat. [Avoir un dissentiment sur le souverain bien, c’est mettre en discussion tout le fond de la philosophie.]
Tres mihi conuiuæ prope dissentire videntur,
Poscentes vario multum diuersa palato :
Quid dem ? quid non dem ? renuis tu quod iubet alter,
Quod petis, id sane est inuisum acidumque duobus.
[Pour moi, on dirait presque trois convives en désaccord, qui, pour des palais différents, exigent des mets tout à fait opposés. Que servir ? que ne pas servir ? Toi, tu refuses ce que l’autre commande. Ce que tu réclames, eh bien, il y en a deux qui le trouvent d’une aigreur détestable.]
Nature devrait ainsi répondre à leurs contestations, et à leurs débats. Les uns disent notre bien-être, loger en la vertu : d’autres, en la volupté : d’autres, au consentir à nature : qui en la science : qui à n’avoir point de douleur : qui à ne se laisser emporter aux apparences : et à cette fantaisie semble retirer cette autre, de l’ancien Pythagoras :
Nil admirari prope res est una, Numaci,
Solaque quæ possit facere et servare beatum,
[Ne rien admirer, Numacius, est presque la seule et unique chose qui puisse donner et conserver le bonheur,]
qui est la fin de la secte Pyrrhonienne. Aristote attribue à magnanimité, rien n’admirer. Et disait Archesilas, les soutènements et l’état droit et inflexible du jugement, être les biens : mais les consentements et applications être les vices et les maux. Il est vrai qu’en ce qu’il l’établissait par axiome certain, il se départait du Pyrrhonisme. Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c’est l’Ataraxie, qui est l’immobilité du jugement, ils ne l’entendent pas dire d’une façon affirmative, mais le même branle de leur âme, qui leur fait fuir les précipices, et se mettre à couvert du serein, celui-là même leur présente cette fantaisie, et leur en fait refuser une autre. Combien je désire, que pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus savant homme qui nous reste, d’un esprit très poli et judicieux, vraiment germain à mon Turnebus, eût et la volonté, et la santé, et assez de repos, pour ramasser en un registre, selon leurs divisions et leurs classes, sincèrement et curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l’ancienne philosophie sur le sujet de notre être et de nos mœurs, leurs controverses, le crédit et suite des parts, l’application de la vie des auteurs et sectateurs, à leurs préceptes, ès accidents mémorables et exemplaires ! Le bel ouvrage et utile que ce serait ! Au demeurant, si c’est de nous que nous tirons le règlement de nos mœurs, à quelle confusion nous rejetons-nous ? Car ce que notre raison nous y conseille de plus vraisemblable, c’est généralement à chacun d’obéir aux lois de son pays, comme est l’avis de Socrates inspiré (dit-il) d’un conseil divin. Et par là que veut-elle dire, sinon que notre devoir n’a autre règle que fortuite ? La vérité doit avoir un visage pareil et universel. La droiture et la justice, si l’homme en connaissait, qui eût corps et véritable essence, il ne l’attacherait pas à la condition des coutumes de cette contrée, ou de celle-là : ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indes, que la vertu prendrait sa forme. Il n’est rien sujet à plus continuelle agitation que les lois. Depuis que je suis né, j’ai vu trois et quatre fois, rechanger celles des Anglais nos voisins, non seulement en sujet politique, qui est celui qu’on veut dispenser de constance, mais au plus important sujet qui puisse être, à savoir de la religion De quoi j’ai honte et dépit, d’autant plus que c’est une nation, à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privée accointance, qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de notre ancien cousinage. Et chez nous ici, j’ai vu telle chose qui nous était capitale, devenir légitime ; et nous qui en tenons d’autres, sommes à même, selon l’incertitude de la fortune guerrière, d’être un jour criminels de lèse-majesté humaine et divine, notre justice tombant à la merci de l’injustice ; et en l’espace de peu d’années de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvait ce Dieu ancien plus clairement accuser en l’humaine connaissance l’ignorance de l’être divin : et apprendre aux hommes, que leur religion n’était qu’une pièce de leur invention, propre à lier leur société, qu’en déclarant, comme il fit, à ceux qui en recherchaient l’instruction de son trépied, que le vrai culte à chacun, était celui qu’il trouvait observé par l’usage du lieu, où il était ? Ô Dieu, quelle obligation n’avons-nous à la bénignité de notre souverain créateur, pour avoir déniaisé notre créance de ces vagabondes et arbitraires dévotions, et l’avoir logée sur l’éternelle base de sa sainte parole ? Que nous dira donc en cette nécessité la philosophie ? que nous suivions les lois de notre pays ? c’est-à-dire cette mer flottante des opinions d’un peuple, ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs, et la réformeront en autant de visages, qu’il y aura en eux de changements de passion. Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce, que je voyais hier en crédit, et demain ne l’être plus : et que le trajet d’une rivière fait crime ? Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au-delà ? Mais ils sont plaisants, quand pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence : et de celles-là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe, que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si défortunés (car comment puis-je nommer cela, sinon défortune, que d’un nombre de lois si infini, il ne s’en rencontre au moins une que la fortune et témérité du sort ait permis être universellement reçue par le consentement de toutes les nations ?) ils sont, dis-je, si misérables, que de ces trois ou quatre lois choisies, il n’en y a une seule, qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation, mais par plusieurs. Or c’est la seule enseigne vraisemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes lois naturelles, que l’université de l’approbation : car ce que nature nous aurait véritablement ordonné, nous l’ensuivrions sans doute d’un commun consentement : et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentirait la force et la violence, que lui ferait celui, qui le voudrait pousser au contraire de cette loi. Qu’ils m’en montrent pour voir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnaient autre essence à la justice des lois, que l’autorité et opinion du législateur : et que cela mis à part, le bon et l’honnête perdaient leurs qualités, et demeuraient des noms vains, de choses indifférentes. Thrasymachus en Platon estime qu’il n’y a point d’autre droit que la commodité du supérieur. Il n’est chose, en quoi le monde soit si divers qu’en coutumes et lois. Telle chose est ici abominable, qui apporte recommandation ailleurs : comme en Lacédémone la subtilité de dérober. Les mariages entre les proches sont capitalement défendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur,
gentes esse feruntur,
In quibus et nato genitrix, et nata parenti
Iungitur, et pietas geminato crescit amore.
[On dit qu’il est des peuples où la mère s’unit au fils et la fille au père, et où l’affection mutuelle croît de ce redoublement d’amour.]
Le meurtre des enfants, meurtre des pères, communication de femmes, trafique de voleries, licence à toutes sortes de voluptés : il n’est rien en somme si extrême, qui ne se trouve reçu par l’usage de quelque nation. Il est croyable qu’il y a des lois naturelles : comme il se voit ès autres créatures : mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses, selon sa vanité et inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est : quod nostrum dico, artis est. [Il ne reste donc plus rien qui soit nôtre ; ce que j’appelle nôtre est une production de l’art.] Les sujets ont divers lustres et diverses considérations : c’est de là que s’engendre principalement la diversité d’opinions. Une nation regarde un sujet par un visage, et s’arrête à celui-là : l’autre par un autre. Il n’est rien si horrible à imaginer, que de manger son père. Les peuples qui avaient anciennement cette coutume, la prenaient toutefois pour témoignage de piété et de bonne affection, cherchant par là à donner à leurs progéniteurs la plus digne et honorable sépulture : logeant en eux-mêmes et comme en leurs moelles, les corps de leurs pères et leurs reliques : les vivifiant aucunement et régénérant par la transmutation en leur chair vive, au moyen de la digestion et du nourrissement. Il est aisé à considérer quelle cruauté et abomination c’eût été à des hommes abreuvés et imbus de cette superstition, de jeter la dépouille des parents à la corruption de la terre, et nourriture des bêtes et des vers. Lycurgus considéra au larcin, la vivacité, diligence, hardiesse, et adresse, qu’il y a à surprendre quelque chose de son voisin, et l’utilité qui revient au public, que chacun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien : et estima que de cette double institution, à assaillir et à défendre, il s’en tirait du fruit à la discipline militaire (qui était la principale science et vertu, à quoi il voulait duire cette nation) de plus grande considération, que n’était le désordre et l’injustice de se prévaloir de la chose d’autrui. Dionysius le tyran offrit à Platon une robe à la mode de Perse, longue, damasquinée et parfumée : Platon la refusa, disant, qu’étant né homme, il ne se vêtirait pas volontiers de robe de femme : mais Aristippus l’accepta, avec cette réponse, que nul accoutrement ne pouvait corrompre un chaste courage. Ses amis tançaient sa lâcheté de prendre si peu à cœur, que Dionysius lui eût craché au visage : Les pêcheurs (dit-il) souffrent bien d’être baignés des ondes de la mer, depuis la tête jusqu’aux pieds, pour attraper un goujon. Diogenes lavait ses choux, et le voyant passer, Si tu savais vivre de choux, tu ne ferais pas la cour à un tyran. À quoi Aristippus, Si tu savais vivre entre les hommes, tu ne laverais pas des choux. Voilà comment la raison fournit d’apparence à divers effets. C’est un pot à deux anses, qu’on peut saisir à gauche et à dextre.
bellum o terra hospita portas,
Bello armantur equi, bellum hæc armenta minantur :
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, et fræna iugo concordia ferre,
Spes est pacis
[C’est la guerre que tu portes, ô terre qui nous reçois ; c’est pour la guerre qu’on arme les chevaux ; c’est de la guerre que nous menacent ces bêtes. Pourtant ces mêmes animaux sont quelquefois entraînés à s’atteler à un char et à porter des mors dont le joug accorde le mouvement. Il y a un espoir de paix.]
On prêchait Solon de n’épandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes et inutiles : Et c’est pour cela (dit-il) que plus justement je les épands, qu’elles sont inutiles et impuissantes. La femme de Socrates rengageait son deuil par telle circonstance, ô qu’injustement le font mourir ces méchants juges ! Aimerais-tu donc mieux que ce fut justement ? lui répliqua-t-il. Nous portons les oreilles percées, les Grecs tenaient cela pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indiens le font en public. Les Scythes immolaient les étrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de franchise.
Inde furor vulgi, quod numina vicinorum
Odit quisque locus, cum solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit.
[La fureur populaire vient de ce que chaque pays hait les dieux de ses voisins, persuadé que les seuls dieux véritables sont ceux que lui-même révère.]
J’ai ouï parler d’un juge, lequel où il rencontrait un âpre conflit entre Bartolus et Baldus, et quelque matière agitée de plusieurs contrariétés, mettait en marge de son livre, Question pour l’ami, c’est-à-dire que la vérité était si embrouillée et débattue, qu’en pareille cause, il pourrait favoriser celle des parties, que bon lui semblerait. Il ne tenait qu’à faute d’esprit et de suffisance, qu’il ne pût mettre partout, Question pour l’ami. Les avocats et les juges de notre temps, trouvent à toutes causes, assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. À une science si infinie, dépendant de l’autorité de tant d’opinions, et d’un sujet si arbitraire, il ne peut être, qu’il n’en naisse une confusion extrême de jugements. Aussi n’est-il guère si clair procès, auquel les avis ne se trouvent divers : ce qu’une compagnie a jugé, l’autre le juge au contraire, et elle-même au contraire une autre fois. De quoi nous voyons des exemples ordinaires, par cette licence, qui tache merveilleusement la cérémonieuse autorité et lustre de notre justice, de ne s’arrêter aux arrêts, et courir des uns aux autres juges, pour décider d’une même cause. Quant à la liberté des opinions philosophiques, touchant le vice et la vertu, c’est chose où il n’est besoin de s’étendre ; et où il se trouve plusieurs avis, qui valent mieux tus que publiés aux faibles esprits. Arcesilaus disait n’être considérable en la paillardise, de quel côté et par où on le fût. Et obscænas voluptates, si natura requirit, non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, ætate, figura metiendas Epicurus putat. Ne amores quidem sanctos a sapiente alienos esse arbitrantur. Quæramus ad quam usque ætatem iuuenes amandi sint. [Quant aux plaisirs sexuels, Épicure pense que, si la nature les réclame, il faut les mesurer, non à la naissance, à la situation ou au rang, mais à la beauté, à l’âge, à l’aspect. — Même les amours, si elles sont chastes, ne sont pas, à leur avis, étrangères au sage. — Voyons jusqu’à quel âge il convient d’aimer les jeunes gens.] Ces deux derniers lieux Stoïques, et sur ce propos, le reproche de Dicearchus à Platon même, montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences éloignées de l’usage commun, et excessives. Les lois prennent leur autorité de la possession et de l’usage : il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et s’ennoblissent en roulant, comme nos rivières : suivez-les contremont jusques à leur source, ce n’est qu’un petit surgeon d’eau à peine reconnaissable, qui s’enorgueillit ainsi, et se fortifie, en vieillissant. Voyez les anciennes considérations, qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, d’horreur et de révérence : vous les trouverez si légères et si délicates, que ces gens ici qui pèsent tout, et le ramènent à la raison, et qui ne reçoivent rien par autorité et à crédit, il n’est pas merveille s’ils ont leurs jugements souvent très éloignés des jugements publics. Gens qui prennent pour patron l’image première de nature, il n’est pas merveille, si en la plupart de leurs opinions, ils gauchissent la voie commune. Comme pour exemple : peu d’entre eux eussent approuvé les conditions contraintes de nos mariages : et la plupart ont voulu les femmes communes, et sans obligation. Ils refusaient nos cérémonies : Chrysippus disait, qu’un philosophe fera une douzaine de culbutes en public, voire sans haut-de-chausses, pour une douzaine d’olives. À peine eut-il donné avis à Clisthenes de refuser la belle Agariste sa fille, à Hippoclides, pour lui avoir vu faire l’arbre fourché sur une table. Metrocles lâcha un peu indiscrètement un pet en disputant, en présence de son école : et se tenait en sa maison caché de honte, jusques à ce que Crates le fut visiter : et ajoutant à ses consolations et raisons, l’exemple de sa liberté, se mettant à péter à l’envi avec lui, il lui ôta ce scrupule ; et de plus, le retira à sa secte Stoïque, plus franche, de la secte Péripatétique plus civile, laquelle jusques lors il avait suivi. Ce que nous appelons honnêteté, de n’oser faire à découvert, ce qui nous est honnête de faire à couvert, ils l’appelaient sottise ; et de faire le fin à taire et désavouer ce que nature, coutume, et notre désir publient et proclament de nos actions, ils l’estimaient vice. Et leur semblait, que c’était affoler les mystères de Vénus, que de les ôter du retiré sacraire de son temple, pour les exposer à la vue du peuple : Et que tirer ses jeux hors du rideau, c’était les perdre. C’est chose de poids, que la honte : La recélation, réservation, circonscription, parties de l’estimation. Que la volupté très ingénieusement faisait instance, sous le masque de la vertu, de n’être prostituée au milieu des carrefours, foulée des pieds et des yeux de la commune, trouvant à dire la dignité et commodité de ses cabinets accoutumés. De là disent aucuns, que d’ôter les bordels publics, c’est non seulement épandre partout la paillardise, qui était assignée à ce lieu-là, mais encore aiguillonner les hommes vagabonds et oisifs à ce vice, par la malaisance.
Mœchus es Aufidiœ qui vir Corvine fuisti,
Riualis fuerat qui tuus, ille vir est.
Cur aliena placet tibi, quæ tua non placet uxor ?
Nunquid securus non potes arrigere ?
[Tu es, Corvinus, l’amant d’Aufidia, toi qui as été son mari. Et ton ancien rival est, lui, le mari. D’où vient qu’elle te plaît, femme d’un autre, mais non quand elle est la tienne ? Est-ce qu’en sécurité tu ne peux pas bander ?]
Cette expérience se diversifie en mille exemples.
Nullus in urbe fuit tota, qui tangere vellet
Uxorem gratis Cæciliane tuam,
Dum licuit : sed nunc positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es.
[Dans toute la ville, il n’y a eu personne, Cécilianus, qui voulût toucher gratis à ta femme, tant que cela a été loisible ; mais maintenant qu’elle est sous bonne garde, en foule se pressent les baiseurs. Tu es astucieux !]
On demanda à un philosophe qu’on surprit à même, ce qu’il faisait : il répondit tout froidement, Je plante un homme : ne rougissant non plus d’être rencontré en cela, que si on l’eût trouvé plantant des aulx. C’est, comme j’estime, d’une opinion tendre, respectueuse, qu’un grand et religieux auteur tient cette action, si nécessairement obligée à l’occultation et à la vergogne, qu’en la licence des embrassements Cyniques, il ne se peut persuader, que la besogne en vînt à sa fin : ains qu’elle s’arrêtait à représenter des mouvements lascifs seulement, pour maintenir l’impudence de la profession de leur école : et que pour élancer ce que la honte avait contraint et retiré, il leur était encore après besoin de chercher l’ombre. Il n’avait pas vu assez avant en leur débauche. Car Diogenes exerçant en public sa masturbation, faisait souhait en présence du peuple assistant, de pouvoir ainsi saouler son ventre en le frottant. À ceux qui lui demandaient, pourquoi il ne cherchait lieu plus commode à manger, qu’en pleine rue : C’est, répondait-il, que j’ai faim en pleine rue. Les femmes philosophes, qui se mêlaient à leur secte, se mêlaient aussi à leur personne, en tout lieu, sans discrétion : et Hipparchia ne fut reçue en la société de Crates, qu’en condition de suivre en toutes choses les us et coutumes de sa règle. Ces philosophes ici donnaient extrême prix à la vertu : et refusaient toutes autres disciplines que la morale : si est-ce qu’en toutes actions ils attribuaient la souveraine autorité à l’élection de leur sage, et au-dessus des lois : et n’ordonnaient aux voluptés autre bride, que la modération, et la conservation de la liberté d’autrui. Heraclitus et Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade, et gracieux au sain : l’aviron tortu dans l’eau, et droit à ceux qui le voient hors de là : et de pareilles apparences contraires qui se trouvent aux sujets, argumentèrent que tous sujets avaient en eux les causes de ces apparences : et qu’il y avait au vin quelque amertume, qui se rapportait au goût du malade ; l’aviron, certaine qualité courbe, se rapportant à celui qui le regarde dans l’eau. Et ainsi de tout le reste. Qui est dire, que tout est en toutes choses, et par conséquent rien en aucune : car rien n’est, où tout est. Cette opinion me ramentoit l’expérience que nous avons, qu’il n’est aucun sens ni visage, ou droit, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouve aux écrits, qu’il entreprend de fouiller. En la parole la plus nette, pure, et parfaite, qui puisse être, combien de fausseté et de mensonge a l’on fait naître ? quelle hérésie n’y a trouvé des fondements assez, et témoignages, pour entreprendre et pour se maintenir ? C’est pour cela, que les auteurs de telles erreurs, ne se veulent jamais départir de cette preuve du témoignage de l’interprétation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par autorité, cette quête de la pierre philosophale, où il est tout plongé : m’allégua dernièrement cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disait, s’être premièrement fondé pour la décharge de sa conscience : (car il est de profession Ecclésiastique) et à la vérité l’invention n’en était pas seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodée à la défense de cette belle science. Par cette voie, se gagne le crédit des fables divinatrices. Il n’est pronostiqueur, s’il a cette autorité, qu’on le daigne feuilleter, et rechercher curieusement tous les plis et lustres de ses paroles, à qui on ne fasse dire tout ce qu’on voudra, comme aux Sibylles : Il y a tant de moyens d’interprétation, qu’il est malaisé que de biais, ou de droit fil, un esprit ingénieux ne rencontre en tout sujet, quelque air, qui lui serve à son point. Pourtant se trouve un style nébuleux et douteux, en si fréquent et ancien usage. Que l’auteur puisse gagner cela d’attirer et embesogner à soi la postérité. Ce que non seulement la suffisance, mais autant, ou plus, la faveur fortuite de la matière peut gagner. Qu’au demeurant il se présente par bêtise ou par finesse, un peu obscurément et diversement : ne lui chaille : Nombre d’esprits le blutant et secouant, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à côté, ou au contraire de la sienne, qui lui feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les régents du Landit. C’est ce qui a fait valoir plusieurs choses de néant, qui a mis en crédit plusieurs écrits, et chargé de toute sorte de matière qu’on a voulu : une même chose recevant mille et mille, et autant qu’il nous plaît d’images et considérations diverses. Est-il possible qu’Homere ait voulu dire tout ce qu’on lui fait dire : et qu’il se soit prêté à tant et si diverses figures, que les théologiens, législateurs, capitaines, philosophes, toute sorte de gens, qui traitent sciences, pour diversement et contrairement qu’ils les traitent, s’appuient de lui, s’en rapportent à lui : Maître général à tous offices, ouvrages, et artisans : Général Conseiller à toutes entreprises ? Quiconque a eu besoin d’oracles et de prédictions, en y a trouvé pour son fait. Un personnage savant et de mes amis, c’est merveille quelles rencontres et combien admirables il y fait naître, en faveur de notre religion : et ne se peut aisément départir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d’Homère, (si lui est cet auteur aussi familier qu’à homme de notre siècle). Et ce qu’il trouve en faveur de la nôtre, plusieurs anciennement l’avaient trouvé en faveur des leurs. Voyez démener et agiter Platon, chacun s’honorant de l’appliquer à soi, le couche du côté qu’il le veut. On le promène et l’insère à toutes les nouvelles opinions, que le monde reçoit : et le différente l’on à soi-même selon le différent cours des choses : On fait désavouer à son sens, les mœurs licites en son siècle, d’autant qu’elles sont illicites au nôtre. Tout cela, vivement et puissamment, autant qu’est puissant et vif l’esprit de l’interprète. Sur ce même fondement qu’avait Heraclitus, et cette sienne sentence, Que toutes choses avaient en elles les visages qu’on y trouvait, Democritus en tirait une toute contraire conclusion : c’est que les sujets n’avaient du tout rien de ce que nous y trouvions : et de ce que le miel était doux à l’un, et amer à l’autre, il argumentait, qu’il n’était ni doux, ni amer. Les Pyrrhoniens diraient qu’ils ne savent s’il est doux ou amer, ou ni l’un ni l’autre, ou tous les deux : car ceux-ci gagnent toujours le haut point de la dubitation. Les Cyrénayens tenaient, que rien n’était perceptible par le dehors, et que cela était seulement perceptible, qui nous touchait par l’interne attouchement, comme la douleur et la volupté : ne reconnaissant ni ton, ni couleur, mais certaines affections seulement, qui nous en venaient : et que l’homme n’avait autre siège de son jugement. Protagoras estimait être vrai à chacun, ce qui semble à chacun. Les Épicuriens logent aux sens tout jugement, et en la notice des choses, et en la volupté. Platon a voulu, le jugement de la vérité, et la vérité même retirée des opinions et des sens, appartenir à l’esprit et à la cogitation. Ce propos m’a porté sur la considération des sens, auxquels gît le plus grand fondement et preuve de notre ignorance. Tout ce qui se connaît, il se connaît sans doute par la faculté du connaissant : car puisque le jugement vient de l’opération de celui qui juge, c’est raison que cette opération il la parfasse par ses moyens et volonté, non par la contrainte d’autrui : comme il adviendrait, si nous connaissions les choses par la force et selon la loi de leur essence. Or toute connaissance s’achemine en nous par les sens, ce sont nos maîtres :
via qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus, templaque mentis.
[la grande route de la persuasion, par où elle va au plus près du cœur humain et du sanctuaire de l’esprit.]
La science commence par eux, et se résout en eux. Après tout, nous ne saurions non plus qu’une pierre, si nous ne savions, qu’il y a son, odeur, lumière, saveur, mesure, poids, mollesse, dureté, âpreté, couleur, polissure, largeur, profondeur. Voilà le plant et les principes de tout le bâtiment de notre science. Et selon aucuns, science n’est autre chose, que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me saurait faire reculer plus arrière. Les sens sont le commencement et la fin de l’humaine connaissance.
Inuenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam veri, neque sensus posse refelli.
Quid maiore fide porro quam sensus haberi
Debet ?
[Tu trouveras que c’est d’abord des sens que naît la connaissance du vrai, et que les sens ne peuvent être récusés. À quoi doit-on accorder plus de crédit qu’aux sens ?]
Qu’on leur attribue le moins qu’on pourra, toujours faudra-t-il leur donner cela, que par leur voie et entremise s’achemine toute notre instruction. Cicero dit que Chrysippus ayant essayé de rabattre de la force des sens et de leur vertu, se représenta à soi-même des arguments au contraire, et des oppositions si véhémentes, qu’il n’y put satisfaire. Sur quoi Carneades, qui maintenait le contraire parti, se vantait de se servir des armes mêmes et paroles de Chrysippus, pour le combattre : et s’écriait à cette cause contre lui : Ô misérable, ta force t’a perdu. Il n’est aucun absurde, selon nous, plus extrême, que de maintenir que le feu n’échauffe point, que la lumière n’éclaire point, qu’il n’y a point de pesanteur au fer, ni de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens ; ni créance, ou science en l’homme, qui se puisse comparer à celle-là en certitude. La première considération que j’ai sur le sujet des sens, est que je mets en doute que l’homme soit pourvu de tous sens naturels. Je vois plusieurs animaux, qui vivent une vie entière et parfaite, les uns sans la vue, autres sans l’ouïe ; qui sait si à nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois, et plusieurs autres sens ? Car s’il en manque quelqu’un, notre discours n’en peut découvrir le défaut C’est le privilège des sens, d’être l’extrême borne de notre apercevance : Il n’y a rien au-delà d’eux, qui nous puisse servir à les découvrir ; voire ni l’un sens n’en peut découvrir l’autre.
An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculive reuincent ?
[Les oreilles pourront-elles critiquer les yeux ? le toucher, les oreilles ? Et ce toucher, le goût de la bouche le réfutera-t-il, les narines le confondront-elles, ou les yeux le démentiront-ils ?]
Ils font trestous, la ligne extrême de notre faculté.
seorsum cuique potestas
Diuisa est, sua vis cuique est.
[Chacun séparément a reçu un pouvoir en partage, chacun a sa faculté propre.]
Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle, qu’il n’y voit pas, impossible de lui faire désirer la vue et regretter son défaut. Par quoi, nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons : vu qu’elle n’a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument, ni similitude, qui loge en son imagination aucune appréhension, de lumière, de couleur, et de vue. Il n’y a rien plus arrière, qui puisse pousser le sens en évidence. Les aveugles-nés, qu’on voit désirer à voir, ce n’est pas pour entendre ce qu’ils demandent : ils ont appris de nous, qu’ils ont à dire quelque chose, qu’ils ont quelque chose à désirer, qui est en nous, laquelle ils nomment bien, et ses effets et conséquences : mais ils ne savent pourtant pas que c’est, ni ne l’appréhendent ni près ni loin. J’ai vu un gentilhomme de bonne maison, aveugle-né, au moins aveugle de tel âge, qu’il ne sait que c’est que de vue : il entend si peu ce qui lui manque, qu’il use et se sert comme nous, des paroles propres au voir, et les applique d’une mode toute sienne et particulière. On lui présentait un enfant duquel il était parrain, l’ayant pris entre ses bras : Mon Dieu, dit-il, le bel enfant, qu’il le fait beau voir, qu’il a le visage gai. Il dira comme l’un d’entre nous, Cette salle a une belle vue, il fait clair, il fait beau soleil. Il y a plus : car parce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la butte, et qu’il l’a ouï dire, il s’y affectionne et s’y embesogne : et croit y avoir la même part, que nous y avons : il s’y pique et s’y plaît, et ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On lui crie, que voilà un lièvre, quand on est en quelque belle esplanade, où il puisse piquer : et puis on lui dit encore, que voilà un lièvre pris : le voilà aussi fier de sa prise, comme il oit dire aux autres, qu’ils le sont. L’éteuf, il le prend à la main gauche, et le pousse à tout sa raquette : de l’arquebuse, il en tire à l’aventure, et se paie de ce que ses gens lui disent, qu’il est ou haut, ou côtier. Que sait-on si le genre humain fait une sottise pareille, à faute de quelque sens, et que par ce défaut, la plupart du visage des choses nous soit caché ? Que sait-on, si les difficultés que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature, viennent de là ? et si plusieurs effets des animaux qui excèdent notre capacité, sont produits par la faculté de quelque sens, que nous ayons à dire ? et si aucuns d’entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen, et entière que la nôtre ? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens : nous y trouvons de la rougeur, de la polissure, de l’odeur et de la douceur : outre cela, elle peut avoir d’autres vertus, comme d’assécher ou restreindre, auxquelles nous n’avons point de sens qui se puisse rapporter. Les propriétés que nous appelons occultes en plusieurs choses, comme à l’aimant d’attirer le fer, n’est-il pas vraisemblable qu’il y a des facultés sensitives en nature propres à les juger et à les apercevoir, et que le défaut de telles facultés, nous apporte l’ignorance de la vraie essence de telles choses ? C’est à l’aventure quelque sens particulier, qui découvre aux coqs l’heure du matin et de minuit, et les émeut à chanter : qui apprend aux poules, avant tout usage et expérience, de craindre un épervier, et non une oie, ni un paon, plus grandes bêtes : qui avertit les poulets de la qualité hostile, qui est au chat contre eux, et à ne se défier du chien : s’armer contre le miaulement, voix aucunement flatteuse, non contre l’aboyer, voix âpre et querelleuse. Aux frelons, aux fourmis, et aux rats, de choisir toujours le meilleur fromage et la meilleure poire, avant que d’y avoir tâté, et qui achemine le cerf, l’éléphant et le serpent à la connaissance de certaine herbe propre à leur guérison. Il n’y a sens, qui n’ait une grande domination, et qui n’apporte par son moyen un nombre infini de connaissances. Si nous avions à dire l’intelligence des sons, de l’harmonie, et de la voix, cela apporterait une confusion inimaginable à tout le reste de notre science. Car outre ce qui est attaché au propre effet de chaque sens, combien d’arguments, de conséquences, et de conclusions tirons-nous aux autres choses par la comparaison de l’un sens à l’autre ? Qu’un homme entendu, imagine l’humaine nature produite originellement sans la vue, et discoure combien d’ignorance et de trouble lui apporterait un tel défaut, combien de ténèbres et d’aveuglement en notre âme : on verra par là, combien nous importe, à la connaissance de la vérité, la privation d’un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une vérité par la consultation et concurrence de nos cinq sens : mais à l’aventure fallait-il l’accord de huit, ou de dix sens, et leur contribution, pour l’apercevoir certainement et en son essence. Les sectes qui combattent la science de l’homme, elles la combattent principalement par l’incertitude et faiblesse de nos sens : Car puisque toute connaissance vient en nous par leur entremise et moyen, s’ils faillent au rapport qu’ils nous font, s’ils corrompent ou altèrent ce, qu’ils nous charrient du dehors, si la lumière qui par eux s’écoule en notre âme est obscurcie au passage, nous n’avons plus que tenir. De cette extrême difficulté sont nées toutes ces fantaisies : que chaque sujet a en soi tout ce que nous y trouvons : qu’il n’a rien de ce que nous y pensons trouver : et celle des Épicuriens, que le Soleil n’est non plus grand que ce que notre vue le juge :
Quicquid id est, nihilo fertur maiore figura,
Quam nostris oculis quam cernimus esse videtur,
[Quoi que ce soit, il n’a pas du tout dans sa course un volume plus grand que ne paraît être celui que nous voyons de nos yeux,]
que les apparences, qui représentent un corps grand, à celui qui en est voisin, et plus petit, à celui qui en est éloigné, sont toutes deux vraies :
Nec tamen hic oculis falli concedimus hilum ;
Proinde animi vitium hoc oculis adfingere noli,
[Et pourtant nous ne concédons pas qu’ici nous soyons en rien trompés par nos yeux ; ne va donc pas imputer aux yeux cette faute de l’esprit,]
et résolument qu’il n’y a aucune tromperie aux sens : qu’il faut passer à leur merci, et chercher ailleurs des raisons pour excuser la différence et contradiction que nous y trouvons. Voire inventer toute autre mensonge et rêverie (ils en viennent jusque-là) plutôt que d’accuser les sens. Timagoras jurait, que pour presser ou biaiser son œil, il n’avait jamais aperçu doubler la lumière de la chandelle : Et que cette semblance venait du vice de l’opinion, non de l’instrument. De toutes les absurdités la plus absurde aux Épicuriens, est, désavouer la force et l’effet des sens.
Proinde quod in quoque est his visum tempore, verum est.
Etsi non potuit ratio dissolvere causam,
Cur ea quæ fuerint iuxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda : tamen præstat rationis egentem
Reddere mendose causas utriusque figuræ,
Quam manibus manifesta suis emittere quoquam,
Et violare fidem primam, et conuellere tota
Fundamenta, quibus nixatur vita salusque.
Non modo enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Præcipitesque locos vitare, et cætera quæ sint
In genere hoc fugienda.
[Par conséquent, ce qui leur a semblé, en toute circonstance, est vrai. Bien que la raison n’ait pu démêler la cause pour laquelle les objets qui de près étaient carrés ont semblé ronds de loin, pourtant il vaut mieux attribuer, par indigence de la raison, des causes fautives à l’une et l’autre figure, que de laisser échapper des mains les évidences, de trahir ce en quoi nous avons premièrement foi et de ruiner totalement les fondements sur lesquels reposent la vie et le salut. Car ce n’est pas seulement la raison qui s’écroulerait tout entière, c’est aussi la vie même qui s’effondrerait aussitôt, si l’on n’osait pas se fier à ses sens et éviter les précipices et les autres dangers de ce genre dont il faut se garder.]
Ce conseil désespéré et si peu philosophique, ne représente autre chose, sinon que l’humaine science ne se peut maintenir que par raison déraisonnable, folle et forcenée : mais qu’encore vaut-il mieux, que l’homme, pour se faire valoir, s’en serve, et de tout autre remède, tant fantastique soit-il, que d’avouer sa nécessaire bêtise : vérité si désavantageuse. Il ne peut fuir, que les sens ne soient les souverains maîtres de sa connaissance : mais ils sont incertains et falsifiables à toutes circonstances. C’est là, où il faut battre à outrance : et, si les forces justes nous faillent, comme elles font, y employer l’opiniâtreté, la témérité, l’impudence. Au cas, que ce que disent les Épicuriens soit vrai, à savoir, que nous n’avons pas de science, si les apparences des sens sont fausses : et ce que disent les Stoïciens, s’il est aussi vrai, que les apparences des sens sont si fausses qu’elles ne nous peuvent produire aucune science : nous conclurons aux dépens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu’il n’y a point de science. Quant à l’erreur et incertitude de l’opération des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il lui plaira : tant les fautes et tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires. Au retentir d’un vallon, le son d’une trompette semble venir devant nous, qui vient d’une lieue derrière.
Extantesque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longe diuersi licet.
Et fugere ad puppim colles campique videntur
Quos agimus propter nauim.
ubi in medio nobis equus acer obhæsit
Flumine, equi corpus transuersum ferre videtur
Vis, et in aduersum flumen contrudere raptim.
[De loin, des montagnes qui s’élèvent du milieu des flots paraissent ne faire qu’un, bien qu’elles soient fort distantes. Il nous semble voir fuir vers notre poupe les collines et les plaines que nous longeons en bateau. Quand notre fougueux cheval s’arrête au milieu du fleuve, le corps du cheval semble entraîné de travers par une force qui le pousse vivement à contre-courant.]
À manier une balle d’arquebuse, sous le second doigt, celui du milieu étant entrelacé par-dessus, il faut extrêmement se contraindre, pour avouer, qu’il n’y en ait qu’une, tant le sens nous en représente deux. Car que les sens soient maintes fois maîtres du discours, et le contraignent de recevoir des impressions qu’il sait et juge être fausses, il se voit à tous coups. Je laisse à part celui de l’attouchement, qui a ses opérations plus voisines, plus vives et substantielles, qui renverse tant de fois par l’effet de la douleur qu’il apporte au corps, toutes ces belles résolutions Stoïques, et contraint de crier au ventre, celui qui a établi en son âme ce dogme avec toute résolution, que la colique, comme toute autre maladie et douleur, est chose indifférente, n’ayant la force de rien rabattre du souverain bonheur et félicité, en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n’est cœur si mou, que le son de nos tambourins et de nos trompettes n’échauffe, ni si dur que la douceur de la musique n’éveille et ne chatouille : ni âme si revêche, qui ne se sente touchée de quelque révérence, à considérer cette vastité sombre de nos Églises, la diversité d’ornements, et ordre de nos cérémonies, et ouïr le son dévotieux de nos orgues, et l’harmonie si posée, et religieuse de nos voix. Ceux mêmes qui y entrent avec mépris, sentent quelque frisson dans le cœur, et quelque horreur, qui les met en défiance de leur opinion. Quant à moi, je ne m’estime point assez fort, pour ouïr en sens rassis, des vers d’Horace, et de Catulle, chantés d’une voix suffisante, par une belle et jeune bouche. Et Zenon avait raison de dire, que la voix était la fleur de la beauté. On m’a voulu faire accroire, qu’un homme, que tous nous autres Français connaissons, m’avait imposé, en me récitant des vers, qu’il avait faits : qu’ils n’étaient pas tels sur le papier, qu’en l’air : et que mes yeux en feraient contraire jugement à mes oreilles : tant la prononciation a de crédit à donner prix et façon aux ouvrages, qui passent à sa merci. Sur quoi Philoxenus ne fut pas fâcheux, en ce, qu’oyant un, donner mauvais ton à quelque sienne composition, il se prit à fouler aux pieds, et casser de la brique, qui était à lui ; disant, Je romps ce qui est à toi, comme tu corromps ce qui est à moi. À quoi faire, ceux mêmes qui se sont donnés la mort d’une certaine résolution, détournaient-ils la face, pour ne voir le coup qu’ils se faisaient donner ? et ceux qui pour leur santé désirent et commandent qu’on les incise et cautérise, ne peuvent soutenir la vue des apprêts, outils et opération du chirurgien, attendu que la vue ne doit avoir aucune participation à cette douleur ? Cela ne sont-ce pas propres exemples à vérifier l’autorité que les sens ont sur le discours ? Nous avons beau savoir que ces tresses sont empruntées d’un page ou d’un laquais : que cette rougeur est venue d’Espaigne, et cette blancheur et polissure, de la mer Océane : encore faut-il que la vue nous force d’en trouver le sujet plus aimable et plus agréable, contre toute raison. Car en cela il n’y a rien du sien.
Auferimur cultu, gemmis, auroque teguntur
Crimina, pars minima est ipsa puella sui.
Sæpe ubi sit quod ames inter tam multa requiras :
Decipit hac oculos Ægide, diues amor.
[Nous sommes ravis par la parure ; les pierreries et l’or dissimulent les défauts, une fille est la moindre partie d’elle-même. Souvent, quand vous cherchez où est, au milieu de tant d’ornements, ce que vous aimez, c’est sous cette égide que le riche objet de votre amour trompe vos yeux.]
Combien donnent à la force des sens les poètes, qui font Narcisse éperdu de l’amour de son ombre :
Cunctaque miratur, quibus est mirabilis ipse,
Se cupit imprudens, et qui probat, ipse probatur.
Dumque petit, petitur : pariterque accendit et ardet,
[Il admire tout ce qui le fait lui-même admirable. À son insu lui-même il se désire, il loue et est objet de louanges, il est en convoitant objet de convoitise, il allume des feux et en est embrasé,]
et l’entendement de Pygmalion si troublé par l’impression de la vue de sa statue d’ivoire, qu’il l’aime et la serve pour vive :
Oscula dat reddique putat, sequiturque tenetque,
Et credit tactis digitos insidere membris,
Et metuit pressos veniat ne liuor in artus.
[Il lui donne des baisers et croit en recevoir en retour, il s’attache à elle et l’étreint, il se figure que ses doigts s’impriment sur les membres qu’ils touchent et craint que leur pression ne fasse pâlir les chairs.]
Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours notre Dame de Paris ; il verra par raison évidente, qu’il est impossible qu’il en tombe ; et si ne se saurait garder (s’il n’a accoutumé le métier des couvreurs) que la vue de cette hauteur extrême, ne l’épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous assurer aux galeries, qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour, encore qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu’on jette une poutre entre ces deux tours d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus, il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté, qui puisse nous donner courage d’y marcher, comme nous ferions si elle était à terre. J’ai souvent essayé cela, en nos montagnes de deçà, et si suis de ceux qui ne s’effraient que médiocrement de telles choses, que je ne pouvais souffrir la vue de cette profondeur infinie, sans horreur et tremblement de jarrets et de cuisses, encore qu’il s’en fallût bien ma longueur, que je ne fusse du tout au bord, et n’eusse su choir, si je ne me fusse porté à escient au danger. J’y remarquai aussi, quelque hauteur qu’il y eût, pourvu qu’en cette pente il s’y présentât un arbre, ou bosse de rocher, pour soutenir un peu la vue, et la diviser, que cela nous allège et donne assurance, comme si c’était chose de quoi à la chute nous pussions recevoir secours : mais que les précipices coupés et unis, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoiement de tête : ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit [si bien qu’on ne peut regarder en bas sans que les yeux et l’esprit à la fois soient pris de vertige] : qui est une évidente imposture de la vue. Ce fut pourquoi ce beau philosophe se creva les yeux, pour décharger l’âme de la débauche qu’elle en recevait, et pouvoir philosopher plus en liberté. Mais à ce compte, il se devait aussi faire étouper les oreilles, que Theophrastus dit être le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler et changer ; et se devait priver enfin de tous les autres sens ; c’est-à-dire de son être et de sa vie. Car ils ont tous cette puissance, de commander notre discours et notre âme. Fit etiam sæpe specie quadam, sæpe vocum gravitate et cantibus, ut pellantur animi vehementius : sæpe etiam cura et timore. [Il arrive souvent aussi qu’une certaine manière d’être, que des voix graves et des chants remuent plus vivement les âmes ; souvent aussi c’est le souci et la crainte.] Les médecins tiennent, qu’il y a certaines complexions, qui s’agitent par aucuns sons et instruments jusques à la fureur. J’en ai vu, qui ne pouvaient ouïr ronger un os sous leur table sans perdre patience : et n’est guère homme, qui ne se trouble à ce bruit aigre et poignant, que font les limes en raclant le fer : comme à ouïr mâcher près de nous, ou ouïr parler quelqu’un, qui ait le passage du gosier ou du nez empêché, plusieurs s’en émeuvent, jusques à la colère et la haine. Ce flûteur protocole de Gracchus, qui amollissait, roidissait, et contournait la voix de son maître, lorsqu’il haranguait à Rome, à quoi servait-il, si le mouvement et qualité du son, n’avait force à émouvoir et altérer le jugement des auditeurs ? Vraiment il y a bien de quoi faire si grande fête de la fermeté de cette belle pièce, qui se laisse manier et changer au branle et accidents d’un si léger vent. Cette même piperie, que les sens apportent à notre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Notre âme parfois s’en revanche de même, ils mentent, et se trompent à l’envi. Ce que nous voyons et oyons agités de colère, nous ne l’oyons pas tel qu’il est.
Et solem geminum, et duplices se ostendere Thebas.
[Un soleil redoublé et une double Thèbes se présentent aux yeux.]
L’objet que nous aimons, nous semble plus beau qu’il n’est :
Multimodis igitur prauas turpesque videmus
Esse in delitiis, summoque in honore vigere,
[Aussi voyons-nous des femmes laides et fort mal faites être chéries et traitées avec les plus grands honneurs,]
et plus laid celui que nous avons à contrecœur. À un homme ennuyé et affligé, la clarté du jour semble obscurcie et ténébreuse. Nos sens sont non seulement altérés, mais souvent hébétés du tout, par les passions de l’âme. Combien de choses voyons-nous, que nous n’apercevons pas, si nous avons notre esprit empêché ailleurs ?
in rebus quoque apertis noscere possis,
Si non aduertas animum proinde esse, quasi omni
Tempore semotæ fuerint, longeque remotæ.
[Même quand il s’agit d’objets apparents, on peut remarquer que, si l’esprit n’est pas attentif, il en va comme s’ils avaient toujours été placés à l’écart et relégués au loin.]
Il semble que l’âme retire au-dedans, et amuse les puissances des sens. Par ainsi et le dedans et le dehors de l’homme est plein de faiblesse et de mensonge. Ceux qui ont apparié notre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’aventure plus qu’ils ne pensaient : Quand nous songeons, notre âme vit, agit, exerce toutes ses facultés, ni plus ni moins que quand elle veille ; mais si plus mollement et obscurément ; non de tant certes, que la différence y soit, comme de la nuit à une clarté vive : oui, comme de la nuit à l’ombre : là elle dort, ici elle sommeille : Plus et moins, ce sont toujours ténèbres, et ténèbres Cymmériennes. Nous veillons dormant, et veillant dormons. Je ne vois pas si clair dans le sommeil : mais quant au veiller, je ne le trouve jamais assez pur et sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur, endort parfois les songes : mais notre veiller n’est jamais si éveillé, qu’il purge et dissipe bien à point les rêveries, qui sont les songes des veillants, et pires que songes. Notre raison et notre âme recevant les fantaisies et opinions, qui lui naissent en dormant, et autorisant les actions de nos songes de pareille approbation, qu’elle fait celles du jour : pourquoi ne mettons-nous en doute, si notre penser, notre agir, n’est pas un autre songer, et notre veiller, quelque espèce de dormir ? Si les sens sont nos premiers juges, ce ne sont pas les nôtres qu’il faut seuls appeler au conseil : car en cette faculté, les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu’aucuns ont l’ouïe plus aiguë que l’homme, d’autres la vue, d’autres le sentiment, d’autres l’attouchement ou le goût. Democritus disait que les Dieux et les bêtes avaient les facultés sensitives beaucoup plus parfaites que l’homme. Or entre les effets de leurs sens, et les nôtres, la différence est extrême. Notre salive nettoie et assèche nos plaies, elle tue le serpent.
Tantaque in his rebus distantia differitasque est,
Ut quod aliis cibus est, aliis fuat acre venenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliua,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.
[En ces matières la distance et la différence sont si grandes que ce qui est aliment pour certains est pour d’autres violent poison. Souvent, en effet, le serpent, au contact de la salive de l’homme, se meurt et s’achève lui-même de ses propres morsures.]
Quelle qualité donnerons-nous à la salive, ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens vérifierons-nous sa véritable essence que nous cherchons ? Pline dit qu’il y a aux Indes certains lièvres marins, qui nous sont poison, et nous à eux : de manière que du seul attouchement nous les tuons : Qui sera véritablement poison, ou l’homme, ou le poisson ? à qui en croirons-nous, ou au poisson de l’homme, ou à l’homme du poisson ? Quelque qualité d’air infecte l’homme qui ne nuit point au bœuf ; quelque autre, le bœuf, qui ne nuit point à l’homme ; laquelle des deux sera en vérité et en nature pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils voient toutes choses jaunâtres et plus pâles que nous :
Lurida præterea fiunt quæcunque tuentur
Arquati
[En outre, devient jaune tout ce que regardent les ictériques.]
Ceux qui ont cette maladie que les médecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang sous la peau, voient toutes choses rouges et sanglantes. Ces humeurs, qui changent ainsi les opérations de notre vue, que savons-nous si elles prédominent aux bêtes, et leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les unes, qui ont les yeux jaunes, comme nos malades de jaunisse, d’autres qui les ont sanglants de rougeur : à celles-là, il est vraisemblable, que la couleur des objets paraît autre qu’à nous ; quel jugement des deux sera le vrai ? Car il n’est pas dit, que l’essence des choses, se rapporte à l’homme seul. La dureté, la blancheur, la profondeur, et l’aigreur, touchent le service et science des animaux, comme la nôtre : nature leur en a donné l’usage comme à nous. Quand nous pressons l’œil, les corps que nous regardons, nous les apercevons plus longs et étendus : plusieurs bêtes ont l’œil ainsi pressé : cette longueur est donc à l’aventure la véritable forme de ce corps, non pas celle que nos yeux lui donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l’œil par-dessous, les choses nous semblent doubles :
Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum facies, et corpora bina.
[Doubles sont les lumières que les flammes épanouissent sur les lampes, doubles les visages des gens et doubles leurs corps.]
Si nous avons les oreilles empêchées de quelque chose, ou le passage de l’ouïe resserré, nous recevons le son autre, que nous ne faisons ordinairement : les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n’ont qu’un bien petit trou au lieu de l’oreille, ils n’oient par conséquent pas ce que nous oyons, et reçoivent le son autre. Nous voyons aux fêtes et aux théâtres, qu’opposant à la lumière des flambeaux, une vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu, nous appert ou vert, ou jaune, ou violet :
Et vulgo faciunt id lutea russaque vela,
Et ferriginea, cum magnis intenta theatris
Per malos volgata trabesque trementia pendent :
Namque ibi consessum caueai subter, et omnem
Scenai speciem, patrum matrumque deorumque
Inficiunt, coguntque suo volitare colore.
[Ainsi font couramment les voiles jaunes, rouges et bruns, quand, tendus sur de vastes théâtres où des poteaux et des traverses les déploient, ils ondulent, suspendus : au-dessous, le public réuni sur les gradins, la scène, les sénateurs, les dames et les dieux sont tout teintés par ces voiles, qui les font ondoyer de leur couleur.]
Il est vraisemblable que les yeux des animaux, que nous voyons être de diverse couleur, leur produisent les apparences des corps de même leurs yeux. Pour le jugement de l’opération des sens, il faudrait donc que nous en fussions premièrement d’accord avec les bêtes, secondement entre nous-mêmes. Ce que nous ne sommes aucunement : et entrons en débat tous les coups de ce que l’un oit, voit ou goûte, quelque chose autrement qu’un autre : et débattons autant que d’autre chose, de la diversité des images que les sens nous rapportent. Autrement oit, et voit par la règle ordinaire de nature, et autrement goûte, un enfant qu’un homme de trente ans : et celui-ci autrement qu’un sexagénaire. Les sens sont aux uns plus obscurs et plus sombres, aux autres plus ouverts et plus aigus. Nous recevons les choses autres et autres selon que nous sommes, et qu’il nous semble. Or notre sembler étant si incertain et controversé, ce n’est plus miracle, si on nous dit, que nous pouvons avouer que la neige nous apparaît blanche, mais que d’établir si de son essence elle est telle, et à la vérité, nous ne nous en saurions répondre : et ce commencement ébranlé, toute la science du monde s’en va nécessairement à vau-l’eau. Quoi, que nos sens mêmes s’entr’empêchent l’un l’autre ? une peinture semble élevée à la vue, au maniement elle semble plate : dirons-nous que le musc soit agréable ou non, qui réjouit notre sentiment, et offense notre goût ? Il y a des herbes et des onguents propres à une partie du corps, qui en blessent une autre : le miel est plaisant au goût, mal plaisant à la vue. Ces bagues qui sont entaillées en forme de plumes, qu’on appelle en devise, pennes sans fin, il n’y a œil qui en puisse discerner la largeur, et qui se sût défendre de cette piperie, que d’un côté elle n’aille en élargissant, et s’appointant et étrécissant par l’autre, même quand on la roule autour du doigt : toutefois au maniement elle vous semble équable en largeur et partout pareille. Ces personnes qui pour aider leur volupté, se servaient anciennement de miroirs, propres à grossir et agrandir l’objet qu’ils représentent, afin que les membres qu’ils avaient à embesogner, leur plussent davantage par cette accroissance oculaire : auquel des deux sens donnaient-ils gagné, ou à la vue qui leur représentait ces membres gros et grands à souhait, ou à l’attouchement qui les leur présentait petits et dédaignables ? Sont-ce nos sens qui prêtent au sujet ces diverses conditions, et que les sujets n’en aient pourtant qu’une ? comme nous voyons du pain que nous mangeons ; ce n’est que pain, mais notre usage en fait des os, du sang, de la chair, des poils, et des ongles :
Ut cibus in membra atque artus cum diditur omnes
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.
[Comme la nourriture, distribuée dans tous les membres et organes, se défait et laisse place à une autre matière qui sort d’elle.]
L’humeur que suce la racine d’un arbre, elle se fait tronc, feuille et fruit : et l’air n’étant qu’un, il se fait par l’application à une trompette, divers en mille sortes de sons : Sont-ce, dis-je, nos sens qui façonnent de même, de diverses qualités ces sujets ; ou s’ils les ont telles ? Et sur ce doute, que pouvons-nous résoudre de leur véritable essence ? Davantage puisque les accidents des maladies, de la rêverie, ou du sommeil, nous font paraître les choses autres, qu’elles ne paraissent aux sains, aux sages, et à ceux qui veillent : n’est-il pas vraisemblable que notre assiette droite, et nos humeurs naturelles, ont aussi de quoi donner un être aux choses, se rapportant à leur condition, et les accommoder à soi, comme font les humeurs déréglées : et notre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie ? Pourquoi n’a le tempéré quelque forme des objets relative à soi, comme l’intempéré : et ne leur imprimera-t-il pareillement son caractère ? Le dégoûté charge la fadeur au vin ; le sain la saveur ; l’altéré la friandise. Or notre état accommodant les choses à soi, et les transformant selon soi, nous ne savons plus quelles sont les choses en vérité, car rien ne vient à nous que falsifié et altéré par nos sens. Où le compas, l’équerre, et la règle sont gauches, toutes les proportions qui s’en tirent, tous les bâtiments qui se dressent à leur mesure, sont aussi nécessairement manques et défaillants. L’incertitude de nos sens rend incertain tout ce qu’ils produisent.
Denique ut in fabrica, si praua est regula prima,
Normaque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendose fieri, atque obstipa necessum est,
Praua, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Iam ruere ut quædam videantur velle, ruantque
Prodita iudiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum praua necesse est,
Falsaque sit falsis quæcumque a sensibus orta est.
[Enfin, de même que, dans une construction, si, au départ, la règle est fausse, si l’équerre, trompeuse, s’écarte de la verticale et si le niveau cloche du moindre côté, inévitablement tout le bâtiment en est défectueux, sans aplomb, de travers, incliné, penché en avant, penché en arrière, discordant, au point que certaines parties semblent vouloir s’effondrer et que le tout s’effondre bien, trahi par le mensonge des premières appréciations ; eh bien, de même, inévitablement tout raisonnement sur les choses est vicieux et faux s’il naît de sensations fausses.]
Au demeurant, qui sera propre à juger de ces différences ? Comme nous disons aux débats de la religion, qu’il nous faut un juge non attaché à l’un ni à l’autre parti, exempt de choix et d’affection, ce qui ne se peut parmi les Chrétiens : il advient de même en ceci : car s’il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, étant lui-même partie en ce débat : s’il est jeune, de même : sain, de même, de même malade, dormant et veillant : il nous faudrait quelqu’un exempt de toutes ces qualités, afin que sans préoccupation de jugement, il jugeât de ces propositions, comme à lui indifférentes : et à ce compte il nous faudrait un juge qui ne fut pas. Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire : pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration : pour vérifier la démonstration, un instrument, nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison : aucune raison ne s’établira sans une autre raison, nous voilà à reculons jusques à l’infini. Notre fantaisie ne s’applique pas aux choses étrangères, ains elle est conçue par l’entremise des sens, et les sens ne comprennent pas le sujet étranger, ains seulement leurs propres passions : et par ainsi la fantaisie et apparence n’est pas du sujet, ains seulement de la passion et souffrance du sens ; laquelle passion, et sujet, sont choses diverses : par quoi qui juge par les apparences, juge par chose autre que le sujet. Et de dire que les passions des sens, rapportent à l’âme, la qualité des sujets étrangers par ressemblance ; comment se peut l’âme et l’entendement assurer de cette ressemblance, n’ayant de soi nul commerce, avec les sujets étrangers ? Tout ainsi comme, qui ne connaît pas Socrates, voyant son portrait, ne peut dire qu’il lui ressemble. Or qui voudrait toutefois juger par les apparences : si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empêchent par leurs contrariétés et discrépances, comme nous voyons par expérience : Sera-ce qu’aucunes apparences choisies règlent les autres ? Il faudra vérifier celle choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : et par ainsi ce ne sera jamais fait. Finalement, il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets ; Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse : Ainsi il ne se peut établir rien de certain de l’un à l’autre, et le jugeant, et le jugé, étant en continuelle mutation et branle. Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu, entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre, et une incertaine et débile opinion. Et si de fortune vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l’eau : car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. Ainsi vu que toutes choses sont sujettes à passer d’un changement en autre, la raison qui y cherche une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent : parce que tout ou vient en être, et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit né. Platon disait que les corps n’avaient jamais existence, oui bien naissance, estimant qu’Homere eût fait l’Océan père des Dieux, et Thetis la mère : pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpétuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parmenides, qui refusait mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagoras, que toute matière est coulante et labile. Les Stoïciens, qu’il n’y a point de temps présent, et que ce que nous appelons présent, n’est que la jointure et assemblage du futur et du passé : Heraclitus, que jamais homme n’était deux fois entré en même rivière : Epicharmus, que celui qui a piéça emprunté de l’argent, ne le doit pas maintenant ; Et que celui qui cette nuit a été convié à venir ce matin dîner, vient aujourd’hui non convié ; attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres : Et qu’il ne se pouvait trouver une substance mortelle deux fois en même état : car par soudaineté et légèreté de changement, tantôt elle dissipe, tantôt elle rassemble, elle vient, et puis s’en va, de façon, que ce qui commence à naître, ne parvient jamais jusques à perfection d’être. Pour autant que ce naître n’achève jamais, et jamais n’arrête, comme étant à bout, ains depuis la semence, va toujours se changeant et muant d’un à autre. Comme de semence humaine se fait premièrement dans le ventre de la mère un fruit sans forme : puis un enfant formé, puis étant hors du ventre, un enfant de mamelle ; après il devient garçon ; puis conséquemment un jouvenceau ; après un homme fait ; puis un homme d’âge ; à la fin décrépit vieillard. De manière que l’âge et génération subséquente va toujours défaisant et gâtant la précédente.
Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alioque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res, omnia migrant,
Omnia commutat natura et vertere cogit.
[Car le temps modifie la nature du monde entier, et toutes choses vont nécessairement d’un état à un autre. Rien ne demeure semblable à soi, tout passe, la nature transforme et fait changer toutes choses.]
Et puis nous autres sottement craignons une espèce de mort, là où nous en avons déjà passé et en passons tant d’autres. Car non seulement, comme disait Heraclitus, la mort du feu est génération de l’air ; et la mort de l’air, génération de l’eau. Mais encore plus manifestement le pouvons-nous voir en nous-mêmes. La fleur d’âge se meurt et passe quand la vieillesse survient : et la jeunesse se termine en fleur d’âge d’homme fait : l’enfance en la jeunesse : et le premier âge meurt en l’enfance : et le jour d’hier meurt en celui du jourd’hui, et le jourd’hui mourra en celui de demain : et n’y a rien qui demeure, ni qui soit toujours un. Car qu’il soit ainsi, si nous demeurons toujours mêmes et uns, comment est-ce que nous nous éjouissons maintenant d’une chose, et maintenant d’une autre ? comment est-ce que nous aimons choses contraires, ou les haïssons, nous les louons ou nous les blâmons ? comment avons-nous différentes affections, ne retenant plus le même sentiment en la même pensée ? Car il n’est pas vraisemblable que sans mutation nous prenions autres passions : et ce qui souffre mutation ne demeure pas un même : et s’il n’est pas un même, il n’est donc pas aussi : ains quant et l’être tout un, change aussi l’être simplement, devenant toujours autre d’un autre. Et par conséquent se trompent et mentent les sens de nature, prenant ce qui apparaît, pour ce qui est, à faute de bien savoir que c’est qui est. Mais qu’est-ce donc qui est véritablement ? ce qui est éternel : c’est-à-dire, qui n’a jamais eu de naissance, ni n’aura jamais fin, à qui le temps n’apporte jamais aucune mutation. Car c’est chose mobile que le temps, et qui apparaît comme en ombre, avec la matière coulante et fluante toujours, sans jamais demeurer stable ni permanente : à qui appartiennent ces mots, devant et après, et, a été, ou sera. Lesquels tout de prime face montrent évidemment, que ce n’est pas chose qui soit : car ce serait grande sottise et fausseté toute apparente, de dire que cela soit, qui n’est pas encore en être, ou qui déjà a cessé d’être. Et quant à ces mots, présent, instant, maintenant ; par lesquels il semble que principalement nous soutenons et fondons l’intelligence du temps, la raison le découvrant, le détruit tout sur-le-champ : car elle le fend incontinent, et le partit en futur et en passé : comme le voulant voir nécessairement départi en deux. Autant en advient-il à la nature, qui est mesurée, comme au temps, qui la mesure : car il n’y a non plus en elle rien qui demeure, ni qui soit subsistant, ains y sont toutes choses ou nées, ou naissantes, ou mourantes. Au moyen de quoi ce serait péché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, qu’il fut ou il sera : car ces termes-là sont déclinaisons, passages, ou vicissitudes de ce qui ne peut durer, ni demeurer en être. Par quoi il faut conclure que Dieu seul est, non point selon aucune mesure du temps, mais selon une éternité immuable et immobile, non mesurée par temps, ni sujette à aucune déclinaison : devant lequel rien n’est, ni ne sera après, ni plus nouveau ou plus récent ; ains un réellement étant, qui par un seul maintenant emplit le toujours, et n’y a rien, qui véritablement soit, que lui seul : sans qu’on puisse dire, il a été, ou, il sera, sans commencement et sans fin. À cette conclusion si religieuse, d’un homme païen, je veux joindre seulement ce mot, d’un témoin de même condition, pour la fin de ce long et ennuyeux discours, qui me fournirait de matière sans fin. Ô la vile chose, dit-il, et abjecte, que l’homme, s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité ! Voilà un bon mot, et un utile désir : mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber plus que de l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux : ni que l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ni saisir que de ses prises. Il s’élèvera si Dieu lui prête extraordinairement la main : Il s’élèvera abandonnant et renonçant à ses propres moyens, et se laissant hausser et soulever par les moyens purement célestes. C’est à notre foi Chrétienne, non à sa vertu Stoïque, de prétendre à cette divine et miraculeuse métamorphose.
Chapitre XIII. De juger de la mort d’autrui §
Quand nous jugeons de l’assurance d’autrui en la mort, qui est sans doute la plus remarquable action de la vie humaine, il se faut prendre garde d’une chose, que mal aisément on croit être arrivé à ce point. Peu de gens meurent résolus, que ce soit leur heure dernière : et n’est endroit où la piperie de l’espérance nous amuse plus. Elle ne cesse de corner aux oreilles : D’autres ont bien été plus malades sans mourir, l’affaire n’est pas si désespéré qu’on pense : et au pis aller, Dieu a bien fait d’autres miracles. Et advient cela de ce que nous faisons trop de cas de nous. Il semble que l’université des choses souffre aucunement de notre anéantissement, et qu’elle soit compassionnée à notre état. D’autant que notre vue altérée se représente les choses de même, et nous est avis qu’elles lui faillent à mesure qu’elle leur faut : Comme ceux qui voyagent en mer, à qui les montagnes, les campagnes, les villes, le ciel, et la terre vont même branle, et quant et quant eux :
Prouehimur portu, terræque urbesque recedunt.
[Nous nous éloignons du port, les terres et les villes reculent.]
Qui vit jamais vieillesse qui ne louât le temps passé, et ne blâmât le présent, chargeant le monde et les mœurs des hommes, de sa misère et de son chagrin ?
Iamque caput quassans grandis suspirat arator,
Et cum tempora temporibus præsentia confert
Præteritis, laudat fortunas sæpe parentis,
Et crepat antiquum genus ut pietate repletum.
[Et désormais, hochant la tête, le vieux laboureur soupire, et quand il compare le présent avec le passé, il fait souvent l’éloge du sort de son père et répète sans cesse combien les anciens étaient remplis de piété.]
Nous entraînons tout avec nous : d’où il s’ensuit que nous estimons grande chose notre mort, et qui ne passe pas si aisément, ni sans solemne consultation des astres ; tot circa unum caput tumultuantes Deos [tant de dieux se mettant en révolution pour une seule tête]. Et le pensons d’autant plus, que plus nous nous prisons. Comment, tant de science se perdrait-elle avec tant de dommage, sans particulier souci des destinées ? une âme si rare et exemplaire ne coûte-t-elle non plus à tuer, qu’une âme populaire et inutile ? Cette vie, qui en couvre tant d’autres, de qui tant d’autres vies dépendent, qui occupe tant de monde par son usage, remplit tant de places, se déplace-t-elle comme celle qui tient à son simple nœud ? Nul de nous ne pense assez n’être qu’un. De là viennent ces mots de Cæsar à son pilote, plus enflés que la mer qui le menaçait :
Italiam si cælo authore recusas,
Me pete : sola tibi causa hæc est justa timoris,
Vectorem non nosse tuum, perrumpe procellas
Tutela secure mei :
[Si tu refuses d’aller en Italie, en invoquant l’autorité du Ciel, fais appel à moi : tu n’as qu’un seul juste motif d’avoir peur, c’est que tu ne sais pas quel est ton passager. Passe à travers les tempêtes, en sécurité sous ma protection.]
Et ceux-ci,
credit iam digna pericula Cæsar
Fatis esse suis : tantusque, euertere (dixit)
Me superis labor est, parua quem puppe sedentem,
Tam magno petiere mari.
[César estime désormais que les dangers sont dignes de son destin : Combien de peine se donnent les dieux pour m’abattre, dit-il, moi qu’ils attaquent avec une si forte mer, alors que je me tiens sur un léger navire.]
Et cette rêverie publique, que le Soleil porta en son front tout le long d’un an le deuil de sa mort :
Ille etiam extincto miseratus Cæsare Romam,
Cum caput obscura nitidum ferrugine texit.
[À la mort de César, il porta encore le deuil pour Rome, quand il couvrit sa tête splendide d’une rouille obscure.]
Et mille semblables ; de quoi le monde se laisse si aisément piper, estimant que nos intérêts altèrent le Ciel, et que son infinité se formalise de nos menues actions : Non tanta cælo societas nobiscum est, ut nostro fato mortalis sit ille quoque siderum fulgor. [Le ciel et nous ne formons pas une société si unie qu’à notre décès la splendeur des astres soit aussi touchée par la mort.] Or de juger la résolution et la constance, en celui qui ne croit pas encore certainement être au danger, quoiqu’il y soit, ce n’est pas raison : et ne suffit pas qu’il soit mort en cette démarche, s’il ne s’y était mis justement pour cet effet. Il advient à la plupart, de roidir leur contenance et leurs paroles, pour en acquérir réputation, qu’ils espèrent encore jouir vivants. D’autant que j’en ai vu mourir, la fortune a disposé les contenances, non leur dessein. Et de ceux mêmes qui se sont anciennement donné la mort, il y a bien à choisir, si c’est une mort soudaine, ou mort qui ait du temps. Ce cruel Empereur Romain, disait de ses prisonniers, qu’il leur voulait faire sentir la mort, et si quelqu’un se défaisait en prison, Celui-là m’est échappé (disait-il). Il voulait étendre la mort, et la faire sentir par les tourments.
Vidimus et toto quamuis in corpore cæso,
Nil animæ lethale datum, moremque nefandæ
Durum sæuitiæ, pereuntis parcere morti.
[Nous avons vu qu’aucun coup fatal à la vie n’était donné, quoique ce fût à un corps tout entier meurtri, et qu’une dure coutume d’une abominable cruauté épargnait la mort au mourant.]
De vrai, ce n’est pas si grande chose, d’établir tout sain et tout rassis, de se tuer ; il est bien aisé de faire le mauvais, avant que de venir aux prises : De manière que le plus efféminé homme du monde Heliogabalus, parmi ses plus lâches voluptés, desseignait bien de se faire mourir délicatement, où l’occasion l’en forcerait : Et afin que sa mort ne démentît point le reste de sa vie, avait fait bâtir exprès une tour somptueuse, le bas et le devant de laquelle était planché d’ais enrichis d’or et de pierrerie pour se précipiter : et aussi fait faire des cordes d’or et de soie cramoisie pour s’étrangler : et battre une épée d’or pour s’enferrer : et gardait du venin dans des vaisseaux d’émeraude et de topaze, pour s’empoisonner, selon que l’envie lui prendrait de choisir de toutes ces façons de mourir.
impiger et fortis virtute coacta
[sans hésiter, avec le courage d’une vertu contrainte.]
Toutefois quant à celui-ci, la mollesse de ses apprêts rend plus vraisemblable que le nez lui eût saigné, qui l’en eût mis au propre. Mais de ceux mêmes, qui plus vigoureux, se sont résolus à l’exécution, il faut voir (dis-je) si ç’a été d’un coup, qui ôtât le loisir d’en sentir l’effet : Car c’est à deviner, à voir écouler la vie peu à peu, le sentiment du corps se mêlant à celui de l’âme, s’offrant le moyen de se repentir, si la constance s’y fût trouvée, et l’obstination en une si dangereuse volonté. Aux guerres civiles de Cæsar, Lucius Domitius pris en la Prusse, s’étant empoisonné, s’en repentit après. Il est advenu de notre temps que tel résolu de mourir, et de son premier essai n’ayant donné assez avant, la démangeaison de la chair lui repoussant le bras, se reblessa bien fort à deux ou trois fois après, mais ne put jamais gagner sur lui d’enfoncer le coup. Pendant qu’on faisait le procès à Plantius Silvanus, Urgulania sa mère-grand lui envoya un poignard, duquel n’ayant pu venir à bout de se tuer, il se fit couper les veines à ses gens. Albucilla du temps de Tibère, s’étant pour se tuer frappée trop mollement, donna encore à ses parties moyen de l’emprisonner et faire mourir à leur mode. Autant en fit le capitaine Demosthenes après sa route en la Sicile. Et C. Fimbria s’étant frappé trop faiblement, impétra de son valet de l’achever. Au rebours, Ostorius, lequel pour ne se pouvoir servir de son bras, dédaigna d’employer celui de son serviteur à autre chose qu’à tenir le poignard droit et ferme : et se donnant le branle, porta lui-même sa gorge à rencontre, et la transperça. C’est une viande à la vérité qu’il faut engloutir sans mâcher, qui n’a le gosier ferré à glace : Et pourtant l’Empereur Adrianus fit que son médecin marquât et circonscrivît en son tétin justement l’endroit mortel, où celui eût à viser, à qui il donna la charge de le tuer. Voilà pourquoi Cæsar, quand on lui demandait quelle mort il trouvait la plus souhaitable, La moins préméditée, répondit-il, et la plus courte. Si Cæsar l’a osé dire, ce ne m’est plus lâcheté de le croire. Une mort courte, dit Pline, est le souverain heur de la vie humaine. Il leur fâche de la reconnaître. Nul ne se peut dire être résolu à la mort, qui craint à la marchander, qui ne peut la soutenir les yeux ouverts. Ceux qu’on voit aux supplices courir à leur fin, et hâter l’exécution, et la presser, ils ne le font pas de résolution, ils se veulent ôter le temps de la considérer : l’être morts ne les fâche pas, mais oui bien le mourir.
Emori nolo, sed me esse mortuum nihili æstimo.
[Je ne veux pas mourir, mais il m’est égal d’être mort.]
C’est un degré de fermeté, auquel j’ai expérimenté que je pourrais arriver, comme ceux qui se jettent dans les dangers, ainsi que dans la mer, à yeux clos. Il n’y a rien, selon moi, plus illustre en la vie de Socrates, que d’avoir eu trente jours entiers à ruminer le décret de sa mort : de l’avoir digérée tout ce temps-là, d’une très certaine espérance, sans émoi, sans altération : et d’un train d’actions et de paroles, ravalé plutôt et anonchali, que tendu et relevé par le poids d’une telle cogitation. Ce Pomponius Atticus, à qui Cicero écrit, étant malade, fit appeler Agrippa son gendre, et deux ou trois autres de ses amis ; et leur dit, qu’ayant essayé qu’il ne gagnait rien à se vouloir guérir, et que tout ce qu’il faisait pour allonger sa vie, allongeait aussi et augmentait sa douleur ; il était délibéré de mettre fin à l’un et à l’autre, les priant de trouver bonne sa délibération, et au pis aller, de ne perdre point leur peine à l’en détourner. Or ayant choisi de se tuer par abstinence, voilà sa maladie guérie par accident : ce remède qu’il avait employé pour se défaire, le remet en santé. Les médecins et ses amis faisant fête d’un si heureux événement, et s’en réjouissant avec lui, se trouvèrent bien trompés : car il ne leur fut possible pour cela de lui faire changer d’opinion, disant qu’ainsi comme ainsi lui fallait-il un jour franchir ce pas, et qu’en étant si avant, il se voulait ôter la peine de recommencer une autre fois. Celui-ci ayant reconnu la mort tout à loisir, non seulement ne se décourage pas au joindre, mais il s’y acharne : car étant satisfait en ce pourquoi il était entré en combat, il se pique par braverie d’en voir la fin. C’est bien loin au-delà de ne craindre point la mort, que de la vouloir tâter et savourer. L’histoire du philosophe Cleanthes est fort pareille. Les gencives lui étaient enflées et pourries : les médecins lui conseillèrent d’user d’une grande abstinence. Ayant jeûné deux jours, il est si bien amendé, qu’ils lui déclarent sa guérison, et permettent de retourner à son train de vivre accoutumé. Lui au rebours, goûtant déjà quelque douceur en cette défaillance, entreprend de ne se retirer plus arrière, et franchir le pas, qu’il avait fort avancé. Tullius Marcellinus jeune homme Romain, voulant anticiper l’heure de sa destinée, pour se défaire d’une maladie, qui le gourmandait, plus qu’il ne voulait souffrir : quoique les médecins lui en promissent guérison certaine, sinon si soudaine, appela ses amis pour en délibérer : les uns, dit Seneca, lui donnaient le conseil que par lâcheté ils eussent pris pour eux-mêmes, les autres par flatterie, celui qu’ils pensaient lui devoir être plus agréable : mais un Stoïcien lui dit ainsi : Ne te travaille pas Marcellinus, comme si tu délibérais de chose d’importance : ce n’est pas grand-chose que vivre, tes valets et les bêtes vivent : mais c’est grand-chose de mourir honnêtement, sagement, et constamment : Songe combien il y a que tu fais même chose, manger, boire, dormir : boire, dormir, et manger. Nous rouons sans cesse en ce cercle : Non seulement les mauvais accidents et insupportables, mais la satiété même de vivre donne envie de la mort. Marcellinus n’avait besoin d’homme qui le conseillât, mais d’homme qui le secourût : les serviteurs craignaient de s’en mêler : mais ce philosophe leur fit entendre que les domestiques sont soupçonnés, lors seulement qu’il est en doute, si la mort du maître a été volontaire : autrement qu’il serait d’aussi mauvais exemple de l’empêcher, que de le tuer, d’autant que
Invitum qui seruat, idem facit occidenti.
[Celui qui sauve quelqu’un malgré lui, fait pareil qu’un meurtrier.]
Après il avertit Marcellinus, qu’il ne serait pas messéant, comme le dessert des tables se donne aux assistants, nos repas faits, aussi la vie finie, de distribuer quelque chose à ceux qui en ont été les ministres. Or était Marcellinus de courage franc et libéral : il fit départir quelque somme à ses serviteurs, et les consola. Au reste, il n’y eut besoin de fer, ni de sang : il entreprit de s’en aller de cette vie, non de s’enfuir : non d’échapper à la mort, mais de l’essayer. Et, pour se donner loisir de la marchander, ayant quitté toute nourriture, le troisième jour suivant, après s’être fait arroser d’eau tiède, il défaillit peu à peu, et non sans quelque volupté, à ce qu’il disait. De vrai, ceux qui ont eu ces défaillances de cœur, qui prennent par faiblesse, disent n’y sentir aucune douleur, ains plutôt quelque plaisir comme d’un passage au sommeil et au repos. Voilà des morts étudiées et digérées. Mais afin que le seul Caton pût fournir à tout exemple de vertu, il semble que son bon destin lui fit avoir mal en la main, de quoi il se donna le coup : à ce qu’il eût loisir d’affronter la mort et de la colleter, renforçant le courage au danger, au lieu de l’amollir. Et si c’eût été à moi, de le représenter en sa plus superbe assiette, c’eût été déchirant tout ensanglanté ses entrailles, plutôt que l’épée au poing, comme firent les statuaires de son temps. Car ce second meurtre, fut bien plus furieux, que le premier.
Chapitre XIV. Comme notre esprit s’empêche soi-même §
C’est une plaisante imagination, de concevoir un esprit balancé justement entre deux pareilles envies. Car il est indubitable, qu’il ne prendra jamais parti : d’autant que l’application et le choix porte inégalité de prix : et qui nous logerait entre la bouteille et le jambon, avec égal appétit de boire et de manger, il n’y aurait sans doute remède, que de mourir de soif et de faim. Pour pourvoir à cet inconvénient, les Stoïciens, quand on leur demande d’où vient en notre âme l’élection de deux choses indifférentes (et qui fait que d’un grand nombre d’écus nous en prenions plutôt l’un que l’autre, n’y ayant aucune raison qui nous incline à la préférence) répondent, que ce mouvement de l’âme est extraordinaire et déréglé, venant en nous d’une impulsion étrangère, accidentelle, et fortuite. Il se pourrait dire, ce me semble, plutôt, qu’aucune chose ne se présente à nous, où il n’y ait quelque différence, pour légère qu’elle soit ; et que ou à la vue, ou à l’attouchement, il y a toujours quelque choix, qui nous tente et attire, quoique ce soit imperceptiblement. Pareillement qui présupposera une ficelle également forte partout, il est impossible de toute impossibilité qu’elle rompe, car par où voulez-vous que la faucée commence ? et de rompre partout ensemble, il n’est pas en nature. Qui joindrait encore à ceci les propositions Géométriques, qui concluent par la certitude de leurs démonstrations, le contenu plus grand que le contenant, le centre aussi grand que sa circonférence : et qui trouvent deux lignes s’approchant sans cesse l’une de l’autre, et ne se pouvant jamais joindre, et la pierre philosophale, et quadrature du cercle, où la raison et l’effet sont si opposites : en tirerait à l’aventure quelque argument pour secourir ce mot hardi de Pline, solum certum nihil esse certi, et homine nihil miserius aut superbius [Il n’y a rien de certain que l’incertitude, et rien de plus misérable et plus fier que l’homme].
Chapitre XV. Que notre désir s’accroît par la malaisance §
Il n’y a raison qui n’en ait une contraire, dit le plus sage parti des philosophes. Je remâchais tantôt ce beau mot, qu’un ancien allègue pour le mépris de la vie : Nul bien nous peut apporter plaisir, si ce n’est celui, à la perte duquel nous sommes préparés : In æquo est dolor amissæ rei, et timor amittendæ. [Il y a équivalence entre la douleur d’avoir perdu une chose et la crainte de la perdre.] Voulant gagner par là, que la fruition de la vie ne nous peut être vraiment plaisante, si nous sommes en crainte de la perdre. Il se pourrait toutefois dire au rebours, que nous serrons et embrassons ce bien, d’autant plus étroit, et avec plus d’affection, que nous le voyons nous être moins sûr, et craignons qu’il nous soit ôté. Car il se sent évidemment, comme le feu se pique à l’assistance du froid, que notre volonté s’aiguise aussi par le contraste :
Si nunquam Danaen habuisset ahenea turris,
Non esset Danae de Ioue facta parens.
[Si jamais une tour d’airain n’avait renfermé Danaé, Danaé ne serait pas devenue mère des œuvres de Jupiter.]
et qu’il n’est rien naturellement si contraire à notre goût que la satiété, qui vient de l’aisance : ni rien qui l’aiguise tant que la rareté et difficulté. Omnium rerum voluptas ipso quo debet fugare periculo crescit. [En toutes choses, le plaisir croît du danger même qui devrait le faire fuir.]
Galla, nega, satiatur amor nisi gaudia torquent.
[Refuse, Galla : l’amour arrive à satiété si ses joies sont sans tourments.]
Pour tenir l’amour en haleine, Lycurgue ordonna que les mariés de Lacédémone ne se pourraient pratiquer qu’à la dérobée, et que ce serait pareille honte de les rencontrer couchés ensemble qu’avec d’autres. La difficulté des assignations, le danger des surprises, la honte du lendemain,
et languor, et silentium,
Et latere petitus imo spiritus,
[la langueur, le silence, le souffle qu’on va chercher au plus profond de soi,]
c’est ce qui donne pointe à la sauce. Combien de jeux très lascivement plaisants, naissent de l’honnête et vergogneuse manière de parler des ouvrages de l’Amour ? La volupté même cherche à s’irriter par la douleur. Elle est bien plus sucrée, quand elle cuit, et quand elle écorche. La Courtisane Flora disait n’avoir jamais couché avec Pompeius, qu’elle ne lui eût fait porter les marques de ses morsures.
Quod petiere, premunt arcte, faciuntque dolorem
Corporis, et dentes inlidunt sæpe labellis :
Et stimuli subsunt, qui instigant lædere idipsum
Quodcunque est, rabies unde illæ germina surgunt,
[Ce qu’ils ont désiré, ils le pressent étroitement, ils lui font mal, leurs dents ne cessent de mordre ses lèvres ; des impulsions souterraines les poussent à blesser cela même, quel qu’il soit, d’où naissent les germes de cette rage,]
voit guère de Romains en l’école de l’escrime à Rome, qui est pleine de Français. Ce grand Caton se trouva aussi bien que nous, dégoûté de sa femme tant qu’elle fut sienne, et la désira quand elle fut à un autre. J’ai chassé au haras un vieux cheval, duquel à la senteur des juments, on ne pouvait venir à bout. La facilité l’a incontinent saoulé envers les siennes : mais envers les étrangères et la première qui passe le long de son pâtis, il revient à ses importuns hennissements, et à ses chaleurs furieuses comme devant. Notre appétit méprise et outrepasse ce qui lui est en main, pour courir après ce qu’il n’a pas.
Transuolat in medio posita, et fugientia captat.
[il vole par-dessus ce qui est à portée et pourchasse ce qui le fuit.]
Nous défendre quelque chose, c’est nous en donner envie.
nisi tu servare puellam
Incipis, incipiet desinere esse mea.
[si tu ne te mets à garder ta maîtresse, elle se mettra à cesser d’être la mienne.]
Nous l’abandonner tout à fait, c’est nous en engendrer mépris : La faute et l’abondance retombent en même inconvénient :
Tibi quod superest, mihi quod desit, dolet :
[Toi, c’est ce que tu as en trop qui fait ton malheur, moi, c’est ce qui me manque :]
Le désir et la jouissance nous mettent pareillement en peine. La rigueur des maîtresses est ennuyeuse, mais l’aisance et la facilité l’est, à vrai dire, encore plus, d’autant que le mécontentement et la colère naissent de l’estimation, en quoi nous avons la chose désirée, aiguisent l’amour, et le réchauffent : mais la satiété engendre le dégoût : c’est une passion mousse, hébétée, lasse, et endormie.
Si qua volet regnare diu contemnat amantem,
contemnite, amantes,
Sic hodie veniet, si qua negauit heri.
[Si elle veut régner longtemps, qu’elle méprise son amant. — Amants, soyez dédaigneux, ainsi viendra-t-elle aujourd’hui, celle qui refusait hier.]
Pourquoi inventa Popæa de masquer les beautés de son visage, que pour les renchérir à ses amants ? Pourquoi a-t-on voilé jusques au-dessous des talons ces beautés, que chacune désire montrer, que chacun désire voir ? Pourquoi couvrent-elles de tant d’empêchements, les uns sur les autres, les parties, où loge principalement notre désir et le leur ? Et à quoi servent ces gros bastions, de quoi les nôtres viennent d’armer leurs flancs, qu’à leurrer notre appétit, et nous attirer à elles en nous éloignant ?
Et fugit ad salices, et se cupit ante videri.
Interdum tunica duxit operta moram.
[Elle fuit vers les saules, et, en même temps, veut qu’on l’ait vue avant. Parfois, la tunique fermée a prolongé l’attente.]
À quoi sert l’art de cette honte virginale ? cette froideur rassise, cette contenance sévère, cette profession d’ignorance des choses, qu’elles savent mieux, que nous qui les en instruisons, qu’à nous accroître le désir de vaincre, gourmander, et fouler à notre appétit, toute cette cérémonie, et ces obstacles ? Car il y a non seulement du plaisir, mais de la gloire encore, d’affolir et débaucher cette molle douceur, et cette pudeur enfantine, et de ranger à la merci de notre ardeur une gravité fière et magistrale : C’est gloire (disent-ils) de triompher de la modestie, de la chasteté, et de la tempérance : et qui déconseille aux Dames, ces parties-là, il les trahit, et soi-même. Il faut croire que le cœur leur frémit d’effroi, que le son de nos mots blesse la pureté de leurs oreilles, qu’elles nous en haïssent et s’accordent à notre importunité d’une force forcée. La beauté, toute puissante qu’elle est, n’a pas de quoi se faire savourer sans cette entremise. Voyez en Italie, où il y a plus de beauté à vendre, et de la plus fine, comment il faut qu’elle cherche d’autres moyens étrangers, et d’autres arts pour se rendre agréable : et si à la vérité, quoi qu’elle fasse étant vénale et publique, elle demeure faible et languissante. Tout ainsi que même en la vertu, de deux effets pareils, nous tenons néanmoins celui-là, le plus beau et plus digne, auquel il y a plus d’empêchement et de hasard proposé. C’est un effet de la providence divine, de permettre sa sainte Église être agitée, comme nous la voyons de tant de troubles et d’orages, pour éveiller par ce contraste les âmes pies, et les ravoir de l’oisiveté et du sommeil, où les avait plongées une si longue tranquillité. Si nous contrepesons la perte que nous avons faite, par le nombre de ceux qui se sont dévoyés, au gain qui nous vient pour nous être remis en haleine, ressuscité notre zèle et nos forces, à l’occasion de ce combat, je ne sais si l’utilité ne surmonte point le dommage. Nous avons pensé attacher plus ferme le nœud de nos mariages, pour avoir ôté tout moyen de les dissoudre, mais d’autant s’est dépris et relâché le nœud de la volonté et de l’affection, que celui de la contrainte s’est étréci. Et au rebours, ce qui tint les mariages à Rome, si longtemps en honneur et en sûreté, fut la liberté de les rompre, qui voudrait. Ils gardaient mieux leurs femmes, d’autant qu’ils les pouvaient perdre : et, en pleine licence de divorces, il se passa cinq cents ans et plus, avant que nul s’en servît.
Quod licet, ingratum est, quod non licet, acrius urit.
[Ce qui est permis est sans charme, ce qui n’est pas permis suscite un désir plus ardent.]
À ce propos se pourrait joindre l’opinion d’un ancien, que les supplices aiguisent les vices plutôt qu’ils ne les amortissent : Qu’ils n’engendrent point le soin de bien faire, c’est l’ouvrage de la raison et de la discipline : mais seulement un soin de n’être surpris en faisant mal
Latius excisæ pestis contagia serpunt.
[La contagion d’un fléau combattu s’étend plus loin.]
Je ne sais pas qu’elle soit vraie, mais ceci sais-je par expérience, que jamais police ne se trouva réformée par là. L’ordre et le règlement des mœurs, dépend de quelque autre moyen. Les histoires Grecques font mention des Argippées voisins de la Scythie, qui vivent sans verge et sans bâton à offenser : que non seulement nul n’entreprend d’aller attaquer : mais quiconque s’y peut sauver, il est en franchise, à cause de leur vertu et sainteté de vie : et n’est aucun si osé d’y toucher. On recourt à eux pour appointer les différends, qui naissent entre les hommes d’ailleurs. Il y a nation, où la clôture des jardins et des champs, qu’on veut conserver, se fait d’un filet de coton, et se trouve bien plus sûre et plus ferme que nos fossés et nos haies. Furem signata sollicitant. Aperta effractarius præterit. [Les serrures attirent le voleur. Le cambrioleur néglige les maisons ouvertes.] À l’aventure sert entre autres moyens, l’aisance, à couvrir ma maison de la violence de nos guerres civiles. La défense attire l’entreprise, et la défiance l’offense. J’ai affaibli le dessein des soldats, ôtant à leur exploit, le hasard, et toute matière de gloire militaire, qui a accoutumé de leur servir de titre et d’excuse. Ce qui est fait courageusement, est toujours fait honorablement, en temps où la justice est morte. Je leur rends la conquête de ma maison lâche et traîtresse : Elle n’est close à personne, qui y heurte. Il n’y a pour toute provision, qu’un portier, d’ancien usage et cérémonie : qui ne sert pas tant à défendre ma porte, qu’à l’offrir plus décemment et gracieusement. Je n’ai ni garde ni sentinelle, que celle que les astres font pour moi. Un gentilhomme a tort de faire montre d’être en défense, s’il ne l’est bien à point. Qui est ouvert d’un côté, l’est partout. Nos pères ne pensèrent pas à bâtir des places frontières. Les moyens d’assaillir, je dis sans batterie et sans armée, et de surprendre nos maisons, croissent tous les jours, au-dessus des moyens de se garder. Les esprits s’aiguisent généralement de ce côté-là. L’invasion touche tous, la défense non, que les riches. La mienne était forte selon le temps qu’elle fut faite : je n’y ai rien ajouté de ce côté-là, et craindrais que sa force se tournât contre moi-même. Joint qu’un temps paisible requerra, qu’on les défortifie. Il est dangereux de ne les pouvoir regagner : et est difficile de s’en assurer. Car en matière de guerres intestines, votre valet peut être du parti que vous craignez. Et où la religion sert de prétexte, les parentés mêmes deviennent infiables avec couverture de justice. Les finances publiques n’entretiendront pas nos garnisons domestiques. Elles s’y épuiseraient. Nous n’avons pas de quoi le faire sans notre ruine : ou plus incommodément et injurieusement encore, sans celle du peuple. L’état de ma perte ne serait guère pire. Au demeurant, vous y perdez-vous, vos amis mêmes s’amusent à accuser votre invigilance et improvidence, plus qu’à vous plaindre, et l’ignorance ou nonchalance aux offices de votre profession. Ce que tant de maisons gardées se sont perdues, où celle-ci dure : me fait soupçonner, qu’elles se sont perdues de ce, qu’elles étaient gardées. Cela donne et l’envie et la raison à l’assaillant. Toute garde porte visage de guerre : Qui se jettera, si Dieu veut, chez moi : mais tant y a, que je ne l’y appellerai pas. C’est la retraite à me reposer des guerres. J’essaie de soustraire ce coin, à la tempête publique, comme je fais un autre coin en mon âme. Notre guerre a beau changer de formes, se multiplier et diversifier en nouveaux partis ; pour moi, je ne bouge. Entre tant de maisons armées, moi seul, que je sache, de ma condition, ai fié purement au ciel la protection de la mienne : Et n’en ai jamais ôté ni vaisselle d’argent, ni titre, ni tapisserie. Je ne veux ni me craindre, ni me sauver à demi. Si une pleine reconnaissance acquiert la faveur divine, elle me durera jusqu’au bout : sinon, j’ai toujours assez duré, pour rendre ma durée remarquable et enregistrable. Comment ? Il y a bien trente ans.
Chapitre XVI. De la gloire §
Il y a le nom et la chose ; le nom, c’est une voix qui remarque et signifie la chose : le nom, ce n’est pas une partie de la chose, ni de la substance : c’est une pièce étrangère jointe à la chose, et hors d’elle. Dieu qui est en soi toute plénitude, et le comble de toute perfection, il ne peut s’augmenter et accroître au-dedans ; mais son nom se peut augmenter et accroître, par la bénédiction et louange, que nous donnons à ses ouvrages extérieurs. Laquelle louange, puisque nous ne la pouvons incorporer en lui, d’autant qu’il n’y peut avoir accession de bien, nous l’attribuons à son nom, qui est la pièce hors de lui, la plus voisine. Voilà comment c’est à Dieu seul, à qui gloire et honneur appartient : Et n’est rien si éloigné de raison, que de nous en mettre en quête pour nous : car étant indigents et nécessiteux au-dedans, notre essence étant imparfaite, et ayant continuellement besoin d’amélioration, c’est là, à quoi nous nous devons travailler. Nous sommes tous creux et vides : ce n’est pas de vent et de voix que nous avons à nous remplir : il nous faut de la substance plus solide à nous réparer : Un homme affamé serait bien simple de chercher à se pourvoir plutôt d’un beau vêtement, que d’un bon repas : il faut courir au plus pressé. Comme disent nos ordinaires prières, Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus. [Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et sur la terre, paix aux hommes.] Nous sommes en disette de beauté, santé, sagesse, vertu, et telles parties essentielles : les ornements externes se chercheront après que nous aurons pourvu aux choses nécessaires. La théologie traite amplement et plus pertinemment ce sujet, mais je n’y suis guère versé. Chrysippus et Diogenes ont été les premiers auteurs et les plus fermes du mépris de la gloire : Et entre toutes les voluptés, ils disaient qu’il n’y en avait point de plus dangereuse, ni plus à fuir, que celle qui nous vient de l’approbation d’autrui. De vrai l’expérience nous en fait sentir plusieurs trahisons bien dommageables. Il n’est chose qui empoisonne tant les Princes que la flatterie, ni rien par où les méchants gagnent plus aisément crédit autour d’eux : ni maquerellage si propre et si ordinaire à corrompre la chasteté des femmes, que de les paître et entretenir de leurs louanges. Le premier enchantement que les Sirènes emploient à piper Ulysses, est de cette nature :
Deçà vers nous, deçà, ô très louable Ulysse,
Et le plus grand honneur dont la Grèce fleurisse.
Ces philosophes-là disaient, que toute la gloire du monde ne méritait pas qu’un homme d’entendement étendît seulement le doigt pour l’acquérir :
Gloria quantalibet quid erit, si gloria tantum est ?
[La gloire, si grande soit-elle, que sera-t-elle, si elle n’est que de la gloire ?]
Je dis pour elle seule : car elle tire souvent à sa suite plusieurs commodités, pour lesquelles elle se peut rendre désirable : elle nous acquiert de la bienveillance : elle nous rend moins exposés aux injures et offenses d’autrui, et choses semblables. C’était aussi des principaux dogmes d’Epicurus : car ce précepte de sa secte, cache ta vie, qui défend aux hommes de s’empêcher des charges et négociations publiques, présuppose aussi nécessairement qu’on méprise la gloire : qui est une approbation que le monde fait des actions que nous mettons en évidence. Celui qui nous ordonne de nous cacher, et de n’avoir soin que de nous, et qui ne veut pas que nous soyons connus d’autrui, il veut encore moins que nous en soyons honorés et glorifiés. Aussi conseille-t-il à Idomeneus, de ne régler aucunement ses actions, par l’opinion ou réputation commune : si ce n’est pour éviter les autres incommodités accidentelles, que le mépris des hommes lui pourrait apporter. Ces discours-là sont infiniment vrais, à mon avis, et raisonnables : Mais nous sommes, je ne sais comment, doubles en nous-mêmes, qui fait que ce que nous croyons, nous ne le croyons pas : et ne nous pouvons défaire de ce que nous condamnons. Voyons les dernières paroles d’Epicurus, et qu’il dit en mourant : elles sont grandes et dignes d’un tel philosophe : mais si ont-elles quelque marque de la recommandation de son nom, et de cette humeur qu’il avait décriée par ses préceptes. Voici une lettre qu’il dicta un peu avant son dernier soupir.
Epicurus à Hermachus salut.
Cependant que je passais l’heureux, et celui-là même le dernier jour de ma vie, j’écrivais ceci, accompagné toutefois de telle douleur en la vessie et aux intestins, qu’il ne peut rien être ajouté à sa grandeur. Mais elle était compensée par le plaisir qu’apportait à mon âme la souvenance de mes inventions et de mes discours. Or toi comme requiert l’affection que tu as eu dès ton enfance envers moi, et la philosophie, embrasse la protection des enfants de Métrodorus : Voilà sa lettre. Et ce qui me fait interpréter que ce plaisir qu’il dit sentir en son âme, de ses inventions, regarde aucunement la réputation qu’il en espérait acquérir après sa mort, c’est l’ordonnance de son testament, par lequel il veut que Aminomachus et Timocrates ses héritiers, fournissent pour la célébration de son jour natal tous les mois de Janvier, les frais que Hermachus ordonnerait : et aussi pour la dépense qui se ferait le vingtième jour de chaque lune, au traitement des philosophes ses familiers, qui s’assembleraient à l’honneur de la mémoire de lui et de Métrodorus. Carneades a été chef de l’opinion contraire : et a maintenu que la gloire était pour elle-même désirable, tout ainsi que nous embrassons nos posthumes pour eux-mêmes, n’en ayant aucune connaissance ni jouissance. Cette opinion n’a pas failli d’être plus communément suivie, comme sont volontiers celles qui s’accommodent le plus à nos inclinations. Aristote lui donne le premier rang entre les biens externes : Évite, comme deux extrêmes vicieux, l’immodération, et à la rechercher, et à la fuir. Je crois que si nous avions les livres que Cicero avait écrit sur ce sujet, il nous en conterait de belles : car cet homme-là fut si forcené de cette passion, que s’il eût osé, il fût, ce crois-je, volontiers tombé en l’excès où tombèrent d’autres, que la vertu même n’était désirable, que pour l’honneur qui se tenait à sa suite :
Paulum sepultæ distat inertiæ
Celata virtus
[La vertu secrète diffère peu de la mollesse qui se cache.]
Qui est une opinion si fausse, que je suis dépit qu’elle ait jamais pu entrer en l’entendement d’homme, qui eût cet honneur de porter le nom de philosophe. Si cela était vrai, il ne faudrait être vertueux qu’en public : et les opérations de l’âme, où est le vrai siège de la vertu, nous n’aurions que faire de les tenir en règle et en ordre, sinon autant qu’elles devraient venir à la connaissance d’autrui. N’y va-t-il donc que de faillir finement et subtilement ? Si tu sais, dit Carneades, un serpent caché en ce lieu, auquel sans y penser, se va seoir celui, de la mort duquel tu espères profit : tu fais méchamment, si tu ne l’en avertis : Et d’autant plus que ton action ne doit être connue que de toi. Si nous ne prenons de nous-mêmes la loi de bien faire : Si l’impunité nous est justice, à combien de sortes de méchancetés avons-nous tous les jours à nous abandonner ? Ce que S. Peduceus fit, de rendre fidèlement cela que C. Plotius avait commis à sa seule science, de ses richesses, et ce que j’en ai fait souvent de même, je ne le trouve pas tant louable, comme je trouverais exécrable, que nous y eussions failli. Et trouve bon et utile à ramentevoir en nos jours, l’exemple de P. Sextilius Rufus, que Cicero accuse pour avoir recueilli une hérédité contre sa conscience ; non seulement, non contre les lois, mais par les lois mêmes. Et M. Crassus, et Q. Hortensius, lesquels à cause de leur autorité et puissance, ayant été pour certaines quotités appelés par un étranger à la succession d’un testament faux, afin que par ce moyen il y établît sa part : se contentèrent de n’être participants de la fausseté, et ne refusèrent d’en tirer du fruit : assez couverts, s’ils se tenaient à l’abri des accusations, et des témoins, et des lois. Meminerint Deum se habere testem, id est (ut ego arbitror) mentem suam. [Qu’ils se souviennent qu’ils ont Dieu pour témoin, c’est-à-dire (à mon avis) leur propre conscience.] La vertu est chose bien vaine et frivole, si elle tire sa recommandation de la gloire. Pour néant entreprendrions-nous de lui faire tenir son rang à part, et la déjoindrions de la fortune : car qu’est-il plus fortuit que la réputation ? Profecto fortuna in omni re dominatur : ea res cunctas ex libidine magis quam ex vero celebrat obscuratque. [La fortune, assurément, est maîtresse en toute chose : elle rend tout glorieux ou obscur selon son bon plaisir plus que selon la vérité.] De faire que les actions soient connues et vues, c’est le pur ouvrage de la fortune. C’est le sort qui nous applique la gloire, selon sa témérité. Je l’ai vue fort souvent marcher avant le mérite : et souvent outrepasser le mérite d’une longue mesure. Celui qui premier s’avisa de la ressemblance de l’ombre à la gloire, fit mieux qu’il ne voulait : Ce sont choses excellemment vaines. Elle va aussi quelquefois devant son corps : et quelquefois l’excède de beaucoup en longueur. Ceux qui apprennent à la noblesse de ne chercher en la vaillance que l’honneur : quasi non sit honestum quod nobilitatum non sit [comme s’il n’existait pas d’honneur qui ne soit accompagné de noble éclat], que gagnent-ils par là, que de les instruire de ne se hasarder jamais, si on ne les voit, et de prendre bien garde, s’il y a des témoins, qui puissent rapporter nouvelles de leur valeur, là où il se présente mille occasions de bien faire, sans qu’on en puisse être remarqué ? Combien de belles actions particulières s’ensevelissent dans la foule d’une bataille ? Quiconque s’amuse à contrôler autrui pendant une telle mêlée, il n’y est guère embesogné : et produit contre soi-même le témoignage qu’il rend des déportements de ses compagnons. Vera et sapiens animi magnitudo, honestum illud quod maxime naturam sequitur, in factis positum, non in gloria, judicat. [La vraie et sage grandeur d’âme juge que cet honneur qui suit le plus la nature, se trouve dans les actes, non dans la gloire.] Toute la gloire, que je prétends de ma vie, c’est de l’avoir vécue tranquille. Tranquille non selon Metrodorus, ou Arcesilas, ou Aristippus, mais selon moi. Puisque la Philosophie n’a su trouver aucune voie pour la tranquillité, qui fût bonne en commun, que chacun la cherche en son particulier. À qui doivent Cæsar et Alexandre cette grandeur infinie de leur renommée, qu’à la fortune ? Combien d’hommes a-t-elle éteint, sur le commencement de leur progrès, desquels nous n’avons aucune connaissance, qui y apportaient même courage que le leur, si le malheur de leur sort ne les eût arrêtés tout court, sur la naissance même de leurs entreprises ? Au travers de tant et si extrêmes dangers il ne me souvient point avoir lu que Cæsar ait été jamais blessé : Mille sont morts de moindres périls, que le moindre de ceux qu’il franchit. Infinies belles actions se doivent perdre sans témoignage, avant qu’il en vienne une à profit. On n’est pas toujours sur le haut d’une brèche, ou à la tête d’une armée, à la vue de son général, comme sur un échafaud. On est surpris entre la haie et le fossé : il faut tenter fortune contre un poulailler : il faut dénicher quatre chétifs arquebusiers d’une grange : il faut seul s’écarter de la troupe et entreprendre seul, selon la nécessité qui s’offre. Et si on prend garde, on trouvera, à mon avis, qu’il advient par expérience, que les moins éclatantes occasions sont les plus dangereuses : et qu’aux guerres, qui se sont passées de notre temps, il s’est perdu plus de gens de bien, aux occasions légères et peu importantes, et à la contestation de quelque bicoque, qu’ès lieux dignes et honorables. Qui tient sa mort pour mal employée, si ce n’est en occasion signalée : au lieu d’illustrer sa mort, il obscurcit volontiers sa vie : laissant échapper cependant plusieurs justes occasions de se hasarder. Et toutes les justes sont illustres assez : sa conscience les trompetant suffisamment à chacun. Gloria nostra est, testimonium conscientiæ nostræ. [Notre gloire, c’est le témoignage de notre conscience.] Qui n’est homme de bien que parce qu’on le saura, et parce qu’on l’en estimera mieux, après l’avoir su, qui ne veut bien faire qu’en condition que sa vertu vienne à la connaissance des hommes, celui-là n’est pas personne de qui on puisse tirer beaucoup de service.
Credo ch’el resto di quel verno, cose
Facesse degne di tenerne conto,
Ma fur sin’a quel tempo si nascose,
Che non è colpa mia s’hor’non le conto,
Perchè Orlando a far’ opre virtuose
Piu ch’a narrarle poi sempre era pronto,
Ne mai fu alcun’ de li suoi fatti espresso,
Senon quando hebbe i testimonii apresso.
[Je crois que le reste de cet hiver, il fit des exploits dignes d’en rendre compte, mais ils sont demeurés cachés jusqu’à présent, si bien que ce n’est pas ma faute si je ne les raconte pas, parce que Roland était toujours plus prêt à accomplir des actions glorieuses qu’à les raconter ensuite, et aucun de ses exploits ne fut jamais narré, sinon quand il avait des témoins à côté.]
Il faut aller à la guerre pour son devoir, et en attendre cette récompense, qui ne peut faillir à toutes belles actions, pour occultes qu’elles soient, non pas même aux vertueuses pensées : c’est le contentement qu’une conscience bien réglée reçoit en soi, de bien faire. Il faut être vaillant pour soi-même, et pour l’avantage que c’est d’avoir son courage logé en une assiette ferme et assurée, contre les assauts de la fortune.
Virtus, repulsæ nescia sordidæ,
Intaminatis fulget honoribus :
Nec sumit aut ponit secures
Arbitrio popularis aur æ .
[La vertu ne connaît pas la honte de l’échec, elle brille d’honneurs intacts ; elle ne prend ni ne rend les insignes du pouvoir selon le caprice de l’opinion populaire.]
Ce n’est pas pour la montre, que notre âme doit jouer son rôle, c’est chez nous au-dedans, où nuls yeux ne donnent que les nôtres : là elle nous couvre de la crainte de la mort, des douleurs et de la honte même : elle nous assure là, de la perte de nos enfants, de nos amis, et de nos fortunes : et quand l’opportunité s’y présente, elle nous conduit aussi aux hasards de la guerre. Non emolumento aliquo, sed ipsius honestatis decore. [Non dans l’espoir de quelque gain, mais pour la beauté de l’honneur même.] Ce profit est bien plus grand, et bien plus digne d’être souhaité et espéré, que l’honneur et la gloire, qui n’est autre chose qu’un favorable jugement qu’on fait de nous. Il faut trier de toute une nation, une douzaine d’hommes, pour juger d’un arpent de terre, et le jugement de nos inclinations, et de nos actions, la plus difficile matière, et la plus importante qui soit, nous la remettons à la voix de la commune et de la tourbe, mère d’ignorance, d’injustice, et d’inconstance. Est-ce raison de faire dépendre la vie d’un sage, du jugement des fols ? An quidquam stultius, quam quos singulos contemnas, eos aliquid putare esse universos ? [Qu’y a-t-il de plus stupide que d’estimer que ceux qu’on méprise individuellement valent quelque chose pris tous ensemble ?] Quiconque vise à leur plaire, il n’a jamais fait, c’est une butte qui n’a ni forme ni prise. Nil tam inæstimabile est, quam animi multitudinis. [Rien n’est si difficile à apprécier que le sentiment d’une multitude.] Demetrius disait plaisamment de la voix du peuple, qu’il ne faisait non plus de recette, de celle qui lui sortait par en haut, que de celle qui lui sortait par en bas. Celui-là dit encore plus : Ego hoc judico, si quando turpe non sit, tamen non esse non turpe, quum id a multitudine laudetur. [Voici mon avis : même si une chose n’est pas honteuse, pourtant elle ne saurait ne pas être honteuse si elle est louée par la foule.] Nul art, nulle souplesse d’esprit pourrait conduire nos pas à la suite d’un guide si dévoyé et si déréglé. En cette confusion venteuse de bruits de rapports et opinions vulgaires, qui nous poussent, il ne se peut établir aucune route qui vaille. Ne nous proposons point une fin si flottante et volage : allons constamment après la raison : que l’approbation publique nous suive par là, si elle veut : et comme elle dépend toute de la fortune, nous n’avons point loi de l’espérer plutôt par autre voie que par celle-là. Quand pour sa droiture je ne suivrais le droit chemin, je le suivrais pour avoir trouvé par expérience, qu’au bout du compte, c’est communément le plus heureux, et le plus utile. Dedit hoc prouidentia hominibus munus, ut honesta magis juuarent. [La providence a,fait ce don aux hommes que ce qui est honnête soit <le> plus agréable.] Le marinier ancien disait ainsi à Neptune, en une grande tempête : Ô Dieu tu me sauveras si tu veux, si tu veux tu me perdras : mais si tiendrai-je toujours droit mon timon. J’ai vu de mon temps mille hommes souples, métis, ambigus, et que nul ne doutait plus prudents mondains que moi, se perdre où je me suis sauvé :
Risi successu posse carere dolos.
[J’ai ri de voir que les ruses pouvaient manquer de succès.]
Paul Æmile allant en sa glorieuse expédition de Macédoine, avertit surtout le peuple de Rome, de contenir leur langue de ses actions, pendant son absence. Que la licence des jugements, est un grand détourbier aux grandes affaires ! D’autant que chacun n’a pas la fermeté de Fabius à l’encontre des voix communes, contraires et injurieuses : qui aima mieux laisser démembrer son autorité aux vaines fantaisies des hommes, que faire moins bien sa charge, avec favorable réputation, et populaire consentement. Il y a je ne sais quelle douceur naturelle à se sentir louer, mais nous lui prêtons trop de beaucoup.
Laudari haud metuam, neque enim mihi cornea fibra est,
Sed recti finemque extremumque esse recuso
Euge tuum et belle.
[Je ne craindrais pas d’être loué, et ma fibre n’est pas de corne, mais je nie que la fin et le terme de ce qui est juste soit un « Bravo ! » et « C’est beau ! ».]
Je ne me soucie pas tant, quel je sois chez autrui, comme je me soucie quel je sois en moi-même. Je veux être riche par moi, non par emprunt. Les étrangers ne voient que les événements et apparences externes : chacun peut faire bonne mine par le dehors, plein au-dedans de fièvre et d’effroi. Ils ne voient pas mon cœur, ils ne voient que mes contenances. On a raison de décrier l’hypocrisie, qui se trouve en la guerre : car qu’est-il plus aisé à un homme pratique, que de gauchir aux dangers, et de contrefaire le mauvais, ayant le cœur plein de mollesse ? Il y a tant de moyens d’éviter les occasions de se hasarder en particulier, que nous aurons trompé mille fois le monde, avant que de nous engager à un dangereux pas : et lors même, nous y trouvant empêtrés, nous saurons bien pour ce coup, couvrir notre jeu d’un bon visage, et d’une parole assurée, quoique l’âme nous tremble au-dedans : Et qui aurait l’usage de l’anneau Platonique, rendant invisible celui qui le portait au doigt, si on lui donnait le tour vers le plat de la main : assez de gens souvent se cacheraient, où il se faut présenter le plus : et se repentiraient d’être placés en lieu si honorable, auquel la nécessité les rend assurés.
Falsus honor juuat, et mendax infamia terret
Quem nisi mendosum et mendacem ?
[Qui se réjouit d’un faux honneur et ne s’effraie d’une mauvaise réputation mensongère, sinon un être mauvais et menteur ?]
Voilà comment tous ces jugements qui se font des apparences externes, sont merveilleusement incertains et douteux : et n’est aucun si assuré témoin, comme chacun à soi-même. En celles-là combien avons-nous de goujats, compagnons de notre gloire ? Celui qui se tient ferme dans une tranchée découverte, que fait-il en cela, que ne fassent devant lui cinquante pauvres pionniers, qui lui ouvrent le pas, et le couvrent de leurs corps, pour cinq sous de paye par jour ?
non, quicquid turbida Roma
Eleuet, accedas, examenque improbum in illa
Castiges trutina, nec te quæsiueris extra.
[non, ne te rallie pas à tout ce que Rome l’agitée blâmera, n’essaie pas de corriger la pesée injuste dans cette balance, et ne te cherche pas hors de toi-même.]
Nous appelons agrandir notre nom, l’étendre et semer en plusieurs bouches : nous voulons qu’il y soit reçu en bonne part, et que cette sienne accroissance lui vienne à profit ; voilà ce qu’il y peut avoir de plus excusable en ce dessein : Mais l’excès de cette maladie en va jusque-là, que plusieurs cherchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dit de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu’ils étaient plus désireux de grande, que de bonne réputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle : et nous est assez que notre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure. Il semble que l’être connu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d’autrui. Moi, je tiens que je ne suis que chez moi, et de cette autre mienne vie qui loge en la connaissance de mes amis, à la considérer nue, et simplement en soi, je sais bien que je n’en sens fruit ni jouissance, que par la vanité d’une opinion fantastique. Et quand je serai mort, je m’en ressentirai encore beaucoup moins : Et si perdrai tout net, l’usage des vraies utilités, qui accidentellement la suivent parfois : je n’aurai plus de prise par où saisir la réputation : ni par où elle puisse me toucher ni arriver à moi. Car de m’attendre que mon nom la reçoive ; premièrement je n’ai point de nom qui soit assez mien : de deux que j’ai, l’un est commun à toute ma race, voire encore à d’autres. Il y a une famille à Paris et à Montpellier, qui se surnomme Montaigne : une autre en Bretagne ; et en Saintonge, de la Montaigne. Le remuement d’une seule syllabe, mêlera nos fusées, de façon que j’aurai part à leur gloire, et eux à l’aventure à ma honte. Et si, les miens se sont autrefois surnommés Eyquem, surnom qui touche encore une maison connue en Angleterre. Quant à mon autre nom, il est, à quiconque aura envie de le prendre. Ainsi j’honorerai peut-être, un crocheteur en ma place. Et puis quand j’aurais une marque particulière pour moi, que peut-elle marquer quand je n’y suis plus ? Peut-elle désigner et favorir l’inanité ?
nunc leuior cippus non imprimit ossa,
Laudat posteritas, nunc non e manibus illis,
Nunc non e tumulo fortunataque fauilla
Nascuntur violæ ?
[pourtant le cippe ne pèse pas plus léger sur mes os, la postérité applaudit, et pourtant des violettes ne naissent pas de ces Mânes illustres, de ce tombeau, de cette cendre heureuse ?]
Mais de ceci j’en ai parlé ailleurs. Au demeurant en toute une bataille où dix mille hommes sont estropiés ou tués, il n’en est pas quinze de quoi l’on parle. Il faut que ce soit quelque grandeur bien éminente, ou quelque conséquence d’importance, que la fortune y ait jointe, qui fasse valoir une action privée, non d’un arquebusier seulement, mais d’un Capitaine : car de tuer un homme, ou deux, ou dix, de se présenter courageusement à la mort, c’est à la vérité quelque chose à chacun de nous, car il y va de tout : mais pour le monde, ce sont choses si ordinaires, il s’en voit tant tous les jours, et en faut tant de pareilles pour produire un effet notable, que nous n’en pouvons attendre aucune particulière recommandation.
casus multis hic cognitus, ac jam
Tritus, et e medio fortunæ ductus aceruo.
[Ce cas, beaucoup l’ont connu, il est déjà banal, pris au milieu du tas de la fortune.]
De tant de milliasses de vaillants hommes qui sont morts depuis quinze cents ans en France, les armes en la main, il n’y en a pas cent, qui soient venus à notre connaissance. La mémoire non des chefs seulement, mais des batailles et victoires est ensevelie. Les fortunes de plus de la moitié du monde, à faute de registre, ne bougent de leur place, et s’évanouissent sans durée. Si j’avais en ma possession les événements inconnus, j’en penserais très facilement supplanter les connus, en toute espèce d’exemples. Quoi, que des Romains mêmes, et des Grecs, parmi tant d’écrivains et de témoins, et tant de rares et nobles exploits, il en est venu si peu jusques à nous ?
Ad nos vix tenuis famæ perlabitur aura.
[À peine est venu jusqu’à nous le souffle d’une faible renommée.]
Ce sera beaucoup si d’ici à cent ans on se souvient en gros, que de notre temps il y a eu des guerres civiles en France. Les Lacédémoniens sacrifiaient aux Muses entrant en bataille, afin que leurs gestes fussent bien et dignement écrits, estimant que ce fût une faveur divine, et non commune, que les belles actions trouvassent des témoins qui leur sussent donner vie et mémoire. Pensons-nous qu’à chaque arquebusade qui nous touche, et à chaque hasard que nous courons, il y ait soudain un greffier qui l’enrôle ? et cent greffiers outre cela le pourront écrire, desquels les commentaires ne dureront que trois jours, et ne viendront à la vue de personne. Nous n’avons pas la millième partie des écrits anciens ; c’est la fortune qui leur donne vie, ou plus courte, ou plus longue, selon sa faveur : et ce que nous en avons, il nous est loisible de douter, si c’est le pire, n’ayant pas vu le demeurant. On ne fait pas des histoires de choses de si peu : il faut avoir été chef à conquérir un Empire, ou un Royaume, il faut avoir gagné cinquante-deux batailles assignées, toujours plus faible en nombre, comme Cæsar. Dix mille bons compagnons et plusieurs grands Capitaines, moururent à sa suite, vaillamment et courageusement, desquels les noms n’ont duré qu’autant que leurs femmes et leurs enfants vécurent :
quos fama obscura recondit.
[eux qu’une renommée obscure a ensevelis.]
De ceux mêmes, que nous voyons bien faire, trois mois, ou trois ans après qu’ils y sont demeurés, il ne s’en parle non plus que s’ils n’eussent jamais été. Quiconque considérera avec juste mesure et proportion, de quelles gens et de quels faits, la gloire se maintient en la mémoire des livres, il trouvera qu’il y a de notre siècle, fort peu d’actions, et fort peu de personnes, qui y puissent prétendre nul droit. Combien avons-nous vu d’hommes vertueux, survivre à leur propre réputation, qui ont vu et souffert éteindre en leur présence, l’honneur et la gloire très justement acquise en leurs jeunes ans ? Et pour trois ans de cette vie fantastique et imaginaire, allons-nous perdant notre vraie vie et essentielle, et nous engager à une mort perpétuelle ? Les sages se proposent une plus belle et plus juste fin, à une si importante entreprise. Recte facti, fecisse merces est : Officii fructus, ipsum officium est. [Le salaire d’un acte juste, c’est de l’avoir fait : le fruit du devoir, c’est le devoir lui-même.] Il serait à l’aventure excusable à un peintre ou autre artisan, ou encore à un Rhétoricien ou Grammairien, de se travailler pour acquérir nom, par ses ouvrages : mais les actions de la vertu, elles sont trop nobles d’elles-mêmes, pour rechercher autre loyer, que de leur propre valeur : et notamment pour la chercher en la vanité des jugements humains. Si toutefois cette fausse opinion sert au public à contenir les hommes en leur devoir : si le peuple en est éveillé à la vertu : si les Princes sont touchés, de voir le monde bénir la mémoire de Trajan, et abominer celle de Néron : si cela les émeut, de voir le nom de ce grand pendard, autrefois si effroyable et si redouté, maudit et outragé si librement par le premier écolier qui l’entreprend : qu’elle accroisse hardiment, et qu’on la nourrisse entre nous le plus qu’on pourra. Et Platon employant toutes choses à rendre ses citoyens vertueux, leur conseille aussi, de ne mépriser la bonne estimation des peuples. Et dit, que par quelque divine inspiration il advient, que les méchants mêmes savent souvent tant de parole, que d’opinion, justement distinguer les bons des mauvais. Ce personnage et son pédagogue sont merveilleux, et hardis ouvriers à faire joindre les opérations et révélations divines tout partout où faut l’humaine force. Et pour cette cause peut-être, l’appelait Timon en l’injuriant, le grand forgeur de miracles. Ut tragici poetæ confugiunt ad Deum, cum explicare argumenti exitum non possunt. [Comme les poètes tragiques recourent à dieu, quand ils ne parviennent pas à dénouer leur sujet.] Puisque les hommes par leur insuffisance ne se peuvent assez payer d’une bonne monnaie, qu’on y emploie encore la fausse. Ce moyen a été pratiqué par tous les Législateurs : et n’est police, où il n’y ait quelque mélange, ou de vanité cérémonieuse, ou d’opinion mensongère, qui serve de bride à tenir le peuple en office. C’est pour cela que la plupart ont leurs origines et commencements fabuleux, et enrichis de mystères supernaturels. C’est cela, qui a donné crédit aux religions bâtardes, et les a faites favorir aux gens d’entendement : Et pour cela, que Numa et Sertorius, pour rendre leurs hommes de meilleure créance, les paissaient de cette sottise, l’un que la nymphe Egeria, l’autre que sa biche blanche, lui apportait de la part des dieux, tous les conseils qu’il prenait. Et l’autorité que Numa donna à ses lois sous titre du patronage de cette Déesse, Zoroastre Législateur des Bactrians et des Perses, la donna aux siennes, sous le nom du Dieu Oromasis : Trismégiste des Égyptiens, de Mercure : Zamolxis des Scythes, de Vesta : Charondas des Chalcides, de Saturne : Minos des Candiots, de Jupiter : Lycurgue des Lacédémoniens, d’Apollo : Dracon et Solon des Athéniens, de Minerve. Et toute police a un Dieu à sa tête : faussement les autres : véritablement celle, que Moïse dressa au peuple de Judée sorti d’Égypte. La religion des Bédouins, comme dit le sire de Joinville, portait entre autres choses, que l’âme de celui d’entre eux qui mourait pour son prince, s’en allait en un autre corps plus heureux, plus beau et plus fort que le premier : au moyen de quoi ils en hasardaient beaucoup plus volontiers leur vie ;
In ferrum mens prona viris, animæque capaces
Mortis, et ignauum est redituræ parcere vitæ.
[Les hommes ont l’esprit enclin à se jeter sur le fer, leur esprit peut supporter la mort ; c’est lâcheté d’épargner une vie qui doit revenir.]
Voilà une créance très salutaire, toute vaine qu’elle soit. Chaque nation a plusieurs tels exemples chez soi : mais ce sujet mériterait un discours à part. Pour dire encore un mot sur mon premier propos : je ne conseille non plus aux Dames, d’appeler honneur, leur devoir, ut enim consuetudo loquitur, id solum dicitur honestum, quod est populari fama gloriosum [dans le langage courant, on appelle honnête cela seul qui est glorifié par l’opinion publique] : leur devoir est le marc : leur honneur n’est que l’écorce. Ni ne leur conseille de nous donner cette excuse en payement de leur refus : car je présuppose, que leurs intentions, leur désir, et leur volonté, qui sont pièces où l’honneur n’a que voir, d’autant qu’il n’en paraît rien au-dehors, soient encore plus réglées que les effets.
Quæ, quia non liceat, non facit, illa facit.
[Celle-là fait la faute qui ne s’abstient de la faire que parce qu’elle lui est interdite.]
L’offense et envers Dieu, et en la conscience, serait aussi grande de le désirer que de l’effectuer. Et puis ce sont actions d’elles-mêmes cachées et occultes, il serait bien aisé qu’elles en dérobassent quelqu’une à la connaissance d’autrui, d’où l’honneur dépend, si elles n’avaient autre respect à leur devoir, et à l’affection qu’elles portent à la chasteté, pour elle-même. Toute personne d’honneur choisit de perdre plutôt son honneur, que de perdre sa conscience.
Chapitre XVII. De la présomption §
Il y a une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion, que nous concevons de notre valeur. C’est une affection inconsidérée, de quoi nous chérissons, qui nous représente à nous-mêmes, autres que nous ne sommes. Comme la passion amoureuse prête des beautés, et des grâces, au sujet qu’elle embrasse, et fait que ceux qui en sont épris, trouvent d’un jugement trouble et altéré, ce qu’ils aiment, autre et plus parfait qu’il n’est. Je ne veux pas, que de peur de faillir de ce côté-là, un homme se méconnaisse pourtant, ni qu’il pense être moins que ce qu’il est : le jugement doit tout partout maintenir son droit : C’est raison qu’il voie en ce sujet comme ailleurs, ce que la vérité lui présente : Si c’est Cæsar, qu’il se trouve hardiment le plus grand Capitaine du monde. Nous ne sommes que cérémonie, la cérémonie nous emporte, et laissons la substance des choses : nous nous tenons aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous avons appris aux dames de rougir, oyant seulement nommer, ce qu’elles ne craignent aucunement à faire : nous n’osons appeler à droit nos membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de débauche. La cérémonie nous défend d’exprimer par paroles les choses licites et naturelles, et nous l’en croyons : la raison nous défend de n’en faire point d’illicites et mauvaises, et personne ne l’en croit. Je me trouve ici empêtré ès lois de la cérémonie : car elle ne permet, ni qu’on parle bien de soi, ni qu’on en parle mal. Nous la lairrons là pour ce coup. Ceux de qui la fortune (bonne ou mauvaise qu’on la doive appeler) a fait passer la vie en quelque éminent degré, ils peuvent par leurs actions publiques témoigner quels ils sont : Mais ceux qu’elle n’a employés qu’en foule, et de qui personne ne parlera, si eux-mêmes n’en parlent, ils sont excusables, s’ils prennent la hardiesse de parler d’eux-mêmes envers ceux qui ont intérêt de les connaître ; à l’exemple de Lucilius :
Ille velut fidis arcana sodalibus olim
Credebat libris, neque, si male cesserat, usquam
Decurrens alio, neque si bene : quo fit, ut omnis
Votiua pateat veluti descripta tabella
Vita senis
[Celui-là confiait jadis ses secrets à ses livres, comme à des amis fidèles ; jamais il ne se tournait vers un autre s’il allait mal, et pas davantage s’il allait bien : d’où vient que toute la vie du vieillard y apparaît décrite comme sur une tablette votive.]
Celui-là commettait à son papier ses actions et ses pensées, et s’y peignait tel qu’il se sentait être. Nec id Rutilio et Scauro citra fidem, aut obtrectationi fuit. [Et cela n’a pas valu moins de crédit et de louange à Rutilius et Scaurus.] Il me souvient donc, que dès ma plus tendre enfance, on remarquait en moi je ne sais quel port de corps, et des gestes témoignant quelque vaine et sotte fierté. J’en veux dire premièrement ceci, qu’il n’est pas inconvénient d’avoir des conditions et des propensions, si propres et si incorporées en nous, que nous n’ayons pas moyen de les sentir et reconnaître. Et de telles inclinations naturelles, le corps en retient volontiers quelque pli, sans notre su et consentement. C’était une afféterie consente de sa beauté, qui faisait un peu pencher la tête d’Alexandre sur un côté, et qui rendait le parler d’Alcibiades mol et gras : Julius Cæsar se grattait la tête d’un doigt, qui est la contenance d’un homme rempli de pensements pénibles : et Cicero, ce me semble, avait accoutumé de rincer le nez, qui signifie un naturel moqueur. Tels mouvements peuvent arriver imperceptiblement en nous. Il y en a d’autres artificiels, de quoi je ne parle point. Comme les salutations, et révérences, par où on acquiert le plus souvent à tort, l’honneur d’être bien humble et courtois : on peut être humble de gloire. Je suis assez prodigue de bonnetades, notamment en été, et n’en reçois jamais sans revanche, de quelque qualité d’hommes que ce soit, s’il n’est à mes gages. Je désirasse d’aucuns Princes que je connais, qu’ils en fussent plus épargnants et justes dispensateurs ; car ainsi indiscrètement épandues, elles ne portent plus de coup : si elles sont sans égard, elles sont sans effet. Entre les contenances déréglées, n’oublions pas la morgue de l’Empereur Constantius, qui en public tenait toujours la tête droite, sans la contourner ou fléchir ni çà ni là, non pas seulement pour regarder ceux qui le saluaient à côté, ayant le corps planté immobile, sans se laisser aller au branle de son coche, sans oser ni cracher, ni se moucher, ni essuyer le visage devant les gens. Je ne sais si ces gestes qu’on remarquait en moi, étaient de cette première condition, et si à la vérité j’avais quelque occulte propension à ce vice ; comme il peut bien être : et ne puis pas répondre des branles du corps. Mais quant aux branles de l’âme, je veux ici confesser ce que j’en sens. Il y a deux parties en cette gloire : Savoir est, de s’estimer trop, et n’estimer pas assez autrui. Quant à l’une, il me semble premièrement, ces considérations devoir être mises en compte. Je me sens pressé d’une erreur d’âme, qui me déplaît, et comme inique, et encore plus comme importune. J’essaie à la corriger : mais l’arracher je ne puis. C’est, que je diminue du juste prix des choses, que je possède : et hausse le prix aux choses, d’autant qu’elles sont étrangères, absentes, et non miennes. Cette humeur s’épand bien loin. Comme la prérogative de l’autorité fait, que les maris regardent les femmes propres d’un vicieux dédain, et plusieurs pères leurs enfants : Ainsi fais-je : et entre deux pareils ouvrages, pèserai toujours contre le mien. Non tant que la jalousie de mon avancement et amendement trouble mon jugement et m’empêche de me satisfaire, comme que, d’elle-même la maîtrise engendre mépris de ce qu’on tient et régente. Les polices, les mœurs lointaines me flattent, et les langues : Et m’aperçois que le Latin me pipe par la faveur de sa dignité, au-delà de ce qui lui appartient, comme aux enfants et au vulgaire. L’économie, la maison, le cheval de mon voisin, en égale valeur, vaut mieux que le mien, de ce qu’il n’est pas mien. Davantage, que je suis très ignorant en mon fait : J’admire l’assurance et promesse, que chacun a de soi : là où il n’est quasi rien que je sache savoir, ni que j’ose me répondre pouvoir faire. Je n’ai point mes moyens en proposition et par état ; et n’en suis instruit qu’après l’effet ; Autant douteux de ma force que d’une autre force. D’où il advient, si je rencontre louablement en une besogne que je le donne plus à ma fortune, qu’à mon industrie : d’autant que je les desseigne toutes au hasard et en crainte. Pareillement j’ai en général ceci, que de toutes les opinions que l’ancienneté a eues de l’homme en gros, celles que j’embrasse plus volontiers, et auxquelles je m’attache le plus, ce sont celles qui nous méprisent, avilissent, et anéantissent le plus. La Philosophie ne me semble jamais avoir si beau jeu, que quand elle combat notre présomption et vanité ; quand elle reconnaît de bonne foi son irrésolution, sa faiblesse, et son ignorance. Il me semble que la mère nourrice des plus fausses opinions, et publiques et particulières, c’est la trop bonne opinion que l’homme a de soi. Ces gens qui se perchent à chevauchons sur l’épicycle de Mercure, qui voient si avant dans le ciel, ils m’arrachent les dents : Car en l’étude que je fais, duquel le sujet, c’est l’homme, trouvant une si extrême variété de jugements, un si profond labyrinthe de difficultés les unes sur les autres, tant de diversité et incertitude, en l’école même de la sapience : vous pouvez penser, puisque ces gens-là n’ont pu se résoudre de la connaissance d’eux-mêmes, et de leur propre condition, qui est continuellement présente à leurs yeux, qui est dans eux ; puisqu’ils ne savent comment branle ce qu’eux-mêmes font branler, ni comment nous peindre et déchiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux-mêmes, comment je les croirais de la cause du flux et reflux de la rivière du Nil. La curiosité de connaître les choses, a été donnée aux hommes pour fléau, dit la sainte Écriture Mais, pour venir à mon particulier, il est bien difficile, ce me semble, qu’aucun autre s’estime moins, voire qu’aucun autre m’estime moins, que ce que je m’estime. Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce que je m’en tiens : coupable des défectuosités plus basses et populaires : mais non désavouées, non excusées. Et ne me prise seulement que de ce que je sais mon prix. S’il y a de la gloire, elle est infuse en moi superficiellement, par la trahison de ma complexion : et n’a point de corps, qui comparaisse à la vue de mon jugement. J’en suis arrosé, mais non pas teint. Car à la vérité, quant aux effets de l’esprit, en quelque façon que ce soit, il n’est jamais parti de moi chose qui me contentât : Et l’approbation d’autrui ne me paye pas. J’ai le jugement tendre et difficile, et notamment en mon endroit : Je me sens flotter et fléchir de faiblesse. Je n’ai rien du mien, de quoi satisfaire mon jugement : j’ai la vue assez claire et réglée, mais, à l’ouvrer elle se trouble : comme j’essaie plus évidemment en la poésie. Je l’aime infiniment ; Je me connais assez aux ouvrages d’autrui : mais je fais à la vérité l’enfant quand j’y veux mettre la main ; je ne me puis souffrir. On peut faire le sot partout ailleurs, mais non en la Poésie.
mediocribus esse poetis
Non dii, non homines, non concessere columnæ.
[Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes des libraires n’admettent que les poètes soient médiocres.]
Plût à Dieu que cette sentence se trouvât au front des boutiques de tous nos Imprimeurs, pour en défendre l’entrée à tant de versificateurs
verum
Nil securius est malo Poeta.
[Mais rien n’est plus assuré qu’un mauvais poète.]
Que n’avons-nous de tels peuples ? Dionysius le père n’estimait rien tant de soi, que sa poésie. À la saison des jeux Olympiques, avec des chariots surpassant tous autres en magnificence, il envoya aussi des Poètes et des Musiciens, pour présenter ses vers, avec des tentes et pavillons dorés et tapissés royalement. Quand on vint à mettre ses vers en avant, la faveur et excellence de la prononciation attira sur le commencement l’attention du peuple. Mais quand par après il vint à peser l’ineptie de l’ouvrage, il entra premièrement en mépris : et continuant d’aigrir son jugement, il se jeta tantôt en furie, et courut abattre et déchirer par dépit tous ces pavillons. Et ce que ces chariots ne firent non plus, rien qui vaille en la course, et que la navire, qui rapportait ses gens, faillit la Sicile, et fut par la tempête poussée et fracassée contre la côte de Tarente : il tint pour certain que c’était l’ire des Dieux irrités comme lui, contre ce mauvais poème : et les mariniers mêmes, échappés du naufrage, allaient secondant l’opinion de ce peuple : à laquelle, l’oracle qui prédit sa mort, sembla aussi aucunement souscrire. Il portait, que Dionysius serait près de sa fin, quand il aurait vaincu ceux qui vaudraient mieux que lui. Ce qu’il interpréta des Carthaginois, qui le surpassaient en puissance. Et ayant affaire à eux, gauchissait souvent la victoire, et la tempérait, pour n’encourir le sens de cette prédiction. Mais il l’entendait mal : car le Dieu marquait le temps de l’avantage, que par faveur et injustice il gagna à Athènes sur les poètes tragiques, meilleurs que lui : ayant fait jouer à l’envi la sienne, intitulée les Leneïens. Soudain après laquelle victoire, il trépassa : et en partie pour l’excessive joie, qu’il en conçut. Ce que je trouve excusable du mien, ce n’est pas de soi et à la vérité : mais c’est à la comparaison d’autres choses pires, auxquelles je vois qu’on donne crédit. Je suis envieux du bonheur de ceux, qui se savent réjouir et gratifier en leur besogne ; car c’est un moyen aisé de se donner du plaisir, puisqu’on le tire de soi-même : Spécialement s’il y a un peu de fermeté en leur opiniâtrise. Je sais un Poète, à qui fort et faible, en foule et en chambre, et le ciel et la terre, crient qu’il n’y entend guère. Il n’en rabat pour tout cela rien de la mesure à quoi il s’est taillé. Toujours recommence, toujours reconsulte : et toujours persiste, d’autant plus ahurté en son avis, qu’il touche à lui seul, de le maintenir. Mes ouvrages, il s’en faut tant qu’ils me rient, qu’autant de fois que je les retâte, autant de fois je m’en dépite.
Cum relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno,
Me quoque qui feci, iudice, digna lini.
[Quand je les relis, j’ai honte de les avoir écrits, car je vois bien des choses qui méritent d’être effacées, à ce que j’en juge moi-même qui les ai faits.]
J’ai toujours une idée en l’âme, qui me présente une meilleure forme, que celle que j’ai mis en besogne, mais je ne la puis saisir ni exploiter. Et cette idée même n’est que du moyen étage. J’argumente par là, que les productions de ces riches et grandes âmes du temps passé, sont bien loin au-delà de l’extrême étendue de mon imagination et souhait. Leurs écrits ne me satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m’étonnent et transissent d’admiration. Je juge leur beauté, je la vois, sinon jusques au bout, au moins si avant qu’il m’est impossible d’y aspirer. Quoi que j’entreprenne, je dois un sacrifice aux Grâces, comme dit Plutarque de quelqu’un, pour pratiquer leur faveur.
si quid enim placet,
Si quid dulce hominum sensibus influit,
Debentur lepidis omnia gratiis.
[car si quelque chose plaît, si quelque douceur s’insinue dans les sens des hommes, tout en est dû aux charmantes Grâces.]
Elles m’abandonnent partout : Tout est grossier chez moi, il y a faute de polissure et de beauté : Je ne sais faire valoir les choses pour le plus que ce qu’elles valent : Ma façon n’aide rien à la matière. Voilà pourquoi il me la faut forte, qui ait beaucoup de prise, et qui luise d’elle-même. Quand j’en saisis des populaires et plus gaies, c’est pour me suivre, moi, qui n’aime point une sagesse cérémonieuse et triste, comme fait le monde : et pour m’égayer, non pour égayer mon style, qui les veut plutôt graves et sévères : Au moins si je dois nommer style, un parler informe et sans règle : Un jargon populaire, et un procéder sans définition, sans partition, sans conclusion, trouble, à la guise de celui d’Amafanius et de Rabirius. Je ne sais ni plaire, ni réjouir, ni chatouiller : Le meilleur conte du monde se sèche entre mes mains, et se ternit. Je ne sais parler qu’en bon escient. Et suis du tout dénué de cette facilité, que je vois en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus, et tenir en haleine toute une troupe, ou amuser sans se lasser, l’oreille d’un prince, de toute sorte de propos ; la matière ne leur faillant jamais, pour cette grâce qu’ils ont de savoir employer la première venue, et l’accommoder à l’humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les princes n’aiment guère les discours fermes, ni moi à faire des contes. Les raisons premières et plus aisées, qui sont communément les mieux prises, je ne sais pas les employer. Mauvais prêcheur de commune. De toute matière je dis volontiers les plus extrêmes choses, que j’en sais. Cicero estime, qu’ès traités de la philosophie, le plus difficile membre soit l’exorde : S’il est ainsi, je me prends à la conclusion sagement. Si faut-il savoir relâcher la corde à toute sorte de tons : et le plus aigu est celui qui vient le moins souvent en jeu. Il y a pour le moins autant de perfection à relever une chose vide, qu’à en soutenir une pesante. Tantôt il faut superficiellement manier les choses, tantôt les profonder. Je sais bien que la plupart des hommes se tiennent en ce bas étage, pour ne concevoir les choses que par cette première écorce : Mais je sais aussi que les plus grands maîtres, et Xenophon et Platon, on les voit souvent se relâcher à cette basse façon, et populaire, de dire et traiter les choses, la soutenant des grâces qui ne leur manquent jamais. Au demeurant mon langage n’a rien de facile et fluide : il est âpre, ayant ses dispositions libres et déréglées : Et me plaît ainsi ; sinon par mon jugement, par mon inclination. Mais je sens bien que parfois je m’y laisse trop aller, et qu’à force de vouloir éviter l’art et l’affectation, j’y retombe d’une autre part ;
brevis esse laboro,
Obscurus fio.
[je travaille à être bref et je deviens obscur.]
Platon dit, que le long ou le court, ne sont propriétés qui ôtent ni donnent prix au langage. Quand j’entreprendrais de suivre cet autre style équable, uni et ordonné, je n’y saurais advenir : Et encore que les coupures et cadences de Salluste reviennent plus à mon humeur, si est-ce que je trouve Cæsar et plus grand, et moins aisé à représenter. Et si mon inclination me porte plus à l’imitation du parler de Sénèque, je ne laisse pas d’estimer davantage celui de Plutarque. Comme à taire, à dire aussi, je suis tout simplement ma forme naturelle : D’où c’est à l’aventure que je puis plus, à parler qu’à écrire : Le mouvement et action animent les paroles, notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme je fais, et qui s’échauffent. Le port, le visage, la voix, la robe, l’assiette, peuvent donner quelque prix aux choses, qui d’elles-mêmes n’en ont guère, comme le babil. Messala se plaint en Tacitus de quelques accoutrements étroits de son temps, et de la façon des bancs où les orateurs avaient à parler, qui affaiblissaient leur éloquence. Mon langage Français est altéré, et en la prononciation et ailleurs, par la barbarie de mon cru. Je ne vis jamais homme des contrées de deçà, qui ne sentît bien évidemment son ramage, et qui ne blessât les oreilles qui sont pures Françaises. Si n’est-ce pas pour être fort entendu en mon Périgourdin : car je n’en ai non plus d’usage que de l’Allemand ; et ne m’en chaut guère. C’est un langage, comme sont autour de moi d’une bande et d’autre, le Poitevin, Saintongeois, Angoumoisin, Limousin, Auvergnat, brode, traînant, éfoiré. Il y a bien au-dessus de nous, vers les montagnes, un Gascon, que je trouve singulièrement beau, sec, bref, signifiant, et à la vérité un langage mâle et militaire, plus qu’autre, que j’entende : Autant nerveux, puissant et pertinent, comme le Français est gracieux, délicat, et abondant. Quant au Latin, qui m’a été donné pour maternel, j’ai perdu par désaccoutumance la promptitude de m’en pouvoir servir à parler : Oui, et à écrire, en quoi autrefois je me faisais appeler maître Jean. Voilà combien peu je vaux de ce côté-là. La beauté est une pièce de grande recommandation au commerce des hommes : C’est le premier moyen de conciliation des uns aux autres ; et n’est homme si barbare et si rechigné, qui ne sente aucunement frappé de sa douceur. Le corps a une grand’part à notre être, il y tient un grand rang : ainsi sa structure et composition sont de bien juste considération. Ceux qui veulent déprendre nos deux pièces principales, et les séquestrer l’une de l’autre, ils ont tort : Au rebours, il les faut r’accoupler et rejoindre : Il faut ordonner à l’âme, non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mépriser et abandonner le corps (aussi ne le saurait-elle faire que par quelque singerie contrefaite) mais de se rallier à lui, de l’embrasser, le chérir, lui assister, le contrôler, le conseiller, le redresser, et ramener quand il fourvoie ; l’épouser en somme, et lui servir de mari : à ce que leurs effets ne paraissent pas divers et contraires, ains accordants et uniformes. Les Chrétiens ont une particulière instruction de cette liaison, car ils savent, que la justice divine embrasse cette société et jointure du corps et de l’âme, jusques à rendre le corps capable des récompenses éternelles : Et que Dieu regarde agir tout l’homme, et veut qu’entier il reçoive le châtiment, ou le loyer, selon ses démérites. La secte Péripatétique, de toutes les sectes la plus sociable, attribue à la sagesse ce seul soin, de pourvoir et procurer en commun, le bien de ces deux parties associées : Et montre les autres sectes, pour ne pas s’être assez attachées à la considération de ce mélange, s’être partialisées, celle-ci pour le corps, cette autre pour l’âme, d’une pareille erreur ; et avoir écarté leur sujet, qui est l’homme ; et leur guide, qu’ils avouent en général être nature. La première distinction, qui ait été entre les hommes, et la première considération, qui donna les prééminences aux uns sur les autres, il est vraisemblable que ce fut l’avantage de la beauté.
agros diuisere atque dedere
Pro facie cujusque et viribus ingenioque :
Nam facies multum valuit viresque vigebant.
[ils partagèrent et attribuèrent les terres en fonction de la beauté, de la force et de l’intelligence de chacun : en effet la beauté était très prisée et la force était en honneur.]
Or je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne : Ce défaut n’a pas seulement de la laideur, mais encore de l’incommodité : à ceux mêmement, qui ont des commandements et des charges : car l’autorité que donne une belle présence et majesté corporelle, en est à dire. C. Marius ne recevait pas volontiers des soldats, qui n’eussent six pieds de hauteur. Le courtisan a bien raison de vouloir pour ce gentilhomme qu’il dresse, une taille commune, plutôt que toute autre : Et de refuser pour lui toute étrangeté, qui le fasse montrer au doigt. Mais de choisir, s’il faut à cette médiocrité, qu’il soit plutôt au-deçà, qu’au-delà d’icelle, je ne le ferais pas, à un homme militaire. Les petits hommes, dit Aristote, sont bien jolis, mais non pas beaux : et se connaît en la grandeur, la grande âme, comme la beauté, en un grand corps et haut. Les Ethiopes et les Indiens, dit-il, élisant leurs Rois et Magistrats, avaient égard à la beauté et procérité des personnes. Ils avaient raison : car il y a du respect pour ceux qui le suivent, et pour l’ennemi de l’effroi, de voir à la tête d’une troupe, marcher un chef de belle et riche taille :
Ipse inter primos præstanti corpore Turnus
Vertitur, arma tenens, et toto vertice supra est.
[Turnus se tient au premier rang, avec sa belle prestance, en armes, dépassant les autres d’une tête.]
Notre grand Roi divin et céleste, duquel toutes les circonstances doivent être remarquées avec soin, religion et révérence, n’a pas refusé la recommandation corporelle, speciosus forma præ filiis hominum [le plus beau d’entre les fils des hommes]. Et Platon avec la tempérance et la fortitude, désire la beauté aux conservateurs de sa république. C’est un grand dépit qu’on s’adresse à vous parmi vos gens, pour vous demander où est Monsieur : et que vous n’ayez que le reste de la bonnetade, qu’on fait à votre barbier ou à votre secrétaire : Comme il advint au pauvre Philopœmen : étant arrivé le premier de sa troupe en un logis, où on l’attendait, son hôtesse, qui ne le connaissait pas, et le voyait d’assez mauvaise mine, l’employa d’aller un peu aider à ses femmes à puiser de l’eau, ou attiser du feu, pour le service de Philopœmen : Les gentilshommes de sa suite étant arrivés, et l’ayant surpris embesogné à cette belle vacation (car il n’avait pas failli d’obéir au commandement qu’on lui avait fait) lui demandèrent ce qu’il faisait là : Je paie, leur répondit-il, la peine de ma laideur. Les autres beautés, sont pour les femmes : la beauté de la taille, est la seule beauté des hommes. Où est la petitesse, ni la largeur et rondeur du front, ni la blancheur et douceur des yeux, ni la médiocre forme du nez, ni la petitesse de l’oreille, et de la bouche, ni l’ordre et blancheur des dents, ni l’épaisseur bien unie d’une barbe brune à écorce de châtaigne, ni le poil relevé, ni la juste proportion de tête, ni la fraîcheur du teint, ni l’air du visage agréable, ni un corps sans senteur, ni la juste proportion de membres, peuvent faire un bel homme. J’ai au demeurant, la taille forte et ramassée, le visage, non pas gras, mais plein, la complexion entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude,
Unde rigent setis mihi crura, et pectora villis :
[D’où vient que mes jambes sont hérissées de poils et ma poitrine velue :]
la santé, forte et allègre, jusque bien avant en mon âge, rarement troublée par les maladies. J’étais tel, car je ne me considère pas à cette heure, que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant piéça franchi les quarante ans.
minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur ætas.
[L’âge brise peu à peu les forces et la vigueur adulte, et glisse vers le déclin.]
Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être : ce ne sera plus moi : Je m’échappe tous les jours, et me dérobe à moi :
Singula de nobis anni prædantur euntes.
[Les années qui passent nous volent les biens que nous avons, un par un.]
D’adresse et de disposition, je n’en ai point eu ; et si suis fils d’un père dispos, et d’une allégresse qui lui dura jusques à son extrême vieillesse. Il ne trouva guère homme de sa condition, qui s’égalât à lui en tout exercice de corps : comme je n’en ai trouvé guère aucun qui ne me surmontât ; sauf au courir, en quoi j’étais des médiocres. De la Musique, ni pour la voix, que j’y ai très inepte, ni pour les instruments, on ne m’y a jamais su rien apprendre. À la danse, à la paume, à la lutte, je n’y ai pu acquérir qu’une bien fort légère et vulgaire suffisance : à nager, à escrimer, à voltiger, et à sauter, nulle du tout. Les mains, je les ai si gourdes, que je ne sais pas écrire seulement pour moi ; de façon, que ce que j’ai barbouillé, j’aime mieux le refaire que de me donner la peine de le démêler, et ne lis guère mieux. Je me sens peser aux écoutants : autrement bon clerc. Je ne sais pas clore à droit une lettre, ni ne sus jamais tailler plume, ni trancher à table, qui vaille, ni équiper un cheval de son harnais, ni porter à poing un oiseau et le lâcher ; ni parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme, il n’y a rien d’allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine, mais j’y dure, si je m’y porte moi-même, et autant que mon désir m’y conduit :
Molliter austerum studio fallente laborem.
[L’intérêt déguisant agréablement l’austère travail.]
Autrement, si je n’y suis alléché par quelque plaisir, et si j’ai autre guide que ma pure et libre volonté, je n’y vaux rien : Car j’en suis là, que sauf la santé et la vie, il n’est chose pourquoi je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au prix du tourment d’esprit, et de la contrainte :
tanti mihi non sit opaci
Omnis arena Tagi, quodque in mare volvitur aurum.
[pour moi, tout le sable du Tage bourbeux et tout l’or qu’il roule vers la mer, ne vaudrait pas ce prix.]
Extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art. Je prêterais aussi volontiers mon sang, que mon soin. J’ai une âme libre et toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode. N’ayant eu jusques à cette heure ni commandant ni maître forcé, j’ai marché aussi avant, et le pas qu’il m’a plu Cela m’a amolli et rendu inutile au service d’autrui, et ne m’a fait bon qu’à moi : Et pour moi, il n’a été besoin de forcer ce naturel pesant, paresseux et fainéant : Car m’étant trouvé en tel degré de fortune dès ma naissance, que j’ai eu occasion de m’y arrêter : (une occasion pourtant, que mille autres de ma connaissance eussent prise, pour planche, plutôt, à se passer à la quête, à l’agitation et inquiétude) je n’ai rien cherché, et n’ai aussi rien pris :
Non agimur tumidis velis Aquilone secundo,
Non tamen aduersis ætatem ducimus austris :
Viribus, ingenio, specie, virtute, loco, re,
Extremi primorum, extremis usque priores.
[Nous ne sommes pas poussés en avant, les voiles gonflées par l’Aquilon favorable, mais nous ne vivons pas non plus en luttant contre les vents contraires du sud : en force, en intelligence, en beauté, en vertu, en rang social, en fortune, nous sommes les derniers parmi les premiers, mais toujours avant les derniers.]
Je n’ai eu besoin que de la suffisance de me contenter : Qui est toutefois un règlement d’âme, à le bien prendre, également difficile en toute sorte de condition, et que par usage, nous voyons se trouver plus facilement encore en la disette qu’en l’abondance : D’autant, à l’aventure, que selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage, que par leur besoin ; et la vertu de la modération, plus rare, que celle de la patience. Et n’ai eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéralité m’avait mis entre mains : Je n’ai goûté aucune sorte de travail ennuyeux : Je n’ai eu guère en maniement que mes affaires : Ou, si j’en ai eu, ç’a été en condition de les manier à mon heure et à ma façon : commis par gens, qui s’en fiaient à moi, et qui ne me pressaient pas, et me connaissaient. Car encore tirent les experts, quelque service d’un cheval rétif et poussif. Mon enfance même a été conduite d’une façon molle et libre, et lors même exempte de sujétion rigoureuse. Tout cela m’a donné une complexion délicate et incapable de sollicitude ; jusque-là, que j’aime qu’on me cache mes pertes, et les désordres qui me touchent : Au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me coûte à nourrir et entretenir :
hæc nempe supersunt,
Quæ dominum fallunt, quæ prosint furibus.
[ces biens, n’est-ce pas ? sont en surplus, qui échappent à l’attention du maître et dont les voleurs tirent profit.]
J’aime à ne savoir pas le compte de ce que j’ai, pour sentir moins exactement ma perte. Je prie ceux qui vivent avec moi, où l’affection leur manque, et les bons effets, de me piper et payer de bonnes apparences. À faute d’avoir assez de fermeté, pour souffrir l’importunité des accidents contraires, auxquels nous sommes sujets, et pour ne me pouvoir tenir tendu à régler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moi cette opinion : m’abandonnant du tout à la fortune, de prendre toutes choses au pis ; et ce pis là, me résoudre à le porter doucement et patiemment. C’est à cela seul, que je travaille, et le but auquel j’achemine tous mes discours. À un danger, je ne songe pas tant comment j’en échapperai, que combien peu il importe que j’en échappe : Quand j’y demeurerais, que serait-ce ? Ne pouvant régler les événements, je me règle moi-même : et m’applique à eux, s’ils ne s’appliquent à moi. Je n’ai guère d’art pour savoir gauchir la fortune, et lui échapper, ou la forcer ; et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon point. J’ai encore moins de tolérance, pour supporter le soin âpre et pénible qu’il faut à cela. Et la plus pénible assiette pour moi, c’est être suspens ès choses qui pressent, et agité entre la crainte et l’espérance. Le délibérer, voire ès choses plus légères, m’importune. Et sens mon esprit plus empêché à souffrir le branle, et les secousses diverses du doute, et de la consultation, qu’à se rasseoir et résoudre à quelque parti que ce soit, après que la chance est livrée. Peu de passions m’ont troublé le sommeil, mais des délibérations, la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins, j’en évite volontiers les côtés pendants et glissants, et je me jette dans le battu, le plus boueux, et enfondrant, d’où je ne puisse aller plus bas, et y cherche sûreté : Aussi j’aime les malheurs tout purs, qui ne m’exercent et tracassent plus, après l’incertitude de leur rhabillage : et qui du premier saut me poussent droitement en la souffrance.
dubia plus torquent mala.
[Les maux incertains nous torturent davantage.]
Aux événements, je me porte virilement, en la conduite puérilement. L’horreur de la chute me donne plus de fièvre que le coup. Le jeu ne vaut pas la chandelle. L’avaricieux a plus mauvais compte de sa passion, que n’a le pauvre : et le jaloux, que le cocu. Et y a moins de mal souvent, à perdre sa vigne, qu’à la plaider. La plus basse marche, est la plus ferme : c’est le siège de la constance : Vous n’y avez besoin que de vous : Elle se fonde là, et appuie toute en soi. Cet exemple, d’un gentilhomme que plusieurs ont connu, a-t-il pas quelque air philosophique ? Il se maria bien avant en l’âge, ayant passé en bon compagnon sa jeunesse, grand diseur, grand gaudisseur. Se souvenant combien la matière de couardise lui avait donné de quoi parler et se moquer des autres : pour se mettre à couvert, il épousa une femme, qu’il prit au lieu, où chacun en trouve pour son argent, et dressa avec elle ses alliances : Bonjour putain, bonjour cocu : et n’est chose de quoi plus souvent et ouvertement, il entretint chez lui les survenants, que de ce sien dessein : par où il bridait les occultes caquets des moqueurs, et émoussait la pointe de ce reproche. Quant à l’ambition, qui est voisine de la présomption, ou fille plutôt, il eût fallu pour m’avancer, que la fortune me fût venue quérir par le poing : car de me mettre en peine pour une espérance incertaine, et me soumettre à toutes les difficultés, qui accompagnent ceux qui cherchent à se pousser en crédit, sur le commencement de leur progrès, je ne l’eusse su faire,
spem pretio non emo.
[je n’achète pas de l’espérance à prix d’argent.]
Je m’attache à ce que je vois, et que je tiens, et ne m’éloigne guère du port :
Alter remus aquas, alter tibi radat arenas
[qu’une de tes rames rase les flots, l’autre le sable du rivage.]
Et puis on arrive peu à ces avancements, qu’en hasardant premièrement le sien : Et je suis d’avis, que si ce qu’on a, suffit à maintenir la condition en laquelle on est né, et dressé, c’est folie d’en lâcher la prise, sur l’incertitude de l’augmenter. Celui à qui la fortune refuse de quoi planter son pied, et établir un être tranquille et reposé, il est pardonnable s’il jette au hasard ce qu’il a, puisqu’ainsi comme ainsi la nécessité l’envoie à la quête.
Capienda rebus in malis præceps via est.
[Dans le malheur, il faut prendre une voie risquée.]
Et j’excuse plutôt un cadet, de mettre sa légitime au vent, que celui à qui l’honneur de la maison est en charge, qu’on ne peut voir nécessiteux qu’à sa faute. J’ai bien trouvé le chemin plus court et plus aisé, avec le conseil de mes bons amis du temps passé, de me défaire de ce désir, et de me tenir coi :
Cui sit conditio dulcis, sine puluere palmæ :
[moi qui jouis d’une douce condition, loin de la poussière des combats victorieux :]
Jugeant aussi bien sainement, de mes forces, qu’elles n’étaient pas capables de grandes choses. Et me souvenant de ce mot du feu Chancelier Olivier, que les Français semblent des guenons, qui vont grimpant contremont un arbre de branche en branche, et ne cessent d’aller, jusques à ce qu’elles soient arrivées à la plus haute branche : et y montrent le cul, quand elles y sont.
Turpe est, quod nequeas, capiti committere pondus,
Et pressum inflexo mox dare terga genu.
[Il est honteux de se charger la tête d’un poids qu’on ne peut porter, et bientôt, accablé, de s’enfuir, après avoir fléchi le genou.]
Les qualités mêmes qui sont en moi non reprochables, je les trouvais inutiles en ce siècle. La facilité de mes mœurs, on l’eût nommée lâcheté et faiblesse : la foi et la conscience s’y fussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses : la franchise et la liberté, importune, inconsidérée et téméraire. À quelque chose sert le malheur. Il fait bon naître en un siècle fort dépravé : car par comparaison d’autrui, vous êtes estimé vertueux à bon marché. Qui n’est que parricide en nos jours et sacrilège, il est homme de bien et d’honneur :
Nunc si depositum non inficiatur amicus,
Si reddat veterem cum tota ærugine follem,
Prodigiosa fides, et Thuscis digna libellis,
Quæque coronata lustrari debeat agna.
[De nos jours, si l’ami ne conteste pas le dépôt confié, s’il rend la vieille bourse avec sa rouille intacte, c’est un prodige de bonne foi, digne qu’on recoure aux grimoires des devins étrusques, et qui mérite le sacrifice expiatoire d’une brebis couronnée.]
Et ne fut jamais temps et lieu, où il y eut pour les princes loyer plus certain et plus grand, proposé à la bonté, et à la justice. Le premier qui s’avisera de se pousser en faveur, et en crédit par cette voie-là, je suis bien déçu si à bon compte il ne devance ses compagnons. La force, la violence, peuvent quelque chose : mais non pas toujours tout. Les marchands, les juges de village, les artisans, nous les voyons aller à pair de vaillance et science militaire, avec la noblesse. Ils rendent des combats honorables et publics et privés : ils battent, ils défendent villes en nos guerres présentes. Un prince étouffe sa recommandation emmi cette presse. Qu’il reluise d’humanité, de vérité, de loyauté, de tempérance, et surtout de justice : marques rares, inconnues et exilées : C’est la seule volonté des peuples de quoi il peut faire ses affaires : et nulles autres qualités ne peuvent attirer leur volonté comme celles-là : leur étant les plus utiles. Nihil est tam populare quam bonitas. [Rien n’est si populaire que la bonté.] Par cette proportion je me fusse trouvé grand et rare : Comme je me trouve pygmée et populaire, à la proportion d’aucuns siècles passés : Auxquels il était vulgaire, si d’autres plus fortes qualités n’y concourraient, de voir un homme modéré en ses vengeances, mol au ressentiment des offenses, religieux en l’observance de sa parole : ni double ni souple, ni accommodant sa foi à la volonté d’autrui et aux occasions : Plutôt laisserais-je rompre le col aux affaires, que de plier ma foi pour leur service. Car quant à cette nouvelle vertu de feintise et de dissimulation, qui est à cette heure si fort en crédit, je la hais capitalement : et de tous les vices, je n’en trouve aucun qui témoigne tant de lâcheté et bassesse de cœur. C’est une humeur couarde et servile de s’aller déguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire voir tel qu’on est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie. Étant duits à produire des paroles fausses, ils ne font pas conscience d’y manquer. Un cœur généreux ne doit point démentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au-dedans : tout y est bon, ou au moins, tout y est humain Aristote estime office de magnanimité haïr et aimer à découvert : juger, parler avec toute franchise : et au prix de la vérité, ne faire cas de l’approbation ou réprobation d’autrui. Apollonius disait que c’était aux serfs de mentir, et aux libres de dire vérité. C’est la première et fondamentale partie de la vertu : Il la faut aimer pour elle-même. Celui qui dit vrai, parce qu’il y est d’ailleurs obligé, et parce qu’il sert : et qui ne craint point à dire mensonge, quand il n’importe à personne, il n’est pas véritable suffisamment. Mon âme de sa complexion refuit la menterie, et hait même à la penser. J’ai une interne vergogne et un remords piquant, si parfois elle m’échappe, comme parfois elle m’échappe, les occasions me surprenant et agitant impréméditément. Il ne faut pas toujours dire tout, car ce serait sottise : Mais ce qu’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense : autrement, c’est méchanceté. Je ne sais quelle commodité ils attendent de se feindre et contrefaire sans cesse : si ce n’est, de n’en être pas crus, lors même qu’ils disent vérité. Cela peut tromper une fois ou deux les hommes : mais de faire profession de se tenir couvert : et se vanter, comme ont fait aucuns de nos Princes, qu’ils jetteraient leur chemise au feu, si elle était participante de leurs vraies intentions, qui est un mot de l’ancien Metellus Macedonicus : et qui ne sait se feindre, ne sait pas régner : c’est tenir avertis ceux qui ont à les pratiquer, que ce n’est que piperie et mensonge qu’ils disent. Quo quis versutior et callidior est, hoc invisior et suspectior, detracta opinione probitatis. [Plus on est rusé et habile, plus on inspire l’antipathie et la méfiance, une fois qu’on a perdu sa réputation d’honnêteté.] Ce serait une grande simplesse à qui se laisserait amuser ni au visage ni aux paroles de celui, qui fait état d’être toujours autre au-dehors qu’il n’est au-dedans ; comme faisait Tibère. Et ne sais quelle part telles gens peuvent avoir au commerce des hommes, ne produisant rien qui soit reçu pour comptant. Qui est déloyal envers la vérité, l’est aussi envers le mensonge. Ceux qui de notre temps ont considéré en l’établissement du devoir d’un prince, le bien de ses affaires seulement : et l’ont préféré au soin de sa foi et conscience, diraient quelque chose à un prince, de qui la fortune aurait rangé à tel point les affaires, que pour tout jamais il les pût établir par un seul manquement et faute à sa parole. Mais il n’en va pas ainsi. On rechet souvent en pareil marché : on fait plus d’une paix, plus d’un traité en sa vie. Le gain, qui les convie à la première déloyauté, et quasi toujours il s’en présente, comme à toutes autres méchancetés : Les sacrilèges, les meurtres, les rébellions, les trahisons, s’entreprennent pour quelque espèce de fruit. Mais ce premier gain apporte infinis dommages suivants : jetant ce prince hors de tout commerce, et de tout moyen de négociation par l’exemple de cette infidélité. Soliman de la race des Ottomans, race peu soigneuse de l’observance des promesses et pactes, lorsque de mon enfance, il fit descendre son armée à Otrante, ayant su que Mercurin de Gratinare, et les habitants de Castro, étaient détenus prisonniers, après avoir rendu la place, contre ce qui avait été capitulé par ses gens avec eux, manda qu’on les relâchât : et qu’ayant en main d’autres grandes entreprises en cette contrée-là, cette déloyauté, quoiqu’elle eût apparence d’utilité présente, lui apporterait pour l’avenir, un décri et une défiance d’infini préjudice. Or de moi j’aime mieux être importun et indiscret, que flatteur et dissimulé. J’avoue qu’il se peut mêler quelque pointe de fierté, et d’opiniâtreté, à se tenir ainsi entier et ouvert comme je suis sans considération d’autrui. Et me semble que je deviens un peu plus libre, où il le faudrait moins être : et que je m’échauffe par l’opposition du respect. Il peut être aussi, que je me laisse aller après ma nature à faute d’art. Présentant aux grands cette même licence de langue, et de contenance que j’apporte de ma maison : je sens combien elle décline vers l’indiscrétion et incivilité : Mais outre ce que je suis ainsi fait, je n’ai pas l’esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande, et pour en échapper par quelque détour : ni pour feindre une vérité, ni assez de mémoire pour la retenir ainsi feinte : ni certes assez d’assurance pour la maintenir : et fais le brave par faiblesse. Par quoi je m’abandonne à la naïveté, et à toujours dire ce que je pense, et par complexion, et par dessein : laissant à la fortune d’en conduire l’événement. Aristippus disait le principal fruit, qu’il eût tiré de la philosophie, être, qu’il parlait librement et ouvertement à chacun. C’est un outil de merveilleux service, que la mémoire, et sans lequel le jugement fait bien à peine son office : elle me manque du tout. Ce qu’on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de répondre à un propos, où il y eut plusieurs divers chefs, il n’est pas en ma puissance. Je ne saurais recevoir une charge sans tablettes : Et quand j’ai un propos de conséquence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis réduit à cette vile et misérable nécessité, d’apprendre par cœur mot à mot ce que j’ai à dire : autrement, je n’aurais ni façon, ni assurance, étant en crainte que ma mémoire vînt à me faire un mauvais tour. Mais ce moyen m’est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il m’y faut trois heures. Et puis en un propre ouvrage la liberté et autorité de remuer l’ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matière, la rend plus malaisée à arrêter en la mémoire de son auteur. Or plus je m’en défie, plus elle se trouble ; elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la sollicite nonchalamment : car si je la presse, elle s’étonne : et depuis qu’elle a commencé à chanceler, plus je la sonde, plus elle s’empêtre et embarrasse : elle me sert à son heure, non pas à la mienne. Ceci que je sens en la mémoire, je le sens en plusieurs autres parties. Je fuis le commandement, l’obligation, et la contrainte. Ce que je fais aisément et naturellement, si je m’ordonne de le faire, par une expresse et prescrite ordonnance, je ne sais plus le faire. Au corps même, les membres qui ont quelque liberté et juridiction plus particulière sur eux, me refusent parfois leur obéissance, quand je les destine et attache à certain point et heure de service nécessaire. Cette préordonnance contrainte et tyrannique les rebute : ils se croupissent d’effroi ou de dépit, et se transissent. Autrefois étant en lieu, où c’est discourtoisie barbaresque, de ne répondre à ceux qui vous convient à boire : quoiqu’on m’y traitât avec toute liberté, j’essayai de faire le bon compagnon, en faveur des dames qui étaient de la partie, selon l’usage du pays. Mais il y eut du plaisir : car cette menace et préparation, d’avoir à m’efforcer outre ma coutume, et mon naturel, m’étoupa de manière le gosier, que je ne sus avaler une seule goutte : et fus privé de boire, pour le besoin même de mon repas. Je me trouvai saoul et désaltéré, par tant de breuvage que mon imagination avait préoccupé. Cet effet est plus apparent en ceux qui ont l’imagination plus véhémente et puissante : mais il est pourtant naturel : et n’est aucun qui ne s’en ressente aucunement. On offrait à un excellent archer condamné à la mort, de lui sauver la vie, s’il voulait faire voir quelque notable preuve de son art : il refusa de s’en essayer, craignant que la trop grande contention de sa volonté, lui fît fourvoyer la main, et qu’au lieu de sauver sa vie, il perdît encore la réputation qu’il avait acquise au tirer de l’arc. Un homme qui pense ailleurs, ne faudra point, à un pouce près, de refaire toujours un même nombre et mesure de pas, au lieu où il se promène : mais s’il y est avec attention de les mesurer et compter, il trouvera que ce qu’il faisait par nature et par hasard, il ne le fera pas si exactement par dessein. Ma librairie, qui est des belles entre les librairies de village, est assise à un coin de ma maison : s’il me tombe en fantaisie chose que j’y veuille aller chercher ou écrire, de peur qu’elle ne m’échappe en traversant seulement ma cour, il faut que je la donne en garde à quelqu’autre. Si je m’enhardis en parlant, à me détourner tant soit peu, de mon fil, je ne faux jamais de le perdre : qui fait que je me tiens en mes discours, contraint, sec, et resserré. Les gens, qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays : car il m’est très malaisé de retenir des noms. Je dirai bien qu’il a trois syllabes, que le son en est rude, qu’il commence ou termine par telle lettre : Et si je durais à vivre longtemps, je ne crois pas que je n’oubliasse mon nom propre, comme ont fait d’autres. Messala Corvinus fut deux ans n’ayant trace aucune de mémoire. Ce qu’on dit aussi de George Trapezonce. Et pour mon intérêt, je rumine souvent, quelle vie c’était que la leur : et si sans cette pièce, il me restera assez pour me soutenir avec quelque aisance : Et y regardant de près, je crains que ce défaut, s’il est parfait, perde toutes les fonctions de l’âme.
Plenus rimarum sum, hac atque illæ effluo.
[Je suis plein de failles, je fuis de partout.]
Il m’est advenu plus d’une fois, d’oublier le mot que j’avais trois heures auparavant donné ou reçu d’un autre : et d’oublier où j’avais caché ma bourse, quoi qu’en dise Cicero. Je m’aide à perdre, ce que je serre particulièrement. Memoria certe non modo philosophiam, sed omnis vitæ usum, omnesque artes una maxime continet. [La mémoire contient par excellence non seulement la philosophie, mais tout l’usage de la vie et tous les arts.] C’est le réceptacle et l’étui de la science, que la mémoire : l’ayant si défaillante je n’ai pas fort à me plaindre, si je ne sais guère. Je sais en général le nom des arts, et ce de quoi ils traitent, mais rien au-delà. Je feuillette les livres, je ne les étudie pas : Ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnais plus être d’autrui : C’est cela seulement, de quoi mon jugement a fait son profit : les discours et les imaginations, de quoi il s’est imbu. L’auteur, le lieu, les mots, et autres circonstances, je les oublie incontinent : Et suis si excellent en l’oubliance, que mes écrits mêmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m’allègue tous les coups à moi-même, sans que je le sente : Qui voudrait savoir d’où sont les vers et exemples, que j’ai ici entassés, me mettrait en peine de le lui dire : et si ne les ai mendiés qu’ès portes connues et fameuses : ne me contentant pas qu’ils fussent riches, s’ils ne venaient encore de main riche et honorable : l’autorité y concourt quant et la raison. Ce n’est pas grande merveille si mon livre suit la fortune des autres livres : et si ma mémoire désempare ce que j’écris, comme ce que je lis : et ce que je donne, comme ce que je reçois. Outre le défaut de la mémoire, j’en ai d’autres, qui aident beaucoup à mon ignorance : J’ai l’esprit tardif, et mousse, le moindre nuage lui arrête sa pointe : en façon que (pour exemple) je ne lui proposai jamais énigme si aisé, qu’il sût développer. Il n’est si vaine subtilité qui ne m’empêche : Aux jeux, où l’esprit a sa part, des échecs, des cartes, des dames, et autres, je n’y comprends que les plus grossiers traits. L’appréhension, je l’ai lente et embrouillée : mais ce qu’elle tient une fois, elle le tient bien, et l’embrasse bien universellement, étroitement et profondément, pour le temps qu’elle le tient. J’ai la vue longue, saine et entière, mais qui se lasse aisément au travail et se charge : À cette occasion je ne puis avoir long commerce avec les livres, que par le moyen du service d’autrui. Le jeune Pline instruira ceux qui ne l’ont essayé, combien ce retardement est important à ceux qui s’adonnent à cette occupation. Il n’est point âme si chétive et brutale, en laquelle on ne voie reluire quelque faculté particulière : il n’y en a point de si ensevelie, qui ne fasse une saillie par quelque bout. Et comment il advienne qu’une âme aveugle et endormie à toutes autres choses, se trouve vive, claire, et excellente, à certain particulier effet, il s’en faut enquérir aux maîtres : Mais les belles âmes, ce sont les âmes universelles, ouvertes, et prêtes à tout : sinon instruites, au moins instruisables. Ce que je dis pour accuser la mienne ; Car soit par faiblesse ou nonchalance (et de mettre à nonchaloir ce qui est à nos pieds, ce que nous avons entre mains, ce qui regarde de plus près l’usage de la vie, c’est chose bien éloignée de mon dogme) il n’en est point une si inapte et si ignorante que la mienne, de plusieurs telles choses vulgaires, et qui ne se peuvent sans honte ignorer. Il faut que j’en conte quelques exemples : Je suis né et nourri aux champs, et parmi le labourage : j’ai des affaires, et du ménage en main, depuis que ceux qui me devançaient en la possession des biens que je jouis, m’ont quitté leur place. Or je ne sais compter ni à jet, ni à plume : la plupart de nos monnaies je ne les connais pas : ni ne sais la différence de l’un grain à l’autre, ni en la terre, ni au grenier, si elle n’est par trop apparente : ni à peine celle d’entre les choux et les laitues de mon jardin. Je n’entends pas seulement les noms des premiers outils du ménage, ni les plus grossiers principes de l’agriculture, et que les enfants savent : Moins aux arts mécaniques, en la trafique, et en la connaissance des marchandises, diversité et nature des fruits, de vins, de viandes : ni à dresser un oiseau, ni à médeciner un cheval, ou un chien. Et puisqu’il me faut faire la honte tout entière, il n’y a pas un mois qu’on me surprit ignorant de quoi le levain servait à faire du pain ; et que c’était que faire cuver du vin. On conjectura anciennement à Athènes, une aptitude à la mathématique, en celui à qui on voyait ingénieusement agencer et fagoter une charge de broussailles. Vraiment on tirerait de moi une bien contraire conclusion : car qu’on me donne tout l’apprêt d’une cuisine, me voilà à la faim. Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer d’autres à mes dépens : Mais quel que je me fasse connaître, pourvu que je me fasse connaître tel que je suis, je fais mon effet. Et si ne m’excuse pas, d’oser mettre par écrit des propos si bas et frivoles que ceux-ci. La bassesse du sujet m’y contraint. Qu’on accuse si on veut mon projet, mais mon progrès, non. Tant y a que sans l’avertissement d’autrui, je vois assez le peu que tout ceci vaut et pèse, et la folie de mon dessein. C’est prou que mon jugement ne se déferre point, duquel ce sont ici les Essais.
Nasutus sis usque licet, sis denique nasus,
Quantum noluerit ferre rogatus Atlas :
Et possis ipsum tu deridere Latinum,
Non potes in nugas dicere plura meas,
Ipse ego quam dixi : quid dentem dente juuabit
Rodere ? carne opus est, si satur esse velis.
Ne perdas operam, qui se mirantur, in illos
Virus habe, nos hæc nouimus esse nihil.
[Sois pourvu en nez autant que possible, sois même à ce point nez qu’Atlas refuserait de le porter si on lui demandait : et serais-tu capable de tourner en dérision Latinus en personne, tu ne pourrais en dire plus contre mes bagatelles que je n’en ai dit moi-même : à quoi servira-t-il à tes dents de se mordre elles-mêmes ? Il te faut de la viande si tu veux être rassasié. Ne perds pas ta peine, sois venimeux contre ceux qui s’admirent, nous, nous savons que ces écrits ne sont rien.]
Je ne suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourvu que je ne me trompe pas à les connaître : Et de faillir à mon escient, cela m’est si ordinaire, que je ne faux guère d’autre façon, je ne faux guère fortuitement. C’est peu de chose de prêter à la témérité de mes humeurs les actions ineptes, puisque je ne me puis pas défendre d’y prêter ordinairement les vicieuses. Je vis un jour à Bar-le-Duc, qu’on présentait au Roi François second, pour la recommandation de la mémoire de René Roi de Sicile, un portrait qu’il avait lui-même fait de soi. Pourquoi n’est-il loisible de même à un chacun, de se peindre de la plume, comme il se peignait d’un crayon ? Je ne veux donc pas oublier encore cette cicatrice, bien mal propre à produire en public. C’est l’irrésolution : défaut très incommode à la négociation des affaires du monde : Je ne sais pas prendre parti ès entreprises douteuses :
Ne si, ne no, nel cor mi suona intero.
[Mon cœur ne me dit tout à fait ni oui, ni non.]
Je sais bien soutenir une opinion, mais non pas la choisir. Parce qu’ès choses humaines, à quelque bande qu’on penche, il se présente force apparences, qui nous y confirment : et le philosophe Chrysippus disait, qu’il ne voulait apprendre de Zénon et Cleanthes ses maîtres, que les dogmes simplement : car quant aux preuves et raisons, il en fournirait assez de lui-même : De quelque côté que je me tourne, je me fournis toujours assez de cause et de vraisemblance pour m’y maintenir : Ainsi j’arrête chez moi le doute, et la liberté de choisir, jusques à ce que l’occasion me presse : Et lors, à confesser la vérité, je jette le plus souvent la plume au vent, comme on dit, et m’abandonne à la merci de la fortune : Une bien légère inclination et circonstance m’emporte.
Dum in dubio est animus, paulo momento huc atque illuc impellitur.
[Tant que l’esprit est dans le doute, la moindre impulsion le pousse d’un côté ou de l’autre.]
L’incertitude de mon jugement, est si également balancée en la plupart des occurrences, que je compromettrais volontiers à la décision du sort et des dés. Et remarque avec grande considération de notre faiblesse humaine, les exemples que l’histoire divine même nous a laissé de cet usage, de remettre à la fortune et au hasard, la détermination des élections ès choses douteuses ; Sors cecidit super Mathiam. [Le sort tomba sur Matthias.] La raison humaine est un glaive double et dangereux. Et en la main même de Socrates son plus intime et plus familier ami : voyez à quant de bouts c’est un bâton. Ainsi, je ne suis propre qu’à suivre, et me laisse aisément emporter à la foule : Je ne me fie pas assez en mes forces, pour entreprendre de commander, ni guider. Je suis bien aise de trouver mes pas tracés par les autres. S’il faut courir le hasard d’un choix incertain, j’aime mieux que ce soit sous tel, qui s’assure plus de ses opinions ; et les épouse plus, que je ne fais les miennes, auxquelles je trouve le fondement et le plant glissant : Et si ne suis pas trop facile pourtant au change, d’autant que j’aperçois aux opinions contraires une pareille faiblesse. Ipsa consuetudo assentiendi periculosa esse videtur, et lubrica. [L’habitude même de donner son assentiment semble être dangereuse et glissante.] Notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au branle et à la contestation.
Justa pari premitur veluti cum pondere libra,
Prona nec hac plus parte sedet, nec surgit ab illa.
[Comme lorsqu’une balance exacte est chargée de poids qui s’équilibrent, elle ne s’abaisse d’un côté, ni ne s’élève de l’autre.]
Les discours de Machiavel, pour exemple, étaient assez solides pour le sujet, si y a-t-il eu grande aisance à les combattre : et ceux qui l’ont fait, n’ont pas laissé moins de facilité à combattre les leurs. Il s’y trouverait toujours à un tel argument, de quoi y fournir réponses, dupliques, répliques, tripliques, quadrupliques, et cette infinie contexture de débats, que notre chicane a allongé tant qu’elle a pu en faveur des procès :
Cædimur, et totidem plagis consumimus hostem :
[Nous recevons des coups, et infligeons à l’ennemi autant de blessures :]
les raisons n’y ayant guère autre fondement que l’expérience, et la diversité des événements humains, nous présentant infinis exemples à toute sorte de formes. Un savant personnage de notre temps, dit qu’en nos almanachs, où ils disent chaud, qui voudra dire froid, et au lieu de sec, humide : et mettre toujours le rebours de ce qu’ils pronostiquent, s’il devait entrer en gageure de l’événement de l’un ou de l’autre, qu’il ne se soucierait pas quel parti il prît, sauf ès choses où il n’y peut échoir incertitude : comme de promettre à Noël des chaleurs extrêmes, et à la Saint-Jean, des rigueurs de l’hiver. J’en pense de même de ces discours politiques : à quelque rôle qu’on vous mette, vous avez aussi beau jeu que votre compagnon, pourvu que vous ne veniez à choquer les principes trop grossiers et apparents. Et pourtant, selon mon humeur, ès affaires publiques, il n’est aucun si mauvais train, pourvu qu’il ait de l’âge et de la constance, qui ne vaille mieux que le changement et le remuement. Nos mœurs sont extrêmement corrompues, et penchent d’une merveilleuse inclination vers l’empirement : de nos lois et usances, il y en a plusieurs barbares et monstrueuses : toutefois pour la difficulté de nous mettre en meilleur état, et le danger de ce croûlement, si je pouvais planter une cheville à notre roue, et l’arrêter en ce point, je le ferais de bon cœur.
nunquam adeo fœdis adeoque pudendis
Utimur exemplis, ut non peiora supersint.
[Nous n’usons jamais d’exemples si abjects et si honteux qu’il n’y en ait pas de pire en réserve.]
Le pis que je trouve en notre état, c’est l’instabilité : et que nos lois, non plus que nos vêtements, ne peuvent prendre aucune forme arrêtée. Il est bien aisé d’accuser d’imperfection une police : car toutes choses mortelles en sont pleines : il est bien aisé d’engendrer à un peuple le mépris de ses anciennes observances : jamais homme n’entreprit cela, qui n’en vînt à bout : mais d’y rétablir un meilleur état en la place de celui qu’on a ruiné, à ceci plusieurs se sont morfondus, de ceux qui l’avaient entrepris. Je fais peu de part à ma prudence, de ma conduite : je me laisse volontiers mener à l’ordre public du monde. Heureux peuple, qui fait ce qu’on commande, mieux que ceux qui commandent, sans se tourmenter des causes : qui se laisse mollement rouler après le roulement céleste. L’obéissance n’est jamais pure ni tranquille en celui, qui raisonne et qui plaide. Somme pour revenir à moi, ce seul, par où je m’estime quelque chose, c’est ce, en quoi jamais homme ne s’estima défaillant : ma recommandation est vulgaire, commune, et populaire : car qui a jamais cuidé avoir faute de sens ? Ce serait une proposition qui impliquerait en soi de la contradiction ; C’est une maladie, qui n’est jamais où elle se voit : elle est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant, le premier rayon de la vue du patient, perce et dissipe : comme le regard du soleil un brouillard opaque. S’accuser, ce serait s’excuser en ce sujet-là : et se condamner, ce serait s’absoudre. Il ne fut jamais crocheteur ni femmelette, qui ne pensât avoir assez de sens pour sa provision. Nous reconnaissons aisément ès autres, l’avantage du courage, de la force corporelle, de l’expérience, de la disposition, de la beauté : mais l’avantage du jugement ; nous ne le cédons à personne : Et les raisons qui partent du simple discours naturel en autrui, il nous semble qu’il n’a tenu qu’à regarder de ce côté-là, que nous ne les ayons trouvées. La science, le style, et telles parties, que nous voyons ès ouvrages étrangers, nous touchons bien aisément si elles surpassent les nôtres : mais les simples productions de l’entendement, chacun pense qu’il était en lui de les rencontrer toutes pareilles, et en aperçoit malaisément le poids et la difficulté, si ce n’est, et à peine, en une extrême et incomparable distance. Et qui verrait bien à clair la hauteur d’un jugement étranger, il y arriverait et y porterait le sien. Ainsi, c’est une sorte d’exercitation, de laquelle on doit espérer fort peu de recommandation et de louange, et une manière de composition, de peu de nom. Et puis, pour qui écrivez-vous ? Les savants, à qui appartient la juridiction livresque, ne connaissent autre prix que de la doctrine ; et n’avouent autre procéder en nos esprits, que celui de l’érudition, et de l’art : Si vous avez pris l’un des Scipions pour l’autre, que vous reste-t-il à dire qui vaille ? Qui ignore Aristote, selon eux, s’ignore quant et quant soi-même. Les âmes grossières et populaires ne voient pas la grâce d’un discours délié. Or ces deux espèces occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des âmes réglées et fortes d’elles-mêmes, est si rare, que justement elle n’a ni nom ni rang entre nous : c’est à demi temps perdu, d’aspirer, et de s’efforcer à lui plaire. On dit communément que le plus juste partage que nature nous ait fait de grâces, c’est celui du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle lui en a distribué, n’est-ce pas raison ? qui verrait au-delà, il verrait au-delà de sa vue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines, mais qui n’en croit autant des siennes ? L’une des meilleures preuves que j’en aie, c’est le peu d’estime que je fais de moi : car si elles n’eussent été bien assurées, elles se fussent aisément laissé piper à l’affection que je me porte, singulière, comme celui qui la ramène quasi toute à moi, et qui ne l’épand guère hors de là. Tout ce que les autres en distribuent à une infinie multitude d’amis, et de connaissants, à leur gloire, à leur grandeur, je le rapporte tout au repos de mon esprit, et à moi. Ce qui m’en échappe ailleurs, ce n’est pas proprement de l’ordonnance de mon discours :
mihi nempe valere et vivere doctus.
[moi qui suis savant en l’art d’être en bonne santé et de vivre pour moi.]
Or, mes opinions, je les trouve infiniment hardies et constantes à condamner mon insuffisance. De vrai c’est aussi un sujet, auquel j’exerce mon jugement autant qu’à nul autre. Le monde regarde toujours vis-à-vis : moi, je replie ma vue au-dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soi, moi, je regarde dedans moi : Je n’ai affaire qu’à moi, je me considère sans cesse, je me contrôle, je me goûte. Les autres vont toujours ailleurs, s’ils y pensent bien : ils vont toujours avant,
nemo in sese tentat descendere :
[personne ne tente de descendre en soi-même :]
moi, je me roule en moi-même. Cette capacité de trier le vrai, quelle qu’elle soit en moi, et cette humeur libre de n’assujettir aisément ma créance, je la dois principalement à moi : car les plus fermes imaginations que j’aie, et générales, sont celles qui par manière de dire, naquirent avec moi : elles sont naturelles, et toutes miennes. Je les produisis crues et simples, d’une production hardie et forte, mais un peu trouble et imparfaite : depuis je les ai établies et fortifiées par l’autorité d’autrui, et par les sains exemples des anciens, auxquels je me suis rencontré conforme en jugement : Ceux-là m’en ont assuré de la prise, et m’en ont donné la jouissance et possession plus claire. La recommandation que chacun cherche, de vivacité et promptitude d’esprit, je la prétends du règlement, d’une action éclatante et signalée, ou de quelque particulière suffisance : je la prétends de l’ordre, correspondance, et tranquillité d’opinions et de mœurs. Omnino si quidquam est decorum, nihil est profecto magis quam æquabilitas universæ vitæ, tum singularum actionum : quam conservare non possis, si aliorum naturam imitans, omittas tuam. [S’il existe vraiment quelque chose d’honorable, rien ne l’est certainement plus que l’égalité de toute une vie, dans chacun de ses actes : égalité que tu ne saurais conserver si, imitant la nature d’autrui, tu oublies la tienne.] Voilà donc jusques où je me sens coupable de cette première partie, que je disais être au vice de la présomption. Pour la seconde, qui consiste à n’estimer point assez autrui, je ne sais si je m’en puis si bien excuser : car quoi qu’il me coûte, je délibère de dire ce qui en est. À l’aventure que le commerce continuel que j’ai avec les humeurs anciennes, et l’idée de ces riches âmes du temps passé, me dégoûte, et d’autrui, et de moi-même : ou bien qu’à la vérité nous vivons en un siècle qui ne produit les choses que bien médiocres : Tant y a que je ne connais rien digne de grande admiration : Aussi ne connais-je guère d’hommes, avec telle privauté, qu’il faut pour en pouvoir juger : et ceux auxquels ma condition me mêle plus ordinairement, sont pour la plupart, gens qui ont peu de soin de la culture de l’âme, et auxquels on ne propose pour toute béatitude que l’honneur, et pour toute perfection, que la vaillance. Ce que je vois de beau en autrui, je le loue et l’estime très volontiers. Voire j’enchéris souvent sur ce que j’en pense, et me permets de mentir jusque-là. Car je ne sais point inventer un sujet faux. Je témoigne volontiers de mes amis, par ce que j’y trouve de louable : Et d’un pied de valeur, j’en fais volontiers un pied et demi : Mais de leur prêter les qualités qui n’y sont pas, je ne puis : ni les défendre ouvertement des imperfections qu’ils ont. Voire à mes ennemis, je rends nettement ce que je dois de témoignage d’honneur. Mon affection se change, mon jugement non. Et ne confonds point ma querelle avec autres circonstances qui n’en sont pas. Et suis tant jaloux de la liberté de mon jugement, que malaisément la puis-je quitter pour passion que ce soit. Je me fais plus d’injure en mentant, que je n’en fais à celui, de qui je mens. On remarque cette louable et généreuse coutume de la nation Persienne, qu’ils parlaient de leurs mortels ennemis, et à qui ils faisaient la guerre à outrance, honorablement et équitablement autant que portait le mérite de leur vertu. Je connais des hommes assez, qui ont diverses parties belles : qui l’esprit, qui le cœur, qui l’adresse, qui la conscience, qui le langage, qui une science, qui une autre : mais de grand homme en général, et ayant tant de belles pièces ensemble, ou une, en tel degré d’excellence, qu’on le doive admirer, ou le comparer à ceux que nous honorons du temps passé, ma fortune ne m’en a fait voir nul. Et le plus grand que j’aie connu au vif, je dis des parties naturelles de l’âme, et le mieux né, c’était Etienne de la Boitie : c’était vraiment une âme pleine, et qui montrait un beau visage à tout sens : une âme à la vieille marque : et qui eût produit de grands effets, si sa fortune l’eût voulu : ayant beaucoup ajouté à ce riche naturel, par science et étude. Mais je ne sais comment il advient, et si advient sans doute, qu’il se trouve autant de vanité et de faiblesse d’entendement, en ceux qui font profession d’avoir plus de suffisance, qui se mêlent de vacations lettrées, et de charges qui dépendent des livres, qu’en nulle autre sorte de gens : Ou bien parce que l’on requiert et attend plus d’eux, et qu’on ne peut excuser en eux les fautes communes : ou bien que l’opinion du savoir leur donne plus de hardiesse de se produire, et de se découvrir trop avant, par où ils se perdent, et se trahissent. Comme un artisan témoigne bien mieux sa bêtise, en une riche matière, qu’il ait entre mains, s’il l’accommode et mêle sottement, et contre les règles de son ouvrage, qu’en une matière vile : et s’offense-t-on plus du défaut, en une statue d’or, qu’en celle qui est de plâtre. Ceux-ci en font autant, lorsqu’ils mettent en avant des choses qui d’elles-mêmes, et en leur lieu, seraient bonnes : car ils s’en servent sans discrétion, faisant honneur à leur mémoire, aux dépens de leur entendement : et faisant honneur à Cicero, à Galien, à Ulpian, et à saint Jérôme, pour se rendre eux ridicules. Je retombe volontiers sur ce discours de l’ineptie de notre institution : Elle a eu pour sa fin, de nous faire, non bons et sages, mais savants : elle y est arrivée. Elle ne nous a pas appris de suivre et embrasser la vertu et la prudence : mais elle nous en a imprimé la dérivation et l’étymologie. Nous savons décliner vertu, si nous ne savons l’aimer. Si nous ne savons que c’est que prudence par effet, et par expérience, nous le savons par jargon et par cœur. De nos voisins, nous ne nous contentons pas d’en savoir la race, les parentèles, et les alliances, nous les voulons avoir pour amis, et dresser avec eux quelque conversation et intelligence : elle nous a appris les définitions, les divisions, et partitions de la vertu, comme des surnoms et branches d’une généalogie, sans avoir autre soin de dresser entre nous et elle, quelque pratique de familiarité, et privée accointance. Elle nous a choisi pour notre apprentissage, non les livres qui ont les opinions plus saines et plus vraies, mais ceux qui parlent le meilleur Grec et Latin : et parmi ses beaux mots, nous a fait couler en la fantaisie les plus vaines humeurs de l’antiquité. Une bonne institution, elle change le jugement et les mœurs : comme il advint à Polémon : Ce jeune homme Grec débauché, qui étant allé ouïr par rencontre, une leçon de Xenocrates, ne remarqua pas seulement l’éloquence et la suffisance du lecteur, et n’en rapporta pas seulement en la maison, la science de quelque belle matière : mais un fruit plus apparent et plus solide : qui fut le soudain changement et amendement de sa première vie. Qui a jamais senti un tel effet de notre discipline ?
faciasne quod olim
Mutatus Polemon, ponas insignia morbi.
Fasciolas, cubital, focalia, potus ut ille
Dicitur ex collo furtim carpsisse coronas,
Postquam est impransi correptus voce magistri.
[Ferais-tu ce que que fit jadis Polémon converti : déposer les insignes de ton mal, les rubans, les coussins, les écharpes, comme on dit qu’après boire, il ôta furtivement de son cou les guirlandes, après avoir été vivement frappé par la voix d’un sobre maître ?]
La moins dédaignable condition de gens, me semble être, celle qui par simplesse tient le dernier rang : et nous offrir un commerce plus réglé. Les mœurs et les propos des paysans, je les trouve communément plus ordonnés selon la prescription de la vraie philosophie, que ne sont ceux de nos philosophes. Plus sapit vulgus, quia tantum, quantum opus est, sapit. [L’homme de peu a plus de sagesse, car il n’a de sagesse qu’autant qu’il lui en faut.] Les plus notables hommes que j’aie jugé, par les apparences externes (car pour les juger à ma mode, il les faudrait éclairer de plus près) ç’ont été, pour le fait de la guerre, et suffisance militaire, le Duc de Guise, qui mourut à Orléans, et le feu Maréchal Strozzi. Pour gens suffisants, et de vertu non commune, Olivier, et l’Hospital Chanceliers de France. Il me semble aussi de la Poésie qu’elle a eu sa vogue en notre siècle. Nous avons abondance de bons artisans de ce métier-là, Aurat, Bèze, Buchanan, l’Hospital, Montdoré, Turnebus. Quant aux Français, je pense qu’ils l’ont montée au plus haut degré où elle sera jamais : et aux parties, en quoi Ronsard et du Bellay excellent, je ne les trouve guère éloignés de la perfection ancienne. Adrianus Turnebus savait plus, et savait mieux ce qu’il savait, qu’homme qui fût de son siècle, ni loin au-delà. Les vies du Duc d’Albe dernier mort, et de notre Connétable de Montmorency, ont été des vies nobles, et qui ont eu plusieurs ressemblances de fortune. Mais la beauté, et la gloire de la mort de celui-ci, à la vue de Paris, et de son Roi ; pour leur service contre ses plus proches ; à la tête d’une armée victorieuse par sa conduite ; et d’un coup de main, en si extrême vieillesse, me semble mériter qu’on la loge entre les remarquables événements de mon temps. Comme aussi, la constante bonté, douceur de mœurs, et facilité consciencieuse de monsieur de La Noue, en une telle injustice de parts armées (vraie école de trahison, d’inhumanité, et de brigandage) où toujours il s’est nourri, grand homme de guerre, et très expérimenté. J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux, l’espérance que j’ai de Marie de Gournay le Jars ma fille d’alliance : et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude, comme l’une des meilleures parties de mon propre être. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette très sainte amitié, où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encore : la sincérité et la solidité de ses mœurs, y sont déjà battantes, son affection vers moi plus que surabondante : et telle en somme qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’appréhension qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans auxquels elle m’a rencontré, la travaillât moins cruellement. Le jugement qu’elle fit des premiers Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m’aima et me désira longtemps sur la seule estime qu’elle en prit de moi, avant m’avoir vu, c’est un accident de très digne considération. Les autres vertus ont eu peu, ou point de mise en cet âge : mais la vaillance, elle est devenue populaire par nos guerres civiles : et en cette partie, il se trouve parmi nous, des âmes fermes, jusques à la perfection, et en grand nombre, si que le triage en est impossible à faire. Voilà tout ce que j’ai connu, jusques à cette heure, d’extraordinaire grandeur et non commune.
Chapitre XVIII. Du démentir §
Voire mais, on me dira, que ce dessein de se servir de soi, pour sujet à écrire, serait excusable à des hommes rares et fameux, qui par leur réputation auraient donné quelque désir de leur connaissance. Il est certain, je l’avoue, et sais bien que pour voir un homme de la commune façon, à peine qu’un artisan lève les yeux de sa besogne : là où pour voir un personnage grand et signalé, arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s’abandonnent. Il messied à tout autre de se faire connaître, qu’à celui qui a de quoi se faire imiter ; et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Cæsar et Xenophon ont eu de quoi fonder et fermir leur narration, en la grandeur de leurs faits, comme en une base juste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers journaux du grand Alexandre, les Commentaires qu’Auguste, Caton, Sylla, Brutus, et autres avaient laissés de leurs gestes. De telles gens, on aime et étudie les figures, en cuivre même et en pierre. Cette remontrance est très vraie ; mais elle ne me touche que bien peu.
Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus.
Non ubiuis, coramue quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lauantes.
[Je ne lis mes écrits à personne qu’à mes amis, et ce à leur demande. Et pas n’importe où ni devant n’importe qui. Il y en a beaucoup qui récitent leur texte en public, au forum, et quand ils sont aux bains.]
Je ne dresse pas ici une statue à planter au carrefour d’une ville, ou dans une Église, ou place publique :
Non equidem hoc studeo bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat :
Secreti loquimur.
[c’est que je ne cherche pas à enfler ma page de sornettes à paillettes, nous parlons en confidence.]
C’est pour le coin d’une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un ami qui aura plaisir à me raccointer et repratiquer en cette image. Les autres ont pris cœur de parler d’eux, pour y avoir trouvé le sujet digne et riche ; moi au rebours, pour l’avoir trouvé si stérile et si maigre, qu’il n’y peut échoir soupçon d’ostentation. Je juge volontiers des actions d’autrui : des miennes, je donne peu à juger, à cause de leur nihilité. Je ne trouve pas tant de bien en moi, que je ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me serait-ce d’ouïr ainsi quelqu’un, qui me récitât les mœurs, le visage, la contenance, les plus communes paroles, et les fortunes de mes ancêtres, Combien j’y serais attentif. Vraiment cela partirait d’une mauvaise nature, d’avoir à mépris les portraits mêmes de nos amis et prédécesseurs, la forme de leurs vêtements, et de leurs armes. J’en conserve l’écriture, le seing et une épée péculière : et n’ai point chassé de mon cabinet, des longues gaules, que mon père portait ordinairement en la main, Paterna vestis et annulus, tanto charior est posteris, quanto erga parentes major affectus. [Le vêtement et l’anneau paternel sont d’autant plus chers aux enfants qu’ils ont plus d’affection pour leurs parents.] Si toutefois ma postérité est d’autre appétit, j’aurai bien de quoi me revancher : car ils ne sauraient faire moins le compte de moi, que j’en ferai d’eux en ce temps-là. Tout le commerce que j’ai en ceci avec le public, c’est que j’emprunte les outils de son écriture, plus soudaine et plus aisée : En récompense, j’empêcherai peut-être, que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.
Ne toga cordyllis, ne penula desit oliuis,
Et laxas scombris sæpe dabo tunicas.
[de peur que les thons ne manquent de manteau et les olives de couverture ; et je donnerai souvent aux maquereaux d’amples tuniques.]
Et quand personne ne me lira, ai-je perdu mon temps, de m’être entretenu tant d’heures oisives, à pensements si utiles et agréables ? Moulant sur moi cette figure, il m’a fallu si souvent testonner et composer, pour m’extraire, que le patron s’en est fermi, et aucunement formé soi-même. Me peignant pour autrui, je me suis peint en moi, de couleurs plus nettes, que n’étaient les miennes premières. Je n’ai pas plus fait mon livre, que mon livre m’a fait. Livre consubstantiel à son auteur ; D’une occupation propre : Membre de ma vie : Non d’une occupation et fin, tierce et étrangère, comme tous autres livres. Ai-je perdu mon temps, de m’être rendu compte de moi, si continuellement ; si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantaisie seulement, et par langue, quelque heure, ne s’examinent pas si primement, ni ne se pénètrent, comme celui, qui en fait son étude, son ouvrage, et son métier : qui s’engage à un registre de durée, de toute sa foi, de toute sa force. Les plus délicieux plaisirs, si se digèrent-ils au-dedans : fuient à laisser trace de soi : et fuient la vue, non seulement du peuple, mais d’un autre. Combien de fois m’a cette besogne diverti de cogitations ennuyeuses ? et doivent être comptées pour ennuyeuses toutes les frivoles. Nature nous a étrennés d’une large faculté à nous entretenir à part : et nous y appelle souvent, pour nous apprendre, que nous nous devons en partie à la société, mais en la meilleure partie, à nous. Aux fins de ranger ma fantaisie, à rêver même, par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n’est que de donner corps, et mettre en registre, tant de menues pensées, qui se présentent à elle. J’écoute à mes rêveries, parce que j’ai à les enrôler. Quantes fois, étant marri de quelque action, que la civilité et la raison me prohibaient de reprendre à découvert, m’en suis-je ici dégorgé, non sans dessein de publique instruction ! Et si ces verges poétiques :
Zon sus l’œil, zon sur le groin,
Zon sur le dos du Sagouin,
s’impriment encore mieux en papier, qu’en la chair vive. Quoi si je prête un peu plus attentivement l’oreille aux livres, depuis que je guette, si j’en pourrai friponner quelque chose de quoi émailler ou étayer le mien ? Je n’ai aucunement étudié pour faire un livre : mais j’ai aucunement étudié, pour ce que je l’avais fait : si c’est aucunement étudier, qu’effleurer et pincer, par la tête, ou par les pieds, tantôt un auteur, tantôt un autre : nullement pour former mes opinions : Oui, pour les assister, piéça formées, seconder et servir. Mais à qui croirons-nous parlant de soi, en une saison si gâtée ? vu qu’il en est peu, ou point, à qui nous puissions croire parlant d’autrui, où il y a moins d’intérêt à mentir. Le premier trait de la corruption des mœurs, c’est le bannissement de la vérité ; car comme disait Pindare, l’être véritable, est le commencement d’une grande vertu, et le premier article que Platon demande au gouverneur de sa république. Notre vérité de maintenant, ce n’est pas ce qui est, mais ce qui se persuade à autrui : comme nous appelons monnaie, non celle qui est loyale seulement, mais la fausse aussi, qui a mise. Notre nation est de longtemps reprochée de ce vice : Car Salvianus Massiliensis, qui était du temps de l’Empereur Valentinian, dit qu’aux Français le mentir et se parjurer n’est pas vice, mais une façon de parler. Qui voudrait enchérir sur ce témoignage, il pourrait dire que ce leur est à présent vertu. On s’y forme, on s’y façonne, comme à un exercice d’honneur : car la dissimulation est des plus notables qualités de ce siècle. Ainsi j’ai souvent considéré d’où pouvait naître cette coutume, que nous observons si religieusement, de nous sentir plus aigrement offensés du reproche de ce vice, qui nous est si ordinaire, que de nul autre : que ce soit l’extrême injure qu’on nous puisse faire de parole, que de nous reprocher la mensonge. Sur cela, je trouve qu’il est naturel, de se défendre le plus, des défauts, de quoi nous sommes le plus entachés. Il semble qu’en nous ressentant de l’accusation, et nous en émouvant, nous nous déchargeons aucunement de la coulpe : si nous l’avons par effet, au moins nous la condamnons par apparence. Serait-ce pas aussi, que ce reproche semble envelopper la couardise et lâcheté de cœur ? En est-il de plus expresse, que se dédire de sa parole ? quoi se dédire de sa propre science ? C’est un vilain vice, que le mentir ; et qu’un ancien peint bien honteusement, quand il dit, que c’est donner témoignage de mépriser Dieu, et quant et quant de craindre les hommes. Il n’est pas possible d’en représenter plus richement l’horreur, la vilité et le dérèglement : Car que peut-on imaginer plus vilain, que d’être couard à l’endroit des hommes, et brave à l’endroit de Dieu ? Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse, trahit la société publique. C’est le seul outil, par le moyen duquel se communiquent nos volontés et nos pensées : c’est le truchement de notre âme : s’il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnaissons plus. S’il nous trompe, il rompt tout notre commerce, et dissout toutes les liaisons de notre police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n’a que faire d’en remarquer les noms, ils ne sont plus ; car jusques à l’entier abolissement des noms, et ancienne connaissance des lieux, s’est étendue la désolation de cette conquête, d’un merveilleux exemple et inouï) offraient à leurs Dieux, du sang humain, mais non autre, que tiré de leur langue, et oreilles, pour expiation du péché de la mensonge, tant ouïe que prononcée. Ce bon compagnon de Grèce disait, que les enfants s’amusent par les osselets, les hommes par les paroles. Quant aux divers usages de nos démentirs, et les lois de notre honneur en cela, et les changements qu’elles ont reçu, je remets à une autre fois d’en dire ce que j’en sais ; et apprendrai cependant, si je puis, en quel temps prit commencement cette coutume, de si exactement peser et mesurer les paroles, et d’y attacher notre honneur : car il est aisé à juger qu’elle n’était pas anciennement entre les Romains et les Grecs : Et m’a semblé souvent nouveau et étrange, de les voir se démentir et s’injurier, sans entrer pourtant en querelle. Les lois de leur devoir, prenaient quelque autre voie que les nôtres. On appelle Cæsar, tantôt voleur, tantôt ivrogne à sa barbe. Nous voyons la liberté des invectives, qu’ils font les uns contre les autres ; je dis les plus grands chefs de guerre, de l’une et l’autre nation, où les paroles se revanchent seulement par les paroles, et ne se tirent à autre conséquence.
Chapitre XIX. De la liberté de conscience §
Il est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans modération, pousser les hommes à des effets très vicieux. En ce débat, par lequel la France est à présent agitée de guerres civiles, le meilleur et le plus sain parti, est sans doute celui, qui maintient et la religion et la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutefois, qui le suivent (car je ne parle point de ceux, qui s’en servent de prétexte, pour, ou exercer leurs vengeances particulières, ou fournir à leur avarice, ou suivre la faveur des Princes : mais de ceux qui le font par vrai zèle envers leur religion, et sainte affection, à maintenir la paix et l’état de leur patrie) de ceux-ci, dis-je, il s’en voit plusieurs, que la passion pousse hors les bornes de la raison, et leur fait parfois prendre des conseils injustes, violents, et encore téméraires. Il est certain, qu’en ces premiers temps, que notre religion commença de gagner autorité avec les lois, le zèle en arma plusieurs contre toute sorte de livres païens ; de quoi les gens de lettres souffrent une merveilleuse perte. J’estime que ce désordre ait plus porté de nuisance aux lettres, que tous les feux des barbares. Cornelius Tacitus en est un bon témoin : car quoique l’Empereur Tacitus son parent, en eût peuplé par ordonnances expresses toutes les librairies du monde : toutefois un seul exemplaire entier n’a pu échapper la curieuse recherche de ceux qui désiraient l’abolir, pour cinq ou six vaines clauses, contraires à notre créance. Ils ont aussi eu ceci, de prêter aisément des louanges fausses, à tous les Empereurs, qui faisaient pour nous, et condamner universellement toutes les actions de ceux, qui nous étaient adversaires, comme il est aisé à voir en l’Empereur Julian, surnommé l’Apostat. C’était à la vérité un très grand homme et rare ; comme celui, qui avait son âme vivement teinte des discours de la philosophie, auxquels il faisait profession de régler toutes ses actions : et de vrai il n’est aucune sorte de vertu, de quoi il n’ait laissé de très notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie donne bien clair témoignage) on lit de lui un pareil trait, à celui d’Alexandre et de Scipion, que de plusieurs très belles captives, il n’en voulut pas seulement voir une, étant en la fleur de son âge : car il fut tué par les Parthes âgé de trente et un ans seulement. Quant à la justice, il prenait lui-même la peine d’ouïr les parties : et encore que par curiosité il s’informât à ceux qui se présentaient à lui, de quelle religion ils étaient : toutefois l’inimitié qu’il portait à la nôtre, ne donnait aucun contrepoids à la balance. Il fit lui-même plusieurs bonnes lois, et retrancha une grande partie des subsides et impositions, que levaient ses prédécesseurs. Nous avons deux bons historiens témoins oculaires de ses actions : l’un desquels, Marcellinus, reprend aigrement en divers lieux de son histoire, cette sienne ordonnance par laquelle il défendit l’école, et interdit l’enseigner à tous les Rhétoriciens et Grammairiens Chrétiens, et dit, qu’il souhaiterait cette sienne action être ensevelie sous le silence. Il est vraisemblable, s’il eût fait quelque chose de plus aigre contre nous, qu’il ne l’eût pas oublié, étant bien affectionné à notre parti. Il nous était âpre à la vérité, mais non pourtant cruel ennemi : Car nos gens mêmes récitent de lui cette histoire, que se promenant un jour autour de la ville de Chalcédoine, Maris Évêque du lieu, osa bien l’appeler méchant, traître à Christ, et qu’il n’en fit autre chose, sauf lui répondre : Va misérable, pleure la perte de tes yeux : à quoi l’Évêque encore répliqua : Je rends grâces à Jésus Christ, de m’avoir ôté la vue, pour ne voir ton visage impudent : affectant en cela, disent-ils, une patience philosophique. Tant y a que ce fait-là, ne se peut pas bien rapporter aux cruautés qu’on le dit avoir exercées contre nous. Il était (dit Eutropius mon autre témoin) ennemi de la Chrétienté, mais sans toucher au sang. Et pour revenir à sa justice, il n’est rien qu’on y puisse accuser, que les rigueurs, de quoi il usa au commencement de son Empire, contre ceux qui avaient suivi le parti de Constantius son prédécesseur. Quant à sa sobriété, il vivait toujours un vivre soldatesque, et se nourrissait en pleine paix, comme celui qui se préparait et accoutumait à l’austérité de la guerre. La vigilance était telle en lui, qu’il départait la nuit à trois ou à quatre parties, dont la moindre était celle qu’il donnait au sommeil : le reste, il l’employait à visiter lui-même en personne, l’état de son armée et ses gardes, ou à étudier : car entre autres siennes rares qualités, il était très excellent en toute sorte de littérature. On dit d’Alexandre le Grand, qu’étant couché, de peur que le sommeil ne le débauchât de ses pensements, et de ses études, il faisait mettre un bassin joignant son lit, et tenait l’une de ses mains au-dehors, avec une boulette de cuivre : afin que le dormir le surprenant, et relâchant les prises de ses doigts, cette boulette par le bruit de sa chute dans le bassin, le réveillât. Celui-ci avait l’âme si tendue à ce qu’il voulait, et si peu empêchée de fumées, par sa singulière abstinence, qu’il se passait bien de cet artifice. Quant à la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties d’un grand Capitaine : aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre : et la plupart, avec nous, en France contre les Allemands et Francons. Nous n’avons guère mémoire d’homme, qui ait vu plus de hasards, ni qui ait plus souvent fait preuve de sa personne. Sa mort a quelque chose de pareil à celle d’Epaminondas : car il fut frappé d’un trait, et essaya de l’arracher, et l’eût fait, sans ce que le trait étant tranchant, il se coupa et affaiblit sa main. Il demandait incessamment qu’on le rapportât en ce même état, en la mêlée, pour y encourager ses soldats ; lesquels contestèrent cette bataille sans lui, très courageusement, jusques à ce que la nuit séparât les armées. Il devait à la philosophie, un singulier mépris, en quoi il avait sa vie, et les choses humaines. Il avait ferme créance de l’éternité des âmes. En matière de religion, il était vicieux partout ; on l’a surnommé l’Apostat, pour avoir abandonné la nôtre : toutefois cette opinion me semble plus vraisemblable, qu’il ne l’avait jamais eue à cœur, mais que pour l’obéissance des lois il s’était feint jusques à ce qu’il tînt l’Empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne, que ceux mêmes qui en étaient de son temps, s’en moquaient : et disait-on, s’il eût gagné la victoire contre les Parthes, qu’il eût fait tarir la race des bœufs au monde, pour satisfaire à ses sacrifices. Il était aussi embabouiné de la science divinatrice, et donnait autorité à toute façon de pronostics. Il dit entre autres choses, en mourant, qu’il savait bon gré aux dieux et les remerciait, de quoi ils ne l’avaient pas voulu tuer par surprise, l’ayant de longtemps averti du lieu et heure de sa fin, ni d’une mort molle ou lâche, mieux convenable aux personnes oisives et délicates, ni languissante, longue et douloureuse : et qu’ils l’avaient trouvé digne de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires, et en la fleur de sa gloire. Il avait eu une pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui premièrement le menaça en Gaule, et depuis se représenta à lui en Perse, sur le point de sa mort. Ce langage qu’on lui fait tenir, quand il se sentit frappé : Tu as vaincu, Nazaréen : ou, comme d’autres, Contente-toi, Nazaréen ; à peine eût-il été oublié, s’il eût été cru par mes témoins : qui étant présents en l’armée ont remarqué jusques aux moindres mouvements et paroles de sa fin : non plus que certains autres miracles qu’on y attache. Et pour venir au propos de mon thème ; il couvait, dit Marcellinus, de longtemps en son cœur, le paganisme ; mais parce que toute son armée était de Chrétiens, il ne l’osait découvrir. Enfin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il fit ouvrir les temples des dieux, et s’essaya par tous moyens de mettre sus l’idolâtrie. Pour parvenir à son effet, ayant rencontré en Constantinople, le peuple décousu, avec les Prélats de l’Église Chrétienne divisés, les ayant fait venir à lui au Palais, les admonesta instamment d’assoupir ces dissensions civiles, et que chacun sans empêchement et sans crainte servît à sa religion. Ce qu’il sollicitait avec grand soin, pour l’espérance que cette licence augmenterait les parts et les brigues de la division, et empêcherait le peuple de se réunir, et de se fortifier par conséquent, contre lui, par leur concorde, et unanime intelligence : ayant essayé par la cruauté d’aucuns Chrétiens, qu’il n’y a point de bête au monde tant à craindre à l’homme, que l’homme. Voilà ses mots à peu près : en quoi cela est digne de considération, que l’Empereur Julian se sert pour attiser le trouble de la dissension civile, de cette même recette de liberté de conscience, que nos Rois viennent d’employer pour l’éteindre On peut dire d’un côté, que de lâcher la bride aux parts d’entretenir leur opinion, c’est épandre et semer la division, c’est prêter quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barrière ni coercition des lois, qui bride et empêche sa course. Mais d’autre côté, on dirait aussi, que de lâcher la bride aux parts d’entretenir leur opinion, c’est les amollir et relâcher par la facilité, et par l’aisance, et que c’est émousser l’aiguillon qui s’affine par la rareté, la nouveauté, et la difficulté. Et si crois mieux, pour l’honneur de la dévotion de nos Rois ; c’est, que n’ayant pu ce qu’ils voulaient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvaient.
Chapitre XX. Nous ne goûtons rien de pur §
La faiblesse de notre condition, fait que les choses en leur simplicité et pureté naturelle ne puissent pas tomber en notre usage. Les éléments que nous jouissons sont altérés : et les métaux de même, et l’or, il le faut empirer par quelque autre matière, pour l’accommoder à notre service. Ni la vertu ainsi simple, qu’Ariston et Pyrrho, et encore les Stoïciens faisaient fin de la vie, n’y a pu servir sans composition : ni la volupté Cyrénaïque et Aristippique. Des plaisirs, et biens que nous avons, il n’en est aucun exempt de quelque mélange de mal et d’incommodité :
medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.
[du milieu même de la source des plaisirs surgit quelque amertume, qui serre le cœur parmi les fleurs mêmes.]
Notre extrême volupté a quelque air de gémissement, et de plainte. Diriez-vous pas qu’elle se meurt d’angoisse ? Voire quand nous en forgeons l’image en son excellence, nous la fardons d’épithètes et qualités maladives, et douloureuses : Langueur, mollesse, faiblesse, défaillance, morbidezza, grand témoignage de leur consanguinité et consubstantialité. La profonde joie a plus de sévérité, que de gaieté. L’extrême et plein contentement, plus de rassis que d’enjoué. Ipsa felicitas, se nisi temperat, premit. [La joie même, si elle ne se modère, oppresse.] L’aise nous mâche. C’est ce que dit un verset Grec ancien, de tel sens : Les dieux nous vendent tous les biens qu’ils nous donnent : c’est-à-dire, ils ne nous en donnent aucun pur et parfait, et que nous n’achetions au prix de quelque mal. Le travail et le plaisir, très dissemblables de nature, s’associent pourtant de je ne sais quelle jointure naturelle. Socrates dit, que quelque Dieu essaya de mettre en masse, et confondre la douleur et la volupté : mais, que n’en pouvant sortir, il s’avisa de les accoupler au moins par la queue. Metrodorus disait qu’en la tristesse, il y a quelque alliage de plaisir : Je ne sais s’il voulait dire autre chose ; mais moi, j’imagine bien, qu’il y a du dessein, du consentement, et de la complaisance, à se nourrir en la mélancolie. Je dis outre l’ambition, qui s’y peut encore mêler : il y a quelque ombre de friandise et délicatesse, qui nous rit et qui nous flatte, au giron même de la mélancolie. Y a-t-il pas des complexions qui en font leur aliment ?
… est quædam flere voluptas.
[il y a quelque volupté à pleurer.]
Et dit un Attalus en Sénèque, que la mémoire de nos amis perdus nous agrée comme l’amer au vin trop vieux :
Minister vetuli puer falerni
Ingere mi calices amariores :
[Enfant, qui sers le vieux falerne, apporte m’en les coupes plus amères :]
et comme des pommes doucement aigres. Nature nous découvre cette confusion : Les peintres tiennent, que les mouvements et plis du visage, qui servent au pleurer, servent aussi au rire : De vrai, avant que l’un ou l’autre soient achevés d’exprimer, regardez à la conduite de la peinture, vous êtes en doute, vers lequel c’est qu’on va. Et l’extrémité du rire se mêle aux larmes. Nullum sine auctoramento malum est. [Il n’est pas de mal sans avantage.] Quand j’imagine l’homme assiégé de commodités désirables : mettons le cas, que tous ses membres fussent saisis pour toujours, d’un plaisir pareil à celui de la génération en son point plus excessif : je le sens fondre sous la charge de son aise, et le vois du tout incapable de porter une si pure, si constante volupté, et si universelle. De vrai il fuit, quand il y est, et se hâte naturellement d’en échapper, comme d’un pas, où il ne se peut fermir, où il craint d’enfondrer. Quand je me confesse à moi religieusement, je trouve que la meilleure bonté que j’aie, a quelque teinture vicieuse. Et crains que Platon en sa plus verte vertu (moi qui en suis autant sincère et loyal estimateur, et des vertus de semblable marque, qu’autre puisse être), s’il y eût écouté de près (et il y écoutait de près) il y eût senti quelque ton gauche, de mixtion humaine : mais ton obscur, et sensible seulement à soi. L’homme en tout et partout, n’est que rapiècement et bigarrure. Les lois mêmes de la justice, ne peuvent subsister sans quelque mélange d’injustice : et dit Platon, que ceux-là entreprennent de couper la tête de Hydra, qui prétendent ôter des lois toutes incommodités et inconvénients. Omne magnum exemplum habet aliquid ex iniquo, quod contra singulos utilitate publica rependitur [Tout grand exemple comporte quelque chose d’injuste qui, nuisant à des individus, est compensé par l’utilité publique], dit Tacitus. Il est pareillement vrai, que pour l’usage de la vie, et service du commerce public, il y peut avoir de l’excès en la pureté et perspicacité de nos esprits : Cette clarté pénétrante, a trop de subtilité et de curiosité : Il les faut appesantir et émousser, pour les rendre plus obéissants à l’exemple et à la pratique ; et les épaissir et obscurcir, pour les proportionner à cette vie ténébreuse et terrestre. Pourtant se trouvent les esprits communs et moins tendus, plus propres et plus heureux à conduire affaires : Et les opinions de la philosophie élevées et exquises se trouvent ineptes à l’exercice. Cette pointue vivacité d’âme, et cette volubilité souple et inquiète, trouble nos négociations. Il faut manier les entreprises humaines, plus grossièrement et superficiellement ; et en laisser bonne et grande part, pour les droits de la fortune. Il n’est pas besoin d’éclairer les affaires si profondément et si subtilement : On s’y perd, à la considération de tant de lustres contraires et formes diverses, volutantibus res inter se pugnantes, obtorpuerant animi. [À ceux qui agitent des idées contraires entre elles, l’esprit est venu à s’abrutir.] C’est ce que les anciens disent de Simonides : parce que son imagination lui présentait sur la demande que lui avait fait le roi Hiéron (pour à laquelle satisfaire il avait eu plusieurs jours de pensement) diverses considérations, aiguës et subtiles : doutant laquelle était la plus vraisemblable, il désespéra du tout de la vérité. Qui en recherche et embrasse toutes les circonstances, et conséquences, il empêche son élection : Un engin moyen, conduit également, et suffit aux exécutions, de grand, et de petit poids. Regardez que les meilleurs ménagers, sont ceux qui nous savent moins dire comme ils le sont ; et que ces suffisants conteurs, n’y font le plus souvent rien qui vaille. Je sais un grand diseur, et très excellent peintre de toute sorte de ménage, qui a laissé bien piteusement, couler par ses mains, cent mille livres de rente. J’en sais un autre, qui dit, qui consulte, mieux qu’homme de son conseil, et n’est point au monde une plus belle montre d’âme, et de suffisance, toutefois aux effets, ses serviteurs trouvent, qu’il est tout autre ; je dis sans mettre le malheur en compte.
Chapitre XXI. Contre la fainéantise §
L’Empereur Vespasien étant malade de la maladie, dont il mourut, ne laissait pas de vouloir entendre l’état de l’Empire : et dans son lit même, dépêchait sans cesse plusieurs affaires de conséquence : et son médecin l’en tançant, comme de chose nuisible à sa santé : Il faut, disait-il, qu’un Empereur meure debout. Voilà un beau mot, à mon gré, et digne d’un grand prince. Adrian l’Empereur s’en servit depuis à ce même propos : et le devrait-on souvent ramentevoir aux Rois, pour leur faire sentir, que cette grande charge, qu’on leur donne du commandement de tant d’hommes, n’est pas une charge oisive ; et qu’il n’est rien qui puisse si justement dégoûter un sujet, de se mettre en peine et en hasard pour le service de son Prince, que de le voir apoltronni cependant lui-même, à des occupations lâches et vaines : et d’avoir soin de sa conservation, le voyant si nonchalant de la nôtre. Quand quelqu’un voudra maintenir, qu’il vaut mieux que le prince conduise ses guerres par autre que par soi : la fortune lui fournira assez d’exemples de ceux, à qui leurs lieutenants ont mis à chef des grandes entreprises : et de ceux encore desquels la présence y eût été plus nuisible, qu’utile. Mais nul Prince vertueux et courageux pourra souffrir, qu’on l’entretienne de si honteuses instructions. Sous couleur de conserver sa tête, comme la statue d’un saint, à la bonne fortune de son état, ils le dégradent de son office, qui est tout en action militaire, et l’en déclarent incapable. J’en sais un, qui aimerait bien mieux être battu, que de dormir, pendant qu’on se battrait pour lui : et qui ne vit jamais sans jalousie, ses gens mêmes, faire quelque chose de grand en son absence. Et Selym premier disait avec raison, ce me semble, que les victoires, qui se gagnent sans le maître, ne sont pas complètes. De tant plus volontiers eût-il dit, que ce maître devrait rougir de honte, d’y prétendre part pour son nom, n’y ayant embesogné que sa voix et sa pensée ; Ni cela même, vu qu’en telle besogne, les avis et commandements, qui apportent l’honneur, sont ceux-là seulement, qui se donnent sur le champ, et au propre de l’affaire. Nul pilote n’exerce son office de pied ferme. Les Princes de la race Ottomane, la première race du monde en fortune guerrière, ont chaudement embrassé cette opinion : Et Bajazet second avec son fils, qui s’en départirent, s’amusant aux sciences et autres occupations casanières, donnèrent aussi de bien grands soufflets à leur Empire : et celui qui règne à présent, Ammurath troisième, à leur exemple, commence assez bien de s’en trouver de même. Fût-ce pas le Roi d’Angleterre, Edouard troisième, qui dit de notre Charles cinquième, ce mot ? Il n’y eut onques Roi, qui moins s’armât, et si n’y eut onques Roi, qui tant me donna à faire. Il avait raison de le trouver étrange, comme un effet du sort, plus que de la raison. Et cherchent autre adhérent, que moi, ceux qui veulent nombrer entre les belliqueux et magnanimes conquérants, les Rois de Castille et de Portugal, de ce qu’à douze cents lieues de leur oisive demeure, par l’escorte de leurs facteurs, ils se sont rendus maîtres des Indes d’une et d’autre part : desquelles c’est à savoir s’ils auraient seulement le courage d’aller jouir en présence. L’empereur Julian disait encore plus, qu’un philosophe et un galant homme, ne devaient pas seulement respirer : c’est-à-dire, ne donner aux nécessités corporelles, que ce qu’on ne leur peut refuser ; tenant toujours l’âme et le corps embesognés à choses belles, grandes et vertueuses : Il avait honte si en public on le voyait cracher ou suer (ce qu’on dit aussi de la jeunesse Lacédémonienne, et Xénophon de la Persienne) parce qu’il estimait que l’exercice, le travail continuel, et la sobriété, devaient avoir cuit et asséché toutes ces superfluités. Ce que dit Sénèque ne joindra pas mal en cet endroit, que les anciens Romains maintenaient leur jeunesse droite : Ils n’apprenaient, dit-il, rien à leurs enfants, qu’ils dussent apprendre assis. C’est une généreuse envie, de vouloir mourir même utilement et virilement : mais l’effet n’en gît pas tant en notre bonne résolution, qu’en notre bonne fortune. Mille ont proposé de vaincre, ou de mourir en combattant, qui ont failli à l’un et à l’autre : les blessures, les prisons, leur traversant ce dessein, et leur prêtant une vie forcée. Il y a des maladies, qui atterrent jusques à nos désirs, et notre connaissance. Fortune ne devait pas seconder la vanité des légions Romaines, qui s’obligèrent par serment, de mourir ou de vaincre. Victor, Marce Fabi, revertar ex acie : Si fallo, Iouem patrem Gradiuumque Martem aliosque iratos invoco Deos. [Que je revienne vainqueur du combat, Marcus Fabius : si j’échoue, j’invoque Jupiter, Mars Gradivus et tous les autres dieux de colère.] Les Portugais disent, qu’en certain endroit de leur conquête des Indes ils rencontrèrent des soldats, qui s’étaient condamnés avec horribles exécrations, de n’entrer en aucune composition, que de se faire tuer, ou demeurer victorieux : et pour marque de ce vœu, portaient la tête et la barbe rase. Nous avons beau nous hasarder et obstiner. Il semble que les coups fuient ceux, qui s’y présentent trop allègrement : et n’arrivent volontiers à qui s’y présente trop volontiers, et corrompt leur fin. Tel ne pouvant obtenir de perdre sa vie, par les forces adversaires, après avoir tout essayé, a été contraint, pour fournir à sa résolution, d’en rapporter l’honneur, ou de n’en rapporter pas la vie : se donner soi-même la mort, en la chaleur propre du combat. Il en est d’autres exemples : Mais en voici un. Philistus, chef de l’armée de Mer du jeune Dionysius contre les Syracusains, leur présenta la bataille, qui fut âprement contestée, les forces étant pareilles. En icelle il eut du meilleur au commencement, par sa prouesse. Mais les Syracusains se rangeant autour de sa galère, pour l’investir, ayant fait grands faits d’armes de sa personne, pour se développer, n’y espérant plus de ressource, s’ôta de sa main la vie, qu’il avait si libéralement abandonnée, et frustratoirement, aux mains ennemies. Moley Moluch, Roi de Fez, qui vient de gagner contre Sébastian Roi de Portugal, cette journée, fameuse par la mort de trois Rois, et par la transmission de cette grande couronne, à celle de Castille : se trouva grièvement malade dès lors que les Portugais entrèrent à main armée en son état ; et alla toujours depuis en empirant vers la mort, et la prévoyant. Jamais homme ne se servit de soi plus vigoureusement, et bravement. Il se trouva faible, pour soutenir la pompe cérémonieuse de l’entrée de son camp, qui est selon leur mode, pleine de magnificence, et chargée de tout plein d’action : et résigna cet honneur à son frère : Mais ce fut aussi le seul office de Capitaine qu’il résigna : tous les autres nécessaires et utiles, il les fit très glorieusement et exactement. Tenant son corps couché : mais son entendement, et son courage, debout et ferme, jusques au dernier soupir : et aucunement au-delà. Il pouvait miner ses ennemis, indiscrètement avancés en ses terres : et lui pesa merveilleusement, qu’à faute d’un peu de vie, et pour n’avoir qui substituer à la conduite de cette guerre, et affaires d’un état troublé, il eût à chercher la victoire sanglante et hasardeuse, en ayant une autre pure et nette entre ses mains. Toutefois il ménagea miraculeusement la durée de sa maladie, à faire consumer son ennemi, et l’attirer loin de son armée de mer, et des places maritimes qu’il avait en la côte d’Afrique ; jusques au dernier jour de sa vie, lequel par dessein, il employa et réserva à cette grande journée. Il dressa sa bataille en rond, assiégeant de toutes parts l’ost des Portugais ; lequel rond venant à se courber et serrer, les empêcha non seulement au conflit (qui fut très âpre par la valeur de ce jeune Roi assaillant) vu qu’ils avaient à montrer visage à tous sens : mais aussi les empêcha à la fuite après leur route. Et trouvant toutes les issues saisies, et closes ; furent contraints de se rejeter à eux-mêmes : coaceruanturque non solum cæde, sed etiam fuga, [ils s’entassent non seulement par le carnage, mais même dans leur fuite,] et s’amonceler les uns sur les autres, fournissant aux vainqueurs une très meurtrière victoire, et très entière. Mourant, il se fit porter et tracasser où le besoin l’appelait : et coulant le long des files, enhortait ses Capitaines et soldats, les uns après les autres. Mais un coin de sa bataille se laissant enfoncer, on ne le put tenir, qu’il ne montât à cheval l’épée au poing. Il s’efforçait pour s’aller mêler, ses gens l’arrêtant, qui par la bride, qui par sa robe, et par ses étriers. Cet effort acheva d’accabler ce peu de vie, qui lui restait : On le recoucha. Lui se ressuscitant comme en sursaut de cette pâmoison, toute autre faculté lui défaillant ; pour avertir qu’on tût sa mort (qui était le plus nécessaire commandement, qu’il eût lors à faire, afin de n’engendrer quelque désespoir aux siens, par cette nouvelle) expira, tenant le doigt contre sa bouche close : signe ordinaire de faire silence. Qui vécut oncques si longtemps, et si avant en la mort ? qui mourut oncques si debout ? L’extrême degré de traiter courageusement la mort, et le plus naturel, c’est la voir, non seulement sans étonnement, mais sans souci : continuant libre le train de la vie, jusques dedans elle. Comme Caton, qui s’amusait à étudier et à dormir, en ayant une violente et sanglante, présente en son cœur, et la tenant en sa main.
Chapitre XXII. Des postes §
Je n’ai pas été des plus faibles en cet exercice, qui est propre à gens de ma taille, ferme et courte : mais j’en quitte le métier : il nous essaie trop, pour y durer longtemps. Je lisais à cette heure, que le roi Cyrus, pour recevoir plus facilement nouvelles de tous les côtés de son Empire, qui était d’une fort grande étendue, fit regarder combien un cheval pouvait faire de chemin en un jour, tout d’une traite, et à cette distance il établit des hommes, qui avaient charge de tenir des chevaux prêts, pour en fournir à ceux qui viendraient vers lui. Et disent aucuns, que cette vitesse d’aller, revient à la mesure du vol des grues. Cæsar dit que Lucius Vibulus Rufus, ayant hâte de porter un avertissement à Pompeius, s’achemina vers lui jour et nuit, changeant de chevaux, pour faire diligence. Et lui-même, à ce que dit Suétone, faisait cent milles par jour, sur un coche de louage : Mais c’était un furieux courrier : car où les rivières lui tranchaient son chemin, il les franchissait à nage : et ne se détourna jamais pour quérir un pont, ou un gué. Tiberius Nero allant voir son frère Drusus, malade en Allemagne, fit deux cents milles en vingt-quatre heures, ayant trois coches. En la guerre des Romains contre le roi Antiochus, T. Sempronius Gracchus, dit Tite-Live, per dispositos equos propre incredibili celeritate ab Amphissa tertio die Pellam peruenit [alla en trois jours d’Amphissa à Pella, à une vitesse presque incroyable, grâce à des chevaux de relais disposés sur la route] : et appert à voir le lieu, que c’étaient postes assises, non ordonnées fraîchement pour cette course. L’invention de Cecinna à renvoyer des nouvelles à ceux de sa maison, avait bien plus de promptitude : il emporta quand et soi des arondelles, et les relâchait vers leurs nids, quand il voulait renvoyer de ses nouvelles, en les teignant de marque de couleur propre à signifier ce qu’il voulait, selon qu’il avait concerté avec les siens. Au théâtre à Rome, les maîtres de famille, avaient des pigeons dans leur sein, auxquels ils attachaient des lettres, quand ils voulaient mander quelque chose à leurs gens au logis : et étaient dressés à en rapporter réponse D. Brutus en usa assiégé à Mutine, et autres ailleurs. Au Pérou, ils couraient sur les hommes, qui les chargeaient sur les épaules, à tout des portoires, par telle agilité, que tout en courant, les premiers porteurs rejetaient aux seconds leur charge, sans arrêter un pas. J’entends que les Valachi, courriers du grand Seigneur, font des extrêmes diligences : d’autant qu’ils ont loi de démonter le premier passant qu’ils trouvent en leur chemin, en lui donnant leur cheval recru : Pour se garder de lasser, ils se serrent à travers le corps bien étroitement, d’une bande large comme font assez d’autres. Je n’ai trouvé nul séjour à cet usage.
Chapitre XXIII. Des mauvais moyens employés à bonne fin §
Il se trouve une merveilleuse relation et correspondance, en cette universelle police des ouvrages de nature : qui montre bien qu’elle n’est ni fortuite ni conduite par divers maîtres. Les maladies et conditions de nos corps, se voient aussi aux états et polices : les royaumes, les républiques naissent, fleurissent et fanissent de vieillesse, comme nous. Nous sommes sujets à une réplétion d’humeurs inutile et nuisible, soit de bonnes humeurs, (car cela même les médecins le craignent : et parce qu’il n’y a rien de stable chez nous, ils disent que la perfection de santé trop allègre et vigoureuse, il nous la faut essimer et rabattre par art, de peur que notre nature ne se pouvant rasseoir en nulle certaine place, et n’ayant plus où monter pour s’améliorer, ne se recule en arrière en désordre et trop à coup : ils ordonnent pour cela aux Athlètes les purgations et les saignées, pour leur soustraire cette superabondance de santé) soit réplétion de mauvaises humeurs, qui est l’ordinaire cause des maladies. De semblable réplétion se voient les états souvent malades : et a l’on accoutumé d’user de diverses sortes de purgation. Tantôt on donne congé à une grande multitude de familles, pour en décharger le pays, lesquelles vont chercher ailleurs où s’accommoder aux dépens d’autrui. De cette façon nos anciens Francons partis du fond d’Allemagne, vinrent se saisir de la Gaule, et en déchasser les premiers habitants : ainsi se forgea cette infinie marée d’hommes, qui s’écoula en Italie sous Brennus et autres : ainsi les Goths et Vandales : comme aussi les peuples qui possèdent à présent la Grèce, abandonnèrent leur naturel pays pour s’aller loger ailleurs plus au large : et à peine est-il deux ou trois coins au monde, qui n’aient senti l’effet d’un tel remuement. Les Romains bâtissaient par ce moyen leurs colonies : car sentant leur ville se grossir outre mesure, ils la déchargeaient du peuple moins nécessaire, et l’envoyaient habiter et cultiver les terres par eux conquises. Parfois aussi ils ont à escient nourri des guerres avec aucuns leurs ennemis, non seulement pour tenir leurs hommes en haleine, de peur que l’oisiveté mère de corruption, ne leur apportât quelque pire inconvénient :
Et patimur longæ pacis mala, sæuior armis
Luxuria incumbit.
[et nous souffrons les maux d’une paix trop longue ; plus féroce que les armes, la luxure nous opprime.]
Mais aussi pour servir de saignée à leur République, et éventer un peu la chaleur trop véhémente de leur jeunesse : écourter et éclaircir le branchage de ce tige abondant en trop de gaillardise : à cet effet se sont-ils autrefois servis de la guerre contre les Carthaginois. Au traité de Brétigny, Edouard troisième Roi d’Angleterre, ne voulut comprendre en cette paix générale, qu’il fit avec notre Roi, le différend du Duché de Bretagne, afin qu’il eût où se décharger, de ses hommes de guerre, et que cette foule d’Anglais, de quoi il s’était servi aux affaires de deçà, ne se rejetât en Angleterre. Ce fut l’une des raisons, pourquoi notre Roi Philippe consentit d’envoyer Jean son fils à la guerre d’outre-mer : afin d’emmener quant et lui un grand nombre de jeunesse bouillante, qui était en sa gendarmerie. Il y en a plusieurs en ce temps, qui discourent de pareille façon, souhaitant que cette émotion chaleureuse, qui est parmi nous, se pût dériver à quelque guerre voisine, de peur que ces humeurs peccantes, qui dominent pour cette heure notre corps, si on ne les écoule ailleurs, maintiennent notre fièvre toujours en force, et apportent enfin notre entière ruine : Et de vrai, une guerre étrangère est un mal bien plus doux que la civile : mais je ne crois pas que Dieu favorisât une si injuste entreprise, d’offenser et quereller autrui pour notre commodité.
Nil mihi tam valde placeat Rhamnusia virgo,
Quod temere inuitis suscipiatur heris.
[Vierge de Rhamnonte, puissé-je ne jamais rien désirer au point de m’en emparer sans réflexion, contre le gré de ses possesseurs.]
Toutefois la faiblesse de notre condition, nous pousse souvent à cette nécessité, de nous servir de mauvais moyens pour une bonne fin. Lycurgus, le plus vertueux et parfait législateur qui fût onques, inventa cette très injuste façon, pour instruire son peuple à la tempérance, de faire enivrer par force les Elotes, qui étaient leurs serfs : afin qu’en les voyant ainsi perdus et ensevelis dans le vin, les Spartiates prissent en horreur le débordement de ce vice. Ceux-là avaient encore plus de tort, qui permettaient anciennement que les criminels, à quelque sorte de mort qu’ils fussent condamnés, fussent déchirés tout vifs par les médecins, pour y voir au naturel nos parties intérieures, et en établir plus de certitude en leur art : car, s’il se faut débaucher, on est plus excusable, le faisant pour la santé de l’âme, que pour celle du corps : comme les Romains dressaient le peuple à la vaillance et au mépris des dangers, et de la mort, par ces furieux spectacles de gladiateurs et escrimeurs à outrance, qui se combattaient, détaillaient, et entretuaient en leur présence :
Quid vesani aliud sibi vult ars impia ludi,
Quid mortes juuenum, quid sanguine pasta voluptas ?
[Quel autre but peut avoir la pratique impie de ce jeu insensé, ces morts de jeunes gens, cette volupté qui se repaît de sang ?]
Et dura cet usage jusques à Theodosius l’Empereur.
Arripe dilatam tua dux in tempora famam,
Quodque patris superest successor laudis habeto,
Nullus in urbe cadat, cujus sit pœna voluptas,
Iam solis contenta feris infamis arena,
Nulla cruentatis homicidia ludat in armis.
[Saisis, maître, une gloire qui a attendu ton siècle, ce que ton père en a laissé, possède-le, toi qui lui succèdes dans la renommée. Que nul ne meure à Rome dont le châtiment serve à la volupté, désormais que l’arène infâme se contente des seuls fauves, qu’on n’emploie pas aux jeux des meurtres sous des armes ensanglantées.]
C’était à la vérité un merveilleux exemple, et de très grand fruit, pour l’institution du peuple, de voir tous les jours en sa présence, cent, deux cents, voire mille couples d’hommes armés les uns contre les autres, se hacher en pièces, avec une si extrême fermeté de courage, qu’on ne leur vît lâcher une parole de faiblesse ou commisération, jamais tourner le dos, ni faire seulement un mouvement lâche, pour gauchir au coup de leur adversaire : ains tendre le col à son épée, et se présenter au coup. Il est advenu à plusieurs d’entre eux, étant blessés à mort de force plaies, d’envoyer demander au peuple, s’il était content de leur devoir, avant que se coucher pour rendre l’esprit sur la place. Il ne fallait pas seulement qu’ils combattissent et mourussent constamment, mais encore allègrement : en manière qu’on les hurlait et maudissait, si on les voyait estriver à recevoir la mort. Les filles mêmes les incitaient :
consurgit ad ictus,
Et quoties victor ferrum iugulo inserit, illa
Delitias ait esse suas, pectusque iacentis
Virgo modesta iubet conuerso pollice rumpi.
[la vierge modeste se lève aux coups qui portent, et chaque fois que le vainqueur plonge son épée dans une gorge, elle se dit ravie et ordonne, en baissant le pouce, que le cœur de l’homme à terre soit transpercé.]
Les premiers Romains employaient à cet exemple les criminels : Mais depuis on y employa des serfs innocents, et des libres même, qui se vendaient pour cet effet : jusques à des Sénateurs et Chevaliers Romains : et encore des femmes :
Nunc caput in mortem vendunt, et funus arenæ,
Atque hostem sibi quisque parat cum bella quiescunt.
Hos inter fremitus nouosque lusus,
Stat sexus rudis insciusque ferri,
Et pugnas capit improbus viriles.
[À présent, ils vendent leur tête pour la mort et les funérailles de l’arène, et chacun s’occupe de se trouver un ennemi, quand les guerres sont apaisées. Parmi ces fracas et ces jeux nouveaux se tient le sexe inexpérimenté et inhabile aux armes : avec acharnement, il s’empare des combats des hommes.]
Ce que je trouverais fort étrange et incroyable, si nous n’étions accoutumés de voir tous les jours en nos guerres, plusieurs milliasses d’hommes étrangers, engageant pour de l’argent leur sang et leur vie, à des querelles, où ils n’ont aucun intérêt.
Chapitre XXIV. De la grandeur romaine §
Je ne veux dire qu’un mot de cet argument infini pour montrer la simplesse de ceux, qui apparient à celle-là, les chétives grandeurs de ce temps. Au septième livre des épîtres familières de Cicero (et que les grammairiens en ôtent ce surnom, de familières, s’ils veulent, car à la vérité il n’y est pas fort à propos : et ceux qui au lieu de familières y ont substitué ad familiares, peuvent tirer quelque argument pour eux, de ce que dit Suétone en la vie de Cæsar, qu’il y avait un volume de lettres de lui ad familiares) il y en a une, qui s’adresse à Cæsar étant lors en la Gaule, en laquelle Cicero redit ces mots, qui étaient sur la fin d’une autre lettre, que Cæsar lui avait écrit : Quant à Marcus Furius, que tu m’as recommandé, je le ferai Roi de Gaule, et si tu veux, que j’avance quelque autre de tes amis, envoie-le-moi. Il n’était pas nouveau à un simple citoyen Romain, comme était lors Cæsar, de disposer des Royaumes, car il ôta bien au roi Dejotarus le sien, pour le donner à un gentilhomme de la ville de Pergame nommé Mithridates Et ceux qui écrivent sa vie enregistrent plusieurs Royaumes par lui vendus : et Suétone dit qu’il tira pour un coup, du Roi Ptolomæus, trois millions six cent mille écus, qui fut bien près de lui vendre le sien.
Tot Galatæ, tot Pontus eat, tot Lydia nummis.
[À tant d’argent montent les Galates, à tant le Pont, à tant la Lydie.]
Marcus Antonius disait que la grandeur du peuple Romain ne se montrait pas tant, par ce qu’il prenait, que par ce qu’il donnait. Si en avait-il quelque siècle avant Antonius, ôté un entre autres, d’autorité si merveilleuse, qu’en toute son histoire, je ne sache marque, qui porte plus haut le nom de son crédit. Antiochus possédait toute l’Égypte, et était après à conquérir Chypre, et autres demeurants de cet empire. Sur le progrès de ses victoires, C. Popilius arriva à lui de la part du Sénat : et d’abordée, refusa de lui toucher à la main, qu’il n’eût premièrement lu les lettres qu’il lui apportait. Le Roi les ayant lues, et dit, qu’il en délibérerait : Popilius circonscrit la place où il était avec sa baguette, en lui disant : Rends-moi réponse, que je puisse rapporter au Sénat, avant que tu partes de ce cercle. Antiochus étonné de la rudesse d’un si pressant commandement, après y avoir un peu songé : Je ferai (dit-il) ce que le Sénat me commande. Lors le salua Popilius, comme ami du peuple Romain. Avoir renoncé à une si grande Monarchie, et cours d’une si fortunée prospérité, par l’impression de trois traits d’écriture ! Il eut vraiment raison, comme il fit, d’envoyer depuis dire au Sénat par ses ambassadeurs, qu’il avait reçu leur ordonnance, de même respect, que si elle fût venue des Dieux immortels. Tous les Royaumes qu’Auguste gagna par droit de guerre, il les rendit à ceux qui les avaient perdus, ou en fit présent à des étrangers. Et sur ce propos Tacitus parlant du Roi d’Angleterre Cogidunus, nous fait sentir par un merveilleux trait cette infinie puissance : Les Romains (dit-il) avaient accoutumé de toute ancienneté, de laisser les Rois, qu’ils avaient surmontés, en la possession de leurs Royaumes, sous leur autorité : à ce qu’ils eussent des Rois mêmes, outils de la servitude : Ut haberent instrumenta servitutis et reges. Il est vraisemblable, que Solyman, à qui nous avons vu faire libéralité du Royaume de Hongrie, et autres états, regardait plus à cette considération qu’à celle qu’il avait accoutumé d’alléguer ; qu’il était saoul et chargé, de tant de Monarchies et de domination, que sa vertu, ou celle de ses ancêtres, lui avaient acquis.
Chapitre XXV. De ne contrefaire le malade §
Il y a un épigramme en Martial qui est des bons, car il y en a chez lui de toutes sortes : où il récite plaisamment l’histoire de Cælius, qui pour fuir à faire la cour à quelques grands à Rome, se trouver à leur lever, les assister et les suivre, fit la mine d’avoir la goutte : et pour rendre son excuse plus vraisemblable, se faisait oindre les jambes, les avait enveloppées, et contrefaisait entièrement le port et la contenance d’un homme goutteux. Enfin la fortune lui fit ce plaisir de l’en rendre tout à fait.
Tantum cura potest et ars doloris,
Desiit fingere Cælius podagram.
[Si grande est la puissance de l’application et de l’art d’imiter la douleur, Cælius a cessé de feindre d’avoir la goutte.]
J’ai vu en quelque lieu d’Appian, ce me semble, une pareille histoire, d’un qui voulant échapper aux proscriptions des triumvirs de Rome, pour se dérober de la connaissance de ceux qui le poursuivaient, se tenant caché et travesti, y ajouta encore cette invention, de contrefaire le borgne : quand il vint à recouvrer un peu plus de liberté, et qu’il voulut défaire l’emplâtre qu’il avait longtemps porté sur son œil, il trouva que sa vue était effectuellement perdue sous ce masque. Il est possible que l’action de la vue s’était hébétée, pour avoir été si longtemps sans exercice, et que la force visive s’était toute rejetée en l’autre œil : Car nous sentons évidemment que l’œil que nous tenons couvert, renvoie à son compagnon quelque partie de son effet : en manière que celui qui reste, s’en grossit et s’en enfle : Comme aussi l’oisiveté, avec la chaleur des liaisons et des médicaments, avait bien pu attirer quelque humeur podagrique au goutteux de Martial. Lisant chez Froissard, le vœu d’une troupe de jeunes gentilshommes Anglais, de porter l’œil gauche bandé, jusques à ce qu’ils eussent passé en France, et exploité quelque fait d’armes sur nous : je me suis souvent chatouillé de ce pensement, qu’il leur eût pris, comme à ces autres, et qu’ils se fussent trouvés tous éborgnés au revoir des maîtresses, pour lesquelles ils avaient fait l’entreprise. Les mères ont raison de tancer leurs enfants, quand ils contrefont les borgnes, les boiteux et les bigles, et tels autres défauts de la personne : car outre ce que le corps ainsi tendre en peut recevoir un mauvais pli, je ne sais comment il semble que la fortune se joue à nous prendre au mot : et j’ai ouï réciter plusieurs exemples de gens devenus malades ayant dessigné de feindre l’être. De tout temps j’ai appris de charger ma main et à cheval et à pied, d’une baguette ou d’un bâton : jusques à y chercher de l’élégance, et m’en séjourner, d’une contenance affectée. Plusieurs m’ont menacé, que fortune tournerait un jour cette mignardise en nécessité. Je me fonde sur ce que je serais le premier goutteux de ma race. Mais allongeons ce chapitre et le bigarrons d’une autre pièce, à propos de la cécité. Pline dit d’un, qui songeant être aveugle en dormant, se le trouva l’endemain, sans aucune maladie précédente. La force de l’imagination peut bien aider à cela, comme j’ai dit ailleurs, et semble que Pline soit de cet avis : mais il est plus vraisemblable, que les mouvements que le corps sentait au-dedans, desquels les médecins trouveront, s’ils veulent, la cause, qui lui ôtaient la vue, furent occasion du songe. Ajoutons encore une histoire voisine de ce propos, que Seneque récite en l’une de ses lettres : Tu sais (dit-il) écrivant à Lucilius, que Harpasté la folle de ma femme, est demeurée chez moi pour charge héréditaire ; car de mon goût je suis ennemi de ces monstres, et si j’ai envie de rire d’un fol, il ne me le faut chercher guère loin, je ris de moi-même. Cette folle, a subitement perdu la vue. Je te récite chose étrange, mais véritable : elle ne sent point qu’elle soit aveugle, et presse incessamment son gouverneur de l’emmener, parce qu’elle dit que ma maison est obscure. Ce que nous rions en elle, je te prie croire, qu’il advient à chacun de nous : nul ne connaît être avare, nul convoiteux. Encore les aveugles demandent un guide, nous nous fourvoyons de nous-mêmes. Je ne suis pas ambitieux, disons-nous, mais à Rome on ne peut vivre autrement : je ne suis pas somptueux, mais la ville requiert une grande dépense : ce n’est pas ma faute si je suis colère, si je n’ai encore établi aucun train assuré de vie, c’est la faute de la jeunesse. Ne cherchons pas hors de nous notre mal, il est chez nous : il est planté en nos entrailles. Et cela même, que nous ne sentons pas être malades, nous rend la guérison plus malaisée. Si nous ne commençons de bonne heure à nous panser, quand aurons-nous pourvu à tant de plaies et à tant de maux ? Si avons-nous une très douce médecine, que la philosophie : car des autres, on n’en sent le plaisir qu’après la guérison, celle-ci plaît et guérit ensemble. Voilà ce que dit Seneque, qui m’a emporté hors de mon propos : mais il y a du profit au change.
Chapitre XXVI. Des pouces §
Tacitus récite que parmi certains Rois barbares, pour faire une obligation assurée, leur manière était, de joindre étroitement leurs mains droites l’une à l’autre, et s’entrelacer les pouces : et quand à force de les presser le sang en était monté au bout, ils les blessaient de quelque légère pointe, et puis se les entresuçaient. Les médecins disent, que les pouces sont les maîtres doigts de la main, et que leur étymologie latine vient de pollere. Les Grecs l’appellent ἀντιχεὶρ, comme qui dirait une autre main. Et il semble que parfois les Latins les prennent aussi en ce sens, de main entière :
Sed nec vocibus excitata blandis,
Molli pollice nec rogata surgit.
[Mais elle ne se dresse pas pour avoir été éveillée par de charmantes paroles, ni invitée par un pouce délicat.]
C’était à Rome une signification de faveur, de comprimer et baisser les pouces :
Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum :
[la cabale applaudira ton jeu des deux pouces :]
et de défaveur de les hausser et contourner au-dehors :
conuerso pollice vulgi
Quemlibet occidunt populariter.
[quand le pouce de la foule est retourné, on tue n’importe qui pour gagner ses faveurs.]
Les Romains dispensaient de la guerre, ceux qui étaient blessés au pouce, comme s’ils n’avaient plus la prise des armes assez ferme. Auguste confisqua les biens à un chevalier Romain, qui avait par malice coupé les pouces à deux siens jeunes enfants, pour les excuser d’aller aux armées : et avant lui, le Sénat du temps de la guerre Italique, avait condamné Caius Vatienus à prison perpétuelle, et lui avait confisqué tous ses biens, pour s’être à escient coupé le pouce de la main gauche, pour s’exempter de ce voyage. Quelqu’un, dont il ne me souvient point, ayant gagné une bataille navale, fit couper les pouces à ses ennemis vaincus pour leur ôter le moyen de combattre et de tirer la rame. Les Athéniens les firent couper aux Éginètes, pour leur ôter la préférence en l’art de marine. En Lacédémone le maître châtiait les enfants en leur mordant le pouce.
Chapitre XXVII. Couardise mère de la cruauté §
J’ai souvent ouï dire, que la couardise est mère de cruauté : Et si ai par expérience aperçu, que cette aigreur, et âpreté de courage malicieux et inhumain, s’accompagne coutumièrement de mollesse féminine : J’en ai vu des plus cruels, sujets à pleurer aisément, et pour des causes frivoles. Alexandre tyran de Phères, ne pouvait souffrir d’ouïr au théâtre le jeu des tragédies, de peur que ses citoyens ne le vissent gémir aux malheurs d’Hecuba, et d’Andromaque, lui qui sans pitié, faisait cruellement meurtrir tant de gens tous les jours. Serait-ce faiblesse d’âme qui les rendît ainsi ployables à toutes extrémités ?
La vaillance (de qui c’est l’effet de s’exercer seulement contre la résistance,
Nec nisi bellantis gaudet cervice juvenci
[Et n’y prend plaisir que si le taureau lutte de la tête])
s’arrête à voir l’ennemi à sa merci : Mais la pusillanimité, pour dire qu’elle est aussi de la fête, n’ayant pu se mêler à ce premier rôle, prend pour sa part le second, du massacre et du sang. Les meurtres des victoires, s’exercent ordinairement par le peuple, et par les officiers du bagage : Et ce qui fait voir tant de cruautés inouïes aux guerres populaires, c’est que cette canaille de vulgaire s’aguerrit, et se gendarme, à s’ensanglanter jusques aux coudes, et déchiqueter un corps à ses pieds, n’ayant ressentiment d’autre vaillance.
Et lupus et turpes instant morientibus ursi,
Et quæcunque minor nobilitate fera est.
[Et le loup et les ours sans honneur et toutes les bêtes moins nobles s’acharnent contre les mourants.]
Comme les chiens couards, qui déchirent en la maison, et mordent les peaux des bêtes sauvages, qu’ils n’ont osé attaquer aux champs. Qu’est-ce qui fait en ce temps, nos querelles toutes mortelles ? et que là où nos pères avaient quelque degré de vengeance, nous commençons à cette heure par le dernier : et ne se parle d’arrivée que de tuer ? Qu’est-ce, si ce n’est couardise ? Chacun sent bien, qu’il y a plus de braverie et dédain, à battre son ennemi, qu’à l’achever, et de le faire bouquer, que de le faire mourir : Davantage que l’appétit de vengeance s’en assouvit et contente mieux : car elle ne vise qu’à donner ressentiment de soi. Voilà pourquoi, nous n’attaquons pas une bête, ou une pierre, quand elle nous blesse, d’autant qu’elles sont incapables de sentir notre revanche : Et de tuer un homme, c’est le mettre à l’abri de notre offense. Et tout ainsi comme Bias criait à un méchant homme, Je sais que tôt ou tard tu en seras puni, mais je crains que je ne le voie pas : Et plaignait les Orchoméniens, de ce que la pénitence que Lyciscus eut de la trahison contre eux commise, venait en saison, qu’il n’y avait personne de reste, de ceux qui en avaient été intéressés, et auxquels devait toucher le plaisir de cette pénitence. Tout ainsi est à plaindre la vengeance, quand celui envers lequel elle s’emploie, perd le moyen de la souffrir : Car comme le vengeur y veut voir, pour en tirer du plaisir, il faut que celui sur lequel il se venge, y voie aussi, pour en recevoir du déplaisir, et de la repentance. Il s’en repentira, disons-nous. Et pour lui avoir donné d’une pistolade en la tête, estimons-nous qu’il s’en repente ? Au rebours, si nous nous en prenons garde, nous trouverons qu’il nous fait la moue en tombant : Il ne nous en sait pas seulement mauvais gré, c’est bien loin de s’en repentir. Et lui prêtons le plus favorable de tous les offices de la vie, qui est de le faire mourir promptement, et insensiblement. Nous sommes à coniller, à trotter, et à fuir les officiers de la justice, qui nous suivent : et lui est en repos. Le tuer, est bon pour éviter l’offense à venir, non pour venger celle qui est faite. C’est une action plus de crainte, que de braverie : de précaution, que de courage : de défense, que d’entreprise. Il est apparent que nous quittons par là, et la vraie fin de la vengeance, et le soin de notre réputation : Nous craignons, s’il demeure en vie, qu’il nous recharge d’une pareille. Ce n’est pas contre lui, c’est pour toi, que tu t’en défais. Au royaume de Narsingue cet expédient nous demeurerait inutile : Là, non seulement les gens de guerre, mais aussi les artisans, démêlent leurs querelles à coups d’épée. Le Roi ne refuse point le camp à qui se veut battre : et assiste, quand ce sont personnes de qualité : étrennant le victorieux d’une chaîne d’or : mais pour laquelle conquérir, le premier, à qui il en prend envie, peut venir aux armes avec celui qui la porte. Et pour s’être défait d’un combat, il en a plusieurs sur les bras. Si nous pensions par vertu être toujours maîtres de notre ennemi, et le gourmander à notre poste, nous serions bien marris qu’il nous échappât, comme il fait en mourant : Nous voulons vaincre mais plus sûrement qu’honorablement. Et cherchons plus la fin, que la gloire, en notre querelle. Asinius Pollio, pour un honnête homme moins excusable, représenta une erreur pareille : qui ayant écrit des invectives contre Plancus, attendait qu’il fût mort, pour les publier. C’était faire la figue à un aveugle et dire des pouilles à un sourd, et offenser un homme sans sentiment plutôt que d’encourir le hasard de son ressentiment. Aussi disait-on pour lui, que ce n’était qu’aux lutins de lutter les morts. Celui qui attend à voir trépasser l’Auteur, duquel il veut combattre les écrits, que dit-il, sinon qu’il est faible et noisif ? On disait à Aristote, que quelqu’un avait médit de lui : Qu’il fasse plus (dit-il) qu’il me fouette, pourvu que je n’y sois pas. Nos pères se contentaient de revancher une injure par un démenti, un démenti par un coup, et ainsi par ordre : Ils étaient assez valeureux pour ne craindre pas leur adversaire, vivant, et outragé : Nous tremblons de frayeur, tant que nous le voyons en pieds. Et qu’il soit ainsi, notre belle pratique d’aujourd’hui, porte-t-elle pas de poursuivre à mort, aussi bien celui que nous avons offensé, que celui qui nous a offensés ? C’est aussi une espèce de lâcheté, qui a introduit en nos combats singuliers, cet usage, de nous accompagner de seconds, et tiers, et quarts. C’était anciennement des duels, ce sont à cette heure rencontres et batailles. La solitude faisait peur aux premiers qui l’inventèrent : Quum in se cuique minimum fiduciæ esset. [Parce que chacun se défiait extrêmement de lui-même.] Car naturellement quelque compagnie que ce soit, apporte confort, et soulagement au danger. On se servait anciennement de personnes tierces, pour garder qu’il ne s’y fit désordre et déloyauté, et pour témoigner de la fortune du combat. Mais depuis qu’on a pris ce train, qu’ils s’engagent eux-mêmes, quiconque y est convié, ne peut honnêtement s’y tenir comme spectateur, de peur qu’on ne lui attribue, que ce soit faute ou d’affection, ou de cœur. Outre l’injustice d’une telle action, et vilenie, d’engager à la protection de votre honneur, autre valeur et force que la vôtre, je trouve du désavantage à un homme de bien, et qui pleinement se fie de soi, d’aller mêler sa fortune, à celle d’un second : chacun court assez de hasard pour soi, sans le courir encore pour un autre : et a assez à faire à s’assurer en sa propre vertu, pour la défense de sa vie, sans commettre chose si chère en mains tierces. Car s’il n’a été expressément marchandé au contraire, des quatre, c’est une partie liée. Si votre second est à terre, vous en avez deux sur les bras, avec raison : Et de dire que c’est supercherie, elle l’est voirement comme de charger bien armé, un homme qui n’a qu’un tronçon d’épée ; ou tout sain, un homme qui est déjà fort blessé : Mais si ce sont avantages, que vous ayez gagné en combattant, vous vous en pouvez servir sans reproche : La disparité et inégalité ne se pèse et considère, que de l’état en quoi se commence la mêlée : du reste prenez-vous-en à la fortune : Et quand vous en aurez tout seul, trois sur vous, vos deux compagnons s’étant laissés tuer, on ne vous fait non plus de tort, que je ferais à la guerre, de donner un coup d’épée à l’ennemi, que je verrais attaché à l’un des nôtres, de pareil avantage. La nature de la société porte, où il y a troupe contre troupe (comme où notre Duc d’Orléans, défia le Roi d’Angleterre Henri, cent contre cent, trois cents contre autant, comme les Argiens contre les Lacédémoniens ; trois à trois, comme les Horatiens contre les Curiatiens) que la multitude de chaque part, n’est considérée que pour un homme seul : Partout où il y a compagnie, le hasard y est confus et mêlé. J’ai intérêt domestique à ce discours. Car mon frère sieur de Matecoulom, fut convié à Rome, à seconder un gentilhomme qu’il ne connaissait guère, lequel était défendeur, et appelé par un autre : En ce combat, il se trouva de fortune avoir en tête, un qui lui était plus voisin et plus connu (je voudrais qu’on me fît raison de ces lois d’honneur, qui vont si souvent choquant et troublant celles de la raison). Après s’être défait de son homme, voyant les deux maîtres de la querelle, en pieds encore, et entiers, il alla décharger son compagnon. Que pouvait-il moins ? devait-il se tenir coi, et regarder défaire, si le sort l’eût ainsi voulu, celui pour la défense duquel, il était là venu ? Ce qu’il avait fait jusques alors, ne servait rien à la besogne : la querelle était indécise. La courtoisie que vous pouvez, et certes devez faire à votre ennemi, quand vous l’avez réduit en mauvais termes, et à quelque grand désavantage, je ne vois pas comment vous la puissiez faire, quand il va de l’intérêt d’autrui, où vous n’êtes que suivant, où la dispute n’est pas vôtre. Il ne pouvait être ni juste, ni courtois, au hasard de celui auquel il s’était prêté : Aussi fut-il délivré des prisons d’Italie, par une bien soudaine et solennelle recommandation de notre Roi. Indiscrète nation. Nous ne nous contentons pas de faire savoir nos vices, et folies, au monde, par réputation : nous allons aux nations étrangères, pour les leur faire voir en présence. Mettez trois Français aux déserts de Libye, ils ne seront pas un mois ensemble, sans se harceler et égratigner : Vous diriez que cette pérégrination, est une partie dressée, pour donner aux étrangers le plaisir de nos tragédies : et le plus souvent à tels, qui s’éjouissent de nos maux, et qui s’en moquent. Nous allons apprendre en Italie à escrimer : et l’exerçons aux dépens de nos vies, avant que de le savoir. Si faudrait-il suivant l’ordre de la discipline, mettre la théorique avant la pratique. Nous trahissons notre apprentissage :
Primitiæ juuenum miseræ, bellique futuri
Dura rudimenta.
[Malheureux débuts des jeunes gens, dure école de la guerre à venir.]
Je sais bien que c’est un art utile à sa fin (au duel des deux princes, cousins germains, en Espagne, le plus vieil, dit Tite-Live, par l’adresse des armes et par ruse, surmonta facilement les forces étourdies du plus jeune) et comme j’ai connu par expérience, duquel la connaissance a grossi le cœur à aucuns, outre leur mesure naturelle : Mais ce n’est pas proprement vertu, puisqu’elle tire son appui de l’adresse, et qu’elle prend autre fondement que de soi-même. L’honneur des combats consiste en la jalousie du courage, non de la science : Et pourtant ai-je vu quelqu’un de mes amis, renommé pour grand maître en cet exercice, choisir en ses querelles, des armes, qui lui ôtassent le moyen de cet avantage : et lesquelles dépendaient entièrement de la fortune, et de l’assurance : afin qu’on n’attribuât sa victoire, plutôt à son escrime, qu’à sa valeur : Et en mon enfance, la noblesse fuyait la réputation de bon escrimeur comme injurieuse : et se dérobait pour l’apprendre, comme métier de subtilité, dérogeant à la vraie et naïve vertu,
Non schivar, non parar, non ritirarsi,
Voglion costor, ne qui destrezza ha parte,
Non danno i colpi finti hor pieni, hor scarsi,
Toglie l’ira e il furor l’uso de l’arte,
Odi le spade horribilmente urtarsi
A mezzo, il ferro il pie d’orma non parte,
Sempre è il pie fermo, è la man sempre in moto,
Ne scende taglio in van, ne punta a voto.
[Ils ne veulent pas esquiver, parer, se reculer, ici l’adresse n’a point part, ils ne donnent pas de coups par feinte, tantôt directs, tantôt obliques, la rage et la fureur empêchent d’user de l’art. J’ai entendu le bruit terrible des épées qui se heurtent à plein fer, leur pied ne bouge pas d’un pouce, leur pied est toujours ferme et leur bras toujours en mouvement : il ne frappe pas en vain, ni ne porte dans le vide.]
Les buttes, les tournois, les barrières, l’image des combats guerriers, étaient l’exercice de nos pères : Cet autre exercice, est d’autant moins noble, qu’il ne regarde qu’une fin privée : Qui nous apprend à nous entreruiner, contre les lois et la justice : et qui en toute façon, produit toujours des effets dommageables. Il est bien plus digne et mieux séant, de s’exercer en choses qui assurent, non qui offensent notre police : qui regardent la publique sûreté et la gloire commune. Publius Rutilius Consul fut le premier, qui instruisit le soldat, à manier ses armes par adresse et science, qui conjoignit l’art à la vertu : non pour l’usage de querelle privée, ce fut pour la guerre et querelles du peuple Romain. Escrime populaire et civile. Et outre l’exemple de Cæsar, qui ordonna aux siens de tirer principalement au visage des gendarmes de Pompeius en la bataille de Pharsale : mille autres chefs de guerre se sont ainsi avisés, d’inventer nouvelle forme d’armes, nouvelle forme de frapper et de se couvrir, selon le besoin de l’affaire présent. Mais tout ainsi que Philopœmen condamna la lutte, en quoi il excellait, d’autant que les préparatifs qu’on employait à cet exercice, étaient divers à ceux, qui appartiennent à la discipline militaire, à laquelle seule il estimait les gens d’honneur, se devoir amuser : il me semble aussi, que cette adresse à quoi on façonne ses membres, ces détours et mouvements, à quoi on dresse la jeunesse, en cette nouvelle école, sont non seulement inutiles, mais contraires plutôt, et dommageables à l’usage du combat militaire. Aussi y emploient communément nos gens, des armes particulières, et péculièrement destinées à cet usage. Et j’ai vu, qu’on ne trouvait guère bon, qu’un gentilhomme, convié à l’épée et au poignard, s’offrît en équipage de gendarme. Ni qu’un autre offrît d’y aller avec sa cape, au lieu du poignard. Il est digne de considération, que Lachez, en Platon, parlant d’un apprentissage de manier les armes, conforme au nôtre, dit n’avoir jamais de cette école vu sortir nul grand homme de guerre, et nommément des maîtres d’icelle. Quant à ceux-là, notre expérience en dit bien autant. Du reste, au moins pouvons-nous tenir que ce sont suffisances de nulle relation et correspondance. Et en l’institution des enfants de sa police, Platon interdit les arts de mener les poings, introduites par Amycus et Epeius : et de lutter, par Antæus et Cercyo : parce qu’elles ont autre but, que de rendre la jeunesse apte au service bellique, et n’y confèrent point. Mais je m’en vais un peu bien à gauche de mon thème. L’empereur Maurice, étant averti par songes, et plusieurs pronostics, qu’un Phocas, soldat pour lors inconnu, le devait tuer : demandait à son gendre Philippus, qui était ce Phocas, sa nature, ses conditions et ses mœurs : et comme entre autres choses Philippus lui dit, qu’il était lâche et craintif, l’Empereur conclut incontinent par là, qu’il était donc meurtrier et cruel Qui rend les Tyrans si sanguinaires ? c’est le soin de leur sûreté, et que leur lâche cœur, ne leur fournit d’autres moyens de s’assurer, qu’en exterminant ceux qui les peuvent offenser, jusques aux femmes, de peur d’une égratignure.
Cuncta ferit, dum cuncta timet.
[Il frappe tout parce qu’il craint tout.]
Les premières cruautés s’exercent pour elles-mêmes : de là s’engendre la crainte d’une juste revanche, qui produit après une enfilure de nouvelles cruautés, pour les étouffer les unes par les autres. Philippus Roi de Macédoine, celui qui eut tant de fusées à démêler avec le peuple Romain, agité de l’horreur des meurtres commis par son ordonnance : ne se pouvant résoudre contre tant de familles, en divers temps offensées : prit parti de se saisir de tous les enfants de ceux qu’il avait fait tuer, pour de jour en jour les perdre l’un après l’autre, et ainsi établir son repos. Les belles matières siesent bien en quelque place qu’on les sème. Moi, qui ai plus de soin du poids et utilité des discours, que de leur ordre et suite, ne dois pas craindre de loger ici un peu à l’écart, une très belle histoire. Quand elles sont si riches de leur propre beauté, et se peuvent seules trop soutenir, je me contente du bout d’un poil, pour les joindre à mon propos. Entre les autres condamnés par Philippus, avait été un Herodicus, prince des Thessaliens. Après lui, il avait encore depuis fait mourir ses deux gendres, laissant chacun un fils bien petit. Theoxena, et Archo étaient les deux veuves. Theoxena ne put être induite à se remarier, en étant fort poursuivie. Archo épousa Poris, le premier homme d’entre les Æniens, et en eut nombre d’enfants, qu’elle laissa tous en bas âge. Theoxena, époinçonnée d’une charité maternelle envers ses neveux, pour les avoir en sa conduite et protection, épousa Poris. Voici venir la proclamation de l’édit du Roi. Cette courageuse mère, se défiant de la cruauté de Philippus, et de la licence de ses satellites envers cette belle et tendre jeunesse, osa dire, qu’elle les tuerait plutôt de ses mains, que de les rendre. Poris effrayé de cette protestation, lui promet de les dérober, et emporter à Athènes, en la garde d’aucuns siens hôtes fidèles. Ils prennent occasion d’une fête annuelle, qui se célébrait à Ænie en l’honneur d’Æneas, et s’y en vont. Ayant assisté le jour aux cérémonies et banquet public, la nuit ils s’écoulent en un vaisseau préparé, pour gagner pays par mer. Le vent leur fut contraire : et se trouvant l’endemain en la vue de la terre, d’où ils avaient démarré, furent suivis par les gardes des ports. Au joindre, Poris s’enbesognant à hâter les mariniers pour la fuite, Theoxena forcenée d’amour et de vengeance, se rejetant à sa première proposition, fait apprêt d’armes et de poison, et les présentant à leur vue : Or sus mes enfants, la mort est méshui le seul moyen de votre défense et liberté, et sera matière aux Dieux de leur sainte justice : ces épées traites, ces coupes pleines vous en ouvrent l’entrée : Courage. Et toi mon fils, qui es plus grand, empoigne ce fer, pour mourir de la mort plus forte. Ayant d’un côté cette vigoureuse conseillère, les ennemis de l’autre, à leur gorge, ils coururent de furie chacun à ce qui lui fut le plus à main : Et demi-morts furent jetés en la mer. Theoxena fière d’avoir si glorieusement pourvu à la sûreté de tous ses enfants ; accolant chaudement son mari : Suivons ces garçons, mon ami, et jouissons de même sépulture avec eux. Et se tenant ainsi embrassés, se précipitèrent : de manière que le vaisseau fut ramené à bord, vide de ses maîtres. Les tyrans pour faire tous les deux ensemble, et tuer, et faire sentir leur colère, ils ont employé toute leur suffisance, à trouver moyen d’allonger la mort. Ils veulent que leurs ennemis s’en aillent, mais non pas si vite, qu’ils n’aient loisir de savourer leur vengeance. Là-dessus ils sont en grand peine : car si les tourments sont violents, ils sont courts : s’ils sont longs, ils ne sont pas assez douloureux à leur gré : les voilà à dispenser leurs engins. Nous en voyons mille exemples en l’antiquité ; et je ne sais si sans y penser, nous ne retenons pas quelque trace de cette barbarie. Tout ce qui est au-delà de la mort simple, me semble pure cruauté : Notre justice ne peut espérer, que celui que la crainte de mourir et d’être décapité, ou pendu, ne gardera de faillir ; en soit empêché, par l’imagination d’un feu languissant, ou des tenailles, ou de la roue. Et je ne sais cependant, si nous les jetons au désespoir : Car en quel état peut être l’âme d’un homme, attendant vingt-quatre heures la mort, brisé sur une roue, ou à la vieille façon cloué à une croix ? Josèphe récite, que pendant les guerres des Romains en Judée, passant où l’on avait crucifié quelques Juifs, trois jours y avait, il reconnut trois de ses amis, et obtint de les ôter de là ; les deux moururent, dit-il, l’autre vécut encore depuis. Chalcondyle homme de foi, aux mémoires qu’il a laissé des choses advenues de son temps, et près de lui, récite pour extrême supplice, celui que l’Empereur Mechmed pratiquait souvent, de faire trancher les hommes en deux parts, par le faux du corps, à l’endroit du diaphragme, et d’un seul coup de cimeterre : d’où il arrivait, qu’ils mourussent comme de deux morts à la fois : et voyait-on, dit-il, l’une et l’autre part pleine de vie, se démener longtemps après pressée de tourment. Je n’estime pas, qu’il y eût grand souffrance en ce mouvement. Les supplices plus hideux à voir, ne sont pas toujours les plus forts à souffrir. Et trouve plus atroce ce que d’autres historiens en récitent contre des Seigneurs Épirotes, qu’il les fit écorcher par le menu, d’une dispensation si malicieusement ordonnée, que leur vie dura quinze jours à cette angoisse. Et ces deux autres ; Crœsus ayant fait prendre un gentilhomme favori de Pantaléon son frère, le mena en la boutique d’un foulon, où il le fit gratter et carder, à coups de cardes et peignes de ce métier, jusques à ce qu’il en mourut. George Sechel chef de ces paysans de Pologne, qui sous titre de la Croisade, firent tant de maux, défait en bataille par le Voïvode de Transylvanie, et pris, fut trois jours attaché nu sur un chevalet, exposé à toutes les manières de tourments que chacun pouvait apporter contre lui : pendant lequel temps on fit jeûner plusieurs autres prisonniers. Enfin, lui vivant et voyant, on abreuva de son sang Lucat son cher frère, et pour le salut duquel seul il priait, tirant sur soi toute l’envie de leurs méfaits : et fit-on paître vingt de ses plus favoris Capitaines, déchirant à belles dents sa chair, et en engloutissant les morceaux. Le reste du corps, et parties du dedans, lui expiré, furent mises bouillir, qu’on fit manger à d’autres de sa suite.
Chapitre XXVIII. Toutes choses ont leur saison §
Ceux qui apparient Caton le Censeur, au jeune Caton meurtrier de soi-même, apparient deux belles natures et de formes voisines. Le premier exploita la sienne à plus de visages, et précelle en exploits militaires, et en utilité de ses vacations publiques. Mais la vertu du jeune, outre ce que c’est blasphème de lui en apparier nulle en vigueur, fut bien plus nette. Car qui déchargerait d’envie et d’ambition, celle du Censeur, ayant osé choquer l’honneur de Scipion, en bonté et en toutes parties d’excellence, de bien loin plus grand que lui, et que tout homme de son siècle ? Ce qu’on dit entre autres choses de lui, qu’en son extrême vieillesse, il se mit à apprendre la langue Grecque, d’un ardent appétit, comme pour assouvir une longue soif, ne me semble pas lui être fort honorable. C’est proprement ce que nous disons, retomber en enfantillage. Toutes choses ont leur saison, les bonnes et tout : Et je puis dire mon patenôtre hors de propos ; Comme on déféra T. Quintius Flaminius, de ce qu’étant général d’armée, on l’avait vu à quartier sur l’heure du conflit, s’amusant à prier Dieu, en une bataille, qu’il gagna.
Imponit finem sapiens et rebus honestis.
[Le sage impose une limite même aux choses honnêtes.]
Eudemonidas voyant Xenocrates fort vieux s’empresser aux leçons de son école : Quand saura celui-ci, dit-il, s’il apprend encore ? Et Philopœmen, à ceux qui haut-louaient le Roi Ptolomæus, de ce qu’il durcissait sa personne tous les jours à l’exercice des armes : Ce n’est (dit-il) pas chose louable à un Roi de son âge, de s’y exercer, il les devait hormais réellement employer. Le jeune doit faire ses apprêts, le vieil en jouir, disent les sages : Et le plus grand vice qu’ils remarquent en nous, c’est que nos désirs rajeunissent sans cesse : Nous recommençons toujours à vivre : Notre étude et notre envie devraient quelquefois sentir la vieillesse : Nous avons le pied à la fosse ; et nos appétits et poursuites ne font que naître.
Tu secanda marmora
Locas sub ipsum funus, et sepulchri
Immemor, struis domos.
[Tu fais tailler des marbres à la veille de tes funérailles, et oubliant ton tombeau, tu construis des maisons.]
Le plus long de mes desseins n’a pas un an d’étendue : je ne pense désormais qu’à finir : me défais de toutes nouvelles espérances et entreprises : prends mon dernier congé de tous les lieux, que je laisse : et me dépossède tous les jours de ce que j’ai. Olim iam nec perit quicquam mihi, nec acquiritur ; plus superest viatici quam viæ. [Depuis longtemps déjà il n’est pour moi ni perte ni gain ; il me reste plus de provisions que de chemin à faire.]
Vixi, et quem dederat cursum fortuna peregi.
[J’ai vécu, et j’ai parcouru le cours que la fortune m’avait donné.]
C’est enfin tout le soulagement que je trouve en ma vieillesse, qu’elle amortit en moi plusieurs désirs et soins, de quoi la vie est inquiétée. Le soin du cours du monde, le soin des richesses, de la grandeur, de la science, de la santé, de moi. Celui-ci apprend à parler, lorsqu’il lui faut apprendre à se taire pour jamais. On peut continuer à tout temps l’étude, non pas l’écolage : La sotte chose, qu’un vieillard abécédaire !
Diuersos diuersa iuuant, non omnibus annis
Omnia conueniunt.
[Des hommes divers ont des goûts divers : tout ne convient pas à tous les âges.]
S’il faut étudier, étudions un étude sortable à notre condition : afin que nous puissions répondre, comme celui, à qui, quand on demanda à quoi faire ces études en sa décrépitude À m’en partir meilleur, et plus à mon aise, répondit-il. Tel étude fut celui du jeune Caton, sentant sa fin prochaine, qui se rencontra au discours de Platon, de l’éternité de l’âme : Non, comme il faut croire, qu’il ne fût de longtemps garni de toute sorte de munition pour un tel délogement : D’assurance, de volonté ferme, et d’instruction, il en avait plus que Platon n’en a en ses écrits : Sa science et son courage étaient pour ce regard, au-dessus de la philosophie. Il prit cette occupation, non pour le service de sa mort, mais comme celui qui n’interrompit pas seulement son sommeil, en l’importance d’une telle délibération, il continua aussi sans choix et sans changement, ses études, avec les autres actions accoutumées de sa vie. La nuit, qu’il vint d’être refusé de la Préture, il la passa à jouer. Celle en laquelle il devait mourir, il la passa à lire. La perte ou de la vie, ou de l’office, tout lui fut un.
Chapitre XXIX. De la vertu §
Je trouve par expérience, qu’il y a bien à dire entre les boutées et saillies de l’âme, ou une résolue et constante habitude : et vois bien qu’il n’est rien que nous ne puissions, voire jusques à surpasser la divinité même, dit quelqu’un, d’autant que c’est plus, de se rendre impassible de soi, que d’être tel, de sa condition originelle : et jusques à pouvoir joindre à l’imbécillité de l’homme, une résolution et assurance de Dieu. Mais c’est par secousse. Et ès vies de ces héros du temps passé, il y a quelquefois des traits miraculeux, et qui semblent de bien loin surpasser nos forces naturelles : mais ce sont traits à la vérité : et est dur à croire, que de ces conditions ainsi élevées, on en puisse teindre et abreuver l’âme, en manière, qu’elles lui deviennent ordinaires, et comme naturelles. Il nous échoit à nous-mêmes, qui ne sommes qu’avortons d’hommes, d’élancer parfois notre âme, éveillée par les discours ou exemples d’autrui, bien loin au-delà de son ordinaire : Mais c’est une espèce de passion, qui la pousse et agite, et qui la ravit aucunement hors de soi : car ce tourbillon franchi, nous voyons, que sans y penser elle se débande et relâche d’elle-même, sinon jusques à la dernière touche ; au moins jusques à n’être plus celle-là : de façon que lors, à toute occasion, pour un oiseau perdu, ou un verre cassé, nous nous laissons émouvoir à peu près comme l’un du vulgaire. Sauf l’ordre, la modération, et la constance, j’estime que toutes choses soient faisables par un homme bien manque et défaillant en gros. À cette cause disent les sages, il faut pour juger bien à point d’un homme, principalement contrôler ses actions communes, et le surprendre en son à tous les jours. Pyrrho, celui qui bâtit de l’ignorance une si plaisante science, essaya, comme tous les autres vraiment philosophes, de faire répondre sa vie à sa doctrine. Et parce qu’il maintenait la faiblesse du jugement humain, être si extrême, que de ne pouvoir prendre parti ou inclination : et le voulait suspendre perpétuellement balancé, regardant et accueillant toutes choses, comme indifférentes, on conte qu’il se maintenait toujours de même façon, et visage : s’il avait commencé un propos, il ne laissait pas de l’achever, quand celui à qui il parlait s’en fut allé : s’il allait, il ne rompait son chemin pour empêchement qui se présentât, conservé des précipices, du heurt des charrettes, et autres accidents par ses amis. Car de craindre ou éviter quelque chose, c’eût été choquer ses propositions, qui ôtaient au sens même, toute élection et certitude. Quelquefois il souffrit d’être incisé et cautérisé, d’une telle constance, qu’on ne lui en vit pas seulement ciller les yeux. C’est quelque chose de ramener l’âme à ces imaginations, c’est plus d’y joindre les effets, toutefois il n’est pas impossible : mais de les joindre avec telle persévérance et constance, que d’en établir son train ordinaire, certes en ces entreprises si éloignées de l’usage commun, il est quasi incroyable qu’on le puisse. Voilà pourquoi comme il fut quelquefois rencontré en sa maison, tançant bien âprement avec sa sœur, et lui étant reproché de faillir en cela à son indifférence : Quoi ? dit-il, faut-il qu’encore cette femmelette serve de témoignage à mes règles ? Une autre fois, qu’on le vit se défendre d’un chien : Il est, dit-il, très difficile de dépouiller entièrement l’homme : et se faut mettre en devoir, et efforcer de combattre les choses, premièrement par les effets ; mais au pis aller par la raison et par les discours. Il y a environ sept ou huit ans, qu’à deux lieues d’ici, un homme de village, qui est encore vivant, ayant la tête de longtemps rompue par la jalousie de sa femme, revenant un jour de la besogne, et elle le bien-veignant de ses criailleries accoutumées, entra en telle furie, que sur le champ à tout la serpe qu’il tenait encore en ses mains, s’étant moissonné tout net les pièces qui la mettaient en fièvre, les lui jeta au nez. Et il se dit, qu’un jeune gentilhomme des nôtres, amoureux et gaillard, ayant par sa persévérance amolli enfin le cœur d’une belle maîtresse, désespéré, de ce que sur le point de la charge, il s’était trouvé mou lui-même et défailli, et que,
non viriliter
Iners senile penis extulerat caput,
[Sans virilité, inerte, son pénis n’avait dressé qu’une tête sénile,]
il s’en priva soudain revenu au logis, et l’envoya, cruelle et sanglante victime pour la purgation de son offense. Si c’eût été par discours et religion, comme les Prêtres de Cibele, que ne dirions-nous d’une si hautaine entreprise ? Depuis peu de jours à Bragerac à cinq lieues de ma maison, contremont la rivière de Dordoigne, une femme, ayant été tourmentée et battue le soir avant, de son mari chagrin et fâcheux de sa complexion, délibéra d’échapper à sa rudesse au prix de sa vie, et s’étant à son lever accointée de ses voisines comme de coutume, leur laissa couler quelque mot de recommandation de ses affaires, prit une sienne sœur par la main, la mena avec elle sur le pont, et après avoir pris congé d’elle, comme par manière de jeu, sans montrer autre changement ou altération, se précipita du haut en bas, en la rivière, où elle se perdit. Ce qu’il y a de plus en ceci, c’est que ce conseil mûrit une nuit entière dans sa tête. C’est bien autre chose, des femmes Indiennes : car étant leur coutume aux maris d’avoir plusieurs femmes, et à la plus chère d’elles, de se tuer après son mari, chacune par le dessein de toute sa vie, vise à gagner ce point, et cet avantage sur ses compagnes : et les bons offices qu’elles rendent à leur mari, ne regardent autre récompense que d’être préférées à la compagnie de sa mort.
ubi mortifero iacta est fax ultima lecto,
Uxorum fusis stat pia turba comis :
Et certamen habent lethi, quæ viva sequatur
Coniugium, pudor est non licuisse mori :
Ardent victrices, et flammæ pectora præbent,
Imponuntque suis ora perusta viris
[Dès que la torche a été jetée sur le lit funèbre, la foule pieuse des épouses se tient là, cheveux dénoués, et elles luttent à mort pour savoir laquelle, vivante, suivra son époux : qu’il ne soit pas permis de mourir est une honte. Les épouses victorieuses brûlent, elles offrent leur poitrine aux flammes et elles posent sur leur époux leurs lèvres dévorées par le feu.]
Un homme écrit encore en nos jours, avoir vu en ces nations Orientales, cette coutume en crédit, que non seulement les femmes s’enterrent après leurs maris, mais aussi les esclaves, desquelles il a eu jouissance. Ce qui se fait en cette manière : Le mari étant trépassé, la veuve peut, si elle veut (mais peu le veulent) demander deux ou trois mois d’espace à disposer de ses affaires. Le jour venu elle monte à cheval, parée comme à noces : et d’une contenance gaie, va, dit-elle, dormir avec son époux, tenant en sa main gauche un miroir, une flèche en l’autre. S’étant ainsi promenée en pompe, accompagnée de ses amis et parents, et de grand peuple, en fête, elle est tantôt rendue au lieu public, destiné à tels spectacles. C’est une grande place, au milieu de laquelle il y a une fosse pleine de bois : et joignant icelle, un lieu relevé de quatre ou cinq marches : sur lequel elle est conduite, et servie d’un magnifique repas. Après lequel, elle se met à baller et à chanter : et ordonne, quand bon lui semble, qu’on allume le feu. Cela fait, elle descend, et prenant par la main le plus proche des parents de son mari, ils vont ensemble à la rivière voisine, où elle se dépouille toute nue, et distribue ses joyaux et vêtements à ses amis, et se va plongeant en l’eau, comme pour y laver ses péchés : Sortant de là, elle s’enveloppe d’un linge jaune de quatorze brasses de long, et donnant derechef la main à ce parent de son mari, s’en revont sur la motte, où elle parle au peuple, et recommande ses enfants, si elle en a. Entre la fosse et la motte, on tire volontiers un rideau, pour leur ôter la vue de cette fournaise ardente : ce qu’aucunes défendent, pour témoigner plus de courage. Fini qu’elle a de dire, une femme lui présente un vase plein d’huile à s’oindre la tête et tout le corps, lequel elle jette dans le feu, quand elle en a fait : et en l’instant s’y lance elle-même. Sur l’heure, le peuple renverse sur elle quantité de bûches, pour l’empêcher de languir : et se change toute leur joie en deuil et tristesse. Si ce sont personnes de moindre étoffe, le corps du mort est porté au lieu où on le veut enterrer, et là mis en son séant, la veuve à genoux devant lui, l’embrassant étroitement : et se tient en ce point, pendant qu’on bâtit autour d’eux, un mur, qui venant à se hausser jusques à l’endroit des épaules de la femme, quelqu’un des siens par le derrière prenant sa tête, lui tord le col : et rendu qu’elle a l’esprit, le mur est soudain monté et clos, où ils demeurent ensevelis. En ce même pays, il y avait quelque chose de pareil en leurs Gymnosophistes : car non par la contrainte d’autrui, non par l’impétuosité d’une humeur soudaine : mais par expresse profession de leur règle, leur façon était, à mesure qu’ils avaient atteint certain âge, ou qu’ils se voyaient menacés par quelque maladie, de se faire dresser un bûcher, et au-dessus, un lit bien paré, et après avoir festoyé joyeusement leurs amis et connaissants, s’aller planter dans ce lit, en telle résolution, que le feu y étant mis, on ne les vît mouvoir, ni pieds ni mains : et ainsi mourut l’un d’eux, Calanus, en présence de toute l’armée d’Alexandre le Grand : Et n’était estimé entre eux, ni saint ni bienheureux, qui ne s’était ainsi tué : envoyant son âme purgée et purifiée par le feu, après avoir consommé tout ce qu’il y avait de mortel et terrestre. Cette constante préméditation de toute la vie, c’est ce qui fait le miracle. Parmi nos autres disputes, celle du Fatum, s’y est mêlée : et pour attacher les choses à venir et notre volonté même, à certaine et inévitable nécessité, on est encore sur cet argument, du temps passé : Puisque Dieu prévoit toutes choses devoir ainsi advenir, comme il fait, sans doute : il faut donc qu’elles adviennent ainsi. À quoi nos maîtres répondent que le voir que quelque chose advienne, comme nous faisons, et Dieu de même (car tout lui étant présent, il voit plutôt qu’il ne prévoit), ce n’est pas la forcer d’advenir : voire nous voyons, à cause que les choses adviennent, et les choses n’adviennent pas, à cause que nous voyons. L’avènement fait la science, non la science l’avènement. Ce que nous voyons advenir, advient : mais il pouvait autrement advenir : et Dieu, au registre des causes des avènements qu’il a en sa prescience, y a aussi celles qu’on appelle fortuites, et les volontaires, qui dépendent de la liberté qu’il a donnée à notre arbitrage, et sait que nous faudrons, parce que nous aurons voulu faillir. Or j’ai vu assez de gens encourager leurs troupes de cette nécessité fatale : car, si notre heure est attachée à certain point, ni les arquebusades ennemies, ni notre hardiesse, ni notre fuite et couardise, ne la peuvent avancer ou reculer. Cela est beau à dire, mais cherchez qui l’effectuera : et s’il est ainsi, qu’une forte et vive créance, tire après soi les actions de même, certes cette foi, de quoi nous remplissons tant la bouche, est merveilleusement légère en nos siècles : sinon que le mépris qu’elle a des œuvres, lui fasse dédaigner leur compagnie. Tant y a, qu’à ce même propos, le sire de Joinville témoin croyable autant que tout autre, nous raconte des Bédouins, nation mêlée aux Sarrasins, auxquels le Roi saint Louis eut affaire en la terre sainte, qu’ils croyaient si fermement en leur religion les jours d’un chacun être de toute éternité préfix et comptés, d’une préordonnance inévitable, qu’ils allaient à la guerre nus, sauf un glaive à la turquesque, et le corps seulement couvert d’un linge blanc : et pour leur plus extrême maudisson, quand ils se courrouçaient aux leurs, ils avaient toujours en la bouche : Maudit sois-tu, comme celui, qui s’arme de peur de la mort. Voilà bien autre preuve de créance, et de foi, que la nôtre. Et de ce rang est aussi celle que donnèrent ces deux religieux de Florence, du temps de nos pères. Étant en quelque controverse de science, ils s’accordèrent, d’entrer tous deux dans le feu, en présence de tout le peuple, et en la place publique, pour la vérification chacun de son parti : et en étaient déjà les apprêts tout faits, et la chose justement sur le point de l’exécution, quand elle fut interrompue par un accident imprévu. Un jeune seigneur Turc, ayant fait un signalé fait d’armes de sa personne, à la vue des deux batailles, d’Amurath et de l’Huniade, prêtes à se donner : enquis par Amurath, qui l’avait en si grande jeunesse et inexpérience (car c’était la première guerre qu’il eût vu) rempli d’une si généreuse vigueur de courage : Répondit, qu’il avait eu pour souverain précepteur de vaillance, un lièvre. Quelque jour étant à la chasse, dit-il, je découvris un lièvre en forme : et encore que j’eusse deux excellents lévriers à mon côté : si me sembla-t-il, pour ne le faillir point, qu’il valait mieux y employer encore mon arc : car il me faisait fort beau jeu. Je commençai à décocher mes flèches : et jusques à quarante, qu’il y en avait en ma trousse : non sans l’asséner seulement, mais sans l’éveiller. Après tout, je découplai mes lévriers après, qui n’y purent non plus. J’appris par là, qu’il avait été couvert par sa destinée : et que, ni les traits, ni les glaives ne portent, que par le congé de notre fatalité, laquelle il n’est en nous de reculer ni d’avancer. Ce conte doit servir, à nous faire voir en passant, combien notre raison est flexible à toute sorte d’images. Un personnage grand d’ans, de nom, de dignité, et de doctrine, se vantait à moi d’avoir été porté à certaine mutation très importante de sa foi, par une incitation étrangère, aussi bizarre ; et au reste si mal concluante, que je la trouvai plus forte au revers : Lui l’appelait miracle : et moi aussi, à divers sens. Leurs historiens disent, que la persuasion, étant populairement semée entre les Turcs de la fatale et imployable prescription de leurs jours, aide apparemment à les assurer aux dangers. Et je connais un grand Prince, qui en fait heureusement son profit : soit qu’il la croie, soit qu’il la prenne pour excuse, à se hasarder extraordinairement : pourvu que fortune ne se lasse trop tôt, de lui faire épaule. Il n’est point advenu de notre mémoire, un plus admirable effet de résolution, que de ces deux qui conspirèrent la mort du Prince d’Orenge. C’est merveille, comment on put échauffer le second, qui l’exécuta, à une entreprise, en laquelle il était si mal advenu à son compagnon, y ayant apporté tout ce qu’il pouvait. Et sur cette trace, et de mêmes armes, aller entreprendre un Seigneur, armé d’une si fraîche instruction de défiance, puissant de suite d’amis, et de force corporelle, en sa salle, parmi ses gardes, en une ville toute à sa dévotion. Certes il y employa une main bien déterminée, et un courage ému d’une vigoureuse passion. Un poignard est plus sûr, pour asséner, mais d’autant qu’il a besoin de plus de mouvement, et de vigueur de bras, que n’a un pistolet, son coup est plus sujet à être gauchi, ou troublé. Que celui-là, ne courut à une mort certaine, je n’y fais pas grand doute : car les espérances, de quoi on eût su l’amuser, ne pouvaient loger en entendement rassis : et la conduite de son exploit, montre, qu’il n’en avait pas faute, non plus que de courage. Les motifs d’une si puissante persuasion, peuvent être divers, car notre fantaisie fait de soi et de nous, ce qu’il lui plaît. L’exécution qui fut faite près d’Orléans n’eut rien de pareil, il y eut plus de hasard que de vigueur : le coup n’était pas à la mort, si la fortune ne l’eût rendu tel : et l’entreprise de tirer étant à cheval, et de loin, et à un qui se mouvait au branle de son cheval, fut l’entreprise d’un homme, qui aimait mieux faillir son effet, que faillir à se sauver. Ce qui suivit après le montra. Car il se transit et s’enivra de la pensée de si haute exécution, si qu’il perdit et troubla entièrement son sens, et à conduire sa fuite, et à conduire sa langue, en ses réponses. Que lui fallait-il, que recourir à ses amis au travers d’une rivière ? C’est un moyen, où je me suis jeté à moindres dangers, et que j’estime de peu de hasard, quelque largeur qu’ait le passage, pourvu que votre cheval trouve l’entrée facile, et que vous prévoyiez au-delà, un bord aisé selon le cours de l’eau. L’autre, quand on lui prononça son horrible sentence : J’y étais préparé, dit-il, je vous étonnerai de ma patience. Les Assassins, nation dépendant de la Phénicie, sont estimés entre les Mahométans, d’une souveraine dévotion et pureté de mœurs. Ils tiennent, que le plus court chemin à gagner Paradis, c’est de tuer quelqu’un de religion contraire. Par quoi, on l’a vu souvent entreprendre, à un ou deux, en pourpoint, contre des ennemis puissants, au prix d’une mort certaine, et sans aucun soin de leur propre danger. Ainsi fut assassiné (ce mot est emprunté de leur nom) notre Comte Raimond de Tripoli, au milieu de sa ville : pendant nos entreprises de la guerre sainte. Et pareillement Conrad Marquis de Montferrat, les meurtriers conduits au supplice, tous enflés et fiers d’un si beau chef-d’œuvre.
Chapitre XXX. D’un enfant monstrueux §
Ce conte s’en ira tout simple : car je laisse aux médecins d’en discourir. Je vis avant-hier un enfant que deux hommes et une nourrice, qui se disaient être le père, l’oncle, et la tante, conduisaient, pour tirer quelque sou de le montrer, à cause de son étrangeté. Il était en tout le reste d’une forme commune, et se soutenait sur ses pieds, marchait et gazouillait, environ comme les autres de même âge : il n’avait encore voulu prendre autre nourriture, que du tétin de sa nourrice : et ce qu’on essaya en ma présence de lui mettre en la bouche, il le mâchait un peu, et le rendait sans avaler : ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier : il était âgé de quatorze mois justement. Au-dessous de ses tétins, il était pris et collé à un autre enfant, sans tête, et qui avait le conduit du dos étoupé, le reste entier : car il avait bien l’un bras plus court, mais il lui avait été rompu par accident, à leur naissance : ils étaient joints face à face, et comme si un plus petit enfant en voulait accoler un plus grandelet. La jointure et l’espace par où ils se tenaient n’était que de quatre doigts, ou environ, en manière que si vous retroussiez cet enfant imparfait, vous voyiez au-dessous le nombril de l’autre : ainsi la couture se faisait entre les tétins et son nombril. Le nombril de l’imparfait ne se pouvait voir, mais oui bien tout le reste de son ventre. Voilà comme ce qui n’était pas attaché, comme bras, fessier, cuisses et jambes, de cet imparfait, demeuraient pendants et branlants sur l’autre, et lui pouvait aller sa longueur jusques à mi-jambe. La nourrice nous ajoutait, qu’il urinait par tous les deux endroits : aussi étaient les membres de cet autre nourris, et vivants, et en même point que les siens, sauf qu’ils étaient plus petits et menus. Ce double corps, et ces membres divers, se rapportant à une seule tête, pourraient bien fournir de favorable pronostic au Roi, de maintenir sous l’union de ses lois, ces parts et pièces diverses de notre état : Mais de peur que l’événement ne le démente, il vaut mieux le laisser passer devant : car il n’est que de deviner en choses faites : Ut quum facta sunt, tum ad coniecturam aliqua interpretatione reuocantur [Lorsque les faits se sont produits, ils sont rapportés à des présages par quelque interprétation] : comme on dit d’Epimenides qu’il devinait à reculons. Je viens de voir un pâtre en Médoc, de trente ans ou environ, qui n’a aucune montre des parties génitales : il a trois trous par où il rend son eau incessamment, il est barbu, a désir, et recherche l’attouchement des femmes. Ce que nous appelons monstres, ne le sont pas à Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage, l’infinité des formes, qu’il y a comprises. Et est à croire, que cette figure qui nous étonne, se rapporte et tient, à quelque autre figure de même genre, inconnu à l’homme. De sa toute sagesse, il ne part rien que bon, et commun, et réglé : mais nous n’en voyons pas l’assortiment et la relation. Quod crebro videt, non miratur, etiam si, cur fiat nescit. Quod ante non vidit, id, si euenerit, ostentum esse censet. [Ce qu’il voit fréquemment, il ne s’en étonne pas, même s’il en ignore la cause. Ce qu’en revanche il n’a pas vu auparavant, il estime, s’il le voit advenir, que c’est un prodige.] Nous appelons contre nature, ce qui advient contre la coutume. Rien n’est que selon elle, quel qu’il soit. Que cette raison universelle et naturelle, chasse de nous l’erreur et l’étonnement que la nouveauté nous apporte.
Chapitre XXXI. De la colère §
Plutarque est admirable partout ; mais principalement, où il juge des actions humaines On peut voir les belles choses, qu’il dit en la comparaison de Lycurgus, et de Numa, sur le propos de la grande simplesse que ce nous est, d’abandonner les enfants au gouvernement et à la charge de leurs pères. La plupart de nos polices, comme dit Aristote, laissent à chacun, en manière des Cyclopes, la conduite de leurs femmes et de leurs enfants, selon leur folle et indiscrète fantaisie. Et quasi les seules, Lacédémonienne et Crétense, ont commis aux lois la discipline de l’enfance. Qui ne voit qu’en un état tout dépend de son éducation et nourriture ? et cependant sans aucune discrétion, on la laisse à la merci des parents, tant fous et méchants qu’ils soient. Entre autres choses combien de fois m’a-t-il pris envie, passant par nos rues, de dresser une farce, pour venger des garçonnets, que je voyais écorcher, assommer, et meurtrir à quelque père ou mère furieux, et forcenés de colère. Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux,
rabie iecur incendente, feruntur
Præcipites, ut saxa iugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, cliuoque latus pendente recedit,
[la rage enflammant leur cœur, ils sont emportés violemment comme des rochers détachés des sommets, quand la montagne s’éboule sous eux et qu’ils s’arrachent à la pente abrupte,]
(et selon Hippocrates, les plus dangereuses maladies sont celles qui défigurent le visage) à tout une voix tranchante et éclatante, souvent contre qui ne fait que sortir de nourrice. Et puis les voilà estropiés, étourdis de coups : et notre justice qui n’en fait compte, comme si ces éboitements et élochements n’étaient pas des membres de notre chose publique.
Gratum est quod patriæ ciuem populoque dedisti,
Si facis ut patriæ sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis
[La patrie et le peuple te savent gré de leur avoir donné un citoyen, si tu le fais pour qu’il soit propre à servir sa patrie, utile dans les champs, utile à la fois dans les choses de la guerre et dans celles de la paix.]
Il n’est passion qui ébranle tant la sincérité des jugements, que la colère. Aucun ne ferait doute de punir de mort, le juge, qui par colère aurait condamné son criminel : pourquoi est-il non plus permis aux pères, et aux pedantes, de fouetter les enfants, et les châtier étant en colère ? Ce n’est plus correction, c’est vengeance : Le châtiment tient lieu de médecine aux enfants ; et souffririons-nous un médecin, qui fût animé et courroucé contre son patient ? Nous-mêmes, pour bien faire, ne devrions jamais mettre la main sur nos serviteurs, tandis que la colère nous dure. Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de l’émotion, remettons la partie : les choses nous sembleront à la vérité autres, quand nous serons raccoisés et refroidis. C’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous. Au travers d’elle, les fautes nous apparaissent plus grandes, comme les corps au travers d’un brouillard : Celui qui a faim, use de viande, mais celui qui veut user de châtiment, n’en doit avoir faim ni soif. Et puis, les châtiments, qui se font avec poids et discrétion, se reçoivent bien mieux, et avec plus de fruit, de celui qui les souffre. Autrement, il ne pense pas avoir été justement condamné, par un homme agité d’ire et de furie : et allègue pour sa justification, les mouvements extraordinaires de son maître, l’inflammation de son visage, les serments inusités, et cette sienne inquiétude, et précipitation téméraire.
Ora tument ira, nigrescunt sanguine venæ,
Lumina Gorgoneo sævius igne micant.
[Son visage se tuméfie de colère, le sang noircit dans ses veines, ses yeux brillent d’un feu plus cruel que ne font ceux de la Gorgone.]
Suetone récite, que Caïus Rabirius, ayant été condamné par Cæsar, ce qui lui servit le plus envers le peuple (auquel il appela) pour lui faire gagner sa cause, ce fut l’animosité et l’âpreté que Cæsar avait apporté en ce jugement. Le dire est autre chose que le faire, il faut considérer le prêche à part, et le prêcheur à part. Ceux-là se sont donnés beau jeu en notre temps, qui ont essayé de choquer la vérité de notre Église, par les vices des ministres d’icelle : elle tire ses témoignages d’ailleurs. C’est une sotte façon d’argumenter, et qui rejetterait toutes choses en confusion. Un homme de bonnes mœurs, peut avoir des opinions fausses, et un méchant peut prêcher vérité, voire celui qui ne la croit pas. C’est sans doute une belle harmonie, quand le faire, et le dire vont ensemble : et je ne veux pas nier, que le dire, lorsque les actions suivent, ne soit de plus d’autorité et efficace : comme disait Eudamidas, oyant un philosophe discourir de la guerre ; Ces propos sont beaux, mais celui qui les dit, n’en est pas croyable, car il n’a pas les oreilles accoutumées au son de la trompette. Et Cleomenes oyant un Rhétoricien haranguer de la vaillance, s’en prit fort à rire : et l’autre s’en scandalisant, il lui dit : J’en ferais de même, si c’était une arondelle qui en parlât : mais si c’était une aigle, je l’orrais volontiers. J’aperçois, ce me semble, ès écrits des anciens, que celui qui dit ce qu’il pense, l’assène bien plus vivement, que celui qui se contrefait. Oyez Cicero parler de l’amour de la liberté : oyez-en parler Brutus, les écrits mêmes vous sonnent que celui-ci était homme pour l’acheter au prix de la vie. Que Cicero père d’éloquence, traite du mépris de la mort, que Seneque en traite aussi, celui-là traîne languissant, et vous sentez qu’il vous veut résoudre de chose, de quoi il n’est pas résolu. Il ne vous donne point de cœur, car lui-même n’en a point : l’autre vous anime et enflamme. Je ne vois jamais auteur, mêmement de ceux qui traitent de la vertu et des actions, que je ne recherche curieusement quel il a été. Car les Éphores à Sparte voyant un homme dissolu proposer au peuple un avis utile, lui commandèrent de se taire, et prièrent un homme de bien, de s’en attribuer l’invention, et le proposer. Les écrits de Plutarque, à les bien savourer, nous le découvrent assez ; et je pense le connaître jusques dans l’âme : si voudrais-je que nous eussions quelques mémoires de sa vie : Et me suis jeté en ce discours à quartier, à propos du bon gré que je sens à Aul. Gellius de nous avoir laissé par écrit ce conte de ses mœurs, qui revient à mon sujet de la colère. Un sien esclave mauvais homme et vicieux, mais qui avait les oreilles aucunement abreuvées des leçons de philosophie, ayant été pour quelque sienne faute dépouillé par le commandement de Plutarque, pendant qu’on le fouettait, grondait au commencement, que c’était sans raison, et qu’il n’avait rien fait ; mais enfin, se mettant à crier et à injurier bien à bon escient son maître, lui reprochait qu’il n’était pas philosophe, comme il s’en vantait : qu’il lui avait souvent ouï dire, qu’il était laid de se courroucer, voire qu’il en avait fait un livre : et ce que lors tout plongé en la colère, il le faisait si cruellement battre, démentait entièrement ses écrits. À cela Plutarque, tout froidement et tout rassis : Comment, dit-il, rustre, à quoi juges-tu que je sois à cette heure courroucé ? mon visage, ma voix, ma couleur, ma parole, te donne-t-elle quelque témoignage que je sois ému ? Je ne pense avoir ni les yeux effarouchés, ni le visage troublé, ni un cri effroyable ; rougis-je ? écumé-je ? m’échappe-t-il de dire chose, de quoi j’aie à me repentir ? tressaux-je ? frémis-je de courroux ? car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la colère. Et puis se détournant à celui qui fouettait : Continuez, lui dit-il, toujours votre besogne, pendant que celui-ci et moi disputons. Voilà son conte. Archytas Tarentinus revenant d’une guerre, où il avait été Capitaine général, trouva tout plein de mauvais ménage en sa maison, et ses terres en friche, par le mauvais gouvernement de son receveur : et l’ayant fait appeler : Va, lui dit-il, que si je n’étais en colère, je t’étrillerais bien ! Platon de même, s’étant échauffé contre l’un de ses esclaves, donna à Speusippus charge de le châtier, s’excusant d’y mettre la main lui-même, sur ce qu’il était courroucé. Charillus Lacédémonien, à un Elote qui se portait trop insolemment et audacieusement envers lui :
Par les Dieux, dit-il, si je n’étais courroucé, je te ferais tout à cette heure mourir. C’est une passion que se plaît en soi, et qui se flatte. Combien de fois nous étant ébranlés sous une fausse cause, si on vient à nous présenter quelque bonne défense ou excuse, nous dépitons-nous contre la vérité même et l’innocence ? J’ai retenu à ce propos un merveilleux exemple de l’antiquité. Piso personnage par tout ailleurs de notable vertu, s’étant ému contre un sien soldat, de quoi revenant seul du fourrage, il ne lui savait rendre compte, où il avait laissé un sien compagnon, tint pour avéré qu’il l’avait tué, et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu’il était au gibet, voici arriver ce compagnon égaré : toute l’armée en fit grande fête, et après force caresses et accolades des deux compagnons, le bourreau mène l’un et l’autre, en la présence de Piso, s’attendant bien toute l’assistance que ce lui serait à lui-même un grand plaisir : mais ce fut au rebours, car par honte et dépit, son ardeur qui était encore en son effort, se redoubla : et d’une subtilité que sa passion lui fournit soudain, il en fit trois coupables, parce qu’il en avait trouvé un innocent : et les fit dépêcher tous trois : Le premier soldat, parce qu’il y avait arrêt contre lui : le second qui s’était égaré, parce qu’il était cause de la mort de son compagnon ; et le bourreau pour n’avoir obéi au commandement qu’on lui avait fait. Ceux qui ont à négocier avec des femmes têtues, peuvent avoir essayé à quelle rage on les jette, quand on oppose à leur agitation, le silence et la froideur, et qu’on dédaigne de nourrir leur courroux. L’orateur Celius était merveilleusement colère de sa nature : À un, qui soupait en sa compagnie, homme de molle et douce conversation, et qui pour ne l’émouvoir, prenait parti d’approuver tout ce qu’il disait, et d’y consentir : lui ne pouvant souffrir son chagrin, se passer ainsi sans aliment : Nie-moi quelque chose, de par les Dieux, dit-il, afin que nous soyons deux. Elles de même, ne se courroucent, qu’afin qu’on se contre-courrouce, à l’imitation des lois de l’amour. Phocion à un homme qui lui troublait son propos, en l’injuriant âprement, n’y fit autre chose que se taire, et lui donner tout loisir d’épuiser sa colère : cela fait, sans aucune mention de ce trouble, il recommença son propos, en l’endroit où il l’avait laissé. Il n’est réplique si piquante comme est un tel mépris. Du plus colère homme de France (et c’est toujours imperfection, mais plus excusable à un homme militaire ; car en cet exercice, il y a certes des parties qui ne s’en peuvent passer) je dis souvent que c’est le plus patient homme que je connaisse à brider sa colère : elle l’agite de telle violence et fureur,
magno veluti cum flamma sonore
Virgea suggeritur costis undantis aheni,
Exultantque cestu latices, furit intus aquaï
Fumidus atque alte spumis exuberat amnis,
Nec iam se capit unda, volat vapor ater ad auras,
[Comme, lorsqu’avec grand bruit un feu de brindilles est mis sous les flancs d’une chaudière en ébullition et que l’eau forme de gros bouillons ; le flot liquide fait rage à l’intérieur, fume et franchit, écumant, les bords du vase ; l’eau ne se contient plus ; une noire vapeur s’élève dans les airs,]
qu’il faut qu’il se contraigne cruellement, pour la modérer : Et pour moi, je ne sache passion, pour laquelle couvrir et soutenir, je pusse faire un tel effort. Je ne voudrais mettre la sagesse à si haut prix : Je ne regarde pas tant ce qu’il fait, que combien il lui coûte à ne faire pis. Un autre se vantait à moi, du règlement et douceur de ses mœurs, qui est, à la vérité singulière : je lui disais, que c’était bien quelque chose, notamment à ceux, comme lui, d’éminente qualité, sur lesquels chacun a les yeux, de se présenter au monde toujours bien tempérés : mais que le principal était de pourvoir au-dedans, et à soi-même : et que ce n’était pas à mon gré, bien ménager ses affaires, que de se ronger intérieurement : ce que je craignais qu’il fît, pour maintenir ce masque, et cette réglée apparence par le dehors. On incorpore la colère en la cachant : comme Diogenes dit à Demosthenes, lequel de peur d’être aperçu en une taverne, se reculait au-dedans : Tant plus tu te recules arrière, tant plus tu y entres. Je conseille qu’on donne plutôt une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de gêner sa fantaisie, pour représenter cette sage contenance : Et aimerais mieux produire mes passions, que de les couver à mes dépens : Elles s’alanguissent en s’éventant, et en s’exprimant : Il vaut mieux que leur pointe agisse au-dehors, que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leuiora sunt : et tunc perniciosissima, quum simulata sanitate subsidunt. [Tous les vices qui se laissent voir sont plus légers, ils sont très pernicieux lorsqu’ils se cachent sous un air de santé]. J’avertis ceux, qui ont loi de se pouvoir courroucer en ma famille, premièrement qu’ils ménagent leur colère, et ne répandent pas à tout prix : car cela en empêche l’effet et le poids. La criaillerie téméraire et ordinaire, passe en usage, et fait que chacun la méprise : celle que vous employez contre un serviteur pour son larcin, ne se sent point, d’autant que c’est celle même qu’il vous a vu employer cent fois contre lui, pour avoir mal rincé un verre, ou mal assis une escabelle. Secondement, qu’ils ne se courroucent point en l’air, et regardent que leur répréhension arrive à celui de qui ils se plaignent : car ordinairement ils crient, avant qu’il soit en leur présence, et durent à crier un siècle après qu’il est parti,
Et secum petulans amentia certat :
[Et la démence, exaltée, se tourne contre elle-même :]
Ils s’en prennent à leur ombre, et poussent cette tempête, en lieu, où personne n’en est ni châtié ni intéressé, que du tintamarre de leur voix, tel qui n’en peut mais. J’accuse pareillement aux querelles, ceux qui bravent et se mutinent sans partie : il faut garder ces Rodomontades, où elles portent.
Mugitus veluti cum prima in prœlia taurus
Terrificos ciet, atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventosque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.
[Tel un taureau quand, avant ses premiers combats, il pousse des mugissements effrayants, il porte sa colère dans ses cornes en s’essayant contre le tronc d’un arbre, il déchire l’air de ses coups, et se prépare à l’attaque en dispersant le sable.]
Quand je me courrouce, c’est le plus vivement, mais aussi le plus brièvement, et secrètement que je puis : je me perds bien en vitesse, et en violence, mais non pas en trouble : si que j’aille jetant à l’abandon, et sans choix, toute sorte de paroles injurieuses, et que je ne regarde d’asseoir pertinemment mes pointes, où j’estime qu’elles blessent le plus ; car je n’y emploie communément, que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu’aux petites : Les petites me surprennent : et le malheur veut, que depuis que vous êtes dans le précipice, il n’importe, qui vous ait donné le branle : vous allez toujours jusques au fond. La chute se presse, s’émeut, et se hâte d’elle-même. Aux grandes occasions cela me paie, qu’elles sont si justes, que chacun s’attend d’en voir naître une raisonnable colère : je me glorifie à tromper leur attente : je me bande et prépare contre celles-ci, elles me mettent en cervelle, et menacent de m’emporter bien loin si je les suivais. Aisément je me garde d’y entrer, et suis assez fort, si je l’attends, pour repousser l’impulsion de cette passion, quelque violente cause qu’elle ait : mais si elle me préoccupe, et saisit une fois, elle m’emporte, quelque vaine cause qu’elle ait. Je marchande ainsi avec ceux qui peuvent contester avec moi : Quand vous me sentirez ému le premier, laissez-moi aller à tort ou à droit, j’en ferai de même à mon tour. La tempête ne s’engendre que de la concurrence des colères, qui se produisent volontiers l’une de l’autre, et ne naissent en un point. Donnons à chacune sa course, nous voilà toujours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile exécution. Parfois m’advient-il aussi, de représenter le courroucé, pour le règlement de ma maison, sans aucune vraie émotion. À mesure que l’âge me rend les humeurs plus aigres, j’étudie à m’y opposer, et ferai si je puis que je serai dorénavant d’autant moins chagrin et difficile, que j’aurai plus d’excuse et d’inclination à l’être : quoique par ci-devant je l’aie été, entre ceux qui le sont le moins. Encore un mot pour clore ce pas. Aristote dit, que la colère sert parfois d’armes à la vertu et à la vaillance. Cela est vraisemblable : toutefois ceux qui y contredisent, répondent plaisamment, que c’est une arme de nouvel usage : car nous remuons les autres armes, celle-ci nous remue : notre main ne la guide pas, c’est elle qui guide notre main : elle nous tient, nous ne la tenons pas.
Chapitre XXXII. Défense de Sénèque et de Plutarque §
La familiarité que j’ai avec ces personnages ici, et l’assistance qu’ils font à ma vieillesse, et à mon livre maçonné purement de leurs dépouilles, m’oblige à épouser leur honneur. Quant à Seneque, parmi une milliasse de petits livrets, que ceux de la Religion prétendue réformée font courir pour la défense de leur cause, qui partent parfois de bonne main, et qu’il est grand dommage n’être embesognée à meilleur sujet, j’en ai vu autrefois, qui pour allonger et remplir la similitude qu’il veut trouver, du gouvernement de notre pauvre feu Roi Charles neuvième, avec celui de Neron, apparie feu Monsieur le Cardinal de Lorraine avec Seneque, leurs fortunes, d’avoir été tous deux les premiers au gouvernement de leurs princes, et quant et quant leurs mœurs, leurs conditions, et leurs déportements. En quoi à mon opinion il fait bien de l’honneur audit Seigneur Cardinal : car encore que je sois de ceux qui estiment autant son esprit, son éloquence, son zèle envers sa religion et service de son Roi, et sa bonne fortune, d’être né en un siècle, où il fût si nouveau, et si rare, et quant et quant si nécessaire pour le bien public, d’avoir un personnage Ecclésiastique de telle noblesse et dignité, suffisant et capable de sa charge : si est-ce qu’à confesser la vérité, je n’estime sa capacité de beaucoup près telle, ni sa vertu si nette et entière, ni si ferme, que celle de Seneque. Or ce livre, de quoi je parle, pour venir à son but, fait une description de Seneque très injurieuse, ayant emprunté ces reproches de Dion l’historien, duquel je ne crois aucunement le témoignage. Car outre ce qu’il est inconstant, qui après avoir appelé Seneque très sage tantôt, et tantôt ennemi mortel des vices de Neron, le fait ailleurs, avaricieux, usurier, ambitieux, lâche, voluptueux, et contrefaisant le philosophe à fausses enseignes : sa vertu paraît si vive et vigoureuse en ses écrits, et la défense y est si claire à aucunes de ces imputations, comme de sa richesse et dépense excessive, que je n’en croirai aucun témoignage au contraire. Et davantage, il est bien plus raisonnable, de croire en telles choses les historiens Romains, que les Grecs et étrangers. Or Tacitus et les autres, parlent très honorablement, et de sa vie et de sa mort : et nous le peignent en toutes choses personnage très excellent et très vertueux. Et je ne veux alléguer autre reproche contre le jugement de Dion, que celui-ci, qui est inévitable : c’est qu’il a le sentiment si malade aux affaires Romaines, qu’il ose soutenir la cause de Julius Cæsar contre Pompeius, et d’Antonius contre Cicero. Venons à Plutarque : Jean Bodin est un bon auteur de notre temps, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivailleurs de son siècle, et mérite qu’on le juge et considère. Je le trouve un peu hardi en ce passage de sa Méthode de l’histoire, où il accuse Plutarque non seulement d’ignorance (sur quoi je l’eusse laissé dire : car cela n’est pas de mon gibier) mais aussi en ce que cet auteur écrit souvent des choses incroyables et entièrement fabuleuses (ce sont ses mots). S’il eût dit simplement, les choses autrement qu’elles ne sont, ce n’était pas grande répréhension : car ce que nous n’avons pas vu, nous le prenons des mains d’autrui et à crédit : et je vois qu’à escient il récite parfois diversement même histoire : comme le jugement des trois meilleurs capitaines qui eussent onc été, fait par Hannibal, il est autrement en la vie de Flaminius, autrement en celle de Pyrrhus. Mais de le charger d’avoir pris pour argent comptant, des choses incroyables et impossibles, c’est accuser de faute de jugement, le plus judicieux auteur du monde. Et voici son exemple : Comme (ce dit-il) quand il récite qu’un enfant de Lacédémone se laissa déchirer tout le ventre à un renardeau, qu’il avait dérobé, et le tenait caché sous sa robe, jusques à mourir plutôt que de découvrir son larcin. Je trouve en premier lieu cet exemple mal choisi : d’autant qu’il est bien malaisé de borner les efforts des facultés de l’âme, là où des forces corporelles, nous avons plus de loi de les limiter et connaître : Et à cette cause, si c’eût été à moi à faire, j’eusse plutôt choisi un exemple de cette seconde sorte : et il y en a de moins croyables : Comme entre autres, ce qu’il récite de Pyrrhus, que tout blessé qu’il était, il donna si grand coup d’épée à un sien ennemi armé de toutes pièces, qu’il le fendit du haut de la tête jusques au bas, si que le corps se partit en deux parts. En son exemple, je n’y trouve pas grand miracle, ni ne reçois l’excuse de quoi il couvre Plutarque, d’avoir ajouté ce mot (comme on dit) pour nous avertir, et tenir en bride notre créance. Car si ce n’est aux choses reçues par autorité et révérence d’ancienneté ou de religion, il n’eût voulu ni recevoir lui-même, ni nous proposer à croire, choses de soi incroyables : Et que ce mot (comme on dit) il ne l’emploie pas en ce lieu pour cet effet, il est aisé à voir par ce que lui-même nous raconte ailleurs sur ce sujet de la patience des enfants Lacédémoniens, des exemples advenus de son temps plus malaisés à persuader : Comme celui que Cicero a témoigné aussi avant lui, pour avoir, à ce qu’il dit, été sur les lieux : Que jusques à leur temps, il se trouvait des enfants en cette preuve de patience, à quoi on les essayait devant l’autel de Diane, qui souffraient d’y être fouettés jusques à ce que le sang leur coulait partout non seulement sans s’écrier, mais encore sans gémir, et aucuns jusques à y laisser volontairement la vie. Et ce que Plutarque aussi récite, avec cent autres témoins, qu’au sacrifice, un charbon ardent s’étant coulé dans la manche d’un enfant Lacédémonien, ainsi qu’il encensait, il se laissa brûler tout le bras, jusques à ce que la senteur de la chair cuite en vint aux assistants. Il n’était rien selon leur coutume, où il leur allât plus de leur réputation, ni de quoi ils eussent à souffrir plus de blâme et de honte, que d’être surpris en larcin. Je suis si imbu de la grandeur de ces hommes-là, que non seulement il ne me semble, comme à Bodin, que son conte soit incroyable, que je ne le trouve pas seulement rare et étrange. L’histoire Spartaine est pleine de mille plus âpres exemples et plus rares : elle est à ce prix toute miracle. Marcellinus récite sur ce propos du larcin, que de son temps il ne s’était encore pu trouver aucune sorte de tourment, qui pût forcer les Égyptiens surpris en ce méfait : qui était fort en usage entre eux, à dire seulement leur nom. Un paysan Espagnol étant mis à la gêne sur les complices de l’homicide du préteur Lucius Piso, criait au milieu des tourments, que ses amis ne bougeassent, et l’assistassent en toute sûreté, et qu’il n’était pas en la douleur, de lui arracher un mot de confession, et n’en eût-on autre chose, pour le premier jour : Le lendemain, ainsi qu’on le ramenait pour recommencer son tourment, s’ébranlant vigoureusement entre les mains des gardes, il alla froisser sa tête contre une paroi, et s’y tua. Epicharis ayant saoulé et lassé la cruauté des satellites de Neron, et soutenu leur feu, leurs batures, leurs engins, sans aucune voix de révélation de sa conjuration, tout un jour : rapportée à la gêne l’endemain, les membres tous brisés, passa un lacet de sa robe dans l’un bras de sa chaise, à tout un nœud coulant, et y fourrant sa tête, s’étrangla du poids de son corps : Ayant le courage d’ainsi mourir, et se dérober aux premiers tourments, semble-t-elle pas à escient avoir prêté sa vie à cette épreuve de sa patience du jour précédent, pour se moquer de ce tyran, et encourager d’autres à semblable entreprise contre lui ? Et qui s’enquerra à nos argoulets, des expériences qu’ils ont eues en ces guerres civiles, il se trouvera des effets de patience, d’obstination et d’opiniâtreté, parmi nos misérables siècles, et en cette tourbe molle et efféminée, encore plus que l’Égyptienne, dignes d’être comparés à ceux que nous venons de réciter de la vertu Spartaine. Je sais qu’il s’est trouvé des simples paysans, s’être laissés griller la plante des pieds, écraser le bout des doigts à tout le chien d’une pistole, pousser les yeux sanglants hors de la tête, à force d’avoir le front serré d’une corde, avant que de s’être seulement voulu mettre à rançon. J’en ai vu un, laissé pour mort tout nu dans un fossé, ayant le col tout meurtri et enflé, d’un licol qui y pendait encore, avec lequel on l’avait tirassé toute la nuit, à la queue d’un cheval, le corps percé en cent lieux, à coups de dague, qu’on lui avait donné, non pas pour le tuer, mais pour lui faire de la douleur et de la crainte : qui avait souffert tout cela, et jusques à y avoir perdu parole et sentiment, résolu, à ce qu’il me dit, de mourir plutôt de mille morts (comme de vrai, quant à sa souffrance, il en avait passé une tout entière) avant que rien promettre : et si était un des plus riches laboureurs de toute la contrée. Combien en a-t-on vu se laisser patiemment brûler et rôtir, pour des opinions empruntées d’autrui, ignorées et inconnues ? J’ai connu cent et cent femmes (car ils disent que les têtes de Gascongne ont quelque prérogative en cela) que vous eussiez plutôt fait mordre dans le fer chaud, que de leur faire démordre une opinion qu’elles eussent conçue en colère. Elles s’exaspèrent à l’encontre des coups et de la contrainte. Et celui qui forgea le conte de la femme, qui pour aucune correction de menaces, et bastonnades, ne cessait d’appeler son mari pouilleux, et qui précipitée dans l’eau haussait encore en s’étouffant, les mains, et faisait au-dessus de sa tête, signe de tuer des poux : forgea un conte, duquel en vérité tous les jours, on voit l’image expresse en l’opiniâtreté des femmes. Et est l’opiniâtreté sœur de la constance, au moins en vigueur et fermeté. Il ne faut pas juger ce qui est possible, et ce qui ne l’est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à notre sens, comme j’ai dit ailleurs : Et est une grande faute, et en laquelle la plupart des hommes tombent : ce que je ne dis pas pour Bodin : de faire difficulté de croire d’autrui, ce qu’eux ne sauraient faire, ou ne voudraient. Il semble à chacun que la maîtresse forme de l’humaine nature est en lui : selon elle, il faut régler tous les autres. Les allures qui ne se rapportent aux siennes, sont feintes et fausses. Lui propose-t-on quelque chose des actions ou facultés d’un autre ? la première chose qu’il appelle à la consultation de son jugement, c’est son exemple : selon qu’il en va chez lui, selon cela va l’ordre du monde. Ô flânerie dangereuse et insupportable ! Moi je considère aucuns hommes fort loin au-dessus de moi, notamment entre les anciens : et encore que je reconnaisse clairement mon impuissance à les suivre de mille pas, je ne laisse pas de les suivre à vue, et juger les ressorts qui les haussent ainsi, desquels j’aperçois aucunement en moi les semences : comme je fais aussi de l’extrême bassesse des esprits, qui ne m’étonne, et que je ne mécrois non plus. Je vois bien le tour que celles-là se donnent pour se monter, et j’admire leur grandeur : et ces élancements que je trouve très beaux, je les embrasse : et si mes forces n’y vont, au moins mon jugement s’y applique très volontiers. L’autre exemple qu’il allègue des choses incroyables, et entièrement fabuleuses, dites par Plutarque : c’est qu’Agesilaus fut mulcté par les Éphores pour avoir attiré à soi seul, le cœur et la volonté de ses citoyens. Je ne sais quelle marque de fausseté il y trouve : mais tant y a, que Plutarque parle là des choses qui lui devaient être beaucoup mieux connues qu’à nous : et n’était pas nouveau en Grèce, de voir les hommes punis et exilés, pour cela seul, d’agréer trop à leurs citoyens : témoin l’Ostracisme et le Pétalisme. Il y a encore en ce même lieu, une autre accusation qui me pique pour Plutarque, où il dit qu’il a bien assorti de bonne foi, les Romains, aux Romains, et les Grecs entre eux, mais non les Romains aux Grecs, témoin (dit-il) Demosthenes et Cicero, Caton et Aristides, Sylla et Lisander, Marcellus et Pelopidas, Pompeius et Agesilaus, estimant qu’il a favorisé les Grecs, de leur avoir donné des compagnons si dispareils. C’est justement attaquer ce que Plutarque a de plus excellent et louable. Car en ses comparaisons (qui est la pièce plus admirable de ses œuvres, et en laquelle à mon avis il s’est autant plu) la fidélité et sincérité de ses jugements, égale leur profondeur et leur poids. C’est un philosophe, qui nous apprend la vertu. Voyons si nous le pourrons garantir de ce reproche de prévarication et fausseté. Ce que je puis penser avoir donné occasion à ce jugement, c’est ce grand et éclatant lustre des noms Romains, que nous avons en la tête : il ne nous semble point, que Demosthenes puisse égaler la gloire d’un consul, proconsul, et questeur de cette grande république. Mais qui considérera la vérité de la chose, et les hommes en eux-mêmes, à quoi Plutarque a plus visé, et à balancer leurs mœurs, leurs naturels, leur suffisance, que leur fortune : je pense au rebours de Bodin, que Cicéron et le vieux Caton, en doivent de reste à leurs compagnons. Pour son dessein, j’eusse plutôt choisi l’exemple du jeune Caton comparé à Phocion : car en ce pair, il se trouverait une plus vraisemblable disparité à l’avantage du Romain. Quant à Marcellus, Sylla, et Pompeius, je vois bien que leurs exploits de guerre sont plus enflés, glorieux, et pompeux, que ceux des Grecs, que Plutarque leur apparie : mais les actions les plus belles et vertueuses, non plus en la guerre qu’ailleurs, ne sont pas toujours les plus fameuses. Je vois souvent des noms de capitaines, étouffés sous la splendeur d’autres noms, de moins de mérite : témoin Labienus, Ventidius, Telesinus et plusieurs autres. Et à le prendre par là, si j’avais à me plaindre pour les Grecs, pourrais-je pas dire, que beaucoup moins est Camillus comparable à Themistocles, les Gracches à Agis et Cleomenes, Numa à Lycurgus ? Mais c’est folie de vouloir juger d’un trait, les choses à tant de visages. Quand Plutarque les compare, il ne les égale pas pourtant. Qui plus disertement et consciencieusement, pourrait remarquer leurs différences ? Vient-il à parangonner les victoires, les exploits d’armes, la puissance des armées conduites par Pompeius, et ses triomphes, avec ceux d’Agesilaus ? Je ne crois pas, dit-il, que Xenophon même, s’il était vivant, encore qu’on lui ait concédé d’écrire tout ce qu’il a voulu à l’avantage d’Agesilaus, osât le mettre en comparaison. Parle-t-il de conférer Lysander à Sylla : Il n’y a (dit-il) point de comparaison, ni en nombre de victoires, ni en hasard de batailles : car Lysander ne gagna seulement que deux batailles navales, etc. Cela, ce n’est rien dérober aux Romains : Pour les avoir simplement présentés aux Grecs, il ne leur peut avoir fait injure, quelque disparité qui y puisse être : Et Plutarque ne les contrepèse pas entiers : il n’y a en gros aucune préférence : il apparie les pièces et les circonstances, l’une après l’autre, et les juge séparément. Par quoi, si on le voulait convaincre de faveur, il fallait en éplucher quelque jugement particulier : ou dire en général, qu’il aurait failli d’assortir tel Grec à tel Romain : d’autant qu’il y en aurait d’autres plus correspondants pour les apparier, et se rapportant mieux.
Chapitre XXXIII. L’histoire de Spurina §
La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens, quand elle a rendu à la raison, la souveraine maîtrise de notre âme, et l’autorité de tenir en bride nos appétits. Entre lesquels ceux qui jugent qu’il n’en y a point de plus violents, que ceux que l’amour engendre, ont cela pour leur opinion, qu’ils tiennent au corps et à l’âme, et que tout l’homme en est possédé : en manière que la santé même en dépend, et est la médecine parfois contrainte de leur servir de maquerellage. Mais au contraire, on pourrait aussi dire, que le mélange du corps y apporte du rabais, et de l’affaiblissement : car tels désirs sont sujets à satiété, et capables de remèdes matériels. Plusieurs ayant voulu délivrer leurs âmes des alarmes continuelles que leur donnait cet appétit, se sont servis d’incision et détranchement des parties émues et altérées. D’autres en ont du tout abattu la force, et l’ardeur, par fréquente application de choses froides, comme de neige, et de vinaigre. Les haires de nos aïeux étaient de cet usage : c’est une matière tissue de poil de cheval, de quoi les uns d’entre eux faisaient des chemises, et d’autres des ceintures à gêner leurs reins. Un Prince me disait, il n’y a pas longtemps, que pendant sa jeunesse, un jour de fête solennelle, en la cour du Roi François premier, où tout le monde était paré, il lui prit envie de se vêtir de la haire, qui est encore chez lui, de monsieur son père : mais quelque dévotion qu’il eût, qu’il ne sut avoir la patience d’attendre la nuit pour se dépouiller, et en fut longtemps malade : ajoutant qu’il ne pensait pas qu’il y eût chaleur de jeunesse si âpre, que l’usage de cette recette ne pût amortir : toutefois à l’aventure ne les a-t-il pas essayées les plus cuisantes : Car l’expérience nous fait voir, qu’une telle émotion, se maintient bien souvent sous des habits rudes et marmiteux : et que les haires ne rendent pas toujours hères ceux qui les portent. Xenocrates y procéda plus rigoureusement ; car ses disciples pour essayer sa continence, lui ayant fourré dans son lit, Laïs, cette belle et fameuse courtisane toute nue, sauf les armes de sa beauté et folâtres appâts, ses philtres ; sentant qu’en dépit de ses discours, et de ses règles, le corps revêche commençait à se mutiner, il se fit brûler les membres, qui avaient prêté l’oreille à cette rébellion. Là où les passions qui sont toutes en l’âme, comme l’ambition, l’avarice, et autres, donnent bien plus à faire à la raison : car elle n’y peut être secourue, que de ses propres moyens : ni ne sont. ces appétits-là, capables de satiété : voire ils s’aiguisent et augmentent par la jouissance. Le seul exemple de Julius Cæsar, peut suffire à nous montrer la disparité de ces appétits : car jamais homme ne fut plus adonné aux plaisirs amoureux. Le soin curieux qu’il avait de sa personne, en est un témoignage, jusques à se servir à cela, des moyens les plus lascifs qui fussent lors en usage : comme de se faire pinceter tout le corps, et farder de parfums d’une extrême curiosité : et de soi il était beau personnage, blanc, de belle et allègre taille, le visage plein, les yeux bruns et vifs, s’il en faut croire Suetone : car les statues, qui se voient de lui à Rome ne rapportent pas bien partout, à cette peinture. Outre ses femmes, qu’il changea quatre fois, sans compter les amours de son enfance, avec le Roi de Bithynie Nicomedes, il eut le pucelage de cette tant renommée Reine d’Ægypte, Cleopatra : témoin le petit Cæsarion, qui en naquit. Il fit aussi l’amour à Eunoé Reine de Mauritanie : et à Rome, à Posthumia, femme de Servius Sulpitius : à Lollia, de Gabinius : à Tertulla, de Crassus, et à Mutia même, femme du grand Pompeius. Qui fut la cause, disent les historiens Romains, pourquoi son mari la répudia, ce que Plutarque confesse avoir ignoré. Et les Curions père et fils reprochèrent depuis à Pompeius, quand il épousa la fille de Cæsar, qu’il se faisait gendre d’un homme qui l’avait fait cocu, et que lui-même avait accoutumé appeler Ægysthus. Il entretint outre tout ce nombre, Servilia sœur de Caton, et mère de Marcus Brutus, dont chacun tient que procéda cette grande affection qu’il portait à Brutus : parce qu’il était né en temps, auquel il y avait apparence qu’il fût issu de lui. Ainsi j’ai raison, ce me semble, de le prendre pour homme extrêmement adonné à cette débauche, et de complexion très amoureuse. Mais l’autre passion de l’ambition, de quoi il était aussi infiniment blessé, venant à combattre celle-là, elle lui fit incontinent perdre place. Me ressouvenant sur ce propos de Mehemed, celui qui subjugua Constantinople, et apporta la finale extermination du nom Grec : je ne sache point où ces deux passions se trouvent plus également balancées : pareillement indéfatigable ruffian et soldat. Mais quand en sa vie, elles se présentent en concurrence l’une de l’autre, l’ardeur querelleuse gourmande toujours l’amoureuse ardeur. Et celle-ci, encore que ce fût hors sa naturelle saison, ne regagna pleinement l’autorité souveraine que quand il se trouva en grande vieillesse, incapable de plus soutenir le faix des guerres. Ce qu’on récite pour un exemple contraire de Ladislaus Roi de Naples, est remarquable : Que bon capitaine, courageux, et ambitieux, il se proposait pour fin principale de son ambition, l’exécution de sa volupté, et jouissance de quelque rare beauté. Sa mort fut de même. Ayant rangé par un siège bien poursuivi, la ville de Florence si à détroit, que les habitants étaient âpres à composer de sa victoire : il la leur quitta pourvu qu’ils lui livrassent une fille de leur ville de quoi il avait ouï parler, de beauté excellente. Force fut de la lui accorder, et garantir la publique ruine par une injure privée. Elle était fille d’un médecin fameux de son temps : lequel se trouvant engagé en si vilaine nécessité, se résolut à une haute entreprise. Comme chacun parait sa fille et l’atournait d’ornements et joyaux, qui la pussent rendre agréable à ce nouvel amant, lui aussi lui donna un mouchoir exquis en senteur et en ouvrage, duquel elle eût à se servir en leurs premières approches : meuble, qu’elles n’y oublient guère en ces quartiers-là. Ce mouchoir empoisonné selon la capacité de son art, venant à se frotter à ces chairs émues et pores ouverts, inspira son venin si promptement, qu’ayant soudain changé leur sueur chaude en froide, ils expirèrent entre les bras l’un de l’autre. Je m’en revais à Cæsar. Ses plaisirs ne lui firent jamais dérober une seule minute d’heure, ni détourner un pas des occasions qui se présentaient pour son agrandissement : Cette passion régenta en lui si souverainement toutes les autres, et posséda son âme d’une autorité si pleine, qu’elle l’emporta où elle voulut. Certes j’en suis dépit : quand je considère au demeurant, la grandeur de ce personnage, et les merveilleuses parties qui étaient en lui ; tant de suffisance en toute sorte de savoir, qu’il n’y a quasi science en quoi il n’ait écrit : il était tel orateur, que plusieurs ont préféré son éloquence à celle de Cicero : et lui-même, à mon avis, n’estimait lui devoir guère en cette partie : Et ses deux Anticatons, furent principalement écrits pour contrebalancer le bien dire, que Cicero avait employé en son Caton. Au demeurant, fut-il jamais âme si vigilante, si active, et si patiente de labeur que la sienne ? Et sans doute, encore était-elle embellie de plusieurs rares semences de vertu, je dis vives, naturelles, et non contrefaites. Il était singulièrement sobre, et si peu délicat en son manger, qu’Oppius récite, qu’un jour lui ayant été présentée à table, en quelque sauce de l’huile médecinée, au lieu d’huile simple, il en mangea largement, pour ne pas faire honte à son hôte. Une autre fois, il fit fouetter son boulanger, pour lui avoir servi d’autre pain que celui du commun. Caton même avait accoutumé de dire de lui, que c’était le premier homme sobre, qui se fût acheminé à la ruine de son pays. Et quant à ce que ce même Caton l’appela un jour ivrogne, cela advint en cette façon. Étant tous deux au Sénat, où il se parlait du fait de la conjuration de Catilina, de laquelle Cæsar était soupçonné, on lui vint apporter de dehors, un brevet à cachettes : Caton estimant que ce fût quelque chose, de quoi les conjurés l’avertissent, le somma de le lui donner : ce que Cæsar fut contraint de faire, pour éviter un plus grand soupçon. C’était de fortune une lettre amoureuse, que Servilia sœur de Caton lui écrivait : Caton l’ayant lue, la lui rejeta, en lui disant : Tiens ivrogne. Cela, dis-je, fut plutôt un mot de dédain et de colère, qu’un exprès reproche de ce vice : comme souvent nous injurions ceux qui nous fâchent, des premières injures qui nous viennent à la bouche, quoiqu’elles ne soient nullement dues à ceux à qui nous les attachons. Joint que ce vice que Caton lui reproche, est merveilleusement voisin de celui, auquel il avait surpris Cæsar : car Venus et Bacchus se conviennent volontiers, à ce que dit le proverbe : mais chez moi Venus est bien plus allègre, accompagnée de la sobriété. Les exemples de sa douceur, et de sa clémence, envers ceux qui l’avaient offensé sont infinis : je dis outre ceux qu’il donna, pendant le temps que la guerre civile était encore en son progrès, desquels il fait lui-même assez sentir par ses écrits, qu’il se servait pour amadouer ses ennemis, et leur faire moins craindre sa future domination et sa victoire. Mais si faut-il dire que ces exemples-là s’ils ne sont suffisants à nous témoigner sa naïve douceur, ils nous montrent au moins une merveilleuse confiance et grandeur de courage, en ce personnage. Il lui est advenu souvent, de renvoyer des armées toutes entières à son ennemi, après les avoir vaincues, sans daigner seulement les obliger par serment, sinon de le favoriser, au moins de se contenir sans lui faire guerre : il a pris trois et quatre fois tels capitaines de Pompeius, et autant de fois remis en liberté. Pompeius déclarait ses ennemis, tous ceux qui ne l’accompagnaient à la guerre : et lui fit proclamer qu’il tenait pour amis tous ceux qui ne bougeaient, et qui ne s’armaient effectuellement contre lui. À ceux de ses capitaines, qui se dérobaient de lui pour aller prendre autre condition, il renvoyait encore les armes, chevaux, et équipages. Les villes qu’il avait prises par force, il les laissait en liberté de suivre tel parti qu’il leur plairait, ne leur donnant autre garnison, que la mémoire de sa douceur et clémence. Il défendit le jour de sa grande bataille de Pharsale, qu’on ne mît qu’à toute extrémité, la main sur les citoyens Romains. Voilà des traits bien hasardeux selon mon jugement : et n’est pas merveille si aux guerres civiles, que nous sentons, ceux qui combattent, comme lui, l’état ancien de leur pays, n’en imitent l’exemple : Ce sont moyens extraordinaires, et qu’il n’appartient qu’à la fortune de Cæsar, et à son admirable prévoyance, d’heureusement conduire. Quand je considère la grandeur incomparable de cette âme, j’excuse la victoire, de ne s’être pu dépêtrer de lui, voire en cette très injuste et très inique cause. Pour revenir à sa clémence, nous en avons plusieurs naïfs exemples, au temps de sa domination, lorsque toutes choses étant réduites en sa main, il n’avait plus à se feindre. Caius Memmius avait écrit contre lui des oraisons très poignantes, auxquelles il avait bien aigrement répondu : si ne laissa-t-il bientôt après d’aider à le faire Consul. Caius Calvus qui avait fait plusieurs épigrammes injurieux contre lui, ayant employé de ses amis pour le réconcilier, Cæsar se convia lui-même à lui écrire le premier. Et notre bon Catulle, qui l’avait testonné si rudement sous le nom de Mamurra, s’en étant venu excuser à lui, il le fit ce jour même souper à sa table. Ayant été averti d’aucuns qui parlaient mal de lui, il n’en fit autre chose, que déclarer en une sienne harangue publique, qu’il en était averti. Il craignait encore moins ses ennemis, qu’il ne les haïssait. Aucunes conjurations et assemblées, qu’on faisait contre sa vie, lui ayant été découvertes, il se contenta de publier par édit qu’elles lui étaient connues, sans autrement en poursuivre les auteurs. Quant au respect qu’il avait à ses amis : Caius Oppius voyageant avec lui, et se trouvant mal, il lui quitta un seul logis qu’il y avait, et coucha toute la nuit sur la dure et au découvert. Quant à sa justice, il fit mourir un sien serviteur, qu’il aimait singulièrement, pour avoir couché avec la femme d’un chevalier Romain, quoique personne ne s’en plaignît. Jamais homme n’apporta, ni plus de modération en sa victoire, ni plus de résolution en la fortune contraire. Mais toutes ces belles inclinations furent altérées et étouffées, par cette furieuse passion ambitieuse à laquelle il se laissa si fort emporter, qu’on peut aisément maintenir, qu’elle tenait le timon et le gouvernail de toutes ses actions. D’un homme libéral, elle en rendit un voleur public, pour fournir à cette profusion et largesse, et lui fit dire ce vilain et très injuste mot, que si les plus méchants et perdus hommes du monde, lui avaient été fidèles, au service de son agrandissement, il les chérirait et avancerait de son pouvoir, aussi bien que les plus gens de bien : L’enivra d’une vanité si extrême, qu’il osait se vanter en présence de ses concitoyens, d’avoir rendu cette grande République Romaine, un nom sans forme et sans corps ; et dire que ses réponses devaient méshui servir de lois : et recevoir assis, le corps du Sénat venant vers lui : et souffrir qu’on l’adorât, et qu’on lui fît en sa présence des honneurs divins. Somme, ce seul vice, à mon avis, perdit en lui le plus beau, et le plus riche naturel qui fut onc : et a rendu sa mémoire abominable à tous les gens de bien, pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruine de son pays, et subversion de la plus puissante, et fleurissante chose publique que le monde verra jamais. Il se pourrait bien au contraire, trouver plusieurs exemples de grands personnages, auxquels la volupté a fait oublier la conduite de leurs affaires, comme Marcus-Antonius, et autres : mais où l’amour et l’ambition seraient en égale balance, et viendraient à se choquer de forces pareilles, je ne fais aucun doute, que celle-ci ne gagnât le prix de la maîtrise. Or pour me remettre sur mes brisées, c’est beaucoup de pouvoir brider nos appétits, par le discours de la raison, ou de forcer nos membres, par violence, à se tenir en leur devoir : Mais de nous fouetter pour l’intérêt de nos voisins, de non seulement nous défaire de cette douce passion, qui nous chatouille, du plaisir que nous sentons de nous voir agréables à autrui, et aimés et recherchés d’un chacun : mais encore de prendre en haine, et à contrecœur nos grâces, qui en sont cause, et condamner notre beauté, parce que quelqu’autre s’en échauffe, je n’en ai vu guère d’exemples : celui-ci en est. Spurina jeune homme de la Toscane,
Qualis gemma micat fuluum quæ diuidit aurum,
Aut collo decus aut capiti, vel quale per artem
Inclusum buxo aut Oricia terebintho,
Lucet ebur ;
[Comme, pour orner le cou ou la tête, scintille une pierre précieuse enchâssée dans l’or jaune, ou comme luit l’ivoire, artistement serti dans le buis ou dans le térébinthe d’Oricum.]
étant doué d’une singulière beauté, et si excessive, que les yeux plus continents, ne pouvaient en souffrir l’éclat continemment, ne se contentant point de laisser sans secours tant de fièvre et de feu, qu’il allait attisant partout, entra en furieux dépit contre soi-même, et contre ces riches présents, que nature lui avait faits : comme si on se devait prendre à eux, de la faute d’autrui : et détailla, et troubla à force de plaies, qu’il se fit à escient, et de cicatrices, la parfaite proportion et ordonnance que nature avait si curieusement observée en son visage. Pour en dire mon avis : j’admire telles actions, plus que je ne les honore. Ces excès sont ennemis de mes règles. Le dessein en fut beau, et consciencieux : mais, à mon avis, un peu manque de prudence. Quoi ? si sa laideur servit depuis à en jeter d’autres au péché de mépris et de haine, ou d’envie, pour la gloire d’une si rare recommandation : ou de calomnie, interprétant cette humeur, à une forcenée ambition. Y a-t-il quelque forme, de laquelle le vice ne tire, s’il veut, occasion à s’exercer en quelque manière ? Il était plus juste, et aussi plus glorieux, qu’il fît de ces dons de Dieu, un sujet de vertu exemplaire, et de règlement. Ceux, qui se dérobent aux offices communs, et à ce nombre infini de règles épineuses, à tant de visages, qui lient un homme d’exacte prud’homie, en la vie civile : font, à mon gré, une belle épargne : quelque pointe d’âpreté péculière qu’ils s’enjoignent. C’est aucunement mourir, pour fuir la peine de bien vivre. Ils peuvent avoir autre prix, mais le prix de la difficulté, il ne m’a jamais semblé qu’ils l’eussent. Ni qu’en malaisance, il y ait rien au-delà, de se tenir droit emmi les flots de la presse du monde, répondant et satisfaisant loyalement à tous les membres de sa charge. Il est à l’aventure plus facile, de se passer nettement de tout le sexe, que de se maintenir dûment de tout point, en la compagnie de sa femme. Et a-t-on de quoi couler plus incurieusement, en la pauvreté, qu’en l’abondance, justement dispensée. L’usage, conduit selon raison, a plus d’âpreté, que n’a l’abstinence. La modération est vertu bien plus affaireuse, que n’est la souffrance. Le bien vivre du jeune Scipion, a mille façons : Le bien vivre de Diogenes, n’en a qu’une. Celle-ci surpasse d’autant en innocence les vies ordinaires, comme les exquises et accomplies la surpassent en utilité et en force.
Chapitre XXXIV. Observation sur les moyens de faire la guerre, de Julius Cæsar §
On récite de plusieurs chefs de guerre, qu’ils ont eu certains livres en particulière recommandation, comme le grand Alexandre, Homere : Scipion Africain, Xenophon : Marcus Brutus, Polybius : Charles cinquième, Philippe de Comines. Et dit-on de ce temps, que Machiavel est encore ailleurs en crédit : Mais le feu Maréchal Strossi, qui avait pris Cæsar pour sa part, avait sans doute bien mieux choisi ; car à la vérité ce devrait être le bréviaire de tout homme de guerre, comme étant le vrai et souverain patron de l’art militaire. Et Dieu sait encore de quelle grâce, et de quelle beauté il a fardé cette riche matière, d’une façon de dire si pure, si délicate, et si parfaite, qu’à mon goût, il n’y a aucuns écrits au monde, qui puissent être comparables aux siens, en cette partie. Je veux ici enregistrer certains traits particuliers et rares, sur le fait de ses guerres, qui me sont demeurés en mémoire. Son armée étant en quelque effroi, pour le bruit qui courait des grandes forces, que menait contre lui le Roi Juba, au lieu de rabattre l’opinion que ses soldats en avaient prise, et appetisser les moyens de son ennemi, les ayant fait assembler pour les rassurer et leur donner courage, il prit une voie toute contraire à celle que nous avons accoutumé ; car il leur dit qu’ils ne se missent plus en peine de s’enquérir des forces que menait l’ennemi, et qu’il en avait eu bien certain avertissement : et lors il leur en fit le nombre surpassant de beaucoup, et la vérité, et la renommée, qui en courait en son armée. Suivant ce que conseille Cyrus en Xenophon : D’autant que la tromperie n’est pas de tel intérêt, de trouver les ennemis par effet plus faibles qu’on avait espéré : que de les trouver à la vérité bien forts, après les avoir jugés faibles par réputation. Il accoutumait surtout ses soldats à obéir simplement, sans se mêler de contrôler, ou parler des desseins de leur Capitaine ; lesquels il ne leur communiquait que sur le point de l’exécution : et prenait plaisir s’ils en avaient découvert quelque chose, de changer sur-le-champ d’avis, pour les tromper : et souvent pour cet effet ayant assigné un logis en quelque lieu, il passait outre, et allongeait la journée, notamment s’il faisait mauvais temps et pluvieux. Les Suisses, au commencement de ses guerres de Gaule, ayant envoyé vers lui pour leur donner passage au travers des terres des Romains ; étant délibéré de les empêcher par force, il leur contrefit toutefois un bon visage, et prit quelques jours de délai à leur faire réponse, pour se servir de ce loisir, à assembler son armée. Ces pauvres gens ne savaient pas combien il était excellent ménager du temps : car il redit maintes fois, que c’est la plus souveraine partie d’un Capitaine, que la science de prendre au point les occasions, et la diligence, qui est en ses exploits, à la vérité, inouïe et incroyable. S’il n’était pas fort consciencieux en cela, de prendre avantage sur son ennemi, sous couleur d’un traité d’accord : il l’était aussi peu, en ce qu’il ne requérait en ses soldats autre vertu que la vaillance, ni ne punissait guère autres vices, que la mutination, et la désobéissance. Souvent après ses victoires, il leur lâchait la bride à toute licence, les dispensant pour quelque temps des règles de la discipline militaire, ajoutant à cela, qu’il avait des soldats si bien créés, que tout parfumés et musqués, ils ne laissaient pas d’aller furieusement au combat. De vrai, il aimait qu’ils fussent richement armés, et leur faisait porter des harnais gravés, dorés et argentés : afin que le soin de la conservation de leurs armes, les rendît plus âpres à se défendre. Parlant à eux, il les appelait du nom de compagnons, que nous usons encore : ce qu’Auguste son successeur réforma, estimant qu’il l’avait fait pour la nécessité de ses affaires, et pour flatter le cœur de ceux qui ne le suivaient que volontairement :
Rheni mihi Cæsar in undis
Dux erat, hic socius, facinus quos inquinat, æquat.
[Dans les eaux du Rhin, César était notre général, ici il est notre complice ; le crime rend égaux ceux qu’il souille.]
mais que cette façon était trop rabaissée, pour la dignité d’un Empereur et général d’armée, et remit en train de les appeler seulement soldats. À cette courtoisie, Cæsar mêlait toutefois une grande sévérité, à les réprimer. La neuvième légion s’étant mutinée auprès de Plaisance, il la cassa avec ignominie, quoique Pompeius fût lors encore en pieds, et ne la reçut en grâce qu’avec plusieurs supplications. Il les rapaisait plus par autorité et par audace, que par douceur. Là où il parle de son passage de la rivière du Rhin, vers l’Allemaigne, il dit qu’estimant indigne de l’honneur du peuple Romain, qu’il passât son armée à navires, il fit dresser un pont, afin qu’il passât à pied ferme. Ce fut là, qu’il bâtit ce pont admirable, de quoi il déchiffre particulièrement la fabrique : car il ne s’arrête si volontiers en nul endroit de ses faits, qu’à nous représenter la subtilité de ses inventions, en telle sorte d’ouvrages de main. J’y ai aussi remarqué cela, qu’il fait grand cas de ses exhortations aux soldats avant le combat : car où il veut montrer avoir été surpris, ou pressé, il allègue toujours cela, qu’il n’eut pas seulement loisir de haranguer son armée. Avant cette grande bataille contre ceux de Tournai ; Cæsar, dit-il, ayant ordonné du reste, courut soudainement, où la fortune le porta, pour exhorter ses gens ; et rencontrant la dixième légion, il n’eut loisir de leur dire, sinon, qu’ils eussent souvenance de leur vertu accoutumée, qu’ils ne s’étonnassent point, et soutinssent hardiment l’effort des adversaires : et parce que l’ennemi était déjà approché à un jet de trait, il donna le signe de la bataille : et de là étant passé soudainement ailleurs pour en encourager d’autres, il trouva qu’ils étaient déjà aux prises : voilà ce qu’il en dit en ce lieu-là. De vrai, sa langue lui a fait en plusieurs lieux de bien notables services, et était de son temps même, son éloquence militaire en telle recommandation, que plusieurs en son armée recueillaient ses harangues : et par ce moyen, il en fut assemblé des volumes, qui ont duré longtemps après lui. Son parler avait des grâces particulières ; si que ses familiers, et entre autres Auguste, oyant réciter ce qui en avait été recueilli, reconnaissait jusques aux phrases, et aux mots, ce qui n’était pas du sien. La première fois qu’il sortit de Rome, avec charge publique, il arriva en huit jours à la rivière du Rhône, ayant dans son coche devant lui un secrétaire ou deux qui écrivaient sans cesse, et derrière lui, celui qui portait son épée. Et certes quand on ne ferait qu’aller, à peine pourrait-on atteindre à cette promptitude, de quoi toujours victorieux ayant laissé la Gaule, et suivant Pompeius à Brindes, il subjugua l’Italie en dix-huit jours ; revint de Brindes à Rome ; de Rome il s’en alla au fin fond de l’Espagne ; où il passa des difficultés extrêmes, en la guerre contre Affranius et Petreius, et au long siège de Marseille : de là il s’en retourna en la Macédoine, battit l’armée Romaine à Pharsale ; passa de là, suivant Pompeius, en Ægypte, laquelle il subjugua ; d’Ægypte il vint en Syrie, et au pays du Pont, où il combattit Pharnaces ; de là en Afrique, où il défit Scipion et Juba ; et rebroussa encore par l’Italie en Espagne, où il défit les enfants de Pompeius.
Ocior et cæli flammis et tigride fleta
[Plus rapide que l’éclair et que la tigresse qui vient de mettre bas.]
Ac veluti montis saxum de vertice præceps
Cum ruit auulsum vento, seu turbidus imber
Proluit, aut annis soluit sublapsa vetustas,
Fertur in abruptum magno mons improbus actu,
Exultatque solo, siluas, armenta, virosque
Inuoluens secum.
[Et pareil à un rocher qui, arraché par le vent, se précipite du haut d’une montagne, ou entraîné par un tourbillon de pluie, ou miné par l’usure insidieuse des années : la montagne est emportée irrrémédiablement vers l’abîme et rebondit sur le sol, entraînant avec elle les forêts, le bétail et les hommes.]
Parlant du siège d’Avaricum, il dit, que c’était sa coutume, de se tenir nuit et jour près des ouvriers, qu’il avait en besogne. En toutes entreprises de conséquence, il faisait toujours la découverte lui-même, et ne passa jamais son armée en lieu, qu’il n’eût premièrement reconnu. Et si nous croyons Suétone ; quand il fit l’entreprise de trajeter en Angleterre, il fut le premier à sonder le gué. avait accoutumé de dire, qu’il aimait mieux la victoire qui se conduisait par conseil que par force. Et en la guerre contre Petreius et Afranius, la fortune lui présentant une bien apparente occasion d’avantage ; il la refusa, dit-il, espérant avec un peu plus de longueur, mais moins de hasard, venir à bout de ses ennemis. Il fit aussi là un merveilleux trait, de commander à tout son ost, de passer à nage la rivière sans aucune nécessité,
rapuitque ruens in prœlia miles,
Quod fugiens timuisset iter, mox uda receptis
Membra fouent armis, gelidosque a gurgite, cursu
Restituunt artus.
[Le soldat se jette à l’assaut par une route qu’il aurait craint de prendre pour s’enfuir ; bientôt, en revêtant les armes, ses membres mouillés se réchauffent, et glacées en sortant du torrent, ses articulations redeviennent souples avec la course.]
Je le trouve un peu plus retenu et considéré en ses entreprises, qu’Alexandre : car celui-ci semble rechercher et courir à force les dangers, comme un impétueux torrent, qui choque et attaque sans discrétion et sans choix, tout ce qu’il rencontre.
Sic tauri-formis voluitur Aufidus,
Qui Regna Dauni perfluit Appuli
Dum sæuit, horrendamque cultis
Diluuiem meditatur agris.
[Ainsi, avec la violence d’un taureau, roule l’Aufide, qui arrose le royaume de Daunus Apulien, lorsqu’il se déchaîne et prépare de terribles inondations dans les champs cultivés.]
Aussi était-il embesogné en la fleur et première chaleur de son âge ; là où Cæsar s’y prit étant déjà mûr et bien avancé. Outre ce, qu’Alexandre était d’une température plus sanguine, colère, et ardente : et si émouvait encore cette humeur par le vin, duquel Cæsar était très abstinent : Mais où les occasions de la nécessité se présentaient, et où la chose le requérait, il ne fut jamais homme faisant meilleur marché de sa personne. Quant à moi, il me semble lire en plusieurs de ses exploits, une certaine résolution de se perdre, pour fuir la honte d’être vaincu. En cette grande bataille qu’il eut contre ceux de Tournai, il courut se présenter à la tête des ennemis, sans bouclier, comme il se trouva, voyant la pointe de son armée s’ébranler : ce qui lui est advenu plusieurs autres fois. Oyant dire que ses gens étaient assiégés, il passa déguisé au travers l’armée ennemie, pour les aller fortifier de sa présence. Ayant traversé à Dirrachium, avec bien petites forces, et voyant que le reste de son armée qu’il avait laissée à conduire à Antonius, tardait à le suivre, il entreprit lui seul de repasser la mer par une très grande tourmente : et se déroba, pour aller reprendre le reste de ses forces ; les ports de delà, et toute la mer étant saisie par Pompeius. Et quant aux entreprises qu’il a faites à main armée, il y en a plusieurs, qui surpassent en hasard tout discours de raison militaire : car avec combien faibles moyens, entreprit-il de subjuguer le Royaume d’Ægypte : et depuis d’aller attaquer les forces de Scipion et de Juba, de dix parts plus grandes que les siennes ? Ces gens-là ont eu je ne sais quelle plus qu’humaine confiance de leur fortune : et disait-il, qu’il fallait exécuter, non pas consulter les hautes entreprises. Après la bataille de Pharsale, comme il eût envoyé son armée devant en Asie, et passât avec un seul vaisseau, le détroit de l’Hellespont, il rencontra en mer Lucius Cassius, avec dix gros navires de guerre : il eut le courage non seulement de l’attendre, mais de tirer droit vers lui, et le sommer de se rendre : et en vint à bout. Ayant entrepris ce furieux siège d’Alexia, où il y avait quatre-vingt mille hommes de défense ; toute la Gaule s’étant élevée pour lui courir sus, et lever le siège, et dressé une armée de cent neuf mille chevaux, et de deux cent quarante mille hommes de pied, quelle hardiesse et maniacle confiance fût-ce, de n’en vouloir abandonner son entreprise, et se résoudre à deux si grandes difficultés ensemble ? Lesquelles toutefois il soutint : et après avoir gagné cette grande bataille contre ceux de dehors, rangea bientôt à sa merci ceux qu’il tenait enfermés. Il en advint autant à Lucullus, au siège de Tigranocerta contre le Roi Tigranes, mais d’une condition dispareille, vu la mollesse des ennemis, à qui Lucullus avait affaire. Je veux ici remarquer deux rares événements et extraordinaires, sur le fait de ce siège d’Alexia, l’un, que les Gaulois, s’assemblant pour venir trouver là Cæsar, ayant fait dénombrement de toutes leurs forces, résolurent en leur conseil, de retrancher une bonne partie de cette grande multitude, de peur qu’ils n’en tombassent en confusion. Cet exemple est nouveau, de craindre à être trop : mais à le bien prendre, il est vraisemblable, que le corps d’une armée doit avoir une grandeur modérée, et réglée à certaines bornes, soit pour la difficulté de la nourrir, soit pour la difficulté de la conduire et tenir en ordre. Au moins serait-il bien aisé. à vérifier par exemple, que ces armées monstrueuses en nombre, n’ont guère rien fait qui vaille. Suivant le dire de Cyrus en Xenophon, ce n’est pas le nombre des hommes, ains le nombre des bons hommes, qui fait l’avantage : Le demeurant servant plus de détourbier que de secours. Et Bajazet prit le principal fondement à sa résolution, de livrer journée à Tamburlan, contre l’avis de tous ses Capitaines, sur ce, que le nombre innombrable des hommes de son ennemi lui donnait certaine espérance de confusion. Scanderbech bon Juge et très expert, avait accoutumé de dire, que dix ou douze mille combattants fidèles, devaient baster à un suffisant chef de guerre pour garantir sa réputation en toute sorte de besoin militaire. L’autre point, qui semble être contraire, et à l’usage, et à la raison de la guerre, c’est que Vercingentorix, qui était nommé chef et général de toutes les parties des Gaules, révoltées, prit parti de s’aller enfermer dans Alexia. Car celui qui commande à tout un pays ne se doit jamais engager qu’au cas de cette extrémité, qu’il y allât de sa dernière place, et qu’il n’y eût rien plus à espérer qu’en la défense d’icelle. Autrement il se doit tenir libre, pour avoir moyen de pourvoir en général à toutes les parties de son gouvernement. Pour revenir à Cæsar, il devint avec le temps un peu plus tardif et plus considéré, comme témoigne son familier Oppius : estimant, qu’il ne devait aisément hasarder l’honneur de tant de victoires, lequel, une seule défortune lui pourrait faire perdre. C’est ce que disent les Italiens, quand ils veulent reprocher cette hardiesse téméraire, qui se voit aux jeunes gens, les nommant nécessiteux d’honneur, bisognosi d’honore : et qu’étant encore en cette grande faim et disette de réputation, ils ont raison de la chercher à quelque prix que ce soit : ce que ne doivent pas faire ceux qui en ont déjà acquis à suffisance. Il y peut avoir quelque juste modération en ce désir de gloire, et quelque satiété en cet appétit, comme aux autres : assez de gens le pratiquent ainsi. Il était bien éloigné de cette religion des anciens Romains, qui ne se voulaient prévaloir en leurs guerres, que de la vertu simple et naïve : Mais encore y apportait-il plus de conscience que nous ne ferions à cette heure, et n’approuvait pas toutes sortes de moyens, pour acquérir la victoire. En la guerre contre Ariouistus, étant à parlementer avec lui, il y survint quelque remuement entre les deux armées, qui commença par la faute des gens de cheval d’Ariouistus : Sur ce tumulte, Cæsar se trouva avoir fort grand avantage sur ses ennemis, toutefois il ne s’en voulut point prévaloir, de peur qu’on lui pût reprocher d’y avoir procédé de mauvaise foi. Il avait accoutumé de porter un accoutrement riche au combat, et de couleur éclatante, pour se faire remarquer. Il tenait la bride plus étroite à ses soldats, et les tenait plus de court étant près des ennemis. Quand les anciens Grecs voulaient accuser quelqu’un d’extrême insuffisance, ils disaient en commun proverbe, qu’il ne savait ni lire ni nager : il avait cette même opinion, que la science de nager était très utile à la guerre, et en tira plusieurs commodités : s’il avait à faire diligence, il franchissait ordinairement à nage les rivières qu’il rencontrait : car il aimait à voyager à pied, comme le grand Alexandre. En Ægypte, ayant été forcé pour se sauver, de se mettre dans un petit bateau, et tant de gens s’y étant lancés quant et lui, qu’il était en danger d’aller à fond, il aima mieux se jeter en la mer, et gagna sa flotte à nage, qui était plus de deux cents pas au-delà, tenant en sa main gauche ses tablettes hors de l’eau, et traînant à belles dents sa cotte d’armes, afin que l’ennemi n’en jouît, étant déjà bien avancé sur l’âge. Jamais chef de guerre n’eut tant de créance sur ses soldats : Au commencement de ses guerres civiles, les centeniers lui offrirent de soudoyer chacun sur sa bourse, un homme d’armes, et les gens de pied, de le servir à leurs dépens : ceux qui étaient plus aisés, entreprenant encore à défrayer les plus nécessiteux. Feu Monsieur l’Amiral de Châtillon nous fit voir dernièrement un pareil cas en nos guerres civiles : car les Français de son armée, fournissaient de leurs bourses au paiement des étrangers, qui l’accompagnaient. Il ne se trouverait guère d’exemples d’affection si ardente et si prête, parmi ceux qui marchent dans le vieux train, sous l’ancienne police des lois. La passion nous commande bien plus vivement que la raison. Il est pourtant advenu en la guerre contre Annibal, qu’à l’exemple de la libéralité du peuple Romain en la ville, les gendarmes et Capitaines refusèrent leur paye ; et appelait-on au camp de Marcellus, mercenaires, ceux qui en prenaient. Ayant eu du pire auprès de Dyrrachium, ses soldats se vinrent d’eux-mêmes offrir à être châtiés et punis, de façon qu’il eut plus à les consoler qu’à les tancer. Une sienne seule cohorte, soutint quatre légions de Pompeius plus de quatre heures, jusques à ce qu’elle fut quasi toute défaite à coups de trait, et se trouva dans la tranchée, cent trente mille flèches. Un soldat nommé Scæva, qui commandait à l’une des entrées, s’y maintint invincible ayant un œil crevé, une épaule et une cuisse percées, et son écu faussé en deux cent trente lieux. Il est advenu à plusieurs de ses soldats pris prisonniers, d’accepter plutôt la mort, que de vouloir promettre de prendre autre parti. Granius Petronius, pris par Scipion en Afrique, Scipion après avoir fait mourir ses compagnons, lui manda qu’il lui donnait la vie, car il était homme de rang et questeur : Petronius répondit que les soldats de Cæsar avaient accoutumé de donner la vie aux autres, non la recevoir ; et se tua tout soudain de sa main propre. Il y a infinis exemples de leur fidélité : il ne faut pas oublier le trait de ceux qui furent assiégés à Salone, ville partisane pour Cæsar contre Pompeius, pour un rare accident qui y advint. Marcus Octavius les tenait assiégés ; ceux de dedans étant réduits en extrême nécessité de toutes choses, en manière que pour suppléer au défaut qu’ils avaient d’hommes, la plupart d’entre eux y étant morts et blessés, ils avaient mis en liberté tous leurs esclaves, et pour le service de leurs engins avaient été contraints de couper les cheveux de toutes les femmes, afin d’en faire des cordes ; outre une merveilleuse disette de vivres ; et ce néanmoins résolus de jamais ne se rendre : Après avoir traîné ce siège en grande longueur, d’où Octavius était devenu plus nonchalant, et moins attentif à son entreprise, ils choisirent un jour sur le midi, et comme ils eurent rangé les femmes et les enfants sur leurs murailles, pour faire bonne mine, sortirent en telle furie, sur les assiégeants, qu’ayant enfoncé le premier, le second, et tiers corps de garde, et le quatrième, et puis le reste, et ayant fait du tout abandonner les tranchées, les chassèrent jusques dans les navires : et Octavius même se sauva à Dyrrachium, où était Pompeius. Je n’ai point mémoire pour cette heure, d’avoir vu aucun autre exemple, où les assiégés battent en gros les assiégeants, et gagnent la maîtrise de la campagne ; ni qu’une sortie ait tiré en conséquence une pure et entière victoire de bataille.
Chapitre XXXV. De trois bonnes femmes §
Il n’en est pas à douzaines, comme chacun sait ; et notamment aux devoirs de mariage : car c’est un marché plein de tant d’épineuses circonstances, qu’il est malaisé que la volonté d’une femme, s’y maintienne entière longtemps. Les hommes, quoiqu’ils y soient avec un peu meilleure condition, y ont trop affaire. La touche d’un bon mariage, et sa vraie preuve, regarde le temps que la société dure ; si elle a été constamment douce, loyale, et commode. En notre siècle, elles réservent plus communément, à étaler leurs bons offices, et la véhémence de leur affection, envers leurs maris perdus : Cherchent au moins lors, à donner témoignage de leur bonne volonté. Tardif témoignage, et hors de saison. Elles prouvent plutôt par là, qu’elles ne les aiment que morts : La vie est pleine de combustion, le trépas d’amour, et de courtoisie. Comme les pères cachent l’affection envers leurs enfants, elles volontiers de même, cachent la leur envers le mari, pour maintenir un honnête respect. Ce mystère n’est pas de mon goût : Elles ont beau s’écheveler et s’égratigner, je m’en vais à l’oreille d’une femme de chambre, et d’un secrétaire : comment étaient-ils, comment ont-ils vécu ensemble ; il me souvient toujours de ce bon mot : iactantius mærent, quæ minus dolent [Elles pleurent avec d’autant plus d’ostentation qu’elles ont moins de chagrin]. Leur rechigner est odieux aux vivants, et vain aux morts : Nous dispenserons volontiers qu’on rie après, pourvu qu’on nous rie pendant la vie. Est-ce pas de quoi ressusciter de dépit : qui m’aura craché au nez pendant que j’étais, me vienne frotter les pieds, quand je ne suis plus ? S’il y a quelque honneur à pleurer les maris, il n’appartient qu’à celles qui leur ont ri : celles qui ont pleuré en la vie, qu’elles rient en la mort, au-dehors comme au-dedans. Aussi, ne regardez pas à ces yeux moites, et à cette piteuse voix : regardez ce port, ce teint, et l’embonpoint de ces joues, sous ces grands voiles : c’est par là qu’elle parle Français. Il en est peu, de qui la santé n’aille en amendant, qualité qui ne sait pas mentir : Cette cérémonieuse contenance ne regarde pas tant derrière soi, que devant ; c’est acquêt, plus que paiement. En mon enfance, une honnête et très belle dame, qui vit encore, veuve d’un prince, avait je ne sais quoi plus en sa parure, qu’il n’est permis par les lois de notre veuvage : à ceux qui le lui reprochaient : C’est, disait-elle, que je ne pratique plus de nouvelles amitiés et suis hors de volonté de me remarier. Pour ne disconvenir du tout à notre usage, j’ai ici choisi trois femmes, qui ont aussi employé l’effort de leur bonté, et affection, autour la mort de leurs maris : Ce sont pourtant exemples un peu autres, et si pressants, qu’ils tirent hardiment la vie en conséquence. Pline le jeune avait près d’une sienne maison en Italie, un voisin merveilleusement tourmenté de quelques ulcères, qui lui étaient survenues ès parties honteuses. Sa femme le voyant si longuement languir, le pria de permettre, qu’elle vît à loisir et de près l’état de son mal, et qu’elle lui dirait plus franchement qu’aucun autre ce qu’il avait à en espérer. Après avoir obtenu cela de lui, et l’avoir curieusement considéré, elle trouva qu’il était impossible, qu’il en pût guérir, et que tout ce qu’il avait à attendre, c’était de traîner fort longtemps une vie douloureuse et languissante : si lui conseilla pour le plus sûr et souverain remède, de se tuer : Et le trouvant un peu mou, à une si rude entreprise : Ne pense point, lui dit-elle, mon ami, que les douleurs que je te vois souffrir ne me touchent autant qu’à toi, et que pour m’en délivrer, je ne me veuille servir moi-même, de cette médecine que je t’ordonne. Je te veux accompagner à la guérison, comme j’ai fait à la maladie : ôte cette crainte, et pense que nous n’aurons que plaisir en ce passage, qui nous doit délivrer de tels tourments : nous nous en irons heureusement ensemble. Cela dit, et ayant réchauffé le courage de son mari, elle résolut qu’ils se précipiteraient en la mer, par une fenêtre de leur logis, qui y répondait. Et pour maintenir jusques à sa fin, cette loyale et véhémente affection, de quoi elle l’avait embrassé pendant sa vie, elle voulut encore qu’il mourût entre ses bras ; mais de peur qu’ils ne lui faillissent, et que les étreintes de ses enlacements, ne vinssent à se relâcher par la chute et la crainte, elle se fit lier et attacher bien étroitement avec lui, par le faux du corps ; et abandonna ainsi sa vie, pour le repos de celle de son mari. Celle-là était de bas lieu ; et parmi telle condition de gens, il n’est pas si nouveau d’y voir quelque trait de rare bonté,
extrema per illos
Iustitia excedens terris vestigia fecit.
[c’est chez eux que Justice a laissé ses dernières traces en quittant la terre.]
Les autres deux sont nobles et riches, où les exemples de vertu se logent rarement. Arria femme de Cecinna Pætus, personnage consulaire, fut mère d’une autre Arria femme de Thrasea Pætus, celui duquel la vertu fut tant renommée du temps de Neron ; et par le moyen de ce gendre, mère-grand de Fannia ; car la ressemblance des noms de ces hommes et femmes, et de leurs fortunes, en a fait mécompter plusieurs. Cette première Arria, Cecinna Pætus, son mari, ayant été pris prisonnier par les gens de l’Empereur Claudius, après la défaite de Scribonianus, duquel il avait suivi le parti : supplia ceux qui l’emmenaient prisonnier à Rome, de la recevoir dans leur navire, où elle leur serait de beaucoup moins de dépense et d’incommodité, qu’un nombre de personnes, qu’il leur faudrait, pour le service de son mari : et qu’elle seule fournirait à sa chambre, à sa cuisine, et à tous autres offices. Ils l’en refusèrent : et elle s’étant jetée dans un bateau de pêcheur, qu’elle loua sur-le-champ, le suivit en cette sorte depuis la Sclavonie. Comme ils furent à Rome, un jour, en présence de l’Empereur, Junia veuve de Scribonianus, s’étant accostée d’elle familièrement, pour la société de leurs fortunes, elle la repoussa rudement avec ces paroles : Moi, dit-elle, que je parle à toi, ni que je t’écoute, à toi, au giron de laquelle Scribonianus fut tué, et tu vis encore ? Ces paroles, avec plusieurs autres signes, firent sentir à ses parents, qu’elle était pour se défaire elle-même, impatiente de supporter la fortune de son mari. Et Thrasea son gendre, la suppliant sur ce propos de ne se vouloir perdre, et lui disant ainsi : Quoi ? si je courais pareille fortune à celle de Cecinna, voudriez-vous que ma femme votre fille en fît de même ? Comment donc ? si je le voudrais, répondit-elle : oui, oui, je le voudrais, si elle avait vécu aussi longtemps, et d’aussi bon accord avec toi, que j’ai fait avec mon mari. Ces réponses augmentaient le soin, qu’on avait d’elle, et faisaient qu’on regardait de plus près à ses déportements. Un jour après avoir dit à ceux qui la gardaient, Vous avez beau faire, vous me pouvez bien faire plus mal mourir, mais de me garder de mourir, vous ne sauriez : s’élançant furieusement d’une chaire, où elle était assise, elle s’alla de toute sa force choquer la tête contre la paroi voisine : duquel coup, étant chue de son long évanouie, et fort blessée, après qu’on l’eut à toute peine faite revenir : Je vous disais bien, dit-elle, que si vous me refusiez quelque façon aisée de me tuer, j’en choisirais quelque autre pour malaisée qu’elle fut. La fin d’une si admirable vertu fut telle : Son mari Pætus, n’ayant pas le cœur assez ferme de soi-même, pour se donner la mort, à laquelle la cruauté de l’Empereur le rangeait ; un jour entre autres, après avoir premièrement employé les discours et enhortements, propres au conseil, qu’elle lui donnait à ce faire, elle prit le poignard, que son mari portait : et le tenant trait en sa main, pour la conclusion de son exhortation ; Fais ainsi Pætus, lui dit-elle. Et en même instant, s’en étant donné un coup mortel dans l’estomac, et puis l’arrachant de sa plaie, elle le lui présenta, finissant quant et quant sa vie : avec cette noble, généreuse, et immortelle parole : Pæte, non dolet [Pætus, cela ne fait pas mal]. Elle n’eut loisir que de dire ces trois paroles d’une si belle substance ; Tiens, Pætus, il ne m’a point fait mal.
Casta suo gladium cum traderet Arria Pæto,
Quem de visceribus traxerat ipsa suis :
Si qua fides, vulnus quod feci, non dolet, inquit,
Sed quod tu facies, id mihi Pæte dolet.
[Lorsque la chaste Arria tendit à son cher Pætus le glaive qu’elle avait retiré de ses propres entrailles, elle lui dit : « Crois-moi, la blessure que je me suis faite ne me fait pas mal, mais celle que tu te feras, Pætus, me fait mal. »]
Il est bien plus vif en son naturel, et d’un sens plus riche : car et la plaie, et la mort de son mari, et les siennes, tant s’en faut qu’elles lui pesassent, qu’elle en avait été la conseillère et promotrice : mais ayant fait cette haute et courageuse entreprise pour la seule commodité de son mari, elle ne regarde qu’à lui, encore au dernier trait de sa vie, et à lui ôter la crainte de la suivre en mourant. Pætus se frappa tout soudain, de ce même glaive ; honteux à mon avis, d’avoir eu besoin d’un si cher et précieux enseignement. Pompeia Paulina, jeune et très noble Dame Romaine, avait épousé Seneque, en son extrême vieillesse. Neron, son beau disciple, envoya ses satellites vers lui, pour lui dénoncer l’ordonnance de sa mort, ce qui se faisait en cette manière. Quand les Empereurs Romains de ce temps, avaient condamné quelque homme de qualité, ils lui mandaient par leurs officiers de choisir quelque mort à sa poste et de la prendre dans tel, ou tel délai, qu’ils lui faisaient prescrire selon la trempe de leur colère, tantôt plus pressé, tantôt plus long, lui donnant terme pour disposer pendant ce temps-là, de ses affaires, et quelquefois lui ôtant le moyen de ce faire, par la brièveté du temps : et si le condamné estrivait à leur ordonnance, ils menaient des gens propres à l’exécuter, ou lui coupant les veines des bras, et des jambes, ou lui faisant avaler du poison par force. Mais les personnes d’honneur, n’attendaient pas cette nécessité, et se servaient de leurs propres médecins et chirurgiens à cet effet. Seneque ouït leur charge, d’un visage paisible et assuré, et après, demanda du papier pour faire son testament : ce que lui ayant été refusé par le Capitaine, il se tourne vers ses amis : Puisque je ne puis (leur dit-il) vous laisser autre chose en reconnaissance de ce que je vous dois, je vous laisse au moins ce que j’ai de plus beau, à savoir l’image de mes mœurs et de ma vie, laquelle je vous prie conserver en votre mémoire : afin qu’en ce faisant, vous acquériez la gloire de sincères et véritables amis : Et quant et quant, apaisant tantôt l’aigreur de la douleur, qu’il leur voyait souffrir, par douces paroles, tantôt roidissant sa voix, pour les en tancer : Où sont, disait-il, ces beaux préceptes de la philosophie ? que sont devenues les provisions, que par tant d’années nous avons faites, contre les accidents de la fortune ? La cruauté de Neron nous était-elle inconnue ? que pouvions-nous attendre de celui, qui avait tué sa mère et son frère, sinon qu’il fît encore mourir son gouverneur, qui l’a nourri et élevé ? Après avoir dit ces paroles en commun, il se détourne à sa femme, et l’embrassant étroitement, comme par la pesanteur de la douleur elle défaillait de cœur et de forces, la pria de porter un peu plus patiemment cet accident, pour l’amour de lui ; et que l’heure était venue, où il avait à montrer, non plus par discours et par disputes, mais par effet ; le fruit qu’il avait tiré de ses études : et que sans doute il embrassait la mort, non seulement sans douleur, mais avec allégresse. Par quoi m’amie, disait-il, ne la déshonore par tes larmes, afin qu’il ne semble que tu t’aimes plus que ma réputation : apaise ta douleur, et te console en la connaissance, que tu as eu de moi, et de mes actions, conduisant le reste de ta vie, par les honnêtes occupations, auxquelles tu es adonnée. À quoi Paulina ayant un peu repris ses esprits, et réchauffé la magnanimité de son courage, par une très noble affection : Non Seneca, répondit-elle, je ne suis pas pour vous laisser sans ma compagnie en telle nécessité : je ne veux pas que vous pensiez, que les vertueux exemples de votre vie, ne m’aient encore appris à savoir bien mourir : et quand le pourrais-je ni mieux, ni plus honnêtement, ni plus à mon gré, qu’avec vous ? ainsi faites état que je m’en vais quant et vous. Lors Seneque prenant en bonne part une si belle et glorieuse délibération de sa femme ; et pour se délivrer aussi de la crainte de la laisser après sa mort, à la merci et cruauté de ses ennemis : Je t’avais, Paulina, dit-il, conseillé ce qui servait à conduire plus heureusement ta vie : tu aimes donc mieux l’honneur de la mort : vraiment je ne te l’envierai point : la constance et la résolution, soient pareilles à notre commune fin, mais la beauté et la gloire soit plus grande de ta part. Cela fait, on leur coupa en même temps les veines des bras : mais parce que celles de Seneque resserrées tant par vieillesse, que par son abstinence, donnaient au sang le cours trop long et trop lâche, il commanda qu’on lui coupât encore les veines des cuisses : et de peur que le tourment qu’il en souffrait, n’attendrît le cœur de sa femme, et pour se délivrer aussi soi-même de l’affliction, qu’il portait de la voir en si piteux état : après avoir très amoureusement pris congé d’elle, il la pria de permettre qu’on l’emportât en la chambre voisine, comme on fit : Mais toutes ces incisions étant encore insuffisantes pour le faire mourir, il commande à Statius Anneus son médecin, de lui donner un breuvage de poison ; qui n’eut guère non plus d’effet : car par la faiblesse et froideur des membres, elle ne put arriver jusques au cœur. Par ainsi on lui fit en outre apprêter un bain fort chaud : et lors sentant sa fin prochaine, autant qu’il eut d’haleine, il continua des discours très excellents sur le sujet de l’état où il se trouvait, que ses secrétaires recueillirent tant qu’ils purent ouïr sa voix ; et demeurèrent ses paroles dernières longtemps depuis en crédit et honneur, ès mains des hommes (ce nous est une bien fâcheuse perte, qu’elles ne soient venues jusques à nous). Comme il sentit les derniers traits de la mort, prenant de l’eau du bain toute sanglante, il en arrosa sa tête, en disant ; Je voue cette eau à Juppiter le. libérateur. Neron averti de tout ceci, craignant que la mort de Paulina, qui était des mieux apparentées dames Romaines, et envers laquelle il n’avait nulles particulières inimitiés, lui vînt à reproche ; renvoya en toute diligence lui faire rattacher ses plaies : ce que ses gens d’elle, firent sans son su, étant déjà demi-morte, et sans aucun sentiment. Et ce que contre son dessein, elle vécut depuis, ce fut très honorablement, et comme il appartenait à sa vertu, montrant par la couleur blême de son visage, combien elle avait écoulé de vie par ses blessures. Voilà mes trois contes très véritables, que je trouve aussi plaisants et tragiques que ceux que nous forgeons à notre poste, pour donner plaisir au commun : et m’étonne que ceux qui s’adonnent à cela, ne s’avisent de choisir plutôt dix mille très belles histoires, qui se rencontrent dans les livres, où ils auraient moins de peine, et apporteraient plus de plaisir et profit. Et qui en voudrait bâtir un corps entier et s’entretenant, il ne faudrait qu’il fournît du sien que la liaison, comme la soudure d’un autre métal : et pourrait entasser par ce moyen force véritables événements de toutes sortes, les disposant et diversifiant, selon que la beauté de l’ouvrage le requerrait, à peu près comme Ovide a cousu et rapiécé sa Métamorphose, de ce grand nombre de fables diverses. En ce dernier couple, cela est encore digne d’être considéré, que Paulina offre volontiers à quitter la vie pour l’amour de son mari, et que son mari avait autrefois quitté aussi la mort pour l’amour d’elle. Il n’y a pas pour nous grand contrepoids en cet échange : mais selon son humeur Stoïque, je crois qu’il pensait avoir autant fait pour elle, d’allonger sa vie en sa faveur, comme s’il fût mort pour elle. En l’une des lettres, qu’il écrit à Lucilius ; après qu’il lui a fait entendre, comme la fièvre l’ayant pris à Rome, il monta soudain en coche, pour s’en aller à une sienne maison aux champs, contre l’opinion de sa femme, qui le voulait arrêter ; et qu’il lui avait répondu, que la fièvre qu’il avait, ce n’était pas fièvre du corps, mais du lieu : il suit ainsi : Elle me laissa aller me recommandant fort ma santé. Or moi, qui sais que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moi, pour pourvoir à elle : le privilège que ma vieillesse m’avait donné, me rendant plus ferme et plus résolu à plusieurs choses, je le perds, quand il me souvient qu’en ce vieillard, il y en a une jeune à qui je profite. Puisque je ne la puis ranger à m’aimer plus courageusement, elle me range à m’aimer moi-même plus curieusement : car il faut prêter quelque chose aux honnêtes affections : et parfois, encore que les occasions nous pressent au contraire, il faut rappeler la vie, voire avec tourment ; il faut arrêter l’âme entre les dents, puisque la loi de vivre aux gens de bien, ce n’est pas autant qu’il leur plaît, mais autant qu’ils doivent. Celui qui n’estime pas tant sa femme ou un sien ami, que d’en allonger sa vie, et qui s’opiniâtre à mourir, il est trop délicat et trop mou : il faut que l’âme se commande cela, quand l’utilité des nôtres le requiert : il faut parfois nous prêter à nos amis : et quand nous voudrions mourir pour nous, interrompre notre dessein pour eux. C’est témoignage de grandeur de courage, de retourner en la vie pour la considération d’autrui, comme plusieurs excellents personnages ont fait : et est un trait de bonté singulière, de conserver la vieillesse, (de laquelle la commodité la plus grande, c’est la nonchalance de sa durée, et un plus courageux et dédaigneux usage de la vie,) si on sent que cet office soit doux, agréable, et profitable à quelqu’un bien affectionné. Et en reçoit-on une très plaisante récompense ; car qu’est-il plus doux, que d’être si cher à sa femme, qu’en sa considération, on en devienne plus cher à soi-même ? Ainsi ma Paulina m’a chargé, non seulement sa crainte, mais encore la mienne. Ce ne m’a pas été assez de considérer, combien résolument je pourrais mourir, mais j’ai aussi considéré, combien irrésolument elle le pourrait souffrir. Je me suis contraint à vivre, et c’est quelquefois magnanimité que vivre. Voilà ses mots excellents, comme est son usage.
Chapitre XXXVI. Des plus excellents hommes §
Si on me demandait le choix de tous les hommes qui sont venus à ma connaissance, il me semble en trouver trois excellents au-dessus de tous les autres. L’un Homere ; non pas qu’Aristote ou Varro (pour exemple) ne fussent à l’aventure aussi savants que lui ; ni possible encore qu’en son art même, Virgile ne lui soit comparable. Je le laisse à juger à ceux, qui les connaissent tous deux. Moi qui n’en connais que l’un, puis seulement dire cela, selon ma portée, que je ne crois pas que les Muses mêmes allassent au-delà du Romain.
Tale facit carmen docta testudine, quale
Cynthius impositis temperat articulis.
[Il compose sur sa docte lyre des chants comme ceux que le dieu du Cynthe module par le toucher de ses doigts.]
Toutefois en ce jugement, encore ne faudrait-il pas oublier, que c’est principalement d’Homère que Virgile tient sa suffisance, que c’est son guide, et maître d’école ; et qu’un seul trait de l’Iliade, a fourni de corps et de matière, à cette grande et divine Eneide. Ce n’est pas ainsi que je compte : j’y mêle plusieurs autres circonstances, qui me rendent ce personnage admirable, quasi au-dessus de l’humaine condition. Et à la vérité, je m’étonne souvent, que lui qui a produit, et mis en crédit au monde plusieurs déités, par son autorité, n’a gagné rang de Dieu lui-même. Étant aveugle, indigent ; étant avant que les sciences fussent rédigées en règle, et observations certaines, il les a tant connues, que tous ceux qui se sont mêlés depuis d’établir des polices, de conduire guerres, et d’écrire ou de la religion, ou de la philosophie, en quelque secte que ce soit, ou des arts, se sont servis de lui, comme d’un maître très parfait en la connaissance de toutes choses. Et de ses livres, comme d’une pépinière de toute espèce de suffisance,
Qui quid sit pulchrum, quid turpe, quid utile, quid non,
Plenius ac melius Chrysippo ac Crantore dicit.
[Ce qui est beau, ce qui est honteux, ce qui est utile ou pas, il nous le dit plus amplement et mieux que Chrysippe et que Crantor.]
Et comme dit l’autre,
a quo ceu fonte perenni,
Vatum Pieriis labra rigantur aquis.
[cette source éternelle où les lèvres des poètes sont abreuvées des eaux du Piérus.]
Et l’autre,
Adde Heliconiadum comites, quorum unus Homerus
Astra potitus.
[Ajoute les compagnons des Muses, dont le seul Homère s’est élevé jusqu’aux astres.]
Et l’autre,
cuiusque ex ore profuso
Omnis posteritas latices in carmina duxit,
Amnemque in tenues ausa est deducere riuos,
Unius fæcunda bonis.
[et de sa bouche profuse toute la postérité a puisé l’eau vive de ses chants, elle a osé diviser ce fleuve en petits ruisseaux, féconde des ressources d’un seul.]
C’est contre l’ordre de nature, qu’il a fait la plus excellente production qui puisse être : car la naissance ordinaire des choses, elle est imparfaite : elles s’augmentent, se fortifient par l’accroissance : L’enfance de la poésie, et de plusieurs autres sciences, il l’a rendue mûre, parfaite, et accomplie. À cette cause le peut-on nommer le premier et dernier des poètes, suivant ce beau témoignage que l’antiquité nous a laissé de lui, que n’ayant eu nul qu’il pût imiter avant lui, il n’a eu nul après lui qui le pût imiter. Ses paroles, selon Aristote, sont les seules paroles, qui aient mouvement et action : ce sont les seuls mots substantiels. Alexandre le Grand ayant rencontré parmi les dépouilles de Darius, un riche coffret, ordonna qu’on le lui réservât pour y loger son Homere : disant, que c’était le meilleur et plus fidèle conseiller qu’il eût en ses affaires militaires. Pour cette même raison disait Cleomenes fils d’Anaxandridas, que c’était le Poète des Lacédémoniens, parce qu’il était très bon maître de la discipline guerrière. Cette louange singulière et particulière lui est aussi demeurée au jugement de Plutarque, que c’est le seul auteur du monde, qui n’a jamais saoulé ni dégoûté les hommes, se montrant aux lecteurs toujours tout autre, et fleurissant toujours en nouvelle grâce. Ce folâtre d’Alcibiades, ayant demandé à un, qui faisait profession des lettres, un livre d’Homère, lui donna un soufflet, parce qu’il n’en avait point : comme qui trouverait un de nos prêtres sans bréviaire. Xenophanes se plaignait un jour à Hieron, tyran de Syracuse, de ce qu’il était si pauvre, qu’il n’avait de quoi nourrir deux serviteurs : Et quoi, lui répondit-il, Homere qui était beaucoup plus pauvre que toi, en nourrit bien plus de dix mille, tout mort qu’il est. Que n’était-ce dire, à Panætius, quand il nommait Platon l’Homere des philosophes ? Outre cela, quelle gloire se peut comparer à la sienne ? Il n’est rien qui vive en la bouche des hommes, comme son nom et ses ouvrages : rien si connu et si reçu que Troie, Helene, et ses guerres, qui ne furent à l’aventure jamais. Nos enfants s’appellent encore des noms qu’il forgea, il y a plus de trois mille ans. Qui ne connaît Hector et Achilles ? Non seulement aucunes races particulières, mais la plupart des nations, cherchent origine en ses inventions. Mahumet second de ce nom, Empereur des Turcs, écrivant à notre Pape Pie second : Je m’étonne (dit-il) comment les Italiens se bandent contre moi, attendu que nous avons notre origine commune des Troyens : et que j’ai comme eux intérêt de venger le sang d’Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moi. N’est-ce pas une noble farce, de laquelle les Rois, les choses publiques, et les Empereurs, vont jouant leur personnage tant de siècles, et à laquelle tout ce grand univers sert de théâtre ? Sept villes Grecques entrèrent en débat du lieu de sa naissance, tant son obscurité même lui apporta d’honneur :
Smyrna, Rhodos, Colophon, Salamis, Chios, Argos,
Athenæ.
L’autre, Alexandre le Grand. Car qui considérera l’âge qu’il commença ses entreprises : Le peu de moyens avec lequel il fit un si glorieux dessein : L’autorité qu’il gagna en cette sienne enfance, parmi les plus grands et expérimentés capitaines du monde, desquels il était suivi : La faveur extraordinaire, de quoi fortune embrassa, et favorisa tant de siens exploits hasardeux, et à peu que je ne dise téméraires :
impellens quicquid sibi summa petenti
Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina :
[renversant tout ce qui faisait obstacle à son ambition démesurée et se plaisant à s’être ouvert un chemin de ruines :]
Cette grandeur, d’avoir à l’âge de trente-trois ans, passé victorieux toute la terre habitable, et en une demi-vie avoir atteint tout l’effort de l’humaine nature : si que vous ne pouvez imaginer sa durée légitime, et la continuation de son accroissance, en vertu et en fortune, jusques à un juste terme d’âge, que vous n’imaginiez quelque chose au-dessus de l’homme : D’avoir fait naître de ses soldats tant de branches Royales : laissant après sa mort le monde en partage à quatre successeurs, simples capitaines de son armée, desquels les descendants ont depuis si longtemps duré, maintenant cette grande possession. Tant d’excellentes vertus qui étaient en lui, justice, tempérance, libéralité, foi en ses paroles, amour envers les siens, humanité envers les vaincus : Car ses mœurs semblent à la vérité n’avoir aucun juste reproche : oui bien aucunes de ses actions particulières, rares, et extraordinaires. Mais il est impossible de conduire si grands mouvements, avec les règles de la justice. Telles gens veulent être jugés en gros, par la maîtresse fin de leurs actions. La ruine de Thèbes, le meurtre de Menander, et du Médecin d’Ephestion : de tant de prisonniers Persiens à un coup, d’une troupe de soldats Indiens non sans intérêt de sa parole, des Cosséiens jusques aux petits enfants : sont saillies un peu mal excusables. Car quant à Clytus, la faute en fut amendée outre son poids : et témoigne cette action autant que toute autre, la débonnaireté de sa complexion, et que c’était de soi une complexion excellemment formée à la bonté, et a été ingénieusement dit de lui, qu’il avait de la nature ses vertus, de la fortune ses vices. Quant à ce qu’il était un peu vanteur, un peu trop impatient d’ouïr médire de soi, et quant à ses mangeoires, armes, et mors, qu’il fit semer aux Indes : toutes ces choses me semblent pouvoir être condonnées à son âge, et à l’étrange prospérité de sa fortune. Qui considérera quand et quand, tant de vertus militaires, diligence, pourvoyance, patience, discipline, subtilité, magnanimité, résolution, bonheur, en quoi, quand l’autorité d’Hannibal ne nous l’aurait appris, il a été le premier des hommes : les rares beautés et conditions de sa personne, jusques au miracle ; ce port, et ce vénérable maintien, sous un visage si jeune, vermeil, et flamboyant :
Qualis ubi Oceani perfusus lucifer unda,
Quem Venus ante alios astrorum diligit ignes,
Extulit os sacrum cælo, tenebrasque resoluit.
[Ainsi, imprégné des eaux de l’Océan, l’astre porte-lumière que Vénus préfère à tous les feux des astres dressa son visage sacré dans le ciel, et dissipa les ténèbres.]
L’excellence de son savoir et capacité : La durée et grandeur de sa gloire, pure, nette, exempte de tache et d’envie : et qu’encore longtemps après sa mort, ce fut une religieuse croyance, d’estimer que ses médailles portassent bonheur à ceux qui les avaient sur eux : et que plus de Rois, et Princes ont écrit ses gestes, qu’autres Historiens n’ont écrit les gestes d’autre Roi ou Prince que ce soit : Et qu’encore à présent, les Mahométans, qui méprisent toutes autres histoires, reçoivent et honorent la sienne seule par spécial privilège. Il confessera, tout cela mis ensemble, que j’ai eu raison de le préférer à Cæsar même, qui seul m’a pu mettre en doute du choix : Et il ne se peut nier, qu’il n’y ait plus du sien en ses exploits, plus de la fortune en ceux d’Alexandre Ils ont eu plusieurs choses égales, et Cæsar à l’aventure aucunes plus grandes. Ce furent deux feux, ou deux torrents, à ravager le monde par divers endroits.
Et velut immissi diuersis partibus ignes
Arentem in siluam, et virgulta sonantia lauro :
Aut ubi decursu rapido de montibus altis
Dant sonitum spumosi amnes, et in æquora currunt,
Quisque suum populatus iter.
[Et comme des incendies allumés de toutes parts dans une forêt desséchée font crépiter les branches des lauriers, ou comme, tombant avec fracas du haut des montagnes, des torrents écumeux grondent et se précipitent vers les plaines, chacun ravageant la voie qu’il emprunte.]
Mais quand l’ambition de Cæsar aurait de soi plus de modération, elle a tant de malheur, ayant rencontré ce vilain sujet de la ruine de son pays, et de l’empirement universel du monde, que toutes pièces ramassées et mises en la balance, je ne puis que je ne penche du côté d’Alexandre. Le tiers, et le plus excellent, à mon gré, c’est Epaminondas. De gloire, il n’en a pas à beaucoup près tant que d’autres (aussi n’est-ce pas une pièce de la substance de la chose), de résolution et de vaillance, non pas de celle qui est aiguisée par l’ambition, mais de celle que la sapience et la raison peuvent planter en une âme bien réglée, il en avait tout ce qui s’en peut imaginer. De preuve de cette sienne vertu, il en a fait autant, à mon avis, qu’Alexandre même, et que Cæsar : car encore que ses exploits de guerre, ne soient ni si fréquents, ni si enflés, ils ne laissent pas pourtant, à les bien considérer et toutes leurs circonstances, d’être aussi pesants et roides, et portant autant de témoignage de hardiesse et de suffisance militaire. Les Grecs lui ont fait cet honneur, sans contredit, de le nommer le premier homme d’entre eux : mais être le premier de la Grèce, c’est facilement être le prime du monde. Quant à son savoir et suffisance, ce jugement ancien nous en est resté, que jamais homme ne sut tant, et parla si peu que lui. Car il était Pythagorique de secte : Et ce qu’il parla, nul ne parla jamais mieux : excellent orateur et très persuasif. Mais quant à ses mœurs et conscience, il a de bien loin surpassé tous ceux, qui se sont jamais mêlés de manier affaires : car en cette partie, qui seule doit être principalement considérée, qui seule marque véritablement, quels nous sommes : et laquelle je contrepèse seule à toutes les autres ensemble, il ne cède à aucun philosophe, non pas à Socrates même. En celui-ci l’innocence est une qualité, propre, maîtresse, constante, uniforme, incorruptible. Au parangon de laquelle, elle paraît en Alexandre subalterne, incertaine, bigarrée, molle, et fortuite. L’ancienneté jugea, qu’à éplucher par le menu tous les autres grands capitaines, il se trouve en chacun quelque spéciale qualité, qui le rend illustre. En celui-ci seul, c’est une vertu et suffisance pleine partout, et pareille : qui en tous les offices de la vie humaine ne laisse rien à désirer de soi : Soit en occupation publique ou privée, ou paisible, ou guerrière : soit à vivre soit à mourir grandement et glorieusement. Je ne connais nulle ni forme ni fortune d’homme, que je regarde avec tant d’honneur et d’amour. Il est bien vrai, que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse : comme elle est peinte par ses meilleurs amis. Et cette seule action, haute pourtant et très digne d’admiration, je la sens un peu aigrette, pour par souhait même en la forme qu’elle était en lui, m’en désirer l’imitation. Le seul Scipion Æmylian, qui lui donnerait une fin aussi fière et magnifique, et la connaissance des sciences autant profonde et universelle, se pourrait mettre à rencontre à l’autre plat de la balance. Ô quel déplaisir le temps m’a fait, d’ôter de nos yeux à point nommé, des premières, la couple des vies justement la plus noble, qui fût en Plutarque, de ces deux personnages : par le commun consentement du monde, l’un le premier des Grecs, l’autre des Romains ! Quelle matière, quel ouvrier ! Pour un homme non saint, mais que nous disons, galant homme, de mœurs civiles et communes : d’une hauteur modérée : la plus riche vie, que je sache, à être vécue entre les vivants, comme on dit : et étoffée de plus de riches parties et désirables, c’est, tout considéré, celle d’Alcibiades à mon gré. Mais quant à Epaminondas, pour exemple d’une excessive bonté, je veux ajouter ici aucunes de ses opinions. Le plus doux contentement qu’il eut en toute sa vie, il témoigna que c’était le plaisir qu’il avait donné à son père, et à sa mère, de sa victoire de Leuctres : il couche de beaucoup, préférant leur plaisir, au sien si juste et si plein d’une tant glorieuse action. Il ne pensait pas qu’il fut loisible pour recouvrer même la liberté de son pays, de tuer un homme sans connaissance de cause : Voilà pourquoi il fut si froid à l’entreprise de Pelopidas son compagnon, pour la délivrance de Thèbes. Il tenait aussi, qu’en une bataille il fallait fuir le rencontre d’un ami, qui fût au parti contraire, et l’épargner. Et son humanité à l’endroit des ennemis mêmes, l’ayant mis en soupçon envers les Béotiens, de ce qu’après avoir miraculeusement forcé les Lacédémoniens de lui ouvrir le pas, qu’ils avaient entrepris de garder à l’entrée de la Morée près de Corinthe, il s’était contenté de leur avoir passé sur le ventre, sans les poursuivre à toute outrance ; il fut déposé de l’état de Capitaine général. Très honorablement pour une telle cause : et pour la honte que ce leur fut d’avoir par nécessité à le remonter tantôt après en son degré, et reconnaître, combien dépendait de lui leur gloire et leur salut : la victoire le suivant comme son ombre partout où il guidât, la prospérité de son pays mourut aussi, comme elle était née par lui.
Chapitre XXXVII. De la ressemblance des enfants aux pères §
Ce fagotage de tant de diverses pièces se fait en cette condition, que je n’y mets la main, que lorsqu’une trop lâche oisiveté me presse, et non ailleurs que chez moi. Ainsi il s’est bâti à diverses poses et intervalles, comme les occasions me détiennent ailleurs parfois plusieurs mois. Au demeurant, je ne corrige point mes premières imaginations par les secondes, oui à l’aventure quelque mot : mais pour diversifier, non pour ôter. Je veux représenter le progrès de mes humeurs, et qu’on voie chaque pièce en sa naissance. Je prendrais plaisir d’avoir commencé plus tôt, et à reconnaître le train de mes mutations. Un valet qui me servait à les écrire sous moi, pensa faire un grand butin de m’en dérober plusieurs pièces choisies à sa poste. Cela me console, qu’il n’y fera pas plus de gain, que j’y ai fait de perte. Je me suis envieilli de sept ou huit ans depuis que je commençai : Ce n’a pas été sans quelque nouvel acquêt : J’y ai pratiqué la colique, par la libéralité des ans : leur commerce et longue conversation, ne se passe aisément sans quelque tel fruit. Je voudrais bien, de plusieurs autres présents, qu’ils ont à faire, à ceux qui les hantent longtemps, qu’ils en eussent choisi quelqu’un qui m’eût été plus acceptable : car ils ne m’en eussent su faire, que j’eusse en plus grande horreur, dès mon enfance : C’était à point nommé, de tous les accidents de la vieillesse, celui que je craignais le plus. J’avais pensé mainte fois à part moi, que j’allais trop avant : et qu’à faire un si long chemin, je ne faudrais pas de m’engager enfin, en quelque malplaisant rencontre : Je sentais et protestais assez, qu’il était heure de partir, et qu’il fallait trancher la vie dans le vif, et dans le sein, suivant la règle des Chirurgiens, quand ils ont à couper quelque membre. Qu’à celui, qui ne la rendait à temps, nature avait accoutumé faire payer de bien rudes usures. Il s’en fallait tant, que j’en fusse prêt lors, qu’en dix-huit mois ou environ qu’il y a que je suis en ce malplaisant état, j’ai déjà appris à m’y accommoder. J’entre déjà en composition de ce vivre coliqueux : j’y trouve de quoi me consoler, et de quoi espérer : Tant les hommes sont acoquinés à leur être misérable, qu’il n’est si rude condition qu’ils n’acceptent pour s’y conserver. Oyez Mæcenas :
Debilem facito manu,
Debilem pede, coxa,
Lubricos quate dentes :
Vita dum superest, bene est.
[Qu’on paralyse ma main, mon pied, ma hanche, qu’on m’arrache mes dents branlantes, pourvu que je reste en vie, tout est bien.]
Et couvrait Tamburlan d’une sotte humanité, la cruauté fantastique qu’il exerçait contre les ladres, en faisant mettre à mort autant qu’il en venait à sa connaissance, pour (disait-il) les délivrer de la vie, qu’ils vivaient si pénible. Car il n’y avait nul d’eux, qui n’eût mieux aimé être trois fois ladre, que de n’être pas. Et Antisthenes le Stoïcien, étant fort malade, et s’écriant : Qui me délivrera de ces maux ? Diogenes, qui l’était venu voir, lui présentant un couteau : Celui-ci, si tu veux, bientôt ; Je ne dis pas de la vie, répliqua-t-il, je dis des maux. Les souffrances qui nous touchent simplement par l’âme, m’affligent beaucoup moins qu’elles ne font la plupart des autres hommes : Partie par jugement : car le monde estime plusieurs choses horribles, ou évitables au prix de la vie, qui me sont à peu près indifférentes : Partie, par une complexion stupide et insensible, que j’ai aux accidents qui ne donnent à moi de droit fil : laquelle complexion j’estime l’une des meilleures pièces de ma naturelle condition : Mais les souffrances vraiment essentielles et corporelles, je les goûte bien vivement. Si est-ce pourtant, que les prévoyant autrefois d’une vue faible, délicate, et amollie par la jouissance de cette longue et heureuse santé et repos, que Dieu m’a prêté, la meilleure part de mon âge : je les avais conçues par imagination, si insupportables, qu’à la vérité j’en avais plus de peur, que je n’y ai trouvé de mal : Par où j’augmente toujours cette créance, que la plupart des facultés de notre âme, comme nous les employons, troublent plus le repos de la vie, qu’elles n’y servent. Je suis aux prises avec la pire de toutes les maladies, la plus soudaine, la plus douloureuse, la plus mortelle, et la plus irrémédiable. J’en ai déjà essayé cinq ou six bien longs accès et pénibles : toutefois ou je me flatte, ou encore y a-t-il en cet état, de quoi se soutenir, à qui a l’âme déchargée de la crainte de la mort, et déchargée des menaces, conclusions et conséquences, de quoi la médecine nous entête. Mais l’effet même de la douleur, n’a pas cette aigreur si âpre et si poignante, qu’un homme rassis en doive entrer en rage et en désespoir. J’ai au moins ce profit de la colique, que ce que je n’avais encore pu sur moi, pour me concilier du tout, et m’accointer à la mort, elle le parfera : car d’autant plus elle me pressera, et importunera, d’autant moins me sera la mort à craindre. J’avais déjà gagné cela, de ne tenir à la vie, que par la vie seulement : elle dénouera encore cette intelligence : Et Dieu veuille qu’enfin, si son âpreté vient à surmonter mes forces, elle ne me rejette à l’autre extrémité non moins vicieuse, d’aimer et désirer à mourir.
Summum nec metuas diem, nec optes.
[Ne crains ni ne désire ton dernier jour.]
Ce sont deux passions à craindre, mais l’une a son remède bien plus prêt que l’autre. Au demeurant, j’ai toujours trouvé ce précepte cérémonieux, qui ordonne si exactement de tenir bonne contenance et un maintien dédaigneux, et posé, à la souffrance des maux. Pourquoi la philosophie, qui ne regarde que le vif, et les effets, se va-t-elle amusant à ces apparences externes ? Qu’elle laisse ce soin aux farceurs et maîtres de Rhétorique, qui font tant d’état de nos gestes. Qu’elle condonne hardiment au mal, cette lâcheté voyelle, si elle n’est ni cordiale, ni stomacale : Et prête ces plaintes volontaires au genre des soupirs, sanglots, palpitations, pâlissements, que nature a mis hors de notre puissance. Pourvu que le courage soit sans effroi, les paroles sans désespoir, qu’elle se contente. Qu’importe que nous tordions nos bras, pourvu que nous ne tordions nos pensées ? elle nous dresse pour nous, non pour autrui, pour être, non pour sembler. Qu’elle s’arrête à gouverner notre entendement, qu’elle a pris à instruire : Qu’aux efforts de la colique, elle maintienne l’âme capable de se reconnaître, de suivre son train accoutumé : combattant la douleur et la soutenant, non se prosternant honteusement à ses pieds : émue et échauffée du combat, non abattue et renversée : capable d’entretien et d’autre occupation, jusques à certaine mesure. En accidents si extrêmes, c’est cruauté de requérir de nous une démarche si composée. Si nous avons beau jeu, c’est peu que nous ayons mauvaise mine. Si le corps se soulage en se plaignant, qu’il le fasse : si l’agitation lui plaît, qu’il se tourneboule et tracasse à sa fantaisie : s’il lui semble que le mal s’évapore aucunement (comme aucuns médecins disent que cela aide à la délivrance des femmes enceintes) pour pousser hors la voix avec plus grande violence : ou s’il en amuse son tourment, qu’il crie tout à fait. Ne commandons point à cette voix, qu’elle aille, mais permettons-le-lui. Epicurus ne pardonne pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais il le lui conseille. Pugiles etiam quum feriunt, in iactandis cæstibus ingemiscunt, quia profundenda voce omne corpus intenditur, venitque plaga vehementior. [Les lutteurs aussi poussent un cri, quand ils frappent en agitant les cestes, parce qu’en émettant ce son, tout le corps se tend, et que le coup est asséné avec plus de violence.] Nous avons assez de travail du mal, sans nous travailler à ces règles superflues. Ce que je dis pour excuser ceux, qu’on voit ordinairement se tempêter, aux secousses et assauts de cette maladie : car pour moi, je l’ai passée jusques à cette heure avec un peu meilleure contenance, et me contente de gémir sans brailler. Non pourtant que je me mette en peine, pour maintenir cette décence extérieure : car je fais peu de compte d’un tel avantage : Je prête en cela au mal autant qu’il veut : mais ou mes douleurs ne sont pas si excessives, ou j’y apporte plus de fermeté que le commun. Je me plains, je me dépite, quand les aigres pointures me pressent, mais je n’en viens point au désespoir, comme celui-là :
Eiulatu, questu, gemitu, fremitibus
Resonando multum flebiles voces refert.
[De ses soupirs, de ses plaintes, de ses gémissements, de ses cris, il fait résonner partout les échos plaintifs.]
Je me tâte au plus épais du mal : et ai toujours trouvé que j’étais capable de dire, de penser, de répondre aussi sainement qu’en une autre heure, mais non si constamment : la douleur me troublant et détournant. Quand on me tient le plus atterré et que les assistants m’épargnent, j’essaie souvent mes forces, et leur entame moi-même des propos les plus éloignés de mon état. Je puis tout par un soudain effort : mais ôtez-en la durée. Ô que n’ai-je la faculté de ce songeur de Cicero, qui, songeant embrasser une garce, trouva qu’il s’était déchargé de sa pierre emmi ses draps ! Les miennes me dégarcent étrangement. Aux intervalles de cette douleur excessive lorsque mes uretères languissent sans me ronger, je me remets soudain en ma forme ordinaire : d’autant que mon âme ne prend autre alarme, que la sensible et corporelle. Ce que je dois certainement au soin que j’ai eu à me préparer par discours à tels accidents :
laborum
Nulla mihi noua nunc facies inopinaque surgit,
Omnia præcepi, atque animo mecum ante peregi.
[aucune des peines qui maintenant se présente à moi n’est nouvelle et inattendue ; j’ai tout prévu et tout parcouru d’avance en imagination.]
Je suis essayé pourtant un peu bien rudement pour un apprenti, et d’un changement bien soudain et bien rude : étant chu tout à coup, d’une très douce condition de vie, et très heureuse, à la plus douloureuse, et pénible, qui se puisse imaginer : Car outre ce que c’est une maladie bien fort à craindre d’elle-même, elle fait en moi ses commencements beaucoup plus âpres et difficiles qu’elle n’a accoutumé. Les accès me reprennent si souvent, que je ne sens quasi plus d’entière santé : je maintiens toutefois, jusques à cette heure, mon esprit en telle assiette, que pourvu que j’y puisse apporter de la constance, je me trouve en assez meilleure condition de vie, que mille autres, qui n’ont ni fièvre, ni mal, que celui qu’ils se donnent eux-mêmes, par la faute de leur discours. Il est certaine façon d’humilité subtile, qui naît de la présomption : comme celle-ci : Que nous reconnaissons notre ignorance, en plusieurs choses, et sommes si courtois d’avouer, qu’il y ait ès ouvrages de nature, aucunes qualités et conditions, qui nous sont imperceptibles, et desquelles notre suffisance ne peut découvrir les moyens et les causes : Par cette honnête et consciencieuse déclaration, nous espérons gagner qu’on nous croira aussi de celles, que nous dirons, entendre. Nous n’avons que faire d’aller trier des miracles et des difficultés étrangères : il me semble que parmi les choses que nous voyons ordinairement, il y a des étrangetés si incompréhensibles, qu’elles surpassent toute la difficulté des miracles. Quel monstre est-ce, que cette goutte de semence, de quoi nous sommes produits, porte en soi les impressions, non de la forme corporelle seulement, mais des pensements et des inclinations de nos pères ? Cette goutte d’eau, où loge-t-elle ce nombre infini de formes ? et comme portent-elles ces ressemblances, d’un progrès si téméraire et si déréglé, que l’arrière-fils répondra à son bisaïeul, le neveu à l’oncle ? En la famille de Lepidus à Rome, il y en a eu trois, non de suite, mais par intervalles, qui naquirent un même œil couvert de cartilage. À Thèbes il y avait une race qui portait dès le ventre de la mère, la forme d’un fer de lance, et qui ne le portait, était tenu illégitime. Aristote dit qu’en certaine nation, où les femmes étaient communes, on assignait les enfants à leurs pères, par la ressemblance. Il est à croire que je dois à mon père cette qualité pierreuse : car il mourut merveilleusement affligé d’une grosse pierre, qu’il avait en la vessie : Il ne s’aperçut de son mal, que le soixante-septième an de son âge : et avant cela il n’en avait eu aucune menace ou ressentiment, aux reins, aux côtés, ni ailleurs : et avait vécu jusques lors, en une heureuse santé, et bien peu sujette à maladies, et dura encore sept ans en ce mal, traînant une fin de vie bien douloureuse. J’étais né vingt-cinq ans et plus, avant sa maladie, et durant le cours de son meilleur état, le troisième de ses enfants en rang de naissance. Où se couvait tant de temps, la propension à ce défaut ? Et lorsqu’il était si loin du mal, cette légère pièce de sa substance, de quoi il me bâtit, comment en portait-elle pour sa part, une si grande impression ? Et comment encore si couverte que quarante-cinq ans après, j’aie commencé à m’en ressentir ? seul jusques à cette heure, entre tant de frères, et de sœurs, et tous d’une mère. Qui m’éclaircira de ce progrès, je le croirai d’autant d’autres miracles qu’il voudra : pourvu que, comme ils font, il ne me donne en paiement, une doctrine beaucoup plus difficile et fantastique, que n’est la chose même. Que les médecins excusent un peu ma liberté : car par cette même infusion et insinuation fatale, j’ai reçu la haine et le mépris de leur doctrine. Cette antipathie, que j’ai à leur art, m’est héréditaire. Mon père a vécu soixante et quatorze ans, mon aïeul soixante et neuf, mon bisaïeul près de quatre-vingts, sans avoir goûté aucune sorte de médecine : Et entre eux, tout ce qui n’était de l’usage ordinaire, tenait lieu de drogue. La médecine se forme par exemples et expérience : aussi fait mon opinion. Voilà pas une bien expresse expérience, et bien avantageuse ? Je ne sais s’ils m’en trouveront trois en leurs registres, nés, nourris, et trépassés en même foyer, même toit, ayant autant vécu par leur conduite. Il faut qu’ils m’avouent en cela, que si ce n’est la raison, au moins que la fortune est de mon parti : or chez les médecins, fortune vaut bien mieux que la raison : Qu’ils ne me prennent point à cette heure à leur avantage, qu’ils ne me menacent point, atterré comme je suis : ce serait supercherie. Aussi à dire la vérité, j’ai assez gagné sur eux par mes exemples domestiques, encore qu’ils s’arrêtent là. Les choses humaines n’ont pas tant de constance : il y a deux cents ans, il ne s’en faut que dix-huit, que cet essai nous dure : car le premier naquit l’an mil quatre cent deux. C’est vraiment bien raison, que cette expérience commence à nous faillir : Qu’ils ne me reprochent point les maux, qui me tiennent asteure à la gorge : d’avoir vécu sain quarante-sept ans pour ma part, n’est-ce pas assez ? Quand ce sera le bout de ma carrière, elle est des plus longues. Mes ancêtres avaient la médecine à contrecœur par quelque inclination occulte et naturelle : car la vue même des drogues faisait horreur à mon père. Le seigneur de Gaviac mon oncle paternel, homme d’Église, maladif dès sa naissance, et qui fit toutefois durer cette vie débile, jusques à soixante-sept ans, étant tombé autrefois en une grosse et véhémente fièvre continue, il fut ordonné par les médecins, qu’on lui déclarerait, s’il ne se voulait aider (ils appellent secours ce qui le plus souvent est empêchement) qu’il était infailliblement mort. Ce bon homme, tout effrayé comme il fut de cette horrible sentence, si répondit-il : Je suis donc mort : mais Dieu rendit tantôt après vain ce pronostic. Le dernier des frères, ils étaient quatre, Sieur de Bussaguet, et de bien loin le dernier, se soumit seul, à cet art : pour le commerce, ce crois-je, qu’il avait avec les autres arts : car il était conseiller en la cour de parlement : et lui succéda si mal, qu’étant par apparence de plus forte complexion, il mourut pourtant longtemps avant les autres, sauf un, le Sieur de Saint-Michel. Il est possible que j’ai reçu d’eux cette dyspathie naturelle à la médecine : mais s’il n’y eût eu que cette considération, j’eusse essayé de la forcer. Car toutes ces conditions, qui naissent en nous sans raison, elles sont vicieuses : c’est une espèce de maladie qu’il faut combattre : Il peut être, que j’y avais cette propension, mais je l’ai appuyée et fortifiée par les discours, qui m’en ont établi l’opinion que j’en ai. Car je hais aussi cette considération de refuser la médecine pour l’aigreur de son goût : Ce ne serait aisément mon humeur, qui trouve la santé digne d’être rachetée, par tous les cautères et incisions les plus pénibles qui se fassent. Et suivant Epicurus, les voluptés me semblent à éviter, si elles tirent à leur suite des douleurs plus grandes : Et les douleurs à rechercher, qui tirent à leur suite des voluptés plus grandes. C’est une précieuse chose, que la santé : et la seule chose qui mérite à la vérité qu’on y emploie, non le temps seulement, la sueur, la peine, les biens, mais encore la vie à sa poursuite ; d’autant que sans elle, la vie nous vient à être injurieuse La volupté, la sagesse, la science et la vertu, sans elle se ternissent et évanouissent : Et aux plus fermes et tendus discours, que la philosophie nous veuille imprimer au contraire, nous n’avons qu’à opposer l’image de Platon, étant frappé du haut mal, ou d’une apoplexie : et en cette présupposition le défier d’appeler à son secours les riches facultés de son âme. Toute voie qui nous mènerait à la santé, ne se peut dire pour moi ni âpre, ni chère. Mais j’ai quelques autres apparences, qui me font étrangement défier de toute cette marchandise. Je ne dis pas qu’il n’y en puisse avoir quelque art : qu’il n’y ait parmi tant d’ouvrages de nature, des choses propres à la conservation de notre santé, cela est certain : J’entends bien, qu’il y a quelque simple qui humecte, quelque autre qui assèche : je sais par expérience, et que les raiforts produisent des vents, et que les feuilles du séné lâchent le ventre : je sais plusieurs telles expériences : comme je sais que le mouton me nourrit, et que le vin m’échauffe : Et disait Solon, que le manger était, comme les autres drogues, une médecine contre la maladie de la faim : Je ne désavoue pas l’usage, que nous tirons du monde, ni ne doute de la puissance et uberté de nature, et de son application à notre besoin : Je vois bien que les brochets, et les arondes se trouvent bien d’elle : Je me défie des inventions de notre esprit ; de notre science et art : en faveur duquel nous l’avons abandonnée, et ses règles : et auquel nous ne savons tenir modération, ni limite. Comme nous appelons justice, le pâtissage des premières lois qui nous tombent en main, et leur dispensation et pratique, très inepte souvent et très inique. Et comme ceux, qui s’en moquent, et qui l’accusent, n’entendent pas pourtant injurier cette noble vertu : ains condamner seulement l’abus et profanation de ce sacré titre. De même, en la médecine, j’honore bien ce glorieux nom, sa proposition, sa promesse, si utile au genre humain : mais ce qu’il désigne entre nous, je ne l’honore, ni l’estime. En premier lieu l’expérience me le fait craindre : car de ce que j’ai de connaissance, je ne vois nulle race de gens si tôt malade, et si tard guérie, que celle qui est sous la juridiction de la médecine. Leur santé même est altérée et corrompue, par la contrainte des régimes. Les médecins ne se contentent point d’avoir la maladie en gouvernement, ils rendent la santé malade, pour garder qu’on ne puisse en aucune saison échapper leur autorité. D’une santé constante et entière, n’en tirent-ils pas l’argument d’une grande maladie future ? J’ai été assez souvent malade : j’ai trouvé sans leurs secours, mes maladies aussi douces à supporter (et en ai essayé quasi de toutes les sortes) et aussi courtes, qu’à nul autre ; et si n’y ai point mêlé l’amertume de leurs ordonnances. La santé, je l’ai libre et entière, sans règle, et sans autre discipline, que de ma coutume et de mon plaisir. Tout lieu m’est bon à m’arrêter : car il ne me faut autres commodités étant malade, que celles qu’il me faut étant sain. Je ne me passionne point d’être sans médecin, sans apothicaire, et sans secours : de quoi j’en vois la plupart plus affligés que du mal. Quoi ? eux-mêmes nous font-ils voir de l’heur et de la durée en leur vie, qui nous puisse témoigner quelque apparent effet de leur science ? Il n’est nation qui n’ait été plusieurs siècles sans la médecine : et les premiers siècles, c’est-à-dire les meilleurs et les plus heureux : et du monde la dixième partie ne s’en sert pas encore à cette heure : Infinies nations ne la connaissent pas, où l’on vit et plus sainement, et plus longuement, qu’on ne fait ici ; et parmi nous, le commun peuple s’en passe heureusement. Les Romains avaient été six cents ans, avant que de la recevoir : mais après l’avoir essayée, ils la chassèrent de leur ville, par l’entremise de Caton le Censeur, qui montra combien aisément il s’en pouvait passer, ayant vécu quatre-vingts et cinq ans ; et fait vivre sa femme jusqu’à l’extrême vieillesse, non pas sans médecine, mais oui bien sans médecin : car toute chose qui se trouve salubre à notre vie, se peut nommer médecine. Il entretenait, ce dit Plutarque, sa famille en santé, par l’usage (ce me semble) du lièvre : Comme les Arcades, dit Pline, guérissent toutes maladies avec du lait de vache : Et les Libyens, dit Hérodote, jouissent populairement d’une rare santé, par cette coutume qu’ils ont : après que leurs enfants ont atteint quatre ans, de leur cautériser et brûler les veines du chef et des tempes : par où ils coupent chemin pour leur vie, à toute défluxion de rhume. Et les gens du village de ce pays, à tous accidents n’emploient que du vin le plus fort qu’ils peuvent, mêlé à force safran et épice : tout cela avec une fortune pareille. Et à dire vrai, de toute cette diversité et confusion d’ordonnances, quelle autre fin et effet après tout y a-t-il, que de vider le ventre ? ce que mille simples domestiques peuvent faire : Et si ne sais si c’est si utilement qu’ils disent : et si notre nature n’a point besoin de la résidence de ses excréments, jusques à certaine mesure, comme le vin a de sa lie pour sa conservation. Vous voyez souvent des hommes sains, tomber en vomissements, ou flux de ventre par accident étranger, et faire un grand vidange d’excréments sans besoin aucun précédent, et sans aucune utilité suivante, voire avec empirement et dommage. C’est du grand Platon, que j’appris naguère, que de trois sortes de mouvements, qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celui des purgations : que nul homme, s’il n’est fou, ne doit entreprendre, qu’à l’extrême nécessité. On va troublant et éveillant le mal par oppositions contraires. Il faut que ce soit la forme de vivre, qui doucement l’alanguisse et reconduise à sa fin. Les violentes harpades de la drogue et du mal, sont toujours à notre perte, puisque la querelle se démêle chez nous, et que la drogue est un secours infiable : de sa nature ennemi à notre santé, et qui n’a accès en notre état que par le trouble. Laissons un peu faire : L’ordre qui pourvoit aux puces et aux taupes, pourvoit aussi aux hommes, qui ont la patience pareille, à se laisser gouverner, que les puces et les taupes. Nous avons beau crier bihore : c’est bien pour nous enrouer, mais non pour l’avancer. C’est un ordre superbe et impiteux. Notre crainte, notre désespoir, le dégoûte et retarde de notre aide, au lieu de l’y convier : Il doit au mal son cours, comme à la santé. De se laisser corrompre en faveur de l’un, au préjudice des droits de l’autre, il ne le fera pas : il tomberait en désordre. Suivons de par Dieu, suivons. Il mène ceux qui suivent : ceux qui ne le suivent pas, il les entraîne, et leur rage, et leur médecine ensemble. Faites ordonner une purgation à votre cervelle : Elle y sera mieux employée, qu’à votre estomac. On demandait à un Lacédémonien, qui l’avait fait vivre sain si longtemps : L’ignorance de la médecine, répondit-il. Et Adrian l’Empereur criait sans cesse en mourant, que la presse des médecins l’avait tué. Un mauvais lutteur se fit médecin : Courage, lui dit Diogenes, tu as raison, tu mettras à cette heure en terre ceux qui t’y ont mis autrefois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le soleil éclaire leur succès, et la terre cache leur faute : Et outre cela, ils ont une façon bien avantageuse, à se servir de toutes sortes d’événements : car ce que la fortune, ce que la nature, ou quelque autre cause étrangère (desquelles le nombre est infini) produit en nous de bon et de salutaire, c’est le privilège de la médecine de se l’attribuer. Tous les heureux succès qui arrivent au patient, qui est sous son régime, c’est d’elle qu’il les tient. Les occasions qui m’ont guéri moi, et qui guérissent mille autres, qui n’appellent point les médecins à leurs secours, ils les usurpent en leurs sujets :
Et quant aux mauvais accidents, ou ils les désavouent tout à fait, en attribuant la coulpe au patient, par des raisons si vaines, qu’ils n’ont garde de faillir d’en trouver toujours assez bon nombre de telles : Il a découvert son bras, il a ouï le bruit d’un coche ;
rhedarum transitus arcto Vicorum inflexu :
[Le passage des chars au détour étroit des rues :]
on a entrouvert sa fenêtre, il s’est couché sur le côté gauche, ou passé par sa tête quelque pensement pénible : Somme une parole, un songe, une œillade, leur semble suffisante excuse pour se décharger de faute : Ou, s’il leur plaît, ils se servent encore de cet empirement, et en font leurs affaires, par cet autre moyen qui ne leur peut jamais faillir : c’est de nous payer lorsque la maladie se trouve réchauffée par leurs applications, de l’assurance qu’ils nous donnent, qu’elle serait bien autrement empirée sans leurs remèdes. Celui qu’ils ont jeté d’un morfondement en une fièvre quotidienne, il eût eu sans eux, la continue. Ils n’ont garde de faire mal leurs besognes, puisque le dommage leur revient à profit. Vraiment, ils ont raison de requérir du malade, une application de créance favorable : il faut qu’elle le soit à la vérité en bon escient, et bien souple, pour s’appliquer à des imaginations si malaisées à croire. Platon disait bien à propos, qu’il n’appartenait qu’aux médecins de mentir en toute liberté, puisque notre salut dépend de la vanité, et fausseté de leurs promesses. Æsope auteur de très rare excellence, et duquel peu de gens découvrent toutes les grâces, est plaisant à nous représenter cette autorité tyrannique, qu’ils usurpent sur ces pauvres âmes affaiblies et abattues par le mal, et la crainte : car il conte, qu’un malade étant interrogé par son médecin, quelle opération il sentait des médicaments, qu’il lui avait donnés : J’ai fort sué, répondit-il : Cela est bon, dit le médecin : Une autre fois il lui demanda encore, comme il s’était porté depuis : J’ai eu un froid extrême, fit-il, et si ai fort tremblé : Cela est bon, suivit le médecin : à la troisième fois, il lui demanda derechef, comment il se portait : Je me sens (dit-il) enfler et bouffir comme d’hydropisie : Voilà qui va bien, ajouta le médecin. L’un de ses domestiques venant après à s’enquérir à lui de son état : Certes mon ami (répond-il) à force de bien être, je me meurs. Il y avait en Ægypte une loi plus juste, par laquelle le médecin prenait son patient en charge les trois premiers jours, aux périls et fortunes du patient : mais les trois jours passés, c’était aux siens propres. Car quelle raison y a-t-il, qu’Æsculapius leur patron ait été frappé du foudre, pour avoir ramené Hypolitus de mort à vie,
Nam pater omnipotens aliquem indignatus ab umbris
Mortalem infernis, ad lumina surgere vitæ,
Ipse repertorem medicinæ talis, et artis
Fulmine Phœbigenam stygias detrusit ad undas :
[Car le père tout-puissant, indigné que, des ombres des Enfers, un mortel remonte à la lumière de la vie, frappa de sa foudre le fils de Phébus, l’inventeur de cet art prodigieux qu’est la médecine, et le précipita dans les eaux du Styx :]
et ses suivants soient absous, qui envoient tant d’âmes de la vie à la mort ? Un médecin vantait à Nicoclés, son art être de grande autorité : Vraiment c’est mon, dit Nicoclés, qui peut impunément tuer tant de gens. Au demeurant, si j’eusse été de leur conseil, j’eusse rendu ma discipline plus sacrée et mystérieuse : ils avaient assez bien commencé, mais ils n’ont pas achevé de même. C’était un bon commencement, d’avoir fait des dieux et des démons auteurs de leur science, d’avoir pris un langage à part, une écriture à part. Quoi qu’en sente la philosophie, que c’est folie de conseiller un homme pour son profit, par manière non intelligible :
Ut si quis medicus imperet ut sumat
Terrigenam, herbigradam, domiportam, sanguine cassam.
[Comme si quelque médecin prescrivait de prendre un enfant de la terre, qui marche dans l’herbe, porte sa maison sur son dos, n’a pas de sang.]
C’était une bonne règle en leur art, et qui accompagne toutes les arts fantastiques, vaines et supernaturelles, qu’il faut que la foi du patient, préoccupe par bonne espérance et assurance, leur effet et opération. Laquelle règle ils tiennent jusques là, que le plus ignorant et grossier médecin, ils le trouvent plus propre à celui, qui a fiance en lui, que le plus expérimenté, et inconnu. Le choix même de la plupart de leurs drogues est aucunement mystérieux et divin. Le pied gauche d’une tortue, l’urine d’un lézard, la fiente d’un Éléphant, le foie d’une taupe, du sang tiré sous l’aile droite d’un pigeon blanc : et pour nous autres coliqueux (tant ils abusent dédaigneusement de notre misère) des crottes de rat pulvérisées, et telles autres singeries, qui ont plus le visage d’un enchantement magicien, que de science solide. Je laisse à part le nombre impair de leurs pilules : la destination de certains jours et fêtes de l’année ; la distinction des heures, à cueillir les herbes de leurs ingrédients : et cette grimace rébarbative et prudente, de leur port et contenance, de quoi Pline même se moque. Mais ils ont failli, veux-je dire, de ce qu’à ce beau commencement, ils n’ont ajouté ceci, de rendre leurs assemblées et consultations plus religieuses et secrètes : aucun homme profane n’y devait avoir accès, non plus qu’aux secrètes cérémonies d’Æsculape. Car il advient de cette faute, que leur irrésolution, la faiblesse de leurs arguments, divinations et fondements, l’âpreté de leurs contestations, pleines de haine, de jalousie, et de considération particulière, venant à être découvertes à un chacun, il faut être merveilleusement aveugle, si on ne se sent bien hasardé entre leurs mains. Qui vit jamais médecin se servir de la recette de son compagnon, sans y retrancher ou ajouter quelque chose ? Ils trahissent assez par là leur art : et nous font voir qu’ils y considèrent plus leur réputation, et par conséquent leur profit, que l’intérêt de leurs patients. Celui-là de leurs docteurs est plus sage, qui leur a anciennement prescrit, qu’un seul se mêle de traiter un malade : car s’il ne fait rien qui vaille, le reproche à l’art de la médecine, n’en sera pas fort grand pour la faute d’un homme seul : et au rebours, la gloire en sera grande, s’il vient à bien rencontrer : là où quand ils sont beaucoup, ils décrient à tous les coups le métier : d’autant qu’il leur advient de faire plus souvent mal que bien. Ils se devaient contenter du perpétuel désaccord, qui se trouve ès opinions des principaux maîtres et auteurs anciens de cette science, lequel n’est connu que des hommes versés aux livres, sans faire voir encore au peuple les controverses et inconstances de jugement, qu’ils nourrissent et continuent entre eux. Voulons-nous un exemple de l’ancien débat de la médecine ? Hierophilus loge la cause originelle des maladies aux humeurs : Erasistratus, au sang des artères : Asclepiades, aux atomes invisibles s’écoulant en nos pores : Alcmeon, en l’exubérance ou défaut des forces corporelles : Diodes, en l’inéqualité des éléments du corps, et en la qualité de l’air, que nous respirons : Strato, en l’abondance, crudité, et corruption de l’aliment que nous prenons : Hippocrates la loge aux esprits. Il y a l’un de leurs amis, qu’ils connaissent mieux que moi, qui s’écrie à ce propos, que la science la plus importante qui soit en notre usage, comme celle qui a charge de notre conservation et santé, c’est de malheur, la plus incertaine, la plus trouble, et agitée de plus de changements. Il n’y a pas grand danger de nous mécompter à la hauteur du Soleil, ou en la fraction de quelque supputation astronomique : mais ici, où il va de tout notre être, ce n’est pas sagesse, de nous abandonner à la merci de l’agitation de tant de vents contraires. Avant la guerre Péloponnésiaque, il n’était pas grandes nouvelles de cette science : Hippocrates la mit en crédit : tout ce que celui-ci avait établi, Chrysippus le renversa : Depuis Erasistratus petit-fils d’Aristote, tout ce que Chrysippus en avait écrit. Après ceux-ci, survinrent les Empiriques, qui prirent une voie toute diverse des anciens, au maniement de cet art. Quand le crédit de ces derniers commença à s’envieillir, Herophilus mit en usage une autre sorte de médecine, qu’Asclepiades vint à combattre et anéantir à son tour. À leur rang gagnèrent autorité les opinions de Themison, et depuis de Musa, et encore après celles de Vexius Valens, médecin fameux par l’intelligence qu’il avait avec Messalina. L’Empire de la médecine tomba du temps de Neron à Thessalus, qui abolit et condamna tout ce qui en avait été tenu jusques à lui. La doctrine de celui-ci fut abattue par Crinas de Marseille, qui apporta de nouveau, de régler toutes les opérations médicinales, aux éphémérides et mouvements des astres, manger, dormir, et boire à l’heure qu’il plairait à la Lune et à Mercure. Son autorité fut bientôt après supplantée par Charinus, médecin de cette même ville de Marseille. Celui-ci combattait non seulement la médecine ancienne, mais encore l’usage des bains chauds, public, et tant de siècles auparavant accoutumé. Il faisait baigner les hommes dans l’eau froide, en hiver même, et plongeait les malades dans l’eau naturelle des ruisseaux. Jusques au temps de Pline aucun Romain n’avait encore daigné exercer la médecine : elle se faisait par des étrangers, et Grecs : comme elle se fait entre nous Français, par des Latineurs : Car comme dit un très grand médecin, nous ne recevons pas aisément la médecine que nous entendons ; non plus que la drogue que nous cueillons. Si les nations, desquelles nous retirons le gaïac, la salsepareille, et le bois de squine, ont des médecins, combien pensons-nous par cette même recommandation de l’étrangeté, la rareté, et la cherté, qu’ils fassent fête de nos choux, et de notre persil ? car qui oserait mépriser les choses recherchées de si loin, au hasard d’une si longue pérégrination et si périlleuse ? Depuis ces anciennes mutations de la médecine, il y en a eu infinies autres jusques à nous ; et le plus souvent mutations entières et universelles ; comme sont celles que produisent de notre temps, Paracelse, Fioravanti et Argenterius : car ils ne changent pas seulement une recette, mais, à ce qu’on me dit, toute la contexture et police du corps de la médecine, accusant d’ignorance et de piperie, ceux qui en ont fait profession jusques à eux. Je vous laisse à penser où en est le pauvre patient. Si encore nous étions assurés, quand ils se mécomptent, qu’il ne nous nuisît pas, s’il ne nous profite ; ce serait une bien raisonnable composition, de se hasarder d’acquérir du bien, sans se mettre en danger de perte. Æsope fait ce conte, qu’un qui avait acheté un More esclave, estimant que cette couleur lui fut venue par accident, et mauvais traitement de son premier maître, le fit médeciner de plusieurs bains et breuvages, avec grand soin : il advint, que le More n’en amenda aucunement sa couleur basanée, mais qu’il en perdit entièrement sa première santé. Combien de fois nous advient-il, de voir les médecins imputant les uns aux autres, la mort de leurs patients ? Il me souvient d’une maladie populaire, qui fut aux villes de mon voisinage, il y a quelques années, mortelle et très dangereuse : cet orage étant passé, qui avait emporté un nombre infini d’hommes ; l’un des plus fameux médecins de toute la contrée, vint à publier un livret, touchant cette matière, par lequel il se ravise, de ce qu’ils avaient usé de la saignée, et confesse que c’est l’une des causes principales du dommage, qui en était advenu. Davantage leurs auteurs tiennent, qu’il n’y a aucune médecine, qui n’ait quelque partie nuisible. Et si celles mêmes qui nous servent, nous offensent aucunement, que doivent faire celles qu’on nous applique du tout hors de propos ? De moi, quand il n’y aurait autre chose, j’estime qu’à ceux qui haïssent le goût de la médecine, ce soit un dangereux effort, et de préjudice, de l’aller avaler à une heure si incommode, avec tant de contrecœur : et crois que cela essaie merveilleusement le malade, en une saison, où il a tant besoin de repos. Outre ce, qu’à considérer les occasions, sur quoi ils fondent ordinairement la cause de nos maladies, elles sont si légères et si délicates, que j’argumente par là, qu’une bien petite erreur en la dispensation de leurs drogues, peut nous apporter beaucoup de nuisance. Or si le mécompte du médecin est dangereux, il nous va bien mal : car il est bien malaisé qu’il n’y retombe souvent : il a besoin de trop de pièces, considérations, et circonstances, pour affûter justement son dessein : Il faut qu’il connaisse la complexion du malade, sa température, ses humeurs, ses inclinations, ses actions, ses pensements même, et ses imaginations. Il faut qu’il se réponde des circonstances externes, de la nature du lieu, condition de l’air et du temps, assiette des planètes, et leurs influences : Qu’il sache en la maladie les causes, les signes, les affections, les jours critiques : en la drogue, le poids, la force, le pays, la figure, l’âge, la dispensation : et faut que toutes ces pièces, il les sache proportionner et rapporter l’une à l’autre, pour en engendrer une parfaite symétrie. À quoi s’il faut tant soit peu, si de tant de ressorts, il y en a un tout seul, qui tire à gauche, en voilà assez pour nous perdre. Dieu sait, de quelle difficulté est la connaissance de la plupart de ces parties : car pour exemple, comment trouvera-t-il le signe propre de la maladie ; chacune étant capable d’un infini nombre de signes ? Combien ont-ils de débats entre eux et de doutes, sur l’interprétation des urines ? Autrement d’où viendrait cette altercation continuelle que nous voyons entre eux sur la connaissance du mal ? Comment excuserions-nous cette faute, où ils tombent si souvent, de prendre martre pour renard ? Aux maux, que j’ai eu, pour peu qu’il y eût de difficulté, je n’en ai jamais trouvé trois d’accord. Je remarque plus volontiers les exemples qui me touchent. Dernièrement à Paris un gentilhomme fut taillé par l’ordonnance des médecins, auquel on ne trouva de pierre non plus à la vessie, qu’à la main ; et là même, un Évêque qui m’était fort ami, avait été instamment sollicité par la plupart des médecins, qu’il appelait à son conseil, de se faire tailler : j’aidai moi-même sous la foi d’autrui, à le lui suader : quand il fut trépassé, et qu’il fut ouvert, on trouva qu’il n’avait mal qu’aux reins. Ils sont moins excusables en cette maladie, d’autant qu’elle est aucunement palpable. C’est par là que la chirurgie me semble beaucoup plus certaine, parce qu’elle voit et manie ce qu’elle fait ; il y a moins à conjecturer et à deviner. Là où les médecins n’ont point de speculum matricis, qui leur découvre notre cerveau, notre poumon, et notre foie. Les promesses mêmes de la médecine sont incroyables : Car ayant à pourvoir à divers accidents et contraires, qui nous pressent souvent ensemble, et qui ont une relation quasi nécessaire, comme la chaleur du foie, et froideur de l’estomac, ils nous vont persuadant que de leurs ingrédients, celui-ci échauffera l’estomac, cet autre rafraîchira le foie : l’un a sa charge d’aller droit aux reins, voire jusques à la vessie, sans étaler ailleurs ses opérations ; et conservant ses forces et sa vertu, en ce long chemin et plein de détourbiers, jusques au lieu, au service duquel il est destiné, par sa propriété occulte : l’autre asséchera le cerveau : celui-là humectera le poumon. De tout cet amas, ayant fait une mixtion de breuvage, n’est-ce pas quelque espèce de rêverie, d’espérer que ces vertus s’aillent divisant, et triant de cette confusion et mélange, pour courir à charges si diverses ? Je craindrais infiniment qu’elles perdissent, ou échangeassent leurs étiquettes, et troublassent leurs quartiers. Et qui pourrait imaginer, qu’en cette confusion liquide, ces facultés ne se corrompent, confondent, et altèrent l’une l’autre ? Quoi, que l’exécution de cette ordonnance dépend d’un autre officier, à la foi et merci duquel nous abandonnons encore un coup notre vie ? Comme nous avons des pourpointiers, des chaussetiers pour nous vêtir ; et en sommes d’autant mieux servis, que chacun ne se mêle que de son sujet, et a sa science plus restreinte et plus courte, que n’a un tailleur, qui embrasse tout. Et comme, à nous nourrir, les grands, pour plus de commodité ont des offices distingués de potagers et de rôtisseurs, de quoi un cuisinier, qui prend la charge universelle, ne peut si exquisement venir à bout. De même à nous guérir, les Ægyptiens avaient raison de rejeter ce général métier de médecin, et découper cette profession à chaque maladie, à chaque partie du corps son ouvrier. Car cette partie en était bien plus proprement et moins confusément traitée, de ce qu’on ne regardait qu’à elle spécialement. Les nôtres ne s’avisent pas, que, qui pourvoit à tout, ne pourvoit à rien : que la totale police de ce petit monde, leur est indigestible. Cependant qu’ils craignent d’arrêter le cours d’un dysentérique, pour ne lui causer la fièvre, ils me tuèrent un ami ; qui valait mieux, que tout tant qu’ils sont. Ils mettent leurs divinations au poids, à l’encontre des maux présents : et pour ne guérir le cerveau au préjudice de l’estomac, offensent l’estomac, et empirent le cerveau, par ces drogues tumultuaires et dissentieuses. Quant à la variété et faiblesse des raisons de cet art, elle est plus apparente qu’en aucun autre art. Les choses apéritives sont utiles à un homme coliqueux, d’autant qu’ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent cette matière gluante, de laquelle se bâtit la grave, et la pierre, et conduisent contrebas, ce qui se commence à durcir et amasser aux reins. Les choses apéritives sont dangereuses à un homme coliqueux, d’autant qu’ouvrant les passages et les dilatant, elles acheminent vers les reins, la matière propre à bâtir la grave, lesquels s’en saisissant volontiers pour cette propension qu’ils y ont, il est malaisé qu’ils n’en arrêtent beaucoup de ce qu’on y aura charrié. Davantage, si de fortune il s’y rencontre quelque corps, un peu plus grosset qu’il ne faut pour passer tous ces détroits, qui restent à franchir pour l’expeller au-dehors, ce corps étant ébranlé par ces choses apéritives, et jeté dans ces canaux étroits, venant à les boucher, acheminera une certaine mort et très douloureuse. Ils ont une pareille fermeté aux conseils qu’ils nous donnent de notre régime de vivre : il est bon de tomber souvent de l’eau, car nous voyons par expérience, qu’en la laissant croupir, nous lui donnons loisir de se décharger de ses excréments, et de sa lie, qui servira de matière à bâtir la pierre en la vessie : Il est bon de ne tomber point souvent de l’eau, car les pesants excréments qu’elle traîne quant et elle, ne s’emporteront point, s’il n’y a de la violence, comme on voit par expérience, qu’un torrent qui roule avec roideur, balaie bien plus nettement le lieu où il passe, que ne fait le cours d’un ruisseau mou et lâche. Pareillement, il est bon d’avoir souvent affaire aux femmes, car cela ouvre les passages, et achemine la grave et le sable. Il est bien aussi mauvais, car cela échauffe les reins, les lasse et affaiblit. Il est bon de se baigner aux eaux chaudes, d’autant que cela relâche et amollit les lieux, où se croupit le sable et la pierre : Mauvais aussi est-il, d’autant que cette application de chaleur externe, aide les reins à cuire, durcir, et pétrifier la matière qui y est disposée. À ceux qui sont aux bains, il est plus salubre de manger peu le soir, afin que le breuvage des eaux qu’ils ont à prendre lendemain matin, fasse plus d’opération, rencontrant l’estomac vide, et non empêché : Au rebours, il est meilleur de manger peu au dîner, pour ne troubler l’opération de l’eau, qui n’est pas encore parfaite, et ne charger l’estomac si soudain, après cet autre travail, et pour laisser l’office de digérer, à la nuit, qui le sait mieux faire, que ne fait le jour, où le corps et l’esprit, sont en perpétuel mouvement et action. Voilà comment ils vont batelant, et baguenaudant à nos dépens en tous leurs discours, et ne me sauraient fournir proposition, à laquelle je n’en rebâtisse une contraire, de pareille force. Qu’on ne crie donc plus après ceux qui en ce trouble, se laissent doucement conduire à leur appétit et au conseil de nature, et se remettent à la fortune commune. J’ai vu par occasion de mes voyages, quasi tous les bains fameux de Chrétienté ; et depuis quelques années ai commencé à m’en servir : Car en général j’estime le baigner salubre, et crois que nous encourons non légères incommodités, en notre santé, pour avoir perdu cette coutume, qui était généralement observée au temps passé, quasi en toutes les nations, et est encore en plusieurs, de se laver le corps tous les jours : et ne puis pas imaginer que nous ne vaillions beaucoup moins de tenir ainsi nos membres encroûtés, et nos pores étouppés de crasse. Et, quant à leur boisson, la fortune a fait premièrement, qu’elle ne soit aucunement ennemie de mon goût : secondement elle est naturelle et simple, qui au moins n’est pas dangereuse, si elle est vaine. De quoi je prends pour répondant, cette infinité de peuples de toutes sortes et complexions, qui s’y assemble. Et encore que je n’y aie aperçu aucun effet extraordinaire et miraculeux : ains que m’en informant un peu plus curieusement qu’il ne se fait, j’aie trouvé mal fondés et faux, tous les bruits de telles opérations, qui se sèment en ces lieux-là, et qui s’y croient (comme le monde va se pipant aisément de ce qu’il désire). Toutefois aussi, n’ai-je vu guère de personnes que ces eaux aient empiré ; et ne leur peut-on sans malice refuser cela, qu’elles n’éveillent l’appétit, facilitent la digestion, et nous prêtent quelque nouvelle allégresse, si on n’y va par trop abattu de forces ; ce que je déconseille de faire. Elles ne sont pas pour relever une pesante ruine : elles peuvent appuyer une inclination légère, ou pourvoir à la menace de quelque altération. Qui n’y apporte assez d’allégresse, pour pouvoir jouir le plaisir des compagnies qui s’y trouvent, et des promenades et exercices, à quoi nous convie la beauté des lieux, où sont communément assises ces eaux, il perd sans doute la meilleure pièce et plus assurée de leur effet. À cette cause j’ai choisi jusques à cette heure, à m’arrêter et à me servir de celles, où il y avait plus d’aménité de lieu, commodité de logis, de vivres et de compagnies, comme sont en France, les bains de Banières : en la frontière d’Allemaigne, et de Lorraine, ceux de Plombières : en Souysse, ceux de Bade : en la Toscane, ceux de Lucques ; et spécialement ceux della Villa, desquels j’ai usé plus souvent, et à diverses saisons. Chaque nation a des opinions particulières, touchant leur usage, et des lois et formes de s’en servir, toutes diverses : et selon mon expérience l’effet quasi pareil. Le boire n’est aucunement reçu en Allemaigne. Pour toutes maladies, ils se baignent, et sont à grenouiller dans l’eau, quasi d’un soleil à l’autre. En Italie, quand ils boivent neuf jours, ils s’en baignent pour le moins trente ; et communément boivent l’eau mixtionnée d’autres drogues, pour secourir son opération. On nous ordonne ici, de nous promener pour la digérer : là on les arrête au lit, où ils l’ont prise, jusques à ce qu’ils l’aient vidée, leur échauffant continuellement l’estomac, et les pieds ; Comme les Allemands ont de particulier, de se faire généralement tous corneter et ventouser, avec scarification dans le bain : ainsi ont les Italiens leurs doccie, qui sont certaines gouttières de cette eau chaude, qu’ils conduisent par des cannes, et vont baignant une heure le matin, et autant l’après-dînée, par l’espace d’un mois, ou la tête, ou l’estomac, ou autre partie du corps, à laquelle ils ont affaire. Il y a infinies autres différences de coutumes, en chaque contrée : ou pour mieux dire, il n’y a quasi aucune ressemblance des unes aux autres. Voilà comment cette partie de médecine, à laquelle seule je me suis laissé aller, quoiqu’elle soit la moins artificielle, si a-t-elle sa bonne part de la confusion et incertitude, qui se voit partout ailleurs en cet art. Les poètes disent tout ce qu’ils veulent, avec plus d’emphase et de grâce ; témoin ces deux épigrammes :
Alcon hesterno signum Iouis attigit. Ille
Quamuis marmoreus, vim patitur medici.
Ecce hodie iussus transferri ex cede vetusta,
Effertur, quamuis sit Deus atque lapis.
[Alcon, hier, a touché la statue de Jupiter. Celui-ci, quoique de marbre, éprouve la force du médecin. Voici qu’aujourd’hui, contraint à quitter son vieux temple, il est emporté, quoiqu’il soit dieu et pierre.]
Et l’autre,
Lotus nobiscum est hilaris, cœnauit et idem,
Inuentus mane est mortuus Andragoras.
Tam subitæ mortis causam Faustine requiris ?
In somnis medicum viderat Hermocratem.
[Andragoras s’est baigné joyeusement avec nous, il a soupé aussi, et ce matin, on l’a trouvé mort. Tu demandes la cause d’une mort aussi subite, Faustinus ? Il avait vu en songe le médecin Hermocrate.]
Sur quoi je veux faire deux contes : Le Baron de Caupene en Chalosse, et moi, avons en commun le droit de patronage d’un bénéfice qui est de grande étendue, au pied de nos montagnes, qui se nomme Lahontan. Il est des habitants de ce coin, ce qu’on dit de ceux de la vallée d’Angrougne ; ils avaient une vie à part, les façons, les vêtements, et les mœurs à part : régis et gouvernés par certaines polices et coutumes particulières, reçues de père en fils, auxquelles ils s’obligeaient sans autre contrainte, que de la révérence de leur usage. Ce petit état s’était continué de toute ancienneté en une condition si heureuse, qu’aucun juge voisin n’avait été en peine de s’informer de leur affaire ; aucun avocat employé à leur donner avis, ni étranger appelé pour éteindre leurs querelles ; et n’avait-on jamais vu aucun de ce détroit à l’aumône. Ils fuyaient les alliances et le commerce de l’autre monde, pour n’altérer la pureté de leur police jusques à ce, comme ils récitent, que l’un d’entre eux, de la mémoire de leurs pères, ayant l’âme époinçonnée d’une noble ambition, alla s’aviser pour mettre son nom en crédit et réputation, de faire l’un de ses enfants maître Jean, ou maître Pierre : et l’ayant fait instruire à écrire en quelque ville voisine, en rendit enfin un beau notaire de village. Celui-ci, devenu grand, commença à dédaigner leurs anciennes coutumes, et à leur mettre en tête la pompe des régions de deçà. Le premier de ses compères, à qui on écorna une chèvre, il lui conseilla d’en demander raison aux Juges Royaux d’autour de là ; et de celui-ci à un autre, jusques à ce qu’il eût tout abâtardi. À la suite de cette corruption, ils disent, qu’il y en survint incontinent une autre, de pire conséquence, par le moyen d’un médecin, à qui il prit envie d’épouser une de leurs filles, et de s’habituer parmi eux. Celui-ci commença à leur apprendre premièrement le nom des fièvres, des rhumes, et des apostumes, la situation du cœur, du foie, et des intestins, qui était une science jusques lors très éloignée de leur connaissance : et au lieu de l’ail, de quoi ils avaient appris à chasser toutes sortes de maux, pour âpres et extrêmes qu’ils fussent, il les accoutuma pour une toux, ou pour un morfondement, à prendre les mixtions étrangères, et commença à faire trafic, non de leur santé seulement, mais aussi de leur mort. Ils jurent que depuis lors seulement, ils ont aperçu que le serein leur appesantissait la tête, que le boire ayant chaud apportait nuisance, et que les vents de l’automne étaient plus griefs que ceux du printemps : que depuis l’usage de cette médecine, ils se trouvent accablés d’une légion de maladies inaccoutumées, et qu’ils aperçoivent un général déchet, en leur ancienne vigueur, et leurs vies de moitié raccourcies. Voilà le premier de mes contes. L’autre est, qu’avant ma sujétion graveleuse, oyant faire cas du sang de bouc à plusieurs, comme d’une manne céleste envoyée en ces derniers siècles, pour la tutelle et conservation de la vie humaine, et en oyant parler à des gens d’entendement comme d’une drogue admirable, et d’une opération infaillible : moi qui ai toujours pensé être en butte à tous les accidents, qui peuvent toucher tout autre homme, pris plaisir en pleine santé à me pourvoir de ce miracle, et commandai chez moi qu’on me nourrît un bouc selon la recette : Car il faut que ce soit aux mois les plus chaleureux de l’Été, qu’on le retire : et qu’on ne lui donne à manger que des herbes apéritives, et à boire que du vin blanc. Je me rendis de fortune chez moi le jour qu’il devait être tué : on me vint dire que mon cuisinier trouvait dans la panse deux ou trois grosses boules, qui se choquaient l’une l’autre parmi sa mangeaille : Je fus curieux de faire apporter toute cette tripaille en ma présence, et fis ouvrir cette grosse et large peau : il en sortit trois gros corps, légers comme des éponges, de façon qu’il semble qu’ils soient creux, durs au demeurant par le dessus et fermés, bigarrés de plusieurs couleurs mortes : l’un parfait en rondeur, à la mesure d’une courte boule : les autres deux, un peu moindres, auxquels l’arrondissement est imparfait, et semble qu’il s’y acheminât. J’ai trouvé, m’en étant fait enquérir à ceux, qui ont accoutumé d’ouvrir de ces animaux, que c’est un accident rare et inusité. Il est vraisemblable que ce sont des pierres cousines des nôtres : Et s’il est ainsi, c’est une espérance bien vaine aux graveleux, de tirer leur guérison du sang d’une bête, qui s’en allait elle-même mourir d’un pareil mal. Car de dire que le sang ne se sent pas de cette contagion, et n’en altère sa vertu accoutumée, il est plutôt à croire, qu’il ne s’engendre rien en un corps que par la conspiration et communication de toutes les parties : la masse agit tout entière, quoique l’une pièce y contribue plus que l’autre, selon la diversité des opérations. Par quoi il y a grande apparence qu’en toutes les parties de ce bouc, il y avait quelque qualité pétrifiante. Ce n’était pas tant pour la crainte de l’avenir, et pour moi, que j’étais curieux de cette expérience : comme c’était, qu’il advient chez moi, ainsi qu’en plusieurs maisons, que les femmes y font amas de telles menues drogueries, pour en secourir le peuple : usant de même recette à cinquante maladies, et de telle recette, qu’elles ne prennent pas pour elles, et si triomphent en bons événements. Au demeurant, j’honore les médecins, non pas suivant le précepte, pour la nécessité (car à ce passage on en oppose un autre du prophète, reprenant le Roi Asa d’avoir eu recours au médecin) mais pour l’amour d’eux-mêmes, en ayant vu beaucoup d’honnêtes hommes et dignes d’être aimés. Ce n’est pas à eux que j’en veux, c’est à leur art, et ne leur donne pas grand blâme de faire leur profit de notre sottise, car la plupart du monde fait ainsi. Plusieurs vacations et moindres et plus dignes que la leur, n’ont fondement, et appui qu’aux abus publics. Je les appelle en ma compagnie, quand je suis malade, s’ils se rencontrent à propos, et demande à en être entretenu, et les paye comme les autres. Je leur donne loi, de me commander de m’abrier chaudement, si je l’aime mieux ainsi, que d’autre sorte ; ils peuvent choisir d’entre les porreaux et les laitues, de quoi il leur plaira que mon bouillon se fasse, et m’ordonner le blanc ou le clairet : et ainsi de toutes autres choses, qui sont indifférentes à mon appétit et usage. J’entends bien que ce n’est rien faire pour eux, d’autant que l’aigreur et l’étrangeté sont accidents de l’essence propre de la médecine. Lycurgus ordonnait le vin aux Spartiates malades : Pourquoi ? parce qu’ils en haïssaient l’usage, sains : Tout ainsi qu’un gentilhomme mon voisin s’en sert pour drogue très salutaire à ses fièvres, parce que de sa nature il en hait mortellement le goût. Combien en voyons-nous d’entre eux, être de mon humeur ? dédaigner la médecine pour leur service, et prendre une forme de vie libre, et toute contraire à celle qu’ils ordonnent à autrui ? Qu’est-ce cela, si ce n’est abuser tout détroussément de notre simplicité ? Car ils n’ont pas leur vie et leur santé moins chère que nous ; et accommoderaient leurs effets à leur doctrine s’ils n’en connaissaient eux-mêmes la fausseté. C’est la crainte de la mort et de la douleur, l’impatience du mal, une furieuse et indiscrète soif de la guérison, qui nous aveugle ainsi : C’est pure lâcheté qui nous rend notre croyance si molle et maniable. La plupart pourtant ne croient pas tant, comme ils endurent et laissent faire : car je les ois se plaindre et en parler, comme nous. Mais ils se résolvent enfin : Que ferais-je donc ? Comme si l’impatience était de soi quelque meilleur remède, que la patience. Y a-t-il aucun de ceux qui se sont laissés aller à cette misérable sujétion, qui ne se rende également à toute sorte d’impostures ? qui ne se mette à la merci de quiconque a cette impudence, de lui donner promesse de sa guérison ? Les Babyloniens portaient leurs malades en la place : le médecin c’était le peuple : chacun des passants ayant par humanité et civilité à s’enquérir de leur état : et, selon son expérience, leur donner quelque avis salutaire. Nous n’en faisons guère autrement : il n’est pas une simple femmelette, de qui nous n’employons les barbotages et les brevets : et selon mon humeur, si j’avais à en accepter quelqu’une, j’accepterais plus volontiers cette médecine qu’aucune autre : d’autant qu’au moins il n’y a nul dommage à craindre. Ce qu’Homere et Platon disaient des Ægyptiens, qu’ils étaient tous médecins, il se doit dire de tous peuples : Il n’est personne, qui ne se vante de quelque recette, et qui ne la hasarde sur son voisin, s’il l’en veut croire. J’étais l’autre jour en une compagnie, où je ne sais qui, de ma confrérie, apporta la nouvelle d’une sorte de pilules compilées de cent, et tant d’ingrédients de compte fait : il s’en émut une fête et une consolation singulière : car quel rocher soutiendrait l’effort d’une si nombreuse batterie ? J’entends toutefois par ceux qui l’essayèrent, que la moindre petite grave ne daigna s’en émouvoir. Je ne me puis déprendre de ce papier, que je n’en dise encore ce mot, sur ce qu’ils nous donnent pour répondant de la certitude de leurs drogues, l’expérience qu’ils ont faite. La plupart, et ce crois-je, plus des deux tiers des vertus médicinales, consistent en la quintessence, ou propriété occulte des simples, de laquelle nous ne pouvons avoir autre instruction que l’usage. Car quintessence, n’est autre chose qu’une qualité, de laquelle par notre raison nous ne savons trouver la cause. En telles preuves, celles qu’ils disent avoir acquises par l’inspiration de quelque Démon, je suis content de les recevoir ; (car quant aux miracles, je n’y touche jamais) ou bien encore les preuves qui se tirent des choses, qui pour autre considération tombent souvent en notre usage : comme si en la laine, de quoi nous avons accoutumé de nous vêtir, il s’est trouvé par accident, quelque occulte propriété dessicative, qui guérisse les mules au talon ; et si au raifort, que nous mangeons pour la nourriture, il s’est rencontré quelque opération apéritive. Galen récite, qu’il advint à un ladre de recevoir guérison par le moyen du vin qu’il but, d’autant que de fortune, une vipère s’était coulée dans le vaisseau. Nous trouvons en cet exemple le moyen, et une conduite vraisemblable à cette expérience : Comme aussi en celles, auxquelles les médecins disent, avoir été acheminés par l’exemple d’aucunes bêtes. Mais en la plupart des autres expériences, à quoi ils disent avoir été conduits par la fortune, et n’avoir eu autre guide que le hasard, je trouve le progrès de cette information incroyable. J’imagine l’homme, regardant autour de lui le nombre infini des choses, plantes, animaux, métaux. Je ne sais par où lui faire commencer son essai : et quand sa première fantaisie se jettera sur la corne d’un élan, à quoi il faut prêter une créance bien molle et aisée : il se trouve encore autant empêché en sa seconde opération. Il lui est proposé tant de maladies, et tant de circonstances, qu’avant qu’il soit venu à la certitude de ce point, où doit joindre la perfection de son expérience, le sens humain y perd son Latin : et avant qu’il ait trouvé parmi cette infinité de choses, que c’est cette corne : parmi cette infinité de maladies, l’épilepsie : tant de complexions, au mélancolique : tant de saisons, en hiver : tant de nations, au Français : tant d’âges, en la vieillesse : tant de mutations célestes, en la conjonction de Vénus et de Saturne : tant de parties du corps au doigt. À tout cela n’étant guidé ni d’argument, ni de conjecture, ni d’exemple, ni d’inspiration divine, ains du seul mouvement de la fortune, il faudrait que ce fut par une fortune, parfaitement artificielle, réglée et méthodique. Et puis, quand la guérison fut faite, comment se peut-il assurer, que ce ne fut, que le mal était arrivé à sa période ; ou un effet du hasard ? ou l’opération de quelque autre chose, qu’il eût ou mangé, ou bu, ou touché ce jour-là, ou le mérite des prières de sa mère-grand ? Davantage, quand cette preuve aurait été parfaite, combien de fois fut-elle réitérée ? et cette longue cordée de fortunes et de rencontres, renfilée, pour en conclure une règle. Quand elle sera conclue, par qui est-ce ? de tant de millions, il n’y a que trois hommes qui se mêlent d’enregistrer leurs expériences. Le sort aura-t-il rencontré à point nommé l’un de ceux-ci. Quoi si un autre, et si cent autres, ont fait des expériences contraires ? À l’aventure y verrions-nous quelque lumière, si tous les jugements, et raisonnements des hommes, nous étaient connus. Mais que trois témoins et trois docteurs, régentent l’humain genre, ce n’est pas la raison : il faudrait que l’humaine nature les eût députés et choisis, et qu’ils fussent déclarés nos syndics par expresse procuration.
À MADAME DE DURAS.
Madame, vous me trouvâtes sur ce pas dernièrement, que vous me vîntes voir. Parce qu’il pourra être, que ces inepties se rencontreront quelquefois entre vos mains : je veux aussi qu’elles portent témoignage, que l’auteur se sent bien fort honoré de la faveur que vous leur ferez. Vous y reconnaîtrez ce même port, et ce même air, que vous avez vu en sa conversation. Quand j’eusse pu prendre quelque autre façon que la mienne ordinaire, et quelque autre forme plus honorable et meilleure, je ne l’eusse pas fait ; car je ne veux tirer de ces écrits, sinon qu’ils me représentent à votre mémoire, au naturel. Ces mêmes conditions et facultés, que vous avez pratiquées et recueillies, Madame, avec beaucoup plus d’honneur et de courtoisie qu’elles ne méritent, je les veux loger (mais sans altération et changement) en un corps solide, qui puisse durer quelques années, ou quelques jours après moi, où vous les retrouverez, quand il vous plaira vous en rafraîchir la mémoire, sans prendre autrement la peine de vous en souvenir : aussi ne le valent-elles pas. Je désire que vous continuez en moi, la faveur de votre amitié, par ces mêmes qualités, par le moyen desquelles, elle a été produite. Je ne cherche aucunement qu’on m’aime et estime mieux, mort, que vivant. L’humeur de Tybere est ridicule, et commune pourtant, qui avait plus de soin d’étendre sa renommée à l’avenir, qu’il n’avait de se rendre estimable et agréable aux hommes de son temps. Si j’étais de ceux, à qui le monde peut devoir louange, je l’en quitterais pour la moitié, et qu’il me la payât d’avance : Qu’elle se hâtât et amoncelât tout autour de moi, plus épaisse qu’allongée, plus pleine que durable. Et qu’elle s’évanouît hardiment, quand et ma connaissance, et quand ce doux son ne touchera plus mes oreilles. Ce serait une sotte humeur, d’aller à cette heure, que je suis prêt d’abandonner le commerce des hommes, me produire à eux, par une nouvelle recommandation. Je ne fais nulle recette des biens que je n’ai pu employer à l’usage de ma vie. Quel que je sois, je le veux être ailleurs qu’en papier. Mon art et mon industrie ont été employés à me faire valoir moi-même. Mes études, à m’apprendre à faire, non pas à écrire. J’ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres, que de nulle autre besogne. J’ai désiré de la suffisance, pour le service de mes commodités présentes et essentielles, non pour en faire magasin, et réserve à mes héritiers. Qui a de la valeur, si le fasse connaître en ses mœurs, en ses propos ordinaires : à traiter l’amour, ou des querelles, au jeu, au lit, à la table, à la conduite de ses affaires, à son économie. Ceux que je vois faire des bons livres sous des méchantes chausses, eussent premièrement fait leurs chausses, s’ils m’en eussent cru. Demandez à un Spartiate, s’il aime mieux être bon rhétoricien que bon soldat : non pas moi, que bon cuisinier, si je n’avais qui m’en servît. Mon Dieu, Madame, que je haïrais une telle recommandation, d’être habile homme par écrit, et être un homme de néant, et un sot, ailleurs. J’aime mieux encore être un sot, et ici, et là, que d’avoir si mal choisi, où employer ma valeur. Aussi il s’en faut tant que j’attende à me faire quelque nouvel honneur par ces sottises, que je ferai beaucoup, si je n’y en perds point, de ce peu que j’en avais acquis. Car, outre ce que cette peinture morte, et muette, dérobera à mon être naturel, elle ne se rapporte pas à mon meilleur état, mais beaucoup déchu de ma première vigueur et allégresse, tirant sur le flétri et le rance. Je suis sur le fond du vaisseau, qui sent tantôt le bas et la lie. Au demeurant, Madame, je n’eusse pas osé remuer si hardiment les mystères de la médecine, attendu le crédit que vous et tant d’autres lui donnez, si je n’y eusse été acheminé par ses auteurs mêmes. Je crois qu’ils n’en ont que deux anciens Latins, Pline et Celsus. Si vous les voyez quelque jour, vous trouverez qu’ils parlent bien plus rudement à leur art, que je ne fais : je ne fais que la pincer, ils l’égorgent. Pline se moque entre autres choses, de quoi quand ils sont au bout de leur corde, ils ont inventé cette belle défaite, de renvoyer les malades qu’ils ont agités et tourmentés pour néant, de leurs drogues et régimes, les uns, au secours des vœux, et miracles, les autres aux eaux chaudes. (Ne vous courroucez pas, Madame, il ne parle pas de celles de deçà, qui sont sous la protection de votre maison, et toutes Gramontoises.) Ils ont une tierce sorte de défaite, pour nous chasser d’auprès d’eux, et se décharger des reproches, que nous leur pouvons faire du peu d’amendement, à nos maux, qu’ils ont eu si longtemps en gouvernement, qu’il ne leur reste plus aucune invention à nous amuser : c’est de nous envoyer chercher la bonté de l’air de quelque autre contrée. Madame en voilà assez : vous me donnez bien congé de reprendre le fil de mon propos, duquel je m’étais détourné pour vous entretenir.
Ce fut ce me semble, Pericles, lequel étant enquis, comme il se portait : Vous le pouvez (dit-il) juger par là : montrant des brevets, qu’il avait attachés au col et au bras. Il voulait inférer, qu’il était bien malade, puisqu’il en était venu jusques là, d’avoir recours à choses si vaines, et de s’être laissé équiper en cette façon. Je ne dis pas que je ne puisse être emporté un jour à cette opinion ridicule, de remettre ma vie, et ma santé, à la merci et gouvernement des médecins : je pourrai tomber en cette rêverie : je ne me puis répondre de ma fermeté future : mais lors aussi si quelqu’un s’enquiert à moi, comment je me porte, je lui pourrai dire, comme Pericles : Vous le pouvez juger par là, montrant ma main chargée de six dragmes d’opiate : ce sera un bien évident signe d’une maladie violente : j’aurai mon jugement merveilleusement démanché. Si l’impatience et la frayeur gagnent cela sur moi, on en pourra conclure une bien âpre fièvre en mon âme. J’ai pris la peine de plaider cette cause, que j’entends assez mal, pour appuyer un peu et conforter la propension naturelle, contre les drogues, et pratique de notre médecine : qui s’est dérivée en moi, par mes ancêtres : afin que ce ne fût pas seulement une inclination stupide et téméraire, et qu’elle eût un peu plus de forme : Aussi que ceux qui me voient si ferme contre les exhortements et menaces, qu’on me fait, quand mes maladies me pressent, ne pensent pas que ce soit simple opiniâtreté : ou qu’il y ait quelqu’un si fâcheux, qui juge encore, que ce soit quelque aiguillon de gloire : Ce serait un désir bien asséné, de vouloir tirer honneur d’une action, qui m’est commune, avec mon jardinier et mon muletier. Certes je n’ai point le cœur si enflé, ni si venteux, qu’un plaisir solide, charnu, et moelleux, comme la santé, je l’allasse échanger, pour un plaisir imaginaire, spirituel et aéré. La gloire, voire celle des quatre fils Aymon, est trop cher achetée à un homme de mon humeur, si elle lui coûte trois bons accès de colique. La santé de par Dieu ! Ceux qui aiment notre médecine, peuvent avoir aussi leurs considérations bonnes, grandes, et fortes : je ne hais point les fantaisies contraires aux miennes. Il s’en faut tant que je m’effarouche de voir de la discordance de mes jugements à ceux d’autrui, et que je me rende incompatible à la société des hommes, pour être d’autre sens et parti que le mien : qu’au rebours, (comme c’est la plus générale façon que nature ait suivi, que la variété, et plus aux esprits, qu’aux corps : d’autant qu’ils sont de substance plus souple et susceptible de formes) je trouve bien plus rare, de voir convenir nos humeurs, et nos desseins. Et ne fut jamais au monde, deux opinions pareilles, non plus que deux poils, ou deux grains. Leur plus universelle qualité, c’est la diversité.
FIN DU SECOND LIVRE
Livre troisième §
Chapitre I. De l’utile et de l’honnête §
Personne n’est exempt de dire des fadaises : le malheur est, de les dire curieusement :
Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit.
[Assurément, voici quelqu’un qui avec grand-peine va dire de grandes sottises.]
Cela ne me touche pas ; les miennes m’échappent aussi nonchalamment qu’elles le valent : D’où bien leur prend : Je les quitterais soudain, à peu de coût qu’il y eût : Et ne les achète, ni ne les vends, que ce qu’elles pèsent : Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre : Qu’il soit vrai, voici de quoi. À qui ne doit être la perfidie détestable, puisque Tybere la refusa à si grand intérêt ? On lui manda d’Allemaigne, que s’il le trouvait bon, on le déferait d’Ariminius par poison. C’était le plus puissant ennemi que les Romains eussent, qui les avait si vilainement traités sous Varus, et qui seul empêchait l’accroissement de sa domination en ces contrées-là. Il fit réponse, que le peuple Romain avait accoutumé de se venger de ses ennemis par voie ouverte, les armes en main, non par fraude et en cachette : il quitta l’utile pour l’honnête. C’était (me direz-vous) un affronteur. Je le crois : ce n’est pas grand miracle, à gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celui qui la hait : d’autant que la vérité la lui arrache par force, et que s’il ne la veut recevoir en soi, au moins il s’en couvre, pour s’en parer. Notre bâtiment et public et privé, est plein d’imperfection : mais il n’y a rien d’inutile en nature, non pas l’inutilité même, rien ne s’est ingéré en cet univers, qui n’y tienne place opportune. Notre être est cimenté de qualités maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession, que l’image s’en reconnaît aussi aux bêtes : Voire et la cruauté, vice si dénaturé : car au milieu de la compassion, nous sentons au-dedans, je ne sais quelle aigre-douce pointe de volupté maligne, à voir souffrir autrui : et les enfants le sentent :
Suaue mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
[Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’observer depuis la terre le rude effort d’autrui.]
Desquelles qualités, qui ôterait les semences en l’homme, détruirait les fondamentales conditions de notre vie : De même, en toute police : il y a des offices nécessaires, non seulement abjects, mais encore vicieux : Les vices y trouvent leur rang, et s’emploient à la couture de notre liaison : comme les venins à la conservation de notre santé. S’ils deviennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoin, et que la nécessité commune efface leur vraie qualité : il faut laisser jouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifièrent leur vie, pour le salut de leur pays : Nous autres plus faibles prenons des rôles et plus aisés et moins hasardeux : Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre : résignons cette commission à gens plus obéissants et plus souples. Certes j’ai eu souvent dépit, de voir des juges, attirer par fraude et fausses espérances de faveur ou pardon, le criminel à découvrir son fait, et y employer la piperie et l’impudence : Il servirait bien à la justice, et à Platon même, qui favorise cet usage, de me fournir d’autres moyens plus selon moi. C’est une justice malicieuse : et ne l’estime pas moins blessée par soi-même, que par autrui. Je répondis, n’y a pas longtemps, qu’à peine trahirais-je le Prince pour un particulier, qui serais très marri de trahir aucun particulier, pour le Prince : Et ne hais pas seulement à piper, mais je hais aussi qu’on se pipe en moi : je n’y veux pas seulement fournir de matière et d’occasion. En ce peu que j’ai eu à négocier entre nos Princes, en ces divisions, et subdivisions, qui nous déchirent aujourd’hui : j’ai curieusement évité, qu’ils se méprissent en moi, et s’enferrassent en mon masque. Les gens du métier se tiennent les plus couverts, et se présentent et contrefont les plus moyens, et les plus voisins qu’ils peuvent : moi, je m’offre par mes opinions les plus vives, et par la forme plus mienne : Tendre négociateur et novice : qui aime mieux faillir à l’affaire, qu’à moi. Ç’a été pourtant jusques à cette heure, avec tel heur (car certes fortune y a la principale part), que peu ont passé de main à autre, avec moins de soupçon, plus de faveur et de privauté. J’ai une façon ouverte, aisée à s’insinuer, et à se donner crédit, aux premières accointances. La naïveté et la vérité pure, en quelque siècle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte, et peu odieuse, qui besognent sans aucun leur intérêt : Et peuvent véritablement employer la réponse de Hipperides aux Athéniens, se plaignant de l’âpreté de son parler : Messieurs, ne considérez pas si je suis libre, mais si je le suis, sans rien prendre, et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m’a aussi aisément déchargé du soupçon de feintise, par sa vigueur (n’épargnant rien à dire pour pesant et cuisant qu’il fût : je n’eusse pu dire pis absent) et en ce, qu’elle a une montre apparente de simplesse et de nonchalance : Je ne prétends autre fruit en agissant, que d’agir, et n’y attache longues suites et propositions : Chaque action fait particulièrement son jeu : porte s’il peut. Au demeurant, je ne suis pressé de passion, ou haineuse, ou amoureuse, envers les grands : ni n’ai ma volonté garrottée d’offense, ou d’obligation particulière. Je regarde nos Rois d’une affection simplement légitime et civile, ni émue ni démue par intérêt privé, de quoi je me sais bon gré. La cause générale et juste ne m’attache non plus, que modérément et sans fièvre. Je ne suis pas sujet à ces hypothèques et engagements pénétrants et intimes : La colère et la haine sont au-delà du devoir de la justice : et sont passions servant seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à leur devoir, par la raison simple : Utatur motu animi, qui uti ratione non potest. [Qu’il use de la passion, celui qui ne peut user de la raison.] Toutes intentions légitimes sont d’elles-mêmes tempérées : sinon, elles s’altèrent en séditieuses et illégitimes. C’est ce qui me fait marcher partout, la tête haute, le visage, et le cœur ouvert. À la vérité, et ne crains point de l’avouer, je porterais facilement au besoin, une chandelle à Saint Michel, l’autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille : Je suivrai le bon parti jusques au feu, mais exclusivement si je puis : Que Montaigne s’engouffre quant et la ruine publique, si besoin est : mais s’il n’est pas besoin, je saurai bon gré à la fortune qu’il se sauve : et autant que mon devoir me donne de corde, je l’emploie à sa conservation. Fût-ce pas Atticus, lequel se tenant au juste parti, et au parti qui perdit, se sauva par sa modération, en cet universel naufrage du monde, parmi tant de mutations et diversités ? Aux hommes, comme lui privés, il est plus aisé : Et en telle sorte de besogne, je trouve qu’on peut justement n’être pas ambitieux à s’ingérer et convier soi-même : De se tenir chancelant et métis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en une division publique, je ne le trouve ni beau, ni honnête : Ea non media, sed nulla via est, velut euentum expectan-tium, quo fortunæ consilia sua applicent. [C’est prendre non une voie moyenne, mais aucune voie du tout, comme font ceux qui attendent l’issue pour se ranger du côté de la fortune.] Cela peut être permis envers les affaires des voisins ; et Gelon tyran de Syracuse, suspendait ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs, tenant une Ambassade à Delphes, avec des présents pour être en échauguette, à voir de quel côté tomberait la fortune, et prendre l’occasion à point, pour le concilier aux victorieux. Ce serait une espèce de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, auxquels nécessairement il faut prendre parti : mais de ne s’embesogner point, à homme qui n’a ni charge, ni commandement exprès qui le presse, je le trouve plus excusable (et si ne pratique pour moi cette excuse) qu’aux guerres étrangères : desquelles pourtant, selon nos lois, ne s’empêche qui ne veut. Toutefois ceux encore qui s’y engagent tout à fait, le peuvent, avec tel ordre et attrempance, que l’orage devra couler par-dessus leur tête, sans offense. N’avions-nous pas raison de l’espérer ainsi du feu Évêque d’Orléans, sieur de Morvilliers ? Et j’en connais entre ceux qui y ouvrent valeureusement à cette heure, de mœurs ou si équables, ou si douces, qu’ils seront, pour demeurer debout, quelque injurieuse mutation et chute que le ciel nous apprête. Je tiens que c’est aux Rois proprement, de s’animer contre les Rois : et me moque de ces esprits, qui de gaieté de cœur se présentent à querelles si disproportionnées : Car on ne prend pas querelle particulière avec un prince, pour marcher contre lui ouvertement et courageusement, pour son honneur, et selon son devoir : s’il n’aime un tel personnage, il fait mieux, il l’estime. Et notamment la cause des lois, et défense de l’ancien état, a toujours cela, que ceux mêmes qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les défenseurs, s’ils ne les honorent. Mais il ne faut pas appeler devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine âpreté, qui naît de l’intérêt et passion privée, ni courage, une conduite traîtresse et malicieuse. Ils nomment zèle, leur propension vers la malignité, et violence : Ce n’est pas la cause qui les échauffe, c’est leur intérêt : Ils attisent la guerre, non parce qu’elle est juste, mais parce que c’est guerre. Rien n’empêche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement : conduisez-vous-y d’une, sinon partout égale affection (car elle peut souffrir différentes mesures) au moins tempérée, et qui ne vous engage tant à l’un, qu’il puisse tout requérir de vous : Et vous contentez aussi d’une moyenne mesure de leur grâce : et de couler en eau trouble, sans y vouloir pêcher. L’autre manière de s’offrir de toute sa force aux uns et aux autres, a encore moins de prudence que de conscience. Celui envers qui vous en trahissez un, duquel vous êtes pareillement bienvenu : sait-il pas, que de soi vous en faites autant à son tour ? Il vous tient pour un méchant homme : cependant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de votre déloyauté : Car les hommes doubles sont utiles, en ce qu’ils apportent : mais il se faut garder, qu’ils n’emportent que le moins qu’on peut. Je ne dis rien à l’un, que je ne puisse dire à l’autre, à son heure, l’accent seulement un peu changé : et ne rapporte que les choses ou indifférentes, ou connues, ou qui servent en commun. Il n’y a point d’utilité, pour laquelle je me permette de leur mentir. Ce qui a été fié à mon silence, je le cèle religieusement : mais je prends à celer le moins que je puis : C’est une importune garde, du secret des Princes, à qui n’en a que faire. Je présente volontiers ce marché, qu’ils me fient peu : mais qu’ils se fient hardiment, de ce que je leur apporte : J’en ai toujours plus su que je n’ai voulu. Un parler ouvert, ouvre un autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l’amour. Philippides répondit sagement à mon gré, au Roi Lysimachus, qui lui disait, Que veux-tu que je te communique de mes biens ? Ce que tu voudras, pourvu que ce ne soit de tes secrets. Je vois que chacun se mutine si on lui cache le fond des affaires auxquels on l’emploie, et si on lui en a dérobé quelque arrière-sens : Pour moi, je suis content qu’on ne m’en dise non plus, qu’on veut que j’en mette en besogne : et ne désire pas, que ma science outrepasse et contraigne ma parole. Si je dois servir d’instrument de tromperie, que ce soit au moins sauve ma conscience. Je ne veux être tenu serviteur, ni si affectionné, ni si loyal, qu’on me trouve bon à trahir personne. Qui est infidèle à soi-même, l’est excu-sablement à son maître. Mais ce sont Princes, qui n’acceptent pas les hommes à moitié, et méprisent les services limités et conditionnés. Il n’y a remède : je leur dis franchement mes bornes : car esclave, je ne le dois être que de la raison, encore n’en puis-je bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d’exiger d’un homme libre, telle sujétion à leur service, et telle obligation, que de celui, qu’ils ont fait et acheté : ou duquel la fortune tient particulièrement et expressément à la leur. Les lois m’ont ôté de grand-peine, elles m’ont choisi parti, et donné un maître : toute autre supériorité et obligation doit être relative à celle-là, et retranchée. Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection me porterait autrement, qu’incontinent j’y portasse la main : la volonté et les désirs se font loi eux-mêmes, les actions ont à la recevoir de l’ordonnance publique. Tout ce mien procéder, est un peu bien dissonant à nos formes : ce ne serait pas pour produire grands effets, ni pour y durer : l’innocence même ne saurait à cette heure ni négocier sans dissimulation, ni marchander sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations publiques : ce que ma profession en requiert, je l’y fournis, en la forme que je puis la plus privée. Enfant, on m’y plongea jusques aux oreilles, et il succédait : si m’en dépris-je de belle heure. J’ai souvent depuis évité de m’en mêler, rarement accepté, jamais requis, tenant le dos tourné à l’ambition : mais sinon comme les tireurs d’aviron, qui s’avancent ainsi à reculons : tellement toutefois, que de ne m’y être point embarqué, j’en suis moins obligé à ma résolution, qu’à ma bonne fortune. Car il y a des voies moins ennemies de mon goût, et plus conformes à ma portée, par lesquelles si elle m’eût appelé autrefois au service public, et à mon avancement vers le crédit du monde, je sais que j’eusse passé par-dessus la raison de mes discours, pour la suivre. Ceux qui disent communément contre ma profession, que ce que j’appelle franchise, simplesse, et naïveté, en mes mœurs, c’est art et finesse : et plutôt prudence, que bonté : industrie, que nature : bon sens, que bonheur : me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ôtent. Mais certes ils font ma finesse trop fine. Et qui m’aura suivi et épié de près, je lui donnerai gagné, s’il ne confesse, qu’il n’y a point de règle en leur école, qui sût rapporter ce naturel mouvement, et maintenir une apparence de liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmi des routes si tortues et diverses : et que toute leur attention et engin, ne les y saurait conduire. La voie de la vérité est une et simple, celle du profit particulier, et de la commodité des affaires, qu’on a en charge, double, inégale, et fortuite. J’ai vu souvent en usage, ces libertés contrefaites, et artificielles, mais le plus souvent, sans succès. Elles sentent volontiers leur âne d’Æsope : lequel par émulation du chien, vint à se jeter tout gaiement, à deux pieds, sur les épaules de son maître : mais autant que le chien recevait de caresses, de pareille fête, le pauvre âne, en reçut deux fois autant de bastonnades. Id maxime quemque decet, quod est cuiusque suum maxime. [Ce qui convient le mieux à chacun, c’est ce qui est à chacun le plus propre.] Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce serait mal entendre le monde : je sais qu’elle a servi souvent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plupart des vacations des hommes. Il y a des vices légitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illégitimes. La justice en soi, naturelle et universelle, est autrement réglée, et plus noblement, que n’est cette autre justice spéciale, nationale, contrainte au besoin de nos polices : Veri iuris germanæque iustitiæ solidam et expressam effigiem nullam tenemus : umbra et imaginibus utimur. [Du droit véritable et de la justice authentique nous ne possédons pas de figure solide et nette : nous nous servons de leur ombre et de leur image.] Si que le sage Dandamys, oyant réciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la révérence des lois : Pour lesquelles autoriser, et seconder, la vraie vertu a beaucoup à se démettre de sa vigueur originelle : et non seulement par leur permission, plusieurs actions vicieuses ont lieu, mais encore à leur suasion. Ex Senatus consultis plebisque scitis scelera exercentur. [Des crimes se commettent en vertu de sénatus-consultes et de décrets du peuple.] Je suis le langage commun, qui fait différence entre les choses utiles, et les honnêtes : si que d’aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais nécessaires, il les nomme déshonnêtes et sales. Mais continuons notre exemple de la trahison : Deux prétendants au royaume de Thrace, étaient tombés en débat de leurs droits, l’Empereur les empêcha de venir aux armes : mais l’un d’eux, sous couleur de conduire un accord amiable, par leur entrevue, ayant assigné son compagnon, pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La justice requérait, que les Romains eussent raison de ce forfait : la difficulté en empêchait les voies ordinaires. Ce qu’ils ne purent légitimement, sans guerre, et sans hasard, ils entreprirent de le faire par trahison : ce qu’ils ne purent honnêtement, ils le firent utilement. À quoi se trouva propre un Pomponius Flaccus : Celui-ci, sous feintes paroles, et assurances, ayant attiré cet homme dans ses rets : au lieu de l’honneur et faveur qu’il lui promettait, l’envoya pieds et poings liés à Romme. Un traître y trahit l’autre, contre l’usage commun : Car ils sont pleins de défiance, et est malaisé de les surprendre par leur art : témoin la pesante expérience, que nous venons d’en sentir. Sera Pomponius Flaccus qui voudra, et en est assez qui le voudront : Quant à moi, et ma parole et ma foi, sont, comme le demeurant, pièces de ce commun corps : leur meilleur effet, c’est le service public : je tiens cela pour présupposé. Mais comme si on me commandait, que je prisse la charge du Palais, et des plaids, je répondrais, Je n’y entends rien : ou la charge de conducteur de pionniers, je dirais, Je suis appelé à un rôle plus digne : de même, qui me voudrait employer, à mentir, à trahir, et à me parjurer, pour quelque service notable, non que d’assassiner ou empoisonner : je dirais, Si j’ai volé ou dérobé quelqu’un, envoyez-moi plutôt en galère. Car il est loisible à un homme d’honneur, de parler ainsi que firent les Lacédémoniens, ayant été défaits par Antipater, sur le point de leurs accords : Vous nous pouvez commander des charges pesantes et dommageables, autant qu’il vous plaira : mais de honteuses, et déshonnêtes, vous perdrez votre temps de nous en commander. Chacun doit avoir juré à soi-même, ce que les Rois d’Ægypte faisaient solennellement jurer à leurs juges, qu’ils ne se dévoieraient de leur conscience, pour quelque commandement qu’eux-mêmes leur en fissent. À telles commissions il y a note évidente d’ignominie, et de condamnation. Et qui vous la donne, vous accuse, et vous la donne, si vous l’entendez bien, en charge et en peine. Autant que les affaires publiques s’amendent de votre exploit, autant s’en empirent les vôtres : vous y faites d’autant pis, que mieux vous y faites. Et ne sera pas nouveau, ni à l’aventure sans quelque air de Justice, que celui même vous ruine, qui vous aura mis en besogne Si la trahison doit être en quelque cas excusable : lors seulement elle l’est, qu’elle s’emploie à châtier et trahir la trahison. Il se trouve assez de perfidies, non seulement refusées, mais punies, par ceux en faveur desquels elles avaient été entreprises. Qui ne sait la sentence de Fabritius, à rencontre du Médecin de Pyrrhus ? Mais ceci encore se trouve : que tel l’a commandée, qui par après l’a vengée rigoureusement, sur celui qu’il y avait employé : refusant un crédit et pouvoir si effréné, et désavouant un servage et une obéissance si abandonnée, et si lâche. Iaropelc Duc de Russie, pratiqua un gentilhomme de Hongrie, pour trahir le Roi de Poulongne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de lui faire quelque notable dommage. Celui-ci s’y porta en galant homme : s’adonna plus que devant au service de ce Roi, obtint d’être de son conseil, et de ses plus féaux. Avec ces avantages, et choisissant à point l’opportunité de l’absence de son maître, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité : qui fut entièrement saccagée, et arse par eux, avec occision totale, non seulement des habitants d’icelle, de tout sexe et âge, mais de grand nombre de noblesse de là-autour, qu’il y avait assemblé à ces fins. Iaropelc assouvi de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n’était pas sans titre, (car Boleslaus l’avait fort offensé, et en pareille conduite) et saoul du fruit de cette trahison, venant à en considérer la laideur nue et seule, et la regarder d’une vue saine, et non plus troublée par sa passion, la prit à un tel remords, et contrecœur, qu’il en fit crever les yeux, et couper la langue, et les parties honteuses, à son exécuteur. Antigonus persuada les soldats Argyraspides, de lui trahir Eumenes, leur capitaine général, son adversaire. Mais l’eut-il fait tuer, après qu’ils le lui eurent livré, il désira lui-même être commissaire de la justice divine, pour le châtiment d’un forfait si détestable : et les consigna entre les mains du gouverneur de la Province, lui donnant très exprès commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque manière que ce fût. Tellement que de ce grand nombre qu’ils étaient, aucun ne vit onques puis, l’air de Macédoine. Mieux il en avait été servi, d’autant le jugea-t-il avoir été plus méchamment et punissablement. L’esclave qui trahit la cachette de P. Sulpicius son maître, fut mis en liberté, suivant la promesse de la proscription de Sylla : Mais suivant la promesse de la raison publique, tout libre, il fut précipité du roc Tarpéien. Et notre Roi Clovis, au lieu des armes d’or qu’il leur avait promis, fit pendre les trois serviteurs de Cannacre, après qu’ils lui eurent trahi leur maître, à quoi il les avait pratiqués. Ils les font pendre avec la bourse de leur paiement au cou. Ayant satisfait à leur seconde foi, et spéciale, ils satisfont à la générale et première. Mahomed second, se voulant défaire de son frère, pour la jalousie de la domination, suivant le style de leur race, y employa l’un de ses officiers : qui le suffoqua, l’engorgeant de quantité d’eau, prise trop à coup. Cela fait, il livra, pour l’expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mère du trépassé (car ils n’étaient frères que de père) elle, en sa présence, ouvrit à ce meurtrier l’estomac : et tout chaudement de ses mains, fouillant et arrachant son cœur, le jeta manger aux chiens. Et à ceux mêmes qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l’usage d’une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre en toute sûreté, quelque trait de bonté, et de justice : comme par compensation, et correction consciencieuse. Joint qu’ils regardent les ministres de tels horribles maléfices, comme gens, qui les leur reprochent : et cherchent par leur mort d’étouffer la connaissance et témoignage de telles menées. Or si par fortune on vous en récompense, pour ne frustrer la nécessité publique, de cet extrême et désespéré remède : celui qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s’il ne l’est lui-même, pour un homme maudit et exécrable : Et vous tient plus traître, que ne fait celui, contre qui vous l’êtes : car il touche la malignité de votre courage, par vos mains, sans désaveu, sans objet. Mais il vous emploie, tout ainsi qu’on fait les hommes perdus, aux exécutions de la haute justice : charge autant utile, comme elle est peu honnête. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Sejanus ne pouvant être punie à mort, en certaine forme de jugement à Rome, d’autant qu’elle était Vierge, fut, pour donner passage aux lois, forcée par le bourreau, avant qu’il l’étranglât : Non sa main seulement, mais son âme, est esclave à la commodité publique. Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses sujets, qui avaient donné support à la parricide rébellion de son fils, ordonna, que leurs plus proches parents prêteraient la main à cette exécution : je trouve très honnête à aucuns d’iceux, d’avoir choisi plutôt, d’être injustement tenus coupables du parricide d’un autre, que de servir la justice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques forcées de mon temps, j’ai vu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, je les ai tenus de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné à mort, eût lui-même de sa main, à se défaire : trouvant étrange, qu’un tiers innocent de la faute, fût employé et chargé d’un homicide. Le Prince, quand une urgente circonstance, et quelque impétueux et inopiné accident, du besoin de son état, lui fait gauchir sa parole et sa foi, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doit attribuer cette nécessité, à un coup de la verge divine : Vice n’est-ce pas, car il a quitté sa raison, à une plus universelle et puissante raison : mais certes c’est malheur. De manière qu’à quelqu’un qui me demandait : Quel remède ? nul remède, fis-je, s’il fut véritablement gêné entre ces deux extrêmes (sed videat ne quæratur latebra periurio [mais qu’il prenne garde à ne pas chercher un prétexte à son parjure]) il le fallait faire : mais s’il le fit, sans regret, s’il ne lui greva de le faire, c’est signe que sa conscience est en mauvais termes. Quand il s’en trouverait quelqu’un de si tendre conscience, à qui nulle guérison ne semblât digne d’un si pesant remède, je ne l’en estimerais pas moins. Il ne se saurait perdre plus excusablement et décemment. Nous ne pouvons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souvent, comme à la dernière ancre, remettre la protection de notre vaisseau à la pure conduite du ciel. À quelle plus juste nécessité se réserve-t-il ? Que lui est-il moins possible à faire que ce qu’il ne peut faire, qu’aux dépens de sa foi et de son honneur ? choses, qui à l’aventure lui doivent être plus chères que son propre salut, et que le salut de son peuple. Quand les bras croisés il appellera Dieu simplement à son aide, n’aura-t-il pas à espérer, que la divine bonté n’est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et juste ? Ce sont dangereux exemples, rares, et maladives exceptions, à nos règles naturelles : il y faut céder, mais avec grande modération et circonspection. Aucune utilité privée, n’est digne pour laquelle nous fassions cet effort à notre conscience : la publique bien, lorsqu’elle est et très apparente, et très importante. Timoleon se garantit à propos, de l’étrangeté de son exploit, par les larmes qu’il rendit, se souvenant que c’était d’une main fraternelle qu’il avait tué le tyran. Et cela pinça justement sa conscience, qu’il eût été nécessité d’acheter l’utilité publique, à tel prix de l’honnêteté de ses mœurs. Le Sénat même délivré de servitude par son moyen, n’osa rondement décider d’un si haut fait, et déchiré en deux si pesants et contraires visages. Mais les Syracusains ayant tout à point, à l’heure même, envoyé requérir les Corinthiens de leur protection, et d’un chef digne de rétablir leur ville en sa première dignité, et nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux, qui l’oppressaient : il y députa Timoleon, avec cette nouvelle défaite et déclaration : Que selon qu’il se porterait bien ou mal en sa charge, leur arrêt prendrait parti, à la faveur du libérateur de son pays, ou à la défaveur du meurtrier de son frère. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger de l’exemple et importance d’un fait si divers. Et firent bien, d’en décharger leur jugement, ou de l’appuyer ailleurs, et en des considérations tierces. Or les déportements de Timoleon en ce voyage rendirent bientôt sa cause plus claire, tant il s’y porta dignement et vertueusement, en toutes façons. Et le bonheur qui l’accompagna aux âpretés qu’il eut à vaincre en cette noble besogne, sembla lui être envoyé par les Dieux conspirant et favorables à sa justification. La fin de celui-ci est excusable, si aucune le pouvait être. Mais le profit de l’augmentation du revenu public, qui servit de prétexte au Sénat Romain à cette orde conclusion que je m’en vais réciter, n’est pas assez fort pour mettre à garant une telle injustice. Certaines cités s’étaient rachetées à prix d’argent, et remises en liberté, avec l’ordonnance et permission du Sénat, des mains de L. Sylla. La chose étant tombée en nouveau jugement, le Sénat les condamna à être taillables comme auparavant : et que l’argent qu’elles avaient employé pour se racheter, demeurerait perdu pour elles. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples : Que nous punissons les privés, de ce qu’ils nous ont cru, quand nous étions autres. Et un même magistrat fait porter la peine de son changement, à qui n’en peut mais. Le maître fouette son disciple de docilité, et la guide son aveugle : Horrible image de justice. Il y a des règles en la philosophie et fausses et molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire prévaloir l’utilité privée, à la foi donnée, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu’ils y mêlent. Des voleurs vous ont pris, ils vous ont remis en liberté, ayant tiré de vous serment du paiement de certaine somme. On a tort de dire, qu’un homme de bien, sera quitte de sa foi, sans payer, étant hors de leurs mains. Il n’en est rien. Ce que la crainte m’a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte. Et quand elle n’aura forcé que ma langue, sans la volonté : encore suis-je tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moi, quand parfois elle a inconsidérément devancé ma pensée, j’ai fait conscience de la désavouer pourtant. Autrement de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu’un tiers prend de nos promesses. Quasi vero forti viro vis possit adhiberi. [Comme si, en vérité, on pouvait faire violence à un homme courageux.] En ceci seulement a loi, l’intérêt privé, de nous excuser de faillir à notre promesse, si nous avons promis chose méchante, et inique de soi. Car le droit de la vertu doit prévaloir le droit de notre obligation. J’ai autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes excellents : et ne m’en dédis pas. Jusques où montait-il la considération de son particulier devoir ? qui ne tua jamais homme qu’il eût vaincu : qui pour ce bien inestimable, de rendre la liberté à son pays, faisait conscience de tuer un Tyran, ou ses complices, sans les formes de la justice : et qui jugeait méchant homme, quelque bon Citoyen qu’il fut, celui qui entre les ennemis, et en la bataille, n’épargnait son ami et son hôte. Voilà une âme de riche composition. Il mariait aux plus rudes et violentes actions humaines, la bonté et l’humanité, voire la plus délicate, qui se trouve en l’école de la Philosophie. Ce courage si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, était-ce nature, ou art, qui l’eût attendri, jusques au point d’une si extrême douceur, et débonnaireté de complexion ? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rompant une nation invincible contre tout autre, que contre lui seul : et gauchit au milieu d’une telle mêlée, au rencontre de son hôte et de son ami. Vraiment celui-là proprement commandait bien à la guerre, qui lui faisait souffrir le mors de la bénignité, sur le point de sa plus forte chaleur : ainsi enflammée qu’elle était, et toute écumeuse de fureur et de meurtre. C’est miracle, de pouvoir mêler à telles actions quelque image de justice : mais il n’appartient qu’à la roideur d’Epaminondas, d’y pouvoir mêler la douceur et la facilité des mœurs les plus molles, et la pure innocence. Et où l’un dit aux Mammertins, que les statuts n’avaient point de mise envers les hommes armés : l’autre, au Tribun du peuple, que le temps de la justice, et de la guerre, étaient deux : le tiers, que le bruit des armes l’empêchait d’entendre la voix des lois : celui-ci n’était pas seulement empêché d’entendre celles de la civilité, et pure courtoisie. Avait-il pas emprunté de ses ennemis, l’usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour détremper par leur douceur et gaieté, cette furie et âpreté martiale ? Ne craignons point après un si grand précepteur, d’estimer qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemis mêmes : que l’intérêt commun ne doit pas tout requérir de tous, contre l’intérêt privé : manente memoria etiam in dissidio publicorum fœderum priuati iuris [le souvenir du droit privé persistant dans la rupture des pactes publics] :
et nulla potentia vires
Præstandi, ne quid peccet amicus, habet :
[et aucune puissance n’a la force d’autoriser un manquement aux devoirs de l’amitié :]
et que toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien, pour le service de son Roi, ni de la cause générale et des lois. Non enim patria præstat omnibus officiis, et ipsi conducit pios habere ciues in parentes. [En effet la patrie ne prévaut pas sur tous les autres devoirs, et il est de son propre intérêt d’avoir des citoyens dévoués à leurs parents.] C’est une instruction propre au temps : Nous n’avons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c’est assez que nos épaules le soient : c’est assez de tremper nos plumes en encre, sans les tremper en sang. Si c’est grandeur de courage, et l’effet d’une vertu rare et singulière, de mépriser l’amitié, les obligations privées, sa parole, et la parenté, pour le bien commun, et obéissance du Magistrat : c’est assez vraiment pour nous en excuser, que c’est une grandeur, qui ne peut loger en la grandeur du courage d’Epaminondas. J’abomine les exhortements enragés, de cette autre âme déréglée,
dum tela micant, non vos pietatis imago
Ulla, nec aduersa conspecti fronte parentes
Commoueant, vultus gladio turbate verendos.
[Tant que scintilleront les armes, ne vous laissez émouvoir par aucun semblant de piété, ni par les parents que vous apercevrez en face de vous : brouillez par le glaive ces traits vénérables.]
Ôtons aux méchants naturels, et sanguinaires, et traîtres, ce prétexte de raison : laissons là cette justice énorme, et hors de soi : et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut le temps et l’exemple ? En une rencontre de la guerre civile contre Cinna, un soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frère, qui était au parti contraire, se tua sur-le-champ soi-même, de honte et de regret : Et quelques années après, en une autre guerre civile de ce même peuple, un soldat, pour avoir tué son frère, demanda récompense à ses capitaines. On argumente mal l’honnêteté et la beauté d’une action, par son utilité : et conclut-on mal, d’estimer que chacun y soit obligé, et qu’elle soit honnête à chacun, si elle est utile.
Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta.
[Toutes choses ne conviennent pas également à tous.]
Choisissons la plus nécessaire et plus utile de l’humaine société, ce sera le mariage : Si est-ce que le conseil des saints, trouve le contraire parti plus honnête, et en exclut la plus vénérable vacation des hommes : comme nous assignons au haras, les bêtes qui sont de moindre estime.
Chapitre II. Du repentir §
Les autres forment l’homme, je le récite : et en représente un particulier, bien mal formé : et lequel si j’avais à façonner de nouveau, je ferais vraiment bien autre qu’il n’est : méshui c’est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoient point, quoiqu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire pérenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être, je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention : C’est un contrôle de divers et muables accidents, et d’imaginations irrésolues, et quand il y échoit, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets, par autres circonstances, et considérations. Tant y a que je me contredis bien à l’aventure, mais la vérité, comme disait Demades, je ne la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais : elle est toujours en apprentissage, et en épreuve. Je propose une vie basse, et sans lustre : C’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privée, qu’à une vie de plus riche étoffe : Chaque homme porte la forme entière, de l’humaine condition. Les auteurs se communiquent au peuple par quelque marque spéciale et étrangère : moi le premier, par mon être universel : comme, Michel de Montaigne : non comme Grammairien ou Poète, ou Jurisconsulte. Si le monde se plaint de quoi je parle trop de moi, je me plains de quoi il ne pense seulement pas à soi. Mais est-ce raison, que si particulier en usage, je prétende me rendre public en connaissance ? Est-il aussi raison, que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de crédit et de commandement, des effets de nature et crus et simples, et d’une nature encore bien faiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bâtir des livres sans science ? Les fantaisies de la musique, sont conduites par art, les miennes par sort. Au moins j’ai ceci selon la discipline, que jamais homme ne traita sujet, qu’il entendît ni connût mieux, que je fais celui que j’ai entrepris : et qu’en celui-là je suis le plus savant homme qui vive. Secondement, que jamais aucun ne pénétra en sa matière plus avant, ni en éplucha plus distinctement les membres et suites : et n’arriva plus exactement et plus pleinement, à la fin qu’il s’était proposé à sa besogne. Pour la parfaire, je n’ai besoin d’y apporter que la fidélité : celle-là y est, la plus sincère et pure qui se trouve. Je dis vrai, non pas tout mon saoul : mais autant que je l’ose dire : Et l’ose un peu plus en vieillissant : car il semble que la coutume concède à cet âge, plus de liberté de bavasser, et d’indiscrétion à parler de soi. Il ne peut advenir ici, ce que je vois advenir souvent, que l’artisan et sa besogne se contrarient : Un homme de si honnête conversation, a-t-il fait un si sot écrit ? Ou, des écrits si savants, sont-ils partis d’un homme de si faible conversation ? Qui a un entretien commun, et ses écrits rares : c’est à dire, que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte, et non en lui. Un personnage savant n’est pas savant partout : Mais le suffisant est partout suffisant, et à ignorer même. Ici nous allons conformément, et tout d’un train, mon livre et moi. Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouvrage, à part de l’ouvrier : ici non : qui touche l’un, touche l’autre. Celui qui en jugera sans le connaître, se fera plus de tort qu’à moi : celui qui l’aura connu, m’a du tout satisfait. Heureux outre mon mérite, si j’ai seulement cette part à l’approbation publique, que je fasse sentir aux gens d’entendement, que j’étais capable de faire mon profit de la science, si j’en eusse eu : et que je méritais que la mémoire me secourût mieux. Excusons ici ce que je dis souvent, que je me repens rarement, et que ma conscience se contente de soi : non comme de la conscience d’un Ange, ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme. Ajoutant toujours ce refrain, non un refrain de cérémonie, mais de naïve et essentielle soumission : Que je parle enquérant et ignorant, me rapportant de la résolution, purement et simplement, aux créances communes et légitimes. Je n’enseigne point, je raconte. Il n’est vice véritablement vice, qui n’offense, et qu’un jugement entier n’accuse : Car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu’à l’aventure ceux-là ont raison, qui disent, qu’il est principalement produit par bêtise et ignorance : tant est-il malaisé d’imaginer qu’on le connaisse sans le haïr. La malice hume la plupart de son propre venin, et s’en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcère en la chair, une repentance en l’âme, qui toujours s’égratigne, et s’ensanglante elle-même. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance : qui est plus griève, d’autant qu’elle naît au-dedans : comme le froid et le chaud des fièvres est plus poignant, que celui qui vient du dehors. Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a forgé, voire fausse et erronée, si les lois et l’usage l’autorise. Il n’est pareillement bonté, qui ne réjouisse une nature bien née. Il y a certes je ne sais quelle congratulation, de bien faire, qui nous réjouit en nous-mêmes, et une fierté généreuse, qui accompagne la bonne conscience. Une âme courageusement vicieuse, se peut à l’aventure garnir de sécurité : mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s’en peut fournir. Ce n’est pas un léger plaisir, de se sentir préservé de la contagion d’un siècle si gâté, et de dire en soi : Qui me verrait jusques dans l’âme, encore ne me trouverait-il coupable, ni de l’affliction et ruine de personne : ni de vengeance ou d’envie, ni d’offense publique des lois : ni de nouveauté et de trouble : ni de faute à ma parole : et quoi que la licence du temps permît et apprît à chacun, si n’ai-je mis la main ni ès biens, ni en la bourse d’homme Français, et n’ai vécu que sur la mienne, non plus en guerre qu’en paix : ni ne me suis servi du travail de personne, sans loyer. Ces témoignages de la conscience, plaisent, et nous est grand bénéfice que cette éjouissance naturelle : et le seul paiement qui jamais ne nous manque. De fonder la récompense des actions vertueuses, sur l’approbation d’autrui, c’est prendre un trop incertain et trouble fondement, signamment en un siècle corrompu et ignorant, comme celui-ci la bonne estime du peuple est injurieuse. À qui vous fiez-vous, de voir ce qui est louable ? Dieu me garde d’être homme de bien, selon la description que je vois faire tous les jours par honneur, à chacun de soi. Quæ fuerant vitia, mores sunt. [Ce qui avait été vices est maintenant usages.] Tels de mes amis, ont parfois entrepris de me chapitrer et mercurialiser à cœur ouvert, ou de leur propre mouvement, ou semons par moi, comme d’un office, qui à une âme bien faite, non en utilité seulement, mais en douceur aussi, surpasse tous les offices de l’amitié. Je l’ai toujours accueilli des bras de la courtoisie et reconnaissance, les plus ouverts. Mais, à en parler à cette heure en conscience, j’ai souvent trouvé en leurs reproches et louanges, tant de fausse mesure, que je n’eusse guère failli, de faillir plutôt, que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privée, qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir établi un patron au-dedans, auquel toucher nos actions : et selon icelui nous caresser tantôt, tantôt nous châtier. J’ai mes lois et ma cour, pour juger de moi, et m’y adresse plus qu’ailleurs. Je restreins bien selon autrui mes actions, mais je ne les étends que selon moi. Il n’y a que vous qui sache si vous êtes lâche et cruel, ou loyal et dévotieux : les autres ne vous voient point, ils vous devinent par conjectures incertaines : ils voient, non tant votre naturel, que votre art. Par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence, tenez-vous à la vôtre. Tuo tibi iudicio est utendum. [C’est de ton propre jugement que tu dois faire usage.] Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiæ pondus est : qua sublata, iacent omnia. [La vertu et les vices pèsent lourdement sur la conscience elle-même : si on la supprime, tout est à terre.] Mais ce qu’on dit, que la repentance suit de près le péché, ne semble pas regarder le péché qui est en son haut appareil : qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut désavouer et dédire les vices, qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent : mais ceux qui par longue habitude, sont enracinés et ancrés en une volonté forte et vigoureuse, ne sont sujets à contradiction. Le repentir n’est qu’une dédite de notre volonté, et opposition de nos fantaisies, qui nous promène à tout sens. Il fait désavouer à celui-là, sa vertu passée et sa continence.
Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ ?
[La disposition d’esprit que j’ai aujourd’hui, pourquoi n’eus-je pas la même, enfant, ou pourquoi, avec ces sentiments, ne me revient-il pas des joues fraîches ?]
C’est une vie exquise, celle qui se maintient en ordre jusques en son privé. Chacun peut avoir part au batelage, et représenter un honnête personnage en l’échafaud : mais au-dedans, et en sa poitrine, où tout nous est loisible, où tout est caché, d’y être réglé, c’est le point. Le voisin degré, c’est de l’être en sa maison, en ses actions ordinaires, desquelles nous n’avons à rendre raison à personne : où il n’y a point d’étude, point d’artifice. Et pourtant Bias peignant un excellent état de famille : de laquelle, dit-il, le maître soit tel au-dedans, par lui-même, comme il est au-dehors, par la crainte de la loi, et du dire des hommes. Et fut une digne parole de Julius Drusus, aux ouvriers qui lui offraient pour trois mille écus, mettre sa maison en tel point, que ses voisins n’y auraient plus la vue qu’ils y avaient : Je vous en donnerai, dit-il, six mille, et faites que chacun y voie de toutes parts. On remarque avec honneur l’usage d’Agesilaus, de prendre en voyageant son logis dans les Églises, afin que le peuple, et les dieux mêmes, vissent dans ses actions privées. Tel a été miraculeux au monde, auquel sa femme et son valet n’ont rien vu seulement de remarquable. Peu d’hommes ont été admirés par leurs domestiques. Nul a été prophète non seulement en sa maison, mais en son pays, dit l’expérience des histoires. De même aux choses de néant. Et en ce bas exemple, se voit l’image des grands. En mon climat de Gascongne, on tient pour drôlerie de me voir imprimé. D’autant que la connaissance, qu’on prend de moi, s’éloigne de mon gîte, j’en vaux d’autant mieux. J’achète les Imprimeurs en Guienne : ailleurs ils m’achètent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent vivants et présents, pour se mettre en crédit, trépassés et absents. J’aime mieux en avoir moins. Et ne me jette au monde, que pour la part que j’en tire. Au partir de là, je l’en quitte. Le peuple reconvoie celui-là, d’un acte public, avec étonnement, jusqu’à sa porte : il laisse avec sa robe ce rôle : il en retombe d’autant plus bas, qu’il s’était plus haut monté. Au-dedans chez lui, tout est tumultuaire et vil. Quand le règlement s’y trouverait, il faut un jugement vif et bien trié, pour l’apercevoir en ces actions basses et privées. Joint que l’ordre est une vertu morne et sombre : Gagner une brèche, conduire une Ambassade, régir un peuple, ce sont actions éclatantes : tancer, rire, vendre, payer, aimer, haïr, et converser avec les siens, et avec soi-même, doucement et justement : ne relâcher point, ne se démentir point, c’est chose plus rare, plus difficile, et moins remarquable. Les vies retirées soutiennent par là, quoi qu’on dise, des devoirs autant ou plus âpres et tendus, que ne font les autres vies. Et les privés, dit Aristote, servent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux qui sont en magistrat. Nous nous préparons aux occasions éminentes, plus par gloire que par conscience. La plus courte façon d’arriver à la gloire, ce serait faire pour la conscience ce que nous faisons pour la gloire. Et la vertu d’Alexandre me semble représenter assez moins de vigueur en son théâtre, que ne fait celle de Socrates, en cette exercitation basse et obscure. Je conçois aisément Socrates, en la place d’Alexandre ; Alexandre en celle de Socrates, je ne puis : Qui demandera à celui-là, ce qu’il sait faire, il répondra, Subjuguer le monde : qui le demandera à celui-ci, il dira, Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition : science bien plus générale, plus pesante, et plus légitime. Le prix de l’âme ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément : Sa grandeur ne s’exerce pas en la grandeur : c’est en la médiocrité. Ainsi que ceux qui nous jugent et touchent au-dedans, ne font pas grand-recette de la lueur de nos actions publiques : et voient que ce ne sont que filets et pointes d’eau fine rejaillies d’un fond au demeurant limoneux et pesant : En pareil cas, ceux qui nous jugent par cette brave apparence du dehors, concluent de même de notre constitution interne : et ne peuvent accoupler des facultés populaires et pareilles aux leurs, à ces autres facultés, qui les étonnent, si loin de leur visée. Ainsi donnons-nous aux démons des formes sauvages. Et qui non à Tamburlan, des sourcils élevés, des naseaux ouverts, un visage affreux, et une taille démesurée, comme est la taille de l’imagination qu’il en a conçue par le bruit de son nom ? Qui m’eût fait voir Erasme autrefois, il eût été malaisé, que je n’eusse pris pour adages et apophtegmes, tout ce qu’il eût dit à son valet et à son hôtesse. Nous imaginons bien plus sortablement un artisan sur sa garde-robe ou sur sa femme, qu’un grand Président, vénérable par son maintien et suffisance. Il nous semble que de ces hauts trônes ils ne s’abaissent pas jusques à vivre. Comme les âmes vicieuses sont incitées souvent à bien faire, par quelque impulsion étrangère ; aussi sont les vertueuses à faire mal. Il les faut donc juger par leur état rassis : quand elles sont chez elles, si quelquefois elles y sont : ou au moins quand elles sont plus voisines du repos, et en leur naïve assiette. Les inclinations naturelles s’aident et fortifient par institution : mais elles ne se changent guère et surmontent. Mille natures, de mon temps, ont échappé vers la vertu, ou vers le vice, au travers d’une discipline contraire.
Sic ubi desuetæ siluis in carcere clausæ :
Mansueuere feræ, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida paruus
Venit in ora cruor, redeunt rabiesque furorque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces,
Feruet, et a trepido vix abstinet ira magistro.
[Ainsi, lorsque, déshabitués des forêts, les fauves enfermés dans leur cage se sont apprivoisés, qu’ils ont abandonné leur air menaçant et appris à souffrir l’homme, si un peu de sang parvient dans leur gueule brûlante, renaissent la rage et la sauvagerie ; et retrouvant le goût du sang, leur gosier enfle, la colère bouillonne et épargne à grand-peine le maître tremblant.]
On n’extirpe pas ces qualités originelles, on les couvre, on les cache : Le langage Latin m’est comme naturel : je l’entends mieux que le Français : mais il y a quarante ans, que je ne m’en suis du tout point servi à parler, ni guère à écrire. Si est-ce qu’à des extrêmes et soudaines émotions, où je suis tombé, deux ou trois fois en ma vie : et l’une, voyant mon père tout sain, se renverser sur moi pâmé : j’ai toujours élancé du fond des entrailles, les premières paroles Latines : Nature se sourdant et s’exprimant à force, à l’encontre d’un long usage : et cet exemple se dit d’assez d’autres. Ceux qui ont essayé de raviser les mœurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions, réforment les vices de l’apparence, ceux de l’essence, ils les laissent là, s’ils ne les augmentent : Et l’augmentation y est à craindre : On se séjourne volontiers de tout autre bien faire, sur ces réformations externes, de moindre coût, et de plus grand mérite : et satisfait-on à bon marché par là, les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez un peu, comment s’en porte notre expérience. Il n’est personne, s’il s’écoute, qui ne découvre en soi, une forme sienne, une forme maîtresse, qui lutte contre l’institution : et contre la tempête des passions, qui lui sont contraires. De moi, je ne me sens guère agiter par secousse : je me trouve quasi toujours en ma place, comme font les corps lourds et pesants. Si je ne suis chez moi, j’en suis toujours bien près : mes débauches ne m’emportent pas fort loin : il n’y a rien d’extrême et d’étrange : et si ai des ravisements sains et vigoureux. La vraie condamnation, et qui touche la commune façon de nos hommes, c’est, que leur retraite même est pleine de corruption, et d’ordure : l’idée de leur amendement chafourrée, leur pénitence malade, et en coulpe, autant à peu près que leur péché. Aucuns, ou pour être collés au vice d’une attache naturelle, ou par longue accoutumance, n’en trouvent plus la laideur. À d’autres (duquel régiment je suis) le vice pèse, mais ils le contrebalancent avec le plaisir, ou autre occasion : et le souffrent et s’y prêtent, à certain prix : Vicieusement pourtant, et lâchement. Si se pourrait-il à l’aventure imaginer, si éloignée disproportion de mesure, où avec justice, le plaisir excuserait le péché, comme nous disons de l’utilité : Non seulement s’il était accidentel, et hors du péché, comme au larcin, mais en l’exercice même d’icelui, comme en l’accointance des femmes, où l’incitation est violente, et, dit-on, parfois invincible. En la terre d’un mien parent, l’autre jour que j’étais en Armaignac, je vis un paysan, que chacun surnomme le Larron. Il faisait ainsi le conte de sa vie : Qu’étant né mendiant, et trouvant, qu’à gagner son pain au travail de ses mains, il n’arriverait jamais à se fortifier assez contre l’indigence, il s’avisa de se faire larron : et avait employé à ce métier toute sa jeunesse, en sûreté, par le moyen de sa force corporelle : car il moissonnait et vendangeait des terres d’autrui : mais c’était au loin, et à si gros monceaux, qu’il était inimaginable qu’un homme en eût tant emporté en une nuit sur ses épaules : et avait soin outre cela, d’égaler, et disperser le dommage qu’il faisait, si que la foule était moins importable à chaque particulier. Il se trouve à cette heure en sa vieillesse, riche pour un homme de sa condition, merci à cette trafique : de laquelle il se confesse ouvertement. Et pour s’accommoder avec Dieu, de ses acquêts, il dit, être tous les jours après à satisfaire par bienfaits, aux successeurs de ceux qu’il a dérobés : et s’il n’achève (car d’y pourvoir tout à la fois, il ne peut), qu’il en chargera ses héritiers, à la raison de la science qu’il a lui seul, du mal qu’il a fait à chacun. Par cette description, soit vraie ou fausse, celui-ci regarde le larcin, comme action déshonnête, et le hait, mais moins que l’indigence : s’en repent bien simplement, mais en tant qu’elle était ainsi contrebalancée et compensée, il ne s’en repent pas. Cela, ce n’est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice, et y conforme notre entendement même : ni n’est ce vent impétueux qui va troublant et aveuglant à secousses notre âme, et nous précipite pour l’heure, jugement et tout, en la puissance du vice. Je fais coutumièrement entier ce que je fais, et marche tout d’une pièce : je n’ai guère de mouvement qui se cache et dérobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu près, par le consentement de toutes mes parties : sans division, sans sédition intestine : mon jugement en a la coulpe, ou la louange entière : et la coulpe qu’il a une fois, il l’a toujours : car quasi dès sa naissance il est un, même inclination, même route, même force. Et en matière d’opinions universelles, dès l’enfance, je me logeai au point où j’avais à me tenir. Il y a des péchés impétueux, prompts et subits, laissons-les à part : mais en ces autres péchés, à tant de fois repris, délibérés, et consultés, ou péchés de complexion, ou péchés de profession et de vacation : je ne puis pas concevoir, qu’ils soient plantés si longtemps en un même courage, sans que la raison et la conscience de celui qui les possède, le veuille constamment, et l’entende ainsi : Et le repentir qu’il se vante lui en venir à certain instant prescrit, m’est un peu dur à imaginer et former. Je ne suis pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent une âme nouvelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir leurs oracles : Sinon qu’il voulût dire cela même, qu’il faut bien qu’elle soit étrangère, nouvelle, et prêtée pour le temps : la nôtre montrant si peu de signe de purification et netteté condigne à cet office. Ils font tout à l’opposite des préceptes Stoïques : qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections et vices que nous reconnaissons en nous, mais nous défendent d’en altérer le repos de notre âme. Ceux-ci nous font accroire, qu’ils en ont grande déplaisance, et remords au-dedans, mais d’amendement et correction ni d’interruption, ils ne nous en font rien apparoir. Si n’est-ce pas guérison, si on ne se décharge du mal : Si la repentance pesait sur le plat de la balance, elle emporterait le péché. Je ne trouve aucune qualité si aisée à contrefaire, que la dévotion, si on n’y conforme les mœurs et la vie : son essence est abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses. Quant à moi, je puis désirer en général être autre : je puis condamner et me déplaire de ma forme universelle, et supplier Dieu pour mon entière réformation, et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle : mais cela, je ne le dois nommer repentir, ce me semble, non plus que le déplaisir de n’être ni Ange ni Caton. Mes actions sont réglées, et conformes à ce que je suis, et à ma condition. Je ne puis faire mieux : et le repentir ne touche pas proprement les choses qui ne sont pas en notre force : oui bien le regret. J’imagine infinies natures plus hautes et plus réglées que la mienne : Je n’amende pourtant mes facultés : comme ni mon bras, ni mon esprit, ne deviennent plus vigoureux, pour en concevoir un autre qui le soit. Si l’imaginer et désirer un agir plus noble que le nôtre, produisait la repentance du nôtre, nous aurions à nous repentir de nos opérations plus innocentes : d’autant que nous jugeons bien qu’en la nature plus excellente, elles auraient été conduites d’une plus grande perfection et dignité : et voudrions faire de même. Lorsque je consulte des déportements de ma jeunesse avec ma vieillesse, je trouve que je les ai communément conduits avec ordre, selon moi. C’est tout ce que peut ma résistance. Je ne me flatte pas : à circonstances pareilles, je serai toujours tel. Ce n’est pas mâchure, c’est plutôt une teinture universelle qui me tache. Je ne connais pas de repentance superficielle, moyenne, et de cérémonie. Il faut qu’elle me touche de toutes parts, avant que je la nomme ainsi : et qu’elle pince mes entrailles, et les afflige autant profondément, que Dieu me voit, et autant universellement. Quant aux négoces, il m’est échappé plusieurs bonnes aventures, à faute d’heureuse conduite : mes conseils ont pourtant bien choisi selon les occurrences qu’on leur présentait. Leur façon est de prendre toujours le plus facile et sûr parti. Je trouve qu’en mes délibérations passées, j’ai, selon ma règle, sagement procédé, pour l’état du sujet qu’on me proposait : et en ferais autant d’ici à mille ans, en pareilles occasions. Je ne regarde pas, quel il est à cette heure, mais quel il était, quand j’en consultais. La force de tout conseil gît au temps : les occasions et les matières roulent et changent sans cesse. J’ai encouru quelques lourdes erreurs en ma vie, et importantes : non par faute de bon avis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrètes aux objets, qu’on manie, et indevinables : signamment en la nature des hommes : des conditions muettes, sans montre, inconnues parfois du possesseur même : qui se produisent et éveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a pu pénétrer et prophétiser, je ne lui en sais nul mauvais gré : sa charge se contient en ses limites. Si l’événement me bat, et s’il favorise le parti que j’ai refusé : il n’y a remède, je ne m’en prends pas à moi, j’accuse ma fortune, non pas mon ouvrage : cela ne s’appelle pas repentir. Phocion avait donné aux Athéniens certain avis, qui ne fut pas suivi : l’affaire pourtant se passant contre son opinion, avec prospérité, quelqu’un lui dit : Et bien Phocion, es-tu content que la chose aille si bien ? Bien suis-je content, fit-il, qu’il soit advenu ceci, mais je ne me repens point d’avoir conseillé cela. Quand mes amis s’adressent à moi, pour être conseillés, je le fais librement et clairement, sans m’arrêter comme fait quasi tout le monde, à ce que la chose étant hasardeuse, il peut advenir au rebours de mon sens, par où ils aient à me faire reproche de mon conseil : de quoi il ne me chaut. Car ils auront tort, et je n’ai dû leur refuser cet office. Je n’ai guère à me prendre de mes fautes ou infortunes, à autre qu’à moi. Car en effet, je me sers rarement des avis d’autrui, si ce n’est par honneur de cérémonie : sauf où j’ai besoin d’instruction de science, ou de la connaissance du fait. Mais ès choses où je n’ai à employer que le jugement : les raisons étrangères peuvent servir à m’appuyer, mais peu à me détourner. Je les écoute favorablement et décemment toutes. Mais, qu’il m’en souvienne, je n’en ai cru jusqu’à cette heure que les miennes. Selon moi, ce ne sont que mouches et atomes, qui promènent ma volonté. Je prise peu mes opinions : mais je prise aussi peu celles des autres, fortune me paie dignement. Si je ne reçois pas de conseil, j’en donne aussi peu. J’en suis peu enquis, et encore moins cru : et ne sache nulle entreprise publique ni privée, que mon avis ait redressée et ramenée. Ceux mêmes que la fortune y avait aucunement attachés, se sont laissés plus volontiers manier à toute autre cervelle qu’à la mienne. Comme celui qui suis bien autant jaloux des droits de mon repos, que des droits de mon autorité, je l’aime mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profession, qui est, de m’établir et contenir tout en moi : Ce m’est plaisir, d’être désintéressé des affaires d’autrui, et dégagé de leur gariement. En tous affaires quand ils sont passés, comment que ce soit, j’y ai peu de regret : Car cette imagination me met hors de peine, qu’ils devaient ainsi passer : les voilà dans le grand cours de l’univers, et dans l’enchaînure des causes Stoïques. Votre fantaisie n’en peut, par souhait et imagination, remuer un point, que tout l’ordre des choses ne renverse et le passé et l’avenir. Au demeurant, je hais cet accidentel repentir que l’âge apporte. Celui qui disait anciennement, être obligé aux années, de quoi elles l’avaient défait de la volupté, avait autre opinion que la mienne : Je ne saurai jamais bon gré à l’impuissance, de bien qu’elle me fasse. Nec tant auersa unquam videbitur ab opere suo prouidentia, ut debilitas inter optima inuenta sit. [Et l’on ne verra jamais la Providence si dédaigneuse de son propre ouvrage, que la faiblesse soit mise au nombre des perfections.] Nos appétits sont rares en la vieillesse : une profonde satiété nous saisit après le coup : En cela je ne vois rien de conscience : Le chagrin, et la faiblesse nous impriment une vertu lâche, et catarrheuse. Il ne nous faut pas laisser emporter si entiers, aux altérations naturelles, que d’en abâtardir notre jugement. La jeunesse et le plaisir n’ont pas fait autrefois que j’aie méconnu le visage du vice en la volupté : ni ne fait à cette heure, le dégoût que les ans m’apportent, que je méconnaisse celui de la volupté au vice. Ores que je n’y suis plus, j’en juge comme si j’y étais. Moi qui la secoue vivement et attentivement, trouve que ma raison est celle même que j’avais en l’âge plus licencieux : sinon à l’aventure, d’autant qu’elle s’est affaiblie et empirée, en vieillissant. Et trouve que ce qu’elle refuse de m’enfourner à ce plaisir, en considération de l’intérêt de ma santé corporelle, elle ne le ferait non plus qu’autrefois, pour la santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, je ne l’estime pas plus valeureuse. Mes tentations sont si cassées et mortifiées, qu’elles ne valent pas qu’elle s’y oppose : tendant seulement les mains au-devant, je les conjure. Qu’on lui remette en présence, cette ancienne concupiscence, je crains qu’elle aurait moins de force à la soutenir, qu’elle n’avait autrefois. Je ne lui vois rien juger à part soi, que lors elle ne jugeât, ni aucune nouvelle clarté. Par quoi s’il y a convalescence, c’est une convalescence maléficiée. Misérable sorte de remède, devoir à la maladie sa santé. Ce n’est pas à notre malheur de faire cet office : c’est au bonheur de notre jugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions, que les maudire. C’est aux gens, qui ne s’éveillent qu’à coups de fouet. Ma raison a bien son cours plus délivre en la prospérité : elle est bien plus distraite et occupée à digérer les maux, que les plaisirs. Je vois bien plus clair en temps serein. La santé m’avertit, comme plus allègrement, aussi plus utilement, que la maladie. Je me suis avancé le plus que j’ai pu, vers ma réparation et règlement, lorsque j’avais à en jouir. Je serais honteux et envieux, que la misère et l’infortune de ma vieillesse eût à se préférer à mes bonnes années, saines, éveillées, vigoureuses. Et qu’on eût à m’estimer, non par où j’ai été, mais par où j’ai cessé d’être. À mon avis, c’est le vivre heureusement, non, comme disait Antisthenes, le mourir heureusement, qui fait l’humaine félicité. Je ne me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queue d’un philosophe à la tête et au corps d’un homme perdu : ni que ce chétif bout eût à désavouer et démentir la plus belle, entière et longue partie de ma vie. Je me veux présenter et faire voir partout uniformément. Si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu. Ni je ne plains le passé, ni je ne crains l’avenir : et si je ne me déçois, il est allé du dedans environ comme du dehors. C’est une des principales obligations, que j’aie à ma fortune, que le cours de mon état corporel ait été conduit, chaque chose en sa saison, j’en ai vu l’herbe, et les fleurs, et le fruit : et en vois la sécheresse. Heureusement, puisque c’est naturellement. Je porte bien plus doucement les maux que j’ai, d’autant qu’ils sont en leur point : et qu’ils me font aussi plus favorablement souvenir de la longue félicité de ma vie passée. Pareillement, ma sagesse peut bien être de même taille, en l’un et en l’autre temps : mais elle était bien de plus d’exploit, et de meilleure grâce, verte, gaie, naïve, qu’elle n’est à présent, cassée, grondeuse, laborieuse. Je renonce donc à ces réformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous touche le courage : il faut que notre conscience s’amende d’elle-même, par renforcement de notre raison, non par l’affaiblissement de nos appétits. La volupté n’en est en soi, ni pâle ni décolorée, pour être aperçue par des yeux chassieux et troubles. On doit aimer la tempérance par elle-même, et pour le respect de Dieu qui nous l’a ordonnée, et la chasteté : celle que les catarrhes nous prêtent, et que je dois au bénéfice de ma colique, ce n’est ni chasteté, ni tempérance. On ne peut se vanter de mépriser et combattre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses grâces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Je connais l’une et l’autre, c’est à moi de le dire : Mais il me semble qu’en la vieillesse, nos âmes sont sujettes à des maladies et imperfections plus importunes, qu’en la jeunesse : Je le disais étant jeune, lors on me donnait de mon menton par le nez : je le dis encore à cette heure, que mon poil gris m’en donne le crédit : Nous appelons sagesse, la difficulté de nos humeurs, le dégoût des choses présentes : mais à la vérité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les changeons : et, à mon opinion, en pis. Outre une sotte et caduque fierté, un babil ennuyeux, ces humeurs épineuses et inassociables, et la superstition, et un soin ridicule des richesses, lorsque l’usage en est perdu, j’y trouve plus d’envie, d’injustice et de malignité. Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage : et ne se voit point d’âmes, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre et le moisi. L’homme marche entier, vers son croît et vers son décroît. À voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances de sa condamnation, j’oserais croire, qu’il s’y prêta aucunement lui-même, par prévarication, à dessein : ayant de si près, âgé de soixante et dix ans, à souffrir l’engourdissement des riches allures de son esprit, et l’éblouissement de sa clarté accoutumée. Quelles Métamorphoses lui vois-je faire tous les jours, en plusieurs de mes connaissants ? c’est une puissante maladie, et qui se coule naturellement et imperceptiblement : il y faut grande provision d’étude, et grande précaution, pour éviter les imperfections qu’elle nous charge : ou au moins affaiblir leur progrès. Je sens que nonobstant tous mes retranchements, elle gagne pied à pied sur moi : Je soutiens tant que je puis, mais je ne sais enfin, où elle me mènera moi-même : À toutes aventures, je suis content qu’on sache d’où je serai tombé.
Chapitre III. De trois commerces §
Il ne faut pas se clouer si fort à ses humeurs et complexions. Notre principale suffisance, c’est, savoir s’appliquer à divers usages. C’est être, mais ce n’est pas vivre que se tenir attaché et obligé par nécessité, à un seul train. Les plus belles âmes sont celles qui ont plus de variété et de souplesse. Voilà un honorable témoignage du vieux Caton : Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, ut natum ad id unum diceres, quodcumque ageret. [Il avait un génie si propre à s’adapter également à toutes choses que, quoi qu’il fît, on aurait dit qu’il n’était né que pour cela.] Si c’était à moi à me dresser à ma mode, il n’est aucune si bonne façon, où je voulusse être fiché, pour ne m’en savoir déprendre. La vie est un mouvement inégal, irrégulier, et multiforme. Ce n’est pas être ami de soi, et moins encore maître ; c’est en être esclave, de se suivre incessamment : et être si pris à ses inclinations, qu’on n’en puisse fourvoyer, qu’on ne les puisse tordre. Je le dis à cette heure, pour ne me pouvoir facilement dépêtrer de l’importunité de mon âme, en ce qu’elle ne sait communément s’amuser, sinon où elle s’empêche, ni s’employer, que bandée et entière. Pour léger sujet qu’on lui donne, elle le grossit volontiers, et l’étire, jusques au point où elle ait à s’y embesogner de toute sa force. Son oisiveté m’est à cette cause une pénible occupation, et qui offense ma santé. La plupart des esprits ont besoin de matière étrangère, pour se dégourdir et exercer : le mien en a besoin, pour se rasseoir plutôt et séjourner, vitia otii negotio discutienda sunt [les vices de l’oisiveté doivent être dissipés par le travail] : Car son plus laborieux et principal étude c’est, s’étudier soi. Les livres sont, pour lui, du genre des occupations, qui le débauchent de son étude. Aux premières pensées qui lui viennent, il s’agite, et fait preuve de sa vigueur à tout sens : exerce son maniement tantôt vers la force, tantôt vers l’ordre et la grâce, se range, modère, et fortifie. Il a de quoi éveiller ses facultés par lui-même : Nature lui a donné comme à tous, assez de matière sienne, pour son utilité, et des sujets propres assez, où inventer et juger. Le méditer est un puissant étude et plein, à qui sait se tâter et employer vigoureusement. J’aime mieux forger mon âme, que la meubler. Il n’est point d’occupation ni plus faible, ni plus forte, que celle d’entretenir ses pensées, selon l’âme que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare [elles pour qui vivre, c’est penser]. Aussi l’a nature favorisée de ce privilège, qu’il n’y a rien, que nous puissions faire si longtemps : ni action à laquelle nous nous adonnions plus ordinairement et facilement. C’est la besogne des Dieux, dit Aristote, de laquelle naît et leur béatitude et la nôtre. La lecture me sert spécialement à éveiller par divers objets mon discours : à embesogner mon jugement, non ma mémoire. Peu d’entretiens donc m’arrêtent sans vigueur et sans effort : Il est vrai que la gentillesse et la beauté me remplissent et occupent, autant ou plus, que le poids et la profondeur. Et d’autant que je sommeille en toute autre communication, et que je n’y prête que l’écorce de mon attention, il m’advient souvent, en telle sorte de propos abattus et lâches, propos de contenance, de dire et répondre des songes et bêtises, indignes d’un enfant, et ridicules : ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore et incivilement. J’ai une façon rêveuse, qui me retire à moi : et d’autre part une lourde ignorance et puérile, de plusieurs choses communes : Par ces deux qualités, j’ai gagné, qu’on puisse faire au vrai, cinq ou six contes de moi, aussi niais que d’autre quel qu’il soit. Or suivant mon propos, cette complexion difficile me rend délicat à la pratique des hommes : il me les faut trier sur le volet : et me rend incommode aux actions communes. Nous vivons, et négocions avec le peuple : si sa conversation nous importune, si nous dédaignons à nous appliquer aux âmes basses et vulgaires : et les basses et vulgaires sont souvent aussi réglées que les plus déliées : et toute sapience est insipide qui ne s’accommode à l’insipience commune : il ne nous faut plus entremettre ni de nos propres affaires, ni de ceux d’autrui : et les publics et les privés se démêlent avec ces gens-là. Les moins tendues et plus naturelles allures de notre âme, sont les plus belles : les meilleures occupations, les moins efforcées. Mon Dieu, que la sagesse fait un bon office à ceux, de qui elle range les désirs à leur puissance ! il n’est point de plus utile science.
Selon qu’on peut : c’était le refrain et le mot favori de Socrates : Mot de grande substance : il faut adresser et arrêter nos désirs, aux choses les plus aisées et voisines. Ne m’est-ce pas une sotte humeur, de disconvenir avec un millier à qui ma fortune me joint, de qui je ne me puis passer, pour me tenir à un ou deux, qui sont hors de mon commerce : ou plutôt à un désir fantastique, de chose que je ne puis recouvrer ? Mes mœurs molles, ennemies de toute aigreur et âpreté, peuvent aisément m’avoir déchargé d’envies et d’inimitiés : D’être aimé, je ne dis, mais de n’être point haï, jamais homme n’en donna plus d’occasion : Mais la froideur de ma conversation, m’a dérobé avec raison, la bienveillance de plusieurs, qui sont excusables de l’interpréter à autre, et pire sens. Je suis très capable d’acquérir et maintenir des amitiés rares et exquises. D’autant que je me harpe avec si grande faim aux accointances qui reviennent à mon goût, je m’y produis, je m’y jette si avidement, que je ne faux pas aisément de m’y attacher, et de faire impression où je donne : j’en ai fait souvent heureuse preuve. Aux amitiés communes, je suis aucunement stérile et froid : car mon aller n’est pas naturel, s’il n’est à pleine voile. Outre ce, que ma fortune m’ayant duit et affriandé de jeunesse, à une amitié seule et parfaite, m’a à la vérité aucunement dégoûté des autres : et trop imprimé en la fantaisie, qu’elle est bête de compagnie, non pas de troupe, comme disait cet ancien. Aussi, que j’ai naturellement peine à me communiquer à demi : et avec modification, et cette servile prudence et soupçonneuse, qu’on nous ordonne, en la conversation de ces amitiés nombreuses, et imparfaites. Et nous l’ordonne l’on principalement en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde, que dangereusement, ou faussement. Si vois-je bien pourtant, que qui a comme moi, pour sa fin, les commodités de sa vie (je dis les commodités essentielles) doit fuir comme la peste, ces difficultés et délicatesse d’humeur. Je louerais une âme à divers étages, qui sache et se tendre et se démonter : qui soit bien partout où sa fortune la porte : qui puisse deviser avec son voisin, de son bâtiment, de sa chasse et de sa querelle : entretenir avec plaisir un charpentier et un jardinier. J’envie ceux, qui savent s’apprivoiser au moindre de leur suite, et dresser de l’entretien en leur propre train. Et le conseil de Platon ne me plaît pas, de parler toujours d’un langage maistral à ses serviteurs, sans jeu, sans familiarité : soit envers les mâles, soit envers les femelles. Car outre ma raison, il est inhumain et injuste, de faire tant valoir cette telle quelle prérogative de la fortune : et les polices, où il se souffre moins de disparité entre les valets et les maîtres, me semblent les plus équitables. Les autres s’étudient à élancer et guinder leur esprit : moi à le baisser et coucher : il n’est vicieux qu’en extension.
Narras et genus Æaci,
Et pugnata sacro bella sub Ilio,
Quo Chium pretio cadum
Mercemur, quis aquam temperet ignibus,
Quo præbente domum, et quota
Pelignis caream frigoribus, taces.
[Tu racontes et la généalogie d’Éaque, et les guerres menées devant la sainte Ilion, mais à quel prix nous achèterons le vin de Chio, qui chauffera l’eau, qui m’offrira sa maison et à quelle heure pour que je m’abrite d’un froid digne des Pélignes, tu n’en dis rien.]
Ainsi comme la vaillance Lacédémonienne avait besoin de modération, et du son doux et gracieux du jeu des flûtes, pour la flatter en la guerre, de peur qu’elle ne se jetât à la témérité, et à la furie : là où toutes autres nations ordinairement emploient des sons et des voix aiguës et fortes, qui émeuvent et qui échauffent à outrance le courage des soldats : il me semble de même, contre la forme ordinaire, qu’en l’usage de notre esprit, nous avons pour la plupart, plus besoin de plomb, que d’ailes : de froideur et de repos, que d’ardeur et d’agitation. Surtout, c’est à mon gré bien faire le sot, que de faire l’entendu, entre ceux qui ne le sont pas : parler toujours bandé, favellar in punta di forchetta [parler sur la pointe d’une fourchette] : Il faut se démettre au train de ceux avec qui vous êtes, et parfois affecter l’ignorance : Mettez à part la force et la subtilité : en l’usage commun, c’est assez d’y réserver l’ordre : traînez-vous au demeurant à terre, s’ils veulent. Les savants choppent volontiers à cette pierre : ils font toujours parade de leur magistère, et sèment leurs livres partout : Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets et oreilles des dames, que si elles n’en ont retenu la substance, au moins elles en ont la mine : À toute sorte de propos, et matière, pour basse et populaire qu’elle soit, elles se servent d’une façon de parler et d’écrire, nouvelle et savante.
Hoc sermone pauent, hoc iram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi secreta, quid ultra ?
Concumbunt docte.
[C’est dans ce style qu’elles s’effraient, qu’elles expriment la colère, les joies, les soucis et tous les secrets de leur âme. Quoi de plus ? Elles couchent en savantes.]
Et allèguent Platon et saint Thomas, aux choses auxquelles le premier rencontré, servirait aussi bien de témoin. La doctrine qui ne leur a pu arriver en l’âme, leur est demeurée en la langue. Si les bien-nées me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs propres et naturelles richesses : Elles cachent et couvrent leurs beautés, sous des beautés étrangères : c’est grande simplesse, d’étouffer sa clarté pour luire d’une lumière empruntée : Elles sont enterrées et ensevelies sous l’art de Capsula totæ [elles semblent sortir tout entières d’une boîte], C’est qu’elles ne se connaissent point assez : le monde n’a rien de plus beau : c’est à elles d’honorer les arts, et de farder le fard. Que leur faut-il, que vivre aimées et honorées ? Elles n’ont, et ne savent que trop, pour cela. Il ne faut qu’éveiller un peu, et réchauffer les facultés qui sont en elles. Quand je les vois attachées à la rhétorique, à la judiciaire, à la logique, et semblables drogueries, si vaines et inutiles à leur besoin : j’entre en crainte, que les hommes qui le leur conseillent, le fassent pour avoir loi de les régenter sous ce titre. Car quelle autre excuse leur trouverais-je ? Baste, qu’elles peuvent sans nous, ranger la grâce de leurs yeux, à la gaieté, à la sévérité, et à la douceur : assaisonner un nenni, de rudesse, de doute, et de faveur : et qu’elles ne cherchent point d’interprète aux discours qu’on fait pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette, et régentent les régents et l’école. Si toutefois il leur fâche de nous céder en quoi que ce soit, et veulent par curiosité avoir part aux livres : la poésie est un amusement propre à leur besoin : c’est un art folâtre, et subtil, déguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commodités de l’histoire. En la philosophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs et conditions, à se défendre de nos trahisons : à régler la témérité de leurs propres désirs : à ménager leur liberté : allonger les plaisirs de la vie, et à porter humainement l’inconstance d’un serviteur, la rudesse d’un mari, et l’importunité des ans, et des rides, et choses semblables. Voilà pour le plus, la part que je leur assignerais aux sciences. Il y a des naturels particuliers, retirés et internes : Ma forme essentielle, est propre à la communication, et à la production : je suis tout au dehors et en évidence, né à la société et à l’amitié : La solitude que j’aime, et que je prêche, ce n’est principalement, que ramener à moi mes affections, et mes pensées : restreindre et resserrer, non mes pas, ains mes désirs et mon souci, résignant la sollicitude étrangère, et fuyant mortellement la servitude, et l’obligation : et non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude locale, à dire vérité, m’étend plutôt, et m’élargit au-dehors : je me jette aux affaires d’état, et à l’univers, plus volontiers quand je suis seul. Au Louvre et en la presse, je me resserre et contrains en ma peau. La foule me repousse à moi. Et ne m’entretiens jamais si follement, si licencieusement et particulièrement, qu’aux lieux de respect, et de prudence cérémonieuse : Nos folies ne me font pas rire, ce sont nos sapiences. De ma complexion, je ne suis pas ennemi de l’agitation des cours : j’y ai passé partie de la vie : et suis fait à me porter allègrement aux grandes compagnies : pourvu que ce soit par intervalles, et à mon point. Mais cette mollesse de jugement, de quoi je parle, m’attache par force à la solitude. Voire chez moi, au milieu d’une famille peuplée, et maison des plus fréquentées, j’y vois des gens assez, mais rarement ceux, avec qui j’aime à communiquer. Et je réserve là, et pour moi, et pour les autres, une liberté inusitée. Il s’y fait trêve de cérémonie, d’assistance, et convoiements, et telles autres ordonnances pénibles de notre courtoisie (ô la servile et importune usance) chacun s’y gouverne à sa mode, y entretient qui veut ses pensées : je m’y tiens muet, rêveur, et enfermé, sans offense de mes hôtes Les hommes, de la société et familiarité desquels je suis en quête, sont ceux qu’on appelle honnêtes et habiles hommes : l’image de ceux-ci me dégoûte des autres. C’est à le bien prendre, de nos formes, la plus rare : et forme qui se doit principalement à la nature. La fin de ce commerce, c’est simplement la privauté, fréquentation, et conférence : l’exercice des âmes, sans autre fruit. En nos propos, tous sujets me sont égaux : il ne me chaut qu’il y ait ni poids, ni profondeur : la grâce et la pertinence y sont toujours : tout y est teint d’un jugement mûr et constant, et mêlé de bonté, de franchise, de gaieté et d’amitié. Ce n’est pas au sujet des substitutions seulement, que notre esprit montre sa beauté et sa force, et aux affaires des Rois : il la montre autant aux confabulations privées. Je connais mes gens au silence même, et à leur sourire, et les découvre mieux à l’aventure à table, qu’au conseil. Hyppomachus disait bien qu’il connaissait les bons lutteurs, à les voir simplement marcher par une rue. S’il plaît à la doctrine de se mêler à nos devis, elle n’en sera point refusée : Non magistrale, impérieuse, et importune, comme de coutume, mais suffragante et docile elle-même. Nous n’y cherchons qu’à passer le temps : à l’heure d’être instruits et prêchés, nous l’irons trouver en son trône. Qu’elle se démette à nous pour ce coup s’il lui plaît : car toute utile et désirable qu’elle est, je présuppose, qu’encore au besoin nous en pourrions-nous bien du tout passer, et faire notre effet sans elle. Une âme bien née, et exercée à la pratique des hommes, se rend pleinement agréable d’elle-même. L’art n’est autre chose que le contrôle, et le registre des productions de telles âmes. C’est aussi pour moi un doux commerce, que celui des belles et honnêtes femmes : nam nos quoque oculos eruditos habemus. [Car, nous aussi, nous avons des regards experts.] Si l’âme n’y a pas tant à jouir qu’au premier, les sens corporels qui participent aussi plus à celui-ci, le ramènent à une proportion voisine de l’autre : quoique selon moi, non pas égale. Mais c’est un commerce où il se faut tenir un peu sur ses gardes : et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moi. Je m’y échaudai en mon enfance : et y souffris toutes les rages, que les poètes disent advenir à ceux qui s’y laissent aller sans ordre et sans jugement. Il est vrai que ce coup de fouet m’a servi depuis d’instruction,
Quicumque Argolica de classe Capharea fugit,
Semper ab Euboicis vela retorquet aquis.
[Tous ceux de la flotte argienne qui ont échappé aux rocs de Capharée, détournent toujours leurs voiles des eaux de l’Eubée.]
C’est folie d’y attacher toutes ses pensées, et s’y engager d’une affection furieuse et indiscrète : Mais d’autre part, de s’y mêler sans amour, et sans obligation de volonté, en forme de comédiens, pour jouer un rôle commun, de l’âge et de la coutume, et n’y mettre du sien que les paroles : c’est de vrai pourvoir à sa sûreté : mais bien lâchement, comme celui qui abandonnerait son honneur ou son profit, ou son plaisir, de peur du danger : Car il est certain, que d’une telle pratique, ceux qui la dressent, n’en peuvent espérer aucun fruit, qui touche ou satisfasse une belle âme. Il faut avoir en bon escient désiré, ce qu’on veut prendre en bon escient plaisir de jouir : Je dis quand injustement fortune favoriserait leur masque : ce qui advient souvent, à cause de ce qu’il n’y a aucune d’elles, pour malotrue qu’elle soit, qui ne pense être bien aimable, qui ne se recommande par son âge, ou par son poil, ou par son mouvement (car de laides universellement, il n’en est non plus que de belles) et les filles Brachmanes, qui ont faute d’autre recommandation, le peuple assemblé à cri public pour cet effet, vont en la place, faisant montre de leurs parties matrimoniales : voir, si par là au moins elles ne valent pas d’acquérir un mari. Par conséquent il n’en est pas une qui ne se laisse facilement persuader au premier serment qu’on lui fait de la servir. Or de cette trahison commune et ordinaire des hommes d’aujourd’hui, il faut qu’il advienne, ce que déjà nous montre l’expérience : c’est qu’elles se rallient et rejettent à elles-mêmes, ou entre elles, pour nous fuir : ou bien qu’elles se rangent aussi de leur côté, à cet exemple que nous leur donnons : qu’elles jouent leur part de la farce, et se prêtent à cette négociation, sans passion, sans soin, et sans amour : Neque affectui suo aut alieno obnoxiæ [Sans se laisser lier ni par leurs propres sentiments, ni par ceux d’autrui] : Estimant, suivant la persuasion de Lysias en Platon, qu’elles se peuvent adonner utilement et commodément à nous, d’autant plus, que moins nous les aimons. Il en ira comme des comédies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les comédiens. De moi, je ne connais non plus Vénus sans Cupidon, qu’une maternité sans engeance : Ce sont choses qui s’entreprêtent et s’entredoivent leur essence. Ainsi cette piperie rejaillit sur celui qui la fait : il ne lui coûte guère, mais il n’acquiert aussi rien qui vaille. Ceux qui ont fait Vénus Déesse, ont regardé que sa principale beauté était incorporelle et spirituelle. Mais celle que ces gens-ci cherchent, n’est pas seulement humaine, ni même brutale : les bêtes ne la veulent si lourde et si terrestre. Nous voyons que l’imagination et le désir les échauffe souvent et sollicite, avant le corps : nous voyons en l’un et l’autre sexe, qu’en la presse elles ont du choix et du triage en leurs affections, et qu’elles ont entre elles des accointances de longue bienveillance. Celles mêmes à qui la vieillesse refuse la force corporelle, frémissent encore, hennissent et tressaillent d’amour. Nous les voyons avant le fait, pleines d’espérance et d’ardeur : et quand le corps a joué son jeu, se chatouiller encore de la douceur de cette souvenance : et en voyons qui s’enflent de fierté au partir de là, et qui en produisent des chants de fête et de triomphe, lasses et saoules : Qui n’a qu’à décharger le corps d’une nécessité naturelle, n’a que faire d’y embesogner autrui avec des apprêts si curieux. Ce n’est pas viande à une grosse et lourde faim. Comme celui qui ne demande point qu’on me tienne pour meilleur que je suis, je dirai ceci des erreurs de ma jeunesse : Non seulement pour le danger qu’il y a, de la santé, (si n’ai-je su si bien faire, que je n’en aie eu deux atteintes, légères toutefois, et préambulaires) mais encore par mépris, je ne me suis guère adonné aux accointances vénales et publiques J’ai voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le désir et par quelque gloire : Et aimais la façon de l’Empereur Tibere, qui se prenait en ses amours, autant par la modestie et noblesse, que par autre qualité : Et l’humeur de la courtisane Flora, qui ne se prêtait à moins, que d’un Dictateur, ou Consul, ou Censeur : et prenait son déduit, en la dignité de ses amoureux : Certes les perles et le brocadel y confèrent quelque chose : et les titres, et le train. Au demeurant, je faisais grand compte de l’esprit, mais pourvu que le corps n’en fût pas à dire : Car à répondre en conscience, si l’une ou l’autre des deux beautés devait nécessairement y faillir, j’eusse choisi de quitter plutôt la spirituelle : Elle a son usage en meilleures choses : Mais au sujet de l’amour, sujet qui principalement se rapporte à la vue et à l’attouchement, on fait quelque chose sans les grâces de l’esprit, rien sans les grâces corporelles. C’est le vrai avantage des dames que la beauté : elle est si leur, que la nôtre, quoiqu’elle désire des traits un peu autres, n’est en son point, que confuse avec la leur, puérile et imberbe. On dit que chez le grand Seigneur, ceux qui le servent sous titre de beauté, qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loin, à vingt et deux ans. Les discours, la prudence, et les offices d’amitié, se trouvent mieux chez les hommes : pourtant gouvernent-ils les affaires du monde. Ces deux commerces sont fortuits, et dépendants d’autrui : l’un est ennuyeux par sa rareté, l’autre se flétrit avec l’âge : ainsi ils n’eussent pas assez pourvu au besoin de ma vie. Celui des livres, qui est le troisième, est bien plus sûr et plus à nous. Il cède aux premiers, les autres avantages : mais il a pour sa part la constance et facilité de son service : Celui-ci côtoie tout mon cours, et m’assiste partout : il me console en la vieillesse et en la solitude : il me décharge du poids d’une oisiveté ennuyeuse : et me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent : il émousse les pointures de la douleur, si elle n’est du tout extrême et maîtresse : Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres, ils me détournent facilement à eux, et me la dérobent : Et si ne se mutinent point, pour voir que je ne les recherche, qu’au défaut de ces autres commodités, plus réelles, vives et naturelles : ils me reçoivent toujours de même visage. Il a bel aller à pied, dit-on, qui mène son cheval par la bride : Et notre Jacques Roi de Naples, et de Sicile, qui beau, jeune, et sain, se faisait porter par pays en civière, couché sur un méchant oreiller de plume, vêtu d’une robe de drap gris, et un bonnet de même : suivi cependant d’une grande pompe royale, litières, chevaux à main de toutes sortes, gentilshommes et officiers : représentait une austérité tendre encore et chancelante. Le malade n’est pas à plaindre, qui a la guérison en sa manche. En l’expérience et usage de cette sentence, qui est très véritable, consiste tout le fruit que je tire des livres. Je ne m’en sers en effet, quasi non plus que ceux qui ne les connaissent point : J’en jouis, comme les avaricieux des trésors, pour savoir que j’en jouirai quand il me plaira : mon âme se rassasie et contente de ce droit de possession. Je ne voyage sans livres, ni en paix, ni en guerre. Toutefois il se passera plusieurs jours, et des mois, sans que je les emploie : Ce sera tantôt, dis-je, ou demain, ou quand il me plaira : le temps court et s’en va cependant sans me blesser. Car il ne se peut dire, combien je me repose et séjourne en cette considération, qu’ils sont à mon côté pour me donner du plaisir à mon heure : et à reconnaître, combien ils portent de secours à ma vie : C’est la meilleure munition que j’aie trouvé à cet humain voyage : et plains extrêmement les hommes d’entendement, qui l’ont à dire. J’accepte plutôt toute autre sorte d’amusement, pour léger qu’il soit : d’autant que celui-ci ne me peut faillir. Chez moi, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où, tout d’une main, je commande mon ménage : Je suis sur l’entrée, et vois sous moi, mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et dans la plupart des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues : Tantôt je rêve, tantôt j’enregistre et dicte, en me promenant, mes songes que voici. Elle est au troisième étage d’une tour. Le premier, c’est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent, pour être seul. Au-dessus, elle a une grande garde-robe. C’était au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là et la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit. À sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l’hiver, très plaisamment percé. Et si je ne craignais non plus le soin que la dépense, le soin qui me chasse de toute besogne : j’y pourrais facilement coudre à chaque côté une galerie de cent pas de long, et douze de large, à plain pied : ayant trouvé tous les murs montés, pour autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiert un promenoir. Mes pensées dorment, si je les assis. Mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l’agitent. Ceux qui étudient sans livre, en sont tous là. La figure en est ronde, et n’a de plat, que ce qu’il faut à ma table et à mon siège : et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés sur des pupitres à cinq degrés tout à l’environ. Elle a trois vues de riche et libre prospect, et seize pas de vide en diamètre. En hiver j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom : et n’a point de pièce plus éventée que celle-ci : qui me plaît d’être un peu pénible et à l’écart, tant pour le fruit de l’exercice, que pour reculer de moi la presse. C’est là mon siège. J’essaie à m’en rendre la domination pure : et à soustraire ce seul coin, à la communauté et conjugale, et filiale, et civile. Partout ailleurs je n’ai qu’une autorité verbale : en essence, confuse. Misérable à mon gré, qui n’a chez soi, où être à soi : où se faire particulièrement la cour : où se cacher. L’ambition paie bien ses gens, de les tenir toujours en montre, comme la statue d’un marché. Magna servi tus est magna fortuna. [C’est une grande servitude qu’une grande fortune.] Ils n’ont pas seulement leur retrait pour retraite. Je n’ai rien jugé de si rude en l’austérité de vie, que nos religieux affectent, que ce que je vois en quelqu’une de leurs compagnies, avoir pour règle une perpétuelle société de lieu : et assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable, d’être toujours seul, que ne le pouvoir jamais être. Si quelqu’un me dit, que c’est avilir les muses, de s’en servir seulement de jouet, et de passe-temps, il ne sait pas comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passe-temps : à peine que je ne dise toute autre fin être ridicule. Je vis du jour à la journée, et parlant en révérence, ne vis que pour moi : mes desseins se terminent là. J’étudiai jeune pour l’ostentation ; depuis, un peu pour m’assagir : à cette heure pour m’ébattre : jamais pour le quêt. Une humeur vaine et dépensière que j’avais, après cette sorte de meuble : non pour en pourvoir seulement mon besoin, mais de trois pas au-delà, pour m’en tapisser et parer : je l’ai piéça abandonnée. Les livres ont beaucoup de qualités agréables à ceux qui les savent choisir : Mais aucun bien sans peine : C’est un plaisir qui n’est pas net et pur, non plus que les autres : il a ses incommodités, et bien pesantes : L’âme s’y exerce, mais le corps, duquel je n’ai non plus oublié le soin, demeure cependant sans action, s’atterre et s’attriste. Je ne sache excès plus dommageable pour moi, ni plus à éviter, en cette déclinaison d’âge. Voilà mes trois occupations favorites et particulières : Je ne parle point de celles que je dois au monde par obligation civile.
Chapitre IV. De la diversion §
J’ai autrefois été employé à consoler une dame vraiment affligée : La plupart de leurs deuils sont artificiels et cérémonieux.
Uberibus semper lacrymis, semperque paratis,
In statione sua, atque expectantibus illam,
Quo iubeat manare modo.
[Aux larmes toujours abondantes et toujours prêtes, à leur poste, et attendant qu’elle leur prescrive de quelle façon couler.]
On procède mal, quand on s’oppose à cette passion : car l’opposition les pique et les engage plus avant à la tristesse : On exaspère le mal par la jalousie du débat. Nous voyons des propos communs, que ce que j’aurai dit sans soin, si on vient à me le contester, je m’en formalise, je l’épouse : beaucoup plus ce à quoi j’aurais intérêt. Et puis en ce faisant, vous vous présentez à votre opération d’une entrée rude : là où les premiers accueils du médecin envers son patient, doivent être gracieux, gais, et agréables. Jamais médecin laid, et rechigné n’y fit œuvre. Au contraire donc, il faut aider d’arrivée et favoriser leur plainte, et en témoigner quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gagnez crédit à passer outre, et d’une facile et insensible inclination, vous vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guérison. Moi, qui ne désirais principalement que de piper l’assistance, qui avait les yeux sur moi, m’avisai de plâtrer le mal. Aussi me trouvé-je par expérience, avoir mauvaise main et infructueuse à persuader. Ou je présente mes raisons trop pointues et trop sèches : ou trop brusquement : ou trop nonchalamment. Après que je me fus appliqué un temps à son tourment, je n’essayai pas de le guérir par fortes et vives raisons : parce que j’en ai faute, ou que je pensais autrement faire mieux mon effet : ni n’allai choisissant les diverses manières, que la philosophie prescrit à consoler : Que ce qu’on plaint n’est pas mal, comme Cleanthes : Que c’est un léger mal, comme les Péripatéticiens : Que ce plaindre n’est action, ni juste, ni louable, comme Chrysippus : ni celle-ci d’Epicurus, plus voisine à mon style, de transférer la pensée des choses fâcheuses aux plaisantes : Ni faire une charge de tout cet amas, le dispensant par occasion, comme Cicero. Mais déclinant tout mollement nos propos, et les gauchissant peu à peu, aux sujets plus voisins, et puis un peu plus éloignés, selon qu’elle se prêtait plus à moi, je lui dérobai imperceptiblement cette pensée douloureuse : et la tins en bonne contenance et du tout rapaisée autant que j’y fus. J’usai de diversion. Ceux qui me suivirent à ce même service, n’y trouvèrent aucun amendement : car je n’avais pas porté la cognée aux racines. À l’aventure ai-je touché ailleurs quelque espèce de diversions publiques. Et l’usage des militaires, de quoi se servit Pericles en la guerre Péloponnésiaque : et mille autres ailleurs, pour révoquer de leurs pays les forces contraires, est trop fréquent aux histoires. Ce fut un ingénieux détour, de quoi le Sieur d’Himbercourt sauva et soi et d’autres, en la ville du Liège : où le Duc de Bourgongne, qui la tenait assiégée, l’avait fait entrer, pour exécuter les convenances de leur reddition accordée. Ce peuple assemblé de nuit pour y pourvoir, commence à se mutiner contre ces accords passés : et délibérèrent plusieurs, de courre sus aux négociateurs, qu’ils tenaient en leur puissance. Lui, sentant le vent de la première ondée de ces gens, qui venaient se ruer en son logis, lâcha soudain vers eux, deux des habitants de la ville, (car il y en avait aucuns avec lui) chargés de plus douces et nouvelles offres, à proposer en leur conseil, qu’il avait forgées sur-le-champ pour son besoin. Ces deux arrêtèrent la première tempête, ramenant cette tourbe émue en la maison de ville, pour ouïr leur charge, et y délibérer. La délibération fut courte : Voici débonder un second orage, autant animé que l’autre : et lui à leur dépêcher en tête, quatre nouveaux et semblables intercesseurs, protestant avoir à leur déclarer à ce coup, des présentations plus grasses, du tout à leur contentement et satisfaction : par où ce peuple fut derechef repoussé dans le conclave. Somme, que par telle dispensation d’amusements, divertissant leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l’endormit enfin, et gagna le jour, qui était son principal affaire. Cet autre conte est aussi de ce prédicament. Atalante fille de beauté excellente, et de merveilleuse disposition, pour se défaire de la presse de mille poursuivants, qui la demandaient en mariage, leur donna cette loi, qu’elle accepterait celui qui l’égalerait à la course, pourvu que ceux qui y faudraient, en perdissent la vie : Il s’en trouva assez, qui estimèrent ce prix digne d’un tel hasard, et qui encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire son essai après les autres, s’adressa à la déesse tutrice de cette amoureuse ardeur, l’appelant à son secours : qui exauçant sa prière, le fournit de trois pommes d’or, et de leur usage. Le champ de la course ouvert, à mesure qu’Hippomenes sent sa maîtresse lui presser les talons, il laisse échapper, comme par inadvertance, l’une de ces pommes : la fille amusée de sa beauté, ne faut point de se détourner pour l’amasser :
Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi.
Declinat cursus, aurumque volubile tollit.
[La jeune fille est frappée de stupeur : le désir du fruit étincelant la fait dévier de sa course et elle ramasse l’or qui roule.]
Autant en fit-il à son point, et de la seconde et de la tierce : jusques à ce que par ce fourvoiement et divertissement, l’avantage de la course lui demeura. Quand les médecins ne peuvent purger le catarrhe, ils le divertissent, et dévoient à une autre partie moins dangereuse. Je m’aperçois que c’est aussi la plus ordinaire recette aux maladies de l’âme. Abducendus etiam nonnunquam animus est ad alla studia, solicitudines, curas, negotia : Loci denique mutatione, tanquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est. [Il faut même quelquefois détourner l’esprit vers d’autres passions, préoccupations, soins, activités : c’est enfin par le changement d’air, comme pour un malade qui ne se rétablit pas, qu’il faut souvent le traiter.] On lui fait peu choquer les maux de droit fil : on ne lui en fait ni soutenir ni rabattre l’atteinte : on la lui fait décliner et gauchir. Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C’est à faire à ceux de la première classe, de s’arrêter purement à la chose, la considérer, la juger. Il appartient à un seul Socrates, d’accointer la mort d’un visage ordinaire, s’en apprivoiser et s’en jouer : Il ne cherche point de consolation hors de la chose : le mourir lui semble accident naturel et indifférent : il fiche là justement sa vue, et s’y résout, sans regarder ailleurs. Les disciples d’Hegesias, qui se font mourir de faim, échauffés des beaux discours de ses leçons, et si dru que le Roi Ptolomee lui fit défendre de plus entretenir son école de ces homicides discours : Ceux-là ne considèrent point la mort en soi, ils ne la jugent point : ce n’est pas là où ils arrêtent leur pensée : ils courent, ils visent à un être nouveau. Ces pauvres gens qu’on voit sur l’échafaud, remplis d’une ardente dévotion, y occupant tous leurs sens autant qu’ils peuvent : les oreilles aux instructions qu’on leur donne ; les yeux et les mains tendues au ciel : la voix à des prières hautes, avec une émotion âpre et continuelle, font certes chose louable et convenable à une telle nécessité. On les doit louer de religion : mais non proprement de constance. Ils fuient la lutte : ils détournent de la mort leur considération : comme on amuse les enfants pendant qu’on leur veut donner le coup de lancette. J’en ai vu, si parfois leur vue se ravalait à ces horribles apprêts de la mort, qui sont autour d’eux, s’en transir, et rejeter avec furie ailleurs leur pensée. À ceux qui passent une profondeur effroyable, on ordonne de clore ou détourner leurs yeux. Subrius Flavius, ayant par le commandement de Neron, à être défait, et par les mains de Niger, tous deux chefs de guerre : quand on le mena au champ, où l’exécution devait être faite, voyant le trou que Niger avait fait caver pour le mettre, inégal et mal formé : Ni cela, même, dit-il, se tournant aux soldats qui y assistaient, n’est selon la discipline militaire. Et à Niger, qui l’exhortait de tenir la tête ferme : Frappasses-tu seulement aussi ferme. Et devina bien : car le bras tremblant à Niger, il la lui coupa à divers coups. Celui-ci semble bien avoir eu sa pensée droitement et fixement au sujet. Celui qui meurt en la mêlée, les armes à la main, il n’étudie pas lors la mort, il ne la sent, ni ne la considère : l’ardeur du combat l’emporte. Un honnête homme de ma connaissance, étant tombé comme il se battait en estacade, et se sentant daguer à terre par son ennemi de neuf ou dix coups, chacun des assistants lui criait qu’il pensât à sa conscience, mais il me dit depuis, qu’encore que ces voix lui vinssent aux oreilles, elles ne l’avaient aucunement touché, et qu’il ne pensa jamais qu’à se décharger et à se venger. Il tua son homme en ce même combat. Beaucoup fit pour L. Syllanus, celui qui lui apporta sa condamnation : de ce qu’ayant ouï sa réponse, qu’il était bien préparé à mourir, mais non pas de mains scélérées : il se rua sur lui, avec ses soldats pour le forcer : et lui tout désarmé, se défendait obstinément de poings et de pieds, il le fit mourir en ce débat : dissipant en prompte colère et tumultuaire, le sentiment pénible d’une mort longue et préparée, à quoi il était destiné. Nous pensons toujours ailleurs : l’espérance d’une meilleure vie nous arrête et appuie : ou l’espérance de la valeur de nos enfants : ou la gloire future de notre nom : ou la fuite des maux de cette vie : ou la vengeance qui menace ceux qui nous causent la mort :
Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sæpe vocaturum.
Audiam, et hæc manes veniet mihi fama sub imos.
[J’espère pour moi que, si les justes divinités ont quelque pouvoir, tu épuiseras tes supplices au milieu des écueils et que tu invoqueras souvent le nom de Didon. Je l’entendrai, et le bruit en viendra jusqu’à moi sous les profondeurs des mânes.]
Xenophon sacrifiait couronné quand on lui vint annoncer la mort de son fils Gryllus, en la bataille de Mantinée. Au premier sentiment de cette nouvelle, il jeta sa couronne à terre : mais par la suite du propos, entendant la forme d’une mort très valeureuse, il l’amassa, et remit sur sa tête. Epicurus même se console en sa fin, sur l’éternité et l’utilité de ses écrits. Omnes clari et nobilitati labores, fiunt tolerabiles. [Tous les travaux qui apportent gloire et renommée deviennent supportables.] Et la même plaie, le même travail, ne pèse pas, dit Xenophon, à un général d’armée, comme à un soldat. Epaminondas prit sa mort bien plus allègrement, ayant été informé, que la victoire était demeurée de son côté. Hæc sunt solatia, hæc fomenta summorum dolorum. [Voilà les consolations, voilà les baumes des plus grandes douleurs.] Et telles autres circonstances nous amusent, divertissent et détournent de la considération de la chose en soi. Voire les arguments de la Philosophie, vont à tous coups côtoyant et gauchissant la matière, et à peine essuyant sa croûte. Le premier homme de la première école Philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre la mort : Nul mal n’est honorable : la mort l’est : elle n’est pas donc mal. Contre l’ivrognerie : Nul ne fie son secret à l’ivrogne : chacun le fie au sage : le sage ne sera donc pas ivrogne. Cela est-ce donner au blanc ? J’aime à voir ces âmes principales, ne se pouvoir déprendre de notre consorce. Tant parfaits hommes qu’ils soient, ce sont toujours bien lourdement des hommes. C’est une douce passion que la vengeance, de grande impression et naturelle : je le vois bien, encore que je n’en aie aucune expérience. Pour en distraire dernièrement un jeune Prince, je ne lui allais pas disant, qu’il fallait prêter la joue à celui qui vous avait frappé l’autre, pour le devoir de charité : ni ne lui allais représenter les tragiques événements que la poésie attribue à cette passion. Je la laissai là, et m’amusai à lui faire goûter la beauté d’une image contraire : l’honneur, la faveur, la bienveillance qu’il acquerrait par clémence et bonté : je le détournai à l’ambition. Voilà comme l’on en fait. Si votre affection en l’amour est trop puissante, dissipez-la, disent-ils : Et disent vrai, car je l’ai souvent essayé avec utilité : Rompez-la à divers désirs, desquels il y en ait un régent et un maître, si vous voulez, mais de peur qu’il ne vous gourmande et tyrannise, affaiblissez-le, séjoumez-le, en le divisant et divertissant.
Cum morosa vago singultiet inguine vena,
Coniicito humorem collectum in corpora quæque.
[Quand ton membre insatisfait tressaillera d’un confus désir, jette le liquide amassé dans le premier corps venu.]
Et pourvoyez-y de bonne heure, de peur que vous n’en soyez en peine, s’il vous a une fois saisi.
Si non prima nouis conturbes vulnera plagis,
Volgiuagaque vagus Venere ante recentia cures.
[Si tu n’effaces pas les premières blessures par de nouvelles plaies, et qu’au gré des rencontres tu ne les soignes encore fraîches par une Vénus vagabonde.]
Je fus autrefois touché d’un puissant déplaisir, selon ma complexion : et encore plus juste que puissant : je m’y fusse perdu à l’aventure, si je m’en fusse simplement fié à mes forces. Ayant besoin d’une véhémente diversion pour m’en distraire, je me fis par art amoureux et par étude : à quoi l’âge m’aidait : L’amour me soulagea et retira du mal, qui m’était causé par l’amitié. Partout ailleurs de même : Une aigre imagination me tient : je trouve plus court, que de la dompter, la changer : je lui en substitue, si je ne puis une contraire, au moins une autre : Toujours la variation soulage, dissout et dissipe : Si je ne puis la combattre, je lui échappe : et en la fuyant, je fourvoie, je ruse : Muant de lieu, d’occupation, de compagnie, je me sauve dans la presse d’autres amusements et pensées, où elle perd ma trace, et m’égare. Nature procède ainsi, par le bénéfice de l’inconstance : Car le temps, qu’elle nous a donné pour souverain médecin de nos passions, gagne son effet principalement par là, que fournissant autres et autres affaires à notre imagination, il démêle et corrompt cette première appréhension, pour forte qu’elle soit. Un sage ne voit guère moins, son ami mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu’au premier an ; et suivant Epicurus, de rien moins : car il n’attribuait aucun léniment des fâcheries, ni à la prévoyance, ni à l’antiquité d’icelles. Mais tant d’autres cogitations traversent celle-ci, qu’elle s’alanguit, et se lasse enfin. Pour détourner l’inclination des bruits communs, Alcibiades coupa les oreilles et la queue à son beau chien, et le chassa en la place : afin que donnant ce sujet pour babiller au peuple, il laissât en paix ses autres actions. J’ai vu aussi, pour cet effet de divertir les opinions et conjectures du peuple, et dévoyer les parleurs, des femmes, couvrir leurs vraies affections, par des affections contrefaites. Mais j’en ai vu telle, qui en se contrefaisant s’est laissée prendre à bon escient, et a quitté la vraie et originelle affection pour la feinte : Et appris par elle, que ceux qui se trouvent bien logés, sont des sots de consentir à ce masque. Les accueils et entretiens publics étant réservés à ce serviteur aposté, croyez qu’il n’est guère habile, s’il ne se met enfin en votre place, et vous envoie en la sienne : Cela c’est proprement tailler et coudre un soulier, pour qu’un autre le chausse. Peu de chose nous divertit et détourne : car peu de chose nous tient. Nous ne regardons guère les sujets en gros et seuls : ce sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui nous frappent : et des vaines écorces qui rejaillissent des sujets.
Folliculos ut nunc teretes æstate cicadæ
Linquunt.
[Comme, l’été venu, les cigales abandonnent leurs rondes membranes.]
Plutarque même regrette sa fille par des singeries de son enfance. Le souvenir d’un adieu, d’une action, d’une grâce particulière, d’une recommandation dernière, nous afflige. La robe de Caesar troubla toute Romme, ce que sa mort n’avait pas fait. Le son même des noms, qui nous tintouine aux oreilles : Mon pauvre maître, ou mon grand ami : hélas mon cher père, ou ma bonne fille. Quand ces redites me pincent, et que j’y regarde de près, je trouve que c’est une plainte grammairienne, le mot et le ton me blesse. Comme les exclamations des prêcheurs, émeuvent leur auditoire souvent, plus que ne font leurs raisons : et comme nous frappe la voix piteuse d’une bête qu’on tue pour notre service : sans que je pèse ou pénètre cependant, la vraie essence et massive de mon sujet.
his se stimulis dolor ipse lacessit.
[par ces aiguillons la douleur s’irrite elle-même.]
Ce sont les fondements de notre deuil. L’opiniâtreté de mes pierres, spécialement en la verge, m’a parfois jeté en longues suppressions d’urine, de trois, de quatre jours : et si avant en la mort, que c’eût été folie d’espérer l’éviter, voire désirer, vu les cruels efforts que cet état m’apporte. Ô que ce bon Empereur, qui faisait lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute de pisser, était grand maître en la science de bourrellerie ! Me trouvant là, je considérais par combien légères causes et objets, l’imagination nourrissait en moi le regret de la vie : de quels atomes se bâtissait en mon âme, le poids et la difficulté de ce délogement : à combien frivoles pensées nous donnions place en un si grand affaire. Un chien, un cheval, un livre, un verre, et quoi non ? tenaient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses espérances, leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré. Je vois nonchalamment la mort, quand je la vois universellement, comme fin de la vie. Je la gourmande en bloc : par le menu, elle me pille. Les larmes d’un laquais, la dispensation de ma déferre, l’attouchement d’une main connue, une consolation commune, me déconsole et m’attendrit. Ainsi nous troublent l’âme, les plaintes des faibles : et les regrets de Didon, et d’Ariadné passionnent ceux mêmes qui ne les croient point en Virgile et en Catulle : c’est un exemple de nature obstinée et dure, n’en sentir aucune émotion : comme on récite, pour miracle, de Polemon : mais aussi ne pâlit-il pas seulement à la morsure d’un chien enragé, qui lui emporta le gras de la jambe. Et nulle sagesse ne va si avant, de concevoir la cause d’une tristesse, si vive et entière, par jugement, qu’elle ne souffre accession par la présence, quand les yeux et les oreilles y ont leur part : parties qui ne peuvent être agitées que par vains accidents. Est-ce raison que les arts mêmes se servent et fassent leur profit, de notre imbécillité et bêtise naturelle ? L’Orateur, dit la Rhétorique, en cette farce de son plaidoyer, s’émouvra par le son de sa voix, et par ses agitations feintes ; et se laissera piper à la passion qu’il représente : Il s’imprimera un vrai deuil et essentiel, par le moyen de ce batelage qu’il joue, pour le transmettre aux juges, à qui il touche encore moins : Comme font ces personnes qu’on loue aux mortuaires, pour aider à la cérémonie du deuil, qui vendent leurs larmes à poids et à mesure, et leur tristesse. Car encore qu’ils s’ébranlent en forme empruntée, toutefois en habituant et rangeant la contenance, il est certain qu’ils s’emportent souvent tous entiers, et reçoivent en eux une vraie mélancolie. Je fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps de monsieur de Grammont, du siège de la Fère, où il fut tué : Je considérai que partout où nous passions, nous remplissions de lamentation et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la seule montre de l’appareil de notre convoi : car seulement le nom du trépassé n’y était pas connu. Quintilian dit avoir vu des Comédiens si fort engagés en un rôle de deuil, qu’ils en pleuraient encore au logis : et de soi-même, qu’ayant pris à émouvoir quelque passion en autrui, il l’avait épousée, jusques à se trouver surpris, non seulement de larmes, mais d’une pâleur de visage et port d’homme vraiment accablé de douleur. En une contrée près de nos montagnes, les femmes font le prêtre-martin : car comme elles agrandissent le regret du mari perdu, par la souvenance des bonnes et agréables conditions qu’il avait, elles font tout d’un train aussi recueil et publient ses imperfections : comme pour entrer d’elles-mêmes en quelque compensation, et se divertir de la pitié au dédain. De bien meilleure grâce encore que nous, qui à la perte du premier connu, nous piquons à lui prêter des louanges nouvelles et fausses : et à le faire tout autre, quand nous l’avons perdu de vue, qu’il ne nous semblait être, quand nous le voyions : Comme si le regret était une partie instructive : ou que les larmes en lavant notre entendement, l’éclaircissent. Je renonce dès à présent aux favorables témoignages, qu’on me voudra donner, non parce que j’en serai digne, mais parce que je serai mort. Qui demandera à celui-là, Quel intérêt avez-vous à ce siège ? L’intérêt de l’exemple, dira-t-il, et de l’obéissance commune du Prince : je n’y prétends profit quelconque : et de gloire, je sais la petite part qui en peut toucher un particulier comme moi : je n’ai ici ni passion ni querelle. Voyez-le pourtant le lendemain, tout changé, tout bouillant et rougissant de colère, en son rang de bataille pour l’assaut : C’est la lueur de tant d’acier, et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui lui ont jeté cette nouvelle rigueur et haine dans les veines. Frivole cause, me direz-vous : Comment cause ? il n’en faut point, pour agiter notre âme : Une rêverie sans corps et sans sujet la régente et l’agite. Que je me jette à faire des châteaux en Espaigne, mon imagination m’y forge des commodités et des plaisirs, desquels mon âme est réellement chatouillée et réjouie : Combien de fois embrouillons-nous notre esprit de colère ou de tristesse, par telles ombres, et nous insérons en des passions fantastiques, qui nous altèrent et l’âme et le corps ? Quelles grimaces, étonnées, riardes, confuses, excite la rêverie en nos visages ! Quelles saillies et agitations de membres et de voix ! Semble-t-il pas de cet homme seul, qu’il ait des visions fausses, d’une presse d’autres hommes, avec qui il négocie : ou quelque démon interne, qui le persécute ? Enquérez-vous à vous, où est l’objet de cette mutation ? Est-il rien sauf nous, en nature, que l’inanité sustente, sur quoi elle puisse ? Cambyses pour avoir songé en dormant, que son frère devait devenir Roi de Perse, le fit mourir. Un frère qu’il aimait, et duquel il s’était toujours fié Aristodemus Roi des Messéniens se tua, pour une fantaisie qu’il prit de mauvais augure, de je ne sais quel hurlement de ses chiens. Et le Roi Midas en fit autant, troublé et fâché de quelque malplaisant songe qu’il avait songé : C’est priser sa vie justement ce qu’elle est, de l’abandonner pour un songe. Oyez pourtant notre âme, triompher de la misère du corps, de sa faiblesse, de ce qu’il est en butte à toutes offenses et altérations : vraiment elle a raison d’en parler.
O prima infœlix fingenti terra Prometheo !
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte,
Recta animiprimum debuit esse via.
[Ô premier limon que par malheur façonna Prométhée ! Il n’a pas conduit son ouvrage avec assez de prudence. En composant le corps, il n’a pas vu l’esprit dans son art, la bonne méthode eût été de commencer par l’âme.]
Chapitre V. Sur des vers de Virgile §
À mesure que les pensements utiles sont plus pleins, et solides, ils sont aussi plus empêchants, et plus onéreux. Le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont sujets graves, et qui grèvent. Il faut avoir l’âme instruite des moyens de soutenir et combattre les maux, et instruite des règles de bien vivre, et de bien croire : et souvent l’éveiller et exercer en cette belle étude. Mais à une âme de commune sorte, il faut que ce soit avec relâche et modération : elle s’affole, d’être trop continuellement bandée. J’avais besoin en jeunesse, de m’avertir et solliciter pour me tenir en office : L’allégresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dit-on, avec ces discours sérieux et sages : Je suis à présent en un autre état. Les conditions de la vieillesse, ne m’avertissent que trop, m’assagissent et me prêchent. De l’excès de la gaieté, je suis tombé en celui de la sévérité : plus fâcheux. Par quoi, je me laisse à cette heure aller un peu à la débauche, par dessein : et emploie quelquefois l’âme, à des pensements folâtres et jeunes, où elle se séjourne : Je ne suis meshui que trop rassis, trop pesant, et trop mûr. Les ans me font leçon tous les jours, de froideur, et de tempérance. Ce corps fuit le dérèglement, et le craint : il est à son tour de guider l’esprit vers la réformation : il régente à son tour : et plus rudement et impérieusement : Il ne me laisse pas une heure, ni dormant ni veillant, chômer d’instruction, de mort, de patience, et de pénitence. Je me défends de la tempérance, comme j’ai fait autrefois de la volupté : elle me tire trop arrière, et jusques à la stupidité. Or je veux être maître de moi, à tout sens. La sagesse a ses excès, et n’a pas moins besoin de modération que la folie. Ainsi, de peur que je ne sèche, tarisse, et m’aggrave de prudence, aux intervalles que mes maux me donnent,
Mens intenta suis ne siet usque malis.
[De peur que mon esprit ne soit toujours tourné vers ses maux.]
je gauchis tout doucement, et dérobe ma vue de ce ciel orageux et nubileux que j’ai devant moi. Lequel, Dieu merci, je considère bien sans effroi, mais non pas sans contention, et sans étude. Et me vais amusant en la recordation des jeunesses passées :
animus quod perdidit, optat,
Atque in præterita se totus imagine versat.
[l’âme désire ce qu’elle a perdu et se tourne tout entière en imagination vers le passé.]
Que l’enfance regarde devant elle, la vieillesse derrière : était-ce pas ce que signifiait le double visage de Janus ? Les ans m’entraînent s’ils veulent, mais à reculons : Autant que mes yeux peuvent reconnaître cette belle saison expirée, je les y détourne à secousses. Si elle échappe de mon sang et de mes veines, au moins n’en veux-je déraciner l’image de la mémoire.
hoc est,
Viuere bis, vita posse priore frui.
[c’est vivre deux fois, que de pouvoir jouir de la vie passée.]
Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses, et jeux de la jeunesse, pour se réjouir en autrui, de la souplesse et beauté du corps, qui n’est plus en eux : et rappeler en leur souvenance, la grâce et faveur de cet âge verdissant. Et veut qu’en ces ébats, ils attribuent l’honneur de la victoire, au jeune homme, qui aura le plus ébaudi et réjoui, et plus grand nombre d’entre eux. Je marquais autrefois les jours pesants et ténébreux, comme extraordinaires : Ceux-là sont tantôt les miens ordinaires : les extraordinaires sont les beaux et sereins. Je m’en vais au train de tressaillir, comme d’une nouvelle faveur, quand aucune chose ne me deult. Que je me chatouille, je ne puis tantôt plus arracher un pauvre rire de ce méchant corps. Je ne m’égaie qu’en fantaisie et en songe : pour détourner par ruse, le chagrin de la vieillesse : Mais certes il faudrait autre remède, qu’en songe. Faible lutte, de l’art contre la nature. C’est grand-simplesse, d’allonger et anticiper, comme chacun fait, les incommodités humaines : J’aime mieux être moins longtemps vieil, que d’être vieil, avant que de l’être. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne : Je connais bien par ouï-dire, plusieurs espèces de voluptés prudentes, fortes et glorieuses : mais l’opinion ne peut pas assez sur moi pour m’en mettre en appétit. Je ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veux doucereuses, faciles et prêtes. A natura discedimus : populo nos damus, nullius rei bono auctori. [Nous nous écartons de la nature ; nous nous donnons au peuple, de bon conseil en aucune chose.] Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent : peu en fantaisie. Prissé-je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie !
Non ponebat enim rumores ante salutem.
[Car il ne faisait pas passer les rumeurs avant le salut.]
La volupté est qualité peu ambitieuse ; elle s’estime assez riche de soi, sans y mêler le prix de la réputation : et s’aime mieux à l’ombre. Il faudrait donner le fouet à un jeune homme, qui s’amuserait à choisir le goût du vin, et des sauces. Il n’est rien que j’aie moins su, et moins prisé : à cette heure je l’apprends. J’en ai grand-honte, mais qu’y ferais-je ? J’ai encore plus de honte et de dépit, des occasions qui m’y poussent. C’est à nous, à rêver et baguenauder, et à la jeunesse à se tenir sur la réputation et sur le bon bout. Elle va vers le monde, vers le crédit : nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clauam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant : nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras. [À eux les armes, à eux les chevaux, à eux les javelots, à eux la massue, à eux la paume, à eux les nages et les courses ; à nous vieillards, entre tant de jeux, qu’ils laissent les dés et les osselets.] Les lois mêmes nous envoient au logis. Je ne puis moins en faveur de cette chétive condition, où mon âge me pousse, que de lui fournir de jouets et d’amusoires, comme à l’enfance : aussi y retombons-nous. Et la sagesse et la folie, auront prou à faire, à m’étayer et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d’âge.
Misce stultitiam consiliis breuem.
[Mêle à tes pensées un grain de folie.]
Je fuis de même les plus légères pointures : et celles qui ne m’eussent pas autrefois égratigné, me transpercent à cette heure. Mon habitude commence de s’appliquer si volontiers au mal : in fragili corpore odiosa omnis offensio est [dans un corps frêle, toute atteinte est odieuse].
Mensque pati durum sustinet ægra nihil.
[Et un esprit malade ne peut rien supporter de pénible.]
J’ai été toujours chatouilleux et délicat aux offenses, je suis plus tendre à cette heure, et ouvert partout.
Et minimæ vires frangere quassa valent.
[Et le moindre effort suffit à briser ce qui est ébranlé.]
Mon jugement m’empêche bien de regimber et gronder contre les inconvénients que nature m’ordonne à souffrir, mais non pas de les sentir. Je courrais d’un bout du monde à l’autre, chercher un bon an de tranquillité plaisante et enjouée, moi, qui n’ai autre fin que vivre et me réjouir. La tranquillité sombre et stupide, se trouve assez pour moi, mais elle m’endort et entête : je ne m’en contente pas. S’il y a quelque personne, quelque bonne compagnie, aux champs, en la ville, en France, ou ailleurs, resséante, ou voyagère, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n’est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais, en chair et en os. Puisque c’est le privilège de l’esprit, de se ravoir de la vieillesse, je lui conseille autant que je puis, de le faire : qu’il verdisse, qu’il fleurisse cependant, s’il peut, comme le gui sur un arbre mort. Je crains que c’est un traître : il s’est si étroitement affréré au corps, qu’il m’abandonne à tous coups, pour le suivre en sa nécessité : Je le flatte à part, je le pratique pour néant : j’ai beau essayer de le détourner de cette colligance, et lui présenter et Seneque et Catulle, et les dames et les danses royales : si son compagnon a la colique, il semble qu’il l’ait aussi. Les puissances mêmes qui lui sont particulières et propres, ne se peuvent lors soulever : elles sentent évidemment le morfondu : il n’y a point d’allégresse en ses productions, s’il n’en y a quand et quand au corps. Nos maîtres ont tort, de quoi cherchant les causes des élancements extraordinaires de notre esprit, outre ce qu’ils en attribuent à un ravissement divin, à l’amour, à l’âpreté guerrière, à la poésie, au vin : ils n’en ont donné sa part à la santé. Une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oisive, telle qu’autrefois la verdeur des ans et la sécurité, me la fournissaient par venues : Ce feu de gaieté suscite en l’esprit des éloises vives et claires outre notre clarté naturelle : et entre les enthousiasmes, les plus gaillards, sinon les plus éperdus. Or bien, ce n’est pas merveille, si un contraire état affaisse mon esprit, le cloue, et en tire un effet contraire.
Ad nullum consurgit opus cum corpore languet.
[Il ne se dresse pour aucune besogne, il languit avec le corps.]
Et veut encore que je lui sois tenu, de quoi il prête, comme il dit, beaucoup moins à ce consentement, que ne porte l’usage ordinaire des hommes. Au moins pendant que nous avons trêve, chassons les maux et difficultés de notre commerce,
Dum licet obducta soluatur fronte senectus :
[Tant que c’est permis, que la vieillesse déride son front :]
tetrica sunt amœnanda iocularibus [il faut égayer la tristesse par des plaisanteries]. J’aime une sagesse gaie et civile, et fuis l’âpreté des mœurs, et l’austérité : ayant pour suspecte toute mine rébarbative.
Tristemque vultus tetrici arrogantiam.
Et habet tristis quoque turba cynædos.
[Et la morose arrogance d’un visage renfrogné. Et cette foule morose a aussi ses mignons.]
Je crois Platon de bon cœur, qui dit les humeurs faciles ou difficiles, être un grand préjudice à la bonté ou mauvaiseté de l’âme. Socrates eut un visage constant, mais serein et riant : Non fâcheusement constant, comme le vieil Crassus, qu’on ne vit jamais rire. La vertu est qualité plaisante et gaie. Je sais bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de mes écrits, qui n’aient plus à rechigner à la licence de leur pensée : Je me conforme bien à leur courage : mais j’offense leurs yeux. C’est une humeur bien ordonnée, de pincer les écrits de Platon, et couler ses négociations prétendues avec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere, quod non pudeat sentire. [N’ayons pas honte de dire ce que nous n’avons pas honte de penser.] Je hais un esprit hargneux et triste, qui glisse par-dessus les plaisirs de sa vie, et s’empoigne et paît aux malheurs. Comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poli, et bien lissé, et s’attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux : Et comme les ventouses, qui ne hument et appètent que le mauvais sang. Au reste, je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire : et me déplais des pensées mêmes impubliables. La pire de mes actions et conditions, ne me semble pas si laide, comme je trouve laid et lâche, de ne l’oser avouer. Chacun est discret en la confession, on le devrait être en l’action. La hardiesse de faillir, est aucunement compensée et bridée, par la hardiesse de le confesser. Qui s’obligerait à tout dire, s’obligerait à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire. Dieu veuille que cet excès de ma licence, attire nos hommes jusques à la liberté : par-dessus ces vertus couardes et mineuses, nées de nos imperfections : qu’aux dépens de mon immodération, je les attire jusques au point de la raison. Il faut voir son vice, et l’étudier, pour le redire : ceux qui le cèlent à autrui, le cèlent ordinairement à eux-mêmes : et ne le tiennent pas pour assez couvert, s’ils le voient. Ils le soustraient et déguisent à leur propre conscience. Quare vicia sua nemo confitetur ? Quia etiam nunc in illis est, somnium narrare, vigilantis est. [Pourquoi n’avoue-t-on pas ses vices ? Parce qu’on est encore sous leur emprise. Raconter ses rêves est le fait d’un homme éveillé.] Les maux du corps s’éclaircissent en augmentant. Nous trouvons que c’est goutte, que nous nommions rhume ou foulure. Les maux de l’âme s’obscurcissent en leur force : le plus malade les sent le moins. Voilà pourquoi il les faut souvent remanier au jour, d’une main impiteuse : les ouvrir et arracher du creux de notre poitrine : Comme en matière de bienfaits, de même en matière de méfaits, c’est parfois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en confesser ? Je souffre peine à me feindre : si que j’évite de prendre les secrets d’autrui en garde, n’ayant pas bien le cœur de désavouer ma science : Je puis la taire, mais la nier, je ne puis sans effort et déplaisir. Pour être bien secret, il le faut être par nature, non par obligation. C’est peu, au service des princes, d’être secret, si on n’est menteur encore. Celui qui s’enquêtait à Thales Milesius, s’il devait solennellement nier d’avoir paillardé, s’il se fût adressé à moi, je lui eusse répondu, qu’il ne le devait pas faire, car le mentir me semble encore pire que la paillardise. Thales lui conseilla tout autrement, et qu’il jurât, pour garantir le plus, par le moins : Toutefois ce conseil n’était pas tant élection de vice, que multiplication. Sur quoi disons ce mot en passant, qu’on fait bon marché à un homme de conscience, quand on lui propose quelque difficulté au contrepoids du vice : mais quand on l’enferme entre deux vices, on le met à un rude choix. Comme on fit Origene : ou qu’il idolâtrât, ou qu’il se souffrît jouir charnellement, à un grand vilain Æthiopien qu’on lui présenta : Il subit la première condition : et vicieusement, dit-on. Pourtant ne seraient pas sans goût, selon leur erreur, celles qui nous protestent en ce temps, qu’elles aimeraient mieux charger leur conscience de dix hommes, que d’une messe. Si c’est indiscrétion de publier ainsi ses erreurs, il n’y a pas grand danger qu’elle passe en exemple et usage. Car Ariston disait, que les vents que les hommes craignent le plus, sont ceux qui les découvrent : Il faut rebrasser ce sot haillon qui cache nos mœurs : Ils envoient leur conscience au bordel, et tiennent leur contenance en règle : Jusques aux traîtres et assassins, ils épousent les lois de la cérémonie, et attachent là leur devoir. Si n’est-ce, ni à l’injustice de se plaindre de l’incivilité, ni à la malice de l’indiscrétion. C’est dommage qu’un méchant homme ne soit encore un sot, et que la décence pallie son vice. Ces incrustations n’appartiennent qu’à une bonne et saine paroi, qui mérite d’être conservée, d’être blanchie. En faveur des Huguenots, qui accusent notre confession auriculaire et privée, je me confesse en public, religieusement et purement. Saint Augustin, Origene, et Hippocrates, ont publié les erreurs de leurs opinions : moi encore de mes mœurs. Je suis affamé de me faire connaître : et ne me chaut à combien, pourvu que ce soit véritablement : Ou pour dire mieux, je n’ai faim de rien : mais je fuis mortellement, d’être pris en échange, par ceux à qui il arrive de connaître mon nom. Celui qui fait tout pour l’honneur et pour la gloire, que pense-t-il gagner, en se produisant au monde en masque, dérobant son vrai être à la connaissance du peuple ? Louez un bossu de sa belle taille, il le doit recevoir à injure : si vous êtes couard, et qu’on vous honore pour un vaillant homme, est-ce de vous qu’on parle ? On vous prend pour un autre : J’aimerais aussi cher, que celui-là se gratifiât des bonnetades qu’on lui fait, pensant qu’il soit maître de la troupe, lui qui est des moindres de la suite. Archelaus Roi de Macédoine, passant par la rue, quelqu’un versa de l’eau sur lui : les assistants disaient qu’il devait le punir. Voire mais, fit-il, il n’a pas versé l’eau sur moi, mais sur celui qu’il pensait que je fusse. Socrates à celui, qui l’avertissait : qu’on médisait de lui. Point, dit-il : Il n’y a rien en moi de ce qu’ils disent. Pour moi, qui me louerait d’être bon pilote, d’être bien modeste, ou d’être bien chaste, je ne lui en devrais nul grand-merci. Et pareillement, qui m’appellerait traître, voleur, ou ivrogne, je me tiendrais aussi peu offensé. Ceux qui se méconnaissent, se peuvent paître de fausses approbations : non pas moi, qui me vois, et qui me recherche jusques aux entrailles, qui sais bien ce qu’il m’appartient. Il me plaît d’être moins loué, pourvu que je sois mieux connu. On me pourrait tenir pour sage en telle condition de sagesse, que je tiens pour sottise. Je m’ennuie que mes Essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de salle : ce chapitre me fera du cabinet : J’aime leur commerce un peu privé : le public est sans faveur et saveur. Aux adieux, nous échauffons outre l’ordinaire l’affection envers les choses que nous abandonnons. Je prends l’extrême congé des jeux du monde : voici nos dernières accolades. Mais venons à mon thème. Qu’a fait l’action génitale aux hommes, si naturelle, si nécessaire, et si juste, pour n’en oser parler sans vergogne, et pour l’exclure des propos sérieux et réglés ? Nous prononçons hardiment, tuer, dérober, trahir : et cela, nous n’oserions qu’entre les dents. Est-ce à dire, que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous avons loi d’en grossir la pensée ? Car il est bon, que les mots qui sont le moins en usage, moins écrits, et mieux tus, sont les mieux sus, et plus généralement connus. Nul âge, nulles mœurs l’ignorent non plus que le pain. Ils s’impriment en chacun, sans être exprimés, et sans voix et sans figure. Et le sexe qui le fait le plus, a charge de le taire le plus. C’est une action, que nous avons mise en la franchise du silence, d’où c’est crime de l’arracher. Non pas pour l’accuser et juger : Ni n’osons la fouetter, qu’en périphrase et peinture. Grande faveur à un criminel, d’être si exécrable, que la justice estime injuste, de le toucher et de le voir : libre et sauvé par le bénéfice de l’aigreur de sa condamnation. N’en va-t-il pas comme en matière de livres, qui se rendent d’autant plus vénaux et publics, de ce qu’ils sont supprimés ? Je m’en vais pour moi, prendre au mot l’avis d’Aristote, qui dit, L’être honteux, servir d’ornement à la jeunesse, mais de reproche à la vieillesse. Ces vers se prêchent en l’école ancienne : école à laquelle je me tiens bien plus qu’à la moderne : ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres.
Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent,
Faillent autant que ceux qui trop la suivent.
Tu Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quicquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit lætum, nec amabile quicquam.
[C’est toi, Déesse, c’est toi qui régis seule la nature, et sans toi rien ne surgit aux rives divines du jour, rien ne se fait de joyeux ni d’aimable.]
Je ne sais qui a pu mal mêler Pallas et les Muses, avec Venus, et les refroidir envers l’amour : mais je ne vois aucunes déités qui s’aviennent mieux, ni qui s’entredoivent plus. Qui ôtera aux muses les imaginations amoureuses, leur dérobera le plus bel entretien qu’elles aient, et la plus noble matière de leur ouvrage : et qui fera perdre à l’amour la communication et service de la poésie, l’affaiblira de ses meilleures armes. Par ainsi on charge le Dieu d’accointance, et de bienveillance, et les déesses protectrices d’humanité et de justice, du vice d’ingratitude et de méconnaissance. Je ne suis pas de si longtemps cassé de l’état et suite de ce Dieu, que je n’aie la mémoire informée de ses forces et valeurs :
agnosco veteris vestigia flammæ.
[je reconnais les traces d’une ancienne flamme.]
Il y a encore quelque demeurant d’émotion et chaleur après la fièvre :
Nec mihi deficiat calor hic, hyemantibus annis.
[Et que cette chaleur ne me fasse pas défaut, dans l’hiver de ma vie.]
Tout asséché que je suis, et appesanti, je sens encore quelques tièdes restes de cette ardeur passée ;
Qual l’alto Ægeo per che Aquilone o Noto
Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
Non s’accheta ei pero, ma’l sono e’l moto,
Ritien de l’onde anco agitate è grosse.
[Comme la mer Égée, parce que tombe l’Aquilon ou le Notus qui l’avait toute retournée et secouée, ne s’apaise pourtant pas mais retient le bruit et le mouvement de ses vagues encore agitées et grosses.]
Mais de ce que je m’y entends, les forces et valeur de ce Dieu, se trouvent plus vives et plus animées, en la peinture de la poésie, qu’en leur propre essence.
Et versus digitos habet.
[Le vers aussi a des doigts.]
Elle représente je ne sais quel air, plus amoureux que l’amour même. Venus n’est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est ici chez Virgile.
Dixerat, et niueis hinc atque hinc diua lacertis.
Cunctantem amplexu molli fouet : Ille repente
Accepit solitam flammam, notusque medullas
Intrauit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cum rupta corusco
Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidumque petiuit
Coniugis infusus gremio per membra soporem
[Elle avait dit, et l’entourant de ses bras de neige tandis qu’il hésite encore, la déesse l’échauffe d’une douce étreinte : lui soudain a ressenti une flamme familière, l’ardeur bien connue a pénétré ses moelles et couru à travers ses os ébranlés. Ainsi parfois, quand il a été arraché par le choc du tonnerre, un sillon de feu étincelant fait courir sa lumière à travers les nuées. [...] ayant dit ces mots, il donna les étreintes désirées, puis, abandonné sur le sein de son épouse, il se laissa gagner tout entier par un paisible sommeil.]
Ce que j’y trouve à considérer, c’est qu’il la peint un peu bien émue pour une Venus maritale. En ce sage marché, les appétits ne se trouvent pas si folâtres : ils sont sombres et plus mousses. L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par lui, et se mêle lâchement aux accointances qui sont dressées et entretenues sous autre titre : comme est le mariage. L’alliance, les moyens, y pèsent par raison, autant ou plus, que les grâces et la beauté. On ne se marie pas pour soi, quoi qu’on dise : on se marie autant ou plus, pour sa postérité, pour sa famille : L’usage et l’intérêt du mariage touche notre race, bien loin par-delà nous. Pourtant me plaît cette façon, qu’on le conduise plutôt par main tierce, que par les propres : et par le sens d’autrui, que par le sien : Tout ceci, combien à l’opposite des conventions amoureuses ? Aussi est-ce une espèce d’inceste, d’aller employer à ce parentage vénérable et sacré, les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dit ailleurs : Il faut (dit Aristote) toucher sa femme prudemment et sévèrement, de peur qu’en la chatouillant trop lascivement, le plaisir ne la fasse sortir hors des gonds de raison. Ce qu’il dit pour la conscience, les médecins le disent pour la santé. Qu’un plaisir excessivement chaud, voluptueux, et assidu, altère la semence, et empêche la conception. Disent d’autre part, qu’à une congression languissante, comme celle-là est de sa nature : pour la remplir d’une juste et fertile chaleur, il s’y faut présenter rarement, et à notables intervalles ;
Quo rapiat sitiens Venerem interiusque recondat.
[Pour qu’elle se saisisse avidement de Vénus et l’enfouisse au plus profond.]
Je ne vois point de mariages qui faillent plus tôt, et se troublent, que ceux qui s’acheminent par la beauté, et désirs amoureux : Il y faut des fondements plus solides, et plus constants, et y marcher d’aguet : cette bouillante allégresse n’y vaut rien. Ceux qui pensent faire honneur au mariage, pour y joindre l’amour, font, ce me semble, de même ceux, qui pour faire faveur à la vertu, tiennent, que la noblesse n’est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage : mais il y a beaucoup de diversité : on n’a que faire de troubler leurs noms et leurs titres : On fait tort à l’une ou à l’autre de les confondre. La noblesse est une belle qualité, et introduite avec raison : mais d’autant que c’est une qualité dépendant d’autrui, et qui peut tomber en un homme vicieux et de néant, elle est en estimation bien loin au-dessous de la vertu. C’est une vertu, si ce l’est, artificielle et visible : dépendant du temps et de la fortune : diverse en forme selon les contrées, vivante et mortelle : sans naissance, non plus que la rivière du Nil : généalogique et commune ; de suite et de similitude : tirée par conséquence, et conséquence bien faible. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse, toutes autres qualités, tombent en communication et en commerce : celle-ci se consomme en soi, de nul emploi au service d’autrui. On proposait à l’un de nos Rois, le choix de deux compétiteurs, en une même charge, desquels l’un était gentilhomme, l’autre ne l’était point : il ordonna que sans respect de cette qualité, on choisît celui qui aurait le plus de mérite : mais où la valeur serait entièrement pareille, qu’alors on eût respect à la noblesse : c’était justement lui donner son rang. Antigonus à un jeune homme inconnu, qui lui demandait la charge de son père, homme de valeur, qui venait de mourir : Mon ami, dit-il, en tels bienfaits, je ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats, comme je fais leur prouesse. De vrai, il n’en doit pas aller comme des officiers des Rois de Sparte, trompettes, ménétriers, cuisiniers, à qui en leurs charges succédaient les enfants, pour ignorants qu’ils fussent, avant les mieux expérimentés du métier. Ceux de Callicut font des nobles, une espèce pardessus l’humaine. Le mariage leur est interdit, et toute autre vacation que bellique. De concubines, ils en peuvent avoir leur saoul : et les femmes autant de ruffians : sans jalousie les uns des autres. Mais c’est un crime capital et irrémissible, de s’accoupler à personne d’autre condition que la leur. Et se tiennent poilus, s’ils en sont seulement touchés en passant : et, comme leur noblesse en étant merveilleusement injuriée et intéressée, tuent ceux qui seulement ont approché un peu trop près d’eux. De manière que les ignobles sont tenus de crier en marchant, comme les Gondoliers de Venise, au contour des rues, pour ne s’entre-heurter : et les nobles, leur commandent de se jeter au quartier qu’ils veulent. Ceux-ci évitent par là, cette ignominie, qu’ils estiment perpétuelle ; ceux-là une mort certaine. Nulle durée de temps, nulle faveur de prince, nul office, ou vertu, ou richesse peut faire qu’un roturier devienne noble. À quoi aide cette coutume, que les mariages sont défendus de l’un métier à l’autre. Ne peut une de race cordonnière, épouser un charpentier : et sont les parents obligés de dresser les enfants à la vacation des pères, précisément, et non à autre vacation : par où se maintient la distinction et continuation de leur fortune. Un bon mariage, s’il en est, refuse la compagnie et conditions de l’amour : il tâche à représenter celles de l’amitié. C’est une douce société de vie, pleine de constance, de fiance, et d’un nombre infini d’utiles et solides offices, et obligations mutuelles : Aucune femme qui en savoure le goût,
optato quam iunxit lumine tæda,
[que la torche nuptiale a unie de sa lumière tant souhaitée,]
ne voudrait tenir lieu de maîtresse à son mari. Si elle est logée en son affection, comme femme, elle y est bien plus honorablement et sûrement logée. Quand il fera l’ému ailleurs, et l’empressé, qu’on lui demande pourtant lors, à qui il aimerait mieux arriver une honte, ou à sa femme ou à sa maîtresse, de qui la défortune l’affligerait le plus, à qui il désire plus de grandeur : ces demandes n’ont aucun doute en un mariage sain. Ce qu’il s’en voit si peu de bons, est signe de son prix et de sa valeur. À le bien façonner et à le bien prendre, il n’est point de plus belle pièce en notre société. Nous ne nous en pouvons passer, et l’allons avilissant. Il en advient ce qui se voit aux cages, les oiseaux qui en sont dehors, désespèrent d’y entrer ; et d’un pareil soin en sortir, ceux qui sont au-dedans. Socrates, enquis, qui était plus commode, prendre, ou ne prendre point de femme : Lequel des deux, dit-il, on fasse, on s’en repentira. C’est une convention à laquelle se rapporte bien à point ce qu’on dit, homo homini, ou Deus, ou lupus. Il faut le rencontre de beaucoup de qualités à le bâtir. Il se trouve en ce temps plus commode aux âmes simples et populaires, où les délices, la curiosité, et l’oisiveté, ne le troublent pas tant. Les humeurs débauchées, comme est la mienne, qui hais toute sorte de liaison et d’obligation, n’y sont pas si propres.
Et mihi dulce magis resoluto viuere collo.
[Et il m’est plus doux de vivre le cou libre de ce joug.]
De mon dessein, j’eusse fui d’épouser la sagesse même, si elle m’eût voulu : Mais nous avons beau dire : la coutume et l’usage de la vie commune, nous emporte. La plupart de mes actions se conduisent par exemple, non par choix. Toutefois je ne m’y conviai pas proprement : On m’y mena, et y fus porté par des occasions étrangères. Car non seulement les choses incommodes, mais il n’en est aucune si laide et vicieuse et évitable, qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident : Tant l’humaine posture est vaine. Et y fus porté, certes plus mal préparé lors, et plus rebours, que je ne suis à présent, après l’avoir essayé. Et, tout licencieux qu’on me tient, j’ai en vérité plus sévèrement observé les lois de mariage, que je n’avais ni promis ni espéré. Il n’est plus temps de regimber quand on s’est laissé entraver. Il faut prudemment ménager sa liberté : mais depuis qu’on s’est soumis à l’obligation, il s’y faut tenir sous les lois du devoir commun, au moins s’en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s’y porter avec haine et mépris, font injustement et incommodément : Et cette belle règle que je vois passer de main en main entre elles, comme un saint oracle,
Sers ton mari comme ton maître,
Et t’en garde comme d un traître :
qui est à dire : Porte-toi envers lui, d’une révérence contrainte, ennemie, et défiante (cri de guerre et de défi) est pareillement injurieuse et difficile. Je suis trop mou pour desseins si épineux. À dire vrai, je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d’habileté et galantise d’esprit, que de confondre la raison avec l’injustice, et mettre en risée tout ordre et règle qui n’accorde à mon appétit : Pour haïr la superstition, je ne me jette pas incontinent à l’irréligion. Si on ne fait toujours son devoir, au moins le faut-il toujours aimer et reconnaître : c’est trahison, se marier sans s’épouser. Passons outre. Notre poète représente un mariage plein d’accord et de bonne convenance, auquel pourtant il n’y a pas beaucoup de loyauté. A-t-il voulu dire, qu’il ne soit pas impossible de se rendre aux efforts de l’amour, et ce néanmoins réserver quelque devoir envers le mariage : et qu’on le peut blesser, sans le rompre tout à fait ? Tel valet ferre la mule au maître qu’il ne hait pas pourtant. La beauté, l’opportunité, la destinée (car la destinée y met aussi la main)
fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondit : nam, si tibi sidera cessent,
Nil faciet longi mensura incognito nerui,
[le destin s’attache à ces parties que dissimulent les plis du vêtement : car, si les astres t’abandonnent, la longueur extraordinaire de ton membre ne servira à rien,]
l’ont attachée à un étranger : non pas si entière peut-être, qu’il ne lui puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son mari. Ce sont deux desseins, qui ont des routes distinguées, et non confondues : Une femme se peut rendre à tel personnage, que nullement elle ne voudrait avoir épousé : je ne dis pas pour les conditions de la fortune, mais pour celles mêmes de la personne. Peu de gens ont épousé des amies qui ne s’en soient repentis. Et jusques en l’autre monde, quel mauvais ménage fait Jupiter avec sa femme, qu’il avait premièrement pratiquée et jouie par amourettes ? C’est ce qu’on dit, Chier dans le panier, pour après le mettre sur sa tête. J’ai vu de mon temps en quelque bon lieu, guérir honteusement et déshonnêtement, l’amour, par le mariage : les considérations sont trop autres. Nous aimons, sans nous empêcher, deux choses diverses, et qui se contrarient. Isocrates disait, que la ville d’Athènes plaisait à la mode que font les dames qu’on sert par amour ; chacun aimait à s’y venir promener, et y passer son temps : nul ne l’aimait pour l’épouser : c’est-à-dire, pour s’y habituer et domicilier. J’ai avec dépit, vu des maris haïr leurs femmes, de ce seulement, qu’ils leur font tort : Au moins ne les faut-il pas moins aimer, de notre faute : par repentance et compassion au moins, elles nous en devraient être plus chères. Ce sont fins différentes, et pourtant compatibles, dit-il, en quelque façon. Le mariage a pour sa part, l’utilité, la justice, l’honneur, et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir : et l’a de vrai plus chatouilleux, plus vif, et plus aigu : un plaisir attisé par la difficulté : il y faut de la piqûre et de la cuisson : Ce n’est plus amour, s’il est sans flèches et sans feu. La libéralité des dames est trop profuse au mariage, et émousse la pointe de l’affection et du désir. Pour fuir à cet inconvénient, voyez la peine qu’y prennent en leurs lois Lycurgus et Platon. Les femmes n’ont pas tort du tout, quand elles refusent les règles de vie, qui sont introduites au monde : d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles. Il y a naturellement de la brigue et riotte entre elles et nous. Le plus étroit consentement que nous ayons avec elles, encore est-il tumultuaire et tempétueux. À l’avis de notre auteur, nous les traitons inconsidérément en ceci. Après que nous avons connu, qu’elles sont sans comparaison plus capables et ardentes aux effets de l’amour que nous, et que ce prêtre ancien l’a ainsi témoigné, qui avait été tantôt homme, tantôt femme :
Venus huic erat utraque nota :
[L’une et l’autre Vénus étaient connues de lui :]
Et en outre, que nous avons appris de leur propre bouche, la preuve qu’en firent autrefois, en divers siècles, un Empereur et une Emperière de Rome, maîtres ouvriers et fameux en cette besogne : lui dépucela bien en une nuit dix vierges Sarmates ses captives : mais elle fournit réellement en une nuit, à vingt et cinq entreprises, changeant de compagnie selon son besoin et son goût,
adhuc ardens rigidæ tentigine vuluæ :
Et lassata viris, nondum satiata recessit.
[toujours brûlante de la tension de sa vulve contractée, elle se retira épuisée par ses amants mais non encore rassasiée.]
Et que sur le différend advenu à Cateloigne, entre une femme, se plaignant des efforts trop assiduels de son mari (Non tant à mon avis qu’elle en fût incommodée, car je ne crois les miracles qu’en foi, comme pour retrancher sous ce prétexte, et brider en ce même, qui est l’action fondamentale du mariage, l’autorité des maris envers leurs femmes : Et pour montrer que leurs hargnes, et leur malignité passent outre la couche nuptiale, et foulent aux pieds les grâces et douceurs mêmes de Venus) à laquelle plainte, le mari répondait, homme vraiment brutal et dénaturé, qu’aux jours même de jeûne il ne s’en saurait passer à moins de dix : Intervint ce notable arrêt de la Reine d’Aragon : par lequel, après mûre délibération de conseil, cette bonne Reine, pour donner règle et exemple à tout temps, de la modération et modestie requise en un juste mariage : ordonna pour bornes légitimes et nécessaires, le nombre de six par jour : Relâchant et quittant beaucoup du besoin et désir de son sexe, pour établir, disait-elle, une forme aisée, et par conséquent permanente et immuable. En quoi s’écrient les docteurs, quel doit être l’appétit et la concupiscence féminine, puisque leur raison, leur réformation, et leur vertu, se taille à ce prix ? considérant le divers jugement de nos appétits : Car Solon patron de l’école légiste ne taxe qu’à trois fois par mois, pour ne faillir point, cette hantise conjugale. Après avoir cru (dis-je) et prêché cela, nous sommes allés, leur donner la continence péculièrement en partage : et sur peines dernières et extrêmes. Il n’est passion plus pressante, que celle-ci, à laquelle nous voulons qu’elles résistent seules : Non simplement, comme à un vice de sa mesure : mais comme à l’abomination et exécration, plus qu’à l’irréligion et au parricide : et nous nous y rendons cependant sans coulpe et reproche. Ceux mêmes d’entre nous, qui ont essayé d’en venir à bout, ont assez avoué, quelle difficulté, ou plutôt impossibilité il y avait, usant de remèdes matériels, à mater, affaiblir et refroidir le corps. Nous au contraire, les voulons saines, vigoureuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble : c’est-à-dire, et chaudes et froides. Car le mariage, que nous disons avoir charge de les empêcher de brûler, leur apporte peu de rafraîchissement, selon nos mœurs. Si elles en prennent un, à qui la vigueur de l’âge bout encore, il fera gloire de répandre ailleurs :
Sit tandem pudor, aut eamus in ius,
Multis mentula millibus redempta,
Non est hæc tua, Basse, vendidisti.
[Aie enfin honte, ou allons en justice ; ce membre acheté des milliers de sesterces, il n’est plus à toi, Bassus, tu me l’as vendu.]
Le Philosophe Polemon fut justement appelé en justice par sa femme, de ce qu’il allait semant en un champ stérile le fruit dû au champ génital. Si c’est de ces autres cassés, les voilà en plein mariage, de pire condition que vierges et veuves. Nous les tenons pour bien fournies, parce qu’elles ont un homme auprès : Comme les Romains tinrent pour violée Clodia Læta, Vestale, que Caligula avait approchée, encore qu’il fut avéré, qu’il ne l’avait qu’approchée : Mais au rebours ; on recharge par là, leur nécessité : d’autant que l’attouchement et la compagnie de quelque mâle que ce soit, éveille leur chaleur, qui demeurerait plus quiète en la solitude. Et à cette fin, comme il est vraisemblable, de rendre par cette circonstance et considération, leur chasteté plus méritoire : Boleslaus et Kinge sa femme, Rois de Poulongne, la vouèrent d’un commun accord, couchés ensemble, le jour même de leurs noces : et la maintinrent à la barbe des commodités maritales. Nous les dressons dès l’enfance, aux entremises de l’amour : leur grâce, leur attifure, leur science, leur parole, toute leur instruction, ne regarde qu’à ce but. Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l’amour, ne fût qu’en le leur représentant continuellement pour les en dégoûter. Ma fille (c’est tout ce que j’ai d’enfants) est en l’âge auquel les lois excusent les plus échauffées de se marier : Elle est d’une complexion tardive, mince et molle, et a été par sa mère élevée de même, d’une forme retirée et particulière : si qu’elle ne commence encore qu’à se déniaiser de la naïveté de l’enfance. Elle lisait un livre Français devant moi : le mot de, fouteau, s’y rencontra, nom d’un arbre connu : la femme qu’elle a pour sa conduite, l’arrêta tout court, un peu rudement, et la fit passer par-dessus ce mauvais pas : Je la laissai faire, pour ne troubler leurs règles : car je ne m’empêche aucunement de ce gouvernement. La police féminine a un train mystérieux, il faut le leur quitter : Mais si je ne me trompe, le commerce de vingt laquais, n’eût su imprimer en sa fantaisie, de six mois, l’intelligence et usage, et toutes les conséquences du son de ces syllabes scélérées, comme fit cette bonne vieille, par sa réprimande et son interdiction.
Motus doceri gaudet Ionicos
Matura virgo, et frangitur artubus
Iam nunc, et incestos amores
De tenero meditatur ungui.
[La vierge nubile se plaît à apprendre les danses ioniques, elle s’y rompt déjà les membres, et depuis sa tendre enfance songe à des amours impudiques.]
Qu’elles se dispensent un peu de la cérémonie, qu’elles entrent en liberté de discours, nous ne sommes qu’enfants au prix d’elles, en cette science. Oyez-leur représenter nos poursuites et nos entretiens : elles vous font bien connaître que nous ne leur apportons rien, qu’elles n’aient su et digéré sans nous. Serait-ce ce que dit Platon, qu’elles aient été garçons débauchés autrefois ? Mon oreille se rencontra un jour en lieu, où elle pouvait dérober aucun des discours faits entre elles sans soupçon : que ne puis-je le dire ? Notre-Dame (fis-je), allons à cette heure étudier des phrases d’Amadis, et des registres de Boccace et de l’Arétin, pour faire les habiles : nous employons vraiment bien notre temps : il n’est ni parole, ni exemple, ni démarche, qu’elles ne sachent mieux que nos livres : C’est une discipline qui naît dans leurs veines,
Et mentem Venus ipsa dedit,
[Et Vénus elle-même leur a donné ces dispositions,]
que ces bons maîtres d’école, nature, jeunesse, et santé, leur soufflent continuellement dans l’âme : Elles n’ont que faire de l’apprendre, elles l’engendrent.
Nec tantum niueo gauisa est ulla columbo,
Compar, vel si quid dicitur improbius,
Oscula mordenti semper decerpere rostro :
Quantum præcipue multiuola est mulier.
[Jamais la compagne d’un blanc pigeon, ou tel autre oiseau plus lascif qu’on pourrait nommer, n’a pris autant de plaisir à becqueter des baisers qu’une femme follement éprise.]
Qui n’eût tenu un peu en bride cette naturelle violence de leur désir, par la crainte et honneur, de quoi on les a pourvues, nous étions diffamés. Tout le mouvement du monde se résout et rend à cet accouplage : c’est une matière infuse partout : c’est un centre où toutes choses regardent. On voit encore des ordonnances de la vieille et sage Rome, faites pour le service de l’amour : et les préceptes de Socrates, à instruire les courtisanes.
Necnon libelli Stoici inter sericos,
Iacere puluillos amant.
[Ce sont bien les livrets des stoïciens, qui traînent volontiers parmi les coussins de soie.]
Zenon parmi ses lois, réglait aussi les écarquillements, et les secousses du dépucelage. De quel sens était le livre du Philosophe Strato, de la conjonction chamelle ? Et de quoi traitait Théophræaste, en ceux qu’il intitula, l’un l’Amoureux, l’autre, de l’Amour ? De quoi Aristippus au sien, des anciennes délices ? Que veulent prétendre les descriptions si étendues et vives en Platon, des amours de son temps ? Et le livre de l’Amoureux, de Démétrius Phalereus ? Et Clinias, ou l’Amoureux forcé de Heraclides Ponticus ? Et d’Antisthenes, celui de faire les enfants, ou des noces : et l’autre, du maître ou de l’Amant ? Et d’Aristo, celui, des exercices amoureux ? De Cleanthes, un de l’Amour, l’autre de l’art d’aimer ? Les dialogues amoureux de Spherus ? Et la fable de Jupiter et Juno de Chrysippus, éhontée au-delà de toute souffrance ? Et ses cinquante épîtres, si lascives ? Je veux laisser à part les écrits des Philosophes, qui ont suivi la secte d’Epicurus protectrice de la volupté. Cinquante déités étaient au temps passé asservies à cet office : Et s’est trouvé nation, où pour endormir la concupiscence de ceux qui venaient à la dévotion, on tenait aux temples des garces à jouir, et était acte de cérémonie de s’en servir avant venir à l’office. Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est, incendium ignibus extinguitur. [Assurément la continence rend nécessaire l’incontinence, l’incendie s’éteint au moyen du feu.] En la plupart du monde, cette partie de notre corps était déifiée. En même province, les uns se l’écorchaient pour en offrir et consacrer un lopin : les autres offraient et consacraient leur semence. En une autre, les jeunes hommes se le perçaient publiquement, et ouvraient en divers lieux entre chair et cuir, et traversaient par ces ouvertures, des brochettes, les plus longues et grosses qu’ils pouvaient souffrir : et de ces brochettes faisaient après du feu, pour offrande à leurs Dieux : estimés peu vigoureux et peu chastes, s’ils venaient à s’étonner par la force de cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat, était révéré et reconnu par ces parties-là : Et en plusieurs cérémonies l’effigie en était portée en pompe, à l’honneur de diverses divinités. Les dames Ægyptiennes en la fête des Bacchanales, en portaient au cou un de bois, exquisement formé, grand et pesant, chacune selon sa force : outre ce que la statue de leur Dieu, en représentait, qui surpassait en mesure le reste du corps. Les femmes mariées ici-près, en forgent de leur couvre-chef une figure sur leur front, pour se glorifier de la jouissance qu’elles en ont : et venant à être veuves, le couchent en arrière, et ensevelissent sous leur coiffure. Les plus sages matrones à Rome, étaient honorées d’offrir des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus : Et sur ses parties moins honnêtes, faisait-on seoir les vierges, au temps de leurs noces. Encore ne sais-je si j’ai vu en mes jours quelque air de pareille dévotion. Que voulait dire cette ridicule pièce de la chaussure de nos pères, qui se voit encore en nos Suysses ? À quoi faire, la montre que nous faisons à cette heure de nos pièces en forme, sous nos grègues : et souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fausseté et imposture ? Il me prend envie de croire, que cette sorte de vêtement fut inventée aux meilleurs et plus consciencieux siècles, pour ne piper le monde : pour que chacun rendît en public compte de son fait. Les nations plus simples, l’ont encore aucunement rapportant au vrai. Lors on instruisait la science de l’ouvrier, comme il se fait, de la mesure du bras ou du pied. Ce bon homme qui en ma jeunesse, châtra tant de belles et antiques statues en sa grande ville, pour ne corrompre la vue, suivant l’avis de cet autre ancien bon homme,
Flagitii principium est nudare inter dues corpora :
[C’est le commencement de la dépravation que de mettre les corps à nu en public :]
se devait aviser, comme aux mystères de la bonne Déesse, toute apparence masculine en était forclose, que ce n’était rien avancer, s’il ne faisait encore châtrer, et chevaux, et ânes, et nature enfin.
Omne adeo genus in terris, hominumque ferarumque,
Et genus æquoreum, pecudes pictæque volucres,
In furias ignemque ruunt.
[Oui, toute espèce sur terre, hommes et bêtes sauvages, et celle des poissons, troupeaux et oiseaux de toutes les couleurs, se ruent dans ces fureurs et ces feux.]
Les Dieux, dit Platon, nous ont fourni d’un membre inobédient et tyrannique : qui, comme un animal furieux, entreprend par la violence de son appétit, soumettre tout à soi. De même aux femmes le leur, comme un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcène impatient de délai ; et soufflant sa rage en leurs corps, empêche les conduits, arrête la respiration, causant mille sortes de maux : jusques à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ait largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. Or se devait aviser aussi mon législateur, qu’à l’aventure est-ce un plus chaste et fructueux usage, de leur faire de bonne heure connaître le vif, que de le leur laisser deviner, selon la liberté, et chaleur de leur fantaisie : Au lieu des parties vraies, elles en substituent par désir et par espérance, d’autres extravagantes au triple. Et tel de ma connaissance s’est perdu, pour avoir fait la découverte des siennes, en lieu où il n’était encore au propre de les mettre en possession de leur plus sérieux usage. Quel dommage ne font ces énormes portraits, que les enfants vont semant aux passages et escaliers des maisons Royales ? De là leur vient un cruel mépris de notre portée naturelle. Que sait-on, si Platon ordonnant après d’autres républiques bien instituées que les hommes, femmes, vieux, jeunes, se présentent nus à la vue les uns des autres, en ses gymnastiques, n’a pas regardé à cela ? Les Indiennes qui voient les hommes à cru, ont au moins refroidi le sens de la vue. Et quoi que disent les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui au-dessous de la ceinture, n’ont à se couvrir qu’un drap fendu par le devant : et si étroit, que quelque cérémonieuse décence qu’elles y cherchent, à chaque pas on les voit toutes ; que c’est une invention trouvée aux fins d’attirer les hommes à elles, et les retirer des mâles, à quoi cette nation est du tout abandonnée : il se pourrait dire, qu’elles y perdent plus qu’elles n’avancent : et qu’une faim entière, est plus âpre, que celle qu’on a rassasiée, au moins par les yeux. Aussi disait Livia, qu’à une femme de bien, un homme nu, n’est non plus qu’une image. Les Lacédémoniennes, plus vierges femmes, que ne sont nos filles, voyaient tous les jours les jeunes hommes de leur ville, dépouillés en leurs exercices : peu exactes elles-mêmes à couvrir leurs cuisses en marchant : s’estimant, comme dit Platon, assez couvertes de leur vertu sans vertugade. Mais ceux-là, desquels parle Saint Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité, qui ont mis en doute, si les femmes au jugement universel, ressusciteront en leur sexe, et non plutôt au nôtre, pour ne nous tenter encore en ce saint état. On les leurre en somme, et acharne, par tous moyens : Nous échauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vrai, il n’en est guère d’entre nous, qui ne craigne plus la honte, qui lui vient des vices de sa femme, que des siens : qui ne se soigne plus (émerveillable charité) de la conscience de sa bonne épouse, que de la sienne propre : qui n’aimât mieux être voleur et sacrilège, et que sa femme fut meurtrière et hérétique, que si elle n’était plus chaste que son mari. Inique estimation de vices. Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et dénaturées, que n’est la lasciveté. Mais nous faisons et pesons les vices, non selon nature, mais selon notre intérêt. Par où ils prennent tant de formes inégales. L’âpreté de nos décrets, rend l’application des femmes à ce vice, plus âpre et vicieuse, que ne porte sa condition : et l’engage à des suites pires que n’est leur cause. Elles offriront volontiers d’aller au palais quérir du gain, et à la guerre de la réputation, plutôt que d’avoir au milieu de l’oisiveté, et des délices, à faire une si difficile garde. Voient-elles pas, qu’il n’est ni marchand, ni procureur, ni soldat, qui ne quitte sa besogne pour courre à cette autre : et le crocheteur, et le savetier, tous harassés et halbrenés qu’ils sont de travail et de faim.
Num tu quæ tenuit diues Achæmenes,
Aut pinguis Phrygiæ Mygdonias opes,
Permutare velis crine Licinniæ,
Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Ceruicem, aut facili sæuitia negat,
Quæ poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet ?
[Est-ce que tu voudrais, contre les biens que posséda le riche Achéménès, ou les trésors mygdoniens de la grasse Phrygie, échanger un cheveu de Licinnie, ou contre les demeures opulentes des Arabes, pendant qu’elle tourne la tête vers de suaves baisers ou qu’elle refuse avec une rigueur complaisante ce que, quand on le lui réclame, elle préfère qu’on lui dérobe et qu’elle est parfois la première à ravir ?]
Je ne sais si les exploits de Cæsar et d’Alexandre surpassent en rudesse la résolution d’une belle jeune femme, nourrie à notre façon, à la lumière et commerce du monde, battue de tant d’exemples contraires, se maintenant entière, au milieu de mille continuelles et fortes poursuites. Il n’y a point de faire, plus épineux, qu’est ce non-faire, ni plus actif. Je trouve plus aisé, de porter une cuirasse toute sa vie, qu’un pucelage. Et est le vœu de la virginité, le plus noble de tous les vœux, comme étant le plus âpre, Diaboli virtus in lumbis est [La force du diable est dans les reins] : dit Saint Jerosme. Certes le plus ardu et le plus vigoureux des humains devoirs, nous l’avons résigné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit servir d’un singulier aiguillon à s’y opiniâtrer : C’est une belle matière à nous braver, et à fouler aux pieds, cette vaine prééminence de valeur et de vertu, que nous prétendons sur elles. Elles trouveront, si elles s’en prennent garde, qu’elles en seront non seulement très estimées, mais aussi plus aimées : Un galant homme n’abandonne point sa poursuite, pour être refusé, pourvu que ce soit un refus de chasteté, non de choix. Nous avons beau jurer et menacer, et nous plaindre : nous mentons, nous les en aimons mieux : Il n’est point de pareil leurre, que la sagesse, non rude, et renfrognée. C’est stupidité et lâcheté, de s’opiniâtrer contre la haine et le mépris : Mais contre une résolution vertueuse et constante, mêlée d’une volonté reconnaissante, c’est l’exercice d’une âme noble et généreuse. Elles peuvent reconnaître nos services, jusques à certaine mesure, et nous faire sentir honnêtement qu’elles ne nous dédaignent pas. Car cette loi qui leur commande de nous abominer, parce que nous les adorons, et nous haïr de ce que nous les aimons : elle est certes cruelle, ne fut que de sa difficulté. Pourquoi n’ouïront-elles nos offres et nos demandes, autant qu’elles se contiennent sous le devoir de la modestie ? Que va-t-on devinant, qu’elles sonnent au-dedans, quelque sens plus libre ? Une Reine de notre temps, disait ingénieusement, que de refuser ces abords, c’est témoignage de faiblesse, et accusation de sa propre facilité : et qu’une dame non tentée, ne se pouvait vanter de sa chasteté. Les limites de l’honneur ne sont pas retranchées du tout si court : il a de quoi se relâcher, il peut se dispenser aucunement sans se forfaire. Au bout de sa frontière, il y a quelque étendue, libre, indifférente, et neutre : Qui l’a pu chasser et acculer à force, jusques dans son coin et son fort : c’est un malhabile homme s’il n’est satisfait de sa fortune. Le prix de la victoire se considère par la difficulté. Voulez-vous savoir quelle impression a fait en son cœur, votre servitude et votre mérite ? mesurez-le à ses mœurs. Telle peut donner plus, qui ne donne pas tant. L’obligation du bienfait, se rapporte entièrement à la volonté de celui qui donne : les autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes, mortes et casuelles. Ce peu lui coûte plus à donner, qu’à sa compagne son tout. Si en quelque chose la rareté sert d’estimation, ce doit être en ceci. Ne regardez pas combien peu c’est, mais combien peu l’ont. La valeur de la monnaie se change selon le coin et la marque du lieu. Quoi que le dépit et l’indiscrétion d’aucuns, leur puisse faire dire, sur l’excès de leur mécontentement : toujours la vertu et la vérité regagne son avantage. J’en ai vu, desquelles la réputation a été longtemps intéressée par injure, s’être remises en l’approbation universelle des hommes, par leur seule constance, sans soin et sans artifice : chacun se repent et se dément, de ce qu’il en a cru : De filles un peu suspectes, elles tiennent le premier rang entre les dames d’honneur. Quelqu’un disait à Platon : Tout le monde médit de vous : Laissez-les dire, fit-il : je vivrai de façon, que je leur ferai changer de langage. Outre la crainte de Dieu, et le prix d’une gloire si rare, qui les doit inciter à se conserver, la corruption de ce siècle les y force : Et si j’étais en leur place, il n’est rien que je ne fisse plutôt, que de commettre ma réputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d’en conter (plaisir qui ne doit guère en douceur à celui même de l’effet) n’était permis qu’à ceux qui avaient quelque ami fidèle et unique : à présent les entretiens ordinaires des assemblées et des tables, ce sont les vanteries des faveurs reçues, et libéralité secrète des dames. Vraiment c’est trop d’abjection, et de bassesse de cœur, de laisser ainsi fièrement persécuter, pétrir, et fourrager ces tendres et mignardes douceurs, à des personnes ingrates, indiscrètes, et si volages. Cette nôtre exaspération immodérée et illégitime, contre ce vice, naît de la plus vaine et tempétueuse maladie qui afflige les âmes humaines, qui est la jalousie.
Quis vetat apposito lumen de lumine sumi ?
Dent licet assidue, nil tamen inde perit.
[Qui refuse qu’on prenne la lumière d’une lumière voisine ? Elles ont beau donner sans cesse, elles n’y perdent rien.]
Celle-là, et l’envie sa sœur, me semblent des plus ineptes de la troupe. De celle-ci, je n’en puis guère parler : cette passion qu’on peint si forte et si puissante, n’a de sa grâce aucune adresse en moi. Quant à l’autre, je la connais, au moins de vue. Les bêtes en ont ressentiment. Le pasteur Cratis étant tombé en l’amour d’une chèvre, son bouc, ainsi qu’il dormait, lui vint par jalousie choquer la tête, de la sienne, et la lui écrasa. Nous avons monté l’excès de cette fièvre, à l’exemple d’aucunes nations barbares : Les mieux disciplinées en ont été touchées : c’est raison : mais non pas transportées :
Ense maritali nemo confossus adulter,
Purpureo stygias sanguine tinxit aquas.
[Aucun adultère, transpercé de l’épée d’un mari, n’a teint de son sang pourpre les eaux du Styx.]
Lucullus, Cæsar, Pompeius, Antonius, Caton, et d’autres braves hommes, furent cocus, et le surent, sans en exciter tumulte. Il n’y eut en ce temps-là, qu’un sot de Lepidus, qui en mourut d’angoisse.
Ah tum te miserum malique fati,
Quem attractis pedibus patente porta,
Percurrent mugilesque raphanique.
[Ah ! quel sera ton malheur, ton triste sort, quand traîné par les pieds, porte ouverte, courront sur toi muges et raiforts.]
Et le Dieu de notre Poète, quand il surprit avec sa femme l’un de ses compagnons, se contenta de leur en faire honte :
atque aliquis de Diis non tristibus optat,
Sic fieri turpis.
[et tel, parmi les dieux mis en joie, souhaite encourir une telle honte.]
Et ne laisse pourtant de s’échauffer des molles caresses, qu’elle lui offre : se plaignant qu’elle soit pour cela entrée en défiance de son affection :
Quid causas petis ex alto ? fiducia cessit
Quo tibi Diua mei ?
[Pourquoi chercher des raisons si loin ? Où s’en est allée, déesse, ta confiance en moi ?]
Voire elle lui fait requête pour un sien bâtard,
Arma rogo genitrix nato.
[C’est pour mon fils que, mère, je demande des armes.]
qui lui est libéralement accordée. Et parle Vulcan d’Æneas avec honneur :
Arma acri facienda viro.
[Il faut fabriquer des armes pour un homme vaillant.]
D’une humanité à la vérité plus qu’humaine. Et cet excès de bonté, je consens qu’on le quitte aux Dieux :
nec diuis homines componier æquum est.
[et il n’est pas juste de comparer les hommes aux dieux.]
Quant à la confusion des enfants, outre ce que les plus graves législateurs l’ordonnent et l’affectent en leurs républiques, elle ne touche pas les femmes, où cette passion est je ne sais comment encore mieux en son siège.
Sæpe etiam Iuno maxima cælicolum
Coniugis in culpa flagrauit quotidiana.
[Même Junon, la plus grande des habitantes du ciel, a souvent brûlé de jalousie aux fautes quotidiennes de son époux.]
Lorsque la jalousie saisit ces pauvres âmes, faibles, et sans résistance, c’est pitié, comme elle les tirasse et tyrannise cruellement. Elle s’y insinue sous titre d’amitié : mais depuis qu’elle les possède, les mêmes causes qui servaient de fondement à la bienveillance, servent de fondement de haine capitale : c’est des maladies d’esprit celle, à qui plus de choses servent d’aliment, et moins de choses de remède. La vertu, la santé, le mérite, la réputation du mari, sont les boutefeux de leur maltalent et de leur rage.
Nullæ sunt inimicitiæ nisi amoris acerbæ.
[Il n’y a pas de haines implacables, sauf en amour.]
Cette fièvre laidit et corrompt tout ce qu’elles ont de bel et de bon d’ailleurs. Et d’une femme jalouse, quelque chaste qu’elle soit, et ménagère, il n’est action qui ne sente l’aigre et l’importun. C’est une agitation enragée, qui les rejette à une extrémité du tout contraire à sa cause. Il fut bon d’un Octavius à Rome : Ayant couché avec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la jouissance, et poursuivit à toute instance de l’épouser : ne la pouvant persuader, cet amour extrême le précipita aux effets de la plus cruelle et mortelle inimitié : il la tua. Pareillement les symptômes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines, monopoles, conjurations :
notumque, furens quid fœmina possit,
[et l’on sait ce que peut une femme en fureur,]
et une rage, qui se ronge d’autant plus, qu’elle est contrainte de s’excuser du prétexte de bienveillance. Or le devoir de chasteté, a une grande étendue. Est-ce la volonté que nous voulons qu’elles brident ? C’est une pièce bien souple et active. Elle a beaucoup de promptitude pour la pouvoir arrêter. Comment ? si les songes les engagent parfois si avant, qu’elles ne s’en puissent dédire. Il n’est pas en elles, ni à l’aventure en la chasteté même, puisqu’elle est femelle, de se défendre des concupiscences et du désirer. Si leur volonté seule nous intéresse, où en sommes-nous ? Imaginez la grande presse, à qui aurait ce privilège, d’être porté tout empenné, sans yeux, et sans langue, sur le point de chacune qui l’accepterait. Les femmes Scythes crevaient les yeux à tous leurs esclaves et prisonniers de guerre, pour s’en servir plus librement et couvertement. Ô le furieux avantage que l’opportunité ! Qui me demanderait la première partie en l’amour, je répondrais, que c’est savoir prendre le temps : la seconde de même : et encore la tierce. C’est un point qui peut tout. J’ai eu faute de fortune souvent, mais parfois aussi d’entreprise. Dieu garde de mal qui peut encore s’en moquer. Il y faut en ce siècle plus de témérité : laquelle nos jeunes gens excusent sous prétexte de chaleur. Mais si elles y regardaient de près, elles trouveraient qu’elle vient plutôt de mépris. Je craignais superstitieusement d’offenser : et respecte volontiers, ce que j’aime. Outre ce qu’en cette marchandise, qui en ôte la révérence, en efface le lustre. J’aime qu’on y fasse un peu l’enfant, le craintif et le serviteur. Si ce n’est du tout en ceci, j’ai d’ailleurs quelques airs de la sotte honte de quoi parle Plutarque : et en a été le cours de ma vie blessé et taché diversement : Qualité bien mal avenante à ma forme universelle. Qu’est-il de nous aussi, que sédition et discrépance ? J’ai les yeux tendres à soutenir un refus, comme à refuser : Et me pèse tant de peser à autrui, qu’ès occasions où le devoir me force d’essayer la volonté de quelqu’un, en chose douteuse et qui lui coûte, je le fais maigrement et envis : Mais si c’est pour mon particulier, (quoique dise véritablement Homere, qu’à un indigent c’est une sotte vertu que la honte) j’y commets ordinairement un tiers, qui rougisse en ma place : et éconduis ceux qui m’emploient, de pareille difficulté : si qu’il m’est advenu parfois, d’avoir la volonté de nier, que je n’en avais pas la force. C’est donc folie, d’essayer à brider aux femmes un désir qui leur est si cuisant et si naturel. Et quand je les ois se vanter d’avoir leur volonté si vierge et si froide, je me moque d’elles. Elles se reculent trop arrière. Si c’est une vieille édentée et décrépite, ou une jeune sèche et pulmonique : s’il n’est du tout croyable, au moins elles ont apparence de le dire. Mais celles qui se meuvent et qui respirent encore, elles en empirent leur marché : D’autant que les excuses inconsidérées servent d’accusation. Comme un gentilhomme de mes voisins, qu’on soupçonnait d’impuissance :
Languidior tenera cui pendens sicula beta,
Nunquam se mediam sustulit ad tunicam,
[Son poinçon, qui pend plus languissant qu’une bette molle, ne s’est jamais dressé jusqu’au milieu de sa tunique,]
trois ou quatre jours après ses noces, alla jurer tout hardiment, pour se justifier, qu’il avait fait vingt postes la nuit précédente : de quoi on s’est servi depuis à le convaincre de pure ignorance, et à le démarier. Outre, que ce n’est rien dire qui vaille : Car il n’y a ni continence ni vertu, s’il n’y a de l’effort au contraire. Il est vrai, faut-il dire, mais je ne suis pas prête à me rendre. Les saints mêmes parlent ainsi. S’entend, de celles qui se vantent en bon escient, de leur froideur et insensibilité, et qui veulent en être crues d’un visage sérieux : car quand c’est d’un visage affété, où les yeux démentent leurs paroles, et du jargon de leur profession, qui porte coup à contrepoil, je le trouve bon. Je suis fort serviteur de la naïveté et de la liberté : mais il n’y a remède, si elle n’est du tout niaise ou enfantine, elle est inepte, et messéante aux dames en ce commerce : elle gauchit incontinent sur l’impudence. Leurs déguisements et leurs figures ne trompent que les sots : le mentir y est en siège d’honneur : c’est un détour qui nous conduit à la vérité, par une fausse porte. Si nous ne pouvons contenir leur imagination, que voulons-nous d’elles ? les effets ? Il en est assez qui échappent à toute communication étrangère, par lesquels la chasteté peut être corrompue.
Illud sæpe facit, quod sine teste facit.
[Elle fait souvent ce qu’elle fait sans témoin.]
Et ceux que nous craignons le moins, sont à l’aventure les plus à craindre : Leurs péchés muets sont les pires.
Offendor mœcha simpliciore minus.
[Je suis moins choqué par une plus franche putain.]
Il est des effets, qui peuvent perdre sans impudicité leur pudicité : et qui plus est, sans leur su. Obstetrix virginis cuiusdam integritatem manu velut explorans, siue maleuolentia, siue inscitia, siue casu, dum inspicit, perdidit. [Une sage-femme en vérifiant au toucher la virginité d’une jeune fille, a pu, soit par malveillance, soit par incompétence, soit par accident, la déflorer pendant l’examen.] Telle a adiré sa virginité, pour l’avoir cherchée : telle s’en ébattant l’a tuée. Nous ne saurions leur circonscrire précisément les actions que nous leur défendons. Il faut concevoir notre loi, sous paroles générales et incertaines. L’idée même que nous forgeons à leur chasteté est ridicule : Car entre les extrêmes patrons que j’en aie, c’est Fatua femme de Faunus, qui ne se laissa voir oncques puis ses noces à mâle quelconque : Et la femme de Hieron, qui ne sentait pas son mari punais, estimant que ce fut une qualité commune à tous hommes. Il faut qu’elles deviennent insensibles et invisibles, pour nous satisfaire. Or confessons que le nœud du jugement de ce devoir, gît principalement en la volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement sans reproche et offense envers leurs femmes, mais avec singulière obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui aimait mieux son honneur que sa vie, l’a prostitué à l’appétit forcené d’un mortel ennemi, pour sauver la vie à son mari : et a fait pour lui ce qu’elle n’eût aucunement fait pour soi. Ce n’est pas ici le lieu d’étendre ces exemples : ils sont trop hauts et trop riches, pour être représentés en ce lustre : gardons-les à un plus noble siège. Mais pour des exemples de lustre plus vulgaire : est-il pas tous les jours des femmes entre nous qui pour la seule utilité de leurs maris se prêtent, et par leur expresse ordonnance et entremise ? Et anciennement Phaulius l’Argien offrit la sienne au Roi Philippus par ambition : tout ainsi que par civilité ce Galba qui avait donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et lui commençaient à comploter d’œillades et de signes, se laissa couler sur son coussin, représentant un homme aggravé de sommeil : pour faire épaule à leurs amours. Ce qu’il avoua d’assez bonne grâce : car sur ce point, un valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur les vases, qui étaient sur la table : il lui cria tout franchement : Comment coquin ? vois-tu pas que je ne dors que pour Mecenas ? Telle a les mœurs débordées, qui a la volonté plus réformée que n’a cette autre, qui se conduit sous une apparence réglée. Comme nous en voyons, qui se plaignent d’avoir été vouées à chasteté, avant l’âge de connaissance : j’en ai vu aussi, se plaindre véritablement, d’avoir été vouées à la débauche, avant l’âge de connaissance. Le vice des parents en peut être cause : ou la force du besoin, qui est un rude conseiller. Aux Indes Orientales, la chasteté y étant en singulière recommandation, l’usage pourtant souffrait, qu’une femme mariée se pût abandonner à qui lui présentait un Eléphant : et cela, avec quelque gloire d’avoir été estimée à si haut prix. Phedon le Philosophe, homme de maison, après la prise de son pays d’Elide, fit métier de prostituer, autant qu’elle dura, la beauté de sa jeunesse, à qui en voulut, à prix d’argent, pour en vivre. Et Solon fut le premier en la Grèce, dit-on, qui par ses lois, donna liberté aux femmes aux dépens de leur pudicité de pourvoir au besoin de leur vie : coutume qu’Herodote dit avoir été reçue avant lui, en plusieurs polices. Et puis, quel fruit de cette pénible sollicitude ? Car quelque justice, qu’il y ait en cette passion, encore faudrait-il voir si elle nous charrie utilement. Est-il quelqu’un, qui les pense boucler par son industrie ?
Pone seram, cohibe, sed quis custodiet ipsos
Custodes ? Cauta est, et ab illis incipit uxor.
[Mets le verrou, séquestre-la, mais qui gardera les gardiens eux-mêmes ? Une épouse est rusée, et c’est par eux qu’elle commence.]
Quelle commodité ne leur est suffisante, en un siècle si savant ? La curiosité est vicieuse partout : mais elle est pernicieuse ici. C’est folie de vouloir s’éclaircir d’un mal, auquel il n’y a point de médecine, qui ne l’empire et le rengrège : duquel la honte s’augmente et se publie principalement par la jalousie : duquel la vengeance blesse plus nos enfants, qu’elle ne nous guérit. Vous asséchez et mourez à la quête d’une si obscure vérification. Combien piteusement y sont arrivés ceux de mon temps, qui en sont venus à bout ? Si l’avertisseur n’y présente quand et quand le remède et son secours, c’est un avertissement injurieux, et qui mérite mieux un coup de poignard, que ne fait un démentir. On ne se moque pas moins de celui qui est en peine d’y pourvoir, que de celui qui l’ignore. Le caractère de la couardise est indélébile : à qui il est une fois attaché, il l’est toujours : Le châtiment l’exprime plus, que la faute. Il fait beau voir, arracher de l’ombre et du doute, nos malheurs privés, pour les trompeter en échafauds tragiques : et malheurs, qui ne pincent, que par le rapport : Car bonne femme et bon mariage, se dit, non de qui l’est, mais duquel on se tait. Il faut être ingénieux à éviter cette ennuyeuse et inutile connaissance. Et avaient les Romains en coutume, revenant de voyage, d’envoyer au-devant en la maison, faire savoir leur arrivée aux femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit certaine nation, que le prêtre ouvre le pas à l’épousée, le jour des noces : pour ôter au marié, le doute et la curiosité, de chercher en ce premier essai, si elle vient à lui vierge, ou blessée d’une amour étrangère. Mais le monde en parle. Je sais cent honnêtes hommes cocus, honnêtement et peu indécemment : Un galant homme en est plaint, non pas désestimé. Faites que votre vertu étouffe votre malheur : que les gens de bien en maudissent l’occasion : que celui qui vous offense, tremble seulement à le penser. Et puis, de qui ne parle-t-on en ce sens, depuis le petit jusques au plus grand ?
tot qui legionibus imperitauit,
Et melior quam tu multis fuit, improbe, rebus.
[celui qui a commandé à tant de légions et qui valait à tant d’égards mieux que toi, canaille.]
Vois-tu qu’on engage en ce reproche tant d’honnêtes hommes en ta présence, pense qu’on ne t’épargne non plus ailleurs. Mais jusques aux dames elles s’en moqueront : Et de quoi se moquent-elles en ce temps plus volontiers, que d’un mariage paisible et bien composé ? Chacun de vous a fait quelqu’un cocu : or nature est toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La fréquence de cet accident, en doit méshui avoir modéré l’aigreur : le voilà tantôt passé en coutume. Misérable passion, qui a ceci encore, d’être incommunicable.
Fors etiam nostris inuidit questibus aures.
[La fortune refuse des oreilles même à nos plaintes.]
Car à quel ami osez-vous fier vos doléances : qui, s’il ne s’en rit, ne s’en serve d’acheminement et d’instruction pour prendre lui-même sa part à la curée ? Les aigreurs comme les douceurs du mariage se tiennent secrètes par les sages : Et parmi les autres importunes conditions, qui se trouvent en icelui, celle-ci à un homme langagier, comme je suis, est des principales : que la coutume rende indécent et nuisible, qu’on communique à personne tout ce qu’on en sait, et qu’on en sent. De leur donner même conseil à elles, pour les dégoûter de la jalousie, ce serait temps perdu : leur essence est si confite en soupçon, en vanité et en curiosité, que de les guérir par voie légitime, il ne faut pas l’espérer. Elles s’amendent souvent de cet inconvénient, par une forme de santé, beaucoup plus à craindre que n’est la maladie même. Car comme il y a des enchantements, qui ne savent pas ôter le mal, qu’en le rechargeant à un autre, elles rejettent ainsi volontiers cette fièvre à leurs maris, quand elles la perdent. Toutefois à dire vrai, je ne sais si on peut souffrir d’elles pis que la jalousie : C’est la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres, la tête. Pittacus disait, que chacun avait son défaut : que le sien était la mauvaise tête de sa femme : hors cela, il s’estimerait de tout point heureux. C’est un bien pesant inconvénient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant, sentait tout l’état de sa vie altéré : Que devons-nous faire nous autres hommenets ? Le Sénat de Marseille eut raison, d’entériner sa requête à celui qui demandait permission de se tuer, pour s’exempter de la tempête de sa femme : car c’est un mal, qui ne s’emporte jamais qu’en emportant la pièce : et qui n’a autre composition qui vaille, que la fuite ou la souffrance : quoique toutes les deux, très difficiles. Celui-là s’y entendait, ce me semble, qui dit qu’un bon mariage se dressait d’une femme aveugle, avec un mari sourd. Regardons aussi que cette grande et violente âpreté d’obligation, que nous leur enjoignons, ne produise deux effets contraires à notre fin : à savoir, qu’elle aiguise les poursuivants, et fasse les femmes plus faciles à se rendre. Car quant au premier point, montant le prix de la place, nous montons le prix et le désir de la conquête. Serait-ce pas Venus même, qui eût ainsi finement haussé le chevet à sa marchandise, par le maquerellage des lois : connaissant combien c’est un sot déduit, qui ne le ferait valoir par fantaisie et par cherté ? Enfin c’est toute chair de porc, que la sauce diversifie, comme disait l’hôte de Flaminius. Cupidon est un dieu félon : Il fait son jeu, à lutter la dévotion et la justice : C’est sa gloire, que sa puissance choque toute autre puissance, et que toutes autres règles cèdent aux siennes.
Materiam culpæ prosequiturque suæ.
[Et il cherche sans cesse l’occasion de pécher.]
Et quant au second point : serions-nous pas moins cocus, si nous craignions moins de l’être ? suivant la complexion des femmes : car la défense les incite et convie.
Ubi velis nolunt, ubi nolis volunt ultro :
Concessa pudet ire via.
[Quand on veut, elles refusent ; quand on refuse, c’est elles qui veulent. Elles ont honte de suivre la route permise.]
Quelle meilleure interprétation trouverions-nous au fait de Messalina ? Elle fit au commencement son mari cocu à cachettes, comme il se fait : mais conduisant ses parties trop aisément, par la stupidité qui était en lui, elle dédaigna soudain cet usage : la voilà à faire l’amour à la découverte, avouer des serviteurs, les entretenir et les favoriser à la vue d’un chacun. Elle voulait qu’il s’en ressentît. Cet animal ne se pouvant éveiller pour tout cela, et lui rendant ses plaisirs mous et fades, par cette trop lâche facilité, par laquelle il semblait qu’il les autorisât et légitimât : que fit-elle ? Femme d’un Empereur sain et vivant, et à Rome, au théâtre du monde, en plein midi, en fête et cérémonie publique, et avec Silius, duquel elle jouissait longtemps devant, elle se marie un jour que son mari était hors de la ville. Semble-t-il pas qu’elle s’acheminât à devenir chaste, par la nonchalance de son mari ? Ou qu’elle cherchât un autre mari, qui lui aiguisât l’appétit par sa jalousie, et qui en lui insistant, l’incitât ? Mais la première difficulté qu’elle rencontra, fut aussi la dernière. Cette bête s’éveilla en sursaut. On a souvent pire marché de ces sourdauds endormis. J’ai vu par expérience, que cette extrême souffrance, quand elle vient à se dénouer, produit des vengeances plus âpres : Car prenant feu tout à coup, la colère et la fureur s’amoncelant en un, éclate tous ses efforts à la première charge.
irarumque omnes effundit habenas.
[et il lâche complètement la bride à ses fureurs.]
Il la fit mourir, et grand nombre de ceux de son intelligence : jusques à tel qui n’en pouvait mais, et qu’elle avait convié à son lit à coups d’escourgée. Ce que Virgile dit de Venus et de Vulcan, Lucrèce l’avait dit plus sortablement, d’une jouissance dérobée, d’elle et de Mars.
belli fera mœnera Mauors
Armipotens regit, in gremium qui sæpe tuum se
Reiicit, æterno deuinctus vulnere amoris :
Pascit amore auidos inhians in te Dea visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore :
Hunc tu Diua tuo recubantem corpore sancto
Circunfusa super, suaueis ex ore loquelas
Funde.
[C’est Mars, le maître des armes, présidant aux charges cruelles de la guerre, qui s’abandonne souvent sur ton sein, vaincu par la blessure éternelle de l’amour : il repaît d’amour ses regards avides, béant de désir pour toi, Déesse, et renversé en arrière il suspend son souffle à tes lèvres ; tandis qu’il repose, ô Déesse, enlacée à lui et le couvrant de ton corps sacré, exhale de douces plaintes.]
Quand je rumine ce, reiicit, pascit, inhians, molli, fouet, medullas, labefacta, pendet, percurrit, et cette noble, circunfusa, mère du gentil, infusus, j’ai dédain de ces menues pointes et allusions verbales, qui naquirent depuis. À ces bonnes gens, il ne fallait d’aiguë et subtile rencontre : Leur langage est tout plein, et gros d’une vigueur naturelle et constante : Ils sont tout épigramme : non la queue seulement, mais la tête, l’estomac, et les pieds. Il n’y a rien d’efforcé, rien de traînant : tout y marche d’une pareille teneur. Contextus totus virilis est, non sunt circa flosculos occupati. [La trame entière est mâle, ils ne se sont pas amusés à des fleurettes.] Ce n’est pas une éloquence molle, et seulement sans offense : elle est nerveuse et solide, qui ne plaît pas tant, comme elle remplit et ravit : et ravit le plus, les plus forts esprits. Quand je vois ces braves formes de s’expliquer, si vives, si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination, qui élève et enfle les paroles. Pectus est quod disertum facit. [C’est le cœur qui rend éloquent.] Nos gens appellent jugement, langage, et beaux mots, les pleines conceptions. Cette peinture est conduite, non tant par dextérité de la main, comme pour avoir l’objet plus vivement empreint en l’âme. Gallus parle simplement, parce qu’il conçoit simplement : Horace ne se contente point d’une superficielle expression, elle le trahirait : il voit plus clair et plus outre dans les choses : son esprit crochète et furète tout le magasin des mots et des figures, pour se représenter : et les lui faut outre l’ordinaire, comme sa conception est outre l’ordinaire. Plutarque dit, qu’il vit le langage Latin par les choses. Ici de même : le sens éclaire et produit les paroles : non plus de vent, ains de chair et d’os. Elles signifient, plus qu’elles ne disent. Les imbéciles sentent encore quelque image de ceci. Car en Italie je disais ce qu’il me plaisait en devis communs : mais aux propos roides, je n’eusse osé me fier à un Idiome, que je ne pouvais plier ni contourner, outre son allure commune. J’y veux pouvoir quelque chose du mien. Le maniement et emploi des beaux esprits, donne prix à la langue : Non pas l’innovant, tant, comme la remplissant de plus vigoureux et divers services, l’étirant et ployant. Ils n’y apportent point des mots : mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage : lui apprennent des mouvements inaccoutumés : mais prudemment et ingénieusement. Et combien peu cela soit donné à tous il se voit par tant d’écrivains Français de ce siècle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suivre la route commune : mais faute d’invention et de discrétion les perd. Il ne s’y voit qu’une misérable affectation d’étrangeté : des déguisements froids et absurdes, qui au lieu d’élever, abattent la matière. Pourvu qu’ils se gorgiasent en la nouveauté, il ne leur chaut de l’efficace : Pour saisir un nouveau mot, ils quittent l’ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux. En notre langage je trouve assez d’étoffe, mais un peu faute de façon. Car il n’est rien, qu’on ne fît du jargon de nos chasses, et de notre guerre, qui est un généreux terrain à emprunter. Et les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant. Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment : Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il languit sous vous, et fléchit : et qu’à son défaut le Latin se présente au secours, et le Grec à d’autres. D’aucuns de ces mots que je viens de trier, nous en apercevons plus malaisément l’énergie, d’autant que l’usage et la fréquence, nous en ont aucunement avili et rendu vulgaire la grâce. Comme en notre commun, il s’y rencontre des phrases excellentes, et des métaphores, desquelles la beauté flétrit de vieillesse, et la couleur s’est ternie par maniement trop ordinaire. Mais cela n’ôte rien du goût, à ceux qui ont bon nez : ni ne déroge à la gloire de ces anciens auteurs, qui, comme il est vraisemblable, mirent premièrement ces mots en ce lustre. Les sciences traitent les choses trop finement, d’une mode artificielle, et différente à la commune et naturelle. Mon page fait l’amour, et l’entend : lisez-lui Leon Hebreu, et Ficin : on parle de lui, de ses pensées, et de ses actions, et si n’y entend rien. Je ne reconnais chez Aristote, la plupart de mes mouvements ordinaires. On les a couverts et revêtus d’une autre robe, pour l’usage de l’école. Dieu leur donne bien faire : si j’étais du métier, je naturaliserais l’art, autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et Equicola. Quand j’écris, je me passe bien de la compagnie, et souvenance des livres : de peur qu’ils n’interrompent ma forme. Aussi qu’à la vérité, les bons auteurs m’abattent par trop, et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel ayant misérablement représenté des coqs, défendait à ses garçons, qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et aurais plutôt besoin, pour me donner un peu de lustre, de l’invention du musicien Antinonydes, qui, quand il avait à faire la musique, mettait ordre que devant ou après lui, son auditoire fût abreuvé de quelques autres mauvais chantres. Mais je me puis plus malaisément défaire de Plutarque : il est si universel et si plein, qu’à toutes occasions, et quelque sujet extravagant que vous ayez pris, il s’ingère à votre besogne, et vous tend une main libérale et inépuisable de richesses, et d’embellissements. Il m’en fait dépit, d’être si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent. Je ne le puis si peu raccointer, que je n’en tire cuisse ou aile. Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos, d’écrire chez moi, en pays sauvage, où personne ne m’aide, ni me relève : où je ne hante communément homme, qui entende le Latin de son patenôtre ; et de Français un peu moins. Je l’eusse fait meilleur ailleurs, mais l’ouvrage eût été moins mien : Et sa fin principale et perfection, c’est d’être exactement mien. Je corrigerais bien une erreur accidentelle, de quoi je suis plein, ainsi que je cours inadvertamment : mais les imperfections qui sont en moi ordinaires et constantes, ce serait trahison de les ôter. Quand on m’a dit ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures, voilà un mot du cru de Gascongne : voilà une phrase dangereuse : (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmi les rues Françaises : ceux qui veulent combattre l’usage par la grammaire se moquent) voilà un discours ignorant : voilà un discours paradoxe, en voilà un trop fou : Tu te joues souvent, on estimera que tu dises à droit, ce que tu dis à feinte. Oui, fais-je, mais je corrige les fautes d’inadvertance, non celles de coutume. Est-ce pas ainsi que je parle partout ? me représenté-je pas vivement ? suffit. J’ai fait ce que j’ai voulu : tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. Or j’ai une condition singeresse et imitatrice : Quand je me mêlais de faire des vers (et n’en fis jamais que des Latins) ils accusaient évidemment le poète que je venais dernièrement de lire : Et de mes premiers Essais, aucuns puent un peu l’étranger. À Paris je parle un langage aucunement autre qu’à Montaigne. Qui que je regarde avec attention, m’imprime facilement quelque chose du sien. Ce que je considère, je l’usurpe : une sotte contenance, une déplaisante grimace, une forme de parler ridicule. Les vices plus : D’autant qu’ils me poignent, ils s’accrochent à moi, et ne s’en vont pas sans secouer. On m’a vu plus souvent jurer par similitude, que par complexion. Imitation meurtrière, comme celle des singes horribles en grandeur et en force, que le Roi Alexandre rencontra en certaine contrée des Indes. Desquels il eût été autrement difficile de venir à bout. Mais ils en prêtèrent le moyen par cette leur inclination à contrefaire tout ce qu’ils voyaient faire. Car par là les chasseurs apprirent de se chausser des souliers à leur vue, avec force nœuds de liens : de s’affubler d’accoutrements de tête à tout des lacs courants, et oindre par semblant, leurs yeux de glu. Ainsi mettait imprudemment à mal, ces pauvres bêtes, leur complexion singeresse. Ils s’engluaient, s’enchevêtraient et garrottaient eux-mêmes. Cette autre faculté, de représenter ingénieusement les gestes et paroles d’un autre, par dessein qui apporte souvent plaisir et admiration, n’est en moi, non plus qu’en une souche. Quand je jure selon moi, c’est seulement, par Dieu, qui est le plus droit de tous les serments. Ils disent, que Socrates jurait le chien : Zenon cette même interjection, qui sert à cette heure aux Italiens, Cappari : Pythagoras, l’eau et l’air. Je suis si aisé à recevoir sans y penser ces impressions superficielles, que si j’ai eu en la bouche, Sire ou Altesse, trois jours de suite, huit jours après ils m’échappent, pour excellence, ou pour seigneurie. Et ce que j’aurai pris à dire en batelant et en me moquant, je le dirai lendemain sérieusement. Par quoi, à écrire, j’accepte plus envis les arguments battus, de peur que je les traite aux dépens d’autrui. Tout argument m’est également fertile. Je les prends sur une mouche. Et Dieu veuille que celui que j’ai ici en main, n’ait pas été pris, par le commandement d’une volonté autant volage. Que je commence par celle qu’il me plaira, car les matières se tiennent toutes enchaînées les unes aux autres. Mais mon âme me déplaît, de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes rêveries, plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l’impourvu, et lorsque je les cherche moins : lesquelles s’évanouissent soudain, n’ayant sur-le-champ où les attacher : À cheval, à la table, au lit : Mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. J’ai le parler un peu délicatement jaloux d’attention et de silence, si je parle de force. Qui m’interrompt, m’arrête. En voyage, la nécessité même des chemins coupe les propos : Outre ce, que je voyage plus souvent sans compagnie, propre à ces entretiens de suite : par où je prends tout loisir de m’entretenir moi-même. Il m’en advient comme de mes songes : en songeant, je les recommande à ma mémoire, (car je songe volontiers que je songe) mais le lendemain, je me représente bien leur couleur, comme elle était, ou gaie, ou triste, ou étrange, mais quels ils étaient au reste, plus j’ahane à le trouver, plus je l’enfonce en l’oubliance. Aussi des discours fortuits qui me tombent en fantaisie, il ne m’en reste en mémoire qu’une vaine image : autant seulement qu’il m’en faut pour me faire ronger, et dépiter après leur quête, inutilement. Or donc, laissant les livres à part, et parlant plus matériellement et simplement : je trouve après tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de cette jouissance en un sujet désiré : Ni Venus autre chose, que le plaisir à décharger ses vases : comme le plaisir que nature nous donne à décharger d’autres parties : qui devient vicieux ou par immodération, ou par indiscrétion. Pour Socrates, l’amour est appétit de génération par l’entremise de la beauté. Et considérant maintes fois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvements écervelés et étourdis, de quoi il agite Zenon et Cratippus : cette rage indiscrète, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effet de l’amour : et puis cette morgue grave, sévère, et extatique, en une action si folle, qu’on ait logé pêle-mêle nos délices et nos ordures ensemble : et que la suprême volupté ait du transi et du plaintif, comme la douleur : je crois qu’il est vrai, ce que dit Platon, que l’homme a été fait par les Dieux pour leur jouet.
quænam ista iocandi
Sæuitia ?
[quelle est donc cette cruelle manière de se jouer ?]
Et que c’est par moquerie, que nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune : pour nous égaler par là, et apparier les fous et les sages, et nous et les bêtes. Le plus contemplatif, et prudent homme, quand je l’imagine en cette assiette, je le tiens pour affronteur, de faire le prudent, et le contemplatif : Ce sont les pieds du paon, qui abattent son orgueil ;
ridentem dicere verum,
Quid vetat ?
[qu’est-ce qui empêche de dire la vérité en riant ?]
Ceux qui parmi les jeux, refusent les opinions sérieuses, font, dit quelqu’un, comme celui qui craint d’adorer la statue d’un saint, si elle est sans devantière. Nous mangeons bien et buvons comme les bêtes : mais ce ne sont pas actions qui empêchent les offices de notre âme. En celles-là, nous gardons notre avantage sur elles : celle-ci met toute autre pensée sous le joug : abrutit et abêtit par son impérieuse autorité, toute la théologie et philosophie qui est en Platon : et si ne s’en plaint pas. Partout ailleurs vous pouvez garder quelque décence : toutes autres opérations souffrent des règles d’honnêteté : celle-ci ne se peut pas seulement imaginer, que vicieuse ou ridicule. Trouvez-y pour voir un procéder sage et discret. Alexandre disait qu’il se connaissait principalement mortel, par cette action, et par le dormir : le sommeil suffoque et supprime les facultés de notre âme, la besogne les absorbe et dissipe de même. Certes c’est une marque non seulement de notre corruption originelle : mais aussi de notre vanité et déformité. D’un côté nature nous y pousse, ayant attaché à ce désir, la plus noble, utile, et plaisante de toutes ses opérations : et la nous laisse d’autre part accuser et fuir, comme insolente et déshonnête, en rougir et recommander l’abstinence. Sommes-nous pas bien brutes, de nommer brutale l’opération qui nous fait ? Les peuples, ès religions, se sont rencontrés en plusieurs convenances : comme sacrifices, luminaires, encensements, jeûnes, offrandes : et entre autres, en la condamnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si étendu des circoncisions. Nous avons à l’aventure raison, de nous blâmer, de faire une si sotte production que l’homme : d’appeler l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent (à cette heure sont les miennes proprement honteuses). Les Esséniens, de quoi parle Pline, se maintenaient sans nourrice, sans maillot, plusieurs siècles : de l’abord des étrangers, qui, suivant cette belle humeur, se rangeaient continuellement à eux : Ayant toute une nation, hasardé de s’exterminer plutôt, que s’engager à un embrassement féminin, et de perdre la suite des hommes plutôt, que d’en forger un. Ils disent que Zenon n’eut affaire à femme, qu’une fois en sa vie : Et que ce fut par civilité, pour ne sembler dédaigner trop obstinément le sexe. Chacun fuit à le voir naître, chacun court à le voir mourir. Pour le détruire, on cherche un champ spacieux en pleine lumière : pour le construire, on se musse dans un creux ténébreux, et le plus contraint qu’il se peut. C’est le devoir, de se cacher pour le faire, et c’est gloire, et naissent plusieurs vertus, de le savoir défaire. L’un est injure, l’autre est faveur : car Aristote dit, que bonifier quelqu’un, c’est le tuer, en certaine phrase de son pays. Les Athéniens, pour apparier la défaveur de ces deux actions, ayant à mondifier l’île de Délos, et se justifier envers Apollo, défendirent au pourpris d’icelle, tout enterrement, et tout enfantement ensemble. Nostri nosmet pœnitet. [Nous sommes mécontents de nous-mêmes.] Il y a des nations qui se couvrent en mangeant. Je sais une dame, et des plus grandes, qui a cette même opinion, que c’est une contenance désagréable, de mâcher : qui rabat beaucoup de leur grâce, et de leur beauté : et ne se présente pas volontiers en public avec appétit. Et sais un homme, qui ne peut souffrir de voir manger, ni qu’on le voie : et fuit toute assistance, plus quand il s’emplit, que s’il se vide. En l’Empire du Turc il se voit grand nombre d’hommes, qui, pour exceller les autres, ne se laissent jamais voir, quand ils font leurs repas ; qui n’en font qu’un la semaine : qui se déchiquettent et découpent la face et les membres : qui ne parlent jamais à personne. Gens fanatiques, qui pensent honorer leur nature en se dénaturant : qui se prisent de leur mépris, et s’amendent de leur empirement. Quel monstrueux animal, qui se fait horreur à soi-même, à qui ses plaisirs pèsent : qui se tient à malheur ? Il y en a qui cachent leur vie,
Exilioque domos et dulcia limina mutant,
[Et ils changent contre l’exil leurs demeures et leurs doux seuils,]
et la dérobent de la vue des autres hommes : Qui évitent la santé et l’allégresse, comme qualités ennemies et dommageables. Non seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples maudissent leur naissance, et bénissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé, les ténèbres adorées. Nous ne sommes ingénieux qu’à nous malmener : c’est le vrai gibier de la force de notre esprit : dangereux outil en dérèglement.
O miseri quorum gaudia crimen habent !
[Ô malheureux, dont les joies sont objets de reproches !]
Hé pauvre homme, tu as assez d’incommodités nécessaires, sans les augmenter par ton invention : et es assez misérable de condition, sans l’être par art : tu as des laideurs réelles et essentielles à suffisance, sans en forger d’imaginaires. Trouves-tu que tu sois trop à l’aise si la moitié de ton aise ne te fâche ? Trouves-tu que tu aies rempli tous les offices nécessaires, à quoi nature t’engage, et qu’elle soit oisive chez toi, si tu ne t’obliges à nouveaux offices ? Tu ne crains point d’offenser ses lois universelles et indubitables, et te piques aux tiennes partisanes et fantastiques ; Et d’autant plus qu’elles sont particulières, incertaines, et plus contredites, d’autant plus tu fais là ton effort. Les ordonnances positives de ta paroisse t’attachent : celles du monde ne te touchent point. Cours un peu par les exemples de cette considération : ta vie en est toute. Les vers de ces deux Poètes, traitant ainsi réservément et discrètement de la lasciveté, comme ils font, me semblent la découvrir et éclairer de plus près. Les dames couvrent leur sein d’un réseau, les prêtres plusieurs choses sacrées, les peintres ombragent leur ouvrage, pour lui donner plus de lustre. Et dit-on que le coup du Soleil et du vent, est plus pesant par réflexion qu’à droit fil. L’Ægyptien répondit sagement à celui qui lui demandait, Que portes-tu là, caché sous ton manteau ? Il est caché sous mon manteau, afin que tu ne saches pas que c’est : Mais il y a certaines autres choses qu’on cache pour les montrer. Oyez celui-là plus ouvert,
Et nudam pressi corpus adusque meum.
[Et je l’ai pressée nue contre mon corps.]
Il me semble qu’il me chaponne. Que Martial retrousse Venus à sa poste, il n’arrive pas à la faire paraître si entière. Celui qui dit tout, il nous saoule et nous dégoûte. Celui qui craint à s’exprimer, nous achemine à en penser plus qu’il n’en y a. Il y a de la trahison en cette sorte de modestie : et notamment nous entrouvrant comme font ceux-ci, une si belle route à l’imagination : Et l’action et la peinture doivent sentir leur larcin. L’amour des Espagnols, et des Italiens, plus respectueuse et craintive, plus mineuse et couverte, me plaît. Je ne sais qui, anciennement, désirait le gosier allongé comme le col d’une grue, pour savourer plus longtemps ce qu’il avalait. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté, vite et précipiteuse : Même à telles natures comme est la mienne, qui suis vicieux en soudaineté. Pour arrêter sa fuite, et l’étendre en préambules ; entre eux, tout sert de faveur et de récompense : une œillade, une inclination, une parole, un signe. Qui se pourrait dîner de la fumée du rôt, ferait-il pas une belle épargne ? C’est une passion qui mêle à bien peu d’essence solide, beaucoup plus de vanité et rêverie fiévreuse : il la faut payer et servir de même. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s’estimer, à nous amuser, et à nous piper. Nous faisons notre charge extrême la première : il y a toujours de l’impétuosité Française. Faisant filer leurs faveurs, et les étalant en détail : chacun, jusques à la vieillesse misérable, y trouve quelque bout de lisière, selon son vaillant et son mérite. Qui n’a jouissance, qu’en la jouissance : qui ne gagne que du haut point : qui n’aime la chasse qu’en la prise : il ne lui appartient pas de se mêler à notre école. Plus il y a de marches et degrés, plus il y a de hauteur et d’honneur au dernier siège. Nous nous devrions plaire d’y être conduits, comme il se fait aux palais magnifiques, par divers portiques, et passages, longues et plaisantes galeries, et plusieurs détours. Cette dispensation reviendrait à notre commodité : nous y arrêterions, et nous y aimerions plus longtemps : Sans espérance, et sans désir, nous n’allons plus rien qui vaille : Notre maîtrise et entière possession, leur est infiniment à craindre : Depuis qu’elles sont du tout rendues à la merci de notre foi, et constance, elles sont un peu bien hasardées : Ce sont vertus rares et difficiles : soudain qu’elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles.
postquam cupidæ mentis satiata libido est,
Verba nihil metuere, nihil periuria curant.
[Une fois assouvi le désir de leur âme avide, ils ne redoutent plus leurs promesses, ils n’ont plus souci des parjures.]
Et Thrasonidez jeune homme Grec, fut si amoureux de son amour, qu’il refusa, ayant gagné le cœur d’une maîtresse, d’en jouir : pour n’amortir, rassasier et alanguir par la jouissance cette ardeur inquiète, de laquelle il se glorifiait et se paissait. La cherté donne goût à la viande. Voyez combien la forme des salutations, qui est particulière à notre nation, abâtardit par sa facilité, la grâce des baisers, lesquels Socrates dit être si puissants et dangereux à voler nos cœurs. C’est une déplaisante coutume, et injurieuse aux dames, d’avoir à prêter leurs lèvres, à quiconque a trois valets à sa suite, pour mal plaisant qu’il soit,
Cuius liuida naribus caninis,
Dependet glacies, rigetque barba :
Centum occurrere malo culilingis.
[Celui dont les narines de chien laissent pendre un glaçon blafard et dont la barbe est toute raide, j’aime mieux prêter mon cul à cent de ses fellations.]
Et nous-mêmes n’y gagnons guère : car comme le monde se voit parti, pour trois belles, il nous en faut baiser cinquante laides : Et à un estomac tendre, comme sont ceux de mon âge, un mauvais baiser en surpaie un bon. Ils font les poursuivants en Italie, et les transis, de celles mêmes qui sont à vendre : et se défendent ainsi : Qu’il y a des degrés en la jouissance : et que par services ils veulent obtenir pour eux, celle qui est la plus entière. Elles ne vendent que le corps : La volonté ne peut être mise en vente, elle est trop libre et trop sienne : Ainsi ceux-ci disent, que c’est la volonté qu’ils entreprennent, et ont raison. C’est la volonté qu’il faut servir et pratiquer. J’ai horreur d’imaginer mien, un corps privé d’affection. Et me semble, que cette forcènerie est voisine à celle de ce garçon, qui alla saillir par amour, la belle image de Venus que Praxiteles avait faite : Ou de ce furieux Ægyptien, échauffé après la charogne d’une morte qu’il embaumait et ensuairait : Lequel donna occasion à la loi, qui fut faite depuis en Ægypte, que les corps des belles et jeunes femmes, et de celles de bonne maison, seraient gardés trois jours, avant qu’on les mît entre les mains de ceux qui avaient charge de pourvoir à leur enterrement. Periander fit plus merveilleusement : qui étendit l’affection conjugale (plus réglée et légitime) à la jouissance de Melissa sa femme trépassée. Ne semble-ce pas être une humeur lunatique de la Lune, ne pouvant autrement jouir d’Endymion son mignon, l’aller endormir pour plusieurs mois : et se paître de la jouissance d’un garçon, qui ne se remuait qu’en songe ? Je dis pareillement, qu’on aime un corps sans âme, quand on aime un corps sans son consentement, et sans son désir. Toutes jouissances ne sont pas unes : Il y a des jouissances étiques et languissantes : Mille autres causes que la bienveillance, nous peuvent acquérir cet octroi des dames : Ce n’est suffisant témoignage d’affection : Il y peut échoir de la trahison, comme ailleurs : elles n’y vont parfois que d’une fesse ;
tanquam thura merumque parent :
absentent marmoreamue putes.
[comme si elles préparaient l’encens et le vin pur : — on dirait qu’elle est absente ou de marbre.]
J’en sais, qui aiment mieux prêter cela, que leur coche : et qui ne se communiquent, que par là : Il faut regarder si votre compagnie leur plaît pour quelque autre fin encore, ou pour celle-là seulement, comme d’un gros garçon d’étable : en quel rang et à quel prix vous y êtes logé,
tibi si datur uni
Quo lapide illa diem candidiore notet.
[si à toi seul est donné de quoi lui faire marquer ce jour d’une pierre blanche.]
Quoi, si elle mange votre pain, à la sauce d’une plus agréable imagination ?
Te tenet, absentes alios suspirat amores.
[Elle t’étreint, mais soupire après d’autres amours absents.]
Comment ? avons-nous pas vu quelqu’un en nos jours, s’être servi de cette action, à l’usage d’une horrible vengeance : pour tuer par là, et empoisonner, comme il fit, une honnête femme ? Ceux qui connaissent l’Italie, ne trouveront jamais étrange, si pour ce sujet, je ne cherche ailleurs des exemples. Car cette nation se peut dire régente du reste du monde en cela. Ils ont plus communément des belles femmes, et moins de laides que nous : mais des rares et excellentes beautés, j’estime que nous allons à pair. Et en juge autant des esprits : de ceux de la commune façon, ils en ont beaucoup plus, et évidemment. La brutalité y est sans comparaison plus rare : d’âmes singulières et du plus haut étage, nous ne leur en devons rien. Si j’avais à étendre cette similitude, il me semblerait pouvoir dire de la vaillance, qu’au rebours, elle est au prix d’eux, populaire chez nous, et naturelle : mais on la voit parfois, en leurs mains, si pleine et si vigoureuse, qu’elle surpasse tous les plus roides exemples que nous en ayons. Les mariages de ce pays-là, clochent en ceci. Leur coutume donne communément la loi si rude aux femmes, et si serve, que la plus éloignée accointance avec l’étranger, leur est autant capitale que la plus voisine. Cette loi fait, que toutes les approches se rendent nécessairement substantielles : Et puisque tout leur revient à même compte, elles ont le choix bien aisé. Et ont-elles brisé ces cloisons ? Croyez qu’elles font feu : Luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata, deinde emissa. [La luxure, comme une bête fauve, s’excite de ses fers mêmes avant de s’en libérer.] Il leur faut un peu lâcher les rênes.
Vidi ego nuper equum contra sua frena tenacem
Ore reluctanti fulminis ire modo.
[J’ai vu naguère un cheval rétif au mors, la bouche rebelle, s’élancer comme la foudre.]
On alanguit le désir de la compagnie, en lui donnant quelque liberté. C’est un bel usage de notre nation, qu’aux bonnes maisons, nos enfants soient reçus, pour y être nourris et élevés pages comme en une école de noblesse. Et est discourtoisie, dit-on, et injure, d’en refuser un gentilhomme. J’ai aperçu (car autant de maisons autant de divers styles et formes) que les dames qui ont voulu donner aux filles de leur suite, les règles plus austères, n’y ont pas eu meilleure aventure. Il y faut de la modération : Il faut laisser bonne partie de leur conduite, à leur propre discrétion : car ainsi comme ainsi n’y a-t-il discipline qui les sût brider de toutes parts. Mais il est bien vrai, que celle qui est échappée bagues sauves, d’un écolage libre, apporte bien plus de fiance de soi, que celle qui sort saine, d’une école sévère et prisonnière. Nos pères dressaient la contenance de leurs filles à la honte et à la crainte (les courages et les désirs toujours pareils) nous à l’assurance : nous n’y entendons rien. C’est à faire aux Sarmates, qui n’ont loi de coucher avec homme, que de leurs mains elles n’en aient tué un autre en guerre. À moi qui n’y ai droit que par les oreilles, suffit, si elles me retiennent pour le conseil, suivant le privilège de mon âge. Je leur conseille donc, et à nous aussi, l’abstinence : mais si ce siècle en est trop ennemi, au moins la discrétion et la modestie. Car, comme dit le conte d’Aristippus, parlant à des jeunes hommes, qui rougissaient de le voir entrer chez une courtisane : Le vice est, de n’en pas sortir, non pas d’y entrer. Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom : si le fond n’en vaut guère, que l’apparence tienne bon. Je loue la gradation et la longueur, en la dispensation de leurs faveurs. Platon montre, qu’en toute espèce d’amour, la facilité et promptitude est interdite aux tenants. C’est un trait de gourmandise, laquelle il faut qu’elles couvrent de tout leur art, de se rendre ainsi témérairement en gros, et tumultuairement. Se conduisant en leur dispensation, ordonnément et mesurément, elles pipent bien mieux notre désir, et cachent le leur. Qu’elles fuient toujours devant nous : je dis celles mêmes qui ont à se laisser attraper. Elles nous battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vrai, selon la loi que nature leur donne, ce n’est pas proprement à elles de vouloir et désirer : leur rôle est souffrir, obéir, consentir : C’est pourquoi nature leur a donné une perpétuelle capacité ; à nous, rare et incertaine : Elles ont toujours leur heure, afin qu’elles soient toujours prêtes à la nôtre, Pati natæ [Nées pour le rôle passif]. Et où elle a voulu que nos appétits eussent montre et déclaration prominente, elle a fait que les leurs fussent occultes et intestins : Et les a fournies de pièces impropres à l’ostentation : et simplement pour la défensive. Il faut laisser à la licence Amazonienne pareils traits à celui-ci. Alexandre passant par l’Hyrcanie, Thalestris Reine des Amazones le vint trouver avec trois cents gendarmes de son sexe : bien montés et bien armés : ayant laissé le demeurant d’une grosse armée, qui la suivait, au-delà des voisines montagnes. Et lui dit tout haut, et en public, que le bruit de ses victoires et de sa valeur, l’avait menée là, pour le voir, lui offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses entreprises : Et que le trouvant si beau, jeune, et vigoureux, elle, qui était parfaite en toutes ses qualités, lui conseillait, qu’ils couchassent ensemble : afin qu’il naquît de la plus vaillante femme du monde, et du plus vaillant homme, qui fût lors vivant, quelque chose de grand et de rare, pour l’avenir. Alexandre la remercia du reste : mais pour donner temps à l’accomplissement de sa dernière demande, il arrêta treize jours en ce lieu, lesquels il festoya le plus allègrement qu’il put, en faveur d’une si courageuse princesse. Nous sommes quasi partout iniques juges de leurs actions, comme elles sont des nôtres. J’avoue la vérité lorsqu’elle me nuit, de même que si elle me sert. C’est un vilain dérèglement, qui les pousse si souvent au change, et les empêche de fermir leur affection en quelque sujet que ce soit : comme on voit de cette Déesse, à qui l’on donne tant de changements et d’amis. Mais si est-il vrai, que c’est contre la nature de l’amour, s’il n’est violent, et contre la nature de la violence, s’il est constant. Et ceux qui s’en étonnent, s’en écrient, et cherchent les causes de cette maladie en elles, comme dénaturée et incroyable : que ne voient-ils, combien souvent ils la reçoivent en eux, sans épouvantement et sans miracle ? Il serait à l’aventure plus étrange d’y voir de l’arrêt. Ce n’est pas une passion simplement corporelle. Si on ne trouve point de bout en l’avarice, et en l’ambition, il n’y en a non plus en la paillardise. Elle vit encore après la satiété : et ne lui peut-on prescrire ni satisfaction constante, ni fin : elle va toujours outre sa possession. Et si l’inconstance leur est à l’aventure aucunement plus pardonnable qu’à nous. Elles peuvent alléguer comme nous, l’inclination qui nous est commune à la variété et à la nouveauté : Et alléguer secondement sans nous, qu’elles achètent chat en sac. Jeanne Reine de Naples, fit étrangler Andreosse son premier mari, aux grilles de sa fenêtre, avec un lacs d’or et de soie, tissu de sa main propre : sur ce qu’aux corvées matrimoniales, elle ne lui trouvait ni les parties, ni les efforts, assez répondants à l’espérance qu’elle en avait conçue, à voir sa taille, sa beauté, sa jeunesse et disposition : par où elle avait été prise et abusée. Que l’action a plus d’effort que n’a la souffrance : Ainsi que de leur part toujours au moins il est pourvu à la nécessité : de notre part il peut advenir autrement. Platon à cette cause établit sagement par ses lois, avant tout mariage, pour décider de son opportunité, que les juges voient les garçons, qui y prétendent, tous fins nus : et les filles nues jusqu’à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous trouvent à l’aventure pas dignes de leur choix :
experta latus madidoque simillima loro
Inguina, nec lassa stare coacta manu,
Deserit imbelles thalamos.
[ayant tâté le flanc et le membre tout pareil à du cuir détrempé, que sa main s’est épuisée en vain à redresser, elle déserte une couche impropre au combat.]
Ce n’est pas tout, que la volonté charrie droit : La faiblesse et l’incapacité, rompent légitimement un mariage :
Et quærendum aliunde foret neruosius illud,
Quod posset zonam soluere virgineam.
[Il faudrait chercher ailleurs quelque chose de plus membré, qui pût dénouer la ceinture virginale.]
Pourquoi non, et selon sa mesure, une intelligence amoureuse, plus licencieuse et plus active ?
si blando nequeat superesse labori.
[s’il ne peut venir à bout de son doux labeur.]
Mais n’est-ce pas grande impudence, d’apporter nos imperfections et faiblesses, en lieu où nous désirons plaire, et y laisser bonne estime de nous et recommandation ? Pour ce peu qu’il m’en faut à cette heure,
ad unum Mollis opus,
[mou après une seule besogne,]
je ne voudrais importuner une personne, que j’ai à révérer et craindre.
fuge suspicari,
Cuius undenum trepidauit ætas
Claudere lustrum.
[ne va pas soupçonner celui dont l’âge s’est hâté de clore son onzième lustre.]
Nature se devait contenter d’avoir rendu cet âge misérable, sans le rendre encore ridicule. Je hais de le voir, pour un pouce de chétive vigueur, qui l’échauffe trois fois la semaine, s’empresser et se gendarmer, de pareille âpreté, comme s’il avait quelque grande et légitime journée dans le ventre : un vrai feu d’étoupe : Et admire sa cuisson, si vive et frétillante, en un moment si lourdement congelée et éteinte. Cet appétit ne devrait appartenir qu’à la fleur d’une belle jeunesse. Fiez-vous-y, pour voir, à seconder cette ardeur indéfatigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous : il vous la laissera vraiment en beau chemin. Renvoyez-le hardiment plutôt vers quelque enfance molle, étonnée, et ignorante, qui tremble encore sous la verge, et en rougisse,
Indum sanguineo veluti violauerit ostro
Si quis ebur, vel mista rubent ubi lilia, multa
Alba rosa.
[Comme l’ivoire indien si on le teint du sang de la pourpre, ou comme rougissent des lis blancs mêlés à de nombreuses roses.]
Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le dédain de ces beaux yeux, consents de sa lâcheté et impertinence :
Et taciti fecere tamen conuitia vultus,
[Et muet son visage adressait pourtant des reproches,]
il n’a jamais senti le contentement et la fierté, de les leur avoir battus et ternis, par le vigoureux exercice d’une nuit officieuse et active. Quand j’en ai vu quelqu’une s’ennuyer de moi, je n’en ai point incontinent accusé sa légèreté : j’ai mis en doute, si je n’avais pas raison de m’en prendre à nature plutôt. Certes elle m’a traité illégitimement et incivilement,
Si non longa satis, si non bene mentula crassa :
Nimirum sapiunt videntque paruam
Matronæ quoque mentulam illibenter,
[Si mon membre n’est pas assez long, s’il n’est pas bien gros : les matrones s’y connaissent et voient elles aussi d’un mauvais œil un membre de petite taille,]
et d’une lésion énormissime. Chacune de mes pièces est également mienne, que toute autre : Et nulle autre ne me fait plus proprement homme que celle-ci. Je dois au public universellement mon portrait. La sagesse de ma leçon est en vérité, en liberté, en essence, toute : Dédaignant, au rôle de ses vrais devoirs, ces petites règles, feintes, usuelles, provinciales. Naturelle toute, constante, générale. De laquelle sont filles, mais bâtardes, la civilité, la cérémonie. Nous aurons bien les vices de l’apparence, quand nous aurons eu ceux de l’essence. Quand nous aurons fait à ceux-ci, nous courrons sus aux autres, si nous trouvons qu’il y faille courir. Car il y a danger, que nous fantasions des offices nouveaux, pour excuser notre négligence envers les naturels offices, et pour les confondre. Qu’il soit ainsi, il se voit, qu’ès lieux, où les fautes sont maléfices, les maléfices ne sont que fautes. Qu’ès nations, où les lois de la bienséance sont plus rares et lâches, les lois primitives de la raison commune sont mieux observées : L’innumérable multitude de tant de devoirs, suffoquant notre soin, l’alanguissant et dissipant. L’application aux légères choses nous retire des justes. Ô que ces hommes superficiels, prennent une route facile et plausible, au prix de la nôtre ! Ce sont ombrages, de quoi nous nous plâtrons et entre-payons. Mais nous n’en payons pas, ainçois en rechargeons notre dette, envers ce grand juge, qui trousse nos panneaux et haillons, d’autour nos parties honteuses : et ne se feint point à nous voir partout, jusques à nos intimes et plus secrètes ordures : utile décence de notre virginale pudeur, si elle lui pouvait interdire cette découverte. Enfin, qui déniaiserait l’homme, d’une si scrupuleuse superstition verbale, n’apporterait pas grande perte au monde. Notre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n’en écrit que révéremment et régulièrement, il en laisse en arrière plus de la moitié. Je ne m’excuse pas envers moi : et si je le faisais, ce serait plutôt de mes excuses, que je m’excuserais, que d’autre mienne faute. Je m’excuse à certaines humeurs, que j’estime plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon côté : En leur considération, je dirai encore ceci (car je désire de contenter chacun ; chose pourtant difficile, esse unum hominem accommodatum ad tantam morum ac sermonum et voluntatum varietatem [qu’un seul homme s’adapte à une telle variété de mœurs, de discours et de volontés]) qu’ils n’ont à se prendre à moi, de ce que je fais dire aux autorités reçues et approuvées de plusieurs siècles : Et que ce n’est pas raison, qu’à faute de rythme ils me refusent la dispense, que même des hommes ecclésiastiques, des nôtres, jouissent en ce siècle. En voici deux, et des plus crêtés :
Rimula, dispeream, ni monogramma tua est.
[Que je meure si ta petite fente n’est un simple trait.]
Un vit d’ami la contente et bien traite.
Quoi tant d’autres ? J’aime la modestie : et n’est par jugement, que j’ai choisi cette sorte de parler scandaleux : c’est nature, qui l’a choisi pour moi : Je ne le loue, non plus que toutes formes contraires à l’usage reçu : mais je l’excuse : et par circonstances tant générales que particulières, en allège l’accusation. Suivons. Pareillement d’où peut venir cette usurpation d’autorité souveraine, que vous prenez sur celles, qui vous favorisent à leurs dépens,
Si furtiua dedit nigra munuscula nocte,
[Si elle a accordé de menues faveurs à la dérobée, par une nuit noire,]
que vous en investissez incontinent l’intérêt, la froideur, et une autorité maritale ? C’est une convention libre, que ne vous y prenez-vous, comme vous les y voulez tenir ? Il n’y a point de prescription sur les choses volontaires. C’est contre la forme, mais il est vrai pourtant, que j’ai en mon temps conduit ce marché, selon que sa nature peut souffrir, aussi consciencieusement qu’autre marché, et avec quelque air de justice : et que je ne leur ai témoigné de mon affection, que ce que j’en sentais ; et leur en ai représenté naïvement, la décadence, la vigueur, et la naissance : les accès et les remises : On n’y va pas toujours un train. J’ai été si épargnant à promettre, que je pense avoir plus tenu que promis, ni dû. Elles y ont trouvé de la fidélité, jusques au service de leur inconstance : Je dis inconstance avouée, et parfois multipliée. Je n’ai jamais rompu avec elles, tant que j’y tenais, ne fut que par le bout d’un filet : Et quelques occasions qu’elles m’en aient donné, n’ai jamais rompu, jusques au mépris et à la haine. Car telles privautés, lors même qu’on les acquiert par les plus honteuses conventions, encore m’obligent-elles à quelque bienveillance. De colère et d’impatience un peu indiscrète, sur le point de leurs ruses et défuites, et de nos contestations, je leur en ai fait voir parfois : Car je suis de ma complexion, sujet à des émotions brusques, qui nuisent souvent à mes marchés, quoiqu’elles soient légères et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon jugement, je ne me suis pas feint, à leur donner des avis paternels et mordants, et à les pincer où il leur cuisait. Si je leur ai laissé à se plaindre de moi, c’est plutôt d’y avoir trouvé un amour, au prix de l’usage moderne, sottement consciencieux. J’ai observé ma parole, ès choses de quoi on m’eût aisément dispensé : Elles se rendaient lors parfois avec réputation, et sous des capitulations, qu’elles souffraient aisément être faussées par le vainqueur. J’ai fait caler sous l’intérêt de leur honneur, le plaisir, en son plus grand effort, plus d’une fois : Et où la raison me pressait, les ai armées contre moi : si qu’elles se conduisaient plus sûrement et sévèrement, par mes règles, quand elles s’y étaient franchement remises, qu’elles n’eussent fait par les leurs propres. J’ai autant que j’ai pu chargé sur moi seul, le hasard de nos assignations, pour les en décharger : et ai dressé nos parties toujours par le plus âpre, et inopiné, pour être moins en soupçon, et en outre par mon avis, plus accessible. Ils sont ouverts, principalement par les endroits qu’ils tiennent de soi couverts. Les choses moins craintes sont moins défendues et observées. On peut oser plus aisément, ce que personne ne pense que vous oserez, qui devient facile par sa difficulté. Jamais homme n’eut ses approches plus impertinemment génitales. Cette voie d’aimer, est plus selon la discipline. Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le sait mieux que moi ? Si ne m’en viendra point le repentir : Je n’y ai plus que perdre,
me tabula sacer
Votiua paries, indicat uuida,
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo
[le mur du temple, avec son tableau votif, atteste que j’ai consacré mes vêtements ruisselants au puissant Dieu de la mer.]
Il est à cette heure temps d’en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un autre, je dirais à l’aventure, Mon ami tu rêves, l’amour de ton temps a peu de commerce avec la foi et la prud’homie ;
hæc si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quam si des operam, ut cum ratione insanias :
[si tu prétendais le régler sur la raison, tu ne ferais rien de plus que t’appliquer à délirer raisonnablement :]
Aussi au rebours, si c’était à moi de recommencer, ce serait certes le même train, et par même progrès, pour infructueux qu’il me pût être. L’insuffisance et la sottise est louable en une action mélouable. Autant que je m’éloigne de leur humeur en cela, je m’approche de la mienne. Au demeurant, en ce marché, je ne me laissais pas tout aller : je m’y plaisais, mais je ne m’y oubliais pas : je réservais en son entier, ce peu de sens et de discrétion, que nature m’a donné, pour leur service, et pour le mien : un peu d’émotion, mais point de rêverie. Ma conscience s’y engageait aussi, jusques à la débauche et dissolution, mais jusques à l’ingratitude, trahison, malignité, et cruauté, non. Je n’achetais pas le plaisir de ce vice à tout prix : et me contentais de son propre et simple coût. Nullum intra se vitium est. [Aucun vice n’est enfermé en lui-même.] Je hais quasi à pareille mesure une oisiveté croupie et endormie, comme un embesognement épineux et pénible. L’un me pince, l’autre m’assoupit. J’aime autant les blessures, comme les meurtrissures, et les coups tranchants, comme les coups orbes. J’ai trouvé en ce marché, quand j’y étais plus propre, une juste modération entre ces deux extrémités. L’amour est une agitation éveillée, vive, et gaie. Je n’en étais ni troublé, ni affligé, mais j’en étais échauffé, et encore altéré : il s’en faut arrêter là : Elle n’est nuisible qu’aux fous. Un jeune homme demandait au Philosophe Panetius, s’il siérait bien au sage d’être amoureux : Laissons là le sage, répondit-il, mais toi et moi, qui ne le sommes pas, ne nous engageons en chose si émue et violente, qui nous esclave à autrui, et nous rende contemptibles à nous. Il disait vrai : qu’il ne faut pas fier chose de soi si précipiteuse, à une âme qui n’ait de quoi en soutenir les venues, et de quoi rabattre par effet la parole d’Agesilaus, que la prudence et l’amour ne peuvent ensemble. C’est une vaine occupation, il est vrai, messéante, honteuse, et illégitime : Mais à la conduire en cette façon, je l’estime salubre, propre à dégourdir un esprit, et un corps pesant : Et comme médecin, l’ordonnerais à un homme de ma forme et condition, autant volontiers qu’aucune autre recette : pour l’éveiller et tenir en force bien avant dans les ans, et le dilayer des prises de la vieillesse. Pendant que nous n’en sommes qu’aux faubourgs, que le pouls bat encore,
Dum noua canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram sebeunte bacillo,
[Pendant que j’ai mes premiers cheveux blancs, que ma vieillesse, à ses débuts, est encore droite, qu’il reste à Lachésis de quoi filer et que je me tiens sur mes jambes sans que ma main s’appuie sur un bâton,]
nous avons besoin d’être sollicités et chatouillés, par quelque agitation mordicante, comme est celle-ci. Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté, au sage Anacréon. Et Socrates, plus vieux que je ne suis, parlant d’un objet amoureux : M’étant dit-il, appuyé contre son épaule, de la mienne, et approché ma tête à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans un livre, je sentis sans mentir, soudain une piqûre dans l’épaule, comme de quelque morsure de bête ; et fus plus de cinq jours depuis, qu’elle me fourmillait : et m’écoula dans le cœur une démangeaison continuelle : Un attouchement, et fortuit, et par une épaule, aller échauffer, et altérer une âme refroidie, et énervée par l’âge, et la première de toutes les humaines, en réformation. Pourquoi non dea ? Socrates était homme, et ne voulait ni être ni sembler autre chose. La philosophie n’estrive point contre les voluptés naturelles, pourvu que la mesure y soit jointe : et en prêche la modération, non la fuite. L’effort de sa résistance s’emploie contre les étrangères et bâtardes. Elle dit que les appétits du corps ne doivent pas être augmentés par l’esprit. Et nous avertit ingénieusement, de ne vouloir point éveiller notre faim par la saturité : de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre : d’éviter toute jouissance, qui nous met en disette : et toute viande et breuvage, qui nous altère, et affame. Comme au service de l’amour elle nous ordonne, de prendre un objet qui satisfasse simplement au besoin du corps, qui n’émeuve point l’âme : laquelle n’en doit pas faire son fait, ains suivre nuement et assister le corps. Mais ai-je pas raison d’estimer, que ces préceptes, qui ont pourtant d’ailleurs, selon moi, un peu de rigueur, regardent un corps qui fasse son office : et qu’à un corps abattu, comme un estomac prosterné, il est excusable de le réchauffer et soutenir par art : et par l’entremise de la fantaisie, lui faire revenir l’appétit et l’allégresse, puisque de soi il l’a perdue ? Pouvons-nous pas dire, qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement, ni corporel, ni spirituel : et qu’injurieusement nous démembrons un homme tout vif : et qu’il semble y avoir raison, que nous nous portions, envers l’usage du plaisir, aussi favorablement au moins, que nous faisons envers la douleur ? Elle était (pour exemple) véhémente, jusques à la perfection, en l’âme des Saints par la pénitence : Le corps y avait naturellement part, par le droit de leur colligance, et si pouvait avoir peu de part à la cause : si ne se sont-ils pas contentés qu’il suivît nuement, et assistât l’âme affligée. Ils l’ont affligé lui-même, de peines atroces et propres : afin qu’à l’envi l’un de l’autre, l’âme et le corps plongeassent l’homme dans la douleur, d’autant plus salutaire, que plus âpre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas injustice d’en refroidir l’âme, et dire, qu’il l’y faille entraîner, comme à quelque obligation et nécessité contrainte et servile ? C’est à elle plutôt de les couver et fomenter : de s’y présenter et convier : la charge de régir lui appartenant. Comme c’est aussi à mon avis à elle, aux plaisirs, qui lui sont propres, d’en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte sa condition, et de s’étudier qu’ils lui soient doux et salutaires. Car c’est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suive point ses appétits au dommage de l’esprit. Mais pourquoi n’est-ce pas aussi raison, que l’esprit ne suive pas les siens, au dommage du corps ? Je n’ai point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procès, font à l’endroit des autres, qui comme moi, n’ont point de vacation assignée, l’amour le ferait plus commodément : Il me rendrait la vigilance, la sobriété, la grâce, le soin de ma personne : Rassurerait ma contenance, à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la corrompre : Me remettrait aux études sains et sages, par où je me pusse rendre plus estimé et plus aimé : ôtant à mon esprit le désespoir de soi, et de son usage, et le raccointant à soi : Me divertirait de mille pensées ennuyeuses, de mille chagrins mélancoliques, que l’oisiveté nous charge en tel âge, et le mauvais état de notre santé : réchaufferait au moins en songe, ce sang que nature abandonne : soutiendrait le menton, et allongerait un peu les nerfs, et la vigueur et allégresse de la vie, à ce pauvre homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. Mais j’entends bien que c’est une commodité fort malaisée à recouvrer : Par faiblesse, et longue expérience, notre goût est devenu plus tendre et plus exquis : Nous demandons plus, lorsque nous apportons moins : Nous voulons le plus choisir, lorsque nous méritons le moins d’être acceptés : Nous connaissant tels, nous sommes moins hardis, et plus défiants : rien ne nous peut assurer d’être aimés, vu notre condition, et la leur. J’ai honte de me trouver parmi cette verte et bouillante jeunesse,
Cuius in indomito constantior inguine neruus,
Quam noua collibus arbor inhæret :
[Dont le membre est planté dans l’aine indomptée plus ferme qu’un jeune arbre sur la colline :]
Qu’irions-nous présenter notre misère parmi cette allégresse ?
Possint ut iuuenes visere feruidi
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem.
[Pour que de bouillants jeunes gens puissent voir, en riant aux éclats, un flambeau réduit en cendres.]
Ils ont la force et la raison pour eux : faisons-leur place : nous n’avons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se laisse manier à mains si gourdes, et pratiquer à moyens purs matériels. Car, comme répondit ce philosophe ancien, à celui qui se moquait, de quoi il n’avait su gagner la bonne grâce d’un tendron qu’il pourchassait : Mon ami, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. Or c’est un commerce qui a besoin de relation et de correspondance : Les autres plaisirs que nous recevons, se peuvent reconnaître par récompenses de nature diverse : mais celui-ci ne se paie que de même espèce de monnaie. En vérité en ce déduit, le plaisir que je fais, chatouille plus doucement mon imagination, que celui qu’on me fait. Or cil n’a rien de généreux, qui peut recevoir plaisir où il n’en donne point : c’est une vile âme, qui veut tout devoir, et qui se plaît de nourrir de la conférence, avec les personnes auxquels il est en charge. Il n’y a beauté, ni grâce, ni privauté si exquise, qu’un galant homme dût désirer à ce prix. Si elles ne nous peuvent faire du bien que par pitié : j’aime bien plus cher ne vivre point, que de vivre d’aumône. Je voudrais avoir droit de le leur demander, au style auquel j’ai vu quêter en Italie : Fate ben per voi [Faites du bien pour l’amour de vous] : ou à la guise que Cyrus exhortait ses soldats, Qui m’aimera, si me suive. Ralliez-vous, me dira-t-on, à celles de votre condition, que la compagnie de même fortune vous rendra plus aisées. Ô la sotte composition et insipide !
nolo
Barbam vellere mortuo leoni.
[je ne veux pas arracher sa barbe au lion mort.]
Xenophon emploie pour objection et accusation, contre Menon, qu’en son amour il embesogna des objets passant fleur. Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés : ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second, d’un mélange triste et informe. Je résigne cet appétit fantastique, à l’Empereur Galba, qui ne s’adonnait qu’aux chairs dures et vieilles : Et à ce pauvre misérable,
O ego di’ faciant talem te cernere possim,
Charaque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis /
[Oh ! fassent les dieux que je puisse te voir ainsi, baiser tendrement tes cheveux blanchis et serrer entre mes bras ton corps amaigri !]
Et entre les premières laideurs, je compte les beautés artificielles et forcées. Emonez jeune gars de Chio, pensant par des beaux atours, acquérir la beauté que nature lui ôtait, se présenta au philosophe Arcesilaus : et lui demanda, si un sage se pourrait voir amoureux : Oui-da, répondit l’autre, pourvu que ce ne fut pas d’une beauté parée et sophistiquée comme la tienne. La laideur d’une vieillesse avouée, est moins vieille, et moins laide à mon gré, qu’une autre peinte et lissée. Le dirai-je, pourvu qu’on ne m’en prenne à la gorge ? L’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison, qu’en l’âge voisin de l’enfance :
Quem si puellarum insereres choro,
Mille sagaces falleret hospites,
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus, ambiguoque vultu.
[Si on l’introduisait dans un chœur de jeunes filles, mille hôtes clairvoyants ne réussiraient pas à déterminer son sexe, avec ses cheveux flottants et ses traits ambigus.]
Et la beauté non plus. Car ce qu’Homere l’étend jusqu’à ce que le menton commence à s’ombrager, Platon même l’a remarqué pour rare. Et est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelait les poils follets de l’adolescence, Aristogitons et Harmodiens. En la virilité, je le trouve déjà aucunement hors de son siège, non qu’en la vieillesse.
Importunas enim transuolat aridas
Quercus.
[Car, intraitable, il n’arrête pas son vol sur les chênes desséchés.]
Et Marguerite reine de Navarre, allonge en femme, bien loin, l’avantage des femmes : ordonnant qu’il est saison à trente ans, qu’elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession nous lui donnons sur notre vie, mieux nous en valons. Voyez son port. C’est un menton puéril, qui ne sait en son école, combien on procède au rebours de tout ordre : L’étude, l’exercitation, l’usage, sont voies à l’insuffisance : les novices y régentent. Amor ordinem nescit. [L’amour ignore les règles.] Certes sa conduite a plus de galbe, quand elle est mêlée d’inadvertance, et de trouble : les fautes, les succès contraires, y donnent pointe et grâce : Pourvu qu’elle soit âpre et affamée, il chaut peu, qu’elle soit prudente, Voyez comme il va chancelant, choppant, et folâtrant : On le met aux ceps, quand on le guide par art, et sagesse : Et contraint-on sa divine liberté, quand on le soumet à ces mains barbues et calleuses. Au demeurant, je leur ois souvent peindre cette intelligence toute spirituelle, et dédaigner de mettre en considération l’intérêt que les sens y ont. Tout y sert : Mais je puis dire avoir vu souvent, que nous avons excusé la faiblesse de leurs esprits, en faveur de leurs beautés corporelles, mais que je n’ai point encore vu, qu’en faveur de la beauté de l’esprit, tant rassis, et mûr soit-il, elles veuillent prêter la main à un corps, qui tombe tant soit peu en décadence. Que ne prend-il envie à quelqu’une, de faire cette noble harde Socratique, du corps à l’esprit, achetant au prix de ses cuisses, une intelligence et génération philosophique et spirituelle : le plus haut prix où elle les puisse monter ? Platon ordonne en ses lois, que celui qui aura fait quelque signalé et utile exploit en la guerre, ne puisse être refusé durant l’expédition d’icelle, sans respect de sa laideur ou de son âge, du baiser, ou autre faveur amoureuse, de qui il la veuille. Ce qu’il trouve si juste en recommandation de la valeur militaire, ne le peut-il pas être aussi, en recommandation de quelque autre valeur ? Et que ne prend-il envie à une de préoccuper sur ses compagnes la gloire de cet amour chaste ? chaste dis-je bien,
nam si quando ad prœlia ventum est,
Ut quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit.
[car si jamais on est passé à l’assaut, il en va comme d’un grand feu de paille, sans forces, qui se déchaîne en vain.]
Les vices qui s’étouffent en la pensée, ne sont pas des pires. Pour finir ce notable commentaire, qui m’est échappé d’un flux de caquet : flux impétueux parfois et nuisible,
Ut missum sponsi furtiuo munere malum,
Procurrit casto virginis e gremio :
Quod miseræ oblitæ molli sub veste locatum,
Dum aduentu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono præceps agitur decursu,
Huic manat tristi conscius ore rubor.
[Comme une pomme, présent furtif envoyé par un fiancé, s’échappe du chaste sein d’une jeune fille : la malheureuse a oublié qu’elle l’avait placée sous son souple vêtement et quand, à l’arrivée de sa mère, elle se lève d’un bond, elle laisse tomber la pomme qui roule en avant d’une course rapide. Sur son visage confus se répand la rougeur de la honte.]
Je dis, que les mâles et femelles, sont jetés en même moule, sauf l’institution et l’usage, la différence n’y est pas grande : Platon appelle indifféremment les uns et les autres, à la société de tous études, exercices, charges et vacations guerrières et paisibles, en sa république. Et le philosophe Antisthenes, ôtait toute distinction entre leur vertu et la nôtre. Il est bien plus aisé d’accuser l’un sexe, que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque de la pelle.
Chapitre VI. Des Coches §
Il est bien aisé à vérifier, que les grands auteurs, écrivant des causes, ne se servent pas seulement de celles qu’ils estiment être vraies, mais de celles encore qu’ils ne croient pas, pourvu qu’elles aient quelque invention et beauté. Ils disent assez véritablement et utilement, s’ils disent ingénieusement. Nous ne pouvons nous assurer de la maîtresse cause, nous en entassons plusieurs, pour voir si par rencontre elle se trouvera en ce nombre,
Namque unam dicere causant,
Non satis est, verum plures unde una tamen sit.
[Et en effet, indiquer une seule cause ne suffit pas ; il faut en indiquer plusieurs, dont pourtant une seule est la cause.]
Me demandez-vous d’où vient cette coutume, de bénir ceux qui éternuent ? Nous produisons trois sortes de vents ; celui qui sort par en bas est trop sale : celui qui sort par la bouche, porte quelque reproche de gourmandise : le troisième est l’éternuement : et parce qu’il vient de la tête, et est sans blâme, nous lui faisons cet honnête recueil : Ne vous moquez pas de cette subtilité, elle est (dit-on) d’Aristote. Il me semble avoir vu en Plutarque (qui est de tous les auteurs que je connaisse, celui qui a mieux mêlé l’art à la nature, et le jugement à la science) rendant la cause du soulèvement d’estomac, qui advient à ceux qui voyagent en mer, que cela leur arrive de crainte : ayant trouvé quelque raison, par laquelle il prouve, que la crainte peut produire un tel effet. Moi qui y suis fort sujet, sais bien, que cette cause ne me touche pas. Et le sais, non par argument, mais par nécessaire expérience. Sans alléguer ce qu’on m’a dit, qu’il en arrive de même souvent aux bêtes, spécialement aux pourceaux, hors de toute appréhension de danger : et ce qu’un mien connaissant, m’a témoigné de soi, qu’y étant fort sujet, l’envie de vomir lui était passée, deux ou trois fois, se trouvant pressé de frayeur, en grande tourmente : Comme à cet ancien : Peius vexabar quam ut periculum mihi succurreret. [J’étais trop rudement ballotté pour songer au danger.] Je n’eus jamais peur sur l’eau : comme je n’ai aussi ailleurs (et s’en est assez souvent offert de justes, si la mort l’est) qui m’ait troublé ou ébloui. Elle naît parfois de faute de jugement, comme de faute de cœur. Tous les dangers que j’ai vu, ç’a été les yeux ouverts, la vue libre, saine, et entière : Encore faut-il du courage à craindre. Il me servit autrefois au prix d’autres, pour conduire et tenir en ordre, ma fuite, qu’elle fût sinon sans crainte, toutefois sans effroi, et sans étonnement. Elle était émue, mais non pas étourdie ni éperdue. Les grandes âmes vont bien plus outre, et représentent des fuites, non rassises seulement, et saines, mais fières. Disons celle qu’Alcibiades récite de Socrates, son compagnon d’armes : Je le trouvai (dit-il) après la route de notre armée, lui et Lachez, des derniers entre les fuyants : et le considérai tout à mon aise, et en sûreté, car j’étais sur un bon cheval, et lui à pied, et avions ainsi combattu. Je remarquai premièrement, combien il montrait d’avisement et de résolution, au prix de Lachez : et puis la braverie de son marcher, nullement différent du sien ordinaire : sa vue ferme et réglée, considérant et jugeant ce qui se passait autour de lui : regardant tantôt les uns, tantôt les autres, amis et ennemis, d’une façon, qui encourageait les uns, et signifiait aux autres, qu’il était pour vendre bien cher son sang et sa vie, à qui essaierait de la lui ôter, et se sauvèrent ainsi : car volontiers on n’attaque pas ceux-ci, on court après les effrayés. Voilà le témoignage de ce grand Capitaine : qui nous apprend ce que nous essayons tous les jours, qu’il n’est rien qui nous jette tant aux dangers, qu’une faim inconsidérée de nous en mettre hors. Quo timoris minus est, eo minus ferme periculi est. [D’ordinaire, moins on a peur, moins on est en danger.] Notre peuple a tort de dire, celui-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu’il y songe, et qu’il la prévoit. La prévoyance convient également à ce qui nous touche en bien, et en mal. Considérer et juger le danger, est aucunement le rebours de s’en étonner. Je ne me sens pas assez fort pour soutenir le coup, et l’impétuosité, de cette passion de la peur, ni d’autre véhémente. Si j’en étais un coup vaincu, et atterré, je ne m’en relèverais jamais bien entier. Qui aurait fait perdre pied à mon âme, ne la remettrait jamais droite en sa place. Elle se retâte et recherche trop vivement, et profondément : Et pourtant, ne laisserait jamais ressouder et consolider la plaie qui l’aurait percée. Il m’a bien pris qu’aucune maladie ne me l’ait encore démise. À chaque charge qui me vient, je me présente et oppose, en mon haut appareil. Ainsi la première qui m’emporterait, me mettrait sans ressource. Je n’en fais point à deux. Par quelque endroit que le ravage faussât ma levée, me voilà ouvert, et noyé sans remède. Epicurus dit, que le sage ne peut jamais passer à un état contraire. J’ai quelque opinion de l’envers de cette sentence, que qui aura été une fois bien fou, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le moyen que j’ai de les soutenir. Nature m’ayant découvert d’un côté, m’a couvert de l’autre : M’ayant désarmé de force, m’a armé d’insensibilité, et d’une appréhension réglée, ou mousse. Or je ne puis souffrir longtemps (et les souffrais plus difficilement en jeunesse) ni coche, ni litière, ni bateau, et hais toute autre voiture que de cheval, et en la ville, et aux champs : Mais je puis souffrir la litière, moins qu’un coche : et par même raison, plus aisément une agitation rude sur l’eau, d’où se produit la peur, que le mouvement qui se sent en temps calme. Par cette légère secousse, que les avirons donnent, dérobant le vaisseau sous nous, je me sens brouiller, je ne sais comment, la tête et l’estomac : comme je ne puis souffrir sous moi un siège tremblant. Quand la voile, ou le cours de l’eau, nous emporte également, ou qu’on nous toue, cette agitation unie, ne me blesse aucunement. C’est un remuement interrompu, qui m’offense : et plus, quand il est languissant. Je ne saurais autrement peindre sa forme. Les médecins m’ont ordonné de me presser et sangler d’une serviette le bas du ventre, pour remédier à cet accident : ce que je n’ai point essayé, ayant accoutumé de lutter les défauts qui sont en moi, et les dompter par moi-même. Si j’en avais la mémoire suffisamment informée, je ne plaindrais mon temps à dire ici l’infinie variété, que les histoires nous présentent de l’usage des coches, au service de la guerre : divers selon les nations, selon les siècles : de grand effet, ce me semble, et nécessité. Si que c’est merveille, que nous en ayons perdu toute connaissance. J’en dirai seulement ceci, que tout fraîchement, du temps de nos pères, les Hongres les mirent très utilement en besogne contre les Turcs : en chacun y ayant un rondelier et un mousquetaire, et nombre d’arquebuses rangées, prêtes et chargées : le tout couvert d’une pavesade, à la mode d’une galiote. Ils faisaient front à leur bataille de trois mille tels coches : et après que le canon avait joué, les faisaient tirer, et avaler aux ennemis cette salve, avant que de tâter le reste : qui n’était pas un léger avancement : ou décochaient les dits coches dans leurs escadrons, pour les rompre et y faire jour. Outre le secours qu’ils en pouvaient prendre, pour flanquer en lieu chatouilleux, les troupes marchant en la campagne : ou à couvrir un logis à la hâte, et le fortifier. De mon temps, un gentilhomme, en l’une de nos frontières, impost de sa personne, et ne trouvant cheval capable de son poids, ayant une querelle, marchait par pays en coche, de même cette peinture, et s’en trouvait très bien. Mais laissons ces coches guerriers. Comme si leur néantise n’était assez connue à meilleures enseignes, les derniers Rois de notre première race marchaient par pays en un chariot mené de quatre bœufs. Marc Antoine fut le premier, qui se fit mener à Rome, et une garce ménétrière quant et lui, par des lions attelés à un coche. Heliogabalus en fit depuis autant, se disant Cibelé la mère des Dieux : et aussi par des tigres, contrefaisant le Dieu Bacchus : il attela aussi parfois deux cerfs à son coche : et une autre fois quatre chiens : et encore quatre garces nues, se faisant tramer par elles, en pompe, tout nu. L’Empereur Firmus fit mener son coche, à des Autruches de merveilleuse grandeur, de manière qu’il semblait plus voler que rouler. L’étrangeté de ces inventions, me met en tête cette autre fantaisie : Que c’est une espèce de pusillanimité, aux monarques, et un témoignage de ne sentir point assez, ce qu’ils sont, de travailler à se faire valoir et paraître, par dépenses excessives. Ce serait chose excusable en pays étranger : mais parmi ses sujets, où il peut tout, il tire de sa dignité, le plus extrême degré d’honneur, où il puisse arriver. Comme à un gentilhomme, il me semble, qu’il est superflu de se vêtir curieusement en son privé : sa maison, son train, sa cuisine répondent assez de lui. Le conseil qu’Isocrates donne à son Roi, ne me semble sans raison : Qu’il soit splendide en meubles et ustensiles : d’autant que c’est une dépense de durée, qui passe jusques à ses successeurs : Et qu’il fuie toutes magnificences, qui s’écoulent incontinent et de l’usage et de la mémoire. J’aimais à me parer quand j’étais cadet, à faute d’autre parure : et me seyait bien : Il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous avons des contes merveilleux de la frugalité de nos Rois autour de leurs personnes, et en leurs dons : grands Rois en crédit, en valeur, et en fortune. Demosthenes combat à outrance, la loi de sa ville, qui assignait les deniers publics aux pompes des jeux, et de leurs fêtes : Il veut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bien équipés, et bonnes armées bien fournies. Et a l’on raison d’accuser Theophrastus, qui établit en son livre des richesses, un avis contraire : et maintient telle nature de dépense, être le vrai fruit de l’opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent que la plus basse commune : qui s’évanouissent de la souvenance aussitôt qu’on en est rassasié : et desquels nul homme judicieux et grave ne peut faire estime. L’emplette me semblerait bien plus royale, comme plus utile, juste et durable, en ports, en havres, fortifications et murs : en bâtiments somptueux, en Églises, hôpitaux, collèges, réformation de rues et chemins : en quoi le pape Grégoire treizième laissera sa mémoire recommandable à long temps : et en quoi notre Reine Catherine témoignerait à longues années sa libéralité naturelle et munificence, si ses moyens suffisaient à son affection. La fortune m’a fait grand déplaisir d’interrompre la belle structure du Pont neuf, de notre grande ville, et m’ôter l’espoir avant mourir d’en voir en train le service. Outre ce, il semble aux sujets spectateurs de ces triomphes, qu’on leur fait montre de leurs propres richesses, et qu’on les festoie à leurs dépens. Car les peuples présument volontiers des Rois, comme nous faisons de nos valets : qu’ils doivent prendre soin de nous apprêter en abondance tout ce qu’il nous faut, mais qu’ils n’y doivent aucunement toucher de leur part. Et pourtant l’Empereur Galba, ayant pris plaisir à un musicien pendant son souper, se fit porter sa boîte, et lui donna en sa main une poignée d’écus, qu’il y pêcha, avec ces paroles : Ce n’est pas du public, c’est du mien. Tant y a qu’il advient le plus souvent, que le peuple a raison : et qu’on repaît ses yeux, de ce de quoi il avait à paître son ventre. La libéralité même n’est pas bien en son lustre en main souveraine : les privés y ont plus de droit. Car à le prendre exactement, un Roi n’a rien proprement sien ; il se doit soi-même à autrui. La juridiction ne se donne point en faveur du juridiciant : c’est en faveur du juridicié. On fait un supérieur, non jamais pour son profit, ains pour le profit de l’inférieur : Et un médecin pour le malade, non pour soi. Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin hors d’elle. Nulla ars in se versatur. [Aucun art n’a sa fin en soi.] Par quoi les gouverneurs de l’enfance des Princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de largesse : et les prêchent de ne savoir rien refuser, et n’estimer rien si bien employé, que ce qu’ils donneront (instruction que j’ai vu en mon temps fort en crédit) ou ils regardent plus à leur profit, qu’à celui de leur maître : ou ils entendent mal à qui ils parlent. Il est trop aisé d’imprimer la libéralité, en celui, qui a de quoi y fournir autant qu’il veut, aux dépens d’autrui. Et son estimation se réglant, non à la mesure du présent, mais à la mesure des moyens de celui, qui l’exerce, elle vient à être vaine en mains si puissantes. Ils se trouvent prodigues, avant qu’ils soient libéraux. Pourtant est-elle de peu de recommandation, au prix d’autres vertus royales. Et la seule, comme disait le tyran Dionysius, qui se comporte bien avec la tyrannie même. Je lui apprendrais plutôt ce verset du laboureur ancien,
Τῇ χειρὶ δεῖ σπείρειν, ἀλλὰ μὴ ὅλῳ τῷ θυλακῷ.
Qu’il faut à qui en veut retirer fruit, semer de la main, non pas verser du sac : Il faut épandre le grain, non pas le répandre : Et qu’ayant à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens, selon qu’ils ont desservi, il en doit être loyal et avisé dispensateur. Si la libéralité d’un Prince est sans discrétion et sans mesure, je l’aime mieux avare. La vertu Royale semble consister le plus en la justice : Et de toutes les parties de la justice, celle-là remarque mieux les Rois, qui accompagne la libéralité : Car ils l’ont particulièrement réservée à leur charge : là où toute autre justice, ils l’exercent volontiers par l’entremise d’autrui. L’immodérée largesse, est un moyen faible à leur acquérir bienveillance : car elle rebute plus de gens, qu’elle n’en pratique : Quo in plures usus sis, minus in multos uti possis. Quid autem est stultius, quam, quod libenter facias, curare ut id diutius facere non possis ? [Plus on en a usé envers un plus grand nombre de gens, moins on peut en user envers un grand nombre. Or qu’y a-t-il de plus sot que de s’ingénier à ne pas pouvoir faire plus longtemps ce que l’on fait volontiers ?] Et si elle est employée sans respect du mérite, fait vergogne à qui la reçoit : et se reçoit sans grâce. Des tyrans ont été sacrifiés à la haine du peuple, par les mains de ceux mêmes, qu’ils avaient iniquement avancés : telle manière d’hommes, estimant assurer la possession des biens indûment reçus, s’ils montrent avoir à mépris et haine, celui duquel ils les tenaient, et se rallient au jugement et opinion commune en cela. Les sujets d’un prince excessif en dons, se rendent excessifs en demandes : ils se taillent, non à la raison, mais à l’exemple. Il y a certes souvent, de quoi rougir, de notre impudence : Nous sommes surpayés selon justice, quand la récompense égale notre service : car n’en devons-nous rien à nos princes d’obligation naturelle ? S’il porte notre dépense, il fait trop : c’est assez qu’il l’aide : le surplus s’appelle bienfait, lequel ne se peut exiger : car le nom même de libéralité sonne liberté. À notre mode, ce n’est jamais fait : le reçu ne se met plus en compte : on n’aime la libéralité que future : Par quoi plus un Prince s’épuise en donnant, plus il s’appauvrit d’amis. Comment assouvirait-il les envies, qui croissent, à mesure qu’elles se remplissent ? Qui a sa pensée à prendre, ne l’a plus à ce qu’il a pris. La convoitise n’a rien si propre que d’être ingrate. L’exemple de Cyrus ne duira pas mal en ce lieu, pour servir aux Rois de ce temps, de touche, à reconnaître leurs dons, bien ou mal employés : et leur faire voir, combien cet Empereur les assenait plus heureusement, qu’ils ne font. Par où ils sont réduits de faire leurs emprunts après, sur les sujets inconnus, et plutôt sur ceux, à qui ils ont fait du mal, que sur ceux, à qui ils ont fait du bien : et n’en reçoivent aides, où il y ait rien de gratuit, que le nom. Crœsus lui reprochait sa largesse : et calculait à combien se monterait son trésor, s’il eût eu les mains plus restreintes. Il eut envie de justifier sa libéralité : et dépêchant de toutes parts, vers les grands de son état, qu’il avait particulièrement avancés : pria chacun de le secourir, d’autant d’argent qu’il pourrait, à une sienne nécessité : et le lui envoyer par déclaration. Quand tous ces bordereaux lui furent apportés, chacun de ses amis, n’estimant pas que ce fût assez faire, de lui en offrir seulement autant qu’il en avait reçu de sa munificence, y en mêlant du sien propre beaucoup, il se trouva, que cette somme se montait bien plus que ne disait l’épargne de Crœsus. Sur quoi Cyrus : Je ne suis pas moins amoureux des richesses, que les autres princes, et en suis plutôt plus ménager. Vous voyez à combien peu de mise j’ai acquis le trésor inestimable de tant d’amis : et combien ils me sont plus fidèles trésoriers, que ne seraient des hommes mercenaires, sans obligation, sans affection : et ma chevance mieux logée qu’en des coffres, appelant sur moi la haine, l’envie, et le mépris des autres princes. Les Empereurs tiraient excuse à la superfluité de leurs jeux et montres publiques, de ce que leur autorité dépendait aucunement (au moins par apparence) de la volonté du peuple Romain : lequel avait de tout temps accoutumé d’être flatté par telle sorte de spectacles et d’excès. Mais c’étaient particuliers qui avaient nourri cette coutume, de gratifier leurs concitoyens et compagnons : principalement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence. Elle eut tout autre goût, quand ce furent les maîtres qui vinrent à l’imiter. Pecuniarum translatio a iustis dominis ad alienos non debet liberalis videri. [Le transfert d’argent des légitimes propriétaires à des étrangers ne doit pas passer pour libéralité.] Philippus de ce que son fils essayait par présents, de gagner la volonté des Macédoniens, l’en tança par une lettre, en cette manière. Quoi ? as-tu envie, que tes sujets te tiennent pour leur boursier, non pour leur Roi ? Veux-tu les pratiquer ? Pratique-les, des bienfaits de ta vertu, non des bienfaits de ton coffre. C’était pourtant une belle chose, d’aller faire apporter et planter en la place aux arènes, une grande quantité de gros arbres, tous branchus et tous verts, représentant une grande forêt ombrageuse, départie en belle symétrie : Et le premier jour, jeter là-dedans mille autruches, mille cerfs, mille sangliers, et mille daims, les abandonnant à piller au peuple : le lendemain faire assommer en sa présence, cent gros lions, cent léopards, et trois cents ours : et pour le troisième jour, faire combattre à outrance, trois cents paires de gladiateurs, comme fit l’Empereur Probus. C’était aussi belle chose à voir, ces grands amphithéâtres encroûtés de marbre au-dehors, labouré d’ouvrages et statues, le dedans reluisant de rares enrichissements,
Baltheus en gemmis, en illita porticus auro [Voici la ceinture couverte de pierreries et le portique revêtu d’or.]
Tous les côtés de ce grand vide, remplis et environnés depuis le fond jusques au comble, de soixante ou quatre-vingts rangs d’échelons, aussi de marbre couverts de carreaux,
exeat, inquit,
Si pudor est, et de puluino surgat equestri,
Cuius res legi non sufficit,
[qu’il s’en aille, dit-il, s’il a de la pudeur, qu’il se lève du banc des chevaliers, celui dont le bien est légalement insuffisant,]
où se pussent ranger cent mille hommes, assis à leur aise : Et la place du fond, où les jeux se jouaient, la faire premièrement par art, entrouvrir et fendre en crevasses, représentant des antres qui vomissaient les bêtes destinées au spectacle : et puis secondement, l’inonder d’une mer profonde, qui charriait force monstres marins, chargée de vaisseaux armés à représenter une bataille navale : et tiercement, l’aplanir et assécher de nouveau, pour le combat des gladiateurs : et pour la quatrième façon, la sabler de vermillon et de storax, au lieu d’arène, pour y dresser un festin solemne, à tout ce nombre infini de peuple : le dernier acte d’un seul jour.
quoties nos descendentis arenæ
Vidimus in partes, ruptaque voragine terræ
Emersisse feras, et iisdem sæpe latebris
Aurea cum croceo creuerunt arbuta libro.
Nec solum nobis siluestria cernere monstra
Contigit, æquoreos ego cum certantibus ursis
Spectaui vitulos, et equorum nomine dignum,
Sed deforme pecus
[Combien de fois avons-nous vu l’arène s’abaisser en partie, du gouffre ouvert dans le sol surgir des bêtes féroces et souvent, de ces retraites, s’élever des arbres d’or à l’écorce jaune safran ? Il ne nous est pas seulement arrivé de voir les monstres des forêts, j’ai contemplé des veaux marins avec des ours qui livraient combat et ces bêtes à qui convient le nom de chevaux malgré leur laideur.]
Quelquefois on y a fait naître, une haute montagne pleine de fruitiers et arbres verdoyants, rendant par son faîte, un ruisseau d’eau, comme de la bouche d’une vive fontaine. Quelquefois on y promena un grand navire, qui s’ouvrait et déprenait de soi-même, et après avoir vomi de son ventre, quatre ou cinq cents bêtes à combat, se resserrait et s’évanouissait, sans aide. Autres fois, du bas de cette place, ils faisaient élancer des surgeons et filets d’eau, qui rejaillissaient contremont, et à cette hauteur infinie, allaient arrosant et embaumant cette infinie multitude. Pour se couvrir de l’injure du temps, ils faisaient tendre cette immense capacité, tantôt de voiles de pourpre labourés à l’aiguille, tantôt de soie, d’une ou autre couleur, et les avançaient et retiraient en un moment, comme il leur venait en fantaisie,
Quamuis non modico caleant spectacula sole,
Vela reducuntur cum venit Hermogenes.
[Bien que les gradins soient brûlants sous l’excès du soleil, on retire les voiles quand arrive Hermogène.]
Les rets aussi qu’on mettait au-devant du peuple, pour le défendre de la violence de ces bêtes élancées, étaient tissus d’or,
auro quoque torta refulgent
Retia
[Les rets aussi brillent de l’or dont ils sont tissus.]
S’il y a quelque chose qui soit excusable en tels excès, c’est, où l’invention et la nouveauté, fournit d’admiration, non pas la dépense. En ces vanités même, nous découvrons combien ces siècles étaient fertiles d’autres esprits que ne sont les nôtres. Il va de cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions de la nature. Ce n’est pas à dire qu’elle y ait lors employé son dernier effort. Nous n’allons point, nous rôdons plutôt, et tournevirons çà et là : nous nous promenons sur nos pas. Je crains que notre connaissance soit faible en tous sens. Nous ne voyons ni guère loin, ni guère arrière. Elle embrasse peu, et vit peu : courte et en étendue de temps, et en étendue de matière.
Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrymabiles
Urgentur, ignotique longa
Nocte.
Et supera bellum Troianum et funera Troiæ,
Multi alias alii quoque res cecinere poetæ.
[Il a vécu avant Agamemnon quantité de héros, mais tous, sans qu’on les pleure, inconnus, sont accablés par une nuit sans fin. — Et par-delà la guerre de Troie, la ruine de Troie, il y a eu aussi beaucoup d’autres poètes qui ont chanté d’autres aventures.]
Et la narration de Solon, sur ce qu’il avait appris des prêtres d’Ægypte de la longue vie de leur état, et manière d’apprendre et conserver les histoires étrangères, ne me semble témoignage de refus en cette considération. Si interminatam in omnes partes magnitudinem regionum videremus, et temporum, in quam se iniciens animus et intendens, ita late longeque peregrinatur, ut nullam oram ultimi videat, in qua possit insistere : In hac immensitate infinita, vis innumerabilium appareret formarum [Si nous voyions la grandeur, de toute part sans limites, des lieux et des temps, où, se plongeant et s’étendant, l’esprit voyage en long et en large sans voir nul ultime bord où il puisse s’arrêter, en cette immensité sans bornes se découvrirait une quantité innombrable de formes.] Quand tout ce qui est venu par rapport du passé, jusques à nous, serait vrai, et serait su par quelqu’un, ce serait moins que rien, au prix de ce qui est ignoré. Et de cette même image du monde, qui coule pendant que nous y sommes, combien chétive et raccourcie est la connaissance des plus curieux ? Non seulement des événements particuliers, que fortune rend souvent exemplaires et pesants : mais de l’état des grandes polices et nations, il nous en échappe cent fois plus, qu’il n’en vient à notre science. Nous nous écrions, du miracle de l’invention de notre artillerie, de notre impression : d’autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouissait mille ans auparavant. Si nous voyions autant du monde, comme nous n’en voyons pas, nous apercevrions, comme il est à croire, une perpétuelle multiplication et vicissitude de formes. Il n’y a rien de seul et de rare, eu égard à nature, oui bien eu égard à notre connaissance : qui est un misérable fondement de nos règles, et qui nous représente volontiers une très fausse image des choses. Comme vainement nous concluons aujourd’hui, l’inclination et la décrépitude du monde, par les arguments que nous tirons de notre propre faiblesse et décadence :
Iamque adeo affecta est ætas, affectaque tellus :
[Déjà, du reste, notre époque est atteinte, atteinte la terre :]
Ainsi vainement concluait celui-là, sa naissance et jeunesse, par la vigueur qu’il voyait aux esprits de son temps, abondants en nouveautés et inventions de divers arts :
Verum, ut opinor, habet nouitatem summa, recensque
Natura est mundi, neque pridem exordia cæpit :
Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita nauigiis sunt
Multa.
[Mais, je crois, l’univers est dans sa nouveauté, le monde est de nature récente et n’a pas depuis longtemps commencé à s’ourdir. De là vient qu’aujourd’hui encore certains arts se polissent, qu’aujourd’hui encore ils se développent, qu’aujourd’hui les bateaux disposent de mille perfectionnements.]
Notre monde vient d’en trouver un autre (et qui nous répond si c’est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles, et nous, avons ignoré celui-ci jusqu’à cette heure ?) non moins grand, plein, et membru, que lui : toutefois si nouveau et si enfant, qu’on lui apprend encore son a, b, c : Il n’y a pas cinquante ans, qu’il ne savait, ni lettres, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni blés, ni vignes. Il était encore tout nu, au giron, et ne vivait que des moyens de sa mère nourrice. Si nous concluons bien, de notre fin, et ce Poète de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu’entrer en lumière, quand le nôtre en sortira. L’univers tombera en paralysie : l’un membre sera perclus, l’autre en vigueur. Bien crains-je, que nous aurons très fort hâté sa déclinaison et sa ruine, par notre contagion : et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’était un monde enfant : si ne l’avons-nous pas fouetté et soumis à notre discipline, par l’avantage de notre valeur, et forces naturelles : ni ne l’avons pratiqué par notre justice et bonté : ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses, et des négociations faites avec eux, témoignent qu’ils ne nous devaient rien en clarté d’esprit naturelle, et en pertinence. L’épouvantable magnificence des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce Roi, où tous les arbres, les fruits, et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, étaient excellemment formées en or : comme en son cabinet, tous les animaux, qui naissaient en son état et en ses mers : et la beauté de leurs ouvrages, en pierrerie, en plume, en coton, en la peinture, montrent qu’ils ne nous cédaient non plus en l’industrie. Mais quant à la dévotion, observance des lois, bonté, libéralité, loyauté, franchise, il nous a bien servi, de n’en avoir pas tant qu’eux : Ils se sont perdus par cet avantage, et vendus, et trahis eux-mêmes. Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté, constance, résolution contre les douleurs et la faim, et la mort, je ne craindrais pas d’opposer les exemples, que je trouverais parmi eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons aux mémoires de notre monde par-deçà. Car pour ceux qui les ont subjugués, qu’ils ôtent les ruses et batelages, de quoi ils se sont servis à les piper : et le juste étonnement, qu’apportait à ces nations-là, de voir arriver si inopinément des gens barbus, divers en langage, religion, en forme et en contenance : d’un endroit du monde si éloigné, et où ils n’avaient jamais su qu’il y eût habitation quelconque : montés sur des grands monstres inconnus : contre ceux, qui n’avaient non seulement jamais vu de cheval, mais bête quelconque, duite à porter et soutenir homme ni autre charge : garnis d’une peau luisante et dure, et d’une arme tranchante et resplendissante : contre ceux, qui pour le miracle de la lueur d’un miroir ou d’un couteau, allaient échangeant une grande richesse en or et en perles, et qui n’avaient ni science ni matière, par où tout à loisir, ils sussent percer notre acier : ajoutez-y les foudres et tonnerres de nos pièces et arquebuses, capables de troubler Cæsar même, qui l’en eût surpris autant inexpérimenté et à cette heure, contre des peuples nus, si ce n’est où l’invention était arrivée de quelque tissu de coton : sans autres armes pour le plus, que d’arcs, pierres, bâtons et boucliers de bois : des peuples surpris sous couleur d’amitié et de bonne foi, par la curiosité de voir des choses étrangères et inconnues : ôtez, dis-je, aux conquérants cette disparité, vous leur ôtez toute l’occasion de tant de victoires. Quand je regarde à cette ardeur indomptable, de quoi tant de milliers d’hommes, femmes, et enfants, se présentent et rejettent à tant de fois, aux dangers inévitables, pour la défense de leurs dieux, et de leur liberté : cette généreuse obstination de souffrir toutes extrémités et difficultés, et la mort, plus volontiers, que de se soumettre à la domination de ceux, de qui ils ont été si honteusement abusés : et aucuns, choisissant plutôt de se laisser défaillir par faim et par jeûne, étant pris, que d’accepter le vivre des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses : je prévois que à qui les eût attaqués pair à pair, et d’armes, et d’expérience, et de nombre, il y eût fait aussi dangereux, et plus, qu’en autre guerre que nous voyons. Que n’est tombée sous Alexandre, ou sous ces anciens Grecs et Romains, une si noble conquête : et une si grande mutation et altération de tant d’empires et de peuples, sous des mains, qui eussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de sauvage : et eussent conforté et promu les bonnes semences, que nature y avait produit : mêlant non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les arts de deçà, en tant qu’elles y eussent été nécessaires, mais aussi, mêlant les vertus Grecques et Romaines, aux originelles du pays ? Quelle réparation eût-ce été, et quel amendement à toute cette machine, que les premiers exemples et déportements nôtres, qui se sont présentés par-delà, eussent appelé ces peuples, à l’admiration, et imitation de la vertu, et eussent dressé entre eux et nous, une fraternelle société et intelligence ? Combien il eût été aisé, de faire son profit, d’âmes si neuves, si affamées d’apprentissage, ayant pour la plupart, de si beaux commencements naturels ? Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance, et inexpérience, à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice, et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix, le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples, passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée, pour la négociation des perles et du poivre : Mécaniques victoires. Jamais l’ambition, jamais les inimitiés publiques, ne poussèrent les hommes, les uns contre les autres, à si horribles hostilités, et calamités si misérables. En côtoyant la mer à la quête de leurs mines, aucuns Espagnols prirent terre en une contrée fertile et plaisante, fort habitée : et firent à ce peuple leurs remontrances accoutumées : Qu’ils étaient gens paisibles, venant de lointains voyages, envoyés de la part du Roi de Castille, le plus grand Prince de la terre habitable, auquel le Pape, représentant Dieu en terre, avait donné la principauté de toutes les Indes. Que s’ils voulaient lui être tributaires, ils seraient très bénignement traités : leur demandaient des vivres, pour leur nourriture, et de l’or pour le besoin de quelque médecine. Leur remontraient au demeurant, la créance d’un seul Dieu, et la vérité de notre religion, laquelle ils leur conseillaient d’accepter, y ajoutant quelques menaces. La réponse fut telle : Que quant à être paisibles, ils n’en portaient pas la mine, s’ils l’étaient. Quant à leur Roi, puisqu’il demandait, il devait être indigent, et nécessiteux : et celui qui lui avait fait cette distribution, homme aimant dissension, d’aller donner à un tiers, chose qui n’était pas sienne, pour le mettre en débat contre les anciens possesseurs. Quant aux vivres, qu’ils leur en fourniraient : d’or, ils en avaient peu : et que c’était chose qu’ils mettaient en nulle estime, d’autant qu’elle était inutile au service de leur vie, là où tout leur soin regardait seulement à la passer heureusement et plaisamment : pourtant ce qu’ils en pourraient trouver, sauf ce qui était employé au service de leurs dieux, qu’ils le prissent hardiment. Quant à un seul Dieu, le discours leur en avait plu : mais qu’ils ne voulaient changer leur religion, s’en étant si utilement servis si longtemps : et qu’ils n’avaient accoutumé prendre conseil, que de leurs amis et connaissants. Quant aux menaces, c’était signe de faute de jugement, d’aller menaçant ceux, desquels la nature, et les moyens étaient inconnus. Ainsi qu’ils se dépêchassent promptement de vider leur terre, car ils n’étaient pas accoutumés de prendre en bonne part, les honnêtetés et remontrances de gens armés, et étrangers : autrement qu’on ferait d’eux, comme de ces autres, leur montrant les têtes d’aucuns hommes justiciés autour de leur ville. Voilà un exemple de la balbutie de cette enfance. Mais tant y a, que ni en ce lieu-là, ni en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouvèrent les marchandises qu’ils cherchaient, ils ne firent arrêt ni entreprise : quelque autre commodité qu’il y eût : témoin mes Cannibales. Des deux les plus puissants Monarques de ce monde-là, et à l’aventure de celui-ci, Rois de tant de Rois : les derniers qu’ils en chassèrent : Celui du Péru, ayant été pris en une bataille, et mis à une rançon si excessive, qu’elle surpasse toute créance, et celle-là fidèlement payée : et avoir donné par sa conversation signe d’un courage franc, libéral, et constant, et d’un entendement net, et bien composé : il prit envie aux vainqueurs, après en avoir tiré un million trois cent vingt-cinq mille cinq cents pesant d’or : outre l’argent, et autres choses, qui ne montèrent pas moins (si que leurs chevaux n’allaient plus ferrés, que d’or massif) de voir encore, au prix de quelque déloyauté que ce lut, quel pouvait être le reste des trésors de ce Roi, et jouir librement de ce qu’il avait reserré. On lui apposta une fausse accusation et preuve : Qu’il desseignait de faire soulever ses provinces, pour se remettre en liberté. Sur quoi par beau jugement, de ceux mêmes qui lui avaient dressé cette trahison, on le condamna à être pendu et étranglé publiquement : lui ayant fait racheter le tourment d’être brûlé tout vif, par le baptême qu’on lui donna au supplice même. Accident horrible et inouï : qu’il souffrit pourtant sans se démentir, ni de contenance, ni de parole, d’une forme et gravité vraiment royale. Et puis, pour endormir les peuples étonnés et transis de chose si étrange, on contrefit un grand deuil de sa mort, et lui ordonna-t-on des somptueuses funérailles. L’autre Roi de Mexico, ayant longtemps défendu sa ville assiégée, et montré en ce siège tout ce que peut et la souffrance, et la persévérance, si onc prince et peuple le montra : et son malheur l’ayant rendu vif, entre les mains des ennemis, avec capitulation d’être traité en Roi : aussi ne leur fit-il rien voir en la prison, indigne de ce titre : ne trouvant point après cette victoire, tout l’or qu’ils s’étaient promis : quand ils eurent tout remué, et tout fouillé, ils se mirent à en chercher des nouvelles, par les plus âpres gênes, de quoi ils se purent aviser, sur les prisonniers qu’ils tenaient. Mais pour n’avoir rien profité, trouvant des courages plus forts que leurs tourments, ils en vinrent enfin à telle rage, que contre leur foi et contre tout droit des gens, ils condamnèrent le Roi même, et l’un des principaux seigneurs de sa cour à la gêne, en présence l’un de l’autre. Ce seigneur se trouvant forcé de la douleur, environné de brasiers ardents, tourna sur la fin, piteusement sa vue vers son maître, comme pour lui demander merci, de ce qu’il n’en pouvait plus : Le Roi, plantant fièrement et rigoureusement les yeux sur lui, pour reproche de sa lâcheté et pusillanimité, lui dit seulement ces mots, d’une voix rude et ferme : Et moi, suis-je dans un bain, suis-je pas plus à mon aise que toi ? Celui-là soudain après succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le Roi à demi rôti, fut emporté de là : Non tant par pitié (car quelle pitié toucha jamais des âmes si barbares, qui pour la douteuse information de quelque vase d’or à piller, fissent griller devant leurs yeux un homme : non qu’un Roi, si grand, et en fortune, et en mérite) mais ce fût que sa constance rendait de plus en plus honteuse leur cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de se délivrer par armes d’une si longue captivité et sujétion : où il fit sa fin digne d’un magnanime Prince. À une autre fois ils mirent brûler pour un coup, en même feu, quatre cent soixante hommes tous vifs, les quatre cents du commun peuple, les soixante des principaux seigneurs d’une province, prisonniers de guerre simplement. Nous tenons d’eux-mêmes ces narrations : car ils ne les avouent pas seulement, ils s’en vantent, et les prêchent. Serait-ce pour témoignage de leur justice, ou zèle envers la religion ! Certes ce sont voies trop diverses, et ennemies d’une si sainte fin. S’ils se fussent proposés d’étendre notre foi, ils eussent considéré que ce n’est pas en possession de terres qu’elle s’amplifie, mais en possession d’hommes : et se fussent trop contentés des meurtres que la nécessité de la guerre apporte, sans y mêler indifféremment une boucherie, comme sur des bêtes sauvages : universelle, autant que le fer et le feu y ont pu atteindre : n’en ayant conservé par leur dessein, qu’autant qu’ils en ont voulu faire de misérables esclaves, pour l’ouvrage et service de leurs minières : Si que plusieurs des chefs ont été punis à mort, sur les lieux de leur conquête, par ordonnance des Rois de Castille, justement offensés de l’horreur de leurs déportements, et quasi tous désestimés et mal-voulus. Dieu a méritoirement permis, que ces grands pillages se soient absorbés par la mer en les transportant : ou par les guerres intestines, de quoi ils se sont mangés entre eux : et la plupart s’enterrèrent sur les lieux, sans aucun fruit de leur victoire. Quant à ce que la recette, et entre les mains d’un prince ménager, et prudent, répond si peu à l’espérance, qu’on en donna à ses prédécesseurs, et à cette première abondance de richesses, qu’on rencontra à l’abord de ces nouvelles terres (car encore qu’on en retire beaucoup, nous voyons que ce n’est rien, au prix de ce qui s’en devait attendre) c’est que l’usage de la monnaie était entièrement inconnu, et que par conséquent, leur or se trouva tout assemblé, n’étant en autre service, que de montre, et de parade, comme un meuble réservé de père en fils, par plusieurs puissants Rois, qui épuisaient toujours leurs mines, pour faire ce grand monceau de vases et statues, à l’ornement de leurs palais, et de leurs temples : au lieu que notre or est tout en emplette et en commerce. Nous le menuisons et altérons en mille formes, répandons et dispersons. Imaginons que nos Rois amoncelassent ainsi tout l’or, qu’ils pourraient trouver en plusieurs siècles, et le gardassent immobile. Ceux du Royaume de Mexico étaient aucunement plus civilisés, et plus artistes, que n’étaient les autres nations de là. Aussi jugeaient-ils, ainsi que nous, que l’univers fut proche de sa fin : et en prirent pour signe la désolation que nous y apportâmes. Ils croyaient que l’être du monde, se départ en cinq âges, et en la vie de cinq soleils consécutifs, desquels les quatre avaient déjà fourni leurs temps, et que celui qui leur éclairait, était le cinquième. Le premier périt avec toutes les autres créatures, par universelle inondation d’eaux. Le second, par la chute du ciel sur nous, qui étouffa toute chose vivante : auquel âge ils assignent les géants, et en firent voir aux Espagnols des ossements, à la proportion desquels, la stature des hommes revenait à vingt paumes de hauteur. Le troisième, par feu, qui embrasa et consuma tout. Le quatrième, par une émotion d’air, et de vent, qui abattit jusques à plusieurs montagnes : les hommes n’en moururent point, mais ils furent changés en magots (quelles impressions ne souffre la lâcheté de l’humaine créance !) Après la mort de ce quatrième Soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpétuelles ténèbres : Au quinzième desquels fut créé un homme, et une femme, qui refirent l’humaine race : Dix ans après, à certain de leurs jours, le Soleil parut nouvellement créé : et commence depuis, le compte de leurs années par ce jour-là. Le troisième jour de sa création, moururent les Dieux anciens : les nouveaux sont nés depuis du jour à la journée. Ce qu’ils estiment de la manière que ce dernier Soleil périra, mon auteur n’en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatrième changement, rencontre à cette grande conjonction des astres, qui produisit il y a huit cents tant d’ans, selon que les Astrologiens estiment, plusieurs grandes altérations et nouveautés au monde. Quant à la pompe et magnificence, par où je suis entré en ce propos, ni Græce, ni Rome, ni Ægypte, ne peut, soit en utilité, ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouvrages, au chemin qui se voit au Péru, dressé par les Rois du pays, depuis la ville de Quito, jusques à celle de Cusco (il y a trois cents lieues) droit, uni, large de vingt-cinq pas, pavé, revêtu de côté et d’autre de belles et hautes murailles, et le long d’icelles par le dedans, deux ruisseaux pérennes, bordés de beaux arbres, qu’ils nomment, Moly. Où ils ont trouvé des montagnes et rochers, ils les ont taillés et aplanis, et comblé les fondrières de pierre et chaux. Au chef de chaque journée, il y a de beaux palais fournis de vivres, de vêtements, et d’armes, tant pour les voyageurs, que pour les armées qui ont à y passer. En l’estimation de cet ouvrage, j’ai compté la difficulté, qui est particulièrement considérable en ce lieu-là. Ils ne bâtissaient point de moindres pierres, que de dix pieds en carré : ils n’avaient autre moyen de charrier, qu’à force de bras en traînant leur charge : et pas seulement l’art d’échafauder : n’y sachant autre finesse, que de hausser autant de terre, contre leur bâtiment, comme il s’élève, pour l’ôter après. Retombons à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils se faisaient porter par les hommes, et sur leurs épaules. Ce dernier Roi du Péru, le jour qu’il fut pris, était ainsi porté sur des brancards d’or, et assis dans une chaise d’or, au milieu de sa bataille. Autant qu’on tuait de ces porteurs, pour le faire choir à bas (car on le voulait prendre vif) autant d’autres, et à l’envi, prenaient la place des morts : de façon qu’on ne le put onc abattre, quelque meurtre qu’on fît de ces gens-là, jusques à ce qu’un homme de cheval l’alla saisir au corps, et l’avala par terre.
Chapitre VII. De l’incommodité de la grandeur §
Puisque nous ne la pouvons aveindre, vengeons-nous à en médire : Si n’est-ce pas entièrement médire de quelque chose, d’y trouver des défauts : il s’en trouve en toutes choses, pour belles et désirables qu’elles soient. En général, elle a cet évident avantage, qu’elle se ravale quand il lui plaît, et qu’à peu près, elle a le choix, de l’une et l’autre condition. Car on ne tombe pas de toute hauteur, il en est plus, desquelles on peut descendre, sans tomber. Bien me semble-t-il, que nous la faisons trop valoir : et trop valoir aussi la résolution de ceux que nous avons ou vu ou ouï dire, l’avoir méprisée, ou s’en être démis, de leur propre dessein. Son essence n’est pas si évidemment commode, qu’on ne la puisse refuser sans miracle. Je trouve l’effort bien difficile à la souffrance des maux, mais au contentement d’une médiocre mesure de fortune, et fuite de la grandeur, j’y trouve fort peu d’affaire. C’est une vertu, ce me semble, où moi, qui ne suis qu’un oison, arriverais sans beaucoup de contention. Que doivent faire ceux, qui mettraient encore en considération, la gloire qui accompagne ce refus, auquel il peut échoir plus d’ambition, qu’au désir même et jouissance de la grandeur ? D’autant que l’ambition ne se conduit jamais mieux selon soi, que par une voie égarée et inusitée. J’aiguise mon courage vers la patience, je l’affaiblis vers le désir. Autant ai-je à souhaiter qu’un autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et d’indiscrétion : mais pourtant, si ne m’est-il jamais advenu, de souhaiter ni Empire ni Royauté, ni l’éminence de ces hautes fortunes et commanderesses. Je ne vise pas de ce côté-là : je m’aime trop. Quand je pense à croître, c’est bassement : d’une accroissance contrainte et couarde : proprement pour moi : en résolution, en prudence, en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce crédit, cette autorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l’opposite de l’autre, m’aimerais à l’aventure mieux, deuxième ou troisième à Périgueux, que premier à Paris : Au moins sans mentir, mieux troisième à Paris, que premier en charge. Je ne veux ni débattre avec un huissier de porte, misérable inconnu : ni faire fendre en adoration, les presses où je passe : Je suis duit à un étage moyen, comme par mon sort, aussi par mon goût. Et ai montré en la conduite de ma vie, et de mes entreprises, que j’ai plutôt fui, qu’autrement, d’enjamber par-dessus le degré de fortune, auquel Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle, est pareillement juste et aisée. J’ai ainsi l’âme poltronne, que je ne mesure pas la bonne fortune selon sa hauteur, je la mesure selon sa facilité. Mais si je n’ai point le cœur gros assez, je l’ai à l’équipollent ouvert, et qui m’ordonne de publier hardiment sa faiblesse. Qui me donnerait à conférer la vie de L. Thorius Balbus ; galant homme, beau, savant, sain, entendu et abondant en toute sorte de commodités et plaisirs, conduisant une vie tranquille, et toute sienne, l’âme bien préparée contre la mort, la superstition, les douleurs, et autres encombriers de l’humaine nécessité, mourant enfin en bataille, les armes en la main, pour la défense de son pays, d’une part : et d’autre part la vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine, que chacun la connaît, et sa fin admirable : l’une sans nom, sans dignité : l’autre exemplaire et glorieuse à merveilles : j’en dirais certes ce qu’en dit Cicero, si je savais aussi bien dire que lui. Mais s’il me les fallait coucher sur la mienne, je dirais aussi, que la première est autant selon ma portée, et selon mon désir, que je conforme à ma portée, comme la seconde est loin au-delà. Qu’à celle-ci, je ne puis advenir que par vénération : j’adviendrais volontiers à l’autre par usage. Retournons à notre grandeur temporelle, d’où nous sommes partis. Je suis dégoûté de maîtrise, et active et passive. Otanez l’un des sept, qui avaient droit de prétendre au Royaume de Perse, prit un parti, que j’eusse pris volontiers : c’est qu’il quitta à ses compagnons son droit d’y pouvoir arriver par élection, ou par sort : pourvu que lui et les siens, vécussent en cet Empire hors de toute sujétion et maîtrise, sauf celle des lois antiques : et y eussent toute liberté, qui ne porterait préjudice à icelles : impatient de commander, comme d’être commandé. Le plus âpre et difficile métier du monde, à mon gré, c’est, faire dignement le Roi. J’excuse plus de leurs fautes, qu’on ne fait communément, en considération de l’horrible poids de leur charge, qui m’étonne. Il est difficile de garder mesure, à une puissance si démesurée. Si est-ce que c’est envers ceux mêmes qui sont de moins excellente nature, une singulière incitation à la vertu, d’être logé en tel lieu, où vous ne fassiez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte : Et où le moindre bien faire, porte sur tant de gens : Et où votre suffisance, comme celle des prêcheurs, s’adresse principalement au peuple, juge peu exact, facile à piper, facile à contenter. Il est peu de choses, auxquelles nous puissions donner le jugement sincère, parce qu’il en est peu, auxquelles en quelque façon nous n’ayons particulier intérêt. La supériorité et infériorité, la maîtrise et la sujétion, sont obligées à une naturelle envie et contestation : il faut qu’elles s’entrepillent perpétuellement. Je ne crois ni l’une ni l’autre, des droits de sa compagne : laissons-en dire à la raison, qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Je feuilletais il n’y a pas un mois, deux livres Écossais, se combattant sur ce sujet. Le populaire rend le Roi de pire condition qu’un charretier, le monarchique le loge quelques brasses au-dessus de Dieu, en puissance et souveraineté. Or l’incommodité de la grandeur, que j’ai pris ici à remarquer, par quelque occasion qui vient de m’en avertir, est celle-ci. Il n’est à l’aventure rien plus plaisant au commerce des hommes, que les Essais que nous faisons les uns contre les autres, par jalousie d’honneur et de valeur, soit aux exercices du corps ou de l’esprit ; auxquels la grandeur souveraine n’a aucune vraie part. À la vérité il m’a semblé souvent, qu’à force de respect, on y traite les Princes dédaigneusement et injurieusement. Car ce de quoi je m’offensais infiniment en mon enfance, que ceux qui s’exerçaient avec moi, épargnassent de s’y employer à bon escient, pour me trouver indigne contre qui ils s’efforçassent, c’est ce qu’on voit leur advenir tous les jours, chacun se trouvant indigne de s’efforcer contre eux. Si on reconnaît qu’ils aient tant soit peu d’affection à la victoire, il n’est celui, qui ne se travaille à la leur prêter : et qui n’aime mieux trahir sa gloire, que d’offenser la leur : On n’y emploie qu’autant d’effort qu’il en faut pour servir à leur honneur. Quelle part ont-ils à la mêlée, en laquelle chacun est pour eux ? Il me semble voir ces paladins du temps passé, se présentant aux joutes et aux combats, avec des corps, et des armes féées. Brisson courant contre Alexandre, se feignit en la course : Alexandre l’en tança : mais il lui en devait faire donner le fouet. Pour cette considération, Carneades disait, que les enfants des Princes n’apprennent rien à droit qu’à manier des chevaux : d’autant qu’en tout autre exercice, chacun fléchit sous eux, et leur donne gagné : mais un cheval qui n’est ni flatteur ni courtisan, verse le fils du Roi par terre, comme il ferait le fils d’un crocheteur. Homere a été contraint de consentir que Venus fut blessée au combat de Troye, une si douce sainte et si délicate, pour lui donner du courage et de la hardiesse, qualités qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger. On fait courroucer, craindre, fuir les Dieux, s’enjalouser, se douloir, et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bâtissent entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe au hasard et difficulté, ne peut prétendre intérêt à l’honneur et plaisir qui suit les actions hasardeuses. C’est pitié de pouvoir tant, qu’il advienne que toutes choses vous cèdent. Votre fortune rejette trop loin de vous la société et la compagnie, elle vous plante trop à l’écart. Cette aisance et lâche facilité, de faire tout baisser sous soi, est ennemie de toute sorte de plaisir. C’est glisser cela, ce n’est pas aller : c’est dormir, ce n’est pas vivre. Concevez l’homme accompagné d’omnipotence, vous l’abîmez : il faut qu’il vous demande par aumône, de l’empêchement et de la résistance. Son être et son bien est en indigence. Leurs bonnes qualités sont mortes et perdues : car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met hors : ils ont peu de connaissance de la vraie louange, étant battus d’une si continuelle approbation et uniforme. Ont-ils affaire au plus sot de leurs sujets ? ils n’ont aucun moyen de prendre avantage sur lui : en disant, C’est pour ce qu’il est mon Roi, il lui semble avoir assez dit, qu’il a prêté la main à se laisser vaincre. Cette qualité étouffe et consomme les autres qualités vraies et essentielles : elles sont enfoncées dans la Royauté : et ne leur laisse à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et qui lui servent : les offices de leur charge. C’est tant être Roi, qu’il n’est que par là. Cette lueur étrangère qui l’environne, le cache, et nous le dérobe : notre vue s’y rompt et s’y dissipe, étant remplie et arrêtée par cette forte lumière. Le Sénat ordonna le prix d’éloquence à Tybere : il le refusa, n’estimant pas que d’un jugement si peu libre, quand bien il eût été véritable, il s’en pût ressentir. Comme on leur cède tous avantages d’honneur, aussi conforte-t-on et autorise les défauts et vices qu’ils ont : non seulement par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suivants d’Alexandre portait comme lui, la tête à côté. Et les flatteurs de Dionisius, s’entreheurtaient en sa présence, poussaient et versaient ce qui se rencontrait à leurs pieds, pour dire qu’ils avaient la vue aussi courte que lui. Les grévures ont aussi parfois servi de recommandation et faveur. J’en ai vu la surdité en affectation : Et parce que le maître haïssait sa femme, Plutarque a vu les courtisans répudier les leurs, qu’ils aimaient. Qui plus est, la paillardise s’en est vue en crédit, et toute dissolution : comme aussi la déloyauté, les blasphèmes, la cruauté : comme l’hérésie, comme la superstition, l’irréligion, la mollesse, et pis si pis il y a : Par un exemple encore plus dangereux, que celui des flatteurs de Mithridates, qui d’autant que leur maître prétendait à l’honneur de bon médecin, lui portaient à inciser et cautériser leurs membres : Car ces autres souffrent cautériser leur âme, partie plus délicate et plus noble. Mais pour achever par où j’ai commencé : Adrien l’Empereur débattant avec le Philosophe Favorinus de l’interprétation de quelque mot : Favorinus lui en quitta bientôt la victoire, ses amis se plaignant à lui : Vous vous moquez, fit-il, voudriez-vous qu’il ne tut pas plus savant que moi, lui qui commande à trente légions ? Auguste écrivit des vers contre Asinius Pollio : Et moi, dit Pollio, je me tais : ce n’est pas sagesse d’écrire à l’envi de celui, qui peut proscrire : Et avaient raison. Car Dionysius pour ne pouvoir égaler Philoxenus en la poésie, et Platon en discours : en condamna l’un aux carrières, et envoya vendre l’autre esclave en l’île d’Ægine.
Chapitre VIII. De l’art de conférer §
C’est un usage de notre justice, d’en condamner aucuns, pour l’avertissement des autres. De les condamner, parce qu’ils ont failli, ce serait bêtise, comme dit Platon : Car ce qui est fait, ne se peut défaire : mais c’est afin qu’ils ne faillent plus de même, ou qu’on fuie l’exemple de leur faute. On ne corrige pas celui qu’on pend, on corrige les autres par lui. Je fais de même. Mes erreurs sont tantôt naturelles et incorrigibles et irrémédiables : Mais ce que les honnêtes hommes profitent au public en se faisant imiter, je le profiterai à l’aventure à me faire éviter.
Nonne vides Albi ut male viuat filius, utque
Barrus inops ? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.
[Ne vois-tu pas comme le fils d’Albus vit mal, et comme Barrus est pauvre ? Bon exemple, pour refuser de dilapider son patrimoine.]
Publiant et accusant mes imperfections, quelqu’un apprendra de les craindre. Les parties que j’estime le plus en moi, tirent plus d’honneur de m’accuser, que de me recommander. Voilà pourquoi j’y retombe, et m’y arrête plus souvent. Mais quand tout est compté, on ne parle jamais de soi, sans perte : Les propres condamnations sont toujours accrues, les louanges mécrues. Il en peut être aucuns de ma complexion, qui m’instruis mieux par contrariété que par similitude : et par fuite que par suite. À cette sorte de discipline regardait le vieux Caton, quand il dit, que les sages ont plus à apprendre des fous, que les fous des sages : Et cet ancien joueur de lyre, que Pausanias récite, avoir accoutumé contraindre ses disciples d’aller ouïr un mauvais sonneur, qui logeait vis-à-vis de lui : où ils apprissent à haïr ses désaccords et fausses mesures. L’horreur de la cruauté me rejette plus avant en la clémence qu’aucun patron de clémence ne me saurait attirer. Un bon écuyer ne redresse pas tant mon assiette, comme fait un procureur, ou un Vénitien à cheval : Et une mauvaise façon de langage, réforme mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les jours la sotte contenance d’un autre, m’avertit et m’avise. Ce qui point, touche et éveille mieux, que ce qui plaît. Ce temps est propre à nous amender à reculons, par disconvenance plus que par convenance ; par différence, que par accord. Étant peu appris par les bons exemples, je me sers des mauvais : desquels la leçon est ordinaire : Je me suis efforcé de me rendre autant agréable comme j’en voyais de fâcheux : aussi ferme, que j’en voyais de mous : aussi doux, que j’en voyais d’âpres : aussi bon, que j’en voyais de méchants. Mais je me proposai des mesures invincibles. Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré la conférence. J’en trouve l’usage plus doux, que d’aucune autre action de notre vie. Et c’est la raison pourquoi, si j’étais à cette heure forcé de choisir, je consentirais plutôt, ce crois-je, de perdre la vue, que l’ouïr ou le parler. Les Athéniens, et encore les Romains, conservaient en grand honneur cet exercice en leurs Académies. De notre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profit : comme il se voit par la comparaison de nos entendements aux leurs. L’étude des livres, c’est un mouvement languissant et faible qui n’échauffe point : là où la conférence, apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte, et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre : ses imaginations élancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention, me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même. Et l’unisson, est qualité du tout ennuyeuse en la conférence. Mais comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire, combien il perd, et s’abâtardit, par le continuel commerce, et fréquentation, que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’épande comme celle-là. Je sais par assez d’expérience, combien en vaut l’aime. J’aime à contester, et à discourir, mais c’est avec peu d’hommes, et pour moi : Car de servir de spectacle aux grands, et faire à l’envi parade de son esprit, et de son caquet, je trouve que c’est un métier très messéant à un homme d’honneur. La sottise est une mauvaise qualité, mais de ne la pouvoir supporter, et s’en dépiter et ronger, comme il m’advient, c’est une autre sorte de maladie, qui ne doit guère à la sottise, en importunité : Et est ce qu’à présent je veux accuser du mien. J’entre en conférence et en dispute, avec grande liberté et facilité : d’autant que l’opinion trouve en moi le terrain malpropre à y pénétrer, et y pousser de hautes racines : Nulles propositions m’étonnent, nulle créance me blesse, quelque contrariété qu’elle ait à la mienne. Il n’est si frivole et si extravagante fantaisie, qui ne me semble bien sortable à la production de l’esprit humain. Nous autres, qui privons notre jugement du droit de faire des arrêts, regardons mollement les opinions diverses : et si nous n’y prêtons le jugement, nous y prêtons aisément l’oreille. Où l’un plat est vide du tout en la balance, je laisse vaciller l’autre, sous les songes d’une vieille. Et me semble être excusable, si j’accepte plutôt le nombre impair : le Jeudi au prix du Vendredi : si je m’aime mieux douzième ou quatorzième, que treizième à table : si je vois plus volontiers un lièvre côtoyant, que traversant mon chemin, quand je voyage : et donne plutôt le pied gauche, que le droit, à chausser. Toutes telles rêvasseries, qui sont en crédit autour de nous, méritent au moins qu’on les écoute. Pour moi, elles emportent seulement l’inanité, mais elles l’emportent. Encore sont en poids, les opinions vulgaires et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s’y laisse aller jusques là, tombe à l’aventure au vice de l’opiniâtreté, pour éviter celui de la superstition. Les contradictions donc des jugements, ne m’offensent, ni m’altèrent : elles m’éveillent seulement et m’exercent. Nous fuyons la correction, il s’y faudrait présenter et produire notamment quand elle vient par forme de conférence, non de régence. À chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste ; mais, à tort, ou à droit, comment on s’en défera : Au lieu d’y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Je souffrirais être rudement heurté par mes amis, Tu es un sot, tu rêves : J’aime entre les galants hommes, qu’on s’exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l’ouïe, et la durcir, contre cette tendreur du son cérémonieux des paroles. J’aime une société, et familiarité forte, et virile : Une amitié, qui se flatte en l’âpreté et vigueur de son commerce : comme l’amour, ès morsures et égratignures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et généreuse, si elle n’est querelleuse : Si elle est civilisée et artiste : Si elle craint le heurt, et a ses allures contraintes. Neque enim disputari sine reprehensione potest. [Car on ne peut discuter sans se contredire.] Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité, devrait être la cause commune à l’un et à l’autre : Que répondra-t-il ? la passion du courroux lui a déjà frappé le jugement : le trouble s’en est saisi, avant la raison. Il serait utile, qu’on passât par gageure, la décision de nos disputes : qu’il y eût une marque matérielle de nos pertes : afin que nous en tinssions état, et que mon valet me pût dire : Il vous coûta l’année passée cent écus, à vingt fois, d’avoir été ignorant et opiniâtre. Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher. Et pourvu qu’on n’y procède d’une trogne trop impérieusement magistrale, je prends plaisir à être repris. Et m’accommode aux accusateurs, souvent plus, par raison de civilité, que par raison d’amendement : aimant à gratifier et nourrir la liberté de m’avertir, par la facilité de céder. Toutefois il est malaisé d’y attirer les hommes de mon temps. Ils n’ont pas le courage de corriger, parce qu’ils n’ont pas le courage de souffrir à l’être : Et parlent toujours avec dissimulation, en présence les uns des autres. Je prends si grand plaisir d’être jugé et connu, qu’il m’est comme indifférent, en quelle des deux formes je le sois. Mon imagination se contredit elle-même si souvent, et condamne, que ce m’est tout un, qu’un autre le fasse : vu principalement que je ne donne à sa répréhension, que l’autorité que je veux. Mais je romps paille avec celui, qui se tient si haut à la main : comme j’en connais quelqu’un, qui plaint son avertissement, s’il n’en est cru : et prend à injure, si on estrive à le suivre. Ce que Socrates recueillait toujours riant, les contradictions, qu’on opposait à son discours, on pourrait dire, que sa force en était cause : et que l’avantage ayant à tomber certainement de son côté, il les acceptait, comme matière de nouvelle victoire. Toutefois nous voyons au rebours, qu’il n’est rien, qui nous y rende le sentiment si délicat, que l’opinion de la prééminence, et dédain de l’adversaire. Et que par raison, c’est au faible plutôt, d’accepter de bon gré les oppositions qui le redressent et rhabillent. Je cherche à la vérité plus la fréquentation de ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent. C’est un plaisir fade et nuisible, d’avoir affaire à gens qui nous admirent et fassent place. Antisthenes commanda à ses enfants, de ne savoir jamais gré ni grâce, à homme qui les louât. Je me sens bien plus fier, de la victoire que je gagne sur moi, quand en l’ardeur même du combat, je me fais plier sous la force de la raison de mon adversaire : que je ne me sens gré, de la victoire que je gagne sur lui, par sa faiblesse. Enfin, je reçois et avoue toute sorte d’atteintes qui sont de droit fil, pour faibles qu’elles soient : mais je suis par trop impatient, de celles qui se donnent sans forme. Il me chaut peu de la matière, et me sont les opinions unes, et la victoire du sujet à peu près indifférente. Tout un jour je contesterai paisiblement, si la conduite du débat se suit avec ordre. Ce n’est pas tant la force et la subtilité, que je demande, comme l’ordre. L’ordre qui se voit tous les jours, aux altercations des bergers et des enfants de boutique : jamais entre nous. S’ils se détraquent, c’est en incivilité : si faisons-nous bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les dévoie pas de leur thème. Leur propos suit son cours. S’ils préviennent l’un l’autre, s’ils ne s’attendent pas, au moins ils s’entendent. On répond toujours trop bien pour moi, si on répond à ce que je dis. Mais quand la dispute est trouble et déréglée, je quitte la chose, et m’attache à la forme, avec dépit et indiscrétion : et me jette à une façon de débattre, têtue, malicieuse, et impérieuse, de quoi j’ai à rougir après. Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d’un maître si impétueux : mais aussi ma conscience. Nos disputes devaient être défendues et punies, comme d’autres crimes verbaux. Quel vice n’éveillent-elles et n’amoncellent, toujours régies et commandées par la colère ? Nous entrons en inimitié, premièrement contre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n’apprenons à disputer que pour contredire : et chacun contredisant et étant contredit, il en advient que le fruit du disputer, c’est perdre et anéantir la vérité. Ainsi Platon en sa république, prohibe cet exercice aux esprits ineptes et mal nés. À quoi faire vous mettez-vous en voie de quêter ce qui est, avec celui qui n’a ni pas, ni allure qui vaille ? On ne fait point tort au sujet, quand on le quitte, pour voir du moyen de le traiter. Je ne dis pas moyen scolastique et artiste, je dis moyen naturel, d’un sain entendement. Que sera-ce enfin ? l’un va en Orient, l’autre en Occident : Ils perdent le principal, et l’écartent dans la presse des incidents. Au bout d’une heure de tempête, ils ne savent ce qu’ils cherchent : l’un est bas, l’autre haut, l’autre côtier. Qui se prend à un mot et une similitude. Qui ne sent plus ce qu’on lui oppose, tant il est engagé en sa course, et pense à se suivre, non pas à vous. Qui se trouvant faible de reins, craint tout ; refuse tout, mêle dès l’entrée, et confond le propos : ou sur l’effort du débat, se mutine à se taire tout plat : par une ignorance dépite, affectant un orgueilleux mépris : ou une sottement modeste fuite de contention. Pourvu que celui-ci frappe, il ne lui chaut combien il se découvre : L’autre compte ses mots, et les pèse pour raisons. Celui-là n’y emploie que l’avantage de sa voix, et de ses poumons. En voilà un qui conclut contre soi-même : et celui-ci qui vous assourdit de préfaces et digressions inutiles : Cet autre s’arme de pures injures, et cherche une querelle d’Alemaigne, pour se défaire de la société et conférence d’un esprit, qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous tient assiégé sur la clôture dialectique de ses clauses, et sur les formules de son art. Or qui n’entre en défiance des sciences, et n’est en doute, s’il s’en peut tirer quelque solide fruit, au besoin de la vie : à considérer l’usage que nous en avons ? Nihil sanantibus litteris. [Les lettres ne guérissant de rien.] Qui a pris de l’entendement en la logique ? où sont ses belles promesses ? Nec ad melius viuendum nec ad commodius disserendum. [(Elle n’enseigne) ni à mieux vivre, ni à raisonner plus correctement.] Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengères, qu’aux disputes publiques des hommes de cette profession ? J’aimerais mieux, que mon fils apprît aux tavernes à parler, qu’aux écoles de la parlerie. Ayez un maître ès arts, conférez avec lui, que ne nous fait-il sentir cette excellence artificielle, et ne ravit les femmes, et les ignorants comme nous sommes, par l’admiration de la fermeté de ses raisons, de la beauté de son ordre ? que ne nous domine-t-il et persuade comme il veut ? Un homme si avantageux en matière, et en conduite, pourquoi mêle-t-il à son escrime les injures, l’indiscrétion et la rage ? Qu’il ôte son chaperon, sa robe, et son Latin, qu’il ne batte pas nos oreilles d’Aristote tout pur et tout cru, vous le prendrez pour l’un d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette implication et entrelaçure de langage, par où ils nous pressent, qu’il en va comme des joueurs de passe-passe : leur souplesse combat et force nos sens, mais elle n’ébranle aucunement notre créance : hors ce batelage, ils ne font rien qui ne soit commun et vil. Pour être plus savants, ils n’en sont pas moins ineptes. J’aime et honore le savoir, autant que ceux qui l’ont. Et en son vrai usage, c’est le plus noble et puissant acquêt des hommes : Mais en ceux-là (et il en est un nombre infini de ce genre) qui en établissent leur fondamentale suffisance et valeur : qui se rapportent de leur entendement à leur mémoire, sub aliena umbra latentes [se cachant sous l’ombre d’un autre] : et ne peuvent rien que par livre : je le hais, si je l’ose dire, un peu plus que la bêtise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amende assez les bourses, nullement les âmes. Si elle les rencontre mousses, elle les aggrave et suffoque : masse crue et indigeste : si déliées, elle les purifie volontiers, clarifie et subtilise jusques à l’exinanition. C’est chose de qualité à peu près indifférente : très utile accessoire, à une âme bien née, pernicieux à une autre âme et dommageable. Ou plutôt, chose de très précieux usage, qui ne se laisse pas posséder à vil prix : en quelque main c’est un sceptre, en quelque autre, une marotte. Mais suivons. Quelle plus grande victoire attendez-vous, que d’apprendre à votre ennemi qu’il ne vous peut combattre ? Quand vous gagnez l’avantage de votre proposition, c’est la vérité qui gagne : quand vous gagnez l’avantage de l’ordre, et de la conduite, c’est vous qui gagnez. Il m’est avis qu’en Platon et en Xenophon Socrates dispute plus, en faveur des disputants qu’en faveur de la dispute : et pour instruire Euthydemus et Protagoras de la connaissance de leur impertinence, plus que de l’impertinence de leur art. Il empoigne la première matière, comme celui qui a une fin plus utile que de l’éclaircir, à savoir éclaircir les esprits, qu’il prend à manier et exercer. L’agitation et la chasse est proprement de notre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment : de faillir à la prise, c’est autre chose. Car nous sommes nés à quêter la vérité, il appartient de la posséder à une plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disait Democritus, cachée dans le fond des abîmes : mais plutôt élevée en hauteur infinie en la connaissance divine. Le monde n’est qu’une école d’inquisition. Ce n’est pas à qui mettra dedans ; mais à qui fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celui qui dit vrai, que celui qui dit faux : car nous sommes sur la manière, non sur la matière du dire. Mon humeur est de regarder autant à la forme, qu’à la substance : autant à l’avocat qu’à la cause, comme Alcibiades ordonnait qu’on fît. Et tous les jours m’amuse à lire en des auteurs, sans soin de leur science : y cherchant leur façon, non leur sujet. Tout ainsi que je poursuis la communication de quelque esprit fameux, non afin qu’il m’enseigne, mais afin que je le connaisse, et que le connaissant, s’il le vaut, je l’imite. Tout homme peut dire véritablement, mais dire ordonnément, prudemment, et suffisamment, peu d’hommes le peuvent. Par ainsi la fausseté qui vient d’ignorance, ne m’offense point : c’est l’ineptie. J’ai rompu plusieurs marchés qui m’étaient utiles, par l’impertinence de la contestation de ceux, avec qui je marchandais. Je ne m’émeus pas une fois l’an, des fautes de ceux sur lesquels j’ai puissance : mais sur le point de la bêtise et opiniâtreté de leurs allégations, excuses et défenses, ânières et brutales, nous sommes tous les jours à nous en prendre à la gorge. Ils n’entendent ni ce qui se dit, ni pourquoi, et répondent de même : c’est pour désespérer. Je ne sens heurter rudement ma tête, que par une autre tête. Et entre plutôt en composition avec le vice de mes gens, qu’avec leur témérité, importunité et leur sottise. Qu’ils fassent moins, pourvu qu’ils soient capables de faire. Vous vivez en espérance d’échauffer leur volonté : Mais d’une souche, il n’y a ni qu’espérer, ni que jouir qui vaille. Or quoi, si je prends les choses autrement qu’elles ne sont ? Il peut être. Et pourtant j’accuse mon impatience. Et tiens, premièrement, qu’elle est également vicieuse en celui qui a droit, comme en celui qui a tort : Car c’est toujours une aigreur tyrannique, de ne pouvoir souffrir une forme diverse à la sienne : Et puis, qu’il n’est à la vérité point de plus grande fadaise, et plus constante, que de s’émouvoir et piquer des fadaises du monde, ni plus hétéroclite. Car elle nous formalise principalement contre nous : et ce philosophe du temps passé n’eût jamais eu faute d’occasion à ses pleurs, tant qu’il se fut considéré. Mison l’un des sept sages, d’une humeur Timoniene et Democritiene interrogé, de quoi il riait tout seul : De ce que je ris seul : répondit-il. Combien de sottises dis-je, et réponds-je tous les jours, selon moi : et volontiers donc combien plus fréquentes, selon autrui ? Si je m’en mords les lèvres, qu’en doivent faire les autres ? Somme, il faut vivre entre les vivants, et laisser la rivière courir sous le pont, sans notre soin : ou à tout le moins, sans notre altération. De vrai, pourquoi sans nous émouvoir, rencontrons-nous quelqu’un qui ait le corps tordu et mal bâti, et ne pouvons souffrir le rencontre d’un esprit mal rangé, sans nous mettre en colère ? Cette vicieuse âpreté tient plus au juge, qu’à la faute. Ayons toujours en la bouche ce mot de Platon : Ce que je trouve malsain, n’est-ce pas pour être moi-même malsain ? Ne suis-je pas moi-même en coulpe ? mon avertissement se peut-il pas renverser contre moi ? Sage et divin refrain, qui fouette la plus universelle, et commune erreur des hommes : Non seulement les reproches, que nous faisons les uns aux autres, mais nos raisons aussi, et nos arguments ès matières controverses, sont ordinairement rétorquables à nous : et nous enferrons de nos armes. De quoi l’ancienneté m’a laissé assez de graves exemples. Ce fut ingénieusement dit et très à propos par celui qui l’inventa :
Stercus cuique suum bene olet.
[Chacun trouve bonne l’odeur de sa fiente.]
Nos yeux ne voient rien en derrière. Cent fois le jour, nous nous moquons de nous sur le sujet de notre voisin, et détestons en d’autres, les défauts qui sont en nous plus clairement : et les admirons d’une merveilleuse impudence et inadvertance. Encore hier je fus à même, de voir un homme d’entendement se moquant aussi plaisamment que justement, de l’inepte façon d’un autre, qui rompt la tête à tout le monde du registre de ses généalogies et alliances, plus de moitié fausses (ceux-là se jettent plus volontiers sur tels sots propos, qui ont leurs qualités plus douteuses et moins sûres) et lui s’il eût reculé sur soi, se fût trouvé non guère moins intempérant et ennuyeux à semer et faire valoir la prérogative de la race de sa femme. Ô importune présomption, de laquelle la femme se voit armée par les mains de son mari même ! S’il entendait du Latin, il lui faudrait dire,
Age si hæc non insanit satis sua sponte, instiga.
[Allez, si elle n’est pas assez folle d’elle-même, stimule-la encore.]
Je ne dis pas, que nul n’accuse, qui ne soit net : car nul n’accuserait : voire ni net, en même sorte de tache. Mais j’entends, que notre jugement chargeant sur un autre, duquel pour lors il est question, ne nous épargne pas, d’une interne et sévère juridiction. C’est office de charité, que, qui ne peut ôter un vice en soi, cherche ce néanmoins à l’ôter en autrui : où il peut avoir moins maligne et revêche semence. Ni ne me semble réponse à propos, à celui, qui m’avertit de ma faute, dire qu’elle est aussi en lui. Quoi pour cela ? Toujours l’avertissement est vrai et utile. Si nous avions bon nez, notre ordure nous devrait plus puer, d’autant qu’elle est nôtre. Et Socrates est d’avis, que qui se trouverait coupable, et son fils, et un étranger, de quelque violence et injure, devrait commencer par soi, à se présenter à la condamnation de la justice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du bourreau : Secondement pour son fils : et dernièrement pour l’étranger. Si ce précepte prend le ton un peu trop haut : au moins se doit-il présenter le premier, à la punition de sa propre conscience. Les sens sont nos propres et premiers juges, qui n’aperçoivent les choses que par les accidents externes : et n’est merveille, si en toutes les pièces du service de notre société, il y a un si perpétuel, et universel mélange de cérémonies et apparences superficielles : si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en cela. C’est toujours à l’homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont voulu bâtir ces années passées, un exercice de religion, si contemplatif et immatériel, ne s’étonnent point, s’il s’en trouve, qui pensent, qu’elle fut échappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne tenait parmi nous, comme marque, titre, et instrument de division et de part, plus que par soi-même. Comme en la conférence. La gravité, la robe, et la fortune de celui qui parle, donne souvent crédit à des propos vains et ineptes : Il n’est pas à présumer, qu’un monsieur, si suivi, si redouté, n’ait au-dedans quelque suffisance autre que populaire : et qu’un homme à qui on donne tant de commissions, et de charges, si dédaigneux et si morguant, ne soit plus habile, que cet autre, qui le salue de si loin, et que personne n’emploie. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces gens-là, se considèrent et mettent en compte : chacun s’appliquant à y donner quelque belle et solide interprétation. S’ils se rabaissent à la conférence commune, et qu’on leur présente autre chose qu’approbation et révérence, ils vous assomment de l’autorité de leur expérience : ils ont ouï, ils ont vu, ils ont fait, vous êtes accablé d’exemples. Je leur dirais volontiers, que le fruit de l’expérience d’un Chirurgien, n’est pas l’histoire de ses pratiques, et se souvenir qu’il a guéri quatre empestés et trois goutteux, s’il ne sait de cet usage, tirer de quoi former son jugement, et ne nous sait faire sentir, qu’il en soit devenu plus sage à l’usage de son art. Comme en un concert d’instruments, on n’oit pas un luth, une épinette, et la flûte : on oit une harmonie en globe : l’assemblage et le fruit de tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendés, c’est à la production de leur entendement de le faire paraître. Ce n’est pas assez de compter les expériences, il les faut peser et assortir : et les faut avoir digérées et alambiquées, pour en tirer les raisons et conclusions qu’elles portent. Il ne fut jamais tant d’historiens. Bon est-il toujours et utile de les ouïr, car ils nous fournissent tout plein de belles instructions et louables du magasin de leur mémoire. Grande partie certes, au secours de la vie : Mais nous ne cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces récitateurs et recueilleurs sont louables eux-mêmes. Je hais toute sorte de tyrannie, et la parlière, et l’effectuelle. Je me bande volontiers contre ces vaines circonstances, qui pipent notre jugement par les sens : et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires, ai trouvé que ce sont pour le plus, des hommes comme les autres.
Rarus enim ferme sensus communis in illa
Fortuna.
[Le sens commun est en effet rare chez des gens dans cette haute fortune.]
À l’aventure les estime-t-on, et aperçoit moindres qu’ils ne sont, d’autant qu’ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne répondent point au faix qu’ils ont pris. Il faut qu’il y ait plus de vigueur, et de pouvoir au porteur, qu’en la charge. Celui qui n’a pas rempli sa force, il vous laisse deviner, s’il a encore de la force au-delà, et s’il a été essayé jusques à son dernier point : Celui qui succombe à sa charge, il découvre sa mesure, et la faiblesse de ses épaules. C’est pourquoi on voit tant d’ineptes âmes entre les savantes, et plus que d’autres : Il s’en fût fait des bons hommes de ménage, bons marchands, bons artisans : leur vigueur naturelle était taillée à cette proportion. C’est chose de grand poids que la science, ils fondent dessous : Pour étaler et distribuer cette riche et puissante matière, pour l’employer et s’en aider : leur engin n’a, ni assez de vigueur, ni assez de maniement. Elle ne peut qu’en une forte nature : or elles sont bien rares. Et les faibles, dit Socrates, corrompent la dignité de la philosophie, en la maniant. Elle paraît et inutile et vicieuse, quand elle est mal étuyée. Voilà comment ils se gâtent et affolent.
Humani qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens, pretioso stamine serum
Velauit, nudasque nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.
[Comme un singe, imitateur du visage humain, qu’un enfant a, pour s’amuser, couvert d’un précieux tissu de soie, laissant nus son derrière et son dos, pour la risée des convives.]
À ceux pareillement, qui nous régissent et commandent, qui tiennent le monde en leur main, ce n’est pas assez d’avoir un entendement commun : de pouvoir ce que nous pouvons. Ils sont bien loin au-dessous de nous, s’ils ne sont bien loin au-dessus. Comme ils promettent plus, ils doivent aussi plus : Et pourtant leur est le silence, non seulement contenance de respect et gravité, mais encore souvent de profit et de ménage : Car Megabysus étant allé voir Apelles en son ouvroir, fut longtemps sans mot dire : et puis commença à discourir de ses ouvrages. Dont il reçut cette rude réprimande : Tandis que tu as gardé silence, tu semblais quelque grande chose, à cause de tes chaînes et de ta pompe : mais maintenant, qu’on t’a ouï parler, il n’est pas jusques aux garçons de ma boutique qui ne te méprisent. Ces magnifiques atours, ce grand état, ne lui permettaient point d’être ignorant d’une ignorance populaire : et de parler impertinemment de la peinture : Il devait maintenir muet, cette externe et présomptive suffisance. À combien de sottes âmes en mon temps, a servi une mine froide et taciturne, de titre de prudence et de capacité ? Les dignités, les charges, se donnent nécessairement, plus par fortune que par mérite : et a-t-on tort souvent de s’en prendre aux Rois. Au rebours c’est merveille qu’ils y aient tant d’heur, y ayant si peu d’adresse : Principis est virtus maxima, nosse suos. [La plus grande vertu d’un prince est de connaître ses sujets.] Car la nature ne leur a pas donné la vue, qui se puisse étendre à tant de peuple, pour en discerner la précellence et percer nos poitrines où loge la connaissance de notre volonté et de notre meilleure valeur. Il faut qu’ils nous trient par conjecture, et à tâtons : par la race, les richesses, la doctrine, la voix du peuple : très faibles arguments. Qui pourrait trouver moyen, qu’on en pût juger par justice, et choisir les hommes par raison, établirait de ce seul trait, une parfaite forme de police. Oui mais, il a mené à point ce grand affaire. C’est dire quelque chose ; mais ce n’est pas assez dire. Car cette sentence est justement reçue, Qu’il ne faut pas juger les conseils par les événements. Les Carthaginois punissaient les mauvais avis de leurs Capitaines, encore qu’ils fussent corrigés par une heureuse issue. Et le peuple Romain a souvent refusé le triomphe à des grandes et très utiles victoires, parce que la conduite du chef ne répondait point à son bonheur. On s’aperçoit ordinairement aux actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien elle peut en toutes choses : et qui prend plaisir à rabattre notre présomption : n’ayant pu faire les malhabiles sages, elle les fait heureux, à l’envi de la vertu. Et se mêle volontiers à favoriser les exécutions, où la trame est plus purement sienne. D’où il se voit tous les jours, que les plus simples d’entre nous, mettent à fin de très grandes besognes, et publiques et privées. Et comme Sirannez le Persien, répondit à ceux qui s’étonnaient comment ses affaires succédaient si mal, vu que ses propos étaient si sages : Qu’il était seul maître de ses propos, mais du succès de ses affaires, c’était la fortune. Ceux-ci peuvent répondre de même : mais d’un contraire biais. La plupart des choses du monde se font par elles-mêmes.
Fata viam inueniunt.
[Les destins trouvent leur voie.]
L’issue autorise souvent une très inepte conduite. Notre entremise n’est quasi qu’une routine : et plus communément considération d’usage, et d’exemple, que de raison. Étonné de la grandeur de l’affaire, j’ai autrefois su par ceux qui l’avaient mené à fin, leurs motifs et leur adresse : je n’y ai trouvé que des avis vulgaires : et les plus vulgaires et usités, sont aussi peut-être, les plus sûrs et plus commodes à la pratique, sinon à la montre : Quoi si les plus plates raisons, sont les mieux assises : les plus basses et lâches, et les plus battues, se couchent mieux aux affaires ? Pour conserver l’autorité du conseil des Rois, il n’est pas besoin que les personnes profanes y participent, et y voient plus avant que de la première barrière. Il se doit révérer à crédit et en bloc, qui en veut nourrir la réputation. Ma consultation ébauche un peu la matière, et la considère légèrement par ses premiers visages : le fort et principal de la besogne, j’ai accoutumé de le résigner au ciel,
Permitte diuis cætera.
[Abandonne le reste aux dieux.]
L’heur et le malheur, sont à mon gré deux souveraines puissances. C’est imprudence, d’estimer que l’humaine prudence puisse remplir le rôle de la fortune. Et vaine est l’entreprise de celui, qui présume d’embrasser et causes et conséquences, et mener par la main, le progrès de son fait. Vaine surtout aux délibérations guerrières. Il ne fut jamais plus de circonspection et prudence militaire, qu’il s’en voit parfois entre nous : Serait-ce qu’on craint de se perdre en chemin, se réservant à la catastrophe de ce jeu ? Je dis plus, que notre sagesse même et consultation, suit pour la plupart la conduite du hasard. Ma volonté et mon discours, se remue tantôt d’un air, tantôt d’un autre : et y a plusieurs de ces mouvements, qui se gouvernent sans moi : Ma raison a des impulsions et agitations journalières, et casuelles :
Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.
[Leurs dispositions d’esprit changent ; leur cœur éprouve maintenant telles émotions, il en éprouvait d’autres quand le vent poussait les nuages.]
Qu’on regarde qui sont les plus puissants aux villes, et qui font mieux leurs besognes : on trouvera ordinairement, que ce sont les moins habiles : Il est advenu aux femmelettes, aux enfants, et aux insensés, de commander des grands états, à l’égal des plus suffisants Princes : Et y rencontrent (dit Thucydides), plus ordinairement les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effets de leur fortune à leur prudence.
ut quisque Fortuna utitur,
Ita præcellet : atque exinde sapere illum omnes dicimus.
[c’est dans la mesure où il se sert de sa chance qu’un homme se distingue, et tous nous en déduisons qu’il est habile.]
Par quoi je dis bien, en toutes façons, que les événements, sont maigres témoins de notre prix et capacité. Or j’étais sur ce point, qu’il ne faut que voir un homme élevé en dignité : quand nous l’aurions connu trois jours devant, homme de peu : il coule insensiblement en nos opinions, une image de grandeur, de suffisance, et nous persuadons que croissant de train et de crédit, il est crû de mérite. Nous jugeons de lui non selon sa valeur : mais à la mode des jetons, selon la prérogative de son rang. Que la chance tourne aussi, qu’il retombe et se mêle à la presse : chacun s’enquiert avec admiration de la cause qui l’avait guindé si haut. Est-ce lui ? fait-on : n’y savait-il autre chose quand il y était ? les Princes se contentent-ils de si peu ? nous étions vraiment en bonnes mains. C’est chose que j’ai vu souvent de mon temps. Voire et le masque des grandeurs, qu’on représente aux comédies, nous touche aucunement et nous pipe. Ce que j’adore moi-même aux Rois, c’est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et soumission leur est due, sauf celle de l’entendement : Ma raison n’est pas duite à se courber et fléchir, ce sont mes genoux. Melanthius interrogé ce qu’il lui semblait de la tragédie de Dionysius : Je ne l’ai, dit-il, point vue, tant elle est offusquée de langage : Aussi la plupart de ceux qui jugent les discours des grands, devraient dire : Je n’ai point entendu son propos, tant il était offusqué de gravité, de grandeur, et de majesté. Antisthenes suadait un jour aux Athéniens, qu’ils commandassent, que leurs ânes fussent aussi bien employés au labourage des terres, comme étaient les chevaux : sur quoi il lui fut répondu, que cet animal n’était pas né à un tel service : C’est tout un, répliqua-t-il ; il n’y va que de votre ordonnance : car les plus ignorants et incapables hommes, que vous employez aux commandements de vos guerres, ne laissent pas d’en devenir incontinent très dignes, parce que vous les y employez. À quoi touche l’usage de tant de peuples, qui canonisent le Roi, qu’ils ont fait d’entre eux, et ne se contentent point de l’honorer, s’ils ne l’adorent. Ceux de Mexico, depuis que les cérémonies de son Sacre sont parachevées, n’osent plus le regarder au visage : ains comme s’ils l’avaient déifié par sa royauté, entre les serments qu’ils lui font jurer, de maintenir leur religion, leurs lois, leurs libertés, d’être vaillant, juste et débonnaire : il jure aussi, de faire marcher le soleil en sa lumière accoutumée : d’égoutter les nuées en temps opportun : courir aux rivières leur cours : et faire porter à la terre toutes choses nécessaires à son peuple. Je suis divers à cette façon commune : et me défie plus de la suffisance, quand je la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation populaire. Il nous faut prendre garde, combien c’est, de parler à son heure, de choisir son point, de rompre le propos, ou le changer, d’une autorité magistrale : de se défendre des oppositions d’autrui, par un mouvement de tête, un sourire, ou un silence, devant une assistance, qui tremble de révérence et de respect. Un homme de monstrueuse fortune, venant mêler son avis à certain léger propos, qui se démenait tout lâchement, en sa table, commença justement ainsi : Ce ne peut être qu’un menteur ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suivez cette pointe philosophique, un poignard à la main. Voici un autre avertissement, duquel je tire grand usage. C’est qu’aux disputes et conférences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doivent pas incontinent être acceptés. La plupart des hommes sont riches d’une suffisance étrangère. Il peut advenir à tel, de dire un beau trait, une bonne réponse et sentence, et la mettre en avant, sans en connaître la force. Qu’on ne tient pas tout ce qu’on emprunte, à l’aventure se pourra-t-il vérifier par moi-même. Il n’y faut point toujours céder, quelque vérité ou beauté qu’elle ait. Ou il la faut combattre à escient, ou se tirer arrière, sous couleur de ne l’entendre pas : pour tâter de toutes parts, comment elle est logée en son auteur. Il peut advenir, que nous nous enferrons, et aidons au coup, outre sa portée. J’ai autrefois employé à la nécessité et presse du combat, des revirades, qui ont fait faucée outre mon dessein, et mon espérance. Je ne les donnais qu’en nombre, on les recevait en poids. Tout ainsi, comme, quand je débats contre un homme vigoureux ; je me plais d’anticiper ses conclusions : je lui ôte la peine de s’interpréter : j’essaie de prévenir son imagination imparfaite encore et naissante : l’ordre et la pertinence de son entendement, m’avertit et menace de loin : de ces autres je fais tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ni rien présupposer. S’ils jugent en paroles universelles : Ceci est bon, cela ne l’est pas ; et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune, qui rencontre pour eux. Qu’ils circonscrivent et restreignent un peu leur sentence : Pourquoi c’est ; par où c’est. Ces jugements universels, que je vois si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gens, qui saluent tout un peuple, en foule et en troupe. Ceux qui en ont vraie connaissance, le saluent et remarquent nommément et particulièrement. Mais c’est une hasardeuse entreprise. D’où j’ai vu plus souvent que tous les jours, advenir que les esprits faiblement fondés, voulant faire les ingénieux à remarquer en la lecture de quelque ouvrage, le point de la beauté : arrêter leur admiration, d’un si mauvais choix, qu’au lieu de nous apprendre l’excellence de l’auteur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation est sûre : Voilà qui est beau : ayant ouï une entière page de Virgile. Par là se sauvent les fins. Mais d’entreprendre à le suivre par épaulettes, et de jugement exprès et trié, vouloir remarquer par où un bon auteur se surmonte : pesant les mots, les phrases, les inventions et ses diverses vertus, l’une après l’autre : Ôtez-vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed etiam, quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat. [Il faut regarder non seulement ce que chacun dit, mais aussi ce que chacun pense, et même pour quelle raison il le pense.] J’ois journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent une bonne chose, sachons jusques où ils la connaissent, voyons par où ils la tiennent. Nous les aidons à employer ce beau mot, et cette belle raison, qu’ils ne possèdent pas, ils ne l’ont qu’en garde : ils l’auront produite à l’aventure, et à tâtons, nous la leur mettons en crédit et en prix. Vous leur prêtez la main. À quoi faire ? Ils ne vous en savent nul gré, et en deviennent plus ineptes. Ne les secondez pas, laissez-les aller : ils manieront cette matière, comme gens qui ont peur de s’échauder, ils n’osent lui changer d’assiette et de jour, ni l’enfoncer. Croulez-la tant soit peu ; elle leur échappe : ils vous la quittent, toute forte et belle qu’elle est. Ce sont belles armes : mais elles sont mal emmanchées. Combien de fois en ai-je vu l’expérience ? Or si vous venez à les éclaircir et confirmer, ils vous saisissent et dérobent incontinent cet avantage de votre interprétation : C’était ce que je voulais dire : voilà justement ma conception : si je ne l’ai ainsi exprimé, ce n’est que faute de langue. Soufflez. Il faut employer la malice même, à corriger cette fière bêtise. Le dogme d’Hegesias, qu’il ne faut ni haïr, ni accuser : ains instruire : a de la raison ailleurs. Mais ici, c’est injustice et inhumanité de secourir et redresser celui, qui n’en a que faire, et qui en vaut moins. J’aime à les laisser embourber et empêtrer encore plus qu’ils ne sont : et si avant, s’il est possible, qu’enfin ils se reconnaissent. La sottise et dérèglement de sens, n’est pas chose guérissable par un trait d’avertissement. Et pouvons proprement dire de cette réparation, ce que Cyrus répond à celui, qui le presse d’enhorter son ost sur le point d’une bataille : Que les hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ, par une bonne harangue : non plus qu’on ne devient incontinent musicien, pour ouïr une bonne chanson. Ce sont apprentissages, qui ont à être faits avant la main, par longue et constante institution. Nous devons ce soin aux nôtres, et cette assiduité de correction et d’instruction : mais d’aller prêcher le premier passant, et régenter l’ignorance ou ineptie du premier rencontré, c’est un usage auquel je veux grand mal. Rarement le fais-je, aux propos mêmes qui se passent avec moi, et quitte plutôt tout, que de venir à ces instructions reculées et magistrales. Mon humeur n’est propre, non plus à parler qu’à écrire, pour les principiants. Mais aux choses qui se disent en commun, ou entre autres, pour fausses et absurdes que je les juge, je ne me jette jamais à la traverse, ni de parole ni de signe. Au demeurant rien ne me dépite tant en la sottise, que, de quoi elle se plaît plus, qu’aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C’est malheur, que la prudence vous défend de vous satisfaire et fier de vous, et vous en envoie toujours mal content et craintif : là où l’opiniâtreté et la témérité, remplissent leurs hôtes d’éjouissance et d’assurance. C’est au plus malhabile de regarder les autres hommes par-dessus l’épaule, s’en retournant toujours du combat, pleins de gloire et d’allégresse. Et le plus souvent encore cette outrecuidance de langage et gaieté de visage, leur donne gagné, à l’endroit de l’assistance, qui est communément faible et incapable de bien juger, et discerner les vrais avantages. L’obstination et ardeur d’opinion, est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, sérieux, grave, comme l’âne ? Pouvons-nous pas mêler au titre de la conférence et communication, les devis pointus et coupés que l’allégresse et la privauté introduit entre les amis, gaussant et gaudissant plaisamment et vivement les uns les autres ? Exercice auquel ma gaieté naturelle me rend assez propre : Et s’il n’est aussi tendu et sérieux que cet autre exercice que je viens de dire, il n’est pas moins aigu et ingénieux, ni moins profitable, comme il semblait à Lycurgus. Pour mon regard j’y apporte plus de liberté que d’esprit, et y ai plus d’heur que d’invention : mais je suis parfait en la souffrance : car j’endure la revanche, non seulement âpre, mais indiscrète aussi, sans altération. Et à la charge qu’on me fait, si je n’ai de quoi repartir brusquement sur-le-champ, je ne vais pas m’amusant à suivre cette pointe, d’une contestation ennuyeuse et lâche, tirant à l’opiniâtreté : Je la laisse passer, et baissant joyeusement les oreilles, remets d’en avoir ma raison à quelque heure meilleure : Il n’est pas marchand qui toujours gagne. La plupart changent de visage, et de voix, où la force leur faut : et par une importune colère, au lieu de se venger, accusent leur faiblesse, ensemble et leur impatience. En cette gaillardise nous pinçons parfois des cordes secrètes de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouvons toucher sans offense : et nous entr’avertissons utilement de nos défauts. Il y a d’autres jeux de main, indiscrets et âpres, à la Française : que je hais mortellement : J’ai la peau tendre et sensible : J’en ai vu en ma vie, enterrer deux Princes de notre sang royal. Il fait laid se battre en s’ébattant. Au reste, quand je veux juger de quelqu’un, je lui demande, combien il se contente de soi : jusques où son parler ou sa besogne lui plaît. Je veux éviter ces belles excuses, Je le fis en me jouant :
Ablatum mediis opus est incudibus istud :
[Cet ouvrage a été retiré, à demi forgé, de l’enclume :]
je n’y fus pas une heure : je ne l’ai revu depuis. Or dis-je, laissons donc ces pièces, donnez-m’en une qui vous représente bien entier, par laquelle il vous plaise qu’on vous mesure. Et puis : Que trouvez-vous le plus beau en votre ouvrage ? est-ce ou cette partie, ou celle-ci ? la grâce, ou la matière, ou l’invention, ou le jugement, ou la science. Car ordinairement je m’aperçois, qu’on faut autant à juger de sa propre besogne, que de celle d’autrui : Non seulement pour l’affection qu’on y mêle : mais pour n’avoir la suffisance de la connaître et distinguer. L’ouvrage de sa propre force, et fortune peut seconder l’ouvrier outre son invention, et connaissance. Pour moi, je ne juge la valeur d’autre besogne, plus obscurément que de la mienne : et loge les Essais tantôt bas, tantôt haut, fort inconstamment et douteusement. Il y a plusieurs livres utiles à raison de leurs sujets, desquels l’auteur ne tire aucune recommandation : Et des bons livres, comme des bons ouvrages, qui font honte à l’ouvrier. J’écrirai la façon de nos convives, et de nos vêtements : et l’écrirai de mauvaise grâce : je publierai les édits de mon temps, et les lettres des Princes qui passent ès mains publiques : je ferai un abrégé sur un bon livre (et tout abrégé sur un bon livre est un sot abrégé) lequel livre viendra à se perdre : et choses semblables. La postérité retirera utilité singulière de telles compositions : moi quel honneur, si n’est de ma bonne fortune ? Bonne part des livres fameux, sont de cette condition. Quand je lus Philippes de Comines, il y a plusieurs années, très bon auteur certes ; j’y remarquai ce mot pour non vulgaire : Qu’il se faut bien garder de faire tant de service à son maître, qu’on l’empêche d’en trouver la juste récompense. Je devais louer l’invention, non pas lui. Je la rencontrai en Tacitus, il n’y a pas longtemps : Beneficia eo usque læta sunt, dum videntur exolui posse, ubi multum anteuenere, pro gratia odium redditur. [Les bienfaits sont agréables tant qu’on pense pouvoir s’acquitter ; s’ils dépassent trop cette limite, on les paie non de gratitude, mais de haine.] Et Seneque vigoureusement. Nam qui putat esse turpe non reddere, non vult esse cui reddat. [Car celui qui estime honteux de ne pas rendre, ne veut pas qu’il y ait quelqu’un à qui il doive rendre.] Q. Cicero d’un biais plus lâche : Qui se non putat satisfacere, amicus esse nullo modo potest. [Celui qui ne croit pas être quitte ne saurait nullement être un ami.] Le sujet selon qu’il est, peut faire trouver un homme savant et mémorieux : mais pour juger en lui les parties plus siennes, et plus dignes, la force et beauté de son âme : il faut savoir ce qui est sien, et ce qui ne l’est point : et en ce qui n’est pas sien, combien on lui doit en considération du choix, disposition, ornement, et langage qu’il a fourni. Quoi, s’il a emprunté la matière, et empiré la forme ? comme il advient souvent. Nous autres qui avons peu de pratique avec les livres, sommes en cette peine : que quand nous voyons quelque belle invention en un poète nouveau, quelque fort argument en un prêcheur, nous n’osons pourtant les en louer, que nous n’ayons pris instruction de quelque savant, si cette pièce leur est propre, ou si elle est étrangère. Jusques lors je me tiens toujours sur mes gardes. Je viens de courir d’un fil, l’histoire de Tacitus (ce qui ne m’advient guère, il y a vingt ans que je ne mis en livre, une heure de suite) et l’ai fait, à la suasion d’un gentilhomme que la France estime beaucoup : tant pour sa valeur propre, que pour une constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs frères qu’ils sont. Je ne sache point d’auteur, qui mêle à un registre public, tant de considération des mœurs, et inclinations particulières. Et me semble le rebours, de ce qu’il lui semble à lui : qu’ayant spécialement à suivre les vies des Empereurs de son temps, si diverses et extrêmes, en toute sorte de formes : tant de notables actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs sujets : il avait une matière plus forte et attirante, à discourir et à narrer, que s’il eût eu à dire des batailles et agitations universelles. Si que souvent je le trouve stérile, courant par-dessus ces belles morts, comme s’il craignait nous fâcher de leur multitude et longueur. Cette forme d’Histoire, est de beaucoup la plus utile : Les mouvements publics, dépendent plus de la conduite de la fortune, les privés de la nôtre. C’est plutôt un jugement, que déduction d’histoire : il y a plus de préceptes, que de contes : ce n’est pas un livre à lire, c’est un livre à étudier et apprendre : il est si plein de sentences, qu’il y en a à tort et à droit : c’est une pépinière de discours éthiques, et politiques, pour la provision et ornement de ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide toujours par raisons solides et vigoureuses, d’une façon pointue, et subtile : suivant le style affecté du siècle : Ils aimaient tant à s’enfler, qu’où ils ne trouvaient de la pointe et subtilité aux choses, ils l’empruntaient des paroles. Il ne retire pas mal à l’écrire de Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son service est plus propre à un état trouble et malade, comme est le nôtre présent : vous diriez souvent qu’il nous peint et qu’il nous pince. Ceux qui doutent de sa foi, s’accusent assez de lui vouloir mal d’ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon parti aux affaires Romaines. Je me plains un peu toutefois, de quoi il a jugé de Pompeius plus aigrement, que ne porte l’avis des gens de bien, qui ont vécu et traité avec lui : de l’avoir estimé du tout pareil à Marius et à Sylla, sinon d’autant qu’il était plus couvert. On n’a pas exempté d’ambition, son intention au gouvernement des affaires, ni de vengeance : et ont craint ses amis mêmes, que la victoire l’eût emporté outre les bornes de la raison : mais non pas jusques à une mesure si effrénée : Il n’y a rien en sa vie, qui nous ait menacé d’une si expresse cruauté et tyrannie. Encore ne faut-il pas contrepeser le soupçon à l’évidence : ainsi je ne l’en crois pas. Que ses narrations soient naïves et droites, il se pourrait à l’aventure argumenter de ceci même : Qu’elles ne s’appliquent pas toujours exactement aux conclusions de ses jugements : lesquels il suit selon la pente qu’il y a prise, souvent outre la matière qu’il nous montre : laquelle il n’a daigné incliner d’un seul air. Il n’a pas besoin d’excuse, d’avoir approuvé la religion de son temps, selon les lois qui lui commandaient, et ignoré la vraie : Cela, c’est son malheur, non pas son défaut. J’ai principalement considéré son jugement, et n’en suis pas bien éclairci partout. Comme ces mots de la lettre que Tibere vieil et malade, envoyait au Sénat : Que vous écrirai-je messieurs, ou comment vous écrirai-je, ou que ne vous écrirai-je point, en ce temps ? Les dieux, et les déesses me perdent pirement, que je ne me sens tous les jours périr, si je le sais. Je n’aperçois pas pourquoi il les applique si certainement, à un poignant remords qui tourmente la conscience de Tibere : Au moins lorsque j’étais à même, je ne le vis point. Cela m’a semblé aussi un peu lâche, qu’ayant eu à dire, qu’il avait exercé certain honorable magistrat à Rome, il s’aille excusant que ce n’est point par ostentation, qu’il l’a dit : Ce trait me semble bas de poil, pour une âme de sa sorte : Car le n’oser parler rondement de soi, accuse quelque faute de cœur : Un jugement roide et hautain, et qui juge sainement, et sûrement : il use à toutes mains, des propres exemples, ainsi que de chose étrangère : et témoigne franchement de lui, comme de chose tierce : Il faut passer par-dessus ces règles populaires, de la civilité, en faveur de la vérité, et de la liberté. J’ose non seulement parler de moi : mais parler seulement de moi. Je fourvoie quand j’écris d’autre chose, et me dérobe à mon sujet. Je ne m’aime pas si indiscrètement et ne suis si attaché et mêlé à moi, que je ne me puisse distinguer et considérer à quartier : comme un voisin, comme un arbre. C’est pareillement faillir, de ne voir pas jusques où on vaut, ou d’en dire plus qu’on en voit. Nous devons plus d’amour à Dieu, qu’à nous, et le connaissons moins, et si en parlons tout notre saoul : Si ses écrits rapportent aucune chose de ses conditions : c’était un grand personnage, droiturier, et courageux, non d’une vertu superstitieuse, mais philosophique et généreuse. On le pourra trouver hardi en ses témoignages : Comme où il tient, qu’un soldat portant un faix de bois, ses mains se roidirent de froid, et se collèrent à sa charge, si qu’elles y demeurèrent attachées et mortes, s’étant départies des bras. J’ai accoutumé en telles choses, de plier sous l’autorité de si grands témoins. Ce qu’il dit aussi, que Vespasian, par la faveur du Dieu Serapis, guérit en Alexandrie une femme aveugle, en lui oignant les yeux de sa salive : et je ne sais quel autre miracle : il le fait par l’exemple et devoir de tous bons historiens. Ils tiennent registre des événements d’importance : Parmi les accidents publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C’est leur rôle, de réciter les communes créances, non pas de les régler. Cette part touche les Théologiens, et les Philosophes directeurs des consciences. Pourtant très sagement, ce sien compagnon et grand homme comme lui : Equidem plura transcribo quam credo : Nam nec affirmare sustineo, de quibus dubito, nec subducere quæ accepi [Quant à moi, je rapporte plus de choses que je n’en crois ; car je ne prends sur moi ni d’affirmer ce dont je doute, ni de passer sous silence ce qui m’a été transmis] : et l’autre : Hæc neque affirmare neque refellere operæ pretium est : famæ rerum standum est [Il n’y a lieu ni de confirmer ces informations, ni de les rejeter : il faut s’en tenir à la renommée]. Et écrivant en un siècle, auquel la créance des prodiges commençait à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d’insérer en ses annales, et donner pied à chose reçue de tant de gens de bien, et avec si grande révérence de l’antiquité. C’est très bien dit. Qu’ils nous rendent l’histoire, plus selon qu’ils reçoivent, que selon qu’ils estiment. Moi qui suis Roi de la matière que je traite, et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du tout : Je hasarde souvent des boutades de mon esprit, desquelles je me défie : et certaines finesses verbales de quoi je secoue les oreilles : mais je les laisse courir à l’aventure, je vois qu’on s’honore de pareilles choses : ce n’est pas à moi seul d’en juger. Je me présente debout, et couché ; le devant et le derrière ; à droite et à gauche ; et en tous mes naturels plis. Les esprits, voire pareils en force, ne sont pas toujours pareils en application et en goût. Voilà ce que la mémoire m’en présente en gros, et assez incertainement. Tous jugements en gros, sont lâches et imparfaits.
Chapitre IX. De la vanité §
Il n’en est à l’aventure aucune plus expresse, que d’en écrire si vainement. Ce que la divinité nous en a si divinement exprimé, devrait être soigneusement et continuellement médité, par les gens d’entendement. Qui ne voit, que j’ai pris une route, par laquelle sans cesse et sans travail, j’irai autant, qu’il y aura d’encre et de papier au monde ? Je ne puis tenir registre de ma vie, par mes actions : fortune les met trop bas : je le tiens par mes fantaisies. Si ai-je vu un gentilhomme, qui ne communiquait sa vie, que par les opérations de son ventre : Vous voyiez chez lui, en montre, un ordre de bassins de sept ou huit jours : C’était son étude, ses discours : Tout autre propos lui puait. Ce sont ici, un peu plus civilement, des excréments d’un vieil esprit : dur tantôt, tantôt lâche : et toujours indigeste. Et quand serai-je à bout de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière qu’elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille livres, du seul sujet de la grammaire ? Que doit produire le babil, puisque le bégaiement et dénouement de la langue, étouffa le monde d’une si horrible charge de volumes ? Tant de paroles, pour les paroles seules. Ô Pythagoras, que n’éconjuras-tu cette tempête ! On accusait un Galba du temps passé, de ce qu’il vivait oiseusement : Il répondit, que chacun devait rendre raison de ses actions, non pas de son séjour. Il se trompait : car la justice a connaissance et animadversion aussi, sur ceux qui chôment. Mais il y devrait avoir quelque coercition des lois, contre les écrivains ineptes et inutiles, comme il y a contre les vagabonds et fainéants : On bannirait des mains de notre peuple, et moi, et cent autres. Ce n’est pas moquerie : L’écrivaillerie semble être quelque symptôme d’un siècle débordé : Quand écrivîmes-nous tant, que depuis que nous sommes en trouble ? quand les Romains tant, que lors de leur ruine ? Outre ce que raffinement des esprits, ce n’en est pas l’assagissement, en une police : cet embesognement oisif, naît de ce que chacun se prend lâchement à l’office de sa vacation, et s’en débauche. La corruption du siècle se fait, par la contribution particulière de chacun de nous : Les uns y confèrent la trahison, les autres l’injustice, l’irréligion, la tyrannie, l’avarice, la cruauté, selon qu’ils sont plus puissants : les plus faibles y apportent la sottise, la vanité, l’oisiveté : desquels je suis. Il semble que ce soit la saison des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En un temps, où le méchamment faire est si commun, de ne faire qu’inutilement, il est comme louable. Je me console que je serai des derniers, sur qui il faudra mettre la main : Cependant qu’on pourvoira aux plus pressants, j’aurai loi de m’amender : Car il me semble que ce serait contre raison, de poursuivre les menus inconvénients, quand les grands nous infestent. Et le médecin Philotimus, à un qui lui présentait le doigt à panser, auquel il reconnaissait au visage, et à l’haleine, un ulcère aux poumons : Mon ami, fit-il, ce n’est pas à cette heure le temps de t’amuser à tes ongles. Je vis pourtant sur ce propos, il y a quelques années, qu’un personnage, de qui j’ai la mémoire en recommandation singulière, au milieu de nos grands maux, qu’il n’y avait ni loi, ni justice, ni magistrat, qui fît son office : non plus qu’à cette heure : alla publier je ne sais quelles chétives réformations, sur les habillements, la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires de quoi on paît un peuple malmené, pour dire qu’on ne l’a pas du tout mis en oubli. Ces autres font de même, qui s’arrêtent à défendre à toute instance, des formes de parler, les danses, et les jeux, à un peuple abandonné à toute sorte de vices exécrables. Il n’est pas temps de se laver et décrasser, quand on est atteint d’une bonne fièvre. C’est à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner, sur le point qu’ils se vont précipiter à quelque extrême hasard de leur vie. Quant à moi, j’ai cette autre pire coutume, que si j’ai un escarpin de travers, je laisse encore de travers, et ma chemise et ma cape : je dédaigne de m’amender à demi : Quand je suis en mauvais état, je m’acharne au mal : Je m’abandonne par désespoir, et me laisse aller vers la chute, et jette, comme l’on dit, le manche après la cognée. Je m’obstine à l’empirement : et ne m’estime plus digne de mon soin : Ou tout bien ou tout mal. Ce m’est faveur, que la désolation de cet état ; se rencontre à la désolation de mon âge : Je souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargés, que si mes biens en eussent été troublés. Les paroles que j’exprime au malheur, sont paroles de dépit. Mon courage se hérisse au lieu de s’aplatir. Et au rebours des autres, je me trouve plus dévot, en la bonne, qu’en la mauvaise fortune : suivant le précepte de Xenophon, sinon suivant sa raison. Et fais plus volontiers les doux yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requérir : J’ai plus de soin d’augmenter la santé, quand elle me rit, que je n’ai de la remettre, quand je l’ai écartée. Les prospérités me servent de discipline et d’instruction, comme aux autres, les adversités et les verges. Comme si la bonne fortune était incompatible avec la bonne conscience : les hommes ne se rendent gens de bien, qu’en la mauvaise. Le bonheur m’est un singulier aiguillon, à la modération, et modestie. La prière me gagne, la menace me rebute, la faveur me ploie, la crainte me roidit. Parmi les conditions humaines, celle-ci est assez commune, de nous plaire plus des choses étrangères que des nôtres, et d’aimer le remuement et le changement.
Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
Quod permutatis hora recurrit equis.
[Même la lumière du jour, le plaisir dont elle nous abreuve tient à ce que chaque heure revient avec des coursiers changés.]
J’en tiens ma part. Ceux qui suivent l’autre extrémité, de s’agréer en eux-mêmes : d’estimer ce qu’ils tiennent au-dessus du reste : et de ne reconnaître aucune forme plus belle, que celle qu’ils voient : s’ils ne sont plus avisés que nous, ils sont à la vérité plus heureux. Je n’envie point leur sagesse, mais oui leur bonne fortune. Cette humeur avide des choses nouvelles et inconnues, aide bien à nourrir en moi, le désir de voyager : mais assez d’autres circonstances y confèrent. Je me détourne volontiers du gouvernement de ma maison. Il y a quelque commodité à commander, fût-ce dans une grange, et à être obéi des siens. Mais c’est un plaisir trop uniforme et languissant. Et puis il est par nécessité mêlé de plusieurs pensements fâcheux. Tantôt l’indigence et l’oppression de votre peuple : tantôt la querelle d’entre vos voisins : tantôt l’usurpation qu’ils font sur vous, vous afflige :
Aut verberatæ grandine vineæ,
Fundusque mendax, arbore nunc aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sidera, nunc hyemes iniquas.
[Ou vos vignes sont frappées de la grêle, ou vos terres, trompant vos espérances, accusent tantôt les pluies, tantôt la canicule qui brûle les champs, tantôt les hivers trop rigoureux.]
Et qu’à peine en six mois, enverra Dieu une saison, de quoi votre receveur se contente bien à plein : et que si elle sert aux vignes, elle ne nuise aux prés.
Aut nimiis torret feruoribus ætherius sol,
Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ,
Flabraque ventorum violento turbine vexant.
[Ou le soleil les brûle depuis l’éther d’une ardeur excessive, ou les pluies soudaines et les gelées piquantes les détruisent, ou les rafales de vents les ravagent dans leur tornade.]
Joint le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé, qui vous blesse le pied Et que l’étranger n’entend pas, combien il vous coûte, et combien vous prêtez, à maintenir l’apparence de cet ordre, qu’on voit en votre famille : et qu’à l’aventure l’achetez-vous trop cher. Je me suis pris tard au ménage. Ceux que nature avait fait naître avant moi, m’en ont déchargé longtemps. J’avais déjà pris un autre pli, plus selon ma complexion. Toutefois de ce que j’en ai vu, c’est une occupation plus empêchante, que difficile. Quiconque est capable d’autre chose, le sera bien aisément de celle-là. Si je cherchais à m’enrichir, cette voie me semblerait trop longue : J’eusse servi les Rois, trafique plus fertile que toute autre. Puisque je ne prétends acquérir que la réputation de n’avoir rien acquis, non plus que dissipé : conformément au reste de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille : Et que je ne cherche qu’à passer, je le puis faire, Dieu merci, sans grande attention. Au pis aller, courez toujours par retranchement de dépense, devant la pauvreté. C’est à quoi je m’attends, et de me réformer, avant qu’elle m’y force. J’ai établi au demeurant, en mon âme, assez de degrés, à me passer de moins, que ce que j’ai. Je dis, passer avec contentement. Non æstimatione census, verum victu atque cultu, terminatur pecuniæ modus [Ce n’est pas par l’estimation des revenus, mais plutôt à sa table et à son train de vie qu’on apprécie la richesse de quelqu’un.] Mon vrai besoin n’occupe pas si justement tout mon avoir, que sans venir au vif, fortune n’ait où mordre sur moi. Ma présence, toute ignorante et dédaigneuse qu’elle est, prête grande épaule à mes affaires domestiques : Je m’y emploie, mais dépiteusement : Joint que j’ai cela chez moi, que pour brûler à part, la chandelle par mon bout, l’autre bout ne s’épargne de rien. Les voyages ne me blessent que par la dépense, qui est grande, et outre mes forces : ayant accoutumé d’y être avec équipage non nécessaire seulement, mais aussi honnête : Il me les en faut faire d’autant plus courts, et moins fréquents : et n’y emploie que l’écume, et ma réserve, temporisant et différant, selon qu’elle vient. Je ne veux pas, que le plaisir de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours, j’entends qu’ils se nourrissent, et favorisent l’un l’autre. La fortune m’a aidé en ceci : que puisque ma principale profession en cette vie, était de la vivre mollement, et plutôt lâchement qu’affaireusement ; elle m’a ôté le besoin de multiplier en richesses, pour pourvoir à la multitude de mes héritiers. Pour un, s’il n’a assez de ce, de quoi j’ai eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence ne méritera pas, que je lui en désire davantage. Et chacun, selon l’exemple de Phocion, pourvoit suffisamment à ses enfants, qui leur pourvoit, en tant qu’ils ne lui sont dissemblables. Nullement serais-je d’avis du fait de Crates. Il laissa son argent chez un banquier, avec cette condition : Si ses enfants étaient des sots, qu’il le leur donnât ; s’ils étaient habiles, qu’il le distribuât aux plus sots du peuple. Comme si les sots, pour être moins capables de s’en passer, étaient plus capables d’user des richesses. Tant y a, que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point mériter, pendant que j’aurai de quoi le porter, que je refuse d’accepter les occasions qui se présentent, de me distraire de cette assistance pénible. Il y a toujours quelque pièce qui va de travers. Les négoces, tantôt d’une maison, tantôt d’une autre, vous tirassent. Vous éclairez toutes choses de trop près : Votre perspicacité vous nuit ici, comme si fait-elle assez ailleurs. Je me dérobe aux occasions de me fâcher : et me détourne de la connaissance des choses, qui vont mal : Et si ne puis tant faire, qu’à toute heure je ne heurte chez moi, en quelque rencontre, qui me déplaise. Et les friponneries, qu’on me cache le plus, sont celles que je sais le mieux. Il en est que pour faire moins mal, il faut aider soi-même à cacher. Vaines pointures : vaines parfois, mais toujours pointures. Les plus menus et grêles empêchements, sont les plus perçants. Et comme les petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits affaires : la tourbe des menus maux, offense plus, que la violence d’un, pour grand qu’il soit. À mesure que ces épines domestiques sont drues et déliées, elles nous mordent plus aigu, et sans menace, nous surprenant facilement à l’imprévu. Je ne suis pas philosophe. Les maux me foulent selon qu’ils pèsent : et pèsent selon la forme, comme selon la matière : et souvent plus. J’y ai plus de perspicacité que le vulgaire, si j’y ai plus de patience. Enfin s’ils ne me blessent, ils me pèsent. C’est chose tendre que la vie, et aisée à troubler. Depuis que j’ai le visage tourné vers le chagrin, nemo enim resistit sibi cum cæperit impelli [car personne ne résiste une fois qu’il s’est laissé ébranler], pour sotte cause qui m’y ait porté : j’irrite l’humeur de ce côté-là : qui se nourrit après, et s’exaspère, de son propre branle, attirant et amoncelant une matière sur autre, de quoi se paître.
Stillicidii casus lapidem cauat :
[Un écoulement goutte à goutte creuse le rocher.]
Ces ordinaires gouttières me mangent, et m’ulcèrent. Les inconvénients ordinaires ne sont jamais légers. Ils sont continuels et irréparables, nommément quand ils naissent des membres du ménage, continuels et inséparables. Quand je considère mes affaires de loin, et en gros : je trouve, soit pour n’en avoir la mémoire guère exacte, qu’ils sont allés jusques à cette heure, en prospérant, outre mes comptes et mes raisons. J’en retire ce me semble plus, qu’il n’y en a : leur bonheur me trahit. Mais suis-je au-dedans de la besogne, vois-je marcher toutes ces parcelles ?
Tum vero in curas animum diducimur omnes,
[Alors notre âme se partage en mille soucis,]
mille choses m’y donnent à désirer et craindre. De les abandonner du tout, il m’est très facile : de m’y prendre sans m’en peiner, très difficile. C’est pitié, d’être en lieu où tout ce que vous voyez, vous embesogne, et vous concerne. Et me semble jouir plus gaiement les plaisirs d’une maison étrangère, et y apporter le goût plus libre et pur. Diogenes répondit selon moi, à celui qui lui demanda quelle sorte de vin il trouvait le meilleur : L’étranger, fit-il. Mon père aimait à bâtir Montaigne, où il était né : et en toute cette police d’affaires domestiques, j’aime à me servir de son exemple, et de ses règles ; et y attacherai mes successeurs autant que je pourrai. Si je pouvais mieux pour lui, je le ferais. Je me glorifie que sa volonté s’exerce encore, et agisse par moi. Jà Dieu ne permette que je laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie, que je puisse rendre à un si bon père. Ce que je me suis mêlé d’achever quelque vieux pan de mur, et de ranger quelque pièce de bâtiment mal dolé, ç’a été certes, regardant plus à son intention, qu’à mon contentement. Et accuse ma fainéance, de n’avoir passé outre, à parfaire les beaux commencements qu’il a laissés en sa maison : d’autant plus, que je suis en grands termes d’en être le dernier possesseur de ma race, et d’y porter la dernière main. Car quant à mon application particulière, ni ce plaisir de bâtir, qu’on dit être si attrayant, ni la chasse, ni les jardins, ni ces autres plaisirs de la vie retirée, ne me peuvent beaucoup amuser. C’est chose de quoi je me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes. Je ne me soucie pas tant de les avoir vigoureuses et doctes, comme je me soucie de les avoir aisées et commodes à la vie. Elles sont assez vraies et saines, si elles sont utiles et agréables. Ceux qui m’oyant dire mon insuffisance aux occupations du ménage, me viennent souffler aux oreilles que c’est dédain, et que je laisse de savoir les instruments du labourage, ses saisons, son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de savoir le nom et la forme des herbes et des fruits, et l’apprêt des viandes, de quoi je vis : le nom et le prix des étoffes, de quoi je m’habille, pour avoir à cœur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela, c’est sottise : et plutôt bêtise, que gloire : Je m’aimerais mieux bon écuyer, que bon logicien.
Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget usus,
Viminibus mollique paras detexere iunco ?
[Pourquoi du moins ne prépares-tu pas plutôt quelque chose d’utile aux besoins du ménage, en tissant l’osier et le jonc flexible ?]
Nous empêchons nos pensées du général, et des causes et conduites universelles : qui se conduisent très bien sans nous : et laissons en arrière notre fait : et Michel, qui nous touche encore de plus près que l’homme. Or j’arrête bien chez moi le plus ordinairement : mais je voudrais m’y plaire plus qu’ailleurs.
Sit meæ sedes utinam senectæ,
Sit modus lasso maris, et viarum,
Militiæque.
[Que cette maison soit le séjour de ma vieillesse ! Que je m’y arrête enfin, las des trajets sur mer et sur terre, et de la guerre.]
Je ne sais si j’en viendrai à bout. Je voudrais qu’au lieu de quelque autre pièce de sa succession, mon père m’eût résigné cette passionnée amour, qu’en ses vieux ans il portait à son ménage. Il était bien heureux, de ramener ses désirs, à sa fortune, et de se savoir plaire de ce qu’il avait. La philosophie politique aura beau accuser la bassesse et stérilité de mon occupation, si j’en puis une fois prendre le goût, comme lui. Je suis de cet avis, que la plus honorable vacation, est de servir au public, et être utile à beaucoup. Fructus enim ingenii et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur, quum in proximum quemque confertur. [Car le fruit de l’intelligence, de la vertu et de toute qualité éminente est à son comble lorsqu’on l’emploie au service de ses proches.] Pour mon regard je m’en dépars : Partie par conscience : (car par où je vois le poids qui touche telles vacations, je vois aussi le peu de moyen que j’ai d’y fournir : et Platon maître ouvrier en tout gouvernement politique, ne laissa de s’en abstenir) partie par poltronnerie. Je me contente de jouir le monde, sans m’en empresser : de vivre une vie, seulement excusable : et qui seulement ne pèse, ni à moi, ni à autrui. Jamais homme ne se laissa aller plus pleinement et plus lâchement, au soin et gouvernement d’un tiers, que je ferais, si j’avais à qui. L’un de mes souhaits pour cette heure, ce serait de trouver un gendre, qui sût appâter commodément mes vieux ans, et les endormir : entre les mains de qui je déposasse en toute souveraineté, la conduite et usage de mes biens : qu’il en fît ce que j’en fais, et gagnât sur moi ce que j’y gagne : pourvu qu’il y apportât un courage vraiment reconnaissant, et ami. Mais quoi ? nous vivons en un monde, où la loyauté des propres enfants est inconnue. Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l’a pure et sans contrôle : aussi bien me tromperait-il en comptant. Et si ce n’est un diable, je l’oblige à bien faire, par une si abandonnée confiance. Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis ius peccandi suspicando fecerunt. [Bien des gens ont, en craignant d’être trompés, enseigné aux autres à tromper et leur ont donné, en les soupçonnant, le droit de faillir.] La plus commune sûreté, que je prends de mes gens, c’est la méconnaissance : Je ne présume les vices qu’après que je les ai vus : et m’en fie plus aux jeunes, que j’estime moins gâtés par mauvais exemple. J’ois plus volontiers dire, au bout de deux mois, que j’ai dépendu quatre cents écus, que d’avoir les oreilles battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ai-je été dérobé aussi peu qu’un autre de cette sorte de larcin : Il est vrai, que je prête la main à l’ignorance : Je nourris à escient, aucunement trouble et incertaine la science de mon argent : Jusques à certaine mesure, je suis content, d’en pouvoir douter. Il faut laisser un peu de place à la déloyauté, ou imprudence de votre valet : S’il nous en reste en gros, de quoi faire notre effet, cet excès de la libéralité de la fortune, laissons-le un peu plus courir à sa merci : La portion du glaneur. Après tout, je ne prise pas tant la foi de mes gens, comme je méprise leur injure. Ô le vilain et sot étude, d’étudier son argent, se plaire à le manier et recompter ! c’est par là, que l’avarice fait ses approches. Depuis dix-huit ans, que je gouverne des biens, je n’ai su gagner sur moi, de voir, ni titres, ni mes principaux affaires, qui ont nécessairement à passer par ma science, et par mon soin. Ce n’est pas un mépris philosophique, des choses transitoires et mondaines : je n’ai pas le goût si épuré, et les prise pour le moins ce qu’elles valent : mais certes c’est paresse et négligence inexcusable et puérile. Que ne ferais-je plutôt que de lire un contrat ? Et plutôt, que d’aller secouant ces paperasses poudreuses, serf de mes négoces ? ou encore pis, de ceux d’autrui, comme font tant de gens à prix d’argent. Je n’ai rien cher que le souci et la peine : et ne cherche qu’à m’anonchalir et avachir. J’étais, ce crois-je, plus propre, à vivre de la fortune d’autrui, s’il se pouvait, sans obligation et sans servitude. Et si ne sais, à l’examiner de près, si selon mon humeur et mon sort, ce que j’ai à souffrir des affaires, et des serviteurs, et des domestiques, n’a point plus d’abjection, d’importunité, et d’aigreur, que n’aurait la suite d’un homme, né plus grand que moi, qui me guidât un peu à mon aise. Seruitus obedientia est fracti animi et abiecti, arbitrio carentis suo : [La servitude est la sujétion d’un esprit lâche et faible qui manque de jugement personnel :] Crates fit pis, qui se jeta en la franchise de la pauvreté, pour se défaire des indignités et cures de la maison. Cela ne ferais-je pas : Je hais la pauvreté à pair de la douleur : mais oui bien, changer cette sorte de vie, à une autre moins brave, et moins affaireuse. Absent, je me dépouille de tous tels pensements : et sentirais moins lors la ruine d’une tour, que je ne fais présent, la chute d’une ardoise. Mon âme se démêle bien aisément à part, mais en présence, elle souffre, comme celle d’un vigneron. Une rêne de travers à mon cheval, un bout d’étrivière qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en échec. J’élève assez mon courage à rencontre des inconvénients, les yeux, je ne puis.
Sensus o superi sensus !
[Les sens, ô Dieux, les sens !]
Je suis chez moi, répondant de tout ce qui va mal. Peu de maîtres, je parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne : et s’il en est, ils sont plus heureux : se peuvent tant reposer, sur un second, qu’il ne leur reste bonne part de la charge. Cela ôte volontiers quelque chose de ma façon, au traitement des survenants : et en ai pu arrêter quelqu’un par aventure plus par ma cuisine, que par ma grâce : comme font les fâcheux : et ôte beaucoup du plaisir que je devrais prendre chez moi, de la visitation et assemblées de mes amis. La plus sotte contenance d’un gentilhomme en sa maison, c’est de le voir empêché du train de sa police ; parler à l’oreille d’un valet, en menacer un autre des yeux. Elle doit couler insensiblement, et représenter un cours ordinaire. Et trouve laid, qu’on entretienne ses hôtes, du traitement qu’on leur fait, autant à l’excuser qu’à le vanter. J’aime l’ordre et la netteté,
et cantharus et lanx,
Ostendunt mihi me,
[et les coupes et les plats me montrent mon image,]
au prix de l’abondance : et regarde chez moi exactement à la nécessité, peu à la parade. Si un valet se bat chez autrui, si un plat se verse, vous n’en faites que rire : vous dormez cependant que monsieur range avec son maître d’hôtel, son fait, pour votre traitement du lendemain. J’en parle selon moi : Ne laissant pas en général d’estimer, combien c’est un doux amusement à certaines natures, qu’un ménage paisible, prospère, conduit par un ordre réglé. Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et inconvénients. Ni dédire Platon, qui estime la plus heureuse occupation à chacun, faire ses particuliers affaires sans injustice. Quand je voyage, je n’ ai à penser qu’ à moi, et à l’emploite de mon argent : cela se dispose d’un seul précepte. Il est requis trop de parties à amasser : je n’y entends rien : À dépendre, je m’y entends un peu, et à donner jour à ma dépense : qui est de vrai son principal usage. Mais je m’y attends trop ambitieusement ; qui la rend inégale et difforme : et en outre immodérée en l’un et l’autre visage. Si elle paraît, si elle sert, je m’y laisse indiscrètement aller : et me resserre autant indiscrètement, si elle ne luit, et si elle ne me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette condition de vivre, par la relation à autrui, nous fait beaucoup plus de mal que de bien. Nous nous défraudons de nos propres utilités, pour former les apparences à l’opinion commune. Il ne nous chaut pas tant, quel soit notre être, en nous, et en effet, comme quel il soit, en la connaissance publique. Les biens mêmes de l’esprit, et la sagesse, nous semblent sans fruit, si elle n’est jouie que de nous : si elle ne se produit à la vue et approbation étrangère. Il y en a, de qui l’or coule à gros bouillons, par des lieux souterrains, imperceptiblement : d’autres l’étendent tout en lames et en feuilles : Si qu’aux uns les liards valent écus, aux autres le contraire : le monde estimant l’emploite et la valeur, selon la montre. Tout soin curieux autour des richesses sent à l’avarice : Leur dispensation même, et la libéralité trop ordonnée et artificielle : elles ne valent pas une advertance et sollicitude pénible. Qui veut faire sa dépense juste, la fait étroite et contrainte. La garde, ou l’emploite, sont de soi choses indifférentes, et ne prennent couleur de bien ou de mal, que selon l’application de notre volonté. L’autre cause qui me convie à ces promenades, c’est la disconvenance aux mœurs présentes de notre état : je me consolerais aisément de cette corruption, pour le regard de l’intérêt public :
peioraque sæcula ferri
Temporibus, quorum sceleri non inuenit ipsa
Nomen, et a nullo posuit natura metallo :
[Temps pires que les siècles de fer, où la nature même n’a pas trouvé de nom au crime, et n’a pu le désigner par aucun métal :]
mais pour le mien, non. J’en suis en particulier trop pressé. Car en mon voisinage, nous sommes tantôt par la longue licence de ces guerres civiles, envieillis en une forme d’état si débordée,
Quippe ubi fas versum atque nefas :
[Où le juste et l’injuste sont intervertis :]
qu’à la vérité, c’est merveille qu’elle se puisse maintenir.
Armati terrant exercent, semperque recentes
Conuectare iuuat prædas, et viuere rapto.
[Tout armés, ils travaillent la terre, et se réjouissent d’emporter toujours de nouveaux butins et de vivre de rapines.]
Enfin je vois par notre exemple, que la société des hommes se tient et se coud, à quelque prix que ce soit : En quelque assiette qu’on les couche, ils s’appilent, et se rangent, en se remuant et s’entassant : comme des corps mal unis qu’on empoche sans ordre, trouvent d’eux-mêmes la façon de se joindre, et s’emplacer, les uns parmi les autres : souvent mieux, que l’art ne les eût su disposer. Le Roi Philippus fit un amas, des plus méchants hommes et incorrigibles qu’il put trouver, et les logea tous en une ville, qu’il leur fit bâtir, qui en portait le nom. J’estime qu’ils dressèrent des vices mêmes, une contexture politique entre eux, et une commode et juste société. Je vois, non une action, ou trois, ou cent, mais des mœurs, en usage commun et reçu, si farouches, en inhumanité surtout et déloyauté, qui est pour moi la pire espèce des vices, que je n’ai point le courage de les concevoir sans horreur : Et les admire quasi autant que je les déteste. L’exercice de ces méchancetés insignes, porte marque de vigueur et force d’âme, autant que d’erreur et dérèglement. La nécessité compose les hommes et les assemble. Cette couture fortuite se forme après en lois. Car il en a été d’aussi sauvages qu’aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutefois ont maintenu leurs corps, avec autant de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote sauraient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes par art, se trouvent ridicules, et ineptes à mettre en pratique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de société : et des règles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l’exercice de notre esprit : Comme il se trouve ès arts, plusieurs sujets qui ont leur essence en l’agitation et en la dispute, et n’ont aucune vie hors de là. Telle peinture de police, serait de mise, en un nouveau monde : mais nous prenons un monde déjà fait et formé à certaines coutumes. Nous ne l’engendrons pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen que nous ayons loi de le redresser, et ranger de nouveau, nous ne pouvons guère le tordre de son accoutumé pli, que nous ne rompions tout. On demandait à Solon, s’il avait établi les meilleures lois qu’il avait pu aux Athéniens : Oui bien, répondit-il, de celles qu’ils eussent reçues. Varro s’excuse de pareil air : Que s’il avait tout de nouveau à écrire de la religion ; il dirait ce, qu’il en croit. Mais, étant déjà reçue, il en dira selon l’usage, plus que selon nature. Non par opinion, mais en vérité, l’excellente et meilleure police est à chacune nation, celle sous laquelle elle s’est maintenue. Sa forme et commodité essentielle, dépend de l’usage. Nous nous déplaisons volontiers de la condition présente : Mais je tiens pourtant, que d’aller désirant le commandement de peu, en un état populaire : ou en la monarchie, une autre espèce de gouvernement, c’est vice et folie.
Aime l’état tel que tu le vois être,
S’il est royal, aime la royauté,
S’il est de peu, ou bien communauté
Aime-l’aussi, car Dieu t’y a fait naître.
Ainsi en parlait le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de perdre : un esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si douces. Cette perte, et celle qu’en même temps nous avons faite de monsieur de Foix, sont pertes importantes à notre couronne. Je ne sais s’il reste à la France de quoi substituer une autre couple, pareille à ces deux Gascons, en sincérité, et en suffisance, pour le conseil de nos Rois. C’étaient âmes diversement belles, et certes selon le siècle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les avait logées en cet âge, si disconvenables et si disproportionnées à notre corruption, et à nos tempêtes ? Rien ne presse un état que l’innovation : le changement donne seul forme à l’injustice, et à la tyrannie. Quand quelque pièce se démanche, on peut l’étayer : on peut s’opposer à ce, que l’altération et corruption naturelle à toutes choses, ne nous éloigne trop de nos commencements et principes : Mais d’entreprendre à refondre une si grande masse, et à changer les fondements d’un si grand bâtiment, c’est à faire à ceux qui pour décrasser effacent : qui veulent amender les défauts particuliers, par une confusion universelle, et guérir les maladies par la mort : non tam commutandarum quam euertendarum rerum cupidi [désireux non tant de réformer les choses que de les ruiner]. Le monde est inepte à se guérir : Il est si impatient de ce qui le presse, qu’il ne vise qu’à s’en défaire, sans regarder à quel prix. Nous voyons par mille exemples, qu’il se guérit ordinairement à ses dépens : la décharge du mal présent, n’est pas guérison, s’il n’y a en général amendement de condition. La fin du Chirurgien, n’est pas de faire mourir la mauvaise chair : ce n’est que l’acheminement de sa cure : il regarde au-delà, d’y faire renaître la naturelle, et rendre la partie à son dû être. Quiconque propose seulement d’emporter ce qui le mâche, il demeure court : car le bien ne succède pas nécessairement au mal : un autre mal lui peut succéder ; et pire. Comme il advint aux tueurs de Cæsar, qui jetèrent la chose publique à tel point, qu’ils eurent à se repentir de s’en être mêlés. À plusieurs, depuis, jusques à nos siècles, il est advenu de même. Les Français mes contemporains savent bien qu’en dire. Toutes grandes mutations ébranlent l’état, et le désordonnent. Qui viserait droit à la guérison, et en consulterait avant toute œuvre, se refroidirait volontiers d’y mettre la main. Pacuvius Calavius corrigea le vice de ce procédé, par un exemple insigne. Ses concitoyens étaient mutinés contre leurs magistrats : lui personnage de grande autorité en la ville de Capoue, trouva un jour moyen d’enfermer le Sénat dans le Palais : et convoquant le peuple en la place, leur dit : Que le jour était venu, auquel en pleine liberté ils pouvaient prendre vengeance des Tyrans qui les avaient si longtemps oppressés, lesquels il tenait à sa merci seuls et désarmés. Fut d’avis, qu’au sort on les tirât hors, l’un après l’autre : et de chacun on ordonnât particulièrement : faisant sur-le-champ, exécuter ce qui en serait décrété : pourvu aussi que tout d’un train ils avisassent d’établir quelque homme de bien, en la place du condamné, afin qu’elle ne demeurât vide d’officier. Ils n’eurent pas plus tôt ouï le nom d’un Sénateur, qu’il s’éleva un cri de mécontentement universel à rencontre de lui : Je vois bien, dit Pacuvius, il faut démettre celui-ci : c’est un méchant : ayons-en un bon en change. Ce fut un prompt silence : tout le monde se trouvant bien empêché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien : voilà un consentement de voix encore plus grand à refuser celui-là : Cent imperfections, et justes causes, de le rebuter. Ces humeurs contradictoires, s’étant échauffées, il advint encore pis du second Sénateur, et du tiers. Autant de discorde à l’élection, que de convenance à la démission. S’étant inutilement lassés à ce trouble, ils commencent, qui deçà, qui delà, à se dérober peu à peu de l’assemblée : Rapportant chacun cette résolution en son âme, que le plus vieil et mieux connu mal, est toujours plus supportable, que le mal récent et inexpérimenté. Pour nous voir bien piteusement agités : car que n’avons-nous fait ?
Eheu cicatricum et sceleris pudet,
Fratrumque : quid nos dura refugimus
Ætas ? quid intactum nefasti
Liquimus ? unde manus iuuentus
Metu Deorum continuit ? quibus
Pepercit aris ?
[Hélas ! nous avons honte de nos cicatrices, de nos crimes, de nos fratricides : génération féroce, devant quel méfait avons-nous reculé ? de quel sacrilège nous sommes-nous abstenus ? où la main des jeunes gens a-t-elle été arrêtée par la crainte des dieux ? quels autels ont-ils épargnés ?]
je ne vais pas soudain me résolvant,
ipsa si velit salus,
Seruare prorsus non potest hanc familiam :
[Si même la déesse Salus le voulait, elle ne pourrait préserver cette famille :]
Nous ne sommes pas pourtant à l’aventure, à notre dernier période. La conservation des états, est chose qui vraisemblablement surpasse notre intelligence. C’est, comme dit Platon, chose puissante, et de difficile dissolution, qu’une civile police, elle dure souvent contre des maladies mortelles et intestines : contre l’injure des lois injustes, contre la tyrannie, contre le débordement et ignorance des magistrats, licence et sédition des peuples. En toutes nos fortunes, nous nous comparons à ce qui est au-dessus de nous, et regardons vers ceux qui sont mieux : Mesurons-nous à ce qui est au-dessous : il n’en est point de si misérable, qui ne trouve mille exemples où se consoler. C’est notre vice, que nous voyons plus mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est dessous. Si disait Solon, qui dresserait un tas de tous les maux ensemble, qu’il n’est aucun, qui ne choisît plutôt de remporter avec soi les maux qu’il a, que de venir à division légitime, avec tous les autres hommes, de ce tas de maux, et en prendre sa quote-part. Notre police se porte mal. Il en a été pourtant de plus malades, sans mourir. Les dieux s’ébattent de nous à la pelote, et nous agitent à toutes mains, enimvero Dii nos homines quasi pilas habent [vraiment les Dieux nous prennent, nous les hommes, pour des ballons]. Les astres ont fatalement destiné l’état de Rome, pour exemplaire de ce qu’ils peuvent en ce genre : Il comprend en soi toutes les formes et aventures, qui touchent un état : Tout ce que l’ordre y peut, et le trouble, et l’heur, et le malheur. Qui se doit désespérer de sa condition, voyant les secousses et mouvements de quoi celui-là fut agité, et qu’il supporta ? Si l’étendue de la domination, est la santé d’un état, de quoi je ne suis aucunement d’avis (et me plaît Isocrates, qui instruit Nicocles, non d’envier les Princes, qui ont des dominations larges, mais qui savent bien conserver celles qui leur sont échues) celui-là ne fut jamais si sain, que quand il fut le plus malade. La pire de ses formes, lui fut la plus fortunée. À peine reconnaît-on l’image d’aucune police, sous les premiers Empereurs : c’est la plus horrible et la plus épaisse confusion qu’on puisse concevoir. Toutefois il la supporta : et y dura, conservant, non pas une monarchie resserrée en ses limites, mais tant de nations, si diverses, si éloignées, si mal affectionnées, si désordonnément commandées, et injustement conquises.
nec gentibus ullis
Commodat in populum terræ pelagique potentem,
Inuidiam fortuna suam.
[Et la fortune ne confie à aucune nation sa haine contre un peuple puissant sur terre et sur mer.]
Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’un si grand corps tient à plus d’un clou. Il tient même par son antiquité : comme les vieux bâtiments, auxquels l’âge a dérobé le pied, sans croûte et sans ciment, qui pourtant vivent et se soutiennent en leur propre poids,
nec iam validis radicibus hærens,
Pondere tuta suo est.
[et, ne tenant plus à la terre que par de fortes racines, il ne s’assure que par son propre poids.]
Davantage ce n’est pas bien procédé, de reconnaître seulement le flanc et le fossé : pour juger de la sûreté d’une place, il faut voir, par où on y peut venir, en quel état est l’assaillant. Peu de vaisseaux fondent de leur propre poids, et sans violence étrangère. Or tournons les yeux partout, tout croule autour de nous : En tous les grands états, soit de Chrétienté, soit d’ailleurs, que nous connaissons, regardez-y, vous y trouverez une évidente menace de changement et de ruine :
Et sua sunt illis incommoda, parque per omnes
Tempestas.
[Ils ont leurs propres infirmités, et les orages sont les mêmes pour tous.]
Les astrologues ont beau jeu, à nous avertir, comme ils font, de grandes altérations, et mutations prochaines : leurs divinations sont présentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela. Nous n’avons pas seulement à tirer consolation, de cette société universelle de mal et de menace : mais encore quelque espérance, pour la durée de notre état : d’autant que naturellement, rien ne tombe, là où tout tombe : La maladie universelle est la santé particulière : La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour moi, je n’en entre point au désespoir, et me semble y voir des routes à nous sauver :
Deus hæc fartasse benigna
Reducet in sedem vice.
[Peut-être un dieu nous rendra-t-il à notre premier état, par un revirement favorable.]
Qui sait, si Dieu voudra qu’il en advienne, comme des corps qui se purgent, et remettent en meilleur état, par longues et grièves maladies : lesquelles leur rendent une santé plus entière et plus nette, que celle qu’elles leur avaient ôté ? Ce qui me pèse le plus, c’est qu’à compter les symptômes de notre mal, j’en vois autant de naturels, et de ceux que le ciel nous envoie, et proprement siens, que de ceux que notre dérèglement, et l’imprudence humaine y confèrent. Il semble que les astres mêmes ordonnent, que nous avons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et ceci aussi me pèse, que le plus voisin mal, qui nous menace, ce n’est pas altération en la masse, entière et solide, mais sa dissipation et divulsion : l’extrême de nos craintes. Encore en ces rêvasseries ici crains-je la trahison, de ma mémoire, que par inadvertance, elle m’ait fait enregistrer une chose deux fois. Je hais à me reconnaître : et ne retâte jamais qu’envis ce qui m’est une fois échappé. Or je n’apporte ici rien de nouvel apprentissage. Ce sont imaginations communes : les ayant à l’aventure conçues cent fois, j’ai peur de les avoir déjà enrôlées. La redite est partout ennuyeuse, fût-ce dans Homere : Mais elle est ruineuse, aux choses qui n’ont qu’une montre superficielle et passagère. Je me déplais de l’inculcation, voire aux choses utiles, comme en Seneque. Et l’usage de son école Stoïque me déplaît, de redire sur chaque matière, tout au long et au large, les principes et présuppositions, qui servent en général : et réalléguer toujours de nouveau les arguments et raisons communes et universelles. Ma mémoire s’empire cruellement tous les jours :
Pocula Lethæos ut si ducentia somnos
Arente fauce traxerim,
[Comme si, la gorge sèche, j’avais vidé d’un seul trait les coupes qui instillent la torpeur du Léthé,]
Il faudra dorénavant (car Dieu merci jusques à cette heure, il n’en est pas advenu de faute) qu’au lieu que les autres cherchent temps, et occasion de penser à ce qu’ils ont à dire, je fuie à me préparer, de peur de m’attacher à quelque obligation, de laquelle j’aie à dépendre. L’être tenu et obligé, me fourvoie : et le dépendre d’un si faible instrument qu’est ma mémoire. Je ne lis jamais cette histoire, que je ne m’en offense, d’un ressentiment propre et naturel. Lyncestez accusé de conjuration, contre Alexandre, le jour qu’il fut mené en la présence de l’armée, suivant la coutume, pour être ouï en ses défenses, avait en sa tête une harangue étudiée, de laquelle tout hésitant et bégayant il prononça quelques paroles : Comme il se troublait de plus en plus, cependant qu’il lutte avec sa mémoire, et qu’il la retâte, le voilà chargé et tué à coups de pique, par les soldats, qui lui étaient plus voisins : le tenant pour convaincu. Son étonnement et son silence, leur servit de confession. Ayant eu en prison tant de loisir de se préparer, ce n’est à leur avis, plus la mémoire qui lui manque : c’est la conscience qui lui bride la langue, et lui ôte la force. Vraiment c’est bien dit. Le lieu étonne, l’assistance, l’expectation, lors même qu’il n’y va que de l’ambition de bien dire. Que peut-on faire, quand c’est une harangue, qui porte la vie en conséquence ? Pour moi, cela même, que je sois lié à ce que j’ai à dire, sert à m’en déprendre. Quand je me suis commis et assigné entièrement à ma mémoire, je pends si fort sur elle, que je l’accable : elle s’effraie de sa charge. Autant que je m’en rapporte à elle, je me mets hors de moi : jusques à essayer ma contenance : Et me suis vu quelque jour en peine, de celer la servitude en laquelle j’étais entravé : Là où mon dessein est, de représenter en parlant, une profonde nonchalance d’accent et de visage, et des mouvements fortuits et imprémédités, comme naissant des occasions présentes : aimant aussi cher ne rien dire qui vaille, que de montrer être venu préparé pour bien dire : Chose messéante, surtout à gens de ma profession : et chose de trop grande obligation, à qui ne peut beaucoup tenir : L’apprêt donne plus à espérer, qu’il ne porte. On se met souvent sottement en pourpoint, pour ne sauter pas mieux qu’en saie. Nihil est his, qui placere volunt, tam aduersarium, quam expectatio. [Il n’est rien, pour ceux qui veulent plaire, de si contraire que l’attente dont ils sont l’objet.] Ils ont laissé par écrit de l’orateur Curio, que quand il proposait la distribution des pièces de son oraison, en trois, ou en quatre ; ou le nombre de ses arguments et raisons, il lui advenait volontiers, ou d’en oublier quelqu’un, ou d’y en ajouter un ou deux de plus. J’ai toujours bien évité, de tomber en cet inconvénient : ayant haï ces promesses et prescriptions : Non seulement pour la défiance de ma mémoire, mais aussi pour ce que cette forme retire trop à l’artiste. Simpliciora militares decent. [Des choses plus simples conviennent aux soldats.] Baste, que je me suis méshui promis, de ne prendre plus la charge de parler en lieu de respect : Car quant à parler en lisant son écrit : outre ce qu’il est très inepte, il est de grand désavantage à ceux, qui par nature pouvaient quelque chose en l’action. Et de me jeter à la merci de mon invention présente, encore moins : Je l’ai lourde et trouble, qui ne saurait fournir aux soudaines nécessités, et importantes. Laisse Lecteur courir encore ce coup d’essai, et ce troisième allongeait, du reste des pièces de ma peinture. J’ajoute, mais je ne corrige pas : Premièrement, parce que celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence, qu’il n’y ait plus de droit : Qu’il dise, s’il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besogne qu’il a vendue : De telles gens, il ne faudrait rien acheter qu’après leur mort : Qu’ils y pensent bien, avant que de se produire. Qui les hâte ? Mon livre est toujours un : sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouveler, afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vides, je me donne loi d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe) quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes, par une petite subtilité ambitieuse. De là toutefois il adviendra facilement, qu’il s’y mêle quelque transposition de chronologie : mes contes prenant place selon leur opportunité, non toujours selon leur âge. Secondement, à cause que pour mon regard, je crains de perdre au change : Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi : Je ne me défie guère moins de mes fantaisies, pour être secondes ou tierces, que premières : ou présentes, que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent, comme nous corrigeons les autres. Je suis envieilli de nombre d’ans, depuis mes premières publications, qui furent l’an mille cinq cent quatre-vingts. Mais je fais doute que je sois assagi d’un pouce. Moi à cette heure, et moi tantôt, sommes bien deux. Quand meilleur, je n’en puis rien dire. Il ferait bel être vieil, si nous ne marchions, que vers l’amendement. C’est un mouvement d’ivrogne, titubant, vertigineux, informe : ou des jonchés, que l’air manie casuellement selon soi. Antiochus avait vigoureusement écrit en faveur de l’Académie : il prit sur ses vieux ans un autre parti : lequel des deux je suivisse, serait-ce pas toujours suivre Antiochus ? Après avoir établi le doute, vouloir établir la certitude des opinions humaines, était-ce pas établir le doute, non la certitude ? et promettre, qui lui eût donné encore un âge à durer, qu’il était toujours en termes de nouvelle agitation : non tant meilleure, qu’autre ? La faveur publique m’a donné un peu plus de hardiesse que je n’espérais : mais ce que je crains le plus, c’est de saouler. J’aimerais mieux poindre que lasser. Comme a fait un savant homme de mon temps. La louange est toujours plaisante, de qui, et pourquoi elle vienne : Si faut-il pour s’en agréer justement, être informé de sa cause. Les imperfections même ont leur moyen de se recommander. L’estimation vulgaire et commune, se voit peu heureuse en rencontre : Et de mon temps, je suis trompé, si les pires écrits ne sont ceux qui ont gagné le dessus du vent populaire. Certes, je rends grâces à des honnêtes hommes, qui daignent prendre en bonne part, mes faibles efforts. Il n’est lieu où les fautes de la façon paraissent tant, qu’en une matière qui de soi n’a point de recommandation : Ne te prends point à moi, Lecteur, de celles qui se coulent ici, par la fantaisie, ou inadvertance d’autrui : chaque main, chaque ouvrier, y apporte les siennes. Je ne me mêle, ni d’orthographe (et ordonne seulement qu’ils suivent l’ancienne) ni de la ponctuation : je suis peu expert en l’un et en l’autre. Où ils rompent du tout le sens, je m’en donne peu de peine, car au moins ils me déchargent : Mais où ils en substituent un faux, comme ils font si souvent, et me détournent à leur conception, ils me ruinent. Toutefois quand la sentence n’est forte à ma mesure, un honnête homme la doit refuser pour mienne. Qui connaîtra combien je suis peu laborieux, combien je suis fait à ma mode, croira facilement, que je redicterais plus volontiers, encore autant d’Essais, que de m’assujettir à resuivre ceux-ci, pour cette puérile correction. Je disais donc tantôt, qu’étant planté en la plus profonde minière de ce nouveau métal, non seulement je suis privé de grande familiarité, avec gens d’autres mœurs que les miennes : et d’autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d’un nœud, qui commande tout autre nœud. Mais encore je ne suis pas sans hasard, parmi ceux, à qui tout est également loisible : et desquels la plupart ne peut empirer méshui son marché, vers notre justice : D’où naît l’extrême degré de licence. Comptant toutes les particulières circonstances qui me regardent, je ne trouve homme des nôtres, à qui la défense des lois, coûte, et en gain cessant, et en dommage émergeant, disent les clercs, plus qu’à moi. Et tels font bien les braves, de leur chaleur et âpreté, qui font beaucoup moins que moi, en juste balance. Comme maison de tout temps libre, de grand abord, et officieuse à chacun (car je ne me suis jamais laissé induire, d’en faire un outil de guerre : laquelle je vais chercher plus volontiers, où elle est le plus éloignée de mon voisinage) ma maison a mérité assez d’affection populaire : et serait bien malaisé de me gourmander sur mon fumier : Et j’estime à un merveilleux chef-d’œuvre, et exemplaire, qu’elle soit encore vierge de sang, et de sac, sous un si long orage, tant de changements et agitations voisines. Car à dire vrai, il était possible à un homme de ma complexion, d’échapper à une forme constante et continue, telle qu’elle fût : Mais les invasions et incursions contraires, et alternations et vicissitudes de la fortune, autour de moi, ont jusqu’à cette heure plus exaspéré qu’amolli l’humeur du pays : et me rechargent de dangers, et difficultés invincibles. J’échappe : Mais il me déplaît que ce soit plus par fortune : voire, et par ma prudence, que par justice : Et me déplaît d’être hors la protection des lois, et sous autre sauvegarde que la leur. Comme les choses sont, je vis plus qu’à demi, de la faveur d’autrui : qui est une rude obligation. Je ne veux devoir ma sûreté, ni à la bonté, et bénignité des grands, qui s’agréent de ma légalité et liberté : ni à la facilité des mœurs de mes prédécesseurs, et miennes : car quoi si j’étais autre ? Si mes déportements et la franchise de ma conversation, obligent mes voisins, ou la parenté : c’est cruauté qu’ils s’en puissent acquitter, en me laissant vivre, et qu’ils puissent dire : Nous lui condonnons la libre continuation du service divin, en la chapelle de sa maison, toutes les Églises d’autour, étant par nous désertées : et lui condonnons l’usage de ses biens, et sa vie, comme il conserve nos femmes, et nos bœufs au besoin. De longue main chez moi, nous avons part à la louange de Lycurgus Athénien, qui était général dépositaire et gardien des bourses de ses concitoyens. Or je tiens, qu’il faut vivre par droit, et par autorité, non par récompense ni par grâce. Combien de galants hommes ont mieux aimé perdre la vie, que la devoir ? Je fuis à me soumettre à toute sorte d’obligation. Mais surtout, à celle qui m’attache, par devoir d’honneur. Je ne trouve rien si cher, que ce qui m’est donné : et ce pourquoi, ma volonté demeure hypothéquée par titre d’ingratitude : Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Je crois bien : Pour ceux-ci, je ne donne que de l’argent : pour les autres, je me donne moi-même. Le nœud, qui me tient par la loi d’honnêteté, me semble bien plus pressant et plus pesant, que n’est celui de la contrainte civile. On me garrotte plus doucement par un Notaire, que par moi. N’est-ce pas raison, que ma conscience soit beaucoup plus engagée, à ce, en quoi on s’est simplement fié d’elle ? Ailleurs, ma foi ne doit rien : car on ne lui a rien prêté. Qu’on s’aide de la fiance et assurance, qu’on a prise hors de moi. J’aimerais bien plus cher, rompre la prison d’une muraille, et des lois, que de ma parole. Je suis délicat à l’observation de mes promesses, jusques à la superstition : et les fais en tous sujets volontiers incertaines et conditionnelles. À celles, qui sont de nul poids, je donne poids de la jalousie de ma règle : elle me gêne et charge de son propre intérêt. Oui, ès entreprises toutes miennes et libres, si j’en dis le point, il me semble, que je me les prescris : et que le donner à la science d’autrui, c’est le préordonner à soi. Il me semble que je le promets, quand je le dis. Ainsi j’évente peu mes propositions. La condamnation que je fais de moi, est plus vive et plus roide, que n’est celle des juges, qui ne me prennent que par le visage de l’obligation commune : l’étreinte de ma conscience plus serrée, et plus sévère : Je suis lâchement les devoirs auxquels on m’entraînerait, si je n’y allais. Hoc ipsum ita iustum est quod recte fit, si est voluntarium. [Une action juste n’est conforme au droit que si elle est volontaire.] Si l’action n’a quelque splendeur de liberté, elle n’a point de grâce, ni d’honneur.
Quod me ius cogit, vix voluntate impetrent.
[Ce que le droit me force à faire, ils ne l’obtiendraient guère de ma volonté.]
Où la nécessité me tire, j’aime à lâcher la volonté. Quia quicquid imperio cogitur, exigenti magis, quam præstanti acceptum refertur. [Parce que tout ce qui est ordonné par autorité est imputé à celui qui le commande plus qu’à celui qui l’exécute.] J’en sais qui suivent cet air, jusques à l’injustice : Donnent plutôt qu’ils ne rendent, prêtent plutôt qu’ils ne paient : font plus écharsement bien à celui, à qui ils en sont tenus. Je ne vais pas là, mais je touche contre. J’aime tant à me décharger et désobliger, que j’ai parfois compté à profit, les ingratitudes, offenses, et indignités, que j’avais reçu de ceux, à qui ou par nature, ou par accident, j’avais quelque devoir d’amitié : prenant cette occasion de leur faute, pour autant d’acquit, et décharge de ma dette. Encore que je continue à leur payer les offices apparents, de la raison publique, je trouve grande épargne pourtant à faire par justice, ce que je faisais par affection, et à me soulager un peu, de l’attention et sollicitude, de ma volonté au-dedans. Est prudentis sustinere ut cursum, sic impetum beneuolentiæ. [C’est d’un homme prudent de modérer la course d’un char, de même que l’élan de la bienveillance.] Laquelle j’ai trop urgente et pressante, où je m’adonne : au moins pour un homme, qui ne veut être aucunement en presse. Et me sert cette ménagerie, de quelque consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Je suis bien déplaisant qu’ils en vaillent moins, mais tant y a, que j’en épargne aussi quelque chose de mon application et engagement envers eux. J’approuve celui qui aime moins son enfant, d’autant qu’il est ou teigneux ou bossu : Et non seulement, quand il est malicieux ; mais aussi quand il est malheureux, et mal né (Dieu même en a rabattu cela de son prix, et estimation naturelle) pourvu qu’il se porte en ce refroidissement, avec modération, et justice exacte. En moi, la proximité n’allège pas les défauts, elle les aggrave plutôt. Après tout, selon que je m’entends en la science du bienfait et de reconnaissance, qui est une subtile science et de grand usage, je ne vois personne, plus libre et moins endetté, que je suis jusques à cette heure. Ce que je dois, je le dois simplement aux obligations communes et naturelles. Il n’en est point, qui soit plus nettement quitte d’ailleurs.
nec sunt mihi nota potentum
Munera.
[Et les présents des puissants me sont inconnus.]
Les Princes me donnent prou, s’ils ne m’ôtent rien : et me font assez de bien, quand ils ne me font point de mal : c’est tout ce que j’en demande. Ô combien je suis tenu à Dieu, de ce qu’il lui a plu, que j’aie reçu immédiatement de sa grâce, tout ce que j’ai : qu’il a retenu particulièrement à soi toute ma dette ! Combien je supplie instamment sa sainte miséricorde, que jamais je ne doive un essentiel grammerci à personne ! Bienheureuse franchise : qui m’a conduit si loin. Qu’elle achève. J’essaie à n’avoir exprès besoin de nul. In me omnis spes est mihi. [En moi est tout mon espoir.] C’est chose que chacun peut en soi : mais plus facilement ceux, que Dieu a mis à l’abri des nécessités naturelles et urgentes. Il fait bien piteux, et hasardeux, dépendre d’un autre. Nous-mêmes qui est la plus juste adresse, et la plus sûre, ne nous sommes pas assez assurés. Je n’ai rien mien, que moi ; et si en est la possession en partie manque et empruntée. Je me cultive et en courage, qui est le plus fort : et encore en fortune, pour y trouver de quoi me satisfaire, quand ailleurs tout m’abandonnerait. Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science, pour au giron des muses se pouvoir joyeusement écarter de toute autre compagnie au besoin : ni seulement de la connaissance de la philosophie, pour apprendre à son âme de se contenter d’elle, et se passer virilement des commodités qui lui viennent du dehors, quand le sort l’ordonne. Il fut si curieux, d’apprendre encore à faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues, pour se fonder en soi autant qu’il pourrait, et soustraire au secours étranger. On jouit bien plus librement, et plus gaiement, des biens empruntés : quand ce n’est pas une jouissance obligée et contrainte par le besoin : et qu’on a, et en sa volonté, et en sa fortune, la force et les moyens de s’en passer. Je me connais bien. Mais il m’est malaisé d’imaginer nulle si pure libéralité de personne envers moi, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblât disgraciée, tyrannique, et teinte de reproche, si la nécessité m’y avait enchevêtré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et de prérogative, aussi est l’accepter qualité de soumission : Témoin l’injurieux, et querelleux refus, que Bajazet fit des présents, que Ternir lui envoyait. Et ceux qu’on offrit de la part de l’Empereur Solyman, à l’Empereur de Calicut, le mirent en si grand dépit, que non seulement il les refusa rudement : disant, que ni lui ni ses prédécesseurs n’avaient accoutumé de prendre : et que c’était leur office de donner : mais en outre fit mettre en un cul de fosse, les Ambassadeurs envoyés à cet effet. Quand Thetis, dit Aristote, flatte Juppiter : quand les Lacédémoniens flattent les Athéniens : ils ne vont pas leur rafraîchissant la mémoire des biens, qu’ils leur ont faits, qui est toujours odieuse : mais la mémoire des bienfaits qu’ils ont reçus d’eux. Ceux que je vois si familièrement employer tout chacun et s’y engager : ne le feraient pas, s’ils savouraient comme moi la douceur d’une pure liberté : et s’ils pesaient autant que doit peser à un sage homme, l’engageure d’une obligation. Elle se paie à l’aventure quelquefois : mais elle ne se dissout jamais. Cruel garrottage, à qui aime d’affranchir les coudées de sa liberté, en tout sens. Mes connaissants, et au-dessus et au-dessous de moi, savent, s’ils en ont jamais vu, de moins sollicitant, requérant, suppliant, ni moins chargeant sur autrui. Si je le suis, au-delà de tout exemple moderne, ce n’est pas grande merveille : tant de pièces de mes mœurs y contribuant. Un peu de fierté naturelle : l’impatience du refus : contraction de mes désirs et desseins : inhabileté à toute sorte d’affaires : Et mes qualités plus favorites, l’oisiveté, la franchise. Par tout cela, j’ai pris à haine mortelle, d’être tenu ni à autre, ni par autre que moi. J’emploie bien vivement, tout ce que je puis, à me passer : avant que j’emploie la bénéficence d’un autre, en quelque, ou légère ou pesante occasion ou besoin que ce soit. Mes amis m’importunent étrangement, quand ils me requièrent, de requérir un tiers. Et ne me semble guère moins de coût, désengager celui qui me doit, usant de lui : que m’engager pour eux envers celui, qui ne me doit rien. Cette condition ôtée, et cette autre, qu’ils ne veuillent de moi chose négocieuse et soucieuse (car j’ai dénoncé à tout soin guerre capitale) je suis commodément facile et prêt au besoin de chacun. Mais j’ai encore plus fui à recevoir, que je n’ai cherché à donner : aussi est-il bien plus aisé selon Aristote. Ma fortune m’a peu permis de bien faire à autrui : et ce peu qu’elle m’en a permis, elle l’a assez maigrement logé. Si elle m’eût fait naître pour tenir quelque rang entre les hommes, j’eusse été ambitieux de me faire aimer : non de me faire craindre ou admirer. L’exprimerai-je plus insolemment ? j’eusse autant regardé, au plaire, qu’au profiter. Cyrus très sagement, et par la bouche d’un très bon Capitaine, et meilleur Philosophe encore, estime sa bonté et ses bienfaits, loin au-delà de sa vaillance, et belliqueuses conquêtes. Et le premier Scipion, partout où il se veut faire valoir, pèse sa débonnaireté et humanité, au-dessus de sa hardiesse et de ses victoires : et a toujours en la bouche ce glorieux mot, Qu’il a laissé aux ennemis, autant à l’aimer, qu’aux amis. Je veux donc dire, que s’il faut ainsi devoir quelque chose, ce doit être à plus légitime titre, que celui de quoi je parle, auquel la loi de cette misérable guerre m’engage : et non d’un si gros dette, comme celui de ma totale conservation : il m’accable. Je me suis couché mille fois chez moi, imaginant qu’on me trahirait et assommerait cette nuit-là : composant avec la fortune, que ce fût sans effroi et sans langueur : Et me suis écrié après mon patenôtre,
Impius hæc tam culta noualia miles habebit ?
[Ces terres que j’ai tant cultivées, c’est donc un soldat impie qui les aura ?]
Quel remède ? c’est le lieu de ma naissance, et de la plupart de mes ancêtres : ils y ont mis leur affection et leur nom : Nous nous durcissons à tout ce que nous accoutumons. Et à une misérable condition, comme est la nôtre, ç’a été un très favorable présent de nature, que l’accoutumance, qui endort notre sentiment à la souffrance de plusieurs maux. Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en échauguette en sa propre maison.
Quam miserum, porta vitam muroque tueri,
Vixque suæ tutum viribus esse domus !
[Qu’il est triste de protéger sa vie par une porte et un mur, et d’être à peine protégé par les forces de sa propre maison !]
C’est grande extrémité, d’être pressé jusques dans son ménage, et repos domestique. Le lieu où je me tiens, est toujours le premier et le dernier, à la batterie de nos troubles : et où la paix n’a jamais son visage entier,
Tum quoque cum pax est, trépidant formidine belli/
quoties pacem fortuna lacessit,
Hac iter est bellis, melius fortuna dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidaque sub Arcto,
Errantesque domos.
[Alors même que c’est la paix, ils tremblent de la crainte de la guerre. — Toutes les fois que la fortune a rompu la paix, c’est là le chemin pour les guerres. Tu aurais mieux fait, fortune, de nous loger dans des tentes de nomades sous le char brûlant du soleil ou sous les astres glacés de l’Ourse.]
Je tire parfois, le moyen de me fermir contre ces considérations, de la nonchalance et lâcheté. Elles nous mènent aussi aucunement à la résolution. Il m’advient souvent, d’imaginer avec quelque plaisir, les dangers mortels, et les attendre. Je me plonge la tête baissée, stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m’engloutit d’un saut, et m’étouffe en un instant, d’un puissant sommeil, plein d’insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la conséquence que j’en prévois, me donne plus de consolation, que l’effet de crainte. Ils disent, comme la vie n’est pas la meilleure, pour être longue, que la mort est la meilleure, pour n’être pas longue. Je ne m’étrange pas tant de l’être mort, comme j’entre en confidence avec le mourir. Je m’enveloppe et me tapis en cet orage, qui me doit aveugler et ravir de furie, d’une charge prompte et insensible. Encore s’il advenait, comme disent aucuns jardiniers, que les roses et violettes naissent plus odoriférantes près des aulx et des oignons, d’autant qu’ils sucent et tirent à eux, ce qu’il y a de mauvaise odeur en la terre : Aussi que ces dépravées natures, humassent tout le venin de mon air et du climat, et m’en rendissent d’autant meilleur et plus pur, par leur voisinage : que je ne perdisse pas tout. Cela n’est pas : mais de ceci il en peut être quelque chose, que la bonté est plus belle et plus attrayante quand elle est rare, et que la contrariété et diversité, raidit et resserre en soi le bien-faire : et l’enflamme par la jalousie de l’opposition, et par la gloire. Les voleurs de leur grâce, ne m’en veulent pas particulièrement : Ne fais-je pas moi à eux. Il m’en faudrait à trop de gens. Pareilles consciences logent sous diverses sortes de robes. Pareille cruauté, déloyauté, volerie. Et d’autant pire, qu’elle est plus lâche, plus sûre, et plus obscure, sous l’ombre des lois. Je hais moins l’injure professe que traîtresse ; guerrière que pacifique et juridique. Notre fièvre est survenue en un corps, qu’elle n’a de guère empiré. Le feu y était, la flamme s’y est prise. Le bruit est plus grand : le mal, de peu. Je réponds ordinairement, à ceux qui me demandent raison de mes voyages : Que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. Si on me dit, que parmi les étrangers il y peut avoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs ne sont pas mieux que les nôtres : Je réponds premièrement, qu’il est malaisé :
Tam multæ scelerum facies !
[Tant le crime a de formes !]
Secondement, que c’est toujours gain, de changer un mauvais état à un état incertain. Et que les maux d’autrui ne nous doivent pas poindre comme les nôtres. Je ne veux pas oublier ceci, que je ne me mutine jamais tant contre la France, que je ne regarde Paris de bon œil : Elle a mon cœur dès mon enfance : Et m’en est advenu comme des choses excellentes : plus j’ai vu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de celle-ci, peut, et gagne sur mon affection. Je l’aime par elle-même, et plus en son être seul, que rechargée de pompe étrangère : Je l’aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. Je ne suis Français, que par cette grande cité : grande en peuples, grande en félicité de son assiette : mais surtout grande, et incomparable en variété, et diversité de commodités : La gloire de la France, et l’un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divisions : entière et unie, je la trouve défendue de toute autre violence. Je l’avise, que de tous les partis, le pire sera celui qui la mettra en discorde : Et ne crains pour elle, qu’elle-même : Et crains pour elle, autant certes, que pour autre pièce de cet état. Tant qu’elle durera, je n’aurai faute de retraite, où rendre mes abois : suffisante à me faire perdre le regret de toute autre retraite. Non parce que Socrates l’a dit, mais parce qu’en vérité c’est mon humeur, et à l’aventure non sans quelque excès, j’estime tous les hommes mes compatriotes : et embrasse un Polonais comme un Français ; postposant cette liaison nationale, à l’universelle et commune. Je ne suis guère féru de la douceur d’un air naturel : Les connaissances toutes neuves, et toutes miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites connaissances du voisinage : Les amitiés pures de notre acquêt, emportent ordinairement, celles auxquelles la communication du climat, ou du sang, nous joignent. Nature nous a mis au monde libres et déliés, nous nous emprisonnons en certains détroits : comme les Rois de Perse qui s’obligeaient de ne boire jamais autre eau, que celle du fleuve de Choaspez, renonçaient par sottise, à leur droit d’usage en toutes les autres eaux : et asséchaient pour leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrates fit sur sa fin, d’estimer une sentence d’exil pire, qu’une sentence de mort contre soi : je ne serai, à mon avis, jamais ni si cassé, ni si étroitement habitué en mon pays, que je le fisse. Ces vies célestes, ont assez d’images, que j’embrasse par estimation plus que par affection. Et en ont aussi, de si élevées, et extraordinaires, que par estimation même je ne les puis embrasser, d’autant que je ne les puis concevoir. Cette humeur fut bien tendre à un homme, qui jugeait le monde sa ville. Il est vrai, qu’il dédaignait les pérégrinations, et n’avait guère mis le pied hors le territoire d’Attique. Quoi, qu’il plaignait l’argent de ses amis à désengager sa vie : et qu’il refusa de sortir de prison par l’entremise d’autrui, pour ne désobéir aux lois en un temps, qu’elles étaient d’ailleurs si fort corrompues ? Ces exemples sont de la première espèce, pour moi. De la seconde, sont d’autres, que je pourrais trouver en ce même personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de mon action : mais aucuns surpassent encore la force de mon jugement. Outre ces raisons, le voyager me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle exercitation, à remarquer les choses inconnues et nouvelles. Et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à façonner la vie, que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies, et usances : et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature. Le corps n’y est ni oisif ni travaillé : et cette modérée agitation le met en haleine. Je me tiens à cheval sans démonter, tout coliqueux que je suis, et sans m’y ennuyer, huit et dix heures,
vires ultra sortemque senectæ.
[au-delà des forces et de la condition de la vieillesse.]
Nulle saison m’est ennemie, que le chaud âpre d’un Soleil poignant. Car les ombrelles, de quoi depuis les anciens Romains l’Italie se sert, chargent plus les bras, qu’ils ne déchargent la tête. Je voudrais savoir quelle industrie c’était aux Perses, si anciennement, et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et des ombrages à leur poste, comme dit Xenophon. J’aime les pluies et les crottes comme les canes. La mutation d’air et de climat ne me touche point. Tout ciel m’est un. Je ne suis battu que des altérations internes, que je produis en moi, et celles-là m’arrivent moins en voyageant. Je suis malaisé à ébranler : mais étant avoyé, je vais tant qu’on veut. J’estrive autant aux petites entreprises, qu’aux grandes : et à m’équiper pour faire une journée, et visiter un voisin, que pour un juste voyage. J’ai appris à faire mes journées à l’Espagnole, d’une traite : grandes et raisonnables journées. Et aux extrêmes chaleurs, les passe de nuit, du Soleil couchant jusques au levant. L’autre façon de repaître en chemin, en tumulte et hâte, pour la dînée, notamment aux courts jours, est incommode. Mes chevaux en valent mieux : Jamais cheval ne m’a failli, qui a su faire avec moi la première journée. Je les abreuve partout : et regarde seulement qu’ils aient assez de chemin de reste, pour battre leur eau. La paresse à me lever, donne loisir à ceux qui me suivent, de dîner à leur aise, avant partir. Pour moi, je ne mange jamais trop tard : l’appétit me vient en mangeant, et point autrement : je n’ai point de faim qu’à table. Aucuns se plaignent de quoi je me suis agréé à continuer cet exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d’abandonner sa maison, quand on l’a mise en train de continuer sans nous : quand on y a laissé de l’ordre qui ne démente point sa forme passée. C’est bien plus d’imprudence, de s’éloigner, laissant à sa maison une garde moins fidèle, et qui ait moins de soin de pourvoir à votre besoin. La plus utile et honorable science et occupation à une mère de famille, c’est la science du ménage. J’en vois quelqu’une avare ; de ménagère, fort peu. C’est sa maîtresse qualité, et qu’on doit chercher, avant toute autre : comme le seul douaire qui sert à ruiner ou sauver nos maisons. Qu’on ne m’en parle pas ; selon que l’expérience m’en a appris, je requiers d’une femme mariée, au-dessus de toute autre vertu, la vertu économique. Je l’en mets au propre, lui laissant par mon absence tout le gouvernement en main. Je vois avec dépit en plusieurs ménages, monsieur revenir maussade et tout marmiteux du tracas des affaires, environ midi, que madame est encore après à se coiffer et attifer, en son cabinet. C’est à faire aux Reines : encore ne sais-je. Il est ridicule et injuste, que l’oisiveté de nos femmes, soit entretenue de notre sueur et travail. Il n’adviendra, que je puisse, à personne, d’avoir l’usage de ses biens plus liquide que moi, plus quiète et plus quitte. Si le mari fournit de matière, nature même veut qu’elles fournissent de forme. Quant aux devoirs de l’amitié maritale, qu’on pense être intéressés par cette absence : je ne le crois pas. Au rebours, c’est une intelligence, qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance, et que l’assiduité blesse. Toute femme étrangère nous semble honnête femme : Et chacun sent par expérience, que la continuation de se voir, ne peut représenter le plaisir que l’on sent à se déprendre, et reprendre à secousses. Ces interruptions me remplissent d’une amour récente envers les miens, et me redonnent l’usage de ma maison plus doux : la vicissitude échauffe mon appétit, vers l’un, puis vers l’autre parti : Je sais que l’amitié a les bras assez longs, pour se tenir et se joindre, d’un coin de monde à l’autre : et spécialement celle-ci, où il y a une continuelle communication d’offices, qui en réveillent l’obligation et la souvenance. Les Stoïciens disent bien, qu’il y a si grande colligeance et relation entre les sages, que celui qui dîne en France, repaît son compagnon en Ægypte ; et qui étend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont sur la terre habitable, en sentent aide. La jouissance, et la possession, appartiennent principalement à l’imagination. Elle embrasse plus chaudement et plus continuellement ce qu’elle va quérir, que ce que nous touchons. Comptez vos amusements journaliers ; vous trouverez que vous êtes lors plus absent de votre ami, quand il vous est présent. Son assistance relâche votre attention, et donne liberté à votre pensée, de s’absenter à toute heure, pour toute occasion. De Rome en hors, je tiens et régente ma maison, et les commodités que j’y ai laissé : je vois croître mes murailles, mes arbres, et mes rentes, et décroître à deux doigts près, comme quand j’y suis,
Ante oculos errat domus, errat forma locorum.
[Devant mes yeux passe ma maison, passe l’image de ces lieux.]
Si nous ne jouissons que ce que nous touchons, adieu nos écus quand ils sont en nos coffres, et nos enfants s’ils sont à la chasse. Nous les voulons plus près. Au jardin est-ce loin ? À une demi-journée ? Quoi, à dix lieues est-ce loin, ou près ? Si c’est près : Quoi onze, douze, treize ? et ainsi pas à pas. Vraiment celle qui saura prescrire à son mari, le quantième pas finit le près, et le quantième pas donne commencement au loin, je suis d’avis qu’elle l’arrête entre deux.
excludat iurgia finis :
Utor permisso, caudæque pilos ut equinæ
Paulatim vello : et demo unum, demo etiam unum,
Dum cadat elusus ratione ruentis acemi.
[que soit proposée une limite qui mette fin aux contestations : je me sers du droit concédé et, de même que j’arrache un par un les crins d’une queue de cheval, de même j’enlève une unité, et encore une, jusqu’à ce que l’adversaire cède, vaincu par l’argument du tas décroissant.]
Et qu’elles appellent hardiment la Philosophie à leur secours. À qui quelqu’un pourrait reprocher, puisqu’elle ne voit ni l’un ni l’autre bout de la jointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le léger et le pesant, le près et le loin : puisqu’elle n’en reconnaît le commencement ni la fin, qu’elle juge bien incertainement du milieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. [La nature ne nous a pas donné la connaissance des limites.] Sont-elles pas encore femmes et amies des trépassés ; qui ne sont pas au bout de celui-ci, mais en l’autre monde ? Nous embrassons et ceux qui ont été, et ceux qui ne sont point encore, non que les absents. Nous n’avons pas fait marché, en nous mariant, de nous tenir continuellement accoués, l’un à l’autre, comme je ne sais quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelés de Karenty, d’une manière chiennine. Et ne doit une femme avoir les yeux si gourmandement fichés sur le devant de son mari, qu’elle n’en puisse voir le derrière, où besoin est. Mais ce mot de ce peintre si excellent, de leurs humeurs, serait-il point de mise en ce lieu, pour représenter la cause de leurs plaintes ?
Uxor, si cesses, aut te amare cogitat,
Aut tete amari, aut potare, aut animo obsequi,
Et tibi bene esse soli, cum sibi sit male.
[Ton épouse, si tu es en retard, pense ou que tu es amoureux, ou que tu es aimé, ou que tu bois, ou que tu en fais à ta guise, et que tu te donnes du bon temps, pendant qu’elle se donne tant de peine.]
Ou bien serait-ce pas, que de soi l’opposition et contradiction les entretient et nourrit : et qu’elles s’accommodent assez, pourvu qu’elles vous incommodent ? En la vraie amitié, de laquelle je suis expert, je me donne à mon ami, plus que je ne le tire à moi. Je n’aime pas seulement mieux, lui faire bien, que s’il m’en faisait : mais encore qu’il s’en fasse, qu’à moi : il m’en fait lors le plus, quand il s’en fait. Et si l’absence lui est ou plaisante ou utile, elle m’est bien plus douce que sa présence : et ce n’est pas proprement absence, quand il y a moyen de s’entravertir. J’ai tiré autrefois usage de notre éloignement et commodité. Nous remplissions mieux, et étendions, la possession de la vie, en nous séparant : il vivait, il jouissait, il voyait pour moi, et moi pour lui, autant pleinement que s’il y eût été : l’une partie demeurait oisive, quand nous étions ensemble : nous nous confondions. La séparation du lieu rendait la conjonction de nos volontés plus riche. Cette faim insatiable de la présence corporelle, accuse un peu la faiblesse en la jouissance des âmes. Quant à la vieillesse, qu’on m’allègue ; au rebours : c’est à la jeunesse à s’asservir aux opinions communes, et se contraindre pour autrui. Elle peut fournir à tous les deux, au peuple et à soi : nous n’avons que trop à faire, à nous seuls. À mesure que les commodités naturelles nous faillent, soutenons-nous par les artificielles. C’est injustice, d’excuser la jeunesse de suivre ses plaisirs, et défendre à la vieillesse d’en chercher. Jeune, je couvrais mes passions enjouées, de prudence : vieil, je démêle les tristes, de débauche. Si prohibent les lois Platoniques, de pérégriner avant quarante ans, ou cinquante : pour rendre la pérégrination plus utile et instructive. Je consentirais plus volontiers, à cet autre second article, des mêmes lois, qui l’interdit après soixante. Mais en tel âge, vous ne reviendrez jamais d’un si long chemin. Que m’en chaut-il ! je ne l’entreprends, ni pour en revenir, ni pour le parfaire. J’entreprends seulement de me branler, pendant que le branle me plaît, et me promène pour me promener. Ceux qui courent un bénéfice, ou un lièvre, ne courent pas. Ceux-là courent, qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible partout, il n’est pas fondé en grandes espérances : chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même. J’ai vu pourtant assez de lieux éloignés, où j’eusse désiré qu’on m’eût arrêté. Pourquoi non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater, tant d’hommes sages, de la secte plus renfrognée, abandonnèrent bien leur pays, sans aucune occasion de s’en plaindre : et seulement pour la jouissance d’un autre air ? Certes le plus grand déplaisir de mes pérégrinations, c’est que je n’y puisse apporter cette résolution, d’établir ma demeure où je me plairais. Et qu’il me faille toujours proposer de revenir, pour m’accommoder aux humeurs communes. Si je craignais de mourir en autre lieu, que celui de ma naissance : si je pensais mourir moins à mon aise, éloigné des miens : à peine sortirais-je hors de France, je ne sortirais pas sans effroi hors de ma paroisse : Je sens la mort qui me pince continuellement la gorge, ou les reins : Mais je suis autrement fait : elle m’est une partout. Si toutefois j’avais à choisir : ce serait, ce crois-je, plutôt à cheval, que dans un lit : hors de ma maison et loin des miens. Il y a plus de crève-cœur que de consolation, à prendre congé de ses amis. J’oublie volontiers ce devoir de notre entregent : Car des offices de l’amitié, celui-là est le seul déplaisant : et oublierais ainsi volontiers à dire ce grand et éternel adieu. S’il se tire quelque commodité de cette assistance, il s’en tire cent incommodités. J’ai vu plusieurs mourants bien piteusement, assiégés de tout ce train : cette presse les étouffe. C’est contre le devoir, et est témoignage de peu d’affection, et de peu de soin, de vous laisser mourir en repos : L’un tourmente vos yeux, l’autre vos oreilles, l’autre la bouche : il n’y a sens, ni membre, qu’on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié, d’ouïr les plaintes des amis ; et de dépit à l’aventure, d’ouïr d’autres plaintes, feintes et masquées. Qui a toujours eu le goût tendre, affaibli, il l’a encore plus. Il lui faut en une si grande nécessité, une main douce, et accommodée à son sentiment, pour le gratter justement où il lui cuit. Ou qu’on ne le gratte point du tout. Si nous avons besoin de sage-femme, à nous mettre au monde : nous avons bien besoin d’un homme encore plus sage, à nous en sortir. Tel, et ami, le faudrait-il acheter bien chèrement, pour le service d’une telle occasion. Je ne suis point arrivé à cette vigueur dédaigneuse, qui se fortifie en soi-même, que rien n’aide, ni ne trouble ; je suis d’un point plus bas. Je cherche à conniller, et à me dérober de ce passage : non par crainte, mais par art. Ce n’est pas mon avis, de faire en cette action, preuve ou montre de ma constance. Pour qui ? Lors cessera tout le droit et l’intérêt, que j’ai à la réputation. Je me contente d’une mort recueillie en soi, quiète, et solitaire, toute mienne, convenable à ma vie retirée et privée. Au rebours de la superstition Romaine, où l’on estimait malheureux, celui qui mourait sans parler : et qui n’avait ses plus proches à lui clore les yeux. J’ai assez affaire à me consoler, sans avoir à consoler autrui ; assez de pensées en la tête, sans que les circonstances m’en apportent de nouvelles : et assez de matière à m’entretenir, sans l’emprunter. Cette partie n’est pas du rôle de la société : c’est l’acte à un seul personnage. Vivons et rions entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les inconnus. On trouve en payant, qui vous tourne la tête, et qui vous frotte les pieds : qui ne vous presse qu’autant que vous voulez, vous présentant un visage indifférent, vous laissant vous gouverner, et plaindre à votre mode. Je me défais tous les jours par discours, de cette humeur puérile et inhumaine, qui fait que nous désirons d’émouvoir par nos maux, la compassion et le deuil en nos amis. Nous faisons valoir nos inconvénients outre leur mesure, pour attirer leurs larmes : Et la fermeté que nous louons en chacun, à soutenir sa mauvaise fortune, nous l’accusons et reprochons à nos proches, quand c’est en la nôtre. Nous ne nous contentons pas qu’ils se ressentent de nos maux, si encore ils ne s’en affligent. Il faut étendre la joie, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse. Qui se fait plaindre sans raison, est homme pour n’être pas plaint, quand la raison y sera. C’est pour n’être jamais plaint, que se plaindre toujours, faisant si souvent le piteux, qu’on ne soit pitoyable à personne. Qui se fait mort vivant, est sujet d’être tenu pour vif mourant. J’en ai vu prendre la chèvre, de ce qu’on leur trouvait le visage frais, et le pouls posé : contraindre leur ris, parce qu’il trahissait leur guérison : et haïr la santé, de ce qu’elle n’était pas regrettable. Qui bien plus est, ce n’étaient pas femmes. Je représente mes maladies, pour le plus, telles qu’elles sont, et évite les paroles de mauvais pronostic, et les exclamations composées. Sinon l’allégresse, au moins la contenance rassise des assistants, est propre, près d’un sage malade. Pour se voir en un état contraire, il n’entre point en querelle avec la santé. Il lui plaît de la contempler en autrui, forte et entière ; et en jouir au moins par compagnie. Pour se sentir fondre contrebas, il ne rejette pas du tout les pensées de la vie, ni ne fuit les entretiens communs. Je veux étudier la maladie quand je suis sain : quand elle y est, elle fait son impression assez réelle, sans que mon imagination l’aide. Nous nous préparons avant la main, aux voyages que nous entreprenons, et y sommes résolus : l’heure qu’il nous faut monter à cheval, nous la donnons à l’assistance, et en sa faveur, l’étendons. Je sens ce profit inespéré de la publication de mes mœurs, qu’elle me sert aucunement de règle. Il me vient parfois quelque considération de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette publique déclaration, m’oblige de me tenir en ma route ; et à ne démentir l’image de mes conditions : communément moins défigurées et contredites, que je ne porte la malignité, et maladie des jugements d’aujourd’hui. L’uniformité et simplesse de mes mœurs, produit bien un visage d’aisée interprétation, mais parce que la façon en est un peu nouvelle, et hors d’usage, elle donne trop beau jeu à la médisance. Si est-il vrai, qu’à qui me veut loyalement injurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en mes imperfections avouées, et connues : et de quoi s’y saouler, sans s’escarmoucher au vent. Si pour en préoccuper moi-même l’accusation, et la découverte, il lui semble que je lui édente sa morsure, c’est raison qu’il prenne son droit, vers l’amplification et extension : L’offense a ses droits outre la justice : Et que les vices de quoi je lui montre des racines chez moi, il les grossisse en arbres : Qu’il y emploie non seulement ceux qui me possèdent, mais ceux aussi qui ne font que me menacer. Injurieux vices, et en qualité, et en nombre. Qu’il me batte par là. J’embrasserais volontiers l’exemple du Philosophe Dion. Antigonus le voulait piquer sur le sujet de son origine : Il lui coupa broche : Je suis, dit-il, fils d’un serf, boucher, stigmatisé, et d’une putain, que mon père épousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour quelque méfait. Un orateur m’acheta enfant, me trouvant beau et avenant : et m’a laissé mourant tous ses biens ; lesquels ayant transporté en cette ville d’Athènes, je me suis adonné à la philosophie. Que les historiens ne s’empêchent à chercher nouvelles de moi : je leur en dirai ce qui en est. La confession généreuse et libre, énerve le reproche, et désarme l’injure. Tant y a que tout compté, il me semble qu’aussi souvent on me loue, qu’on me déprise outre la raison. Comme il me semble aussi que dès mon enfance, en rang et degré d’honneur, on m’a donné lieu, plutôt au-dessus qu’au-dessous de ce qui m’appartient. Je me trouverais mieux en pays, auquel ces ordres fussent ou réglés ou méprisés. Entre les mâles depuis que l’altercation de la prérogative au marcher ou à se seoir, passe trois répliques, elle est incivile. Je ne crains point de céder ou procéder iniquement, pour fuir à une si importune contestation. Et jamais homme n’a eu envie de ma préséance, à qui je ne l’aie quittée. Outre ce profit, que je tire d’écrire de moi, j’en ai espéré cet autre, que s’il advenait que mes humeurs plussent, et accordassent à quelque honnête homme, avant mon trépas, il rechercherait de nous joindre. Je lui ai donné beaucoup de pays gagné : car tout ce qu’une longue connaissance et familiarité, lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il l’a vu en trois jours dans ce registre, et plus sûrement et exactement. Plaisante fantaisie : plusieurs choses, que je ne voudrais dire au particulier, je les dis au public. Et sur mes plus secrètes sciences ou pensées, renvoie à une boutique de Libraire, mes amis plus féaux.
Excutienda damus præcordia.
[Nous leur donnons nos cœurs à scruter.]
Si à si bonnes enseignes, j’eusse su quelqu’un qui m’eût été propre, certes je l’eusse été trouver bien loin. Car la douceur d’une sortable et agréable compagnie, ne se peut assez acheter à mon gré. Eh qu’est-ce qu’un ami ! Combien est vraie cette ancienne sentence, que l’usage en est plus nécessaire, et plus doux, que des éléments de l’eau et du feu ! Pour revenir à mon conte. Il n’y a donc pas beaucoup de mal de mourir loin, et à part. Si estimons-nous à devoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins disgraciées que celle-ci, et moins hideuses. Mais encore ceux qui en viennent là, de traîner languissants un long espace de vie, ne devraient à l’aventure souhaiter, d’empêcher de leur misère une grande famille. Pourtant les Indiens en certaine province, estimaient juste de tuer celui, qui serait tombé en telle nécessité : En une autre de leurs provinces, ils l’abandonnaient seul à se sauver, comme il pourrait. À qui ne se rendent-ils enfin ennuyeux et insupportables ? les offices communs n’en vont point jusques là. Vous apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis : durcissant et femme et enfants, par long usage, à ne sentir et plaindre plus vos maux. Les soupirs de ma colique, n’apportent plus d’émoi à personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conversation (ce qui n’advient pas toujours, pour la disparité des conditions, qui produit aisément mépris ou envie, envers qui que ce soit) n’est-ce pas trop, d’en abuser tout un âge ? Plus je les verrais se contraindre de bon cœur pour moi, plus je plaindrais leur peine. Nous avons loi de nous appuyer, non pas de nous coucher si lourdement sur autrui : et nous étayer en leur ruine. Comme celui qui faisait égorger des petits enfants, pour se servir de leur sang, à guérir une sienne maladie : Ou cet autre, à qui on fournissait des jeunes tendrons, à couver la nuit ses vieux membres : et mêler la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et pesante. La décrépitude est qualité solitaire. Je suis sociable jusques à l’excès. Si me semble-t-il raisonnable, que méshui je soustraie de la vue du monde, mon importunité, et la couve moi seul. Que je m’appile et me recueille en ma coque, comme les tortues : j’apprenne à voir les hommes, sans m’y tenir. Je leur ferais outrage en un pas si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie. Mais en ces voyages vous serez arrêté misérablement en un cagnard, où tout vous manquera. La plupart des choses nécessaires, je les porte quant et moi : Et puis, nous ne saurions éviter la fortune, si elle entreprend de nous courir sus. Il ne me faut rien d’extraordinaire, quand je suis malade : Ce que nature ne peut en moi, je ne veux pas qu’un bolus le fasse. Tout au commencement de mes fièvres, et des maladies qui m’atterrent, entier encore, et voisin de la santé, je me réconcilie à Dieu, par les derniers offices Chrétiens. Et m’en trouve plus libre, et déchargé ; me semblant en avoir d’autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de conseil, il m’en faut moins que de médecins. Ce que je n’aurai établi de mes affaires tout sain, qu’on ne s’attende point que je le fasse malade : Ce que je veux faire pour le service de la mort, est toujours fait. Je n’oserais le délayer d’un seul jour. Et s’il n’y a rien de fait, c’est-à-dire, ou que le doute m’en aura retardé le choix : car parfois, c’est bien choisir de ne choisir pas : ou que tout à fait, je n’aurai rien voulu faire. J’écris mon livre à peu d’hommes, et à peu d’années. Si c’eût été une matière de durée, il l’eût fallu commettre à un langage plus ferme : Selon la variation continuelle, qui a suivi le nôtre jusques à cette heure, qui peut espérer que sa forme présente soit en usage, d’ici à cinquante ans ? Il écoule tous les jours de nos mains : et depuis que je vis, s’est altéré de moitié. Nous disons, qu’il est à cette heure parfait. Autant en dit du sien, chaque siècle. Je n’ai garde de l’en tenir là tant qu’il fuira, et s’ira difformant comme il fait. C’est aux bons et utiles écrits, de le clouer à eux, et ira son crédit, selon la fortune de notre état. Pourtant ne crains-je point d’y insérer plusieurs articles privés, qui consument leur usage entre les hommes qui vivent aujourd’hui : et qui touchent la plus particulière science d’aucuns, qui y verront plus avant, que de la commune intelligence. Je ne veux pas, après tout, comme je vois souvent agiter la mémoire des trépassés, qu’on aille débattant : Il jugeait, il vivait ainsi : il voulait ceci : s’il eût parlé sur sa fin il eût dit, il eût donné ; je le connaissais mieux que tout autre. Or autant que la bienséance me le permet, je fais ici sentir mes inclinations et affections : Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-je de bouche, à quiconque désire en être informé. Tant y a, qu’en ces mémoires, si on y regarde, on trouvera que j’ai tout dit, ou tout désigné : Ce que je ne puis exprimer, je le montre au doigt.
Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci,
Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tute :
[Mais ces indices ténus suffisent à un esprit sagace qui peut, par eux, connaître tout le reste :]
Je ne laisse rien à désirer, et deviner de moi. Si on doit s’en entretenir, je veux que ce soit véritablement et justement. Je reviendrais volontiers de l’autre monde, pour démentir celui, qui me formerait autre que je n’étais ; fût-ce pour m’honorer. Des vivants même, je sens qu’on parle toujours autrement qu’ils ne sont. Et si à toute force, je n’eusse maintenu un ami que j’ai perdu, on me l’eût déchiré en mille contraires visages. Pour achever de dire mes faibles humeurs : J’avoue, qu’en voyageant, je n’arrive guère en logis, où il ne me passe par la fantaisie, si j’y pourrai être, et malade, et mourant à mon aise : Je veux être logé en lieu, qui me soit bien particulier, sans bruit, non maussade, ou fumeux, ou étouffé. Je cherche à flatter la mort, par ces frivoles circonstances. Ou pour mieux dire, à me décharger de tout autre empêchement : afin que je n’aie qu’à m’attendre à elle, qui me pèsera volontiers assez, sans autre recharge. Je veux qu’elle ait sa part à l’aisance et commodité de ma vie : C’en est un grand lopin, et d’importance, et espère méshui qu’il ne démentira pas le passé. La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualités selon la fantaisie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d’affaiblissement et appesantissement, me semble molle et douce. Entre les violentes, j’imagine plus malaisément un précipice, qu’une ruine qui m’accable : et un coup tranchant d’une épée, qu’une arquebusade : et eusse plutôt bu le breuvage de Socrates, que de me frapper, comme Caton. Et quoique ce soit un, si sent mon imagination différence, comme de la mort à la vie, à me jeter dans une fournaise ardente, ou dans le canal d’une plate rivière. Tant sottement notre crainte regarde plus au moyen qu’à l’effet. Ce n’est qu’un instant ; mais il est de tel poids, que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie, pour le passer à ma mode. Puisque la fantaisie d’un chacun trouve du plus et du moins, en son aigreur : puisque chacun a quelque choix entre les formes de mourir, essayons un peu plus avant d’en trouver quelqu’une déchargée de tout déplaisir. Pourrait-on pas la rendre encore voluptueuse, comme les commourants d’Antonius et de Cleopatra ? Je laisse à part les efforts que la philosophie, et la religion produisent, âpres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s’en est trouvé, comme un Petronius, et un Tigillinus à Rome, engagés à se donner la mort, qui l’ont comme endormie par la mollesse de leurs apprêts. Ils l’ont faite couler et glisser parmi la lâcheté de leurs passe-temps accoutumés. Entre des garces et bons compagnons ; nul propos de consolation, nulle mention de testament, nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur condition future : parmi les jeux, les festins, facéties, entretiens communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne saurions-nous imiter cette résolution en plus honnête contenance ? Puisqu’il y a des morts bonnes aux fous, bonnes aux sages : trouvons-en qui soient bonnes à ceux d’entre deux. Mon imagination m’en présente quelque visage facile, et, puisqu’il faut mourir, désirable. Les tyrans Romains pensaient donner la vie au criminel, à qui ils donnaient le choix de sa mort. Mais Théophraste, Philosophe si délicat, si modeste, si sage, a-t-il pas été forcé par la raison, d’oser dire ce vers latinisé par Cicéron :
Vitam regit fortuna, non sapientia.
[C’est la fortune qui dirige notre vie, non la sagesse.]
La fortune aide à la facilité du marché de ma vie : l’ayant logée en tel point, qu’elle ne fait méshui ni besoin aux miens, ni empêchement. C’est une condition que j’eusse acceptée en toutes les saisons de mon âge : mais en cette occasion, de trousser mes bribes, et de plier bagage, je prends plus particulièrement plaisir à ne faire guère ni plaisir ni déplaisir, en mourant. Elle a, d’une artiste compensation, fait, que ceux qui peuvent prétendre quelque matériel fruit de ma mort, en reçoivent d’ailleurs, conjointement, une matérielle perte. La mort s’appesantit souvent en nous, de ce qu’elle pèse aux autres : et nous intéresse de leur intérêt, quasi autant que du nôtre : et plus et tout parfois. En cette commodité de logis que je cherche, je n’y mêle pas la pompe et l’amplitude : je la hais plutôt : Mais certaine propriété simple, qui se rencontre plus souvent aux lieux où il y a moins d’art, et que nature honore de quelque grâce toute sienne, Non ampliter sed munditer conuiuium. [Un repas non pas abondant, mais de qualité.] Plus salis quam sumptus. [Plus d’agrément que de dépense.] Et puis, c’est à faire à ceux que les affaires entraînent en plein hiver, par les Grisons, d’être surpris en chemin en cette extrémité. Moi qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il fait laid à droite, je prends à gauche : si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m’arrête. Et faisant ainsi, je ne vois à la vérité rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue : et remarque de l’empêchement en la délicatesse même et en l’abondance. Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi, j’y retourne : c’est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. Ne trouvé-je point où je vais, ce qu’on m’avait dit ? comme il advient souvent que les jugements d’autrui ne s’accordent pas aux miens, et les ai trouvés plus souvent faux : je ne plains pas ma peine : J’ai appris que ce qu’on disait n’y est point. J’ai la complexion du corps libre, et le goût commun, autant qu’homme du monde : La diversité des façons d’une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d’étain, de bois, de terre : bouilli ou rôti, beurre, ou huile, de noix ou d’olive, chaud ou froid, tout m’est un. Et si un, que vieillissant, j’accuse cette généreuse faculté : et aurais besoin que la délicatesse et le choix, arrêtât l’indiscrétion de mon appétit, et parfois soulageât mon estomac. Quand j’ai été ailleurs qu’en France : et que, pomme faire courtoisie, on m’a demandé, si je voulais être servi à la Française, je m’en suis moqué, et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers. J’ai honte de voit nos hommes, enivrés de cette sotte humeur, de s’effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble être hors de leur élément, quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier ; et à se recoudre ensemble ; à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi non barbares, puisqu’elles ne sont Françaises ? Encore sont-ce les plus habiles, qui les ont reconnues, pour en médire : La plupart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés, d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu. Ce que je dis de ceux-là, me ramentoit en chose semblable, ce que j’ai parfois aperçu en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte : nous regardent comme gens de l’autre monde, avec dédain, ou pitié. Ôtez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier. Aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dit bien vrai, qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. Au rebours, je pérégrine très saoul de nos façons : non pour chercher des Gascons en Sicile, j’en ai assez laissé au logis : je cherche des Grecs plutôt, et des Persans : j’accointe ceux-là, je les considère : c’est là où je me prête, et où je m’emploie. Et qui plus est, il me semble, que je n’ai rencontré guère de manières, qui ne vaillent les nôtres. Je couche de peu : car à peine ai-je perdu mes girouettes de vue. Au demeurant, la plupart des compagnies fortuites que vous rencontrez en chemin, ont plus d’incommodité que de plaisir : je ne m’y attache point, moins asteure, que la vieillesse me particularise et séquestre aucunement, des formes communes. Vous souffrez pour autrui, ou autrui pour vous. L’un et l’autre inconvénient est pesant, mais le dernier me semble encore plus rude. C’est une rare fortune, mais de soulagement inestimable, d’avoir un honnête homme, d’entendement ferme, et de mœurs conformes aux vôtres, qui aime à vous suivre. J’en ai eu faute extrême, en tous mes voyages. Mais une telle compagnie, il la faut avoir choisie et acquise dès le logis. Nul plaisir n’a saveur pour moi sans communication. Il ne me vient pas seulement une gaillarde pensée en l’âme, qu’il ne me fâche de l’avoir produite seul, et n’ayant à qui l’offrir. Si cum hac exceptione detur sapientia, ut illam inclusam teneam, nec enuntiem, reiiciam. [Si la sagesse m’était donnée à cette condition que je la tienne enfermée, et ne la communique pas, je la rejetterais.] L’autre l’avait monté d’un ton au-dessus. Si contigerit ea vita sapienti, ut omnium rerum affluentibus copiis, quamuis omnia, quæ cognitione digna sunt, summo otio secum ipse consideret, et contempletur, tamen si solitudo tanta sit, ut hominem videre non possit, excedat e vita. [Si un sage se trouvait doté d’une vie telle que, dans l’abondance et la profusion de toutes choses, il pût tout à loisir considérer et contempler toutes choses qui sont dignes d’être connues, mais que sa solitude fût si grande, qu’il ne pût voir un homme, il quitterait la vie.] L’opinion d’Archytas m’agrée, qu’il ferait déplaisant au ciel même, et à se promener dans ces grands et divins corps célestes, sans l’assistance d’un compagnon. Mais il vaut mieux encore être seul, qu’en compagnie ennuyeuse et inepte. Aristippus s’aimait à vivre étranger partout,
Me si fata meis paterentur ducere vitam,
Auspiciis,
[Si les destins souffraient que je conduise ma vie selon mon gré,]
je choisirais à la passer le cul sur la selle :
visere gestiens,
Qua parte debacchentur ignes,
Qua nebulæ pluuiique rores.
[Impatient d’aller voir la région où font rage les feux du soleil et celle des nuages et des pluies.]
Avez-vous pas des passe-temps plus aisés ? de quoi avez-vous faute ? Votre maison est-elle pas en bel air et sain, suffisamment fournie, et capable plus que suffisamment ? La majesté Royale y a pu plus d’une fois en sa pompe. Votre famille n’en laisse-t-elle pas en règlement, plus au-dessous d’elle, qu’elle n’en a au-dessus, en éminence ? Y a-t-il quelque pensée locale, qui vous ulcère, extraordinaire, indigestible ?
Quæ te nunc coquat et vexet sub pectore fixa
[Qui te brûle et te ronge, attachée sous ta poitrine.]
Où cuidez-vous pouvoir être sans empêchement et sans détourbier ? Nunquam simpliciter fortuna indulget. [Les faveurs de la fortune ne sont jamais sans mélange.] Voyez donc, qu’il n’y a que vous qui vous empêchez : et vous vous suivrez partout, et vous plaindrez partout. Car il n’y a satisfaction çà-bas, que pour les âmes ou brutales ou divines. Qui n’a du contentement à une si juste occasion, où pense-t-il le trouver ? À combien de milliers d’hommes, arrête une telle condition que la vôtre, le but de leurs souhaits ? Réformez-vous seulement : car en cela vous pouvez tout : là où vous n’avez droit que de patience, envers la fortune. Nulla placida quies est, nisi quam ratio composuit. [Aucun repos n’est paisible, si ce n’est celui qu’a préparé la raison.] Je vois la raison de cet avertissement, et la vois très bien. Mais on aurait plus tôt fait, et plus pertinemment, de me dire en un mot : Soyez sage. Cette résolution, est outre la sagesse : c’est son ouvrage, et sa production. Ainsi fait le médecin qui va criaillant après un pauvre malade languissant, qu’il se réjouisse : il lui conseillerait un peu moins ineptement, s’il lui disait : Soyez sain. Pour moi, je ne suis qu’homme de la commune sorte. C’est un précepte salutaire, certain et d’aisée intelligence : Contentez-vous du vôtre : c’est-à-dire, de la raison : l’exécution pourtant, n’en est non plus aux plus sages, qu’en moi : C’est une parole populaire, mais elle a une terrible étendue : Que ne comprend-elle ? Toutes choses tombent en discrétion et modification. Je sais bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir de voyager, porte témoignage d’inquiétude et d’irrésolution. Aussi sont-ce nos maîtresses qualités, et prédominantes. Oui ; je le confesse : Je ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où je me puisse tenir : La seule variété me paie, et la possession de la diversité : au moins si quelque chose me paie. À voyager, cela même me nourrit, que je me puis arrêter sans intérêt : et que j’ai où m’en divertir commodément. J’aime la vie privée, parce que c’est par mon choix que je l’aime, non par disconvenance à la vie publique : qui est à l’aventure, autant selon ma complexion. J’en sers plus gaiement mon Prince, parce que c’est par libre élection de mon jugement, et de ma raison, sans obligation particulière. Et que je n’y suis pas rejeté, ni contraint, pour être irrecevable à tout autre parti, et mal voulu : Ainsi du reste. Je hais les morceaux que la nécessité me taille : Toute commodité me tiendrait à la gorge, de laquelle seule j’aurais à dépendre :
Alter remus aquas, alter mihi radat arenas :
[Qu’une rame frappe l’eau pour moi, et l’autre le sable :]
Une seule corde ne m’arrête jamais assez. Il y a de la vanité, dites-vous, en cet amusement ? Mais où non ; Et ces beaux préceptes, sont vanité, et vanité toute la sagesse. Dominus nouit cogitationes sapientium, quoniam vanæ sunt. [Le Seigneur connaît les pensées des sages, qui sont vaines.] Ces exquises subtilités, ne sont propres qu’au prêche. Ce sont discours qui nous veulent envoyer tous bâtés en l’autre monde. La vie est un mouvement matériel et corporel : action imparfaite de sa propre essence, et déréglée : Je m’emploie à la servir selon elle.
Quisque suos patimur manes.
[Chacun de nous souffre ses peines.]
Sic est faciendum, ut contra naturam uniuersam nihil contendamus : ea tamen conseruata, propriam sequamur. [Il faut agir en sorte que nous ne heurtions en rien la nature universelle, mais que, celle-ci préservée, nous suivions notre nature propre.] À quoi faire, ces pointes élevées de la philosophie, sur lesquelles, aucun être humain ne se peut rasseoir : et ces règles qui excèdent notre usage et notre force ? Je vois souvent qu’on nous propose des images de vie, lesquelles, ni le proposant, ni les auditeurs, n’ont aucune espérance de suivre, ni qui plus est, envie. De ce même papier où il vient d’écrire l’arrêt de condamnation contre un adultère, le juge en dérobe un lopin pour en faire un poulet à la femme de son compagnon. Celle à qui vous viendrez de vous frotter illicitement, criera plus âprement, tantôt, en votre présence même, à l’encontre d’une pareille faute de sa compagne, que ne ferait Porcie. Et tel condamne des hommes à mourir, pour des crimes, qu’il n’estime point fautes. J’ai vu en ma jeunesse, un galant homme, présenter d’une main au peuple des vers excellents et en beauté et en débordement ; et de l’autre main en même instant, la plus querelleuse réformation théologienne, de quoi le monde se soit déjeuné il y a longtemps. Les hommes vont ainsi. On laisse les lois, et préceptes suivre leur voie, nous en tenons une autre : Non par dérèglement de mœurs seulement, mais par opinion souvent, et par jugement contraire. Sentez lire un discours de philosophie : l’invention, l’éloquence, la pertinence, frappe incontinent votre esprit, et vous émeut. Il n’y a rien qui chatouille ou poigne votre conscience : ce n’est pas à elle qu’on parle. Est-il pas vrai ? Si disait Ariston, que ni une étuve ni une leçon, n’est d’aucun fruit si elle ne nettoie et ne décrasse. On peut s’arrêter à l’écorce : mais c’est après qu’on en a retiré la moelle : Comme après avoir avalé le bon vin d’une belle coupe, nous en considérons les gravures et l’ouvrage. En toutes les chambrées de la philosophie ancienne, ceci se trouvera, qu’un même ouvrier, y publie des règles de tempérance, et publie ensemble des écrits d’amour et débauche. Et Xenophon, au giron de Clinias, écrivit contre la vertu Aristippique. Ce n’est pas qu’il y ait une conversion miraculeuse, qui les agite à ondées. Mais c’est que Solon se représente tantôt soi-même, tantôt en forme de législateur : tantôt il parle pour la presse, tantôt pour soi. Et prend pour soi les règles libres et naturelles, s’assurant d’une santé ferme et entière.
Curentur dubii medicis maioribus ægri.
[Que les malades qui sont dans un état critique soient soignés par les plus grands médecins.]
Antisthenes permet au sage d’aimer, et faire à sa mode ce, qu’il trouve être opportun, sans s’attendre aux lois : d’autant qu’il a meilleur avis qu’elles, et plus de connaissance de la vertu. Son disciple Diogenes, disait, opposer aux perturbations, la raison : à fortune, la confidence : aux lois, nature. Pour les estomacs tendres, il faut des ordonnances contraintes et artificielles. Les bons estomacs se servent simplement, des prescriptions de leur naturel appétit. Ainsi font nos médecins, qui mangent le melon et boivent le vin frais, cependant qu’ils tiennent leur patient obligé au sirop et à la panade. Je ne sais quels livres, disait la courtisane Lays, quelle sapience, quelle philosophie, mais ces gens-là, battent aussi souvent à ma porte, qu’aucuns autres. D’autant que notre licence nous porte toujours au-delà de ce qui nous est loisible, et permis, on a étréci souvent outre la raison universelle, les préceptes et lois de notre vie.
Nemo satis credit tantum delinquere, quantum
Permittas.
[Personne ne croit assez user de la permission de mal faire.]
Il serait à désirer, qu’il y eût plus de proportion du commandement à l’obéissance : Et semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre. Il n’est si homme de bien, qu’il mette à l’examen des lois toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie. Voire tel, qu’il serait très grand dommage, et très injuste de punir et de perdre.
Olle quid ad te,
De cute quid faciat ille vel illa sua ?
[Ollus, que t’importe ce que celui-ci ou celle-là fait de sa peau ?]
Et tel pourrait n’offenser point les lois, qui n’en mériterait point la louange d’homme de vertu : et que la Philosophie ferait très justement fouetter : Tant cette relation est trouble et inégale. Nous n’avons garde d’être gens de bien selon Dieu : nous ne le saurions être selon nous. L’humaine sagesse, n’arriva jamais aux devoirs qu’elle s’était elle-même prescrit : Et si elle y était arrivée, elle s’en prescrirait d’autres au-delà, où elle aspirât toujours et prétendît : Tant notre état est ennemi de consistance. L’homme s’ordonne à soi-même, d’être nécessairement en faute. Il n’est guère fin, de tailler son obligation, à la raison d’un autre être, que le sien. À qui prescrit-il ce, qu’il s’attend que personne ne fasse ? Lui est-il injuste de ne faire point ce qu’il lui est impossible de faire ? Les lois qui nous condamnent, à ne pouvoir pas, nous condamnent de ce que nous ne pouvons pas. Au pis aller, cette difforme liberté, de se présenter à deux endroits, et les actions d’une façon, les discours de l’autre ; soit loisible à ceux, qui disent les choses. Mais elle ne le peut être à ceux, qui se disent eux-mêmes, comme je fais : Il faut que j’aille de la plume comme des pieds. La vie commune, doit avoir conférence aux autres vies. La vertu de Caton était vigoureuse, outre la raison de son siècle : et à un homme qui se mêlait de gouverner les autres, destiné au service commun ; il se pourrait dire, que c’était une justice, sinon injuste, au moins vaine et hors de saison. Mes mœurs mêmes, qui ne disconviennent de celles, qui courent, à peine de la largeur d’un pouce, me rendent pourtant aucunement farouche à mon âge, et inassociable. Je ne sais pas, si je me trouve dégoûté sans raison, du monde, que je hante ; mais je sais bien, que ce serait sans raison, si je me plaignais, qu’il fût dégoûté de moi, puisque je le suis de lui. La vertu assignée aux affaires du monde, est une vertu à plusieurs plis, encoignures, et coudes, pour s’appliquer et joindre à l’humaine faiblesse : mêlée et artificielle ; non droite, nette, constante, ni purement innocente. Les annales reprochent jusques à cette heure à quelqu’un de nos Rois, de s’être trop simplement laissé aller aux consciencieuses persuasions de son confesseur. Les affaires d’état ont des préceptes plus hardis.
exeat aula,
Qui vult esse pius.
[Qu’il quitte la cour, celui qui veut être juste.]
J’ai autrefois essayé d’employer au service des maniements publics, les opinions et règles de vivre, ainsi rudes, neuves, impolies ou impoilues, comme je les ai nées chez moi, ou rapportées de mon institution, et desquelles je me sers, sinon si commodément au moins sûrement en particulier : Une vertu scolastique et novice, je les y ai trouvées ineptes et dangereuses. Celui qui va en la presse, il faut qu’il gauchisse, qu’il serre ses coudes, qu’il recule, ou qu’il avance, voire qu’il quitte le droit chemin, selon ce qu’il rencontre : Qu’il vive non tant selon soi, que selon autrui : non selon ce qu’il se propose, mais selon ce qu’on lui propose : selon le temps, selon les hommes, selon les affaires. Platon dit, que qui échappe, braies nettes, du maniement du monde, c’est par miracle, qu’il en échappe. Et dit aussi, que quand il ordonne son Philosophe chef d’une police, il n’entend pas le dire d’une police corrompue, comme celle d’Athènes : et encore bien moins, comme la nôtre, envers lesquelles la sagesse même perdrait son Latin. Et une bonne herbe, transplantée, en solage fort divers à la condition, se conforme bien plutôt à icelui, qu’elle ne le réforme à soi. Je sens que si j’avais à me dresser tout à fait à telles occupations, il m’y faudrait beaucoup de changement et de rhabillage. Quand je pourrais cela sur moi, (et pourquoi ne le pourrais-je, avec le temps et le soin ?) je ne le voudrais pas. De ce peu que je me suis essayé en cette vacation, je m’en suis d’autant dégoûté : Je me sens fumer en l’âme parfois, aucunes tentations vers l’ambition : mais je me bande et obstine au contraire :
At tu Catulle obstinatus obdura.
[Mais, Catulle, tiens bon et ferme.]
On ne m’y appelle guère, et je m’y convie aussi peu. La liberté et l’oisiveté, qui sont mes maîtresses qualités sont qualités, diamétralement contraires à ce métier-là. Nous ne savons pas distinguer les facultés des hommes. Elles ont des divisions, et bornes, malaisées à choisir et délicates. De conclure par la suffisance d’une vie particulière, quelque suffisance à l’usage public, c’est mal conclu : Tel se conduit bien, qui ne conduit pas bien autres : et fait des Essais, qui ne saurait faire des effets. Tel dresse bien un siège, qui dresserait mal une bataille et discourt bien en privé, qui haranguerait mal un peuple ou un Prince. Voire à l’aventure, est-ce plutôt témoignage à celui qui peut l’un, de ne pouvoir point l’autre, qu’autrement. Je trouve que les esprits hauts, ne sont de guère moins aptes aux choses basses, que les bas esprits aux hautes. Était-il à croire, que Socrates eût apprêté aux Athéniens matière de rire à ses dépens, pour n’avoir onc su computer les suffrages de sa tribu, et en faire rapport au conseil ? Certes la vénération, en quoi j’ai les perfections de ce personnage, mérite, que sa fortune fournisse à l’excuse de mes principales imperfections, un si magnifique exemple. Notre suffisance est détaillée à menues pièces. La mienne n’a point de latitude, et si est chétive en nombre. Saturninus, à ceux qui lui avaient déféré tout commandement : Compagnons, fit-il, vous avez perdu un bon Capitaine, pour en faire un mauvais général d’armée. Qui se vante, en un temps malade, comme celui-ci ; d’employer au service du monde, une vertu naïve et sincère : ou il ne la connaît pas, les opinions se corrompant avec les mœurs (De vrai, oyez-la-leur peindre, oyez la plupart se glorifier de leurs déportements, et former leurs règles ; au lieu de peindre la vertu, ils peignent l’injustice toute pure et le vice : et la présentent ainsi fausse à l’institution des Princes) ou s’il la connaît, il se vante à tort : et quoi qu’il dise, fait mille choses, de quoi sa conscience l’accuse. Je croirais volontiers Seneca de l’expérience qu’il en fit en pareille occasion, pourvu qu’il m’en voulût parler à cœur ouvert. La plus honorable marque de bonté, en une telle nécessité, c’est reconnaître librement sa faute, et celle d’autrui : appuyer et retarder de sa puissance, l’inclination vers le mal : suivre envis cette pente, mieux espérer et mieux désirer. J’aperçois en ces démembrements de la France, et divisions, où nous sommes tombés : chacun se travailler à défendre sa cause : mais jusques aux meilleurs, avec déguisement et mensonge. Qui en écrirait rondement, en écrirait témérairement et vicieusement. Le plus juste parti, si est-ce encore le membre d’un corps vermoulu et véreux : Mais d’un tel corps, le membre moins malade s’appelle sain : et à bon droit, d’autant que nos qualités n’ont titre qu’en la comparaison. L’innocence civile, se mesure selon les lieux et saisons. J’aimerais bien à voir en Xenophon, une telle louange d’Agesilaus. Étant prié par un prince voisin, avec lequel il avait autrefois été en guerre, de le laisser passer en ses terres, il l’octroya : lui donnant passage à travers le Péloponnèse : et non seulement ne l’emprisonna ou empoisonna, le tenant à sa merci : mais l’accueillit courtoisement, suivant l’obligation de sa promesse, sans lui faire offense. À ces humeurs-là, ce ne serait rien dire : Ailleurs et en autre temps, il se fera compte de la franchise, et magnanimité d’une telle action. Ces babouins capettes s’en fussent moqués. Si peu retire l’innocence Spartaine à la Française. Nous ne laissons pas d’avoir des hommes vertueux : mais c’est selon nous. Qui a ses mœurs établies en règlement au-dessus de son siècle : ou qu’il torde, et émousse ses règles : ou, ce que je lui conseille plutôt, qu’il se retire à quartier, et ne se mêle point de nous. Qu’y gagnerait-il ?
Egregium sanctumque virum si cerno, bimembri
Hoc monstrum puero, et miranti iam sub aratro,
Piscibus inuentis, et fœtæ comparo mulæ.
[Si je vois un homme intègre et vertueux, je compare ce monstre à un enfant à deux corps, à des poissons trouvés sous le soc de la charrue étonnée, et à une mule qui met bas.]
On peut regretter les meilleurs temps : mais non pas fuir aux présents : on peut désirer autres magistrats, mais il faut ce nonobstant, obéir à ceux ici : Et à l’aventure y a-t-il plus de recommandation, d’obéir aux mauvais, qu’aux bons. Autant que l’image des lois reçues, et anciennes de cette monarchie, reluira en quelque coin, m’y voilà planté. Si elles viennent par malheur, à se contredire, et empêcher entre elles, et produire deux parts, de choix douteux, et difficile : mon élection sera volontiers, d’échapper, et me dérober à cette tempête : Nature m’y pourra prêter cependant la main : ou les hasards de la guerre. Entre Cæsar et Pompeius, je me fusse franchement déclaré. Mais entre ces trois voleurs, qui vinrent depuis, ou il eût fallu se cacher, ou suivre le vent. Ce que j’estime loisible, quand la raison ne guide plus.
Quo diuersus abis ?
[Où vas-tu t’égarer ?]
Cette farcissure, est un peu hors de mon thème. Je m’égare : mais plutôt par licence, que par mégarde : Mes fantaisies se suivent : mais parfois c’est de loin : et se regardent, mais d’une vue oblique. J’ai passé les yeux sur tel dialogue de Platon : mi-parti d’une fantastique bigarrure : le devant à l’amour, tout le bas à la Rhétorique. Ils ne craignent point ces muances : et ont une merveilleuse grâce à se laisser ainsi rouler au vent : ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas toujours la matière : souvent ils la dénotent seulement, par quelque marque : comme ces autres l’Andrie, l’Eunuche, ou ceux-ci, Sylla, Cicero, Torquatus. J’aime l’allure poétique, à sauts et à gambades. C’est un art, comme dit Platon, léger, volage, démoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque, où il oublie son thème, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout étouffé en matière étrangère. Voyez ses allures au Démon de Socrate. Ô Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté : et plus lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit ! C’est l’indiligent lecteur, qui perd mon sujet ; non pas moi. Il s’en trouvera toujours en un coin quelque mot, qui ne laisse pas d’être bastant, quoiqu’il soit serré. Je vais au change, indiscrètement et tumultuairement : mon style, et mon esprit, vont vagabondant de même : Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise : disent, et les préceptes de nos maîtres, et encore plus leurs exemples. Mille poètes traînent et languissent à la prosaïque, mais la meilleure prose ancienne, et je la sème céans indifféremment pour vers, reluit partout, de la vigueur et hardiesse poétique, et représente quelque air de sa fureur : Il lui faut certes quitter la maîtrise, et prééminence en la parlerie. Le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, verse de furie, tout ce qui lui vient en la bouche : comme la gargouille d’une fontaine, sans le ruminer et peser : et lui échappe des choses, de diverse couleur, de contraire substance, et d’un cours rompu. Et la vieille théologie est toute poésie, (disent les savants,) et la première philosophie. C’est l’originel langage des Dieux. J’entends que la matière se distingue soi-même. Elle montre assez où elle se change, où elle conclut, où elle commence, où elle se reprend : sans l’entrelacer de paroles, de liaison, et de couture, introduites pour le service des oreilles faibles, ou nonchalantes : et sans me gloser moi-même. Qui est celui, qui n’aime mieux n’être pas lu, que de l’être en dormant ou en fuyant ? Nihil est tam utile, quod in transitu prosit. [Il n’est rien de si utile qui soit profitable en passant.] Si prendre des livres, était les apprendre : et si les voir, était les regarder : et les parcourir, les saisir, j’aurais tort de me faire du tout si ignorant que je dis. Puisque je ne puis arrêter l’attention du lecteur par le poids : manco male [c’est un moindre mal], s’il advient que je l’arrête par mon embrouillure : Voire mais, il se repentira par après, de s’y être amusé. C’est mon : mais il s’y sera toujours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte dédain : qui m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sauront ce que je dis : ils concluront la profondeur de mon sens, par l’obscurité : Laquelle à parler en bon escient, je hais bien fort : et l’éviterais, si je me savais éviter. Aristote se vante en quelque lieu, de l’affecter. Vicieuse affectation. Parce que la coupure si fréquente des chapitres, de quoi j’usai au commencement, m’a semblé rompre l’attention, avant qu’elle soit née, et la dissoudre : dédaignant s’y coucher pour si peu, et se recueillir : je me suis mis à les faire plus longs : qui requièrent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner une seule heure, on ne veut rien donner. Et ne fait-on rien pour celui, pour qui on ne fait, qu’autre chose faisant. Joint, qu’à l’aventure ai-je quelque obligation particulière, à ne dire qu’à demi, à dire confusément, à dire discordamment. Je veux donc mal à cette raison trouble-fête : Et ces projets extravagants qui travaillent la vie, et ces opinions si fines, si elles ont de la vérité ; je la trouve trop chère et incommode. Au rebours : je m’emploie à faire valoir la vanité même, et l’ânerie, si elle m’apporte du plaisir. Et me laisse aller après mes inclinations naturelles sans les contrôler de si près. J’ai vu ailleurs des maisons ruinées, et des statues, et du ciel et de la terre : ce sont toujours des hommes. Tout cela est vrai : et si pourtant ne saurais revoir si souvent le tombeau de cette ville, si grande, et si puissante, que je ne l’admire et révère. Le soin des morts nous est en recommandation. Or j’ai été nourri dès mon enfance, avec ceux ici : J’ai eu connaissance des affaires de Rome, longtemps avant que je l’aie eue de ceux de ma maison. Je savais le Capitole et son plant, avant que je susse le Louvre : et le Tibre avant la Seine. J’ai eu plus en tête, les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus et Scipion, que je n’ai d’aucuns hommes des nôtres. Ils sont trépassés. Si est bien mon père : aussi entièrement qu’eux : et s’est éloigné de moi, et de la vie, autant en dix-huit ans, que ceux-là ont fait en seize cents : duquel pourtant je ne laisse pas d’embrasser et pratiquer la mémoire, l’amitié et société, d’une parfaite union et très vive. Voire, de mon humeur, je me rends plus officieux envers les trépassés : Ils ne s’aident plus : ils en requièrent ce me semble d’autant plus mon aide : La gratitude est là, justement en son lustre. Le bienfait est moins richement assigné, où il y a rétrogradation, et réflexion. Arcesilaus visitant Ctesibius malade, et le trouvant en pauvre état, lui fourra tout bellement sous le chevet du lit, de l’argent qu’il lui donnait. Et en le lui celant, lui donnait en outre, quittance de lui en savoir gré. Ceux qui ont mérité de moi, de l’amitié et de la reconnaissance, ne l’ont jamais perdue pour n’y être plus : je les ai mieux payés, et plus soigneusement, absents et ignorants. Je parle plus affectueusement de mes amis, quand il n’y a plus de moyen qu’ils le sachent. Or j’ai attaqué cent querelles pour la défense de Pompeius, et pour la cause de Brutus. Cette accointance dure encore entre nous. Les choses présentes mêmes, nous ne les tenons que par la fantaisie. Me trouvant inutile à ce siècle, je me rejette à cet autre. Et en suis si embabouiné, que l’état de cette vieille Rome, libre, juste, et florissante (car je n’en aime, ni la naissance, ni la vieillesse) m’intéresse et me passionne. Par quoi je ne saurais revoir si souvent, l’assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces ruines profondes jusques aux Antipodes, que je ne m’y amuse. Est-ce par nature, ou par erreur de fantaisie, que la vue des places, que nous savons avoir été hantées et habitées par personnes, desquelles la mémoire est en recommandation, nous émeut aucunement plus, qu’ouïr le récit de leurs faits, ou lire leurs écrits ? Tanta vis admonitionis inest in loci. [Si grande est la force de rappel en ces lieux.] Et id quidem in hac urbe infinitum : quacumque enim ingredimur, in aliquam historiam vestigium ponimus. [Et elle est infinie dans cette ville : où en effet que nous marchions, nous mettons nos pas dans l’histoire.] Il me plaît de considérer leur visage, leur port, et leurs vêtements : Je remâche ces grands noms entre les dents, et les fais retentir à mes oreilles. Ego illos veneror et tantis nominibus semper assurgo. [Moi-même je les vénère, et je me lève toujours devant de si grands noms.] Des choses qui sont en quelque partie grandes et admirables, j’en admire les parties même communes. Je les visse volontiers deviser, promener, et souper. Ce serait ingratitude, de mépriser les reliques, et images de tant d’honnêtes hommes, et si valeureux lesquels j’ai vu vivre et mourir : et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les savions suivre. Et puis cette même Rome que nous voyons, mérite qu’on l’aime. Confédérée de si longtemps, et par tant de titres, à notre couronne : Seule ville commune, et universelle. Le magistrat souverain qui y commande, est reconnu pareillement ailleurs : c’est la ville métropolitaine de toutes les nations Chrétiennes. L’Espagnol et le Français, chacun y est chez soi : Pour être des princes de cet état, il ne faut qu’être de Chrétienté, où qu’elle soit. Il n’est lieu çà-bas, que le ciel ait embrassé avec telle influence de faveur, et telle constance : Sa ruine même est glorieuse et enflée.
Laudandis preciosior ruinis.
[Plus précieuse par ses nobles ruines.]
Encore retient-elle au tombeau des marques et image d’empire. Ut palam sit uno in loco gaudentis opus esse naturæ. [Pour faire voir qu’en ce lieu privilégié, la nature s’est complu en son œuvre.] Quelqu’un se blâmerait, et se mutinerait en soi-même, de se sentir chatouiller d’un si vain plaisir. Nos humeurs ne sont pas trop vaines, qui sont plaisantes. Quelles qu’elles soient qui contentent constamment un homme capable de sens commun, je ne saurais avoir le cœur de le plaindre. Je dois beaucoup à la fortune, de quoi jusques à cette heure, elle n’a rien fait contre moi d’outrageux au-delà de ma portée. Serait-ce pas sa façon, de laisser en paix, ceux de qui elle n’est point importunée ?
Quanto quisque sibi plura negauerit,
A Diis plura feret, nil cupientium,
Nudus castra peto, multa petentibus,
Desunt multa.
[Plus on se refuse à soi-même, plus on reçoit de présents des Dieux ; démuni, je gagne le camp de ceux qui ne désirent rien ; ceux qui demandent beaucoup manquent de beaucoup de choses.]
Si elle continue, elle me renverra très content, et satisfait,
nihil supra Deos lacesso.
[Je ne demande rien de plus aux Dieux.]
Mais gare le heurt. Il en est mille qui rompent au port. Je me console aisément, de ce qui adviendra ici, quand je n’y serai plus. Les choses présentes m’embesognent assez,
fortunæ cætera mando.
[Je confie le reste à la fortune.]
Aussi n’ai-je point cette forte liaison, qu’on dit attacher les hommes à l’avenir, par les enfants qui portent leur nom, et leur honneur. Et en dois désirer à l’aventure d’autant moins, s’ils sont si désirables. Je ne tiens que trop au monde, et à cette vie par moi-même : Je me contente d’être en prise de la fortune, par les circonstances proprement nécessaires à mon être, sans lui allonger par ailleurs sa juridiction sur moi : Et n’ai jamais estimé qu’être sans enfants, fût un défaut qui dût rendre la vie moins complète, et moins contente. La vacation stérile, a bien aussi ses commodités. Les enfants sont du nombre des choses, qui n’ont pas fort de quoi être désirées, notamment à cette heure, qu’il serait si difficile de les rendre bons. Bona iam nec nasci licet, ita corrupta sunt semina. [Il ne peut plus rien naître de bon, tant les germes sont corrompus.] Et si ont justement de quoi être regrettées, à qui les perd, après les avoir acquises. Celui qui me laissa ma maison en charge, pronostiquait que je la dusse ruiner, regardant à mon humeur, si peu casanière. Il se trompa ; me voici comme j’y entrai : sinon un peu mieux. Sans office pourtant et sans bénéfice. Au demeurant, si la fortune ne m’a fait aucune offense violente, et extraordinaire, aussi n’a-t-elle pas de grâce. Tout ce qu’il y a de ses dons chez nous, il y est avant moi, et au-delà de cent ans. Je n’ai particulièrement aucun bien essentiel, et solide, que je doive à sa libéralité : Elle m’a fait quelques faveurs venteuses, honoraires, et titulaires, sans substance : Et me les a aussi à la vérité, non pas accordées, mais offertes. Dieu sait, à moi : qui suis tout matériel, qui ne me paie que de la réalité, encore bien massive : Et qui, si je l’osais confesser, ne trouverais l’avarice, guère moins excusable que l’ambition : ni la douleur, moins évitable que la honte : ni la santé, moins désirable que la doctrine : ou la richesse, que la noblesse. Parmi ses faveurs vaines, je n’en ai point qui plaise tant à cette niaise humeur, qui s’en paît chez moi, qu’une bulle authentique de bourgeoisie Romaine : qui me fut octroyée dernièrement que j’y étais, pompeuse en sceaux, et lettres dorées : et octroyée avec toute gracieuse libéralité. Et par ce qu’elles se donnent en divers style, plus ou moins favorable ; et qu’avant que j’en eusse vu, j’eusse été bien aise, qu’on m’en eût montré un formulaire : je veux, pour satisfaire à quelqu’un, s’il s’en trouve malade de pareille curiosité à la mienne, la transcrire ici en sa forme.
Quod Horatius Maximus, Martius Cecius, Alexander Mutus, almæ urbis conseruatores de Illustrissimo viro Michaële Montano equite Sancti Michaëlis, et a Cubiculo Regis Christianissimi, Romana Ciuitate donando, ad Senatum retulerunt, S. P. Q. R. de ea re ita fieri censuit :
Cum veteri more et instituto cupide illi semper studioseque suscepti sint, qui virtute ac nobilitate præstantes, magno Reip. nostræ usui atque ornamento fuissent, vel esse aliquando possent : Nos maiorum nostrorum exemplo atque auctoritate permoti, præclaram hanc Consuetudinem nobis imitandam ac seruandam fore censemus. Quamobrem cum Illustrissimus Michaël Montanus Eques sancti Michaëlis, et a Cubiculo Regis Christianissimi Romani nominis studiosissimus, et familiæ laude atque splendore et propriis virtutum meritis dignissimus sit, qui summo Senatus Populique Romani iudicio ac studio in Romanam Ciuitatem adsciscatur ; placere Senatui P. Q. R. Illustrissimum Michaëlem Montanum rebus omnibus ornatissimum, atque huic inclyto populo charissimum, ipsum posterosque in Romanam Ciuitatem adscribi, ornarique ; omnibus et prœmiis et honoribus, quibus illi fruuntur, qui Ciues Patritiique ; Romani nati aut iure optimo facti sunt. In quo censere Senatum P. Q. R. se non tam illi Ius Ciuitatis largiri quam debitum tribuere, neque magis beneficium dare quam ab ipso accipere, qui hoc Ciuitatis munere accipiendo, singulari Ciuitatem ipsam ornamento atque honore affecerit. Quam quidem S. C. auctoritatem iidem Conseruatores per Senatus P. Q. R. scribas in acta referri atque in Capitolii curia seruari, priuilegiumque huiusmodi fieri, solitoque urbis sigillo communiri curarunt. Anno ab urbe condita CXDCCCCXXXI. post Christum natum M. D. LXXXI. III. Idus Martii.
Horatius Fuscus sacri S. P. Q. R. scriba.
Vincent. Martholus sacri S. P. Q. R. scriba.
[Sur le rapport fait au Sénat par Orazio Massimi, Marzo Cecio et Alessandro Muti, conservateurs de la ville de Rome, au sujet du droit de Cité Romaine à accorder au Très Illustre Michel de Montaigne, chevalier de Saint-Michel et gentilhomme de la Chambre du Roi Très Chrétien, le Sénat et le Peuple Romain ont décrété :
Considérant que, par l’antique usage et institution, ont toujours été adoptés parmi nous avec ardeur et empressement ceux qui, s’étant distingués par leur vertu et leur noblesse, avaient grandement servi et honoré notre République, ou pouvaient le faire un jour, Nous, émus par l’exemple et l’autorité de nos ancêtres, croyons que cette noble Coutume doit être suivie et maintenue. C’est pourquoi, étant donné que le Très Illustre Michel de Montaigne, chevalier de Saint-Michel et gentilhomme de la Chambre du Roi Très Chrétien, est très attaché au nom de Rome, et qu’il est très digne, par le rang et l’éclat de sa famille, comme par les mérites personnels de sa valeur, d’être admis dans la Cité Romaine par la volonté et le décret suprêmes du Peuple et du Sénat, il a plu au Sénat et au Peuple Romain que le Très Illustre Michel de Montaigne, orné de toutes sortes de mérites et très cher à ce noble peuple, lut inscrit comme Citoyen Romain, lui-même et ses descendants, et doté de tous les avantages et honneurs dont jouissent ceux qui, par leur naissance ou par un droit excellent, sont ou ont été faits Citoyens et Patriciens de Rome. En quoi le Sénat et le Peuple Romain jugent qu’ils lui attribuent un droit moins qu’ils ne s’acquittent d’une dette, et qu’ils lui rendent un service moins qu’ils n’en reçoivent un de celui qui, en acceptant ce droit de Cité, honore et illustre la Cité elle-même. Ce sénatus-consulte, les Conservateurs l’ont fait inscrire par les secrétaires du Sénat et du Peuple Romain pour qu’il fut déposé dans les archives du Capitole, et en ont fait dresser un acte muni du sceau ordinaire de la Ville. L’an de la fondation de Rome, et de la naissance du Christ, le troisième jour des Ides de Mars [13 mars].
Orazio Fosco, secrétaire du vénérable Sénat de Rome et du Peuple Romain.
Vincente Martoli, secrétaire du vénérable Sénat de Rome et du Peuple Romain.]
N’étant bourgeois d’aucune ville, je suis bien aise de l’être de la plus noble qui fut et qui sera onc. Si les autres se regardaient attentivement, comme je fais, ils se trouveraient comme je fais, pleins d’inanité et de fadaise : De m’en défaire, je ne puis, sans me défaire moi-même. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres. Mais ceux qui le sentent, en ont un peu meilleur compte : encore ne sais-je. Cette opinion et usance commune, de regarder ailleurs qu’à nous, a bien pourvu à notre affaire. C’est un objet plein de mécontentement. Nous n’y voyons que misère et vanité. Pour ne nous déconforter, nature a rejeté bien à propos, l’action de notre vue, au-dehors : Nous allons en avant à vau-l’eau, mais de rebrousser vers nous, notre course, c’est un mouvement pénible : la mer se brouille et s’empêche ainsi, quand elle est repoussée à soi. Regardez, dit chacun, les branles du ciel : regardez au public : à la querelle de celui-là : au pouls d’un tel : au testament de cet autre : somme regardez toujours haut ou bas, ou à côté, ou devant, ou derrière vous. C’était un commandement paradoxe, que nous faisait anciennement ce Dieu à Delphes : Regardez dans vous, reconnaissez-vous, tenez-vous à vous : Votre esprit, et votre volonté, qui se consomme ailleurs, ramenez-la en soi : vous vous écoulez, vous vous répandez : appilez-vous, soutenez-vous : on vous trahit, on vous dissipe, on vous dérobe à vous. Vois-tu pas, que ce monde tient toutes ses vues contraintes au-dedans, et ses yeux ouverts à se contempler soi-même ? C’est toujours vanité pour toi, dedans et dehors : mais elle est moins vanité, quand elle est moins étendue. Sauf toi, ô homme, disait ce Dieu, chaque chose s’étudie la première, et a selon son besoin, des limites à ses travaux et désirs. Il n’en est une seule si vide et nécessiteuse que toi, qui embrasses l’univers : Tu es le scrutateur sans connaissance : le magistrat sans juridiction : et après tout, le badin de la farce.
Chapitre X. De ménager sa volonté §
Au prix du commun des hommes, peu de choses me touchent : ou pour mieux dire, me tiennent. Car c’est raison qu’elles touchent, pourvu qu’elles ne nous possèdent. J’ai grand soin d’augmenter par étude, et par discours, ce privilège d’insensibilité, qui est naturellement bien avancé en moi. J’épouse, et me passionne par conséquent, de peu de choses. J’ai la vue claire : mais je l’attache à peu d’objets : Le sens délicat et mou : mais l’appréhension et l’application, je l’ai dure et sourde : Je m’engage difficilement. Autant que je puis je m’emploie tout à moi : Et en ce sujet même, je briderais pourtant et soutiendrais volontiers, mon affection, qu’elle ne s’y plonge trop entière : puisque c’est un sujet, que je possède à la merci d’autrui, et sur lequel la fortune a plus de droit que je n’ai. De manière, que jusques à la santé, que j’estime tant, il me serait besoin, de ne la pas désirer, et m’y adonner si furieusement, que j’en trouve les maladies importables. On se doit modérer, entre la haine de la douleur, et l’amour de la volupté. Et ordonne Platon une moyenne route de vie entre les deux. Mais aux affections qui me distraient de moi, et attachent ailleurs, à celles-là certes m’opposé-je de toute ma force. Mon opinion est, qu’il se faut prêter à autrui, et ne se donner qu’à soi-même. Si ma volonté se trouvait aisée à s’hypothéquer et à s’appliquer, je n’y durerais pas : Je suis trop tendre, et par nature et par usage.
fugax rerum, securaque in otia natus
[enclin à fuir les affaires et né pour la tranquillité et le repos.]
Les débats contestés et opiniâtrés, qui donneraient enfin avantage à mon adversaire, l’issue qui rendrait honteuse ma chaude poursuite, me rongerait à l’aventure bien cruellement. Si je mordais à même, comme font les autres ; mon âme n’aurait jamais la force de porter les alarmes, et émotions, qui suivent ceux qui embrassent tant. Elle serait incontinent disloquée par cette agitation intestine. Si quelquefois on m’a poussé au maniement d’affaires étrangères, j’ai promis de les prendre en main, non pas au poumon et au foie ; de m’en charger, non de les incorporer : de m’en soigner, oui ; de m’en passionner, nullement : j’y regarde, mais je ne les couve point. J’ai assez affaire à disposer et ranger la presse domestique que j’ai dans mes entrailles, et dans mes veines, sans y loger, et me fouler d’une presse étrangère : Et suis assez intéressé de mes affaires essentiels, propres, et naturels, sans en convier d’autres forains. Ceux qui savent combien ils se doivent, et de combien d’offices ils sont obligés à eux, trouvent que nature leur a donné cette commission pleine assez, et nullement oisive. Tu as bien largement affaire chez toi, ne t’éloigne pas. Les hommes se donnent à louage. Leurs facultés ne sont pas pour eux ; elles sont pour ceux, à qui ils s’asservissent ; leurs locataires sont chez eux, ce ne sont pas eux. Cette humeur commune ne me plaît pas. Il faut ménager la liberté de notre âme, et ne l’hypothéquer qu’aux occasions justes. Lesquelles sont en petit nombre, si nous jugeons sainement. Voyez les gens appris à se laisser emporter et saisir, ils le font partout. Aux petites choses comme aux grandes ; à ce qui ne les touche point, comme à ce qui les touche. Ils s’ingèrent indifféremment où il y a de la besogne ; et sont sans vie, quand ils sont sans agitation tumultuaire. In negotiis sunt, negotii causa. Ils ne cherchent la besogne que pour embesognement. Ce n’est pas, qu’ils veuillent aller, tant, comme c’est, qu’ils ne se peuvent tenir. Ne plus ne moins, qu’une pierre ébranlée en sa chute, qui ne s’arrête jusqu’à tant qu’elle se couche. L’occupation est à certaine manière de gens, marque de suffisance et de dignité. Leur esprit cherche son repos au branle, comme les enfants au berceau. Ils se peuvent dire autant serviables à leurs amis, comme importuns à eux-mêmes. Personne ne distribue son argent à autrui, chacun y distribue son temps et sa vie. Il n’est rien de quoi nous soyons si prodigues, que de ces choses-là, desquelles seules l’avarice nous serait utile et louable. Je prends une complexion toute diverse. Je me tiens sur moi. Et communément désire mollement ce que je désire, et désire peu : M’occupe et embesogne de même, rarement et tranquillement. Tout ce qu’ils veulent et conduisent, ils le font de toute leur volonté et véhémence. Il y a tant de mauvais pas, que pour le plus sûr, il faut un peu légèrement et superficiellement couler ce monde : et le glisser, non pas l’enfoncer. La volupté même, est douloureuse en sa profondeur.
incedis per ignes,
Suppositos cineri doloso.
[Tu marches à travers des feux couverts d’une cendre trompeuse.]
Messieurs de Bordeaux m’élurent Maire de leur ville, étant éloigné de France ; et encore plus éloigné d’un tel pensement. Je m’en excusai. Mais on m’apprit que j’avais tort ; le commandement du Roi s’y interposant aussi. C’est une charge, qui doit sembler d’autant plus belle, qu’elle n’a, ni loyer ni gain, autre que l’honneur de son exécution. Elle dure deux ans ; mais elle peut être continuée par seconde élection. Ce qui advient très rarement. Elle le fut à moi ; et ne l’avait été que deux fois auparavant : Quelques années y avait, à Monsieur de Lansac ; et fraîchement à Monsieur de Biron Maréchal de France. En la place duquel je succédai ; et laissai la mienne, à Monsieur de Matignon aussi Maréchal de France. Glorieux de si noble assistance.
uterque bonus pacis bellique minister.
[Tous deux bons administrateurs de la paix et de la guerre.]
La fortune voulut part à ma promotion, par cette particulière circonstance qu’elle y mit du sien : Non vaine du tout. Car Alexandre dédaigna les Ambassadeurs Corinthiens qui lui offraient la bourgeoisie de leur ville ; mais quand ils vinrent à lui déduire, comme Bacchus et Hercules étaient aussi en ce registre, il les en remercia gracieusement. À mon arrivée, je me déchiffrai fidèlement, et consciencieusement, tout tel que je me sens être : Sans mémoire, sans vigilance, sans expérience, et sans vigueur : sans haine aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence : à ce qu’ils fussent informés et instruits de ce qu’ils avaient à attendre de mon service. Et parce que la connaissance de feu mon père les avait seule incités à cela, et l’honneur de sa mémoire : je leur ajoutai bien clairement, que je serais très marri que chose quelconque fît autant d’impression en ma volonté, comme avaient fait autrefois en la sienne, leurs affaires, et leur ville, pendant qu’il l’avait en gouvernement, en ce lieu même auquel ils m’avaient appelé. Il me souvenait, de l’avoir vu vieil, en mon enfance, l’âme cruellement agitée de cette tracasserie publique ; oubliant le doux air de sa maison, où la faiblesse des ans l’avait attaché longtemps avant ; et son ménage, et sa santé ; et méprisant certes sa vie, qu’il y cuida perdre, engagé pour eux, à des longs et pénibles voyages. Il était tel ; et lui partait cette humeur d’une grande bonté de nature. Il ne fut jamais âme plus charitable et populaire. Ce train, que je loue en autrui, je n’aime point à le suivre. Et ne suis pas sans excuse. Il avait ouï dire, qu’il se fallait oublier pour le prochain ; que le particulier ne venait en aucune considération au prix du général. La plupart des règles et préceptes du monde prennent ce train, de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à l’usage de la société publique. Ils ont pensé faire un bel effet, de nous détourner et distraire de nous ; présupposant que nous n’y tinssions que trop, et d’une attache trop naturelle ; et n’ont épargné rien à dire pour cette fin. Car il n’est pas nouveau aux sages, de prêcher les choses comme elles servent, non comme elles sont. La vérité a ses empêchements, incommodités et incompatibilités avec nous. Il nous faut souvent tromper, afin que nous ne nous trompions. Et ciller notre vue, étourdir notre entendement, pour les redresser et amender. Imperiti enim iudicant, et qui frequenter in hoc ipsum fallendi sunt, ne errent. [Car des ignorants jugent, et il faut souvent les tromper pour les empêcher d’errer.] Quand ils nous ordonnent, d’aimer avant nous, trois, quatre, et cinquante degrés de choses ; ils représentent l’art des archers, qui pour arriver au point, vont prenant leur visée grande espace au-dessus de la butte. Pour dresser un bois courbe, on le recourbe au rebours. J’estime qu’au temple de Pallas, comme nous voyons en toutes autres religions, il y avait des mystères apparents, pour être montrés au peuple, et d’autres mystères plus secrets, et plus hauts, pour être montrés seulement à ceux qui en étaient profès. Il est vraisemblable qu’en ceux-ci, se trouve le vrai point de l’amitié que chacun se doit : Non une amitié fausse, qui nous fait embrasser la gloire, la science, la richesse, et telles choses, d’une affection principale et immodérée, comme membres de notre être ; ni une amitié molle et indiscrète ; en laquelle il advient ce qui se voit au lierre, qu’il corrompt et ruine la paroi qu’il accole : Mais une amitié salutaire et réglée, également utile et plaisante. Qui en sait les devoirs, et les exerce, il est vraiment du cabinet des muses ; il a atteint le sommet de la sagesse humaine, et de notre bonheur. Celui-ci, sachant exactement ce qu’il se doit ; trouve dans son rôle, qu’il doit appliquer à soi, l’usage des autres hommes, et du monde ; et pour ce faire, contribuer à la société publique les devoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autrui, ne vit guère à soi. Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse. [Celui qui est ami de lui-même, qu’il sache qu’il est l’ami de tous.] La principale charge que nous ayons, c’est à chacun sa conduite. Et est ce pour quoi nous sommes ici. Comme qui oublierait de bien et saintement vivre ; et penserait être quitte de son devoir, en y acheminant et dressant les autres ; ce serait un sot : Tout de même, qui abandonne en son propre, le sainement et gaiement vivre, pour en servir autrui, prend à mon gré un mauvais et dénaturé parti. Je ne veux pas, qu’on refuse aux charges qu’on prend, l’attention, les pas, les paroles, et la sueur, et le sang au besoin :
non ipse pro charis amicis
Aut patria timidus perire.
[ne craignant pas de mourir pour des amis chers ou pour ma patrie.]
Mais c’est par emprunt et accidentellement ; L’esprit se tenant toujours en repos et en santé : non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. L’agir simplement, lui coûte si peu, qu’en dormant même il agit. Mais il lui faut donner le branle, avec discrétion : Car le corps reçoit les charges qu’on lui met sus, justement selon qu’elles sont : l’esprit les étend et les appesantit souvent à ses dépens, leur donnant la mesure que bon lui semble. On fait pareilles choses avec divers efforts, et différente contention de volonté. L’un va bien sans l’autre. Car combien de gens se hasardent tous les jours aux guerres, de quoi il ne leur chaut : et se pressent aux dangers des batailles, desquelles la perte, ne leur troublera pas le voisin sommeil ? Tel en sa maison, hors de ce danger, qu’il n’oserait avoir regardé, est plus passionné de l’issue de cette guerre, et en a l’âme plus travaillée, que n’a le soldat qui y emploie son sang et sa vie. J’ai pu me mêler des charges publiques, sans me départir de moi, de la largeur d’une ongle, et me donner à autrui sans m’ôter à moi : Cette âpreté et violence de désirs, empêche plus, qu’elle ne sert à la conduite de ce qu’on entreprend. Nous remplit d’impatience envers les événements, ou contraires, ou tardifs : et d’aigreur et de soupçon envers ceux, avec qui nous négocions. Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possédés et conduits.
male cuncta ministrat
Impetus.
[L’impétuosité rend toujours de mauvais services.]
Celui qui n’y emploie que son jugement, et son adresse, il y procède plus gaiement : il feint, il ploie, il diffère tout à son aise, selon le besoin des occasions : il faut d’atteinte, sans tourment, et sans affliction, prêt et entier pour une nouvelle entreprise : il marche toujours la bride à la main. En celui qui est enivré de cette intention violente et tyrannique, on voit par nécessité beaucoup d’imprudence et d’injustice. L’impétuosité de son désir l’emporte : Ce sont mouvements téméraires, et, si fortune n’y prête beaucoup, de peu de fruit. La philosophie veut qu’au châtiment des offenses reçues, nous en distrayons la colère : non afin que la vengeance en soit moindre, ains au rebours, afin qu’elle en soit d’autant mieux assenée et plus pesante : À quoi il lui semble que cette impétuosité porte empêchement. Non seulement la colère trouble : mais de soi, elle lasse aussi les bras de ceux qui châtient. Ce feu étourdit et consomme leur force. Comme en la précipitation, festinatio tarda est [la hâte nous retarde]. La hâtiveté se donne elle-même la jambe, s’entrave et s’arrête. Ipsa se velocitas implicat. [La précipitation se gêne elle-même.] Pour exemple. Selon ce que j’en vois par usage ordinaire, l’avarice n’a point de plus grand détourbier que soi-même. Plus elle est tendue et vigoureuse, moins elle en est fertile. Communément elle attrape plus promptement les richesses, masquée d’une image de libéralité. Un gentilhomme très homme de bien, et mon ami, cuida brouiller la santé de sa tête, par une trop passionnée attention et affection aux affaires d’un Prince, son maître. Lequel maître, s’est ainsi peint soi-même à moi : Qu’il voit le poids des accidents, comme un autre : mais qu’à ceux qui n’ont point de remède, il se résout soudain à la souffrance : aux autres, après y avoir ordonné les provisions nécessaires, ce qu’il peut faire promptement par la vivacité de son esprit, il attend en repos ce qui s’en peut ensuivre. De vrai, je l’ai vu à même, maintenant une grande nonchalance et liberté d’actions et de visage, au travers de bien grands affaires et bien épineux. Je le trouve plus grand et plus capable, en une mauvaise, qu’en une bonne fortune. Ses pertes lui sont plus glorieuses, que ses victoires, et son deuil que son triomphe. Considérez, qu’aux actions mêmes qui sont vaines et frivoles : au jeu des échecs, de la paume, et semblables, cet engagement âpre et ardent d’un désir impétueux, jette incontinent l’esprit et les membres, à l’indiscrétion, et au désordre. On s’éblouit, on s’embarrasse soi-même. Celui qui se porte plus modérément envers le gain, et la perte, il est toujours chez soi. Moins il se pique et passionne au jeu, il le conduit d’autant plus avantageusement et sûrement. Nous empêchons au demeurant, la prise et la serre de l’âme, à lui donner tant de choses à saisir. Les unes, il les lui faut seulement présenter, les autres attacher, les autres incorporer. Elle peut voir et sentir toutes choses, mais elle ne se doit paître que de soi : Et doit être instruite, de ce qui la touche proprement, et qui proprement est de son avoir, et de sa substance. Les lois de nature nous apprennent ce que justement, il nous faut. Après que les sages nous ont dit, que selon elle personne n’est indigent, et que chacun l’est selon l’opinion, ils distinguent ainsi subtilement, les désirs qui viennent d’elle, de ceux qui viennent du dérèglement de notre fantaisie. Ceux desquels on voit le bout, sont siens, ceux qui fuient devant nous, et desquels nous ne pouvons joindre la fin, sont nôtres. La pauvreté des biens, est aisée à guérir ; la pauvreté de l’âme, impossible.
Nam si, quod satis est homini, id satis esse potesset,
Hoc sat erat : nunc, quum hoc non est, qui credimus porro,
Diuitias ullas animum mi explere potesse ?
[Car si ce qui suffit aux hommes pouvait être suffisant, ce qui est mien me suffirait, mais puisque ce n’est pas le cas, comment croirons-nous qu’aucune richesse puisse combler mon âme ?]
Socrates voyant porter en pompe par sa ville, grande quantité de richesse, joyaux et meubles de prix : Combien de choses, dit-il, je ne désire point ! Metrodorus vivait du poids de douze onces par jour, Epicurus à moins : Metroclez dormait en hiver avec les moutons, en été aux cloîtres des Églises. Sufficit ad id natura, quod poscit. [La nature suffit à ce qu’elle demande.] Cleanthes vivait de ses mains, et se vantait, que Cleanthes, s’il voulait, nourrirait enpore un autre Cleanthes. Si ce que nature exactement, et originellement nous demande, pour la conservation de notre être, est trop peu (comme de vrai combien ce l’est, et combien à bon compte notre vie se peut maintenir, il ne se doit exprimer mieux que par cette considération ; Que c’est si peu, qu’il échappe la prise et le choc de la fortune, par sa petitesse) dispensons-nous de quelque chose plus outre ; appelons encore nature, l’usage et condition de chacun de nous ; taxons-nous, traitons-nous à cette mesure ; étendons nos appartenances et nos comptes jusques là. Car jusques là, il me semble bien, que nous avons quelque excuse. L’accoutumance est une seconde nature, et non moins puissante. Ce qui manque à ma coutume je tiens qu’il me manque : Et j’aimerais presque également qu’on m’ôtât la vie, que si on me l’essimait et retranchait bien loin de l’état auquel je l’ai vécue si longtemps. Je ne suis plus en termes d’un grand changement, ni de me jeter à un nouveau train et inusité ; non pas même vers l’augmentation : il n’est plus temps de devenir autre. Et comme je plaindrais quelque grande aventure, qui me tombât à cette heure entre mains, qu’elle ne serait venue en temps que j’en pusse jouir,
Quo mihi fortuna, si non conceditur uti :
[À quoi bon la fortune, s’il n’est pas accordé d’en user :]
Je me plaindrais de même, de quelque acquêt interne. Il vaut quasi mieux jamais, que si tard, devenir honnête homme. Et bien entendu à vivre, lorsqu’on n’a plus de vie. Moi, qui m’en vais, résignerais facilement à quelqu’un, qui vînt, ce que j’apprends de prudence, pour le commerce du monde. Moutarde après dîner. Je n’ai que faire du bien, duquel je ne puis rien faire. À quoi la science, à qui n’a plus de tête ? C’est injure et défaveur de fortune, de nous offrir des présents, qui nous remplissent d’un juste dépit de nous avoir failli en leur saison. Ne me guidez plus : je ne puis plus aller. De tant de membres, qu’a la suffisance, la patience nous suffit. Donnez la capacité d’un excellent dessus, au chantre qui a les poumons pourris ! Et d’éloquence à l’ermite relégué aux déserts d’Arabie. Il ne faut point d’art, à la chute. La fin se trouve de soi, au bout de chaque besogne. Mon monde est failli, ma forme expirée. Je suis tout du passé. Et suis tenu de l’autoriser et d’y conformer mon issue. Je veux dire ceci par manière d’exemple : que l’éclipsement nouveau des dix jours du Pape, m’ont pris si bas, que je ne m’en puis bonnement accoutrer. Je suis des années, auxquelles nous comptions autrement. Un si ancien et long usage, me vendique et rappelle à soi. Je suis contraint d’être un peu hérétique par là. Incapable de nouveauté, même corrective. Mon imagination en dépit de mes dents se jette toujours dix jours plus avant, ou plus arrière : Et grommelle à mes oreilles. Cette règle touche ceux, qui ont à être. Si la santé même, si sucrée vient à me retrouver par boutades, c’est pour me donner regret plutôt que possession de soi. Je n’ai plus où la retirer. Le temps me laisse. Sans lui rien ne se possède. Ô que je ferais peu d’état de ces grandes dignités électives, que je vois au monde, qui ne se donnent qu’aux hommes prêts à partir : auxquelles on ne regarde pas tant, combien dûment on les exercera, que combien peu longuement on les exercera : dès l’entrée on vise à l’issue. Somme : me voici après d’achever cet homme, non d’en refaire un autre. Par long usage, cette forme m’est passée en substance, et fortune en nature. Je dis donc, que chacun d’entre nous faiblets, est excusable d’estimer sien, ce qui est compris sous cette mesure. Mais aussi au-delà de ces limites, ce n’est plus que confusion : C’est la plus large étendue que nous puissions octroyer à nos droits. Plus nous amplifions notre besoin et possession, d’autant plus nous engageons-nous aux coups de la fortune, et des adversités. La carrière de nos désirs doit être circonscrite, et restreinte, à un court limite, des commodités les plus proches et contiguës. Et doit en outre, leur course, se manier, non en ligne droite, qui fasse bout ailleurs, mais en rond, duquel les deux pointes se tiennent et terminent en nous, par un bref contour. Les actions qui se conduisent sans cette réflexion ; s’entend voisine réflexion et essentielle, comme sont celles des avaricieux, des ambitieux, et tant d’autres, qui courent de pointe, desquels la course les emporte toujours devant eux, ce sont actions erronées et maladives. La plupart de nos vacations sont farcesques. Mundus universus exercet histrioniam. [Le monde entier joue la comédie.] Il faut jouer dûment notre rôle, mais comme rôle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assez de s’enfariner le visage, sans s’enfariner la poitrine. J’en vois qui se transforment et se transsubstantient en autant de nouvelles figures, et de nouveaux êtres, qu’ils entreprennent de charges : et qui se prélatent jusques au foie et aux intestins : et entraînent leur office jusques en leur garde-robe. Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades, qui les regardent, de celles qui regardent leur commission, ou leur suite, ou leur mule. Tantum se fortunæ permittunt, etiam ut naturam dediscant. [Ils se confient tant à la fortune qu’ils en oublient la nature.] Ils enflent et grossissent leur âme, et leur discours naturel, selon la hauteur de leur siège magistral. Le Maire et Montaigne, ont toujours été deux, d’une séparation bien claire. Pour être avocat ou financier, il n’en faut pas méconnaître la fourbe, qu’il y a en telles vacations. Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son métier ; et ne doit pourtant en refuser l’exercice. C’est l’usage de son pays, et il y a du profit : Il faut vivre du monde, et s’en prévaloir, tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un Empereur, doit être au-dessus de son Empire ; et le voir et considérer, comme accident étranger. Et lui doit savoir jouir de soi à part ; et se communiquer comme Jacques et Pierre : au moins à soi-même. Je ne sais pas m’engager si profondément, et si entier. Quand ma volonté me donne à un parti, ce n’est pas d’une si violente obligation, que mon entendement s’en infecte. Aux présents brouillis de cet état, mon intérêt ne m’a fait méconnaître, ni les qualités louables en nos adversaires, ni celles qui sont reprochables en ceux que j’ai suivi. Ils adorent tout ce qui est de leur côté : moi je n’excuse pas seulement la plupart des choses, qui sont du mien. Un bon ouvrage, ne perd pas ses grâces, pour plaider contre moi. Hors le nœud du débat, je me suis maintenu en équanimité, et pure indifférence. Neque extra necessitates belli, præcipuum odium gero. [Et hors des nécessités de la guerre, je ne nourris pas de haine capitale.] De quoi je me gratifie, d’autant que je vois communément faillir au contraire. Ceux qui allongent leur colère, et leur haine au-delà des affaires, comme fait la plupart, montrent qu’elle leur part d’ailleurs, et de cause particulière : Tout ainsi comme, à qui étant guéri de son ulcère, la fièvre demeure encore, montre qu’elle avait un autre principe plus caché. C’est qu’ils n’en ont point à la cause, en commun : et en tant qu’elle blesse l’intérêt de tous, et de l’état : Mais lui en veulent, seulement en ce, qu’elle leur mâche en privé. Voilà pourquoi, ils s’en piquent de passion particulière, et au-delà de la justice, et de la raison publique. Non tam omnia uniuersi, quam ea, quæ ad quemque pertinent, singuli carpebant. [Tous ne blâmaient pas d’un commun accord toutes choses mais chacun individuellement ce qui le concernait personnellement.] Je veux que l’avantage soit pour nous : mais je ne forcène point, s’il ne l’est. Je me prends fermement au plus sain des partis. Mais je n’affecte pas qu’on me remarque spécialement, ennemi des autres, et outre la raison générale. J’accuse merveilleusement cette vicieuse forme d’opiner : Il est de la Ligue : car il admire la grâce de Monsieur de Guyse : L’activité du Roi de Navarre l’étonne : il est Huguenot. Il trouve ceci à dire aux mœurs du Roi : il est séditieux en son cœur. Et ne concédai pas au magistrat même, qu’il eût raison, de condamner un livre, pour avoir logé entre les meilleurs poètes de ce siècle, un hérétique. N’oserions-nous dire d’un voleur, qu’il a belle grève ? Faut-il, si elle est putain, qu’elle soit aussi punaise ? Aux siècles plus sages, révoqua-t-on le superbe titre de Capitolinus, qu’on avait auparavant donné à Marcus Manlius, comme conservateur de la religion et liberté publique ? Étouffa-t-on la mémoire de sa libéralité, et de ses faits d’armes, et récompenses militaires octroyées à sa vertu, parce qu’il affecta depuis la Royauté, au préjudice des lois de son pays ? S’ils ont pris en haine un Avocat, l’endemain il leur devient inéloquent. J’ai touché ailleurs le zèle, qui poussa des gens de bien à semblables fautes. Pour moi, je sais bien dire : Il fait méchamment cela, et vertueusement ceci. De même, aux pronostics ou événements sinistres des affaires, ils veulent, que chacun en son parti soit aveugle et hébété : que notre persuasion et jugement, serve non à la vérité, mais au projet de notre désir. Je faudrais plutôt vers l’autre extrémité : tant je crains, que mon désir me suborne. Joint, que je me défie un peu tendrement, des choses que je souhaite. J’ai vu de mon temps, merveilles en l’indiscrète et prodigieuse facilité des peuples, à se laisser mener et manier la créance et l’espérance, où il a plu et servi à leurs chefs : par-dessus cent mécomptes, les uns sur les autres : par-dessus les fantômes, et les songes. Je ne m’étonne plus de ceux, que les singeries d’Apollonius et de Mahumed embufflèrent. Leur sens et entendement, est entièrement étouffé en leur passion. Leur discrétion n’a plus d’autre choix, que ce qui leur rit, et qui conforte leur cause. J’avais remarqué souverainement cela, au premier de nos partis fiévreux. Cet autre, qui est né depuis, en l’imitant, le surmonte. Par où je m’avise, que c’est une qualité inséparable des erreurs populaires. Après la première qui part, les opinions s’entrepoussent, suivant le vent, comme les flots. On n’est pas du corps, si on s’en peut dédire : si on ne vague le train commun. Mais certes on fait tort aux partis justes, quand on les veut secourir de fourbes. J’y ai toujours contredit. Ce moyen ne porte qu’envers les têtes malades. Envers les saines, il y a des voies plus sûres, et non seulement plus honnêtes, à maintenir les courages, et excuser les accidents contraires. Le ciel n’a point vu un si pesant désaccord, que celui de Cæsar, et de Pompeius ; ni ne verra pour l’avenir. Toutefois il me semble reconnaître en ces belles âmes, une grande modération de l’un envers l’autre. C’était une jalousie d’honneur et de commandement, qui ne les emporta pas à haine furieuse et indiscrète ; sans malignité et sans détraction. En leurs plus aigres exploits, je découvre quelque demeurant de respect, et de bienveillance. Et juge ainsi : que s’il leur eût été possible, chacun d’eux eût désiré de faire son affaire sans la ruine de son compagnon, plutôt qu’avec sa ruine. Combien autrement il en va de Marius, et de Sylla : prenez-y garde. Il ne faut pas se précipiter si éperdument après nos affections, et intérêts. Comme étant jeune, je m’opposais au progrès de l’amour, que je sentais trop avancer sur moi ; et m’étudiais qu’il ne me fut si agréable, qu’il vînt à me forcer enfin, et captiver du tout à sa merci J’en use de même à toutes autres occasions, où ma volonté se prend avec trop d’appétit. Je me penche à l’opposite de son inclination, comme je la vois se plonger, et enivrer de son vin : Je fuis à nourrir son plaisir si avant, que je ne l’en puisse plus ravoir, sans perte sanglante. Les âmes qui par stupidité ne voient les choses qu’à demi, jouissent de cet heur, que les nuisibles les blessent moins. C’est une ladrerie spirituelle, qui a quelque air de santé ; et telle santé, que la philosophie ne méprise pas du tout. Mais pourtant, ce n’est pas raison de la nommer sagesse ; ce que nous faisons souvent : Et de cette manière se moqua quelqu’un anciennement de Diogenes, qui allait embrassant en plein hiver tout nu, une image de neige pour l’essai de sa patience : Celui-là le rencontrant en cette démarche : As-tu grand froid à cette heure, lui dit-il ? Du tout point, répond Diogenes : Or suivit l’autre : Que penses-tu donc faire de difficile, et d’exemplaire à te tenir là ? Pour mesurer la constance, il faut nécessairement savoir la souffrance : Mais les âmes qui auront à voir les événements contraires, et les injures de la fortune, en leur profondeur et âpreté, qui auront à les peser et goûter, selon leur aigreur naturelle, et leur charge, qu’elles emploient leur art, à se garder d’en enfiler les causes, et en détournent les avenues. Que fit le Roi Cotys ? il paya libéralement la belle et riche vaisselle qu’on lui avait présentée : mais parce qu’elle était singulièrement fragile, il la cassa incontinent lui-même ; pour s’ôter de bonne heure une si aisée matière de courroux contre ses serviteurs. Pareillement, j’ai volontiers évité de n’avoir mes affaires confus : et n’ai cherché, que mes biens fussent contigus à mes proches : et ceux à qui j’ai à me joindre d’une étroite amitié : d’où naissent ordinairement matières d’aliénation et dissociation. J’aimais autrefois les jeux hasardeux des cartes et dés ; Je m’en suis défait, il y a longtemps ; pour cela seulement, que quelque bonne mine que je fisse en ma perte, je ne laissais pas d’en avoir au-dedans de la piqûre. Un homme d’honneur, qui doit sentir un démenti, et une offense jusques au cœur, qui n’est pour prendre une mauvaise excuse en paiement et consolation, qu’il évite le progrès des altercations contentieuses. Je fuis les complexions tristes, et les hommes hargneux, comme les empestés. Et aux propos que je ne puis traiter sans intérêt, et sans émotion, je ne m’y mêle, si le devoir ne m’y force. Melius non incipient, quam desinent. [Mieux vaut qu’ils ne commencent pas, plutôt qu’ils s’arrêtent.] La plus sûre façon est donc, se préparer avant les occasions. Je sais bien, qu’aucuns sages ont pris autre voie ; et n’ont pas craint de se harper et engager jusques au vif, à plusieurs objets. Ces gens-là s’assurent de leur force, sous laquelle ils se mettent à couvert en toute sorte de succès ennemis, faisant lutter les maux, par la vigueur de la patience :
velut rupes vastum quæ prodit in æquor,
Obuia ventorum furiis, expostaque ponto,
Vim cunctam atque minas perfert cælique marisque,
Ipsa immota manens.
[Comme un rocher qui s’avance dans la vaste mer, exposé à la furie des vents et des flots, supporte toute la violence et les menaces du ciel et de la mer, demeurant inébranlable.]
N’attaquons pas ces exemples ; nous n’y arriverions point. Ils s’obstinent à voir résolument, et sans se troubler, la ruine de leur pays, qui possédait et commandait toute leur volonté. Pour nos âmes communes, il y a trop d’effort, et trop de rudesse à cela. Caton en abandonna la plus noble vie, qui fut onc. À nous autres petits, il faut fuir l’orage de plus loin : il faut pourvoir au sentiment, non à la patience ; et échever aux coups que nous ne saurions parer. Zenon voyant approcher Chremonidez jeune homme qu’il aimait, pour se seoir auprès de lui : se leva soudain. Et Cleanthes, lui en demandant la raison : J’entends, dit-il, que les médecins ordonnent le repos principalement, et défendent l’émotion à toutes tumeurs. Socrates ne dit point : Ne vous rendez pas aux attraits de la beauté ; soutenez-la, efforcez-vous au contraire : Fuyez-la, fait-il, courez hors de sa vue et de son rencontre, comme d’une poison puissante qui s’élance et frappe de loin. Et son bon disciple feignant ou récitant ; mais, à mon avis, récitant plutôt que feignant, les rares perfections de ce grand Cyrus, le fait défiant de ses forces à porter les attraits de la divine beauté de cette illustre Panthée sa captive, et en commettant la visite et garde à un autre, qui eût moins de liberté que lui. Et le Saint-Esprit de même, ne nos inducas in tentationem. Nous ne prions pas que notre raison ne soit combattue et surmontée par la concupiscence, mais qu’elle n’en soit pas seulement essayée : Que nous ne soyons conduits en état où nous ayons seulement à souffrir les approches, sollicitations, et tentations du péché : et supplions notre seigneur de maintenir notre conscience tranquille, pleinement et parfaitement délivrée du commerce du mal. Ceux qui disent avoir raison de leur passion vindicative, ou de quelque autre espèce de passion pénible : disent souvent vrai : comme les choses sont, mais non pas comme elles furent. Ils parlent à nous, lorsque les causes de leur erreur sont nourries et avancées par eux-mêmes. Mais reculez plus arrière, rappelez ces causes à leur principe : là, vous les prendrez sans vert. Veulent-ils que leur faute soit moindre, pour être plus vieille : et que d’un injuste commencement la suite soit juste ? Qui désirera du bien à son pays comme moi, sans s’en ulcérer ou maigrir, il sera déplaisant, mais non pas transi, de le voir menaçant, ou sa ruine, ou une durée non moins ruineuse. Pauvre vaisseau, que les flots, les vents, et le pilote, tirassent à si contraires desseins !
in tam diuersa, magister,
Ventus et unda trahunt.
[Le capitaine, le vent et l’onde tirent en tant de directions contraires.]
Qui ne bée point après la faveur des Princes, comme après chose de quoi il ne se saurait passer ; ne se pique pas beaucoup de la froideur de leur recueil, et de leur visage, ni de l’inconstance de leur volonté. Qui ne couve point ses enfants, ou ses honneurs, d’une propension esclave, ne laisse pas de vivre commodément après leur perte. Qui fait bien principalement pour sa propre satisfaction, ne s’altère guère pour voir les hommes juger de ses actions contre son mérite. Un quart d’once de patience, pourvoit à tels inconvénients. Je me trouve bien de cette recette ; me rachetant des commencements, au meilleur compte que je puis : Et me sens avoir échappé par son moyen beaucoup de travail et de difficultés. Avec bien peu d’effort, j’arrête ce premier branle de mes émotions. Et abandonne le sujet qui me commence à peser, et avant qu’il m’emporte. Qui n’arrête le partir, n’a garde d’arrêter la course. Qui ne sait leur fermer la porte, ne les chassera pas entrées. Qui ne peut venir à bout du commencement, ne viendra pas à bout de la fin. Ni n’en soutiendra la chute, qui n’en a pu soutenir l’ébranlement. Etenim ipsæ se impellunt, ubi semel a ratione discessum est : ipsaque sibi imbecillitas indulget, in altumque prouehitur imprudens : nec reperit locum consistendi. [Car elles (les émotions) se poussent en avant elles-mêmes dès qu’on s’est éloigné de la raison, et, complaisante envers elle-même, la faiblesse s’avance sans le savoir en haute mer, et ne trouve pas de lieu où s’arrêter.] Je sens à temps, les petits vents qui me viennent tâter et bruire au-dedans, avant-coureurs de la tempête :
ceu flamina prima
Cum deprensa fremunt syluis, et cæca volutant
Murmura, venturos nautis prodentia ventos.
[Comme lorsque les souffles de vents pris dans les forêts commencent à frémir et que bruissent des murmures aveugles, annonçant aux marins que les vents arrivent.]
À combien de fois me suis-je fait une bien évidente injustice, pour fuir le hasard de la recevoir encore pire des juges, après un siècle d’ennuis, et d’ordes et viles pratiques, plus ennemies de mon naturel, que n’est la gêne et le feu ? Conuenit a litibus quantum licet, et nescio an paulo plus etiam quam licet, abhorrentem esse. Est enim non modo liberale, paululum nonnunquam de suo iure decedere, sed interdum etiam fructuosum [Il faut se tenir loin des procès autant qu’il est permis, et même peut-être un peu plus qu’il n’est permis. Car il n’est pas seulement généreux, mais même quelquefois avantageux de renoncer quelque peu à ses droits.] Si nous étions bien sages, nous nous devrions réjouir et vanter, ainsi que j’ouïs un jour bien naïvement, un enfant de grande maison, faire fête à chacun, de quoi sa mère venait de perdre son procès : comme sa toux, sa fièvre, ou autre chose d’importune garde. Les faveurs même, que la fortune pouvait m’avoir donné, parentés, et accointances, envers ceux qui ont souveraine autorité en ces choses-là : j’ai beaucoup fait selon ma conscience, de fuir instamment de les employer au préjudice d’autrui, et de ne monter par-dessus leur droite valeur, mes droits. Enfin j’ai tant fait par mes journées, à la bonne heure le puissé-je dire, que me voici encore vierge de procès, qui n’ont pas laissé de se convier à plusieurs fois à mon service, par bien juste titre, s’il m’eût plu d’y entendre. Et vierge de querelles : J’ai sans offense de poids, passive ou active, écoulé tantôt une longue vie : et sans avoir ouï pis que mon nom : Rare grâce du ciel. Nos plus grandes agitations, ont des ressorts et causes ridicules. Combien encourut de ruine notre dernier Duc de Bourgongne, pour la querelle d’une charretée de peaux de mouton ! Et l’engravure d’un cachet, fût-ce pas la première et maîtresse cause, du plus horrible croulement, que cette machine ait onc souffert ? Car Pompeius et Cæsar, ce ne sont que les rejetons et la suite, des deux autres. Et j’ai vu de mon temps, les plus sages têtes de ce Royaume, assemblées avec grande cérémonie, et publique dépense, pour des traités et accords, desquels la vraie décision, dépendait cependant en toute souveraineté, des devis du cabinet des dames, et inclination de quelque femmelette. Les poètes ont bien entendu cela, qui ont mis, pour une pomme, la Grèce et l’Asie à feu et à sang. Regardez pourquoi celui-là s’en va courir fortune de son honneur et de sa vie, à tout son épée et son poignard ; qu’il vous dise d’où vient la source de ce débat, il ne le peut faire sans rougir ; tant l’occasion en est vaine, et frivole. À l’enfourner, il n’y va que d’un peu d’avisement, mais depuis que vous êtes embarqué, toutes les cordes tirent. Il y fait besoin de grandes provisions, bien plus difficiles et importantes. De combien est-il plus aisé, de n’y entrer pas que d’en sortir ? Or il faut procéder au rebours du roseau, qui produit une longue tige et droite, de la première venue ; mais après, comme s’il s’était alangui et mis hors d’haleine, il vient à faire des nœuds fréquents et épais, comme des pauses ; qui montrent qu’il n’a plus cette première vigueur et constance. Il faut plutôt commencer bellement et froidement ; et garder son haleine et ses vigoureux élans, au fort et perfection de la besogne. Nous guidons les affaires en leurs commencements, et les tenons à notre merci : mais par après, quand ils sont ébranlés, ce sont eux qui nous guident et emportent, et avons à les suivre. Pourtant n’est-ce pas à dire, que ce conseil m’ait déchargé de toute difficulté ; et que je n’aie eu affaire souvent à gourmer et brider mes passions. Elles ne se gouvernent pas toujours selon la mesure des occasions : et ont leurs entrées mêmes, souvent âpres et violentes. Tant y a, qu’il s’en tire une belle épargne, et du fruit. Sauf pour ceux, qui au bien-faire, ne se contentent de nul fruit, si la réputation en est à dire. Car à la vérité, un tel effet, n’est en compte qu’à chacun en soi. Vous en êtes plus content ; mais non plus estimé : vous étant réformé, avant que d’être en danse, et que la matière fut en vue : Toutefois aussi, non en ceci seulement, mais en tous autres devoirs de la vie, la route de ceux qui visent à l’honneur, est bien diverse à celle que tiennent ceux qui se proposent l’ordre et la raison. J’en trouve, qui se mettent inconsidérément et furieusement en lice, et s’alentissent en la course. Comme Plutarque dit, que ceux qui par le vice de la mauvaise honte, sont mous et faciles, à accorder quoi qu’on leur demande, sont faciles après à faillir de parole, et à se dédire : Pareillement qui entre légèrement en querelle, est sujet d’en sortir aussi légèrement. Cette même difficulté, qui me garde de l’entamer, m’inciterait quand je serais ébranlé et échauffé. C’est une mauvaise façon. Depuis qu’on y est, il faut aller ou crever. Entreprenez froidement, disait Bias, mais poursuivez ardemment. De faute de prudence, on retombe en faute de cœur, qui est encore moins supportable. La plupart des accords de nos querelles du jourd’hui, sont honteux et menteurs : Nous ne cherchons qu’à sauver les apparences, et trahissons cependant, et désavouons nos vraies intentions. Nous plâtrons le fait. Nous savons comment nous l’avons dit, et en quel sens, et les assistants le savent, et nos amis à qui nous avons voulu faire sentir notre avantage. C’est aux dépens de notre franchise, et de l’honneur de notre courage, que nous désavouons notre pensée, et cherchons des connillères en la fausseté, pour nous accorder. Nous nous démentons nous-mêmes, pour sauver un démentir que nous avons donné à un autre. Il ne faut pas regarder si votre action ou votre parole, peut avoir autre interprétation, c’est votre vraie et sincère interprétation, qu’il faut méshui maintenir ; quoi qu’il vous coûte. On parle à votre vertu, et à votre conscience : ce ne sont parties à mettre en masque. Laissons ces vils moyens, et ces expédients, à la chicane du palais. Les excuses et réparations, que je vois faire tous les jours, pour purger l’indiscrétion, me semblent plus laides que l’indiscrétion même. Il vaudrait mieux l’offenser encore un coup, que de s’offenser soi-même, en faisant telle amende à son adversaire. Vous l’avez bravé ému de colère, et vous l’allez rapaiser et flatter en votre froid et meilleur sens : ainsi vous vous soumettez plus, que vous ne vous étiez avancé. Je ne trouve aucun dire si vicieux à un gentilhomme, comme le dédire me semble lui être honteux : quand c’est un dédire, qu’on lui arrache par autorité : D’autant que l’opiniâtreté, lui est plus excusable, que la pusillanimité. Les passions, me sont autant aisées à éviter, comme elles me sont difficiles à modérer. Excinduntur facilius animo, quam temperantur. [On les arrache plus aisément de l’âme qu’on ne les bride.] Qui ne peut atteindre à cette noble impassibilité Stoïque, qu’il se sauve au giron de cette mienne stupidité populaire. Ce que ceux-là faisaient par vertu, je me duis à le faire par complexion. La moyenne région loge les tempêtes ; les deux extrêmes, des hommes philosophes, et des hommes ruraux, concourent en tranquillité et en bonheur ;
Fœlix qui potuit rerum cognoscere causas,
Atque metus omnes et inexorabile fatum
Subiecit pedibus, strepitumque Acherontis auari.
Fortunatus et ille, Deos qui nouit agrestes,
Panaque, Syluanumque senem, Nymphasque sorores. [Heureux celui qui a pu connaître les causes des choses, et qui a foulé aux pieds toutes les craintes, le destin inéluctable et le grondement de l’avide Achéron. Fortuné aussi celui qui a appris à connaître les divinités des champs, Pan, et le vieillard Sylvain, et les sœurs Nymphes.]
De toutes choses les naissances sont faibles et tendres. Pourtant faut-il avoir les yeux ouverts aux commencements : Car comme lors en sa petitesse, on n’en découvre pas le danger, quand il est accru, on n’en découvre plus le remède. J’eusse rencontré un million de traverses, tous les jours, plus mal aisées à digérer, au cours de l’ambition, qu’il ne m’a été mal aisé d’arrêter l’inclination naturelle qui m’y portait.
iure perhorrui,
Late conspicuum tollere verticem.
[À juste titre j’ai redouté d’attirer les regards de loin en relevant la tête.]
Toutes actions publiques sont sujettes à incertaines, et diverses interprétations : car trop de têtes en jugent. Aucuns disent, de cette mienne occupation de ville (et je suis content d’en parler un mot : non qu’elle le vaille, mais pour servir de montre de mes mœurs en telles choses) que je m’y suis porté en homme qui s’émeut trop lâchement, et d’une affection languissante : et ils ne sont pas du tout éloignés d’apparence. J’essaie à tenir mon âme et mes pensées en repos. Cum semper natura, tum etiam ætate iam quietus. [Toujours calme par nature, et d’autant plus avec l’âge.] Et si elles se débauchent parfois, à quelque impression rude et pénétrante, c’est à la vérité sans mon conseil. De cette langueur naturelle, on ne doit pourtant tirer aucune preuve d’impuissance : Car faute de soin, et faute de sens, ce sont deux choses : Et moins de méconnaissance et ingratitude envers ce peuple, qui employa tous les plus extrêmes moyens qu’il eut en ses mains, à me gratifier : et avant m’avoir connu, et après. Et fit bien plus pour moi, en me redonnant ma charge, qu’en me la donnant premièrement. Je lui veux tout le bien qui se peut. Et certes si l’occasion y eût été, il n’est rien que j’eusse épargné pour son service. Je me suis ébranlé pour lui, comme je fais pour moi. C’est un bon peuple, guerrier et généreux : capable pourtant d’obéissance et discipline, et de servir à quelque bon usage, s’il y est bien guidé. Ils disent aussi, cette mienne vacation s’être passée sans marque et sans trace. Il est bon. On accuse ma cessation, en un temps, où quasi tout le monde était convaincu de trop faire. J’ai un agir trépignant où la volonté me charrie. Mais cette pointe est ennemie de persévérance. Qui se voudra servir de moi, selon moi, qu’il me donne des affaires où il fasse besoin de vigueur, et de liberté : qui aient une conduite droite, et courte : et encore hasardeuse : j’y pourrai quelque chose : S’il la faut longue, subtile, laborieuse, artificielle, et tortue, il fera mieux de s’adresser à quelque autre. Toutes charges importantes ne sont pas difficiles. J’étais préparé à m’embesogner plus rudement un peu, s’il en eût été grand besoin. Car il est en mon pouvoir, de faire quelque chose plus que je ne fais, et que je n’aime à faire. Je ne laissai que je sache, aucun mouvement, que le devoir requît en bon escient de moi : J’ai facilement oublié ceux, que l’ambition mêle au devoir, et couvre de son titre. Ce sont ceux, qui le plus souvent remplissent les yeux et les oreilles ; et contentent les hommes. Non pas la chose, mais l’apparence les paie. S’ils n’oient du bruit, il leur semble qu’on dorme. Mes humeurs sont contradictoires aux humeurs bruyantes. J’arrêterais bien un trouble, sans me troubler, et châtierais un désordre sans altération. Ai-je besoin de colère, et d’inflammation ? je l’emprunte, et m’en masque : Mes mœurs sont mousses, plutôt fades, qu’âpres. Je n’accuse pas un magistrat qui dorme, pourvu que ceux qui sont sous sa main, dorment quand et lui. Les lois dorment de même. Pour moi, je loue une vie glissante, sombre et muette : Neque submissam et abiectam, neque se efferentem [Sans humilité ni bassesse, et sans orgueil] : Ma fortune le veut ainsi. Je suis né d’une famille qui a coulé sans éclat, et sans tumulte : et de longue mémoire, particulièrement ambitieuse de prud’homie. Nos hommes sont si formés à l’agitation et ostentation, que la bonté, la modération, l’équabilité, la constance, et telles qualités quiètes et obscures, ne se sentent plus. Les corps raboteux se sentent, les polis se manient imperceptiblement. La maladie se sent, la santé, peu ou point : ni les choses qui nous oignent, au prix de celles qui nous poignent. C’est agir pour sa réputation, et profit particulier, non pour le bien, de remettre à faire en la place, ce qu’on peut faire en la chambre du conseil : et en plein midi, ce qu’on eût fait la nuit précédente : et d’être jaloux de faire soi-même, ce que son compagnon fait aussi bien. Ainsi faisaient aucuns chirurgiens de Grèce les opérations de leur art, sur des échafauds à la vue des passants, pour en acquérir plus de pratique, et de chalandise. Ils jugent, que les bons règlements ne se peuvent entendre, qu’au son de la trompette. L’ambition n’est pas un vice de petits compagnons, et de tels efforts que les nôtres. On disait à Alexandre : Votre père vous laissera une grande domination, aisée, et pacifique : ce garçon était envieux des victoires de son père, et de la justice de son gouvernement. Il n’eût pas voulu jouir l’empire du monde, mollement et paisiblement. Alcibiades en Platon, aime mieux mourir, jeune, beau, riche, noble, savant, tout cela par excellence, que de s’arrêter en l’état de cette condition. Cette maladie est à l’aventure excusable, en une âme si forte et si pleine. Quand ces âmettes naines, et chétives, s’en vont embabouinant : et pensent épandre leur nom, pour avoir jugé à droit un affaire, ou continué l’ordre des gardes d’une porte de ville : ils en montrent d’autant plus le cul, qu’ils espèrent en hausser la tête. Ce menu bien-faire, n’a ne corps ne vie. Il va s’évanouissant en la première bouche : et ne se promène que d’un carrefour de rue à l’autre. Entretenez-en hardiment votre fils et votre valet. Comme cet ancien, qui n’ayant autre auditeur de ses louanges, et consent de sa valeur, se bravait avec sa chambrière, en s’écriant : Ô Perrette, le galant et suffisant homme de maître que tu as ! Entretenez-vous-en vous-même, au pis aller : Comme un conseiller de ma connaissance, ayant dégorgé une batelée de paragraphes, d’une extrême contention, et pareille ineptie : s’étant retiré de la chambre du conseil, au pissoir du palais : fut ouï marmottant entre les dents tout consciencieusement : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam. [Donne gloire, Seigneur, non pas à nous, non pas à nous, mais à ton nom.] Qui ne peut d’ailleurs, si se paie de sa bourse. La renommée ne se prostitue pas à si vil compte. Les actions rares et exemplaires, à qui elle est due ne souffriraient pas la compagnie de cette foule innumérable de petites actions journalières. Le marbre élèvera vos titres tant qu’il vous plaira, pour avoir fait rapetasser un pan de mur, ou décrotter un ruisseau public : mais non pas les hommes, qui ont du sens. Le bruit ne suit pas toute bonté, si la difficulté et étrangeté n’y est jointe. Voire ni la simple estimation, n’est due à toute action, qui n’ait de la vertu, selon les Stoïciens : Et ne veulent, qu’on sache seulement gré, à celui qui par tempérance, s’abstient d’une vieille chassieuse. Ceux qui ont connu les admirables qualités de Scipion l’Africain, refusent la gloire, que Panætius lui attribue d’avoir été abstinent de dons : comme gloire non tant sienne comme de son siècle. Nous avons les voluptés sortables à notre fortune : n’usurpons pas celles de la grandeur. Les nôtres sont plus naturelles. Et d’autant plus solides et sûres, qu’elles sont plus basses. Puisque ce n’est par conscience, au moins par ambition refusons l’ambition. Dédaignons cette faim de renommée et d’honneur, basse et bélîtresse, qui nous le fait coquiner de toute sorte de gens : Quæ est ista laus quæ possit e macello peti ? [Qu’est-ce que cette louange qui peut être demandée au marché ?] par moyens abjects, et à quelque vil prix que ce soit. C’est déshonneur d’être ainsi honoré. Apprenons à n’être non plus avides, que nous ne sommes capables de gloire. De s’enfler de toute action utile et innocente, c’est à faire à gens à qui elle est extraordinaire et rare. Ils la veulent mettre, pour le prix qu’elle leur coûte. À mesure, qu’un bon effet est plus éclatant : je rabats de sa bonté, le soupçon en quoi j’entre, qu’il soit produit, plus pour être éclatant, que pour être bon. Étalé, il est à demi vendu. Ces actions-là, ont bien plus de grâce, qui échappent de la main de l’ouvrier, nonchalamment et sans bruit : et que quelque honnête homme, choisit après, et relève de l’ombre, pour les pousser en lumière : à cause d’elles-mêmes. Mihi quidem laudabiliora videntur omnia, quæ sine venditatione, et sine populo teste fiunt [Pour moi, ce qui me semble plus digne d’éloges est tout ce qui se fait sans ostentation et sans que le peuple en soit témoin], dit le plus glorieux homme du monde. Je n’avais qu’à conserver et durer, qui sont effets sourds et insensibles. L’innovation est de grand lustre. Mais elle est interdite en ce temps, où nous sommes pressés, et n’avons à nous défendre que des nouveautés. L’abstinence de faire, est souvent aussi généreuse, que le faire : mais elle est moins au jour. Et ce peu, que je vaux est quasi tout de cette espèce. En somme les occasions en cette charge, ont suivi ma complexion : de quoi je leur sais très bon gré. Est-il quelqu’un qui désire être malade, pour voir son médecin en besogne : Et faudrait-il pas fouetter le médecin, qui nous désirerait la peste, pour mettre son art en pratique ? Je n’ai point eu cette humeur inique et assez commune, de désirer que le trouble et maladie des affaires de cette cité, rehaussât et honorât mon gouvernement : J’ai prêté de bon cœur, l’épaule à leur aisance et facilité. Qui ne me voudra savoir gré de l’ordre, de la douce et muette tranquillité, qui a accompagné ma conduite : au moins ne peut-il me priver de la part qui m’en appartient, par le titre de ma bonne fortune. Et je suis ainsi fait : que j’aime autant être heureux que sage : et devoir mes succès, purement à la grâce de Dieu, qu’à l’entremise de mon opération. J’avais assez disertement publié au monde mon insuffisance, en tels maniements publics. J’ai encore pis, que l’insuffisance : c’est qu’elle ne me déplaît guère : et que je ne cherche guère à la guérir, vu le train de vie que j’ai desseigné. Je ne me suis en cette entremise, non plus satisfait à moi-même. Mais à peu près, j’en suis arrivé à ce que je m’en étais promis : et si ai de beaucoup surmonté, ce que j’en avais promis à ceux, à qui j’avais à faire : Car je promets volontiers un peu moins de ce que je puis, et de ce que j’espère tenir. Je m’assure n’y avoir laissé ni offense ni haine : D’y laisser regret et désir de moi : je sais à tout le moins bien cela, que je ne l’ai pas fort affecté :
mene huic confidere monstro,
Mene salis placidi vultum, fluctusque quietos
Ignorare ?
[Que je me fie à ce prodige, que j’ignore ce que cache l’apparence de la mer tranquille et des flots paisibles ?]
Chapitre XI. Des boiteux §
Il y a deux ou trois ans, qu’on accourcit l’an de dix jours en France. Combien de changements devaient suivre cette réformation ! Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce néanmoins, il n’est rien qui bouge de sa place : Mes voisins trouvent l’heure de leurs semences, de leur récolte, l’opportunité de leurs négoces, les jours nuisibles et propices, au même point justement, où ils les avaient assignés de tout temps. Ni l’erreur ne se sentait en notre usage, ni l’amendement ne s’y sent. Tant il y a d’incertitude partout : tant notre apercevance est grossière, obscure et obtuse. On dit, que ce règlement se pouvait conduire d’une façon moins incommode : soustrayant à l’exemple d’Auguste, pour quelques années, le jour du bissexte : qui ainsi comme ainsi, est un jour d’empêchement et de trouble : jusques à ce qu’on fut arrivé à satisfaire exactement ce dette : Ce que même on n’a pas fait, par cette correction : et demeurons encore en arrérages de quelques jours : Et si par même moyen, on pouvait pourvoir à l’avenir, ordonnant qu’après la révolution de tel ou tel nombre d’années, ce jour extraordinaire serait toujours éclipsé : si que notre mécompte ne pourrait dorénavant excéder vingt et quatre heures. Nous n’avons autre compte du temps, que les ans : Il y a tant de siècles que le monde s’en sert : et si c’est une mesure que nous n’avons encore achevé d’arrêter. Et telle, que nous doutons tous les jours, quelle forme les autres nations lui ont diversement donné : et quel en était l’usage. Quoi ce que disent aucuns, que les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous jettent en incertitude des heures même et des jours ? Et des mois, ce que dit Plutarque : qu’encore de son temps l’astrologie n’avait su borner le mouvement de la lune ? Nous voilà bien accommodés, pour tenir registre des choses passées. Je rêvassais présentement, comme je fais souvent, sur ce, combien l’humaine raison est un instrument libre et vague. Je vois ordinairement, que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison, qu’à en chercher la vérité : Ils passent par-dessus les présuppositions, mais ils examinent curieusement les conséquences. Ils laissent les choses, et courent aux causes. Plaisants causeurs. La connaissance des causes touche seulement celui, qui a la conduite des choses : non à nous, qui n’en avons que la souffrance. Et qui en avons l’usage parfaitement plein et accompli, selon notre besoin, sans en pénétrer l’origine et l’essence. Ni le vin n’en est plus plaisant à celui qui en sait les facultés premières. Au contraire : et le corps et l’âme, interrompent et altèrent le droit qu’ils ont de l’usage du monde, et de soi-même, y mêlant l’opinion de science. Les effets nous touchent, mais les moyens, nullement. Le déterminer et le distribuer, appartient à la maîtrise, et à la régence : comme à la sujétion et apprentissage, l’accepter. Reprenons notre coutume. Ils commencent ordinairement ainsi : Comment est-ce que cela se fait ? mais, se fait-il ? faudrait-il dire. Notre discours est capable d’étoffer cent autres mondes, et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière ni base. Laissez-le courir : il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l’inanité que de matière,
dare pondus idonea fumo.
[capable de donner du poids à la fumée.]
Je trouve quasi partout, qu’il faudrait dire : Il n’en est rien. Et emploierais souvent cette réponse : mais je n’ose : car ils crient, que c’est une défaite produite de faiblesse d’esprit et d’ignorance. Et me faut ordinairement bateler par compagnie, à traiter des sujets, et contes frivoles, que je mécrois entièrement. Joint qu’à la vérité, il est un peu rude et querelleux, de nier tout sec, une proposition de fait : Et peu de gens faillent : notamment aux choses malaisées à persuader, d’affirmer qu’ils l’ont vu : ou d’alléguer des témoins, desquels l’autorité arrête notre contradiction. Suivant cet usage, nous savons les fondements, et les moyens, de mille choses qui ne furent onc. Et s’escarmouche le monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est faux. Ita finitima sunt falsa veris, ut in præcipitem locum non debeat se sapiens committere. [Le faux est si voisin du vrai que le sage ne doit pas s’aventurer en un lieu si scabreux.] La vérité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goût, et les allures pareilles : nous les regardons de même œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lâches à nous défendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aimons à nous embrouiller en la vanité, comme conforme à notre être. J’ai vu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils s’étouffent en naissant, nous ne laissons pas de prévoir le train qu’ils eussent pris, s’ils eussent vécu leur âge. Car il n’est que de trouver le bout du fil, on en dévide tant qu’on veut : Et y a plus loin, de rien, à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle-là, jusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abreuvés de ce commencement d’étrangeté, venant à semer leur histoire, sentent par les oppositions qu’on leur fait, où loge la difficulté de la persuasion, et vont calfeutrant cet endroit de quelque pièce fausse. Outre ce que, insita hominibus libidine alendi de industria rumores [par le goût inné des hommes à alimenter délibérément les rumeurs], nous faisons naturellement conscience, de rendre ce qu’on nous a prêté, sans quelque usure, et accession de notre cru. L’erreur particulière fait premièrement l’erreur publique : et à son tour après, l’erreur publique fait l’erreur particulière. Ainsi va tout ce bâtiment, s’étoffant et formant, de main en main : de manière que le plus éloigné témoin, en est mieux instruit que le plus voisin : et le dernier informé, mieux persuadé que le premier. C’est un progrès naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime que c’est ouvrage de charité, de la persuader à un autre : Et pour ce faire, ne craint point d’ajouter de son invention, autant qu’il voit être nécessaire en son conte, pour suppléer à la résistance et au défaut qu’il pense être en la conception d’autrui. Moi-même, qui fais singulière conscience de mentir : et qui ne me soucie guère de donner créance et autorité à ce que je dis, m’aperçois toutefois, aux propos que j’ai en main, qu’étant échauffé ou par la résistance d’un autre, ou par la propre chaleur de ma narration, je grossis et enfle mon sujet, par voix, mouvements, vigueur et force de paroles : et encore par extension et amplification : non sans intérêt de la vérité naïve : Mais je le fais en condition pourtant, qu’au premier qui me ramène, et qui me demande la vérité nue et crue : je quitte soudain mon effort, et la lui donne, sans exagération, sans emphase, et remplissage. La parole vive et bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à l’hyperbole. Il n’est rien à quoi communément les hommes soient plus tendus, qu’à donner voie à leurs opinions. Où le moyen ordinaire nous faut, nous y ajoutons, le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du malheur, d’en être là, que la meilleure touche de la vérité, ce soit la multitude des croyants, en une presse où les fous surpassent de tant, les sages, en nombre. Quasi vero quidquam sit tam valde, quam nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium est, insanientium turba. [Comme s’il y avait rien de si commun que le manque de jugement. La garantie du bon sens, c’est une foule d’insensés.] C’est chose difficile de résoudre son jugement contre les opinions communes. La première persuasion prise du sujet même, saisit les simples : de là elle s’épand aux habiles, sous l’autorité du nombre et ancienneté des témoignages. Pour moi, de ce que je n’en croirais pas un, je n’en croirais pas cent uns. Et ne juge pas les opinions, par les ans. Il y a peu de temps, que l’un de nos princes, en qui la goutte avait perdu un beau naturel, et une allègre composition : se laissa si fort persuader, au rapport qu’on faisait des merveilleuses opérations d’un prêtre, qui par la voie des paroles et des gestes, guérissait toutes maladies : qu’il fit un long voyage pour l’aller trouver : et par la force de son appréhension, persuada, et endormit ses jambes pour quelques heures, si qu’il en tira du service, qu’elles avaient désappris lui faire, il y avait longtemps. Si la fortune eût laissé amonceler cinq ou six telles aventures, elles étaient capables de mettre ce miracle en nature. On trouva depuis, tant de simplesse, et si peu d’art, en l’architecte de tels ouvrages, qu’on le jugea indigne d’aucun châtiment : Comme si ferait-on, de la plupart de telles choses, qui les reconnaîtrait en leur gîte. Miramur ex intervallo fallentia. [Nous admirons ce qui à distance nous abuse.] Notre vue représente ainsi souvent de loin, des images étranges, qui s’évanouissent en s’approchant. Nunquam ad liquidum fama perducitur. [Jamais la rumeur n’est réduite à la limpide vérité.] C’est merveille, de combien vains commencements, et frivoles causes, naissent ordinairement si fameuses impressions : Cela même en empêche l’information : Car pendant qu’on cherche des causes, et des fins fortes, et pesantes, et dignes d’un si grand nom, on perd les vraies. Elles échappent de notre vue par leur petitesse. Et à la vérité, il est requis un bien prudent, attentif, et subtil inquisiteur, en telles recherches : indifférent, et non préoccupé. Jusques à cette heure, tous ces miracles et événements étranges, se cachent devant moi : Je n’ai vu monstre et miracle au monde, plus exprès, que moi-même. On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps : mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne : moins je m’entends en moi. Le principal droit d’avancer et produire tels accidents, est réservé à la fortune. Passant avant-hier dans un village, à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore toute chaude, d’un miracle qui venait d’y faillir : par lequel le voisinage avait été amusé plusieurs mois, et commençaient les provinces voisines, de s’en émouvoir, et y accourir à grosses troupes, de toutes qualités. Un jeune homme du lieu, s’était joué à contrefaire une nuit en sa maison, la voix d’un esprit, sans penser à autre finesse, qu’à jouir d’un badinage présent : cela lui ayant un peu mieux succédé qu’il n’espérait, pour étendre sa farce à plus de ressorts, il y associa une fille de village, du tout stupide, et niaise : et furent trois enfin, de même âge et pareille suffisance : et de prêches domestiques en firent des prêches publics, se cachant sous l’autel de l’Église, ne parlant que de nuit, et défendant d’y apporter aucune lumière. De paroles, qui tendaient à la conversion du monde, et menace du jour du jugement (car ce sont sujets sous l’autorité et révérence desquels, l’imposture se tapit plus aisément) ils vinrent à quelques visions et mouvements, si niais, et si ridicules : qu’à peine y a-t-il rien si grossier au jeu des petits enfants : Si toutefois la fortune y eût voulu prêter un peu de faveur, qui sait, jusques où se fût accru ce batelage ? Ces pauvres diables sont à cette heure en prison ; et porteront volontiers la peine de la sottise commune : et ne sais si quelque juge se vengera sur eux, de la sienne. On voit clair en celle-ci, qui est découverte : mais en plusieurs choses de pareille qualité, surpassant notre connaissance : je suis d’avis, que nous soutenions notre jugement, aussi bien à rejeter, qu’à recevoir. Il s’engendre beaucoup d’abus au monde : ou pour dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent, de ce, qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance ; et sommes tenus d’accepter, tout ce que nous ne pouvons réfuter. Nous parlons de toutes choses par préceptes et résolution. Le style à Rome portait, que cela même, qu’un témoin déposait, pour l’avoir vu de ses yeux, et ce qu’un juge ordonnait de sa plus certaine science, était conçu en cette forme de parler. Il me semble. On me fait haïr les choses vraisemblables, quand on me les plante pour infaillibles. J’aime ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : à l’aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense, et semblables : Et si j’eusse eu à dresser des enfants, je leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de répondre enquêtante, non résolutive : Qu’est-ce à dire ? je ne l’entends pas ; il pourrait être : est-il vrai ? qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de représenter les docteurs à dix ans : comme ils font. Qui veut guérir de l’ignorance, il faut la confesser. Iris est fille de Thaumantis. L’admiration est fondement de toute philosophie : l’inquisition, le progrès : l’ignorance, le bout. Voire da, il y a quelque ignorance forte et généreuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science : Ignorance pour laquelle concevoir, il n’y a pas moins de science, qu’à concevoir la science. Je vis en mon enfance, un procès que Corras Conseiller de Thoulouse fit imprimer, d’un accident étrange ; de deux hommes qui se présentaient l’un pour l’autre : il me souvient (et ne me souvient aussi d’autre chose) qu’il me sembla avoir rendu l’imposture de celui qu’il jugea coupable, si merveilleuse et excédant de si loin notre connaissance, et la sienne, qui était juge, que je trouvai beaucoup de hardiesse en l’arrêt qui l’avait condamné à être pendu. Recevons quelque forme d’arrêt qui dise : La Cour n’y entend rien ; Plus librement et ingénument, que ne firent les Aréopagites : lesquels se trouvant pressés d’une cause, qu’ils ne pouvaient développer, ordonnèrent que les parties en viendraient à cent ans. Les sorcières de mon voisinage, courent hasard de leur vie, sur l’avis de chaque nouvel auteur, qui vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples que la divine parole nous offre de telles choses ; très certains et irréfragables exemples ; et les attacher à nos événements modernes : puisque nous n’en voyons, ni les causes, ni les moyens : il y faut autre engin que le nôtre. Il appartient à l’aventure, à ce seul très puissant témoignage, de nous dire : Celui-ci en est, et celle-là : et non cet autre. Dieu en doit être cru : c’est vraiment bien raison. Mais non pourtant un d’entre nous, qui s’étonne de sa propre narration (et nécessairement il s’en étonne, s’il n’est hors de sens) soit qu’il l’emploie au fait d’autrui : soit qu’il l’emploie contre soi-même. Je suis lourd, et me tiens un peu au massif, et au vraisemblable : évitant les reproches anciens. Maiorem fidem homines adhibent iis quæ non intelligunt. Cupidine humani ingenii libentius obscura creduntur. [Les hommes ajoutent plus de foi à ce qu’ils ne comprennent pas. La pente de l’esprit humain est de croire plus volontiers les choses obscures.] Je vois bien qu’on se courrouce : et me défend-on d’en douter, sur peine d’injures exécrables. Nouvelle façon de persuader. Pour Dieu merci. Ma créance ne se manie pas à coups de poing. Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fausseté leur opinion : je ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse. Et condamne l’affirmation opposite, également avec eux : sinon si impérieusement. Qui établit son discours par braverie et commandement, montre que la raison y est faible. Pour une altercation verbale et scolastique, qu’ils aient autant d’apparence que leurs contradicteurs. Videantur sane, ne affirmentur modo. [Que ce soit matière d’opinion, soit, mais non certes objet d’affirmation.] Mais en la conséquence effectuelle qu’ils en tirent, ceux-ci ont bien de l’avantage. À tuer les gens : il faut une clarté lumineuse et nette : Et est notre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidents, supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, je les mets hors de mon compte : ce sont homicides, et de la pire espèce. Toutefois en cela même, on dit qu’il ne faut pas toujours s’arrêter à la propre confession de ces gens ici : car on leur a vu parfois, s’accuser d’avoir tué des personnes, qu’on trouvait saines et vivantes. En ces autres accusations extravagantes, je dirais volontiers ; que c’est bien assez ; qu’un homme, quelque recommandation qu’il ait, soit cru de ce qui est humain : De ce qui est hors de sa conception, et d’un effet supernaturel : il en doit être cru, lors seulement, qu’une approbation supernaturelle l’a autorisé. Ce privilège qu’il a plu à Dieu, donner à aucuns de nos témoignages, ne doit pas être avili, et communiqué légèrement. J’ai les oreilles battues de mille tels contes. Trois le virent un tel jour, en levant ; trois le virent lendemain, en occident : à telle heure, tel lieu, ainsi vêtu : certes je ne m’en croirais pas moi-même. Combien trouvé-je plus naturel, et plus vraisemblable, que deux hommes mentent : que je ne fais qu’un homme en douze heures passe, quant et les vents, d’orient en occident ? Combien plus naturel, que notre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de notre esprit détraqué ; que cela, qu’un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger ? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et inconnues : nous qui sommes perpétuellement agités d’illusions domestiques et nôtres. Il me semble qu’on est pardonnable, de mécroire une merveille, autant au moins qu’on peut en détourner et élider la vérification, par voie non merveilleuse. Et suis l’avis de S. Augustin : qu’il vaut mieux pencher vers le doute, que vers l’assurance, ès choses de difficile preuve, et dangereuse créance. Il y a quelques années, que je passai par les terres d’un Prince souverain : lequel en ma faveur, et pour rabattre mon incrédulité, me fit cette grâce, de me faire voir en sa présence, en lieu particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre ; et une vieille entre autres, vraiment bien sorcière en laideur et déformité, très fameuse de longue main en cette profession. Je vis et preuves, et libres confessions, et je ne sais quelle marque insensible sur cette misérable vieille : et m’enquis, et parlai tout mon saoul, y apportant la plus saine attention que je pusse : et ne suis pas homme qui me laisse guère garrotter le jugement par préoccupation. Enfin et en conscience, je leur eusse plutôt ordonné de l’ellébore que de la ciguë. Captisque res magis mentibus, quam consceleratis similis visa. [Le cas parut le fait d’esprits dérangés plutôt que criminels.] La justice a ses propres corrections pour telles maladies. Quant aux oppositions et arguments, que des honnêtes hommes m’ont fait, et là, et souvent ailleurs : je n’en ai point senti, qui m’attachent : et qui ne souffrent solution toujours plus vraisemblable, que leurs conclusions. Bien est vrai que les preuves et raisons qui se fondent sur l’expérience et sur le fait : celles-là, je ne les dénoue point ; aussi n’ont-elles point de bout : je les tranche souvent, comme Alexandre son nœud. Après tout c’est mettre ses conjectures à bien haut prix, que d’en faire cuire un homme tout vif. On récite par divers exemples (et Prestantius de son père) qu’assoupi et endormi bien plus lourdement, que d’un parfait sommeil : il fantasia être jument, et servir de sommier à des soldats : et, ce qu’il fantasiait, il l’était. Si les sorciers songent ainsi matériellement : si les songes parfois se peuvent ainsi incorporer en effets : encore ne crois-je pas, que notre volonté en fut tenue à la justice. Ce que je dis, comme celui qui n’est pas juge ni conseiller des Rois : ni s’en estime de bien loin digne : ains homme du commun : né et voué à l’obéissance de la raison publique, et en ses faits, et en ses dits. Qui mettrait mes rêveries en compte, au préjudice de la plus chétive loi de son village, ou opinion, ou coutume, il se ferait grand tort, et encore autant à moi. Car en ce que je dis, je ne pleuvis autre certitude, sinon que c’est ce, que lors j’en avais en la pensée. Pensée tumultuaire et vacillante. C’est par manière de devis, que je parle de tout, et de rien par manière d’avis. Nec me pudet, ut istos, fateri nescire, quod nesciam. [Et je n’ai pas honte, comme eux, d’avouer ne pas savoir ce que je ne sais pas.] Je ne serais pas si hardi à parler, s’il m’appartenait d’en être cru : Et fut, ce que je répondis à un grand, qui se plaignait de l’âpreté et contention de mes enhortements. Vous sentant bandé et préparé d’une part, je vous propose l’autre, de tout le soin que je puis : pour éclaircir votre jugement, non pour l’obliger. Dieu tient vos courages, et vous fournira de choix. Je ne suis pas si présomptueux, de désirer seulement, que mes opinions donnassent pente, à chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressées à si puissantes et si élevées conclusions. Certes, j’ai non seulement des complexions en grand nombre : mais aussi des opinions assez, desquelles je dégoûterais volontiers mon fils, si j’en avais. Quoi ? si les plus vraies ne sont pas toujours les plus commodes à l’homme ; tant il est de sauvage composition. À propos, ou hors de propos ; il n’importe. On dit en Italie en commun proverbe, que celui-là ne connaît pas Venus en sa parfaite douceur, qui n’a couché avec la boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y a longtemps ce mot en la bouche du peuple ; et se dit des mâles comme des femelles : Car la Reine des Amazones, répondit au Scythe qui la conviait à l’amour, ἄριστα χολὸς οἰφεῖ, le boiteux le fait le mieux. En cette république féminine, pour fuir la domination des mâles, elles les estropiaient dès l’enfance, bras, jambes, et autres membres qui leur donnaient avantage sur elles, et se servaient d’eux, à ce seulement, à quoi nous nous servons d’elles par-deçà. J’eusse dit, que le mouvement détraqué de la boiteuse, apportât quelque nouveau plaisir à la besogne, et quelque pointe de douceur, à ceux qui l’essaient : mais je viens d’apprendre, que même la philosophie ancienne en a décidé : Elle dit, que les jambes et cuisses des boiteuses, ne recevant à cause de leur imperfection, l’aliment qui leur est dû, il en advient que les parties génitales, qui sont au-dessus, sont plus pleines, plus nourries, et vigoureuses. Ou bien que ce défaut empêchant l’exercice, ceux qui en sont entachés, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus entiers aux jeux de Venus. Qui est aussi la raison, pourquoi les Grecs décriaient les tisserandes, d’être plus chaudes, que les autres femmes : à cause du métier sédentaire, qu’elles font, sans grand exercice du corps. De quoi ne pouvons-nous raisonner à ce prix-là ? De celles ici, je pourrais aussi dire ; que ce trémoussement que leur ouvrage leur donne ainsi assises, les éveille et sollicite : comme fait les dames, le croulement et tremblement de leurs coches. Ces exemples, servent-ils pas à ce que je disais au commencement : Que nos raisons anticipent souvent l’effet, et ont l’étendue de leur juridiction si infinie, qu’elles jugent et s’exercent en l’inanité même, et au non-être ? Outre la flexibilité de notre invention, à forger des raisons à toutes sortes de songes ; notre imagination se trouve pareillement facile, à recevoir des impressions de la fausseté, par bien frivoles apparences. Car par la seule autorité de l’usage ancien, et public de ce mot : je me suis autrefois fait accroire, avoir reçu plus de plaisir d’une femme, de ce qu’elle n’était pas droite, et mis cela au compte de ses grâces. Torquato Tasso, en la comparaison qu’il fait de la France à l’Italie ; dit avoir remarqué cela, que nous avons les jambes plus grêles, que les Gentilshommes Italiens ; et en attribue la cause, à ce que nous sommes continuellement à cheval. Qui est celle même de laquelle Suetone tire une toute contraire conclusion : Car il dit au rebours, que Germanicus avait grossi les siennes, par continuation de ce même exercice. Il n’est rien si souple et erratique, que notre entendement. C’est le soulier de Theramenez, bon à tous pieds : Et il est double et divers, et les matières doubles, et diverses. Donne-moi une drachme d’argent, disait un philosophe Cynique à Antigonus : Ce n’est pas présent de Roi, répondit-il : Donne-moi donc un talent : Ce n’est pas présent pour Cynique :
Seu plures calor ille vias, et cæca relaxat
Spiramenta, nouas veniat qua succus in herbas :
Seu durat magis, et venas astringit hiantes,
Ne tenues pluuiæ, rapidive potentia solis
Acrior, aut Boreæ penetrabile frigus adurat.
[Soit que la chaleur dilate plus de voies et de pores imperceptibles, par où le suc parvienne aux plantes nouvelles, soit qu’elle durcisse davantage le sol et en resserre les veines ouvertes, afin d’arrêter les pluies fines, ou d’empêcher la force trop ardente du soleil dévorant ou le froid pénétrant de Borée de brûler la terre.]
Ogni medaglia ha il suo riverso. [Toute médaille a son revers.] Voilà pourquoi Clitomachus disait anciennement, que Carneades avait surmonté les labeurs d’Hercules ; pour avoir arraché des hommes le consentement : c’est-à-dire, l’opinion, et la témérité de juger. Cette fantaisie de Carneades, si vigoureuse, naquit à mon avis anciennement, de l’impudence de ceux qui font profession de savoir, et de leur outrecuidance démesurée. On mit Æsope en vente, avec deux autres esclaves : l’acheteur s’enquit du premier ce qu’il savait faire, celui-là pour se faire valoir, répondit monts et merveilles, qu’il savait et ceci et cela : le deuxième en répondit de soi autant ou plus : quand ce fut à Æsope, et qu’on lui eut aussi demandé ce qu’il savait faire : Rien, dit-il, car ceux-ci ont tout préoccupé : ils savent tout. Ainsi est-il advenu en l’école de la philosophie. La fierté, de ceux qui attribuaient à l’esprit humain la capacité de toutes choses, causa en d’autres, par dépit et par émulation, cette opinion, qu’il n’est capable d’aucune chose. Les uns tiennent en l’ignorance, cette même extrémité, que les autres tiennent en la science. Afin qu’on ne puisse nier, que l’homme ne soit immodéré partout : et qu’il n’a point d’arrêt, que celui de la nécessité, et impuissance d’aller outre.
Chapitre XII. De la Physionomie §
Quasi toutes les opinions que nous avons, sont prises par autorité et à crédit. Il n’y a point de mal. Nous ne saurions pirement choisir, que par nous, en un siècle si faible. Cette image des discours de Socrates, que ses amis nous ont laissée, nous ne l’approuvons, que pour la révérence de l’approbation publique. Ce n’est pas par notre connaissance : ils ne sont pas selon notre usage. S’il naissait à cette heure, quelque chose de pareil, il est peu d’hommes qui le prisassent. Nous n’apercevons les grâces que pointues, bouffies, et enflées d’artifice. Celles qui coulent sous la naïveté, et la simplicité, échappent aisément à une vue grossière comme est la nôtre. Elles ont une beauté délicate et cachée : il faut la vue nette et bien purgée, pour découvrir cette secrète lumière. Est pas, la naïveté, selon nous, germaine à la sottise, et qualité de reproche ? Socrates fait mouvoir son âme, d’un mouvement naturel et commun. Ainsi dit un paysan, ainsi dit une femme : Il n’a jamais en la bouche, que cochers, menuisiers, savetiers et maçons. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus vulgaires et connues actions des hommes : chacun l’entend. Sous une si vile forme, nous n’eussions jamais choisi la noblesse et splendeur de ses conceptions admirables : Nous qui estimons plates et basses, toutes celles que la doctrine ne relève ; qui n’apercevons la richesse qu’en montre et en pompe. Notre monde n’est formé qu’à l’ostentation. Les hommes ne s’enflent que de vent : et se manient à bonds, comme les ballons. Celui-ci ne se propose point des vaines fantaisies : sa fin fut, nous fournir de choses et de préceptes, qui réellement et plus jointement servent à la vie :
servare modum, finemque tenere,
Naturamque sequi.
[Observer la mesure, s’en tenir à sa fin, suivre la nature.]
Il fut aussi toujours un et pareil. Et se monta, non par boutades, mais par complexion, au dernier point de vigueur. Ou pour mieux dire : il ne monta rien, mais ravala plutôt et ramena à son point, originel et naturel, et lui soumit la vigueur, les âpretés et les difficultés. Car en Caton, on voit bien à clair, que c’est une allure tendue bien loin au-dessus des communes : Aux braves exploits de sa vie, et en sa mort, on le sent toujours monté sur ses grands chevaux. Celui-ci ralle à terre : et d’un pas mol et ordinaire, traite les plus utiles discours, et se conduit et à la mort et aux plus épineuses traverses, qui se puissent présenter au train de la vie humaine. Il est bien advenu, que le plus digne homme d’être connu, et d’être présenté au monde pour exemple, ce soit celui duquel nous ayons plus certaine connaissance. Il a été éclairé par les plus clairvoyants hommes, qui furent onques. Les témoins que nous avons de lui, sont admirables en fidélité et en suffisance. C’est grand cas, d’avoir pu donner tel ordre, aux pures imaginations d’un enfant, que sans les altérer ou étirer, il en ait produit les plus beaux effets de notre âme. Il ne la représente ni élevée ni riche : il ne la représente que saine : mais certes d’une bien allègre et nette santé. Par ces vulgaires ressorts et naturels : par ces fantaisies ordinaires et communes : sans s’émouvoir et sans se piquer, il dressa non seulement les plus réglées, mais les plus hautes et vigoureuses créances, actions et mœurs, qui furent onques. C’est lui, qui ramena du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme : où est sa plus juste et plus laborieuse besogne. Voyez-le plaider devant ses juges : voyez par quelles raisons, il éveille son courage aux hasards de la guerre, quels arguments fortifient sa patience, contre la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la tête de sa femme : il n’y a rien d’emprunté de l’art, et des sciences. Les plus simples y reconnaissent leurs moyens et leur force : il n’est possible d’aller plus arrière et plus bas. Il a fait grande faveur à l’humaine nature, de montrer combien elle peut d’elle-même. Nous sommes chacun plus riche, que nous ne pensons : mais on nous dresse à l’emprunt, et à la quête : on nous duit à nous servir plus de l’autrui, que du nôtre. En aucune chose l’homme ne sait s’arrêter au point de son besoin. De volupté, de richesse, de puissance, il en embrasse plus qu’il n’en peut étreindre. Son avidité est incapable de modération. Je trouve qu’en curiosité de savoir, il en est de même : il se taille de la besogne bien plus qu’il n’en peut faire, et bien plus qu’il n’en a affaire. Étendant l’utilité du savoir, autant qu’est sa matière. Ut omnium rerum, sic literarum quoque intemperantia laboramus. [Nous souffrons d’intempérance pour la culture comme pour toutes choses.] Et Tacitus a raison, de louer la mère d’Agricola d’avoir bridé en son fils, un appétit trop bouillant de science. C’est un bien, à le regarder d’yeux fermes, qui a, comme les autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et faiblesse propre et naturelle et d’un cher coût. L’acquisition en est bien plus hasardeuse, que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que nous avons acheté, nous l’emportons au logis, en quelque vaisseau, et là nous avons loi d’en examiner la valeur : combien, et à quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les pouvons d’arrivée mettre en autre vaisseau, qu’en notre âme : nous les avalons en les achetant, et sortons du marché ou infects déjà, ou amendés. Il y en a, qui ne font que nous empêcher et charger, au lieu de nourrir : et telles encore, qui sous titre de nous guérir, nous empoisonnent. J’ai pris plaisir de voir en quelque lieu, des hommes par dévotion, faire vœu d’ignorance, comme de chasteté, de pauvreté, de pénitence. C’est aussi châtrer nos appétits désordonnés, d’émousser cette cupidité qui nous époinçonne à l’étude des livres : et priver l’âme de cette complaisance voluptueuse, qui nous chatouille par l’opinion de science. Et est richement accomplir le vœu de pauvreté, d’y joindre encore celle de l’esprit. Il ne nous faut guère de doctrine, pour vivre à notre aise. Et Socrates nous apprend qu’elle est en nous, et la manière de l’y trouver, et de s’en aider. Toute cette nôtre suffisance, qui est au-delà de la naturelle, est à peu près vaine et superflue. C’est beaucoup si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous sert. Paucis opus est litteris ad mentem bonam. [Pour une âme sage, il est besoin de peu de lettres.] Ce sont des excès fiévreux de notre esprit : instrument brouillon et inquiet. Recueillez-vous, vous trouverez en vous, les arguments de la nature, contre la mort, vrais, et les plus propres à vous servir à la nécessité. Ce sont ceux qui font mourir un paysan et des peuples entiers, aussi constamment qu’un Philosophe. Fussé-je mort moins allègrement avant qu’avoir vu les Tusculanes ? J’estime que non. Et quand je me trouve au propre, je sens, que ma langue s’est enrichie, mon courage de peu. Il est comme nature me le forgea : Et se targue pour le conflit, non que d’une marche populaire et commune. Les livres m’ont servi non tant d’instruction que d’exercitation. Quoi, si la science, essayant de nous armer de nouvelles défenses, contre les inconvénients naturels, nous a plus imprimé en la fantaisie, leur grandeur et leur poids, qu’elle n’a ses raisons et subtilités, à nous en couvrir ? Ce sont voirement subtilités : par où elle nous éveille souvent bien vainement. Les Auteurs même plus serrés et plus sages, voyez autour d’un bon argument, combien ils en sèment d’autres légers, et, qui y regarde de près, incorporels. Ce ne sont qu’arguties verbales, qui nous trompent. Mais d’autant que ce peut être utilement, je ne les veux pas autrement éplucher. Il y en a céans assez de cette condition, en divers lieux : ou par emprunt, ou par imitation. Si se faut-il prendre un peu garde, de n’appeler pas force, ce qui n’est que gentillesse : et ce, qui n’est qu’aigu, solide : ou bon, ce qui n’est que beau : quæ magis gustata quam potata delectant [ce qui plaît plus à goûter qu’à boire]. Tout ce qui plaît ne paît pas, ubi non ingenii, sed animi negotium agitur [quand il s’agit non de l’esprit, mais de l’âme]. À voir les efforts que Sénèque se donne pour se préparer contre la mort, à le voir suer d’ahan, pour se roidir et pour s’assurer, et se débattre si longtemps en cette perche, j’eusse ébranlé sa réputation, s’il ne l’eût en mourant, très vaillamment maintenue. Son agitation si ardente, si fréquente, montre qu’il était chaud et impétueux lui-même. Magnus animus remissius loquitur et securius : Non est alius ingenio, alius animo color. [Le langage d’une grande âme est plus posé, plus calme ; l’esprit et l’âme ne sont pas de couleur différente.] Il le faut convaincre à ses dépens. Et montre aucunement qu’il était pressé de son adversaire. La façon de Plutarque, d’autant qu’elle est plus dédaigneuse, et plus détendue, elle est selon moi, d’autant plus virile et persuasive : Je croirais aisément, que son âme avait les mouvements plus assurés, et plus réglés. L’un plus aigu, nous pique et nous élance en sursaut : touche plus l’esprit. L’autre plus solide, nous informe, établit et conforte constamment : touche plus l’entendement. Celui-là ravit notre jugement : celui-ci le gagne. J’ai vu pareillement d’autres écrits, encore plus révérés, qui en la peinture du combat qu’ils soutiennent contre les aiguillons de la chair, les représentent si cuisants, si puissants et invincibles, que nous-mêmes, qui sommes de la voirie du peuple, avons autant à admirer l’étrangeté et vigueur inconnue de leur tentation, que leur résistance. À quoi faire nous allons-nous gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre, les pauvres gens que nous y voyons épandus, la tête penchante après leur besogne : qui ne savent ni Aristote ni Caton, ni exemple ni précepte. De ceux-là, tire nature tous les jours, des effets de constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l’école. Combien en vois-je ordinairement, qui méconnaissent la pauvreté : combien qui désirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ? Celui-là qui fouit mon jardin, il a ce matin enterré son père ou son fils. Les noms mêmes, de quoi ils appellent les maladies, en adoucissent et amollissent l’âpreté. La phtisie, c’est la toux pour eux : la dysenterie, dévoiement d’estomac : un pleurésis, c’est un morfondement : et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien grièves, quand elles rompent leur travail ordinaire : ils ne s’alitent que pour mourir. Simplex illa et aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est. [Cette vertu simple et accessible a été changée en science obscure et subtile.] J’écrivais ceci environ le temps, qu’une forte charge de nos troubles, se croupit plusieurs mois, de tout son poids, droit sur moi. J’avais d’une part, les ennemis à ma porte : d’autre part, les picoreurs, pires ennemis, non armis sed vitiis certatur [ce n’est pas de faits d’armes, mais d’exactions qu’on rivalise]. Et essayais toute sorte d’injures militaires, à la fois :
Hostis adest dextra lævaque a parte timendus,
Vicinoque malo terret utrumque latus.
[Un ennemi redoutable se tient à ma droite et à ma gauche, l’un et l’autre côté menace d’un mal imminent.]
Monstrueuse guerre : Les autres agissent au-dehors, celle-ci encore contre soi : se ronge et se défait, par son propre venin. Elle est de nature si maligne et ruineuse, qu’elle se ruine quant et quant le reste : et se déchire et dépèce de rage. Nous la voyons plus souvent, se dissoudre par elle-même, que par disette d’aucune chose nécessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuit. Elle vient guérir la sédition, et en est pleine. Veut châtier la désobéissance, et en montre l’exemple : et employée à la défense des lois, fait sa part de rébellion à rencontre des siennes propres. Où en sommes-nous ? Notre médecine porte infection.
Notre mal s’empoisonne
Du secours qu’on lui donne.
exuperat magis ægrescitque medendo.
Omnia fanda, nefanda malo permista furore,
Justificam nobis mentem avertere Deorum.
[le mal empire et s’aigrit quand on le soigne. Le mélange de tout, juste et injuste, par une furie mauvaise, a détourné de nous l’esprit juste des Dieux.]
En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commencement, les sains des malades : mais quand elles viennent à durer, comme la nôtre, tout le corps s’en sent, et la tête et les talons : aucune partie n’est exempte de corruption. Car il n’est air, qui se hume si goulûment : qui s’épande et pénètre, comme fait la licence. Nos armées ne se lient et tiennent plus que par ciment étranger : des Français on ne sait plus faire un corps d’armée, constant et réglé : Quelle honte ? Il n’y a qu’autant de discipline, que nous en font voir des soldats empruntés. Quant à nous, nous nous conduisons à discrétion, et non pas du chef, chacun selon la sienne : il a plus affaire au-dedans qu’au-dehors. C’est au commandement de suivre, courtiser, et plier : à lui seul d’obéir : tout le reste est libre et dissolu. Il me plaît de voir, combien il y a de lâcheté et de pusillanimité en l’ambition : par combien d’abjection et de servitude, il lui faut arriver à son but. Mais ceci me déplaît-il de voir, des natures débonnaires, et capables de justice, se corrompre tous les jours, au maniement et commandement de cette confusion. La longue souffrance, engendre la coutume ; la coutume, le consentement et l’imitation. Nous avions assez d’âmes mal nées, sans gâter les bonnes et généreuses. Si que, si nous continuons, il restera malaisément à qui fier la santé de cet état, au cas que fortune nous la redonne.
Hunc saltem euerso iuuenem succurrere sæclo,
Ne prohibete.
[N’empêchez pas au moins ce jeune homme de venir au secours d’un siècle dans le chaos.]
Qu’est devenu cet ancien précepte : Que les soldats ont plus à craindre leur chef, que l’ennemi ? Et ce merveilleux exemple : Qu’un pommier s’étant trouvé enfermé dans le pourpris du camp de l’armée Romaine, elle fut vue l’endemain en déloger, laissant au possesseur, le compte entier de ses pommes, mûres et délicieuses ? J’aimerais bien, que notre jeunesse, au lieu du temps qu’elle emploie, à des pérégrinations moins utiles, et apprentissages moins honorables, elle le mît, moitié à voir de la guerre sur mer, sous quelque bon Capitaine commandeur de Rhodes : moitié à reconnaître la discipline des armées Turquesques. Car elle a beaucoup de différences, et d’avantages sur la nôtre. Ceci en est : que nos soldats deviennent plus licencieux aux expéditions : là : plus retenus et craintifs. Car les offenses ou larcins sur le menu peuple, qui se punissent de bastonnades en la paix, sont capitales en la guerre. Pour un œuf pris sans payer, ce sont de compte préfix, cinquante coups de bâton. Pour toute autre chose, tant légère soit-elle, non nécessaire à la nourriture, on les empale ou décapite sans déport. Je me suis étonné, en l’histoire de Selim, le plus cruel conquérant qui fut onques, voir, que lorsqu’il subjugua l’Ægypte, les beaux jardins d’autour de la ville de Damas, tous ouverts, et en terre de conquête : son armée campant sur le lieu même, furent laissés vierges des mains des soldats, parce qu’ils n’avaient pas eu le signe de piller. Mais est-il quelque mal en une police, qui vaille être combattu par une drogue si mortelle ? Non pas disait Favonius, l’usurpation de la possession tyrannique d’une République Platon de même ne consent pas qu’on fasse violence au repos de son pays, pour le guérir : et n’accepte pas l’amendement qui trouble et hasarde tout, et qui coûte le sang et ruine des citoyens. Établissant l’office d’un homme de bien, en ce cas, de laisser tout là : seulement prier Dieu qu’il y porte sa main extraordinaire. Et semble savoir mauvais gré à Dion son grand ami, d’y avoir un peu autrement procédé. J’étais Platonicien de ce côté-là, avant que je susse qu’il y eût de Platon au monde. Et si ce personnage, doit purement être refusé de notre consorce : (lui, qui par la sincérité de sa conscience, mérita envers la faveur divine, de pénétrer si avant dans la Chrétienne lumière, au travers des ténèbres publiques, du monde de son temps,) je ne pense pas, qu’il nous siée bien, de nous laisser instruire à un Païen, Combien c’est d’impiété, de n’attendre de Dieu, nul secours simplement sien, et sans notre coopération. Je doute souvent, si entre tant de gens, qui se mêlent de telle besogne, nul s’est rencontré, d’entendement si imbécile, à qui on ait en bon escient persuadé, qu’il allait vers la réformation, par la dernière des difformations : qu’il tirait vers son salut, par les plus expresses causes que nous ayons de très certaine damnation : que renversant la police, le magistrat, et les lois, en la tutelle desquelles Dieu l’a colloqué : remplissant de haines, parricides, les courages fraternels : appelant à son aide, les diables et les furies : il puisse apporter secours à la sacro-sainte douceur et justice, de la loi divine. L’ambition, l’avance, la cruauté, la vengeance, n’ont point assez de propre et naturelle impétuosité : amorçons-les et les attisons, par le glorieux titre de justice et dévotion. Il ne se peut imaginer un pire état des choses, qu’où la méchanceté vient à être légitime : et prendre avec le congé du magistrat, le manteau de la vertu : Nihil in speciem fallacius, quam praua religio, ubi deorum numen prætenditur sceleribus. [Aucune apparence n’est plus trompeuse que la dépravation de la religion, quand la volonté des dieux est invoquée pour masquer les crimes.] L’extrême espèce d’injustice, selon Platon, c’est que, ce qui est injuste, soit tenu pour juste. Le peuple y souffrit bien largement lors, non les dommages présents seulement,
undique totis
Usque adeo turbatur agris,
[de toutes parts, et jusque dans la campagne entière, règnent les troubles,]
mais les futurs aussi. Les vivants y eurent à pâtir, si eurent ceux qui n’étaient encore nés. On le pilla, et moi par conséquent, jusques à l’espérance : lui ravissant tout ce qu’il avait à s’apprêter à vivre pour longues années,
Quæ nequeunt secum ferre aut abducere, perdant,
Et cremat insontes turba scelesta casas :
Muris nulla fides, squallent populatibus agri.
[Ce qu’ils ne peuvent emporter avec eux ou ravir, ils le détruisent, et leur horde criminelle incendie d’innocentes maisons : nulle sécurité dans les remparts, et les champs sont ravagés par les pillages.]
Outre cette secousse, j’en souffris d’autres. J’encourus les inconvénients, que la modération apporte en telles maladies. Je fus pelaudé à toutes mains : au Gibelin j’étais Guelfe, au Guelfe Gibelin : Quelqu’un de mes Poètes dit bien cela, mais je ne sais où c’est. La situation de ma maison, et l’accointance des hommes de mon voisinage, me présentaient d’un visage : ma vie et mes actions d’un autre. Il ne s’en faisait point des accusations formées : car il n’y avait où mordre. Je ne désempare jamais les lois : et qui m’eût recherché, m’en eût dû de reste. C’étaient suspicions muettes, qui couraient sous main, auxquelles il n’y a jamais faute d’apparence, en un mélange si confus, non plus que d’esprits ou envieux ou ineptes. J’aide ordinairement aux présomptions injurieuses, que la fortune sème contre moi : par une façon, que j’ai dès toujours, de fuir à me justifier, excuser et interpréter : estimant que c’est mettre ma conscience en compromis, de plaider pour elle. Perspicuitas enim argumentatione eleuatur [Car l’évidence est amoindrie par l’argumentation] : Et comme, si chacun voyait en moi, aussi clair que je fais : au lieu de me tirer arrière de l’accusation, je m’y avance ; et la renchéris plutôt, par une confession ironique et moqueuse : Si je ne m’en tais tout à plat, comme de chose indigne de réponse. Mais ceux qui le prennent pour une trop hautaine confiance, ne m’en veulent guère moins de mal, que ceux, qui le prennent pour faiblesse d’une cause indéfensible. Nommément les grands, envers lesquels faute de soumission, est l’extrême faute. Rudes à toute justice, qui se connaît, qui se sent : non démise, humble et suppliante. J’ai souvent heurté à ce pilier. Tant y a que de ce qui m’advint lors, un ambitieux s’en fut pendu : si eût fait un avaricieux. Je n’ai soin quelconque d’acquérir.
Sit mihi quod nunc est etiam minus, ut mihi viuam
Quod superest ævi, si quid superesse volent dii.
[Que je possède ce que j’ai maintenant, et même moins, du moment que je vis pour moi ce qui me reste de temps, si les dieux veulent qu’il m’en reste.]
Mais les pertes qui me viennent par l’injure d’autrui, soit larcin, soit violence, me pincent, environ comme un homme malade et gêné d’avarice. L’offense a sans mesure plus d’aigreur, que n’a la perte. Mille diverses sortes de maux accoururent à moi à la file. Je les eusse plus gaillardement soufferts, à la foule. Je pensais déjà, entre mes amis, à qui je pourrais commettre une vieillesse nécessiteuse et disgraciée : Après avoir rôdé les yeux partout, je me trouvai en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si haut, il faut que ce soit entre les bras d’une affection solide, vigoureuse et fortunée. Elles sont rares, s’il y en a. Enfin je connus que le plus sûr, était de me fier à moi-même de moi, et de ma nécessité. Et s’il m’advenait d’être froidement en la grâce de la fortune, que je me recommandasse de plus fort à la mienne : m’attachasse, regardasse de plus près à moi. En toutes choses les hommes se jettent aux appuis étrangers, pour épargner les propres : seuls certains et seuls puissants, qui sait s’en armer. Chacun court ailleurs, et à l’avenir, d’autant que nul n’est arrivé à soi. Et me résolus, que c’étaient utiles inconvénients : d’autant premièrement qu’il faut avertir à coups de fouet, les mauvais disciples, quand la raison n’y peut assez, comme par le feu et violence des coins, nous ramenons un bois tortu à sa droiture. Je me prêche, il y a si longtemps, de me tenir à moi, et séparer des choses étrangères : toutefois, je tourne encore toujours les yeux à côté. L’inclination, un mot favorable d’un grand, un bon visage, me tente. Dieu sait s’il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte. J’ois encore sans rider le front, les subornements qu’on me fait, pour me tirer en place marchande : et m’en défends si mollement, qu’il semble, que je souffrisse plus volontiers d’en être vaincu. Or à un esprit si indocile, il faut des bastonnades : et faut rebattre et resserrer, à bons coups de mail, ce vaisseau qui se déprend, se découd, qui s’échappe et dérobe de soi. Secondement, que cet accident me servait d’exercitation, pour me préparer à pis : Si moi, qui et par le bénéfice de la fortune, et par la condition de mes mœurs, espérais être des derniers, venais à être des premiers attrapé de cette tempête. M’instruisant de bonne heure, à contraindre ma vie, et la ranger pour un nouvel état. La vraie liberté c’est pouvoir toute chose sur soi. Potentissimus est qui se habet in potestate. [Le plus puissant, c’est celui qui se tient lui-même en son pouvoir.] En un temps ordinaire et tranquille, on se prépare à des accidents modérés et communs : mais en cette confusion, où nous sommes depuis trente ans, tout homme Français, soit en particulier, soit en général, se voit à chaque heure, sur le point de l’entier renversement de sa fortune. D’autant faut-il tenir son courage fourni de provisions plus fortes et vigoureuses. Sachons gré au sort, de nous avoir fait vivre en un siècle, non mol, languissant, ni oisif : Tel qui ne l’eût été par autre moyen, se rendra fameux par son malheur. Comme je ne lis guère ès histoires, ces confusions, des autres états, sans regret de ne les avoir pu mieux considérer présent. Ainsi fait ma curiosité, que je m’agrée aucunement, de voir de mes yeux, ce notable spectacle de notre mort publique, ses symptômes et sa forme. Et puisque je ne la saurais retarder, suis content d’être destiné à y assister, et m’en instruire. Si cherchons-nous avidement de reconnaître en ombre même, et en la fable des Théâtres, la montre des jeux tragiques de l’humaine fortune. Ce n’est pas sans compassion de ce que nous oyons : mais nous nous plaisons d’éveiller notre déplaisir, par la rareté de ces pitoyables événements. Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens, fuient comme une eau dormante, et mer morte, des narrations calmes : pour regagner les séditions, les guerres, où ils savent que nous les appelons. Je doute si je puis assez honnêtement avouer, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, je l’ai plus de moitié passée en la ruine de mon pays. Je me donne un peu trop bon marché de patience, ès accidents qui ne me saisissent au propre : et pour me plaindre à moi, regarde non tant ce qu’on m’ôte, que ce qui me reste de sauve, et dedans et dehors. Il y a de la consolation, à échever tantôt l’un tantôt l’autre, des maux qui nous guignent de suite, et assènent ailleurs, autour de nous. Aussi, qu’en matière d’intérêts publics, à mesure, que mon affection est plus universellement épandue, elle en est plus faible. Joint qu’il est vrai à demi, Tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad priuatas respertinet [Nous ne sentons des malheurs publics qu’autant qu’il touche à nos affaires privées]. Et que la santé, d’où nous partîmes était telle, qu’elle soulage elle-même le regret, que nous en devrions avoir. C’était santé, mais non qu’à la comparaison de la maladie, qui l’a suivie. Nous ne sommes chus de guère haut. La corruption et le brigandage, qui est en dignité et en office, me semble le moins supportable. On nous vole moins injurieusement dans un bois, qu’en lieu de sûreté. C’était une jointure universelle de membres gâtés en particulier à l’envi les uns des autres : et la plupart, d’ulcères envieillis, qui ne recevaient plus, ni ne demandaient guérison. Ce croulement donc m’anima certes plus, qu’il ne m’atterra, à l’aide de ma conscience, qui se portait non paisiblement seulement, mais fièrement, et ne trouvais en quoi me plaindre de moi. Aussi, comme Dieu n’envoie jamais non plus les maux, que les biens tous purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps-là, outre son ordinaire : Et ainsi que sans elle je ne puis rien, il est peu de choses, que je ne puisse avec elle. Elle me donna moyen d’éveiller toutes mes provisions, et de porter la main au-devant de la plaie, qui eût passé volontiers plus outre : Et éprouvai en ma patience, que j’avais quelque tenue contre la fortune : et qu’à me faire perdre mes arçons, il fallait un grand heurt. Je ne le dis pas, pour l’irriter à me faire une charge plus vigoureuse. Je suis son serviteur : je lui tends les mains. Pour Dieu qu’elle se contente. Si je sens ses assauts ? si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possède, se laissent pourtant par intervalles tâtonner à quelque plaisir, et leur échappe un sourire : je puis aussi assez sur moi, pour rendre mon état ordinaire, paisible, et déchargé d’ennuyeuse imagination : mais je me laisse pourtant à boutades, surprendre des morsures de ces malplaisantes pensées, qui me battent, pendant que je m’arme pour les chasser, ou pour les lutter. Voici un autre rengagement de mal, qui m’arriva à la suite du reste. Et dehors et dedans ma maison, je fus accueilli d’une peste, véhémente au prix de toute autre. Car comme les corps sains sont sujets à plus grièves maladies, d’autant qu’ils ne peuvent être forcés que par celles-là : aussi mon air très salubre, où d’aucune mémoire, la contagion, bien que voisine, n’avait su prendre pied : venant à s’empoisonner, produisit des effets étranges.
Mista senum et juvenum densantur funera, nullum
Sæva caput Proserpina fugit.
[Les cadavres mêlés des vieux et des jeunes s’accumulent ; il n’est personne que fuie la cruelle Proserpine.]
J’eus à souffrir cette plaisante condition, que la vue de ma maison m’était effroyable. Tout ce qui y était, était sans garde, et à l’abandon de qui en avait envie. Moi qui suis si hospitalier, fus en très pénible quête de retraite, pour ma famille. Une famille égarée, faisant peur à ses amis, et à soi-même, et horreur où qu’elle cherchât à se placer : ayant à changer de demeure, soudain qu’un de la troupe commençait à se douloir du bout du doigt. Toutes maladies sont alors prises pour peste : on ne se donne pas le loisir de les reconnaître. Et c’est le bon : que selon les règles de l’art, à tout danger qu’on approche, il faut être quarante jours en transe de ce mal : l’imagination vous exerçant cependant à sa mode, et enfiévrant votre santé même. Tout cela m’eût beaucoup moins touché, si je n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autrui, et servir six mois misérablement, de guide à cette caravane. Car je porte en moi mes préservatifs, qui sont, résolution et souffrance. L’appréhension ne me presse guère : laquelle on craint particulièrement en ce mal. Et si étant seul, je l’eusse voulu prendre, c’eût été une fuite, bien plus gaillarde et plus éloignée. C’est une mort, qui ne me semble des pires : Elle est communément courte, d’étourdissement, sans douleur, consolée par la condition publique : sans cérémonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des environs, la centième partie des âmes ne se put sauver.
videas desertaque regna
Pastorum, et longe saltus lateque vacantes :
[tu verrais les domaines des bergers déserts, et sur une vaste étendue les pâturages vides :]
En ce lieu, mon meilleur revenu est manuel : Ce que cent hommes travaillaient pour moi, chôma pour longtemps. Or lors, quel exemple de résolution ne vîmes-nous, en la simplicité de tout ce peuple ? Généralement, chacun renonçait au soin de la vie. Les raisins demeurèrent suspendus aux vignes, le bien principal du pays : tous indifféremment se préparant et attendant la mort, à ce soir, ou au lendemain : d’un visage ou d’une voix si peu effrayée, qu’il semblait qu’ils eussent compromis à cette nécessité, et que ce fût une condamnation universelle et inévitable. Elle est toujours telle. Mais à combien peu, tient la résolution au mourir ? la distance et différence de quelques heures : la seule considération de la compagnie, nous en rend l’appréhension diverse. Voyez ceux-ci : pour ce qu’ils meurent en même mois : enfants, jeunes, vieillards, ils ne s’étonnent plus, ils ne se pleurent plus. J’en vis qui craignaient de demeurer derrière, comme en une horrible solitude : Et n’y connus communément, autre soin que des sépultures : il leur fâchait de voir les corps épars emmi les champs, à la merci des bêtes : qui y peuplèrent incontinent. Comment les fantaisies humaines se découpent ! les Néorites, nation qu’Alexandre subjugua, jettent les corps des morts au plus profond de leurs bois, pour y être mangés. Seule sépulture estimée entre eux heureuse. Tel, sain faisait déjà sa fosse : d’autres s’y couchaient encore vivants. Et un manœuvre des miens, avec ses mains, et ses pieds, attira sur soi la terre en mourant. Était-ce pas s’abriter pour s’endormir plus à son aise ? D’une entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Romains, qu’on trouva après la journée de Cannes, la tête plongée dans des trous, qu’ils avaient faits et comblés de leurs mains, en s’y suffoquant. Somme toute une nation fut incontinent par usage, logée en une marche, qui ne cède en raideur à aucune résolution étudiée et consultée. La plupart des instructions de la science, à nous encourager, ont plus de montre que de force, et plus d’ornement que de fruit. Nous avons abandonné nature, et lui voulons apprendre sa leçon : elle, qui nous menait si heureusement et si sûrement : Et cependant, les traces de son instruction, et ce peu qui par le bénéfice de l’ignorance, reste de son image, empreint en la vie de cette tourbe rustique d’hommes impolis : la science est contrainte, de l’aller tous les jours empruntant, pour en faire patron à ses disciples, de constance, d’innocence, et de tranquillité. Il fait beau voir, que ceux-ci pleins de tant de belle connaissance, aient à imiter cette sotte simplicité : et à l’imiter, aux premières actions de la vertu. Et que notre sapience, apprenne des bêtes mêmes, les plus utiles enseignements, aux plus grandes et nécessaires parties de notre vie. Comme il nous faut vivre et mourir, ménager nos biens, aimer et élever nos enfants, entretenir justice. Singulier témoignage de l’humaine maladie : et que cette raison qui se manie à notre poste, trouvant toujours quelque diversité et nouveauté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la nature. Et en ont fait les hommes, comme les parfumiers de l’huile : ils l’ont sophistiquée de tant d’argumentations, et de discours appelés du dehors. Qu’elle en est devenue variable, et particulière à chacun : et a perdu son propre visage constant, et universel. Et nous faut en chercher témoignage des bêtes, non sujet à faveur, corruption, ni à diversité d’opinions. Car il est bien vrai, qu’elles-mêmes ne vont pas toujours exactement dans la route de nature, mais ce qu’elles en dévoient, c’est si peu, que vous en apercevez toujours l’ornière. Tout ainsi que les chevaux qu’on mène en main, font bien des bonds, et des escapades, mais c’est à la longueur de leurs longes : et suivent néanmoins toujours les pas de celui qui les guide : et comme l’oiseau prend son vol, mais sous la bride de sa filière. Exilia, tormenta, bella, morbos, naufragia meditare, ut nullo sis malo tyro. [Penser assidûment à l’exil, aux tortures, aux guerres, aux maladies, aux naufrages, pour n’être un novice devant aucun malheur.] À quoi nous sert cette curiosité, de préoccuper tous les inconvénients de l’humaine nature, et nous préparer avec tant de peine à rencontre de ceux mêmes, qui n’ont à l’aventure point à nous toucher ? (Parem passis tristitiam facit, pati posse. [La possibilité de subir cause une affliction égale à celle qui frappe ceux qui ont subi.] Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous frappe.) Ou comme les plus fiévreux, car certes c’est fièvre, aller dès à cette heure vous faire donner le fouet, parce qu’il peut advenir, que fortune vous le fera souffrir un jour : et prendre votre robe fourrée dès la Saint-Jean, parce que vous en aurez besoin à Noël ? Jetez-vous en l’expérience de tous les maux qui vous peuvent arriver, nommément des plus extrêmes : éprouvez-vous là, disent-ils, assurez-vous là. Au rebours ; le plus facile et plus naturel, serait en décharger même sa pensée. Ils ne viendront pas assez tôt, leur vrai être ne nous dure pas assez, il faut que notre esprit les étende et les allonge, et qu’avant la main il les incorpore en soi, et s’en entretienne, comme s’ils ne pesaient pas raisonnablement à nos sens. Ils pèseront assez, quand ils y seront (dit un des maîtres, non de quelque tendre secte, mais de la plus dure) cependant favorise-toi : crois ce que tu aimes le mieux : que te sert-il d’aller recueillant et prévenant ta male fortune : et de perdre le présent, par la crainte du futur : et être dès cette heure misérable, parce que tu le dois être avec le temps ? Ce sont ses mots. La science nous fait volontiers un bon office, de nous instruire bien exactement des dimensions des maux,
Curis acuens mortalia corda.
[Aiguisant par les soucis les cœurs des mortels.]
Ce serait dommage, si partie de leur grandeur échappait à notre sentiment et connaissance. Il est certain, qu’à la plupart, la préparation à la mort, a donné plus de tourment, que n’a fait la souffrance. Il fut jadis véritablement dit, et par un bien judicieux Auteur, Minus afficit sensus fatigatio quam cogitatio [La douleur affecte moins les sens que <sa> pensée]. Le sentiment de la mort présente, nous anime parfois de soi-même d’une prompte résolution, de ne plus éviter chose du tout inévitable. Plusieurs gladiateurs se sont vus au temps passé, après avoir couardement combattu, avaler courageusement la mort ; offrant leur gosier au fer de l’ennemi, et le conviant. La vue éloignée de la mort à venir, a besoin d’une fermeté lente, et difficile par conséquent à fournir. Si vous ne savez pas mourir, ne vous chaille, nature vous en informera sur-le-champ, pleinement, et suffisamment ; elle fera exactement cette besogne pour vous, n’en empêchez votre soin.
Incertam frustra mortales funeris horam
Quæritis, et qua sit mors aditura via :
Pœna minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas grauius sustinuisse diu.
[En vain, mortels, vous cherchez à savoir l’heure incertaine de votre trépas, et par quelle voie viendra la mort. C’est un châtiment moindre de subir aussitôt un désastre certain, que de craindre longtemps d’en supporter un pire.]
Nous troublons la vie par le soin de la mort, et la mort par le soin de la vie. L’une nous ennuie, l’autre nous effraie. Ce n’est pas contre la mort, que nous nous préparons, c’est chose trop momentanée : Un quart d’heure de passion sans conséquence, sans nuisance, ne mérite pas des préceptes particuliers. À dire vrai, nous nous préparons contre les préparations de la mort. La Philosophie nous ordonne, d’avoir la mort toujours devant les yeux, de la prévoir et considérer avant le temps : et nous donne après, les règles et les précautions, pour pourvoir à ce, que cette prévoyance, et cette pensée ne nous blesse. Ainsi font les médecins qui nous jettent aux maladies, afin qu’ils aient où employer leurs drogues et leur art. Si nous n’avons su vivre, c’est injustice de nous apprendre à mourir, et difformer la fin de son total. Si nous avons su vivre, constamment et tranquillement, nous saurons mourir de même. Ils s’en vanteront tant qu’il leur plaira. Tota Philosophorum vita commentatio mortis est. [La vie entière des Philosophes est méditation de la mort.] Mais il m’est avis, que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie. C’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet. Elle doit être elle-même à soi, sa visée, son dessein. Son droit étude est se régler, se conduire, se souffrir. Au nombre de plusieurs autres offices, que comprend le général et principal chapitre de savoir vivre, est cet article de savoir mourir. Et des plus légers, si notre crainte ne lui donnait poids. À les juger par l’utilité, et par la vérité naïve, les leçons de la simplicité, ne cèdent guère à celles que nous prêche la doctrine au contraire. Les hommes sont divers en sentiment et en force : il les faut mener à leur bien, selon eux : et par routes diverses. Quo me cumque rapit tempestas, deferor hospes. [Où que m’emporte la tempête, j’y aborde en hôte.] Je ne vis jamais paysan de mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et assurance, il passerait cette heure dernière : Nature lui apprend à ne songer à la mort, que quand il se meurt. Et lors il y a meilleure grâce qu’Aristote : lequel la mort presse doublement, et par elle, et par une si longue préméditation. Pourtant fût-ce l’opinion de Cæsar, que la moins préméditée mort, était la plus heureuse, et plus déchargée. Plus dolet, quam necesse est, qui ante dolet, quam necesse est. [Il souffre plus que nécessaire, celui qui souffre avant que nécessaire.] L’aigreur de cette imagination, naît de notre curiosité. Nous nous empêchons toujours ainsi : voulant devancer et régenter les prescriptions naturelles. Ce n’est qu’aux docteurs, d’en dîner plus mal, tous sains, et se renfrogner de l’image de la mort. Le commun, n’a besoin ni de remède ni de consolation, qu’au heurt, et au coup. Et n’en considère qu’autant justement qu’il en souffre. Est-ce pas ce que nous disons, que la stupidité, et faute d’appréhension, du vulgaire, lui donne cette patience aux maux présents, et cette profonde nonchalance des sinistres accidents futurs ? Que leur âme pour être plus crasse, et obtuse, est moins pénétrable et agitable ? Pour Dieu s’il est ainsi, tenons d’ores en avant école de bêtise. C’est l’extrême fruit, que les sciences nous promettent, auquel celle-ci conduit si doucement ses disciples. Nous n’aurons pas faute de bons régents, interprètes de la simplicité naturelle. Socrates en sera l’un. Car de ce qu’il m’en souvient, il parle environ en ce sens, aux juges qui délibèrent de sa vie : J’ai peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m’enferre en la délation de mes accusateurs ; qui est : Que je fais plus l’entendu que les autres : comme ayant quelque connaissance plus cachée, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. Je sais que je n’ai ni fréquenté, ni reconnu la mort, ni n’ai vu personne qui ait essayé ses qualités, pour m’en instruire. Ceux qui la craignent présupposent la connaître : quant à moi, je ne sais ni quelle elle est, ni quel il fait en l’autre monde. À l’aventure est la mort chose indifférente, à l’aventure désirable. Il est à croire pourtant, si c’est une transmigration d’une place à autre, qu’il y a de l’amendement, d’aller vivre avec tant de grands personnages trépassés : et d’être exempt d’avoir plus affaire à juges iniques et corrompus : Si c’est un anéantissement de notre être, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie, qu’un repos et sommeil tranquille, et profond sans songes. Les choses que je sais être mauvaises, comme d’offenser son prochain, et désobéir au supérieur, soit Dieu, soit homme, je les évite soigneusement : celles desquelles je ne sais, si elles sont bonnes ou mauvaises, je ne les saurais craindre. Si je m’en vais mourir, et vous laisse en vie : les Dieux seuls voient, à qui, de vous ou de moi, il en ira mieux. Par quoi pour mon regard, vous en ordonnerez, comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dis bien, que pour votre conscience vous ferez mieux de m’élargir, si vous ne voyez plus avant que moi en ma cause. Et jugeant selon mes actions passées, et publiques, et privées, selon mes intentions, et selon le profit, que tirent tous les jours de ma conversation tant de nos citoyens, jeunes et vieux, et le finit, que je vous fais à tous, vous ne pouvez dûment vous décharger envers mon mérite, qu’en ordonnant, que je sois nourri, attendu ma pauvreté, au Prytanée, aux dépens publics : ce que souvent je vous ai vus à moindre raison, octroyer à d’autres. Ne prenez pas à obstination ou dédain, que, suivant la coutume, je n’aille vous suppliant et émouvant à commisération. J’ai des amis et des parents, n’étant, comme dit Homere, engendré ni de bois, ni de pierre non plus que les autres : capables de se présenter, avec des larmes, et le deuil : et ai trois enfants éplorés, de quoi vous tirer à pitié. Mais je ferais honte à notre ville, en l’âge que je suis, et en telle réputation de sagesse, que m’en voici en prévention, de m’aller démettre à si lâches contenances. Que dirait-on des autres Athéniens ? J’ai toujours admonesté ceux qui m’ont ouï parler, de ne racheter leur vie, par une action déshonnête. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à Potidée, à Délie, et autres où je me suis trouvé, j’ai montré par effet, combien j’étais loin de garantir ma sûreté par ma honte. Davantage j’intéresserais votre devoir, et vous convierais à choses laides : car ce n’est pas à mes prières de vous persuader : c’est aux raisons pures et solides de la justice. Vous avez juré aux dieux d’ainsi vous maintenir. Il semblerait, que je vous vousisse soupçonner et récriminer, de ne croire pas, qu’il y en ait. Et moi-même témoignerais contre moi, de ne croire point en eux, comme je dois : me défiant de leur conduite, et ne remettant purement en leurs mains mon affaire. Je m’y fie du tout : et tiens pour certain, qu’ils feront en ceci, selon qu’il sera plus propre à vous et à moi. Les gens de bien ni vivants, ni morts, n’ont aucunement à se craindre des dieux. Voilà pas un plaidoyer puéril d’une hauteur inimaginable, et employé en quelle nécessité ? Vraiment ce fut raison, qu’il le préférât à celui, que ce grand Orateur Lysias, avait mis par écrit pour lui : excellemment façonné au style judiciaire : mais indigne d’un si noble criminel : Eût-on ouï de la bouche de Socrates une voix suppliante ? cette superbe vertu, eût-elle calé, au plus fort de sa montre ? Et sa riche et puissante nature, eût-elle commis à l’art sa défense : et en son plus haut essai, renoncé à la vérité et naïveté, ornements de son parler, pour se parer du fard, des figures, et feintes, d’une oraison apprise ? Il fit très sagement, et selon lui, de ne corrompre une teneur de vie incorruptible, et une si sainte image de l’humaine forme, pour allonger d’un an sa décrépitude : et trahir l’immortelle mémoire de cette fin glorieuse. Il devait sa vie, non pas à soi, mais à l’exemple du monde. Serait-ce pas dommage public, qu’il l’eût achevée d’une oisive et obscure façon ? Certes une si nonchalante et molle considération de sa mort, méritait que la postérité la considérât d’autant plus pour lui : Ce qu’elle fit. Et il n’y a rien en la justice si juste, que ce que la fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Athéniens eurent en telle abomination ceux, qui en avaient été cause, qu’on les fuyait comme personnes excommuniées : On tenait poilu tout ce, à quoi ils avaient touché : personne à l’étuve ne lavait avec eux, personne ne les saluait, ni accointait : si qu’enfin ne pouvant plus porter cette haine publique, ils se pendirent eux-mêmes. Si quelqu’un estime, que parmi tant d’autres exemples que j’avais à choisir pour le service de mon propos, ès dits de Socrates, j’aie mal trié celui-ci : et qu’il juge, ce discours être élevé au-dessus des opinions communes : Je l’ai fait à escient : car je juge autrement : Et tiens que c’est un discours, en rang, et en naïveté bien plus arrière, et plus bas, que les opinions communes. Il représente en une hardiesse inartificielle et sécurité enfantine la pure et première impression et ignorance de nature. Car il est croyable, que nous avons naturellement crainte de la douleur ; mais non de la mort, à cause d’elle. C’est une partie de notre être, non moins essentielle que le vivre. À quoi faire, nous en aurait nature engendré la haine et l’horreur, vu qu’elle lui tient rang de très grande utilité, pour nourrir la succession et vicissitude de ses ouvrages ? Et qu’en cette république universelle elle sert plus de naissance et d’augmentation, que de perte ou ruine :
sic rerum summa nouatur :
mille animas una necata dedit.
[ainsi se renouvelle l’univers : une mort produit mille vies.]
La défaillance d’une vie, est le passage à mille autres vies. Nature a empreint aux bêtes, le soin d’elles et de leur conservation. Elles vont jusque-là, de craindre leur empirement : de se heurter et blesser : que nous les enchevêtrions et battions, accidents sujets à leurs sens et expérience : Mais que nous les tuions, elles ne le peuvent craindre, ni n’ont la faculté d’imaginer et conclure la mort. Si dit-on encore qu’on les voit, non seulement la souffrir gaiement : la plupart des chevaux hennissent en mourant, les cygnes la chantent : Mais de plus, la rechercher à leur besoin ; comme portent plusieurs exemples des éléphants. Outre ce, la façon d’argumenter, de laquelle se sert ici Socrates, est-elle pas admirable également, en simplicité et en véhémence ? Vraiment il est bien plus aisé, de parler comme Aristote, et vivre comme Cæsar, qu’il n’est aisé de parler et vivre comme Socrates. Là, loge l’extrême degré de perfection et de difficulté : l’art n’y peut joindre. Or nos facultés ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ni ne les connaissons : nous nous investissons de celles d’autrui, et laissons chômer les nôtres. Comme quelqu’un pourrait dire de moi : que j’ai seulement fait ici un amas de fleurs étrangères, n’y ayant fourni du mien, que le filet à les lier. Certes j’ai donné à l’opinion publique, que ces parements empruntés m’accompagnent : mais je n’entends pas qu’ils me couvrent, et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veut faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature : Et si je m’en fusse cru, à tout hasard, j’eusse parlé tout fin seul. Je m’en charge de plus fort, tous les jours, outre ma proposition et ma forme première, sur la fantaisie du siècle : et par oisiveté. S’il me messied à moi, comme je le crois, n’importe : il peut être utile à quelque autre. Tel allègue Platon et Homere, qui ne les vit onques : et moi, ai pris des lieux assez, ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suffisance, ayant mille volumes de livres, autour de moi, en ce lieu où j’écris, j’emprunterai présentement s’il me plaît, d’une douzaine de tels ravaudeurs, gens que je ne feuillette guère, de quoi émailler le traité de la Physionomie. Il ne faut que l’épître liminaire d’un Allemand pour me farcir d’allégations : et nous allons quêter par là une friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastissages de lieux communs, de quoi tant de gens ménagent leur étude, ne servent guère qu’à sujets communs : et servent à nous montrer, non à nous conduire, ridicule fruit de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydemus. J’ai vu faire des livres de choses, ni jamais étudiées ni entendues : l’auteur commettant à divers de ses amis savants, la recherche de celle-ci, et de cette autre matière, à le bâtir : se contentant pour sa part, d’en avoir projeté le dessein, et lié par son industrie, ce fagot de provisions inconnues : au moins est sien l’encre, et le papier. Cela, c’est acheter, ou emprunter un livre, non pas le faire. C’est apprendre aux hommes, non qu’on sait faire un livre, mais, ce de quoi ils pouvaient être en doute, qu’on ne le sait pas faire. Un Président se vantait où j’étais, d’avoir amoncelé deux cents tant de lieux étrangers, en un sien arrêt présidentiel : En le prêchant, il effaçait la gloire qu’on lui en donnait. Pusillanime et absurde vanterie à mon gré, pour un tel sujet et telle personne. Je fais le contraire : et parmi tant d’emprunts, suis bien aise d’en pouvoir dérober quelqu’un : le déguisant et difformant à nouveau service. Au hasard, que je laisse dire, que c’est par faute d’avoir entendu leur naturel usage, je lui donne quelque particulière adresse de ma main, à ce qu’il en soit d’autant moins purement étranger. Ceux-ci mettent leurs larcins en parade et en compte. Aussi ont-ils plus de crédit aux lois que moi. Nous autres naturalistes, estimons, qu’il y ait grande et incomparable préférence, de l’honneur de l’invention, à l’honneur de l’allégation. Si j’eusse voulu parler par science, j’eusse parlé plus tôt. J’eusse écrit du temps plus voisin de mes études, que j’avais plus d’esprit et de mémoire. Et me fusse plus fié à la vigueur de cet âge-là, qu’à celui-ci, si j’en eusse voulu faire métier d’écrire. Et quoi, si cette faveur gracieuse, que la fortune m’a naguère offerte par l’entremise de cet ouvrage, m’eût pu rencontrer en telle saison au lieu de celle-ci ; où elle est également désirable à posséder, et prête à perdre ? Deux de mes connaissants, grands hommes en cette faculté, ont perdu par moitié, à mon avis, d’avoir refusé de se mettre au jour, à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses défauts, comme la verdeur, et pires : Et autant est la vieillesse incommode à cette nature de besogne, qu’à toute autre. Quiconque met sa décrépitude sous la presse, fait folie, s’il espère en épreindre des humeurs, qui ne sentent le disgracié, le rêveur et l’assoupi. Notre esprit se constipe et s’épaissit en vieillissant. Je dis pompeusement et opulemment l’ignorance, et dis la science maigrement et piteusement. Accessoirement celle-ci, et accidentalement : celle-là expressément, et principalement. Et ne traite à point nommé de rien, que du rien : ni d’aucune science, que de celle de l’inscience. J’ai choisi le temps, où ma vie, que j’ai à peindre, je l’ai toute devant moi : ce qui en reste, tient plus de la mort. Et de ma mort seulement, si je la rencontrais babillarde, comme font d’autres, donnerais-je encore volontiers avis au peuple, en délogeant. Socrates a été un exemplaire parfait en toutes grandes qualités : J’ai dépit, qu’il eût rencontré un corps si disgracié, comme ils disent, et si disconvenable à la beauté de son âme. Lui si amoureux et si affolé de la beauté. Nature lui fit injustice. Il n’est rien plus vraisemblable, que la conformité et relation du corps à l’esprit. Ipsi animi, magni refert, quali in corpore locati sint : multa enim e corpore existunt, quæ acuant mentem : multa, quæ obtundant. [La qualité du corps où elles sont logées importe beaucoup aux âmes elles-mêmes : en effet, beaucoup de choses qui viennent du corps aiguisent l’esprit, et beaucoup l’émoussent.] Celui-ci parle d’une laideur dénaturée, et difformité des membres : mais nous appelons laideur aussi, une mésavenance au premier regard, qui loge principalement au visage : et nous dégoûte par le teint, une tache, une rude contenance, par quelque cause souvent inexplicable, en des membres pourtant bien ordonnés et entiers. La laideur, qui revêtait une âme très belle en La Boitie, était de ce prédicament. Cette laideur superficielle, qui est toutefois la plus impérieuse, est de moindre préjudice à l’état de l’esprit : et a peu de certitude en l’opinion des hommes. L’autre, qui d’un plus propre nom, s’appelle difformité plus substantielle, porte plus volontiers coup jusques au-dedans. Non pas tout soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé, montre l’intérieure forme du pied. Comme Socrates disait de la sienne, qu’elle en accusait justement, autant en son âme, s’il ne l’eût corrigée par institution. Mais en le disant, je tiens qu’il se moquait, suivant son usage : et jamais âme si excellente, ne se fit elle-même. Je ne puis dire assez souvent, combien j’estime la beauté, qualité puissante et avantageuse. Il l’appelait, une courte tyrannie : Et Platon le privilège de nature. Nous n’en avons point qui la surpasse en crédit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes : Elle se présente au-devant : séduit et préoccupe notre jugement, avec grande autorité et merveilleuse impression. Phryné perdait sa cause, entre les mains d’un excellent Avocat, si, ouvrant sa robe, elle n’eût corrompu ses juges, par l’éclat de sa beauté. Et je trouve, que Cyrus, Alexandre, Cæsar, ces trois maîtres du monde, ne l’ont pas oubliée à faire leurs grands affaires. Non a pas le premier Scipion. Un même mot embrasse en Grec le bel et le bon. Et le Saint-Esprit appelle souvent bons, ceux qu’il veut dire beaux. Je maintiendrais volontiers le rang des biens, selon que portait la chanson, que Platon dit avoir été triviale, prise de quelque ancien Poète : La santé, la beauté, la richesse. Aristote dit, appartenir aux beaux, le droit de commander : et quand il en est, de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la vénération leur est pareillement due. À celui qui lui demandait, pourquoi plus longtemps, et plus souvent, on hantait les beaux : Cette demande, fit-il, n’appartient à être faite, que par un aveugle. La plupart et les plus grands Philosophes, payèrent leur écolage, et acquirent la sagesse, par l’entremise et faveur de leur beauté. Non seulement aux hommes qui me servent, mais aux bêtes aussi, je la considère à deux doigts près de la bonté. Si me semble-t-il, que ce trait et façon de visage, et ces linéaments, par lesquels on argumente aucunes complexions internes, et nos fortunes à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simplement, sous le chapitre de beauté et de laideur : Non plus que toute bonne odeur, et sérénité d’air, n’en promet pas la santé : ni toute épaisseur et puanteur, l’infection, en temps pestilent. Ceux qui accusent les dames, de contredire leur beauté par leurs mœurs, ne rencontrent pas toujours. Car en une face qui ne sera pas trop bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance : Comme au rebours, j’ai lu parfois entre deux beaux yeux, des menaces d’une nature maligne et dangereuse. Il y a des physionomies favorables : et en une presse d’ennemis victorieux, vous choisirez incontinent parmi des hommes inconnus, l’un plutôt que l’autre, à qui vous rendre et fier votre vie : et non proprement par la considération de la beauté. C’est une faible garantie que la mine, toutefois elle a quelque considération. Et si j’avais à les fouetter, ce serait plus rudement, les méchants qui démentent et trahissent les promesses que nature leur avait plantées au front. Je punirais plus aigrement la malice, en une apparence débonnaire. Il semble qu’il y ait aucuns visages heureux, d’autres malencontreux : Et crois, qu’il y a quelque art, à distinguer les visages débonnaires des niais, les sévères des rudes, les malicieux des chagrins, les dédaigneux des mélancoliques, et telles autres qualités voisines. Il y a des beautés, non fières seulement, mais aigres : il y en a d’autres douces, et encore au-delà, fades. D’en pronostiquer les aventures futures, ce sont matières que je laisse indécises. J’ai pris, comme j’ai dit ailleurs, bien simplement et crûment, pour mon regard, ce précepte ancien : Que nous ne saurions faillir à suivre nature : que le souverain précepte, c’est de se conformer à elle. Je n’ai pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison, mes complexions naturelles : et n’ai aucunement troublé par art, mon inclination. Je me laisse aller, comme je suis venu. Je ne combats rien. Mes deux maîtresses pièces vivent de leur grâce en paix et bon accord : mais le lait de ma nourriture a été, Dieu merci, médiocrement sain et tempéré. Dirai-je ceci en passant : que je vois tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi en usage entre nous, certaine image de prud’homie scolastique, serve des préceptes, contrainte sous l’espérance et la crainte ? Je l’aime telle que lois et religions, non fassent, mais parfassent, et autorisent : qui se sente de quoi se soutenir sans aide : née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, empreinte en tout homme non dénaturé. Cette raison, qui redresse Socrates de son vicieux pli, le rend obéissant aux hommes et aux Dieux, qui commandent en sa ville : courageux en la mort, non parce que son âme est immortelle, mais parce qu’il est mortel. Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable qu’ingénieuse et subtile, qui persuade aux peuples, la religieuse créance suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la divine justice. L’usage nous fait voir, une distinction énorme, entre la dévotion et la conscience. J’ai une apparence favorable, et en forme et en interprétation.
Quid dixi habere me ? Imo habui Chreme :
Heu tantum attriti corporis ossa vides.
[Pourquoi ai-je dit que j’ai ? C’est plutôt que j’ai eu, Chrémès. Hélas ! tu ne vois que les os d’un corps ravagé.]
Et qui fait une contraire montre à celui de Socrates. Il m’est souvent advenu, que sur le simple crédit de ma présence, et de mon air, des personnes qui n’avaient aucune connaissance de moi, s’y sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour les miennes. Et en ai tiré ès pays étrangers des faveurs singulières et rares. Mais ces deux expériences, valent à l’aventure, que je les récite particulièrement. Un quidam délibéra de surprendre ma maison et moi. Son art fut, d’arriver seul à ma porte, et d’en presser un peu instamment l’entrée. Je le connaissais de nom, et avais occasion de me fier de lui, comme de mon voisin et aucunement mon allié. Je lui fis ouvrir comme je fais à chacun. Le voici tout effrayé, son cheval hors d’haleine, fort harassé. Il m’entretint de cette fable : Qu’il venait d’être rencontré à une demi-lieue de là, par un sien ennemi, lequel je connaissais aussi, et avais ouï parler de leur querelle : que cet ennemi lui avait merveilleusement chaussé les éperons : et qu’ayant été surpris en désarroi et plus faible en nombre, il s’était jeté à ma porte à sauveté. Qu’il était en grande peine de ses gens, lesquels il disait tenir pour morts ou pris. J’essayai tout naïvement de le conforter, assurer, et refraîchir. Tantôt après, voilà quatre ou cinq de ses soldats, qui se présentent en même contenance et effroi, pour entrer : et puis d’autres, et d’autres encore après, bien équipés, et bien armés : jusques à vingt-cinq ou trente, feignant avoir leur ennemi aux talons. Ce mystère commençait à tâter mon soupçon. Je n’ignorais pas en quel siècle je vivais, combien ma maison pouvait être enviée, et avais plusieurs exemples d’autres de ma connaissance, à qui il était mésadvenu de même. Tant y a, que trouvant qu’il n’y avait point d’acquêt d’avoir commencé à faire plaisir, si je n’achevais, et ne pouvant me défaire sans tout rompre ; je me laissai aller au parti le plus naturel et le plus simple ; comme je fais toujours : commandant qu’ils entrassent. Aussi à la vérité, je suis peu défiant et soupçonneux de ma nature. Je penche volontiers vers l’excuse, et l’interprétation plus douce. Je prends les hommes selon le commun ordre, et ne crois pas ces inclinations perverses et dénaturées, si je n’y suis forcé par grand témoignage ; non plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me commets volontiers à la fortune, et me laisse aller à corps perdu, entre ses bras : De quoi jusques à cette heure j’ai eu plus d’occasion de me louer, que de me plaindre : Et l’ai trouvée et plus avisée, et plus amie de mes affaires, que je ne suis. Il y a quelques actions en ma vie, desquelles on peut justement nommer la conduite difficile ; ou, qui voudra, prudente. De celles-là mêmes, posez, que la tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas assez au ciel de nous. Et prétendons plus de notre conduite, qu’il ne nous appartient. Pourtant fourvoient si souvent nos desseins. Il est envieux de l’étendue, que nous attribuons aux droits de l’humaine prudence, au préjudice des siens. Et nous les raccourcit d’autant plus, que nous les amplifions. Ceux-ci se tinrent à cheval, en ma cour : le chef avec moi dans ma salle, qui n’avait voulu qu’on établât son cheval, disant avoir à se retirer incontinent qu’il aurait eu nouvelles de ses hommes. Il se vit maître de son entreprise : et n’y restait sur ce point, que l’exécution. Souvent depuis il a dit (car il ne craignait pas de faire ce conte) que mon visage, et ma franchise, lui avaient arraché la trahison des poings. Il remonte à cheval, ses gens ayant continuellement les yeux sur lui, pour voir quel signe il leur donnerait : bien étonnés de le voir sortir et abandonner son avantage. Une autre fois, me fiant à je ne sais quelle trêve, qui venait d’être publiée en nos armées, je m’acheminai à un voyage, par pays étrangement chatouilleux. Je ne fus pas si tôt éventé, que voilà trois ou quatre cavalcades de divers lieux pour m’attraper : L’une me joignit à la troisième journée : où je fus chargé par quinze ou vingt Gentilshommes masqués, suivis d’une ondée d’argoulets. Me voilà pris et rendu, retiré dans l’épais d’une forêt voisine, démonté, dévalisé, mes coffres fouillés, ma boîte prise, chevaux et équipage dispersé à nouveaux maîtres. Nous fumes longtemps à contester dans ce hallier, sur le fait de ma rançon : qu’ils me taillaient si haute, qu’il paraissait bien que je ne leur étais guère connu. Ils entrèrent en grande contestation de ma vie. De vrai, il y avait plusieurs circonstances, qui me menaçaient du danger où j’en étais.
Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo.
[C’est alors, Énée, qu’il te fallut du courage, alors qu’il te fallut un cœur ferme.]
Je me maintins toujours sur le titre de ma trêve, à leur quitter seulement le gain qu’ils avaient fait de ma dépouille, qui n’était pas à mépriser, sans promesse d’autre rançon. Après deux ou trois heures, que nous eûmes été là, et qu’ils m’eurent fait monter sur un cheval, qui n’avait garde de leur échapper, et commis ma conduite particulière à quinze ou vingt arquebusiers, et dispersé mes gens à d’autres, ayant ordonné qu’on nous menât prisonniers, diverses routes, et moi déjà acheminé à deux ou trois arquebusades de là,
Iam prece Pollucis, iam Castoris implorata :
[Ayant déjà imploré Castor et Pollux :]
voici une soudaine et très inopinée mutation qui leur prit. Je vis revenir à moi le chef, avec paroles plus douces : se mettant en peine de rechercher en la troupe mes hardes écartées, et me les faisant rendre, selon qu’il s’en pouvait recouvrer, jusques à ma boîte. Le meilleur présent qu’ils me firent, ce fut enfin ma liberté : le reste ne me touchait guère en ce temps-là. La vraie cause d’un changement si nouveau, et de ce ravisement, sans aucune impulsion apparente, et d’un repentir si miraculeux, en tel temps, en une entreprise pourpensée et délibérée, et devenue juste par l’usage (car d’arrivée je leur confessai ouvertement le parti duquel j’étais, et le chemin que je tenais) certes je ne sais pas bien encore quelle elle est. Le plus apparent qui se démasqua, et me fit connaître son nom, me redit lors plusieurs fois, que je devais cette délivrance à mon visage, liberté, et fermeté de mes paroles, qui me rendaient indigne d’une telle mésaventure, et me demanda assurance d’une pareille. Il est possible, que la bonté divine se voulut servir de ce vain instrument pour ma conservation. Elle me défendit encore lendemain d’autres pires embûches, desquelles ceux-ci mêmes m’avaient averti. Le dernier est encore en pieds, pour en faire le conte : le premier fut tué il n’y a pas longtemps. Si mon visage ne répondait pour moi, si on ne lisait en mes yeux, et en ma voix, la simplicité de mon intention, je n’eusse pas duré sans querelle, et sans offense, si longtemps : avec cette indiscrète liberté, de dire à tort et à droit, ce qui me vient en fantaisie, et juger témérairement des choses. Cette façon peut paraître avec raison incivile, et mal accommodée à notre usage : mais outrageuse et malicieuse, je n’ai vu personne qui l’en ai jugée : ni qui se soit piqué de ma liberté, s’il l’a reçue de ma bouche. Les paroles redites, ont comme autre son, autre sens. Aussi ne hais-je personne. Et suis si lâche à offenser, que pour le service de la raison même, je ne le puis faire. Et lorsque l’occasion m’a convié aux condamnations criminelles, j’ai plutôt manqué à la justice. Ut magis peccari nolim, quam satis animi, ad vindicanda peccata habeam [Comme je ne voudrais pas qu’il fût commis plus de fautes que je n’ai de courage pour en punir.] On reprochait, dit-on, à Aristote, d’avoir été trop miséricordieux envers un méchant homme : J’ai été de vrai, dit-il, miséricordieux envers l’homme, non envers la méchanceté. Les jugements ordinaires, s’exaspèrent à la punition par l’horreur du méfait. Cela même refroidit le mien. L’horreur du premier meurtre, m’en fait craindre un second. Et la laideur de la première cruauté m’en fait abhorrer toute imitation. À moi, qui ne suis qu’écuyer de trèfles, peut toucher, ce qu’on disait de Charillus Roi de Sparte : Il ne saurait être bon, puisqu’il n’est pas mauvais aux méchants. Ou bien ainsi : car Plutarque le présente en ces deux sortes, comme mille autres choses diversement et contrairement : Il faut bien qu’il soit bon, puisqu’il l’est aux méchants même. De même qu’aux actions légitimes, je me fâche de m’y employer, quand c’est envers ceux qui s’en déplaisent : aussi à dire vérité, aux illégitimes, je ne fais pas assez de conscience, de m’y employer, quand c’est envers ceux qui y consentent.
Chapitre XIII. De l’expérience §
Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l’expérience :
Per varios usus artem experientia fecit :
Exemplo monstrante viam.
[L’expérience a produit l’art, à travers diverses pratiques, l’exemple montrant la voie.]
Qui est un moyen de beaucoup plus faible et plus vil. Mais la vérité est chose si grande, que nous ne devons dédaigner aucune entremise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne savons à laquelle nous prendre. L’expérience n’en a pas moins. La conséquence que nous voulons tirer de la conférence des événements, est mal sûre, d’autant qu’ils sont toujours dissemblables. Il n’est aucune qualité si universelle, en cette image des choses, que la diversité et variété. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus exprès exemple de similitude, nous servons de celui des œufs. Toutefois il s’est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui reconnaissait des marques de différence entre les œufs, si qu’il n’en prenait jamais l’un pour l’autre. Et y ayant plusieurs poules, savait juger de laquelle était l’œuf. La dissimilitude s’ingère d’elle-même en nos ouvrages, nul art peut arriver à la similitude. Ni Perrozet ni autre, ne peut si soigneusement polir et blanchir l’envers de ses cartes, qu’aucuns joueurs ne les distinguent, à les voir seulement couler par les mains d’un autre. La ressemblance ne fait pas tant, un, comme la différence fait, autre. Nature s’est obligée à ne rien faire autre, qui ne fut dissemblable. Pourtant, l’opinion de celui-là ne me plaît guère, qui pensait par la multitude des lois, brider l’autorité des juges, en leur taillant leurs morceaux. Il ne sentait point, qu’il y a autant de liberté et d’étendue à l’interprétation des lois, qu’à leur façon. Et ceux-là se moquent, qui pensent appetisser nos débats, et les arrêter, en nous rappelant à l’expresse parole de la Bible. D’autant que notre esprit ne trouve pas le champ moins spacieux, à contreroller le sens d’autrui, qu’à représenter le sien : Et comme s’il y avait moins d’animosité et d’âpreté à gloser qu’à inventer. Nous voyons, combien il se trompait. Car nous avons en France, plus de lois que tout le reste du monde ensemble ; et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Epicurus : Ut olim flagitiis, sic nunc legibus laboramus [Nous souffrons maintenant des lois, comme jadis des crimes] : et si avons tant laissé à opiner et décider à nos juges, qu’il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et y attacher cent mille lois ? Ce nombre n’a aucune proportion, avec l’infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions, n’arrivera pas à la variation des exemples. Ajoutez-y-en cent fois autant : il n’adviendra pas pourtant, que des événements à venir, il s’en trouve aucun, qui en tout ce grand nombre de milliers d’événements choisis et enregistrés, en rencontre un, auquel il se puisse joindre et apparier, si exactement, qu’il n’y reste quelque circonstance et diversité, qui requière diverse considération de jugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples, et générales : Et encore crois-je, qu’il vaudrait mieux n’en avoir point du tout, que de les avoir en tel nombre que nous avons. Nature les donne toujours plus heureuses, que ne sont celles que nous nous donnons. Témoin la peinture de l’âge doré des Poètes : et l’état où nous voyons vivre les nations, qui n’en ont point d’autres. En voilà, qui pour tous juges, emploient en leurs causes, le premier passant, qui voyage le long de leurs montagnes : Et ces autres, élisent le jour du marché, quelqu’un d’entre eux, qui sur-le-champ décide tous leurs procès. Quel danger y aurait-il, que les plus sages vidassent ainsi les nôtres, selon les occurrences, et à l’œil ; sans obligation d’exemple, et de conséquence ? À chaque pied son soulier. Le roi Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, pourvut sagement qu’on n’y menât aucuns écoliers de la jurisprudence : de crainte, que les procès ne peuplassent en ce nouveau monde. Comme étant science de sa nature, génératrice d’altercation et division, jugeant avec Platon, que c’est une mauvaise provision de pays, que jurisconsultes et médecins. Pourquoi est-ce, que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible, en contrat et testament : Et que celui qui s’exprime si clairement, quoi qu’il dise et écrive, ne trouve en cela, aucune manière de se déclarer, qui ne tombe en doute et contradiction ? Si ce n’est, que les Princes de cet art s’appliquant d’une péculière attention, à trier des mots solemnes, et former des clauses artistes, ont tant pesé chaque syllabe, épluché si primement chaque espèce de couture, que les voilà enfrasqués et embrouillés en l’infinité des figures, et si menues partitions : qu’elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription, ni aucune certaine intelligence. Confusum est quidquid usque in pulverem sectum est. [Tout ce qui est découpé jusqu’à tomber en poussière est confus.] Qui a vu des enfants, essayant de ranger à certain nombre, une masse d’argent vif : plus ils le pressent et pétrissent, et s’étudient à le contraindre à leur loi, plus ils irritent la liberté de ce généreux métal : il fuit à leur art, et se va menuisant et éparpillant, au-delà de tout compte. C’est de même ; car, en subdivisant ces subtilités, on apprend aux hommes d’accroître les doutes : on nous met en train, d’étendre et diversifier les difficultés : on les allonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on fait fructifier et foisonner le monde, en incertitude et en querelle. Comme la terre se rend fertile, plus elle est émiée et profondément remuée. Difficultatem facit doctrina. [C’est la science qui crée la difficulté.] Nous doutions sur Ulpien, et redoutons encore sur Bartolus et Baldus. Il fallait effacer la trace de cette diversité innumérable d’opinions : non point s’en parer, et en entêter la postérité. Je ne sais qu’en dire : mais il se sent par expérience, que tant d’interprétations dissipent la vérité, et la rompent. Aristote a écrit pour être entendu ; s’il ne l’a pu, moins le fera un moins habile : et un tiers que celui qui traite sa propre imagination. Nous ouvrons la matière, et l’épandons en la détrempant. D’un sujet nous en faisons mille : et retombons en multipliant et subdivisant, à l’infinité des atomes d’Epicurus. Jamais deux hommes ne jugèrent pareillement de même chose. Et est impossible de voir deux opinions semblables exactement : non seulement en divers hommes, mais en même homme, à diverses heures. Ordinairement je trouve à douter, en ce que le commentaire n’a daigné toucher. Je bronche plus volontiers en pays plat : comme certains chevaux, que je connais, qui chopent plus souvent en chemin uni. Qui ne dirait que les gloses augmentent les doutes et l’ignorance, puisqu’il ne se voit aucun livre, soit humain, soit divin, sur qui le monde s’embesogne, duquel l’interprétation fasse tarir la difficulté ? Le centième commentaire, le renvoie à son suivant, plus épineux, et plus scabreux, que le premier ne l’avait trouvé. Quand est-il convenu entre nous, ce livre en a assez, il n’y a méshuy plus que dire ? Ceci se voit mieux en la chicane. On donne autorité de loi à infinis docteurs, infinis arrêts, et à autant d’interprétations. Trouvons-nous pourtant quelque fin au besoin d’interpréter ? s’y voit-il quelque progrès et avancement vers la tranquillité ? nous faut-il moins d’avocats et de juges, que lorsque cette masse de droit, était encore en sa première enfance ? Au contraire, nous obscurcissons et ensevelissons l’intelligence. Nous ne la découvrons plus, qu’à la merci de tant de clôtures et barrières. Les hommes méconnaissent la maladie naturelle de leur esprit. Il ne fait que fureter et quêter, et va sans cesse, tournoyant, bâtissant, et s’empêtrant, en sa besogne : comme nos vers de soie, et s’y étouffe. Mus in pice. [Souris dans la poix.] Il pense remarquer de loin, je ne sais quelle apparence de clarté et vérité imaginaire : mais pendant qu’il y court, tant de difficultés lui traversent la voie, d’empêchements et de nouvelles quêtes, qu’elles l’égarent et l’enivrent. Non guère autrement, qu’il advint aux chiens d’Esope, lesquels découvrant quelque apparence de corps mort flotter en mer, et ne le pouvant approcher, entreprirent de boire cette eau, d’assécher le passage, et s’y étouffèrent.
À quoi se rencontre, ce qu’un Crates disait des écrits de Heraclitus, qu’ils avaient besoin d’un lecteur bon nageur, afin que la profondeur et poids de sa doctrine, ne l’engloutît et suffoquât. Ce n’est rien que faiblesse particulière, qui nous fait contenter de ce que d’autres, ou que nous-mêmes avons trouvé en cette chasse de connaissance : un plus habile ne s’en contentera pas. Il y a toujours place pour un suivant, oui et pour nous-mêmes, et route par ailleurs. Il n’y a point de fin en nos inquisitions, notre fin est en l’autre monde. C’est signe de raccourciment d’esprit, quand il se contente : ou signe de lasseté. Nul esprit généreux, ne s’arrête en soi. Il prétend toujours, et va outre ses forces. Il a des élans au-delà de ses effets. S’il ne s’avance, et ne se presse, et ne s’accule, et ne se choque et tournevire, il n’est vif qu’à demi. Ses poursuites sont sans terme, et sans forme. Son aliment, c’est admiration, chasse, ambiguïté : Ce que déclarait assez Apollo, parlant toujours à nous doublement, obscurément et obliquement : ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesognant. C’est un mouvement irrégulier, perpétuel, sans patron et sans but. Ses inventions s’échauffent, se suivent, et s’entreproduisent l’une l’autre.
Ainsi voit-on en un ruisseau coulant,
Sans fin l’une eau, après l’autre roulant,
Et tout de rang, d’un éternel conduit,
L’une suit l’autre, et l’une l’autre fuit.
Par celle-ci, celle-là est poussée,
Et celle-ci, par l’autre est devancée :
Toujours l’eau va dans l’eau, et toujours est-ce Même ruisseau, et toujours eau diverse Il y a plus affaire à interpréter les interprétations, qu’à interpréter les choses : et plus de livres sur les livres, que sur autre sujet : Nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires : d’auteurs, il en est grande cherté. Le principal et plus fameux savoir de nos siècles, est-ce pas savoir entendre les savants ? Est-ce pas la fin commune et dernière de tous études ? Nos opinions s’entent les unes sur les autres. La première sert de tige à la seconde : la seconde à la tierce. Nous échelons ainsi de degré en degré. Et advient de là, que le plus haut monté, a souvent plus d’honneur, que de mérite. Car il n’est monté que d’un grain, sur les épaules du pénultième. Combien souvent, et sottement à l’aventure, ai-je étendu mon livre à parler de soi ? Sottement, quand ce ne serait que pour cette raison : Qu’il me devait souvenir, de ce que je dis des autres, qui en font de même. Que ces œillades si fréquentes à leurs ouvrages, témoignent que le cœur leur frissonne de son amour ; et les rudoiements mêmes, dédaigneux, de quoi ils le battent, que ce ne sont que mignardises, et afféteries d’une faveur maternelle. Suivant Aristote, à qui, et se priser et se mépriser, naissent souvent de pareil air d’arrogance. Car mon excuse : Que je dois avoir en cela plus de liberté que les autres, d’autant qu’à point nommé, j’écris de moi, et de mes écrits, comme de mes autres actions : que mon thème se renverse en soi : je ne sais, si chacun la prendra. J’ai vu en Allemagne, que Luther a laissé autant de divisions et d’altercations, sur le doute de ses opinions, et plus, qu’il n’en émut sur les écritures saintes. Notre contestation est verbale. Je demande que c’est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de paroles, et se paie de même. Une pierre c’est un corps : mais qui presserait, Et corps qu’est-ce ? substance : et substance quoi ? ainsi de suite : acculerait enfin le répondant au bout de son Calepin. On échange un mot pour un autre mot, et souvent plus inconnu. Je sais mieux que c’est qu’homme, que je ne sais que c’est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doute, ils m’en donnent trois : C’est la tête d’Hydra. Socrates demandait à Memnon, que c’était que vertu : Il y a, dit Memnon, vertu d’homme et de femme, de magistrat et d’homme privé, d’enfant et de vieillard. Voici qui va bien s’écria Socrates : nous étions en cherche d’une vertu, tu nous en apportes un essaim. Nous communiquons une question, on nous en redonne une ruchée. Comme nul événement et nulle forme, ressemble entièrement à une autre, aussi ne diffère nulle de l’autre entièrement. Ingénieux mélange de nature. Si nos faces n’étaient semblables, on ne saurait discerner l’homme de la bête : si elles n’étaient dissemblables, on ne saurait discerner l’homme de l’homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude : Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l’expérience, est toujours défaillante et imparfaite : On joint toutefois les comparaisons par quelque bout. Ainsi servent les lois ; et s’assortissent ainsi, à chacun de nos affaires, par quelque interprétation détournée, contrainte et biaise : Puisque les lois éthiques, qui regardent le devoir particulier de chacun en soi, sont si difficiles à dresser ; comme nous voyons qu’elles sont : ce n’est pas merveille, si celles qui gouvernent tant de particuliers, le sont davantage. Considérez la forme de cette justice qui nous régit ; c’est un vrai témoignage de l’humaine imbécillité : tant il y a de contradiction et d’erreur. Ce que nous trouvons faveur et rigueur en la justice : et y en trouvons tant, que je ne sais si l’entre-deux s’y trouve si souvent : ce sont parties maladives, et membres injustes, du corps même et essence de la justice. Des paysans, viennent de m’avertir en hâte, qu’ils ont laissé présentement en une forêt qui est à moi, un homme meurtri de cent coups, qui respire encore, et qui leur a demandé de l’eau par pitié, et du secours pour le soulever. Disent qu’ils n’ont osé l’approcher, et s’en sont fuis, de peur que les gens de la justice ne les y attrapassent : et comme il se fait de ceux qu’on rencontre près d’un homme tué, ils n’eussent à rendre compte de cet accident, à leur totale ruine : n’ayant ni suffisance, ni argent, pour défendre leur innocence. Que leur eussé-je dit ? Il est certain, que cet office d’humanité, les eût mis en peine. Combien avons-nous découvert d’innocents avoir été punis : je dis sans la coulpe des juges ; et combien en y a-t-il eu, que nous n’avons pas découvert ? Ceci est advenu de mon temps. Certains sont condamnés à la mort pour un homicide ; l’arrêt sinon prononcé, au moins conclu et arrêté. Sur ce point, les juges sont avertis par les officiers d’une cour subalterne, voisine, qu’ils tiennent quelques prisonniers, lesquels avouent disertement cet homicide, et apportent à tout ce fait, une lumière indubitable. On délibère, si pourtant on doit interrompre et différer l’exécution de l’arrêt donné contre les premiers. On considère la nouveauté de l’exemple, et sa conséquence, pour accrocher les jugements : Que la condamnation est juridiquement passée ; les juges privés de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrés aux formules de la justice. Philippus, ou quelque autre, pourvut à un pareil inconvénient, en cette manière. Il avait condamné en grosses amendes, un homme envers un autre, par un jugement résolu. La vérité se découvrant quelque temps après, il se trouva qu’il avait iniquement jugé : D’un côté était la raison de la cause : de l’autre côté la raison des formes judiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en son état la sentence, et récompensant de sa bourse l’intérêt du condamné. Mais il avait affaire à un accident réparable ; les miens furent pendus irréparablement. Combien ai-je vu de condamnations, plus crimineuses que le crime ? Tout ceci me fait souvenir de ces anciennes opinions : Qu’il est forcé de faire tort en détail, qui veut faire droit en gros ; et injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire justice ès grandes : Que l’humaine justice est formée au modèle de la médecine, selon laquelle, tout ce qui est utile est aussi juste et honnête : Et de ce que tiennent les Stoïciens, que nature même procède contre justice, en la plupart de ses ouvrages. Et de ce que tiennent les Cyrénaïques, qu’il n’y a rien juste de soi : que les coutumes et lois forment la justice. Et les Théodoriens, qui trouvent juste au sage le larcin, le sacrilège, toute sorte de paillardise, s’il connaît qu’elle lui soit profitable. Il n’y a remède : J’en suis là, comme Alcibiades, que je ne me représenterai jamais, que je puisse, à homme qui décide de ma tête : où mon honneur, et ma vie, dépende de l’industrie et soin de mon procureur, plus que de mon innocence. Je me hasarderais à une telle justice, qui me reconnût du bien fait, comme du mal fait : où j’eusse autant à espérer, qu’à craindre. L’indemnité n’est pas monnaie suffisante, à un homme qui fait mieux, que de ne faillir point. Notre justice ne nous présente que l’une de ses mains ; et encore la gauche : Quiconque il soit, il en sort avec perte. En la Chine, duquel Royaume la police et les arts, sans commerce et connaissance des nôtres, surpassent nos exemples, en plusieurs parties d’excellence : et duquel l’histoire m’apprend, combien le monde est plus ample et plus divers, que ni les anciens, ni nous, ne pénétrons : les officiers députés par le Prince, pour visiter l’état de ses provinces, comme ils punissent ceux, qui malversent en leur charge, ils rémunèrent aussi de pure libéralité, ceux qui s’y sont bien portés outre la commune sorte, et outre la nécessité de leur devoir : on s’y présente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquérir : ni simplement pour être payé, mais pour y être étrenné. Nul juge n’a encore, Dieu merci, parlé à moi comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou civile. Nulle prison m’a reçu, non pas seulement pour m’y promener. L’imagination m’en rend la vue même du dehors, déplaisante. Je suis si affadi après la liberté, que qui me défendrait l’accès de quelque coin des Indes, j’en vivrais aucunement plus mal à mon aise. Et tant que je trouverai terre, ou air ouvert ailleurs, je ne croupirai en lieu où il me faille cacher. Mon Dieu, que mal pourrais-je souffrir la condition, où je vois tant de gens, cloués à un quartier de ce Royaume, privés de l’entrée des villes principales, et des cours, et de l’usage des chemins publics, pour avoir querellé nos lois. Si celles que je sers, me menaçaient seulement le bout du doigt, je m’en irais incontinent en trouver d’autres, où que ce fût. Toute ma petite prudence, en ces guerres civiles où nous sommes, s’emploie à ce, qu’elles n’interrompent ma liberté d’aller et venir. Or les lois se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles sont lois. C’est le fondement mystique de leur autorité : elles n’en ont point d’autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faites par des sots. Plus souvent par des gens, qui en haine d’équalité ont faute d’équité : Mais toujours par des hommes, auteurs vains et irrésolus. Il n’est rien si lourdement, et largement fautier, que les lois : ni si ordinairement. Quiconque leur obéit parce qu’elles sont justes, ne leur obéit pas justement par où il doit. Les nôtres Françaises, prêtent aucunement la main, par leur dérèglement et déformité, au désordre et corruption, qui se voit en leur dispensation, et exécution. Le commandement est si trouble, et inconstant, qu’il excuse aucunement, et la désobéissance, et le vice de l’interprétation, de l’administration, et de l’observation. Quel que soit donc le fruit que nous pouvons avoir de l’expérience, à peine servira beaucoup à notre institution, celle que nous tirons des exemples étrangers, si nous faisons si mal notre profit, de celle, que nous avons de nous-même, qui nous est plus familière : et certes suffisante à nous instruire de ce qu’il nous faut. Je m’étudie plus qu’autre sujet. C’est ma métaphysique, c’est ma physique.
Qua Deus hanc mundi temperet arte domum,
Qua venit exoriens, qua deficit, unde coactis
Cornibus in plenum menstrua luna redit :
Unde salo superant venti, quid flamine captet
Eurus, et in nubes unde perennis aqua.
Sit ventura dies mundi quo subruat arces,
Quærite quos agitat mundi labor.
[Par quel art Dieu gouverne cette demeure du monde, comment la lune apparaît, comment elle disparaît, et d’où vient que chaque mois, rassemblant ses croissants, elle retourne en son plein : d’où vient que les vents soient maîtres de l’océan, pourquoi l’Eurus surprend par son souffle, et d’où vient que l’eau soit la source inépuisable des nuages. Qu’il vienne un jour qui mette bas les remparts du monde, cherchez-le, vous que tourmente le travail du monde.]
En cette université, je me laisse ignoramment et négligemment manier à la loi générale du monde. Je la saurai assez, quand je la sentirai. Ma science ne lui peut faire changer de route. Elle ne se diversifiera pas pour moi : c’est folie de l’espérer. Et plus grande folie, de s’en mettre en peine : puisqu’elle est nécessairement semblable, publique, et commune. La bonté et capacité du gouverneur nous doit à pur et à plein décharger du soin de gouvernement. Les inquisitions et contemplations Philosophiques, ne servent que d’aliment à notre curiosité. Les Philosophes, avec grande raison, nous renvoient aux règles de nature : Mais elles n’ont que faire de si sublime connaissance. Ils les falsifient, et nous présentent son visage peint, trop haut en couleur, et trop sophistiqué : d’où naissent tant de divers portraits d’un sujet si uniforme. Comme elle nous a fourni de pieds à marcher, aussi a-t-elle de prudence à nous guider en la vie. Prudence non tant ingénieuse, robuste et pompeuse, comme celle de leur invention : mais à l’avenant, facile, quiète et salutaire. Et qui fait très bien ce que l’autre dit : en celui, qui a l’heur, de savoir l’employer naïvement et ordonnément : c’est-à-dire naturellement. Le plus simplement se commettre à nature, c’est s’y commettre le plus sagement. Ô que c’est un doux et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une tête bien faite. J’aimerais mieux m’entendre bien en moi, qu’en Cicéron. De l’expérience que j’ai de moi, je trouve assez de quoi me faire sage, si j’étais bon écolier. Qui remet en sa mémoire l’excès de sa colère passée, et jusques où cette fièvre l’emporta, voit la laideur de cette passion, mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se souvient des maux qu’il a courus, de ceux qui l’ont menacé, des légères occasions qui l’ont remué d’un état à autre, se prépare par là, aux mutations futures, et à la reconnaissance de sa condition. La vie de Cæsar n’a point plus d’exemple, que la nôtre pour nous : Et emperière, et populaire : c’est toujours une vie, que tous accidents humains regardent. Écoutons-y seulement : nous nous disons, tout ce, de quoi nous avons principalement besoin. Qui se souvient de s’être tant et tant de fois mécompté de son propre jugement : est-il pas un sot, de n’en entrer pour jamais en défiance ? Quand je me trouve convaincu par la raison d’autrui, d’une opinion fausse ; je n’apprends pas tant, ce qu’il m’a dit de nouveau, et cette ignorance particulière : ce serait peu d’acquêt : comme en général j’apprends ma débilité, et la trahison de mon entendement : d’où je tire la réformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs, je fais de même : et sens de cette règle grande utilité à la vie. Je ne regarde pas l’espèce et l’individu, comme une pierre où j’aie bronché : J’apprends à craindre mon allure partout, et m’attends à la régler. D’apprendre qu’on a dit ou fait une sottise, ce n’est rien que cela. Il faut apprendre, qu’on n’est qu’un sot. Instruction bien plus ample, et importante. Les faux pas, que ma mémoire m’a fait si souvent, lors même qu’elle s’assure le plus de soi, ne se sont pas inutilement perdus : Elle a beau me jurer à cette heure et m’assurer : je secoue les oreilles : la première opposition qu’on fait à son témoignage, me met en suspens. Et n’oserais me fier d’elle, en chose de poids : ni la garantir sur le fait d’autrui. Et n’était, que ce que je fais par faute de mémoire, les autres le font encore plus souvent, par faute de foi, je prendrais toujours en chose de fait, la vérité de la bouche d’un autre, plutôt que de la mienne. Si chacun épiait de près les effets et circonstances des passions qui le régentent, comme j’ai fait de celle à qui j’étais tombé en partage : il les verrait venir : et ralentirait un peu leur impétuosité et leur course : Elles ne nous sautent pas toujours au collet d’un primesaut, il y a de la menace et des degrés.
Fluctus uti primo cæpit cum albescere ponto,
Paulatim sese tollit mare, et altius undas
Erigit, inde imo consurgit ad æthera fundo.
[Comme lorsque les flots commencent à blanchir sous l’effet des premières vagues, peu à peu la mer s’enfle, elle élève plus haut ses ondes, puis des fonds abyssaux rejaillit vers le ciel.]
Le jugement tient chez moi un siège magistral, au moins il s’en efforce soigneusement : Il laisse mes appétits aller leur train : et la haine et l’amitié, voire et celle que je me porte à moi-même, sans s’en altérer et corrompre. S’il ne peut réformer les autres parties selon soi, au moins ne se laisse-t-il pas difformer à elles : il fait son jeu à part. L’avertissement à chacun de se connaître, doit être d’un important effet, puisque ce Dieu de science et de lumière le fit planter au front de son temple : comme comprenant tout ce qu’il avait à nous conseiller. Platon dit aussi, que prudence n’est autre chose, que l’exécution de cette ordonnance : et Socrates, le vérifie par le menu en Xénophon. Les difficultés et l’obscurité, ne s’aperçoivent en chacune science, que par ceux qui y ont entrée. Car encore faut-il quelque degré d’intelligence, à pouvoir remarquer qu’on ignore : et faut pousser à une porte, pour savoir qu’elle nous est close. D’où naît cette Platonique subtilité, que ni ceux qui savent, n’ont à s’enquérir, d’autant qu’ils savent : ni ceux qui ne savent, d’autant que pour s’enquérir, il faut savoir, de quoi on s’enquiert. Ainsi, en celle-ci de se connaître soi-même : ce que chacun se voit si résolu et satisfait, ce que chacun y pense être suffisamment entendu, signifie que chacun n’y entend rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydème. Moi, qui ne fais autre profession, y trouve une profondeur et variété si infinie, que mon apprentissage n’a autre fruit, que de me faire sentir, combien il me reste à apprendre. À ma faiblesse si souvent reconnue, je dois l’inclination que j’ai à la modestie : à l’obéissance des créances qui me sont prescrites : à une constante froideur et modération d’opinions : et la haine de cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant toute à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité. Oyez-les régenter. Les premières sottises qu’ils mettent en avant, c’est au style qu’on établit les religions et les lois. Nil hoc est turpius quam cognitioni et perceptioni, assertionem approbationemque præcurrere. [Rien n’est plus honteux que de devancer la connaissance et la perception en affirmant et en confirmant.] Aristarchus disait, qu’anciennement, à peine se trouva-t-il sept sages au monde : et que de son temps à peine se trouvait-il sept ignorants : Aurions-nous pas plus de raison que lui, de le dire en notre temps ? L’affirmation et l’opiniâtreté, sont signes exprès de bêtise. Celui-ci aura donné du nez à terre, cent fois pour un jour : le voilà sur ses ergots, aussi résolu et entier que devant. Vous diriez qu’on lui a infus depuis, quelque nouvelle âme, et vigueur d’entendement. Et qu’il lui advient, comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenait nouvelle fermeté, et se renforçait par sa chute.
cui cum tetigere parentem,
Jam defecta vigent renovato robore membra.
[Lorsqu’il a touché sa mère, ses membres affaiblis se renforcent déjà d’une vigueur renouvelée.]
Ce têtu indocile, pense-t-il pas reprendre un nouvel esprit, pour reprendre une nouvelle dispute ? C’est par mon expérience, que j’accuse l’humaine ignorance. Qui est, à mon avis, le plus sûr parti de l’école du monde. Ceux qui ne la veulent conclure en eux, par un si vain exemple que le mien, ou que le leur, qu’ils la reconnaissent par Socrates, le maître des maîtres. Car le Philosophe Antisthenes, à ses disciples, Allons, disait-il, vous et moi ouïr Socrates. Là je serai disciple avec vous. Et soutenant ce dogme, de sa secte Stoïque, que la vertu suffisait à rendre une vie pleinement heureuse, et n’ayant besoin de chose quelconque, sinon de la force de Socrates ; ajoutait-il. Cette longue attention que j’emploie à me considérer, me dresse à juger aussi passablement des autres : Et est peu de choses, de quoi je parle plus heureusement et excusablement. Il m’advient souvent, de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amis, qu’ils ne font eux-mêmes. J’en ai étonné quelque un, par la pertinence de ma description : et l’ai averti de soi. Pour m’être dès mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d’autrui, j’ai acquis une complexion studieuse en cela. Et quand j’y pense, je laisse échapper autour de moi peu de choses qui y servent : contenances, humeurs, discours. J’étudie tout : ce qu’il me faut fuir, ce qu’il me faut suivre. Ainsi à mes amis, je découvre par leurs productions, leurs inclinations internes : Non pour ranger cette infinie variété d’actions si diverses et si découpées, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions, en classes et régions connues,
Sed neque quam multæ species, et nomina quæ sint,
Est numerus.
[On ne peut rendre compte ni du nombre des espèces, ni du nom qu’elles portent.]
Les savants partent, et dénotent leurs fantaisies, plus spécifiquement, et par le menu : Moi, qui n’y vois qu’autant que l’usage m’en informe, sans règle, présente généralement les miennes, et à tâtons. Comme en ceci : Je prononce ma sentence par articles décousus : c’est chose qui ne se peut dire à la fois, et en bloc. La relation, et la conformité, ne se trouvent point en telles âmes que les nôtres, basses et communes. La sagesse est un bâtiment solide et entier, dont chaque pièce tient son rang et porte sa marque. Sola sapientia in se tota conuersa est. [Seule la sagesse se convertit toute en soi.] Je laisse aux artistes, et ne sais s’ils en viennent à bout, en chose si mêlée, si menue et fortuite, de ranger en bandes, cette infinie diversité de visages : et arrêter notre inconstance et la mettre par ordre. Non seulement je trouve malaisé, d’attacher nos actions les unes aux autres : mais chacune à part soi, je trouve malaisé, de la désigner proprement, par quelque qualité principale : tant elles sont doubles et bigarrées à divers lustres. Ce qu’on remarque pour rare, au Roi de Macédoine, Perseus, que son esprit, ne s’attachant à aucune condition, allait errant par tout genre de vie : et représentant des mœurs, si essorées et vagabondes qu’il n’était connu ni de lui ni d’autre, quel homme ce fut, me semble à peu près convenir à tout le monde. Et par-dessus tous, j’ai vu quelque autre de sa taille, à qui cette conclusion s’appliquerait plus proprement encore, ce crois-je. Nulle assiette moyenne, s’emportant toujours de l’un à l’autre extrême, par occasions indivinables : nulle espèce de train, sans traverse, et contrariété merveilleuse : nulle faculté simple : si que le plus vraisemblablement qu’on en pourra feindre un jour, ce sera, qu’il affectait et étudiait de se rendre connu, par être méconnaissable. Il fait besoin d’oreilles bien fortes, pour s’ouïr franchement juger. Et parce qu’il en est peu, qui le puissent souffrir sans morsure : ceux qui se hasardent de l’entreprendre envers nous, nous montrent un singulier effet d’amitié. Car c’est aimer sainement, d’entreprendre à blesser et offenser, pour profiter. Je trouve rude de juger celui-là, en qui les mauvaises qualités surpassent les bonnes. Platon ordonne trois parties, à qui veut examiner l’âme d’un autre, science, bienveillance, hardiesse. Quelquefois on me demandait, à quoi j’eusse pensé être bon, qui se fût avisé de se servir de moi, pendant que j’en avais l’âge :
Dum melior vires sanguis dabat, æmula necdum
Temporibus geminis canebat sparsa senectus.
[Quand un sang meilleur me donnait des forces et que la jalouse vieillesse ne semait pas des cheveux blancs sur mes deux tempes.]
À rien, fis-je. Et m’excuse volontiers de ne savoir faire chose, qui m’esclave à autrui. Mais j’eusse dit ses vérités à mon maître, et eusse contrôlé ses mœurs, s’il eût voulu : Non en gros, par leçons scolastiques, que je ne sais point, et n’en vois naître aucune vraie réformation, en ceux qui les savent : Mais les observant pas à pas, à toute opportunité : et en jugeant à l’œil, pièce à pièce, simplement et naturellement. Lui faisant voir quel il est en l’opinion commune : m’opposant à ses flatteurs. Il n’y a nul de nous, qui ne valût moins que les Rois, s’il était ainsi continuellement corrompu, comme ils sont, de cette canaille de gens. Comment, si Alexandre, ce grand et Roi et Philosophe, ne s’en put défendre ? J’eusse eu assez de fidélité, de jugement, et de liberté, pour cela. Ce serait un office sans nom ; autrement il perdrait son effet et sa grâce. Et est un rôle qui ne peut indifféremment appartenir à tous. Car la vérité même, n’a pas ce privilège, d’être employée à toute heure, et en toute sorte : son usage tout noble qu’il est, a ses circonscriptions, et limites. Il advient souvent, comme le monde est, qu’on la lâche à l’oreille du Prince, non seulement sans fruit, mais dommageablement, et encore injustement. Et ne me fera-t-on pas accroire, qu’une sainte remontrance, ne puisse être appliquée vicieusement : et que l’intérêt de la substance, ne doive souvent céder à l’intérêt de la forme. Je voudrais à ce métier, un homme content de sa fortune,
Quod sit, esse velit, nihilque malit :
[Qui veuille être ce qu’il est et ne préfère rien d’autre :]
et né de moyenne fortune : D’autant, que d’une part, il n’aurait point de crainte de toucher vivement et profondément le cœur du maître, pour ne perdre par là, le cours de son avancement : Et d’autre part, pour être d’une condition moyenne, il aurait plus aisée communication à toute sorte de gens. Je le voudrais à un homme seul : car répandre le privilège de cette liberté et privauté à plusieurs, engendrerait une nuisible irrévérence. Oui, et de celui-là, je requerrais surtout la fidélité du silence. Un Roi n’est pas à croire, quand il se vante de sa constance, à attendre le rencontre de l’ennemi, pour sa gloire : si pour son profit et amendement, il ne peut souffrir la liberté des paroles d’un ami, qui n’ont autre effort, que de lui pincer l’ouïe : le reste de leur effet étant en sa main. Or il n’est aucune condition d’hommes, qui ait si grand besoin, que ceux-là, de vrais et libres avertissements. Ils soutiennent une vie publique, et ont à agréer à l’opinion de tant de spectateurs, qui comme on a accoutumé de leur taire tout ce qui les divertit de leur route, ils se trouvent sans le sentir, engagés en la haine et détestation de leurs peuples, pour des occasions souvent, qu’ils eussent pu éviter, à nul intérêt de leurs plaisirs mêmes, qui les en eût avisés et redressés à temps. Communément leurs favoris regardent à soi, plus qu’au maître : Et il leur va de bon : d’autant qu’à la vérité, la plupart des offices de la vraie amitié, sont envers le souverain, en un rude et périlleux essai : De manière, qu’il y fait besoin, non seulement beaucoup d’affection et de franchise, mais encore de courage. Enfin, toute cette fricassée que je barbouille ici, n’est qu’un registre des essais de ma vie : qui est pour l’interne santé exemplaire assez, à prendre l’instruction à contrepoil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d’expérience plus utile que moi : qui la présente pure, nullement corrompue et altérée par art, et par opination. L’expérience est proprement sur son fumier au sujet de la médecine où la raison lui quitte toute la place. Tybere disait, que quiconque avait vécu vingt ans, se devait répondre des choses qui lui étaient nuisibles ou salutaires, et se savoir conduire sans médecine. Et le pouvait avoir appris de Socrates : lequel conseillant à ses disciples soigneusement, et comme un très principal étude, l’étude de leur santé, ajoutait, qu’il était malaisé, qu’un homme d’entendement, prenant garde à ses exercices, à son boire et à son manger, ne discernât mieux que tout médecin, ce qui lui était bon ou mauvais. Si fait la médecine profession d’avoir toujours l’expérience, pour touche de son opération. Ainsi Platon avait raison de dire, que pour être vrai médecin, il serait nécessaire que celui qui l’entreprendrait, eût passé par toutes les maladies, qu’il veut guérir, et par tous les accidents et circonstances de quoi il doit juger. C’est raison qu’ils prennent la vérole, s’ils la veulent savoir panser. Vraiment je m’en fierais à celui-là. Car les autres nous guident, comme celui qui peint les mers, les écueils et les ports, étant assis, sur sa table, et y fait promener le modèle d’un navire en toute sûreté : Jetez-le à l’effet, il ne sait par où s’y prendre : Ils font telle
description de nos maux, que fait un trompette de ville, qui crie un cheval ou un chien perdu, tel poil, telle hauteur, telle oreille : mais présentez-le-lui, il ne le connaît pas pourtant Pour Dieu, que la médecine me fasse un jour quelque bon et perceptible secours, voir comme je crierai de bonne foi,
Tandem efficaci do manus scientiæ.
[Enfin, je rends les armes à une science efficace.]
Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé, et l’âme en santé, nous promettent beaucoup : mais aussi n’en est-il point, qui tiennent moins ce qu’elles promettent. Et en notre temps, ceux qui font profession de ces arts entre nous, en montrent moins les effets que tous autres hommes. On peut dire d’eux, pour le plus, qu’ils vendent les drogues médicinales : mais qu’ils soient médecins, cela ne peut-on dire. J’ai assez vécu, pour mettre en compte l’usage, qui m’a conduit si loin. Pour qui en voudra goûter : j’en ai fait l’essai, son échanson. En voici quelques articles, comme la souvenance me les fournira. Je n’ai point de façon, qui ne soit allée variant selon les accidents : Mais j’enregistre celles, que j’ai plus souvent vu en train : qui ont eu plus de possession en moi jusqu’à cette heure. Ma forme de vie, est pareille en maladie comme en santé : même lit, mêmes heures, mêmes viandes me servent, et même breuvage. Je n’y ajoute du tout rien, que la modération du plus et du moins, selon ma force et appétit. Ma santé, c’est maintenir sans détourbier mon état accoutumé. Je vois que la maladie m’en déloge d’un côté : si je crois les médecins, ils m’en détourneront de l’autre : et par fortune, et par art, me voilà hors de ma route. Je ne crois rien plus certainement que ceci : que je ne saurais être offensé par l’usage des choses que j’ai si longtemps accoutumées. C’est à la coutume de donner forme à notre vie, telle qu’il lui plaît, elle peut tout en cela. C’est le breuvage de Circé, qui diversifie notre nature, comme bon lui semble. Combien de nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la crainte du serein, qui nous blesse si apparemment : et nos bateliers et nos paysans s’en moquent. Vous faites malade un Allemand, de le coucher sur un matelas : comme un Italien sur la plume, et un Français sans rideau et sans feu. L’estomac d’un Espagnol, ne dure pas à notre forme de manger, ni le nôtre à boire à la Suisse. Un Allemand me fit plaisir, à Auguste, de combattre l’incommodité de nos foyers, par ce même argument, de quoi nous nous servons ordinairement à condamner leurs poêles. Car à la vérité, cette chaleur croupie, et puis la senteur de cette matière réchauffée, de quoi ils sont composés, entête la plupart de ceux qui n’y sont expérimentés, à moi non. Mais au demeurant, étant cette chaleur égale, constante et universelle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l’ouverture de nos cheminées, nous apporte, elle a bien par ailleurs, de quoi se comparer à la nôtre. Que n’imitons-nous l’architecture Romaine ? Car on dit, que anciennement, le feu ne se faisait en leurs maisons, que par le dehors, et au pied d’icelles : d’où s’inspirait la chaleur à tout le logis, par les tuyaux pratiqués dans l’épais du mur, lesquels allaient embrassant les lieux qui en devaient être échauffés. Ce que j’ai vu clairement signifié, je ne sais où, en Seneque. Celui-ci, m’oyant louer les commodités, et beautés de sa ville : qui le mérite certes : commença à me plaindre, de quoi j’avais à m’en éloigner. Et des premiers inconvénients qu’il m’allégua, ce fut la pesanteur de tête, que m’apporteraient les cheminées ailleurs. Il avait ouï faire cette plainte à quelqu’un, et nous l’attachait, étant privé par l’usage de l’apercevoir chez lui. Toute chaleur qui vient du feu, m’affaiblit et m’appesantit. Si disait Evenus, que le meilleur condiment de la vie, était le feu. Je prends plutôt toute autre façon d’échapper au froid. Nous craignons les vins au bas : en Portugal, cette fumée est en délices, et est le breuvage des princes. En somme, chaque nation a plusieurs coutumes et usances, qui sont non seulement inconnues, mais farouches et miraculeuses à quelque autre nation. Que ferons-nous à ce peuple, qui ne fait recette que de témoignages imprimés, qui ne croit les hommes s’ils ne sont en livre, ni la vérité, si elle n’est d’âge compétent ? Nous mettons en dignité nos sottises, quand nous les mettons en moule. Il y a bien pour lui, autre poids, de dire : je l’ai lu : que si vous dites : je l’ai ouï dire. Mais moi, qui ne mécrois non plus la bouche, que la main des hommes : et qui sais qu’on écrit autant indiscrètement qu’on parle : et qui estime ce siècle, comme un autre passé, j’allègue aussi volontiers un mien ami, que Aulu-Gelle, et que Macrobe : et ce que j’ai vu, que ce qu’ils ont écrit. Et comme ils tiennent de la vertu, qu’elle n’est pas plus grande, pour être plus longue : j’estime de même de la vérité, que pour être plus vieille, elle n’est pas plus sage. Je dis souvent que c’est pure sottise, qui nous fait courir après les exemples étrangers et scolastiques : Leur fertilité est pareille à cette heure à celle du temps d’Homere et de Platon. Mais n’est-ce pas, que nous cherchons plus l’honneur de l’allégation, que la vérité du discours ? Comme si c’était plus d’emprunter, de la boutique de Vascosan, ou de Plantin, nos preuves, que de ce qui se voit en notre village. Ou bien certes, que nous n’avons pas l’esprit, d’éplucher, et faire valoir, ce qui se passe devant nous, et le juger assez vivement, pour le tirer en exemple. Car si nous disons, que l’autorité nous manque, pour donner foi à notre témoignage, nous le disons hors de propos. D’autant qu’à mon avis, des plus ordinaires choses, et plus communes, et connues, si nous savions trouver leur jour, se peuvent former les plus grands miracles de nature, et les plus merveilleux exemples, notamment sur le sujet des actions humaines. Or sur mon sujet, laissant les exemples que je sais par les livres : Et ce que dit Aristote d’Andron Argien, qu’il traversait sans boire les arides sablons de la Libye. Un gentilhomme qui s’est acquitté dignement de plusieurs charges, disait où j’étais, qu’il était allé de Madrid à Lisbonne, en plein été, sans boire. Il se porte vigoureusement pour son âge, et n’a rien d’extraordinaire en l’usage de sa vie, que ceci, d’être deux ou trois mois, voire un an, ce m’a-t-il dit, sans boire. Il sent de l’altération, mais il la laisse passer : et tient, que c’est un appétit qui s’alanguit aisément de soi-même : et boit plus par caprice, que pour le besoin, ou pour le plaisir. En voici d’un autre. Il n’y a pas longtemps, que je rencontrai l’un des plus savants hommes de France, entre ceux de non médiocre fortune, étudiant au coin d’une salle, qu’on lui avait rembarré de tapisserie : et autour de lui, un tabut de ses valets, plein de licence. Il me dit, et Seneque quasi autant de soi, qu’il faisait son profit de ce tintamarre : comme si battu de ce bruit, il se ramenât et resserrât plus en soi, pour la contemplation, et que cette tempête de voix répercutât ses pensées au-dedans. Étant écolier à Padoue, il eut son étude si longtemps logé à la batterie des coches, et du tumulte de la place, qu’il se forma non seulement au mépris, mais à l’usage du bruit, pour le service de ses études. Socrates répondit à Alcibiades, s’étonnant comme il pouvait porter le continuel tintamarre de la tête de sa femme : Comme ceux, qui sont accoutumés à l’ordinaire bruit des roues à puiser de l’eau. Je suis bien au contraire : j’ai l’esprit tendre et facile à prendre l’essor : Quand il est empêché à part soi, le moindre bourdonnement de mouche l’assassine. Sénèque en sa jeunesse, ayant mordu chaudement, à l’exemple de Sextius, de ne manger chose, qui eût pris mort : s’en passait dans un an, avec plaisir, comme il dit. Et s’en déporta seulement, pour n’être soupçonné, d’emprunter cette règle d’aucunes religions nouvelles, qui la semaient. Il prit quand et quand des préceptes d’Attalus, de ne se coucher plus sur des loudiers, qui enfondrent : et employa jusqu’à la vieillesse ceux qui ne cèdent point au corps. Ce que l’usage de son temps, lui fait compter à rudesse, le nôtre, nous le fait tenir à mollesse. Regardez la différence du vivre de mes valets à bras, à la mienne : les Scythes et les Indes n’ont rien plus éloigné de ma force, et de ma forme. Je sais, avoir retiré de l’aumône, des enfants pour m’en servir, qui bientôt après m’ont quitté et ma cuisine, et leur livrée : seulement, pour se rendre à leur première vie. Et en trouvai un, amassant depuis, des moules, emmi la voirie, pour son dîner, que par prière, ni par menace, je ne sus distraire de la saveur et douceur, qu’il trouvait en l’indigence. Les gueux ont leurs magnificences, et leurs voluptés, comme les riches : et, dit-on, leurs dignités et ordres politiques. Ce sont effets de l’accoutumance : Elle nous peut duire, non seulement à telle forme qu’il lui plaît (pourtant, disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure, qu’elle nous facilitera incontinent) mais aussi au changement et à la variation : qui est le plus noble, et le plus utile de ses apprentissages. La meilleure de mes complexions corporelles, c’est d’être flexible et peu opiniâtre. J’ai des inclinations plus propres et ordinaires, et plus agréables, que d’autres : Mais avec bien peu d’effort, je m’en détourne, et me coule aisément à la façon contraire. Un jeune homme, doit troubler ses règles, pour éveiller sa vigueur : la garder de moisir et s’apoltronir : Et n’est train de vie, si sot et si débile, que celui qui se conduit par ordonnance et discipline.
Ad primum lapidem vectari cum placet, hora
Sumitur ex libro, si prurit frictus ocelli
Angulus, inspecta genesi collyria quærit.
[Quand il souhaite se déplacer d’un kilomètre, l’heure est choisie dans son livre, si le coin de son œil le brûle, pour l’avoir frotté, il demande des collyres après avoir consulté son horoscope.]
Il se rejettera souvent aux excès même, s’il m’en croit : autrement, la moindre débauche le ruine : Il se rend incommode et désagréable en conversation. La plus contraire qualité à un honnête homme, c’est la délicatesse et obligation à certaine façon particulière. Et elle est particulière, si elle n’est ployable, et souple. Il y a de la honte, de laisser à faire par impuissance, ou de n’oser, ce qu’on voit faire à ses compagnons. Que telles gens gardent leur cuisine. Partout ailleurs, il est indécent : mais à un homme de guerre, il est vicieux et insupportable. Lequel, comme disait Philopœmen, se doit accoutumer à toute diversité, et inégalité de vie. Quoique j’aie été dressé autant qu’on a pu, à la liberté et à l’indifférence, si est-ce que par nonchalance, m’étant en vieillissant, plus arrêté sur certaines formes (mon âge est hors d’institution, et n’a désormais de quoi regarder ailleurs qu’à se maintenir) la coutume a déjà sans y penser, imprimé si bien en moi son caractère, en certaines choses, que j’appelle excès de m’en départir. Et sans m’essayer, ne puis, ni dormir sur jour, ni faire collation entre les repas, ni déjeuner, ni m’aller coucher sans grand intervalle : comme de trois heures, après le souper, ni faire des enfants, qu’avant le sommeil : ni les faire debout : ni porter ma sueur : ni m’abreuver d’eau pure ou de vin pur : ni me tenir nu-tête longtemps : ni me faire tondre après dîner. Et me passerais autant malaisément de mes gants, que de ma chemise : et de me laver à l’issue de table, et à mon lever : et de ciel et rideaux à mon lit, comme de choses bien nécessaires : Je dînerais sans nappe : mais à l’Allemande sans serviette blanche, très incommodément. Je les souille plus qu’eux et les Italiens ne font : et m’aide peu de cuiller, et de fourchette. Je plains qu’on n’ait suivi un train, que j’ai vu commencer à l’exemple des Rois : Qu’on nous changeât de serviette, selon les services, comme d’assiette. Nous tenons de ce laborieux soldat Marius, que vieillissant, il devint délicat en son boire : et ne le prenait qu’en une sienne coupe particulière. Moi je me laisse aller aussi à certaine forme de verres, et ne bois pas volontiers en verre commun : Non plus que d’une main commune : Tout métal m’y déplaît au prix d’une matière claire et transparente : Que mes yeux y tâtent aussi selon leur capacité. Je dois plusieurs telles mollesses à l’usage. Nature m’a aussi d’autre part apporté les siennes : Comme de ne soutenir plus deux pleins repas en un jour, sans surcharger mon estomac : Ni l’abstinence pure de l’un des repas : sans me remplir de vents, assécher ma bouche, étonner mon appétit : De m’offenser d’un long serein. Car depuis quelques années, aux corvées de la guerre, quand toute la nuit y court, comme il advient communément, après cinq ou six heures, l’estomac me commence à troubler, avec véhémente douleur de tête : et n’arrive point au jour, sans vomir. Comme les autres s’en vont déjeuner, je m’en vais dormir : et au partir de là, aussi gai qu’auparavant. J’avais toujours appris, que le serein ne s’épandait qu’à la naissance de la nuit : mais hantant ces années passées familièrement, et longtemps, un seigneur imbu de cette créance, que le serein est plus âpre et dangereux sur l’inclination du Soleil, une heure ou deux avant son coucher : lequel il évite soigneusement, et méprise celui de la nuit : il a cuidé m’imprimer, non tant son discours, que son sentiment. Quoi, que le doute même, et l’inquisition frappe notre imagination, et nous change ? Ceux qui cèdent tout à coup à ces pentes, attirent l’entière ruine sur eux. Et plains plusieurs gentilshommes, qui par la sottise de leurs médecins, se sont mis en chartre tout jeunes et entiers. Encore vaudrait-il mieux souffrir un rhume, que de perdre pour jamais, par désaccoutumance, le commerce de la vie commune, en action de si grand usage. Fâcheuse science : qui nous décrie, les plus douces heures du jour. Étendons notre possession jusqu’aux derniers moyens. Le plus souvent on s’y durcit, en s’opiniâtrant, et corrige l’on sa complexion : comme fit Caesar le haut mal, à force de le mépriser et corrompre. On se doit adonner aux meilleures règles, mais non pas s’y asservir : Si ce n’est à celles, s’il y en a quelqu’une, auxquelles l’obligation et servitude soit utile. Et les Rois et les philosophes fientent, et les dames aussi : Les vies publiques se doivent à la cérémonie : la mienne obscure et privée, jouit de toute dispense naturelle : Soldat et Gascon, sont qualités aussi, un peu sujettes à l’indiscrétion. Par quoi, je dirai ceci de cette action : qu’il est besoin de la renvoyer à certaines heures, prescrites et nocturnes, et s’y forcer par coutume, et assujettir, comme j’ai fait : Mais non s’assujettir, comme j’ai fait en vieillissant, au soin de particulière commodité de lieu, et de siège, pour ce service : et le rendre empêchant par longueur et mollesse : Toutefois aux plus sales offices, est-il pas aucunement excusable, de requérir plus de soin et de netteté ? Natura homo mundum et elegans animal est [L’homme est par nature un animal raffiné et élégant.] De toutes les actions naturelles, c’est celle, que je souffre plus mal volontiers m’être interrompue. J’ai vu beaucoup de gens de guerre, incommodés du dérèglement de leur ventre : Tandis que le mien et moi, ne nous faillons jamais au point de notre assignation : qui est au saut du lit, si quelque violente occupation, ou maladie ne nous trouble. Je ne juge donc point, comme je disais, où les malades se puissent mettre mieux en sûreté, qu’en se tenant cois, dans le train de vie, où ils se sont élevés et nourris. Le changement, quel qu’il soit, étonne et blesse. Allez croire que les châtaignes nuisent à un Périgourdin, ou à un Lucquois : et le lait et le fromage aux gens de la montagne. On leur va ordonnant, une non seulement nouvelle, mais contraire forme de vie : Mutation qu’un sain ne pourrait souffrir. Ordonnez de l’eau à un Breton de soixante-dix ans : enfermez dans une étuve un homme de marine : défendez le promener à un laquais Basque : Ils les privent de mouvement, et enfin d’air et de lumière.
an vivere tanti est ?
Cogimur a suetis animum suspendere rebus,
Atque, ut viuamus, viuere desinimus :
Hos superesse reor, quibus et spirabilis aer,
Et lux qua regimur redditur ipsa gravis ?
[La vie vaut-elle ce prix ? Nous sommes contraints à retenir notre âme, loin de ce à quoi nous sommes habitués, et pour vivre nous cessons de vivre : dois-je dire qu’ils sont encore vivants, ceux à qui deviennent à charge l’air qu’ils respirent et la lumière même notre reine ?]
S’ils ne font autre bien, ils font au moins ceci, qu’ils préparent de bonne heure les patients à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant l’usage de la vie. Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appétits qui me pressaient. Je donne grande autorité à mes désirs et propensions. Je n’aime point à guérir le mal par le mal. Je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie.
D’être sujet à la colique et sujet à m’abstenir du plaisir de manger des huîtres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pince d’un côté, la règle de l’autre. Puisqu’on est au hasard de se mécompter, hasardons-nous plutôt à la suite du plaisir. Le monde fait au rebours, et ne pense rien utile, qui ne soit pénible : La facilité lui est suspecte. Mon appétit en plusieurs choses, s’est assez heureusement accommodé par soi-même, et rangé à la santé de mon estomac. L’acrimonie et la pointe des sauces m’agréèrent étant jeune : mon estomac s’en ennuyant depuis, le goût l’a incontinent suivi. Le vin nuit aux malades : c’est la première chose, de quoi ma bouche se dégoûte, et d’un dégoût invincible. Quoi que je reçoive désagréablement, me nuit ; et rien ne me nuit, que je fasse avec faim, et allégresse : Je n’ai jamais reçu nuisance d’action, qui m’eût été bien plaisante. Et si ai fait céder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion médicinale. Et me suis jeune,
Quem circumcursans huc atque huc sæpe Cupido
Fulgebat, crocina splendidus in tunica,
[Lorsque sans cesse Cupidon, tournant autour de moi, allumait ses éclairs, splendide dans sa tunique couleur de safran,]
prêté autant licencieusement et inconsidérément, qu’autre, au désir qui me tenait saisi :
Et militaui non sine gloria.
[Et j’ai combattu non sans gloire.]
Plus toutefois en continuation et en durée, qu’en saillie.
Sex me vix memini sustinuisse vices.
[C’est à peine si je me souviens d’avoir soutenu six assauts.]
Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser, en quelle faiblesse d’ans, je me rencontrai premièrement en sa sujétion. Ce fut bien rencontre : car ce fut longtemps avant l’âge de choix et de connaissance. Il ne me souvient point de moi de si loin. Et peut-on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n’avait point mémoire de son fillage.
Inde tragus celeresque pili, mirandaque matri
Barba meæ.
[De là mes aisselles de bouc, mes poils précoces, la barbe qui stupéfia ma mère.]
Les médecins ploient ordinairement avec utilité, leurs règles, à la violence des envies âpres, qui surviennent aux malades. Ce grand désir ne se peut imaginer, si étranger et vicieux, que nature ne s’y applique. Et puis, combien est-ce de contenter la fantaisie ? À mon opinion cette pièce-là importe de tout : au moins, au-delà de toute autre. Les plus griefs et ordinaires maux, sont ceux que la fantaisie nous charge. Ce mot Espagnol me plaît à plusieurs visages : Defienda me Dios de my. [Que Dieu me garde de moi.] Je plains étant malade, de quoi je n’ai quelque désir qui me donne ce contentement de l’assouvir : à peine m’en détournerait la médecine. Autant en fais-je sain : je ne vois guère plus qu’espérer et vouloir. C’est pitié d’être alangui et affaibli, jusques au souhaiter. L’art de médecine, n’est pas si résolue, que nous soyons sans autorité, quoi que nous fassions. Elle change selon les climats, et selon les Lunes : selon Fernel et selon l’Escale. Si votre médecin ne trouve bon, que vous dormez, que vous usez de vin, ou de telle viande : Ne vous chaille : je vous en trouverai un autre qui ne sera pas de son avis. La diversité des arguments et opinions médicinales, embrasse toute sorte de formes. Je vis un misérable malade, crever et se pâmer d’altération, pour se guérir : et être moqué depuis par un autre médecin : condamnant ce conseil comme nuisible. Avait-il pas bien employé sa peine ? Il est mort fraîchement de la pierre, un homme de ce métier, qui s’était servi d’extrême abstinence à combattre son mal : ses compagnons disent, qu’au rebours, ce jeûne l’avait asséché, et lui avait cuit le sable dans les rognons. J’ai aperçu qu’aux blessures, et aux maladies, le parler m’émeut et me nuit, autant que désordre que je fasse. La voix me coûte, et me lasse : car je l’ai haute et efforcée : Si que, quand je suis venu à entretenir l’oreille des grands, d’affaires de poids, je les ai mis souvent en soin de modérer ma voix. Ce conte mérite de me divertir. Quelqu’un, en certaine école Grecque, parlait haut comme moi : le maître des cérémonies lui manda qu’il parlât plus bas : Qu’il m’envoie, fit-il, le ton auquel il veut que je parle. L’autre lui répliqua, qu’il prît son ton des oreilles de celui à qui il parlait. C’était bien dit, pourvu qu’il s’entende : Parlez selon ce que vous avez affaire à votre auditeur. Car si c’est à dire, suffise-vous qu’il vous oie : ou, réglez-vous par lui : je ne trouve pas que ce fut raison. Le ton et mouvement de la voix, a quelque expression, et signification de mon sens : c’est à moi à le conduire, pour me représenter. Il y a voix pour instruire, voix pour flatter, ou pour tancer. Je veux que ma voix non seulement arrive à lui, mais à l’aventure qu’elle le frappe, et qu’elle le perce. Quand je mâtine mon laquais, d’un ton aigre et poignant : il ferait bon qu’il vînt à me dire : Mon maître parlez plus doux, je vous ois bien. Est quædam vox ad auditum accommodata, non magnitudine, sed proprietate. [Il existe une certaine voix adaptée à se faire entendre, non par le volume, mais par la juste intonation.] La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute. Celui-ci se doit préparer à la recevoir, selon le branle qu’elle prend. Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient, se démarche et s’apprête, selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup, et selon la forme du coup. L’expérience m’a encore appris ceci, que nous nous perdons d’impatience. Les maux ont leur vie, et leurs bornes, leurs maladies et leur santé : La constitution des maladies, est formée au patron de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée dès leur naissance : et leurs jours. Qui essaie de les abréger impérieusement, par force, au travers de leur course, il les allonge et multiplie : et les harcèle, au lieu de les apaiser. Je suis de l’avis de Crantor, qu’il ne faut ni obstinément s’opposer aux maux, et à l’étourdie : ni leur succomber de mollesse : mais qu’il leur faut céder naturellement, selon leur condition et la nôtre. On doit donner passage aux maladies : et je trouve qu’elles arrêtent moins chez moi, qui les laisse faire. Et en ai perdu de celles qu’on estime plus opiniâtres et tenaces, de leur propre décadence : sans aide et sans art, et contre ses règles. Laissons faire un peu à nature : elle entend mieux ses affaires que nous. Mais un tel en mourut. Si ferez-vous : sinon de ce mal-là, d’un autre. Et combien n’ont pas laissé d’en mourir, ayant trois médecins à leur cul ? L’exemple est un miroir vague, universel et à tout sens. Si c’est une médecine voluptueuse, acceptez-la ; c’est toujours autant de bien présent. Je ne m’arrêterai ni au nom, ni à la couleur, si elle est délicieuse et appétissante : Le plaisir est des principales espèces du profit. J’ai laissé envieillir et mourir en moi, de mort naturelle, des rhumes ; défluxions goutteuses ; relaxation ; battement de cœur ; migraines ; et autres accidents, que j’ai perdu, quand je m’étais à demi formé à les nourrir. On les conjure mieux par courtoisie, que par braverie. Il faut souffrir doucement les lois de notre condition : Nous sommes pour vieillir, pour affaiblir, pour être malades, en dépit de toute médecine. C’est la première leçon, que les Mexicains font à leurs enfants ; quand au partir du ventre des mères, ils les vont saluant, ainsi : Enfant, tu es venu au monde pour endurer : endure, souffre, et tais-toi. C’est injustice de se douloir qu’il soit advenu à quelqu’un, ce qui peut advenir à chacun. Indignare si quid in te inique proprie constitutum est. [Indigne-toi si une peine injuste t’a été fixée, à toi spécialement.] Voyez un vieillard, qui demande à Dieu qu’il lui maintienne sa santé entière et vigoureuse ; c’est-à-dire qu’il le remette en jeunesse :
Stulte quid hæc frustra votis puerilibus optas ?
[Insensé, pourquoi formes-tu en vain ces souhaits, en des vœux puérils ?]
N’est-ce pas folie ? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la gravelle, l’indigestion, sont symptômes des longues années ; comme des longs voyages, la chaleur, les pluies, et les vents. Platon ne croit pas, qu’Æsculape se mît en peine, de pourvoir par régimes, à faire durer la vie, en un corps gâté et imbécile : inutile à son pays, inutile à sa vacation : et à produire des enfants sains et robustes : et ne trouve pas, ce soin convenable à la justice et prudence divine, qui doit conduire toutes choses à utilité. Mon bonhomme, c’est fait : on ne vous saurait redresser : on vous plâtrera pour le plus, et étançonnera un peu, et allongera l’on de quelque heure votre misère.
Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,
Diversis contra nititur obicibus,
Donec certa dies, omni compage soluta,
Ipsum cum rebus subruat auxilium.
[Ainsi celui qui veut soutenir une ruine croulante, résiste en utilisant divers étais, jusqu’au jour prédéterminé où, tout l’assemblage se défaisant, le soutien lui-même s’effondre avec le bâtiment.]
Il faut apprendre à souffrir, ce qu’on ne peut éviter. Notre vie est composée, comme l’harmonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, doux et âpres, aigus et plats, mois et graves : Le Musicien qui n’en aimerait que les uns, que voudrait-il dire ? Il faut qu’il s’en sache servir en commun, et les mêler. Et nous aussi, les biens et les maux, qui sont consubstantiels à notre vie. Notre être ne peut sans ce mélange ; et y est l’une bande non moins nécessaire que l’autre. D’essayer à regimber contre la nécessité naturelle, c’est représenter la folie de Ctésiphon, qui entreprenait de faire à coups de pied avec sa mule. Je consulte peu, des altérations, que je sens ; Car ces gens ici sont avantageux, quand ils vous tiennent à leur miséricorde. Ils vous gourmandent les oreilles, de leurs pronostics ; et me surprenant autrefois affaibli du mal, m’ont injurieusement traité de leurs dogmes, et trogne magistrale : me menaçant tantôt de grandes douleurs, tantôt de mort prochaine : Je n’en étais abattu, ni délogé de ma place, mais j’en étais heurté et poussé : Si mon jugement n’en est ni changé, ni troublé : au moins il en était empêché. C’est toujours agitation et combat. Or je traite mon imagination le plus doucement que je puis ; et la déchargerais si je pouvais, de toute peine et contestation. Il la faut secourir, et flatter, et piper qui peut. Mon esprit est propre à cet office. Il n’a point faute d’apparences partout. S’il persuadait, comme il prêche, il me secourrait heureusement. Vous en plaît-il un exemple ? Il dit, que c’est pour mon mieux, que j’ai la gravelle. Que les bâtiments de mon âge, ont naturellement à souffrir quelque gouttière. Il est temps qu’ils commencent à se lâcher et démentir : C’est une commune nécessité : Et n’eût-on pas fait pour moi, un nouveau miracle. Je paie par là, le loyer dû à la vieillesse ; et ne saurais en avoir meilleur compte. Que la compagnie me doit consoler ; étant tombé en l’accident le plus ordinaire des hommes de mon temps. J’en vois partout d’affligés de même nature de mal. Et m’en est la société honorable, d’autant qu’il se prend plus volontiers aux grands : son essence a de la noblesse et de la dignité. Que des hommes qui en sont frappés, il en est peu de quittes à meilleure raison : et si, il leur coûte la peine d’un fâcheux régime, et la prise ennuyeuse, et quotidienne, des drogues médicinales : Là où, je le dois purement à ma bonne fortune. Car quelques bouillons communs de l’eringium, et herbe du Turc, que deux ou trois fois j’ai avalé, en faveur des dames, qui plus gracieusement que mon mal n’est aigre, m’en offraient la moitié du leur : m’ont semblé également faciles à prendre, et inutiles en opération. Ils ont à payer mille vœux à Æsculape, et autant d’écus à leur médecin, de la profluvion de sable aisée et abondante, que je reçois souvent par le bénéfice de nature. La décence même de ma contenance en compagnie, n’en est pas troublée : et porte mon eau dix heures, et aussi longtemps qu’un sain. La crainte de ce mal, dit-il, t’effrayait autrefois, quand il t’était inconnu : Les cris et le désespoir, de ceux qui l’aigrissent par leur impatience, t’en engendraient l’horreur. C’est un mal, qui te bat les membres, par lesquels tu as le plus failli : Tu es homme de conscience :
Quæ venit indigne pœna, dolenda venit.
[La punition est douloureuse, quand elle vient injustement.]
Regarde ce châtiment : il est bien doux au prix d’autres, et d’une faveur paternelle. Regarde sa tardiveté : il n’incommode et occupe, que la saison de ta vie, qui ainsi comme ainsi est méshui perdue et stérile ; ayant fait place à la licence et plaisirs de ta jeunesse, comme par composition. La crainte et pitié, que le peuple a de ce mal, te sert de matière de gloire. Qualité, de laquelle si tu as le jugement purgé, et en as guéri ton discours, tes amis pourtant en reconnaissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir à ouïr dire de soi : Voilà bien de la force : voilà bien de la patience. On te voit suer d’ahan, pâlir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions étranges, dégoutter parfois de grosses larmes des yeux, rendre les urines épaisses, noires, et effroyables, ou les avoir arrêtées par quelque pierre épineuse et hérissée qui te point, et écorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistants, d’une contenance commune ; bouffonnant à pauses avec tes gens : tenant ta partie en un discours tendu : excusant de parole ta douleur, et rabattant de ta souffrance. Te souvient-il, de ces gens du temps passé, qui recherchaient les maux avec si grande faim, pour tenir leur vertu en haleine, et en exercice ? mets le cas que nature te porte, et te pousse à cette glorieuse école, en laquelle tu ne fusses jamais entré de ton gré. Si tu me dis, que c’est un mal dangereux et mortel : Quels autres ne le sont ? Car c’est une piperie médicinale, d’en excepter aucuns ; qu’ils disent n’aller point de droit fil à la mort : Qu’importe, s’ils y vont par accident ; et s’ils glissent, et gauchissent aisément, vers la voie qui nous y mène ? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade : tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien, sans le secours de la maladie. Et à d’aucuns, les maladies ont éloigné la mort : qui ont plus vécu, de ce qu’il leur semblait s’en aller mourants. Joint qu’il est, comme des plaies, aussi des maladies médicinales et salutaires. La colique est souvent non moins vivace que vous. Il se voit des hommes, auxquels elle a continué depuis leur enfance jusques à leur extrême vieillesse ; et, s’ils ne lui eussent failli de compagnie, elle était pour les assister plus outre. Vous la tuez plus souvent qu’elle ne vous tue. Et quand elle te présenterait l’image de la mort voisine, serait-ce pas un bon office, à un homme de tel âge, de le ramener aux cogitations de sa fin ? Et qui pis est, tu n’as plus pour quoi guérir : Ainsi comme ainsi, au premier jour la commune nécessité t’appelle. Considère combien artificiellement et doucement, elle te dégoûte de la vie, et déprend du monde : non te forçant, d’une sujétion tyrannique, comme tant d’autres maux, que tu vois aux vieillards, qui les tiennent continuellement entravés, et sans relâche de faiblesses et douleurs : mais par avertissements, et instructions reprises à intervalles ; entremêlant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de méditer et répéter sa leçon à ton aise. Pour te donner moyen de juger sainement, et prendre parti en homme de cœur, elle te présente l’état de ta condition entière, et en bien et en mal ; et en même jour, une vie très allègre tantôt, tantôt insupportable. Si tu n’accoles la mort, au moins tu lui touches en paume, une fois le mois. Par où tu as de plus à espérer, qu’elle t’attrapera un jour sans menace. Et qu’étant si souvent conduit jusques au port : te fiant d’être encore aux termes accoutumés, on t’aura et ta fiance, passé l’eau un matin, inopinément. On n’a point à se plaindre des maladies, qui partagent loyalement le temps avec la santé. Je suis obligé à la fortune, de quoi elle m’assaut si souvent de même sorte d’armes : Elle m’y façonne, et m’y dresse par usage, m’y durcit et habitue : je sais à peu près méshui, en quoi j’en dois être quitte. À faute de mémoire naturelle, j’en forge de papier. Et comme quelque nouveau symptôme survient à mon mal, je l’écris : d’où il advient, qu’à cette heure, étant quasi passé par toute sorte d’exemples : si quelque étonnement me menace : feuilletant ces petits brevets décousus, comme des feuilles Sibyllines, je ne faux plus de trouver où me consoler, de quelque pronostic favorable, en mon expérience passée. Me sert aussi l’accoutumance, à mieux espérer pour l’avenir. Car la conduite de ce vidange, ayant continué si longtemps ; il est à croire, que nature ne changera point ce train, et n’en adviendra autre pire accident, que celui que je sens. En outre ; la condition de cette maladie n’est point mal avenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m’assaut mollement, elle me fait peur, car c’est pour longtemps : Mais naturellement, elle a des excès vigoureux et gaillards. Elle me secoue à outrance, pour un jour ou deux. Mes reins ont duré un âge, sans altération ; il y en a tantôt un autre, qu’ils ont changé d’état. Les maux ont leur période comme les biens : à l’aventure est cet accident à sa fin. L’âge affaiblit la chaleur de mon estomac ; sa digestion en étant moins parfaite, il renvoie cette matière crue à mes reins. Pourquoi ne pourra être à certaine révolution, affaiblie pareillement la chaleur de mes reins ; si qu’ils ne puissent plus pétrifier mon flegme ; et nature s’acheminer à prendre quelque autre voie de purgation ? Les ans m’ont évidemment fait tarir aucuns rhumes ; Pourquoi non ces excréments, qui fournissent de matière à la grave ? Mais est-il rien doux, au prix de cette soudaine mutation ; quand d’une douleur extrême, je viens par le vidange de ma pierre, à recouvrer, comme d’un éclair, la belle lumière de la santé si libre et si pleine : comme il advient en nos soudaines et plus âpres coliques ? Y a-t-il rien en cette douleur soufferte, qu’on puisse contrepeser au plaisir d’un si prompt amendement ? De combien la santé me semble plus belle après la maladie, si voisine et si contiguë, que je les puis reconnaître en présence l’une de l’autre, en leur plus haut appareil : où elles se mettent à l’envi, comme pour se faire tête et contrecarre ! Tout ainsi que les Stoïciens disent, que les vices sont utilement introduits, pour donner prix et faire épaule à la vertu : nous pouvons dire, avec meilleure raison, et conjecture moins hardie, que nature nous a prêté la douleur, pour l’honneur et service de la volupté et indolence. Lorsque Socrates après qu’on l’eut déchargé de ses fers, sentit la friandise de cette démangeaison, que leur pesanteur avait causée en ses jambes : il se réjouit, à considérer l’étroite alliance de la douleur à la volupté : comme elles sont associées d’une liaison nécessaire : si qu’à tours, elles se suivent, et s’entr’engendrent : Et s’écriait au bon Esope, qu’il dût avoir pris, de cette considération, un corps propre à une belle fable. Le pis que je vois aux autres maladies, c’est qu’elles ne sont pas si grièves en leur effet, comme elles sont en leur issue. On est un an à se ravoir, toujours plein de faiblesse, et de crainte. Il y a tant de hasard, et tant de degrés, à se reconduire à sauveté, que ce n’est jamais fait. Avant qu’on vous ait défublé d’un couvre-chef, et puis d’une calotte, avant qu’on vous ait rendu l’usage de l’air, et du vin, et de votre femme, et des melons, c’est grand cas si vous n’êtes rechu en quelque nouvelle misère. Celle-ci a ce privilège, qu’elle s’emporte tout net. Là où les autres laissent toujours quelque impression, et altération, qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prêtent la main les uns aux autres. Ceux-là sont excusables, qui se contentent de leur possession sur nous, sans l’étendre, et sans introduire leur séquelle. Mais courtois et gracieux sont ceux, de qui le passage nous apporte quelque utile conséquence. Depuis ma colique, je me trouve déchargé d’autres accidents : plus ce me semble que je n’étais auparavant, et n’ai point eu de fièvre depuis. J’argumente, que les vomissements extrêmes et fréquents que je souffre, me purgent : et d’autre côté, mes dégoûtements, et les jeûnes étranges, que je passe, digèrent mes humeurs peccantes : et nature vide en ces pierres, ce qu’elle a de superflu et nuisible. Qu’on ne me dise point, que c’est une médecine trop cher vendue. Car quoi : tant de puants breuvages, cautères, incisions, suées, sétons, diètes, et tant de formes de guérir, qui nous apportent souvent la mort, pour ne pouvoir soutenir leur violence, et importunité ? Par ainsi, quand je suis atteint, je le prends à médecine : quand je suis exempt, je le prends à constance et entière délivrance. Voici encore une faveur de mon mal, particulière. C’est qu’à peu près, il fait son jeu à part, et me laisse faire le mien ; ou il ne tient qu’à faute de courage : En sa plus grande émotion, je l’ai tenu dix heures à cheval : Souffrez seulement, vous n’avez que faire d’autre régime : Jouez, dînez, courez, faites ceci, et faites encore cela, si vous pouvez ; votre débauche y servira plus, qu’elle n’y nuira. Dites-en autant à un vérolé, à un goutteux, à un hernieux. Les autres maladies, ont des obligations plus universelles ; gênent bien autrement nos actions ; troublent tout notre ordre, et engagent à leur considération, tout l’état de la vie. Celle-ci ne fait que pincer la peau ; elle vous laisse l’entendement, et la volonté en votre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains. Elle vous éveille plutôt qu’elle ne vous assoupit. L’âme est frappée de l’ardeur d’une fièvre, et atterrée d’une épilepsie, et disloquée par une âpre migraine, et enfin étonnée par toutes les maladies qui blessent la masse, et les plus nobles parties : Ici, on ne l’attaque point. S’il lui va mal, à sa coulpe : Elle se trahit elle-même, s’abandonne, et se démonte. Il n’y a que les fols qui se laissent persuader, que ce corps dur et massif, qui se cuit en nos rognons, se puisse dissoudre par breuvages. Par quoi depuis qu’il est ébranlé, il n’est que de lui donner passage, aussi bien le prendra-t-il. Je remarque encore cette particulière commodité ; que c’est un mal, auquel nous avons peu à deviner. Nous sommes dispensés du trouble, auquel les autres maux nous jettent, par l’incertitude de leurs causes, et conditions, et progrès. Trouble infiniment pénible. Nous n’avons que faire de consultations et interprétations doctorales : les sens nous montrent que c’est, et où c’est. Par tels arguments, et forts et faibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j’essaie d’endormir et amuser mon imagination, et graisser ses plaies. Si elles s’empirent demain, demain nous y pourvoirons d’autres échappatoires. Qu’il soit vrai. Voici depuis de nouveau, que les plus légers mouvements épreignent le pur sang de mes reins. Quoi pour cela ? je ne laisse de me mouvoir comme devant, et piquer après mes chiens, d’une juvénile ardeur, et insolente. Et trouve que j’ai grande raison, d’un si important accident : qui ne me coûte qu’une sourde pesanteur, et altération en cette partie. C’est quelque grosse pierre, qui foule et consomme la substance de mes rognons : et ma vie, que je vide peu à peu : non sans quelque naturelle douceur, comme un excrément hormais superflu et empêchant. Or sens-je quelque chose qui croule ; ne vous attendez pas que j’aille m’amusant à reconnaître mon pouls, et mes urines, pour y prendre quelque prévoyance ennuyeuse. Je serai assez à temps à sentir le mal, sans l’allonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre déjà de ce qu’il craint. Joint que la dubitation et ignorance de ceux, qui se mêlent d’expliquer les ressorts de nature, et ses internes progrès : et tant de faux pronostics de leur art, nous doit faire connaître, qu’elle a ses moyens infiniment inconnus. Il y a grande incertitude, variété et obscurité, de ce qu’elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l’approche de la mort : de tous les autres accidents, je vois peu de signes de l’avenir, sur quoi nous ayons à fonder notre divination. Je ne me juge que par vrai sentiment, non par discours : À quoi faire ? puisque je n’y veux apporter que l’attente et la patience. Voulez-vous savoir combien je gagne à cela ? Regardez ceux qui font autrement, et qui dépendent de tant de diverses persuasions et conseils : combien souvent l’imagination les presse sans le corps. J’ai maintes fois pris plaisir étant en sûreté, et délivre de ces accidents dangereux, de les communiquer aux médecins, comme naissant lors en moi : Je souffrais l’arrêt de leurs horribles conclusions, bien à mon aise ; et en demeurais de tant plus obligé à Dieu de sa grâce, et mieux instruit de la vanité de cet art. Il n’est rien qu’on doive tant recommander à la jeunesse, que l’activité et la vigilance. Notre vie, n’est que mouvement. Je m’ébranle difficilement, et suis tardif partout : à me lever, à me coucher, et à mes repas. C’est matin pour moi que sept heures : et où je gouverne ; je ne dîne, ni avant onze, ni ne soupe, qu’après six heures. J’ai autrefois attribué la cause des fièvres, et maladies où je suis tombé, à la pesanteur et assoupissement, que le long sommeil m’avait apporté. Et me suis toujours repenti de me rendormir le matin. Platon veut plus de mal à l’excès du dormir, qu’à l’excès du boire. J’aime à coucher dur, et seul ; voire sans femme, à la royale : un peu bien couvert. On ne bassine jamais mon lit ; mais depuis la vieillesse, on me donne quand j’en ai besoin, des draps, à échauffer les pieds et l’estomac. On trouvait à redire au grand Scipion, d’être dormard, non à mon avis pour autre raison, sinon qu’il fâchait aux hommes, qu’en lui seul, il n’y eût aucune chose à redire. Si j’ai quelque curiosité en mon traitement, c’est plutôt au coucher qu’à autre chose ; mais je cède et m’accommode en général, autant que tout autre, à la nécessité. Le dormir a occupé une grande partie de ma vie : et le continue encore en cet âge, huit ou neuf heures, d’une haleine. Je me retire avec utilité, de cette propension paresseuse : et en vaux évidemment mieux. Je sens un peu le coup de la mutation : mais c’est fait en trois jours. Et n’en vois guère, qui vive à moins, quand il est besoin : et qui s’exerce plus constamment, ni à qui les corvées pèsent moins. Mon corps est capable d’une agitation ferme ; mais non pas véhémente et soudaine. Je fuis méshui, les exercices violents, et qui me mènent à la sueur : mes membres se lassent avant qu’ils s’échauffent. Je me tiens debout, tout le long d’un jour, et ne m’ennuie point à me promener : Mais sur le pavé, depuis mon premier âge, je n’ai aimé d’aller qu’à cheval. À pied, je me crotte jusques aux fesses : et les petites gens, sont sujets par ces rues, à être choqués et coudoyés à faute d’apparence. Et ai aimé à me reposer, soit couché, soit assis, les jambes autant ou plus hautes que le siège. Il n’est occupation plaisante comme la militaire : occupation et noble en exécution (car la plus forte, généreuse, et superbe de toutes les vertus, est la vaillance), et noble en sa cause. Il n’est point d’utilité, ni plus juste, ni plus universelle, que la protection du repos, et grandeur de son pays. La compagnie de tant d’hommes vous plaît, nobles, jeunes, actifs : la vue ordinaire de tant de spectacles tragiques : la liberté de cette conversation, sans art, et une façon de vie, mâle et sans cérémonie : la variété de mille actions diverses : cette courageuse harmonie de la musique guerrière, qui vous entretient et échauffe, et les oreilles, et l’âme : l’honneur de cet exercice : son âpreté même et sa difficulté, que Platon estime si peu, qu’en sa république il en fait part aux femmes et aux enfants. Vous vous conviez aux rôles, et hasards particuliers, selon que vous jugez de leur éclat, et de leur importance : soldat volontaire : et voyez quand la vie même y est excusablement employée,
pulchrumque mori succurrit in armis [je pense qu’il est beau de mourir sous les armes.]
De craindre les hasards communs, qui regardent une si grande presse ; de n’oser ce que tant de sortes d’âmes osent, et tout un peuple, c’est à faire à un cœur mol, et bas outre mesure. La compagnie assure jusques aux enfants. Si d’autres vous surpassent en science, en grâce, en force, en fortune ; vous avez des causes tierces, à qui vous en prendre ; mais de leur céder en fermeté d’âme, vous n’avez à vous en prendre qu’à vous. La mort est plus abjecte, plus languissante, et pénible dans un lit, qu’en un combat : les fièvres et les catarrhes, autant douloureux et mortels, qu’une arquebusade : Qui serait fait, à porter valeureusement, les accidents de la vie commune, n’aurait point à grossir son courage, pour se rendre gendarme. Vivere, mi Lucilli, militare est. [Vivre, mon Lucilius, c’est être soldat.] Il ne me souvient point de m’être jamais vu galeux : Si est la gratterie, des gratifications de nature les plus douces, et autant à main. Mais elle a la pénitence trop importunément voisine. Je l’exerce plus aux oreilles, que j’ai au-dedans pruantes, par secousses. Je suis né de tous les sens, entiers quasi à la perfection. Mon estomac est commodément bon, comme est ma tête : et le plus souvent se maintiennent au travers de mes fièvres, et aussi mon haleine. J’ai outrepassé l’âge auquel des nations, non sans occasion, avaient prescrit une si juste fin à la vie, qu’elles ne permettaient point qu’on l’excédât. Si ai-je encore des remises : quoique inconstantes et courtes, si nettes, qu’il y a peu à dire de la santé et indolence de ma jeunesse. Je ne parle pas de la vigueur et allégresse : ce n’est pas raison qu’elle me suive hors ses limites :
Non hæc amplius est liminis, aut aquæ
Cælestis, patiens latus.
[Il ne lui est plus possible de supporter l’attente sur le seuil, ni les averses.]
Mon visage et mes yeux me découvrent incontinent. Tous mes changements commencent par là : et un peu plus aigres, qu’ils ne sont en effet. Je fais souvent pitié à mes amis, avant que j’en sente la cause. Mon miroir ne m’étonne pas : car en la jeunesse même, il m’est advenu plus d’une fois, de chausser ainsi un teint, et un port trouble, et de mauvais pronostic, sans grand accident : en manière que les médecins, qui ne trouvaient au-dedans cause qui répondît à cette altération externe, l’attribuaient à l’esprit, et à quelque passion secrète, qui me rongeât au-dedans. Ils se trompaient. Si le corps se gouvernait autant selon moi, que fait l’âme, nous marcherions un peu plus à notre aise. Je l’avais lors, non seulement exempte de trouble, mais encore pleine de satisfaction, et de fête : comme elle est le plus ordinairement : moitié de sa complexion, moitié de son dessein :
Nec vidant artus ægræ contagia mentis.
[Et la contagion de mon esprit malade n’atteint pas mes membres.]
Je tiens, que cette sienne température, a relevé maintes fois le corps de ses chutes : Il est souvent abattu ; que si elle n’est enjouée, elle est au moins en état tranquille et reposé. J’eus la fièvre quarte, quatre ou cinq mois, qui m’avait tout dévisagé : l’esprit alla toujours non paisiblement, mais plaisamment. Si la douleur est hors de moi, l’affaiblissement et langueur ne m’attristent guère. Je vois plusieurs défaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que je craindrais moins que mille passions, et agitations d’esprit que je vois en usage. Je prends parti de ne plus courre, c’est assez que je me traîne ; ni ne me plains de la décadence naturelle qui me tient,
Quis tumidum guttur miratur in Alpibus ?
[Qui s’étonne d’un goitre dans les Alpes ?]
Non plus, que je ne regrette, que ma durée ne soit aussi longue et entière que celle d’un chêne. Je n’ai point à me plaindre de mon imagination : j’ai eu peu de pensées en ma vie qui m’aient seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n’ont été du désir, qui m’éveillât sans m’affliger. Je songe peu souvent ; et lors c’est des choses fantastiques et des chimères, produites communément de pensées plaisantes : plutôt ridicules que tristes. Et tiens qu’il est vrai, que les songes sont loyaux interprètes de nos inclinations ; mais il y a de l’art à les assortir et entendre.
Res quæ in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident,
Quæque agunt vigilantes, agitantque, ea sicut in somno accidunt,
Minus mirandum est.
[Il ne faut pas s’étonner que ce qui occupe les hommes dans leur vie, ce qu’ils pensent, ruminent, voient, et ce qu’ils font éveillés, survienne de même dans leur sommeil.]
Platon dit davantage, que c’est l’office de la prudence, d’en tirer des instructions divinatrices pour l’avenir. Je ne vois rien à cela, sinon les merveilleuses expériences, que Socrates, Xenophon, Aristote en récitent, personnages d’autorité irréprochable. Les histoires disent, que les Atlantes ne songent jamais : qui ne mangent aussi rien, qui ait pris mort. Ce que j’ajoute, d’autant que c’est à l’aventure l’occasion, pourquoi ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnait certaine préparation de nourriture, pour faire les songes à propos. Les miens sont tendres : et ne m’apportent aucune agitation de corps, ni expression de voix. J’ai vu plusieurs de mon temps, en être merveilleusement agités. Théon le philosophe, se promenait en songeant : et le valet de Pericles sur les tuiles mêmes et faîte de la maison. Je ne choisis guère à table ; et me prends à la première chose et plus voisine : et me remue mal volontiers d’un goût à un autre. La presse des plats, et des services me déplaît, autant qu’autre presse : Je me contente aisément de peu de mets ; et hais l’opinion de Favorinus, qu’en un festin, il faut qu’on vous dérobe la viande où vous prenez appétit, et qu’on vous en substitue toujours une nouvelle : Et que c’est un misérable souper, si on n’a saoulé les assistants de croupions de divers oiseaux ; et que le seul becfigue mérite qu’on le mange entier. J’use familièrement de viandes salées ; si aimé-je mieux le pain sans sel. Et mon boulanger chez moi, n’en sert pas d’autre pour ma table, contre l’usage du pays. On a eu en mon enfance principalement à corriger, le refus, que je faisais des choses que communément on aime le mieux, en cet âge ; sucres, confitures, pièces de four. Mon gouverneur combattit cette haine de viandes délicates, comme une espèce de délicatesse. Aussi n’est-elle autre chose, que difficulté de goût, où qu’il s’applique. Qui ôte à un enfant certaine particulière et obstinée affection au pain bis, et au lard, ou à l’ail, lui ôte la friandise. Il en est, qui font les laborieux, et les patients pour regretter le bœuf, et le jambon, parmi les perdrix. Ils ont bon temps : c’est la délicatesse des délicats ; c’est le goût d’une molle fortune, qui s’affadit aux choses ordinaires et accoutumées, Per quæ luxuria diuitiarum tædio ludit [par quoi le luxe des richesses déjoue l’ennui]. Laisser à faire bonne chère de ce qu’un autre la fait ; avoir un soin curieux de son traitement ; c’est l’essence de ce vice ;
Si modica cænare times olus omne patella.
[Si tu crains de dîner de toutes sortes de légumes sur un modeste plat.]
Il y a bien vraiment cette différence, qu’il vaut mieux obliger son désir, aux choses plus aisées à recouvrer ; mais c’est toujours vice de s’obliger. J’appelais autrefois, délicat un mien parent, qui avait désappris en nos galères, à se servir de nos lits, et se dépouiller pour se coucher. Si j’avais des enfants mâles, je leur désirasse volontiers ma fortune. Le bon père que Dieu me donna (qui n’a de moi que la reconnaissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m’envoya dès le berceau, nourrir à un pauvre village des siens, et m’y tint autant que je fus en nourrice, et encore au-delà : me dressant à la plus basse et commune façon de vivre : Magna pars libertatis est bene moratus venter. [Une grande part de la liberté tient à un ventre bien élevé.] Ne prenez jamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture : laissez-les former à la fortune, sous des lois populaires et naturelles : laissez à la coutume, de les dresser à la frugalité et à l’austérité ; qu’ils aient plutôt à descendre de l’âpreté, qu’à monter vers elle. Son humeur visait encore à une autre fin. De me rallier avec le peuple, et cette condition d’hommes, qui a besoin de notre aide : et estimait que je fusse tenu de regarder plutôt, vers celui qui me tend les bras, que vers celui, qui me tourne le dos. Et fut cette raison, pourquoi aussi il me donna à tenir sur les fonts, à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher. Son dessein n’a pas du tout mal succédé : Je m’adonne volontiers aux petits ; soit pour ce qu’il y a plus de gloire : soit par naturelle compassion, qui peut infiniment en moi. Le parti que je condamnerai en nos guerres, je le condamnerai plus âprement, fleurissant et prospère. Il sera pour me concilier aucunement à soi quand je le verrai misérable et accablé. Combien volontiers je considère la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Rois de Sparte ! Pendant que Cleombrotus son mari, aux désordres de sa ville, eut avantage sur Léonidas son père, elle fit la bonne fille ; se rallia avec son père, en son exil, en sa misère, s’opposant au victorieux. La chance vint-elle à tourner ? la voilà changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mari : lequel elle suivit partout, où sa ruine le porta : N’ayant ce me semble autre choix, que de se jeter au parti, où elle faisait le plus de besoin, et où elle se montrait plus pitoyable. Je me laisse plus naturellement aller après l’exemple de Flaminius, qui se prêtait à ceux qui avaient besoin de lui, plus qu’à ceux qui lui pouvaient bien faire : que je ne fais à celui de Pyrrhus, propre à s’abaisser sous les grands, et à s’enorgueilllir sur les petits. Les longues tables m’ennuient, et me nuisent : Car soit pour m’y être accoutumé enfant, à faute de meilleure contenance, je mange autant que j’y suis. Pourtant chez moi, quoiqu’elle soit des courtes, je m’y mets volontiers un peu après les autres ; sur la forme d’Auguste : Mais je ne l’imite pas, en ce qu’il en sortait aussi avant les autres. Au rebours, j’aime à me reposer longtemps après, et en ouïr conter. Pourvu que je ne m’y mêle point ; car je me lasse et me blesse de parler, l’estomac plein ; autant comme je trouve l’exercice de crier, et contester, avant le repas, très salubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains avaient meilleure raison que nous, assignant à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si autre extraordinaire occupation ne les en divertissait, plusieurs heures, et la meilleure partie de la nuit : mangeant et buvant moins hâtivement que nous, qui passons en poste toutes nos actions : et étendant ce plaisir naturel, à plus de loisir et d’usage, y entresemant divers offices de conversation, utiles et agréables. Ceux qui doivent avoir soin de moi, pourraient à bon marché me dérober ce qu’ils pensent m’être nuisible : car en telles choses, je ne désire jamais, ni ne trouve à dire, ce que je ne vois pas : Mais aussi de celles qui se présentent, ils perdent leur temps de m’en prêcher l’abstinence : Si que quand je veux jeûner, il me faut mettre à part des soupeurs ; et qu’on me présente justement, autant qu’il est besoin pour une réglée collation : car si je me mets à table, j’oublie ma résolution. Quand j’ordonne qu’on change d’apprêt à quelque viande ; mes gens savent, que c’est à dire, que mon appétit est alangui, et que je n’y toucherai point. En toutes celles qui le peuvent souffrir, je les aime peu cuites. Et les aime fort mortifiées ; et jusques à l’altération de la senteur, en plusieurs. Il n’y a que la dureté qui généralement me fâche (de toute autre qualité, je suis aussi nonchalant et souffrant qu’homme que j’aie connu) si que contre l’humeur commune, entre les poissons même, il m’advient d’en trouver, et de trop frais, et de trop fermes. Ce n’est pas la faute de mes dents, que j’ai eu toujours bonnes jusques à l’excellence ; et que l’âge ne commence de menacer qu’à cette heure. J’ai appris dès l’enfance, à les frotter de ma serviette, et le matin, et à l’entrée et issue de la table. Dieu fait grâce à ceux, à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul bénéfice de la vieillesse. La dernière mort en sera d’au tant moins pleine et nuisible : elle ne tuera plus qu’un demi, ou un quart d’homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’était le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon être, et plusieurs autres, sont déjà mortes, autres demi-mortes, des plus actives, et qui tenaient le premier rang pendant la vigueur de mon âge. C’est ainsi que je fonds, et échappe à moi. Quelle bêtise sera-ce à mon entendement, de sentir le saut de cette chute, déjà si avancée, comme si elle était entière ? Je ne l’espère pas. À la vérité, je reçois une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu’elle soit des justes et naturelles : et que méshui je ne puisse en cela, requérir ni espérer de la destinée, faveur qu’illégitime. Les hommes se font accroire, qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais ils se trompent, et Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extrême durée à soixante-dix ans. Moi qui ai tant adoré et si universellement cet ἄριστον μέτρον, [mesure parfaite] du temps passé : et qui ai tant pris pour la plus parfaite, la moyenne mesure : prétendrai-je une démesurée et monstrueuse vieillesse ? Tout ce qui vient au revers du cours de nature, peut être fâcheux : mais ce, qui vient selon elle, doit être toujours plaisant. Omnia, quæ secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis. [Tout ce qui se produit selon la nature doit être compté parmi les biens.] Par ainsi, dit Platon, la mort, que les plaies ou maladies apportent, soit violente : mais celle, qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus légère, et aucunement délicieuse. Vitam adolescentibus, vis aufert, senibus maturitas. [Pour les jeunes, c’est la violence qui prend la vie ; pour les vieux, c’est que le fruit est mûr.] La mort se mêle et confond partout à notre vie : le déclin préoccupe son heure, et s’ingère au cours de notre avancement même. J’ai des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente-cinq ans : je les compare avec celui d’asteure : Combien de fois, ce n’est plus moi : combien est mon image présente plus éloignée de celles-là, que de celle de mon trépas. C’est trop abusé de nature, de la tracasser si loin, qu’elle soit contrainte de nous quitter : et abandonner notre conduite, nos yeux, nos dents, nos jambes, et le reste, à la merci d’un secours étranger et mendié : et nous résigner entre les mains de l’art, lasse de nous suivre. Je ne suis excessivement désireux, ni de salades, ni de fruits : sauf les melons. Mon père haïssait toute sorte de sauces, je les aime toutes. Le trop manger m’empêche : mais par sa qualité, je n’ai encore connaissance bien certaine, qu’aucune viande me nuise : comme aussi je ne remarque, ni lune pleine, ni basse, ni l’automne du printemps. Il y a des mouvements en nous, inconstants et inconnus. Car des raiforts, pour exemple, je les ai trouvés premièrement commodes, depuis fâcheux, à présent derechef commodes. En plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi diversifiant : J’ai rechangé du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc. Je suis friand de poisson, et fais mes jours gras des maigres : et mes fêtes des jours de jeûne. Je crois ce qu’aucuns disent, qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande, le jour de poisson : aussi fait mon goût, de mêler le poisson à la chair : Cette diversité me semble trop éloignée. Dès ma jeunesse, je dérobais parfois quelque repas : ou afin d’aiguiser mon appétit au lendemain (car comme Epicurus jeûnait et faisait des repas maigres, pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance : moi au rebours, pour dresser ma volupté, à faire mieux son profit, et se servir plus allègrement, de l’abondance) ou je jeûnais, pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit : car l’un et l’autre, s’apparesse cruellement en moi, par la réplétion (Et surtout, je hais ce sot accouplage, d’une Déesse si saine et si allègre, avec ce petit Dieu indigeste et roteur, tout bouffi de la fumée de sa liqueur) ou pour guérir mon estomac malade : ou pour être sans compagnie propre. Car je dis comme ce même Epicurus, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange, qu’avec qui on mange. Et loue Chilon, de n’avoir voulu promettre de se trouver au festin de Periander, avant que d’être informé, qui étaient les autres conviés. Il n’est point de si doux apprêt pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société. Je crois qu’il est plus sain, de manger plus bellement et moins : et de manger plus souvent : Mais je veux faire valoir l’appétit et la faim : je n’aurais nul plaisir à traîner à la médicinale, trois ou quatre chétifs repas par jour, ainsi contraints. Qui m’assurerait, que le goût ouvert, que j’ai ce matin, je le retrouvasse encore à souper ? Prenons, surtout les vieillards : prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanachs les espérances et les pronostics. L’extrême fruit de ma santé, c’est la volupté : tenons-nous à la première présente et connue. J’évite la constance en ces lois de jeûne. Qui veut qu’une forme lui serve, fuie à la continuer ; nous nous y durcissons, nos forces s’y endorment : six mois après, vous y aurez si bien acoquiné votre estomac, que votre profit, ce ne sera que d’avoir perdu la liberté d’en user autrement sans dommage. Je ne porte les jambes, et les cuisses, non plus couvertes en hiver qu’en été, un bas de soie tout simple : Je me suis laissé aller pour le secours de mes rhumes, à tenir la tête plus chaude, et le ventre, pour ma colique : Mes maux s’y habituèrent en peu de jours, et dédaignèrent mes ordinaires provisions. J’étais monté d’une coiffe à un couvre-chef, et d’un bonnet à un chapeau double. Les embourrures de mon pourpoint, ne me servent plus que de galbe : ce n’est rien : si je n’y ajoute une peau de lièvre, ou de vautour : une calotte à ma tête. Suivez cette gradation, vous irez beau train. Je n’en ferai rien. Et me dédirais volontiers du commencement que j’y ai donné, si j’osais. Tombez-vous en quelque inconvénient nouveau ? cette réformation ne vous sert plus : vous y êtes accoutumé, cherchez-en une autre : Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer à des régimes contraints, et s’y astreignent superstitieuse ment : il leur en faut encore, et encore après, d’autres au-delà : ce n’est jamais fait. Pour nos occupations, et le plaisir : il est beaucoup plus commode, comme faisaient les anciens, de perdre le dîner, et remettre à faire bonne chère à l’heure de la retraite et du repos, sans rompre le jour : ainsi le faisais-je autrefois. Pour la santé, je trouve depuis par expérience au contraire, qu’il vaut mieux dîner, et que la digestion se fait mieux en veillant. Je ne suis guère sujet à être altéré ni sain ni malade : j’ai bien volontiers lors la bouche sèche, mais sans soif. Et communément, je ne bois que du désir qui m’en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien, pour un homme de commune façon : En été, et en un repas appétissant, je n’outrepasse point seulement les limites d’Auguste, qui ne buvait que trois fois précisément : mais pour n’offenser la règle de Democritus, qui défendait de s’arrêter à quatre, comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoin, jusques à cinq : Trois demi-setiers, environ. Car les petits verres sont les miens favoris : Et me plaît de les vider, ce que d’autres évitent comme chose malséante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, parfois au tiers d’eau. Et quand je suis en ma maison, d’un ancien usage que son médecin ordonnait à mon père, et à soi, on mêle celui qu’il me faut, dès la sommellerie, deux ou trois heures avant qu’on serve. Ils disent, que Cranaus Roi des Athéniens fut inventeur de cet usage, de tremper le vin : utilement ou non, j’en ai vu débattre. J’estime plus décent et plus sain, que les enfants n’en usent qu’après seize ou dix-huit ans. La forme de vivre plus usitée et commune, est la plus belle : Toute particularité, m’y semble à éviter : et haïrais autant un Allemand qui mît de l’eau au vin, qu’un Français qui le boirait pur. L’usage public donne loi à telles choses. Je crains un air empêché, et fuis mortellement la fumée : (la première réparation où je courus chez moi, ce fut aux cheminées, et aux retraits, vice commun des vieux bâtiments, et insupportable :) et entre les difficultés de la guerre, compte ces épaisses poussières, dans lesquelles on nous tient enterrés au chaud, tout le long d’une journée. J’ai la respiration libre et aisée : et se passent mes morfondements le plus souvent sans offense du poumon, et sans toux. L’âpreté de l’été m’est plus ennemie que celle de l’hiver : car outre l’incommodité de la chaleur, moins remédiable que celle du froid, et outre le coup que les rayons du soleil donnent à la tête : mes yeux s’offensent de toute lueur éclatante : je ne saurais à cette heure dîner assis, vis-à-vis d’un feu ardent, et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j’avais plus accoutumé de lire, je couchais sur mon livre, une pièce de verre, et m’en trouvais fort soulagé. J’ignore jusques à présent, l’usage des lunettes : et vois aussi loin, que je fis onques, et que tout autre : Il est vrai, que sur le déclin du jour, je commence à sentir du trouble, et de la faiblesse à lire : de quoi l’exercice a toujours travaillé mes yeux : mais surtout nocturne. Voilà un pas en arrière : à toute peine sensible. Je reculerai d’un autre ; du second au tiers, du tiers au quart, si coiement qu’il me faudra être aveugle formé, avant que je sente la décadence et vieillesse de ma vue. Tant les Parques détordent artificiellement notre vie. Si suis-je en doute, que mon ouïe marchande à s’épaissir : et verrez que je l’aurai demi-perdue, que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui parlent à moi. Il faut bien bander l’âme, pour lui faire sentir, comme elle s’écoule. Mon marcher est prompt et ferme : et ne sais lequel des deux, ou l’esprit ou le corps, j’ai arrêté plus malaisément, en même point. Le prêcheur est bien de mes amis, qui oblige mon attention, tout un sermon. Aux lieux de cérémonie, où chacun est si bandé en contenance, où j’ai vu les dames tenir leurs yeux même si certains, je ne suis jamais venu à bout, que quelque pièce des miennes n’extravague toujours : encore que j’y sois assis, j’y suis peu rassis : Comme la chambrière du philosophe Chrysippus, disait de son maître, qu’il n’était ivre que par les jambes : car il avait cette coutume de les remuer, en quelque assiette qu’il fut : et elle le disait, lorsque le vin émouvant ses compagnons, lui n’en sentait aucune altération. On a pu dire aussi dès mon enfance, que j’avais de la folie aux pieds, ou de l’argent vif : tant j’y ai de remuement et d’inconstance naturelle, en quelque lieu, que je les place. C’est indécence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger goulûment, comme je fais : je mords souvent ma langue, parfois mes doigts, de hâtiveté. Diogenes, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, en donna un soufflet à son précepteur. Il y avait des hommes à Rome, qui enseignaient à mâcher, comme à marcher, de bonne grâce. J’en perds le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourvu que ce soient des propos de même, plaisants et courts. Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs, ils se choquent et empêchent l’un l’autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chère, chassait la musique même des tables, pour qu’elle ne troublât la douceur des devis, par la raison, que Platon lui prête, Que c’est un usage d’hommes populaires, d’appeler des joueurs d’instruments et des chantres aux festins, à faute de bons dis cours et agréables entretiens, de quoi les gens d’entendement savent s’entrefestoyer. Varron demande ceci au convive : l’assemblée de personnes belles de présence, et agréables de conversation, qui ne soient ni muets ni bavards : netteté et délicatesse aux vivres, et au lieu : et le temps serein. Ce n’est pas une fête peu artificielle, et peu voluptueuse, qu’un bon traitement de table. Ni les grands chefs de guerre, ni les grands philosophes, n’en ont dédaigné l’usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma mémoire, que la fortune me rendit de souveraine douceur, en divers temps de mon âge plus fleurissant. Mon état présent m’en forclôt. Car chacun pour soi y fournit de grâce principale, et de saveur, selon la bonne trempe de corps et d’âme, en quoi il se trouve. Moi qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience, qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J’estime pareille injustice, de prendre à contrecœur les voluptés naturelles, que de les prendre trop à cœur : Xerxes était un fat, qui enveloppé en toutes les voluptés humaines, allait proposer prix à qui lui en trouverait d’autres. Mais non guère moins fat est celui, qui retranche celles, que nature lui a trouvées. Il ne les faut ni suivre ni fuir : il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. Nous n’avons que faire d’exagérer leur inanité : elle se fait assez sentir, et se produit assez. Merci à notre esprit maladif, rabat-joie, qui nous dégoûte d’elles, comme de soi-même. Il traite et soi, et tout ce qu’il reçoit, tantôt avant, tantôt arrière, selon son être insatiable, vagabond et versatile :
Sincerum est nisi vas, quodcumque infundis, acescit.
[Si le vase n’est pas propre, tout ce que tu y mets s’aigrit.]
Moi, qui me vante d’embrasser si curieusement les commodités de la vie, et si particulièrement : n’y trouve, quand j’y regarde ainsi finement, à peu près que du vent. Mais quoi ? nous sommes partout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s’aime à bruire, à s’agiter : Et se contente en ses propres offices : sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes. Les plaisirs purs de l’imagination, ainsi que les déplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands : comme l’exprimait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas merveille. Elle les compose à sa poste, et se les taille en plein drap. J’en vois tous les jours, des exemples insignes, et à l’aventure désirables. Mais moi, d’une condition mixte, grossier, ne puis mordre si à fait, à ce seul objet, si simple : que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs présents, de la loi humaine et générale. Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les philosophes Cyrénaïques veulent, que comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels soient plus puissants : et comme doubles, et comme plus justes. Il en est, comme dit Aristote, qui d’une farouche stupidité, en font les dégoûtés. J’en connais d’autres qui par ambition le font. Que ne renoncent-ils encore au respirer ? que ne vivent-ils du leur, et ne refusent la lumière, de ce qu’elle est gratuite : ne leur coûtant ni invention ni vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure, les sustentent pour voir, au lieu de Venus, de Ceres, et de Bacchus. Chercheront-ils pas la quadrature du cercle, juchés sur leurs femmes ? Je hais, qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aux nues, pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue, ni qu’il s’y vautre : mais je veux qu’il s’y applique : qu’il s’y sée, non qu’il s’y couche. Aristippus ne défendait que le corps, comme si nous n’avions pas d’âme : Zenon n’embrassait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suivi une philosophie toute en contemplation : Socrates, toute en mœurs et en action : Platon en a trouvé le tempérament entre les deux. Mais ils le disent, pour en conter. Et le vrai tempérament se trouve en Socrates ; et Platon est plus Socratique, que Pythagorique : et lui sied mieux. Quand je danse, je danse : quand je dors, je dors. Voire, et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps : quelque autre partie, je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin, nous fussent aussi voluptueuses. Et nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois, et Cæsar, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs humains et corporels, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la roidir ; soumettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages, s’ils eussent cru, que c’était là leur ordinaire vacation, celle-ci, l’extraordinaire. Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous : je n’ai rien fait d’aujourd’hui. Quoi ? avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. Si on m’eût mis au propre des grands maniements, j’eusse montré ce que je savais faire. Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes. Pour se montrer et exploiter, nature n’a que faire de fortune. Elle se montre également en tous étages : et derrière, comme sans rideau. Avez-vous su composer vos mœurs : vous avez bien plus fait, que celui qui a composé des livres. Avez-vous su prendre du repos, vous avez plus fait, que celui qui a pris des Empires et des villes. Le glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est vivre à propos. Toutes autres choses ; régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules, pour le plus. Je prends plaisir de voir un général d’armée au pied d’une brèche qu’il veut tantôt attaquer, se prêtant tout entier et délivre, à son dîner, au devis, entre ses amis. Et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirés à l’encontre de lui, et de la liberté Romaine, dérober à ses rondes, quelque heure de nuit, pour lire et breveter Polybe en toute sécurité. C’est aux petites âmes ensevelies du poids des affaires, de ne s’en savoir purement démêler : de ne les savoir et laisser et reprendre.
o fortes peioraque passi,
Mecum sæpe viri, nunc vino pellite curas,
Cras ingens iterabimus æquor.
[Courageux compagnons, qui souvent, avec moi, avez subi le pire, buvez à présent pour chasser vos soucis ; demain nous voguerons sur la mer immense.]
Soit par gausserie, soit à certes, que le vin théologal et Sorbonnique est passé en proverbe, et leurs festins : je trouve que c’est raison, qu’ils en dînent d’autant plus commodément et plaisamment, qu’ils ont utilement et sérieusement employé la matinée à l’exercice de leur école. La conscience d’avoir bien dispensé les autres heures, est un juste et savoureux condiment des tables. Ainsi ont vécu les sages. Et cette inimitable contention à la vertu, qui nous étonne en l’un et l’autre Caton, cette humeur sévère jusques à l’importunité, s’est ainsi molle ment soumise, et plue aux lois de l’humaine condition, et de Vénus et de Bacchus. Suivant les préceptes de leur secte, qui demandent le sage parfait, autant expert et entendu à l’usage des voluptés naturelles qu’en tout autre devoir de la vie. Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus. [Celui qui possède la sagesse intérieure, doit aussi avoir le palais sage.] Le relâchement et facilité, honore ce semble à merveille, et sied mieux à une âme forte et généreuse. Epaminondas n’estimait pas que de se mêler à la danse des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s’y embesogner avec attention, fût chose qui dérogeât à l’honneur de ses glorieuses victoires, et à la parfaite réformation des mœurs qui était en lui. Et parmi tant d’admirables actions de Scipion l’aïeul, personnage digne de l’opinion d’une origine céleste, il n’est rien qui lui donne plus de grâce, que de le voir nonchalamment et puérilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon-va-devant, le long de la marine avec Lælius : Et s’il faisait mauvais temps, s’amusant et se chatouillant, à représenter par écrit en comédies, les plus populaires et basses actions des hommes. Et la tête pleine de cette merveilleuse entreprise d’Annibal et d’Afrique ; visitant les écoles en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie, jusques à en avoir armé les dents de l’aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ni chose plus remarquable en Socrates, que ce que tout vieil, il trouve le temps de se faire instruire à baller, et jouer des instruments : et le tient pour bien employé. Celui-ci, s’est vu en extase debout, un jour entier et une nuit, en présence de toute l’armée Grecque, surpris et ravi par quelque profonde pensée. Il s’est vu le premier parmi tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiades, accablé des ennemis : le couvrir de son corps, et le décharger de la presse, à vive force d’armes. En la bataille Délienne, relever et sauver Xenophon, renversé de son cheval. Et emmi tout le peuple d’Athènes, outré, comme lui, d’un si indigne spectacle, se présenter le premier à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisaient mener à la mort par leurs satellites : et ne désista cette hardie entreprise, qu’à la remontrance de Theramenes même : quoiqu’il ne fut suivi que de deux, en tout. Il s’est vu, recherché par une beauté, de laquelle il était épris, maintenir au besoin une sévère abstinence. Il s’est vu continuellement marcher à la guerre, et fouler la glace les pieds nus ; porter même robe en hiver et en été : surmonter tous ses compagnons en patience de travail, ne manger point autrement en festin qu’en son ordinaire : Il s’est vu vingt et sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les griffes de sa femme. Et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers, et le venin. Mais cet homme-là était-il convié de boire à lut par devoir de civilité ? c’était aussi celui de l’armée, à qui en demeurait l’avantage. Et ne refusait ni à jouer aux noisettes avec les enfants, ni à courir avec eux sur un cheval de bois, et y avait bonne grâce : Car toutes actions, dit la philosophie, siéent égale ment bien et honorent également le sage. On a de quoi, et ne doit-on jamais se lasser de présenter l’image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie, pleins et purs. Et fait-on tort à notre instruction, de nous en proposer tous les jours, d’imbéciles et manques : à peine bons à un seul pli : qui nous tirent arrière plutôt : corrupteurs plutôt que cor recteurs. Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extrémité sert de borne, d’arrêt et de guide, que par la voie du milieu large et ouverte, et selon l’art, que selon nature ; mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l’âme n’est pas tant, tirer à mont, et tirer avant, comme savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand, tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur, à aimer mieux les choses moyennes, que les éminentes. Il n’est rien si beau et légitime, que de faire bien l’homme et dûment. Ni science si ardue que de bien savoir vivre cette vie. Et de nos maladies la plus sauvage, c’est mépriser notre être. Qui veut écarter son âme, le fasse hardiment s’il peut, lors que le corps se portera mal, pour la décharger de cette contagion : Ailleurs au contraire : qu’elle l’assiste et favorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, et de s’y complaire conjugalement : y apportant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion, ils ne se confondent avec le déplaisir. L’intempérance, est peste de la volupté : et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement. Eudoxus, qui en établissait le souverain bien, et ses compagnons, qui la montèrent à si haut prix, la savourèrent en sa plus gracieuse douceur, par le moyen de la tempérance, qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon âme, de regarder et la douleur et la volupté, de vue pareillement réglée : eodem enim vitio est effusio animi in lætitia, quo in dolore contractio : [l’expansion de l’âme dans la joie est aussi mauvaise que sa contraction dans la douleur :] et pareillement ferme : Mais gaiement l’une, l’autre sévèrement : Et selon ce qu’elle y peut apporter, autant soigneuse d’en éteindre l’une, que d’étendre l’autre. Le voir sainement les biens, tire après soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non évitable, en son tendre commence ment : et la volupté quelque chose d’évitable en sa fin excessive. Platon les accouple : et veut, que ce soit pareillement l’office de la fortitude combattre à l’encontre de la douleur, et à l’encontre des immodérées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines, auxquelles, qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit bête, il est bien heureux. La première, il la faut prendre par médecine et par nécessité, plus escharsement : L’autre par soif, mais non jusques à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine, sont les premières choses, que sent un enfant : si la raison survenant elles s’appliquent à elle : cela c’est vertu. J’ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais, et se rasseoir au bon. Cette phrase ordinaire de passe-temps, et de passer le temps, représente l’usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie, que de la couler et échapper, : de la passer, gauchir, et autant qu’il est en eux, ignorer et fuir ; comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable : Mais je la connais autre : et la trouve, et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens : Et nous l’a nature mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous, si elle nous presse ; et si elle nous échappe inutilement. Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. [La vie de l’insensé est sans agrément et pleine de crainte, elle se tourne tout entière vers l’avenir.] Je me compose pourtant à la perdre sans regret : Mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien, de ne se déplaire à mou rir qu’à ceux, qui se plaisent à vivre. Il y a du ménage à la jouir : je la jouis au double des autres : Car la mesure en la jouissance, dépend du plus ou moins d’application, que nous y prêtons. Principalement à cette heure, que j’aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids : Je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie : et par la vigueur de l’usage, compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde, et plus pleine. Les autres sentent la douceur d’un contentement, et de la prospérité : je la sens ainsi qu’eux : mais ce n’est pas en passant et glissant. Si la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie. Ils jouissent les autres plaisirs, comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. À celle fin que le dormir même ne m’échappât ainsi stupidement, j’ai autrefois trouvé bon qu’on me le troublât, afin que je l’entrevisse. Je consulte d’un contentement avec moi, je ne l’écume pas, je le sonde, et plie ma raison à le recueillir, devenue chagrine et dégoûtée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille, y a-t-il quelque volupté qui me chatouille, je ne la laisse pas friponner aux sens ; j’y associe mon âme. Non pas pour s’y engager, mais pour s’y agréer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver. Et l’emploie de sa part, à se mirer dans ce prospère état, à en peser et estimer le bonheur, et l’amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu, d’être en repos de sa conscience et d’autres passions intestines ; d’avoir le corps en sa disposition naturelle : jouissant ordonnément et compétemment, des fonctions molles et flatteuses, par lesquelles il lui plaît compenser de sa grâce, les douleurs, de quoi sa justice nous bat à son tour. Combien lui vaut d’être logée en tel point, que où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle : nul désir, nulle crainte ou doute, qui lui trouble l’air : aucune difficulté passée, présente, future, par-dessus laquelle son imagination ne passe sans offense. Cette considération prend grand lustre de la comparaison des conditions différentes : Ainsi, je me propose en mille visages, ceux que la fortune, ou que leur propre erreur emporte et tempête. Et encore ceux-ci plus près de moi, qui reçoivent si lâchement, et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le présent, et ce qu’ils possèdent, pour servir à l’espérance, et pour des ombrages et vaines images, que la fantaisie leur met au-devant,
Morte obita quales fama est volitare figuras,
Aut quæ sopitos deludant somnia sensus ;
[telles ces figures qu’on dit voltiger, après la mort, ou ces songes qui trompent nos sens endormis ;]
lesquelles hâtent et allongent leur fuite, à même qu’on les suit. Le fruit et but de leur poursuite, c’est poursuivre : comme Alexandre disait que la fin de son travail, c’était travailler.
Nil actum credens cum quid superesset agendum.
[croyant n’avoir rien fait quand quelque chose restait à faire.]
Pour moi donc, j’aime la vie, et la cultive, telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer : Je ne vais pas désirant, qu’elle eût à dire la nécessité de boire et de manger. Et me semblerait faillir non moins excusablement, de dési rer qu’elle l’eût double. Sapiens diuitiarum naturalium quæsitor acerrimus. [Le sage est le plus ardent à chasser les richesses de la nature.] Ni que nous nous sustentassions, met tant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epimenides se privait d’appétit, et se maintenait. Ni qu’on produisît stupidement des enfants, par les doigts, ou par les talons, ains, parlant en révérence, que plutôt encore, on les produisît voluptueusement, par les doigts, et par les talons. Ni que le corps fut sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur et reconnaissant, ce que nature a fait pour moi : et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur, de refuser son don, l’annuler et défigurer, tout bon, il a fait tout bon. Omnia quæ secundum naturam sunt ; æstimatione digna sunt. [Toutes les choses qui se font selon la nature méritent d’être appréciées.] Des opinions de la Philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides : c’est-à-dire les plus humaines, et nôtres : Mes discours sont conformé ment à mes mœurs, bas et humbles. Elle fait bien l’enfant à mon gré, quand elle se met sur ses ergots, pour nous prêcher, Que c’est une farouche alliance, de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le déraisonnable, le sévère à l’indulgent, l’honnête au déshonnête. Que la volupté, est qualité brutale, indigne que le sage la goûte. Le seul plaisir, qu’il tire de la jouissance d’une belle jeune épouse, que c’est le plaisir de sa conscience, de faire une action selon l’ordre. Comme de chausser ses bottes, pour une utile chevauchée. N’eussent ses suivants, non plus de droit, et de nerfs, et de suc, au dépucelage de leurs femmes, qu’en a sa leçon. Ce n’est pas ce que dit Socrates, son précepteur et le nôtre. Il prise, comme il doit, la volupté corporelle : mais il préfère celle de l’esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Celle-ci ne va nullement seule, selon lui ; il n’est pas si fantastique : mais seule ment, première. Pour lui, la tempérance est modératrice, non adversaire des voluptés. Nature est un doux guide : Mais non pas plus doux, que prudent et juste. Intrandum est in rerum naturam, et penitus quid ea postulet, peruidendum. [Il faut pénétrer dans <la connaissance de> la nature et explorer à fond ce qu’elle demande.] Je quête partout sa piste : nous l’avons confondue de traces artificielles. Et ce souverain bien Académique, et Péripatétique, qui est vivre selon icelle : devient à cette cause difficile à borner et expliquer. Et celui des Stoïciens, voisin à celui-là, qui est, consentir à nature. Est-ce pas erreur, d’estimer aucunes actions moins dignes de ce qu’elles sont nécessaires ? Si ne m’ôteront-ils pas de la tête, que ce ne soit un très convenable mariage, du plaisir avec la nécessité, avec laquelle, dit un ancien, les Dieux complotent tou jours. À quoi faire démembrons-nous en divorce, un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons-le par mutuels offices : que l’esprit éveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit, et la fixe. Qui velut summum bonum, laudat animæ naturam, et tanquam malum, naturam carnis accusat, profecto et animam carnaliter appetit, et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana, non veritate diuina. [Celui qui loue la nature de l’âme comme le souverain bien et condamne la nature chamelle comme le mal, aime assurément l’âme selon la chair, et fuit la chair selon la chair, parce que cette opinion lui est inspirée par la vanité humaine, non par la vérité divine.] Il n’y a pièce indigne de notre soin, en ce présent que Dieu nous a fait : nous en devons compte jusques à un poil. Et n’est pas une commission par acquit à l’homme, de conduire l’homme selon sa condition : Elle est expresse, naïve et très principale : et nous l’a le Créateur donnée sérieusement et sévèrement. L’autorité peut seule envers les communs entendements : et pèse plus en langage pérégrin. Rechargeons en ce lieu. Stultitiæ proprium quis non dixerit, ignaue et contumaciter facere quæ facienda sunt : et alio corpus impellere, alio animum : distrahique inter diversissimos motus ? [Qui ne dirait que c’est le propre de la sottise de faire avec mollesse et mauvaise volonté ce qu’il faut faire, de pousser le corps d’un côté, l’esprit de l’autre, et d’être tiraillé entre des mouvements tout contraires ?] Or sus pour voir, faites-vous dire un jour, les amusements et imaginations, que celui-là met en sa tête, et pour lesquelles il détourne sa pensée d’un bon repas, et plaint l’heure qu’il emploie à se nourrir : vous trouverez qu’il n’y a rien si fade, en tous les mets de votre table, que ce bel entretien de son âme (le plus souvent il nous vaudrait mieux dormir tout à fait, que de veiller à ce, à quoi nous veillons) et trouverez que son discours et intentions, ne valent pas votre capirotade. Quand ce seraient les ravissements d’Archimedes même, que serait-ce ? Je ne touche pas ici, et ne mêle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes, et à cette vanité de désirs et cogitations, qui nous divertissent, ces âmes vénérables, élevées par ardeur de dévotion et religion, à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, lesquelles préoccupant par l’effort d’une vive et véhémente espérance, l’usage de la nourriture éternelle, but final, et dernier arrêt des Chrétiens désirs : seul plaisir constant, incorruptible : dédaignent de s’attendre à nos nécessiteuses commodités, fluides et ambiguës : et résignent facilement au corps, le soin et l’usage, de la pâture sensuelle et temporelle. C’est un étude privilégié. Entre nous, ce sont choses, que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes, et les mœurs souterraines. Esope ce grand homme vit son maître qui pis sait en se promenant, Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ? Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif, et mal employé. Notre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures, à faire ses besognes, sans se désassocier du corps en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité. Ils veulent se mettre hors d’eux, et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en Anges, ils se transforment en bêtes : au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne m’est fâcheux à digérer en la vie de Socrates, que ses extases et ses démoneries. Rien si humain en Platon, que ce pour quoi ils disent, qu’on l’appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d’Alexandre, que ses fantaisies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa réponse. Il s’était conjoui avec lui par lettre, de l’oracle de Jupiter Hammon, qui l’avait logé entre les Dieux. Pour ta considération, j’en suis bien aise : mais il y a de quoi plaindre les hommes, qui auront à vivre avec un homme, et lui obéir, lequel outrepasse, et ne se contente de la mesure d’un homme. Diis te minorem quod geris, imperas. [C’est parce que tu te comportes en être inférieur aux dieux que tu règnes.] La gentille inscription, de quoi les Athéniens honorèrent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens :
D’autant es-tu Dieu, comme Tu te reconnais homme.
C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être : Nous cherchons d’autres conditions, pour n’entendre l’usage des nôtres : et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. Si avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si ne sommes-nous assis, que sus notre cul. Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au modèle commun et humain avec ordre : mais sans miracle, sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse : mais gaie et sociale :
Frui paratis et valido mihi,
Latoe dones, et precor integra
Cum mente, nec turpem senectam
Degere, nec Cythara carentem.
[Accorde-moi, Latonien, de jouir en bonne santé de ce que j’ai acquis, et, je t’en prie, avec tout mon esprit, et que je ne passe pas une vieillesse honteuse et privée de ma cithare.]
FIN DU TROISIÉME LIVRE DES ESSAIS DE MICHEL DE MONTAIGNE